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Full text of "Mes Premiers Souvenirs"

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MES 

PREMIERS SOUVENIRS 



DU MÊME AUTEUR 

LE LIEUTENANT CONRAD 

• 

Traduction <& 9 i. Valentin. — i vol. in-16 


EN PRÉPARATION 

PAGES CHOISIES 

par P. BUDRY. 


3 50 



CARL SPITTELER 


MES 



TRADUCTION ET PRÉFACE DE HENRI DE ZIEGLER 

• f 



LIBRAIRIE PAYOT & C ie 
LAUSANNE PARIS 

i, Rue de Bourg, i. Bd St-Germain, 106. 


1916 




Tous droits de reproduction réservés pour tous pays. 






PRÉFACE DU TRADUCTEUR 


l^es Premiers Souvenirs de C^rl Spitteler sont, à 
la date où paraît ce petit volume, l’œuvre la plus ré- 
cente du grand poète. C’est la plus légère aussi, la 
plus facile, et, dans sa minceur, l’une des plus origi- 
nales. Son caractère est assez nouveau, même, pour 
qu’il nous paraisse utile — et c’est l’avis de l’auteur 
également — d’y préparer le lecteur français par quel- 
ques mots d’avant-propos. - 

On nous objectera peut-être qu’il est superflu de 
prendre tant de précautions, que ce n’est point là 
première fois qu’un écïvain raconte les premiers 
temps de sa vie, que de tels souvenirs ont enrichi les 
lettres françaises de plusieurs chefs-d’œuvre délicats. 

Nous avons, en effet, sans remonter bien haut, les 
Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse d’Ernest Renan, 
le Roman d'un Enfant de Pierre Loti, le Petit Chose 
d’Alphonse Daudet et, tout récemment, d’Anatole 
France, les délicieux Souvenirs du petit Pierre . 

Il ne serait pas juste, nous semble-t-il, de rappro- 
cher trop le livre de Spitteler de ces autobiographies, 



VI 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


plus ou moins fidèles, dont il diffère essentiellement. 
A ne comparer nos Souvenirs qu'à ceux d'Ernest 
Renan, nous dirons qu’ils ne visent pas le même but, 
qu'ils ne recherchent point la même vérité. Les uns 
réfléchissent, pensent, font retour.sur le passé, cher- 
chent l'homme dans l’enfant et l’accompagnent jusque 
tard dans la vie. Les autres ne veulent que se rappe- 
ler ; ils ne recherchent dans le passé l'origine de rien 
de présent et ne reviennent à ces premières années, 
considérées comme un petit monde bien clos, que 
pour l'amour d’elles-mêmes. 

Qu’on ne fonde point sur la banalité du titre fran- 
çais. Les Premiers Souvenirs n’appartiefinent pas au 
genre historique ; ils ne sont pas davantage un roman. 
Leur premier mérite, leur grande originalité est que 
la vérité n'y paraît altérée que dans la mesure seule- 
ment j— et nul talent ne saurait y parer — où la dé- 
guise la magie capricieuse des mots. Mais cette vérité 
n'est point selon la raison : elle est selon la j poésie. 
Vérité, poésie ne font qu’un dans ces pages. Op n’y 
trouvera pas des réalités enguirlandées ; elles sont 
poétiques dans la mesure où elles sont vraies. Duha- 
mel dirait que Spittelernous y donne la comiaissance 
poétique de sa première saison. 

Jamais œuvre ne dut moins à l’imagination. Elle 
en est sévèrement, systématiquement exclue. Pour 
des raisons que nous allons dire, le poète se serait 
imputé à péché, dans le sens esthétique et dans le 
sens moral du terme, d'avoir cédé si peu que ce fût 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR 


VII 


à la folle du logis, de lui avoir cédé, du moins, cons- 
ciemment. 

Il taut distinguer l’œuvre de qui fait de la poésie 
avec ses souvenirs lointains et celle de qui veut les 
transmettre simplement, ces souvenirs, dans leur poé- 
tique ingénuité. Ailleurs , Cari Spitteler travaillait 
à cette œuvre-là. Il se propose celle-ci dans ses Erleb- 
nisse. Le problème y est de capter par le moyen des 
mots les moins égoïstes, les moins entêtés à produire 
dg l’effet, des faits tout simples, des impressions loin- 
taines, tout le trésor des primes émotions et de les 
révéler à l’âme du lecteur dans leur expressive nu- 
dité. Ceh n£ va pas sans peine ni sans danger. Tant 
de vérités paraissent vraisemblables parce que le men- 
songe s’y mêle plus ou moins. Au risque de l’étonner, 
souvent, de le déconcerter même, et peut-être de le 
lasser, il semble que le poète lui dise, à ce lecteur : «Je 
le montre sans voiles, sans littérature ce que j’ai de 
plus précieux. C’est mon cœur qui te parle et si tu 
l’entends, j’en aurai de la joie, mais si tu ne com- 
prends pas, je ne sais qu’y faire. » Il n’y a rien à ex- 
pliquer ; il s’agit tout bonnement de sentir. Un poète 
n’est pas poète constamment. Celui qui fitProméthée, 
à l’heure où il écrit les Premiers Souvenirs , se dé- 
fend d’être poète, j’entends poète créateur, et cela 
par respect pour la poésie interne des choses qu’il va 
raconter. 

Qu’on nous permette de reproduire à cette place 
quelques passages d’une conférence que l’auteur fit 



VIII 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


naguère à Lucerne sur ses Premiers Souvenirs. « Le 
monde, y disait-il, a la tendance à raisonner ainsi : 
C'est un poète, il s’en suit qu'un peu de poésie et de 
fantaisie se mêle à tout ce qu’il touche, qu’il le veuille 
ou non. Rien n’est plus faux. Cette idée Jnaît d’une 
conception enfantine et populaire du poète, et qui ne 
convient point au poète véritable, mais au poétereau 
(Dichterling), au raté qui ne fera jamais rien. » 

Dans les Premiers Souvenirs , on ne trouvera que 
la vérité purement objective, toute adjonction, senti- 
mentale ou autre, ayant été soigneusement évitée. « Se 
peut-il que des enjolivements poétiques, s’ils sont 
agréables, soient pour gâter quelque chose ? » Certes, 
répond l’auteur, ils peuvent même déflorer la vérité. 
Si vous pleurez la mort d’un être aimé et que daps 
votre deuil, chaque jour, à chaque heure, vous fassiez 
revivre en vous son image, ses habitudes, ses paroles, 
voudrez-vous enjoliver ce souvenir du défunt? Cela 
vous paraîtrait offensant et vous n’en avez pas besoin : 
le défunt, vu au travers de votre amour, devotredou- 
leur, devient lui-même poésie et il le devient dans la 
mesure où son image acquiert plus de précision, plus 
de vivante vérité. » 

Nul mieux que Spitteler n’a vu qu’il y a dans 
l’émotion de l’enfant, dans sa plus fugitive impres- 
sion, dans le moindre souvenir qu’il lègue à l’adulte, 
une poésie plus belle d’être sans parure et qui s’éva- 
pore si on ne l’exprime avec une pieuse abnégation. 
Et cette abnégation, chez notre poète, va jusqu’à se 




PRÉFACE DU TRADUCTEUR 


IX 


refuser le luxe des images. 11 s’en remet à la déli- 
cieuse simplicité du style, à sa bonhomie, à son 
aisance comme un peu nonchalante, de plaire et de 
séduire. Donc, pas de Dichtung und Wahrheit, en 
ces pages, mais la vérité, la poétique vérité, exprimée 
parce que telle, avec le religieux souci de ne la point 
trahir. 

Telle est de cette œuvre ailée et profonde la justifi- 
cation esthétique, à quoi se joint cette autre qu’elle 
est un geste de piété filiale et, si Ton peut dire, un 
agenouillement. L’âme du livre est celle même d’une 
mère chérie, à la mémoire de qui, dans une heure de 
deuil, l’auteui*conçut dè l’écrire. 

Nous avons parlé du Roman d’un Enfant . Ce qui 
en distingue encore les Souvenirs , c’est que Spitteler, 
loin de nous y retracer toute son enfance, ne nous en 
montre que l’aube et l’on aura compris, après la 
lecture de quelques pages, qu’une nécessité interne 
lui ordonnait de ne point aller au delà. En nous 
parlanj d’un âge moins naïf, l’œuvre eût fatalement 
pris le caractère d’une biographie, ce que le poète ne 
voulait pas. Une autre vérité, historique, s’y fût 
mêlée, pour faire tort à la vérité sentimentale. 

Les plus anciens souvenirs remontent à la première 
année de la vie de l’auteur et le plus récent se reporte 
à la première moitié de la cinquième. Nous disons 
bien : la première année , et Spitteler certifie que telle 
est la surprenante vérité. Nous prévoyons l’objection ; 
nous la connaissons pour l’avoir cent fois entendue, 



X 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


et l’auteur se l’est vu exprimer dès que son livre fut 
sorti de presse. Impossible! secriait-on, péremptoire. 
Nul n’a de souvenirs qui remontent plus haut que 
le douzième mois. Est-il même quelqu’un pour en 
conserver de sa deuxième année ? 

Notre place n’est point entre l’auteur qui affirme et 
le lecteur qui use de son droit de douter. Qu’on nous 
permette une observation d’abord, et de laisser ensuite 
la parole aux faits. 

L’auteur pourrait se tromper, il pourrait, de bonne 
foi, reporter à la première année des souvenirs qui 
datent de la deuxième, de la troisième peut-être. 
(Nous faisons cette supposition dans la conviction, où 
nous sommes, qu’il n’y a point erreur.) Ilfaut remar- 
quer que cette erreur n’altérerait point l’atmosphère 
de l’œuvre et laisserait à celle-ci tout son prix. Or, 
il y a toute apparence que Spitteler ne s’est point 
abusé. Nous avons vu dans son cabinet de travail, à 
Lucerne, un portrait de lui, naïve mais expressive 
aquarelle, qui remonte à 1846. (La date y e$t.) Le 
poète du Printemps olympien est né en i 8 q 5 . Ce 
portrait nous a paru celui d’un enfant de trois ans. 
D’autres ont dit : d’un enfant de quatre ans. Il n’y a 
point de raison scientifique, pensons-nous, d’exclure 
l’hypothèse d’une précocité, que ce document icono- 
graphique, semble établir avec une autorité pour le 
moins impressionnante. Les registres officiels de 
Liestal nous apprennent qu’en cette même année 
1846, Cari Spitteler, le père, entreprit la construction 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR 


XI 


de sa maisonnette. Ces travaux ont laissé à l'enfant 
les souvenirs les plus précis. Cette précocité, qu’on 
veuille y prendre garde, serait moins exceptionnelle, 
en somme, que le génie même de celui qui est, avec 
Frédéric Mistral, le seul poète épique de nos temps. 

Il y a encore ceci qu’il convient de méditer : nos 
souvenirs s’attachent toujours à un décor, à un 
paysage. Ils sont toujours situés. Or la vie d’un petit 
enfant s’écoule en général dans le même milieu, dans 
la même demeure. Les premiers souvenirs, en consé- 
quence, sont recouverts — le poète^dit r-epeints — par 
des impressions postérieures ressenties dans le même 
cadre. De là, une inévitable confusion. Dans le cas 
qui nous occupe, par contre, nous avons un continuel 
changement de « mise en scène» (la brasserie, — Bâle, 
— Waldenbourg, — la maison neuve, — Berne, — 
Soleure, — Schœntal, etc.). A chaque souvenir se joint 
une vue claire d’un certain cadre, la mémoire visuelle 
de l’entourage. Les confusions paraissent exclues 
et la fixation dans le temps s’obtient de cette fixation 
dans l’espace. 

Mais l’auteur supplie son lecteur de ne point se 
préoccuper trop de ces problèmes psychologiques. 
Ils sont bien indifférents, en somme, et n’intéressent 
l’œuvre que de loin. 

Dans cette œuvre, la poésie est aussi fraîche que les 
sources et que le vent sur les monts. La goûteront les 
poètes et tous ceux chez qui l’esprit d’analyse n’a 
point tué la sensation. Ils reconnaîtront en eux des 



XII 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


souvenirs analogues. Ils ouvriront les yeux. Ils diront: 
J'ai ressenti cela, et: Cela n'est point inventé . De ces 
courts chapitres, écrits dans un abandon souriant 
presque toujours, et quelquefois teinté de mélancolie, 
il en est qui valent par le sentiment ; il en est d'ingé- 
nûment profonds. Nous en savons qui rient de tout 
leur cœur et d'autres, nostalgiques, où l'on sent 
qu'une âme parle aux âmes directement. Libres d'ar- 
tifice et de pose, tous plairont par leur candeur, par 
leur grâce spontanée, par leur insurpassable naturel, 
enfin, répétons-le, par cette vertu grave et coura- 
geuse : la sincérité. 

Le traducteur espère avoir fait passer dans notre 
langue, que Cari Spitteler aime tant etqu'jl entend si 
bien, l'essentiel de cette œuvre exquise: la poésie, 
d'une âme qui s’éveille à la vie. 


H. DE ZlEGLER. 





SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


LES RÊVES DE LKNFANT 

A l’origine est le sommeil : une observation 
étendue à des milliers d’années nous l’en- 
seigne. A l’origine est le rêve, corrige ma 
mémoire. Aucun rêve n’a été le premier: le plus 
ancien même se souvient d’un autre rêve, qui l’a pré- 
cédé. Je parle du rêve dans le sommeil, de ce phé- 
nomène que les adultes connaissent aussi. C’estl’éveil 
silencieux de l’âme timide à l’heure où, fatigués, re- 
posent l’esprit, la volonté, les sens, tous ceux qui 
faisaient le guet. C’est la transformation capricieuse et 
hardie des thèmes que, pendant le jour, l’œil a puisés 
dans la réalité, la libre création, la libre invention 
d’images, de tableaux lumineux. C’est encore l’irré- 
pressible émersion, sous un faux nom, sous un 


MES PREMIERS SOUVENIRS 



2 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


visage d’emprunt, de vœux nostalgiques qu’on avait 
refoulés. 

Ce dernier rêve, mélancolique et nostalgique, ce 
rêve qui trahit, est un privilège des grandes personnes. 
En revanche, les songes de l’enfant s’entendent mieux 
à la transformation thématique, à la poétique inven- 
tion. Mille petites choses, mille incidents de la vie 
réelle laissent entièrement froids les sens émoussés 
de l’adulte; il ne sait plus les voir, ou, du moins, Vil 
les voit, il ne les remarque plus ; mais tout cela agit 
sur l’âme de l’enfant, parce que ses sens ont toute 
leur fraîcheur encore, et que toutes les choses de la 
terre lui sont neuves. De là, durant le sommeil, la 
réaction du rêve. Je n’ai qu’à demander mes exemples 
à mon expérience personnelle : la vue d’une grille de 
fer autour d’une maison, un coup d’œil fugitif dans 
un souterrain me causèrent la nuit suivante des rêves 
graves, d’un sens profond, et, quand il s’agit de nou- 
veautés plus frappantes, quand, pour la première fois, 
je vis une eau courante, ce furent des rêves agités 
comme une tempête. 

Quel que puisse être l’éclat des paysages dans les 
rêves de l’adulte, ceux que peint le rêve de l’enfant 
sont plus délicieux encore, et plus suaves. Les rêves 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


3 


de mes deux premières années sont ma plus belle 
collection d’images, mon livre de poésies le plus cher. 
Nul n’attend de moi que je les raconte : le propre des 
rêves est de ne pouvoir être racontés. Ils s’évaporent 
quand la froide raison veut les saisir avec les mots. 

Parmi les rêves nostalgiques, il en est un pourtant 
que l’enfant connaît, c’est le rêve d’amour, celui qui 
souffle, ainsi qu’un léger émail, sur un paysage fami- 
lier^’haleine spirituelle d’une personne aimée, sans 
que nécessairement la figure de celle-ci soit visible 
dans le tableau. Il en allait ainsi pour moi de ma 
grand’mère. Si merveilleux que fussent les paysages 
que le rêve me peignait, l’esprit de ma grand’mère y 
planait toujours. 

Le monde des songes est un empire indépendant. 
Il est à une altitude particulière et les moyens de trans- 
port y sont tout à fait particuliers. Par des chemins 
secrets, avec la rapidité de l’éclair, une fantaisfe sfns 
fil y reporte celui qui rêve aussi loin qu’il est possible, 
au temps, par exemple, de la prime enfance, et fait 
qu’il y voit, qu’il y sent, comme jadis il a vu, comme 
il a senti jadis. 

Mais si, dans mon rêve, je repasse par les mêmes 
sentiments, si je revois les mêmes visages à deux ans, 



4 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


à vingt ans, à soixante; si ce m’est quand je me ré- 
veille une surprise de me trouver une fois en bonne 
santé et une autre fois de me sentir malade, une 
surprise d’être, aux yeux du monde, aujourd’hui 
l’enfant qu’on corrige et demain l’homme à barbe 
à qui l’on tire son chapeau, je ne parviens pas à ne 
point tirer de ces faits l’enseignement qu’ils contien- 
nent. Et voici ce que je me sens obligé de penser : 

Il y a dans l’homme quelque chose — qu’on nom- 
mera lame, le moi , comme on voudra, et que, pour 
ma part, je désignerai par x — quelque chose qui est 
indépendant des transformations du corps, qui ne se 
soucie point de l’état du cerveau et de la puissance 
de l’esprit, qui ne croît ni ne se développe pour la 
raison que cela était complet dès l’origine, qui habite 
déjà le nourrisson et toute sa vie reste semblable à 
soi-même. Cet x même peut parler, parler tout dou- 
cement, et, si je comprends bien son dialecte étranger, 
il dît : « Nous venons de très loin. » 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


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THÉÂTRE DE LA NATURE 

D ans ce théâtre, ce n’est point la scène, c’est, 
à mon avis, le spectateur qui mérite l’atten- 
tion. C’est un spectateur étrange et d’appa- 
rence, en vérité, mesquine : un être nain, sans dé- 
fense, à qui ttfanque la parole, à qui manquent les 
dents, dont les membres sont ridiculement petits et 
la tète grosse hors de toute proportion. Mais,' dans 
cette tête il y a deux yeux, deux yeux clairs qui regar- 
dent avec intelligence, qui, sans expérience, sans con- 
naissances, sans distinguer ce qui est lointain de ce 
qui est*proche, regardent avec avidité, aspirent, pui- 
sent ; et derrière ces yeux est aux écoutes la chose la 
plus noble qui nous soit révélée : l’âme vivante. 

Cette âme est encore étrangère dans ce bas monde 
— mais, attendez, montrez-moi votre manche : un 
ver luisant l Où donc avez-vous été ? — Cette âme 
est étrangère et les nouveautés de la terre, que les 
yeux lui annoncent, la remplissent d’étonnement. 




6 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


Quel est devant moi, semble-t-elle dire, ce rêve 
étrange et résistant, qui ne s’efface point, dont les 
images demeurent, en plein jour, quand nos sens 
sont bien éveillés ? Je crois sentir je ne sais quoi de 
grave et de sévère qui me souffle au visage, émanant 
de ce rêve, comme d’une chose qui différerait de ce 
qui est bon. 

Des années et des années ont passé. Le spectateur 
a eu le temps de devenir acteur, sans qu’on ait {ms 
son avis ni demandé son acquiescement, et il lui a 
fallu apprendre un rôle très difficile, s'ans le secours 
du livre ou du maître, un rôle dans ce rêve de la réa- 
lité, contre quoi l’on se heurte et dans lequel on expie 
cruellement, ce rôle, de ne point le savoir. Et puis, 
l’âme a désappris l’étonnement — elle avait des cho- 
ses plus pressantes à faire — et la poussière des an- 
nées a enterré dans l’oubli le temps primitif. D'ans les 
ruines, il arrive qu’on exhume les fragments d’œuvres 
littéraires d’une antiquité vénérable et mystérieuse. 
C’est ainsi, ainsi seulement, que luisent en notre 
mémoire les souvenirs isolés de ces heures où l’âme, 
toute nouvelle encore sur la terre et censée n’être que 
spectatrice, s’étonnait au spectacle universel. C’est 
ainsi que je me rappelle, empoigné comme à la vue 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


7 


d’une grave, d’une sublime oeuvre d’art où, dans quel- 
les circonstances (je pourrais désigner les lieux), j’ai, 
pour la première fois de ma vie, contemplé une forêt, 
une rivière qui coule, appris en la recevant ce que 
c’est que la pluie, ou recueilli d’autres impressions 
analogues. 

Ce sont des riens, dites-vous ? Il le paraît. Et ce- 
pendant ces riens sont parmi toutes mes richesses 
spirituelles ce que je possède de^plus précieux. Que 
représentent, pour prendre un exemple, tous mes 
voyages réunis en comparaison du petit quart d’heure 
de chemin qu’on me porta sur les bras, du champ de 
mon grand-père, en suivant la « longue haie » jus- 
qu’au petit Pont-des-Pierres ? La lueur plus faible 
d’une de ces images, que ma mémoire conserve d’un 
temps où j’étais le spectateur sans parole, m’est im- 
portante et sacrée comme la Bible à celui qui croit. 
Pourquoi si importante et pourquoi sacrée ? C’est, je 
le présume, à cause de ce ver luisant sur ma. manche. 


8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


LA GRAND MÈRE 

L e jour, la nuit, et toujours de nouveau le 
jour, la nuit. Pourquoi ? Des choses de tou- 
tes part, de§ choses en masse. Pourquoi ? t 
De cette aride confusion, cependant, émerge de 
temps à autre un noble visage et à chaque fois qu’il 
s’approche de vous cela vous fait du bien.’ On ne se 
demande plus alors : pourquoi ? On ne demande plus 
autre chose. 

Ce visage je me mis à l’aimer et, avec le temps, 
quand je commençai à comprendre les paroles, à les 
balbutier même, on m’apprit son nom : « grand’- 
mère ». On peut aimer plus ardemment, plus pas- 
sionnément ; on n’aime point avec plus de délices 
que je n’aimais ma grand’môre : amour calme, 
constant, sans rien qui le trouble, rayonnant de bon- 
heur, criant dans mon cœur son' allégresse, avec la 
naïve certitude d’être aimé de retour; amour sans 
désirs, ni soupirs; sans rivalité, sans dissimulation, 




SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


9 


sans cachotteries ; amour tout bénéfice : consolation, 
réconfort, apaisement. 

Si ma grand’mère était près de moi, en personne, 
je la caressais, mais je ne l’embrassais pas. Peuh 1 
Qu’est- ce que les grandes personnne ont donc avec 
leurs stupides baisers ? Je promenais mes mains, déli- 
catement, sur ce visage familier, où que ce fût, sur la 
bouche, le front, les yeux, les joues, incomparable- 
ment ridées. Il arrivait que celada fît murmurer, 
qu’elle voulût gronder, se fâcher. Et pourquoi pas, je 
vous en prie LDes paroles sévères, sortir de cette 
bouche ? Je ne les prenais point au sérieux et j’en 
riais, tout simplement. 

C’est en son absence, peut-être, que grand’mère 
contribuait le mieux à mon bonheur. Son nom, syno- 
nyme de tout ce qu’il y a de bon au monde, dorait 
mes rêves, ensuavait la campagne et ses fleurs. Tout 
alentour, le monde ouvrait sur moi de grands yeux 
étonnés et froids. Qu’un signe, même le plus fugitif, 
me rappelât la présence, non loin, de ma grand- 
mère et le paysage était purifié ; une bénédiction s’y 
étendait ; il en devenait comme fraternel. 

Ce fut un fidèle amour. Pendant dix ans, il s’est 
maintenu sans faiblir, en croissant, au contraire, 



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MES PREMIERS SOUVENIRS 


insensiblemennt, du fait de la nostalgie ; et, qmrnd, 
plus tard, je l'ai négligé, la faute n’en fut pas à moi. 
Il eut pour moi, à l'aurore de ma vie, la plus extrême 
importance. Pendant la première année de ma vie, le 
mot : grand’mère a signifié mon bonheur, ma poésie, 
la transfiguration de mon être. Si j’étais mort à la fin 
de cette première année, au lendemain de cette pro- 
menade au Pont-des-Pierres, ce n’eût été à Liestal 
qu’un petit enfant de plus qu’on enterrait. Mais, moi, 
de retour aux lieux d’où j’étais venu, j’aurais repris 
haleine, ouvert la bouche toute grande et su raconter 
inépuisablement tout ce que j’avais vu, tout ce que 
j’avais vécu d’admirable sur la terre ; et si l’on m’avait 
ordonné d’exprimer l’essentiel de ces expériences ter- 
restres, j’aurais dit : « il y a là-bas beaucoup d’herbe 
et beaucoup d’amour». Je ne suis pas sûr d’avoir, 
dans tout le reste de ma vie, ajouté rien de capital à 
ce jugement. 

Mais si quelqu’un me demandait : «à quel moment 
de ta vie as-tu été toi-même au plus haut degré ? aux 
divers âges de cette vie, quel moi a été le plus près de 
ton moi véritable ? lequel reconnaîtrais-tu, si tu pou- 
vais choisir ? » Je répondrais : « le moi de ma pre- 
mière enfance ». 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


DANS L/APRE LUMIÈRE DU JOUR 

A l’ordinaire, on me menait prendre l’air au 
champ de grand-papa, sur la colline, derrière 
la maison. Il arrivait cependant que ma 
bonne me conduisît dans la direction de Liestal, en 
suivant, jusqu’à la porte de la ville, la grand’route 
qui passe devant la maison, pour revenir par un che- 
min de derrière — ou vice versa. C’est à ces déplace- 
ments dans la direction de la ville que se rattachent 
les plus anciens souvenirs, qui me soient demeurés 
bien clairs, d’une vie prosaïque, dans laquelle j’en- 
trais à l’état de complet éveil. 

Je me sentais porté sur les bras de quelqu’un, qui 
déjà m’avait porté, et qui n’était pas ma mère. La 
lumière, l’air à profusion frappaient mon visage. Où 
que je tournasse les yeux, je voyais des choses 
muettes, d’une incroyable hauteur. Je les voyais dis- 
tinctement mais je ne les comprenais pas. De temps 
ert temps des objets tout semblables, incompréhensi- 



12 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


blés , démesurément élevés, semblaient venir à moi, de 
chaque côté de la route. Je regardais çe double défilé 
de monstres muets sans étonnement, sans angoisse, 
dépaysé seulement, peut-être intimidé quelque peu. 
Comme cela ne cessait point, je sentis comme une 
tristesse s’emparer de moi peu à peu. L’aventure 
commençait à m’incommoder au dedans comme au 
dehors. Je ne pouvais pas encore penser; je ne savais 
que sentir. Traduit® en pensée, ma sensation eût Si- 
gnifié : j’en ai assez. Au retour, comme après avoir 
longé une clôture, nous atteignions? un champ 
labouré, la consolation me vint comme dans un 
éclair : Ces choses qui m’entourent, je les connais. 
Désormais nous nous approchons d’un nid familier, 
de personnes aimées et dont les intentions sont 
bonnes. Parce que j’avais reconnu ce coin de terre, 
il s’y étendit comme une belle lumière, qui le distin- 
gua de l’étendue démesurée et déserte du monde. 
Cette aimable clarté ne s’est jamais plus effacée. De 

ce jour et toute ma vie, l’étroit sentier sur la colline 
■* 

de grand-père est resté à mes yeux le noyau primitif 
de la patrie. 

Une autre fois (l’excursion se faisait en sens in- 
verse), celle qui me portait sur son bras me montra 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE l3 


d'un geste fervent un affreux mur chauve qui mon- 
tait jusqu’au ciel. Je suivais ce geste d’un regard indif- 
férent, sans comprendre ce qu’on me voulait. Alors 
elle se mit à me parler, proférant des sons encoura- 
geants, captivants même, jusqu’au moment où, par 
l’effort de tout ce que j’avais d’intelligence, je devinai 
dans mon cœur que derrière cet affreux mur habitaient 
les bonnes gens, ceux de tous les jours, les miens. Du 
coup, le vilain mur en devint beau, ou plutôt non, il 
resta exactement aussi vilain qu’auparavant, mais 
quelque choi?e de transparent, comme une auréole, 
le nimbait, quand on pensait à ceux qui habitaient 
derrière. 

Par la suite, on me porta dans la petite ville même, 
Nous passâmes de la grand’rue dans une rue latérale 
d’où nous parvînmes à l’entrée d’une ruelle étroite. Il 
y avcdt là quantité de femmes sur un rang, et qui 
toutes paraissaient fort surexcitées. Leur courroux 
s’exprimait par les grands gestes de leurs bras qui 
frappaient à tort et à travers dans des chaudières d’où 
s’élevait une ‘épaisse vapeur. Elles y disparaissaient 
presque entièrement. Heureusement qu’on ne passe 
point par ce dangereux cul-de-sac ! Mais, je le 
demande sérieusement, pourquoi nous- mêmes y 



i4 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


étions-nous ? pourquoi, quand il y avait tant déplacé 
ailleurs, celle qui me portait avait-elle obliqué préci- 
sément dans cette direction ? Je voulus avoir peur de 
toutes mes forces ; mais, chose curieuse, je n’y parvins 
point, c était trop difficile pour moi. Je pus seulement 
écarquiller mes yeux et regarder fixement ces femmes 
furibondes. Celles-ci, quand je passai tout près d’elles, 
ne me firent pas le moindre mal. Bien loin de là, 
elles me souriaient gentiment et me faisaient des 
signes d’amitié, tout à fait cordiaux, comme ma 
grand’mère. « Sont-elles toutes ma gr'and’mère ? » 
me demandai-je au retour. Et plusieurs jours plus 
tard, je pensais encore, aussi souvent que s’ouvrait la 
porte, que mes nouvelles grand’mères allaient entrer. 
Vaine espérance. Nous en restâmes à une seule 
grand-mère. Quel dommage ! 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


l5 


PROSE 

e la chambre où était mon berceau, je n’ai pas 
I | retenu grand’chose de bon : souvenirs em- 
brouillés d’une existence pénible agrémentée 
de pleurnicheries adoucie par des flacons de remèdes 
et des pruneaifk secs. Faites un bouquet de tout cela 
et enveloppez-le de papier sur lequel vous écrirez ce 
mot : prose. 

A défaut d’autre chose, à quoi s’intéresser, il restait, 
c’est vrai, la fenêtre. La bonne me prenait dans ses 
bras, m’y portait tout en me secouant, tambourinait 
contre'les vitres et toujours : « Tutututu, vois-tu ce 
corbeau ? » disait-elle. Des corbeaux, du moins, on 
pouvait en voir toujours en face, de l’autre côte de la 
route, dans la prairie, sans bornes, de mon grand- 
père. Ils étaient doués de mouvement ; ils se prome- 
naient dans l’herbe, volaient sur un arbre, croassaient, 
se balançaient sur la cime ou sur les rameaux. Ce 
n’était pas beaucoup ; c’était déjà quelque chose. 



iô 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


La scène recommençait toujours sans l'espoir 
même dun changement. Comme lever de rideau , on 
s'en pouvait contenter ; mais ils me devaient encore, 
ces corbeaux, la pièce de résistance, la grande surprise 
que j’attendais d’eux. Si la bonne disait : «Tutututu, 
vois-tu la cigogne ? » c’était déjà mieux. J’ouvrais 
alors les yeux et ne les détournais plus de ce beau 
Monsieur l’Oiseau, qui si longtemps, se rengorgeait 
dans la prairie. Par malheur, la cigogne n’était point 
comme les corneilles un hôte de tous les jours ; il se 
passait au contraire des temps infinis t sans qu’on 
$ vît la queue d’une. Pourquoi la prairie est-elle si pro- 
digue de ces indifférentes corneilles et si avare de ces 
réjouissantes cigognes ? Ne me parlez plus de cette 
prairie, à qui l’on ne peut se fier. Ne me rompez plus 
la tête avec vos « tututu » et retirez-moi de cette 
fenêtre. Je crie, je trépigne, fort en colère; je frappe 
de mes petits bras tout autour de moi. 

Qu’était-ce quand il pleuvait ! Misère, détresse, dé- 
sespoir ! Oui, désespoir inconsolable, profond comme 
les abîmes. L’enfant ne sait point que tout passe. 
Puisqu’il pleut partout, puisqu’il ne cesse pas de 
pleuvoir, il pense qu’il pleuvra toujours. Sa précieuse 
faculté de ne vivre que l’instant présent a son revers. 


SANS SECOURS ET SANS PAROLE 17 

En somme, que dire de la vue que l'enfant peut avoir 
du monde ? Mais, halte ! Je désire ne point tomber 
dans la philosophie. 

11 est cependant deux notions d’expérience, qui 
datent de ce temps de mon berceau, et que je ne puis 
me permettre de passer sous silence: il ne faut pas 
croire qu’on paraît jeune dans le monde pour y 
vieillir insensiblement. C’est plutôt le contraire qui 
est vrai. On a conscience, au défcut, de sa vieillesse 
extrême et Ton ne se sent jeune que plus lard. De 
plus, on n’a •jamais conscience d’être un enfant 
L’enfant est une invention poétique de ceux qui en 
ont passé l’àge. 


MBS PREMIERS SOUVENIRS 



i8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


DU BON DERRIÈRE LES MONTAGNES 

M on pcrc louait un appartement dans une an- 
nexe de la brasserie Brodbeck frères, à deux 
pas de la ^orte-d’en-Haut. Il vivait au pre- 
mier étage avec sa famille — c’est là que je suis né 
et il avait au rez-de-chaussée son bureau de «préfet 
du district», d’abord, et, par la suite, de «chancelier». 

En des temps extrêmement lointains, on me 
descendit, un soir, comme il faisait sombre déjà, 
dans ce bureau. Deux femmes inconnues y étaient 
assises. Je fus prévenu en leur faveur par les sons 
caressants qu’elles proférèrent à mon adresse, on ma- 
nière de salutation. Je compris par là qu’il s’agissait 
de créatures amies, mais je ne compris rien de plus. 
Je n’étais point capable de retenir les noms ni même 
aucune parole et de noter les traits des visages 
inconnus. Je pouvais voir chacun de leurs mouve- 
ments, mais ce m’était comme une pantomime. Je ne 
savais même pas ce que c’est que parler, causer, con- 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 19 

verser, à quoi cela sert et ce que cela signifie. Je 
voyais bien le mouvement des lèvres ; j’entendais 
nettement toutes les voix; je les distinguais même, 

! mais la raison de cette musique continuait à m'é- 
j chapper. Puis, comme quelques-unes des personnes 
f présentes quittaient leur siège, changeaient de place, 
se groupaient autrement, faisaient, tantôt avec celui 
ci et tantôt avec celle-là, quelques pas dans le bureau, 
la è r ue de tant de choses étonnantes finit par me 
devenir pénible. Je regardais, tout intimidé, ce spec- 
tacle incompréhensible. 

J’entendis* sonner ensuite devant la maison les 
clochettes d’un attelage. L’une des dames tendit la 
main à tout le monde et la voiture l’emporta dans la 
nuit du côté de la ville. Un instant après parut une 
deuxième voiture, et l’autre dame prit dans la nuit la 
direction opposée. Papa l’avait accompagnée jusqu’à 
la porte et j’entends encore de quelle voix il prit 
congé d’elle. 

Ce double départ nocturne me fit soupçonner que 
quelque part, loin, bien loin de chez nous, en des 
contrées obscures, derrière les montagnes, habitaient 
des humains animés de bons sentiments. Par la 
suite, ils se dessinèrent avec une croissante netteté 





20 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


dans mon imagination. Mon oreille commençait à 
savoir, à retenir quelques noms : arrière-grand’mère, 
grand’mère, cousine, tante, tante-marraine, Langen- 
brugg, Waldenbourg ; mais, comme ma faculté de 
voir clair dans les relations de parenté était extrême- 
ment sommaire, pour faciliter la compréhension je 
baptisai « cousine » tout ce qu’il vivait au loin de 
bonnes gens. C’est ainsi qu’il y eut cousine Salomé, 
cousine tante-marraine, cousine arrière-grand’rrère, 
etc. 

Ces cousines, je ne les voyais point en personne. 
Par contre, de loin en loin, leur existence se révélait 
aimablement par des envois de friandises qui arri- 
vaient à l’improviste. Tantôt c’étaient des raisins secs, 
tantôt des « schcnkeli», et tantôt des« bhaltis», c’est- 
à-dire les reliefs de quelque repas de noce, d’anniver- 
saire ou de funérailles. En vain me disait-on chaque 
fois, pour que je lui en gardasse un souvenir recon- 
naissant, le nom du lièvre à deux pattes à qui jedevais 
une nouvelle gâterie, mon cerveau toujours y remettait 
de la confusion. On en vint à distinguer les cousines 
d’après les cadeaux qu’elles aimaient à faire : il y eut 
la cousine aux raisins, la cousine aux « schenkeli », 
etc. Je comprenais une parenté motivée de cette façon. 



SANS SECOURS ET SANS PAROLE 


21 


Dans ma logique à moi, je me représentais les ha- 
bitudes des invisibles cousines également d’après 
leurs envois. L’une, tout le long de l’année, faisait en 
secret frire des schenkeli ; une autre, cachée derrière 
un buisson, confectionnait des lécrelets. De temps à 
autre, quand leur en prenait la fantaisie, elles se 
rendaient visite les unes les autres, derrière les mon- 
tagnes, ou se réunissaient toutes chez l’arrière- 
grand’mère, là-haut, à Langenbrugg, dans une prairie 

toute ronde au milieu des arbres. Elles frappaient 

« 

dans leurs mains, riaient, sautaient et dansaient tou- 
tes ensemble ; on se régalait ensuite des restes de 
quelque festin. 

Il arriva que d’une façon tout à fait inattendue, je 
fis l’intime connaissance de l’une des cousines, de 
celle précisément dont il était le plus rarement ques- 
tion, la tante-marraine de Bâle. 




A BALE 


LE PREMIER PETIT VOYAGE 

M a graiîd’mère tomba malade et ma mère se 
voua tout entière à la soigner. Pour la 
débarrasser, la sœur de mon père, tante- 
marraine (qu’on appelait ainsi parce que son mari 
était mon parrain) s’offrit à me prendre chez elle à 
Bâle, jusqu’au jour de sa guérison. Grand-père, qui 
allaité Bâle acheter des cochons de lait, fut chargé de 
me conduire chez elle. 

