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Full text of "Impressions de Hollande: Petits maîtres"

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PETITS MAITRES 






^ 






DU MÊME AUTEUR 



Un Simple. 1 vol. in-16 3 fr. 50 ' 

Bonne-Dame. 1 vol. in-16 3 fr. 60 



IMPRESSIONS DE HOLLANDE 



'ETITS MAITRES 



EDOUARD ESTAUNIÉ 




ET 0". LIBKAIRES-ÉniTEURS 



/76f/ 



IMPRESSIONS & CRITIQUE 



Ce livre n'est pas un livre de critique. 
On n'y trouvera ni dates ni discussions au 
sujet de grimoires archéologiques, ni thèses 
artistiques, aussi intolérantes qu'inutile- 
ment échafaudées. 

Au surplus, la critique existe-t-elle ? 

Je sais bien que récemment on imagina 
de lui accoler l'épithète « scientifique ». 
Même on proposa pour elle des méthodes 
certaines et conduisant à la connaissance 

du réel avec la rigueur d'une déduction 

1 



2 PETITS MAITRES 

algébrique. L'application de ces procédés 
au plus grand génie poétique du siècle a fail 
scandale, mais n'a convaincu personne. 

Un peu plus tard, M. Dubreuil découvrait 
une étroite parenté d'esprit entre Buffon et 
Sully Prudhomme, en constatant que, sur 
cinq mille mots pris dans chacun d'eux, le 
nombre des termes désignant les êtres ou 
les choses se trouvait identique. 

Le procédé parut puéril autant qu'ingé- 
nieux. C'était cependant faire sur les mots 
ce que la critique scientifique d'Emile Hen- 
nequin avait tenté sur les idées. Un système 
valait l'autre. 

Certains, et non les moins autorisés, ont 
cru trouver des lois immuables régentant le 
développement de la pensée humaine. 




IMPRESSIONS ET CRITIQUE 



M. Taine a énoncé la loi de l'influence 
du milieu social ou séculaire, et réduit logi- 
quement l'histoire . de l'art à n'être plus 
qu'une histoire naturelle. Il a fallu l'admi- 
rable talent de ce maître, pour donner con- 
sistance à une semblable thèse. M. Taine eût 
été fort en peine d'annoncer avec précision 
la prochaine évolution du roman français. 
Je doute pourtant qu'il ait existé témoin 
plus sagace ou mieux informé. Quant à l'in- 
fluence des milieux, comment en admettre 
la prépondérance dans le siècle qui vit 
simultanément Alexandre Dumas père, 
Balzac et George Sand, pour ne citer que 
ceux-là ? 

L'excès de la vie scientifique fut sans 
doute l'origine de. ces tentatives. A force 



4 PETITS MAITRES 

de croire aux merveilles de la physique et 
liu calcul, OD a voulu traiter toutes les 
questions avec leur aide. 

11 faut pourtant se décider à admettre que 
si certitude fut incomplète, toujours perfec- 
tible et dénuée de critérium, c'est bien celle 
des sciences naturelles. Quant aux sciences 
dites exactes, les unes, comme la géométrie, 
reposent sur des assertions gratuites qui en 
font chanceler le fondement ; les autres, 
telles que l'algèbre ne sont que des procé- 
dés de raisonnement, n'ayant pas plus de 
certitude par eux-mêmes que n'en pourrait 
avoir un syllogisme. 

Enlîn, avant tout essai d'application de 
méthode scientiBque ou autre, il serait bon 
de se demander si la critique peut être une 



i 



IMPRESSIONS ET CRITIQUE 5 

science au sens précis du terme. Je ne le 
crois pas. 

Une science, pour être digne de ce nom, 
doit posséder un objet défini et des moyens 
de connaissance de cet objet toujours 
d'égale valeur et susceptibles de contrôle* 

En quoi la critique possède-t-elle l'un ou 
l'autre ? 

Elle a, dit-on, pour objet, la définition 
de l'Art. 

Qu'entendre par là ? L'Art est-il donc un 
bloc, défini et analysable? Quoi de plus 
variable, de plus en dehors des prévisions 
et des désirs? Je sais bien qu'à nulle époque 
on n'a tant parlé d'écoles. Il y a le natura- 
lisme, le mysticisme, le décadentisme, le 
symbolisme, sans parler des combinaisons 




et des fusions possibles ; mais vienne I 
génie espéré, voilii l'art différent et l'on pnr- 

,lera d'autre chose. 

Il n'y a pas de règles pour arriver au beau, 
pas plus qu'il n'y a de beau absolu. Le beau 

.est une perception personnelle, variable 
avec les êtres et les objets : en vouloir défi- 
nir les limites semble aussi monstrueux que 
de chercher à restreindre la diversité du 
type humain. 

Quant aux moyens de connaissance de la 
critique, où les découvrir, quel contrôle en 
existe ? 

On donne pour raison dernière : « J'ai 

-vu, j'ai trouvé, j'ai ressenti... » C'est d'une 
jolie fatuité. Mais est-on même sûr d'avoir 
ressenti, trouvé ou vu, comme on le dit, et 



IMPRESSIONS ET CRITIQUE 



si l'impression fut telle aujourd'hui, sera- 
t-elle semblable dans dix ans? De quel 
droit, alors, ériger en dogme une opinion 
personnelle, que le temps emportera? 

Non, la critique n'est pas et ne peut être 
une science. Elle est moins et mieux que cela. 

Enlevons-lui sa férule de magister, ses 
dogmes d'esthétique intransigeants, ses 
généralisations intempestives : elle se réduit 
alors à un plaisir charmant et délicat à 
l'usage des esprits que distrait la fréquen- 
tation des idées. C'est une façon d'évoquer 
du fond de son fauteuil les grands hommes 
■et les grandes œuvres, de les métrer avec 
ses opinions du moment, ses préjugés de 
passage, et de vivre les émotions qui en 
résultent. 



Plaisir d'égoïste, en vérité, mais d'égoïste 
raffiné, qui adore se retrouver lui-même 
sous le couvert des autres. En faire l'his- 
toire serait presque raconter la psycholo- 
gie de l'égotisme. Le xyiii' siècle, ce para- 
dis des perfectionnements et du bibelot, l'a 
créé. Le nôtre, plus brutal en ses appétits, y 
a sottement ajouté ses affirmations cas- \ 
santés. La culture du moi, prêchée par 
M. Barrés, lui donne enfin une renaissance 
et l'allure de flirt sceptique qu'il n'aurait 
pas dû quitter. 

Plaisir aussi toujours renouvelé. L'àme 
se modifie et s'affine. Elle varie ses jouis- 
sances, suivant le temps, l'heure et le cours 
des choses. C'est l'éternel mouvement de 
vie auquel rien ne résiste. Les sensations ■ 




diffèrent : ce qu'on aimait s'oublie. En 
revanche, des découvertes enchantent, et la 
désillusion même qu'on sait prochaine 
ajoute à l'acuité de l'impression. 

M. Prudhomme faisait jadis les lois pour 
avoir le plaisir de les démolir. Nous 
sommes tous un peu M. Prudhomme : 
chaque démolition d'idée amène un allége- 
ment et le sentiment très net d'uD pas fait 
vers l'avenir- 

Ce serait donc folie que de gâter par des 
allures de pion la joie de grapUIer, le long 
des haies, les fruits qui nous coavienneot. 
Gardons-nous des absolus ; s'ils existent, 
ils sont au-delà, de nous et encore inabor- 
liables. Nulle critique ne les découvrira. 
Les désirer est bien ; y croire est mieux; 




les vouloii' imposer serait d'une tyrannie 
iasoutenable-et inutile. 

Un griûclieux prétendit que le seul bon- 
heur de la. route consistait à rentrer chez 
■soi. Peut-être avait-il raison : c'est l'heure 
au eoromence la vie des souvenirs. 
: Dans les notps qui suivent, j'ai voulu me 
.rappeler ce pays délicieux, trop ignoré de 
nous, qui est la Hollande. L'ai-je vu tel qu'il 
est, ou l'âme encore obscurcie par les con- 
ventions reçues ? — Cela importe peu 1 

Quan^ le temps aura passé, je l'imagine- 
jai sans doute autrement. Un jugement 
d'art n'a de valeur que momentanée. Si 
J'on revient toujours à ce jeu, c'est que, sem 
Jalable à la fumée des cigarettes, il est tou- 
jours changeant... et toujours vain. 



ADRIEN BRAIJ\VSR 



J'adore Brauwer. 

Peut-être, dans ce curieux attachement, 
faut-il faire la part de l'attrait du mys- 
tère. Ses toiles sont rares : on ne sait 
rien de lui; le peu qu'on en raconte est 
incroyable. Sans aucun doute, il fut quel- 
qu'un. Les menus potins de l'histoire aussi 
bien que ceux de la vie courante reposent 
.toujours plus ou moins sur une vérité, et, si 
l'histoire a bâti un roman avec l'existence 
de Brauwer, c'est qu'il y donna matière* 



12 PETITS MAITRES 

Mettons au reste que tout soit pure Can- 
taisie dans sa biographie : elle est si bien 
Brauwer qu'il la faudrait garder. Dans ces 
aventures extraordinaires, je retrouve en 
entier ce peintre malicieux et charmant, à 
la touche si leste, et gaie, et lumineuse ! 
Brauwer est un anachronisme, un coin du 
xvm' siècle égaré au temps de Rembrandt 
et de Rubens. De l'époque de Voltaire, 
il a l'insouciance et la légèreté d'àme sans 
y joindre le philosophisme décevant ou po- 
"seur. C'est un amuseur bon enfant : il est 
à courte vue, mais si joyeusement jeune 
qu'on ne le comprendrait pas raisonnable 
ou raisonnant. On dira de lui qu'il est char> 
mant; il a tant de grâce qu'on oublie de 
dire ce qu'il est : un grand peintre. 




ADRIEN BRAUWER 13 

Voici quelle put être sa vie : tant pis s'il 
n'en fut pas ainsi. 

Tout jeune, le grand Hais le recueille 
comme élève, l'enferme sous un toit, 
l'exploite, signe ses toiles et le nourrit de 
taloches en vivant de ses tableaux. 

Un beau jour, il déguerpit. 

N'allez pas croire qu'une fois délivré il 
exhalera sa rancune et accusera la société : 
point, les bonnes heures sont destinées àfaire 
oublier les mauvaises et non à les rappeler. 
Il arrive chez Rubens, accueilli en ami, déjà 
renommé. Vie de grand seigneur, amours à 
falbalas : mais les soies des princesses fré- 
quentant l'atelier du maître flamand pa- 
raissent vraiment trop délicates à chiffon- 
ner. Adieu grandeurs, adieu beautés! 



14 



PETITS MAITRES 



J'aime mieux ma mie, 6 gué ! 
et Brauwer s'eiifuil chez le boulanger voisin 
dont il courtise la femme. 

Entre temps, on le prend pour un autre, 
on le jette en prison. Puis libre, le voici 
courant vers Paris, Paris la ville lointaine 
qui déjà semble agiter des grelots de folie. 
Rubens l'adore, Rembrandt l'admire, c'est 
la gloire à laquelle il tourne le dos, en allant 
vers la France : qu'importe I adieu et bon 
voyage! Reviendra-t-il? qui le saiti Fut-il 
heureux? certes oui. 

Tel fut Brauwer. Il a faim, tant pis; on 
lui sert un festin, quel régal ! Mais au cou- 
rant des chemins, il dessine, s'égayeà jouer 
avec les couleurs. Qu'un rayon de soleil 
descende dans sa prison, il s'en empare, le 



À 



ADRIEN BRAUWER 15 

_ ■ - ■■-- - - . • _• 

met au bout de son pinceau, le broie avec 
ses pâtes ; de la lumière et de l'esprit, il est 
là tout entier, et il ne faut lui demander 
rien autre, car il n'a pas cherché plus, mais 
l'ayant cherché, l'a trouvé pleinement. 

En voulant décrire Brauwer, je m'aper- 
çois qu'il y en a deux : celui qui signait 
Hais et celui qui signait Brauwer : un 
monde les sépare — en apparence. 

Le premier, par principe, et peut-être 
aussi par raison coercitive, met un grand air 
romantique sur de petits sujets. Il a des 
touches larges, des coups d'ombre révolu- 
tionnant les visages ; il plaque des cheve- 
lures légendaires et manie gravement les 
contrastes avec lesquels Hais brutalisait la 
vue. Dans un coin seulement se niche 



PETITS MAITHES 



quelque verroterie ii jour tranchant, trop 
soigneusement décrite ; c'est la gaminerie 
de l'élève qui s'amuse à mettre son vrai 
nom sur la toile, ne fût-ce que pour per- 
mettre plus tard aux aclieteurs mvstifiésde 
connaître enfin la vérité. 

Chez le second, au contraire, plus de 
hautes volées, mais des scènes minuscules 
baignées dans une couleur rousse. Les che- 
velures s'y sont faites plébéiennes et naïve- 
ment réelles. Plus de contrastes, mais je 
ne sais quelle lumière contenue dans cha- 
cun des tons. Triomphalement enfin la 
verroterie s'étale, présageant Gérard Dow, 
méticuleusement propre et soignée. Celui-là 
est le vrai Brauwer, le Brauwer qui, cou- 
rant les champs, s'est amusé à peindre 



k 



J 



ADRIEN BRAUWER 17 

comme il lui plut, au hasard des ren- 
contres de voyage. 

Du premier, voici le fumeur : imaginez 
un homme au visage tiré, à la peau rousse, 
à la chevelure noire qui s'embroussaille. 
Grâce à cette dernière, faite en toison et 
allongeant prodigieusement l'ovale du vi- 
sage, le modèle a pris soudain une ampleur 
de bouffonnerie inattendue. A surprendre 
sa bouche ouverte, on éprouve une envie 
de figurer la même grimace : ce n'est plus 
le plaisir de fumer que nous voyons là, 
c'est aussi le triomphe de la convoitise et 
du bonheur de bien vivre. Pourtant la 
fumée tirebouchonne dans l'air avec des 
zigzags un peu lourds, allant rejoindre celle 
de la pipe, légère et aérienne, tandis que 

9 



18 PETITS MAITRES 

des deux mains riiomme serre convulsive- 
ment un ilacoD de verre k demi rempli. De 
quel geste naïvement désolé et protecteur 
il le contemple I et n'y a-t-il pas autant de 
béatitude extatique dans l'emprise des 
mains que dans rallongement du visage? 
Certes oui, on dirait d'un Hais, mais avec 
un peu plus peut-être, et beaucoup moins. 
Un peu plus : des roux, des bruns dorés- 
jetés comme par mégarde et qui recouvrent 
la toile d'une patine réchauffante, les reflets 
d'argent du verre de bouteille, finement 
enlevés dans leur exactitude méticuleuse, 
ce fourneau de pipe allumé dans lequel \b 
feu brille ; minuscules détails que le mattre- 
eût sans doute oubliés, et dont l'ensemble' 
étonne, tant il contraste avec le procédé- 



J 



ADRIEN BRAUW'ER 19 

de groupement par masses si docilement 
appliqué. 

Beaucoup moins aussi : qu'est devenu 
le mystérieux des toiles du maître? où 
donc Tinachevé, ce je ne sais quoi de 
trouble que produisait Hais avec un sou- 
rire ou un geste? Rien de semblable ici : 
le fumeur fume et boit, c'est tout. Encore 
n'a-t-il la bouche ouverte que parce que le 
mouvement est amusant. Brauwer a appris 
à représenter le geste : mais, au lieu du 
type, il nous sert l'anecdote. C'est plus 
aisé, et plus distrayant : quoi qu'on fasse, 
c'est un degré descendu. 

Cette anecdote, comme elle s'étale libre- 
ment chez le second Brauwer, envahit son 
œuvre, change ses toiles en tableautins, et 



20 PETITS MAITRES 

ses visions en pochades! Le maître parti, 
voici l'élève en goguette. Et qui pourrait 
lui en vouloir ? Cela est si joliment coloré, 
si chaud au regard, si précis sans recherche 
ni maniérisme I Toute la Hollande minia- 

■ turiste sortira de cette œuvre, et jamais 
elle n'en dépassera la perfecUoD. 

Les sujets? n'importe lesquels, cens de 
la vie courante, et qu'on heurte au coin 
ries rues. 

Deux étudiants, au col fripé, aux cheveux 
tombants, dérangés dans le tumulte du 
jeu : l'un d'eux, très lier de sa mous- 
tache naissante, s'épuise à la retrousser 

■ devant un miroir, tandis que Tautre, aux 
lèvres vierges, les dents découvertes dans 
un rire de moquerie, montre du doigt le 



i 



ADRIEN BRAUWER 21 

duvet trop court et Tinutilité de pareils 
efforts. 

Une autre fois, ce sera chez le chirur- 
gien du village. Très grave et très lent, la 
tête surmontée d'un chapeau merveilleuse- 
ijaent digne, le praticien charcute Tépaule 
(l'un patient déguenillé. Celui-ci, le corps 
pelotonné sous la douleur, les cheveux dé- 
faits, la bouche grande ouverte, crie à 
gorge perdue et rien n'est si amusant que 
le contraste du patient hurlant et de Taide- 
chirurgien , tranquillement occupé à macé- 
rer sur une table un emplâtre de sa façon. 

Epvérité,c'estpeu;moinssuffiraitencore, 
taïit la toile est égayée par les lumières et 
les tonalités exquises. Tous les objets sont 
imprégnés de soleil, presque uniformément. 



PETITS MAITRES 



et ce sont des détails pleins d'amusement, 
les escabeaux, les poteries, les gobelets... 

Adieu les fonds d'un vert indistinct dont 
Hais proscrivait si sévèrement les notes 
brunes 1 Désormais les rouges l'emportent. 
Des rousseurs apparaissent dans les visages, 
BOusles cheveux, et jusque sur les murailles. 
Tout est réchauffant et modéré, d'un jour 
tranquille qui caresse : presque jamais les 
jaunes de Rembrandt, mais très souvent ua 
éclat de cuivre, ou de verre qui souligne 
l'éclairement et amuse les yeux. 

C'est la grâce jointe à l'observation nette, 
à une facture d'irréprochable sûreté, et 
l'on oublie celle-ci pour ne songer qu'fi 
celle-là. Cela est au reste bien indifférent à 
Brauwer. Adieu et bon voyage 1 quand on a 



w 



J 



ADRIEN BRAUWER 23 

tant d'esprit au bout du pinceau, la gloire 
est indiscrète et on lui fait la nique. Qu'im- 
porte ceci ou cela, pourvu que la gaieté 
reste 1 

Elle est restée. 

La gaieté est le lien qui unit les deux 
Brauwer dont j'ai parlé, si différents en 
somme; quel que soit le thème, je la re- 
trouve en eux pimpante, toute de jeunesse 
et d'insouciance. C'est par elle qu'ils 
touchent au xviii' siècle et mériteraient 
d'avoir connu les parfaits dévergondages 
de cette époque poudrée. Par une exception 
inattendue, c'est une gaieté saine, mais non 
grossière. Il n'y a rien en elle des ker- 
messes, ni des truanderies de Steen. Elle 
éveille le sourire, comme une pointe mali- 



24 PETITS MAITRES 

cieiise. Jusque dans les scènes de cabaret, 
on y découvre autre etiose que l'ivrognerie 
pour boire. Peut-être faut-il en faire hon- 
neur h Hais dont l'influence serait restée, 
peut-être tout uniment à l'incorrigible bonne 
humeur native du peintre. A quoi bon le 
rechercher ? La gaieté de Brauwer est une 
marque, comme la chaleur des tons qu'il 
utilise, et je ne saurais en vérité décider 
quel est le meilleur des deux Brauwer, 
qu'a été ce peintre charmeur, puisque chez 
l'un et chez l'autre je découvre les mêmes 
tendances à l'esprit et à la lumière. 

Mieux vaut le suivre au décousu, vaga- 
i)onder à sa recherche comme lui-même a 
vagabondé toute sa vie. Ce serait même 
-Une plaisante étude que de découvrir les" 



ADRIEN BRAUWER 25 

aventures de Brauwer en rétablissant la 
chronologie de ses toiles. Mais il n'en sera 
jamais rien. Brauwer n'est point seulement 
charmant, il est mystérieux. 

Quoi que nous fassions, nous nous heur- 
tons à sa légende, et c'est tant mieux! En 
regardant ses toiles, j'éprouve un plaisir 
spécial à l'imaginer à mon gré gamin en 
maraude, grand seigneur flamand, ou flâ- 
neur courant les champs et les villes sans 
souci du lendemain. 

Ne rien savoir au juste, oublier les dates 
pour contempler seulement, voilà le charme. 
Une seule chose est certaine : c'est que 
Brauwer riait et que son rire a animé sou* 
dain la Hollande, revêche, qui fut celle de 
son temps. 



•▼**/ 



< 9k 



TERBURG MORAL 



Tel apparaît Terburg, en un coin du 
musée de la Haye : 

Imaginez un visage allongé et d'expres- 
sion glaciale. Les yeux sont fixes et dépour- 
vus de lueur, mais ils restent démesuré- 
ment ouverts et absorbés par l'œuvre même 
de la vision. Au-dessous d'eux, le nez droite 
légèrement effilé ; puis une bouche grande 
et sans lèvres qu'ombrage une fine mous- 
tache brune. Le menton aussi descend trop, 
s'abaisse presque sans plissures de chair, 



PETITS MAITRES 



élant fait d'une seule pièce et certiflant la 
rigidité du caractère. 

On diraitvraiment d'une tête de puritain ! . 
et tout concourt à fortifier cette impres- 
sion première ; la perruque — somptueuse 
perruque de gala — s'épendant en boucles 
nombreuses sur les épaules et diminuant 
le front comme pour en accentuer l'entête- 
ment, le rabat de dentelle blanche d'une 
immaculée raideur, l'attitude du modèle 
enveloppé dans un manteau de drap sombre, 
les nœuds des souliers aux coques droites 
et sans poussière* enfin cette couleur noire 
du vêtement dont la sévérité s'accrott grâce 
k la transparence de l'air et au clair jour 
se jouant sur les fonds de la toile. 
. Profil etmainlien de prédicant : silhouette 

r À 



TERBURG MORALISTE 29 

raidie et légèrement prétentieuse d'homme 
de robe.- Il n'y a point de gaîté sur les 
lèvres, ni de charme dans le maintien. La 
bouche ne parle pas. Le regard n'inter- 
roge pas. Le personnage pourrait être un 
reclus de Port-Royal, un pasteur Goma- 
riste, ou un conseiller au Parlement: c'est 
Terburgl 

Et voici que, devant ce portrait, je me 
rappelle, stupéfait, l'œuvre délicieuse du 
peintre, toute en attraits mystérieux, en 
grâces déjà minaudières. 

C'est d'abord un cortège de femmes, la 
plupart en robes de satin blanc, coiffées 
avec des bandeaux qui découvrent le front 
et des boucles parachevant l'ovale du 
visage. Autour du cou, les unes et les 



PET[T.S MAITRES 



autres portent la guimpe de dentelle, pas 
encore chiffonnée, mais suffisamment basse 
pour découvrir la nuque ou la naissance 
de la gorge. Chacune aussi a des doigts 
fuselés, une sorte d'allongement dans les 
Iraits qui accroît son énigme. 

Elles passent devant mes yeux, gra- 
cieuses, avec des attitudes ravies. Celle-ci 
joue de la viole, une autre lit, cette autre 
encore agite avec un frisson d'envie les 
perles d'un collier. Et derrière elles suit un 
monde d'amants discrets, cavaliers pleins 
de jeunesse conquérante et si fiers d'être 
en galante aventure I 

Ils sont de toutes sortes, timides et bal- 
butiant leur première déclaration, certaÎBfi. h 
les yeux levés, séduisants, causeurs ; la 



F 



m 



TERBURG MORALISTE 31 

plupart chantent avec leurs maîtresses, 



sachant combien à travers les mélodies se 
glissent aisément les paroles d'amour et 
les serments éternellement doux, — éter- 
nellement trompeurs... 

Où trouver mieux rendus l'adorable sen- 
sation des aveux à demi échappés dans 
l'inutile conversation, le charme d'une 
liaison commençante, l'approche d'un bon- 
heur espéré, mais pas encore conquis? Nulle 
autre part ne se reverra tant d'habileté à 
décrire l'émotion à fleur de peau qu'a- 
mènent le frôlement d'une main, le con- 
tact d'une étoffe ou simplement le frou- 
frou d'une robe que d'un geste doux la 
femme adorée ramène contre elle, comme 
pour se garder d'une passion devinée I 



^ PETITS MAITRES 

C'est encore Terburg, tout cela, mais 
un Terburg si ditférent dit Terburg de la 
Haye, que je me prends à douter de la 
.réalité de l'un deux. 

Comment croire à la vérité de ce (lor- 
. trait d'homme austère, sans jeunesse et 
sans sourire, après avoir découvert dans 
l'œuvre du maître, et si bien analysée en 
son essence subtile, rindéfmissable attrait 
de l'intrigue inachevée? 

Peut-être fut-il ainsi. La Hollande into- 
lérante et puritaine, qui était la Hollande 
de son temps, a pu jeter sur ses épaules le 
jnanteau noir qui l'assombrit. Quoi qu'on 
veuille, son àme n'est point là. 

A étudier un peintre ou un auteur pré- 
féré, se gagne une sorte d'accoutumance 



J 



TERBURG MORALISTE 33 

•de son être, si bien que peu à peu une 
image purement idéale se substitue, dans 
la vision de l'esprit, à la réalité historique. 
On ne retrouve plus l'homme véritable, 
mais un autre plus adéquat à l'œuvre ana- 
lysée, — conception éloignée du réel, plus 
vraie sans aucun doute. 

Je voudrais dire ici quel Terburg j'ai 
ainsi rêvé... 






