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PETITS MAITRES
^
DU MÊME AUTEUR
Un Simple. 1 vol. in-16 3 fr. 50 '
Bonne-Dame. 1 vol. in-16 3 fr. 60
IMPRESSIONS DE HOLLANDE
'ETITS MAITRES
EDOUARD ESTAUNIÉ
ET 0". LIBKAIRES-ÉniTEURS
/76f/
IMPRESSIONS & CRITIQUE
Ce livre n'est pas un livre de critique.
On n'y trouvera ni dates ni discussions au
sujet de grimoires archéologiques, ni thèses
artistiques, aussi intolérantes qu'inutile-
ment échafaudées.
Au surplus, la critique existe-t-elle ?
Je sais bien que récemment on imagina
de lui accoler l'épithète « scientifique ».
Même on proposa pour elle des méthodes
certaines et conduisant à la connaissance
du réel avec la rigueur d'une déduction
1
2 PETITS MAITRES
algébrique. L'application de ces procédés
au plus grand génie poétique du siècle a fail
scandale, mais n'a convaincu personne.
Un peu plus tard, M. Dubreuil découvrait
une étroite parenté d'esprit entre Buffon et
Sully Prudhomme, en constatant que, sur
cinq mille mots pris dans chacun d'eux, le
nombre des termes désignant les êtres ou
les choses se trouvait identique.
Le procédé parut puéril autant qu'ingé-
nieux. C'était cependant faire sur les mots
ce que la critique scientifique d'Emile Hen-
nequin avait tenté sur les idées. Un système
valait l'autre.
Certains, et non les moins autorisés, ont
cru trouver des lois immuables régentant le
développement de la pensée humaine.
IMPRESSIONS ET CRITIQUE
M. Taine a énoncé la loi de l'influence
du milieu social ou séculaire, et réduit logi-
quement l'histoire . de l'art à n'être plus
qu'une histoire naturelle. Il a fallu l'admi-
rable talent de ce maître, pour donner con-
sistance à une semblable thèse. M. Taine eût
été fort en peine d'annoncer avec précision
la prochaine évolution du roman français.
Je doute pourtant qu'il ait existé témoin
plus sagace ou mieux informé. Quant à l'in-
fluence des milieux, comment en admettre
la prépondérance dans le siècle qui vit
simultanément Alexandre Dumas père,
Balzac et George Sand, pour ne citer que
ceux-là ?
L'excès de la vie scientifique fut sans
doute l'origine de. ces tentatives. A force
4 PETITS MAITRES
de croire aux merveilles de la physique et
liu calcul, OD a voulu traiter toutes les
questions avec leur aide.
11 faut pourtant se décider à admettre que
si certitude fut incomplète, toujours perfec-
tible et dénuée de critérium, c'est bien celle
des sciences naturelles. Quant aux sciences
dites exactes, les unes, comme la géométrie,
reposent sur des assertions gratuites qui en
font chanceler le fondement ; les autres,
telles que l'algèbre ne sont que des procé-
dés de raisonnement, n'ayant pas plus de
certitude par eux-mêmes que n'en pourrait
avoir un syllogisme.
Enlîn, avant tout essai d'application de
méthode scientiBque ou autre, il serait bon
de se demander si la critique peut être une
i
IMPRESSIONS ET CRITIQUE 5
science au sens précis du terme. Je ne le
crois pas.
Une science, pour être digne de ce nom,
doit posséder un objet défini et des moyens
de connaissance de cet objet toujours
d'égale valeur et susceptibles de contrôle*
En quoi la critique possède-t-elle l'un ou
l'autre ?
Elle a, dit-on, pour objet, la définition
de l'Art.
Qu'entendre par là ? L'Art est-il donc un
bloc, défini et analysable? Quoi de plus
variable, de plus en dehors des prévisions
et des désirs? Je sais bien qu'à nulle époque
on n'a tant parlé d'écoles. Il y a le natura-
lisme, le mysticisme, le décadentisme, le
symbolisme, sans parler des combinaisons
et des fusions possibles ; mais vienne I
génie espéré, voilii l'art différent et l'on pnr-
,lera d'autre chose.
Il n'y a pas de règles pour arriver au beau,
pas plus qu'il n'y a de beau absolu. Le beau
.est une perception personnelle, variable
avec les êtres et les objets : en vouloir défi-
nir les limites semble aussi monstrueux que
de chercher à restreindre la diversité du
type humain.
Quant aux moyens de connaissance de la
critique, où les découvrir, quel contrôle en
existe ?
On donne pour raison dernière : « J'ai
-vu, j'ai trouvé, j'ai ressenti... » C'est d'une
jolie fatuité. Mais est-on même sûr d'avoir
ressenti, trouvé ou vu, comme on le dit, et
IMPRESSIONS ET CRITIQUE
si l'impression fut telle aujourd'hui, sera-
t-elle semblable dans dix ans? De quel
droit, alors, ériger en dogme une opinion
personnelle, que le temps emportera?
Non, la critique n'est pas et ne peut être
une science. Elle est moins et mieux que cela.
Enlevons-lui sa férule de magister, ses
dogmes d'esthétique intransigeants, ses
généralisations intempestives : elle se réduit
alors à un plaisir charmant et délicat à
l'usage des esprits que distrait la fréquen-
tation des idées. C'est une façon d'évoquer
du fond de son fauteuil les grands hommes
■et les grandes œuvres, de les métrer avec
ses opinions du moment, ses préjugés de
passage, et de vivre les émotions qui en
résultent.
Plaisir d'égoïste, en vérité, mais d'égoïste
raffiné, qui adore se retrouver lui-même
sous le couvert des autres. En faire l'his-
toire serait presque raconter la psycholo-
gie de l'égotisme. Le xyiii' siècle, ce para-
dis des perfectionnements et du bibelot, l'a
créé. Le nôtre, plus brutal en ses appétits, y
a sottement ajouté ses affirmations cas- \
santés. La culture du moi, prêchée par
M. Barrés, lui donne enfin une renaissance
et l'allure de flirt sceptique qu'il n'aurait
pas dû quitter.
Plaisir aussi toujours renouvelé. L'àme
se modifie et s'affine. Elle varie ses jouis-
sances, suivant le temps, l'heure et le cours
des choses. C'est l'éternel mouvement de
vie auquel rien ne résiste. Les sensations ■
diffèrent : ce qu'on aimait s'oublie. En
revanche, des découvertes enchantent, et la
désillusion même qu'on sait prochaine
ajoute à l'acuité de l'impression.
M. Prudhomme faisait jadis les lois pour
avoir le plaisir de les démolir. Nous
sommes tous un peu M. Prudhomme :
chaque démolition d'idée amène un allége-
ment et le sentiment très net d'uD pas fait
vers l'avenir-
Ce serait donc folie que de gâter par des
allures de pion la joie de grapUIer, le long
des haies, les fruits qui nous coavienneot.
Gardons-nous des absolus ; s'ils existent,
ils sont au-delà, de nous et encore inabor-
liables. Nulle critique ne les découvrira.
Les désirer est bien ; y croire est mieux;
les vouloii' imposer serait d'une tyrannie
iasoutenable-et inutile.
Un griûclieux prétendit que le seul bon-
heur de la. route consistait à rentrer chez
■soi. Peut-être avait-il raison : c'est l'heure
au eoromence la vie des souvenirs.
: Dans les notps qui suivent, j'ai voulu me
.rappeler ce pays délicieux, trop ignoré de
nous, qui est la Hollande. L'ai-je vu tel qu'il
est, ou l'âme encore obscurcie par les con-
ventions reçues ? — Cela importe peu 1
Quan^ le temps aura passé, je l'imagine-
jai sans doute autrement. Un jugement
d'art n'a de valeur que momentanée. Si
J'on revient toujours à ce jeu, c'est que, sem
Jalable à la fumée des cigarettes, il est tou-
jours changeant... et toujours vain.
ADRIEN BRAIJ\VSR
J'adore Brauwer.
Peut-être, dans ce curieux attachement,
faut-il faire la part de l'attrait du mys-
tère. Ses toiles sont rares : on ne sait
rien de lui; le peu qu'on en raconte est
incroyable. Sans aucun doute, il fut quel-
qu'un. Les menus potins de l'histoire aussi
bien que ceux de la vie courante reposent
.toujours plus ou moins sur une vérité, et, si
l'histoire a bâti un roman avec l'existence
de Brauwer, c'est qu'il y donna matière*
12 PETITS MAITRES
Mettons au reste que tout soit pure Can-
taisie dans sa biographie : elle est si bien
Brauwer qu'il la faudrait garder. Dans ces
aventures extraordinaires, je retrouve en
entier ce peintre malicieux et charmant, à
la touche si leste, et gaie, et lumineuse !
Brauwer est un anachronisme, un coin du
xvm' siècle égaré au temps de Rembrandt
et de Rubens. De l'époque de Voltaire,
il a l'insouciance et la légèreté d'àme sans
y joindre le philosophisme décevant ou po-
"seur. C'est un amuseur bon enfant : il est
à courte vue, mais si joyeusement jeune
qu'on ne le comprendrait pas raisonnable
ou raisonnant. On dira de lui qu'il est char>
mant; il a tant de grâce qu'on oublie de
dire ce qu'il est : un grand peintre.
ADRIEN BRAUWER 13
Voici quelle put être sa vie : tant pis s'il
n'en fut pas ainsi.
Tout jeune, le grand Hais le recueille
comme élève, l'enferme sous un toit,
l'exploite, signe ses toiles et le nourrit de
taloches en vivant de ses tableaux.
Un beau jour, il déguerpit.
N'allez pas croire qu'une fois délivré il
exhalera sa rancune et accusera la société :
point, les bonnes heures sont destinées àfaire
oublier les mauvaises et non à les rappeler.
Il arrive chez Rubens, accueilli en ami, déjà
renommé. Vie de grand seigneur, amours à
falbalas : mais les soies des princesses fré-
quentant l'atelier du maître flamand pa-
raissent vraiment trop délicates à chiffon-
ner. Adieu grandeurs, adieu beautés!
14
PETITS MAITRES
J'aime mieux ma mie, 6 gué !
et Brauwer s'eiifuil chez le boulanger voisin
dont il courtise la femme.
Entre temps, on le prend pour un autre,
on le jette en prison. Puis libre, le voici
courant vers Paris, Paris la ville lointaine
qui déjà semble agiter des grelots de folie.
Rubens l'adore, Rembrandt l'admire, c'est
la gloire à laquelle il tourne le dos, en allant
vers la France : qu'importe I adieu et bon
voyage! Reviendra-t-il? qui le saiti Fut-il
heureux? certes oui.
Tel fut Brauwer. Il a faim, tant pis; on
lui sert un festin, quel régal ! Mais au cou-
rant des chemins, il dessine, s'égayeà jouer
avec les couleurs. Qu'un rayon de soleil
descende dans sa prison, il s'en empare, le
À
ADRIEN BRAUWER 15
_ ■ - ■■-- - - . • _•
met au bout de son pinceau, le broie avec
ses pâtes ; de la lumière et de l'esprit, il est
là tout entier, et il ne faut lui demander
rien autre, car il n'a pas cherché plus, mais
l'ayant cherché, l'a trouvé pleinement.
En voulant décrire Brauwer, je m'aper-
çois qu'il y en a deux : celui qui signait
Hais et celui qui signait Brauwer : un
monde les sépare — en apparence.
Le premier, par principe, et peut-être
aussi par raison coercitive, met un grand air
romantique sur de petits sujets. Il a des
touches larges, des coups d'ombre révolu-
tionnant les visages ; il plaque des cheve-
lures légendaires et manie gravement les
contrastes avec lesquels Hais brutalisait la
vue. Dans un coin seulement se niche
PETITS MAITHES
quelque verroterie ii jour tranchant, trop
soigneusement décrite ; c'est la gaminerie
de l'élève qui s'amuse à mettre son vrai
nom sur la toile, ne fût-ce que pour per-
mettre plus tard aux aclieteurs mvstifiésde
connaître enfin la vérité.
Chez le second, au contraire, plus de
hautes volées, mais des scènes minuscules
baignées dans une couleur rousse. Les che-
velures s'y sont faites plébéiennes et naïve-
ment réelles. Plus de contrastes, mais je
ne sais quelle lumière contenue dans cha-
cun des tons. Triomphalement enfin la
verroterie s'étale, présageant Gérard Dow,
méticuleusement propre et soignée. Celui-là
est le vrai Brauwer, le Brauwer qui, cou-
rant les champs, s'est amusé à peindre
k
J
ADRIEN BRAUWER 17
comme il lui plut, au hasard des ren-
contres de voyage.
Du premier, voici le fumeur : imaginez
un homme au visage tiré, à la peau rousse,
à la chevelure noire qui s'embroussaille.
Grâce à cette dernière, faite en toison et
allongeant prodigieusement l'ovale du vi-
sage, le modèle a pris soudain une ampleur
de bouffonnerie inattendue. A surprendre
sa bouche ouverte, on éprouve une envie
de figurer la même grimace : ce n'est plus
le plaisir de fumer que nous voyons là,
c'est aussi le triomphe de la convoitise et
du bonheur de bien vivre. Pourtant la
fumée tirebouchonne dans l'air avec des
zigzags un peu lourds, allant rejoindre celle
de la pipe, légère et aérienne, tandis que
9
18 PETITS MAITRES
des deux mains riiomme serre convulsive-
ment un ilacoD de verre k demi rempli. De
quel geste naïvement désolé et protecteur
il le contemple I et n'y a-t-il pas autant de
béatitude extatique dans l'emprise des
mains que dans rallongement du visage?
Certes oui, on dirait d'un Hais, mais avec
un peu plus peut-être, et beaucoup moins.
Un peu plus : des roux, des bruns dorés-
jetés comme par mégarde et qui recouvrent
la toile d'une patine réchauffante, les reflets
d'argent du verre de bouteille, finement
enlevés dans leur exactitude méticuleuse,
ce fourneau de pipe allumé dans lequel \b
feu brille ; minuscules détails que le mattre-
eût sans doute oubliés, et dont l'ensemble'
étonne, tant il contraste avec le procédé-
J
ADRIEN BRAUW'ER 19
de groupement par masses si docilement
appliqué.
Beaucoup moins aussi : qu'est devenu
le mystérieux des toiles du maître? où
donc Tinachevé, ce je ne sais quoi de
trouble que produisait Hais avec un sou-
rire ou un geste? Rien de semblable ici :
le fumeur fume et boit, c'est tout. Encore
n'a-t-il la bouche ouverte que parce que le
mouvement est amusant. Brauwer a appris
à représenter le geste : mais, au lieu du
type, il nous sert l'anecdote. C'est plus
aisé, et plus distrayant : quoi qu'on fasse,
c'est un degré descendu.
Cette anecdote, comme elle s'étale libre-
ment chez le second Brauwer, envahit son
œuvre, change ses toiles en tableautins, et
20 PETITS MAITRES
ses visions en pochades! Le maître parti,
voici l'élève en goguette. Et qui pourrait
lui en vouloir ? Cela est si joliment coloré,
si chaud au regard, si précis sans recherche
ni maniérisme I Toute la Hollande minia-
■ turiste sortira de cette œuvre, et jamais
elle n'en dépassera la perfecUoD.
Les sujets? n'importe lesquels, cens de
la vie courante, et qu'on heurte au coin
ries rues.
Deux étudiants, au col fripé, aux cheveux
tombants, dérangés dans le tumulte du
jeu : l'un d'eux, très lier de sa mous-
tache naissante, s'épuise à la retrousser
■ devant un miroir, tandis que Tautre, aux
lèvres vierges, les dents découvertes dans
un rire de moquerie, montre du doigt le
i
ADRIEN BRAUWER 21
duvet trop court et Tinutilité de pareils
efforts.
Une autre fois, ce sera chez le chirur-
gien du village. Très grave et très lent, la
tête surmontée d'un chapeau merveilleuse-
ijaent digne, le praticien charcute Tépaule
(l'un patient déguenillé. Celui-ci, le corps
pelotonné sous la douleur, les cheveux dé-
faits, la bouche grande ouverte, crie à
gorge perdue et rien n'est si amusant que
le contraste du patient hurlant et de Taide-
chirurgien , tranquillement occupé à macé-
rer sur une table un emplâtre de sa façon.
Epvérité,c'estpeu;moinssuffiraitencore,
taïit la toile est égayée par les lumières et
les tonalités exquises. Tous les objets sont
imprégnés de soleil, presque uniformément.
PETITS MAITRES
et ce sont des détails pleins d'amusement,
les escabeaux, les poteries, les gobelets...
Adieu les fonds d'un vert indistinct dont
Hais proscrivait si sévèrement les notes
brunes 1 Désormais les rouges l'emportent.
Des rousseurs apparaissent dans les visages,
BOusles cheveux, et jusque sur les murailles.
Tout est réchauffant et modéré, d'un jour
tranquille qui caresse : presque jamais les
jaunes de Rembrandt, mais très souvent ua
éclat de cuivre, ou de verre qui souligne
l'éclairement et amuse les yeux.
C'est la grâce jointe à l'observation nette,
à une facture d'irréprochable sûreté, et
l'on oublie celle-ci pour ne songer qu'fi
celle-là. Cela est au reste bien indifférent à
Brauwer. Adieu et bon voyage 1 quand on a
w
J
ADRIEN BRAUWER 23
tant d'esprit au bout du pinceau, la gloire
est indiscrète et on lui fait la nique. Qu'im-
porte ceci ou cela, pourvu que la gaieté
reste 1
Elle est restée.
La gaieté est le lien qui unit les deux
Brauwer dont j'ai parlé, si différents en
somme; quel que soit le thème, je la re-
trouve en eux pimpante, toute de jeunesse
et d'insouciance. C'est par elle qu'ils
touchent au xviii' siècle et mériteraient
d'avoir connu les parfaits dévergondages
de cette époque poudrée. Par une exception
inattendue, c'est une gaieté saine, mais non
grossière. Il n'y a rien en elle des ker-
messes, ni des truanderies de Steen. Elle
éveille le sourire, comme une pointe mali-
24 PETITS MAITRES
cieiise. Jusque dans les scènes de cabaret,
on y découvre autre etiose que l'ivrognerie
pour boire. Peut-être faut-il en faire hon-
neur h Hais dont l'influence serait restée,
peut-être tout uniment à l'incorrigible bonne
humeur native du peintre. A quoi bon le
rechercher ? La gaieté de Brauwer est une
marque, comme la chaleur des tons qu'il
utilise, et je ne saurais en vérité décider
quel est le meilleur des deux Brauwer,
qu'a été ce peintre charmeur, puisque chez
l'un et chez l'autre je découvre les mêmes
tendances à l'esprit et à la lumière.
Mieux vaut le suivre au décousu, vaga-
i)onder à sa recherche comme lui-même a
vagabondé toute sa vie. Ce serait même
-Une plaisante étude que de découvrir les"
ADRIEN BRAUWER 25
aventures de Brauwer en rétablissant la
chronologie de ses toiles. Mais il n'en sera
jamais rien. Brauwer n'est point seulement
charmant, il est mystérieux.
Quoi que nous fassions, nous nous heur-
tons à sa légende, et c'est tant mieux! En
regardant ses toiles, j'éprouve un plaisir
spécial à l'imaginer à mon gré gamin en
maraude, grand seigneur flamand, ou flâ-
neur courant les champs et les villes sans
souci du lendemain.
Ne rien savoir au juste, oublier les dates
pour contempler seulement, voilà le charme.
Une seule chose est certaine : c'est que
Brauwer riait et que son rire a animé sou*
dain la Hollande, revêche, qui fut celle de
son temps.
•▼**/
< 9k
TERBURG MORAL
Tel apparaît Terburg, en un coin du
musée de la Haye :
Imaginez un visage allongé et d'expres-
sion glaciale. Les yeux sont fixes et dépour-
vus de lueur, mais ils restent démesuré-
ment ouverts et absorbés par l'œuvre même
de la vision. Au-dessous d'eux, le nez droite
légèrement effilé ; puis une bouche grande
et sans lèvres qu'ombrage une fine mous-
tache brune. Le menton aussi descend trop,
s'abaisse presque sans plissures de chair,
PETITS MAITRES
élant fait d'une seule pièce et certiflant la
rigidité du caractère.
On diraitvraiment d'une tête de puritain ! .
et tout concourt à fortifier cette impres-
sion première ; la perruque — somptueuse
perruque de gala — s'épendant en boucles
nombreuses sur les épaules et diminuant
le front comme pour en accentuer l'entête-
ment, le rabat de dentelle blanche d'une
immaculée raideur, l'attitude du modèle
enveloppé dans un manteau de drap sombre,
les nœuds des souliers aux coques droites
et sans poussière* enfin cette couleur noire
du vêtement dont la sévérité s'accrott grâce
k la transparence de l'air et au clair jour
se jouant sur les fonds de la toile.
. Profil etmainlien de prédicant : silhouette
r À
TERBURG MORALISTE 29
raidie et légèrement prétentieuse d'homme
de robe.- Il n'y a point de gaîté sur les
lèvres, ni de charme dans le maintien. La
bouche ne parle pas. Le regard n'inter-
roge pas. Le personnage pourrait être un
reclus de Port-Royal, un pasteur Goma-
riste, ou un conseiller au Parlement: c'est
Terburgl
Et voici que, devant ce portrait, je me
rappelle, stupéfait, l'œuvre délicieuse du
peintre, toute en attraits mystérieux, en
grâces déjà minaudières.
C'est d'abord un cortège de femmes, la
plupart en robes de satin blanc, coiffées
avec des bandeaux qui découvrent le front
et des boucles parachevant l'ovale du
visage. Autour du cou, les unes et les
PET[T.S MAITRES
autres portent la guimpe de dentelle, pas
encore chiffonnée, mais suffisamment basse
pour découvrir la nuque ou la naissance
de la gorge. Chacune aussi a des doigts
fuselés, une sorte d'allongement dans les
Iraits qui accroît son énigme.
Elles passent devant mes yeux, gra-
cieuses, avec des attitudes ravies. Celle-ci
joue de la viole, une autre lit, cette autre
encore agite avec un frisson d'envie les
perles d'un collier. Et derrière elles suit un
monde d'amants discrets, cavaliers pleins
de jeunesse conquérante et si fiers d'être
en galante aventure I
Ils sont de toutes sortes, timides et bal-
butiant leur première déclaration, certaÎBfi. h
les yeux levés, séduisants, causeurs ; la
F
m
TERBURG MORALISTE 31
plupart chantent avec leurs maîtresses,
sachant combien à travers les mélodies se
glissent aisément les paroles d'amour et
les serments éternellement doux, — éter-
nellement trompeurs...
Où trouver mieux rendus l'adorable sen-
sation des aveux à demi échappés dans
l'inutile conversation, le charme d'une
liaison commençante, l'approche d'un bon-
heur espéré, mais pas encore conquis? Nulle
autre part ne se reverra tant d'habileté à
décrire l'émotion à fleur de peau qu'a-
mènent le frôlement d'une main, le con-
tact d'une étoffe ou simplement le frou-
frou d'une robe que d'un geste doux la
femme adorée ramène contre elle, comme
pour se garder d'une passion devinée I
^ PETITS MAITRES
C'est encore Terburg, tout cela, mais
un Terburg si ditférent dit Terburg de la
Haye, que je me prends à douter de la
.réalité de l'un deux.
Comment croire à la vérité de ce (lor-
. trait d'homme austère, sans jeunesse et
sans sourire, après avoir découvert dans
l'œuvre du maître, et si bien analysée en
son essence subtile, rindéfmissable attrait
de l'intrigue inachevée?
Peut-être fut-il ainsi. La Hollande into-
lérante et puritaine, qui était la Hollande
de son temps, a pu jeter sur ses épaules le
jnanteau noir qui l'assombrit. Quoi qu'on
veuille, son àme n'est point là.
A étudier un peintre ou un auteur pré-
féré, se gagne une sorte d'accoutumance
J
TERBURG MORALISTE 33
•de son être, si bien que peu à peu une
image purement idéale se substitue, dans
la vision de l'esprit, à la réalité historique.
On ne retrouve plus l'homme véritable,
mais un autre plus adéquat à l'œuvre ana-
lysée, — conception éloignée du réel, plus
vraie sans aucun doute.
Je voudrais dire ici quel Terburg j'ai
ainsi rêvé...