C’est ainsi qu’un matin on me plaça à côté de lui, 
tel un paquet vivant, sur une charrette de paysan — 
ce dont je ne pus saisir ni la conséquence ni la raison. 
La seule chose dont je m’étais rendu compte est qu’on 
me trimballait dans toute la maison, que chacun 
n\ embrassait à son tour et me parlait avec empresse- 



24 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


ment, d’une voix inaccoutumée. J'avais laissé faire 
patiemment, sans comprendre. J’étais habitué déjà à 
me voir, selon la fantaisie d’autrui, enlevé de terre et 
emporté. Quant à une humeur voyageuse, à une 
curiosité de voyager, il n’y en avait pas trace en moi ; 
je ne réalisais même pas ce que c’est qu’un voyage. 

La charrette roula sur la grand’route, à travers la 
réalité, dépassant un nombre infini de choses insi- 
pides qui se renouvelaient toujours. Après un lorfg 
parcours, comme à un tournant de la route nous 
descendions le versant d'un coteau, grand-père me 
montra de son fouet quelque chose dans le lointain : 
« Vois, annonça-t-il, c’est Bâle ». Cela ne me dit rien. 
« Bâle ? » Qu’est-ce donc que cela ? Mon œil n’avait 
pas l’éducation qu’il faut pour lire dans les lointains. 
Par contre, la vue de ce qui était devant moi, au pre- 
mier plan,, une rivière escortée de grands arbres 
maigres, me fit une profonde impression. Pour la 
première fois de ma vie, je saisissais dans leur unité 
tous les éléments d’un paysage et je savais y puiser 
quelque chose de spirituel. L’impression que me fit 
ce paysage fluvial est toute ma vie demeurée vivante 
dans mon cœur. 

A Bâle, je ne découvris rien, d’abord, qu’il valût la 



A BALE 


25 


peine de voir. Ce n’étaient que longues lignes de 
maisons uniformes, avec des grillages aux fenêtres. 
Mais, ô ravissement ! Dans un petit parc, en contre- 
bas delà rue, entouré de filets, une foule de délicieux 
petits cochons ! Si je pouvais rester là 1 Veine, la 
voiture fît halte et grand-père sauta à terre pour jouer 
avec les petits gorets ! Pourquoi ne me prenait-il pas 
avec lui ? 

Pourquoi me laissait-il sur le siège ? Je ne trouvais 

pas que ce fût juste. Je le vis, avec envie, s’approcher 

* 

des mignons animaux. D’abord, il ne fit que les re- 
garder, tout en causant avec des hommes qui se te- 
naient là, autour de l’enclos, et qui regardaient, eux 
aussi. Tout d’un coup, le voici qui se penche par- 
dessus la clôture, qui attrappe un cochon de lait par 
les pattes de derrière et l’élève avec tant de cruauté 
que le pauvre animal se met à crier et à se débattre 
comme si on l’assassinait. Il en prit un second, un 
troisième. Horreur, le vilain jeu ! Je ne m’attendais 
pas à cela de la part de mon grand-père, si bon 
cependant, et si doux. Cela me mit hors de moi et 
j’en demeurai de fort méchante humeur. Il persista 
un certain temps dans cet amusement détestable, puis 
il remonta sur le siège et nous repartîmes. Je ne 




2Ô 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


savais plus que penser de lui. J’eus l’impression de ne 
pouvoir plus désormais l’aimer comme auparavant. 
Peu de temps après, nous arrivâmes à une place où il 
y avait tant d’agitation et de bruit, que c’était à en 
avoir le vertige. On y voyait une multitude désordon- 
née d’hommes et de femmes, tous appelant et vocifé- 
rant, et, au milieu d’eux, des chevaux, des chiens, 
des charrettes de paysans, des corbeilles, des accumu- 
lations de choses inconnues. On ne savait vraiment 
pas ce qu’on regardait. Par surcroît, ce chaos était 
agité de poussées dans tous les sens et entraîné dans 
un vaste mouvement de rotation. C’est dans cette 
mêlée que grand-père guida notre carriole, lentement, 
très lentement, en contournant les obstacles, sans 
rue qu’il pût suivre. Je ne pus comprendre comment 
il parvint à s’y faufiler. 

Au plus fort de la cohue il fit halte, sauta *de son 
siège, et se mit, sans plus, à parler — et fort longtemps 
— à toutes sortes de gens qui l’entouraient. Ensuite 
il me dit qu’il s’en allait, qu’il ne fallait pas avoir 
peur, qu’il reviendrait bientôt et que je n’avais qu’à 
rester bien tranquille à ma place en l’attendant. Là- 
dessus, il disparut. J’obéis et ne bronchai point. 
Pourtant, j’eus l’impression à la longue qu’il ipet- 




A BALE 


2 7 


tait bien du temps à revenir. Les minutes passaient 
et toujours point de grand-père ! Hélas 1 les hommes 
me considéraient d’un oeil méchant. Les chevaux pa- 
raissaient en colère. Où que je regardasse, je ne 
distinguais rien d’amical : c’était de toutes parts 
l’ennemi, le danger de toutes parts. Quand viendra-t- 
il enfin me sauver ? Après que j’eus, un temps infini, 
patiemment attendu, l’angoisse m’empoigna soudain. 
Quelqu’un me mit-il à terre, ou, cie moi-méme, avais- 
je quitté la voiture ? Je ne sais plus ; je sais seule- 
ment que.je me mis à la recherche de grand-père. A 
peine avais-je fait quelques pas à l’aveuglette, comme 
un fou que j’étais, au milieu de la confusion que 
quelqu’un me prit par la main. Ce quidam me dit, 
pour me consoler, qu’il savait où était grand-père : 
c’était là, tout près, et il allait m’y conduire. Je le 
trouvai dans une étroite petite salle, pleine de fumée 
et bondée de monde. Il était assis à une table, devant 
une assiette et un verre, et s’étonna fort de me voir 
devant lui : « Je t’avais dit, pourtant, que j'allais re- 
venir î » 

Il m’alla remettre ensuite à tante-marraine. V Cela 
ne te fait-il rien, me dit-elle, après les premières sa- 
hitations, que ta grand’mère soit malade ? » C’est en 


28 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


vain que je fis effort pour démêler les raisons que 
cela pouvait avoir de m’ennuyer. Si grand’mère 
voulait être malade, elle devait bien savoir pourquoi. 
Et d’abord, qu’est-ce que cela veut dire, cela, malade ? 
Au ton de sa voix, je devinai pourtant que j’avais dû 
commettre quelque chose d’inconvenant, sans avoi^ 
la moindre notion de ce que ce pouvait être. Cette 
apparence me rendit confus, à la façon d’un chien 
à qui l’on s’adresse sur un ton de reproche. Sur ces 
entrefaites, grand-père se retira et je demeurai sous 
la domination de tante-marraine. 



A BALE 


2 9 


UNE RUELLE OU L'ON EST COMME CHEZ SOI 

L e lendemain, comme je regardais toute la 
famille qui dînait, j’eus conscience, soudain, 
de n’être plus à Liestal — et que tout ce qui 
avait été ma vie jusqu’à cette heure appartenait au 
passé. A cette pensée, je sentis s’agiter en moi quelque 
chose de lumineux, qui avait de belles couleurs, sans 
former cependant une image ; quelque chose qui 
m’émut étrangement, profondément, me laissant 
après coup comme le sentiment de m’être élevé au- 
dessus de ce que j’avais été. Ce m’était comme si mon 
moi s^était élargi du fait de cet étonnant changement 
d’existence. Etais-je heureux, vraiment, d’êtreàBâle? 
ne l’étais-je point ? Voyons ce qu’il y avait dans la 
maison de tante-marraine qui eût la saveur de 
l’aventure. 

Ce qui me plaisait surtout, c’était l’escalier. Il était 
tout à fait de mon goût. Il tournait sur lui-même, en 
colimaçon, de la porte d’entrée au grenier. A chaque 



3o 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


étage, il était coupé — comme on ferme une écurie — 
par une petite porte à peine plus haute que moi. 
Tante-marraine la dominait de plus de la moitié de 
sa taille. Cet escalier, aussi bizarre que récréatif, 
devint, de toute la maison, l’endroit que je préférais. 
Toujours tournant, je n’y faisais que monter et des- 
cendre. Si j'en avais enfin assez, il me fallait, pour 
entrer dans la chambre, appeler tout d’abord. Une 
vague figure féminine apparaissait, ouvrait la petite 
porte et me laissait entrer à la façon d’un petit chien. 

Bientôt, on me permit l’accès d’un emplacement de 
jeu bien plus agréable encore. A côté de la* maison, à 
deux pas de la porte d’entrée, s’ouvrait une étroite 
ruelle coupée de degrés et qui s’élevait en pente plutôt 
raide : les véhicules n’y pouvaient passer et les piétons 
l’employaient assez peu. On me permit de m’y tenir 
comme dans une chambre. Il était patent qu’on ne 
me prêtait pas assez de force pour m’éloigner sans 
crier gare. Pour plus de sûreté, on ne me permit de 
m’aventurer ni jusqu’à la rue, en bas, ni vers le haut 
jusqu’au petit canal. Les premiers temps, je voyais à 
tout moment des êtres se montrer aux fenêtres, qui 
me regardaient et me souriaient amicalement. Puis 
ils ne parurent que de plus en plus rarement, et je 



A BALE 


3i 


pus, enfin, demeurer assez longtemps dans la ruelle 
sans que rien vînt m’importuner. On m’avait regardé ; 
on m’avait trouvé bien gentil, bien sage, on était 
rassuré. 

En réalité, je ne demandais pas autre chose que de 
demeurer dans cette calme, dans cette confortable 
impasse. A elle seule, la lumière adoucie qui descen- 
dait entre les murs élevés me plaisait. Je redoutais le 
grand jour cru et sa clameur aiguë.*L’interdiction de 
descendre jusqu’à la rue était superflue. La cohue des 
hommes qui s’y pressaient en tous sens dans l’aveu- 
glante clarté du soleil, n’avait aucun attrait pour moi ; 
elle m’effrayait plutôt. Dans la ruelle, je vivaisen plein 
air, sans autre toit que le ciel, hors de la chambre 
close; je m’en rendais compte, et j’y trouvais mon 
plaisir. Et puis, il y avait la fierté de me sentir indé- 
pendant de me mouvoir, d’aller et de venir en tous 
sens à ma guise, sans une main pour m’entraîner. 
Clopiner sur ses jambes à soi, même si Ion chancelle, 
même si l’on trébuche, cela n’est déjà point si 
insipide. Je savais l’art, en un mot, de vivre seul et 
je n’avais besoin de personne s’il s’agissait de flairer 
des nouveautés. 

Des nouveautés ! Il y en avait dans la calme ruelle. 


32 MES PREMIERS SOUVENIRS 

« 

Où qu’on jetât les yeux, on y découvrait des petites 
pierres par centaines, l’une touchant l’autre, avec un 
pinceau d’herbe par-ci par-là et, par places, un hôte, 
araignée ou moucheron. Et puis il y avait ces degrés, 
aux bordures de pierre, presque au ras du sol, à peine 
plus haut que les pavés, si bien que j’étais capable de 
les enjamber. A gravir les hauteurs on prouve sa 
force. Quant à l’odeur importune qui se dégageait du 
canal et qui n’avait à elle seule qu’un assez mince 
attrait, il paraissait qu’elle contribuât à me donner 
l’impression d’être bien chez moi. T,out cela suffisait 
amplement à mon bonheur. Je montais, je descendais 
sans me lasser les délectables degrés. « Prends bien 
garde de ne pas monter jusqu’au canal », me criait 
par la fenêtre la voix alarmée de tante-marraine. 
Jusqu’au canal ? Et pourquoi faire, je vous en prie ? 



A BALE 


33 


L ENFANT PERDU 

E t, voici je me trouvais au bord même du canal. 
C’était bien malgré moi ; je ne l’avais point 
fait à dessein ; sans doute, c^étaitlui qui s’était 
approché de moi. Le joyeux cours d’eau, avec ses 
vaguelettes précipitées ! Ce qu’il doit y vivre de 
choses, tout de même 1 et ces planches charmantes, 
ces passerelles qui le franchissent, ces galeries qui le 
surplombent 1 Et ce magnifique dédale, de l’autre 
côté, de petits murs, de petits jardins 1 « Tu seras 
sage, prononçait ma conscience, tu ne traverseras pas 
la passerelle, c’est dangereux ! » Je fus sage, je ne me 
hasardai pas sur les passerelles, malgré leur attrait. 
Je me permis seulement, pour voir, de remonter le 
long du canal, l’espace de quelques pas, tout au plus, 
et avec quelle précaution ! Je revins bien vite en 
arrière et je recommençai ainsi deux ou trois fois. 
Enfin j’y réfléchis: je suis dans une contrée qui m’est 
défendue. Je fais sagement demi-tour et je reprends 

* 


mes premiers souvenirs 




34 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


sans plus tarder le chemin de la maison. Mais quels 
étaient donc ces lieux d’où je revenais ? On ne peut 
croire combien le visage des choses me paraissait 
maintenant changé. Elles me fixaient comme des 
étrangères, sévèrement, hostilement, pleines de re- 
proches. La ruelle aux degrés, où je me sentais si bien 
chez moi, et qu’à l’instant j’avais quittée, n’y était 
plus. C’était comme si on avait soufflé dessus. Il est 
impossible que je me sois égaré en si peu de temps ! 11 
faut que la ruelle soit là tout près 1 

Un peu ému, je me mis à courir au petit bonheur, 
dans un sens puis dans un autre, en quête de la 
ruelle. Par hasard, sans savoir comment cela c’était 
fait, je me retrouvai dans l’étroit raidillon que je 
cherchais. Or voici qui est plus fort : les degrés 
avaient disparu! Vous vous dites: c’est incroyable, 
c’est impossible I et pourtant c’est ainsi. Ils pétaient 
partis, tout simplement. Mais, horreur ! la porte de 
la maison, elle aussi n’est plus là ! Il faut pourtant 
qu’elle y soit; j’en connais exactement la place, au 
beau milieu de la ruelle; or, c’est ici le milieu de la 
ruelle, par conséquent... Et, malgré tout, la porte 
n’y est pas. Qu’est-ce que cela signifie ? Serait-il 
vraiment possible que porte et degrés disparussent 



A BALE 


35 


de cette façon ? A Liestal, certainement pas ; mais, 
à Bâle, qui peut savoir ? Probablement que c’est 
pour me punir d’avoir longé le canal. Mais, j’y 
pense, c’est abominable ! Si la porte ne revient pas, 
c’en est fait, jamais je ne retourne chez tante- 
marraine ! A cette pensée, je me sentis blêmir d’an- 
goisse. Tout en larmes* je chancelais à l’entour de ce 
point de la muraille où, naguère, la porte avait été. 
Un rayon d’espérance m’illumina : fa mémoire, peut- 
être, te trompe ; il se peut que ce soit plus bas. Je 
repris ma course'*vers le bas de la ruelle, tout enfiévré 
d’émotion. Mais la ruelle était brusquement tronquée ; 
au lieu d’atteindre la porte, je parvins dans la rue 
inondée de soleil frénétique où des hommes aux 
allures farouches se hâtaient comme des fous, dans 
toutes les directions. Perdu ! je suis à jamais perdu! 
Du seir* de cette confusion brutale, de ce jaune 
désert du grand jour, qui m’éblouit, jamais je ne 
saurai retourner chez tante-marraine I 
Quelqu’un m’arrêta et m’adressa la parole. D’autres 
personne accoururent. On m’entoura. On me de- 
manda qui j’étais, comment je m’appelais, où j’ha- 
bitais. Je sanglotais : « Tante-marraine ». — Bon, 
mais quel est son nom, à ta tante, où habite-t-elle? 



36 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


« Tante-marraine », je ne savais en dire plus long. 
Cela aurait pu durer longtemps encore. Mais voici' 
que deux femmes se précipitèrent vers moi avec une 
hâte qui trahissait leur anxiété. L’une venait d’en haut, 
de la ruelle, l’autre, d’en bas, en suivant lagrand’rue. 
Et — délivrance 1 — l’une de ces femmes était tante- 
marraine en chair et en os. Comme elle m’emmenait 
à la maison, j’eus l’explication de mon erreur. Je 
m’étais engagé dans une seconde ruelle, parallèle à 
la première, et qui lui ressemblait à s’y tromper. Ce 
qui est certain, c’est que, de cet insiant, je perdis le 
goût de cette ruelle, où j’avais été si bien chez moi. 



A BALE 


3 7 


BALE, IMPRESSIONS DE TOUTES SORTES 

T ante-marraine pouvait s’occuper de moi toute 
la sainte journée, son mari la passant à son 
bureau, et ses deux enfants, à l'école. 
Comme il ne fallait plus me parler de la ruelle, elle 
m’emmenait parfois hors de la maison. Je trouvais de 
l’agrément à ces sorties. Elle commença par me 
conduire dans la maison du coin, de l’autre côté de 
la rue, où une vieille fille, du nom de Beggli (ce qui 
s’écrit Bœklin), vivait dans une boutique de mercerie 
obscure et sans attrait. A chaque visite, la vieille 
Beggli attendait qu’on se fût suffisamment ennuyé, 
puis elle vous allait enfin quérir dans un tiroir mys- 
térieux quelques douceurs qu’elle vous offrait. Je me 
liai avec cette vieille fille, au point de lui faire plus 
tard, du temps que j’étais écolier, une petite visite 
chaque fois que je venais à Bâle. En ces occasions, 
elle me parlait avec fierté de son neveu Arnold, qui 
avait pour le dessin autant de goût que moi-même. 




38 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


II voulait devenir artiste pour qu'il lui fût permis de 
dessiner tous les jours, et, pour le moment, il était à 
Rome. 

Je trouvais moins d’agrément aux promenades à 
travers la ville. Je ne prenais pas le moindre goût à 
cette grande chose qui s’appelait Bâle. Je n’y voyais 
que des maisons et des hommes en nombre déraison- 
nable. Que pouvais-je en tirer ? Les boutiques elles- 
mêmes n’avaient, pas le pouvoir de me captiver. 
J’étais, pour cela, trop petit encore, trop abasourdi 
par le tumulte de la rue. Mais il y, a toujours des 
exceptions. Le hasard me fit voir un jour, à travers 
une petite fenêtre, un logis souterrain. Cela me 
fit une grosse impression. J’en ai rêvé plus d’une 
fois, même plus tard, après mon retour à Liestal. 
Désormais, Bâle fut, à mes yeux, la ville où les hom- 
mes habitent sous la terre. Une autre fois, après être 
grimpé sur une montagne — en pleine ville — nous 
trouvâmes en haut des arbres et des bancs. Cela me 
parut étrange et mes rêves se le rappelèrent. A part 
tante-marraine, j’avais à Bâle d’autres parents encore : 
une sœur de ma grand’mère et ses rejetons. On fit 
le projet d’une promenade en leur compagnie. Tante- 
marraine s’en vint avec moi d’un côté, à la rencontre 



A BALE 


3 9 


de grand'tante, qui arrivait de l'autre, accompagnée 
d'une dame et d'un monsieur. Tout le monde se 
salua et grand'tante me remit des sucreries dans une 
petite boîte que je n’ai point oubliée. De compagnie, 
nous partîmes comme en pèlerinage, par un chemin 
fort ennuyeux, vers un certain endroit d’où, m'avait- 
on dit, on voyait le chemin de fer français. Tout le 
monde fit grand bruit de la chose; quant à moi, je 
ne sus voir qu’un énorme trou noii*dans un mur et, 
par devant, sur le sol, quelques barres de fer. Je ne 
parvenais pas à saisir ce que cela pouvait présenter 
de remarquable et d’important. Mes rêves, par la 
suite, m’ont reproduit cependant quelques images 
prises sur cette route, qui nous conduisit au chemin 
de fer. 

Avec ces mêmes parents, mais en l'absence, cette 
fois, de<ante-marraine, j’appris à connaître quelque 
chose encore, qui était également français. Nous 
nous rendîmes en France, un jour qu'il pleuvait, 
dans une voiture attelée de deux chevaux. Arrivés en 
. France, nous entrâmes dans un jardin, à gauche, et 
nous y bûmes une tasse de café. Voilà ce qu’affirmait 
mon souvenir et il n'affirmait rien qui ne fût vrai. 
Ma .grand’tante avait un jardin à proximité de la 


40 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


frontière française. C’est là que la voiture nous avait 
conduits. En route, on aura ‘parlé de la France et 
mon talent de confondre les choses aura embrouillé 
tout cela. 

Tante-marraine, son mari et moi avons fait encore, 
un dimanche après-midi, une funeste promenade à la 
Hardt, par Birsfelden. Ai-je fait la route à pied ou 
dans ma poussette? J’incline à croire que je Fai faite 
à pied. Ce qui est» sûr, c’est qu a la Hardt je fus obligé 
de parcourir, sur mes jambes, un bon bout de chemin. 
Le soleil me brûlait impitoyablement ; j’étais si 
fatigué, si épuisé, qu’il fallut bien qu’on me vînt en 
aide et me prît sur les bras. Ne me parlez point de 
ces promenades du dimanche, avec des enfants ! 
Mais ce que je pourrais dire à ce sujet nous reporterait 
au temps que j’étais écolier, non jusqu’à l’époque qui 
nous occupe. # 




A BALE 


4 * 


DÉLICES 

J e tombai malade et tante-marraine me soigna. 
Elle me soigna si fidèlement, avec tant de 
dévouement et de tendresse, qu’elle conquit 
mon cœur. 

J’étais presque rétabli déjà quand je vécus un instant 
délicieux. J’avais dormi ; j’étais encore à demi plongé 
dans le sommeil. Avant de m’éveiller complètement, 
je sentis quelqu'un s’approcher de mon lit, dressé 
dans la maîtresse pièce, et qui était le plus beau, le 
plus grand de toute la maison. Comme j'ouvrais les 
yeux pour voir qui venait là, le visage de tante-mar- 
raine me sourit, tandis que douce, calme, riche de 
soleil, m’inondait la lumière de l’après-midi. J’avais 
dormi pendant la journée. En ouvrant ainsi les yeux 
sur ce visage ami, autour duquel se jouait la lumière 
d’un beau jour, je fus pénétré par une sensation mys- 
térieuse à laquelle je ne saurais donner un meilleur 
nom que celui de délices. Qu’est-ce que cela veut dire, 


42 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


délices, si Ton y réfléchit bien ? J’ouvre mon diction- 
naire et j’y lis : Délices, délectation de l’âme. Oui, 
c’est le mot, délectation de l’âme, mais en harmonie 
avec un bonheur corporel, tel qu’on le puise dans la 
sensation d’être en bonne santé, dans la conscience 
de la vie retrempée par le sommeil, au moment où 
vous salue la lumière colorée du jour. Cette lumière, 
cette couleur me paraissent, dans la mesure où me 
renseigne mon expérience, ce qu’il y a de plus indis- 
pensable pour que se produise l’état de délices. Par 
la suite, j’ai ressenti cela bien des fois*encore et ce fut 
toujours en me réveillant de mon somme en plein 
jour, et le plus parfaitement quand le visage ami me 
disait bonjour à travers un rideau de couleur. 

Dès ce moment délicieux, je fus à tante-marraine, 
et de toute mon âme. Je lui appartenais et je n’appar- 
tenais qu’à elle. Elle était tout pour moi. Je n’avais 
besoin de personne autre au monde, je ne voulais 
personne qu’elle. 

Mais voici que, le chapeau sur la tête, un châle sur 
les épaules, une jeune dame inconnue parut dans la 
chambre. C’est quelque visiteuse, pensai-je. Or c’était 
ma mère, qui venait me chercher. Au bout de deux 
semaines d’absence, je n’avais pas reconnu mamap. 



A BALE 


4 3 


C’est à contre-cœur que je me séparai de tante- 
marraine. Je n’arrivais à comprendre ni la raison de 
la quitter, ni celle de m’en retourner à Liestal. 

Un souvenir unique m’est resté de ce retour. Je 
revois grand-père me désignant une ligne de maisons 
qui se tenaient serrées les unes contre les autres, à ne 
former qu’un seul bloc « Vois-tu, m’annonça-t-il, 
c’est Liestal. » Il y avait de la joie dans ses paroles 
et son intention, je pense, était de me mettre de bonne 
humeur. Mais en quoi Liestal m’intéressait-il ? Mon 
sentiment de la,patrie ne pouvait encore s’étendre au 
point d’embrasser toute une petite ville. Ma patrie, 
c’était ma chambre et le bureau de papa ; à quoi il 
faut ajouter ma grand’mère. Tout le reste, c’était 
l’univers indifférent. 




DANS 

LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


DERRIÈRE LA MAISON 

» 

A ussitôt que d’une façon tolérable je sus me 
tenir sur mes jambes, je passai de la 
chambre, où se tenait la famille, à la liberté 
du plein air tout aussi naturellement qu’un moineau 
dont les plumes ont poussé s’envole de son nid. En 
bas, je me trouvais dans le royaume de mes grands- 
parents. Si loin qu’on pût voir, tout appartenait à 
mon grand-père et à son frère, le parrain. Le plus 
souvent, les deux frères étaient absents toute la 
journée. Le parrain, brasseur de sa profession, était 
dans la brasserie avec ses valets ; grand-père, 
jardinier et laboureur, était aux champs. Pendant ce 
temps, grand’mère vaquait dans la maison aux 



46 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


affaires du ménage ; on pouvait, en toute sécurité, 
m’abandonner à sa protection. On s’en remettait à 
elle de me surveiller avec d’autant plus d’empresse- 
ment que maman avait suffisamment à faire avec 
mon petit frère, qui venait de naître. 

Il m’était rigoureusement interdit de m’aventurer 
devant la maison, qui donnait sur la grand’route. Ce 
n’était point sans raison. Le chemin de fer n’existait 
pas encore. Tout le commerce entre Bâle et l’intérieur 
de la Suisse se faisait par cette route et les nombreux 
véhicules qui l’empruntaient la rendaient fort peu 
sûre. C’est pour cela que je ne suis jamais allé dans 
la prairie qui était de l’autre côté. C’est donc derrière 
la maison que je pouvais aller, dans la cour, le 
jardin, le jeu de quilles et même jusque sur le ver- 
sant de la colline. Là, nul danger ne me menaçait. 
Une clôture, une porte, formaient une sure frontière du 
côté de la route. La cour était spacieuse, mais vide et 
morne : je ne m’y plaisais pas. Elle était ouverte à 
droite et à gauche. A gauche on accédait au jeu de 
quilles et au jardin, à droite on allait jusqu’à la façade 
postérieure — rien moins que gracieuse — del’auberge 
du Boulet-de-canon . Ce nom bizarre provenait de ce 
qu’un boulet de canon était resté engagé dans le mur 



DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


47 


depuis l'attaque de Liestal par les Bâlois. L’un des 
longs côtés de la cour était formé par la maison d’ha- 
bitation des frères Brodbek (on disait « chez les 
brasseurs »), par des hangars, granges, écuries, etc. ; 
l’autre, par le bâtiment puissant et sombre de la 
brasserie, qui, de ce temps-là, ne me disait rien 
encore. Ainsi, la cour ne me servait guère que de 
passage. En dépit de sa laideur, à l’époque où je 
vivais à Berne dans la nostalgie de Liestal, cette cour 
prit, elle aussi, la teinte sentimentale qui embellis- 
sait toutes les choses du pays natal. Je ne pouvais 
regarder une composition de Louis Richter, repré- 
sentant une cour de ferme, sans que cela me rap- 
pelât la cour de mes grands-parents, entre la brasserie 
et la maison des brasseurs. Aux deux arbrisseaux 
dont s’ornait cette cour se rattache un charmant sou- 
venir du*temps que ma mère était toute petite. Quand 
le vent agitait les rameaux, elle se disait : « si au 
moins ces bêtes d’arbres n’étaient point là, cet affreux 
vent ne soufflerait pas non plus. » Elle pensait que 
. les arbres produisent le vent, comme font les éven- 
tails. Le jardin, lui aussi, m’était de peu de ressources. 
Il ne m’était permis ni d’arracher les fleurs ni de 
marçher dans les plates-bandes. Or, que faire dans 



4 8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


ces longues allées monotones, où l J on ne trouve rien, 
pas même de l'herbe ? Et si, par le plus grand des 
hasards, il se passait dans ce jardin quelque chose de 
réjouissant, si un cheval, par exemple, galopait à 
travers les parterres, tout le monde se précipitait pour 
mettre fin à ce plaisir. 

Le versant de la colline se comportait plus amica- 
lement. Il invitait à la chasse aux escargots. Il y en 
avait une quantité qui montraient leurs talents de 
très bon cœur et le mieux possible : ils allongeaient 
leurs cornes, se retiraient dans leur petite maison, 
révélaient en un mot tout ce qu’ils savaient faire. 
L’ennui, c’est qu’on me rappelait toujours trop tôt de 
la colline, sous le prétexte que l’herbe était humide, 
que je foulais les foins, ou que je m’aventurais trop 
haut. C’est de ce versant de la colline que ma mère, 
en son enfance, pensait qu’il oonduisait au ciel. « 11 
est si proche, vois comme il regarde là-haut, parmi 
les herbes. » 

Il restait, comme scène principale de mes ébats, le 
jeu de quilles et l’espace libre y attenant. C’est là que 
je faisais le fier, coiffé d’un bicorne de colonel 
que ma grand’mère m’avait fabriqué avec de vieux 
journaux. Elle s’entendait comme pas une à vous 



DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


49 


faire avec du vieux papier un chapeau de colonel. En 
deux temps et trois mouvements le chapeau était fait. 
Malheureusement, il n’en fallait pas davantage pour 
le mettre en loques, aussi courais-je une douzaine de 
fois la journée vers ma grand’mère pour en obtenir 
un nouveau. 

Si je recevais la visite d’enfants du voisinage; nous 
marchions en rang, nous accompagnant de chants 
guerriers. L’un de ces chants se terminait par ces 
paroles inquiétantes : « s’il ne vient pas un loup ». 
Sur le mot loup,jtout le monde se dispersait. A dire 
vrai, nous regrettions que le loup ne vînt pas. Nous 
l’aurions vu de bon cœur grimper par-dessus la crête 
de la colline, se léchant les pattes et battant l’air de 
sa queue, à la condition, toutefois, que ce loup fût en 
carton. S’il arrivait quelque accident, si l’un de nous, 
par exemple, faisait culbute, on courait en hâte à 
la cuisine de grand’mère ou dans les communs. On 
était sûr d’y trouver, à toute heure, sinon grand’mère 
en personne, du moins quelque représentant du sexe 
féminin, la grande Thérèse, la sommelière ou la 
cuisinière. Elles avaient des formules pour faire 
passer le mal comme en soufflant dessus. « Ça ne 
fait, plus mal à l’enfant », certifiaient-elles. Si, 

4 


MES PRJBIUEKS SOUVENIRS 



5o 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


nonobstant, cela me faisait mal encore, je me fâchais 
pour de bon. Presque toujours le jeu de guerre se 
terminait par une certaine désillusion. Je me rendais 
fort bien compte que les gens sur la route ne prenaient 
pas au sérieux mon bicorne de colonel, malgré 
l'aplomb de ma démarche et mes chants. Et pourtant, 
on voudrait être pris au sérieux ! C'est pour être pris 
au sérieux que le petit garçon aspire à porter de la 
barbe. 




DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


5l 


DANS LA SALLE D'AUBERGE 

P arrain, le brasseur, avait ouvert une 'petite 
auberge dans le vieux bâtiment de la bras- 
serie, au rez-de-chaussée, *sur la route. 11 
était demeuré longtemps célibataire ; puis s'étant 
marié sur \e tard avec une femme maladive, qui 
prématurément, mourut de phtisie, c’est à ma 
grand’mère qu’incomba de tenir, outre son ménage, 
celui du parrain, et de diriger cette auberge. En d’au- 
tres temps, dans l'enfance de ma mère, on avait 
respiré l’odeur de la poudre dans ce cabaret, c’était 
alors un local révolutionnaire. Un matin, les Bâlois, 
armés de sabres et de fusils, étaient entrés au son des 
tambours et des trompettes dans l’auberge de grand-- 
maman. Pendant ce temps, son mari et le parrain 
. tiraillaient du haut des roches contre ceux de la ville, 
et les enfants, qu’à la faveur de l’ombre on avait 
évacués, en toute hâte sur le canton de Soleure, en 
traversant les monts, y vivaient à la belle étoile sur 



52 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


une charrette de paysan. Les Bâlois ne firent pas de 
mal à grand’mère. Ils lui payèrent même ce qu’ils 
avaient bu et mangé. Par contre, ils envoyèrent une 
balle — probablement sans le vouloir — dans la 
jambe d’un pauvre idiot nommé Michel Dalang. On 
l’étendit sur un lit, dans la brasserie, et ce fut encore 
grand’mère qui le pansa et le soigna. 

Les révolutionnaires, les réfugiés politiques de tous 
les pays que Dieil fit, prirent de plus en plus l’habi- 
tude de se réunir dans l’auberge de parrain. C’était 
d’ailleurs pour une raison toute pacifique. Ils pre- 
naient pension chez grand’mère, qui était une excel- 
lente cuisinière. Entre la viande et les légumes, on y 
combattait... en paroles les princes, les curés et les 
aristocrates. Ma mère savait sur ces réfugiés un grand 
nombre d’histoires. Elle nous parlait, par exemple, 
du docteur Fein, qui, modestement avait choisi cette 
devise : Fein bleibt fein. Les bonnes femmes dévotes 
menaçaient de l’assommer à coups de balai, parce 
qu’il ne croyait pas en Dieu. 11 y avait eu aussi une 
Polonaise qui circulait en vêtements d’homme et 
versait de la poudre dans son eau-de-vie pour qu’elle 
lui parût moins fade. Passé l’époque révolutionnaire 
de i83o, elle se mit pacifiquement à tenir une école. 




DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


53 


Elle conduisit un jour ses élèves à Fribourg-en- 
Brisgau et disparut avec leur argent, en laissant les 
pauvres fillettes en plan. On dut les aller chercher le 
lendemain. L’une de ces fillettes était ma mère. 

Au temps de mon enfance, il n’y avait qu’une 
petite salle fort paisible, fort calme, qui d’une auberge 
n’avait guère conservé que le nom. De loin en loin s’y 
égarait un consommateur isolé, quelque charretier 
passant sur la grand’route, un intrus que j’exécrais de 
tout mon cœur. En fait, ce qu’on continuait de 
nommer l’auberge servait de chambre à manger à 
la famille de parrain comme à celle de grand-père, et 
même de chambre de réunion. Comme je savais y 
trouver ma grand’mère, je pris également l’habitude 
de m’y tenir et je m’y réfugiais quand je ne savais 
plus à quoi m’amuser dehors. J y passais l’hiver et j’y 
étais aussi toutes les fois qu’il pleuvait. Or, il pleut 
beaucoup, même dans le pays ensoleillé de Bâle- 
Campagne, et l’hiver est long. Il faut de la patience 
pour faire tenir tranquille dans une chambre un 
garnement qui n’est point malade. Ma grand’mère 
avait de la patience, une patience infinie. 

Grand-père en avait aussi. 11 était doux et débon- 
naire,, mais* enfin, il était un homme et la patience 




5 4 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


d’un homme, quand on devient insupportable, finit 
toujours par s'épuiser. Quand ‘il avait tout essayé ; 
quand il m'avait fait sauter sur ses genoux; quand il 
m'avait misson fouet dans la main; quand il m'avait 
chanté ses chansons, celle de Jaggeli qui ne voulait 
pas abattre les poires, et celle où il est question de se 
casser la tête contre le mur ; si, malgré tout, je 
demeurais insupportable, la colère s’emparait de lui, 
la terrible colère des gens doux. C’est alors qu'il 
m'obligeait, pour me punir, de répéter une phrase 
qu'il prononçait d’abord et qui contenait en quelque 
sorte, mon signalement. «Qui es-tu ?» me demandait- 
il — et je devais répondre : « Je suis un enfant 
contrariant, opiniâtre, rebelle, insupportable. » Je 
récitais la formule de tout cœur, d’une voix forte, 
sans tarder ni barguigner. Je le disais tout à fait 
objectivement, parce que c’était la vérité, et cette 
franche confession suffisait le plus souvent à l'apaiser. 
Mais il arrivait aussi qu'on le vît bondir et me 
menacer de me donner en pampre aux cochons si je 
n’étais pas sage. Un joue même, il fut pris d’une telle 
rage qu'il m'attrapa par le bras et courut en m’en- 
traînant jusqu'au toit à porcs, Bah 1 pensais-je, c’est 
pur bluff ; il s’arrêtera bien à temps. Pourtant, quand 




DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


55 


je le vis ouvrir pour de bon le soupirail et que les 
monstres hideux avancèrent leur groin dans un gro- 
gnement abominable, je fus pris d’une telle peur que 
je me mis à crier comme un qu’on assassine. Je dois 
dire que ce remède n’a été d’aucun effet. Par contre, 
les contes de grand’maman en avaient un, et des 
plus complets. Après y avoir goûté, je ne demandais 
plus aptre chose. Des contes, encore, des contes 
toujours, et même toujours !e même^conte, cela m’était 
égal ; l’histoire de la Chevrette et du Loup , celle du 

Charbon et celle du Fétu de paille. Je les savais par 

■ 

cœur, mais je ne me lassais pas de les entendre, à 
condition que ce fût grand’mère qui les racontât, et 
personne autre. Quand elle avait épuisé le trésor de 
ses histoires — et il n’était pas considérable — 
j’exigeais encore celle de la Corneille . C’était une 
histoire*de la plus grande simplicité : Une corneille 
tomba d’un arbre et se cassa la patte. Si quelqu’un 
d’autre me la racontait, je faisais une moue de dédain, 
mais la voix de grand’mère en faisait comme une 
légende, qui m’impressionnait vivement. Grâce à ma* 
grand’mère, une triste salle d’auberge, hantée des 
charretiers, devint pour moi la salle des légendes. A 
cette salle se rattachent la plupart des souvenirs de ma 




56 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


deuxième année. Aussi bien y passais-je, en réalité, 
du jour que j'eus appris à marcher, la plus grande 
partie de la journée. Je ne savais bien qu'une chose, 
c'est que j'y étais chez moi. Ce n’est que dans la deu- 
xième année de la vie humaine que l'état de veille 
commence à l'emporter sur l’état de sommeil ; aussi, 
ma conscience considéra-t-elle la salle d’auberge 
comme le lieu de naissance de mon moi, et le temps 
que j’avais passé*au berceau, puis dans la chambre 
commune, lui fut comme un passé presque immé- 
morial. Quand je montais à l'appartement de mes 
parents, à midi, pour dîner, et le soir, pour m’aller 
coucher, j’avais comme le sentiment de quitter 
l'actualité, pour m’en retourner vers des temps pri- 
mitifs, ;à jamais révolus. 




DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 5y 


PARRAIN 

L e parrain de ma mère, qui était aussi son oncle, 
et que tout le monde appelait bonnement 
parrain, était la terreur de là famille. Quand 
on disait : voici parrain ! chacun en devenait nerveux 
d'anxiété. Aussi bien, son aspect était réellement 
terrible : très corpulent, il avait un visage d’ogre, une 
peau toute grêlée, des bras et des poings à vous 
assommer un bœuf. Il roulait des yeux injectés de 
sang. Tel il apparaissait quand rien ne l’avait provo- 
qué. A quoi ne pas s’attendre de sa part s’il se mettait 
en colère ? Parrain en colère ! A cette seule pensée, 
les cœurs frémissaient. On racontait des choses ter- 
ribles sur sa violence. Un beau-frère de grand’- 
maman, qui habitait la ville et que ses opinions 
bâloises rendaient suspect, ne se risquait dans la 
brasserie qu’en secret et à nuit close. Il fallait le 
cacher comme un malfaiteur. Un blagueur de Berlin 
avait jugé sans faveur la façon dont le crieur public 




58 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


frappait sur son tambour. Parrain l'obligea à montrer 
comment il sy prenait lui-même et, l'expérience 
n’ayant pas été trop heureuse, il vous le battit comme 
plâtre. C’était sa logique. 

Derrière cette façade redoutable se dissimulait 
pourtant un homme respectable et sans nulle méchan- 
ceté. En premier lieu, il était intègre, et cela n’est 
déjà pas rien ; ensuite il témoignait, dans sa profes- 
sion de brasseur* d’un zèle, d’une capacité extra- 
ordinaire ; à telles enseignes qu’il fit la prospérité de 

toute la maison. Sa force n’était point non plus si 

« 

malfaisante que la légende le représentait. Presque 
toujours, il s’en tenait à la menace. Alors qu’à l’école 
et bien souvent dans les famiiles, on avait volontiers 
recours aux arguments frappants, la maison de 
parrain ignorait les corrections pédagogiques. 11 avait 
des égards pour sa femme malade et de bons procédés 
envers ses enfants. Mais, ce qu’il faut citer particu- 
lièrement à son honneur, c’est qu’il était juste, 
impartialement juste, juste au point de favoriser un 
neveu qui montrait du zèle au détriment d’un fils 
qui boudait tant soit peu devant le travail. Et, chose 
remarquable, cet homme terrible, à la voix prodigieuse, 



DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 5g 


était un bon chanteur et savait trouver, lorsqu’il 
se produisait, des accents fort agréables. 

Il souffrait, tout le premier, de ce que la nature l’avait 
doué d’aussi redoutables facultés. « Il ne faut pas 
prendre ce que je dis en mauvaise part », avait-il 
coutume de beugler. Et c’est un fait, il n’avait pas de 
méchantes intentions. Au surplus, sa force lui était 
fort précieuse dans son métier de brasseur et aussi 
dans son auberge, si par le plus grand des hasards, il 
y éclatait une rixe. Si fort qu’il fût, il ne l’était cepen- 
dant pas autant que mon père. Parrain avait-il le 
dessous dans une affaire, vite on courait chercher 
mon père à son bureau ; on ouvrait les croisées et 
on jetait des matelas dans la rue : en moins de rien, 
les combattants avaient sauté, l’un après l’autre, par 
la fenêtre. C’est ce qu’on racontait. Cela s’était passé 
en d’aptres temps. Je n’ai été témoin de rien de tel 
et je n’ai même jamais assisté à une discussion dans 
l’auberge. A nous autres enfants, parrain ne nous a 
jamais fait le moindre mal ni même adressé une 
méchante parole. C’est pourquoi nous allions et 
venions autour de lui sans la moindre timidité, 
comme fait une souris dans la cage d’un lion. Par 
xemple, il fallait céder bien vite la place quand 




6o 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


parrain rentrait dîner avec ses valets. Si Ton ne se 
sauvait pas à temps, on tombait dans l'a liée de la 
maison, au milieu d’une douzaine de jambes bottées 
qui frappaient le sol d’une façon farouche, et Ton y 
courait le risque d’être écrasé par mégarde, comme 
une grenouille sur la place d’armes. Plus tard, quand 
les rudes valets avaient fini de manger — et ça ne 
traînait pas — on osait s’aventurer de nouveau dans 
la salle de l’auberge. 



DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 6 1 




CROISSANCE ET MULTIPLICATION 

G rand-père et parrain avaient chacun plusieurs 
enfants. Ce n’est que dans les années qui 
suivirent qu’il m’a été donné de voir l’«oncle 
Henri », le fils aîné de grand-père. En ce temps, il 
venait de s’établir commerçant à Bordeaux. Il le devait 
surtout à mon père, qui, dans la brasserie, jouait le 
rôle d’un bon génie, en tant qu’il empêchait, dans 
la mesure de ses forces, que tous les enfants ne de- 
vinssent de simples paysans. De cet oncle Henri je ne 
savais qu’une chose : chaque fois que j’admirais un 
beau dessin, « c’est l’oncle Henri, me disait-on, qui 
l’a dessiné. » Le second fils, qui s’appelait Charles, 
vivait avec ses parents ; il allait encore à l’école. Sa 
jeunesse fit qu’on Tappela, pour le distinguer de 
l’oncle Henri : le petit oncle, le Tonton . 

Il y avait également à la maison deux fils de parrain, 
qui allaient encore à l’école, Adolphe et Charles. 

La brasserie comptait ainsi deux Charles Brodbeck ; 

y 



62 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


mon père était le troisième Charles et j’étais le qua- 
trième. Les trois écoliers* Tonton, Adolphe et 
Charles, commencèrent, de l’instant où l’auberge 
devint ma résidence quotidienne, à faire sentir agréa- 
blement leur présence. De retour de l’école, ils 
aidaient à m’amuser, me chargeaient sur leurs 
épaules, ce que ne pouvaient ni grand’mère ni la 
grande Thérèse, et m’apprenaient, si l’on peut dire, 
à dessiner en me guidant la main. Un trait avec un 
griffonnage — comme un peu d’ouate — par-dessus, 
donnait un arbre ; un point avec un bec par devant 
et un peu d’ouate par derrière, donnait une poule 
ou un corbeau, à volonté. Je les aimais tous les trois 
également et tous les trois m’étaient également 
soumis. 

Un jour, j’appris à les admirer avec enthousiasme. 
Grand’mère m’avait conduit une fois encore au Pont- 
des-Pierres. Tandis que nous regardions l’inquiétant 
ruisseau tout au fond du périlleux abîme, nous vîmes 
apparaître — c’est la pure vérité — là, tout en bas, au 
milieu de l’eau, trois vaillants garçons, qui, sans la 
moindre peur, sautaient çà et là dans le ruisseau et 
frappaient avec des gaules les arbrisseaux de la rive 
(où il y avait, sans doute, des noisettes). Quand .ils 



DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


63 


furent plus près, je reconnus en eux Tonton, 
Adolphe et Charles. C’est à cette heure que me fut 
révélé ce que c’est que l’admiration. Des héros! Je 
fus dès lors également fier des trois, mon cœur leur 
criait son allégresse. Par la suite, du temps que j’étais 
à Berne et qu’on me permettait de passer mes vacances 
à Liestal, ils en vinrent à être pour moi les trois 
personnages principaux. 

Il y avait encore un second Adolphe. C’était un 
petit être dont on prétendait qu’il était mon frère, 
mais je ne saisissais pas très bien à quoi il pouvait 
être utile. Je saisissais encore moins pourquoi l’on 
considérait une telle créature à l’égal de moi-même. 
Je me suffisais : quel besoin avais-je d’un frère ? Il 
n’était pas seulement inutile, mais encore il était 
parfois embarrassant. Si j’ennuyais grand’mère, il 
voulait aussi l’ennuyer. Si l’on me promenait dans 
ma poussette, il était assis en face de moi et prenait 
la moitié de la place : nos pieds se faisaient la guerre. 
Au contraire, quand il put se tenir sur ses jambes et 
. prendre le rôle d’un camarade de jeu, il commença à me 
plaire, par exemple à la chasse aux escargots. Un jour, 
nous jouâmes dans la cour une édifiante scène de 
conqorde fraternelle. Grand’mère y avait placé, pour 




mes Premiers souvenirs 


% 

que le soleil la chauffât, une baignoire remplie d’eau. 
On nous y plongea tous les deux en même temps et 
néanmoins — chose incroyable — il ne se produisit 
aucune querelle, aucune jalousie à propos de la place 
que prenait chacun. Tout au contraire, nous criions 
d’aise, pataugions dans cette eau, la faisions rejaillir 
à qui mieux mieux, pacifiquement, en unissant nos 
forces. Ce n’est que plus tard, cependant, du temps 
que nous allions à l’école, qu’il s’établit entre nous 
un amour fraternel véritable et conscient. 



®DANS £E ROYAUME DES GRANDS- PARENTS 65 


SUR LE CHAMP 

J e dois à la bonté de mon grand’père d'avoir 
savouré un matin un pur, un calme, un déli- 
cieux morceau de vie. Aujourd’hui encore, je 
lui en suis reconnaissant. Il se rendit à une petite 
prairie qu’il possédait au delà du pont et me prit avec 
lui. Pendant qu’il y travaillait à je ne sais plus quoi, 
une corbeille pleine de vivres à côté de lui, il me 
laissa me ballader dans l'herbe, où je le voulais et le 
pouvais. Il n’y avait pas de danger que je lui écha- 
passe. Je n’avais guère la force de m'éloigner tout 
seul. La prairie m’agréait ; elle était close comme une 
île, derrière par un chemin et devant par un ruisselet 
mince et sinueux, au delà duquel la petite ville de 
Liestal semblait abaisser ses regards jusqu’à nous. 
*Tout joyeux, je m’étais mis, le long du ruisseau, en 
quête de ce que j’y pourrais trouver de neuf, quand il 
m’arriva une merveilleuse aventure : une cigogne, 

| é une véritable cigogne vivante, s’approcha de nous. 


MS8 PREMIERS SOUVENIRS 


5 



66. MES PREMIERS SOUVENIRS # 

Elle se promenait dans l’herbe, à deux pas de moi, 
comme si elle nous eût appartenu. Pour un peu, mes 
mains auraient pu la saisir. Elle était belle, ineffable- 
ment. Le ravissement dura longtemps, très longtemps ; 
l’oiseau ne s’en allait plus. Tout de même, hélas ! il 
finit par s’envoler sur le toit de l’église. Et nous, nous 
revînmes à la maison, nous rentrâmes dans la bana- 
lité quotidienne. Mais comme ç’avait été beau ! 
Vraiment, il n’y a pas de mots pour le dire. 

Mes héroïques amis, les trois garçons de la bras- 
serie, me causèrent encore une vive satisfaction. On 
m’avait assis dans un champ, qui était à grand-père, 
et qu’on appelait la Petite-Grille, sous un grand arbre 
élancé qui me plut énormément. On voyait luire le 
ciel à travers ses branches, et ses rameaux portaient 
en nombre infini des bouquets de jolies petites baies 
rouges, et rondes comme des balles. Mais voici paraître 
Tonton et les deux fils de parrain. Ils appliquent une 
échelle contre l’arbre et ils y grimpent, pleins de 
courage, à des hauteurs vertigineuses. C’était aussi 
étonnant qu’amusant à regarder. Mais je n’avais, pas* 
encore vu le plus beau : ils m’apportent de ces baies, 
m’en suspendent aux oreilles et m’engagent à les 
manger. Ils disaient vrai : c’était bon, c’était exquis, v 



dans\e royaume des grands-parents 67 


meilleur que du sucre. Un arbre qui dispense les 
bonbons, ni plus ni moins qu’une grand’mère ! Si 
ce n’est pas une merveille ! De cet instant j’ai nourri 
pour le cerisier une tendresse particulière. 

Il est certain qu’à faire dans sa prime enfance 
connaissance avec la nature (j’entends avec les choses 
terrestres qui sont en plein air), on se trouve vis-à-vis 
d’elle dans des rapports de sentiment tout autres que 
si on apprend à la connaître plus tard, au cours des 
promenades et des excursions. En outre, si ce premier 
contact a lieü'sur le sol même delà propriété de famille, 
il s’en développe comme une parenté spirituelle avec 
les choses. Les figures aimées de nos proches détei- 
gnent un peu sur la campagne à l’entour. Petit enfant, 
je n’ai jamais vu la nature, les paysages de la. ? surface 
terrestre, que dans la société des miens. C*tfct pour 
cette raison, je pense, que ce que d’autres appellent le 
sentiment de la nature se confond chez moi avec le 
sentiment de la patrie. Le cerisier d’Aphrodite, le 
noyer de Pandore, l’herbe de Balder, le blé de la 
‘ Femme de Midi, ont crû dans les champs de mon 
grand-père. Ils ont bien supporté d’être transplantés... 
jusque sur l'Olympe. 




68 


MES PREMIERS SOUVENIRS^ 


1/ ANGELUS 


Q uand mon cadet fut assez grand pour qu'on 
ne s’occupât plus de lui pendant la nuit, 
on nous réserva à tous les deux une petite 
chambre à coucher particulière sur le der- 
rière de la maison, d’où l’on voyait 4a galerie, la 
cour et la brasserie. Je me rappelle encore parfaite- 
ment que le premier soir, après ce déménagement, 
je toisai de la fenêtre plein d’étonnement, la façade 
ingrate de la brasserie, me disant en moi-même : 
«Ainsi, c’est en face de cette vilaine chose sombre que 
ma vie va désormais s’écouler! Comme c’est étrange ! 
Cette brasserie, certes, n’est pas belle, et hors d’elle 
on ne voit rien. » Dans cette nouvelle chambrette se 


jouait, chaque soir, quand nous nous déshabillions, 
une comédie de la joie et de l’amitié, libre de toute 
contrainte, accompagnée d’allègres clameurs, de rires 
et de gambades. Il faut dire qu’à l’heure du bain et 
du coucher se réunissaient autour de nous les* plus 



dans|le royaume des grands-parents 69 

aimés parmi ceux que nous aimions : grand’mère, 
maman et Agathe. Agathe, c’était la servante et la 
bonne d’enfant. Elle était Badoise, de la Forêt-Noire. 
C’était une jolie fille, de tournure agréable, et 
dévouée aux enfants de toute son âme. A en juger par 
le tendrç, je dirais presque l’enthousiaste attachement 
qu’elle nous inspira, il faut qu’elle ait été une bonne 
d’une capacité toute particulière. Agathe nous était 
indispensable ; à elle seule, elle représentait à nos yeux 
toute une patrie. Chaque fois que par la suite il s’est 
agi de changer de logement ou de résidence, ces seuls 
mots : « Agathe nous accompagne » ont suffi pour 
nous faire accepter le changement. 

Cette explosion de joie à l’heure de se dévêtir et de 
passer dans sa baignoire peut fort bien s’expliquer en 
partie par des raisons d’ordre physique, par l’intime 
conscience d’une santé débordante que stimulait la 
nudité, par le plaisir aussi de s’ébrouer dans l’eau. 
Cela n’empêche pas qu’elle était faite essentiellement 
de bonheur causé par cette triple présence, par cette 
réunion d’amour. Pendant ce temps, le sommeil 
nous attendait, caché dans nos lits. A peine nous y 
avait-on couchés que nos paupières se faisaient 
lourdes. Mais, quand Agathe s’était éloignée, quand 



70 MES PREMIERS SOUVENIRS f 

maman nous avait bordés, nous avait souhaité bonne 
nuit en nous embrassant je ne sais combien et 
combien de fois, il arrivait qu’il y eût encore un 
épilogue : Grand’mère se glissait à nouveau dans la 
chambre et murmurait à l’oreille des petits, qui déjà 
dormaient à demi, une formule qu’il nous fallait 
répéter. Parfois, à cet instant même, l’angelus se faisait 
entendre au loin, très doucement. Il n’a jamais cessé 
de sonner dans mon cœur, parce qu’il était la ber- 
ceuse dont s’accompagnait la prière du soir de grand- 
maman. 



DANS,»LÈ ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 71 

4 I_ 


PAPA ENTRE EN SCENE 

D ans la chambre d’enfants, papa ne savait 
qu’entreprendre avec nous et nous avec lui. 
Mais quand nous sûmes parler, marcher ; 
quand en nous se manifestèrent des velléités viriles, 
guerrières, ce fut autre chose. Alors, il fut content de 
ses garçons, * deux petits gaillards pleins de santé » 
et, nous aussi, nous étions contents de lui. D’abord, 
cela va sans dire, il avait de la moustache : passons. 
Ensuite sa grande force, qui était vraiment extraor- 
dinaire, voire célèbre, nous enthousiasmait. En 
troisième lieu, son bureau était plein de sabres, de 
fusils, d'éperons ; c’était une autre affaire que les 
fouets de grand-papa. Enfin, et c’était le comble, il 
manifestait du goût pour les soldats et les connais- 
sance militaires. 

Si le temps s’y prêtait, il nous conduisait dans la 
cour, nous faisait marcher au pas de parade, com- 
mandait lui-même et, faisant de ses poings unetrom- 


72 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


pette, nous jouait une marche que son rire sonore 
précédait, interrompait et suivait. Le colonel Sulz- 
berger, un ami de mon père, fut un jour témoin de 
ces exercices, s'en divertit et me voua une affection 
toute particulière. Il me prenait sur ses genoux et me 
faisait tous les tours, toutes les agaceries dont je 
pouvais avoir l'idée. Il en résulta des rapports d'amitié 
partagée. 11 me prit pour favori et je le pris pour 
modèle. Si l'on me demandait : « Que veux-tu être 
quand tu seras grand ?» d’une voix ferme et déterminée 
je répondais : « un colonel Sulzberger ». Grâce à cette 
faveur du colonel, je me sentais élevé au-dessus de la 
vanité du jeu de soldat et incorporé parmi les soldats 
véritables. 

Le colonel Sulzberger était, en effet, un coloifel 
authentique, qui tenait sous son obéissance les 
soldats pour de bon, ceux qui sont des hommes; bien 
mieux, il commandait en chef aux forces de tout le 
canton. 

Papa fit encore davantage. Il imagina à notre seule 
intention un tour de force qui dépasse toute idée. IL 
se plaça sur la galerie qui surplombait la cour au 
premier étage. Il nous envoya dans la cour et se fit 
passer par Tonton des rames à haricots. Déjà, nous, 


DAN^LE ROYAtJME DES GRANDS-PARENTS 

nous trépignions de joie. Il choisit la plus longue et la 
plus forte de ces perches après avoir éprouvé la résis- 
tance de chacune. Son choix fait, il nous tendit la 
perche dont il tenait l'extrémité supérieure. « Mainte- 
nant, me dit-il tu vas t y cramponner de toutes tes 
forces. » J embrassai cette perche, je la serrai de toute 
la vigueur de mes bras et de mes jambes et il com- 
mença à m'élever vers lui à travers les airs en em- 
poignant la perche toujours plus bas. Quand je fus 
en haut, il me cueillit et me déposa sur la galerie. 
Ensuite il répéta l’expérience avec le petit Adolphe 
sans écouter l’assistance angoissée qui l’en voulait 
dissuader. Ce voyage aérien nous fit un tel plaisir 
qu’il lui fallut recommencer bien des fois par la suite. 
Telle fut l’entrée en scène de papa. Il n’y devait faire, 
hélas ! qu’une éphémère apparition. 

Ce même été, il se rendit à Berne avec mandat du 

« 

gouvernement. Il y demeura tant, que nous eûmes le 
temps presque de l’oublier tout à fait. 



A WALDENBOURG 


L'ADMIRABLE CIIEF-D'ŒUVRE DE SALOMELI 

A Waldenbourg vivait une sœur de grand’- 
maman, la tante Tschopp, qui était veuve. 
Elle avait deux filles, Salomé, âgée alors de 
quelque vingt ans, que tout le monde appelait 
« Salomeli » et Marie, qui allait encore à l’école. 
Salomeli venait souvent à Liestal en visite de cousi- 
nage. Elle se chargeait volontiers, pour aider à ma 
mère, de la surveillance des enfants, et, comme nous 
nous entendions le mieux du monde, elle m’emmena 
une fois chez elle, à Waldenbourg, pour son plaisir 
et pour le mien. Au cours de ce petit voyage, il 
arriva, comme jadis en me rendant à Bâle, qu’un 
paysage me fît la plus durable impression — et ce fut 
encore la rive d’un cours d’eau. Au delà de ce qu’on 



7 6 


MES. PREMIERS SOUVENIRS 


appelle les bains de Bubendorf, un chemin vicinal se 
détache, qui, franchissant un pont, mène au village 
homonyme. En passant, on ne peut voir ni le 
ruisseau sous le pont, ni le fond de la vallée, ni 
Bubendorf lui-même ; mais la qualité spéciale delà 
lumière révéle comme à mi-voix la proximité, dans 
le fond invisible du paysage, de mystérieuses contrées. 
A la vue de ce pont et de ce qui l'entoure, je ressentis 
quelque chose de si neuf, de si surprenant, de si 
éloigné de ma compréhension que j'en eus honte. Je 
pensais que des mouvements de l’àme qui demeurent 
cachés si obscurément, si profondément en vous- 
même devaient être quelque chose d'illicite et de 
ridicule. On m'avait appris à dissimuler diverses 
choses parce que honteuses ; j’en conclus que tout ce 
qui se cachait en moi-même était honteux. En un 
mot, je souffris pour la première fois en cette occasion 
de ce que j'appellerai la pudeur des âmes. 

Quand nous fûmes à Waldenbourg, la voiture fit 
halte au milieu de la petite ville et nous descendîmes. 
C'est là qu’était la maisonnette de tante JTschopp 
(qui était une grand’tante). Quelques marches con-* 
duisaient à la porte. Les marches me plaisaient depuis 
que j'étais capable de les gravir sans chanceler. Elles 


me donnaien 
Salomeli ouvi 
mercerie se mo 

une seconde grai i , 

une cliente. Ga - 5i 

du coup mon cœur. * v, • 

elle puisa à mon intem, . . 

dans un tiroir. Cela commençait . 
demande en passant : qui n’a remarqué que * 
bonnes gens ont toujours une boutique de mercerie 
et des raisins secs dans un tiroir ? Pour moi Beggli, 
cette vieille fille de Bâle, ma tante Tschopp à Wal- 
denbourg, et mon arrière-grand’mère à Langenbrugg, 
m’ont ancré dans cette conviction. Mais la boutique 
de tante Tschopp était la plus belle de toutes. D’abord 
on y voyait des fouets suspendus au plafond. 
Ensuite il y avait' une joyeuse petite sonnette invisible 
qui, de temps en temps, se mettait à retentir sans 
qu’on sût pourquoi ni comment. En entrant, déjà, il 
m’avait semblé entendre quelque chose comme cela. 
Quand la cliente quitta le magasin, j’entendis sonner 
distinctement une seconde fois. J’eus assez d’intelli- 
gence, le fin sourire de Salomeli m’y aidant, pour 
. démêler que la sonnette devait avoir quelque chose à 



^:kirs / 


ça : là-haut, derrière 
3 et chaque fois qu'on 
cette porte, la sonnette se 
^ en pratique aussitôt ce que je 
.r, ne cessant, pour l’entendre jouer, 

. sortir. 

tenant, viens, me dit Salomeli, tu auras tout le 
, de t'amuser avec la sonnette.» Elle me conduisit 
alors, au haut d’un escalier, danslachambrecommune. 
Elle disparut un instant à côté, dans la chambre à 
coucher pour se débarrasser de son manteau. La 
découverte que je fis. pendant ce temps, dans ce salon 1 
Il y avait sous un globe, sur la commode, une oeuvre 
si merveilleuse que, de ravissement, j’eusse perdu le 
souffle si j’avais cessé de pousser des ah 1 et des oh ! 
On voyait un lac bleu, et, sur ce lao, un Cygne qui 
nageait ; derrière le lac, une paroi de rochers 
abrupte couverte de mousse, d’arbres et de buissons. 
Au milieu des arbres était une chapelle ; de la cha- 
pelle sortait un capucin, qui descendait j$|ju'au lac 
par un escalier très raide. On ne put m'arracher à ce 
chef-d'œuvre. Lorsque, et cela m'acheva, j'appris que 
Salomeli l’avait fabriqué de ses propres mains, mon 
étonnement, mêlé de quelque défiance, se mua en une 



A WALDENBOURG 


79 


sainte et admirative incrédulité. Mais, entendais-je 
dire, Marion va bientôt revenir de l’école. Elle revint 
et son visage me fut une nouvelle surprise. « Tu as, 
lui dis-je, des yeux brillants et de petites étoiles 
dorées. » Ce fut ma façon de la saluer. Cette formule 
lui resta pour la vie, au temps même qu’elle était 
grand’mère et que ses pauvres yeux chagrinés depuis 
longtemps ne brillaient plus. Elle aimait aussi à se 
rappeler dans sa vieillesse ce nom de « sœurette » que 
je lui avais alors donné et, chaque fois que je lui 
parlais, les -petites étoiles d’or brillaient de nouveau 
malgré tout. 

Telle fut, chez tante Tschopp, mon introduction, 
à quoi la suite ressembla. Depuis lors, j’ai été heureux 
souvent dans ma vie, j’ai connu même le durable 
bonheur ; mais je me demande si, plus tard, j’en ai 
jamais été pénétré jusqu’au bout des ongles, sans 
qu’il me restât un désir à exprimer, comme je le fus 
alors à Waldenbourg. Oui, je me le demande, mais 
je me garde de me répondre sur ce point, pour ne pas 
faire affront à un autre bonheur, bonheur plus élevé, 
bien que plus grave et plus obscur. Trêve de compa- 
raisons : disons que ce séjour à Waldenbourg est 
à mçs yeux comme un coffret à bijoux, que l’on peut 



8o * 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


sans dommage détacher et mettre à part de tout le 
reste de mon enfance. Il a son éclat propre et ne se 
lie à rien de ce qui dépasse son cadre. La profondeur 
de cette félicité se peut mesurer à ceci que plus d'un 
demi-siècle plus tard, par un sentiment de recon- 
naissance, j'ai mis à Waldenbourg la scène d’un de 
mes livres (Gustave). Telle était* dans mon âme la 
lumineuse persistance d’un bonheur qui avait été celui 
d’un garçonnet de moins de deux ans et demi. 




A WALDEN BOURG 


81 


LA CASCADE 

L e lendemain jie notre arrivée, si ma mémoire 
ne me trompe pas, en tous cas un des pre- 
miers jours qui suivirent, le matin, Salomeli 
me conduisit dans la forêt, derrière la petite ville, 
jusqu’à une sorte de retraite sylvestre, mystérieuse, 
crépusculaire, mais pas autrement obscure. Ce n’était 
point une gorge : il y avait comme une salle confor- 
table et spacieuse ; ce n’était point une grotte : il n’y 
avait pas de voûte ni de rochers dentelés. C’était une 
chose à ne comparer qu’à elle-même et que je ne 
saurais ranger sous aucune dénomination usuelle. 
Ceux de Waldenbourg l’appellent le « petit moutier» 
(et non la petite fenêtre comme je l’ai écrit par erreur 
dans Gustave ). Voici comment se présentait ce petit 
^oioutier, mon petit moutier : à droite et à gauche, 
des pentes très raides ; dans le fond, une imposante 
paroi de rochers, verticale et lisse, qui$e dresse comme 
un çnur. Du haut de cette paroi, une modeste bonne 

MES PREMIERS SOUVENIRS 



82 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


femme de cascade tombe tout droit en murmurant 
dans un bassin naturel sans profondeur. Bien au- 
dessus de cette cascade croît une forêt baignée 
d’une lumière qui vient d’au delà, d’un foyer qui 
n’est point visible. Le rez-de-chaussée en deçà de la 
cascade, je veux dire la salle qui précède le bassin, 
était couvert alors de curieuses plantes à feuilles 
plates qui lui faisaient comme un tapis. Quelques 
arbres s’y dressaient, espacés, dont les couronnes, 
sans être très fournies, suffisaient à former une toiture 
commune. Des ruisselets, des sentiers, s’y croisaient. 

Il faut croire que Jœri, le riche hôtelier du Lion, 
dont le petit jardin d’agrément confinait avec la partie 
supérieure du moutier, y avait mis un peu d’ordre. 

A l’heure qu’il est, ce moutier est redevenu sauvage; 
les chemins sont effacés, envahis par les herbes des 
marais ; c’est ainsi, du moins, que je l’ai trouvé, il y 
a trois ans. 

C’est là qu’il m’a été donné de jouir, en compa- 
gnie de Salomeli, d’une félicité comme éternelle et 
sans limite, des heures et des heures, dans une u 
absolue liberté. Je pouvais entreprendre, dans la 
cjirection qu’il me plaisait, des voyages d'exploration, 
soit sur la rive du bassin, sous la cascade, soit sur le 



A WÀLDENBOURG 


83 


tapis de feuilles, au milieu de toutes ces plantes, 
soit encore le long de ces petits rus. Je pouvais 
ramasser des pierres, arracher des ^feuilles — bref 
c’était comme une richesse inépuisable de choses 
bonnes. Salomeli ne suivait pas anxieusement chacun 
de mes pas : elle était assise à l’écart à son poste 
d’observation au bas de l’une des pentes boisées, et 
s’occupait à quelque travail, comme si elle ne me 
voyait pas. La cascade murmurait doucement sa 
calme chanson ; hors d’elle, on n’entendait rien. 
J’étais si bien, que je n’eusse su que désirer de plus. 
J’aurais voulu demeurer là toujours. C’est ce lieu que 
mon cœur élut pour son paysage natal, pour son site 
de prédilection. Nul autre coin de terre ne m’a jamais 
conquis si intimement que le "petit moutier, sous la 
garde de Salomeli. 

Tout a* une fin. « Il nous faut partir, dit mon 
guide, si nous voulons, sans courir, arriver à la 
maison pour l’heure du dîner. » Il fallut dire adieu 
au Mynsterli. Pour rentrer, Salomeli fit un petit 
^tobr en prenant, sur la pente abrupte, de si redou- 
table apparence, qui monte vers le jardin de Jœri, un 
petit sentier qui n’existe plus de nos jours. Plus loin,* 
dépassant la petite porte du jardin, elLe s’engagea 



8 4 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


dans des broussailles fort épaisses, mais toutes 
baignées de rayons, véritable fourrré où les rameaux 
nous refusaient presque le passage, tandis qu’en haut 
on apercevait le ciel bleu. Ma description du« Fens- 
terli » dans Gustave atteste le bonheur que me fut 
ce retour de la lumière, cette transformation de la 
scène. Il y eut un deuxième changement à vue, 
auquel je ne m’attendais point : Nous passâmes 
comme par enchantement de la pénombre des taillis 
dans le grand jour rayonnant, dans un vaste monde 
dont je n’avais point l’idée, dans une prairie verte 
qui dominait de haut une vallée. Ce que m’a fait 
ressentir cette double transformation de la scène — 
passage de l’ombre du moutier aux taillis pénétrés de 
lumière, puis de cette pénombre au libre soleil de la 
prairie — je dirai volontiers que ce fut un bonheur 
d’ordre théâtral. Mais il était d’une plus noble 
essence ; c’était un bonheur qui ne trompait point, 
qui ne pouvait s’évanouir, mais qui luit au contraire 
ineffaçablement dans mon cœur, parce qu’il s’est 
allumé à la flamme véritable du soleil et du joùr.vA-^ 
l’endroit où le sentier, traversant la prairie, plonge 
vers la grand’route qui serpente dans la direction de 
Langenbrugg et l’atteint à l’un de ses coudes, je voulus 




A WALDENBOURG 


85 


demeurer au bord de la route, car cet endroit me plut 
extraordinairement. J’eus de la peine à supporter 
l’idée qu’il fallait descendre de cette délicieuse 
route des hauteurs dans le fond de la vallée. Je dus 
m’arracher à ma contemplation. Mais, voici, lecteur, 
de quoi vous étonner encore ; écoutez et vous appré- 
cierez Waldenbourg à sa juste valeur. Je pensais 
être éloigné de chez nous de plus d’une heure de 
marche. Or, en moins de rien, nous fûmes à la 
maison, qui est au milieu de la bourgade. Quel 
autre endroit que Waldenbourg vous pourrait ména- 
ger une aussi délectable surprise. 


‘*6 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


LE BONHEUR DANS UNE COUR 

A u milieu de la maison, ou, pour mieux dire, 
derrière, entre le logis d’une part, les han- 
gars et les poulaillers déserts de l’autre, il 
y avait une courette tranquille, solitaire, comme 
retranchée du monde, et, au milieu de cette cour, il 
yen avait une seconde, plus petite, plus solitaire et 
plus tranquille encore. On ne pouvait y entendre, y 
percevoir rien du monde extérieur ; on ne pouvait y 
voir que des cloisons délabrées, de petits escaliers, 
des portes, de petits pavillons et autre chose du même 
genre, au-dessus de quoi bleuissait un coin, de ciel. 
Une odeur de bois pourri vous surprenait en y entrant. 
Cette seconde petite cour, de format réduit, l’original 
des^ nombreuses cours que «j’ai décrites dans mes 
œuvres, *et en particulier dans Gustave , devint, tous 
les jours, à (toute heure, mon séjour préféré. C’est à 
elle, plus qu’à toute autre chose, que je dois cette 
félicité dont* s’éclaira le temps inoubliable que j’ai 



A WALDENBOURG 


*7 


passé à Waldenbourg. On me remit une petite hache 
émoussée, une masse de clous, puis on me laissa seul 
avec la permission de donner de ma hache, tant que 
le cœur me dirait, dans les degrés de bois d’un petit 
escalier et de planter des clous où je voudrais. Toutes 
choses, à l’entour, étaient à ce point malades que je 
ne pouvais endommager rien. Pourquoi trouvais-je 
à planter des clous une satisfaction si profonde que 
je voulus chaque jour, insatiablement, m’adonner à 
ce travail, alors que tous les jeux avaient vite fait de 
m’ennuyer et que je demandais sans cesse, quand je 
jouais, du changement, de la compagnie, quelqu’un 
pour me diriger. La raison en est que je travaillais 
avec effort pour atteindre un certain but et que j’ac- 
complissais quelque chose de visible et de tangible. 
Je pouvais, le lendemain, jeter les yeux sur ce que 
j’avais menuisé la veille, sur cette œuvre qu’il 
m’était loisible de continuer. Je goûtais maintenant, 
au lieu du bonheur de jouer, trompeur, inconstant, 
que seul j’avais connu jusqu’alors, un bonheur plus 
jréel, plus sérieux, le bonheur de l’ouvrier. De plus, 
comme je ne plantais pas mes clous sous la direction 
d’autrui, mais à ma libre fantaisie, c’était en même 
temps le bonheur de créer. Voilà pourquoi ce travail 




88 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


pénible me causait une aussi durable satisfaction* Je 
le remarque en passant : mon expérience personnelle 
m’a appris à ne croire que bien peu au fameux 
bonheur de jouer chez les enfants. L’enfant, quand 
il joue, se rend parfaitement compte qu’un abîme 
béant séparera réalité des rêves de son imagination. 
J’eus tôt fait d’apprendre que les soldats de plomb, 
les petits moutons, les petits chevaux de terre cuite, 
quand je les avais disposés à ma guise, devaient 
réintégrer leur boîte, comme je connus qu’ils nous 
regardent bêtement, sans dire un mot, en dépit du 
beau rêve de vie qu’on leur prête. Le jeu commence 
toujours bien, c’est la suite qui ennuie, car elle ne 
sait que répondre à notre attente. C'est la raison pour 
laquelle il faut, quand on joue, changer perpétuelle- 
ment pour entreprendre toujours à nouveau. Le jeu 
repose sur l’illusion : c’est pour cela qu’il finit par la 
désillusion. Mais planter des clous, ça, par exemple, 
c’est bien différent I On fait quelque chose qui dure, 
qui survit ; on laisse derrière soi des oeuvres qui 
demeurent. • , 

Si le nombre des mots devait être en proportion de 
l’importance de ce qu’on décrit, je devrais consacrer 
bien des pages à la petite cour où je trouvai, le 





A WALDENBOURG 


bonheur. Comme il n'en va point ainsi, comme le 
bonheur est précisément ce qui ne se raconte pas, je 
prends ici congé de ma chère petite courette de 
Waldenbourg. 