Il vécut tout d'abord à Zwolle,non loin 
d'Arnheim. 

Vie familiale et sans gaîté. 

Pourtant l'art l'accueille presqu'au ber- 
ceau. 

Il est fils de peintre et il peint. 

3 




Il est aussi au cœur de la Hollande et, 
malgré tout, ne perdra jamais plus Tinspi- 
ration méthodique et la minutieuse probité 
de celle-ci. 

Et ce fut une formation lente, mais irré- 
sistible, qu'amenèrent en lui l'existence 
même de ceux qui l'entouraient, la con- 
templation journalièie du pays où il gran- 
dissait. 

Ceux qui l'entouraient ! 

Voulant en parler, il semble que je n'aie 
qu'à ouvrir l'œuvre même de Terburg por- 
traitiste pour les surprendre dans leurs 
altitudes coutumières. 

Ce sont tous gens sévères, commerçants 
rigides, patriotes sans dynastie à défendre, 
sans autre réelle patrie que la mer, — la 

h 1 



TERBURG MORALISTE 35. 

mer impitoyable qui ronge leurs terres et 
menace leurs villes. 

Les hommes portent le vêtement noir, 
s'enveloppent dans de longues capes 
sombres, dernier vestige des modes espa- 
gnoles : ils sont banquiers, marchands, 
armateurs et, par manière de passe-temps, 
théologiens. Grâce à eux, Venise n'est plus 
en Italie, mais bien à Amsterdam. 

Et ce n'est point seulement la Venise 
commerciale qui se retrouve là, mais 
aussi la Venise terrorisée, cauteleuse, per- 
pétuellement divisée qui fut celle du 
XVI® siècle. Car un protestantisme des- 
séchant étend son ombre sur tous, ferme 
les âmes, tue la poésie et le songe, trans- 
forme la vie en geôle, la liberté de pen- 




ser en la pire des servitudes de Tesprit. 

Êtes-vous pour Calvin ou pour Zwingle ? 
Dieu est-il pour tous, ou u'y a-t-il point des 
prédestinés? Tel est le problème torturant 
que chacun soulèveelqui agite la Hollande. 
A force de discuter Tautre monde avec 
passion, le monde réel a disparu, la vie est 
moins un bonheur qu'une obligation. Plus 
de rêve, rien que des nécessités. Tout est 
austère et commandé. Les afTaires ont pris 
une apparence de devoir imposé, et le 
luxe lui-même consei-ve aux demeures un 
aspect de clottre. 

A ce régime, la famille s'est enveloppée ^ 
de je ne sais quelle austérité sans remède. 
Les femmes o'apportent aucune gaieté 

Pdans leur intérieur si minutieusement 
i 



TERBURO MORALISTE 37 

soigné. Elles aussi sonl vêtues de noir, 
ont les cheveux cachés sous un bonnet et 
le corsage voilé par une guimpe. Point 
d'autre occupation que le nettoyage et le 
prêche. C'est le règne de la conscience 
inexorable et orgueilleuse d'elle-même, de 
la loi sans miséricorde, de la pitié sans 
amour. 

Sans doute, le père de Terburg a vu 
l'Italie. Mais, s'il en connaît l'art, c'est 
pour en condamner la licence. Les ma- 
dones l'ont révolté : elles ont des visages 
d'hier, des sourires sans réserve, et elles 
sont n La Vierge ». 

J'imagine dès lors Terburg écoutant les 
leçons paternelles: 

— Copie le vrai, non point parce que 



3» PETITS MAITRES 

c'est le beau, mais parce que la sincérité 
est un devoir, en art aussi bien que dans 
la vie. Il faut mettre autant de droiture 
dang une toile que dans tout autre acte 
de l'existence. L'exactitude est la loi du 
peintre: en peinture comme en morale, le 
beau n'est que la probité du bien. 

Ainsi entouré et conseillé que pourrait 
être Terburg, sinon l'artiste de parfaite 

■ conscience? 

L'art qu'on lui enseigne ne peut vivre 
sans modèle. En dehors de la scrupuleuse 
restitution de celui-ci, aucun désir ne s'y 
ajoute. Au surplus, le portrait est presque 

■ une mode nationale, c'est un luxe grave et 
I par suite s'accommodant des puritanismes 

du jour. Par une aimable hypocrisie, en se 



J 



TERBURG MORALISTE 39 

faisant représenter, ces pères austères 
s'imaginent entrer plus tôt dans la posté- 
rité et gagner du respect. Bref, le métier 
est bon, il est moral... et Terburg fait des 
portraits. 

Portraits soignés, d^une idéale persévé- 
rance d'exécution. Les accessoires y sont 
peu nombreux, mais traités avec autant de 
soin que le personnage. Aucun détail omis, 
aucune difficulté qui ne soit abordée fran- 
chement et sans défaillance d'exécution. 

Et voici que déjà Terburg est initiateur, 
montre la voie dans laquelle marcheront 
plus tard Van Mieris, Netscher et Van der 
Neer. C'est l'art consciencieux, si méticu- 
leusement traité qu'il approchera de la 
photographié et que les grandes simplifia 



PETITS MAITRES 

cations provoquées par la lumière y feront 
le pins souvent défaut ; c'est aussi l'art dé- 
licat par excelleoce, tout entier dédié aux 
raffinés que ravissent un ton joliment 
posé, un coin de réalité lestement enlevé. 

Avec Terburg, du reste, nous ne sommes 
pas au tableautin. C'est bien une toile à la- 
quelle il travaille. S'il s'acharne au rendu, 
c'est par éducation intellectuelle. 11 est de 
son temps et, loin de chercher une voie 
nouvelle ou un succès de douteux aloi, 
applique simplement les règles de la morale 
puritaine. 

Pourtant, au sortir de Zwolle et de l'ate- 
lier paternel, lorsqu'au jour tombant, Ter- 
burg se promène dans la campagne, .ce 
Bont devant lui les merveilleux lointains 




À 



TERBURG MORALISTE 41 

de la Hollande, d'une saveur si parti- 
culière. 

A perte de vue, kt plaine verdoyante 
s^enfuit; elle meurt à Thorizon, coupée çà 
et là seulement par les barres d'argent que 
font les canaux endormis. Parfois, groupés 
en cercle, des chênes aux futaies cente- 
naires interrompent l'énorme monotonie 
du sol. Un silence plane au-dessus des 
prairies sans limites. 

L'eau se devine partout, mettant une 
humidité continue dans l'air, et cela donne 
aux colorations une netteté qui jamais ail- 
leurs ne se retrouvera. Tout ressort dans 
la claire transparence de l'atmosphère, les 
feuilles des arbres qui tremblent sous les 
passages de brise, les détails des fermes et 



« PETITS MAITRES 

les longues herbes frissonnantes, inclinées 
sur les talus des canaux. 

Pnis, lorsque le soleil tombe, le brouil- 
lard se lève, jetant sur toutes choses sou 
manteau. C'est alors une féerie de cou- 
leurs ; des roses, des verts indistincts, des 
jaunes mourants, des gris surtout, tona- 
lités d'une finesse adorable et si nettes, 
qu'involontairement le désir vient de les 
reformer sur la palette. Aussi, par cela seul 
qu'il est de son pays et qu'il l'aime, Terburg 
les recherchera- t-il en se remettant à 
l'œuvre. 

Vous les retrouverez alors, ces verts, 
faisant un fond derrière ses personnages, 
mettant autour de la sécheresse didactique 
du portrait une sorte d'ambiance et le 



TERBURG MORALISTE 43 



vague de Tair. Vous les retrouverez aussi 
dans les guimpes de ses femmes, ces gris 
si transparents que Ton voudrait les sou- 
' lever pour découvrir au dessous l'étoffe ! 
La passion de la nuance discrète et rare 
sera désormais la marque de Terburg. 
Elle le suivra où qu'il aille, de même que 
la morale paternelle restera toujours le 
dogme fondamental de son art. Et vrai- 
ment, mettez un peu plus de jeunesse, 
moins de gravité professionnelle dans le 
portrait delà Haye, vous aurez sans doute 
le Terburg de cette époque. Sans un hasard 
heureux, peut-être serait-il demeuré tel : 
on l'eût connu peintre délicat, exécutant 
sobre et quelquefois dépourvu de grâce, à 
coup sûr l'un des plus excellents portrai- 



M PETITS MAITRES 

listes de son époque. Cela aurait-il été Ter- 
bnrg? Encore une fois, non. 

Le rêve manque, qui doit animer l'âme 
et lui donner la vitalité : et sans rêve, que 
serait la réalité, sinon un paysage sans 
lumière ou un marbre sans contours ? 



Le rêve vint d'Espagne. 

Et ce fut un rêve charmant, prolongé^ 
d'autantpJus goûté qu'il s'éloignait plus des 
réalités premières. 

Adieu les austérités, les rigorismes into- 
■lérants, et la froide piété du pays natal I 
Oo est ici, en vérité, très catholique : mais 
quelle religion plus que celle-là sût com- 
prendre l'amour et presque l'encourager? 



TERBURG MORALISTE 45 

C'est l'Espagne de Philippe IV et de Vé- 
lasquez. On est au temps où les peintres 
s'amusent à être ambassadeurs à leurs mo- 
ments perdus. Quoi qu'on veuille, en cette 
cour, les mœurs, le luxe et jusqu'à la 
langue elle-même, si colorée! parlent 
d'amour. Amours mystérieuses, enveloppées 
de dangers peu terribles et de discrétions en- 
courageantes, amours à rendez-vous où Ton 
s'attend dans Tombre d'un pilier d'église 
et en priant la Vierge, où des femmes voi- 
lées vous jettent des billets, où les liaison» 
se nouent sans suite, au décousu des heures, 
d'autant plus charmantes... 

Terburg, tout d'abord est étonné. Il est 
arrivé grave, gardant sous ses allures puri- 
taines je ne sais quelle grâce distinguée 



0* 



lui attirant la faveur. II a accompagné des 
diplomates et quelque chose lui est resté 
de leur dignité conventionnelle. Mais voici 
bientôt que tant de froideur s'envole : le 
train des choses l'emporte, et comment 
Terburg résiste rai t- il ? 

Justement parce qu'il fut moins habitué 
à ces galantes aventures, il s'y livre à cœur 
défendant avec une volupté délicate : il les 
recherche, les adore. 

Aimer, être aimé, enfin voici le rêve! 

Rêve charmant, je l'ai dit, et inat- 
tendu. 

Dès lors, Terburg note au passage l'inou- 
bliable charme ressenti. Par plaisir, cette 
fois, et sans considérations graves ou 
arrière-pensées d'idéal, il interprèle ses 




TERBURG MORALISTE 47 

bonheurs fugitifs, ayant encore Tâme 
remuée. 

Parfois, sans doute, il fera des portraits 
— n'est-ce pas son métier? — mais le 
plus souvent, aux heures perdues où, pour 
Fartiste, peindre et songer sont une même 
chose, il revient d'instinct à ces émotions 
nouvelles et écrit ses souvenirs. Il le fait 
dans la langue artistique qui lui est propre, 
avec les mêmes soucis de réalité, les mêmes 
élégances de ton que jadis. Aussi, combien 
différent de celui de la Haye, ce Terburg, 
raffiné, tout aux minuties et aux vains 
plaisirs de l'amour ! 

Emportés par son sourire, ses contem- 
porains l'aduleront. Le xvii® siècle, si grave, 
verra son hypocrisie subjuguée et dira de 




lui qu'il est u le peintre des bambochades ». 
D'autres l'appelleront le peintre du satin. 
A coup sûr, il fut celui du flirt, ou mieux 
et tout simplement Terburg ! 



Je cherche à décrire l'œuvre de ce Ter- 
burg: mais, brusquement, les mots dé- 
faillent. Le sujet en eut tout en nuance, etil 
semble que la précision du terme suffîse à 
les voiler. 

C'est l'histoire de l'amour mondain, de 
la passion survenue pour un joli jour topibé 
sur une joliejtête, passion qui durera peut- 
être une journée seulement, et qu'une cau- 
serie suffira h faire mourir, comme elle . 
âuffi à l'éveiller. 




imme eue a j 

M 



TERBURG MORALISTE 49 

Ce sont les curiosités indiscrètes, les 
émotions qui se soupçonnent sans s'avouer, 
les amusements du marivaudage, les bon- 
heurs de Vk peu près et de l'impromptu. 

Quelle femme n'a point goûté ce délice 
qui consiste à décacheter une lettre d'ami 
et à la garder ouverte, sans la lire, jouis- 
sant à la fois de ce qu'elle contient et de 
ce qu'elle pourrait contenir? 

Cela est Terhurg, — et il est encore le 
peintre des soies, des rohes à reflet, des 
étoffes à tons chatoyants. Les unes et les 
autres sont de grand style, à plis lourds, 
tombant cependant avec je ne sais quelle 
grâce inexpliquée. 

11 affectionne les moires blanches qui 
miroitent sans éclat violent, les velours 



PETITS MAITRES 



noirs et les fourrures grises qui encadrent la 
chair divinement. Son bijou préféré est un 
collier de perles. De sa palette sortent de» 
rouges etdesgrisqui lui sont propres, et tout 
le sujet est parfois noyé dans un fond 
verdiUre d'exquise douceur, qui donne le 
sentiment de l'espace et va cependant en 
s'éclairant vers le bas comme si la scène 
était illuminée par une rampe. 

Quel joli roman à tirer de la lecture de 
Terburg, et comme il eut l'entente des 
inconséquences du cœur! 

Celui-ci est un cavalier de haute mine. 

,11 porte le justaucorps de velours noir à 

manches brodées d'or, le rabat de dentelle 

fine, les culottes grises et les bottes ft 

grands chaudrons. 11 est peut-être un peu 



J 



TERBURG MORALISTE 51 

fat, mais à coup sûr du meilleur monde. 
.Cela se voit à la façon dont il porte les 
revers, à la grâce souveraine avec laquelle 
il a jeté sur le parquet son chapeau à 
plumes, sans pitié pour celles-ci, ni crainte 
de les friper. 

11 est très jeune aussi : c*est presque 
un novice. Ses éperons sonnent. trop haut, 
les moustaches sont absentes et il n'a pas 
encore arboré la perruque. Dix-huit ou 
vingt ans, — l'âge où l'on veut aimer à 
tout prix et conquérir. 

Ne croyez point qu'il fass^ ici une visite 
banale, La lettre où il s'annonçait est 
encore sur la table près de laquelle il est 
assis. 

J'ai tort: ce n'est point la lettre, mais 



PETITS MAITRES 



seulement l'enveloppe. Encore lorsqu'il est 
entré, en a-t-on bien vite caché l'adresse. 
Quant au reste, cette jolie missive où 
humblement il suppliait pour obtenir une 
audience, je l'imagine déjà posée dans le 
coffret à aerrure secrète, ou peut-être tout 
uniment dans le corsage de celle à qui il 
l'adressait. 

Même on a voulu répondre par un refus, 
entamer la guerre de billets si amusante 
et si vaine, car à côté de l'enveloppe je vois 
le chandelier, la cire, tout ce qu'il fallait 

'pour dire non. 

Vaines défenses 1 cet amoureux juvénil 

Jestarrivé avant l'heure, et bien luienapris. 
Il est entré I Maintenant il chnnle... avec 
ËUel 




4 



TËRBURG MORALISTE 53 



Une romance composée par lui sans 
aucun doute. 

Vous les entendez, n'est-ce pas 1 ces jolis 
vers à rimes légères où, sous prétexte de 
bergeries et de moutons, Tircis avoue son 
amour. Il semble presque que nous allons 
retrouver le sonnet d'Oronte : 

Belle Philis, on désespère 
Alors qu'on espère toujours!,,. 

^ Et Elle, toute droite, chante les réponses. 
Une émotion involontaire fait palpiter sa 
gorge nue. Elle se croit dans un rêve, 
tant les mots du poème, sous leur 
forme déguisée, répondent bien à ses 
désirs inavoués. 

Tout à coup, voici le passage difficile. 



34 PETITS MAITRES 

La déclaration, pour être poétique et rimée 
à la mode du temps^ est devenue si claire 
qu'aucun doute n'est plus permis. 

Regardez I — le cavalier a rougi, et s'obs- 
tine à lire sa musique avec acharnement, 
tout en la sachant par cœur. Elle, s'est 
arrêtée brusquement et le regarde, inter- 
dite. Que faire? faut-il se fâcher, le metfre 
à la porte, ou eacore faire semblant de ne 
rien entendre, ou tout uniment pleurer? 

Le hasard a ainsi de ces coïncidences* 
Très doucement, la porte s'est ouverte, et 
la soubrette montre sa tète. Elle écoutait 
derrière et, voyant les choses prendre 
pareille tournure, elle n'y a pas tenu et, 
au risque d'une algarade, regarde quel est 
Monsieur I 



â 



TERBURG MORALISTE 55 

Au moins, sur le fauteuil de sa maltresse, 
le chien qui sait son monde — c'est un chien 
de race — a fermé les yeux. Il n'aboie pas 
sottement à pareille musique, sachant très 
bien que la mélodie n'a rien à faire dans 
Taventure. 

Cela s'appelle Une leçon de musique ; — 
les catalogues ont ainsi de ces ignorances* 

En les regardant, lui, ce cavalier d'élé- 
gance si jeune I elle, si jolie dans son 
étonnement sérieux, ne vous vient-il pas 
le désir de connaître la suite de leur 
.visite et s'ils s'aimeront enfin? 

Heureusement Terburg est encore [là, 
nous renseignant» 

Vous pensiez peut-être qu'EUe s'atten- 
drirait : point. Cela aurait été trop logique 



56 PETITS MAITRES 



et pas assez féminin. Ayant à donner son 
cœur ou à mettre l'audacieux à la porte, 
elle n'a pas hésité et a choisi la porte. 

Scène terrible ! 

« Ne vous représentez jamais devant 
mes yeux ! que de ma vie je ne vous 
revoie !... » 

Il part désespéré. J'ai dit plus haut qu'il 
a vingt ans. Le soir même, il reviendra, et 
encore demain, jusqu'à ce qu'il obtienne 
son pardon, ne se doutant guère de son 
bonheur! 

Car, tandis qu'il a la mort dans l'âme, 
elle a déjà passé dans un boudoir, s*est 
assise sur un siège près^d'une table et a, 
comme lui tout à l'heure, repris la romance, 
cause de tant d'éclat. 



TERBURG MORALISTE 57 

«— P"^— — — I I liai I .1 ». • I ♦ I T •— ^ 

— Allons, venez vite, il faut chanter ! 

La suivante accourt, prend la mandoline, 
accompagne debout les couplets et dit les 
répliques» 

Combien douces à savourer, ces déclara- 
tions si discrètes et brûlantes, et comme 
elle songe à lui, maintenant qu'il ne revien- 
dra plus avant demain. Tout son visage 
s'est animé, tant elle revit au grand jour le 
bonheur inavoué de tout à l'heure* 

Pourtant la suivante possède un sourire 
de raillerie délicieux. Le sérieux de sa maî- 
tresse lui semble si peu sérieux ! et elle 
n'egt point la seule à croire que tout cela 
est beaucoup de bruit pour rien. Derrière 
elle, le domestique, somptueusement vêtu 
à la mode espagnole, entre apportant le 



rafraîchissement demandé : tout à coup, il 
a reconnu la romance, éclate de rire et 
risque de renverser le plateau. 

Telle est la comédie de Tamour, chez 
Terburg. Elle possède une saveur délicate, 
ne donnant jamais que les irrésolutions et 
les inconséquences du cœur, faisant de la 
vie galante la plus amusante et la plus 
inoffensive des diplomaties. 

Il arrive parfois que le peintre descend 
d'un degré. Mais là encore ce ne sont point 
les brutalités qui le tentent, seulement les 
curiosités psychologiques auxquelles elles 
donnent lieu. Ainsi du Galant militaire. 

Il est d'âge mûr, le teint rouge, les 
cheveux défaits, la chemise bâillant sous 
le ceinturon : il digère. 




à 



TERBUR6 MORALISTE 59 

• Un bon dîner est cause du désordre. 
Sur la table recouverte d'un tapis rouge, 
s'aperçoivent encore les corbeilles de 
fruits, pèches et raisins noirs, et, sur 
l'assiette, des grappes laissées par lui, tant 
il s'est rassasié. 

Quelle joie de vivre, et d'être si bien assis I 
Je le vois cependant très tourmenté* 
Il a tiré sa bourse pour payer Técot — une 
bourse qui n'est point grosse, certes ! tenant 
tout entière dans la main fermée — et je 
lis tout à coup sur son visage, dans son 
regard hésitant, dans le sourire niaisement 
engageant qui s'est. suspendu à ses lèvres, 
qu'un autre désir lui est venu* 

A coup, sûr, la somme qu'il offre est trop 
considérable pour un dîner* 




F 

K 60 PETITS MAITRES 

H La femme qui allait lui servir uue der- 

H nière rasade a brusquemenllaissé retomber 

H l'aiguière et oublie le verre qu'elle tient à 

■ la main. Elle a rougi. Au fond, l'alcôve 

B. entr'ouverte apparaît. Acceptera-t-on ? 

Peut-être. 

- Visage étrange de femme, du charmant 
eurieusement alourdi par de la vulgarité : 
cela se reconnaît dans le nez, dans la 
bouche hésitante et sensuelle, dans la coif- 
fure déjà défaite et surchargée de bijoux 
sans valeur, dans l'hermine du corsage 
qui descend trop bas. Ce n'est certes pas 
sa première aventure. Pourtant elle se 
tait, prise d» honte, et lui, interroge sans 
parler, rien qu'avec les yeux... Tout le 
drame est là, dans l'incertain et cette mi- 



i J 



TERBURG MORALISTE 61 

nute précise, où leurs désirs pourraient se 
rencontrer. 






A analyser ce Terburg charmeur, on 
oublié involontairement qu'il fut un peintre, 
le plus grand sans doute parmi les peintres 
de genre, et, chose inattendue 1 très voisin 
de Rembrandt. 

A quoi bon s'attarder au surplus ? Aurait- 
il ainsi donné cette intense impression d'un 
des côtés de la vie les plus séduisants et 
les plus fugitifs, s'il eût été moins délicat 
-dans ses tons et moins vrai dans sa facture? 
Il importe peii qu'il ait merveilleusement 
rendu les froissements du satin puisque, 
fermant les yeux, je ne saurais revoir les 



femmes qu'il a peintes autrement vêtues 
qu'en robes de satin blanc. 

Il eut à un intense degré le sens de la 
passion subtile, et subit toujours une iavin- 
cîble attirance vers les perplexités. Ce fut 
un sceptique, mais un sceptique sans ironie 
et qui ne crut pas aux blessures profondes 
de l'âme. 

A ses yeux, toute rose est bonne à res- 
pirer, et quelquefois à cueillir. Il fut 
aimé sans doute : si jamais on récon- 
duisît, il dut cependant partir sans mau- 
gréer, disant : « A une autre fotsi tout 
cœur de femme ne vit que d'inconsé- 
quences! » 

Son œuvre est un marivaudage un peu 
pervers et délicat; et c'est pour moi un 



» 



J 



TERBURG MORALISTE 6^ 

étonnement profond de songer à cette 
comédie d'amour sî peu amoureuse, sî 
pimpante, sortie du pinceau d'un puri- 
tain, en plein cœur de Hollande et du 
XVII* siècle ! 



SUR 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 



Franz Hais*, peint par VanDyck ! Quelque 
-chose comme Corneille analysé par Racine, 
ou encore Lamartine dissertant sur la Lé- 
gende des Siècles! 

Je me souviens qu'encore enfant, et er- 
rant au hasard des heures dans les galeries 
du Louvre, je m'arrêtai stupéfait devant un 



* Il coHvient de rappeler ici à ceux qu'étonneraient le 
titre Petits maitres mis en tête de ces études que l'œuvre 
de Hais est double : l'une, incomparable et jalousement 
^rdée dans Haarlem ; l'autre, plus spéciale, faite d'ébauches 
ou d'études et dont il sera seulement question dans les 
pages qui suivent. 



PETFTS MAITRES 



portrait d'homme, si sec de coloration et 
d'allure, si parfaitement raide et affirmalif 
que l'idée d'un théorème de géométrie sur- 
git brusquement k mon esprit. 

C'était lumineux et terne, monotone et 
attirant. Sous les chairs tendues, un feu 
couvait, et l'on devinait dans les yeux je ne 
sais quelles passions éteintes par une lo- 
gique sans âme. Tout y était dur, voulu, 
absorbé : évidemment l'être représenté pen- 
sait orgueilleusement. Point de cœur, mais 
une raison ; aucune imagination sous le 
front, mais de l'algèbre, des signes menant 
ai! vraiavecdesjongleries d'écriture; — et 
ayant contemplé sans m'en douter l'image 
de Deseartes, décrite par Hais, je repartis 
prodigieusement troublé, attiré et r 



J 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 67 

tout à la fois par le souvenir de la vision 
énigmatique. 

Plus tard — bien plus tard, — c'était à 
Amsterdam : je vis deux femmes vêtues de 
noir pareillement, ayant autour du cou la 
même collerette blanche à tuyauté raide; 
et elles étaient assises Tune et l'autre sur 
un fauteuil, demi-souriantes, rêveuses sans 
illusion, ménagères sans tache, bonnes sans 
doute, mais avec cet orgueil de la charité 
qui suffit à la rendre amère. 

A chacune d'elles, le bonnet de tulle à 
oreillettes projetait sur la tempe une ombre 
en forme d'arc, grâce à laquelle la tête 
saillait. 