Il vécut tout d'abord à Zwolle,non loin
d'Arnheim.
Vie familiale et sans gaîté.
Pourtant l'art l'accueille presqu'au ber-
ceau.
Il est fils de peintre et il peint.
3
Il est aussi au cœur de la Hollande et,
malgré tout, ne perdra jamais plus Tinspi-
ration méthodique et la minutieuse probité
de celle-ci.
Et ce fut une formation lente, mais irré-
sistible, qu'amenèrent en lui l'existence
même de ceux qui l'entouraient, la con-
templation journalièie du pays où il gran-
dissait.
Ceux qui l'entouraient !
Voulant en parler, il semble que je n'aie
qu'à ouvrir l'œuvre même de Terburg por-
traitiste pour les surprendre dans leurs
altitudes coutumières.
Ce sont tous gens sévères, commerçants
rigides, patriotes sans dynastie à défendre,
sans autre réelle patrie que la mer, — la
h 1
TERBURG MORALISTE 35.
mer impitoyable qui ronge leurs terres et
menace leurs villes.
Les hommes portent le vêtement noir,
s'enveloppent dans de longues capes
sombres, dernier vestige des modes espa-
gnoles : ils sont banquiers, marchands,
armateurs et, par manière de passe-temps,
théologiens. Grâce à eux, Venise n'est plus
en Italie, mais bien à Amsterdam.
Et ce n'est point seulement la Venise
commerciale qui se retrouve là, mais
aussi la Venise terrorisée, cauteleuse, per-
pétuellement divisée qui fut celle du
XVI® siècle. Car un protestantisme des-
séchant étend son ombre sur tous, ferme
les âmes, tue la poésie et le songe, trans-
forme la vie en geôle, la liberté de pen-
ser en la pire des servitudes de Tesprit.
Êtes-vous pour Calvin ou pour Zwingle ?
Dieu est-il pour tous, ou u'y a-t-il point des
prédestinés? Tel est le problème torturant
que chacun soulèveelqui agite la Hollande.
A force de discuter Tautre monde avec
passion, le monde réel a disparu, la vie est
moins un bonheur qu'une obligation. Plus
de rêve, rien que des nécessités. Tout est
austère et commandé. Les afTaires ont pris
une apparence de devoir imposé, et le
luxe lui-même consei-ve aux demeures un
aspect de clottre.
A ce régime, la famille s'est enveloppée ^
de je ne sais quelle austérité sans remède.
Les femmes o'apportent aucune gaieté
Pdans leur intérieur si minutieusement
i
TERBURO MORALISTE 37
soigné. Elles aussi sonl vêtues de noir,
ont les cheveux cachés sous un bonnet et
le corsage voilé par une guimpe. Point
d'autre occupation que le nettoyage et le
prêche. C'est le règne de la conscience
inexorable et orgueilleuse d'elle-même, de
la loi sans miséricorde, de la pitié sans
amour.
Sans doute, le père de Terburg a vu
l'Italie. Mais, s'il en connaît l'art, c'est
pour en condamner la licence. Les ma-
dones l'ont révolté : elles ont des visages
d'hier, des sourires sans réserve, et elles
sont n La Vierge ».
J'imagine dès lors Terburg écoutant les
leçons paternelles:
— Copie le vrai, non point parce que
3» PETITS MAITRES
c'est le beau, mais parce que la sincérité
est un devoir, en art aussi bien que dans
la vie. Il faut mettre autant de droiture
dang une toile que dans tout autre acte
de l'existence. L'exactitude est la loi du
peintre: en peinture comme en morale, le
beau n'est que la probité du bien.
Ainsi entouré et conseillé que pourrait
être Terburg, sinon l'artiste de parfaite
■ conscience?
L'art qu'on lui enseigne ne peut vivre
sans modèle. En dehors de la scrupuleuse
restitution de celui-ci, aucun désir ne s'y
ajoute. Au surplus, le portrait est presque
■ une mode nationale, c'est un luxe grave et
I par suite s'accommodant des puritanismes
du jour. Par une aimable hypocrisie, en se
J
TERBURG MORALISTE 39
faisant représenter, ces pères austères
s'imaginent entrer plus tôt dans la posté-
rité et gagner du respect. Bref, le métier
est bon, il est moral... et Terburg fait des
portraits.
Portraits soignés, d^une idéale persévé-
rance d'exécution. Les accessoires y sont
peu nombreux, mais traités avec autant de
soin que le personnage. Aucun détail omis,
aucune difficulté qui ne soit abordée fran-
chement et sans défaillance d'exécution.
Et voici que déjà Terburg est initiateur,
montre la voie dans laquelle marcheront
plus tard Van Mieris, Netscher et Van der
Neer. C'est l'art consciencieux, si méticu-
leusement traité qu'il approchera de la
photographié et que les grandes simplifia
PETITS MAITRES
cations provoquées par la lumière y feront
le pins souvent défaut ; c'est aussi l'art dé-
licat par excelleoce, tout entier dédié aux
raffinés que ravissent un ton joliment
posé, un coin de réalité lestement enlevé.
Avec Terburg, du reste, nous ne sommes
pas au tableautin. C'est bien une toile à la-
quelle il travaille. S'il s'acharne au rendu,
c'est par éducation intellectuelle. 11 est de
son temps et, loin de chercher une voie
nouvelle ou un succès de douteux aloi,
applique simplement les règles de la morale
puritaine.
Pourtant, au sortir de Zwolle et de l'ate-
lier paternel, lorsqu'au jour tombant, Ter-
burg se promène dans la campagne, .ce
Bont devant lui les merveilleux lointains
À
TERBURG MORALISTE 41
de la Hollande, d'une saveur si parti-
culière.
A perte de vue, kt plaine verdoyante
s^enfuit; elle meurt à Thorizon, coupée çà
et là seulement par les barres d'argent que
font les canaux endormis. Parfois, groupés
en cercle, des chênes aux futaies cente-
naires interrompent l'énorme monotonie
du sol. Un silence plane au-dessus des
prairies sans limites.
L'eau se devine partout, mettant une
humidité continue dans l'air, et cela donne
aux colorations une netteté qui jamais ail-
leurs ne se retrouvera. Tout ressort dans
la claire transparence de l'atmosphère, les
feuilles des arbres qui tremblent sous les
passages de brise, les détails des fermes et
« PETITS MAITRES
les longues herbes frissonnantes, inclinées
sur les talus des canaux.
Pnis, lorsque le soleil tombe, le brouil-
lard se lève, jetant sur toutes choses sou
manteau. C'est alors une féerie de cou-
leurs ; des roses, des verts indistincts, des
jaunes mourants, des gris surtout, tona-
lités d'une finesse adorable et si nettes,
qu'involontairement le désir vient de les
reformer sur la palette. Aussi, par cela seul
qu'il est de son pays et qu'il l'aime, Terburg
les recherchera- t-il en se remettant à
l'œuvre.
Vous les retrouverez alors, ces verts,
faisant un fond derrière ses personnages,
mettant autour de la sécheresse didactique
du portrait une sorte d'ambiance et le
TERBURG MORALISTE 43
vague de Tair. Vous les retrouverez aussi
dans les guimpes de ses femmes, ces gris
si transparents que Ton voudrait les sou-
' lever pour découvrir au dessous l'étoffe !
La passion de la nuance discrète et rare
sera désormais la marque de Terburg.
Elle le suivra où qu'il aille, de même que
la morale paternelle restera toujours le
dogme fondamental de son art. Et vrai-
ment, mettez un peu plus de jeunesse,
moins de gravité professionnelle dans le
portrait delà Haye, vous aurez sans doute
le Terburg de cette époque. Sans un hasard
heureux, peut-être serait-il demeuré tel :
on l'eût connu peintre délicat, exécutant
sobre et quelquefois dépourvu de grâce, à
coup sûr l'un des plus excellents portrai-
M PETITS MAITRES
listes de son époque. Cela aurait-il été Ter-
bnrg? Encore une fois, non.
Le rêve manque, qui doit animer l'âme
et lui donner la vitalité : et sans rêve, que
serait la réalité, sinon un paysage sans
lumière ou un marbre sans contours ?
Le rêve vint d'Espagne.
Et ce fut un rêve charmant, prolongé^
d'autantpJus goûté qu'il s'éloignait plus des
réalités premières.
Adieu les austérités, les rigorismes into-
■lérants, et la froide piété du pays natal I
Oo est ici, en vérité, très catholique : mais
quelle religion plus que celle-là sût com-
prendre l'amour et presque l'encourager?
TERBURG MORALISTE 45
C'est l'Espagne de Philippe IV et de Vé-
lasquez. On est au temps où les peintres
s'amusent à être ambassadeurs à leurs mo-
ments perdus. Quoi qu'on veuille, en cette
cour, les mœurs, le luxe et jusqu'à la
langue elle-même, si colorée! parlent
d'amour. Amours mystérieuses, enveloppées
de dangers peu terribles et de discrétions en-
courageantes, amours à rendez-vous où Ton
s'attend dans Tombre d'un pilier d'église
et en priant la Vierge, où des femmes voi-
lées vous jettent des billets, où les liaison»
se nouent sans suite, au décousu des heures,
d'autant plus charmantes...
Terburg, tout d'abord est étonné. Il est
arrivé grave, gardant sous ses allures puri-
taines je ne sais quelle grâce distinguée
0*
lui attirant la faveur. II a accompagné des
diplomates et quelque chose lui est resté
de leur dignité conventionnelle. Mais voici
bientôt que tant de froideur s'envole : le
train des choses l'emporte, et comment
Terburg résiste rai t- il ?
Justement parce qu'il fut moins habitué
à ces galantes aventures, il s'y livre à cœur
défendant avec une volupté délicate : il les
recherche, les adore.
Aimer, être aimé, enfin voici le rêve!
Rêve charmant, je l'ai dit, et inat-
tendu.
Dès lors, Terburg note au passage l'inou-
bliable charme ressenti. Par plaisir, cette
fois, et sans considérations graves ou
arrière-pensées d'idéal, il interprèle ses
TERBURG MORALISTE 47
bonheurs fugitifs, ayant encore Tâme
remuée.
Parfois, sans doute, il fera des portraits
— n'est-ce pas son métier? — mais le
plus souvent, aux heures perdues où, pour
Fartiste, peindre et songer sont une même
chose, il revient d'instinct à ces émotions
nouvelles et écrit ses souvenirs. Il le fait
dans la langue artistique qui lui est propre,
avec les mêmes soucis de réalité, les mêmes
élégances de ton que jadis. Aussi, combien
différent de celui de la Haye, ce Terburg,
raffiné, tout aux minuties et aux vains
plaisirs de l'amour !
Emportés par son sourire, ses contem-
porains l'aduleront. Le xvii® siècle, si grave,
verra son hypocrisie subjuguée et dira de
lui qu'il est u le peintre des bambochades ».
D'autres l'appelleront le peintre du satin.
A coup sûr, il fut celui du flirt, ou mieux
et tout simplement Terburg !
Je cherche à décrire l'œuvre de ce Ter-
burg: mais, brusquement, les mots dé-
faillent. Le sujet en eut tout en nuance, etil
semble que la précision du terme suffîse à
les voiler.
C'est l'histoire de l'amour mondain, de
la passion survenue pour un joli jour topibé
sur une joliejtête, passion qui durera peut-
être une journée seulement, et qu'une cau-
serie suffira h faire mourir, comme elle .
âuffi à l'éveiller.
imme eue a j
M
TERBURG MORALISTE 49
Ce sont les curiosités indiscrètes, les
émotions qui se soupçonnent sans s'avouer,
les amusements du marivaudage, les bon-
heurs de Vk peu près et de l'impromptu.
Quelle femme n'a point goûté ce délice
qui consiste à décacheter une lettre d'ami
et à la garder ouverte, sans la lire, jouis-
sant à la fois de ce qu'elle contient et de
ce qu'elle pourrait contenir?
Cela est Terhurg, — et il est encore le
peintre des soies, des rohes à reflet, des
étoffes à tons chatoyants. Les unes et les
autres sont de grand style, à plis lourds,
tombant cependant avec je ne sais quelle
grâce inexpliquée.
11 affectionne les moires blanches qui
miroitent sans éclat violent, les velours
PETITS MAITRES
noirs et les fourrures grises qui encadrent la
chair divinement. Son bijou préféré est un
collier de perles. De sa palette sortent de»
rouges etdesgrisqui lui sont propres, et tout
le sujet est parfois noyé dans un fond
verdiUre d'exquise douceur, qui donne le
sentiment de l'espace et va cependant en
s'éclairant vers le bas comme si la scène
était illuminée par une rampe.
Quel joli roman à tirer de la lecture de
Terburg, et comme il eut l'entente des
inconséquences du cœur!
Celui-ci est un cavalier de haute mine.
,11 porte le justaucorps de velours noir à
manches brodées d'or, le rabat de dentelle
fine, les culottes grises et les bottes ft
grands chaudrons. 11 est peut-être un peu
J
TERBURG MORALISTE 51
fat, mais à coup sûr du meilleur monde.
.Cela se voit à la façon dont il porte les
revers, à la grâce souveraine avec laquelle
il a jeté sur le parquet son chapeau à
plumes, sans pitié pour celles-ci, ni crainte
de les friper.
11 est très jeune aussi : c*est presque
un novice. Ses éperons sonnent. trop haut,
les moustaches sont absentes et il n'a pas
encore arboré la perruque. Dix-huit ou
vingt ans, — l'âge où l'on veut aimer à
tout prix et conquérir.
Ne croyez point qu'il fass^ ici une visite
banale, La lettre où il s'annonçait est
encore sur la table près de laquelle il est
assis.
J'ai tort: ce n'est point la lettre, mais
PETITS MAITRES
seulement l'enveloppe. Encore lorsqu'il est
entré, en a-t-on bien vite caché l'adresse.
Quant au reste, cette jolie missive où
humblement il suppliait pour obtenir une
audience, je l'imagine déjà posée dans le
coffret à aerrure secrète, ou peut-être tout
uniment dans le corsage de celle à qui il
l'adressait.
Même on a voulu répondre par un refus,
entamer la guerre de billets si amusante
et si vaine, car à côté de l'enveloppe je vois
le chandelier, la cire, tout ce qu'il fallait
'pour dire non.
Vaines défenses 1 cet amoureux juvénil
Jestarrivé avant l'heure, et bien luienapris.
Il est entré I Maintenant il chnnle... avec
ËUel
4
TËRBURG MORALISTE 53
Une romance composée par lui sans
aucun doute.
Vous les entendez, n'est-ce pas 1 ces jolis
vers à rimes légères où, sous prétexte de
bergeries et de moutons, Tircis avoue son
amour. Il semble presque que nous allons
retrouver le sonnet d'Oronte :
Belle Philis, on désespère
Alors qu'on espère toujours!,,.
^ Et Elle, toute droite, chante les réponses.
Une émotion involontaire fait palpiter sa
gorge nue. Elle se croit dans un rêve,
tant les mots du poème, sous leur
forme déguisée, répondent bien à ses
désirs inavoués.
Tout à coup, voici le passage difficile.
34 PETITS MAITRES
La déclaration, pour être poétique et rimée
à la mode du temps^ est devenue si claire
qu'aucun doute n'est plus permis.
Regardez I — le cavalier a rougi, et s'obs-
tine à lire sa musique avec acharnement,
tout en la sachant par cœur. Elle, s'est
arrêtée brusquement et le regarde, inter-
dite. Que faire? faut-il se fâcher, le metfre
à la porte, ou eacore faire semblant de ne
rien entendre, ou tout uniment pleurer?
Le hasard a ainsi de ces coïncidences*
Très doucement, la porte s'est ouverte, et
la soubrette montre sa tète. Elle écoutait
derrière et, voyant les choses prendre
pareille tournure, elle n'y a pas tenu et,
au risque d'une algarade, regarde quel est
Monsieur I
â
TERBURG MORALISTE 55
Au moins, sur le fauteuil de sa maltresse,
le chien qui sait son monde — c'est un chien
de race — a fermé les yeux. Il n'aboie pas
sottement à pareille musique, sachant très
bien que la mélodie n'a rien à faire dans
Taventure.
Cela s'appelle Une leçon de musique ; —
les catalogues ont ainsi de ces ignorances*
En les regardant, lui, ce cavalier d'élé-
gance si jeune I elle, si jolie dans son
étonnement sérieux, ne vous vient-il pas
le désir de connaître la suite de leur
.visite et s'ils s'aimeront enfin?
Heureusement Terburg est encore [là,
nous renseignant»
Vous pensiez peut-être qu'EUe s'atten-
drirait : point. Cela aurait été trop logique
56 PETITS MAITRES
et pas assez féminin. Ayant à donner son
cœur ou à mettre l'audacieux à la porte,
elle n'a pas hésité et a choisi la porte.
Scène terrible !
« Ne vous représentez jamais devant
mes yeux ! que de ma vie je ne vous
revoie !... »
Il part désespéré. J'ai dit plus haut qu'il
a vingt ans. Le soir même, il reviendra, et
encore demain, jusqu'à ce qu'il obtienne
son pardon, ne se doutant guère de son
bonheur!
Car, tandis qu'il a la mort dans l'âme,
elle a déjà passé dans un boudoir, s*est
assise sur un siège près^d'une table et a,
comme lui tout à l'heure, repris la romance,
cause de tant d'éclat.
TERBURG MORALISTE 57
«— P"^— — — I I liai I .1 ». • I ♦ I T •— ^
— Allons, venez vite, il faut chanter !
La suivante accourt, prend la mandoline,
accompagne debout les couplets et dit les
répliques»
Combien douces à savourer, ces déclara-
tions si discrètes et brûlantes, et comme
elle songe à lui, maintenant qu'il ne revien-
dra plus avant demain. Tout son visage
s'est animé, tant elle revit au grand jour le
bonheur inavoué de tout à l'heure*
Pourtant la suivante possède un sourire
de raillerie délicieux. Le sérieux de sa maî-
tresse lui semble si peu sérieux ! et elle
n'egt point la seule à croire que tout cela
est beaucoup de bruit pour rien. Derrière
elle, le domestique, somptueusement vêtu
à la mode espagnole, entre apportant le
rafraîchissement demandé : tout à coup, il
a reconnu la romance, éclate de rire et
risque de renverser le plateau.
Telle est la comédie de Tamour, chez
Terburg. Elle possède une saveur délicate,
ne donnant jamais que les irrésolutions et
les inconséquences du cœur, faisant de la
vie galante la plus amusante et la plus
inoffensive des diplomaties.
Il arrive parfois que le peintre descend
d'un degré. Mais là encore ce ne sont point
les brutalités qui le tentent, seulement les
curiosités psychologiques auxquelles elles
donnent lieu. Ainsi du Galant militaire.
Il est d'âge mûr, le teint rouge, les
cheveux défaits, la chemise bâillant sous
le ceinturon : il digère.
à
TERBUR6 MORALISTE 59
• Un bon dîner est cause du désordre.
Sur la table recouverte d'un tapis rouge,
s'aperçoivent encore les corbeilles de
fruits, pèches et raisins noirs, et, sur
l'assiette, des grappes laissées par lui, tant
il s'est rassasié.
Quelle joie de vivre, et d'être si bien assis I
Je le vois cependant très tourmenté*
Il a tiré sa bourse pour payer Técot — une
bourse qui n'est point grosse, certes ! tenant
tout entière dans la main fermée — et je
lis tout à coup sur son visage, dans son
regard hésitant, dans le sourire niaisement
engageant qui s'est. suspendu à ses lèvres,
qu'un autre désir lui est venu*
A coup, sûr, la somme qu'il offre est trop
considérable pour un dîner*
F
K 60 PETITS MAITRES
H La femme qui allait lui servir uue der-
H nière rasade a brusquemenllaissé retomber
H l'aiguière et oublie le verre qu'elle tient à
■ la main. Elle a rougi. Au fond, l'alcôve
B. entr'ouverte apparaît. Acceptera-t-on ?
Peut-être.
- Visage étrange de femme, du charmant
eurieusement alourdi par de la vulgarité :
cela se reconnaît dans le nez, dans la
bouche hésitante et sensuelle, dans la coif-
fure déjà défaite et surchargée de bijoux
sans valeur, dans l'hermine du corsage
qui descend trop bas. Ce n'est certes pas
sa première aventure. Pourtant elle se
tait, prise d» honte, et lui, interroge sans
parler, rien qu'avec les yeux... Tout le
drame est là, dans l'incertain et cette mi-
i J
TERBURG MORALISTE 61
nute précise, où leurs désirs pourraient se
rencontrer.
A analyser ce Terburg charmeur, on
oublié involontairement qu'il fut un peintre,
le plus grand sans doute parmi les peintres
de genre, et, chose inattendue 1 très voisin
de Rembrandt.
A quoi bon s'attarder au surplus ? Aurait-
il ainsi donné cette intense impression d'un
des côtés de la vie les plus séduisants et
les plus fugitifs, s'il eût été moins délicat
-dans ses tons et moins vrai dans sa facture?
Il importe peii qu'il ait merveilleusement
rendu les froissements du satin puisque,
fermant les yeux, je ne saurais revoir les
femmes qu'il a peintes autrement vêtues
qu'en robes de satin blanc.
Il eut à un intense degré le sens de la
passion subtile, et subit toujours une iavin-
cîble attirance vers les perplexités. Ce fut
un sceptique, mais un sceptique sans ironie
et qui ne crut pas aux blessures profondes
de l'âme.
A ses yeux, toute rose est bonne à res-
pirer, et quelquefois à cueillir. Il fut
aimé sans doute : si jamais on récon-
duisît, il dut cependant partir sans mau-
gréer, disant : « A une autre fotsi tout
cœur de femme ne vit que d'inconsé-
quences! »
Son œuvre est un marivaudage un peu
pervers et délicat; et c'est pour moi un
»
J
TERBURG MORALISTE 6^
étonnement profond de songer à cette
comédie d'amour sî peu amoureuse, sî
pimpante, sortie du pinceau d'un puri-
tain, en plein cœur de Hollande et du
XVII* siècle !
SUR
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK
Franz Hais*, peint par VanDyck ! Quelque
-chose comme Corneille analysé par Racine,
ou encore Lamartine dissertant sur la Lé-
gende des Siècles!
Je me souviens qu'encore enfant, et er-
rant au hasard des heures dans les galeries
du Louvre, je m'arrêtai stupéfait devant un
* Il coHvient de rappeler ici à ceux qu'étonneraient le
titre Petits maitres mis en tête de ces études que l'œuvre
de Hais est double : l'une, incomparable et jalousement
^rdée dans Haarlem ; l'autre, plus spéciale, faite d'ébauches
ou d'études et dont il sera seulement question dans les
pages qui suivent.
PETFTS MAITRES
portrait d'homme, si sec de coloration et
d'allure, si parfaitement raide et affirmalif
que l'idée d'un théorème de géométrie sur-
git brusquement k mon esprit.
C'était lumineux et terne, monotone et
attirant. Sous les chairs tendues, un feu
couvait, et l'on devinait dans les yeux je ne
sais quelles passions éteintes par une lo-
gique sans âme. Tout y était dur, voulu,
absorbé : évidemment l'être représenté pen-
sait orgueilleusement. Point de cœur, mais
une raison ; aucune imagination sous le
front, mais de l'algèbre, des signes menant
ai! vraiavecdesjongleries d'écriture; — et
ayant contemplé sans m'en douter l'image
de Deseartes, décrite par Hais, je repartis
prodigieusement troublé, attiré et r
J
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 67
tout à la fois par le souvenir de la vision
énigmatique.
Plus tard — bien plus tard, — c'était à
Amsterdam : je vis deux femmes vêtues de
noir pareillement, ayant autour du cou la
même collerette blanche à tuyauté raide;
et elles étaient assises Tune et l'autre sur
un fauteuil, demi-souriantes, rêveuses sans
illusion, ménagères sans tache, bonnes sans
doute, mais avec cet orgueil de la charité
qui suffit à la rendre amère.
A chacune d'elles, le bonnet de tulle à
oreillettes projetait sur la tempe une ombre
en forme d'arc, grâce à laquelle la tête
saillait.