9 ° 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


LA PAIX BÉNIE DU SOIR 

A la tombée de la nuit, tante Tschopp com- 
mençait à filer, dans la petite pièce du bas 
qui faisait face au magasin. Toutes celles 
de Langenbrugg filaient, ma grand’mère aussi, et mon 
arrière-grand’mère. L’une d’elles — je ne sais plus 
qui — avait même la réputation d’une fileuse remar- 
quable. Mon observation personnelle fut, par contre, 
pour me convaincre que le mot filer signifie propre- 
ment que le fil casse ou qu’il y a dans le rouet 
quelque chose qui ne joue pas. Quand il faisait tout à 
fait nuit, on montait dans la chambre à coucher, où 
l’on allumait une chandelle. C’est là que «sœurette » 
m’enseignait l’art de plier des cartes à jouer en deux, 
de les poser les unes, derrière les autres, comme une 
rangée de capucins, et de faire tout dégringoler .en^ 
soufflant dessus. Quant à Salomeli, elle découpait 
dans du papier les plus merveilleuses figures qui se 
puissent imaginer, des corbeilles de fleurs, .des 



A WALDENBOURG 


9 1 


oiseaux, des hommes. Je l'avais vu faire cent fois à 
grand’maman, mais Salomeli s’y entendait mieux 
encore. Ensuite on me donnait un grand livre 
d’images. On y voyait, entre autres choses, un 
serpent monstrueux qui se laissait pendre du haut 
d’un arbre et un sauvage tout nu qui ouvrait avec un 
couteau le ventre du serpent. Les images ne stimu- 
laient pas encore mon imagination au point d’être le 
thème de ses jeux indépendants. Leur étrangeté, sans 
rien de plus, me suffisait. Par exemple, j’exigeais 
l’explication de ce qu’elles contenaient I C’est tout au 
plus si de vagues, de nébuleuses ondes sentimen- 
tales, ou, si l’on veut, des velléités d’idées se perdaient 
au delà des gravures dans la nuit mal éclairée de la 
chambre, produites par le pressentiment que, quelque 
part, -dans le lointain, en dehors de ce qu’on tenait 
pour vr^ti à Waldenbourg, il pourrait y avoir un 
autre monde qui ne fût pas moins réel. 

Jamais, au cours de ces soirées, il ne me fut fait 
une observation, il ne me fut dit un mot d’avertisse- 
ment, une parole pédagogique. A plus forte raison ne 
peut-on parler de gronderie. Salonieli et sœurette 
m’étaient, je le sentais, comme des anges gardiens. 

«Ecoutez lâ cloche de l’angelus », Elle avait un 



92 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


autre son que l’angelus de grand’mère à Liestal. 
Quel ? Je l’ai malheureusement oublié, mais je don- 
nèrais bien quelque chose pour le savoir. 

Pourquoi est-ce que j’entre en racontant ces choses 
dans un si grand détail ? On s’écriera peut-être sans 
le vouloir : « ce ne sont que des riens, des banalités 
de tous les jours. » Je suis d’un autre avis. Le 
bonheur, ce n’esl pas rien et ce n’est pas non plus 
une chose si quotidienne. 




A WALDENBOURG 


9 3 


UNE RÉJOUISSANTE PETITE VILLE 

L e premier jour déjà, Salomeli me conduisit, 
comme la nuit tombait, à travers la petite 
cour, entre des poulaillers à l’abandon et des 
toits à porcs qui sentaient puissamment, et m’en fit 
sortir par une porte obscure. Dehors, on se trouvait 
sans transition dans une ruelle pleine de tas de* 
fumier, de poules et de vieilles bonnes femmes qui 
nous saluaient comme d’anciennes connaissances. En 
remontant cette ruelle nous atteignîmes tout de suite 
une grande porte qui se distinguait avantageusement 
de celtes que j’avais pu voir jusqu’alors : la Porte- 
d’en-haut, à Liestal et la porte Saint-Alban, à Bâle. 
La tour ne fermait pas le chemin ; elle était un peu à 
l’écart et regardait les passants, bien tranquille, les 
mains dans ses poches. Sur-le-champ je déclarai mon 
amitié à cette tour amusante. Sans franchir la porte, 
nous prenons à gauche, descendons bravement, sans 
incident aucun, quelques degrés de pierre — de ces 




94 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


degrés que j’aimais tant — obliquons uile seconde 
fois à gauche et, sans l’avoir prévu le moins du 
monde, nous nous retrouvons au beau milieu de la 
ville, à la porte de notre maison. Nous avions fait 
notre ronde, comme autour d’une maison unique. 
A elle seule, cette première promenade m’avait acquis 
à Waldenbourg, Je revis pendant la nuit, dans un 
rêve charmant, la réjouissante petite ville dont la 
porte est comme un poste d’observation à côté de la 
rue, où l’on descend un escalier pour passer d’une 
ruelle à la voie principale, où, partant en promenade 
"par une porte de derrière, on se retrouve au bout 
d’un instant devant la grande porte de la maison. 

En somme, la petite ville semblait avoir été cons- 
truite exactement à la mesure de mon corps. Pour un 
peu, on en eût touché les deux extrémités avec ses 
coudes. A peine y était-on entré par un bout qu’on 
en ressortait par l’autre. Quel soulagement, au sortir 
de l’incommensurable Liestal ! Quant à Bâlè et à ses 
entassements de pierres illimités, mieux vaut n’en 
point parler du tout. Sans compter que tout le monde 
vous connaît à Waldenbourg et vous fait, quand vous 
passez, des signes amicaux. 


A WALDENBOURG 


9 5 


A peu de jours de là, je fis connaissance de ce que 
Waldenbourg possède de plus splendide. 

Du milieu de la ville, en prenant à l’angle de la 
maison, on arrivait dans le bas, non loin de l’église, 
au bord d’un ruisseau où nageaient, ramaient, se 
dandinaient... des canards. Les canards, il faut le 
savoir, sont des oiseaux merveilleux, dont le cou 
paré de reflets métalliques brille des plus vives 
couleurs. Ils sont à eux seuls tout un monde de la 
couleur. Le plus étonnant, le plus incroyable, c’est 
que ces couleurs changent à tout moment. 

Dans l’une de mes oeuvres, j’ai décrit les canard! 
de Waldenbourg et toute la petite ville avec tant de 
conviction et de détails que je n’entends point recom- 
mencer ici. Tout ce qu’aujourd’hui j’en pourrais 
rapporter rie serait qu’un extrait affadi et médiocre. 
Il y a de« choses qui ne se peuvent dire qu’une seule 
fois en épuisant le sujet. 

Après la visite aux canards, si l’on continuait sa 
promenade en remontant le cours du ruisseau, on 
atteignait aü bord de l’eau, dans l’ombre des flancs 
boisés de la montagne, un fouillis de baraques, de 
poulaillers, de petités cours et de petits jardins. Les 
grandes personnes n’y sont guère à la fête. Elles 



gô MES PREMIERS SOUVENIRS 

craignent pour leurs souliers et pour leur odorat. Au 
contraire, l’enfant qpi, dans un tel endroit, se lance 
à la découverte, s’y sent aussi heureux qu’une levrette 
bien élevée en présence d’une boîte à ordures. 11 y 
fait un peu crotté, mais il y a tant d’avantages qui 
compensent ! 

Hors de ville, il y avait aussi de belles choses. Dans 
le bas, du côté de la gare actuelle, sur l’autre rive du 
ruisseau, s’élevait la préfecture, la maison que tante 
Tschopp avait habitée avec son mari, — quand vivait 
préfet du district — la maison où ma mère était 
venue si souvent pendant les vacances du temps 
qu’elle allait* à l’école. C’était la seule maison de 
Waldenbourg qui eût quelque peu l’air d’une maison 
de maître. Une avenue, comme on en voit dans les 
parcs, la recommandait, qui, pour n’êtrfe pas de si 
fière apparence, ni si longue que celle de ma 
marraine, Madame Rosenmund, à Liestal (avenue 
que j’admirais tant) n’en était pas moins une belle 
allée d’arbres qui distinguait la préfecture des 
habitations campagnardes et lui conférait une phy- 
sionomie seigneuriale. Dans le haut, sur la route de 
Langenbrugg, à côté du « moulin à papier», la 
famille Thommen, propriétaire d’un magasin, de 



A WALDENBOURG 


97 


drap dans la ville, possédait au milieu d'un jardin 
une curieuse petite maison peinte qui avait un air 
mystérieux. Toutes sortes de joyeuses fantaisies y 
étaient réalisées. Je ne m’en rappelle plus les détails, 
mais j’en ai conservé le souvenir global d’une maison- 
nette de couleur vive avec son jardinet, le tout 
brillant et décoratif. 

Plus une ville est petite, plus les habitants en sont 
casaniers. Salomeli ne m’entraînait pas à de loin- 
taines promenades, comme tante-marraine l’avait fait 
dans le temps à Bâle. Elle me laissait tranquillement 
avec ma hache à mes paisibles travaux dans la petite 
cour. Et cela aussi contribuait à mon parfait bien- 
être. 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


9 8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


UNE COUSINE QUI AIME LE BRUIT 

S alomeli me demanda si je voulais raccompa- 
gner chez cousine Trois-Etoiles (j’ai oublié 
son nom). Nous prîmes un passage qui res- 
semblait à un pont, derrière la maison, en passant 
par les écuries. De loin déjà, j’entendais un vacarme 
étrange, ininterrompu : poumps-ritche-retckè , à vous 
casser les oreilles. A chaque pas, l’effrayant cliquetis 
devenait plus fort. Mais Salomeli me rassura : ce 
n’est pas de colère que la cousine faisait tant de bruit. 
« C’est une bonne femme, m’enseigna-t-elle, et bien 
paisible ; sois tranquille et tu verras. » Et elle sut me 
persuader d’entrer dans cet enfer qui me faisait trem- 
bler. Un joujou d’une dimension prodigieuse, em- 
plissant presque la chambre, y faisait rage des bras 
et des jambes, comme pris de folie, s’élevant et 
s^abaissant toujours, sans répit. Des fils, des bobines 
dansaient dans ce tourbillon, où allait et venait avec 
la rapidité de l’éclair quelque chose de vivant, que 




A WALDENBOURG 


99 


l'œil ne pouvait saisir. Tout autour, les parois 
grondaient, le sol trépidait. Ce mouvement infernal, 
ce tonnerre vous donnaient le vertige. Heureuse- 
ment quç Salomeli me tenaît fermement par la main. 

Derrière l’engin, la tête d’une femme se pencha 
pour voir, et à l’instant, le bruit cessa, le grand 
joujou trépigneur fut immobile. Alors, sous les traits 
d’une femme comme toutes les autres, pacifique tout 
à fait, la cousine vint gentiment à nous, me dit 
bonjour et m’expliqua que c’était elle qui, par le 
moyen de cette machine, produisait tout ce bruit et 
qu’elle pouvait, si souvent qu’il lui plaisait, déchaîner 
ou calmer cet objet d’épouvante. Elle m’en donna 
des preuves réitérées. Je n’eus pas plutôt compris, 
que je fus enchanté de cette joyeuse cousine qui' 
trouvait son plaisir à faire tant de tapage. Le brave 
joujou cliquetant ne pouvait assez se faire entendre. 
Plus il tournait et plus j'étais heureux. Je me tenais 
là, sans bouger, croyant rêver, prêtant l’oreille avec 
délices à ce fracas. C’est à regret que je quittai la 
chambre merveilleuse et sonore, avec la permission, 
d'ailleurs, d J y revenir aussi souvent qu’il me plairait. 
Au retour, Salomeli me donna des éclaircissements 
sur ce que nous venions de vivre. « La cousine file, 


00 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


m’expliqua-t-elle, mais elle file d’une façon parti- 
culière qu'on appelle Bosamenten. » Si Salomeli, 
comme tout le monde, prononçait Bosamenten au 
lieu de passementerie, Comment aurais-je pu, moi, 
retenir ce mot difficile ? — il ne pouvait être question 
de le comprendre. Je confondis les deux syllabes Bosa 
avec Base, qui est autant que cousine, et, pour dési- 
gner ce bruit où la cousine se plaisait si fort, je crus 
qu’il fallait dire « filer à la cousine » ( Basespinnen ) 
ou «menter ». Salomeli rit beaucoup de mon erreur. 

Quoi qu’il en fût, j’étais toujours avide de retourner 

« 

dans la chambrette assourdissante, chez la bonne 
cousine, pour l’entendre « filer » ou « menter ». 

Quelques années plus tard, quand je vis dans un 
livres de contes (le Bechsiein , illustré par Louis 
Richter) une image représentant une femme qui file 
au clair de la lune dans une forêt de sapins, cel^t ne me 
fit point penser à mes tantes, à mes cousines authenti- 
ques qui filaient pour de bon, mais bien à l’étrangère 
qui fabriquait de la passementerie à Waldenbourg, là- 
haut, plus loin que les poulaillers, et à qui son âge 
seul et sa gentillesse valaient le nom de cousine. 



A WALDENBOURG 


101 


CHEZ MONSIEUR MEYER, DANS LE CIEL 

A waldenbourg, en pleine ville, dans l’une 
des maisons qui faisaient face à la nôtre, 
vivait à cette époque un vieux garçon du 
nom de Meyer, qui passait pour un misanthrope, 
fort maussade et même à demi fou. Cela n’empêche 
pas que ce M. Meyer me témoignait une bienveillance 
particulière, conversait avec moi, m’invitant à m’as- 
seoir auprès de lui sur un banc devant sa maison. 
Cela provoqua l’étonnement général. De mon côté, 
je me plus fort en sa compagnie. Nous prîmes l’habi- 
tude de rester longtemps sur ce banc à la tombée de la 
nuit, assis l’un près de l’autre comme des camarades. 
C’est moi qui finis par vouloir le rejoindre dès que 
je le voyais apparaître devant chez lui. 

Un soir, comme une fois de plus nous nous tenions 
compagnie, il m’invita, en faisant une mine pleine 
de mystère, à le suivre à l’intérieur de sa maison. 
Tojut au fond de l’allée, il prit à gauche et nous nous 



102 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


trouvâmes dans une pièce où Ton ne se tenait pas, 
mais qui, plutôt, avait Y air de quelque réduit où 
remiser les objets inutiles. Je n'y sus d’abord rien 
voir d’intéressant. Mais soudain, dans un ravisse- 
ment sans nom, je découvris qu’il m’avait conduit 
au ciel : des poissons d’or faisaient mille tours dans 
l’eau d’un bocal, ou plutôt, si j’en crois ce que 
représentent mes souvenirs, en un petit bassin creusé 
dans le sol. De la bouche de grand’mère, quand elle 
disait avec nous la prière du soir, j’avais appris une 

foule de choses sur le ciel. Où il était ? ça, je l’avoue, 

* 

je n’avais pas pu me le représenter très bien, mais je 
le savais, maintenant : il était à Waldenbourg, chez 
Monsieur Meyer, dans un réduit sur le derrière de la 
maison. Il n’y eut pas moyen de me convaincre qu’il 
n’en était rien. J’avais vu les poissons d’or de mes 
propres yeux, clairement et distinctement. 

C’était beaucoup, ce n’était pas tout. Il me montra 
encore -quelque chose de céleste derrière sa maison, 
tout à côté du ruisseau aux canards, où sont les 
jardinets, les poulaillers et les monceaux d’ordures 
des gens de Waldenbourg : c’étaient des lapins avec 
un cou bleu, une queue et des oreilles rougès, des 
poules aux pattes blanches et vertes, et je crois bien 



A WALDENBOUBG 


103 


même des petits cochons de toutes les couleurs. Cela 
aussi, je soutenais l'avoir vu de mes propres yeux, et, 
tant que je fus enfant, je n’en voulus point démordre. 
Plus tard, je dus reconnaître qu’il était impossible 
que j’eusse vu dans la réalité des choses aussi extraor- 
dinaires. Je reléguai en conséquence cette histoire dans 
lé domaine des songes. L’affaire en était là quand, ily 
a quelques années, « sœurette » m’apprit que ma 
mémoire avait malgré tout raison. En effet, Monsieur 
Meyer, parmi d'autres lubies, donnait également 
dans celle de peinturlurer ses poules et ses lapins. 

Telles sorft les choses divines qui s’offraient à vous 
dans le Waldenbourg de Salomeli. Mais reconnaissez 
ici la méchanceté des hommes. On a voulu me 
persuader que Salomeli était laide. De tels mensonges 
vous révoltent, d’autant plus que c’est Jpure niaiserie. 
Les grandes personnes se croient toujours si fines ! 
Pourtant elles ne savent même pas que les Salomeli, 
les tante-marraine, les grand’mère 'et les arrière- 
grand’mère sont les plus belles de toutes les femmes. 




DANS LA MAISON NEUVE 


PAPA BATIT UNE MAISONNETTE 

A la longue, mon père en vint à ne plus 
s’accorder avec parrain, l’un des deux pro- 
priétaires de la maison que nous habitions. 
Il voulut quitter la brasserie. D’ailleurs, il y avait 
longtemps qu’il désirait posséder une maisonnette, 
fût-ce de toutes la plus modeste. Mais où prendre 
l’argent à cet effet ? Il ne disposait que de son maigre 
traitement de fonctionnaire. Parrain et grand-père 
étaient, en comparaison, des gens riches. En unis- 
sant de part et d’autre toutes les bonnes volontés, on 
finit par trouver le moyen de surmonter l’obstacle. 
* Parrain et le grand-père nous enlevèrent d’abord le 
souci du terrain : ils nous cédaient pour une somme 
fort mince une parcelle de leur prairie de l’autre côté 



I06 MES PREMIERS SOUVENIRS 

. ■■ - ■ , -î. . . 

de la route. Quant au petit capital qu’il fallait pour 
construire, il l’obtint à des conditions très douces de 
quelques messieurs de Bâle qui avaient déjà secouru 
l'orphelin d’autrefois. Mon père, en prenant part à la 
bataille contre les Bâlois, n’avait pas perdu complè- 
tement leur faveur. Ajoutez à cela qu’un jeune 
architecte de Bâle, au début de sa carrière, dressa 
gratuitement le plan de la maison. 11 va de soi qu’il 
la fallait concevoir de la façon la plus simple qui se 
pourrait. Quatre murs en pierre, un toit, et, là-dedans, 
quelques chambres, trois au rez-de-chaussée et trois à 
l’étage ; tel était le problème. Une maisonnette 
comme un joujou, mais qui serait, — et c’était la 
grande affaire — dégagée de tous les côtés. 

Les travaux commencèrent dans le courant de l’été 
1846 : on n’avait attendu que l’autorisation officielle. 
Cela me . parut un événement de la plus haute 
importance et l’impression que j’en conservai fut 
profonde et durable. Chaque fois que dans mes 
œuvres j’eus à parler d’une maison qu’on bâtit, ce 
souvenir me fournit tous les traits de ma description. 
Ce me fut une fête de voir ouvrir le sol et creuser 
dans la prairie, au delà du chemin, de grandes fosses 
qui devaient être les caves. Une ombre au tableau : 




DANS LA MAISON NEUVE 


107 


il ne m’était pas permis de m’approcher de ces 
abîmes, malgré le parapet qui courait tout autour. 
Avec la plus grande prudence, et par exception seu- 
lement, mon père me conduisait au chantier : encore 
ne nous approchions-nous pas jusqu’à toucher le 
parapet. Du jour où les murs sortirent de terre, les 
travaux me parurent n’avancer plus qu’avec une 
excessive lenteur. L’hiver, en les interrompant, causa 
mon impatience, puis mon indifférence, et l’oubli 
total pour finir. Mais un matin de printemps, j’eus la 
vision ravissante d’une porte rouge feu. Papa tempéra 
ma joie. « Ce n’est là, m’expliqua-t-il, qu’une pre- 
mière couche : la porte deviendra verte. » O désillu- 
sion 1 Vraiment, cela me dépassait ! Pouvait-il y 
avoir au monde quelqu’un pour désirer peindre en 
vert ce qu’il était loisible de posséder rouge ? Il en 
fut de même du sapin tout frémissant de banderolles 
multicolores qui parut un jour sur le faîte : ce ne 
fut qu’un mirage ; il n’y demeura point. En manière 
de réparation, je l’ai planté par la suite sur le palais 
triomphal de Zeus. Par bonheur, l’ornement capital 
de la maisonnette tint mieux parole. Il consistait en 
un anneau peint sur la façade au-dessous du faîte, un 
anneau d’une rondeur à laquelle j’étais d’autant plus 



MES PREMIERS SOUVENIRS 


108 


sensible que mes cercles à* moi ressemblaient volcrn- 
tiers à des raves, voire à des pommes de terre. Au 
centre de cet anneau merveilleux, symbole de toute 
perfection, souriait une fleur. Je m’épris littéralement 
de cette décoration. J’étais fier de pouvoir dire nôtre, 
une habitation dont la façade s'ennoblissait de cet 
impeccable, de cet incomparable rond. On peut voir 
encore la fleur et son anneau. Au fait, y avait-t-il 
réellement une fleur ? N’était-ce point quelque autre 
chose ? Je ne le saurais dire, l’expérience ne m’a 
rien appris à ce sujet, bien que l’année dernière 
encore, je me sois arrêté là devant. Il m’est plus facile 
de dire comment l’imagination d’un enfant, jadis, 
dans son ravissement, a transformé cet ornement que 
de le décrire tel que mes yeux désabusés (à supposer 
que vraiment ils le soient) naguère, l’ont pu voir. 

Le toit était posé et le gros œuvre presque achevé, 
quand mon père dut laisser tout en plan et partir : 
le gouvernement faisait de lui son deuxième député à 
la Diète fédérale, à Berne. A Tarnère-automne, 
pendant son absence, eut lieu l’installation dans la 
maisonnette, bien éloignée encore, quant à l’intérieur, 
d'être vraiment prête à nous recevoir. Cela ne se fit 
pas d'un coup, mais au contraire, à la longue. Un 



DANS LA MAISON NEUVE IO9 

jour, on faisait traverser la rue à quelque meuble, et 
le lendemain à quelque autre, selon le temps que 
Ton avait et ce qui vous tombait sous la main. Il 
arriva qu'à force de remuer de vieilles choses et de 
les empaqueter soi-même, on mita jour un gilet d’un 
rouge magnifique, orné de boutons qui brillaient 
comme de l’or. C’était une pièce de quelque travestis- 
sement de carnaval. Je voulus m’en parer sans délai 
et faire le fier, ainsi transfiguré, Maman me fit une 
fois de plus espérer l’avenir : « Pas à présent, dit-elle, 
ce sera pour le Mardi gras ». Il va sans dire que 
grand’mère et Tonton avec elle s’aidèrent au démé- 
nagement. Je me rappelle encore très distinctement 
qu’un jour grand’mère, sortant de la maison neuve, 
fit entendre la plainte suivante devant la grange de 

la brasserie : «En quel horrible temps nous vivons l 

¥ 

Ce qui arrive est épouvantable 1 » Ce qu’elle enten- 
dait, il est évident que je ne pus le saisir. Sans aucun 
.doute, elle voulait parler de la guerre du Sonderbund 
et des armements auxquels la Suisse se vit obligée à 
cette époque. 

Le déménagement s’acheva par mon propre trans- 
port. Je passai au crépuscule, de chez ma grand’mère 
oû j’étais demeuré jusqu’alors, dans le nouveau 



no 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


bâtiment. Pour me familiariser avec la chambre 
étrangère, encore bien nue, et me faire goûter le 
changement, on me donna un morceau de papier et 
un crayon. J'appliquai le papier sur le rebord de la 
fenêtre et je me mis à dessiner à genoux. C'est là, en 
cette première heure que je vivais dans la maison 
neuve, que j'exécutai ma première composition artis- 
tique. Jusqu'alors je n’avais dessiné à la fois qu'un 
seul objet, arbre ou oiseau. J’eus à cet instant une 
idée lumineuse et dont moi-même je m’étonnai fort: 
Placer l'arbre et l’oiseau sur le même sol et les 
réunir, ce faisant, par la trame d'une histoire. A 
droite, sur une colline, se dressait un arbre ; au centre, 
s'entr 'ouvrait un abîme ; à gauche, un oiseau regar- 
dait par-dessus l’abîme du côté de l'arbre qui 
regardait du côté de l’oiseau. Quand j’eus achevé cela, 
je fus dominé par un sentiment de fierté .aussi vif 
que si j'avais découvert une chose de la première 
importance. Important, ce l’était en effet. C'était plus 
même qu'une invention : une conquête! En unissant 
de la sorte plusieurs objets pour en former une seule 
image, je passais du néant au premier degré de l'art, 
le plus bas et le plus ridicule, certes, mais tout de 
même le premier degré de l'art. 




DANS LA MAISON NEUVE 


III 


La nuit qui suivit, j'eus un rêve qui agit sur mon 
esprit non moins que l’événement le plus important 
et le plus singulier. Je me voyais, moi-même, dans 
ce rêve, à travers les barreaux de fer, séparé du monde 
comme on l’est dans une forteresse. La maison était- 
elle en ce temps close hermétiquement par une grille 
de fer, je ne le sais plus trop, mais je n’ai plus oublié 
le rêve qui me le montra ni l’impression profonde 
que j’en ressentis. 



J 12 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


CHANSONS 

L es jours qui suivirent l’installation, nous eûmes 
la visite de nombreuses dames. Elles venaient 
voir la nouvelle demeure. Parmi elles se 
trouvait Madame Rosenmund, la meilleure amie 
decole de maman, qu’on m’avait donnée pour 
marraine. Quand nous habitions en face, à la bras- 
serie, elle avait déjà l’habitude de tenir compagnie à 
ma mère presque tous les soirs. Il m’était loisible de 
me joindre aux hôtes, à qui l’on montrait tous les 
recoins de la maison. Les exclamations admiratives 
éveillèrent mon attention et je me mis à remarquer 
toutes choses plus distinctement que je ne l’avais 
encore fait. La petite maison se montrait tout entière 
éclatante, nette, pimpante dans sa fraîcheur. La 
lumière y entrait de toutes parts. Il n’y avait pas un 
angle obscur. Il faut avouer que le rez-de-chaussée 
Avait l’air un peu vide. On avait mis à l’étage, qu’on 



DANS LA MAISON NEUVE 


Il3 

espérait louer, la plupart des meubles et les plus 
beaux. 

Chaque fois qu’une visiteuse prenait congé, je 
descendais jusqu’à la porte d’entrée, sur les bras de 
ma mère, et, en manière d’adieu, il me fallait chanter 
deux petites chansons qu’elle m’avait récemment 
apprises. L’une vantait le plaisir de voyager en 
chemin de fer, l’autre les délices de la polka. Mes 
auditeurs m'étaient fort reconnaissants de ces produc- 
tions vocales et ne se faisaient pas faute de me 
témoigner leur satisfaction. Je devais le plus clair de 
mon succès à une petite erreur que je ne manquais 
jamais de commettre dans la chansonnette de la 
polka. Elle contenait ce vers : « Hüpft das Herz nicht 
froher dir ? » c’est à dire : « Ton cœur ne bondit-il 
pas plus joyeusement ? en place de quoi je chantais : 
« Hüpft das Herz nicht vor der Thür », ce qui vaut 
autant que : « Le cœur ne bondit-il pas devant la 
porte ? » Cette confusion me réjouit encore. J’en 
conclus que, dans ma prime enfance, j’ai repoussé 
déjà les façons de parler impropres et toute la ferblan- 
terie poétique. 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


8 




11 4 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


DANS LES COMBLES 

P ar curiosité, j’avais accompagné Agathe dans 
les combles. Elle m'y laissa, je ne sais plus 
pour quelle raison, et j’y demeurai seul. 
Cela ne me soucia pas autrement : il y avait long- 
temps que je n’avais plus peur d’être seul. Mais, 
insensiblement ce grenier s’obscurcit ; J 1 se remplit 
d’ombre et bientôt de ténèbres où les objets, l’uA 
après l’autre, furent engloutis. Alors une sensation 
gravent singulière me fit frissonner. Ce n’était point 

je ne sais quelle peur des fantômes, — des fantômes 1 
* 

je n’en avais jamais entendu dire un mot, — c’était, 
en quelque sorte, l’intuition de la vérité, j’entends 
le pressentiment que derrière le jour lumineux et ses 
mille petites histoires, il y a un autre monde réel, 
plus grand, plus puissant, plus méchant que l'aimable 
univers de ma grand’maman. J’eus peur alors et je 
fixai, sans faire le, moindre mouvement, ées ténèbres 
qui, soutenant mon regard, me considéraient hilsti- 



DANS LA MAISON NEUVE 


1 1 5 


lement, avec des yeux énigmatiques. Quelque chose 
% allait en sortir, me semblait-il, qui viendrait de très 
loin, quelque chose de considérable et de méchant. 
Je ne suis point disposé, je ne suis point autorisé à 
repenser dédaigneusement à ces instants passés dans 
les combles pour cette seule raison que j’étais ajors 
un petit être infime et sans pensée. La pensée n’est 
point le seul chemin qui conduise à la vérité ; je suis 
même tenté de dire qu'elle est le chemin de l’erreur. 
Bref, j’ai regardé alors un instant le visage de la 
méduse. 

On vint me tirer de mon grenier. A la lumière 
des chandelles, dans la chambre familière, que ren- 
dait plus chaude et plus douce la présence de maman, 
j’eus tôt fait de redevenir un petit garçon joyeux et 
turbulent. 




MES PREMIERS SOUVENIRS 


Il6 


LES DÉTENUS AMUSANTS 

P ar une soirée fort sombre, la voiture de poste» 
au lieu de filer tout droit comme d’habitude, 
dans un grand vacarme, s’arrêta devant la 
maison. Les chevaux ne finissaient* pas d’agiter leurs 
sonnailles. Ce fut un cri de joie dans tou^e la maison : 
«. Papa est de retour ! » Papa ? Qu’est-ce^ donc ? Que 
nous veut-il ? Son absence avait duré si longtemps 
que, ma foi, j’en avais oublié son existence. C’était 
la première interruption de son activité parlementaire ; 

. ce fut la plus longue également. Il en profita pour 
mener à chef la construction que son départ avait 
suspendue. Nous vîmes dès lors apparaître chaque 
matin une escouade d’ouvriers, des gypsiers, des 
peintres surtout, qui étaient de nationalités diverses. 
U y avait parmi eux, entre autres, un Italien et un 
Hongrois. Tous ces gens étaient triés sur le volet fils 

«K 

nous arrivaient de* la prison. Papa commençait par 
recevoir de chacun sa parole qu’il, ne s’enfuirait pas, 



DANS LA MAISON NEUVE 1 17 


puis il leur témoignait sa confiance en les laissant 
vaquer librement à leurs occupations. Et, en effet, 
pas un ne s’échappa. Ils avaient trop de joie au cœur, 
cela se voyait, de quitter la maison de force, humide 
et sombre, d’autant plus que mon père les traitait de 
façon fort amicale et ne leur faisait point sentir qu’ils 
fussent à ses yeux autre chose que des ouvriers. Il 
arrivait même que le soir, la besogne loyalement 
faite, il demeurât une petite demi-heure en leur 
compagnie, à bavarder, tout en buvant un verre de 
vin. « Eh bien, maintenant mes enfants, vous allez 
retourner gentiment à la prison et vous reviendrez 
demain sur le coup de huit heures. » 

Ces détenus étaient des gens actifs et gais, qui 
travaillaient avec allégresse. L’un ou l’autre chantait 
même pendant le travail et si bien, ma foi, que ça 
faisait une singulière impression de les entendre. 
Nous autres enfants, avions la permission de les 
regarder faire. Et cela valait la peine, surtout pour 
ce qui est de ceux qui peignaient dans l’allée. Elle 
était grise à notre installation et j’avais déjà trouvé 
cela magnifique. Maintenant ils peignaient en vert 
.sur tout ce gris des bandes et des taches de l’effet le 
plus artistique. Ils y ajoutèrent encore des lignes 




MES PREMIERS SOUVENIRS 


Il8 


brisées blanches. D’un air grave et entendu, ils nous 

t* 

expliquèrent qu’en fin de compte cela donnerait du 
marbre. Et quel délicieux parfum rayonnait des 
parois et s’échappait des pots de couleur 1 J’en ai 
conservé une prédilection pour l’odeur de la peinture 
à l’huile. 

Avec ces braves détenus, nous autres enfants, 
nous avions conclu amitié. Chaque soir, alors qu’ils 
étaient à boire un verre avec papa, dans la chambre 
commune, on nous permettait de nous asseoir, en 
chemise, un instant encore sur leurs genoux et de 
nous faire balancer par eux. Comme de part et d’au- 
tre nous nous aimions bien, c’était pour nous le plus 
grand plaisir de la journée. 




DANS LA MAISON NEUVE 


119 


SAINT-NICOLAS 

U n soir, comme nous étions assis à l'ordinaire 
sur les genoux de nos amis internationaux, 
on entendit un tintamarre dans l'allée ; la 
porte de la chambre s’ouvrit violemment ; quelque 
chose de vivant jeta sur le plancher, rapidement, 
quelques poignées de petits objets durs. « Saint- 
Nicolas I » cria quelqu’un pour toute explication. 
« Qui était-ce ? » demanda papa d’une voix sourde, 
croyant que nous ne l’entendions pas — « Le grand 
Adolphe et Charles. » Ces mots, prononcés à mi-voix, 
ne m’échappèrent point, ce dont il n’y a pas lieu de 
s’étonner : la mezza voce de mon père n’était pas 
sans analogie avec le bruit du tonnerre dans le 
lointain. Ma finesse me permit de percer le mystère. 
L’invisible et bruyant Saint-Nicolas était, en consé- 
quence, de la famille de parrain, l’oncle des enfants, 
od je ne sais trop quoi. Par contre, je ne parvins pas 




120 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


à deviner ce qu’il venait faire chez nous, ni la raison 
d’un tel vacarme. 

Cependant maman avait recueilli les objets qüe 
Saint-Nicolas avait jetés sur le plancher. O merveille l 
6 félicité ! C’étaient de petites plaques couvertes 
d’images de là dimension d’une carte à jouer de 
format réduit, non point des images plates comme 
on en voit dans les livres, mais des figures en relief, 
corporelles, auxquelles il ne manquait que la vie. 
Ces figures, de plus, étaient peintes, de la façon la 
plus jolie, la plus délicate, avec des teintes légères 
comme un souffle d’une beauté indescriptible. Le 
bord de ces plaques était saillant, de la même 
hauteur que l’image. Tout au lçng de la ligne inté- 
rieure du cadre courait une petite guirlande formée 
par l’entrecroisement de deux lignes : une rouge, 
une verte. Oh ces guirlandes ! Elles me furent à elles 
seules comme un petit paradis. La ligne rouge 
courait dans un sens, la ligne verte dans le sens 
opposé. Elles se croisaient et se recroisaient je ne 
sais combien de fois, sans jamais &e confondre et 
s’embrouiller. Les yeux ne cessaient d’y découvrir 
quelque chose à admirer. Comme nous étions à nous 
montrer les uns aux autres, avec des soupirs de joie, 




DANS LA MAISON NEUVE 


12 1 


ces artistiques petites plaques et que nous les compa- 
rions, nous eûmes une nouvelle surprise. Autant de 
plaques autant d'images différentes : oiseaux, pois- 
sons, hommes, bouquets de fleurs., Ce fut l'une des 
heures les plus délicieuses de ma vie. 

« Eh bien I maintenant, dit une voix, vous pouvez 
en manger une, je vous le permets. » Manger ? On 
peut donc manger les œuvres d’art ? On le pouvait — 
même, elles avaient un goût exquis. Mais qu'est-ce 
donc qui a cette saveur si particulière, si exquise ? — 
« L'anis ». C’étaient des [biscuits à l'anis. Ce Saint- 
Nicolas, génie de l'anis, me fit un plaisir extra- 
ordinaire. 

Je ne cessai les jours suivants de demander, plein 
de convoitise, si l’on pouvait encore espérer la visite 
de tels esprits invisibles ’et bienfaisants. Certes, me 
fut-il répondu, nous aurons le Petit-Noël, Chalande, 
Saint-Sylvestre, les Trois-Rois, le Mardi gras et le 
Lièvre de Pâques, tout cela cet hiver encore. « Et 
plus tard, après l'hiver ? plus rien du tout. » Ces 
esprits qui se présentent à la suite, pendant l'hiver, 
jamais en d'autres temps, me donnèrent pour la pre- 
mière fois la notion, confuse encore, des différentes 




12 2 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


saisons. En attendant, j’accordais à l’hiver toutes mes 
préférences. 

Cependant, ces génies de l’hiver, d’où peuvent-ils 
bien venir ? J’avais de le savoir la plus vive déman- 
geaison. Je ne fus pas longtemps avant d’être au clair 
à ce sujet : ils habitent derrière la colline, dans la 
propriété de mon grand-père. Chacun à son tour, 
quand le temps en est venu, se glisse jusqu’à nous à 
la dérobée, pendant la nuit, entre* le versant de la 
colline et le jardin de la brasserie. 




DANS LA MAISON NEUVE 


123 


LE MYSTÈRE PATERNEL 

L es jours devenaient toujours plus courts ; les 
nuits sombres s’allongeaient. Comme on ne 
pouvait pa$ tout de même, nous, des garçons 
nous mettre au lit à cinq heures, nous jouissions des 
heures durant du plaisir pour lequel nous avions si 
souvent enviés les grandes personnes : à la lumière 
des chandelles, nous demeurions éveillés et pleins de 
vie, dans nos vêtements, comme en plein jour, alors 
que partout, dehors, c’était la nuit. Elle était singu- 
lièrement inquiétante, la nuit, quand on y pensait un 
peu longtemps, quand on regardait dans les coins 
obscurs et par les fenêtres toutes noires. Par bonheur, 
elle ne pouvait pas entrer dans la maison à travers 
l’épaisseur des murs. De plus, la porte était fermée, 
.sans parler de la lumière des bougies, dont elle a 
peur. 

Un soir, alors que les ombres étaient revenues 
depuis longtemps, et que, d’une voix toujours plus 




124 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


pressante, on nous envoyait nous coucher, mon père, 
ni plus ni moins que s’il se fût agi de la chose la plus 
ordinaire, la plus indifférente, déclara négligemment 
qu’il voulait sortir encore un instant. Il prit tranquil- 
lement son chapeau, sortit à pas mesurés de la 
chambre, traversa l’allée, ouvrit la grande porte 
enfin, et s’en fut dans la nuit. 