Chez la première, cette ombre était à 
demi lumineuse, comme encore imprégnée 



d'or, et, sur le bord de l'arcade sourcilière, 
elle se fondait sans heurt dans l'ivoire 
adouci des chairs, en même temps qu'un 
soleil sanséclat descendait sur les joues, la 
bouche, les mains elles-mêmes abandon- 
Dées dans un repos. Sur tout l'être, c'était 
une lumière inoubliable, épaissie, réchauf- 
fante ; seuls, les yeux du modèle sont restés 
dans le mystère et regardent sans livrer leur 
secret. 

Chez la seconde, au contraire, l'ombre 
de la tempe marquaitbrutalement sa tache 
noire. Aucun effacement: près des bords 
lumineux, des plaques dures de brun fai- 
sant surgir les rides et vieillissant la face. 
Les mains aussi ont des nodosités trop 
accusées, et subitement, dans un plein jour 



J 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 69 

étincelant, sortait la blancheur de la 
guimpe et du bonnet, tandis que la toile 
paraissait plongée dans une lueur pâle qui 
aveuglait. 

Hais et Rembrandt étaient là, face à 
face. Je crois bien que, cette fois, je préfé- 
rai Hais. 

Et depuis, j'ai vu le Fou^ ce grotesque 
à laideur géniale, le Pifferaro charbon- 
neux dont les dents seules rient dans un 
éblouissement de blanc, et aussi les Ar- 
chers de Samf-^dW^n, buveurs frénétiques 
aux costumes bariolés que des écharpes de 
soie recouvrent, tellement éclatantes qu'on 
les croirait frôler. Toujours j'ai retrouvé la 
même impression double éprouvée lorsque 
j'étais enfant. 



70 PETITS MAITRES 

Hais est le sublime inégal. Aujourd'hui 
sa fougue emporte le dessin, s'échappant 
en un délire de tonalités puissantes ou 
criardes : demain, il sera le peintre de Des- 
cartes auxintections profondes et aux traits 
resserrés. Dans son œuvre, tout est ordonné, 
bouleversé, éclatant, assombri, tantôt pensé, 
tantôt à fleur de lignes. Il est un grand, le 
plus grand peut-être : il étreint d'angoisse 
ou fait sourire ; de sa palette s'échappe la 
vie morose ou folle, toujours exubérante ; 
et c'est par-dessus tout le peintre mysté- 
rieux, car on ne sait plus s'il croit à ses 
pinceaux, s'il copie des modèles ou s'il ne 
s'absorbe pas, hanlé par je ne sais quels 
rêves de choses monstrueuses ou de gro- 
tesques lyriques. 



d 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 71 

Or, imaginez maintenant cet homme re- 
présenté par Van Dyck, Tartiste aux élé- 
gances raffinées, le mondain délicat qui, 
mieux que personne, s'attache à la distinc- 
tion d'allures et aux discrétions de cou- 
leur: imaginez le hollandais le plus libre 
en son besoin de facture large et de visions 
d'ensemble, traduit par le flamand le plus 
correct en ses imaginations restreintes, 
mais exquises , d'autant plus parfaites 
qu'elles sont plus limitées : — n'aurez-vous 
point quelque chose de parfaitement inat- 
tendu et peut-être unique en l'histoire de 
l'art? 

Au reste, je bénis l'aventure. 

Un autre aurait mis plus de coquetterie 
à accentuer dans l'expression un caractère 



PETITS MAITRES 



dominant: peut-t^lre eût-il été tenté d'ajou- 
ter au visage du peintre un peu de la fougue 
et de l'ampleur d'images qui le hantaient: 
Van Dyck le donnera vrai — sans doute 
moins étoffé et d'allure trop douce, ou bien 
encore trop élégamment souriant, — mais 
absolument sincère et réel. 

Et voici que tout à coup ce Hais énigma- 
tique, dont je rêvais, perd de son mystère! 
A l'examiner au détail, il se pressent 
mieux, s'éclaire, est deviné. 

Certes, il n'est point banal, cet homme 
si franchement posé sur la toile et dont la 
main repose, accrochée au vêlement en un 
mouvement de parfaite distinction. Rien de 
banal non plus dans l'assurance calme de 
son regard qui semble planer, rempli de 



pii ue j 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 



dédains. C'est un forl: cela se surprend 
dans le mouvement de l'épaule qui s'étale 
Irop, dans le développement inusité de la 
poitrine. C'est aussi un raffiné : il a les 
doigts effilés, charmants, presque soignés 
comme des doigts de femme ; quel délicat 
modelé dans les naissances des phalanges! 
et comme son diamant brille, suprême 
recherche de riche I 

Pourtant, il faut analyser le menu des 
traits pour savoir mieux. 

Ce qui frappe dès l'abord, c'est la partie 
supérieure du visage. Le nez, de courbe su- 
! perbe quoiqu'un peu brève, s'étale grasse- 
ment. Dans le froissement des narines lé- 
I ^rement soulevées, une violence de pas- 
f sions mal assouvies se découvre: il semble 



74 PETITS MAITRES 

■ ^^^^ ■ \ 

que des fitntômes invisibles passent, très I 

proches, en même temps qu'une volonté i 

aveugle de les posséder s'éveille dans ' 

l'âme représentée. Et, au dessus, le front, ' 
d'ovale incertain, se montre têtu. Seules 

les choses fortes, les brutalités de pensée ' 

et de vision peuvent provoquer des ré- j 

sonances dans le cerveau qu'il recouvre. | 

Mais alors, combien celles-ci seront-elles 1 

profondes et lucides ! Tant de soleil entre , 

à flots dans les yeux largement ouverts ! i 

Ne dirait-on point que l'arcade sourcilière ' 

s'est relevée au-dessus d'eux, comme pour ' 

laisser plus de place aux rayons qui 1 

viennent, en même temps que sous l'ar- ,| 
dente fixité des prunelles se lit soudain un 
étrange besoin de simplification? 



ion? J 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 75 

Évidemment cet homme a eu la passion 
de la clarté quelle qu'elle soit. Il veut la 
lumière et il veut le simple. Son analyse 
est de celles qui réduisent les complexités 
en formules, et, s'il regarde, d'elles-mêmes 
les tonalités se grouperont en masses. 

Puis, continuant l'examen, une expres- 
sion nouvelle s'ajoute, contradictoire. 

C'est la bouche un peu lourde : ce sont 
des lèvres un peu trop charnues, les joues 
un peu massives. Plus de raideur ni de vo- 
lonté arrêtées. Le sourire à peine indiqué 
marque moins le dédain qu'un désir sen- 
suel entrevu. Une trivialité se dégage des 
traits perdus dans l'empâtement des chairs. 
Bouche d'amoureux, mais bouche d'amou- 
reux auquel une nuit suffit et que toutes les 



PETITS MAITRES 



ivresses séduisent 
profondes. 
Ain 



pourvu qu'elles soient 



1 Hais primitif, épris de lucidité 
tique, se superpose un Hais sans 
idéal, courtaud, et un peu brute, si bien 
que l'œuvre apparaît tout à coup comme la 
plus parfaite traduction de l'homme qui la 
créa. 

A la dualité d'àme répondra cette dualité 
d'impression notée tout à l'heure. Un ar- 
tiste de génie épris de grandiose accolé à. 
un mâle épris de beuveries sans idéal, — 
et voici le joueur de viole, le buveur, la 
bohémienne, tout ce cortège fantasque, 
éuigmatique, d'allure si romantique, de 
réalisme si poignant. 

.l'en dirai plus loin la genèse. 



à 



UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 



Dans une ivresse sans doute, des éclairs 
sont venus, sorte de vision suraiguë, for- 
mule trouvée subitement à des pensées 
déjà conçues et jusque-là non encore sor- 
ties de l'impression pure. La forme a eu 
Torgie pour occasion; mais que serait la 
pensée sans la forme, sinon un fleuve 
auquel on ne saurait puiser? 

Cette forme dès lors a porté les traces 
originelles. Sa psychologie est de surface. 
A rinverse des Hollandais et de Rembrandt 
-elle ne cherche point le caractère dans le 
trait, mais dans le geste. Que le joueur de 
viole cesse de rire, il n'est plus : Descartes 
n'étonne que parce qu'il demeure inerte, et 
l'âme n'est désormais décrite que par des 
mouvements. — Victor Hugo fit ainsi dans 



78 PETITS MAITRES 

ses drames. En cela git l'infériorité de son 
théâtre. 

De ce que rarement les anomalies de 
l'àme s'extériorisent jusqu'au geste, l'œuvre 
revêt aussi un caractère d'exception. Les 
irréguliers ou les grotesques seuls tentent 
le peintre. La femme demeure pour lui 
une énigme: presque jamais son pinceau 
ne s'essaye à la décrire et, s'il s'y résout, 
le plus souvent il échoue. 

Mais, grâce à la vision, à cette instanta- 
néité d'impression qui fut l'origine de l'émo- 
tion, comme Hais recherchera la simplifi- 
cation du dessin, le faire libre et rapide! 
Tout ce qui est du temps gagné lui con- 
vient: il veut rendre vite l'être entrevu, le 
donner uniquement dans ses lignes ma- 




UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 79 



jeures. Il s'agit d'un ensemble évoqué : 
qu'importeraient la nature, les infimes 
détails dont la vie journalière nous en- 
toure ! 

Oui, visions d'ivresse, mais combien rai- 
sonnées aux heures de travail ! 

Tel, peut-être, fut Franz Hais, peut-être 
aussi fut-il différent ? Qui peut savoir ! La 
toile de Van Dyck est muette, et toute âme 
garde un secret. 

A coup sûr, le beau de Hais n'est pas 
le beau classique, ni le beau mythologique 
auquel si sottement nos admirations s'at- 
tardent : mais il prend l'âme, l'angoisse, 
l'emporte en une féerie lumineuse, et je 
comprends aujourd'hui mes étonnements 
d'enfant, les retrouvant encore comme à la 



80 PETITS MAITRES 



première heure, en repassant son œuvre en 
rêve,.. 

Il se peut que l'invraisemblable soit une 
forme superlative du vrai, et ne Ta-t-il 
point prouvé, lui, cet évocateur dont chaque 
coup de pinceau était un jet de lumière, et 
•chaque masse posée, une idée simplifiée ! 



LA COMÉDIE DE HALS 



Ce soir-là — un soir d'automne, — 
jamais le ciel d'Afrique n'avait été plus fée- 
riquement beau. Pareilles à de gros dia- 
mants ou à des yeux d'or qui luisent, 
les étoiles sertissaient l'immense voûte 

bleuâtre, l'inondaient de clartés pâles, puis, 
saisies par un attrait mystérieux, attei- 
gnaient l'horizon et disparaissaient dans 
la ligne noire des sables. 

Près de moi, sur un coin de place qu'en- 
touraient des palmiers à branches immo- 



biles, une fouie en burnous blancs faisait 
cercle autour d'Aissaourts jonglant au son 
monoloue des bengas. 

Plus loin, dans une ruelle nègre, d'autres 
bengas résonnaientavecdes flûtes, scandant 
le rythme dos danses dans les cafés arabes. 

Et subitement, tandis que dans ce décor 
saharien qui n"a point de rival toutes ces 
formes blanches et droites s'agitaient avec 
des rires silencieux, j'eus la vision renou- 
velée des personnages de Hais. 

Ils revenaient, eux, déjà vus et connus, 
comme un complément de cet étrange mi- 
lieu, retrouvaient leurs frères dans ces mu- 
siciens exotiques, dans ces saltimbanques 
loqueteux, dans ces spectateurs aux traits 
énigmatiques... 



à 



LA COMÉDIE DE HALS 83 

Ils accouraient, ces fils de la triste Hot 
lande aux nuits lourdes et noyées dans les 
brouillards, ils accouraient, évoqués par la 
grande nuit lumineuse du désert : paral- 
lèlement, ils jouaient aussi devant moi leur 
comédie, rivalisant avec leurs voisins de 
laideur idéale, de méchanceté sournoise. 
Et j'éprouvai, en cette seconde, la joie des 
dépaysements infinis, tout le malaise des 
inconnus découverts et presque possédés... 



•k 



La comédie de Hais ! 

Une comédie romantique et brutale, na- 
vrante en dépit du rire et des gaîtés qui 
voudraient l'éclairer : comédie où Don César 
est devenu misanthrope, où Marion achète 



84 PETITS MAITRES 

Didier et Pcrdiciin, Camille, où tous les 
RoméoileviennenlTurcaret, naturellement, 
par la simple loi des nécessités de la vie. 

L'acteur rit, s'amuse, boit, chante : îi la 
place du rire ou de la chanson, vous perce- 
vez des cris de misère humaine, des lamen- 
tatioDS sur la vie perdue, sur les chimères 
qui ne serontjamais et les rêves qui ne sont 
plus. 

Chaque geste d'un personnage évoque 
son double — ce double qui existe en tout 
être — soigneusement caché, parce qu'il 
est le seul sincère, étant seul à souffrir. 
Discours et attitudes sont des masques. La 
pièce réside dans ce qu'on soupçonne, la 
thèse dans les sous-entendus. 

Que les personnages de Molière raison- 




LA COMÉDIE DE HALS 85 

nent, que ceux de Shakespeare se meuvent 
dans les idéales régions de la féerie, c'est 
bien. La comédie de Hais ne s'attarde 
ni à une prédication sociale ni au plaisir 
des contes bleus. Elle n'est ni si hardie, ni 
si indifférente ! mais cynique, elle rit, 
couvre ses rancœurs d'une impitoyable 
gouaillerie et insulte aux misères, leur 
niant tout remède. 

A cause de cela, peut-être, le spectateur 
recule tout d'abord et se dérobe. Soudain, la 
toile levée, les répugnances sont culbutées : 
les hésitations s'envolent, et, curieux de 
cette curiosité malsaine qui attire chacun 
au spectacle des infamies compliquées, on 
savoure la cruauté du drame... 



86 PETITS MAITRES 






Chose bizarre, ce qui manque le plus à 
la pièce, c'est le cadre. 

Où se déroulent les aventures ? dans 
quelle maison, en quel recoin borgne de 
grande ville ? Hais s'est tu. Dans ses toiles, 
les personnages se détachent sur un fond 
uniforme : aucun meuble, point d'acces- 
soires... 

N'importe ; au premier coup d'œil, il se 
devine, ce milieu. 

Vous le découvririez presque intact, en 
parcourant telles ruelles étranglées d'Ams- 
terdam ou encore les bas quartiers de Rot- 
terdam : échoppes souterraines qu'en- 
fument les fourneaux de pipe, — salles 



LA COMÉDIE DE HALS 87 

puantes où la senteur aigre des bières se 
mêle à des relents de goudron et de ge- 
nièvre, — cafés interlopes sans air ni lu- 
mière, aux bancs massifs, aux énormes 
tables de^ vieux chêne qu'ont tailladées les 
coups de canif, — cabarets, maisons de 
joie, et encore masures écartées où résident 
des vieilles suspectes, angles noirs où 
s'abritent les invalides du vice, demeures à 
judas dont les portes ne s'ouvrent qu'au 
signal convenu. — C'est le décor. 

Une foule y passe : masse indifférente 
allant et venant, toujours semblable. 

Ceux-ci formeront le chœur dans la co- 
médie à laquelle Hais nous a conviés. 

Avec quel soin le peintre n'a-t-il point 
retracé leurs attitudes, noté leurs habi- 



tudes de penser et le détail de leur tenue ! 

C'est d'abord des soudards en congé : 
grand chapeau sur l'oreille, cheveux em- 
mêlés, barbiche sale et taillée au hasard. 
Leur pourpoint fut jadis rouge; mais, an- 
nées et aventures y aidant, le rouge s'est 
éclairci , l'écarlate s'est fait d'un rose 
tendre, un rose charmant, semé de pâleurs 
que la lumière caresse, — la lumière est 
ainsi sans répugnances, toujours heureuse ! 

Les plus luxueux portent pendus au cou, 
par-dessous la collerette chiffonnée, une 
chaîne d'or et un médaillon ciselé. 

Chaîne et médaillon furent volés ou don- 
nés :, qui peut savoir comment va la guerre 
et quels en sont les hasards ! Que nous fait 
au reste leur origine : ces bijoux sont vrais. 



LA COMÉDIE DE HALS 89 

et cela suffit. Grâce à eux, l'hôtesse a fait 
crédit. Le verre qu'on va vider ne coûtera 
rien, pas plus que les suivants jusqu'à ce 
qu'arrive l'heure de saisir en gage de pa- 
reilles splendeurs : 

— Un souvenir de famille ! dira alors le 
reltre d'un ton mélancolique. 

— Bah ! tu en retrouveras d'autres à la 
campagne prochaine, répondra l'hôtesse 
prudente en suspendant les avances... 

Encore, en ce milieu, le soldat est-il 
prince. Autour de lui d'autres se pressent, 
travailleurs à vie dure, souffre-douleurs et 
mange-misères ! 

Ah ! ce n'est point sur eux qu'on retrou- 
verait les pourpoints de vieille soie ! A quoi 
bon les manchettes, les dentelles blanches. 



les collerettes empesées, tout ce faux luxe 
que transpercent les pluies? 

Ils sont pêcheurs, débardeurs, gens de 
peine toujours corvéables et piteux. A eux 
les souquenilles de rude toile noire, puant 
la houe et la marée. A eux les nuits de ha- 
sard, sous les arches de pont ou au milieu 
des ballots débarqués sur le port. Point mé- 
chants au surplus ; les plus jeunes narguent 
la vie, bras croisés, dents blanches décou- 
vertes par le rire insoucieux. Une grande 
dame les employa jadis à porter un message 
anonyme, et depuis lors, sur son passage, 
ils songent voluptueusement h ce secret 
surpris. Les plus vieux boivent, boivent 
encore. Piquette ou genièvre, c'est l'oubli, 
la porte toujours entr'ouverte sur le rêve... 



LA COMÉDIE DE HALS 91 

Petites gens, plèbe ignorée... 

Le peintre les choie, les illumine de 
brusques taches lumineuses et, grâce à lui, 
nous voici loin des seigneurs à vêtements 
graves, des prudes matrones à bonnet 
tuyauté et raides comme leur âme, loin de 
tous ces fortunés que seuls l'histoire semble 
retenir : nous sommes en pleine multi- 
tude déshéritée, en pleine souffrance, dans 
la foule dont on sait seulement qu'elle 
doit peiner et devant laquelle le cœur reste 
indifférent, trop petit pour pouvoir tout 
comprendre, trop étroit pour pouvoir tout 
plaindre ! 

Là, perdus, insoupçonnés, apparaissent 
alors les héros de la Comédie. 



93 PETITS MAITRES 

Ils sont trois : la bohémienne, le joueur 
de flûte, Y entremettettse . 

La Bohémienne ! 

L'ayant une fois contemplée, vainement 
chercherait-on à oublier son image. Elle 
passait : on regarde, et c'est l'inoubliable. 

Jeune ? peut-être seize ans, peut-être 
trente. L'àme est vieille si le corps ne l'est 
point. 

Jolie? peut-être non : simplement ado- 
rable, d'un charme pervers, attirante et 
malsaine comme le vice inconnu. 

Tout en elle est promesse. Ses yeux ont 
des lueurs de désirs qui incendient, et tou- 
jours ils regardent en dessous, maligne- 
ment, en solliciteurs mauvais. Le front est 
d'exquise forme, légèrement bombé, maïs 




LA COMÉDIE DE HALS 93 

tenace et marquant des volontés impla- 
cables. Les cheveux, des cheveux fous 
et tout autour de la tête se dressant en 
auréole — une auréole d'ange déchu, — 
paraissent déjà lâchés pour recevoir mieux 
les caresses. Les joues ont des méplats 
trop saillants, presque masculins, marque 
de race, exotisme qui achève la séduc- 
tion. Et, quand enfin les lèvres entr'ou- 
vertes laissent échapper leur rire aigu, ne 
senteî^-vous point une pénétrante ironie 
glacer vos épaules, et ne dirait-on pas que 
quelque part s'égrènent les pièces d'or 
destinées au payement ? 

Ah ! ce rire sardonique, léger, presque 
murmuré ! ce rire qui blasphème l'amour, 
Taccueille comme des propositions faites 



91 



PETITS MAITRES 



en UQ coin de rue dans les nuits équi- 
voques ! rire de femme si certaine de gar- 
der sa victoire, si résolue à donner l'éter- 
nelle illusion d'un accueil sans lendemain ! 

11 suffit qu'on l'approche, en vérité on la 
jurerait à soi. Les lèvres quêtent le baiser, 
les regards quémandent le rendez-vous, la 
chemise s'est entr'ouverte découvrant des 
seins de vierge. 

Sans doute, enfant, elle se livrait déjà ; 
cependant elle paraît virginale ! 

Si elle s'offre, c'est, croirait-on, que le 
printemps cette fois a eu des nuits plus 
douces, des aubes plus rosées, des parfums 
pleins de langueur. L'amoureux lit l'an- 
goisse d'un début dans ses reculs timides, 
dans ses paupières à demi voilées, jusque 




LA comédie; de hals 95 

dans le désarroi de sa robe rouge, et quand, 
fou de désir, il joint ses lèvres aux siennes, 
la comédie est si bonne qu'aux ivresses dé- 
fendues semble s'ajouter l'incroyable joie 
d'une innocence violée. 

Ne dites point qu'elle ment, elle est la 
femme, toute la femme. Son rôle est de du- 
per. L'amour est son champ de bataille^ 
l'homme son ennemi! Elle trompe, elle dé- 
sole, elle tue, comme d'autres vivent et 
méprisent. Et quand, radieuse, elle a passée 
le cœur est mort, l'esprit est mort ! . . . 

Or, un soir, ce fut un enfant qu'elle ren- 
contra. 

Sans désirs, sans inquiétudes, il souriait 
à la vie, aux branches vertes dont le feuil- 
lage a des chansons suaves, aux fleurs 



96 



PETITS MAITRES 



épanouies qui le long des haies embaument— . 
Toute son existence se passait ù cliante i** 
l'immuable rêve. 

Parfois des mélancolies le surprirent et, 
ignorant l'amour, il le balbutiait dans des 
vers. Il eut aussi, ô l'innocent! des désirs 
de gloire, croyant aux mélodies sorties de 
sa flûte, et certain jour, dans une église, 
crut entendre les violes et les harpes 
qu'éternellement autour de TÉternel des 
anges font retentir. 

Regardez-le : il est la poésie, l'inconnu 
des espérances naïves. A sa toque une 
grande plume se balance cavalièrement. 
Ses yeux n'ont ni regrets ni mystère. Les 
lèvres, vierges de tout duvet, sourient. 
Sans aucun doute, s'il n'eût passé aujour- 



J 



LA COMÉDIE DE HALS 97 

1— 1 — ^m — — ^ M - -*- - - j^- - -- _ - - ■- ^ 

d'hui dans ce quartier, il n'aurait jamais 
rencontré cette femme, et vous l'auriez 
connu grand poète ou musicien. 

Il y passa, ce fut le malheur ; et, ayant 
vu cette bohémienne, il l'aima. 

Amoureux naïf tout d'abord et plus ti- 
mide qu'un page aux pieds d'une reine. 
Désormais, il la suit de loin, erre à sa 
poursuite dans les rues voilées d'ombre, 
court la nuit les impasses, avec l'es- 
poir fou d'apercevoir ici ou là sa robe 
rouge. 

S'il chante, c'est pour elle! s'il rêve, 
c'est de son image ! A chérir une inconnue, 
il croit vivre un roman. Plus il attend, 
plus il s'éprend. Enfin il ose, s'approche, 
pousse un grand cri d'amour... Elle 



98 PETITS MAITRES 



s'étonne, se refuse, s'ipdigne et disparaît : 
c'est le premier acte, Tidylle. 






l'abominable, l'horrible réveil quand 
il la vit au bras d'un autre, d'un autre... 

Être jaloux d'un bien jamais possédé et 
que tous possèdent, se découvrir dupé,, 
bafoué, et puis, sans se lasser, vouloir tout 
savoir pour encore plus souffrir, encore 
plus désespérer! 

Maintenant le poète entre dans les ca- 
barets, descend aux promiscuités répu- 
gnantes, interroge, espionne. Tout son 
cœur se révolte : il hait cette femme... et 
l'adore ! Il voudrait tuer ses rivaux... et les 
envie ! 



LA COMÉDIE DE HALS 99 

Ah ! certes, il ne songe plus guère à la 
divine musique ! Adieu, rêves ailés, songe- 
ries indécises et délicieuses ! plus de vers, 
plus de chansons, il souffre... 

Et voici qu'une fois quelqu'un très chari- 
table le renseigne : 

— Adressez-vous là-bas I on vous répon- 
dra certainement. 

— Là-bas ! 

Vaguement, il sent peser sur son âme 
une nuit triste. Son idéal n'est plus. Il 
hésite à peine, cependant. 

Là-bas, c'est la demeure de la vieille. — 
demeure noire, sorte d'antre mystérieux 
autour duquel dorment des craintes supers- 
titieuses et troublantes. 

De longtemps, il connaissait cette mai- 



PETITS MAITRES 



son. Lorsqu'il était enfunt, sa mère, peut- 
être — ironie de la destinée I — le mena- 
çait déjà de la Sorcière. Les marins ont 
baptisé celle-ci la feiwme au hibou à cause 
de son oiseau favori; et des histoires cou- 
rent sur elle, très sataniques, compliquées 
d'horreurs et de maléfices. Elle jette des 
sorts, provoque des maladies, et, moyen- 
nant le salaire le plus juste, prédit l'avenir 
d'après la fantaisie des cartes. 

Tous la redoutent, chacun s'en sert. En 
lui demandant aide, on soupçonne toujours 
les métiers qu'elle pourrait faire. Son sou- 
inre a d'horribles sous-entendus qu'on n'ose 
deviner; et la consultant pour son propre 
vice, on s'aperçoit avec stupeur qu'elle est 
sans spécialité. 



là 



d 



LA COMÉDIE DE HALS 101 



Sur le seuil, une crainte dernière arrête 
l'amoureux. 

