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Full text of "Oeuvres Completes De Diderot"

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ANCIENNE MAISON J. CLAY^ 

PAUlS. — IMPRIMERIE A. QUANTJN ET G 

KOE SAINT-BENOIT 



ŒUVRES COMPLÈTES 


DE 

DIDEROT 

.REVUES SUR LES ÉDITIONS ORIGINALES 

COMPRENANT CE QUI A ÉTÉ J^UBLIÉ A DIVERSES ÉPOQUES 

RT LES MANUSCRITS INEDITS 
CONSERVÉS A LA BIOLIOTHÈQUB DE 1.*BKM1TA0R 


NOTICES, NOTES, TABLE ANALYTIQUE 

ÉTÜME SÜR DIDEROT 

J. ASSÉZAT ET MAURICE TOURNEÜX 

« 

t 

TOME DIX-UOITIÈME 



PARIS 

GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS 

0 , BUE DES SAINTS-PÉBES, 6 

1876 








ŒUVRES DIVERSES 

11 

LETTRE 

HISTORIQUE ET POLITIQUE 


LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE 

(Écrite en 1707 — Publiée en 1801) 


XVIlI. 


I 




NOTICE PRÉLIMINAIRE 


A Tissue du congrès tenu ii Bruxelles pour régler les droits de la 
propriété littéraire, MM. Ed*. Laboulaye et Georges Guiffrey eurent la 
pensée de réunir et d’annoter les mémoires et ordonnances que cette 
grosse question avait provoqués au siècle dernier ^ Pendant ses recher- 
ches, M. Guiffrey avait remarqué deux passages du Traité des droits 
d'auteur de M. A. -G. Ilenouard, où ce jurisconsulte citait quelques 
lignes d'un travail rédigé par Diderot et présenté par le syndicat de la 
librairie à M. de Sartine, travail dont il avait eu communication à la 
Bibliothèque. M. Guiffrey se mit aussitôt en campagne et parvint, non 
sans peine, à retrouver ce Mémoire si longtemps ignoré qu’il publia en 
18G1. (Hachette, iii-8'’.) 

« Le manuscrit, dit-il dans sa préface, s’est enfin rencontré au 
département des imprimés. Gomment est-il arrivé jusque-là ? G’est ce 
qu’on n’a jamais pu savoir; mais que le manuscrit reste aux imprimés 
ou qu'il retourne aux manuscrits, peu importe*; l’essentiel pour nous, 
c’est qu’il est entre nos mains et que nous pouvons enfin le livrer au 
public. y> 

11 importait fort au contraire, car un double de cette Lettre copié à 
Saint-Pétersbourg a fourni à M. Assézat des corrections et des addi- 
tions presque à chaque page; et, bien que ce texte soit assurément préfé- 
rable à celui de M. Guiffrey, nous aurions voulu les conférer l’un sur 
l’autre; mais M. Guiffrey n’a pas indiqué ni conservé par devers lui le 
titre et le numéro du volume dont il s’était servi. Depuis 1861, la 
Bibliothèque a subi bien des remaniements intérieurs; aussi, malgré la 

1. La Propriété littéraire au xviii® siècle. Recueil de pièces et de documents, 
publié par le Comité de l'association pour la défense de la propriété littéraire et 
artisthim avec une introduction et des notices. Hachette, 1800, iii-8". 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 

bonno volonté des conservateurs des deux départements et de M. l’ad- 
ministrateur général lui-méme, le manuscrit se trouve-t-il de nouveau 
égaré. Nous le regrettons d’autant plus que nous eussions peut-être pu 
savoir de qui est la note préliminaire où la Lettre est sévèrement jugée 
et (pii semble émaner du Ijeutenant de police lui-même. 

Dans la liste, aujourd'hui impossible à dresser, des travaux dont 
Diderot se chargeait pour subvenir à scs menues dépenses, cette longue 
lettre doit tenir le premier rang par la chaleur qu’il y a répandue et 
qui en fait un véritable plaidoyer. Il n’est ici, en effet, il a soin de le 
dire, que l’avocat des libraires, car il souhaiterait pour sa part l’aboli- 
tion de toutes les communautés. Ce qui frappe le plus aujourd’hui dans 
son mémoire, ce n’est pas l’habileté qu’il déploie à défendre une cause 
dont les éléments nous échappent et pour lesquels nous renvoyons 
(i)ailleurs au livre de MM. Laboulaye et GuiiTrey; ce sont des pensées 
t(dles que celles-ci : « C’est le sort de presque tous les hommes de génie: 
ils ne sont pas à la portée de leur siècle, ils écrivent pour la génération 
suivante; » c’est la jMunture de la joie et des exigences hjgitiincs d’un 
auteur quand son premier livre a réussi, ce sont entin des détails per- 
sonnels précieux comme le passage où il estime h 1x0,000 écus h) fruit 
de s(is occupations littéraires. 

L’historien que la librairie attend encore trouvera aussi dans ce fac- 
tum des renseignements à ne pas ni^gliger sur les livres de classe, sur 
le colporlage et sur les contrefaçons, cette plaie à peine fermé(î depuis 
quehjues années. Peut-être sera-t-on surpris de voir Diderot con- 
seiller i\ un magistrat d’user tms-fréquemment des permissions tacites; 
mais c’était alors la seule ressource de la liberté de la presse; il pnV 
cliait dailleurs pour sa propre paroi.ssc, car les ouvragiis « duiigereu.x » 
de Montesquieu et de Rousseau avaient encore moins-besoin de c(ît(e 
liberté que VLiicj/clopcdie, dont Le breton distribuait précisément vers 
cette époque les derniers volumes aux souscripteurs désignés par 
M.de Sartine; encore le devait-il faire en secret « pour qu’on n’abusût 
point de cette facilité )î. 



LETTRE 

HISTORIQUE ET POLITIQUE 

ADRESSIiK A UN MAGISTRAT 


SUR 


LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE 


SON ÉTAT ANCIEN Kï ACTUEL, 

SES RÈGLEMENTS, LES PRIVILÈGES, LES PERMISSIONS TACITES, 
LES CENSEURS, LES COLPORTEURS, LE PASSAGE DES PONTS 
ET AUTRES OBJETS RELATIFS^ LA POLICE LITTÉRAIRE 


(Juin 17G7) 



M. de Sartine ayant d(3mandé àM. Diderot un Mémoire sur la librai- 
rie, ce dernier lui donna celui-ci, (lu’il i|’a sûrement composé que 
d’après le conseil des libraires et sur des matériaux que M. Le Breton, 
ex -syndic de la librairie, lui a fournis, et dont les principes sont 
absolument contraires à la bonne administration des privilèges et des 
grâces dont ils doivent faire partie. 



LETTRE 


ADRESRlîE A UN MAGISTRAT 

SüR 

LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE 


Vous désirez, monsieur, de connaître mes idées sur une 
aiïaire qui vous paraît être importante et qui Test. Je suis tro]) 
flatté de cette confiance pour ne pas y répondre avec la prompti- 
tude que vous exigez, et l'impartialité que vous êtes en droit 
d'attendre d'un homme de mon caractère. Vous me croyez 
instruit, et j'ai en effet les connaissances que donne une expé- 
rience journalière, sans compter la persuasion scrupuleuse où 
je suis que la bonne foi ne suffit pas toujours pour excuser des 
erreurs. Je pense sincèrement que, dans les discussions qui 
tiennent au bien général, il serait plus à propos de se taire que 
de s’exposer avec les intentions les meilleures à remplir l'esprit 
d’un magistrat d'idées fausses et pernicieuses. 

Je vous dirai donc d'abord qu’il ne s'agit pas simplement 
ici des intérêts d’une communauté. Eh! que m’importe qu’il y 
ait une communauté de plus ou de moins, à moi qui suis un 
des plus zélés partisans de la liberté, prisQ dans l'acception la 
plus étendue, qui souffre avec chagrin de voir le dernier des 
talents gêné dans son exercice, des bras donnés par la nature et 
liés par des conventions, qui ai de tout temps été convaincu 
que les corporations étaient injustes et funestes, et qui en regar- 
derais l'abolissement entier et absolu comme un pas vers un 
gouvernement plus sage? 

Ce dont il s'agit, c'est d'examiner, dans l'état oii sont les 



8 LETTRE SUR LE COMMERCE 

choses et même dans toute autre supposition, quels doivent 
être les fruits des atteintes que Ton a données et qu’on pourrait 
encore donner à notre librairie, s’il faut souffrir plus longtemps 
les entreprises que des étrangers font sur son commerce, 
quelle liaison il y a entre ce commerce et la littérature, s’il est 
possible d’empirer î’un sans nuire à l’autre et d’appauvrir le 
libraire sans ruiner J’auteur, ce que c*est que les privilèges de 
livres, si ces privilèges doivent être compris sous la dénomi- 
nation générale et odieuse des autres exclusifs, s’il y a quelque 
fondement légitime à en limiter la durée et en refuser le renou- 
vellement, quelle est la nature des fonds de la librairie, quels 
sont les titres de la possession d’un ouvrage que le libraire 
acquiert par la cession d’un littérateur, s’ils ne sont que mo- 
mentanés ou s’ils sont éternels; l’examen de ces différents 
points me conduira aux éclaircissements que vous me demandez 
sur d’autres. 

Mais avant tout, songez, monsieur, que sans parler de la 
légèreté indécente dans un homme public à dire, en quelque 
circonstance que ce soit, que si l’on vient à reconnaître qu’on 
a pris un mauvais parti, il n’y aura qu’à revenir sur ses pas et 
défaire ce qu’on aura fait, manière indigne et stupide de se 
jouer de l’état de la fortune des citoyens, songez, dis-je, qu’il 
est plus fâcheux de tomber dans la pauvreté que d’être né dans 
la misère, que la condition d’un peuple abruti est pire que celle 
d’un peuple brute, qu’une branche de commerce égarée est une 
branche de commerce perdue, et qu’on fait en dix ans plus de 
mal qu’on n’en peut réparer en un siècle. Songez que plus les 
effets d’une mauvaise police sont durables, plus il est essentiel 
d’étre circonspect, soit qu’il faille établir, soit qu’il faille 
abroger, et dans ce dernier cas, je vous demanderai s’il n’y 
aurait pas une vanité bien étrange, si l’on ne ferait pas une 
injure bien gratuite à ceux qui nous ont précédés dans le minis- 
tère, que les traiter d’imbéciles sans s’être donné la peine de 
remonter à l’origine de leurs institutions, sans examiner les 
causes qui les ont suggérées et sans avoir suivi les révolutions 
lavorables ou contraires qu’elles ont éprouvées. 11 me semble 
que c est dans l’historique des lois et de tout autre règlement 
qu il faut chercher les vrais motifs de suivre ou de quitter la 
ligne tracée; c’est aussi par là que je commencerai. Il faudra 



DE' U LIBRAIRIE. 


9 


prendre les choses de loin; mais si je ne vous apprends rien, 
vous reconnaîtrez du moins que j’avais les notions préliminaires 
que vous me supposiez; ayez donc, monsieur, la complaisance 
de me suivre. 

Les premiers imprimeurs qui s’établirent en France travail- 
lèrent sans concurrents, et ne tardèrent pas à faire une fortune 
honnête; cependant, ce m fut ni sur Homère, ni sur Virgile, 
ni sur qugJque a?jteur de cette volée que l’imprimerie naissante 
s’essaya. On commença par de petits ouvrages de peu de valeur, 
de peu d’étendue et du goût dHîn siècle barbare. Il est à pré- 
sumer que ceux qui approchèrent nos anciens typographes, 
jaloux de consacrer les prémices de l’art à la science qu’ils 
professaient et qu’ils devaient regarder comme la seule essen- 
tielle, eurent quelque influence sur leur choix. Je trouverais 
tout simple qu’un capucin eût conseillé à Gutenberg de dé- 
buter par la de suint François; mais indépendamment 

de la nature et du mérite réel d’un ouvrage, la nouveauté de 
l’invention, la beauté de l’exécution, la diiïérence de prix d’un 
livre imprimé et d’un manuscrit, tout favorisait le prompt débit 
du premier. 

Après ces essais de l’art le plus important qu’on pût ima- 
giner pour la propagation et la durée des connaissances hu- 
maines, essais que cet art n’offrait au public que comme des 
gages de ce qu’on pouvait attendre un jour, qu’on ne dut pas 
rechercher longtemps, parce qu’ils étaient destinés à tomber 
dans le mépris à mesure qu’on s’éclairerait, et qui ne sont 
aujourd’hui précieusement recueillis que par la curiosité bizarre 
de quelques personnages singuliers qui préfèrent un livre rare 
à un bon livre, un bibliornane comme moi, un érudit qui 
s’occupe de l’histoire de la typographie, comme le professeur 
Scheplling, ont entrepris des ouvrages d’une utilité générale et 
d’un usage journalier. 

Mais ces ouvrages sont en petit nombre ; occupant presque 
toutes les presses de l’Europe à la fois, ils devinrent bientôt 
communs, et le débit n’en était plus fondé sur l’enthousiasme 
d’un art nouveau et justement admiré. Alors peu de personnes 
lisaient; un traitant n’avait pas la fureur d’avoir une biblio- 
thèque et n’enlevait pas à prix d’or et d’argent à un pauvre 
littérateur un livre utile à celui-ci. Que fit l’imprimeur? Enrichi 



10 


lettre sur le commerce 

par ses premières tentatives et encouragé par quelques hommes 
éclairés, il appliqua ses travaux à des ouvrages estimés, mais 
d'un usage moins étendu. On goûta quelques-uns de ses ou- 
vrages et ils furent enlevés avec une rapidité proportionnée 
à line infinité de Circonstances diverses; d’autres furent négli- 
gés, et il y en eut dont l’édition se fit en pure perte pour 
riinprimeur. Mais le débit de ceux qui réussirent et la vente 
courante des livres nécessaires et journaliers compensèrent sa 
perte par des rentrées continuelles, et ce fut la ressource 
toujours présente de ces rentrées qui inspira l’idée de se faire 
un fonds. 

Un fonds de librairie est donc la possession d’un nombre 
plus ou moins considérable de livres propres à différents étals 
de la société, et assorti de manière que la vente sûre mais lenl(' 
des uns, compensée avec avantage par la vente aussi sûre mais 
plus rapide des autres, favorise raccr^isscinent de la première 
possession. Lorsqu’un fonds ne remplit pas toutes ces conditions, 
il est ruineux. A peine la nécessité des fonds fut-elle connue 
que les entreprises se multiplièrent à rinlini, et bientôt les 
savants, qui ont été pauvres dans tous les temps, purent se 
procurer à un prix modique les ouvrages principaux en chaqui‘ 
genre. 

Tout csl bien jusqu’ici et rien n’annonce le besoin d’un 
règlement ni de quoi que ce soit qui ressemble à un code de 
librairie. 

Mais pour bien saisir ce qui suit, soyez persuadé, monsieur, 
que ces livres savants et d’un certain ordre n’ont eu, n’ont et 
n’auront jamais qu’un petit nombre d’acheteurs, et que sans le 
faste de notre siècle, qui s’est malheureusement répandu sur 
toute sorte d’objets, trois ou quatre éditions meme des œuvras 
de Corneille et de Voltaire suffiraient pour la France entière : 
combien en faudrait-il moins de Bayle, de Moréri, de Pline, de 
Newton et d’une infinité d’autres ouvi'ages! Avant ces jours 
d une somptuosité qui s’épuise sur les choses d’apparat aux 
dépens des choses utiles, la plupart des livres étaient dans le 
cas de ces derniers, et c’était la rentrée continue des ouvrages 
communs et journaliers, jointe au débit d’un petit nombre 
d exemplaires de quelques auteurs propres à certains états, qui 
soutenait le zèle des commerçants. Supposez les choses aujoiir- 



DE LA LIBRAIRIE 


11 


d’hui comme elles étaient alors ; supposez cette espèce d’har- 
monie subsistante de compensation d’effets difficiles et d’effets 
courants, et brûlez le code de la librairie : il est inutile. 

Mais l’industrie d’un particulier n’a pas plus tôt ouvert une 
route nouvelle que la foule s’y précipite. Bientôt les imprimeries 
se multiplièrent, et ces livres de première nécessité et d’une 
utilité générale, ces efforts dont le débit continuel et les rentrées 
journalières fomentaient l’émulation du libraire devinrent si 
communs* et d’une si pauvre ressource qu’il fallut plus de 
temps pour en débiter un petite nombre que pour consommer 
l’édition entière d’un autre ouvrage. Le profit des effets courants 
devint presque nul, et le commerçant ne retrouva pas sur les 
effets sûrs ce qu’il perdait sur les premiers, parce qu’il n’y 
avait aucune circonstance qui pût en changer la nature et en 
étendre l’usage. Le hasard des entreprises particulières ne fut 
plus balancé par la cert^ude des autres, et une ruine presque 
évidente conduisait insensiblement le libraire à la pusillanimité 
et à l’engourdissement, lorsqu’on vit paraître quelques-uns de 
ces bommes rares dont il sera fait mention à jamais dans l’his- 
toire de rimi)rimerie et des lettres, qui, animés de la passion de 
l’art et pleins de la noble et téméraire confiance que leur ins- 
piraient des talents supérieurs, imprimeurs de profession, mais 
gens d’une littérature profonde, capables de faire face à la fois 
cl toutes les difficultés, formèrent les projets les plus hardis et 
en seraient sortis avec honneur et profit sans un inconvénient 
que vous soupçonnez sans doute, et qui nous avance d’un pas 
vers la triste nécessité de recourir à l’autorité dans une affaire 
de commerce. 

Dans l’intervalle, les disputes des fanatiques, qui font tou- 
jours éclore une infinité d’ouvrages éphémères mais d’un débit 
rapide, remplacèrent pour un moment les anciennes rentrées 
qui s’étaient éteintes. Le goût qui renaît quelquefois chez un 
peuple pour un certain genre de connaissances, mais qui ne 
renaît jamais qu’au déclin d’un autre goût qui cesse, — comme 
nous avons vu de nos jours la fureur de l’histoire naturelle 
succéder à celle des mathématiques, sans que nous sachions 
quelle est la science qui étouffera le goût régnant, — cette 
effervescence subite tira peut-être des magasins quelques pro- 
ductions qui y pourrissaient; mais elle en condamna presque 



12 


LETTRE SUR LE COMMERCE 

un égal nombre d’autres à y pourrir à leur place; et puis les 
disputes religieuses s’apaisent, on se refroidit bientôt sur les 
ouvrages polémiques, on en sent le vide, on rougit de l’irnpor- 
lance qu’on y mettait. Le temps qui produit les artistes singuliers 
et hardis est court; et ceux dont je vous parlais ne tardèrent 
pas à connaître le péril des grandes entreprises, lorsqu’ils virent 
(les hommes avides et médiocres tromper tout à coup l’espoir 
de leur industrie et leur enlever le fruit de leurs travaux. 

En effet, les Eslienne, les Morcîi et autres habifes impri- 
meurs, n’avaient pas plus tôt publié un ouvrage dont ils avaient 
préparé à grands frais une édition et dont l’exécution et le bon 
choix leur assuraient le succès, que le même ouvrage était réim- 
primé par des incapables qui n’avaient aucun de leurs talents, 
qui, n’ayant fait aucune dépense, pouvaient vendre à plus bas 
prix, et qui jouissaient de leurs avances et de leurs veilles sans 
avoir couru aucun de leurs hasards, fju’en arriva-t-il ? Ce qui 
devait en arriver et ce qui en arrivera dans tous les temps : 

La concurrence rendit la plus belle entreprise ruineuse ; il 
fallut vingt années pour débiter une édition, tandis que la moi- 
tié du temps aurait suffi pour en épuiser deux. Si la contrefa- 
(;on était inférieure à l’édition originale, comme c’était le cas 
ordinaire, le contrefacteur mettait son livre à bas prix; l’indi- 
gence de l’homme de lettres préférait l’édition moitts chère à la 
meilleure. Le contrefacteur n’en devenait guère plus riche, et 
l’homme entj-eprenant et habile, (écrasé par l’homme inepte et 
rapace qui le privait inopinément d’un gain proportionné à ses 
soins, à ses dépenses, à sa main-d’œuvre et aux risques de son 
commerce, perdait son enthousiasme et restait sans courage. 

Il ne s’agit pas, monsieur, de se perdre dans des spikulations 
à perte de vue et d’opposer des raisonnements vagues à des 
plaintes et à des faits qui sont devenus le motif d’un code par- 
ticulier. Voilà l’histoire des premiers temps de l’art typogra- 
phique et du commerce de librairie, image fidèle des nôtres et 
causes premières d’un règlement dont vous avez déjà prévu 
l’origine. 

Dites-moi, monsieur, fallait-il fermer l’oreille aux plaintes 
des vexés, les abandonner à leur découragement, laisser sub- 
sister 1 inconvénient et attendre le remède du temps qui dé- 
brouille quelquefois de lui-même des choses que la prudence 



DE LA LIBRAIRIE. 


13 


humaine achève de gâter? Si cela est, négligeons l’étude du 
passé, attendons paisiblement la fin d’un désordre de sa propre 
durée, et abandonnons-nous à la discrétion du temps à venir, 
qui termine tout, à la vérité, mais qui termine tout bien ou mal, 
et, selon toute apparence, plus souvent mal que bien, puisque 
les hommes, malgré leur paresse naturelle, ne s’en sont pas 
encore tenus à celte politique si facile et si commode qui rend 
superflus les lïommes de génie et les grands ministres. 

Il est certain que le public paraissait profiter de la concur- 
rence, qu’un littérateur avait pour peu de chose un livre mat 
conditionné, et que rimprimeur habile, après avoir lutté quel- 
que temps contre la longueur des rentrées et le malaise qui en 
était la suite, se déterminait communément à abaisser le prix 
du sien. 11 serait trop ridicule aussi de supposer que le magis- 
trat pré|)osé à cette branche de commerce ne connût pas cet 
avantage et qu’il l’eût négligé, s’il eût été aussi réel qu’il le 
paraît au premier coup d’œil ; mais ne vous trompez pas, mon- 
sieur, il reconnut bientôt qu’il n’était que momentané et qu’il 
tournait au détriment de la profession découragée et au préju- 
dice des littérateurs et des lettres. L’imprimeur habile sans 
récompense, le contrefacteur injuste sans fortune, se trouvèrent 
également dans l’impossibilité de se porter à aucune grande 
entreprise, et il vint un moment où parmi un assez grand noiïi- 
bre de commerçants, on en aurait vainement cherché deux qui 
osassent se cliarger d’un in-folio. C’est la même chose à présent; 
la communauté des libraires et imprimeurs de Paris est composée 
de trois cent soixante commerçants; je mets en fait qu’on n’en 
trouverait pas dix plus entreprenants. J’en appelle aux bénédic- 
tins, aux érudits, aux théologiens, aux gens de lois, aux anti- 
quaires, à tous ceux qui travaillent à de longs ouvrages et à de 
volumineuses collections, et si nous voyons aujourd’hui tant 
d’ineptes rédacteurs de grands livres et de petits, tant de feuil- 
listes, tant d’abréviateurs, tant d’esprits médiocres occupés, 
tant d’habiles gens oisifs, c’est autant l’effet de l’indigence du 
libraire privé par les contrefaçons et une multitude d’autres 
abus de ses rentrées journalières, et réduit à l’impossibilité 
d’entreprendre un ouvrage important et d’une vente longue et 
difficile, que de la paresse et de l’esprit superficiel du siècle. 

Ce n’est pas un commerçant qui vous parle, c’est un littéra- 



lettre sur le commerce 


U 

leur que ses confrères ont quelquefois consulté sur l’emploi de 
leur temps et de leur talent. Si je leur proposais quelque grande 
entreprise, ils ne me répondraient pas: « Qui est-ce qui me 
lira? Qui est-ce qui m’achètera? » mais: « Quand mon livre 
sera fait, où est 1^ libraire qui s’en chargera? » La plupart de 
ces gens-là n’ont pas le sou, et ce qui leur faut à présent, c’est 
quelque méchante brochure qui leur donne bien vite de l’ar- 
gent et du pain. En effet, je pourrais vous citer vingt grands et 
bons ouvrages dont les auteurs sont morts avant que d’avoir pu 
trouver un commerçant qui s’en chargeât, même à vil prix. 

Je vous disais tout à l’heure que l’imprimeur habile se dé- 
terminait communément à baisser son livre de prix: mais il s’en 
trouva d’opiniâtres qui prjrent le parti contraire au hasard de 
périr de misère. Il est sùr qu’ils faisaient la fortune du contre- 
facteur à qui ils envoyaient le grand nombre des acheteurs; 
mais qu’en arrivait-il à ceux-ci? G’est.qu’ils ne tardaient guère 
à se dégoûter d’une édition méprisable, qu’ils finissaient par se 
pourvoir deux fois du meme livre, que le savant qu’on se pro- 
posait de favoriser était vraiment lésé, et que les héritiers de 
l’imprimeur habile recueillaient quelquefois après la mort de 
leur aïeul une petite portion du fruit de ses travaux. 

Je vous prie, monsieur, si vous connaissez quelque litté- 
rateur d’un certain âge, de lui demander combien de fois il a 
renouvelé sa bibliothèque et pour quelle raison. On cède à sa 
curiosité et à son indigence dans le premier moment, mais c’est 
toujours le bon goût qui prédomine et qui chasse du rayon la 
mauvaise édition pour faire place à la bonne. Quoi qu’il en soit, 
tous ces imprimeurs célèbres dont nous recherchons à présent 
les éditions, qui nous étonnent par leurs travaux et dont la mé- 
moire nous est chère, sont morts pauvres, et ils étaient sur le 
point d’abandonner leurs caractères et leurs presses, lorsque la 
justice du magistrat et la libéralité du souverain vinrent à leur 
secours. 

Placés entre le goût qu’ils avaient pour la science et pour 
leur art, et la crainte d’être ruinés par d’avides concurrents^ 
que firent ces habiles et malheureux imprimeurs? Parmi les 
manuscrits qui restaient, ils en choisirent quelques-uns dont 
l’impression pût réussir; ils en préparèrent l’édition en silence; 
ils 1 exécutèrent, et, pour parer autant qu’ils pouvaient à la 



DE LA LIBRAIRIE. 


15 


contrefaçon qui avait commencé leur ruine et qui Taurait con- 
sommée, lorsqu’ils furent sur le point de la publier, ils sollici- 
tèrent auprès du monarque et en obtinrent un privilège exclusif 
pour leur entreprise. Voilà, monsieur, la première ligne du code 
de la librairie et son premier règlement. 

Avant que d’aller plus loin, monsieur, ne puis-je pas vous 
demander ce que vous improuvez dans la précaution du com- 
merçant ou dans la faveur du souverain? 

Cet exclusif, me répondrez-vous, était contre le droit com- 
mun. 

J’en conviens. 

Le manuscrit pour lequel il était accordé n’était pas le seul 
qui existât, et un autre typographe en possédait ou pouvait s’en 
procurer un semblable. — Cela est vrai, mais à quelques 
égards seulement, car l’édition d’un ouvrage, surtout dans ces 
premiers temps, ne supposait pas seulement la possession d’un 
manuscrit, mais la collection d’un grand nombre, collection 
longue, pénible, dispendieuse; cependant je ne vous arrêterai 
point, je ne veux pas être difficultueux. — Or, ajoutez-vous, il 
devait paraître dur de concéder à l’un ce qu’on refusait à un 
autre. — Cela le parut aussi, quoique ce fut le cas ou jamais 
de plaider la cause du premier occupant et d’une possession 
légitime, puisqu’elle était fondée surdos risques, des soins et des 
avances. Cependant pour que la dérogation au droit commun 
ne fut pas excessive, on jugea à propos de limiter le temps de 
rexclusif. Vous voyez que le ministère, procédant avec quel- 
que connaissance de cause, répondait en partie à vos vues ; 
mais ce que vous ne voyez peut-être pas et ce qu’il n’aperçut 
pas d’abord, c’est que loin de protéger l’entrepreneur, il lui 
tendait un piège. Oui, monsieur, un piège, et vous allez en 
juger. 

Il n’en est pas d’un ouvrage comme d’une machine dont 
l’essai constate reflet, d’une invention qu’on peut vérifier en 
cent manières, d’un secret dont le succès est éprouvé. Celui 
même d’un livre excellent dépend, au moment de l’édition, 
d’une infinité de circonstances raisonnables ou bizarres que 
toute la sagacité de l’intérêt ne saurait prévoir. 

Je suppose que V Esprit des Lois fût la première production 
d’un auteur inconnu et relégué par la misère à un quatrième 



16 LETTRE SLR LE COMMERCE 

étage; malgré toute Texcellence de cet ouvrage, je doute qu’on 
en eût fait trois éditions, et il y en a peut-être vingt. Les dix- 
neuf vingtièmes de ceux qui l’ont acheté sur le nom, la répu- 
tation, l'état et les talents de l’auteur, et qui le citent sans cesse 
sans l’avoir lu et sans l’avoir entendu, le connaîtraient à peine 
de nom. Et combien d’auteurs qui n’ont obtenu la célébrité 
qu’ils méritaient que longtemps après leur mort? C’est le sort 
de presque tous les hoinmes de génie; ils ne sont pas à la por- 
tée de leur siècle; ils écrivent pour la génération* suivante. 
Quand est-ce qu’on va chercher leurs productions chez le li- 
braire ? C’est quelque trentaine d’années après qu’elles sont 
sorties de son magasin pour aller chez le cartonnier. En inalbé- 
maliques, en chimie, en histoire naturelle, en jurisprudence, 
en un très-grand nombre de genres particuliers, il an*ive tous 
les jours que le privilège est expiré que rédition n’est pas à 
moitié consommée. Or, vous concevez que ce qui est à présent 
a dû être autrefois, et sera toujours.* Quand on eut publié la 
première édition d’un ancien manuscrit, il arriva souvent à la 
publication d’une seconde que le restant de la précédente tom- 
bait en pure perte pour le privilégié. 

tl ne faut pas imaginer que les choses se fassent sans cause, 
qu’il n’y ait d’hommes sages qu’au temps où l’on vil et que 
l’intérêt ])ublic ait été moins connu ou moins cher à nojs pré- 
décesseurs qu’à nous. Séduits par des idées systématiques, 
nous attaquons leur conduite, et nous sommes d’autant moins 
disposés à reconnaître leur prudence, qm* rinconvénient auquel 
ils ont remédié par leur police ne nous fj’appe plus. 

J)e nouvelles représentations de rimj)rimerie sur les limites 
trop étroites de son privilège furent ])ortécs au magistrat, et 
donnèrent lieu à un nouveau règlement, ou à une modification 
nouvelle du premier. N’oubliez pas, monsieur, qu’il est toujours 
question de manuscrits de droit commun. On pesa les raisons 
du commerçant et l’on conclut à lui accorder un second privi- 
lège à l’expiration du premier. Je vous laisse à juger si l’on 
empirait les choses au lieu de les améliorer, mais il faut que ce 
soit l’un ou l’autre. C’est ainsi qu’on s’avançait peu à peu à la 
perpétuité et à l’immutabilité du privilège; et il est évident 
que, par ce second pas, on se proposait de pourvoir à l’intérêt 
légitime de l’imprimeur, à l’encourager, à lui laisser un sort, à 



DE LA LIBRAIRIE. 


17 

lui et à ses enfants, à l’attacher à son état, et à le porter aux 
entreprises hasardeuses, en en perpétuant le fruit dans sa mai- 
son et dans sa famille : et je vous demanderai si ces vues étaient 
saines, ou si elles ne l’étaient pas. 

Blâmer une institution humaine parce qu’elle n’est pas 
d’une bonté générale et absolue, c’est exiger qu’elle soit divine ; 
vouloir être plus habile que la Providence, qui sc contente de 
balancer les biens par les maux, plus sage dans nos conven- 
tions que la nature dans ses lois, et troubler l’ordre du tout par 
le cri d’un atome qui se croit choqué rudement. 

Cependant cette seconde faveur s’accorda rarement ; il y eut 
une infinité de réclamations aveugles ou éclairées, comme il 
vous plaira de les appeler pour ce moment. La grande partie 
des imprimeurs qui, dans ce corps, ainsi que dans les autres, 
est plus ardente à envahir les ressources de l’homme inventif 
et entreprenant qu’habile ^ en imaginer, privée de l’espoir de se 
jeter sur la dépouille de ses confrères, poussa les hauts cris; on 
ne manqua pas, comme vous pensez bien, de mettre en avant 
la liberté du commerce blessée et le despotisme de quelques 
particuliers prêt à s’exercer sur le public et sur les savants; on 
présenta à l’Université et aux Parlements l’épouvantail d’un 
monopole littéraire, comme si un libraire français pouvait tenir 
un ouvrage à un prix excessif sans que l’étranger attentif ne 
passât les jours et les nuits à le contrefaire et sans que l’avi- 
dité de ses confrères recourût aux memes moyens, et cela, 
comme on n’en a que trop d’exemples, au mépris de toutes les 
lois alllictives, qu’un commerçant ignorât que son véritable in- 
térêt consiste dans la célérité du débit et le nombre des édi- 
tions, et qu’il ne sentît pas mieux que personne ses hasards et 
ses avantages. Ne dirait-on pas, s’il fallait en venir à cette 
extrémité, que celui qui renouvelle le privilège ne soitpas le maî- 
tre de fixer le prix de la chose? Mais il est d’expérience que les 
ouvrages les plus réimprimés sont les meilleurs, les plus ache- 
tés, vendus au plus bas prix, et les instruments les plus cer- 
tains de la fortune du libraire. 

Cependant ces cris de la populace du corps, fortifiés de 
ceux de l’Université, furent entendus des Parlements, qui cru- 
rent apercevoir dans la loi nouvelle la protection injuste d’un 
petit nombre de particuliers aux dépens des autres, et voilà 

XVIII. . 'î» 



^3 lettre sur le commerce 

arrêts sur arrêts contre la prorogation des privilèges; mais per- 
mettez monsieur, que je vous rappelle encore une fois, à Tacquit 
des Parlements, que ces premiers privilèges n’avaient pour 
objet que les anciens ouvrages et les premiers manuscrits, 
c’est-à-dire des efl’ets qui, n’appartenant pas proprement à 
aucun acquéreiR’, étaient de droit commun. Sans cette atten- 
tion, vous confondrez des objets fort différents. Un privilège 
des temps dont je vous parle ne ressemble pas plus à un pri- 
vilège d’aujourd’hui qu’une faveur momentanée, une grâce 
libre et amovible à une possession persomiclle, une acquisi- 
tion fixe, constante et inaliénable sans le consentement 
exprès du propriétaire. C’est une distinction à laquelle vous 
pouvez compter que la suite donnera toute la solidité que vous 
exigez. 

Au milieu du tumulte des guerres civiles qni désolèrent le 
royaume sous les règnes des fils d’ileiu'i second, l’imprime- 
rie, la librairie et les lettres, privées de la protection et de la 
bienfaisance des souverains, demeurèrent sans appui, sans 
ressources et pres([ue anéanties; car (jni est-ce qui a l’âme 
assez libre pour écrire, pour lire entre des épées nues? Kerver, 
qui jouissait dès 15(>3 du privilège exclusif pour les Usages 
ronadnsy réformés selon le concile de Trente, et ([ui en avait 
obtenu deux continuations de six années chacune, fui presque 
le seul en état d’entreprendre un ouvrage imporlant. 

A la mort de Kerver, qui arriva en 1583, une compagnie d(* 
cinq Iil)raires,qui s’accrut ensuite de quelques associés, soute- 
nue de ce seul privilège, qui lui fut conlinué à diverses re|)rises 
dans le cours d’un siècle, publia un jjoinbre d’excellents livres. 
C’est à ces commerçants réunis ou séparés que nous devons 
les ouvrages connus sous Je titre de la ISarire^ ces éditions 
grecf[ues qui honoi’cnt l’imprimerie française, dont on admire 
rexécution, et parmi lesquelles, malgré les progrès de la cri- 
tique et de la ty^jographie, il en reste jdusieurs qu’on recher- 
che et (jui sont de prix. Yoilâ des faits sur lesquels je ne m’é- 
tendrai point et que j’abandonne à vos réflexions. 

Cependant ce privilège des Usages fut vivement revendiqué 
par le reste de la communauté, et il y eut différents arrêts qui 
léitérèrent la proscription de ces sortes de prorogations de 
privilèges. Plus je médite la conduite des tribunaux dans cette 



DE LA LIBRAIRIE. 


10 


contestation, moins je me persuade qu’ils entendissent bien 
nettement l’état de la question. II s’agissait de savoir si en 
mettant un ejjel en commun on jetterait le corps entier de la 
librairie dans un état indigent, ou si en en laissant la jouis- 
sance exclusive aux premiers possesseurs on réserverait quel- 
ques ressources aux grandes entreprises; cela me semble évi- 
dent. En prononçant contre les prorogations, le Parlement fut 
du premier avis; en les autorisant, le Conseil fut du second, et 
les associés continuèrent à jouir de ieur privilège. Il y a plus. 
Je vous. prie, monsieur, de me suivre. 

Le chancelier Séguier, homme de lettrj^s et homme d’État, 
frappé de la condition misérable de la librairie, et convaincu 
que si la compagnie des Umgcs avait tenté quelques entreprises 
considérables, c’était au bénéfice de son privilège qu’on le 
devait, loin de donner atteinte à cette ressource, imagina de 
l’étendre à un plus grand*nombrc d’ouvrages dont la possession 
sure et continue pût accroître le courage avec l’aisance du 
commerçant, et voici le moment où la police de la librairie va 
faire un nouveau pas, et que les privilèges changent tout à fait 
do nature. Heureux si le titre odieux de privilège avait aussi 
disparu ! 

Ce n’était plus alors sur des manuscrits anciens et de droit 
commun que les éditions se faisaient; ils étaient presque épui- 
sés, et l’on avait déjà publié des ouvrages d’auteurs contempo- 
rains qu’on avait crus dignes de passer aux nations éloignées 
et aux temps à venir, et qui promettaient au libraire plusieurs 
éditions. Le commerçant en avait traité avec le littérateur; 
en consécpience, il en avait sollicité en chancellerie les privi- 
lèges, et à l’expiration do ces privilèges leur prorogation ou 
renouvellement. 

L’accord entre le libraire et l’auteur contemporain se fai- 
sait alors comme aujourd’hui : l’auteur appelait le libraij*e et 
lui proposait son ouvrage; ils convenaient ensemble du prix, 
de la forme et des autres conditions. Ces conditions et ce prix 
étaient stipulés dans un acte sous seing privé par lequel l’au- 
teur, à perpétuité, cédait et sans retour son ouvrage au libraire 
et à ses ayants cause. 

Mais, comme il importait à la religion, aux mœurs et au 
gouvernement qu’on ne publiât rien qui pût blesser ces objets 



20 LETTRE SUR LE COMMERCE 

respectables, le manuscrit était présenté au chancelier ou à 
son substitut, qui nommait un censeur de l’ouvrage, sur l’at- 
testation duquel Timpression en était permise ou refusée. Vous 
imaginez sans doute que ce censeur devait être quelque per- 
sonnage grave, savant, expérimenté, un homme dont la sagesse 
et les lumières répondissent à l’importance de sa fonction. 
Quoi qu’il en soit, si l’impression du manuscrit était permise, 
on délivrait au libraire un titre qui retînt toujours le nom de 
privilège, qui l’autorisait à publier l’ouvrage qu’il avait acquis 
et qui lui garantissait, sous des peines spécifiées contre le per- 
tubateur, la jouissapce tranquille d’un bien dont l’acte sous 
seing privé, signé de l’auteur et de lui, transmettait la posses- 
sion perpétuelle. 

L’édition publiée, il était enjoint au libraire de représenter 
son manuscrit, qui seul pouvait constater l’exacte conformité de 
la copie et de l’original et accuser ou*excuser le censeur. 

Le temps du privilège était limité, parce qu’il en est des 
ouvrages ainsi que des lois, et qu’il n’y a peut-être aucune doc- 
trine, aucun principe, aucune maxime dont il convienne éga- 
lement d’autoriser en tout temjis la publicité. 

Le temps du premier privilège expiré, si le commerçant en 
sollicitait le renouvellement, on le lui accordait sans difliculté. 
Et pourquoi lui en aurait-on fait? Est-ce qu’un ouvrage n’aj)- 
partient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ? 
Est-ce qu’il n’en peut aliéner à jamais la propriété? Est-ce 
qu’il serait permis, sous quelque cause ou prétexte que ce fût, 
de dépouiller celui qu’il a librement substitué à son droit? 
Est-ce que ce substitué ne mérite pus pour ce bien toute la pro- 
tection que le gouvernement accorde aux propriétaires contre 
les autres sortes d’usurpateurs? Si un particulier injprudent 
et malheureux a acquis à ses risques et fortune un terrain 
empesté, ou qui le devienne, sans doute il est du bon ordre 
de défendre de l’habiter; mais sain ou empesté, la propriété 
lui en reste, et ce serait un acte de tyrannie et d’injustice qui 
ébranlerait toutes les conventions des citoyens que d’en trans- 
férer 1 usage et la propriété à un autre. Mais je reviendrai sur 
ce point qui est la base solide ou ruineuse de la propriété du 
libraire. 

Cependant, en dépit de ces principes qu’on peut regarder 



DE LA LIBRAIRIE. 


21 


comme les éléments de la jurisprudence sur les possessions et 
les acquisitions, le Parlement continua d’improuver par ses 
arrêts les renouvellements et prorogations de privilèges, sans 
qu’on en puisse imaginer d’autre raison que celle-ci : c’est que 
n’étant pas suffisamment instruit de la révolution qui s’était 
faite dans la police de la librairie et la nature des privilèges, 
l’épouvantail de l’exclusif le révoltait toujours. Mais le Conseil, 
plus éclairé, j’ose le dire, distinguant avec raison l’acte libre 
de l’auteur et du libraire d’avec le privilège de la chancellerie, 
expliquait les arrêts du ParlemQpt et en restreignait l’exécution 
aux livres anciens qu’on avait originairement publiés d’après 
des manuscrits communs, et continuait à laisser et à garantir 
aux libraires la propriété de ceux qu’ils avaient légitimement 
acquis d’auteurs vivants ou de leurs héritiers. 

Mais l’esprit d’intérêt n’est pas celui de l’équité; ceux qui 
n’ont rien ou peu de chose sont tout prêts à céder le peu ou 
rien qu’ils ont pour le droit de se jeter sur la fortune de 
l’homme aisé. Les libraires indigents et avides étendirent 
contre toute bonne foi les arrêts du Parlement à toutes sortes 
de privilèges, et se crurent autorisés à contrefaire indistincte- 
ment et les livres anciens et les livres nouveaux, lorsque ces 
privilèges étaient expirés, alléguant, selon l’occasion, ou la 
jurisprudence du Parlement, ou l’ignorance de la prorogation 
du privilège. 

De là une multitude de procès toujours jugés contre le con- 
trefacteur, mais presque aussi nuisibles au gagnant qu’au per- 
dant, rien n’étant plus contraire à l’assiduité que demande le 
commerce que la nécessité de poursuivre ses droits devant les 
tribunaux. 

Mais la conduite d’une partie de ces libraires qui, par l’at- 
trait présent d’usurper une partie de la fortune de leurs con- 
frères, abandonnait celle de leur postérité à l’usurpation du 
premier venu, ne vous paraît-elle pas bien étrange? Vous con- 
viendrez, monsieur, que ces misérables en usaient comme des 
gens dont les neveux et les petits-neveux étaient condamnés 
à perpétuité à être aussi pauvres que leurs aïeux. Mais j’aime 
mieux suivre l’histoire du code de la librairie et de l’institution 
des privilèges que de me livrer à des réflexions affligeantes sur 
la nature de l’homme. 



22 


lettre sur le commerce 

Pour étouffer ces contestations de libraires à libraires qui 
fatiguaient le conseil et la chancellerie, le magistrat défendit 
verbalement à la communauté de rien imprimer sans lettres- 
privilèges du grand sceau. La communauté, c’est-à-dire la 
partie misérable, fit des remontrances; mais le magistrat tint 
ferme, il étendit qiême son ordre verbal jusqu’aux livres anciens, 
et le Conseil, statuant en conséquence de cet ordre sur les pri- 
vilèges et leurs continuations par lettres patentes du 20 dé- 
cembre 1649, défendit d’imprimer aucun livre sans privilège 
du roi, donna la préférence au libraire qui aurait obtenu le 
premier des letti’es de continuation accordées à plusieurs, pros- 
crivit les contrefaçons, renvoya les demandes de continuation 
à l’expiration des privilèges, restreignit ces demandes à ceux 
à qui les privilèges auraiçnt été premièrement accordés, permit 
à ceux-ci de les faire renouveler quand ils en aviseraient bon 
être, et voulut que toutes les lettres de privilèges et de conti- 
nuations fussent portées sur le registre’de la communauté que le 
syndic serait tenu de représenter à la première réquisition, pour 
qu’à l’avenir on n’en prétendît cause d’ignorance, et qu’il n’y 
eût aucune concurrence frauduleuse ou imprévue, à l’obtention 
d’une même permission. 

Après cette décision, ne vous semble-t-il pas, monsieur, 
que tout devait être fini, et que le ministre avait pourvu, autant 
qu’il était en lui, à la tranquillité des possesseurs? Mais la 
partie indigente et rapace de la communauté fit les derniers 
eflbrts contre les liens nouveaux qui arrêtaient ses mains. 

Vous serez peut-être surpris qu’un homme, à ({ui vous ne 
refusez pas le titre de compatissant, s’élève contre les indigents, 
monsieur, je veux bien faire l’aumône, mais je ne veux pas 
qu’on me vole; et si la misère excuse l’usurpation, où en 
sommes-nous? 

Le père du dernier des Estienne, qui avait plus de tête 
que de fortune et pas plus de fortune que d’équité, fut élevé 
tumultuairement à la qualité de syndic par la cabale des mécon- 
tents. Dans cette place, qui lui donnait du poids, il poursuivit 
et obtint différents arrêts du Parlement qui l’autorisaient à 
assigner en la cour ceux à qui il serait accordé des continua- 
tions de privilèges, et parmi ces arrêts, celui du 7 septem- 
bre 1657 défend en général de solliciter aucune permission de 



DE LA LIBRAIRIE. 


23 


réimprimer, s’il n’y a dans l’ouvrage augmentation d’un quart. 

Eh bien, monsieur, connaissez- vous rien d’aussi bizarre? 
J’avoue que je suis bien indigné de ces réimpressions succes- 
sives qui réduisent en dix ans ma bibliothèque au quart de sa 
valeur ; mais faut-il qu’on empêche par cette considération urf 
auteur de corriger incessamment les fautes qui lui sont échap- 
pées, de retrancher le superflu, et de suppléer ce qui manque 
à son ouvrage? Ne pourrait-on pas ordonner au libraire, à 
chaque réimpression nouvelle, de distribuer les additions, cor- 
rections, retranchements et changements à part? Voilà une 
attention digne du magistrat, s’il aime vraiment les littérateurs, 
et des chefs de la librairie, s’ils ont quelque notion du bien 
public. Qu’on trouve une barrière à ce sot orgueil, à cette basse 
condescendance de l’auteur pour le libraire et au brigandage 
de celui-ci. N’cst-il pas criant que pour une ligne de plus ou 
de moins, une phrase retournée, une addition de deux lignes, 
une note bonne ou mauvaise, on réduise presque à rien un 
ouvrage volumineux qui m’a coûté beaucoup d’argent? Suis-je 
donc assez riche pour qu’on puisse multiplier à discrétion mes 
pertes et ma dépense? Et que m’importe que les magasins du 
libraire se remplissent ou se vident, si ma bibliothèque dépérit 
de jour en jour, et s’il me ruine en s’enrichissant? Pardonnez, 
monsieur, cet écart à un homme qui vous citerait vingt ouvrages 
de prix dont il a été obligé d’acheter quatre éditions différentes 
(îji vingt ans, et à qui, sous une autre police, il en aurait coûté 
la moitié moins pour avoir deux fois plus de livres. 

Après un schisme assez long, la communauté des libraires 
se réunit et fit le 27 août 1(560 un résultat par lequel il fut 
convenu, à la pluralité des voix, que ceux qui obtiendront pri- 
vilège ou continuation de privilège, même d’ouvrages publiés 
hors du royaume, en jouiront exclusivement. 

Mais quel pacte solide peut-il y avoir entre la misère et 
l’aisance? Faut-il s’être pénétré de principes de justice bien 
sévères pour sentir que la contrefaçon est un vol? Si un con- 
trefacteur mettait sous presse un ouvrage dont le manuscrit lui 
eût coûté beaucoup d’argent et dont le ministère lui eût en 
conséquence accordé la jouissance exclusive, et se demandait à 
lui-même s’il trouverait bon qu’on le contrefît, que répondrait- 
il? Ce cas est si simple que je ne supposerai jamais qu’avec la. 



LETTRE SUR LE COMMERCE 


26 

moindre teinture cTéquité, un homme en place ait eu d’autres 
idées que les miennes. 

Cependant les contrefaçons continuèrent, surtout dans les 
provinces où Ton prétextait Tignorance des continuations accor- 
dées, et où Ton opposait les décisions du Parlement au témoi- 
gnage de sa conscience. Les propriétaires poursuivaient les 
contrefacteurs, mais le châtiment qu ils en obtinrent les dédom- 
magea-t-il du temps et des sommes qu ils avaient perdus et 
qu’ils auraient mieux employés? 

Le Conseil, qui voyait sa prudence éludée, n’abandonna pas 
son plan. Combien la perversité des méchants met d’embarras 
aux choses les plus simples, et qu’il faut d’opiniâtreté et de 
réflexions pour parer à ces subterfuges! M. d’Ormesson enjoi- 
gnit à la communauté,* le 8 janvier 1605, de proposer des 
moyens efficaces, si elle en connaissait, de terminer toutes les 
contestations occasionnées par les privilèges et les continuations 
de privilèges. 

Estienne, cet antagoniste si zélé des privilégiés, avait changé 
de parti ; on avait un certificat de sa main daté du 23 octobre 
16(56, que les privilèges des vieux livres et la continuation de 
privilèges des nouveaux étaient nécessaires à l’intérêt public. 
On produisit ce titre d’ignorance ou de mauvaise foi dans l’in- 
stance de Josse, libraire de Paris, contre Malassis, libraire de 
Rouen, contrefacteur du Rusée et du Reuvelet. Les communautés 
de Rouen et de Lyon étaient intervenues dans cette aflâire; le 
Conseil jugea l’occasion propre à manifester positivement ses 
intentions. Malassis fut condamné aux peines portées par les 
reglements, et les dispositions des lettres patentes du 20 dé- 
cembre 16/i0 furent renouvelées par un arrêt du 27 février 1(5(55, 
qui enjoignit de plus à ceux qui se proposeraient d’obtenir des 
continuations de privilèges de les solliciter un an avant l’ex- 
piration, et déclara qu’on ne pourrait demander aucune lettre 
de privilège ou de continuation pour imprimer les auteurs anciens, 
à moins qu’il n’y eût augmentation ou correction considérable, 
et que les continuations depriviléges seraient signifiées à Lyon, 
Rouen, Toulouse, Bordeaux et Grenoble, signification qui s’est 
rarement faite, chaque libraire, soit de Paris, soit de province, 
étant tenu à l’enregistrement de ses privilèges et continuations 
à la chambre syndicale de Paris. Le syndic a, par ce moyen. 



25 


DE LA LIBRAIRIE. 

connaissance des privilèges et continuations antérieurement 
accordés; et cet oHicier peut toujours refuser l’enregistrement 
des privilèges et des continuations postérieurs et en donner 
avis aux intéressés, sur Topposition desquels le poursuivant se 
désiste, ou procède au Conseil. 

Voilà donc l’état des privilèges devenu constant et les pos- 
sesseurs de manuscrits acquis des auteurs obtenant une per- 
mission de publier, dont ils sollicitent la continuation autant de 
fois qu’il convient à leur intérêt, et transmettant leurs droits à 
d’autres à titre de vente, d’héfi^dité ou d’abandon, comme on 
l’avait pratiqué dans la compagnie dçs Ümges pendant un siècle 
entier. ^ 

Ce dernier règlement fut d’autant plus favorable à la librairie 
que, les évêques commençant à faire des Usages particuliers 
pour leurs diocèses, les associés pour V Usage romain ^ qui cessait 
d’être universel, se sépafèrent, laissèrent aller à l’étranger cette 
branche de commerce qui les avait soutenus si longtemps avec 
une sorte de distinction, et furent obligés, par les suites d’une 
spéculation mal entendue, de se pourvoir de ces mêmes livres 
iV Usages auprès de ceux qu’ils en fournissaient auparavant; 
mais les savants qui illustrèrent le siècle de Louis XIV ren- 
dirent cette perte insensible. 

Comptez un peu, monsieur, sur la parole d’un homme qui a 
examiné les choses de près. Ce fut aux ouvrages de ces savants, 
mais plus encore peut-être à la propriété des acquisitions et à 
la permanence inaltérable des privilèges, qu’on dut les cinquante 
volumes in-folio et plus de la collection des Pères de l’Église 
par les révérends pères Bénédictins, les vingt volumes in-folio 
des Antiquités du P. de Montfaucon, les quatorze vol urnes in-folio 
de Martcnne, V Hippocrate de Chartier grec et latin, en neuf 
volumes in-folio, les six volumes in-folio du Glossaire de Du- 
cange, les neuf volumes in-folio de Y Histoire généalogique^ les 
dix volumes in-folio de Cujas, les cinq volumes in-folio de 
Dumoulin, les belles éditions du Rousseau, du Molière, du 
Racine, en un mot tous les grands livres de théologie, d’his- 
toire, d’érudition, de littérature et de droit. 

En effet, sans les rentrées journalières d’un autre fonds de 
librairie, comment aurait-on formé ces entreprises hasardeuses? 
Le mauvais succès d’une seule a quelquefois suffi pour renverser 



26 LETTRE SUR LE COMMERCE 

la fortune la mieux assurée; et sans la sûreté des privilèges 
qn'on accordait, et pour ces ouvrages pesants, et pour d'autres 
dont Je courant fournissait à ces tentatives, comment aurait-on 
osé s’y livrer quand on l’aurait pu? 

Le Conseil, convaincu par expérience de la sagesse de ses 
règlements, les soutint et les a soutenus jusqu’à nos jours par 
une continuité d’arrêts qui vous sont mieux connus qu’à moi. 

M. Tabbé Daguesseau, placé à la tête de la librairie, n’ac- 
corda jamais de privilège à d’autres qu’à ceux qui en étaient 
revêtus, sans un désistement exprès. 

Le droit de privilège, une fois accordé, ne s’éteignit pas 
même à son expiration; reflet en fut prolongé jusqu’à rentière 
consommation des éditions. 

Plusieurs arrêts, et spécialement celui du Conseil du 10 jan- 
vier, prononça contre des libraires de Toulouse la confiscation 
de livres qu’ils avaient contrefaits après l’expiration des pri- 
vilèges. Le motif de la confiscation fut qu’il se trouvait de ces 
livres en nombre dans les magasins des privilégiés, et ce motif, 
qui n’est pas le seul, est juste. Un commerçant n’est-il pas 
assez grevé par l’oisiveté de ses fonds qui restent en piles dans 
un magasin, sans que la concurrence d’un contrefacteur con- 
damne ces piles à l’immobilité ou à la rame? N’cst-ce pas le 
privilégié qui a acquis le manuscrit de l’auteur et qui l'a payé? 
Oui est-ce qui est propriétaire? Qui est-ce qui Test plus légiti- 
mement? N’esl-ce pas sous la sauvegarde qu’on lui a donnée, 
sous la protection dont il a le titre signé de la main du souve- 
rain, qu’il a consommé son entreprise? S’il est juste qu’il jouisse, 
n’est-iJ pas injuste qu’il soit spolié et indécent qu’on le soulTi’e? 

Telles sont, monsieur, les lois établies sur les privilèges; 
c’est ainsi qu’ elles se sont formées. Si on lésa quelquefois atta- 
quées, elles ont été constamment maintenues, si vous en exceptez 
une seule circonstance récente. 

Par un arrêt du l/i septembre 1761, le ‘Conseil a accordé aux 
descendants de notre immortel La Fontaine le privilège de ses 
Fables, 11 est beau sans doute à un peuple d’honorer la mémoire 
de ses grands hommes dans leur postérité. C’est un sentiment 
trop noble, trop généreux, trop digne de moi, pour qu’on m’en- 
tende le blâmer. Le vainqueur de Thèbes respecta la maison 
de Pindare au milieu des ruines de la patrie de ce poète, et 



DE LA LIBRAIRIE. 


27 


l’histoire a consacré ce Irait aussi honorable au conquérant 
qu’aux lettres. Mais si Pindare, pendant sa vie, eût vendu sa 
maison à quelque Thébain, croyez-vousqu’Alexandre eût déchiré 
le contrat de vente et chassé le légitime propriétaire? On a 

supposé que le libraire n’avait aucun titre de propriété, et je 

suis tout à fait disposé à le croire ; il n’est pas d’un homme de 
mon état de plaider la cause du commerçant contre la postérité 
de l’auteur; mais il est d’un homme juste de reconnaître la 
justice et de dire la vérité même contre son propre intérêt; et 
ce serait peut-être le mien de ne jpas ôter à mes enfants, à qui 
je laisserai moins encore de fortune que d’illustration^ la triste 
ressource de dépouiller mon libraire quand je ne serai plus. 
Mais s’ils ont jamais la bassesse de recourir à l’autorité pour 
commettre cette injustice, je leur déclare qu’il faut que les sen- 
timents que je leur ai inspirés soient tout à fait éteints dans 

leurs cœurs, puisqu’ils foulent aux pieds, pour de l’argent, 

tout ce qu’il y a de sacre* dans les lois civiles et la possession, 
que je me suis cru et que j’étais apparemment le maître de 
mes productions bonnes ou mauvaises, que je lésai librement, 
volontairement aliénées, que j’en ai recule prix que j’y mettais, 
et que le quartier de vigne ou l’arpent de pré que je serai forcé 
de distraire encore à l’héritage de mes pères, pour fournir à 
leur éducation, ne leur appartient pas davantage. Qu’ils voient 
donc le parti qu’ils ont à prendre; il faut, ou me déclarer insensé 
au moment ou je transigeais, ou s'accuser de l’injustice la plus 
criante. 

Cette atteinte, qui sapait l’état des libraires par ses fonde- 
ments, répandit les plus vives alarmes dans tout le corps de ces 
commerçants. Les intéressés, qu’on spoliait en faveur des demoi- 
selles La Fontaine, criaient que l’arrêt du Conseil n’avait été 
obtenu que sur un faux exposé. L’alfaire semblait encore pen- 
dante à ce tribunal. Cependant on enjoignait par une espèce de 
règlement l’enregistrement de leur privilège à la chambre, 
nonobstant toute opposition. Cette circonstance acheva de déter- 
miner la communauté, déjà disposée à faire des démarches par 
l’importance du fonds, à s’unir et à intervenir. On représenta 
que ce mépris de l’opposition était contraire à tout ce qui s’est 
jamais pratiqué pour les grâces du prince, qu'il ne les accorde 
que sauf le droit d’autrui, qu’elles n’ont de valeur qu’après 



28 


LETTRE SUR LE COMMERCE 


l’enregistrement, qui suppose dans ceux à qui elles sont noti- 
fiées par celte voie l’examen le plus scrupuleux du préjudice 
qu’elles pourraient causer; que si, nonobstant cet examen des 
syndics et adjoints et la connaissance du tort que la bienveil- 
lance du souverain occasionnerait et les oppositions légitimes 
qui leur sont faites, ils passaient à l’enregistrement, ils iraient 
certainement contre l’intention du prince, qui n’a pas besoin 
et qui ne se propose jamais d’opprimer un de ses sujets pour 
en favoriser un autre, et que, dans le cas dont il s’agissait^ il 
ôterait évidemment la propriété au possesseur pour la trasférer 
au demandeur contre la maxime du droit. 

Franchement, monsieur, je ne sais ce qu’on peut répondre 
aces représentations, et j’aime mieux croire qu’elles n’arrivent 
jamais aux oreilles du maître; c’est un grand malheur pour les 
souverains de ne pouvoir jamais entendre la vérité ; c’est une 
cruelle satire de ceux qui les environnent que cette barrière 
impénétrable qu’ils forment autour de lui et qui l’en écarte. Plus 
je vieillis et plus je trouve ridicule de juger du bonheur d’un 
peuple par la sagesse de ses institutions. Eh! à quoi servent ces 
institutions si sages, si elles ne sont pas observées? Ce sont 
quelques belles lignes écrites pour l’avenir sur un feuillet de 
papier. 

Je m’étais proposé de suivre l’établissement des lois concer- 
nant les privilèges de la librairie depuis leur origine jusqu’au 
moment présent, et j’ai rempli cette première partie de ma tâche ; 
il me reste â examiner un peu plus strictement leur influence 
sur l’imprimerie, la librairie et la littérature, et ce que ces trois 
états auraient à gagner ou à perdre dans leur abolissement. Je 
me répéterai quelquefois, je reviendrai sur plusieurs points que 
j’ai touchés en passant, je serai plus long; mais peu m’importe 
pourvu que j’en devienne en même temps plus convaincant et 
plus clair. Il n’y a guère de magistrats, sans vous en excepter, 
monsieur, pour qui la matière ne soit toute neuve; mais vous 
savez, vous, que plus on a d’autorité, plus on abesoin de lumières. 

â présent, monsieur, que les faits vous sont connus, nous 
pouvons raisonner. Ce serait un paradoxe bien étrange, dans 
un temps où l’expérience et le bon sens concourent à démon- 
trer que toute entrave est nuisible au commerce, d’avancer qu’il 
n’y a que les privilèges qui puissent soutenir la librairie. Cepen- 



DE LA LIBRAIRIE. 29 

(lant rien n*est plus certain. Mais ne nous en laissons pas im- 
poser par les mots. 

Ce titre odieux qui consiste à conférer gratuitement à un seul 
un bénéfice auquel tous ont une égale et juste prétention, voilà 
le privilège abhorré par le bon citoyen et le ministre éclairé,. 
Reste à savoir si le privilège du libraire est de cette nature. 
Mais vous avez vu par ce qui précède combien cette idée serait 
fausse : le libraire acquiert par un acte un manuscrit ; le minis- 
tère, par une permission, autorise la publication de ce manuscrit, 
et garantit à Tacquéreur la tranquillité de sa possession. Qu’est- 
ce qu*il y a en cela de contraire à rintÀrêt général ? Que fail-on 
pour le libraire qu’on ne fasse pour tout autre citoyen ? 

Je vous demande, monsieur, si celui qui a acheté une mai- 
son n’en a pas la propriété et la jouissance exclusive ? si, sous 
ce point de vue, tous les actes qui assurent à un particulier la 
possession fixe et constante d’un effet quel qu’il soit ne sont pas 
des privilèges exclusifs? si, sous prétexte que le possesseur est 
sullisamment dédommagé du premier prix de son acquisition, 
il serait licite de l’en dépouiller? si cette spoliation ne serait pas 
l’acte le plus violent de la tyrannie ? si cet abus du pouvoir ten- 
dant à rendre toutes les fortunes chancelantes, toutes les hérédités 
incertaines, ne réduirait pas un peuple à la condition de serf et 
ne remplirait pas un État de mauvais citoyens ? Car il est con- 
stant pour tout homme qui pense que celui qui n’a nulle pro- 
pj-iété dans l’État, ou qui n’y a qu’une propriété précaire, n’en 
peut jamais être un bon citoyen. En eflét, qu’est-ce qui l’atta- 
cherait à irtie glèbe plutôt qu’à une autre ? 

Lepréjugé vient decc qu’on confond l’état de libraire, lacom- 
munauté des libraires, la corporation avec le privilège et le pri- 
vilège avec le titre de possession, toutes choses qui n’ont rien 
de commun, non, rien, monsieur! Eh! détruisez toutes les com- 
munautés, rendez à tous les citoyens la liberté d’appliquer leurs 
facultés selon leur goût et leur intérêt, abolissez tous les privi- 
lèges, ceux meme de la librairie, j’y consens; tout sera bien, 
tant que les lois sur les contrats de vente et d’acquisition sub- 
sisteront. 

En Angleterre, il y a des marchands de livres et point de 
communauté de libraires; il y a des livres imprimés et point de 
privilèges ; cependant le contrefacteur y est déshonoré comme 



30 LETTRE SUR LE COMMERCE 

un homme qui vole, et ce vol est poursuivi devant les tribunaux 
et puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlande les 
livres imprimés en Angleterre; mais il est inouï qu'on ait con- 
trefait à Cambridge ou à Oxford les livres imprimés à Londres. 
C'est qu'on ne connaît point là la différence de l’achat d’un 
champ ou d'une maison^à l'achat d’un manuscrit, et en effet il 
n'y en a point, si ce n'est peut-êtreenfaveur de l'acquéreur d’un 
manuscrit. C'est ce que je vous ai déjà insinuaplus haut, ce que 
les associés aux Fables de La Fontaine ont démontré dans leur 
mémoire, et je défie qu'on leur réponde. 

En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, 
si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de scs 
études, dé ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses 
observations, si les plus belles hejires, les plus beaux moments 
de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la 
portion de lui-méme la plus précieuse, celle qui ne péril poird, 
celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas? Quelle comparai- 
son entre rhonime, la substance même de l'homme, son âme, 
et le champ, le pré, l'arbre ou la vigne que la nature offrait 
daiis le commencement également à tous, et que le particulier 
ne s'est approprié que par la culture, le premier moyen légi- 
time de possession? Qui est plus en droit que l’auteur de dis- 
poser de sa chose par don ou par vente ? 

Or, le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de 
l'acquéreur. 

Si je laissais à mes enhints le privilège de mes ouvrages, 
qui oserait les eu spolier? Si, forcé par leurs Ijesoins ou par les 
miens d'alié;ier ce privilège, je substituais uji autre propriétaire 
à ma place, qui pourrait, sans ébranler tous les principes delà 
justice, lui contester sa propriété? Sans cela quelle sei*ait la 
vile et misérable condition d'un littérateur? Toujours en tutelle, 
on le traiterait comme un enfant imbécile dont le minorité ne 
cesse jamais. On sait bien que l'abeille ne fait pas le miel pour 
elle; mais l’homme a-t-il le droit d’en user avec l’iiomme 
comme il en use avec l'insecte qui fait le miel? 

Je le répète, l’auteur est maître de son ouvrage, ou per- 
sonne dans la société n’est maître de son bien. Le libraire le 
possède comme il était possédé par l'auteur ; il a le droit incon- 
testable d’en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions 



DE LA LIBRAIRIE. 


31 


réitérées; il serait aussi insensé de Ten empêcher que de con- 
damner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un pro- 
priétaire de maison à laisser ses appartements vides. 

Monsieur, le privilège n’est rien qu’une sauvegarde accordée 
parle souverain pour la conservation d’un bien dont la défense, 
dénuée de son autorité expresse, excéderait souvent la valeur. 
Etendre la notion du privilège de libraire au delà de ses bornes, 
c’est se tromper, c’est méditer l’invasion la plus atroce, se jouer 
des conventions et des propriétés, léser iniquement les gens de 
lettres ou leurs héritiers ou leurs.ay an ts cause, gratifier par une 
partialité tyrannique un citoyen aux dépens de son voisin, por- 
ter le trouble dans une infinité de familles tranquilles, ruiner 
ceux qui, sur la validité présumée d’après les règlements, ont 
accepté des effets de librairie dans des partages de succession, 
ou les forcer à rappeler à contribution leurs copartageants, 
justice qu’on ne pourrait leur refuser, puisqu’ils ont reçu ces 
biens sur l’autorité des lois qui en garantissaient la réalité; oppo- 
ser les enfants aux enfants, les père et mère aux père et mère, 
les créanciers nux cessionnaires, et imposer silence à toute 
justice. 

Si une affaire de cette nature était portée au tribunal com- 
mun de la justice, si le libraire n’avait pas un supérieur absolu 
qui décide comme il lui plaît, quelle issue croyez-vous qu’elle 
aurait? 

Tandis que je vous écrivais, j’ai appris qu’il y avait sur cet 
objet un mémoire im[)rimé d’un de nos t)lus célèbres juriscon- 
sultes ; c’est M. d’Iléricourt. Je l’ai lu, et j’ai eu la satisfaction 
de voir (pie j’étais dans les mêmes principes que lui, et que 
nous en avions tiré l’un et l’autre les mêmes conséquences. 

Il n’est pas douteux que le souverain qui peut abroger des 
lois, lorsque les circonstances les ont rendues nuisibles, ne puisse 
aussi, par des raisons d’État, refuser la continuation d’un privi- 
lège; mais je no pense pas qu’il y ait aucun cas imaginable où 
il ait le droit de la transférer ou de la partager. 

C’est la nature du privilège de la librairie méconnue, c’est 
la limitation de sa durée, c’est le nom môme de privilège qui a 
exposé ce titre à la prévention générale et bien fondée qu’on a 
contre tout autre exclusif. 

S’il était question de réserver à un seul le droit inaliénable 



32 LETTRE SUR LE COMMERCE 

crimprimer des livres en général, ou des livres sur une matière 
particulière, comme la théologie, la médecine, la jurisprudence 
ou l’histoire, ou des ouvrages sur objet déterminé, tels que This- 
toire d'un prince, le traité de Tœil, du foie, ou d’une autre ma- 
ladie, la traduction d’un auteur spécifié, une science, un art, si 
ce droit était un acte dô la volonté arbitraire du prince, sans 
aucun fondement légitime que son bon plaisir, sa puissance, sa 
force, ou la prédilection d’un mauvais père qui détournerait les 
yeux de dessus ses autres enfants pour les arrêter sur un seul, 
de tels privilèges seraient évidemment opposés au bien général, au 
progrès des connaisssances et à l’industrie des commerçants. 

Mais encore une fois, monsieur, ce n’est pas cela: ii s’agit 
d’un manuscrit, d’un effet légitimement cédé, légitimement ac- 
quis, d’un ouvrage ])rivilégié qûi appartient à un seul acqué- 
reur, qu’on ne peut transférer soit en totalité, soit en partie à 
un autre sans violence, et dont la propriété individuelle n’em- 
pêche point d’en composer et d’en publier à, l’infini sur le même 
objet. Les privilégiés de riJi,s/oirc de France de Mézeray n’ont 
jamais formé de prétention sur celles de Riencourt, de Marcel, 
du président Ilénault, de Le Gendre, de Bossuet, de Daniel, de 
\clly. Les propriétaires du Virgile de Cati’ou laissent en paix 
les possesseurs du Virgile de La Landelle, de Lallemand et de 
fabbé Desfontaincs, et la jouissance permanente de ces effets 
n’a pas plus d’inconvénients que celle de deux prés ou de deux 
champs voisins assurée à deux particuliers différents. 

On vous criera aux oreilles: « Les intérêts des particuliers 
ne sont rien en concurrence avec l’intérêt du tout. )> Combien il 
est facile d’avancer une maxime générale que personne ne con- 
teste ! mais qu’il est difficile et rare d’avoir toutes les connais- 
sances de détail nécessaires pour en prévenir une fausse appli- 
cation ! 

Heureusement pour moi, monsieur, et pour vous, j’ai à peu 
près exercé la double profession d’auteur et de libraire, j’ai écrit 
cl j’ai plusieurs fois imprimé pour mon compte, et je puis vous 
assurer, chemin faisant, que rien ne s’accorde plus mal que la 
vie active du commerçant et la vie sédentaire de l’homme de 
lettres, incapables que nous sommes d’une infinité de petits soins. 
Sur cent auteurs qui voudront débiter eux-mêmes leurs ouvrages, 
il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui s’en trouveront mal et s’en 



DE LA LIBRAIRIE. 


33 


dégoûteront. Le libraire peu scrupuleux croit que l’auteur court 
sur ses brisées. Lui qui j 63 tte les hauts cris quand on le contre- 
fait, qui se tiendrait pour malhonnête homme s’il contrefaisait 
son confrère, se rappelle son état et ses charges que le littéra- 
teur ne partage point et finit par le contrefaire. Les correspond- 
(lants des provinces nous pillent impunément; le commerçant 
de la capitale n’est pas assez intéressé au débit de notre ouvrage 
pour le pousser. Si la remise qu’on lui accorde est forte, le pro- 
fit de l’auteur s’évanouit ; et puis tenir des livres de recette et 
de dépense, répondre, échanger, ^-ecevoir, envoyer, quelles oc- 
cupations pour un disciple d’Homère ou de Platon I 

Aux connaissances de la librairie, que je dois à ma propre 
expérience, j’ai réuni celles d’une longue habitude avec les. 
libraires; je les ai vus, je les ai écoutés, et quoique ces com- 
merçants, ainsi que tous les autres, aient aussi leurs petits 
mystères, ils laissent échapper dans une occasion ce qu ils 
retiennent dans une autre; et vous pouvez attendre de moi, 
sinon des résultats rigoureux, du moins la sorte de précision 
qui vous est nécessaire; il n’est pas question ici de partager 
un écii en deux. 

Ln particulier qui prend l’état de libraire, s il a quelque 
bien, se hâte de le placer, dans l’acquisition départs, en dillé- 
renls livres d’un débit courant. 

L’intervalle moyen de l’édition d un bon livre à une autre 
peut s’évaluer à dix ans. 

Scs premiers fonds ainsi placés, s’il se présente une entre- 
prise qui le séduise, il s’y livre; alors il est obligé de recourir 
â un emprunt ou à la vente de la part d’un privilège dont il 
eût l’elrouvé, avant qu’on eût presque culbute cet état, à peu 
près la première valeur. L’emprunt serait ruineux, il préfère la 
vente de la part d’un privilège, et il a raison. 

Si son entreprise réussit, du produit il remplace 1 effet qu il 
a sacrifié, et il accroît son premier fonds, et du nouvel effet 
qu’il a acquis et de l’effet remplacé. 

Ce fonds est la base de son commerce et de sa fortune, oui, 
monsieur, la base, c’est un mot qu’il ne faut pas oublier. 

S’il échoue dans son entreprise, comme il arrive plusieurs 
fois coulure une, ses avances sont perdues, il a' un effet de moins 
et communément des dettes à acquitter; mais il se renferme dans 



34 lettre sur le commerce 

le fonds solide et courant qui lui reste, et sa ruine n’est pas 
absolue. 

Je serais beaucoup moins étendu si je n’avais que la vérité 
h dire; mais il faut que j’aille à chaque ligne au-devant des 
absurdités qu*on ne manque pas d'objecter, et une des plus 
fortes et des plus communes, c'est, dans l'évaluation des avan- 
tages et des désavantages d'une profession, de prendre pour 
exemples quelques individus rares et extraordinaires, tels, par 
exemple que feu Durand, qui parviennent à force d’industrie 
et de travail à porter par la multitude incroyable des échanges 
et des correspondances le plus léger succès à un produit énorme, 
et à réduire à peu de chose ce qui serait pour un autre la plus 
énorme perte. Peu sont capables de cette activité; à beaucoup 
elle serait ruineuse en leur imposant une tâche plus longue que 
le jour n'a d’heures de travail ; aucun n’en est récompensé qu'à 
la longue. Est-ce delà qu'il faut partir? Non, monsieur, non. 
D'où donc, me direz-vous? de la condition générale et com- 
mune, celle d’un débutant ordinaire, qui n'est ni pauvre ni 
riche, ni un aigle ni un imbécile. Ah! monsieur, on a bientôt 
compté les libraires qui sont sortis de ce commerce avec de 
l'opulence ; quant à ceux qu’on ne cite point, qui ont langui 
dans la rue Saint-Jacques ou sur le quai, qui ont vécu à l’au- 
mône de la communauté et dont elle a payé la bière, soit dit 
sans offenser les auteurs, le nombre en est prodigieux. 

Or, la condition générale et commune est telle que je viens 
de vous la représenter; c’est celle du jeune commerçant dont 
la ressource, après une entreprise malheureuse, est toute en un 
reste de fonds solide, dans lequel il se renferme jusqu’à ce que, 
par des rentrées journalières, il se soit mis en état de risquei 
une seconde tentative. Si donc vous abolissez les privilèges, ou 
que par des atteintes réitérées vous les jettiez dans le discrédit, 
c’est fait de cette ressource ; plus d’économie dans cette sorte 
de commerce, plus d’espérance, plus de fonds solide, plus de 
crédit, plus de courage, plus d'entreprise. Arrangez les choses 
comme il vous plaira, ou vous transférerez sa propriété à un 
autre pour en jouir exclusivement, ou vous la remettrez dans la 
masse commune. Au premier cas, il est ruiné de fond en com- 
ble, par une spoliation absolue à laquelle je n'aperçois pas le 
moindre avantage pour le public; car que nous importe que ce 



DE LA LIBRAIRIE. 


35 


soit Paul ou Jean qui nous vende le Corneille? Au second, il ne 
souffre guère moins par les suites d’une concurrence limitée ou 
illimitée. Ceci n’est pas clair pour vous et il faut Téclaircir. 
C’est, monsieur, qu’en général une édition par concurrence est 
plus onéreuse qu’utile, ce qu’un seul exemple vous prouvera 
de reste. 

Je prends le Diclionnaire de la Fable et je suppose qu’on 
en débite un mille par an et que le privilégié en fasse une édition 
de six mille, sur laquelle il y ait profit de la moitié. Le libraire 
dira que ce profit est exagéré, ik)bjectera les remises, les non- 
valeurs, la lenteur des rentrées; mais laissons-le dire. 

Si, tandis que l’ouvrage s’imprime à Paris, il se réimprime 
à Lyon, le temps de la vente de ces deux éditions sera de douze 
ans, et chaque libraire retirera à peine son argent au denier 
dix, le taux du commerce. 

Si, dans cet intervalle, il se fait une troisième édition à 
Rouen, voilà la consommation de ces trois éditions renvoyée à 
dix-huit ans, et à vingt-quatre si l’ouvrage est encore réimprimé 
à Toulouse. 

Supposez que les concurrents se multiplient à Bordeaux, à 
Orléans, à Dijon, et dans vingt autres villes, et le Dictionnaire 
de la Fable, ouvrage profitable au propriétaire exclusif, tombe 
absolument en non-valeur et pour lui et pour les autres. 

Mais, me direz-vous, je nie la possibilité de ces éditions et 
de ces concurrences multipliées ; elles se proportionneront tou- 
jours au besoin du public, au plus bas prix de la main-d’œuvre, 
au moindre profit du libraire, et par conséquent au plus grand 
avantage de l’acheteur, le seul que nous ayons à favoriser. 
\ous vous trompez, monsieur, elles se multiplieront à l’infini, 
car il n’y a rien qui puisse se faire à moins de frais qu’une 
mauvaise édition. 11 y aura concurrence à qui fabriquera le plus 
mal, c’est un fait d’expérience. Les livres deviendront très- 
communs, mais avant dix ans vous les aurez tous aussi miséra- 
bles de caractères, de papier et de correction que la Bibliothèque 
bleue, moyen excellent pour ruiner en peu de temps trois ou 
quatre manufactures importantes. Et pourquoi Fournier fon- 
drait-il les plus beaux caractères de l’Europe si on ne les em- 
ployait plus? Et pourquoi nos habitants de Limoges travaille- 
raient-ils à perfectionner leurs papiers si on n’achetait plus que 



36 


lettre sur le commerce 

celui du Messaffer boiteux? Et pourquoi nos imprimeurs paye- 
raient-ils chèrement des protes instruits, de bons compositeurs 
et des pressiers habiles, si toute cette attention ne servait qu’à 
multiplier leurs frais sans accroître leurs profits? Ce qu’il y a 
de plus, c’est qu’à mesure que ces arts dépériront parmi nous, 
ils s’élèveront chez l’éfranger, et qu’il ne tardera pas à nous 
fournir les seules bonnes éditions qui se feront de nos auteurs. 
C’est une fausse vue, monsieur, que de croire que le bon mar- 
ché puisse jamais, en quelque genre que ce soit, mais surtout 
en celui-ci, soutenir de la mauvaise besogne. Cela n’arrive chez 
un peuple que lorsqu’il est tombé dans la dernière misère; et 
quand il se trouverait au milieu de cette dégradation quelques 
manufacturiers qui penseraient à fournir les gens de goût de 
belles éditions, croyez-vous qu’ils le pussent au meme pi*ix? 
Et quand ils le pourraient au même prix qu’aujourd’hui et que 
l’étranger, quelle ressource leur avez-vous réservée pour les 
avances? Ne nous en imposez pas, monsieur; sans doute la 
concurrence excite l’émulation; mais dans les affaires de com- 
merce et d’intérêt, pour une fois quelle excite l’émulation de 
bien faire, cent fois c’est celle de faire à moins de frais; ce 
ressort n’agit dans l’autre sens que sur quelques hommes sin- 
guliers, enthousiastes de leur profession, (jui sont attendus par 
la gloire et par la misère qui ne les manquent jamais. 

Il y a sans contredit dans cette question un terme moyen, 
mais difficile à saisir, et que je crois que nos prédécesseurs ont 
trouvé par un tâtonnement de plusieurs siècles; tâchons de ne 
pas tourner dans un cercle vicieux, ramenés sans cesse aux 
mêmes remèdes par les mêmes difficultés et les mêmes inconvé- 
nients. Laissez faire le libraire, laissez faire l’auteur. Le temps 
apprendra bien sans vous à celui-ci la valeur de son effet; assu- 
rez seulement au premier son acquisition et sa propriété, condi- 
tion sans laquelle la production de l’auteur perdra nécessaire- 
ment de son juste prix. Et surtout songez que, si vous avez 
besoin d’un seul manufacturier, il faut des siècles pour le faire 
et qu’il ne faut qu’un instant pour le perdre. 

Vous cherchez une balance qui force le libraire à bien tra- 
vailler et à mettre à son travail une juste valeur, et vous ne 
voyez pas qu’elle est toute trouvée dans la concurrence de l’é- 
tranger. Je défie un libraire de Paris de hausser le prix d’un 



DE LA LIBRAIRIE. 


37 


in-douze au delà du surcroît des frais particuliers et des hasards 
de celui qui contrefait clandestinement, ou de celui qui envoie 
de loin, sans qu’avant un mois nous n’en ayons une édition 
d’Amsterdam ou de province mieux faite que la sienne, à 
meilleur marché, et sans que vous puissiez jamais l’empêcher 
d’entrer. 

Laissez donc là un progrès qui tournerait au dommage de 
votre commerçant le petit nombre de ses entreprises utiles. S’il 
est privé de rentrées promptes et sûres qui l’assistent au besoin, 
que fera-t-il ? un emprunt ? Mai^il y a longtemps que l’état mes- 
quin des libraires du royaume et le discrédit de leurs effets a 
annoncé que leur commerce est trop borné pour qu’ils puissent 
asseoir des rentes sur son profit. Si vous voulez connaître tout ce 
discrédit, faites un tour à la Bourse ou dans la rue Saint-Merry, 
où vous verrez tous les huit jours un de ces commerçants 
demander à la justice consulaire un billet de trois mois pour un 
billet de vingt écus; et quand le libraire se résoudrait à em- 
prunter, quels coffres lui seront ouverts, surtout lorsque, par 
l’instabilité des privilèges et la concurrence générale, il sera 
démontré que le fond de sa fortune n’a rien de réel, et qu’il 
peut aussi sûrement et aussi rapidement être réduit à la men- 
dicité ])ar un acte d’autorité que par l’incendie de son magasin? 
Et puis, qui est -ce qui ne connaît pas l’incertitude de ses entre- 
prises ? 

Appuyons ces réflexions d’un fait actuel. Avant l’annonce de 
l’édition de Corneille parles Genevois, cet auteur avec le pri- 
vilège se vendait à la chambre syndicale 50 sous ou 3 livres le 
volume; depuis que des souscriptions de l’édition genevoise ont 
été distribuées sous les yeux des libraires, malgré leurs répré- 
sentations et contre le privilège des propriétaires qui est expiré 
et dont on a refusé le renouvellement, le prix du même volume 
dans deux ventes consécutives est tombé à 12 sous, et dans une 
troisième du mois de septembre 1763, à six sous; cependant 
les magasins des associés au Corneille sont pleins de deux édi- 
tions en grand et en petit in-douze. 

Certainement on n’empêchera jamais l’étranger de contre- 
faire nos auteurs; certainement il est à souhaiter que dans trente 
ans d’ici, M. de Voltaire nous donne des éditions de ses ouvrages 
ou des commentaires sur d’autres en quelque endroit du monde 



38 


LETTRE SUR LE COMMERCE 


que ce soit; certainement encore je loue le ministère d'en user 
avec les descendants du grand Corneille comme il en a usé avec 
les descendants de Tinimitable La Fontaine : mais que ce soit, 
s’il se peut, sans spolier personne et sans nuire au bien général. 
Des souscriptions dont on devrait si rarement gratifier le régni- 
cole, accordées à l’étranger! et quand encore et contre qui? Je 
ne saurais m’en taire... L’on ne spoliera personne, si Ton fait 
une bonne pension à M“® Corneille, et si TÉtat achète des pro- 
priétaires les champs et les maisons de M. La Fontaine pour y 
loger celles qui sont encore illustrées de son nom; et l’on veil- 
lera au bien général en fermant la porte à l’édition genevoise et 
laissant aux propriétaires des œuvres de Corneille le soin do 
nous procurer les notes de M. de Voltaire. Et pourquoi, mon- 
sieur, ces souscriptions si suspectes sont-elles devenues si com- 
munes? C’est que le libraire est pauvre, ses avances considé- 
rables et son enlreprise hasardeuse. II propose une remise pour 
s’assurer quelque argent comptant et échapper à sa ruine. 

Mais quand il serait assez riche pour tenter et achever une 
grande entreprise sans la ressource do ses rentrées journalières, 
croit-on qu’il en hasarde jamais de ([uelque importance? S’il 
échoue, son privilège ou la propriété d’un mauvais effet lui res- 
tera; s’il a du succès, elle lui échappe au bout do six ans. Quel 
rapport y a-t-il, s’il vous plaît, entre son espérance et ses ris- 
ques? voulez-vous connaître précisément la valeur de sa chance ? 
Elle est comme le nombre de livres c[ui durent, au nombre de 
livres qui tombent, on ne peut ni la diminuer ni l’accroître ; 
c’est un jeu de hasard, si l’on en excepte les cas où la réputa- 
tion de l’auteur, la singularité de la matière, la hardiesse ou la 
nouveauté, la prévention, la curiosité, assurent au commerçant 
au moins le retour de sa mise. 

Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se 
laissent mener par des maximes générales, c’est d’appliquer les 
principes d’une manufacture d’étolfes à l’édition d’un livre. Ils 
raisonnent comme si le libraire pouvait ne fabriquer qu’à pro- 
portion de son débit et qu’il n’eût de risques à courir que la 
bizarrerie du goût et le capricè de la mode ; ils oublient ou igno- 
rent, ce qui pourrait bien être au moins, qu’il serait impossible 
de débiter un ouvrage à un prix raisonnaWe sans le tirer à un 
certain nombre. Ce qui reste d’une étoffe surannée dans les ma- 



DE LA LIBRAIRIE. 


39 


gasins de soieries à quelque valeur. Ce qui reste d’un mauvais 
ouvrage dans un magasin de librairie n’en a nulle. Ajoutez que, 
de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c’est beau- 
coup, qui réussit, quatre dont on recouvre les frais à la longue, 
et cinq où Ton reste en perte. 

J’en appellerai toujours à des faits, parce que vous n’avez 
pas plus de foi que moi à la parole du commerçant mystérieux 
et menteur, et que les faits ne mentent point. Quel fonds plus 
riche, plus ample et plus varié qjje celui de feu Durand? On le 
fait monter à 900,000 francs; envoye^-en d’abord pour quatre 
cent cinquante mille livres à la rame, et doutez qu’il reste quel- 
que chose à sa veuve et à ses enfants, lorsque la succession sera 
liquidée par le remboursement des créanciers. 

Je sais qu’on proportionne à peu près la durée du privilège 
à la nature de l’ouvrage, aux avances du commerçant, aux 
hasards de l’entreprise, à son importance et au temps présumé 
de la consommation. Mais qui est-ce qui peut mettre dans un 
calcul précis tant d’éléments variables? Et combien de fois les 
magasins ne se trouvent-ils pas remplis à l’expiration du pri- 
vilège ? 

Mais une considération qui mérite surtout d’être bien pesée, 
dans le cas où les ouvrages seraient abandonnés à une concur- 
rence générale, c’est que l’ honneur étant la portion la plus pré- 
cieuse des cmolunients de l’auteur; les éditions multipliées, la 
marque la plus infaillible du débit; le débit, le signe le plus sûr 
du goût et de l’approbation publique; si rien n’est si facile que 
de trouver un auteur vain et un commerçant avide, quelle mul- 
titude d’éditions ne s’exécuteront pas les unes sur les autres, 
surtout si l’ouvrage a quelque succès, éditions où toutes les 
précédentes seront sacrifiées à la dernière pour une addition 
légère, un trait ironique, une phrase ambiguë, une pensée har- 
die, une note singulière? En conséquence, voilà trois ou quatre 
commerçants abîmés et immolés à un cinquième qui peut-être 
ne s’enrichira pas, ou qui ne s’enrichira qu’aux dépens de nous 
autres, pauvres littérateurs, et vous savez bien, monsieur, que 
ce que j’avance n’est pas tout à fait mal fondé. 

De là, que s’ensuivra-t-il? que la partie la plus sensée des 
libraires laissera former des entreprises aux fous, que les pri- 
vilèges dont on se hâtait de remplir ses portefeuilles n’étant plus 



lettre sur le commerce 


ÛO 

que des effets plus incertains que ceux de banque, on se con- 
tentera de garnir sa boutique ou son magasin de toutes les sortes 
originales ou contrefaites de la ville ou de la province, du 
royaume ou de l’étranger, et qu’on n’imprimera que comme on 
bâtit, à la dernière extrémité, convaincu qu’on sera, que plus on 
aurait acheté de manuscrits, plus on aurait dépensépour les autres, 
moins on aurait aquis pour soi, moins on laisserait à ses enfants. 

En effet, n’y aurait-il pas de l’extravagance à couiir les 
premiers hasards? ne serait-il pas plus adroit de demeurer à 
l’affût des succès et d’en profiter, surtout avec la certitude que 
le téméraire ne risquera point une édition nombreuse et qu’en 
partant après lui on pourra faire encore un profit très-honnête, 
sans s’être exposé à aucune perte? 

En certaines circonstances, il échappe au commerçant des 
propos qui décèlent particulièrement son esprit et que je retiens 
volontiers. Qu’on aille lui proposer un ouvrage de bonne main 
et de peu d’acheteurs, que dit-il? « Oui, les avances seront 
fortes et les rentrées difficiles, mais c’est un bon livre de 
fonds; avec deux ou trois effets tels que celui-là, on établit un 
enfant. » Eh! ne lui ôtons pas sa propriété et la dot de sa fille. 

Des fabricants sans fonds ne feront jamais bien valoir leurs 
fabriques, et des libraires sans privilèges seront des fabriconts 
sans fonds. Je dis sans privilèges, parce que ce mot ne doit 
plus mal sonner à vos oreilles. 

Si vous préférez une communauté où l’égale médiocrité de 
tous les membres rende une grande entreprise impossible à 
une communauté où la richesse soit également distribuée, faites 
rentrer les effets sans distinction dans une masse commune, j’y 
consens; mais attendez-vous à ce premier inconvénient et à 
bien d’autres, plus de crédit entre eux, plus de remises pour la 
province, affiuence d’éditions étrangères, jamais une bonne 
édition ; Tonderie en caractères mauvaise; chute des papeteries, 
et imprimerie réduite aux factums, aux brochures et à tous ces 
papiers volants qui éclosent et meurent dans le jour. Voyez si 
c’est là ce que vous voulez ; pour moi, je vous avoue, monsieur, 
que ce tableau de la librairie me plaît moins que celui que je 
vous ai fait de ce commerce dans les temps qui ont suivi le 
règlement de 1665. Ce qui m’afflige, c’est que le mal une fois 
fait, il sera sans remède. 



DE LA LIBRAIRIE. 


41 

Mais avant que d’aller plus loin, car il me reste encore des 
choses sérieuses à vous dire, il faut que je vous prévienne 
contre un sophisme des gens à système. C’est que, ne connaissant 
que très-superficiellement la nature des différents genres infinis 
du commerce, ils ne manqueront pas d’observer que la plupart 
des raisons que je vous apporte en faveur de celui de la librairie 
pourraient être employées avec la même force pour tous ceux 
qui ont des exclusifs à défendre, comme si tous les exclusifs 
étaient de la même sorte, comme si les circonstances étaient 
partout les mêmes ; ou comme si les circonstances pouvaient 
différer sans rien changer au fond; et comme s’il n’arrivatt pas 
que, dans les questions politiques, un motif qui paraît décisif 
en général ne soit réellement solide que dans quelques cas et 
même dans aucun. Exigez donc, monsieur, qu’on discute et 
qu’on n’enveloppe pas vaguement dans une même décision des 
espèces tout à fait diverses. 11 ne s’agit pas de dire : « Tous 
les exclusifs sont mauvais », mais il s’agit de montrer que ce 
n’est pas la propriété qui constitue l’exclusif du libraire, et que 
quand cet exclusif serait fondé sur une acquisition réelle et sur 
un droit commun à toutes les acquisitions du monde, il est 
nuisible à l’intérêt général, et qu’il faut l’abolir malgré la pro- 
priété. Voilà le point de la difiicullé. Demandez, je vous prie, 
ce que nous gagnerons à des translations arbitraires du bien 
d’un libraire à un autre libraire. Faites qu’on vous montre bien 
nettement qu’il nous importe que ce soit plutôt un tel qu’un 
tel qui imprime et débite un tel livre; je ne demande pas 
mieux qu’on nous favorise. En attendant, ce qui se présente 
à moi, c’est qu’un possesseur actuel ne regardant la jouissance 
que comme momentanée doit faire de son mieux pour lui, et de 
son pis pour nous ; car il est impossible que son intérêt et le 
nôtre soient le môme ; ou, si cela était ainsi, les choses seraient 
au mieux et il n’y aurait rien à changer. 

Mais permettez-vous, monsieur, qu’on vous dise à l’oreille 
les idées de quelques gens que vous appellerez rêveurs, mé- 
chants, bizarres, mauvais esprits, malintentionnés, comme il 
vous plaira? Ces gens-là, ne voyant dans ces innovations rien 
qui tende directement ni indirectement au bien général, y 
soupçonnent quelque motif caché d’intérêt particulier, et, pour 
trancher le mot, le projet d’envahir un jour tous les fonds de la 



1x2 lettre sur le COMMERCE 

librairie, et comme ce projet, ajoutent-ils, est d’une atrocité si 
révoltante qu’on n’ose le consommer tout d'un coup, on cherche 
de loin à y accoutumer peu à peu le commerçant et le public 
par des démarches colorées du sentiment le plus noble et le 
plus généreux, celui d’honorer la mémoire de nos auteurs 
illustres dans leur postérité malheureuse. « Regardez, conti- 
nuent-ils, car ce sont toujours eux qui parlent, comment à côté 
de ce prétexte honnête, on place les raisons d’autorité et 
d’autres qu’on saura bien faire valoir toutes seules, lorsqu’on 
croira n’avoir plus de ménagements à garder. » Ces idées sinis- 
tres ne prendront jamais auprès de ceux qui connaissent comme 
moi la justice, le désintéressement, la noblesse d’ànie de nos 
supérieurs, et qui portent à leurs fonctions et à leur caractère 
tout le respect qui leur est (fû. Mais, monsieur, qui nous 
répondra de leurs successeurs? S’ils trouvent toutes les choses 
préparées de loin à une invasion, quelle sûreté pouvons- nous 
avoir qu’ils ne s’y détermineront pas? A votre avis, monsieur, 
le commerçant tranquille sur le moment présent, serait-il bien 
déraisonnal)le d’avoir quelque inquiétude pour l’avenir? 

D’autres ont imaginé que le plan était, à l’expiration suc- 
cessive des privilèges, de mettre pour condition à leur renou- 
vellement la réimpression de certains ouvrages importants qui 
manquent et qui manqueront encore longtemps, des avances 
considéi*ables que le commerçant n’est pas en étal de faire, et 
la lenteur des rentrées, qu’il n’est guère en état d’attendre, le 
détournant de ces entreprises. Cette espèce d’imposition est 
de la nature de celles qu’il plaît au souverain d’asseoir sur tous 
les autres biens de ses sujets dans les besoins urgents de l’État; 
je n’oserais la blâmer, et il y en a déjà quelques exemples; 
mais elle ne peut jamais autoriser à la translation des pro- 
priétés. Si elle pouvait servir de jH’étexte un jour à cette ini- 
quité, un magistrat prudent y renoncerait; mais une attention 
nécessaire, c’est d’alléger cette tâche le plus qu’il est possible 
et de la proportionner avec scrupule à la valeur du privilège 
qu’on renouvelle ; et puis vous verrez qu’elle deviendra tôt ou 
tard le germe des vexations les plus inouïes. J’aimerais bien 
mieux quelle tombât sur des concessions de pure faveur, telles, 
par exemple, que les permissions tacites, les contrefactions 
faites de l’étranger et autres objets de cette espèce. 



DE la librairie. 

Il y en a qui conjecturent, et ceux-ci font le plus grand 
nombre, que le dessein est de transformer tous les privilèges 
en permissions pures et simples, sans aucune clause d’exclusion, 
en sorte que, accordées en même temps à plusieurs à la fois, il 
en résulte rivalité dans l’exécution, concurrence dans le débit,^ 
et les éditions les plus belles au plus bas prix possible. 

Mais premièrement, c’est traiter le privilège du libraire 
comme une grâce qu’on est libre de lui accorder ou de lui 
refuser, et oublier que ce n’est que la garantie d’une vraie 
propriété à laquelle on ne saurait toucher sans injustice. Et quel 
sera le produit de cette injustice? Vous en allez juger, vous 
ramenant à des faits toutes les Ibis que je le peux; c’est ma 
méthode, et je crois qu’elle vous convient. 

Les auteurs classiques sont précisément, monsieur, dans le 
cas où l’on se proposerait de réduire tous les autres livres. 11 
n’y a pour ces ouvrages que ces sortes de permissions, et la 
concurrence libre et générale en a été perpétuelle, même après 
les édits de lOiO et lOOh, qui en faisaient les privilèges exclusifs 
et l’objet d’un fonds solide et propre à chaque pourvu. Eh bien ! 
monsieur, quelle émulation entre les commerçants, quel avan- 
tage pour le public ces permissions et ces concurrences ont-elles 
produit? Entre les commerçants l’émulation de l’économie, 
comme je vous l’avais prédit ailleurs, c’est-à-dire la main- 
d’œuvre la plus négligée, les plus mauvais papiers, et des 
cai’actères dont on n’a plus que ce misérable service à tirer 
avant que de les envoyer à la fonte. Pour Je public, l’habitude 
de mettre entre Jes mains de nos enfants des ouvrages qui ne 
fatiguent déjà que trop leur imJ)écillité par leurs épines, sans y 
ajouter des vices typographiques qui les arrêtent à chaque 
ligne. 

Hélas! les pauvres innocenls, on les réprimande souvent 
pour des fautes dont il aurait fallu châtier l’imprimeur ou l’édi- 
teur, Mais que dire à ceux-ci lorsque le mépris de l’institution 
de la jeunesse, qui se remai'quc parmi nous jusque dans les 
petites choses, ne veut que des maîtres à cent écus de gages et 
des livres à quatre sous? Cependant, en répandant la dépense 
d’une pistole de plus sur un intervalle de sept à huit ans 
d’étude, les jeunes gens auraient des livres bien conditionnés 
et faits avec soin, et le magistrat serait autorisé à envoyer au 



U LETTRE SUR LE COMMERCE 

pilon toutes ces éditions rebutantes pour les élèves et déshono- 
rantes pour Tart. Des valets tout chamarrés de dorures et des 
enfants sans souliers et sans livres, nous voilà! Nos voisins d’au 
delà de la Manche l’entendent un peu mieux. J’ai vu les auteurs 
classiques à l’usage des collèges de Londres, de Cambridge et 
d’Oxford, et je vous assure que les éditions dont nos savants 
se contentent ne sont ni plus belles ni plus exactes. 

Je n’ignore pas que des imprimeurs de notre temps ont 
consacré des sommes considérables aux éditions des anciens 
auteurs; mais je sais aussi que plusieurs s’y sont ruinés, et il 
fiAit attendre comment leurs imitateurs heureux ou téméraires 
s’en tireront. 

Mais j’accorde, nonobstant l’expérience faite sur les livres 
classiques et la multitude des tontrefactions, que l’effet de la 
concurrence supplée à celui de la propriété et qu’on obtienne 
autant et plus de la permission libre et générale que du privi- 
lège exclusif; qu’en résultcra-t-ü? A peu près le bénéfice d’un 
cinquième. Et sur quels ouvrages? Sera-ce sur le Coutumier 
général? sur le Journal des audiences? sur les Pères de 
V Église ? sur les Mémoires des académies? sur les grands corps 
d’histoire? sur les enterpriscs qui demandent des avances de 
100,000 francs, de 50,000 écus, et dont les éditions s’épuisent 
à peine dans l’espace de quarante à cinquante ans? Vous voyez 
bien que ce serait une folie de l’espérer. Ce ne sera donc pas 
l’ouvrage de dix à vingt pistoles que la permission libre et 
générale fera baisser. La concurrence et son effet ne tomberont 
que sur les petits auteurs, c’est-à-dire que le coinincrçant 
pauvre sera forcé de sacrifier son profit journalier à la prompti- 
tude du débit et n’en deviendra que plus pauvre, et que le 
libraire aisé, privé de ses rentrées courantes qui sont attachées 
aux sortes médiocres et nullement aux ouvrages de prix, cessera 
de publier ces derniers dont la rareté et la valeur iront toujours 
en croissant, et que pour m’épargner cinq sols, vous m’aurez 
constitué dans la dépense d’une pistole. Et puis, monsieur, 
toujours des faits à l’appui de mes raisons. 

La dernière édition de la Coutume de Normandie de Bas- 
nage, qui appartient à la librairie de Rouen, a été faite en 1709, 
et manque depuis trente ans. Ce sont deux petits in-folio assez 
minces dont le premier prix a été de quarante francs au plus, 



DE LA LIBRAIRIE. 45 

et qu’on paye aujourd’hui dans les ventes depuis quatre-vingt 
jusqu’à quatre-vingt-dix livres. 

La Coutume de Bourgogne du président Bouhier, dont l’édi- 
tion s’épuise et le prix augmente, parce qu’on sait bien que le 
libraire de Dijon ne se dispose pas à la réimprimer, se vendait 
originairement quarante-huit livres, et se porte maintenant 
dans les ventes depuis cinquante-quatre livres jusqu’à soixante 
livres, 

La Jurisprudence de Ducassc, volume in-quarto que le 
libraire de Toulouse a laissé njanquer, et qu’on n’achetait 
d’abord que neuf livres, se paye aux ventes depuis quinze 
jusqu’à seize livres. 

On n’en remporte pas non plus la Coutume de Sentis^ vo- 
lume in-quarto, à moins de seize à dix-huit livres. 

La librairie de Paris, qui, malgré les difficultés quelle a 
trouvées dans le maintien des lois qui la soutenaient, n’a pas 
laissé tomber les livres nécessaires, et dont les presses nous 
ont fourni plus de vingt volumes in-folio, seulement de juris- 
prudence et depuis dix ans, préparait une édition nouvelle des 
Ordonnances de Néron^ en quatre volumes in-folio. La collec- 
tion des matériaux lui avait coûté plus de dix mille francs. 
Malgré ces avances, l’arrêt du Conseil prononcé en faveur des 
demoiselles de La Fontaine l’a découragée, et elle a abandonné 
une entreprise dont elle aurait supporté tout le fardeau et 
dont le bénéfice s’en irait à d’autres, si l’on se croyait en droit 
de disposer d’un privilège et s’il n’y avait plus d’ouvrages 
dont la propriété fût assurée. Cependant cet auteur, qui ne 
forme actuellement que deux volumes in-folio, valait soixante 
francs, avant le projet de la nouvelle édition, et il ii’y a pas 
d’apparence que l’abandon prudent de ce projet le fasse baisser 
de prix. 

Voilà, monsieur, le sort qu’auront tous les grands ou- 
vrages à mesure qu’ils manqueront. Si je ne vous ai cité que 
de ceux qui sont à l’usage de la France, c’est que l’étranger, 
qui ne les réimprime pas, ne nous laissera pas manquer des 
autres en payant, et, quoique le mal soit général, c’est 
surtout dans les choses qui nous sont propres qu’il se fera 
sentir. 

Un projet solide est celui qui assure à la société et aux par- 



LETTRE SUR LE COMMERCE 


ticuliers un avantage réel et durable ; un projet spécieux est 
celui qui n’assure, soit à la société, soit aux particuliers, qu’un 
avantage momentané, et le magistrat imprudent est celui qui 
n’aperçoit pas les suites fâcheuses de ce dernier, et qui, 
trompé par l’appât séduisant de faire tomber de prix la chose 
manufacturée, soulage l’acheteur pour un instant et ruine le 
manufacturier et l’État. 

Mais laissons là pour un moment le commerce du libraire 
et sa chose pour tourner les yeux sur la nôtre. Considérons 
le bien général sous un autre point de vue, et voyons quel 
sera l’effet ou de l’abolition des privilèges, ou de leurs 
translations arbitraires, ou des permissions libres sur la con- 
dition des littérateurs, et par contre-coup sur celle des 
lettres. 

Entre les différentes causes qui ont concouru à nous tirer 
de la barbarie, il ne faut pas oublier l’invention de Tart typo- 
graphique. Donc, décourager, abattre, avilir cet art, c’est 
travailler à nous y replonger et faire ligue avec la foule des 
ennemis de la connaissance humaine. 

La propagation et les progrès de la lumière doivent aussi 
beaucoup à la protection constante des souverains, qui s’est 
manifestée en cent manières diverses, entre lesquelles il me 
semble qu’il y aurait ou bien de la prévention ou bien de 
l’ingratitude à passer sous silence les sages règlements qu’ils 
ont institués sur le coninierce de la librairie, à mesure que les 
circonstances fâcheuses qui le troublaient les ont exigés. 

11 ne faut pas un coup d’œil ou fort pénétrant ou fort 
attentif pour discerner entre ces règlements celui qui con- 
cerne les privilèges de librairie amenés successivement à n’être 
que la sauvegarde accordée par le ministère au légitime pro- 
priétaire contre l’avidité des usurpateurs toujours prêts à lui 
arracher le prix de son acquisition, le fruit de son industrie, 
la récompense de son courage, de son intelligence et de son 
travail. 

Mais quelles que soient la bonté et la munificence d’un 
prince ami des lettres, elles ne peuvent guère s’étendre qu’aux 
talents connus. Or, combien de tentatives heureuses, malheu- 
reuses avant que de sortir de l’obscurité et d’avoir acquis cette 
célébrité qui attire les regards et les récompenses des souve- 



DE LA LIBRAIRIE. 


hl 


rains ? Encore une fois, monsieur, il faut toujours considérer 
les choses (V origine, parce que c’est le sort commun des hommes 
de n’être rien avant que d’être quelque chose, et qu’il serait 
même à souhaiter que les honneurs et la fortune suivissent d’un 
pas égal les progrès du mérite et des services, quoique le début 
dans la carrière soit le temps important et difficile de la vie. 

Un homme ne reconnaît son génie qu’à l’essai ; l’aiglon 
tremble comme la jeune colombe au premier instant où il dé- 
ploie ses ailes et se confie au vague de l’air. Un auteur fait un 
premier ouvrage, il n’en connaît j^as la valeur ni le libraire non 
plus ; si le libraire nous paye comme il veut, en revanche nous 
lui vendons ce qu’il nous plaît. C’est le succès qui in^jtruit le 
commerçant et le littérateur ; ou l’auteur s’est associé avec le 
commerçant, mauvais parti : il suppose trop de confiance d’un 
côté, trop de probité de l’autre ; — ou il a cédé sans retour la 
propriété de son travail à un prix qui ne va pas loin, parce 
qu’il se fixe et doit se fixer sur l’incertitude de la réussite. 
Cependant, il faut avoir été à ma place, à la place d’un jeune 
homme qui recueille pour la première fois un modique tribut 
de quelques journées de méditation ; sa joie ne se comprend 
pas, ni l’émulation qu’il en reçoit. Si quelques applaudissements 
du public viennent se joindre à cet avantage, si quelques jours 
après son début il revoit son libraire et qu’il le trouve poli, 
honnête, affable, caressant, l’œil serein, qu’il est satisfait ! De 
ce moment son talent change de prix, et, je ne saurais le dissi- 
muler, l’accroissement en valeur commerçante de sa seconde 
production n’a nul rapport avec la diminution du hasard ; il 
semble que les libraires, jaloux de conserver l’homme, calculent 
d’après d’autres éléments. Au troisième succès, tout est fini'; 
l’auteur fait peut-être encore un mauvais traité, mais il le fait 
à peu près tel qu’il veut. Il y a des hommes de lettres à qui 
leur travail a produit dix, vingt, trente, quatre-vingts, cent 
mille francs. Moi, qui ne jouis que d’une considération com- 
mune et qui ne suis pas âgé, je crois que le fruit de mes 
occupations littéraires irait bien à quarante mille écus. On ne 
s’enrichirait pas, mais on acquerrait de l’aisance si ces sommes 
n’étaient pas répandues sur un grand nombre d’années, ne 
s’évanouissaient pas à mesure qu’on les perçoit et n’étaient pas 
dissipées lorsque les années sont venues, les besoins accrus. 



48 • lettre sur le COMMERCE 

les yeux éteints et l’esprit usé. Cependant, c’est un encourage- 
ment, et quel est le souverain assez riche pour y suppléer par 
ses libéralités ? 

Mais ces traités n’ont quelque avantage pour l’auteur qu’en 
vertu des lois qui assurent au commerçant lapossession tranquille 
et permanente des ouvrages qu’il acquiert. Abolissez ces lois, 
rendez la propriété de l’acquéreur incertaine, et cette police 
mal entendue retombera en partie sur l’auteur. Quel parti 
tirerai-je de mon ouvrage, surtout si ma réputation n’est pas 
faite, comme je le suppose, lorsque le libraire craindra qu’un 
coocuîrent, sans courir le hasard de l’essai de mon talent, sans 
risquer les avances d’une première édition, sans m’accorder 
aucun honoraire, ne jouisse incessamment, au bout de six ans, 
plus tôt s’il l’ose, de son aerjuisition ? 

Les productions de l’esprit rendent déjà si peu ! Si elles 
rendent encore moins, qui est-ce qui voudra penser ? — Ceux 
que la nature y a condamnés par un instinct insurmontable 
qui leur fait braver la misère? Mais* ce nombre d’enthousiastes, 
heureux d’avoir le jour du pain et de l’eau, la nuit une lampe 
qui les éclaire, est-il bien grand? est-ce au ministère à les ré- 
duire à ce sort? S’il s’y résout, aura-t-il beaucoup do penseurs? 
S’il n’a pas de penseurs, quelle différence y aura-t-il entre lui 
et un pâtre qui mène des bestiaux? 

Il y a peu de contrées en Europe où les lettres soient plus 
honorées, plus récompensées qu’en France. Le nombre des 
places destinées aux gens de lettres y est très- grand; heureux 
si c’était toujours le mérite qui y conduisît! Mais, si je ne 
craignais d’être satirique, je dirais qu’il y en a où l’on exige 
plus scrupuleusement un habit de velours qu’un bon livre. 
Les productions littéraires ont été distinguées par le législateur 
des autres possessions ; la loi a pensé à en assurer la jouis- 
sance à l’auteur; l’arrêt du 21 mars 1749 les déclare non 
saisissables. Que devient cette prérogative si les vues nouvelles 
prévalent? Quoi ! un particulier aliène à perpétuité un fonds, 
une maison, un champ, il en prive scs héritiers, sans que 
l’autorité publique lui demande compte de sa conduite, il en 
tire toute la valeur, se l’applique à lui-même comme il lui 
plaît, et un littérateur n’aura pas le même droit ? il s’adressera 
à la protection du souverain pour être maintenu dans la plus 



DE LA LIBRAIRIE. 


légiÜQie des possessions ; et le roi, qui ne la refuse pas au 
moindre de ses sujets quand elle ne préjudicie à personne, la 
limitera à un certain intervalle de temps, à Texpiration duquel 
un ouvrage qui aura consumé son bien, sa santé, sa vie, et qui 
sera compté au nombre des monuments de la nation, s’échaf)- 
pera de son héritage, de ses propres mains, pour devenir un 
cflet commun? et qui est-ce qui voudra languir dans l’indi- 
gence pendant les années les plus belles de sa vie et pâlir sur 
des livres à cette condition ? Quittons le cabinet, mes amis, bri- 
sons la plume et prenons les in^ruments des arts mécaniques, 
si le génie est sans honneur et sans liberté. 

L’injustice se joint ici à une telle absurdité, que si je ne 
m’adressais à un homme qu’on obsède, qui ne se doute point 
des projets qu’on a, à qui les sollicitations sont portées de la 
ville et de la province, je cesserais de traiter cette matière. Les 
autres croiront certainement que je me fais des fantômes pour le 
plaisir de les combattre. 

xMais, direz-vous, lorsque vous avez aliéné votre ouvrage, 
([ue vous importe que le ministère prenne connaissance de vos 
intérêts négligés et vous venge d’un mauvais traité où l’adresse 
et l’avidité du commerçant vous ont surpris?... Si j’ai fait un 
mauvais traité, c’est mon affaire. Je n’ai point été contraint; 
j’ai subi le sort commun, et si ma condition est mauvaise, es- 
])érez-vous la rendre meilleure en me privant du droit d’aliéner 
et en anéantissant l’acte de ma cession entre les mains de mon 
acquéreur? Avez-vous prétendu que cet homme compterait la 
propriété pour rien? Et s’il y ajoute quelque valeur, ne dimi- 
nuera-t-il pas mes honoraires en raison de cette valeur ? Je ne 
sais à qui vous en voulez. Parlez de votre amour prétendu pour 
les lettres tant qu’il vous plaira, mais c’est sur elles que vous 
allez frapper. 

Vous avez rappelé dans votre sein, par la douceur de votre 
administration, par vos récompenses, par des honneurs, par 
toutes les voies imaginables, les lettres que l’intolérance et 
la persécution avaient égarées ; craignez de les égarer une 
seconde fois. Votre ennemi fait des vœux pour que l’esprit de 
vertige s’empare de vous, que vous preniez une verge de fer 
et que vos imprudences multipliées lui envoient un petit nombre 
de lettrés qu’il vous envie. Ils iront, c’est moi qui vous en 

XVIII. / 



50 


lettre sur le commerce 

avertis, et bien plus fortement que moi les propositions avanta- 
geuses qu’on leur fait et qu’ils ont encore le courage de rejeter. 
Parce que les taureaux ont des cornes et qu’ils entrent quelque- 
fois en fureur, serez-vous assez vils et assez bêtes pour ne 
vouloir plus comiiiândev qu’à des bœufs ? Vous lïavez pas de 
sens, vous ne savez ce que vous voulez. 

Vous ajoutez que la perpétuité du privilège laissant le 
commerçant maître absolu du prix de son livre, il ne man- 
quera pas d’abuser de cet avantage. Si votre commerçant 
ignore que son intérêt réel est dans la consommation rapide 
et dans la prompte rentrée de scs fonds, il est le plus imbécile 
des commerçants. D’ailleurs, protégez les privilégiés tant qu’il 
vous plaira ; ajoutez des punitions infamantes aux peines pécu- 
niaires portées par les règlements ; dressez même des gibets, 
et la cupidité du contrefacteur les bravera. Je vous l’ai déjà 
dit et l’expérience avant moi, mais rien ne vous instruit. Je 
défie un libraire de porter un ouvrage au delà d’un prix qui 
compense les hasards du contrefacteur et les dépenses de 
l’étranger, sans que, malgré toute sa vigilance appuyée de 
toute l’autorité du magistrat, il n’en paraisse trois ou quatre 
conlrcfactionsdans rannée. Rappelez-vous qu’il ne s’agit ici que 
d’ouvrages courants et qui ne demandent qu’un coup de main. 

Je pourrais proposer au magistrat, à qui il est de règle de 
présenter le premier exemplaire d’un livre nouveau, d’en fixer 
lui-même le prix ; mais cette fixation, pour être éf{uitable, sup- 
pose des connaissances de détail qu’il ne peut ni avoir, ni ac- 
quérir ; il est presque aussi sûr et plus court de s’en rapporter 
à l’esprit du commerce. J’ajouterai peut-être qu’entre ces sortes 
les livres du plus haut prix ne sont pas aux privilégiés, niais 
je ne veux indisposer personne. 

On dit encore : Lorsqu’un libraire a fait un lucre honnête 
sur un ouvrage, n’est-il pas juste qu’un autre en profite? Et 
pourquoi n’en gratifierait- on pas celui qui l’a bien mérité par 
quel(iue grande entreprise ? 

En vérité, je ne sais pourquoi je m’occupe à répondre sérieu- 
sement à des questions qui ne peuvent être suggérées que 
par la stupidité la plus singulière ou l’injustice la plus criante; 
mais si ce n est pas à la chose, c’est au nombre qu’il faut avoir 
égard. 



51 


DE LA LIBRAIRIE. 

1® L’imprimerie et la librairie ne sont pas de ces états de 
nécessité première auxquels on ne peut appliquer trop d’hommes. 
Si quatre cents libraires suffisent en France, il serait mal d*y 
en entretenir huit cents aux dépens d’un nioindre nombje. 
Louis XIV a tenu pendant vingt ans la porte de cette commu- 
nauté fermée. II fixa le nombre des imprimeurs. Le monarque 
régnant, d’après les mêmes vues, a interrompu les apprentis- 
sages pendant trente autres années. Quelle raison a-t-on 
d’abandonner cette police? Qu’on laisse les choses dans l’état 
où elles sont et qu’on n’aille p«5 dépouiller ceux qui ont placé 
leurs fonds dans ce commerce en leur donnant des as‘^ociés, on 
qu’eu abolissant toutes les corporations à la fois, il soit libre à 
chacun d’appliquer ses talents et son industrie comme il y sera 
poussé parla nature et par l’intérêt; qu’on s’en rapporte aux 
seuls besoins de la société, qui saura bien, sans que personne 
s’en mêle, dans quelque profession que ce soit, suppléer les 
bras nécessaires ou retrancher les superflus; j’y consens, cela 
me convient à moi et à tous ceux à qui la moindre élincelle de 
la lumière présente est parvenue. Mais malheureusement il y a 
bien des conditions préliminaires à cet établiss^unent ; j’aurai, 
si je ne me trompe, occasion d’en dire un mot à l’occasion de 
cette foule d’intrus qu’on protège sans réfléchir à ce qu’on 
fait. 

2" Mais parce qu’un libraire aurait perçu, je ne dis pas un 
lucre honnête, mais un profit énorme d’une entreprise, serait-ce 
une laison pour l’en dépouiller? Cela fait rire. C’est précisément 
comme si un citoyen qui n’aurait pas de maison sollicitait celle 
de son voisin que cette propriété aurait suflisamment enrichi. 

3° Pour évaluer les avantages d’un commerçant sur une en- 
treprise qui lui succède, ne faut-il pas mettre en compte les 
pertes qu’il a faites sur dix autres qui ont manqué? Mais com- 
ment connaître ces deux termes qu’il faut compenser l’un par 
l’autre? C’est, monsieur, par la fortune des particuliers. Voilà 
la seule donnée et elle suffit. Or, je le dis, je le répète, et aucun 
d’eux ne m’en dédira, quelque contraire que cela soit à leur 
crédit : la communauté des libraires est une des plus misé- 
rables et des plus décriées, ce sont presque tous des gueux. 
Qu’on m’en cite une douzaine sur trois cent soixante qui aient 
deux habits, et je me charge de démontrer qu’il y en a quatre 



52 


LETTRE SUR LE COMMERCE 

sur ces douze dont la richesse n’a rien de commun avec les pri- 
vilèges. 

Si vous croyez, monsieur, que ces privilèges tant enviés 
soient la propriété d’un seul, vous vous trompez; il n’y en a 
presque point de quelque valeur qui ne soit commun à vingt 
ou vingt-cinq personnes, et il faut savoir quelle misère c’est 
quand il s'agit d'obtenir de chacun la quotité de dépense pro- 
portionnéeà sapartdans les cas de réimpressions ; il y en a qui, 
liors d’état de la fournir, abandonnent à leurs associés leur in- 
térêt, tantôt avant, tantôt après la réimpression. Un fait, mon- 
sieur, c’est que la compagnie des associés du Ravine in-quarto, 
après dix-ans, n’a pu se liquider avec l’imprimeur. C’est pour- 
tant du Ravine que je vous parle, oui, monsieur, du Ravine l II 
ne se passe presque pas une année sans qu’il se vende quelques- 
unes de ces parts à la chambre. Que les promoteurs des nou- 
velles vues s’y rendent, qu’ils s’en fassent adjudicataires et 
qu’ils possèdent sans rapine et sans honte un bien qu’on n’en- 
lèverait que de force aux propriétaires et dont ils ne se ver- 
raient point dépouillés sans douleur. 

Et surtout qu’on ne me parle pas de la gratification d’un 
citoyen qu’on revêt de la dépouille d’un autre, c’est profaner la 
langue de l’humanité et de la bienfaisance en la mettant sur les 
lèvres de la violence et de l’injustice. J’cn appelle à tout 
homme de bien : s’il avait eu le bonheur de bien mériter de sa 
nation, soufTr irait-il qu’on reconnût ses services d’une manière 
aussi atroce ? 

Je ne puis m’empêcher de porter ici la parole aux demoi- 
selles Ln Fontaine et de leur faire une prédiction qui ne lar- 
dera pas à se vérifier. Elles ont imaginé sans doute, sur le 
mérite de i’ouvrage de leur aïeul, que le ministère les avait 
gratifiées d’un présent important. Je leur annonce que, malgré 
toute la protection possible, elles seront contrefaites en cent en- 
droits; qu’à moins qu’elles ne remportent sur le manufacturier 
régnicole ou étranger par quelque édition merveilleuse et con- 
séquemment d’un grand prix et d’un débit très-étroit qui attire 
l’homme de luxe ou le littérateur curieux, le libraire de Paris 
et celui de province s’adresseront au contrefacteur, ne fût-ce 
que par ressentiment; qu’un effet précieux dépérira entre leurs 
mains ; qu’elles chercheront à s’en défaire ; qu’on n’en voudra 



DE LA LIBRAIRIE. 


53 


qu*à vil prix, parce qu’on ne comptera pas plus sur leur ces- 
sion que sur celle de leur aïeul ; que cependant, comme il y a 
(le la canaille dans tous les corps et qu’elle ne manque pas dans 
la librairie, il se trouvera un particulier sans honneur et srfns 
fortune qui se déterminera à acquérir d’elles, et que cet homme, 
haï et perdu, n’aura jamais la jouissance paisible et lucrative 
(le sa possesion. 

Cependant, continuez- vous, il y a de votre aveu des ou- 
vrages importants cjui manquent et dont nous avons besoin; 
comment en obtiendrons-nous^es réimpressions? 

Gomment? je ne balance pas à vous Je dire; en raffermis- 
sant les privilèges assemblés, en maintenant les lois de cette 
propriété. Poursuivez sévèremei\‘ les contrefacteurs, portez- 
vous avec un front terrible dans les cavernes de ces voleurs 
clandestins. Puisque vous tirez des subsides considérables des 
corporations, et que vous n’avez ni la force ni le moyen de les 
anéantir; ])uis(]ue vous avez assez de justice pour sentir qu’en 
les privant des droits que vous leur avez accordés, il ne faut 
pas les laisser sous le poids des dettes qu’elles ont contractées 
clans vos besoins urgents; puisque vous n’etes pas en état de 
paycn* (;*cs dettes, puisque vous continuez à leur vendre votre 
pernicieuse faveur, soutencz-les du moins de toute votre force, 
jusqu’à ce que vous ayez dans vos coffres de quoi les dissoudre. 
Sévissez contre des intrus qui s’immiscent dans leur commerce et 
qui leur enlèvent leurs avantages sans partager leurs charges ; 
que ces intrus n’obtiennent point vos privilèges; que les mai- 
sons royales ne leur servent plus d’asile; qu’ils ne puissent in- 
troduire ni dans la capitale ni dans les provinces des éditions 
contrefaites ; remédiez sérieusement à ces abus et vous trou- 
verez des compagnies prêtes à seconder vos vues. N’attendez 
rien d’important de vos protégés subalternes; mais rien, je vous 
le dis, et moins encore d’un commerçant qui luttera contre l’in- 
digence et à qui vous imposeriez vainement un fardeau supé- 
rieur à ses forces. C’est une terre effritée à laquelle vous de- 
mandez du fruit en la sevrant de ses engrais ordinaires. Que 
diriez-vous, monsieur, d’un marchand qui vous vendrait chère- 
ment, et qui entretiendrait encore à sa porte un voleur pour 
vous dépouiller au sortir de chez lui ? c’est ce que vous faites. 

Notre position, me direz-vous, est embarrassante... Je le 



54 LETTRE SLR LE COMMERCE 

sais. Mais c’est vous-même qui vous y êtes mis par mauvaise 
politique, c’est votre indigence qui vous y retient. II ne faut 
pas châtier J’innoce it des fautes que vous avez faites et m’ar- 
racher d une main ce que vous continuez de me vendre de 
l’autre. Mais, encore une fois, Tabolissement des corporations, 
quand vous en seriez ie maître demain, n’a rien de commun 
avec les privilèges. Ce sont des objets si confondus dans votre 
esprit que vous avez peine à les séparer. Quand il serait libre à 
tout le monde d’ouvrir boutique dans la rue Saint-Jacques, 
l’acquéreur d’un manuscrit n’en serait pas moins un vrai pro- 
priétaire, en cette qualité, un citoyen sous la sauvegarde des 
lois, et le contrefacteur un voleur à poursuivre selon toute 
leur sévérité. 

Plus l’état actuel de l’impHnicrie et de la librairie serait 
exposé avec vérité, moins il paraîtrait vraisemblable. Permettez, 
monsieur, que je vous suppose un moment imprimeur ou 
libraire. Si vous vous êtes procuré un manuscrit à grands frais, 
si vous en avez sollicité le privilège, qu’on vous Tait accordé, 
que vous ayez mis un argent considérable à votre édition, rien 
épargné, ni pour la beauté du papier, ni pour celle des carac- 
tères, ni pour la correction, et qu’au moment où vous paraîtrez 
vous soyez contrefait et qu’un homme à qui la copie n’a rien 
coûté vienne débiter sous vos yeux votre propre ouvrage en 
petits caractères et en mauvais papier, que penserez-vous? que 
direz- vous ? 

Mais s’il arrive que ce voleur passe pour un honnête 
homme et pour un boi] citoyen, si ses supérieurs l’exhortent à 
continuer; si, autorisé par les règlemenLs à le poursuivre, vous 
êtes croisé par les magistrats de sa ville; s’il vous est impos- 
sible d’en obtenir aucune justice ; si les contrefactions étran- 
gères SC joignent à celles du royaume; si un libraire de Liège 
écrit impudemment à des lüu'aires de Paris qu’il va publier le 
Spectadc de la nature^ qui vous appartient, ou quelques-uns 
des Dictionnaires portatifs^ dont vous aurez payé le privilège 
une somme immense, et que pour en faciliter le débit il y 
mette votre nom; s’il s’offre à les envoyer, s’il se charge de les 
rendre où l’on jugera à propos, à la porte de votre voisin sans 
passer à la chambre syndicale, s’il tient parole, si' ces livres 
arrivent, si vous recourez au magistrat et qu’il vous tourne le dos, 



DE LA LIBRAIRIE. 


55 


ne serez-vous pas consterné, découragé, et ne prendrez-vous 
pas le parti ou de rester oisif, ou de voler comme les autres ? 

Et si, dans ce découragement où vous seriez tombé vous- 
même à la place du commerçant, il arrivait, monsieur, que 
quelque innovation mal entendue, suggérée par un cerveau 
creux et adoptée par un magistrat à tête étroite et bornée, se 
joignît aux dégoûts que rimprimerie, la librairie et les lettres 
ont déjà soufferts, et les bannît de la France, voilà vos doreurs, 
vos relieurs, vos papetiers et d'autres professions liées à celle-ci 
ruinées. C'est fait de la vente (Je vos peaux, matières premières 
que l'étranger saura bien tirer du royaume, lorsque le prix en 
sera baissé, et vous renvoyer toutes fabriquées, comme il a 
déjà commencé de faire. Ces seîtcs ne vous paraissent-elles 
])as inévitables lorsque vos imprimeurs et vos libraires, hors 
d’état de soutenir leur commerce et leurs manufactures, en 
seront réduits aux petits profits de la commission ? 

Et ne vous flattez pas, monsieur, que le mal soit fort éloi- 
gné ! Déjà la Suisse, Avignon et les Pays-Bas, qui n’ont point 
de copie à payer et qui fabriquent à moins de frais que vous, 
se sont approprié des ouvrages qui n'auraient dû être et qui 
n'avaient jamais été imprimés qu'ici. 

Avignon surtout, qui n'avait, il y a dix ans, que deux im- 
primeries languissantes, en a maintenant trente très-occupées. 
Est-ce qu'on écrit à Avignon ? Cette contrée s'est-elle policée ? 
Y a-t-il des auteurs, des gens de lettres ? Non, monsieur; c'est 
un peuple tout aussi ignorant, tout aussi hébété qu'autrefois ; 
mais il profite de l’inobservation des règlements et inonde de 
ses contrefactions nos provinces méridionales. Ce fait n'est point 
ignoré. S'en alarme-t-on ? Aucunement. Est-ce qu'on s’alarme 
de rien ? Mais il y a pis; vos libraires de Paris, monsieur, oui, 
vos libraires de Paris, privés de cette branche de commerce, 
soit lâcheté, soit misère, ou toutes les deux, prennent partie 
de ces éditions. Quant à ceux de province, hélas! c’est presque 
inutilement qu’on ouvrirait aujourd’hui des yeux qu’on a tenus 
si longtemps fermés sur leurs contraventions ; ils ne se donnent 
plus la peine de contrefaire. Ce vol ne leur est plus assez avan- 
tageux, ils suivent l'exemple de la capitale et acceptent les 
contrefactions étrangères. 

Et ne croyez pas que j exagère. Un homme que je ne nom- 



56 LETTRE SUR LE COMMERCE 

merai pas, par égard pour son état et pour son mérite per- 
sonnel, avait conseillé aux imprimeurs de Lyon de contrefaire 
V Histoire ecclésiastique de Racine, en quatorze volumes in- 
douze; il oubliait en ce moment qu’il en avait coûté aux pro- 
priétaires et ' privilégiés des sommes considérables pour le 
manuscrit et d’autres sommes considérables pour l’impression. 
Le contrefacteur, avec moins de conscience, n’était pas fait 
pour avoir plus de mémoire. Cependant, la contrefactioii et le 
vol conseillé n’ont pas eu lieu. One édition d’Avignon a arreté 
tout court le libraire de Lyon, qui s’en applaudit, parce qu’il a 
mieux trouvé son compte à prendre partie de la conlrefaction 
étrangère. 

Encore un moment de persécution et de désordre, et chaque 
libraire se pourvoira au loin, selon son débit. Ne s’exposant 
plus à perdre les avances de sa manufacture, que peut-il faire 
de plus prudent? Mais l’État s’appauvrira par la perte d(îs 
ouvriers et la chute des matières que votre sol produit, vous 
enverrez hors de vos contrées l’or et l’argent que votre sol ne 
produit pas. 

Mais, monsieur, ne vqus êtes-vous jamais informé de la 
nature des échanges du libraire français avec le libraire étranger? 
Ce ne sont, le plus souvent, que de mauvais livres qu’on donne 
pour d’aussi mauvais qu’on reçoit, des maculatures qui cir- 
culent dix fois de magasins en magasins avant que d’aniver à 
leur vraie destination, et cela après des frais énormes de port 
et de voiture, qui ne j-entrent plus. Loin donc de songer à 
étendre la concurrence, il sei*ait peut-être mieux de porter 
l’exclusif jusqu’aux ouvrages imprimés pour la première fois 
ch(‘z l’étranger. Je dis peut-être et je dirais sûrement, s’il était 
possible d’obtenir la même justice pour lui; mais il n’y faut 
pas penser. Les commerçants d’une nation sont et seront tou- 
jours en état de guerre avec les commerçants d’une autre. 
L’unique ressource est donc de fermer l’entrée à leurs éditions, 
d’accorder des privilèges pour leurs ouvrages au premier occu- 
pant, ou, si Ton aime mieux, de les traiter comme les manus- 
crits des auteurs anciens, dont on ne paye point d’honoraires 
et qui sont de droit commun, et d’imiter leur célérité à nous 
contrefaire. Voilà pour les livres qui ne contiennent rien de 
contraire à nos principes, à nos mœurs, à notre gouvernement. 



DE LA LIBRAIRIE. 


5 ?. 


à notre culte, à nos usages. Quant aux autres, permettez que 
je renvoie mon avis à quelques lignes plus bas, où je vous 
parlerai des permissions tacites. 

J’ai entendu dire : « Mais, puisqu'on ne peut empêcher 
l’étranger de nous contrefaire, pourquoi ne pas autoriser le 
régnicole ? Volés pour volés, il vaut encore mieux que nos 
propriétaires le soient par un Français, leur voisin, que par un 
Hollandais. » 

Non, monsieur, cela ne vaut pas mieux ; par quelque consi- 
dération que ce soit, il ne faut encourager, au mépris des 
mœurs et des lois, les concitoyens à se pillei» les uns les autres. 
Mais, encore une fois, faites de votre mieux par l’exécution 
stricte des règlements pour fermer l’entrée à toute contrefaction 
étrangère. Que le Hollandais, le Genevois ou l’Avignonnais 
perde plus par la saisie d’une édition interceptée qu’il ne peut 
gagner sur dix qui passeront en fraude. Multipliez ses hasards 
comme vous le devez, soutenez votre légitime commerçant de 
toute votre autoriic et abandonnez le reste à sa vigilance et à 
son industrie. Aussitôt que son édition sera prête à paraître, 
ne doutez pas que ses coiTespondants n’en soient informés aux 
deux extrémités du royaume; que la plus grande partie de son 
édition ne soit placée ; que ce correspondant, pressé de jouir de 
notre impatience, incertain qu’il puisse se pourvoir au loin, ci 
presque sCir d’être saisi et châtié s’il vend une édition contre- 
faite, n’accepte que te papier manufacturé du libraire de la 
capitale, et que le commerçant étranger n’envoie que bien 
rarement dans nos provinces une marchandise dont elles seront 
fournies. 

Mais si nous ne prenons pas ses livres, il ne prendra pas les 
nôtres... Et vous ne pensez pas que c’est votre bien qu’il vous 
envoie; il n’a rien qui soit à lui, il produit à peine une malheu- 
reuse brochure dans une année. 

Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire des privilèges 
de la librairie ; je peux m’être trompé en quelques points, mais 
de peu d’importance ; avoir donné à certaines raisons plus de 
poids qu’elles n’en ont; n’ être pas encore assez profondément 
initié dans la profession pour atteindre à une juste évaluation 
des avantages et des désavantages ; mais je suis sûr de ma sin- 
cérité, sinon de mes lumières. Je n’ai ni dans cette affaire ni 



U LETTRE SUR LE COMMERCE 

ï ■ 

dans aucune autre de ma vie consulté mon intérêt particulier 
aux dépens de l’intérêt général ; aussi ai-je la réputaliod 
d’homme de bien, et ne suis pas fort riche. 

D’où je conclus^ pour terminer ce point que j’ai traité le 
plus au long parce qu’il m’a semblé le plus important : 

Que les lois cfciblies successivement depuis deux siècles, 
en connaissance de cause, inspirées par des inconvénients trè>- 
réels que je vous ai exposés à mesure qu’ils y donnaient lieu, 
maintenues en partie sous un règne par l’autorité de Louis XllI, 
du cardinal de Richelieu et de ses successeurs au ministère, de- 
venues générales sous le règne suivant par l’autorité de 
Louis XIV, du chanceli U* Séguier et de Colbert, lois dont vous 
devez connaître à présent toute la nécessité, si vous voulez con- 
server quelque splendeur à votre librairie, à votre imprimerie 
et à votre littérature, soient à jamais ralfermies ; 

2® Que, conformément aux lettres patentes du 20 décem- 
bre 1649, 27 janvier 1665 et aux différents arrêts donnés en con- 
séquence par Louis XIV et le souverain régnant, spécialement au 
règlement du 28 février, articles premier et suivants, les privilèges 
soient regardés comme de pures et simples sauvegardes ; les 
ouvrages acquis comme des propriétés inattaquables, et leurs 
impressions et réimpressions continuées exclusivement à ceux 
qui les ont acquises, à moins qu’il n’y ait dans Touvrage même 
une clause dérogatoire; 

3" Que la translation ou le partage ne s’en fassent jamais 
que dans le cas unique où le légitime possesseur le laisserait 
librement et sciemment en non-valeur; 

/r Que ces privilèges et les permissions continuent à ê(rc 
portés sur le registre de la chambre syndicale de Paris; 

5'’ Que le syndic soit autorisé comme de raison à suspendre 
l’enregistrement, quand il y sera fait opposition, ou qu’il con- 
naîtra que le privilège présenté préjudicie aux droits d’un tiers, 
et ce jusqu’à la décision du chancelier; 

6” Que les livres étrangers susceptibles de privilèges et d’au- 
torisation publique appartiennent au premier occupant comme 
un bien propre, ou soient déclarés de droit commun, comme 
on le jugera plus raisonnable; 

7^" Que les lois sur l’entrée de ces livres dans le royaume, 
et notamment l’article 92 du règlement de 1723, soient rigou- 



DE LA LIBRAIRIE. 


59 


reusement exécutés, et qu*il n’en passe aucun qui ne soit dé- 
charge dans les chambres syndicales, où les ballots doivent 
s’arrêter ; 

8“ Qu’il soit pris à l’avenir toutes les précautions conve- 
nables pour que ces ballots ne soient pas divertis frauduleuse- 
ment, comme il est arrivé par le passé ; 

9” Que, quant au commerce de la librairie d’Avignon, contre 
lequel on n’a point encore imaginé de moyens suffisants, il soit 
défendu de sortir aucuns livres du Comtat, sans un acquii-à- 
caution pris aux Fermes du roi, d’tTù il serait envoyé toutes les 
semaines au chancelier un état et catalogue des livres contenus 
dans les ballots; que ces acquits soient visés au bureau des 
Noues pour être déchargés à Aix aprè"'' la visite des syndics et 
adjoints, ou au bureau de Tulette pour être déchargés à Va- 
lence par l’imprimeur des Fermes, assisté d’un premier commis; 
ou au bureau de Villeneuve, pour être déchargés à Lyon ou à 
Montpellier, suivant leurs dilférentes destinations, après la 
visite des syndics et adjoints; que tous les ballots qui arri- 
veront d’Avignon dans le royaume par d’autres voies ou sans un 
acquit-à-caution, visé comme il est dit, soient saisissables par un 
inspecteur ambulant sur la frontière, préposé par les Fermes, 
commis à cet effet, et chargé d’envoyer au chancelier l’état de 
ces livres saisis pour recevoir les ordres du magistrat, et les 
exécuter conformément aux règlements; que sur cet état les 
syndics et adjoints de la communauté de Paris soient appelés 
pour, sur leurs observations, siatuer ce que déraison, etc., etc. 

Il me semble, monsieur, que ces demandes sont également 
fondées sur la justice, les lois et le bien public, et que le seul 
moyen d’arrêter la ruine entière de cette communauté est de 
rallumer quelque émulation dans des commerçants que décou- 
ragent l’inutilité de leurs efforts et les pertes journalières qu’ils 
essuient dans des entreprises qui leur avaient été lucratives et 
qui le redeviendront lorsque les règlements seront tenus en vi- 
gueur, est d’y faire droit, surtout si vous acquiescez à ce que 
je vais vous dire des permissions tacites. 

Cet article est un peu plus délicat que le précédent; toute- 
fois je vais m’en expliquer librement ; vous laisserez là mon 
expression lorsqu’elle vous paraîtra outrée ou trop crue et vous 
vous arrêterez à la chose. Je vous dirai d’abord, monsieur: Les 



60 LETTRE SUR LE COMMERCE 

vrais livres illicites, prohibés, pernicieux, pour un magistrat 
qui voit juste, qui ii’esl pas préoccupé de petites idées fausses 
et pusillanimes et qui s*en tient à Texpérience, ce sont les livres 
qiTon imprime ailleurs que dans notre pays et que nous ache- 
tons de Fétranger, tandis que nous pourrions les prendre chez 
nos manufacturiers^ et il n'y en a point d'autres. Si Ton met 
entre Tautorisation authentique et publique et la permission 
tacite d'autres distinctions que celles de la décence qui ne per- 
met pas qu'on attaque avec le privilège du roi ce que le roi et la 
loi veulent qu’on respecte, on n’y entend rien, mais rien du 
tout; et celui qui s’effarouche de ce début ne doit pas aller 
plus, loin ; cet homme n'est fait ni pour la magistrature ni pour 
mes idées. Mais si vous avez, monsieur, l’âme ferme que je vous 
crois et que vous m’écouliez paisiblement, mon avis sera 
bientôt le vôtre ; et vous prononcerez comme moi qu’il est 
presque impossible d’imaginer une supposition d’un cas où il 
faille refuser une permission tacite; car on n’aura certainement 
pas le front de s’adresser à vous pour ces productions infâmes 
dont les auteurs et les imprimeurs ne trouvent pas assez pro- 
fondes les ténèbres où ils sont forcés de se réfugier, et qu'on 
ne publierait en aucun lieu du monde, ni à Paris, ni à Londres, 
ni à Amsterdam, ni à Constantinople, ni k Pékin, sans être 
poursuivi par la vengeance publique, et dont tout honnête 
homme rougit de prononcer le titre. 

La perïnission tacite, me direz-vous, n’est-elle pas une in- 
fraction de la loi générale qui défend de rien publier sans ap- 
probation expresse et sans autorité? Gela se peut, mais rintérét 
de la société exige cette infraction, et vous vous y résoudrez 
parce que toute votre rigidité sur ce point n’empéchcra jmint le 
mal que vous craignez, et qu'elle vous ôterait le moyen de ré- 
compenser ce mal par un bien qui dépend de vous. 

Quoi ! je permettrai l’impression, la distribution d’un ou- 
vrage évidemment contraire à un culte national que je crois 
et que je respecte, et je consentirai le moins du monde qu’on 
insulte à Celui que j'adore, en la présence duquel je baisse 
mon front tous les jours, qui me voit, qui m’entend, qui me 
jugera, qui me remettra sous les yeux cet ouvrage même... 
Oui, vous y consentirez; eh! ce Dieu a bien consenti qu’il se 
fît, qu'il s’imprimât, il est venu parmi les hommes et il s’est 



DE LA LIBRAIRIE. 


61 


laissé crucifier pour les hommes. Moi qui regarde les mœurs 
comme le fondement le plus sûr, peut-être le seul, du bonheur 
d’un peuple, le garant le plus évident de sa durée, je soulFrirai 
qu’on répande des principes qui les attaquent, qui les flé- 
trissent. — Vous le souffrirez. — J’abandonnerai à la discussion 
téméraire d’un fanatique, d’un enthousiaste, nos usages, nos 
lois, notre gouvernement, les objets de la terre les plus sacrés, 
la sécurité de mon souverain, le repos de mes concitoyens. — 
Gela est dur, j’en conviens, mais vous en viendrez là, oui, vous 
en viendrez là tôt ou tard, avec le^’egret de ne l’avoir pas osé 
plus tôt. 

11 ne s’agit pas ici, monsieur, de ce qui serait le mieux, il 
n’est pas quesiion de ce que nous désirons tous les deux, mais 
de ce que vous pouvez, et nous disons l’un et l’autre du plus 
profond de notre âme : « Périssent, périssent à jamais les 
ou\ rages qui tendent à rendre l’homme abruti, furieux, per- 
vers, corrompu, méchant ! » Mais pouvez-vous empêcher qu’on 
écrive ? — Non. — Eh bien ! vous ne pouvez pas plus empêcher 
qu’un écrit ne s’imprime et ne devienne en peu de temps aussi 
commun et beaucoup plus recherché, vendu, lu, que si vous 
l’aviez tacitement permis. 

Bordez, monsieur, toutes vos frontières de soldats, armez- 
les de baïonnettes pour repousser tous les livres dangereux 
qui SC présenteront, et ces livres, pardonnez-moi l’expression, 
passeront entre leurs jambes et sauteront par-dessus leurs têtes 
et nous parviendront. 

Citez-moi, je vous prie, un de ces ouvrages dangereux, 
proscrit, qui, imprimés clandestinement chez l’étranger ou 
dans le royaume, n’ait été, en moins de quatre moins, aussi 
commun qu’un livre privilégié? Quel livre plus contraire aux 
bonnes mœurs, à la religion, aux idées reçues de philosophie 
et d’administration, en un inot à tous les préjugés vulgaires, 
et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes? 
que nous reste-t-il à faire de pis? Cependant, il y a cent édi- 
tions des Lettres persanes et il n’y a pas un écolier des Qualre- 
Nations qui n’en trouve un exemplaire sur le quai pour ses 
douze sous. Qui est-ce qui n’a pas son Juvénal ou son Pétrone 
traduits? Les réimpressions du Deeamêron^ de Boccace, des 
Contes de La Fontaine, des romans de Crébillon, ne sauraient 



62 LETTRE SUR LE COMMERCE 

se compter. Dans quelle bibliothèque publique ou particulière 
ne se trouvent pas les Pensées sur la comète^ tout ce que 
Bayle a écrit, Y Esprit des lois^ le livre de V Esprit ^ Y Histoire 
des finances^ Y Émile de Rousseau, son Héloïse^ son Traité de 
V inégalité des (Widitions^ et cent mille autres que je pour- 
rais nommer ? ^ 

Est-ce que nos compositeurs français n’auraient pas aussi 
bien imprimé au bas de la première page : Chez Merkus^ à 
Amsterdam^ que l’ouvrier de Merkus? 

La police a mis en œuvre toutes ses machines, toute sa 
prudence, toute son autorité pour étoulfer \q Despotisme orien- 
tal de feu Boulanger et nous priver de la Lettre de Jean-Jacques 
à Yarclievéque de Paris. Je ne connais pas une seconde édition 
du Mandement de rarclieséque ^ mais je connais cim] ou six 
éditions de l’un et l’autre ouvrage, et la province nous les 
envoie pour trente sous. 

Le Contrat social, imprimé et réimprimé, s’est distribué 
pour un petit écu sous le vestibule du palais môme du sou- 
verain. 

Qu’est-ce que cela signitie ? C’est que nous n’en avons ni 
plus ni moins ces ouvrages ; mais que nous avons payé à 
1 étranger le prix d’une main-d’œuvre qu’un magistrat in- 
dulgent et meilleur politique nous aurait épargnée, et que 
nous avons été abandonnés à des colporteurs ([ui, profilant 
d’une curiosité doublée, triplée par la défense, nous ont vendu 
bieJi chèrement le péril réel ou prétendu qu’ils couraient à la 
salisfaij’e. 

Enire les productions qui ne comportent cpie la permission 
tacite, il en faut distinguer de deux sortes : les unes d’auteurs 
étrangers et déjà publiées hors du royaume, les autres d’au- 
teurs régnicoles, manuscrites ou publiées sous le titre étranger. 

Si l’auteur est un citoyen et que son ouvrage soit manus- 
crit, accueillez- le, profitez de la confiance qu’il vous montre 
en vous présentant un ouvrage dont il connaît mieux que vous 
la hardiesse, pour l’amener à la suppression totale par le res- 
pect qu’il doit aux usages de son pays et la considération de 
son propre repos, ou du moins à une forme plus modérée, plus 
circonspecte, plus sage. Il n’y a presque rien que vous ne 
puissiez obtenir du droit qu’il aura de faire imprimer à côté de 



DE LA LIBRAIRIE. 


63 


lui, de relire ses épreuves, de se corriger, et de la commodité 
qu'il trouvera sous votre indulgente protection de s'adresser à 
un commerçant qui lui fasse un parti honnête. C'est ainsi que 
vous concilierez autant qu’il est en vous deux choses trop op- 
posées pour se proposer de les accorder parfaitement, voS 
opérations particulières et le bien public. 

Si l'auteur, comme il peut arriver, ne veut rien sacrifier, 
s’il persiste à laisser son ouvrage tel qu’il l'a fiiit, renvoyez-le 
et l’oubliez, mais d'un oubli très-réel. Songez qu après une 
menace ou le moindre acte d'aiitmité, vous n’en reverrez plus; 
l’on négligera l'intérêt pour un temps et les productions s’en 
iront droit chez l’étranger, où les auteurs ne tarderont pas à 
se rendre. Eh bien! tant mieux, direz-vous, qu’ils s'en aillent. 
En parlant ainsi, vous ne pensez guère à ce que vous dites; 
vous perdrez les hommes que vous aviez, vous n'en aurez pas 
moins leurs productions, vous les aurez plus hardies, et si vous 
regardez ces productions comme une source de corruption, vous 
serez pauvres et abrutis en n’en serez pas moins corrompus.— 
Le siècle devient aussi trop éclairé. — Ce n'est pas cela, c'est 
vous qui ne l’êtes pas assez pour votre siècle. — Nous n'aimons 
pas ceux qui raisonnent. — C'est que vous redoutez la raison. 

Si l’ouvrage a paru, soit dans le royaume, soit chez l'étran- 
ger, gardez-vous bien de le mutiler d’une ligne; ces mutila- 
tions ne remédient à rien, elles sont reconnues dans un mo- 
ment, on appelle une des éditions la bonne et l’autre la 
mauvaise, on méprise celle-ci, elle reste, et la première, qui est 
communément l’étrangère, n'en est que plus recherchée ; pour 
quatre mots qui vous ont choqué et que nous lisons malgré 
vous, voilà votre manufacturier ruiné, et son concurrent 
étranger enrichi. 