Cette entreprise nocturne combla mon cœur de 
terreur voluptueuse et de timide admiration. Dans 
quelle forêt peut-il bien se rendre ? Avec quelles 
sorcières, quels enchanteurs a-t-il pris rendez-vous ? 
11 les connaîtrait donc ? Et le Loup et la Chouette, 
sont-ils aussi de ses amis, puisqu’il n’en a pas peur? 
Serait-ce que les étoiles descendent du ciel pour 
causer et se promener avec lui ? Que mon père, par 
une nuit si sombre, pût se rendre ailleurs que dans 
une forêt, c’était au delà de ma compréhension. La 
nuit, c’est la forêt partout hors de la maison ; c’est 
bien simple, bien facile à comprendre. Ce qui pouvait 
se passer dans la forêt, pendant la nuit ; ce qu’il s’y 
entassait de merveilles ; ce qu’il y arrivait d’aven- 
tures, je le savais en partie par les contes de ma 
grand’mère et, pour le reste, je l’imaginais moi- 
même confusément. Je n’en revenais pas du calme 



DANS LA MAISON NEUVE 


125 


avec lequel il marchait à la rencontre de ce monde 
fantastique. Je l’avais exactement observé : pas un 
trait de son visage, pas un regard n’avait trahi la 
moindre inquiétude. De toute évidence, il n’y allait 
pas pour la première fois. Il y avait longtemps qu’il 
avait appris à vivre avec les génies de la forêt sur le 
pied de la familiarité. La description du voyage des 
enfants des dieux, dans mon Prométhée , ma été 
inspirée par le souvenir de ce soir-là. Il va sans dire 
que je n’y ai soufflé mot de la maison neuve et que 
mon père n’y prend point son chapeau pour se diriger 
vers la porte. Mais je sais bien, moi, que si, dans 
ma prime enfance, je n’avais vu mon père s’éloigner 
dans la nuit, la description du voyage des enfants des 
dieux n'existerait pas. Pour imaginer ce voyage, et 
surtout pour le décrire avec autant de développement 
et de précision que je l’ai fait, il fallait avoir dans le 
cœur un souvenir qui pût, comme le mien, en fournir 
la substance. 



I2Ô 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


SOLITUDE 

S ans que je l’eusse su prévoir, mon père était 
reparti pour Berne. Sa voix puissante ne 
résonnait plus dans la maison. Les joyeux 
forçats, dont j’aimais les chants harmonieux, avaient 
également disparu. Dans la maisonnette, c’était le 
calme, le grand calme, presque la solitude. 11 n’y 
restait que ma mère à la voix douce, l’active Agathe 
et mon petit frère inutile, mais turbulent, trop grand 
pour me servir de jouet, trop petit pour partager mes 
jeux. 

Quel contraste avec ce qui avait été ! Quelle riche 
vie nous avions menée jadis, de l’autre côté, dans la 
brasserie 1 Elle n’avait pas été toujours très réjouis- 
sante, mais c’était tout de même la vie. Il s’y passait 
sans cesse quelque chose et la maison était pleine de 
gens. Et quelles gens, au surplus : les plus délicieux 
qui fussent au monde : grand’mère, grand-père. 
Tonton, les deux garçons de parrain et parrain lui- 




DANS LA MAISON NEUVE 


127 


même, que nous comptions parmi les nôtres. Il y 
avait encore la sommelière et Françoise la cuisinière, 
et les valets, et le petit bétail, et le gros bétail dans 
les étables, sans compter les clients de l'auberge. 
Plusieurs de ces gens de Liestal avaient fini par être 
de nos amis. 

Il semblait qu’on eût soufflé sur tout cela, qu’on 
eût tranché comme avec un couteau et rejeté dans le 
passé tout ce qui avait été jusque-là notre vie. Les 
mille et mille soûvenirs, théorie interminable, qui 
remontait jusqu’à mon berceau, avaient été comme 
arrachés, sans suite possible. C’était, au fond de la 
mémoire, comme un cadavre immobile. La brasserie 
avançait l’un de ses angles de notre côté. Quelques 
parties en étaient visibles : les granges, les écuries, 
les remises, un bout de jardin et, derrière tout cela, 
le versant de la colline. L’isolement actuel en était 
plus sensible, parce qu’on rapprochait constamment 
le présent du passé. C’est ainsi que se développa en 
moi une impression dévidé qui m’eût révélé le mal du 
pays, si je n’avais pas été trop petit encore pour prendre 
.nettement conscience de ce que cela pouvait être. Je 
n’étais plus très éloigné, pourtant, d’en ressentir les 
atteintes. J'avais de temps à autre des accès légers et 




128 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


passagers de tristesse et de nostalgie, surtout quand 
ma mère, dont le cœur était demeuré à la brasserie, 
où s'étaient écoulées son enfance et sa jeunesse, me 
rendait attentif à ce qu’on pouvait surprendre de ce 
qui s’y passait. « Les entends-tu, me dit-elle un jour 
d’automne, peu de temps après notre installation, les 
entends-tu dans la grange ? C’est Tonton qui bat le 
blé. » J’écoutais de toutes mes oreilles, mi-triste, mi- 
joyeux, la cadence étrange et mécanique du fléau, et 
mon admiration mélancolique allait à cet oncle qui 
battait le blé sans qu’on le vît. Une autrefois, elle me 
conduisit à la fenêtre de ce bureau que mon père 
n’animait plus : « Vois-tu ton grand-père qui sème 
là-haut sur la colline ! » Et je voyais sa silhouette 
aimée. Je la voyais avancer, avancer toujours à pas 
lents tout le long de la crête, puiser à chaque pas 
dans un sac noué à sa ceinture, lever le bras et lancer* 
la graine aux sillons. Ce m’était à cette vue comme 
si, de très loin, du fond des temps, quelqu’un de 

cher m’avait salué. Pendant l’hiver, rien ne bougea 

♦> 

en face. Mais, quand le printemps approcha : 
« Entends-tu le coq, me disait ma mère, le vois-tu sur 
le fumier ? C’est le coq de grand’maman. » Ou bien : 

Sens-tu la vapeur de malt ? C’est parrain qui brasse 



DANS LA MAISON NEUVE 


129 


la bière. Vois-tu ce nuage de poussière au-dessus du 
jeu de quilles ? Ne sens-tu pas ? C’est Tonton qui 
poisse les barils. » A chacune de ces paroles 
répondait dans mon cœur comme un pincemennt 
douloureux et doux. L’odeur de malt, la poussière 
de résine sont demeurées pour moi toute ma vie les 
symboles du printemps qui s’approche. Ils me font 
penser toujours à parrain dans la brasserie, à mon 
oncle sur le jeu de* quilles. 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


9 




MES PREMIERS SOUVENIRS 


i3o 


LIVRES D'IMAGES 

L a tâche de me distraire dans la chambre, tout 
le temps que dura l’hiver, incomba cette fois, 
en l’absence de mes grands-parents, à ma 
mère et à Agathe. Ce n’était pas un petit travail. Je 
ne voulais plus entendre parler de mes jouets d’autre- 
fois, petits arbres, petits chevaux, petits moutons. En 
l’absence de mon père, son bureau orné de sabres, de 
fusils, d’éperons et de pipes à la douzaine, n’était 
plus, faute d’explication, qu’une simple curiosité fet 
ne me retenait pas longtemps. Je dédaignais de 
regarder dans la rue. Des déceptions sans nombre 
m’avaient appris qu J il ne fallait pas s’attendre à ce 
qu’il y passât jamais rien d’intéressant, des soldats, 
par exemple, ou des animaux sauvages. Une seule 
fois de tout l’hiver, il y avait eu apparence que le 
destin voulût se rattraper et faire les frais de quelque 
chose de raisonnable : on vit tanguer un chameau 
qui portait un singe entre ses deux bosses. Il entra 




DANS LA MAISON NEUVE I 3 1 

dans la grange de mon grand-père et y rumina du 
foin ou quelque chose d’approchant. Enfin 1 Déjà je 
me réjouissais à l’idée des bataillons de rhinocéros, de 
lions et d’hyènes qui allaient suivre. Hélas ! l’amère 
désillusion ! Ce n’était point la tête du cortège ; ce 
n’en était que la queue. Je ne vis plus rien, pas la 
moindre antilope. La réalité, ce qu’on voit des 
fenêtres, cela n’est rien. Mieux vaut n’y plus penser. 

En conséquence,» je me réfugiai dans un monde 
meilleur qui est celui des livres à images. 

Le plus beau de tous, celui auquel je revenais 
toujours, étaitcolorié et c’était j ustement son avantage. 
Le frontispice montrait une « cuisine espagnole ». 
C’est à Liestal, dans la boutique de Madame Berry, 
la mère de ma marraine, qu’on m’avait permis pour la 
première fois, en compagnie de la petite Thérèse, de 
regarder ce même livre, et cette image préliminaire 
avait été l’occasion du premier jeu que l’imagination 
m’ait imposé à l’état de veille. Cela n’alla pas sans 
m’impressionner fort. Mon regard glissa du fond de 
la cuisine espagnole, tout obscure et brunie par la suie, 
dans la claire lumière du jour dont s’emplissait la 
chambrette ; et voici que soudain je vis par delà les 
maisons, des prairies ensoleillées que mon œil ne 



r 32 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


pouvait nullement apercevoir. D’abord, je n’y voulus 
pas croire, tout simplement. Mais comme je ne 
pouvais me dissimuler que je regardais ce que je ne 
voyais pas, je fus pris d’une subite épouvante, qui 
était, en réduction, comme l’angoisse de la mort. 
J’avais l’impression d’être comme entraîné dans un 
tourbillon, de tournoyer sans arrêt. A cela s’ajoutait 
l’idée que j’avais perdu la raison et la crainte de ne 
la retrouver plus. Le tout ne dura*qu’un court instant 
et le calme me revint dès que la vue imaginaire eut 
disparu. Mais quel instant d’effroi 1 

On voyait plus loin dans ce livre des hommes à 
tète de poisson, au-dessous desquels était cette 
légende qu’on me lut : le Carnaval de Trêves. Qu’il y 
eût des hommes à tête de poisson, j’en recevais la 
première nouvelle : ils ne m’en plurent pas davantage. 

Plus loin venait un « treckschuit » hollandais. Ce 
nom, dans sa signification alémanique, provoquait 
mon indignation , si bien que je passais chaque fois 
sur cette image, plein décoléré. Ensuite, c’étaient des 
«< danses polonaises » et, si je ne me trompe, dés 
Tyroliens ou des paysans qui leur ressemblaient, 
parés de bouquets et qui brandissaient des couronnes. 
A la vue de ces fleurs, je me rappelai en avoir autre- 



DANS LA MAISON NEUVE 


1 33 


fois vu de semblables dehors et j’acquis encore par là 
une notion obscure de l'alternance des saisons. Les 
couleurs, dans leur ensemble, me faisaient plaisir, 
mais je m’arrêtais à remarquer que les joues des 
personnages et les bonnets des Polonais étaient 
enluminés du même rouge fané. La dernière image 
manquait ; on avait déchiré la page. Il m’importerait 
si fort aujourd’hui de savoir ce que représentait cette 
illustration, que je # serais capable d’entreprendre un 
voyage si quelqu’un me promettait de me la montrer. 
Pourquoi ? Pour cette simple raison que j’étais alors 
exactement ce que je suis à l’heure qu’il est. 

« Pierre l’Ebouriffé », ce livre d’enfant que m’avait 
apporté le Petit-Noël, me déplaisait. Je ne voyais 
dans la plaisanterie et la malice que de froides cari- 
catures de la réalité. Ma raison non moins que mes 
sentiments se révoltaient contre l’inopportunité des 
applications utilitaires. Seuls, le soleil d’or et l’arbre 
de vérité, sous lequel on voit un chasseur debout ou 
couché et, tout à la fin du livre, le triple nuage 
chargé de pluie répondaient à mes aspirations. Ces 
cleux images m’enchantaient parce que dans ma 
mémoire leur répondaient des images qui dataient de 




I 34 mes premiers souvenirs 

temps révolus, quand nous étions dans le royaume de 
mes grands-parents. 

Pour apaiser cette insatiable soif d'images on 
commença par m’apporter de la brasserie, avec un 
succès plus ou moins grand, des livres d’école illustrés 
et autre imagerie d’emprunt. On fut prendre ensuite 
dans le bureau de papa une œuvre de luxe en quatre 
énormes volumes. Elle ne contenait rien moins que 
l’humanité entière et tout le monçle des animaux. Je 
me plongeai avec un si vif plaisir dans ces livres 
géants que j en vins à m’éprendre littéralement de 
certaines figures. 

Parmi les hommes il y en avait deux, pourvus de 
fortes moustaches, qui me plaisaient tout particuliè- 
rement ; le sombre Polonais de la première page, 
qui se tenait les bras croisés devant une ville en 
flammes, et ce pirate, incroyablement beau, traînant 
dans une barque une femme qui se débattait. Je ne 
pouvais rien comprendre à la résistance de cette 
femme. Est-ce que ça ne devait pas être un bonheur 
déliciciix que de suivre les longues moustaches d’un 
pirate aussi séduisant ? Parmi les animaux, ma 
tendresse allait à l’hyène tachetée alors que je n'avais 
pour l’hyène tigrée qu'un véhément mépris. Venait 




DANS LA MAISON NEUVE 


1 35 


ensuite le casoar, que je trouvais plus distingué que 
l’autruche, oiseau tout gonflé de vanité. Un peu de 
caprice intervenait d’ailleurs en cela : vous ne parlez 
que de l’hyène tigrée, ce m’est une raison d’en tenir 
pour l’hyène tachetée. Tout le monde fait de l’autruche 
un être d’une extrême importance. Eh bien, moi, 
je la trouve stupide et je lui préfère le casoar, que 
vous méprisez. Mais ce qui me ravissait plus que 
tout, c’était 1 élégant échassier qu’on nomme secré- 
taire, avec son pas léger et hardi et le petit panache 
ineflablement gracieux qu’il porte derrière l’oreille. 
Pourtant l’énigme de cette image me mettait martel 
en tête. Mon père avait aussi un secrétaire. Ce n’était 
pas un oiseau, c’était une armoire toute brillante. Or, 
quel rapport y a-t-il entre l’armoire et l’oiseau, pour 
qu’ils portent le même nom ? Je faisais violence à 
mon cerveau pour découvrir ce rapport, hélas ! 
toujours en vain. Tout au contraire, plus je les com- 
parais l’un à l’autre, plus je les trouvais différents 1 
Où sont les yeux et le bec du secrétaire de papa ? où 
le tiroir, où la serrure de l’oiseau ? Décidément, je 
n’en viendrai jamais à bout ; c’est par trop difficile. 



1 36 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


L'ARBRE FANÉ 

J e me sentis un matin triste et de mauvaise 
humeur, « mal disposé », ‘comme disent les 
grandes personnes. Toutes les tentatives de 
me rasséréner ayant été vaines, on m’envoya dehors, 
sur les bras d’Agathe. Elle prit un sentier à travers 
les prairies, à gauche de la grand’route, et me porta 
jusqu’à ce champ de mon grand-père qu’on appelle 
la Petite-Grille. J’y revis le cerisier qui, naguère, 
m’avait causé un tel bonheur. Mais qu’il avait l’air 
mélancolique à cette heure 1 Chauve, brun et gris, 
sans feuilles, sans fruits, sans couleurs. Tels étaient 
aussi le champ, au-dessous, les prairies d’alentour, 
les collines dans le lointain, et, là-haut, le ciel, gris 
lui-mème. Le monde entier paraissait misérable et 
désert. Je me ressentais d’une vie renfermée, infini- 
ment longue et maussade, et cela s’ajoutait à cette 




DANS LA MAISON NEUVE 


1 37 

impression. Ce fut une promenade sans joie. Je 
rentrai plus triste à la maison que je n’étais sorti. 
J’avais comme le sentiment d’être mort moi-même, 
de ne devoir retrouver jamais plus ma gaîté. 




i38 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


a l’église 

A gathe m'a dit : « Si tu me promets de te tenir 
bien tranquille et de ne dire aucun mot — 
qu'à voix basse — je te oermets de m'ac- 
compagner à l'église ». Je n'avais pas la plus petite 
idée de ce qui m'attendait là-bas. Jusqu'alors, j’avais 
cru que l'église ne servait qu’aux cigognes, pour y 
construire leur nid. Mais le ton sur lequel Agathe 
m'avait invité me faisait pressentir un plaisir tout 
proche. Au surplus, j 'étais toujours disposé à goûter 
quelque chose de neuf. Je promis donc de me tenir 
bien tranquille et bien sage. 

Un étonnement sans bornes s’empara de moi dès 
.mon entrée à l’église, à la vue de cet espace vide, 
d’une hauteur, d'une immensité prodigieuse, qui ne 
ressemblait ni à un salon ni à une salle d’auberge. 
Ce que cela me rappelait encore le mieux, c’était la 
brasserie de parrain. Mais l’analogie n’était que 
superficiellè. Dans la brasserie, en effet, il faisait 



DANS LA MAISON NEUVE I 3g 

t 

sombre quand ici tout était clair ; dans la brasserie il 
y avait des chaudières et dans l’église il y avait des 
bancs. 

Mes yeux s’étaient progressivement accoutumés à ce 
milieu nouveau, quand, tout à coup, j’aperçus de 
côté, dans la paroi, quelque chose de ravissant : des 
fenêtres resplendissantes, hautes, étroites, avec des 
vitres de couleur d’une fabuleuse beauté. Mes 
yeux, enivrés d’admiration, ne pouvaient se détourner 
de ces fenêtres. Si je n’avais senti Agathe près de moi, 
si je n’avais su que dehors, à la porte, c’était Liestal, 
j’aurais cru que j’étais au ciel. 

Mais voici que, pour comble, les célestes fenêtres 
se mirent à faire de la musique et une musique d’une 
si délicieuse harmonie que c’en était une vraie 
béatitude. C’était une infinité de sons à la fois, tous 
beaux, tous accordés ensemble. Je devinai la raison 
de cette diversité. Les vitres étaient diversement 
colorées, c’est pourquoi chacune produisait un son 
particulier. Mais comme la musique changeait sans 
cesse alors que les vitres ne variaient point, cette 
merveille dépassa finalement ma compréhension. 
Les fenêtres à musique sont-elles secrètement en vie? 
Ou bien sont-ce des anges qui volent là derrière et 


140 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


font entendre leur chant dans l'église à travers les 
vitres ? 

Mais Agathe me fit tourner la tête et me montra 
derrière nous, tout en haut de l’église, un instrument 
gigantesque qui étincelait d’or et d’argent. Elle 
appelait ça un orgue . Je compris alors que la musique 
ne venait pas des fenêtres, mais de 1’ « orgue ». 




DANS LA MAISON NEUVE 


141 


LE VOISINAGE 

A u printemps suivant vint mon anniversaire 
de naissance. J’eus trois ans. Je le savais et 
j’en étais fier. Je me sentais grand et fort, 
presque un homme, et cela me fit élever la prétention 
de me promener tout seul, à ma fantaisie, dans le 
voisinage de la maison. Cette prétention fut à demi- 
satisfaite. Après comme avant il m’était interdit de 
me hasarder à franchir la route. En revanche, je 
pouvais, chargé de prudentes recommandations, me 
promener en deçà de cette limite, dans le voisinage 
de la maison. Il m’arrivait d’emmener le petit 
Adolphe. 

A quelques pas de distance, du même côté de la 
route et quelque peu en retrait de chez nous, se 
dressait la dernière maison du Liestal de ce temps. 
On pouvait l’atteindre sans le moindre danger. Elle 
était spacieuse et richement pourvue de familles et 
d’enfants. C’est là qu’habitait, entre autres, un 



142 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


maître de musique du nom deSeber. Il avait plusieurs 
filles dont Futilité en ce monde était de nous produire 
les instruments de leur père, tous merveilleux et 
brillants. Nous soufflions de toutes nos forces dans 
les trompettes sans en tirer le moindre son. Sur le 
derrière de la maison, du côté des prairies, un 
menuisier était à l’œuvre dans son atelier. Chez un 
artisan, il y a toujours quelque chose à voir; d’abord, 
une foule d’objets dignes d’attention y gisent épars ; 
en deuxième lieu, l’homme se meut et y crée quelque 
chose ; il ne reste pas paresseusement assis à s’en- 
nuyer comme les autres grandes personnes. Pour ces 
diverses raisons nous nous liâmes d’amitié avec le 
menuisier. Il y avait encore dans cette maison, sur 
la route, une petite auberge. Elle ne nousdisait rien, car 
il y manquait le principal, la grând’mère. Que faire 
dans une auberge où il n’y a point de grand’mère ? 
En revanche, la famille Neugebauer, qui habitait, 
elle aussi, dans l’inépuisable immeuble, nous devint 
indispensable du fait de son plus jeune garçon, qui 
s’appelait Fritz. Fritz Neugebauer, enfant d’excellent 
naturel, de deux ans, à peu près, plus âgé que moi, 
se joignait volontiers à toutes nos entreprises et devint 
notre compagnon de jeu de tous les jours. Nous 




DANS LA MAISON NEUVE 


143 


étions toujours avec Fritz Neugebauer. Mais Pespace 
était limité entre la maison des Neugebauer et la 
route. En face, dans le jeu de quilles de la brasserie, 
on eût été plus à son aise pour jouer. J'implorai et 
j'obtins finalement de ma mère la permission de me 
rendre avec Fritz, à travers la route, dans le domaine 
de mes grands-parents ; avec Fritz, dis-je, mais sans 
mon petit frère. Là-bas, dans les régions vastes et 
familières du jardin, du jeu de quilles et de la cour, 
nous nous en donnions à cœur joie, et toujours en 
paix, il faut le dire. Nous nous aimions tant qu’il n’y 
eut jamais entre nous la moindre querelle. Un jour, 
il me proposa de jouer à la guerre. J’acceptai avec 
plaisir. Chacun notifia à l’autre l’ouverture des 
hostilités. Nous nous poursuivîmes un temps, sur 
quoi il se réfugia à Pimproviste dans certaine petite 
cabane, au milieu de la cour, tira le verrou et ne se 
laissa plus voir. C’est en vain que je secouai la porte; 
je ne parvins pas à l’ouvrir. « Ainsi c’est une guerre 
de siège, me dis-je. Comment approcher de l’ennemi, 
invisible dans sa forteresse ? » Je demeurai là long- 
temps, sans une idée, espérant en vain qu’il ferait 
une sortie. Enfin j’eus recours à la ruse. Là-haut, 
dans la paroi de la maisonnette, il y avait une 




144 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


ouverture d’aération en forme de coeur. « Cela m’é- 
paterait, pensais-je, si l’ennemi ne grimpait pas sur 
la planche et ne regardait pas par le trou pour se 
moquer de moi. * Mais, attendez un peu ! Je pris une 
rame à haricots et, sans faire le moindre bruit, je me 
mis aux aguets devant le trou en forme <^e cœur. Et, 
comme l’ennemi, justement, y montrait sa mine 
ironique, vite je lui donnai de ma gaule dans le visage, 
si fort que le sang jaillit. « Vicloire ! » m’écriai-je, 
plein d’allégresse. J’étais très fier de ma prouesse. 
Mais voici qu’arrivent en courant mon grand-père et 
d’autres personnes. Ils sont tous très excités et me 
reprochent avec véhémence d’avoir frappé Fritz 
Neugebauer en pleine figure. Pourtant, ce n’est pas 
lui que j’avais frappé, c’est l’ennemi en quoi il s’était 
métamorphosé. Fritz lui-même l’avait très bien 
compris et, quelques jours plus tard, quand sa 
blessure fut guérie, nous vivions comme devant, 
dans la plus cordiale intelligence. Mais il ne m’a 
plus proposé de jouer à la guerre. 




DANS LA MAISON NEUVE 


145 


LE MÉCHANT PETIT HOMME 

P uisque j’en suis à parler d’Agathe, je glisse en 
ce point le récit d’une étrange pantomime que 
je la vis .jouer (l’année d’avant, ce me 
semble, si ce n’est encore plus tôt) en compagnie 
d’un méchant petit homme. 

Dans un faubourg écarté de la ville, qu’on appelle 
« le Lac », elle me fit monter un escalier de bois 
étroit et tortueux et m’assit sur une chaise dans une 
chambre inconnue. Une porte s’ouvrit et je vis entrer 
un vilain bonhomme à la mine rébarbative. Agathe 
bavarda quelques instants avec lui, comme les grandes 
personnes ont coutume de le faire quand elles sont 
réunies, puis elle retroussa soudain, jusqu’à l’épaule, 
la manche de sa chemise, exhibant au petit homme 
son bras nu. 

Quand il l’eut bien regardé, le nabot en enveloppa 
le haut d’une bande, mais de façon si maligne que la 
chair enfla fortement. Il disparut un instant dans la 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


zo 



146 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


chambre voisine, puis revint armé d’un bistouri dont 
il frappa perfidement le bras d’Agathe et avec tant de 
violence que le sang jaillit à flots, un sang rouge et 
bien vivant. Il était horrible à voir et je détestais le 
bourreau de toutes mes forces. Mais l'étonnant, c’est 
que ma bonne ne fit rien pour se défendre, ne poussa 
point de cris, ne pleura même pas, mais, au contraire, 
se remit à causer avec cet affreux personnage comme 
si elle ne lui en voulait pas. JPour finir, elle lui 
glissa quelque chose dans la main (je ne sus distin- 
guer quoi) et l’homoncule infâme en fit du coup sa 
plus affectueuse grimace. 

Quelle hypocrisie 1 Après tant de mal qu’il lui 
avait fait 1 De son côté, Agathe me déplut passable- 
ment de ne l’avoir pas battu pour toute récompense. 



L'EXCURSION A BERNE 


PAR-DESSUS LA MONTAGNE 

A la fin de juin 1848, le mandat de mon père 
était échu. Une voiture de l’Etat, un huissier 
aux couleurs cantonales sur le siège, fut 
commandée pour l’aller prendre à Berne et le ramener 
chez lui. Ma mère profita de l’occasion pour se 
rendre à la rencontre de son mari et me prit avec 
elle. 

Ma jeune maman — elle avait vingt-un ans depuis 
trois semaines — n’avait encore que fort peu voyagé 
par ce vaste monde. Si j’en excepte le temps qu’elle 
avait passé en pension sur les bords du lac de Genève, 
c’est à peine si elle avait franchi la limite du canton. 
Ce voyage lui fit un immense plaisir. Ce lui fut 
comme une fête, et la perspective d’aller rejoindre 



148 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


son mari absent depuis six mois contribuait à la 
maintenir dans cette disposition. L’un et l’autre, 
nous sentions toutes choses à l’unisson, comme par 
un accord profond et sans le secours des paroles. Ce 
fut comme le voyage de noces de deux enfants. Tout 
ce qui nous apparaissait de nouveau le long du 
chemin, même un bouquet d’arbres, même une 
prairie, prenait l’importance d’une merveille et nous 
le dévorions avec des yeux avides*. 

Notre premier ravissement commun fut derrière 
les bains de Bubendorf, à l’endroit même qui, l’année 
précédente, lors du voyage de Waldenbourg, m’avait 
causé une telle sensation de dépaysement et de 
mystère. Je m’étais cru seul sujet à ces sensations 
mystérieuses, dont j’aurais dû, me semblait-il, éprou- 
ver quelque honte. Et voici qu’à mon grand étonne- 
ment ma mère, joyeusement animée, les yeux pleins 
de larmes, à ce même endroit s’écriait : « On se sent 
ici tout drôle.» Comment cela se faisait-il? Comment 
donc pouvait-elle savoir ce qui se passait au plus 
profond de mon cœur ? De telles impressions cachées 
n’ont donc rien de comique, rien de répréhensible, 
puisque ma mère déclare ouvertement les ressentir ? 
Ainsi, deux êtres humains peuvent éprouver la même 



l’excursion a berne 


49 


chose spontanément, sans s’être préalablement enten- 
dus par le moyen des paroles ? J’en étais encore à 
m'étonner de cette merveille, que la voiture avait 
roulé plus loin et que de nouvelles images avaient^ 
captivé mon regard. 

Le village de Hœllstein provoqua notre admiration 
par son architecture inaccoutumée, par ses pignons, 
le brun foncé des charpentes et, avant tout, par la 
hauteur de chacune de ses maisons. On y voyait 
d’ailleurs courir, pieds nus et jambes nues, des 
enfants vêtus de haillons. Le village nous fit l’effet 
d’une collection de palais de pauvres. Nous fîmes 
halte devant la plus haute de ces maisons à pignon. 
Elle s’élevait jusqu’au ciel et des liteaux de bois brun 
divisaient sa façade en petits compartiments. Je ne 
connais point la raison de cet arrêt. J’incline à croire 
que le cocher et l’huissier avaient voulu s’offrir un 
verre de vin. J’en profitai pour apprendre par cœur 
tous les détails de cettè fabuleuse maison. J’avais déjà 
passé par Hœllstein, en compagnie de Salomeli, lors 
du voyage de Waldenbourg — même j’y avais passé 
deux fois, à l’aller et au retour. Pourquoi ce village 
ne m’avait-il pas frappé alors comme il le faisait en 
ce jour ? En partie parce que j’étais plus âgé mainte- 



l50 MES PREMIERS SOUVENIRS 

nant de près d'une année et que j'observais, en 
conséquence, d’un esprit plus attentif, mais avant 
tout parce que, cette fois, je voyais par, les yeux de 
ma mère, à qui n'échappait aucune nouveauté. Cela, 
je ne le fis pas à ce voyage seulement : toute ma vie, 
j’ai contemplé le monde visible par les yeux de ma 
mère. 

Il faut sans doute qu’à Waldenbourg, Salomeli, 
sœurette et tante Tschopp soient venues à notre 
rencontre. Mais je n’en sais plus rien. En revanche, 
je me rappelle fort bien les adieux qu’elles nous 
firent en dehors de la petite ville, au bas de la côte, 
devant l'auberge du Lion. La joyeuse activité qu’il y 
eut à cet instant, et que de paroles ! On empila sur le 
siège des petits paquets destinés à mon ar ri ère-grand '- 
mère et à son fils l’oncle Dettwyler et nous fûmes 
chargés d'une masse de salutations pour tous les deux. 
Tout le monde parla de Langenbrugg, là-haut, sur la 
montagne, avec tant d’insistance que, dans ma sur- 
prise, j'enveloppai ce nom de conjectures fantastiques. 
Langenbrugg, tel que je venais de le construire dans 
les nuées, ne céda point la place plus tard au Langen- 
brugg de la réalité, lequel ne me fit aucune impression : 

premier s'était enraciné déjà dans mon âme. Jusque 



l’excursion a berne 


i 5 i . 

dans ma vieillesse, il m’est arrivé de voir en rêve 
mon oncle Dettwyler dans un Langenbrugg fabuleux, 
au milieu des champs, sur d’invraisemblables col- 
lines. Cette lointaine impression était la source de 
ce rêve. 

Ce fut ensuite une côte assez raide qu’il fallut 
gravir, en longeant le jardin de Jœri, à l’endroit où, 
l’année précédente, nous étions descendus, Salomeli 
et moi, au retour d.u Petit Moutier. Aucun souvenir, 
pourtant, ne m'effleura : je marchais à la rencontre 
de l’avenir. Ce qui s’était passé une année plus tôt 
me paraissait une affaire liquidée et vieille comme le 
monde. Tout près de là, par contre, comme nous 
roulions à l’ombre des grands arbres, au-dessus du 
vallon profond et verdoyant, un bonheur orgueilleux 
s’empara de nous, le bonheur de l’altitude. Je ne 
veux désigner par ce mot que la conscience de 
dominer physiquement, le plaisir d’abaisser ses 
regards du sommet de quelque hauteur dans la 
profondeur des vallées. Il m’est difficile de dire si ce 
bien-être était purement physique. Ce n’est pas pour 
rien que la langue des hommes voit sur un plus haut 
échelon toute puissance et toute majesté. 

La rencontre d’un groupe de terrassiers qui 




i52 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


rechargeaient la rotite prit à nos yeux l’importance 
d’un événement. Elle avait dû être longtemps impra- 
ticable, cette route, car mon père ne voulait pas croire 
que nous l’eussions utilisée. Lui-même, se rendant à 
Berne, avait suivi l’ancien chemin dans le fond de la 
vallée et passé tout près du « moulin à papier ». 

Sur le col du Hauenstein, au point où la route qui 
ne cesse de monter jusque-là fait un coude et plonge 
brusquement dans la direction du. village de Langen- 
brugg, lequel se trouve déjà sur le versant méridional, 
ma mère laissa la voiture faire à vide le détour par le 
village et s’en fut avec moi par le vieux chemin 
délaissé. Souvent, dans son enfance, elle avait passé 
les vacances à Langenbrugg, chez sa grand’mère. 
Elle y connaissait le moindre sentier. Une charmante 
avenue d’arbres fruitiers nous enveloppa, d’une ombre 
engageante. A travers le feuillage, de gentilles mai- 
sonnettes nous faisaient signe — et des jardinets 
pleins de fleurs. Heureuse de se revoir en ces lieux 
aimés, ma mère m’avait pris gaîment par la main et 
nous gambadions tous deux, riches de joie et de rire, 
tout le long de l’avenue délicieuse. 

La réception dans la maison de l’aïeule est sortie 
de ma mémoire. En revanche, je me rappelle avoir 




l'excursion a berne 


i 53 


admiré à l’hôtel de l'Ours les estampes qui décoraient 
la galerie du premier étage. Pendant toute mon 
enfance j'ai cru me rappeler qu’on m'avait étendu, 
dans la maison de mon arrière-grand’mère, sur un 
lit à rideaux et que maman, regardant au travers, 
comme autrefois à Bâle tante-marraine, m’avait fait 
goûter dans le sourire de son cher visage, les délices 
du réveil. 




MES PREMIERS SOUVENIRS 


154 


OUTRE-MONTS 

-w-usqu’a Langenbrugg, c'était notre canton, notre 
I patrie, un pays ami. Au delà, c'était pour nous 
y deux une terre nouvelle, l’étranger. 

Pour n’avoir pas à y revenir sans cesse, je le dis 
une fois pour toutes : le chemin que nous suivîmes 
de Langenbrugg à Soleure est le même que j’ai décrit 
dans mes Petits Misogynes , à cette seule exception 
près que les ennemis des filles, en souvenir d’un 
événement postérieur, franchissaient le ruisseau, et 
quittaient au-dessous de Holderbank la nouvelle route 
pour l’ancienne, alors que notre voiture continuait 
naturellement de suivre la route postale. Dans mon 
récit, j’ai changé les noms des lieux. De Langenbrugg 
j’ai fait Sentisbrugg, de Balsthal, Schœnthal, de la 
Durrenmühle, la Friedliesmühle, de la petite ville de 
Wiedlisbach, Weidenbach, de Soleure, enfin, Bi- 
schofshardt. t 

A Balsthal, nous rendîmes visite, en passant, à un 


l’excursion a berne 


i 55 


ami de mon père, qui fut plus tard le conseiller 
d’état Schenker et qui habitait alors dans la dernière 
maison du village, à main gauche. Ce fut ensuite la 
traversée de la « Cluse », cette gorge entre les rochers 
dont le nom revient si souvent dans les Petits 
Misogynes et dans d’autres écrits. Un numéro de 
mes Extra mundana projeté, médité, mais point écrit, 
devait avoir la Cluse pour thème principal. Le retour 
éternel de ce nom jdans mon œuvre en dit assez long 
et me dispense de la tâche difficile, voire même 
impossible, de décrire ce que. je ressentis dans cette 
Cluse quand je la traversai pour la première fois. Je 
me borne à ajouter que mes regards apprirent par 
cœur tous les détails de sa magnificence, retenant 
l’image, non de la seule ruine du château, mais 
jusqu’à celle de la moindre maison. Au surplus, pour 
parer à toute déception, je dois noter que la Cluse, 
en ce temps, était fort différente de ce qu’on peut la 
voir aujourd’hui. C’était alors un défilé romantique. 
C’est aujourd’hui une interminable suite de fabriques, 
un désert aussi poussiéreux que laid. 

Au delà de la Cluse, la route traversait un coin du 
canton de Berne, qui pénètre en ce point le canton de 
Soleure. C’est près de Niderpipp, quand on a dépassé 



1 56 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


le Durrenmühle, moulin ainsi nommé pour avoir 
appartenu pendant de longues générations à certaine 
famille Durr. 

Le mot «canton de Berne» eut le don de surexciter 
mon attention. Ce m’était comme si j’avais découvert 
un continent jusqu’alors inconnu. Tout m’y parut 
curieux, à commencer par les toits de chaume des 
maisons. Je remarquai, d’une façon si nette, tous les 
coudes du chemin et jusqu’au mçindre tas de sable 
que, plus tard, retournant à la maison, je pouvais 
annoncer à tout coup ce qui allait se présenter, 
beaucoup mieux que mon père, qui avait maintes fois 
parcouru ce chemin. On peut croire que je n’en fus 
pas fier à demi. Immédiatement après le Moulin^des 
Durr, les jeux de l’imagination s’emparèrent de moi. 
A droite de la route postale, des forêts dévalent d’une 
montagne, (le Jura). J’eus des visions qui durèrent 
tant que nous suivîmes la lisière de ces forêts. Je crus 
voir des régiments de grenadiers de la vieille garde de 
Napoléon, ou quelque chose d’approchant (je ne sais 
plus au juste). Mais c’étaient des visions et elles 
s’imprimèrent dans mon esprit avec tout 'leur décor. 
Le souvenir en fît son jouet, les transforma : ia 
lisière des bois se creusa de vallées et les régiments 



l’excursion a berne 


i5y 


de grenadiers devinrent « les biches de la Nuit. » Les 
mystérieuses vallées du Printemps olympien — dans 
le Voyage à Uranus — les visions de vallées dans 
Imago sont comme le reflet de ces visions qui se 
déployèrent dans l’imagination d’un enfant de trois 
ans, lors de son premier voyage à Berne. 

Dans le voisinage de Soleure, sur la colline douce- 
ment déclive qui s’appelle, je crois, Feldbrunnen, 
s’accumulèrent des nouveautés admirables qui m’en 
firent pressentir de plus étonnantes encore, et avant 
tout, la ville, là-bas, dans la plaine. J’en eus une 
impression énorme. 

Notre joie était si grande que nous pouvions à 
peine la contenir. Nos paroles, notre silence s’accom- 
pagnaient de soupirs de félicité. A Feldbrunnen, la 
voiture prit à travers une large place et fit halte, je ne 
sais pourquoi, devant une maison. Etait-ce le bureau 
de poste ? était-ce une auberge ? Des ustensiles de 
tous genres gisaient à terre ; il y avait plusieurs 
arbres, des animaux couraient ça et là à travers la 
place. Que le simple fait de quitter la grand’route 
nous ait paru un événement ; que l’aspect d’une 
cour de ferme spacieuse, avec tout le bric-à-brac qu’on 
y peut voir, ait pris à nos yeux l’importance d'un 



1 58 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


tableau propre à réjouir le cœur, cela témoigne de 
notre enthousiasme et de la puérilité de notre état 
d’âme. 