Décidément, son roman s'assombrit. 
Devant lui, s'ouvre un fossé noir, et c'est 
comme s'il allait y jeter d'un seul coup ses 
espérances, ses poèmes, tout ce cortège 
innocent dont les magiques voix l'escor- 
taient jusqu'alors. 

Hésitation d'une seconde, instinct plutôt 
que raison. Il aimait d'ailleurs: donc il 
entra. 

Assise sur un escabeau, son hibou sur 
l'épaule et prête à accomplir je ne sais 
quelle besogne sinistre, la vieille lève la 
tête. Subitement, son visage se contracte, 
ses yeux se ferment et, le broc encore en 
main, elle éclate d'un rire ignoble qui 




i 



résonoe dans la pièce comme la grêle tom- 
bant sur les vitres, un soir d'orage. 

Ainsi riante, la gueule ouverte et brèche- 
dent, elle apparaît, évocation terrifiante 
de l'abominable Au-delà. Tout le vice est 
écrit sur sa face, les lèvres sont lubriques, 
les bajoues tombantes marquent Tépuise- 
ment des jouissances lamentables, les yeux 
flambent d'avarice cupide... 

Ce jour-là, surtout, à la vue du gibier si 
longtemps convoité elle a sursauté de joie : 
elle s'anime, elle parie: 

— Enfin, te voilà! 

Et rapidement le colloque s'établit; 

— Tout ce que j'ai pour elle I 

— Rien que cela! 

Quoi! tout, n'est-ce point assez? Encore 




i 



LA COMÉDIE DE HALS 103 

oublie-t-il de compter là torture qui depuis 
longtemps le dévore, son génie déjà pares- 
seux, sa verve perdue, accrochée aux ronces 
.'de Tattente. N'importe, la sorcière sera 
.bonne: marché conclu. 

II. donnera tout, d'abord. On demandera 

autre chose ensuite. Et, triomphant, il fut 

'aimé! ou crut l'être — ce qui est mieux... 






Le troisième acte de la comédie — ou 
4itt drame comme il plaira, — je l'imagine 
■tout entier résumé en cette singulière et 
troublante apparition qui a nom le Joueur 
de mole ou le Fou. 

Le joueur de viole, c'est lui, l'enfant 
ijiusicien de jadis, le rêveur épris et naïf. 



PETITS MAITRES 



Seulement, le sourire est deveDu -sardo- 
nîque et sans foi, les yeux ont des indéci- 
sions remplies de traîtrise, les cheveux, 
autrefois si joliment bouclés, s'en vont 
désormais au gré du vent, mal peignés, 
mal tenus; lesjoues sont creusées d'étran- 
ges rides, et voici qu'à la place du feutre à 
plumes qui, coquettes, se balançaient sur 
l'oreille, lui, — cet inspiré ! — a coiffé le 
bonnet de fou ! 

Foui sans doute 11 l'est. 

Lisez sur son visage: ironie! chanson! 
galtés sans plaisir des longues nuitées au 
cabaret! avant tout, détresse de vivre! 

le douloureux poème crié par ce por- 
trait de déclassé génial, que l'amour a fait 
sans vision, sans voix, presque sans ime ! 




t; siius mue i 



LA COMÉDIE DE HALS 105 



Combien d'années ont passé depuis la 
soirée louche où la femme au hibou lui 
livra la bohémienne, — le sait-on ? et 
qu'importe 1 Après les premières heures 
délirées, le poète a mordu au fruit amer. 
Enchaîné à tout jamais par le sourire de 
l'aimée, il l'a suivie sans se lasser, presque 
sans plainte, descendant aux partages in- 
nomables, réduit à mendier Jes miettes de 
pain du festin. Il l'a suivie, l'âme en lam- 
beaux, le cœur sali. 

Où cette femme veut, il val Ne lui de- 
mandez pas de s'arrêter, de rebrousser che- 
min ; il est l'insatiable, « ils ont des oreilles 
mais n'entendent point ; ils ont des yeux 
mais ne voient point ! » 

Et son supplice est celui-ci : 



PETITS MAITRES 



^ 



Jadis il chantait. Quand l'idéal le frôlait I 
d'une invisible et suprême caresse, tout en- ! 
lier il frissonnait ; et des voix montaient en 
lui, disant l'immense joie de la divine réalité, j 

Désormais, les voix se sont tues. Sou 
génie est parti, laissant après lui le vide ■ 
des absences éternelles. Il est muet. 

Puis parfois, au hasard des [ivresses, des 
éclairs hiisenU 

Ah! vivre comme autrefois, s'arrachera 
réternelle duperie d'une femme I n'être 
plus une Ame déserte ! 

Alors, le joueur prend sa viole ; il semble 
qu'il renaisse. Pareil à un féerique décor, 
son rêve réalisé apparaît. Tout est oublié : 
misère, bonnet de folie vouant aux déri- 
sions, et aussi l'affreux bouge où il s'est 



LA COMÉDIE DE HALS 107 

réveillé. Autour, le peuple — ces soldats 
heureux buvant leurs derniers gains, les 
pêcheurs tristes ou insoucieux, les loque- 
teux, les pochards — tous écoutent, étonnés 
mais point ravis. Comment comprendraient- 
ils ? — Les uns et les autres pensent que 
ce joueur a perdu raison. Dans la taverne 
enfumée, en pleine nuit puante, ne parle- 
t-il pas de printemps, des libres courses 
sous les arbres qui chantent, du grand 
soleil qui hâle le teint et fait s'ouvrir les 
fleurs parfumées ? 

Pourtant, le rythme s'élève, prend des 
allures dé marche violente, s'emporte en 
longs cris de désir. Le génie approche, il 
est là, retrouvé, conquis, adoré... 

Soudain tout s'arrête, le rêve a disparu, 



108 



PETITS MAITRES 



la mélodie est morte, hi viole s'est tue et, 
triste d'une tristesse indicible, le joueur de 
viole disparaît dans la nuit, allant on ne 
sait où... vers Elle... 



La toile est tombée. Mais encore, ce jeu 
cruel de l'àme qui se cherche et ne se re- 
trouve plus, cet infini supplice durêve perdu, 
gâché au long des aventures, se poursuit, 
réveillant des échos douloureux, des souve- 
nances amènes — et vraiment ce conte ima- 
giné pour relier entre eux les romantiques 
et douloureux qui furent dans l'œuvre de 
Franz Hais est-il uniquement un conte ? 

Se peut-il que la douleur exprimée par 
ces êtres, simple jeu d'artiste, n'ait jamais 




LA COMÉDIE DE HALS 109 

été l'écho d'une douleur vraie? quel homme 
n'ayant point connu les déchirantes an- 
goisses du génie qui s'en va, aurait pu les 
décrire avec de semblables cris ? 

Les biographes de Hais se taisent. 

D'aucuns racontent qu'il fut simplement 
grand amuseur, très jovial et toujours d'hu- 
meur gaie. Ce fut un heureux homme, assu- 
rent-ils, puisque tous ses personnages rient. 

Or, cette fois, tandis que les bengas et les 
flûtes poursuivaient leur uniforme tapage, 
perdu en pleine rêverie, j'imaginais un 
Hais à peu près semblable au héros de sa 
comédie, sorte de génie culbuté dans 
l'ivresse, tout entier en vision, en ébauches 
hâtives, en efforts désolés vers l'idéal qui 
se soustrait. 



f 



110 PETITS MAITRES 

El le rire de Hais, je le voyais aussi très 
ditféreat de celui qu^il s'est donné dans 
son portrait d'Amsterdam, très proche de 
celui du Joueur de viole : un rire déses- 
péré, insultant quand même à la vie qui 
dupe, un rire chantant quand même en 
pleine bestialité la beauté des songes en- 
trevus et des idéals méprisés... 

Pourquoi non ? l'histoire est muette et 
prêle aux songeries... 

Mais tout à coup, sous les palmiers, un 
grand calme survint ; les formes blanches 
s'étaient dispersées, silencieuses et lentes, 
et il me sembla soudain qu'avec elles 
s'étaient enfuis les personnages de Hais, 
tous ces comédiens au rire étrange, d'une 
tristesse embrumée !... 




MEYNDERT HOBBEMA 



L'allée bordée par les hauts arbres 
ébranchés s'enfuit vers l'horizon. Allée 
très droite, semée de fondrières. Tout au 
loin, le village. Puis, sur les côtés, des 
champs monotones, des plantations de 
rosiers, des pépinières... 

Le ciel d'un azur tranquille paraît mon- 
ter indéfiniment au-dessus des branches et 
se grandit de leur élancement. Pourtant, 
çà et là, des nuages blancs flottent dans 
l'air, et la pureté radieuse de ce firmament 



f 



112 PETITS MAITRES 

paisible se reflète doucement sur l'eau des 
canaux longeant l'allée. 

Avec quelle justesse de tonalités assour- 
dies ne se retrouve-t-elle pas sur la moire 
des fossés I 

La couleur est franche, limpide. On 
est baigné dans l'éclat du jour. Là- 
bas, un chasseur, le fusil sur l'épaule, 
s'avance avec son chien. Plus loin, un hor- 
ticulteur est occupé à greffer des arbustes 
dans sa pépinière. Et il semble qu'un grand 
silence soit là : silence des journées finis- 
santes et du soir qui vient. 

C'est le calme. 

Les branches ne remuent point, les pas- 
sants ne se hâtent pas, l'eau dort. Le ciel 
lui-même a l'air de retenir sa lumière. 



MEYNDERT HOBBEMA 113 

Alors je ne sais quelle émotion bizarre 
-saisit Tàme. Sans doute le sujet de la toile 
-est monotone; sans doute des grincheux 
;y verront des formes droites et trop symé- 
triques. Cependant on est remué délicieu- 
sement. 

Parfois, vous promenant dans les plaines, 
vous avez ressenti une mélancolie sans 
inquiétude. C'est le frisson causé par la 
brise plus fraîche ou par la rosée tombante. 
C'est l'involontaire effroi des immensités 
sans voix que les champs déroulent de- 
vant le regard. Ce n'est peut-être rien 
autre qu'un peu de fatigue ou le désir 
du repos. 

Devant l'avenue de Middelharnis, j'ai 
éprouvé semblable resserrement. 



Et, la compreaaiit, il semble qu'on ait 
compris toute l'œuvre deMeynderlHohbema 
— œuvre sans envolées, toujours semblable 
sinon dans sa facture, au moins dans ses 
intentions, œuvre passionnément atta- 
chante en ces temps pessimistes. 



Sa vie fut triste, sans étrangeté. 

Au surplus c'est presque aux conjec- 
tures que nous en sommes réduits. A 
peine a-t-on découvert, après bien des 
recherches, l'année de sa naissance, 1638. 
Puis, çà et là, quelques renseignements 
officiels, une signature au bas d'un acte de=^ 
mariage, un acte de décès, c'est tout 

Comme cependant sa jeunesse déjà«- 



sl tout. 

J 



MEYNDERT HOBBEMA 115 

désenchantée se laisse deviner ! Il semble 
en vérité qu'on la découvre en entier 
dans l'œuvre. 

Le père est de noblesse, mais pauvre. 

% 

cette misère, la plus affreuse de toutes, 
cette misère des gens qui furent heureux 
et s'en souviennent! les regrets amers 
du passé traversant les heures mornes 
pour en accroître l'amertume ! 

Ce noble gagne le pain familial, travail- 
lant à quelque métier manuel. Qui sait 
même s'il n'envie pas en secret son frère 
qui, plus audacieux ou mieux inspiré, s'en 
fut chercher fortune à Paris et s'y est 
fait charpentier ! La vie a des duretés 
inexorables, et les familles obéissent à 
des courants irrésistibles les entraînant 



U6 PETITS MAITRES 

vers les bas-fonds, après les avoir portées 
vers les sommets. 

Pourtant, en dépit de rintérieur misé- 
rable et des privations jonrnalières, Hob- 
bema rêve. 

Chaque enfant rêve ainsi. Le rêve esti't 
l'aube de toutes les existences, même les | 
plus déshéritées : toujours, il est la porte ' 
ouverte sur Tinfîni, faisant oublier le réel. 

L'enfant, cette fois, avait l'àme aimante, 
le cœur rempli de bonheurs vagues et 
naïfs. Des attendrissements involontaires 
le saisissaient au spectacle des choses 
immobiles, et c'était comme une intime 
passion s'élevant en lui pour ce poème ' 
doux que chantent partout les arbres, les 
plaines, les horizons reposés 




J 



MEY.NDERT HOBBEMA 117 

Volootiers j'imagiae Hobbema, courant 
alors ie pays de Gueldre, vaguant au 
hasard dans la tiédeur de l'air. C'est 
durant l'automne, sa saison préférée. D va 
devant lui. sans même songer à analyser 
le détail de ce qu'il voit. Parfois seule- 
ment il s'attarde en face d'une perspective 
de route blanche. D'autres jours, c'est 
une mare endormie près de laquelle il 
s'asseoit, ou encore quelque réunion de 
^nds chênes dont les feuilles claquent 
sous la brise. Et c'est aussi une mu- 
sique délicieuse à ses oreilles, celle que 
■font les clapotis de l'eau tombant en c^ls- 
cades minuscules ou les moulins jaseurs. 

Rarement, la grandeur mélancolique des 
plaines hollandaises frappe son cœur. Aux 



118 PETITS MAITRES 

immenses horizons, il préfère les jolis 
coins verdoyanls, les branches amoureuses 
qui s'enchevêlreot. Ce n'est pas un sim- 
pliste. C'est un enfant qui rêve, n'y mettez 
rien de plus... 

Tout Amsterdam, cependant, retentit de 
la renommée des peintres contemporains. 
On cite avec scandale la vie princière de 
Rubens. Rembrandt a été très riche, il pos- 
sède un palais. Au loin, Velasquez semble 
un roi ou un ambassadeur. Et les désirs 
du rêveur se précisent. 

Pourquoi n'aurait-il pas, lui aussi, l'ai- 
sance et la fortune I C'est le propre de l'ado- 
lescence de croire l'irréalisable proche, 
Hobbema voit en songe les siens tirés de 
la misère, le nom familial reprenant l'an- 




MEYNDERT HOBBEMA 119 

cienne splendeur. Sa vocation est décidée : 
désir de lucre plutôt que passion d'art, 
c'est très indifférent en somme ! Il veut être 
peintre ; il le fut. 






Sans envolées, certainement. Il était dans 
la destinée d'Hobbema de ne point connaître 
les sommets et de vivre toujours courbé. 

Avait-il senti le grand souffle génial 
passer sur lui et s'y était-il abandonné 
pour voler vers l'idéal, je ne le crois point. 
Je viens de dire comment sa vocation dut 
venir. Rarement un grand peintre débute 
ainsi. Il peint par besoin de peindre, 
comme on respire par besoin de vivre. 

Ici, rien de semblable. Hobbema est 



120 



PETITS MAITRES 



sans doute d'intelligence moyenne : mais 
il possède Témotion, ce facteur du beau, et 
c'est sa supériorité. Il est un délicat : les 
délicats ne connaissent jamais l'emporte- 
ment. Il est une âme tendre, aventure 
rare en ces temps durs, et dès lors il est 
un faible que tout effort énerve. 

N'importe, il fut peintre et, par un 
hasard heureux, paysagiste. Du premier 
coup, presque sans y penser ou même le 
chercher, ce fut un maître. 

Comme d'instinct, tous les paysages 
aimés se retrouvèrent sous son pinceau 
de débutant. 

Hobbema avait préféré l'automne, et 
chacun de ses arbres se revêtit de feuil- 
lages roux et jaunes que le soleil semblait 




MEYNDERT HOBBEMA 121 

avoir dévorés. Il avait adoré le calme des 
bois, il fit des forêts immobiles que nulle 
tempête n'agite. Il n'avait perçu que la 
torpeur paisible des horizons, et tous ces 
horizons dormirent sur ses toiles dans des 
brumes d'exquise grâce. 

Quels qu'ils fussent, ses sujets avaient 
une ressemblance intime : ils étaient le 
décor de sa jeunesse, le poème vivant 
ayant servi de cadre à ses ambitions et à 
ses rêves. En travaillant, il en revivait 
l'émoi et les espérances vagues. Œuvres 
de jeune homme et d'amoureux timide I 
œuvres d'intimité que je revois en songe, 
saisi d'un étonnement... 

N'est-ce pas déjà une étrange chose, 
que cette éclosion du paysage naïvement 



122 PETITS MAITRES 

réaliste en plein xvii° siècle, en plein pro- 
testantisme, au moment même où l'idéal est 
officiellement réglementé et où la conven- 
tion devieot la mesnre de l'art? C'est alors 
cependant, une floraison d'âmes neuves, 
tout imprégnées de la nature et de l'émo- 
tion des choses. Ces novateurs sont une 
pléiade, Van Goyen, Franz de Hiilst,Hiigen, 
Cornelis Decker, Abraham Verboom, le 
grand Ruysdaël... mais, entre tous, Hob- 
bema rayonne. C'est lui, le plus simple- 
inent ému, le plus véridique. Juste ou faux, 
heureux ou malheureux en son expression, 
un sentiment particulier se dégage tou- 
jours de son effort. Hobbema sent profon- 
dément, — il est ému, il émeut. 

Ce fut un curieux et pitoyable roman. 




MEYNDERT HOBBEMA 123 

A mesure que les années se succédaient, 
continuant d'aniener la misère, découron- 
nant Fume après Tautre les espérances 
chères, les toiles perdaient leurs lumières 
claires et leurs puretés d'air. Les arbres 
s'y enchevêtraient plus lourdement, les 
forêts voyaient Tombre envahir leurs clai- 
rières. L'âme s'émoussant, l'émotion à son 
tour s'atténua, disparut. 

Aventure navrante qu'il faut suivre, 
nous donnant presque la chronologie des 
compositions du Maître. 

C'est tout d'abord ce moulin de Bridge- 
water-house, peint d'une manière si ferme, 
avec des franchises et des audaces cu- 
rieuses. Toutes les espérances de la jeu- 
nesse, toutes les témérités du débutant 



424 PETITS MAITRES 

sont lii, écrites en traits de feu, aube que 
bientôt, Iiélas! des nuages vont obscurcir. 

Plus tard voici la mare ; tout au fond 
dans un nid de verdure, une chaumière 
semble sourire. Le ciel est limpide et 
lumineux : îl couvre la prairie de lueurs 
jaunes. Les futaies aux silhouettes gra- 
cieuses baignent leurs racines dans l'eau 
qui sommeille. Oh! la radieuse vie cham- 
pêtre qui se devine là! Les gens se pro- 
mènent ou pèchent, et, dans un coin, 
l'horizon se découvre, très clair lui aussi, 
semblant mettre au milieu de la composi- 
tion une perspective d'infini repos. 

Cette foi, sans aucun doute, Hobbema 
ne rêvait plus d'ambassades ni de palais, 
mais avait l'ambition d'une vie cachée dans 




MEYNDERT HOBBEMA 125 

quelque abri de campagne, très monotone, 
très heureuse... 

C'est encore ce « Moulin à eau » que 
nous retrouvons au Louvre. Alors, des 
cieux élevés qu'illuminent des nuées 
blanches, noyées dans un azur pâle, les 
arbres aussi montent, avec leurs branches 
si capricieusement enlacées ! Sur les feuilles 
des rameaux les toitures rouges de la 
maisonnette éclatent comme un chant de 
guerre. Tout est ici traité librement, d'un 
jet : jamais l'ombre d'une hésitation ni 
d'une reprise. C'est hardi, presque grand, 
et par hasard d'une gaîté vraie. 

Ce jour-là, Hobbema avait accompagné 
Ruysdaël et, écoutant le maître, s'était 
enivré d'idéal. 



PETITS MAITRES 



Puis la flamme s'éteint : les jours sur- 
viennent, plus douloureux. Je retrouve 
de nouveau ce joli coin de paysage aux 
eaux murmurantes. Voici bien les trois 
arbres mêlés , le ruisseau qui s'en va 
lentement, ayant quitté les roues du 
moulin... Mais l'élan est perdu; plus de 
gatté, plus de volonté d'être heureux. 
Les ombres s'étalent, épaississent les 
silhouettes; les beaux nuages floconneux 
ont fait place à un ciel couvert, presque 
terne. Et je ne sais quelle tristesse règne 
subitement sur les routes tourmentées, sur 
le moulin dont le chaume menace ruine, 
sur l'eau sombre que les écumes d'argent 
n'illuminent pas. 

D'autres moulins viendront encore, tou- 




MEYNDERT HOBBEMA 127 

, ^ __ ,_ 

jours plus noirs, plus complexes. C'est 
la caractéristique d'Hobbema; il retourne 
sans trêve au même sujet, ou plutôt au 
même paysage. C'est ainsi que certains 
sites deviennent favoris. On éprouve pour 
eux des tendresses instinctives et silen- 
cieuses, comme s'ils comprenaient mieux 
les désespoirs de l'âme. Tel groupement 
d'arbres devient alors un confident, et l'on 
s'oublie, à écouter, pendant des heures, 
le murmure de leurs feuilles qui semble 
consoler. 

A mesure qu'Hobbema nous redonne ces 
endroits préférés, les lueurs disparaissent, 
le trait s'alourdit. Ce sont des ombres plus 
lourdes, des formes trop cherchées, des 
arrangements maladroits peut-être tentés 



sans espoir. Oq croirait que le maître 
cherche à s'échapper de la réalité et à sor- 
tir des misères qui l'étreigneot, misère 
réelle, misère du cœur, misère des ambi- 
tioDs déçues... 

Vains efforts ; il succombe. 

Il y a presque dix ans qu'il travaille. 
Qui le comprend? Qui l'achète? 

Il est vraiment trop tard; le temps des 
grands peintres et des artistes que l'on 
choie est passé depuis longtemps. Les 
bourgeois de Hollande, accoutumés aux 
originalités de Hais ou aux merveilleuses 
portraitures de Rembrandt, trouvant mes- 
quine la peinture de maisonnettes et d'ar- 
bustes, passent devant elle, dédaigneux. 

C'est l'époque de VAUéede Midkelkarms, 



MEYNDERT HOBBEMA 129 

•de la Maison de campagne. Rien que des 
lignes droites, des compositions dépour- 
vues de grâce, où semble se peindre la ran- 
•cune du peintre. 

Enfin des dessous de forêts sans air, des 
confusions de formes, des lourdeurs d'exé- 
<5ution à faire douter qu'on soit en présence 
d'oeuvres originales. Le poète est mort, 
l'inspiration est morte, et d'elle-même, 
l'âme étant partie, la palette s'échappe des 
mains d'Hobbema... 



* 



Je voudrais expliquer la séduction parti- 
culière de cette œuvre si monotone de 
sujet, si inégale d'exécution. Cette séduc- 
tion est intense à tel point que d'aucuns ont 



130 



PETITS MAITRES 



préféré Hobbema à Ruysdaël, et qu'après 
UD siècle d'oubli le maître a pris possession 
d'une gloire irrésistible. 

L'on ne saurait dire qu'Hobbema fut un 
naturaliste ou un novateur, au sens étroit 
et précis que nous donnons aujourd'hui à 
ces termes. 

Ce n'est pas que la question du natura- 
lisme en art se soit posée à notre époque 
seulement. Dès le xvri* siècle, Bossuet en 
formulait et en soutenait les exigences- 
(1 11 faut copier la nature, » écrivait-il. 
Et cent ans plus tôt Montaigne avait écrit: 
« Je voudrais naturaliser l'art comme ils 
artializent la nature. » Curieux ancêtres, 
dont nos révolutionnaires d'aujourd'hui 
seraient bien étonnés. 



d 



MEYNDERT HOBBEMA 131 



Je suis convaincu toutefois qu'Hobbema 
a ignoré TÉvangile nouveau, et qu'il en est 
de son œuvre comme de la plupart de celles 
de ses contemporains. Elle est la résultante 
du moment, sans parti pris d'exécution, 
sans idéal fixé. 

Sans doute, il travaille d'après nature : 
mais combien d'apprêts et d'arrangements 
ne donne-t-il pas à celle-ci. Les branches 
mortes tombent très savamment : de 
même, les ruines s'affublent de pittoresque 
solennel. Il y a là beaucoup de beau recher- 
ché, du beau très proche de l'ennui... 

J'ai toujours été étonné, au surplus, de 
l'évolution du paysage dans l'histoire de 
l'art. Ce genre, qui de tous semblerait 
devoir suggérer le mieux la consultation du 



132 



PETITS MAITRES 



vrai et commander la sincérité, fut aussi, 
parmi tous, la plus constante victime du 
conventionnel. On le trouve à l'origine 
de chaque peinture nationale et, chaque 
fois, il est également méconnaissable à 
force d'être faux. Chez les peuples station- 
naires, tels que les Chinois et les Japonais, 
ce faux se perfectionne, devient même un 
idéal particulier. De là, des décorations 
chimériques et raffinées, des étrangetés 
pour lesquelles notre siècle blasé s'éprend 
de tendresse. 

La grande école Hollandaise, d'instinct si 
réaliste, n'a pas évité l'écueil, témoin 
Poelenburg et son école, et bien qu'à un 
moindre degré, Hobbema a porté le joug 
de ce préjugé. 



I 



MEYNDERT HOBBEMA 133 

Hobbema ne fut pas non plus un pas- 
sionné, comme Ruysdaël. Toutes les vio- 
lences l'effrayent. Volontiers, en dépit de la 
mode, il ne mettrait point de personnages 
sur ses toiles. Le plus souvent, des *amis, 
Nicolas Berghem ou Storck, se chargent 
de l'opération, une fois le travail terminé. 