S’il n'y a point de milieu, comme l'expérience de tous les 
temps doit vous l’avoir appris, qu’un ouvrage quel qu’il soit 
sorte de vos manufactures ou qu’il passe à l’étranger et que 
vous l’achetiez de lui tout manufacturé, n’ayant rien à gagner 
d’un côté, l’intérêt du commerce à blesser de l'autre, autorisez 
donc votre manufacturier, ne fùt-ce que pour sauver votre 
autorité du mépris et vos lois de l'infraction, car votre autorité 
sera méprisée et vos lois enfreintes, n'en doutez pas, toutes 
les fois que les hasards seront à peu près compensés par le 



64 LETTRE SUR LE COMMERCE 

profit, et il faut que cela soit toujours. Nous avons vu votre 
sévérité porter en vingt-quatre heures le prix d’un in-douze de 
trente-six sous à deux louis; je vous prouverais qu’en cent 
occasions Thoinme expose sa vie pour la fortune. La fortune 
est présente, le péril paraît éloigné, et jamais aucun magistrat 
n’aura l’âine assez ^jtroce pour se dire : a Je pendrai, je brûle- 
rai, j’enfermerai un citoyen », aussi fermement^ aussi constani- 
inent, que l’homme entreprenant s’est dit à lui- même : Je veux 
être riche. » 

Et puis il n’y a aucun livre qui fasse quelque bruit dont il 
n’entre en deux mois, deux cents, trois cents, quatre cents 
exemplaires, sans qu’il y ait personne de compromis; et chacun 
de ces exemplaires circulant en autant de mains, il est impos- 
sible qu’il ne se trouve un téméraire entre tant d’hommes avides 
de gain, sur un espace de l’étendue de ce royaume, et voilà 
l’ouvrage commun. 

Si vous autorisez par une permission tacite l’édition d’un 
ouvrage hardi, du moins dont vous vous rendez le maître de la 
distribution, vous éteignez la première sensation, et je connais 
cent ouvrages qui ont passé sans bruit, parce que la connivence 
du magistrat a empêché un éclat que la sévérité n’aurait pas 
manqué de produire. 

Si cet éclat a eu lieu, malgré toute circonspection, ne livrez 
point votre auteur, ce serait une indignité ; n’abandonnez point 
votre commerçant qui ne s’est engagé que sous votre bon 
plaisir; mais criez, tonnez plus haut que les autres, ordonnez 
les plus terribles perquisitions, quelles se fassent avec l’appa- 
reil le plus formidable, mettez en l’air l’exempt, le commissaire, 
les syndics, la garde ; qu’ils aillent partout, de jour, aux yeux 
de tout le monde et qu’ils ne trouvent jamais rien; il faut que 
cela soit ainsi; on ne peut pas dire à certaines gens et moins 
encore leur faire entendre que vous n’avez tacitement permis ici 
la publication de cet ouvrage que parce qu’il vous était impos- 
sible de l’empêcher ailleurs ou ici, et qu’il ne vous restait que 
ce moyen sûr de mettre à couvert, par votre connivence, l’in- 
térêt du commerce. 

Ceux d’entre eux qui paraîtront le plus vivement offensés du 
conseil que j’ose vous donner sont ou de bons Israélites qui 
n’ont ni vues ni expérience, ni sens commun ; les autres des 



65 


DE LA LIBRAIRIE. 

méchants très-profonds qui se soucient on ne peut pas moins de 
Tintérêt de la société, pourvu que le leur soit à couvert, comme 
ils Font bien fait voir en des occasions plus importantes. Écoutez- 
les, interrogez-les, et vous verrez qu’il ne tiendrait pas à euic 
qu’ils ne vous missent un couteau à la main pour égorger la 
plupart des hommes qui ont eu le bonheur ou le malheur de 
n’être pas de leur avis. Ce qu’il y a de singulier, c’est que de- 
puis qu’ils existent ils s’arrogent, au mépris de toute auto- 
rité, la liberté de parler et d’ég^-ire qu’ils veulent nous ôter, 
quoique leurs discours séditieux et leurs ouvrages extravagants 
et fanatiques soient les seuls qui jusqu’à présent aient troublé 
la tranquillité des États etinis en danger les têtes couronnées. 

Cependant je n’exclus pas même leurs livres du nombre de 
ceux qu’il faut permettre tacitement ; mais que le commerce de 
tous livres prohibés se fasse par vos libraires et non par d’autres. 
Le commerce de librairie fait par des particuliers sans état et 
sans fonds est un échange d’argent contre du papier manufac- 
turé; celui de vos commerçants en titre est presque toujours un 
échange d’industrie et d’industrie, de papier manufacturé et de 
papier manufacturé. 

Vous savez quel fut le succès du Dictionnaire de Bayle 
quand il parut et la fureur de toute l’Europe pour cet ouvrage ; 
qui est-ce qui ne voulut pas avoir un Bayle à quelque prix que 
ce fût? et qui est-ce qui ne l’eut pas malgré toutes les précau- 
tions du ministère? Les particuliers qui n’en trouvaient point 
chez nos commerçants s’adressaient à l’étranger; l’ouvrage ve- 
nait par des voies détournées et notre argent s’en allait. Le 
libraire, excité par son intérêt pallié d’une considération saine 
et politique, s’adressa au ministère et n’eut pas de peine à lui 
faire sentir la différence d’un commerce d’argent à papier, ou 
de papier à papier; le ministère lui répondit qu’il avait raison, 
cependant qu’il n’ouvrirait jamais la porte du royaume au Bayle. 
Cet aveu de la justesse de sa demande et ce refus décidé de la 
chose demandée l’étonnèrent, mais le magistrat ajouta tout de 
suite : « C’est qu’il faut faire mieux, il faut l’imprimer » ; et le 
Bayle fut imprimé ici. 

Or, je vous demande à vous, monsieur, s’il était sage de 
faire en France la troisième ou la quatrième édition du Bayle^ n’y 
eut-il pas de labélise à n’avoir pas fait la seconde ou la première? 
xvm. 5* 



66 


LETTRE SUR LE COMMERCE 


Je ne discuterai point si ces livres dangereux le sont autant 
qu'on le crie, si le mensonge, le sophisme, n’est pas tôt ou tard 
reconnu et méprisé, si la vérité qui ne s’étouffe jamais, se ré- 
pandant peu à peu, gagnant par des progrès presque insensi- 
bles sur le préjugé qp’elle trouva établi, et ne devenant générale 
qu’après un laps de temps surprenant, peut jamais avoir 
quelque danger réel. Mais je vois que la proscription, plus elle 
est sévère, plus elle hausse le prix du livre, plus elle excite la 
curiosité de le lire, plus il est acheté, plus il est lu. 

Et combien la condamnation n’en a-t-elle pas fait connaître 
que leur médiocrité condamnait à l’oubli? Combien de fois le 
libraire et l’auteur d’un ouvrage privilégié, s’ils l’avaient osé, 
n’auraient-ils pas dit aux jnagistrats de la grande police : 

« Messieurs, de grâce, un petit arrêt qui me condamne à être 
lacéré et brûlé au bas de votre grand escalier? » Quand on crie 
la sentence d’un livre, les ouvriers de l’imprimerie disent : 

« Bon, encore une édition ! » 

Quoi que vous fassiez, vous n’empêcherez jamais le niveau 
de s’établir entre le besoin que nous avons d’ouvrages dange- 
reux ou non, et le nombre d’exemplaires que ce besoin exige. 
Ce niveau s’établira seulement un peu plus vite, si vous y mettez 
une digue. La seule chose à savoir, tout le reste ne signifiant rien, 
sous quelque aspect effrayant qu’il soit présenté, c’est si vous 
voulez garder votre argent ou si vous voulez le laisser sortir, 
ncore une fois, citez-moi un livre dangereux que nous n’ayons pas. 

Je pense donc qu’il est utile pour les lettres et pour le com- 
merce de multiplier les permissions tacites à l’infini, ne mettant 
à la publication et à la distribution d’un livre qu’une sorte de 
bienséance qui satisfasse les petits esprits ; on défère un au- 
teur, les lois le proscrivent, son arrêt se publie, il est lacéré et 
brûlé, et deux mois après il est exposé sur les quais. C’est un 
mépris des lois manifeste qui n’est pas supportable. 

Qu’un livre proscrit soit dans le magasin du commerçant, 
qu’il le vende sans se compromettre; mais qu’il n’ait pas l’im- 
pudence de l’exposer sur le comptoir de sa boutique, sans ris- 
quer d’être saisi. 

Je pense que, si un livre est acquis par un libraire qui en a 
payé le manuscrit et qui l’a publié sur une permission tacite, 
cette permission équivaut à un privilège; le contrefacteur fait 



DE LA LIBRAIRIE. 


67 


un vol que le magistrat préposé à la police de la librairie doit 
châtier d’autant plus sévèrement qu’il ne peut être poursuivi 
par les lois. La nature de l’ouvrage qui empêche une action ju- 
ridique ne fait rien à la propriété. 

Si l’ouvrage prohibé dont on sollicite ici l’impression a été 
publié chez l’étranger, il semble rentrer dans la classe des effets 
de droit commun ; on peut en user comme le règlement ou 
plutôt l’usage en ordonne des livres anciens; la copie n’a rien 
coûté au libraire, il n’a nul titre de propriété; faites là-dessus 
tout ce qu’il vous plaira, ou lobjôè d’une faveur, ou la récompense 
d’un libraire, ou celle d’un homme de lettres, ou l’honoraire 
d’un censeur, ou la propriété du premier occupant ; mais, encore 
une fois, ne souffrez pas qu’on les mutile. 

Mais plus je donne d’étendue aux permissions tacites, plus 
il vous importe de bien choisir vos censeurs. Que ce soient des 
gens de poids par leurs connaissances, par leurs mœurs et la 
considération qu’ils se seront acquise; qu’ils aient toutes les 
distinctions personnelles qui peuvent en imposer à un jeune 
auteur. Si j’ai, dans la chaleur de Tâge, dans ce temps où pour 
ouvrir sa porte à la considération on fait sauter son bonheur par 
la fenêtre, commis quelques fautes, combien je les ai réparées ! Je 
ne saurais dire le nombre de productions de toutes espèces sur 
lesquelles j’ai été consulté et que j’ai retenues dans les 
portefeuilles des auteurs, en leur remontrant avec force les per- 
sécutions auxquelles ils allaient s’exposer, les obstacles qu’ils 
préparaient à leur avancement, les troubles dont toute leur vie 
se remplirait, les regrets amers qu’ils en auraient. Il est vrai 
que j’en parlais un peu par expérience; mais, si j ai réussi, 
quels services ne serait-on pas en état d’attendre d’hommes 
plus importants ? 

Quand j’ouvre mon Almanach royal et que je trouve, au 
milieu d’une liste énorme et à côté des noms de MM. Lad- 
vocat, bibliothécaire de Sorbonne, Saurin, Astruc, Senac, 
Moran<J, Louis, Glairaut, De Parcieux, Capperonier, Barthélemy, 
Bejot et quelques autres que je ne nomme pas et que je n’en 
révère pas moins, une foule de noms inconnus, je ne saurais 
Hi’empêcher de lever les épaules. 

Il faut rayer les trois quarts de ces gens qui ont été revêtus 
de la qualité de juges de nos productions dans les sciences 



68 


LETTRE SUR LE COMMERCE 


et dans les arts, sans qu’on sache trop sur quels titres ; con- 
server le petit nombre des autres qui sont très en état de 
donner un bon conseil à Tauteur sur son ouvrage et leur faire 
un sort digne à peu près de leurs fonctions. 

11 y a déjà quelques pensions : qui empêcherait d’ajouter à 
cette expectative un pe^it tribut sur l’ouvrage même censuré ? 
Outre l’exemplaire qui revient au censeur, sinon de droit, au 
moins d’usage, pourquoi ne lui fixerait-on pas un honoraire 
relatif au volume, qui serait à la charge de l’auteur ou du 
libraire? par exemple dix-huit livres pour le volume in-douze, 
un louis pour l’in-octavo, trente-six livres pour l’in-quarto, deux 
louis pour l’in-folio; cette taxe ne serait pas assez onéreuse pour 
qu’on s’en plaignît. Ce n’est rien si l’ouvrage réussit; c’est un 
bien léger accroissement de per^te s’il tombe, et puis, elle ne 
serait payée qu’au cas que l’ouvrage fût jugé susceptible de 
privilège ou de permission tacite. 

La chose est tout à fait différente à Londres ; il n’y a ni 
privilèges ni censeurs. Un auteur porte son ouvrage à l’impri- 
meur, on l’imprime, il paraît. Si l’ouvrage mérite par sa hardiesse 
l’animadversion publique, le magistrat s’adresse à l’imprimeur; 
celui-ci tait ou nomme l’auteur : s’il le tait, on procède contre lui; 
s’il le nomme, on procède contre l’auteur. Je serais bien fâché 
que cette police s’établît ici; bientôt elle nous rendrait trop sages. 

Quoi qu’il en soit, s’il importe de maintenir les règlements 
des corporations, puisque c’est un échange que le gouverne- 
ment accorde à quelques citoyens des impositions particulières 
qu'il assied sur eux, du moins jusqu’à ce que des temps plus 
heureux lui permettent d’affranchir absolument l’industrie de 
ces entraves pernicieuses, par l’acquit des emprunts que ces 
corporations ont faits pour fournir à ces impositions, je puis et 
je ne balance pas à vous dénoncer un abus qui s’accroît jour- 
nellement au détriment de la communauté et du commerce de 
la librairie : je parle de la nuée de ces gens sans connaissances, 
sans titres et sans aveu, qui s’en immiscent avec une publicité 
qui n’a pas d’exemple. A l’abri des protections qu’ils se sont 
faites et des asiles privilégiés qu’ils occupent, ils vendent, 
achètent, contrefont, débitent des contrefactions du pays oü 
étrangères et nuisent en cent manières diverses, sans avoir la 
moindre inquiétude sur la sévérité des lois. Comment est-il 



DE LA LIBRAIRIE. 


69 


possible que la petite commodité que les particuliers en 
reçoivent ferme les yeux au magistrat sur le mal qu’ils font ? Je 
demande ce que deviendrait notre librairie, si la communauté 
de ce nom, réduite aux abois, venait tout d’un coup à se dis- 
soudre et que tout ce commerce tombât entre les mains de ces 
misérables agents de l’étranger; qu’en pourrions-nous espérer? 
A présent que par toutes sortes de moyens illicites ils sont 
devenus presque aussi aisés qu’ils le seront jamais, qu’on les 
assemble tous et qu’on leur propose la réimpression de quel- 
ques-uns de ces grands corpîT qui nous manquent, et l’on 
verra à qui l’on doit la préférence, ou à ceux qui ont acquis par 
leur éducation, leur application et leur expérience, la connais- 
sance des livres anciens, rares et précieux, à qui les hommes 
éclairés s’adressent toujours, soit qu’il s’agisse d’acquérir ou 
de vendre, dont les magasins sont les dépôts de toute bonne 
littérature et qui en maintiennent la durée par leurs travaux; 
ou cette troupe (Je gueux ignorants qui n’ont rien que des 
ordures, qui ne savent rien et dont toute l’industrie consiste à 
dépouiller de légitimes commerçants et à les conduire insensi- 
blement, par la suppression de leurs rentrées journalières, à la 
malheureuse impossibilité de nous rendre des services que nous 
ne pouvons certainement attendre d’ailleurs. Où est l’équité de 
créer un état, de l’accabler de charges et d’en abandonner le 
bénéfice à ceux qui ne les partagent pas? C’est une inadver- 
tance et une supercherie indigne d’un gouvernement qui a 
(juelque sagesse ou quelque dignité. 

Mais, dira-t-on, que la communauté ne les reçoit-elle? 
Plusieurs se sont présentés. J’en conviens; mais je ne vois pas 
qu’on puisse blâmer la délicatesse d’un corps qui tient un rang 
honnête dans la société d’en rejeter ses valets, La plupart des 
colporteurs ont commencé par être les valets des libraires. Ils 
ne sont connus de leurs maîtres que par des entreprises faites 
sur leur commerce, au mépris de la loi. Leur éducation et leurs 
mtnurs sont suspectes, ou, pour parler plus exactement, leurs 
mœurs ne le sont pas. On aurait peine à en citer un seul en 
état de satisfaire au moindre point des règlements ; ils ne savent 
ni lire ni écrire. Étienne, célèbres imprimeurs d’autrefois, que 
diriez-vous s’il vous était accordé de revenir parmi nous, que vous 
jetassiez les yeux sur le corps des libraires et que vous vissiez les 



70 


LETTRE SUR LE COMMERCE 


dignes successeurs que vous avez et ceux qu’on veut leur associer? 

Cependant, j’ai conféré quelquefois avec les meilleurs impri- 
meurs et libraires de Paris, et je puis assurer qu’il est des arran- 
gements auxquels ils sont tous disposés à se prêter. Qu’on 
sépare de la multitude de ces intrus une vingtaine des moins 
notés, s’ils s’y trouvent et ils ne refuseront point de se les 
affilier; ou en formera une classe subalterne de marchands qui 
continueront d’habiter les quartiers qu’ils occupent, et où, 
par une bizarrerie que je vous expliquerai tout à l’heure, les 
libraires par état ne peuvent se transplanter ; ils seront recon- 
nus à la chambre syndicale, ils se soumettront aux règlements 
généraux, on en pourra faire un particulier pour eux; on fixera 
les bornes dans lesquelles leur commerce se renfermera; ils 
fourniront proportionnellement aux impositions du corps, et 
les enfants de ces gucux-là, mieu^x élevés et plus instruits qne 
leurs pères, pourront même un jour se présenter à l’apprentis- 
sage et y être admis. 

C’est ainsi, ce me semble, qu’on concilierait l’intérêt de la 
bonne et solide librairie et la paresse des gens du monde qui 
trouvent très-coinmodes des domestiques qui vont leur présen- 
ter le matin les petites nouveautés du jour. 

Eu attendant qu’on prenne quelque parti là-dessus, si les 
libraires demandent que, conformément aux arrêts et règle- 
ments de leur état, et notamment à l’article h de celui du 
27 février 1723, tous ceux qui se mêleront de leur commerce 
sans ([ualité soient punis suivant la rigueur des lois, et que si, 
nonobstant les ordonnances du 20 octobre 1721, 14 août 1722, 
31 octobre 1754 et 25 septembre 1742, les maisons royales et 
autres asiles prostitués à ce brigandangc paraissent cependant 
trop respectables pour y faire des saisies et autres exécutions, 
il soit sévi personnellement contre ceux qui y tiendront boutique 
ouverte et magasins; je trouve qu’à moins d’un renversement 
d'équité qui ne se conçoit pas et qui signifierait : « Je veux que 
parmi les citoyens il y en ait qui me payent tant pour le droit 
de vendre des livres, et je veux qu’il y en ait qui ne me payent 
rien ; je veux qu’il y ait des impositions pour les uns et point 
d’impositions pour les autres, quoique cette distinction soit 
ruineuse; je veux que ceux-ci soient assujettis à des lois dont 
il me plaît d’affranchir les autres-, je veux que celui à qui j’ai 



DE LA LIBRAIRIE. 


71 


permis de prendre ce titre, à condition qu*il me fournirait tel et 
tel secours soit vexé, et que celui qui s*est passé du titre et qui 
ne m’a rien donné profite de l’avantage que lui donne la vexa- 
tion que j’exercerai sur son concurrent » ; il faut accorder £ui 
libraire sa demande. 

Mais comme vous ne méprisez rien de ce qui tient à l’exer- 
cice de vos fonctions et que ce qui sert à vous éclairer cesse 
d’être minutieux à vos yeux, je vais vous expliquer la première 
origine de cette nuée de colporteurs qu’on a vue éclore aussi 
subitement que ces insectes qui dévorent nos moissons dans 
l’Angoumois. Je la rapporte à un règlement qui put être autre- 
fois raisonnable, mais qui par le changement des circonstances 
est devenu tout à fait ridicule. 

Ce règlement, qui date de la première introduction de l’im- 
primerie en France, défend à tout libraire et à tout imprimeur 
de transporter son domicile au delà des ponts. 

L’imprimerie s’établit à Paris en 1470. Ce fut Jean de La 
Pierre, prieur de Sorbonne, qui rendit ce service aux lettres 
françaises. La maison de Sorbonne, célèbre dès ce temps, fut 
le premier endroit où il plaça les artistes qu’il avait appelés. 

L’art nouveau divisa la librairie en deux sortes de commer- 
çants : les uns libraires marchands de manuscrits, et les autres 
libraires marchands de livres imprimés. La liaison des deux 
professions les réunit en un seul corps, tous devinrent impri- 
meurs et furent compris indistinctement sous l’inspection de 
rUniversité. L’intérêt de leur commerce les avait rassemblés 
dans son quartier, ils y fixèrent leurs domiciles. 

Charles VllI, à la sollicitation des fermiers contre le grand 
nombre des privilégiés, pour le diminuer^ fixa, en 1488, celui 
des libraires de TUniversité à vingt-quatre; les autres, sans 
participer aux privilèges, furent arrêtés par la commodité du 
débit aux mômes endroits qu’ils habitaient. 

Cependant le goût de la lecture, favorisé par l’imprimerie, 
s’étendit; les curieux de livres se multiplièrent, la petite en- 
ceinte de la montagne ne renferma plus toute la science de la 
capitale, et quelques commerçants songèrent à se déplacer et à 
porter leur domicile au delà des ponts. La communauté, qui 
d’une convenance s’était fait une loi de rigueur, s’y opposa, et 
les syndics et adjoints^ chargés de la police intérieure de leur 



72 LETTRE SUR LE COMMERCE 

corps, représentèrent que la visite des livres du dehors prenant 
dqà une grande partie de leur temps, ils ne pourraient suflire 
celle des imprimeries, si, s’éloignant les unes des autres, 
elles se répandaient sur un plus grand espace. 

De là les arrêts du Conseil et du Parlement, et les déclara- 
tions rapportées au Cod^ de la librairie sous Part. 12 du règle- 
mmt de 1723, qui défend aux imprimeurs et libraires de Paris 
de porter leur domicile hors du quartier de TUniversité. 

Cette petite enceinte fut strictement désignée à ceux qui 
tiendraient magasin et boutique ouverte et qui seraient en 
même temps imprimeurs et libraires; quant à ceux qui ne 
seraient que libraires, on leur accorda le dedans du Palais, et 
Ton permit à quelques autres, dont le commerce était restreint 
à des Heures et à des petits livrés de prières, d’habiter les envi- 
rons du Palais et de s’étendre jusque sur le quai de Gesvres. 

Toute cette police des domiciles est confirmée depuis jOOO 
par une suite de sentences, d’arrêts et de déclarations; elle a 
subsisté même après la réduction du nombre des imprimeurs à 
Paris à trente-six, elle subsiste encore, sans qu’il reste aucun 
des motifs de son institution. Autant l’état ancien de la libi’airie 
et des lettres semblait exiger cet arrangement, autant leur 
état actuel en demande la réforme. 

L’art typographique touche de si près à la religion, aux mœurs, 
au gouvernement et à tout l’ordre public, que pour conserver 
aux visites leur exécution prompte et facile, peut-être est-il bien 
de renfermer les imprimeries dans le plus petit espace possible. 
Que le règlement qui les retient dans le seul quartier de l’üniver- 
silé subsiste, à la bonne heure. Mais pour les boutiques et ma- 
gasins de librairie, dont les visites sont moins fréquentes, il est 
rare que la publicité de la vente ne mène droitement au lieu de 
la malversation, et que l’application du remède, quand il en est 
besoin, soit ou retardée ou empêchée par aucun obstacle. 

D’ailleurs la partie de la ville qui est hors de l’enceinte de 
l’Université est la plus étendue. Il y a des maisons religieuses, 
des communautés ecclésiastiques, des gens de loi, des littéra- 
teurs et des lecteurs en tout genre. Chaque homme opulent, 
chaque petit particulier, qui n’est pas brute, a sa bibliothèque, 
plus ou moins étendue. Cependant la vieille police qui concen- 
trait les libraires dans un espace continuant de s’exercer, lorsque 



DE LA LIBRAIRIE. 


73 


Tintérêt de ces commerçants et la commodité publique deman- 
daient qu*on les répandît de tous côtés, quelques hommes indi- 
gents s’avisèrent de prendre un sac sur leurs épaules, qu’ils 
avaient remplis de livres achetés ou pris à crédit dans les bou^ 
tiques des libraires; quelques pauvres femmes, à leur exemple, 
en remplirent leurs tabliers, et les uns et les autres passèrent 
les ponts et se présentèrent aux portes des particuliers. Les 
libraires dont ils facilitaient le débit leur firent une petite 
remise qui les encouragea. Leur nombre s’accrut, ils entrèrent 
partout, ils trouvèrent de la faveur, et bientôt ils eurent au 
Palais-Royal, au Temple, dans les autres palais et lieux privi- 
légiés des boutiques et des magasins. Des gens sans qualité, 
sans mœurs, sans lumières, guidés par l’unique instinct de 
l’intérêt, profitèrent si bien de la défense qui retenait les 
libraires en deçà de la rivière qu’ils en vinrent à faire tout leur 
commerce en delà. 

Encore s’ils avaient continué de se pourvoir chez votre vrai 
commerçant, la chose eût été tolérable ; mais ils connurent les 
auteurs, ils achetèrent des manuscrits, ils obtinrent des privi- 
lèges, ils trouvèrent des imprimeurs, ils coiitrefirent, ils recher- 
chèrent les contrefactions de l’étranger, ils se jetèrent sur la 
librairie ancienne et moderne, sur le commerce du pays et sur 
les eiïets exotiques, ils ne distinguèrent rien, ne respectèrent 
aucune propriété, achetèrent tout ce qui se présenta, vendirent 
tout ce qu’on leur demanda, et une des raisons secrètes qui 
les mit en si grand crédit, c’est qu’un homme qui a quelque 
caractère, une femme à qui il reste quelque pudeur, se procu- 
raient par ces espèces de valets un livre abominable dont ils 
n’auraient jamais osé prononcer le titre à un honnête commer- 
çant. Ceux qui ne trouvèrent point de retraite dans les lieux 
privilégiés, assurés, je ne sais trop comment, de l’impunité, 
eurent ailleurs des chambres et des magasins ouverts où ils 
invitèrent et reçurent les marchands; ils se firent des corres- 
pondances dans les provinces du royaume, ils en eurent avec 
l’étranger, et les uns ne connaissant point les bonnes éditions 
et d’autres ne s’en souciant point, chaque commerçant propor- 
tionnant la qualité de sa marchandise à l’intelligence et au 
goût de son acheteur, le prix vil auquel le colporteur fournit 
des livres mal facturés priva le véritable libraire de cette 



LETTRE SUR LE COMMERCE 


Ih 

branche de son commerce. Qu’y a-t-il donc de surprenant si ce 
commerçant est tombé dans Vindigence, s*il n'a plus de crédit, 
si les grandes entreprises s'abandonnent, lorsqu’un corps autre- 
fois honoré de tant de prérogatives devenues inutiles s’affaiblit 
par toutes sortes de voies? 

Ne serait-ce pas une'^contradiction bien étrange qu’il y eut des 
livres prohibés, des livres pour lesquels, en quelque lieu du monde 
que ce soit, on n’oserait ni demander un privilège, ni espérer une 
possession tacite, et pour la distribution desquels on souffrît cepen- 
dant, ou protégeât une certaine collection d’hommes qui les pro- 
curât au mépris de la loi, au su et au vu du magistrat, et qui 
fît payer d’autant plus chèrement son péril simulé et son infrac- 
tion manifeste des règles? Ne serait-ce pas une autre contradic- 
tion aussi étrange que de refuser au véritable commerçant dont 
on exige le serment, à qui l’on a fait un état, sur lequel on assied 
des impositions, dont l’intérêt est d’empêcher les conlrcfacttions, 
une liberté ou plutôt une licence qu’on accorderait à d’autres? 

N’en serait-ce pas encore une que de le resserrer, soit pour ce 
commeree qu’on appelle prohibé, soit pour son commerce autorisé, 
dans un petit canton, tandis que toute la ville serait abandonnée 
à des intrus? 

Je n’entends rien à toute cette administration, ni vous non 
plus, je crois. 

Qu’on ne refuse donc aucune permission tacite; qu’en vertu 
de ces permissions tacites le vrai commerçant jouisse aussi 
sûrement, aussi tranquillement que sur la foi d’un privilège; 
que ces permissions soient soumises aux règlements; que, si 
l’on refuse d’éteindre les colporteurs, on les affilie au corps de 
la librairie; qu’on fasse tout ce qu’on jugera convenable, mais 
qu’on ne resserre pas le vrai commerçant dans un petit espace 
qui borne et anéantit son commerce journalier; qu’il puisse 
s’établir où il voudra; que le littérateur et l’homme du monde 
ne soient plus déterminés par la commodité à s’adresser à des 
gens sans aveu, ou contraints d’aller chercher au loin le livre 
qu’ils désirent. En faisant ainsi, le public sera servi, et le col- 
porteur, quelque état qu’on lui laisse, éclairé de plus près et 
moins tenté de contrevenir. 

L’émigration que je propose ne rendrait pas le quartier de 
l’Université désert de libraires. On peut s’en rapporter à l’intérêt. 



DE LA LIBRAIRIE. 75 

Celui qui a borné son commerce aux J ivres classiques grecs et 
Jatinsne s’éloignera jamais de la porte d'un collège. Aussi Tt/ni- 
versité ne s’est-elle pas opposée à cette dispersion et n’en a- 
t elle rien stipulé dans l’arrêt de règlement du 1 0 septembre 1725-f 

Les libraires établiront leur domicile où bon leur semblera; 
quant aux trente-six imprimeurs, qui sufïiraient seuls à pour- 
voir les savants delà montagne, ils resteront dans la première 
enceinte, et par ce moyen on aura pourvu à l’intérêt de la 
religion, du gouvernement et des mœurs, à la liberté du com- 
merce, au secours de la librairie qui en a plus besoin que 
jamais, à la commodité générale et au bien des lettres. 

Si donc les libraires requièrent à ce qu’il plaise au roi de 
leur permettre de passer les ponts et de déroger aux arrêts et 
règlements à ce contraires, il leur faut accorder. 

S’ils demandent des défenses expresses à tous colporteurs et 
autres sans qualité de s’immiscer de leur commerce, et de 
s’établir dans les maisons royales et autres lieux privilégiés, à 
peine de dépens, dommages et intérêts, même poursuite extraor- 
dinaire, information, enquête, peine selon les ordonnances, 
saisie et le reste, il faut leur accorder. 

S’ils demandent qu’il soit défendu à tous libraires forains et 
étrangers d’avoir l’entrepôt et magasin et même de s’adresser 
pour la vente à d’autres que le vrai commerçant, et ce sur les 
peines susdites, il faut encore leur accorder. 

Toute cette contrainte me répugne plus peut-être qu’à vous; 
mais ou procurez la liberté totale du commerce, l’extinction de 
toute communauté, la supression des impôts que vous en tirez, 
l’acquit des dettes qu’elles ont contractées dans vos besoins, ou 
laissez la jouissance complète des droits que vous leur vendez, 
sans quoi, je vous le répète, vous ressemblerez au commerçant 
qui entretiendrait à sa porte un filou pour enlever la marchan- 
dise qu’on aurait achetée de lui; vous aurez rassemblé en 
corps des citoyens sous le prétexte de leur plus grand intérêt, 
pour les écraser plus sûrement tous. 


FI\ DE LA LETTRE SUR LA LIBRAIRIE 




CORRESPaNDANCE 


LETTRES A FALCONET 


( 1766 - 1773 ). 




NOTICE PRÉLIMINAIRE 


Les lettres de Diderot à Falconet, réunies aujourd’hui pour la pre- 
mière fois en une seule série, ont eu la destinée singulière de presque 
toutes les œuvres du philosophe. Longtemps ignorées, elles ont été 
publiées partiellement, à de longs intervalles, et elles ne nous sont 
pas toutes parvenues. 

M. Walferdin inséra, en 1831, au tome III des Mémoires et Ouvrages 
inédits, treize de ces lettres, d’après une copie appartenant à la famille 
de Vandeul. Toutefois, les quatre dernières sont en réalité de simples 
fragments de celle qui porte ici le numéro XIV. Jusqu’alors une seule 
lettre, la dernière dans notre classification, était connue : on la trouve 
dans l’édition des Œuvres de Falconet, donnée par Lévesque (Dentu, 
1808, 3 vol. in-8"), dans les Mélanges de Fayolle et dans les éditions Belin 
et Brière. 

M"’® la baronne de Jankowitz de Jeszenisce, fille de M"*® Pierre- 
Étienne Falconet, née Collot, et veuve du baron de Jankowitz, qui fut 
préfet et député de la Meurthe, mourut à Versailles, le 1®** janvier 1866, 
léguant à la ville de Nancy une liasse de papiers provenant de son 
grand-père, divers portraits peints par son père, enfin quelques bustes 
en plâtre et en marbre de sa mère. Les tableaux et dessins qui avaient 
appartenu à Falconet furent vendus à Paris, le 10 décembre 1866, 

Lorsque M. Charles Cournault, alors conservateur du Musée Lorrain, 
dépouilla le volumineux dossier qui y avait été déposé, il y retrouva 
vingt-deux lettes inédites* de Diderot, ainsi que deux copies, très- 
raturées par Falconet, de la discussion sur la postérité, sur Pline et sur 

1. Celle du 15 novembre 1769 avait été donnée par M"»* de Jankowitz à M. le 
comte de Warren qui Ta communiquée à M. Ch. Cournault. 



80 NOTICE PRÉLIMINAIIÎE. 

Polygnote. Les lettres de Diderot s’arrêtaient en 1773, avant son départ 
pour la Russie; M"'* de Jankowitz, obéissant à un scrupule filial exagéré, 
avait brillé les autres autographes de Diderot et les copies que Falconet 
avait gardées de ses réponses. Personne ne pourra donc savoir au juste 
à quel moment et pour quel motif éclata la rupture que Ton pressent 
dans les dernières pages ^e la correspondance imprimée. 

Malgré cette irréparable lacune, les documents épargnés présentaient 
l’intérêt le plus vif et, par bonheur, tombaient entre des mains dignes 
d’en tirer le meilleur parti. M. Cournault publia d’abord dans la Revue 
moderne^ toute la correspondance intime des deux amis, puis, dans la 
Gazelle des Beaux-Arls^ , une étude biographique très-complète sur 
Étienne-Maurice Falconet et Marie-Anne Collot, que nous avons souvent 
mise à contribution ; mais les épreuves des textes de la Revue moderne 
n’avaient pas été communiquées à M. Cournault; il en résultait un 
grand nombre de fautes et mêmef d’interpolations que celui-ci avait 
loyalement signalées à M. Assézat. Nous avons collationné ces textes 
sur les originaux du Musée Lorrain et nous osons croire qu’à part les 
différences orthographiques, dont nous ne tenons pas compte, nous en 
offrons une leçon rigoureusement exacte. 

Telle qu’elle nous est parvenue, cette correspondance présente deux 
parts bien distinctes : l’une quasi officielle et publique qui dura jusqu’au 
départ de Falconet ; l’autre tout à fait intime et d’autant plus précieuse. 
La première était assurément celle à qui le sculpteur attachait le plus 
de prix ; il on fit faire plusieurs doubles et écrivit une sorte de post- 
face intitulé(^ Aver lisse menl qui nous apprend l’origine même de ces 
démêlés et la forme qu’ils prirent : « ... Diderot, le philosoptn», et 
Falconet, le statuaire, au coin du feu, ruoTaranne, agitaient la question 
si la vue de la poslerilé fail etilreprendre les plus belles aclions el pro- 
duire les fueilleurs ouvrages. Ils prirent parti, disputèrent et se quit- 
tèrent, chacun bien persuadé qu’il avait raison, ainsi qu’il est d’usage. 
Dans leurs billets du matin, ils plaçaient toujours le petit mot séditieux 
qui tendait à réveiller la dispute. Enfin la patience échappa ; on en 
vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer. Peut-être y 
avait-il dans les unes et les autres quelques idées assez peu communes 
pour mériter d’être contredites, attendu que la contradiction fuit les 
idées courantes. Toujours est-il certain que de la part de M. Diderot, 
jamais sujet ne fut traité d’une manière plus intéressante et plus du 
ton de la franche amitié. » 

Le projet de publication en resta là tout d’abord : Falconet partit 

1. 1** novembre et 1*** décembre 1866, !**■ janvier et !**■ février 1807. 

2. Tome II (2»' période), 1869, p. 117-144. 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 81 

pour la Russie en septembre 1766. Les copies des neuf premières lettres 
furent alors communiquées à Voltaire, à Catherine ü, à Grimm, à 
Naigeon, au prince Galitzin. Voltaire remercia Falconet par un petit 
billet, daté du 18 décembre 1767, que Diderot trouva « poli et sec » Il 
n’est rien do plus, en effet. Catherine répondit « d’un coin de l’Asie^* 
qu’elle se garderait bien de décider entre deux adversaires si convain- 
cus de leur propre bonne foi. Sa lettre, publiée par M. Cournault, est 
des plus curieuses. 

Après une dernière révision de cette discussion, en 1769, pendant 
un séjour au Grandval, Diderot ne s’en occupa plus. Mais la copie, con- 
servée par Falconet, fut prêtée à un Anglais, William Tooke, qui la tra- 
duisit et la fit paraître à Londres, peut-être avec l’autorisation tacite 
de Falconet, depuis longtemps tourmenté du désir de rendre le public 
juge du procès L 

Six ans après, le prince Galitzin s’entremit pour solliciter de 
Diderot l’autorisation de publier ses lettres avec leurs réfutations dans 
l’édition que Falconet préparait de ses œuvres. Diderot refusa net. Sa 
réponse, qu’on trouvera dans la correspondance générale, laisse planer 
sur son ancien ami l’accusation d’avoir tronqué le manuscrit primitif. 
En marge de l’autographe, le sculpteur a crayonné ces mots : « L’ori- 
ginal existe et je puis le produire » ; mais ' soit qu’il ait été égaré, soit 
que Falconet ait eu intérêt à le détruire, il ne s’est point retrouvé dans 
ses papiers. Occupé par un travail très-important — sans doute V Essai 
sur les règnes de Claude el de Néron ~ Diderot promettait néanmoins 
à M“‘« Falconet Collot) de revoir cette correspondance dès qu’il 
aurait quelque loisir. Il n’en fit rien. 

Méfiant, irascible, brutal même, « le Jean-Jacques de la sculpture » 
— un mot de Diderot — était, sous sa rude enveloppe, délicat et hon- 
nête. Privé du plaisir d’imprimer une controverse dont il tirait sans 
doute vanité, il ne laissa percer dans ses écrits aucune aigreur contre 
Diderot, ni aucune allusion à ce refus. 11 ne pouvait oublier d’ailleurs 
que c’était à lui, à lui seul, qu’il avait dû l’honneur d’être choisi pour 
ériger la statue de Pierre 

Au moment où la bibliothèque du philosophe allait être vendue à 
Catherine, en 1765, le prince Galitzin cherchait un artiste digne de con- 
cevoir 'et d’exécuter le monument que la czarine voulait élever à son ter- 
rible prédécesseur. 11 s’adi’essait tour à tour à Pajou, à Coustou, à Vassé, 

1. Pièces written by Morts, falconet and Mons, Diderot on sculpture in general 
and particularly on ihe celebrated statue of Peter the Créât, now finishing by the 
former at the St Petersburg. Translated from the French, with severac additions, 
by the Rev. William Tooke. London, 1774, in-4°. (Gravure d’après la statue), — Livre 
introuvable à Paris et à. Londres* 


XVlll. 


6 



82 


NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


qui lui demandaient," Tun 600,000 livres, l’autre /i50,000, le dernier 
400,000. Diderot, apprenant son embarras, lui présentait Falconet, dont 
les cinq figures exposées au Salon de cette année avaient été fort ad- 
mirées (voir t. X, p. 426), et quelques jours après le traité se signait : 
a C’a été l’ouvrage d’un quart d’heure et l’écrit d’une demi-page. » 
Ce contrat, que M. Cournault a publié, mais que sa longueur nous 
empêche de reproduire^dans cette notice, fait honneur à celui qui 
en a déterminé les clauses et à ceux qui les ont acceptées. Rien 
d’essentiel n’y avait été omis. Il était daté du 27 août 1766; le 8 sep- 
tembre, Falconet quittait Paris, avec Collot, son élève, dont le ta- 
lent précoce pouvait lui être et lui fut fort utile. Née à Paris, en 1748, 
Marie-Anne Collot, que Diderot et Grimm appellent M^^® Victoire, avait 
été abandonnée par son père, et son frère avait dû, pour vivre, entrer 
comme apprenti chez Le Breton. Élève de Falconet dès l’âge de seize 
ans, elle modela, sans le secours de son maître, divers bustes, entre 
autres celui de Préville en Sgaharelle, celui de Diderot, celui du 
prince Galitzin « qui, dit Grimm, est parlant comme les autres. 
L’excellente monographie de M. Cournault et le catalogue du Musée de 
la ville de' Nancy, rédigé par ses soins, compléteront une liste d’œuvres 
que nous ne pouvons qu’indiquer. M'^® Collot serait depuis longtemps 
célèbre si la sculpture française avait parmi nous le rang qu’elle 
devrait tenir. 

Falconet débarquait à peine, que Catherine écrivait â M'"® Geoffrin, 

le 21 octobre 17G6 : « M. Diderot se sert du truchement Betzky 

pour répandre la sensibilité de son cœur à quelques centaines de lieues 
de son habitation; il nous recommande ses amis, il m’a fait faire l’acqui- 
sition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil: c’est Falconet. Il va 
incessamment commencer la statue de Pierre le Grand. S’il y a des 
artistes qui l’égalent en son état, on peut avancer, je pense, hardiment 
qu’il n’y en a point qui lui soit à comparer par ses sentiments; en un 
mot, c’est l’ami de l’âme de Diderot*. » 

Le philosophe l’appelle en effet ainsi dans une des lettres qu’il lui 
adressa de 1766 à 1773, et dont chacune prouve sa sollicitude envers les 
deux absents, en même temps que la fermeté avec laquelle il défendait 
ses autres amis ou ses opinions. 

Lo modèle de la statue de Pierre était terminé ^ mais la fonte, 
retardée par mille circonstances, n’avait pas encore eu lieu quand 


1. liecueil de la Sociéùé historique russe (1867-1873), 12 v. gr. in-8. Tome I®**. 

2. Le charmant dessin aux crayons noir et blanc d’Ântoine Lossenko (Musée de 

Nancy), qui la représente telle qu’elle devait être sur la place de l’Amirauté, est 
daté de 1770. 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


83 


Diderot arriva en Russie. L’inscription qui devait être gravée sur le 
socle préoccupait Catherine qui, le 18 août 1770, écrivait à Falconet : 

« N’ayez pas peur que je donne dans l’absurdité des inscriptions qui 
ne finissent pas. Je n’ai jamais pu entendre jusqu’au bout celle dont 
vous me faites mention. Je m’en tiens à celle que vous savez, enquatr-e 
mots : Petro Primo Caiharina secunda. j» 

Diderot en proposa deux, l’une qui manquait de concision : Petro 
nomine 'primo monumentum aoîisecravit Catharina nomine secunda, 
l’autre, aussi pesante que le rocher dont elle évoque l’image : Conatu 
enormi saxum énorme advexil et suhjecil pedibus heroïs rediviva virtus î 
Toutes deux furent rejetées. Ce^léger échec le blessa moins que 
la réception de Falconet chez qui il comptait loger; celui-ci s’excusa 
de ne pouvoir lui donner la chambre dont il avait disposé pour son 
fils qui venait également d’arriver. Diderot s’en fut chez M. de Nariskin 
qui le garda jusqu’à son départ. « La lettre que mon père écrivit à ma 
mère sur la réception de Falconet est déchirante, dit M™* de Vandeul. 
Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à 
Pétersbourg, mais Pâme du philosophe était blessée pour jamais. » 

La rupture n’éclata que dans les premiers mois de i77à; car la der- 
nière lettre de notre série est datée du 6 décembre 1773, et l’on ne se 
douterait guère en la lisant du ressentiment de celui qui l’écrivit. Il y 
reprend la vieille querelle de la prétendue supériorité des anciens sur les 
modernes ; il loue Falconet d’avoir osé confier l’exécution de la tête du 
czar àM”«Collot; il s’y montre, en un mot, ce qu’il était jadis rue Ta- 
ranne ou dans la « chaumière » de la rue d’Anjou. Mais le charme était 
rompu; le pieux auto-da-fé de de Jankowitz permet précisément de 
croire que son aïeul dépassa peu après toute mesure. La blessure, cette 
fois, ne se referma pas et les deux amis ne se revirent jamais. 




LETTRES 


A FALCONET 


!• 


Ce 10 décembre 1565. 


0(jr^ je veux vous aimer toujours ; car je ne vous en aimerais 
pas moins, quand je ne le voudrais pas. Je pourrais presque 
vous adresser la prière que les Stoïciens faisaient au Destin : 
(( O Destin, conduis-moi où tu voudras, je suis prêt à te suivre: 
car tu ne m’en conduirais et je ne f en suivrais pas moins, 
quand je ne le voudrais pas. » 

Vous sentez que la postérité m’aimera, et vous en ôtes bien 
content ; et vous sentez bien mieux qu’elle vous aimera aussi, 
et vous ne vous en souciez pas. Comment pouvez-vous faire 
cas pour un autre d’un bien que vous dédaignez pour vous ? 
S’il vous est doux d’avoir pour ami... Je m’arrête là, je crois 
que j’allais faire un sophisme qui aurait gâté une raison de 
sentiment. 

Il est doux d’entendre pendant la nuit un concert de flûtes 
qui s’exécute au loin et dont il ne me parvient que quelques 
sons épars que mon imagination, aidée de la finesse de mon 
oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi qui la 
charme d’autant plus, que c’est en bonne partie son ouvrage. 
Je crois que le concert qui s’exécute de près a bien son prix.. 


1. Publiée comme inédite dans V Artiste de 1846, t. VI, p. 271. 



86 


LETTRES A FALCONET. 


Mais le croirez-vous, mon ami? ce n’est pas celui-ci, c’est le 
premier qui enivre. La sphère qui nous environne, et où l’on 
nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous 
entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent 
directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela 
est trop petit pour la (Opacité de notre âme ambitieuse, peut- 
être ne nous trouvons-nous pas suffisamment récompensés de 
nos travaux par les génuflexions d’un monde actuel. A côté de 
ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui 
ne sont pas encore. 11 n’y a que cette foule d’adorateurs illi- 
mitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont tou- 
jours vers l’infini. Les prétentions, direz-vous, sont souvent 
au delà du mérite. D'accord, mais n’y voyez- vous pas un hom- 
mage merveilleux, vous me Tavez dit, et certainement vous 
ôtes trop éclairés tous tant que vous êtes pour que l’avenir soit 
jamais assez osé pour penser autrement que vous? 

Vous voyez, mon ami, que je me moque de tout cela, que 
je me persifle moi et toutes les autres mauvaises têtes comme 
la mienne ; eh bien, vous l’avouerai-je, en regardant au fond 
de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et 
mon oreille, plus vaine que philosophique, entend meme en ce 
moment quelques sons imperceptibles du concert lointain. 

O curas hominumi O quantum est in rebus inaneM 

Cela est vrai, mais réduisez le bonheur au petit sachet de 
la réalité, et puis dites-moi ce que ce sera. Puisqu’il y a cent 
peines d’opinions, dont il est presque impossible de se délivrer, 
permettez à ces pauvres fous de se faire, en dédommage- 
ment, cent plaisirs chimériques. Mon ami, ne soufflons point 
sur ces fantômes, puisque notre souffle n’écarterait que ceux 
qui nous suivraient toujours, d’un peu plus près ou d’un peu 
plus loin. 

O le joli moment ! comme la tête allait s’exalter, si j’avais 
le temps de la laisser faire ! Mais il faut que je vous quitte 
pour aller à des êtres qui ne vous valent pas, sans flatterie, et 
pour dire des choses dont la postérité ne s’entretiendra pas. 

1, Fers., Sat. î, i. 



LETTRES A FALCONET. 87 

En vérité, cette postérité serait une ingrate si elle m’oubliait 
tout à fait, moi qui me suis tant soitvenu d’elle. 

Mon ami, prenez garde que je ne fais nul cas de la pos- 
térité pour les morts, mais que son éloge, légitimement pré- 
sumé, garanti par le suffrage unanime des contemporains, est 
un plaisir actuel pour les vivants, un plaisir tout aussi réel pour 
vous que celui que vous savez vous être accordé par le con- 
temporain qui n’ost pas assis tout à côté de vous, mais qui 
parle de vous quoiqu’il ne soit jws entendu de vous. 

L’éloge payé comptant, c’est celui qu’on entend tout contre, 
et c’est celui des contemporains. L’éloge présumé, c’est celui 
qu’on entend dans l’éloignement, et c’est celui de la postérité. 
Mon ami, pourquoi ne voulez-vous accepter que la moitié de ce 
qui vous est dû ? 

Ce n’est ni moi, ni Pierre, ni Paul, ni Jean qui vous loue; 
c’est le bon goût, et le bon goût est un être abstrait qui ne 
meurt point ; sa voix se fait entendre sans discontinuer, par 
des organes successifs qui se succèdent les uns aux autres. 
Cette voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand 
vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent, 
elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira disant 
toujours : Falconet! Falconet! 


II 


Janvier 1760. 


Je ne crains pas le compas de la raison *, mais je crains sa 
partialité qui change de poids et de mesure selon les objets. 
Tu te repais d’opinions du matin jusqu’au soir, et puis après 
tu te mets à faire la petite bouche. Eh ! mon ami, le tissu de 
nos maux et de nos peines est ourdi de chimères où l’on n’aper- 
çoit de loin en loin que quelques fils réels. La comparaison du 
concert n’est pas seulement agréable, elle est juste. Quel con- 
cert plus réel que celui que j’entends et dont je suis en état de 


1. Les passages soulignés sont extraits des lettres de Falconet. 



LETTRES A FALCONET. 


chanter toute la mélodie et tous les accompagnements ? Gela est 
noté. Quand ce ne serait (|He la douceur d'un beau rêve? Et 
n’est-ce rien que la douceur d’un rêve ? Et n’est-ce rien qu’un 
rêve doux qui dure autant que ma vie, et qui me tient dans 
l’ivresse? 

L’éloge de nos contemporains n’est jamais pur. Il n’y a què 
celui de la postérité qui me parle à présent, et que j’entends 
aussi distinctement que vous, qui le soit. L’envie meurt avec 
l’homme, ou si elle existe encore après lui, c’est pour continuer 
son rôle. On t’objecte Phidias à toi qui vis, quand tu ne seras 
plus elle t’objectera à ceux qui te suivront. 

Je ne sais si les femmes riraient ; mais elles auraient tort. 
Qu’est-ce que fait une belle femme qui va chez La Tour multi- 
plier ses charmes sur la toile, ou* dans ton atelier les éterniser 
en bronze ou en marbre? Elle y porte la prétention de plaire 
où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment 
elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle 
s’écrier : « Oh I qu’elle est belle ! » El son bonheur et son orgueil 
redoublent. Se trompe-t-clle dans son jugement? Non. Si elle 
ne se trompe pas elle est heureuse, et quand elle se tromperait 
elle le serait encore. 

Point d’injures. 11 n’y a point de plaisir senti qui soit chi- 
mérique, le malade imaginaire est vraiment malade. L’homme 
qui se croit heureux l’est. Il faut faire entrer en ce calcul, 
lorsqu’il s’agit du prix de la vie, jusqu’au plaisir momentané 
du crime ; Ixion est heureux quand il embrasse sa nuée, et si 
la nuée lui présente sans cesse l’objet de sa passion et ne 
s’évanouit pas entre ses bras, il est toujours heureux. 

A l’application ; j’avoue que 

Vixêre fortes ante Agamemnona 
Multi; sed omnes illacrimabilcs 
ürgentur ignotique longâ 
Nocte, carent quia vate sacro ». 

Mais les grands noms sont maintenant à l’abri de ces ravages, 
et tu subsisteras éternellement, ou dans un fragment de marbre. 


1, Horat., lib. IV od. ix. 



LETTRES A FALGONET. 


89 


ou plus sûrement encore dans quelques-unes de, nos lignes; il 
n’y a plus qu’un bouleversement général du globe qui puisse 
éteindre les sciences, les arts, et ensevelir les noms des 
hommes célèbres qui les ont cultivés avec succès. La lumière 
de l’esprit peut changer de climat, mais elle est aussi impéris-^ 
sable que celle du soleil. Il y a deux grandes inventions : la 
poste qui porte presque en six semaines une découverte de 
l’équateur au pôle, et rimprimerie qui la fixe à jamais. 

J’aime bien à entendre dire à un homme quil ne met pas 
à la loterie^ et qui a un billet dans^sa poche. Tu n’es pas sourd, 
tu contrefais le sourd, et si personne fut jamais dans le cas du 
proverbe, c’est mon ami Falconet. Les pires de tous les sourds 
sent ceux qui ne veident pas entendre, 

La crainte du mépris^ de la houie^ de V avilissement^ sont 
des petits motifs qui empêchent de faire mal ; mais qui, inca- 
pables d’exalter l’àme, ne feront point tenter de grandes choses. 
Ce n’est pas assez pour la plupart des choses dilïiciles de ne 
vouloir point être blâmé. Le repos et l’obscurité suffisent à ce 
but; il faut vouloir être loué, faire un cas infini de ses sem- 
blables qui sont, de scs semblables qui seront, et brûler d’une 
soif inextinguible de leur louange. Voilà le sentiment qui fait 
haleter ; voilà le sentiment qui foule aux pieds l’envieux ; voilà 
le sentiment qui fait reprendre la lyre, la plume, le pinceau, le 
ciseau. 

Vous me dites toujours que vous comptez pour rien Vélogc 
qui est à cent pas de vous^ et vous n’osez pas assurer nettement 
que vous fassiez aussi peu de cas de celui qu’on vous accorde 
à votre insu, à Londres ou à l^ékin. Mon ami, si nos produc- 
tions pouvaient aller dans Saturne, nous voudrions être loués 
dans Saturne, et je ne doute point que si elles étaient de nature 
à voyager dans toutes les parties de l’univers, comme elles sont 
de nature à voyager sur tous les points de notre globe, et à 
passer à toute la durée successive, l’émulation ne s’étendît 
avec cette sphère, et que l’artiste ne fît plus pour l’espace im- 
muable, immense, infini, éternel, que pour un point de cet 
espace. 

Et que me dites-vous de cette comète qui vient frapper 
notre globe! S’il arrivait jamais que l’orbe des comètes se 
connût assez bien pour qu’on démontrât que dans mille ans 



90 LETTRES A FALCONET. 

d’ici un de ces corps se rencontrera avec notre terre dans un 
point commun de leur couT3e, adieu les poëmes, les harangues, 
les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en 
ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se 
mettrait à planter ses choux, et vous tout aussitôt qu’un autre. 
Si l’on peignait encore^ des galeries, c’est qu’on supposerait 
que l’astronome a fait un faux calcul. Ce serait bien la peine 
d’embellir une maison qui n’aurait plus qu’un moment à durer. 
En un mot, mon ami, la réputation n’est qu’une voix qui parle 
de nous avec éloge, et n’y aurait-il pas de la folie à ne pas mieux 
aimer son éloge dans la bouche qui ne se taira jamais que dans 
une autre ? 

Malgré que nous en ayons, nous proportionnons nos efforts 
au tenjps, à l’espace, à la' durée, au nombre des témoins, à 
celui des juges; ce qui échappe à nos contemporains n’échap- 
pera pas à l’œil du temps et de la postérité. Le temps voit tout; 
autre germe de perfection. Cette espèce d’immortalité est la 
seule qui soit au pouvoir de quelques hommes, les autres 
périssent comme la brute. Pourquoi ne vouloir pas que je sois 
jaloux et que je prise cette distinction particulière à quelques 
individus distingués de mon espèce? Que suis-je? des rêves, 
des pensées, des idées, des sensations, des passions, des qua- 
lités, des défauts, des vices, des vertus, du plaisir, de la peine. 
Quand tu définis un être, peux-tu faire entrer dans ta définition 
autre chose que des termes abstraits et métaphysiques? La 
pensée que j’écris c’est moi ; le marbre que j’anime c’est toi. 
C’est la meilleure partie de loi, c’est toi dans les plus beaux 
moments de ton existence, c’est ce que tu fais, c’est ce qu’un 
autre ne peut pas faire. Quand le poëte disait : 

Non omnis moriar; muitaque pars met 

Vitabit Libitinam', 


il disait une vérité presque rigoureuse. J’ai bien peur que tu 
n’aies prêché cette maudite philosophie meurtrière à ton fils, et 
que tu n’en aies fait un pourceau du troupeau d’Épicure. 


1. Horat., lib. III, od. xxx. 



LETTRES A FALCONET. 91 

Vous avez tout perdu en me faisant écrire ces ch^ffons-là ; 
mon projet était de faire un discours en forme, avec toute Tëlé- 
vation, Tenthousiasme, la raison que je crois avoir, et, Dieu 
merci! m* en voilà quitte. Le feu s*est évaporé, et je n'y reviens 
plus que pour vous tracasser. Bonjour, mon cher ami Bonjour;*' 
vous voyez bien qu’en vous disant cela, je vous baise sur les 
deux joues. 


111 


Janvier 1706. 


Vous n’êtes point bête, je vous le jure; vous avez fait seu- 
lement un petit pas du côté du vrai ; si j’en fais un autre, nous 
pourrons bien nous donner la main. 

Je ne ^nôprinc pas le complani^ ni vous non plus ; je ne serai 
pas embarrassé de vous montrer que l’idée présente que j’ai du 
jugement favorable de la postérité est du comptant, puisque j’en 
jouis et que je suis heureux. Vous en jouissez vous-même, 
moins que moi peut-être, quoique vous y ayez plus de droit; 
c’est une affaire de caractère. Mais vous en jouissez, puisque 
vous convenez assez franchement qu’ après tout, il vaut mieux 
être préconisé par une voix qui loue sans cesse que par une 
bouche qui se tait quand nous n’avons plus d’oreilles. Il fau- 
drait que vous fussiez fou ou peu vrai, si vous n’avouiez du 
moins que l’idée actuelle en est plus flatteuse. 

Vous m’accusez de ri avoir pas répondu à tout^ et d* avoir 
fait V aveugle^ quand je vous accusais de faire le sourd. Je n’ai 
pas mon griffonnage tout présent, mais je ne crois pas votre 
réponse bien fondée. 

Je ne tiens point votre dernière lettre pour répondue. Au 
demeurant ayez la bonté de considérer, mon ami, que c’est vous 
qui défendez le paradoxe, et que par conséquent c’est, à la vérité, 
le côté vrai qui est pour moi, mais que c’est vous qui avez le 
côté amusant. 

Vous plaisantez tant qu’il vous plaît, et il faut, moi, que je 
sois toujours sérieux. Diable !il n’est pas question de plaisanter 



92 


LETTRES k FALGONET. 


'‘quand il s’agit de la vapeur qui repaît les narines des dieux, 
de la fumée odoriférante qui embaume nos temples, et du bon- 
heur de mâcher la feuille sacrée qui fait les prophètes. 

A propos, pourriez-vous bien me dire, mais là, en votre 
âme et conscience, comme si vous étiez devant Dieu, que la 
trompette sonnât, quemous l’entendissions tous deux, et que je 
pusse lire au fond de votre cœur; pourriez-vous me dire si, 
tandis que moi qui ne regretterais ni un louis, ni deux, ni trois, 
ni quatre (voilà mes moyens) pour rendre votre Pygmalion et 
plusieurs de vos ouvrages invulnérables par la main du temps, 
vous ne donneriez pas, vous qui êtes le père et qui devez 
avoir des entrailles, un écii pour assurer la même prérogative à 
ces précieux enfants-là? Si je vous fais une fois lâcher un écu, 
prenez garde. * 

Et vous aurez bien de la peine à ne pas lâcher le premier 
écu, car il serait, pardieu, aussi fou de tenir les cordons de sa 
bourse serrés pour ce que je vous demande, qu’il le serait de ne 
pas vendre au même prix l’immortalité, avec toute la fraîcheur 
de la jeunesse, à des enfants de chair et d’os à l’éducation des- 
quels on aurait donné des soins infinis, et qui feraient un hon- 
neur universel à l’institution paternelle. 

Est-ce que tu n’es pas père? est-ce que les enfants ne sont 
pas de chair? Est-ce que quand tu t’es épuisé sur un morceau 
qui te satisfait, après le souris d’approbation, ne te vient-il pas 
un soupir de regret sur la lèvre en pensant que, passé le pré- 
sent tribut précaire du jour, tout sera fini demain pour l’ou- 
vrier et pour l’ouvrage ? 

Et, certes, regardant et voyant ces pieds^ ces mains, ces 
têtes, ces membres si délicats, je me suis quelquefois t^crié 
douloureusement : « Pourquoi faut-il que cela finisse? » et c’était 
du plus profond de mon cœur. Pourquoi le même sentiment, la 
même peine n’aurait-elle pas été au fond du tien, plus ou moins 
fortement sentie et prononcée? 

J’ai dit de ton ouvrage ce que j’ai quelquefois dit de Voltaire 
même, de l’homme, lorsque son poëme m’enchantait, et que je 
pensais à la caducité qui le touche (et la caducité a un pied 
sur le tombeau, et l’autre pied sur le gouffre) : « Pourquoi faut-il 
que cela meure 1 » Allons, mon ami, là, avoue-moi que tu es, que 
tu as été et que tu seras un peu plus que tu ne dis. Si tu avais 



LETTRES A FALCONET. 


93 


fait une mauvaise chose sur laquelle on eût écrit: Falconet fecit, 
qu’elle fût placée de manière à rester après toi, et que tu 
apprisses qu’elle est brisée, certes tu t’en réjouirais. A l’appli- 
cation I 

Avez-vous le diable au corps, monsieur Falconet, de me faire 
saboter comme un pot, et d’eniburnerdans un courant d’étude ma 
tête que d’autres êtres appellent? Au premier instant de loisir 
et de bonne humeur, et puis je reprends mon Qlinde. Bonjour, 
sophiste. 


IV 


Février 17Gü. 

J’ A J suivi le conseil que vous m’avez donné. J’ai repris vos 
lettres : je les ai placées devant moi, et j’ai écrit à mesure que 
je les lisais. Si je n’ai pas répondu à tout, ce n’est ni dissimu- 
lation, ni finesse, ni même insulBsance; c’est inadvertance pure. 
Si vous connaissiez mes amis avec qui je ferraille sans cesse, ils 
vous diraient tous que personne n’avoue plus franchement que 
moi une bonne botte bien appliquée. Je vous présenterai mes 
idées isolées les unes des autres, parce que ce sera vous épar- 
gner la peine de les découdre. Je vous les présenterai d’une 
manière courte, sèche et abstraite, parce que, sous cette forme, 
elles en donneront peut-être moins de prise à votre subtilité. Je 
les dépouillerai de tout le faste oratoire, parce que vous êtes 
ombrageux, et que ma cicéronerie pourrait vous mettre en 
méfiance. 11 n’y en a presque aucune qui n’eût échauffé mon 
âme et pris une teinte de pathétique; mais on risque de vous 
faire rire, en cherchant à vous faire pleurer. Vous êtes le plus 
maudit adversaire qu’on puisse avoir en tête. J’ai voulu essayer 
ce qu’on obtiendrait de vous en s’abandonnant à votre discré- 
tion, et si vous auriez la lâcheté de battre un homme qui se 
couche à terre; car c’est se coucher à terre que de s’assujettir 
à la méthode scolastique et sentencieuse dans une affaire de 
verve, de sentiment et d’enthousiasme. 

Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne 



LETTRES A FALCONET. 


94 

peut qu'être utile à celui qui travaille. Or, le sentiment de Tim- 
mortâhié; le désir de s'illustrer chez la postérité; de faire l'ad- 
miration etVentretien des siècles à venir; d'obtenir après sa 
mort les mêmes honneurs que nous rendons à ceux qui nous 
ont précédés; de fournir une belle ligne à l'historien, d'inscrire 
aussi son nom à côtégde ceux que nous ne prononçons jamais 
sans verser une larme, sans pousser un soupir, sans éprouver 
le regret ; de nous assurer les bénédictions que nous avons 
tant de plaisir à donner aux Sully, aux Henri IV, à tous les bien- 
faiteurs du genre humain, tend à émouvoir le cœur, à enflam- 
mer l’esprit, à élever l'ame, à mettre en jeu tout ce que j'ai 
reçu d’énergie. Donc, etc. 

Archimède ordonna que l’on gravât sur son tombeau la 
sphère inscrite au cylindre. . 

On ne porte guère en soi le sentiment de s’immortaliser 
sans la conscience de quelque talent rare. Ce sentiment est 
grand; il est honnête, même dans l’homme médiocre. Il est 
naturel au grand hommes c'est une portion de son apanage, 
qu'il ne peut négliger sans un inépris rituel de Vespéee 
humaine. 

Parmi toute cette canaille qui est à naître, et qui naîtra 
toutefois voire égal, votre supérieur, peut être au moins un 
juge, un^oële, un artiste, un ministre, un souverain digne de 
vous. 

Lorsque, sur la garantie de tout un siècle éclairé qui m'en- 
vironne, je puis m'écrier aussi ; Non omnis moriar, que je 
laisse après moi la meilleure partie de moi-même, que les seuls 
instants de ma vie dont je fasse quelque cas sont éternisés, il 
me semble que la mort en a moins d'amertume. 

Parmi tant d'idées superstitieuses dont on a entêté les 
hommes, je suis toujours surpris qu'on ne leur ait pas persuadé 
qu’ils entendraient sans cesse sous la tombe le jugement qu’ils 
auraient mérité: l'homme de bien, la voix de la louange et du 
regret; le méchant, la voix de l'anathème et de l’exécration. 

Ma comparaison du concert lointain est douce, dites-vous, 
mais elle n'est pas justeypourla faire juste, il aurait fallu dire: 
J'entendsun concert lointain. Eh bien ! soyez content, jel'entends. 
Tous les grands hommes l'ont entendu ; il ne tient qu’à moi de 
vous le faire entendre. Écoutez, Falconet, lorsque votre Pygma-- 



LETTRES A FALCONET. 


95 


lion aura passé aux siècles à venir, voici ce qu ils en diront...*, 
mon éloge est celui du présent et de Tavenir. 

Vous continuez : Quoi! n'ya-Uü que cette foule d! adorateurs 
futurs et illimités qui puisse vous satisfaire? Je ne dis pas 
cela, je n*en exclus aucun, et pourquoi exclurais-je ceux qui 
ne sont pas? Est-ce que si vous avez fait un ouvrage aussi 
parfait que le Gladiateur^ ce n’est pas Téloge de la postérité 
que vous entendez dans celui d’Agasias ? Agasias n'est plus, 
mais son ouvrage achevé, était-il ridicule qu’au milieu des 
acclamations des Athéniens, il discernât la voix de Falconet qui 
n’était pas encore? 

On savait assez de son temps qu’ Agasias avait fait le Gla- 
diateur^ et soyez sûr, mon ami, que ce n’est pas pour son 
siècle qu’il écrivit au pied de sa statue : ArA2I\2 EIlOIEl. 
Voilà lame, voilà la grande âme. Comme l’œil et l’esprit qui 
s’élancent jusqu’aux étoiles fixes, elle se porte dans la durée et 
dans l’espace à des intervalles immenses. Si vous connaissiez 
alors sa joie, son tressaillement, son ivresse ! Mais vous la con- 
naissez. 

On plaignait Épaminondas de mourir sans enfants : « Que 
dites-vous? répliqua-t-il d’une voix moribonde; et Leuctres et 
Mantince mes deux fdles! » Voilà, mon ami, la famille dans 
laquelle il avait vécu, et dans laquelle il se voyait survivre 
avec joie. 

Je vous prie, mon ami, de lire cela à des femmes^ et vous me 
direz si elles ont ri. Je sais bien que dans leurs plus grands 
écarts d’orgueil, leur imagination ne va point au-delà de leur 
vie. Vous avez très-bien dit : Les femmes en général^ ainsi que 
bien des hommes^ ne laissent rien à la postérité. Quand elles 
ne sont plus c'est omnino. Sur quoi diable compteraient-elles 
dam ce pays-là ? 

Pourquoi ne vous êtes-vous pas toujours chargé de répondre 
vous-même à vos objections? Vous ne m’auriez rien laissé à 
dire. 

Insatiables philosophes^ nous dites-vous, appréciateurs 
simulés des vrais biens, vous jouissez de Junon, et vous 
courez encore après la nuée. Hélas I mon ami, laissez faire 


1. Il y a ici une lacune dans le manuscrit. 



LETTRES A FALCONET. 


96 

rhomme,il fait bien; c’est son fort que d’être plus heureux en 
embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon. Je dispose de 
la nuée; et Junon dispose de moi. Pensez-y bien, et vous 
verrez que la nuée est aussi réelle et plus douce que la 
déesse. ^ 

Eh ! combien de fois le rêve du matin ne m’a-t-il pas été 
plus doux que la jouissance de l’après-midi? Ne me détachez 
pas de la meilleure partie de mon bonheur. Celui que je me 
protnets est presque toujours plus grand que celui dont je 
jouis. Ce ii’est pas chez moi, c’est dans mon château en Espa- 
gne que je suis pleinement satisfait. Aussi quelque événement 
le renverse-t-il? je me hâte bien vite d’en rebâtir un autre. 
C’est là que je me sauve des fâcheux, des méchants, des impor- 
tuns, des envieux. C’est là que j’habite les deux tiers de ma 
vie. C’est là que vous pouvez m’écrire, quand vous ne pourrez 
pas venir. 

Voilà la différence qu’il y a entre un Zoïle et moi. Celui-là 
trouble la douceur du concert présent : moi, j’accrois tant que 
je puis la douceur de ce concert, et je porte encore aux oreilles 
de Voltaire la douceur du concert à venir. Combien de fois ne 
lui ai-je pas écrit : « Laissez brailler maître Aliboron, et écoutez 
dans ma bouche ce que disent et pensent de vous les habiles 
gens, les honnêtes gens vos contemporains, et avec eux ce 
qu’en diront et penseront tous les honnêtes et habiles gens des 
siècles à venir. » 

Lorsque mes contemporains modestes m’apportent avec leur 
éloge celui de la postérité, ce sont les représentants du présent 
et les députés de l’avenir; et quelle raison puis-je avoir de 
séparer en eux ces deux caractères, d’agréer l’un et de dédai- 
gner l’autre? Ils ont, comme représentants et comme députés^ 
les mêmes lettres de créance, la lumière de leur siècle et le 
bon goût de la nation. Us ont, par la comparaison qu’ils font de 
moi avec les hommes les plus honorés des âges antérieurs, par 
l’expression de leur propre sentiment, par la perspective glo- 
rieuse qu’ils ouvrent devant moi, réuni le passé, le présent et 
l’avenir, pour m’offrir un hommage plus précieux, et il me 
paraît difficile de démêler ces parfums sans les affaiblir. S’ils 
sont bons juges du passé, ils sont bons témoins du présent, et 
garants sûrs de l’avenir. Si vous contestez leur garantie, rejetez 



LETTRES A FALCONET. 97 

leur témoignage, récusez leur jugement et fermez la porte de 
votre atelier. 

Ah ! qu*il est flatteur et doux de voir une nation entière 
jalouse d’accroître notre bonheur, prendre elle-même la statue 
qu’elle nous a élevée , la transporter à deux mille ans sur un 
nouvel autel, et nous montrer et la race présente et les races à 
venir prosternées. 

Mais si l’on encourage l’homme aux grandes choses, en lui 
montrant son nom qui s’en va d’âge en âge accompagné d’ac- 
clamations, de bénédictions de voix et de transports d’admira- 
tion, je vois qu’on réussit également à Teffrayer des mauvaises, 
en lui faisant entendre le jugement sévère de la postérité. Les 
pères portent cette voix terrible aux oreilles de leurs enfants, 
les citoyens aux oieilles de leurs ooncitoyens, les nations aux 
oreilles de leurs souverains. Dites à un homme : Si tu fais ainsi, 
ton nom sera béni dans tous les siècles; et ses entrailles en 
tressailliront. Dites-lui : Si tu fais autrement, ton nom sera 
exécré; et il en frémira. 

Vous aurez bien de la peine à ne pas prendre pour un 
monstre celui qui n’aurait ni tressailli ni frémi : et pourquoi 
cela, s’il vous plaît? 

Les l^]gyptiens exposaient le cadavre de leur souverain sur les 
bords du Nil, et là ils lui faisaient son procès, et le jugeaient 
en présence de son successeur. Croyez-vous que pour peu que 
ce successeur eiil une âme douce, honnête et sensible, cette 
cérémonie ne Tairectât pas, du moins pour le moment; qu’il ne 
se mît pas par la pensée à la place du mort; qu’il ne se dît 
pas à lui-même : Un jour, qui sera peut-être demain, je serai 
exposé comme celui-là; c’est ainsi qu’on parlera de moi? Je 
suis sur que Henri IV se serait écrié : Ventre-sainl-grisl 
qu' ainsi ne soif, 

La postérité ne commence proprement qu’au moment où 
nous cessons d’être ; mais elle nous parle longtemps aupara- 
vant. Heureux celui qui en a conservé la parole au fond de son 
cœur ! 

Mais qu’est-ce que la voix du présent? Rien. Le présent 
n’est qu’un point, et la voix que nous entendons est toujours 
celle de l’avenir ou du passé. Demain n’est pas plus pour vous 
que l’année 99999. Il vous serait plus doux, et il ne vous 

7 


xviii. 



fS LETTRES A FALCONET. 

serait pas plus difficile d’entendre le concert lointain de 99999 
que celui de demain. Le ton est donné et il ne changera 
pas. 

Mais je vous entends... Tant de grands noms oubliés l tant 
de grands hommes dont les ouvrages sont perdus ou détruits^ 
tant d'autres dont les ouvrages sont attribués à ceux qui ne les 
ont pas faits!.*. Vous m’objectez un péril auquel vous n’êtes 
et ne serez jamais exposé; il n’y a plus à craindre pour les 
ouvrages, les actions et les noms des hommes illustres que la 
rencontre d’une comète. 11 faut que tout subsiste ou périsse à 
la fois. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le sentiment de 
l’immortalité, le respect de la postérité, n’ont jamais été plus 
vifs qu’en les âges où vos réflexions auraient eu quelque force. 
L’illustration à venir n’aperdu sa valeur que depuis que la durée 
éternelle du monde entier lui est assurée. C’est que les âmes 
ont moins d’énergie, c’est qu’il est plus court et plus aisé de 
mépriser que d’obtenir le suffrage des temps à venir. Cherchez 
bien au fond de ce sac, et vous y trouverez l’insuffisance et la 
paresse. 

11 fut uit temps où un littérateur, jaloux de la perfection de 
son travail, le gardait vingt ans, trente ans dans son porte- 
feuille. Cependant une jouissance idéale remplaçait la jouissance 
actuelle dont il se privait. 11 vivait sur l’espérance de laisser 
après lui un ouvrage et un nom immortels. Si cet homme est un 
fou, toutes mes idées de sagesse sont renversées. 

Mais, dites-moi, quelle est la ressource et quel jugement 
vous portez d’un de mes amis? II s’est préparé pendant vingt 
années, et il a travaillé pendant dix à un des plus beaux 
ouvrages, à mon sens, qui existent; de la philosophie la plus 
vraie, la plus solide, la plus franche, et qu’assurément il n’ou- 
bliera jamais. Sa préface commence par ces mots ; Ami^ quand 
tu me liras y je ne serai plus^ mais dans ce moment où je suis y 
je pense que tu ne pourras refuser une larme à ma mémoire y et 
mon âme en tressaillit de joie. 

Cher Falconet, l’ouvrage que vous avez fait et qui passera à 
la postérité est une lettre que vous écrivez à un ami qui est 
aux Indes, qui la recevra sûrement, mais que vous ne reverrez 
plus. 11 est doux d’écrire à son ami, il est doux de penser qu’il 
recevra notre lettre, et qu’il en sera touché. 



LETTRES A FALCONET. 


Votre postérité est une loterie que je ne verrai jamais tirer. 
J en! y mets point... Vous y mettez malgré vous; et votre billet 
est bon, et vous ne sauriez l’ignorer. Je vois seulement que 
vous dédaignez une portion de votre lot. Avez-vous raison? 

Si vous aviez exécuté pour Londres, ou votre statue de 
l’ A ?niiié, ou celle de Saint Ambroise, ou celle qui étend un 
pan de sa robe sur des fleurs d’hiver, l’admiration des Français 
ne vous garantirait-elle pas l’admiration générale des Anglais? 
Ne jouiriez-vous pas de leur suflrage avant que de l’avoir 
obtenu, et ne seriez-vous pas injuste envers les Français et les 
Anglais, si le succès de votre ouvrage était douteux pour vous? 
Eh bien! Londres où vous avez envoyé un chef-d’œuvre dont 
vous ne recevez pas de nouvelles, c’est la postérité. 

Appellerons-nous postérité deux ou trois siècles? Il nous 
faut une pérennité bien et dûment constatée. Encore une fois, 
elle l’est. La lumière peut changer de contrée, mais elle ne 
peut plus s’éteindre. 

Et les tyrans et les prêtres , et tous ceux qui ont quelque 
intérêt à tenir les hommes dans l’abrutissement, en frémissent 
de rage. 

C’est un rêve que votre postérité... Ce n’est point un rêve; 
ou les espérances fondées sur le mérite de nos productions, ou 
la comparaison de ces productions avec celles des anciens^, ou 
l’éloge égal que nos contemporains font des unes et des autres, 
ou les lumières et le bon goût de ces contemporains, ou les 
lumières et le bon goût des autres artistes, vos envieux et vos 
rivaux, ou la constance de la nature que vous avez imitée, ou 
tout ce qui peut aujourd’hui garantir à un habile homme le 
succès et la durée de son nom et de son ouvrage, sont aussi 
des rêves. 

Entassez suppositions sur suppositions; accumulez guerres 
sur guerres; à des troubles interminables faites succéder des 
troubles interminables; jetez sur l’univers un esprit de vertige 
général, et je vous donne cent mille ans pour perdre les 
ouvrages et le nom de Voltaire : vous ne réussirez qu’à en 
altérer la prononciation. 

Et puis, qu’a de commun le nom que je porte avec la sen- 
sation délicieuse que j’éprouve à penser que mon Iphigénie 
fera pleurer à jamais les hommes? les hommes, entendez-vous, 



100 LETTRES A FALCONET. 

à jamais^ entendez-vous ? c*est ainsi que Racine se parlait à 
lui-même. 

Je reçois des éloges éclairés et sincères. Je les distingue,,, 
sans en être affecté,,. Avec une pareille surdité pour ceux qui 
crient à mon oreilley comment voulez^vous que f entende des 
sons lointains? Si le feit est vrai, il est sans réplique. Que je 
vous plains! Vous n’êtes pas heureusement né. L’éloge de votre 
propre cœur est le seul qui vous reste, et cet éloge n’enivre pas. 
Vous n’aimez donc, n’estimez donc personne? Combien de 
voix qui n’arrivent point à mon âme sans la troubler! et celle 
de mon ami, et celle de mon amie, et celle de mon concitoyen, 
et celle de l’étranger, et celle de la postérité qui me console de 
toute la peine que j’ai soufferte pendant vingt ans. 

Qu’est-ce qui soutenait left Roger et François Bacon, tant 
d’autres qui ont été persécutés dans des âges éclairés, tant 
d’autres qui ont consumé leur vie parmi des contemporains 
incapables d’apprécier leurs travaux, tant d’autres que la nature 
condamnait au malheur, en leur accordant un génie précoce 
pour leur siècle? Ils étaient ou ignorés, ou méprisés, ou calom- 
niés, ou pauvres, ou tourmentés. Ils voyaient que de longtemps 
ils ne seraient compris, évalués, estimés. Cependant ils conti- 
nuaient de souffrir et de travailler. Parmi une infinité de motifs 
de leur constance, vous n’en exclurez pas du moins le seul qu’ils 
aient unanimement allégué : c’est que le temps de la justice 
viendrait. 11 est venu ce temps qu’ils avaient prédit, et justice 
s’est faite. Rien de si commun et de si sincère que l’appel à la 
postérité, et quand il est légitime, il n’est point mis au néant. 

Et tous ceux qui ont consacré leur vie à des ouvrages pos- 
thumes, et qui n’ont espéré de leurs travaux que la bénédiction 
des siècles à venir; voilà les hommes que vous appelez des fous, 
des insensés, des rêveurs; les plus généreux des hommes, les 
âmes les plus fortes, les plus élevées, les moins mercenaires. 
Envierez-vous à ces mortels illustres leur unique salaire, la 
pensée douce qu’ils seraient un jour honorés? 

Et ces philosophes, et ces ministres, et ces hommes véri- 
diques qui ont été la victime des peuples stupides, des prêtres 
atroces, des tyrans enragés, quelle consolation leur restait-il 
en mourant? C’est que le préjugé passerait et que la postérité 
reverserait l’ignominie sur leurs ennemis, O postérité sainte et 



LETTRES A FALGONET. 


101 


sacrée! soutien du malheureux qu on opprime, toi qui es juste, 
toi qu’on ne corrompt point, qui venges Thomme de bien, qui 
démasques Thypocvite, qui traînes le tyran ; idée sûre, idée 
consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philo- 
sophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux. 

(( Mes amis, le ciel nous a réservés pour donner un 
exemple mémorable à l’avenir. » Voilà les premiers mots de la 
harangue d’un soldat romain, résolu de se tuer plutôt que de 
mettre bas les armes, et exhortant ses camarades à l’imiter. 

Sans doute, cet atome qu^Sn appelle le génie est un élé- 
ment incoercible. Smis doute il y a dans Vobjel même de son 
attention un germe d émulation. Peut-être travail le- t-il malgré 
lui. Mais comptez que l’homme précoce vit, boit, mange avec les 
stupides qui ^environnent, mais converse avec l’avenir. C’est à 
ceux qui ne sont pas encore qu’il adresse toujours la parole. 

Vous craignez le mépris^ la hontey V avilissement^ et moi 
aussi. Vous êtes plus sensible aux reproches qu'à V éloge je 
vous ressemble encore en ce point. Mais il est un sentiment que 
je porte bien plus loin que vous, et qui est-ce qui me blâmera 
de ne vouloir être blâmé ni du présent ni de l’avenir? De 
redouter le mépris et de ceux qui sont et de ceux qui ne sont 
pas? L’avilissement, dans un temps où je me transporte? De 
rougir par anticipation, d’entendre la réclamation de nos neveux? 
Ehquoi! parce que l’idée que les hommes fouleraient un jour aux 
pieds ma cendre exécrée, briseraient des monuments usurpés, 
substitueraient aux lignes sacrilèges de la flatterie, la vérité 
cruelle; parce que cette idée me tourmente, me révolte, m’est 
insupportable; parce qu’elle me fait sauter de dessus mon 
fauteuil, et dire avec transport : « Non, cela ne sera pas, j’aime 
mieux être déchiré par des bêtes féroces qui m’environnent; 
j’en appelle à la postérité! » vous m’appellerez fou, insensé. Ah! 
mon ami, puisse cette race de fous se multiplier à l’infini! Tout 
ce que les siècles passés ont eu de braves gens en ont été ; ils 
l’ont dit, ils l’ont écrit. 

Mais cette attente est bien incertaine,,. Elle n’a jamais été 
trompée. L’eût-elle été autrefois, elle ne le sera plus. Il faut 
remonter jusqu’aux temps fabuleux, aux siècles qui ont précédé 
la guerre de Troie, pour y supposer des noms célèbres ignorés... 
Elle est bien creuse. Moins vous lui accordez de valeur, plus il 



102 


LETTRES A FALCONET. 


est généreux de s*en contenter. Mais il faut voir comment 
Cicéron, Démosthène, Alexandre, tout ce qu’il y a eu d’hommes 
extraordinaires s'en sont enivrés. Dites-moi pourquoi plus une 
âme antique fut héroïque, plus je la trouve pleine de cet en- 
thousiasme ? 

Je reviens à cet aiâi qui a adressé son ouvrage à ceux qui 
viendront après lui. A qui cet homme pensait-il en écrivant sa 
préface? De qui s’est-il occupé dans le cours de son ouvrage? 
A qui a-t-il parlé? Avec qui a-t-il conversé? Avec la postérité, 
mon ami; avec nos neveux. Auriez-vous eu le front de dire à 
cet auteur qu il était fou ? L’auriez-vous pensé? Mais je voudrais 
que vous le vissiez, lorsque je suis seul avec lui dans son mu- 
seum, me montrer du doigt ses posthumes et me dire : Ils les 
auront un jour. Je voudrais que vous vissiez la joie qui éclate 
sur son visage, lorsqu’il ajoute : Les scélérats hypocrites^ les 
nbonnnables tyrans en seront réduits à frémir autour de ma 
tombe l Cette joie n’est-clle pas réelle? Ce sentiment n’est-il 
pas juste, noble, naturel, honnête, sensé? Pour être sage, à 
votre avis, fallait-il que cet homme restât dans l’oisiveté? Exi- 
geriez-vous qu’il demeurât indifférent, stupide, vis-à-vis de ses 
productions? Et le blâmerez-vous de se repaître d’avance du 
bien qu’elles feront, et du jugement qu’on en portera ! 

Est-ce que vous ne voyez pas que le jugement anticipé de la 
postérité est le seul encouragement, le seul appui, la seule con- 
solation, l’unique ressource de l’homme en mille circonstances 
malheureuses? Permettez donc que je m’écrie encore une fois : 
O postérité sainte, à combien de maux les hommes refuseraient 
de s’exposer sans toi ! Combien de grandes actions ils ne feraient 
point, à combien de périls ils se soustrairaient! C’est ton cri 
perçant qu’ils ont entendu qui les a élevés au-dessus des tra- 
vaux, des dégoûts, des supplices, des terreurs de toute espèce. 
Combien de fois n’ont-ils pas méprisé l’éloge de leurs contem- 
porains pour s’assurer du tien !* 

Non, non, monsieur, vous vous trompez. Que le grand ar- 
tiste astronome sache tout seul^ ou sache avec toute la nation qu'il 
est un moment fixe où la terre sera rencontrée dans un point 
de son orbite par un corps céleste qui la dispersera en mille 
piécesy et cette découverte flétrira son âme, et je ne me persua- 
derai jamais qu’elle n’opère pas sourdement en lui et que la 



LETTRES A FALCONET. 


.103 

perfection de son ouvrage n*en souffre. C’est une cause de dégoût ; 
quelque légère que vous la supposiez elle aura son effet. 

Je vous l'ai dit et je le répète : notre émulation se propor- 
tionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins. 
Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que 
vous finissez. Or, tout étant égal d’ailleurs entre vous et moi, 
même sensibilité, même talent, même amour de k considération 
actuelle, même crainte du blâme présent; si j’y joins l’idée de' 
postérité, si j’accrois le nombre ^le mes approbateurs et de mes 
détracteurs existants, de la multitude infinie des juges à venir, 
j’aurai pour bien faire un motif de plus que vous ; vous serez 
l’homme du catafalque qu’on élève aujourd’hui et qu’on détruit 
demain ; je serai l’homme de l’arc de triomphe qu’on bâtit pour 
l’éternité. 

L’énergie de ce ressort particulier n’est bien connu que de 
ceux qui l’ont. C’est l’homme avec la fièvre, et l’homme de 
sang-froid. Mais jugez-en par le discours et les actions. Ils ont 
tenté des choses plus difficiles. Plus ils ont attaché de prix à la 
vie future, moins ils en ont mis à la vie présente; ils ont été surtout 
à mille lieues par delà la petite ambition de surpasser un riva! ; 
il s’agit bien de mieux peindre celle galerie qu'on m'a confiée 
que celui qui peinl la galerie voisine. Je ne sais ce qu’il se pro- 
pose; pour moi, je projette un monument qui m’immortalise, 
j’aurais fait infiniment mieux que lui que je pourrais être dé- 
sespéré. J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles 
suivants, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera 
méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étour- 
diraient pas sur le bruit imperceptible du sifflet à venir. 

Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, 
n’excluent aucune sorte d’émulation ; ils ont de plus je ne sais 
quelle analogie secrète avec la verve et la poésie. C’est peut- 
être que les poètes et les prophètes commercent par état avec 
les temps passés et les temps à venir. C’est qu’ils interpellent 
si souvent les morts, ils s adressent si souvent aux races futures, 
que le moment de leur pensée est toujours en deçà ou en delà 
de celui de leur existence. Espèce d’êtres bien rares, bien ex- 
traordinaires, bien étonnants. Ce n’est pas de la maladie, c’est 
de la poésie qu’il fallait dire le to Ocîov. 

Voilà Thomas qui va tenter le Czar Pierre^ poëme épique. 



LETTRES A FALCONET. 


106 

J1 est de la santé la plus délicate, il a sur les joues la pâleur 
incarnate du poitrinaire. L'entreprise sera longue et pénible; il 
le sent, il le craint; il ne demande qu*auiant de vie qu'il en 
faut pour achever. Cet homme aura à peine le temps de re- 
cueillir réloge de ses contemporains, s'il l'a. Est-ce là ce qui 
le séduit? La véritable folie, ce serait de s'immoler, de se con- 
sumer pour entendre crier : Oh ! que cela est beau ! et passer. 
Ce n'est pas là ce qui soutient Thomas ; c’est, pendant toute 
la durée de son travail, mon éloge qu'il fait bien de saisir par 
anticipation, car il pourrait aisément ne pas l’obtenir autrement. 
A chaque beau morceau qu'il produit, il me voit, et il dit : 
Quel plaisir cela va faire à Diderot, à Voltaire, àMarmontel !... 
Je suis la postérité relativement au moment de son transport. 
Mais il faut l’entendre lui-même, lorsqu’il compare le temps 
que son ouvrage exige avec la courte durée qu’il s'accorde; 
vous verriez si l’espoir d’exposer aux siècles à venir son buste 
à côté de celui d’Homère et de Virgile n’est rien pour lui; vous 
verriez s'il ne consentirait pas, à cette condition, d’expirer en 
mesurant le dernier hémistiche de son poëme; il veut en mou- 
rant être compté parmi les sept à huit génies rares que la na- 
ture a produits depuis la création du monde; il veut laisser un 
grand nom. 

Je n’ai point esquivé par adresse les flammes de la bibliothèque 
d'Alexandrie? C'était un épouvantail à présenter à ceux qui 
y ont péri, mais non pas à nous. La foudre tombera quelque 
jour sur la Bibliothèque royale, ün jour les tourbillons de la 
fumée et du feu disperseront dans les airs les cendres et les 
feuillets à demi brûlés des anciens et des modernes qu'on y a 
rassemblés. Tant pis pour le public, la nation, le monarque ; 
mais Homère, Virgile, Corneille,Racine, Voltaire, n'en souffriront 
rien. Ils continueront d’être lus en cent lieux de la terre, au 
moment même de l’incendie. Il ne faut à présent, grâce au 
progrès de l'esprit humain et à l'art de Fournie^, rien moins 
qu'un déluge universel, une déflagration générale pour détruire 
ce qui vaut la peine d’être conservé. 

Et pourquoi vouliez-vous que je répondisse à votre émula-- 
tion machinale^ à votre engagement de V ouvrage avecV ouvrier? 
Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité est 
souvent préexistant dans l’homme à cet engagement. D’ailleurs 



LETTRES A PALCONET. 


105 


je ne nie point la force et la réalité de ces motifs ; mais je dis 
que si le poëme de Thomas devait périr au même instant que 
lui, il ne le ferait point, etc* est d*après lui que je parle. Je de- 
mande quelle était la pensée et la consolation de Milton cher- 
chant à Londres un imprimeur qui voulût bien risquer vingt 
guinées à la première édition de son poëme, et ne le trouvant 
point; je demande ce que ce génie étonnant, disait à lui- 
même lorsque la nation se taisait, ce qu*il disait à son impri- 
meur lorsque celui-ci se plaignit que tout le poëme restait en 
pile dans le magasin; ce qu’il pensait lorsqu’il voyait ces piles 
sortir du magasin et passer sous sa fenêtre pour aller chez le 
cartonnier, et Dieu, et Satan, et les anges, et l’Enfer, et le Pa- 
radis jetés dans le pourrissoir ? Il «n appelait à Addison qui ne 
devait être que longtemps après, et il avait raison. Addison est 
tout homme de goût, et il ne pouvait manquer de paraître. 

Encore une fois, il y a mille circonstances où il ne resté à 
l’homme généreux, à l’artiste malheureux que la conscience 
d’avoir bien fait ou de bien faire, et l’espoir d’un avenir plus 
juste que le présent. Fondez ensemble les âmes de Cicéron, de 
Déniosthène, d’Ëschine et de Carnéade pour anéantir dans 
l’homme ce sentiment, on s’amusera ou l’on s’indignera de 
l’éloquence du rhéteur, mais le sentiment restera. C’est la nature 
que vous poursuivez à coups de fourche. Plus ce sentiment est 
isolé, plus l’action nous paraît grande et belle, plus l’âme 
humaine nous étonne. Mon ami, vous ne voyez que les petites 
jalousies du tripot académique. Laissez cela; voyez en vous. 
Placez-vous devant votre ouvrage quand il est fini, et surtout 
que vous en avez assez du suffrage de vos contemporains. 

Laissez-moi en repos, vous dis-je, avec votre petit et 
mesquin qu'en dira-t-on? Le vrai qu’en dira-t-on, c’est le mien. 
Je ne demande pas seulement qu’en dira-t-on demain et après, 
mais qu’en dira-t-on dans cent ans? Parbleu, si votre qu'en 
dira-t-on demain peut exalter le génie, apparemment que mon 
qu’en dira-t-on demain et dans vingt siècles ne le déprimera 
pas. Plus j’embrasse d’espace, plus j’appelle de juges, plus je 
suis convaincu de la perfectibilité et de l’homme et de ses ou- 
vrages; plus la tâche que je m’impose est forte. J’ai le même 
tribunal que vous; et je m’en suis fait un autre plus sévère 
encore que celui-ci. Il n’y a point de cause sans effet. Je porte 



106 


LETTRES A FALCONET. 


en moi une cause de plus, et si vous voulez être effrayé de la 
véhémence de cette cause, promenez votre imagination un mo- 
ment dans Thistoire, et puis voyez si mon silence, si toutefois 
je me suis tu, est un hommage rendu à ce qu*il vous plaît d’ap- 
peler la vérité. 

Le respect de la postérité est-il honnête? le sentiment de 
1 immortalité appartient-il à une âme folle ou grande? 

Vous êtes très-bien monté pour la route que vous avez prise, 
mais il faudrait au défenseur de ma cause une autre monture 
que vous trouveriez bien si vous le vouliez. 

Je n’ai pas dit, ou j’ai eu tort de dire que la louange du 
contemporain ne fut jamais pure; mais je pense qu’il est rare 
qu’elle le soit. 

Voici la différence (lu jugement que nous portons des vivants 
de celni que nous portons des morts : s’agit-il des vivants? Nous 
glissons sur les beautés, nous appuyons sur les défauts. S’agit -il 
des morts? C’est le contraire, nous nous épuisons sur les 
beautés et nous glissons sur les défauts. On se sert des morts 
pour contrister et déprimer les vivants. Mais, mon ami, si l’on 
se sert des anciens pour vous faire enrager, songez qu’on se 
servira de vous pour désespérer nos neveux. 

Je vous félicite d’avoir obtenu pleine et entière justice, et 
d’avoir été loué de vos contemporains sans si^ ni niais^ ni cary 
mais souvenez-vous que quand on échappe à la conjonction, 
c est une fois, sans conséquence; et que si vous n’avez pas été 
très-sensible à cette exception, vous êtes un ingrat, et que si 
vous l’avez vivement ressentie, vous êtes en contradiction. 

Moi, ingrat envers mes contemporains l Moi! je fais le plus 
grand cas de leur estime, quand elle est sincère, éclairée et 
constante. Où avez-vous pris que cette ambition qui porte mes 
vues au delà de mon existence et de la leur, qui est une 
pointe de plus mon à éperon, et qui dans mille sentiers épineux 
devient la seule qui lui reste, puisse jamais être attaquée? Pour 
juger les hommes, il ne s’agit que de trouver leurs vraies 
\oix, et voici la mienne. Je dis à mes contemporains : « Mes 
amis, si je puis vous plaire, sans me mépriser, sans me plier à 
vos petites fantaisies, à vos faux goûts, sans trahir la vérité, 
sans offenser la vertu, sans méconnaître la bonté et la beauté ; 
je le veux. Mais je veux plaire aussi à ceux qui vous succéderont et 



LETTRES A FALCONET. 


407 


n'auront aucun de vos préjugés ; et si je n'avais que vous en 
vue, je ne plairais peut-être pas à ceux-ci, et je risquerais de 
ne pas vous plaire longtemps à vous-mêmes. Je n'ai trouvé 
qu'un moyen de m’assurer la durée de votre éloge, quand je ^ 
l’ai mérité; de l'espérer, quand il m'a manqué; de me conso- 
ler, quand j'en désespère : c'est d'avoir sous les yeux le grand 
juge qui nous jugera tous. » 

Socrate disait aux Athéniens, lorsqu'il oubliait devant eux la 
cause de sa vie pour plaider celle de leur honneur : « Athéniens, 

« je sais bien comment on vou^ fléchit, comment on vous 
« touche, comment on obtient grâce de vous ; mais j’aime 
« mieux périr que de recourir à des moyens que je ne blâme 
(c pas dans les autres, mais qui ne vont point à mon caractère. 

(( C’est quand je ne serai plus que vous vous rappellerez ma 
conduite et mes discours. Athéniens, vous me regretterez. » 
Est-ce que nous ne sommes pas tous deux dans Athènes? Est- 
ce que le môme dernier exil ne nous attend pas? Est-ce qu'il ne 
nous est pas doux de jouir par anticipation des regrets d'une 
patrie ingrate? Heureux celui que cette idée accompagne jus- 
qu’aux portes de la ville! 

Je voudrais bien savoir si un homme un peu jaloux de la 
considération présente, qui aimerait le repos et l’éloge comp- 
tant, qui connaîtrait, comme Socrate, le côté faible de ses con- 
citoyens, et le moyeu infaillible de jouir de leur suffrage, et 
qui serait l)ien net de l’illusion prétendue de la postérité, bra- 
verait aussi intrépidement le jugement, le mépris, la 
haine, les dégoûts qui l’attendent infailliblement, que celui 
qui se dit fièrement à lui-même ; Après tout il n'y a que le vrai, 
le bon et le beau qui subsistent, et j'aime mieux des persécu- 
tions présentes qui honoreront ma mémoire que des éloges et i 
des récompenses qui la flétriront. Il y a des hommes qui ont 
ainsi raisonné avec eux-mêmes et dont les actions n’auraient 
peut-être pas été conséquentes à leurs principes, s'ils n'avaient 
envisagé que le moment. Et vous appelez ces hommes-là des 
fous, des insensés, soit. Mais apprenez-moi du moins la diffé- 
rencé de l’insensé et du héros. 

Celui qui a bien fait pour la postérité ne peut que gagner 
aux vicissitudes du présent, et celui qui a mal fait, pour elle, 
ne peut qu'y perdre. 



108 LETTRES A FALCONET, 

Ce billet que vous avez mis à la loterie vient de sortir avec un 
assez bon lot, et qui peut vous faire une rente perpétuelle^ vous 
en convenez. Pourquoi donc le réduire à une rente viagère? 

Mais j’argumente contre vous, comme si vous étiez le maître 
de cette réduction. Vous n’en êtes pas le maître, car au moment 
où vous avez pensé avfec complaisance qu’elle était perpétuelle, 
elle l’est devenue et vous l’avez touchée. 

Je ne vous propose pas de vivre après votre mort. Mais je 
vous propose de penser, de votre vivant, que vous serez honoré 
après votre mort si vous l’avez mérité. 

Et si le billet ri eût pas porté ^ dites-vous? Qu’est-ce que 
cela signifie? Ou que l’ouvrage que vous avez exposé était vrai- 
ment excellent et qu’il a été mal jugé, ou qu’il était mauvais 
et qu’il a été jugé tel. Dans ce dernier cas, vous n’eussiez ni 
mérité ni obtenu ni rente perpétuelle ni rente viagère. Dans 
le premier, vous eussiez emprunté sur l’avenir ; c’est la caisse 
des malheureux. Jevous ai ditplus hautladiflerence dujugement 
de la postérité et du jugement présent, et je n’y reviens pas. 

Mais il me vient une idée que je ne veux pas perdre. Nous 
avons peut-être pris l’un et l’autre le parti qui nous convient. 
Vous êtes sculpteur et moi je suis littérateur. Mille causes phy- 
siques menacent votre chef-d’œuvre, et peuvent en un instant 
le mettre en pièces. Le sentiment de l’immortalité, s’il était vif, 
deviendrait un supplice pour vous. Mon chef-d’œuvre est à 
l’abri de tout événement, et il ne peut périr que dans le bou- 
leversement de la nature. Que votre condition devienne la 
mienne et que la mienne devienne la vôtre, je voissi communé- 
ment nos opinions^ nos jugements, nos mépris, nos engoue- 
ments, nos principes, notre morale même subir la loi des 
circonstances personnelles, que je ne serais pas étonné que vos 
prétentions ne s’étendissent d’autant que les miennes se res- 
treindraient. Nous n’avons pas^la même certitude d’être jugés 
au tribunal à venir. 

Homère^ dites-vous, a peut-être mendié son pain en chantant 
dans les rues son poème divin ^ et f ajoute qu’au même temps 
peut-être, quelque Chapelain grec était assis à la table des 
rois. Après? qui est-ce qui empêchait Homère dans la rue de 
penser qu’un jour il serait sous le chevet d’Alexandre et que le 
Chapelain serait dans la rue? Vous qui parlez, auriez-vous 



LETTRES A FALCONET. 


109 


changé la misère et V Iliade contre Topulence et la Pucelle? 

Ce n’est point à Homère, comme poète, que Platon et 
d’autres hommes sages ont refusé leur hommage, c’est à 
Homère, comme théologien. ^Platon est son imitateur perpétuel, 
Horace a dit, à la vérité : 

quamdoque bonus dormitat Ilomerus^ ; 

Mais lisez l’épître : 

Trojani belli scriptorem, maxime Lolli, 

Dum tu déclamas Romæ, Præneste relegP, 

Et vous verrez qu’il le préfère aux philosophes Clirysippe et 
Crantor. Lisez l’endroit de son Art poétique où il se compare à 
d’autres poètes, et vous verrez le cas infini qu’il en fait ; c’est 
celui-là, dit-il, qui 

l^on fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem 
Cogitât, ut speciosa dehinc miracula promat, 

Antiphalen, Scyllamque, et cum Cyclope Gharybdin^ 

Si vous saviez, mon ami, quelle est l’énorme différence de tous 
les poètes du monde à celui-là! La langue de la poésie, il la 
parle coniine si c’était la sienne. Les autres me présentent les 
plus nobles, les plus grandes, les plus savantes académies; lui, 
il a toutes ces qualités, et jamais rien d’académique. Mais pour 
rentrer dans notre tlièse, Homère comme Achille a son talon 
vuhiéiable; c’est toujours un lâche qui le trouve. 

Prendre la voix de Zoïle pour celle de la postérité, c’est 
prendre la feuille de Fréron pour le jugement de notre siècle. 
Est-ce là ce que vous voulez dire? Chaque âge n’a pas son 
Homère, mais chaque âge a ses Aliborons. 

Maù mon rêve est traversé par des amertumes? Et votre 
journée n’a-t-elle pas les siennes? En ce point, quelle différence 
entre la vie veillée et la vie rêvée? Aucune. Mais en vérité, 

1. llorat., de Artepoetica, v. 357. 

2. Ibid., Epist. i. lib. IJ. 

3. Horat., de Arte pœtica, v, 143-143. 



110 LETTRES A FALCONET. 

plus j’y pense et moins je saisis Tamertume possible du respect 
de la postérité, du sentiment de Timmortalité fondé sur le 
témoignage de toute la partie saine et sensée d’un peuple 
éclairé. Ne sentez-vous pas vous-même le défaut de la compa- 
raison de mon sublime rêveur avec le fou du Pirée? Ou Ton n’a 
pas mon héroïque et^ bienheureuse illusion, ou l’on ne guérit 
point. Brutus s’écrie en mourant : O vertu, tu n’es qu’un vain 
nom! Voltaire s’écriera peut-être en mourant : O sentiment 
de l’immortalité, tu n’es qu’une chimère I Mon ami, pardonnons 
au moribond un moment d’humeur. 

Il y a par-ci par- là des lignes dans vos lettres qui me feraient 
brûler mes papiers. Celle-ci, par exemple : Que V éloge de nos 
contemporains nous enivre. Que l’idée de la postérité se mêle 
à l’ivresse, à la bonne heure^ puisque l’avenir est une consé- 
quence nécessaire du présent. Eh! mon ami, je n’en demande 
pas davantage. Si vous eussiez engrené par-là, tout était fini. 

L’idée du présent et celle de l’avenir sont inséparables, et 
le rôle que la dernière jouera dans une tête variera d’énergie 
comme toutes les autres idées. C’est une affaire de caractère ; 
mais il est constant que son indépendance apparente ou réelle 
de tout autre intérêt présent arrache notre admiration ; que 
plus les hommes ont été grands, plus ils s’en sont enivrés, et 
que plus ils s’en sont enivrés, plus ils ont été grands ; que le 
sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne se sont 
jamais développés avec plus de force que dans les beaux siècles 
des nations, et qu’elles se sont dégradées à mesure que les deux 
grands fantômes s’en éloignaient. 

Qu une femme soit enivrée du plaisir de savoir qiCon la voit 
belle où elle nest pas ; elle est heureuse^ elle a raison. Ce sont 
vos mots, et je les répète. 

Qu’un homme soit enivré du plaisir de savoir qu’on le verra 
grand où il n’est pas ; il est heureux, il a raison : et croyez que 
votre femme et mon homme sont infiniment plus occupés de 
cette pensée que vous ne l’imaginez. Rien n’est plus empressé 
à se montrer qu’une belle femme, et elle ne se dispose pas une 
fois à étaler ses charmes dans quelque assemblée générale et 
particulière, elle ne place pas un pompon, sans se dire tacite- 
ment : Combien de regards passionnés vont s’attacher sur moi ! 
que de soupirs j’entends d’ici s’échapper à la dérobée ! combien 



LETTRES A FALCONET. 


111 


de cœurs je vais faire palpiter ! que je vais faire renverser de 
têtes 1 Qu’un contre-temps la retienne chez elle et rende tous 
ses apprêts inutiles ; le temps de sa toilette en a-t-il été moins 
doux ? Trop heureuse cette femme, si elle avait pu y passer 
toute sa vie. 

Le sentiment de la postérité ne Voccupe guère. D'accord, 
c'est que ce n'est qu'une caillette. Mais Hélène vous eût paru 
bien folle, si elle eût dit au statuaire. Prends ton ciseau, et 
montre à la curiosité des nations à venir cette femme pour 
laquelle cent mille hommes se sont égorgés ; fais que les vieil- 
lards des siècles futurs, passant devant ton ouvrage, s'écrient 
comme les vieillards dTlion lorsque je passai devant eux: 
Qu'elle est belle! elle ressemble aux immortelles jusqu'à inspi- 
rer, comme elles, la vénération ! 

Et de quoi diable me parlez-vous de vos petites débau- 
chées qui se font peindre à l'insu de leurs pères, de leurs mères, 
de leurs époux, et qui recèlent dans le dessus d'un étui ou le 
dessus d'une boîte à mouches l’image honteuse d'un adultère 
clandestin ? Est-ce que ces ârnes-là sont faites pour loger le sen- 
timent de la postérité, le zèle de l'immortalité ? Est-ce à cela 
qu’il appartient d'en appeler aux siècles futurs ? Cet appel, c'est 
le cri de la vertu qui succombe sous l’oppression ; c'est le cri 
du génie transporté de son propre ouvrage; c'est le cri de 
l'héroïsme ; c'est le cri de la conscience après une action 
sublime; et ce cri n'est jamais ridicule ni dans le moment, ni 
dans l’avenir, lorsqu’il est autorisé par le suffrage d’un peuple 
éclairé par la vérité, ou lorsqu’il est arraché par la barbarie 
d’un peuple féroce et stupide. 

Ce n’est pas seulement Pausanias^ ce n'est pas seulement 
Pline qui déposent du talent de Phidias et d’Apelles. C'est 
l'Hercule de Glycon, c’est l’Antinoüs, c'est la Vénus de Médicis, 
c'est le Gladiateur d'Agasias. Voilà le vrai garant de leur mérite, 
et ces panégyristes-là ne louent pas platement. L'histoire nous 
apprend un fait populaire, c'est que tous ces artistes étaient 
rivaux les uns des autres. C’est que vous témoignerez un jour 
pour Bouchardon et Pigalle ; c’est qu'ils témoigneront dans 
l'avenir pour vous. Ne sait-on pas que vous faites comme 
eux ? Pour que la postérité fût injuste, il faudrait que le siècle 
présent mentît sur un fait qui n’est pas ignoré des enfants. Pour 



112 


LETTRES A FALCONET. 


qu’elle fût muette, il faudrait que les chefs-d’œuvre et des ar- 
tistes, et des philosophes, et des poètes, et des orateurs, et 
des historiens, périssent en un moment ; supposition impossible. 

Vous m’objectez les bons ouvrages détruits et les mauvais 
épargnés par le temps^ et vous ne vous apercevez pas que cette 
réflexion ne prouve qu’une chose : c’est l’intérêt que l’artiste 
peut avoir à ne laisser après lui aucune production médiocre, 
et combien cet intérêt est naturel et légitime. 11 est juste, 
il est naturel qu’il craigne qu’on oppose un morceau dé- 
fectueux à l’éloge écrit des contemporains, et que l’envie ne 
fasse d’une pierre deux coups, et la satire de l’artiste et celle du 
panégyriste. Le vrai panégyriste de Turenne, c’est Montécu- 
culli; de Frédéric, c’est Daun. 

Malgré moi, je prends intérêt à mon siècle; et à l’aspect 
d’une belle chose, je sens quelle distingue l’âge où je vis. Je suis, 
et nous sommes tous comme le souffleur de l’orgue qui disait: 
(( Aujourd’hui nous avons été sublimes. » L’honneur du siècle 
est un loyer que je partagerai sans qu’il m’en ait coûté, c’est ce 
sentiment secret qui émousse un peu la pointe de l’envie que 
l’homme ordinaire porte à l’homme de génie. Mais si j’aime les 
grands hommes qui m’entourent par la seule pensée qu’ils 
recommanderont mon siècle aux siècles à venir, pourquoi ces 
grands hommes mêmes ne se complairaient-ils pas dans la même 
pensée ? Pourquoi leur en disputerais-je le droit ? 

Le présent est un point indivisible qui coupe en deux la 
longueur de la ligne infinie. Il est impossible de rester sur ce 
point et de glisser doucement avec lui, sans tourner la tête en 
arrière ou regarder en avant. Plus l’homme remonte en arrière, 
et plus il s’élance en avant, plus il est grand. 

Je dirais à l’historien du siècle : Si tu veux louer dignement 
Frédéric, agrandis tant que tu pourras les généraux qu’il a 
vaincus, donne cent coudées de haut à Daun. 

Ne dédaignez pas mes deux lignes. Ces deux lignes resteront. 
Le temps anéantira tout, excepté ce que j’écris. S’il est impor- 
tant que l’artiste ne laisse subsister aucune production médiocre, 
qu’on oppose au témoignage du littérateur ; il ne l’est pas moins 
que le littérateur soit éclairé, soit juste. 

Ah! si je pouvais arracher de Racine V Alexandre et les 
Frères ennemis ! Si je pouvais réduire tout Corneille à huit ou 



LETTRES A FALCONET. . 113 

dix pièces ! Mais heureusement ITdée d'un monde résultant 
de la combinaison fortuite d’une matière homogène est moins 
folle que la supposition qu’il ne restera de ces grands hommes 
que la balbutie de leur enfance et de leur décrépitude. 

C’est une plaisanterie bien cruelle et bien injuste que de 
réduire à V insipide et froid colossal tout le mérite du Jupiter dê 
Phidias. Concevez-vous l’abus que vous faites de votre gaieté, 
et jusqu’où vous en pourriez être la victime IGe ne fut point, 
mon ami, pour avoir taillé un Jupiter énorme que Phidias fut 
admiré de son temps et que la.-postérité l’a préconisé ; ce fut 
pour avoir donné à Jupiter une tête qui faisait trembler le mé- 
chant, ce fut pour avoir bien rendu le Jupiter du catéchisme 
païen, le dieu qui ébranlait l’Olympe du mouvement seul de ses 
noirs soucils. Les beaux pieds de Thétis étaient de foi, les 
belles épaules d’Apollon étaient de foi , les flancs redou- 
tables de Mars , la large poitrine de Neptune, les fesses 
i*ebondies de Ganymède étaient de foi, la tête majestueuse et 
menaçante de Jupiter était de foi ; et si Phidias n’eût pas rendu 
la menace et la majesté de Jupiter, le bloc de marbre hérétique 
serait demeuré dans son atelier. Quelque jour, peut-être, je 
vous lirai des idées qui ne m’échapperont plus, parce qu’elles 
sont consignées sur le papier, sur l’influence réciproque de la 
religion, de la poésie, de la peinture, de la sculpture sur la 
nature, et de la nature sur les beaux-arts ; mais ce n’est pas ici 
le lieu. Venez me voir. 

Vous tournez à tout vent; vous faites flèche de tout bois; 
vous avez toutes sortes d’armes; vous combattez de toute 
manière ; tantôt vous faites face et tirez votre flèche avec force; 
tantôt vous avez l’air d’un homme qui fuit et vous retournez 
votre arc en arrière. Ici le public est une bête qui ne sait ce 
qu’il dit, et l’homme qui peut avaler son insipide éloge a le 
palais le moins. délicat. Là c’est un juge éclairé, et sa louange, 
le murmure le plus flatteur. Tâchez de vous accorder. 

Le peuple, mon ami, n’est à la longue que l’écho de quel- 
ques hommes de goût, et la postérité, que l’écho du présent 
rectifié par l’expérience. 

Je ne sais si Pline est un petit radoteur^ mais il est sage à 
vous de n’avoir confié cette rare découverte qu’à l’oreille de 
votre ami. Connaissez-vous bien ce Pline dont vous parlez si 

XVllI. . 8 



LETTRES A FALCONET. 


m 

lestement ? L’avez-vous visité chez lui ? Savez-vous que c’est 
l’homme du plus profond savoir et du plus grand goût ? Savez- 
vous que le mérite de le bien sentir est un mérite rare ? Savez- 
vous qu’il n’y a que Tacite et Pline sur la môme ligne? Voici 
comment le petit radoteur parle des artistes que la mort a sur- 
pris au milieu de leur ouvrage : In lenocinio commendationis 
dolor est 'y tnanus, dm id agerent, exstinctœ desiderantur^? 
Êtes-vous bien sûr de sentir toute la délicatesse de cette ligne ? 
Vous doutez-vous que le coulant de certains contours n’est pas 
plus difficile à bien saisir que celui de cette expression ? 11 y a 
dans son ouvrage mille endroits de cette finesse. Mon ami, je 
vous souhaite un Pline : mais songez, Falconet, que s’il a fallu 
vous attendre des siècles, il se passera des siècles avant que le 
panégyriste digne de vous et l’égal de Pline soit venu. 

Si vous êtes honteux pour les artistes de la Grèce de la 
manière dont ils ont été appréciés par l’historien latin, vous êtes 
le plus malheureux mortel qui soit sous le ciel. Vous ne serez 
jamais mieux célébré ni par aucun de vos contemporains, ni par 
aucun de nos neveux. Moi qui me mêle quelquefois de parler 
des productions des arts, je ne sais si je vous contenterais; 
mais je serais assez content de moi, si j’avais su dire d’un de 
vos morceaux, comme il a dit du Laocoon ; Ojnis omnibus et 
picturæ et staluariœ artis prerponendum^ . Le beau tableau ! 

Si vous n’avez lu que Dupinet* et Caylus, vous connais- 
sez Dupinet et Caylus, mais vous ne connaissez pas Pline. 
Relisez bien le passage que je vous en ai cité, et soyez sûr qu’il 
y a une musique si fine, que peu d’oreilles l’ont sentie. Mais 
laissez là pour un moment la musique de Pline, et hâtez-vous 
de lire ce qui suit. 

Eh bien, Pline n'a pas connu les beautés des arts!.,, je le 
veux. Il a loué platement des ouvrages sublimes ! j’y consens. 
Ce ri est pas ainsi que V homme du métier en aurait parlé l je le 
crois. Mais Pline, qui était un grand homme, qui re.spectait son 
siècle, qui respectait la vérité, aurait-il parlé honorablement de 


1. Pline, lib. XXX VI. 

2. Ibid. 

3. Antoine Dupinet. Sa traduction de Pline (IS42; a dtd longtemps la seule 
qu’il y eût en France. 



LETTRES A FALGONET. 


115 


ces artistes, s'ils n'avaient eu avec son suffrage celui des âges 
antérieurs et du sien. C'est un historien qui écrit mal, mais qui 
dit vrai ; c'est Voltaire qui ne se connaît ni en architecture, ni 
en sculpture, ni en peinture, mais qui transmet à la postérjté 
le sentiment de son siècle sur Perrault, Le Sueur et Puget, 

Si je crois que le pressentiment de V avenir et la jouissance 
anticipée des éloges de la postérité sont naturels au grand 
homme ! Aussi naturels que son talent, et j’aurais bien tort de 
me refuser à la preuve que vous en donnez lorsque vous dites 
que le présent est une conséquence nécessaire du passé, et 
l'avenir une conséquence nécessaire du présent : ce présent est 
un point indivisible et Huant, sur lequel l'homme ne peut non 
plus se tenir que sur la pointe d'une aiguille. Sa nature est 
d’osciller sans cesse sur ce fulcrum de son existence. Il se ba- 
lance sur ce petit point d'appui, se ramenant en arrière ou se 
portant en avant à des distances proportionnées à l'énergie de 
son âme. Les limites de ses oscillations ne se renferment ni 
dans la courte durée de sa vie, ni dans le petit arc de sa sphère. 
Épicure sur sa balançoire, porté jusque par delà les barrières 
du monde, heurte du pied le trône de Jupiter ; Horace, dans la 
sienne, fait un écart de deux mille ans et s'accélère vers nous, 
son ouvrage à la main, en nous disant : Tenez, lisez et admirez. 
Je vous marque les deux termes les plus éloignés de l’homme- 
pendule. C'est dans cet immense intervalle que la foule exerce 
sur ses excursions. Quand le poète lyrique dit à ses amis ; 

Vitæ summa brevis spern nos vetat inchoare longani S 

il a le verre à la main, il boit, il vit, il chante, il n’csl plus seul, 
la nuit, devant sa lampe obscure; il ne sent plus ses bras se 
couvi'ir de longues plumes et sa forme prendre celle d'un 
cygne, il ne s'élance plus vers les régions hyperborées, il parle 
au présent. Mais attendez, il ne tardera pas à changer de ton, à 
s’écrier : 


Exegi monumentuiîi ære perennius*.. 


1. Horat., od. iv, lib. I. 
Horat., od. xxx, lib. III. 



116 LETTRES A FALCONET. 

et à s’adresser à l’avenir, également ivre, également heureux, 
soit qu’il boive à pleine coupe l’immortalité, soit qu’il dédaigne 
l’ambroisie de l’avenir et qu'il dise : 

Nos ubi decidimus. 

Quo pius Æneas^ quo Tullus dives, et Ancus, 

Pulvis et umbra sumus. 

C’est à la postérité qu’on destine tout ce que l’on écrit d’élo- 
quent contre elle. Le travail effroyable des injures qu’on lui 
adresse est une grande marque de respect qu’on lui porte. On 
l’adore même en l’insultant. Une satire contre elle, qui ne mé- 
rite pas de lui être transmise, ne valait pas la peine d’être 
faite. 

« 

Si le fantôme séduisant ne vous a point encore apparu, c’est 
que vous ne l’avez pas attendu à l’heure des revenants. Ce n’est 
pas lorsque le génie lutte contre la difficulté de l’ouvrage, 
lorsque la muse en travail s’agite ; lorsque l’artiste, la bouche 
entr’ouvertc, la poitrine haletante, a l’œil lixe sur la nature; ce 
n’est pas lorsque la Pythie écume, se tourmente sur le trépied, 

Si pectore possit 

Excussisse Deum ', 

Que les ombres de nos neveux se suscitent, se forment et se 
montrent; c’est lorsque l’oracle est rendu, que ces fouilles 
volantes se sont échappées du sanctuaire et que les peuples les 
ont lues. Ces ombrés aiment les instants plus tranquilles ; c’est 
quand le présent a parlé ; c’est dans le silence qui succède au 
bruit de ses éloges qu’on entend leur murmure. Les douleurs de 
l’enfantement sont passées lorsqu’on présente à la mère le nou- 
veau-né, le sourire tendre se fond sur son visage avec les ves- 
tiges de la peine; sa curiosité ne s’éveille, elle ne le dépose cet 
enfant, sur un oreiller, devant elle, elle ne forme un pronostic 
sur ce qu’il deviendra, qu’après que la famille s’est éloignée. 

S’il vous arrivait quelque jour, libre de tout soin, d’être 
conduit par hasard dans une galerie solitaire, et d’y trouver 


1. Virg., Æneid., lib. VI, v. 78-79. 



LETTRES A FALGONET. 117 

ces deux ou trois morceaux que vous vous estimez d’avoir fait 
placés entre quelques-uns des chefs-d’œuvre anciens sans en 
être séparés, c’est alors que l’homme-pendule commencerait à 
osciller ; il irait de lui à Agasias, et il serait ramené d’Agasias 
à lui ; Tun et l’autre, bientôt attachés à l’extrémité de la même 
verge, descendus ensemble de deux à trois mille ans, remon- 
teriez ensemble à la même distance dans l’avenir. C’est alors 
que vous vous surprendriez raisonnant ainsi le compagnon de 
votre voyage idéal : Tu n’es plus, ô Agasias; mais je suis et je 
t’admire. Je suis condamné à passer comme toi; mais le tribut 
que je te paye, un autre me l’accordera; c’est toi-même qui me 
le garantis. Et qui pourrait m’en frustrer?... Vous ajouteriez : 
Qui est-ce qui parlerait de la Grèce sans tes semblables et toi? 
Que serait la France sans mes semblables et moi? Tu fus un des 
hommes de ta nation, et tu m’attestes que je suis aussi un des 
hommes de la mienne... Je pressens aussi la petite pointe 
d’amertume dont cette douce rêverie pourrait être mêlée. Sans 
doute il serait fort doux pour le Falconet d’Athènes d’entendre 
derechef le Falconet de Paris. Sans doute il serait fort doux 
pour celui-ci d’entendre derechef l’Agasias à venir. Mais cela 
ne se peut ; medio de fonte lepornm surgit amari aliquid^ 
quod in ipsis floribus angit. L’homme se jette sur ce qui est 
sous sa main, et son imagination sur ce qui est au delà de la 
portée de son bras. 

Eh bien, si vos productions allaient dans Saturne^ vous 
seriez donc fort aise d'apprendre par la gazette du pays 
qu'on y est content de vous. Et vous êtes assez bête pour 
ignorer qu’entre tous ceux qui mettent. le pied dans votre 
atelier, il n’y en a pas un qui n’ait cette gazette dans sa 
poche ! 

Eh bien ! il y aurait donc de la folie à ne pas aimer mieux 
entendre son éloge dans une bouche qui ne finira jamais que 
dans une autre ^ à condition qu'on aura des oreilles ou qui puis- 
sent entendre ce quon dira^ ou entendre ce qui ne se dit pas 
encore. Et vous êtes assez bête pour ne pas savoir que vous 
avez ces oreilles-là aux deux côtés de votre tête, ou qu’un beau 
jour elles y pousseront! Ehl mon ami, si vous vous étiez bien 
observé, vous les y auriez senti pointer et tinter cinquante 
fois. 



118 LETTRES A FALCONET. 

Pour un panégyriste de Tétofle de Pline, vous Taurez sans 
doute, mais consolez-vous-en, ce ne sera pas de votre vivant; 
c’est un malheur qui est si loin 1 si loin I En attendant celui-là, 
je me surprends à tout moment devant Tautre, comme vous 
devant le Laocoon. Il me confond. 

Quelques-uns de vos contemporains^ honnêtes gens et éclaires^ 
vous ont assuré que vous ne mourriez pas tout entier. Vous les 
en avez crus sur leur parole, vous avez été sensible à leur témoi- 
gnage; vous avez donc assisté à votre oraison funèbre, et vous 
ne l’avez pas entendue sans plaisir? Eh ! croyez, mon ami, que 
Turenne n’était pas si attentif à celle du grand Condé, qu’il ne 
substituât quelquefois son nom propre dans labouche de Jlossuet. 
Tous les grands hommes : que dis-je tous les grands hommes? il 
n’y a aucun homme, grand ou petit, qui n’ait suivi son convoi. 
La dernière fois, la vraie, n’est que la centième. Lorsque Turenne 
lisait de Judas Machabée ^ : Fleverunt eum omnis populus Israël 
planctu magnOy et lugebant dies multos^ et dixerunt : quo- 
modo cccidit potens^ qui salvum faciebal popidum Israël l 
s’il n’eût pas été homme aussi modeste que grand capitaine, il 
eût écrit sur ses tablettes : Beau texte pour mon oraison funèbre. 
Mais quelle est la différence de l’homme modeste et de l’homme 
vain? Vous le savez. L’un pense et se tait; l’autre parle. Nous 
voyons un homme ceint d’une corde et suspendu à une grande 
hauteur; à l’instant nous nous mettons à sa place et nous fré- 
missons. Et vous croyez que notre imagination est moins ingé- 
nieuse à s’accrocher, lorsque le plaisir, la vérité, la justice, 
tout l’y convie? 

Et que m’importe que ce soit avant ou depuis la question 
entamée que vous ayez été dans le vrai? Vous avez toujours 
cru que ce qui peut être loué comptant pourrait l’être encore 
après nous. Voilà votre credo; mais vous protestez qu’il ne sera 
jamais plus long. Vous vous trompez, vous y ajouterez, s’il vous 
plaît, que cette persuasion est douce et que c’est du comptant. 
Je ne suis pas assez fou pour exiger que vous rêviez de même 
couleur que moi; mais je jure que vous avez fait ou que vous 
ferez mon rêve ; il durera un peu plus, un peu moins, ce sera 
avec un peu plus un peu moins de magie, de clair-obscur ; la 


i. Lib. I, cap. i\. 



LETTRES A FALCONET. 


119 


toile sera diversement éclairée, ordonnée, colorée, mais vous 
êtes homme à talent, et il faut que vous fassiez le rêve de 
l’homme à talent. 

Et si vous pouvez évoquer l’ombre de Raphaël devant votçe 
ouvrage; et si vous existez devant l’ouvrage de Raphaël qui 
évoqua jadis les ombres de Phidias, d’Agasias et de Glycon, 
est-ce que vous ne savez pas qu’un autre un jour évoquera 
votre ombre? Est-ce que vous ne savez pas que l’avenir est gros 
d’un Raphaël que vous pouvez évoquer encore? Est-ce que 
votre imagination peut moins '^ur l’avenir que sur le passé? 
Vous évoquez le Raphaël passé pour vous instruire; ehl ne 
vous refusez pas à la douceur d’évoquer le Raphaël à venir 
pour vous louer. Je fais mieux que vous; je jouis de mes avan- 
tages. Le passé m’éclaire, je reçois du présent le salaire qu’il 
m’offre. J’arrache à l’avenir celui qu’il me doit. 

Je crois que vous vous trompez. En faits d’arts et de monu- 
ments subsistants, être du premier mérite ou de la première 
célébrité^ c’est la même chose; l’avenir répare les torts du pré- 
sent, et je vous défie de me citer un exemple contraire. 

Si fêlais^ dites-vous, du premier mérite vous auriez perdu 
sur table J et vous verriez un des plus grands sculpteurs se...^ 
Je n’achève pas. Vous me faites tomber la plume des mains. Je 
n’ai ni la force de vous croire, ni celle de vous prêcher davan- 
tage. Je suis comme Paul sur le chemin de Damas ; mais c’est moi 
qui crie: Saiil^ Safdy pourquoi me persécutez-vous^ Cela 
n’est pas vrai, cela n’est pas vrai.... Mais dites-moi pourquoi 
j’ai tant de peine à vous croire? pourquoi sur cent hommes en 
trouveriez-vous deux à peine qui vous croient, si ce n’est 
qu’liomme, vous protestez contre un sentiment naturel à 
l’homme? Quoi! c’est vous qui ignorez le respect de la postérité, 
vous qui avez l’âme pleine de droiture et d’honnêteté! C’est 
vous qui bravez le jugement de l’avenir, vous qui vivez solitaire, 
qui jouissez peu de votre réputation et dont la perfection des 
ouvrages suppose un travail infini! C’est vous qui abjurez le 
sentiment de l’immortalité, ce sentiment à travers lequel vous 
devriez toujours apercevoir le marbre que vous travaillez ! L’idée 


J . On lit dans le premier manuscrit : « se f. .. de la postérité. » 
2, Actes des Apôtres^ chap. n, verset 4. 



120 LETTRES A FALGONET. 

la plus douce, la plus consolante, la plus noble avec laquelle 
vous puissiez converser dans votre retraite, vous T en chassez. 
Éloigné du commerce de ceux qui vous admirent, privé de Ten- 
tretien de ceux qui vous admireront un jour, il ne vous reste 
plus quà éloigner ceux que vous admirez pour rester seul. 

Un jour Fontenelle disait que s’il y avait dans un coffre un 
mémoire écrit de sa main qui le peignît à la postérité comme 
un des plus grands scélérats du monde, et qu’il eût une démon- 
stration géométrique que ce mémoire serait ignoré de son 
vivant, il ne se donnerait pas la peine d’ouvrir le coffre pour 
le brûler. Ce discours fit peine à tous ceux qui l’entendirent, et 
personne, ne le crut. C’est qu’il vient dans l’esprit qu’un homme 
aussi indifférent sur la mémoire qu’il laisse après lui ne balancerait 
guère àcommettre un crime si cô crime lui était utile et qu’il eût 
la démonstration géométrique qu’il ne sera pas connu de son 
vivant. On n’aime pas ces gens-là qui mettent tant d’importance 
à la date. 

Le génie ^ ce pur don de la nature^ est la canne unique des 
grandes choses. La cause unique! cela est-il bien vrai? Il me 
semble que si je vous avais demandé, il y a deux mois, qu’est- 
ce qui avait conduit les littérateurs et les artistes de la Grèce 
et de Rome au point de perfection qu’ils ont atteint, vous 
m’eussiez répondu : « C’est le sentiment de la liberté qui porte 
l’esprit aux grandes idées; c’est le patriotisme, c’est l’amour de 
la vertu; ce sont les honneurs nationaux, ce sont les récom- 
penses publiques, c’est la vue, l’étude, le choix, l’imitation 
constante de la nature, c’est le respect de la postérité; c’est 
l’ivresse de l’immortalité ; c’est le travail assidu ; c’est l’heureuse 
influence des mœurs, des usages et du climat, c’est le génie 
sans lequel toutes ces causes ne sont rien, sans lesquelles il est 
peu de chose. Une seule injustice sufiit pour assoupir le génie 
qui veille au centre de la capitale; le bruit seul d’une récom- 
pense suffit pour éveiller le génie qui dort à Ghaillot. » 

S’il y avait des statues pour les grands crimes comme pour 
les grandes vertus, vous verriez bien d’autres scélérats. Ce qui 
me fait chérir le respect de la postérité, le sentiment de l’im- 
mortalité, c’est qu’ils ne germent qu’au fond d’une belle âme. 
Ce n’est pas l’exécration des siècles qu’on ambitionne, c’est 
leur louange. Le scélérat n’exerce presque jamais toute sOj^ 



LETTRES A FALCONET. . 121 

énergie. Il est trop lié. Belle générosité de sa part de renoncer 
à un lot qui ne fut jamais fait pour lui! Il y a pourtant eu ün 
Érostrate. Après cent mille honnêtes gens, je trouve encore un 
coquin pour moi. .r 

Vous me faites l'honneur de m'interpeller sur le ressort des 
grandes choses, et je vous proteste avec toute la sincérité dont 
je suis capable qu’au milieu des persécutions (jue j’ai souf- 
fertes il était consolant pour moi d’être sûr que la chance 
tournerait un jour. Je voyais un avenir plus juste. Je me rap- 
pelais que le train du monde ne devait pas changer pour moi. 
Je me répétais ce beau vers d’Horace : 

Ploravêre suis non respondere favorem 
Speratum nieritis L 

Mais croyez que mon âme était flétrie, et que cent fois j’ai été 
tenté de me jeter entre les bras du repos, et de laisser là des 
aveugles qui frappent de leur bâton ceux qui veulent se mêler 
de leur rendre la vue. 

Les homnies extraordinaires qui se suffisent pleinement à 
eux-mêmes: je n’y crois pas. Nous tenons tous plus ou moins 
de la coquette qui met des mouches au fond de la forêt, ou de 
la dévote qui fait une toilette de propreté, parce qu’on peut 
trouver un insolent. Pour vos fanatiques qui brûlent le ciel et 
éteignent l’enfer, je n’y réponds pas; je ne prendrai pas l’essor 
extravagant et momentané d’un enthousiaste pour l’état naturel 
de l’âme. Vos athées ont mieux aimé mourir que de vivre dés- 
honorés, c’est ce que les militaires font tous les jours; et puis, 
qui vous a dit que quelque idée de postérité ne s’y mêlait pas? 
11 faut un salaire à l’homme, un motif idéal ou réel. Faites 
mieux; réunissez-les. Accoidez-lui le bonheur tandis qu’il est, 
et rnontrez-lui la statue quand il ne sera plus. C’est le moyen 
de déployer toute son énergie. 

Mais à quoi sert d’élever des monuments à ceux qui ne sont 
plus? de décorer le marbre qui couvre leurs cendres froides 
de sublimes inscriptions ; de présenter aux citoyens les bustes 
des défenseurs de leur liberté ; de déposer dans des volumes 


1. Lib. II, Epist. I. 



122 


LETTRES A FALGONET. 


éternels le récit de leurs actions? Est- ce pour les morts que 
cela se fait ? Non, c’est aux vivants qu’on s’adresse. On leur 
dit : « Si tu fais ainsi, voilà les honneurs qui t’attendent. Tu 
serviras d’exemple à ceux qui te succéderont, comme ils en ont 
servi à ceux qui leur ont succédé. Nous ne serons pas plus 
ingrats envers toi qw’envers eux ; méprise la vie, aime la 
mort. » 

La belle liste de héros que Tabbaye de Westminster a créés ! 
Combien ces statues qui peuplaient toute la Grèce ont fait 
de citoyens! Alexandre pleura sur le tombeau d’Achille. 
Je ne vois de toute part que des hommes qui s’immolent aux 
pieds de mes deux fantômes. 

Gomment se fait-il, s’il vous plaît, que l’histoire, où l’on 
voit à chaque ligne le crime heureux à côté de la vertu op- 
primée, la médiocrité récompensée à côté du talent persécuté, 
1 ignorance sous la pourpre, le génie sous des haillons, le men- 
songe honoré, la vérité dans les fers, ne soit pas la plus funeste 
des lectures ? Si le jugement de la postérité n’était rien, tout 
homme sensé dirait à riiistorien : « Vous parlez à merveille, 
mais à quoi me serviront vos éloges, quand j’aurai beaucoup 
souffert et que je ne serai plus? Je vois qu’on en use fort 
honnêtement avec les morts ; mais je vis et je veux vivre heu- 
reux, si je puis ; et je suis presque sûr de mon fait, en méritant 
vos exécrations que je n’entendrai pas. » 

Si 1 on me demandait lequel des deux je préférerais, ou 
d obtenir ou de nuTiter une statue ; d’après l’expérience des 
siècles passés, il serait peut-être sage de répondre : Ni T un, ni 
1 autre. — Mais il faut opter. — J’aime mieux la mériter. — 
Et si tu la mérites, le flatterait-il de l’obtenir après ta mort? — 
Sans doute. Qui est-ce qui peut être indifférent à l’espérance, 
à la pensée d’avoir son buste à côté de celui de Phocion? 

Vous prétendez que si votre Démosthène était chargé de 
votre cause, il la mettrait hors de réplique; je vous jure, mon 
Phidias, que je ne la plaiderais pas mieux que vous. Vous avez 
le raisonnement, le style, l’esprit, la logique, l’ironie, la réti- 
cence, la subtilité, la raison, le sophisme, les grands mouve- 
ments, les figures hardies, quand vous voulez ; que faut-il de 
plus pour être éloquent ? Mais ce serait bien le plus grand abus 
possible de 1 éloquence ; et pourquoi m’amuserais-je à briser 



LETTRES A FALGONET. 


123 


un des principaux ressorts de Tâme? Pourquoi tarirais-je la 
source des actions héroïques? Pourquoi attacherais-je Thomme 
à lui-même, qu il n’aime déjà que trop ? Pourquoi ôterais-je au 
talent méconnu ou persécuté, à Tinnocence opprimée, à la vertu ^ 
malheureuse son unique consolation, son dernier appel ? Pour- 
quoi restreindrais-je la sphère déjà si étroite de nos jouissances? 
Pourquoi délivrerais-je les tyrans de la frayeur do Thistoire? 
Pourquoi, le plus furieux des iconoclastes, briserais-je les 
statues, les monuments, et tout ce qui prêche aux hommes le 
sentiment de la postérité, le resp'ect ou la crainte du juge- 
ment à venir ? 

Les peines et les plaisirs réels ou physiques ne sont presque 
rien. Les peines et les plaisirs d’opinion sont sans nombre. Il 
faut ou que je respecte le sentiment de l’immortalité, l’idée de 
la postérité, toutes les jouissances idéales, anticipées, ou que 
j’attaque à la fois tous les plaisirs d’opinion. Est-ce là ce que 
vous me proposez ? 

Lorsque vous envoyez votre Pygmalion à tous les diables, 
vous oubliez qu’il y a autant de détracteurs que d’hommes de 
goût, qu’il en naît et qu’il en naîtra sans fin ; et je ne vois plus 
en vous qu’un citoyen aussi froid sur la gloire de son siècle 
et de sa nation que sur la sienne. Je ne vous dis rien ni de 
l’honneur ni du bonheur de l’espèce humaine; avec vos idées 
on n’est rien moins qu’un cosmopolite. 

Je laisse là toute votre tirade sur la paternité de l’artiste. 
Elle ne m’effleure pas. Vous avez pris un éloge pour un argu- 
ment, une caresse pour une égratignure. Quand je vous deman- 
dais si vos enfants n’étaient pas de chair, ce n’était pas au 
philosophe, c’est au statuaire que je m’adressais. Mais je vous 
dirai en passant que je pourrais tuer ma fille sans atrocité, et 
qu’on ne pourrait quelquefois arracher un mauvais arbre de 
votre jardin sans vous faire peine. Notre attachement aux choses 
n’est communément fondé que sur nos soins. Ce n’est pas 
seulement au passe-dix qu’on court après son argent. Vous 
avez un mauvais poirier dans votre potager; il est couvert de 
mousse, rongé d’insectes, hérissé de branches mortes. Un jour 
je jette un œil compatissant sur ce poirier, et je vous dis : « Fal- 
conet, sauvons la vie à ce malheureux ». A l’instant, j’élague les 
mauvaises branches avec ma serpe; vous déracinez la mousse 



LETTRES A FALCONET. 


m 

avec Tébauchoir, nous écrasons les insectes, nous bêchons, nous 
enfumoiTS, nous arrosons, continuant notre botanique sollici- 
tude jusqu a la saison des feuilles. Cette saison venue, nous 
remarquons quelques signes de convalescence ; nous redoublons 
de zèle. Cependant un coquin, la nuit, franchit les murs du 
jardin, coupe TarbÆ par le pied, et nous voilà tous deux plus 
allligés de sa perte que du plus bel espalier du jardin. Cepen- 
dant, nous ne nous étions promis ni estime, ni argent, ni con- 
sidération, ni gloire de notre travail. Qu’eût-ce donc été si 
toutes ces grandes attentes avaient été attachées à la conserva- 
tion du triste végétal? si ce poirier eût dû porter l’immortalité 
pour nous? 

Lorsque vous prononcez si vite qu’il est indifférent qu’une 
main amie détruise, on qu’une main ennemie et jalouse con- 
serve nos productions médiocres, vous allez au delà de votre 
propre système. Ces morceaux, qui pourraient honorer un 
homme ordinaire, déprisent un habile homme. On dit : Il a fait 
de belles choses: d’accord ; mais il en a fait aussi de mauvaises. 
Sans aucun égard à la considération future, l’éloge précédent 
ne vaut pas celui-ci : 11 a fait de belles choses, et il n’en a fait 
que de belles. C’est que dans la carrière que nous courons l’un 
et l’autre, tout ce qui n’ajoute pas. diminue. 

Encore un moment de patience et je finis. Il ne faut pas 
avoir fait un grand pas dans le système intellectuel pour sentir 
qu’on est en effet où l’on croit être; puisqu’on y pic'ure, on s’y 
venge, on y rit, on y jouit, on y exerce toute sa bonté, toute 
sa méchanceté morale. On y converse aussi réellement avec les 
morts qu’avec les vivants, pas plus ni moins réellement avec les 
vivants qu’avec ceux qui sont à naître ; avec le passé et l’avenir, 
qu’avec le présent; et c’est un évoqueur d’ombres, un poète 
qui me donne la peine d’écrire ces trivialités. Lorsque votre 
âme haletait, que votre poitrine s’élevait, que vous pâlissiez, 
que vous parliez à votre ouvrage, il n’y avait que votre ou- 
vrage et vous. Lorsque, incertain si vous laisseriez votre ouvrage 
dans l’atelier ou si vous l’exposeriez au Salon, vous évoquâtes 
autour de lui vos contemporains et vos rivaux, il n’y avait en- 
core réellement dans l’atelier que votre ouvrage et vous. Il ne 
vous en aurait pas coûté davantage pour augmenter votre com- 
pagnie idéale de celle de vos prédécesseurs et de vos neveux. 



LETTRES A FALGONET. 


125 


Les juges que vous avez négligés valaient bien les autres. 

D’où je conclus que le sentiment de l’immortalité et le 
respect de la postérité émeuvent le cœur et élèvent l’âme; que 
ce sont deux germes de grandes choses, deux promesses aussi 
solides qu’aucune autre, et deux jouissances aussi réelles que 
la plupart des jouissances de la vie, mais plus nobles, plus 
avantageuses et plus honnêtes. 

Reprenez mes petits feuillets, placez-les devant vous avec 
cette lettre, et vous aurez à peu près tout ce que je pense du 
sentiment de l’immortalité et du rgipect de la postérité. 


N. K. Que lorsque je m’applique à moi-même la meil- 
leure partie des choses que j’avance sur ces deux belles ivresses, 
c’est que présentées sous cette forme ])ropre et personnelle, 
elles en deviennent plus énergiques. Autre chose est de parler 
d’un sentiment qu’on éprouve soi-même, qui vit, qu’on recon- 
naît au fond de son âme, autre chose est de parler d’un senti- 
ment étranger et qu’on suppose dans l’âme des autres. La 
certitude que les siècles futurs s’entretiendraient aussi de moi, 
qu’ils me compteraient parmi les hommes illustres de ma nation, 
et que j’aurais honoré mon siècle aux yeux de la postérité, 
me serait, je l’avoue, infiniment plus douce que toute la con- 
sidération actuelle, tous les éloges 2 )résents ; mais il s’en manque 
beaucoup que je l’aie. Si l’histoire des lettres m’accorde une 
ligne, ce n’est pas au mérite de mes ouvrages, c’est à la fureur 
de mes ennemis que je la devrai. On ne dira rien de ce que 
j’ai fait, mais on dira peut-être un mot de ce que j’ai souffert. 
Adieu, mon ami, bonsoir; vous m’avez fait écrire un jour et 
une nuit tout de suite. 

2° Que les vérités du sentiment sont plus inébranlables 
dans notre âme que les vérités de démonstration rigoureuse, 
quoiqu’il soit souvent impossible de satisfaire pleinement l’esprit 
sur les premières. Toutes les preuves qu’on en apporte, prises 
séparément, peuvent être contestées, mais le faisceau est plus 
difficile à rompre. Quand vous aurez brisé tous mes bâtonnets, 
je n’en soupirerai pas moins après l’immortalité, je n’en res- 
pecterai pas moins la postérité. Je vous dirai toujours ce que 



126 LETTRES A FALGONET. 

Chaulieu se disait à lui-même sur la perte du marquis de La 
Fare, son ami ; 

Et que peut la raison contre le sentiment? 

Raison me dit que vainement 
Je m’afflijjp d’un mal qui n’a point de remède; 

Mais je verse des pleurs dans le même moment, 

Et sens qu’à ma douleur il vaut mieux que je cède. 

S’il était vrai, comme je le pense, qu’il serait difficile de faire 
un beau bas-relief avec les natures communes de Greuze, j’au- 
rais peut-être bien de la peine à le prouver. Presque toutes les 
questions de goût et toutes celles de la morale délicate en sont 
là, il est facile d’en plaisanter impossible de n’y pas croire. 
Le cœur et la tête sont des organes si dilTérents ! Et pourquoi 
n’y aurait-il pas quelques circonstances où il n’y aurait pas 
moyen de les concilier? Prouvcz-moi bien l’inutilité, la folie 
de mes regrets, et vous n’obtiendrez de moi, pour prix de 
toute votre éloquence, que le silence et un soupir. Bonsoir 
encore. 

Je disais à M. de Montamy, occupé de la recherche des 
couleurs pour la peinture en émail : « Mon ami, vous serez 
arrêté au milieu de vos travaux. — Eh ! qu’ est-ce que cela fait? 
me répondit-il, cela ne sera pas perdu. » 


V 


Mars 176G. 

J’ai reçu, cher ami, votre réponse ; si vous avez eu autant 
de plaisir à l’écrire que moi à la lire, vous devez être assez 
content de vous. 

11 y a tout plein de choses fines, il y en a de fortes, il y en 
a d’ironiques, il y en a d’agréables ; vous êtes un diable de 
serpent qui vous tortillez autour de moi en cent façons diverses. 



LETTRES A» FALCONET. 127 

Mais si je puis une fois prendre le serpent par le cou, je le 
serrerai si fort, si fort !... 

A vue de pays, il y a bien quelques bêtises par-ci par-là 
dans mon ami Pline ; mais puisque vous vous êtes donné la 
peine de le lire pour l’attaquer, il faudra bien que je prenne"' 
celle de le lire pour l’abandonner ou le défendre. 

Par hasard, n’auriez-vous pas sauté à pieds joints par-dessus 
une infinité de jugements très-sains, très-justes-, très-délicats, 
que j’ai quelque mémoire d’y avoir lus, pour appuyer votre 
furie sur trois ou quati’e phrases jjaal dites, mal tournées? 

Pour Voltaire, il est assez impossible de le défendre : il ferait 
fort bien de se corriger. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que 
quand il prononce sur l’idéal d’un morceau, sur les caractères, 
les expressions, les passions et quelques autres parties qui ne 
tiennent point essentiellement au technique, il prononce de ma- 
nière à ne rien redouter. Tout le technique possible ne supplée 
pas à ces qualités, sans lesquelles le morceau est froid et maus- 
sade. Et ces qualités, quand elles sont dans un morceau, peu- 
vent quelquefois pallier le vice du technique, à moins que ce vice 
ne soit elTroyable. C’est un homme qui dit de belles choses, et 
qui les dit en mauvais termes; c’est Rouelle qui, en appliquant 
les principes de l’art aux phénomènes du monde, dit: Je ve- 
nions, f allions. J’admire son génie en l'iaiit. 

Je vous reprendrai, cela est sûr. S’il ne s’agissait que de mettre 
mes raisons à l’abri de vos insultes, ce serait demain; mais il 
faut que je lise, et il y a bientôt vingt ans que je ne lis plus. 

Ronsoir, mon ami. Vous devez m’aimer à la folie de vous 
avoir fait faire le morceau que vous m’avez envoyé. Je ne veux 
plus que vous écriviez davantage; vous finiriez par avoir toutes 
sortes de supériorités sur moi. 

Bonsoir. Ah ! si vous saviez de quoi je m’occupe et dans 
quelles circonstances je reçois votre papier! J’arrive à onze 
heures ; je vous lis rapidement ; je vous relirai une fois, deux 
fois, trois fois ; mais il faut auparavant que j’intercale des pa- 
piers blancs entre vos feuillets afin de jeter mes observations 
tout contre les vôtres. 

Ronsoir, encore une fois. Si je rejette les yeux sur votre 
lettre, adieu le reste de la nuit. 



128 


LETTRES A FALCONET. 


Vf 


Mai nOO. 

Ce ne fut point le retour des Grecs, mais ce fut le spectacle 
de la misère des Troyens, après l’entière destruction de leur 
ville, instant propre à fournir une grande variété d’incidents, 
scène vraiment déplorable, que Polygnote seproposa de peindre 
dans son tableau si mal nommé, si bien décrit par Pausanias 
et si mal entendu par le comte de Caylus^ 

Pour faire valoir Polygnote, le comte de Caylus n’avait qu’à 
se conformer à la descriptien de Pausanias et employer un 
artiste intelligent ; mais il a tout gâté en cherchant à épargner 
au peintre des inepties qui n’étaient que dans sa tête. 

Je ne dirai rien de Polygnote ni comme dessinateur, ni 
comme perspecteur, ni comme coloriste ; mais je ne craindrai 
point d’assurer, sur son tableau, que c’est une des plus belles 
imaginations que je connaisse. 

Pausanias n’est point un enthousiaste. C’est un homme froid, 
qui regarde froidement, qui écrit froidement, qui rompt sans 
cesse sa description par des traits d’érudition qui expliquent le 
tableau de Polygnote, mais qui en détruisent l’entente. Il ne 
dit pas un mol des passions, du mouvement, des expressions, 
des caractères; cependant l’idée qu’il laisse est grande. Si un 
tableau moderne eût passé par les mains d’un Pausanias, je vous 
demande ce qui en resterait? Ln peintre habile peut sans doute 
concevoir une belle chose d’après une mauvaise description, 
mais en revanche une mauvaise description peut réduire à rien 
un chef-d’œuvre de peinture. 

Vous dites que l’art était dans son enfance au temps de 
Polygnote, et vous comparez les éloges de ses contemporains à 
ceux que nous avons prodigués autrefois à tant de poètes dont 
on ne parle plus ; peut-être avez-vous raison ; mais l’art enfant 
ose-t~il tenter des compositions énormes, et quand il s’en avise, 
sait-il y garder autant de convenances, y montrer autant de 

1. Histoire de V Académie des Belles^LettreS, t. XXVII, page 34. 



LETTRES A FALCONET. * 129 

choix, d’intelligence et de goût qu’on en voit dans le tableau de 
Polygnote? Homère, quand il est beau, n’est ni plus sage, ni 
plus beau que Polygnote. 

II y a, ce me semble, dans les arts plusieurs choses qiji 
marchent d’un pas égal. Au temps où la partie de l’exécution 
est misérable, le choix de l’instant est mauvais, les incidents 
sont pauvres, les actions insipides, les figures et les caractères 
ridicules. La description de Pausanias ne laisse soupçonner à 
Polygnote aucun de ses défauts. Quoi qu’il en soit, la voici cette 
description, plate, froide et rigdùreuse comme vous la désirez. 