Ce fut ensuite la descente vers la ville. Ce furent 
sans cesse de nouvelles chapelles, de nouvelles 
maisons de campagne et de nouveaux jardins. Ce fut 
jusqu’au bout l’admiration, la clamante allégresse de 
l’esprit émerveillé. 


l’excursion a berne 


!5g 


SOLEURE, VILLE DORÉE DE LA LÉGENDE 

 soleure, ma mère me conduisit par la main 
au haut d’une étroite ruelle « du côté de la 
Porte de Bienne ». Elle allait rendre visite 
à l’une de ses amies, Madame veuve Tschokke, née 
Vœgtlin, qui habitait au premier étage d’une curieuse 
maison. En effet, après que nous fûmes demeurés 
assez longtemps dans une chambre sombre, qui 
donnait sur une ruelle, Madame Tschokke ouvrit 
une porte dans le fond. Mais, au lieu que parût une 
pièce plus sombre encore, comme je m’y attendais, ce 
fut la claire lumière du jour qui nous inonda : la 
maison avait deux façades. Jamais je n’avais rien vu 
de tel. 

Nous redescendîmes ensuite en courant, en gamba- 
dant, une autre ruelle en pente très forte où des 
marchandes de légumes nous firent des signes 
amicaux et nous adressèrent la parole gentiment. Je 
serais demeuré volontiers en leur compagnie, mais 



IÔO MES PREMIERS SOUVENIRS 

maman me dit qu’il était temps de partir, que jusqu’à 
Berne le chemin était encore long. Sur une place 
magnifique, elle entra dans un magasin pour y faire 
emplette de je ne sais quoi. Les belles choses qu’il 
y avait dans ce magasin I J’appréciai surtout des 
caisses sur lesquelles on pouvait s’asseoir. Je m’apprê- 
tais à m’y établir comme chez moi quand ce fut de 
nouveau le même avertissement : « Le cocher nous 
attend. Le voyage est encore long jusqu’à Berne ! » 
Et nous nous remîmes en route. 

C’est tout ce que je me rappelle de notre passage à 
Soleure et ce n’est certes pas beaucoup, mais voici 
l’impression globale que j’en ai rapportée et conservée 
tout le temps de ma vie, jusqu’à ce jour : une ville 
de légende avec des toits en or. Depuis, je suis 
retourné très souvent à Soleure et chaque fois j’ai 
constaté que les toits y sont couverts de tuiles, qu’ils 
ne sont point en or. Mais cela ne me sert à rien. 
Toujours l’or reparaît sur les toits. Il faut que ma 
raison le gratte péniblement pour que Soleure appa- 
raisse dans ma pensée comme elle est en réalité et 
non telle que l’image s’en est empreinte dans le 
cœur de l’enfant. Dans son cœur, c’est le mot. Soleure 
n’est point demeurée seulement pour moi la ville de 




l'excursion a berne 


i 6 i 

légende, elle est devenue la ville de nostalgie. Com- 
bien de fois ne m’est-elle pas apparue en des songes 
heureux ! Dans ma jeunesse, en Russie, je ne rêvais 
jamais de Liestal, ma patrie ; je rêvais très souvent 
de Soleure. Et c'était toujours le même rêve : je me 
rendais avec ma mère, en passant près d’un puissant 
bastion, dans une église prodigieusement grande et 
magnifique et une béatitude nous inondait tous 
deux. • 

Je ne sais d'où provient cet or ; j’ignore la raison 
de cette nostalgie. Ce. qui demeure certain, c’est ma 
prédilection mystérieuse pour Soleure. Aucune ex- 
plication raisonnable ne peut en rendre compte et 
elle va si loin que le dialecte qui se parle à 
Soleure me donne plus que nul autre dialecte de la 
Suisse, plus même que celui de mon véritable 
pays natal, l'impression qu'il est la voix de la patrie. 
Et tout cela pour cette raison unique qu'un jour, à 
l'âge de trois ans, j’ai traversé Soleure en compa- 
gnie de ma mère et que j’y ai séjourné une heure 
et demie. 


n 


MES PREMIERS SOUVENIRS 



62 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


UNE ÉCHAPPÉE 

A peine étions-nous sortis de sa dernière rue 
(près de la gare actuelle de la Nouvelle- 
Soleure) que la ville av&it disparu brusque- 
ment, comme engloutie dans la trappe d’un magicien. 
Seule une maison de maître, à la haute façade, se 
dressa encore pour nous dire adieu, et puis, ce fut 
la solitude, au milieu des cultures, où le regard ne 
découvrait plus rien qui révélât la proximité de la 
ville. On aurait pu se croire à des lieues de Soleure. 
Des prairies, des champs de pommes de terre et de 
céréales (de V « avoine » à ce que m’apprit ma mère) ; 
au delà, la forêt, et, au milieu de celle-ci, plus loin 
encore, une ferme esseulée. 

La grand’route qui s’élève en pente douce fait à 
droite un premier coude brusque, puis un second 
moins prononcé tout près de cette ferme, pour se 
rendre vers la forêt. Au premier de ces contours, 
ma mère, tout animée par l’admiration, les yeux. 



l’excursion a berne 


i63 


brillants et humides, s’écria : « Regarde donc ce 
curieux coup d’œil. 11 vous revèle au fond du cœur 
quelque chose de si particulier. » Qu’y avait-il à 
voir ? Rien, que les chaumes de l’avoine doucement 
agités par la brise, rien, que la lumière, l’atmosphère, 
où les parfums de la terre se répandaient, les nuages. 
Mais, dans cette atmosphère, ces nuages planaient 
au-dessus d’une plaine invisible et qui leur donnait 
une physionomie •nouvelle, une autre coloration. 
Cette lumière venait du sud, de Bienne, de Neuchâtel 
où commence un climat différent de celui de la Suisse 
allemande, plus vivement ensoleillé, aux couleurs 
plus vigoureuses, plus lumineuse, le pays des lacs, 
où mûrit la vigne, où se pressent les cyprès. C’est ce 
que j’appelle le Midi savoyard ou bourguignon, et je 
le préfère au Midi italien. 

Ce midi savoyard, il faut l’avoir vu, il faut l’avoir 
même, si je puis dire, vécu pendant un séjour de 
plusieurs années, pour comprendre dans sa profon- 
deur, pour ressentir véritablement la religion de la 
nature de J.-J. Rousseau. Si Rousseau avait grandi 
dans la Suisse allemande, dans les Alpes septentrio- 
nales, au milieu de leurs pâturages humides et 
nébuleux, il n’eût pas adressé à la Nature, sa déesse, 



.164 MES PREMIERS SOUVENIRS 


une aussi fervente prière. Un dernier rayon, un 
dernier souffle de ce Midi de Savoie atteignent 
Soleure, à travers la plaine qui va de Bienne à 
Granges, à travers la vallée de l’Aar. C’est le salut du 
Midi que les yeux de ma mère parvenaient à saisir, 
quand son âme le savait percevoir. 

Au retour, à la même place, mon père s’écriait 
plein d'admiration : « Voici le Weissenstein. » Et, 
en effet, il se dressait dans son immensité, jusqu’au 
ciel. Ma mère et moi, nous ne l'avions même pas 
remarqué. 




l’excursion a berne 


i 65 


DANS LES PROFONDEURS DE LA FORET 

N ous nous engageâmes dans une forêt gran- 
diose, comme il y en a dans les contes et 
telle que je n’en avais encore jamais vu. 
Ce fut un ravissement de pénétrer sous le dôme de 
verdure des arbres gigantesques, dans cette ombre 
délicieuse où le voyage s’éternisa. A tous moments, 
nous rencontrions des voitures, belles comme la 
nôtre, de l’intérieur desquelles des inconnus nous 
saluaient aimablement. Ces diplomates, ces hommes 
d’Etat suisses qui revenaient de Berne reconnaissaient 
au manteau noir et blanc de l’huissier notre voiture 
officielle et nous faisaient signe comme à des 
camarades. Ah ! si ce charmant trajet sous bois avait 
pu durer toujours ! 

Mais voici que notre voiture s’arrêta. Le cocher et 
l’huissier tinrent à maman je ne sais quel discours. 
Le* résultat des négociations fut qu’à mon grand 
chagrin nous abandonnâmes la route aimée, aux 



l66 MES PREMIERS SOUVENIRS 

aspects toujours renouvelés, pour nous enfoncer dans 
la forêt à droite par un chemin étroit et raboteux où 
l’on n’avançait qu’à grand peine, où les rameaux 
nous frappaient au visage. Je suppose que le cocher 
voulait éviter l’intense mouvement de la route 
postale. 

Plus nous nous enfoncions dans le fourré, plus 
étroit, plus impraticable devenait le chemin, plus 
solitaire et plus silencieuse la fo^êt. A la longüe, je 
fus pris d’une angoisse. « Ne vous seriez-vous pas 
égaré ? » demanda maman. Le cocher donna aussitôt 
l’assurance qu’il connaissait très bien le chemin, 
qu’il ne fallait avoir aucune inquiétude, que nous 
serions bientôt hors du bois. 11 le connaissait si bien, 
le chemin, que, sans nous y attendre le moins du 
monde, nous aboutissons à une sorte de vallon vaste 
et clair où il prenait fin. 11 fallut mettre pied à terre. 
Le cocher et sa voiture partirent d’un côté à la 
recherche d’une issue ; l’huissier s’en fut de l’autre en 
voyage d’exploration pendant que ma mère et moi 
nous restions à nous promener dans le ravin. Il était 
fort agréable : aucun buisson n’entravait le passade 
entre les hauts arbres. Des bûches empilées contre 
les troncs formaient un élément imprévu du paysage. 



l’excursion a berne 


167 


A l’instant, je m’étais senti chez moi. On aurait pu, 
sans me déplaire, y demeurer longtemps encore. 
Mais, de loin, le cocher cria qu’il avait trouvé un 
chemin. C’était vrai. Nous reprîmes nos places dans 
la voiture, qui se mit à suivre, en montant sous les 
arbres, une piste jolie, séduisante, au-dessus de 
laquelle, tout à l’extrémité, sur la hauteur où nous 
nous dirigions, le ciel se montrait à nos yeux. 

Au sommet, les arbres s’écartèrent soudain de 
part et d’autre, nous nous trouvâmes sur une mon- 
tagne dégagée, tout près d’un village et d’un château, 
et notre vue s’étendit par delà le versant de la 
colline, couvert de champs et de labours, sur un 
vaste pays de plaine ouvert de toutes parts. On 
m’apprit que le village s’appelait Lohn, et que c’était 
dans la forêt de Lohn que nous nous étions égarés. 

A la descente sur l’autre versant, vers cette plaine 
profonde, à travers les champs et les prairies, nos 
.yeux brillaient de ravissement. Le soleil était près de 
se coucher. Il nous sembla qu’il ne pouvait y avoir 
rien au monde de plus beau. Je doute qu’un couple 
en voyage de noces, qui descend à travers les Alpes 
vers l’Italie, puisse jouir d’un bonheur plus exquis 
que le nôtre, à ma mère et à moi, quand, du village 




i68 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


de Lohn, nous descendions vers la plaine qui 
s’éployait devant nous. 

De Lohn à Berne, la distance est encore considé- 
table : quatre ou cinq heures à pied, si je ne fais 
erreur. La contrée est richement cultivée, mais uni- 
forme. L’ennui intervint, puis la fatigue, et pour finir, 
un profond sommeil qui ne me quitta plus, jusqu’à 
Berne. Dans le voisinage de la ville, sur une hauteur, 
à l’endroit où, du Beundenfeld, on commence à 
descendre vers l’Aargauerstalden, la voiture fit halte 
une seconde. Je m’éveillai, tout effrayé. Je regardai 
dans la nuit noire et je vis au-dessus de la route des 
arbres immenses, des arbres fantômes. Je remarquai 
que deux hommes montaient avec nous dans la 
voiture ; je reconnus la voix de mon père et... je me 
rendormis aussitôt. 

Près du pont de la Nydeck, à l’endroit où se trouve 
actuellement la fosse aux ours, le bruit, le tumulte 
me tirèrent à demi de mon somme. C’était « une fête 
de cadets » ; ma mère me l’expliqua par la suite. 
Quelqu’un me porta sur son bras à travers une foule 
que je distinguais à peine dans la nuit, les yeux tout 
brouillés de sommeil. Ah î si j’avais pu savoir qui 
me portait sur son bras ! C'était le colonel Frey- 




LEXCURSION A BERNE 


169 

Hérosé, qui fut chef de l’état-major général de 
l’armée suisse pendant la guerre du Sonderbund ! 
C’était bien autre chose encore que le colonel 
Sulzberger. 

Quand enfin je m’éveillai complètement dans la 
nuit noire, j’étais quelque part, dans un lit inconnu, 
à Soleure, sans doute. Mais les éclairs ne cessaient de 
sillonner la chambre. Ce fut au point que, plein 
d’angoisse, je suppliai ma mère de les chasser. Ces 
éclairs, la fièvre seule me les faisait voir. Les émotions 
de cette journée de voyage, trop riche en péripéties, 
avaient distendu mes nerfs. 



MES PREMIERS SOUVENIRS 


17O 


L'ÉLÉPHANT OU SENS ET IMPORTANCE 
DE LA VILLE DE BERNE 

L e lendemain matin, à mon émerveillement, je 
me trouvai non à Soleure, mais à Berne, à 
côté de la Tour de la Cage, presque dans la 
tour même, car une porte conduisait directement de 
l’allée de la maison dans la prison. C’était le domicile 
de garçon de mon père quand il séjournait à 
Berne. La propriétaire s'appelait M me Lutz. Ainsi 
nous étions les hôtes de M me Lutz et de sa fille 
« Sœpheli ». Celle-ci était une fillette gaie et loquace 
qui s’entendait admirablement à m’amuser. D’abord, 
elle me permettait de regarder par la fenêtre. Il y 
avait sur le rebord de cette fenêtre un coussin rouge 
fort commode pour s’y asseoir et, de plus, un parapet 
•de fer empêchait que l’on ne tombât. Mais Sœpheli 
me recommanda de ne m’y point appuyer. «A Berne, 
m*èxpliqua-t-elle, il y a quelques jours à peine, un 



l'excursion a berne 


171 


enfant est tombé dans la rue et s’y est tué. Il s’est 
appuyé au parapet et celui-ci a cédé. 

Nous fîmes ensuite à mon père une enthousiaste 
description de notre voyage : il ignorait jusqu’au nom 
de Lohn et de sa forêt. Est-il possible que quelqu’un 
ne connaisse pas la forêt de Lohn et ses splendeurs ? 
Ainsi, je l’avais connue avant lui ! 

Dans le cours de la journée, on m’envoya me 
promener avec la servante. Puisque, après tout, j’étais 
à Berne, il fallait bien, n’est-il pas vrai, que j’en visse 
au moins quelque chose ? La servante me prit donc 
sur ses bras et me porta sous les arcades du côté 
gauche de la rue du Marché. Mais rien ne parvenait 
à me plaire ; je me sentais fatigué, abattu, mal disposé, 
chagrin. Je ne démêlais point le sens, l’importance 
de cette ville pierreuse et sans couleur. Ce n’étaient 
que maisons, dalles et pavés gris. Pourquoi toutes 
ces choses qui m’entouraient ? 

• Mais la servante passa de l’autre côté de la rue et 
se mit à regarder tantôt dans une allée et tantôt dans 
une autre, comme à la recherche de quelque chose. A 
la fin elle me fit entrer dans une de ces allées qui ne 
se distinguait en rien de ses voisines. Et qu’est-ce que 
j’y aperçus ? Merveille ! ravissement ! un immense 




172 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


éléphant tout noir peint contre la paroi. L’esprit, la 
signification de la cité de Berne m’étaient révélés. La 
ville entière ne servait que d’écrin à ce trésor. Vous 
pouvez croire que ma maussaderie s’était évaporée et 
que j’étais remis de ma fatigue. Je ne pouvais cesser 
d’admirer cet éléphant. Une dame descendit l’escalier. ‘ 
« Malheur 1 pensai-je, elle va te chasser! » Bien loin 
de là, elle me demanda en souriant de monter chez 
elle. En voilà une idée ! Pour m’arracher à cet 
éléphant, il faudra qu’on use de contrainte ! Mais la 
dame, par bonheur, ne m’obligea pas. 

Enfin, après l’avoir admiré fort longtemps, il 
fallut bien tout de même quitter l’éléphant pour 
retourner chez nous près de la Tour de la Cage. En 
chemin, j’étais préoccupé d’une chose qui ne m’était 
pas claire : ou bien les gens qui sont les maîtres à 
Berne veulent qu’on voie leur éléphant, ou bien ils 
veulent qu’on ne le voie pas. S’ils veulent qu’on le 
voie, pourquoi n’attirent-ils pas l’attention sur lui 
par le moyen d’une couronne, d’un drapeau, ou de 
toute autre enseigne désignant l’allée à chacun ? Si, 
au contraire, ils ne le veulent pas, pourquoi laissent- 
ils cette allée ouverte ? Il serait très facile à un passant 
d’apercevoir la bête et alors le secret serait éventé, 



l’excursion a berne 


73 


toute la ville se rassemblerait dans l’allée pour s’y 
réjouir à la vue de l’éléphant. Pendant que je l’admi- 
rais j’avais vu passer quantité de personnes. Si je les 
voyais, il est évident qu’elles aussi pouvaient me 
voir et, du même coup, voir l’éléphant. Pur hasard 
qu’ils courussent si vite, sans le remarquer. A la 
longue, sur des milliers d’hommes et de femmes qui 
passaient, il se pouvait trouver quelqu’un pour décou- 
vrir le mystère. 

Je ne vis à Berne rien de plus que cet éléphant et 
je ne désirais nullement en voir davantage. Quand 
on a le principal, ne dédaigne-t-on pas ce qui n’est 
que secondaire ? A mon retour à Liestal, quand 
quelqu’un me demandait : « Qu’as-tu vu à Berne, tu 
as vu les ours en tous cas ?» Je corrigeais avec supé- 
riorité, tout rayonnant de joie : « Mais ce ne sont pas 
des ours, c’est un éléphant ! » Les imbéciles, qui ne 
savent même pas distinguer un ours d’un éléphant ! 

Cet éléphant, d’ailleurs, n’est pas le produit de mon 

rêve ; il n’est pas né de mon imagination. Il existait 

très réellement dans l’allée de la maison qu’habite le 
<* 

colonel Gerwer, à droite, dans le bas de la rue du 
Marché, ou rue des Boutiques, à côté d’un hôtel ou 
d’une maison ‘de corporation. Mon père était lié 




174 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


d’amitié avec le colonel Gerwer. C’est lui, ou Sophie 
Lutz, qui aura recommandé à la servante de me 
montrer l’éléphant. La dame qui descendit l’escalier 
n’était autre que la colonelle Gerwer. C’est pourquoi, 
quand elle eut appris de la bonne qui j'étais, elle 
m’invita à l’accompagner chez elle. 


l’excursion a berne 


175 


LE RETOUR 

L e lendemain, nous prenions le chemin du 
retour. Cette fois, c’est papa qui donnait le 
ton. Il ne restait rien de cette atmosphère de 
conte de fées, de cette belle aventure de l’esprit, de 
ces surprises du paysage, des visions, des merveilles 
de l’air et de la lumière. Nous voyagions maintenant 
dans la réalité des choses, Je vous prie de croire que 
mon père savait s’y débrouiller. Il annonçait les 
montagnes, les rivières, les villages, d’une voix haute 
et bien timbrée. Tout ce qui était fort, capable et 
sain, tout ce qui jouissait de considération, tout ce 
qui dénotait la puissance et la richesse, il le nommait 
’sur le ton du respect. Partout il connaissait les 
notables habitants, ne fût-ce que de nom, et il en 
connaissait beaucoup personnellement, surtout les 
hommes d'Etat, les maîtres de poste et les cabaretiers. 
Toujours il avait quelque chose à raconter sur leur 
passé et leur origine. Où que s'arrêtât la voiture, le 



176 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


maître de poste ou «l’aubergiste se présentait en hâte 
pour lui souhaiter la bienvenue. On lui rendait la 
politesse avec une vibrante cordialité, lui posant mille 
questions sur la famille et les enfants. Au cocher, à 
l'huissier, au postier de service, il payait un verre de 
vin; au cheval, il. offrait du sucre, de préférence de 
sa propre main, ce que faisant il ne manquait pas 
de m'instruire de la manière dont on doit présenter 
une friandise à un cheval, la main plate et le pouce 
écarté. Quand nous roulions, il saluait tout le premier 
les personnes qui passaient, criait un dicton aux 
campagnards qu'on voyait dans les champs ou les 
questionnait sur l’état des récoltes. En un mot, nous 
voyagions à travers le pays de l’amitié. Je le regardais, 
je l’écoutais, émerveillé, mais non. sans relâche ni 
distraction. Mon attention, à moi, tendait à revoir 
tout le long de ce chemin du retour les objets que 
j’avais aperçus l’avant-veille. Je brûlais du désir de 
savoir si je les reconnaîtrais. Le trajet de Berne à 
Soleure était nouveau pour moi : on l’avait, en venant, 
parcouru pendant mon sommeil. On passa par 
Schœnbuhl, Utzendorf, Jegistorf, Fraubrunnen. 

A Fraubrunnen, la route dévalait en pente forte 
jusqu’à la maison de la poste. Je trouvai la place de 




l’excursion a berne 


1 77 


la poste — ou de la mairie, ou comme on voudra 
l’appeler — remarquablement imposante. Elle me 
consola de l’insignifiance du pays parcouru jusqu’a- 
lors. Nous laissâmes mon cher Lohn de côté, conti- 
nuant notre voyage vers Soleure, tout droit dans la 
forêt, par la route postale ordinaire, non loin de la 
lisière du bois, dans la direction de Biberist. 

L’approche de Biberist était une réalité géogra- 
phique. Mon père çe manqua pas de l’annoncer de 
sa voix sonore. Nous traversâmes Soleure en suivant 
une rue qui n’était point celle par où nous en 
étions sortis. Je constatai cet événement d’importance 
dans un étonnement sans bornes. J’inscrivis avide- 
ment dans mon cœur la physionomie de cette 
nouvelle rue où l’on ne voyait guère que des murs 
sans fenêtre et des chapelles. A Feldbrunnen, la 
voiture pénétra dans la même cour que deux jours 
auparavant. Mais le charme du tableau s’était dissipé : 
un homme tout ordinaire sortit de la maison pour 
saluer mon père. A la Durrenmühle, nous mîmes 
pied à terre pour atteindre, par un escalier, une 
impressionnante galerie sur le derrière de la maison. 
Elle était à ce point embarrassée de vases et de 
bouquets de fleurs qu’on pouvait à peine s’y glisser. 

MES PREMIERS SOUVENIRS 12 



i 7 8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


Pourquoi cet arrêt, pourquoi cette visite à l'étrange 
galerie ? Y a-t-il en réalité des galeries qui ne 
servent qu’à être encombrées de vases de fleurs ? J’ai 
cru longtemps qu’un rêve m’avait amusé de cette 
image jusqu’au jour où, plus de trente ans plus 
tard, j’ai retrouvé la galerie de la Durrenmühle 
toujours encombrée de vases de fleurs comme au- 
trefois. 

De nouveau pas trace de souvenir de l’entrevue 
avec nos parents à Langenbrugg. En revanche, dans 
le voisinage direct de Waldenbourg, tout à côté du 
jardinet de Jœri, je goûtai le plaisir délicat du retour 
au pays. Comme la voiture s’apprêtait à plonger dans 
la vallée en suivant les lacets déjà route, papa la fit 
stopper, et m’en fit descendre avec lui. Il m’expliqua 
qu’étant un grand garçon déjà, je pouvais fort bien, 
pour abréger et faciliter la descente aux chevaux, 
prendre en sa compagnie le vieux chemin pierreux 
qui dégringole vers la scierie. Ce raccourci était par- 
ticulièrement raide et maman, sérieusement inquiète, 
exprima son doute que mes forces pussent suffire. 
Quant à moi, mon cœur rayonnait de joie. Aux 
côtés de mon père, il n’y avait rien que je craignisse. 
Il me prit par la main et nous commençâmes à 



l’excursion a berne 


179 


dévaler le long du raidillon. L’entreprise réussit au 
delà de tout ce qu’on pouvait attendre et je pus 
savourer le sentiment orgueilleux d’avoir mis en jeu 
ma force et prouvé mon courage. 

A Waldenbourg, on fit halte assez longtemps. 
Mes parents entrèrent au Lion, et, pour souper, selon 
toute apparence, Salomeli m’emmena chez elle. 
Quand nous repartîmes de la petite ville, c’était nuit 
close. Ma mémoire, est incapable de rapporter rien de 
ce qui vint ensuite. Il faut que j’aie dormi jusqu’à 
Liestal. 

Les jours suivants, je fis aSmirer en ma personne 
l’enfant qui a été à Berne et je ne manquai pas d’en 
raconter sur le merveilleux éléphant. Et puis ce fut 
la vie de tous les jours qui reprit. Mais le bénéfice du 
voyage me demeurait acquis : c’était l’union intime 
avec ma mère. J’allais désormais, moi tout seul, 
partager avec elle le souvenir d’une grande époque. 





PÈRE A LA MAISON 


” PAPA S'AMUSE 

N ous étions allés chercher notre père à Berne 
quand avait pris fin son activité politique. 
Nous ne savions qu’une chose: dorénavant 
il était au service cantonal et ne cesserait, en consé- 
quence, de demeurer à Liestal. Comme il avait son 
bureau dans la maison, il était avec nous, chez lui, 
du matin au soir. En dépit de ses maigres appointe- 
ments, il était satisfait, lui aussi, de la situation qu’il 
•avait à Liestal : une maisonnette bien à lui, avec un 
lopin de terre où se livrer au printemps à son goût 
pour le jardinage, et, avant tout, sa femme et ses 
enfants près de lui, il n’en demandait pas davantage. 
Sous réserve d’une autorité qu’il voulait sans bornes 
(exigeant, comme cela s’entend, une obéissance sans 



182 


MÇS PREMIERS SOUVENIRS 


condition ni conteste), il considérait la vie de famille 
comme une idylle, une véritable idylle patriarcale. 11 
était un tendre mari et un père fidèle qui trouvait sa 
joie dans ses garçons « si nature » que rien n’avait 
gates. Il n’attachait aucun prix à l’éducation. Il s’en 
remettait en toute confiance au plan réfléchi de la 
« nature », qui s’y entend bien mieux que les 
hommes. 11 était d’avis qu’il suffisait, si elle venait à 
prendre une fausse direction, de lui donner de temps 
en temps une légère secousse, de même qu’on avertit 
un cheval en tirant délicatement sur les rênes. 

La nature veut que les enfants soient joyeux. Il 
s’ensuit qu’il nous traitait avec gaîté. Sa propre 
nature, qui était celle d’un homme autoritaire, 
exigeait au contraire la gaîté par contraste. Quand il 
était de bonne humeur — et de ce temps il était 
presque toujours de bonne humeur — il était fécond 
en idées drôles, qui lui plaisaient d’autant plus 
qu’elles étaient plus puériles et plus candides. De ses 
nombreuses plaisanteries, quelques-unes, les princi- 
pales sans doute, me sont restées en mémoire : 

Il m’ordonnait d’ouvrir toute grande l’une des 
portes de la salle à manger. Mon petit frère Adolphe 
devait ouvrir l’autre. Ensuite, il nous apprenait à 


PERE A LA MAISON 


1 83 


prononcer les deux à la fois, en français, et d’une 
voix courroucée, cet ordre : « Porte fermée ou tète 
coupée ! » Après que nous l’avions commandé, nous 
pouvions faire claquer les portes de toutes nos forces. 
Plus cela faisait de tapage, plus il riait avec plaisir, 
plus vifs étaient les compliments qu’il nous adressait. 
Dieu sait d’où il tenait la formule ultra-jacobine : 
« Porte fermée ou tête coupée !» 11 l’avait apprise 
probablement à Strasbourg, du temps de ses études. 
A table, il nous sommait de retourner notre assiette 
et de tambouriner dessus de la cuiller et de la four- 
chette, et lui-même frappait avec nous. En mangeant 
la soupe, il nous enseignait à porter la cuiller à la 
bouche de telle façon qu’un reste de potage rejail- 
lissait contre la paroi. Je l’ai déjà dit, il n’attachait 
aucun prix à l’éducation. Tout de même, contre ce 
dernier enseignement, ma mère élevait des protesta- 
tions énergiques; il fallut qu’il y renonçât. D’autres 
fois, il allongeait vers nous son index en nous appe- 
lant * coquin », et, en réponse, il nous était permis 
également d’étendre le doigt dans sa direction et de 
l’appeler coquin à son tour. Et il avait encore 
d’autres plaisanteries puériles de ce goût-là. La grande 
affaire pour lui était toujours qu’il nous entendît 




184 MES PREMIERS SOUVENIRS 


manifester par des cris notre allégresse : il s’en 
réjouissait alors de toute son âme et son rire cordiale- 
ment sonore était à l’unisson de notre gaîté. 

Plus tard, quand il eut préparé pour son futur 
jardin des rames à haricots, il répéta le vieux tour de 
force de nous hisser par le moyen de ces rames jusque 
sur la galerie. (11 y avait aussi une galerie dans la 
maison neuve.) Cette voie aérienne nous devint si 
habituelle et si naturelle que nous n’en faisions plus 
aucune affaire. A peine apercevions-nous papa sur la 
galerie que nous briguions l’honneur d’être hissés 
jusqu’à lui, et plus souvent l’ascension se répétait, 
plus cela nous causait de plaisir. Le fils de tante- 
marraine qui était venu nous rendre visite, refusa 
tout au contraire de faire avec nous ce voyage aérien. 
Ce moyen de communication ne lui était pas accou- 
tumé. Ce que nous nous sommes moqués de lui ! 



PÈRE A LA MAISON 


* 1 85 


LES ÉNIGMES DE L UNIVERS 

D ans la nuit noire, des sons effroyables me 
réveillèrent. C’était un mélange affreux de 
halètement, de râles et de soupirs, à croire 
qu’un monstre s’était introduit dans la chambre à 
coucher. Au cri d’alarme angoissé que je poussai, 
cette abomination cessa soudain. A la place, et dans le 
même coin dans la chambre, ce fut la voix débonnaire 
de papa qui se fit entendre. « Rendors-toi bien tranquil- 
lement, me dit-ilpour me consoler, je ne ronflerai 
plus. » Donc, ces sons effroyables, on appelait appa- 
ramment cela « ronfler » et c’était papa qui «ronflait». 
Calmé, je voulus me rendormir, mais cela recom- 
mença, plus horriblement encore qu’auparavant. 
Bien quejesusse que ce n’était point un monstre, que 
c’était papa qui ronflait, je ne pus m’empêcher d’avoir 
peur de nouveau ; il y avait trop de colère dans 
ces ronflements. Mais pourquoi papa ronflait-il ? 
Enigme } 



1 86 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


Cela dura ainsi toute la nuit, en alternant entre les 
ronflements, mes cris d’alarme et les paroles de 
consolation. 

Au matin, comme nous buvions notre café, je ne 
cessais de dévisager mon père avec appréhension et 
méfiance dans la crainte qu’il ne se remît soudain à 
ronfler. 

Mais non, pas le moins du monde. 11 était plus 
amical et plus affable ; il riait plus, que jamais. J'eus 
alors une idée lumineuse : il ne ronfle pas le jour ; de 
jour, il est doux; c’est la nuit seulement que le prend 
sa colère. Mais pourquoi cette colère ? Enigme ! 

Le déjeuner fini, Agathe me rappela dans la 
chambre à coucher : « Regarde donc ce que j’ai trouvé 
dans le lit de ton père 1 » La joyeuse surprise ! C’était 
un gros, coléoptère noir avec une trompe et des 
jambes ridiculement longues. « C’est un scarabée », 
m’expliqua Agathe. Elle l’envoya au diable, le fit 
tomber sur le plancher et l’écrasa. C’était grand • 
dommage et vraiment inconcevable de sa part. Si les 
animaux, au lieu qu’on soit obligé de les aller 
chercher sur la colline de grand-père, viennent spon- 
tanément dans votre maison, peut* il se jtrouver rien 
qui soit plus vivement à souhaiter? Ne serait-ce point 


PÈRE A LA MAISON 


187 


une pure fête que d’avoir des scarabées dans les lits, 
des escargots sur le sopha et des tritons dans sa 
cuvette ? 

Mais une question difficile occupait mes pensées : 
comment se peut-il faire que, mon père ayant ronflé 
pendant toute la nuit, on trouve le matin suivant un 
scarabée dans son lit ? Enigme ! 

Une nuit, papa ronfla de nouveau. Au matin, 
animé d’une joyçuse espérance, je me mis à la 
recherche de l’insecte dans son lit. Mais,ô déception ! 
il ne s’en trouva point, et, par la suite, il en fut 
toujours de même. Pourquoi n’avait-il paru que la 
première fois ? Enigme ! 

Un matin, au léver, nous vîmes la route trans- 
formée en un lac et tout ce qui avait poussé dans le 
domaine de grand-père gisant comme pilé sur le sol. 
Un champ de blé seul était encore sur pied, mais les 
épis étaient couchés ; à travers le champ s’ouvrait de 
•lôngues allées. Mes parents, à la fenêtre, parlaient de 
dommages et de dévastation, d’éclairs et de tonnerre. 
Mais moi, je sus découvrir qui avait fait le mal : 
c’était le coucou. En cachette pendant la nuit, il 
avait quitté la forêt pour voler à travers le* domaine. 
Donnez-vous donc la peine de raisonner : on voit 




1 88 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


encore les chemins par lesquels il est venu. Mais 
comment le coucou, avec ses petites ailes, a-t-il pu 
causer autant de dégâts que l’eût fait un éléphant ? 
Enigme ! 


PÈRE A LA MAISON 



ORPHELIN 

C e dut être en juillet ou en août ; sans que nous 
fussions malades, on nous avait mis au lit 
qu’il faisait encore grand jour. A cause de 
cette clarté, j’étais demeuré les yeux ouverts et, 
soulevant par hasard ma tête de l’oreiller, je regardai 
par la fenêtre. Malheur ! Que vis-je ? Mon père et ma 
mère, qui, le chapeau sur la tête, à pas de loup, pour 
ne pas attirer notre attention, quittaient la maison et 
se glissaient doucement vers la route. « Ils ne s’en 
vont pas pour de bon », me dis- je, pour soulager mon 
angoisse. Et pourtant ils s’éloignèrent positivement, 
sur la route d’abord, puis en franchissant la porte à 
Côté du jeu de quilles de la brasserie. Au delà de cette 
porte, ils disparurent une minute, puis je les revis 
plus haut, sur le flanc de la colline, qui montaient 
lentement dans les herbes, en diminuant d’une 
manière étrange. 

Ils devenaient toujours plus petits, plus petits ; 



MES PREMIERS SOUVENIRS 


190 


c'était une pitié de les voir. J’en devins tout triste. A 
la fin, ce n’étaient plus que deux nains, là-haut sur 
la crête de la colline. Ils se découpaient nettement 
sur le ciel. 

Maintenant, me dis-je, pour me consoler, les nains 
sont obligés de revenir. Il n’est pas question pour 
eux de monter plus haut, dans le ciel. Au lieu de 
cela, ce fut une chose lamentable qui arriva, une 
chose à vous fendre le cœur. Leurs pieds commen- 
cèrent à s’enfoncer dans le sol, puis ce furent leurs 
genoux ; la terre les engloutissait peu à peu et bientôt 
leurs têtes seules demeurèrent visibles. Entre l’espé- 
rance et le désespoir, je m’assis dans ma couchette, 
fixant de tous mes yeux ces deux têtes aimées. Mais 
quand elles-mêmes se furent enfoncées dans la terre, 
je m’affalai dans les coussins, pris d’une douleur sans 
nom. Abandonné ! Ainsi, je n’aurais plus de parents, 
plus ni père ni mère ! 

Alors l’homme au sable parla. «Cela ne me regarde 
pas, dit-il. Viens, tu es fatigué. » Quand je me 
réveillai, le lendemain matin, ô joie ! mes parents 
avaient reparu. Même ils avaient .recouvré leur 
grandeur naturelle. 




PÈRE A LA MAISON 


IQI 


LE PREMIER BAIN 

J e ne vois pas, disait mon père, en quoi, par cette 
chaleur, un bain dans le ruisseau pourrait nuire 
à des garçons en bonne santé. Comme il se 
chargea d’assumer lui-même la direction de la bai- 
gnade, et que, de plus, il fit appel à Tonton, le priant 
de se baigner aussi et de veiller sur nous tant que 
nous serions dans l’eau, il finit par lever tous les 
scrupules. Ces scrupules, d’ailleurs, n’étaient point 
sans fondement, puisque mon petit frère avait à 
peine accompli sa deuxième année. 

Par une chaude soirée, gambadant de joie à la 
perspective d’un si grand plaisir, nous quittions la 
maison avec papa et, prenant par derrière, près du 
bûcher, nous traversions en diagonale la prairie 
de grand-père. C’était la première fois, en ma 

*r 

souvenance, que nous y mettions les pieds. Et voici 
que non seulement nous y «étions entrés, mais que 



IÇ2 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


nous la traversions d'un bout à l’autre. Cela, déjà, ne 
me parut pas ordinaire. Tout â l’extrémité de la 
prairie, bien qu’elle fut plate non moins qu’une 
planche, on se découvrait soudain sur une colline : 
on dominait un ravin au fond duquel coulait un 
ruisselet, ou mieux, un petit canal. Nous attendîmes 
là, sur le bord du ravin, que Tonton vint nous 
rejoindre, ainsi qu’on l’en avait prié. Dès qu’il fut 
là, il nous aida, l’un après l’autre, à dégringoler le 
long de la pente raide jusqu’au bord du ruisseau. Il 
nous déshabilla, se déshabilla lui- même, entra dans 
l’eau et nous y reçut dans ses bras. Flac 1 L’eau était 
chaude et nous arrivait à peine plus haut que les 
genoux. C’était une volupté' que de s’y ébrouer, de la 
faire rejaillir et de s’en asperger. Le jeu n’allait pas 
sans variété : tantôt, nous bondissions tout seuls à 
l’entour de notre oncle, tantôt il dansait des rondes 
avec nous et tantôt, se mettant à quatre pattes, nous 
chargeait sur ses épaules l’un après l’autre, et, comme 
eût fait une bête de somme, il allait et venait dans le 
ruisseau en amont et en aval. Pendant ce temps, 
mon père montait la garde au haut du^ravin et nous 
excitait au plaisir par ses cris d’encouragement. C’est 




PÈRE A LA MAISON 


193 

lui qui eut raison : céla ne nous fit aucun mal. Le 
fâcheux de la chose est qu’il nous fallut, en fin de 
compte, sortir du ruisseau. Tel fut notre premier 
bain. 