Chez la première, cette ombre était à
demi lumineuse, comme encore imprégnée
d'or, et, sur le bord de l'arcade sourcilière,
elle se fondait sans heurt dans l'ivoire
adouci des chairs, en même temps qu'un
soleil sanséclat descendait sur les joues, la
bouche, les mains elles-mêmes abandon-
Dées dans un repos. Sur tout l'être, c'était
une lumière inoubliable, épaissie, réchauf-
fante ; seuls, les yeux du modèle sont restés
dans le mystère et regardent sans livrer leur
secret.
Chez la seconde, au contraire, l'ombre
de la tempe marquaitbrutalement sa tache
noire. Aucun effacement: près des bords
lumineux, des plaques dures de brun fai-
sant surgir les rides et vieillissant la face.
Les mains aussi ont des nodosités trop
accusées, et subitement, dans un plein jour
J
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 69
étincelant, sortait la blancheur de la
guimpe et du bonnet, tandis que la toile
paraissait plongée dans une lueur pâle qui
aveuglait.
Hais et Rembrandt étaient là, face à
face. Je crois bien que, cette fois, je préfé-
rai Hais.
Et depuis, j'ai vu le Fou^ ce grotesque
à laideur géniale, le Pifferaro charbon-
neux dont les dents seules rient dans un
éblouissement de blanc, et aussi les Ar-
chers de Samf-^dW^n, buveurs frénétiques
aux costumes bariolés que des écharpes de
soie recouvrent, tellement éclatantes qu'on
les croirait frôler. Toujours j'ai retrouvé la
même impression double éprouvée lorsque
j'étais enfant.
70 PETITS MAITRES
Hais est le sublime inégal. Aujourd'hui
sa fougue emporte le dessin, s'échappant
en un délire de tonalités puissantes ou
criardes : demain, il sera le peintre de Des-
cartes auxintections profondes et aux traits
resserrés. Dans son œuvre, tout est ordonné,
bouleversé, éclatant, assombri, tantôt pensé,
tantôt à fleur de lignes. Il est un grand, le
plus grand peut-être : il étreint d'angoisse
ou fait sourire ; de sa palette s'échappe la
vie morose ou folle, toujours exubérante ;
et c'est par-dessus tout le peintre mysté-
rieux, car on ne sait plus s'il croit à ses
pinceaux, s'il copie des modèles ou s'il ne
s'absorbe pas, hanlé par je ne sais quels
rêves de choses monstrueuses ou de gro-
tesques lyriques.
d
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 71
Or, imaginez maintenant cet homme re-
présenté par Van Dyck, Tartiste aux élé-
gances raffinées, le mondain délicat qui,
mieux que personne, s'attache à la distinc-
tion d'allures et aux discrétions de cou-
leur: imaginez le hollandais le plus libre
en son besoin de facture large et de visions
d'ensemble, traduit par le flamand le plus
correct en ses imaginations restreintes,
mais exquises , d'autant plus parfaites
qu'elles sont plus limitées : — n'aurez-vous
point quelque chose de parfaitement inat-
tendu et peut-être unique en l'histoire de
l'art?
Au reste, je bénis l'aventure.
Un autre aurait mis plus de coquetterie
à accentuer dans l'expression un caractère
PETITS MAITRES
dominant: peut-t^lre eût-il été tenté d'ajou-
ter au visage du peintre un peu de la fougue
et de l'ampleur d'images qui le hantaient:
Van Dyck le donnera vrai — sans doute
moins étoffé et d'allure trop douce, ou bien
encore trop élégamment souriant, — mais
absolument sincère et réel.
Et voici que tout à coup ce Hais énigma-
tique, dont je rêvais, perd de son mystère!
A l'examiner au détail, il se pressent
mieux, s'éclaire, est deviné.
Certes, il n'est point banal, cet homme
si franchement posé sur la toile et dont la
main repose, accrochée au vêlement en un
mouvement de parfaite distinction. Rien de
banal non plus dans l'assurance calme de
son regard qui semble planer, rempli de
pii ue j
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK
dédains. C'est un forl: cela se surprend
dans le mouvement de l'épaule qui s'étale
Irop, dans le développement inusité de la
poitrine. C'est aussi un raffiné : il a les
doigts effilés, charmants, presque soignés
comme des doigts de femme ; quel délicat
modelé dans les naissances des phalanges!
et comme son diamant brille, suprême
recherche de riche I
Pourtant, il faut analyser le menu des
traits pour savoir mieux.
Ce qui frappe dès l'abord, c'est la partie
supérieure du visage. Le nez, de courbe su-
! perbe quoiqu'un peu brève, s'étale grasse-
ment. Dans le froissement des narines lé-
I ^rement soulevées, une violence de pas-
f sions mal assouvies se découvre: il semble
74 PETITS MAITRES
■ ^^^^ ■ \
que des fitntômes invisibles passent, très I
proches, en même temps qu'une volonté i
aveugle de les posséder s'éveille dans '
l'âme représentée. Et, au dessus, le front, '
d'ovale incertain, se montre têtu. Seules
les choses fortes, les brutalités de pensée '
et de vision peuvent provoquer des ré- j
sonances dans le cerveau qu'il recouvre. |
Mais alors, combien celles-ci seront-elles 1
profondes et lucides ! Tant de soleil entre ,
à flots dans les yeux largement ouverts ! i
Ne dirait-on point que l'arcade sourcilière '
s'est relevée au-dessus d'eux, comme pour '
laisser plus de place aux rayons qui 1
viennent, en même temps que sous l'ar- ,|
dente fixité des prunelles se lit soudain un
étrange besoin de simplification?
ion? J
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 75
Évidemment cet homme a eu la passion
de la clarté quelle qu'elle soit. Il veut la
lumière et il veut le simple. Son analyse
est de celles qui réduisent les complexités
en formules, et, s'il regarde, d'elles-mêmes
les tonalités se grouperont en masses.
Puis, continuant l'examen, une expres-
sion nouvelle s'ajoute, contradictoire.
C'est la bouche un peu lourde : ce sont
des lèvres un peu trop charnues, les joues
un peu massives. Plus de raideur ni de vo-
lonté arrêtées. Le sourire à peine indiqué
marque moins le dédain qu'un désir sen-
suel entrevu. Une trivialité se dégage des
traits perdus dans l'empâtement des chairs.
Bouche d'amoureux, mais bouche d'amou-
reux auquel une nuit suffit et que toutes les
PETITS MAITRES
ivresses séduisent
profondes.
Ain
pourvu qu'elles soient
1 Hais primitif, épris de lucidité
tique, se superpose un Hais sans
idéal, courtaud, et un peu brute, si bien
que l'œuvre apparaît tout à coup comme la
plus parfaite traduction de l'homme qui la
créa.
A la dualité d'àme répondra cette dualité
d'impression notée tout à l'heure. Un ar-
tiste de génie épris de grandiose accolé à.
un mâle épris de beuveries sans idéal, —
et voici le joueur de viole, le buveur, la
bohémienne, tout ce cortège fantasque,
éuigmatique, d'allure si romantique, de
réalisme si poignant.
.l'en dirai plus loin la genèse.
à
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK
Dans une ivresse sans doute, des éclairs
sont venus, sorte de vision suraiguë, for-
mule trouvée subitement à des pensées
déjà conçues et jusque-là non encore sor-
ties de l'impression pure. La forme a eu
Torgie pour occasion; mais que serait la
pensée sans la forme, sinon un fleuve
auquel on ne saurait puiser?
Cette forme dès lors a porté les traces
originelles. Sa psychologie est de surface.
A rinverse des Hollandais et de Rembrandt
-elle ne cherche point le caractère dans le
trait, mais dans le geste. Que le joueur de
viole cesse de rire, il n'est plus : Descartes
n'étonne que parce qu'il demeure inerte, et
l'âme n'est désormais décrite que par des
mouvements. — Victor Hugo fit ainsi dans
78 PETITS MAITRES
ses drames. En cela git l'infériorité de son
théâtre.
De ce que rarement les anomalies de
l'àme s'extériorisent jusqu'au geste, l'œuvre
revêt aussi un caractère d'exception. Les
irréguliers ou les grotesques seuls tentent
le peintre. La femme demeure pour lui
une énigme: presque jamais son pinceau
ne s'essaye à la décrire et, s'il s'y résout,
le plus souvent il échoue.
Mais, grâce à la vision, à cette instanta-
néité d'impression qui fut l'origine de l'émo-
tion, comme Hais recherchera la simplifi-
cation du dessin, le faire libre et rapide!
Tout ce qui est du temps gagné lui con-
vient: il veut rendre vite l'être entrevu, le
donner uniquement dans ses lignes ma-
UN PORTRAIT PAR VAN DYCK 79
jeures. Il s'agit d'un ensemble évoqué :
qu'importeraient la nature, les infimes
détails dont la vie journalière nous en-
toure !
Oui, visions d'ivresse, mais combien rai-
sonnées aux heures de travail !
Tel, peut-être, fut Franz Hais, peut-être
aussi fut-il différent ? Qui peut savoir ! La
toile de Van Dyck est muette, et toute âme
garde un secret.
A coup sûr, le beau de Hais n'est pas
le beau classique, ni le beau mythologique
auquel si sottement nos admirations s'at-
tardent : mais il prend l'âme, l'angoisse,
l'emporte en une féerie lumineuse, et je
comprends aujourd'hui mes étonnements
d'enfant, les retrouvant encore comme à la
80 PETITS MAITRES
première heure, en repassant son œuvre en
rêve,..
Il se peut que l'invraisemblable soit une
forme superlative du vrai, et ne Ta-t-il
point prouvé, lui, cet évocateur dont chaque
coup de pinceau était un jet de lumière, et
•chaque masse posée, une idée simplifiée !
LA COMÉDIE DE HALS
Ce soir-là — un soir d'automne, —
jamais le ciel d'Afrique n'avait été plus fée-
riquement beau. Pareilles à de gros dia-
mants ou à des yeux d'or qui luisent,
les étoiles sertissaient l'immense voûte
bleuâtre, l'inondaient de clartés pâles, puis,
saisies par un attrait mystérieux, attei-
gnaient l'horizon et disparaissaient dans
la ligne noire des sables.
Près de moi, sur un coin de place qu'en-
touraient des palmiers à branches immo-
biles, une fouie en burnous blancs faisait
cercle autour d'Aissaourts jonglant au son
monoloue des bengas.
Plus loin, dans une ruelle nègre, d'autres
bengas résonnaientavecdes flûtes, scandant
le rythme dos danses dans les cafés arabes.
Et subitement, tandis que dans ce décor
saharien qui n"a point de rival toutes ces
formes blanches et droites s'agitaient avec
des rires silencieux, j'eus la vision renou-
velée des personnages de Hais.
Ils revenaient, eux, déjà vus et connus,
comme un complément de cet étrange mi-
lieu, retrouvaient leurs frères dans ces mu-
siciens exotiques, dans ces saltimbanques
loqueteux, dans ces spectateurs aux traits
énigmatiques...
à
LA COMÉDIE DE HALS 83
Ils accouraient, ces fils de la triste Hot
lande aux nuits lourdes et noyées dans les
brouillards, ils accouraient, évoqués par la
grande nuit lumineuse du désert : paral-
lèlement, ils jouaient aussi devant moi leur
comédie, rivalisant avec leurs voisins de
laideur idéale, de méchanceté sournoise.
Et j'éprouvai, en cette seconde, la joie des
dépaysements infinis, tout le malaise des
inconnus découverts et presque possédés...
•k
La comédie de Hais !
Une comédie romantique et brutale, na-
vrante en dépit du rire et des gaîtés qui
voudraient l'éclairer : comédie où Don César
est devenu misanthrope, où Marion achète
84 PETITS MAITRES
Didier et Pcrdiciin, Camille, où tous les
RoméoileviennenlTurcaret, naturellement,
par la simple loi des nécessités de la vie.
L'acteur rit, s'amuse, boit, chante : îi la
place du rire ou de la chanson, vous perce-
vez des cris de misère humaine, des lamen-
tatioDS sur la vie perdue, sur les chimères
qui ne serontjamais et les rêves qui ne sont
plus.
Chaque geste d'un personnage évoque
son double — ce double qui existe en tout
être — soigneusement caché, parce qu'il
est le seul sincère, étant seul à souffrir.
Discours et attitudes sont des masques. La
pièce réside dans ce qu'on soupçonne, la
thèse dans les sous-entendus.
Que les personnages de Molière raison-
LA COMÉDIE DE HALS 85
nent, que ceux de Shakespeare se meuvent
dans les idéales régions de la féerie, c'est
bien. La comédie de Hais ne s'attarde
ni à une prédication sociale ni au plaisir
des contes bleus. Elle n'est ni si hardie, ni
si indifférente ! mais cynique, elle rit,
couvre ses rancœurs d'une impitoyable
gouaillerie et insulte aux misères, leur
niant tout remède.
A cause de cela, peut-être, le spectateur
recule tout d'abord et se dérobe. Soudain, la
toile levée, les répugnances sont culbutées :
les hésitations s'envolent, et, curieux de
cette curiosité malsaine qui attire chacun
au spectacle des infamies compliquées, on
savoure la cruauté du drame...
86 PETITS MAITRES
Chose bizarre, ce qui manque le plus à
la pièce, c'est le cadre.
Où se déroulent les aventures ? dans
quelle maison, en quel recoin borgne de
grande ville ? Hais s'est tu. Dans ses toiles,
les personnages se détachent sur un fond
uniforme : aucun meuble, point d'acces-
soires...
N'importe ; au premier coup d'œil, il se
devine, ce milieu.
Vous le découvririez presque intact, en
parcourant telles ruelles étranglées d'Ams-
terdam ou encore les bas quartiers de Rot-
terdam : échoppes souterraines qu'en-
fument les fourneaux de pipe, — salles
LA COMÉDIE DE HALS 87
puantes où la senteur aigre des bières se
mêle à des relents de goudron et de ge-
nièvre, — cafés interlopes sans air ni lu-
mière, aux bancs massifs, aux énormes
tables de^ vieux chêne qu'ont tailladées les
coups de canif, — cabarets, maisons de
joie, et encore masures écartées où résident
des vieilles suspectes, angles noirs où
s'abritent les invalides du vice, demeures à
judas dont les portes ne s'ouvrent qu'au
signal convenu. — C'est le décor.
Une foule y passe : masse indifférente
allant et venant, toujours semblable.
Ceux-ci formeront le chœur dans la co-
médie à laquelle Hais nous a conviés.
Avec quel soin le peintre n'a-t-il point
retracé leurs attitudes, noté leurs habi-
tudes de penser et le détail de leur tenue !
C'est d'abord des soudards en congé :
grand chapeau sur l'oreille, cheveux em-
mêlés, barbiche sale et taillée au hasard.
Leur pourpoint fut jadis rouge; mais, an-
nées et aventures y aidant, le rouge s'est
éclairci , l'écarlate s'est fait d'un rose
tendre, un rose charmant, semé de pâleurs
que la lumière caresse, — la lumière est
ainsi sans répugnances, toujours heureuse !
Les plus luxueux portent pendus au cou,
par-dessous la collerette chiffonnée, une
chaîne d'or et un médaillon ciselé.
Chaîne et médaillon furent volés ou don-
nés :, qui peut savoir comment va la guerre
et quels en sont les hasards ! Que nous fait
au reste leur origine : ces bijoux sont vrais.
LA COMÉDIE DE HALS 89
et cela suffit. Grâce à eux, l'hôtesse a fait
crédit. Le verre qu'on va vider ne coûtera
rien, pas plus que les suivants jusqu'à ce
qu'arrive l'heure de saisir en gage de pa-
reilles splendeurs :
— Un souvenir de famille ! dira alors le
reltre d'un ton mélancolique.
— Bah ! tu en retrouveras d'autres à la
campagne prochaine, répondra l'hôtesse
prudente en suspendant les avances...
Encore, en ce milieu, le soldat est-il
prince. Autour de lui d'autres se pressent,
travailleurs à vie dure, souffre-douleurs et
mange-misères !
Ah ! ce n'est point sur eux qu'on retrou-
verait les pourpoints de vieille soie ! A quoi
bon les manchettes, les dentelles blanches.
les collerettes empesées, tout ce faux luxe
que transpercent les pluies?
Ils sont pêcheurs, débardeurs, gens de
peine toujours corvéables et piteux. A eux
les souquenilles de rude toile noire, puant
la houe et la marée. A eux les nuits de ha-
sard, sous les arches de pont ou au milieu
des ballots débarqués sur le port. Point mé-
chants au surplus ; les plus jeunes narguent
la vie, bras croisés, dents blanches décou-
vertes par le rire insoucieux. Une grande
dame les employa jadis à porter un message
anonyme, et depuis lors, sur son passage,
ils songent voluptueusement h ce secret
surpris. Les plus vieux boivent, boivent
encore. Piquette ou genièvre, c'est l'oubli,
la porte toujours entr'ouverte sur le rêve...
LA COMÉDIE DE HALS 91
Petites gens, plèbe ignorée...
Le peintre les choie, les illumine de
brusques taches lumineuses et, grâce à lui,
nous voici loin des seigneurs à vêtements
graves, des prudes matrones à bonnet
tuyauté et raides comme leur âme, loin de
tous ces fortunés que seuls l'histoire semble
retenir : nous sommes en pleine multi-
tude déshéritée, en pleine souffrance, dans
la foule dont on sait seulement qu'elle
doit peiner et devant laquelle le cœur reste
indifférent, trop petit pour pouvoir tout
comprendre, trop étroit pour pouvoir tout
plaindre !
Là, perdus, insoupçonnés, apparaissent
alors les héros de la Comédie.
93 PETITS MAITRES
Ils sont trois : la bohémienne, le joueur
de flûte, Y entremettettse .
La Bohémienne !
L'ayant une fois contemplée, vainement
chercherait-on à oublier son image. Elle
passait : on regarde, et c'est l'inoubliable.
Jeune ? peut-être seize ans, peut-être
trente. L'àme est vieille si le corps ne l'est
point.
Jolie? peut-être non : simplement ado-
rable, d'un charme pervers, attirante et
malsaine comme le vice inconnu.
Tout en elle est promesse. Ses yeux ont
des lueurs de désirs qui incendient, et tou-
jours ils regardent en dessous, maligne-
ment, en solliciteurs mauvais. Le front est
d'exquise forme, légèrement bombé, maïs
LA COMÉDIE DE HALS 93
tenace et marquant des volontés impla-
cables. Les cheveux, des cheveux fous
et tout autour de la tête se dressant en
auréole — une auréole d'ange déchu, —
paraissent déjà lâchés pour recevoir mieux
les caresses. Les joues ont des méplats
trop saillants, presque masculins, marque
de race, exotisme qui achève la séduc-
tion. Et, quand enfin les lèvres entr'ou-
vertes laissent échapper leur rire aigu, ne
senteî^-vous point une pénétrante ironie
glacer vos épaules, et ne dirait-on pas que
quelque part s'égrènent les pièces d'or
destinées au payement ?
Ah ! ce rire sardonique, léger, presque
murmuré ! ce rire qui blasphème l'amour,
Taccueille comme des propositions faites
91
PETITS MAITRES
en UQ coin de rue dans les nuits équi-
voques ! rire de femme si certaine de gar-
der sa victoire, si résolue à donner l'éter-
nelle illusion d'un accueil sans lendemain !
11 suffit qu'on l'approche, en vérité on la
jurerait à soi. Les lèvres quêtent le baiser,
les regards quémandent le rendez-vous, la
chemise s'est entr'ouverte découvrant des
seins de vierge.
Sans doute, enfant, elle se livrait déjà ;
cependant elle paraît virginale !
Si elle s'offre, c'est, croirait-on, que le
printemps cette fois a eu des nuits plus
douces, des aubes plus rosées, des parfums
pleins de langueur. L'amoureux lit l'an-
goisse d'un début dans ses reculs timides,
dans ses paupières à demi voilées, jusque
LA comédie; de hals 95
dans le désarroi de sa robe rouge, et quand,
fou de désir, il joint ses lèvres aux siennes,
la comédie est si bonne qu'aux ivresses dé-
fendues semble s'ajouter l'incroyable joie
d'une innocence violée.
Ne dites point qu'elle ment, elle est la
femme, toute la femme. Son rôle est de du-
per. L'amour est son champ de bataille^
l'homme son ennemi! Elle trompe, elle dé-
sole, elle tue, comme d'autres vivent et
méprisent. Et quand, radieuse, elle a passée
le cœur est mort, l'esprit est mort ! . . .
Or, un soir, ce fut un enfant qu'elle ren-
contra.
Sans désirs, sans inquiétudes, il souriait
à la vie, aux branches vertes dont le feuil-
lage a des chansons suaves, aux fleurs
96
PETITS MAITRES
épanouies qui le long des haies embaument— .
Toute son existence se passait ù cliante i**
l'immuable rêve.
Parfois des mélancolies le surprirent et,
ignorant l'amour, il le balbutiait dans des
vers. Il eut aussi, ô l'innocent! des désirs
de gloire, croyant aux mélodies sorties de
sa flûte, et certain jour, dans une église,
crut entendre les violes et les harpes
qu'éternellement autour de TÉternel des
anges font retentir.
Regardez-le : il est la poésie, l'inconnu
des espérances naïves. A sa toque une
grande plume se balance cavalièrement.
Ses yeux n'ont ni regrets ni mystère. Les
lèvres, vierges de tout duvet, sourient.
Sans aucun doute, s'il n'eût passé aujour-
J
LA COMÉDIE DE HALS 97
1— 1 — ^m — — ^ M - -*- - - j^- - -- _ - - ■- ^
d'hui dans ce quartier, il n'aurait jamais
rencontré cette femme, et vous l'auriez
connu grand poète ou musicien.
Il y passa, ce fut le malheur ; et, ayant
vu cette bohémienne, il l'aima.
Amoureux naïf tout d'abord et plus ti-
mide qu'un page aux pieds d'une reine.
Désormais, il la suit de loin, erre à sa
poursuite dans les rues voilées d'ombre,
court la nuit les impasses, avec l'es-
poir fou d'apercevoir ici ou là sa robe
rouge.
S'il chante, c'est pour elle! s'il rêve,
c'est de son image ! A chérir une inconnue,
il croit vivre un roman. Plus il attend,
plus il s'éprend. Enfin il ose, s'approche,
pousse un grand cri d'amour... Elle
98 PETITS MAITRES
s'étonne, se refuse, s'ipdigne et disparaît :
c'est le premier acte, Tidylle.
l'abominable, l'horrible réveil quand
il la vit au bras d'un autre, d'un autre...
Être jaloux d'un bien jamais possédé et
que tous possèdent, se découvrir dupé,,
bafoué, et puis, sans se lasser, vouloir tout
savoir pour encore plus souffrir, encore
plus désespérer!
Maintenant le poète entre dans les ca-
barets, descend aux promiscuités répu-
gnantes, interroge, espionne. Tout son
cœur se révolte : il hait cette femme... et
l'adore ! Il voudrait tuer ses rivaux... et les
envie !
LA COMÉDIE DE HALS 99
Ah ! certes, il ne songe plus guère à la
divine musique ! Adieu, rêves ailés, songe-
ries indécises et délicieuses ! plus de vers,
plus de chansons, il souffre...
Et voici qu'une fois quelqu'un très chari-
table le renseigne :
— Adressez-vous là-bas I on vous répon-
dra certainement.
— Là-bas !
Vaguement, il sent peser sur son âme
une nuit triste. Son idéal n'est plus. Il
hésite à peine, cependant.
Là-bas, c'est la demeure de la vieille. —
demeure noire, sorte d'antre mystérieux
autour duquel dorment des craintes supers-
titieuses et troublantes.
De longtemps, il connaissait cette mai-
PETITS MAITRES
son. Lorsqu'il était enfunt, sa mère, peut-
être — ironie de la destinée I — le mena-
çait déjà de la Sorcière. Les marins ont
baptisé celle-ci la feiwme au hibou à cause
de son oiseau favori; et des histoires cou-
rent sur elle, très sataniques, compliquées
d'horreurs et de maléfices. Elle jette des
sorts, provoque des maladies, et, moyen-
nant le salaire le plus juste, prédit l'avenir
d'après la fantaisie des cartes.
Tous la redoutent, chacun s'en sert. En
lui demandant aide, on soupçonne toujours
les métiers qu'elle pourrait faire. Son sou-
inre a d'horribles sous-entendus qu'on n'ose
deviner; et la consultant pour son propre
vice, on s'aperçoit avec stupeur qu'elle est
sans spécialité.
là
d
LA COMÉDIE DE HALS 101
Sur le seuil, une crainte dernière arrête
l'amoureux.