Vous avez cru que Pausanias avait d’abord fixé son œil au 
centre du tableau, et que de là ses regards et sa description 
s’étaient répandus à droite, à gauche, sur le devant, sur le fond, 
sur toute la composition ; rien de cela. Il a tout bonnement 
commencé par la gauche et fini par la droite, comme vous allez 
voir, et comme je m’en étais douté. 

A gauche, oui à gauche, quoique Pausanias ne le dise pas, 
on voit la mer et son rivage. Au bord de la mer, un seul vais- 
seau. Ce vaisseau est celui de Ménélas, et Ménélas celui des 
Grecs le plus embarrassé de son rôle, et le plus empressé de 
partir. Il avait recouvré sa femme; mais cette femme coûtait 
bien cher à la Grèce. 11 y a du jugement et de la finesse à 
n’avoir montré que le vaisseau de Ménélas. Celui qui ne le sen- 
tira pas ne sait ce que c’est que l’esprit de la composition. 

Sur ce vaisseau, des enfants mêlés avec les matelots; au 
centre, le pilote Phrontis disposant les rames. Aut-dessous du 
pilote, Ithæmènes avec des nippes; sur la planche qui conduit 
du rivage au vaisseau, Echœax qui passe et porte une urne 
d’airain. Première masse. 

Et cet Echœax passant sur la planche avec son urne d’airain 
vous semble de l’origine de l’art? A la bonne heure. 

Non loin du vaisseau, Politès, Strophius et Alphius enlèvent 
la lente de Ménélas. Amphialus détend une autre tente, et le 
peintre a assis à terre un enfant aux pieds de ce dernier. 
Deuxième masse. 

Ensuite on voit une femme, et une femme qui se pique de 
beauté, un guerrier et le guerrier le plus ferme des Grecs, avec 
un jeune homme admirant la beauté d’Hélène. La femme est 
Briséis, le guerrier Diomède, le jeune homme Iphis. Briséîs est 


XVllI. 


9 



130 LETTRES A FALGONET. 

debout. Diomède est derrière elle, Iphis groupe avec eux. Troi- 
sième masse. 

Hélène est assise, elle est servie par Électre et Panlhalis. 
Panthalis debout la soutenant, tandis qu’Électre accroupie lui 
rattache sa chaussure. Cependant, elle écoute Eurybates qui lui 
parle de la délivrance d’Æthra; Æthra, mère de Thésée, et 
Démophon, fils de Thésée, sont là. Æthra a la tête rase et 
Démophon pensif semble s’occuper des moyens de ravii’ son 
aïeule paternelle à l’esclavage. Quatrième masse. 

Et ce contraste de Briséis avec Hélène assise, et ces sui- 
vantes d’Hélène, et leurs fonctions, et la maîtresse qui donne 
audience tandis qu’on la chausse, tout cela vous paraît de l’ori- 
gine de l’art? Ainsi soit-il. 

Au-dessus d’Hélène, on voit assis à terre un homme plongé 
dans la tristesse la plus profonde. C’est Hélénus, fils de Priain. 
H a près de lui Mégès blessé au bras. Lycomèdes, fils de Créon, 
blessé à l’arliculation de la main droite avec le bras, à la tète 
et au talon ; et Euryalus, fils de Mccistéus, blessé à la tête et à 
l’endroit où le bras se joint à l’épaule. Tout le groupe est sur 
le fond, au delà d’Hélène. Cinquième masse. 

Proche do ces blessés; Polygnole montre des captives qui se 
désolent. Entre ces captives, on discerne Androinaque, les ma- 
melles découvertes, avec son enfant qui s’attache à elle comme 
s’il était menacé d’en être arraché ; Médésicaste, une des filles 
de Priam, et Polyxène. Andromaque et Médésicaste ont un voile 
sur la tête. Polyxène a la chevelure renouée à la manière des 
filles. Sixième^masse. 

Mon ami, il ne me faut à moi que ce voile et ces cheveux 
renoués pour m’apprendre que le grand goût de la peinture 
était au temps de Polygnote. 

On voit ensuite Nestor, le casque en tête et la lance au poing, 
et, proche de lui, un cheval en liberté qui s’ébat sur les sables 
du rivage. 

Non loin de Nestor et à l’opposite du cheval qui s’ébat, 
Néoptolème a égorgé Élassus qu’on voit expirant, et il frappe de 
son épée Astynoüs qui est tombé sur les genoux. Septième masse. 

Songez que ce Néoptolème, le seul qui tue, était fils d’Achille. 
Voilà des convenances bien profondément réfléchies, de la 
poésie bien vraie et bien forte pour un art naissant. 



LETTRES A FALCONET. 131 

Qu’imaginerait-on de mieux aujourd’hui? 

Au-dessus des captives interposées entre Æthra et Nestor, 
Polygnote a peint Clymène, Aristomaque, Créuse, Xénodice, 
autres captives; et au-dessus de celles-ci, il a répandu sur une 
couche Déinomé, Métioché, Pisis et Gléodice. 

Plus sur la droite et le fond, Épcus, nu, s’occupe à mettre 
à ras de terre un endroit des murs de Troie. On n’aperçoit 
au-dessus des ruines que la tête du cheval de bois. 

Que voulez-vous que je pense de l’art avec lequel les petits 
groupes s’entrelacent entre les^grandes masses et les lient? 
Cela me paraît bien savant pour des écoliers? Mais arrêtez-vous 
un moment sur ce qui suit. 

Vers cet endroit on voit et Polypœtès, fils de Pirithoüs, le 
front ceint d’une bandelette; et Acamas, fils de Thésée, la tête 
couverte d’un casque k panache; et Ulysse avec sa cuirasse, et 
Ajax, fils d’Oïlée, le bras passé dans son bouclier. Celui-ci 
s’avance vers un autel, et se dispose à faire le serment, avant 
que d’immoler Cassandre qu’on voit renversée à terre serrant le 
palladium qui était resté entre ses bras lorsque Ajax arracha 
cette femme de l’autel sur lequel il était posé. Ajax a encore 
autour de lui et les fils d’Atréc, et Ménélas ; les fils d’Atrée le 
casque en tête, Ménélas, reconnaissable au serpent qui décore 
son bouclier. Ils défèrent le serment à Ajax. Neuvième masse. 

Et c’est un artiste commun qui a imaginé et ordonné cette 
scène? 

Sur l’autel, vers lequel les généraux s’avancent et qu’un tout 
jeune enfant tient embrassé, le peintre a placé une cuirasse 
antique. Mon ami, comme cela est simple et noble! Plus je 
médite le fond et les accessoires de ce morceau, plus l’intelli- 
gence de la composition pittoresque me paraît avancée. 

Au delà de cet autel Laodice est debout, et au delà de ^ 
Laodice, mais tout proche d’elle, on voit un grand bassin ou 
lavacre sur un piédestal de pierre; Méduse, fille de Priain, 
tout à fait renversée, serre le piédestal de ses deux mains. Il y 
a près d’elle une vieille femme, ou peut-être un eunuque, la 
tête rase. Cette figure tient uii enfant sur ses genoux, et cet enfant 
effrayé se couvre les yeux de ses deux mains. Dixième masse . 

C’est sur le reste de l’espace que le peintre a disposé des 
cadavres; on y voit celui de Pélis, nu et couché sur le dos. Au- 



132 


LETTRES A FALCONET. 


dessus celui d*Eïonée et celui d’Admète, qu’on n’a point encore 
dépouilles. Au-dessus, d'autres cadavres. Proche du piédestal 
de pierre, au-dessous du lavacre, celui de Léocritus qu'Dlysse 
avait égorgé. Au-dessus d’Eïonée et d’Admète, celui de Corœbus, 
fils de Mygdon, et celui d’Érétus. Vers le cadavre de Corœbus, 
on voit Priam, Axioiî et Agénor. Proche d’eux, Sinon, compa- 
gnon d’Ulysse, et Ancbialus traînant le cadavre de Laomédon. 
Onzième niasse. 

Vous avez beau dire, mon ami, cela effraye. Le peintre ter- 
mine sa composition par montrer le vestibule et la porte de la 
maison d’Anténor. On voit encore à la porte la peau de léopard 
suspendue, signe dont il convint avec les Grecs pour que ses 
foyers fussent reconnus et épargnés. C’est là que le peintre a 
placé Tbéano avec ses enfants Glaucus et Eurymachus, Tun 
assis sur une cuirasse, l’autre sur une pierre. Proche d’eu\ 
Anténor et Crino sa fille. Crino tient son enfant entre ses bras, 
l’expression de la douleur n’est aussi forte dans aucune autre 
figure; c’était par la trahison de son père que Troie avait été 
prise et saccagée. Des domestiques d’Anténor chargent sur un 
une une cruche couverte d’osier, et d’autres bagages ; ils ont 
assis entre la cruche et le bagage un jeune enfant. Douzième 
masse. 

Toutes ces scènes se passent à la fois entre le rivage de la 
mer et les ruines de Troie. 

Si vous voulez vous en donner la peine, nous ne tarderons 
pas à voir ce tableau peu différent de la manière dont Polygnole 
l’exécutai Les lois du technique ne laissent guère aux 
figures d’un groupe et de différents groupes qu’un seul plan, 
une seule place à remplir. Essayez seulement et ne soyez plus 
surpris que Polygnote jouît de son temps de la plus grande 
réputation, et qu’il l’ait conservée jusqu’au temps de Pausanias. 


1. Voyez la Description de la Grèce de Pausanias^ traduite par Clavier, livre X, 
cliap. XXV, XXVI et xxvii. 



LETTRES A FALCONET. 


133 


VII 


Juillet 17(iC. 


Ecce iterum Ualhamsius. 

Je reviens à Polygnote, et je-^eprends la baguette du moine 
qui montre aux badauds le trésor de Saint-Denis. 

Le lieu de la scène est entre les ruines d’une grande ville 
et la mer ; c’est, ce me semble, un assez beau site. 

On voit au bord de la mer un seul vaisseau, et c’est celui 
de Ménélas ; j’ai dit qu’il y avait de la finesse à avoir imaginé 
cet incident ; et je vous demandé à vous-même si vous l’eussiez 
trouvé, si vous eussiez senti que Ménélas devait être entre tous 
les Grecs le plus embarrassé de son rôle et le plus pressé de 
partir; et si vous vous fussiez servi de cet idéal pour désigner 
l’instant de votre composition? Soit que vous me répondiez 
oui, soit que vous me répondiez non, je n’en estimerai pas 
moins Polygnote. 

Sur la planche qui joint le vaisseau au rivage, on voit passer 
Echœax portant une urne d’airain entre ses bras. Je vous ai 
demandé si cette figure vous semblait de l’origine d’un art nais- 
sant et grossier? A cela que me répondez- vous? Que vous ne 
savez ni où ni quand cela vous a semblé ; ce qui ne signifie 
rien. Vous ajoutez que mon observation n’est pas d’un artiste: 
tant pis pour l’artiste, s’il arrive qu’elle soit d’un homme de 
goût. Partout où il y a des urnes, et des urnes d’airain, des 
lavacres élevés sur des piédestaux, des trépieds soutenus par 
des enfants, des' casques décorés de serpents, des boucliers 
enrichis de bas-reliefs, des coiffures de têtes élégantes, le goût 
de la décoration a fait des progrès. Cependant ce gqût étant le 
reflet des beaux-arts perfectionnés sur les ustensiles communs 
de la vie, il doit être et il est le dernier qui se produise; d’ail- 
leurs, cet Echœax passant et portant son urne entre ses bras 
est une figure élégante, noble, et liant bien la composition. •' 

Amphialus, détendant seul une tente à côté de Politès, de 



134 


LETTRES A FALCONET. 


Strophîus et d’Alphius occupés à une pareille fonction, eût été 
mesquin. Qu'a fait le peintre? Il a assis à terre à côté de lui un 
des enfants de ce soldat. 

Je reviens sur les admirateurs d'Hélène. C'est Briséis, 
maîtresse d'Achille et belle femme sans doute ; c'est le féroce 
Diomède, c'est le jeiftie Iphis ; pouvait-on s'y mieux prendre 
pour me donner une haute idée des charmes d'Hélène que 
d'attacher sur elle les regards du désir, de la férocité et de la 
jalousie? Cela n’est-il pas du meilleur goût? Est-il possible que 
l’artiste ait su si bien choisir ses admirateurs, sans avoir conçu 
trois sortes d'admiration, et sans s’être occupé de les rendre? 
C’est une absurdité que de le dire. 

Le groupe d'Hélène est charmant et l'Albane n'a rien inventé 
d# plus noble, de plus gracietix. Elle est assise; une suivante 
la soutient, une autre prosternée relie sa chaussure, cependant 
elle donne audience à un envoyé d’Agamemnon. Ne recon- 
naissez-vous pas là jusqu’à la petite impertinence d’une belle 
femme? 

Eurybates redemande à Hélène Ætbra, une de ses esclaves ; 
et cette demande donne à cet incident le caractère général du 
sujet. 

Et ce Démophon pensif, qui au milieu des scènes de dou- 
leurs qui l’environnent songe au moyen d’enlever à l'esclavage 
son aïeule paternelle à côté de laquelle il est assis, prouve, ce 
me semble, que Polygnote s’entendait en choix d’actions, de 
caractères, d'expressions et de passions. Il serait bien sin- 
gulier que vous aimassiez mieux vous en rapporter au juge- 
ment suspect d’un littérateur qu'à la composition môme de 
l’artiste. 

Mais que voit-on ensuite? C'est Ilélénus, un des fils de 
Priam, plongé dans une tristesse profonde. C’est Pausanias qui 
le dit. Est-ce que la tristesse n'est pas une passion? Est-ce 
qu’elle n'a pas son expression? Le fils d’un roi! le successeur à un 
trône renversé conduit à l'esclavage! il avait bien raison d’être 
profondément affligé. 

De qui cet Hélénus est-il entouré? de ceux qui ont exposé 
leur vie pour la défense de son père, de Mégès, de Lycomedes, 
d’Euryalus, tous blessés. 

Hélénus, fils de Priam, se discerne entre les captifs; Andro- 



lettres a falconet. 


135 


maque, femme d'Hector, Polyxène et Médésicaste, filles de 
Priam, se discernent entre les captives. 

Et vous comparez une composition aussi sagement raisonnée 
à une de nos tapisseries gothiques? Comparez, mon ami, com- 
parez; vous me ferez sourire, et puis c’est tout. 

On n’a point donné d’action à Nestor. C’est un vieillard qui 
se repose sur sa lance ; mais à côté duquel le peintre a placé 
un cheval en liberté, qui s’ébat sur le sable. Vous n’êtes pas 
homme à n’être pas touché de ces convenances. Ayez donc la 
boijne foi d’en convenir. 

Mais à coté de ce vieillard en repos et de cet animal qui 
s’ébat, que nous a montré Polygnote? Néoptolèrne qui vient 
d’égorger Élassus et qui égorge Astynoüs; lUassus expirant, 
Astynoüs tombant sur ses genoux. Vous n’êtes pas homme à 
n’ôtre pas touché de ce contraste. Ayez donc la bonne foi d’en 
convenir. 

Mon ami, c’est une belle idée que ce Néoptolèrne seul qui 
tue; c’est un enfant violent qui poursuit la vengeance de la 
mort de son père. Son père dit, dans le poêle, à un fils de Priam 
qui lui demande grâce : Patrode est bien mort, et tu crains de 
mourir, Néoptolèrne dit à un autre enfant de Priam : Achille, 
mon père, est bien mort, et du crains de mourir. Voilà la pein- 
ture luttant contre la poésie, et contre la plus forte poésie qui 
ait encore existé. 

Polygnote avait assis à terre des captives; s’il en forme un 
autre groupe, il les assied sur une couche, sur un matelas du 
temps. Voilà de la vérité, je crois, et de la variété. 

Mais quel est cet homme nu que je vois seul? C’est Épéus 
qui achève de renverser un endroit des murs de Troie. Autre 
fonction qui achève aussi de fixer le sujet et l’instant. 

C’était une vilaine chose à peindre qu’un cheval de bois. 
Qu’a fait l’artiste? 11 cache cet objet entre les ruines, il n en 
laisse apercevoir que la partie supportable, la tête. Quoi ? le 
goût aurait fait tant de chemin, et la partie du dessin et de 
l’expression serait demeurée en arrière! Cela se peut, mais cela 
ne se croit pas. Une tapisserie gothique ne manquerait pas de 
montrer tout le cheval. 

Depuis le vaisseau de Ménélas jusqu’à cet endroit du 
tableau, l’intérêt marche en croissant. Parvenus au centre de la 



136 


LETTRES A FALCONET. 


composition qu*y verrons-nous? Huit à dix guerriers debout* 
s’avançant vers un autel et se disposant à une cérémonie ter- 
rible et solennelle. 

C’est Polypœtès, fils de Pirkhoüs, le front ceint d’une ban- 
delette. 

C’est Acamas, fils dg Thésée, la tête couverte d’un casque 
à panache. 

C’est Ulysse avec sa cuirasse. 

C’est Ajax, fils d’Oïlée, le bras gauche passé dans son bou- 
clier. 

Ce sont les fils d’Agamemnon avec leurs armes. 

C’est Ménélas avec le serpent qui décore les siennes. 

Que dites-vous de ce groupe! que dites-vous de ce front 
ceint de bandelettes ! que dites- vous de toute cette variété 
d’ajustements! 

Mais que font-ils là ces guerriers ? Ils défèrent le serment 
et le sacrifice de Cassandre au fils d’Oïlée. 

Sur quoi va-t-il jurer? sur une cuirasse antique. 

Et que fait Cassandre? Où est-elle? Elle est renversée à 
terre tenant entre les bras ses dieux tutélaires de Troie. 

Je vous laisse le choix entre tous les tableaux que vous 
connaissez, pour me trouver l’exemple d’un pareil groupe... 
Encore une fois, est-ce l’art naissant qui imagine et qui 
ordonne une pareille scène? 

Credat Judæus Apella; 

Non egoL 

Avant cette masse principale, Épéus arrasant les murs de 
Troie. Petit groupe de repos. 

Avant Néoptolème égorgeant Élassus et Astynoüs, Nestor 
appuyé sur sa lance, et un cheval qui s’ébat. Autre petit groupe 
de repos. 

Autour d’Hélène donnant audience à Eurybates, les blessés, 
les captifs et autres groupes de repos.. 

Suivez la composition depuis Phrontis ou le vaisseau jus- 
qu’aux ruines, et vous sentirez bien mieux que moi avec quel 


i. Horat., sat. v, lib. I. 



LETTRES A FALCONET. 137 

art les actions et le repos sont mélangés, le bruit et le silence 
se succèdent. 

Après la grande masse des guerriers, Laodice debout devant 
le lavacre, le pied du lavacre embrassé par Méduse, fille de^ 
Priam; proche de Méduse une vieille ou un eunuque tenant sur 
ses genoux un enfant effrayé. Autre groupe de repos. 

Mais me trompai-je? Est-ce que ce lavacre n’est pas noble? 
Est-ce qu’il n’y a pas une variété et une entente singulières dans 
ce groupe? Est-ce que vous n’en ferez pas un bas-relief admirable? 

Sur l’espace le plui voisin de^ ruines, le peintre a disposé 
des cadavres : celui de Pélis nu et couché sur le dos, ceux 
d’Eïonée et d’Admète qu’on n’a point encore dépouillés ; celui 
de Léocritus sous le lavacre, plus loin ceux de Corœbus et 
d’Ërésus. 

Cette composition est énorme ; c’est un assez plat homme 
qui nous l’a transmise : comment se fait-il qu’on n’y remarque 
ni monotonie, ni embarras, ni obscurité, ni vide, ni contradic- 
tion? 

C’est ici que le peintre a placé les vieillards Axion, Agénor 
et Priam L 

Voyez quelle est la position du vieux et malheureux Priam; 
il est sous les ruines de sa capitale, et il a sous les yeux le 
cadavre de son père qu’on traîne, le cadavre de son beau-frère, 
sa fille prête à être immolée; l’un de ses enfants expirant, un 
autre égorge. Imaginez, si vous l’osez, quelque chose de plus 
effroyable. 

Cependant un vestibule conduit, à travers les ruines, à la 
maison d’Anténor. On la reconnaît à la peau de léopard sus- 
pendue à la porte. 

C’est là qu’est le petit groupe de Théano et de ses deux 
enfants, Glaucus et Euryinachus, l’un assis sur une cuirasse, 
l’autre sur une pierre. 

On voit proche d’eux le traître Anténor et Crino sa fille. 
Crino tient son enfant entre ses bras, et Pausanias dit que 

1. Diderot commet ici une étrange erreur; ce sont les cadavres des trois vieil- 
lards qui sont représentés dans le tableau de Polygnote : tout ce qu*il dit de la 
position de Priam est un effet de son imagination. Au reste il reconnaîtra lui- même 
sa méprise que Falconet ne pouvait manquer de lui reprocher. Voir ci-après, 
lettre ix. (Note de M. Walferdin.) 



138 LETTRES A FALGONET. 

l’expression de la douleur n’était aussi forte dans aucune autre 
figure. Avoir pensé à nous montrer une femme plus sensible au 
déshonneur qu’à l’esclavage ou à la mort, c’est une idée 
sublime, ou il n’y en a point. 

La composition se termine par des domestiques d’Anténor 
qui chargent sur un âne une cruche couverte d’osier et d’autres 
bagages, entre lesquels ils ont assis un jeune enfant. 

C’est donc entre Phrontis qui dispose le vaisseau de Ménélas 
à partir, et les domestiques d’Antcnor qui chargent sur un âne 
une cruche et du bagage, que Polygnote a renfermé son sujet. 
Comme cela est bien entendu! comme cela est sage! 

Prenez votre partie là-dessus : ou il y avait eu avant Poly- 
gnote une infinité de peintres dont les noms sont tombés dans 
l’oubli, ou Polygnote est dans son genre un homme presque 
aussi étonnant qu’llomère. 

Consultez l’histoire des beaux-arts chez toutes les nations, 
et vous y verrez l’architecture, la peinture et la sculpture de- 
vancer de bien loin dans leurs progrès l’éloquence et la poésie : 
or, la Grèce avait de grands poètes avant Polygnote. Concluez. 

11 y a dans Homère des descriptions de trépieds, d’usten- 
siles, soit à l'usage des temples, soit à l’usage des camps, soit à 
l’usage des maisons, de la plus grande richesse d’ornements et; 
de goût; or, le progrès de la décoration n’est que le dernier 
reflet des beaux-arts sur les choses d’un usage commun. 
Concluez. 

Je passe maintenant aux réflexions que vous avez faites sur 
ma pauvre traduction littérale de Pausanias. 

J’ai dit qu’un voile bien jeté, des cheveux renoués avec 
élégance me désignaient suffisamment le goût d’une nation soit 
en peinture, soit en sculpture, soit en poésie; vous me répondez 
qu’à vous, il faut bien autre chose; c’est que vous n’avez pas 
assez senti tout ce que ces bagatelles apparentes entraînent, et 
lorsque vous convenez qu’au temps de Polygnote, l’élégance des 
vêtements, des ustensiles et de la décoration pouvait être de 
mode, j’en aurais plutôt conclu que les beaux-arts tombaient 
vers leur déclin, que d’en être à leur origine. De bonne foi, 
lorsqu’une nation a produit un chef-d’œuvre d’éloquence et de 
poésie, croyez-vous quelle puisse admirer une sottise en pein- 
ture? Quand on a les scènes, les images et les imitations 



LETTRgS A FÂLGONET. 139 

d’Homère dans la tête, croyez-vous qu’on puisse se contenter 
des figures du portail de Notre-Dame? Nous n’avons pas, vous et 
moi, la même idée du talent de bien peindre. Je pense très- 
sérieusement qu’un tableau est capable de produire la sensation ^ 
la plus violente, sans la magie de la couleur, et sans celle 
de la lumière et des ombres; et il me semble qu’un statuaire 
devrait être de mon avis. 

Je ne me suis point proposer d’élever aux mies le tableau 
de Polygnote. Je n’ai point l’antiquomanie; je n’ai rien imaginé, 
et je vous délie de citer un mot quf soit de supposition gratuite. 

11 est bien singulier que vous ne vous soyez pas plutôt servi de 
la composition de Polygnote pour donner un coup de fouet de 
plus à Pline que de m’objecter son autorité dont vous ne faites 
aucun cas. 

Êtes-vous bien sûr d’entendre ce que Plutarque a voulu dire 
par saroir 2 ^cindrc Ica ombres? Pourquoi Plutarque n’aurait-il 
pas dit une sottise en peinture? Pourquoi le traducteur n’aurait- 
il pas fait dire une sottise à Plutarque ? Si je vous objecte le 
témoignage des hommes de lettres, ce sont des sots; si vous me 
les objectez, ce sont des gens d’esprit. On ne saurait avoir plus 
d’adresse et moins de bonne foi. Si j’en avais le temps, je vous 
dirais : Laissons là tous ces bavards, et faisons l’iiistoire des 
beaux-arts depuis Homère jusqu’à Polygnote par les monu- 
ments ; et j’entends par les monuments, l’éloquence, la poésie, 
les mœurs, les usages, les coutumes, le goût, les vêtements, la 
décoration, les édifices, les ustensiles, la raison. 11 ne me faut 
qu’une pierre gravée ; le plus mauvais tableau qui se fasse aujour- 
d’hui démontre qu’il y a longtemps qu’on en sait faire de beaux. 

Polygnote a conservé sa réputation en peinture jusque sous 
les plus beaux temps des arts en Grèce. Ses tableaux subsis- 
taient; s’ils eussent été mauvais, les Grecs ne les auraient pas 
plus admirés que nous n’admirons des tapisseries gothiques aux- 
quelles vous les comparez. Qui est-ce qui s’avise aujourd’hui 
de mettre Jean Cousin sur la ligne de Lesueur ou du Poussin? 
Eh! plût à Dieu que les préjugés populaires ne fussent pas plus 
tenaces en morale qu’en peinture. 

11 est aussi aisé de faire un tableau sublime sans couleur, 
sans tons savants, sans clair-obscur, que d’en faire un sot avec 
tout cela. 



uo 


LETTRES A FALGONET. 


Allons donc, vous faites mille fois trop d'honneur aux 
poètes, lorsque vous dépouillez Polygnote de ses idées pour 
les leur accorder. Vous verrez que le groupe de ses guerriers 
devant l'autel n’est pas de lui; que c’est un autre qui a imaginé 
de faire traîner sous les yeux du vieux Priam le cadavre de son 
père Laomédon, etc.^ 

Je n’ai rien prêté, je n’ai rien ôté à Polygnote, j’ai écarté des 
détails d'érudition qui obscurcissaient l’entente de son tableau. 

11 y a des misères dans l’original, dites-vous; eh bien! je 
vous prie de m’en citer une. 

Il ne s’agit pas, cher ami, de transformer en une composi- 
tion sublime une tapisserie gothique par une description arti- 
ficieuse, mais de faire trouver sublime cette tapisserie à ceux 
qui ont actuellement sous Mes yeux les chefs-d’œuvre de 
Raphaël, de Carache, de Corrège, de Guide, de Titien. Voilà le 
cas des Grecs par rapport à Polygnote. 

Tout homme qui sent vivement et qui est digne de regarder 
des tableaux, des statues, et de lire des poètes, s'expose à faire 
le rôle de Mathanasius, et il est toujours honnête à son ami de 
l’en avertir. 

11 ne s’agit pas de savoir si Polygnote a fait un trait de génie 
de ne montrer sur le rivage que le vaisseau de Ménélas, mais si 
celui qui trouve que l’artiste a senti finement, et qu’il a montré 
un goût, un esprit peu commun en hâtant le départ de Ménélas 
et de sa belle exécrable, est aussi plat que le commentateur de 
CathOj belle ber gère ^ dormez-vous ^ et c’est ce que je vous 
demande afin de savoir si je dois m’appeler Mathanasius ou 
Dionysius Diderot Halicarnassensis. 

Eh ! mon ami, je ne confonds point la pensée d’un tableau 
avec son exécution ; et il y a longtemps que je sais que l'une de 
ces choses est à l’autre comme la versification à la poésie. 

Sans technique, point de peinture, il est vrai; mais que 
m’importe la peinture sans idées; et à tout prendre j'aime 
encore mieux des idées que la couleur; en prenant les mots 
dans toute leur rigueur, il me semble que vos bas-reliefs se 
passent plus aisément de couleurs que les compositions de 
Robert (j’écris le premier qui me vient) ne se passent d'idées. 

Vous m’exhortez de relire Pausanias pour savoir à qui appar- 
tient l’idée de Néoptolème continuant le massacre des Troyens 



LETTRES A FALCONET. 


141 


après la ruine de leur ville. Je relis et je vois qu’elle appartient 
à Polygnote, et qu’il y a là quelque platitude du traducteur qui 
vous en a encore imposé. 

Ce que vous dites sur labêtisedu traducteurlatin de Pausanias, 
sur la bêtise du traducteur français de la traduction latine de ' 
cet auteur, sur les inepties du comte de Caylus, est d’une 
modération dont on doit vous savoir gré. 

Vos dernières lignes sur la manière dont il convient à d’hon- 
nêtes gens de discuter les questions problématiques, en quelque 
genre que ce soit, sont admirables^ mais, mon ami, nos opi- 
nions sont nos maîtresses ; et où est l’amant qui souffre patiem- 
ment qu’on lui dise que sa maîtresse est laide? Je ne connais 
que la haine théologique qui soit aussi violente que la jalousie 
littéraire. 

Voilà mes répliques aux observations que vous avez faites 
sur les endroits de ma description qu’il vous a plu d’attaquer. 

Adieu, portez-vous bien; je vous aime de tout mon cœur; 
mais laissez-inoi respirer : si vous n’y prenez garde, vous me 
tuerez. 


VIII. 


(avec des observations de FALCONET.) 


Septembre 1760. 

Voir.i des observations sur votre réponse à quelques-unes de 
mes pensées sur le sentiment de l’immortalité et le respect de 
la postérité. 

J’ai dit : « Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever 
l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Or le senti- 
ment de l’immortalité et le respect de la postérité téndent à 
émouvoir le cœur et à élever l’âme. » Ce que j’ai prouvé par 
l’énumération des vues principales dont ce sentiment et ce res- 
pect étaient accompagnés. Or, parmi ces vues principales, il 



LETTRES A FALCONET. 


U2 

lî’y a pas un mot du mépris de V espèce humaine. Je n’en ai 
donc pas fait une conséquence de mon principe, mais vous avez 
brouillé ensemble deux raisonnements, ce qui n’est pas d’une 
bonne logique. 

J’ai dit : « L’éloge de la postérité est une portion de l’apa- 
nage de l’homme bienfaiteur de l’espèce humaine. » D’où j’ai 
conclu que l’homme bienfaiteur qui dédaignait cette portion de 
son apanage avait du mépris pour V espèce humaine*^ parce que 
le dédain de l’éloge supposait le mépris du panégyriste. Pour 
bien répondre au raisonnement, il fallait nier la mineure^ et 
nier la conséquence pour bien répondre au second. Vous n’avez 
fait ni. l’un ni l’autre. Donc ces deux raisonnements restent sans 
réponse ; et voilà de la logique/? 

Permettez, mon ami, que ‘je m’arrête un moment sur la dif- 
férence des syllogismes de l’orateur et du philosophe; le syllo- 
gisme du philosophe n’est composé que de trois propositions 
sèches et nues, de l’une desquelles il se propose de prouver la 
liaison ou la vérité par un autre syllogisme pareillement com- 
posé de trois propositions sèches et nues, et ainsi de suite pen- 
dant tout le cours de son argumentation. L’orateur, au contraire, 
charge, orne, embellit fortifie, anime, vivifie chacune des pro- 
positions de son syllogisme d’une infinité d’idées accessomes 
qui leur servent d’appui. L’argument du philosophe n’est qu’un 
squelette; celui de l’orateur est un animal vivant; c’est une 
espèce de polype. Divisez-le, et il en naîtra une quantité d’au- 
tres animaux. C’est une hydre à cent têtes. Coupez une de ces 
têtes, les autres continueront de s’agiter, de vivre, de menacer. 


1. « J’avais promis de ne vous plus répondre et jo le croyais; mais vos doux 
dernières lettres me poursuivent jusqu’au fond du Nord; la persécution est vio- 
lente, jo n’y puis pas tenir. Il faut au moins que je jette quelques notes à travers 
vos répliques. 

« Vous avez dit : Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever Vâme ne peut 
qu'être utile à celui qui travaille. Vous avez ajouté au paragraphe suivant : Le sen- 
timent de s'immortaliser est naturel au grand homme; c'est une portion de son 

apanage qu'il ne peut négliger sans un mépris crml de l'espèce humaine. Moi qui, 
dites-vous, n’entends rien en logique, J’ai cru que ces deux propositions ne se con- 
tredisant point, jo pouvais rapporter l’une en présumant l’autre, et vous demander 
si, en conséquence, celui qui n’aurait pas la postérité pour point de vue aurait un 
mépris cruel de l’espèce humaine. Mais Je n’entends rien en logique. » 



LETTRES A FALCONET. 143 

L’animal terrible sera blessé, niais il ne sera pas mort, prenez 
garde à cela^ 

Vous me demandez si celui qui marie deux ou trois cents 
filles sans rien laisser pour marier leurs enfants peut être accusé 
d*un mépris cruel de Vespéee humaine. Je vous réponds que*" 
cette comparaison a quelque chose de louche pour moi; que 
celui qui marie les mères s’occupe de la postérité, que celui qui 
serait assez généreux pour assurer la dot des enfants s’en 
occuperait davantage*. 

Si pour mieux mériter l'élogarde tous ceux qui pourront 
voir mes ouvrages^ ajoutez-vous, je veux égaler ou surpasser 
des rivaux que f admire^ si la pensée du présent remplit assez 
mon âme pour qiielle ne voie point actuellement V avenir^ fai 
un mépris cruel pour Vespéee humaine? 

Ce n’est point précisément sous ce coup d’œil que j’ai cru 
que l’espèce humaine était méprisée. Il y a des idées d’où le 
mépris de l’espèce humaine se conclut ; et il y en a d’autres d’où 
il ne se conclut pas. 11 y a des moments où le grand homme ne 
pense point au jugement des siècles à venir sans le dédaigner ; 
il y en a d’autres aussi où ce jugement redoutable lui est pré- 
sent. Ce n’est pas là le seul mobile de ses actions. Il n’exclut ni 
l’émulation, ni la considération actuelle, et puis il ne s’agit pas 
de vous seul dans la question qui nous occupe. Il s’agit de 
riiomme en général, d’un peuple, d’une nation de l’espèce 
entière; il s’agit de savoir si le sentiment de l’immortalité est 
utile; si le respect de la postérité peut jamais être nuisible; car 
que nous importe à l’un et à l’autre la singularité réelle ou 
prétendue d’un individu^ ? 

1. « J’ai tant de plaisir à écouter mon maître, que je le remercie môme de cette 
leçon ; si elle n’est pas neuve, elle est bien faite. » 

2. U U n’est paa encore démontré que celui qui marie dos filles s’occupe actuel- 
lement de leur postérité , quoi(juc, très-assurément, il travaille pour elle. Mais la 
comparaison ne vous plaît pas, laissons-la. » 

3. M Je vous avais dit quelque part : Nourrissez le génie de ce qu'il vous plaira, 

postérité, honneurs, émulation, récompenses, vertu, il sera dans toute sa force^ il 
aura toute son activité, » 

« Pourquoi me demander encore si le sentiment de l’immortalité est utile ? 
Un homme dans sa fièvre chaude arrive au sommet d’une montagne en franchis- 
sant des précipices qu’il n’eût pas osé regarder dans son bon sens. Où est Pautre 



Uft LETTRES A FALGONET. 

C’est quelquefois Téloge de ses contemporains qu’on méprise 
et qu’on doit mépriser. Pbocion, applaudi d’un peuple insensé, 
demande si par hasard il aurait dit une sottise. C’est d’une cri- 
tique mal fondée qu’appellera souvent tout homme rare qui 
devance son siècle. 

Si Agasias écrivif son nom au Gladiateur^ cfélait^ dites- 
vous^ pour son siècle. Qu’en savez-vous? Mais 

en accordant sa première intention, n’avouez-vous pas qu’il en 
avait une seconde 

Je suis sûr que vous avez ri vous-même de la comparaison 
de l’horloge à la statue ; de Julien Leroy à Agasias, de Ferdi- 
nand Berthoud à Falconet ou Pigalle, de l’enseigne du mar- 
brier suspendue à la porte du statuaire ; si vous en avez ri, 
permettez que j’en fasse autant 

Vous avez très-bien expliqué l’usage des inscriptions, mais 
il n’est pas adroit d’avoir ajouté: et c*est autant de fait pour la 
postérité. 

Et que me fait à moi et à vous la méprise réelle ou simulée 
d’un particulier étranger dans sa patrie, qui prend votre Christ 
dans Saint-Roch pour un morceau de Pigalle? Je dis la méprise 
réelle ou simulée, parce qu’il n’est pas impossible que ce ne 
fût une manière délicate de vous mettre tout d’un coup 
sur la ligne du premier sculpteur. Vous voyez que je 
suis aussi sophiste, quand il me plaît. Mais moi, j’ai la 
bonne foi d'en convenir; et je pense quen effet la bévue 
de votre homme est celle d’un bon bourgeois de la rue 
Saint-Denis qui n’en savait pas davantage; je pense que vous 
fîtes bien de mettre votre nom à la figure, parce que ce fui 
autant de fait pour la postérité ^ 


fou qui nie la hardiesse et le courage du fébricitant? D’ailleurs, il s’agit d’un indi- 
vidu, parce que les peuples, les nations, ne sont composés que d’individus. » 

1. « Mon ami, ceci atout l'air d’une subtilité : je ne sais ni la première, ni la 
seconde intention d’Agasias. Je sais seulement que son nom, qu’il écrivit au bas de 
sa statue, était premièrement pour son siècle; il est démontré que c’était autant de 
fait pour la postérité, je vous délie de prouver le contraire. Quant à l’homme rare, 
plus il le sera, plus il en appellera à un autre tribunal qu’à celui de la postérité. » 

2. « Je n’ai point ri en faisant cette comparaison, parce que, proportion gardée, 
la réputation est aussi nécessaire au faiseur de fagots qu’elle peut l’être au talent 
le plus distingué. Pour cette fois vous rirez seul, ou je suis bien trompé. » 

3. « Vous avez raison, mais c’était bien alors pour le compte de ma vanité que 



LETTRES A FALCONET. 


U5 

Épaminoiidas sur le champ de bataille pensait-il au juge- 
ment de V avenir? Quelle question! votre allure de côté m’amuse 
toujours. Qu’Épaminondas fût ou ne fût pas occupé sur le 
champ de bataille du respect de la postérité, qu’est-ce que cela 
fait à la réalité, à Futilité, à la noblesse de ce sentiment? 

Je dis qu’Épaminondas brûla de cet enthousiasme, et cela est 
vrai. Je dis que ce feu sacré échauffait son cœur ayant que de 
se présenter dans les plaines de Leuctres et de Mantinée, et 
cela est vrai. Je dis qu’il agissait sourdement en lui-même dans 
la chaleur du combat, et cela es4r vraisemblable. Je dis qu’en 
mourant il avait les regards attachés sur la postérité, et c’est sa 
l'éponse à ses amis qui l’atteste ^ 

Si un sentiment habituel, bon ou mauvais, s’est emparé de 
notre âme, il y subsiste et nous dirige même à notre insu. 

Du paragraphe d’Épaminondas vous sautez tout de suite à 
l’endroit où je dis : « Mes contemporains m’apportent avec leur 
éloge celui de la postérité, etc. », et conviennent sans tergiver- 
sation, sans restriction, de la vérité de mon raisonnement. Vous 
cherchez la différence essentielle entre votre sentiment et le 
mien : eh bien, soit. Nous sommes du même avis, mais nous 
étions d’avis fort différents au commencement de la dispute, 
et je suis resté dans le mien ^ 

Je vous écrivais : « Dites à un homme : Si tu fais ainsi, tu 
seras béni dans tous les siècles; et ses entrailles en traissaille- 
roiit de joie. Ajoutez: Et si tu fais autrement, ton nom sera 
exécré, et il frémira. » 

Que me répondez-vous ? que je vous tends un piège, que je 
vous prends pour une âme équivoque, que je vous prêche le 
catéchisme des enfants. Je le donne en cent au meilleur esprit 
à deviner la liaison qu’il y a entre mon objection et votre 
réponse®. Le piège que je vous tends, mon ami, est celui que 


je mis mon nom. L’efface à présent qui voudra, je ne m’y intéresse plus; je vous 
defle d’en savoir là-dessus plus que moi. » 

1 . U Gomme je ne vous ai pas dit le contraire, je vous demande à qui vous ré- 
pondez. » 

2. (( J’ai dit en commençant et en continuant la dispute que l’avenir est une con- 
séquence nécessaire du présent, je le dis encore : cela s’appelle-t-il change 
d’avis? » 

3. «Vous demandez la liaison qu’il y a entre votre objection et ma réponse. La 

XVIII . 40 



LETTRES A FALCONET. 


1{|6 

tous les grands hommes se sont tendu à eux-mêmes dans tous les 
siècles, chez toutes les nations, et dans lequel je vous crois digne 
d’être pris; c’est le caractéristique des âmes les plus héroïques, 
si souvent soutenues, encouragées dans les circonstances diffi- 
ciles, par ce motif le plus désintéressé de tous ; c’est la réflexion 
nécessaire et la pensée consolante d’un esprit juste qui voit ce 
que les choses deviendront dans l’avenir; c’est le catéchisme 
du patriote par excellence. 

Je vous embarrasse pourtant^ dites-vous ; c’est que je sou- 
lève votre âme noble et grande contre votre esprit rétif; 
c’est que je parle à votre cœur; c’est que je vous intéresse et 
vous touche. Vous ne craignez pas les gibets de la postérité? 
Vous mentez, traître que vous êtes ; et la preuve, c’est que vous 
avouez que l’intrépidité de Fontenelle vous répugne. D’ailleurs, 
mon ami, il y a quelque dilférence entre fouler aux pieds le 
blâme de la postérité et mépriser son éloge ; on peut être jaloux 
de mon approbation, et insensible à ma menace, c’est une 
affaire de caractère*. 

Quant à l’opinion que vous avez de ce que vous appelez 
mon sermon égyptien, j’en appelle à toute âme honnête et ten- 
dre. J’en appelle à vous-même. Relisez-Ie, et dites-moi si vous 
n’aimez-pas, si vous n’estimez pas davantage mon Henri IV 
versant des larmes, que mon Falconet insultant durement à 
tout un peuple et à la plus auguste de ses cérémonies'*. 


voici cette liaison. Si je veux obtenir quelque chose d’un enfant mal tîlevé ou d’un 
valet intéressé, je promets une pomme à l’un ou je le menace du fouet, je montre 
une récompense ou une punition à l’autre. Eh bien! voyez-vous cette liaison? Vou- 
lez-vous que i’ajoute qu’un honnête homme n’aurait besoin ni do ma menace ni de 
ma promesse? » 

*1. a Je vous avais dit : Je brûlerais le mémoire que Fontenelle aurait laissé 
après lui, parce qu’il affligerait les miens. Je voudrais ne causer aucun mal à ceux 
qui seront après moi : et c’est Diderot qui tracasse un sentiment si honnête et si 
doux ! Je l’aurais respecté, ou je l’aurais encouragé. » 

% « Si en français le mot vain signifie quelquefois une chose inutile et dont on 
peut SC passer, si je m’en suis servi dans cette acception, je n’ai insulté dure^ 
ment à qui que ce soit, j’aurais respecté les larmes d’Henri IV ; mon âme est peut- 
être aussi tendre que l’était la sienne; mais, mon ami, un sentiment n’est point 
un raisonnement. Si j’eusse vu la cérémonie, j’aurais fait comme Henri; revenu 
dans mon cabinet, j’aurais raisonné et je vous aurais écrit ; Il faut bien compatir 
à la faiblesse humaine. Ad populum phaleras, » 



LETTRES A FALCO N ET, 


147 


Ne pourrions-nous être grands que quand on nous regarde? 
Mais, mon ami, vous n’y pensez pas. C’est à moi à vous parler 
ainsi ; la bonne portion de votre honoraire est dans les regards 
et les acclamations de ceux qui vous entourent; je suis seul, aji 
contraire, ou je n’entends que la voix du blâme, quand je fais 
le bien. Je ne serai plus, on ne me regardera plus, je n’enten- 
drai plus, quand j’obtiendrai l’éloge que je mérite ‘, 

Vous rencontrez fort bien pourquoi les posthumes ne se 
publient point, mais il s’agit de savoir pourquoi ils ont été faits. 
Mon ami, vous êtes, ce me semltTe, à côté*. 

Il est pim doux de recevoir la réponse de son ami que de 
lui écrire. Cela se peut, mais il est donc doux de lui écrire, 
sans quoi il ne serait pas plus doux de lui répondre ; vous êtes, 
ce me semble, encore à côté : pour faire un pas, il fallait pré- 
tendre et prouver que l’un de ces bonheurs était ou nul ou 
exclusif de l’autre. 

C’est vous, mon ami, qui sophistiquez la nature, si vous 
croyez que quand l’homme peut légitimement tirer deux mou- 
lures d’un sac, il n’y manque jamais. S’il fallait opter entre le 
blâme du présent, l’une des moutures, et l’éloge de l’avenir, 
c'est certainement celui qui préférerait l’éloge de l’avenir que 
nous appellerions le grand homme*. 


1. « Avant les regards et les acclamations de ceux qui m’entourent, je vous ai 
dit, assez net, que je connaissais un autre tribunal. J’ajoute qu’il est si redoutable 
que je ne m’y présente jamais qu’en tremblant. Ce tribunal, c’est moi. Prenez-le 
comme il vous plaira; c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens, et j’y’penso, je 
vous assure. Ainsi, mon ami, si je croyais ayoïr fait un bon ouvrage qui dût être 
effacé de la mémoire des hommes, et que votre âme compatissante me plaignit de 
mon infortune, je vous répondrais ; Je m'en souviens et c'est assez. Voyez Bélisaire, 
chapitre i®', et dites mal de moi, si vous pouvez. 

« Quoi? Diderot n’entend que la voix du blâme quand il fait le bien, et c’est 
Diderot qui ose le dire? 11 n’entend donc pas l’éloge des hommes sages, des hommes 
honnêtes qui aiment, ainsi que lui, le règne de la raison? Diderot est bien sourd.» 

2. V 11 est plus aisé de dire : « Vous êtes à côté » que de le démontrer. » 

3. « Ehl mon ami, que me dites-vous? Si j’ai la première mouture, l’autre 
viendra sans que je la demande; sans même que j’y pense* Vous me la donnez 
bonne avec votre grand homme. Tous les siècles ont eu des hommes qui ont fait 
de grandes choses sans avoir l’avenir pour objet ; il y en a eu, il y en a, il y en 
aura toujours. S’ils sont rares, c’est qu’en tout le meilleur n’est pas commun. 

e N’allez pas me parler d’institution dont le but est uniquement l’avenir. Ne 
m’objectez pas ces enfants ramassés dans la plus vile populace, dont on fait des 



LETTRES A FALCONET. 


li|8 

De votre aveu, ceux qui se sont occupés d’ouvrages pos- 
thumes sont sages; de votre aveu, jls ont remis leur lettre à un 
porteur fidèle. Voilà, en deux mots, l’éloge du présent et de 
l’avenir ; je ne vous en demande guère davantage. 

Si quelque homme a ambitionné l’épitaphe : 

% 

Dulce et décorum est pro patriâ moriS 

vous Tadmirez ; mais vous le trouvez moins sage que celui qui 
a esquivé cet honneur. Quoi ! parce que j’aurais compte pour 
rien la vie en comparaison de Tutililé publique, parce que 
j’aurais pensé que le plus noble usage d’un effet périssable, 
c’était le sacrifice avantageux que j’en ferais à la patrie, je suis 
moins sage que vous? Rêvez-y^ mieux, mon ami, et vous verrez 
que le véritable héroïsme ne peut jamais contrarier la sa- 
gesse 

Il ne faut que souffler sur tout ce que vous dites de Démos- 
thène, d’Alexandre et de Cicéron. Est-ce comme honnête homme 
que Démosthène a prétendu à l’immortalité? Nullement, c’est 
comme le premier orateur du monde, et il avait raison. Est-ce 
comme honnête homme qu’Alexandre a prétendu à l’immor- 
talité? Nullement, c’est comme le plus grand et le plus vaillant 
capitaine qui eût existé, et il avait raison. Est-ce comme hon- 
nête homme que Cicéron a prétendu à l’immortalité? Nullement, 
c’est comme prodige d’éloquence et de patriotisme et il avait 
raison®. 


hommes et des femmes honnêtes, des sujets libres et reconnaissants. Disons, avec 
M. Cochin à qui je récrivais, que dans ces tulipes de graine il en pourra panacher 
quelques-unes, et qu’on a lieu d’espérer que celles qui ne seront que de couleur 
simple seront pures et d’une belle conformation. Venez les voir à Saint-Péters- 
bourg, venez aussi verser les larmes délicieuses de la tendre humanité, avec Ca- 
therine qui embrasse ces heureux enfants devenus dignes de lui appartenir. Amc- 
nez-y Henri IV, il s’y trouvera mieux qu’à votre parade égyptienne. Quand je vous 
parle de grandes choses faites sans la vue de la postérité, celle-ci et d’autres encore 
qui sont le fondement du bonheur futur d’un grand empire sont exceptées. » 

1. Horat., Od, ii, lib. III. 

2. « Un philosophe pendu n’est plus bon à rien. S’il se conserve, s’il travaille, 
il est utile. Voilà comme j’y rêve, c’est de mon mieux. »> 

3. « Mon ami, conservez vos poumons, vous souffleriez trop longtemps. Démos- 
thène, Alexandre, Cicéron avaient, entre autres faiblesses, la fureur de vouloir 



LETTRES A FALCONET. 


1/|9 

Mais supposons qu’ils eussent tous trois été jaloux de l’éloge 
de la postérité, tant pour leurs caractères que pour leui’S talents, 
qu’auriez- vous à leur objecter? rien. Tel qu’Épaminondas, ils 
auraient voulu être grands hommes et gens de bien; ils auraient 
craint la tache pour cette image qu’ils nous ont trans- 
mise. Le malheur, c’est qu’il y a des statues pour les grands 
talents, et qu’il n’y en a point pour la probité; et c’est un 
grand défaut des législations. 

Vous n’avez pas bien pris l^ndroit de Cicéron; vous avez 
traité de bassesse, de délire, d’amour-propre exorbitant, ce qui 
est finesse, grâce et délicatesse. Comment Cicéron pouvait-il 
avouer avec plus de gaieté qu’il ne valait pas la peine d’occuper 
une ligne dans l’histoire, qu’il serait bien petit si on ne le 
montrait à la postérité que dans sa hauteur naturelle, qu’il 
fallait ou se taire de lui, ou l’exagérer, et beaucoup, et le plus 
qu’on pouvait, et que puisqu’on avait eu le front de s’écarter 
en sa faveur des limites rigoureuses de la vérité, et de se 
résoudre à mentir, il fallait faire son devoir de bien mentir : 
plaisanterie charmante dont il faut rire, pincée de ce sel qu’il 
avait apporté d’Athènes; car en général les Romains, et peut- 
être les républicains, sont bons panégryistes et mauvais plai- 
sants *. 

Vous croyez quelquefois m’avoir réduit en poudre lorsque 
vous m’avez à peine effleuré. Il ne s’agit pas de savoir si l’envie 
de faire du bruit est le caractéristique du grand homme. Tout 
le monde veut faire du bruit; mais le grand homme, s’il en veut 
faire, c’est par des faits qui étonnent son siècle, et dont 
l’admiration retentisse jusque dans les siècles les plus reculés. 


qu’on parlât d’eux. Je ne me suis étendu sur les défauts des deux orateurs que pour 
vous démontrer combien ils étaient loin de la vraie philosophie, et qu’ainsi leur 
autorité (si les autorités sont ici recevables) était mal choisie. » 

1. « La Lettre à Lucius est entre les mains de tout le monde; ni vous ni mol 
n’en serons juges, s’il vous plaît. D’ailleurs, qu’ai-je inféré de là? Que Cicéron 
avait une vanité insupportable, que le désir de la louange était chez lui jusqu’au 
délire. Qui est-ce qui l’ignore? Et quand la lettre serait une plaisanterie, ne serait- 
ce pas l’envie d’être loué présentée sous le masque de la gaieté? Cette lettre 
a-t-elle un autre but que d’obtenir du consul une place dans l’ouvrage de Lucius? 
A propos, savez-vous que Cicéron a bien fait de venir plusieurs siècles avant vous, 
et de ne pas vous chercher noise; il y a gagné Tinterprétation. » 



150 


LETTRES A FALCONET. 


Le coquin, à votre avis, brave-t-il ou respecte-t-il la postérité? Ce 
sentiment de l’immortalité dont nous disputons, est-ce l’éloge 
ou l’exécration de l’avenir? Il y a eu et il y aura sans doute des 
scélérats fameux; mais il n’y a qu’un Érostrate, un fou, qui ait 
préféré un opprobre éternel à l’oubli; je n’en saurais comparer le 
délire qu’à celui d’un chrétien qui aimerait mieux être damné 
qu’anéanti. 

Le coquin d’Érostrate disait : Si on m’exècre, on parlera de 
moi, je n’en demande pas davantage; du reste, je m’en moque, 
je n’y serai plus. Le chrétien dit ; Je sentirai physiquement les 
douleurs de la damnation ; j’y serai, je ne m’en moque pas. Ainsi 
votre comparaison n’est pas raison. Vous savez que 

Nil agit exemplum, litem quod lite resolvit >. 

Je relis vos feuilles, il y a de l’esprit, de la finesse, de la 
force, de l’originalité, mais une incohérence qui désespère. 
Garde-t^on un ouvrage posthume qui compromettrait la fortune, 
la liberté et la vie, on est sage. Dilfère-t-on de le publier, on 
oublie ses contemporains^ on est faible, lâche et pusillanime. 11 
faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée *. 

Junon, c’est le présent ; le fantôme d’Ixion, ou la nue, c’est 
l’avenir, et vous allez voir comment Junon dispose de moi, et 
comment Ixion Diderot dispose de la nue. La considération pré- 
sente dont je peux jouir est une quantité connue et donnée qu’il 
n’est presque pas en mon pouvoir d’agrandir et d’étendre, 
quelque carrière que je veuille donner à mon imagination or- 
gueilleuse. Mais je fais du témoignage de l’avenir tout ce qu’il 
me plaît; je multiplie, j’accrois et je fortifie les voix futures à 
ma discrétion. Je leur prête l’éloge qui me convient le plus; 
elles disent ce qui me touche principalement, ce qui flatte le 
plus agréablement mon esprit et mon cœur, et je suis cet écho 
d’âge en âge depuis l’instant de mon illusion jusque dans les 


1. Horat , Sat. ni, lib. IL 

2. « Il faudrait ici quelque chose de mieux, il faudrait m’entendre. Ce n’ost 
pas de l’incohérence, mon ami, c’est une omission qn’il fallait relever. J’ai oublié 
d’écrire plaisanterie à côte de cette phrase : avouez pourtant que ce n’est pas 
aimer le genre humain. » 



LETTRES A FALCONET. 


151 


temps les plus éloignés : mais c*est assez ou trop sur une com- 
paraison qui ne signifie rien. 

Ce que vous avez écrit dans vos feuillets sur la sculpture 
est juste, et vous ne manquerez pas d*en user toutes les fois que^ 
vous aurez pour vous le bon goût et la vérité, contre vous le 
préjugé courant de vos contemporains. Mais, ou je n*y entends 
rien, ou c*est un beau et boa appel à la postérité. Ah I ah ! vous 
vous enivrez aussi de mon vin L 

Socrate et Aristide étaient deux hommes de bien, deux bons 
citoyens ; mais Tun s*en allait cir^exil, l’autre au supplice, cir- 
constances bien propres à mettre quelque différence dans leurs 
discours. Le premier oublie sa propre vie pour s’occuper de 
l’honneur de ses contemporains. S’il insiste sur quelque chose, 
c’est sur l’ignominie dont ils vont se couvrir : c’est leur cause et 
non la sienne qu’il plaide. La préférence que vous donnez aux 
adieux d’Aristide sur ceux de Socrate, bien ou mal fondée, laisse 
mon raisonnement entier. L’induction que j’aurais tirée du pro- 
pos de l’un, je l’aurais également tirée du propos de l’autre. Il 
ne me faut qu’un généreux exilé qui emporte l’espoir d’un 
meilleur jugement jusqu’aux portes de la ville. Que cette ville 
soit Athènes ou le monde ; que le lieu de l’exil soit l’Asie, la 
Thrace ou le tombeau, je n’en reste ni moins vrai, ni moins 
solide, ni moins pathétique. 

Je vous ai demandé « si un homme bien net de l’illusion 
de la postérité, et bien jaloux de l’estime de ses contemporains, 
braverait aussi fortement les préjugés de son pays que celui qui 
aurait l’œil attaché sur les siècles, et qui en redouterait le juge- 
ment )). D’abord vous présentez l’invraisemblance de votre 
réponse. Puis, tout à coup, prenant votre parti, vous dites, au 
hasard de n’être pas cru, que vous êtes cet homme-là ^ 

1° Je ne doute point que vous ne bravassiez plutôt le mépris 


1. « Si cela était vrai, ce que je pourrais faire de mieux serait de le boire à 
votre santé. Mais soyez tranquille ; vous verrez plus loin que je vous le laisse tout 
entier. » . ' 

Vous ôtes bien honnête, bien sage, point sophiste. N’ayant aucune raison à 
donner vous n’en donnez point. Vous oubliez seulement que ce n’est pas une 
invraisemblance que je vous présente; ce sont ces mots d’une de vos lettres, cela 
n'est pas vrai, que je vous rappelle ; après quoi, je tranché net sur mon 
compte. » 



152 


LETTRES A FALCONET. 


de vos contemporains que celui de vous-même ; mais je vous 
demanderai toujours si ce serait avec autant de fermeté que si 
vous attendiez justice de l’avenir, et que vous fissiez quelque 
cas de ce tribunal : c’est ce que je ne crois pas, parce que cela 
ne peut être. Celui qui joint cet espoir et ce respect au témoi- 
gnage de sa conscience,, tout étant égal d’ailleurs, est plus fort 
que vous 

2° Je vous parle d’un homme en général, et vous vous 
citez ; c’est-à-dire que d’une question importante, tenant au 
bonheur de l’espèce humaine, à sa nature, à la législation, vous 
en faites une petite question particulière et individuelle. Et que 
m’importe qu’il y ait sur la surface de la terre deux ou trois 
monstres comme vous ? 11 ne faut qu’un instant pour rendre à 
la vérité de ma proposition toute son universalité®. 

3" Mais êtes-vous bien sûr d’être un de ces monstres-là ? 
Qu’on relise l’endroit que vous avez vous-même cité de votre 
écrit sur la sculpture, et qu’on juge si Tartiste s'éloigne de 
quelque système particulier^ qu’il ait le courage de travailler 
pour tous les temps et pour tous les pays. Cela est fort bien dit, 
vous répondra le contempteur des temps et des pays. Je suis, 
je suis ici, et je veux jouir. En m’asservissant à ce mauvais 

système, on me louera ; en m’en écartant, je serai blâmé 

Mais la chance tournera Oui, quand je serai mort®. 

Depuis que Voltaire a rempli un de ses hémistiches du nom 
de Pigalle, si cet artiste se dit à lui-même : Que la main du 
temps sévisse à présent sur mes ouvrages tant qu’elle voudra ; 


1. « Oui, si celui à qui il faut deux appuis est plus fort que celui à qui il n’en 
faut qu’un. » 

2. M Vous avez raison ; d’une question générale, j’en ai fait une petite question 
particulière. C’est une grosse faute de logique. Cependant effacez de ma lettre ; je 
connais cet homme, lisez: je connais un homme, et vous verrez qu’en conscience 
je no pouvais pas mieux dire, puisqu’il ne m’est pas possible de répondre, tout au 
plus que de moi, dans cette affaire. Vous daignez m’associer un ou doux autres 
monstres, à qui, dites>vous, il ne faut qu’un instant pour les anéantir. Mon ami, 
de leurs cendres il en naîtra d’autres; c’est une génération éternelle. » 

3. « Quand on a le courage de braver les modes et de ne s’attacher qu’au sys- 
tème de la nature, on travaille indubitablement pour tous les temps et pour tous 
les pays, sans penser à aucun temps, ni à aucun pays. Si on en est blâmé, ce 
n’est que par les caillettes ; et les caillettes sont de tous les temps et de tous les 
pays. » 



LETTRES A FALCONET. 


153 


qu’il n’en reste pas une pièce qui atteste à l’avenir mon habi- 
leté, non omnis moriar Je suis immortalisé, je vivrai dans la 
mémoire des hommes aussi longtemps que la ligne du poète 
classique ; et le temps ne peut rien sur cette ligne. Pigalle rai-^ 
sonnera bien *. 

Dire que les ouvrages du sculpteur sont plus exposés aux 
injures du temps, c’est avouer que le sculpteur en est d’autant 
plus intéressé à la ligne impérissable de l’homme de lettres 

Pourquoi ôter à l’artiste persécuté son unique consolation, 
l’appel à la postérité ? Pourquoi Ster au persécuteur la terreur 
de ce tribunal * ? 

Il n’y a point de contradiction à se promettre l’éternelle vi- 
sion béatifique dans les deux, et une mémoire impérissable sur 
la tei’re. On peut être récompensé de Dieu et admiré des hommes : 
malheureusement l’une de ces sublimes attentes laisse peu de 
valeur à l’autre 

1. Horat., Od. xxx, lib. III. 

2. « Quelque plaisir qu’il y ait à voir son nom dans un hémistiche du poëtc, 
Pigalle raisonnera autrement; il dira, s’il aime à vivre dans les siècles : Un bras, 
une jambe de mon Citoyen ; la tête de mon Mercure, échappés aux ravages des 
temps, démontreront bien autrement qu’un hémistiche, fût-il d’Homère, comment 
j’étudiais mes ouvrages. Interrogez Apelles et Agasias, demandez au premier s’il 
préfère les lignes de Pline à l’existence de son meilleur tableau. Demandez si son 
Gladiateur serait mieux dans Pline que dans la ville de Borghèse? Ce n’est point 
aller i\ la postérité qui d’y passer par un nom seulement ou par un éloge dans un 
livre, il faut des ouvrages ou des débris d’ouvrages quand on est littérateur, poète, 
artiste, etc. Comparez l’idée que vous avez du poète dont l’ouvrage est perdu, et le 
nom conservé, à l’idée du poète que vous lisez. La statue dont je vous parle vous 
frappe-t-elle comme celle que vous voyez ? » 

3. « Vous venez de voir comme il est intéressé. » 

4. « Celui qui a dit ; Traité comme les hommes persécutés et désespérés qui 
reclament la postérité, je serais comme eux peut-être; celui-là ôte-t-il à l’artiste 
son unique consolation? Pour le persécuteur, c’est un méchant ; nous lui appli- 
querons Voderunt peccare mali formidine pœnœ *. » 

5. « J’ai cru qu’on ne pouvait servir ces deux maîtres à la fois; vous n’ètes pas 
de mon avis, à la bonne heure. Pour moi, j’ai de la peine à croire qu’un bon logicien 
puisse diriger en môme temps scs vœux vers la béatitude éternelle et vers la pos- 
térité. Mais on peut, dites-vous, être récompensé de Dieu et admiré des hommes : 
où ai-je dit le contraire ? Vous ôtes à côté. » 

* Imitation de ces deux vers d’Horace : 

OdoruDt peccare boni virlutis amore; 

Tu nihil admittes in te formidine pœnœ. 

Epist xri, lib. 1. 



154 LETTRES A FALCONET. 

J’ai voulu lire l’article Achille de Bayle ; mais, mon ami, je 
vous en demande pardon, c’est un bavardage que je n’ai pu 
soutenir. J’ai fermé l’énorme volume, et je me suis mis à dire à 
haute voix ; 

Je chante la colère d'Achille^ fils de Pèlée; cette colère qui 
fui si fatale aux Grecs^ ^ui attira sur eux une infinité de maux^ 
qui précipita aux enfers les âmes généreuses de tant de Itèros^ 
et qui abandonna leurs cadavres en proie aux oiseaux du ciel et 
aux animaux voraces de la terres car c'est ainsi que s'accom- 
plissait la volonté de Jupiter^ du moment oü la division s'éleva 
entre Achille et Agamemnon^ Agamemnon^ roi des hommes^ 
Achille^ descendant des dieux. 

Puis, me rappelant successivement différents endroits du 
poète sublime, je dis encore à hhute voix : 

Dieu puissant^ Dieu glorieux^ Dieu fort^ toi qui habites au 
haut des airs y toi qui rassembles les orages y fais qu'avant que le 
soleil ne descende sous l'horizon y et que les ténèbres couvrent la 
face de la terrey je renverse les murs de Troicy que j'enfonce 
les portes du palais de Priamy que ma main brise la cuirasse 
d'Hector sur sa poitrincy et que ses amis mordent la poussière 
autour de son cadavre. 

L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie. 

Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie; 

Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour. 

D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour, 

Et, par le centre ouvert de la terre ébranlée, 

Ne fasse voir du Styx la rive désolée; 

Ne découvre aux vivants cet empire odieux. 

Abhorré dos mortels, et craint même des dieux L 

Et puis tout à coup j’ai pris en pitié tous ces gens qui, au 
lieu de se laisser pénétrer de l’enthousiasme du poète, s’occupent 
pauvrement à relever les fautes qui lui sont échappées, parce 
qu’il était homme, et, sans respecter ni Bayle, ni Rapin, ni Sca- 
liger, ni ce Voltaire, qui a la bonté de se mettre sur la ligne 
des Zoïles, des Terrasson, j’ai jeté le gros volume que j’avais 


i. Boileau, traduction de Longin, chap. vu. 



LETTRES A FALCONET. 155 

fermé dans son coin, et j’ai persisté dans mon jugement ; libre 
à mon ami de revenir, s’il lui plaît, à une seconde cérémonie 
expiatoire. 

Mais ce Voltaire, cet ennemi juré de tous les piédestaux, tant 
anciens que modernes, a pourtant dit, je ne sais où, qu’il y 
avait plus à profiter dans deux beaux vers d’Homère que dans 
toutes les critiques qu’on a faites de ses pdëmes. 

Lisez-le, cet Homère, et essayez vous-même si vous serez 
libre de le critiquer. Mais puisqu’ page de plus ou de moins 
n'est pas une affaire quand on cause avec son ami^ je vous dirai 
qu’un jour le fils de Chardin, et quelques élèves en peinture, 
considéraient ensemble un tableau de Rubens. L’un disait: « Mais 
voyez donc comme ce bras est contourné ; un autre : Appelez- 
vous cela des doigts? Celui-ci : Et d’où vient cette jambe? Celui- 
là :^Comme ce col est emmanché I Mais toi, Chardin, tu ne dis 
rien? — Pardonnez-moi ; je dis qu’il faut être f....bête pour 
s’amuser à relever des guenilles dans un chef-d’œuvre où il y 
a des endroits incompréhensibles, à dégoûter à jamais de la 
palette et du pinceau, w — Voilà le spectateur qu’il faut à Rubens, 
et le véritable lecteur d’Homère L 

Vous me citez des caillettes je vous objecte Hélène. Je ne 
sais ce que vous me répondez ; mais je suis sûr que s’il existait 
au loin un buste fidèle et de grandes mains de cette funeste 
beauté, vous l’iriez voir, et que j’irais avec vous; et puis, si 
Hélène veut passer à la postérité comme furie, elle a tort ; si 
c’est comme héroïne d’un grand poëme, et mieux encore comme 
femme d’une incomparable beauté, elle a raison, parce que la 
beauté est un don rare de la nature ^ 

Si un tronçon de figure suffit pour vous donner une juste 


1. « Ce que vous dites en faveur d’Homère et contre ses critiques ne me regarde 
point, puisque je vous ai bien dûment déclare que, malgré ses défauts , je m’en 
tiens il l’admirer autant que je puis l’entendre. Le dis de notre Chardin a fort 
bien vu Rubens. Mais ce qui n’est pas aussi bien vu, peut-être, c’est de croire 
son jugement assez rare pour le citer. Eh bien, Bayle a donc bavardé, et Pline 
n’aurait pu radoter ! » 

2. U II y a un moyen facile de savoir ce que je réponds touchant Hélène: c’est 
de le lire où j’irais avec vous voir son buste s’il était bien. J’en ferais autant pour 
celui de Cartouche. Que cela a-t-il do commun avec leur personne que Je dé- 
teste? » 



1Û6 


LETTRES A FALCONET. 


idée de l’art sublime du statuaire; si une belle ligne ne périt 
point, votre gloire est donc en sûreté *. 

Votre jugement de Bouchardon, de Pigalle et de Falconet 
est un modèle d’impartialité. Je suis tenté de croire que la jus- 
tice est votre qualité dominante, et la justice est la base de 
toutes les autres vertiîfe 

Je vous en demande pardon, mais ce ne sont point les ar- 
tistes qui m’ont appris, à moi, à préférer le Citoyen, malgré sa 
tête ignoble, aux deux autres figures, et je sentais très-bien, 
en regardant sa poitrine et ses jambes, que le bronze était 
chaud 

Je plaide donc votre came, en recommandant aux littéra- 
teurs d’être instruits, afin que, dans l’avenir, on n’oppose pas 
de beaux éloges à de mauvais ouvrages? Cela se peut, mais je 
ne l’entends pas; il me semble, au contraire, que si le littéra- 
teur méprise la postérité, mon conseil est en pure perte *. 

J’en viens à votre examen du Jupiter Olympien de Phidias ; 
ici, vous êtes le maître, je suis le disciple, et j’ose n’être pas de 
votre avis. Si j’ai ma façon de sentir, si je veux être instruit, il 

1. « J’on accepte l’augure ; il serait trop malheureux de le refuser. » 

2. « J’accorde la majeure de ce grand argument ; je voudrais on savoir tirer 
toutes les conséquences. »» 

3. « Je vous fais une assertion générale, et vous vous citez ; vous me faites une 
réponse particîiliôre et individuelle. Comme je n’ai pas dit: C’est moi qui l’ai fait 
connaître aux gens du monde, je n’ai pas dit non plus: Ce sont les artistes qui 
l’ont fait connaître à Diderot. Mais j’ai écrit : C'est nous qui vous lavons dit, à 
vous les gens du monde; et je ne crois pas avoir besoin de rétractation. Mon ami, 
une belle preuve que vous l’avez vu sans aucun artiste, c’est que vous nommez la 
poitrine de préférence aux bras *. » 

4. « Vous ne voyez donc pas qu’il est question du littérateur qui fait passer nos 
éloges à la postérité, et de Partiste jaloux d’y parvenir dont l’ouvrage no répon- 
drait pas à l’éloge? C’est ce que vous avez dit; c’est à quoi j’ai répondu : vous ne 
l'entend iz pas; que voulez-vous que j’y fasse? Relisez encore une fois, vous l'en- 
tendrez peut-être. » 

* 11 s'agit ici do la statue p'édostre do Louis XY, que Pigallo avait exécutée pour la ville 
do Reims. Au-dessous de la figure du roi et autour du piédestal, on voit d’un côté un artisan 
nu, assis sur des ballots et se reposant de sa fatigue, et de l’autre une femme vêtue conduisant 
un lion par la crinière. 

Lors de l’exposition, à Paris, de ce monument, Falconet, qui n’aimait pas Pigalle, lui dit, 
après avoir bien vu son ouvrage : « Monsieur Pigalle, je ne vous aime pas, et je crois que 
vous me le rendez bien ; j'ai vu votre Citoyen ; on peut faire aussi beau, puisque vous l’avez 
fait; mais je ne crois pas que l'art puisse aller une ligne au delà ». (Note de M. Walferdin.) 



LETTRES A FALCONET. 


157 


faut que je parle et que vous m’écoutiez avec indulgence. Je 
vous avouerai donc que tout ce que vous dites sur la dispropor- 
tion de la figure et du lieu ne me louche point du tout. Et que 
m’importe s’il prend envie au Dieu d’abandonner son temple, 
qu’il brise la voûte de sa tête, que les murs et les combles 
soient renversés de deux coups de coude, et que tout l’édifice 
ne soit plus qu’un amas de décombres : je ne sais comment il 
est entré là, et je me soucie fort peu de savoir ee que le temple 
deviendra s’il en veut sortir. Le point important, c’est que, 
tandis qu’il y est, il frappe, il épouvante, il effraye ; qu’il soit 
grand de position, de caractère, d’expression ; que j’y recon- 
naisse ce Dieu du poète qui ébranle l’Olympe du seul mouve- 
ment de scs noirs sourcils; que je voie sa chevelure s’émouvoir 
sur sa tête immortelle, et que je sois incertain qui a le mieux 
connu Jupiter, ou de Phidias, ou d’Homère : peut-êti’e même 
que, tandis que je suis prosterné devant le Jupiter de Phidias, 
l’idée que, s’il vient par hasard à se remuer, je suis enseveli 
sous des ruines, ajoute à ma terreur et à mon respect. 11 n’y a 
peut-être pas de logicien qui ne raisonne comme vous; mais il 
n'y a pas de poète qui ne sente ici comme moi. Si j’osais, ou si 
je ne craignais que notre dispute n’eût point de fin, je vous 
confierais ici quelques-uns de mes paradoxes ; je vous deman - 
fierais quelle était l’espèce d’hommes qui remplissait les tem- 
ples, pour qui et pour quoi sont faites les statues des dieux, et 
quel est l’artiste d’église que j’appellerai homme de génie*? 

La page de Quintilien sur les peintres et les sculpteurs est 
donc belle et judicieuse? Il est donc possible à un littérateur de 


1. (( Je vous répondrais : C’est celui qui sait le mieux en imposer aux hommes 
(jui remplissent les temples ; et je reprendrais dans mon autre lettre ce que tout 
logicien dirait comme moi, parce que je ne connais d’autres moyens d’en imposer, 
tout étant bien d’ailleurs, que la proportion entre une statue et l’édifice qui la 
contient. 

« Quant au mérite propre de la statue de Phidias, souvenez-vous bien que je 
n ui dit nulle part que ce fût un mauvais ouvrage. Mais quelqu’un serait-il assez 
inconséquent pour assurer que le Jupiter de Phidias et la Junon de Polyclète sont 
les deux plus parfaites statues de Vantiquité que Von connaisse ? 11 semble que 
pour être en état de porter ce jugement, il faudrait connaître la perfection de ces 
statues ailleurs que dans les livres anciens, et pouvoir les comparer avec l’Apollon, 
le Torse, le Gladiateur, dont les livres anciens ne parlent pas, » 



158 LETTRES A FALCONET. 

bien parler peinture et littérature? Il peut donc être un garant 
sûr de l’estime générale et publique? Cela suffit *. 

Il peut arriver aussi qu’un littérateur soit grand poète, 
grand historien, écrivain merveilleux, et que l’affaire des beaux- 
arts soit lettres closes pour lui; il peut arriver qu’il en juge, 
et qu’il en juge mal< mais plus son témoignage aura de poids 
sur la postérité, puis il s’élèvera de voix qui réclameront contre 
ses jugements; on creusera la terre, on confiera son ignorance 
aux roseaux et les roseaux répéteront * : 

Âuriculas asini Mida rex habet’. 

Quand je parle de la voix publique, il s’agit bien de cette 
cohue mêlée de gens de toute espèce, qui va tumultueusement 
au parterre sifller un chef-d’eeuvre, élever la poussière au salon, 
et chercher sur le livret si elle doit admirer ou blâmer. Je 
parle de ce petit troupeau, de cette église invisible qui écoute, 
qui regarde, qui médite, qui parle bas, et dont la voix prédo- 
mine à la longue, et forme l’opinion générale; je parle de ce 
jugement sain, tranquille et réfléchi d’une nation entière, juge- 
ment qui n’est jamais faux, jugement qui n’est jamais ignocé, 
jugement qui reste lorsque tous les petits intérêts particuliers 
se sont tus, jugement qui assigne à toute production sa juste 
valeur, jugement sans équivoque et sans appel, lorsque la na- 
tion, d’accord avec les plus grands artistes sur le mérite reconnu 
et senti des productions anciennes, se montre compétente dans 
la sentence qu’elle porte des productions modernes. C’est qu’en 
fait d’arts, quand on y regarde bien, on voit que la sentence 
publique est celle même des artistes qui donne le ton ; c’est 
qu’en fait de littérature, c’est celle des littérateurs que la foule 
a souscrite 

1. « Oui vraiment, la page de Quintilien est judicieuse. Mais aussi ce n’est 
qu’une page, et qui no contient que des éloges généraux sans détailler aucun 
ouvrage. Âu seul endroit où il est parlé d’une statue, il a, ce me semble, fait un 
mauvais raisonnement. Je vous Tai dit ailleurs, c'est le Jupiter Olympien. » 

2. (( Vous avez raison jusqu’à un certain point. Vous dites la même chose plus 
bas, j y répondrai alors. » 

3. Persius, Satira i. 

4. « Eh bien ! ne vous voilà-t-il pas encore de mon avis ? Vous dites en maître 
ce que j’ai balbutié en écolier; il n’y a que cette différence entre votre paragraphe, 
et le mien; je vous en remercie. Cest nous qui vous Vavons dit. » 



LETTRES K FALCONET. 159 

Encore une fois, indulgence plénière sur lout ce que j’oppo- 
serai à votre critique de Pline. Si je crains de dire une sottise, 
par une mauvaise honte qui me retienne, la sottise restera dans 
ma tête; il vaut mieux qu’elle en sorte. La présomption est ici 
tout entière de votre côté, et je n’aspire qu’à l’honnête et 
louable franchise d’un enfant qui ose n’être pas de l’avis de 
son maître, et lui dire : 

Ah I mon cher maître, Pline un petit radoteur î Pardonnez- 
moi le mot, mais jamais l’indécence, et peut-être l’injustice 
d’une pareille expression, adressée à un des hommes les plus 
rares qui aient fait honneur à l’espèce raisonnable, ne sera sup- 
portée. Pline un petit radoteur! Et pourquoi? Parce qu’à tra- 
vers une multitude incroyable de jugements qui montrent le 
tact le plus fin, le goût le plus délicat, il s’en trouve quelques- 
uns de répréhensibles; passons, passons vite là-dessus *. 

Apelles peignit un Hercule par le dos, dont on voyait le 
visage, ce qui est très-difficile, dit Pline *. Supposons que 


1. « Non pas, s’il vous plaît; vraiment, monsieur ne demanderait pas mieux 

que j’eusse rindulgcncc de passer vite : arrêtez-vous un moment, s’il vous plaît ; 
j’ai encore vos coups d’cscourgce sur le cœur : il faut que justice soit faite, et nous 
verrons après à vous le pardonner. Je regarde ma seconde lettre et j’y trouve: 
Pline un petit radoteur à cet égard, c’est-à-dire à l’cgard de la pointure et do la 
sculpture. Pourquoi supprimez-vous les derniers mots; si vous y eussiez pris 
garde, vous auriez aussi trouve dans ma quatrième lettre : Pline était un petit 
radoteur dans quelques-uns de ses jugements sur la peinture et sur la sculpture. 
Allez, je vous pardonne, mais n’y revenez plus. Quant à la qualification d’indé- 
cence qu’il vous plaît de donner à mon jugement sur Pline, vous me permettrez 
de vous observer que Pline est pour moi un livre que j’ai achète de mon argent 
chez un libraire. Si Pline était vivant, je mériterais votre censure, qîie je regarde, 
je vous proteste, comme un épouvantail à dindons. La personne de Pline n’est 
rien absolument pour moi. Prenez garde, je no confonds pas la mémoire avec la 
personne. Un livre, vous aurez beau faire, sera toujours à la merci du premier 
animal qui aura six francs dans sa poche. L’honnêteté est pour les hommes, et 
l’entière liberté pour les livres. Vous dites: PaM^a/wa^; je ne vous con- 

tredis pas. Ailleurs: pourquoi Plutarque n’aurait-il pas dit une sottise? jy donne 
les mains très-volontiers. Il sera donc permis au littérateur de traiter un livre du 
haut en bas, tandis que le statuaire n’osera dire son avis sur son métier, ni voir 
dans un livre qui en parle des bévues que tout le monde y voit. Oh I parbleu ; 
messieurs, cela ne serait pas juste : servez-vous de vos yeux, nous en sommes 
fort contents ; mais laissez-nous la liberté des nôtres. » 

2. Liv. XXXV, chap. x. 



160 LETTRES A FALCONET. 

cet Hercule fût courbé sur le bûcher, que le peintre l’eût montré 
renversé en arrière, les bras tendus vers le ciel, et le visage et 
toute la figure vus de raccourci, croyez-vous que l’exécution eût 
été l’ouvrage d’un enfant? Vous faites vos suppositions, je fais 
aussi les miennes *. 

Pline dit qu’Amtdius fit une Minerve qui regardait de quel- 
que côté qu’on la vît; Claudius Pulcher, un toit qui trompait 
les corbeaux; Apelles, un cheval devant lequel les chevaux, 
oubliant la présence de leurs semblables, hennissaient, etc. Il 
me semble que Pline n’est là qu’historien ; et si le tour de Pline 
m’est familier, et que j’entende un peu la valeur de la phrase 
latine, ces mots : Idque postea scmper illius experimentum 
arlis ostentalur^, indiquent l’opinion populaire et môme le 
peu de cas qu’il en fait; du moins si c’eût été mon dessein de 
rendre ces deux vues, je ne me serais pas expliqué autre- 
ment 

Pinxit cl quœ pingi non possunt ‘ dit de l’éclair, de la 


1 . « Bravo ; je vois bien qu'il en faudra venir à l’indulgence. » 

2. Lib. XXXV, cap. x. 

3. a Plus haut vous lo donniez en cent au meilleur esprit, et moi je lui donne 
en mille pour trouver le rapport de cet idque “postea avec la Minerve d’Amullus, 
dont Pline ne parle que deux grandes pages in-folio après, et avec les corbeaux de 
Pulcher, qui sont sept pages avant. J’entends trop peu le latin pour en disputer 
avec vous ; mais, cher Diderot, vous ne persuaderez à personne que Vidque postea 
semper ait le sens que vous lui donnez. Oui, mon ami, dans la Grèce, aux beaux 
jours de la peinture, on pensait que les bêtes s’y connaissaient, pour le moins, 
autant que les hommes. Et ce n’ètait pas seulement Vopinion populaire ; il se 
trouvait des gens d’esprit qui ne s’en moquaient pas, et Pline ôtait du nombre. 
Et cet autre* qui dit très-sérieusement; a 11 ne faut pas s’étonner que les bêtes 
soient trompées par un art qui représente si parfaitement la nature », s’en moquait- 
il? trouvait-il rien là de populaire? Trop faible pour disputer, je m’en tiens à 
jirouvcr ; c’est un pis aller que je vous prie de me passer. Croyez, au reste, que 
les bêtes ne sont pas difficiles à tromper ; la plus grossière image, une découpure 
liarbouillée à peu près leur fait prendre le change. Que dites-vous de ces hommes 
de paille mis dans un champ pour faire peur aux oiseaux, et de ces pigeons de 
plâtre mis sur un colombier pour en faire venir d’autres ? Et puis glorifiez-vous, 
peintres, sculpteurs, imitateurs du naturel, parce que quelques bêtes auront 
éprouvé votre ouvrage. » 

4. Plin., lib. XXV, cap. x. 


* Val. Max., lib. VIII, cap. xi. 



LETTRES A FALCONET. 


161 


lumière, du tonnerre, du silence, de la fraîcheur, de l’air, lors- 
que lart fait illusion, loin de me paraître bourgeois, est à mon 
goût tout à fait laconique et juste. Je reçois en quatre mots une 
idée nette de l’esprit, de la vérité et de la hardiesse de l’artiste. 
Lorsqu’il s’agira du goût et de la valeur d’un tour latin, je 
demande que mon avis soit du même poids que le vôtre L 

Un artiste jaloux de la durée de son ouvrage, quater colorem 
indiixil subsidio injuriœ vetuslatis^ ut descendcnte superiore, 
infcrior mccederet Vous ne comprenez point ce technique; 
je ne le comprends guère plus ^ue vous; donc il est impos- 
sible. Et s’il y avait entre chaque tableau une couche à gouache 
qui les séparât? Si vous saviez, mon ami, mais vous le savez, 
combien de fois il est arrivé, et dans des manœuvres tout 
autrement inconcevables que celles-ci, que le temps et l’expé- 
rience ont justifié Pline de mensonge ou d’ineptie; en sorte que, 
la chose avérée et connue, il n’est plus resté à ses critiques 
qu’à admirer la précision et la netteté de son discours. La pos- 
térité s’en est rapportée à lui, comme à tout autre auteur, à 
proportion du discernement qu’elle lui a trouvé; mais, depuis 
environ un demi-siècle, elle lui a trouvé du discernement à pro- 
portion du progrès qu’elle faisait elle-même dans la connais- 
sance des choses ^ 


1. « Vous vous moquez, il s’agit bien ici d’un tour latin ! Il s’agit de savoir si 
Apelles, en représentant les éclairs, le tonnerre, la foudre, peignait des objets de 
la nature qu’il n’est pas possible de peindre : Pinxit et quœ pingi non possunt. 
Aucun i>cintre n’ignore ces sortes de représentations, et l’etTet qu’elles doivent pro- 
duire dans un tableau, à moins qu’il ne soit dépourvu d’imagination. Chacun y 
réussit à proportion de son talent. Mais l’estime n’est accordée qu’au plus haut 
degré de perfection. Eh bien? voulez-vous de l’indulgence? » 

2. Plin., lib. XXV, cap. x. 

3. « Vous glissez encore ; je vous pardonne encore. Il viendra peut-être un 
siècle qui, par de plus grands progrès dans la connaissance des choses, justifiera 
Pline des vingt ou vingt-cinq extraits que je vous ai envoyés sur d’autres ma- 
tières que les arts. Croyez -moi, ne vous faites pas le chevalier de Pline, il n’en 
est pas de son ouvrage comme de celui de Polygnote ; il existe, et vous trouveriez 
de mauvais garçons qui vous pousseraient sans miséricorde ; or, je ne veux pas que 
mon Diderot soit si rudement battu. 

« Pline dit qu’on apprivoise promptement les éléphants avec du suc d’orge. 
Capti celerrime mitificantur hardi succo (*j. Dioscoride dit que 1 ivoire devient 


* Lib. VIII, cap. vu. 


’ 11 


XVlll. 



162 


LETTRES A FALCONET. 


Lorsque vous reprochez à Pline Técume du chien de lalyse, 
les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un 
autre, vous oubliez le titre de son ouvrage. Pline vous crie : Je 
ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux- 
arts seulement^ c’est de l’histoire naturelle que j’écris L 

J’admire l’assurance avec laquelle vous prononcez sur une 
pratique commune, qu’un auteur qui a connu les manœuvres, 
et les manœuvres les plus déliées des arts mécaniques les plus 


plus maniable quand il est trempe dans du suc d’orge. Le mot èXÉça;, qui sigiiitie 
ivoire aussi bien que Vélèphant, a trompe Pline et l’a convaincu de Itigèrctt* ** . Le 
moyen que cela fût autrement? il se faisait lire les grecs en voyageant, eu prenant 
ses repas-, il dictait en môme temps. Vous voyez bien, mon ami, que si vous avez 
quelques lances de réserve, il faut le^ garder pour une meilleure occasion. En 
attendant, faites lire Pline à, des frères Jac([ues ; et vous conviendrc'z do ces 
extraits faits en courant pendant le souper, et vous ne serez pas plus tenace que 
le neveu de Pline f*l. » 

1. « 1” Il ne fallait pas séparer le chien do lalyse, ni le joindre à d’autres 
o’nservations qui n’y ont nul rapport. Je vous ai demandé si Pécunie de ce chien, 
faite d’un coup d’éponge, avait les quatre couches; vous n’avez pas voulu répondre. 
Je vous demande à présent ce que devint cette écume quand la première couche du 
tableau tomba ? Si vous ne voulez pas avouer que vous êtes pris, je vous conseille 
de continuer votre silence sur ce protrait que Protogène en sept ans acheva 
et qui lui coûta plus en lupins qu’en verve et en talent supérieur. 

« 2° Que Pline ait écrit des beaux-arts seulement ou que ce ne soit qu’une 
partie de son ouvrage, que m’importe? S’il en raisonne mal, il a tort ipso facto. Il 
m’arrive de dire deux mots sur la vue, et sur la couleur des objets : ces deux 
mots vous incomiTiodent, il n’y a pas de pauvre diable du coin plus maltraité que 
je le suis de votre part. Les égards sont oubliés; il semble ne vous rester que la 
grosse envie de jeter des pierres. Voyez un peu où nous en serions si je suivais 
votre exemple. Mais ne craignez rien de semblable : quand on a une maison de 
verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle de son voisin. Et puis Socrate, et 
puis la philosophie.; oh! ne craignez rien, je suis trop bien appris. 

y Cet endroit de votre réponse et d(;ux ou trois autres encore, où je ne vous 
reconnais plus, où je trouve une autre touche, me font soupçonner que vous 
n’éticz pas toujours seul en l’écrivant. Quoi qu’il en soit, Pline devait parler plus 
j liste des beaux-arts. Si un mot, selon vous, de travers est répréhensible dans une 
lettre d’ami, que sera- ce des erreurs répandues dans vingt-sept chapitres laissés 
à l’univers pour son instruction sur la peinture et la sculpture des anciens? 11 
s’ensuivrait de votre manière de raisonner qu’un dictionnaire pourrait ne rien 
valoir, sans qu’il y eût un mot à dire à l’auteur. 


* Lib. III, cap. V. 

** Œlian., 1. XI 1 , c. IV. Plut., In vitd Demi. 



LETTRES A FALCONET. 163 

obscurs, a pu savoir mieux que vous. Quoi ! vous croyez que 
Pline aura avancé à l’aventure que les anciens statuaires se 
passaient de modèle! A cela vous répondez : Mais U est impos- 
sible de s'en passer^ et je me tais, après vous avoir avoué ingéy 
nuinent que Tidée du modèle ne me paraît pas de Part naissant, 
mais bien de Part qui a fait des progrès L 

Sur le Cerf de Canachus, Pline, s’attachant au principal 
mérite de la figure, me dit ce que je dirai quelque jour de votre 


« Un artiste nest qu'une partie de son ouvrage; il n’en fait pas son objet prin- 
cipal. Ainsi d’encore en encore, il pourrait se moquer des gens, et leur crier : 
Ce n’est ni de ceci, ni de cela que j'écris. Seulement, vous oubliez le titre de mon 
ouvrage; je ne suis ni jardinier, ni poète, ni confiseur, j’ai bien autre chose dans 
la této. C’est un dictionnaire universel, c’est l’iiistoirc du monde que je fais. On 
le laisserait crier, on lui dirait : Iloprcnez votre ouvrage, faites-le mieux, et ne 
nous Jiercez plus du moyen de laisser dans un livre toutes les fautes imaginables. 
Mon maître, si je ne raisonne pas bien, donnez-moi une leçon do logique. 

« Aux vingt ou vingt-cinq extraits que je viens de dire, ajoutez-en trente, pour 
le moins aussi curieux, je les renvoie après ma dernière lettre. Le livre de Pline 
m’était tombé dos mains, je l’ai repris; voici pourquoi. Mes observations sur cet 
ancien sont une affaire bien plus sérieuse pour moi que pour vous ; les lor^ ne 
sont pas égaux entre nous. 

« J'ose attaquer votre idole et celle de bien d’autres; si je ne profite pas de 
tous mes avantages, je suis perdu sans miséricorde; et si je dois être battu, encore 
faut-il que ce ne soit pas tout à fait comme un sot. Mais pour vous qui tenez au 
gros du parti, quand vous n’auriez pas raison, iCavez-vous pas à votre comman- 
dement les vieilles foudres de l’autorité? Jupiter prendrait son tonnerre: ou tout 
au moins Diderot sc tirerait d’aibiirc avec le petit sourire de dédain. C’est tou- 
jours un faux air de ti’iomplie qui en impose quelquefois. Si des bévues que je 
rapporte de votre ami, vous en pouvez justifier la moitié, les trois quarts même 
si vous voulez, il en restera encore assez pour prouver qu’il a radoté quelquefois, 
et bien pins radoté que je ne disais en n’cnvisagi'ant que la peinture et la 
sculpture. » 

1. « L’art naissant, mon cher Diderot, s’exprimait par des ouvrages d’argile; et 
l’art naissant en marbre trouva celui de faire des modèles venus avant lui. Ne 
savez-vous donc pas que Jupiter fut longtemps d’argile, avant d’ètro adoré en 
marbre. M(‘. diriez-vous bien comment la première statue de bronze a été fondue 
sans modèle? Désabusez-vous; j’en sais plus que Pline sur le mécanisme de la 
sculpture. Toutes les fois qu’un sculpteur de cinquante ans voudra prononcer sur 
les manœuvres de son art, les littérateurs l’écouteront s’ils veulent en savoir quel- 
que chose. Demandez à Diderot comment il s’y prenait pour faire de bons articles 
des arts et métiers dans V Encyclopédie, il vous répondra qu’il allait dans les ate- 
liers consulter des livres vivants, qui, après l’avoir instruit, savaient encore leur 
métier mieux que lui. » 



Î6ù 


LETTRES A FALCONET. 


cheval. Voî/ez comme il s*élance bien^ et il me semble qu’il n*a 
pas du nTen dire davantage ^ 

Je passe Tarticle de Mermecidc ; c’est de la plaisanterie 
qu’on trouvera bonne ou mauvaise, selon le tour d’esprit qu’on 
aura. Mou ami ïïalconet s’amuse, et c’est bien fait que de 
s’amuser et d’écrire xle ces choses-là gaiement, franchement, 
sans prétention, sans subtilité, sans y mettre ni plus de passion 
et d’intérêt que l’objet n’en mérite. 

Je me souviens que vous vous êtes prosterné pour moi devant 
Bayle, et il ne tiendrait qu’à moi de faire amende honorable 
pour vous à Pline et à Euphranor. Pline a dit du Paris d’Eu- 
phranor: «Il est si bien fait qu’on y reconnaît judeæ Dearum^ 
amaior llelcnœ^ AchiUis inferferfor^. Vous ajoutez: Hélène 
était dans ses bras ; il tenait Une pomme et une (lèche, et voilà 
les trois caractères exydiqués. Sur l’endroit de Pline, j’aurais 
juré qu’il y parlait du caractère et de l’expression de la sublime 
ligure d’Euphranor; sur votre commentaire, j’aurais juré que 
la flèche et la pomme étaient d’Euphranor. J’ouvre Pline, et je 
suis tout étonné de voir qu’il n’y a ni flèche ni pomme, et que 
ses. rares inventions sont de vous. Mon ami, avec ce secret il 
n’y a point d’auteur qu’on n’aplatisse, point de compositions 
qui ne deviennent maussades. (]e trait m’a rendu la plupart de 
vos citations suspectes; j’ai vu que quand vous aviez résolu 
qu’un écrivain et un peintre fussent deux sots, vous n’en dé- 
mordiez pas aisément ; j’ai vu qu’en elfet vous faisiez peu de 
cas de l’avenir; car, enfin, quand vous auriez abusé de ma 
paresse à vérifier des citations: quand vous auriez estropié, 
mutilé, tronqué pour moi la description du Cerf de Canachus, 
elle reste dans Pline telle qu’elle était, et il faut qu’il vienne un 
moment où quelque érudit me venge de vous^. 


1. « Alil ah ! la phrase latine est abandonnée. Cette fois-ci vous y substituez 
la vôtre, qui n^est pas capucine. » 

2. Lib. XXIV, cap. vin. 

3. « Mon ami, je passe condamnation^ je vais tout avouer. Après avoir rap- 
porté les paroles do Pline sur le Paris d'Eupliranor, j’ai dit de mon chef : Hélène 
était dans ses bras; s’il tenait une pomme et une flèche, les trois reconnaissances 
étaient aisées. J’aurai malheureusement fait la lettre s de s’il tenait trop petite, 
vous ne l’aurez pas vue. Cela m’a valu un traitement qui ne conviendrait pas trop 
à un homme dont la justice serait la qualité dominante. Si vous traitez ainsi, belle 



LKTTRES A FALCONEÏ. 


165 


Myron n’a pas su rendre les passions humaines, donc il a 
fait une mauvaise vache; donc, et le peuple qui l’admira et les 
poëtes qui la chantèrent n’eurent pas le sens commun ; cette 
conséquence peut être juste, mais je ne la sens pas, non liqneù; 
et vous trouvez qu’on se faisait dans Athènes de grandes répu- 
tations à peu de frais. C’est une façon de penser qui peut être 
juste, mais qui vous est bien particulière et qui ne fera fortune 
que quand on aura oublié bien des choses dont il ne tiendrait 
qu’à moi de vous faire une belle énumération. 

Voici encore une autre argnmentaiion dont je ne saisis pas 
bien ni la force ni la liaison. Pline a dit que Myron varia le 
premier les attitudes, observa mieux les proportions ; que 
Polygnote négligea les cheveux et la barbe; mais il y a dans 
les bosquets de Versailles une très belle tête de Jupiter qui 
n’est pas de Myron, car on ne sait sur quel fondement le 
P. Montfaucori la lui attribue ; et cette tête n’a aucun des défauts 
que Pline reproche à Myron; donc Pline ne sait ce qu’il dit. 
lîn vérité, mon ami, voilà une logique bien étrange C 


Jris, qui vous aime, que pourriez-vous faire à vos ennemis? et vous lisez! et vous 
voiüc/ faire amende honorable pour moi! Ce sont des mains pures qu’il faut lever 
au ciel. Prenez mon cahier, vous y trouverez, tenait^ et point il tenait^ et 
vous n’aurez que nos noms à changer dans la formule de votre amende honorable, 
que rien ne vous empdehe de faire. » 

<( J’ai beau feuilleter, je no trouve point l’endroit où j’ai dit que Myron avait 
fait une mauvaise vache, et que le peuple qui l’admira et les poëtes qui la chan- 
tèrent n eurent ^as le sens commun. Il se pourrait fort bien que je n’aie rien dit 
de semblable. Mais je me suis amusé de la manière équivoque et faible dont 
Pline juge de Myron. .T’ai rcj)roché au P. Montfaucon la preuve insufiisante qu’il 
donne que le Jupiter des bosquets do Versailles est de ce sculpteur. Enfin, après 
un éloge fort court de cette belle statue que je crois de Myron, j’ai dit : Il faut 
bien pour l’honneur de Pline quelle nen soit pas. Mais j’ai oublie d’ajouter : ceci 
est une ironie. 

U Oui, monsieur, certains talents avaient de la réputation à bon marché. Quand 
la nation n’était pas physicienne, celui qui savait une mauvaise physique avait de 
la réputation à bon marché; celui qui disait que les comètes présageaient do 
grands malheurs, et qui se faisait croire, avait de la réputation à bon marché. 
Ceux qui dans leurs tableaux ne savaient pas distinguer les sexes, ceux qui ne 
savaient pas varier la position des tètes, ceux qui ne savaient pas faire des plis, des 
muscles, des articulations, etc., et qui étaient célèbres : tous ces habiles gens 
avaient de la réputation à bon marché. Notez que c’est Pline qui les appelle célè- 
bres. Célébrés in eâ arle. >» 



m LETTRES A FALCONET. 

Vous m^avez donné bien de la peine et bien du plaisir : je 
me suis mis à relire le livre de Pline sur les beaux-arts ; voilà 
le plaisir : j*ai vu que vos citations n'étaient pas toujours bien 
fidèles ; voilà la peine. J’ai vu que vous aviez osé appeler petit 
radoteur l’homme du monde qui a le plus d’esprit et de goût, 
et que cette grosse injure n’était fondée que sur une demi- 
douzaine de lignes aussi faciles à défendre qu’à attaquer et 
rachetées par une infinité d’excellentes choses ; et lorsque j’al- 
lais à mon tour commencer ma cérémonie expiatoire, l’auguste 
fantôme m’est apparu ; il avait l’air tranquille et serein, il a jeté 
un coup d’œil sur vos observations, il a souri et il a disparu K 

Pline suit les progrès de l’art, olympiade par olympiade, il 
distribue ses éloges scion qu on y a plus ou moins contribué 
par quelques vues nouvelles. Pour moi, qui pense que tout lient, 
en tout, à la première étincelle, qu’on doit quelquefois plus à 
une erreur singulière qu’à une vérité commune, qui compare la 
multitude des âmes serviles au petit nombre de têtes hardies 
qui s’afl'ranchisseiit de la routine, et qui connais un peu par 
expérience la rapidité de la pente générale, je dis : Le premier 
qui imagina de pétrir entre scs doigts un morceau de terre et 
d’en faire l’image d’un ^homme ou d’un animal eut une idée 
de génie ; ceux qui le suivirent et qui perfectionnèrent son m- 
vention méritent aussi quelque éloge. Si vous pensez autrement, 
c’est moi qui ai tort ^ 

Vous ôtes, artiste, Pline ne l’est pas; croyez-vous de bonne 
foi que si vous eussiez eu un compte rapide à rendre d’un aussi 
grand nombre d’artistes et d’ouvrages, vous vous en seriez 
tiré mieux que lui^? 

1. « Il est dans l’ordre qu’un fantôme disparaisse, et que des observations res- 
tent quand elles sont justes, et si justes, que vous n’avez démontré la fausseté de 
pas une. » 

2. U O! mon ami je no suis pas le seul qui i)ense autrement; mais comment 
faire? Si on est seul, on a une opinion particulière qui ne fera pas fortune. Si on 
est beaucoup, c’est la multitude des âmes serviles... A propos, le premier qui imagina 
de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d'en faire V image d'un homme 
ou d'un animal, savez-vous ce qu'il faisait? Un modèle. Vous accordez le génie 
à bien bon compte ; pourriez-vous me dire si ce pauvre pétrisseur inventait la 
figure d’un homme ou d'un animal? Car, à moins d’inventer, point de génie. » 

3. « Ou cela n’est pas honnête, ou je ne l’entends pas. Si j’avais eu la beso- 
gne de Pline à faire concernant mon art, j’aurais très-assurément mieux jugé et 



LETTRES A FALCONET. 


167 


Je vous supplie, mon ami, de ne pas toucher à la latinité 
de Pline, cela est sacré et c’est un peu mon affaire, car je suis 
sacristain de cette église ; les expressions que vous reprenez ne 
décèlent point le déclin du siècle d’Auguste. Si quelque pédant 
vous Ta dit, n’en croyez rien. 

Les Romains n’ont rien inventé : lorsque, sortis de la barbarie, 
ils ont voulu parler arts et" sciences, ils ont trouvé leur langue 
stérile, et pour désigner des choses qui leur étaient étrangères, 
les bons esprits se sont rendus^créateurs des mots. Cicéron 
meme vous offenserait en cent endroits, sans sa pusillanimité 
qui lui faisait préférer le mot grec à un mot nouveau, et cela 
en physique, en morale, en métaphysique. Vous vous êtes dit 
là- dessus une injure que mon amitié et un peu de politesse sur 
laquelle vous deviez compter vous auraient certainement 
épargnée. Vous me trouverez plus indulgent sur une erreur lit- 
téraire que vous ne le serez avec moi sur une erreur d’art. Mais 
c’est une affaire de caractère, ou peut-être m’aimez-vous plus 
que je ne vous aime, si le proverbe est vrai; je vous aime 
pourtant bien, ce me semble \ 

Si Pline avait donné à tous les morceaux de peinture et de 
sculpture dont il a jugé une description et un éloge propor- 
tionnées à leur importance, il eût composé un traité exprès de 
peinture et de la sculpture plus ample que l’histoire entière de 
Tunivers, qu’il avait pour objet; vous ne considérez pas que 
Pline n’est qu’historien, et que la plupart des morceaux dont il 
nous entretient subsistaient, soit à Rome, sous les yeux de ses 
contemporains, soit en Grèce, où il n’y avait fils de bonne mère 
qui ne voyagât ^ 


j’aurais mal errit. Votre question est plaisante. Si au lieu de relever mon petit 
radoteur, vous eussiez dit ; C’est principalement à Pline que nous devons la con- 
naissance dos artistes anciens et do leurs ouvrages; passons-lui les fautes indis- 
pensables que tout littérateur aurait faites à sa place; je me serais bien gardf} 
d’aller plus loin. Mais, Diderot, c’est toi qui l’as voulu. » 

1, « Si vous ôtes indulgent sur une erreur littéraire, c’est que je n’ai aucune 
prétention à ce talent; je veux bien ne pas m’y connaître, surtout à la latinité. 
Mais de vous, cher soigneur, il n’en est pas ainsi pour la peinture et la sculpture. 
Quant à l’amitié, disputez-en si c’est votre caractère; mais je vous préviens que 
je céderai encore moins do mon côté que de celui de la postérité. Eh ! Diderot le 
sait bien. » 

2. « Je crois que vous vous trompez ici doux fois. Sans faire un traité de 



168 


LETTRES A FALCONET. 


Encore un mot sur Pline, et puis je le laisse, car c’est un 
homme qui se défend assez bien de lui-même ; c’est qu’à pro- 
portion que les temps ont été plus ou moins ignorants, on lui a 
reproché plus ou moins de mensonges et d’inepties. 11 y en a 
sans doute, car où n’y en a-t-il pas? 

% 

Verum ubi plura nitent, non ego paucis 
Offendar maculis, quas aut incuria fudit, 

Aut humana parum cavit natura*. 

C’est Horace qui m’en a donné le conseil et je le suis. Irais- 
je sur le rivage avec mon bâtonnet et mon écuelle remuer le 
sable, en remplir mon écuelle, et laisser la paillette d’or; oh! 
quenenni^ " 

Quant à l’article de Voltaire, chut; c’est à lui à vous répon- 
dre (et il le fera mieux que je ne pourrais faire s’il a raison) 
ou à effacer de son immortel ouvrage les fautes que vous y re- 
prenez, s’il reconnaît qu’elles y sont^ 

Je vous observerai seulement en passant que la manière 
dont vous interprétez son jugement des tableaux de la galerie 
de Versailles, l’un de Le Brun et l’autre de Paul Véronèse, ne 


peinture, Plino pouvait parler juste, au moins il le devait : je vous l’ai dit plus 
haut. 2° La plupart des ouvrages dont il parle étaient détruits de son temps. Ne 
l’étaient ils pas? raison do plus pour en mieux j’ugor, s'il eût pu le faire. » 

1. Horat., de Arte poetica, v. 349 et seq. Le premier vers doit se lire ainsi î 

Verum ubi plura niteut, in carminé, non eijo paucis. 

2. « Quand il sera question d’un poète, j’espère que vous me rapporterez une 
autorité qui recommande l’exactitude à un historien; puisqu’ici, oû il s’agit d’un 
historien, vous m’objectez l’indulgence d’Horace pour les poètes. Est-cc que deux 
mots de plus étaient une affaire? Pourquoi avez-vous fait disparaître in carminé 
de votre citation d’Horace? Eli bien! voyez, ce trait ne me rend point vos citations 
plus suspectes ; ÎQ suis accoutumé à les vérifier et à les rectifier toutes. » 

3. « Voltaire fera ce qu’il voudra. J’aime et j’admire ses talents supérieurs. 
J’honore sa personne et je ne crains pas sa férule. S'il me corrige avec raison, je 
serai plus sage une autrefois, et je l’en remercierai. S’il le fait à tort, on l’en blâ- 
mera. H sait, d’ailleurs, que si j'ai relevé quelques erreurs sur la peinture et la 
sculpture, c’est que je suis sacristain de cette église. Si quoique chose en est 
dérangé, et que je le remette à sa place, personne n’a droit de le trouver mauvais, 
pas môme celui qui l’aurait dérangé; à moins qu'il n’en soit plus que le sacristain. 



LETTRES A FALCONET. 169 

me paraît pas assez juste. Il a dit^ que tout le coloris de Paul 
Véronèse n’effacerait point la Famille de Darius, de Le Brün ; 
il me semble qu’il compare Tattrait de la couleur à l’intérêt 
de Texpression, et en ce sens il a bien jugé ^ 

Eh bien, Voltaire n’a pas entendu la voix de son siècle, j’y 
consens. Mais cette voix en subsiste-t-elle moins? en est-elle 
moins juste? mille autres ne se sont-ils pas élevés, ne s’élèvent- 
ils pas, ne s’élèveront-ils pas, qui en seront des garants plus 
lidèles? en obtiendrez- vous moins du présent et de l’avenir la 
justice qui vous est due? et voilà ^ dont il s’agit entre nous^ 

Je ne reviendrai pas sur la manière jaune de Joueenei] ce 
fait avait amené une question de métaphysique plus générale et 
plus importante sur laquelle vous vous êtes bien trompé! On 
vous l’a fait entrevoir; quel parti avez-vous pris? celui de mé- 
priser la question, et de lâcher en vous retirant un petit mot 
d’injure aux philosophes qui s’en sont occupés. 11 me semble 
qu’il y avait mieux à faire 

Tout ce que vous ajoutez ici sur la manière jaune de Jou- 
venet, ictérique ou non, prouve que vous n’êtes pas plus avancé 
que le premier jour, en physique, en métaphysique, en optique. 


i. Siècle de Louis XIV, art. Le brun. 

‘2. « .l’ai tort s’il a bien jugé : jV*ii demande pardon à vous, à Voltaire et ii la 
logique. Bien entendu que c’est si j’ai tort. Voyez mieux ce que je vous eu ai 
dit. » 

3. <( Oui, je conçois que vous avez raison... Mais pourtant, si en physique, en 
morale, etc., le premier littérateur de son siècle n’en entendait pas la voix, n’y 
aurait-il aucun inconvénient parce que mille autres s'élèveraient qui en seraient 
des (jaranls plus fidèles ? Non, non, vous avez tort; je le vois bien ii présent ; car 
si les plus habiles gens se trompaient ainsi sur ditférents objets, l’un sur une 
partie, l’autre sur une autre, comment les siècles à venir connaîtraient-ils l’histoire 
du nôtre? Voyez l’obscurité que Pline et Pausanias répandent sur l’art d('s anciens 
en nous le transmettant. Voyez qu’à plus do mille ans ils font battre deux bons 
amis qui cherchent la voix du siècle à travers la fumée de deux flambeaux mal 
allumés. Ils ont eu quelques contradicteurs contemporains. Eh bien, ces contem- 
porains ont jeté plus d’obscurité encore par l’embarras où nous sommes do choisir 
entre le contradicteur et le contredit, ’l’enez, mon ami, la vraie lumière en cela 
comme en tout, ce sont les ouvrages qui nous restent : ils sont sous nos yeux. 
Mettez-vous entre l’Iphigénie de C. Vanloo et la critique et l’éloge qu’on en a faits ; 
vous verrez lequel des trois vous fera mieux connaître le tableau. » 

4. M Vous ne reviendrez pas sur la manière jaune de Jouvenet; je vous approuve 
fort et vous en fais compliment de tout mon cœur. » 



170 LETTRES A FÂLCONET. 

Tant mieux; mais si la question générale était méprisable, il 
n’y Alliait pas revenir. Si elle ne Tétait pas, il fallait y penser 
davantage pour en parler mieux; vous m’exhortez à vous gron- 
der, et vous voyez que je m’en acquitte assez bien ; je ne vous 
demande pas la même grâce que vous m’accorderez bien sans 
cela*. 

Vous cherchez ensuite à rendre raison d’un coloris vicieux de 
Jouvenet, et peut-être avez-vous bien rencontré; mais j’ai 
entendu là-dessus d’autres artistes, et leur explication de ce 
phénomène n’étant ni locale ni individuelle, mais applicable 
généralement à toutes les fausses manières de peindre, m’ac- 
commode davantage ^ 

A vous entendre, on croirait que mon papier, griffonné à la 
hâte comme celui-ci, est reinpîi de ces interrogations injurieuses, 
vaines, savez-vom ceci? savez-vom cela? Je n’ai pris ce mau- 
vais ton qu’une seule fois, et c’est trop; mais c’est à propos 
de ce petit radoteur de Pline. Je vois qu’on vous impatiente 
aisément; je vous trouve un peu dur dans la dispute, très-souvent 
sophiste, niant et avouant alternativement l’excellence du sen- 
timent de l’immortalité, ici respectant l’avenir, là traitant son 
tribunal avec le dernier mépris, et je ne m’impatiente pas; c’est 
qu’il faut que vous soyez vous, et que je sois moi. Et que 
m’importe en effet de quel avis vous soyez, et de quelle manière 
vous vous défendiez? pourvu que je puisse dire en vous répon- 
dant : Mais c’est mon ami, c’est un homme du plus grand 
talent; mais il est d’un probité rare, et quand il écrit, c’est 
comme le bon et caustique Lucilius... 

Flueret lutulentus, erat quod tollere velles®. 

1. V U’ Jo ne serais pas revenu à la question, si mes philosophes ne m’y avaient 
ramené. 2” Je n’ai besoin ni de physique, ni do métaphysique, ni d’optique, lors- 
que mon œil voit deux corps qui lui paraissent de môme couleur. 3® Je ne vous 
gronderai pas ; d’autres en prendront la peine, si j’ai raison, bh bien! et je ne 
suis pas votre doux ami? » 

2. « 11 no tiendrait qu’à vous do vous rappeler nos entretiens sur la peinture, 
où je vous faisais de ces explications qui n’étaient ni locales, ni individuelles. 
Jouvenet avait de plus une cause pour peindre jaune qui lui était particulière, je 
vous l’ai dit ; clic ne vous convient pas, j’en suis fâche. » 

3. Horat., Sat. iv, lib. J. 



LETTRES A FALCONET. 17t 

Vous vous trompez, mon ami ; ma page n’est pas belle 
comme vous dites, ce n’est pas au courant de la plume qu’on 
fait une belle page ; mais en revanche elle ne prouve rien pour 
vous. Si je me porte à mon ouvrage avec des sentiments/ 
élevés; si j’ai une haute opinion de la chose que je tente; si 
j’ai une noble confiance en mes forces, si je me propose de 
fixer sur moi l’attention des’ siècles à venir; quoique la pré- 
sence de ces différents motifs cesse dans mon esprit, la chaleur 
en reste au fond de mon cœur ; clic y subsiste à mon insu, elle 
y agit, elle y travaille, même Tandis que l’engagement de 
l’homme avec l’ouvrage s’exerce dans toute sa violence. Voyez 
ce bel et modeste esclave asiatique qui s’avance à la rencontre 
de son ami, la tète baissée. Qu’est-cc qui le tient dans cette 
humble et timide attitude ? Le sentiment habituel de la servi- 
tude qui ne le quitte point: il semble toujours présenter son 
cou au cimeterre du despotisme. Et ce fier républicain qui passe 
la tête levée dans la rue? qu’est-ce qui lui donne cette dé- 
marche ferme et ce maintien intrépide? C’est le sentiment de 
la liberté qui le domine; il ne pense pas à son monarque, et il 
a l’air de le braver 

Ici vous dites: Je ne nie pensée d'être estimé de 

y/o.v neveux ne soit douce plus haut, vous avez dit : Cest un 
feu follet^ c'est une chimère ^ tantôt, le sentiment de limmor-- 
talitê est du plaisir pur et comptant ^ tantôt, cest un rêve que 
je ne ferai point^ si la tête ne me tourne- dans un autre en- 
droit, cette belle attente ne 7n effleure pas et je ne sais ce que 
c'est. Dans un autre, vous vous en laissez bercer aussiy et même 
vous en bercer un peu les autres que diable voulez-vous qu’on 
fasse d’un homme qui passe, comme il lui plaît, du blanc au 
noir et du noir au blanc *? 

1. « Vous vous trompez, mon ami, je n’ai pas dit um belle page, quoiqu’elle 
le soit assurément. J’ai dit que vous aviez fait une bonne page ; parce qu’elle rentre 
assez bien dans mon système, malgré ce que vous dites ici de contraire. A quoi je 
pense qu’il est de bon sens de ne pas répondre encore, a 

2. « Qu’on le lise avec plus d’attention, qu’on le juge selon ses principes; 
qu’on lui permette do dire que la pensée de la postérité est douce, môme utile ; et 
en môme temps, que c’est une chimère; parce qu’il y a des chimères douces ot 
souvent utiles. En un mot, qu’on lui permette do badiner quelquefois, et queb 
quefois aussi qu’on lui suppose assez de politesse pour se prêter au langage de son 
ami ; bien entendu que c’est toujours modus loquendi. » 



172 


LETTRES A FALCONET. 


Si le présent est tout à nos yeux, et si Tavenir n’est rien, 
et si tous les hommes aussi sages que vous regardent un tri- 
bunal à venir avec mépris, et pensent qu’il ne mérite aucun 
respect de leur part, parce qu’ils n’y seront jamais jugés que 
comme contumaces, combien d’actions abominables qui se 
feront? combien de bonnes et d’excellentes actions qui ne se 
feront point, surtout si les hommes sont conséquents? 

Si j’avais dit au Bernin : Tu croises le Quenois ; quand ta 
basse jalousie te réussirais tant que tu vivras, prends-y garde, 
ta mémoire en sera flétrie dans l’avenir; on dira : Oui, le Bernin 
était un grand artiste, mais un méchant homme; pourquoi ne 
m’aurait-il pas répondu : Je m’en f... ^ 

Si j’avais dit à Girardoii : Tu tiendras peut-être jusqu’à ta 
mort les sublimes groupes du Puget dans le grenier obscur où 
tu les relègues; mais ils eu sortiront, quand tu ne seras plus, 
et l’on connaîtra l’homme que lu voulais étoutfer : pourquoi ne 
m’aurait-il pas répondu : Je m’en f... 

Si j’avais dit au Guide : Tu as beau cabaler, tu n’ernpêcheras 
pas que le Dominique ne soit connu pour ce qu’il est; j)ourquoi 
ne ni’ aurait-il pas répondu : Mais alors je n’y serai plus, et je 
m’en f... 

Même réponse de la bouche des ennemis du Poussin^ 
d’IIornère, de Milton, de Descartcs, et d’une infinité d’autres. 

Si je dis à certains chefs des Hottentots: Infâmes bêtes 
féroces, vous arrachez la langue, vous faites couper le poing et la 
tête, et vous jetez dans les flammes un enfant pour une sottise 
qui mériterait à peine une réprimande paternelle! malheureux, 
vous ne savez pas de quelle ignominie vous couvrez votre mé- 
moire! quel reproche vous attachez à votre nom ! ce que la 
postérité dira de vous et de votre nation!... La postérité? et 
puis même réponse de la part de ces gens-là. 

Pas un méchant qui ne doive parler ainsi, pas un homme 
de bien qui puisse l’écouter sans horreur. 

Vous ne portez pas, dites-vous, votre opinion jusqu à l'atro- 
cité qui mettait Fontenelle. 

1. « C’est qu’en qualité d’homme faible et méchant il aurait craint la punition: 
ainsi que ces autres messieurs marqués à l’f. Oderunt peccare mali formidine 
pœnœ. Peut-être s’ils avaient tenu à des parents auraient-ils eu l’inconséquence 
honnête de votre ami. » 



LETTRES A FALGONET. 


173 


Mais vous avouez que Fontenellc était conséquent et que 
vous n’avez pas le courage de Têlre. Qu'est-ce qu'un sentiment 
qui, bien poussé, conduit à une atrocité qu'on n'évite que par 
une inconséquence ? 

Les révérences faites à l'avenir sont plaisantes ; les révé- 
rences faites au présent ne le sont pas moins ; d'où il s'ensuit 
que la plaisanterie ne prouve rien. 

On est soi-méme, dans l’un ou l’autre cas, Tobjet éloigné 
de cette courtoisie ; mais n'est-ce pas le cas même de celui qui 
donne sa vie? rien à dire de cet égtJïsme, il est dans la naturel 
Si vous me promettiez de ne point confondre celui qui brave 
la postérité avec celui qui la respecte, je vous défierais de me 
citer une seule action répréhensible que ce sentiment ait pro- 
duite, et je m’engagerais à vous en citer mille d’héroïques qui 
n’auraient jamais été produites sans lui *L 

Dans les mille actions héroïques que vous me citeriez, vous 


1. « Je me suis relu ; j’ai trouve l’endroit assez fort, assez sérieux et point 
plaisant, pour vous surtout ; aussi y répondez-vous sérieusement, si c'est répondre 
que de dire ; runo et l’autre coiirtoisi*‘. a soi-méme pour objet. Je l’avais dit, ce 
me semble, assez nettement, aussi bien que vous. » 

2. U Je n’ai aucun intérêt à vous citer des actions répréhensibles faites en vue 
de la postérité ; ce n’est pas de cela dont il s’ajîit entre nous. Mais puisque vous 
en voulez voir quelques-unes faites sans intention de la braver, on peut vous satis- 
faire. Nabonassar détruisit toutes les antiquités babyloniennes, afin que riiistoirc 
ne datât plus que de son ère et par son nom. 

U Glii-Hoangti, empereur do la Chine, fit dans la même vue brûler tous les 
livres qu’il put découvrir. Voilà deux hommes qui ont de la folie, de la sotte 
vanité, et nul mépris pour la postérité qu’ils font depositaire de leur nom. La mé- 
moire du Chinois fut exécrée sans doute. Mais qu’cst-ce que cela fait à l’opinion 
qu’il avait de la postérité? Lui et Nabonassar disaient ; O postérité, ne m’abandonne 
jamais! Ils étaient inconséquents et ne s’en apercevaient pas. Omar, qui chauffa 
pendant six mois les hains publics avec la bibliothèque d’Alexandrie, ne méprisait 
pas la postérité. C’était un dévot politique, enthousiaste et barbare qui feignait de 
sacrifier à Dieu les œuvres du diable. Cet acte répréhensible lui valait l’applaudis- 
sement des croyants contemporains; il goûtait d’avance celui des croyants à venir. 
Pourquoi n’aurait-il pas dit tous les matins : O postérité sainte et sacrée, ne 
m’abandonne jamais ! Et ce vil sénat qui ordonna le magnifique tombeau de l’in- 
solent esclave de Claude, ce vil sénat, ne s’adressait-il pas à la postérité; disait-il: 
je m’en f... en gravant sur l’airain son impertinent décret, et le plaçant à côté de 
la statue de César? 

« Si vous n’êtes pas content de ces acteurs, voici un rôle de femme. Vous con- 
naissez Thaïs, une des maîtresses d’Alexandre. La postérité seule, oui, mon ami, 



LETTRES A FALCONET. 


17Û 

ne comprendriez pas, sans doute, ces guerres injustes et cruelles 
que rimagination du héros et la stupidité féroce croient justi- 
fier au tribunal de la postérité; ces massacres horribles faits 
pour la grande gloire de Dieu et en vue de réternité (c’est la 
postérité de l’hoinme^religieux). Vous n’y comprendriez pas non 
plus ces clôtures de camp, ces lits, ces râteliers gigantesques 
laissés dans les déserts de l’Inde par Alexandre, afin de donner 
pins d'iionncment à la postérité^ Vous ne vous chargerez ni 
de ces brigandages ni de ces horreurs, ni de ces extravagances 
que les insensés appellent actions héroïques. 

Il faut commencer par avoir du génie, une grande âme, il 
est vrai ; mais il y a mille moyens d’élever et d’échauffer Tâme, 
entre lesquels je ne refuse pas de compter Tenvie et le café, 
pourvu que vous me permettiez^ de nommer aussi le sentiment 
de l’iinmortalité et le respect de la postérité*. 

Sans doute il y a des circonstances où l’homme de bien et 
l(î scélérat sont également liés par les lois. Mais si tout est 
égal d’ailleurs, l’homme de bien montrera plus d’énergie que 
le coquin, lors même qu’il braverait la vindicte publique. L’un 
sait qu’il mérite la poursuite des lois, l’autre qu’il ne la mérite 
pas. Celui-là n’attend que l’exécration du présent et de l’avenir; 
celui-ci s’est légitimement promis que l’avenir renversera sur 
ses juges rigiiominie momentanée dont on le couvre. 11 ne 
ffillait pas me demander si Catilina avait plus ou moins de res- 
source et d’activité que Cicéron ; mais bien si Catilina, autant 
intéressé à protéger la république qu’à la renverser, n’aurait 


lo respect pour la postérité lui fit brûler la ville de Persépolis*. Elle y mit elle- 
même le feu en présence et devant les yeux d’un tel prince comme Alexandre, à 
cette lin qu’on pût dire au temps à venir que les femmes suivant son camp 
avaient plus magnifiquement vengé la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits 
par le passé que n’avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oneques 
ni par mer, ni par terre, 

« Si jamais une mauvaise action s’est faite par le désir de la gloire et par le 
respect de la postérité, c’est assurément celle-ci. Je n’y pensais pas, pourquoi 
m’avez-vous défié? » 

1. Quint. Curt., 1. IX. 

2. H Eh ! mon ami, ne vous ai-je pas dit : Nourrissez le génie de tout ce qu'il 
vous plaira. Que me demandez-vous encore? » 


* Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. lu. 



LETTRES A FALCONET. 


175 


pas eu cent fois plus d’énergie qu’il n’en a montré; si Cicéron, 
autant intéressé à la ruine de la république qu’il le fut à sa 
défense, du plus grand des patriotes qu’on le vit, n’aurait pas 
été le plus plat des conspirateurs. Pour savoir ce que deux 
positions ôtent ou donnent d’action à un ressort, il ne faut pas 
mettre en expérience deux ressorts différents, l’un dans une 
position, l’autre dans un autre : c’est un essai taux et stérile 
qui n’apprend rien; mais il faut donner successivement à l’un 
ou l’autre de ces ressorts le même obstacle à vaincre, et com- 
parer les résultats. Et puis vous avez une singulière façon d’ar- 
gumenter ; je vous dis : L’homme de bien a plus d’énergie que 
le coquin ; et vous me répondez que Cicéron, qui est, «à votre 
avis, une espèce de coquin, a moins d’énergie que Catilina qui 
en est un autre L 

Savez-vous ce qui me passe par la tête, lorsque je vous trouve 
si souvent hors de la question ou à coté, tantôt en tendant la 
main, tantôt en tournant le dos, ce n’est pas que vous manquiez 
de logique, ce n’est pas que vous ignoriez le faible de votre 
opinion, l’ergo-glu de quelques-unes de vos réponses; mais vous 
me payez d’esprit, quand vous me devez de la raison ; vous cal- 
feutrez de votre mieux un vaisseau criblé qui fait eau de toute 
part, et vous aimez mieux la pièce à côté du trou que de ne 
point mettre de pièce. 

Par exemple, lorsque je me présente devant vous tenant 
votre Pygmalion entre mes mains, et vous contraignant ou 
d’avouer le sentiment de la postérité et le respect de l’avenir, 

1. « Pour le coup, vous ôtes à cent lieues, mou maître. En vous demandant si 
Catilina, scélérat, n’avait pas autant d’énergie que Cicéron, honnête homme, je 
fais bien moins pour ma cause que si je mettais l’un à la place de l’autre, ou 
tou» deux dans les mêmes circonstances. Un homme, sans penser qu’il y a une 
postérité, emploie autant de ressources et d’activité qu’un autre qui, tous les 
jours, présente un cierge à cette divinité; je n’en veux pas davantage. Que m’im- 
porte ici la scélératesse ou la probité? Parbleu, vous me la donnez belle! mon 
coquin de Catilina, à la place de Cicéron, eût été un géant effroyable sans doute. 
Mais, plus mal chaussé que le consul, dans un chemin plus difficile, il court aussi 
vite ; il est donc meilleur coureur. Eh l ne vous y trompez pas sans cesse ; la bonne 
j^ause (de votre aveu) et non pas la postérité, eût produit cent fois plus d'énergie 
chez Catilina qu’il n’en a montré. Que faut-il de plus pour être un grand homme? 
11 me reste à vous demander en quel endroit j’ai dit ou insinué quo Cicéron était 
une espace de coquin. C’est Démosthène qu’il fallait dire. »> 



176 


LEflHKS A FALÜÜiMET. 


ou de le briser vous-même d'un eoup de marteau, on sent tout 
votre embarras, vous êtes louche, entortillé, ce que vous ré- 
pondez est bon, je le crois; mais j'ai le malheur de n’y rien 
entendre ^ 

La Salle, Dupré^ iront sans doute à la postérité, et l’entorse 
n’y fera rien ; mais ils iront comme danseurs, pauvre mérite. 

11 est vrai que celui qui fait peu de cas du présent et qui 
dédaigne l’avenir est bien seul, bien isolé; mais cette position 
n’est ni commune ni simple^ ni naturelle, ni conséquente à rien, 
ni louable, ni grande; elle est imaginaire, elle confondriiomine 
dont la pente invincible est d’étendre son existence en tout 
sens, avec la brute qui n’existe que dans un point et dans un 
instant ^ 

Montaigne, oubliant une^ infinité de faits héroïques an- 
ciens et la protestation expresse de ceux qu’ils honorent aujour- 
d’hui, prétend que la vertu est trop noble pour rechercher d’autre 
loyer que de sa propre valeur; toujours grand écrivain, mais 
souvent mauvais raisonneur, il permet pourtant au rhéteur, au 
grammairien, au peintre, au statuaire, à l’artiste de travailler 
pour se faire un nom. Puis, soupçonnant que le sentiment de 
l’immortalité et le respect de la postérité pourraient bien servir 
à contenir les hommes en leur devoir, et à les éveiller à la 
vertu, il ajoute : « S’ils sont touchez de veoir le monde bénir 
la mémoire de Traian et abominer celle de Néron, si cela les 
esmeut de veoir le nom de ce grand pendard aultresfois si ef- 
froyable et si redoubté, mauldil et oultragé si librement par le 
premier escholier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiement 
(cette opinion) et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on 
pourra®. » Mais, seigneur Michel, lui répondrai-je, si cette opi- 
nion est fausse il ne faut ni la nourrir, ni l’accroître, car c’est 
un mensonge, et le mensonge n’est jamais bon à rien ; utile 
pour le moment, il nuit toujours dans l’avenir, au rebours de la 
vérité qui dédommage infailliblement dans l’avenir de son in- 


1. «Prenez courage, mon ami; d’autres l’ont entendu. Votre jour d’entendre 
aussi viendra sans doute. » 

2. « Êtes-vous bien le Diderot qui reçoit mes lettres? Le Diderot qui les lit? l3l 
Diderot qui me donne des leçons de logique? » 

3. Essais, liv. II, chap. xvi. 



LETTRES A FALCONET. 


177 


convénient actuel. Gomment se fait-il que la raison accuse si 
clairement la vanité de la gloire, si l’expérience en justifie si 
clairement l’utilité? Rien de ce qui est utile n’est vain. Le sen- 
timent de la vraie gloire a ses racines si vives' en nous que je 
ne sais non plus que vous si jamais aucun s’en est pu dé- 
charger. Après qu'on a tout dit, et tout cru, pour le désavouer, 
il produit contre notre discours une inclination, si intestine, 
qu’on ne saurait tenir à l’exécution. Cicéron die lui-même que 
ceux qui le combattent, encore veulent-ils que les livres qu’ils 
en écrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre 
glorieux de ce qu’il ont méprisé la gloire. 

O valeur inappréciable de la gloire ! toutes les autres choses 
tombent en commerce ; nous prêtons nos biens et nos vies au 
besoin de nos amis, mais de communiquer son honneur et 
d’étrenner autrui de sa gloire, il ne se peut. Si Falconet sta- 
tuaire devait être traduit à la postérité comme un Scélérat, si, 
par une erreur de nom, il ne devait recevoir en échange des 
honneurs dus à son talent que des forfaits et des imprécations, 
comme il^ourmenterait sa vie pour garantir sa mémoire ! Et ce 
Michel qui pèse si bien dans sa balance toutes les fumées qui 
nous enivrent, si jaloux de nous apprendre ce que ses ancêtres 
ont été, croit-on qu’il se fût oublié, abandonné lui-même^? 

Je dis à la plaisanterie : Passez. Pour la raison, je l’arrête et 
je l’interroge; il est vrai que p/us on a besoin dappuiy moins 
on accuse de force. Mais est-il moins vrai que plus on a de 
force et d’appui plus on a de sécurité^? 

Louis XV est un individu; Louis XIX en est un autre; or 


1. « Il faut convenir qu’ici vous êtes beau joueur; en citant Montaigne vous 
me prévenez qu’il est souvent mauvais raisonneur. On n’est pas plus honnête ; 
mais on peut être plus conséquent. Si le seigneur Michel est mauvais raisonneur, 
si môme, comme vous auriez pu dire encore, il pense au jour la journée et scion 
le sentiment actuel qui l’aflfecte, pourquoi le citer? Si j’avais voulu de son autorité 
au prix que vous vous en contentez, je m’en serais paré tout aussi bien que vous. 
Je vous ai dit à propos de Fontenelle pourquoi les imprécations de la postérité 
me feraient de la peine; je ne le répète pas. 

« Je n’exige pas que vous ayez le même nez que moi, mais j’exige que vous 
n’ayez pas un nez de cire. » 

2. « Si doux béquilles m’embarrassent, j’en jette une ; si J’ai bonnes jambes 
je les jette toutes deux, je n’en marche que mieux après. » 


XVI 11. 


12 



178 LETTRES A FALCONET. 

il ne s’agit pas de comparer le suffrage d’un individu avec le 
suffrage d’un autre. 

Quand Louis XV serait pour vous le représentant unique de 
de son siècle, et Louis XIX le représentant unique de tous 
les siècles à venir, il ne s’agirait pas encore de comparer 
leurs suffrages, mais (Je savoir si l’approbation actuelle de l’un 
est tout, et si l’approbation légitimement présumée de l’autre 
n’est rien. Prenez garde que votre nez ne devienne un peu de 
cire^ 

Les gens de lettres ne sont pas aussi libres que vous le 
pensez, mon ami; ils ont aussi leurs despotes sans la permis- 
sion desquels il est défendu de paraître et de réussir. 

Vous n’imaginez pas que j’aie un mot à rabattre de tout ce 
que vous dites du génie nécessaire à votre art, de l’ineptie de 
certains conseils, de la bassesse de certains artistes, de l’insup- 
portable tyrannie des Le Brun passés, présents et à venir; de la 
difficulté de la sculpture ; de l’âme et du talent qu’elle suppose, 
sous peine de n’être qu’un tailleur de pierres; du prc'^ugé misé- 
rable qui la dégradait, et du mauvais effet des entraves qu’on 
prétend donner au génie. Notre dispute finirait ici, s’il ne me 
restait à vous jeter confusément quelques idées dont les unes 
rentreront dans les précédentes, les autres seront ou nouvelles 
ou montrées sous un aspect nouveau ; toutes sans vérité, si le 
sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne sont 
que deux chimères-, 

1® Le désir de la vraie gloire suppose dans les autres le 
sentiment de la justice; et la justice s’exige du présent et de 
l’avenir. 

2® L’animal n’existe que dans le moment, il ne voit rien 

1. « Quoi ! vous avez peur! vous vous sauvez dans les distinctions! 11 fallait 
répondre simplement : vous le pouviez sans doute; je sais le reste; je ne vous le 
demandais pas. Le bien qu’une nation dit et pense de vous aujourd’hui ne vous 
touche-t-il pas un pou plus que le môme bien que la môme nation en dira et en 
pensera demain? Ce n’est pas là un individu. » 

2. « Vous ôtes de mon avis sur la liberté qu’on doit laisser au génie, mais n’y 
aurait-il pas un cas particulier où vous feriez bien de n’en pas être? S’il se trou- 
vait des artistes, soit peintres, soit sculpteurs, ou tout ce qu’il vous plaira (pour- 
quoi ne s’en trouverait-il pas?) qui eussent la main excellente et trop peu de tôte 
pour de grandes idées, il conviendrait alors que quelque bon penseur présidât à 
l’ouvrage et conduisît la main de Touvrier. » 



LEITRES A FALCONET. 179 

au delà : Thomme vit dans le passé, le présent et Tavenir; dans 
le passé, pour s’instruire ; dans le présent, pour jouir; dans 
l’avenir, pour se le préparer glorieux à lui-même et aux siens. 

11 est de sa nature d’étendre son existence par des vues, des 
projets, des attentes de toute espèce. 

3® Tout ce qui concourt à relever l’estime que je fais de 
moi-même et de mon espèce me plaît et doit me plaire. 

A® Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si 
nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain 
que la nature eût voulu que l’hoïlime fût perfectible. 

50 Ynoi le déluge^ c’est un proverbe qui n’a été fait 

que par des âmes petites, mesquines et personnelles. Il ne sera 
jamais répété par un grand monarque, un digne ministre, un 
bon père. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle 
où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite. 

(3® Oh ! la belle manie que celle de l’inscrip tion ! Qui est-ce qui 
saura l’inspirer à tous les hommes? Qui est-ce qui saura faire 
éclore ce germe précieux que la nature a placé dans tous les 
cœurs? Qui est-ce qui oserait l’y étoufler s’il en avait le pouvoir? 

T Pour bien connaître tout le prix du sentiment de l’im- 
mortalité et du respect de la postérité, voyons quel jugement 
nous portons de ceux qui l’ont eu, qui ont fait tant de grandes 
choses pour nous, qui se sont occupés de notre bonheur avant que 
nous fussions et qui ont ambitionné notre éloge. Ils ne sont plus ; 
mais qu’en pensons-nous? quels mouvements s’élèventdans nos 
âmes à la vue des bustes des Solon, des Trajan et des Antonin! 

8 ® Il y aurait une étrange contradiction à honorer les hommes 
d’autrefois qui nous avaient en vue, et de déprécier ceux d’aujour- 
d’hui qui ont en vue la postérité : l’homme jaloux de l’iinmor- 
talité SC trouverait entre le blâme du présent et l’éloge de 
l’avenir ; entre deux voix dont l’une le nommerait vain, ambi- 
tieux, pusillanime , insensé , chimérique ; l’autre , qui lui 
donnerait les titres de héros, de grand, de magnanime, d^ sage. 
Nous louons ceux qui ne sont plus; puis-je ignorer la 
postérité nous imitera ? Nos suffrages et ceux de nos neveux ne 
sont-ils pas également bien fondés? N’est-il pas également beau 
de les ambitionner et de les mériter? O sages d’Athènes et de 
Rome, lorsque je rencontre vos statues au détour d’une allée 
solitaire, et qu’elles m’arrêtent ; lorsque je reste devant elles 



180 


LETTRES A FALCONET. ' 

transporté d’adn^ation ; lorsque je*- sens mon cœur tressaillir 
de joie à l’aspect ae vos augustes images ; lorsque je sens l’en- 
thousiasme divin s’échapper de vos marbres froids et passer en 
moi ; lorsque, me rappelant vos grandes actions et l’ingratitude 
de vos contemporains, des larmes d’attendrissement remplissent 
mes yeux, qu’il me serait doux d’interroger ma conscience et 
d’en recevoir le témoignage que j’ai aussi bien mérité de ma 
nation et de mon siècle ! Qu’il serait doux à ma pensée de pou- 
voir élever ma statue au milieu des vôtres, et d’imaginer que 
ceux qui s’arrêteront un jour devant elle éprouveront les trans- 
ports délicieux que vous m’inspirez ! 

9” Le sentiment de l’immortalité n’entre jamais dans une 
âme commune et malhonnête ; ,1e méchant, inquiet des discours 
présents, ne s’entretiendra jamais avec lui-même du jugement 
de l’avenir. 

10“ Parcourez les premiers ordres de la société, et voyez ce 
que chaque homme tentera dans son état, s’il vise à l’immorta- 
lité, s’il respecte la postérité, depuis le monarque jusqu’au 
littérateur et à l’artiste; il n’y a que l’homme médiocre ou 
méchant qui les brave. 

11“ Si les juges d’Athènes avaient redouté le tribunal de 
l’avenir, s’ils avaient eu quelque respect pour leur mémoire, 
quelque jalousie de l’honneur de leur nation ; s’ils avaient été 
gens à se demandei à eux-mêmes : Que dira-t-on un jour des 
Athéniens et de nous? jamais le sage n’aurait bu la ciguë. 

12” Le sentiment patriotique qui embrasse le bonheur actuel 
et futur de la cité, la splendeur présente de la ville et sa longue 
durée, porte ses vues bien au delà du présent. 

13“ Qu’est-ce que l’ouvrage d’un poète, d’un orateur, d’un 
philosophe, d’un artiste ? L’histoire de quelques moments heu- 
reux de sa vie, qu’il est jaloux de ravir à l’oubli. 

14“ Qu’est-ce que la vie de celui qui rougit d’être un inutile 
fardeau de la terre ? Une suite de jours consacrés à l’utilité et à 
l’honneur de l’espèce humaine. L’individu passe, mais l’espèce 
n’a point de fin ; et voilà ce qui justifie l’homme qui se consume; 
l’holocauste immolé sur les autels de la postérité. 

15” Si l’on me promettait la découverte des longitudes 
à l’extrémité d’une vie laborieuse, serais-je assez lâche pour 
m’y refuser? 



LETTRES A FALCONET. 


181 


16® Après avoir été un grand exemple aux hommes pendant 
ma vie, pourquoi dédaignerais-je de leur recommander la vertu, 
quand je les aurai quittés? Qu*on se hâte donc de m’élever un 
monument qui parle après moi. 

17® Les trois jeunes gens qui disaient au vieillard qui plan- 
tait : 

Quel fruit de ce labeur pouvez- vous recueillir? 

Autant qu’un patriarche, il vous faudrait vieillir. 

A quoi bon charger votre vie 
Des soins d’un avenir q'ui n’est pas fait pour vous? 

Le vieillard, continuant toujours de planter, leur répondit : 

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage : 

Eh bien I defendez-vous au sage 
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui*^ 

Cela même est un fiuit que je goûte aujourd’hui ^ 

Qui est-ce qui ne méprisé les trois jeunes gens? Qui est-ce 
qui n’aiine le vieillard ? 

18" Ou en seraient les sociétés, les familles, sans le géné- 
reux sentiment qui sème ce que d’autres recueilleront? 

19® Écoutez Achille : 

Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire, 

Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire. 

Qui est-ce qui n’envie le sort du vieux Pelee, lorsque son 
fils ajoute : 

Irai-je, trop avare du sang d’une déesse, 

Attendre chez mon père une obscure vieillesse; 

Et, toujours de la gloire évitant le sentier, 

Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier*^ 

Oh ! le bel enfant ! 


1. La Fontaine, liv. XI, fable vin, 

2. Racine, Iphtgeme, acte I, scène ii. 



182 LETTRES A FALGONET. 

'20'’ C*est ainsi que tout héros se parle à lui-même ; voilà la 
harangue intérieure de celui que j’exhorte à quelque tentative 
périlleuse ; c’est la méditation d’Alcide, pensif au sortir de la 
forêt de Némée. La volupté lui crie : Prends ma coupe cl 
V oubli de V immortalité. La gloire lui crie : O quanta si parlera 
di te l 

21“ Sans l’enthousiasme de la gloire, sans l’ivresse de l’im- 
mortalité, sans l’intérêt de l’avenir, sans le respect de la 
postérité, presque plus de ces monuments auxquels les pères, 
les fils, les petits-fils, se sont successivement consacrés ; plus de 
ces entreprises dont l’avantage est pour l’avenir et la peine pour 
le présent. Plus d’Achille qui s’immole ; les Grecs s’en retourne- 
ront, et Ilion restera. Ne vous y trompez pas : Ilion est le 
symbole de toute grande chose. 

22° L’homme mesure à son insu la perfection de ses ouvrages 
à la durée qu’il s’en promet. Que fera-t-il, s’il ne voit qu’un 
instant? Un catafalque. 

23° Voulez-vous voir les édifices tomber en ruine, la terre se 
couvrir (le ronces, ressuscitez la folie des Millénaires'. L’homme 
qui travaille suppose le monde et son ouvrage éternels ^ 

24° Interrogez les hommes et comptez les voix : sur vingt 
mille hommes qui mépriseront le tribunal de la postérité, il y 
en aura presque vingt mille qui seront méchants ; sur vingt 
mille qui dédaigneront le sentiment de l’immortalité, il y en 
aura presque vingt mille qui n’ont aucun droit aux honneurs à 
venir. 

25° Calculez le retour d’une comète ; prouvez aux hommes 
que dans cinq à six mille ans la terre et la comète se rencontre- 
ront dans un point commun de leurs orbites ; et trouvez un 
poète qui fasse un vers, un monarque qui ordonne une statue. 

2(5° Un héros criait dans une aSvSemblée d’hommes illustres ; 
S’il y a quelqu’un ici à qui il soit indifférent que son ouvrage 
et son nom meurent avec lui, ou lui survivent à jamais, qu’il 


1. Sectaires qui prétendaient que Jésus-Christ devait régner sur la terre pen- 
dant mille ans, et que, pendant ce temps, les saints jouiraient de tous les plaisirs 
du corps. 

2. Vous vous trompez, le dernier Slodtz a fait un catafalque qu’il savait bien 
ne devoir durer qu’un instant; il l’a fait aussi beau qu’un monument éternel. » 



LETTRES A, FALCONET. , 183 

se nomme. Un seul répondit : C’est moi ; et personne n osa lever 
les yeux sur lui*. 

27“ On vous applaudit à présent ; mais dans cent ans vous 
serez maudit... Que m’importe ?... Voilà la réponse du contemp- 
teur de la postérité. Qui est-ce qui peut l’entendre? 

28" L’orateur, le poêle, le philosophe, l’historien, le peintre, 
le statuaire, espèces de poètes et d’historiens, proposent tous 
l’immortalité aux hommes. Et que m’importe votre immortalité? 
dira le contempteur de ce sentiment, à l’orateur, au poète, au 
philosophe, à l’historien, au peintse, au statuaire. Que me font 
ton éloge, ta statue, ton poème? Votre opinion resserre, anéan- 
tit le but des beaux-arts ; elle arrête la reconnaissance du 
contemporain par le mépris que vous en faites. 

29" Mon opinion ne contredit point le sentiment de Caton, 
qui aime mieux qu’on dise de lui qu’il a mérité le triomphe que 
de l’avoir obtenu. 

30" Qu’on fasse mon buste en argile. Mais pour le bienfai- 
teur de la patrie, le marbre n’est pas assez dur ; le bronze pas 
assez durable. Je demande à la nature des qualités incompa- 
tibles, la mollesse qui rende la matière docile à ton ciseau ; 
l’indestructibilité qui lui fasse braver le temps. Je veux que ma 
nation soit à jamais honorée et dans le talent de mon statuaire 
et dans la mémoire de nos héros ; je veux qu’on sache à jamais 
que nous avons eu des grands hommes et des artistes dignes 
d’eux * 

3i" Comment se fait-il, ô Falconct, que ce soit vous qui 
fassiez de beaux ouvrages, et que ce soit moi qui fasse des vœux 
pour leur durée ? celui qui a droit à l’immortalité est celui qui 
la méprise ! 


1. « Je le crois bien : son âme forîe et désintéressée les fit rougir tous. Avec 
de la pudeur et des torts, on ne regarde pas volontiers ceux qui nous humi- 
lient. » 

2. (( Jusqu’ici \os idées disent très-bien que l’homme qui ne fait rien pour les 
autres est un lâche. Ajoutons quïl travaille, autant qu’il est en lui, à détruire la 
philosophie, les mœurs, les sciences, les arts, la société, tout en un mot. Mais 
comme il ne s’agit pas entre nous de cet homme lâche, quelques invectives échap- 
pées par endroits dans vos observations ne me regardent pas plus que quelques 
compliments exagérés que je dois à votre amitié. Ce que vous dites, d’ailleurs, 
rentre dans vos autres lettres. J’y ai répondu. » 



184 


LETTRES A FALCONET. 


Mais vous vous éloignez de votre pays, vous quittez votre 
foyer paisible, la maison que vous fîtes bâtir, le jardin que vous 
cultiviez de vos propres mains; vous n*irez plus cueillir le fruit 
sur ces arbres qui vous doivent leur fécondité ; vous ne les oflri- 
rez plus à vos amis, vous ne ferez plus un bouquet de ces fleurs 
que vous aviez arrosées ; vous renoncez à la méditation, à Tétude, 
à toutes les douceurs de la retraite ; vous abandonnez ceux qui 
vous sont chers ; vous sacrifiez votre repos ; vous oubliez votre 
santé; vous allez au milieu des glaces du Nord élever un monu- 
ment au plus grand des monarques : est-ce l’intérêt qui vous 
entraîne? Non. Dans cette circonstance même vous avez montré 
combien vous étiez au-dessus de l’intérêt. Est-ce la soif de l’or 
qui voüs tourmente? Non, vous méprisez l’or. Ambitionnez-vous 
une plus grande fortune ? Non, vous êtes sage, et vous avez la 
fortune du sage. Est-ce la gloire qui vous séduit? Non, vous 
faites peu de cas de la gloire, et quand vous en auriez toute 
l’ivresse, un travail long et pénible vous conduira presque à la 
fin de votre carrière, à peine aurez-vous le temps d’entendre 
nos éloges, et vous ne retrouverez pas sous le pôle d’autres 
suffrages qui puissent vous en dédommager. Si vous étiez vain, 
votre statue de V Hiver exécutée à Paris satisferait mieux votre 
vanité. Dites-moi, qui verra votre czar ? qui le louera? qui l’ad- 
mirera? Presque personne. Est-ce un mouvement d’indignation 
qui vous fait chercher au loin un emploi qui réponde à votre 
talent ? Ce petit motif serait peu d’une âme stoïcienne telle que 
la vôtre. Est-ce pour vous, pour votre propre satisfaction que 
vous allez ? Est-ce pour vous dire à vous-même pendant le petit 
moment qui vous restera: J’ai exécuté une grande chose? Si 
vous n’aviez pas la conscience de votre capacité, vous n’iriez 
pas; elle doit vous suffire, si vous l’avez, et, votre ouvrage achevé, 
vous n’en présumerez pas davantage de vous. Seriez-vous 
mécontent de l’opinion de vos concitoyens? Pensez-vous qu’ils 
vous aient mal apprécié, et voulez-vous leur apprendre à vous 
estimer votre prix ? Vous le pouviez sans sortir de chez vous, 
sans quitter ce berceau sous lequel nous ne prendrons plus le 
frais, nous ne nous entretiendrons plus, nous ne nous épan- 
cherons plus, nous ne passerons plus ces heures d’intimité si 
douces. 