U 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


194 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


LE COLONEL SULZBERGER 

A ussi loin que peuvent remonter mes sou- 
venirs, les soldats passèrent, à mes yeux, 
pour des hommes d’une espèce supérieure. 
La première année de ma vie, avant que je pusse 
même parler, je vis un jour défiler le bataillon (il n’y 
en avait qu’un dans le pays de Bâle-Campagne). 
C’était d'une beauté si impressionnante, si émou- 
vante, que j’en demeurai comme enivré. De ce jour, 
plein de nostalgie, j’espérai voir le bataillon revenir. 
Cette espérance fut déçue pendant des jours et des 
années et j’en eus, tout au fond de lame, comme une 
ombre de deuil. 

Mon enthousiasme pour les soldats fut encore 
attisé par mon père. Il était toqué de Napoléon, sous 
qui, jadis, grand-père Spitteler avait fait la campagne 
de ftussie. Nous ne connaissions rien qui surpassât 
Napoléon et sa vieille garde. Combien de fois, dans 
mon enfance, ai-je levé sur le Schleifenberg des yeux 


PÈRE A LA MAISON 195 

pleins de tristesse. Avec ferveur, je priais le destin de 
faire déboucher soudain la vieille garde de la forêt, 
de la faire marcher vers nous des Hauteur^ du 
Rebberg. 

Mais la vieille garde n’est jamais venue ; le batail- 
lon de Bâle-Campagne ne s’est pas montré davantage. 
Je dus, pour finir, enterrer mon espoir et chercher 
dans l’oubli le remède à une telle déception. 

Je trouvai par la suite ma consolation dans l’amitié 
et la faveur du colonel Sulzberger. Mais, hélas 1 la 
fête avait été bien courte. Mon père parti pour Berne, 
les visites, du colonel avaient cessé. Au retour de 
papa, la vieille amitié fut renouée. Maintenant, nous 
n’étions plus obligés de l’attendre chez nous, nous 
pouvions l’aller chercher, puisque j’étais assez grand 
pour accompagner mon père sans qu’il lui fût néces- 
saire de me tenir tout du long par la main. 

Il y avait à Liestal, je ne l’appris qu’alors, un 
endroit béni où l’on pouvait,' bon an, mal an, voir au 
grand jour au moins deux soldats en vie et en uni- 
forme chaque fois qu’on passait dans la ville basse. 
C’était au « Gestadeck », tout près du pont de l’Ergolz. 
On appelait ce lieu de bénédiction « caserne » et les 
deux soldats « sentinelles ». Ces sentinelles allaient 




I96 MES PREMIERS SOUVENIRS 

et venaient constamment dans la rue, devant le 
portail, pour allécher les soldats, par le moyen de 
leur uniforitfe, et leur indiquer où était la caserne. Il 
est probable qu’à la dérobée, elles faisaient des signes 
secrets, bien que visibles à des lieues, car souvent 
une foule de soldats venaient de Frenkendorf, de 
Sissach et de Seltisberg, passer quelques jours à la 
caserne. Ensuite elle se vidait de nouveau d’un seul 
coup. La longueur des séjours dépendait du temps 
que les soldats avaient de libre et du plaisir qu’ils y 
trouvaient. 

Là-bas, chez les sentinelles, le colonel était très 
aimé, car il avait lui-même du goût pour les soldats. 
Pourtant, il n’arpentait point la rue avec les faction- 
naires, mais se cachait comme un paresseux à l’inté- 
rieur de. la caserne, de telle façon que, si on voulait 
le voir, il fallait en premier lieu l’appeler. 

Arrivé devant la caserne, mon père commençait 
par s’informer auprès de la garde si le colonel 
Sulzberger était là. S’il n’y était point, nous nous 
contentions de rendre visite à des officiers de moindre 
importance, que mon père connaissait aussi. S'il y 
était, nous nous rendions en sa chambre et bavar- 
dions avec lui. La caserne était-elle tout à fait vide, 




PÈRE A LA MAISON 


l 97 


le colonel nous promenait à travers les réfectoires et 
les chambrées, les salles d'armes et les arsenaux. En 
parcourant ainsi ces locaux, je fus stupéfait de leur 
laideur. J’avais pensé que les êtres surhumains 
que sont les soldats devaient habiter comme les anges 
dans des palais somptueux. C’était beaucoup plus 
amusant quand, du haut en bas, la caserne regorgeait 
de troupes. Dans ce cas, le colonel était sur la place 
d’armes, au bord de l’Ergolz, et faisait l'exercice avec 
les soldats. Entendons-nous ; lui-même demeurait 
tranquille, au milieu d’un groupe d'officiers, et les 
hommes seuls manœuvraient. Comme c'était beau de 
voir ces soldats rangés devant lui én longues lignes, 
dont cliquetaient les fusils, et qui tournaient à droite, 
tournaient à gauche, selon qu’on le leur commandait 1 
Mais le plus beau, c’était le colonel Sulzberger en 
personne et son admirable bicorne. 

D’babitude, je courais à lui, plein de confiance ; 
'mais, s'il était en uniforme, ses épaulettes, son beau 
couvre-chef m’en imposaient si fort, que j’entendais 
ne l'admirer que de loin, comme les autres specta- 
teurs qui étaient sur la place d'exercice. Mais papa me 
tirait de la foule et me conduisait parmi les officiers. 
Le colonel Sulzberger m'y accueillait et me gardait 




MES PREMIERS SOUVENIRS 


198 


auprès de lui, de quelque côté qu’il se dirigeât. Il 
commandait d’une voix terriblement courroucée, 
mais, avec moi, il n’était pas méchant. Ses comman- 
dements donnés, sa colère apaisée, il prenait le 
somptueux chapeau de colonel et le plaçait, ô fierté ! 
ô délices! sur ma propre tête. Ha I c’était autre chose, 
cela, que les bicornes qu’autrefois ma grand’mère 
m’avait fabriqués avec de vieux journaux. Bien 
entendu, je pouvais le garder «longtemps et me 
pavaner dans cet appareil sur le front des soldats. Il 
arrivait aussi que le colonel, me prenant pour son 
porte-parole, me permît de crier aux soldats, en sa 
place, les ordres - qu’il m’indiquait. « Mais, dit un 
jour mon père, montre-nous donc un peu ce que tu 
sais faire, commande toi-même, sans qu’ôn te 
souffle ». Le colonel Sulzberger l’approuva en riant. 
Alors, si haut que je pus, je criai : « Bataillon, en 
avant, et plus vite que ça ! Marche ! » C'était exac- 
tement ce qu'il me fallait. Cela aurait dû continuer 
ainsi pendant des jours, du matin au soir. Comme ils 
m’aimaient, maintenant, tous ces soldats ! J’étais 
payé de retour et connaissais les joies d’un amour 
partagé. 

Un jour, cependant qu’à l'ordinaire je me prome- 




PÈRE A LA MAISON 


*99 


nais sur le champ de manœuvres, tout rayonnant et 
le bicorne en tête, il me vint une idée : « le chapeau 
peut-il flotter ? » Pour en faire l’épreuve, je le jetai 
dans la rivière. Je ne me rappelle plus s’il flottait, 
mais je sais que de ce jour le colonel ne m'a jamais 
remis son bicofne sur la tête, sans pour cela me 
retirer sa faveur. 

Vingt ans plus tard, ce même colonel Sulzberger a 
joué dans ma vie un rôle fatidique. Je lui dois mon 
départ pour la Russie, qui me fut à l’époque une 
délivrance et que j’apprécie à l’heure qu’il est comme 
un bonheur. 




200 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


ZÈLE DOMESTIQUE 

P apa se fournissait de bois en 4 prévision de 
l’hiver. Pour le scier et le débiter, il n avait 
besoin de personne. Il S’en chargeait lui- 
même — et le plus volontiers du monde. Ce* lui était 
l’occasion de prouver sa grande force. Plus une bûche 
paraissait noueuse, résistante et serrée, et plus il était 
content. Il commençait par mettre à part, avec 
amour, les troncs les plus récalcitrants et vous les 
retournait l’un après l’autre d’une façon délicate, 
avant de les mettre en pièces à puissants coups de 
.hache. Dans l’art de scier, il était un infatigable 
virtuose. Sa bouche imitait le bruit de la scie avec 
une triomphante gaîté. C’était d’une vérité réjouis- 
sante, et d’ailleurs il possédait un talent d’imitation 
vraiment extraordinaire. Les bûches, il savait vous, 
les fendre avec tant d’art que les morceaux étaient 
tous égaux en longueur et en épaisseur. Quand il les 
avait tous empilés, nous pouvions l’aider à les trans- 




PÈRE A LA MAISON 


201 


porter dans le grénier. Nous en prenions quelques- 
uns dans les bras. Pendant le transport, la moitié 
dégringolait à grand fracas jusqu’au bas de l’escalier, 
si bien que nous arrivions en haut les mains presque 
vides. L’amusant, c’est que le petit Adolphe, qui en 
toute autre occasion préférait grimper les escaliers à 
quatre pattes», s’y prenait en cette affaire avec plus 
d'adresse que moi. Il s’agissait ensuite d’empiler les 
bûches débitées c&ns le grenier. Nous pouvions aider 
également à cette opération. Et c’était le petit, de 
nouveau, qui s’y prenait le plus adroitement. Les 
bûches que j’empilais se plaçaient de travers, dans 
tous les sens, et il me fallait beaucoup de temps, 
beaucoup de peine pour les redresser ensuite une à 
une. A la fin, papa se chargeait de toute l’affaire et, 
pleins d’admiration, nous devions nous contenter de 
le voir faire. Et vraiment, il y avait de quoi admirer!^ 
De ses deux mains puissantes, il saisissait dans la 
corbeille un nombre incroyable de ces morceaux de 
bois et les projetait tous ensemble, d’un seul coup, 
à la place qu’il entendait. Il s’y prenait si bien que 
pas la moindre bûche ne se plaçait de travers. C’est 
à peine si la tête de l’une dépassait quelque peu ses 
voisines. Il était rare qu’il dût y revenir pour les 




202 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


aligner toutes, rigoureusement, ainsi que des soldats 
dans le rang. Quand il jetait les bûches sur le tas qui 
s’élevait, toujours elles rendaient un son agréable 
comme une musique. 

Un matin, plein d’une joyeuse animation, je 
courus vers mon petit frère. « Viens voir ce que papa 
a fait d’amusant. » C’étaient de longs gros tuyaux, 
tels que des serpents énormes. Suspendus à des 
tonneaux, ils se coulaient sur le *sol et leurs tètes 
s’enfonçaient dans la cave par les soupiraux. Mais 
père mit une sourdine à ma joie : « Les tuyaux ne 
sont pas là pour votre plaisir, m’apprit-il. Ils n’y sont 
pas pour longtemps ; on les remportera dès que le 
vin sera dans la cave. » En disant cela il avait un 
visage d’une gravité, d’une sévérité inaccoutumée, et 
il m’enleva tout espoir que ces tonneaux et ces 
tuyaux dussent être pour nous l’occasion de réjouis- 
santes surprises. 




PÈRE A LA MAISON 


203 


CE QUI EST DANS L'ORDRE DOIT ARRIVER 

M es opinions sur le juste et l'injuste, je les 
devais à mes livres d’images, aux histoires 
qu'on me racontait, à des avertissements, 
à des admonitions. Tout doit aller comme on voit 
dans les livres d'images. Il faut que s’accomplisse ce 
dont on est menacé. Dans l’un de mes livres, la 
cigogne avait immanquablement un serpent dans le 
bec. Il s’en suit que le serpent ne va pas sans le bec 
de la cigogne. Je vis un jour voler tout aptour de la 
maison un de ces échassiers qui avait, pour de bon, 
un serpent dans le bec. « Vois-tu, me fit-on observer, 
vois-tu ce serpent comme il se rebiffe, comme il se 
tortille. » Mais pourquoi se rebiffe-t-il ? Ignore-t-il 
donc ce qui est dans l’ordre ? A-t-il la méchanceté de 
vouloir que la cjgogne vole sur le toit de l’église le 
bec vide, sans serpent ? 

Dans mes livres d’images, on voyait encore un 
homme qui culbutait d’une voiture. « Que cela te 




204 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


serve d’avertissement ! Ne grimpe jamais sur un 
char : tu tomberais et le char te passerait sur le 
corps. » 

Or, un matin, comme nous buvions notre café, 
nous entendîmes passer dans un grand fracas un 
paysan qui conduisait son char hissé sur des sacs de 
farine. Papa, qui le voyait par la fenêtre, nous dit son 
nom, tout en le suivant du regard. Mais tout à coup: 
« Le voici qui vient de tomber i » s’écria-t-il. Et 
j’ajoutai aussitôt, bondissant de plaisir : «... et le 
char va lui passer sur le corps ! » 

— «Non, le voici qui remonte, il ne s’est fait aucun 
mal.» 

— « Quel dommage ! » soupirai-je alors, triste et 
déçu. 

— « Es-tu donc si cruel et cela t’aurait-il fait 
plaisir qu’il fût écrasé ? » Mon père ne m'avait pas 
compris. Je n’étais nullement altéré du sang de ce 
paysan. Je n’exigeais de lui que la suite, qu'il nous 
devait, d’une aventure ébauchée par lui, de son plein 

ai 

gré, Par ailleurs, j'eusse préféré qu'il ne fût pas tombé 
du tout. Mais on ne commence pas une histoire pour 
d’interrompre brusquement au beau milieu, quand 
cela devient tout à fait palpitant. 




PÈRE A LA MAISON 


205 


UNE CHOSE ATROCE QUE JE NE VEUX POINT VOIR 

U n messager, le visage rayonnant de joie, s’en 
vint de t la brasserie nous dire que grand- 
père y faisait saigner un cochon dans le 
jeu de quilles et que nous étions tous invités à venir 
voir. 

Maman déclina l’invitation, mais, nous autres 
garçons, papa nous conduisit au lieu de la fête. Tous 
ceux de la brasserie avaient, en effet, quand nous 
arrivâmes, des visages solennels. Pour moi, je n’ar- 
rivais pas à me représenter très bien ce qu’on peut 
trouver de gai à l’égorgement d’un porc, mais, 
pensais-je, il faut qu’ils en soient mieux informés que 
moi. D’ailleurs, je vais m’en rendre compte à 
l’instant. 

Tout d’un coup, une porte s’ouvrit et un affreux 
cochon, qui poussait des cris abominables, apparut, 
traîné sur le sol par deux valets. Us vous l’empoi- 




206 mes premiers souvenirs 

gnèrent par la queue et par les oreilles et le renversè- 
rent sur un chevaler. 

Cela, sans plus, était horrible et vous fendait le 
cœur. Quand ridée me vint, pour comble, qu’on 
allait à l’instant enfoncer un couteau dans le cou de 
cette créature vivante, cela me mit soudain hors de 
moi. Hors de moi, c'est le mot. Je m’enfuis en 
courant et en poussant des cris à faire pitié. Où 
courais-je ? peu importait, pourvu ,que ce fût le plus 
loin possible. Surtout ne pas voir, ne pas entendre 
assassiner ce pauvre animal ! 

Dans ma fuite aveugle, je parvins à proximité des 
puits d’aération de la brasserie, trous noirs d’une 
profondeur infinie, dont la bouche est toute grande 
ouverte. Mon père me rejoignit à la hâte et me retint. 
Impossible de m’échapper de ses mains. Je ne pouvais 
que trembler et crier. Pourtant, il ne vint pas à bout 
de me ramener v*ers le lieu de l’exécution. Je me 
démenais comme un fou. A la fin, cette crise inex- 
plicable lui donna de l’inquiétude, et, pour ne pas 
aggraver mon état, il céda, faisant agir la persuasion 
à la place de la contrainte. De quoi donc pouvais-je 
avoir une peur aussi déraisonnable ? Le cochon ne 
me ferait aucun mal. Il pensait bien à me mordre ! 




PÈRE A LA MAISON 


207 


Père ajoutait que j’aurais dû prendre exemple sur 
mon petit frère. Tandis que le cochon était sur le 
chevalet, il lui caressait l’oreille avec sympathie, sans 
la moindre peur. Pendant ce discours, l’exécution 
s’était accomplie. Quand j’appris que l’animal était 
mort, à l’instant j’en fus calmé. Mais, des années 
plus tard, on racontait encore avec combien de 
courage mon cadet s’était comporté en cette occasion 
où son aîné s’était montré excessivement pitoyable. 

Le soir de ce même jour, comme il faisait nuit 
déjà, je fus invité de nouveau à la brasserie. Cette 
fois, c’était dans l’ancien bureau de mon père, 
transformé depuis notre déménagement en une salle 
à boire de plus grandes dimensions. On y festoyait à 
la lueur des chandelles et les bouchers avaient le rôle 
principal. Avec répugnance, avec horreur, je vis ces 
tueurs trinquer, rire et brailler. A l’improviste, ils se 
mirent à aiguiser leurs couteaux et commencèrent à 
chanter d’uiie voix terrible. 

L'heure approche, les temps sont mûrs, 

Il faut franchir les bois obscurs. 

Cela retentissait si vilainement que cette forêt 
qu’ils allaient franchir devait, à coup sûr, être affreu- 
* sement dangereuse, surtout à cette heure de la nuit. 




ao8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


Ils le savaient bien eux-mêmes, et cependant ils ne 
paraissaient nullement la redouter. Ils demeuraient 
dans la salle, sans quitter leurs chaises, et conti- 
nuaient de rire, de festoyer, de boire, comme s’il ne 
se fût agi de rien. Alors, je ne pus admirer assez 
pour leur courage ces hommes effrayants. Ma pensée, 
déjà, faisait mille conjectures, et les suivait, émer- 
veillée et terrifiée à la fois, à travers la forêt sombre, 
quand bientôt ils s’en retourneraient. Que ne va-t-il 

r 

pas leur arriver là-bas? Seront-ils tous en vie demain 
matin ? 

Et réellement, je m’enquis le lendemain, plein 
d’inquiétude, de l’état des bouchers. Je reçus cette 
réponse rassurante. « Les paresseux vont très bien ; 
ils dorment encore. » 



PRINTEMPS DEDANS, 

PRINTEMPS DEHORS 


JARDINAGE 


q: 


ue s J est-il passé l’hiver suivant ? Je ne sais. 
Ma mémoire en a perdu la clef. Il n’est pas 
impossible que je la retrouve. Quelques 


incidents fugitifs, voilà, pour l’heure, tout ce que 
j’ai retenu, et encore ne suis-je pas sûr qu’ils ne 
tombent point sur l’hiver précédent. Aux images de 
notre souvenir, pour claires et nettes qu’elles soient, 
irl manque toujours la signature, comme à la vie elle- 
même, et la mémoire, même la plus fidèle, est débile 
pour ce qui est du calendrier. 

Un jour, comme j’étais dans l’allée de la maison, 
mes parents, et Agathe à leur suite, passèrent près de 
moi dans une grande agitation et coururent à travers 


*4 


* M SB PIBOU SOUVENAIS 



210 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


la rue dans la brasserie. Un instant après, lorsqu’ils 
s’en revinrent calmés, Agathe me dit d’un ton de 
reproche : « Cela ne t’aurait donc rien fait, si ton 
petit frère était mort ? » Il paraît qu’en face, dans la 
cuisine, il avait porté à sa bouche une bouteille de 
vitriol, croyant que c’était de l’eau sucrée. Par 
bonheur, une goutte lui en avait jailli à temps sur les 
lèvres, si bien qu’il s’en tira avec une brûlure sans 
gravité. 

Une autre fois, il y eut une explosion de joie. Le 
légendaire oncle Henri était arrivé de Bordeaux sans 
crier gare. Ce fut durant quelques heures un actif 
va-et-vient, une animation de fête, et je vis un beau 
jeune homme en pantalons collants, à passe-pied, 
comme en avait mon père, ce qui me plut. 

On se fit par-dessus ma tête beaucoup de démons- 
trations sans s’inquiéter autrement de moi, et, avant 
que j’eusse bien compris que l’oncle Henri était chez 
nous, il était déjà reparti. 

Puis ce fut, un jour, le soleil matinal qui fit un 
crochet dans sa course du « Schleifenberg >► au 
« Vieux-Marché » et donna dans notre maisonnette 
une représentation pour nous tout seuls. Un rayon 
frappa la fenêtre, <^ui flamboya, lança des éclairs. 


PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 


21 1 


Cette merveille me jeta dans l’enthousiasme. Agathe 
fut me chercher un petit miroir. Transporté, j’appris 
à m’en servir comme d’une arme. Tout ce que mes 
yeux me montraient d’un côté ou de l’autre de la rue 
était aveuglé. Cela dura jusqu’au moment où papa 
me rendit attentif à ce que ce jeu pouvait avoir de 
dangereux. Plus tard, alors que j’étais un grand 
garçon déjà, j’ai voulu répéter ce tour d’adresse. 
Mais ce fut fort éloigné d’avoir le même sel que la 
première fois. 

Le printemps revint et mon père se mit à jardiner 
avec ardeur. Couper du bois, le scier et jardiner 
étaient ses occupations favorites aux ères de paix, 
aux époques de l 'idylle. 

Jadis, avant l’idylle, il en avait eu d’autres, telles 
que monter à cheval, faire des armes, se battre en 
duel, dresser des chiens, tailler, cogner et faire la 
guerre. Quand au plaisir de fumer, il continua de se 
l’offrir pendant V idylle. 

Ainsi, le jardinage était devenu la grande affaire. Il 
. ne s’amusait pas à cultiver des fleurs, bonnes pour 
les femmes, à tracer des parterres : c’était trop puéril. 
Il ne plantait pas d’arbres à fruits, ce lui eût donné 
trop de peine. Son affaire, c’étaient les légumes. Ah l 




212 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


la salade, les belles endives blondes aux têtes frisées! 
Mais ce qu’il mettait au-dessus de tout, c’étaient les 
pois et les haricots. Il avait des sourires d’enfant 
quand il venait à parler « des petits pois, là, qu’on 
apporte tout frais du jardin, qui fondent comme du 
beurre et qu’on écrase avec la langue. » 

A lui seul l’aménagement du jardin lui causait un 
plaisir de roi. Pensez à la joie que c’est de trans- 
former, chez soi, un coin de prairie en un amour de 
jardin potager, d’y tracer des allées vierges de toute 
mauvaise herbe, d’y disposer des plates-bandes aussi 
unies que de la soie. Voilà qui n’est pas à la portée 
de tout le monde ! Essayez d’en faire autant, et si 
vous avez la patience d’attendre jusqu’au moment où 
les petits pois seront mûrs, alors vous aurez vécu 
quelque chose 1 Des petits pbis aussi tendres, aussi 
doux, aussi verts que ceux de mon jardin, vous n’en 
avez encore jamais mangé I 
A côté du jardinet, dans la prairie de grand-père, 
il avait creusé un trou carré, pas très profond, mais 
assez quand même pour s’y casser une jambe en 
sachant s’y prendre. On me mit doucement en garde 
contre cette fosse, puis, comme j’étais, en somme, 
un garçon intelligent, on me permit de me promener 




PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 


2ï3 


avec prudence tout autour et de regarder au fond. Je 
profitai avidement de l’autorisation. J’étais constam- 
ment à stationner sur le bord de cet abîme en minia- 
ture, à en mesurer la profondeur fabuleuse : un 
mètre, pour le moins ! L’une des nuits qui suivirent, 
je fis un des rêves les plus suaves de ma vie : Je me 
trouvais' paisiblement endormi au fond de la dite 
fosse, à côté du jardin. D’en haut, comme issue de 
la lumière, une vivante spirale de fleurs descendait 
en tournant jusqu’à moi. Parmi ces fleurs, il y avait 
des têtes d’anges qui me saluaient. Je ne voyais pas 
ces choses aussi distinctement que je les décris à 
présent : une gloire dorée estompait les contours, et 
d’une façon beaucoup plus délicate que les mots ne 
sauraient le traduire. 

Je renonce à une description impossible et je laisse 
la parole aux faits. Plus de trente ans plus tard, j’ai 
choisi ce rêve pour en faire un de mes Extra 
mundana (le mythe des arabesques). Si je n’ai pas 
réalisé ce projet, c’est pure affaire de hasard. J’en ai 
defcsiné une esquisse qui doit exister encore. 


214 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


LES CAPUCINES DE L’ESPÉRANCE 

C ependant les prairies verdissaient autour de 
la maison de grand-père. Au fond, sur les 
flancs du Schleifenberg, la forêt se faisait 
plus sombre et dans la chambre se riait le soleil. Par 
toutes les fenêtres entraient l’air et la lumière, dans 
tous les cœurs la joie de vivre. On aurait dit que cette 
maisonnette au milieu de l’herbe avait poussé de la 
veille, à voir l’éclat de toutes les chambres, et leur 
fraîcheur. Il semblait aussi que tous ensemble nous 
fussions nés une seconde fois. En un mot, c’était le 
printemps tel qu’il est dans les chansons. Pourquoi 
le ressentions-nous alors pour la première fois ? 
Pourquoi ne l’avions-nous pas ressenti l’année pré- 
cédente? Pour cette raison qu'alors notre père était 
absent, et que nous, les enfants, étions trop petits 
encore pour comprendre le renouvellement des sai- 
sons, pour le remarquer, même. Il ne pouvait être 
question de le ressentir. 


PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 21 5 

C'est à ma mère que le printemps se révéla de la 
façon la plus profonde. Elle s'était mariée si tôt — à 
seize ans — qu'elle n'avait jamais eu le temps, 
jusque-là, d'être jeune. 

Au sortir de l'école, elle était partie, fiancée déjà, pour 
la pension. Elle s’était mariée moins d'un mois 
après ea être sortie. Habituée dès l'enfance à obéir, 
menée assez durement par ses parents et par parrain, 
chargée presque au sortir de l’enfance des soins de la 
maternité et des soucis d'un ménage, elle n'avait pas 
encore eu le temps de bien réfléchir à tout cela. Dans 
son double bonheur d'épouse et de mère, elle répon- 
dait maintenant à la salutation printanière et devenait 
jeune. 

Ce quelle sentait, il fallait quelle le fît sentir. 
Elle n'y employait pas l’exaltation des paroles. Elle 
n'en avait pas reçu le don, et sa voix douce, celle de 
ses parents et de Tonton, lui manquait dès qu'elle 
avait dit deux phrases. La communication s’effec- 
tuait par un muet débordement de son âme, que tra- 
hissait la voix des larmes : à chaque émotion — 
même joyeuse — elles paraissaient dans ses yeux. 

Qu’elle vît ou qu’elle entendit quelque chose de 




2l6 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


beau, il lui fallait lutter contre les larmes. Elle me 
rendait attentif à l'appel du coucou, aux ululements 
de la chouette dans les bois, me racontait qu'en son 
enfance elle allait cueillir les premières violettes au 
flanc de la colline, près du Vieux-Marché, me 
conduisait à l'entour de la maison et, pendant ce 
temps, elle composait pour l’avenir le poème de l’es- 
pérance. Tout autour de la maison, au bord du talus 
artificiel et gazonné qui la portait, courait un agréable 
petit chemin. Ce petit chemin était serti d'arceaux de 
jonc, qui servaient à la décoration, d’une part, et de 
l'autre, à indiquer qu’il n'était point permis de se 
laisser rouler sur les pentes raides du talus. Ces arceaux 
me plaisaient extraordinairement. Et pourtant ma 
mère me promettait de leur part quelque chose de 
mieux encore que ce qu'on voyait déjà. «Plus tard, 
me dit-elle, je sèmerai sur le talus tout le long du 
sentier de magnifiques fleurs rouges qu'on appelle des 
capucines . Elles s’enrouleront d'elles-mêmes comme 
des guirlandes autour des arceaux. Tu verras, ça te 
plaira beaucoup 1 » 

Les capucines ne se sont jamais enroulées autour 
des arceaux. On ne les a pas même plantées, tout 



1 PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 21 J 

ayant été changé à peu de temps de là. Cependant je 
ne connais pas de fleur d’un rouge plus lumineux 
que ces capucines qu’autrefois l’espérance de ma mère 
voyait fleurir autour des petits arceaux de jonc. 



2 1 8 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


HAUTEURS ET LOINTAINS 

S i je découvre un bleu à mon genou ; s’il se tend 
douloureusement aux mouvements que je fais, 
j’en conclus que j’ai dû me cogner, sans pouvoir 
merappeleroù, ni quand. Si, pendant mon enfance, à 
Berne, aussi souvent que je feuilletais les gravures de 
Louis Richter, la vue de chaque coteau dans le loin- 
tain, de chaque ligne de nuages dans le ciel, de 
chaque vol de pigeons me donnait le mal du pays et 
me faisait penser à Liestal ; si, parvenu à l’âge 
d’homme, j'ai vu, sans le vouloir, l’ombre nuageuse 
de mes Vierges aux cloches planer devant le Schlei- 
fenberg, qu’on découvre de Liestal, il faut qu’autre- 
fois, à Liestal, mes yeux aient mesuré les hauteurs, 
qu’ils aient plongé dans les lointains ; il faut que 
hauteurs et lointains se soient mirés en mon âme, 
quand même j’ai gardé dans ma mémoire cette impres- 
sion générale seulement qu’en 1849 le printemps s’est 
révélé à mon cœur. Au surplus, le contraste des 




PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 219 

paysages est pour établir la chose: plus tard, à Berne, 
mes yeux n’ont vu rien de semblable. C’est dans les 
paysages du Jura, ce n’est point dans les Alpes que 
j’ai puisé la notion de l’atmosphère, de la lumière, de 
l’altitude, des lointains. 

Ce dont je veux parler surtout, ce sont les hauteurs 
célestes, les lointains de la terre, les jeux de l’air et 
des nuages qu’on peut voir quand l’invisible fond 
d'une vallée s’éploie entre des montagnes de faible alti- 
tucfe et se laisse deviner à quelque voile de brume, à 
je ne sais quelle lumière d’autre nature qui semble 
rayonner des régions basses où le regard n’atteint pas. 

C’est à mon retour de Waldenbourg que j’aurai vu 
cela pour la première fois, et la deuxième, ce fut pen- 
dant l’excursion de Berne, près de Soleure. Mais ce 
qui eut l’influence décisive, ce fut certainement au 
printemps de 1849, la lumière qui venait à nous de la 
vallée de l’Ergolz, entre la petite ville et le Schleifen- 
berg, cette lumière qui venait obliquement, par-des- 
sus la propriété de grand-père, derrière notre maison 
et notre jardin. Je l’ai déjà dit, je ne trouve de cela 
nulle trace en ma mémoire ; je n’y découvre point 
qu’en mon enfance j’avais pris conscience de cette 
lumière, si je puis dire, ou que je m’en étais étoriné. 




220 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


Mais il est certain que dès lors mon âme avait bu 
l'altitude et l'espace, que toute ma vie, comme à un 
peintre, la coupole céleste m'a fait l’impression d’ap- 
partenir inséparablement à la figure de la terre. Il 
faut, n'est-il pas vrai, que d'un lieu ou d'un autre 
cette manière de voir me soit venue ? 

C'est pour cette raison, c’est à cause de ces expé- 
riences visuelles de mon enfance que par la suite, 
quand je me consacrai à la poésie, ma nature m'obli- 
gea à prendre mes sujets dans le bleu du ciel : 

« C'est dans le regard que vole mon esprit ; mon 
guide est la lumière. Le clair éther, là-haut est la 
source de mes chants. » 

Il faut aussi qu’à cette époque, si ce n'est plus tôt 
même, mes oreilles aient recueilli de printanières 
impressions. C’est encore après coup que je m'en 
rends compte. L’hiver avant ma confirmation, je vis 
le Freischütç au théâtre de Bâle. Quand l’orches- 
tre joua la valse, je sentis un frisson me parcourir. 
«Tu as déjà entendu cela, me dis-je, dans ta prime 
enfance, en un temps que tu ne te rappelles pas. » 
J'entendis un jour à Berne des enfants qui soufflaient 
dans des flûtes en écorce de saule. Le son de ces flûtes 
me donna la nostalgie de Liestal. Il faut en consé- 




« 


PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 221 

quence qu’à Liestal le printemps se soit révélé à moi 
de mille façons dont je ne sais plus rien. C’est à mes 
sens seulement que d’abord il aura parlé, sans que 
j’aie su y prendre garde, et puis leurs impressions, avec 
le temps, auront passé de l’inconscient à la cons- 
cience. 


222 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


MADEMOISELLE GAÎTÉ 

A u milieu des prairies, en retrait de la* route, 
assez loin des portes de Liestal, il y avait 
une grange d’imposantes dimensions, près 
de laquelle habitait un réfugié allemand du nom de 
Bahrdt, qui était originaire de Wiesbâden. C’était 
un homme de bonne famille, cultivé, docteur en 
droit. Comme il avait apporté de chez lui une fortune 
assez rondelette, il n’eut pas besoin, pour gagner sa 
vie, de chercher une place à l’exemple des autres fugi- 
tifs, mais se mit à exploiter de son chef une étude d’avo- 
cat. Oii connaissait fortbien l’avocat Bahrdt dans tout 
le pays de Bâle-Campagne. Si je ne me trompe, il se 
rendit acquéreur de la grange et de la demeure y atte- 
nant. A l’origine, cette grange avait été pour lui le 
principal. Il avait ses plans sur elle. Il voulait, en 
compagnie du Conseiller d’Etat Begle, y organiser 
une entreprise de messagerie, mais cela ne se réalisa 
pas. 



PRINTEMPS^DEDÀNS, PRINTEMPS DEHORS 


223 


La construction de notre maison nous rendit voi- 
sins. Mon père attachait du prix au commerce de cet 
homme cultivé. De son côté, ma mère se lia avec sa 
nouvelle voisine, la sœur du docteur Bahrdt, qui 
habita des années chez son frère pour entretenir Tor- 
dre, la chaleur d’un foyer, la gaîté dans ce ménage de 
garçon. Elle y réussit parfaitement. Dès notre instal- 
lation dans la maisonnette, ils se développa d’actives 
relations d’amitié* entre les deux familles. Il sembla 
un temps que le docteur Bahrdt et sa sœur fussent 
pour. louer l’étage supérieur de notre maison. Ce pro- 
jet n’eut pas de suite. Le docteur préféra construire 
lui-même une maison, mais cela ne changea rien à la 
bonne entente. Je n’ai pas eu trop d’occasions de voir 
le docteur Bahrdt lui-même. En revanche, M Ue Bahrdt, 
devenue l’amie de maman, se mît à jouer chez nous un 
rôle d’une importance croissante, le beau rôle de celle 
qui dispense l’amusement et la gaîté. Sa nature com- 
municative et son insouciance toutes rhénanes, son 
entrain, sa loquacité, choses étrangères à notre pays, 
exerçaient sur nous une action stimulante. Son rire 
était contagieux. On respirait la joie de vivre dès 
qu’elle apparaissait dans la maison. Son éternelle 
bonne humeur, sa riche provision de contes, de bou- 




224 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


tades et d’amusements ingénieux en firent, tout par- 
ticulièrement, l’idole de nous autres enfants. Toute sa 
personne nous vivifiait comme le printemps incarné. 

Les lieux qu’elle habitait me riaient, eux aussi, 
comme le printemps, surtout la petite maison de son 
frère, qui n’était pas achevée complètement. On avait 
dû poser la toiture l’automne précédent, à en croire le 
récit de l’inauguration, dont mon père se plaisait 
assez souvent à distraire notre créduiité. Pour pendre 
la crémaillère dans le nouvel immeuble, le docteur 
Bahrdt donna un grand bal. Quand les invités arri- 
vèrent, on constata que le propriétaire avait oublié de 
faire bâtir un escalier qui conduisît à l’étage supé- 
rieur : on dut monter dans la salle de bal par des 
échelles. Quoi qu’il en soit, au printemps 1849, la 
maisonnette pouvait accueillir ses habitants. Elle 
était cependant si loin d’être entièrement aménagée 
qu’à chaque fois que maman me conduisait chez 
M llc Bahrdt — et c’était presque tous les jours — il y 
avait à voir quelque chose de neuf et de beau, un jour 
une paroi fraîchement vernie, embaumant encore la 
peinture à l’huile, un autre, un miroir à cette paroi? 
une autre fois une guirlande de fleurs à l’extérieur, le 
long de la muraille, et ainsi de suite. Le chemin qui 




PRINTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 


225 


conduisait chez notre amie était, à lui seul charmant. 
Au lieu de suivre la route, maman prenait derrière la 
maison, nous menait à travers d’opulentes prairies, 
en longeant de curieux petits jardins, par un sentier 
étroit et capricieux qu’elle avait découvert et qu’à part 
elle et moi seuls personne ne connaissait. Ce sentier 
me devint bien vite familier au point que mes rêves 
même me le représentaient. C’est justement grâce aux 
rêves qu’il acquit une valeur sentimentale, une signi- 
fication spirituelle. Ce sentier secret, par où l’on 
allait chez M lle Bahrdt, son accueil amical et riant 
dans la maisonnette joyeuse, éclatante, toute inondée 
de soleil, m’ont laissé dans le cœur comme la lumière 
du printemps. Dans mon souvenir, M llc Bahrdt est 
la fée du printemps. 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


15 




L’ÉMIGRATION A BERNE 


L'ESPRIT D'INITIATIVE 

L ’été qui s’avançait me trouva gaillard, vigou- 
reux, courageux et entreprenant. L’entreprise 
capitale fut la découverte de Liestal. Jusqu’alors, 
le champ de mes explorations s'était borné à la par- 
tie du monde qui s’étend en deçà de la Porte-d’en 
haut, à la contrée qui entourait la brasserie et notre 
propre maison, avec des incursions vers le Gestadek, 
que l’on atteint de ladite Porte-d’en haut, en faisant 
• un détour pour éviter la ville. Je n’étais allé que rare- 
ment dans la petite ville elle-même. Je me mis donc 
à prendre assez fréquemment telle ou telle région de 
Liestal pour but de mes voyages pédestres. Je ne par- 
tais point seul : ma confiance en mes forces n’allait 
pas si loin encore (je venais d’avoir quatre ans ce prin- 



228 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


temps même). J’allais en compagnie d’Agathe et 
quelquefois de ma mère, voire en celle de mon père. 
C’était toujours le Gestadek qui était le but de la plu- 
part de nos excursions : on y était un peu comme à 
la campagne. Je pus alors le scruter dans ses moin- 
dres détails. J’eus lieu de m’en féliciter, car je fis la 
découverte, dans une rue voisine, d’une cousine à moi 
— j’ai oublié son nom, et c’est grand dommage — 
qui habitait sous terre. De la rue on accédait à son 
logement en descendant un escalier. Cette cousine, 
comme toutes les cousines, avait toujours, il va sans 
dire, des raisins de Corinthe à vous offrir. Elle devint, 
cet été-là, ma plus grande amie à la suite de M lle 
Bahrdt. Je retournai chez elle chaque fois qu’on me 
conduisit au Gestadeck. 