Cependant la séduction existe. Elle est 
intense, irrésistible. A analyser le détail de 

l'œuvre, mille défauts apparaissent : à la 
goûter en son ensemble, elle devient d'un 
attrait souverain. 

Et je me demande vraiment si tout le 
secret de Meyndert Hobbema n'a point con- 
sisté à laisser transparaître, à travers ses 
tableaux, le roman décoloré de sa vie et 
l'intime mélancolie de ses désillusions* ! 



MEYNbERT HOBBEMA 135 

tesse des beaux soirs qui montent, dévo- 
rant les brumes d'or du soleil couchant. 

Qu'on ne s'y trompe point : ceci est vrai- 
ment l'Art. Il ne suffit pas de faire exacte 
la nature placée sous nos yeux. L'Art vit 
non seulement de l'être extérieur, mais 
encore de l'émotion de l'artiste. Le génie, 
qui est une vision simplifiée, consiste plus 
encore à dégager de la réalité les lois abso- 
lues et ce nécessaire contenus en elle, qu'à 
rendre l'être tel qu'il est et photographi- 
quement, pour ainsi parler. 

L'Art ëmu et personnel d'Hobbema est 
tellement de l'Art, qu'en dépit de ses ten- 
dances au dénigrement, notre siècle a été 
pris par lui. Fatalement ce triste devait êtret 
compris par un temps découragé. Sa mélan- 



} 



136 PETITS MAITRES 

colie sans élan convient à nos volontés sans 
ressort. Ses franchises de procédé, ses per- 
spectives calmes, ses naïvetés d'expression, 
tout en lui nous ravit. Il n'est pas jusqu'à 
la monotonie des sujets qui ne nous soit 
un attrait. Il est le même: tant mieux! nous 
ne Ten connaîtrons que plus aisément ! 

Cela vous est arrivé sans aucun doute : 
ayant parcouru depuis Taube, les sommets 
de montagne, quelqu'un de ces sites ro- 
cheux du Dauphiné où la nature s'est plu à 
accumuler les dévastations, vous êtes des- 
cendu, vers le soir, dans une vallée. 

Subitement, voici des bouleaux, des sau- 
laies, des murmures de cascades rieuses. 
Les pierres sont couvertes de mousse. Tout 
est radieux, sans éclat, vert, d'un vert noir 



MEYNDERT HOBBEMA 137 

qui s'assombrit atout instant, à mesure que 
le soleil s'en va. Et c'est pour vous une joie 
d'entrer dans la fraîcheur des branches^ 
après avoir si longtemps contemplé les 
âpres cimes et les désolations nues. 

L'impression produite par Hobbema est 
semblable. Il est un repos. Ses tons sont 
vigoureux, mais charment sans blesser le 
regard. Toujours il semble murmurer des 
paroles douces, un peu désenchantées, et 
l'ayant compris une fois, on revient sans 
cesse à lui, de même qu'il retournait aux 
grands arbres de Hollande, choisis par lui 
pour confidents... 



* 



Ce fut une fin de vie navrante. 



138 PETITS MAITRES 

A vingt-neuf ans, il épouse une servante 
et cesse de peindre. Une domestique du 
bourgmestre d'Amsterdam lui offre sa pro- 
teclion moyennant une lourde rente, et, 
grâce à, elle, il est nommé jaugeur juré 
pour les liquides de provenance étrangère. 

Ce gagne-pain était h peine suffisant 
pour assurer le nécessaire journalier. 

Comment en vint-il fi pareille mésal- 
liance, à semblable métier, lui, ce délicat, 
ce rêveur? 

Ce ne fut certes ni par dévergondage ni 
par ivrognerie. On n'était plus au temps 
des robustes beuveries si chères aux Hais 
et aux Brauwer, et les amours d'Hobbema 
devaient être sans emportement de même 
que sa peinture. 



2 



MEYNDERT HOBBEMA 139 

Cela arriva simplement, parce qu'il était 
dans la loi des choses qu'il descendrait. 
Mariage de misère honnête et sans honte. 
Les rêves d'antan ont fait au peintre l'effet 
de ces fumées bleues qui se perdent dans 
l'espace, et que si souvent il a rendues dans 
ses toiles. La vi^ a soufflé dessus. C'est tout. 

Plus de songe creux ! les palais en 
Espagne y sont restés, la jeunesse est par- 
tie et, avec elle, tout s'est envolé, amour, 
inspiration, désirs de gloire ou de fortune. 

Ainsi une rose trop hâtive que les der- 
niers givres du printemps arrêtent en 
plein épanouissement. Un à un les pétales 
tombent dans la boue, décolorés, sans 
parfum. 

Ce fut sur le Rozengracht, près du Dool- 



140 PETITS MAITRES 

. hof, qu'Hobbema expira, misérable, le 
.7 décembre 1709. 

A quelques pas de sa demeure, se voyait 
encore la maison de Rembrandt, maisou 
vide désormais, dont le maître avait été 
chassé avant de mourir, lui aussi, indi- 
gent. 

Et j'éprouve un indicible serrement de 
cœur, en songeant aux millions réalisés 
de nos jours par les toiles d'Hobbema, et 
rapprochant leur nombre de ce registre 
mortuaire, sur lequel on l'inscrivit entre 
deux mendiants de profession avec l'admi- 
nistrative et sèche mention : « Classe des 
pauvres. » 

Il semble qu'il y ait eu là une cruauté 
inutile de la Providence, cruauté continuée 



MEYNDERT HOBBEMA 141 

dans la postérité, car il a fallu presque 
deux siècles pour tirer Tœuvre de Toubli. 

Quoi ! tant de misère suivie par tant de 
silence, l'homme et l'artiste s'en allant 
dans la mort, sans ami, sans aide, sans 
même ce vague espoir chimérique de la 
réhabilitation posthume ! 

J'imagine cependant que cela fut néces- 
saire, et que, si la vie d'Hobbema eût été 
différente, nous n'aurions jamais eu l'ad- 
mirable artiste qu'il fut. 

Il ne faut point s'insurger contre les ca- 
prices apparents de la destinée, et plus d'un 
a pu douter que le meilleur de nous-même 
ne fût justement composé des misères qui 
nous semblent les plus odieuses ou les plus 
injustifiées. 



UN 



MOLIÈRE HOLLANDAIS 



Ayant examiné Lucinde et tâté son pouls 
d'un air docte, le médecin prononce ce 
diagnostic : 

a Comme l'esprit a grand empire sur le 
corps et que c'est de lui bien souvent que 
procèdent les maladies, ma coutume est 
. de courir à guérir les esprits avant que 
de venir au corps. J'ai donc observé ses 
regards, les traits de son visage et les lignes 
de ses deux mains ; et par la science que 
le ciel m'a donnée, j'ai reconnu que c'était 



PETITS MAITRES 



de l'esprit qu'elle était malade, et que tout 
son mal ne venait que d'une imagination 
déréglée, d'un désir dépravé de vouloir 
être mariée... » 

Lucinde sourit et murmure, la tête 
appuyée sur roreiller : 

— Ah ! que voilà un habile homme ! 

N'en doutez point ! elle sera guérie par 
Clitandre, peut-être dès ce soir. Elle est si 
jolie que ce serait grand dommage de la 
faire attendre. Quelques baisers, un notaire 
armé de contrat, il n'en faudra pas plus 
pour rendre la cure merveilleuse, et faire la 
nique à tous les Diafoirus du monde. Pour 
une fois, la médecine aura eu raison, et 
prescrit des remèdes avenants... Fasse le 
ciel qu'elle n'en commande jamais d'autres ! 



\ 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 145 

A vrai dire, Steen est tout entier en cette 
scène de moquerie joyeuse et, pour la 
décrire, c'est presque involontairement que 
me sont revenues ces phrases de \ Amour 
Médecin si superbement pédantesques, 
d'ironie si délicieuse... 

L'œuvre de Molière est tellement proche 
de celle du maître hollandais qu'elle se 
mêle avec elle en des souvenirs communs 
•et la rappelle comme par assonnance. Même 
rire éclatant, même inconsciente immora- 
lité, mêmes envolées au nom de cette rai- 
son des petites gens traitée si dédaigneuse- 
ment de bon sens. 

Un seul point, très inattendu, les sépare. 
Par une inconséquence, c'est sous le ciel 
brumeux de Haarlem et de Leyde que se 

10 



14t) 



PETITS MAITRES 



rencontre la galté en son absolu épanouis- 
sement. Molière, lui, a gardé le secret des 
amertumes profondes et des invectives 
cruelles. 

Le misnnthrO|)e fût demeuré lettre close 
pour Jean Steen, — peut-être par défaut 
de celte distinction du sentiment qui en est 
aussi, qui le sait! lapreraière corruption, — 
peut-être tout simplement parce qu'en 
pleine liberté de penser et d'agir, Fidée 
ne vient point des hypocrisies de l'idée ni 
des coquetteries inutiles. 

Je ne m'en plains pas: la vie, telle que la dé- 
peignit Steen, un peu fruste et vulgaire, n'en 
reste pas moins la vie. Democrite aura tou- 
jours raison, et pour être de jubilante allure 
sa piiilosophie n'en reste pus moins belle... 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 147 



* 



Rien de moins mélancolique que l'exis- 
tence de Steen. 

A rencontre de ce qui est pour la plupart 
des peintres contemporains, on en connaît 
presque tout le détail : combien amusant ! 

Steen vient au monde dans une brasserie 
de Leyde (1626). Dès sa prime jeunesse, le 
voici grisé par les fines odeurs de malt et 
de houblon, ayant de perpétuelles visions 
de mousse blonde qui moutonne dans de 
pantagruéliques verres de Bohême. Autour 
de lui, ce ne sont que ribauderies exhila- 
rantes, chansons d'ivrognes, soûleries dis- 
crètes et béates, coutumières aux gens du 
Nord. 



PETITS MAITRES 



Dès lors, quoi qu'il veuille, ce décor d'en- 
fance exercera toujours sur son ime un 
irrésistible attrait. S'il rêve, ce sera d'ex- 
tases après boire, de somnolences encau- 
chemardées succédant aux libations multi- 
ples. S'il aime, ce sera goulilment, avec 
des rires un peu trop bruyants, et des 
libertés de mains, telles qu'en enseignent 
les maritornes au fond des boutiques. La 
lumière, elle-même, cette lumière que plus 
tard il répandra si chaude et tamisée dans 
certaines de ces toiles, la lumière lui 
semble faite des rousses vapeurs de la 
bière et au grand soleil il préférera certes 
la lueur des lampes fumeuses et le décor 
des fonds de cabarets qu'une demi-nuit 
enveloppe. 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 149 

L'heureux homme, en vérité ! Point de 
père grincheux le vouant à l'héritage du 
commerce familial, aucune de ces menues 
péripéties qui font les vocations combattues 
et difficiles. Même on lui donne plus qu'il 
ne réclame, et, pour lui permettre d'ap- 
prendre l'art en conscience, on le voue au 
docte enseignement de Nicolas Kupfer ! 

Vous entendez bien, — on l'envoie 
apprendre l'Art ! cet art réduit en for- 
mules thérapeutiques, en principes irré- 
ductibles et éternels, condamnant à faire 
les joues d'une jeune fille avec tant de rose 
et tant de blanc, le visage d'un homme 
avec tant et tant... C'est l'ART suprême, 
armé de baraliptons comme en France, 
là-bas, philosophie et littérature en sont 



130 PETlTîf MAITRES 

encombrées. C'est celui-là, et celui-là seul 
que le père de Steen comprend, admire en 
ignorant dévot : aussi quel étonnement à 
voir le peu de goût que son fils témoigne 
pour celte forme superlative de la pein- 
ture!... 

Ah ! ce ne fut point long ! En nos temps 
d'instruction obligatoire, Steen n'eût point 
vécu et se fût sauvé quelque part en Océa- 
nie, n'importe en quel lieu : 

Où (Tétre homme de rêve on eût la liberté ! 

Steen dit adieu à Nicolas Kupfer, et, 
armé de sa jeunesse, de son rire, de tout 
cet idéal bagage, gloire de la seizième 
année, il se rend à Haarlem, chez Adrien 
Van Ostade. 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 151 

Qu'y apprit-il au juste ? Le goût des 
-scènes villageoises, des visions de cabarets? 
il l'apportait de naissance. La passion des 
harmonies rousses, de ces tonalités dorées 
«t chaudes dont Rembrandt avait le pre- 
mier découvert la magie ? qui sait s'il ne 
les aurait pas retrouvées lui-même, épris 
comme il l'était des estaminets empuantis, . . 
Peut-être aussi eut-il làl'idée de ses scènes 
religieuses et bibliques. — Steen nageant 
en pleine Bible, quelle surprise ! 

Au surplus, ce dut être un élève de 
pauvre exactitude, mal préparé au bibelo- 
tage un peu artificiel et très luxueux de 
l'atelier d'Ostade. Plus encore que les pin- 
ceaux, la vie le tentait. Peu lui importent les 
tableaux, l'Art suivant Kupfer, la gloire et 




PETITS MAITBES 

riirgent promis im génie Iriomplianl ! Déjà 
il est tout entjer siux flilneries, à l'espion- 
nage inquiet de la comédie humaine, au 
besoin de surprendre chez Diomme le 
secret mobile de ses évolutions. A ses 
yeux, l'idéal serait une perpétuelle prome- 
nade, Tœil au guet, un briu d'amour de- 
ci, delii, et jamais le souci de vivre... si 
bien, qu'un beau jour on retrouve Steen 
installé chez van Goyen, en train de faire 
du paysage I 

Paysage fort inattendu et tant soit peu 
réaliste. Dans l'espèce, la fdie de Goyen * 



1 Mnrgufnte \iii Go\en cpouaa Jean Steen en 16*<l Iil 
cbruniqup légèrpdu temps rnconte a son propos une aéne 
d anecdotes très gaies et assez lestes témoignant de sa, 
bonne humeur 

Fn 1673 Jean hleen devenu Teuf épousa Marie \an 
Egmond \ciive d un librnirr dt Lejdc Ni<.ola9 Uerculens 



1 



J 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 153 

^^^ constituait le plus bel ornement. L'his- 
*^^xre raconte qu'il fut promptement goûté, 
^^olière se fût épanoui au récit de Taven- 
'-^^re. On n'eut que le temps de chercher le 
Notaire pour sauver les apparences, et Van 
oyen se trouva grand'père avant d'avoir 
^lioisi son gendre. 

Le ménage fut joyeux. Pas de fêtes, 
aucune bamboche, auxquelles il n'apportât 
55a part de gaîté. On célébrait saint Nicolas 
çiu cabaret, et aussi beaucoup d'autres 
saints et saintes inconnus au calendrier 
hollandais, mais très respectés par ce bon 
catholique de Steen. 

Toujours rieur et légèrement ivrogne, le 
peintre ne connut jamais la sage résigna- 
tion de Chrysale ni les frayeurs d'Arnolphe. 



154 PETITS MAITRES 

Presque en même temps, et comme s'il 
eût songé à peindre cette vie, Molière écri- 
vait gaiement : 

Mettez-vous dans l'esprit qu'on peut du cocuage 
Se faire^ en galant homme, une plus douce image 
Et, comme je vous dis, toute rhahileté 
Ne va qu'à le savoir tourner du bon côté, 

9 

Philosophie de parade que devaient 
étrangement contredire les éclats d'Al- 
ceste. 

Quel homme, au contraire, mieux que 
Steen, possédait cette science de « tourner 
du bon côté » ? Aussi quel dédain de son 
propre génie ! Suivant l'heure et le temps, il 
peint, brosse une merveille ou une pochade 
inconséquente. A quoi bon travailler quand 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 155 

il est si aisé de regarder tout simplement et 
de rire !... Même sur le tard, las de son mé- 
tier de peintre et repris par les attractions 
anciennes, il redevient aubergiste ^ et, tou- 
jours amuseur, fait de sa boutique le ren- 
dez-vous à la mode. la mousse crémeuse 
et si chaudement colorée de la bière, ô les 
jolis cercles irisés s'échappant des four- 
neaux brûlés des pipes, et les longues soi- 
rées où Ton chante des chansons après 
boire, d'ineptie réconfortante !... C'est le 
décor de sa jeunesse retrouvée , décor 
chéri au point d'en oublier tout le reste. 
Steen mourut là, inconscient de la valeur 
de son œuvre, se moquant de la gloire 

1 Des documents authentiques, récemment découverts, 
ont prouTé que Jean Steen s'établit aubergiste à Leyde, 
en 1672. 



156 PETITS MAITRES 



qui lui allait venir, et volontiers j'imagine 
qu'à cette heure suprême il n'eut qu'un 
regret, celui de ne plus assister désormais 
à cette comédie qu'est la vie... si bien, 
regardée par lui, si bien traduite aussi.. 






Or, sans y songer peut-être, il se trouve 
que ce maraudeur de bonne chère et de 
saine gaieté a laissé derrière lui l'une des 
œuvres comiques les plus prodigieuses 
qu'ait jamais enfantées une école de pein- 
ture ; œuvre touffue, où, comme en un 
kaléidoscope, passe toute la société com- 
temporaine, où, mieux que nulle autre 
part, est découverte la vie privée, de la 
Hollande du xvii^ siècle. 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 157 

On y parle de morale deci, delà, peut- 
être par pure courtoisie à l'égard des 
absents ! On y fête la jeunesse, la femme 
et le vin. On y rit aussi de cette éternelle 
farce qu'est l'existence: quoi qu'on veuille, 
ayant subi le charme, on avoue avec Steen 
la bonté de la vie et que, tout compte fait, 
il s'y trouve plus de place pour le plaisir 
que pour les larmes. 

Et vraiment, voulant classer ce fouillis 
de toiles et démêler l'unité qu'on y sent, 
j'éprouve un certain embarras. Je vois bien 
là Agnès, Isabelle et Lucinde... Combien 
aussi de Sganarelles et d'Arnolphes ! 
Cependant, leurs aventures sont d'ordre si 
simple, chacun trouve des solutions si par- 
faitement naturelles aux situations com- 



158 PETITS MAITRES 



plexes, que nous sommes tentés d'accuser 
Steen de naïveté ou de grossièreté et de ne 
le prendre pas au sérieux. Il y a décidé- 
ment trop de distance entre le génial amu- 
seur et nos psychologies en pointe d'ai- 
guille. Un manque de correspondance 
existe entre cette superbe aisance dans ce 
qu'on convient de nommer l'immoralité et 
nos scrupules a priori. Chaque Français, 
ou peu s'en faut, se regimbe : — ce n'est 
point distingué ! s'écrie-t-il, comme si le 

Clysterium donare 
' Postea seignare 
Ensuita purgare 

du Malade imaginaire était lui-même dis- 
tingué. 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 159 

Oublions donc, pour bien lire Steen, 
cette distinction d'instincts dont nous nous 
targuons, distinction qui, tout compte fait, 
n'est guère que le vernis inutile couvrant 
nos dépravations. Il ne saurait être ici 
question de « schopenhauerdement », pas 
plus que d'élégies sur la tombe d'une poi- 
trinaire. A la bien comprendre, l'existence 
est autrement unie et légèrement plus 
matérielle : c'est elle, ainsi comprise, que 
Steen va nous montrer ; — la démonstra- 
tion est de si franche allure que nous la 
suivrons sans effort. 






Si l'on eût posé à Steen la traditionnelle 
question des catéchismes : « Pourquoi 



160 PETITS MAITRES 

sommes-nous créés et mis au monde ? » il 
eût répondu sans hésiter, en bon Hollan- 
dais qui sait ce que parler veut dire : 

— Pour faire beaucoup d'enfants. 

— Mais encore, à quoi serviront tous ces 
enfants? 

— A être heureux... 

A ses yeux, la raison d'être de l'humanité 
se résume en cette formule. C'est sans 
doute une traduction peu orthodoxe de 
l'évangélique : « Aimez-vous les uns les 
autres » ; mais cette traduction est fort ave- 
nante, sinon trop littérale, et elle possède 
l'avantage de supprimer du premier coup 
les inutiles caquetages de Célimène et d'Al- 
ceste. 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 161 



Quand les vieux chuintent, 
Les jeunes sifflent.., 

avait écrit Jordaëns... Le joli proverbe fla- 
mand se retrouve ici, commenté avec quel 
humour! Cenesont quenoêls ravis, fêtes de 
saintNicolasetdesainte Anne, fêtes des rois, 
fêtes d'enfants et fêtes de vieux. Autour de 
la table, les babies courent, jouent aux 
boules, détraquent les joujoux, dévorent 
les bonbons, ce pendant que goulûment un 
mioche, le dernier venu, tette le sein de sa 
jeune mère. Le père enseigne à son aîné 
comment s'allume une pipe et aussi com- 
ment on la bourre. La table est chargée de 
jambons et de brocs, des verres sont pleins, 
et avant peu l'on chantera. Ce sera sans 

H 



162 PETITS MAITRES 

aucun doute un superbe charivari familial ! 
Quelle joie pourtant et combien saine ! Tant 
de tranquillité est là, on est si bien à Tabri 
des discordes inutiles, des passions déce- 
vantes ! Imaginez cette jeunesse grandie, 
gamins et fillettes devenus à leur tour très 
graves : quel autre rêve les hantera que 
celui de ressusciter à nouveau ce joyeux 
décor? 

Quand les vieuœ chantent. 
Les jeunes sifflent, .. 

J'entends bien: ainsi comprise l'existence 
n'est guère qu'un patriarcat terriblement 
proche du pot au feu. C'est le rêve de 
Chrysale: 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 163 

Je vis de bonne soupe et non de beau langage, 
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage^ 
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots, 
En cuisine peut-être auraient été des sots. 

Tel quel cependant, ce patriarcat n'est 
point pour déplaire : il rappelle l'autre, 
celui de la Bible, qui n'eut jamais la pré- 
tention de passer pour un comble d'aus- 
térité. 

Au surplus du temps de Steen, s'il faut 
l'en croire, cet heureux état fut loin d'être 
la règle, — il fut même l'exception. 

ALeyde comme à Paris, Arnolphe cour- 
tise Agnès et, ce que n'eût point osé dire 
Molière, — il l'épouse. L'un et l'autre du 
reste ont légèrement changé de caractère 



164 PETITS MAITRES 

el sont devGDus plus vrais, sinon d'égal 
amusement. 

Imaginez Arnolphe vieux, légèrement dé- 
braillé, fort riche et... amoureux. Amou- 
reux s'entend en beaucoup de sens. Nous 
le prendrons, si Ton veut bien, — au sens 
hollandais. C'est dire qu'Arnolphe a peu 
souci des accidents dont nous le savons, en 
France, si fort en peine. Le plus souvent, 
c'est en vue d'un mariage momentané qu'il 
fait sa cour. L'au-delà, le vague à l'âme, et 
aussi cet honneur « si tendre qui se blesse 
de peu » lui sont choses indifférentes ou 
inconnues. Je ne crois pas qu'il soit clair- 
voyant ni soupçonneux. Des soupçons chez 
lui seraient peine perdue. 11 admet de prime 
abord qu'il s'agit là de certitudes et se ré- 



J 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 165 

signe, — c'est plus difficile, peut-être, mais 
autrement commode. 

J'ai exposé à quelle formule simple Steen 
avait réduit la philosophie de l'existence. Je 
n'étonnerai donc pas en disant qu'Agnès ne 
demanda jamais 

Avec une innocence à nulle autre pareille 

Si les enfants qu'on fait se faisaient par V oreille. 

Elle possède, à un haut degré, la notion 
du confortable et de la bonne chère. De 
médiocre fortune, elle a rêvé longtemps 
une maison aux domestiques nombreux, des 
tables chargées de lumière, laj oie du home... 
et la romance obligatoire. Jolie d'ailleurs, 
plus encore que les plus jolies décrites par 
Gérard Dow, la figure mutine, les yeux es- 




|)iègles, de»! bniH d'un ai délicieux contour 
iju'on en rêv« ; ell« ni! dédaigne même 
point iingjiiiinl désimbillé, — A inuoMint:t:l 
ce ti'c»t piiH DOUX qui nouK en plnindroniil 
Tartufe lui-inftme onblicrtiit de tirer son 
mouclioir ]»our voiler un si ravis»unl sp«c'- 
Uu-.h. Aniol[)lie, tout posilîT qu'il «mI, <!n 
piirlernit aux éloiiott. 

Il dér.kri! su passion, — Agm'^s répond 
notaire, tW-n migcincnt. Clitandre a bien 
pallié devant sa fenêtre, mai»* la prudence 
ne veutrcllti paît qu'où ua<;lH; j'iun; lU; tf!ni|iH 
b. autre la pari du feu? 

La noce a lieu. 

Si le marié «Ht d'A^e, les gardon» d'hon- 
neur se mont chargé» de rcjiréHentBr lajeu- 
ncHHc. i\an|U()is, il!< poussent Agnès dans 



J 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 167 

les bras d'Arnolphe. Agnès hésite... quand 
il n'en est plus Theure. Hésitation tôt mise 
en déroute. Pour un début, il est de taille. 
Arnolphe dans sa joie avide le cellier*. 
Agnès Ta aidé de son mieux. Ce mieux 
dépasse de beaucoup ce que la pruderie 
des gens les moins dévots pourrait ima- 
giner. Bacchus a pris sottement pour lui 
la fête primitivement destinée à Vénus. 
Les musiciens ne sachant plus qui faire 
danser fuient en déroute, une domestique 
vole le manteau de la mariée : seul con- 
tempteur de ces réjouissances par trop 
humaines, un chat ronronne philosophi- 
quement et quelque part Steen, de sa 



> Voir le célèbre tableau de Steen, VOrgie, du Musée 
Von der Uoop, 



168 PETITS MAITRES 

voix grêle, s'écrie en grand raisonneur 
qu'il est : 

A quoi servent les chandelles et lunettes^ 
Puisque le hibou ne peut pas voir ! 