Aiguisez votre crayon, prenez votre ébauchoir et mon- 



185 


LETTRES A FALCONET. 

trez-Jeur, ainsi que vous Pavez projeté^ ^ votre héros sur un 
cheval fougueux gravissant ce rocher escarpé qui lui sert de 
base, et chassant la barbarie devant lui; faites sortir des nappes 
d’une eau limpide d’entre les fentes de ce roclier, rassemblez 
ces eaux dans un bassin rustique et sauvage, pourvoyez à l’uti- 
lité publique sans nuire à la poésie ; que je voie la barbarie les 
cheveux à demi épars, à denji nattés, le corps couvert d’une peau 
de bête, tournant ses yeux hagards et menaçant votre héros, 
effrayée et prête à être refoulée sous les pieds de son coursier ; 
que je voie d’un côté l’amour des peuples, les bras levés vers 
leur législateur, le suivre de l’œil et le combler de bénédictions. 
Que de l’autre je voie le symbole de la nation couché à terre et 
jouissant tranquillement de l’aisance, du repos et de la sécurité. 
Que ces figures placées entre les masses escarpées qui borderont 
votre bassin forment un tout sublime, et présentent de toutes 
parts un spectacle intéressant. Ne négligez aucune vérité, ima- 
ginez, exécutez le plus grand monument qu’il y ait au monde. 
Mais faut-il vous en aller à sept cents lieues de nous pour cela ? 
Renfermez-vous seulement quelques jours dans votre atelier; 
encore une fois, qui est-ce qui peut vous en arracher ? Je vais 
vous le dire; la gloire, mon ami, le sentiment de l’immortalité, 
le respect de la postérité. Vous vous attendez à votre insu que, 
l’axe de la terre s’inclinant de siècle en siècle d’une seconde 
sur le plan de l’écliptique, couvre de glaces les contrées que le 
soleil brûle à présent de ses regards perpendiculaires, et expose 
aux rayons perpendiculaires du soleil les contrées qu’ils 
effleurent à présent. Vous vous promettez sans vous en aperce- 
voir que dans quelques millions d’années on tirera des profon- 
deurs de la terre, parmi les débris de toute espèce, quelque 
fragment de J)ronze que vos mains auront travaillé et sur lequel 
on lira : Falconet fecit, et vous voilà vous adressant aussi à 
cette postérité que vous regardiez tout à l’heure avec tant de 
dédain ^ 

1. Ces mots ont été ajoutés par Falconet. 

2. M Oui, du bronze passe à la postérité. Si vous ne disiez que cclay je sourirais* 
Mais vous me parlez des amis dont je m’éloigne. Diderot ! vous qui me l’avez 
conseillé ! Pouvez-vous rappeler ces heures dHntimité si douces 1 Idais qui verra 
voire czar? Si vous étiez à Saint-Pétersbourg; si vous saviez quel prix S. M. I. 



186 


LETTRES A FALCONET. 


Je vous le pardonne 


Parcentes ego dexteras 

Odi*. 

Si le sentiment de l’imoiortalité est une chimère , si le respect 
de la postérité est une folie, j’aime mieux une belle chimère 


met à son suffrage, vous diriez î Catherine verra votre czar ; et la dispute sur la 
postérité serait finie. Eh! disputeur éternel, vous le verrez vous-même aussi si 
vous voulez. 

« L’exécution du monument sera simple. La barbarie, l’amour des peuples et le 
symbole de la nation n’y seront point. Ces figures eussent peut-être jeté plus de 
poésie dans Touvrage ; mais dans mon métier, quand on a cinquante ans, il faut 
simplifier la pièce si on veut aller jusqu’au dernier acte. Ajoutez que Pierre le 
Grand est lui-même son sujet et son attribut; il n’y a qu’à le montrer. Je m’en 
tiens donc à la statue do ce héros, que je n’envisage ni comme grand capitaine, ni 
comme conquérant, quoiqu’il le fût sans doute. Une plus belle image à montrer 
aux hommes est celle du créateur, du législateur, du bienfaiteur do son pays. 

« Que le sculpteur, d’intelligence avec les souverains qui ont bien mérité de 
leurs peuples, n’en montre l’image que do manière à rappeler leurs vertus, et fixer, 
pour ainsi dire, à un seul point de ralliement les hommages de la reconnaissance. 
Mon czar ne tient point un bâton ; il étend sa main droite bienfaisante sur son 
pays qu’il parcourt. Il franchit ce rocher qui lui sert de base ; emblème des difli- 
ciiltés qu’il surmonta. Ainsi cette main paternelle, ce galop sur cette roche escar- 
pée, voilà le sujet que Pierre le Grand me donne. La nature et les liommes lui 
opposaient les difficultés les plus rebutantes ; la force et la ténacité de son génie 
les surmontèrent, il fit promptement le bien qu’on ne voulait pas. 

« Point de grille autour de Pierre le Grand ; pourquoi le mettre en cage ? S’il 
faut garantir le marbre et le bronze des fous et des enfants, il y a des sentinelles 
dans l’empire. Vous savez que je ne l’habille pas plus à la romaine que je n’babil- 
lerais Jules César ou Scipion à ïa russe. Voilà, ce me semble, une belle complai- 
sance pour votre chère amie la postérité. En attendant sou remerciement, je serai 
content si j’ai mérité le vôtre et celui des contemporains qui vous ressemblent, 

<( Pour le mériter, je me livre entièrement à mon objet, et ma grande inquié- 
tude est de répondre aux bontés inattendues que Sa Majesté daigne avoir pour 
moi. Diderot, vous n’ignorez pas comment cette femme singulière sait élever le 
mérite et les talents. Je travaille, je suis tranquille, rien de ce qui m’environne 
n’est disposé à me causer du découragement. Les beaux-arts ne sont pas encore 
assez avancés en Russie pour y trouver toutes prêtes de ces ressources qui traver- 
sent avec bonne intention une idée simple et grande. Le goût usé et maniéré de 
certains merveilleux mal instruits bourdonne ailleurs, autour de l’homme qui 
s’élève. Je n’ai trouvé ici qu’un ou deux Français gens d’esprit, qui aient cherché 

1. Horat., od. xix, lib. III. 



LETTRES A FALCONET. 187 

qui fait tenter de grandes choses, qu’une réalité stérile, une 
prétendue sagesse qui jette et retient l’homme rare datis une 
stupide inertie. 

32° Virgile ordonna en mourant qu’on brûlât son Énéide; 
tel fut son respect pour sa propre mémoire et pour le jugement ^ 
de la postérité, qu’il condamnait aux flammes un chef-d’œuvre 
qu’il jugeait imparfait. 

33° Horace, satisfait de son travail, s’écrie à. la fin de ses 
odes : Je puis à présent braver le destin ; je ne saurais mourir ; 
je sens mon corps se couvrir d^ plumes, de longues ailes 
naissent de mes épaules ; je suis porté au-dessus de l’atmos- 
phère; cygne immortel, mes chants vont émerveiller toutes 
les nations et tous les âges; j’irai d’un pôle à l’autre pôle, et les. 
hommes ne se lasseront jamais de m’entendre. 

34“ Horace avait dit : Exegi monumentum *. Ovide, non 


à me faire do ces observations ineptes sur la statue de Pierre le Grand. La souve- 
raine est bien loin de penser comme un ou deux de ces Fran(;ais-là. 

« II SC peut que dans un pays qui n’était, il y a soixante-quatre ans, que forêts 
et déserts marécageux, chez une nation alors prodigieusement ignorante et bar- 
bare, il y ait des cerveaux encore fermés aux productions du génie et de l’imagi- 
nation. Il se peut même qu'il y ait déjà quelques goûts blasés. Mais ces derniers 
sont la très-petite exception ; ailleurs l’exception est le contraire. 

« Pour l’inconstance, la finesse et quelques autres qualités qui, dit-on, caracté- 
risent cette nation, je puis bien les entrevoir; mais je parviendrai difiioilcment à 
les connaître ; l’ignorance de la langue, mes occupations sédentaires et mon peu de 
besoin do vivre avec les Russes, m’en empêcheront toujours. Si j’avais pris mes 
degrés sous l’arbre de Cracovie, j’userais du beau et universel privilège d’assurer 
ce que je ne sais pas. Je vous dirais de belles choses sur la foi d’autrui. 

« Le sol produit encore du sauvageon sans doute, mais vaut-il moins que l’arbre 
dont la sève usée se tourne en gomme, en quelque fruit de mauvais goût, êt qui 
no forme plus un beau couvert? Si je rencontrais des automates qui ne m’aperçus- 
sent pas, je les laisserais passer, ou plutôt je passerais sans chercher vainement 
à déranger leurs ressorts. S’il se trouvait de ces cerveaux mal timbrés qui ne 
laissent pas volontiers les gens en repos, je regarderais la lune et je dirais : Le 
bruit que certains individus lui adressent n’interrompt point son cours: suivons le 
nôtre. Jamais vérité ne s’est dite, jamais rien de grand no s’est fait sans plus ou 
moins d’opposition ; Pierre en est une preuve. Ce soleil ne s’est point élevé sans 
que beaucoup de vapeurs n’âient tâché d’obscurcir sa lumière. Mais, mon ami, vous 
supposez bien que j’admets toujours la liberté de donner des avis, l’honnêteté de 
les écouter tous, et la judicieuse docilité de suivre les bons autant qu’il est pos- 
sible. 

1. Lib. III, od. XXX. 



188 


LETTRES A FALGONET. 


moins pénétré du même enthousiasme, de Texcellence de son 
travail et de l’imbécillité qu’il y aurait à consumer sa vie pour 
la gloire d’un instant, en appelle aussi à tous les siècles à 
venir, et termine ses immortelles Métamorphoses par une péro- 
raison où il défie le feu, le fer, le temps et les dieux : 

Jamque opus exegî, quod nec Jovis ira, riec ignés, 

Nec poterit ferrum, nec edax abolere vetustas. 

Quum volet ilia dies quæ nil nisi corporis hujus 
Jus habet, incerti spalium inihi finiat ævi. 

Parte tamen mcliore meî super alta perennis 
Astra ferar, nomenque erit indelebile nostrumL 

Puisque vous avez le même talent, pourquoi dédaignez- 
vous de boire dans la même coupe? 

35° Mais si, entre tous les hommes, les poètes et les héros 
ont été le plus profondément pénétrés du sentiment de l’immor- 
talité et du respect de la postérité, de leur côté les philosophes 
les plus sévères en ont reconnu le germe au fond de leur âme, 
et préconisé la noblesse et Tutilité. 

L’un vous dira : Les honneurs rendus à la mémoire des 
grands hommes suppléent leur présence cl leurs exemples qui 
nous manquent. C’est ainsi qu’à l’aide de Péloquence, de la 
poésie et des beaux-arts, ils continuent après leur mort à prê- 
^rfher la vertu aux vivants. Niez-vous cette utilité des monu- 
ments? Si vous l’avouez, pourquoi la mépriseriez-vous? L’homme 
n’est plus, mais à l’aspect de son image, 

Multa viri virtus anirao, raultusque recursat 
Gentis honos 

Cogita quantum nobis excmpla bona prosint^ scies magno- 
rum virorum^ non minus præsentia^ esse utilem memoriam . 

Eh bien, je veux servir encore ainsi ma patrie, si je puis. 

Vous lirez dans un autre que celui qui concentrerait toute 


1. P. Ovid., Metamorph,, lib. XV, 126-131. 

Virg., Æneid,, lîb. IX. 

3. Seneca. 



LETTRES A FALGONET. 189 

son existence dans un instant différerait peu de la brute, et 
qu'il est de la nature de l'homme de s'entretenir du passé et de 
l'avenir. 

Omnibus ciirœ simt^ et maxime quidem quæ post 

mortem fntura. sint^ serit arbores quæ alteri sæcdlo pro- 

siNT, quid spectans^ nisi eliam postera sœcnla ad se perti-- 

nere? Ergo arbores seret dili^eiU agricola^ quarum adspiciet 
baccam ipse nunquam : vir magnus leges^ bistiluta^ rempxibli- 
ram non seret? Quid procreatio liberorum^ quid propagatio 
nominis, quid adoptiones filiorum^^quid testameniorum dili-- 
gentUiy quid ipsa sepulrrornm monunienta^ quid elogia signi- 
ficant^ nisi nos fntura eliam cogitare?,... 

Quid in hae republica tot^ iantosque viros ob rempublicam 
inter feetos^ eogitasse arbitramur? iisdemne ut finibus némen 
suwn^ quibus vita terminarelur? Nemo unqunni sine magna spe 
immort alitatis se pro patria offerret ad mortem, JAcuit esse 
otioso Themistocli^ licnit Epaminondœ^ licuit^ ne et vetera et 
externa quœram^ mihi : sed nescio qnomodo inhœret in menti-- 
bus quasi sœeulornm quoddam augurium futurorum : idque in 
maximis ingeniis^ altissiniisque et animis exsistit maxime^ et 
apparet faeillime, Quo quidem demto^ quis tam esset amens^ 
qui semper in laboribus et perieulis inveret?,,, Quid poetœ? 
nonne post mortem nobililari volunt?... 

Sed quid portas? opifices post mortem nobilitari volur^t. 
Quid enim Phidias sui similem spcciem inclusit in clyp^ 
Minerva'^ quum inseribere non lieeret? Quid nosiri philo- 
sophi? nonne in his ipsis libris, quos scribunt de contemnenda 
gloria^ sua nomina inscribunt ^ ? 

Celui-ci a tout rassemblé, et, si je me l’étais rappelé pliÉ^ 
tôt, je vous le jetais à la tête, et me retirais *. 


1. Cic., Tuscul . quœst ., lib. 1, 14-15. 

‘2. « Un moment, s’il vous plaît : avant de vous retirer il faut, mon ami, que 
je me serve pour vous de la môme mesure dont vous vous servez pour moi. Après 
des raisons vous donnez des autorités, c’est la marche des bons disputeurs : les 
mauvais s’en tiennent au dernier parti ; je vous dirai donc aussi ce que d’autres 
ont pensé ; cela délasse. 

(( Mais avant, j’ai une petite affaire à démêler avec vous, qui en vaut la peine. 

U Vous êtes-vous fié à mon ignorance presque entière de la langue de Cicéron, 



190 


LETTRES A FALCONET. 


IX. 


Septembre 1760. 

Je parle d’après une description, et non d’après un tableau. 
Je vois, d’après cette description, un beau choix de sites, de la 

OU, plein de vos idées, les avez-vous vues dans les siennes par la seule force de 
votre imagination? 

« J’ai lu la première Tusculanc, et j’y ai vu vos lacunes remplies par des idées 
qui dérangent un peu les vôtres. J’ai vu Cicéron, platonicien alors, clierclior des 
preuves de l’immortalitc de Pâme, et donner, par exemple, celle-ci : Les pompes et 
les monuments funèbres ne sont élevés aux morts que parce que nous les croyons 
prives des douceurs de la vie. Croyons que leur ilme est immortelle, et qu’elles 
voient ce qui se passe sur la terre, il n’y aura plus de deuil. 

« J’ai encore trouvé que Phidias grava sou portrait sur le bouclier dosa Minerve, 
par le sentiment naturel et implicite qu’il avait de l’immortalité de son âme. Phi- 
dias n’en savait pas davantage. Mais Cicéron nous apprend que Pâme du sculpteur, 
dégagée des liens du corps et placée dans la région la plus pure do Pair, voit et 
entend infiniment mieux qu’avec des yeux, des oreilles, tous ceux qui disent: Phi- 
dias a fait cette belle Minerve. 

« Quand on meurt pour la patrie, qu’on plante une loi, un arbre, un enfant ; 
qu’on fait un poëme, qu’on écrit son nom sur la statue qu’on a faite, c’est une 
preuve de l’immortalité de l’âme. Et c’est là de la philosophie? Comment la trou- 
vez-vous? Au reste, c’est dans les esprits les plus sublimes, c’est dans les âmes les 
plus élevées que ce pressentiment intérieur des siècles, futurs et de l’immortalité 
est Ip plus vif, et qu’il éclate davantage. (Les âmes faibles ne savaient donc pas 
Oj^cclfè Jj’op qu’elles étaient immortelles. ) C’est ainsi, prenez-y ])ien gardi;, que 
ceux qui ont le plus d’esprit et de vertu se donnent le plus de mouvement pour 
mériter l’estime de la postérité ; c/est parce que d'un coup d’œil ils découvriront 
la terre, et que leur âme, quand elle sera arrivée où naturellement elle tend, sera 
bien plus en état de juger et de voir les choses absolument comme elles sont. 
Vous voyez, mon ami, qu’il n’y a point là d’anticipation : tout se passera en pré- 
sence des intéressés. Voilà Cicéron que je n’ai pas lu par phrases, mais par ana- 
logie. 

« L’olqet de la première Tusculanc^ est de guérir les hommes de la frayeur de 
la mort et des terreurs d’une autre vie. Si l’âme est immortelle, le jour de sa sépa- 
ration avec le corps est le jour do sa naissance ; alors elle va se réunir aux astres 
et à la Divinité ; c’est donc un bien de mourir. Si au contraire l’âme meurt avec le 
corps, elle est débarrassée des maux do la vie; c’est donc un bien de mourir. Du 



LETTRES A FALGONET. 


191 


finesse dans la manière de fixer le lieu, le sujet et l’instant de la 
scène; de la convenance dans l’invention des incidents, de la 


premier de ces deux points, l’orateur prouve qu’il faut travailler pour la postérité 
et d’avoir en vue ; parce que notre être étant continué et perfectionné, nous verrons 
très-bien d’en haut ce qui se passera sur la terre, et qu’ainsi nous jouirons des 
éloges de la postérité. Du second point, il conclut que, toute la gloire étant anéantie 
pour nous après notre mort, il faut faire le bien pendant nos jours, sans y être 
excité par aucun motif de gloire, et qu’elle résultera nécessairement de nos vertus, 
sans que nous y ayons môme pensé. Par c«tte seconde supposition, Cicéron nous 
ramène au système du christianisme qui enseigne que toute gloire humaine sera 
anéantie, absorbée dans la gloire divine. 

« A quatre mots d’ici, je vous ferai voir encore ce Cicéron que vous jetez à la 
tête des gens. 

(( En attendant, j(3 vous donne ce petit conseil: ne prenez jamais une épée par 
la pointe. 

« La première Tusculanc est simple, son plan est à la portée d’un enfant, aussi 
l’ai-jc entendue sans maître; mais ce qui serait un peu moins aisé à concevoir, 
c’(‘st que moi, sculpteur pour tout métier, j’eusse mieux entendu Cicéron que le 
sacristain de cette église: n’cst-il pas vrai que cela serait original ? Mais je n’ai pas 
cotte vanité ; le sacristain a voulu seulement étourdir le profane. 

« Voyons à présent des autorités. J’en ai quelques-unes aussi à vous présenter 
qui valent bien les vôtres. 

« Pytbagorc enseignait qu’il faut faire le bien pour l’amour du bien môme, et 
non pas à cause de l’estime qui en pourrait revenir ; de sorte que, quand bien 
même une bonne action devrait nous procurer du déshonneur, il faudrait toujours 
la faire. 

« Platon met dans le môme rang l’amour de la gloire et l’avidité d’acquérir de 
l’argent. 

« Los stoïciens disaient que l’amour de la gloire est une maladie de l’àmc contre 
laquelle le sage doit se précautionner. 

« Sénèque, tout orgueilleux qu’il est, ne veut point qu’on cherche à se faire 
remarquer ; il ne reconnaît point pour vertueux celui qui veut qu’on publie scs 
vertus ; CeVest, dit-il, qu’un glorieux. Il dît que l’estime et le mépris du peuple 
doivent être indifférents au sage. 

« Marc-Antonin, qui en valait bien un autre, jette un regard sublime sur la 
gloire, sur la durée, sur ceux qui louent, et sur leurs motifs. O mon ami, comnnï 
tout cola est petit aux yeux de ce grand homme î 

« Cicéron lui-même, cette âme ivre de gloire, avoue que c’est une faiblesse. Ôon 
chapitre xx du premier livre des Offices est un coup de foudre sur lui, sur vous, 
sur moi, et sur tous les amants de la gloire quelle qu’elle soit; il n’y a pas d’ac- 
commodement à faire avec lui; c’est un janséniste entré. Coegment! il veut que la 
vertu seule fasse agir les âmes parfaites I nous sommes ses serviteurs, qu’il cherche 
ailleurs scs âmes parfaites. 

« 11 dit aussi : Le bien qu’on fait est lui-même sa récompense* 



192 


LETTRES A FALCONET. 


vérité et de la variété dans le choix des actions ; de l’entente 
dans la manière de les distribuer et de les lier ; du goût dans les 


« Ce qui est bon et louable de soi, dit-il encore, ne l’ôst pas à cause des 
louanges publiques, mais à cause quMl est effectivement tel ; en sorte que quand les 
hommes n’en connaîtraient rien ou n’en diraient rien, il n’en serait pas moins 
louable et estimable par sa^eauté propre. 

« Ce Ciccron-là n’est pas fort ; il en faudrait des Tusculanes, de la première 
surtout. Écoutez donc. Après avoir supposé que l’àme est mortelle, il dit: Le sage 
n’en travaille pas moins pour l’éternité, et le motif qui l’anime, ce n’est pas la 
gloire, car il sait qu’aprôs sa mort elle ne le touchera point ; mais c’est la vertu, 
défit la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l’on y ait môme pensé. 
Etiam tu idnon agas consequatur*. Voilà, mon brave, du Cicéron incommode; il 
est furieusement pour votre adversaire ; ne devriez-vous pas lui répondre ? 

« Aristide oubliait sa propre gloire; sa r^glc unique était la justice. 

« Q. Fabius refusa le triomphe, et Ce n’était pas pour qu’on en parlât. 

« Caton d’ütique n’a jamais eu d’autres motifs de ses actions que son devoir. 
Ce Grec et ces deux Romains étaient-ils de petits hommes ? 

« Et notre cher Horace que vous me décochez avec tant de plaisir ; oubliez- 
vous le Quein cepil vitrea fania**? Voilà ces instants lucides, ces instants rares, 
que riiommc le plus emporté, que vous-même avez eus, ou que vous aurez sans 
doute, Vamour de la louange est une bouffissure, une tumeur» La renommée a la 
fragilité du verre» Cette deriènre sentence est dans la bouche d’uii interlocuteur. 
Oui, mais le poète ne lui fait dire que des choses du plus grand sens. 

« Quand Horace écrivait l’épître prima dicte mihi*** **** , la fièvre du jeune homme 
était cessée ; la tumeur de Vexegi monurnentum était dissipée ; Horace avait la 
santé de l’àge mùr; il était homme fait. Cette épître sent furieusement son Falco- 
net, aussi ne la lui citez-vous pas plus que la satire sic raro scribis 

« Enfin, mon ami, si ce qui est beau l’est pour lui-même, si la louange n’ajoute 
rien à sa beauté, il est indifférent à un homme d’être loué; mais non pas de faire 
des choses louables. Ajoutez l’inconstance de l’esprit humain, et dites-moi s’il est 
juste de souhaiter que tous les hommes disent et pensent toujours du bien de 
nous? Ils ne peuvent être d’accord un seul instant avec eiu-mômea. 

« Eh bien! voilà aussi des autorités. Peut-être y en' a-t-il moins contre la 
gloire, la future surtout, qu’il ne s’en trouve en sa faveur ; n’en soyons pas sur- 
pris. La supériorité d’un système qui fait faire des choses grandes et difficiles; qui 
ferait même donner sa vie sans aucun intérêt personnel, le rend bien autrement 
rare que le vôtre. 

« Presque tous les hommes ont prévariqué, mais sunt septem mülia virer um 
qui non curvaverunt genua ante Baal*****. 

* Cic., Tuscul. quœst», lib. I, 38. 

Horat., lib. Il, sat. Iii. ^ 

*** Lib. I, epist. i. 

**** Lib. TI, sat ni. 

***** Bibl. sac., lieg., cap xix, v. 18. 



LETTRES A FALCONET. 


193 


accessoires.: partout du jugement et de la poésie, de la chaleur 
et de la sagesse ; et j’en conclus que ces qualités de Tart telles 


« Mon cher Diderot, je n’y puis plus tenir, je veux ici rire de tout mon cœuK 
Votre sérieux et le mien à citer Cicéron est quelque chose de trop plaisant : Cicé- 
ron l’académicien, le défenseur de toutes les opinions, le prédicateur du pour et 
du contre; Cicéron qui nous dit tout .net*'î Qui requirunt quid de quaque re ipsi sfw- 
iiamus, curiosius idfaciunt quam necesse est*; Cidéron qui voulait toutes les gloires, 
môme celle d’écrire contre la gloire ; Cicéron, on un mot, que je n’ai traité nulle 
part de coquin. Puisque nous sommes de jj bons charlatans, ayons au moins la 
franchise honnûte d’en rire avant les autres. 

« Allons plus loin, avouons que ce qui peut s’appeler vraiment un nez do cire, 
ce sont les autorités. De tirer chacun à soi l’autour qui nous est propre, ce ne 
serait rien ; le bon de l’alfairo, c’est, en nous disputant, do trouver tous deux notre 
compte dans le même écrivain et de le faire disputer avec lui-même, en sorte que 
s’il s’éveillait, il puisse dire: Cervello mio dove? 

« Je ne sais, quoi qu’il en soit, si vous trouverez votre compte dar.;S celui-ci : 
c’est le commentateur d’Épictèto. Qui? ce bâton d’un philosophe capucin ; je n’en 
ai (jue faire, direz-vous. Je le crois bien. Vous n’aurez aVec lui d’autre appui que 
le vrai, le juste, le grand, le sublime ; il ne nous faut pas pour si peu,. Aussi 
n’est-co que pour moi que je transcris Simplicius; c’est pour me bien dire; Cou- 
rage, Falconet, les hommes les plus vertueux et les plus sages ont été de ton avis. 

« L’amour de la gloire est une passion si adhérente à l’âme, si fort enracinée, 
qui jette des filets si imperceptibles, que lors môme que nous croyons renoncer à 
la gloire, nous prétendons à celle d’y renoncer (ceci me regarde-t-il ; tant pis pour 
moi). Nous ne nous apercevons pas qu’il est honteux de vouloir acquérir la gloire 
par le bien que nous faisons. Aveugles que nous sommes, nous ne voyons pas 
qu’elle souille le bien et l’empêche d’être ce qu’il est, et ce qu’il serait, si nous ne 
l’embrassions que pour lui-même. 

« C’est donc la gloire et non la venu qui est le but de tout ce que nous fai- 
sons; nous ne sommes justes que par vanité. semble pourtant que l’amour de la 
gloire est utile à ceux en qui elle étouffe d’autres vices, en qui elle surmonte 
d’autres passions violentes et dangereuses : elle fait souvent entreprendre des tra- 
vaux au-dessus des plus cruels supplices ; mais l’amour de la gloire, dans l’exacte 
vérité, ne nous. délivre nullement des autres vices et des autres passions: mais 
l’esprit et l’imaginatidb restent corrompus. Qu’en arrive-t-il? Cette passion, loin de 
calmer les autres, devient elle-même plus violente par la contrainte qu’elle leur impose^ 

rt gloire est utile à un jeune homme qui entre dans le monde, pour répri- 
mer les mouvements'de la jeunesse ; mais si elle continue avec l’âge, c’est un grand 
malh^ir pour lui; sa pêrte est assurée. L’âme ainsi béante après la vanité qe peut 
plus SC renfermer en ellè-mêrne, *èt n’embrasisb jamais aucun bien parce qu’il est 
biefi, ^mais toujours pour la réputation qu’il produit. C’est alors une inconséquence 
visiblé; Qp méprise le commua des homlherf,.et id*est du jugement de ces mêmes 

** Cic î* de Nat. deor., lib. I , cap. v^. 

3|VI1I. , • 43 



LETTRES A FALCONET. 


194 

que le dessin et l’expression, dont la naissance est toujours 
antérieure à celles-là, ne manquaient pas dans le tableau de 


hommes qu’on fait dépendre son bonheur ; c’est à leur opinion qu’on est si fort 
attaché*. 

« Dans le discours détestable que La Mettrie a joint au Traité de la vie heureuse 
de Sénèque, je trouve le système du désintéressement exprimé avec tant de har- 
diesse, que je ne puis m’empôcher de vous le transcrire. Je suis loin d’adopter 
toutes leâ idées de cet écrivain , mais j’aurais eu du plaisir à vous dire, en propre 
original : « Si le mépris de la vanité en marque l’excès ; si c’est un raffinement de 
(( l’amour-propre, c’est dans cette étrange et belle vanité que je place 1& perfertion 
« de la vertu, et la plus noble cause de l’héroïsme. S’il est délicat de sc juger soi- 
« môme, à cause des pièges que nous tend l’amour-propre, il n’est pas moins beau 
« d’être forcé de s’estimer, lors môme qu’on est méprisé par les autres. C’est par 
« soi, plutôt que par autrui, que doit venir le bonheur. Il est grand d’avoir à son 
« service la Déesse aux cent bouchesf de les réduire au silence, de leur défendre 
« de s’ouvrir, d’en dédaigner l’encens, et d’être à soi-même sa renommée. Qui 
« serait sûr qu’il vaut lui seul toute sa ville pourrait s’estimer et se respecter 
« autant qu’il pourrait l’être par toute cette ville et ne perdrait rien à tant d’ap- 
« plaudiS;Semcnts méprisés. Qu’ont au reste de si flatteur la plupart des louanges, 
« pour les briguer tant? Ceux qui les prodiguent sont si pou dignes de les donner, 
« que souvent elles ne méritent pas la peine d'être entendues. Un homme d’un 
« mérite supérieur n’est obligé de les écouter que comme un grand roi lit de mau- 
« vais vers qu’on fait à son éloge**. » C’est ici, ou nulle autre part, qu’il faut dire ; 
aurum ex Ennii stercore colligere. 

« Quoi qu’il en soit, il soutient qu’on peut être grand sans intérêt. Mais c'est 
peut-être la fièvre chaude qui lui sert d’Apollon. Écoutez donc celui-ci***: «Le 
« moule est-il cassé de ceux qui aiment la vertu pour elle-même, un Confucius, 
« un Pythagorc, un Thalôs, un Socrate?... » Les grands hommes ont été les enthou- 
siastes du bien fnoral. La sagesse étant leur passion dominante, ils étaient sages 
comme Alexandre était guerrier, comme Homère était poëte et Apelles peintre, 
par une force et d’une nature supérieure. ^ 

a Rayez au moins ces trois hommes du nombre de ces âmes antiques que vous 
trouvez pleines de l’irnthousiasme de la postérité k proportion qu’elles sont héroï- 
ques, ou démentez Voltaire. 

« Je ne sais de quelle autorité seront pour vous quelques lignes xlej’iïwai sur 
le Mérite et la Vertu, ouvrage de Diderot... Elles disent « que si les charmes de là 
« vertu et de l’honnêteté ne sont pas les objets de notre affection, notre caractère 
« n’est point vertueux par principes... et que nous n’avons point acquis cet amour 

* J’ai pris la liberté, sans on altérer 4e sens, d’abréger un peu le français de M. Daciôr et 
d’y changer quelques mots. {Xole de Falconet). Voyez le Manuel d’Épictèle et les Cmmentqjim 
de Simplicius, traduits on français par André Dacier. Paris, 1715. 2 vol. in -12. 

** Œuvres philosophiques de M. de LaMetfrie, Discours^ur le bonheur, J. Il, p, Jl24. Ams« 
terdam, 1774, 3 vol. iD-12. 

*** Voltaire, Dici. phil., art. Socrate. 



LETTRES A FALCONET, 


195 


Polygnote. Si vous m’assurez que je me trompe, je vous en croi- 
rai, car personne ne peut savoir mieux que vous appprécier 
certaines données, et juger par elles des progrès et de l’état 
nécessaire de l’art L 

Je vous ai dit que partout où il y avait des urnes d'airain^ 
des lavacres élevés sur des piédestaux^ des trépieds soutenus par 
des enfantSy des casques décorés de serpentSy des boucliers enri-~ 
chis de bas’-reliefsy de coiffures de têtes éléganieSy on était en- 
trainé à reconnaître le reflet des beaux-œrts sur les ustensiles 
communs de la vie^ et que cette ^péce de luxe était toujours la 
dernicreà se produire chez un peuple. Que m’avez-vous répondu? 
Que des urnes y desvasesydes lavacres y des bouclierSy des cas- 
ques dorés, des coiffures de têtes élégantes pourraient bien 
être un reflet des beaux-arts perfectionnés. C’est quelque 
chose que cet aveu. Mais pour que l’absurde comparaison des 
magots de la Chine avec le goût antique fût moins choquante, 
qu’avez-vous fait? Vous avez appauvri ma description des objets 

« dosinténîssé de la vertu qui seul peut donner tout le prix à nos actions. » Voilà 
encore do belles ligues qu’il ne tient qu’à vous de démentir aussi. 

« Vous voyez des hommes du premier mérite qui ont senti que d’autres hommes 
faisaient de grandes choses sans l’échafaudage de la postérité. De ces trois modernes, 
les deux derniers iront certainement à toute postérité, sans qu’ils daignent s’age- 
nouiller devant elle, comme vous venez de voir, sans môme lui faire un petit com* 
plinienl. Ils s’en garderaient bien ; ils prêchent la vertu désintéressée. 

« Enfin, mon ami, cette vertu, ces talents, cette force d’une âme honnête, je 
les ai balbutiés de mon mieux. Vous m’avez contredit de tout votre cœur ; mais Je 
ne m’en plains pas, puisque vous vous servez contre vous-môme des flèches que 
vous me décochez si bien. Nous achetons quelquefois le dioit de contredire les 
autres par celui de nous contredire nous-mêmes. Adieu, Diderot, mon bon ami. » 

1. « Vous parlez d’après une description qui vous dit: Ce tableau représente la 
prise de Troie, C’est le poète Simonides, d’accord avec le peintre, qui l’a écrit au 
bas. Ces gens-là savaient au moins le sujet représenté : ils l’avaient vu. Mais Denis 
Diderot soutient que le peintre n’a pas su ce qu’il peignait, ni le poète ce qu’il 
écrivait. Vous ne voulez pas non plus croire Pausanias qui vous dit; Un mur sépare 
cette scène d’avec une autre qui représente le départ des Grecs après la prise de 
Troie*. Pausanias se trompe. Eh ! s’il se trompe, comment osez-vous suivre un 
guide infidèle? Comment osez-vous croire qu’il vous indique* mieux les différents 
objets et les actions des différents personnages? »> ^ 

* Pausanias ne dit pas qu’tni mur sépare cette scène d’avec une autre; -mais bien ; A partir 
de là, le reste ne parait avoir aucun rapport avec la mer. Voici phrase : tb ivTejetv 

obxiTl loixiv 



LETTRES A FALCONET. 


■l96 

en la mutilant. Il y a tant d’adresse à cela, que celui qui ne 
lirait que votre réponse n'aurait presque aucune idée de mon 
objection ^ 

Je vous ai dit que la figure d’Echœax portant une urne 
d'airain entre ses bras était une figure élégante, noble, et liant 
bien la composition ^ c’est ainsi que je l’ai vu, et je défie un 
artiste qui n’est pas entièrement dépourvu d’imagination et de 
goût de le voir autrement 

Vous ne voulez pas que le serviteur d’un roi de Lacédé- 
mone ait de la noblesse et de l’élégance; c’est votre affaire et 
non la mienne. 

Je. sais qu’Amphialus ne fait pas masse avec Politès, Stro- 
phius, Alphius et les autres ; parce que Pausanias en fait un 
groupe séparé. 

Je ne suppose là ni ustensiles, ni ballots qui fassent liaison, 
parce qu’il n en est pas parlé, et que, si j’en avais supposé, vous 
me l’eussiez bien su reprocher®. 

Tout ce que vous m’objectez sur Hélène n’a pas l’ombre 
de vérité. Hélène était adorée dans la famille de Priam : le 
bon vieillard l’appelait sa fille. Il ne tenait qu’aux ïroyens 
d’éviter leur perte en la renvoyant; et les infortunés qui sur- 
vécurent à la ruine de leur patrie étaient et devaient être 
occupés du sort divers qui les attendait. Et pourquoi auraient- 
ils regardé avec indignation la seule protectrice qu’ils eussent 
dans ce moment^? 

1. «Si j'ai mal dit, j’ai eu tort ; si j’ai bien raisonné, je m’y tiens. » 

2. « Tous les esprits ne sont pas dans une môme tête. Rubens, qui n’était pas 
entièrement dépourvu de goût et d’imagination, quand il plaçait un porteur d’urne 
auprès d’un roi, ne donnait pas de noblesse au porte-faix. Vous voulez aussi qu’É- 
chœax liât bien la composition ; vous Vavez vu : il ny a rien â vous répondre. » 

3. « Eh, non vraiment ! Ce n’est pas vous, c’est moi qui les suppose. Vous allez 
voir qu’à mon tour, il ne me sera pas permis d’imaginer trois ou quatre méchants 
ballots. » 

4. « Avez-vous lu une comédie du comte de Caylus, où une demoiselle dit à 
Valère : Beau f... consolateur de Job î Eh bien ! votre Hélène était une belle f... 
protectrice de Job. Après avoir causé la ruine d’ilion et la perte de tant de milliers 
d’àmes, qui a-t-elle protégé, je vous prie? cette poignée de Troyens qui se disper- 
sèrent? Encore, le bon génie protecteur de Memnon ne laissait-il souffrir que deux 
frères. Votre protectrice des Troyens les laissa tous égorger en une nuit. Je vous 
avais dit quelque part qu’Hclène devait être regardée alors avec indignation. Vous 



LETTRES A FÂLCONET. 


197 


Sans doute le peintre pourrait lui choisir d’autres admira- 
teurs, mais certes ce n’eût été ni Ulysse, ni Anténor. Ulysse 
avait autre chose à faire qu’à admirer une femme ; et je n’ai nul 
sentiment des convenances, ou le Troyen Anténor, ce perfide 
méprisé des Grecs et détesté des siens, est mieux dans le recoin 
où Polygnote l’a caché. Vos conseils, pour cette fois, auraient 
bien gâté le tableau de Polygiiote *. 

Le plat Pausanias ne dit rien de l'expresJsion de Nestor; 
donc Nestor est sans expression. Il y a à côté de Nestor un 
cheval qui sWbat sur le sable; dqhc Nestor s’amuse à regarder 
ce cheval. Un vieux guerrier décrépit se repose sur sa lance au 
moment d’un départ; donc c’est un personnage bête et postiche. 
Le poète l’a fait quelquefois pérorer dans l’assemblée des Grecs; 
donc le peintre est un sot de ne l’avoir pas fait pérorei' ici. Voilà, 
en vérité, une étrange et bien étrange critique *. 

Je vous fais remarquer que Néoptolème égorge, qu’il est le 
seul qui égorge encore, que ce rôle sanguinaire lui convient, et 
ne convient qu’à lui; et je veux que vous admiriez ce choix 
d’incidents. Vous ne le- voulez pas, vous; c’est que vous êtes 
plus difficile que moi, et que vous en avez le droit. 

Le Pausanias nous montre six à sept personnages occupés de 
la même cérémonie religieuse et militaire, sacrifice ou serment 
ii’irnporte. Il nous les montre sous différents vêtements qui les 
désignent; il nous les montre sous les seuls vêtements qui leur 


savez que je n’entends pas lo grec ; voyez donc vous-inôme ce que signifient deux 
vers qui sont à la fin de l’Iliade. 


Où yàp Ti; {xot Sx’ à>,>.o; èvt Tpoîij) 

o-jSè çiOo;- Tcàvte; dé y]E Trgçpixacriv 


« Je crois qu’ils disent, à peu près : Je n’ai plus d’amis dans Troie; tout le 
monde me hait et me regarde avec horreur, » 

1. « Je vous remercie de votre errata. Cette faute gâtait une assez bonne obser- 
vation. En effet, Ulysse et Anténor ne convenaient pas, puisqu’ils n’y sont pas. S’ils 
y eussent été, que Falconet l’eût trouve mauvais, vous eussiez vu Diderot trouver 
mauvais à son tour ceux que son ami eût substitués. Ils auraient bien gâté le tableau 
de Polygâote, » 

2. « Mon ami, quelle heure était-il quand vous avez lu cet endroit de ma lettre? « 


* Hom., Iliad., ch. xxiv, v. *<75, 776. 



198 


lettres a FALCONET. 


restassent peut-être et qui convinssent à leur état et à leurs 
fonctions, et vous y trouvez à redire; tant pis pour vous^ 

Vous revenez encore sur ce pauvre Nestor; et, sans égard 
pour sa vieillesse, vous l’appelez stupide, vous lui reprochez 
de voir un assassinat de sang-froid. Et qui est-ce qui vous l’a 
dit? pour le coup, ce n’est plus moi, c’est vous, mon ami, qui 
recélez dans votre portefeuille un croquis au moins du tableau 
de Polygnote. Vous auriez peut-être occupé Nestor à faire des 
remontrances à Néoptolème, ce qui eût été tout à fait contre 
les mœurs du temps ^ 

Je juge d’une composition qui n’est pas sous mes yeux, je ne 
la connais que par la maussade description d’un voyageur qui 
ne l’a sûrement pas surfaite; elle présente cependant encore un 
grand et bel ensemble à mon imagination : je demande si avec 
un tact fin, une connaissance délicate des choses qui s’enchaî- 
nent, d’expérience dans le progrès ordinaire des arts et de celles 
qui coexistent' nécessairement sous un état donné de la société, 
il ne m’est pas permis, d’après des qualités et des circonstances 
énoncées, d’en présumer d’autres dont on a négligé de m’in- 
struire? Voilà proprement l’état de la question \ 

Un tableau commandé dans un grand détail est à coup sûr 
un mauvais tableau ; c’est presque exiger de l’artiste un autre 
technique que le sien. Mais si par supposition un peintre jiou- 
vait me rendre ou le sac de Troie ou tel autre sujet comme je le 


1 . « J’aurais bien tort de vous chicaner ici, vous n’avez pas lu le paragraphe 
entier. 

« Vous complimentez on ne peut plus finement. Vous voulez sans doute me 
dire que j’ai bien fait de ne point blâmer ces guerriers ainsi coiffés et habillés 
autour de l’autel. Eh bien ! à vous entendre, on croirait que j’y ai trouvé à redire 
et que vous me le reprochez. Cela est trop subtil pour moi. » 

‘2. « Qui est-ce qui m’a dit que Nestor voyait un assassinat de sang-froid? C’est 
Pausanias. 11 me conte qu’il a un chapeau sur la tôte et une pique à la main. Tout 
insipide descripteur qu’on soit, s’amuse-t-on à de telles niaiseries quand il y a mieux 
i\ dire? et un mieux surtout qui doit être frappant, par l’intérét qu’il met dans le 
sujet. » 

3. « J’attaque un tableau qui n’ost plus. Vous défendez un tableau qui n’est 
plus. Je n’ai pour moi que la description de Pausanias, Votre besogne est bien plus 
aisée que la mienne, vous avez do plus votre imagination vive et brillante; je ne 
me permets pas d’imaginer. Voilà, ce me semble, comment l’état de la question doit 
Être généralisé. » 



LETTRES A FALCONET. 


199 


verrais dans ma tête; je me trompe fort si, avec beaucoup de 
défauts, ce ne serait pas encore une belle choses 

Pour apprécier une composition qui n’est plus, vous me 
renvoyez à la comparaison de deux compositions qui sont. 
Qii’est-ce que cette comparaison m’apprendra ^ ? 

Ce n’est pas parce que les Grecs, au temps de Polygnote, 
ont admiré son ouvrage que je' l’admire^ c’est qu’il me paraît 
beau sur la plus insipide des descriptions, et que les Grecs le 
trouvaient beau au temps où ils avaient les plus grands artistes. 
C’est que sur les choses où Pausaftiias ne m’apprend rien, je ne 
m’arroge pas le droit d’en supposer de mauvaises; c’est que 
sur celles qui sont excellentes et dont il m’instruit, je me crois 
bien fondé à juger favorablement du reste ; c’est, encore une 
fois, qu’il y a des données, un progrès connu de l’art, un état 
des choses usuelles qui m’autorise dans mes conjectures. Mal- 
gré cela, je rends tout hommage à votre chaîne ; j'e ne me 
propose non plus d’en rompre un anneau que d’arracher un clou 
à la massue d’Hercule. Mais c’est que je crois aussi sentir juste ; 
c’est que si je ne le croyais pas, je ne vous contredirais pas; 
c’est que si je ne vous contredisais pas, je resterais toujours 
ignorant, et que j’aime mieux rembourser une brusquerie qui 
me profite que de garder une erreur qui me nuirait®. 

Vous ne m’entendez pas quand je dis que Polygnote a 
placé l’intérêt de sa composition au centre de sa toile et qu’il 
en a jeté les accessoires sur les extrémités. Cela est pourtant 
clair 

Il ne tient pas à vous de réduire le mérite de Polygnote à 
avoir employé avec jugement des personnages décrits par 
Homère; d’accord: les personnages de Polygnote sont dans 
Homère, comme ceux de la sainte famille dans le Nouveau 
Testament, mais vous me feriez un véritable plaisir de me 
montrer dans le poète aucun des incidents du peintre, et vous 


t. « Voilà justement comme vous voyez le tableau de Polygnote. » 

2. « Rien, si vous savez qu’un tableau dont l’idéal est sublime et l’execution 
mauvaise est un mauvais tableau. » 

3. « Si vous parlez sérieusement, comme je le crois, rien n’est plus honnête. » 

4. « Oui, cela est clair; mais je ne veux pas entendre qu’une composition soit 
belle et sage, parce qu’elle est entre un vaisseau, un âne et une cruche. » 



200 LETTRES A FALCONET. 

m’en feriez bien davantage de me montrer comment un artiste 
qui emprunte de l’historien ou du poète ses personnages perd 
son mérite, surtout d’après vos principes. Virgile a fait dire 
à Neptune : 

Quos ego..,.^sed motos præstat componere fluctus' ! 

Combien n’en a-t-on pas fait de tabletiux et qui n’en sont 
pas moins estimés * ! 

Un beau pied, une belle main, un tronçon qui ne dit rien, 
n’en sont pas moins des morceaux précieux ; je vous l’ai dit 
ailleurs; mais pour vous faire voir que je ne me contredis 
point, ces parties d’ouvrages dénuées de pensée ne sont recom- 
mandables que pour l’exécution. 

Ceux qui ont mis en misérables tapisseries gothiques les 
sujets d’Homère ne connaissaient Homère que par de miséra- 
bles traductions gothiques; mais quand ils l’auraient connu 
dans l’original, en auraient-ils eu les scènes, les images, les 
imitations de nature dans leur tête? quand cela aurait été, 
en auraient-ils été beaucoup grands artistes ? Vous n’avez pas 
saisi toute la force de mon objection. Je vous dis : les beaux- 


1. Ænéid., lib* I. 

‘2. « J’aurais fait une bien grossière sottise si j’eusse blàmo Polygnoto parce 
qu’il prenait ses personnages dans un poOto. J’ai dit que, lisant les poëtes de son 
temps, Homère et d’autres, il y avait trouvé des convenances et avait pu les placer 
dans son tableau . Or, une convenance est une pensée. Si celle de mon czar, par 
exemple, était à Diderot, je ne pourrais pas accepter les éloges que je reçois de 
Diderot. Une pensée, une action, une convenance réfléchie, est donc quelque 
chose. Otez la pensée à certains ouvrages, vous en ôtez tout le mérite. Mon ami 
ne loue ici Polygnote que sur la pensée, moi je ne parle pas de rcxccution. Ainsi, 
ce que dit ici mon ami s'évanouit comme l’ombre du matin . 

« Les bras me tombent quand c’est mon maître de logique qui compare la 
sainte famille, dont il n’y a aucune donnée dans le Nouveau Testament, avec le 
tableau do Polygnote dont les personnages, les convenances et les actions sont 
données dans les poètes. Qu’y a-t-il dans l’Évangile qui ait servi à RaphaGl pour 
son tableau? Rien que le nom des personnages. Ainsi, d’après mes principes, ne 
vous y trompez plus, lo peintre et le sculpteur, dans les sujets où la pensée im- 
porte, perdent une partie considérable de leur mérite quand ils en sont réduits à 
prier les autres de penser pour eux. Ceux qui donnent des idées, des conve- 
nances, etc., pour des monuments d’importaoce le savent bien. » 



LETTRES A FALCONET. 201 

arts se tiennent par la main, il est d’expérience qu’ils se tirent 
et marchent à peu près d’un meme pas. Or les Grecs avaient, 
six cents ans peut-être avant Polygnote, un Homère, un Hé- 
siode, un Orphée, un Linus, un Musée, et leur langue, la plus 
composée, la plus féconde et la plus harmonieuse de toutes les*" 
langues du monde, était parfaite. Quoi! vous croyez que ceux 
qui avaient fait de si grands pi-ogrès dans l’harrnonie, l’élé- 
gance et la poésie, étaient restés barbares en peinture? Quoi! 
vous croyez que ceux qui avaient dans leurs têtes les poésies 
dllomère, ses figures, ses images, ses imitations de nature, 
auraient eu assez peu de goût pour se contenter des peintures 
gothiques? Pourquoi pas? me répondez-vous. Les sujets 
(V Homère sont en tapisseries gothiques. Mais vous moquez-vous 
de me répondre ainsi? Homère était- il Français? Y avait-il 
environ cinq ou six cents ans que les Français étaient attachés 
au goût gothique ; quoiqu'ils eussent une langue parfaite de 
tout point, des poètes d’un goût et d’un génie sublimes? La 
nation avait-elle le tact exquis de la poésie, et demeurait-elle 
hél)étée en peinture? Est-ce qu’en dépit de cette vérité, la 
poésie est une peinture pour l’esprit, et la peinture une poésie 
pour les yeux? une nation peut exceller depuis une longue 
suite de siècles dans un de ces arts et ramper bêtement dans 
l’autre, ayant commencé à les cultiver en même temps tous 
deux, et montrer qu’elle avait encore plus de génie pour l'un 
que pour l’autre ? Je vous défie de me citer un seul exemple de 
ce phénomène : et si vous m’eu défiez, je vous montrerai par- 
tout la langue et la poésie barbares, et la peinture ayant déjà 
produit de belle choses \ 

Je dis : Si les tableaux de Polygnote eussent été aussi mau- 
vais que nos vieilles lajiisseries gothiques, les Grecs ne les 
auraient pas plus admirés dans les beaux siècles de l’art que 
nous n’admirons aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques. 
Admirons-nous aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques? 
Oui ou non, il faut répondre un oui ou non ; le reste ne signifie 
rien. Et qu’importe la folie des Grecs ou la nôtre? Que m’im- 


1. « Les premiers Grecs qui disputèrent le prix de la peinture furent PanœnuB 
et Timagore ; ce pouvait être environ vingt ans après Polygnote. Un art est-il fort 
avancé quand on établit le prix d’encouragement? » 



202 Lf:TTRES A FALCONET, 

porte qu’un grand écrivain se connaisse mal en peinture? Que 
m’importe qu’il transmette à la postérité ses faux jugements 
pour ceux de sa nation et des connaissseurs ? Par où cela 
touche-t-il à la question ? La question est de savoir si quand 
on a vu un Raphaël, on admire une tapisserie gothique *. 

Vous vous embayassez dans les dates de l’histoire de la 
peinture avec un air de satisfaction qui me fait plaisir. 

Quoi ! chez les Grecs, d’un goût si exquis, si actif, si extraor- 
dinairement nés pour les beaux-arts, si grands imitateurs de 
la nature qu’ils voyaient sans cesse, dans la patrie du génie, 
la peinture avait deux cents ans d’origine lorsque Polygnote 
parut, et Polygnote ne savait dessiner, rendre, composer, ex- 
primer ^ ! 

• 

Credat Judæus Apella; 

Non ego^. 

Quoi! Polygnote avait quatre couleurs, et selon quelques 
physiciens il en faut moins pour rendre tous les tons de la 
nature , et Polygnote n’avait point, mais point du tout de 
couleur ! Credat Judæus Apella^ non ego, 

La peinture était déjà parfaite même en Italie, et elle se 
traînait encore chez les Grecs maîtres en tout des Romains ! 
Credat Judæus Apella^ non ego. Que mon ami me cite tant 
qu’il voudra des faits qui paraissent contredire, qui contre- 
disent même ceux-ci, des autorités d’auteurs qui embrouillent 
l’histoire de la peinture. C’est son affaire que de les accorder. 
Je ne m’en mêle pas *. 

Gléophante imagina le premier de peindre avec de la brique 


1. « On ne peut pas mieux poser la question. Réponse : Si les Grecs avaient 
eu Raphaël, ils auraient moins admiré Polygnote. » 

2. « Je vous avais dit dans ma dixième lettre : Polygnote a pu mettre dans son 
tableau un grand caractère de dessin, et de la justesse dans l’idéal et les caractères 
des figures. On ne s’en douterait pas à la manière dont vous me faites parler ici. » 

3. (forât., lib. I, sat. v. 

4. « Votre ami ne s’amuse pas à les accorder, ces faits contradictoires; il vous 
met sous les yeux les paroles de Pline, qui prétend que plus de deux cents ans 
avant Polygnote, il y avait en Italie des tableaux parfaits* Et votre ami se moque 
doucement de Pline; parce que, sous les Tarquins, Jupiter n’étant encore que 
d’argile, la peinture ne devait pas être fort avancée en Italie. » 



LETTRES A FALCONET. 20:5 

jnlve: d'accord. Que s'ensuit-il de là? Qu'il tira le premier de 
la brique un rouge brun et qu'il introduisit sur sa palette une 
substance nouvelle L 

S'il est vrai que je me trompe de la meilleure foi du monde, ^ 
j'ai du moins la bienséance qu'il faut avoir dans la dispute, 
avantage dont je fais quelque cas. 

Les tableaux de Polygnote, des ébauchées grossières^ impar- 
faites^ les commencements d'un art naissant î Naissant chez les 
Grecs, après deux cents ans d'origine! Ah! mon ami, un art 
qui naît après deux cents ans de Naissance, et chez une nation 
qui avait déjà eu quinze peintres de nom - ! 

Vous avez eu beau nie crier que Polygnote pouvait être re- 
commandable pour autre chose que son antiquité je ne vous 
écoute pas. 

C’est qu’il y a dans tout ce que vous m'avez écrit je ne 
sais quelle incertitude de sentiment qui désespère. D'abord, 
vous avancez une opinion, et vous l'avancez net; puis à mesure 
que la dispute s’engage, vous vous retranchez, vous vous 
modifiez au point qu’on ne sait plus quel est votre avis ®. 

Relisez bien le passage de Quintilien, et vous verrez que ce 
grammairien n’avait rien vu de Polygnote, ni d’Aglaophon ; qu'il 
ne parlait que d’après un on-dit^ et qu’il ne s’agit dans son pas- 
sage que de la préférence de quelques amateurs pour le coloris 
sévère des anciens maîtres sur -celui des maîtres modernes; 
entre nous qu’est-ce que cela décide sur toutes les autres parties 


1. « Mon l)cl ami, ce n’est pas là ce qui s’ensuit. Cléopliantc imagina de 
poindre ses camaïeux monochromes avec de la terre cuite broyée, parce que ce 
ronge approchait de la carnation. J1 en était là pour tout coloris. On peignait 
avec du noir et du blanc : il imagina d’y ajouter du rouge de brique pour colorier 
les chairs, ce qui devait être fort désagréable. Voilà ce qui s’ensuit*. » 

2. « Vous avez mal mis l’adresse ; c’est Quintilien qu’il fallait écrire : ceci ne 
me regarde pas. » 

3. « J’ai cru qu’en se corrigeant et s’expliquant, on devenait et plus raisonnable 
et plus clair. » 

* « 11 s’ensuit aussi qu’au temps de Polygnote, on peignait les chairs avec une seule couleur 
(monochromate) qui était le cinabre ou le vermillon; et que cette couleur fut laissée à cause 
de son àcreté lorsque Cléophante imagina, plusieurs années après, la terre rouge pour rendra 
les carnations plus supportables. Voyez Pline, 1. XXX, c. vr, et concluez e qui s’ensuit pour 
ou contre la peinture de Polygnote. » 



LETTRES A FALCONET. 


204 

de la peinture, et même sur la question du coloris? Je n'ima- 
ginerai point, je ne tourmenterai point, je ne lutterai point 
avec Quintilien que j'admire; mais je vous dirai qu'il y a bien 
longtemps que je ne suis plus un enfant, et que si je m'en 
mêlais je saurais très-bien louer Agasias ou tel autre grand 
statuaire ancien que%vous admirez, sans humilier ni blesser un 
artiste moderne L 

Eh bien ! à votre avis Polygnote pouvait donc produire la 
sensation violente d'un grand morceau de sculpture, d’un beau 
dessin, d’une belle estampe, d’un camaïeu bien étendu, mais 
il n’avait point de couleur, mais point du tout? Mais songez 
donc que Quintilien vous dément, quorum simplex color tam 
sui studiosos adliur habet^^ dit-il, la simplicité de son coloris 
captive les prétendus connaisseurs, et cela dans un temps où la 
peinture était parfaite, en Italie, à cinq cents ans de son origine 
en Grèce. Je ne m'échauffe pas, comme vous voyez. Je vais tout 
doucement m’enquêtant, proposant mes doutes, me renfermant 
dans la question et m’assujettissant à la bonne logique ^ 

11 se peut qu'un roi eut eu plus d'or que de goût ; mais de 
Bularque, dont ce roi paya le tableau au poids de l’or, il y a 
plus de cinq cents ans jusqu’à Polygnote; et longtemps avant 
Bularque, la nation avait des poètes sublimes. Pardonnez-moi ; 
j’avais déjà fait l’observation judicieuse et commune sur l'har- 
monie d'imitation dont il passe nécessairement des vestiges d'un 
grand artiste à un mauvais. Vous lirez quelque part dans mes 


L « Je ne vous ai pas dit que Quintilien avait vu le tableau de Polygnote. 
Mais comme il avait voyagé en Grèce et que le tableau de Polygnote existait de 
son temps, j’ai dit seulement qu’il avait pu le voir, et que d’ailleurs il rapportait 
V opinion universelle. Vous voyez que je n’ai pas besoin de relire le passage. Je me 
suis mal exprimé, sans doute, puisque vous ne m’avez pas entendu ici. Je ne vous 
crois ni l’injustice, ni la maladresse de louer un habile homme aux dépens d’un 
autre. Je ne vous crois pas écolier de réthori{|uc. J’ai seulement dit que les six ou 
sept lignes de Quintilien sur Polygnote tiendraient contre toute la rhétorique pos- 
sible. » 

2. Quiiîtil., Inst, oral., lib. XII, cap. x, S 3. 

3. (( Mon avis a été, et sera qu’un tableau sans coloris, pour qu’il puisse pro- 
duire la sensation la plus violente, doit avoir, à la couleur près, toutes les qualités 
qui produisent cette sensation, dans un camaïeu, dans la sculpture, la gravure et 
le dessin. Si le tableau de Polygnote avait ces qualités, j’ai tort; bonne ou mauvaise, 
voilà ma logique. » 



LETTRES A FALGONET. 


• 20 ^ 

lettres qu’un peintre du pont Notre-Dame démontre évidemment 
qu’il y avait eu de grands maîtres avant lui. Allons donc inter- 
roger ce qu’on a tiré des peintures des ruines d’Herculanum, et 
attendons ce qu’on en tirera. Êtes-vous bien sûr qu’il n’y ait 
aucun morceau qui résolve votre objection? 

Sans en être sûr il y a, jusqu’cà présent, quelque raison de 
le croire. Oui, sans doute, vous avez fait l’observation; mais 
toute commune qu’elle est, vous ne l’avez pas faite où je vous 
attendais. Je voulais voir comment votre Apollon vous tirerait 
d’ affaire, mais il vous a inspiré précisément comme monsieur le 
bailly conseillait madame la meunière. 

Quoi qu’il en soit, les peintres anciens faisaient donc la 
peinture à l’instar de la sculpture et du bas-relief? Vous me 
permettez donc de regarder leurs compositions comme le mor- 
ceau de Laocoon projeté sur une toile, avec tout ce qu’il y a 
d’expression et tout ce qu’on y peut supposer de couleur, quand 
on en a quatre sur sa palette? Si cela est, dites-moi si l’art, 
avec toutes ses ressources modernes, a plus acquis qu’il n’a 
perdu ; et si vous refuseriez à une pareille projection le nom 
d’un grand et magnifique tableau. Le fait est que je n’ai jamais 
accordé d’autre mérite à Polygnote*. 

Je me suis trompé sur Cassandre; ce que j’en ai dit n’a pas 
le sens commun; il paraît qu’Ajax, poursuivi par les Grecs pour 
l’avoir violée dans le temple de Minerve, va par un faux ser- 
ment ajouter le parjure au sacrilège, et que c’est là le sujet du 
groupe de Polygnote. 


1. « Chanson, mon ami; vous enveloppez tous les peintres anciens avec 
Polygnote ; c’est brouiller les fuseaux. Le reste a été suffisamment débattu et 
j’y ai fait mon devoir. Voici pourtant un calcul que j’avais oublié. Le tableau de 
Polygnote était fait vingt ans avant que Zeuxis inventât le mélange des lumières et 
des ombres. Si ce calcul ne vous convient pas, prenez-vous-en cette fois à Quin- 
tilien. Je ne sais s’il a dit une sottise, ou si c’est son traducteur; en tout cas, voilà 
son latin : 

Zeuxis atque Parrhasius plurimum arti adCiderunt quorum prior luminum 
umbrarumque invertisse rationem *i 

« Que voulez-vous que je fasse? Ce sont vos amis qui donnent des coups de 
pied dans le tableau de Polygnote. » 


* Quintil., /nsf. orat., lib. XII. cap. x, g 4. 



|06 • LETTRES A FALCONET. 

Mais vous êtes charmant! Une fois dans ma vie j’ai le bon- 
heur d’avoir raison avec vous, et vous effacez l’endroit ^ 

Ce que vous reprenez sur les trois vieillards Axion, Agénor 
et Priam est très-bien repris, mais ces sottises-là ne sont pas 
de Polygnote; elles sont de moi. C’est que n’ayant lu que la 
ligne de Pausanias où il est fait mention de ces personnages 
sans égard à ce qui précède, j’ai pris trois cadavres pour trois 
hommes vivants. Bagatelle*. 

Vous entassez ici question sur question, et je vais y répon- 
dre bien précisément. Il pouvait y avoir dans Polygnote, de 
coloris, ce qu’on en pouvait obtenir avec quatre couleurs ; 
^ensemble, ce que le pauvre Pausanias y en a laissé, et c’en est 
plus que trente peintres modernes, fondus ensemble, n’y en 
auraient mis; de dessin, cç que j’en admire dans les bonnes 
statues grecques; le drapé de son temps et de sa nation, l'ex- 
pression, V action et V entente du Laocoon; et de perspective 
peut-être ce qu’on en montrait dans les écoles de géométrie, 
car pourquoi non? Trente peintres modernes! je les réduis à 
trois qui ont dessiné, drapé, exprimé, etc., aussi bien que le 
plus bel antique ; Raphaël, Carrache et Dominiquin®. 

De la poésie et de la peinture sans idées sont deux pauvres 
choses. Quant au technique des deux arts, ils ont bien leur 
difficulté l’un et l’autre; et je doute que la magie du clair- 
obscur soit plus difficile à saisir que les finesses de rhannonic 
imitative. 11 n’y a aucun peintre qui n’ait plus ou moins de celte 
magie; on lit des poëmes entiers, on parcourt cent poètes, sans 
y trouver le moindre vestige de cette harmonie imitative. Le 
peintre apprend, imite, puise ou dans les autres artistes ou 
dans la nature l’harmonie et les effets ; tous les poètes qui ont 
précédé ne servent presque de rien à leurs successeurs; c’est 
un pur instinct de nature qui dicte le poète sans qu’il s’en 
aperçoive. Tout le monde sent Tharmonic de la nature et d’un 
tableau, et il y a même des poètes qui n’ont pas la première 


1. U Eussiez-vous voulu qu’il restât? En eussiez-vous accepté les hon- 
neurs? » 

2. Voir précédemment, page 137. 

3. « Si vous tenez Polygnote pour plus habile que ces trois-là, je vous tiens, 
moi, pour le connaisseur en peinture et en sculpture le plus extraordinaire qu’il 
y ait au monde. » 



LETTRES A FALCONET. 


207 


idée de Tharmonie imitative. Trois ou quatre poëtes l’ont pos- 
sédée au souverain degré, et puis c’est tout. Il y a plus encore 
de Rubens que d’Homère. Comptez dix mille beaux tableaux 
pour un beau poëme, mille grands artistes pour un grand poëte. 
La palette du poëte, c’est la langue. Jugez combien de fois if 
arrive que cette palette est pauvre sans qu’il soit au pouvoir 
du génie même de Tenrichir. Le poëte sent Teflet, et il lui est 
impossible de le rendre. Son idiome le condamne à être mono- 
tone, malgré qu’il en ait, et quand il a tiré de ses couleurs tout 
ce qu’il en pouvait tirer, et qu’il ^ient à comparer sa composi- 
tion avec quelque composition grecque ou romaine, il trouve 
qu’il est faible, froid et gris, sans qu’il ait pu se rendre plus 
vigoureux ; les couleurs, qui ne manquent jamais à l’artiste, 
quelque lieu du monde qu’il habite, ont manqué à mon poëte, 
et il n’y a point de reproche à lui faire, c’est malgré lui qu’il a 
été mauvais coloriste. La nature lui a donné l’âme et l’oreille, 
la langue lui refuse l’instrument. Oui, il est peut-être plus facile 
de faire du premier coup un petit poëme médiocre que de faire 
du premier coup un mauvais dessin ; mais je ne doute point 
qu’il ne soit infiniment plus difficile, même avec le temps, 
l’expérience et le talent, de faire un beau poëme qu’un beau 
tableau ^ . 

Je ne comparerais point la composition de Polygnote au 
récit de notre poëte. Ce serait une grande bêtise à moi de le 
faire et de chercher dans une scène tranquille, un départ, la 
chaleur, le mouvement, le tumulte d’un combat. Mais avez- 
vous cru trouver l’occasion d’amadouer l’homme et de réparer 
les coups d’étrivières, les malheureux coups d’étrivières que 


1. « Nous sommes d’accord; j’ai pourtant un avantage sur vous : je vous en- 
tends, et je vous ai fait faire une belle page. Ce que je vous ai dit n’est point du 
tout ce à quoi vous me répondez, l® Un tronc d’arl)re, une pierre bien représentés 
en peinture vous font plaisir à voir : vous en feraient-ils autant en versification î 
Voilà ce que j’ai dit. 2" Je sais copier des vers ; je vous défie de copier un tableau. 
Je rendrai ma pensée en poésie, rendez la vôtre en peinture. Il ne s’agit pas de 
faire un poëme ni un tableau, mais d’écrire à pouvoir être lu, de peindre à pou- 
voir être regarde. Il est plus aisé de dire ce héros magnanime, que de peindre un 
héros magnanime. Il est plus aisé de dire et de son front divin VOlympe est 
ébranlé^ que de peindre ce front divin qui fait trembler l’Olympe, Voilà ce que 
j’ai dit. » 



208 


LETTRES A FALCONET. 


vous lui avez donnés? Vous l’avez saisie; c’est fort bien fait, mais 
Dieu veuille que cela vous réussisse L 

Vous avez beaucoup d’esprit, mon ami, oh ! beaucoup ; pour 
de la logique, si nature vous en avait départi à égale mesure, 
il n’y aurait plus qu’à vous écouter et vous retenir par cœur. 
Au lieu de me mener sous les charniers des Innocents, il me 
falfait conduire à votre Académie, et de là à l’Académie fran- 
çaise avec le sujet du récit de Voltaire à la main, et proposer à 
nos peintres de le mettre en tableau, et à nos littérateurs de le 
mettre en poésie, et vous auriez vu, à mérite égal d’ailleurs, 
combien la tâche eût été plus difficile pour mes confrères que 
pour les vôtres ^ 

Vous voulez donc que nous laissions là Polygnote; il est 
généreux à vous de me le proposer; car vous êtes bien le plus 
fort et vous vous battez sur votre palier. J’accepte la trêve de bon 
cœur, surtout après la franchise que vous avez de convenir qu’il 
n’y a guère de mauvaises compositions que mon imagination 
n’embellît, guère de bonne que votre critique ne dégradât. Eh 
bieni tout est dit, tendez-moi la main, embrassons-nous, don- 
nez-moi une bride et recevez de moi une paire d’éperons ^ 


1. « Une scène tranquille; où d’un côté l’on arrache les enfants d’entre les 
bras des mères, où l’on arrache impitoyablement de l’autre les femmes pour les 
violer, où l’on égorge, etc. Dieu vous préserve, vous et les vôtres, de pareille tran- 
quillité! Vous croyez donc qu’en rapportant ce tableau, j’ai voulu dorer les bords 
de la coupe? En conscience, je n’y ai pas songé, j’ai cherché dans différents 
poètes ; ce morceau m’a piqué davantage, et je l’ai pris. Je n’ai pas les mômes 
craintes que vous. Si Voltaire se fficlic, je dirai: Jupiter a tort, il prend son tonnerre. 
Si, au contraire, il reçoit mes observations en homme honnête et supérieur, 
Diderot aura mal connu Voltaire. Ailleurs, je me suis proscrit mon devoir, si j’ai 
tort. » 

2. « Je viens de vous dire plus haut que vous ne m’avez pas entendu, et que 
vous avez dérangé la question. C’est de l’exécution seule dont il s’agit. Encore un 
coup, est-il aussi aisé de peindre ou de modeler le Tout-Puissant , que d’écrire 
le Tout-Puissant? C’était là ma question. » 

3. « Entendons-nous, s’il vous plaît, avant de nous donner la main. Je ne suis 
jamais convenu que ma critique sache dégrader les meilleures compositions. Si je 
me soupçonnais cet affreux talent, je ferais encore quelques pas, j’irais l’éteindre à 
jamais dans le fond de la Sibérie, et vous n’auriez pas perdu un ami : c’est un 
monstre qu’il y aurait de moins sur la terre. Mais retenez bien, je vous prie, que 
mon respect pour les beaux ouvrages de l’antiquité n’est point équivoque. Quant 
aux faibles productions de ces temps-là, peu m’importe leur date. 



LETTRES A FALCONET. 


209 


LISTE DES SOTTISES DE DIDEROT ET DES INADVERTANCES 
DE FALCONET. 


Troie prise et pas une maison brûlée et renversée. Cela est 
faux. On voit sur les confins de la toile, à gauche, deo ruines, et 
au milieu des ruines la tête du cheval de bois, Pausanias le dit. 
Première inadvertance de Falcon«t. 


« Les tableaux du pont Notre-Dame ne seraîcut pas meilleurs dans deux ou 
trois mille ans, s’ils y allaient. Le temps, le pays, la main sont donc indifférents, 
quand l’ouvrage est beau; la môme chose, s’il est mauvais. Si l’artiste n’était que 
connaisseur ou antiquaire, ou simplement amateur, il aurait d’autres principes, ou 
n’en aurait aucun ; mais il est faiseur, cela est bien différent. 

« Eh ! mon ami, quand nous avons commencé la dispute sur Polygnotc, si 
j’avais su que dans V Encyclopédie on imprimait que j’ai raison, nous nous serions 
épargné, vous des conjectures éloquentes, que j’aime pourtant; moi des calculs 
qui vous déplaisent. Je vous ai soutenu que Polygnote n’était encore qu’à l’enfance 
de la peinture, vers la huitième olympiade. Je trouve dans le dictionnaire, article 
Peinture^ pages 254 et 271, qu’Apollodore d’Athènes fut le premier qui représenta 
la belle nature: qu'il fut auteur de la peinture proprement dite ; en un mot, quHl 
donna naissance au beau siècle de la peinture; et cela dans la quatre-vingt-treizième 
olympiade, plus de soixante ans après Polygnote. C.e n’est pas moi, comme vous 
voyez, qu’il fallait démentir. Mais le chevalier de Jaucourt vous l’eùt mieux rendu 
que moi, c’est-à-dire s’il eût voulu; car il a fait de Polygnote (page 2Gî) un 
peintre presque parfait, ce qui n’cmpôche pas qu'avant Apollodore, aucun tableau 
ne mérita, dit-il (page 250), d'étre regardé, ou de fixer la vue. Voyez ce que Pline 
dit : Neque ante eum tabula ullius ostenditur, quœ teneat ocuîos *. Et ce qu’on 
lui fait dire quand on n’apporte, en le lisant, que la confiance due à un historien; 
et trés-assuréraont, comme M. le chevalier de Jaucourt a beaucoup d’esprit et de 
littt'rature, et tout autant de philosophie, il voudra bien me pardonner cette petite 
observation sur l’histoire de mon métier. 

« Les littérateurs qui consacreraient une partie raisonnable de leur vie à l’étude 
d’une science ou d’un art, autant que cela so peut sans l’exercer, en écriraient 
mieux, et ce qu’ils en diraient serait profitable. A moins de cela, leurs écrits per- 
pétueront des erreurs et n’instruiront pas. Si un Pline, si un Voltaire, avaient 
connu la peinture et la sculpture, les peintres et les sculpteurs seraient fous de ce 
qu’ils en auraient écrit. Je vous avais bien dit que les erreurs d’un homme du 
premier mérite étaient contagieuses. Ce qu’a dit Voltaire des peintres et des aca- 
démies de peinture est copié dans V Encyclopédie, n 


' 14 


Lib. LUI, 6-9. 
XVlll, 



LETTRES A FALCONET. 


lîe 


« Mon Pausanias ne le dit pas, il se contente de dire: On voit le 
fameux cheval, mais il n’y a que sa tête qui passe les autres figures. 
Nulle mention de ruines. » 

Dans un aussi grand tableau^ après un aussi grand carnage y 
sept corps morts de compte fait] puisque Axion^ Agânor et 
Priam sont vivants. La scène de Polygnote se passe dans le 
camp des Grecs et non dans la ville prise. Ainsi un grand spec- 
tacle de carnage eût été absurde. 11 ne devait y avoir que peu 
de cadavres. Cependant il y en a bien plus que Falconet ne 
pense. Pausanias s*est contenté dlndiquer ceux qui avaient des 
noms connus; il dit expressément : les cadavresy ceux d*un 

tel et d*un tel. Deuxième inadvertance de Falconet. 

« 

« Mon Pausanias, après avoir nommé six de sept ou neuf corps 
morts qui sont dans le tableau, ajoute : Un certain Érésus est aussi 
parmi les cadavres. Or, dans tout pays, six et un font sept, comme sept 
et trois font dix. Il dit aussi : Il y en a d'autres plus haut. Mais cela 
est toujours trop maigre pour le sujet. Axion, Agënor et Priam sont 
encore vivants; non, ils sont morts. Première sottise do Diderot. » 

Laomèdon parmi les vivants ou les morts^ quand il y a cin- 
quante ans qu'il est enterré! Mais n y avait-il à Troie d’autre 
personnage du nom de Laomèdon que le père de Priam ? Troi- 
sième inadvertance de Falconet. 

« Mon Pausanias ne connaît aucun poète qui ait parlé d’un autre 
Laomèdon à Troie que le père de Priam. Ce sera donc une inadvertance 
de mon Pausanias, à moins que Diderot n’ait dit que Priam a sous les 
yeux le cadavre de son père Laomèdon. 

« Ajax qui va tuer Gassandre, c’est un sacrifice pris pour un serment 
expiatoire. Deuxième sottise de Diderot. » 

Épéus nu : et qu'est-ce qu'il y a d’étrange dans une figure 
antique nue lorsqu’elle est occupée à une fonction pénible, tan- 
dis qu’on voit sans nécessité et sans qu’on le reproche tant de 
figures modernes nues, et dans des occasions où elles seraient 
tout aussi convenablement habillées. L'état des Grecs était si 
misérable à la fin du siège, qu'il fallait qu’Épéus arrasât les murs 
de Troie en casque et en cuirasse, ou qu’il fût nu. D’ailleurs, 



LETTRES A FALCONET. 211 

Grœd omnîa mda; mais Falconet n’y a pas pensé. Quatrième 
inadvertance de Falconet. 

« C’est donc une grande faute de n’en avoir représenté qu’un ainsi 
nu. Permettez-moi de vous demander si le Grœci omnia nuda signifie 
nu sans chemise f » 

Des personnages et des noms inconnus, quand le sujet en 
fournit de connus : oui, inconnus à mon artiste, pour qui le 
tableau n’a pas été fait, qui n’élîit pas de l’Archipel, ni le com- 
temporain de Polygnote, mais bien connus dans le siècle du 
peintre. Cinquième inadvertance de F.alconet. 

« Inconnus aussi à Pausanias, qui en savait là-dessus autant que 
Diderot et plus que Falconet, et qui trouve les noms de plusieurs 
personnages inventés par Polygnote. » 

Des gens qui massacrent : il n’y a qu’un seul guerrier qui 
massacre, et ce guerrier c’est le fougueux Néoptolème, qui dis- 
pose de ses propres prisonniers au gré de son ressentiment. 
Sixième inadvertance de Falconet. 

« Lisez ; un homme qui massacre et d’autres fort tranquilles auprès 
de lui. Où sera l’inadvertance ? » 

D’autres sont tranquilles auprès deux: s’ils avaient tous été 
occupés de ce massacre, ce massacre aurait été le sujet du 
tableau, et ce n’aurait plus été le départ des Grecs, autre sujet 
qui demandait la variété d’incidents et de scènes que Polygnote 
y a introduite. Septième inadvertance de Falconet. 

Le massacre ne se fait point sur le lieu de l’embarquement. 
Un massacre est plus intéressant par l’effroi qu’il cause, surtout 
par ceux qui sont auprès, qu’un embarquement qui s’arrange, et 
dont ils sont éloignés. Pourquoi voulez-vous que tout le monde 
soit occupé de ce massacre ? Je parle de ceux qui sont auprès ; 
vous répondez comme si je disais : tous les personnages du 
tableau. 

Le traître Anténor non caractérisé par la tristesse. Le bon- 
homme Pausanias ne dit rien, je crois, ni de son caractère ni 



212 LETTRES A FALCONET. 

de son expression. Si c’est moi qui Tai fait triste, ce sera, si 
vous le voulez, ma troisième sottise. 

« Mon Pausanias dit qu’il est accablé de tristesse, ainsi point de 
sottise. Mais une petite inattention seulement. » 

Les noms de ckâtjue personnage écrits. C’était, ce me sem- 
ble, un usage du temps. Gochin voulait désigner ses figures par 
des lettres au frontispice de notre ouvrage ^ Pour savoir si c’est 
une. sottise, j’en appelle à lui, j’en appelle à Falconet qui, au 
Salon et ailleurs, par ignorance des sujets et des personnages, 
s’est trompé plus d’une fois. D’ailleurs, l’immense composition 
de Polygnote occupait tout un porche. C’était pour le peuple 

qu’il l’avait faite. Huitième inadvertance de Falconet. 

« 

« Quoi I Diderot confond de petites lettres imperceptibles mises à 
des figures allégoriques avec des inscriptions placées auprès de chaque 
figure d’un tableau d’histoire. Ce tableau éiaii fait pour le peuple : il 
était fait pour tous les Grecs. Ceux qui étaient instruits du sujet en 
instruisaient les autres. A-t-on jamais fait un grand tableau héroïque 
pour le peuple exclusivement? Si c’était un usage du temps, il me 
semble que c’était un sot usage. » 

Ce qui en était un assurément, c’est le mélange que nous fai- 
sions de Vénus et de M. Saint-Jean. Ce sont les Travaux d’Her- 
cule et les quatre évangélistes sculptés en baa-relief sur une 
porte de la cathédrale de Cambrai. Sottise assez indifférente au 
temps que Sannazar faisait prédire l’incarnation par Prolée, que 
Pétrarque comparait sa belle Laure à Jésus-Christ, que le 
Camoëns faisait rencontrer Bacchus avec la sainte Vierge. 

« Pourquoi quelques sculpteurs ou quelques marguilliers ineptes 
n’auraient-ils pas fait trouver ensemble Hercule et les quatre évangé- 
listes? Dans Paris même, où le bon goût est établi, une église fut long- 
temps décorée de l’histoire d’Hercule en tapisserie. Ce n’est que depuis 
quinze ou vingt ans que cette tenture scandaleuse n’est plus dans la 
nef de Saint-Eustache. Les noms de chaque personnage étaient écrits 
sur sa robe ou à côté comme au tableau de Polygnote. 

« J’ai vu pis à Valenciennes, et j’y ai été sensible. J’ai vu la statue 
d’un monarque dont la modération et la clémence font le caractère dis- 


1 . VEncyclo]pédie. 



LETTRES A FALCONET. 


213 


tinctif; je Taî vu représenté dans l’attitude menaçante et haïssable d’un 
tyran. De la main gauche il saisit son épée déjà commencée à tirer du 
fourreau S et le bras droit, d’accord avec la tête, semble annoncer, par 
son action raide et forcée, les fureurs d’un duc d’Albe. Que m’importe 
ce qu’on a voulu dire ? La postérité ne reconnaîtra pas Louis XV sous 
la figure ou l’attitude d’un Néron. 

« L’inscription dit que la ville de Valenciennes goûtait les douceurs 
de la paix lorsqu’elle consacra ce monument d’amour éternel. Cette 
inscription est un discours prononcé par un échevin le jour de son 
érection ; accordez-la, si vous pouvez, avec la statue. Si vous y par- 
venez, vous serez fort habile. 

« Je ne dis rien de cette statue comme sculpture. Elle est d’un très- 
habile homme de notre Académie. Je blâme seulement les convenances 
mal observées dans la représentation d’nn souverain. Chargé de monu- 
ments de cette sorte et de la plus grande importance, j’ai quelque droit 
d’examiner, et, ce me semble, de juger les autres. Si je le dis tout haut, 
c’est que l’ouvrage est public. Mais je le dis honnêtement, parce que 
j’honore la personne et les talents de l’auteur, et qu’il est aussi odieux 
d’insulter qu’il est utile de réprimer le trop de licence. C’est le droit 
de tous d’observer. C’est celui de quelques-uns de prononcer, et c’est 
hî sort de tout ouvrage public d’être observé et jugé, à proportion de son 
importance. Lieu commun que vous me passerez, parce qu’il est placé. 

« Si je vis assez pour voir une bonne critique de mes ouvrages, j’en 
remercierai l’auteur. S’il arrive qu’il ait mal vu, je réclairerai poliment. 
Je l’ai déjà fait à Paris à propos de mes ouvrages mal payés de Saint- 
Roch : cela réussit volontiers. A propos de noms écrits sur les person- 
nages d’un tableau, de l’Hercule sculpté dans un temple chrétien, etc., 
vous savez qu’à Londres plusieurs peintres concourent à la perfection 
d’un portrait, l’un s’empare du visage, l’autre de l’habillement, ainsi 
du reste. Mais vous ne savez pas qu’à Smolenska, lorsqu’il s’agit d’une 
fournée d’importance, un savant, un homme de génie à qui l’on 
s’adresse, propose différents ingrédients. Ils appellent cela donner des 
idées. Ensuite le boulanger en chef s’enferme pour en composer la 
pâte ; il lui donne la forme, et la met dans un four de glace qu’il a 
choisi comme plus convenable à cette manière d’enfourner. C’est, 
dit-on, le seul moyen de faire le bon pain dans cette sorte de four; 
surtout quand le boulanger en chef est aussi ingénieux que l’est celui 
qui préside à Smolenska. Ne blâmons pas cet usage, parce qu’il ne res- 
semble pas aux nôtres : contentons-nous de le rapporter avec discré- 
tion. Chaque peuple a ses raisons : Polygnote avait bien les siennes que 

i. Voyez Monuments à la gloire de Louis XV, page 146. 



LETTRES A FALCONET. 


2U 

vous trouvez bonnes. Je vous entends dire: Quel diable de coq-à-l’âne 
me fait-il là, avec son four à la glace et son boulanger en chef? Il est 
question de peinture et de sculpture, et le voilà qui s’enfourne dans 
un galimatias inintelligible qui n’y a nul rapport. A la bonne heure, 
mon ami, mais je n’y suis pas si bien enfourné que je n’en sorte aisé- 
ment. Si pourtant cet échantillon ne vous donnait pas de goût pour les 
nouvelles de la Russie, ü me serait fort aisé d’en rester là. » 

Point de soldats dans une ville prise^ dam un départ 
d!ennemis. C’est ici que je prie Falconet de sentir combien 
le peintre grec était rigoureux observateur des convenances. On 
n’est point dans une ville prise, mais dans un camp, et l’absence 
d’Agamemnon, le général de l’armée, ne dit-il pas que le reste 
des troupes est ailleurs? Neuvième inadvertance de Falconet. 

« Ménélas, Ajax, Nestor, et tous c^ autres capitaines étaient là sans 
soldats; ces autels, cette statue de Pallasque Cassandre tient embrassée 
n’étaient pas dans la ville. Le corps mort du vieux Priam, tué au pied 
d’un autel ou devant la porte de son palais, n’était pas dans la ville. Le 
logis d’An ténor n’était pas dans la ville. Courage, Diderot, mon ami, 
courage. » 

Nestor seul ne dit rien. 11 prend à la scène la part qu’y devait 
prendre un guerrier décrépit, sur l’action et l’expression duquel 
Pausanias ne s’explique point; et j’ai bien peur qu’on n’accuse 
mon adversaire d’avoir repris une chose sage et sensée, et qu’on 
ne me permette de compter sa critique pour une dixième et 
dernière inadvertance; d’où il s’ensuit que nous nous sommes 
de temps en temps, Falconet et moi, occupés à défigurer, à 
frais communs, l’ouvrage de Polygnote. 

« Puisque Pausanias ne s’explique pas, il m’est donc permis de sou- 
haiter que Nestor prenne quelque part à l’acte cruel qui se commet 
auprès de lui. S’il y prend la part qu’il doit y prendre, je me suis ren- 
contré avec le peintre. Où est mon inadvertance? Voilà une dizaine que 
vous avez comptée sans votre hôte ; en vertu du proverbe, vous pour- 
riez bien compter encore une fois, cela fera deux. » 

J’aime les arts; vous, mon ami, vous les illustrez. Je vous 
dis ce que je pense, et je suis un ignorant. Vous, dont le talent 
et l’habileté sont reconnus, vous vous plaisez à m’instruire, et 
je tâche de profiter de vos leçons. Nous nous poussons sans mé- 



LETTRES A FALCO N ET, 215 

nagement, et la chaleur de la dispute laisse sans altération notre 
estime et notre amitié réciproques : avis aux artistes et aux 
littérateurs qui n’en profiteront pas. Mais que nous importe? 
Adieu, mon ami, nous ne disputerons pas de longtemps. Vous 
vous en allez. Adieu, mon ami, portez-vous bien. Faites un 
heureux voyage : souvenez-vous, entretenez-vous quelquefois 
d’un homme qui prend l’intérêi le plus vif, le plus sincère à 
votre santé, à votre repos, à votre honneur, à vôs suicès ; dont 
l’âme est malade depuis qu’il est menacé de vous perdre, et qui 
voit le moment de se séparer ^e vous comme un des plus 
douloureux de sa vie. J’ai beau me dire : 11 va exécuter une 
grande chose ; il reviendra comblé de gloire ; je le reverrai ; je 
sens que mon cœur souffre. Adieu, adieu, Falconet; adieu, mon 
ami. 


X 


Vous voilà donc, mon ami, à sept ou huit cents lieues de 
moi. J’ai compté tous les jours depuis votre départ. Je vous ai 
suivi de vingt lieues en vingt lieues, et si vous en avez moins 
fait, je suis arrivé à Pétersbourg avant vous... Comment vous 
êtes-vous porté? N’avez-vous point été indisposé? et ne vous 
est-il arrivé aucune aventure fâcheuse sur la route ? Tous les 
matins, en me levant, je tirais tes rideaux et je disais : « Ils 
auront encore aujourd’hui du beau temps» ; et j’ai eu la satis- 
faction de le dire pendant plus d’un mois de suite. L’incertitude 
du sort de l’aimable prince l’a empêché de rien faire à la maison 
de la rue d’Anjou. Elle est encore comme vous l’avez laissée. 
Cela ne m’a pas empêché d’y retourner seul plusieurs fois, de 
m’asseoir ou sur le canapé de canne ou sous le petit berceau, 
et d’y penser à vous. J’ai reçu votre petit mot de Berlin, daté 
du 28 septembre. Je suis bien aise et peu surpris que ces Juifs 
ne soient pas aussi maussades qu’on nous tes peint. Le général 
Betzky nous avait promis de vous envoyer prendre sur la fron- 
tière. L’a-t-il fait? Les premiers procédés, quand ils sont bons, 
ne garantissent pas l’avenir ; mais il y a tout à craindre pour 



216 LETTRES A FALCONET. 

l’avenir, quand les premiers procédés ne sont pas tels qu’on les 
attendait. Nous avons si bien mérité qu’on allât même au delà 
des promesses qu’on nous a faites, que je me persuade qu’on le 
fera et que je me le persuade sans peine. Et puis je me dis : 

« L’impératrice est grande et généreuse ; son ministre est hon- 
nête homme et bon 4^, et là-dessus je m’endors tranquillement. 
Mais peut-être l’avez-vous déjà vue, cette grande souveraine, 
sûrement vous l’avez vu, ce bon général. Hâtez-vous donc de 
m’apprendre qu’on vous a fait l’accueil que l’on doit au talent, 
à la probité et aux autres qualités excellentes de mon ami. 
Mademoiselle Victoire, vous vous impatientez que j’aie pu vous 
aimer, vous chérir, comme j’ai fait, et écrire une page et demie 
sans avoir seulement prononcé votre nom. Eh bien, c’est une 
petite malice. J’ai souvent pensé à Falconet, mais pas une fois 
sans penser à vous, sans vous regretter aussi, sans vous unir 
aux souhaits de mon cœur pour sa santé et son bonheur; soyez 
heureux l’un et l’autre, soyez-le par tout ce qui vous entourera, 
soyez-le surtout l’un par l’autre. 

J’ai vu M. votre père. J’ai vu aussi votre parente, mon 
amie. Elle a fait une maladie très-fâcheuse. Mademoiselle Collot, 
M. votre père est en effet un très-étrange homme. Comme il ne 
parlait pas de vous en termes convenables, M*"^' Diderot s’est 
grippée avec lui et peu s’en est fallu qu’il ne soit arrive une 
scène très-violente chez moi. N’oubliez pas, mon ami, que vous 
me devez la préférence sur tous ceux que vous avez laissés dans 
ce pays, et qu’un service que je pourrais vous rendre cl pour 
lequel vous vous adresserez à un autre, ce serait une injure 
cruelle. Mademoiselle Collot, nous vous avons dit, M‘"® Diderot et 
moi, jusqu’où vous pouvez disposer de nous. N’en rabattez pas un 
mol. J’aime Falconet comme mon frère, ma femme vous aime 
Comme son enfant. Je serais bien à plaindre si mon frère était 
malheureux. Ma femme serait bien malheureuse, si elle appre- 
nait des choses fâcheuses de son enfant. Ne prenez la plume 
pour me répondre que quand vous serez absolument délivrés 
de tous les embarras qui vous attendaient en mettant pied à 
terre. Songez que rien de tout ce qui vous concerne ne peut nous 
être indifférent. Où demeurez-vous? où êtes-vous logé? comment 
vivez-vous? Les statues, les plâtres, toutes les caisses sont-elles 
arrivées à bon port? A qui avez-vous affaire? Les gazettes ont 



LETTRES A FALCONET, 


217 


pensé me rendre fou ; si je ne connaissais la fermeté de votre 
âme, je craindrais bien que vous n’eussiez quelquefois jeté un 
coup d’œil en arrière. Mon ami, ne vous hâtez pas de juger. 

Chaque climat a son mauvais et son bon effet. , 

Jaslum et tenacem proposili virum 
Non civium ardoi" prava jubentium. 

Non vultus instantis tyranni 
Mente quatit solida'. 

Ah! si j’étais à coté de toi, cher frère! Si j’étais à côté de vous, 
chère enfant, il me semble que nous serions bien forts. J’en ai 
quelquefois le désir si violent, que le coeur m’en bat et que ma 
tête s’en embarrasse. Mon ami, votre dessein en partant était de 
mettre incessamment la main à l’ouvrage, ne vous relâchez pas 
sur ce point. Tous les moments que vous perdrieiz seraient au- 
tant de moments volés à vos amis et à votre gloire. Il fait ici 
un froid très-piquant, j’ai peine à tenir ma plume et je vous 
crois transformés en statues de glace. Rassurez-moi encore là- 
dessus. Comment vos poitrines se trouvent-elles de la rigueur 
du ciel et de la chaleur des maisons ? 

M®® Geoffrin est arrivée. Elle n’a qu’un cri après moi ; mais 
je n’ai pas encore trouvé le moment de la voir. Des embarras 
domestiques m’en ont empêché. Je vous griffonne tout ceci à la 
hâte et ce griffonnage vous sera remis par un galant homme 
qui prétend devoir tout ce qu’il est à Grimm et à moi mais qui 
doit tout à son bon esprit et à sa bonne conduite. C’est le mé- 
decin de l’hetman des Cosaques. Rccevez-le comme un honnête 
homme que nous aimons, qui nous aime et qui s’attachera à 
vous d’intérêt, quand il ne le ferait pas de reconnaissance. 

Bonjour, mon ami, bonjour. Mademoiselle Collot. Le père, la 
mère et l’enfant vous embrassent et font pour votre prospérité 
les mêmes vœux qu’ils feraient réciproquement pour la leur. 

Mais mon médecin ne vient pas. Je vais donc continuer de 
causer avec vous. Que faites-vous pendant vos éternelles soi-** 
rées ? Vous lisez, mon ami, et vous interrompez de temps en 
temps votre lecture pour dire un mot de nous à M”® Collot qui 
est assise à côté de vous. C’est le rôle que nous faisions ici. J’ai 


Horat., od. iii, lib. III, 



218 


LETTRES A FALCONET. 


appris avec quelque plaisir qu’on avait trouvé modiques les 
1,500 francs que nous avions stipulés pour M"" Collot, et qu’on 
J' avait ajouté un petit supplément. Ce début me convient. Une 
autre chose que le prince Galitzin m’a dite et qu’il a lue dans 
une lettre du général Betzky, je crois, c’est que M"' Collot 
allait s’essayer sur une de ses parentes, pour tenter immédiate- 
ment après le buste de l’impératrice. Tout cela me convient 
encore. Je vous avais chargé de quelques lettres. Les avez-vous 
fait remettre? Avez-vous trouvé un M. de la Fermière, et 
l’avèz-vous trouvé tel que je vous l’avais promis? Je voudrais 
rassembler autour de vous quelques honnêtes Français qui 
remplaçassent à peu près ceux que vous avez quittés. Si vous 
apercevez un M.Bcrard et consorts, dites-leur que les lettres de 
recommandation que j’avais«écrites pour eux ont été intercep- 
tées, qu’on a pareillement intercepté leurs réponses, et qu’ils 
ont pensé me perdre en me montrant au ministre comme une 
espèce d’embaucheur. 11 n’était pas moins question que de la 
Bastille, ce qui ne m’a pas empêché de dire qu’il n’y avait qu’à 
mettre la misère à la Bastille et laisser faire les embaucheurs. 
■Vous voyez, mon ami, par ce que je vous dis là, combien vous 
devez être réservé, soit que vous m’écriviez, soit que vous écri- 
viez rue Neuve-Saint-Augustin. N'oubliez pas la convention des 
alinéas. Une autre chose sur laquelle je crois devoir vous 
prévenir, parce que je suis sûr de l’homme à qui je remettrai 
cette lettre, c’est de peu fréquenter M. notre embassadeur. 
On est disposé à regarder comme des espions ceux qui 
sont assidus chez lui. Le rôle d’espion ne vous va pas plus qu’à 
moi celui d’embaucheur, mais je ne crois pas le ministre de 
Russie plus équitable sur ce point que le ministre de France. 
Les ministres en général ne croient pas aux honnêtes gens. Les 
deux statues de marbre sont-elles découvertes ? L’impératrice 
les a-t-elle vues ? Ont-elles reçu le tribut d’admiration qu’on 
leur doit ? Avez-vous assisté aux séances académiques ? Avez- 
vous vu ce sculpteur français dont le nom ne me revient pas ? 
Comment en use-t-il avec vous ? Tout se remue-t-il autour de 
vous, et espérez-vous trouver à la célérité de vos opérations les 
facilités qu’on nous a promises ? Comment avez-vous pris auprès 
des grands? Comment les grands ont-ils pris auprès de vous ? 
Je n’en ai encore vu que deux ici, c’est notre prince et l’hetman; 



LETTRES A FALGONET. 


219 


vous ne seriez pas à plaindre si tous les autres leur ressem- 
blaient. Nos deux bustes sont revenus de la manufacture, celui 
de Damilaville cuit à merveille ; celui de Grimm avec un coup 
de feu sur le front et sur le nez. Mademoiselle, j*ai le front et le^ 
nez rouges, mais cela n’ empêche pas que ce ne soit très-beau, 
très-ressemblant, très-fin, plus que je ne le suis, et tout aussi 
vivant. Mon ami dit que j'ai. Tàfr d’un homme que le génie va 
saisir et qui va partir de chaleur, comme il m'arriVe quelquefois. 
Celui du prince Galitzin ressemble peut-être davantage, mais le 
mien est plus beau. La retraite qtr’il a faite au four lui a donné 
un air de légèreté étonnant. Je n’ai pas le temps de vous parler 
de Greuze, de Chardin, de Cochin, de Pigalle, ce sera pour une 
autre fois. La dame Greuze m’a donné un violent chagrin. Mais 
laissons cela. J’espère que vous serez content du tableau que 
Chardin a fait pour le prince. Adieu, mes amis, iterum. 


XI 


Oui, mon ami, mon tondre ami, embrassez-moi, embrassons- 
nous. Vous arrivez, et tout en arrivant vous apprenez que la 
bienfaisante impératrice marie la fille de votre ami. Ce n’est 
pas à moi, c’est à mon enfant que vous devez tous des compli- 
ments. Des compliments, ô le vilain mot! Des caresses, des 
embrassements, des marques de joie. Viens, mon enfant, 
approche, viens que je t’embrasse pour le maître et pour son 
élève. Mais me croyez-vous moins heureux que vous ? Croyez- 
vous que dans ces instants mon âme ne soit pas partagée entre 
mon bonheur et le vôtre ? Demandez-le à Prault, à Grimm, à 
Le Moyne et autres. Ils sont venus avec la foule de ceux qui 
ont applaudi à la munificence de Sa Majesté. Ils me parlaient 
d’elle, ils me parlaient de moi. Et je leur répondais de vous: «Il 
est arrivé. Ils sont arrivés. Ils se portent bien. Ils ont reçu 
le plus doux accueil. Tenez, voyez, lisez ce qu’il m’écrit lui- 
même, ce qu’il écrit au prince des charmes, de la grâce, de 
1 esprit, de 1 affabilité de la souveraine. Il nous a perdus, il 



220 


LETTRES A FALCONET. 


nous regrette; mais le général Betzky'nous remplace. Il fera 
certainement une grande chose, car il aura le repos sans lequel 
le génie s’éteint, le talent se cherche et ne se retrouve pas ». Mon 
ami, vous voilà donc dehors delà plus grande des inquiétudes. 
L’impératrice sait la pensée de votre monument et l’approuve, 
et comment avons-nous pu douter qu’elle ne l’approuvât ? Elle 
est grande cette pensée, elle est simple, elle est violente, elle 
est impérieuse, elle caractérise le héros. Vous me parlez du 
prince Galitzin? Que voulez-vous, mon ami, que je vous en dise? 
C’est une des belles âmes que le ciel ait formées. Il est heureux 
de ce que nous le sommes ; et il l’est autant que nous. 11 me 
disait en m’embrassant : « Non, quand l’impératrice m’aurait 
donné un million à moi-même, je ne lui en saurais pas plus de gré 
que de ce qu’elle a fait pour vous. » Et croyez-vous que son 
rôle à Paris soit déplaisant dans ce moment? Où est l’ambassa- 
deur qui ait le droit d’être aussi vain que lui? Il ne saurait 
faire un pas, il ne saurait entrer dans une seule maison, sans y 
entendre l’éloge d’une souveraine qu’il adore. — Ma foi, mon 
ami , il n’y a que ma position qui soit aussi agréable que la 
sienne. 

Mais dites-moi, je vous prie, si c’est sa faute à lui que sa 
maîtresse soit grande. 

Travaillez donc, mon ami, travaillez donc, bonne amie. Faites 
l’un et l'autre de belles choses. Tout vous y convie. Eh bien, 
nous vous avons donc desservis en vous annonçant trop favora- 
blement. Tenez, il me prend envie de vous envoyer la lettre 
du général Betzky, afin que vous y lisiez de vos propres yeux 
que nous sommes des maussades qui ne connaissons que la 
moitié du mérite de nos amis et qui ne savons pas en parler 
comme il convient. C^est un des reproches qu’il me fait entre 
beaucoup d’autres. Par exemple, il ne veut plus être Son Excel- 
lence pour moi. Que diable voulez-vous que je réponde à cela, 
sinon de le prendre au mot ? Il est bien aisé de se défaire du 
titre quand on a la chose. Eh bien, quand la très-gracieuse sou- 
veraine daignait vous entretenir de vous et de moi, à votre 
avis, il n’y manquait donc qu’une chose, c’est que je fusse à 
votre place. Si j’y avais été, ce n’est pas comme cela que j’aurais 
dit : c’est que mon Falconet fût à côté de moi. Le père, la mère, 
la fille vous jettent leurs bras tout autour du col. Écrivez-moi , 



LETTRES A FALCONET. 221 

bonne amie. Écrivez-moi. Un Wf. Girard, qui part d*ici en qualité 
de médecin de M. Thetman, vous a remis ou vous remettra 
une lettre de moi. Ne rabattez pas un mot de ce que vous y 
lirez, Prenez-y la mesure des sentiments que vous nous devez. 
Si M‘"* Diderot vient à mourir, vous aurez encore une mère à 
pleurer. Recevez mon compliment sur le portrait de Anas- 
tasia. Recevez- le d*avance ,sur celui de Timpératrice ; mon 
amie, mon ami, caressez bien le général Betzky, jetez-vous, s’il 
le faut, aux pieds de l’impératrice et obtenez-moi une copie 
de ce portrait. Il faut que je l’aie.^ll faut qu’il soit placé devant 
moi. Il me fera sûrement faire quelque belle chose ; car j’ai juré 
d’élever aussi un monument à ma bienfaitrice; et ce serment 
sera rempli. Le vin du sculpteur va grand train ; je ne sais si 
vous vous portez mieux de tant de santés bues ; pour moi il ne 
tiendrait pas au prince que je n’en chancelasse quelquefois. 
J’ai souvent l’honneur de souper avec lui, et deux heures du 
matin nous ont surpris quelquefois le verre à la main et les 
noms du sculpteur et de son élève à la bouche. Vous dormez 
tandis que nous causons tendrement de vous. Saluez M. Michel 
de ma part. Puisqu’il a senti votre mérite, il n’est pas sot; et 
puisqu’il met tout en œuvre pour vous servir, fût-il prêtre, 
fût-il diable ou pis encore, je l’en remercie et je partage 
votre reconnaissance. Je gage que ce M. Michel n’a jamais signé 
de sa vie avec plus de plaisir que la lettre de change pour 
votre ami. J’aime à me le persuader. Je crois sur mon âme que 
les bonnes actions engendrent les bonnes actions, et que s’il y 
a tant de fripons dans ce monde, c’est qu’il n’y a pas assez 
d’honnêtes gens. J’allai chez M. Baure pour toucher mon argent. 
Savez-vous bien que j’eus toutes les peines du monde à empê- 
cher ce M. Baure, que je n’avais jamais vu, d’arrondir la somme 
défaillante de quelques sacs pour l’emploi que j’en voulais faire? 
La bonté est peut-être plus épidémique encore que la malice. 
Tous ceux qui ont eu de l’amitié pour vous l’ont conservée et la 
conserveront. Grimm me charge de ses vœux pour votre bon- 
heur et vos succès. Les Bron\ les Van Loo, lesDamilaville, les 
Naigeon n’ont tous qu’une voix. C’est un éloge où les noms de 


i. Bron était taxateur des postes et inspecteur général du bureau de départ. On 
retrouvera plusieurs fois son nom dans les lettres à Volland. 



222 


LETTRES A FALGONET. 


Timpératrice, du ministre, du sculpteur et de son élève sont 
entassés pêle-mêle, comme le sentiment du cœur les jette. 

Notre petit Le Moyne commence cinquante phrases et n’en 
finit aucune ; il se fond en tendresse. Certainement cet homme 
vous chérit, et a l’âine tout à fait douce et bonne. «Mon enfant 
Falconet, dit-il, c’^st qu’il est mon enfant... C’est que quand 
son père me l’amena... Non, il n’y avait pas un an que je l’avais 
vu que je lui disais : Il ne tient qu’à toi d’être simple comme 
Bouchardon, vrai comme Pigalle et chaud comme moi... et le 
voilà. . . une belle chose, je réponds qu’il la fera. . . » Et puis il faut 
voir la mine touchante, les grimaces pathétiques, les convul- 
sions qui accompagnent ce ramage décousu. M. Collin a rendu 
visite au prince de Galitzin, qui est enchanté de son honnêteté. 
J’ai vu deux fois votre cousine. Je ne saurais oublier Perraut. 
Perraut, mon ami, irait vous voir à Pétersbourg si vous lui 
faisiez signe. II faut qu’au fond vous ne soyez pas trop méchant 
puisque votre domestique même se souvient de vous et vous 
regrette. Vous allez donc au bal? Y dansez-vous Tours? Col- 
let tient-elle le ruban ? Mon ami, comptez que vous dansez Tours 
sublimement. Vous n’y reconnaissez donc pas Timpératrice? Et 
qui diable aussi reconnaîtrait la plus grande souveraine du 
monde sous la casaque de ce gueux de saint François? 

Mon ami, qui sait ce que Timpératrice fera de moi ? Qui sait 
si le monument même que j’ai projeté d’élever à sa gloire ne 
m’enverra pas à Pétersbourg? Cet endroit pourrait bien être le 
seul du monde où il me fût permis de Télever. Hâtons-nous 
toujours nous de débarrasser des entraves qui nous lient. Fermons 
notre porte aux importuns, et mettons la main à Touvrage. On 
est sans génie ou on le trouve dans ma position et la vôtre. Célé- 
brez le czar Pierre. Je célébrerai Catherine de mon côté ; ce que 
je lui dois remplacera peut-être ce qui manque au talent. La 
reconnaissance fit une fois faire à Chapelain une ode sublime. Je 
vaux mieux que Chapelain, et il n’avait qu’un ministre sangui- 
naire à chanter. Si je vais jamais à Pétersbourg j’y porterai ma 
pyramide entre mes bras. Puissé-je encore vous y trouver! J’ai 
supplié le général Betzky de fermer pour moi la main bienfai- 
sante de Timpératrice. Je n’ai qu’un enfant et j’ai plus de quatre 
mille six cents livres de rente. Si elle ne sait pas être heureuse 
avec deux fois plus de revenu que son aïeul n’en a laissé à son 



LÈTTRES A FALCONET. 


223 


père, c’est qu’elle sera folle, «t il n’y a point de bonheur pour 
les fous. Mais il me resterait deux choses à obtenir et c’est à 
vous que je voudrais bien les devoir. Ce buste, mon ami, ce 
buste dont je vous ai parlé plus haut, et auquel je reviendrai 
jusqu’à ce qu’il me soit accordé, et puis les deux médailles qu’ob 
a envoyées à d’Alembert et àMarmontel. 'fout le monde les va voir 
chez eux. On s’avise aussi que'quefois de me les demander, et 
je vous avoue que j’ai quelque honte à ne montrer qu’une mau- 
vaise gravure, ou qu’un pauvre bronze. Si cependant il y avait 
de l’indiscrétion, après tant dft. grâces obtenues et si peu 
méritées, d’en solliciter encore de nouvelles, gardez le silence. 

Bonjour, mon ami, portez-vous bien. Écrivez-moi sans 
cesse. Lorsque vous aurez l’occasion de faire votre cour à Sa 
Majesté Impériale, ne séparez jamais mon hommage du vôtre. 
Eh bien ! vous persistez donc, malgré mes sentences, dans votre 
mépris pour la postérité? Savez-vous à qui vous ressemblez ? au 
poêle anglais Pope : il ne pouvait souffrir qu’on le louât comme 
grand poète, il voulait être loué comme honnête homme ; à la 
vieille duchesse du Maine : elle ne pouvait pas souffrir qu’on 
la louât comme femme d’esprit, elle voulait être louée comme 
belle. Vous dédaignez le lot qui vous est assuré; vous n’am- 
bitionnez que celui qui peut vous échapper. Le bonheur pré- 
sent, si vos contemporains vous avaient de tout temps rendu 
la justice que vous méritez, peut-être feriez-vous plus de cas 
de Injustice de l’avenir. Mais il faut convenir que nous sommes 
bien hargneux tous les deux, puisqu’une distance de sept cents 
lieues ne nous empêche pas de nous lancer des traits. Mais 
serez-vous homme à abandonner la décision de notre querelle 
au jugement de ma bienfaitrice? Prenez-y garde, mon ami. 
Cette femme-là est ivre du sentiment de l’immortalité, et je 
vous la garantis prosternée devant l’image de la postérité. 
Tenez, j’ai lu écrit de sa main dans une lettre à M“‘ Geoffrin : 
Ce que fai fait pour Diderot est bien ; tnais cela n’immortalise 
pas. A présent, dites encore du mal de ces deux sentiments 
sacrés, si vous l’osez. Allez les attaquer après cela dans l’au- 
guste sanctuaire que je vous désigne. Désabusez, si vous pouvez, 
cette grande âme du plaisir de se savoir divinisée par des 
hommes séparés d’elle de la distance du pôle à l’équateur. Elle 
est heureuse par les éloges qu’on fait d’elle dans des contrées 



LETTRES A FALGONET. 


22ti 

OÙ elle n’est pas, et elle sènt juste. Pourquoi cesserait-elle de 
sentir juste, si elle accroissait en elle-même ce bonheur de 
celui d’être heureuse dans des temps où elle n’est pas davan- 
tage? Quand elle parcourt l’histoire d’Angleterre, n’est-il pas 
doux pour elle de pouvoir substituer le nom de Catherine à 
celui d’Élisabeth? Nous existons dans le passé par la mémoire 
des grands hommes que nous imitons, dans le présent où nous 
recevons les honneurs qu’ils ont obtenus ou mérités, dans 
l’avenir par la certitude qu’il parlera de nous comme nous 
parlons d’eux. Mon ami, ne rétrécissons pas notre existence, 
ne circonscrivons point la sphère de nos jouissances. Regardez-y 
bien. Tout se passe en nous. Nous sommes où nous pensons 
être. Ni le temps ni les distances n’y font rien. A présent vous 
êtes à côté de moi. Je vous vois, je vous entretiens. Je vous 
aime. Je tiens les deux mains de M"* Collot, et, lorsque vous 
lirez cette lettre, sentirez-vous votre corps? Songerez-vous que 
vous êtes à Péterabourg? Non. Vous me toucherez. Je serai en 
vous, comme à présent vous êtes en moi. Car, après tout, 
qu’il y ait hors de nous quelque chose ou rien, c’est toujours 
nous que nous apercevons, et nous n’apercevons jamais que 
nous. Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce 
système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. Je sais bien 
in’en départir dans l’occasion. Adieu, mon amie, adieu, mon 
bon ami. Embrassez-vous tous les deux pour moi. 

A Paris, ce 29 décembre 1766. 


XII 


Non, mon ami, je ne laisserai pas partir M. Simon sans 
vous écrire un mot. Mais il me faut un peu plus de temps qu’il 
ne m’en accorde pour répondre à mon aise à deux ou trois de 
vos précédentes lettres. Il y a quelques articles importants qui 
demandent de la réflexion : ce sera pour le premier moment 
où j’aurai le courage de fermer ma porte à la multitude des 



LETTRES A FALCONET. 


225 


distrÉtctions infinies qui viennent m’assaillir tout au sortir démon 
lit... Il me semble, à la forme de mon papier et au ton de mon 
billet, que vous soyez toujours à quatre pas de chez moi... Vous 
êtes cependant bien loin, bien loin ; mais ce n’est ni de mon 
cœur ni de ma pensée... Que ma paresse et mon silence ne vous 
découragent point. Vous connaissez bien quelle est la soVte de 
bonheur dont nous jouissons d&ns ce pays-ci, et vous êtes bien 
sûr que nous n’en pouvons être privés que par des événements 
très extraordinaires. Ce n’est pas là tout à fait votre position 
par rapport à nous. Vous avez ehangé de climat, de vie, de 
mœurs, de connaissances, d’aliments, d’air, d’eau, de société ; 
nous avons besoin sans cesse d’être rassurés. Continuez donc 
de nous parler de votre santé, de vos travaux, des attentions 
qu’on a pour vous, des agréments dont vous jouissez. Que nous 
sachions qu’il y a sous le pôle, indépendamment de la souve- 
raine, des hommes sensibles à l’esprit, à la probité, aux talents, 
et que vous avez trouvé en Russie tout ce que vous deviez 
naturellement vous promettre d’avantages, en quelque lieu du 
inonde que vous fussiez allé, avec les qualités personnelles in- 
finiment estimables que vous y auriez portées ; ces qualités qui 
m’attachèrent à vous au premier moment où je vous vis, qui, 
mieux connues de jour en jour, me firent ambitionner le nom 
de votre ami, et qui, également appréciées de loin et de près, 
me font sentir à l’instant où je vous écris tout le regret de votre 
perte. Mais je dis mal : est-ce que vous êtes perdu pour moi ? 
est-ce que je suis perdu pour vous? Non, ami, je vous recou- 
vrerai. Je vous reverrai. Je n’y tiendrai pas. L’amitié, le senti- 
ment de la reconnaissance la plus vive, m’enlèveront un jour 
de vive force et me porteront entre les bras de mon ami, aux 
pieds de mon auguste bienfaitrice. Je la voudrai voir cette 
femme despote qui s’avise de dire un jour à ses sujets : « Nous 
sommes nés pour vivre sous des lois, les lois sont faites pour 
rendre les hommes heureux ; personne ne sait mieux que vous 
à quelles conditions vous pouvêz être heureux. Venez donc me 
l’apprendre. >> Voilà, mon ami, le trait qu’il faudrait trans- 
mettre à la postérité la plus reculée parce qu’il est unique, 
parce que le passé n’en offre point d’exemple chez aucune na- 
tion, et que les maîtres du monde sont trop jaloux de leur 
autorité pour que l’avenir en offre un second. Montrez-la-moi 

' 45 


XVUl. 



226 LETTRES A FALCQNET. 

donc, mon ami, elle debout et le Russe son sujet, un autel 
entre deux ; sur cet autel le rouleau de la loi à demi déplié, et 
sur ce rouleau, le souverain et l’esclave jurant tous les deux 
également d’observer la loi... Mais j’enlame malgré moi la 
lettre qui doit succéder à celle-ci. Nous nous entretenons sans 
cesse de vous. Noq^ buvons sans cesse à votre santé. Je suis 
sans cesse assailli de gens qui viennent m’interroger sur votre 
sort. Je ne compte pas ceux-là au nombre des importuns. Ils 
me font parler de vous. Ils me font sentir que votre bonheur est 
le mien, et ils s’en retournent affligés ou satisfaits, selon le 
motif qui les amenait. J’attends avec impatience une réponse 
à ma dernière lettre à Son Exc. M. le général Betzky. Je 
voudrais bien qu’elle fût telle que je la désire. Avec quelle ar- 
deur je me mettrais à rouvr§,ge ! La belle chose que je ferais ! 
Et avec quelle célérité! Chaque ligne me paraîtrait un pas fait 
vers la contrée qu’habite mon ami. Bonjour, mon ami, bonjour, 
tendre ami. Bonjour, mademoiselle Victoire. Je vous chéris 
toujours également. Conservez- moi les sentiments que vous 
m’avez accordés. Vous vous doutez bien que votre nom se trouve 
.souvent mêlé ici avec celui de Falconet; vous l’avouerai-je? 
c’est avec tant d’intérêt, une si douce émotion qu’il est prononcé, 
qu’on est quelquefois tenté de croire que vous m’êtes plus chère 
encore qu’une fille ne l’est à son père, et j’ai quelquefois senti 
qu’il fallait toute la force de l’honnêteté pour écarter des esprits 
une idée dont j’étais vain. Je vous reverrai aussi et ce sera moi 
qui ferai les avances. Comme déraison, recevez toutes les ami- 
tiés de la mère et de la fille. Je vous réponds de leur sincérité; 
c’est avec le plus grand plaisir que la mère s’est chargée de votre 
commission ; si elle est aussi bien faite qu’on l’a souhaitée, 
vous ne serez pas mécontente... Embrassez-le pour moi. Em- 
brassez-la pour nous tous et songez que nous sommes trois... 
Vous n’avez donc pas pu souffrir qu’un M. Berard se plaignît 
de moi en votre présence. Je pardonne à M. Berard de ne 
m’avoir pas connu ; si vous le revoyez, dites-lui que j’ai risqué 
d’aller à la Bastille pour avoir voulu lui tenir la parole que je 
lui avais donnée. 

Adieu, mes amis, mes bons amis. Sous quelques jours, nous 
causerons plus longtemps ensemble. 



LETTRES A FALCONET. 


227 


XIII 


Ah ! mes amis, que les hommes sont méchants ! Ils se 
montrent quelquefois ennemis de tout bien. Il faut qu’il y ait 
au fond de leur âme quelque gewne maudit et secret de jalousie 
qui les porte à souhaiter la chute de tout projet honnête; 
tandis que, d’un autre côté, ils exigent nos succès sans lesquels 
nul plaisir, nul enthousiasme^ nul sentiment d’admiration pour 
eux. Ils ne savent ce qu’ils veulent, amis des belles choses, 
ennemis de ceux qui les tentent, enragés contre ceux qui les 
exécutent. La belle boudée morale ! Le beau texte à suivre 
sous le petit berceau ! nous en aurions tous les trois pour 
Jusqu’à la chute du jour. Mais allons à l’application. 11 n’y a 
rien que ces génies inferriaux-là n’aient imaginé pour troubler, 
alarmer, effrayer, dégoûter ce pauvre Simon. Ils lui ont montré 
les Russes avec des cornes, des queues et des griffes ; la Russie 
comme l’enfer de Milton, ou les damnés étaient promenés 
alt(‘rnativement d’un abîme de glace dans un abîme de feu, 
alin de rendre un exti*ôme plus cuisant et plus cruel par son 
extrême opposé; les Russes comme des gens sans probité, sans 
honneur, sans foi, des geôliers féroces d’entre les mains des- 
quels on ne se tirait plus quand on avait eu le malheur d’y 
tomber. Enfin, la tête de ce pauvre Simon était à tel point 
dérangée que j’ai vu le moment où vous n’aviez point de mou- 
leur. Vous entendrez ce qu’il vous en dira lui-même. Même 
conduite avec Vandendrisse. Cependant, Tun est maintenant aux 
portes de Pétersbourg, et l’autre est sur le point de quitter 
celles de Paris. Dieu merci, la génie a maintenant autour de 
lui tous ses instruments, et rien ne peut plus l’arrêter. Tra- 
vaillez donc, mon ami; travaillez avec chaleur; faites un 
monument digne de la souveraine qui l’ordonne pour Pierre le 
Grand, digne de la nation qui l’ordonne pour sa souveraine, 
digne de vous. Vengez-vous de cette vengeance qu’il n’appar- 
tient qu’aux âmes telles que les nôtres de prendre. Avant que 



228 


LETTRES A FALCONET. 


vous receviez cette lettre, M**® Collot aura sous ses yeux les 
emplettes dont elle nous a chargés. Simon les lui porte. Eh 
bien donc, quand recevrons-nous cette brochure que vous avez 
eu la rage de faire imprimer ? J’aurais été bien aise de revoir 
le tout, surtout ces premiers petits chiffons qui ont été écrits 
sur le bout de la table. Cela sera peut-être si déguenillé, si 
traînant, si froid, si mauvais, que je ne vous pardonnerai 
jamais d’avoir eu si peu d’égards pour la gloire de votre ami. 
Malheur à vous, si vous avez la supériorité dans celte querelle. 
Il faut que vous fassiez mieux des statues que moi, mais il faut 
que je fasse mieux un discours que vous. Vous m’avez proposé 
de célébrer dans quelque petit ouvrage les premiers pas de 
l’impératrice dans la carrière du gouvernement. Vous vous 
offriez à m’envoyer les piècesmécessaires. N’aj^ez pas mauvaise 
opinion de moi, si je n’ai pas montré là-dessus tout l’empresse- 
ment que vous deviez attendre de ma reconnaissance pour ses 
bienfaits multipliés, accumulés. Mais au moment où vous me 
présentiez une tâche si conforme à mon cœur, peut-être en 
même temps si supérieure à mon talent, savez-vous ce que 
je faisais? J’écrivais au général BetzkyS je décrochais de la 
muraille une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les 
cordes, je recherchais l’enthousiasme de mes premières années ; 
je le retrouvais, et je chantais l’impératrice en vers ; oui, mon 
ami, en vers ; et même en vers qui n’étaient pas mauvais. 
Puis, reprenant le ton de la raison pédestre et tranquille, ne 
me croyant pas tout à fait incapable de seconder ses grandes 
vues, je m’engageais à travailler à un vocabulaire général où 
tous les termes de la langue se trouveraient expliqués, définis, 
circonscrits. Vous concevez qu’un pareil ouvrage ne peut se 
faire que lorsque les sciences et les arts ont été portés à leur 
dernier point de perfection. Vous concevez que c’était un moyen 
de transporter chez une nation naissante tous les travaux, 
toute la lumière de trois ou quatre cents ans d’une nation 
policée. Vous concevez que l’exactitude et la franchise suffi- 
saient seules pour rendre un pareil ouvrage d’une hardiesse à 
exiger toute la protection d'une souveraine. Je ne voyais que 
ce monument qui pût à peu près m’acquitter avec ma grande 


1. Voir cette lettre dans la Correspondance générale. 



LETTRES A FALCONET. 


229 


bienfaitrice. Je me suis offert. J’ai proposé. J’attends encore 
une réponse. C’est alors que vous eussiez vu votre ami accourir 
à Pétersbourg avec sa pyramide entre ses bras, comme je vous 
le disais dans une de mes premières lettres. C’est sur cetfe 
pyramide que nous aurions mis en inscription la suite des 
établissements, des actions mémorables de l’impératrice, ce qui 
aurait infiniment mieux valu que d’en écrire une brochure. 
Voyez, mon ami, que l’impératrice agrée seulement par votre 
bouche le sacrifice de mes dernières années, et je me renferme, 
et je travaille, et j’exécute à m^ seul tout ce que notre Acadé- 
mie française n’a pu faire, au nombre de quarante, dan^ un 
intervalle de plus de cent quarante ans. Sentez bien surtout 
l’importance de mon projet ; sentez qu’une définition bien faite 
est toujours le résultat et la dernière ligne d’un bon traité. 
Sentez combien d’erreurs démasquées, d’opinions éclaircies, de 
préjugés renversés, et cætcra^ et cela dans un ouvrage à l’usage 
journalier des jeunes, des vieux, des grands, des petits. 

Mais voilà mon papier qui finit, Vandendrisse attend, et je 
n’ai pas encore dit à mon ami la moitié de mes pensées. Ce 
sera pour une autre fois. Je vous annonce le départ voisin pour 
Pétersbourg d’un homme du premier mérite. Je vous accuse en 
même temps la réception de votre billet énigmatique. Tout est 
fini. Tout l’était depuis longtemps. 

Le serpent et la vipère n’iront pas au loin troubler le repos 
de mes deux amis. Mille et mille embrassements à l’un et à 
l’autre. 


XIV 


Juillet 1767. 

Eh bien, mon ami, où en êtes-vous ? Profitez-vous de l’ab- 
sence de la cour et du retour de la belle saison ? Ce cheval 
respire-t-il? S’élance-t-il fièrement vers les contrées barbares? 
Nous offrira-t-il bientôt l’image d’un des plus beaux mouve- 
ments qu’il y ait dans la nature, un grand espace franchi d’un 
saut, par un animal qui sent son cavalier et qui lui répond ? 



2?0 LETTRES A FALCONET. 

Le beau centaure à faire que le centaure-czar ! Et ce czar ? Il 
me semble que je le vois. Comme il commande ! Comme les 
obstacles disparaissent devant lui !... Ils en mourront de rage, 
tous ces petits talents jaloux qui vous condamnèrent ici, en 
dépit de l’ange, du prophète de Saint-Roch, de Saint- Ambroise, 
et cœtera^ à la scuipyture délicate, au madrigal, à l’idée ingé- 
nieuse et fine. Je t*en prie, mon ami, tue-les. Que j’aie le plaisir 
de les voir foulés, écrasés sous les pieds de ton cheval..; ; 
bonne amie, il n’a que vous et son génie. Point de ménage- 
ment. Jugez-le à la rigeur. Si vous craignez de le contrister, 
vous ne l’aimez pas, vous ne l’estimez pas assez. Pardonnez-lui 
l’humeur du moment. Demain il reconnaîtra la justesse de 
votre observation, et il vous remerciera avec deux fois plus de 
tendresse... Mais comment vivez- vous? vous ne m’en dites rien. 
S’occupe-t-elle bien de votre bonheur? vous occupez-vous bien 
du sien? Avez-vous éprouvé que tous les climats sont beaux et 
que c’est l’âme et non le soleil qui les fait tristes ou gais ? 
Nous nous entretenons de vous sans cesse ; nous faisons tous 
les jours des vœux pour votre bonheur et pour vos succès. 
Songez que rien au monde ne pourra nous déterminer à vous 
envoyer du trouble ou de l’inquiétude. 11 ne faut que le voi- 
sinage d’une mauvaise tête pour en déranger une bonne : nous 
savons cela. Il ne faut qu’une méchante âme pour en désoler 
cent autres; c’est encore une chose que nous savons... Je ne 
sais si je dois m’aflliger ou me réjouir de la nouvelle tâche que 
vous avez acceptée. Le sujet est donné, et il sera très-beau 
de la manière dont vous l’avez conçu. Mais, mon ami, d’autres 
célèbres personnages sont venus, ainsi que Catherine, au 
secours d’un État chancelant. Le passé nous offre de ces exem- 
ples, l’avenir nous en offrira d’autres. Les grandes circonstances 
ont fait et feront encore éclore de grandes âmes. Mais notre 
Catherine est jusqu’à présent la seule souveraine qui, maîtresse 
d’imposer à ses sujets telles lois, telle forme de gouvernement, 
tel joug qui lui aurait plu de leur imposer, se soit avisée de 
leur dire : « Nous sommes tous faits pour vivre sous des lois. 
Les lois ne sont faites que pour nous rendre plus heureux. 
Personne, mes enfants, ne sait mieux que vous à quelles con- 
ditions vous pouvez être heureux. Venez donc tous me l’ap- 
prendre ; venez vous en expliquer avec moi. Ne craignez point 



LETTRES A FALCONET. 


231 


de me déplaire. Je vous écouterai avec indulgence ; et je jure 
que votre franchise n’aura jamais aucune conséquence fâcheuse 
pour vous. » Voilà, mon ami, l’action qu’il faudrait consacrer 
par cent monuments. Je vous en ai déjà dit un mot. Mais laisr 
sons cela, il n’y a point de sujets ingrats pour les Falconet, et 
lorsqu’ils s’en sont une fois emparés, ils cessent d’être 
communs. 

Je vois donc d’ici vos deux grandes figures; et je les vois... 
aussi nobles et aussi pathétiques que vous me les montrez. 
Cependant voilà votre retour dafîS la chaumière de la rue d’An- 
jou reculé de huit ans. Faut-il donc que je dise avec un certain 
personnage de la Bible, mauvais roi mais assez bon père, qui 
venait de perdre son enfant : 11 ne peut plus revenir à moi, il 
ne me reste plus que d’aller à lui. Nous ne nous reverrons plus ! 
Vous vous trompez, mon ami, nous nous reverrons. Je vous 
serrerai entre mes bras. Le désir d’une souveraine comme l’im- 
pératrice, les souhaits d’une bienfaitrice sont des ordres dont 
tonte âme, sensible ou non, doit se tenir honorée. 11 faut avoir 
vu une pareille femme une fois en sa vie et je la verrai. Sera-ce 
avant l’inauguration de votre premier monument? c’est ce que 
j’ignore, mon ami. J’ai un cœur aussi; mais tout contrarie ma 
volonté. Je suis en presse entre une infinité de devoirs que je 
ne saurais concilier. Vous m’appelez ; l’amitié, la reconnais- 
sance me tirent d’un côté. D’autres sentiments me retiennent, 
et au milieu de ce conflit, je me sens déchiré. Ma fortune s’est 
arrangée. J’ai échappé aux inquiétudes du besoin, et mon bon- 
heur s’est perdu. Je ne finirai point celte lettre sans vous expli- 
quer tout cela. En attendant, rappelez-vous la situation de votre 
amie lorsqu’il fallut renoncer à tout ce qui vous entourait, ces 
accès de mélancolie où vous tombiez de temps en temps et que 
ma présence et mes conseils avaient tant de peine à dissiper, 
et vous n’aurez qu’une faible esquisse de ma situation. Ah ! mon 
ami, mon ami, vous parlez bien à votre aise, vous ne savez pas 
tout. Au milieu du désordre de ma tête et de la peine de mon 
âme, j’avais imaginé de tenter quelque grande chose qui répon- 
dît aux vues de Sa Majesté Impériale et qui donnât aux circons- 
tances le temps de changer. Votre dernière lettre, celle de 
M. le général Betzky, écrite sous la dictée de Sa Majesté, ont 
renversé toutes les espérances dont je m’étais bercé. Il n’est que 



232 


LETTRES A FALCONET. 


trop vrai que c’est moi qu’on veut et non mon ouvrage. Cepen- 
dant, mon ami, mon ouvrage vaudrait bien mieux que moi, et 
vous en allez juger. Donnez, je vous en prie, quelque attention . 
à ce qui suit. 

Vous ne doutez pas que, quels que soient les progrès 
d’une nation dans Jes sciences et dans les arts, il faut qu’elle 
reste ignorante et presque barbare tant que sa langue est im- 
parfaite. 

Que les fausses acceptions des mots ont été, sont, seront 
à jamais la source féconde de nos erreurs et de nos disputes. 

Qu’il n’est permis de fixer et de circonscrire les acceptions 
des mots que quand les choses ont été mûrement et profondé- 
ment discutées. 

Que la nation française ^n est venue à ce point d’instruction 
en tout genre, qu’elle touche au vrai moment d’exécuter avec 
succès son vocabulaire. 

Que cet ouvrage lui manque ainsi qu’à toutes les autres 
nations de l’Europe, quoiqu’une Académie nombreuse s’en soit 
occupée ici depuis environ cent trente ans. 

Que les travaux de cette Académie ont été jusqu’à présent 
infructueux, parce que ce corps, mêlé de bonnes et de mau- 
vaises têtes, salarié par le gouvernement, et son esclave par 
intérêt, est retenu par une infinité de petites considérations 
incompatibles avec la vérité. 

Qu’il n’est permis qu’à un homme libre, instruit et coura- 
geux de dire : « Tout ce qui est entré dans l’entendement y 
étant entré par la sensation, tout ce qui s’échappe de l’enten- 
dement doit donc retrouver un objet sensible auquel il puisse 
se rattacher », et d’appliquer cette règle à toutes les notions et 
à tous les mots, traitant de notions chimériques toutes celles 
qui ne pourront supporter cet essai; de mots vides de sens, 
tous ceux qui ne se résoudront pas en dernière analyse à 
quelque image sensible. 

Qu’un pareil ouvrage produirait deux grands effets à la fois, 
l’un de transmettre d’un peuple chez un autre le résultat de 
toutes ses connaissances acquises pendant une suite de plusieurs 
siècles, l’autre d’enrichir la langue pauvre du peuple non policé 
de toutes les expressions et conséquemment de toutes les notions 
exactes et précises, soit dans les sciences, soit dans les arts 



LETTRES A FALCONET. 233 

mécaniques ou libéraux, de la langue riche et nombreuse du 
peuple civilisé^ 

Que cet ouvrage n’est point V Encyclopédie^ mais qu’il la 
suppose faite et mieux faite qu’elle ne l’est. 

Que les générations ne sont par toute la terre qu’une longue 
suite d’enfants qui s’accoutument successivement à parler 
l’idiome de l’ignorance et du mensonge. 

Qu’il faut que ce vice se perpétue à jamais tant que des 
hommes doués de lumières et de hardiesse ne s’occuperont pas 
de l’instrument qui sert de véhidile à la pensée. 

Que les derniers efforts et les derniers souhaits des meilleurs 
esprits dans tous les temps et chez toutes les nations se sont 
toujours tournés sur cet instrument général et commun. 

Qu’après avoir longtemps réfléchi, médité, écrit, expéri- 
menté, ils ont fini par sentir que la langue restant imparfaite, 
les hommes continueront à prononcer les mêmes mots et à dire 
des choses très-diverses, et, se payant réciproquement de sons, 
ne paraîtraient d’accord que tant qu’ils ne s’expliqueront pas. 
D’oii ils ont conclu unanimement la réinstauration de la 
langue. 

Que s’ils ont tous été détournés de ce projet, c’est moins 
encore l’étendue et la difficulté de l’entreprise qui les ont arrê- 
tés que le péril qu’ils y voyaient. 

Qu’un vocabulaire grammatical consiste à marquer l’usage, 
qu’un vocabulaire philosophique consiste à le rectifier. 

Que vingt à trente années de travail ont beaucoup abrégé 
l’ouvrage pour moi, et que cet ouvrage n’étant point destiné 
pour mon pays, le péril ne m’est rien. 

Que je puis donc donner à un peuple naissant un idiome 
épuré qui deviendrait incessamment général etcommun, et qui 
resterait le même, au milieu des plus grandes révolutions, et 
après elles. 

Qu’il n’y a aucun grand principe de morale et de goût 
qu’on n’introduisît en exemple à la faveur des mots et de leurs 
acceptions diverses, et que le vocabulaire deviendrait en même 
temps un livre de mœurs. 

Rêvez -y bien, mon ami : quelques savants, quelques bons 
esprits s’instruisent par les écrits et dans les bibliothèques, 
rectifiant par la réflexion, la lecture et la conversation, le vice 



m LETTRES A FALCONET. 

de leurs idées; cependant Terreur reste et circule dans les rues, 
dans les temples, dans les maisons avec les imperfections de 
Tidiome. L’esprit s’est renouvelé et c’est toujours la vieille lan- 
gue qu’on parle. C’est donc Tidiome qu’il faut réinstaurer, 
travailler, étendre, à moins qu’on ne veuille comme à la Chine 
faire servir le soulieç de l’enfant au pied de l’homme. Il faut 
apprendre aux peuples qui prononcent aujourd’hui, comme il y 
a quatre cents ans, les mots de vice, de vertu, de rois, de prê- 
tres, de ministres, de lois, de gouvernement, quelles sont les 
véritables idées qu’ils doivent y attacher aujourd’hui. C’est de 
Tidiome d’un peuple qu’il faut s’occuper, quand on veut en 
faire un peuple juste, raisonnable et sensé. Cela est d’autant 
plus important, que si vous réfléchissez un moment sur la célé- 
rité incompréhensible de la «conversation, vous concevrez que 
les hommes ne proféreraient pas vingt phrases dans toute une 
journée, s’ils s’imposaient la nécessité de voir distinctement à 
chaque mot qu’ils prononcent quelle est ou l’idée ou la collec- 
tion d’idées qu’ils y attachent. Quand je dis les hommes^ je 
parle de vous et de moi. Jugez par là de l’importance des pré- 
cautions à prendre sur la valeur d’une monnaie si courante 
qu’on est dans l’habitude et la nécesssité de la donner et de la 
recevoir sans en regarder l’empreinte. 

Comblé de bienfaits de Sa Majesté Impériale, pressé de con- 
cilier ma gratitude avec d’autres devoirs, je proposais un ou- 
vrage conçu d’après les idées que je viens de vous développer. 
Je me disais à moi-même : Je suis aimé, estimé de tous les 
savants de ce pays, de tous les hommes de lettres, de tous les 
artistes; dans les casoù mes propres lumières m’abandonneront, 
j’irai les voir, les interroger, les consulter. Je les mettrai à con- 
tribution. A mesure que j’exécuterai en français d’autres s’em- 
ploieront à traduire en russe. Quand j’aurai fini, j’irai moi-même 
à Pétersbourg conférer avec mes septantes par le moyen du latin 
qui nous servira de truchement commun . Nous donnerons à la 
version toute la conformité possible avec l’original, et nous pu- 
blierons le tout sous les auspices de la souveraine. 

C’est à la tête de cet ouvrage que nous parlerons dignement 
de ses ministres, d’elle-même, de ses grandes vues, de ses dif- 
férents établissements, de tout ce qu’elle aura fait et de tout 
ce qu’elle se proposera de faire pour le bonheur solide de ses 



LETTRES A FALCONET. 


235 


sujets et pour sa véritable gloire. C’est ainsi que j'en écrivis à 
.peu près à M. le général Betzky, lorsque je remerciais Sa Ma- 
jesté Impériale de ses dernières marques de bonté. Je me sentais 
accablé sous le poids de tant de bienfaits multipliés. Je me^ 
secouais sous ce poids. Je cherchais à me soulager en proposant 
quelque espèce d’échange. D’abord, on ne m’a point répondu. On 
m’a laissé gémir. On n’a voulu de moi qu’un homme écrasé de 
grâces, de bontés et d’honneurs. On m’a laissé promener chez 
ma nation le reproche de son oubli, avec la conscience pénible 
de mon utilité pour la nation étrîtngère et généreuse qui avait 
tant fait pour moi. J’allais prendre la plume. J’allais vous 
écrire, mon ami : « Faites qu’on m’ordonne, faites qu’on m’em- 
ploie à quelque chose. J’ai encore une dizaine d’années de 
vigueur littéraire. Je les offre, faites qu’on les accepte; faites, 
s’il se peut, que je m’acquitte et qu’il me soit permis de me 
servir des doigts sacrés de noire souveraine pour appliquer une 
croquignole à nos quarante jetonniers. » J’en étais là, lors- 
que j’ai reçu votre lettre, votre cruelle lettre, et la lettre plus 
cru(‘llc encore de M. le général Betzky. Encore un moment, 
mon ami. Je sens que mon âme s’ouvrira, mais que le moment 
n’en est pas encore venu. Comment deux lettres, l’une pleine 
de l’amitié la plus tendre et du plus vif intérêt, l’autre qui met 
le comble à une longue suite de bontés, où l’on daigne lever nos 
inquiétudes, où l’on s’occupe avec une délicatesse, un charme 
infini, à me réconcilier avec les grâces que l’on m’accorde, où 
l’on m’invite, où l’on me promet le repos, la protection et la 
paix ; où une souveraine, suspendant ses fonctions les plus im- 
portantes, dicte à son ministre, adresse elle-même à un étranger 
ignoré, à un petit particulier qui doit à son souvenir la meilleure 
partie de sa considération et de son orgueil, les choses les plus 
douces, les plus flatteuses, les plus honorantes, comment deux 
lettres que j’arrose alternativement de mes larmes, des larmes 
de la joie, peuvent-elles devenir cruelles? Ah ! mon ami, viens, 
arrache de mon cœur un sentiment qui le domine, finis ce com- 
bat et je te suis. Encore^une fois, tu parles bien à ton aise, tu 
ne sais pas. Tu vas savoir. 

Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre, 
et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il te 
remettra une lettre de ton ami. Je ne vous nomme point cet 



236 LETTRES A FALCONET. 

homme*. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent 
esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur 
les plus grands objets et Texpérience des grandes affaires ont 
achevé de perfectionner l’ouvrage de nature. Ah ! si Sa Majesté 
Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction! 
je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet 
homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que 
nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre 
humain. 11 sera précédé d’un ouvrage intitulé : De Vordre 
miturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la 
propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base 
de toute bonne loi; de la liberté, portion essentielle de la pro- 
priété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment, 
de toute vertu ; de l’évidence, unique contreforce de la tyrannie 
et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez- 
en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force 
de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous ap- 
puyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses; 
ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui de- 
voir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons 
à l’impératrice un très-habile, un très-honnête homme. Nous 
vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne 
société. Ah! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des 
citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints 
de s’en éloigner^ et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs 
vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite 
maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière 
fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui 
serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les 
d’Alembert, les Diderot? A rien, mon ami, à rien. C’est celui-là 
qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel 
et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des em- 
pires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu. 

Le récit des bontés^ prévenances et attentions du général 
Betzky, celui de la bienveillance continue de Sa Majesté pour 
vous, m’affectent toujours d’une manière délicieuse et nouvelle, 
et cela sans me surprendre. 


1. Le Mercier de la Rivière. 



LETTRES A FALCONET. 


237 


Je me réjouis des succès de Collot, et quand vous m’en 
parlez, je me retrouve les entrailles d’un père. Je ne serais pas 
différemment ému, si j’entendais l’éloge de ma fille. Oui, oui, 
mon ami, vous m’embrasserez à Pétersbourg ; vous voyez que 
j'ai sous les yeux toutes vos lettres, et que j’y réponds. 

(( Si je savais, dites-vous, comment Sa Majesté daigne en 
user avec un mérite aussi milice que le vôtre. )> Point de 
modestie déplacée, s’il vous plaît. Est-ce que vous croyez ce que 
vous me dites là ? Est-ce que vous ne seriez pas mortifié que je 
le crusse? L’impératrice est une grande femme, un gran cervello 
di principessa^ et elle est faite pour aimer, estimer, protéger, 
honorer un gran cervello di poêla. Le général Belzky ose bien 
me conseiller, à moi, de m’apprécier d'après les marques écla- 
tantes de ses bontés ! 

J'irais, ajoutez-vous, coopérer à tout le bien qu’elle veut 
faire encore. Parlons net, mon ami. Comment Denis le philo- 
sophe peut-il mériter qu'on l’appelle l’un des coopérateurs de 
Catherine ? Comment travaillerait-il aussi au bonheur du 
peuple? Je m’interroge là-dessus, et je me réponds avec fran- 
chise que j'ai l'âme haute, qu’il me vient quelquefois une idée 
forte et grande, que je sais la présenter d’une manière frap- 
pante, que je sais entrer dans les âmes, les captiver, les émou- 
voir, les entraîner, et que si d’Alembert s’entend infiniment 
mieux que moi à résoudre une équation différentielle, je m’en- 
tendrais tout autrement que lui à pétrir un cœur, à l'élever, à 
lui inspirer un goût solide et profond de la vertu et de la 
vérité. Qu’on me donne un enfant, qu'on m’enferme avec lui 
dans une solitude, et si je n’en ramène pas un homme, c’est 
que nature y aura mis un obstacle insurmontable. Mais dans 
une cour, moi, dans une cour! moi que vous connaissez pour la 
droiture, la simplicité, la candeur incarnées! moi qui n’ai qu’un 
mot! moi dont l'âme est toujours sur la main ! moi qui ne sais 
ni mentir ni dissimuler! aussi incapable de dissimuler mes affec- 
tions que mes dégoûts! d’éviter un piège que de le tendre! 
Avez-vous bien pensé à cela ? 

Mais il est un homme, à côté de moi, aussi supérieur à moi 
que j’ose me croire supérieur à d’Alembert, aux qualités que j’ai 
en réunissant une infinité d’autres qui me manquent, plus sage 
que moi, plus prudent que moi, ayant une expérience des 



238 LETTRES A FALCONET. 

hommes et du monde que je n’aurai jamais; obtenant sur moi 
cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la 
plupart des hommes sont pour moi, des enfants, je le deviens 
pour lui. Je Tai nommé mon hermaphrodite^ parce qu’à la 
force d’un des sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre. 
C’est mon ami, c’qgt le vôtre. 11 est dans l’art plastique moral 
ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je 
vous en dis, les grands, les petits, les savants, les ignorants, 
les hommes faits, les enfants, les littérateurs, les gens du monde, 
vous le diront comme moi. 11 plaît également à tous. 

Des nouvelles de ma famille, en voici. La mère est fatiguée 
d’une sciatique qui donne encore plus d’exercice à ma philo- 
sophie qu’à sa patience. L’enfant sera, quelque jour, un enfant 
assez aimable. Je le prévois^à des éclairs, rares à la vérité, mais 
fort au-dessus de son âge. 

Les lettres languissent. On leur interdit le gouvernement, la 
religion et les mœurs. De quoi veut-on qu’elles s’entreliennent ? 
Le reste n’en vaut pas la peine. Un freluquet sans lumière et 
sans pudeur dit intrépidement à sa table que l’ignorance fait le 
bonheur des peuples, et que si l’on eût jeté Marmontel dans un 
cachot, lorsqu’il nous fit rire aux dépens de d’Arginval et d’Au- 
mont, il n’aurait point fait Bélisaire; et cela s’appelle un mi- 
nistre ! Nous n’avons jamais contristé cet homme-là; mais il se 
doute de notre mépris, et il nous hait. 

A propos, on a prétendu que Marmontel a pris mon ton pour 
modèle de celui de son héros. Il me semble pourtant que je ne 
suis ni si froid, ni si commun, ni si monotone. Ah î mon ami, le 
beau sujet manqué! Gomme je vous aurais fait fondre en 
larmes, si jern'en étais mêlé! Notre ami Marmontel disserte, dis- 
serte sans fin, et il ne sait ce que c’est que causer. 

Je n’ai bien senti toute la décadence de la peinture que 
depuis que les acquisitions que le prince de Galitzin a faites 
pour l’impératrice ont arrêté mes yeux sur les anciens tableaux. 
Ou je me trompe fort, mon ami, ou l’art de Rubens, de Rem- 
brandt, de Pœlenburg, de Téniers, de Wouvermans est perdu. 
La belle collection que vous allez recevoir ! Le prince, notre 
ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance 
des beaux-arts. Vous seriez vous-même étonné de la manière 
dont il voit, sent et juge. C'est qu’il a le grand principe, l’âme 



LETTRES A FALCONET. 239 

belle. Une belle âme ne va guère avec un goût faux ; et si Ton 
me cite quelques exemples du contraire, je répondrai toujours 
que ces hommes auraient encore eu le tact plus fin s’ils avaient 
eu le cœur plus droit. Combien je vous fais lire de choses qui^ 
vous impatientent! Lisez toujours, mon ami; j’en viendrai à ce 
qui vous importe, à ce qui vous intéresse. 

Vous avez donné un bien mauvais exemple aux artistes. 
Depuis notre querelle, peu s’en est fallu que jè ne me fusse 
engagé dans une autre avec Cochin, défenseur du système de 
Buffon, qu’il n’y a de l’amour qu<r le physique qui soit bon. Je 
ne puis soulîiir en aucune circonstance qu’on mette l’homnie à 
quatre pattes ; ni qu’on réduise à quelques gouttes d’un fluide 
versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions 
criminelles et vertueuses. Je ne puis souffrir qu’on fasse du 
maître des dieux et des hommes un animal violent, brutal et 
muet, encore moins un petit sot, fade, ambré, musqué, em- 
miellé. Ce n’est pas cela. Qu’en pensez-vous, mon ami? Un amant 
tel que je le connais et que je le suis est un être bien rare. 

Les baron d’Holbach, les Grimm, les Damilaville, les Naigeon, 
les Bron, ont été sensibles à votre souvenir, et partagent avec 
moi les souhaits que je fais pour votre santé, votre bonheur et 
le succès de votre entreprise. Votre absence vérifie ce qu’Horace 
a dit de la mort des grands hommes : Virtuiem incolumen 
odimus. Sublalam ex oculis quœrimus, invidi\ Cela a été, est, 
et cela sera toujours ainsi ; et c’est, en mourant, la consolation 
du mérite persécuté. Quœrclis me cl non invcntelix, est un mot 
doux et touchant d’un assez plat légistateur. 

Les artistes voient avec plaisir une infinité de morceaux pré- 
cieux s'en aller en Prusse, en Angleterre, en Russie; les gens du 
monde en sont enragés. Ceux-ci n’ont plus l’espérance de les 
acquérir; ceux-là n’ont plus le chagrin d’être humiliés par des 
modèles redoutables. Je gage qu’à tout prendre, les uns et les 
autres les aimeraient encore mieux brûlés, déchirés, anéantis 
qu’éloignes. Le cœur de l’homme est tour à tour un sanctuaire 
et un cloaque. Mon ami, si mes deux derniers cahiers ne sont 
pas autrement doucereux, c’est votre faute et non pas la mienne. 
J’en ai usé avec vous comme on devrait faire avec les enfants. 


1. llorat., od. xxiv^ lib. III. 



LETTRES A FALCONET. 


240 

les pincer quand ils ont pincé leur camarade; c’est la meilleure 
façon de leur apprendre que cela fait mal; n est-il pas vrai, 
mademoiselle Collôt? 

Si celte petite dispute n’est pas encore sous presse, vous 
me feriez une chose agréable, et peut-être utile à tous les 
deux^ en m’en envoyant une copie, que je relirais avec plus 
de scrupule encore et d’attention pour votre compte que pour 
le mien. Je l’exigerais môme de votre amitié, à condition pour- 
tant que cela ne lui coûtât guère. Du reste, l’honneur de 
l’édition vous serait toujours réservé, et la première ne s’en 
ferait pas moins à Pétersbourg. Voyez si vous êtes d’humeur à 
me donner cette petite satisfaction. Ramassez tout ce qui 
viendra à votre connaissance de l’administration de Sa Majesté 
Impériale. C’est à elle à faife de grandes choses, c’est à nous 
à les célébrer. Heureux si nous savons faire notre devoir de 
panégyriste comme elle le sien de souveraine ! Mais comme on 
n’élève les statues des grands hommes que sur les grands 
places, je répugnerais à placer notre Catherine dans une niche. 
Si jamais je parle d’elle, je veux que ce soit k la tête d’un 
ouvrage digne d’elle. Et puis, dans ce moment, ne craindriez- 
vous pas un peu qu’on n’entendît dans ma bouche que la voix 
de la reconnaissance, et que cette espèce de prévention, surfaite 
encore par la malignité, n’ôtât quelque valeur à la vérité de 
l’éloge? Laissons d’abord dire l’univers, et puis nous dirons 
après lui. Quoi qu’il en soit, recueillez toujours, et soyez sûr 
que vos mémoires serviront. 

Encore une fois, mon ami, si, je vous reverrai ! Si, j’irai 
me prosterner aux pieds de ma grande bienfaitrice ! Si, elle 
verra couler de mes yeux les larmes du sentiment et de la 
reconnaissance ! J’en fais entre vos mains le serment solennel. 
Vous voudriez que ce fût au commencement du printemps de 
soixante-huit, à son retour de Moscou. Je le voudrais bien 
aussi; mais je vous ferai vous-même juge du possible, en vous 
exposant ma position actuelle avec toute la franchise que vous 
me connaissez. Vous croyez que je vais entamer ici cet article, 
et vous redoublez d’attention. Patience, mon ami, patience... 
Comment dirai-je tout cela? Il faut pourtant que je le dise. 