Il y avait aussi la scierie, grandiose, mais dange- 
reuse, à côté de la caserne. J’y vins bien des fois et 
plus j'y demeurais, plus je prenais le goût d’y retour- 
ner souvent. C'est là qu’habitait une petite troupe 
d’enfants qui m’invitaient à jouer et me conduisaient 
partout dans ces vastes locaux pleins de mystère, 
au-dessus, à côté des eaux mugissantes et des scies 
qui faisaient grand bruit. Plus haut que le Gestadeck 
et que la place d’armes, à l’écart, sur une colline, se 



l’émigration a berne 229 

trouvait à cette époque le terrain d’exercices des gym- 
nastes. Sur ce terrain où, vingt ans plus tard, j’ai vécu 
la scène initiale de mon «Prométhée», par laquelle 
me furent révélés mes dons poétiques, je passai dans 
la société d’Agathe une après-midi longue et assez 
peu récréative. J’étais assis sur un banc, sous un til- 
leul. Je regardais en l’air et mesurais l’inépuisable, la 
merveilleuse richesse de son feuillage. Depuis ce jour, 
j’ai conservé une çertaine considération pour l’homme 
qui peut dessiner un arbre. Dans la petite ville, c’est 
papa qui me présentait au cours de ses promenades à 
ses connaissances — et tout le monde à peu près était 
de ses connaissances. Il les trouvait à leur porte, sur 
le seuil de leur boutique, et partout on lui faisait bon 
accueil. Je me suis fait alors un nombre d’amis con- 
sidérable parmi la population de Liestal. 

Ils me gardèrent fidèlement dans leur souvenir, 
alors que, moi, je les oubliai complètement après mon 
départ. Combien de fois par la suite ne m’est-il pas 
arrivé qu’à Liestal un vieux bonhomme, une vieille 
bonne femme, m’interpellât pour me dire: «Vous ne 
nous connaissez donc plus ? Nous étions cependant 
si bons amis, du temps que vous n’étiez encore qu’un 
petit garçon 1 » 



23o 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


La place d’armes, daus le bas, à côté de la caserne, 
présenta cet été-là un attrait tout particulier. On y 
voyait d’élégants colonels fédéraux, tout de vert habil- 
lés, qui présidaient aux évolutions des troupes et fai- 
saient la critique du commandement. C’est pour eux 
que j’en tins alors. Quand on me demandait: «Que 
veux-tu être quand tu seras grand ?» je ne répondais 
plus, comme autrefois: «Je veux être un colonel 
Sulzberger », mais « un colonel fédéral ». 

Le colonel Sulzberger eut encore dans ma pensée 
un autre rival, qui le fit pâlir, en la personne du tam- 
bour-major Gerster, géant du canton et couronne- 
ment de la création. A vrai dire, mon espérance 
n’atteignait pas si haut. Je renonçais en poussant des 
soupirs à me voir jamais si grand que le tambour- 
major Gerster de Gelterkinden. J’étais certes plus 
grand que les autres enfants de mon âge, mais je 
n’étais pas, hélas ! deux fois plus grand. On ne devrait 
jamais désespérer. Par la suite, j’ai été tambour-major 
tout de même, tambour-major des cadets de Bâle. 



23i 


l’émigration a berne 


SCHŒNTHAL 

L es voyages pédestres à Schœnthal, que mon 
père entreprit de plus en plus souvent avec 
moi — et 4 la fin presque chaque jour — firent 
passer tout le reste à l’arrière-plan. Il allaita Schœn- 
thal pour voir un M. Schafter, qui était employé 
dans la fabrique de mon parrain, M. Stehle, de Bâle. 
Ces voyages avaient pour moi un multiple attrait. En 
premier lieu, cela me donnait une plus haute cons- 
cience, de moi-même, de pouvoir, à l’aller et au retour, 
parcourir à pied un si long chemin (Schœnthal était 
à une demi-heure de chez nous) sans me sentir ensuite 
le moins du monde fatigué. Puis il y avait à mi-dis- 
. tance une ferme enclose d’une grille et, dans la cour 
de cette ferme, un homme en uniforme (un inva- 
lide?) ; ce n’était pas tout à fait un soldat, mais il s’en 
fallait de peu. Chaque fois que nous passions par là, 
il nous honorait, mon père et moi, d’un salut qui me 
faisait chaud au cœur. A elle seule, cette demi-caserne, 



232 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


qu’on appelait le Vieil Hôpital, me donnait le goût de 
ces excursions. 11 y avait de nouveau quelque chose 
de beau, quand, dans le voisinage de Schoenthal, on 
quittait la grandïoute, pour descendre par le sentier 
à droite. Ce petit chemin était incomparablement plus 
joli qu’aucun autre qui fût. Il était propre et lisse 
comme le plancher d’une chambre. A gauche, sur la 
hauteur où passe la route nationale, verdoyait une 
prairie en forte pente, couronnée d’yn petit bois touffu. 
Ensuite, à Schoenthal, c’étaient les deux fabriques 
bâloises de M. Bœgle et de M. Stehle, avec leurs jar- 
dins seigneuriaux et leurs belles maisons de campa- 
gne, avec leurs délicieux ruisseaux et les petits ponts 
qui les enjambaient. Que je n’oublie pas M. Schafter 
lui-même, qui me plaisait parce qu’il était vif et poli, 
qu’il s’habillait comme à la ville, et que je le tenais 
pour le meilleur ami de mon père. Il nes’agissait pas, 
en réalité, d’une affection si cordiale, mais de simples 
relations d’affaires. Mon père avait conçu le projet de 
fonder avec M. Schafter un commerce de vins. 

Au retour, il y avait pour finir, quelque chose de 
fabuleux. Nous ne prenions pas pour nous en retour- 
ner le sentier par lequel nous étions venus : nous 



IMMIGRATION À BERNE 


233 


grimpions tout droit la côte qui s’élève au-dessus de 
Schoenthal, jusqu’à rejoindre la grand’route. En sui- 
vant celle-ci, on atteignait à gauche un bouquet d’ar- 
bres que mon inexpérience prenait pour une forêt. 
Mais une forêt débouchant sur la route même et, 
pour ainsi dire, dans la vie de tous les jours, cela 
présentait pour moi quelque chose d’incroyable et de 
vraiment fabuleux. Chaque fois que je passais là, 
c’était avec une qmotion nouvelle ; je jetais un regard 
d’étonnement sur ces arbres énigmatiques qui, du 
pays de légende, avaient poussé jusqu’au bord même 
delà grand’route, et mes rêves, la nuit, me reprodui- 
saient ce mystérieux coin de terre, près deSchœnthal, 
où, par-dessus la lisière du chemin prosaïque, que 
suivent les charrettes des paysans et la voiture de la 
poste, la forêt se dressait en personne. Bien entendu, 
mon imagination n’y situait point de contes : ce bou- 
quet d’arbre n’avait pas étonné le futur poète, mais 
un dessinateur né. J’étudiais la structure de ces arbres, 
je distinguais ce bouquet de tous ceux que j’avais pu 
voir jusqu’alors et je puisais toutes les impressions 
que mon âme y pouvait trouver. 

Mais un jour, comme une fois de plus j’exprimais 



234 MES PREMIERS souvenirs 

devant ma mère la joie que me donnaient ces excur- 
sions deSchœnthal, je l’entendis qui disait, pensive, 
pour elle-même plus que pour moi : « Finis les voya- 
ges à Schœnthal, puisque nous partons pour Berne.» 




l’émigration A BERNE 235 


DU NOUVEAU 

L eté, avec ses projets d’avenir, était comme 
rongé par les vers. Depuis le début de l’année il 
y avait quelque chose en train. Mon père s’était 
fait beaucoup d’amis parmi ses collègues de la Consti- 
tuante. La plupart d’entre eux occupaient maintenant 
de hautes charges dans le nouvel état fédératif et ils 
n’oubliaient pas Spitteler. En particulier, le chef du 
département des finances, comme on dit en Suisse — 
le ministre des finances, dirait-on ailleurs — conseil- 
ler fédéral Munzinger, ne pouvait plus se passer de 
lui. Ses lettres cordiales le pressaient de s’en revenir 
à Berne. La place de trésorier de la Confédération 
• était vacante et, au jugement de M. Munzinger, il 
était désigné pour la remplir. Mon père se défendit 
longtemps ; enfin, il se laissa convaincre par les for- 
tes raisons de son ami et il autorisa M. Munziger à 
patronner sa candidature auprès du Conseil fédéral. 
Il fut nommé d’une seule voix et reçut l’ordre d’en- 



236 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


trer dans ses nouvelles fonctions le i er juillet, c'est 
à dire avant huit jours. Il fut donc obligé de quitter 
Liestal à la hâte pour s'établir à Berne et, avant toute 
autre chose, de présenter sa démission de ses fonc- 
tions cantonales. Cela fut expédié immédiatement à 
la satisfaction générale. Le transfert précipité de 
notre résidence nous causa, par contre, beaucoup 
d’énervement et de soucis. Que faire de la maison ? 
Que faire du mobilier et de tout cç que nous ne pou- 
vions ni ne voulions emporter? Mon père avait en 
cave, par suite de l’entreprise qu’il projetait avec 
M. Schafter, une énorme provision de vin. C’est sur- 
tout pour s’en débarrasser qu’il eut recours à une 
vente aux enchères. Un locataire se présenta pour la 
maison et le souci nous en fut également enlevé. 

On en vint alors aux visites d’adieu. Je n’ai gardé 
le souvenir que de celle que nous fîmes à M Ue Bahrdt. 
Elle me fit cadeau d'une ravissante petite boîte bleue, 
d’un bleu immaculé, ineffable, strié de belles lignes 
brisées couleur d’or, et elle nous promit, en outre, de 
venir nous rendre visite à Berne. La petite boîte me 
causa de la joie, mais, pour le reste, je ne savais pas 
trop ce qu’il fallait penser de cette émigration. Devais- 
je m’en réjouir, ou non ? En vérité, je serais demeuré 



l’émigration A BERNE 237 

très volontiers à Liestal. Tout s’y présentait main- 
tenant sous de si engageantes couleurs ! Il y avait les 
colonels et le tambour-major sur la place d’armes ; 
il y avait Schœnthal, M. Schafter, la forêt à côté de 
la grand’route, la cousine aux raisins secs dans sa 
demeure troglodytique du Gestadeck, et bien d’autres 
choses encore. 

D’autre part, il y avait l’éléphant de Berne, que 
j’aurais revu avec.plaisir, sans compter que le chan- 
gement est toujours agréable, que cela donne de la 
vie — et que, de plus, Agathe venait avec nous. 

Pour tout dire, je n’y pensais pas beaucoup ; je pre- 
nais ce que me donnaient mes parents — les parents 
savent ce qu’ils ont à faire, et puis, moi, tout me con- 
vient, du moment qu’il se passe quelque chose — et 
j’attendais patiemment l’imminente vente aux enchè- 
res. A elles seules, toutes ces dispositions étaient 
réjouissantes, qu’on prenait à cet effet. Dans la grange 
de grand-père, où la vente devait avoir lieu, on avait 
entassé les meubles en véritables châteaux, ce qui 
avait un peu l’air d’un jouet monstrueux. «C’est 
tout de même quelque chose de joyeux, dis-je à ma 
grand’mère, qu’une vente à la criée ! » « Oh ! non, sou- 
pira-t-elle, il n’y a là rien de gai. » L’idée de la sépa- 




238 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


ration l’impressionnait péniblement, et ma mère plus 
encore. Mais que savais-je, moi, de la tristesse des 
adieux ? qu’est-ce que j’y comprenais ? que pouvais-je 
en pressentir ? Je pensais uniquement à ce qui allait 
se passer lors de la vente aux enchères dans la grange 
de grand-père et de Tonton. Je me représentais cette 
vente mystérieuse comme une allègre festivité, comme 
une distribution de cadeaux de Noël à toute la popu- 
lation de Liestal. 



l’émigration a berne 


23g 


L'ÉMIGRATION 

I l ne me fut pas donné de voir la vente dont je 
me promettais tant de plaisir. On convint, en 
effet,’ que mon père, qui devait partir le premier, 
parce que son entrée en fonction ne souffrait aucune 
remise, me prendrait avec lui jusqu’à AValdenbourg 
et m’y confierait à Salomeli pour quelques jours, 
jusqu’à l’arrivée de maman, de mon frère et d’Aga- 
the, qui accompagnaient le mobilier. 

Ainsi donc, un matin, papa me poussa dans la voi- 
ture de poste et nous quittâmes Liçstal. Je ne fus 
même pas effleuré par la tristesse des adieux. Je n’a- 
vais conscience en ce moment que" d’une chose : je 
pouvais retourner chez Salomeli, dans mon cher 
Waldenbourg. C’était un petit voyage, et mieux 
encore : un voyage d’agrément. Mon père se fût bien 
gardé de me rendré attentif par un mot à l’impor- 
tance de l’heure. Il avait horreur de la sentimentalité. 
Je ne me rendais nullement compte que le destin fût 



240 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


assis à côté du postillon : il le constatait avec plaisir. 

La voiture fit halte assez longtemps aux bains de 
Bubendorf. Pendant ce temps, on me laissa faire tout 
seul un voyage d’exploration dans la forêt qui monte 
au flanc de la montagne, au-dessus du jeu de quilles. 
Elle est aménagée comme un parc et l’on y trouve des 
bancs pour s’y reposer. A l’instant, je me trouvai si 
bien que je ne la quittai qu’à regret, quand les appels 
de mon père me firent redescendre pour continuer 
notre voyage. Au point de Bubendorf, à l’endroit où 
le paysage nous avait fait, à ma mère et à moi, une si 
étrange impression, mon père, toujours positif, dit en 
élevant la voix : «Par ici, l’on arrive à Bubendorf.» 
A Hœllstein, il me donna des détails sur les ravages 
que le ruisseau, par ses débordements, avait causés 
des années auparavant. Avant d’arriver à Walden- 
bourg, il me fit remarquer la grande propriété de Jœri, 
l’hôte du Lion: « Toute la forêt que tu vois là-haut 
lui appartient. » A Waldenbourg, nous mîmes pied à 
terre tout au bas de la petite ville, vers l’église, pour 
y attendre Salomeli. Je la vis accourir à petits pas 
précipités; mon père me remit *à elle et, après des 
adieux écourtés, continua son voyage avec la voi- 


ture. 



l'émigration a berne 


241 


Ainsi, j'étais de nouveau chez ma chère Salomeli : 
c'est dire que j'étais heureux et content. Je l'accom- 
pagnai tout d'abord chez un garde-forestier. 11 y avait 
là, dans une niche à chien devant la maison, un jeune 
renard qu'on tenait à la chaîne. Quand je l’eus suffi- 
samment admiré, elle me conduisit chez elle, saluer 
tante Tschopp et Petite-sœur, Et puis, je ne sais plus 
ce qui se passa pendant la journée, les deux jours, 
peut-être, que je vécus à Waldenbourg. Une chose est 
certaine, c'est mon bonheur tant que j'y fus, bonheur 
tel qu'on dut presque employer la force pour me faire 
monter dans la voiture quand maman fut arrivée et 
qu’il s’agit de poursuivre notre voyage du côté de 
Berne. 11 fallut, pour me persuader enfin d’y prendre 
place, que Salomeli nous accompagnât jusqu’à Lan- 
genbrugg. C’est lors de ce passage à Langenbrugg que 
ma bisaïeule m’aura donné cette bénédiction dont j’ai 
conservé une mémoire si vive. Le souvenir ne me 
montre qu'une image, il ne m’indique pas le nombre 
d’années qui me séparent de cette scène. Mais la 
réflexion me la fait reporter à ce moment. Cette émi- 
gration de toute la famille donnait à l’aïeule, si vieille, 
et de plus infirme, la raison et l’occasion de pronon- 
cer des paroles d’une teneur aussi pathétique. Quel 

MES PREMIERS SOUVENIRS l6 




242 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


que soit, d’ailleurs, l’instant où ils furent exprimés, 
les vœux de l’arrière-grand’mère se sont réalisés. A 
côté de bien des peines, qui ne sont épargnées à per- 
sonne, les deux entants à qui fut donnée cette béné- 
diction ont... mais, pardon, je prends la liberté de ne 
point terminer cette phrase. 

A Balsthal, nousavons déjeuné avec M. Schenker, 
en plein air, devant sa maison, entre deux grenadiers 
dans des caisses. Depuis notre précédent passage, 
M. Schenker était devenu préfet du district et il habi- 
tait au milieu du village. Pendant qu’on apprêtait le 
repas, je vis égorger un poulet pour la première fois 
de ma vie. Ce fut horrible! On lui ouvrit le bec et on 
lui plongea un couteau dans la gorge. 

Et puis, plus rien. Je n’ai pas le moindre souvenir 
de tout le reste du voyage. Cela tient probablement à 
ce que nous roulions dans une voiture fermée, pleine 
de monde et d’ustensiles, où il ne nous était pas pos- 
sible de regarder au dehors. 

Quand je m’éveillai, le lendemain, j’entendis un 
bruit si assourdissant que, d’abord, je crus être dans 
la scierie du Gestadeck. Je n'étais pas dans la scierie 
de Liestal : j’étais dans la fabrique de MM. Nægeli 
et Rieter, â Hollingen, près de Berne. 




l’émigration a berne 


243 


LE MAL DU PAYS 

A près six mois de séjour à Berne, nous autres 
enfants en avions adopté déjà la langue, alors 
que nos parents conservaient le dialecte 
natal. Par la suite, nous nous sommes, mon frère et 
moi, si complètement bernisés , si je puis dire, que 
plus tard, à Bâle, nos condisciples nous tenaient pour 
des Bernois, et que, les premiers temps, notre accent 
faisait la joie des maîtres et des élèves. Nous ne par- 
lions pas l’allemand de l’Emmenthal d’un Gotthelf 
ou d’un Lœsli, mais l’allemand de Berne-Ville d’un 
Tavel ou d’un Greyerz. 

Au plus profond de nous-mêmes, cependant, dans 
notre cœur, nous étions toujours de Bâle-Campagne. 
Les milliers et les milliers de souvenirs de tout ce que 
nous y avions vécu pendant nos quatre premières 
années brillaient trop vivement dans notre mémoire. 
Nous avions une trop intime conscience des liens qui 
nous attachaient à nos grands-parents, à nos cousins 



244 MES PREMIERS souvenirs 

à tous les degrés, nous y avions trop laissé d’amis, de 
connaissances et de bienfaiteurs, pour nous en pou- 
voir affranchir. Dès la première heure du séjour à 
Berne, nous nous y sentîmes comme des absents et 
bientôt comme des bannis. 

Avec le temps, la nostalgie, le mal du pays s’em- 
para de nous, forma le fond de notre âme. Les années 
ne Tatténuèrent point. Au contraire, il se dessina tou- 
jours plus distinct dans notre conscience. Nous ne con- 
naissions pas plus les mots «mal du pays» que nous 
ne comprenions le mot «patrie». Tel n’était point le 
cas pour notre mère, dont les yeux brillaient parmi 
les larmes quand nous chantions de toutes nos forces, 
bien tranquillement : « La patrie est au-dessus de 
tout». Nous ne comprenions pas les mots, mais nous 
connaissions la chose, cette brûlante nostalgie des 
êtres chers et des lieux familiers. 

Il y avait un mot que notre nostalgie soupirait dans 
nos veilles et dans nos rêves aussi. Ce mot, c’était : 
Liestal . Nous ne voulions pas désigner par là la 
petite ville, à laquelle ne nous liaient que des souve- 
nirs relativement insignifiants, mais, avant tout, les 
êtres aimés qui l’habitaient, la grand’mère, le grand- 
père, Tonton; puis, en second lieu, la maison où ils 



l’émigration a berne 


245 

vivaient et ses alentours, c’est-à-dire la brasserie. 
Quand à la maisonnette de notre père, tout ce qu’elle 
avait contenu de cher, maman, papa, Agathe, nous 
avait suivis à Berne. Maintenant, des étrangers y 
habitaient; notre cœur la tenait pour vide. Quand 
nous retournions là-bas, les vacances venues, nous 
ne l’honorions même pas d’un regard. 

On ne se représentera qu’avec beaucoup de peine à 
quel point de véhémence atteignait notre mal du 
pays. Qu’on veuille bien remarquer qu’il s’agit de 
petits enfants, et que la légende raconte qu’ils ne 
vivent qu’au jour le jour. Parmi toutes les preuves 
que je pourrais donner, lesquelles choisir, et par 
laquelle commencer? Une promenade à l’Enge, but 
préféré de nos excursions, comblait notre cœur de 
mélancolie, parce que, de là, on découvre l'Aar, qui 
coule dans la direction de Liestal. Dans la rue de la 
Justice, à l’angle gauche, en face de l’Hôtel de Ville, 
à côté de la pharmacie Muller, il y avait une maison 
dont l’aspect ne différait point de celui des maisons 
voisines. Mais, de la cour de cette maison partait la 
diligence de Restai, et, à ce que papa nous apprit, 
elle ne partait pas une ou deux fois l’an, mais bien 
tous les jours. 11 y avait ainsi des chevaux, et même 



246 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


des hommes, un cocher, un conducteur, qui pou- 
vaient, heureux mortels, faire chaque semaine le 
voyage de Liestal. Pourquoi donc, si la chose est 
possible, tout le monde ne part-il pas pour Liestal 
chaque semaine? Et, à défaut des autres hommes, 
nous, du moins, pourquoi n’y allions-nous pas? Une 
affreuse tristesse nous abattait quand une circonstance 
quelconque nous rappelait cette diligence. Le mieux 
était de n y point penser. Un jour,, en compagnie de 
nos parents et d’autres personnes, nous allâmes nous 
promener en voiture dans les environs de Schœnbuhl. 
Nous savions que Schœnbuhl était la première station 
de la poste sur le chemin de Liestal et, le plus sérieu- 
sement du monde, nous avons demandé de poursui- 
vre jusque-là, puisque nous étions déjà sur la route, 
et nous n’avons pu comprendre pourquoi tout au 
contraire c’est du côté de Berne qu’on s’en retourna. 
Il en fut de même quand, plus tard, nous fîmes un 
petit voyage scolaire au Weissenstein. D’une hauteur 
qui domine Soleure, un maître nous montra le massif 
du Hauenstein. « C’est par là qu’on va à Langenbrugg 
et à Liestal», annonça-t-il. Eh 1 bien, alors? Si c’est le 
ch.emin de Liestal, pourquoi n’y pas aller plutôt que 
sur ce Weissenstein où nous n’avons que faire? 




l’émigration a berne 


*47 


Pendant le jour, les soucis, les plaisirs quotidiens 
refoulaient à l’arrière-plan notre nostalgie. Mais, de 
temps en temps, quels rêves, la nuit ! 

Quand au matin, mon frère me disait, ou que je 
lui disais : «J’ai rêvé de Liestal », nous nous compre- 
nions et c’étaient des soupirs. C’est surtout la com- 
mune nostalgie qui nous enseigna l’amour fraternel. 
Il arrivait bien que tel ou tel des chers abandonnés 
vînt à Berne nous rendre visite, et ces visites qui 
apaisaient notre cœur, nous les saluions avec les 
transports d’une joie rayonnante. Pourtant, ce n’était 
qu’une consolation, ce n’était point l’accomplissement 
de nos vœux. La venue de l’un d’eux attisait notre 
désir de les revoir tous. 

Une seule chose nous donnait presque le bonheur* 
C'était le voyage à Liestal, aux vacances, quand on 
nous le permettait — et on nous le permit presque 
chaque année une fois. Comme le cœur alors nous 
battait! Dans quelle alternative d’angoisse et de féli- 
cité nous passions les jours, les heures qui précé- 
daient le départ ! quelle fiévreuse impatience! Quelle 
peur jusqu’à la dernière minute qu’un obstacle ne 
vînt tout gâter 1 Une fois, mon frère se réjouit avec 
une ardeur si folle, dans la nuit qui précéda le départ, 




248 


MES PREMIERS SOUVENIRS 


que le matin il se déclara malade et qu'il fallut renon- 
cer au voyage. Je ne le lui ai pas encore complètement 
pardonné. 

La route qui mène à Liestal devint pour nous la 
voie sacrée, et cela était naturel, puisqu’elle condui- 
sait au bonheur! Comme nous en connaissions bien 
tous les détails! ASchœnbuhl, près de l’hôtel, quand, 
après un certain tournant, on avait pris la direction 
d’Utzendorf et de Jegisdorf, alors on était sauvé ! Rien 
ne pouvait plus nous rappeler. Mais il ne fallait pas 
se tromper, c’était bien là le point critique, car de 
Schœnbuhl partaient une quantité de routes, et dans 
toutes les directions, entre autres dans celle deBienne. 
Une route de Bienne ! mais, pourquoi donc, s’il vous 
plaît? Y a-t-il sur la terre des gens assez stupides, 
assez bornés, discernant assez mal où est le bonheur 
pour se rendre à Bienne quand ils peuvent aller à 
Liestal? On a peine à le croire; mais il y a toute 
apparence qu’il en soit ainsi. Passé Schœnbuhl, il 
fallait faire provision de patience, car c’était bien 
ennuyeux jusqu’à Soleure ! A Soleure, on avait abattu 
la moitié du chemin. De tout loin, Durrenmuhle et la 
Cluse nous envoyaient comme le premier salut de la 
terre natale. Et puis, c’est Langenbrugg 1 L’aïeule y 



l’émigration a berne 


249 

demeure ; c’est déjà quelque chose et, sinon ce que 
nous attendons, du moins le signe que nous n’en 
sommes plus éloignés. Le jardinet de Jœri, en revan- 
che, et les ruines du château de Waldenbourg, c'est 
déjà la moitié de Liestal I Haut le cœur, maintenant, 
et ouvrons bien les yeux ! Mais pourquoi de Walden- 
bourg à Liestal, cette route si longue encore, — et con- 
tre toute raison — cette route qui n’a jamais de fin ? 
Quelle utilité cela peut-il bien avoir? Mieux vaut 
n’en pas faire l’épreuve. Enfin quelqu’un dit : « Voyez- 
vous là-bas le clocher de Liestal?» Mon impatience 
alors danse la polka de la délivrance. 

La première fois qu’on nous permit d’aller à Lies- 
tal, aux vacances, le lendemain de notre arrivée, dans 
un demi-sommeil, je promenai ma main sur le 
papier de ma chambre pour sentir s’il était vrai, s’il 
était indubitable que je ne rêvais pas, si, dans la 
réalité tangible, objective, je goûtais la béatitude de 
me réveiller dans le véritable Liestal, à la brasserie, 
auprès de grand-père, de grand’mère, de Tonton et 
de tout ce qui guérit le cœur. 





TABLE DES MATIÈRES 


SANS SECOURS ET SANS PAROLE Pages 

Les rêves de l’enfant 1 

Théâtre de la nature . f 

La grand’mère . 8 

Dans l’âpre lumière du jour n 

Prose. ................. 15 

Du bon derrière les montagnes 18 

A BALE 

Le premier petit voyage 23 

Une ruelle où l’on est comme chez soi 29 

L’enfant perdu . ...... 33 

Bâle, impressions de toutes sortes 37 

Délices ............... 41 


DANS LE ROYAUME DES GRANDS-PARENTS 


Derrière la maison 45 

Dans la salle d’auberge 51 

Parrain 57 

Croissance et multiplication 61 

Sur le champ 65 

L’angelus 68 

Papa entre en scène 71 

A WALDENBOURG 

L’admirable chef-d’œuvre de Salomeli ........ 75 



I 

252 MES PREMIERS SOUVENIRS 


• Pages 

La cascade ............... 81 

Le bonheur dans une cour 86 

La paix bénie du soir . . . 90 

Une réjouissante petite ville 93 

Une cousine qui aime le bruit 9 ^ 

Chez monsieur Meyer, dans le ciel 101 

DANS LA MAISON NEUVE 

Papa bâtit une maisonnette ....... 10$ 

Chansons ....... 112 

Dans les combles . 114 

Les détenus amusants 116 

Saint-Nicolas t ..... 119 

Le mystère paternel ...... ......123 

Solitude ................. 126 

Livres d’images .............. 130 

L’arbre fané. .... ....136 

A l’église ..138 

Le voisinage ............... 14 1 

Le méchant petit homme 145 

L’EXCURSION A BERNE 

Par-dessus la montagne 147 

Outre-monts. 154 

Soleure, ville dorée de la légende. 159 

Une échappée ...... ..... 16 : 

Dans les profondeurs de la forêt 163 

L’éléphant ou sens et importance delà ville de Berne. . . 170 

Le retour 175 

PÈRE A LA MAISON 

Papa s’amuse x8i 

Les énigmes de l’univers 185 

Orphelin 189 

Le premier bain 191 

Le colonel Sulzberger 194 



TABLE DES MATIÈRES 


253 


^ 

Pages 

Zèle domestique 200 

Ce qui est dans l’ordre doit arriver ......... 203 

Une chose atroce que je ne veux point voir ...... 205 

NTEMPS DEDANS, PRINTEMPS DEHORS 

Jardialge 209 

Les capucines de l’espérance 214 

Hauteurs et lointains ..218 

Mademoiselle Gaîté. .. 222 

IMMIGRATION A BERNE 

L’esprit d’initiative 227 

Schœnthal ....• 231 

Du nouveau 235 

L’émigration 239 

Le mal du pays 243 


LIBRAIRIE PAYOT & ; ,e , PARIS 


Le Lieutenant Conrad 

(Le sombre dimanche de Herrlisdorf) 

Roman par Carl SPITTELER ~ 

- Traduction de N. Valentin. - 
Un volune in-16 . . Fr. 3 50. 

Voici la première œuvre littéraire de M.Carl Spitteler 
traduite en langue française. 

Cest un récit tout simple d'apparence, mais où dé- 
borde un très grand talent qu’une exçellente traduction 
pleine de couleur et de relief laisse clairement aperce- 
voir. C’est une œuvre forte qui rappelle par sa belle 
vigueur naturelle la robuste peinture de Hodler. L’ac- 
tion ramassée sur elle-même — elle tient tout entière 
dans l’espace d’un seul jour — a pour unique pivot un 
personnage essentielle lieutenant Conrad, « fils depin- 
tier», d’une race énergique et têtue qui va droit son 
chemin. Les personnages secondaires, admirablement 
proportionnés à l’ensemble, sont peints également de 
main de maître. Ce roman original dont la version fran- 
çaise rend, encore une fois, si fidèlement le vrai carac- 
tère, est profondément suisse. Les lecteurs welches 
éprouveront un plaisir infini à le lire. 

« ....la griffe d'un maître s'est posée sur cette œuvre. 
Et d'un écrivain tel que Cari Spitteler, rien ne peut 
être indifférent. Et puis, même à travers la traduction, 
sa prose a l’accent et l’allure d’un style royal. C’est 
la langue directe et hautaine du Suisse sans peur et 
sans reproche, qui a si noblement réveillé la conscience 
de son pays. » Virgile Rossel 




?E PAYOT & C ,e , PARIS 


L’HOMME DANS LE RANG 

par ROBERT DE TRAZ. Un vol. in 16, fr. 3 . 50 . 

Ce livre devrait être le bréviaire du soldat et de l'officier suisses. — 
Esprit très cultivé tourné vers l'action, avec un goût très vif pour les 
P idéesTgras, un sens très profond du réel et du possible, M. Robert 
de Tinz apparaît comme l’un des écrivains les plus limpides et les plus 
dfmaes V*la jeune génération.... A lire ce livre-là, bien des officiers 
réfléchiraient aux dangers de la raideur et de l’uniformité, et beau- 
coup de soldats saisiraient mieux, dans son émouvante profondeur, 
la noblesse et le prix moral de la discipline acceptée. Livre de mâle 
franchise et de sève robuste, qu’il faut lire à vingt ans, ou plutôt : 
depuis les vingt ans. ( Suisse Liberale.) 

D’un style ferme, sobre, personnel, ce livre raconte Pâme du sol- 
.dat de vingt ans, qui, arraché à ses études, à sa mollesse de bourgeois, 
à son égoïsme idéaliste d’intellectuel, à son scepticisme édulcoré de 
rêves, souffre d’abord, geint, se rebelle, puis comprend jusqu’à en vivre, 
la force de ces trois mots : le devoir, la solidarité, l’enthousiasme.... 
Pour moi, je ne connais aucun livre qui ait mieux détaillé les phases 
de la vie morale pendant trois mois de caserne. Henri Moro. 


CROQUIS DE FRONTIÈRE 

(Mobilisation suisse 1914-1915), suivis de Récits Militaires, 
par CHARLES GOS. Préface de M. G. de Reynold. 

U11 vol. in-16, broché, Fr. 3 . 50 . 

La mobilisation des troupes suisses durant la guerre européenne 
n’offrait pas à beaucoup près, une matière aussi dramatique, aussi 
colorée que les combats où s’illustrent les «poilus» de tout poil. 
Pourtant pour les soldats suisses aussi cette épreuve solennelle aura 
été riche d’enseignement patriotique et il est bon que nos écrivains 
s’appliquent à fixer pour nous et nos descendants la physionomie 
morale de notre armée dans cette attente longue, harassante, mais 
indispensable devant l’inconnu terrible. 

« Notre mobilisation a certainement exercé une influence réelle sur 
notre pensée. Au point de vue de notre histoire littéraire, elle aura eu 
ce mérite inappréciable d’ouvrir une nouvelle source d’inspiration, 
d’observations psychologiques. Jusqu’alors, en effet, le soldat suisse et 
notre armée de milices, n’avaient guère inspiré de romans, ni de 
poèmes. Et voici que romans et poèmes se multiplient. Le livre du 
premier-lieutenant Gos est une œuvre durable, parce que c’est une 
œuvre qui n’est point seulement «pensée» mais avant tout « vécue »... 
On ira tonjours chercher dans les Croquis de frontière , l’image vivante 
et condensée de notre grande mobilisation. De tels ouvrages possèdent 
non seulement une valeur littéraire, une valeur d’art, mais encore, à 
l’heure actuelle, ce sont des actes. Ils contiennent en eux et ils 
expriment la force morale qui est le ressort de toute armée.,.. Cette 
force morale est consciente chez l’auteur de ce livre. Il est un des liens 
qui rattachent l’armée à la nation entière. » G. de Reynold, 




LIBRAIRIE PAYOT & .PARIS 


Légendes des Alpes vaudoises 

par A. Ceresole. 

Nouvelle Edition avec 51 illustrations 

Eugène Burnanp- - ? 

Grand in-8 carré, broché 5 fr., relié 7 fr. %0 

Alfred Ceresole avait compris que les vieux mythes 
et les anciennes légendes, témoins d'une époque qui 
n'est plus et de croyances bientôt évanouies méritaient 
d'être conservés pieusement, puisque ces produits de- 
notre génie national font partie de notre patrimoine 
intellectuel. Il a passé de longues années à les récolter 
dans ses excursions alpestres. C'était le moment : les 
jeunes gens ne les connaissaient plus que vaguement, 
et les vieillards, se rendant compte qu'autour d'eux on 
n'y voyait plus que les superstitions d'un autre âge, 
éprouvaient une fausse honte à les raconter. Mais A. Ce- 
resole connaissait à fond nos montagnards et son langage 
leur inspirait confiance; à cette époque, d'ailleurs, un 
pasteur pouvait partager un verre avec ses paroissiens 
sans qu'on s'en scandalisât ; il. n'en fallait souvent pas 
davantage pour délier les langues. 

A. Ceresole ne s'est pas contenté de dresser l'inven- 
taire de nos légendes : if les a commentées avec sa 
verve coutumière et agrémentées de réflexions dans 
lesquelles se révèlent un moraliste jovial et bon enfant. 
Il a fait plus encore : aux légendes proprement dites, 
il a ajouté des contes de son cru, écrits en langage vau- 
dois, et qui sont très savoureux. Il connaissait à fond 
ce jargon, mi-partie vaudois, mi-partie français qui 
constitue la transition entre la vieille langue au Pays 
de Vaud et celle de l'Ile de France et il l'écrivait avec 
un vra| talent. 

Enfin l'un des grands éléments de succès de ce bel 
ouvrage, ce sont illustrations d’Eugène Burnand. Le 
grand artiste ve. . l’illustrer Mireille avec l’éclat que 
l'on sait, quand ou lüi demanda ces dessins. Burnand 
accepta, se mit à l'œuvre, et donna une série de planches 
qui eussent, à elles seules, assuré le succès du volume. 


LAUSANNE — IMPRIMERIES RÉUNIES