Salomon n'eût pas mieux dit. 

Je laisse à penser ce que peut être pareil 
ménage. Agnès du reste n'est point fertile 
en ruses. Ce n'est pas elle qui jetant un 
pot à la tête de son amoureux aurait soia 
de glisser dedans, au préalable, un billet 
doux. Il ne s'agit que d'écarter Arnolphe 
aux heures où Clitandre doit venir. Une 
migraine suffit comme prétexte. Arnolphe 
se laisse convaincre. D'autres fois, poussé 
par un sot démon de jalousie, il regimbe. 
Vite on décoche la servante chez le méde- 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 169 

c:in. On est en plein xvii* siècle. Diafoirus 
fait son entrée. Vous jugez si ce sera drôle. 



* 



La famille Diafoirus, telle qu'on la ren- 
contre chez Steen, est cousine éloignée de 
la famille Diafoirus en honneur chez Argan. 

Diafoirus de Haarlem est philosoplie. Il 
sait le latin autant qu'homme du monde, 
est & la fois un érudit et un sage. S'il fut 
libertin durant sa jeunesse, il revint promp- 
tement à la gravité de son état, et depuis 
lors il se prend au sérieux, diagnostique 
avec un verbe lent, porte, au lieu de la 
robe et des macaroniques attributs de ses 
confrères français, une simple toque, des 
vêtements sombres et découpe sobre. 



170 PETITS MAITRES 

Point de perruque. Un manteau, négli- 
gemment jeté sur son épaule, montre seul 
que l'homme fut jadis élégant et qu'au be- 
soin il le pourrait redevenir. 

Sans défiance, le mari l'introduit en son 
logis. Pourquoi non? N'est-il pas le discret 
confident des femmes , la sécurité des 
époux? C'est avec un art merveilleux qu'il 
a su changer son état en celui de confes- 
seur laïque. Depuis la fin du papisme, la 
place était libre. Très habilement, il s'en 
est emparé et l'exploite à beaux deniers 
comptants. 

La médecine?... Certainement il y croit, 
puisqu'il en vit: mais encore n'y croit-il 
que raisonnablement. Volontiers il dirait 
avec Molière : 



UN MOLIÈRE HOLLANDiUS 171 

« C'est aux malades à guérir s'ils peu- 
vent. On n'est obligé qu'à traiter les gens 
dans les formes. » 

Et les formes sont exquises. Ce Diafoi- 
rus est presque un anachronisme tant il 
comprend avec esprit les délicates inconve- 
nances du dévergondage féminin. Il a de- 
viné le xviii' siècle et semble déjà tout im- 
prégné de sa poudre. 

Voyez plutôt comme il entre, salue avec 
grâce. Il s'enquiert de l'état de la malade 
avec des tons inquiets et paternels. Puis il 
hoche la tête, fait claquer sa langue, ânonne 

des « hum ! hum ! » 

— Enfin, murmure-t-il , serait-on si 
charmante si l'on n'avait pas quelquefois la 
migraine? 



lli 



PETITS MAITRES 



Cependant il a déjà tout vu, et lu dans 
les yeux battus d'Agnès et deviné ses cba- 
grins. 

l'iir coquetterie, jVgnès a remis sa lète sur 
roreiller. Elle parait à bout de souftle. 

— Voyons ce pouls, Madame , dit-il 
alors ; et, très digne, il opère... 

Tàter le pouls est la jouissance de 
Diafoirus. Cette volupté savoureuse qui 
consiste à tenir entre ses doigts la main 
d'une femme et à la caresser doucement, 
fait partie des profits journaliers de la pro- 
fession. Fort souvent, même, Diafoirus pro- 
longe outre mesure cette consultation, mais 
comment s'en offusquer tant il le fait avec 
solennité? 

Quel grand dommagel Diafoirus est venu 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 173 



trop tôt: un siècle plus tard, on inventera 
Fauscultation ! 

Je ne veux certes pas médire d'un si docte 
procédé ! S'il ne guérit point, il permet au 
moins de déclarer le cas mortel. Mais que 
Diafoirus l'aurait gaîment pratiqué ! Avec lui , 
toute migraine eût dégénéré en bronchite. 

Vous entendez d'ici le dialogue inverse 
de celui de Tartufe. 

— Montrez ce sein que je brûle de voir ! 
aurait-il dit gravement et. Dieu me par- 
donne pareille pensée, sans se faire prier 
aucunement, la coquette eût consenti, esti- 
mant le docteur assez « tendre à la tenta- 
tion ». 

Ce préambule achevé, Diafoirus médi- 
camente. 



174 PETITS MAITRES 

Les ordonnances de Diafoirus sont de 
trois sortes. Il choisit Tune ou Tautre, sui- 
vant Theure, le temps et la présence d'Ar- 
nolphe. 

Arnolphe, en effet, se permet quelquefois 
d'assister à la consultation. C'est Tessence 
de certains maris d'être gênants. Ils ont 
parfois de ces façons de ne pas croire aux 
migraines tout à fait malséantes. Si fixés 
soient-ils sur leur fortune, encore n« 
peuvent-ils s'abstenir d'interrogations ii^- 
discrètes. 

— Donc, vous pensez, docteur, que ^^ 
grand mal s'évanouira? 

— Certes! 

— Mais encore? 

— Un pâté, entendez-vous? qu'on 3' 




donne un pîlté arrosé d'un léger vin du 
Rhin! 

Aussitôt on s'empresse. Ledit pâté est 
apporté sur un plat d'argent aux bosselle- 
ments superbes. Des bouteilles vénérables 
arrivent de la cave. Un festin réconfortant 
se trouve improvisé. 

Contrairement à l'usage moderne, Dia- 
foinis goûte — autant que possible ! — 
au\ remèdes qu'il ordonne. Le métier est 
doux, comme on voit. Je laisse à juger si 
.\gnès se trouve mal de semblable traite- 
ment. Étant donné qu'Arnolphe est là, 
qu'aurait-elle pu désirer de.mieux? 

D'autres fois, en venant au logis, Diafoi- 
rus a fait la rencontre de ce jeune fat de 
Clilandre. Celui-ci, depuis longtemps sans 



176 PETITS MAITRES 

doute, se promenait sous les fenêtres delà 
belle, sentinelle transie. Dès l'entrée, Dia- 
foirus aborde Arnolphe: 

— Une migraine... hé quoi toujours? 
interroge-t-il. 

— Hélas, encore une ! 

Aussitôt le visage du docteur s'assombrîL: 
ses sourcils se froncent, puis, ayant l&ché 
quelques mots latins, il vaticine: 

— De l'air! la fenêtre ouverte, et l'iso- 
lement absolu pendant trois heures. 

11 est inutile d'ajouter que la chambre 
d'Agnès est au rez-de-chaussée, et queCli- 
tandre serarelevéde garde... pendant trois 
heures au moins. 

En tête-à-tète avec Agnès enfin, Diafoi- 
rus a des plaisanteries féroces : 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 177 

— En vérité, Madame, tout ceci n'est 
que billevesées d'amour! s'écrie-t-il d'un 
ton furieux. 

Aussi quelle sottise ! le billet doux reçu 
tout à l'heure est encore sur la table, déca- 
cheté, lu, relu, froissé... N'importe, Agnès, 
toute rouge, se révolte et nie. Diafoirus à 
son tour fait mine de s'emporter : il appelle 
la servante : 

— C'est bien! donnez un clystère à Ma- 
dame. 

— Hé quoi là, tout de suite ! Ah ! fi, l'hor- 
reur ! 

— Un clystère! dis-je... 

Et déjàvoici l'instrument. Il est de taille 
imposante. Rien de vénérable comme cet 
organe essentiel du ministère médical! A 

12 



478 



PETITS MAITRES 



sa vue, Agnès s'évanouit: on s'explique, les 
confidences surviennent. Tout est bien qui 
iinit amoureusement : Clitandre touchera 
ses bénéfices, et Diafoirus des honoraires... 
en conséquence. 

La bonne chère, l'amour et le elystère. 
telles sont les médications de Diafoirus. 
Steen a simplifié la médecine, comme il 
simplifiait tout à l'heure la philosophie de 
l'existence. Ses tliéories sont au moins d'uo 
énoncé facile etd'uue pratique aisée. 



En vérité, j'ai peur de n'avoir pas rendu 
dans sa complète ironie cette jolie comédîe. 
Tant de bonne humeur est si loin de nous ! 
La nature qui s'y montre est si peu fardée î 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 179 

Quant à la grossièreté de Steen — ce mot 
violent n'est pas de moi, — a-t-elle apparu 
comme il convient, et saisit-on bien qu'elle 
n'existe pas ? 

Il est difficile, je crois, d'imaginer plus par- 
fait rastaquouère que Diafoirus, femme plus 
femme qu'Agnès. Leur immoralité, pour se 
montrer sans détour, n'en est pas moins de 
complexité séduisante. Elle a de plus cet 
attrait : — l'inconscience. 

Steen possède en effet une notion de fata- 
lisme très nettement affirmée. A ses yeux, 
point de vertus, point de crimes. Les faits 
seuls existent, sans valeur propre et n'im- 
portant que parce qu'ils sont des causes. 

Qu'Arnolphe, vieux et impuissant, épouse 
Agnès, ceci n'est point un mal, mais un 




malheur. Agnès ne tromperait pas ensuilfi 
Arnolphe, tout aurait été suivant la meil- 
leure des lois divines. Steen estimant cette 
tromperie nécessaire, il en résulte que l'opé- 
ratiori est immorale, — mauvaise serait un 
terme plus juste. 

Diafoirus peut également se livrer béa- 
tement à son métier d'entremetteur — il 
touche des honoraires ; donc sa conscience 
est sauve et le métier honnête. Steen a pour 
lui, mieux que des indulgences, une sym- 
pathie joyeuse. Ce doit être même un des 
regrets du peintre de n'avoir pas cultivé 
lui-môme, faute de parchemins, la science 
d'Hippocrate. Molière assurait cependant 
la chose facile. Moins audacieux bien 
qu'également sceptique, en se risquant 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 181 

à caresser les jolies femmes, Steen n'eut 
jamais Taplomb d'invoquer la fièvre pour 
excuse ni le clystère pour menace. 






J'ai dit « sceptique ». Le scepticisme de 
Steen est d'un genre bien curieux. C'est un 
scepticisme catholique, dirait-on volontiers 
si le mot était acceptable. 

On connaît cette nuance ; tout est article 
de foi, sauf la science et la' raison qui ne 
comptent point. A l'époque du peintre de 
Leyde, Pascal venait d'écrire la tragédie 
de cet état d'esprit. Steen, au contraire, en 
fit un si mol oreiller de paresse béate et 
rieuse, que j'ai peine à ne pas succombera 
sa suite. 



182 PETITS MAITRES 

Ecoutez-le : découverles, conoaissanees 
abstruses, philosophie, alchimie, théologie 
pointue, médecine pédante, physique or- 
gueilleuse, tout est sornettes ou matière à 
chanson. Ce n'est rien que de connaître h 
vérité : c'est tout de s'imaginer la connaître. 

Contez aux hommes que la lune est un 
pain il cacheter, et que les émeraudes sont 
couleur blanc de céruse, les hommes y croi- 
ront si vous le contez bien, et, pour l'avoir 
cru, se trouveront heureux. 

Alors, h quoi bon le travail, les savants, 
tout l'infernal fatras des académies ? les 
vraies lumières de l'humanité, mais les 
voici plutôt ! Et soudain, sur les toiles du 
peintre, défilent les habitués de la cour des 
Miracles I 



4 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 183 

Ah ! l'inconcevable procession I Tout le 
comique hollandais s'ytrouve résumé. Char- 
latan, vendeur de drogues, marchand d'or- 
viétan, chirurgien de rencontre, baladin et 
dentiste de foire, tous quels qu'ils soient, 
sont là, se moquent du public, lui jettent 
aux yeux les inepties les plus réconfor- 
tantes ! Plus ils sont hâbleurs, plus on les 
aime, etplusle peuple est content. Avecleurs 
fioles et leurs tambours, ils satisfont l'idéal, 
jouent les Aristote et les Paré, à la plus 
grande joie de l'humanité qui leur fait fête. 

Ils annoncent des folies, arrachent les 
mâchoires avec les dents, et font hausser 
les épaules des pédagogues : pourquoi pas ? 
puisque les gens sont fous, puisque des 
pédagogues n'ont jamais pu perfectionner 



PETITS MAITRES 



le piaiïiir d'iiimer, ni rendre le vin meilleur, 
puisque, en dépit de leur mâchoire partie, 
les patients se figurent bien mieux guéris. 

EtSteen ne se borne point à montrer ces 
rois de la foule, il les approuve. Le pis est 
que toujours les rieurs seront avec lui, 
et nous aussi, quoique nous piquant de 
sérieux. 

Un homme est venu se plaindre au chi- 
rurgien d'avoir un caillou dans la tête. 
Persuadera-t-on à ce malade bizarre qu'il 
est fou à lier? L'enfermera-t-on en quelque 
asile? Que vous connaissez peu Steen 1 Hardi 
et sérieux, le chirurgien annonce à son 
patient une opération grave, mais sans 
douleur. 11 ne s'agit de rien moins que de 
l'extraction du caillou ! 



J 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 185 

Non sans hésitation, il manie la tête ma- 
lade, secoue des instruments redoutables. 

Le patient, angoissé par la terreur, 
s'attend au miracle promis. Justement on 
entend un bruit sec ; une pierre tombe 
brusquement dans la bassine. La guérison 
est opérée. 

Pour être de formes moins grossières, 
la médecine actuelle n'est-elle pas du 
même genre et n'estimez-vous pas que 
Tanecdote pourrait bien être une allégorie? 

Le meilleur moyen de n'avoir jamais de 
cailloux dans la tête, c'est de ne rien faire, 
déclare Steen. Aussi, les jolis écoliers que 
voici I Quelles classes joyeuses que celles 
présentées par le maître hollandais, et 
comme on y professe le droit à la paresse* 



PETITS M.\ITRES 



Ici le magister dort : les livres s'en vont 
feuille àfeuille, transformés en escadroiisde 
cocolles par les doigts légers des bambins. 
Dessine-t-on, c'est la caricature du pion 
qui apparaît. Si l'on songe quelquefois au 
martinet, c'est parce qu'il fait partie de la 
mythologie. On le révère, mais on n'y croit 
plus. Enfin, comme il faut du calcul, les 
bases s'en établissent h l'aide du nombre 
des jours d'école buissonnière. 

— Vous n'êtes venus ici ni avant-liier, 
ni bierl... un et un font deux; cela fait 
deux classes manquées ! s'écrie lamentable- 
ment le magister. 

Et tous les écoliers chantent on" chœur : 

— Un et un font deux I 

''^ Qu'on ne s'y trompe point! ceux-là qui 




UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 187 



auront l'heureuse chance de voir l'œuvre 
de Steen en son entier s'éprendront fatale- 
ment de cette multitude moqueuse et 
ribaude qui peuple sa comédie. 

C'est ici l'énorme supériorité du peintre 
sur le poète. Sans effort, le milieu est évo- 
que avec son coloris, sa saveur de terroir 
et jusqu'à l'éclairement qui le rendra sug- 
gestif. Les voix se mêlent, les gestes appa- 
raissentavecleurspontanéitélaplusdiverse; 
la vie est là, prise à un instant précis et 
rendue par le procédé le plus synthétique 
qui soit. 

Par une admirable rencontre, l'observa- 
teur génial qui a nom Steen — fut aussi 
un exécutant d'incomparable adresse. Lors- 
qu'il décrit Agnès, il rivalise avec Terburg, 



Ses écoliers semblent échappés de la palette 
de Brauwer, à tel point qu'on hésita à ne 
pas déclarer Steen élève de ce maître. Ses 
médecins furent comparés aux person- 
nages de Vélasquez. Il y a ici dix peintres 
de natures si opposées que la critique hésite 
et s'étonne. La chose est très simple cepen- 
dant. Un génie était là, se gaspillant au 
hasard des heures, capable de sacrifier la 
plus merveilleuse des inspirations au plai- 
sir d'un bon festin ou d'une soûlerie cons- 
ciencieuse. I 



Je ne m'attarderai pas plus à louer ce 
qu'on pourrait appeler le style de Steen, 
qu'à le justifier des ébauches hfttives et 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 189 

des toiles incomplètes tachant de leur 
ombre son œuvre énorme. 

Ce n'est pas ma faute si Paris ne pos- 
séda jamais les Steen de la bonne manière. 

On a reproché au maître son manque de 
distinction. Ceux-là seuls le feront qui ne 
l'ont pas connu. 

D'autres ont dit qu'il ignorait le grand 
Art, — cet art dont Nicolas Kupfer mourut 
et qui hante la cervelle des aubergistes 
ignorants. Dieu me pardonne, je crois que 
Steen le pratiqua aussi I 

A la vérité, ce fut à sa façon, passable- 
ment satirique et gouailleuse. Pour y perdre 
en dignité, on y gagne en gaîté. En l'hon- 
neur des Romains, Steen fabriqua la Conti- 
nence de Scipion. En l'honneur du pape et 



PKTITS MAITHF-S 



du papisme, il fit la Guérùon de Tobie et 
les Aoces de Cana. 

Faut-il en conclure que ce vilain scep- 
tique estima tous les courages et les gran- 
deurs de Rome enfantins, en regard du 
courage nécessaire... pour imiter Scipion? 

Peut-être aussi sa Guèrison de Tobie 
ne fut-elle qu'un ironique souhait aux 
Arnolphes abusés; — on ne pouvaitdire, en 
effet plus saintement que certains aveugle- 
ments matrimoniaux ne peuvent être gué- 
ris sans le secours du Ciel. En tout cas, je 
n'ai nulle peine à comprendre que le 
miracle de l'eau changée en vin ait produit 
une inoubliable impression sur l'âme de ce 
buveur impénitent. De telles noces valaient 
bien une messe!... 



 



UN MOLIÈRE HOLLANDAIS i9i 

Aux heures où l'impossible tente, j'ai 
souvent rêvé d'un Molière illustré par Steen. 
Par un curieux et triste caprice du sort, 
leurs génies si proches demeurèrent étran- 
gers l'un à l'autre. Ainsi dans une forêt, les 
chênes se dressent de loin en loin, prodi- 
gieux, éloignés, s'ignorant à tout jamais. 



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I 



GÉRARD DOW 



Au moment de parler de Gérard Dow, je 
crois prendre dans mes mains une taba- 
tière en porcelaine, très délicate et char- 
mante, que de pieux soins de collectionneur 
ont protégée contre les poussières. 

— Vraiment, dis-je à celui-ci, la forme 
de cette boîte est des plus exquises, si 
exquise que plus d'un a dû l'imiter de- 
puis... 

— Hélas, Monsieur! 



13 



194 PETITS MAITRES 

— Et la porcelaine, quelle pâte ! est-ce 
assez fragile, et translucide et fin !.. . Quant 
au^ dessins qui ornent cette bonbonnière... 

— Cette tabatière, vous voulez dire... 

— Oui, bonbonnière ou tabatière, peu 
importe : l'essentiel n'est-il pas qu'un si 
joli objet n'ait jamais quitté de jolies mains? 

— N'en doutez pas, cela fut. 

— Donc, les dessins de cette tabatière 
sont peut-être... comment m'exprimer?un 
peu mous, un peu monotones, un peu por- 
celaine... 

Ici le collectionneur irrité m'arrête : 

— On voit, Monsieur, que vous ignorez 
absolument le prix d'un tel objet. 

— Au contraire ! je sais qu'il vaut très 
cher I 



r 



GÉRARD DOW 195 



Et, quittant Texcellent homme, je rêve 
de ma visite : 

— En vérité, la délicieuse chose que cette 
tabatière! comment diable se trouvait-elle 

faite ? 

Je cherche, je ne sais plus; je me sou- 
viens seulement d'avoir manié entre mes 
doigts un bibelot très futile qu'une femme 
eût adoré pour son porte-bijoux... 

Et telle aussi apparaît l'œuvre de Gérard 
Dow. 






C'est le propre des menus talents d'avoir 
l'horreur de la poussière. 

L'écrivain, tout entier aux ciselures de 
ses phrases, nettoie ses mots, époussète 



ses adjectifs, polit ses inversions, et, n'ayant 
aucun souci des idées qu'il n'a point, 
ramène l'art de penser à celui d'écrire sin- 
gulièrement. 

Le sculpteur prise le poli plutôt que le 
modelé, adore les rondeurs, les sourires 
d'extase, les poses discrètes, les petits mo- 
dèles et les petites œuvres. 

Le peintre vernit, nettoie, songe au 
cadre d'or qui fera valoir son tableautin 
comme l'argent ciselé enchâsse et agran- 
dit un diamant. 11 adore les soieries, les 
satins, les visages proprets, les parquets 
luisants, les vasques de cuivre repoussé 
et les tables nettoyées. Volontiers il met 
ses productions sous verre, et, à force de 
vision diminuée, s'enorgueillit de pouvoir 




GÉRARD DOW 497 



subir victorieusement l'épreuve du micros- 
cope. 

Tous trois médiocres, chacun en sa par- 
tie est homme de métier. Il l'incarne et en 
vit. 

A de tels yeux, une trouvaille d'écriture 
vaut deux éclairs de génie. J'en connais qui 
s'estiment grands parce qu'ils ont changé le 
dispositif des alinéas. Récemment une révo- 
lution a eu lieu dans les lettres. Des nova- 
teurs hardis avaient osé mettre des majus- 
cules aux noms communs, et le premier qui 
écrivit « la Térébrante ivresse » se crut dési- 
gné pour la postérité. 

Au surplus, la foule les encourage. Peut- 
être par instinct méthodique, peut-être uni- 
quement parce qu'elle est la foule, et par 



108 PETITS MAITRES 

suite la moyenne, elle s'éprend de ces 
œuvres sans nouveauté, se plaît h découvrir 
de l'ordre et de la majesté où réside seule- 
ment l'iionnêteté de l'effort. Également 
éloignée des complications — cet idéal vers 
lequel lentement tout art s'achemine — et 
des simplicités trop synthétiques, elle se 
laisse irrésistiblement séduire par l'artiste 
moyen, mais correct. 

En peinture surtout la tendance s'exalte, 
grâce à l'inexpérience native. Aux yeux du 
vulgaire, la prestesse de main passe bien 
vite pour la maîtrise suprême, le léché 
devient l'inimitable, la mignardise une 
grâce. 

Cependant, aeclamé, adulé, le peintre se 
multiplie en parfait manauivre qu'il est ; il 




GÉRARD DOW 199 



tableautaille à outrance, et les salons bour- 
geois s'emplissent : croûtes délirantes, pro- 
pretés sans rivales ! Ce « tout le monde » 
qui est le grand acheteur, et qui adore les 
petits formats parce qu'ils sont moins chers, 
ce tout le monde si médiocre, s'assimile à 
miracle le talent de ces médiocres. Entre 
eux, c'est une correspondance intime, une 
union jamais interrompue. On se suit sans 
effort. On se comprend, on se retrouve de 
même famille. 

De rares audacieux essayent-ils de protes- 
ter, chacun se rebiffe : le public argue du 
sens commun et de l'évidence, l'artiste glo- 
rieusement fait sonner le nombre de ses 
commandes. 

Enfin la mode passe. On change de goût 




comme on change de vêtement. Le favori 
mort, un autre succède; avant-hier Boilly, 
puis Meissonnier, puis d'autres trop contem- 
porains pour qu'on les nomme ici. Et c'est 
la loi du menu talent h succès : on l'a payé 
comptant, on se croit quitte. Aux renom- 
mées absorbantes succède l'oubli, parfois le 
dédain. Ainsi une pierre jetée dans un étang; 
au moment de la chute, l'eau bouillonne, 
bataille, écume ; soudain des rides suc- 
cèdent légères, meurent en frissonnant vers 
les bords, et c'est fini, rien ne semble changé. 
L'histoire, cette concierge bavarde, 
raconte que Gérard Dow fut ainsi le maître 
épousseteur de son siècle, maître d'une ado- 
rable insignifiance, d'une stupéfiante pro- 
preté, si joliment médiocre que le suc( 



succè^^ 



GÉRARD DOW 201 



lui était dû et qu'on s'étonne seulement de 
ne l'avoir pas vu plus grand. 






Il fut l'élève de Rembrandt ! 

Ce myope sort de l'école du prodigieux 
visionnaire : durant trois ans on lui apprit 
l'art du clair-obscur, de la mise en relief du 
trait, de l'étude du caractère d'après l'exté- 
rieur de l'être. Puis, ayant vu peindre le 
Syndicat dés Drapiers^ il tartina des maraî- 
chères poupines et monochromes, des épi- 
ceries nettoyées comme des palais, et obs- 
tinément s'épuisa à décrire une jolie fille à 
joues rondes qui, toujours attiffée de la 
même façon, pleure s'a mère expirante ou 
rattache une volaille au garde-manger ! 



102 PETITS MAITRES 

Or l'Vst le curieux de l'aventure; la forte 
éducation a produit fatalement ces mièvre- 
ries. Gérard Dow est lel pour s'être con- 
teoté de rester l'élève du maître, rien que 
l'élève, sans oser plus. 

Élève, il le fut toute sa vie ! élève obstiné 
et piocheur. ayant du fort en thème la 
patience productive et l'imagination neutre. 
Comme les forçats de collège, il fît tenir 
toute l'intelligence dans des madies d'exac- 
titude et mesura la bonté de l'ouvrage au 
temps passé à son exécution. 

J'eus en classe un camarade qui se figu- 
rait devenir très fort en rangeant ses règles 
et couvrant de papier immaculé les clas- 
siques désolants qu'il n'ouvrait point. Ce 
mallieureux fut stupéfait de n'atteindre 



GÉRARD DOW ^03 



pas aux tristes palmes du baccalauréat; 
il avait traduit sa version à l'aide de dic- 
tionnaires neufs ! 