Je ne suis point étonné du récit de la liberté de vos séances 
au Palais. On disait à Henri IV tout ce qu’on voulait. La 



LETTRES A FALCONET. 241 

morgue du rang est toujours en raison de la petitesse de celui 
qui Toccupe. Plus le souverain se distingue de Thomme, plus 
il confesse qu*il est un pauvre homme. S’il y a de pauvres 
diables d’auteurs, il y a de pauvres diables de rois. Le pauvre 
diable est de tous les états. Celui qui s’enveloppe sans cesse 
du manteau royal pourrait bien ne cacher là-dessous qu’un 
sot. Titus, Trajan, Marc-Aurèle, Henri se laissaient approcher, 
tâter, manier de tous les côtés, et je veux mourir si j’étais plus 
embarrassé de parler à l’impératrice de toutes les Russie? qu’à 
ma sœur et à mon frère. L’honnêteté de mon âme me répondrait 
à moi-même de mon propos et de ma pensée. Son indulgence 
et sa bonté feraient le reste. 

Vous êtes donc content, bien content du portrait de l’impé- 
ratrice ! Tant mieux, mon ami, pour le maître et pour l’élève. 
C’est votre suffrage qu’elle doit surtout ambitionner, et c’est 
presque vous-même que vous louez en elle. Quand elle travaille 
bien, votre ciseau n’a fait que changer de main. 

Puisque vous revenez encore à nos lettres de Paris, j’y 
reviens aussi. Je ne sais plus, mais plus du tout, ce que c’est 
que les premières, et pour en croire le bien que vous m’en 
dites, il faudrait que je les relusse. Faites -les-moi donc relire. 
Vous êtes bien osé d’avoir communiqué cette causerie à l’im- 
pératrice ? Combien je lui aurai paru petit et mesquin! Vous 
n’êtes guère jaloux de l’honneur de votre ami. Est-ce ainsi, 
aura-t-elle dit, qu’on défend une aussi grande cause ? Elle 
aura désiré que je parlasse comme elle sent. Mais, mon ami, 
cela ne se pouvait. Denis Diderot n’était peut-être pas né pour 
se monter à tant de hauteur. Et puis, pour s’entretenir digne- 
ment soi-même et les autres du sentiment de l’immortalité et 
du respect de la postérité, il faudrait y avoir le même droit 
qu’elle. C’est alors qu’on se battrait sur son propre palier. Si 
vous m’en croyez, vous ne supprimerez rien de ces feuillets-là. 
Vous risquez, en les châtiant, cle leur ôter un air de négligence 
qui plaît toujours ; c’est la caractéristique des ouvrages faits 
sans peine, sans apprêt, sans prétention. Si on ne lit pas notre 
brochure comme nous l’avons écrite, nous sommes perdus. 

C’est très-bien fait à vous d’avoir traité honnêtement de 
Voltaire. Il ne conviendrait point à mon Falconet d’empoisonner les 
derniers instants de la vie d’un vieillard respectable par les ou- 
xviii, -16 



LETTRES A FALCONET. 


242 

vrages immortels de ses premières années, et les actions ver- 
tueuses des dernières. Il a commencé par être un grand homme ; 
il finit par être un homme de bien. 11 a écrit Zaïre à trente ans, 
et vengé les Calas à soixante et dix. Quel homme, mon ami, 
que ce de Voltaire ! il faut être bien stoïcien pour dédaigner 
son suffrage. * 

J’approuve fort que vous ayez suppléé les quatre mots : 
ainsi que tu Vas projeté. Mais lorsque vous n’entendez rien à 
cette omission de ma part, c’est que vous oubliez que c’est à 
vous-même que j’écrivais. 

Tous nos portraits ont réussi, excepté le mien qui est revenu 
du four avec un nez rouge. Mademoiselle Collot, vous feriez 
croire à la postérité que j’aimais le vin. 

Vous devez avoir à présent les deux ou trois ouvrages que 
vous désirez. Pourriez-vous me dire à qui vous attribuez le 
Dévoilé * ? Si vous saviez combien les conjectures qui se font 
autour de moi me font rire ! 

J’en étais là, mon ami, et je commençais à bouder un peu 
le bon, l’excellent général, lorsque votre lettre et la sienne 
nous sont parvenues. Elles m’ont soulagé d’une petite inquié- 
tude pour m’en donner une bien grande. Vous m’entendrez 
mieux tout à l’heure et vous me blâmerez ensuite, si vous 
l’osez. Je verrai Le Moyne, et j’arrangerai l’affaire de votre 
fondeur. 

M. le prince de Galitzin vous répondra lui-même sur les 
trois mille livres de la statue de V Hiver, C’est son affaire. 

Votre ami Diderot, qui vous écrit toutes les fois qu’il en a 
l’occasion, sait tout ce que vous avez fait pour lui, et ne vous 
en remercie pas, parce qu’on s’honore soi-même quand on 
fait honorer son ami. 

Je sollicitais le titre d’académicien, lorsque j’appris par la 
voix publique qu’il m’était accordé. J’attendais mon diplôme. 
Je l’attends encore, et mon remerciement est tout prêt. Soyez 
tranquille, je ne manquerai à rien. 

Il n’est pas exactement vrai que je n’aie donné aucun signe 
à l’Académie. J’ai écrit, et du ton de modestie qui me conve- 
nait. Votre amitié pour moi était le grand pivot de ma préten- 


1 . Le Christianisme dévoilé, qui venait de paraître. 



LETTRES. A FALCONET. 243 

tion. Ma supplique se réduisait à ces quatre mots : Je suis J 'ami 
de Falconet, et Falconet n’est pas homme à faire son ami d’un 
méchant et d’un sot. C’est à peu près ce que vous ave^; dit 
plus élégamment, plus académiquement. 

Monsieur le secrétaire s’attend que je contribuerai aux 
progrès des arts et à l’honneur de l’Académie, et je ne l’en 
dédirai pas. J’élèverai des paradoxes sans fin. Mon ami Falconet 
les résoudra, et c’est ainsi que je servirai les arts, l’Académie 
et la vérité. Je serai la pierre à aiguiser ; 

Acutuai 

Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi‘. 

J’ai de temps en temps besoin d’un commentaire qui ne 
laisse pas subsister une ligne du texte, et vous le ferez. Je serai 
le vent du midi qui assemble les nuées, et vous le vent du 
nord qui les balaye. 

Je ne sais si vous avez vu mon premier remerciement à 
l’impératrice. 11 y avait, je crois, quelques mots d’âme dont 
vous auriez été satisfait. Pour le second, je vous conseille de 
l’approuver en entier. 

Vous ignorez ce qui s’est passé ici à l’occasion du second, 
du troisième, du quatrième bienfait ; j’en ai tant reçu que je 
ne sais plus lequel. 

M. le prince de Galitzin jugea à propos d’observer par 
apostille à une de ses lettres à M. le général Betzky que ma 
pension était de 100 pistoles et non de 50. Je craignais tellement 
que cette apostille ne parût concertée entre le prince et moi 
que j’en tombai malade. Je ne méprise pas l’argent, parce que 
je suis époux et père, parce que j’en sais faire usage, parce que 
j’ai des parents et des amis pauvres; parce qu’on n’en aura 
jamais trop tant qu’il y aura des malheureux et qu’on sera 
bienfaisant. Mais il y a des choses que je prise infiniment 
davantage. Sa Majesté Impériale et M. le général Betzky ont senti 
mon inquiétude, puisqu’ils n’ont pas dédaigné de me rassurer. 

Pour la troisième fois, je vous le dis. Je ferai ce que vous 
attendez de moi. Je vous en réitère le serment. Mais, mon 


1. Horat., Epitre aux Pisons^ v. 302. 



LETTRES A FALCONET. 


m 

ami, si cependant j’avais écouté la chaleur de mon âme et de 
la vôtre ; si j’étais à présent au milieu de votre atelier, exami- 
nant, approuvant, critiquant, peut-être n’auriez-vous ni mou- 
leur, ni ouvrier, ni fondeur. C’est moi qui ai rassuré la pauvre 
tête de Simon, que les impertinents propos des rivaux, des 
jaloux, des méchafits avaient tout à fait renversée. C’est moi 
qui ai dissipé les terreurs paniques de Vandendrisse, autre 
mauvaise tête. Je me doute bien que j’aurai la môme tâche 
avec Sainteville et Hachement. 11 faut ici, mon ami, un ambas- 
sadeur honnête homme et qui soit connu pour tel, et puis un 
indifférent qu’on croie incapable, par quelques considérations 
que ce soit, d’aventurer le bonheur d’un autre homme, et qui 
joigne son témoignage à celui de l’ambassadeur sur le bien que 
celui-ci ne peut manquer dô dire de sa cour. La bonté, la dou- 
ceur, l’affabilité, la véracité du prince de Galitzin les ébranlent 
et moi je les achève. C’est ainsi que Simon et Vandendrisse se 
sont à la fin déterminés à partir. 

Enfin, je suis parvenu au sujet principal de votre dernière 
lettre et de ma réponse. Écoutez-moi, mon ami, et ne rabattez 
pas un mot de tout ce que je vais vous dire : 

J’ai une femme âgée et valétudinaire. Elle touche à la 
soixantaine, et il est tout naturel qu’elle soit attachée à ses 
parents, à ses amis, à ses connaissances, à son époux et à tous 
les entours de son petit foyer. Emmène-t-on avec soi sa femme 
infirme et sexagénaire? et, si on la laisse, fait-on bien ? 

J’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Voici le moment 
ou jamais de lui donner l’éducation que je lui dois. Le moment 
de faire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ? 
Incessamment cet enfant sera nubile. Autres soucis, autres soins. 

Je pourrais m’étendre davantage sur ces points, mais je 
vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs les plus hon- 
nêtes et les plus raisonnables sont peut-être ceux qui m’ar- 
rêtent le moins. Ah I si je pouvais être aussi pauvre amant que 
je suis pauvre père et pauvre époux I Je ne ménage pas les 
expressions, comme vous voyez. C’est que quand on fait tant 
que d’ouvrir son âme à son ami, il ne la faut point ouvrir à 
demi. 

Que vous dirai-je donc ! que j’ai une amie ; que je suis lié 
par le sentiment le plus fort et le plus doux avec une femme à 



LETTRES A FALCONET. 


2/i5 


qui je sacrifierais cent vies, si je les avais. Tenez, Falconet, je 
pourrais voir ma maison tomber en cendres, sans en être ému ; 
ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de 
malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre, pourvu qu’elje 
me restât. Si elle me disait : « Donne-moi de ton sang, j’en veux 
boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras, 
ce n’est pas mon bonheur,’ c’est le sien que j’ai cherché! Je ne 
lui ai jamais causé la moindre peine ; et j'aimerais mieux 
mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. A l’âine la 
plus sensible, elle joint la sanfe la plus faible et la plus dé- 
licate. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous e^ilace est si 
étroitement commise avec le fil délié de sa vie, que je ne con- 
çois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre 
l’autre. Parle, mon ami, parle. Veux-tu que je mette la mort 
dans le sein de mon amie? Voilà ce dont il s’agit ; voilà le grand 
obstacle, et mon Falconet est bien fait pour en sentir toute la 
force. J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est 
la première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que 
je te parle comme je fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi 
chère que jamais. J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni 
rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires, n’a rien pu sur 
la mienne; que depuis que je l’ai connue, elle a été la seule 
femme qu’il y eut au monde pour moi. Et tu veux qu’un jour, que 
demain, je me jette, à son insu, dans une chaise de poste; que 
je rn’en aille à mille lieues d’elle, et que je la laisse seule, dé- 
solée, accablée, désespérée. Le ferais-tu? Et si elle en mourait? 
Cette idée me trouble la tête. Je ne lui survivrais pas ; non j’en 
suis sûr. Ah! mon ami! laisse aux bienfaits de l’impératrice 
toute leur valeur, tout leur prix. N’amène pas par tes conseils 
un moment où... ah! mon ami! ah! grande impératrice 
pardonnez-moi tous les deux. Je ne suis point ingrat. Je ne le 
fus jamais ! mais j’aime, et rien au monde ne me doit paraître 
comparable au bonheur, à la tendresse, à la vie de mon arnic, 
si je sais bien aimer. Loin d’elle, je me rendrais, je crois, le 
témoignage que j’ai fait ce que je devais. J’obtiendrais certaine- 
ment d’elle la même justice, car je la connais. Elle m’accuse- 
rait, mais en souffrirais -je, en souffrirait-elle moins? Encore 
si elle était libre? mais elle a une mère, et une mère qui lui 
est aussi chère que moi. Elle a des parents et des parents qui 



2Ii6 LETTRES A FALCONET. 

ne sont pas sans nom. Et quand elle serait libre, dis, mon 
ami, crois-tu qu’il convînt à un homme qui a le moindre 
sentiment d’honnêteté, qui jouit dans la société de quelque 
considération, qui s’y fait respecter par sa justice, par ses 
mœurs...? n’entends-tu pas tout ce qu’ils diraient et tout ce 
qu’ils n’auraient que trop raison de dire? A présent que ma 
position t’est connue, conseille, parle, ordonne, juge, décide ; 
mais non, Falconet, je vous récuse. C’est au jugement d’une 
femme que j’en appelle. Prononcez, mademoiselle Collot. 

Mon ami, vous pouvez confier à Sa Majesté Impériale, de 
ceci, tout ce qu’il vous plaira. Ce n’est point à elle que son 
philosophe veut cacher sa fêlure. Je serais fâché qu’elle m’es- 
timât plus que je ne vaux, et si j’étais destiné à l’honneur de 
son service, je commencerais par lui avouer tous mes défauts ; 
mais tous, afin qu’elle ne fût jamais dans le cas de dire : Je 
n’avais pas compté sur celui-là. 

Si vous ne croyez pas pouvoir lui dire que son philosophe et 
son ami est amoureux fou, dites-lui, et ce sera la vérité, que 
j’ai encore quatre volumes de mon grand ouvrage à publier ; 
que je suis engagé à des commerçants qui ont mis sur ma 
parole toute leur fortune à une seule entreprise ; que personne 
ne me peut suppléer, qu’un autre n’obtiendrait ni d’eux ni du 
public la même confiance; que quatre à cinq mille citoyens 
nous ont avancé des fonds considérables qu’ils seraient en droit 
de redemander d’un moment à l’autre; que c’est à cet ouvrage 
que je dois, même de votre aveu, une bonne portion de ma 
prétendue célébrité ; que ces commerçants que je laisserais ont 
fait, pendant plus de vingt ans, mon aisance et ma subsistance 
honnête; qu’ils sont actuellement dans le fort de leurs rentrées ; 
combien il leur serait dur de voir ces rentrées ou suspendues 
ou arrêtées; et que si la nation, rendant justice à votre talent, 
vous eût engagé dans l’exécution de quelques-uns de ces grands 
monuments qu’elle a confiés à des artistes protégés et sans 
mérite, comme c’est l’ordinaire, vous ne vous fussiez pas cru 
libre de quitter. Ajoutez qu’en dépit de la paresse de mes subal- 
ternes, et de la pusillanimité de mes libraires, avant dix-huit 
mois je serai aflranchi de tout engagement. De tout engage- 
ment! Je mens, il en est un qui sera toujours sacré pour moi. 

Ah! mon ami, que je serais heureux si le général Betztky... 



LETTRES A FALCONET. 247 

si l’impératrice... mais pourquoi non? Est-ce que les souve- 
rains n’ont point d’âme? 

Adieu, mon ami. Tout est dit. Portez-vous bien. Je vous em- 
brasse de tout mon cœur. Embrassez M"° Collot pour moi, pour 
l’ami Grimm, pour l’ami Naigeon, pour beaucoup d’autres que 
j’ajouterais, si je ne craignais de vous fatiguer vous et elle de 
tant de baisers. 

Il y a quelques jours que nous allâmes dîner dans la chau- 
mière de la rue d’Anjou, le prince Galitzin, un M. de la Rivière 
que vous serez bien aise de connaître, Grimm et mol. La chaleur 
du jour nous chassa de dessous le berceau, et nryus fit chercher 
le frais dans le petit atelier. En y entrant, je m’arrêtai tout 
court, et, tendant mes deux bras vers l’endroit où je l’avais vu 
travailler, je dis : « Où est-elle à présent? où est-elle? que fait- 
elle? elle est bien sans doute où elle est, mais nous ne serions 
pas trop fâchés de la posséder un moment ici. » 

Bonjour, mon ami; bonjour mon amie. Noubliez pas un 
homme qui vous chérit si tendrement. 

A propos, mademoiselle Collot, je suis obsédé de monsieur 
votre père. Dites-moi comment vous désirez que j’en use avec lui? 

Tenez, mon ami, tout bien considéré, je crois que nous n’en- 
verrons point Greuze en Russie. C’est un excellent artiste, mais 
une bien mauvaise tête. Il faut avoir ses dessins et ses tableaux 
et laisser là l’homme. Et puis sa femme est d’un consentement 
unanime, et quand je dis unanime, je n’en excepte ni le sien ni 
celui de son mari, une des plus dangereuses créatures qu’il y 
ait au monde. 

Je ne désespérerais pas qu’un jour Sa Majesté Impériale ne 
l’envoyât faire un tour en Sibérie. Je vous dis clairement ici ce 
que je vous ai fait entendre plus haut. 

M"" Collot doit avoir reçu les emplettes que nous avons 
faites pour elle. En est-elle contente? Nous serions bien fâchés 
qu’elle nous cassât aux gages. 

J’aurais bien envie de vous causer ici on petit mot de 
M“' GeolTrin, mais cela me mènerait trop loin. 

Votre bon ami l’amateur, M. de La Live, est devenu fou 
furieux. L’en auriez-vous cru menacé? Ce qu’il y a de singulier, 
c’est qu’on dit que c’est d’avoir trop fréquemment aimé sa 
femme. 



LETTllES A FALCONET. 


2'i8 

Chardin nous a fait un très-beau tableau. Vernet est piqué 
d’honneur et nous a promis son chef-d’œuvre. 

Nous touchons au moment du Salon. Qui est-ce qui vous 
suppléera auprès de moi ? qui est-ce qui me marquera du doigt 
les beaux endroits, les endroits faibles? Baudouin m’envoya, il 
y a quelque temps,'*son Enfant trouvé. Je n’osai pas en dire 
ma pensée ; mais je vous dis à vous que ce n’est qu’une jolie 
enseigne de sage-femme. 

Demain je galope pour le fondeur et pour le bloc de marbre. 
Une bonne fois pour toutes, sachez que je suis paresseux à 
écrire, mais que je sers promptement. Dites-vous donc dans 
l’occasion : « Je n’entends point parler de lui ; mais mon alTaire 
se fait. » 

Mademoiselle, que mort buste soit, s’il vous plaît, bien 
coulé, bien réparé, bien beau. Songez qu’il attirera chez moi 
le milieu et les quatre coins de la ville. 

J’attends aussi avec une impatience digne du présent deux 
médailles qui me sont annoncées par le général Betzky, avec 
un beau diplôme d’associé libre. 

N’oubliez pas, mon ami, de présenter mon hommage avec le 
vôtre, la première fois que vous écrirez à Moscou. Joignez-y 
mon respect pour M. le général Betzky, que vous vous garderez 
bien d’appeler Excellence ; il ne me le pardonnerait de sa vie. 
Si vous revoyez M. Girard, le médecin, mettez-lui sur la 
tête une petite calotte d,e plomb. Serrez la main de ma part à 
M. le bibliothécaire du grand-duc, s’il est toujours homme de 
bien. Si vous vouliez faire tressaillir son cœur, vous lui pro- 
nonceriez le nom de Nicolaï. Adieu^ encore une fois, bon ami, 
bonne amie. 

En voilà-t-il assez tout d’upe traite ? Ifetenez bien ce que je 
vous ai dit de celui qui vous remettra cette lettre. Lisez son 
ouvrage, et convenez ensuite qu’il n’y a pas un iota à rabattre 
de mon éloge. 

Je ne vous parle pas de votre Saint Ambroise. Il est toujours 
offusqué d’échafauds qui attendent votre Le Moyne qui ne se 
presse pas, comme vous savez. 

J’ai eu quelques occasions de voir M. Collin. J’aime les 
hommes qui ont la physionomie de leur âme. 

Autre chose. Le Bas est un fripon, un faux balourd, à ce 



LETTRES A FALCONET. 249 

qu’on dit; mais cefripon-Ià a une collection de beaux cuivres. 
Il propose de la vendre en entier, sans en excepter les ports de 
mer gravés conjointement avec Cochin. En conséquence, nous 
avons envoyé à Sa Majesté Impériale deux volumes d’ épreuves 
sur lesquelles vous serez apparemment consulté. Il est impos- 
sible qu’il y ait jamais en Russie un assez grand nombre de 
tableaux pour inspirer le vrai goût de l’art. Il me semble que 
c’est à la gravure à suppléer à cette indigencé. Le graveur est 
une espèce d’apôtre ou de missionnaire. On lit les traductions, 
quand on n’a pas les originailX. Item, Le Bas s’offre à faire 
passer en Russie l’imprimeur en taille-douce avec ses ouvriers 
et ses outils. Quant à l’acquisition de son fonds, l’honnête 
Cochin empêcherait bien qu’il nous dupât. Réponse sur cét 
article, s’il vous plaît. 

Vous connaissez l’immense et riche collection du vieux 
Cayeux *. Nous l’avons couchée en joue, mais infructueusement. 
Le bonhomme me dit ; « Monsieur, je ne mets point de prix à 
mon bonheur. Quand vous auriez rempli ma chambre de louis, 
il n’y en aurait toujours qu’un. Celui-là vu, j’aurais vu tous les 
autres. Au lieu que sur mes soixante mille estampes, il n’y en 
a pas deux qui se ressemblent. » Que répondre à cela? rien ; 
surtout quand un homme aime mieux boire de l’eau, manger 
des croqtes, et voir des estampes. 

Il est venu à Cochin une idée que je vous communique. H 
voudrait qu’on fit exécuter en grand, par nos meilleurs peintres, 
les principales actions du règne de Catherine, et qu’on mît 
ensuite ces tableaux en gravures. Voyez, réfléchissez à cela. La 
nation apprendrait ainsi à connaître l’art, et elle aurait en même 
temps sous les yeux les ntotifs de son amour et de sa vénération 
pour sa souveraine. 

Je rêve s’il ne me reste plus rien à vous dire. Non, je crois ^ 
si ce n’est que vous pourriez bien recevoir pour vos étrenneè 
un petit volume de ma façon dont vous me direz franchement 
votre avis. 

Le Greuze vient défaire un tour de force. 11 s’est tout-àcoup 
élancé de la bambochade dans la grande peihture; et avec suc- 
cès, autant que je m’y connais. Imaginez le vieux Septime 


1. Cette collection fut vendue en 1769, après la mort de son possesseur. 



250 


LETTRES A FALCONET. 


Sévère, assis sur son lit, disant d’une main à Caracalla, son fils : 
<( Mon fils, si tu trouves que je vis trop longtemps, ne trempe 
pas pour cela les mains dans le sang de ton père ; mais ordonne 
à ce centurion de m’égorger » ; de l’autre main, il montre un 
glaive posé sur une table de nuit. 

Caracalla estdelîput, au pied de la couche, il n’ose supporter 
le regard de son père. Il a bien l’air d’un scélérat. Le centurion 
est au chevet, la tête baissée, et confondu d’étonnement et d’in- 
dignation. C’est une belle, très-belle figure que ce vieux soldat 
à longue barbe et tête à demi chauve. A côté du centurion est 
un sénateur examinant le visage de Caracalla, et tremblant du 
maître féroce sous lequel ils auront un jour à vivre. Et puis, 
beaucoup de simplicité dans les accessoires ; un fond large et 
nu, avec un si grand silences qu’il semble que la voix de Sep- 
time retentisse dans le vague de l’appartement. 

Il a fait aussi une PrUre à l'Amour qu’on trouvera belle. La 
jeune dévote est charmante. Pour moi, il me déplaira toujours 
dans cette composition de voir une statue en scène avec une 
figure vivante. L’Amour de marbre s’incline et penche une cou- 
ronne sur la tête de la jeune fille qui le prie. Je suis peut-être 
pointilleux, mais c’est ainsi que je sens ; tant pis pour l’artiste 
ou pour moi. Si c’était un groupe de marbre, je serais moins 
choqué. 

Il y a encore de lui : le Baiser envoyé par la fenftre, et la 
Petite Fille en chemise qui s’est saisie d’un petit chien noir qui 
cherche à se débarrasser de ses bras. Cela est beau, vraiment 
beau. 

Il a changé toute sa manière. Vous savez que ses tableaux 
avaient tous un ciel bleuâtre. Ce n’est plus cela. Son coloris est 
plus franc, plus vrai, plus vigoureux. Pour l’artiste, il continue 
à s’enivrer de lui-même ; et tant mieux, il ferait peut-être moins 
bien, sans l’énorme présomption qu’il a de son talent. 

J’aime à l’entendre causer avec sa femme. C’est une parade 
où Polichinelle rabat les coups avec un art qui rend le compère 
plus méchant. Je prends quelquefois la liberté de leur en dire 
mon avis avec le leste que vous savez. 

Cochin n’aime pas Greuze et celui-ci le lui rend bien. Mais 
une affaire à laquelle je prends intérêt, et que je vous recom- 
mande, c’est qu’Amédée Van Loo passât de Berlin à Pétersbourg. 



LETTRES A FALCONET, 


251 


Je ne vous dis rien du mérite de l’artiste, que vous connaissez 
mieux que moi. Il attend qu’on lui fasse signe. Il n’est pas riche. 
11 a une femme et une poussinée d’enfants; et je le croirais au 
moins aussi propre que Michel, son frère, à conduire une école.^ 

Est-ce là tout? Non, je vous confie en secret que le prince 
de Galitzin travaille à mettre en russe la vie des plus célèbres 
peintres italiens, flamands et français; tâche à laquelle il trouve 
toutes les difficultés d’une langue qui n’est pas faite et qu’il fera. 

Puisque je suis en train et qu’il me reste encore de la m.arge, 
disons tout, ne fût-ce que pourvue pas envoyer si loin du 
papier blanc. Les ânes fourrés de Sorbonne ont extrait trente- 
sept impiétés de Bélisaire^ parmi lesquelles celle-ci : « La 
vérité brille de sa propre lumière, et les esprits ne s’éclairent 
point par la flamme des bûchers » ; d’où vous voyez que ces 
tigres, que j’appelais des ânes, sont toujours également altérés 
de sang hérétique, et qu’ils ont un grand goût pour les auto- 
da-fé. On a beaucoup murmuré, mais comme les philosophes 
ont vu qu’on ne poursuivait pas ces onagres à coups de pierres 
dans les rues, ils se sont mis à leur jeter de la boue, et à pré- 
sent que je vous parle, les fourrures sorboniques en sont hon- 
nêtement mouchetées. 

On a fait l’épitaphe du comte de Caylus en deux vers d’une 
harmonie tout à fait analogue au caractère de l’homme : 

Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque. 

Ah! qu’il est bien placé dans cette cruche étrusque! 

Si l’on vous dit que ces deux vers sont de moi, c’est une médi- 
sance *. 

Adieu, adieu ; voilà Diderot qui dit que je vous fais un 
livre, et non pas une lettre. 

Vous êtes embrassés tous les deux par la mère et par l’en- 
fant. Valete ilcrumque valete. 


1. Attribud parfois à Marmontel, qui no le cite pas dans ses Mémoires, ce dis- 
tique est certainement de Diderot. 



LETTRES A FALCONET. 



XV 


Mai 1708. 

Il y a si longtemps, chei' ami, que je ne vous ai écrit, et j’ai 
tant de choses à vous dire, que je ne sais par où commencer. 11 
me paraît par votre dernier billet que vous avez appris la cruelle 
maladie que j’ai faite. Cela a commencé par une attaque de 
goutte au pied gauche. Je plaisantais autrefois des goutteux. J’ai 
appris à les plaindre. La leçon a été forte... Cette goutte mau- 
dite s’est mise à voyager à*petites journées, car elle a employé 
près de trois mois entiers à faire le tour de ma machine. Son 
dernier gîte a été dans la tète; elle m’avait laissé, en déména- 
geant de là, une surdité très-bizarre. J’entendais les autres à 
merveille, mais je ne m’entendais pas moi-mème, et c’était, 
quand je parlais, un retentissement qui m’étourdissait et qui me 
faisait parler si bas que je n’étais point entendu. Tout s’est 
dissipé sans remèdes, sans médecins, et je me porte aussi bien 
que jamais. Eh bien, nous avons perdu le prince de Gîüitzin. 
C’est un honnête homme qui s’était concilié l’estime de tous les 
honnêtes gens, qui vivait avec les gens de lettres, et qui en était 
autant aimé et révéré qu’il les aimait et révérait. Pour les artis- 
tes, ils en étaient fous. Je ne vous dirai rien de notre séparation. 
Sur la fin de son séjour, nous étions tombés dans un silence et 
une tristesse dont nous n’osions nous demander la raison. Il 
semblait que nous fussions convenus tacitement, en nous- 
mêmes, de nous épargner l’un à l’autre la douleur d’un adieu. 
Nous nous tînmes parole ; seulement la veille de son départ, 
allant ensemble dans sa voiture examiner des tableaux à l’hôtel 
d’Ancezune, nos regards s’étant rencontrés, nous nous mîmes 
à pleurer tous les deux. 

Je ne l’oublierai jamais. Je le regrette tous les jours. 11 vous 
a envoyé des tableaux qui justifieront, je crois, les progrès qu’il 
avait faits dans l’étude des beaux-arts. Il parcourt la Flandre et 
la Hollande ; il fait connaissance avec Rubens, Téniers, Lairesse, 
Yan-Dyck, dans leur patrie. Un petit tour d’Italie en ferait vrai- 



LETTRES A FALCONET. 


" 253 

ment un connaisseur. Entre nous, en le rappelant d’ici on a bien 
secondé les vues du ministre qui l’avait pris en grippe, et le 
souhait de nos prétendus amateurs parce qu’il mettait le prix 
aux bonnes choses qu’ils veulent avoir pour rien. Je suis désolé 
de son absence. Gaignat est mort. Cet homme, qui avait la fureur 
des livres, des tableaux, sans s’y connaître, laisse après lui la 
collection la plus parfaite de tableaux et la collection de livres 
la plus variée. J’ai déjà fait quelques tentatives pour avoir le 
tout. J’ai vu les héritiers, les lé^taires, l’exécuteur testamen- 
taire, mais sans autorité, sans caractère, sans mission, beaucoup 
d’obstacles, peu de moyens pour les vaincre; que diable voulez- 
vous que cela devienne, surtout avec la circonspection qu’il 
faut que je garde, si je ne veux pas me faire lapider par une 
infinité de gens qui soupiraient depuis longtemps après la mort 
de Gaignat, et encourir la haine des maîtres qui voient avec 
dépit des choses précieuses sortir du royaume? Les imbéciles 
qu’ils sont ne voient pas que ce qu’ils auraient de mieux à faire, 
ce serait de faire naître des hommes et non pas d’arrêter aux 
barrières les productions. 

Faites-moi passer les ordres de notre souveraine sur la 
bibliothèque et sur les tableaux ; car après tout, il faut que je 
sois reconnaissant et que je lui marque en toute circonstance 
mon entier dévouement, au hasard de tout ce qui peut en arriver. 
C’est ma dernière résolution. Ah! si le prince était ici, comme 
nous manœuvrerions ! mais U n’y est pas. J’ai vu, revu M. et 
Mme d’Arconville. J’ai sollicité par écrit et de vive voix votre 
Pygmalion. J’en suis fâché, mon ami, il n’y a rien à faire, et 
votre statue animée restera longtemps chez ces riches dévots 
couverte d’une chemise de satin qu’on lève de temps en temps 
en faveur des curieux. Votre maison, devenue vacante par le dé- 
part du prince, m’a procuré l’occasion de voir quelquefois 
M. Collin. C’est un tout à fait galant homme, d’une simplicité 
et d’une bonhomie qui m’ont d’autant plus charmé qu’il a eu tout 
le temps de s’en défaire. C’est une vraiment bonne tête, c’est 
une vraiment belle âme que la tête et l’âme qui ont pu résister 
si longtemps à l’air empesté de la cour. J’aimerais M. Collin et 
je crois que j’en serais aimé, si nous nous voyions un peu, mais 
il passe sa vie aux champs, et moi je suis condamné à la ville. 
Tout est arrangé ; votre maison sera louée et vendue pour la 



LETTRES A. FALCONET. 


Saint-Michel prochaine. Le prince la garde jusqu’à ce temps 
parce qu’elle est remplie d’effets qui lui appartiennent et à l’im- 
pératrice, parce qu’il a donné asile à une artiste prussienne, qui 
est venue de Berlin se faire recevoir à l’Académie *. Je ne vous 
dirai rien de son talent. Vous en jugerez vous-même par un 
tableau qui s’achemine vers Pétersbourg. Le sujet est un petit 
satyre qui surprend Antiope. Cette femme s’est mise au-dessus 
de tous préjugés. Elle s’est dit à elle-même : Je veux être 
peintre, je ferai donc pour cela tout ce qu’il faut faire ; j’appel- 
lerai la nature, sans laquelle on ne sait rien ; et elle a courageu- 
sement fait déshabiller le modèle. Elle a regardé l’homme nu. 
Vous vous doutez bien que les bégueules de l’uti et l’autre sexe 
ne s’en sont pas tues. Elles les a laissé dire et elle a bien fait ; 
qu’en pensez-vous, mademoiselle Collot ? Voilà une lettre de 
M. Collin, avec un certificat de vie qu’il m’a renvoyé. Le papier 
cachant l’empreinte du cachet et le cachet cachant la signature, 
il est sans autorité. J’ai reçu le manuscrit il y a longtemps, 
mais je vous jure, mon ami, que je n’en ai pas encore lu la pre- 
mière ligne. Ce n’est point par négligence de ma part ; ce n’est 
pas plus le désir qu’il soit supprimé. Si j’avais pris ce dernier 
parti, je vous l’aurais dit avec ma franchise ordinaire. Je le 
confiai au prince de Galitzin, qui me dit, il est vrai, qu’il y avait 
par-ci par-là des choses méprisantes, injurieuses, dures, qu’un 
ami ne disait jamais à son ami. Je le communiquai ensuite à 
Naigeon qui me le rendit en jetant feu et flammes. Je n’en crus 
ni le littérateur ni l’homme du monde. Je pensai, comme je 
pense encore, que ces honnêtes gens-là avaient la peau un peu 
trop tendre, qu’une petite égratigure suffisait pour les faire crier 
et je me réservai le droit d’en juger par moi-même, loreque mes 
occupations, qui s’étaient accumulées pendant ma maladie, me 
laisseraient un quart d’heure à donner à cette lecture. Ne vous 
fâchez donc point, ne soyez pas impatient. Après avoir attendu 
si longtemps, vous m’accorderez bien encore un moment. Je 
compte aller passer quelques beaux jours à la campagne. Là, je 
reverrai cette dispute. S’il y a dans mes papiers la moindre 
chose qui puisse vous blesser, je la supprimerai. S’il y a dans les 
vôtres des choses que vous n’avez pas pu me dire sans manquer 


1. M*"* Therbouche, dont il est maintes fois question dans les Salons. 



LETTRES A FALCONET. 255 

à Thonnêteté, je vous les ferai observer. S’il y a lieu au moindre 
scandale pour le public aux yeux duquel nous nous exposerons, 
je vous en demanderai le sacrifice pour vous et pour moi. 
Comptez que j’insisterai beaucoup plus sur ce dernier point que 
sur aucun autre. 11 faut qu’on nous voie l’un et l’autre tels que 
nous sommes. Il faut que nos amis soient contents ; il faut que 
nos envieux et nos ennemis se taisent; il faut que j’aie travaillé 
à vous rendre estimable et que vous ayez eu le même but. Dans 
les endroits où mon petit amour-propre pourra me rendre par- 
tial, j’ai un arbitre tout prêt; et cet arbitre a de l’àme, de ta 
justesse, de la hauteur, un goût exquis; ami de Diderot et de 
Falconet, il l’est encore plus de la vérité. En un mot je mettrai 
l’ouvrage tel que je voudrais qu’il fût. Je vous enverrai ma copie 
et la vütre^ et il en sera après cela tout ce qu’il vous plaira. 
Vous vous êtes donné la peine de vérifier mes citations. Vous 
me permettrez de vérifier à mon tour les vôtres et de m’assurer 
par mes propres yeux si Pline est aussi plat que vous me le 
montrez. C’est un hommage que je dois à cet auteur. Du reste, 
songez, soyez persuadé que j’en userai avec le texte du manus- 
crit commun comme avec un texte sacré. Si M. Pochet, qui vous 
remettra cette lettre, ne vous remet pas aussi le manuscrit, n’en 
soyez pas chagrin. Mais j’ai bien une autre affaire plus impor- 
tante à vous commmuniquer, puisqu’il s’agit de notre souveraine. 
Nous avions pour secrétaire d’ambassade à Pétersbourg, au 
moment de la révolution, un M. de Rulhières, homme de 
beaucoup d’esprit. Cet homme s’est laissé déterminer, par la 
comtesse d’Egrnont, à écrire l'histoire de cette révolution dont 
il avait été, pour ainsi dire, témoin oculaire ; il l’a donc écrite, 
il me l’a lue ; il l’a lue à d’Alembert, à M*"® Geolfrin et à un assez 
grand nombre de personnes. 11 m'en a demandé mon avis et le 
voici tel que je lui ai dit : 

« Qu’il étaitjinfiniment dangereux de parler des souverains, 
qu’il n’y avait sous le ciel que l’impératrice même qui pût 
juger jusqu’où elle pouvait être offensée ou flattée d’un 
pareil ouvrage. Que la calomnie était indigne d’un honnête 
homme, et que toute vérité n’était pas bonne à dire ; qu’on ne 
pouvait] avoir trop d’égards, trop de respect, trop de ména- 
gements pour une princesse qui faisait l’admiration de l’Europe 
et les délices de sa nation ; et que je pensais que pour lui- 



LETTRES A FALCONET. 


256 

même, quelque gloire qu’il se promît de son ouvrage, le plus 
honnête, le plus sûr et le meilleur était qu’il le supprimât. » 
M. de Rulhières me répondit qu’il ne s’était proposé que de 
satisfaire la curiosité de quelques amis et que son dessein n’avait 
jamais été de publier ce morceau ; que d’Alembert, que 
M”® Geoffrin préféraient cela à toutes les apologies qu’on avait 
répandues pour Sa Majesté Impériale et que le duc de la Roche- 
foucauld lui avait dit : « Ce n’est pas une belle confession, 
mais c’est une belle vie. » 

En effet, on y voit notre souveraine comme une maîtresse 
femme, comme un gran cervello di principessa, mais, mais cet 
ouvrage ayant à paraître (car il ne faut pas compter sur la 
parole de Rulhières), soit vanité, soit étourderie, soit infidélité 
prétendue d’ami, l’ouvrage paraîtra. J’aimerais infiniment mieux 
qu’il parût de l’aveu que sans l’aveu de l’impératrice. Le point 
est de savoir comment il faudrait s’y prendre. Je suis là-dessus 
sans vue. L’affaire est délicate et très-délicate. Premièrement, 
il est sans vraisemblance et sans espoir que Rulhières commu- 
nique son manuscrit. Secondement, il y a des anecdotes qui, si 
elles sont vraies, n’ont pu se savoir que par l’indiscrétion de per- 
sonnages importants et qui entourent peut-être la souveraine. 
Ce Rulhières ne demanderait pas mieux que d’aller prendre la 
place de Rossignol et il irait à Pétersbourg... 

Voyez, parlez à l’impératrice, faites-moi passer ses ordres 
et ne l’assurez pas de mon entier dévouement ; elle en est 
sûre. 

J’ai reçu le diplôme de l’Académie des arts ; je suis flatté de 
cette grâce autant que je le dois, et je sens tout ce que votre 
amitié a fait pour moi dans cette occasion, où votre témoignage 
a suppléé le mérite. Et votre remerciement, direz-vous? Patience, 
ce remerciement sera un volume bien conditionné, la description 
complète des tableaux du Salon : le sujet, la composition, le 
faire, mon jugement, en un mot. Lequel jugement rectifié, 
commenté par vous, fournira matière intéressante à cinquante 
séances au moins. Ah I si je vous avais eu à côté de moi, comme 
il y a deux ans ! Vous voyez qu’on n’y perdra ou qu’on n’y 
gagnera rien, pour avoir attendu. J’ai vu le buste de Sa Majesté 
par M"* Collot. Ah ! mon ami, en quel état il m’est parvenu ! La 
noblesse et les charmes de la personne sont restés, mais toute la 



LETTRES A FALCONET. 257 

finesse de Tébauchoir a disparu, et il n*en est pas et n*én sera 
pas moins digne de toute ma vénération. Il est placé sur un 
piédestal, au centre de ma bibliothèque, et c'est là que le père, 
la mère et l'enfant vont de temps en temps faire leur prière du 
malin. C'est là que, cédant aux sentiments tendres dont leur âme 
est remplie, ils disent conjointement : a Être immortel, tout-puis- 
sant, éternel qui fais les grandes destinées et qui veilles sur 
elles, conserve à l’univers, conserve à la Russie cette souveraine. 
C'est elle qui, maîtresse de dire à ses sujets : Je le veux, obéis- 
sez ; leur a dit : « Les lois soiîT faites pour vous rendre heu- 
« reux; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions 
« vous pouvez être heureux : venez me l'apprendre. » C'est elle 
à qui ses sujets, transportés de la même admiration, du même 
amour que nous, parleraient comme nous faisons, et qui répondit 
à ces peuples qui lui ofiraient les titres de grande, de sage, de 
mère commune, en renvoyant le premier au jugement de la 
postérité, le second à Dieu, le seul à qui il appartienne, et le 
li'oisième dont il était en sa puissance et sa volonté de remplir 
les devoirs. Être immortel, tout-puissant, éternel, accorde-lui 
de longues années, et à sa nation une splendeur et une félicité 
durables. Ainsi soit-il. » 

Si Gollot fait un second buste, j'en retiens une copie avec 
la permission de Sa Majesté Impériale et de son ministre. J'ai 
reçu les médailles qui constatent les premiers actes mémorables 
de son règne. Je les ai suspendues sous mes yeux. 

Mademoiselle Victoire, j'ai reçu la lettre de change destinée 
à secourir monsieur votre père. Mais, quelles que soient les 
recherches que nous ayons faites pour le découvrir, moi, son 
fils et ses parents, nous n'y avons pu réussir. Il y a toute appa- 
rence qu'il n’est plus. M'"* Diderot et mademoiselle vous 
embrassent de tout leur cœur. J'en fais bien autant. Si vous avez 
quelque commission à leur donner, vous n'avez qu'à parler. 
Surtout ne différez pas, vous connaissez l'avantage des deuils 
pour les emplettes, et de jour en jour nous sommes menacés 
d'un événement qui nous vêtira de noir pour longtemps. 

Mon ami, j’ai reçu votre factum contre M. de la Rivière, 6t 
j'en ai été on ne peut plus scandalii^é. Je connais M. de la 
Rivière; c'est un homme bon, sage et simple. €'est un homme 
d'un mérite très-peu commun; c’est ainsi que wus le jugeâtes 
xvni. , 47 



258 LETTRES A FALCONET. 

vous-même lorsqu’il se présenta chez vous. Vous ne me per- 
suaderez pas qu’il soit devenu tout à coup injuste, insolent et 
insensé. Vous lui aurez attribué quelques propos indiscrets de 
caillettes. Vous aurez donné de l’importance à des choses qui 
ne méritaient que du mépris; et vous vous serez manqué à vous- 
même, à Colhst et à votre nation en donnant aux Russes 
une scène tout à fait ridicule. Deux hommes de mérite français 
ne peuvent être ensemble un mois à Pétersbourg sans s’arra- 
cher les yeux! 11 me semble que j’entends d’ici les Russes 
s’écrier : Voilà donc ce que c’est que les francxomki manU'resl 
Vous avez manqué à l’impératrice en portant à son auguste tri- 
bunal une misérable petite affaire de commissaire. Vous avez 
fait un mauvais mémoire, louche, entortillé, injurieux. L’irnpé- 
ratice a bien besoin d’êlre*troublée au milieu des soucis de son 
empire d’un pareil commérage, et où en serait notre monarque 
s’il fallait qu’il entrât dans ces puérilités dont moi, pauvre petit 
chef de famille, je ne souffrirais pas qu’on m’importunât les 
oreilles? Si j’avais été à côté de vous, ou vous vous seriez con- 
tenté de porter vous-même votre plainte à M. de la Rivière ; ou 
vous lui auriez écrit à lui-même, à lui seul, une lettre décente^ 
et modérée, et d’autant plus cruelle qu’il y aurait eu plus de 
décence et de modération, ou, ce qui aurait infiniment mieux 
valu, vous seriez demeuré en repos. Je ne réponds pas des 
collègues de M. de la Rivière; ce peuvent être des étourdis, 
des têtes échauffées, des espèces de missionnaires enthousiastes, 
à qui le zèle indiscret aura fait dire force inepties. Mais pour 
M. de la Rivière, je ne suis ni plus ni moins sûr de son honnê- 
teté et de sa réserve que de la mienne ou de tout autre homme 
quel qu’il soit. Il s’est montré ferme, incorruptible et prudent 
dans les chambres et séances du Parlement, fier et désintéressé 
dans l’administration de nos colonies, grand politique, grand 
logicien, homme d’expérience, homme à longue vue dans son 
ouvrage et dans ses entretiens. Je ne l’ai pas connu pendant 
un jour. Je l’ai vu, sondé, tâté par tous les côtés pendant des 
mois entiers, et je me suis toujours séparé de lui également 
satisfait de ses idées, de son ton, de ses manières, de ses lu- 
mières et de sa modestie. Une nation tout entière, ce qu’il y a 
de gens sensés et éclairés dans toute une nation ne se trompent 
pas, convaincus sur les qualités et le mérite d’un homme. Ah I 



LETTRES A FALCONET. 


259 


mon ami, si M. de la Rivière était arrivé clandestinement et 
soûl à Pétersbourg! M. de la Rivière n’a fait qu’une sottise, 
inais elle est grande. Je vous déclare que si M. de la Rivière 
n’est pas un homme sur lequel on puisse compter, dont'on 
])uisse répondre, il ne faut compter sur personne, il ne faut 
répondre de personne. Je vous déclare que rien ne peut lui oter 
ici la réputation d’homme de bien. Je vous déclare que, pour 
les bons penseurs, il n’y a nulle comparaison à faire de son 
ouvrage à celui de Montesquieu. Je vous déclare que cent mille 
l)oinles et autant de phrases iiîgcnieuses de celui-ci iix'quivau- 
dront jamais à une ligne solide, pleine de sens et grave du 
premier. Nous sommes encore trop jeunes pour apprécier les 
vues de ce philosophe-ci. Il faut attendre. Je* vous déclare que 
fpielques gens à préventions, qui se sont donné les airs d’écrire 
contre ses principes, ont été pliés comme des capucins de cartes 
et fouettés comme des enfants; je vous abandonne Agar etCiara 
avec tous leurs serviteurs, mais laissez en paix le père des 
vrais croyants. Au reste, rimpératrice, toujours grande, toujours 
sage, toujours magnifique et bienfaisante, vous a donné une 
bonne leçon par la manière honorable dont elle a renvoyé le 
législateur athénien. J’aurais pu me compter aussi parmi ceux 
à qui vous avez manqué, et je vous déclare que j’en aurais, je 
crois, usé tout autrement avec quelqu’un qui m’eût été adressé 
de votre part, quelque raison que j’eusse eu de m’en plaindre. 
M’*" Gollot, modèle! M. Falconel, petit sculpteur! Le monument 
du czar absurde, infaisable! Comment peul-on s’offenser de ces 
plalitudes-là, et comment peut-on supposer qu’elles soient 
échappées à un homme sensé? Je les aurais entendues de mes 
propres oreilles que j’aurais eu peine à les croire. Quoi qu’il en 
soit, chacun à sa manière de sentir. J’use du privilège de l’ami- 
tié, je vous dis la mienne sans aucun détour. Et le prince de 
Galitzin, croyez-vous que cette aventure n’ait pas été tout à fait 
déplaisante pour lui? Encore une fois, mon cher Falconet, si ^ 
j’avais été à côté de vous, je suis sûr que cette affaire n’aurait 
pas eu la moindre suite. Je vous aurais lié les mains jusqu’au 
lendemain, et le lendemain, vous n’y auriez plus pensé qu’avec 
indifférence ou dédain. Moins votre compatriote avait d’agré- 
ments à Pétersbourg, plus vous auriez eu de ménagements pour 
lui. Mon ami, vous êtes chaud, méfiez-vous du premier mo- 



260 


LETTRES A FALCONET, 


ment. Ce que vous m’avez appris, ce n’est pas à mieux connaître 
les hommes dont je m’engoue, c’est à mieux connaître les lieux 
où je les envoie. J’irai certainement en Russie. Je sens mon 
cœur qui m’y pousse sans cesse, et c’est une impulsion à 
laquelle je ne saurais résister, mais je n’y enverrai plus per- 
sonne. J’ai pourtanfpris sur moi de proposer à M. le général 
Betzky celui qui a dessiné tout ce qu’il y a de bonnes planches 
dans notre Encyclopédie. C’est un homme d’un mérite rare, 
même en ce pays-ci, mais je ne serais pas fâché qu’on l’y 
laisse. 

Je tremble que votre liaison avec M. de la Fermière ne 
finisse encore par quelque aventure déplaisante. Je n’oserais 
souhaiter qu’elle devienne intime. Mon ami, il y a peu d’hommes 
faits pour vous, et bien hioins encore pour lesquels vous 
soyez fait. Cependant, si vous revoyez M. de la Fermière, 
saluez-le de ma part, dites-lui que je conserve pour lui tous les 
sentiments qu’il m’a inspirés et que j’attends de pied ferme 
toutes ses commissions. La belle occasion que le décès de 
Gaignat pour enrichir la bibliothèque du grand-duc! J’ai reçu 
et remis votre seconde lettre à M'"‘ GeolTrin. J’ai vu avec satis- 
faction que vous n’aviez point été offensé de la liberté que 
j’avais prise de supprimer la première. Et ce projet d’envoyer 
ici un modèle de votre monument dure-t-il encore? La belle 
extravagance! 11 faut avoir une cruelle avidité de critiques et 
de désagréments. 

Et que veux-tu qu’ils t’apprennent, maudit homme que tu 
es? Est-ce qu’ils en savent plus que toi? Est-ce que tu ne les 
connais pas tous? Est-ce que tu ne sais pas qu’ils seront muets 
sur les beautés et qu’ils ne cesseront de faire retentir la ville 
du moindre défaut? Est-ce que ces critiques, bien ou mal 
fondées, ne passeront pas d’ici à Pétersbourg? Est-ce que nos 
indignes périodistes ne les assaisonneront pas de toute l’amer- 
tume qu’ils y pourront mettre? Est- ce que leurs inepties ne 
deviendront pas l’entretien de Pétersbourg? Est-ce qu’on n’a- 
bondera pas dans votre atelier pour les vérifier? Est-ce qu’on 
ne les verra pas sur l’ouvrage, si vous ouvrez votre porte? Est- 
ce qu’on n’assurera pas qu’elles y sont, si vous la fermez? 
Est-ce que vous ne sentez pas toutes ces suites fâcheuses ? Mon 
ami, je te conjure de travailler en paix, et de ne pas vouloir 



LETTRES A FALCO NET. 261 

recueillir avant la moisson. Garde ton ouvrage pour une meil- 
leure chose que de te roidir contre l’envie et la calomnie ! Qui 
sait jusqu’où peuvent aller les peines que tu te susciterais à 
toi-même? Est-ce que tu ne te connais pas? Est-ce que tu ne te 
sais pas homme à envoyer faire foutre l’ouvrage et le pays au 
premier mot qui frapperait de travers ton oreille ? Est-ce que 
tu es bien sûr que ce m«t ne te serait pas dit? Mon ami, vous 
n’êtes guère sage. Je vous écris rarement, il est vrai, mais en 
revanche quand je m’y mets, je ne finis point, surtout quand 
je suis à mon aise, que je puis ouvrir mon cœiir et que je suis 
sûr que mes lettres ne seront pas interceptées. 

Je vous prie, mon ami, de présenter mon respect à M. le 
général Betzky. 

Ne m’oubliez pas près de M. de Soltikoff, directeur de l’Aca- 
démie. Dites-lui que je répondrai exactement à ses vues et qu’il 
aura des instructions fidèles sur les mœurs et les progrès de 
ses élèves, au moins tous les trois mois. 

Un projet que vous devriez favoriser auprès de l’impératrice, 
ce serait l’établissement de deux écoles russes, l’une à Paris, 
l’autre à Rome où les élèves passeraient en sortant de la 
première. 

Je ne sais quel bavardage vous a fait votre cousine. Le 
prince de Galitzin en a très-honnêtement usé avec elle, et elle 
a touché son année. Je passerai un de ces matins chez de Lormes 
pour savoir ce que c’est que cette caisse de souliers mal faits 
qui vous ont été adressés. 

J’espère que votre cheval se tiendra ferme sur ses deux 
pieds; mais j’en connais ici plus d’un qui ne regretterait pas 
vingt louis pour qu’il se brisât à l’installation ; mais ils seraient 
au désespoir que vous fussiez dessous tant ils ont d’humanité. 

Mais, bon ami, ne cherchez point à donner les raisons de la 
publicité différée de notre pour et contre, comme vous l’appelez. 
Le diable m’emporte s’il y en a aucune. Vous ne me connaissez 
guère. S’il y avait en vtftre faveur une objection insoluble 
que je la susse, je ne balancerais pas à me la proposer sous 
votre nom. Le pis aller, cher frère, c’est qu’on dise que je plaide 
mal une cause honnête et que vous en plaidez bien une qui ne 
l’est guère... Vous ne voulez pas qu'il soit imprimé, n’est-il 
pas vrai? Voilà votre question. Je veux qu’il soit imprimé, voilà 



262 


LETTRES A FALCONET. 


ma réponse. J'ai craint quil ne fût imprimé (i Pélersbourg. 
Voilà votre supposition. J*ai craint qu’ayant répondu à des 
derniers papiers que je voué remis en partant, votre tête bourrue 
iTy eût fourré des choses qui me déplussent, et c’est, à ce qu’on 
m’a dit, ce que vous avez fait. Mais encore une fois le diable 
m’emporte si j’en sais et même si j’en crois un mot. Moi, de 
riuimeur, pour des querelles pareilles! Vous ne savez donc pas 
que pour une dispute un peu trop vive, survenue entre Grimm 
et moi, à l’occasion d’un endroit de la poétique du Pérc de 
Famille^ je pris la poétique et les pièces et que je jetai le tout 
dans le feu? J’ai chanté très-haut notre Solon, il est vrai, mais 
attendez et vous verrez combien de voix se joindront à la mienne. 
Vous voyez bien que je réponds à vos dernières lettres. Apn)j)os 
de notre Solon^ il fait jouer^à nos beaux esprits et à nos philo- 
sophes un rôle bien indécent. Ils sont devenus, par un travers 
de tête inconcevable, les défenseurs de la liberté de la presse 
et les détracteurs de l’évidence. Il semble qu’ils aient peur ([iie 
les maîtres ne se croient pas suffisamment autorisés à les traiter 
comme des imposteurs, et à les faire étrangler comme des sédi- 
tieux inutiles ou dangereux. Ces gens-là, qui jusqu’à ce jour s(‘ 
sont pompeusement entre appelés les ])réceptciirs du genre 
humain, vont soutenant aujourd’hui que, quelques soins qu’ils se 
donnent à éduquer leur disciple, ils iTen feront jamais qu’un sot 
enfant. 

0 combien la vanité fait dire de sottises ! quelle est la bonne 
chose un peu durable qui ne se soit pas faite par l’évidence? 
Us crient : l’opinion est la reine du monde, et ils oient toute 
autorité à l’évidence qui n’est que l’opinion démontrée vérité. 
Parce qu’ils sont les créateurs de l’évidence, ils imaginent 
qu’ils sont juges compétents de sa force. Quelle bêtise ! C’est 
celui qui est frappé et non celui qui frappe qui est le vrai juge 
du coup. Or, ici qui est le frappe ? tous les apôtres du men- 
songe. Or, jugeons de la frayeur qu’ils ont de la vérité par 
les efforts qu’ils ont faits de tout temps pour l’étouffer, et jeter 
les peuples dans l’état d’ignorance et de stupidité. Ne dirait-on 
pas qu’un catéchisme politique et moral fût plus difficile à 
apprendre qu’un catéchisme religieux? Ne dirait-on pas que si 
l’un était aussi populaire que l’autre, il n’y eût pas autant de 
danger à -enfreindre l’un que l’autre? On parle beaucoup de 



LETTRES A FALCONET. 263 

l’intérêt de la vie à venir, et je vois que c’est l’intérêt de la 
vie présente qui fait tout. 11 n’y a aucun despote qui eût le 
courage de braver l’intérêt général, s’il était évidemment dé- 
montré et universellement connu. Mais laissons cela, et pe*'- 
inettez-moi de vous reppeler que les Abdéritains appelèrent un 
jour Hippocrate pour guérir Démocrite prétendu fou. Si Diderot 
eût écrit de Berlin ce que vous faites écrire à M. de la Rivière, 
il eût été un maladroit. Mais avec une haute opinion de lui- 
même et une grande envie d’arriver à temps, pour coi/seiller 
le bien, il se serait tu et se serait avancé vers Moscou à franc 
étrier. Faites-vous montrer la lettre où je dis à M. le général 
Betzky que je serais à Pélersbourg s'il l’avait aitisi voulu. Je 
suis sûr (jue vous entendrez cela tout de suite, et que je n’aural 
rien dit que d’honnête. Peut-être aurai-je supposé le général 
amoureux, comme moi, et assez juste pour ne pas conseiller 
contre son cœur ce ([u’il n’auraît pas lui-même le courage de 
l'aire. Il y a si longtemps de cette lettre que je no sais plus ce 
que c'est et le général apparemment ne garde pas ces chiffons- 
là. Au reste, rassurez-le. Ce ne sont pas les phrases françaises 
qui m’auront fait dire une bêtise ; si, par hasard, j’en ai dit 
une, il faut la laisser tout entière sur mon compte. Bonjour, mon 
Falconet, bonjour. Mademoiselle Collot, travaillez-bien. Laissez la 
femme et toutes ses petitesses à la porte de l’atelier. Les bonnes 
mœurs et les grands ouvrages répondent à tout. Les envieux 
ne vous font des fantômes que pour vous retenir dans la médio- 
crité. S’ils y regardaient de bien près, ils verraient que la 
décence n’est que le prétexte de leur discours. Combien d’ac- 
tions malhonnêtes dont ils ne parlent point, parce qu’elles 
déshonorent ! Combien d’indifférentes qu’ils appellent mal- 
honnêtes, parce qu’elles conduisent ceux qui s’élèvent au- 
dessus du préjugé à l’opulence et à la considération! On 
permet au vice de regarder la nature, et on le défend au talent. 
Pour Dieu, ne donnez pas là dedans. Mille femmes lascives se 
feront promener en carrosse sur le bord de la rivière pour y 
voir des hommes nus, et une femme de génie n’aura pas la 
liberté d’en faire déshabiller un pour .son instruction ? Je me 
réjouis de vos progrès. Si ma fille avait obtenu les récompenses 
que vous avez méritées, je n’en serais pas plus sensiblement 
touché. 



264 


LETTRES A FALCONET. 


Comme je vous aurais serrée ei\tre mes bras, si j’avais été 
à côté de vous lorsque les bienfaits de l’impératrice vinrent à 
vous! Combien j’en aurais pleuré de joie ! Mais dites-moi donc 
si vous êtes heureuse. Dites-moi donc que les raisons par les- 
quelles je cherchais à vous rassurer un certain soir, sur le 
rempart, étaient bonnes. S’il arrive qu’un homme soit pris au 
même piège qu’un loup, et qu’il tombe dans la même fosse, 
c’est le loup qui a peur. La fosse, c’est la Russie ; et le loup? 
mais le loup, je crois que c’est Falconet. Mon ami, si vous ne 
faites pas le bonheur de. cette enfant qui vous a suivi au diable 
et que je l’apprenne, prenez-y garde. Je ne vous le pardonne- 
rais de ma vie. J’ai pensé me faire cent querelles pour avoir osé 
soutenir que vous n’étiez pas époux. Ils le voulaient tous, ils 
en étaient sûrs. A cela je rte répondais qu’une chose, c’est que 
je l’ignorais, et j’en concluais fermement qu’il n’en était rien. 

Être si contente que le p^mier buste que vous m’avez 
envoyé ait été gâté, c’est s’engager à m’en envoyer un autre 
et à prendre de meilleures précautions pour qu’il ne se gâte 
pas. Entendez-vous? Mais je n’ai point dit que je n’irai point 
faire un tour dans votre atelier. Ou je me trompe fort, ou j’ai 
dit tout le contraire, et vous n’avez point de mauvaises raisons 
à prendre en pitié 1 Mais pour Dieu, laissez-moi achever ma 
besogne. 

, Je vous aime tous les deux comme vous désirez de l’étre. 
Je vous embrasse bien tendrement. II est difficile que la souve- 
raine soit plus grande et plus aimable que nous ne l’imaginions. 
Cela se peut pourtant. 

Segnîus irritant animos demissa per aurem 
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus, et quæ 
Ipse sibi tradit spectator ^ 

Connaissez-vous un nommé Allegrain? Ehbien, cet Allegrain, 
dont je n’avais jamais entendu parler, vient de faire une Vénus 
au bain qui fait l’admiration, même des maîtres de l’art 


1. Horace, Êpitre aux Pisons, vers 180-182. 

2. Au Louvre (sculpture moderne). Le catalogue l’intitule : Une baigneuse 
(n'^ 276), mais sur le socle est inscrit le nom de Vénus. 



LETTRES A FALCONET. 265 

Connaissez-vous un nommé Guyart ? C’est une tête chaude 
et rustique. Je Taime. I) m’a semblé qu’il avait l’âme fière et 
haute. Il revient de Rome, et il travaille à son morceau de ré- 
Cipption. C’est un Mars en repos; il est couché le coude appuyé 
sur son bouclier. Il relève sa tête et semble dire : Qu’eniends-je 
là? (( Sacredieu, ne me faites pas lever. » 

C’est son discours et son idée. Il faut voir comment cela 
sera rendu. 

Notre patriarche de Voltaire jjent de faire ses pàques, au 
grand scandale et des dévots et des impies. 

Il pleut des livres incrédules. C’est un feu roulant qui crible 
le sanctuaire de toutes parts. II me semble qu’il n’y avait 
qu’une bonne page à faire. C’est une exposition pure et simple 
du dogme et de la morale, avec cette petite interrogation à la 
fin : « Eh bien, voilà donc ce que vous voulez que je croie? » 
Je me tiens en repos. Je crains les convulsions dernières d’uhie 
bête féroce blessée à mort. 

L’intolérance du gouvernement s’accroît de jour en jour. 
Cn dirait que c’est un projet formé d’éteindre ici les lettres, de 
ruiner le commerce de librairie et de nous réduire à la besace 
et à la stupidité. Tous les manuscrits s’en vont en Hollande, ou 
les auteurs ne tarderont pas à se rendre. Ils ont fait naître une 
contrebande de livres où il y a dix fois plus à gagner que sur les 
indiennes, le tabac et le sel. Ils dépensent des sommes im-» 
menses pour nous faire acheter des brochures à un prix fou, 
méthode sûre pour ruiner l’État et le particulier. Le Christia- 
nisme dévoilé s’est vendu jusqu’à quatre louis. 

Bonjour, bonjour, portez-vous bien, et recevez les amitiés 
de la mère et de l’enfant qui me chargent de vous les pré- 
senter. 

Point de gendre encore, mon ami. Il n’appartient pas à un 
enfant d’en faire et moins encore d’en élever. Laissons former 
le corps et la raison. Les arbres qu’on fait porter trop tôt don- 
nent des fruits sans saveur et ne durent pas. Et puis, pourquoi 
hâter, pour un enfant qu’on aime, les grands soucis de la vie? 
Être mère, ce n’est rien, dans l’état de nature; c’est une terrible 
affaire dans l’état de société. Je ne fais pas un pas sans voir des 
enfants menés à la lisière par des femmes à qui il en faudrait 
donner commencer par la mère de mon enfant. 



266 


LETTRES a FAï.CONET. 


Continuez à me chérir comme vous faites et disposez de 
moi. Réponse sur V affaire RitlhièreH : mais par voie et moyen 
sûrs. 

Autre chose. 11 y a ici un pauvre sculpteur, plus qu’octo- 
génaire, et dans la plus affreuse misère. Imaginez ce que c’est 
que la misère à cet 4ge! Il s’appelle Simon. 11 suivit le czar 
Pierre. Il travailla et beaucoup. Le czar mourut. Le gouverne- 
ment changea. Il fut obligé de s’enfuir sans être payé. Je vous 
envoie son mémoire, tel qu’il me l’a remis. Voyez s’il y a lieu 
à quelque justice. Pour la commisération, jamais occasion ne 
fut plus belle. Mais il faut toute la bonté de votre âme, 
toute votre amitié, toute votre sensibilité pour entamer cette 
affaire. 

Catherine seconde et le czâr Pierre se touchent, mais rap- 
peler à Tune des cours ce qui s’est passé sous l’autre, c’est jeter 
la ligne au fond du lleuve Léthé. Quoi qu’il en soit, me voilà 
quitte du spectacle hideux du pauvre Simon, qui m’a poursuivi 
jusqu’à présent, et des sollicitations continues de la bonnt‘ 
Diderot, qui fait aller les choses comme son cœur et sa 
tête, et qui croit aussi ferme en votre bienfaisance qu’en celle 
de Dieu. Mon ami, lisez au moins le mémoire du pauvre Simon, 
et dites m’en un petit mot dans votre première réponse, afni 
que le malheureux voie que je ne l’ai pas oublié, et que 'ma 
femme se taise, s’il se peut. 

Voilà deux lettres que je vous prie, mon ami, d’envoyer à 
leur adresse. 


XVI 


llonjour, bons amis, bonjour. Comment vous portez-vous 
tous les deux? Vous occupez-vous toujours de votre bonheur 
réciproque? Avez-vous toujours la meme estime, la même amitié 
Tun pour l’autre? Mes amis, surtout, songez que nous sommes 
tous sortis du fourneau de nature avec un coup de feu, une 
fêlure. Cette nature est bien bizarre, elle commence son ouvrage 
comme si elle s’était proposé un chef-d’œuvre, puis, cirac, par 



2G7 


LETTRES A FALCO N ET. 

uu caprice, un tour d’esprit brusque, elle donne l’entorse à 
quelque partie. Son ouvrage le plus parfait est celui qui a le 
moins de défauts. 

Mon Falconet, tenez à M*'** Collot la promesse que je lui 
taisais, un soir, quelques jours avant votre départ. Comme 
elle était incertaine! comme elle pleurait! et moi je lui disais 
que, par votre séjour seul dans une terre étranger^, vous vous 
deviendriez plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre. 

On ne me laisse qu’un moment^mur vous assurer que je 
vous aime do tout mon cœur, et je me hâte de vous dire oui, je 
vous aime autant que si je n’avais point cessé d’être à côté d(‘ 
vous. Si vous ne me croyez pas, c’est que vous n’avez pas au 
fond de vos cœurs l’assurance de mes sentiments pour vous et 
que vous ôtes deux ingrats. 

Je retourne souvent dans la petite maison, et j’ai toujours 
du plaisir à me rappeler les moments doux que nous y avons 
passés. iNe nous y reverrons-nous donc plus! J’ai saccagé cette 
année tous les bouquets! Oh! les belles pôches! les lielles 
prunes ! 

Combien j’aurai de pommes et de poires! Ce ne seront pas 
les feuilles, ce sera la multitude des grappes de raisins qui, 
pressées, entassées les unes sur les autres, feront ombre sous ]v 
berceau. 

Hélas! je jouirai de cela tout seul. Le figuier qui nous don- 
nait de si bonnes, de si grosses figues, est mort. 

Mademoiselle, j’ai huit cents francs à vous. Que faut-il que 
j’en fasse? S’ils doivent être employés à des emplettes à votre 
usage, songez que le moment favorable est celui d’un long 
deuil. 

Mon ami, j’attends toujours ta réponse à certains articles de 
ma dernière lettre. Ne dilTèrc pas davantage. 

Vous connaissez sans doute le cabinet de tableaux et la 
bibliothèque de Gaignat. 

il est mort, cet homme singulier qui avait ramassé tant de 
belles choses en littérature, sans presque savoir lire, tant de belles 
choses dans les arts, sans y voir plus clair qu’un quinze-vingt. 
Eh bien, je ne désespérerais pas d’acquérir ces deux précieuses 
collections, dont l’une ne se referait pas en un siècle et dont 
l’autre serait impossible à refaire, quelque temps et quelque 



268 LETTRES A FALCONET, 

argent qu’on y mît, parce qu’il faudrait encore être servi par 
(les circonstances qui ne se retrouvent pas. J’en écris à M. le 
général Betzky. Dites-lui, je vous prie, qu’il n’y a pas un mo- 
ment à perdre, si nous ne voulons pas être croisés par des 
nuées de concurrents régnicoles et étrangers. Je leur fais passer 
par la personne quNvous remettra cette lettre le catalogue des 
livres du comte de Lauraguais. Ce Lauraguais est homme à jeter 
à la tête du premier venu la bible de Mayence, tous les Italiens 
et tous les Grecs et tous les Latins du monde, s’il manque d’ar- 
gent et que la fantaisie lui prenne d’une chanteuse italienne ou 
d’une sauteuse anglaise. Donnez avis de cet envoi à M. de la 
Fermière. 

Adieu, mes amis, adieu. Il n’y a là que quelques lignes, et 
c’est bien contre mon usage'et mon gré; car je n’aime rien tant 
que bavarder avec mes amis, et vous en savez quelque chose. 
Mademoiselle Victoire, puisque vous savez que le premier plâtre 
de Sa Majesté Impériale que vous m’avez envoyé a été gâté, 
vous ne pouvez pas ignorer ce que j’attends de votre amitié. 

Je vous prie de dire à M. de Soltikoff que les maîtres con- 
tinuent à me rendre les meilleurs témoignages des élèves, 
qu’ils sont honnêtes et assidus, qu’ils gardent leurs mœurs, 
emploient bien leur temps et acquièrent du talent. 

Je vous embrasse bien tendrement tous les deux. Lorsque 
vous aurez occasion de porter votre hommage aux pieds de l’im- 
pératrice, joignez-y le mien. 

A propos, je me rappelle qu’il pourrait bien y-avoir dans 
ma dernière lettre quelque vivacité qui vous aura contristé. Je 
ne sais plus ce que c’est, et j’espère que vous l’aurez oublié 
comme moi. 

S’il plaisait à M. Grimm de me restituer mes papiers, vous 
auriez la connaissance la plus complète du dernier Salon et la 
matière de cinquante lectures agréables à l’Académie. Mais 
il faut croire que cela me reviendra, et que je m’acquitterai 
envers vous. 

Bonjour, bonjour encore, mille embrassements du père, de 
la mère et de l’enfant. 


Ce 18 Juillet 1768. 



LETTRES A FALCONET, 


269 


XVII 


Paris, 6 septembre 1768. 

Nous sommes de fort honnêtes gens, tous les deux; nous 
avons les mêmes principes de morale et une conduite fort 
diverse. G*est que les principes soné^une affaire de jugement, 
el que la conduite est une affaire de caractère. Mon ami, mon 
bon ami, prenez-y garde. Le bonheur de votre vie est aban- 
donné à la discrétion des méchants. Il n’en est pas ainsi du 
mien. Je le tiens dans ma main, et je défie tous les ingrats, 
tous les médisants, tous les calomniateurs, tous les curieux, 
tous les scélérats de ce monde de me l’arracher. Le despote le 
plus puissant de la terre est le maître de ma vie, de ma for- 
tune, de ma liberté; mais non de mon honneur et de ma répu- 
tation. J’ai la plus haute confiance dans la vertu, le talent et la 
probité, et jusqu’à présent cette confiance n’a point été trom- 
pée; et si un méchant pouvait jamais réussir à faire passer un 
habile homme pour un sot, un homme vertueux pour un de ses 
semblables, où en serait l’univers? J’ai été attaqué dans ma 
famille, dans mes mœurs, dans mes liaisons, dans mes amis, 
dans mes ouvrages; qu’ai-je fait? Je me suis tu. J’en ai appelé 
de ma vie passée à ma conduite présente, à ma conduite à 
venir, et l’ignominie qu’on me jetait a rejailli d’elle-même sur 
mes amis, et ils en sont demeurés couverts. Rousseau, Jean- 
Jacques Rousseau, cet homme le plus honoré des gens de lettres 
pour sa prétendue probité, le plus dangereux par son éloquence, 
le plus adroit dans ses vengeances, le plus redoutable par la 
multitude de ses enthousiastes, le plus intime et le plus ancien 
de mes amis, par une perfidie aussi cruelle que lâche, se sert 
de l’aveu même des services de toute espèce que je lui ai ren- 
dus pendant un intervalle de vingt ans pour accréditer aux 
yeux du public des noirceurs dont il m’accuse contre le témoi- 
gnage de sa conscience ; et il n’a garde de spécifier ces noir- 
ceurs ; mais par des expressions vagues et fortes, il abandonne 
à l’imagination échauffée du lecteur le soin de les exagérer. Il 



270 LETTRES A FALCONET. 

inc connaît, il sait que quelque chose quTl invente, qu*il con- 
irouve, qu’il dise, qu’il fasse, je ne donnerai jamais au public 
le scandaleux spectacle de deux amis qui se dt^chirent; que je 
me respecterai moi-niôme ; que je respecterai d’honnêtes gens 
qui me sont chers, et que ma défense compromettrait. En un 
mot, plus lâche eimore que cruel, il sait que je garderai le 
silence. JeTai gardé. Qu’en est-il arrivé? II a perdu tous nos 
amis communs. Je lésai tous conservés. 11 me révère, malgré 
lui. 11 ne peut même s’en taire; il me regrette. Je le méprise, 
et je le plains. Il porte le remords et la honte le suit. Il mène 
une vie malheureuse et vagabonde. 11 est seul avec lui-même. 
Au inilieu/les acclamations flatteuses qui se font encore entendre, 
il est obligé de s’avouer des indignités, de se détester. Je vis 
aimé, estimé, j’ose même ^ire honoré de mes concitoyens et 
des étrangers, tandis que sa querelle avec Hume le démasque 
et le montre. Les bienfaits de la grande impératrice font retentir 
avec transports mon nom, son éloge et le mien. Le bruit en 
vient aux oreilles du perfide, et il s’en mord les lèvres de rage. 
Ses jours sont tristes, ses nuits sont inquiètes. Je dors paisible- 
jîienl tandis qu’il soupire, qu’il pleure peut-être et qu’il se 
tourmente et se ronge. C’est, mon ami, que la méchanceté n’a 
que son moment. C’est qu'il faut tôt ou tard que la peine boi- 
teuse atteigne le coupable qui fuit devant elle. C’est que le 
temps suscite un vengeur à la vej*tu ; et ce vengeur, il est près 
(le nous, il est loin, dans un grenier obscur, sur un trône, à 
Paris, à Saint-Pétersbourg, je ne sais où ; mais il ne manque 
jamais de paraître. TI ne s’agit (pie d’attendre. J’ai attendu, il 
a paru, et le même moment nous a vengi'vs, toi des injustices 
(le ton pays, moi de la perfidie d’un ami. Cher ami, profite de 
cette leçon, laisse faire les méchants; fais le bien. Attends, et 
sois heureux. Si j’étais encore en lice avec Jean-Jacques, comme 
lu n’aurais pas manqué de faire à ma place, qu’en serait-il 
arrivé? Que nous serions restés tous les deux sur le champ de 
bataille^ criblés de blessures, tristes objets de la douleur d’un 
petit nombre de gens do bien amis de nos talents, passe-temps 
délicieux de la multitude jalouse de nos vertus, et toujours 
enchantée que le mérite soit dégradé et que l’opprobre s’étende. 
Si tu ne te méfies pas de ton premier mouvement, tu te trou- 
veras engagé dans quelque misérable querelle qui disposera du 



LETTRES A FALCO N ET. 


271 


bonheur de ta vie. Alors tu te souviendras de ma prédiction et 
tu t’écrieras ; O Diderot, Diderot, il ne faut jamais répondre que 
par des actions! Les actions se remarquent. On s’enquiert, et le 
tort revient à celui qui l’a mérité. 

Eli bien! jeune amie, un Fontaine prétend qu’il a fait vos 
deux têtes ; enfermez-vous dans votre atelier, que le Fontaine 
n’y mette pas le pied. Faites une tête plus belle que celle qu’il 
s’approprie, et cette tête dira plus fortement que vous que 
Fontaine est un imposteur; et qu’importe que vous aye^ lu, 
admiré cent fois la fable des abeilles et des guêpes, si vous n’en 
profitez pas ! Lorsque mon Falconet écrit au Fontaine que son 
czar pourrait bien passer pour son ouvrage, sa bêtise me fait 
sourire; et tu crois, mon ami, qu’il dépend de to-:, de Fontaine, 
de quelques sots, d’un Russe, de toutes les Russies de faire le 
maître de l’écolier et l’écolier du maître. Tu me dis bien nette- 
ment que les Russes sont des brutes, tu les condamnes à rester 
brutes t^^jamais, et tu oublies que les vrais juges de Falconet 
sont ici, sont partout oii tes ouvrages sont connus, partout où 
l’on prononce le mot ciseau, même à Pétersbourg. L’impéra- 
trice n’aurait eu qu’à faire de sa lèvre le mouvement du mépris, 
le Retzky hausser les épaules; et le Fontaine s’en serait retourné 
tout doucement à sa place et à son tablier. Tu captes le mo- 
ment, mon ami, tu embrasses la multitude; tues pourtant bien 
fait pourvoir plus loin, et l’en rapporter à de meilleurs juges. 
C’était le Goldoni qui avait fait mon Fils naturel. Sans Grimm, 
mon ami, jamais je n’aurais fait le Pàre de Famille, Je serais 
écrasé sous le fardeau de V Encyclopédie, si d’Alembert se reti- 
rait. Voilà ce qu’ils ont crié sur les toits. Qui est-ce qui les a 
crus ? 

J’avais retiré de la misère un jeune littérateur qui n’était 
pas sans talent ; je l’avais nourri, logé, chauffé, vêtu pendant 
])lusieurs années. Le premier essai de ce talent que j’avais cul- 
tivé, ce fut une satire contre les miens et moi. Le libraire, que 
je ne connaissais pas, plus honnête que l’auteur, m’envoya les 
épreuves et me proposa de supprimer l’ouvrage. Je n’eus garde 
d’accepter cette offre. La satme parut. L’auteur eut l’impudence 
de m’en apporter lui-même le premier exemplaire. Je me con- 
tentai de lui dire : « Vous êtes un ingrat. Un autre que moi vous 
ferait jeter par les fenêtres, mais je vous sais gré de m’avoir 



272 LETTRES A FALCONEt. 

bien connu. Reprenez votre ouvrage et portez-le à mes enne- 
mis, à ce vieux duc d’Orléans qui demeure de l’autre côté de 
ma rue. » J'habitais alors l’Ëstrapade. La fin de tout ceci, c’est 
que je lui adressai, moi-même contre, moi, un placet au duc 
d’Orléans, que le vieux fanatique lui donna cinquante louis, 
que la chose se sut, et que le protecteur resta bien ridicule, et 
le protégé bien vil. Bonne amie, si Fontaine a fait votre buste 
de Falconet, il a fait aussi le mien et celui de Préville. Bon 
ami, si Fontaine a fait votre monument, il a donc fait aussi le 
mausolée de Le Moyne. Allez, vous êtes des enfants. 

Concluez de là que je pereiste à désapprouver votre conduite 
avec M. de la Rivière, même en lui supposant les sottises dont 
vous l’accusez, et que je n’approme pas davantage la manière 
dont vous punissez l’iudiscrétjon, la puérilité fausse ou réelle de 
Fontaine. Le Moyne, qui vous aime presque aussi tendrement 
que moi, se démène, se tourmente, se désole et crie. Est-il pos- 
sible qu’on se coupe un l)ras pour si peu de chose ! ^e lui ai 
remis votre billet et une des copies de la lettre que vous avez 
écrite à Fontaine. 11 ne conçoit pas comment, avec d’aussi fortes 
raisons de vous en plaindre, vous ayez gardé a\ec lui tant de 
modération. Tout bien considéré, il valait mieux s’expliquer de 
vive voix que de lui mettre en poche une apologie d’après 
laquelle on est autorisé à penser de vous, de M"* Collot et de lui, 
tout ce qu’il lui plaira de débiter. Vous peuplez Pétersbourg 
d’idiots et de méchants, et vous croyez apparemment que deux 
ou trois hivers les ont tués à Paris comme des chenilles. La 
vivacité de votre billet et la douceur de votre lettre brouillent la 
tète de Le Moyne. En effet, c’est une contradiction qui ne s’ex- 
plique pas. 

C’est dans ces circonstances que je regrette vraiment de n’ôtre 
pas à Pétersbourg. Combien de choses que j’ai la vanité, bien 
ou mal placée, de croire que vous ne feriez pas ! 

■ Encore un mot sur M. de la Rivière, pour n’y plus revenir. 
M. d^ la Rivière fait imprimer un ouvrage sur lequel la pusilla- 
nimité du magistrat, accrue de la diversité des jugements de 
ses censeurs, ne savait quel parti prendre. L’affaire est renvoyée 
clandestinement à mon quatrième étage. Je lis, j’approuve, et 
le livre parait. M. de la Rivière m’était alors inconnu. Dans ces 
entrefaites, M. de Stakelberg, envoyé de la cour de Russie en 



LETTRES A FALCONET. 


273 


Espagne, s’arrête à Paris. Il témoigne à l'abbé Raynal le désir de 
conférer avec quelque homme instruit des choses de politique, 
de gouvernement et d’administration. M. de la Rivière lui est 
présenté. Comme la nouveauté et le long enchaînement des 
principes dü philosophe les rendaient difficiles à saisir pour 
l’ambassadeur, celui-ci demanda et obtint que son' instituteur 
rédigerait ses leçons par écrit. Il en résulta un Mémoire qui fut 
envoyé à Pétersbourg, et sur lequel on y désira la présence de 
M. de la Rivière. Le prince de Galitzin entama cette négociation. 
II y eut chez le ministre et dans la petite maison du sculpteur 
plusieurs entrevues secrètes à l’une desquelles j’assistai, et je 
vis M. de la Rivière pour la première fois de ma vie. Je ne 
dissimulerai pas la satisfaction que j’eus de me trouver avec 
l’auteur d’un ouvrage que j’avais approuvé, et d’une apologie de 
son administration de la Martinique, qui s’était répandue ma- 
nuscrite, et qui avait fait un honneur infini à ses vues, à sa 
sagesse et à sou intégrité. 

J’ignorais encore ce qu’on voulait faire de cet homme ; mais, 
en attendant, je m’éclairais sur une infinité de questions dont je 
m’étais plusieurs fois occupé, dont j’avais entendu sans fruit 
disputer les meilleurs esprits, et que j’avais été tenté d’aban- 
donner comme n’ayant ni rives ni fond. J’admirais la certitude 
et la fécondité de ses principes, la manière facile dont ils se 
pliaient aux plus fortes difficultés, et la simplicité avec laquelle 
mes objections se résolvaient. Tout est écrit dans son livre ; mais 
c’est pour ceux qui savent lire. Ce fut alors que le mystère de 
son voyage me fut révélé. J’encourageai le philosophe à partir, 
par intérêt pour lui-même, par attachement pour le prince, et 
par le dévouement le plus entier à tout ce qui porte le moindre 
caractère du désir de notre souveraine. M. de la Rivière devait 
prétexter le dessein de voyager et de s’instruire, aller seul, 
parcourir la Hollande, l’Angleterre, l'Allemagne, la Suède, le 
Danemark, la Pologne et arriver fortuitement en Russie. Les 
choses s’arrangèrent tout autrement, au grand dépit du prince 
de Galitzin. Je présume que celui-ci n’a rien fait de son chef. 
Quant à moi, je n’ai d’autre part, soit au voyage de M. de la 
Rivière, soit aux arrangements qui l’ont précédé, que quelques 
lettres de recommandation que mon cœur et mon estime me 
dictèrent très-fortes. Un de mes souhaits, c’est que ces lettres 

18 . 


xvin. 



LETTRES A FALCONET. 


274 

passent à la postérité. Elles attesteront combien j’avais gagné 
mon siècle de vitesse. Falconet, souvenez-vous de ce que je vais 
vous dire. Tout ce qui se fera de bien, ici ou ailleurs, se fera 
d’après ses principes. Le Montesquieu a connu les maladies, 
celui-ci a indiqué les remèdes, et il n’y a de vrais remèdes que 
ceux qu’il indiquent Ceux qui affectent de soutenir le contraire 
sont, ou des gens de mauvaise foi, ou des morveux qui pro- 
noncent sur tout, et n’ont profondément réfléchi sur rien. 
N’est-ce pas une honte que d’entendre des philosophes décrier 
1 eVidence? S’est-il fait dans aucun temps, chez aucune nation, 
chez aucun peuple quelque chose de bien que par la lumière ? 
Si l’évidence n’est rien, que sont les créateurs de l’évidence ? 
Des bavards importuns plus inutiles et plus méprisables que les 
derniers des citoyens ? En professant eux-meines leur nullité, 
craignent-ils que le magistrat ne soit pas suffisamment autorisé 
à les faire étrangler ? Ils disent que l’opinion est la reine du 
monde, et ils nient que la vérité, qui n’est que l’opinion démon- 
trée, accrue de la force de l’expérience et de la raison, puisse 
quelque chose 1 Ils oublient que ce n’est que par la lumière que 
les mauvais usages ont passé, que les mauvaises lois se sont 
abolies, que les préjugés se sont affaiblis, que les législations se 
sont rectifiées, que les nerfs de la superstition ont été coupés, 
que les fureurs du despotime se sont tempérées; en un mot que 
les nations barbares se sont avancées peu à peu à un état plus 
policé. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi tant de révolu- 
tions, tant de troubles, tant d’épées tirées, tant de sang répandu, 
sans aucun avantage pour l’espèce humaine. Jamais ils ne se 
sont répondu; c’est qu’on était mal et qu’on ignorait comment 
se mettre mieux. Ils prêchent sans cesse la liberté de la presse, 
et ils ne voient pas que celui qui est en même temps défenseur 
de la liberté de la presse et détracteur de l’évidence est le plus 
absurde de tous les hommes. Ils ne voient pas, s’ils ont raison, 
que le philosophe est un imbécile de vouloir parler, et que le 
souverain qui l’en empêche est un autre imbécile de le faire 
taire. Ils ne voient pas que, dans cette contrée même, le géant 
à quatre cent mille bras reste immobile lorsqu’il redoute la ré- 
clamation générale. Ils ne savent ce que c’est que la force d’un 
corps de propriétaires maîtres de la subsistance d’un État, et 
d’une nation où il y aurait seulement dix mille hommes assez 



LETTRES A FALCONEÏ. 


273 


instruits et assez libres de publier leurs pensées, pour tirer cette 
dernière consé:juence toujours réelle d’un mauvais édit : Donc tu 
nous ordonnes d’arracher nos vignes et de brûler nos moissons. 
Que le plus intrépide des despotes ordonne seulement la suspen- 
sion des exercices publics religieux! Ils n’ontpas la premièreidée 
d’une nation à qui l’on aurait fait sucer avec le lait le vrai caté- 
chisme politique. Ce sont des aveugles qui parlent de la lumière, 
comme les esclaves de la liberté. Ils n’ont et ne peuvent avoir 
le sentiment de son énergie. Qu’ils traversent seulement la 
Manche, et ils apprécieront la difl’érence d’un peuple qui con- 
naît son intérêt général et d’un peuple qui l’ignore. Créateurs 
de l’évidence, ils se croient les vrais juges de sa force. C’est à 
celui qui est frappé et non à celui qui frappe qu’il appartient 
d’apprécier la violence du coup. Qu’ils jugent donc du coup par 
les cris des tyrans, des fauteurs de la tyrannie, des prédicateurs 
du mensonge, par leurs chaînes, leurs bûchers et leurs cachois ; 
chaînes, bûchers, cachots, avec lesquels ils n’ont jamais pu 
soutenir l’erreur, et ils détruiront la vérité 1 et ils en arrêteront 
les effets ! Pardonnez-moi, mon ami, cette excursion. C est que 
de tous les principes de M. de la Rivière, celui de 1 évidence 
est le seul qu’ont ait jusqu’à présent attaqué... L’agresseur, 
l’abbé de Mably, est un grave personnage qu’un enfant, le fils 
de M. de Lavauguyon, a culbuté comme un capucin de cartes. 
Depuis ce moment les autres, ne kisccre quidem audent. 11 ne 
s’agit pas de glisser furtivement un mot, une satire ; il faut se 
montrer. Si vous n’aviez rien de mieux à faire, je vous dirais : 
Prends le livre, lis, attaque, et, quoique je ne sois qu’un néophyte, 
je me charge de te répondre; mais à la condition que celui des 
deux qui se jettera dans les généralités du scepticisme aura tort, 
ipso facto. Les hypotyposes de Sextus Empiricus ne sont bonnes 
qu’à amuser des enfants, et à provoquer l’expectoration sur les 
bancs de l’école, et surtout lorsqu’un homme vous soutiendra 
que les nations sont abandonnées sans ressource aux memonges, 
à la force et aux passions, et que vous lui aurez demandé à quoi 
bon tant d’expériences, tant de méditations, tant d’écrits ; s’il 
vous répond : A policer les mœurs, riez-lui au nez ; car, sans 
s’en apercevoir, il vous accordera précisément ce que vous lui 
demandez, et comme l’instituteur des théatins, après avoir or- 
donné qu’ils seraient habillés de blanc, il écrira en marge : 



276 LETTRES A FALCONET. 

C’est-à-dire de noir. Bonne plaisanterie de l’homme de Genève. 

A présent, rappelez-vous votre maxime : qu’il faut bien savoir 
pour bien juger ^ et ne m’accusez plus du voyage de M. de la 
Rivière à Pétersbourg. Quoi qu’il en soit, il est bien extraordi- 
naire que cet homme ait eu une rétention d’impertinences de 
cinquante ans, qu’il Soit allé évacuer à Pétersbourg. Il ne se 
plaint, ni de son séjour, ni de son renvoi, et il ne m’a Jamais 
parlé de l’impératrice que dans les termes qu’il me convenait 
d’entendre, ceux du respect et de la vénération ; n’ayant d’autre 
regret que d’avoir été inutile. Cela est bien sage pour un fou, 
cela est bien modéré pour un mécontent. On a lieu de se croire 
honorablement traité, quand on reçoit plus qu’on ne croit avoir 
mérité. Nous en sommes là. 

Après ce préambule, j’espère que je répondrai de suite à vos 
cinq ou six lettres, à commencer par celle du 31 mai. 

Que je ne m’attende pas à vingt pages? Je vois, mon ami, que 
le temps ne vous dure pas, quand vous m’écrivez. Depuis trois 
mois j’en ai reçu plus de quarante. Aimez-moi autant que je 
vous aime, écrivez-moi le plus souvent et le plus que vous 
pourrez. Je suis en fonds. J’ai de quoi m’acquitter. 11 semble 
qu’on soit moins sûr de l’existence et des sentiments de ceux 
qui nous sont chers, à proportion de l’intervalle qui nous en 
sépare. La surprise entre pour quelque chose dans le plaisir de 
recevoir de leurs nouvelles. On se dit au fond du cœur : Il vit ! 
il pense à moi ! il m’écrit ! il m’aime toujours. 

Vous ne lisez plus, et vous avez toujours la folie d' acquérir 
des livres. C’est que vous vous proprosez de compenser un jour 
le temps perdu. Il y a vingt ans que je me repais de cette 
chimère. Ma bibliothèque, ou plutôt celle de l’impératrice, 
s’augmente de jour en jour; et mes lumières ne s’étendent pas. 
Je m’en console quelquefois en imaginant qu’un homme de 
génie n’a presque pas besoin de lire. 

Cela n’est peut-être pas si faux qu’il le parait. 11 n’y a de 
plat là dedans que la trop bonne opinion qu’on a de soi. Mais 
dans les occasions où il faut se dépriser à ses propres yeux ou 
se surfaire, le dernier parti est le plus doux. 

C’est donc le Dévoilé, V Imposture sacerdotale, la Théologie 
portative, les Prêtres démasqués, les Trois imposteurs, le Phi- 
losophe militaire, le Catéchumène, les Lettres à Séréna, les 



LETTRES A FALGONET. 277 

Lettres à Eugénie^ le dîner de Boulaimilliers^ la Contagion 
sacrée^ ^ qu*il vous faut? Ne vous ai-je pas dit que, grâce à une 
intolérance ridicule et ruineuse, tous nos manuscrits passaient 
en Hollande et n’en revenaient imprimés qu’â des prix exop- 
bilants? C’est un plaisir comme on achemine les lettres et la 
librairie à leur totale extinction. Cela n’empêche pas qu’un 
grand homme d’État ne professe publiquement que les hommes 
ne sont malheureux que depuis qu’ils sont éclairés. Je ne crois 
pas que notre impératrice soit tout à fait de cet avis. En tout 
cas, si cet Omar projette un jour Tincendie de la Bibliothèque 
royale, je lui ferai proposer de nous la vendre. 

Votre atelier est-il bien, mais bien fermé? Mieux q»’e vos 
livres? Je vous en félicite, autant pour l’emploi de votre temps 
que pour la sécurité de votre repos. On a dit qu’un sot ouvrait 
quelquefois un avis important. Depuis que je suis au monde, 
je n’ai pas encore eu le bonheur de recevoir un de ces avis- là. 

Autant les grands princes ont d’influence sur les sciences et 
les arts, aussi peu ils en ont sur les mœurs. Le progrès des 
sciences et des arts tient à l’encouragement, à l’éloge, aux 
honneurs et à la récompense. L’amélioration des mœurs tient à 
la bonne législation. Tout autre ressort n’est que momentané. 
Partout où la loi de nature, la loi civile et la loi religieuse seront 
en contradiction, ces lois successivement enfreintes seront toutes 
les trois méprisées; il n’y aura ni hommes, ni citoyens, ni 
croyants. C’est de là que naît la difficulté, pour ne pas dire 
l’impossibilité de donner des mœurs à aucune contrée de l’Eu- 
rope. Le pays où il y aura le moins de choses faites sera le 
plus avancé. J’aimerais mieux avoir à policer des sauvages que 
des Russes, et des Russes que des Anglais, des Français, des 
Espagnols ou des Portugais. Je trouverais au moins chez les 
premiers l’aire à peu près nettoyée. 

Que Dieu bénisse le ministre qui seconde si bien l’intention 
de sa souveraine. 

Courage, belle amie, donnez-lui bien du chagrin, vous n’avez 

l.Sauf le Catéchumène et le Dîner du comte de Boulainvilliers, qui sont de Vol- 
taire, et le Traité des trois imposteurs, dont une édition venait de paraître sous la 
rubrique de Yverdon, 1768, tous les livres cités ici sont traduits ou imités de 
Tanglais, do Toland, par d'Holbach et Naigeon. V. le Dict. des anonymes de 
Sarbicr. 



278 


LETTRES A FALCONET. 


pas affaire à un ingrat. Eh bien, bourreau, tu l’as donc entendue, 
cette voix! Si tu aimais autant l’éloge que tu crains le blâme, 
tu serais aussi flatté de transmettre à la postérité une belle 
chose qu’effrayé de lui transmettre une sottise. Le concert loin- 
tain frapperait aussi délicieusement ton oreille qu’elle le fut 
cruellement du bruit des huées à venir. Conviens donc, mon 
ami, que j’ai deux puissants ressorts pour faire le bien et qu’il 
t’en manque un. Conviens que le reproche ne pénétrant pas plus 
le silence de la tombe que l’éloge, ton aveu renverse une bonne 
moitié de tes objections. 

Les deux cahiers où je m’accusais d’avoir un peu oublié ma 
bonhomie sont les derniers que je vous remis en parlant. J’ai 
tout dit, et vous avez essuyé le non plus ultra de ma méchanceté, 
qui n’est pas grande. Je tire îïuelquefois mes ongles, mais aus- 
sitôt ils rentrent dans leurs étuis, et je fais patte de velours. 
J’insérerai de mon mieux vos additions que Prault ne m’avait 
point remises, et que vous avez bien fait de m’envoyer. 

Votre épître à Voltaire est fort bonne. La réponse est sèche 
et polie. 

Celui que j’aime, celui qui a la mollesse des contours de la 
femme, et, quand il lui plaît, les muscles de l’homme ; ce com- 
posé rare de la Vénus de Médicis et du Gladiateur, mon Her- 
maphrodite, vous l’avez deviné, c’est Grimm. 

Oh ! j’en conviens, rien n’était plus aisé que S’endormir et 
de bercer notre voyageur. 11 est si simple! Mais il me semble 
que si, laissant à part les ridicules de ses compagnons de voyage 
et même les siens, on lui eût enjoint de parcourir l’empire, de 
faire ses observations sur la population et la nature des pro- 
vinces... Mais laissons cela. Cet homme est un homme rare; 
c’est moi qui vous le dis. Il est à Paris. J’en fais plus de cas que 
du Montesquieu. Je vous en dirais les raisons, si le prince de 
Galitzin ne les avait exposées assez en détail, et aussi bien que 
je le saurais faire; et ne croyez pas que je sois le seul de mon 
avis. Mon ami, vous n’avez pas assez lu son ouvrage. Ses prin- 
cipes seront adoptés par ceux mêmes qui les combattent le plus 
fortement, et nous sommes encore assez jeunes pour voir le 
mérite de ses sectateurs rabaissé par le reproche de plagiat 
qu’on ne manquera pas de leur faire. 

Il s’agissait d’apprécier la dépense. Il écrivit à Moscou qu’ils 



279 


LETTRES A FALGONET. 

étaient six maîtres] vous voyez du reste que maîtres se prend 
ici en opposition à valet. Je n’entends rien à vos quarante mille 
écus. Je sais qu’on lui avait abandonné toute une colonie à 
dévaster, et qu’il est revenu les mains nettes, ce que nou^ 
appelons être un honnête homme, et ce qu’on appelle à la cour 
être un sot. II pourra lui échapper de dire : iin homme comme 
moi^ parce que nous sommes bien tentés de nous surfaire, 
lorsqu’on ne nous apprécie pas ce que nous croyons valoir, et 
que rien ne révolte autant que 1^ mépris; c’est alors qu’il est 
dilTicile d’être modeste, et que Dieu ait en sa sainte garde ceux 
qui n’attendent pas toujours qu’on les rabaisse pour se redresser, 
à commencer par moi, et que le plus innocent d’entre nous lui 
jette la première pierre. 

Qu’il ait jamais dit à quelqu’un : il faut être bien bêle pour 
ne pas m'entendre^ vous me permettrez de n’en rien croire, parce 
je ne l’ai pas entendu, ni vous non plus, et parce que celui qui 
aurait emboursé patiemment une injure pareille serait un lâche. 
Lorsque je conférai avec M. de la Rivière, je ne savais rien; il 
m’échappa certainement bien des inepties; je n’avais aucun 
titre qui lui en imposât, et je vous jure qu’il ne s’est jamais 
écarté des égards qu’on doit à^out galant homme. 

L’auteur s’entend très-bien lorsqu’il réunit l'évidence et la 
législation; parce que ce n’est pas assez que des lois soient 
bonnes, il faut encore que la raison en soit bien connue, et que 
des lois bonnes et dont la raison est bien connue exigent un 
pouvoir coarctif qui s’oppose aux passions. Video meliora pro-- 
boquCy détériora sequor. C’est le langage de Médée, c’est le 
vôtre, c’est le mien, c’est celui plus ou moins fréquemment de 
tout homme. Les lois sont plus souvent enfreintes par la mé- 
chanceté que par l’ignorance. 

Mais supposons l’homme coupable de toutes les maladresses, 
puérilités, gaucheries, impertinences, méchancetés dont vous 
1 accusez. Croyez-vous qu’il soit bien d’ajouter l’amertume de 
vos conseils et de vos reproches à celle de mon imprudence? 
Le ton pédantesque et dur n’est point celui de l’amitié. Je 
m’arrête pour ne pas donner moi-môme dans le défaut dont je 
me plains; et si j’en croyais mon cœur, j’effacerais ces deux 
dernières lignes. 

Encore une fois, vous vous trompez. Il ne nous peint sa 



280 


LETTRES A FALCONET. 


vision ni en 'noir ni en blanc. Il raconte les choses comme 
elles se sont passées sans manquer au respect qu’il doit à Sa 
Majesté Impériale, ni à la présence d’un homme comblé de ses 
bienfaits. 

Je n’entends rien à Vhistoire de M, Gleboff^ à qui on va 
dire de vous des horreurs^ pour prix d'un service rendu. Mon 
ami, je ne crois point aux invraisemblances. Qu’il soit échappé 
à une femme légère un mot indiscret, offensant, déplacé, cela 
se peut. Que ce mot ait été étendu, commenté, paraphrasé par 
une autre femme, et que pour donner plus d’importance à la 
chose on y ait fourré l’ami de la première, voilà qui est de tout 
pays, et ce que je ne refuse point de croire. 

Cher Falconet, si le la Rivière est un serpent mâle ou 
femelle^ je ne me connais pas en serpent, et le plus court est 
de ne vous adresser personne. Si quelqu’un donc se présente 
à votre porte de ma part, fût-ce le pape, dites-lui qu’il en 
impose. 

Flatter la vanité^ flatter la cupidité '^ mais, mon ami, est-ce 
que vous ne connaissez plus la valeur des termes? Je sais dire 
une chose honnête et douce; mais je ne flatte point. Nous 
avons pu faire concevoir à M. de la Rivière quelques espérances 
fondées sur son mérite et la bienfaisance de l’impératrice. Rien 
n’est plus simple. Du mérite il en a, et beaucoup. On le dit ici. 
Des services; on n’entreprend pas un voyage de plus de sept 
cents lieues, sans se croire utile. 

Quant à la bienfaisance de l’impératrice, il était assez 
superflu d’en entretenir un homme qui me voyait. 

Mon ami, ombrageux comme vous rôles, je ne connais per- 
sonne au monde pour qui l’approche d’un méchant soit plus 
dangereuse que pour vous. Vous croyez le mal facilement. Votre 
sensibilité vous l’exagère. Un méchant vous brouillerait avec 
une capitale entière. Vous avez besoin dans le commerce habi- 
tuel d’un ami très-indulgent, et vous l’avez trouvé. Je garde 
vos lettres. Quelque jour, je les mettrai sous vos yeux, et vous 
verrez jusqu’où vous avez étendu le privilège de l’amitié. Il me 
semble que quand on est de chair, il ne faut pas croire que les 
autres sont de marbre. 

Je ne serais point étonné qu’un homme poussât la complai- 
sance un peu loin pour une femme qui se met au-dessus des 



LETTRES A FALCONET. 281 

propos, de la fatigue d’un voyage, des incertitudes du succès, 
de la faiblesse de son sexe, pour suivre sous le pôle celui 
qu’elle aime. C’est une marque de tendresse qu’il est didîcile 
d’acquitter. 

Je ne sais si M™® Baurand est une mauvaise têle^ une âme 
dépravée; mais elle a des amis honnêtes, et ses amis sont d’an- 
cienne date. 

Lui J jaloux de votre souveraine l et pourquoi? plus la sou- 
veraine vous honorait de ses boj 3 .tés, plus il vous était facile de 
le servir. 

IJ impératrice faire venir M. de la Rivière par ostentationl 
C’est ce propos qui serait d’une vanité bien plate et bien ridi- 
cule; mais est-ce à Paris, est-ce à Pétersbourg qu’on le lui a 
prêté? A Paris, mon philosophe s’est renfermé dans son cabinet 
et s’est tu. A Pétersbourg, sous un ministre un peu violent, 
c’était à se faire envoyer à l’hôpital des fous, ou en Sibérie. 

Nous voulions^ nous^ quil allât à Pétersbourg. Mais songez 
donc que son voyage était décidé, que j’ignorais qu’il y eut un 
M. de la Rivière au monde. Pour le ministre d’ici, j’ai bien de 
la peine à me persuader qu’il ait entamé cette affaire de son 
propre mouvement, sans y être autorisé. Il n’y a qu’un sot qui 
puisse se proposer d’emmaillotter des enfants de cette venue-là. 
Je ne parlerai point des grandes choses que l’impératrice exécute 
dans l’intérieur de ses États; mais on ne va pas donner des 
leçons à celle qui sait dominer cinq ou six cours ; la Prusse, la 
Suède, le Danemark, la Pologne. Jamais avant Catherine se- 
conde aucun souverain des Russes n’a fait un aussi grand rôle 
en Europe. 

Si ces fanatiques de Polonais n’y prennent garde, il pourrait 
bien ne rester que la mémoire des Palatins et des Starottes. 

Appelé ou non appelé, M. de la Rivière part, il voyage à 
grands frais; il séjourne à grands frais; il est magniquement 
gi*atifié ; il coûte, en neuf ou dix mois, quinze, vingt, trente, 
quarante, cinquante mille roubles à l’impératrice. Que manque- 
rait-il à l’apologie du ministère, s’il en avait besoin ? 

Il est bien sûr que si je vais en Russie, et que l’impératrice 
soit à Moscou, je n’attendrai pas son retour à Pétersbourg. 11 est 
bien sûr que si elle me demandait comment je me trouve des 
fatigues du voyage, je lui répondrais qu’il n’y a que le premier 



282 


LETTRES A FALCONET. 


pas qui coûte, et qu’il est bien loin pour m’en souvenir. 11 est 
bien sûr que je serais moi, et que n’allant que reconnaître et 
admirer, quand j’aurais satisfait à ces deux sentiments, le reste 
serait comme il pourrait être. Mais, mon ami, laisse-moi me 
debarrasser d’une entreprise de vingt-cinq ans, qui ne souffre 
point d’interruption, ^t je pars. 

Monsieur l’associé libre honoraire a préparé son remercî- 
ment à l’Académie. Vous en serez, s’il vous plaît, le lecteur, 
le commentateur, quand il vous sera parvenu. 

M. Diderot a reçu le buste, les médailles d’or, et en a re- 
mercié. 

Tout est à peu près en règle. 

Je n’ai jamais rien vu qui m’ait autant surpris, autant 
touché que l’amitié de M. de là Fermière et de M. de Nicolaï. i as 
la moindre prétention personnelle. L’un n’interrompant jamais 
l’autre ; bien mieux encore, pressé de se recommander ou de se 
faire valoir à son désavantage. 11 est certain que ce sont d’hon- 
nètes gens, d’un goût et d’une délicatesse de sentiment peu 
commune. Je ne sais lequel j’aurais aimé le plus. M. de la 
Fermière a du jugement, de la raison de la fermeté. M. de 
Nicolaï, lui, a reçu de la sensibilité et de la douceui’. Ils ont 
tous deux de l’urbanité et des connaissances. Mais M. de la Fer- 
mière appartient à M. Panin et au grand-duc ; vous appartenez, 
vous, au général Betzky et à l’impératrice. Voilà des positions 
qui vous engagent réciproquement à la plus grande circonspec- 
tion. Laissez subsister la glace, rompez-la, je n’ai rien à vous 
conseiller là-dessus. Mais, mon ami, prenez garde qu’on ne vous 
fasse parler l’un et l’autre. Les méchants ont tant de moyens de 
désunir les gens de bien, et celui de supposer des propos est un 
des plus hsités et des plus sûrs. 

Ah! mademoiselle Victoire, si j’étais à côté de vous et à 
portée de juger par mes yeux des progrh que vous avez faits^ 
comme je vous embrasserais; en cédant, sans m’en apercevoir, 
à un sentiment fort doux (celui de l’amitié, sans doute), comme 
je croirais m’acquitter seulement de l’hommage dû au talent! 
Courage, jeune amie, cherchez votre satisfaction en vous-même. 
Lorsque vous avez obtenu l’éloge de votre maître, tout est bien. 
Et que signifie l’approbation des autres, si celle-là vous manque ? 
Méritez les bienfaits de l’impératrice, méritez ses récompenses, 



LETTRES A FALCONET. • 283 

et lorsque votre âme se flétrira, tournez vos yeux vers le midi 
où des applaudissements flatteurs vous attendent. Mes amis, 
nous nous reverrons ! 

J’attends vos derniers bustes, mademoiselle. Vous dégagerez 
sans doute la promesse que Ton m’en fait. Le Moyne vous aime 
à la folie. 

J’ai été malade, mais je me le suis plus, mes àmis. Depuis 
le mois d’octobre passé, du lait le matin, du lait le soir; ni vin, 
ni liqueurs, ni café, ni femmes^ Voudriez-vous de la santé 
à ce prix-là? Je ne bonde point. J’écris rarement, mais quand 
je m’y mets', je ne finis point; et vous m’étes toujours 
egalement chers, soit que je me taise, soit que je m’entre- 
tienne avec vous. Aimez-vous tous les deux, aimez-moi bien 
tendrement. Qui est-ce qui vous consolera de vos peines, à qui 
confierez-vous vos plaisirs, si vous ne vous aimez-pas? Rendez 
vos amusements communs; ayez vos âmes ouvertes l’un à 
l’autre; pensez tout haut, soyez plus jaloux de vous connaître 
que de vous estimer ; montrez- vous mal plutôt que mieux que 
vous êtes. Tant qu’il y aura quelque chose de secret dans votre 
commerce, il perdra quelque chose de sa douceur et de son 
utilité. Ne vous épargnez pas la vérité. Vous aurez fait tout le 
chemin que j’exige lorsque vous vous avouerez tout sans rougir. 
L’histoire fidèle de vos cœurs sera toujours assez belle, sans qu’il 
soit besoin d’en altérer la vérité. Si vous vous livrez à cette inti- 
mité sans réserve, vous saurez bientôt ce que l’un doit attendre de 
l’autre. Vos petits défauts privés vous déplairont moins ; vous 
prendrez plus de confiance réciproque dans vos bonnes qualités; 
vous ne pourrez plus vous oflenser de la diversité de vos goûts ; 
ils deviendront même un fonds de plaisanterie utile et douce. Les 
points sur lesquels chacun de vous prétend être libre vous 
seront connus, et vous trouverez que la vie cénobitique à 
laquelle vous êtes condamnés peut avoir aussi ses délices. 

Diderot est toute à votre service, mademoiselle, envoyez 
toujours votre mémoire; après, l’argent viendra quand il 
pourra. 

ISous ne sommes toujours que trois; nous vous embrassons 
tous les trois et nous nous laissons embrasser tout à votre aise. 
Mon compère Tours, donnez la patte à mademoiselle, l’autre 
patte à madame, et approchez votre museau. Mais, mademoi- 



LETTRES A FALCONET. 


284 

selle, voyez donc comme il entend, comme il obéit, comme il 
est galant. 

Mais votre tête n’est pas si ingrate à faire que vous croiriez 
bien. Vous n’êtes pas beau; mais vous avez du caractère et de 
la finesse. Vous devez ressembler beaucoup, si elle vous a fait 
en marbre, comme «lie vous connaît en chair et en os. 

Je vous aime de toute mon âme; je crois que vous m’aimez, 
et toutes vos ruades ne me désabuseront jamais. IN’allez pas 
partir de cet aveu pour en devenir plus hargneux. La dose est 
honnête, et j’en suis content. 

Je ne saurais faire la moindre tournée dans les environs du 
Louvre sans rencontrer des : Comment se porte-t-il? comment se 
porte-t-elle? avec une une pacotille de souhaits, d’amitiés, de 
marques d’intérêt à vous envoyer. 

Les échafauds sont toujours autour de votre saint Ambroise, 
et je crains bien que vous ne les y trouviez à votre retour. 
Arrangez cela, comme vous pourrez, avec l’amitié chaude et 
sincère qu’il vous porte. Mais où serait l’inconvénient d’en écrire 
un mot, bien doux, bien honnête au Marigny? Voyez pourtant. 

J’ai entrevu une fois ou deux M. de Bourlamaque ; mais il y 
a longtemps. Dites-moi à qui je dois m’adresser, si vous voulez 
savoir ce qu’il est devenu. 

La réserve de M. de la Fermière ne me surprend point; elle 
est de son caractère et de sa position. Quel que soit le motif de 
ses visites, il est honnête. 11 n’est pas homme à mauvais rôle ; 
il vous aime peut-être (ou M"o Collot). 

La femme qui peint rue d’Anjou est une Berlinoise, la meil- 
leure créature du monde. Elle a été reçue à l’Académie sur un 
tableau de nuit qui n’est pas sans mérite. C’est un auto-da-fé, 
et son faire, qui n’est de personne, ne permet pas d’en douter. 
Je lui ai lu l’endroit de votre lettre qui la concerne, et elle en 
tombe à vos genoux. Vous êtes trop poli, mon cher ours, pour 
ne pas la relever. 

J’attends votre Hirmeniolf; mais que diable voulez-vous qu’il 
fasse ici, sans y être pensionné? 

Je ne sais comment j’annoncerai la mauvaise nouvelle à ce 
pauvre Simon. Si vous le voyiez, mon ami ! mais enfin nous 
sommes quittes avec nous et avec lui. C’est pourtant un bon 
diable qui a le malheur d’avoir vécu trop longtemps, et qui ne 



285 


LETTRES A FALCONET. 

demande pas ce qui ne lui est pas dû. Depuis la date de sa 
créance, il s’est adressé à tous les envoyés de Russie qui l’ont 
apparemment éconduit par de belles promesses. Si la demande 
verbale suffisait pour arrêter la prescription, il serait à peu près 
en règle. 

Vous avez donc fermé votre atelier, mais bien fermé; encore 
une fois, mioux que vos livres? Je vous en fais mon compli- 
ment. Encore une fois, on a dit qu’un sot ouvrait quelquefois 
un avis important; mais encore une fois, il faut que le cas soit 
très-rare ; car j’ai trouvé beaucoup de .sots, mais pas un de ces 
avis-là. 

Courage, mon ami, fais une belle chose ; car tu le peux. Fais- 
la si belle qu’après en avoir éprouvé tout le transport de l’admi- 
ration, Je me rejette sur mon ami qui l’a faite, que je le serre 
entre mes bras, et que j’en pleure de joie. Voilà la récompense 
que lu ne peux jamais obtenir de la souveraine la plus puissante. 
J’ai cet avantage sur elle. Elle peut te combler d’honneurs et de 
richesses; mais elle ne saurait l’enivrer comme moi. Tu auras 
bien de la peine à convenir de cette vérité, maudit courtisan 
que tu CS. On dit pourtant qu’une de nos reines, trouvant un 
bel esprit de son temps endormi, c’était, je crois, Alain Chartier, 
baisa une bouche qui avait dit tant de belles choses. Mais cela 
n’est arrivé qu’une fois ; encore le poète dormait-il. 

Tu nous crois donc bien loin de toi, quand tu travailles ? 
Non, mou ami, non. Nous sommes à tes côtés. C’est nous que 
tu vois. C’est notre éloge que tu ambitionnes, et tu pourrais 
t’écrier aussi à Pétersbourg ; O Athéniens, combien je me 
donne de peine pour obtenir de vous un signe d’approbation ! 
Tu as pincé ma corde, et voilà ma folie qui me reprend ; et j’ai 
répondu à votre lettre du 21 mai, passons à celle du 3 juillet. 

Quelque chose que je fasse, quoi qu’il arrive, vous ne cesserez 
jamais de m’aimer. Voilà qui est nouveau ! Je ne serai pas un 
brigand. On ne le devient pas à mon âge, et vous ne punirez 
pas une inadvertance, la seule faute que je puisse commettre, 
du châtiment d’une perfidie. 

M"® Collot a été insultée. Le coup de poignard d’un homme 
et le mépris d’une femme sont les deux vengeances de l’insulte. 
11 faut tuer, mépriser, ou se taire. J’aime mieux le dernier qui 
m’a toujours réussi. 



286 LETTRES A FALCONET. 

Je ne vous ai cité toutes les merveilleuses qualités de mon 
cheval que clans la surprise d’apprendre qu’il s’était mis un 
beau jour à ruer et à mordre. 

Vous n'éles point marié! Eh bien, tant pis pour vous, mon 
ami, car je connais bien la seule femme que vous eussiez 
épousée. 11 y a deux^ans qu’on vous croit époux, et qu’on me le 
dit; et il y a deux ans que je réponds que je le saurais. 

Pourquoi je vous charge de Va (faire liulhiéres et non le 
général Betzky; c’est que les lettres que je vous écris sont 
moins sujettes à être ouvertes que celles que je lui écrirais. 
C’est que j’ai pensé en écrire directement à Sa Majesté Impé- 
riale; c’est que, puisqu’il devait y avoir un intermédiaire, j’ai 
mieux aimé que vous le fussiez que personne. C’est que c’était 
une affaire à traiter de littérateur à littérateur, et non de litté- 
rateur à ministre. C’est qu’on a tout gâté, et que je me doutais 
qu’il en serait ainsi. 

L’argent s’accepte ou se refuse, selon l’homme qui le 
propose. 

C’était à vous que j’adressais le mémoire de Simon. J’ai peu 
compté sur le succès de cette négociation. C’est comme un 
Russe ejui répéterait ici une dette de la minorité de Louis XIV. 
Le créancier n’en tirât-il qu’un écu, ce serait toujours de quoi 
vivre un jour. 

L’histoire de votre maison ne finirait point. Vous n’avez 
point fait de sottise; mais peu s’en est fallu. Il faudra bien que 
les choses s’arrangent à votre gré. 

L’histoire de l’artiste qui l’occupera jusqu’à la fin de ce 
mois serait encore fort longue, et vous la trouverez dans mon 
remercîment à l’Académie. 

Si vous m’eussiez renvoyé ma lettre, c’eût été défendre crû- 
ment à votre ami de vous dire jamais ce qu’il croyait la vérité. 

Ce n’était pas la peine de rêver si longtemps pour prendre 
le parti le moins digne (vous voyez que vos menaces ne me 
font rien), ou l’impératrice aurait méprisé cette calomnie, ou 
si elle y eût attaché quelque importance, elle n’aurait pas dédai- 
gné de s’en éclaircir. Et puis, je m’en réfère aux predîères pages 
de cette lettre; ce sont mes principes, et j’ai jjuré de n’en pas 
changer. 

Lorsque je vous ai dit que vous aviez manqué à votre nation. 



LETTRES A FALCONET. 


287 


et que les Russes scandalises s’étaient écriés ; Voilà donc les 
franxouski manières ! c’est que ce sont les propres expressions 
dont on en a écrit à Paris. 

Si la souveraine a bien voulu s’occuper d*une misère à 
laquelle vous mettiez tant d’intérêt, c’est par une faveur spé- 
ciale. Voilà qui est bien pour une fois ; mais je ne crois pas 
qu’il fallût y revenir. Je n’entends pas comment j’ai pu man- 
quer à toutes les Russies, et moins encore à mon auguste bien- 
faitrice^ lorsque j’ai supposé que des caquets tels que ceux 
dont toutes les maisons retentissent ici et ailleurs n’étaient 
pas faits pour arriver à ses oreilles. Belle affaire à discuter 
devant ou après les troubles de la Pologne! 

Et puis vous ajoutez avec une douceur, une aménité toute 
particulière : Jïoü vous vient donc ce vertige? Informez-vous 
mieux ou renfermez-vous dans un très-profond silence. Savez- 
vous qu’on en serait bien tenté? Ne parlez de ce ton-là, à qui 
que ce soit sous le ciel, qu’à moi. Il faut, pour le pardonner, une 
dose d’estime et d’amitié que tous les autres n’ont pas. Vous 
me rendez sérieux; mais cela ne durera pas. 

Si fai trouvé M. de la Rivière affligé^ ce n’est pas d'avoir 
fait le mal, c’est de n’avoir pu faire le bien. J’ai vu la réponse 
modérée qu’il a faite à votre atroce libelle. Et vous ne vous 
contentez pas de l’avoir écrit, et de l’avoir écrit contre un liomme 
dont vous savez l’âme flétrie d’ailleurs; vous le publiez ! Tenez, 
mon ami, ne parlons plus de cela, je me sens aftligé. 

Mademoiselle Victoire, vous êtes jeune. Votre talent et vos 
qualités personnelles vous exposeront encore à d’autres mortifica- 
tions, et cela est à peu près juste ; car à qui voulez-vous donc 
que l’envie s’adresse^ si ce n’est au mérite dont l’éclat le blesse? 
Fermez l’oreille, ne répondez jamais. Continuez d’être honnête. 
Devenez, s’il se peut, de jour en jour plus habile, et laissez à 
votre conduite et à vos ouvrages le soin de vous défendre. Les 
méchants ne sont forts que contre ceux qui leur ressemblent. 

Je vous prie, mon ami, de remercier M. GlebolT de l’hon- 
neur qu’il m’a fait de me traduire. 

Elil vraiment oui^ le buste est tout à fait gâté] ce qui n’a 
pas empêché M. de la Rivière de le retrouver ressemblant. Je 
recevrai, comme une marque singulière de l’amitié de M"* Gollot, 
le nouveau don qu’elle se charge de m’obtenir de la bonté de 



288 LETTRES A FALCONET. 

rimpératrice ; et pour m'acquitter avec elle, je lui promets un 
compte exact de tout le mal que j’entendrai de ses quatre autres 
têtes, et du bien aussi, cela va sans dire. Mais, pour Dieu, 
faites en sorte qu’elles nous parviennent entières. Je n’aime pas 
les reliques. 

if. a-t-il bien fait d'écrire contre l'allégorie en pein- 
ture et en sculpture? J’en ai dit un mot dans mon Salon de cette 
année, que vous aurez lorsque Grimm me l’aura restitué. Vous 
ne manquerez pas de témoigner à M. King tout le respect que 
je dois à un honnête pasteur qui ne s’en tient pas, pour toute 
lecture, au saint Évangile. 11 est certain qu’une allégorie qui 
n’est pas rare et sublime est une mauvaise chose. Il est certain 
qu’il est difficile d’en écarter l’obscurité. II y a pourtant une 
exception en faveur de celles qui ont été consacrées par la 
poésie, et qui rentrent presque dans la classe de l’histoire. Et 
puis c’est la source de mille bizarreries, telles que le zodiaque 
et le sagittaire dans l’appartement d’une accouchée. Il faudrait 
à tout moment faire sortir une légende de la bouche des per- 
sonnages. A chaque tableau de notre galerie de Rubens, il faut 
une petite oraison qui la fasse entendre. 

Il est vrai qu’une goutte qui va se nicher dans ces petits 
cartilages, ces os délicats, ces toiles d’araignée qui séparent les 
cavités d’une oreille, est une cruelle chose : et puis rester sourd 
avec la passion delà musique! Rassurez-vous, elle n’y reviendra 
plus, ou je redeviens gourmand, ivrogne, et tout ce qu’il vous 
plaira. Damné pour damné, goutteux pour goutteux , encore 
mieux vaut l’être pour quelque chose que pour rien. 

J’ai senti après coup le mal que quelques endroits de ma 
lettre pourraient vous faire, et je m’en suis repenti, comme 
vous avez pu voir par ma dernière. Lorsque j’ai blessé même 
un indifférent, ma peine commence lorsque la sienne cesse. 

Oui^ je suis doux. J’en appelle à notre commerce épisto- 
laire. Mais lorsque les hommes doux sortent une fois de leur 
caractère, on ne sait plus ce qu’ils deviendront. Rappelez- vous le 
Florentin de La Fontaine et tous les poltrons révoltés du monde. 

Voiis^ plus ours que jamais. Cela ne se peut pas. Il ne faut 
pas toujours marcher sur la patte de l’ours pour l’irriter, il 
suffit de marcher à côté. Le moindre bruit qui se fait autour de 
sa retraite le chagrine et le soucie. 



LETTRES % FALCONET. 


289 


Je ne désigne^ je n'ai voulu désigner personne. Mais faites 
toujours que le czar]et son cheval n*aillent pas donner du nez en 
terre. Ce n*est pas qu*on n’eût grand plaisir à vous plaindre. 

Tenez, mon ami, je pense que vous n’avez rien, mais rien 
du tout de ce qui peut faire pardonner la supériorité du talent. 
On dirait que l’habitude continuelle de vous adresser au marbre 
vous a fait oublier que nous sommes de chair. Vous brusquez, 
vous blessez, vous avez sans cesse sur la lèvre du le sarcasme 
ou l’ironie. Ils ont dit que vous étiez le Jean-Jacques de la 
sculpture, et cela ne ressemble pâs mal, à la probité près, que 
vous avez, et que l’on croit à l’autre. 11 faut une âme très-forte, 
presque T enthousiasme des grandes qualités, pour rester votre 
ami. Je doute que vous soyez bien sincèrement, bien entière- 
ment aimé d’un autre que de moi et de la jeune élève. Vous 
êtes un composé bizarre de tendresse et de dureté. Ton ami est 
toujours disposé à se séparer de toi, contristé, ton amie expofiée 
à verser des larmes. Alternativement délicieux et cruel, il y a 
des moments où l’on ne saurait te souffrir, et il n’est jamais 
possible de te quitter. Moi, par exemple, je sens que j*en ai 
pour toute ma vie. 

Je ne vais point ramassant des horreurs^ on me les apporte, 
ils ont beau se déguiser par l’affiche de l'intérêt le plus vif. Il y 
a un ton, un air, une curiosité, je ne sais quoi qui se sent 
mieux qu’il ne se dit. C’est, en morale, ce que vous appelez le 
tact dans les arts, qui vous éclaire et les rend suspects. Ils s’en- 
quièrent de vos succès, et l’on voit que la réponse qu’on 
leur fait n’est point du tout celle qu’ils attendent. Ils sont 
pourtant enchantés, mais leur enchantement a si mauvaise 
grâce ! 

Vous m’avez envoyé une copie de notre dispute, sur laquelle 
on nous accuserait tous de ne savoir ni le latin ni le français. 
J’ai commencé à vérifier quelques-unes de vos citations et des 
miennes. Comme je t’en donnerai sur celle de Cicéron qui finit 
mon dernier papier ! 

Au reste, tout ce que vous dites des différents jugements que 
Sa Majesté Impériale, le prince de Galitzin et le philosophe 
Naigeon ont portés de nos lettres, pour être vrai, à la rigueur, 
vous en aurez incessamment l’avis de Grimm et le mien. S’i 
n’y avait que vous, je vcus- létuseiais, car la plupart du temps, 
X vjii. ' 19 



290 LETTRES A FALCONET. 

en ne croyant qu’effleurer, vous frappez comme un sourd. 

Jlfe renvoyer ma lettre! Vous? assez ! Cette fantaisie-là a pu 
vous passer par la tête dans le premier moment, lorsque l’âme 
était gonflée; mais le moment suivant, vous avez senti que 
j’avais le droit de vous dire tout ce qui me plaît. Ce qui m’est 
venu sur M. de la Fermière et vous est donc bien déraison- 
nable? A la bonne heure, ne crains rien, ils ne me gâteront pas. 
Ils risquent peut-être plus de devenir bons avec moi que moi de 
devenir méchant avec eux. La vertu est bien aussi un peu con- 
tagieuse. 

Je serai fâché, un peu fâché, si peu que rien, de niêlre 
trompé. Pour en rougir, je ne saurais. O le beau préjugé que 
celui de regarder la vérité, la vertu, le talent, le vrai talent 
comme les seules choses de monde à l’abri des efforts de la 
méchanceté ! Je ne sais si cela changera, mais jusqu’à présent, 
l’expérience des siècles les" a montrés comme des rochers éle- 
vant leurs sommets au-dessus des mers, également inébranlables 
à la fureur des flots et au souffle des vents. 

Je ne sais si j’ai parlé de mon dessinateur au général. Je lui 
ai certainement écrit exprès du eabinet Gaignat, On a dû lui 
remettre le catalogue manuscrit des livres du comte de Laura- 
guais. Informez-en, je vous prie, M. de la Fermière. 

Collot aura été cncouragécy récompensée^ tout comme il 
vous plaira. Sa Majesté Impériale n’y regarde sûrement pas de 
si près, et je suis sûr qu’elle sent comme j’ai dit. Quoi qu’il en 
soit, la terre cuite est l’aflaire du génie. Le marbre est la fin 
de l’ouvrage. 

On a fait toutes les perquisitions imaginables, et, jusqu’à 
présent, elles n’ont rien produit. Dans l’incertitude que cet 
homme soit mort, il est prudent d’agir comme s’il vivait. 

Le sieur Poirson, qui m’a tout à fait l’air d’un honnête 
homme, m’a demandé six francs pour ses perquisitions, deux 
louis pour avances faites à la graiid’maman de M"® Collot, et 
soixante et douze livres pour l’entretien d’un de ses frères, en 
attendant qu’on le mette en métier, si elle y consent. 

Cochin vous répondra en son nom, et au nom de l’Académie; 
l’ami Cochin est un négligent, et puis c’est tout. 

Si la saison n’est pas trop avancée, vous recevrez bientôt les 
(jeux volumes de planches qui vous manquent. 



LETTRES A FALCONET. 


291 


Adressez-vous à Marc-Michel Rey, à Amsterdain, et vous 
aurez pour rien des livres qui vous manquent, et pour lesquels 
les colporteurs nous font payer, au poids de l’or, le risque 
qu’ils courent d’être pendus. 

Mais admirez donc comme mon écriture est belle I Pour cette 
fois, vous ne m’interpréterez pas comme les auteurs dont on ne 
possède pas parfaitement la langue, devinant certains mots par 
leur cortège. Pour moi, je vo es us et vous entends tout cou- 
rant, soYEz-EN-süR. Cela est pourtant bien étrange, car vous 
n’ètes pas toujours clair. 

Mais on m’a dit que ce bon Collin était consumé de vapeurs 
et de mélancolie. S’il avait le courage de se faire muletier, deux 
ou trois ans seulement, je suis sûr qu’il guérirait. Tout a son 
utilité, môme le malaise. 

Le Moyne fera bien mieux que vous ne demandez, mais ce 
ne sera pas demain. Vous aurez un masque d’Henri IV, qu’il 
a fait lui-même d’après Porbus, et un autre masque de Sully, 
qu’il fait faire d’après le môme peintre et qu’il réparera. 

El je ne verrai pas la lettre de M. King, parce qu’il y fait 
VHogede votre ouvrage? Sans doute, il ne faut pas colporter 
soi-même son panégyrique; mais il n’y a, je ci’ois, ni platitude 
ni fatuité à le communiquer à son ami. J’en aurais pris ce que 
j’aurais voulu, et n’en aurais fait part à personne . 

Eh ! Falconet, tu me parles de M"” Collot comme si je ne la 
connaissais pas. Est-ce que je n’ai pas employé son ébauchoir et 
fixé ses regards pendant une ou deux semaines? Est-ce que 
j’ignore sa fierté? Est-ce que tu prétends exclusivement à l’hon- 
neur d’ôtre déchiré ! 

J’ai lu à Naigeon vos deux paragraphes, et il en a ri. 11 me 
charge de vous embrasser pour lui {sans oublier A/"' Collot) -, 
nous sommes tous d’assez bonnes gens, au vrai. 

Que ce que vous reprochez à M. de la Rivière fût arrivé à 
Pigalle, en Russie, je le concevrais ; mais quelle diable de riva- 
lité, quelle diable de jalousie peut-il y avoir d’un homme qui 
porto sous son bras une liasse de livres à un homme qui pétrit 
de la terre glaise? 

Si vous vous en tenez au rôle de grand artiste; si vous 
n’êtes point courtisan; si vous n’ambitionnez aucune faveur; si 
vous ne demandez aucune grâce ni pour vous ni pour d’autres ; 



292 


LETTRES A FALCONET. 

si vous n’entrez dans aucune tracasserie de cour; si vous n'en- 
treteaez l’impératrice que d’art et de science, l’envie se taira et 
vous serez aimé, estimé, honoré comme vous le méritez. 

Si vous ne croyez pas avoir donné une scène aux Russes, 
vous vous trompez, ou du moins les Russes me trompent. 

On n’a point troqyé extraordinaire que vous vous plaignis- 
siez. Je le crois. On le désirait peut-être, et qui sait si vous 
n’avez pas été une machine ? 

11 ne s’agit point ici de résignation évangélique. Il s’agit de 
fierté, de grandeur, de vraie dignité, de cette noble confiance 
qu’on tient du témoignage qu’on se rend à soi-même, et qui 
nous fait marcher, au milieu des calomniateurs qui nous atta- 
quent et des sots qui les croient, la tête haute et levée; qui fait 
baisser les yeux aux uns et qui, tient les autres la bouche béante. 
Les bonnes mœurs, le talent décidé, le temps qui éclaircit tout, 
achèvent le reste. Je défie tous les méchants de la terre. Ils 
pourront m'ôter la vie, mais il n’y a que moi qui puisse me 
déshonorer. J’étais déchiré par la calomnie. Je vivais de la vie 
la plus retirée et la plus obscure ; nul défenseur au milieu d’une 
infinité de jaloux, de traîtres, de malveillants, de prêtres enra- 
gés, de gens de cour envieux, de magistrats indisposés, de 
bigots déchaînés, d’hommes de lettres perfides, d’idiots cor- 
rompus et séduits. Qu’en est-il arrivé? Rien. Justice s’est faite 
et promptement. 11 ne faut que la voix ferme d’un homme de 
bien qui réclame pour étouffer celle de cent méchants, et cet 
homme de bien se montre à la fin. En attendant, nos actions et 
nos ouvrages préparent l’effet de son discours, et quand il a 
parlé, les calomniateurs et leurs dupes changent de rôle; ils 
enchérissent sur lui et deviennent les trompettes du mérite, 
toujours ■ également vils. Songez qu’on a d’abord pour soi le 
petit nombre de gens de bien très-réservés à croire le mal. 

Voilà mes principes, et tu conviendras qu’ils sont consolants 
et bien propres à assurer nos pas dans le chemin de la vie. 

Je veux que vous fassiez le bonheur de ilf Collot, parce 
que vous êtes son maître, son ami, son appui, son bienfaiteur 
surtout ; parce que tous les succès et tous les honneurs possibles 
ne la dédommageront pas deè chagrins domestiques et secrets ; 
parce qu’ayant attaché son sort au vôtre, je dois désirer qu’il 
soit heureux. Il ne faut pas que vous flétrissiez vos bienfaits; il 



LETTRES A FALCONET. 


293 


ne faut pas que je me repente de mon conseil. Vous dites donc : 
que Af Collot travaille toujours^ qu'elle soit honnête^ et je 
peux répondre de son bonheur. Il fallait ajouter : en dépit de 
tous les envieux et de tous les calomniateurs du monde. 

J*accompagnai M. Chotensky à la seconde visite, et je tâchai 
de réparer par beaucoup de gaieté le ridicule de la première. 
On n’a fait cette histoire que pour satisfaire la curiosité de la 
comtesse d’Egmont; on n’a aucun dessein de la publier; on 
fera lecture à M. Chotensky afin iju’ilen juge par lui-même et on 
n’a nulle répugnance à en faire passer une copie à Pétersbourg ; 
pourvu que Sa Majesté Impériale en marque l’envie, ce qu’on 
n’ose présumer; car nons sommes surtout modestes. Voilà le ré- 
sultat de cette affaire que M . de Rulhières traiiuit comme il lui plaît. 

Je ne sais pourquoi vous renonceriez à l’acquisition Gaignat. 
Je tiens des héritiers et de Remy, lebrocanteur de M. de Ghoiseul, 
que celui-ci n’y pense pas. 

Que me dites vous là des amis que vous avez à Pétersbourg 
et de V approbation quils ont donnée à votre conduite et à votre 
factum. Par Dieu, je sais bien que ma façon haute et fière n’est 
pas commune, et je sais tout aussi bien qu’elle est de tous les 
temps, de presque de toutes les circonstances et de tous les 
pays. Je ne traduirai jamais personne ni devant le législateur, 
ni devant les lois pour un libelle; à plus forte raison pour un 
propos. 

Sa législation imaginaire. Cela est bientôt dit. Donnez-vous 
la peine de lire la République de Platon, et lorsque vous aurez 
eu le courage de mépriser l’un, je ne vous permettrai pas encore 
de dédaigner Tautre. M, de la Rivière neconnait pas leshommesî 
Je l’ai dit, ohl je suis tout aussi capable qu’un autre de dire 
une absurdité, mais celle-là ! soyez-en bien sûr avant que de me 
l’imputer. J’ai dit d’un homme qui a administré avec un ap- 
plaudissement général et au grand désespoir des fripons une de 
nos plus importantes colonies, à deux reprises et pendant quatre 
ans... Ma foi, ou je dormais bien poofondément ou vous avez 
fait un étrange rêve. Peu importe lequel des deux. Les Russes, 
mon ami, les Russes sont comme tous les autres hommes du 
monde ; blessés de la fierté quand elle est déplacée, dupes de 
la flatterie quand elle est adroite : Cui male si palpere^ recal-- 
citrat undique totus. 



294 


LETTRES A FALCONET. 


Des toilettes, j’en fais une quand je me présente en public, 
et encore quelle toilette ! Pour mon ami, je le visite en bonnet 
(le nuit. J’aimerais mieux mourir que de me copier. Tout ce que 
je puis faire en faveur d’un ami qui se plaint, c’est de tailler 
ma plume, comme vous voyez. 

Je lirai l’ouvrage* de M. King et je lui répondrai. 

Il a couru par la ville une lettre de vous à M. de Marigny, 
et une réponse de lui à vous. J’en suis sûr, quoique je n’aie 
rien. vu. 

Encore une fois Cochin fera son devoir d’ami et de secré- 
taire. 

Vous n'êles ni fou ni bêle; et celui qui vous prendrait pour 
tel pourrait bien être l’un et l’autre ; mais vous êtes ombrageux, 
sensible et chaud. 

Mon ami, mon ami, ce n’est pas le jugement qui choisit une 
maîtresse, et quand elle se résout à nous suivre au bout du 
monde, le moyen de l’en empêcher ? 

Si je vous permets de m'aimer, 11 le faut bien; car vous ne 
m’en aimeriez pas pas moins, quand je ne vous le permettrais 
pas. Aimez, aimez, embrassez, oh ! mon Dieu ! que cela me fait 
de plaisir. 

Réponse à votre billet du 18 juilet. J’ai remis à M. Le Moyne 
votre lettre à Fontaine. Je suis au service de Sa Majesté Impé- 
riale, au vôtre, sans limites. 

Vous n’aurez point de livres. M. de Sartine ne veut pas 
qu’on vous en envoie. Je respecte M. Collin pour l’action déli- 
cate qu’il a faite en vous sacrifiant sa terre cuite. Songez à la 
circonstance. On se refuse difficilement à ces procédés-là, quand 
on s’en avise. Mais on ne s’en avise guère. Et pourquoi le pré- 
venir sur la reconnaissance de l’impératrice ? Il vaut bien mieux 
lui ménager la surprise. Il ne s’attend pas, et ne s’est jamais 
attendu qu’à une récompense qui ne pouvait lui échapper. C’est 
que, comme les plantes exotiques, les sciences et les arts de 
transport périssent dans les serres chaudes. C’est du sol même 
qu’il faut faire sortir les poètes, les littérateurs, les orateurs, 
les peintres, les sculpteurs, les musiciens. Ce sont aussi les 
enfants de la bonne Gérés. Il faut pour prospérer qu’ils lèvent 
avec le grain. Si je l’ai vu ce Rembrandt? je vous en réponds. 
Mais que diable voulez-vous qu’on fasse d’un sujet de la Bible? 



LETTRES A FALCONET. 295 

Le beau sujet pour un boudoir ou pour un salon qu’un gueux 
tout déguenillé ! Voilà les raisonnements qu’amènent le luxe et 
son petit goût. Quand je dis le luxe, j’entends celui qui masque 
la misère et non celui qui naît de l’abondance. Ils portent te 
môme nom, mais ils ne se ressemblent point. 

Mon ami, j’ai fait \non prône sur les amateurs, les hono- 
raires et les académiciens, comme on a fait les règlements, en 
attendant qu’il y eût une Académie. 

Vous respectez donc ceux qulJtravaîllent pour la postérité et 
vous faites bien. 

J’attends les têtes. Je les attends, et vous saurez ce que je 
pense d’elles, ce qu’on en dira, et ce que je pense de ce qu’on 
en aura dit. 

Mais si le portrait de notre ours pouvait trouver place dans 
la grande ménagerie? Qu’en pensez-vous? Nous verrons ce que 
Le Moyne en dira. 

Réponse à votre billet du 29 juillet. Tout est fait, au moins 
tout ce qui dépend de moi. Je sais bien que le Cortone, indigné 
contre des élèves qui s’honoraient de son travail, chassa les 
élèves et effaça ce qu’il y avait de peint à la galerie Barberini ; 
mais il fut, à mon sens, pusillanime et fou. Que d’ouvrages 
ûiits et à faire qui réclamaient déjà et qui doivent réclamer un 
jour contre la petite impertinence des élèves ! Je sais bien que 
Le Moyne, travaillant à son monument de Bordeaux, en fit autant 
({ue Pierre de Cortone: mais il convient qu’il fut pusillanime et 
fou, et que l’excès du travail dont il se chargea tout seul pensa 
lui couler la vie. Vous vous tuerez, et cela pour faire taire des 
imbéciles qui prennent un manœuvre qui dégrossit un bloc pour 
un sculpteur. Est-ce qu’on ne connaît point ici Étienne Falco- 
net? Est-ce qu’on n’y connaît pas Fontaine? Et que vous im- 
porte l’ignorance passagère ou durable de la foule des barbares 
qui vous entourent? Se jeter dans la Néva pour un vol? j’ai- 
merais bien mieux y jeter le voleur. S’il arrive jamais à mon 
copiste de s’attribuer mon ouvrage, je me moquerai de lui ; 
mais s’il copie bien, je le garderai. On a commencé par dire : 11 
ne fera jamais rien de grand. Cela est vrai, on l’a dit et peut- 
être à Paris. Mais à présent qu’on voit ce grand qui pousse, on 
dit : C’est Fontaine qui fait tout; mais où dit-on cela? Pardieu 
ce n’est pas ici. C’est donc à Pétersbourg? Mais ce n’est pas l’im- 



296 


LETTRES A FALCONET. 


pératrice. Ce n’est pas le général Betzky. Mais ce n’est aucun de 
ceux qui sont sortis de leur pays. C'est donc la populace de la 
ville et de la cour? Lorsque ton monument sera achevé, fais-le 
graver, et écris toi-même au bas de l’estampe : Fontaine fecit^ 
et tu n’en imposeras à personne. Tu écoutes plus le bruit du 
moment que l'estim# que tu te dois. Ils ne connaissent pas 
Étienne FalconetI C’est lui qui s’ignore. Je ne le connais pas 
assez bien ! et c'est moi qui enrage de ce que sa conduite haute 
et ferme ne réponde pas au cas infini que j'en fais. D’Aquin 
jaloux de son souffleur le chasse. A la bonne heure. 

Mon ami, soyez tranquille sur le manuscrit ; il est à vous, 
et j’ai pris des mesures pour qu’on vous le restituât, en cas de 
mort. 11 n’en sera jamais fait usage que de votre aveu; mais 
ayez pitié d’un homme écrasé" de travail. 

J’ai demandé à Le Moyne ce que c’était que ce M. de Villiers 
et j’attends sa réponse d’un moment à l'autre. 

Eh bien, ce Fontaine, j’en reviens donc bien disposé. Je 
veux bien ne le pas croire innocent, mais je ne serais point 
surpris qu’il le fût. C’était lui qui faisait les bustes de M‘‘‘'Collot. 
Eh bien, quand il n’y sera plus, ce sera vous. Attendez-vous à 
cela l’un et l’autre. Pardieu, la fausse délicatesse des gens de 
bien donne bien de l’avantage aux coquins et aux sots. Us sont 
toujours maîtres de les séparer, sinon de les brouiller. C’est 
une réflexion que j’ai faite dans une occasion assez différente. 
Mademoiselle Victoire, vous avez un ami qui fréquente souvent 
chez vous. Un scélérat s'avise de dire que cet ami couche avec 
vous. On le croit. Cela vous revient, que ferez-vous? Chasserez- 
vous votre ami? Je brûle de savoir pourquoi vous m’embrassez 
bien fort. Pour quoique ce soit, serrez de toutes vos forces. 

Ce que je fais? Je me hâte de finir mon ouvrage et de me 
dégager de toute entrave, afin de devenir ce qu’il me plaira. 
La réponse trop honnête de l’impératrice me ferait trembler, si 
j’étais vain. Ceux que le ciel a doués d’une grande tête et d’une 
grande âme ignorent bien peu de choses. Leur malheur, qui est 
sans remède, c'est de n’avoir pas assez de temps pour tout ce 
qu’ils ont à faire. C’est le secret d’allonger leur vie qu’il nous 
faudrait, et nous ne l'avons pas. 

Ils ont vu ses ouvrages et sont restés muet s î et tu n’es pas 
parti de ta place, comme un éclair, et tu n'as pas jeté tes bras 



LETTRES A FALGONET. 297 

autour de son col, et tu ne Tas pas embrassée? Voilà ce qu*il 
fallait faire, voilà ce que j’aurais fait en présence de tous ces 
foutus nigauds-là. 

Bonne amie, laissez-moi faire, ou j’y perdrai mon latin, ou 
je vous vengerai en remplaçant ces éloges par d’autres qui les 
vaudront bien. Mais il faudra que Le Moyne et Cochin me secon- 
dent, et ils me seconderont. Si vous ne vous rappelez pas un 
peu vos lettres, je veux mourir si vous entendez rien à cette 
réponse. ^ . 

Beux de nos Académies viennent de se mettre dans la boue. 
L’Académie française, en accordant le prix de poésie à une pièce^ 
très-plate d’un petit abbé de Langeac, pièce pU:s jeune encore 
que l’auteur, pièce qu’on attribue à Marmontel, pièce dont la 
lecture la plus séduisante ii’a pu dérober la misère. En couron- 
nant le petit calotin, l’Académie déclara que la couronne appar- 
tenait de droit au Rulliières en question, si l’ouvrage de celui-ci 
n’avait été exclu du concours par des personnalités. J’ai lu la 
pièce de Rulhières : c’est une satire, excellente pour les choses et 
pour le ton, sur l’inutilité des disputes. L’autre Académie bien 
déshonorée, c’est la votre, l’Académie de peinture et de scul- 
pture. Elle accorda le prix de peinture à un nommé Vincent, 
que ses camarades promenèrent en triomphe sur leurs épaules, 
tout autour de la place du Louvre, et déposèrent ensuite à la 
pension. Cette espèce d’ovation me plaît infiniment. Ils atten- 
dirent en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait 
sept à huit concurrents, parmi lesquels trois dont les bas-reliefs 
étaient excellents. Ces enfants se disaient l’un à l’autre : Sic est 
toi qui as le prix^ je ni en consolerai : car si fai fait une 
assez bonne ehoscy tu en as fait une belle. Cependant l’Académie 
délibérait, et le silence régnait sur la place. Les trois préten- 
dants s’appellent Millot, Stouf et Foucou. La balance des élèves 
penchait du côté de Millot. L’Académie ne couronna aucun des 
trois. Le prix, dont on avait disposé d’avance, fut accordé à un 
nommé Moitte, élève de Pigalle. Notre ami Le Moyne a fait un 
plat rôle dans tout ceci. Pigalle lui disait : Si mon élève n'a 
pas le prixy je quitterai V Académie -y et il n’a pas eu l’esprit 
de lui répondre : S'il faut que l'Académie fasse une injustice 
pour vous conservery elle aura plus d'honneur à vous perdre. 
Ah ! mon ami, si tu avais été là! Il ne faut souvent que la pré- 



298 LETTRES A FALCONET. 

sence cVun homme habile, juste et ferme. Comme tu aurais 
secondé Dumont et quelques autres! Cependant le bruit qu*on 
a donné le prix à Moitte parvient aux élèves. Ce fut une conster- 
nation d’abord, puis le murmure de l’indignation. L’abbé Pom- 
niyer, honoraire, se présenta le premier pour sortir. Il demanda 
qu’on lui fît passage^ On s’ouvrit et on lui cria : Passc^ foutu 
âne, Moitte parut ensuite, et ce fut un tumulte effroyable de 
cris et d’injures. Il leur disait, en tremblant ; Messieurs^ ce 
n'est pas moi ^ c est V Académie ] et ils lui répondaient : Si tu 
nés pas un infâme^ comme ceux qui t'ont nommê^ remonte et 
va leur dire que tu ne veux pas entrer. 

Les académiciens hésitaient de se montrer^ ils s’attendaient 
à la huée, et ils ne furent point trompés. Elle dura plus d’une 
heure, mêlée de sifflets, de l)ourdonnements, d’éclats et d’in- 
jures. Cochiii avait beau leur dire : Messieurs^ que les mécon- 
tents viennent s'inscrire chez moi, on ne l’écoutait pas. On conti- 
nuait de huer, de honnir de bafouer. Tout cela se passait dans 
l’intervalle de votre billet du 18 et de celui du 29, où vous 
demandiez précisément qu’on vous envoyât ce Millot à qui on 
venait de faire une injustice. Je courus chez LeMoyne. LeMoyne 
levait les mains au ciel et s’écriait : La Providence l la Provi- 
dence lie ne pus riT empêcher de prendre votre ton bourru, et 
de lui dire : La Providence, la Providence, est-ce que tu crois 
quelle est faite pour réparer v>os sottises? Millot survint. Le Moyne 
lui parla. Le lendemain, il me l’envoya. Ce jeune homme était 
désolé. Il me disait d’un ton à déchirer x 11 y a dix-sept ans 
que mes pauvres parents me nourrissent et au moment où 
f espérais!,,. Il y a dix-sept ans que je travaille depuis le 
point du jour jusqu'à la nuit. Je suisperdu, car qii est-ce quime 
dit que Foucou ou quelque autre ne m' ôtera pas le prix de Vannée 
prochaine? Je crus le moment favorable à vos vues. J’exigeai 
le secret, et il m’en donna sa parole d’honneur. Je lui fis votre 
proposition; il m’en remercia dans les termes les plus affec- 
tueux, et me demanda le reste de la journée pour en délibérer 
avec M. LeMoyne et avec lui-même. Il est revenu et il m’a dit 
qu'on ne se livrait pas à l'étude de son art par intérêt*, qu'il 
sentait tout l'avantage du traité que je lui proposais*, mais qu'il 
fallait offrir à V Académie l'occasion de réparer son tort. Aller à 
Rome ou mourir. 



LETTRES A FALCONET. .299 

Votre billet du 29 me consola du peu de succès d’une négo- 
ciation que les circonstances semblaient rendre infaillible. 