Décidément, son roman s'assombrit.
Devant lui, s'ouvre un fossé noir, et c'est
comme s'il allait y jeter d'un seul coup ses
espérances, ses poèmes, tout ce cortège
innocent dont les magiques voix l'escor-
taient jusqu'alors.
Hésitation d'une seconde, instinct plutôt
que raison. Il aimait d'ailleurs: donc il
entra.
Assise sur un escabeau, son hibou sur
l'épaule et prête à accomplir je ne sais
quelle besogne sinistre, la vieille lève la
tête. Subitement, son visage se contracte,
ses yeux se ferment et, le broc encore en
main, elle éclate d'un rire ignoble qui
i
résonoe dans la pièce comme la grêle tom-
bant sur les vitres, un soir d'orage.
Ainsi riante, la gueule ouverte et brèche-
dent, elle apparaît, évocation terrifiante
de l'abominable Au-delà. Tout le vice est
écrit sur sa face, les lèvres sont lubriques,
les bajoues tombantes marquent Tépuise-
ment des jouissances lamentables, les yeux
flambent d'avarice cupide...
Ce jour-là, surtout, à la vue du gibier si
longtemps convoité elle a sursauté de joie :
elle s'anime, elle parie:
— Enfin, te voilà!
Et rapidement le colloque s'établit;
— Tout ce que j'ai pour elle I
— Rien que cela!
Quoi! tout, n'est-ce point assez? Encore
i
LA COMÉDIE DE HALS 103
oublie-t-il de compter là torture qui depuis
longtemps le dévore, son génie déjà pares-
seux, sa verve perdue, accrochée aux ronces
.'de Tattente. N'importe, la sorcière sera
.bonne: marché conclu.
II. donnera tout, d'abord. On demandera
autre chose ensuite. Et, triomphant, il fut
'aimé! ou crut l'être — ce qui est mieux...
Le troisième acte de la comédie — ou
4itt drame comme il plaira, — je l'imagine
■tout entier résumé en cette singulière et
troublante apparition qui a nom le Joueur
de mole ou le Fou.
Le joueur de viole, c'est lui, l'enfant
ijiusicien de jadis, le rêveur épris et naïf.
PETITS MAITRES
Seulement, le sourire est deveDu -sardo-
nîque et sans foi, les yeux ont des indéci-
sions remplies de traîtrise, les cheveux,
autrefois si joliment bouclés, s'en vont
désormais au gré du vent, mal peignés,
mal tenus; lesjoues sont creusées d'étran-
ges rides, et voici qu'à la place du feutre à
plumes qui, coquettes, se balançaient sur
l'oreille, lui, — cet inspiré ! — a coiffé le
bonnet de fou !
Foui sans doute 11 l'est.
Lisez sur son visage: ironie! chanson!
galtés sans plaisir des longues nuitées au
cabaret! avant tout, détresse de vivre!
le douloureux poème crié par ce por-
trait de déclassé génial, que l'amour a fait
sans vision, sans voix, presque sans ime !
t; siius mue i
LA COMÉDIE DE HALS 105
Combien d'années ont passé depuis la
soirée louche où la femme au hibou lui
livra la bohémienne, — le sait-on ? et
qu'importe 1 Après les premières heures
délirées, le poète a mordu au fruit amer.
Enchaîné à tout jamais par le sourire de
l'aimée, il l'a suivie sans se lasser, presque
sans plainte, descendant aux partages in-
nomables, réduit à mendier Jes miettes de
pain du festin. Il l'a suivie, l'âme en lam-
beaux, le cœur sali.
Où cette femme veut, il val Ne lui de-
mandez pas de s'arrêter, de rebrousser che-
min ; il est l'insatiable, « ils ont des oreilles
mais n'entendent point ; ils ont des yeux
mais ne voient point ! »
Et son supplice est celui-ci :
PETITS MAITRES
^
Jadis il chantait. Quand l'idéal le frôlait I
d'une invisible et suprême caresse, tout en- !
lier il frissonnait ; et des voix montaient en
lui, disant l'immense joie de la divine réalité, j
Désormais, les voix se sont tues. Sou
génie est parti, laissant après lui le vide ■
des absences éternelles. Il est muet.
Puis parfois, au hasard des [ivresses, des
éclairs hiisenU
Ah! vivre comme autrefois, s'arrachera
réternelle duperie d'une femme I n'être
plus une Ame déserte !
Alors, le joueur prend sa viole ; il semble
qu'il renaisse. Pareil à un féerique décor,
son rêve réalisé apparaît. Tout est oublié :
misère, bonnet de folie vouant aux déri-
sions, et aussi l'affreux bouge où il s'est
LA COMÉDIE DE HALS 107
réveillé. Autour, le peuple — ces soldats
heureux buvant leurs derniers gains, les
pêcheurs tristes ou insoucieux, les loque-
teux, les pochards — tous écoutent, étonnés
mais point ravis. Comment comprendraient-
ils ? — Les uns et les autres pensent que
ce joueur a perdu raison. Dans la taverne
enfumée, en pleine nuit puante, ne parle-
t-il pas de printemps, des libres courses
sous les arbres qui chantent, du grand
soleil qui hâle le teint et fait s'ouvrir les
fleurs parfumées ?
Pourtant, le rythme s'élève, prend des
allures dé marche violente, s'emporte en
longs cris de désir. Le génie approche, il
est là, retrouvé, conquis, adoré...
Soudain tout s'arrête, le rêve a disparu,
108
PETITS MAITRES
la mélodie est morte, hi viole s'est tue et,
triste d'une tristesse indicible, le joueur de
viole disparaît dans la nuit, allant on ne
sait où... vers Elle...
La toile est tombée. Mais encore, ce jeu
cruel de l'àme qui se cherche et ne se re-
trouve plus, cet infini supplice durêve perdu,
gâché au long des aventures, se poursuit,
réveillant des échos douloureux, des souve-
nances amènes — et vraiment ce conte ima-
giné pour relier entre eux les romantiques
et douloureux qui furent dans l'œuvre de
Franz Hais est-il uniquement un conte ?
Se peut-il que la douleur exprimée par
ces êtres, simple jeu d'artiste, n'ait jamais
LA COMÉDIE DE HALS 109
été l'écho d'une douleur vraie? quel homme
n'ayant point connu les déchirantes an-
goisses du génie qui s'en va, aurait pu les
décrire avec de semblables cris ?
Les biographes de Hais se taisent.
D'aucuns racontent qu'il fut simplement
grand amuseur, très jovial et toujours d'hu-
meur gaie. Ce fut un heureux homme, assu-
rent-ils, puisque tous ses personnages rient.
Or, cette fois, tandis que les bengas et les
flûtes poursuivaient leur uniforme tapage,
perdu en pleine rêverie, j'imaginais un
Hais à peu près semblable au héros de sa
comédie, sorte de génie culbuté dans
l'ivresse, tout entier en vision, en ébauches
hâtives, en efforts désolés vers l'idéal qui
se soustrait.
f
110 PETITS MAITRES
El le rire de Hais, je le voyais aussi très
ditféreat de celui qu^il s'est donné dans
son portrait d'Amsterdam, très proche de
celui du Joueur de viole : un rire déses-
péré, insultant quand même à la vie qui
dupe, un rire chantant quand même en
pleine bestialité la beauté des songes en-
trevus et des idéals méprisés...
Pourquoi non ? l'histoire est muette et
prêle aux songeries...
Mais tout à coup, sous les palmiers, un
grand calme survint ; les formes blanches
s'étaient dispersées, silencieuses et lentes,
et il me sembla soudain qu'avec elles
s'étaient enfuis les personnages de Hais,
tous ces comédiens au rire étrange, d'une
tristesse embrumée !...
MEYNDERT HOBBEMA
L'allée bordée par les hauts arbres
ébranchés s'enfuit vers l'horizon. Allée
très droite, semée de fondrières. Tout au
loin, le village. Puis, sur les côtés, des
champs monotones, des plantations de
rosiers, des pépinières...
Le ciel d'un azur tranquille paraît mon-
ter indéfiniment au-dessus des branches et
se grandit de leur élancement. Pourtant,
çà et là, des nuages blancs flottent dans
l'air, et la pureté radieuse de ce firmament
f
112 PETITS MAITRES
paisible se reflète doucement sur l'eau des
canaux longeant l'allée.
Avec quelle justesse de tonalités assour-
dies ne se retrouve-t-elle pas sur la moire
des fossés I
La couleur est franche, limpide. On
est baigné dans l'éclat du jour. Là-
bas, un chasseur, le fusil sur l'épaule,
s'avance avec son chien. Plus loin, un hor-
ticulteur est occupé à greffer des arbustes
dans sa pépinière. Et il semble qu'un grand
silence soit là : silence des journées finis-
santes et du soir qui vient.
C'est le calme.
Les branches ne remuent point, les pas-
sants ne se hâtent pas, l'eau dort. Le ciel
lui-même a l'air de retenir sa lumière.
MEYNDERT HOBBEMA 113
Alors je ne sais quelle émotion bizarre
-saisit Tàme. Sans doute le sujet de la toile
-est monotone; sans doute des grincheux
;y verront des formes droites et trop symé-
triques. Cependant on est remué délicieu-
sement.
Parfois, vous promenant dans les plaines,
vous avez ressenti une mélancolie sans
inquiétude. C'est le frisson causé par la
brise plus fraîche ou par la rosée tombante.
C'est l'involontaire effroi des immensités
sans voix que les champs déroulent de-
vant le regard. Ce n'est peut-être rien
autre qu'un peu de fatigue ou le désir
du repos.
Devant l'avenue de Middelharnis, j'ai
éprouvé semblable resserrement.
Et, la compreaaiit, il semble qu'on ait
compris toute l'œuvre deMeynderlHohbema
— œuvre sans envolées, toujours semblable
sinon dans sa facture, au moins dans ses
intentions, œuvre passionnément atta-
chante en ces temps pessimistes.
Sa vie fut triste, sans étrangeté.
Au surplus c'est presque aux conjec-
tures que nous en sommes réduits. A
peine a-t-on découvert, après bien des
recherches, l'année de sa naissance, 1638.
Puis, çà et là, quelques renseignements
officiels, une signature au bas d'un acte de=^
mariage, un acte de décès, c'est tout
Comme cependant sa jeunesse déjà«-
sl tout.
J
MEYNDERT HOBBEMA 115
désenchantée se laisse deviner ! Il semble
en vérité qu'on la découvre en entier
dans l'œuvre.
Le père est de noblesse, mais pauvre.
%
cette misère, la plus affreuse de toutes,
cette misère des gens qui furent heureux
et s'en souviennent! les regrets amers
du passé traversant les heures mornes
pour en accroître l'amertume !
Ce noble gagne le pain familial, travail-
lant à quelque métier manuel. Qui sait
même s'il n'envie pas en secret son frère
qui, plus audacieux ou mieux inspiré, s'en
fut chercher fortune à Paris et s'y est
fait charpentier ! La vie a des duretés
inexorables, et les familles obéissent à
des courants irrésistibles les entraînant
U6 PETITS MAITRES
vers les bas-fonds, après les avoir portées
vers les sommets.
Pourtant, en dépit de rintérieur misé-
rable et des privations jonrnalières, Hob-
bema rêve.
Chaque enfant rêve ainsi. Le rêve esti't
l'aube de toutes les existences, même les |
plus déshéritées : toujours, il est la porte '
ouverte sur Tinfîni, faisant oublier le réel.
L'enfant, cette fois, avait l'àme aimante,
le cœur rempli de bonheurs vagues et
naïfs. Des attendrissements involontaires
le saisissaient au spectacle des choses
immobiles, et c'était comme une intime
passion s'élevant en lui pour ce poème '
doux que chantent partout les arbres, les
plaines, les horizons reposés
J
MEY.NDERT HOBBEMA 117
Volootiers j'imagiae Hobbema, courant
alors ie pays de Gueldre, vaguant au
hasard dans la tiédeur de l'air. C'est
durant l'automne, sa saison préférée. D va
devant lui. sans même songer à analyser
le détail de ce qu'il voit. Parfois seule-
ment il s'attarde en face d'une perspective
de route blanche. D'autres jours, c'est
une mare endormie près de laquelle il
s'asseoit, ou encore quelque réunion de
^nds chênes dont les feuilles claquent
sous la brise. Et c'est aussi une mu-
sique délicieuse à ses oreilles, celle que
■font les clapotis de l'eau tombant en c^ls-
cades minuscules ou les moulins jaseurs.
Rarement, la grandeur mélancolique des
plaines hollandaises frappe son cœur. Aux
118 PETITS MAITRES
immenses horizons, il préfère les jolis
coins verdoyanls, les branches amoureuses
qui s'enchevêlreot. Ce n'est pas un sim-
pliste. C'est un enfant qui rêve, n'y mettez
rien de plus...
Tout Amsterdam, cependant, retentit de
la renommée des peintres contemporains.
On cite avec scandale la vie princière de
Rubens. Rembrandt a été très riche, il pos-
sède un palais. Au loin, Velasquez semble
un roi ou un ambassadeur. Et les désirs
du rêveur se précisent.
Pourquoi n'aurait-il pas, lui aussi, l'ai-
sance et la fortune I C'est le propre de l'ado-
lescence de croire l'irréalisable proche,
Hobbema voit en songe les siens tirés de
la misère, le nom familial reprenant l'an-
MEYNDERT HOBBEMA 119
cienne splendeur. Sa vocation est décidée :
désir de lucre plutôt que passion d'art,
c'est très indifférent en somme ! Il veut être
peintre ; il le fut.
Sans envolées, certainement. Il était dans
la destinée d'Hobbema de ne point connaître
les sommets et de vivre toujours courbé.
Avait-il senti le grand souffle génial
passer sur lui et s'y était-il abandonné
pour voler vers l'idéal, je ne le crois point.
Je viens de dire comment sa vocation dut
venir. Rarement un grand peintre débute
ainsi. Il peint par besoin de peindre,
comme on respire par besoin de vivre.
Ici, rien de semblable. Hobbema est
120
PETITS MAITRES
sans doute d'intelligence moyenne : mais
il possède Témotion, ce facteur du beau, et
c'est sa supériorité. Il est un délicat : les
délicats ne connaissent jamais l'emporte-
ment. Il est une âme tendre, aventure
rare en ces temps durs, et dès lors il est
un faible que tout effort énerve.
N'importe, il fut peintre et, par un
hasard heureux, paysagiste. Du premier
coup, presque sans y penser ou même le
chercher, ce fut un maître.
Comme d'instinct, tous les paysages
aimés se retrouvèrent sous son pinceau
de débutant.
Hobbema avait préféré l'automne, et
chacun de ses arbres se revêtit de feuil-
lages roux et jaunes que le soleil semblait
MEYNDERT HOBBEMA 121
avoir dévorés. Il avait adoré le calme des
bois, il fit des forêts immobiles que nulle
tempête n'agite. Il n'avait perçu que la
torpeur paisible des horizons, et tous ces
horizons dormirent sur ses toiles dans des
brumes d'exquise grâce.
Quels qu'ils fussent, ses sujets avaient
une ressemblance intime : ils étaient le
décor de sa jeunesse, le poème vivant
ayant servi de cadre à ses ambitions et à
ses rêves. En travaillant, il en revivait
l'émoi et les espérances vagues. Œuvres
de jeune homme et d'amoureux timide I
œuvres d'intimité que je revois en songe,
saisi d'un étonnement...
N'est-ce pas déjà une étrange chose,
que cette éclosion du paysage naïvement
122 PETITS MAITRES
réaliste en plein xvii° siècle, en plein pro-
testantisme, au moment même où l'idéal est
officiellement réglementé et où la conven-
tion devieot la mesnre de l'art? C'est alors
cependant, une floraison d'âmes neuves,
tout imprégnées de la nature et de l'émo-
tion des choses. Ces novateurs sont une
pléiade, Van Goyen, Franz de Hiilst,Hiigen,
Cornelis Decker, Abraham Verboom, le
grand Ruysdaël... mais, entre tous, Hob-
bema rayonne. C'est lui, le plus simple-
inent ému, le plus véridique. Juste ou faux,
heureux ou malheureux en son expression,
un sentiment particulier se dégage tou-
jours de son effort. Hobbema sent profon-
dément, — il est ému, il émeut.
Ce fut un curieux et pitoyable roman.
MEYNDERT HOBBEMA 123
A mesure que les années se succédaient,
continuant d'aniener la misère, découron-
nant Fume après Tautre les espérances
chères, les toiles perdaient leurs lumières
claires et leurs puretés d'air. Les arbres
s'y enchevêtraient plus lourdement, les
forêts voyaient Tombre envahir leurs clai-
rières. L'âme s'émoussant, l'émotion à son
tour s'atténua, disparut.
Aventure navrante qu'il faut suivre,
nous donnant presque la chronologie des
compositions du Maître.
C'est tout d'abord ce moulin de Bridge-
water-house, peint d'une manière si ferme,
avec des franchises et des audaces cu-
rieuses. Toutes les espérances de la jeu-
nesse, toutes les témérités du débutant
424 PETITS MAITRES
sont lii, écrites en traits de feu, aube que
bientôt, Iiélas! des nuages vont obscurcir.
Plus tard voici la mare ; tout au fond
dans un nid de verdure, une chaumière
semble sourire. Le ciel est limpide et
lumineux : îl couvre la prairie de lueurs
jaunes. Les futaies aux silhouettes gra-
cieuses baignent leurs racines dans l'eau
qui sommeille. Oh! la radieuse vie cham-
pêtre qui se devine là! Les gens se pro-
mènent ou pèchent, et, dans un coin,
l'horizon se découvre, très clair lui aussi,
semblant mettre au milieu de la composi-
tion une perspective d'infini repos.
Cette foi, sans aucun doute, Hobbema
ne rêvait plus d'ambassades ni de palais,
mais avait l'ambition d'une vie cachée dans
MEYNDERT HOBBEMA 125
quelque abri de campagne, très monotone,
très heureuse...
C'est encore ce « Moulin à eau » que
nous retrouvons au Louvre. Alors, des
cieux élevés qu'illuminent des nuées
blanches, noyées dans un azur pâle, les
arbres aussi montent, avec leurs branches
si capricieusement enlacées ! Sur les feuilles
des rameaux les toitures rouges de la
maisonnette éclatent comme un chant de
guerre. Tout est ici traité librement, d'un
jet : jamais l'ombre d'une hésitation ni
d'une reprise. C'est hardi, presque grand,
et par hasard d'une gaîté vraie.
Ce jour-là, Hobbema avait accompagné
Ruysdaël et, écoutant le maître, s'était
enivré d'idéal.
PETITS MAITRES
Puis la flamme s'éteint : les jours sur-
viennent, plus douloureux. Je retrouve
de nouveau ce joli coin de paysage aux
eaux murmurantes. Voici bien les trois
arbres mêlés , le ruisseau qui s'en va
lentement, ayant quitté les roues du
moulin... Mais l'élan est perdu; plus de
gatté, plus de volonté d'être heureux.
Les ombres s'étalent, épaississent les
silhouettes; les beaux nuages floconneux
ont fait place à un ciel couvert, presque
terne. Et je ne sais quelle tristesse règne
subitement sur les routes tourmentées, sur
le moulin dont le chaume menace ruine,
sur l'eau sombre que les écumes d'argent
n'illuminent pas.
D'autres moulins viendront encore, tou-
MEYNDERT HOBBEMA 127
, ^ __ ,_
jours plus noirs, plus complexes. C'est
la caractéristique d'Hobbema; il retourne
sans trêve au même sujet, ou plutôt au
même paysage. C'est ainsi que certains
sites deviennent favoris. On éprouve pour
eux des tendresses instinctives et silen-
cieuses, comme s'ils comprenaient mieux
les désespoirs de l'âme. Tel groupement
d'arbres devient alors un confident, et l'on
s'oublie, à écouter, pendant des heures,
le murmure de leurs feuilles qui semble
consoler.
A mesure qu'Hobbema nous redonne ces
endroits préférés, les lueurs disparaissent,
le trait s'alourdit. Ce sont des ombres plus
lourdes, des formes trop cherchées, des
arrangements maladroits peut-être tentés
sans espoir. Oq croirait que le maître
cherche à s'échapper de la réalité et à sor-
tir des misères qui l'étreigneot, misère
réelle, misère du cœur, misère des ambi-
tioDs déçues...
Vains efforts ; il succombe.
Il y a presque dix ans qu'il travaille.
Qui le comprend? Qui l'achète?
Il est vraiment trop tard; le temps des
grands peintres et des artistes que l'on
choie est passé depuis longtemps. Les
bourgeois de Hollande, accoutumés aux
originalités de Hais ou aux merveilleuses
portraitures de Rembrandt, trouvant mes-
quine la peinture de maisonnettes et d'ar-
bustes, passent devant elle, dédaigneux.
C'est l'époque de VAUéede Midkelkarms,
MEYNDERT HOBBEMA 129
•de la Maison de campagne. Rien que des
lignes droites, des compositions dépour-
vues de grâce, où semble se peindre la ran-
•cune du peintre.
Enfin des dessous de forêts sans air, des
confusions de formes, des lourdeurs d'exé-
<5ution à faire douter qu'on soit en présence
d'oeuvres originales. Le poète est mort,
l'inspiration est morte, et d'elle-même,
l'âme étant partie, la palette s'échappe des
mains d'Hobbema...
*
Je voudrais expliquer la séduction parti-
culière de cette œuvre si monotone de
sujet, si inégale d'exécution. Cette séduc-
tion est intense à tel point que d'aucuns ont
130
PETITS MAITRES
préféré Hobbema à Ruysdaël, et qu'après
UD siècle d'oubli le maître a pris possession
d'une gloire irrésistible.
L'on ne saurait dire qu'Hobbema fut un
naturaliste ou un novateur, au sens étroit
et précis que nous donnons aujourd'hui à
ces termes.
Ce n'est pas que la question du natura-
lisme en art se soit posée à notre époque
seulement. Dès le xvri* siècle, Bossuet en
formulait et en soutenait les exigences-
(1 11 faut copier la nature, » écrivait-il.
Et cent ans plus tôt Montaigne avait écrit:
« Je voudrais naturaliser l'art comme ils
artializent la nature. » Curieux ancêtres,
dont nos révolutionnaires d'aujourd'hui
seraient bien étonnés.
d
MEYNDERT HOBBEMA 131
Je suis convaincu toutefois qu'Hobbema
a ignoré TÉvangile nouveau, et qu'il en est
de son œuvre comme de la plupart de celles
de ses contemporains. Elle est la résultante
du moment, sans parti pris d'exécution,
sans idéal fixé.
Sans doute, il travaille d'après nature :
mais combien d'apprêts et d'arrangements
ne donne-t-il pas à celle-ci. Les branches
mortes tombent très savamment : de
même, les ruines s'affublent de pittoresque
solennel. Il y a là beaucoup de beau recher-
ché, du beau très proche de l'ennui...
J'ai toujours été étonné, au surplus, de
l'évolution du paysage dans l'histoire de
l'art. Ce genre, qui de tous semblerait
devoir suggérer le mieux la consultation du
132
PETITS MAITRES
vrai et commander la sincérité, fut aussi,
parmi tous, la plus constante victime du
conventionnel. On le trouve à l'origine
de chaque peinture nationale et, chaque
fois, il est également méconnaissable à
force d'être faux. Chez les peuples station-
naires, tels que les Chinois et les Japonais,
ce faux se perfectionne, devient même un
idéal particulier. De là, des décorations
chimériques et raffinées, des étrangetés
pour lesquelles notre siècle blasé s'éprend
de tendresse.
La grande école Hollandaise, d'instinct si
réaliste, n'a pas évité l'écueil, témoin
Poelenburg et son école, et bien qu'à un
moindre degré, Hobbema a porté le joug
de ce préjugé.
I
MEYNDERT HOBBEMA 133
Hobbema ne fut pas non plus un pas-
sionné, comme Ruysdaël. Toutes les vio-
lences l'effrayent. Volontiers, en dépit de la
mode, il ne mettrait point de personnages
sur ses toiles. Le plus souvent, des *amis,
Nicolas Berghem ou Storck, se chargent
de l'opération, une fois le travail terminé.
Cependant la séduction existe. Elle est
intense, irrésistible. A analyser le détail de
l'œuvre, mille défauts apparaissent : à la
goûter en son ensemble, elle devient d'un
attrait souverain.