Ainsi Gérard Dow. 

Il se préoccupa moins de composer que 
de classer ses pinceaux; des besoins de 
symétrie banale le hantèrent, et toute sa vie 
il s'ingénia à des propretés méticuleuses. 

Tantôt il broie ses couleurs sur une table 
de cristal, tantôt il transporte son atelier 
derrière un étang, « afin, dit-il, de faire 
arrêter les poussières par le brouillard qui 
s'en élève ». Toujours, sans souci du temps 
ni de l'inspiration, il travaille. 

Il travaille avec acharnement, comme si 
derrière lui se trouvait un pion armé de 
férule. Il devient même gâcheur et gâte- 



PETITS MAITRES 



métier à force de s'être imbu des principes. 
S'il manie le clair-obscur, c'est par raison 
démonstrative, k coup de rideaux ou d'ac- 
cessoires inattendus. En chaque endroit de 
sa toile il s'applique, revient, s'attarde, sur- 
veille son trait comme l'enfant surveille un 
jambage à sa première leçon d'écriture. 

Quand il fit du portrait — il en fit tout 
d'abord de miouscules et d'une préciosité 
rare, — il s'y mettait avec tant d'obstina- 
tion qu'impatienté le modèle l'abandon- 
nail. On assure qu'il mit cinq jours à copier 
une jolie main. Le cinquième jour, il igno- 
rait encore que la main fût jolie et de chair 
rose semée de transparences de veines : il 
l'avait dessinée, il ne l'avait point vue ! 

Même, peu à peu, la conscience se subs- 




GÉRARD DOW 205 



titua en lui à Fidéal : il ne s'agit point de 
faire beau, il faut passer des heures sur la 
toile : 

— Le superbe balai ! s'exclame un visiteur 
en regardant un coin d'un de ses tableaux. 

— Ce n'est rien encore, répond Gérard 
Dow, il y a trois jours à peine que je le tra- 
vaille ! 

Et tout en lui dénote cette caractéristique 
de tranquille piocheur sans idéal : son 
œuvre si gracieusement monotone, sans 
violences, sans essais, sans tentatives de 
passion ; les accessoires de ses toiles, se 
répétant sans vergogne ; sa parfaite indif- 
férence à soigner les objets représentés — 
une tête de femme valant à ses yeux un 
paquet de carottes ou une aiguière d'or, — 



206 PETITS MAITRES 

surtout cette série de portraits de lui 
qu'il eut soiu de laisser et qui sont, en 
somme, le meilleur témoignage de son 
âme. 

Le long de sa vie, ces portraits s'éche- 
lonnent, semblables aux bornes kilomé- 
triques de quelque grand chemin. Eatre 
celui de i645 et celui de 1675, c'est à peine 
si des différences ont surgi, si les lentes 
approches de la vieillesse se devinent. Ni 
l'art du peiatre ni le modèle ne semblent 
avoir changé. 

L'art est toujours d'égale adresse, le ver- 
nis aussi luisant, Farrangement aussi coquet 
et puéril. 

Quant au nnodèle, il est chaque fois un 
homme légèrement corj)ulent, vêtu de soies 




GÉRARD DOW . 207 



discrètes et de gracieux manteaux de 
velours. 

Sans aucun doute, Gérard Dow fut riche 
— comment ne Teût-il pas été, son œuvre 
étant si bien une œuvre de vente? — Cette 
richesse se retrouve dans la grâce des vête- 
ments, dans le luxe des bibelots dont le 
peintre s'entoure, et aussi dans la noncha- 
lance affectée de ses poses. Cependant, le 
visage reste indifférent, plutôt soucieux, la 
face est légèrement empâtée, la bouche 
d'un dessin vulgaire ne sourit point et oublie 
de parler. Les yeux, des yeux clairs, sont 
immobiles et sans lumière. Quoi qu'on 
veuille, l'ensemble de la physionomie est 
lourd et quelque peu vulgaire. Même à regar- 
der mieux, on découvre dans le front des 




rides significatives, rides obstinées et iniû- 
telligentes. Il manque ici de la clarté; 
évidemment Gérard Dow ne fut ni un sen- 
sitif, ni un visionnaire; mais, dépourvu 
d'émotions, il dut vivre sans secousses, 
décomposer son temps en occupations fixes 
et si peu vibrer moralement que les années 
se succédèrent, sans l'atteindre. 

Une seule manie le suit, s'accroît, dégé- 
nère en obsession, manie de bibelot et de 
bric-à-brac, en avance de deux siècles. 
Tout d'abord, il ne tient à la main que sa 
palette; mais peu à peu sur les balustres, 
sur les tables, sur les meubles rares dont il 
s'entoure, voici que se posent des statuettes, 
des manuscrits de prix, des mappemondes, 
des aiguières; puis surviennent des cahiers 




GÉRARD DOW 209 



de musique, la viole... Gérard Dow est 
musicien! N'en doutez point, il croit dessi- 
ner moins bien qu'il n'exécute les airs de 
musique nouvelle dus à LuUi. 

Deux ou trois fois, il se représente ainsi 
jouant de son instrument favori. Alors il 
n'est plus l'élégant triste et ennuyé que nous 
connaissons; mais, heureux, rajeuni, il sou- 
rit, prend des airs inspirés; et subitement 
il me semble que cette viole évoque des 
anecdotes d'hier. Je l'imagine très proche 
du violon de Ingres, de même que les titres 
des tableaux de Gérard Dow : Le Trom- 
pette^ le Marchand d'orviétan^ V Alchimiste, 
le Maître d'école, etc., paraissent extraits 
d'un catalogue de Meissonnier. 

L'art, comme les révolutions, se répète, 

14 



PETITS MAITRES 



et, parlant du peintre de Leyde, je me re- 
trouve en plein xix' siècle. 



Tous trois en effet, Ingres, Meissonnier 
et Gérard Dow, sont bien de même famille: 
tous trois ont oublié d'être peintres pour 
n'être que dessinateurs. 

On peut croire, en vérité, que la peinture 
et le dessin sont deux termes opposés de 
l'expression artistique. En tous cas, ils pro- 
viennent de visions absolument différentes. 

Avant tout, un peintre entrevoit des colo- 
rations et des mouvements, rêve d'en- 
semble, par le fait même un peu confus el 
laissant place au vague. Au contraire, le 
dessinateur ne surprend que des attitudes. 




GÉRARD DOW 2H 



rêve de détail très net et excluant l'incer- 
titude. 

De ce qu'un dessinateur affectionne le 
détail et cherche à le rendre complet, résulte 
nécessairement qu'il répugne aux scènes 
complexes. Uii personnage unique entouré 
d'accessoires immobiles est son idéal. Est-il 
amené à réunir un groupe, il le choisit d'al- 
lure paisible. Ses gestes favoris sont de ces 
gestes courants et très expressifs que l'on 
peut maintenir pendant quelques secondes 
et qui accompagnent une phrase entière ou 
une songerie. 

Au surplus, tout se décrit dans le person- 
nage avec une égale intensité d'attention. 
Pour le dessinateur, un pli de vêtement 
présente autant d'intérêt que le modelé 



212 PETITS MAITRES 

d'une main qui se ferme. A ses yeux, jamais 
de moindres importaQces. Il a la haine du 
flou, de rincerlain, du contour noyé, et par 
suite aussi de ces expressions fugitives qui 
sont sur le visage comme l'essencede l'être. 
Par principe, un corps humain ne lui paraît 
pas plus intéressant à décrire qu'une contre- 
basse, et il éprouve autant de joie à tracer 
un lorgnon que les yeux situés derrière. 

De là ces menues scènes de genre, cette 
recherche du détail. La question d'art s'est 
réduite à une question de draperies. Dans 
le Trompette, de Gérard Dow, nous nous 
extasions sur te rideau : quant au trom- 
pette, en vérité, on l'eût transformé en cym- 
balier ou en soubrette, nous n'en serions 
pas autrement affligés. 



4 



GÉRARD DOW 213 



Je sais bien que le Joueur de flûte de 
Meissonnier bat la mesure avec son pied : 
pourtant, le peintre en eût fait un liseur 
impatienté ou un violoniste à l'étude, que 
le tableau n'en aurait pas été diminué. 
Jolis sujets de chromo-lithographie, œuvres 
publiques tant elles sont à tous et pour 
tous, en dépit des soins d'exécution. On 
appelle cela « scènes de genre », justement 
parce qu'elles ne peuvent se réclamer d'au- 
cun. Les regardant, j'ai conscience d'un 
aimable tour de force, mais je n'éprouve ni 
émotion ni curiosité. 

Ajoutez à ceci qu'un dessinateur est rare- 
ment un peintre. 

C'est l'inconvénient du dessin à outrance. 
Appliqué à la peinture, il laisse froid. Ainsi 



PETITS MAITRES 



des grands tableaux d'Ingres. Encore est-il 
assez rare qu'un dessinateur possède autre 
chose que la théorie de la couleur. ÎV'étant 
point coloriste et procédant par inductions, 
il arrive rapidement à affectionaer des jux- 
tapositions de tons douteuses et recherche 
mal à propos les couleurs uniquement écla- 
tantes. De là, des étalements de pâte désa- 
gréables, des heurts de tonalité médiocres. 
Faisant enfin de l'art pour l'adresse, il croit 
volontiers faire de l'art pour l'art ; dès lors 
une certaine tendance à se prendre au 
sérieux, et ce travail sans huile tant recom- 
mandé par Ingres. 

Je ne sais rien de plus douloureux à re- 
garder que le triomphe d'Homère. Lorsque 
Meissonnîer voulut faire grand — c'est arrivé 



J 



GÉRARD DOW 215 



pour un ou deux portraits, — de lamentables 
fautes de goût apparurent. Quant à Gérard 
Dow, plus habile ou moins osé, comme on 
voudra, il fit toujours petit, diminua si 
bien les dimensions de ses toiles que qua- 
lités et défauts s'y retrouvèrent seulement 
en raccourci et ramenés pour ainsi dire aux 
proportions du cadre. 

Réduisant le personnage, il a réduit le 
dessin. Ce que celui-ci avait d'un peu dur 
-est devenu une précision et une grâce. Les 
tons crus ainsi resserrés semblent pétris 
dans la lumière. L'étalement des pâtes paraît 
intentionnel. On croirait presque à une 
volonté du peintre de brosser largement. 
Outre le charme banal, on a l'attraction du 
tour de force accompli, et d'instinct l'on 




ctierclie une loupe pour mieux apprécier 
ces minuscules reproduc?tions photogra- 
phiques. 

Cependant, àregardermieux, voici qu'ap- 
paraissent des jours bleus, des verdures à 
tons morts ; les lumières, mal réparties, 
produisent, en dépit des éclats d'étoile, je 
ne sais quelle impression de gris inquié- 
tant... Décidément l'élève que fut Gérard 
Dow a bien appris le maniement de la ligne, 
il sait copier le trait, mais il ne voit pas ; 
son œil est fermé aux lumières, comme son 
cœur le fut aux émotions idéales. Il y a trop 
d'habileté dans son œuvre : quoi qu'on 
veuille, le génie ne sera jamais du domaine 
des habiles, — il se réserve pour les sin- 
cères. 



GÉRARD DOW 217 



* 



Trop d'habileté, trop de joliesse... 

Pourtant, à voir ces charmants visages 
de jeunes filles qui apparaissent tout le 
long des toiles de Gérard Dow, à contem- 
pler ces adorables insignifiances, il est 
des heures où le sens critique s'émousse, 
où Ton se sent comme séduit et enve- 
loppé. 

Heures de fatigue où Tesprit rêve de ta- 
bleaux amusants, de contes sans préten- 
tions... 

Et certes, elles conviennent étrangement 
au coup d'œil distrait, ces scènettes pim- 
pantes et convenues, si lointaines de tout 
réel, encore trop soignées pour tomber dans 



218 



PETITS MAITRES 



l'absolu banal, et trop peu hardies pour 
monter jusqu'au rêve. 

ici un charlatan, ayant installé sa bou- 
tique en plein vent, conte i\ quelques villa- 
geois les merveilleuses propriétés d'un 
élixir de son invention. Les villageois sont 
d'opéra comique : un cbasseur, un jardi- 
nier, des fillettes rieuses. Au pied de l'es- 
trade, une femme donae des soins de pro- 
preté à son enfant : c'est la seule note 
réaliste de la toile, l'une des très rares de 
l'œuvre du peintre. Gérard Dow connaît [ 
trop bien le monde pour lui vouloir imposer i 
d'aussi répugnants détails ! I 

Mieux valent les scènes d'intérieur, les i 

petits personnages tranquilles , maîtres | 

J 
<l'école taillant le bec de leur plume, j 



I 




GÉRARD DOW 219 



femmes souriant depuis leur fenêtre au pas- 
sant qui les regarde, fumeur rêvant près 
d'un coin du rideau, trompette s'apprêtant 
à sonner au balcon la fin d'un gai festin. 

Tout un monde charmant et irréel s'agite 
là : monde conventionnel qui ne nous 
apprend rien, presque toujours pareil à 
lui-même, mais en somme amusant d'ar- 
rangement et de mignardise ! 

Tour à tour soubrette, maîtresse de mai- 
son, vendeuse d'épices et maraîchère, le 
plus souvent vêtue de mousseline et la tête 
encadrée par de petits cheveux blonds qui 
s'échappent en boucles folles, la même 
femme passe et repasse dans l'œuvre du 
maître, entourée du même luxe de cages 
d'oiseaux ou de lustres de cuivre à boule 



ronde, uniformément placée sur un même 
fond de rideaux à grands ramages multi- 
colores. 

L'homme aussi est semblable, portant 
de fines moustaches au-dessus des lèvres, 
coiffé d'une toque en velours. Sa veste 
ouverte laisse voir la chemise et le jabot. 11 
fume, il boit, il lit ; quel qu'il soit, je le vois Ij 
un peu indifférent et prétentieux. i 

En revanche, honneur aux mœurs ! Le \ 
i 
public payant est déjà l'asile prud'hom- 

mesque des institutions morales. Jamais 

donc ce héros n'est amoureux. Point de 

flirt, point de baiser pris à la volée sur la 

nuque de trop charmantes soubrettes. Il faut 

rester correct, d'un décorum sans reproche, 

de même que la femme conserve sans cesse 



J 



GÉRARD DOW 221 



une propreté méticuleuse, ayant des mains 
de reine pour décrocher un poulet du garde- 
manger ! 

Evidemment nul de ces personnages n'a 
vécu : pourtant aux heures que j'ai dites, 
ils amusent... 

Voyez plutôt de quel geste pré.cieux et 
délicat cette jeune fille tient ses nattes, tan- 
dis qu'à côté d'elle une servante achève de 
mettre des épingles dans son chignon ! Une 
servante... A vrai dire, en est-ce bien une? 
et ne nous trouvons-nous pas en présence 
de Cendrillon, tant entre les deux visages 
la ressemblance est frappante ? 

Dans la Femme hydropique^ que d'efforts 
de la part de la jeune fille — la même 
encore — pour mal couvrir ses yeux et les 



222 PETITS MAITRES 

laisser pleurer sans que nous perdions rieo 
de leur exquis détail ! 

Quelle que soit la toile, les attitudes sont 
coquettes, d'un apprêt puéril et enchanteur, 
les femmes sourient, les hommes sonl 
noblement rêveurs, le luxe est savant et de 
parfaite compagnie. 

Puis ce sont des jeux d'éclairemenl, de 
larges baies ouvertes dont le jour est coupé 
par quelque glycine invisible, ou encore la 
lumière jouant aux quatre coins dans les 
salles, des partis pris fantasques de flam- 
beaux allumés contrariant leurs ombres. ' 
On est intéressé comme par un rébus ou une . 
gageure extraordinairement osée. ' 

Sais-je au juste si le peintre a réussi dans ■ 
sa tentative, si tant d'efforts calculés ont ) 



GÉRARD DOW 223 



abouti à souhait? comment vérifier ce& 
complications et à quoi bon ? Par moment, 
j'ai l'illusion de meubles translucides ayant 
oublié de faire les ombres nécessaires ; 
d'autres fois, le jour meurt on ne sait pour- 
quoi, arrêté par un invisible Mane-Thecel- 
Pharès. Qu'importent, aprèstout, ces minces 
accidents ? 

Il s'est agi uniquement de tableautins et 
non de graves toiles. S'il nous a distrait 
une seconde, Gérard Dow s'est tenu pour 
satisfait. Ne le chicanons pas, sourions... 
et oublions. 

Ainsi ce bibelot précieux dont je parlais 
en commençant : 

— Ah ! le délicieux travail ! s'est-on écrié 
à première vue. 



224 



PETITS MAITRES 



Puis une minute passée, l'esprit a volé 
ailleurs. 

— Tiens, qu'ai-je donc vu tout àTheiire 
de si charmant?... 



Cent cinquante ans plus tard, la reine 
Marie-Antoinette jouait à la bergère dans 
la laiterie de marbre du petit Trianon. 

Ah ! le joli décor et le joli mensonge ! 

Il vous souvient sans doute de ces arbres 
merveilleux aux végétations curieuses et 
exotiques qui ornent dans un désordre 
apprêté les pelouses onduleuses. Des allées 
de sable fin serpentent, enveloppées parle 
bruit rieur des cascatelles qUi les pour- 
suivent. Il y a des coins remplis de rochers 




GÉRARD DOW 225 



horribles et des grottes dont les voûtes 
égrènent l'eau goutte à goutte avec une 
plainte mélancolique. Puis, très loin, au 
iord de Tétang aux nappes violettes, appa- 
raît le village, chaumes authentiques mas- 
quant les décorations de marbre. Ici le bail- 
liage, et le presbytère, et T hôtellerie, et plus 
loin le moulin ouvrant ses ailes comme un 
grand oiseau proche de s'envoler... 

Là, villageois et bergères ont échangé de 
doux propos — bergères à mains de 
duchesse, — villageois qui étaient ducs et 
princes, ou frères du Roi. M. de Provence 
était bailli, et M"^ deLamballe fermière... 

Par ordre, on devait être tout à fait cam- 
pagne, sans préséances ni étiquette. 

Hélas I nul ne se put tromper au dégui- 

15 



semenl. Le temple de l'ainom' était vrai- 
ment trop proclie des ctiaumes royaux. 
L'histoire à cette tieure écoutait un conte 
et s'amusait de ce lever de rideau précédant 
la tragédie prochaine. 

J'imagine que l'œuvre de Gérard Dow fut 
aussi ce conte, un conte précédant la 
grande décadence des maîtres hollandais. 

On s'en amusa follement : on n'y croit 
plus, hélas ! Seulement, malgré l'invrai- 
semblance, peut-être aussi à cause du loin- 
tain, nous éprouvons un plaisir à demi 
triste à retrouver ces goûts disparus et ces 
fictions d'autrefois. 

De telles mondanités sont la marque d'un 
temps. Le xviii' siècle, amuseur et grisé par 
Jean-.lacques, a ainsi rêvé des bucoliques de 







GÉRARD DOW 227 



Watteau. La Hollande du xvii'' siècle, 
encore sérieuse et abreuvée de puritanisme, 
rêva de ménagères idéales et de cuisinières 
jolies comme des maîtresses. 

Gérard Dow personnifia ce rêve, comme 
Trianon avait personnifié l'autre. 

Ces deux rêves nous semblent un peu 
fous — sans cela seraient-ce bien des rêves ? 
— un peu puérils — tout rêve traduit par 
la réalité ne devient-il pas ainsi ? 



A PROPOS 

DE 

PIETER DE HOOCH 



Les peuples heureux n'ont pas d'histoire, 
assure le proverbe. Est-il, d'ailleurs, néces- 
saire qu'ils en aient une ? — Tant de silence 
enveloppe Pieter de Hooch qu'à coup sûr 
il fut un homme heureux, 

A-t-il été amoureux et charmant, ou bien 
grave en quelque recoin familial que ber- 
çaient les lointaines agitations du dehors? 
Faut-il voir en lui l'artiste hanté par un 
idéal, toujours recherché et jamais atteint 
en sa plénitude, ou bien, plus simplement. 



230 PETITS MAITRES 

un artisan génial, inconscient de sa supé- 
riorité ? On ne sait. 

Chose curieuse, le gris, inquiétant pour 
tout autre, charme dans celui-ci. Ainsi in- 
connu, Pieter deHooch plaît mieux. On tient 
à le faire à sa fantaisie; une notice entra- 
verait la joie de Timaginer. Enfin des dates 
et de l'histoire mettraient du bruit autour 
de son être tout de silence et de rêverie. 

Fermons plutôt les yeux, et d'une âme 
aérienne songeons à ce qu'il put être, — à 
ce qu'il fut, n'en doutez pas. 






Donc, en rêve, je le vois timide, d'allure 
svelte, d'urbanité peut-être un peu froide, 
l'esprit jeune et cependant sans dehors ni 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 231 

éclats trop bruyants. Protestant, certaine- 
ment, mais avec des attendrissements pa- 
pistes et des naïvetés de cœur frisant l'hé- 
résie. 

Nul rigorisme chez lui : point de grave- 
lure non plus, et même peut-être la haine 
du demi-monde ou de la passion. Si jamais 
il éprouva Tamour, il dut s'en effrayer : 
ainsi l'enfant qui sans le savoir allume un 
feu de bengale et, épouvanté par tant de 
lumière, croit à un incendie. 

Je ne crois pas qu'il ait connu la grande 
richesse ni la pauvreté : de naissance et de 
fortune moyennes, il dut vivre honnêtement, 
parce que sa nature était telle, et laisser 
passer les jours au fil du temps, sans désirs, 
sans haine, très heureux. 




On ;i de lui deux porti'iiils, — luii à ki 
Haye, l'autre à Vienne. Est-ce bien « por- 
trait » qu'il faut dire ? D'aucuns ont douté 
que ce fût lui. Aucune preuve certaine, en 
tous cas; et cependant, à les bien regarder, 
on a l'instinct de n'être pas trompé. Cet 
adolescent au visage sérieux, calme sans 
raideur, au sourire attristé légèrement — la 
tristesse est l'ombre du sourire, le rendant 
plus séduisant, — cet adolescent modeste 
et de maintien discret doit être Pieter de 
Hooch, et pas un autre. 

Tel il dut être quand, petit bourgeois de 
La Haye, il s'amusait à son œuvre quiète 
et peignait en dilettante les choses qui l'en- 
touraient. Tel aussi quand, plus jeune, il 
-se rendait à l'atelier de Rembrandt. 



mi. ^ 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 233 

En ce temps-là *, le maître éblouissait. 
L'or de sa palette ruisselait sur les toiles 
de ses élèves. Ils étaient là une dizaine, 
dont Maës et Fabritius — cette énigme ! — 
et Metsu déjà charmant, et Dow trop appli- 
qué... Tous devaient plus tard conquérir la 
renommée et ne paraître jamais, cepen- 
dant, que les ducats perdus de ce grand 
trésor de lumière qui était Rembrandt ! 

Seul parmi eux, Pieter de Hooch n'a point 
la hantise des ambitions démesurées ; cepen- 
dant, comme par ironie, à lui seul aussi 
était réservée cette gloire de continuer plei- 
nement, sans défaillance, la tradition reçue» 

Le voici élève studieux, venu là par plai- 

* Pendant longtemps, on a cru que Pieter de Hooch naquit 
en 1643. Il paraît actuellement certain que l'année véri- 
table est 1628. 



234 



PETITS MAITRES 



sirde (lileltanle, el sims besoin d'en vivre. 
Son métier appris, il repart, n'ayant point 
liéd'amitiésavec ses camarades: il retourne 
à l'existence ordinaire, et, si de temps a 
autre il peint, ce ne sera plus que par plai- 
sir personnel, comme le soir on s'amuse 
à retrouver sur un piano des mélodies 
chères. 

Ce fut ensuite autour de lui un silence 
protecteur de catastrophes et de joies trop 
sonnantes. L'adolescent s'est marié !... 
Je retrouve sa demeure aux carrelages 
lustrés, aux meubles droits et de forme 
ancienne. Sous les plafonds pendent gii 
et là des lustres à boule de cuivre rouge 
ou des cages dorées, 11 y a sur les tables 
des tapis multicolores, ramenés des Indes. 




A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 235 

Aux murs pendent des cartes et quelque 
part le portrait du maître. 

Puis, dans la cour souvent ensoleillée, les 
seuls bruits sont des bruits de lessive : le 
linge y flotte, fleurant les aromates, et des 
rires d'enfants résonnent, amusés par les 
mousses irisées du savon. 

Songez la vie hollandaise intime et re- 
cueillie, les joies d'un home régulier et 
presque monastique. Pieter de Hooch les 
résume. C'est tout. 

Parfois, des réunions élégantes mettent 
leur sage distraction sur le fond gris des 
actes. Ces jours-là, les hommes en habit 
de velours et guimpes de malines, les 
femmes vêtues de lourds satins à plis 
chantants, se réunissent. On joue aux 



236 PETITS MAITRES 

cartes, tandis que des valets à resjin- 
gnole passent des rafraîchissements. Le 
llirt s'y chuchote. Des mariages longue- 
ment préparés et rêvés se décident entre 
deux romances. Ensuite, les goûters pas- 
sés,_les robes sont remises dans les armoires 
profondes, ce peu de bruit s'évanouit, et la 
paix demeure, indicible. 

Quand mourut Fieter de Hooch? Encore 
même réponse : od ne sait I J'ai sous les 
yeux une façon de dictionnaire Larousse du 
xvii" siècle, où sont nommés les peintre:* 
célèbres contemporains. On y voit figurer 
Gérard Dow, a peintre de mignardises, » et 
Terburg, u peintre de bambochades » ; Pieler 
de Hoocb n'y est pas. 