La ville s’est récriée, les élèves ameutés ont menacé. 
L’Académie inclinait à les décimer; mais il paraît que tout se' 
calme et finira par rien. Ils auront fait une injustice à un de 
leurs élèves, et peut-être le malheur d’un autre à qui, pendant 
sept ans de suite, ses camarades jetteront au nez. la honte de sa 
réception. Une circonstance que j’oubliais, c’est que peu s’en 
fallut que les élèves ne prissent jiloitte par les oreilles, ne le 
missent à quatre pattes, et ne lui fissent faire le tour de la 
place, portant Millot sur son dos. 

En attendant que Le Moyne m’envoie sa note sur M. de Vil- 
liers, il me prend envie de vous décrire le bas-relief de Millot. 
Le sujet était le triomphe de David, après la défaite de Goliath. 
A droite, ce sont deux énormes Philistins debout, bien consternés, 
bien humiliés, qu’un Israélite garrotte. Puis David conduit sur 
son char de triomphe par des femmes. Une embrasse ses 
genoux, une autre le couronne, d’autres l’aident à monter. Puis 
c’est le char attelé de deux chevaux qu’un Israélite retient par 
la bride. Tout à fait sur le devant, et au centre du tableau, un 
autre Israélite enfonçant une pi.que dans la tête de Goliath. Celte 
ièiii est çffroyable, renversée, ses cheveux épars sur la terre. 
Au devant du char, les femmes d’Israël chantant, dansant, 
jouant, préludant des instruments. Parmi ces femnjcs, une 
espèce de bacchante, déployée avec une grâce et une légèreté 
charmante; et tout à fait à la gauche, une autre conduisantpar 
la main son enfant qui regarde la tête horrible avec une expres- 
sion mêlée de terreur et de joie; et puis, sur le fond, au loin, 
des bras en l’air, des têtes de peuple en acclamation. L’artiste 
a pressenti que ses concurrents prendraient le moment du 
triomphe. 11 a choisi le précédent. C’est un reproche qu’ils lui 
ont fait, c’est-à-dire qu’ils l’ont blâmé d’avoir eu du génie. 
Ils ont encore attaqué l’idée du char qui n’est pas même une 
licence. Ils ont avoué que le bas-relief de Moitié ne valait ni 
celui-là, ni aucun des deux autres; mais qu’ils lui connaissaient 
plus de talent. En ce cas il est inutile d’instituer un concours et 
des prix. Cochin, plus adroit, aime mieux dire que chacun a son 
goût et ses yeux, que le bas-relief de Moitte lui a paru le meil- 
leur; et les élèves lui répondent qu’il est sans invention, sans 



300 LETTRES A FALCOiNET. 

génie, froid, plat, sans détails, sans pieds, sans mains, mau- 
vais, absolument mauvais, et qu'il n'a, lui, nulle connaissance 
de l'art, ou nul goût, ou nulle bonne foi. J’écrivais, il y a quel- 
ques jours, à Cochin, à propos du silence qu'il gardait avec 
vous : « Eh bien, vous avez donc été hués, honnis, bafoués par 
vos élèves? Ils pourraient avoir tort; mais il y a cent à parier 
contre un qu'ils ont raison ; car ces enfants-là ont des yeux, et 
ce serait peut-être la première fois qu'ils se seraient trompés. » 

.11 y avait cette année au Salon quatre grands tableaux 
d'histoire ordonnés pour le roi de Pologne, par l'entremise de 
M‘"® Geoffrin : l'un, Silurus mourant au milieu de ses enfants, 
de Halle, détestable; le second, la tête de Pompée présentée à 
César, de Lagrenée, mauvais ; le troisième. César au pied de 
la statue d’Alexandre, dans le temple d'Hercule, médiocre, sur- 
tout de composition. Il est de Vien, qui a aussi exécuté la conti- 
nence de Scipion, au refus de Boucher. Oh! quel tableau que ce 
dernier! 11 est si misérable que j'ai entendu des élèves se dire 
l’un à l’autre qu’ils ne voudraient pas l’avoir fait. L’inégalité 
des artistes ne se comprend pas. Ce Vien a fait tout à l’heure, 
pour Saint-Roch, la prédication de Saint-Denis dans les Gaules, 
morceau immense et d’un très-grand maître. 

Mais au milieu de tout cela, j'allais oublier de vous dire que 
le prince de Galitzin est marié. 11 part de Paris. Il va aux eaux 
d'Aix-la-Chapelle pour sa santé. 11 y trouve le prince et la 
princesse Ferdinand de Prusse, et une jeune comtesse de 
Schmettau, jolie, pleine d’esprit, de gaieté, de grâce et de 
talents, du moins il n'y a qu’une voix là-dessus, et le voilà 
marié. 

Mais la note sur M. de Villiers ne vient point et je n'ai plus 
rien à vous dire, sinon que je vous salue, et que je vous embrasse 
tous les deux, que je vous aime de toute mon âme, que j’ai 
ressenti vos peines comme vous-mêmes, et que s'il y a par 
hasard encore dans cette lettre quelque chose qui vous offense, 
vous le pardonnerez à mon amitié. 

Mademoiselle Victoire, un peu de hauteur, un peu d’âme. 
Regrettez plutôt une bonne critique qu'un plat éloge. Et surtout 
ne défendez jamais ni vos ouvrages ni votre réputation. C’est du 
temps perdu, tout au moins. Les apologies ne se lisent point. 
Ayez des mœurs, faites de belles choses, et laissez dire les mé- 



LETTRES A FALCOMET. 


301 


chants, et se taire les sots, dontaussibien vous n’entendriez rien 
qui pût vous flatter jusqu’à un certain point. C’est une bien petite 
vanité que celle qui court après une louange de nulle valeur. 
Le véritable éloge c’est le nôtre, c’est celui du maître; c’est la 
récompense, c’est la protection continue de l’impératrice; c’est" 
elle qui sent, c’est elle qui a des yeux, c’est à elle qu’il faut 
avoir plu. 

Toujours en attendant la note de LeMoyne; je causerai avec 
vous, jusqu’à ce qu’elle vienne. Le prince de Galitzin avait 
demandé, pour l’impératrice, un tableau à chacun de nos bons 
artistes : Michel Van Loo, Vernet, Vien, Gasanove, Boucher. Une 
faut rien attendre de Vernet, il est trop occupé, et il doit, de 
reconnaissance, tout son temps à M. de Laborde qui lui paye la 
vente du prix de ses tableaux d’avance. lUon non plus de 
Boucher, qui est léger, caduc et paresseux. Gasanove a presque 
fini le sien. Je ne vous en parierai pas : je ne l’ai pas vu. G’est 
un sujet dans son genre, et qu’il a travaillé de son mieux. Le 
sujet de celui de Vien est charmant : c'est un Mars qui, las de 
reposer entre les bras de Vénus, lui demande la permission 
d’aller se ragoûter en tuant quelques milliers d’hommes. La 
déesse y a consenti. Il cherche son casque. 11 ne le trouve point. 
Vénus debout, lui souriant toute nue, un bras jeté sur ses 
épaules, lui montre, de l’autre main, ce casque dans lequel ses 
colombes ont fait leur nid. Il y a, par derrière les deux prin- 
cipales figures, des amours malins qui se sont emparés du reste 
de ses armes. Michel a fait un concert espagnol. Il y a mis une 
vingtaine de figures. Son tableau est achevé. 11 est supérieure- 
ment peint; grande vérité dans les physionomies des concer- 
tants ; sage sans être froid; et puis des étoffes à s’y tromper. 
Vu dans un miroir, c’est la nature môme. 11 en coûtera de l’ar- 
gent à l’impératrice, moins cependant qu’au roi de Pologne, et 
j’espère qu’elle sera mieux servie. G’est que nous laissons aller 
les artistes à leur fantaisie, et que M'"® Geolfrin veut les faire 
aller à la sienne. G’est pour se soustraire à son despotisme que 
Boucher, qui s’était d’abord chargé de la Continence de Scipion^ 
a renvoyé ce travail à Vien. 

Une chose qu’il faut que je vous dise : c’est qu’on perd le 
goût de la nature, et que quand une fois on l’a perdu, on n’y 
peut plus revenir. Il y a quelque temps que Boucher fit venir 



302 LETTRES A FALGONET. 

un modèle d’après lequel il fit une très-mauvaise figure, tandis 
qu’une autre, qu’il avait exécutée de pratique, était au moins 
supportable. On a dit : îiatiiram expellas furca^ iameri usque 
recurrit. Pardieu, ce n’est pas en peinture. 

Enfin, la voici, cette note. 

M. de Yilliers^est le même qu’un M. Chariot dont je 
crois vous avoir déjà parlé; si ce n’est pas à vous, ce sera au 
général. C’est uri^àmi de presque tous vos amis. 11 est né à Paris, 
sans aucune fortune. Il a fait d’excellentes études, et il a beau- 
coup de littérature. Il a été clerc de procureur, il s’est fait 
avocat. 11 a suivi le barreau avec succès. Il plaidait depuis fort 
peu de temps, lorsqu’il survint une interruption au Palais qui 
dura dix -huit mois. Ce fut alors qu’il fit la connaissance d’un 
marchand qui demeurait luie Saint- Gervais et qui l’engagea à 
regarder sa maison comme la sienne. Il épousa la fille de ce 
marchand, moitié par reconnaissance, moitié par goût. Mais afin 
qu’il pût suivre son état, en même temps que sa femme suivait 
le commerce, on tint ce ménage secret. Mais malheureusement 
sa femme avait qualité, et ses dettes engagèrent son mari. Au 
mois d'avril 1765, il fut obligé de faire un arrangement avec 
les créanciers de sa femme, et de s’obliger à payer quarante 
mille francs dans un intervalle de tenips assez court. Au mois 
d’août suivant, il se découvrit d’autres dettes qui n’avaien-t point 
été déclarées. Sur quoi M. de Villiers, ou Chariot, ne voyant 
aucun moyen de faire face avec le produit de son talent, menacé 
de perdre son état, par l’éclat de son mariage que la poursuite 
des créanciers ne pouvait manquer de manifester, prit, tant en 
elTets qu’en argent, environ trois mille livres et passa en Angle- 
terre d’où il s’est réfugié à Pétersbourg, n’ayant subsisté pen- 
dant tout ce temps que par les modiques secours qu’il a reçus 
de quelques-uns de ses amis de Paris. Tous ceux qui l’ont connu 
ici attestent de ses connaissances^ de ses talents et de sa pro- 
bité. Il paraît, à ce qu’ils disent unanimement, que c’est un 
homme à employer à beaucoup de choses. Prault, Pissot, Le 
Moyne et d’autres le recommandent à vos bons offices. Notez, 
s’il vous plaît, que je ne vous l’adresse pas, mais que je vous 
transmets seulement la note de M. Le Moyne. il est vrai que 
c’est avec plaisir. 

Et puis, mon ami, que Dieu vous inspire l’art de conserver 



LETTRES A FALCONET. 303 

le repos, que Newton appelait la chose vraiment substantielle, 
rem prorsus substantialem» 

11 faut convenir qu’avec ce ton de vérité, si nous ne nous 
brouillons pas, sûrement nous en deviendrons meilleurs. Vous 
m’avez répondu de vous ; je vous réponds de moi. 

Et gardez ce volume, pour quelques-unes de vos longues 
soirées d’hiver. 

Je vous salue et vous embrasse une fois, deux fois, cent fois 
tous les deux. 

Je ne saurais m’en tenir là.^près avoir eu le courage de 
lire tout ce qui précède, il vous en restera peut-être assez pour 
quelques lignes de plus. 

Le samedi qui suivit le jugement inique, il J eut assemblée 
à l’Académie : vos messieurs, en y arrivant, trouvèrent sur la 
place un concours de deux cents citoyens de tous les états, bien 
disposés à les accueillir convenablement. Ces citoyens s’y étaient 
rendus avec tous les instruments qui rendent un charivari bien 
éclatant. Mais, mieux avisés et craignant que le tumulte n’attirât 
la garde, ils changèrent de parti. Ils se rangèrent en haie. 
Arrivèrent les premiers, Dumont, Boucher, Van Loo et d’autres 
qui avaient voté pour Millot, et voilà tout à coup un cri d’accla- 
mations, d’applaudissements et de claquements de mains. 
J’avais oublié de vous dire que Boucher avait, à la séance de la 
décision, réclamé de toute sa violence de vingt-cinq ans, et que 
ces honnêtes fâcheux l’entourèrent, se pressèrent sur lui, l’em- 
brassèrent et lui firent mille compliments et mille caresses. Et 
puis les revoilà rangés en haie. Paraît Pigalle, il entre au milieu 
de deux files, et aussitôt on entend une voix qui crie : Le dos! 
à ce mot, les deux files se retournent et Pigalle passe au mi- 
lieu de deux cents personnes qui le saluent du derrière. Pigalle 
passé, arrivèrent M. et Vien; môme cri le dos, même quart 
de conversion, même demi-tour et même salut du derrière. On 
rendit les mêmes honneurs à notre ami Cochin. Au sortir de 
l’Académie, même cérémonie. Pigalle, le chapeau sur la tête, 
et d’un ton un peu rustre, s’adressa à un jeune homme et lui 
demanda s’il était mécontent du jugement. Le jeune homme, se 
couvrant, lui répondit que, n’étant point artiste, il n’avait rien à 
lui répondre, mais que par la même raison il pouvait lui 
remontrer sans conséquence qu’il lui trouvait le ton fort im- 



LETTUETS 'A .FÂLCONET. 


m 

pertinent. Il y a quelque's autres détails qui né me reviennent 
pas. Je suis sûr que vous direz : Voilà qui est bien. Si toutes 
les injustices étaient ifessenties et le ressentiment témoigné de 
cette manière, on en commettrait moins. 


X VIII 


Et je manquerais une occasion de causer avec mes amis ! 
Oh! que npo. Voilà à côté de ma table un jeune homme qui part 
pour Pétersbourg et qui a la complaisance d’attendre que je 
vous aie dit quelques douceurs. Je m’ennuie de ne vous point 
voir, je m’ennuie de ne point entendre parler de vous ! L’intérêt 
que je prends à votre santé, à vos ouvrages, me fait à tout mo- 
ment oublier l’intervalle énorme qui nous sépare. Où en êtes- 
vous ? que faites -vous ? êtes-vous heureux ? Si vous l’êtes, je 
me garderai bien de corrompre votre bonheur par l’éternelle 
histoire de mes peines. Depuis cinq ou six mois, le calice amer 
de la vie ne s’est pas éloigné un moment de mes lèvres. Le 
jeune homme qui vous remettra ce billet m’est recommandé 
par M. Bernard. Il va en Russie avec des idées d’établissement 
et de commerce. A juger de ses mœurs et de ses talents par ses 
liaisons et ses amis dans ce pays-ci, je crois qu’il mérite que 
les honnêtes gens lui prêtent la main. S’il a besoin d’un bon 
conseil, et vous le demande, ne le lui refusez pas. Dites-lui, 
d’après les idées qu’il vous communiquera, ce qu’il faut qu’il 
fasse et qu’il dise. Mais vous ne me répondez pas sur le compte 
de M. Le Paige. Ce M. Le Paige n’est pourtant pas un homme 
d’un mérite ordinaire. En voulez-vous ? N’en voulez-vous point ? 
11‘me semble que dans les circonstances présentes, ses con- 
naissances et ses talents devraient le faire désirer. Je crois, 
mon ami, qu’il y a des hommes et même des hommes rares en 
Russie ; je crois même qu’il y en a au fond des forêts des Abe- 
nakis ou des huttes des Hottentots : mais des hommes instruits,^ 
éclairés, cultivés, c’est-autre chose. Ce ne sont pas des arbres 



LETTRES A FALCONET. 


305 


que jé vous propose, ce sont des jardiniers. Il y a des al’bres 
partout. J’avais résolu de vous cacher toutes mes peines ; mais je 
n’y tiens pas. Pour combler la mesure, savez-vous, mes amis, 
ce qui est arrivé à ces beaujT plâtres, à ces morceaux précieux, 
que vous avez si soigneusement emballés ? c'est que, malgré les 
doubles caisse^, malgré la filasse et la mousse, l’eau a pénétré 
et presque détruit. Il n’est resté que le mascfue de l’ours 
et la petite Russe d’intacts. Cependant, bonne amie, consolez- 
vous. Voici le jugement que nos grands artistes ont porté de 
votre travail, et ce qu’ils y ont^décoiivert à travers le dépé- 
rissement qu’il a souflert : c’est qu’il y avait dans les salles 
de l’Académie plusieurs morceaux de réception qui ne méri- 
taient pas autant cet honneur que votre ouvrage. Je vous en 
parlerai plus au long, lorsque le courrier n’aura pas le pied 
à l’étrier. 

Je vous disais, dans ma précédente, qu’il y avait des artistes 
qui criaient, et un certain philosophe de vos amis qui s’était mis 
sous la main de la justice par des emplettes pour Sa Majesté 
Impériale. Je vous recommandais de faire finir les plaintes des 
artistes et les soucis du philosophe. Je pense que ces deux 
affaires sont faites. Il ne me reste qu’un mot à vous dire sur les 
tableaux des artistes Casanove, Vîen et Machy. C’est que le 
prince de Galitzin est fort embarrassé de sa personne. Il croyait 
que ces trois morceaux n’étaient qu’à douze mille francs, et il 
le croyait d’après l’appréciation d’un brocanteur nommé Ména- 
geot, homme de bien et bon connaisseur. J’étais aussi dans la 
même persuasion, et point du tout. Il se trouve que le Vien 
veut avoir 8,000 francs de son morceau, que le Ménageot avait 
estimé deux mille écus; et ainsi des autres. En conséquence, il 
n’a demandé à M. le général que 12,000 francs, tandis qu’il faqt, 
ou laisser à ces maîtres l’ouvrage qu’on leur a commandé, et 
qu’ils ont fait de leur mieux, ou se constituer dans une dépense 
presque double. Casanove demande 10,000 francs, et son tableau, 
qui est immense et le meilleur peut-être qu’il ait fait, les vaut. 
Vien s’est vraiment surpassé, et son tableau vaut plutôt les 
8,000 francs qu’il exige que les autres ouvrages ne valent huit 
raille sols. J’ai vu la ruine de Machy ; elle est fort belle et il 
n’y a rien à rabattre des 4,800 qu’il supplie qu’on lui accorde. 
Pour Dieu, mon ami, servez vos confrères qui vous en sauront le 


XVIII. 



306 


LETTRES A FALCONET. 


plus grand gi’é. Parlez à monsieur le général, et dites-lui bien 
que quand il aura les tableaux sous ses yeux, j’espère qu’il se 
réconciliera avec le prix. Au reste, on a mis nos artistes en 
besogne sans rien stipuler ni sur le prix, ni sur l’étendue, ni 
sur le sujet. On s’est contenté de parler de la perfection du tra- 
vail ; ils y ont tendu de toute leur force ; il n’y a l’ien A leur 
objecter. Il faut seulement une autre fois s’expliquer avec eux 
plus précisément. Le prince Galitzin, furieux, dit qu’ils sont 
malhonnêtes; il a tort. 

Adieu, mon ami, adieu, bonne amie, je vous salue et vous 
embrasse tous les deux. Nous causerons une autre fois plus à 
notre aise et plus au long. 


Ce 30 mars 1769. 


XIX 


A peine, mon ami, me laisse-t-on le temps de vous dire un 
mot. Je ne sais si vous aurez reçu mes dernières lettres. Quoi 
qu’il en soit, voici une occasion de m’obliger essentiellement. 
J’ai acquis à la vente Gaignat, pour Sa Majesté Impériale, cinq 
des plus beaux tableaux qu’il y ait en France : un Murillo, trois 
Gérard Dow et un J.-B. Van Loo. La somme est assez forte, bien 
qu’elle soit très-au-dessous du mérite de ces morceaux. Je suis 
sous la main de justice, qui a fait la vente des effets Gaignat. La 
justice n’entend pas raison. Ayez donc l’amitié pour moi de voir 
monsieur le général, et de le supplier très-instamment de me 
faire passer des fonds et de me tirer de souci. Ne le quittez pas 
que vous n’ayez vu ces fonds expédiés. 

Rendez-vous aussi agréable à vos confrères de Paris, en 
obtenant que les morceaux que l’on a commandés à Vien, qui 
n’aime pas à attendre, à Machy, qui n’est pas en état d’attendre, 
et à Gasanove, qui est écrasé de dettes, soient promptement 
acquittés. 

J’ai reçu vos présents. Je vous en ai déjà dit quelque 



LETTRES. A FALCONET. 307 

chose. Je vous en parlerai mieux et plus au long une autre 
fois. 

Je vous salue et vous embrasse tendrement tous les deux. 
Ah ! mademoiselle Victoire, quel chemin vous avez fait! 


Ce 6 avril 17C9. 


XX 


Je vous écris à la hâte pour la seconde fois, mes amis ; Dieu 
m’envoie tous ceux qui partent pour Pétersbourg ; mais le diable, 
plus fin que lui, comme c’est l’ordinaire, ne leur permet d’arri- 
ver à mon étage qu’un quart d’heure avant leur départ. Je n’ai 
pas le temps de vérifier si j’ai reçu ou non les lettres dont 
vous me parlez. Tout ce que je puis vous dire, c’est que cinq 
ou six réponses que je vous ai faites ont été interceptées, et 
que j’en suis enragé, parce qu’elles contenaient des choses que 
je ne retrouverai plus et que vous auriez eu du plaisir à lire. 
Je vous disais, en cent façons différentes, tantôt en vous cajolant, 
tantôt en vous brusquant, que je vous aimais à la folie. Vous 
savez que M. Collin fait son séjour habituel à la campagne ; il 
faut le saisir au vol pour lui parler à la ville. Cela sera fait in- 
cessamment. M. Poissart a reçu et m’a montré la lettre de 
M”*" Collot. Nous avons fait apprendre à lire et à écrire à son 
frère, et je l’ai placé apprenti imprimeur chez Le Breton qui 
en est très-satisfait. C’est un état honnête, mademoiselle. Vos 
morceaux de sculpture me sont enfin parvenus, mais dans 
un état pitoyable; malgré cela, les gens de l’art en font le 
plus grand cas, et conviennent tous, d’une voix unanime, qu’on 
a admis bon nombre d’artistes aux honneurs académiques sur 
des ouvrages qui ne les valaient pas. Servez M. de Cotensky 
auprès de l’Impératrice. C’est un galant homme, circonspect^ 
exact, mais dont les dépêches ont subi le même sort que les 
miennes. 

Ah! mon ami, combien on nous a fait de vilenies! Le prince 



308 


LETTRES A FALCONET. 


de Galitzin, qui s’achemine vers sa souveraine et ses amis, vous 
expliquera tout cela. J’ai vu le moment où j’allais me trouver 
au Fort-Lévêque avec la jolie M“* Casanovc, elle pour ses 
dettes, moi pour mes engagements. C’est une manœuvre du 
diable, dont je ne vous rendrais pas compte en quatre pages. 
Imaginez qu’ils s’ étaient mis dans la tête de ruiner le crédit de 
Sa Majesté Impériale par une avanie bien publique, bien écla- 
tante, faite à l’homme qu’elle a comblé de ses grâces ; de per- 
suader qu’elle était au bout de ses ressources dès le commen- 
cement d’une guerre ; de me forcer à revendre les tableaux que 
j’avais acquis pour elle, et par conséquent d’interrompre ma 
correspondance avec le général et avec vous. Ils en auront un 
pied de nez, les plats bougres qu’ils sont. Tout est payé, et payé 
avec générosité , et déjà nol artistes sont aux genoux de Sa 
Majesté pour obtenir de faire des pendants à leurs tableaux ^ . 
Ah ! mon ami, le beau Murillo que je vous envoie, les beaux 
Gérard Dow, j’entends beaux comme les ouvrages de ce maître. 
J’espère que le Machy, le Casanove,Ie Casanove surtout, le Vien 
et le Van Loo vous feront plaisir. Ce qu’il y a de certain, c’est 
qu’ils y ont mis tout leur talent. Ils sont désespérés que ces 
morceaux ne puissent être exposés au Salon. C’était une espèce 
de dédommagement qui les consolait un peu du retard de leur 
payement. Je joins à cet envoi un J.-B. Van Loo, beau sujet, 
d’excellente couleur et d’un dessin très-correct. C’est une trou- 
vaille; car cet artiste a peu fait de tableaux de chevalet. Deux 
nouvelles qui ne vous déplairont pas : l’une, c’est qu’enfin nous 
avons découvert que M"‘ Collot était orpheline. Je joins ici l’ex- 
trait mortuaire de son père. L’autre que ce M. de La Live, 
menacé d’imbécillité depuis si longtemps, est devenu fou. Je 
voudrais, par maintes raisons que vous devinerez de suite, que 
Sa Majesté Impériale achetât son cabinet et le payât sur-le- 
champ. J’espère que monsieur le général vous en parlera. Je lui 
envoie le catalogue à tout hasard. Je suis charmé que votre 
santé et votre tranquillité se soutiennent. Je reçois vos amitiés 
et celles de M"* Collot, comme vous recevrez les miennes quand 
je vous les porterai. Ah! quel moment, mon ami ! Si nous avons 
la force de parler, c’est que nous ne nous aimons pas autant 


1. Je le crois bien. {Note de FalconeU) 



LETTRES A FALCONET. 309 

que nous le croyons. Tu peux compter que je te resterai un an 
tout entier. Travaille, mon ami, travaille de toute ta force. Sur- 
tout fais un beau cheval : car ils ont dit que tu le raterais L Tu 
fais donc quelque cas de mon admiration ; eh bien, tu n’en sei'as 
pas privé I J’irai t’admirer, j’irai m'acquitter aux pieds de la 
grande souveraine. Puisse-t-elle assommer incessamment* ces 
maudits circoncis, et puissent ses envieux en crever de dépit! 
J'aurais cru qu’on aurait plus d’indulgence pour le mérite relé- 
gué sous le pôle. Je me suis trompé ; mais elle a toujours les 
honnêtes gens pour elle. Ma femme a été très-malade. Ma fille 
est un enfant charmant qui aime toutes bonnes choses. C’est 
presque une virtuose en musique, et je te réponds que ce n’est 
pas ce que j’en estime le plus. Quelque jour que je serai plus 
à mon aise, je te dirai quelques mots ae la balbutie de cette 
enfance. On va se mettre au manuscrit et tu l’auras inces- 
samment. 

Mon ami, tâchez de pardonner à un pauvre diable accablé de 
besogne de toutes couleurs. Je vous ai remercié de la petite 
maison. Lorsque vous me l’avez offerte, elle était louée, et elle 
ne l’aurait pas été que je ne l’aurais pas acceptée. Ne sais-je 
pas que vous en faites une rente assez forte à votre fils ? Mais 
vous ne m’avez pas encore dit un mot de lui. Est-ce qu’il vous 
tient pour mort? Je vous préviens, mon ami, que je laverai un 
peu la tête à M. Kiiig. Quand on loue un homme, il importe 
peu que l’éloge soit amené ou non ; mais rien n’est plus ridi- 
culement hargneux que de se détourner de son chemin pour 
aller donner un coup de pied à un passant. Qu’a de commun le 
Père de Famille a,wec la peinture allégorique? Sans compter que 
son incartade n’a pas le sens commun, comme vous le verrez. 
Non, parbleu, je ne serai pas mécontent de l’ami Falconet, lors- 
qu’il sera content de lui, car il se traite sévèrement ; et quand 
il se dit un mot doux, il est bien sûr de l’avoir mérité. Demain, 
sans plus tarder, j’aurai vu M. Lempereur, et je me serai 
pourvu des volumes de V Encyclopédie qui vous manquent. Que 

Collot, n’ait aucune inquiétude sur son frère; s’il suit un peu 
les conseils que je lui ai donnés, avant qu’il soit trois mois son 
entretien ne coûtera rien. Il a affaire à un bourgeois raison- 

\ . Sotte conjecture, bâtie sur l’envie et sur le petit modèle mal vu. (/Vote de 
Falconet,) 



310 


LETTRES A FALGONET. 


nable. M“* Diderot est tout au service de la bonne amie ; elle 
n’a qu’à parler. Adieu, mon ami. Adieu, bonne amie. Conservez- 
moi toute votre affection, car la mienne ne cessera pas. Dites-moi 
que vous êtes souverainement heureux, elle par vous, vous par 
elle. Ah ! que je suis fâché de mes lettres perdues ! Tous vos 
amis se souviennent de vous ; car ils continuent de m’en parler 
et de m’en parler avec intérêt ; mais à condition toutefois que 
tu feras un mauvais cheval *. J’ai écrit un petit mot à monsieur 
le général, que je ne serais pas fâché que vous vissiez. Je pré- 
tends que les plis en godets, se remplissant d’eau, doivent faire 
éclater le marbre, fendre le bronze dans les grandes gelées. 
\oyez, mon ami, si le climat n’exige pas des précautions 
pour la conservation des statues *, et plus encore pour celle des 
tableaux. Je n’entends pas comment ceux-ci peuvent l’ésister 
vingt ans aux vicissitudes de l’atmosphère chaud, froid, humide, 
et tout cela à l’extrême. Je ne vous jette qu’un mot là-dessus, 
parce qu’il n’en faut pas davantage à un penseur. Adieu, encore 
une fois, mes amis, aimez-vous comme de petits enfants , 
et apprenez-moi incessamment le massacre de cinquante ou 
soixante mille Turcs, si vous voulez me faire sauter de joie. 
Je vous chéris de toute mon âme et vous embrasse de tout mon 
cœur. 


Ce 26 mai 1769. 


XXI 


Vous jetez les hauts cris, mon ami, et vous avez tort. Je vous 
ai écrit dix fois depuis deux ou trois mois, mais je vois que ces 
lettres ont eu le même sort que celles que j’ai adressées à 
monsieur le général. 

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. 

1. Quels amis! {Note de Falconet.) 

2. On ne devinerait pas que Diderot parle à un statuaire actuellement en 
Russie. {Note de Falconet.) 



LETTRES A FALCONET. 


311 


Dites à M"* Collot que son jeune frère est apprenti imprimeur 
chez Le Breton. 

J’ai reçu l’épître de l’abbé Beaudeau avec la petite apostille 
de votre main. Si l’abbé est encore à côté de vous, buvez tous 
les trois à ma santé. 

Celui qui attend cette lettre, et qui vous la remettra, s’im- 
patiente. 


XXII 


Je suis charmé, mon ami, que vous ayez des duplicata de 
vos lettres ; grâce à cette précaution de votre part, je ne per- 
drai rien. Vous n’aurez, ma foi, pas la même consolation. Mes 
réponses sont entre les mains de gens qui ne vous les restitue- 
ront pas, et je n’en ai point fait de copies. J’en suis un peu 
fâché pour vous et pour moi, car j’y agitais quelques questions 
importantes sur lesquelles il ne me reste pas une des idées que 
je vous communiquais. 

Mon ami, soyez tranquille, vous avez auprès de moi tout le 
mérite, toute l’honnêteté de l’offre de votre maison, et vous 
n’avez rien perdu du reste. Je n’aurais jamais eu rinjustic,e 
d’accepter un domicile dont vous auriez payé la location à votre 
fils. Ce qu’on fait dans ce réduit, le temple de l’amitié ? mou 
ami, on y fait l’amour. Celle qui l’occupe, si j’en juge par ses 
liaisons, doit être une femme honnête. Elle est maîtresse d’elle- 
même, et l’on m’a dit qu’elle avait disposé depuis longtemps de 
son cœur en faveur d’un galant homme dont elle fait le bonheur 
et qui fait le sien. Eh bien, mon ami, on pratique sous ton 
berceau la morale que j’y aurais prêchée. Si Épicure n’y est pas, 
Léontium y est. 

Je ne vous dirai pas autrement de l’ordre que Sa Majesté 
Impériale a donné à M”* Collot d’exécuter en marbre le buste de 
votre ami, que ce que j’ai écrit au prince de Galitzin. Combien 
je me reconnais au-dessous de cet honneur 1 Que c’est ainsi 
qu’on force les hommes à tenter quelque grande .chose, quand 



312 


LETTRES A FALCONET. 


ils en sont capables ! — Que c’est cette feinme-là qui a le secret 
de remuer les âmes et d’en faire trouver à ceux qui en ont ! Le 
buste une fois fait, mon ami, me voilà chargé de rinscription. 
C’est moi qui ai reçu le bienfait, et c’est le ciseau de mon ami 
qui l’éternisera. 

Je viens de recevoir de M. le général Betzky une lettre qui 
m’a fait le plus grand plaisir. C’est l’éloge le plus franc de 
M”** Collot, et l’invitation la plus douce à venir voir, de mes 
propres yeux, un des plus beaux monuments qu’il y ait au 
monde. 

Damilaville n’est plus. Le buste qu’il avait a passé dans les 
mains d’une bonne amie ; mais le meilleur des deux que M"* Col- 
lot ait fait, le dernier, appartient à Grirain. Il le fera mouler et 
je vous l’enverrai. 

Enfin, mon ami, j’ai vu votre statue des Invalides. Si je 
m’en tenais à vous dire qu’elle est infiniment au-dessus de 
toutes celles qui décorent ce superbe édifice, vous auriez 
raison d’être mécontent. Elle est très-belle. Si jamais vous la 
revoyez, vous serez vous-même étonné do la force de son 
expression. 

Je ne sais ce qui lui est arrivé; mais il est sûr que je ne 
l’avais pas vue dans votre atelier. 

Malgré toutes les précautions que vous avez prises, l’eau de 
la mer a pénétré dans l’intérieur des caisses, et a fait sur les 
plâtres qu’elles contenaient l’effet que l’eau de pluie fait sur les 
bustes qui y ont été exposés huit ou dix ans. Je ne connais 
dans la société que le visage de La Condamine qui puisse vous 
donner une idée bien juste de ce qu’ils ont souffert. Cepen- 
dant Guiard, qui les a vus, dit qu’il en reste assez pour juger 
le talent. 11 a prononcé qu’il y avait, dans les salles de l’Aca- 
démie, dix morceaux de réception qui ne valaient pas cela, et 
Le Moyne s’est emparé de vive force du Henri IV et de mon 
Falconet. 

L’ouvrage de M. Lempereur est fait depuis longtemps ; mais 
il m’a déclaré net qu’il n’en donnerait pas un exemplaire avant 
que de l’avoir présenté au roi. Je reviendrai à la charge et peut- 
être vaincrai-je sa petite répugnance. Dans une de mes lettres 
perdues, je vous recommandais, au nom de M. Fontaine, de ne 
pas abandonner, par une économie mal entendue, le sort de 



LETTRES A FALCONET. 313 

votre monument à quelque apprenti fondeur. Croyez-moi, mon 
ami, faites venir Gor^ 

Votre cousine se porte fort bien. L’oncle de Collot est un 
honnête homme que j’estime, et son frère sera un jour un bôn 
sujet. Nous lui avons appris à lire et à écrire, et je l’ai placé 
chez Le Breton, apprenti imprimeur. Il y est aimé, il y fait bien 
son devoir; je Tai mis là sous la direction d’un nommé Stouppe, 
qui aura l’œil sur ses mœurs et qui lui facilitera Iqs progrès 
dans l’art. ^ 

Mon ami, ces gens-là, et quand je vous dis ces gens-là, je 
veux mourir si je sais bien précisément de qui je parle, ces 
gens-là donc ont joué le jeu de m’envoyer au Fort-l’Évêque. 

Envoyez-moi votre souscription , envoyez-moi celle de 
M. de Villers, et dites-moi ce que vous avez fait, l’un et l’autre, 
des volumes de planches, afin que je sache ce qui vous en 
manque. 

Au moment où je vous écris, je me figure qu’on ouvre les 
caisses qui contiennent ce beau Murillo de Gaignat avec trois 
Gérard Dow très-précieux et un excellent J. -B. Van Loo. 

Je ne vous dis rien des cinq tableaux, dont la réputation est 
faite; mais vous jugerez comme il vous plaira des quatre 
autres. Cela n’empêchera pas que nos artistes se sont surpassés. 
Jamais Gasaiiove n’a peint avec tant de vigueur. C’est une belle 
et grande machine que le morceau de Machy. Michel y a mis 
tout son savoir-faire. Je ne vous dirai rien de Vien, vous le 
verrez. Ils étaient tous désolés de n’être par exposés au Salon. 

J’ai fort à cœur que cet envoi réussisse. 

Le projet qu’on avait formé de ruiner ici notre crédit a 
échoué ; mais ce n’a pas été sans peine de ma part et sans un 
ressentiment bien profond de vos envieux. 

0 l’indigne nature que ce Greuze ! 

M. le prince de Galitzin, dépité comme moi du mauvais 
succès de vos plâtres, m’a promis, sur son honneur, de vous 
faire fondre en bronze le buste de Catherine. Je vous prie, mon 
ami, de lui rappeler sa parole, et d’en favoriser l’exécution. 

Souviens-toi, Falconet, qu’il faut mourir à la peine, ou faire 

1 . Fondeur de l’Arsenal, qui avait coulé en bronze la statue de Frédéric V, roi 
de Danemark, par Saly. 



LETTRES A FALGÜNET, 


3U 

un cheval sublime. Ils ne cessent tous de me corner aux oreilles 
que ton cheval sera mauvais, qu’il est impossible que tu le fasses 
bon. J’embrasserai tes pieds si tu fais qu’ils en aient menti. 

Je vous parlerai une autre fois, plus à mon aise, de la lettre 
de votre pasteur anglais sur la poésie, la peinture et la sculp- 
ture. En attendant, jb vous avouerai qu’il a avec moi l’air d’un 
pasteur hargneux qui se détourne de son chemin pour venir me 
donner un coup de pied, sans rime ni raison. Il n’a rien 
entendu, à ce qu’il a dit, démon drame, mais rien du tout. Il a 
pris des instructions jetées, par-ci par-là, à l’usage de ceux qui 
seraient tentés de le jouer, pour des choses qui tenaient au 
fond. Eh! par Dieu, si cela lui refroidissait la lecture de 
l’ouvrage, il n’avait qu’à les passer, et il se serait aperçu que 
l’action et la scène marchentà merveille sans cela. 

Adieu, mou ami, adieu, mon amie, portez-vous bien. Nous 
vous embrassons tous et de tout notre cœur. Aimez-vous, aimez- 
nous, comme nous vous aimons, et allez remercier le général 
de tout ce qu’il m’a dit d’agréable de l’un et de l’autre. 

Votre bon ami i\I. de La Live n’est pas devenu imbécile, 
mais fou. 

Vous connaissez son cabinet. J’en ai envoyé le catalogue à 
M. le général Betzky. Je crois qu’on in’en ferait volontiers Une 
vente clandestine. Nous n’aurions là nul concurrent. 

Voyez, mon ami, vous êtes bien sûr que si la guerre n’em- 
pêche pas cette acquisition, j’userai jiour le service de Sa Ma- 
jesté Impériale de tout l’accès que j’ai dans cette maison par 
mon ancienne amie , M“' d’Épinay, belle-sœur de M. de La 
Live. Réponse sur ce point. 

Il juillet 1769. 


XXIII 


Je ne saurais refuser, mon ami, un mot de recommandation 
à la personne qui vous remettra ce billet. C’est un galant homme 
qui vous porte des livres, la denrée que vous aimez le plus. 



LETTRES A FALCONET. 315 

Profitez de son voyage pour vous-même. Faites qu’il soit utile 
au commerçant. On ne m’a pas consulté sur le genre d’ouvrages 
dont on formait la pacotille, et j’en suis un peu fâché. Vous 
concevez que pour vous faire un billet aussi court que celui-ci, H 
faut que l’on ne m’ait guère accordé de temps. Je i^uis bien aise 
cependant d’avoir occasion de vous prévenir que vous serez 
suffisamment satisfait sur toutes les choses que vous m’avez 
demandées par votre dernière lettre. Si ce commerçant se trouve 
bien de son premier voyage, il jje lardera pas d’en faire un 
second, et rien ne vous empêchera de l’employer à votre service 
particulier. 

Nous nous portons à merveille. Nous vous souhaitons toutes 
sortes de bonheur. Ils ont ici une peur de diable que vous ne 
fassiez une belle chose. Cette peur est un joli commencement 
d’éloge. J’embrasse IVP Victoire, et je la félicite sur ses succès. 
Mon ami, faites-leur un beau cheval, ce sera le refrain de toutes 
mes lettres. Surtout un beau cheval, (.ette maudite guerre 
contre les Turcs ne finira-t-elle pas bientôt, et quelque grande 
et signalée victoire ne restituera-t-elle pas, l’année prochaine, 
Sa Majesté Impériale à des fonctions plus importantes et plus 
glorieuses que celle de massacrer les Turcs? Nous sommes ici 
agités de toutes sortes de rumeurs. Il est incroyable tout ce qu’on 
dit, et tout ce qu’on ne dit pas. Heureusement, la malveillance est 
bien connue, et les gens sensés demeurent en suspens, en atten- 
dant quelque événement qui soit décisif. Bonjour, mon ami, je 
vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. 

A Paris, co 17 juillet 1769. 


XXIV 


Recevez, mon ami, mon très-sincère compliment sur le re- 
tour du prince de Galitzin. Vous avez donc à présent à côté de 
vous quelqu’un avec qui causer, ouvrir votre âme, et vivre dou- 
cement. Je pense avec plaisir que je serai, de temps en temps, au 



316 


LKTTRES A F AL GO N ET. 


milieu de vous. Où en êtes-vous? La statue avance-t-elle? Êtes- 
vous content de vous-même? Je ne cesserai jamais de vous 
réiter le conseil de Fontaine. C’est de ne pas abandonner la 
fonte de ce monument à un homme sans expérience. Le plus 
habile ne Test pas trop pour un pareil monument. Je vous écris 
à la hâte. Le jeunS homme qui vous remettra cette lettre vint 
me voir hier. Je lui dis : Voulez-vous aller à Pétersbourg? 
Pourquoi non? me répondit-il; et il part demain. Il a de la 
douceur, de la modestie, de la jeunesse et des connaissances. 
Je n’ai pas voulu différer de dire à Collot des nouvelles de 
son frère. Je l’ai vu ce matin. J’ai vu aussi le chef de l’impri- 
merie. Celui-ci est tout à fait content de son élève, et l’élève 
tout à fait content de son état. Il a déjà mérité par ses soins, ses 
attentions et ses progrès, qu’on lui fît un petit pécule hebdo- 
madaire. Ainsi, bonne amie, soyez tranquille sur son sort. Con- 
tinuez à faire de belles choses. Le Moyne, à qui j’ai parlé du 
dessein que vous avez, ou plutôt des ordres que vous aviez reçus 
de Sa Majesté Impériale, de m’exécuter en marbre, m’a promis 
un masque qu’il exécutera dans le courant de septembre et que 
je vous enverrai avec un plâtre qu’on prendra sur la terre cuite 
de Grimm. Vous choisirez; car je serais trop fâché si je n’étais 
plus assez présent à votre imagination pour que vous fussiez 
incertaine auquel des deux modèles vous donneriez la préfé- 
rence. Vous savez que les morceaux que vous m’avez adressés 
ont été perdus par l’humidité; malgré les injures qu’ils ont 
reçues, les grands maîtres, qui savent lire à travers les vestiges, 
ont rendu justice au talent. Le Moyne m’a enlevé le Falconet et 
le Henri IV. Naigeon m’a pris aussi quelque chose. Bonjour, 
mes amis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. 
Vous avez à présent sous les yeux les tableaux de nos artistes. Je 
souhaite beaucoup qu’on en soit satisfait. Aimez-vous bien pour 
être heureux. Tenez-nous pour n’être pas ingrats. 


Ce 6 août 1769. 



LETTRES A FALCONET. 


317 


XXV 


Mais, mon ami, vous n’êtes pas sage. Votre maison était 
louée avant que vous ne pussiez me l’offrir. Je lui ai fait passer 
vos propres mots : qu’il ait à disjîbser de la somme dont il vous 
parle comme bon lui semblera. Je n’ai pas oublié de lui recom- 
mander de vous faire parvenir promptement un modèle du pou- 
voir dont il a besoin ; cependant de surseoir avec monsieur votre 
fils jusqu’à ce que vous ayez répondu aux duplicata qu’il vient 
de vous envoyer. Je recevrai ceux de vos lettres égarées avec le 
plus grand plaisir. Quant aux miennes, il faut que vous en 
fassiez votre deuil. Je n’ai aucun double des lettres que j’écris. 
Je prends une plume, de l’encre et du papier, et puis, va comme 
je te pousse. Notre Salon est un peu mesquin cette année, 
grâce à M. de Laborde, qui nous a privés d’une douzaine de 
Vernet, et à Sa Majesté Impériale, à qui nous avons député un 
Machy, un Vien, un Casanove et un Van Loo. N’admirez-vous 
pas le Laborde, qui croit qu’on paye avec de l’argent tout ce 
qu’on doit à un artiste, et qui lui vole l’éloge du public, la 
partie la plus précieuse de son honoraire ? Quelle foutue, vile 
et basse race que celle de ces gens à argent ! Votre bon ami de 
La Live est fou à lier; il voit le diable et les enfers. Greuze 
vient de recevoir un terrible soufflet pour un homme vain. Il a 
présenté un tableau d’histoire à l’Académie. L’Académie lui a 
dit : « Votre tableau d’histoire est mauvais. Nous ne pouvons 
vous recevoir là-dessus, comme peintre d’histoire; mais vos 
preuves sont faites dans la peinture de genre, et nous vous 
recevons comme peintre de genre. » Le fâcheux de tout cela, 
c’est qu’en effet le tableau ne vaut rien. 

Je viens d’apprendre, par M. le prince de Galitzin, que 
votre monument est sublime, et vous savez combien j*r Jû’en 
réjouis. 

On vient de remettre au théâtre le Père de famille, en été, 
avec un succès dont il n’y a pas eu d’égal. Nous sommes à la 



318 


LETTRES A FALGONET. 


douzième représentation, et la salle ne désemplit pas. Je vous 
apprends cela, afin que vous vous en réjouissez. J’ai reçu la 
lettre de change de M"' Collot. Nous avions encore de l’argent 
à elle. Nous attendrons ses commissions et nous tâcherons de 
nous en acquitter à son gré. Nous vous embrassons tous les 
deux, et nous voua souhaitons de la santé, la seule chose qui ne 
soit au pouvoir de personne de vous offrir. Aimez-nous toujours 
bien. Le prince de Galitzin m’a promis un buste enbronze de l’im- 
pératrice. S’il n’a pas été indiscret dans sa promesse, faites l’en 
ressouvenir, sinon laissez-la lui oublier. Bonjour, bonjour. Tra- 
vaillez bien, et continuez de faire de belles choses. 

Le 7 septembre 1769. A la veille d’une séparation qui nous 
coûta beaucoup à tous les trois ; ah ! mademoiselle Collot, com- 
bien vous pleurâtes sur 1» rempart ! et que j’eus de peine à 
arrêter vos larmes! Mais vous êtes aimée, estimée, honorée ; les 
raisons que je vous disais alors, et auxquelles vous aviez tant de 
peine à vous prêter, étaient donc bonnes. 


XXYI 


J’aurais occasion, mon ami, de vous écrire un mot et je la 
manquerais? Cela ne se peut. J’apprends par le prince de Ga- 
litzin que vous avez fait une chose sublime, et je le crois parce 
que vous en êtes capable, parce que j’aime à le croire. Je vous 
en fais mon compliment et je vous embrasse, non pas avec le 
même transport que je le ferais au pied du monument, parce 
que là le sentiment de l’admiration se joindrait à celui de 
l’amitié pour m’enivrer; mais je vous embrasse avec joie et de 
tout mon cœur. 

Sa Majesté Impériale a donc assommé ces maudits décurtésM 
Regardez bien au fond de votre cœur, et vous y reconnaîtrez la 
joie que j’en éprouve. Si l’histoire parle d’elle avec dignité. 


1. Circoncis. 



LETTRES A FALCONET. 


319 


elle dira : Elle perdit son temps à faire ce qui immortalise les 
autres. Elle avait bien d’autres projets au-dessus de la gloire 
des conquérants. 

Travaillez donc en repos, mon ami ; que votre ébauchoir se 
promène librement sur la cire ou sur l’argile. L’inconstance de 
la fortune, qui décide si souvent du sort des armées, ne trou- 
blera plus votre génie. 

J’ai trouvé pour Sa Majesté Impériale les deux plus beaux 
Vandermeuleh qu’il y ait peut-être en Europe. Ils sont d’une 
belle grandeur, et de chevalet. <6e sont deux batailles. Ils font 
pendants. Ils sont frais comme s’ils venaient d’être finis. Mais 
on ne veut pas les séparer, et l’on y met un grand prix pour 
deux raisons : la première, c’est qu’ils sont très-précieux ; la 
seconde, c’est qu’ils appartiennent à unho ime fou de tableaux, 
qui en a beaucoup, qui en achète tous les jours, et qui ne me 
cède ces deux-ci que pour me procurer une occasion de faire 
ma cour à une souveraine à qui je dois le repos dont je jouis. 
C’est Michel Van Loo. Ils lui viennent de la succession de Carie. 
J’ai vu chez Piquois, notaire, l’inventaire où ils sont portés à 
seize mille francs; c’est-à-dire à un quart au-dessous de leur 
valeur, selon l’usage. Van Loo en veut vingt-quatre mille francs. 
Pour un Le Brun, c’est le diable, tel que je le voudrais; c’est 
l’affaire d’un heureux hasard qu’il faut attendre. 

J’ai ensuite, sous ma main,' un très-beau tableau, et très- 
piquant pour le sujet, de l’école du Titien. 

Il me paraît que vous avez été satisfait de ce que j’ai em- 
porté sous mon bras de la vente Gaignat. 

J’espère me tirer avec succès de toutes ces commissions-là, 
parce que je ne présume aucunement de mes lumières , que je 
ne juge que de ce que je connais, et que sur lereste, qui tient au 
technique, je ne suis point humilié de recourir aux lumières 
des gens de l’art, entre lesquels il y en a, comme vous savez, 
un bon nombre qui me chérissent et qui me disent la vérité. 
Avec ce que nature m’a donné de goût et de jugement, et les 
yeux de Yernet, de Vien, de Cochin, de Chardin, que j’emprunte 
quand il me plaît, il est difficile qu’on me trompe. 

Je vous embrasse encore, j’embrasse aussi M"* Collot. Notre 
amitié la plus sincère et la plus tendre à tous les deux, cela 
va sans dire. 



320 


LETTRES A FALCONET. 


Je n’ai pu obtenir de l’Académie un plus long séjour ici 
pour les jeunes élèves; ils sont partis et j’en suis désolé. Us 
étaient au moment qui décidé le talent. Qui sait ce qu’ils de- 
viendront en Italie? 

Je ne vous dis rien d’un point qui vous tient à cœur; mais 
comptez incessammgnt sur une agréable surprise. 

A Paris, ce 15 novembre 1769. 


XXVII 

J’ai reçu, mon ami, la lettre que vous avez confiée à 
M. Shwartz. Je vois que mes réponses à vos précédentes se 
sont encore égarées ; sans ces contre-temps qui me dépitent, 
vous sauriez que j’ai touché la dernière lettre de change de 
Collot, et que je me suis acquitté, avec exactitude, de toutes 
les petites commissions que vous m’avez données. Je n’entrerai 
ici dans aucun détail là-dessus. Je renvoie tout ce que j'ai à 
vous dire au retour de M. Shwartz. Je vous suis obligé des 
égards que vous avez à mes recommandations. Je tâche de ne 
pas les multiplier, non que je craigne d’être importun, mais 
on sait que je suis votre ami ; on sait que vous jouissez de quel- 
que faveur auprès de l’impératrice; on croit que je puis quel- 
que chose auprès de vous. Jugez combien un refus aurait mau- 
vaise grâce. Je m’exposerais à laisser croire qu’un sentiment 
dont nous nous honorons réciproquement se serait affaibli. On 
nous regarderait l’un et l’autre comme deux êtres personnels, 
ou Ton s’imaginerait que vous auriez encouru quelque disgrâce 
qui vous rendrait inutile. Et puis, il y a des occasions où je suis 
faible, et où le plaisir d'obliger me tyrannise ; et quelques au- 
tres où l’amitié, la reconnaissance, des liaisons qui me sont 
chères, disposent absolument de ma bonne volonté, et celle qui 
se présente dans ce moment est précisément une des dernières. 
Il s’agit de M. de Romilly ^ que j’aime, que j’estime, et que 

1. Sans doute Jean-Edme Romilly, pasteur, mort en 1779, auteur des articles 
Tolérance et Vertu dans V Encyclopédie, 



LETTRES A FALCONET. 321 

vous avez connu. Il vous expose lui-même dans sa lettre, où 
celle-ci sera renfermée, la sorte de service qu'il espère de vous. 
C'est un galant homme qui mérite à tous égards que je me mêle 
de son affaire, et que je vous prie de vous en mêler. Voyez doue 
ce que vous pouvez faire pour lui et pour son parent. On est 
satisfait de lui. 11 désirerait de suivre ses élèves à Leipsick ou 
de retrouver à Pétersbourg, une place équivalente à celle qui 
va lui manquer. 

Si vous réussissez à Tune ou l’autre de ces deux choses, je 
vous réponds d’une double reconnaissance : celle de M. de Ro- 
milly et la mienne. Il me semble que je vous vois d’ici, si par 
hasard ce billet vous arrive à contre-temps, et vous surprenne 
en verve, la tête chaude, l’ébauchoir à la main et les yeux atta- 
chés sur la tête ou la jambe de votre cheval. Vous jurerez, vous 
sautei-ez, vous trépignerez, vous direz : « Que maudits soient 
les amis de Paris, leurs protecteurs et leurs protégés qui vien- 
nent me faire perdre un moment heureux que je ne retrouverai 
plus! )) Je sais tout cela, et si j’étais à Pétersbourg, je me gare- 
rais de la faute que je commets; je m’avancerais tout douce- 
ment vers la porte de l’atelier, j’ouvrirais cette porte plus dou- 
cement encore, et si je voyais mon ami agité du démon qui 
vient quelquefois sans qu’on l’appelle et qu’on a beau appeler 
quelquefois sans qu’il vienne, je m’en retournerais comme je 
serais venu. 

M. de Romilly, s’il m’en croit, recommandera à son parent 
d’attendre le soir pour vous remettre nos lettres, le moment où 
mon ami, content du travail de la journée, se repose et se féli- 
cite. C’est le moment de la faveur. 11 sera accueilli, nous serons 
lus avec plaisir, mon ami promettra tout ce qu’on lui deman- 
dera en mon nom, et comme il est homme de parole, il fera tout 
ce qu’il aura promis, et il aura obligé trois personnes, ce qui 
n’est pas d’un petit mérite à ses yeux. Encore un mot d’autre 
chose, puisque j’en ai la place. Le diable ne trouverait [pas {un 
Le Brun de chevalet. Pour des Vandermeulen, voici la troisième 
fois que je vous écris que j’en ai deux superbes, sous la main* 
Ce sont deux sujets de batailles idéales. Ils ont été peints ea 
Hollande. Ce sont deux Téniers pour la touche. Ils appartien- 
nent à Michel Van Loo de qui je les obtiendrais. Ils ont été 
appréciés, pour la veuve, à l’inventaire de Carie, 16,000. Michel 

21 


xviii. 



322 LETTRES A FALCONET. 

en veut 2â. Ils ont chacun 5 pieds A pouces 6 lignes de lar- 
geur sur 3 pieds 6 pouces et 6 lignes de hauteur. J’attendrai 
là-dessus votre agrément et les ordres de Sa Majesté. J*ai encore 
à ma disposition un très-beau tableau de l’école italienne. Vous 
n’avez qu'à me faire signe. Nous sommes gueux comme des rats 
d’église. Nous ven(ions nos diamants, et nous dépouillons nos 
galeries pour réparer les ravages du contrôleur général Terray. 
Voici le moment des heureux hasards. Eh bien, vous assommez 
donc des Turcs tant que vous voulez? Il faut que cela soit bien 
vrai, puisque notre Gazette en convient. Oh ! le bel empire à 
fonder! Je voudrais voir ce prodige avant de mourir. Bonjour, 
mon ami, servez M. de Romilly et son parent. 


XXVllI 


Mon cher ami, ma bonne et belle amie, grondez bien fort 
votre paresseux, et vous aurez raison. Imaginez que M.' Velly 
a eu l’attention de le prévenir qu’il partait, et que le voilà assis 
à côté de moi, sans qu’il y ait encore le premier mot d’écrit d’une 
infinité de choses utiles et douces qu’il se promettait avec tant 
de plaisir de vous dire. Allons pourtant, des faits, des faits. 
Premièrement, c’est que je vous aime tous les deux comme au 
premier jour, et que je ne changerai pas. Toutes les années de 
ma vie seront à vous comme les années passées. Ensuite, que 
votre petit frère est un bon petit diable, trop doux, trop hon- 
nête, qui fait tout ce qu’il peut, et qui est infiniment agréable 
à son bourgeois. Il commence à gagner de l’argent, ce qui a 
économisé d’autant celui que vous aviez destiné à son en- 
tretien. Et puis son oncle est qn fieffé fripon, à qui j’ai fait 
rendre gorge des salaires de douze à quinze mois qu’il lui avait 
volés. Il a fallu, pour cela, mettre }es fers au feu et s’adresser à 
la probité de M. Sarrazin. J’ai reçu vos brochures; il faudrait 
être à côté de vous pour vous en dire mon avis ; mais on peut 



323 


LETTRES A FALCONET. 

(Vici vous en remercier. Je vois que vous êtes sensible et gai, 
deux excellentçs qualités que je souhaite que vous conser- 
viez pour votre bonheur, pour celui de vos amis, et de temps 
en temps pour Tamendement des têtes folles. 

11 me vient tous les jours des débarqués de Russie; pas un 
qui ne remplisse mon âme de joie, en m’assurant que votre mo- 
nument sera de la plus grande beauté. C’est le jugement com- 
mun des ignorants et des savants. J’ai eu l’honneur de faire ma 
cour à une princesse qui vous aime et vous estime, et ce qui ne 
m’a pas moins plu en elle, c’est Ici^espect profond et la vénération 
très-sincére qu’elle porte à Sa Majesté Impériale^. Elle a passé ses 
journées ici à apprendre et à connaître tout ce qui s’apprend et 
se connaît par les yeux, et quelques nuits avec moi à ébaucher 
la connaissance de tout ce qu’on ne voit pas. J’ai reçu les der- 
niers plâtres de M’*® Collot. Je les ai montrés aux gens de l’art, 
qui en sont infiniment satisfaits. On les trouve assez bien pour 
en faire un éloge, dont je ne m’affligerais pas à sa place, tout 
injuste qu’il soit. On ne saurait mieux louer le pouce de l’élève 
qu’en le prenant pour le pouce du maître. Lorsqu’ils ont eu 
subi l’éloge ou la censure des maîtres, je les ai distribués dans 
les ateliers et les cabinets, où l’on s’est fait un vrai plaisir de 
les recevoir. Continuez, belle amie, faites si bien qu’on en 
vienne k vous priver tout à fait du mérite de votre talent, en 
en faisant honneur à notre ami. Vous agirez comme M*”® Ros- 
lin, qui, mécontente des éloges que Dumont, le Romain, don- 
nait il un doses pastels, vient de le prendre à la boutonnière et 
d’exécuter, d’après lui, un portrait fort supérieur à celui qu’il 
attribuait à son mari ^ 11 faudra bien qu’ils croient quand ils 
auront vu. Mon ami, j’ai causé avec ton fils, qui aurait pu se 
faire recevoir à l’Académie, s’il avait suivi le conseil des artistes 
par qui il a fait juger quelques-uns de ses tableaux. Il ne se 
refuserait pas à un voyage à Pétersbourg, s’il pouvait se pro- 
mettre que tu trouvasses à l’embrasser la moindre partie du 
plaisir qu’il aurait à se trouver entre tes bras. 11 ne fera cepen- 
dant rien sans ton aveu. Je lui ai promis que je t’en parlerais. 


1. La princesse Dashkoif. 

2. Ce pastel est aujourd’hui au Louvre. (Pastels et dessins de l’École française, 
n° 1298). 



LETTRES A FALCONET. 


324 

et que je lui enverrais, mot à mot, ta réponse. Réponds-moi 
donc. Dans un autre moment, je reprendrai vos .lettres et nous 
causerons plus au long. Recevez tous les deux la tendre amitié 
du père, de la mère et de l’enfant. 

A Paris, ce 29 décembre 1770. 


XXIX 


Ces diables de gens qui s'en vont à Pélersbourg ont tant 
d'affaires dans ce pays qu'on ne les aperçoit jamais qu'un mo- 
ment avant leur départ. Je me hâte donc de vous griffonner 
quelques lignes que M. Weynacht vous remettra de la main à la 
main, et quand? il n'en sait rien, ni moi non plus. 

Premièrement, j’ai reçu les derniers plâtres que vous m'avez 
envoyés. Je vous en remercie tous les deux, et vous transmets, 
non mon éloge, dont vous ne feriez pas grand cas, mais celui 
des maîtres de l'art qui me les ont enlevés. Ordinairement on 
ne sollicite pas, on n'enlève pas, on ne suspend pas dans son 
atelier les choses qu’on n’estime pas. Collot à son clou chez 
Le Moyne, chez Guiart, chez Houdon, etc... Continuez, bonne 
amie, faites toujours de belles choses, et soyez sûre que si vous 
revenez jamais ici, et que le titre d’académicienne vous tente, 
il faudra bien qu’on vous l’accorde. 

Nous vous aimons tous très-tendrement, et vous êtes aussi 
présent à notre souvenir que si nous en étions au moment dou- 
loureux de notre séparation. 

J'ai vu, mon ami, trois brochures de vous‘, une lettre à moi, 
une facétie intitulée les Lunettesy et un Antidote aux menteries 
de Vabbé Chappe. M. Weynacht ne me laisse pas le temps de 
vous parler à mon aise de ces productions de votre loisir. Seu- 

1. Les Lunettes ne sont pas de Falconet; du moins elles ne figurent pas dans 
ses œuvres. Auguis attribue V Antidote ou Examen du mauvais livre superbement 
imprimé.., par Vabbé Chappe^ à la collaboration de Falconet et de la princesse 
Dashkof, qui n’en parle point dans ses Mémoires. 



LETTRES' A FALCONET. 325 

lement, il n’est pas trop mal de savoir s’exprimer ainsi de la 
plume quand on a déposé Tébauchoir. 

Mademoiselle Gollot, votre frère est un bon diable, bien hon- 
nête, bien simple, bien épais, bien borné; mais il fait son 
devoir; mais il a des mœurs; mais il est assidu à ses devoirs; 
mais il entend son métier; mais il commence à employer utile- 
ment son temps, et il ne lardera pas à se passer de tout secours. 

J’ai remis à M. Weynacht un paquet de livres pour Sa Majesté 
Impériale. On ne produit rien ic^d’un peu important dont on ne 
soit tenté de lui faire hommage. Elle est l’idole de tous ceux qui 
pensent. On nous déteste; mais on se tait en notre présence. On 
souffre de notre admiration et de nos éloges ; mais on n’ose les 
contredire. 

Les deux ouvrages contenus dans le paquet de M. Weynacht 
ont été accompagnés d’une lettre que je joins à celle-ci, afin 
que vous jugiez par vous-même jusqu’où l’auteur mérite la pro- 
tection de Sa Majesté Impériale. En voilà deux autres que je vous 
prie de faire tenir à leurs adresses. Si vous aviez à Saint-Péters- 
bourg quelqu’un qui eût besoin d’un bon instituteur, marquez- 
le-rnoi. J’ai sous la main un jeune homme qui partirait avec la 
recommandation de Marmontel, de d’Alembert et la mienne. 
Ne perdez pas tout à fait cette commission de vue. 

Je jouis de la haine publique la mieux décidée, et savez-vous 
pourquoi? Parce que je vous envoie des tableaux. Les amateurs 
crient, les artistes crient, les riches crient. Malgré tous ces cris 
et tous ces criards, je vais toujours mon train, et le diable s’en 
mêlera, ou incessamment je vous expédirai toute la galerie 
Thiers. En attendant, vous aurez deux Claude Lorrain, un Van- 
derwerf, deux Guide, un Lemoine, et une copie de l’/o, du 
Corrége, par le même Lemoine. C’est ce qu’on peut avoir de 
mieux, l’original ayant été dépecé par cet imbécile, barbare, 
goth, vandale duc d’Orléans. L’impératrice va acquérir le cabinet 
de Thiers au milieu d’une guerre dispendieuse; voilà ce qui les 
humilie et les confond. 


A Paris, ce 20 mars 1771, 



â26 LETTRES A FALCON’ET. 


XXX 


Ceci, mon ami (car je ne saurais m’empêcher de vous 
appeler de ce nom), n’est point une réponse à la lettre outra- 
geante que vous m’avez écrite. J’attends que l’indignation et la 
douleur soient sorties de mon cœur, pour vous faire rougir de 
vos injures réfléchies et rédigées par paragraphes. 11 se pourrait 
faire que j’eusse commis quelque faute grave que ma conscience 
ne me reprochât pas ; mais j^ ne me pardonnerais jamais celle 
que vous avez commise, en traitant un homme, dont les senti- 
ments ne vous sont pas suspects, aussi indignement que vous 
l’avez fait. Prenez-y garde, la solitude de Pétersboiirg et la 
faveur d’une grande souveraine vous corrompent. Vous ôtes 
menacé de devenir méchant; car le premier pas est de voir la 
méchanceté où elle n’est pas; et ce pas, vous l’avez fait. 11 faut 
que vous ayez bien peu d’amour-propre ou que vous fassiez 
bien peu de cas du jugement et de l’estime du prince de Galitzin 
pour lui avoir envoyé ma lettre, et m’avoir transmis par ses 
mains un torrent de fiel et d’orgueil. Mais laissons cela, mon 
âme se gonfle, et je sens que j’expierais votre faute, par l’amer- 
tume de mes reproches. J’aime mieux que vous soyez coupable 
tout seul que de l’être avec vous. Je ne vous recommande point 
le jeune homme qui vous remettra ce billet; mais j’espère que 
M”** Collot ne lui^ refusera pas les conseils dont il peut avoir 
besoin. 11 s’agit de l’empêcher d’être dupe, voilà tout. Je salue 
ma jeune et tendre amie, je l’embrasse de tout mon cœur. 

Personne ne se réjouit plus sincèrement que moi de ses 
succès. Nous nous faisions tous une fête de la voir, et ce n’est 
pas sans peine que notre espérance a été trompée. Je suis tou- 
jours votre ami, mais votre ami grièvement offensé. Vous devez 
avoir reçu l’ouvrage de M. Lempereur sur la fonderie L C’est le 


i. Description des travaux qui ont précédé, accompagné et suivi la fonte en 
bronze d'un seul jet de la statue équestre de Louis XiV, dressée sur les mémoires 
de M, Lempereur, par M, Mariette. Paris, 1768, in-folio atlantique. 



LETTRES A FALGONET. 327 

seul exemplaire qui soit sorti jusqu’à présent du magasin de 
l’Hôtel de Ville. Je n’ai point encore vu le sieur Gor. Je me 
réjouis de ce que vous ayez enfin pris le parti d’appeler le seul 
homme en Europe dont l’expérience pût assurer le succès de 
votre travail. Eh bien, mon ami, vous dites donc comme moi : 
non ornnis moriar. Je vous en fais mon très-sincère compliment. 
Vous aurez apparemment changé d’avis, à la vue de votre 
monument, et votre conversion m’en donne la plus haute 
opinion. 

A Paris, ce 21 août 1771. 


XXXI 


M. le comte de Strogonoff m'a remis la lettre que vous lui 
aviez donnée pour moi. J’ai peu vu ce seigneur, parce que je 
suis devenu un peu plus sauvage encore que je ne l’étais; que 
j’aime mon atelier de préférence à tout; qu’il s’est allé placer à 
l’extrémité de la rue de Richelieu, et que promené sans cesse 
par son activité, sa civilité, le désir de voir et de s’instruire, je 
sais qu’on peut se présenter à sa porte, quatre à cinq fois, satîs 
avoir le bonheur de le rencontrer. Cependant deux ou trbis 
entrevues assez courtes m’ont suffi pour sentir qu’il méritait^ 
en effet, tout le bien que vous m’en disiez, et je crois qu’il en 
aura eu assez pour connaître, de son côté, que j’étais bien votre 
admirateur et votre ami. Nous avons ici un bon nombre de sei- 
gneurs russes qui font honneur à leur nation. L’exemple de la 
souveraine leur a inspiré le goût des arts, et ils s’en retourne- 
ront dans leur patrie chargés de nos précieuses dépouilles. Ah! 
mon ami Falconet, combien nous sommes changés I Nous ven- 
dons nos tableaux et nos statues au milieu de la paix ; Cathe- 
rine les achète au milieu de la guerre. Les sciences, les arts, 
le goût, la sagesse remontent ters le Nord, et la barbarie avec 
son cortège descend au Midi. Je viens de consommer une affaire 
importante : c’est l’acquisition de la collection de Grozat, aug- 



328 


LETTRES A FALCONET. 


mentée par ses descendants et connue aujourd’hui sous le nom 
de la galerie du baron de Thiers^ Ce sont des Raphaël, des 
Guide, des Poussin, des Van Dyck, des Schidone, des Carlo 
Lotti, des Rembrandt, des Wouwermans, des Teniers, etc..., au 
nombre d’environ cinq cents morceaux. Cela coûte à Sa Majesté 
Impériale 460,000 livres. Ce n’est pas la moitié de la valeur, 
dans un temps où l’indigence générale n’aurait pas désolé toutes 
les maisons où elle s’est introduite par l’extravagance et la 
scélératesse des opérations ministérielles. Mon ami, la moitié 
de là nation se couche ruinée, et l’autre moitié craint d’enten- 
dre à son réveil sa ruine criée dans les rues! Nous sommes 
plongés dans une tristesse profonde, et vous ne voulez pas 
qu’on vous entretienne d’une calamité dont le spectacle est 
général et la sensation continue! Le feu est aux quatre coins de 
la maison et j’y suis. Que vous êtes heureux, vous, d’en être 
loin! L’abrutissement qui marche d’un pas égal avec la misère 
a fait un tel chemin, qu’il y a un mois ou deux on publia un 
édit qui suspendait la nécessité de l’enregistrement des bulles 
de la cour de Rome, pour avoir leur effet dans le royaume. Si ce 
n’est pas là remettre une nation au xii® siècle, je n’y entends 
rien. On vient de finir la vente des tableaux de M. de Choiscul. 
Le départ de ceux du baron de Thiers pour Pétersbourg, la 
concurrence de M. de La Borde et de M'"*" Du Barry, et d’autres 
choses qui tiennent à la personne de M. de Choiseul ont fait 
monter cette vente à un prix exorbitant. Une cinquantaine de 
tableaux ont été achetés 444,000 livres, tandis que nous en 
avons eu, trois mois auparavant, cinq cents pour 460,000 livres. 
Aussi les héritiers du baron de Thiers jettent-ils feu et flammes. 
Où en est l’affaire de Gor? Je l’avais amené à des conditions 
moins déraisonnables. Où en est votre ouvrage? S’il fallait un 
ciseleur répareur^ Sainteville irait vous trouver, et à bon 
compte. Préau et d’autres s'offrent à passer, si l’on a besoin 
d’eux, pour l’entretien et toutes les restaurations possibles de 
tableaux. Mais laissons cela. 

Causons un peu d’amitié. Il y a, ce me semble, assez long- 
temps que, sans cesser de nous aimer, nous ne nous sommes 

1. Ce fut au cours des négociations qui précédèrent cette vente que Diderot fit 
au comte de Broglie la réponse citée t. I, page 53, d’après Bachaumont. 



LETTRES A FALCONET. 329 

pas dit que nous nous aimions. Falconet, tu m’avais grièvement 
blessé; j’ai fait la sottise de te rendre douleur pour douleur, et 
tu m’en dois un remerciement. Avec un peu plus de sang-froid, 
je serais devenu bien cruel; car je t’aurais laissé chargé du 
poids de tes torts, en te répondant avec autant de douceur et de 
modération qu’il yen avait peu dans une je ne sais plus quelle 
de tes lettres; mais tout cela est fini, n’est-ce pas? Dites-moi 
donc que nos âmes se Couchent comme auparavant. Je vous 
aime tous les deux. Je vous salue et vous embrasse de tout 
mon cœur. Celui qui vous remettra cette lettre est un homme 
de bien, à ce qu’il paraît à son maintien, à son ton et à l’honnê- 
teté de ses occupations. Il est appelé à Pétersbourg par M. de 
Panin, pour une éducation importante. 11 s’appelle M. de Moissy. 
11 est auteur de différents ouvrages qui font honneur à son 
cœur. Bonjour, mon ami, bonjour, belle amie. Portez-vous bien, 
aimez-vous toujours tendrement. Faites l’un et l’autre de belles 
choses et jouissez, sous les ailes d’une souveraine bonne, grande 
et sage, d’un bonheur que nous n’osons nous promettre même 
de plusieurs siècles. 

A Paris, ce 27 avril 1772. 


XXXII 


Bonjour, mes amis; il y a longtemps que vous n’avez en- 
tendu parler de moi. Il y a une éternité que je n’ai entendu parler 
de vous. Je vous crois tous les deux en santé. Je vous crois heu- 
reux l’un et l’autre : 11 faut que j’aie cette persuasion, bien ou 
mal fondée, parce que sans elle je reviendrais sur le passé avec 
trop de regrets, parce qu’avec elle j’arrange notre vie domes- 
tique comme il me plaît. Je ne serai pas content que je ne sois 
allé à Pétersbourg vous voir, m’établir à côté de vous et vérifier 
mon roman... Quel jour! quel moment, pour vous et pour moi, 
que celui où j’irai frapper à votre porte, où j’entrerai, où j’irai 
me précipiter dans vos bras et où nous nous écrierons confusé- 



^830 


LETTRES A FALCONET. 


ment: C’est 1biis...oui, c’est moi.. .vous voilà donc enfin!. ..Enfin, 
me voilà... Cotome nous balbutierons; et malheur à celui qui a 
perdu ses amis pendant longtemps, qui les revoit, qui a la force de 
parler et qui ne balbutie pas... En attendant ce bonheur qui n’est 
pas aussi éloigné que vous le croiriez bien, je vous prie de recevoir 
M. Lévesque : premièrement parce qu’il vous entretiendra d’un 
homme qui vous chérit et que vous chérissez, et que vous ché- 
rissez beaucoup, si vous n’êtes pas des ingrats ; cet hommc-là, 
c’çst moi. Secondement parce que c’est un honnête et galant 
homme qui réunit à des [connaissances et à des talents une 
douceur et une modestie rares ; parce qu’il a besoin de bons 
conseils, et qu’il les recevra avec les sentiments de la plus sin- 
cère reconnaissance. Il va à Pétersbourg remplir une place de 
gouverneur à l’hotel des Cadets. Il se sépare d’une femme de 
mérite qui est la sienne; il aime sa femme, mon ami, et cela 
dans un pays où, comme vous savez, ce n’est pas trop l’usage. 
Une vie utilement occupée l’a sauvé du libertinage épidémique 
qui a gagné toutes les conditions de notre société. Vous lui par- 
lerez littérature, et il vous répondra; vous lui montrerez votre 
monument, et son admiration pourra vous flatter, parce qu’il des- 
sine et grave, non comme feu M. le comte de Caylus, car il n’est 
pas grand seigneur, et, partant, il est obligé de savoir ce qu’il sait, 
mais comme un artiste de profession; mon ami, je vous recom- 
mande M. Lévesque. Écoutez et réjouissez-vous. Demain, oui 
demain, je pars pour La Haye ; et quand j’aurai embrassé le 
prince de Galitzin pendant une quinzaine de jours, qui sait ce 
que je deviendrai ? Le plus léger choc de sa part pourrait me 
jeter tout au beau milieu de votre atelier. Cependant je laisse ma 
femme, ma sœur, mon gendre, ma fille, ma fille grosse; tenez, 
puisque, en y pensant, cela me fait un si grand mal, n’y pen- 
sons plus, et parlons d’autre chose. Parlons de mon cher ami 
M. Grimm, qui est à présent à Potsdam, qui accompagne M'"® la 
princesse d’Armstadt, qui s’achemine peut-être à présent vers 
Pétersbourg, et avec lequel vous aurez peut-être bu à ma santé 
avant que cette lettre vous soit parvenue. Vous ôtes là tous les 
trois, et pourquoi n’y suis-je pas aussi? Vous verrez que j’aurai 
le guignon d’arriver la veille ou le lendemain de son départ. 
Cela serait à me désoler. N’importe, partons toujours. Bonjour, 
mon ami, bonjour, mon amie, je vous embrasse tendrement 



LETTRES A FALCONBT. 


331 


tous les deux. 11 me tarde bien d’éprouver une chose, que je 
soupçonne : c’est qu’on aime plus tendrement encore ses amis 
au loin qu’au coin de son être ou du leur. C’est un si grand 
plaisir que de se retrouver ! Nos hôtels garnis ne désemplissent 
pas de Russes. Je suis lié très-étroitement à M. etàM'"®de Stro- 
gnoff. Je n’ai vu qu’un m, ornent M. et M”® de Zenovioff; mais 
ce sont deux si belles âmes, qu’on se sent attirer vers elles 
subitement, et qu’on |s’y colle, et elles à vous, tant et si bien 
qu’on souffre, qu’on pleure et qu’on crie, au moment de la sé- 
paration, comme si l’union slétait faite de vieille date. Vous 
rappelez-vous un M. de Nariskin, gentilhomme de la chambre 
de Sa Majesté Impériale ? Eh bien, cet honnête Nariskin est à 
présent aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Il compte en partir vers la 
fin du mois de juin, et il m’a persuadé que ce serait un grand 
plaisir, pour lui et pour moi, de rouler et de causer quelques 
centaines de lieues dans la même voiture. Ma foi, tout cela a 
bien l’air d’une vérité; M'"“ Diderot y croit si fermement qu elle 
s’est occupée et s’occupe depuis un mois, sans relâche, des 
préparatifs d’un long voyage. Cela ne lui déplaît pas trop. 

Elle n’aimerait pas que je mourusse ingrat. Cependant, mon 
ami, je suis bien vieux. Vous ne savez pas combien il faut peu 
de temps pour vieillir, et moi je le sais; mais je me dis que la 
terre est aussi légère à Pétersbourg qu’à Paris; que les vers y 
ont aussi bon appétit, et qu’il est assez indifférent en quel en- 
droit de la terre (|ue nous les engraissions. Bonjour, encore, 
mon Falconet; bonjour, ma belle amie, M"®Collot. Si vous ne 
m’aimiez plus pourtant!.., mais cela n’est pas vrai; mon cœur 
me répond du vôtre ; vous m’aimez toujours. Adieu, adieu ; 
tenez, monsieur Lévesque, portez ce feuillet à mes amis, et 
jouissez de l’impression de la nouvelle que vous portez, sur 
deux êtres à qui je me crois aussi cher qu’ils me le sont. Dites- 
leur qu’ils peuvent se livrer à une espérance que je ne trom- 
perai pas. 

A Paris, ce 20 mai 1773. • 


Si vous désirez sincèrement de me voir, embrassez-vous tous 
les deux pour vous et pour moi, et puis pour moi et pour vous. 



332 


LtTTRES A FALGONET. 


XXXIII 


Saiat-Pétersbourg, 6 décembre 1773. 

Ht*! mon ami, laissons là ce cheval de Marc-Aurèle. Qu’il 
soit beau, qu il soit laid, qu’est-ce que cela me fait? Je n’en 
connais point le sculpteur; je ne prends aucun intérêt à son 
ouvrage : mais parlons du vôtre. Si vous connaissez bien mon 
amitié pour vous, vous sentirez tout le souci avec lequel j’ai 
mis le pied dans votre atelier. Mais j’ai vu, j’ai bien vu, et je 
renonce à prononcer jamais d’aucun morceau de sculpture, si 
vous n’avez pas fait un sublime monument, et si l’exécution ne 
répond pas de tout point à la noblesse et à la grandeur de la 
pensée. Je vous ai dit dans la chaleur du premier moment, et 
je vous répète de sang-froid, que ce Bouchardon, au nom 
duquel vous avez la modestie de vous incliner, était entré dans 
un manège où il avait vu des chevaux, de beaux chevaux, qu’il 
avait profondément étudiés et supérieurement rendus ; mais 
qu’il n’était jamais entré dans les écuries de Diomède ou 
d’Achille, et qu’il n’en avait pas vu les coursiers. C’est vous, 
mon ami, qui les avez retracés à mon imagination tels que le 
vieux poëte me les avait montrés. 

La vérité de la nature est restée dans toute sa pureté; mais 
votre génie a su fondre avec elle le prestige de la poésie qui 
agrandit et qui étonne. Votre cheval n’est point la copie du 
plus beau cheval existant, non plus que V Apollon du Belvédà'e 
n’est la copie rigoureuse du plus bel homme : ce sont, l’un et 
l’autre, des ouvrages du créateur et de l’artiste. II est colossal, 
mais il est léger; il a de la vigueur et de la grâce; sa tête est 
pleine d’esprit et de vie. Autant que j’en puis juger, il est très- 
savant ; mais les détails de l’étude, quoiqu’ils y soient, ne 
nuisent point à l’effet de l’ensemble; tout est largement fait. On 
ne sent ni la peine ni le travail en aucun endroit; on croirait 
que c’est l’ouvrage d’un jour. Permettez que je vous dise une 
chose dure. Je vous savais un très-habile homme; mais je veux 
mourir, si je vous croyais rien de pareil dans la tête. Comment 



LETTRES A FALCONET. 


333 


vouliez-vous que je devinasse que cette image étonnante fût, 
dans le même entendement, à côté de Timage délicate de la 
statue de Pygmalion? Ce sont deux morceaux d'une rare perfec- 
tion, mais qui, par cette raison même, semblent s'exclure. 
Vous avez su faire dans votre vie et une idylle charmante et un 
grand morceau d'un poëme épique. 

Le héros est bien assis. Le héros et le cheval font ensemble 
un beau centaure, dont la partie humaine et pensante contraste 
merveilleusement par sa tranquillité avec la partie animale et 
fougueuse. Cette main commande et protège bien; ce visage se 
fait respecter et croire; cette -4ête est du plus beau caractère; 
elle est grandement et savamment traitée; c'est une belle et 
très-belle chose : séparée de tout, elle placerait l'artiste sur la 
ligne des maîtres dans l'art. Vous voyez, mon ami, que je ne 
parle pas ici de vous, quoique cette tête fasse autant Téloge de 
votre courage que du talent de M"® Collot. 

Le premier aspect Mais j'allais oublier de vous parler de 

l’habillement. L’habillement est simple et sans luxe : il embellit 
sans trop attacher; il est du grand goût qui convenait au héros 
et au reste du monument. Le premier aspect arrête tout court, 
et fait une impression forte. On s'y livre, et on s’y livre long- 
temps : on ne détaille rien, on n'en a pas la pensée. Mais quand 
on a payé ce tribut d'admiration à l’ensemble, et qu'on entre 
dans un examen détaillé ; lorsqu'on cherche les défauts en com- 
parant les différentes parties de l’animal entre elles, et qu’on 
les trouve d'une justesse exquise; lorsqu'on prend une partie 
séparée, et qu’on y retrouve la pureté de l’imitation rigoureuse 
d’un modèle rare; lorsqu’on fait les mêmes observations cri- 
tiques sur le héros; lorsqu’on revient au tout, et en rapprochant 
subitement les deux grandes parties : c’est alors qu'on s’est 
justifié à soi-même l'admiration du premier moment. On tourne, 
on cherche une face ingrate, et on ne la trouve pas. En regar- 
dant le côté gauche, par exemple, si l'on a cette vigueur de 
concept qui traverse le plâtre, le marbre, le bronze, et qui vous 
montre le côté droit, vous frémissez de joie de voir avec quelle 
surprenante précision l'un appartient à l'autre. C'est ce que 
j’ai fait sous tous les points de vue de votre composition, et 
toujours avec la même satisfaction. Votre ouvrage, mon ami, 
a bien le véritable caractère des beaux ouvrages : c’est de pa- 



334 LETTRES A FALCONET. 

raître beaux la première fois qu*on les voit, et de paraître très- 
beaux la seconde, la troisième et la quatrième : c'est d’être 
quittés à regret, et de rappeler toujours. Je l’ai déjà transporté 
de votre atelier sur son piédestal, au milieu de la place pu- 
blique qu’il doit occuper; je l’y vois et j’en sens tout l’effet. 
Laissez cé serpent-là sous ses pieds. Est-ce que Pierre, est-ce 
que tous les grands hommes n’en ont pas eu à écraser? Est-ce 
que ce n’est pas le véritable symbole de toutes les sortes de 
méchancetés employées pour arrêter le succès, susciter les 
obstacles et déprimer les travaux des grands hommes? N’est-il 
pas juste qu’après leur mort leurs monuments foulent ce symbole 
hideux de ceux qui leur ont fait verser tant de larmes pendant 
leur vie? D’ailleurs il fait bien, et il est d’une nécessité méca- 
nique indispensable et très-secrète. 

Et vous croyez que je* n’ai pas eu mille fois plus de plaisir 
à louer un moderne, mon ami, que je n’en aurais eu à critiquer 
un ancien qui m’est indifférent? Hé bien ! il est vrai; ce cheval 
de Marc-\urèle est une copie très-incorrecte d’une nature mal 
choisie : il n’y a ni la vérité simple et rigoureuse qui plaît tou- 
jours, ni cette hardiesse du mensonge qui nous en dédommage 
quelquefois. Les muscles du cou ne sont justes ni de position 
ni de volume. Il n’y a nul rapport entre la froideur des yeux et 
la bouche grimacière, vieille et forcée. Tout le mulle est lourd : 
les détails de la bouche, des yeux et du cou sont sans finesse 
et sans ressort; ils ressemblent plutôt à des hachures, des can- 
nelures, qu’à des plis de chair. Vue de face, on ne sait trop à 
quelle sorte de bête appartient la partie inférieure de la tête ; 
et l’on serait tenté de donner la partie supérieure au bœuf ou au 
taureau, dont elle a la forme large et carrée. Le ventre en est 
très-lourd, très-pesant. Il est sûr que ce cheval marche le grand 
pas des pieds de derrière, et qu’il piaffe en môme temps de 
ceux de devant; allure fausse et impossible : vos remarques à 
cet égard, ainsi que sur le reste, sont justes. Mais à quoi ne ré- 
pond-on pas? On vous dira que ce cheval est peut-être d’une 
race qui vous est inconnue; qu’il est mède ou parthe; que 
c’est peut-être un animal laid, à la vérité, mais que l’em- 
pereur affectionnait : que sais-je encore ? A cela vous répondrez 
en trois mots : qu’un animal, beau ou laid, marche naturel- 
lement, s’il n’est ni estropié ni mal conformé; que le pays 



LETTRES A FALCONET. 


335 


de ce cheval vous importe peu, puisque cela n’a jamais été la 
question ; ou que si l’on veut absolument que le statuaire de ce 
mauvais cheval ait eu de bonnes raisons pour n’en pas faire un 
meilleur, vous y consentez de bon cœur ; et l’on se contentera ou 
l’on ne se contentera pas de cette réponse. Mais je suis sûr qu’il 
n’y aura qu’une voix sur la beauté du vôtre, quoique vous n’ayez 
omis aucun des moyens de partager les avis. Ah 1 mon ami, que 
vous avez bien fait de vous en tirer aussi supérieurement! car 
on ne vous eût pas pardonné la médiocrité ; et si vous voulez 
être de bonne foi^ vous conviendrez qu’il faut plus de logique 
et plus de justice qu’on eu îT ordinairement pour ne s’y pas 
croire autorisé. J’oubliais de vous dire aussi que j’ai trouvé le 
plâtre que vous avez du cheval antique fort bien moulé, et 
qu’on y voit jusqu’aux moindres détails. 

Je croyais n’avoir plus rien à ajouter à ce qui précède; je 
me suis trompé. Sachez qu’on trouve assez singulier à Paris et 
à Pétersbourg que vous ayez confié à votre élève l’exécution 
d’une partie aussi intéresante de votre monument que la tête du 
héros. 

Tous ceux qui en parlent si indiscrètement aiment mieux 
blâmer une chose très-sage que de se rappeler qu’elle est jus- 
tifiée par l’exemple de plusieurs statuaires anciens. Le point 
essentiel est qu’un ouvrage soit le mieux qu’il est possible. Hé 
bien ! M"® Collot sait mieux faire le portrait que vous. Pourquoi 
non? Un bon peintre d’histoire se tirerait difficilement d’un por- 
trait comme La Tour, qui, de son côté, ne tenterait pas une 
composition historique : chacun a son talent, d’autant plus res- 
treint qu’il est grand. 

Vous aviez fait mon buste; M"' Collot le fit une seconde 
fois après vous ; vous fûtes curieux de comparer votre travail 
avec le sien. Voilà les deux bustes exposés sous vos yeux : le vôtre 
vous paraît médiocre en comparaison du sien; vous prenez 
un marteau, et vous brisez votre ouvrage. Allez, mon ami, 
celui qui est capable de cet acte de justice est né pour beau- 
coup d’autres procédés que la multitude n’appréciera jamais 
bien. 

Et ce pauvre Lossenko qui a dessiné votre monument, et 
qui disait qu’il fallait l’avoir copié pour en sentir tout le mérite, 
il n’est donc plus! Quoique je n’aie pas eu le temps de le con- 



33'6 LETTRESVA FALCONET. 

naître, j’en suis fâché ^ Adieu, mon ami; jouissez de la satis- 
faction d’avoir exécuté le plus bel ouvrage en ce genre qui soit 
en Europe, et jouissez-en longtemps. Je vous salue, et vous 
embrasse de tout mon cœur. 

N’allez pourtant pas imaginer que je parlerai d’abord de 
votre ouvrage, en remettant le pied en France. Il se passera 
plus de quinze jdtirs avant que j’aie épuisé ce que j’ai à dire de 
la grande souveraine; et ce n’est pas trop. Quelle femme, mon 
ami ! Quelle étonnante femme ! Mais vous le savez aussi bien 
que moi ; nous n’avons rien à nous apprendre là-dessus. Elle a 
bien raison de se laisser approcher, car plus on la voit de près, 
plus elle y gagne. Adieu, adieu; j’attends toujours ce redou- 
table hiver : il viendra apparemment. 

• 

1. Le pauvre et honnête garçon, avili, sans pain, voulant aller vivre ailleurs qu’à 
Pétersbourg, venait me dire ses chagrins; puis, s’abandonnant à la crapule, il était 
loin do deviner ce qu’il gagnerait à mourir. On lit sur sa pierre sépulcrale qu’il 
était un grand homme. Il est donc certain qu’en llussie, et dans la peinture, d’un 
dessinateur, copiste assez exact et peintre sans génie, on sait faire un grand homme 
après SI mort. L’impératrice avait voulu l’encourager; mais enfin il eut une belle 
épitaphe. (Faixonet.) 


FIN DES LETTRES A FALCONET. 



LETTRES 

A MADEMOISELLE VOLLAND 

(I7b0-n740 


XVIll. 


<)<) 




NOTICE PRELIMINAIRE 


Vers 1755, Diderot était enfin célèbre. L*?iomme « sans qualité qui 
faisait le bel esprit et trophée d’impiété », dénoncé par l’abbé Pierre 
Hardy, curé de Saint-Médard, « le garçon plein d’esprit mais extrême- 
ment dangereux » qu’un exempt signalait au lieutenant de police 
Berry er ^ tenait, sans conteste, à Paris, le premier rang dans la secte 
philosophique. La publication de V Encyclopédie se poursuivait à tra- 
vers mille obstacles. La famille de Diderot semblait seule lui garder 
rancune de l’éclat qu’il jetait sur un nom si longtemps obscur, lorsque 
le vieux coutelier de Langres, « dont l’âge et la faible santé ne promet- 
taient pas une longue vie », désira tout à coup revoir sa bru et embrasser 
Marie-Angélique, runi(iue enfant qui restait à son fils. « J’avais quatre ou 
cinq ans, dit M‘-'« de Vandeul; pendant les trois mois que nous restâ- 
mes en Champagne, mon père se lia avec M"'® Volland, veuve d’un 
fiiiancier; il prit pour sa fille une passion qui a duré jusqu’à la mort de 
l’un et de l’autre. » Diderot avait quarante-deux ans et cette passion si 
profonde n’était pas la première. 

Tout jeune, il avait rôdé autour du comptoir* de M^‘® Babuty, cette 
jolie enfant qui devait faire à Greuze une si lamentable vieillesse, mais 
qui n’était alors pour le philosophe qu’une gentille voisine dont il se 
plaisait à faire rougir les joues fraîches. Regardez plutôt ce délicieux 
croquis dont pas un peintre ne s’est encore inspiré : « Elle occupait une 
petite boutique de librairie sur le quai des Augustins*, poupine, blanche 
et droite comme le lis, vermeille comme la rose. J’entrais avec cet air 
vif, ardent et fou que j’avais, et je lui disais ; « Mademoiselle, les Contes 

1. J. Dclort. Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à 
la Bastille et à Vincennes^ tome Il,p. 211 et 213. 

2. Salon de 1705. Voir t. X, p. 349. 



NOTICE PRÉLIMINAIRE, 


340 

de La Fontaine, un Pétrone, s’il vous plaît. — Monsieur, les voilà; ne 
vous faut-il point d’autres livres? — - Pardonnez-moi, mademoiselle, 
mais... — Dites toujours. — La Religieuse en chemise, — Fi donc! mon- 
sieur, est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilenies-là ? — Ah 1 ah ! ce 
sont des vilenies, mademoiselle, moi, je n’en savais rien... » Et puis un 
autre jour, quand jej*epassais, elle souriait et moi aussi. « Il avait sou- 
piré un moment pour une danseuse de l’Opéra, la Lionnais, qui le 
guérit à son propre insu d’un amour naissant, en effaçant avec de la 
craie les taches de ses bas. » Chaque tache enlevée, disait plus tard 
Diderot à sa fille, diminuait ma passion et à la fin de sa toilette, mon 
cœur fut aussi net que sa chaussure. « On connaît par M'"® de Vandeul 
le doux et honnête roman des amours de son père et de sa mère. Cette 
union, si difficilement obtenue, fut troublée, au bout de dix-huit 
mois, par la liaison que Diderot contracta avec M'"® de Puisieux, 
lors du premier voyage de sa» femme à Langres. de Puisieux lui fil 
vraisemblablement revoir ses livres et, pour prix de ceux qu’il écrivit 
afin de subvenir à ses dépenses, le trompa pendant sa captivité de 
Vincennes; mais sans elle nous n’aurions peut-être pas eu les Pensées 
philosophiques et V Inter prélatmi de la nature qui font pardonner 
Tennui de VEssai sur le mérite et la vertu et la licence des Bijoux 
indiscrets. 

M*"* Diderot perdit sa mère. « L’éloignement de son mari redoubla 
la douleur de celte perte, son caractère devint triste, son humeur 
moins douce. Elle n’a point cessé de remplir ses devoirs de mère et 
d’épouse avec un courage et une constance dont peu de femmes eus- 
sent été capables ». C’était bien toujours la ménagère active et dévouée 
qui, dans les rudes années où Diderot n’était encore qu’un traducteur 
d’anglais, dînait d’un morceau de pain pour qu’avec les six sous 
qu’elle lui donnait son mari allât prendre sa tasse au café de la Régence 
et voir jouer aux échecs L Seulement, avec la jeunesse s’envolait le 
charme dont elle pare même un caractère rebelle et un esprit borné. 
Ce qui avait séduit Diderot, malade, sans ressources, sans foyer, 
c’étaient les tasses de bouillon, les reprises à sa redingote de peluche 
grise et à ses bas de laine noire, les mille soins où une femme excelle 
et qu’elle pare d’un sourire ; ce qui devait faire le chagrin de sa vie, 
c’était l’ignorance de cette même femme, le souci de l’argent qu’elle 
manifestait à tout propos, les perquisitions auxquelles elle se livrait 

1. Ce détail si touchaut a fourni à M. Jules Levallois un rapprochemont inju- 
rieux entre le philosophe et un personnage d'un roman célèbre de M. Alph. Dau- 
det, le comédien Delobel, qui vit aux dépens de sa femme et de sa fille. M. Leval- 
lois n’a pas voulu voir que ces six sous, c’est Diderot qui les gagnait. 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 341 

parfois dans les papiers de son mari, c’était toute une société de voi- 
sins vulgaires que le philosophe hébergeait un peu malgré lui et qui 
tenaient en médiocre estime cet homme toujours occupé d’une besogne 
fort mal vue du clergé et du parlement. Pendant la détention de Dide- 
rot, elle avait plus d'une fois retenu à dîner Rousseau, qui l’en a remer- 
ciée dans les Confessions en la traitant do « harengère » ; mais*^il ne 
semble pas que d’Alembert, d’Holbach, Grimm se soient jamais arrêtés 
au quatrième étage de la rue Taranne ; ils montaient tout droit à « l’ate- 
lier » du cinquième : on ne voit guère chez Diderot que l’abbé 
Salli63r, de la Bibliothèque royale, ou Bemetzrieder, le maître de 
clavecin d’Angélique. Si, par gr^d hasard, M'»*" Geoffrin rend visite au 
ménage, c’est pour traiter Diderot (f comme une bête » et conseiller à 
sa femme d’en faire autant. « La première fois, elle vint pour gâter 
ma fille; elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire 
des gros mots et à mépriser son mari ». (19 septembre 1767). 

« Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile, écrivait 
Diderot, en 1765, à propos de Jean-Jacques; quand on y est une fois 
entré, on n’en sort pas sans le déchirer ; c’est une plaie qui ne cauté- 
rise jamais bien. » Les amants fidèles et les amis solides ont de ces 
méfiances toujours inutiles; Diderot se défendait trop du besoin d’aimer 
pour ne pas y succomber. La rupture avec Rousseau était définitive; 
d’Alembert s’était singulièrement refroidi. « Ils étaient quelquefois deux 
ans sans se voir », nous dit M'”* de Yandeul. 11 lui restait Grimm, pour 
qui il eut une constante et mutuelle affection, malgré des heurts iné- 
vitables entre son caractère bouillant et la raideur germanique dont 
Grimm ne savait pas se départir; il lui restait d’Holbach, dont l’amitié 
ne se démentit jamais non plus et qu’il entretint « avec la plus grande 
liberté » le matin môme de sa mortL 11 lui restait Galiani et Georges 
Le Roy; il avait môme Naigeon et Damilaville, ses caudataîres; mais 
ce qu’il devait chercher, vers l’âge de quarante ans, c’était un cœur 
féminin qui répondît à son besoin de tendresse, c’était un esprit ouvert 
et cultivé qui le dédommageât du silence que le caractère de sa femme 
l’obligeait à garder. 

Il ne devait fréquenter M"'® d’Épinay que trois ou quatre ans plus 
tard; encore semble-t-il que la présence ou les instances de Grimm 
furent la cause déterminante de ses rapides séjours â la Chevrette et à 
la Briche. Les prétentions littéraires de l’hôtesse du « triste et magni- 
fique château » devaient trop lui rappeler, d’ailleurs, celles de M"*® de 
Puisieux. 

A quelle date précise commencèrent ses relations avec la famille 


1. Grimm. Correspondance littéraire, août 1784. 



342 


NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


Volland? De rares passages de ces lettres sont les seuls indices qui nous 
permettent de croire que ce fut en 1755. « Il y a quatre ans, que vous 
me parûtes belle, écrit-il à Sophie, le 11 octobre 1759; aujourd’hui, je 
vous trouve plus belle encore: c’est la magie de la constance, la plus 
difficile et la plus rare de nos vertus »; et le 31 mai 1765 : a ... J’aurai 
le plaisir de passer toute la journée avec celle que j’aime, ce qui n’est 
pas surprenant, car^ui ne l’aimerait pas ? mais que j’aime, après huit 
ou neuf ans, avec la même passion qu’elle m’inspira le premier jour que 
je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite 
table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me 
répondîtes; oh I l’heureux temps que celui de cette table verte!...» 
Deux ans après ; « Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a 
douze ans. » (2à avril 1768.) 

il n’est guère plus facile de savoir exactement à quelle famille 
appartenait Sophie. Vers 1730, un sieur Jean-Nicolas Volland, le même 
sans doute que VAlmmiach royal de 1726 qualifie de « préposé pour le 
fournissement des sels » et fait demeurer « rue de Toulouse », acheta 
au hameau d’Isle-sur-Marne, à trois lieues et demie do Vitry-le-François 
et à côté du village de Saint-Rémy-en-Bouzemont, d’immenses terrains 
sur lesquels il édifia un château et dessina un vaste parc. 11 leva et colo- 
ria lui- même un plan général des « château, terre et seigneurie d’Isle et 
générallité de tous les champs labourables, prés, bois, pâquis et buis- 
sons qui en dépendent, tant ceux qui appartiennent en propre au 
seigneur que ceux qui relèvent seullement de luy et appartieneot à ses 
vassaux ou censitaires » ; il achevait en 17à2 cette carte encore sus- 
pendue aux parois de l’antichambre du château; dix ans avant, lorsque 
la bâtisse commençait à sortir de terre, l’honneur de poser la première 
pierre du petit pont qui enjambe le fossé, devant la grille, revenait à 
« D. Marie-Jane Élisabet Voiland » et une main inhabile incisait lourde- 
ment dans le grès, à côté de la date (1732), ces noms estropiés. Plus tard, 
en 17à5, le châtelain apposait sa grosse signature au bas de l’acte de 
naissance d’un enfant du village ; ce plan, cette pierre, cette signature 
sont tout ce qui reste à Isle de la famille qui y apporta la prospérité 
et dont les plus vieilles gens du pays ne savent même pas le nom. Les 
registres de la mairie et les tombes du cimetière ne nous ont rien appris 
de plus. Jean-Nicolas Volland vint sans doute mourir à Paris, laissant à 
sa veuve quatre enfants, un fils auquel Diderot fait allusion une fois : 
a Supposez que ce soit seulement ce frère si chéri! » (20 février 1766) 
qui, d’aprèff cette allusion même, mourut jeune, et trois filles, M*”® Le 
Gendre, M"*® de Blacy et M*^® Sophie Volland. 

M"'® Le Gendre, mariée de bonne heure, avait eu une fille qui épousa 
en 1770 un M. Digeon, et un fils. Nommé, le 16 mars 17/i/i, ingénieur 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 343 

des ponts et chaussées dans la généralité de Châlons, sous les ordres de 
M. de La Châtaigneraie*, M. Le Gendre résida à Reims; il y était encore 
en 176/;, lors de l’inauguration de la statue de Louis XV, par Pigalle; 
il est qualifié d’ingénieur dans les relations oflicielles et d’architecte 
sur la plaque commémorative; mais cette sorte de confusion ne sur- 
prend pas quand on sait que jusqu’à la création régulière de r£cole 
des ponts [ilIxJ] les fonctions d’ingénieur étaient exercées par des 
hommes ayant fait preuve de talent en architecture et. en général, dans 
la pratique des constructions. M. Le Gendre, sans doute en récompense 
des travaux exécutés à Reims, devint inspecteur général et fut envoyé 
à Caen. C’est là qu’il mourut en jliillet 1770, 

Ce mari jaloux et bourru, dont la mort fut une délivrance pour sa 
familles était un fin amateur». Il avait, en livres, toutes les bonnes édi- 
tions des classiques, les ouvrages de Buffon, de Duhamel du Monceau, 
V Encyclopédie, VŒuvrc de IFûr//eoM, publié par M. de Jullienne, exem- 
plai re « en très-grand papier », fait remarquer l’expert, et qui se vendait 
i>8() livres; ses tableaux étaient signés de Boucher, de Pater, de Lancret, 
de Paul Brîl, de Vandermeulen; ses dessins , de Van Dyck, d’Albert Dürer, 
de Parrocel. Pigalle lui avait offert le modèle de son Louis XV à cheval, 
et V Éducation de V Amour par Mercure, « morceau presque unique, dont 
le moule n’existe plus », dit le catalogue et qui a échappé aux recherches 
de M. Tarbé ; Sigisbert Adam, la copie en terre cuite de \ Hermaphrodite, 
sur un piédestal de marbre blanc, Gochin un grand dessin représentant 
la place de Reims. Quant aux estampes encadrées, « il suffira de dire 
qu’elles sont toutes originales des plus grands maîtres et la plupart en 
anciennes épreuves ». 

De M'"® de Blacy, nous ne savons rien, sinon qu’elle devait être 
veuve alors, qu’elle avait un fils aux colonies* et une fille aveugle*, 
et qu’elle demeurait rue Saint-Thomas-du-Louvre; ce fut chez elle, 
assise à la petite table verte, que sa sœur inspira à Diderot un amour tel 


1. Renseignement communiqué par M. L. Emmery, inspecteur de l'École des 
ponts et chaussées. 

2. « M. Le Gendre n’est donc plus ! S’il avait voulu finir un an ou deux plus 
tôt, il aurait été plus regretté. » (15 juillet 1770.) 

3. Notice des livres, tableaux sculptures, dessins et estampes après le décè^ 
de M, Le Gendre, inspecteur général des ponts et chaussées, dont la vente se fera 
le lundi 5 décembre 4770 et jours suivants, en sa maison rue Sainte^ Anne, proche 
la rue du Clos-Georgeot. Paris, Mérigot l’aîné, 1770, in-8, 20 p. 

4. Vallet de Fayolle, que Diderot appelle <( son petit cousin » et dont il est 
question dans une lettre à l’abbé Le Monnier. 

5. Mélanie de Solignac, sur laquelle Diderot a recueilli de si curieux 
détails. Voir 1. 1, p. 331 et suiv. 



Slili NOTICE PRÉLIMINAIRE. 

qu’il n’en avait jamais ressenti et qu’il avouait à Falconet dix ans plus 
tard avec la chaleur même du premier jour, lorsque le sculpteur le 
pressait de venir le rejoindre en Russie : 

(f Que vous dirai -ja donc? Que j’ai une amie; que je suis lié par le 
sentiment le plus fort et le plus doux à une femme à qui je sacrifierais 
cent »vies si je le^ avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison 
tomber en cendres sans être ému, ma liberté menacée, ma vie compro - 
mise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre 
pourvu qu’elle me restât; si elle me disait: « Donne-moi de ton sang, 

(( j’en veux boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras 
ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché ! Je ne lui ai 
jamais causé la moindre peine et j’aimerais mieux mourir, je crois, 
que de lui faire verser une larme. A l’âme la plus sensible elle joint la 
santé la plus faible et la plus délicate. J’en suis si chéri, et la chaîne 
qui nous enlace est si étrcfitement commise avec le fil délié de sa vie 
que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre 
l’autre... J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est la 
première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que je te parle 
comme je le fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi chère que jamais. 
J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni rien de ce qui affaiblit les 
passions ordinaires n’a rien pu sur la mienne; que depuis que je l’ai 
connue, elle a été la seule femme qu’il y eût au monde pour moi... » 
Cette femme si profondément et si longtemps aimée du philosophe 
le plus ardent et le plus tendre de son siècle, qui a reçu de lui les 
lettres que l’on sait, qui a eu la confidence de tous ses chagrins et 
la primeur de tous ses écrits, nous ne la connaissons que par ces lettres 
mêmes. Les traits de Sophie Volland ne sont pas moins ignorés que les 
dates de sa naissance et de sa mort. Il a existé au moins deux portraits 
d’elle, l’un que son amant ne se lassait pas de contempler (Lettres du 
ià août et du 6 octobre 1759), l’autre qui fut peint en 1762 sur la garde 
ou sur le plat d’un exemplaire d’Horace, peut-être par M™*" Vallayer- 
Coster, le gracieux peintre de fleurs; « Cet Horace en question, dont la 
couverture me sera si précieuse et que je regarderai plus souvent et 
avec plus de plaisir que le livre, je ne l’ai pas encore, écrit Diderot, 
le 31 juillet 1762; ce sera pour le courant de la semaine prochaine, à 
ce que dit M***® Vallayer en me regardant d’un œil tendre qui ne ment 
pas ». Et le 22 août ; « Je l’ai enfin, ce portrait enfermé dans l’auteur de 
l’antiquité le plus sensé et le plus délicat; mercredi, je le baiserai le 
matin en me levant, et, le soir, en me couchant, je le baiserai encore. » 
Où est cet exemplaire d’Horace? En Russie peut-être. Toutes les recher- 
ches que les conservateurs de la Bibliothèque impériale (dans laquelle 
a été fondue celle de l’Ermitage) et M. Hovryn de Tranchère ont bien 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 315 

voulu faire sont néanmoins restées infructueuses jusqu’à ce jour. 

Dans son consciencieux travail sur Diderot et la société du baron 
d'Holbach^, M. C. Avezac-Lavigne, suppose que Volland est née 
en 1726; son père, il est vrai, figure à cette date sur V Almanach rofal, 
mais cela n’est point un argument décisif en faveur du calcy! de 
M. Avezac-Lavigne, qui ne doit pas, d’ailleurs, se tromper de beaucoup. 

VoUand n’était certainement plus une jeune fille; elle avait la 
« menotte sèche » et portait lunettes. Mais, comme, le dit le philosophe 
lui-méme : « C’est bien de cela qu’il s’agit à quarante-cinq ans! » Elle 
était spirituelle, instruite; et Diderot, au besoin, ne négligeait pas ses 
remarques, dont il faisait part a«x illustres correspondants de Grimm : 
il s’agit du tableau de Vien, la Piscine miraculeuse, exposé au Salon 
de 1759 : « Sur le milieu un malade assis par terre qui fait de refifet. 11 
« est vrai qu’il est vigoureux et gros et que Sophie a raison quand elle 
« dit que s’il est malade, il faut que ce soit d’un cor aii pied. » — Elle 
lisait avec intérêt l'Esprit d’Helvétius; il »ai fallait les brochures de 
Voltaire, V Émile de Rousseau et les Recherches sur le despotisme orien- 
tal de Boulanger. En lui envoyant ce cfernier ouvrage, le 15 août 1763, 
Grimm y joignait une épître de ce style travaillé, solennel et railleur 
qui lui est propre, intitulée Lettre à Sophie ou Reproches adressés à 
une jeune philosophe. Retranchée par la censure impériale ou omise 
involontairement, cette lettre se trouve au tome XVI de l’édition Fume. 

(( D’où vous vient, Sophie, cette passion de la philosophie, inconnue 
« aux personnes de votre sexe et de votre âge ? Comment au milieu d’une 
M jeunesse avide de plaisir, lorsque vos compagnes ne s’occupent que du 
a soin de plaire, pouvez- vous ignorer ou négliger vos avantages pour 
« vous livrer à la méditation et à l’étude? S’il est vrai, comme Tron- 
« chin le dit, (jue la nature, en vous formant, s’est plu de loger 
l’âme de l’aigle dans une maison de gaze, songez du moins que le pre- 
« mier de vos devoirs est de conserver ce singulier ouvrage. » 

Tl entre, au sujet du livre de Boulanger et de sa méthode d’induc- 
tion, dans des développements auxquels nous sommes forcé de ren- 
voyer le lecteur, mais qui prouvent à quel ferme esprit il s’adressait; 
selon lui, « l’homme, en proie à de grandes calamités physiques, en a 
dû chercher la cause dans quelque puissance inconnue; il a dû se 
créer des dieux et se faire l’objet de leur amour ou de leur haine. Les 
animaux échappés au danger en perdent bientôt le souvenir, qui ne se 
retrace dans leur mémoire que lorsqu’un nouveau danger les environne 
et les presse; mais l’imagination de l’homme, frappée par les périls qui 
menacent son existence, effrayée par les grands phénomènes de la nature. 


1. Paris, E. Leroux, 1875, in-8. 



346 


NOTICE PRÉLIMINAIRE. . 


a dû créer bientôt le système des châtiments et des récompenses, et la 
fable d’un Dieu vengeur qui s’irrite des fautes de la faiblesse humaine. » 

Il complète sa pensée par une sçrte d’apologue où il parle d’un 
livre que nous n’avons pu reconnaître et qu’il a peut-être inventé pour 
les besoins de sa cause : 

« Je trouvai l’autre jour par hasard les Épîlres morales et philoso- 
phiques d’un poëte\nglais dont j’ignore le nom. J’ouvris sans dessein 
ce recueil qui ne fait que de paraître ; j’y trouvai une vignette qui me 
parut sublime. On voit un sculpteur en bois occupé à achever la figure 
d’une grue placée sur son établi. Pendant qu’il s’applique à lui dégager 
les pieds qui n’ont pas tout à fait pris leur forme, sa femme est déjà 
prosternée devant la grue et apprend à son enfant à l’adorer. C’est le 
mot de Lucrèce mis en tableau : 

Quod finxôre timent. 

« Sophie, tel est le génie de l’homme : il n’a pas sitôt inventé des 
fantômes qu’il s’en fait peur à lui-même. » 

La fin de cette lettre en est la partie la plus curieuse, parce qu’après 
avoir plaisanté Diderot sur ses distractions, Grimm résume un débat qui 
devait s’élever souvent entre eux et où l’on sent percer la philosophie 
amère, aride, et volontiers négative de sa critique que Sainte-Beuve a 
rapprochée de ses principes politiques : 

« Le philosophe vous salue et vous regrette. H m’a affligé ces jours 
passés, car il savait le jour du mois et de la semaine; mais il prétend 
que c’est votre absence qui en est cause. Sophie, s’il apprend jamais à 
dater ses lettres, c’en est fait de son bonheur et de son génie. Revenez 
et qu’il ne vous doive point cette funeste science. Nous comptons les 
moments en attendant celui qui doit vous ramener dans le sein de 
l’amitié et de la philosophie. Nous marchons tous les soirs sur cette 
terrasse près des rives tranquilles de la vSeine, mais nos entretiens sont 
moins animés et les cris d’une joie indiscrète ne troublent plus le 
silence de la nuit. Au reste, nous disputons toujours sur le pouvoir de 
la vérité. Il voit toujours la vérité et la vertu comme deux grandes 
statues élevées sur la surface de la terre et immobiles au milieu des 
ravages et des ruines de tout ce qui les environne. Moi, je les vois aussi, 
ces grandes statues, mais leur piédestal me paraît semé d’erreurs et 
de préjugés et je vois se mouvoir autour une troupe de niais dont les 
yeux ne peuvent s’élever au-dessus du piédestal; ou, s’il se trouve 
parmi eux quelques êtres privilégiés qui, avec les yeux pénétrants de 
l’aigle, percent les nuages dopt ces grandes figures sont couvertes, ils 
. sont bientôt l’objet de la haine et de la persécution de cette petite 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


347 


populace hargneuse, remplie de présomption et de sottise. Qu’importe 
que ces deux statues soient éternelles et immobiles, s’il n’exlste per- 
sonne pour les contempler ou si le sort de celui qui les aperçoit 
ne dififère point du sort de l’aveugle qui marche dans les ténè- 
bres? Le philosophe m’assure qu’il vient un moment où le nujige 
s’entr’ouvre et qu’alors les hommes prosternés reconnaissent la vérité et 
rendent hommage à la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au 
moment où le fils de Dieu descendra dans la nuée. Nous vous supplions 
que celui de votre retour soit moins éloigné. » 

Sans cet unique témoignage contemporain, nous ne pourrions entre- 
voir Sophie que par les lettres même de son amant. La vie bourgeoise 
qu’elle menait à Paris, ses séjours de près de six mois chaque année à 
Isle, l’ont tenue à l’écart du monde encyclopédique ; elle n’alla certai- 
nement jamais au Grandval, ni à la Chevrette; si ePe entrevit les dames 
d’Holbach ou M'»‘‘ d’Épînay, ce fut au jardin de l’Infante. Sauf l’abbé 
Le Monnicr et quelques-uns des confrères de M. Le Gendre, tels que 
Perronet, Soufflet et Trouard, c’est tout un monde d’aimables inconnus 
(M. de Prîsye, M. Gaschon, M™® Bouchard, M”*" Boileau, M”''* Ar^ault), 
qui entoure la mère et les trois sœurs. 

N’étaient-ce bien là, après tout, les amours qui convenaient à un 
homme dont la vieillesse était proche et qui ne pouvait souffrir qu’on 
réduisît « à quelques gouttes d’un fluide versées voluptueusement la 
passion la plus féconde en actions criminelles ou vertueuses »? 
Mais Diderot fut-il toujours aussi platonique? M”® Volland eut-elle l’art 
de se faire désirer toujours sans se livrer jamais? La correspondance, 
dans l’état où elle nous est parvenue, est notablement incomplète, ne 
l’oublions pas. Toutefois, les années venant, Diderot, qui se plaint des 
obstacles que rencontre cette liaison à son début, prie peu après 
Sophie de lire ses lettres à Morphyse (M*"® Volland) et à Uranie (M'”'’ Le 
Gendre) ; sur la fin, il les adresse tnut uniment à Mesdames et bonnes 
amies. « Tout son temps, dit M*"® de Vandeul, était partagé entre son 
cabinet et cette société. » Sainte-Beuve voulait écrire une nouvelle dont 
le titre subsiste seul {Le Clou d*or) et où il devait développer une 
théorie qu’il soutenait quelquefois ; selon lui, une heure de félicité, une 
heure seulement, suffisait à deux amants pour se connaître à jamais ; 
l’amitié solide et durable « au-dessus de la rechute comme sans crainte 
de rupture » ne pouvait exister qu’à ce prix. Diderot n’a même point 
laissé pressentir s’il goûta ce "bonheur rapide. 

Au reste, chaste ou sensuel, cet amour de plus de vingt années a 
provoqué une critique assez singulière : c’est que sa durée même lui 
enlevait un peu de son charme. Le maître dont le nom vient d’être cité 
et qui a pourtant témoigné en toute occasion combien ces lettres lui 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


348 

plaisaient, a fait remarquer i qu’on souffrait de savoir Volland 
malade pendant quinze jours « d’une aile de perdreau et d’un verre de 
vin de trop » ou d’entendre Diderot lui conter ses maux d’estomac, voire 
même ses indigestions. Aux premières pages de la Fin d'un monde, 
Jules Janin nous le montre heureux de « planter là ces grands paniers, 
ces grands yeux de faïence, cette machine osseuse et dégingandée et 
qui se dandine, accrochée à son bras ». Pure fantaisie de l’écrivain qui 
a le plus contribué peut-être à égarer l’opinion commune sur le philo- 
sophe! Diderot resta fidèle à son amie jusque dans la vieillesse et s’il 
n’exprima plus sa passion en termes aussi vifs, il n’y eut rien là que de 
décent. Quant au reproche de Sainte-Beuve, j’imagine que s’il avait eu 
plus tard l’occasion de reparler àçiS Lettres, il se fût gardé d’insister sur 
\e manque de goût qui le choquait en 1831. Les phases de la santé d’un 
grand artiste ne sont pas indifférentes à la critique moderne, telle 
qu’elle est sortie des Causeries du lundi ; elles expliquent tant de dé- 
faillances et de luttes cruelles! 

Au cas particulier, n’est-il pas curieux de voir Diderot supporter 
vaillamment la dyspepsie — ce mal professionnel des gens de lettres — 
et ne pouvoir s’expliquer les accès de spleen du ( père » Iloop? Ce 
n’est pas que l’idée de la mort répugnât à ce grand travailleur; dé- 
pouillée des horreurs dont les religions modernes l’entourent, elle lui 
apparaissait comme l’espoir d’un repos bien gagné et cette mélancolie 
sereine lui inspirait un jour ^ une page d’une incomparable éloquence : 

« Pourquoi, plus la vie est rempile, moins on y est attaché? Si cela 
est vrai, c’est qu’une vie occupée est communément une vie innocente ; 
c’est qu’on pense moins à la mort et qu’on la craint moins; c’est que, 
sans s’en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu’on 
voit sans cesse mourir et renaître autour de soi ; c’est qu’après avoir 
satisfait pendant un certain nombre d’années à des ouvrages que la 
nature ramène tous les ans, on s’en détache, on s’en lasse, les forces se 
perdent, on s’affaiblit, on désire la fin do la vie, comme après avoir 
bien travaillé, on désire la fin de la journée; c’est qu’en vivant dans 
l’état de nature, on ne se révolte pas contre les ordres que l’on voit 
s’exécuter si nécessairement et si universellement; c’est qu’après avoir 
fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; 
c’est qu’après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, 
on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c’est, pour reve- 
nir à une des idées précédentes, qu’il n’y a personne parmi nous 
qui, après avoir beaucoup fatigué, n’ait désiré son lit, n’ait vu appro- 

1. Premiers Lundis, 1. 1, p. 385. 

2. 23 septembre 1762. 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


349 


procher le moment de se coucher avec un plaisir extrême ; c'est' que la 
vie n’est, pour certaines personnes, qu’un long jour de fatigue et la 
mort qu’un long sommeil, et le cercueil qu’un lit de repos et la terre* 
qu’un oreiller où il est doux à la fin d’aller mettre la tête pour ne plus 
la relever. Je vous avoue que la mort considérée sous ce point de vue, 
et après les longues traverses que j’ai essuyées, m’est on ne peut plus 
agréable. Je veux m’accoutumer de plus en plus à la voir ainsi. » 

Il se souvint sans doute de cette résolution, lorsque la mort de 
Volland vint troubler la quiétude dont il jouissait depuis son retour 
de liussie et qu’il dépeint dans la dédicace de VEssai sur les règnes 
de Claude et de Néron; car, s’il Ij^i donna des larmes, « il se consola, 
dit sa fille, par la pensée qu’il ne lui survivrait pas longtemps. » 

Au lendemain d’un triomphe sans exemple, Voltaire succombait dans 
la lutte que la nature livrait depuis quatre-vingts ans à son faible orga- 
nisme ; un suicide est peut-être la cause de la mystérieuse dispari- 
tion de Rousseau ; Diderot, qui devait leur survivre six ans, s’éteignit 
après avoir goûté la paix qu’il avait tant de fois souhaitée, mais que son 
amie n’était plus là pour partager. 

Une promenade dans les bois de Meudon ou de Bellevue, au bras de 
M. Belle, le joaillier, « son ami depuis quarante ans « ; des visites à sa 
fille pendant lesquelles ses petits-enfants s’endormaient sur ses genoux 
sans qu’il remuât de crainte de les éveiller^; de rares lettres aux sol- 
liciteurs qui venaient frapper encore à une porte si longtemps ouverte; 
puis une lente décadence dont nul ne s’apercevait, car il avait toujours 
« le même feu dans la conversation et la même douceur » ; enfin, la 
mort telle qu’il l’avait espérée, non pas à la façon de César, mais au 
milieu des siens, voilà sa vieillesse et sa fin, digne couronnement 
d’une vie de travail, de dévouement et de bonté. 

Diderot mort, sa bibliothèque et trente-deux volumes de manuscrits 
autographes ou recopiés partaient pour la Russie; mais Grîmm,en don- 
nant quelques détails sur ses derniers moments, ajoutait qu’il y avait 
plusieurs de ses ouvrages dont l’amitié de Diderot avait bien voulu lui 
confier la première minute ; u Ce dépôt nous est d’autant plus précieux 
que nous ne nous permettrons jamais d’en faire un autre usage que 
celui que nous en avons fait jusqu’ici de son aveu, dans ces feuilles 
auxquelles il n’avait cessé de prendre un intérêt que nos efforts ne 
sauraient suppléer et qui suffirait seul pour nous laisser d’éternels 
regrets, quand nous partagerions moins vivement tous ceux dont la 
perte de cet homme célèbre afflige les lettres, la philosophie et l’amitié. » 


1. £. Salvertc, Éloge philosophique de D. Diderot^ an VIII, in-8. 



350 NOTICE PRÉLIMINAIRE. 

Ce legs précieux, qui fut certainement un des motifs de l’animadver- 
sion de Naîgeon contre Grirnm, permit à celui-ci d’insérer successive- 
ment dans sa Correspondance la Réfutation de l'Homme, la Religieuse^ 
Jacques le fataliste, une partie des lettres à Falconet sur la postérité. 
Quand Volland était morte, ses héritiers avaient remis à Diderot les 
lettres qu’elle avait reçues de lui*; il en retrancha ce qu’il voulut et 
conserva peut-êtr^ les originaux. Grimm eut certainement à sa disposi- 
tion les copies faites sous les yeux du philosophe ; avec sa discrétion 
habituelle, il n’en prit, plus tard, pour alimenter ses feuilles, que les 
pages dont aucun contemporain ne pouvait se plaindre : c’est ainsi qu’à 
des dates très-rapprochées (février, mars et avril 1787) il fit connaître 
à sa royale clientèle l’apologue du rossignol, du coucou et de l’âne 
imaginé par Galiani, le fragment où Diderot résume les impressions de 
d’Holbach sur T Angleterre et l’anecdote du sénateur vénitien amou- 
reux contée par Gatti. 

Trois ans après, Grimm, dénoncé comme un agent de l’étranger, 
quittait brusquement Paris, n’emportant, selon Meister, que les lettres 
intimes de Catherine II auxquelles il attachait un prix inestimable. Il y 
joignit sans doute celles de Diderot à Volland, car le libraire 
Buisson, (jui publia en 1796 la Religieuse et Jacques le fataliste (sur les 
copies provenant du cabinet de Grimm et non sur celles dont Naigeon 
fit usage) n’aurait pas laissé inédit un recueil aussi précieux. Naigeon, 
dans son édition et dans ses Mémoires, est muet sur cette liaison de son 
maître ; il dut pourtant connaître cell(3 qui la provoqua et peut-être 
transcrire plus d’une des lettres qu’elle avait reçues. Dans les éditions 
Bclin et Brière, un seul morceau (riniportanio dissertation sur le sens 
du mot instruit) complète les trois passages révélés en 1813, lors de la 
publication de la Correspondance de Grimm. 

Par quelle suite de hasards un homme de lettres i’rançais naturalisé 
russe, Jeudy-Dugour 2 , eut-il entre les mains un ensemble d’œijvi*es 
qui semblaient à jamais perdues? Comment fut-il a même de vendre à 
Paulin les matériaux des quatre volumes imprimés sous le titre de 
Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot? Pourquoi 
ajouta-t-on : Publiés d'après les manuscrits confiés en mourant par 
V auteur a Grimml Jeudy-Dugour eut-il le crédit de pénétrer dans la 

1. C’est du moins la tradition courante, mais aucun contemporain ne peut 
6tre cité en témoignage. 

2. Né à Clermont-Ferrand en 1766, et professeur dans les écoles religieuses de 
la Flèche et de Paris, Jeudy-Dugour est mort en Russie conseiller d’État et direc- 
teur de rUniversité de Saint-Pétersbourg. Un ukase de 1812, en le forçant à opter 
pour une des deux nationalités, lui fit prendre le nom et lu particule de de Gouroff 
dont il a depuis signé ses lettres et ses ouvrages. 



NOTICE PRÉLIMINAIRE. 


351 


bibliothèque de l’Ermitage, sévèrement fermée pendant tout le règne 
de Nicolas !•"■? Ou plutôt sont-ce les originaux mômei possédés par 
Grimm qu’il céda à Paulin? Il ne peut être question de copies pour un 
prix aussi élevé que celui dont il fait mention dans une lettre d’affaires, 
adressée à Beuchot et communiquée par M. Olivier Barbier : 

«r 

Odessa, 21 octobre 1839. 

« Votre obligeance, qui ne calcule point la peine et les embarras, 

me porte à vous demander encore un second service qui est la suite de 
celui que vous me rendîtes en 1829 au sujet des manuscrits de Diderot. 
Paulin, associé de Sautelet, qui s^brilla bientôt après la cervelle, en fit 
l’acquisition. Je joins ici le traité que je fis avec le premier et quelques 
lettres, soit de lui, soit de Didot, qui ont rapport à cette affaire L 
Vous verrez que je n’ai fait aucune poursuite lorsque M. Paulin m’a 
annoncé la catastrophe de son associé et que j’aVais écrit à M. Didot de 
s’en abstenir. 

« Veuillez aussi remarquer que, cédant aux larmes et aux prières de 
M. Paulin, je consentis le 10 de septembre à lui rendre un billet de 
3,000 francs en dwihmtion du prix dont nous étio?is convenus ^ suivant 
l’acte du 31 août que je joins ici. A-t-on jamais vu un négociant revenir 
sur une convention faite et signée en toute connaissance de cause? Je 
cédai et j’en fus blâmé par le G. Lasteyrie et mes autres amis » 

Outre les lettres â iVl”« Volland, le Paradoxe sur le comédien, les 
Voyages à Bourbonne et Langres, une partie des lettres à Falconet, la 
Promenade du. Scepllgue, VEnlreiien avec d’Alemberl et le Rêve de 
d'Alemhert étaient offerts pour la première fois au public. M. Jules 
Taschereau s’était chargé de surveiller l’impression ^ ; mais il fut 
interrompu dans cette publication, comme dans celle de Grimm, par la 
révolution de 1830 et pria M. A. Cliaudé, son ami, de les terminer toutes 
deux. Nous avons vu que M. Waberdin avait prêté son concours à 
celui-ci pour l’annotation des lettres à Falconet et des deux Voyages, 

Le trésor découvert et vendu par Jeudy-Dugour n’était pas épuisé, 
puis([u’en 183âla Revue reirospeclive put encore faire connaître comme 
inédits ; Esl-il bon Est-il méchant} les notices sur Michel Van Loo et 
sur Rouelle, les Trois Chapitres, Un tirage à part de la célèbre comédie 
présentée dès celte époque par M. Paulin au Théâtre- Français, qui ne 
prit même pas la peine de la lire, fut joint alors au tome IV des 

1. Nous ne les avons pas. 

2. C’est nous qui soulignons. 

3. Les notes de la première édition que nous avons conservées sont signées 
d’un (T.). 



352 NOTICE PRÉLIMINAIRE. 

Mémoires, après ]a table analytique, et les titres renouvelés des quatre 
volumes portèrent ; Deuxième édition, augmentée. 

Celle que MM. Garnier et Delloye publièrent en 2 vol. in-18 (18àij 
contient les lettres à Volland, le Neveu de Rameau, le Paradoxe sur 
le comédien et les Mémoires (tronqués) de M“>e de Vandeul. Elle est 
presque aussi rare que la première. 

Nous réimprimons sur le texte de 1830, sans pouvoir le contrôler sur 
aucune copie ancienne ou récente. Il en existe bien une à Saint-Péters- 
bourg en deux volumes în-Zj ; mais M, Léon Godard ne Ta point colia- 
tionnée, pensant qu’il n’aurait aucune variante à y relever. Si cet 
examen avait lieu, il démontrerait, par cela même qu’il n’offrirait rien 
de nouveau, quelles lacunes nous privent d’une partie de ces admirables 
lettres. Elles embrassent une période de quinze ans ; mais nous n’avons 
en‘ réalité que huit mois de 1759 (et la lettre du 15 mai n’est visiblement 
pas la première), six mois de 1760, deux mois de 1761 et quatre mois 
de 1762. Après une interrifption de près de deux ans, les lettres se 
mulliplent en 1765; 1766 nous en fournit trois, huit, 1768 une 
dizaine, 1769 neuf et 1770 quatre. Nouvelle interruption de plus de deux 
ans et demi; le voyage en Russie et les deux séjours en Hollande don- 
nent six lettres, la plupart fort courtes. Et c’est tout; ce long roman 
n’a pas d’épilogue. 



LETTRES 


A MADEMOISELLE VOLLAND. 


I 


Paris, le 10 mai 1 7f>9. 

Nous partîmes hier à huit heures pour Marly ; nous y arri- 
vâmes à dix heures et demie ; nous ordonnâmes un grand dîner, 
et nous nous répandîmes dans les jardins, où la chose qui 
me frappa, c’est le contraste d’un art délicat dans les berceaux 
et les bosquets, et d’une nature agreste dans un massif touffu 
de grands arbres qui les dominent et qui forment le fond. Ces 
pavillons, séparés et à demi enfoncés dans une forêt, semblent 
être les demeures de différents génies subalternes dont le maître 
occupe celui du milieu. Gela donne à l’ensemble un air de 
féerie qui me plut. 

11 ne faut pas qu’il y ait beaucoup de statues dans un jardin, 
et celui-ci m’en paraît un peu trop peuplé; il faut regarder 
les statues comme des êtres qui aiment la solitude et qui la 
cherchent, des poètes, des philosophes et des amants, et ces 
êtres ne sont pas communs. Quelques belles statues cachées 
dans les lieux les plus écartés, les unes loin des autres, qui 
m’appellent, que j’aille chercher ou que je rencontre ; qui 
m’arrêtent, et avec lesquelles je m’entretiens longtemps; et 
pas davantage; et point d’autres. 

Je portais tout à travers les objets des pas errants et une 
âme mélancolique. Les autres nous devançaient à grands pas, et 
nous les suivions lentement, le baron de Gleichen et moi. Je me 

23 


XVIII, 



354 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

trouvais bien à côté de cet homme ; c’est que nous éprouvions 
au dedans de nous un sentiment commun et secret. C’est une 
chose incroyable comme les âmes sensibles s’entendent pres- 
que sans parler. Un mot échappé, une distraction, une réflexion 
vague et décousue, un regret éloigné, une expression détournée, 
le son de la vo^x, la démarche, le regard, l’attention, le silence, 
tout les décèle l’une à l’autre. Nous nous parlions peu; nous 
sentions beaucoup; nous souflrions tous deux; mais il était plus 
à plaindre que moi. Je tournais de temps en temps mes yeux 
vers la ville; les siens étaient souvent attachés à la terre; il y 
cherchait un objet qui n’est plus L 

Nous arrivâmes à un morceau qui me frappa par la 
simplicité, la force et la sublimité de l’idée. C’est un Cen- 
taure qui porte sur sqp dos un enfant. Cet enfant approche 
ses petits doigts de la tête de l'animal féroce et le conduit par 
un cheveu. 

Il faut voir le visage du Centaure, le tour de sa tête, la lan- 
gueur de son expression, son respect pour l’enfant despote: il 
le regarde, et l’on dirait qu’il craint de marcher. Un autre me fit 
encore plus de plaisir: c’est un vieux Faune qui s’attendrit 
sur un enfant nouveau-né qu’il tient dans ses bras. La statue 
d’Agrippine au bain est au-dessous de sa réputation, ou peut- 
être étais-je mal placé pour en juger mieux. Nous partageâmes 
notre promenade en deux : nous parcourûmes les bas avant 
dîner ; nous dînâmes tous d'appétit. Notre Baron, le nôtre % fut 
d’une folie sats égale. 

II a de l’originalité dans le ton et dans les idées. Imaginez 
un satyre gai, piquant, indécent et nerveux, au milieu d’un 
groupe de figures chastes, molles et délicates; tel il était entre 
nous. 11 n’aurait ni embarrassé ni offensé ma Sophie, parce que 
ma Sophie est homme et femme quand il lui plaît. 11 n’aurait 
ni offensé ni embarrassé mon ami Grimm, parce qu’il permet à 
l’imagination ses écarts, et que le mot ne lui déplaît que quand 


1 . L’éditeur des Souvenirs du baron de Gleichen (Techener, 1868, in-12). 
M. Paul Grimblot voit dans ces dernières lignes une allusion difficile à expliquer. 
Diderot veut certainement rappeler la mort de la margrave do Baireutli (14 octo- 
bre 1758), dont Gleichen, son chambellan, avait été profondément affecté. 

2. D’Holbach, que Diderot ne désigne presque jamais que par son titre. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 355 

il est mal placé. Oh ! combien il fut regretté, cet ami ! que ce 
fut un intervalle bien doux que celui où nos âmes s’ouvrirent, 
et nous nous mîmes à peindre et à louer nos amis absents! 
Quelle chaleur d’expressions, de sentiment et d’idées! quel 
enthousiasme! que nous étions heureux d’en parler! qu’ils l’au- 
raient été de nous entendre ! O mon Grimm ! qui est-ce qui 
vous rendra mes discours? 

Notre dîner fut long et ne dura pas. Nous parcourûmes les 
hauts. J’observai que de toutes les eaux, il n’y en avait point 
d’aussi belles que celles qui tombent sans cesse ou qui coulent, 
et qu’on n’en avait pratiqué nulle part. Nous nous entretînmes 
d’art, de poésie, de philosophie et d’amour; de la grandeur et 
de la vanité de nos entreprises; du sentiment, et dua’^?r de l’im- 
mortalité; des hommes, des dieux et des rois; de l’espace et du 
temps; de la mort et de la vie; c’était un concert au milieu 
•duquel le mot dissonant de notre Baro» se faisait toujours dis- 
tinguer. 

Le vent qui s’élevait et la soirée qui commençait à devenir 
fi oide nous rapprochèrent de notre voiture. Le baron de Gleichen 
a beaucoup voyagé; ce fut lui qui fit les frais de retour. Il nous 
parla des Inquisiteurs d’ État de Venise, qui marchent toujours 
entre le confesseur et le bourreau; de la barbarie de la cour de 
Sicile, qui avait abandonné un char de triomphe antique, avec 
scs bas-reliefs et ses chevaux, à des moines qui les ont fondus 
pour en faire des cloches : cela fut amené par la destruction 
d’une cascade de Marly dont les marbres revêtent à présent les 
chapelles de Saint-Sulpice. Je dis peu de choses. J’écoutais ou 
je revais. Nous descendîmes, entre huit et neuf, à la porte de 
notre ami. Je me reposai là jusqu’à dix. 

J’ai dormi de lassitude et de peine ; oui, mon amie, et 
de peine. J’augure mal de l’avenir. Votre mère a l’ame scel- 
lée des sept sceaux de l’Apocalypse. Sur son front est mis : 
Mystère. 

Je vis à Marly deux sphinx, et je me la rappelai. Elle vous 
a promis, elle s’est promis à elle-même, plus qu’il n’est en elle 
de tenir; mais je m’en console, et je vis sur la certitude que 
rien ne séparera nos deux âmes. Cela s’est dit, écrit, juré si 
souvent! que cela soit vrai du moins une fois. Sophie, ce ne sera 
pas de ma faute. 



356 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


M. de Saint-Lambert nous invite, le Baron et moi, à aller 
à Épinay passer quelque temps avec d’Houdetot; je 
refuse, et je fais bien, n’est-ce pas? Malheur à celui qui cherche 
des distractions! il en trouvera; il guérira de son mal, et je 
veux garder le mien jusqu’au moment où tout finit. Je crains de 
vous aller voirt il le faudra pourtant; le sort nous traite comme 
si la peine était nécessaire à la durée de nos liens. Adieu, mon 
amie, un mot, s’il vous plaît, par Lanan. A propos, ménagez la 
complaisance de votre sœur, et ne l’entretenez de vous et de 
moi que quand vous ne pourrez contenir vos sentiments, ou 
quelle vous en sollicitera ; nos amis, même les plus tendres, ne 
peuvent pas mettre à cela beaucoup d’importance. Il faut avoir 
appris à écouter et à plaindre les amants. Votre sœur ne lésait 
pas encore; puisse-t-elle l’ignorer toujours! Je baise la bague 
que vous avez portée. 


H 

Paris, ce samedi matin, 1" juin 1750. 

Voilà, ma tendre et solide amie, l’ouvrage du grand sophiste ^ 
Je iieTai pas lu, je ne me sens pas encore l’âme assez tranquille 
pour en juger sans partialité. 11 vaut mieux différer une action 
que de se hâter de commettre une injustice. Méfiez-vous aussi 
un peu de votre cœur, et craignez que le mécontentement de la 
personne n’aille jusqu’à l’auteur. Écoutez-lc comme si je n’avais 
point à me plaindre de lui. 

On peut donc être éloquent et sensible sans avoir ni véritable 
amitié, ni véracité! cela me fâche bien. Si cet homme n’a pas 
un système de dépravation tout arrangé dans sa tête, que je le 
plains! et s’il s’est fait des notions de justice et d’injustice qui 
le réconcilient avec ses procédés, que je le plains encore ! Dans 
r édifice moral, tout est lié. Il est difficile qu’un homme écrive 

1. Le grand sophiste, c’cst Jean-Jacques. Son ouvrage était : /.-/. Mousseau 
M, d'Aîemhert^ sur son article Genève, dans le septième volume de VEncyclo- 
pédie, et particulièrement sur le projet d'établir un théâtre de comédie en nette 
ville. (Amsterdam, 1758, in-8.) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 357 

sans cesse des paradoxes, et qu’il soit simple dans ses mœurs. 
Regardez en vous-même, ma Sophie, et dites-moi pourquoi vous 
êtes si sincère, si franche, si vraie dans vos discours? C’est que 
ces mêmes qualités sont la base de votre caractère et la règle 
de votre conduite. Ce serait un phénomène bien étrange qu’un 
homme, pensant et disant toujours mal, se conduisît toujours 
bien. Le dérangement de la tête influe sur le cœur, et le déran- 
gement du cœur sur la tête. Faisons en sorte, mon amie, que 
votre vie soit sans mensonge; plus je vous estimerai, plus vous 
me serez chère; plus je vous niontrerat de vertus, plus vous 
m’aimerez. Combien je redouterais le vi.ee quand je n’aurais 
pour juge que ma Sophie! 

J’ai élevé dans son cœur une statue que je ne voudrais jamais 
briser; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d’une 
action qui m’avilît à ses yeux ! N est-il pas vrai qi^e vous m’aimeriez 
mieux mort que méchant? Aimez-moi donc toujours afin que je 
craigne toujours le vice. Continuez de me soutenir dans ^e che- 
min de la bonté. Qu’il est doux d’ouvrir ses bras quand c’est 
pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien! c’est cette 
idée qui consacre les caresses : qu’est-ce que les caresses de 
deux amants, lorsqu’elles ne peuvent être l’expression du cas 
infini qu’ils font d’eux-mêmes? Qu’il y a de petitesse et de 
misère dans les transports des amants ordinaires ! qu’il y a de 
charmes, d’élévation et d’énergie dans nos embrassements ! 
Venez, ma chère Sophie, venez; je sens mon cœur échaullé. 
Cet attendrissement qui vous embellit va paraître sur ce visage. 
Il y est. Ah ! que n’êtes-vous à côté de moi pour en jouir ! Si 
vous me voyiez dans ce moment que vous seriez heureuse! que 
ces yeux qui se mouillent, que ces regards, que toute cette 
physionomie serait à votre grc! et pourquoi s’opiniâtrent-ils à 
troubler deux êtres dont le ciel se plaisait à contempler le 
bonheur? ils ne savent pas tout le mal qu’ils font; il faut leur 
pardonner. Je ne vous verrai point ce matin. Je ne trouverai 
point M. Petit chez lui, et je suis arrêté chez moi par M. de Xi- 
raènes. J’ai passé la nuit à lire sa tragédie, dont j’ai fait un 
extrait pour Grimm ^ J’irai ce soir à la comédie nouvelle, et c’est 
encore pour lui que j’irai *. Les trois belles âmes que la vôtre, 

1. Voir ce compte rendu, t. VIII, p. 438. 

2. Quelle était la comédie nouvelle représentée le juin 1759? V Almanach 



358 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

la sienne et la mienne 1 s’il m’en manquait une des deux, 
qui est-ce qui remplirait ce vide terrible? Vivez tous deux, si 
vous ne voulez pas que je sois un jour la voix qui crie dans le 
désert. 

Je serai dans le parterre, vers lefond etdans le milieu; c’est 
de là que mes yeux vous chercheront. Je m’en reviendrai après 
la petite pièce, où peut-être avant, jeter sur le papier mes idées 
et travailler pour mon ami. Je serai demain, à midi, où vous 
m’attendez. J’y serai sans faute. Combien je sacrifie de moments 
doux à votre mère ! J’ai un peu rêvé à la répugnance de votre 
sœur. Elle ne m’estime donc pas assez pour me voir enfermé dans 
la même boîte avec elle? Mais ce n’est pas cela, ma Sophie; 
peut-être craint-elle qu’un jour que vous serez ou que vous ne 

serez plus, cette boîte Cette mère empêchera donc toutes les 

choses douces et innocentes que nous méditerons Dites-lui 

qu’on peut arranger les deux portraits comme il lui plaira ; 

dites-lui que je suis un homme de bien, que rien ne me fera 

changer pour vous ; dites-lui que j’ai atteint l’âge où l’on 

ne change plus de caractère ; dites-lui combien je serais 

flatté, combien vous seriez heureuse de tenir, de sentir, de 

regarder elle et moi, moi et elle Transportez -la au moment 

où vous vous séparerez, elle pour s’en retourner à Châloiis, 
vous pour revenir à Paris... Vous refuser son portrait, c’est 
se détacher du vôtre... Madame, pesez bien tout, et ne contris- 
tez pas votre sœur. Suivez l’impulsion de votre âme, elle vous 
conseillera toujours bien. J’aime qu’on ait des vues délicates; 
j’aime aussi qu’on les néglige quelquefois 11 suffit de pou- 
voir se dire dans l’avenir : J’y avais pensé Il est bien singn- 

liei' que ce soit un jaloux qui tienne ces discours et qui insiste... 
Est-ce que je suis désabusé? Je ne sais. Je sens seule- 

ment que je souhaite vivement une chose qui m’aurait chagriné, 
si elle s’était faite sans mon aveu ; elle m’aurait beaucoup 
chagriné, et je la souhaite beaucoup ; et c’est une complaisance 
dont je saurais un gré infini à M“' Le Gendre, parce que c’est 


des Spectacles n’en mentionne aucune à cette date ou aux jours précédents, ni à 
la Comédie-Française, ni à la Comédie-Italienne. Cette représentation fut sans 
doute ajournée. Le compte que Diderot annonce ici devoir en rendre manque dans 
la Correspondance de Grimm. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANT. 359 

une manière de vous obliger que vous préféreriez à ioute 
autre 

Si votre sœur se résout à ce que nous lui demandons et que 
vous nous ayez tous les deux, Sophie, prenez garde, ne^ la 
icgardez pas plus tendrement que moi ; ne la baisez pas plus 
souvent. Si cela vous arrive, je le saurai. Adieu, mon amie, à 
demain. O la belle soirée que celle d’hier! Vous êtes bien tou- 
chée, bien tendre ; et M'‘“ Boileau avait de l’esprit comme un 
ange; elle était heureuse de votre bonheur et du mien, cela est 
d’une âme charmante. 


111 


... .liiillct 1759. 

Bonjour, mon ami. Je ne vous vis point hier. Le Baron, qui 
agit fort librement avec ses amis, ne dînait point hier chez lui. 
J’allai au Palais-Royal, et je recommandai au portier de notre 
ami de recevoir une lettre pour moi, s’il en venait une. J’y 
passai le soir; point de> lettre. 

Je ne vous verrai point encore aujourd’hui, à moins que ce ne 
soit sur le soir. S’il faisait un temps bien orageux, bien pluvieux, 
bien noir, je me jetterais dans un fiacre, et j’arriverais. Puisse- 
t-il faire ce temps! puissé-je voir mon amie! Dites-moi pour- 
quoi je vous trouve plus aimable de jour en jour. Ou me 
cachiez-vous une partie de vos qualités, ou ne les apercevais-je 
pas? Je ne saurais vous rendre l’impression que vous fîtes sur 
moi pendant le petit moment que nous passâmes ensemble 
avant-hier. C’est, je crois, que vous m’aimez davantage. Voilà 
le billet que je reçois à l’instant du Baron, et voilà une lettre 
que je reçus hier pour M"“ Boileau. Présentez-lui mon respect; 
et vous, ma Sophie, croyez-moi pour jamais tout ce que vous 
savez que je vous suis. Voilà aussi quelques papiers que vous 
désirez de voir. 



360 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


IV 


Paris, le 10 juillet. 

% 

J’écris sans voir. Je suis venu; je voulais vous baiser la 
main et m’en retourner. Je m’en retournerai sans cette récom- 
pense; mais ne serai-je pas assez récompensé si je vous ai 
montré combien je vous aime? Il est neuf heures, je vous écris 
que je vous aime. Je veux du moins vous l’écrire; mais je ne 
sais si la plume se prête à mon désir. Ne viendrez- vous point 
pour que je vous le dise et que je m’enfuie? Adieu, ma Sophie, 
bonsoir; votre cœur ne vous dit donc pas que je suis ici? Voilà 
la première fois que j’écris dans les ténèbres : cette situation 
devrait m’inspirer des choses bien tendres. Je n’en éprouve 
qu’une; je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un mo- 
ment m’y relient, et j’y continue de vous parler, sans savoir si 
j’y forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que 
je vous aime. 


V 


Paris, In 15 juillet. 

Voilà la lettre de Grimm. Je l’ai relue avant que de vous 
l’envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu’il aura appris que celui 
qui lui disait en l’embrassant, il y a quelques mois : « Voilà 
pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille » , 
n’est plus. Il s’est endormi entre les bras de deux de ses enfants, 
sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n’était pas 
un de ces hommes qu’on oubliait quand on l’avait connu. Grimm 
se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l’idée que 
j’en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous; 
mais ce qu’elle a de touchant et de mélancolique se fondant 
avec les impressions de tendresse que je reçois de vous, il 
résultera de ce mélange un état tout à fait délicieux. Ah ! s’il 
pouvait devenir habitude I il ne s’agit que d’être bon amant et 



LETTRES» A MADEMOISELLE VOLLAND. 


361 


bon lils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me 
semble que j’ai ces deux qualités. On n'éprouverait plus cette 
joie bruyante; Tâme ne s’ouvrirait que par intervalle; mais le 
rayon de gaieté qui s’en échapperait, semblable au rayon de 
lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert, 
n’en aurait que plus d’éclat et d’effet. Celui de notre tristesse 
sur les autres est bien singulier. N’avez-vous pas remarqué quel- 
quefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s’il arrive 
que dans un temps serein un nuage vienne à s’arrêter sur un 
endroit qu’ils faisaient retentir de leur lamage? ün habit de 
deuil dans la société, c’est le nuage qui cause en passant le 
silence momentané des oiseaux. 11 passe et le chant recom- 
mence. 

Comment vous portez-vous aujourcVhai? Avez-vous bien 
dormi? Dormez-vous quelquefois comme moi, ’ies bras ouverts? 
Que vos regards étaient tendres hier! cc,mbicn ils le sont depuis 
quelque temps! Ah! Sophie, vous ne m’aimiez pas assez, si 

vous m’aimez aujourd’hui davît:/ïtage Si vous m’avez écrit 

un petit mot, je saurai comment le reste de la soirée d’hier 

s’est passé Mais lisez donc l’Iiistoire de cet abbé de PradesL.. 

Quel abominable homme! malheureusement il y en a beaucoup 

de pareils Bonjour, ma tendre amie; je vous embrasse; je 

vous aime toujours; ils n’en croiront rien; mais cela sera en 
dépit de tous les proverbes, fussent-ils de Salomon ! Cet homme- 
là avait trop de femmes pour entendre quelque chose à l’âme 
de Thomme de bien, qui n’en estime et n’en aime qu’une. 


VI 


... Juillet 1759. 


Je ne saurais m’en aller d’ici sans vous dire un petit mot. 
Hé bien! mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi! 
votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma ten- 

1, Voir t. I, p. 431 et suiv., la notice sur V Apologie de l’abbé de Prades, dont 
Diderot écrivit la troisième partie. 