Et je me demande vraiment si tout le
secret de Meyndert Hobbema n'a point con-
sisté à laisser transparaître, à travers ses
tableaux, le roman décoloré de sa vie et
l'intime mélancolie de ses désillusions* !
MEYNbERT HOBBEMA 135
tesse des beaux soirs qui montent, dévo-
rant les brumes d'or du soleil couchant.
Qu'on ne s'y trompe point : ceci est vrai-
ment l'Art. Il ne suffit pas de faire exacte
la nature placée sous nos yeux. L'Art vit
non seulement de l'être extérieur, mais
encore de l'émotion de l'artiste. Le génie,
qui est une vision simplifiée, consiste plus
encore à dégager de la réalité les lois abso-
lues et ce nécessaire contenus en elle, qu'à
rendre l'être tel qu'il est et photographi-
quement, pour ainsi parler.
L'Art ëmu et personnel d'Hobbema est
tellement de l'Art, qu'en dépit de ses ten-
dances au dénigrement, notre siècle a été
pris par lui. Fatalement ce triste devait êtret
compris par un temps découragé. Sa mélan-
}
136 PETITS MAITRES
colie sans élan convient à nos volontés sans
ressort. Ses franchises de procédé, ses per-
spectives calmes, ses naïvetés d'expression,
tout en lui nous ravit. Il n'est pas jusqu'à
la monotonie des sujets qui ne nous soit
un attrait. Il est le même: tant mieux! nous
ne Ten connaîtrons que plus aisément !
Cela vous est arrivé sans aucun doute :
ayant parcouru depuis Taube, les sommets
de montagne, quelqu'un de ces sites ro-
cheux du Dauphiné où la nature s'est plu à
accumuler les dévastations, vous êtes des-
cendu, vers le soir, dans une vallée.
Subitement, voici des bouleaux, des sau-
laies, des murmures de cascades rieuses.
Les pierres sont couvertes de mousse. Tout
est radieux, sans éclat, vert, d'un vert noir
MEYNDERT HOBBEMA 137
qui s'assombrit atout instant, à mesure que
le soleil s'en va. Et c'est pour vous une joie
d'entrer dans la fraîcheur des branches^
après avoir si longtemps contemplé les
âpres cimes et les désolations nues.
L'impression produite par Hobbema est
semblable. Il est un repos. Ses tons sont
vigoureux, mais charment sans blesser le
regard. Toujours il semble murmurer des
paroles douces, un peu désenchantées, et
l'ayant compris une fois, on revient sans
cesse à lui, de même qu'il retournait aux
grands arbres de Hollande, choisis par lui
pour confidents...
*
Ce fut une fin de vie navrante.
138 PETITS MAITRES
A vingt-neuf ans, il épouse une servante
et cesse de peindre. Une domestique du
bourgmestre d'Amsterdam lui offre sa pro-
teclion moyennant une lourde rente, et,
grâce à, elle, il est nommé jaugeur juré
pour les liquides de provenance étrangère.
Ce gagne-pain était h peine suffisant
pour assurer le nécessaire journalier.
Comment en vint-il fi pareille mésal-
liance, à semblable métier, lui, ce délicat,
ce rêveur?
Ce ne fut certes ni par dévergondage ni
par ivrognerie. On n'était plus au temps
des robustes beuveries si chères aux Hais
et aux Brauwer, et les amours d'Hobbema
devaient être sans emportement de même
que sa peinture.
2
MEYNDERT HOBBEMA 139
Cela arriva simplement, parce qu'il était
dans la loi des choses qu'il descendrait.
Mariage de misère honnête et sans honte.
Les rêves d'antan ont fait au peintre l'effet
de ces fumées bleues qui se perdent dans
l'espace, et que si souvent il a rendues dans
ses toiles. La vi^ a soufflé dessus. C'est tout.
Plus de songe creux ! les palais en
Espagne y sont restés, la jeunesse est par-
tie et, avec elle, tout s'est envolé, amour,
inspiration, désirs de gloire ou de fortune.
Ainsi une rose trop hâtive que les der-
niers givres du printemps arrêtent en
plein épanouissement. Un à un les pétales
tombent dans la boue, décolorés, sans
parfum.
Ce fut sur le Rozengracht, près du Dool-
140 PETITS MAITRES
. hof, qu'Hobbema expira, misérable, le
.7 décembre 1709.
A quelques pas de sa demeure, se voyait
encore la maison de Rembrandt, maisou
vide désormais, dont le maître avait été
chassé avant de mourir, lui aussi, indi-
gent.
Et j'éprouve un indicible serrement de
cœur, en songeant aux millions réalisés
de nos jours par les toiles d'Hobbema, et
rapprochant leur nombre de ce registre
mortuaire, sur lequel on l'inscrivit entre
deux mendiants de profession avec l'admi-
nistrative et sèche mention : « Classe des
pauvres. »
Il semble qu'il y ait eu là une cruauté
inutile de la Providence, cruauté continuée
MEYNDERT HOBBEMA 141
dans la postérité, car il a fallu presque
deux siècles pour tirer Tœuvre de Toubli.
Quoi ! tant de misère suivie par tant de
silence, l'homme et l'artiste s'en allant
dans la mort, sans ami, sans aide, sans
même ce vague espoir chimérique de la
réhabilitation posthume !
J'imagine cependant que cela fut néces-
saire, et que, si la vie d'Hobbema eût été
différente, nous n'aurions jamais eu l'ad-
mirable artiste qu'il fut.
Il ne faut point s'insurger contre les ca-
prices apparents de la destinée, et plus d'un
a pu douter que le meilleur de nous-même
ne fût justement composé des misères qui
nous semblent les plus odieuses ou les plus
injustifiées.
UN
MOLIÈRE HOLLANDAIS
Ayant examiné Lucinde et tâté son pouls
d'un air docte, le médecin prononce ce
diagnostic :
a Comme l'esprit a grand empire sur le
corps et que c'est de lui bien souvent que
procèdent les maladies, ma coutume est
. de courir à guérir les esprits avant que
de venir au corps. J'ai donc observé ses
regards, les traits de son visage et les lignes
de ses deux mains ; et par la science que
le ciel m'a donnée, j'ai reconnu que c'était
PETITS MAITRES
de l'esprit qu'elle était malade, et que tout
son mal ne venait que d'une imagination
déréglée, d'un désir dépravé de vouloir
être mariée... »
Lucinde sourit et murmure, la tête
appuyée sur roreiller :
— Ah ! que voilà un habile homme !
N'en doutez point ! elle sera guérie par
Clitandre, peut-être dès ce soir. Elle est si
jolie que ce serait grand dommage de la
faire attendre. Quelques baisers, un notaire
armé de contrat, il n'en faudra pas plus
pour rendre la cure merveilleuse, et faire la
nique à tous les Diafoirus du monde. Pour
une fois, la médecine aura eu raison, et
prescrit des remèdes avenants... Fasse le
ciel qu'elle n'en commande jamais d'autres !
\
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 145
A vrai dire, Steen est tout entier en cette
scène de moquerie joyeuse et, pour la
décrire, c'est presque involontairement que
me sont revenues ces phrases de \ Amour
Médecin si superbement pédantesques,
d'ironie si délicieuse...
L'œuvre de Molière est tellement proche
de celle du maître hollandais qu'elle se
mêle avec elle en des souvenirs communs
•et la rappelle comme par assonnance. Même
rire éclatant, même inconsciente immora-
lité, mêmes envolées au nom de cette rai-
son des petites gens traitée si dédaigneuse-
ment de bon sens.
Un seul point, très inattendu, les sépare.
Par une inconséquence, c'est sous le ciel
brumeux de Haarlem et de Leyde que se
10
14t)
PETITS MAITRES
rencontre la galté en son absolu épanouis-
sement. Molière, lui, a gardé le secret des
amertumes profondes et des invectives
cruelles.
Le misnnthrO|)e fût demeuré lettre close
pour Jean Steen, — peut-être par défaut
de celte distinction du sentiment qui en est
aussi, qui le sait! lapreraière corruption, —
peut-être tout simplement parce qu'en
pleine liberté de penser et d'agir, Fidée
ne vient point des hypocrisies de l'idée ni
des coquetteries inutiles.
Je ne m'en plains pas: la vie, telle que la dé-
peignit Steen, un peu fruste et vulgaire, n'en
reste pas moins la vie. Democrite aura tou-
jours raison, et pour être de jubilante allure
sa piiilosophie n'en reste pus moins belle...
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 147
*
Rien de moins mélancolique que l'exis-
tence de Steen.
A rencontre de ce qui est pour la plupart
des peintres contemporains, on en connaît
presque tout le détail : combien amusant !
Steen vient au monde dans une brasserie
de Leyde (1626). Dès sa prime jeunesse, le
voici grisé par les fines odeurs de malt et
de houblon, ayant de perpétuelles visions
de mousse blonde qui moutonne dans de
pantagruéliques verres de Bohême. Autour
de lui, ce ne sont que ribauderies exhila-
rantes, chansons d'ivrognes, soûleries dis-
crètes et béates, coutumières aux gens du
Nord.
PETITS MAITRES
Dès lors, quoi qu'il veuille, ce décor d'en-
fance exercera toujours sur son ime un
irrésistible attrait. S'il rêve, ce sera d'ex-
tases après boire, de somnolences encau-
chemardées succédant aux libations multi-
ples. S'il aime, ce sera goulilment, avec
des rires un peu trop bruyants, et des
libertés de mains, telles qu'en enseignent
les maritornes au fond des boutiques. La
lumière, elle-même, cette lumière que plus
tard il répandra si chaude et tamisée dans
certaines de ces toiles, la lumière lui
semble faite des rousses vapeurs de la
bière et au grand soleil il préférera certes
la lueur des lampes fumeuses et le décor
des fonds de cabarets qu'une demi-nuit
enveloppe.
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 149
L'heureux homme, en vérité ! Point de
père grincheux le vouant à l'héritage du
commerce familial, aucune de ces menues
péripéties qui font les vocations combattues
et difficiles. Même on lui donne plus qu'il
ne réclame, et, pour lui permettre d'ap-
prendre l'art en conscience, on le voue au
docte enseignement de Nicolas Kupfer !
Vous entendez bien, — on l'envoie
apprendre l'Art ! cet art réduit en for-
mules thérapeutiques, en principes irré-
ductibles et éternels, condamnant à faire
les joues d'une jeune fille avec tant de rose
et tant de blanc, le visage d'un homme
avec tant et tant... C'est l'ART suprême,
armé de baraliptons comme en France,
là-bas, philosophie et littérature en sont
130 PETlTîf MAITRES
encombrées. C'est celui-là, et celui-là seul
que le père de Steen comprend, admire en
ignorant dévot : aussi quel étonnement à
voir le peu de goût que son fils témoigne
pour celte forme superlative de la pein-
ture!...
Ah ! ce ne fut point long ! En nos temps
d'instruction obligatoire, Steen n'eût point
vécu et se fût sauvé quelque part en Océa-
nie, n'importe en quel lieu :
Où (Tétre homme de rêve on eût la liberté !
Steen dit adieu à Nicolas Kupfer, et,
armé de sa jeunesse, de son rire, de tout
cet idéal bagage, gloire de la seizième
année, il se rend à Haarlem, chez Adrien
Van Ostade.
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 151
Qu'y apprit-il au juste ? Le goût des
-scènes villageoises, des visions de cabarets?
il l'apportait de naissance. La passion des
harmonies rousses, de ces tonalités dorées
«t chaudes dont Rembrandt avait le pre-
mier découvert la magie ? qui sait s'il ne
les aurait pas retrouvées lui-même, épris
comme il l'était des estaminets empuantis, . .
Peut-être aussi eut-il làl'idée de ses scènes
religieuses et bibliques. — Steen nageant
en pleine Bible, quelle surprise !
Au surplus, ce dut être un élève de
pauvre exactitude, mal préparé au bibelo-
tage un peu artificiel et très luxueux de
l'atelier d'Ostade. Plus encore que les pin-
ceaux, la vie le tentait. Peu lui importent les
tableaux, l'Art suivant Kupfer, la gloire et
PETITS MAITBES
riirgent promis im génie Iriomplianl ! Déjà
il est tout entjer siux flilneries, à l'espion-
nage inquiet de la comédie humaine, au
besoin de surprendre chez Diomme le
secret mobile de ses évolutions. A ses
yeux, l'idéal serait une perpétuelle prome-
nade, Tœil au guet, un briu d'amour de-
ci, delii, et jamais le souci de vivre... si
bien, qu'un beau jour on retrouve Steen
installé chez van Goyen, en train de faire
du paysage I
Paysage fort inattendu et tant soit peu
réaliste. Dans l'espèce, la fdie de Goyen *
1 Mnrgufnte \iii Go\en cpouaa Jean Steen en 16*<l Iil
cbruniqup légèrpdu temps rnconte a son propos une aéne
d anecdotes très gaies et assez lestes témoignant de sa,
bonne humeur
Fn 1673 Jean hleen devenu Teuf épousa Marie \an
Egmond \ciive d un librnirr dt Lejdc Ni<.ola9 Uerculens
1
J
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 153
^^^ constituait le plus bel ornement. L'his-
*^^xre raconte qu'il fut promptement goûté,
^^olière se fût épanoui au récit de Taven-
'-^^re. On n'eut que le temps de chercher le
Notaire pour sauver les apparences, et Van
oyen se trouva grand'père avant d'avoir
^lioisi son gendre.
Le ménage fut joyeux. Pas de fêtes,
aucune bamboche, auxquelles il n'apportât
55a part de gaîté. On célébrait saint Nicolas
çiu cabaret, et aussi beaucoup d'autres
saints et saintes inconnus au calendrier
hollandais, mais très respectés par ce bon
catholique de Steen.
Toujours rieur et légèrement ivrogne, le
peintre ne connut jamais la sage résigna-
tion de Chrysale ni les frayeurs d'Arnolphe.
154 PETITS MAITRES
Presque en même temps, et comme s'il
eût songé à peindre cette vie, Molière écri-
vait gaiement :
Mettez-vous dans l'esprit qu'on peut du cocuage
Se faire^ en galant homme, une plus douce image
Et, comme je vous dis, toute rhahileté
Ne va qu'à le savoir tourner du bon côté,
9
Philosophie de parade que devaient
étrangement contredire les éclats d'Al-
ceste.
Quel homme, au contraire, mieux que
Steen, possédait cette science de « tourner
du bon côté » ? Aussi quel dédain de son
propre génie ! Suivant l'heure et le temps, il
peint, brosse une merveille ou une pochade
inconséquente. A quoi bon travailler quand
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 155
il est si aisé de regarder tout simplement et
de rire !... Même sur le tard, las de son mé-
tier de peintre et repris par les attractions
anciennes, il redevient aubergiste ^ et, tou-
jours amuseur, fait de sa boutique le ren-
dez-vous à la mode. la mousse crémeuse
et si chaudement colorée de la bière, ô les
jolis cercles irisés s'échappant des four-
neaux brûlés des pipes, et les longues soi-
rées où Ton chante des chansons après
boire, d'ineptie réconfortante !... C'est le
décor de sa jeunesse retrouvée , décor
chéri au point d'en oublier tout le reste.
Steen mourut là, inconscient de la valeur
de son œuvre, se moquant de la gloire
1 Des documents authentiques, récemment découverts,
ont prouTé que Jean Steen s'établit aubergiste à Leyde,
en 1672.
156 PETITS MAITRES
qui lui allait venir, et volontiers j'imagine
qu'à cette heure suprême il n'eut qu'un
regret, celui de ne plus assister désormais
à cette comédie qu'est la vie... si bien,
regardée par lui, si bien traduite aussi..
Or, sans y songer peut-être, il se trouve
que ce maraudeur de bonne chère et de
saine gaieté a laissé derrière lui l'une des
œuvres comiques les plus prodigieuses
qu'ait jamais enfantées une école de pein-
ture ; œuvre touffue, où, comme en un
kaléidoscope, passe toute la société com-
temporaine, où, mieux que nulle autre
part, est découverte la vie privée, de la
Hollande du xvii^ siècle.
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 157
On y parle de morale deci, delà, peut-
être par pure courtoisie à l'égard des
absents ! On y fête la jeunesse, la femme
et le vin. On y rit aussi de cette éternelle
farce qu'est l'existence: quoi qu'on veuille,
ayant subi le charme, on avoue avec Steen
la bonté de la vie et que, tout compte fait,
il s'y trouve plus de place pour le plaisir
que pour les larmes.
Et vraiment, voulant classer ce fouillis
de toiles et démêler l'unité qu'on y sent,
j'éprouve un certain embarras. Je vois bien
là Agnès, Isabelle et Lucinde... Combien
aussi de Sganarelles et d'Arnolphes !
Cependant, leurs aventures sont d'ordre si
simple, chacun trouve des solutions si par-
faitement naturelles aux situations com-
158 PETITS MAITRES
plexes, que nous sommes tentés d'accuser
Steen de naïveté ou de grossièreté et de ne
le prendre pas au sérieux. Il y a décidé-
ment trop de distance entre le génial amu-
seur et nos psychologies en pointe d'ai-
guille. Un manque de correspondance
existe entre cette superbe aisance dans ce
qu'on convient de nommer l'immoralité et
nos scrupules a priori. Chaque Français,
ou peu s'en faut, se regimbe : — ce n'est
point distingué ! s'écrie-t-il, comme si le
Clysterium donare
' Postea seignare
Ensuita purgare
du Malade imaginaire était lui-même dis-
tingué.
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 159
Oublions donc, pour bien lire Steen,
cette distinction d'instincts dont nous nous
targuons, distinction qui, tout compte fait,
n'est guère que le vernis inutile couvrant
nos dépravations. Il ne saurait être ici
question de « schopenhauerdement », pas
plus que d'élégies sur la tombe d'une poi-
trinaire. A la bien comprendre, l'existence
est autrement unie et légèrement plus
matérielle : c'est elle, ainsi comprise, que
Steen va nous montrer ; — la démonstra-
tion est de si franche allure que nous la
suivrons sans effort.
Si l'on eût posé à Steen la traditionnelle
question des catéchismes : « Pourquoi
160 PETITS MAITRES
sommes-nous créés et mis au monde ? » il
eût répondu sans hésiter, en bon Hollan-
dais qui sait ce que parler veut dire :
— Pour faire beaucoup d'enfants.
— Mais encore, à quoi serviront tous ces
enfants?
— A être heureux...
A ses yeux, la raison d'être de l'humanité
se résume en cette formule. C'est sans
doute une traduction peu orthodoxe de
l'évangélique : « Aimez-vous les uns les
autres » ; mais cette traduction est fort ave-
nante, sinon trop littérale, et elle possède
l'avantage de supprimer du premier coup
les inutiles caquetages de Célimène et d'Al-
ceste.
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 161
Quand les vieux chuintent,
Les jeunes sifflent..,
avait écrit Jordaëns... Le joli proverbe fla-
mand se retrouve ici, commenté avec quel
humour! Cenesont quenoêls ravis, fêtes de
saintNicolasetdesainte Anne, fêtes des rois,
fêtes d'enfants et fêtes de vieux. Autour de
la table, les babies courent, jouent aux
boules, détraquent les joujoux, dévorent
les bonbons, ce pendant que goulûment un
mioche, le dernier venu, tette le sein de sa
jeune mère. Le père enseigne à son aîné
comment s'allume une pipe et aussi com-
ment on la bourre. La table est chargée de
jambons et de brocs, des verres sont pleins,
et avant peu l'on chantera. Ce sera sans
H
162 PETITS MAITRES
aucun doute un superbe charivari familial !
Quelle joie pourtant et combien saine ! Tant
de tranquillité est là, on est si bien à Tabri
des discordes inutiles, des passions déce-
vantes ! Imaginez cette jeunesse grandie,
gamins et fillettes devenus à leur tour très
graves : quel autre rêve les hantera que
celui de ressusciter à nouveau ce joyeux
décor?
Quand les vieuœ chantent.
Les jeunes sifflent, ..
J'entends bien: ainsi comprise l'existence
n'est guère qu'un patriarcat terriblement
proche du pot au feu. C'est le rêve de
Chrysale:
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 163
Je vis de bonne soupe et non de beau langage,
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage^
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.
Tel quel cependant, ce patriarcat n'est
point pour déplaire : il rappelle l'autre,
celui de la Bible, qui n'eut jamais la pré-
tention de passer pour un comble d'aus-
térité.
Au surplus du temps de Steen, s'il faut
l'en croire, cet heureux état fut loin d'être
la règle, — il fut même l'exception.
ALeyde comme à Paris, Arnolphe cour-
tise Agnès et, ce que n'eût point osé dire
Molière, — il l'épouse. L'un et l'autre du
reste ont légèrement changé de caractère
164 PETITS MAITRES
el sont devGDus plus vrais, sinon d'égal
amusement.
Imaginez Arnolphe vieux, légèrement dé-
braillé, fort riche et... amoureux. Amou-
reux s'entend en beaucoup de sens. Nous
le prendrons, si Ton veut bien, — au sens
hollandais. C'est dire qu'Arnolphe a peu
souci des accidents dont nous le savons, en
France, si fort en peine. Le plus souvent,
c'est en vue d'un mariage momentané qu'il
fait sa cour. L'au-delà, le vague à l'âme, et
aussi cet honneur « si tendre qui se blesse
de peu » lui sont choses indifférentes ou
inconnues. Je ne crois pas qu'il soit clair-
voyant ni soupçonneux. Des soupçons chez
lui seraient peine perdue. 11 admet de prime
abord qu'il s'agit là de certitudes et se ré-
J
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 165
signe, — c'est plus difficile, peut-être, mais
autrement commode.
J'ai exposé à quelle formule simple Steen
avait réduit la philosophie de l'existence. Je
n'étonnerai donc pas en disant qu'Agnès ne
demanda jamais
Avec une innocence à nulle autre pareille
Si les enfants qu'on fait se faisaient par V oreille.
Elle possède, à un haut degré, la notion
du confortable et de la bonne chère. De
médiocre fortune, elle a rêvé longtemps
une maison aux domestiques nombreux, des
tables chargées de lumière, laj oie du home...
et la romance obligatoire. Jolie d'ailleurs,
plus encore que les plus jolies décrites par
Gérard Dow, la figure mutine, les yeux es-
|)iègles, de»! bniH d'un ai délicieux contour
iju'on en rêv« ; ell« ni! dédaigne même
point iingjiiiinl désimbillé, — A inuoMint:t:l
ce ti'c»t piiH DOUX qui nouK en plnindroniil
Tartufe lui-inftme onblicrtiit de tirer son
mouclioir ]»our voiler un si ravis»unl sp«c'-
Uu-.h. Aniol[)lie, tout posilîT qu'il «mI, <!n
piirlernit aux éloiiott.
Il dér.kri! su passion, — Agm'^s répond
notaire, tW-n migcincnt. Clitandre a bien
pallié devant sa fenêtre, mai»* la prudence
ne veutrcllti paît qu'où ua<;lH; j'iun; lU; tf!ni|iH
b. autre la pari du feu?
La noce a lieu.
Si le marié «Ht d'A^e, les gardon» d'hon-
neur se mont chargé» de rcjiréHentBr lajeu-
ncHHc. i\an|U()is, il!< poussent Agnès dans
J
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 167
les bras d'Arnolphe. Agnès hésite... quand
il n'en est plus Theure. Hésitation tôt mise
en déroute. Pour un début, il est de taille.
Arnolphe dans sa joie avide le cellier*.
Agnès Ta aidé de son mieux. Ce mieux
dépasse de beaucoup ce que la pruderie
des gens les moins dévots pourrait ima-
giner. Bacchus a pris sottement pour lui
la fête primitivement destinée à Vénus.
Les musiciens ne sachant plus qui faire
danser fuient en déroute, une domestique
vole le manteau de la mariée : seul con-
tempteur de ces réjouissances par trop
humaines, un chat ronronne philosophi-
quement et quelque part Steen, de sa
> Voir le célèbre tableau de Steen, VOrgie, du Musée
Von der Uoop,
168 PETITS MAITRES
voix grêle, s'écrie en grand raisonneur
qu'il est :
A quoi servent les chandelles et lunettes^
Puisque le hibou ne peut pas voir !
Salomon n'eût pas mieux dit.