En Holhmde, pareil oubli. Oubli est un 




A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 237 

terme faux. La Hollande n'eut pas à l'ou- 
blier. Elle, si maternellement jalouse de 
ses gloires, ne le connut point. Ce fut un 
étonnement quand on le découvrit. Il était 
trop tard ; ni La Haye ni Rotterdam n'avaient 
gardé ses toiles. 



* 



Or ce délicat devait exprimer en pein- 
ture la plus délicate des nuances, la plus 
fugitive, la plus rare... A un degré exquis, 
il eut l'intuition de ce parfum de vie sub- 
til, de cette essence légère que dégagent 
les alentours et qui se nomme l'a ambiance » 

L'ambiance est autre chose que le milieu. 
Il s'y trouve comme un degré d'analyse en 
plus. 



La notion du milieu donne la clef d'évé- 
nements violents, d'actes précis et d'effets 
considérables. L'ambiance révèle plutôt 
l'àme, si reposée soit-elle. C'est la lecture 
du cœur au repos. 

En fait, il semble que nous laissions ainsi 
flotter autour de nous je ne sais quoi de 
nous-mêmes, qui le trahit irrésistiblement. 
Balzac, un jour, se vanta de pouvoir ana- 
lyser le caractère d'une femme, rien qu'^ 
regarder les touches de son piano, et il y 
réussit. On dirait que les objets formant la 
trame de la vie, l'àme se soit réservée de 
mettre sur eux le dessin et les chatoiements. 

Que cela consiste en ceci plutôt qu'en 
cela, non. Tout importe à l'ambiance, et 
rien n'y est nécessaire. Regardez; les ten- 




A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 239 

tures, la couleur des murailles sont quel- 
conques ; cependant l'air est différent d'à 
côté : quelqu'un a vécu là, et on le connaît. 

Pour avoir le sens de l'ambiance, une 
nature spéciale est nécessaire, une sorte de 
flair moral démêlant une physionomie dans 
les contours neutres. Les agités, les violents 
n'ont point ce flair; les minutieux, non plus. 
Il faut à la fois être très calme, très indépen- 
dant de sa propre émotion, et avoir aussi 
des retours, une certaine subtilité un peu 
alambiquée dans la sensation. 

Pieter de Hooch fut et posséda tout cela. 
Il est le cristal pur à travers lequel s'aper- 
çoit un paysage, mais qui ne mêle à cette 
vision aucune irisation troublante ni rien 
de lui-même. 



PETITS MAITHES 



D'autres, ses contemporains, travaillèrent, 
certes, h rendre le détail de ce qui les entou- 
rait. C'était Terburg décrivant en diplomate 
la hante existence galante et les amourettes 
mondaines ; c'était Nelsclier et Metsu ra- 
contant l'amonr qui se cote, le derai-monile 
et ses manèges [layés. C'était même Dow 
essayant de dire quel chimérique pot au 
feu hantait les cervelles d'alors. Entre 
eux et Pieter de Hooch, il y a cependant 
toute la difTérence qui existe entre des fai- 
seurs de mémoires et des historiens. Les 
uns montrent des coins de vies acciden- 
tels, l'autre dit tout simplement la vie. 

Cette vie si bien humée par Pieter de 
Honch est l'analogue des grandes avenues 
<lroites dont Hobbema éprouva laséducLion. 




Rien de plus uni, de plus lumineux; c'est 
celle de chacun, celle que les heures déta- 
chent pièce à pièce, avec la môme quiétude, 
et qui s'en va non regrettée, justement 
iparce qu'elle s'est fait oublier ! 

A quoi bon la décrire ! tout s'y ressemble. 
Pourdécor, des pièces luisantes, à murailles 
nues, meublées sans richesse; puis tou- 
jours une porte ouverte, avec des jours qui 
viennent, et la perspective de quelque cour 
paisible dans laquelle s'agite une ménagère; 
ou bien encore, aux fenêtres, la ville mon- 
trant ses canaux silencieux le long desquels 
de petits bonsliommes en manteau sombre 
se promènent... 

Pour personnages, des gens de menue 
bourgeoisie : femmes assises qui rêvent, 



242 PETITS MAITRES 

travaillent au nettoyage, ou soignent de& 
marmots; fillettes au joli minois étooné: 
servantes qui furtivement se laissent fair& 
la cour, tandis que la maîtresse du logis csL 
en course... 

Enfin, quelquefois, voici les galas dont 
j'ai parlé: on joue aux cartes avec la fleg- 
matique patience que commandent les amu- 
sements de famille, et mystérieux les jeunes 
gens échangenl dans les coins des propos 
honnêtes. 

Tout cela est presque trop simple; mais, 
en vérité, le personnage est devenu si secon- 
daire! 

Une seule chose surprend dès l'abord: 
ce sont des lumières, ces belles lumières, 
rembranesques et moelleuses qui se répar- 




A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 243 

tissent à des plans divers et font fête à 
Tœil.Puis l'impression intime survient.Nous 
savons en quelle demeure nous sommes, 
chez quels gens, ce qu'ils aiment ; un peu 
plus, on dirait leur nom, et celui de la ville. 
Enfin on s'aperçoit qu'ils sont là... Qu'y 
font-ils? Peu de chose, souvent rien. N'im- 
porte! ce sont déjà de vieilles connaissances. 

— Quoi, vous voici.... nous vous atten- 
dions ! . . . 

Et tout les attendait en effet : c'était écrit 
dans les choses, dans la tonalité qui enve- 
loppe la demeure, dans l'arrangement des 
meubles ; c'est le secret de l'ambiance de 
démêler, ici et là, l'ombre laissée par le pas- 
sage de l'être, et de mettre dans l'inerte 
une flamme de vie... 



PETITS MAITRES 



Faut-il croire que le monde n'avance 
point? Un soir, me promenant aux environs 
de La Haye, je vis assis devant une maison 
unhomme et une femme. Tous deux étaient 
à cet âge charmant où les propos, quels qu'ils 
soient, demeurent semblables et fleurent la 
tendresse. 

L'homme était tête nue, un peu rieur, 
et fumait une pipe. 

Sa compagne, le visage de profil, les yeux 
demi-baisses, semblait hésiter à répondre 
oui en disant non. 

Derrière eux, le cottage s'élevait, encore 
trop neuf, avec des murailles en briques 
rouges qui rutilaient. Des volets verts 
mettaient sur lui de grosses taches désa- 
gréables. 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 245 



Plus au loin, couronnant le faîte, des 
panaches d'arbres se balançaient et, autour 
des causeurs, c'était un parterre de dahlias 
symétriques dont les têtes frisées regar- 
daient curieusement. 

Ce fut sans doute le silence de velours 
qui partout s'étendait, ou encore la lumière 
filtrée enveloppant le décor. Ces choses, qui 
autre part m'auraient blessé, m'enchantè- 
rent ; soudain je revis la toile de Hooch 
où deux amoureux sont assis également 
devant une maison à volets rouges. 

Mêmes tonalités, mêmes alentours. A 
deux siècles d'intervalle, rien n'était changé : 
ni le rire du jeune amoureux, ni le détour 
de tête de la femme hésitante; seuls, les 
costumes avaient disparu faisant place aux 



246 



PETITS MAITRES 



ennuyeux atours de ce temps. Encore, lé- 
moinii'aHtrefois,la pipe était-elle demeuréel 

J'eus alors rimpression nette que Hooch, 
avec sa perception exquise de l'ambiance, 
avait su dégager des choses, telle une 
vapeur légère, l'âme hollandaise, et qu'au- 
cun autre n'en fut jamais traducteur plus 
Ûdèlej 

Lui seul eut des accents répondant d'une 
façon adéquate à la vie intime de son pays, 
et ce n'est pas une des moindres anomalies 
de l'histoire que le silence absolu laissé 
jadis sur une œuvre, la plus nationale peut- 
être, qui ait paru en cette époque glorieuse. 



i 



L'âme hollandaise 1 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 247 

Il semble vraiment qu'elle se lise dans 
Pieter de Hooch comme en un livre mer- 
veilleusement clair avec ses retours curieux, 
ses antinomies un peu déconcertantes et, 
malgré tout, son particulier attrait. 

On y découvre d'abord une sorte de posi- 
tivisme industriel s'étendant aussi bien aux 
affaires qu'à la vie du cœur. 

Le Hollandais d'alors veut une maison 
prospère. Il adore la dépense ordonnée, les 
comptes qui s'établissent par doit et avoir, 
qu'il s'agisse de son ménage ou de son com- 
merce. 

Mettre des joies d'amant dans le mariage 
n'est jamais venu à sa pensée. Il est trop 
méthodiste, trop droit, peut-être aussi trop 
respectueux. Il possède, en outre, la haine 



du travail pour rien et du produit mal fait; 
ramolli- qu'il reclierche se cliiffre à l'aide 
des beaux enfants mis au monde. Le nombre 
et la santé des héritiers sont un capital; il 
aura donc une famille nombreuse, élevée 
très strictement et plantée de façon robuste. 
De même qu'il s'occupe audeliors du soin 
de la fortune, sa femme est le moteur vigi- 
lant du gouvernement de la maison. II la 
veut recluse, ne l'aime ni élégante ni trop 
rieuse. Ses robes sont de préférence noires. 
Ses cheveux sont voilés sans griice par des 
mousselines. Ses guimpes sont_ grises 
comme sa vie. A elle, enfin, la surveillance 
des mioches, de la servante qui volontiers 
s'ém;inci])erail, de la ciiislue et des les- 



J 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 249 

Les lessives ! une * partie de Tannée s'y 
consume. Le linge est,* en effet, à profusion 
et cossu. Il donne le taux de l'aisance 
comme ailleurs feraient les bijoux ou la 
splendeur de la table.; les festins, au con- 
traire, sont rares, bons pour les Flamands. 
On est mal outillé pour cela. Enfin ils 
seraient une dépense sans profit durable : 
donc à supprimer. 

Et l'on dirait ainsi, à première vue, qu'il 
s'agit du peuple le plus évangéliquement 
égoïste et avare, d'êtres sans nulle envolée, 
sans gaîté, durs aux misères et uniquement 
orgueilleux de leur richesse... 

Tournons la médaille : voici le revers. 

Ce commerçant est un poète. Plus sa 
conception de la vie a été étriquée et pour 



230 PETITS MAITRES 

ainsi dire étouffée, plus il se plaît h la colo- 
rer de délicatesses menues, presque frustes, 
qui lui communiquent un charme inexpri- 
mable, 

La tradition plutôt que son goût person- 
nel l'ont enfermé dans le puritanisme : il se 
rattrappe grâce à une perpétuelle intrusion 
dans ses actes de l'à-côté du péché. 

Fiancé, il adore les longues fiançailles, 
les correspondances amoureuses et fur- 
tives, les causeries h l'ombre d'un rideau, 
les serrements de mains. Il est passionné 
de musique, celle-là seulement qui se fait 
dans un salon intime et qui est prétexte 
aux digressions sentimentales. La romance 
bête l'enchante. Elle lui raconte le psiradis 
défendu. 



J 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 251 

Marié, à côté du bonheur positif et chro- 
nométrique auquel îl tient comme on tient 
aux repas à heure fixe, il s'en fait un autre 
de rêve, [ embaumé, irréel et charmant 
autant que le ciel sous lequel il vit. 

C'est le calme enveloppant son existence 
qui a des voix berceuses le ravissant. Ce 
sont les vieux meubles paternels qui ont 
pour lui des attitudes attendries de servi- 
teurs anciens. Et jusque dans la propreté 
méticuleuse à laquelle est soumisle logis, se 
découvre une affirmation de félicité. C'est 
encore une façon de lutterpour le bonheur 
que d'empêcher le temps d'attaquer la 
moindre parcelle de son décor. 

Aussi, chose curieuse, la maison un peu 
nue et solennelle est cependant peuplée. On 



252 



PETITS MAITRES 



y respire uoe intimité tendre. 11 y règoe 
une chaleur d'àme, un air d'accueil. Touty 
paraît sans morgue. Une fois admis, on est 
choyé. C'est mieux qu'une famille : l'amitié 
vous ouvre les bras, vibrante et se donnant 
d'un seul jet. 

Même, la part du rêve se fait prépondé- 
rante : il y a de l'orientalisme dans l'àrae 
hollandaise, un orientalisme inavoué et 
qui, pareil !\ tous les instincts hors de route, 
est le germe de ses grandeurs. 

Elle possède, cette iVme si bourgeoise 
au premier examen, la hantitie des cîeux 
éblouissants, des mers au-dessus desquelles 
flotte un ciel immuablement d'azur. Elle 
garde une prédilection pour les parterres i^ 
couleurs éclatanlcs. Elle raffole des tulipes, 




A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 253 



la fleur japon^aise par excellence. Les 
formes rares de leurs pétales ramusent 
comme ferait un bibelot d'origine loin- 
taine. Les dahlias trop correctement plis- 
sés, avec leurs airs de mandarins en zinc, 
flattent son goût désordonné pour Texo- 
tisme. 

Et, dans les demeures, ne voyez-vous pas, 
à la place préférée, la double sphère géo- 
graphique étalant aux regards curieux ses 
mondes inconnus, tel un livre incomplète- 
ment feuilleté qui, sans trêve, sollicite les 
curiosités ? 

A cause de cet orientalisme, peut-être, le 
prodigieux exode de ce peuple si amoureux 
du home vers les Indes lointaines ; à cause 
de lui aussi, le goût des aventures, et cette 



254 PETITS MAITRES 



peinture prodigieuse où la lumière enfin 
régna maîtresse. 

Simple, Tâme hollandaise devait créer 
Tart simple ; amoureuse des joies intimes 
et de la réalité, elle devait la première oser 
prendre l'homme et ses entours pour 
modèle, sans souci d'esthétiques conve- 
nues ni de traditions honorées. Rêveuse 
et amoureuse de clarté, elle seule pou- 
vait enfin exprimer avec des sûretés d'ac- 
cent incomparable les joies de la lumière 
désirée. 

N'est-ce pas l'art, tout l'art hollandais, 
expliqué? Est-il besoin d'ajouter mainte- 
nant combien la part était belle, et coinme 
nous voici loin de ce xvii* siècle pompeux^ 
où la grandeur n'était plus qu'un artifice, et 



A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 255 

la nature un triste modèle à refaire de main 
d'homme ? 






Tout à l'heure, Pieler deHooch me rap- 
pelait les routes unies, si chèrement aimées 
par Hobbema. 

Hobbema et Pieter de Hooch ! Par un 
caprice de la destinée, ces deux chantres de 
la Hollande furent indéfiniment unis, dans 
l'oubli comme dans le triomphe. Et vrai- 
ment n'ont-ils pas rendu l'un et l'autre la 
même douceur des êtres ou des choses ? 
N'ont-ils pas mis dans leur œuvre délicate 
un identique parfum d'âme sentimentale 
et quiète? 

Ne nous étonnons point de l'injustice qui 



256 • PETITS MAITRES 



les accueillit : l'heure de leur triomphe ne 
pouvait sonner qu'en notre temps, — si 
avide de vérité, ne l'ayant jamais connue, 
— si passionné pour la paix, ne l'ayant 
jamais possédée... 



LA DENTELLIÈRE 



Je l'ai aperçue hier. 

Elle avait la tête penchée attentivement 
sur l'ouvrage. On voyait ainsi toute sa 
chevelure, d'un brun délicieux et fondu 
dans l'or. Au-dessus du front, les nattes se 
séparaient, formant deux larges bandeaux 
à la vierge, puis retombaient en boucles 
anglaises pareilles à celles de nos grand'- 
mères. 

Après la chevelure, ce qui frappait d'éton- 

nement, c'étaient deux mains agiles, deux 

n 



258 PETITS MAITRES 

petites mains d'un rose apâli, effleuré par 
la lumière. 

Elles étaient an Tair, soutenues par rien, 
presque transparentes. Follement prestes, 
féeriques à force d'adresse, elles dansaient 
comme un carillon de fête, tout en jouant 
gaiement avec les navettes. J'entendis le 
cliquetis des bobines qui retombaient pâ- 
mées sur le coussin. Chacune, lancée en l'air, 
prenait son vol, puis subitement s'écroulait 
retenue parle fil imperceptible : et toujours, 
toujours ce délicieux remue-ménage des 
soies, ce va-et-vient des doigts légers lés 
secouant au hasard, tandis que lentement, 
sur un fond bleu de roi, la dentelle rose se 
formait. 

Je fus ensuite tenté de l'interroger. 



LA DENTELLIÈRE 259 

— Où avez-vous découvert ce délicieux 
corsage? 

Il était couleur citron passé, d'un jaune 

soyeux indéfinissable qui éblouissait , et 
cependant gardait une douceur charmante. 
Tel un peintre fantaisiste, il pointait de re- 
flets d'or et de touches claires la dentelle et 
la dentellière. 

Cela se passait dans une chambre sans 
décor. Nulle gravure, point d'ornements; 
seule la muraille gris perle, qui, toute nue, 
souriait quand même aux soies bigarrées. 

La dentellière est pauvre : allons, vite, 
sautez, navettes ; courez, bobines ; fleurissez, 
dentelles ! . . . 






260 PETITS MAITRES 

Devant la dentellière, un groupe s'était 
formé. Il y avait là une vieille femme por- 
tant au bras un ridicule, et deux hommes, 
l'un déjà gris, l'autre très jeune. 

Tous les trois causaient ; j'imagine qu'ils 
se parlèrent ainsi : 

— Ne trouvez-vous pas, dit le plus 
jeune, que voici bien le plus féminin de 
tous les arts ? Où rencontrer plus de fantai- 
sie? Les bras, d'eux-mêmes, s'agitent joli- 
ment en dessinant les fleurs; on les jure- 
rait menés par une fée malicieuse : à chaque 
tour de navette ils semblent vous appeler. 
J'eus ainsi l'illusion en passant que cette 
ravissante travailleuse m'avait fait signe : 
je me suis approché. Hélas ! elle ne lève 
même pas les yeux!... 




La vieille dame répomliL : 

— Figurez-vous qu'en l'apercevant, j'ai 
cru reconnaître une sœur. Nous portions 
autrefois des boucles pareilles à celles-ci et 
des corsages de celte teinte qu'on ne voit 
plus. Avouez qu'ils sont charmants! C'était 
le temps où, chaque soir, en de grandes 
pièces presque vides, les pieds sur un car- 
reau, nous brodions aussi des mouchoirs 
pour les bals avenir... 

Le jeune homme sourit avec imperti- 
nence : 

— Autrefois, murmura-t-il ; 1830, 

^ peut-être? 

r Mais son compagnon, attristé sans doute 
de sa malhonnêteté, l'interrompit ; 

— Convenons, dit-il, qu'il est des atti- 



262 PETITS MAITRES 



tudes et des façons d'être caractéristiques. 
Celles-ci sont indépendantes du temps, de 
la mode, de ces mille riens qui constituent 
çn quelque sorte le duvet d'une époque. 
Les boucles anglaises sont, certes, de 1830. 
Mais, que nous importe, puisque celles-ci " 
ajoutent encore de la jeunesse à ce jeune 

visage ! Pourrait-on désirer cette [petite fée 

. » 

autrement vêtue que d'un caraco couleur 
citron et d'une robe bleu passé? Il y a 
deux cents ans comme aujourd'hui, un 
poète rêvant d'une dentellière lui eût 
donné cette coiffure et ce geste charmant 
des mains soulevées. 

La mode ne tient pas à un temps, elle ne 
tient qu'aux personnes; c'est la femme qui 
fait la robe, et non la robe qui fait la femme. 



LA DENTELLIÈRE 263 

Et, comme la vieille dame l'approuvait, 
il ajouta en souriant : 

— J'ai vu à Rome un Esculape drapé 
dans la toge, qui rappelle, à s'y méprendre, 
M. Guizot. Cela prouve simplement que dès 
l'antiquité les docteurs étaient pédants, et 
qu'il n'y a pas deux manières d'exprimer 
un visage doctrinaire. 

La vieille dame agita son ridicule : 

— Voyez ce sac, dit-elle ; rien de si sot 
aujourd'hui, car il est pendu à mon bras. 
Cependant le xviii^ siècle a-t-il jamais ima- 
giné mieux que cette parure... de 1830. 
Sa gorge de dentelle, étranglée par les 
rubans, tente l'indiscrétion. Autour, les 
vieilles soies à ramage ont des airs de bou- 
quet fané d'une mélancolie curieuse et qui 



PETITS M-UTRES 



déjà présage les oublis proches. Enfin l'in- 
térieur est de satin clair, si chatoyant, si 
boudoir, qu'on n'y pourrait mettre, en vé- 
rité, que les billets interdits. 

Elle se mît à rire, d'un Hre encore frais 
qui sonnait la gaieté, et se tournant vers le 
jeune homme : 

— Que vous semble. Monsieur, de cet 
autrefois que vous raillez? 

Il répondit : 

— Sans doute, il y a de la poésie en 
tout!... 

— Surtout sous les cheveux blancs, ré- 
pliqua-l-elle; el, relevant la tète, elle bra- 
qua ses lunettes sur la dentellière. 

— Soit, il y a de la poésie en tout, reprît 
le plus âgé des deux hommes. Mais le mot 



LA DENTELLIÈRE 265 

« poésie » est impropre. Nous avons trop 
l'habitude d'y associer l'idée de rêveriea 
irréalisables, ou la musique des rimes. 
C^est « essence » qu'il faut dire, ou peut- 
être tout uniment « esprit » . 

Cette dentellière est adorable justement 
parce qu'elle exprime au plus haut degré 
tout l'esprit de son métier charmant. De 
même que dans un orchestre, pour produire 
une impression forte, le musicien supprime 
les flonflons inutiles, elle est la réalité éfu^ 
rée, dépouillée de tout accessoire capable 
d'en obscurcir la vision; c'est moins la joie 
de la voir qui nous enchante que le plaisir 
de la retrouver pareille à ce que nous avons 
rêvé. 

Son compagnon l'interrompit : 



260 PETITS MAITRES 

— Le beau ne sei'ivit-il donc qu'une de 
nos imaginations? 

. — Pourquoi pas? Le beau est une im- 
pression satisfaisant complètement l'être 
par le moyen de la forme et de l'idée. C'est 
tout. Y a-t-il deux organismes assez sem- 
blables pour éprouver les mêmes sensa- 
tions? Bien qu'aucun contrôle en ces ma- 
tières ne soit possible, j'en doute. Pourquoi 
donc vouloir limiter le nombre des impres- 
sions?^ Ce qu'on est convenu d'appeler géné- 
ralement le laid peut être souverainement 
beau pour certains. Et justement parce que 
le beau est infiniment divers, il faut admettre 
en lui des catégories. II est plus facile d'émo- 
tiooner à l'aide de l'exacte image de la réa- 
lité qu'avec des idées pures. La théorie des 



À 



LA DENTELLIÈRE 267 



Il < ■ I ^ 



mondes de Laplace est, par exemple, 
d ordre esthétique plus inabordable que 
l'aspect d'un panorama. 

— Vous disiez tout à l'heure que le beau 
devait satisfaire par la forme et l'idée. Ces 
exemples sont mauvais. 

— Certainement; si je les ai choisis, c'est 
qu'ils représentent très bien les deux termes 
extrêmes de la sensation d'art. La peinture, 
au contraire, semble un procédé excellent 
pour produire aisément celle-ci. 

Le jeune homme sourit de nouveau : 

— Vous voici croyant aux « beaux-arts » ! 

— Encore une fois non : il y a des moyens 
d'émotion plus ou moins complets ; la 
peinture est parmi les premiers. Je ne dis 
rien de plus. Un dessin d'Hubert Robert 



PETITS MAITRES 



est un spectacle, hélas! inoffensif. Les Hol- 
landais, au contraire, témoin cette dentel- 
lière, ont su mêler l'intellectualité k la re- 
présentation de la vie. Raphaël enfin a fait 
la part égale entre la réalité et l'idée. Voilà 
pourquoi Raphaël dépasse les Hollandais, 
comment Huhert Robert n'est qu'un sot 
ennuyeux. 

Ici, le rire du jeune homme éclata, irré- 
sistible : 

— Raphaël! 

Et il se tourna vers la vieille dame : 

— Vous connaissez, Madame, un certain 
saint Michel; qu'en pensait-on en 1830? 

Mais l'esthète haussa les épaules : 

— Ah 1 moqueur irréfléchi ! lorsque vous 
connaîtrez les Chambres, vous pleurerez 



LA DENTELLIÈRE 269 

d'avoir si mal parlé ; et tenez, si cette den- 
tellière pouvait vous entendre, comme elle 
se moquerait de votre ignorance ! 

Tous les trois s'étaient rapprochés d'elle, 
comme pour l'interroger. Elle travaillait 
toujours; et c'étaient encore ces mêmes 
cheveux d'un brun si joli, inclinés sur les 
soies; ces mains, ces ravissantes mains fai- 
sant des signes d'appel au-dessus de la bro- 
derie qui s'achève... 

Ils se penchèrent vers le tableautin, 
lurent, dans un coin de la muraille gris 
perle, un nom peut-être inconnu d'eux, puis 
s'en allèrent... 



• 
¥ ¥ 



Je partis aussi, songeant à cette dentel- 



270 PETITS MAITRES 

lière qui exprimait la vie au point d'évo- 
quer devant les passants les symboles inac- 
cessibles de Raphaël, elle si chétive, si 
mince ! . . . 

Il est vrai qu'elle fut de Van der Meer, de 
Delft, celui-là même que tour à tour les 
chercheurs ont pris pour Hobbema, Rem- 
brandt et Pieter de Hooch... 

Quoi d'étonnant si je rêve encore d'elle! 
C'était tout l'art hollandais que j'avais vu là. 



Fin