362 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

dresse! ne craignez rien, ma Sophie, elle durera, et vous vivrez 
et vous vivrez heureuse. Je n’ai point encore commis le crime, 
et je ne commencerai point à le commettre : je suis tout pour 
vous, vous êtes tout pour moi ; nous supporterons ensemble les 
peines qu’il plaira au sort de nous envoyer ; vous allégerez les 
miennes, j’allégerai les vôtres. Puissé-je vous voir toujours telle 
que vous êtes depuis quelques mois ! pour moi, vous serez forcée 
de convenir que je suis comme au premier jour : ce n’est pas 
un mérite que j’aie, c’est une justice que je vous rends. È’effet 
■des qualités réelles, c’est de se faire sentir plus vivement de 
jour en jour. Reposez-vous de ma constance sur les vôtres et 
sur le discernement que j’en ai. Jamais passion ne fut plus 
justifiée par la raison que la mienne. N’esl-il pas vrai, nia 
Sophie, que vous êtes Jiien aimable? Regardez au dedans de 
vous-même; voyez-vous bien? voyez combien vous êtes digne 
d’être aimée, et connaissez combien je vous aime. C’est là qu’est 
la mesure invariable de mes sentiments. 

Bonsoir, ma Sophie, je m’en vais plein de joie, la plus douce 
et la plus pure qu’un homme puisse ressentir. Je suis aimé, et 
je le suis de la plus digne des femmes. 


VII 


Lungres, le 27 juillet 1759. 

Je vous écrivis à Nogent, où je couchai le premier jour. 
J’en partis le lendemain entre trois et quatre heures du matin, 
et, après environ vingt-quatre heures de roule continue, je suis 
arrivé à la porte de la maison paternelle; j’ai trouvé ma sœur 
et mon frère en assez bonne santé, mais d’une telle différence 
de caractère, que j’ai bien de la peine à croire qu’ils puissent 
jamais se faire une vie douce. L’homme qui les liait et qui les 
contenait n’est plus. Mon frère avait tout mis en ordre ; ainsi, 
j’espère que nos affaires s’arrangeront sans délai et sans diffi- 
culté. Je suis bien pressé de vous revoir, mon amie; je sens à 
tout moment qu’il me manque quelque chose, et quand j’appuie 
là-dessus, je trouve que c’est vous. J’ai apporté avec moi quel- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


363 


ques livres qui ne seront pas ouverts, des papiers sur lesquels 
je ne jetterai pas seulement les yeux. Que je suis heureux 
d’avoir à traiter avec d’honnêtes gens! D’autres tireraient bon 
parti de l’ennui qui m’obsède. Je trouve tout bien, parce que 
tout est bien, je crois, et que ce que je gagnerais à discuter ne 
vaut pas le temps que j’y mettrais. Lorsque j’entreverrai la fin 
de mon séjour, je demanderai à madame votre mère ses ordres. 
J’attends de vos nouvelles. Tout ce que vous me dites de 
M""* Le Gendre et de sa peine m’intéresse vivement ; l’image 
de cette mère tendre tenant e«rtre ses bras son enfant malade, 
et le reposant sur son sein, et cela pendant des heures entières 
et par des chaleurs insupportables, me revient quelquefois avec 
rémotion la plus douce. Que je serais content, si> je lui avais 
inspiré pour moi la plus petite partie des sentiments que j’ai 
pris pour elle! En vérité, c’est une femme rare. Ne lui lisez pas 
cela, Je vous en prie. Adieu, ma tendre et bonne amie ; quand 
me retrouverai-je à côté de vous? Ce sera sûrement le plus tôt 
possible. Je vous avais promis Lnistoire de la dernière matinée 
que j’ai passée à Paris ! à présent je n’ai plus le courage de 
vous en entretenir. Je voudrais oublier tous les torts que les 
autres ont avec moi. Portez-vous bien. Ménagez votre santé; 
songez combien elle m’est chère. Je suis accablé de visites ; je 
suis interrompu à chaque ligne, et je ne souffre pas patiemment 
qu’on vienne me distraire quand je suis avec vous. Adieu, 
adieu, il faut que je vous quitte pour des prêtres, des moines, 
des avocats, des juges, des animaux de toute espèce et de 
toute couleur; mais je ne vous quitterai pas sans vous protester 
que je ne vis que par la tendresse que j’ai pour vous. Je veux 
être aimé de ma Sophie; je veux être aimé et estimé de Grimm ; 
je veux être aimé et estimé de M""" Le Gendre. Qu’on m’as- 
sure le suffrage de ces trois êtres, et que je puisse m’avouer à 
moi-même que je le mérite un peu, et tout sera bien. 



LETTRES A. MADEMOISELLE VOLLAND. 


1>6ft 


VIll 


Langres, lo 31 juillet 1759. 


A peine y a-t-il quatre jours que je suis ici, el il me semble 
qu’il y ait quatre ans. Le temps me dure ; je m’ennuie. Je vais 
vous entretenir un peu de nos affaires domestiques, puisque 
vous me l’avez permis. D’abord, il m’est impossible d’imaginer 
trois êtres de caractères plus différents que ma sœur, mon frère 
et moi. Ma sœur est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à 
s’offenser, lente à revenir, sans souci, ni sur le présent ni sur 
l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les 
personnes; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses 
propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. Je suis le seul 
homme qu’elle ait aimé; aussi m’aime-t-ellc beaucoup! Mon 
plaisir la transporte; ma peine la tuerait. 

L’abbé est né sensible et serein. Il aurait eu de l’esprit; 
mais la religion l’a rendu scrupuleux et pusillanime. Il est 
triste, muet, circonspect et fâcheux. 11 porte sans cesse avec lui 
une règle incommode à laquelle il rapporte la conduite des 
autres et la sienne. Il est gênant et gêné. C’est une espèce 
d’iléraclite chrétien, toujours prêt à pleurer sur la folie de ses 
semblables. 11 parle peu, il écoute beaucoup : il est rarement 
satisfait. 

Doux, facile, indulgent, trop peut-être, il me semble que je 
tiens entre eux un assez juste milieu. Je suis comme l’huile qui 
empêche ces machines raboteuses de crier, lorsqu’elles viennent 
à se toucher. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements 
quand je n’y serai plus? C’est un souci qui me tourmente. Je 
crains de les rapprocher, parce que si elles venaient un jour à 
se séparer, ce serait avec éclat. L’équité et le désintéressement 
sont deux qualités qui nous sont communes. Dieu merci, tout 
finira promptement et bien, sans que je m’en mêle. Mon père 
nous a laissé 50,000 francs en contrats, deux cents émines ^ en 


1 . Mesure du pays, contenant 400 livres de froment. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 365 

grain ou la valeur de 10,000 livres, une maison à la ville, deux 
jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises, 
quelques créances et un mobilier tel à peu près qu’il convenait 
à un homme de son état. Mon frère et ma sœur seront mieux 
partagés que moi, et je m’en réjouis. Qu’ils s’approprient tout 
ce qui leur conviendra, et qu’ils me renvoient. Pourquoi m’ac- 
commodais-je autrefois si bien de la vie qu’on mène ici, et ne 
puis-je la supporter aujourd’hui? C’est, ma Sophie, que je 
n’aimais pas, et que j’aime. 

Les choses ne sont rien^en elles-iaômes : elles n’ont ni 
douceur ni amertume réelles : ce qui les fait ce qu’elles sont, 
c’est notre âme ; et la mienne est mal disposée pour elles. 
Tout ce qui m’environne me lasse, m’attriste et me déplaît. 
Mais qu’on me promette ici mon amie, qu’elle s’y montre, et 
tout à sa présence s’embellira subitement. Si les objets ont 
changé pour moi, il s’en manque beaucoup que je sois le même 
pour eux. On me trouve série'tix, fatigué, rêveur, inattentif, 
distrait. Pas un être qui m’arrête ; jamais un mot qui m’in- 
téresse ; c’est une indifférence, un dédain qui n’excepte rien. 
Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je 
m’apei'çois que je laisse partout une offense secrète. Plus on 
m’estime, plus on souffre de mon inadvertance ; et moi, j’ad- 
mire combien sottement les autres s’accusent ou .se félicitent de 
notre humeur bonne ou mauvaise; ils s’en font honneur, et ils 
n’y sont pour rien. Ah ! si j’osais les détromper, je leur dirais : 
Vous me plairiez tous, si j’avais ici ma Sophie ; et pourtant 
elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec 
elle ne serait pas à votre avantage ; mais je serais heureux, 
et l’homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier 
avec cette ville... Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse 
jusqu’au moment où j’en sortirai pour retourner à vous. Je sens 
davantage que cette idée embellira mes derniers jours. 

J’ai reçu vos deux lettres à la fois. Tout ce que vous y 
peignez, je l’éprouve ; j’ai payé le tribut à l’eau et à l’air de 
ce pays ; mais peut-être ne m’en porterai-je que mieux. N’est-ce 
pas à M... qu’il faut adresser les lettres pour Isle? Je reviendrai 
donc avec madame votre mère ! Je m’y attendais. Ce n’était 
pas par Roger que j’espérais un mot de vous : mais je l’ai cher- 
ché dans le paquet de madame votre mère et dans les poches de 



366 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


la chaise, et j'ai été surpris de ne rien trouver. Grimm me sait 
ici; pourquoi donc ne m'a-t-il pas écrit? Il me néglige, mon 
amie ; réparez sa faute. Parlez-moi de vous, parlez-moi de votre 
chère sœur. Si pendant mon absence il vous arrive quelquefois 
de retourner au petit château, que j’y sois avec vous^ Je rêve 
aussi de mon côté à perfectionner cet établissement, et je trouve 
qu’on y aurait besoin d’un personnage qui fût le confident de 
tous, et qui fît entre eux le rôle de conciliateur commun. Qu’en 
pensez-vous? Tout bien considéré, j’aimerais mieux que cette 
fonction fût confiée à une femme qu’à un homme. Adieu, ma 
bonne, ma tendre amie. Je vous serre entre mes bras, et je 
vous réitère tous les serments que je vous ai faits. Soyez-en 
témoin, vous, chère sœur. Si je manque jamais à son bonheur, 
haïssez-moi, méprisez-moi, haïssez, méprisez tous les hommes. 
Sophie, je vous aime bien, et je révère votre sœur autant que 
je vous aime. Quand vous rejoindrai-je toutes deux? Bientôt, 
bientôt. 

P, S, îs'c me laissez point oublier de M. de Prisye, de l’abbé 
Le Monnier, de M. Gaschon, si vous l’avez encore ; et présentez 
mon respect à Boileau. Aurez-vous encore l’inhumanité de 
ne pas dire un mot de l’enfant^? Je la vois d’ici. Je vois aussi 
la mère, et cette image me touche toujours. 

J’ai vu, depuis que je suis ici, tous les fermiers de mon 
père, et je n’en ai pas vu un seul sans les larmes aux yeux. 
Combien cet homme a laissé de regrets ! 

Vous aimeriez beaucoup ma sœur; c’est la créature la [)lus 
originale et la plus tranchée que je connaisse; c’est la bonté 
même, mais avec une physionomie particulière. Ce serait la 
ménagère 4^ petit château. Je n’y veux point de chapelain. 
vVdieu, ma Sophie! adieu, respectable et digne sœur de ma 
Sophie ! Tournez un peu vos yeux de ce côté, et tendez-moi 
votre main. 


1. Lq petit château était un séjour imaginaire de bonheur que rô^ient Diderot 
et sa maîtresse. On verra souvent celui-ci revenir, dans cette correspondance, à 
son plan de vie pour le petit château. (T.) 

2. L’enfant, malade, de M“* Le Gendre. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


367 


IX 


-r 

A Langics, le 3 août 1759. 

Voici, ma tendre amie, ma quatrième lettre. La première 
vous était adressée ; la seconde, sous enveloppe, à M. Berger, 
receveur général des gabelles à THotel des Fermes ; la troi- 
sième à M"“' J’en ai refcu trois des vôtres, dont deux 

à la fois. Mon frère a ouvert la dernière ; mais il n’en a lu que 
quelques lignes qui ne contenaient heureusement rien qui piit 
l’eflaroucher. C’était le détail des nouveaux accidents survenus 
à votre chère petite. Pour éviter à l’avenir un quiproquo qui 
troublerait l’hoinme de Dieu, désignez-moi par le titre d’aca- 
démicien de Berlin. La pauvre enfant, que je la plains ! que je 
plains la mère ! Sans les inlirmités de l’enfant, disent-iïs, la 
tendresse de la mère ne paraîtrait pas. Quelle sottise ! Il fallait 
immoler un être innocent et sensible pour faire éclater la com- 
misération d’un autre ; arracher la plainte et le gémissement de 
sa bouche, les rendre malheureuse tous les deux, pour que l’on 
vît que l’un était bon ; commettre une injustice pour que la 
vertu s’exerçât; s’exposer au reproche pour nous rendre dignes 
d’éloges ; se dégrader à nos yeux afin de nous honorer aux yeux 
de nos semblables et aux noires : quel système ! Que penserait- 
on d’un souverain qui gouvernait d’après ces principes? Y a-t-il 
deux justices, l’une pour le ciel, l’autre pour la terre? Si cela 
est, que devient l’idée de justice? Si on la perd, elle aura 
souffert le peu d’instants qu’elle aura duré. Si on la conserve, 
elle n’en aura pas été moins châtiée avant que d’avoir failli. 
Mais si ce n’est pas elle, c’est son père, ajoutent-ils. Les in- 
sensés ! ils ne s’aperçoivent pas que leur réponse est celle de la 
fable de l’Agneau et du Loup qui buvaient à la même fontaine, 
l’un au-dessous de l’autre \ et que celui qu’ils adorent est le 
loup : et sans cette fable, s’écrie le sublime Pascal, l’univers 
est une énigme inintelligible; et la fable, lui répliquerai-je, est# 
un blasphème. 


1. La Fontaine, liv. I, fable x. 



368 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Depuis que la glace est cassée, je fais le petit bec ; j’ap- 
proche mes doigts de ma bouche et je vous envoie des baisers, 
comme Émilie à sa maman. Nous nous rapprocherons’, mon 
amie, nous nous rapprocherons ; en attendant je ne permets 
votre bouche qu’à votre sœur. Qu’elle fut aimable le jour que 
nous nous séparâmes ! Combien elle connut notre peine ! Son 
cœur en était serré. Vous ne vous aperçûtes pas que ses couleurs 
en étaient presque éteintes. Moi, je le voyais, je me rappelle, et 
je me dis : Ah ! que le mortel qu’elle aimera sera bien aimé ! 
•oh! combien nous souffrirons, ma Sophie et moi, si jamais nous 
sommes aussi témoins de leurs adieux ! Faites-lui bien ma cour; 
la chose qu’elle entendra avec le plus de plaisir, qui m’en fera 
lé plus estimer, qui lui justifiera le mieux les sentiments qu’elle 
a conçus pour moi, c’esj que vous m’aimez, c’est que je ;ous 
aime à la folie^ c’est que je ne cesserai jamais ; répétez-le-lui 
donc du matin au soir. 

Je suis bien aise que M... se porte mieux, et que son rival 
soit homme à se payer d’une maxime d’opéra ; c’est tout ce que 
cela vaut. 

Je ne sais pourquoi mes lettres ne vous sont pas encore 
parvenues : rassurez-moi là-dessus. 

Nous avons ici une promenade charmante ; c’est une grande 
allée d’arbres touffus qui conduit à un bosquet d’arbres rassem- 
blés sans symétrie et sans ordre. On y trouve le frais et la soli- 
tude. On descend par un escalier rustique à une fontaine (jui 
sort d’une roche. Ses eaux, reçues dans une coupe, coulent de 
là, et vont former un premier bassin ; elles coulent encore et 
vont en remplir un second ; ensuite^ reçues dans des canaux, 
elles se rendent à un troisième bassin, au milieu duquel elles 
s’élèvent en jet. La coupe et ces trois bassins sont placés les 
uns au-dessous des autres, en pente, sur une assez longue dis- 
tance. Le dernier est environné de vieux tilleuls. Ils sont main- 
tenant en fleur; entre chaque tilleul on a construit des bancs 
de pierre : c’est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent 
sur le plus beau paysage du monde. C’est une chaîne de mon- 
.. tagnes entrecoupées de jardins et de maisons au bas desquelles 
serpente un ruisseau qui arrose des prés et qui, grossi des eaux 
de la fontaine et de quelques autres, va se perdre, dans une 
plaine. Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer, 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 369 

à conteaipler la nature et à rêver à mon amie. Oh I qu'on serait 
bien trois sur ce banc de pierre ! C'est le rendez-vous des 
amants du canton et le mien. Ils y vont le soir, lorsque la fin 
de la journée est venue suspendre leurs travaux et les renjlre 
les uns aux autres. La journée a dû leur paraître bien longue, 
et la soirée doit leur paraître bien courte. Tandis que je suis 
là, mon frère, ma sœur et un ami arrangent nos affaires. Il me 
tarde bien qu’ils aient fait. Voici un trait qui m’a touché et qui 
vous touchera. Mon père avait une amie ; c’était une parente 
pauvre, bonne femme à pei^ près de son âge ; ils tombent 
malades presque eu même temps; mon père mourut le jour de 
la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourut le lendemain. Ma 
sœur lui ferma les yeux, et on les a enterrés l'un à côté de 
l’autre. Fermer les yeux est une expression figurée à Paris ; ici, 
c’est une action d’humanité réelle. Ma sœur me racontait hier 
qu’un fils, qui était à côté du lit (^e son père expirant, crut qu’il 
était temps de lui rendre ce dernier devoir. ^1 se trompa; son 
père sentit sa main, rouvrit les yeux, et lui dit : « Mon fils, 
dans un instant, » ' 

O mon amie ! quelle tâche mon père m’a imposée, si je veux 
jamais mériter les hommages qu’on rend à sa mémoire! Il n’y 
a ici qu’un mauvais portrait de cet homme de bien ; mais ce 
n’est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir 
à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi, 
dans ses habits d’ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le 
ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu’il aurait 
bénie. INous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres 
dans le petit château ; et le dernier sera bien à plaindre, n’est- 
ce pas ? 

Depuis que j’ai quitté cette ville, tous ceux que j’y connais- 
sais sont morts ; je n’y ai retrouvé qu’une femme, amie d’une 
jeune fille que j’aimais autrefois, et qui n’est plus. J’ai revu 
cette femme avec joie ; nous avons un peu causé de notre ancien 
temps. Il faut que je vous raconte d’elle quelque chose qui vous 
touchera. Peu de temps après la mort de son amie et de la 
mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez 
moi, elle de chez elle ; elle m’invita à l’accompagnera l’église; 
je lui donnai le bras. Lorsque nous fûmes sur le cimetière, elle 
détourna la tête, et me montra du doigt l’endroit où celle que 
xviii. • 24 



370 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


nous avions aimée Tun et Tautre était déposée. Jugez de Tiin- 
pression que son silence et son geste firent sur moi. 

Je jouis maintenant un peu plus de mon âme. J*ai fait le 
bien que je désirais: j’ai rapproché mon frère et ma sœur; 
nous nous sommes embrassés tous les trois ; leurs larmes se sont 
mêlées ; ils vivront ensemble ; puissent-ils se rendre heureux ! 
El qu’est-ce qui les en empêcherait ? Ils sont sensibles et bien- 
faisants. Mais cela suffit-il? Je me fais illusion tant que je puis 
sur la diversité de leurs caractères. Il le faut bien, ou remporter 
d’ici une âme pleine d’amertume. Adieu, mon amie; chère 
sœur, je vous recommande sa santé ; ne négligez pas trop la 
vôtre. Mille souhaits pour la chère enfant. J’attends un mot de 
vous pour écrire à madame votre mère. Adieu, adieu. 

Ne m’oubliez pas afüprès de l’abbé, de MM. Gaschon et de 
rrisye ; dites à M^'" Boileau tout ce qui vous conviendra ; 
je suis sûr de ne vous dédire de rien. Et ses projets, où en 
sont-ils? Elle vous fuit; elle ne vous estime pas moins; j’en 
suis sur. 

Je n’entends toujours rien de Grimm. Que fait-il ? A quoi 
pense-t-il ? vSe porte-t-il bien ? Est-il malade ? Je ne sais que 
penser de son silence. 11 est impossible qu’il me croie encore 
à Pai*is. Adieu, mon amie. 


X 


A Langros, le 10 août 1750. 

J’espérais, ma tendre amie, recevoir hier une lettre de vous; 
point de lettre, cela m’inquiète. L’enfant était, à en juger par 
ce que vous m’en avez dit, dans un état si déplorable q;ie ce 
silence me fait craindre le grand accident. Mais je m’alarme 
peut-être mal à propos, et deux lettres reçues demain à la fois 
me rassureront. Je me suis laissé, engager, je ne sais comment, 
à passer la journée à la campagne. On partira de grand matin. 
Combien le temps va me durer, si je pars sans avoir rien lu 
de vous ; mais je compte sur la célérité de la poste qui arrive 
ici de bonne heure. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 371 

J’ai passé, les premiers jours, fort renfermé. Je ne me por- 
tais pas assez bien pour me répandre. Voici que je me porte 
mieux et que je commence à n’être plus à moi, c’est une ma- 
ladie plus fâcheuse que la première. Ce sont des visites à r^ece- 
voir et à rendre sans fin, et des repas qui commencent le plus 
tôt et qui durent le plus tard qu’on peut. Ils sont gais, tumul- 
tueux et bruyants ; des plaisanteries; ah dieu! quelles plaisan- 
teries! Je n’aime pas trop tout cela, et je n’en avais pas besoin 
pour sentir tout ce que j’avais perdu en vous quittant: et puis, 
le sot personnage à faire qu«r celui de buveur d'eau au milieu 
d’une cohue de gens dont le mérite princij)al pour eux et pour 
les autres est de bien boire. Il faut cependant prêter et 

paraître content. On est à la vérité soutenu pai le bon cœur 

du maître et de la maîtresse de la uiaison, qui se montre à 

tout moment. On est si aise de m’avoir ! le moyen de résister à 

cela? J’ai regretté plusieurs fois d’avoK* renoncé au vin: il est 
excellent. On en boirait tant qu’on voudrait et sans consé- 
quence; et l’on serait, au moins sur la fin de la nuit, de niveau 
avec ses convives. 

Si demain je ne reçois pas mes deux lettres, la tête m’en 
tournera. Que faites-vous, vous et votre chère sœur? Vous cau- 
sez, vous; vous m’aimez, vous; vous le dites, vous; vous vous 
faites les moments les plus doux, tandis que moi je parle 
afiaires, je joue au trictrac et je dispute. Au milieu de cela, 
j’envoie quelquefois ma pensée aux lieux où vous êtes, et je me 
distrais. Combien j’irai vite en m’en retournant f Un oiseau qu 
a rompu le fil qui le tenait attaché n’aura pas de meilleures 
ailes. Je soupçonne mon frère et ma sœur de tirer les choses 
en longueur pour me retenir auprès d’eux plus longtemps. Ils 
ne savent pas mon impatience, ou ils en font honneur à tel ou 
telle qui n’y est pour rien. 

Je n’ai pas encore écrit au baron d’Holbach. Je viens dî 
recevoir une belle lettre de Grimm ; oh ! pour cela bien belle et 
bien tendre, presque comme si vous l’aviez dictée. 

Le peu de condisciples qui me restent, répandus dans les 
environs de la ville, me sont venus voir ; il n’y en a plus 
guère; ils sont presque tous passés. Deux choses nous annon- 
cent notre sort à venir et nous font rêver ; les ruines anciennes, 
et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en môme 



372 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

temps que nous. Nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, 
nous nous replions sur nous : c*est ce sentiment secret qui 
nous rend leur présence si chère : par leur existence ils nous 
rassurent sur la nôtre. Il est certain que j'ai eu grand plaisir à 
r(!Connaître et à embrasser quelques-uns de ceux avec qui j'avais 
reçu des férules au^collége, et que j'avais presque oubliés. Il 
semble qu'on revienne en arrière et que l'on redevienne jeune 
en les voyant. J'ai entendu prêcher la Saint-Dominique par un 
d’eux, pas trop mal ; ils ont du feu, des idées, que j'aime en- 
core mieux singulières que plates. D'ailleurs, je m’amuse à 
mesurer, par ce qu’ils sont, la distance d’un esprit brut à un 
esprit cultivé, et je vois ce qu'ils auraient été si des circon- 
stances plus heureuses les avaient favorisés. 

J'ai rencontré ici quelques hommes bien décidés et bien nets 
sur le grand préjugé; et ce qui m’a fait un plaisir singulier, 
c'est qu’ils tiennent un rang parmi les honnêtes gens. 

Mais de quoi vous entretiens-je là? Ne connaissez-vous pas 
la province aussi bien que moi? Je me venge de votre silence, 
sans m'en apercevoir. Écrivez-moi donc, si vous voulez que je 
vous dise combien je vous aime. Toutes les lettres qui ne seront 
pas en réponse aux vôtres seront froides, je vous en avertis. 
S’il me vient au bout de la plume un mot qui soit doux, crac, 
je le supprime. Je ne pourrai jamais forcer ce cœur à se taire ; 
il faut qu’il tressaille et qu’il s'échaulle au nom de ma Sophie. 
Mais vous ignorez ce qu’il me suggère ; eh non, vous ne l'igno- 
rez pas, vous lé retrouverez au fond du vôtre. Adieu, ma bonne, 
ma tendre, ma sensible amie; adieu. Cette lettre sera l’avant- 
dernière. Je pourvoirai à ce que les vôtres, s'il m’en vient pen- 
dant mon absence, soient renvoyées à Paris, à l’adresse de 
on y joindra celles de Grimm. Présentez mon respecta M. 
rappelez-moi à M“"‘ Boileau, à l'abbé Le Monnier, à et à 
M. de Prisye. 

il est devant moi, ce portrait. Je ne saurais en approcher 
les lèvres ; à peine l'aperçois-je à travers les fractures de la 
glace! Avez-vous vu quelquefois la lune? J’ai préféré la lune au 
soleil en faveur de M. *’*^*qui en aura plus d'indulgence pour 
ma comparaison. L'avez-vue quelquefois couverte d'un nuage 
que sa lumière élancée par rayons épars cherche à dissiper ? 
Eh bien, c’est mon portrait et la glace rompue. Cela est pour- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


373 


tant bien incommode, quand on est loin. Je sais seulement 
que vous êtes là-dessous ; mais je ne vous y vois pas. Adieu, 
encore une fois. 

C’est à Isle, suivant toute apparence, que vous m’adresserez 
votre seconde lettre. Il est toujours bien décidé que je ramè- 
nerai madame votre mère. J’ai rencontré ici des gens qui ont 
connu M™* Le Gendre et qui m’en ont parlé avec admiration. 
Vous vous doutez bien qu’ils ne m’ont pas ennuyé, ceux-là! 
Je les écoutais et je leur disais qu’elle avait une sœur; et 
ils trouvaient que leur mère était bien heureuse. Je vous em- 
brasse, quoique je n’aie point reçu de lettres; mais je vous 
embrasserai demain bien mieux, car j’en aurai deux; oh! oui, 
j’en aurai deux. 

Nos partages sont faits : nous venons de faire un arrange- 
ment de 200,000 francs, à peu près comme on fait celui de 
200 liards; cela n’a pas duré un demi-quart d’heure; je vous 
dirai cela plus au long. 


XI 


 Langres, le 12 août 1759. 

Voici sur quoi j’ai fondé la paix domestique. II m’a semblé 
que ma sœur était un peu fatiguée de l’administration des 
affaires, et qu’elle s’était fait des principes d’économie qui n’é- 
taient point ceux de l’abbé. L’abbé veut jouir; sa sœur veut se 
mettre à l’abri de tout événement. L’abbé aime la compagnie, 
telle quelle, et la table ; ma sœur se plaît avec peu de monde, 
et veut être honorable à propos et sans profusion. L’abbé, dans 
ses tournées ecclésiastiques, a fait des connaissances de toute 
couleur et de toute espèce, qui en useront avec lui comme il en 
usait avec elles. Ma sœur pressent que la maison va devenir 
un hospice; elle craint de supporter le poids des soins domes- 
tiques, de perdre son repos, de dissiper son revenu, et de voir 
circuler toute l’année autour d’elle des visages inconnus et dé- 
plaisants. C’est un plaisir que de l’entendre peindre tous ces 



37i LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

gens-là, qu'elle n'a jamais vus qu’en imagination, et réndre 
leurs conversations comme elles lui viennent. Un des coins de 
son caractère, c’est d’être gaie dans sa mauvaise humeur, et de 
faire rire quand elle se fâche. Quand elle a dit, et qu’on a ri, 
elle croit avoir cause gagnée, et la voilà contente. Qu’ai-je fait? 
J’ai commencé par désabuser l’abbé d’une jalousie préconçue, je 
ne sais sur quoi nf comment, que ma sœur m’était plus chère 
que lui. J’ai tâché de lui faire entendre que je l’aimerais cent 
fois plus encore qu’il ne le supposait, qu’il y aurait une chose 
que j’aimerais davantage, c’est la justice. J’ai ménagé sa déli- 
catesse, j’ai prévu et évité tout ce qui pourrait lui donner de 
l’ombrage; je me suis assuré de son âme, ensuite j’ai travaillé. 
Ma sœur avait une amie peu riche; je lui ai persuadé de la 
prendre avec elle; l’abbé y a consenti; elle est à présent 
installée; c’est elle qui fait aller la maison, et ma sœur n’a plus 
de souci que celui qu’elle veutluen prendre. Il leur en coûte la 
pension d’une petite nièce de cette amie qui demeurait avec sa 
tante, et qu’il a fallu placer en lieu convenable et sûr; mais 
qu’est-ce que cela? Rien. 11 s’agissait d’arranger la dépense 
commune de manière que l’abbé dépensât tant qu’il lui plairait, 
que sa sœur économisât à sa fantaisie, et que l’un ne [)arût 
point à charge à l’autre. J’ai proposé à l’abbé d’accepter une pen- 
sion de sa sœur : ils y ont consenti l’un et l’autre; j’ai fixé la 
pension, et tout est fini. Des trois maisons que nous avions, 
nous sommes convenus d’en vendre une; des deux qui restent, 
l’une à la ville, l’autre à la campagne, ils occuperont la pre- 
mière, elle leur appartiendra; ils m’en rembourseront le tiers. 
Celle de la campagne sera commune aux trois enfants. C’est le 
cellier de nos vendanges et le grenier de nos moissons. On a 
fait du reste trois lots. Ils m’ont offert le premier, le plus avan- 
tageux sans doute; je ne suis pas intéressé, mais j’aime les 
procédés honnêtes, et je ne saurais vous dire combien le leur 
m’a touché. Ils ont tiré les deux autres au sort. Au reste, ces 
partages moins réels que simulés ne sont que des précautions 
raisonnables contre les inconvénients à venir. Les revenus con^ 
tinucront à se percevoir en masse; mon frère et ma sœur gére- 
ront, et tous les ans on m’enverra ma portion forte ou faible, 
selon les années bonnes ou mauvaises. Nous serons les uns 
envers les autres garants des événements; la grêle tombera 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 375 

également sur tous; nous profiterons ou nous souflrirons en- 
semble; nos biens sont séparés; chacun a le sien; nous nous 
sommes associés contre les événements. Ah! cher père! si votre 
âme ewait entre vos enfants, qu’elle serait contente d’eux! 
Tout cela s’est fait en un quart d’heure, et d’une riiani^re si 
douce, si tranquille, si honnête, que vous en auriez pleuré de 
joie toutes deux. Je n’ai pas voulu entendre parier du mobilier; 
ma sœur et l’abbé le partageront. Mais je soupçonne qu’ils 
ont enflé mon lot au prorata. Tout est bien de ma part et de 
la leur. On a vendu des efl<?ts inutiles; des créanciers se sont 
acquittés, d’autres s’acquitteront dans la suite. 11 y a des rentes 
échues; il y aune bourse commune qui se grossit de jour on 
jour; quand elle renfermera ce qui nous est dû, on l’ouvrira, 
et nous partagerons après que les dernières volontés de mon 
père seront accomplies. Il y a beaucoup d’autres petits détails 
où vous reconnaiti iez le meme esprit, et dont je vous entretien- 
drais s’ils m’étaient présents; ils vous intéresseraient, puisque 
vous m’aimez. On vient de m’apporter l’acte de partage : c’est 
un homme d’honneur qui l’a dressé. Nous le transcrirons, nous 
le signerons, nous nous embrasserons, et nous nous dirons 
adieu. 

Je crains d’avance ce moment; mon frère et ma sœuir le 
craignent aussi. Il était fixé à lundi; mais ils m’ont demandé 
quelques jours de plus; comment les refuser? Ils ne me rever- 
ront peut-être de longtemps. Pourvu que madame votre Jiière 
me pardonne ce délai! Je l’espère. L’abbé voulait m’entraîner à 
son prieuré. Un ami qui habite les forets en était sorti pour me 
voir. Je lui avais promis une visite; mais l’abbé s’est départi de 
son envie, et je manquerai de parole à l’ami. Je regrette un 
jour qui me tient éloigné de vous. Je regrette aussi cette lettre 
qui m’attend à présent à Isle; elle est entre les mains de ma- 
dame votre mère; elle y restera trop de temps. Je redoute le 
moment où elle me la remettra. Comment me l’offrira-t-elle? 
comment la recevrai-je? Nous serons troublés tous les deux; 
elle verra mon trouble; je devinerai le sien; nous garderons le 
silence, ou, si nous parlons, je sens que je bégayerai, et je 
n’airne pas à bégayer. Vous croyez que j’aurais le courage de 
demander une plume et de l’encre pour vous écrire? vous me 
connaissez bien! 



B76 LETTRES A MADEMOISELLE* VOLLAND. 

Les habitants de ce pays ont beaucoup d'esprit, trop de 
vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des 
vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre 
heures du froid au chaud, du calme à Torage, du serein au plu- 
vieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur 
eux, et que leu^s âmes soient quelque temps de suite dans une 
même assiette. Elles s’accoutument ainsi, dès la plus tendre 
enfance, à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur 
ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher : elle 
n’est jamais fixe dans un point; et si elle revient à celui qu’elle 
a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité sur- 
prenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les pro- 
jets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. 
Pour moi, Je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capi- 
tale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. Je suis con- 
stant dans mes goûts; ce qui m’a plu une fois me plaît toujours, 
parce que mon choix est toujours motivé : que je haïsse ou que 
j’aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis porté naturelle- 
ment à négliger les défauts et à m’enthousiasmer des qualités. 
Je suis plus affecté des charmes de lan^ertu que de la diffor- 
mité du vice ; je me détourne doucement des méchants, et je 
vole au-devant des bons. S’il y a dans un ouvrage, dans un 
caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, 
c’est là que mes yeux s’arrêtent; je ne vois que cela; je ne me 
souviens que de cela ; le reste est presque oublié. Que deviens- 
je lorsque tout est beau? Vous le savez, vous, ma Sophie, vous 
le savez, vous, mon amie; un tout est beau, lorsqu’il est un ; 
en ce sens Cromwell est beau, et Scipion aussi, et Médée, et 
Aria, et César, et Brutus. Voilà un petit bout de philosophie 
qui m’est échappé; ce sera le texte d’une de vos causeries sur 
le banc dn Palais-Royal. Adieu, mon amie; dans huit jours 
d’ici j’y serai, je l’espèi^. Je ne vous écrirai pas que je vous 
aime ; je vous le dirai, je vous le jurerai, vous le verrez, et 
vous serez heureuse et je le serai aussi ; et la chère sœur ne le 
sera-t-elle pas? 



iETÏKES A -MADEMOISELLE VOLLAND. 


377 


XII 


Langres, 14 août 1759. 

J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi matin, de grand 
matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court inter- 
valle de temps, j’ai éprouvé bien des sensations diverses. Ima- 
ginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait 
de mon père, qui est mal peint, mais qu’on a fait tirer il y a 
seulement quelques années, et qui ressemble assez ; que nos 
journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, 
et que ces derniers moments se passent à remplir des malles 
de hardes qui onîété à son usage et qui peuvent être au mien. 
Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une ma- 
nière si douce ont pourtant des instants bien cruels; bien 
cruels I j’ai tort, je suis à présent dans une mélancolie que je 
ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Je 
suis appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. 
Ma.sœur se relevait dix fois la nuit pour lui apporter des linges 
chauds, pour rappeler la vie qui commençait à s’éloigner des 
extrémités de son corps. 11 fallait qu’elle traversât un long cor- 
ridor pour arriver à cette alcôve, où il s’était réfugié depuis la 
mort de sa femme. Leur lit commun était resté vacant depuis 
onze ans. Pour soulager sa fille dans les soins continuels qu’elle 
lui rendait, il vainquit sa répugnance et vint se placer dans ce 
lit. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux^ mais je n'en sor- 
tirai pas. 11 se trompait : il mourut, ou plutôt il s’endormit 
pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille 
et quelques-uns de ses amis. 11 s’échappa d’au milieu d’eux 
sans qu’ils s’en aperçussent. 

L’acte de nos partages est signé d’hier. Les choses se sont 
passées comme je vous l’ai dit. J’ai signé le premier. J’ai donné 
la plume à mon frère, de qui ma sœur l’a reçue. Nous n’étions 
que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j’étais 
touché de leur procédé. J’avais peine à parler, je sanglotais. Je 



378 LETTRES A MADEMOISELLE VOLAND. 

leur ai demandé ensuite s’ils étaient satisfaits de moi ; ils ne 
m’ont lien répondu; mais ils m’ont embrassé tous les deux. 
Nous avions tous les trois le cœur bien serré. J’espère qu’ils 
s’aimeront. Notre séparation qui s’approche ne se fera pas sans 
douleur; un autre sentiment lui succédera à mesure que j’ap- 
procherai d’Isle^ et puis un autre à mesure que j’approcherai 
de Châlons, et encore un autre à mesure que j’avancerai vers 
Paris. Avant que de me retrouver entre vos bras, j’aurai vu le 
j^éjour habité par la femme du monde que j’aime le [)lus, et le 
séjour habité par la femme du monde que j’estime autant que 
j’aime la première, et ces deux femmes sont les deux sœurs. 
Adieu, ma Sophie, adieu, chère sœur; je n’ose me flatter que 
vous m’attendiez avec la meme impatience que j’ai à vous aller 
rejoindre. Adieu, adieu, ^i j’arrivais la veille de la Saint-f.ouis, 
ce bouquet en vaudrait l)ien un autre, n’est-il pas vrai, mon 
amie ? 


xin 


A Guômont près Vignory, 17 août 1759. 


O l’heureux pays où il n’y a ni plume, ni encre, ni papier, 
que ce qu’il eu faut au curé pour inscrire les noms des enfants 
qu’on y fait! Je suis à douze lieues de Langres, dans un village 
où c’est à la complaisance du pasteur que je dois le plaisir de 
causer avec ma Sophie. Jamais amant peut-être ne s’est tiouvé 
ici ; jamais du moins un aussi tendre. Le saint homme qui m’a 
prêté le seul tronçon de plume qu’il ait me croit occu|Jé de 
quelque grande affaire, et n’a-t-il pas raison? Quelle affaire plus 
grande pour moi que de vous apprendre que je revoie vers 
vous avec une joie dont l’excès ne peut se comparer qu’à la 
peine que j’eus à vous quitter? Je vous reverrai donc! mais 
encore un mot de ce curé, dont j’emploie, à vous dire que je 
vous aime à la folie, la même plume qui griffonne les prônes 
où il damnait ses pauvres idiots, pour avoir écouté leur cœur 
qui les prêchait bien mieux que lui. 

Je me suis arraché à cinq heures du matin d’entre les bras 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


379 


de ma sœur. Combien nous nous som?nes embrassés! combien 
elle a pleuré I combien j’ai pleuré aussi! Je Taime beaucoup, et 
je crois en vérité que vous ne m’aimez pas plus qu’elle. L’abbé 
voyait cela, et il en était touché; je lui ai recommandé le bon- 
heur de cette chère sœur, et à elle le bonheur de son frère. 
Elle s’acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert à être le 
médiateur de leurs petits démêlés s’il en survient; et l’abbé, 
qui a lieu, m’a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité 
que sur mon affection, m’a accepté. Il a eu to-rt de dire comme 
cela; car en vérité il n’y a-*q)as un homme de sa robe que 
j’estime plus que lui. Il est sensible; il est vrai qu’il se le re- 
proche; il est honnête, mais dur. H eût été bon ami, bon 
frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds 
toutes ces rnisères-là. C’est un bon chrétien qui me prouve à 
tout moment qu’il vaudrait mieux être un bon homme, et que 
ce qu’ils appellent la perfection évangélique n’est que l’art 
funeste d’étouffer la nature qui eût parlé en lui peut-être aussi 
fortement qu’en moi. Oh! que je suis content! Il est encore de 
bonne heure, et j’aurai le temps de causer avec vous tout à mon 
aise. Combien je vais vous dire de choses, tandis que ces bonnes 
gens me font sans apprêt une fricassée de poulet, qui sera 
mangée de bon appétit! Bonnes gens, n’allez pas si vite; j’ai 
une faim dévorante^ mais j’aime encore mieux causer avec ma 
Sophie que manger. Que fait-elle? que dit-elle? que pense- 
t-elle? où me croit-elle? En quelque lieu du monde qu’elle m 
suppose, elle m'aime. 

J’avais rapproché ce frère et celte sœur, je m’applaudissais 
de mon ouvrage; j’en jouissais; nous nagions tous les trois 
dans la joie lorsqu’un événement de rien a pensé tout détruire. 
Hier au soir il arrive, il voit des malles qui se remplissent ; il 
prétend que je n’ai pas môme daigné lui annoncer mon départ; 
que c’était un arrangement fait entre ma sœur et moi ; qu’on le 
néglige; que l’on se cache de lui ; qu’on lui tait tout; qu’on ne 
l’aime pas; qu’il le voit jusque dans les plus petites circon- 
stances ; et puis voilà mort homme qui se désole, qui étouffe, 
qui ne peut ni boire, ni manger, ni parler; et moi de lui pren- 
dre les mains, de l’embrasser, de lui protester tout ce que je 
sentais, peul-être plus que je ne sentais. Son état me faisait 
pitié, je tremblais pour le sort de ma sœur, qui me disait : 



380 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

« Tenez, voilà la vie qu'il me prépare; il faudra que je me dé- 
range tous les jours la tête pour remettre la sienne. » Et puis 
voilà que ce propos et quelques autres de la même trempe, 
qu'elle ne sait que trop bien tenir, rallument Torage qui com- 
mençait à se dissiper; et mon philosophe qui ne sait plus à 
quel saint se vouer entre des gens qui se mettent le marché à 
la main, et qui se retirent Tun d’un côté, l’autre de l’autre, au 
grand étonnement des domestiques qui avaient servi le souper, 
et qui regardaient en silence trois êtres muets, chacun à dix pieds 
de la table, l’un tristement appuyé sur ses mains, c’était moi; 
l’autre renversé sur sa chaise comme quelqu’un qui a envie 
de dormir, c’était ma sœur ; le troisième se tourmentant sur sa 
chaise, cherchant une bonne posture et n’en trouvant point. 
Cependant, après avoir éloigné les domestiques, je pris la parole; 
je leur rappelai ce qu’ils s’étaient protesté sur le corps de leur 
père expiré; je les conjurai, par Tarnitié qu’ils avaient pour moi 
et par la douleur qu’ils me causaient, de finir une situation qui 
m’accablait; je pris ma sœur par la main : « Non, mon frère, 
cet homme a été et sera toute sa vie insociable ; je veux m’aller 
coucher. — Non, chère sœur, vous ne me renverrez pas avec 
ce chagrin. — Je ne sais avec qui cet homme a vécu; il est tou- 
jours prêt à soupçonner des complots. — Mon frère, laissez-Ia 
aller, vous voyez bien que quand nous nous embrasserons elle ne 
nfen aimera pas davantage. » Cependant j’entraînais ma sœur, 
qui se laissait aller en se faisant tirer. Nous arrivâmes enfin 
jusqu’au prêtre et je les rapatriai. Nous mangeâmes un souper 
froid, pendant lequel je leur fis à chacun un très-beau sermon. 
J’étais touché, je ne sais ce que je leur dis; mais la fin de tout 
cela, c’est qu’ils se tendirent les mains d’un côté de la table à 
l’autre, qu’ils se les saisirent, qu’ils se les serrèrent, qu’ils 
avaient les larmes aux yeux; et qu’après s’être avoué bien fran- 
chement leurs torts, ils me demandèrent mille pardons et 
m’accablèrent de caresses. Ce n’étaient pas des discours, 
c’étaient des mots entrecoupés, c’étaient les démonstrations les 
plus douces et les plus expressives. 

L’abbé s’est levé de grand matin ; il est venu le premier 
dans ma chambre, et il m’a tenu des propos, moitié religion et 
moitié raison, qui n’étaient pas trop- mauvais, et il m’a fait 
sentir au doigt que quand le cœur était partial, quoiqu’on 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


381 


s’observât, il était impossible qu’il n'y parût pas dans les ac- 
tions. Que répondre à cela? Que j’avais peu vécu avec lui, que 
je ne le connaissais pas autant que ma sœur, et autres forfan- 
teries qu’on tient pour ne pas demeurer court, et qui ne trompent 
que ceux qui nous aiment et qui ont de l’intérêt à les croire ; 
mais comment faire autrement? Pour ma sœur, contente d^elle 
et de moi, elle dormait. Voilà ma fricassée de poulet qui dort 
aussi; l’appétit et ma bonne paysanne qui s’impatientent; 
allons la manger bien vite pour reprendre et continuer ce que 
vous ne pourrez peut-être pas lire. Qu’importe ! je vous écrirai 
toujours, ce sera comme le strtr que je vous écrivais dans les 
ténèbres. 

Ma fricassée était excellente et ?eau délicieuse. Ah ! ma 
Sophie, si vous m’aviez vu manger! mais que je suis bête! je 
vous crois attentive à tout ce que je fais. Les pauvres gens 
sont si honteux de n’avoir point de dessert à me donner qu’ils 
n’oseraient presque le dire; ils me prennent au moins 
pour quelque gros bénéficier. Il est vrai que j’ai une chaise 
et des chevaux, mais point de laquais ; ils n’en savent pas 
si long, et ils ne m’en respectent pas moins. A propos, les chats 
de Champagne n’osent pas manger sur des assiettes, il faut 
qu’ils soient fripons de leur naturel; ils ont l’air de voler ce 
qu’on leur donne. Il y a bien des gens comme cela. Mais où 
en étais-je? Oh! la bonne eau! à votre santé, ma Sophie. Ma- 
dame, permettez-vous? Oui. 

Voici le moment terrible, celui des adieux; ils ont été bien 
tendres; j’ai jeté mes bras autour du cou de l’abbé; j’ai baisé 
ma sœur cent fois. Je parlais à l’abbé, mais je ne disais mot à 
ma sœur. En vérité, nous sommes bien nés tous les trois; mais 
il est impossible d’être de caractères plus divers. Ah! s’ils 
s’aimaient l’un l’autre comme ils m’aiment tous les deux ! S’ils 
avaient pu me charger la maison entière sur le corps, je vous 
l’aurais apportée. Nous avons une qualité commune, c’est la 
sensibilité et le désintéressement. L’abbé ne tient à rien, cela 
est sûr; l’argent n’en est pas excepté. J’ai oublié de vous dire 
qu’en parcourant les lettres que j’écrivais à mon père, il y avait 
trouvé quelques mots qui l’avaient offensé ; il s’en plaignit 
amèrement, et cela dans les premiers jours. Je lui dis : « Je ne 
sais ce qu’il y a dans ces lettres, je sais seulement qu’il n’y a 



S82 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

ni méchanceté, ni mauvais dessein; mais, mon frère, si j*ai 
quelque tort avec vous, quelque involontaire qu'il soit, je vous 
en demande pardon. » Il faut que ma sœur soit fière; j'enten- 
dis qu'elle grommelait ; u Cela est bien humble pour un aîné. » 
Cela acheva de donner un grand prix à mon excuse. Je les ai 
laissés enchantés de moi, et tous ceux qui ont eu quelque part à 
nos affaires. Je ne saurais me dissimuler la joie que j’en ai. Ma 
Sophie, dites, vous qui êtes si souvent dans ce cas, cela n'est-il 
pas bien doux? Ils me louent à présent que je suis loin d’eux ; 
ils se font en eux-mêmes de petits reproches et je m’applaudis. 
Mais je crois que mon cocher s'enivre avec l’hôte, car ils parlent 
guerre et religion. J’entends qu’ils crient : « Est-ce que Dieu 
)) n'est pas le maître et le roi? voilà pourtant qu'on jiarle 
)) encore d’impôts! » Qu'ils s'enivrent, n’est-ce pas là leur 
consolation ? Ils le sont de vin^ je le suis d’amour; Je n’ai pas 
le courage de les blâmer. Demain ils expieront leur ivresse; 
elle sera passée et la mienne durera. Mais du train que j’y vais 
je ne finirai j)oint; tant mieux, n’est-il pas vrai, ma Sophie, si 
vous me lisez plus longtemps? Me voilà parti; me voilà à Chau- 
mont; me voilà à Brethenay; c'est un petit village rangé sur la 
cime d’un coteau dont la Marne arrose le pied. Le bel endroit ! 
Me voilà à Vignory. 

Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory 1 Que la chère sertir 
ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de 
ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté. 
Quelle comparaison entre tous ces colifichets artificiels et ce que 
j’ai vu ! Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, 
de vieilles forêts immenses, des coteaux, des allées de prés qui 
séparent ces coteaux, comme si on les y avait placés à plaisir, 
et des ruisseaux qui coupent ces allées-prairies. Non, pour 
l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persua- 
der qu’il y ait là une fille pucelle passé quatorze ans ; une fille 
ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée ; 
et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui 
parle, les sens qui sollicitent... Ma Sophie, ne verrez-vous jamais 
Vignory? 

Mais les chevaux volent ; me voilà déjà loin de ce lieu, me 
voilà à Provenchères ; autre enchantement. Je n’ai jamais fait 
une si belle roule; elle est fatigante pour les voitures; il faut 



sans cesse descendre ou monter; imis üRi 
le voyageur. Me voilà à Guémont; c’est die là jë Voül 

avec la plume du curé tout ce qui me passe par la tête. Demain à 
Joinville, de bonne heure; à Saint-Dizier, à dîner; de Saint-Dizier 
à Isle, s’il se peut, dans le même jour, ou samedi dans la 
matinée, si c’est aujourd’hui jeudi, comme je crois; car je ne 
sais jamais bien le jour que je vis. Je vous aime tous les jours, 
et je ne distingue que celui où je me crois plus aimé. 

Il est à peu près dix heures du soir; mes draps sont mis; on 
me les a promis blancs. Ces gens-Ià ne me tromperont pas. Je 
dormirai donc tout à l’heure. Bonsoir, ma Sophie; bonsoir, sa 
chère sœur; si c’est demain jour de poste à Joinville ou à 
Saint-Dizier, ce griffonnage partira. Je ne pense pas qu’on me 
retienne à Isle. On paraît trop pressé de vous rejoindre. Dieu 
veuille que cet empressement dure! S’il était réel, mes délais 
ont dû l’augmenter, mais on n’y connaît rien. Après-demain, 
Circé m’aura en sa j)uissance. Bon, non, ma Sophie me garde, 
et celui rjue ma Sophie garde est bien gardé. Bonsoir, toutes 
les deux. A propos, vos dodos se touchent-ils encore? Je vou- 
drais bien savoir cela. Je pourrais avoir à Isle des scrupules 
que cela m’aiderait à lever. Il me vient une bonne folie par la 
tête, c’est (ju’on me fera coucher dans votre chambre. Madame 
votre mère est capable de cet effort-là. Ne m’avez-vous pas dit 
que cette chambre était parquetée? Mais je serai encore demain 
à ma lettre, si je m’y opiniâtre; c’est comme si j’étais à coté 
de \ous; combien de fois je me suis levé et vous ai dit bon- 
soir à neuf heures, et n’étais pas encore parti à jninuit! On 
n’entend rien aux amants! Ils semblent n’être pas faits pour 
être toujours ensemble, ni pour être séparés; toujours ensemble, 
on dit qu’ils s’useraient; séparés, ils souffrent trop. Bonsoir 
pourtant, et pour la dernière fois. 


XIV 


Saint-Dizier, 19 août 1759. 

Me voilà hors de ce village appelé Guémont. Je n’y ai pas 
fermé l’œil ; des bêtes, je ne sais quelles, m’ont mangé toute la 



384 LETTRES A MADEMOISELLE VODLAND. 

nuit; nous en sommes sortis à six heures, pas plus tôt. Les do- 
mestiques font à peu près avec moi ce qu’ils veulent. Nous 
avons fait nos quatre lieues et rafraîchi. Chemin faisant, nous 
avons laissé Joinville sur notre gauche ; elle est perchée sur un 
l’ocher dont la Marne arrose le pied, et fait un fort bel effet. 
C’est une bonne compagnie que cette rivière ; vous la perdez ; 
vous la retrouverez pour la perdre encore, et toujours elle vous 
plaît; vous marchez entre elle et les plus beaux coteaux. Nous 
avons rafraîchi à un village appelé Lachecourt. Je me suis 
amusé là, à causer avec un vieillard de quatre-vingt-dix ans. 
J’aime les enfants et les vieillards ; je regarde ceux-ci comme 
des êtres singuliers que le sort aépargnés. L’hôtesse de l’endroit 
est une grosse réjouie qui dit que sacredieu n’est pas jurer. 
Quand elle jure, je ne sais plus ce qu’elle dit. 

Il faut qu’on soit bien malheureux dans ce pays. Oh! combien 
on a de bénédictions pour trois sous! On me prend toujours 
pour un homme d’Église : on m’a appelé Sa Grandeur. J’ai ré- 
pondu au premier : « Ce n’est pas moi, c’est ce cheval qui est 
grand ». J’étais déjà bien revenu des colifichets ; je le suis bien 
davantage. Mon cœur s’émeut de la joie la plus douce quand 
mes semblables me bénissent. 

C’est le petit château qui sera une maison bénie ! C’est là 
que, sans glaces, sans tableaux, sans sophas, nous serons les 
mortels les plus heureux par le bien que nous ferons et par 
celui qu’on dira de nous. Quand on se tairait, le serions-nous 
moins? Une bonne action, qui n’est connue que du ciel et de 
nous, n’en est-elle pas encore plus belle? J’aime à croire, pour 
l’honneur de rimmanité, quelaterre en a couvert et en couvrira 
une infinité avec ceux qui les ont faites. J’aime la philosophie 
qui relève l’humanité, La dégrader, c’est encourager les hommes 
au vice. Quand j’ai comparé les hommes à l’espace immense 
qui est sur leur tête et sous leurs pieds, j’en ai fait des fourmis 
qui se tracassent sur üne taupinière. Il me semble que leurs 
viqes et leurs vertus, se rapetissant en même proportion, se ré- 
duisent à rien. 

Me voilà à Saint-Dizier. Il n’est qu’une heure et demie. Si 
ma Sophie était à Isle, j’y arriverais sûrement ce soir; mais elle 
n’y est pas, et je coucherai sûrement à Vitry où ailleurs, d’oû 
je continuerai à lui griffonner encore un mot. Demain, je serai 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 385 

I» 

au lever de madame votre mère. Le cœur m’en bat d’avance. 
On prépare mon dîner ; en attendant, je vais vous faire part 
d’une petite aventure qui m’est arrivée à Langres, les derniers 
jours. Nous avons là une marquise de***, qui n’est pas la moins 
spirituelle ni la moins folle de nos dames, qui le sont poui'tant 
assez. Elle s’appelait auparavant M"" de *** : elle me vint voir 
le matin presque dans mon lit ; notez cela. Nous sommes 
tombés fous l’un de l’autre. Nous avons arrangé la vie la 
plus agréable. Elle viendra passer neuf mois à Paris; les trois 
autres, nous irons les passer à *** ou à ***, comme il nous con- 
viendra. Elle m’a envoyé, le^endemain de cette entrevue, un 
billet doux pour me rappeler mes engagements et me de- 
mander des vers pour une présidente de ses amies dont 
c’était la fête le lendemain. J’ai répondu à cela avec le plus 
d’esprit possible, le moins de sentiment et le plus de cette 
méchanceté qu’on n’aperçoit pas. Gela disait : Ordonnez-moi ce 
qu’il vous plaira; mais ne m’ordonnez pas d’avoir autant d’es- 
prit que vous. Réchauffez mon esprit et mes sens, et j’oserai 
alors vous obéir. Pour vous expliquer la valeur de ce f ose- 
rai, il faut que vous sachiez que cette marquise a eu un 
mari libertin, qui n’avait pas la réputation de se bien porter. 
C’est à ce propos que ma sœur, à qui elle disait : Mademoiselle, 
pourquoi ne vous mariez-vous pas? lui répondait : Madame 
c’est que le mariage est malsain. 

A ce soir encore un petit mot, mon amie. Je vais manger 
(leux œufs frais et dévorer un pigeon, car j’ai de l’appétit; le 
voyage me fait bien; c’est cependant une sotte chose que de 
voyager : j’aimerais autant un homme qui, pouvant avoir une 
compagnie charmante dans un coin de sa maison, passerait 
toute la journée à descendre du grenier à la cave et à remonter 
de la cave au grenier. Tout ce griffonnage d’auberge, dont vous 
ne vous tirerez jamais, vous sera dépêché demain de Vitry, à 
l’adresse de M, ***. #; • 

P. S. J’allais faire une bonne sottise. Je croyais qu’il làllait 
passer à Vitry au sortir de Saint-Dizier, et point du tout. Je suis 
à la porte de la maison ; dans deux heures d’ici, je parlerai à 
madame votre mère. Le C(Bur me bat bien fort; que lui dirai-je? 
que me dira-t-elle? Allons, il faut arriver. Adieu, ma Sophie; je 
me recommande à vos souhaits. A vendredi. 


XVIII. 


2S 



386 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

J’oubliais de vous dire que je nefis point les vers demandés, 
et que je suis parti sans rendre la visite à ma marquise. 


XV 


A Islci, 23 août 1759. 

J’y suis, mademoiselle, dans ce séjour où je me suis fait 
attendre si longtemps. La chère maman avait la meilleure envie 
de me gronder, c’est-à-dire le plus grand empressement de 
vous rejoindre; mais vous savez combien en même temps elle 
est indulgente et bonne. Je lui ai dit mes raisons; elle ne les a 
pas désapprouvées, et "nous avons été contents. Il était à peu 
près six heures lorsque la chaise est entrée dans l’avenue. J’ai 
fait arrêter; je suis descendu; je suis allé au-devant d’elle les 
bras ouverts; elle m’a reçu comme vous savez qu’elle reçoit 
ceux qu’elle aime de voir; nous avons causé un petit moment 
d’un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pa- 
reil cas. « Je vous espérais ce jour-Ià... — ... Je le voulais ; 
mais cela n’a pas été possi]3le. — ... Et cet autre jour-là?... — 
Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l’ont demandé?.., 
— Vous avez eu bien chaud?... — Oui, surtout depuis Perthes ; 

car j’avais le soleil au visage — Bien fatigué?... — Ln 

peu... — Votre santé me paraît bonne Je vous trouve le 

visage meilleur Et vos affaires? — Tout est arrangé — 

Tout est arrangé! Mais vous avez peut-être besoin d’être 

seul; venez, je vais vous mener chez vous n 

J’ai donné la main, et l’on m’a conduit dans la chambre du 


i. Le château d’Isle et le parc, dont J. N. Vollund a laissé le plan, furent achetés 
en 1780 par le comte de Paillot, dont la tombe se voit dans le cimetière du vil- 
lage. 'ïls appartinrent ensuite aux familles de Chiézat et Rouvay, puis à M. Loyer, 
enfin à M. Chauvel. C’est la veuve de celui-ci qui les possède aujourd’hui. 

Le château n’a que fort peu changé depuis un siècle. Les « boisurcs > dont parle 
Diderot et leurs trumeaux naïfs existent encore. Les grandes et les petites vordes 
n’ont pas perdu un seul de ces peupliers sous lesquels Diderot vint plus d’une 
fois rêver, et leurs pieds sont souvent baignés par sa « triste et tortueuse compa- 
triote, la Marne », qui borne la propriété. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 387 

clavecin, où je suis resté un petit moment après lequel je suis 
rentré dans le salon, et jY ai trouvé la chère maman qui 
travaillait avec Desmarets. Le soleil était tombé ; la fin 
du jour très-belle ; nous en avons profilé. D’abord nous avons 
parcouru tout le rez-de-chaussée ; l’aspect de la fnaison 
m’avait plu ; j’en dis autant de l’intérieur. Le salon surtout est 
on ne peut pas mieux. J’aime les boisures et les boisures 
simples : celles-ci le sont. L’air du pays doit être sain, car elles 
ne m’ont point paru endommagées; et puis une porte sur 
l’avenue, une autre sur le j^irdin et sur les vordes : cela est on 
ne peut mieux. S’il en faut davantage à M'"^' Le Gendre dans 
le petit château, c’est qu’elle a le goût corrompu et que le 
faste lui plaît. Eh! madame! vous qui avez T âme si sen- 
sible et si délicate, que le récit d’un discours honnête, d’une 
bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les 
fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus. Nous 
avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et 
la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les 
bergeries, et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir 
tous ces endroits, parce que j'en avais, parce qu’ils m’inté- 
ressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l’histoire sans 
regretter leurs temps et leurs mœurs, n’ont habité que sous des 
tentes et dans les étables. 11 n’y avait pas l’ombre d’un canapé, 
mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et 
toute leur contrée fourmillait d’enfants. 

La maman marche comme un lièvre; elle ne craint ni les 
ronces, ni les épines, ni le fumier. Tout cela n’arrête pas ses 
pas ni les miens, n’offense point son- odorat ni le mien. Allez, 
pour un nez honnête qui a conservé son innocence naturelle, ce 
n’est point une chèvre, c’est une femme bien musquée, bien 
ambrée, qui pue. L’expression est dure, mais elle est vraie. 

Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela 
me plaisait encore. Je suis un rustre et je m’en fais honneur, 
mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je 
trouvais petit; cette porte, qui est à l’extrémité et en face du 
salon, me trompait; je ne savais pas qu’elle s’ouvrît dans les 
vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues ; 
nous avons passé les deux ponts; j’ai encore salué la Marne, 
ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me 



388 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

charment; c'est là que j'habiterais ; c'est là que je rêverais, que 
je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j'aimerais 
bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au 
pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu'on me donnât du 
temps. Vous direz peut-être qu'il y a bien des arbres; mais c’est 
que, quand je ‘me promets une vie heureuse, je me la promets 
longue. Le bel endroit que ces vordesi Quand vous vous les rap- 
pelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques 
Tuileries, et la promenade de votre maus§ade Palais-Royal, où tous 
vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où Ton étouffe, 
quoiqu'on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, 
gâtant tout pour vous donner un peu d'air et d'espace? Que faites- 
vous? où êtes-vous? Vous feriez bien mieux de venir que de 
nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous les lieux que 
la nature a plantés est d’un sublime que la main des hommes 
rend joli quand elle y touche. O main sacrilège! vous la devîntes 
lorsque vous quittâtes la bêche pour manier l’or et les pierreries. 
Je l’ai vu ; nous nous y sommes assis; nous y avons aussi causé 
de ce petit kiosque que vous avez consacré par vos idées. C'est 
là, madame S qu'on m'a dit que vous vous retiriez souvent pour 
être avec vous. Venez vous y réfugier encore. Le mortel qui 
vous estime et qui vous respecte le plus passera sans aller vous 
y interrompre. Venez; il ne vous faut plus qu'un momént dans 
ce lieu solitaire pour concevoir que l’Être éternel qui anime la 
nature, qui est autour de vous, s'il est, est bon, et se soucie bien 
plus de la pureté de noire âme que delà vérité de nos opinions. 
Eh ! que lui importe ce que nous pensons de lui, pourvu qu’à 
nous voir agir il nous reconnaisse pour ses imitateurs et pour 
ses enfants. Venez, vous n’y serez point troublée; ma profane 
Sophie et moi nous irons nous égarer loin de vous, et nous 
attendrons qu’üranie nous fasse signe pour nous approcher 
d'elle. Cependant la chère maman veillera au bonheur et de 
celle qui médite et de ceux qui s'égarent. Voyez ce que peut sur 
moi le si'jour des champs; je suis content de ce que j’écris, ou 
plutôt j'écris et je suis content, et je sens qu'à la ville, au lieu 
de me livrer aux charmes de la nature, je m'occuperais de la 
nuance subtile qui distingue les expressions hypocrisie, fausseté. 


1. C’est à M"'® Le Gendre qu’il s’adresse ici. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


389 


Nous sommes rentrés un peu tard, La rosée, chose que vous 
ne connaissez peut-être pas, mouille les plantes sur le soir et 
les rafraîchit de la chaleur du jour. Sans elle, nous nous serions 
peut-être promenés plus longtemps. Nous nous sommes un peu 
reposés dans le salon . Chemin faisant, j 'ai entretenu madanfe votre 
mère de nos arrangements domestiques. Nous avons parle de 
ses chères filles ; nous nous sommes attendris sur la mère et sur 
Teiifant. Je les ai peints dans ces jours de chaleur où Ton avait 
peine à se supporter, et où la mère prenait entre ses bras son 
enfant brûlant de fièvre, etja. tenait de^5 heures entières appuyée 
sur son sein. J’ai vu ses yeux s’humecter, et nous disions : Elle 
a si bien fait son devoir ! elle doit être si contente d’elle, quelle 
ri’a qu’à revenir sur elle-même pour sc consoler. La chère 
maman, à qui je témoignais mon inquiétude sur votre santé, 
m’a remis deux de vos lettres. J’en reçois aujourd’hui une troi- 
sième avec des plumes, de l’encre et du papier pour y répondre, 
et je n’en fais rien. Je laisse tout pour vous marquer le plaisir 
que j’ai d’être dans un lieu que vous avez habité. Ne nous y 
retrouverons-nous jamais tous, avec des âmes bien tranquilles et 
bien unies? Il serait tout élevé, tout bâti, ce petit château idéal. 

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le lit m’a paru 
excellent, et il n’a tenu qu’à vous que j’y passasse la meilleure 
nuit; mais cet arrêt, dont je n’avais point entendu parler, m'est 
revenu par la tête, et m’a un peu tracassé L Si vous n’étiez pas 
àla ville, il faudrait l’oublier, et puis le spectacle de la douleur 
qui vous environne et que mon imagination grossit, et ce frère 
de M. de Prisye, et tant d’autres victimes, et la nation, et les 
impôts! Nous y retournerons, pourtant, dans ce lieu de tumulte 
et de peines. Demain à Châlons, où M. Le Gendre nous attend, 
et mercredi, dans la matinée, je l’espère, à Paris, qui, malgré 
tout le mal que j’en pense et que j’en dis, est pourtant le stqour 
du bonheur pour moi. A mercredi, madame; à mercredi, made- 
moiselle; mercredi, je vous rendrai la chère maman, et vous 
m’aimerez bien. Cette chère et attentive maman est venue passer 
la matinée avec moi; elle m’a prévenu, et nous avons causé 


1. Il s’agit do l’arrêt du 8 mars 1759, révoquant les lettres de privilège accordées 
à V Encyclopédie; se peut-il que, cinq mois après sa promulgation, il fût encore 
inconnu à Diderot? 



390 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN D. 

de vous; nous en parlerons souvent sur la route; c’est un sujet 
d’entretien qui nous est également cher. 


XVI 


A Châlons, le 25 août 1759. 

Puisque j’ai encore un moment, je vais, mademoiselle, 
répondre à vos lettres. Ne me recommandez rien sur l’empres- 
sement que nous avons à vous rejoindre, ou envoyez-nous des 
ailes. J’ai joui de tous les plaisirs que vous me peignez; cepen- 
dant je n’ai pas, à beaucoup près, l’embonpoint que vous me 
supposez; je me porte bien, et j’espère réparer le temps perdu, 
sans exposer ma santé. Mais, à propos de travail, le nouvel 
embarras qui survient aux libraires S et qui sera pour eux un 
nouveau sujet de dégoût, ne me laissera peut-être plus rien à 
faire. 11 y a plus à gagner qu’à perdre à cela; c’est ce que la 
chère maman m’a très-bien prouvé, et puis elle ajoute : « Cet 
arrêt n’est peut-être qu’un bruit; vous connaissez Volland; 
son talent n’est pas fort sur les nouvelles. » Et je me prête 
à ses idées parce qu’elles me tranquillisent, et que le repos 
de l’âme m’est cher, comme vous savez, quoique vous vous 
amusiez souvent à me l’oter. Sans savoir le détail de notre 
disgrâce, nous avons bien imaginé la désolation qu’elle a 
causée; mais vous y êtes, vous la voyez, et c’est autre chose. 
Bientôt nous serons aussi malheureux que vous. Ce ne sera 
pourtant pas le premier moment; il sera doux. 11 a tant été 
désiré ! 

Je ne crois pas le projet d’affaiblir le luxe, de ranimer le 
goût des choses utiles, de tourner les esprits vers le commerce, 
l’agriculture, la population, ni aussi difficile, ni aussi dangereux 
que vous le croyez. Quand il y aurait un inconvénient momen- 
tané, qu’importe? On ne guérit point un malade sans le blesser, 
sans le faire crier, quelquefois sans le mutiler. J’apprends avec 
plaisir que la santé de M"*® Le Gendre se refait. Si la vie 


1. Aux libraires-éditeurs de V Encyclopédie. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). 


391 


est une chose mauvaise, la raison, qui nous soumet à scs travers, 
en est du moins une bonne. Continuez vos promenades au 
Palais-Royal ; dissipez cette chère sœur, dissipez-vous; appelez- 
moi quelquefois sur le banc de l’allée d’Argenson, et dites à 
ceux qui l’occupent qu’il est à la chère maman, et qu’ils' aient 
à décamper. Oui, ma Sophie, oui, nos promenades me paraîtront 
toujours délicieuses; oui, nous les renouvellerons encore ; nous 
interrogerons nos âmes, et, contents ou mécontents de leur 
réponse, nous aurons du moins la conscience de n’avoir rien 
dissimulé. La votre est-elld toujours Lien pure? S’il y avait 
quelque chose là qu’il fallut vous pardonner, je. le ferais sans 
doute ; mais il m’en coûterait bcau<"oup. Je suis si accoutumé à 
vous trouver innocente ! Voilà une phrase singulière; mais d’où 
vient donc que les expressions les plus honnêtes sont presque 
devenues ridicules? En vérité nous avons tout gâté, jusqu’à la 
langue, jusqu’aux mots. Il y a apparemment au milieu de la 
pièce une tache d’huile qui s’est tellement étendue quelle a 
gagné jusqu’à la lisière. 

Mc voici à cet arrêt du Conseil. Quels ennemis nous avons 1 
qu’ils sont constants! qu’ils sont méchants! En vérité, quand 
je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières 
sont minces, petites, fluettes; nous savons haïr, mais nous ne 
savons pas aimer. C’est moi, moi, moi, ma Sophie, qui le dis. 
Cela seiait-il donc bien vrai? Quant au bruit que j’étais parti 
pour la Hollande, que David m’avait devancé, que nous allions 
y achever l’ouvrage, je m’y attendais. Doutez de tout ce qu’il 
vous plaira, mademoiselle la Pyrrhonicnne, pourvu que vous en 
exceptiez les sentiments tendres que je vous ai voués : ils sont 
vrais comme le premier jour. Votre mot latin est bien plaisant; 
il faut que j’aie l’esprit mal fait; car j’entends malice à toirt;. 
J’ai tout reçu et à temps. Nous passons la journée ici; nous 
l’avons commencée fort doucement, comme je vous ai dit. 
Demain, nous irons nous emmesser à Vitry, et passer le reste 
du jour dans l’habitation de la chère sœur. J’aime les lieux où 
ont été les personnes que je chéris; j’aime à toucher ce qu’elles 
ont approché; j’aime à respirer l’air qui les environnait; seriez- 
vous jalouse même de Pair? Vous me pardonnerez d’avoir omis 
une poste sans vous écrire; et cela ne doit pas vous coûter 
beaucoup. Au reste, c’est comme de coutume, ce sont toujours 



392 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

les fautes que je ne commets pas pour lesquelles je trouve de 
l’indulgence. Avec quelle chaleur votre sœur m’accuse ! comme 
elle dit! quelle couleur ont ses expressions! comme elle dirait 
si elle aimait! comme elle aimerait! mais par bonheur ou par 
malheur, cet être singulier est encore à naître. Je n’ai point 
commis d’imprudence là-bas; rassurez-vous. J’ai quelquefois 
souri à certain^ propos, mais c’est tout. Vous avez vu le Baron 
au Palais-Royal; il est donc à Paris! Je me reproche de ne lui 
avoir écrit ni mon départ, ni mon séjour, ni mes arrangements, 
ni ma vie, ni mon retour. Grimm et ma Sophie ont tout pris ; 
mais peut-être ne s’en est-il pas aperçu? De temps en temps je 
me tracasse sur des choses que je sens et quej’aperçoistoutseul. 

Pourquoi cette curiosité sur cette lettre de Grimm? Espérez- 
vous y trouver l’excuse de votre sœur et la vôtre? Tenez, ne 

" 4 

faites plus de fautes; quand vous les réparez, vous les aggravez. 
Je m’y attendais, je m’y attendais, et je ne saurais vous dire 
combien ce reproche me louche doucement. N’y a-t-il point de 
mal il vous demander ce que c’est que cette belle dame qui s’in- 
téresse à moi, et à qui je ne m’intéresse guère, puisque je ne 
la remets pas? mais il en est une autre qui m’a suivi jusqu’ici. 
Je n’ai que faire de vous la nommer; madame votre mère m’en 
parlait hier à table et m’examinait. Je crois aussi que mon 
discours et mon visage étaient un peu embarrassés, C’est que 
je ne saurais parler à moitié; il faut que je dise tout ou rien. 

Il me dit des choses tendres ^ douces ^ il les pense ^ mais^ lien 
dit-il quà moi? Belle occasion pour mentir! Mais pourquoi 
faire de ces questions? il me prend envie d’imiter votre ton 
léger; mais je ne saurais. Non, mademoiselle; je n’aime que 
vous; je n’aimerai jamais que vous, et je ne laisserai jamais 
erpire aune autre que je la trouve aimable sans me le reprocher. 
N’allez-vous pas dire encore de cette phrase qu’elle convient 
également à l’innocent et au coupable? La remarque que vous 
faites sur la circonspection des méchants n’est pas juste; et 
quand elle le serait, qu’est-ce que cela me fait? Je n’ai pas été 
circonspect ; je me suis laissé aller tout bonnement, et les 
méchants ne font pas ainsi. Je suis bien aise que vous, 
Le Gendre, Boileau me désiriez, pourvu que ce ne 
soit pas pour vous mettre d’accord. Je n’entends rien ni en 
fausseté ni en hypocrisie. Je me souviens seulement d’avoir lu 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 393 

une fois sur la table d’un docteur de Sorbonne ces deux mots : 
« Humilité, pauvre vertu ; hypocrisie, vice dont il ne serait 
pas dilTicile de faire l’apologie. » 

Adieu, madame, adieu, mademoiselle. Ni moi non plus je ne 
finirai pas sans vous renouveler les protestations que je t^ous ai 
faites si souvent et qui vous ont plu à entendre autant qu’à 
moi à vous les offrir, parce qu’elles sont vraies et qu’elles le 
seront toujours. Vous m’aimerez donc bien? Rappelez-vous tout, 
et faites vous-même ma réponse. 

Mon respect à Boileau. Tout ce qu’il vous plaira à 
M"”-' Le Gendre; je n’oserais presque plus lui parler. J’en dirais 
trop ou trop peu; et ces mots sont peut-être dans ce cas. 


XVII 


Au Grandval, le 5 octobre 17591. 


Que pensez-vous de mon silence? Le croyez-vous libre? Je 
partis mercredi matin. 11 était onze heures passées que mon 
bagage n’était pas encore prêt, et que je n’avais point de voi- 


1. Le Grand val ou le Grand-Val, château situé sur la commune de Sussy, 
arrondissement de Boissy-Saint-Légor (Seine-et-Oisc), appartient aujourd’hui â 
M. Bertcaux, ancien négociant, qui l’acquit, il y a dix-huit ans, de M. Dubarry 
de Merval. Celui-ci l’avait racheté à la famille de Thierry, valet de chambre de 
Louis XVI, qui s’en était rendu propriétaire après la mort de d’Holbach, en 1789. 
Solon M. Bertcaux, le Grandval appartenait en propre â M"’* d’Aine. Les titres de 
propriété, dont quelques-uns remontaient au xvi” siècle, ont été dispersés en 1870, 
par les Prussiens ; il n’a été conservé que quelques plans représentant la façade du 
Grandval, lors de la vente à Thierry, la disposition intérieure et le parc. C’est 
présentement un long corps de logis, d’où s’avancent deux ailes, entre lesquelles 
est une sorte de cour pavée. Les toits pointus du plan de 1789 ont fait place à 
une toiture moderne. La façade sud (en venant de Sussy) a été entièrement rema- 
niée, la façade nord a été flanquée d’une rotonde moderne, formant vestibule. 
Les fossés ont été en partie comblés. Deux très-belles avenues d’ormes, taillées ÿ 
la française, encadrent la pelouse qui s’étend entre le château et la grille. A gau- 
che (en se dirigeant vers cette grille), les anciens communs, restés intacts, forment 
une des ailes de la ferme, en partie reconstruite par M. Berteaux. Le moulin. 



m LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

ture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de 
hardes et de linge que j’emportais. Elle ne conçoit pas que je 
puisse durer loin de vous plus de huit jours. J’arrivai une demi- 
heure avant qu’on se mît à table. J’étais attendu. Nous nous 
embrassâmes, le Baron et moi, comme s’il n’eût été question de 
rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués 
davantnge. d’Aine *, d’Holbach, m’ont revu avec le plus 
grand plaisir, celle-ci surtout ; je crois qu’elle a de l’amitié 
pour moi. On m’a installé dans un petit appartement séparé, 
bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là que, entre 
Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des 
heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C’est mou 
occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. A une 
heure et demie je suis^ habillé et je descends dans le salon où 
je trouve tout le monde rassemblé. J’ai quelquefois la visite du 
Baron ; il en use à merveille avec moi ; s’il me voit occupé, il 
me salue de la main et s’en va; s’il me trouve désœuvré, il 
s’assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend 
point de devoirs, et n’en exige aucun : on est chez soi et non 
chez elle. 

Il y a ici une de Saint-Aubin qui a eu autrefois d’assez 
beaux yeux. C’est ta meilleure femme du monde; nous faisons 
ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après 
dîner. Elle joue mieux que moi; elle aime à gagner; moi, 
je ne me soucie pas de perdre beaucoup; elle gagne donc; je 
ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents 
tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. I^a table est 
servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement 
encore. 11 est impossible d’être sobre, et il est impossible de 


situé un peu au delà a disparu. Los vergers et les bois s’étendent jusqu’à la col- 
line, d’où l’on domine La Vareniie et qui offre aux regards un horizon immense. 

L’intérieur du château a été aménagé selon les goûts modernes. Pourtant voici 
le grand salon, mais sa haute cheminée n’existe plus. La salle de billard, le salon 
de musique, sont intacts. La salle à manger a peu changé, mais la chapelle (à l’aile 
droite) où le « Croque-Dieu » de Sussy venait dire sa messe, est deveuue une 
seconde salle à manger. Toutes les chambres du premier étage s’ouvrent sur le 
corridor qui s’étend d’un bout à l’autre de la façade. Celle de Diderot, située dans 
l’aile gauche, vaste et carrée, est éclairée par deux fenêtres, dont Tune s’ouvre 
pi'ocisément sur l’ancienne chapelle du rez-de-chaussée. 

1. Femme du maître des requêtes de ce nom, mère de M®” d’Holbach. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


395 


n’être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames 
courent; le Baron s’assoupit sur un canapé; et moi, je deviens 
ce qu’il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons 
et nous allons promener; les femmes de leur côté, le Baron et 
moi du nôtre; nous faisons des tournées très-étendues.*' Rien 
ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni 
les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous 
deux. Chemin faisant, nous parlons ou d’histoi'^e, ou de politique, 
ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. 
Le coucher du soleil et la fratoheur de la soirée nous rapprochent 
de la maison où nous n’arrivons guère avant sept heures. Les 
femmes sont rentrées et déshabilléen. 11 y a des lumières et des 
cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite 
nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. 11 
est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper in- 
terrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous 
achevons notre partie; il est dix heures et demie; nous causons 
jusqu’à onze, à onze heures et demie nous sommes tous endor- 
mis ou nous devons l’être. Le lendemain nous recommençons. 

Voilà notre vie; et la vôtre, quelle est-elle? vous portez- 
vous bien? vous ménage-t-on? pensez- vous quelquefois à moi? 
m’aimez-vous toujours? Si vous n’avez point entendu parler de 
moi plus tôt, croyez que ce n’est pas ma faute. Le Grandval est 
à deux lieues et demie de Charenton, et à la même distance de 
Gros-Bois. Il n’y a point de poste plus voisine. J’espérais tou- 
jours qu’il nous viendrait quelqu’un que je chargerais d une 
lettre pour la rue des Vieux-Augustins; mais nous n’avons 
encore vu personne, et nous ne sommes point dans un village. 
Cela n’empêchera point que je ne sois un peu plus exact dans la 
suite. Un domestique qui me sert portera mes lettres à Charen- 
ton; vous adresserez les vôtres au directeur de la poste pour 
m’être rendues, et le même domestique les prendra. Voilà qui 
est arrangé. Demain je saurai le nom de ce directeur; il sera 
prévenu. Mercredi ou jeudi vous saurez mon adresse, et nous 
tâcherons de réparer le temps perdu. 

d’Houdetot est venue ici de Villeneuve-le-Roi. C’est 
une sœur à d’Épinay. Nous avons un peu jasé d’elle et 
de Grimm. 11 n’y a pas d’apparence que je revoie mon ami 
aussitôt que je l’espérais; cela me fâche. Il serait venu ici, et 



396 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

j’aurais eu quelqu’un à qui j’aurais ouvert mon cœur et parlé 
de vous. Ce cœur est malade, il est rempli de sentiments qui le 
surchargent et qui n’en peuvent sortir. Je prévois que l’ennui 
et le chagrin ne tarderont guère à me gagner, et qu’il faudra 
souffrir ou s’en retourner. 

Il y a à Valence, en Dauphiné, un M. Daumont ^ qui me 
rendrait un grand service, s’il le voulait. J’en attends depuis 
deux mois des papiers qui compléteraient deux lettres, de seize 
que j’ai à rendre aux libraires. J’ai prié Le Breton de m’instruire 
de l’arrivée de ces papiers, de l’argent à toucher, de l’ouvrage 
à rendre. Les bons prétextes pour retourner à Paris! Ces papiers 
ne viendront-ils point? 

Je travaille beaucoup; mais c’est avec peine. Il est une idée 
qui se présente sans cesse, et qui chasse les autres: c’est que 
je ne suis pas où je veux être. Mon amie, il n’y a de bonheur 
pour moi qu’à côté de vous; je vous l’ai dit cent fois, et rien 
n’est plus vrai. Si j’étais condamné à rester longtemps ici et que 
je ne pusse vous y voir, il est sûr que je ne vivrais pas; je 
périrais d’une ou d’autre façon. Les heures me paraissent lon- 
gues; les jours n’ont point de fin; les semaines sont éternelles, 
je ne prends un certain intérêt à rien : si vous éprouvez les 
mêmes choses, que je vous plains! Mais que fait donc ce Grimni 
à Genève? qui est-ce qui l’y retient? Encore si je l’avais! 

II n’y a point de doute que si madame votre mère avait eu 
avec moi les procédés que je méritais, ou je ne serais pas venu 
ici, ou j’en serais déjà revenu. Mais je me dis : Quand je serais 
à Paris, qu’y ferais-je? Plus voisin d’elle et ne la voyant pas 
davantage, je n’en serais que plus tourmenté. Peut-être ajou- 
terais-je à ses peines, par quelque visite inconsidérée? Et votre 
petite sœur, en avez-vous des nouvelles? Gomment se porte- 
t-elle? Sa santé déjà ébranlée par les peines qu’elle a... 

{Le reste de la lettre manque,) 


1. Daumont (Arnulphe), savant médecin dauphinois, né en 1720, mort en 1800. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN'D. 397 


XVIII 


A Paris, 9 octobre 1759. 

Je revenais chercher mon bouquet, un mot doux, un baiser, 
une caresse... et vous saviez que j’arrivais, et que c’était le 
jour de ma fêle M et vous vous êtes absentée! mais il n’a pas 
dépendu de vous de rester fil a fallu suivre. La mauvaise jour- 
née que vous aurez passée! Bonsoir, ma chîre amie; vous vous 
portez bien; Clairet me l’a dit; c’est quelque chose. Cela me 
fait supposer qu’on ne manque pas tout à fait d’humanité. Vous 
avez envoyé un billet chez Grimm. Mauvaise tête, avez-vous pu 
penser que j’irais jusque-là? Qu’eussiez-vous fait à ma place? A 
la vôtre, j’aurais laissé le billet sur mon secrétaire, et moi j’au- 
rais dit en moi-même : Il y aura après-demain quinze jours 
qu’elle n’a vu ce qu’elle aime; elle a souflert, elle a désiré, elle 
est inquiète, son premier moment sera pour moi... 

Ce n’est pas lui qui m’appelle ici, ma Sophie, c’est vous; 
oui, c’est vous, croyez-le. Je vous le dis, je le lui dirais à lui- 
même, et il n’en serait pas fâché. C’est qu’il aime aussi, lui; 
c’eSt qu’il y avait huit mois que nous ne nous étions embrassés; 
c’est qu’il était deux heures et demie quand il est arrivé, et 
qu’à cinq il était reparti pour l’aller retrouver ^.. J’ai rendez- 
vous chez lui, au sortir d’ici... Quel plaisir j’ai eu à le revoir 
et à le recouvrer ! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés! 
Mon cœur nageait. Je ne pouvais lui parler, ni lui non plus. 
Nous nous embrassions sans mot dire, et je pleurais. Nous ne 
l’attendions pas. Nous étions tous au dessert quand on l’an- 
nonça : Cest monsieur Grimm, — Cest monsieur Grimm l 
repris-je, avec un cri; et je me levai, et je courus à lui, et je 
sautai à son cou! Il s’assit, il dîna mal, je crois. Pour moi, je 
ne pus desserrer les dents, ni pour manger, ni pour parler. 11 
était à côté de moi. Je lui serrais la main, et je le regardais. 
Jugez combien je vais être heureux tout à l’heure que je vous 


1. La Saint-Denis. 

2, M“'* d’Épinay. 



398 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

reverrai I... Après dîner, notre tendresse reprit; mais elle fut 
un peu moins muette. Je ne sais comment le Baron, qui est un 
peu jaloux, et qui peut-être est un peu négligé, regardait cela. 
Je sais seulement que ce fut un spectacle bien doux pour les 
autres; car ils me Font dit.^Enfin, chère amie, il est ici; quand 
il a su que vous y étiez aussi, il m’a dit : Et que faites-vous 
donc dans ces^champs !... 

On en a usé avec nous comme avec un amant et une maî- 
tresse pour qui on aurait des égards ; on nous a laissés seuls 
dans le salon; on s’est retiré, le Baron même. 11 faut que notre 
entrevue l’ait singulièrement frappé. Mais à propos du Baron, 
le lendemain de son incartade, il entre chez moi le matin, et il 
me dit : « 11 est une mauvaisé qualité que j’ai parmi beaucoup 
d’autres que vous me connaissiez déjà : c’est que, sans être 
avare, je suis mauvais* joueur; je vous ai brusqué hier, bien 
ridiculement; j’en suis bien fâché. » Comment trouvez-vous ce 
procédé? Très-beau, je pense! Adieu, ma Sophie; estimez le 
Baron : si vous le connaissiez, vous l’aimeriez trop. 


XIX 


;0 octobre 1750, 

La chaleur d’hier au soir est bien tombée. Je ne sens plus 
ce matin qu’une chose, c’est que je m’éloigne de vous. Tandis 
que M. de Montamy^ et le Baron prennent des arrangements 
pour la distribution d’un cabinet d’histoire naturelle qui est 
resté enfermé dans des caisses depuis dix ans, je m’amuse à 
causer encore un moment avec vous. Ne trouvez-vous pas sin- 
gulier que l’histoire naturelle soit la passion dominante de cet 
ami? qu’il se soit pourvu à grands frais de tout ce qu’il y a de 
plus rare en ce genre, et que cette précieuse collection s,oit 
restée des années entières dans le fond d’une écurie, entre la 
paille et le fumier? Les goûts des hommes sont passagers : ils 


1 . V oir sur M. de Montamy le t. X. {L'hisioire et le secret de la peinture en 
cire,) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 399 

n’ont que des jouissances d’un moment. Ah ! chère femme, 
quelle différence d’un homme à un autre! mais aussi quelle 
différence d’une femme à une autre ! 

Adieu, ma tendre amie ; vous n'attendiez pas de moi ce 
billet, il vous en sera plus doux. Je m’en vais, et je soujfre; je 
ne devinais guère hier au soir mon abattement de ce matin. 
Que serait-ce donc, si j’allais à mille lieues ? Que serait-ce, si 
je vous perdais? mais je ne vous perdrai pas; il faut bien que 
je le croie, et que je me le dise pour n’être pas fou. Adieu. 


XX 


0 octobre 1759. 

Je suis chez mon arni, et j’écris à celle que j’aime. O vous, 
chère femme, avez-vous vu combien vous faisiez mon bonheur ! 
Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché? Doutez- 
\ous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie? 
J’étais plein de la tendresse que vous m’aviez inspirée quand 
j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux; 
elle échaufl’ait mes discours; elle di.sposait de mes mouvements; 
elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré, 
divin. Grimm n’avait pas assez de ses yeux pour me regarder, 
pas assez de ses oreilles pour m’entendre; tous étaient étonnés; 
moi-môinc j’éprouvais une satisfaction intérieure que je ne sau- 
rais vous rendre. C’était comme un feu qui brûlait au fond de 
mon âme, dont ma poitrine était embrasée, qui se répandait 
sur eux et qui les allumait. Nous avons passé une soirée d’en- 
thousiasme dont j’étais le foyer. Ce n’est pas sans regret qu’on 
se soustrait à une situation aussi douce. Cependant il le fallait ; 
l’heure de mon rendez-vous m’appelait : j’y suis allé. J'ai parlé 
à d’Alembert comme un ange. Je vous rendrai cette conversa- 
tion au Grandval. Au sortir de l’allée d’Argenson, où vous n^étiez 
pas, je suis rentré chez Montamy, qui n'a pu s’empêcher de me 
dire en me quittant : « Ah! mon cher monsieur, quel plaisir 
vous m’avez fait! » Et moi, je répondais tout bas à l’homme 



400 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

froid que j’avais remué : Ce n’est pas moi ; c’est elle, c’est elle 
qui agissait en moi. A huit heures je l’ai quitté. Je suis chez 
lui*; je l’attends, et en l’attendant je rends compte des mo- 
ments doux qu’ils vous doivent et que je vous dois : mais le 
voilà venu. Adieu, ma Sophie, adieu, chère femme! je brûle 
du désir de vous revoir, et je suis à peine éloigné de vous. 
Demain àneufiieures je serai chez le Baron. Ah! si j’étais à 
côté de vous, combien je vous aimerais encore! Je me meurs de 
passion. Adieu, adieu. 


XXI 


Au Grandval, H octobre 1759. 

Je vois, ma tendre amie, que Grimm ne s'est pas acquitté 
bien exactement de sa commission. Je vous écrivais de chez 
lui avant-hier au soir; vous pouviez avoir ma lettre hier de 
bon matin, savoir qu’à neuf heures je serais chez le Baron, et 
me dire un petit mot d’adieu. 

Nous dînâmes chez Montamy avec la gaieté que je vous ai 
dit. A six heures j’étais dans l’allée d’Argenson. Je regardai 
plusieurs fois sur un certain banc, je regardai aussi aux environs ; 
mais je ne vis ni celle que je dilsirais, ni celle que je craignais; 
et je pensai que le temps incertain et froid vous aurait retenue 
à la maison, que vous y causiez avec le gros abbé% et que 
peut-être il faisait à votre mère des questions auxquelles vous 
aviez la bonté de répondre pour elle. 

Je vous ai promis le détail de ce qui s’est dit entre d’AIem- 
bert et moi ; le voici presque mot pour mot. 11 débuta par un 
exorde assez doux : c’était notre première entrevue depuis la 
mort de mon père et mon voyage de province. Il me parla de 
mon frère, de ma sœur, de mes arrangements domestiques, de 
ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m’intéresser et me 
disposer à l’entendre favorablement ; puis il ajouta (car il en 
fallait bien venir à un objet auquel j’avais la malignité de me 


1. Chez Grimm. 
‘2. Le Monnier. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ZiOl 

refuser) : « Celte absence a dû relentir un peu votre travail. — 
11 est vrai; mais depuis deux mois j’ai bien compensé le temps 
perdu, si c’est perdre le tempsqued’assurer son sort avenir. — 
Vous êtes donc fort avancé? — Mes articles de philosophie sont 
tous faits ; ce ne sont ni les moins difficiles ni les plus coutts ; et 
la plupa/’t des autres sont ébauchés. — Je vois qu’il est temps 
que je m’y mette. — Quand vous voudrez. — Quand les libraires 
voudront. Je les ai vus ; je leur ai fait des. propositions raison- 
nables ; s’ils les acceptent, je me livre à Y Encyclopédie comme 
auparavant; sinon, je m’a^uiiterai dt mes j^engagements à la 
rigueur. L’ouvrage n’en sera pas mieux, m#is ils n’auront rien 
de plus à me demander. — Quelque parti que vous preniez, j’en 
serai content. — situation commence à devenir désagréable : 
on ne paye point ici nos pensions; celles de Prusse sont ar- 
rêtées ; nous ne touchons plus de jetons à l’Académie fran- 
çaise. Je n’ai d’ailleurs, comme vous savez, qu’un revenu fort 
modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine à personne, et 
je ne suis plus d’humeur à en faire présent à ces gens-là. — 
Je ne vous blâme pas ; il faut que chacun pense à soi. — 11 reste 
encore six à sept volumes à faire. Ils me donnaient, je crois, 
500 francs par volume lorsqu’on imprimait, il faut qu’ils me les 
continuent; c’est un millier d’écus qu’il leur en^,^ coûtera ; les 
voilà bien à plaindre! mais aussi ils peuvent comjpler qu’avant 
Pâques prochain le reste de ma besogne sera prêt. — Voilà ce 
que vous leur demandez? — Oui. Qu’en pensez-vous? — Je 
pense qu’au lieu de vous fâcher, comme vous fîtes, il y a six 
mois, lorsque nous nous assemblâmes pour délibérer sur la 
continuation de l’ouvrage, si vous eussiez fait aux libraires ces 
propositions, ils les auraient acceptées sur-le-champ ; mais 
aujourd’hui qu’ils ont les plus fortes raisons d’être dégoûtés 
de vous, c’est autre chose. — Et quelles sont ces raisons? — 
Vous me les demandez ? — Sans doute. — Je vais donc vous 
les dire. Vous avez un traité avec les libraires; vos honoraires 
^ y sont stipulés, vous n’avez rien à exiger au delà. Si vous avez 
plus travaillé que vous ne deviez, c’est par intérêt pour 1’^ 
vrage, c’est par amitié pour moi, c’est par égard pour vou^ 
même : on ne paye point en argent ces motifs-là. Cependant ils 
vous ont envoyé vingt louis à chaque volume ; c’est cent quarante 
louis que vous avez reçus et qui ne vous étaient pas dus* Vous 
xviii. 26 



402 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 

projetez un voyage à Wesel*, dans un temps où vous leur étiez 
nécessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous 
manquez d’argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents 
louis ; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au 
bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que 
font-ils? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent 
trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que 
cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu’eux 
pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle 
ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est 
une bagatelle qui ne mérite ças l’attention d’un philosophe 
comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez 
dans un monde d’embarras dont ils ne se tireront pas sitôt. 
Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous 
un moment. Ils sont dans la nécessité de s’adresser au public ; 
il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. — C’est 
une injustice. — Il est vrai, mais ce n’est pas à vous à le leur 
reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient en fantaisie de re- 
cueillir différents morceaux épars dans \’ Encyclopédie -, rien 
n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent, 
vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous 
en partagez le profit*. Il semblait qu’ après avoir payé deux fois 
votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur. 
Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui 
vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. — Ils m’ont 
donné mille sujets de mécontentement. — Quelle défaite ! 11 n’y 
a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que 
l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais les 
libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horri- 
ble. S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez- 
vous, d’AIembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous? 
Au public. S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour 
arbitre, croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur? non, mon 
ami ; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez** 
èouvert de honte. — Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti 
des libraires ! — Les torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent 

1. En 1752, le roi de Prusse, qui s’y trouvait, avait engagé d’AIembert à s’y 
rendre de son côté. 

2. Mélanges de littérature et de philosophie, 1750, 5 vol. ln-12* 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. I|03 

point de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette 
ostentation de fierté, convenez que le rôle que vous faites à pré- 
sent est bien misérable. Quoi qu’il en soit, votre demande me 
paraît petite, mais juste. S’il n’était pas si tard, j’irais leur parler. 
Demain je pars pour la campagne ; je leur écrirai de léf. A mon 
retour, vous saurez la réponse ; en attendant, travaillez toujours. 
S’ils vous refusent les mille écus dont il s’agit, moi je vous les 
offre. — Vous vous moquez. Vous êtes-vous attendu que. j’ac- 
cepterais? — Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma 
main. — Dites que je ne^m’engage que pour ma partie. — Ils 
n’en veulent pas davantage, ni moi non pb's. — Plus de préface. 
— Vous en voudriez faire par la suite que vous n’en seriez pas 
le maître. — Et pourquoi cela? — C’est que les précédentes nous 
ont attiré toutes les haines dont nous sommes chargés. Qui 
est-ce qui n’y est pas insulté? — Je reverrai les épreuves à l’or- 
dinaire, supposez que j’y sois. Maiipertuis est mort. Les affaires 
du roi de Prusse ne sont pas désespérées. Il pourrait m’appeler. 

— On dit qu’il vous nomme à la présidence de son Académie. 

— Il m’a écrit; mais cela n’est pas fait. — Au temps comme 
au temps. Bonsoir. » 

11 était sept heures et demie ; l’allée devenait froide ; l’ar- 
chitriclin de monseigneur m’attendait; j’avais promis à Grimm 
qu’il m’aurait entre huit et neuf ; nous nous séparâmes donc. 
Je rentrai au Palais-Royal ; je causai environ trois quarts d’heure 
avec M. de Montamy. Les mœurs furent notre texte ; je dis là- 
dessus bien des choses dont je ne me souviens plus, si ce n’est 
que les hommes ont une étrange opinion de la vertu ; ils croient 
qu’elle est à leur disposition, et qu’on devient honnête homme 
du jour au lendemain. Ils gardent leur linge sale tant qu’ils 
ont des vilenies à faire, et ils en font toute leur vie, parce qu’on 
ne quitte pas une habitude vicieuse comme une chemise. C’est 
pis que la peau du centaure Nessus ; on ne l’arrache pas sans 
douleur et sans cris : on a plus tôt fait de rester comme on est. 
Oh ! mon amie, ne faisons point le mal, aimons-nous pour nous 
rendre meilleurs, soyons-nous, comme nous l’avons été, cen- 
seurs fidèles l’un à l’autre. Rendez-moi digne de vous, inspirez- 
moi cette candeur, cette franchise, cette douceur qui vous sont 
naturelles. Il y a plus loin de notre état d’innocence actuelle à 
une première faute que d’une première faute à une seconde. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


40& 

et que de celle-ci à une troisième. Si je vous trompais' une 
fois, je pourrais vous tromper mille ; mais je ne vous tromperai 
jamais. Vous veillez au fond de mon cœur, vous êtes là, et rien 
de déshonnête ne peut approcher de vous. M. de Montamy me 
demanda ce que c’était qu’un homme heureux dans ce monde? 
Et je lui répondis : Celui à qui la nature a accordé un bon 
esprit, un cœur juste et une fortune proportionnée à son état. 
— Votre réponse, me dit-il, est celle que me fit un jour M. de 
Silhouette : il n’était pas alors fort opulent. Le contrôle général 
était bien loin de lui. Tous ses souhaits se bornaient à 30,000 
livres de rente, et il s’écriait : « Si Je les ai jamais, je serai bien 
plus honnête homme. » Si j’avais entendu ce discours de M. de 
Silhouette, j’en aurais peut-être conclu qu’il était un fripon : 
il y a de certains aveux^sur lesquels on ne risque rien d’enchérir 
un peu. Tout le monde n’a pas ma sincérité. Quand je médis 
de moi, je ne ménage pas les termes. Je dis ce qu’on peut dire 
de pis, je ne laisse rien à ajouter à ceux qui m’écoutent ; et je 
me soucie fort peu qu’ils me prennent au mot. Vous surtout, 
mon amie, je ne veux pas que vous en rabattiez. Si le vice dont 
je m’accuse n’est pas dans mon cœur, il faut qu’il y en ait un 
autre dans mon esprit. Si ce principe vous paraît juste, vous 
m’appi’écierez juste, et vous serez demain, après-demain, dans 
dix ans, également contente ou mécontente de moi. Faites-vous 
à mes défauts ; je suis bien vieux pour me corriger : il vous 
sera plus facile d’avoir une vertu de plus qu’à moi un vice de 
moins. Je vaux quelque chose par certains côtés ; par exemple, 
j’ai de l’esprit à proportion de celui qu’on a. Votre sœur m’en 
donnait quelquefois beaucoup. Avec vous, je sens, j’aime, 
j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je 
préfère à toute autre. Si vous me serrez dans vos bras, je jouis 
d’un bonheur au delà duquel je n'en conçois point. Il y a quatre 
ans que vous me parûtes belle ; aujourd’hui je vous trouve plus 
belle encore ; c’est la magie de la constance, la plus difficile et 
la plus rare de nos vertus. 

Au sortir du Palais-Royal, j’allai chez Griram. Il n’y était 
pas ; je vous écrivis en attendant qu’il vînt ; il ne tarda pas. 
Nous causâmes de lui, de vous, de votre mère, de moi. Il n’en- 
tend rien à cette femme. J’ai apporté ici votre journal ; con- 
tinuez-le-moi : je vous ferai le mien. Il sera peut-être un peu 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLASD. 405 

monotone, surtout pendant que les jqurs continueront d’être 
pluvieux; mais qu’importe ? vous y verrez du moins que mes 
plus doux moments sont ceux où je pense A vous. 

J’ai été occupé toute la matinée d’Héloïse et d’Abélard. Elle 
disait : « J’aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe 
que la femme du plus grand roi du monde. » Et je disais, moi: 
Combien cet homme fut aimé I 

Adieu, ma Sophie ; je vous embrasse de tout mon cœur. 


XXII 


Au Grandval, le 15 octobre 1759. 

Voilà pour la troisième fois que j’envoie à Charenton, et 
point de nouvelles de mon amie. Sophie, pourquoi donc ne 
m’avez-vous point écrit ? Le domestique partit avant-hier à deux 
heures et demie ; je lui avais recommandé de mettre mes lettres 
dans la commode à laquelle je laisserais la clef. A six heures, 
je pensai qu’il pourrait être revenu. Jamais soirée ne me parut 
plus longue. Je montai, j’ouvris le tiroir ; point de lettres. Je 
descendis, j’avais l’air inquiet ; on s’en aperçut ; car tout ce qui 
se passe dans mon âme on le voit sur mon visage. On causa ; 
je pris peu de part à la conversation ; on me proposa de jouer, 
j’acceptai. Au milieu de la partie, je quittai, j’allai voir, et je ne 
trouvai rien. Je me dis : Apparemment que ce coquin-là se sera 
amusé à boire, et qu’il ne viendra que bien tard. Tant mieux ; 
je me retirerai de bonne heure ; je serai seul ; je me coucherai, 
et je lirai la tête sur mon oreiller. 

C’était un grand plaisir que je me promettais; j’étais impa- 
tient qu’on eût servi, et qu’on eût soupé, et qu’on remontât. 
Ce moment enfin arriva; je courus à la commode; je ne doutai 
point d’y trouver ce que je cherchais, et je fus vraiment chagrin 
d’être trompé dans mon attente. 

Qu’est-ce qui vous a empêchée de vous servir de l’adresse 
que je vous ai laissée? Vos lettres se seraient-elles égarées? Vous 
vengeriez-vous de mon silence? Votre dessein serait-il de me 
faire éprouver par moi-même la peine que vous avez soufferte? 



406 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Y aurait-il quelque chose de plus étrange que je ne conçois 
pas ? Je ne sais que penser. Nous attendons ce soir un commis- 
sionnaire. Il vient de Paris, il passera par Charenton. On lui 
a recommandé de voir à la poste s’il n’y aurait rien pour le 
Grandval. Il sera ici sur les sept heures. Il en est quatre. Je 
patienterai don^ encore trois heures. En attendant, je causerai 
avec mon amie, comme si j’étais fort à mon aise, quoiqu’il n’en 
soit rien. 

Hier, je perdis toute ma matinée, ou plutôt je l’employai 
bien. Je reçus un billet qui m’appelait à Sussy. Il était d’un 
pauvre diable qui a imaginé un projet de finance sur lequel il 
voulait avoir mon avis. C’est une combinaison ingénieuse de 
loteries et d’actions : il n’y a rien d’odieux; cela pourrait être 
durable ou momentané.* Il en reviendrait au roi cent vingt mil- 
lions ^ Les riches ne seraient pas vexés; les pauvres devien- 
draient propriétaires d’un effet commerçable sur lequel il y 
aurait un petit bénéfice à faire pour eux. On fut assez surpris 
de me voir habillé et parti de si grand matin. Je ne doute point 
que nos femmes n’aient mis un peu de roman dans cette sortie. 
Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous 
fermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux 
d’autrefois; après quoi le pèrelloop % le Baron et moi, rangés 
autour d’une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à 
philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de 
la vie. Notre mélancolique Écossais fait peu de cas de la sienne. 


1. On lit dans la Correspondance de Grimm, 15 juillet 1763 : « Une feuille, 
portant pour titre : Ressource actuelle, propose une loterie de six cent mille bil- 
lets, dont chaque billet serait de cent louis, ce qui produirait quatorze cent qua- 
rante millions. De cette somme effrayante, l’auteur détache doux cent quatre mil- 
lions pour composer les lots de sa loterie, dont le gros est de vingt millions ; c’est 
une assez jolie petite somme pour risquer cent louis, Il est vrai aussi qu’il y a plus 
de coût cinquante-trois perdants contre un gagnant; mais l’auteur ne croit pas que 
ce soit un obstacle à voir sa loterie remplie. Auquel cas, il est en état do donner au 
roi, du soir au lendemain, un petit magot de douze cent trente-six millions pour 
les besoins actuels de l'État : il s’en faut bien que M. le contrôleur général trouve 
des ressources de cette abondance. » On voit que ce magnifique projet ressemblait 
fort, quant aux moyen»^ à celui dont parle Diderot. Peut-être n’est-ce que le môme, 
revu et considérablement augmenté. (T). 

2. M. Hoop, chirurgien écossais, sur qui nous n’avons pu trouver aucun détail 
biographique. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 407 

« C’est pour cela, lui dit M"*' d’Aine, que je vous ai donné 
une chambre qui conduit de plain-pied de la fenêtre dans le'" 
fossé ; mais ne vous pressez guère de profiter de mon atten- 
tion. » Le Baron ajouta : « Vous n’aimez peut-être pas vous 
noyer; si vous trouvez l’eau froide, père Hoop, allons' nous 
battre. » Et l’Écossais : « Très-volontiers, mon ami, à condi- 
tion que vous me tuerez. » 

On parla ensuite 'd’un M. de Saint-Germain qui a cent 
cinquante à cent soixante ans et qui se rajeunit, quand il se 
trouve vieux*. On disait (jue si cet homme avait le secret de 
rajeunir d’une heure, en doublant la dose il pourrait rajeunir 
d’un an, de dix, et retourner ainsi dr.is le ventre de sa mère. 
« Si j’y rentrais une fois, dit l’Écossais, je ne crois pas qu’on 
m’en fît sortir. » 

A ce propos il me passa par la tête un paradoxe que je me 
souviens d’avoir entamé un jour à votre sœur, et je dis au père. 
Iloop, car c’est ainsi que nous l'avons surnomme parce qu’il a 
l’air ridé, sec et vieillot : « Vous êtes bien à plaindre! mais s’il 
était quelque chose de ce .que je pense, vous le seriez bien 
davantage. — Le pis est d’exister et j’existe. — Le pis n’est pas 
d’exister, mais d’exister pour toujours. — Aussi je me flatte 
qu’il n’en sera rien. — Peut-être; dites-moi, avez-vous jamais 
jiensé sérieusement à ce que c’est que vivre? Concevez-vous 
bien qu’un être puisse jamais passer de l’état de non vivant 
à l’état de vivant I ün corps s’accroît ou diminue, se meut ou 
se repose; mais s’il ne vit pas par lui-même, croyez-vous 
qu’un changement, quel qu’il soit, puisse lui donner de la 
vie? Il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir; c’est autre 
chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et 
celui-ci SC meut ; mais arrêtez, accélérez un corps non vivant, 
ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en 
les parties comme vous l’imaginerez; si elles sont mortes, elles 
ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Sup- 
posez qu’en mettant à côté d’une particule morte, une, deux ou 
trois particules mortes, on en formera un système de corps 


1. Voir, sur cc célèbre aventurier et mystificateur, les Souvenirs du baron de 
Gleichen qui le connut particulièrement, et le t. III (p. 324) des OEuvres inédites 
de Grosley. Troyes et Paris, 1813, 3 vol. in-8. 



408 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

vivant, c'est avancer, ce me semble, une absurdité très-forte, 
ou je ne m'y connais pas. Quoi ! la particule A placée à gauche 
de la particle B n’avait point la conscience de son existence, ne 
sentait point, était inerte et morte; et voilà que celle qui était à 
gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche, 
le tout vit, se connaît, se sent! Gela ne se peut. Que fait ici la 
droite ou la fauche? Y a-t-il un côté et un autre dans l’es- 
pace? Cela serait, que le sentiment et la vie n’en dépendraient 
pas. Ce qui a ces qualités les a toujours eues et les aura 
toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a 
toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je 
connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent, vous 
vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans 
vingt ans d’ici vous vivrez en détail. — Dans vingt ans c’est 
bien loin! » 

Et d’Aine ; « On ne naît point, on ne meurt point; 
quelle diable de folie! — Non, madame. — Quoiqu’on ne 
meure point, je veux mourir tout à l’heure, si vous me faites 
croire à cela. — Attendez : Thisbé vit, n’est-il pas vrai? — 
Si ma chienne vit, je vous en réponds, elle pense, elle aime, 
elle raisonne, elle a de l’esprit et du jugement. — Vous vous 
souvenez bien du temps où elle iVétait pas plus grosse qu*un 
rat? — Oui. — Pourriez-vous me dire comment elle est de- 
venue si rondelette? — Pardi, en se crevant de mangeaille 
comme vous et moi. — Fort bien, et ce qu’elle mangeait 
vivait-il? ou non? — Quelle question! pardi non, il ne 
vivait pas. — Quoi! une chose qui ne vivait pas, appliquée 
à une chose qui vivait, est devenue vivante et vous entendez 
cela? — Pardi, il faut bien que je l’entende. — J’aimerais 
tout autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme 
mort entre vos bras, il ressusciterait, — Ma foi, s’il était 
bien mort, bien mort...; mais laissez-moi en repos; voilà-t-il 
pas que vous me feriez dire des folies. )> 

Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon 
paradoxe... On m’offrait de belles poires qui vivaient, des rai- 
sins qui pensaient, et moi je disais : Ceux qui se sont aimés 
pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre 
ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cen- 
dres se pressent, se mêlent et s’unissent! que sais-je? Peut-être 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 409 

n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur 
premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie 
dont elles jouissent à leur manière au fond de Turne froide qui 
les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie 
des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien di- 
verses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ! Et pourquoi la nature 
entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype 
est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur 
n’est plus; mais tous ses principes sont vivants. O ma Sophie^ 
il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, 
de vous aimer^ de vous chercher, de m’unir, de me confondre 
avec vous quand nous ne serons plus,*’il y avait pour nos prin- 
cipes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un 
être commun, si je devais dans la suite des siècles refkire un . 
tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient 
à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans 
la nature! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’as- 
surerait l’éternité en vous et avec vous. 

Mais il est sept heures, et ce maudit commissionnaire ne 
paraît pas. Je suis d’une inquiétude extrême. II est sûr que j’irai 
demain moi-même à Charenton, à moins qu’un déluge de pluie 
ne m’en empêche. 

• Nous avons eu aujourd’hui à dîner M"'® d’IIoudetot; elle 
nous est venue de Paris, elle y retourne, et de là à Épinay. 
Elle aura fait ses bonnes onze lieues. Cette expédition d’Angle- 
terre la tient dans de cruelles alarmes; c’est une femme pleine 
d’âme et de sensibilité. On parlait du vent sourd et continu qui 
fait mugir ici les appartements. J’ai dit que le bruit ne m’en 
déplaisait pas, qu’on en sentait mieux la douceur de l’abri, 
qu’il berçait, et qu’il inclinait à rêver doucement. « Cela est 
vrai, a-t-elle répondu, mais je ne l’entends point sans penser 
que peut-être il écarte les Anglais du détroit et que nous 
profitons de ce moment pour sortir de [nos ports et jeter en 
Angleterre vingt-deux mille malheureux dont il n’en revien- 
dra pas un. )) 

Il faut ^que vous sachiez que parmi ces vingt-deux mille 
hommes, il y a un M. de Saint-Lambert dont vous m’avez 
entendu parler souvent avec éloge, que la reconnaissance seule 
a attaché au prince de Beauveau, et qui le suit; sa perte, 



410 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

si elle arrivait, nous causerait bien des regrets et lui coûterait 
à elle bien des larmes ^ 

Il est neuf heures, nous avons fait un piquet à tourner, où, 
par parenthèse, j’ai essuyé un coup unique : quatorze d’as, 
quatorze de rois, sixième majeure, repic et capot en dernier. 
Notre commi^ionnaire est de retour. Tous ont reçu des nou- 
velles, excepté moi. Pas un mot ni de Grimm ni de Sophie. Il 
est impossible que vous ne m’ayez pas écrit. Il faut ou que mon 
domestique m’ait trompé et ne soit pas allé à Cliarenton, ou 
que le directeur des postes ait refusé mes lettres au commis- 
sionnaire, ou qu’il n’ait pas eu de quoi les retirer. Je fais toutes 
les suppositions qui peuvent me tranquilliser. J’accuse tout, 
hors vous. 

On écrit de Lisbonne à notre voisin M. de Sussy que le roi 
de Portugal a proposé aux Jésuites de se séculariser; que cin- 
quante ont accepté; que cent cinquante, dont on ignore la dis- 
tinction, ont été mis sur un bâtiment, on ne sait pour quel 
endroit, et que quatre, encore détenus dans les prisons, seront 
suppliciés^. Saviez-vous cela? Mais que les Jésuites tuent impu- 
nément ou non des rois, qu’eux et les rois deviennent ce qu’ils 
voudront, et que j’entende parler de mon amie. Où est-elle? 
que fait-elle? Si mes lettres n’ont pas le môme sort que les 
siennes, elle en aura reçu avant-hier deux à la fois; elle aura 
aussi celle-ci demain au soir, et peut-être... Mais je n’ose plus 

1. C’est au moment du départ de Saint-Lambert que M™” d’Houdetot fit ce 
huitain exquis : 


L’amant que j’adore, 
Prêt à me quitter. 
D’un moment encore 
Voudrait profiter. 
Félicité vaine 
Qu’on ne peut saisir. 
Trop près de la peine. 
Pour être un plaisir. 


2. A la suite de l’attentat du 3 septembre 1758 contre Joseph I", roi de Portugal, 
onze aepusés furent condamnés à mort, mais les PP. Malagrida, Alexandre et de 
Mates ne furent pas compris dans l’exécution do ce jugement. Le 3 septembre 1759, 
anniversaire de l’attentat, les Jésuites furent expulsés de Portugal et leurs biens 
confisqués. On en déporta 600 (et non 150) en Italie. Alexandre et de Matos res- 
tèrent en prison. Malagrida ne fut supplicié que le 20 septembre 1701# 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 411 

me flatter de rien, mon amie. Je suis venu ici pour travailler. Jus- 
qu’à présent j’ai fait assez bien ; mais si la tête n’y est plus, que 
voulez-vous que je fasse du temps? Que vais-je devenir? Si la 
pluie, dont ce vent bruyant nous menace, pouvait tomber cette 
nuit! Je passerai donc la journée de demain sans un mot de 
vous! Le Baron me consulte sur des étymologies chimiques. Il 
voit que je suis en souci; il me lit des traits d’histoire; il cher- 
che à m’intéresser; mais cela ne se peut; je suis ailleurs. Je 
vous conjure, mon amie, de me rendre à la campagne, à mes 
occupations, à la société, atac amusements, à mes amis, à moi- 
même. Je ne saurais sortir d’ici, et il est impossible que j’y 
vive si vous m’oubliez. Adieu, cruelk et silencieuse Sophie. 
Adieu. 


XXIII 


Au Grandval, le 18 octobre 1759. 

Il n’y a sorte d’imaginations fâcheuses qui ne me viennent. 
Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume ? 
La Touche est-il mort ou bien malade? Votre mère vous a-t-elle 
défendu de m’écrire? Êtes-vous à Paris? Êtes-vous en province? 
Quelque accident survenu à M"‘® Le Gendre ne vous aurait-il 
point appelée auprès d’elle? N’auriez-vous point envoyé vos let- 
tres chez Grimm? Ne serait-il pas à-Epinay? Ces lettres ne 
seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris? Le ciel se 
fond en eau. Il n’y a pas moyen de s’éclaircir soi-même, ni par 
un autre. Si le Baron était un homme à qui l’on pût s’ouvrir, 
on aurait une voiture avec des chevaux et l’on irait à Gharen- 
ton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la 
poste à l’adresse de M. La Touche, une troisième fois 'à votre 
adresse par un exprès, une quatrième aujourd’hui par un com- 
missionnaire. Voilà ma cinquième lettre; mais que m’importe 
quelle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de 
réponse? Je n’entends non plus parler de Grimm que de vous. 
Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous 
les deux : je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous 



&12 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


amender. II nous est venu aujourd’hui, de Sussy, la compagnie 
la plus brillante. Il n’a tenu qu’à vous que je fusse charmant. 
On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise : de grands 
yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, la 
taille la plus menue ; mais cela est bien raide, bien empesé, 
bien sérieux.^Les hommes jouent au billard, les femmes sont 
autour de la table verte, et moi je ne sais que faire. Sortir? On 
ne mettrait pas un chien à la porte. Lire? je ne m’entendrais 
pas. Causer? je ne saurais m’y résoudre. Travailler ? je l’ai 
essayé inutilement. Je veux lire de vos lettres ; mais il ne m’en 
viendra point; je me le dis; j’en suis convaincu. Avec cela, j’en 
attends toujours; non, je n’en attends plus. Vous me faites pas- 
ser de cruels moments. Celle-ci vous parviendra par un ami de 
la maison, il vous l’epverra. Je vais le charger de prendre votre 
réponse. Je lui écris pour cela; et voici ce que je lui écris : 

« Je vous prie, monsieur, de faire passer cette lettre à son 
(( adresse. J’espère qu’on y répondra. En ce cas, vous apporte- 
« rez vous-même la réponse si vous venez, ou vous la joindrez 
U aux lettres de M™' d’Aine, si votre arrivée ici se différait de 
(I plusieurs jours, » 

Je le prie aussi de voir chez le directeur de la poste de 
Charenton. En vérité, mon amie, voici ce qui va arriver : l’im- 
patience me prendra, un beau matin je m’habillerai, et je 
partirai pour Paris , Ne m'aimez-vous plus? dites-le-moi. 
Vous serait-il arrivé quelque chose que vous rougiriez de 
m’apprendre? Ne faudra-t-il pas que vous me l’avouiez? Faites- 
le plus tôt que plus tard. Mais je suis fou; il n’est rien de tout 
cela; c’est autre chose que je n’entends pas, et qui s’éclair- 
cira sans doute. Adieu! le commissionnaire de M'"' d’Aine 
attend ce billet pour partir. Puisse-t-il être plus heureux que 
les précédents! 


XXIV 

Au Grandval, le 20 octobre 1759. 


Vous VOUS portez bien, vous pensez à moi, vous m’aimez, 
vous m’aimerez toujours. Je vous crois ; me voilà tranquille, je 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 413 

renais; je puis jouer, me promener, causer, travailler, être tout 
ce qui vous plaira. Ils ont dû me trouver, ces deux ou trois der- 
niers jours, bien maussade. Non, mon amie, votre présence 
même n auiait pas fait sur moi plus dTmpression que votre pre- 
mière lettre. Avec quelle impatience je 1 attendais! Je sufs sûr 
qu en la recevant mes mains tremblaient, mon visage se décom- 
posait, ma voix s altérait; et que si celui qui me Ta remise n*est 
pas un imbécile, il aura dit : Voilà un homme qui reçoit des 
nouvelles ou de son père, ou de sa mère, ou de celle qu’il 
aime. Au même moment je jenais de fftire partir un billet où 
vous aurez vu toute mon inquiétude. Tandis que vous vous amu- 
siez, vous ne saviez pas tout ce que mon âme souffrait. 

On nous dit ici que Arnould était une Colette d’opéra 
maniérée, et d’une naïveté point du tout naïve L Cet on n’est 
pas toutefois un homme d’un goût bien difficile. Je prétends, par 
exemple, que quand le devin leur dit : 

La bergère un peu coquette 
Rend le berger plus constant, 

il ne faudrait pas qu’elle sc rengorgeât, qu’elle portât la main à 
sa coiffure, ni qu’elle rajustât son jupon. Pour moi je ne sais 
qu’en penser, cela peut être bien, cela peut être mal. C est 
selon la figure, les circonstances, ce qui a précédé le ton, le 
caractère du jeu dans les choses les plus légères, ainsi que dans 
les plus importantes. 11 n’y a rien de bien que ce qui est un. 
Pourquoi ces gentillesses de conversation, qu’on a entendues 
avec tant de plaisir, s’émoussent- elles quand on les rend? C’est 
qu’on les présente isolées, c’est que l’intérêt du moment et de 
l’à-propos n’y est plus. Je sais bon gré à M. de Prisye de vous 
cultiver; vous lui parlez de moi quelquefois sans doute. 

Si vous faites des médiateurs où vous gagnez beaucoup de 
fiches et peu d’argent, en revanche, je fais des piquets où je 
perds beaucoup d’argent et peu de fiches ; ce sont les marqués 
qui me ruinent; ils ont des écarts pusillanimes. Moi, je songe à 
faire beaucoup de mal; eux à s’en garantir. 

1. Sophie Arnould, qui n’etait à l’Opéra que depuis le 15 décembre 1757, 
venait de prendre le rôle de Colette du Devin de village. 



414 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Je Tai vu ce papier de Genève \ vous le verrez aussi et vous 
direz, comme moi, qu*il a le diable au corps, et qu’il vaut mieux 
le supprimer que de s’exposer au soupçon de Tavoir fait ou 
publié. L’auteur n’est pas un homme assez sûr. Les autres ont 
payé cent fois pour ses folies; pourquoi cela n’ arriverait-il pas 
encore une? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de 
celui qui ne s’est jamais tu, et qui ne risque rien à parler? Où 
est la précaution qui ne puisse tromper? J’ai appris à me méfier 
des hasards ; il y en a de si bizarres. Par exemple, je vous pré- 
dis (puissé-je être un prophète menteur), que ce commerce de 
lettres perdra votre sœur; je ne sais ni quand ni comment cela 
se fera; mais le temps amène tout ce qui est possible. Les 
choses se combinent de tant de façons que l’événement fâcheux 
a lieu tôt ou tard. Enpore si elle aimait! si cette consolation lui 
était aussi essentielle qu’à nous! si elle avait un engagement 
(le cœur! s’il s’agissait d’adoucir les ennuis de deux amants 
séparés, d’épancher dans un cœur la tendresse dont on est 
rempli! mais il n’y a aucun de ces si. En vérité, il y a peu de 
prudence d’un côté et nulle délicatesse de l’autre ; vous ne 
serez quitte ni envers elle ni envers vous-même, si vous ne la 
prêchez pas fortement là-dessus, et si ce maudit paquet, qui 
court après elle, vient à rencontrer son mari. Voyez cependant ; 
rassurez-vous. Les pièges que le sort nous tend sont plus fins, 
le mal qu’il nous réserve est moins attendu. La circonstance 
que je crains, c’est celle où elle croira avoir tout prévu, et où 
elle dormira paisiblement sur ces préîcautions. 

Je ne connais pas M'"® de Néeps; mais j’ai vu quekjuefois 
son mari, qui est homme de sens et qui a Ja réputation d’un 
homme de bien. 

Cela est singulier; entre les raisons que j’imaginais de votre 

silence, l’indisposition de votre baron m’est venue Il a 

résolu de mourir à votre insu. Pardonnez-lui cette nuit d’alar- 
mes ; mais craignez qu’il nous donne quelque jour un fâcheux 
réveil. 

Il est impossible d’être sobre ici ; il n’y faut pas penser. 
J’arrondis comme une boule; je continue à profiter; vous ne 
pourrez plus m’embrasser. Votre sœur ne me reconnaîtra plus. 


1. Allusion probable à Candide qui venait de paraître. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 415 

et... j’allais ajouter la uùe bonne folie que je vous laisse à devi- 
ner 

Adieu, mon amie. Il y a sûrement une de vos lettres à 
Charenton ; demain on me l’apportera, ou on ira la chercher 
d’ici. .. 

Notre vie est toujours la même. On travaille, on mange, on 
digère si l’on peut, on se chauflè, on se promène, on cause, on 
joue, on soupe, on écrit à son amie, on se couche, on dort, on 
se lève, et l’on recommence le lendemain. 

Notre causerie a été fort chauu'e et fort variée aujourd’hui, 
M. d’Holbach soutient qu’ir ne faut jamais plaisanter au jeu ; 
qu’en pensez-vous? Autre paradoxe : qu’on ne corrige les 
hommes de rien. Je vois à cela deux choses : l’une, qu’il se fâche 
aisément quand il perd, et qu’il voudrait Itten s’excuser le peu 

de succès de l’éducation de ses enfants Je les ai laissés sur 

une bonne folie. Ils en ont pour jusqu’à minuit, s’ils le veulent. 
J’ai dit: Veut-on semer une grAine; on défriche, on laboure, on 
herse. Veut-on planter un arbre; on choisit le temps, la saison ; 
on ouvre la terre, on la prépare; il y a des soins que l’on prend. 
Quelle est la fleur qui n’en exige pas? Il n’y a que l’homme 
qu’on produise sans préparation. On ne regarde ni à sa santé 
ni à celle de la mère ; on a l’estomac chargé d’aliments, la tête 
échaulTée de vin ; on est épuisé de fatigue ; on est embarrassé 
d’alTaires, abattu de chagrins. L’Éco.ssais a dit : « Quand on 
cherche à les faire sains, on les fait sots. » 

Cela est aussi vrai que quand le père et la mère sont inno- 
cents tous les deux, ou les fait fous. Sans plaisanter, c’est un 
ouvrage assez important pour y procéder avec quelque circons- 
pection. 

11 a fait une après-dînée charmante. Nos jardins étaient cou- 
verts d’ouvriers et vivants. J’ai été voir planter des buis, tracer 
des plates-bandes, fermer des boulingrins. J’aime à causer avec 
le paysan; j’en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui 
couvrent en un instant cent arpents de terre sont filées par de 
petites araignées dont la terre fourmille : elles ne travaillent 
que dans cette saison et que certains jours. 

A gauche de la maison, nous avons un petit bois qui la défend 
du vent du nord; il est coupé par un ruisseau qui coule natu- 
rellement à travers des branches d’arbres rompues, à travers 



|16 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

des ronces, des jones, de la mousse, des cailloux. Le coup d’œil 
en tout à fait pittoresque et sauvage. C’est là qu’on allait cher- 
cher, il y a deux mois, le frais contre les chaleurs brûlantes de 
la saison. Il n’y a plus moyen d’en approcher; il faut tourner 
autour et prendre le soleil. 

Nous avqfis été à Amboile^ : nous avons vu la folie d’un 
homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son 
château de douze pieds, et nous avons ri. Ce château, avec les 
eaux qui l’entourent et les coteaux qui le dominent, a l’air d’un 
flacon dans un seau de glace 

Vous ôtes bien hardie de lire deux pages d’une de mes 
lettres à votre mère; mais cela vous a réussi. A la bonne heure 

pour cette fois, ma mie; croyez-moi, n’y revenez plus Je 

viens de recevoir vqtre lettre qui finit par ces mots : « Mer- 
credi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami; je dors plus 
d’à moitié, et je ne vous en aime pas moins. » Je me trompe; 
c’est, mon amie, que je les ai toutes sous les yeux. La dernière est 
de jeudi, à minuit. Dieu veuille que vous n’en ayez point écrit 
depuis. M. Iludet m’a fait dire que la première qui lui viendrait 
sous enveloppe serait renvoyée à Paris. Je me hâte de vous 
prévenir, adressez dans la suite : A AL Iludet^ pour remettre 
à M, Diderot; ou bien envoyez chez le Baron, ou chez M. d’Aine; 
maître des requêtes, rue de l’ Université, avec mon adresse au 
Grandval; mais le plus sûr est M. Hudet, pourvu qu’il n’y ait 
point d’enveloppe : l’enveloppe fait perdre le port au fermier 
et le bénéfice au directeur. Si ce n’est pas leur compte, ce n’est 
pas mon intention. 

Vos conjectures sur Villeneuve et d’Alemberfe^ ne sopt pas 
tout à fait sans fondement. Me voilà hors d’un grand souci. Le 
paquet errant est arrivé à sa destination; j’y répondrai, au 
reste, quand j’en aurai le temps et l’espace; je ne saurais m’em- 
pêcher de vous dire que la fin celui-ci est de la plus grande 
beauté. J’en suis touché jusqu’aux larmes. Je coucherai aussi 
sur cette urne. Adieu, ma tendre, ma respectable amie; je vous 
aime avec la passion la plus sincère et la plus forte. Je voudrais 
vous aimer encore davantage, mais je ne saurais. 


1. Amboile ou Ormesson, château situé à côté du Grandval et appartenant alors 
à la famille d'Ormesson. 



LETTRES A IifîADEMOISELLE VOLLA-NO. 


W 


XXV 


Le 30 octobre i 750. 

Voici, amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la 
patience de la lire jusqu’àja fin; vous y trouverez peut-être 
des choses qui ne vous déplairont pas. 

11 fit dimanche une très-belle journée; nous allâmes nous 
promener sur les bords de la Marne; nous la suivîmes depuis 
le pied de nos coteaux jusqu’à Ghampigny. 

Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, 
le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de 
plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en 
nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Lés paysans 
y ont établi de pêcheries. C’est un aspect vraiment roma- 
nesque. Sàint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et 
Ghampigny, de l’autre, sur les sommets; la Marne, des vignes, 
des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à 
rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en 
offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique 
nous en soyons revenus tous écloppés. Je m’étais fiché une 
épine au doigt; le Bagpn était entrepris d’un torticolis, et un 
mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique 
Écossais. 

11 était temps que nous regagnassions le salon. Nous y 
voilà* les femmes étalées ^sur le fond, les hommes rangés autour 
du foyer; ici l’on se réchauffe; là on respire. On est encore en 
silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est M”**" d’Holbach 
qui a parlé la première, et elle a dit : 

— Maman, que ne faites-vous une partie? — Non; j’aime 
mieux me reposer et bavarder. — Comme vous voudrez. Repo- 
sons nous et bavardons. 

Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocu- 
teurs, vous les connaissez tous. 

— Eh bien ! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne? 

27 


vvill. 



^8 LETTRES A MADEMOISELLE VOtLAND. 

— J’en suis atix Arabes et aux «Sarrasins *. — A Mahomet, le 
meilleur ami des femmes? — Oui, et le plus grand ennemi de 
la raison. — Voilà une impertinente reÉaarque. — Madame, ce 
n’est point une remarque, c’est un fait — Autre sottise ; ces 
messieurs sont montés sur le ton'galanl. 

— Ces peuples n’ont connu l’écriture que peu de temps 
avant l’hégire. — L’hégire 1 quel animal est-ce là? — Madame, 
c’est la grande époque des musulmans. — Me voilà bien 
avancée ; je n’entends pas plus son époque que son hégire, et 
son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec. 

— Antérieurement à cette époque, c’étaient des idolâtres 
grossiers; celui à qui la nature avait accordé quelque élo- 
quence pouvait tout sur eux. Ceux qu’ils honoraient du nom de 
chated étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, méde- 
cins, législateurs et prêtres, caractères qu’on ne trouve guère 
réunis dans une même personne que chez les peuples barbares 
et sauvages. — Cela est juste. — Tel fut Orphée chez les 
Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. — - 
Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet 
automne. Ce Berlize * est un baguenaudier. Il m’en faut cent 
cinquante bottes et il m’en envoie quatre-vingts. — Ces plates- 
bandes seront fort bien; qu’en pensez-vous? — A merveille. — 
Je voudrais bien que M. Charon® revît son jardin. 

— Les premiers législateurs des nations étaient chargés 
d’interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les cala- 
mités publiques, d’ordonner des entreprises, de célébrer les 
succès, de décerner des récompenses, d’infliger des châtiments, 
de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d’ab- 
soudre, d’assembler et de disperser, d’armer et de désarmer, 
d’imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. A me- 
sure qu’un peuple se police, ces fonctions se séparent Un 

homme commande un autre sacrifie un troisième 

guérit un quatrième, plus sacré, les immortalise et 

s’immortalise lui-même. 


1. En effet, ce qu’on va lire est, moins les interruptions, bien entendu , repro- 
duit dans l’article barrasins de VEnnyclopédie, Voir t. XVJl, p. 30 et suiv. 

2. Intendant du baron d’Holbach* 

3* M. Charon était le précédent propriétaire du Grandval. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


41 « 


— Madame, ce qu’ils disent là est fort beau. — Je me soucie 
bien de ce qu’ils disent ; je pense à mes bois. 11 y a longtemps 
que nous n’avons vu la Parfaüe-Union. — Tant mieux. — Ils 

sont pourtant à Saint-Maur. Qu’ils y restent — Cette femme- 

là est plus femme que toqtes les autres femmes ensemble. — 
Jamais elle ne sait ce qu’elle veut. — Pardonnez-moi; mais elle 
n’est jamais contente de ce qu’elle a. — Je la trouve plus mal- 
heureuse que folle. Il n’y a rien de si incommode que le désir, 
si ce n’est la possession, Cependant il faut avoir ou man- 
quer. — C’est une assez triste nécessité.... 

— Ce fut un certain Moramere qui inventa l’alphabet 
arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient 
lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là, 
la haine des premiers mulsumans contre toute espèce de con- 
naissance; le mépris qui s’en est perpétué jusqu’à ce jour, et 

la plus longue durée garantit* à ses impostures C’est une 

observation assez générale que la religion perd à mesure que la 
philosophie gagne. On en conclura tout ce qu’on voudra contre 
l’inutilité de l’une ou contre la vérité de l’autre, 

— Yotie madame de *** nous avait promis. Que diable fait- 
elle à Paris? — Elle enrage. — De quoi? elle ne manque pas 
de ligure; elle a de l’esprit; tout le monde l’aime. — Et, ce 
qui vaut encore mieux, elle n’aime personne. — Maman, vous 
riez toute seule. — Je pense à la figure de son petit magot. Ne 
trouvez-vous pas qu’il ressemble au manche d’une basse de 
viole? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. — 
Allons, mesdames, courage. — Pardi, mon gendre, laissez-nous 
médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu’on en fait 
autant de nous sans que je m’en chagrine ; c’est que je ne me 
chagrine de rien. — Et puis, comment pardonner aux défauts 
de ses amis, si on ne les connaît pas? — Ma femme. — 
Qu’avez-vous à dire à cela? — Que vous alliez prendre votre 
mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit 
sera moins désagréable et plus innocent. — Ma fille, je te 
prie de n’en rien faire; je ne conçois rien de si maussade 
que ton mari quand il est malade. C’est comme les autres 
quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philo- 
sophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sé- 
rails, rctournez-y. — C’est le plus court 



420 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

— Eh bien 1 philosophe, vous disiez donc que plus il y 
aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèleri- 
nages à la Mecque. — Oui. — Je suis de son avis. — Je pense 
même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux 
annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure 
assez sûre du |»rogrès de l’incrédulité, de la corruption des 
mœurs et du déclin de la superstition nationale. — Gomment 
cela? — Le voici : supposons, par exemple, qu’il y eût en 1700, 
trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille commu- 
nions sur une paroisse, et qu’en 1760 il ne se fît plus que dix 
mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que 
la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers. 

— Mademoiselle Anselme. — Madame. — Vous avez bien 
le plus vilain cul qui se puisse. — En vérité, ma belle-mère, 
vous êtes d’une folie! — Au sérail, mon gendre! Oh! made- 
moiselle, un très-vilain cul. — Je ne m’en soucie guère ; je ne 
le vois pas. — Mais c’est qu’il est noir, ridé, maigre, sec, 
petit, plissé, chagriné! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait 
un peu. — Elle a un si joli visage! comment aurait-elle un si 
vilain cul? — Voilà mon philosophe qui m’a devant lui, et qui 
conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et 
que je m’en crois, car je l’ai vu. — Vous l’avez vu, madame? 
— Oui, je l’ai vu toute la nuit en rêve. 

— Eh bien ! philosophe? — Je ne sais plus où j’en suis. — 
Et laissez là ces folles. — Ma foi, elles parlent d’un cul qui m’a 
tourné la tête. — Vous en étiez à l’acte religieux annuel, et au 
déclin de la superstition nationale. — M’y voilà. Je pense que 
ce déclin a un terme; les progrès de la lumière sont limités ; elle 
ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop 
misérable et trop occupé : elle s’arrêta là ; alors le nombre de 
ceux qui satisfont, dans l’année, à la grande cérémonie est égal 
au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des 
esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles, 
comme il vous plaira. — Ainsi voilà le troupeau de l’Église. — 
11 peut s’accroître, mais non diminuer. — La quantité de la 
canaille est à peu près toujours la même. 

— Écoutez, madame, écoutez. — Je m’ennuie assez sans 

cela. 11 ne me fallait plus que la Socoplie J’étais faite cette 

année pour voir de vilains culs Il y a deux mois que j’étais 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ft2i 

seule ici ; je ne savais que devenir ; je me fis mener à Bonneuil, 
et dare, dare, dare, voilà un homme qui vient en cabriolet, 
comme si le diable remportait. Vous savez ce tournant vers 
l’église, il y avait là une femme montée sur un âne, entr^ deux 
paniers; et crac, le moyeu du cabriolet accroche un panier, et 
voilà l’âne, les quatre fers en l’air d’un côté, et les paniers et 
la femme, les quatre fers en l’air, de l’autre. On s’amasse, on 
redresse les paniers, on relève l’âne par la queue; cependant 
on laissait là cette pauvre femme qui criait comme une femme 
troussée. — Mais il y en a quî ne crient pas trop. — Aux 
sérails. — Là comme ailleurs. 

L’Alcoran fut le seul livre de la nation pendant plusieurs 
siècles; on brûla les autres, ou parce qu’ils étaient superflus, 
s’il n’y avait que ce qui est dans l’Alcoran, ou parce qu’il étaient 
pernicieux, s’ils contenaient autre chose que ce qui y est. Ce 
fut d’après ce raisonnement qu’on chauffa pendant six mois les 
bains d’Alexandrie des ouvrages du temps précédent^ L'impos- 
teur n’était plus, lorsque des fanatiques remplis de son esprit 
damnaient le calif Almamon poûr avoir accueilli la science au 
détriment de la sainte ignorance des fidèles croyants. Iis 
disaient : Si quelqu’un ose l’imiter, il faut l’empaler et le 
porter de tribu en tribu, précédé d’un héraut qui criera : C’est 
ainsi qu’on traitera l’impie qui préférera la philosophie pro- 
fane à la divine tradition, la raison au miraculeux Alcoran. 

Cependant les Omméades firent peu de chose pour les savants. 
Les Abbassides osèrent davantage. Un d’entre eux institua des 
pèlerinages, éleva des temples, prescrivit des prières publiques 
et se montra si religieux qu’il put, sans irriter les dévots, atta- 
cher près de lui un astrologue et deux médecins chrétiens. 11 
n’y a point de sectes que les musulmans haïssent autant que la 
chrétienne. Cependant les lettrés que les derniers Abbassides 
appelèrent à leur cour étaient tous chrétiens. Le peuple n’y 
prit pas garde. — C’est qu’il était heureux sous leur gouverne- 
ment. Je dirais volontiers à un prince... — Est-ce qu’on dit 
quelque chose aux princes ? Mais voyons, père Hoop, ce que 
vous leur diriez. — Soyez bons; soyez justes; soyez victorieux; 
soyez honorés de vos sujets et redoutés de vos voisins. — Rien 
que cela? — J’ajouterais : Ayez une armée nombreuse à vos 
ordres, et vous établirez la tolérance universelle; vous renver- 



h22 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


serez ces asiles de l’ignorance, de la superstition et de l’inutilité. 
— Voulez-vous vous taire I vous ne savez donc pas que je veux 
fonder un couvent au Grandval? — Beau projet I... Vous réduirez 
à la simple condition de citoyens ces hommes de droit divin qui 
opposent sans cesse leurs chimériques prérogatives à votre 
autorité; vous reprendrez ce qu’ils ont extorqué de rirnbécillité 
de vos prédécesseurs; vous restituerez à vos malheureux sujets 
la richesse dont ces dangereux fainéants regorgent ; vous dou- 
blerez vos revenus, sans multiplier les impôts; vous réduirez 
leur chef orgueilleux à sa ligne et à son filet; vous empêcherez 
des sommes immenses d’aller se perdre dans un gouflre etranger 
d’où elles ne reviennent plus; vous aurez l’abondance et la paix ; 
et vous régnerez, et vous aurez exécuté de grandes choses, sans 
exciter un murmure, sans verser une goutte de sang. — Pardi 
c’est un bel instrument que la langue; comme il endlecela! — 
Mais il faudrait, avant tout, qu’un souverain fût bien persuadé 
que l’amour de ses peuples est le seul véritable appui de sa 
puissance. Si, dans la crainte que les murs de son palais ne 
tombent en dehors, il leur chérche des étais, il y en a certains 
qui tôt ou tard les renverseront en dedans. Un souverain pru- 
dent isolera sa demeure de colle des dieux. Si ces deux édifices 
sont trop voisins, le trône sera gêné par l’autel, l’autel par le 
trône ; et il arrivera quelque jour que, portés l’un contre l’autre 
avec violence, ils s’ébranleront tous les deux. — Il ne serait pas 
difficile à un prince politique de soulever le haut clergé contre 
la cour de Rome, ensuite le bas clergé contre le haut, puis 
d’avilir le corps entier. — Les voilà-t-il pas qui rêvent com- 
ment on pourrait traîner la sainte Église de Dieu dans la boue ! 
Voulez-vous vous taire, vilains athées que vous êtes 1 — Mais 
à propos, le petit Croque-Dieu de Sussy ne vient-il pas souper? 
— Pardi, mon gendre, s’il vient, ménagez un peu ses oreilles ; 
comment voulez-vous qu’il dise la messe, quand il a ri de vos 
ordures? — Qu’il ne la dise pas. — Il ne lui est pas aussi facile 
de se passer de la dire qu’à vous de l’entendre. — Je ne doute 
point que cela n’arrive un jour. — Pardi, je le voudrais 
bien; c’est un petit homme; il rit de si bon cœur. — Il ne 
s’agit que de persuader aux évêques de se passer du pape, et 
aux curés de partager avec les évêques. — Si vous me renvoyez 
là, il a lamine d’attendre longtemps...,. Mademoiselle Anselme, 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 423 

écoutez tout contre : si vous ne voulez pas (jue je vous voie 
avec le vilain cul de mon rêve, montrez-nous celui que vous 
portez. 

— Les musulmans sont divisés en une multitude incroyable 
de sectes. On en compte jusqu’à soixante-treize. Ils ont des 
jansénistes, des molinistes, des pyrrhoniens, des sceptiques, 
des déistes, des spinosistes, des athées. — Les voilà bien 
lotis!.... C’est comme parmi nous. La belle couvée! — On les 
vit éclore du mélange de la religion avec la philosophie. — 
Cette philosophie gâte tout. — 'lorsqu’ils quittèrent le glaivê 
tranchant dont ils prouvaient la divinité de l’Alcoran, et qu’ils 
se mirent à raisonner. — C’est encore une mauvaise chose que 

la raison ; aussi j’en use le moins que je peux II y paraît 

quelquefois. — Aux autres il n’y paraît pas tant; mais c’est tout un. 

— Ils ont des espèces de manichéens et d’optimistes. Un 
des premiers disait un jour à son antagoniste : Un père eut trois 
enfants. — Mesdames, voici un conte; il hui l’entendre. — 
L’un de ces enfants vécut dans la crainte de Dieu. — Et fit bien. 
II n’y en a guère aujourd’hui de ceux-là. On ne sait plus ce 
que le monde devient; les enfants sont aussi méchants que les 
vieilles gens. — Le second vécut dans le crime, et le troisième 
mourut tout jeune. Quel sera leur sort dans l’autre vie? L’opti- 
miste répondit que le premier serait récompensé dans le ciel, 
le second puni dans les enfers, et que le troisième n’aurait ni 
châtiment ni récompense. Mais, reprit le manichéen, si ce 
dernier disait à Dieu : Seigneur, il n’a dépendu que de toi que 
je vécusse plus longtemps, et que je fusse assis dans le ciel à 
côté de mon frère ; cela eût été mieux pour moi. Que lui répon- 
drait le Seigneur? Il lui répondrait : J’ai vu que si je t’accor- 
dais une plus longue vie, tu tomberais dans le crime, et qu’au 
jour de mes vengeances, tu mériterais le supplice du feu. Mais, 
ajouta le manichéen, n’entendez-vous pas le second qui répli- 
que au Seigneur : Eh! que ne m’ôtais-tu la vie dans mon en- 
fance? Pourquoi m’accorder les jours malheureux que tu as 
refusés à mon frère? Si je ne me réjouissais pas dans le ciel 
avec mon frère aîné, du moins je sommeillerais en paix auprès 
de mon frère cadet; cela eût été aussi bien pour moi que pour 
lui. Comment le Seigneur s’en tira-t-il ? — Ma foi , je n’en sais 
rien ; il y a de quoi le faire affoler. Mais nous saurons cela 



k2h LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

quand nous y serons; il faut y aller tôt ou tard Il lui dira : 

J'ai prolongé ta vie afin que tu méritasses la félicité éternelle, 
et tu me reproches une faveur que je t'ai faite.... Si c’était une 
faveur, dira le troisième que ne me la faisais- tu donc aussi ? — 
Voilà trois enfants bien incommodes ; ils ont dû donner bien du 
chagrin à leurs parents. Mais il faut prendre la charge avec les 
bénéfices. Allofis souper. 

— Il y en a qui nient tout rapport du Créateur à la créature. 
Selon eux. Dieu est juste parce qu’il est tout-puissant. Ses 
attributs n’ont rien de commun avec les nôtres; et nous ne 
savons pas par quels principes nous serons jugés à son tribunal. 
— Maman, tant mieux pour votre amie M"**" de ***. — N’en 
parlons pas. Laissons notre prochain pour ce qu’il est. La fille 
est noire comme une taupe ; mais mon fils dit qu’elle a les pieds 
blancs. Blancs ou noirs, qu’est-ce que cela me fait? Pour la 
mère, elle eût été mieux avisée de garder ses yeux qu’elle avait 
beaux et bons, et de laisser assommer son mari ; mais ce qui 
est fait est fait. — Ils disent : Qu’est-ce qu’un être passager 
d’un instant, d’un point, devant un être éternel, infini? Que 
deviendraient les autres hommes pour un de leurs semblables à 
qui Dieu aurait accordé seulement une durée éternelle? Croit- 
on qu’il eût le moindre scrupule de s’immoler tout ce qui lui 
résisterait? Ne dirait-il pas à ses victimes : Qu’êtes-vous en 
comparaison de moi? Dans un moment il ne sera non plus 
question de vous que si vous n’aviez point été, vous ne jouirez 
ni ne souffrirez plus ; mais il s’agit d’une éternité pour moi. Je 
me dis à moi-même et à vous, selon ce que je suis et ce que 

vous êtes, périssez donc sans murmurer ; je suis juste — Il 

est incroyable tout ce qui leur croît dans la tête. En vérité, il y 
a de quoi déranger la mienne. — Cependant quelle distance 
plus grande encore de Dieu à un homme, que d’un homme, 
quel qu’on le suppose, à un autre! Qu’il soit immortel, cet 
homme, je le veux; combien ne lui restera-t-il pas encore 
d’infirmités qui le rapprocheront de la condition commune? 
Toute notion de justice s’anéantit entre un homme et son sem- 
blable par le privilège d’un seul attribut divin, et nous osons 
en supposer entre Dieu et l’homme! Il n’y a que le brachmane, 
qui craignit de blesser la fourmi, qui puisse dire à Dieu : Sei- 
gneur, pardonnez-moi si j'ai fait remonter mes idées jusqu’à 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ^25 

VOUS; je les ai fait descendre jusqu’à la fourmi tràitez-moi 
comme j’ai traité le plus misérable des insectes. 

Au milieu de ces sectaires, il y en a qui se moquent de * 

tout Ils n’en sont ni plus heureux ni plus sages. — Madame 

de Saint-Aubin, vous avez une femme de chambre qui tie l’est 
guère. — Qu’est-ce que cela me fait? — Pardi, cela me ferait à 
votre place. Je veux croire que ceux qui me touchent ont en tous 
temps les mains nettes. — Et voilà un éclat de rire qui part en 
un instant de tous les coins du salon. — Qu’appelez-vous les 
mains nettes?... — Oui, madame, les mains nettes... Je sais ce 
que j’ai vu, et je m’entends. 