Je laisse à penser ce que peut être pareil
ménage. Agnès du reste n'est point fertile
en ruses. Ce n'est pas elle qui jetant un
pot à la tête de son amoureux aurait soia
de glisser dedans, au préalable, un billet
doux. Il ne s'agit que d'écarter Arnolphe
aux heures où Clitandre doit venir. Une
migraine suffit comme prétexte. Arnolphe
se laisse convaincre. D'autres fois, poussé
par un sot démon de jalousie, il regimbe.
Vite on décoche la servante chez le méde-
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 169
c:in. On est en plein xvii* siècle. Diafoirus
fait son entrée. Vous jugez si ce sera drôle.
*
La famille Diafoirus, telle qu'on la ren-
contre chez Steen, est cousine éloignée de
la famille Diafoirus en honneur chez Argan.
Diafoirus de Haarlem est philosoplie. Il
sait le latin autant qu'homme du monde,
est & la fois un érudit et un sage. S'il fut
libertin durant sa jeunesse, il revint promp-
tement à la gravité de son état, et depuis
lors il se prend au sérieux, diagnostique
avec un verbe lent, porte, au lieu de la
robe et des macaroniques attributs de ses
confrères français, une simple toque, des
vêtements sombres et découpe sobre.
170 PETITS MAITRES
Point de perruque. Un manteau, négli-
gemment jeté sur son épaule, montre seul
que l'homme fut jadis élégant et qu'au be-
soin il le pourrait redevenir.
Sans défiance, le mari l'introduit en son
logis. Pourquoi non? N'est-il pas le discret
confident des femmes , la sécurité des
époux? C'est avec un art merveilleux qu'il
a su changer son état en celui de confes-
seur laïque. Depuis la fin du papisme, la
place était libre. Très habilement, il s'en
est emparé et l'exploite à beaux deniers
comptants.
La médecine?... Certainement il y croit,
puisqu'il en vit: mais encore n'y croit-il
que raisonnablement. Volontiers il dirait
avec Molière :
UN MOLIÈRE HOLLANDiUS 171
« C'est aux malades à guérir s'ils peu-
vent. On n'est obligé qu'à traiter les gens
dans les formes. »
Et les formes sont exquises. Ce Diafoi-
rus est presque un anachronisme tant il
comprend avec esprit les délicates inconve-
nances du dévergondage féminin. Il a de-
viné le xviii' siècle et semble déjà tout im-
prégné de sa poudre.
Voyez plutôt comme il entre, salue avec
grâce. Il s'enquiert de l'état de la malade
avec des tons inquiets et paternels. Puis il
hoche la tête, fait claquer sa langue, ânonne
des « hum ! hum ! »
— Enfin, murmure-t-il , serait-on si
charmante si l'on n'avait pas quelquefois la
migraine?
lli
PETITS MAITRES
Cependant il a déjà tout vu, et lu dans
les yeux battus d'Agnès et deviné ses cba-
grins.
l'iir coquetterie, jVgnès a remis sa lète sur
roreiller. Elle parait à bout de souftle.
— Voyons ce pouls, Madame , dit-il
alors ; et, très digne, il opère...
Tàter le pouls est la jouissance de
Diafoirus. Cette volupté savoureuse qui
consiste à tenir entre ses doigts la main
d'une femme et à la caresser doucement,
fait partie des profits journaliers de la pro-
fession. Fort souvent, même, Diafoirus pro-
longe outre mesure cette consultation, mais
comment s'en offusquer tant il le fait avec
solennité?
Quel grand dommagel Diafoirus est venu
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 173
trop tôt: un siècle plus tard, on inventera
Fauscultation !
Je ne veux certes pas médire d'un si docte
procédé ! S'il ne guérit point, il permet au
moins de déclarer le cas mortel. Mais que
Diafoirus l'aurait gaîment pratiqué ! Avec lui ,
toute migraine eût dégénéré en bronchite.
Vous entendez d'ici le dialogue inverse
de celui de Tartufe.
— Montrez ce sein que je brûle de voir !
aurait-il dit gravement et. Dieu me par-
donne pareille pensée, sans se faire prier
aucunement, la coquette eût consenti, esti-
mant le docteur assez « tendre à la tenta-
tion ».
Ce préambule achevé, Diafoirus médi-
camente.
174 PETITS MAITRES
Les ordonnances de Diafoirus sont de
trois sortes. Il choisit Tune ou Tautre, sui-
vant Theure, le temps et la présence d'Ar-
nolphe.
Arnolphe, en effet, se permet quelquefois
d'assister à la consultation. C'est Tessence
de certains maris d'être gênants. Ils ont
parfois de ces façons de ne pas croire aux
migraines tout à fait malséantes. Si fixés
soient-ils sur leur fortune, encore n«
peuvent-ils s'abstenir d'interrogations ii^-
discrètes.
— Donc, vous pensez, docteur, que ^^
grand mal s'évanouira?
— Certes!
— Mais encore?
— Un pâté, entendez-vous? qu'on 3'
donne un pîlté arrosé d'un léger vin du
Rhin!
Aussitôt on s'empresse. Ledit pâté est
apporté sur un plat d'argent aux bosselle-
ments superbes. Des bouteilles vénérables
arrivent de la cave. Un festin réconfortant
se trouve improvisé.
Contrairement à l'usage moderne, Dia-
foinis goûte — autant que possible ! —
au\ remèdes qu'il ordonne. Le métier est
doux, comme on voit. Je laisse à juger si
.\gnès se trouve mal de semblable traite-
ment. Étant donné qu'Arnolphe est là,
qu'aurait-elle pu désirer de.mieux?
D'autres fois, en venant au logis, Diafoi-
rus a fait la rencontre de ce jeune fat de
Clilandre. Celui-ci, depuis longtemps sans
176 PETITS MAITRES
doute, se promenait sous les fenêtres delà
belle, sentinelle transie. Dès l'entrée, Dia-
foirus aborde Arnolphe:
— Une migraine... hé quoi toujours?
interroge-t-il.
— Hélas, encore une !
Aussitôt le visage du docteur s'assombrîL:
ses sourcils se froncent, puis, ayant l&ché
quelques mots latins, il vaticine:
— De l'air! la fenêtre ouverte, et l'iso-
lement absolu pendant trois heures.
11 est inutile d'ajouter que la chambre
d'Agnès est au rez-de-chaussée, et queCli-
tandre serarelevéde garde... pendant trois
heures au moins.
En tête-à-tète avec Agnès enfin, Diafoi-
rus a des plaisanteries féroces :
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 177
— En vérité, Madame, tout ceci n'est
que billevesées d'amour! s'écrie-t-il d'un
ton furieux.
Aussi quelle sottise ! le billet doux reçu
tout à l'heure est encore sur la table, déca-
cheté, lu, relu, froissé... N'importe, Agnès,
toute rouge, se révolte et nie. Diafoirus à
son tour fait mine de s'emporter : il appelle
la servante :
— C'est bien! donnez un clystère à Ma-
dame.
— Hé quoi là, tout de suite ! Ah ! fi, l'hor-
reur !
— Un clystère! dis-je...
Et déjàvoici l'instrument. Il est de taille
imposante. Rien de vénérable comme cet
organe essentiel du ministère médical! A
12
478
PETITS MAITRES
sa vue, Agnès s'évanouit: on s'explique, les
confidences surviennent. Tout est bien qui
iinit amoureusement : Clitandre touchera
ses bénéfices, et Diafoirus des honoraires...
en conséquence.
La bonne chère, l'amour et le elystère.
telles sont les médications de Diafoirus.
Steen a simplifié la médecine, comme il
simplifiait tout à l'heure la philosophie de
l'existence. Ses tliéories sont au moins d'uo
énoncé facile etd'uue pratique aisée.
En vérité, j'ai peur de n'avoir pas rendu
dans sa complète ironie cette jolie comédîe.
Tant de bonne humeur est si loin de nous !
La nature qui s'y montre est si peu fardée î
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 179
Quant à la grossièreté de Steen — ce mot
violent n'est pas de moi, — a-t-elle apparu
comme il convient, et saisit-on bien qu'elle
n'existe pas ?
Il est difficile, je crois, d'imaginer plus par-
fait rastaquouère que Diafoirus, femme plus
femme qu'Agnès. Leur immoralité, pour se
montrer sans détour, n'en est pas moins de
complexité séduisante. Elle a de plus cet
attrait : — l'inconscience.
Steen possède en effet une notion de fata-
lisme très nettement affirmée. A ses yeux,
point de vertus, point de crimes. Les faits
seuls existent, sans valeur propre et n'im-
portant que parce qu'ils sont des causes.
Qu'Arnolphe, vieux et impuissant, épouse
Agnès, ceci n'est point un mal, mais un
malheur. Agnès ne tromperait pas ensuilfi
Arnolphe, tout aurait été suivant la meil-
leure des lois divines. Steen estimant cette
tromperie nécessaire, il en résulte que l'opé-
ratiori est immorale, — mauvaise serait un
terme plus juste.
Diafoirus peut également se livrer béa-
tement à son métier d'entremetteur — il
touche des honoraires ; donc sa conscience
est sauve et le métier honnête. Steen a pour
lui, mieux que des indulgences, une sym-
pathie joyeuse. Ce doit être même un des
regrets du peintre de n'avoir pas cultivé
lui-môme, faute de parchemins, la science
d'Hippocrate. Molière assurait cependant
la chose facile. Moins audacieux bien
qu'également sceptique, en se risquant
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 181
à caresser les jolies femmes, Steen n'eut
jamais Taplomb d'invoquer la fièvre pour
excuse ni le clystère pour menace.
J'ai dit « sceptique ». Le scepticisme de
Steen est d'un genre bien curieux. C'est un
scepticisme catholique, dirait-on volontiers
si le mot était acceptable.
On connaît cette nuance ; tout est article
de foi, sauf la science et la' raison qui ne
comptent point. A l'époque du peintre de
Leyde, Pascal venait d'écrire la tragédie
de cet état d'esprit. Steen, au contraire, en
fit un si mol oreiller de paresse béate et
rieuse, que j'ai peine à ne pas succombera
sa suite.
182 PETITS MAITRES
Ecoutez-le : découverles, conoaissanees
abstruses, philosophie, alchimie, théologie
pointue, médecine pédante, physique or-
gueilleuse, tout est sornettes ou matière à
chanson. Ce n'est rien que de connaître h
vérité : c'est tout de s'imaginer la connaître.
Contez aux hommes que la lune est un
pain il cacheter, et que les émeraudes sont
couleur blanc de céruse, les hommes y croi-
ront si vous le contez bien, et, pour l'avoir
cru, se trouveront heureux.
Alors, h quoi bon le travail, les savants,
tout l'infernal fatras des académies ? les
vraies lumières de l'humanité, mais les
voici plutôt ! Et soudain, sur les toiles du
peintre, défilent les habitués de la cour des
Miracles I
4
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 183
Ah ! l'inconcevable procession I Tout le
comique hollandais s'ytrouve résumé. Char-
latan, vendeur de drogues, marchand d'or-
viétan, chirurgien de rencontre, baladin et
dentiste de foire, tous quels qu'ils soient,
sont là, se moquent du public, lui jettent
aux yeux les inepties les plus réconfor-
tantes ! Plus ils sont hâbleurs, plus on les
aime, etplusle peuple est content. Avecleurs
fioles et leurs tambours, ils satisfont l'idéal,
jouent les Aristote et les Paré, à la plus
grande joie de l'humanité qui leur fait fête.
Ils annoncent des folies, arrachent les
mâchoires avec les dents, et font hausser
les épaules des pédagogues : pourquoi pas ?
puisque les gens sont fous, puisque des
pédagogues n'ont jamais pu perfectionner
PETITS MAITRES
le piaiïiir d'iiimer, ni rendre le vin meilleur,
puisque, en dépit de leur mâchoire partie,
les patients se figurent bien mieux guéris.
EtSteen ne se borne point à montrer ces
rois de la foule, il les approuve. Le pis est
que toujours les rieurs seront avec lui,
et nous aussi, quoique nous piquant de
sérieux.
Un homme est venu se plaindre au chi-
rurgien d'avoir un caillou dans la tête.
Persuadera-t-on à ce malade bizarre qu'il
est fou à lier? L'enfermera-t-on en quelque
asile? Que vous connaissez peu Steen 1 Hardi
et sérieux, le chirurgien annonce à son
patient une opération grave, mais sans
douleur. 11 ne s'agit de rien moins que de
l'extraction du caillou !
J
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 185
Non sans hésitation, il manie la tête ma-
lade, secoue des instruments redoutables.
Le patient, angoissé par la terreur,
s'attend au miracle promis. Justement on
entend un bruit sec ; une pierre tombe
brusquement dans la bassine. La guérison
est opérée.
Pour être de formes moins grossières,
la médecine actuelle n'est-elle pas du
même genre et n'estimez-vous pas que
Tanecdote pourrait bien être une allégorie?
Le meilleur moyen de n'avoir jamais de
cailloux dans la tête, c'est de ne rien faire,
déclare Steen. Aussi, les jolis écoliers que
voici I Quelles classes joyeuses que celles
présentées par le maître hollandais, et
comme on y professe le droit à la paresse*
PETITS M.\ITRES
Ici le magister dort : les livres s'en vont
feuille àfeuille, transformés en escadroiisde
cocolles par les doigts légers des bambins.
Dessine-t-on, c'est la caricature du pion
qui apparaît. Si l'on songe quelquefois au
martinet, c'est parce qu'il fait partie de la
mythologie. On le révère, mais on n'y croit
plus. Enfin, comme il faut du calcul, les
bases s'en établissent h l'aide du nombre
des jours d'école buissonnière.
— Vous n'êtes venus ici ni avant-liier,
ni bierl... un et un font deux; cela fait
deux classes manquées ! s'écrie lamentable-
ment le magister.
Et tous les écoliers chantent on" chœur :
— Un et un font deux I
''^ Qu'on ne s'y trompe point! ceux-là qui
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 187
auront l'heureuse chance de voir l'œuvre
de Steen en son entier s'éprendront fatale-
ment de cette multitude moqueuse et
ribaude qui peuple sa comédie.
C'est ici l'énorme supériorité du peintre
sur le poète. Sans effort, le milieu est évo-
que avec son coloris, sa saveur de terroir
et jusqu'à l'éclairement qui le rendra sug-
gestif. Les voix se mêlent, les gestes appa-
raissentavecleurspontanéitélaplusdiverse;
la vie est là, prise à un instant précis et
rendue par le procédé le plus synthétique
qui soit.
Par une admirable rencontre, l'observa-
teur génial qui a nom Steen — fut aussi
un exécutant d'incomparable adresse. Lors-
qu'il décrit Agnès, il rivalise avec Terburg,
Ses écoliers semblent échappés de la palette
de Brauwer, à tel point qu'on hésita à ne
pas déclarer Steen élève de ce maître. Ses
médecins furent comparés aux person-
nages de Vélasquez. Il y a ici dix peintres
de natures si opposées que la critique hésite
et s'étonne. La chose est très simple cepen-
dant. Un génie était là, se gaspillant au
hasard des heures, capable de sacrifier la
plus merveilleuse des inspirations au plai-
sir d'un bon festin ou d'une soûlerie cons-
ciencieuse. I
Je ne m'attarderai pas plus à louer ce
qu'on pourrait appeler le style de Steen,
qu'à le justifier des ébauches hfttives et
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS 189
des toiles incomplètes tachant de leur
ombre son œuvre énorme.
Ce n'est pas ma faute si Paris ne pos-
séda jamais les Steen de la bonne manière.
On a reproché au maître son manque de
distinction. Ceux-là seuls le feront qui ne
l'ont pas connu.
D'autres ont dit qu'il ignorait le grand
Art, — cet art dont Nicolas Kupfer mourut
et qui hante la cervelle des aubergistes
ignorants. Dieu me pardonne, je crois que
Steen le pratiqua aussi I
A la vérité, ce fut à sa façon, passable-
ment satirique et gouailleuse. Pour y perdre
en dignité, on y gagne en gaîté. En l'hon-
neur des Romains, Steen fabriqua la Conti-
nence de Scipion. En l'honneur du pape et
PKTITS MAITHF-S
du papisme, il fit la Guérùon de Tobie et
les Aoces de Cana.
Faut-il en conclure que ce vilain scep-
tique estima tous les courages et les gran-
deurs de Rome enfantins, en regard du
courage nécessaire... pour imiter Scipion?
Peut-être aussi sa Guèrison de Tobie
ne fut-elle qu'un ironique souhait aux
Arnolphes abusés; — on ne pouvaitdire, en
effet plus saintement que certains aveugle-
ments matrimoniaux ne peuvent être gué-
ris sans le secours du Ciel. En tout cas, je
n'ai nulle peine à comprendre que le
miracle de l'eau changée en vin ait produit
une inoubliable impression sur l'âme de ce
buveur impénitent. De telles noces valaient
bien une messe!...
Â
UN MOLIÈRE HOLLANDAIS i9i
Aux heures où l'impossible tente, j'ai
souvent rêvé d'un Molière illustré par Steen.
Par un curieux et triste caprice du sort,
leurs génies si proches demeurèrent étran-
gers l'un à l'autre. Ainsi dans une forêt, les
chênes se dressent de loin en loin, prodi-
gieux, éloignés, s'ignorant à tout jamais.
i
M'
! I
I :
y-
■1
■I,
I
P
r
I
GÉRARD DOW
Au moment de parler de Gérard Dow, je
crois prendre dans mes mains une taba-
tière en porcelaine, très délicate et char-
mante, que de pieux soins de collectionneur
ont protégée contre les poussières.
— Vraiment, dis-je à celui-ci, la forme
de cette boîte est des plus exquises, si
exquise que plus d'un a dû l'imiter de-
puis...
— Hélas, Monsieur!
13
194 PETITS MAITRES
— Et la porcelaine, quelle pâte ! est-ce
assez fragile, et translucide et fin !.. . Quant
au^ dessins qui ornent cette bonbonnière...
— Cette tabatière, vous voulez dire...
— Oui, bonbonnière ou tabatière, peu
importe : l'essentiel n'est-il pas qu'un si
joli objet n'ait jamais quitté de jolies mains?
— N'en doutez pas, cela fut.
— Donc, les dessins de cette tabatière
sont peut-être... comment m'exprimer?un
peu mous, un peu monotones, un peu por-
celaine...
Ici le collectionneur irrité m'arrête :
— On voit, Monsieur, que vous ignorez
absolument le prix d'un tel objet.
— Au contraire ! je sais qu'il vaut très
cher I
r
GÉRARD DOW 195
Et, quittant Texcellent homme, je rêve
de ma visite :
— En vérité, la délicieuse chose que cette
tabatière! comment diable se trouvait-elle
faite ?
Je cherche, je ne sais plus; je me sou-
viens seulement d'avoir manié entre mes
doigts un bibelot très futile qu'une femme
eût adoré pour son porte-bijoux...
Et telle aussi apparaît l'œuvre de Gérard
Dow.
C'est le propre des menus talents d'avoir
l'horreur de la poussière.
L'écrivain, tout entier aux ciselures de
ses phrases, nettoie ses mots, époussète
ses adjectifs, polit ses inversions, et, n'ayant
aucun souci des idées qu'il n'a point,
ramène l'art de penser à celui d'écrire sin-
gulièrement.
Le sculpteur prise le poli plutôt que le
modelé, adore les rondeurs, les sourires
d'extase, les poses discrètes, les petits mo-
dèles et les petites œuvres.
Le peintre vernit, nettoie, songe au
cadre d'or qui fera valoir son tableautin
comme l'argent ciselé enchâsse et agran-
dit un diamant. 11 adore les soieries, les
satins, les visages proprets, les parquets
luisants, les vasques de cuivre repoussé
et les tables nettoyées. Volontiers il met
ses productions sous verre, et, à force de
vision diminuée, s'enorgueillit de pouvoir
GÉRARD DOW 497
subir victorieusement l'épreuve du micros-
cope.
Tous trois médiocres, chacun en sa par-
tie est homme de métier. Il l'incarne et en
vit.
A de tels yeux, une trouvaille d'écriture
vaut deux éclairs de génie. J'en connais qui
s'estiment grands parce qu'ils ont changé le
dispositif des alinéas. Récemment une révo-
lution a eu lieu dans les lettres. Des nova-
teurs hardis avaient osé mettre des majus-
cules aux noms communs, et le premier qui
écrivit « la Térébrante ivresse » se crut dési-
gné pour la postérité.
Au surplus, la foule les encourage. Peut-
être par instinct méthodique, peut-être uni-
quement parce qu'elle est la foule, et par
108 PETITS MAITRES
suite la moyenne, elle s'éprend de ces
œuvres sans nouveauté, se plaît h découvrir
de l'ordre et de la majesté où réside seule-
ment l'iionnêteté de l'effort. Également
éloignée des complications — cet idéal vers
lequel lentement tout art s'achemine — et
des simplicités trop synthétiques, elle se
laisse irrésistiblement séduire par l'artiste
moyen, mais correct.
En peinture surtout la tendance s'exalte,
grâce à l'inexpérience native. Aux yeux du
vulgaire, la prestesse de main passe bien
vite pour la maîtrise suprême, le léché
devient l'inimitable, la mignardise une
grâce.
Cependant, aeclamé, adulé, le peintre se
multiplie en parfait manauivre qu'il est ; il
GÉRARD DOW 199
tableautaille à outrance, et les salons bour-
geois s'emplissent : croûtes délirantes, pro-
pretés sans rivales ! Ce « tout le monde »
qui est le grand acheteur, et qui adore les
petits formats parce qu'ils sont moins chers,
ce tout le monde si médiocre, s'assimile à
miracle le talent de ces médiocres. Entre
eux, c'est une correspondance intime, une
union jamais interrompue. On se suit sans
effort. On se comprend, on se retrouve de
même famille.
De rares audacieux essayent-ils de protes-
ter, chacun se rebiffe : le public argue du
sens commun et de l'évidence, l'artiste glo-
rieusement fait sonner le nombre de ses
commandes.
Enfin la mode passe. On change de goût
comme on change de vêtement. Le favori
mort, un autre succède; avant-hier Boilly,
puis Meissonnier, puis d'autres trop contem-
porains pour qu'on les nomme ici. Et c'est
la loi du menu talent h succès : on l'a payé
comptant, on se croit quitte. Aux renom-
mées absorbantes succède l'oubli, parfois le
dédain. Ainsi une pierre jetée dans un étang;
au moment de la chute, l'eau bouillonne,
bataille, écume ; soudain des rides suc-
cèdent légères, meurent en frissonnant vers
les bords, et c'est fini, rien ne semble changé.
L'histoire, cette concierge bavarde,
raconte que Gérard Dow fut ainsi le maître
épousseteur de son siècle, maître d'une ado-
rable insignifiance, d'une stupéfiante pro-
preté, si joliment médiocre que le suc(
succè^^
GÉRARD DOW 201
lui était dû et qu'on s'étonne seulement de
ne l'avoir pas vu plus grand.
Il fut l'élève de Rembrandt !
Ce myope sort de l'école du prodigieux
visionnaire : durant trois ans on lui apprit
l'art du clair-obscur, de la mise en relief du
trait, de l'étude du caractère d'après l'exté-
rieur de l'être. Puis, ayant vu peindre le
Syndicat dés Drapiers^ il tartina des maraî-
chères poupines et monochromes, des épi-
ceries nettoyées comme des palais, et obs-
tinément s'épuisa à décrire une jolie fille à
joues rondes qui, toujours attiffée de la
même façon, pleure s'a mère expirante ou
rattache une volaille au garde-manger !
102 PETITS MAITRES
Or l'Vst le curieux de l'aventure; la forte
éducation a produit fatalement ces mièvre-
ries. Gérard Dow est lel pour s'être con-
teoté de rester l'élève du maître, rien que
l'élève, sans oser plus.
Élève, il le fut toute sa vie ! élève obstiné
et piocheur. ayant du fort en thème la
patience productive et l'imagination neutre.
Comme les forçats de collège, il fît tenir
toute l'intelligence dans des madies d'exac-
titude et mesura la bonté de l'ouvrage au
temps passé à son exécution.
J'eus en classe un camarade qui se figu-
rait devenir très fort en rangeant ses règles
et couvrant de papier immaculé les clas-
siques désolants qu'il n'ouvrait point. Ce
mallieureux fut stupéfait de n'atteindre
GÉRARD DOW ^03
pas aux tristes palmes du baccalauréat;
il avait traduit sa version à l'aide de dic-
tionnaires neufs !
Ainsi Gérard Dow.
Il se préoccupa moins de composer que
de classer ses pinceaux; des besoins de
symétrie banale le hantèrent, et toute sa vie
il s'ingénia à des propretés méticuleuses.
Tantôt il broie ses couleurs sur une table
de cristal, tantôt il transporte son atelier
derrière un étang, « afin, dit-il, de faire
arrêter les poussières par le brouillard qui
s'en élève ». Toujours, sans souci du temps
ni de l'inspiration, il travaille.
Il travaille avec acharnement, comme si
derrière lui se trouvait un pion armé de
férule. Il devient même gâcheur et gâte-
PETITS MAITRES
métier à force de s'être imbu des principes.
S'il manie le clair-obscur, c'est par raison
démonstrative, k coup de rideaux ou d'ac-
cessoires inattendus. En chaque endroit de
sa toile il s'applique, revient, s'attarde, sur-
veille son trait comme l'enfant surveille un
jambage à sa première leçon d'écriture.
Quand il fit du portrait — il en fit tout
d'abord de miouscules et d'une préciosité
rare, — il s'y mettait avec tant d'obstina-
tion qu'impatienté le modèle l'abandon-
nail. On assure qu'il mit cinq jours à copier
une jolie main. Le cinquième jour, il igno-
rait encore que la main fût jolie et de chair
rose semée de transparences de veines : il
l'avait dessinée, il ne l'avait point vue !
Même, peu à peu, la conscience se subs-
GÉRARD DOW 205
titua en lui à Fidéal : il ne s'agit point de
faire beau, il faut passer des heures sur la
toile :
— Le superbe balai ! s'exclame un visiteur
en regardant un coin d'un de ses tableaux.
— Ce n'est rien encore, répond Gérard
Dow, il y a trois jours à peine que je le tra-
vaille !
Et tout en lui dénote cette caractéristique
de tranquille piocheur sans idéal : son
œuvre si gracieusement monotone, sans
violences, sans essais, sans tentatives de
passion ; les accessoires de ses toiles, se
répétant sans vergogne ; sa parfaite indif-
férence à soigner les objets représentés —
une tête de femme valant à ses yeux un
paquet de carottes ou une aiguière d'or, —
206 PETITS MAITRES
surtout cette série de portraits de lui
qu'il eut soiu de laisser et qui sont, en
somme, le meilleur témoignage de son
âme.
Le long de sa vie, ces portraits s'éche-
lonnent, semblables aux bornes kilomé-
triques de quelque grand chemin. Eatre
celui de i645 et celui de 1675, c'est à peine
si des différences ont surgi, si les lentes
approches de la vieillesse se devinent. Ni
l'art du peiatre ni le modèle ne semblent
avoir changé.
L'art est toujours d'égale adresse, le ver-
nis aussi luisant, Farrangement aussi coquet
et puéril.
Quant au nnodèle, il est chaque fois un
homme légèrement corj)ulent, vêtu de soies
GÉRARD DOW . 207
discrètes et de gracieux manteaux de
velours.
Sans aucun doute, Gérard Dow fut riche
— comment ne Teût-il pas été, son œuvre
étant si bien une œuvre de vente? — Cette
richesse se retrouve dans la grâce des vête-
ments, dans le luxe des bibelots dont le
peintre s'entoure, et aussi dans la noncha-
lance affectée de ses poses. Cependant, le
visage reste indifférent, plutôt soucieux, la
face est légèrement empâtée, la bouche
d'un dessin vulgaire ne sourit point et oublie
de parler. Les yeux, des yeux clairs, sont
immobiles et sans lumière. Quoi qu'on
veuille, l'ensemble de la physionomie est
lourd et quelque peu vulgaire. Même à regar-
der mieux, on découvre dans le front des
rides significatives, rides obstinées et iniû-
telligentes. Il manque ici de la clarté;
évidemment Gérard Dow ne fut ni un sen-
sitif, ni un visionnaire; mais, dépourvu
d'émotions, il dut vivre sans secousses,
décomposer son temps en occupations fixes
et si peu vibrer moralement que les années
se succédèrent, sans l'atteindre.
Une seule manie le suit, s'accroît, dégé-
nère en obsession, manie de bibelot et de
bric-à-brac, en avance de deux siècles.
Tout d'abord, il ne tient à la main que sa
palette; mais peu à peu sur les balustres,
sur les tables, sur les meubles rares dont il
s'entoure, voici que se posent des statuettes,
des manuscrits de prix, des mappemondes,
des aiguières; puis surviennent des cahiers
GÉRARD DOW 209
de musique, la viole... Gérard Dow est
musicien! N'en doutez point, il croit dessi-
ner moins bien qu'il n'exécute les airs de
musique nouvelle dus à LuUi.
Deux ou trois fois, il se représente ainsi
jouant de son instrument favori. Alors il
n'est plus l'élégant triste et ennuyé que nous
connaissons; mais, heureux, rajeuni, il sou-
rit, prend des airs inspirés; et subitement
il me semble que cette viole évoque des
anecdotes d'hier. Je l'imagine très proche
du violon de Ingres, de même que les titres
des tableaux de Gérard Dow : Le Trom-
pette^ le Marchand d'orviétan^ V Alchimiste,
le Maître d'école, etc., paraissent extraits
d'un catalogue de Meissonnier.
L'art, comme les révolutions, se répète,
14
PETITS MAITRES
et, parlant du peintre de Leyde, je me re-
trouve en plein xix' siècle.
Tous trois en effet, Ingres, Meissonnier
et Gérard Dow, sont bien de même famille:
tous trois ont oublié d'être peintres pour
n'être que dessinateurs.
On peut croire, en vérité, que la peinture
et le dessin sont deux termes opposés de
l'expression artistique. En tous cas, ils pro-
viennent de visions absolument différentes.
Avant tout, un peintre entrevoit des colo-
rations et des mouvements, rêve d'en-
semble, par le fait même un peu confus el
laissant place au vague. Au contraire, le
dessinateur ne surprend que des attitudes.
GÉRARD DOW 2H
rêve de détail très net et excluant l'incer-
titude.
De ce qu'un dessinateur affectionne le
détail et cherche à le rendre complet, résulte
nécessairement qu'il répugne aux scènes
complexes. Uii personnage unique entouré
d'accessoires immobiles est son idéal. Est-il
amené à réunir un groupe, il le choisit d'al-
lure paisible. Ses gestes favoris sont de ces
gestes courants et très expressifs que l'on
peut maintenir pendant quelques secondes
et qui accompagnent une phrase entière ou
une songerie.
Au surplus, tout se décrit dans le person-
nage avec une égale intensité d'attention.
Pour le dessinateur, un pli de vêtement
présente autant d'intérêt que le modelé
212 PETITS MAITRES
d'une main qui se ferme. A ses yeux, jamais
de moindres importaQces. Il a la haine du
flou, de rincerlain, du contour noyé, et par
suite aussi de ces expressions fugitives qui
sont sur le visage comme l'essencede l'être.
Par principe, un corps humain ne lui paraît
pas plus intéressant à décrire qu'une contre-
basse, et il éprouve autant de joie à tracer
un lorgnon que les yeux situés derrière.
De là ces menues scènes de genre, cette
recherche du détail. La question d'art s'est
réduite à une question de draperies. Dans
le Trompette, de Gérard Dow, nous nous
extasions sur te rideau : quant au trom-
pette, en vérité, on l'eût transformé en cym-
balier ou en soubrette, nous n'en serions
pas autrement affligés.
4
GÉRARD DOW 213
Je sais bien que le Joueur de flûte de
Meissonnier bat la mesure avec son pied :
pourtant, le peintre en eût fait un liseur
impatienté ou un violoniste à l'étude, que
le tableau n'en aurait pas été diminué.
Jolis sujets de chromo-lithographie, œuvres
publiques tant elles sont à tous et pour
tous, en dépit des soins d'exécution. On
appelle cela « scènes de genre », justement
parce qu'elles ne peuvent se réclamer d'au-
cun. Les regardant, j'ai conscience d'un
aimable tour de force, mais je n'éprouve ni
émotion ni curiosité.
Ajoutez à ceci qu'un dessinateur est rare-
ment un peintre.
C'est l'inconvénient du dessin à outrance.
Appliqué à la peinture, il laisse froid. Ainsi
PETITS MAITRES
des grands tableaux d'Ingres. Encore est-il
assez rare qu'un dessinateur possède autre
chose que la théorie de la couleur. ÎV'étant
point coloriste et procédant par inductions,
il arrive rapidement à affectionaer des jux-
tapositions de tons douteuses et recherche
mal à propos les couleurs uniquement écla-
tantes. De là, des étalements de pâte désa-
gréables, des heurts de tonalité médiocres.
Faisant enfin de l'art pour l'adresse, il croit
volontiers faire de l'art pour l'art ; dès lors
une certaine tendance à se prendre au
sérieux, et ce travail sans huile tant recom-
mandé par Ingres.
Je ne sais rien de plus douloureux à re-
garder que le triomphe d'Homère. Lorsque
Meissonnîer voulut faire grand — c'est arrivé
J
GÉRARD DOW 215
pour un ou deux portraits, — de lamentables
fautes de goût apparurent. Quant à Gérard
Dow, plus habile ou moins osé, comme on
voudra, il fit toujours petit, diminua si
bien les dimensions de ses toiles que qua-
lités et défauts s'y retrouvèrent seulement
en raccourci et ramenés pour ainsi dire aux
proportions du cadre.
Réduisant le personnage, il a réduit le
dessin. Ce que celui-ci avait d'un peu dur
-est devenu une précision et une grâce. Les
tons crus ainsi resserrés semblent pétris
dans la lumière. L'étalement des pâtes paraît
intentionnel. On croirait presque à une
volonté du peintre de brosser largement.
Outre le charme banal, on a l'attraction du
tour de force accompli, et d'instinct l'on
ctierclie une loupe pour mieux apprécier
ces minuscules reproduc?tions photogra-
phiques.
Cependant, àregardermieux, voici qu'ap-
paraissent des jours bleus, des verdures à
tons morts ; les lumières, mal réparties,
produisent, en dépit des éclats d'étoile, je
ne sais quelle impression de gris inquié-
tant... Décidément l'élève que fut Gérard
Dow a bien appris le maniement de la ligne,
il sait copier le trait, mais il ne voit pas ;
son œil est fermé aux lumières, comme son
cœur le fut aux émotions idéales. Il y a trop
d'habileté dans son œuvre : quoi qu'on
veuille, le génie ne sera jamais du domaine
des habiles, — il se réserve pour les sin-
cères.
GÉRARD DOW 217
*
Trop d'habileté, trop de joliesse...
Pourtant, à voir ces charmants visages
de jeunes filles qui apparaissent tout le
long des toiles de Gérard Dow, à contem-
pler ces adorables insignifiances, il est
des heures où le sens critique s'émousse,
où Ton se sent comme séduit et enve-
loppé.
Heures de fatigue où Tesprit rêve de ta-
bleaux amusants, de contes sans préten-
tions...
Et certes, elles conviennent étrangement
au coup d'œil distrait, ces scènettes pim-
pantes et convenues, si lointaines de tout
réel, encore trop soignées pour tomber dans
218
PETITS MAITRES
l'absolu banal, et trop peu hardies pour
monter jusqu'au rêve.
ici un charlatan, ayant installé sa bou-
tique en plein vent, conte i\ quelques villa-
geois les merveilleuses propriétés d'un
élixir de son invention. Les villageois sont
d'opéra comique : un cbasseur, un jardi-
nier, des fillettes rieuses. Au pied de l'es-
trade, une femme donae des soins de pro-
preté à son enfant : c'est la seule note
réaliste de la toile, l'une des très rares de
l'œuvre du peintre. Gérard Dow connaît [
trop bien le monde pour lui vouloir imposer i
d'aussi répugnants détails ! I
Mieux valent les scènes d'intérieur, les i
petits personnages tranquilles , maîtres |
J
<l'école taillant le bec de leur plume, j
I
GÉRARD DOW 219
femmes souriant depuis leur fenêtre au pas-
sant qui les regarde, fumeur rêvant près
d'un coin du rideau, trompette s'apprêtant
à sonner au balcon la fin d'un gai festin.
Tout un monde charmant et irréel s'agite
là : monde conventionnel qui ne nous
apprend rien, presque toujours pareil à
lui-même, mais en somme amusant d'ar-
rangement et de mignardise !
Tour à tour soubrette, maîtresse de mai-
son, vendeuse d'épices et maraîchère, le
plus souvent vêtue de mousseline et la tête
encadrée par de petits cheveux blonds qui
s'échappent en boucles folles, la même
femme passe et repasse dans l'œuvre du
maître, entourée du même luxe de cages
d'oiseaux ou de lustres de cuivre à boule
ronde, uniformément placée sur un même
fond de rideaux à grands ramages multi-
colores.
L'homme aussi est semblable, portant
de fines moustaches au-dessus des lèvres,
coiffé d'une toque en velours. Sa veste
ouverte laisse voir la chemise et le jabot. 11
fume, il boit, il lit ; quel qu'il soit, je le vois Ij
un peu indifférent et prétentieux. i
En revanche, honneur aux mœurs ! Le \
i
public payant est déjà l'asile prud'hom-
mesque des institutions morales. Jamais
donc ce héros n'est amoureux. Point de
flirt, point de baiser pris à la volée sur la
nuque de trop charmantes soubrettes. Il faut
rester correct, d'un décorum sans reproche,
de même que la femme conserve sans cesse
J
GÉRARD DOW 221
une propreté méticuleuse, ayant des mains
de reine pour décrocher un poulet du garde-
manger !
Evidemment nul de ces personnages n'a
vécu : pourtant aux heures que j'ai dites,
ils amusent...
Voyez plutôt de quel geste pré.cieux et
délicat cette jeune fille tient ses nattes, tan-
dis qu'à côté d'elle une servante achève de
mettre des épingles dans son chignon ! Une
servante... A vrai dire, en est-ce bien une?
et ne nous trouvons-nous pas en présence
de Cendrillon, tant entre les deux visages
la ressemblance est frappante ?
Dans la Femme hydropique^ que d'efforts
de la part de la jeune fille — la même
encore — pour mal couvrir ses yeux et les
222 PETITS MAITRES
laisser pleurer sans que nous perdions rieo
de leur exquis détail !
Quelle que soit la toile, les attitudes sont
coquettes, d'un apprêt puéril et enchanteur,
les femmes sourient, les hommes sonl
noblement rêveurs, le luxe est savant et de
parfaite compagnie.
Puis ce sont des jeux d'éclairemenl, de
larges baies ouvertes dont le jour est coupé
par quelque glycine invisible, ou encore la
lumière jouant aux quatre coins dans les
salles, des partis pris fantasques de flam-
beaux allumés contrariant leurs ombres. '
On est intéressé comme par un rébus ou une .
gageure extraordinairement osée. '
Sais-je au juste si le peintre a réussi dans ■
sa tentative, si tant d'efforts calculés ont )
GÉRARD DOW 223
abouti à souhait? comment vérifier ce&
complications et à quoi bon ? Par moment,
j'ai l'illusion de meubles translucides ayant
oublié de faire les ombres nécessaires ;
d'autres fois, le jour meurt on ne sait pour-
quoi, arrêté par un invisible Mane-Thecel-
Pharès. Qu'importent, aprèstout, ces minces
accidents ?
Il s'est agi uniquement de tableautins et
non de graves toiles. S'il nous a distrait
une seconde, Gérard Dow s'est tenu pour
satisfait. Ne le chicanons pas, sourions...
et oublions.
Ainsi ce bibelot précieux dont je parlais
en commençant :
— Ah ! le délicieux travail ! s'est-on écrié
à première vue.
224
PETITS MAITRES
Puis une minute passée, l'esprit a volé
ailleurs.
— Tiens, qu'ai-je donc vu tout àTheiire
de si charmant?...
Cent cinquante ans plus tard, la reine
Marie-Antoinette jouait à la bergère dans
la laiterie de marbre du petit Trianon.
Ah ! le joli décor et le joli mensonge !
Il vous souvient sans doute de ces arbres
merveilleux aux végétations curieuses et
exotiques qui ornent dans un désordre
apprêté les pelouses onduleuses. Des allées
de sable fin serpentent, enveloppées parle
bruit rieur des cascatelles qUi les pour-
suivent. Il y a des coins remplis de rochers
GÉRARD DOW 225
horribles et des grottes dont les voûtes
égrènent l'eau goutte à goutte avec une
plainte mélancolique. Puis, très loin, au
iord de Tétang aux nappes violettes, appa-
raît le village, chaumes authentiques mas-
quant les décorations de marbre. Ici le bail-
liage, et le presbytère, et T hôtellerie, et plus
loin le moulin ouvrant ses ailes comme un
grand oiseau proche de s'envoler...
Là, villageois et bergères ont échangé de
doux propos — bergères à mains de
duchesse, — villageois qui étaient ducs et
princes, ou frères du Roi. M. de Provence
était bailli, et M"^ deLamballe fermière...
Par ordre, on devait être tout à fait cam-
pagne, sans préséances ni étiquette.
Hélas I nul ne se put tromper au dégui-
15
semenl. Le temple de l'ainom' était vrai-
ment trop proclie des ctiaumes royaux.
L'histoire à cette tieure écoutait un conte
et s'amusait de ce lever de rideau précédant
la tragédie prochaine.
J'imagine que l'œuvre de Gérard Dow fut
aussi ce conte, un conte précédant la
grande décadence des maîtres hollandais.
On s'en amusa follement : on n'y croit
plus, hélas ! Seulement, malgré l'invrai-
semblance, peut-être aussi à cause du loin-
tain, nous éprouvons un plaisir à demi
triste à retrouver ces goûts disparus et ces
fictions d'autrefois.
De telles mondanités sont la marque d'un
temps. Le xviii' siècle, amuseur et grisé par
Jean-.lacques, a ainsi rêvé des bucoliques de
GÉRARD DOW 227
Watteau. La Hollande du xvii'' siècle,
encore sérieuse et abreuvée de puritanisme,
rêva de ménagères idéales et de cuisinières
jolies comme des maîtresses.
Gérard Dow personnifia ce rêve, comme
Trianon avait personnifié l'autre.
Ces deux rêves nous semblent un peu
fous — sans cela seraient-ce bien des rêves ?
— un peu puérils — tout rêve traduit par
la réalité ne devient-il pas ainsi ?
A PROPOS
DE
PIETER DE HOOCH
Les peuples heureux n'ont pas d'histoire,
assure le proverbe. Est-il, d'ailleurs, néces-
saire qu'ils en aient une ? — Tant de silence
enveloppe Pieter de Hooch qu'à coup sûr
il fut un homme heureux,
A-t-il été amoureux et charmant, ou bien
grave en quelque recoin familial que ber-
çaient les lointaines agitations du dehors?
Faut-il voir en lui l'artiste hanté par un
idéal, toujours recherché et jamais atteint
en sa plénitude, ou bien, plus simplement.
230 PETITS MAITRES
un artisan génial, inconscient de sa supé-
riorité ? On ne sait.
Chose curieuse, le gris, inquiétant pour
tout autre, charme dans celui-ci. Ainsi in-
connu, Pieter deHooch plaît mieux. On tient
à le faire à sa fantaisie; une notice entra-
verait la joie de Timaginer. Enfin des dates
et de l'histoire mettraient du bruit autour
de son être tout de silence et de rêverie.
Fermons plutôt les yeux, et d'une âme
aérienne songeons à ce qu'il put être, — à
ce qu'il fut, n'en doutez pas.
Donc, en rêve, je le vois timide, d'allure
svelte, d'urbanité peut-être un peu froide,
l'esprit jeune et cependant sans dehors ni
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 231
éclats trop bruyants. Protestant, certaine-
ment, mais avec des attendrissements pa-
pistes et des naïvetés de cœur frisant l'hé-
résie.
Nul rigorisme chez lui : point de grave-
lure non plus, et même peut-être la haine
du demi-monde ou de la passion. Si jamais
il éprouva Tamour, il dut s'en effrayer :
ainsi l'enfant qui sans le savoir allume un
feu de bengale et, épouvanté par tant de
lumière, croit à un incendie.
Je ne crois pas qu'il ait connu la grande
richesse ni la pauvreté : de naissance et de
fortune moyennes, il dut vivre honnêtement,
parce que sa nature était telle, et laisser
passer les jours au fil du temps, sans désirs,
sans haine, très heureux.
On ;i de lui deux porti'iiils, — luii à ki
Haye, l'autre à Vienne. Est-ce bien « por-
trait » qu'il faut dire ? D'aucuns ont douté
que ce fût lui. Aucune preuve certaine, en
tous cas; et cependant, à les bien regarder,
on a l'instinct de n'être pas trompé. Cet
adolescent au visage sérieux, calme sans
raideur, au sourire attristé légèrement — la
tristesse est l'ombre du sourire, le rendant
plus séduisant, — cet adolescent modeste
et de maintien discret doit être Pieter de
Hooch, et pas un autre.
Tel il dut être quand, petit bourgeois de
La Haye, il s'amusait à son œuvre quiète
et peignait en dilettante les choses qui l'en-
touraient. Tel aussi quand, plus jeune, il
-se rendait à l'atelier de Rembrandt.
mi. ^
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 233
En ce temps-là *, le maître éblouissait.
L'or de sa palette ruisselait sur les toiles
de ses élèves. Ils étaient là une dizaine,
dont Maës et Fabritius — cette énigme ! —
et Metsu déjà charmant, et Dow trop appli-
qué... Tous devaient plus tard conquérir la
renommée et ne paraître jamais, cepen-
dant, que les ducats perdus de ce grand
trésor de lumière qui était Rembrandt !
Seul parmi eux, Pieter de Hooch n'a point
la hantise des ambitions démesurées ; cepen-
dant, comme par ironie, à lui seul aussi
était réservée cette gloire de continuer plei-
nement, sans défaillance, la tradition reçue»
Le voici élève studieux, venu là par plai-
* Pendant longtemps, on a cru que Pieter de Hooch naquit
en 1643. Il paraît actuellement certain que l'année véri-
table est 1628.
234
PETITS MAITRES
sirde (lileltanle, el sims besoin d'en vivre.
Son métier appris, il repart, n'ayant point
liéd'amitiésavec ses camarades: il retourne
à l'existence ordinaire, et, si de temps a
autre il peint, ce ne sera plus que par plai-
sir personnel, comme le soir on s'amuse
à retrouver sur un piano des mélodies
chères.
Ce fut ensuite autour de lui un silence
protecteur de catastrophes et de joies trop
sonnantes. L'adolescent s'est marié !...
Je retrouve sa demeure aux carrelages
lustrés, aux meubles droits et de forme
ancienne. Sous les plafonds pendent gii
et là des lustres à boule de cuivre rouge
ou des cages dorées, 11 y a sur les tables
des tapis multicolores, ramenés des Indes.
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 235
Aux murs pendent des cartes et quelque
part le portrait du maître.
Puis, dans la cour souvent ensoleillée, les
seuls bruits sont des bruits de lessive : le
linge y flotte, fleurant les aromates, et des
rires d'enfants résonnent, amusés par les
mousses irisées du savon.
Songez la vie hollandaise intime et re-
cueillie, les joies d'un home régulier et
presque monastique. Pieter de Hooch les
résume. C'est tout.
Parfois, des réunions élégantes mettent
leur sage distraction sur le fond gris des
actes. Ces jours-là, les hommes en habit
de velours et guimpes de malines, les
femmes vêtues de lourds satins à plis
chantants, se réunissent. On joue aux
236 PETITS MAITRES
cartes, tandis que des valets à resjin-
gnole passent des rafraîchissements. Le
llirt s'y chuchote. Des mariages longue-
ment préparés et rêvés se décident entre
deux romances. Ensuite, les goûters pas-
sés,_les robes sont remises dans les armoires
profondes, ce peu de bruit s'évanouit, et la
paix demeure, indicible.
Quand mourut Fieter de Hooch? Encore
même réponse : od ne sait I J'ai sous les
yeux une façon de dictionnaire Larousse du
xvii" siècle, où sont nommés les peintre:*
célèbres contemporains. On y voit figurer
Gérard Dow, a peintre de mignardises, » et
Terburg, u peintre de bambochades » ; Pieler
de Hoocb n'y est pas.
En Holhmde, pareil oubli. Oubli est un
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 237
terme faux. La Hollande n'eut pas à l'ou-
blier. Elle, si maternellement jalouse de
ses gloires, ne le connut point. Ce fut un
étonnement quand on le découvrit. Il était
trop tard ; ni La Haye ni Rotterdam n'avaient
gardé ses toiles.
*
Or ce délicat devait exprimer en pein-
ture la plus délicate des nuances, la plus
fugitive, la plus rare... A un degré exquis,
il eut l'intuition de ce parfum de vie sub-
til, de cette essence légère que dégagent
les alentours et qui se nomme l'a ambiance »
L'ambiance est autre chose que le milieu.
Il s'y trouve comme un degré d'analyse en
plus.
La notion du milieu donne la clef d'évé-
nements violents, d'actes précis et d'effets
considérables. L'ambiance révèle plutôt
l'àme, si reposée soit-elle. C'est la lecture
du cœur au repos.
En fait, il semble que nous laissions ainsi
flotter autour de nous je ne sais quoi de
nous-mêmes, qui le trahit irrésistiblement.
Balzac, un jour, se vanta de pouvoir ana-
lyser le caractère d'une femme, rien qu'^
regarder les touches de son piano, et il y
réussit. On dirait que les objets formant la
trame de la vie, l'àme se soit réservée de
mettre sur eux le dessin et les chatoiements.
Que cela consiste en ceci plutôt qu'en
cela, non. Tout importe à l'ambiance, et
rien n'y est nécessaire. Regardez; les ten-
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 239
tures, la couleur des murailles sont quel-
conques ; cependant l'air est différent d'à
côté : quelqu'un a vécu là, et on le connaît.
Pour avoir le sens de l'ambiance, une
nature spéciale est nécessaire, une sorte de
flair moral démêlant une physionomie dans
les contours neutres. Les agités, les violents
n'ont point ce flair; les minutieux, non plus.
Il faut à la fois être très calme, très indépen-
dant de sa propre émotion, et avoir aussi
des retours, une certaine subtilité un peu
alambiquée dans la sensation.
Pieter de Hooch fut et posséda tout cela.
Il est le cristal pur à travers lequel s'aper-
çoit un paysage, mais qui ne mêle à cette
vision aucune irisation troublante ni rien
de lui-même.
PETITS MAITHES
D'autres, ses contemporains, travaillèrent,
certes, h rendre le détail de ce qui les entou-
rait. C'était Terburg décrivant en diplomate
la hante existence galante et les amourettes
mondaines ; c'était Nelsclier et Metsu ra-
contant l'amonr qui se cote, le derai-monile
et ses manèges [layés. C'était même Dow
essayant de dire quel chimérique pot au
feu hantait les cervelles d'alors. Entre
eux et Pieter de Hooch, il y a cependant
toute la difTérence qui existe entre des fai-
seurs de mémoires et des historiens. Les
uns montrent des coins de vies acciden-
tels, l'autre dit tout simplement la vie.
Cette vie si bien humée par Pieter de
Honch est l'analogue des grandes avenues
<lroites dont Hobbema éprouva laséducLion.
Rien de plus uni, de plus lumineux; c'est
celle de chacun, celle que les heures déta-
chent pièce à pièce, avec la môme quiétude,
et qui s'en va non regrettée, justement
iparce qu'elle s'est fait oublier !
A quoi bon la décrire ! tout s'y ressemble.
Pourdécor, des pièces luisantes, à murailles
nues, meublées sans richesse; puis tou-
jours une porte ouverte, avec des jours qui
viennent, et la perspective de quelque cour
paisible dans laquelle s'agite une ménagère;
ou bien encore, aux fenêtres, la ville mon-
trant ses canaux silencieux le long desquels
de petits bonsliommes en manteau sombre
se promènent...
Pour personnages, des gens de menue
bourgeoisie : femmes assises qui rêvent,
242 PETITS MAITRES
travaillent au nettoyage, ou soignent de&
marmots; fillettes au joli minois étooné:
servantes qui furtivement se laissent fair&
la cour, tandis que la maîtresse du logis csL
en course...
Enfin, quelquefois, voici les galas dont
j'ai parlé: on joue aux cartes avec la fleg-
matique patience que commandent les amu-
sements de famille, et mystérieux les jeunes
gens échangenl dans les coins des propos
honnêtes.
Tout cela est presque trop simple; mais,
en vérité, le personnage est devenu si secon-
daire!
Une seule chose surprend dès l'abord:
ce sont des lumières, ces belles lumières,
rembranesques et moelleuses qui se répar-
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 243
tissent à des plans divers et font fête à
Tœil.Puis l'impression intime survient.Nous
savons en quelle demeure nous sommes,
chez quels gens, ce qu'ils aiment ; un peu
plus, on dirait leur nom, et celui de la ville.
Enfin on s'aperçoit qu'ils sont là... Qu'y
font-ils? Peu de chose, souvent rien. N'im-
porte! ce sont déjà de vieilles connaissances.
— Quoi, vous voici.... nous vous atten-
dions ! . . .
Et tout les attendait en effet : c'était écrit
dans les choses, dans la tonalité qui enve-
loppe la demeure, dans l'arrangement des
meubles ; c'est le secret de l'ambiance de
démêler, ici et là, l'ombre laissée par le pas-
sage de l'être, et de mettre dans l'inerte
une flamme de vie...
PETITS MAITRES
Faut-il croire que le monde n'avance
point? Un soir, me promenant aux environs
de La Haye, je vis assis devant une maison
unhomme et une femme. Tous deux étaient
à cet âge charmant où les propos, quels qu'ils
soient, demeurent semblables et fleurent la
tendresse.
L'homme était tête nue, un peu rieur,
et fumait une pipe.
Sa compagne, le visage de profil, les yeux
demi-baisses, semblait hésiter à répondre
oui en disant non.
Derrière eux, le cottage s'élevait, encore
trop neuf, avec des murailles en briques
rouges qui rutilaient. Des volets verts
mettaient sur lui de grosses taches désa-
gréables.
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 245
Plus au loin, couronnant le faîte, des
panaches d'arbres se balançaient et, autour
des causeurs, c'était un parterre de dahlias
symétriques dont les têtes frisées regar-
daient curieusement.
Ce fut sans doute le silence de velours
qui partout s'étendait, ou encore la lumière
filtrée enveloppant le décor. Ces choses, qui
autre part m'auraient blessé, m'enchantè-
rent ; soudain je revis la toile de Hooch
où deux amoureux sont assis également
devant une maison à volets rouges.
Mêmes tonalités, mêmes alentours. A
deux siècles d'intervalle, rien n'était changé :
ni le rire du jeune amoureux, ni le détour
de tête de la femme hésitante; seuls, les
costumes avaient disparu faisant place aux
246
PETITS MAITRES
ennuyeux atours de ce temps. Encore, lé-
moinii'aHtrefois,la pipe était-elle demeuréel
J'eus alors rimpression nette que Hooch,
avec sa perception exquise de l'ambiance,
avait su dégager des choses, telle une
vapeur légère, l'âme hollandaise, et qu'au-
cun autre n'en fut jamais traducteur plus
Ûdèlej
Lui seul eut des accents répondant d'une
façon adéquate à la vie intime de son pays,
et ce n'est pas une des moindres anomalies
de l'histoire que le silence absolu laissé
jadis sur une œuvre, la plus nationale peut-
être, qui ait paru en cette époque glorieuse.
i
L'âme hollandaise 1
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 247
Il semble vraiment qu'elle se lise dans
Pieter de Hooch comme en un livre mer-
veilleusement clair avec ses retours curieux,
ses antinomies un peu déconcertantes et,
malgré tout, son particulier attrait.
On y découvre d'abord une sorte de posi-
tivisme industriel s'étendant aussi bien aux
affaires qu'à la vie du cœur.
Le Hollandais d'alors veut une maison
prospère. Il adore la dépense ordonnée, les
comptes qui s'établissent par doit et avoir,
qu'il s'agisse de son ménage ou de son com-
merce.
Mettre des joies d'amant dans le mariage
n'est jamais venu à sa pensée. Il est trop
méthodiste, trop droit, peut-être aussi trop
respectueux. Il possède, en outre, la haine
du travail pour rien et du produit mal fait;
ramolli- qu'il reclierche se cliiffre à l'aide
des beaux enfants mis au monde. Le nombre
et la santé des héritiers sont un capital; il
aura donc une famille nombreuse, élevée
très strictement et plantée de façon robuste.
De même qu'il s'occupe audeliors du soin
de la fortune, sa femme est le moteur vigi-
lant du gouvernement de la maison. II la
veut recluse, ne l'aime ni élégante ni trop
rieuse. Ses robes sont de préférence noires.
Ses cheveux sont voilés sans griice par des
mousselines. Ses guimpes sont_ grises
comme sa vie. A elle, enfin, la surveillance
des mioches, de la servante qui volontiers
s'ém;inci])erail, de la ciiislue et des les-
J
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 249
Les lessives ! une * partie de Tannée s'y
consume. Le linge est,* en effet, à profusion
et cossu. Il donne le taux de l'aisance
comme ailleurs feraient les bijoux ou la
splendeur de la table.; les festins, au con-
traire, sont rares, bons pour les Flamands.
On est mal outillé pour cela. Enfin ils
seraient une dépense sans profit durable :
donc à supprimer.
Et l'on dirait ainsi, à première vue, qu'il
s'agit du peuple le plus évangéliquement
égoïste et avare, d'êtres sans nulle envolée,
sans gaîté, durs aux misères et uniquement
orgueilleux de leur richesse...
Tournons la médaille : voici le revers.
Ce commerçant est un poète. Plus sa
conception de la vie a été étriquée et pour
230 PETITS MAITRES
ainsi dire étouffée, plus il se plaît h la colo-
rer de délicatesses menues, presque frustes,
qui lui communiquent un charme inexpri-
mable,
La tradition plutôt que son goût person-
nel l'ont enfermé dans le puritanisme : il se
rattrappe grâce à une perpétuelle intrusion
dans ses actes de l'à-côté du péché.
Fiancé, il adore les longues fiançailles,
les correspondances amoureuses et fur-
tives, les causeries h l'ombre d'un rideau,
les serrements de mains. Il est passionné
de musique, celle-là seulement qui se fait
dans un salon intime et qui est prétexte
aux digressions sentimentales. La romance
bête l'enchante. Elle lui raconte le psiradis
défendu.
J
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 251
Marié, à côté du bonheur positif et chro-
nométrique auquel îl tient comme on tient
aux repas à heure fixe, il s'en fait un autre
de rêve, [ embaumé, irréel et charmant
autant que le ciel sous lequel il vit.
C'est le calme enveloppant son existence
qui a des voix berceuses le ravissant. Ce
sont les vieux meubles paternels qui ont
pour lui des attitudes attendries de servi-
teurs anciens. Et jusque dans la propreté
méticuleuse à laquelle est soumisle logis, se
découvre une affirmation de félicité. C'est
encore une façon de lutterpour le bonheur
que d'empêcher le temps d'attaquer la
moindre parcelle de son décor.
Aussi, chose curieuse, la maison un peu
nue et solennelle est cependant peuplée. On
252
PETITS MAITRES
y respire uoe intimité tendre. 11 y règoe
une chaleur d'àme, un air d'accueil. Touty
paraît sans morgue. Une fois admis, on est
choyé. C'est mieux qu'une famille : l'amitié
vous ouvre les bras, vibrante et se donnant
d'un seul jet.
Même, la part du rêve se fait prépondé-
rante : il y a de l'orientalisme dans l'àrae
hollandaise, un orientalisme inavoué et
qui, pareil !\ tous les instincts hors de route,
est le germe de ses grandeurs.
Elle possède, cette iVme si bourgeoise
au premier examen, la hantitie des cîeux
éblouissants, des mers au-dessus desquelles
flotte un ciel immuablement d'azur. Elle
garde une prédilection pour les parterres i^
couleurs éclatanlcs. Elle raffole des tulipes,
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 253
la fleur japon^aise par excellence. Les
formes rares de leurs pétales ramusent
comme ferait un bibelot d'origine loin-
taine. Les dahlias trop correctement plis-
sés, avec leurs airs de mandarins en zinc,
flattent son goût désordonné pour Texo-
tisme.
Et, dans les demeures, ne voyez-vous pas,
à la place préférée, la double sphère géo-
graphique étalant aux regards curieux ses
mondes inconnus, tel un livre incomplète-
ment feuilleté qui, sans trêve, sollicite les
curiosités ?
A cause de cet orientalisme, peut-être, le
prodigieux exode de ce peuple si amoureux
du home vers les Indes lointaines ; à cause
de lui aussi, le goût des aventures, et cette
254 PETITS MAITRES
peinture prodigieuse où la lumière enfin
régna maîtresse.
Simple, Tâme hollandaise devait créer
Tart simple ; amoureuse des joies intimes
et de la réalité, elle devait la première oser
prendre l'homme et ses entours pour
modèle, sans souci d'esthétiques conve-
nues ni de traditions honorées. Rêveuse
et amoureuse de clarté, elle seule pou-
vait enfin exprimer avec des sûretés d'ac-
cent incomparable les joies de la lumière
désirée.
N'est-ce pas l'art, tout l'art hollandais,
expliqué? Est-il besoin d'ajouter mainte-
nant combien la part était belle, et coinme
nous voici loin de ce xvii* siècle pompeux^
où la grandeur n'était plus qu'un artifice, et
A PROPOS DE PIETER DE HOOCH 255
la nature un triste modèle à refaire de main
d'homme ?
Tout à l'heure, Pieler deHooch me rap-
pelait les routes unies, si chèrement aimées
par Hobbema.
Hobbema et Pieter de Hooch ! Par un
caprice de la destinée, ces deux chantres de
la Hollande furent indéfiniment unis, dans
l'oubli comme dans le triomphe. Et vrai-
ment n'ont-ils pas rendu l'un et l'autre la
même douceur des êtres ou des choses ?
N'ont-ils pas mis dans leur œuvre délicate
un identique parfum d'âme sentimentale
et quiète?
Ne nous étonnons point de l'injustice qui
256 • PETITS MAITRES
les accueillit : l'heure de leur triomphe ne
pouvait sonner qu'en notre temps, — si
avide de vérité, ne l'ayant jamais connue,
— si passionné pour la paix, ne l'ayant
jamais possédée...
LA DENTELLIÈRE
Je l'ai aperçue hier.
Elle avait la tête penchée attentivement
sur l'ouvrage. On voyait ainsi toute sa
chevelure, d'un brun délicieux et fondu
dans l'or. Au-dessus du front, les nattes se
séparaient, formant deux larges bandeaux
à la vierge, puis retombaient en boucles
anglaises pareilles à celles de nos grand'-
mères.
Après la chevelure, ce qui frappait d'éton-
nement, c'étaient deux mains agiles, deux
n
258 PETITS MAITRES
petites mains d'un rose apâli, effleuré par
la lumière.
Elles étaient an Tair, soutenues par rien,
presque transparentes. Follement prestes,
féeriques à force d'adresse, elles dansaient
comme un carillon de fête, tout en jouant
gaiement avec les navettes. J'entendis le
cliquetis des bobines qui retombaient pâ-
mées sur le coussin. Chacune, lancée en l'air,
prenait son vol, puis subitement s'écroulait
retenue parle fil imperceptible : et toujours,
toujours ce délicieux remue-ménage des
soies, ce va-et-vient des doigts légers lés
secouant au hasard, tandis que lentement,
sur un fond bleu de roi, la dentelle rose se
formait.
Je fus ensuite tenté de l'interroger.
LA DENTELLIÈRE 259
— Où avez-vous découvert ce délicieux
corsage?
Il était couleur citron passé, d'un jaune
soyeux indéfinissable qui éblouissait , et
cependant gardait une douceur charmante.
Tel un peintre fantaisiste, il pointait de re-
flets d'or et de touches claires la dentelle et
la dentellière.
Cela se passait dans une chambre sans
décor. Nulle gravure, point d'ornements;
seule la muraille gris perle, qui, toute nue,
souriait quand même aux soies bigarrées.
La dentellière est pauvre : allons, vite,
sautez, navettes ; courez, bobines ; fleurissez,
dentelles ! . . .
260 PETITS MAITRES
Devant la dentellière, un groupe s'était
formé. Il y avait là une vieille femme por-
tant au bras un ridicule, et deux hommes,
l'un déjà gris, l'autre très jeune.
Tous les trois causaient ; j'imagine qu'ils
se parlèrent ainsi :
— Ne trouvez-vous pas, dit le plus
jeune, que voici bien le plus féminin de
tous les arts ? Où rencontrer plus de fantai-
sie? Les bras, d'eux-mêmes, s'agitent joli-
ment en dessinant les fleurs; on les jure-
rait menés par une fée malicieuse : à chaque
tour de navette ils semblent vous appeler.
J'eus ainsi l'illusion en passant que cette
ravissante travailleuse m'avait fait signe :
je me suis approché. Hélas ! elle ne lève
même pas les yeux!...
La vieille dame répomliL :
— Figurez-vous qu'en l'apercevant, j'ai
cru reconnaître une sœur. Nous portions
autrefois des boucles pareilles à celles-ci et
des corsages de celte teinte qu'on ne voit
plus. Avouez qu'ils sont charmants! C'était
le temps où, chaque soir, en de grandes
pièces presque vides, les pieds sur un car-
reau, nous brodions aussi des mouchoirs
pour les bals avenir...
Le jeune homme sourit avec imperti-
nence :
— Autrefois, murmura-t-il ; 1830,
^ peut-être?
r Mais son compagnon, attristé sans doute
de sa malhonnêteté, l'interrompit ;
— Convenons, dit-il, qu'il est des atti-
262 PETITS MAITRES
tudes et des façons d'être caractéristiques.
Celles-ci sont indépendantes du temps, de
la mode, de ces mille riens qui constituent
çn quelque sorte le duvet d'une époque.
Les boucles anglaises sont, certes, de 1830.
Mais, que nous importe, puisque celles-ci "
ajoutent encore de la jeunesse à ce jeune
visage ! Pourrait-on désirer cette [petite fée
. »
autrement vêtue que d'un caraco couleur
citron et d'une robe bleu passé? Il y a
deux cents ans comme aujourd'hui, un
poète rêvant d'une dentellière lui eût
donné cette coiffure et ce geste charmant
des mains soulevées.
La mode ne tient pas à un temps, elle ne
tient qu'aux personnes; c'est la femme qui
fait la robe, et non la robe qui fait la femme.
LA DENTELLIÈRE 263
Et, comme la vieille dame l'approuvait,
il ajouta en souriant :
— J'ai vu à Rome un Esculape drapé
dans la toge, qui rappelle, à s'y méprendre,
M. Guizot. Cela prouve simplement que dès
l'antiquité les docteurs étaient pédants, et
qu'il n'y a pas deux manières d'exprimer
un visage doctrinaire.
La vieille dame agita son ridicule :
— Voyez ce sac, dit-elle ; rien de si sot
aujourd'hui, car il est pendu à mon bras.
Cependant le xviii^ siècle a-t-il jamais ima-
giné mieux que cette parure... de 1830.
Sa gorge de dentelle, étranglée par les
rubans, tente l'indiscrétion. Autour, les
vieilles soies à ramage ont des airs de bou-
quet fané d'une mélancolie curieuse et qui
PETITS M-UTRES
déjà présage les oublis proches. Enfin l'in-
térieur est de satin clair, si chatoyant, si
boudoir, qu'on n'y pourrait mettre, en vé-
rité, que les billets interdits.
Elle se mît à rire, d'un Hre encore frais
qui sonnait la gaieté, et se tournant vers le
jeune homme :
— Que vous semble. Monsieur, de cet
autrefois que vous raillez?
Il répondit :
— Sans doute, il y a de la poésie en
tout!...
— Surtout sous les cheveux blancs, ré-
pliqua-l-elle; el, relevant la tète, elle bra-
qua ses lunettes sur la dentellière.
— Soit, il y a de la poésie en tout, reprît
le plus âgé des deux hommes. Mais le mot
LA DENTELLIÈRE 265
« poésie » est impropre. Nous avons trop
l'habitude d'y associer l'idée de rêveriea
irréalisables, ou la musique des rimes.
C^est « essence » qu'il faut dire, ou peut-
être tout uniment « esprit » .
Cette dentellière est adorable justement
parce qu'elle exprime au plus haut degré
tout l'esprit de son métier charmant. De
même que dans un orchestre, pour produire
une impression forte, le musicien supprime
les flonflons inutiles, elle est la réalité éfu^
rée, dépouillée de tout accessoire capable
d'en obscurcir la vision; c'est moins la joie
de la voir qui nous enchante que le plaisir
de la retrouver pareille à ce que nous avons
rêvé.
Son compagnon l'interrompit :
260 PETITS MAITRES
— Le beau ne sei'ivit-il donc qu'une de
nos imaginations?
. — Pourquoi pas? Le beau est une im-
pression satisfaisant complètement l'être
par le moyen de la forme et de l'idée. C'est
tout. Y a-t-il deux organismes assez sem-
blables pour éprouver les mêmes sensa-
tions? Bien qu'aucun contrôle en ces ma-
tières ne soit possible, j'en doute. Pourquoi
donc vouloir limiter le nombre des impres-
sions?^ Ce qu'on est convenu d'appeler géné-
ralement le laid peut être souverainement
beau pour certains. Et justement parce que
le beau est infiniment divers, il faut admettre
en lui des catégories. II est plus facile d'émo-
tiooner à l'aide de l'exacte image de la réa-
lité qu'avec des idées pures. La théorie des
À
LA DENTELLIÈRE 267
Il < ■ I ^
mondes de Laplace est, par exemple,
d ordre esthétique plus inabordable que
l'aspect d'un panorama.
— Vous disiez tout à l'heure que le beau
devait satisfaire par la forme et l'idée. Ces
exemples sont mauvais.
— Certainement; si je les ai choisis, c'est
qu'ils représentent très bien les deux termes
extrêmes de la sensation d'art. La peinture,
au contraire, semble un procédé excellent
pour produire aisément celle-ci.
Le jeune homme sourit de nouveau :
— Vous voici croyant aux « beaux-arts » !
— Encore une fois non : il y a des moyens
d'émotion plus ou moins complets ; la
peinture est parmi les premiers. Je ne dis
rien de plus. Un dessin d'Hubert Robert
PETITS MAITRES
est un spectacle, hélas! inoffensif. Les Hol-
landais, au contraire, témoin cette dentel-
lière, ont su mêler l'intellectualité k la re-
présentation de la vie. Raphaël enfin a fait
la part égale entre la réalité et l'idée. Voilà
pourquoi Raphaël dépasse les Hollandais,
comment Huhert Robert n'est qu'un sot
ennuyeux.
Ici, le rire du jeune homme éclata, irré-
sistible :
— Raphaël!
Et il se tourna vers la vieille dame :
— Vous connaissez, Madame, un certain
saint Michel; qu'en pensait-on en 1830?
Mais l'esthète haussa les épaules :
— Ah 1 moqueur irréfléchi ! lorsque vous
connaîtrez les Chambres, vous pleurerez
LA DENTELLIÈRE 269
d'avoir si mal parlé ; et tenez, si cette den-
tellière pouvait vous entendre, comme elle
se moquerait de votre ignorance !
Tous les trois s'étaient rapprochés d'elle,
comme pour l'interroger. Elle travaillait
toujours; et c'étaient encore ces mêmes
cheveux d'un brun si joli, inclinés sur les
soies; ces mains, ces ravissantes mains fai-
sant des signes d'appel au-dessus de la bro-
derie qui s'achève...
Ils se penchèrent vers le tableautin,
lurent, dans un coin de la muraille gris
perle, un nom peut-être inconnu d'eux, puis
s'en allèrent...
•
¥ ¥
Je partis aussi, songeant à cette dentel-
270 PETITS MAITRES
lière qui exprimait la vie au point d'évo-
quer devant les passants les symboles inac-
cessibles de Raphaël, elle si chétive, si
mince ! . . .
Il est vrai qu'elle fut de Van der Meer, de
Delft, celui-là même que tour à tour les
chercheurs ont pris pour Hobbema, Rem-
brandt et Pieter de Hooch...
Quoi d'étonnant si je rêve encore d'elle!
C'était tout l'art hollandais que j'avais vu là.
Fin