— Ils ont des intolérants, con|»e madame. — Pardi, je 
n’empêche rien de ce que je ne vois pas ; c’est comme madame 
chose... Ma fille, aide-moi donc à trouveriîon nom. — Maman, 
il ne faut pas dire cela. — Ils viennent ici, je les loge porte, à 

porte — Père Hoop, je vous prie de continuer. — Un isla- 

mite intolérant avait attenté à la vie d’un philosophe dont il 
suspectait la croyance. Ce philosophe était puissant; tl aurait pu 
châtier l’islamite ou le perdre par son crédit; il se contenta de 
le réprimander doucement et de lui dire : Tes pi'incipes te com- 
mandent de m’ôter la vie, les miens me commandent de te 
rendre meilleur, si je puis. Viens, que je t’instruise, et tu me 
tueras après, si tu veux. — Ma foi, cela est joli. — Que pensez- 
vous qu’il apprit? — Son catéchisme; car tout prêtre qu’il était, 

il ne le savait pas. — L’arithmétique et la géométrie C’est 

peut-être ainsi qu’il en faudrait user avec tous les peuples à 

convertir Faire précéder le mi.ssionnaire du géomètre. — 

Et pourquoi pas du chiniicitn aussi avec ses curbuudes? — 
Madame, cela n’en serait pas plus mal. Qu’ils sachent d’abord 
combiner des unités, ensuite on leur fera combiner des idées 
plus difficiles. — Tenez, voilà la meilleure chose que vous ayez 
dite de toute la soirée. Si ce projet prend, mon amoureux Mon- 
tamy partira pour la Cochinchine, et je n’en serai plus ennuyée. 
Allons souper là-dessus, et que le petit Croque-Dieu, qui ne 
vient point, s en aille au diable. 

Et voilà, mon amie, comme le tepips se passe. Je n’ai h 

vous dire que de ma taodresse et de nos entretiens. Au milieu de 
CCS entretiens, moitié sérieux, et moitié comiques, je soupire 
quelquefois, et je dis îeut bas : Ah I si ma Sophie et sa sœur 



426 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

étaient ici ! et puis je soupire encore. M. de Berlize partit hier 
pour Paris; il vous porte une lettre. Je l'accompagnai jusqu'à 
Charenton, où j’espérais en prendre une de vous, et je ne fus 
pas trompé. Je revins à sept heures ; on m’attendait pour faire 
un piquet. Je jouai gaiement et heureusement. Nous perdons 
rÉcossais demain. J*en suis fâché; c'est un homme de bien qui 
a du sens et des connaissances. Sa mélancolie Ta promené dans 
tous les coins du monde, et je tirais parti de ses voyages. 
M""’ d’Aine est la meilleure femme du monde, c'est la préve- 
nance en personne; mais elle estropie tous les noms; elle 
appelle un chimiste un chirnicieni une cucurbite, une ciirbi- 
tudei y Encyclopédie^ Socoplie^ et ainsi du reste. La Parfaite-- 
Union est une M*”® de qui a la fantaisie de fonder une 
coterie femelle sous ce, titre. M*”®de la mère, est la femme 
d’un directeur des aides, à Bordeaux, à qui elle a sauvé la vie 
dans une émeute populaire : elle se jeta au milieu des séditieux. 
Une femme échevelée, qui errait, qui s’exposait aux pierres qui 
volaient de toutes parts, étonna les séditieux et suspendit leur 
fureur. Elle était dans un temps critique, et elle on perdit les 
yeux, et depuis l’infâme époux et son horrible fille se sont 
ligués pour tourmenter cette infortunée. 11 y a des années 
qu’ils font couler des larmes amères de ces yeux qui ne voient 
plus. Le petit Croque-Dieu est le pimatni de M’”*^ de Sussy. 
11 dit la messe le dimanche, et le reste de la semaine il fait le 
bouffon. 11 avait été de la promenade; il devait être du souper; 
mais il ne vint qu’après. Nous avions dévoré, les femmes sur- 
tout; nous étions en train de dire des folies et d’en faire lorsque 
le cher petit prêtre arriva. « Ah! te voilà, l’abbé; sais-tu bien 
que je n’aime pas qu’on me manque. — Madame n’y est-elle 
pas encore faite? — Point du tout. » Le Croque-Dieu ne hait 
pas les femmes ; il leur ferait volontiers cet honneur. M"“' de’^^^ 
était assise et accoudée sur une table; il alla se pencher 
et s'accouder sur la même table, vis-à-vis d'elle, car il est 
familier. M"'® de invitée par la commodité de sa posture 
et la largeur de sa croupe, prend un fauteuil, l’approche de lui, 
lui dit : « L’abbé, tiens-toi bien », et d’un saut elle enfourche 

l’abbé L’abbé ne se fâcha point et fit bien. C'était encore 

une figure à voir que Anselme. C’est l’innocence, la 
pudeur et la timidité mêmes. Elle ouvrait ses grands yeux, 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 127 

elle regardait à terre une mare énorme, et elle disait d’un ton 

de surprise : Mais! madame. — Eh! mais, oui C^est moi, 

c’est l’abbé : des souliers, des bas, des cotillons, du linge. 

Mme çsl; honorable ; le petit prêtre est pauvre. Dès le 
lendemain il eut ordre d’acheter un habit complet. Gomment 
trouverez-vous cela, mesdames de la ville? Pour nous, grossiers 
habitants du Grandval, il ne nous en faut pas davantage pour 
nous amuser et le jour et le lendemain. 

Oui, mon amie, oui, j’ai reçu toules vos lettres ; je suis 
tranquille ; je suis heureux jutant qu’on peut l’être loin de celle 
qu’on aime bien. Je souhaite que la lecture de l'Esprit continue 
de vous plaire. Si l’auteur n’a pas eu le suflrage de Grinim, et 
qu’il vous connût, il s’en consolerait un peu par le vôtre. Je 
vous vois, vous et votre mère; j’entena*s d’ici les mots qui - 
rompent par intervalle le silence de votre retraile. Vous vous 
trompez ; M"‘^ de Saint-Aubin ne pense plus à moi ; elle a dé- 
couvert, au bout de trente ans, que le bruit du trictrac lui 
faisait mal à la tête, et nous n’y jouons plus. Je vous rends tout 
ce qui se fait ici mot à mot ; et vous vous en amuserez parce 
que c’est votre ami qui vous parle. 

Il est vrai que j’attendais M. de Rerlize avec impatience. Il 
a mis de l’importance et du mystère à sa fonction ; il m’a donné 
la lettre de Grirnin devant tout le monde, et il a attendu que 
nous fussions seuls pour me remettre la vôtre. Encore un petit 
moment, et j’accourrai, et je vous porterai une bouche innocente, 
des lèvres pareilles, et des yeux qui n’ont rien vu depuis un 
mois. Que nous serons contents de nous retrouver!... 


XXVI 


Le 1" novembre 1759. 

On se promène presque en tout temps à la campagne. S’il 
fait un rayon de soleil, on en profite. Je travaille beaucoup, et 
avec agrément. Je vois ma besogne tirer à sa fin. D’un assez 
grand nombre de morceaux de philosophie, il ne m’en reste que 



428 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANU 

trois à faire ; niais longs et difficiles : c'est l'examen du plato- 
nisme et du pythagorisme, avec l'histoire de la philosophie chez les 
Étrusques et les Romains ^ Je sors des Arabes et des Sarrasins, 
où j’ai trouvé plus de choses intéressantes que je n'en espérais. 
Ces peuples ont un caractère particulier. Vous avez entendu 
parler de ces^^dévots orientaux, dont la pratique religieuse se 
réduit à pirouetter sur un pied jusqu'à ce qu'ils tombent par 
terre sans connaissance, sans sentiment, étourdis et presque 
morts. Croyez-vous que cette extravagance est le résultat d’un 
système théosophique très-suivi, très-lié, et parsemé de vérités 
les plus sublimes? Ils prétendent que le vertige suspendant 
toutes les distractions de la particule divine, elle s’en rejoint 
plus intimement à l'être éternel dont elle est émanée. Dans cet 
état de stupidité tranquille, simple, pure et une comme lui, 
elle entend sa voix, et jouit d’un bonheur inconnu aux profanes 
qui ne l'ont point éprouvé. La vénération que les musulmans ont 
pour les idiots est la conséquence de ce privilège. Ils les re- 
gardent comme des êtres privilégiés en qui la nature a opéré la 
bienheureuse imbécilité que les autres n’acquièrent que par le 
saint vertige. Je vous détaillerais tout cela si j’en avais le temps; 
vous verriez que l’islamite qui est assis immobile au fond d’une 
caverne obscure, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête 
penchée sur ses mains, les yeux attachés au bout de son nez, 
passant des journées entières dans l'attente de la vision béati- 
fique, est un aussi grand philosophe que l'Européen dédaigneux 
qui le regarde en pitié, et qui se promène tout fier d'avoir 
découvert que nous ne voyons rien qu’en Dieu. 

Le saint prophète pressentit que la passion des femmes était 
trop naturelle, trop violente et trop générale pour tenter avec 
succès de la refréner. Il aima mieux y conformer sa législation 
que d’en multiplier les infractions en l’opposant à la pente la 
plus utile et la plus douce de la nature. Quand il encourageait 
les hommes à la vertu par l'espérance future des voluptés cor- 
porelles, il leur parlait d'une félicité qui ne leur était pas étran- 
gère. Il prescrivait des ablutions et quelques pratiques frivoles, 
dont le peuple a besoin, qui sont arbitraires, telles qu'il y en a 
dans toutes les religions du monde, et qui ne signifient rien 


1. Pour V Encyclopédie. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 429 


pour les hommes d’une piété un peu solide, comme de tourner 
le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter 
un scapulaire, parmi nous, parce qu’il faisait un culte pour la 
multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l’audace 
et le mépris de la mort ; le péril étant aux yeux du fataliste le 
même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et 
pour celui qui repose dans un lit ; l’instant de périr étant irré- 
vocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l’Éternel 
qui a enchaîné toutes choses d'un lien que sa volonté même ne 
peut ni resserrer ni relâcher^ 

Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et 
par ce morceau du poêle Sadi que je va>s vous traduire ; il vous 
fera plaisir, parce qu’il m’en a fait, parce qu’il est beau, parce 
qu’il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse *. 

Les Sarrasins ont des maximes d’une énergie et d’une déli- 


catesse peu communes. Aucune nation n’est aussi riche en {pro- 
verbes ; leurs fables sont d’une simplicité qui me charme. 

Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques 
jours. Auparavant c’était avec les Phéniciens ; auparavant avec 
les habitants du Malabar ; auparavant avec les Indiens. ^ 

J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne 
valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu 
leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche 
de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me 
donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs, images 
m’échautfaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon arme, 
la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait 
essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient a 
me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère 
et trompeuse ; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon 
amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui p ait, et que son 
coeur est droit, et que ses caresses sont vraies Ils me disaient: 
Tu vieilliras ; et je répondais en moi-même : Ses ans passeront 
avec les miens. Vous mourrez tous deux ; et j ajoutais : Si mon 

™io meure avant moi, je la P'™- ^“"“e ’ 

pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd hui ; demain elle 


d. Ici se trouvait le morceau intitulé : Le rosier dupoete Sadi, reproduit t. IV. 
page 483. 



WO LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et 
toujours, parce qu’elle ne changera point, parce que les dieux 
lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la fran- 
chise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai 
l’oreille aux conseils austères des philosophes; et je fis bien, 
n’est-ce pas, ma Sophie ? 


XXVII 


Au Grandval, le 2 novembre 1750. 


Le père IIoop nous a quittés ; mais en revanche, il nous est 
arrivé une dame. Elle n’est point mal de figure. A juger par le 
son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression, 
elle a du naturel dans l’esprit et de la douceur dans le carac- 
tère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu’elle 
soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel 
ils se reconnaissent. 

Les dernières nouvelles qu’on nous a apportées de Paris ont 
rendu le Caron soucieux. Il a des sommes considérables placées 
dans les papiers royaux... Il disait à sa femme : u Écoutez, ma 
femme, si cela continue, je mets bas l'équipage, je vous achète 
une belle capote avec un beau parasol, et nous liénirons toute 
notre vie M. de Sillhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des 
laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, 
des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les 
autres privilèges de l’opulence... » Et moi je pensais que pour 
un homme qui n’aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces 
attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent 
jamais de superflu, il serait presque indifférent d’être pauvre 
ou riche. Pauvre, on s’expatrierait, on subirait la condamnation 
ancienne portée par la nature contre l’espèce humaine, et l’on 
gagnerait son pain à la sueur de son front... Ce paradoxe tient 
à l’égalité que j’établis entre les conditions et au peu de diffé- 
rence que j’émets, quant au bonheur, entre le maître de la 
maison et son portier... Si je suis sain d’esprit et de corps, si 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 431 

j’ai l’âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le 
vrai du faux, si j’évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité 
de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, 
loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence 
me ferait peut-être rougir, on peut m’appellèr comme on voudra, 
milord ou sirrah : sirrah, en anglais, c’est un faquin en fran- 
çais, la qualité qu’un petit-maître en humeur donne à son 
valet... Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue 
un homme d’un autre ; le reste n’est rien. La durée de la vie 
est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand ou s’en 
va, il importe si peu d’avoir été quelqu’un ou personne. 11 ne 
faut à la fin qu’un mauvais morceau de toile et quatre planches 
de sapin... Dès le matin j’entends sous ma fenêtre des ouvriers. 
A peine le jour commence-t-il à poindre q<,\’ils ont la bêche à la 
main, qu’ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent 
un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui 
coule ; à midi, ils prennent ure heure de sommeil sur la teiTe ; 
bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils 
chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries 
qui les égaient ; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des 
enfants tout nus autour d’un âtre enfumé, une paysanne hideuse 
et malpropre, et un lit de feqilles séchées, et leur sort n’est ni 
plus mauvais ni meilleur que le mien... Vous avez éprouvé l’une 
et l’autre fortune : dites-moi, de temps présent vous paraît-il 
plus dur que le temps passé?... Je me suis tourmenté toute la 
matinée à courir après une idée qui m’a fui... Je suis descendu 
triste; j’ai entendu parler des misères publiques; je me suis 
mis à une table somptueuse sans appétit ; j’avais l’estomac 
chargé des aliments de la veille ; je l’ai surchargé, de la quan- 
tité de ceux que j’ai mangés; j’ai pris un bâton et j’ai marché 
pour les faire descendre et me soulager ; je suis revenu m’as- 
seoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient. 
J’avais un ami dont je n’entendais point parler. J’étais loin 
d’une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à 
la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n’est 
pas à compter parmi les enfants des hommes... C’est que tout 
s’acquitte ; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie 
n’est rien. 

Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer 



132 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND. 

un jour à la ville ; je verrai donc cette amie que je regrettais ; 
je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n’entendais point 
parler. Mais je les perdrai le lendemain ; et plus j’aurai senti 
le bonheur d’être à côté d’eux, plus je souffrirai de m’en séparer. 
C’est ainsi que tout va : tournez-vous, retournez-vous, il y aura 
toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera... J’aime 
ma Sophie ; ht tendresse que j’ai pour elle affaiblit à mes yeux 
tout autre intérêt. Je ne vois qu’un malheur possible dans la 
nature ; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous 
cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m’écrire, qu’a-t-elle? 
serait-elle malade ? Et voilà les chimères qui voltigent autour 
de ma tête et qui me tourmentent. M’a-t-elle écrit, j’interpréte- 
rai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L’homme ne 
peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère 
ont été circonscrits paV un astre puissant. Plus d’objets, moins 
de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. 
C’est le trésor de l’avare... 

Mais je m’aperçois que je digère mal, et que toute cette 
triste philosophie naît d’un estomac embarrassé. Crapuleux ou 
sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également ; 
mais la couleur du sentiment n’est pas la même... Orî est allé à 
Charenton vous porter un volumesvde moi et chercher une ligne 
de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du 
messager. Amour et mauvaise digestion. J’ai beau dire : Ce 
coquin s’est amusé dans un cabaret ; il n’a pu voir une cou- 
ronne de lierre pendue à une porte sans entrer ; je ne m’en 
crois pas moi-môme. Qu’est-ce donc que cette raison qui siège 
là, que rien ne corrompt, qui m’accuse et qui absout mon valet? 
Est-ce qu’on est sage et fou dans un même instant ? 

Je n’ai presque rien fait aujoui'd’hui ; la matinée s’est échap- 
pée je ne sais comment, et je vous écris uif mot ce soir pour 
me raccommoder avec moi-même. Je n’aurai pas perdu la jour- 
née, si j’en ai employé un quart d’heure à causer avec vous. 
Adieu, ma Sophie ! A demain au soir ou à lundi matin, s’il fait 
beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez- 
moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne 
m’oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye. 
Présentez mon dévouement et mon respect à Boileau. 
Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c’est son projet* 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. i!|33 

Mais voilà notre nouvelle arrivée qui passe en chantant par mon 
corridor. Il me semble qu’elle a de la voix. Adieu, mon amie I 
Soyez toujours bien sage. Pour moi, je suis les conseils que je 
donne. Je vous Tai dit souvent, et, plus je vais, mieux je sens 
que je vous Tai bien dit : il n’y a et il n’y aura jamais ‘'qu’une 
femme au monde pour moi. Et cette femme, qui est-elle ? C’est 
ma Sophie ; c’est elle qui pense à moi, mais qui ne m’écrit 
point. Car voilà mon messager revenu de Gharenton sans lettres. 
J’ai de l’humeur ; je vais me coucher de peur de gronder mal 
à propos et de li^ûter toutes les épithètes que je donnerais à 
mon valet ; car, après tout, ce n’est pas sa faute, si l’on n’écrit 
point à Paris, et si cela me fâche. 


XXVIII 

Au Grandval, le 3 novembre 1759. 

Les IL faütL 

Il faut penser; sans quoi l’homme devient, 

Malgré son âme, un franc cheval de somme. 

Il faut aimer : c’est ce qui nous soutient, 

Car sans aimer, il est triste d’être homme. 

Il faut avoir un ami, qu'en tout temps, 

Pour son bonheur on écoute, on consulte. 

Qui sache rendre à notre âme en tumulte 
Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands. 

1. Ces vers charmants sont de Voltaire. Diderot les citait de mémoire, sans 
doute, ce qui explique les variantes qu’ils présentent ici. Composés à Cirey, dans 
l’automne de 1734, lors d’un séjour de M™® Du Châtelet, ils figurent sous le titre 
do Impromptu fait à un souper dans une cour d’ Allemagne, au t. V dos Nouveaux 
mélanges publiés par les frères Cramer, et sous celui de VUsage de la vie dans une 
édition des Poésies. Amsterdam, 1764, in-12. Un bibliophile qui signe E. Marni- 
couche a réimprimé ces stances (moins les deux derniers vers), intitulées cette fois 
Le bonheur de la vie, sur un texte collationné par M. Clogcnson. (Rouen, CagniarJ, 
1868, 40 ex. sur papier rose.) 

9R 


XVlll. 



àSà 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


Il faut le soir un souper délectable, 

Où Ton soit libre» où l’on puisse en repos 
Goûter gaîment les bons mets, les bons mots, 

Et sans être ivre il faut sortir de table. 

11 f^ut la nuit dire tout ce qu’on sent 
Au tendre objet que notre cœur adore ; 

Se réveiller pour en redire autant. 

Se rendormir pour y songer encore. 

Mes chers amis, convenez que voilà 
Ce qui serait une assez douce vie. 

Ah! dès le jour que j’aimai ma Sylvie, 

Sans plus chercher, j’ai trouvé tout cela. 

A la place de ma Sylvie, mettez ma Sophie, si vous voulez. 
Ces vers m*ont paru jolis, et je vous les envoie pour vous, 
pour M"’"" Le Gendre et pour madame votre mère. J’ai vu la 
réponse que vous avez faite à un certain billet. Elle a ajouté ce 
qui manquait à ma peine! 11 serait bien plus simple de me dire : 
Le sentiment que j’avais est usé; j’ai pesé la peine et le plai- 
sir et le plaisir m’a paru léger; comme je n’aimais plus, 

j’ai conçu que ma sœur avait raison. Je vous estimerai toujours. 
Et j’entendrais tout cela bien mieux que : je ne veux 'point le 
gCner^je ne veux point VCtre^ je ncynpcchc point qu il saisisse 
V amusement qui se présente, et j' espère qié il approuvera que je 
le cherche. On a tant d’indulgence quand on n’a plus d’amour ! 
Avec l’habitude que vous avez de regarder au fond de votre 
âme, voilà ce que vous y devez voir. Avec l’habitude de dire ce 
que vous voyez, c’est ainsi que vous auriez du me parler. Si 
vous saviez le mal que vous m’avez fait !.... Mais quand vous le 
sauriez, qu’est-ce que cela vous ferait? Je ne rappellerais point 
en vous des sentiments qui n’y sont plus, et j’éloignerais peut- 
être une vérité qu’il faudra pourtant que je sache. Parlez-moi 
vrai, n’est-çe pas que vous n’aimez plus ? 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


435 


XXIX 


A Paris, le 15 janvier 1760. 

11 est neuf heures sonnées^ Je perds Tespérance de ^ous 
voir. J*ai lu toutes les lettres de- notre sœur, qui m’ont fait grand 
plaisir. Voilà un griffonnage qu’elles m’ont suggéré. Vous le lui 
enverrez, si vous croyez qu’il eii visille la peine. Je m’en retour- 
nerai donc sans vous avoir embrassée; je remporterai l’envie de 
vous faire une petite caresse. 11 y a cependant longtemps que 
je l’ai, cette envie, et qu’elle me peine. Adieu, portez-vous bien, 
aimez-moi comme je vous aime. Je ne sais quand je vous verrai. 
Demain, j’ai un rendez-vous d’affaires à six heures du soir. 
Dimanche je vais dîner à l’École militaire où je devais dîner 
jeudi; mais nous en fûmes rappelés dans la matinée par l’ac- 
couchement de d’Holbach, qui nous a donné une petite 
créature un mois plus tôt qu’elle n’était attendue. Lundi je suis 
invité, je ne sais où, à une représentation d’une tragédie de 
M. de Ximènes^ Grimm exige que j’aille avec lui. Je ferai de mon 
mieux pour vous apercevoir dans cet intervalle; mais de quoi 
me plains-je? Depuis un mois fais-je autre chose que de vous 
apercevoir? Gela me paraît dur. Je ne me fais point, je ne me 
ferai jamais à l’austérité de ce régime. Pour le coup, votre mère 
a trouvé le secret de nous désespérer.. Je m’en console un peu 
en imaginant qu’elle ne s’en doute pas. Bonsoir, bonsoir, voilà 
dix heures à votre pendule, c’est-à-dire neuf heures et demie 
au moins par toute terre. 

i. Sans doute encore Don Carlos^ joué sur un théâtre particulier. 



4S6 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


XXX 


A Paris, le 1" juillet 1760. 

Je ne sais pas précisément combien il y a de temps que je 
vous ai vue; mais ce temps m’a bien duré ! Je ne sais pas préci- 
sément ce que j’ai fait; si j’avais fait quelque chose qui m’eût 
intéressé, je m’en souviendrais. Je venais passer aujourd’hui la 
journée avec vous. 11 était environ cinq heures; vous veniez de 
sortir; vous étiez toutes allées kSpartacus^. Quand vous ne 
m’auriez pas attendu, "cette pièce ne vous aura pas fait grand 
plaisir; on n’y est ni transporté d’admiration, ni ému d’une 
commisération forte, ni touché d’horreur. On ne sait pour qui 
s’intérèsser. Ce n’est ni pour le consul, ni pour sa fille, ni pour 
îloricus, ni pour les Romains, ni pour Spartacus. 11 ne court 
aucun péril, 11 y a des événements, mais ils ne sont pas enchaî- 
nés. Par exemple, au premier acte, Noricus est jaloux de Spar- 
tacus; les Romains forcent la mère de Spartacus à se tuer; on 
prend la fille de Crassus. Le poète pouvait tout aussi bien com- 
mencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se 
défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en 
renvoyant la fille de Crassus, il s’est privé des seules sources 
de pathétique qu’il pouvait avoir. Lorsqu’il a rendu Éniilie à son 
père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. 
Faire revenir le consul comme père d’Émilie et comme 
député du sénat, c’est une espèce de pléonasme déplaisant. La 
fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un 
camp. 11 eût fallu bien du génie pour pallier l’indécence de 
cette action. N’est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve 
sa fille à l’entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris? 
Et cette fille qu’on vient de prendre à la fin du premier acte et 
qui n’en est non plus émue au commencement du second que 
si elle était en sûreté dans Rome! Je trouve qu’il n’y a point de 

1. Le Spartacus de Saurin avait été donné pour la première fois le 20 février 
1760, et repris avec des changements le 21 avril suivant. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


437 


jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails; le 
seul moment où Ton soit affecté, c’est celui où Spartacus demande 
pardon à Noricus de l’injure qu’il lui a faite. Mais à quoi cela 
tient-il? Qu’est-ce que cela fait à l’action? 11 y a du mérite à 
avoir imaginé la déclaration d’Émilie à Spartacus. Le dénoû- 
ment a déplu, parce que c’est, je crois, une imitation de la 
mort d’Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu’on cherche son 
dénoùment dans l’histoire. Alors il est impossible »ju*il soit 
faux: mais il ne faut p^s que le spectateur s’aperçoive de cet 
emprunt. Il se rappelle le irait historique, et il n’est plus 
étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des 
Romains, dont le commencement m’a paru dialogué: c’est l’en- 
droit où Spartacus répond à l’offre qu’c4î lui fait d’une place au 
sénat : 


Au temps des Scipions j’aurais pu l’accepter. 


Vous venez meproposer des conditions : c’est, ce me semble, 
prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat? C’est 
à moi de décider s’il doit encore y avoir un sénat ou non. Le 
poète a beaucoup travaillé; mais il n’avait pas le génie, sans 
lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous 
dirais encore là-dessus beaucoup d’autres choses, mais vous les 
aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa 
fille avant Spartacus? Croyez-vous que cette scène n’eût pas été 
très-in téresante? Le poète a tout sacrifié au rôle de Spartacus ; 
et, en cela, il a bien fait ; mais il ne s’est pas aperçu que ce 
n’était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer 
malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu’il vous plaira. 

J’avais espéré que vous n’entendriez pas la petite pièce ; mais 
je vois que je nie suis trompé. Je ne vous verrai donc qu’un ins- 
tant. Bonsoir, mon amie. J’ai encore eu de la tracasserie d’au- 
teur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue. 
Imaginez qu’avant-hier, au moment que j’étais incertain si 
j’irais dîner chez le Baron où je n’ai pas paru depuis quinze 
jours, ou au Jardin du Roi où j’étais invité avec mon évéque, 
Le Breton m’a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze 
heures du matin jusqu’à onze heures du soir. C’est toujours la 



2i38 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l’Aca- 
démie sont revenus sur leur premier jugement; ils s’étaient 
arraché les yeux à l’Académie ; ils se sont dit hier toutes les 
pouilles de la halle. Je ne sais ce qu’ils auront fait aujourd’hui. 
Cela m’ennuie beaucoup, presque autant que dé vous attendre 
après avoir ét^ longtemps sans vous voir. J’espère vous voir et 
vous aimer demain un petit moment dans la matinée ; je serais 
trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec 
vous un petit reste de soirée ; mais si je quitte le Baron, com- 
ment prendra-t-il cela? 0 la sotte vie que je mène ! A quoi me 
sert donc d’aimer et d’être aimé? M"® Clairet m’a dit que 
madame votre mère était malade, et moi j’ai demandé tout 
de suite : Et mademoiselle? Qu’elle avait eu l’estomac dérangé, 
et j’ai ajouté : Et mademoiselle *? Mais j’entends une voiture. 
Dieu veuille que ce soit la vôtre ! 11 est neuf heures sonnées, et je 
meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant 
et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du 
monde. C’est mercredi qu’il fallait y aller. Nous y étions, Grimni, 
et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette ; 
mais je n’y v oyais point ce que j’y cherchais. 


XXXI 


A Paris, le 2 août 1700. 

Je conçois, mon amie, qu'il n’y a aucune espérance de 
vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j’avais été 
invité, la semaine passée, par le comte Oginski ^ à l’entendre 


1, Et Tartuffe? {Molière, le Tartuffe^ acie I, sr. 5.) 

2. Michel Casimir Oginski, grand-général de Lithuanie, né en 1731, mort en 
1803. V Encyclopédie, à l’article Harpe, lui attribue l’invention des pédales pour 
cet instrument. 

Il se mit en 1771 à la tête de la confédération lithuanienne pour s’opposer à 
l’invasion des Russes, et se fit distinguer par un courage qui était digne d’un méil- 
leur succès. (T.) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 439 

jouer de la harpe; ce qui se fit hier en secret; nous n’étions 
que d’Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point 
cet instrument. C’est un des premiers que les hommes ont dû 
inventer. Rien n’est plus simple que des cordes tendues entre 
trois morceaux de bois. Le comte en joue d’une légèreté éton- 
nante. 11 ne laisse pas imaginer, par l’extrême facilité qu’il a, qu’il 
exécute les morceaux les plus difliciles. La harpe me plaît; elle 
est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélanco- 
lique dans le bas, noble partout, du moins sous les Cioigts du 
comte, mais moins patl^étique que la raandore ; c’est peut-être 
que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n’a pas encore le 
goût des chants tendres et touéhaRts, et malheureusement ce 
sont les seuls qui m’émeuvent, m’agitent et m’enlèvent à moi- 
même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois 
jusqu’à dix. A dix survinrent les acteurs différents d’un concert 
arrangé qui a duré jusqu’à trois heures du matin. Vous vous 
doutez bien que je ne restai pas. J’étais couché entre dix et onze. 
Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne 
vous trouve pas. Cela me fâche un peu ; mais qu’y faire? Demaîn 
je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je 
le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé. 
Bonsoii’, ma tendre amie. A demain. J’aime à croire que 
vous n’avez point été indisposée; j’ai bien des choses à vous 
dire; n’oubliez pas de m’en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous 
à l’heure qu’il est, qu’il ne fait plus de jour pour écrire ni 
apparemment pour choisir des étoffes ? 


XXXII 


Paris, le 31 août 1760. 


Voici ma quatrième. La première m’a fort inquiété. J’ai 
cru qu’elle avait été interceptée, et par qui encore? Vous l’avez 
reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry, 
à l’adresse de M. de M^; l’une sous le contre-seing de M. de 
Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais 



htfO ^ LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

de m’indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer 
sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné ; l’autre tout 
simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie 
depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir, 
Damilaville ^ m’envoya vos numéros à et 5. Croyez- vous 
que, par le besoin que j’ai d’entendre parler de vous, je ne 
conçoive pas tout, celui que vous avez d’entendre parler de moi? 
Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n’étaient pas 
pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n’aimerais pas 
assez. Mais, puisqu’il est si doux pour nous de nous écrire, 
puisque c’est la seule consolation que nous puissions avoir, 
puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pen- 
dant deux mois au moins, tâchons, s’il se peut, de mettre 
quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous 
vous êtes servie alternativement de l’adresse de M. Grimm et 
de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai 
des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg. 
L’intervalle est honnête, du cul-de-sac de l’Orangerie à la 
porte Saint-Bernard ; cependant je ne regrette jamais mes pas, 
et si quelquefois je me sens fatigué, c’est quand je reviens les 
mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu’il vaut 
mieux s’en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Da- 
milaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu’il serait heureux 
là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son 
adresse! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes, 
et ce petit voyage les retarder pour moi d’un ou de deux jours ; 
or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien ? 
Point de mal au sein? Plus d’enflure aux jambes, plus de lassi- 
tude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J’espère, 
moi, que j’en aurai de reste pour mon travail et pour mes 
peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux 
et fort tendre. Je ne reprendrai pas l’histoire de mes moments, 
que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il 
paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai 

1. Damilaville remplissait la place de premier commis au bureau des vingtièmes. 
Elle lui donnait le droit d’avoirJe cachet du contrôleur général des finances et de 
contre signer les paquets qui sortaient de son bureau; il s’en servait pour faire 
parvenir franc de port toutes les lettres de ses amis. C’est ainsi que la plus grande 
partie de la Correspondance de Voltaire passa par ses mains. (T.) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ’ 4ftl 

passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dané votre 
solitude, et d’y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez 
quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j’y ajouterai 
toutes nos bagatelles courantes, et j’espère vous donner auprès 
de vos oisifs circonvoisins toute l’importance que vous ambi- 
tionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu’il y a ici 
un enfant de cinq ans au plus qu’on promène de maison en 
maison, d’ Académie en Académie, qui entend passablement le 
grec et le latin, qui sait beî^uc'ùup de mathématiques» qui parle 
sa langue à merveille eTqui a une force de jugement peu com- 
mune : vous en jugerez par sa réponse à M. l’évôque du Puy. 
11 lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments 
d’entretien, prit une pêche et lui dit : î Mon bel enfant, vous 
voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où 
est Dieu. — Et moi, monseigneur, lui répondit l’enfant, je 
vous en promets douze plu;>belles, si vous pouvez me dire où il 
n’est pas, » Je serais désolé que ce prodige m’appartînt; cela 
sera, à l’âge de quinze ans, mort ou stupide. 

D’Alembert a prononcé, à la clôture de l’Académie française, 
un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des 
autres^ On m’a dit que V Iliade et YÊnêide y étaient traitées 
d’ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la 
Henriade préconisées comme les deux seuls poèmes épiques 
qu’on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui, 
las d’entendre vanter Racine, qu’il ne connaissait que de répu- 
tation, se résolut enfin à le lire. A la fin de la première scène 
de Psyché ^ : « Eh bien, dit -il, qu’est-ce que cela prouve? » 

Il paraît une Épitre de Satan et de Voltaire®. Je ne vous en 
dis rien; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le 


1. Ce discours, prononcé à l’Académie à l’occasion du prix pour 1700, est re- 
cueilli dans les OEuvres de d*Alembert^ sous le titre de Itéflexions sur la poésie, 
% Diderot a voulu citer une tragédie quelconque de Racine, et c’est par un 
lapsus calami qu’il a écrit le titre de la tragédie-ballet de Corneille, Molière et 
Quinault. (T.) 

3. ËpUre du Diable à M. de V..., par M. le marquis D... Avignon et Lille, 
1700, in-8. Diderot, dans sa lettre xxxvii, attribue cette Épitre à M. de Rességuier; 
Barbier et Quérard la mettent sur le compte de C. M. Giraud, médecin. On publia: 
Béponse de M, de Voltaire aux Epitres du Diable^ .1762, in-8. Cette Réponse n’est 
pas de Voltaire. 



442 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


marquis de Ximènes me tient parole, j’espère vous faire passer, 
acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tan- 
crMeK Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me 
conforme à vos intentions; il ne tiendra pas à moi qu’on ne 
vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus 
de l’histoire 4® mon cœur que quand les anecdotes de la ville 
me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette 
lettre sans vous dire seulement que je vous aime; mais je ne 
saurais ; ne m’en sachez point de gré, c'est pour moi et non 
pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme, 
que vous m’occupez sans cesse, que vous me manquez à tout 
moment, que l’idée que je ne vous ai plus me tourmente même 
quelquefois à mon insu. Si d’abord je ne sais ce que je cherche, 
à la réflexion je trouvée que c’est vous ; si je veux sortir sans 
savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c’est où 
vous étiez; si je suis avec des gens aimables et que je sente 
l’ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c’est 
que je n’ai plus l’espérance de vous voir un moment, et que 
c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps 
supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n’êtes 
pas digne seulement de savoir ceci que j’avais bien résolu de vous 
celer. Ma mie, n’allez pas au moins avoir la bêtise de prendre 
une plaisanterie au sérieux. Vous m’êtes chère, et si vous ima- 
ginez quelque moyen d’abréger l’éternité de votre campagne, 
apprcnez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais 
vous assoupir d’un sommeil de deux mois, je le ferais d’autant 
plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil sup- 
poserait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous 
en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si 
vous avez reçu mes lettres; dites-moi comment je vous enverrai 
votre boîte. Adieu. 


1. De Voltaire, roprosontee le 3 septembre 1760; elle n’etait eecore qu’ea ma- 
nuscrit à l’époque où écrivait Diderot. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 


U3 


XXXIII 


Paris, le 2 septembre 1700. 

J’attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le 
sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures : ou a 
ouvert ici les dépêches;^! il n’y a rien chez M. Grinirn. Que 
faut-il que je pense? La curiosité, la méchanceté, Tinfidélité, 
des contre-temps, que sais-je? quoi encore? Tout s’oppose donc 
Il la douceur de notre commerce, et noutf ravit le seul bien qui 
nous reste, l’unique consolation que nous ayons et qui nous est 
si nécessaire! Je vous ai envoyé YÊpitre du Diable; je vous 
envoie Tancrvde^ qu’on jou^ demain. Si vous croyez que cette 
lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, 
faites-lui-en ma cour, ne m’oubliez jamais auprès d’elle, ni 
auprès de madame votre mère. 

Je reçois à présentie numéro 7, et je n’apprends rien de 
mes lettres, voici pourtant la cinquième; ces délais me déses- 
pèrent, mais il faut espérer que la personne qui a misa la poste 
la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. 
Mon, chère amie, tranquillisez-vous; il ne m’est rien arrivé de 
fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules 
peines nouvelles que j’aie ressenties. Je n’ai point écrit à Ghâ- 
lons : votre mère avait dit en ma présence qu’elle ne voulait 
pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J’ai cru pouvoir 
compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de 
plus à M'"*" Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous 
avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la 
promenade qu’on vous proposait. Continuez, mettez- vous à 
votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des pré- 
textes, afin qu’on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu’on 
perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière : n’y a-t-il 
pas assez longtemps qu’on abuse de vous? Aimez votre mère, 
supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez 
au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l’estime 
vous inspirerait; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue 



hhk LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la 
vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous 
que votre condescendance déplacée n'eût pas été autant à blâ- 
mer que l'inadvertance ou la dureté des autres? Vous faites tout 
ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur; cela 
est fort bien ; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous 
disait votre mère dans une autre circonstance : Répondez-moi 
avec cette belle franchise que vous professez? Si la petite Émilie 
eût été réduite dans un état; pareil au vôtre, aurait-elle jamais 
souffert qu’on la déplaçât de son lit? On a cherché à contrister 
madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne 
amie, laissons tout cela. 

Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à 
m’excuser auprès cje lui? Croiriez-vous bien que je n'ai pas 
encore répondu à sa confiance? Je le ferai; mais il faut que 
j'aie la tête plus libre; et puis, je serai vrai : mais le moyen 
de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal? Dites-lui 
tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma 
part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon 
silence. 

Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupa- 
tions qui prennent votre temps, des gens que vous voyez ; et 
croyez-vous qu'on soit mieux ici? Non, chère anne, tout y est 
aussi mal que là-bas, parce que vous n’êtes pas ici, parce que 
je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je 
n'aurais rien à désirer où je suis, si j'y étais, si vous y étiez. 
Comptons les jours écoulés, et lâchons d’oublier ceux qui sont 
encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le dis- 
cours de votre sœur à madame votre mère est excellent; mais 
elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n’avons jamais 
eu d’autres torts que d'avoir remarqué leurs sottises ! 

Il n’y a plus d’apparence que je reprenne mon journal ; il 
vaut mieux que je l’achève ici en quatre mots. J’ai vu d' Argen- 
tai, qui m'a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de 
Famille^. Yzh dîné avec l'abbé Sallier®,chez moi; madame a très- 


1. Le drame de Diderot fut en effet représente le 18 février suivant. 

Claude Sallier, né à Saulieu (Côte-d'Or), en 1685, mort en 1761, membre 
de rAcademie française et do celle des Inscriptions, professeur d'hebreu au Col- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 445 

bien fait les honneurs, elle a même dit à Tabbé un mot assez 
plaisant. M“‘^ d’Épinay et M. Grimm sont venus aujourd’hui à 
Paris. Le projet était d’assister à la première représentation de 
Tancrède^ mais un mal de dents a tout dérangé. On s’ en retour- 
nera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu 
d’aller au Grandval; pour moi, je resterai : on désespère de 
m’avoir, et je ne m’engage pas trop. Je travaille beaucoup 
moins cependant que je n’espérais ; mes collègues me font 
enrager par leurs lenteurs. 

Adieu, ma tendre athie, vous me rendez justice; tout ce 
qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments; 
ils sont à l’épreuve du temps et des événements, Quand mon 
estime croît pour vous de jour en jovv’, dites, est-il possible 
que ma tendresse diminue? Je disais autrefois à une ftome que 
j’aiujais et en qui je découvrais des défauts* : « Madame, pre- 
nez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur; il y a là une 
image à laquelle vous ne ressemblez plus; si vous» n’êtes plus 
celle qui m’engageait malgré moi, je cesserai d’être ce que je 
suis. )) Si j’avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci : Plus je 
vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s’embellit à 
mes yeux, plus je l’aime, plus elle m’attache; et puis il y a 
bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur 
est faux. Patience, chère amie, patience; ils reviendront, ces 
moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de 
prononcer au fond de votre cœur que les faveurs d’une honnête 
femme sont toujours précieuses, et que c’est elle dont les 
charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le 
jour de la naissance du joli enfant. Que u’est-il de vous! Adieu 
encore une fois. 


lc:ge de France et garde de la Bibliothèque du roi. Il avait commencé, avec l’abbé 
Saas, un catalogue dont il a été imprimé 5 vol. in-folio. 

1. M"** de Puisieux, sans doute. 



Ù46 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 


XXXIV 


Paris, le 5 septembre 1760. 

Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois 
ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me vien- 
nent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand 
on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je 
ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s*est fait? 
Dites-moi de votre santé ce qu'il vous plaira, je n’y saurais 
avoir de foi; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et 
que vous n’avez pas assez de voix pour lire haut? Ne craignez 
rien de Damilaville, c’est un homme qui fait tout bien. Conti- 
nueade vous servir de cette voie; mais rassurez-moi sur votre 
M. Gillet. Je n’ai pas encore été à portée de faire entendre à 
xM. bucheley qu’il avait été joué par scs collègues; cela se fera. 
3e suis charme que la situation de M. Desrnarets ne soit pas 
aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J’ai voulu vous 
faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable, 
et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui 
l’estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu’ils ont peu 
de tem|)S à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s’en vont et 
les méchants qui restent. Prenez garde à vous. 

Voici un si que je n’entends pas; il vient à la suite des soins 
que votre sœur a pris de vous; achevez-moi cette phrase sans 
dissimuler. 

Il y avait un temps infini que je n’avais vu ni M'"® d’Épinay 
ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir TancrMc^ 
et d’Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a 
voulu que j’assistasse à l’opération le matin; et la complaisance 
m’a conduit au spectacle l’après-midi. Je vous entretiendrai 
de cela, si j’en ai le temps. 

Je n’ai plus d’idée ni des Fastes^ ni des Tristes^ ni des 
Héroides d’Ovide; quant à ses Métamorphoses^ elles m’ont tou- 
jours fait plaisir; il y a du feu, de l’imagination, de la passion, 
et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d’Ajax 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. khi 

et d’Dlysse pour les armes d*Achille; Euripide, Sophocle, Homère 
et Virgile n*auraient pas mieux fait. C*est aussi une belle chose 
que la tête d’Orphée portée sur les flots de THèbre, sa langue 
qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d’Eurydice, et 
les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en jiirent je 
ne sais quoi de tendre et d’haimonieux que les rivages répètent 
et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps 
où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternati- 
vement occupé de vous aimer et de les lire? Un beau morceau 
d’éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un so Jrire, un 
mol doux de ma Sophie -peuvent m’enivrer presque également, 
Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fer- 
meté, d’honnêteté me touche et me transporte. 

Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière l^ettre. 
J’étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Bamîlaville 
m’invita à souper chez lui, j’acceptai; je suis un glouton; je 
mangeai une tourte entière; je mis là-dessus trois ou quatre 
pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande 
lasse de café. II était une heure du malin quand je m’en retour- 
nai; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l’œil. J’eus l’indi- 
gestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre 
du thé : le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tan- 
crède. Voici ce que j’en ai jugé., C’est un ouvrage fondé sur la 
pointe d’une aiguille, mais où les défauts de conduite sont 
rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid; 
cependant on y conçoit le germe d’un grand intérêt. Le second 
est encore froid. Le troisième est une des plus btdles choses 
que j’aie jamais vues : c’est une suite de tableaux grands et 
pathétiques; il y a un moment où la scène est muette, et où le 
spectateur est désolé. C’est celui où Aménaïde, traînée au 
supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède; elle pousse un 
cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, 
on la porte vers une pierre sur laquelle elle s’assied; il. faut y 
être pour concevoir l'effet de cette situation ; et puis imaginez 
quarante personnes sur la scène ; Tancrède, Argire, les pala- 
dins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est 
vide d’action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce 
que c’est que le cinquième ; il est long, froid, entortillé, excepté 
la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLL AND. 

le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa 
pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j’aurais 
repdu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n'au- 
raît plus été une tragédie; et Grimm lui répondit : « Qu’est-ce 
que cela fait? » Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville 
n’aime pas qu’on cherche la mort, parce qu’on s’est attaché à 
une infidèles, il médisait ; « Si vous aimiez, et qu’on vous trom- 
pât, que feriez-vous? — D’abord, lui répondis-je, j’aurais bien 
de la peine à le croire; quand j’en serais assuré, je crois que je 
renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond 
d’une campagne, et que j’irais attendre là ou la fin de ma vie 
ou l’oubli de l’injure qu’on m’aurait faite. La nature, qui nous 
a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le 
temps les soulageât malgré nous : heureusement, pour la con- 
servation de l’espèce malheureuse des hommes, presque rien ne 
résiste à la consolation du temps. C’est là ce qui quelquefois me 
fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m’emporte. Je 
me dis à rnoi-même : Je cesserais de souffrir; et au l)out de 
quelques années (et c’est beaucoup donner à la douleur amère 
de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressou- 
venir de moi, à s’ en entretenir et à me pleurer. 

Je joins à cette lettre le Discourn sur la Satire des philoso- 
phes^^ On l’attribue à M. de Saint-Lambert; c’est un ouvrage 
plein de modération et sur lequel il n’y a eu ici qu’un jugement. 
M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tannrdfy lorsque 
celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses sim- 
ples et des tableaux ; « Vous voyez, mon cher, que j’ai ffiit bon 
usage des préceptes de votre ami » ; et il lui disait la vérité. Je 
ne sais si je n’irai pas la semaine prochaine passer quelques 
jours à la Chevrette» Ils veulent tous que je raccommode le 
Joueur^ et que je le donne aux Français ^ Ce sera là mon occu- 
pation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme; 


1. Discours sur la Satire contre les philosophes, Athènes, 1760,in-12. Diderot, 
qui l’attribue ici à tort à Saint-Lambert, relève lui-mème cette erreur dans la 
lettre xlviii, en la mettant sur le compte de l'abbè Coyer, son véritable au- 
teur. (T.) 

2. Ce projet ne fut pas exécuté. Le Joueur, imprime pour la première fois dans 
le Supplément aux OEuvres de Diderot, Paris, Belin, 1819, in-8, figure au t. VII 
de cette édition. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 419 

c’est un sentiment qu^ rien ne peut affaiblir ; au contraire, je 
le crois quelquefois susceptible d’accroissement. Quand je suis 
à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne 
vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c’est une 
illusion. Comment se pourrait-il faire que la méirioire du 
bonheur ne le cédât pas à la jouissance? Quelle comparaison 
entre le transport passé et l’ivresse présente? Je vous attends 
pour juger cela. Nous ne sommes qu’au 5 septembre. Que le 
temps me dure 1 Adieu. 


XXXV 


Le -*0 septembre 1760. 

N’imaginez point cela, ma chère amie, ce n’est nî la faute des 
postes, ni lamienne; je suis exact et les courriers vont leur train. 
Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau 
de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez, et je me 
désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche 
au soir, si vous m’eussiez entendu maudire le contre-seing de 
M. de Gourteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d’une 
extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui 
faisaient que pitié, parce qu’il connaît un peu ma folie. Voilà, 
par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais 
me repentir; quand je reviens de sang froid sur ce qu’ils appel- 
lent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois 
être, et je leur dirais volontiers : Rompez tout commerce avec les 
hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades ; il faut 
ou se renfermer; ou s’attendre à avoir de la poussière dans les 
yeux, si l’on se promène quand il fait du vent. 

Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais 
y arriver samedi au soir; j’en avais fait une promesse solen- 
nelle; mais le moyen de fuir devant le mot que j’attendais 
dimanche? Je restai. Le mot vint; j’y répondis, et lundi au soir 
je me rendis ici, où l’on ne m’espérait plus. Nous nous croi- 
sâmes, Grimm et moi, sur la route. J’ai donc passé les deux jours 

XVIII. 29 



450 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre 
vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu 
de jeu; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup 
de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. 
Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir; nous eûmes deux 
heures d’inquiétude; la nuit était très-obscure, et nous crai- 
gnions qu’il'ne lui fût arrivé quelque chose : nous voilà trois 
pour jusqu’à lundi prochain. Que fais-je? que font -ils? Le matin, 
il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où 
elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris; nous nous 
voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, 
la partie d’échecs ; après la partie d’échecs, la promenade; 
après la promenade, la retraite; après la retraite, la conversa- 
tion; après la conversation, le souper; après le souper, encore 
un peu de conversation ; et c’est ainsi que finira une journée 
innocente et douce, où l’on se sera amusé et occupé, où l’on 
aura pensé, où l’on se sera instruit, estimé et aimé, et où l’on 
se sera dit : Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne 
dépendra pas de moi de vous rendre heureuse? Une chose me 
plaît-elle et me la pi'oposé-je, il faut absolument qu’il survienne 
un contre-temps qui la gâte. J’avais une certaine joie à penser 
que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais : 
Quel plaisir elle aura dans cet endroit! Elle n’entendra jamais 
cet Eh bien! mon père? sans fondre en larmes. J’unissais mes 
sensations aux vôtres; j’étais enchanté que, séparés par une 
distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir com- 
mun; et voilà que vous n’avez pas encore reçu cet envoi. 

Je trouvedu courage dans les aveux et les réponses que vous 
faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus 
tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu’on déses- 
père d’arrêter. 

Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin! le matin! ah! 
chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne; 
mais il me vient, malgré que j’en aie, des soupçons d’infidélité. 
Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos 
fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits 
que nos honnêtes gens de province; une misérable petite curio- 
sité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les pre- 
miers ne feraient que par quelque grand intérêt qu’on a rare- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. /i51 

ment. Si je vous en ai écrit bien d’autres? en doutez-vous? Vous 
en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais 
comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent? Mon 
rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y 
pouvez compter. 

Ce que je pense de cette épître * ? que c’est un tissu d’atro- 
cités écrites avec facilité. A la place de Voltaire, vous en senti- 
riez toute la platitude ; mais vous en seriez mortifiée. 11 y a 
par-ci et par-là des reproches qu’on n’entend pas de sa:(g-froid. 
Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là. 
Qui est-ce qui les lit ? et puis l’idole est si décriée I Les enfants 
lui crachent au visage. 

M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais ; je ne l’ai 
point vu et je me le reproche ; c’est un très-galant homme qui 
se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais. 

Vous l’aurez incessamment, votre boite , mais que je sache 
à qui je l’adresserai. 

Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en 
prie, cela me fait du mal ; je ne sais pas pourquoi, mais 
cela est. 

J’ai passé la journée du samedi à mettre un peu d’ordre 
dans mon coffret. J’ai emporté ici la lieligieuse, que j’avancerai, 
si j’en ai le temps. J’y trouverai le Joueur^ qu’ils m’exhortent 
tous à ajuster à nos mœurs. C’est une grande affaire. M. Griinm 
l’a lu enfin, et il en est transporté. 

Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et M""* d’Ilou- 
detol. M. de Saint-Lambert est un homme d’un sens exquis ; 
on n’a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que M'"' d’Hou- 
detot. Ces heures-là se sont échappées. M'"“ d’Houdetot me 
disait, à propos d’une tête de Platon que j’ai donnée pour une 
tête de Sapho, que j’étais bien vieux et qu’à dix-huit ans je 
n’aurais pas fait cet échange-là. 

Ma sœur garde le silence avec moi ; elle est honteuse ou 
fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu’elle boude? 
M'"" Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu’elle 
serre. On crie tous les jours aux oreilles de l’abbé convalescent 
que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus; il faut espérer 


t. L’Épitre du Diable à M. de Y..., dont il est question dans la lettre xxxii. 



i52 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

qu’il rougira d’en user mal avec elle, du moins jusqu’à ce que 
les services rendus soient assez éloignés pour que l’humeur 
puisse se montrer sans l’ingratitude. 

Mes collègues * me font sécher ; ils ne me rendent rien, et 
je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous 
a-t-il écrit? I»a-t-il, n’ira-t-il pas à Isle? Est-ce que vous n’avez 
pas encore vu l’abbé Dumoncet ? Le général et le procureur de 
son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un 
procès qui les déshonore. J’aurais une infinité de choses à vous 
diredeGrimm, deM'"®d’Épinay, deSaurin, du Baron, de Damila- 
ville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire ; mais je n’en ai ni le 
temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des 
satires du jour, revu, corrigé et augmenté* ; je vous l’enverrai 
aussitôt que nous l’aurons. Je n’ai point encore vu M’’® Boileau. 
Je rencontrai hier dans nos jardins M. l’échevin, qui me dit 
qu’elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je 
finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous 
fais de mes instants prouve bien que je sens tout l’intérêt que 
vous prenez à moi ; mais il ne montre pas autant celui que je 
prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu’il vous plaira, et 
craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu’il est. Adieu. 


XXXVl 


15 septembre 1760. 

C’était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue. 
J’avais résolu d’aller à Paris passer la journée ; mais M. Grimm 
et M™® d’Épinay m’arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de me$ 
amis se couvrir et leurs visages s’allonger, il n’y a répugnance 
qui tienne et l’on fait de moi ce qu’on veut. 

Dès le samedi au soir, les marchands forains s’étaient établis 

1. De V Encyclopédie. 

2. Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de Vannée 1760^ 
Genève, 1760, in-8. Voir dans la France littéraire (art. Voltaire^ n° 224) la liste 
des pièces composant ce volume et rassemblées, par les soins de Morellet. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


453 


dans l’avenue, sous de grandes toiles tendues d’arbre en arbre. 
Le matin, les habitants des environs s’y étaient rassemblés ; on 
entendait des violons ; l’après-midi on jouait, on buvait, on 
chantait, on dansait, c’était un foule mêlée de jeunes paysannes 
proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du 
rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau 
de paille sur la tête et l’écuyer sous l.e bras. Sur les dix heures 
les hommes du château étaient montés en calèche, et s’en étaient 
allés dans la plaine. A midi, M. de Villeneuve' arriva. 

Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous 
y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable. 

Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait 
peindre et M'”* d’Épinay était appuyés sur le dos de la chaise 
de la personne qui le peignait. 

Un dessinateur assis plus bas, sur un placet*, faisait son 
profil au crayon. Il est charmant, ce profil ; il n’y a point de 
femme qui ne fût tentée de voir s’il ressemble *. 

M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière bro- 
chure que je vous ai envoyée. 

Je jouais aux échecs avec M™* d’IIoudetot. 

La vieille et bonne M'"* d’Esclavelles, mère de M™* d’Épinay, 
avait autour d’elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec 
leur gouverneur. 

Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient, 
l’une à la main, l’autre au tambour. 

Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti. 

M. de Villleneuve fit son compliment à la maîtresse de la 


1. M. Vallet de Villeneuve, qui épousa, en 1769, la fille de Dupin de Fruncueil, 
ami de M"^* d’Épinay et grand’père de George Sand. 

2. Petit siège qui n’a ni bras ni dossier (Littré). 

3. Le portrait de Grimm fut peint par la jeune fille qui fit aussi celui de Dide- 
rot, dont il est question dans la lettre xxxviii. C’est probablement celui qu’une 
demoiselle Lechevalier exposa, en 1761, le jour de la Fête-Dieu, à la place Dau- 
phine. Le « dessinateur assis plus bas » était Garand, qui peignit quelques jours 
après un portrait de Diderot, pour faire pendant à celui de M"'*' d’Ëpinay ; a c’est 
vous dire en un mot à qui ils sont destinés, » ajoute Diderot. « Un certain 
(( barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil 
c( cent fois plus ressemblant », écrit Grimm, en 1767, à propos du dessin de 
Greuze, gravé par Saint-Aubin. On a vu (t. XI, p. 221) que c'était aussi l’opinion 
de Diderot lui-même. 



454 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un 
mot. M‘"® d’Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques 
propos jetés lestement, j’ai même conçu qu’il avait quelque 
tort avec elle. 

L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté 
M"® d’Épinay’^et de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute 
la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes 
splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; ah ! mes 
amies, quelles glaces! c’est là qu’il fallait être pour en prendre 
de bonnes, vous qui les aimez. 

Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je 
vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du 
clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi 
par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, 
de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c’était Érnilie 
à quinze ans. Les applaudissements qui s’élevèrent autour d’elle 
lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un 
embarras charmant. On la fit chanter ; et elle chanta une chan- 
son qui disait à peu près : 

Je cède au penchant qui m’entraîne; 

Je ne puis conserver mon cœur. 

Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la re- 
gardais, et je pensais au fond de mon cœur que c’était un ange, 
et qu’il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher 
avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve : Qui 
est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là ? Il 
est si bien. Mais nous n’avons pas, M. de Villeneuve et moi, les 
mêmes principes. S’il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait 
assez à les instruire ; il dit que c’est un autre genre de beauté. 

11 était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de 
M«»e votre mère, de M"*® Le Gendre. Il m’apprit qu’il avait passé 
trois mois à la campagne où vous êtes. « Trois mois^ c'est bien 
pim de temps qu'il rien faut pour devenir fou de J/'"® Le 
Gendre. — Il est vrai, mais elle se communique si peu ! — Je 
ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu'elle. — 
Elle a raison. — Volland... est une femme d'un mérite rare. 
— Et sa fille aînée... — Elle a de l'esprit comme un démon. — 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 455 

Elle a beaucoup d’esprit ; mais c’est sa franchise surtout qui me 
plaît. Je gagerais presque qu’elle n’a pas fait un mensonge 
volontaire depuis qu’elle a l’âge de raison. » 

Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit.rentrer les 
violons et l’on dansa jusqu’à dix ; on sortit de table à minuit ; 
à deux heures au plus tard nous étions tous retirés; et la 
journée se passa sans l’ennui que j’en redoutais. Cependant si 
j’avais été à Paris, une lettre de mon amie, que Damilaville 
m’aurait remise et que^’atiends encore, m’aurait fait plus de 
plaisir mille fois. Il faut espérer que quelqu’un me l’apportera 
dans le jour; ou qu’au pis-aller M. Grimm, qui part, me l’en- 
verra ce soir. 

Où êtes-vous? Est-ce à Ghâlons ? M’oubliez-vous là dans le 
tumulte des fêtes et dans les bras de votre sœur? Madame, mé- 
nagez un peu sa santé, et songez que le plaisir a aussi sa fatigue. 

Combien de temps resterez-vous encore à Ghâlons ? Si par 
hasard cette lettre ne vous y trouvait plus, que deviendrait-elle? 

Eh bien, ils se sont vus? Que se sont-ils dit? De quoi sont- 
ils convenus ? Je vous avais priée d’excuser mon silence auprès 
de lui ; y aurez-vous pensé ? 

Si vous trouvez un moment favorable, saisissez-le pour offrir 
tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère. 
Ne m’oubliez pas auprès de M. Le Gendre. 

J’ai demandé à M de Villeneuve des nouvelles de M. de S..., 
et il m’a répondu qu’il se portait à merveille et qu’il attendait 
madame sur la fin d’octobre. Je lui disais de M™® B... « Il faut 
convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un 
enfant à cette petite femme qui n’a qu’un souille de vie 1 cette 
aventure ne lui serait jamais arrivée avec un amant. » Cepen- 
dant il me regardait avec attention ; mais j’étais du sérieux le 
plus ferme et le plus bête. Je suis sûr qu’il s’y est trompé, et 
qu’il en a ri. 

Le Baron dut arriver hier soir à Paris ; et nous pourrions 
l’avoir à dîner aujourd’hui. S’il nous restait jusqu’à mercredi, 
je m’en retournerais avec lui, et nous passerions la grande ville 
sans mettre pied à terre. Au reste, les mesures sont prises, et 
vos lettres, toujours adresssées à Damilaville, me parvieridr<î|a 
sûrement au Grandval. 

J’ai vu toute la famille d’Épinay. Avec quelques différences 



456 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

dans les caractères, ils ont plusieurs excellentes qualités com- 
munes. M. d’Épinay est Taflabilité même. Ce sera un jour bien 
triste pour Grimm et pour son amie que celui qui nTen séparera. 
Pour moi, je ne distingue plus ni les lieux, ni les temps, ni les 
circonstances; votre absence a tout mis de niveau; je porte 
partout sui^la poitrine un poids qui me presse sans cesse et qui 
m'étouffe quelquefois. 0 mon amie! si vous souffriez seulement 
la moitié de mon ennui, vous n’y résisteriez pas. Si c’est votre 
retour qui me doit soulager, quand donc revenez-vous? Lorsque 
Daphnis revit sa Ghloé, après un long et cruel hiver qui les 
avait séparés, la première fois sa vue se troubla, ses genoux se 
dérobèrent sous lui, il chancelait, il allait tomber, si Chloé ne 
lui avait tendu les bras pour le soutenir. Mon amie, si par quel- 
que enchantement je*vous retrouvais tout à coup à côté de moi, 
il y a des moments où j’en pourrais mourir de joie. Il est sûr que 
je ne connais ni bienséance, ni respect qui puisse m’arrêter. Je 
me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma 
force, et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu’à 
ce que le battement fût revenu à mon cœur, et que j’eusse 
recouvré la force de m’éloigner pour vous regarder. Je vous 
regarderais longtemps avant que de pouvoir vous parler : je 
ne sais quand je retrouverais la voix, et quand je prendrais 
une de vos mains et que je la pourrais porter à ma bouche, à 
mes yeux, à mon cœur. J’éprouve, à vous entretenir de ce 
moment et à l’imaginer, un frissonnement dans toutes les parties 
de mon corps, et presque la défaillance. Ah 1 chère amie, com- 
bien je vous aime, et combien vous le verrez lorsque nous 
serons rendus l’un à l’autre! 

N’êtes-vous pas une cruelle femme? Si j’étais à côté de vous, 

je crois — Eh bien! que feriez- vous? — Je devrais vous 

gronder, et je vous baiserais... Imaginez que ma dernière est à 
Châlons contre-signée Courteilles (c’est encore un paquet), et 
que celle-ci y allait aussi et que de quinze jours vous n’auriez 
entendu parler de moi, si M. Grimm n’avait été arrêté par l’envie 
d’entendre encore notre petite clavecinière; d’où il est arrivé 
qu’il est parti tard, que j’ai reçu votre douzième, que je lui ai 
recommandé la mienne, et que la voilà qui, changeant d’enve- 
loppe et d’adresse, s’en va chez M. Gillet. Ne faites plus de ces 
fautes-là, je vous en prie. Eh bien ! vous ne me dites rien, ni 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 457 

du Discours sur la Satire des philosophes, ni de la tragédie de 
Tancrède. Bonsoir, mon amie, bonsoir. 


XXXVII 


17 septembre 1760. 

Je VOUS écris à la hâte; un de nos peintres s’en retourne 
dans un quart d’heure, et il faut qu’il se charge de ce billet 
pour l’hôtel de Clermont-Tonnerre, l’y renferme un mot de 
grimoire. Je ne vous demande plus rien sur l’arrangement qui 
s’est fait entre le philosophe et notre chère sœur. J’avais ployé 
toutes vos lettres sur mon bureau, j’allais répondre à ce que je 
pouvais avoir laissé en arrière ; mais depuis cinq ou six jours 
cette maison est si tumultueuse que la nuit est fort avancée 
lorsqu’on pourrait disposer d’un moment. 

Il vient de m’arriver un petit accident. J’étais allé me pro- 
mener autour d’une grande pièce d’eau sur laquelle il y a des 
cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu’aussitôt 
qu’on en approche ils viennent à vous à grand vol. Je m’amusais 
à les exercer, et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur 
empire, aussitôt je leur apparaissais à l’autre. Pour cet effet il 
fallait que je courusse de toute ma vitesse; ainsi faisais-je, 
lorsque je rencontrai devant un de mes pieds une barre de fer 
qui servait de clef à ces ouvertures qu’on pratique dans le voi- 
sinage des eaux renfermées. et que l’on appelle des regards. Le 
choc a été si violent que l’angle de la barre a coupé en deux, 
ou peu s’en faut, la boucle de mon souliers; j’ai eu le cou-de- 
pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m’a pas empêché 
de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoulle, la jambe 
étendue sur un tabouret. On a pris ce moment de prison et de 
repos pour me peindre ; on refait de moi un portrait admirable. 
Je suis représenté la tête nue, en robe de chambre, assis dans 
un fauteuil, le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci ser- 
vant d’appui à la tête, le cou débraillé, et jetant mes^ regards 
au loin, comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet sur 



Zij8 lettres a mademoiselle volland. 

cette toile; j’y vis, j’y respire, j’y suis animé; la pensée paraît 
à travers le front. On peint M™® d’Épinay en regard avec 
moi; c’est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont 
destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés molle- 
ment Tun sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle 
regardait d» côté; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban 
qui lui ceint le front; quelques boucles se sont échappées de 
dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge; les autres se 
répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son 
vêtement est simple et négligé. Je comptais retourner ce soir à 
Paris; mais mon accident et ces portraits me retiendront ici 
jusqu’à dimanche. Dimanche nous partirons tous. M. Grimm ira 
le mardi à Versailles; d’Épinay, le lundi au Grandval; 
moi je resterai à Paris. Je suis arrivé à la Chevrette au moment 
ou Sauriii en partait pour aller à Monligny chez M. Trudaine; 
nous en avons reçu deux ou trois lettres charmantes, moitié 
vers et moitié prose. Il y en a une, la dernière, où, sous pré- 
texte de me donner des conseils sur le danger qu’il y a à regar- 
der de trop près de grands yeux noirs, il y fait une déclaration 
très-fine à d’Épinay. Cela l’a rendue d’abord un peu 
soucieuse. Son souci a fait le sujet d’une de nos conversations, 
ou de plusieurs excellents propos qu’elle m’a tenus, je n’en ai 
retenu qu’un que je vous prie de rendre à votre sœur. Je lui 
disais, comme m’avait dit cette sœur au Palais-Royal, un jour 
que je lui conseillais d’arrêter tout de suite celui qu’on ne vou- 
lait point engager, qu’on s’exposait à un ridicule quand on 
refusait des avances qu’on pouvait nier et qui n’avaient point 
été faites; elle me répondit qu’il valait mieux s’exposer à un 
ridicule que de compromettre le bonheur d’un honnête homme. 
Voilà une phrase bien entortillée, mais vous l’entendrez. Adieu, 
ma tendre amie, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes sen- 
timents les plus tendres sont pour vous; mes sentiments les 
plus respectueux pour M'"® Le Gendre. 

P. S. On m’obsède, et je ne sais ce que j’écris. Je ne per- 
drai aucune occasion de vous donner de mes nouvelles. Je vous 
demande, dans quelques-unes de mes lettres que vous n’avez 
point encore reçues, l’explication d’un si suivi de plusieurs 
points ; vous me direz aussi ce qui a pu déranger votre voyage 
à Châlons. Je vois, par la lettre en grimoire, que M"‘® Le Gendre 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). /i59 

est ou sera incessamment avec vous. Je suis devenu si extra- 
vagant, si injuste, si jaloux ; vous m’en dites tant de bien ; vous 
souffrez si impatiemment qu’on lui remarque quelque défaut, 
que... je n’ose achever! Je suis honteux de ce qui se pa.sse en 
moi ; mais je ne saurais l’empêcher. Madame votre mère prétend 
que votre sœur aime les femmes aimables, et il est sûr qu’elle 
vous aime beaucoup. Adieu ! je suis fou. Voudriez-vous que je 
ne le fusse pas? Adieu, adieu. Ai-je longtemps encore à dire ce 
triste mot? 


XXXVlll 


Le .. scptombre 1760. 

J’éprouve le meme ennui que vous. L’abbé Galiaiii vient 
d’arriver. Ses contes ne m’amusent plus comme auparavant; 
j’étais mieux entre M. Grimm et son amie, Grimm a un peu 
déplu à M’"® d’Ëpinay ; il ne désapprouvait pas assez le propos 
d’un homme de notre connaissance, appelé M. Venel, qui disait 
qu’il fallait garder la probité la plus scrupuleuse avec ses amis, 
mais que c’était une duperie d’en user mieux avec les autres 
qu’ils n’en useraient avec nous. Nous soutenions, elle et moi, 
qu’il fallait être homme de bien avec tout le monde sans distinc- 
tion. L’abbé Galiani m’a beaucoup déplu, à moi, en confessant 
qu’il n’avait jamais pleuré de sa vie, et que la perte de son 
père, de ses frères, de ses sœurs, denses maîtresses ne lui avait 
pas coûté une larme, il m’a paru que cet aveu n’avait pas 
moins choqué M'*'® d’Épinay. 

M. de Saint-Gény a la poitrine faible, et il est assujetti à un 
travail de bureau qui le tuera. Voilà tout. Le si dont je vous 
parle n’est point un doute; il ressemble plutôt à un souhait : 
c’est la suite d’un grand éloge de votre sœur. Ne m’exhortez 
plus à la sobriété; depuis plusieurs jours, je mange très-peu. 
Le Discours sur la Satire des philosophes n’est pas de M. de 
Saint-Lambert, ni YÊpitre de Satan à Voltaire de Palissot, 
mais d’un M. de Rességuier, qui s’est fait mettre à la Bastille, 
il y a quelques années, pour des vers très-violents et très -bien 



ZiGO LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

faits contre le roi et de PompadourL C'est Tabbé d'Olivet 
qui a été Téditeur de cette mauvaise Épître, et M. de Pompignan 
le censeur. On a découvert cela par les femmes. 

Votre jeune mariée de Sandrin est une folle. On disait hier 
au soir deux choses qui m’ont frappé. La première, c’est qu’assez 
communément à l’âge de dix-huit ans, temps fixé pour les vœux 
religieux, les jeunes personnes des deux sexes tombaient dans 
une mélancolie profonde. La seconde qu’on ne savait tendrement 
aimer que dans les contrées superstitieuses. J’aurais décidé 
comme la Sorbonne. Me voilà revenu à celte tirade de votre 
sœur contre les hommes ou plutôt contre moi. Le correctif qui 
la termine ne signifie rien. La politesse excepte toujours celui 
à qui l’on parle; mais la sottise serait à se tenir pour excepté. 
Cette femme est injuste et vaine. Il lui faudrait un amant; il 
faudrait que cet amant fût parfait, il faudrait qu’il lui fût en- 
tièrement dévoué, et il faudrait qu’il sc trouvât suffisamment 
récompensé de l’honneur de la servir. La religion exige moins 
de nous. 

Nous avons eu ici les quatre sœurs, toutes charmantes, mais 
surtout Jeannette. C’est celle qui chante, qui peint et qui joue 
du clavecin comme un ange! Je voudrais que vous la vissiez. 
On peut avoir vu au clavecin autant et plus de talent, mais 
rarement autant d’innocence et de modestie. On la regarde avec 
plus de plaisir encore qu’on ne l’entend. Mais ce qui passe, 
c’est l’indifférence pour les éloges que ses talents lui méritent. 
On dirait qu’elle se prise au dedans d’elle-même de quelque 
qualité secrète qu’on ignore et qui mériterait bien autrement 
l’admiration. C’est comme une belle femme qui porte une grande 
âme et qu’on loue de sa beauté. Elle vous remercie d’une ma- 
nière si froide, si dédaigneuse! C’est comme si elle nous disait: 
Vous vous en tenez à l’écorce; ce n’est pas cela. Je gage que 
si vous lisez cet endroit à votre sœur, elle s’y reconnaîtra. Cette 
femme est vaine, vous dis-je ; j’avouerai cependant que cela lui 
ressemble un peu et que je ne saurais me le dissimuler. Qu’elle 


1. M. de Rességuier, chevalier de Malte, fut enfermé non à Bastille, mais au 
château de Pierre-Encise, pour son Voyage d’Amathonte^ ouvrage mêlé de prose 
et do vers, imprime et supprimé en 1759, très-violent pamphlet contre M®*" de, 
Pompadour. Voir sur Rességuier une étude de M. II. Bonhomme, /{evue Brilan^ 
nique, juin 1875. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


461 


dise de Philémon et de Baucis ce qu*il qu’il lui plaira ; je lui 
prouverai, avec le temps, que les amants fidèles et constants 
seraient plus communs si les pareilles de ma Sophie se rencon- 
traient plus souvent. 

Gardez-vous bien de juger mon ami d’après les apfSarences. 
Je ne saurais accepter la préférence que vous m’accordez sur lui. 

Vous vouliez donc qu’Aménaïde et Tancrède fussent heureux. 
Eh bienl écoutez. J’ai soutenu à Saurin que cela devait être, et 
que le cinquième acte, comme le poëte l’a fait, était k contre- 
sens. Grimm pensa avec.jmoi qu’on aurait pu arracher du spec- 
tateur des larmes de joie, comme on lui en a fait répandre de 
tristesse. Le Joueur est entre les mains de M. d’ Argentai, qui 
en a désiré la lecture ; nous verrons ce qu’il en dira. Je ne crois 
pas que les changements que notre goût présent exige fussent 
aussi considérables que vous l’imaginez. Voilà le spectateur bien 
préparé à celui des décorations. 

Dieu soit loué! mes lettres vous parviennent, et les dates 
doivent vous reprocher la tracasserie que vous m’avez faite 
avec M"‘° Le Gendre, que vous servez selon son esprit, en 
lui donnant occasion de dire du mal de moi, et de m’envelop- 
per dans la classe nombreuse de ceux qu elle a juste raison de 
mépriser. Il est vrai qu’à la suite d’une page d’invectives adres- 
sées à tous, il vient un petit mot qui me sépare; mais quel 
effet a ce petit mot froid, après la chaleur d’une longue décla- 
mation? Il reste au fond du cœur que c’est ainsi que sont les 
hommes, et j’en suis un. En attendant que vous sachiez si vous 
irez ou non à Châlons, je vous écrirai toujours par Vitry. 

d’Épinay reçoit des lettres charmantes de M. de 
Voltaire. Il disait, dans une des dernières, que le diable avait 
assisté à la première représentation de sous la figure 

de Fréron, et qu’on l’avait reconnu à une larme qui lui était 
tombée des loges sur le bout du nez, et qui avait fait phh^ 
comme sur un fer chaud ^ . 

Je ne fais rien; j”ai l’âme malade et le pied brisé. Le por- 
trait de d’Épinay est achevé ; elle est représentée la 
poitrine à demi nue ; quelques boucles éparses sur sa gorge et 


1. Cette lettre manque dans la Correspondance générale de Voltaire, et dans 
les Mémoires de M'"« d'Épinay. 



462 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

sur ses 'épaules; les autres retenues avec un cordon bleu qui 
serre son front; la bouche entr’ouverte ; elle respire, et ses 
yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et 
de la volupté. 

Nous avons eu aujourd’hui à dîner une femme en homme. 
C’est une M”' Gondoin, jolie comme un cœur. J’étais assis 
à côté d’elîe, et nous avons beaucoup causé. J’ai cru qu’elle 
mourrait de rire d’un mot naïf que j’ai dit à notre curé, qui 
est un des plus gros garçons qui se voient : c’est qu’on pourrait 
le baiser pendant trois mois de suite sans baiser deux fois dans 
le même endroit; et d’un autre, à propos de quelqu’un qui 
disait qu’il y avait plus de sots dans ce monde-ci que partout 
ailleurs; j’ajoutais que cet homme avait beau les compter, il en 
oubliait toujours ui\. On a l’esprit si libre à la campagne qu’il 
ne faut presque rien pour amuser beaucoup, surtout quand ou 
n’a pas l’âme chagrine. 

Vous attendez donc M"”’ de Solignac vers le commencement 
d’octobre ? Je crains bien que vous ne vous mécomptiez, 
et qu’elle n’arrive que dans les premiers jours de novembre. 
Pour moi, je ne vous attends pas plus tôt. 11 nous est venu 
quelques virtuoses, entre lesquels M. de La Live. Mon portrait 
était sur le chevalet; ils en ont tous parlé comme d’une très- 
belle chose, et pour la ressemblance, et pour la position, et 
pour le dessin, pour la couleur, et pour la vie. Cependant la 
sœur aînée de celle qui l’a peint était debout dans un coin et 
pleurait de joie des éloges qu’on donnait â sa cadette. 

Nous partons tous ce soir pour Paris. J’accompagnerai 
M”" d’Épinay, qui va passer au Grandval les jours que Grimm 
s’éloigne d’elle pour aller à la cour. Nous reviendrons mercredi, 
elle pour regagner la Chevrette", moi pour arranger mes 
paquets et ramasser de la besogne pour le reste de la saison 
que je passerai chez M®® d’Aine. Continuez de vous bien 
porter. Aimez-moi; dites-le-moi ; aimez-moi tendrement; 
dites-le-moi souvent. La douleur s’est emparée de mon âme, 
et, si vous souffrez qu’elle s’y loge, je crains bien que ce ne 
soit à demeure. Quand j’aurais été coupable, comme votre sœur 
l’a cru, n’y avait-il pas un rôle plus doux, plus honnête à faire 
que celui de m’accuser? Adieu! Mon respect à madame votre 
mère. Ah ! Sophie, la vie est une bien mauvaise chose pour les 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ù63 

âmes sensibles ; elles sont entourées de cailloux qui les choquent 
et les froissent sans cesse. 


XXXIX 


Le . . septembre 1 760. 

Me voilà aux môme^ lieux où j’étais l’an passé : y suis-je 
plus heureux? Non. Quoi donc! trente ans d’expérience du passé 
ne sulBsent pas pour désabuser de l’avenir! La peine me sur- 
prend toujours, et lorsque le plaisir vient, il semble que je m’y 
sois attendu. 

Nous avons tous quitté la Chevrette dimanche au soir, et 
nous sommes arrivés, M‘““ d’Épinay et moi, lundi, entre une 
heure et une heure et demie, au Grandval, où nous avons 
trouvé le père Hoop, le Baron, M. d’Alinville, M’"' d’Aine et 

d’Holba('h. 

M""' d’Aine est toujours la même. Nous avons dîné comme 
vous savez qu’on dîne ici ; c’est la seule maison où il me faille 
un grand exercice le soir, et du thé le matin. 

Après dîner, les femmes sont rentrées; nous les avons aban- 
données à leurs petites confidences, car c’est un besoin qui les 
presse, quand elles ont été quelque temps sans se voir ; et nous 
avons tenté une longue promenade, quoique la terre fût molle, 
et que le ciel, qui se chargeait vers le couchant, nous menaçât 
d’un orage. 

Je les ai revus, ces coteaux où je suis allé tant de fois pro- 
mener votre image et ma rêverie, et Cheiinevières qui couronne 
la côte, et Champigny qui la décore en amphithéêire, et ma 
triste et tortueuse compatriote, la Marne. 

On nourrit à Chennevières les deux filles de M‘”“ d’Holbach. 
L’aînée est belle comme un chérubin ; c’est un visage rond, 
de grands yeux bleus, des lèvres fines, une bouche riante, la 
peau la plus blanche et la plus animée, des cheveux châtains 
qui ceignent un très-joli front. La cadette est un peleton d’em- 
bonpoint où l’on ne distingue encore que du blanc et du vermillon. 

Sur les sept heures nous étions revenus et reposés. Nos 



46!i LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN D. 

dames s^étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet 
d’institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous 
avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main. 

La bonne conversation que je vous rendrais, si j’en avais 
le loisir! Il s’agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en 
sont enthousiastes, et il y a de quoi l’être, si ce que l’on raconte 
de la sagesse de ces peuples est vrai; mais j’ai peu de foi aux 
nations sages. 

Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient 
assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le mo- 
narque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gour- 
manderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire 
de son vivant. 

Ce conseil, à 1^ Chine, est composé de douze mandarins. 
Ils s’assemblent tous les jours. 11 y a dans le lieu de leur assem- 
blée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d’une 
couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui 
serviront à l’iiistoire du règne. Ces mémoires forment déjà une 
collection de trois à quatre cents volumes. 

Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir com- 
ment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d’un 
méchant; un homme de bien ne l’aurait point eue. 11 fit ouvrir 
le coffre sacré, et il trouva que l’injustice de son administra- 
tion y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre 
en fureur; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témé- 
rité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fut pas oubliée 
dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau prési- 
dent du conseil eut encore la tête coupée; celui qui succéda 
subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête 
féroce; il était précédé d’un esclaVe qui portait son cercueil; 
et voici comment il parla : « Tu vois que je ne crains pas la 
mort, car voilà la bière et ma tête. C’est en vain que tu 
espères imposer silence à la vérité; il restera toujours une 
voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu’on me frappe; j’aime 
mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu 
d’égorger tous les honnêtes gens de son empire. » 

Le monarque, frappé de l’intrépidité de ce mandarin, s’ar- 
rêta et devint meilleur ; et quand il fut meilleur, je gage qu’il 
ne fit plus ouvrir le coffre. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. m 

C’est à vous, chère amie, que je rapporte mes actions lés 
plus indifférentes; si j’entends quelque chose qui me plaise, il 
me semble .que ce soit pour vous en faire part que ma mémoire 
veut bien s’en chargei*. 

On dit encore à l’honneur des Chinois d’autres choses qu’on 
ne me trouva pas disposé à croire. Je prétendis que les hommes 
étaient presque les mêmes partout, qu’il fallait s’attendre aux 
mêmes vices et aux mêmes vertus. 

{Le reste de la lettre manque.) 


XL 


Le 27 septembre 1760. 

{Les huit premières pages de la lettre manquent.) 

Si le portrait admirable est plus ressemblant que celui que 
vous avez? Il n’y a pas de comparaison. J’ai dans le vôtre un 
petit air fade, doucereux et malade; dans celui qu’on a fait, je 
vis, je pense, je réfléchis. Ceux qui me connaissent se récrient ; 
ceux qui ne me connaissent pas en font autant. C’est que c’est 
une belle chose, dont le mérite de la ressemblance, qui est 
parfaite, est pourtant le moindre. La tête est tout entière hors de 
la toile, elle est nue; vous seriez tentée d’aller passer vos bras 
par derrière pour l’embrasser et la baiser. Ces yeux pleins de 
feu regardent au loin. Oui, il est en grand, on m’y voit jus- 
qu’au milieu dn corps; une main posée contre le visage sou- 
tient la tête ; et le bras de cette main est soutenu par l’autre 
bras dont la main est placée sous le coude du premier. Hélas! 
non, je ne l’aurai pas, celui de mon ami 1 on en a fait deux, un 
grand et un petit; on garde le petit, et l’on regrette l'autre, qui 
est destiné pour un frère qui est à Francfort ou à Vienne. Je 
crois vous avoir déjà dit tout cela, mais vous n’y entendez rien. 
Ce n’est pas lui qui se fait peindre pour elle, c’est elle qui le 
fait peindre pour elle et pour lui. 

Nous arrivons à cinq heures; il avait oublié le rendez-vous. 

30 


xvni. 



466 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND. 

J’ai su cela le lendemain; on en avait la larme à l’œil, et tout 
en pleurant on disait : C’est que ses affaires l’occupent si fort, 
qu’il ne peut penser à rien ; c’est qu’il est bien à plaindre et 
moi aussi ; et on l’excusait avec une bonté qui me touchait infi- 
niment. Pour moi, je me taisais ; et elle disait : Mais vous ne me 
dites riei}^ philosophe! est-ce que vous croyez qu’il ne m’aime 
pas? Que diable voulez-vous qu’on réponde à cela! dire la 
vérité, cela ne se peut; mentir, il le faut bien. Laissons-la du 
moins dans son erreur; le moment qui la détromperait serait 
peut-être le dernier de sa vie. C’est cette Sophie-là d’isle qui est 
aimée! c’est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui 
est aimé! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à 
M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffon- 
nage, du moins apx endroits où je vous peins ma tendresse! 
Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous 
usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre 
mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau : c’est un Mémoire 
d’expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un labou- 
reur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses 
frais ^ L’histoire du czar Pierre va paraître *; incessamment 
nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que 
je vous en envoie un. 

A propos des Chinois, j’ai oublié de vous dire dans ma der- 
nière lettre qu’il était permis d’y avoir de la religion, pourvu 
que ce ne fût pas de la chrétienne; toutes les autres sont tolé- 
rées, entendez-vous? tolérées, les autres; pour le christia- 
nisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous 
sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n’ont jamais pu 
s’accommoder d’un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son 
fils, et d’un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse 
Jui-même crucifier. Et puis ils disent : Si votre religion est né- 
cessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne 

1. Mémoire concernant le détail et le résultat d'un grand nombre d'expériences 
faites Vannée dernière par un laboureur du Vexin pour parvenir à connaitre ce 
qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire cette corruption. Paris, 
Tmpr. royale, I7ü0. (Par de Gonfrcville, fermier de Sieurey, près Vernon.) Grimm 
en rend compte au mois de novembre 1760 de sa Correspondance. 

2. Le premier volume de VHistoire de Vempire de Bussie sous Pierre le Grmdy 
par Voltaire, parut en 1760. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. WV 

nous Tait pas fait connaître plus tôt» car nous sommes des 
hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s’il 
n’y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sontdoric 
damnés! nos pères qui étaient si honnêtes gens! -^oh! nous 
aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux. 
Que sais-je quoi encore? 

J’ai beau vous dire du mal de votre »œnr, il faut, tout bien 
considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu’il n’y en 
ait rien du tout au fond de mon cœur ; car je sens que c’est 
pour elle que j’écris totît ceci ; est-ce que si je n’étais pas rem- 
pli d’amitié, d'estime, d’attachement pour elle, si je n’avais pas 
les mêmes sentiments que vous, j’aimerais tant à causer avec 
elle? Non, madame, je vous hais, je re veux plus causer avec 
vous; qu’est-ce que cela vous fait? Je suis un homme, et vous 
les méprisez tous. Oh! quelque jour j’aurai mon tour, et je ferai 
aussi une bonne sortie contre les femmes ; mais il faut que je 
sois à mon aise, et que je n’aie rien de mieux à vous dire. 
Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j’aurai choisi pour dire 
du mal des femmes, j’oublie que vous en êtes une; mais je ne 
l'oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruelle- 
ment, et je satisferai mon cœur en même temps; je ferai l’éloge 
de son sexe. Adieu; je ne sais plus ce que j’écris; je veux être 
gai et je ne saurais. J’écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le- 
champ, s’il vous plaît. 


XLI 


Le 30 septembre 1761). 

Tenez, mon amie, votre Dem.... n’était bon arien : il n’y 
avait pas assez d’étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour 
faire un fripon. S’il n’est pas encore complètement stupide, 
cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d’œil sur les 
conséquences et les contradictions des hommes, et l’on voit que 
la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère 
comme sans physionomie ; ils ne sont décidés ni pour le vice 
ni pour la vertu; ils ne savent ni immoler les aütrès, ni se 



468 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


sacrifier ; et, soit qu’ils fassent le bien, soit qu’ils fassent le 
mal, ils sont malheureux, et j’en ai pitié. Ces idées tiennent à 
d’autres que j’établissais hier à table, assez imprudemment ; 
car la pâture était forte pour nos petits estomacs. C’est que je 
ne pouvais m’empêcher d’admirer la nature humaine, même 
quelquefoie quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a 
condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain 
de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus sédi- 
tieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d’autres volent 
et s’exposent au supplice même qu’ils ont sous les yeux. Quel 
mépris de la mort et de la vie ! Si les méchants n’avaient pas 
cette énergie dans le crime, les bons n’auraient pas la même 
énergie dans la vertu. Si l’homme affaibli ne peut plus se por- 
ter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands 
biens; en cherchant à l'amender d’un côté, vous le dégradez de 
l’autre. Si Tarquin n’ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas 
son poignet sur un brasier ardent; cela est singulier; on est en 
général assez mécontent des choses, et l’on n’y toucherait pas 
sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature 
humaine, on en vint à cette question : Comment il arrivait que 
des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient 
en tout; en sorte qu’on dirait que les uns semblaient de toute 
éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l’in- 
fortune? Je répondis que la vie était un jeu de hasard; que les 
sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de 
leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection ; ils 
quittent les dés lorsque la chance allait tourner; en sorte que, 
selon moi, un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux 
sont deux êtres qui n’ont pas assez vécu. Et puis voilà comme 
nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, 
et moi deux des vôtres. Un écart d’imagination, dites-vous? une 
vivacité non réfléchie? Fort bien; mais des esprits mal faits 
qui en voudraient à notre bonheur ne s’y prendraient pas autre- 
ment. C’est ainsi qu’ils réussiraient à me rendre indifférent à ma 
Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère ; et oà est la délicatesse ? 
C’est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir 
les, petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, 
humilier , desservir , et à avoir pour ses amis et à leur dérober 
tous ces ménagements légers qu’ils ne sont pas en droit d’exi- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 469 

ger des indifférents, et qu’ils attendraient inutilement de la 
grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont inca- 
pables... Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rap- 
proche sans cesse de Tidée que je me suis formée de votre 
esprit et de votre caractère, et que cette mesure n’est pas com- 
mune. La plupart des autres s’y trouveraient bien petits. Ces 
riens, 'que je ne ferai pas l’honneur à la foule de remarquer en 
elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que 
vous n’eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que 
vous attendiez de mortout ce que vous attendriez de Dieu, s’il 
avait ma bonté ou si j’avais sa puissance, et que vous soyez sur- 
prise toutes les fois que je me tromperai votre attente. Si je 
suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c’est que je meurs 
de passion pour vous; si je me fâche si vite contie elle, c’est 
que personne au monde ne l’estime plus que moi. O femmes! 
vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai 
dire et faire tout ce qu’il vous plaira! J’aime ceux qui me gron- 
dent, et je gronde volontiers ceux que j’aime; et, quand je ne 
gronde plus, je n’aime plus. De tous ceux qui me touchent de 
près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le 
plus fréquemment; si je me préfère en ce point à mes amis, 
c’est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de 
me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs. 

Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas 
aux couleurs dont je l’ai peinte. Vous voyez que je vous réponds 
à présent à votre seconde lettre. C’est apparemment que, la 
colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés. 
Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre 
M*"® Geoffrin qui l’avait bien ou mal à propos contristé. « Mort^ 
DieUj disait-il, si elle me' fâche ^ quelle y prenne gardc^ je 
la peindrai. » Moi, je dis le contraire de Greuze : Mort-Dieu, 
si elle me fâche encore, qu’elle y prenne garde, je ne la pein- 
drai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l’innocence de sa 
conduite avec le bon Marson et l’honnête Vialet. J’en appelle à 
son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends 
dans sa déclamation : c’est qu’elle s’adresse à tous les hommes, 
et que j’en suis un ; et, si vous voulez en convenir, pendant que 
vous la lisiez, vous ne distinguiez personne; il a fallu que la 
réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous 



!i70 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en 
vous-même : Ah I chère sœur I grâce pour celui-là I il n’en est 
pas. 11 s’établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle 
m’accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de 
la sentence ; j’étais donc condamné, et vous travailliez à m’ab- 
soudre d’upe impression méditée par elle et peut-être même 
par vous. Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse; celui 
qui décrie l’amitié, en général, tend à m’indisposer secrète- 
ment contre mes amis ; celui qui se joue de la sincérité des 
serments passionnés devant celle que j’aime cherche à lui 
Tendre ma conduite et mes .sentiments suspects et m’indigne. 
Mais laissons cela. 

Je suis à présent à la Chevrette ; c’est de là que je vous 
écris. Demain je sarai de retour à Paris ; nous avons trop de 
monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle; les indilTé- 
rents s’interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent 
plus. Hier j’étais à souper à côté de M"»' d’Houdetot, qui 
disait : « Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, 
la promenade, l’opéra et la comédie; et je n’allai point dans le 
inonde, et je ne vis rien, et j’en fus pour mes frais. » Ces frais 
firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta : « C’est mon 
voisin qui boit le vin, et c’est rtioi qui m’enivre,. » En effet, 
j’avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédai- 
gnais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu 
soit loué ! ils feront de l’exercice ; nous serons un peu plus 
ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous. 

Je n’ai point vu M"' Boileau; mais peu s’en est fallu que 
M. de Villeneuve ne m’ait enlevé en cabriolet pour me con- 
duire ici. M. Grimm, qui l’avait rencontré à Paris, je ne sais 
où, lui en avait donné la commission, qu’il avait acceptée. Si 
M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte; 
je m’acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous 
embrasserai ! j’en ai d’avance le cœur serré, et j’en pleure de 
joie. 11 y a peu de jours où je ne me transporte de la pensée à 
ce moment; il est impossible que je vous peigne ce que je 
deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cher- 
che si vous vous êtes bien portée, si c’est vous, si c’est toujours 
ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l’aime si 
tendrement et qui l’a si longtemps attendue. Je vous dévore des 



f LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND. 

yeux ; mes lèvres tremblent ; je voudrais vous parler ; je né 
saurais. Mais que deviens-je lorsque celte illusion disparaît 
et que je me trouve seul? Je suis fâché que M“® Clairet sort 
indisposée; je vous prie de lui dire qu*il est impossible que 
je 1 oublie tant qu’elle aura de l’attachement pour vous. Je 
n espérais pas M'"® de Solignac sitôt. Est-ce que madame 
votre mère ne se montrera pas empressée d’aller chercher sa 
chère fille? Je gage que M™*'* Le Gendre en a perdu le sen- 
timent. Vous ne donnez pas^ vous, dans ces rnines-là. Cela 
échappe à l’évêque. Ils se battaient, les bonnes gens qu’ils 
étaient. Demain ou plutôt aujourd’hui lundi à Paris; demain, 
mes paquets se font; après-demain, je suis établi au Grandval 
pour six semaines. M““’ d’Épinay en a le cœur un peu serré 
et moi aussi ; nous étions faits l’un à Taiitre; nous comprenions 
sans mot dire; nous blâmions, nous approuvions du coin d"' 
l’œil; cette conversation muette va lui manquer. Vous adresse- 
rez toujours vos lettres sur le quai des Miramionnes, d’où elles 
iront contre-signées à Charentoii, et j’enverrai les retirer le plus 
assidûment qu’il sera possible. Vous savez que les maîtres n’ont 
plus de domestiques où je suis. Ce M. Darnilaville est un galant 
homme qui aime à faire le bien et qui sait y mettre la grâce. Il y a 
deux ou trois honnêtes hommes et deux ou trois honnêtes femmes 
dans ce monde, et la Providence tne les adresse. En vérité, si je 
mérite ce présent, j’en sentirai toute la valeur, et, si j’en sens toute 
la valeur, je n’aurai plus envie de me plaindre d’elle; si elle pre- 
nait la parole, et si elle me disait : « Je t’ai donné Grimm et Ura- 
nie pour amis; je t’ai donné Sophie pour amie; je t’ai donné Didier 
pour père et Angélique pour mère; tu sais ce qu’ils étaient et 
ce qu’ils ont fait pour toi; que te reste-t-il à me demander? » Je 
ne sais ce que je lui répondrais. Oui, chère amie, je retrouverai au 
Grandval ceux que j’y ai laissés, excepté d’Alinville ; mais je n’y 
ferai rien de ce que vous conjecturez; je boirai, je mangerai, 
je dormirai, je philosopherai le soir, je vous regretterai tous 
les matins , et mainte fois dans la journée je soupirerai 
indiscrètement. M"*® d’Holbach s’en apercevra, et en rira. 
M'"® d’Aine dira que, si cela dure, il faudra qu’elle me fasse 
noyer par pitié. Je n’y ferai pas une panse d’a et je m’en revien- 
drai, à la Saint-Martin, à Paris, où je mourrai de douleur si je 
ne vous retrouve pas. Je tremble toujours que votre chère 



472 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 

soeur ne fasse la folie d’aller à Isle, Nous avons encore ici nos 
peintres et nos musiciens et Jeannette, et Jeannette aussi, dà. 
Hélas! la pauvre enfant me fend le cœur, surtout quand elle 
se livre à la gaieté, et qu’elle rit ; elle a perdu sa mère, et elle 
n’en sait encore rien. Je suis sûr que, si elle regardait les 
visages qui sont autour d’elle, elle devinerait, à l’impression 
de tristesse que cause sa joie, qu’il s’est passé quelque chose 
d’extraordinaire qu’on lui cache. Mais n’est-ce pas un phénomène 
bien singulier que nous éprouvons tous la même chose, et qu’il 
n’y ait pas un de nous que sa joie ne contriste ? Ah ! chère 
amie ! il y a bien des données, et bien des données fines pour 
celui qui sait les saisir et les appliquer à la connaissance du 
cœur. C’est une caverne, mais dans les ténèbres de laquelle il 
luit par intervalles jdes rayons passagers qui l’éclairent et pour 
les autres et pour nous. 

Après les cygnes? Ne craignez rien, je n’y courrai de ma 
vie, ni le cher abbé Galiani non plus; il s’est amusé à les aga- 
cer, ils l’ont pris en grippe, et d’aussi loin qu’ils l’aperçoivent, 
ilss’ élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu, 
le bec enlr’ouvert, et poussant des cris ; il n’oserait approcher 
du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien 
de d’Épinay, qui n’a pas son pareil pour l’esprit et la 
gentillesse ; c’est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons 
pas qu’il vive. Ces cygnes ont l’air fier, bête et méchant, trois 
qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du 
parc de Versailles qu’ils étaient hauts, droits et minces, et 
l’abbé Galiani ajoutait : comme les courtisans. L’abbé est iné- 
puisable de mots et de traits plaisants; c’est un trésor dans 
les jours pluvieux. Je disais à d’Épinay que si l’on en fai- 
sait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa 
campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter 
l’histoire du porco sacra. 11 y a à Naples des moines à qui il est 
permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, 
sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont 
appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, 
les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les 
rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait 
politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le 
soin possible d’elle et de ses pourcelets; trop heureux celui 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. û73 

qu’elle a honoré de ses couches! Celui qui frapperait un porco 
sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupu- 
leux en tuèrent un; cet assassinat fit grand bruit; la ville et le 
sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères^Les mal- 
faiteui'S, craignant d’être découverts, achetèrent deux cierges, 
les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro j sur lequel 
ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le 
goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds; et ceux qui fai- 
saient la visite les trouvèrent' à genoux et priant autour du 
mort. Un d’eux présenta le goupillon au commissaire; le com- 
missaire aspersa^ se mit à genoux, fit sa prière et demanda qui 
est-ce qui était mort? On lui répondit : « Un de nos camarades, 
honnête homme; c’est une perte. Voi^à le train des choses du 
monde; les bons s’en vont et les méchants restent. » Mais je 
n’ai pas le courage d’achever. Ce n’est pas moi, c’est l’abbé qu’il 
faudrait entendre. Le fond est mjséral)le en lui-même, mais il 
prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie, 
et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et 
même quelquefois de morale. 

C’est lui qui m’a amené ici. Nous y attendons Saurin, qui 
n’est pas encore venu; cela me fait craindre que M”'*" Helvétius 
ne soit fort mal ; elle a quitté la campagne pour faire ses 
couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d’une fièvre 
putride. C’est une femme très-aimable, qui s’est fait un carac- 
tère qui l’a affranchie au milieu de ses semblables, toutes 
esclaves. Saurin m’a consulté sur le plan d’une pièce. Je l’ai 
renversé d’un bout à l’autre. M. Grimm et M”*" d’Iipinay 
disent que ce que j’ai imaginé est de toute beauté, mais que 
personne n’en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous 
verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à 
mort pour avoir .trop bien défendu leur ville, briguer l’honneur 
de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène. 
Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des 
parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal 
sort; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui 
que le sort a condamné; imaginez que celui qui tient le casque 
d’où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu’on en 
doit tirer six, et qu’après qu’on en a tiré cinq, il se condamne 
lui-même et dit : Le sixième est le mien, sans qu’on puisse jamais 



m LETTRES A MADEMOISELLE WLLAND. 

lui faire changer d’avisé Imaginez ce que deviennent sa femme, 
sa fille, qui sont présentes. 0 Voltaire! vous qui savez à présent 
l’effet de ces tableaux, vous n’auriez garde de vous refuser à 
celui-là. 

Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise 
que je vows aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous 
en dire un mot? C’est, mon amie,, qu’il arrange si bien ses 
voyages, qu’il sort de la Chevrette au moment que j’y arrive. 
En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de 
sa maîtresse, il ne s’y prendrait pas autrement. Vous concevez 
bien que je plaisante: il est trop honnête pour avoir cette vue, 
et je le suis trop, moi, pour qu’elle lui réussît quand il l’aurait. 
Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, 
qu’on ne lui voit plats le bout du nez. Il ne lui reste presque pas 
un instant pour l’amitié; et je ne sais quand l’amour trouve le 
sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin. 
Je lui avais trouvé l’air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé 
le sujet. « C’était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je, 
vous êtes trop heureux tous les deux d’être sensibles au bout de 
quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près? Vous en 
êtes donc comme au premier jour? Eh! mes amis, tâchez de 
n’épouser jamais. » L’après-dîner, nouS' nous sommes encore 
promenés, lui et clic, M*"*' d’IIoudetot et moi. J’oubliais de 
vous dire que j’avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j’en 
avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie. 
Mmo (jqioudetot fait de très-jolis vers ; elle m’en a récité 
quelques-uns qui m’ont fait grand plaisir. 11 y a tout plein de 
simplicité et de délicatesse. Je n’ai osé les lui demander; mais 
si je puis lui arracher un hymne aux tétons ([xn pétille de feu, 
de chaleur, d’images et de volupté, je vous l’enverrait Quoi- 
qu’elle ait eu le courage de me le montrer, je n’ai pas eu celui 
de le demander. Le soir nous avons laissé rentrer les femmes, 
et nous avons fait le tour du parc, Grimm et moi. Il y avait long- 
temps que nous ne nous étions vus ; nous avons été fort aises 
de nous retrouver. Je l’aime sûrement, et j’en suis, je crois, 


1. C’est le sujet du Siège de Calais. Le succès de la pièce de ce titre, donnée 
par Belloy le 13 février 1765, aura fait renoncer Saurin à son projet. (T.) 

2. Cette pièce est restée inédite. 



m 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND/ 

autant aimé que jamais. Au milieu de ces amusements, des idées 
tristes m’obsèdent, je ne fais rien, le temps s’enfuit, et je ne 
vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je 
ne savais ce que c’était, car il était bien gros. J’espérais y 
trouver un mot de vous. Rien. A la place, les deux Remontrances 
du parlement d’Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédom- 
magent pas. Je brûle de m’en retourner à Paris. Je ne saurais 
dissimuler ma joie; et M"'® d’Épinay* dit que cela n’est pas 
honnête d’être gai quand on quitte les gens. 11 serait donc plus 
honnête de l’être ni p+tis ni moins et de paraître triste. N’y 
a-t-il encore rien d’arrêté sur votre retour? Votre sœur revient- 
elle avec vous? Si j’avais été bien avisé, j’aurais fait ce voyage 
de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en pas- 
sant. Je crains que vous ne trouviez mon caractère un peu 
changé. On dit que j’ai l’air d’un homme qui va toujours cher- 
chant quelque chose qui lui manque. Au reste, c’est l’air que 
je dois avoir. Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait. 
Avais-je du chagrin, j’allais voir mon amie, et je l’oubliais. 
Pourquoi m’avez-vous abandonné? La mélancolie a trouvé mon 
âme ouverte, elle y est entrée, et je ne pense pas qu’on puisse 
l’en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop; et puis 
qu’importe? Je serai moins gai, ou plus triste, comme il vous 
plaira, mais je n’en aimerai pas moins. Ma tendresse sera d’une 
couleur brune qui ne sied pas mal à ce sentiment. Mon amie, 
tout peut s’altérer au monde; tout, sans vous en excepter; tout, 
excepté la passion que j’ai pour vous. Qiiarjd je vous reverrai, 
comme je vous embrasserai! comme je me reposerai sur vous! 
comme je chercherai celle que j’aime! Ah! s’il n’y avait per- 
sonne qui me contraignît! mais il ne faut pas compter là-dessus. 
Je ne finirai pas encore cette lettre. Nous partirons de bonne 
heure. Grimm me descendra à la rue de Fourcy. De là il n’y a 
qu’un pas sur le quai des Miramionnes. Si j’y trouvais une lettre 
de vous, je remplirais la demi-page qui me reste et qui ne me 
resterait pas, car je l’aurais remplie tout en disant que je ne 
voulais pas en dire plus long, si l’on ne m’invitait pas à des- 
cendre. Je vais voir ce qu’on me veut... C’est Saurin qui vient 
d’arriver. Adieu, ma tendre amie. Ce soir, s’il n’est pas trop 
tard, nous causerons encore un moment, et puis il faut faire 
mon sac; je n’aime point à faire attendre après moi. 



476 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Nous avons eu deux convives sur lesquels nous ne comptions 
guère, excellents tous deux, Saurin et le curé de la Chevrette. 
Vous connaissez Saurin, je ne vous en dis rien. Pour notre pas- 
teur, c'est un des meilleurs esprits qu'il y ail bien loin : il n'y 
a pas d’homme dont les passions se peignent plus vivement sur 
son visage; c'est peut-être le seul qui ait le nez expressif; il 
loue du nez, il blâme du nez, il décide du nez, il prophétise du 
nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un 
grand traité de morale. La conversation a été fort diverse. 

d'Hoiidetot m'a demandé du bout de la table où en était 
ma bouteille. Je lui ai répondu qu'elle devait le savoir mieux 
que moi. On a trouvé que je n'étais pas trop malheureux de 
boire de bon vin, et d’enivrer ma voisine. Et puis on a parlé 
nouvelles. On a dit que le roi de Portugal introduisait le jansé- 
nisme dans ses Etats; cela m’a déplu. J'ai dit que, religion pour 
religion, quand un monarque faisait tant que d'en adopter une, 
il valait mieux la choisir plaisante et gaie que triste et maus- 
sade; que la mélancolie religieuse inclinait au fanatisme et 
k l'intolérance, et d’Ëpinay me faisait des yeux; et à la 
fin, quand j'ai eu tout dit, j’ai compris que je désobligeais 
d’Esclavelles, sa mère, qui est janséniste jusqu'à la pointe 
de ses cheveux blancs. On parla tendresse. Le curé, qui n'est 
déplacé dans aucun sujet, dit que les amants malheureux 
disaient tous qu’ils en mouraient; mais qu'il était rare d'en 
rencontrer qui tinssent parole; qu'il en avait cependant vu un : 
c’était unjeune homme de famille appelé 11 s’éprit d'une 

fille belle et sage, mais sans biens et d'une famille déshonorée. 
Son père était alors aux galères pour faux seings. Ce jeune 
homme, qui prévoyait toute l’opposition et toute la raison de 
l’opposition qu'il rencontrerait dans ses parents, fit ce qu'il put 
pour se détacher; mais quand il se fut bien assuré de l’inutilité de 
ses efforts, il osa s’en ouvrir à ses parents, qui allaient s'épui- 
ser en remontrances, lorsque notre amant les arrêta tout court 
et leur dit : « Je sais tout ce que vous avez à m'opposer, je ne 
saurais désapprouver des raisons que j'opposerais moi-même à 
mon fils si j'en avais un. Mais voyez si vous m'aimez mieux mort 
que mésallié; car il est sûr que si je n’ai pas celle que j'aime, j'en 
mourrai ». On traita ce propos comme il le méritait; l'événe- 
ment n’y fait rien. Le jeune homme tomba, dépérit de jour en 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


477 


jour, et mourut. Le curé ajouta : C’est un fait dont j’ai été 
témoin. « Mais, curé, lui dis-je, à la place du père qu’auriez- 
vous fait? — Monsieur, me répondit le curé, je ne saurais me 
mettre à cette place; les sentiménts d’un père ne se^ devinent 
point et ne peuvent se suppléer. — Cela est vrai; mais enfin 
vous auriez pris un parti d’après ce que vous êtes ; dites-nous 
quel il eût été? — Volontiers. J’aurais appelé mon fils; je lui 
aurais dit : Soulpse a été votre nom jusqu’à présent; souvenez- 
vous bien qu’il ne l’est plus. Appelez-vous comme il vous plaira. 
Voilà votre légitime. Alte vous marier avec celle que vous aimez 
si loin d’ici que je n’entende plus parler de vous, et que Dieu 
vous bénisse. — Pour moi, dit M'** d’Esclavelles, qui craignait 
peut-être que la décision du curé ne fît impression sur son 
petit-fils, si j’avais été la mère de ce jeune fou, j’aurais fait 
comme son père, je l’aurais laissé mourir ». Et puis voilà les 
avis partagés, et un bruit à faire retentir les voûtes du salon, 
qui a duré longtemps, et qui durerait encore, si le curé n’avait 
rompu la dispute par une autre histoire que voici. Un jeune curé, 
mécontent de son état, se sauve en Angleterre, apostasie, se 
marie selon la loi, et a des enfants de sa femme. Au bout d’un 
certain temps, il regrette son pays ; il revient en France 
avec sa femme et ses enfants. Au bout encore d’un certain 
temps, il a du remords ; il revient à sa religion, prend du 
scrupule sur son mariage, et songe à se séparer de sa femme; 
il s’en ouvre à notre curé, qui trouve le cas fort embarrassant, 
et qui, n’osant rien prendre sur lui, le renvoie aux casuistes et 
aux jurisconsultes. Tous décident qu’il ne peut en sûreté de 
conscience rester avec sa femme. Lorsque leur séparation, à 
laquelle la femme s’opposait de toute sa force, allait s’entamer 
par voie de justice, mais un’peu contre le gré du curé, l’époux 
tomba malade et assez dangereusement pour qu’il n’en revînt 
pas. 11 envoie chercher le curé : « Mon ami, lui dit- il, vous con- 
naissez mes intentions; je touche au dernier moment; je veux 
montrer du moins qu’elles étaient sincères. Je veux faire amende 
honorable publique, et recevoir les sacrements, et mourir à 
l’hôpital ; ayez la bonté de m’y faire transporter. — Je m’en 
garderai bien, lui dit le curé; celte femme est innocente. Elle 
vous a épousé selon la loi ; elle ne connaissait rien des empê- 
chements qui ne lui permettaient pas d'accepter votre main. Et 



478 LETTRES ,A MADEMOISELLE VOLLAND. 

«es enfants, quelle part ont-iljs à votre faute? Vous êtes le seul 
coupable, et ce sont eux qui vont être punis! Votre femme sera 
déshonorée, vos enfants seront déclarés naturels; et où est le 
J)jen de tout cqla? La raiçon .est pour eux; certainement, et jus- 
qu'à ce que la Iqi ait prononcé, nous ignorons si elle serait 
contre ei^x. Attendons^ et en attendant, mon ami, demeurez dans 
le lit de celle que vous appelez votre femme et qui Test, et où 
vous avez eu d’elle ces enfants qui vous ont appelé leur père et 
qui sont vos enfants ». Jamais le curé n’en voulut démordre. 11 
confessa son homme ; il lui administra les der- 

niers sacrements. Il mourut, et la femme et les enfants restèrent 
en possession des titres qu’ils avaient. Nous avons tous approuvé 
la sagesse du curé. Grimin Ta fait peindre ; il prétend en faire 
quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus 
un peu tard; cet homme singulier et ses histoires aussi singu- 
lières que lui nous ont défrayés en chemin. 

A propos, je ne vous ai pas dit que M. le comte de Bissy ‘ 
avait envoyé au marquis de Xiraènes pour moi une tragédie 
anglaise en un acte, tout à fait dans le goût du Joueur, Elle est 
intitulée VExirtmiganre fatale. Un homme de naissance a été 
conduit par la dissipation à l’extrême misère. 11 ne peut sup- 
porter l’idée de l’avilissement où il va tomber, lui, sa femme 
et ses enfants. Il se persuade qu’il vaut mieux qu’il meure. 
Mais si la mort est meilleure pour lui que la vie, pourquoi la 
vie vaudrait-elle mieux que la mort pour sa femme et ses 
enfants? Il vient about de se persuader qu’il leur manquerait 
d’une manière indigne, s’il ne les associait pas à un sort qu’il 
croit préférable à celui dont il est menacé. 11 se défait donc de 
lui-même, de sa femme et de ses deux enfants. Cette catas- 
trophe est d’une atrocité qui révolte; cependant la dernière 
scène est d’un pathétique qui déchire. Imaginez que cet homme 
était sur le point d’être saisi et précipité dans une prison. Sa 
femme vient à lui, et lui propose de prendre ses enfants entre 
ses bras et de se sauver avec lui en quelque lieu de sûreté. 
Toute la dernière scène roule sur la double acceptation des 

1. De l’Académie française, où il fut reçu comme homme de cour. On l’appelait 
Bissy-Pierre^ pour le distinguer de son frère qu’on avait nommé Bissy-Thomas^ 
par une plaisante allusion aux deux Corneille, avec lesquels les deux Bissy n’avaient 
aucune espèce de rapport intellectuel. (T.) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND^ A7? 

termes de voyage, d’asile, de demeure paisible, d’éloignement 
des hommes, de dernier terme des revers et des maux» de repôs» 
qui conviennent à une fuite réelle ou à la mort. La femme 
les entend toujours de la fuite, et l’époux les lui dit toujours 
de la mort. L’ignorance de cette femme, qui a reçu le breuvage 
fatal de son époux et qui l’a donné de sa propre main à ses deux 
enfants, la tendresse de ses discours, la présence de ses enfants 
en qui la mort circule, font un effet plus terrible mille fois que 
le spectacle d’OEdipe qui a les yeux crevés et qui se baisse pour 
chercher ses enfants. Cependant, si vous avez le père Rrumoy, 
voyez cette scène au cinquième ^acte de VŒdipe de Sophocle. 

Je viens de recevoir votre numéro 21. Je n’ai point la této 
mauvaise. Quant à mon pied, il est guéri. Nous avons joué; le 
Baron a oublié son serment, mais comme la fortune a été assez 
égale, je ne saurais vous dire comment il soutiendrait son ca- 
price. 11 faut qu’il y ait une espèce de contre-coup à ma chute; 
car j’ai eu la tête étonnée pendant les deux premiers jours. Les 
jours suivants j’ai senti une douleur passagère'^ au côté opposé, 
et depuis j’éprouve comme des envies de moucher, et la sen- 
sation comme de quelque chose d’arrêté au-dessus du nez qui 
voudrait tomber. Ils m’ont conseillé le sel ammoniac. Mais je 
bois, je mange, je dors, jen’ai ni chaleur ni lièvre, et toutirabien. 

0 femme! serez-vous toujours femme par quelque endroit? 
Jamais la fêlure que nature vous lit ne reprendra-t-elle entière- 
ment? Je n’ai pu m’empêcher de rire de tous les mouvements 
que vous vous êtes donnés pour un colichet. Je sais bien ce que 
vous répondrez à cela; mais Je sais bien aussi comment on s’en 
impose. Je le voudrais bien que vous en fussiez de nos cause- 
ries, et vous et la chère sœur. A propos de ces Chinois, savez- 
vous que l’illuslration remonte chez eux et ne descend jamais? 
Ce sont les enfants qui illustrent et anoblissent leurs aïeux, et 
non pas les aïeiix leurs enfants. Ma foi, cela est encore bien sage. 
Nous sommes plus grands poètes, plus grands philosophes, plus 
grands orateurs, plus grands architectes, plus grands astro- 
nomes, plus grands géomètres que ces peuples-là; mais ils enten- 
dent mieux que nous la science du bon sens et de la vertu; et 
si par hasard cette science était la première, ils auraient raison 
de dire qu’ils ont deux yeux, et que nous en avons un, et que 
le resté dé la terre est aveugle. 



480 LETTRÉS A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Oui, je* connais vos Intérêts de la France mal entendus 
C'est un livre qui a du succès M. Gaschon m’a fait diner une 
fois avec l’auteur. Cet homme connaît assez bien fe mal; mais 
il n’entend rien aux remèdes. Il a des observations assez justes 
qui marquent un homme instruit, mais sans génie. 11 a un 
monde (},e choses dont il ne sait rien faire; et le génie sait faire 
un monde de rien. 

Non, non, mon ami vaut mieux que moi; personne ne peut 
lui être cohiparé, soit qu’il plaisante, soit qu’il raisonne, soit 
qu’il conseille, soit qu’il écrive, soit qu’il... 

[La suite manque.) 


XLII 


Le 7 octobre 1760. 

Pas un moment de repos, comme vous disiez à la fin d’une 
de vos lettres ; non, pas un moment ! J’arrive, je jette en passant 
mon sac de nuit à ma porte, et je vole sur le quai des Mira- 
mionnes; j’y trouve un de vos lettres ; j’en achève une que j’ai 
commencée à la Chevrette. Je m’en retourne chez moi à minuit. 
Je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d’un grand mal de 
gorge; je n’ai pas osé m’informer de sa santé. Les questions 
les plus obligeantes amènent des réponses si dures de la part 
de la mère, que je ne lui parle jamais sans une extrême néces- 
sité; mais j’ai interrogé l’enfant, qui m’a très-bien répondu; j’ai 
donné des ordres qui marquent l’attention et l’intérêt. Voilà ce 
que c’est que de se brûler le sang à crier et à travailler. Je 
devais partir demain pour le Grandval ; voilà un accident qui 
pourrait bien retarder mon voyage. Nous avons dîné, M. Grimm 
et moi, sous un des chevaux des Tuileries. Longue promenade 


1. Les Intérêts de la France mal entendus (par Ange Goudar, de Montpellier).. 
Le premier volume, qui traite de l’agriculture et de la population, parut au com- 
mencement de 1756 ; le second, qui traite des finances et du commerce, parut à la 
fin de la même année, et le troisième, qui traite de la marine et de l’industrie» 
ne fut publié qu’en 1757. (T.) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


Ù81 

avant dîner; dîner df’appétit ; longue promenade après dîner; 
et, dans cet intervalle, de la morale et de Tamour, et de Tamour 
et de la morale; et le résultat, de se rendre meilleur, de par- 
donner aux méchants, assez punis par leur méchanceté même ; 
de faire le bonheur de tous et surtout de son ami et de son amie. 
Je quitte M. de Montarny ; je Tai trouvé avec une grosse dondon, 
dont je vous dirais volontiers, comme du curé de la Chevrette, 
qu’on la baiserait pendant deux mois- sans la baiser deux fois 
au même endroit ; c’est une amie de M*"'’ Riccoboni ; nous en 
avons causé. Celle-ci vftus régalera cet hiver de deux nouveaux 
romans. Je les verrai sûrement avant qu’on les imprime, et vous 
aussi, si vous êtes à Paris. Mais dites-moi donc que vous y 
serez, si vous ne voulez pas que je périsse. J’avais deviné, 
comme vous verrez par la précédente, et la possibilité du voyage 
de M'"** (le Soliguac, et les inquiétudes de M'"'" Le Gendre, 
votre indifférence. 

Toutes ces dates ne m’apprennent rien ; je voulais savoir s’il 
n’y avait eu aucune de mes lettres d’égarée. Voici l’histoire de 
ma chute. J’ai connu chez Le Breton un cx-oratorien, homme 
d’esprit dont je suis devenu la passion, mais non pas la plus 
forte ni l’unique. Cette homme s’appc-îlle M. Destouches; il est 
secrétaire de la ferme générale ; il y di^meure ; il s’était engagé 
à m’introduire à Pendroit où l’on fabrique le tabac, afin que je 
pusse connaître et décrire celte manœuvre ; j’étais allé avec mon 
dessinateur le sommer de sa parole. Il était de bonne heure. Il 
est jeune. Je le trouve engagé de conversation avec une fille ; 
je renvoie mon dessinateur ; je m’assieds, et je me mets à causer 
avec ces fous-là. Le temps se passe ; l’heure du dîner vient ; 
nous allions dîner. Destouches et moi, chez Le Breton. Chemin 
faisant, nous devions jeter sa demoiselle rue des Prouvaires. 
Mais cr#LC ; à l’entrée de la rue voilà une des soupentes qui casse, 
et Destouches qhi va donner de la tête contre celle de sa fille, 
et nàoi de la tête contre un des côtés du carrosse. Destouches 
descend par le côté renversé, moi et la demoiselle par l’autre 
côté, et cela à la vue de la compagnie la plus nombreuse et la 
moins choisie. Heureusement la demoiselle avait l’air plus hon- 
nête que peut-être elle ne l’était ; je vous ai dit le reste. J’ai 
encore de temps en temps des sensations au haut du nez comme 
de quehjue chose qui voudrait tomber par là ; mais ce symp- 

31 


xvii. 



ûts , LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 

tôme se dissipera comme les autres. Je vous demande en grâce 
de prêcher l’indulgence à notre chère sœur. Si, par hasard, 
nous n’occupions que le milieu entre les êtres les plus parfaits 
et les êtres les plus imparfaits, en regardant avec mépris ceux 
que la nature a placés au bas de la grande échelle, n’accorde- 
rions-nous pas le même droit à ceux qu’elle a placés au premier 
échelon, et qui sont autant au>dessus de nous que les objets de 
notre dédain sont au-dessous? Dans une machine où tout est 
lié, comme il n’y a rien d’inutile, pas même le gros ventre, le 
gros appétit et les fréquents besoins de M“* Gillet, s’il y a quel- 
que chose d’indifférent et d’abject, c’est une suite de notre 
ignorance. Quelquefois je m’amuse à attacher tous ces objets 
sur une toile et à m’en faire un spectacle. Je ne saurais vous 
dire combien l’imbécillité, l’impertinence, la sottise, les airs de 
la coquette, les pirouettes du petit-maître, etc., etc., m’amusent 
sous ce coup d’œil. 

Cette jalousie d’ami à ami, de sœur à sœur, de mère à fille, 
de fille à mère, me passe ; je n’y entends rien. Si je connaissais 
quelque être au monde qui pût, en m’éclipsant à vos yeux, 
contribuer infiniment mieux que moi à votre bonheur, quel mé- 
rite plus grand me resterait-il à ambitionner, après celui d’être 
ce qu’il serait, sinon de vous le procurer ? S’il n’est pas en moi 
d’être le mieux qu’il est possible pour vous, fa,jit-il que je me 
prive de l’avantage de vous présenter ce mieux, si je le connais 
ailleurs ? Voilà des raisons que l’amour n’entend pas ; mais je 
ne conçois pas que l’amitié puisse s’y refuser. 

M"' Clairon joua mal à la première représentation de 
Tancrède. Ses fanatiques môme en conviennent ; mais ils disent 
qu’elle s’est bien corrigée dans les suivantes. Je n’en sais 
rien. Nous nous aimons tous de tputes nos forces. Il y a bien 
peu de gens à qui nous ne nous préférions ; il n’y a personne 
au monde avec qui nous voulussions changer de sort. lili Vialet 
est comme les autres qui laissent un peu moins percer leur 
impertinence. Vous êtes à peu près contente de mes lettres, 
surtout des endroits où je vous dis que je vous aime ; tant mieux, 
je ne m’intéresse qu’à ceux-ci ; et comment seraient-ils mal % 
Le modèle d’après lequel je peins est si bien ! Tous nos portraits 
de la Chevrette ont réussi, excepté celui de M'"' d’Épinay. 
M. Grimm prend cet accident comme un autre. Je vous ai dit 



LETTRES, A MADEMOISELLE VOLLAND. 483 

que nous avions été peints et dessinés ; je lui ai demandé une 
copie des deux dessins, et je les aurai. Les dix lignes où vous 
me dites qu'il n'y arien dans vos lettres valent mieux que toutes 
les miennes ; si je vous avais dit les choses que j'y -lis, et que 
j'eusse eu le bonheur de vous les persuader de moi comme je 
les crois de vous, je n'aurais plus qu'un souhait à faire ; c'est 
que le temps et ma conduite vous entretinssent à jamais dans 
cette douce opinion. Le bonheur oïl ié malheur de votre vie est 
entre mes mains, dites-vous ? Ce n'est pas comme cela ; le bon- 
heur de votre vie est eîître mes mains; le bonheur de la mienne 
est entre les vôtres ; c'est un dépôt réciproque confié à d'hon- 
nêtes gens. Uranie ne veut donc pas croire que je la haïsse ; 
absolument elle ne le veut pas. J'en ai pourtant bien des raisons, 
et, quand il n'y aurait (jue celle de m'humilier souvent aux yèux 
de la personne que j'aime, c'en serait bien assez pour me faire 
croire. Pardonnez ! qu'avez-vous dit là? Elle n’a pas vu ce mot, 
j'en suis sûr. Je serais trop fier qu'elle se fût avouée coupable. 
M. Gaschon a été faire sa cour à M"*® de Solignac. M. de IVisye 
ira. Que j'y aille aussi I ma foi je n’en ai ni le temps, ni la vo- 
lonté, ni le courage. Quoi qu'en dise M*"® de Solignac, il est sûr 
que je n'ai jamais eu l'honneur de la voir. 

Si cependant la maladie durait, si mon voyage était renvoyé 
à la semaine prochaine, par exemple, je ne répondrais de rien. 
Je n’aime point les occasions de balbutier^ et balbutie toujours 
de timidité la première fois que je vois, et puis tout se réduit 
alors à des phrases d'usage dont on se paye réciproquement. Je 
n'ai pas un sou de celle monnaie. Adieu, ma tendre amie. Je 
ne vous recommande plus votre santé ; il y a quelqu'un à pré- 
sent qui en aura soin pour vous. Il y avait avec ma dernière lettre 
un papier d'agriculture pour’ madame votre mère; le lui avez- 
vous remis? Adieu, encore une fois; mon dévouement et mon 
respect à madame votre mère. Dites à M‘"« le Gendre..., dites-lui 
que vous m'aimez à la folie, et vous verrez que ce petit mensonge 
la fera pâlir... Et je ne la haïrais pas I... Hélas! non... 



484 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


XLIII 


Le 8 octobre 1760. 

Je pars demain pour aller au Grandval passer le reste de 
Tautomne. Je ne saurais vous dire, chère amie, combien il m*en 
coûte pour m’arracher d’ici. Si cette force que les philosophes 
appellent d’inertie est commune à tous les êtres, j’en ai ma 
bonne part. Comment vos lettres me parviendront-elles? Com- 
ment recevrez-vous les miennes? Quel circuit ! Je me rendais ici 
les mardi, jeudi, dimanche au soir ; je vous lisais et je vous 
répondais sur-le-champ : cela était assez commode : mais il n’y 
a pas moyen de rester. J’aurais l’air d’abandonner M'”* d’Aine, 
qui m’a si bien accueilli les vacances passées. Je ne suis bien 
avec moi-même que quand je fais ce que je dois. J’irai donc 
demain, jour de ma fête, où l’on ne m’attend peut-être plus et 
où l’on médit de moi. Vous savez que j’ai quelque affaire à 
l’Hôtel desFerrnes ; j’y ai été appelé ce matin ; et par occasion je 
me suis rendu rue des Vieux-Augustins. J’ai demandé M"® Boi- 
leau ; elle venait de partir pour Argenteuil avec M, Berger. 
J'ai laissé chez le portier un billet pour elle. On m’a dit que 
M'"® de Solignac était arrivée ; je ne l’ai point vue, mais je me suis 
fait écrire pour monsieur qui était absent. Le portier, à qui j’ai 
demandé si M. de Villeneuve y était, m’a répondu que oui, et 
même seul. J’ai été tenté de monter; et puis je me suis dit : 
Pourquoi monter? et, ne sachant que me répondre, je m’en suis 
allé. Vous savez apparemment qu’il déloge le 15 de ce mois et 
qu’il va demeurer rue Sainte-Anne. C’est le portier qui m’a 
bavardé cela. Vous m’avez fait faire connaissance plus intime 
que jamais avec M. Damilaville. J’ai soupé plusieurs fois avec 
lui ; c’est un homme de bien. Hier, comme je m’en revenais de 
chez lui à minuit, par le plus affreux temps du monde, d’abord 
j’ai vu, rue des Boucheries, des amants qui se disaient des dou- 
ceurs de fort près, au coin d’une porte, à minuit, le ciel fondant 
en eau; cela m’a fort édifié I Arrivé à ma porte, Jeanneton ap- 
pelée, en attendant qu’elle descendît, mon fiacre m’a dit qu’un 



LETTRES A MADEMOISELLE VÔLLAND. 485 

hôtel qui fait le coin de la rue des Saints-Pères, à côté de chez' 
moi, habité par M. de Bacqueville, était en feu ; et le tocsin qui 
sonnait de tous côtés m*a confirmé qu’il disait vrai. Le feu y 
était depuis midi; et aujourd’hui, quand j’ai passé Sur le quai, 
il n’était pas encore éteint ; une grande aile de l’hôtel a été 
brûlée. Ce M. de Bacqueville était un fou, car il n’est plus. 
D’abord, il n’a pas voulu ouvrir ses portes, menaçant le premier 
qui mettrait le pied dans sa cour de lui brûler la cervelle d’un 
coup de pistolet. Il a ^ru qu’il n’y avait plus rien ; et, sur les 
cinq heures, il s’en est allé à l’Opéra. Là, on est venu l’avertir 
que l’incendie s’était renouvelé, et il a répondu : « Eh bien,, ce 
sera une maison de brûlée ; qu’on me laisse en repos. » Après 
le spectacle, dont il n’a pas perdu un moment, il s’en est allé 
chez lui ; on voulait l’empêcher d’entrer ; inutilement ; il disait 
qu’il se souciait fort peu que ses meubles fussent brûlés, qu’il 
en achèterait d’autres ; moins encore que son or ou son argent 
fussent fondus, qu’on les retrouverait en lingots dans les décom- 
bres ; mais qu’il fallait qu’il sauvât ses papiers. « Mais, mon- 
sieur, vous périrez. — Je ne périrai point ; ma maison a des 
détours qui ne sont connus que de moi et par lesquels je m’é- 
chapperai. Si on ne me voit pas revenir, qu’on n’en soit pas 
inquiet ; je serai avec mes papiers dans un de mes caveaux. » 
On a visité les caveaux. On y a bien trouvé les papiers, mais 
point l’homme. Il se faisait une joie de tromper son fils. » Le 
coquin, disait-il, me croira brûlé ; il en sera au comble de la 
joie ; il attend ma mort, et je me fais un plaisir de lui apparaître 
au moment où il s’y attendra le moins. » On raconte de cet 
homme cent folies; on dit qu’il a fait séduire sa femme par un 
de ses amis qui devait se laisser surprendre en flagrant délit avec 
elle : ce qui s’est fait. En conséquence la pauvre femme a été 
enfermée. On-dit qu’il avait fait peûdre un cheval vicieux dans 
son écurie, pour servir d’exemple aux autres. On dit qu’ayant 
voulu faire l’essai d’une machine à voler dans l’air qu’il avait 
inventée, il s’était cassé une cuisse: au demeurant, c’était un 
vilain avare, très-riche et qui a vécu jusqu’à quatre-vingts ans. 

L’indisposition de ma fille est un mal de gorge accompagné 
d’une fièvre intermittente. Cela va mieux, point de fièvre au- 
jourd’hui ; s’il y a fièvre demain, elle sera saignée. Adieu, mon 
amie, souvenez-vous quand vous serez arrivée, quatre ou cinq 



486 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


jours après, de me donner le baiser que j’aurais reçu ; je ne 
veux pas le perdre. Toujours commémoration de moi à madame 
votre mère et à madame votre sœur. 

Voilà cette lettre, vraie ou supposée, du roi de Prusse au 
marquis d’Argens qui fait ici tant de bruit. Il est sûr qu’elle est 
de son style; mais cette preuve suffira-t-elle contre un grand 
nombre d’autres qui semblent constater la supposition * ? Si vous 
faites de la politique, voilà un excellent sujet. 

Je ne saurais m’en aller. Si je restais demain jusqu’au soir, 
j’aurais une lettre de vous. Combien ce voyage me peine I Adieu. 
Ma première sera datée du Grandval, et peut-être sera-t-elle 
un peu moins vide que les précédentes, grâce à la compagnie 

que je vais trouver. 

« 

P. S. On reconnaîtra peut-être à l’écriture d’où vient cette 
lettre du roi de Prusse, et peut-être que le cœur en palpitera. 

11 est certain que, sans m’en parler, il est enchanté de 
trouver de petites occasions de lui faire sa cour. 

11 ne sait pas combien elle est fière, haute, difficile, capri- 
cieuse, peu sensible, peu passionnée, et tout le mal qu’il se 
prépare. 

J’aimerais autant me prendre d’un sylphe ou d’un ange ou 
d’une idée honnête. 


XLIV 


Au Grandval, le 13 octobre 1760, 


Pourquoi n’entends-je plus parler de vous ? Ah ! mon amie, 
la chère sœur est à côté de vous ; vous m’oubliez ; vous me 
négligez ! 

Je suis parti jeudi dans l’après-midi, pour me rendre au 
Grandval ; je l’avais bien deviné, qu’on ne m’y attendait plus 


1. Cette lettre» datée de Hermaansdorflf, près de Breslau, le 27 août 1760, se 
trouve dans la Correspondance de Grimni du mois de septembre suivant. 



LETTRES -A MADEMOISELLE VOLLAND. 487 

et qu’on y médisait de moi ; on en a été d’autant plus con- 
tent de me voir. 

« Eh ! vous voilà, philosophe, j’en suis enchantée. Venez, 
que je vous baise ; je ne suis plus jeune, mais je me porte 
bien et je ne suis pas toujours bon. » Ce je ne suis pus tou- 
jours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c’est 
M'“* d’Aine qui a dit comme cela. 

Le Baron et le père Hoop sont descendus et m’ont em- 
brassé. D’abord nous.#avons parlé tous à la fois, comme il 
arrive quand il y a du temps qu’on ne s’est vu, qu’on est 
bien aise de se retrouver, et qu’on a l’empressement de se le 
témoigner. 

M'"® d’Holbach était à son métier; je me suis approché 
d’elle. Ohl qu’elle était belle! le beau teint! la belle santé! et 
puis, quel vêtement! C’est une coiffure en cheveux avec une 
espèce d’habit de marmotte d’un taffetas rouge, couvert partout 
d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer, 

çà et là, le couleur de rose « Vous revenez de la Chevrette? 

— Oui, madame. — Vous vous y êtes amusé? — Oui, madame, 
assez. — Aussi, vous y êtes resté longtemps? — M. Grimm et 
M'"* d’Épinay m’ont retenu un jour, et puis encore un jour, et 
puis de jour en jour on touche au bout de la semaine. — En 
attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes. — 
Cela se peut, madame ; mais ce sont des contes. — Pourquoi ? 
Je n’entends pas. — Vous n’entendez pas qu’il y a des choses 
sacrées dans ce monde? — Eh ! oui, a-t-elle ajouté en baissant 
les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se 
tenir à quelque distance. » Voilà de ces mots qu’elle a appris 
de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là? Le reste de la soirée 
s’est passé à m’installer; la matinée d’hier à prendre du thé et 
à arranger mon atelier; car j’ai apporté ici beaucoup d’ouvrages 
en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d’Aine 
s’en sont allés à Gros-Bois dîner chez l’ancien ministre Chau 
velin ; nous avons été fort gais sans eux. 

11 a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup 
encore la matinée du samedi ; la terre était molle, et nos dames 
ont mieux aimé demeurer à la maison que de s’exposer à laisser 
leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous 
omrnes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois 



488 


LETTRES- A MADEMOISELLE VOLLAND. 


heures et demie jusqu’à six. Cet homme me plaît plus que 
jamais. Nous avons parlé politique. Je lui ai fait cent questions 
sur le parlement d’Angleterre. C’est un corps composé d’environ 
cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un 
vaste édifice; il y a six à sept ans que l’entrée en était ouverte 
à tout le monde et que le.s affaires les plus importantes de l’Ltat 
s’y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et 
assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête 
des représentants*. Croyez-vous, mon amie, qu’un homme osât 
en l'ace de tout un peuple proposer un projet nuisible ou 
s’opposer à un projet avantageux, et s’avouer publiquement 
méchant ou stupide? Vous me demanderez sans doute pourquoi 
les délibérations se font aujouid’hui à porte fermée : « C’est, 
me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question), 
qu’il y a Je ne sais combien d’affaires dont le succès dépend du 
secret et qu’il était impossible qu’il fût gardé. Nous avons, 
ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et 
dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole*. 
Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger, 
mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d’un 
grand inconvénient. » 

La politique et les mœurs se tiennent par la main, et con- 
duisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels ou ne 
finit point. 

A propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle 
était la chose qu’il estimait le plus dans ce monde. Après un 
petit moment de réflexion : « Celle qui m’a toujours manqué, 
m’a-t-il dit, la santé. — Et le plus grand plaisir que vous ayez 
goûté? — Je le sais; mais pour l’expliquer, il faut que je vous 
entretienne de ma famille. Nous soimnes deux frères et trois 
sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi 
absurde assure tout à l’aîné ; mon aîné fut la coqueluche de mou 
père et de ma mère; c’est-à-dire qu’ils mirent tout en œuvre 
pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que^trop 


1. L’etonneraent de Diderot prouve combien la constitution du gouvernement 
anglais était alors ignorée chez nous. (T.) 

2. Des sténographes. La sténographie était alors complètement inconnue en 
France. (T.) 



LETTRES k MADEMOISELLE VOLLAND. i89 

bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu’ils 
purent; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu’ils 
avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt 
repentir de l’indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse 
de le mettre. 11 leur manqua de respect, les traita durement, 
s’ennuya d’eux, les fil souffrir, et contraignit son bon vieux 
père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, em- 
menant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir, 
bien loin d'avoir de ^uoi marier ces filles déjà grandes ; 
leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu’on 
n’èn pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces 
malheureux était de sortir d’Édimbourg et d’aller cacher en 
Castille leur misère et l’ingratitude de leur fils. Cependant la 
mélancolie, qui m’a promené presque dans toutes les contrées 
du monde, m’avait conduit àCarthagène. Ce fut là que j’appris 
le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les con- 
soler et de les tranquilliser pour le présent et sur l’avenir. Je 
vendis le peu que j’avais et je leur en envoyai le prix. Jetant 
ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour 
de moi, je me mis à commercer; je réussis : en moins de 
sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir; je rétablis mes 
parents dans l’aisance; je châtiai mon frère, je mariai mes 
sœurs, et je fus, je crois, l’homme le plus heureux qu’il y eût 
au monde. » 

En achevant ce récit, il avait l’air fort touché, « Mais à quoi, 
lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de 
votre jeunesse? — A l’étude de la médecine, me répondit-il. 
Mais pourquoi n’avez-vous pas suivi cet état? — Parce qu il 
fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour 
en sortir. r-*Il est bien dur de renoncer à son état, après en 
avoir fait tous les frais. — Il est bien plus dur de ramper, de 
languir dans l’indigence, ou de fourber. » 

Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs 
de s’enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose 
dans la suite il fallait se résoudre à n’être rien d’abord : et à 
ce propos, je me rappelai celui que j’avais tenu à un jeune am- 
bitieux qui ne savait par où débuter. — Vous savez lire? lui 
dig.je. — Oui. — Écrire? — Oui. — Un peu calculer? — Oui. 
— Et vous voulez être riche à quelque prix que cd soit? — A 



490 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

peu près. — Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d’un 
fermier général. » 

Voilà, ma bonne amie, notre causerie : elle vous amusait 
Tan passé; pourquoi vous ennuierait-elle cette annnée? * 

Après l’élude, ce qui lui avait plu davantage c’étaient les 
voyages; il voyagerait encore à l’âge qu’il a. Pour moi, je n’ap- 
prouve qu’on s’éloigne de son pays que depuis dix-huit ans 
jusqu’à vingt-cinq. Il faut qu’un jeune homme voie par lui- 
même qu’il y a partout du courage, des talents, de la sagesse 
et de l’industrie, afin qu’il ne conserve pas le préjugé que tout 
est mal ailleurs que dans sa patrie ; passé ce temps, il faut être 
à sa femme, à ses enfinits, à ses concitoyens, à ses amis, aux 
objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie 
sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressem- 
blerait à celui qui s’occuperait du matin au soir à descendre du 
grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, exami- 
nant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s’asseyant pas 
un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui. 

Voilà en gros notre promenade; si vous en exceptez une 
anecdote polissonne qui s’est glissée, je ne sais comment, tout 
à travers de choses assez sérieuses. 

Il faisait un cours d’accouchement chez un homme célèbre 
appelé Grégoire L Ce Grégoire croyait sérieusement qu’un 
enfant qui mourait sans qu’on lui eût jeté un peu d’eau froide 
sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre 
dans l’autre monde; en conséquence, dans tous les accouche- 
ments laborieux, il baptisait l’enfant dans le sein de la mère ; 
oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s’y 
prenait? D’abord il prononçait la formule : Enfant^ je lebapiise\ 
puis il remplissait d’eau sa bouche qu’il appliquait convenable- 
ment, soufflant son eau le plus loin qu’il pouvait r en s’essuyant 
ensuite les lèvres avec une serviette, il disait : « 11 n’en faut 
que la cent millième partie d’une goutte pour faire un ange. » 
Le Baron et M'"® d’Aine sont rentrés presque en même temps 
que nous. Le piquet s*est fait. Nous avons bien soupé. Après 
souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir. 

Je ne vous ai pas dit qu’avant de quitter Paris j’ai vu l’ami 


1 Sans doute un des Grégory, célèbres médecins écossais. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


i91 


Gaschon. Dieu I combien nous avons parlé de la mère et des deux 
filles I Vous auriez été trop aise d’être derrière la tapisserie et de 
nous entendre. O mon amiel conservez toujours la franchise de 
votre caractère; augmentez-la s’il se peut, afin que^vous ayez 
la confiance, l’estime et la vénération de tous ceux qui vous 
entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d’au milieu 
d’eux, ils soient vains de vous avoir connue: qu’ils s’entretien- 
nent longtemps de vous ; qu’ils s’en entretiennent toujours avec 
éloge et regret; et qu’ils ajoutent : Eh bien! le philosophe 
Diderot fut, de tous lé^ hommes qui eurent le bonheur de la 
connaître, celui qu’elle aima le plus. 

J’ai chargé M. Gaschon de faire ma paix avec M"® Boileau, 
et il m’a promis d’y mettre tout son savoir. L’affaire avec 
M. Bouret est au même point. J’ai eu be lucoup de plaisir à l’en- 
tendre donner au diable tous ces gens à fausses protestalions.il 
ne fera pas le voyage d’Isle; il m’a dit qu’il s’en était accusé 
auprès de madame votre mère. Voilà tout ce que j’ai fait depuis 
que je n’ai entendu parler de vous. D’où vient donc ce silence? 
Votre sœur remplit-elle si exactement les moments que vous 
déroJ)ez à votre mère que vous ne puissiez plus m’en donner 
un seul I 


Je ne sais quand cette lettre vous parviendra; cependant je 
vous écris toujours. Voici l’arrangement que j’ai pris avec Dami- 
laville. Votre lettre reçue, il l’adressera à un de ses subalternes 
à Charenlon. Ce subalterne remportera ma réponse qu il mettra 
à la poste à Charenton pour Paris, à l’adresse de Damilaville, 
qui la contre-signera à l’adresse de M. Gillet. Voilà bien des 
allées et bien des venues. Si j’étais à Paris, je vous lirais à 
l’heure qu’il est, je vous répondrais; demain ma réponse serait 
à la boîte, et tians trois jours d’ici vous l’auriez. 

Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nou- 
velles avec toute l’exactitude que vous désirez, gardez, gardez- 
vous bien de m’accuser de négligence. Et qu’ai-je de mieux à 
faire que de m’entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon 
cœur? Adieu, adieu. 



492 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


XLV 


Au Grandval, le 15 octobre 1700. 

Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. d'Hol- 
bach s'use la vue à broder; M™® d'Aine digère étalée sur des 
oreillers; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tète 
fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux 
genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enve- 
loppé dans une tobe de chambre et renforcé dans un bonnet 
de nuit; moi, je me promène en long et en large, machina- 
lement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu'il fait, et je crois 

que le ciel fond en eau, et je me désespère Est-il possible 

que j'aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu 
parler de vous? ISe m'avez-vous point écrit? ou Damilaville a-t-il 
oublié nos arrangements? ou ce subalterne qui devait recevoir 
vos lettres à Gharenton, me les apporter ici, et prendre les 
miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps ? C'est cela. 
Quand il s'agit d'accuser les dieux ou les hommes, c'est aux 
dieux que je donne la préférence. H y a près de deux lieues 
d'ici à Gharenton; les chemins sont impraticables; et le ciel 
est si incertain qu'on ne peut s'éloigner pour une h(*uie, sans 
risquer d'être noyé. Cependant je suis très -maussade; c'est 
M'“® d'Aine qui me le dit à l'oreille. Les sujets de conversa- 
tion qui m'intéresseraient le plus, si j'avais l'âme satisfaite, ne 
me touchent presque pas. Le Baron a beau dire Allons dt)nc, 
philosophe, réveil lez-vous », je dors. Il ajoute inutilement : 
<i Croyez-moi; amusez-vous ici, et soyez sûr qu'on s'amuse bien 
ailleurs sans vous. » Je n’en crois rien. Gomme il n'y a rien à 
tirer de moi, le voilà qui s'adresse au père Hj»op. « Eh bien, 
vieille momie, que ruminez-vous là? — Je rumine une idée 
bien creuse. — Et cette idée, c'est? — C'est qu'il y a eu un 
moment où il n’a tenu à rien que l'Europe ne vît un jour le 
souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne 
et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdo- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 493 

tal. — Quand, et comment cela? — Ce fut lorsqu’on délibéra si 
l’on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du 
Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de disci- 
pline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l’impor- 
tance de celle affaire. — Ma foi, je ne la sens pas pîus qu’eux. 
— Écoiitez-moi. Si l’on eût permis aux prêtres de se marier, 
n’est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire 
ordonner prêtre? Et croyez-vous que, fatigué des embarras con- 
tinuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains, 
aucun d’entre eux ne «e fût avisé de les terminer en réunissant 
en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile? 
et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu’il 
n’eût pas été suivi? — C’est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait 
dit la messe et fait le prône? — Oui, madame, tout comme 
un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils ; 
les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs 
eniànts. Vous verriez aujourd'hui tous les grands engagés 
dans les ordres; la nation divisée en deux classes : l’une noble 
et l’autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions impor- 
tantes de la société, et qui ‘aurait attiré vers elle le res- 
pect que l’on doit à la dignité, à la naissance et aux talents ; 
l’autre imbécile, stüpide, esclave, avilie, qui aurait été condam- 
née aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois 
et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le 
joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles 
nobles et sacerdotales; pontifes et juges de la nation, les grands 
auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théolo- 
giens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poètes, ses 
géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux 
de la lumière qu’ils n’auraieOt pas manqué d’envier à la mul- 
titude, ils n’auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à 
leurs enfants que par la langue secrète et l’écriture sacrée ; 
rhiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des col- 
lèges anciens; l’imbécillité nationale s’accroissant avec le temps, 
l’hiéroglyphe, qui n’eût été dans le commencement qu’un 
symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait des- 
cendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyp- 
tienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolu- 
tions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus 



k% LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

étranges. Quoi qu’il en soit, le magianisme des Perses n’a 
peut-être pas eu d’autre commencement. — Et si tout cela 
avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais 
des petits clercs. » 

Combien de choses, pour et contre cette idée, n’aurais-je 
pas dites,^si j’avais été capable d’attention! Mais une inquiétude 

a saisi mon esprit, et je ne saurais l’en délivrer Arrivez 

donc, lettres de mon amie ; venez me rendre à mes amis, à leur 
entretien et aux autres amusements de la maison où je suis. 

Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal 
est le pire de tous; et les raisons qu’ils en apportent me frap- 
pent. « Point de commandement plus dur et plus absolu que 
celui qui s’exerce de la part des dieux. La masse des préjugés 
et des superstitions s’accroissant au gré de la cupidité du prêtre, 
elle devient énorme à la fin; c’est un fardeau sous lequel la 
liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui com- 
mande met de disproportion et de distance entre lui et celui 
qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont pré- 
cieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont 
été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur 
portent encore, quoiqu’ils n’aient plus que le titre de prêtres, 
des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle 
était portée lorsqu’ils marchaient le sceptre dans une main et 
l’encensoir dans l’autre, et qu’ils allaient s’asseoir sur le trône 
et sur l’autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l’Asie, 
des espèces de cénobites sortent encore aujourd’hui de leur 
retraite et se montrent dans les villes; ils sont tout nus; ils se 
promènent dans les rues en sonnant une clochette ; et les 
femmes de tout état accourent en foule autour d’eux, se pros- 
ternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie 
du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. — Et 
vous croyez, père Hoop, que, si j’étais dans ce pays-Ià, j’irais 
aussi! — Si vous iriez, madame! par Dieu! je le crois : la reine 
y va bien. » Et puis voilà notre Écossais et d’Aine qui 
s’arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles. 
« Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus 
ridé, plus crasseux! Et qui sait où cela s’est fourré? — La piété 
ne fait pas ces réflexions-là. — Oh! je les ferais, moi, s’il fal- 
lait en passer par là; je vous promets que je l’aurais fait échau- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 495 

der préalablement par ma femme de chambre comme un 
cochon de lait. — Madame ! un prêtre, échaudé comme un 
cochon de lait! — Oui, oui. — Mais, sans aller si loin, a 
ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint- 
Hoch, qui prétend sept fois la semaine attirer le f)ieu du ciel 
sur la terre, s’en nourrir et le donner à manger à [*âques à dix 
mille personnes, et demandez-lui ce qu’il pense de son sublime 
ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de 
la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n’est pas 
magnifique; c’est une boîte chétive adossée contre le pilier froid 
d’une église; mais quand il y est renfermé, il se regarde 
comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants 
et les morts; c’est à lui qu’il a été donné de délier ou de lier, 
d’absoudre ou de retenir; le ciel ratifie l’arrêt qu’il a prononcé, 
et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu’il 
voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes, 
implorer sa médiation, accepter l’expiation qu’il lui plaît de 
prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même? 
Et si à l’orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joi- 
gnait celui d’imposer des lois, de commander à des armées, et 
de gouverner; simples mortels, que serions-nous devant lui? 
Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme 
ils en usent avec leurs sujets ! Ces misérables travaillent sans 
relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite 
faute? le Père les appelle : il leur fait signe; ils se déculottent, 
s’étendent à terre, reçoivent cent coups d’étrivières, se relèvent, 
remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent 
très-humblement, baiseit le bout de sa manche, et s’en vont 
contents et gais, s’ils le peuvent. » 

Mais voilà un orage terrjble, mêlé de pluie, de grêle et de 
neige; et, au’milieu de cet orage, une colonie qui nous vient 
de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêîes que 
gens. Le premier moment a été fort tumultueux ; mais, après 
les caresses qu’il est d’usage que les femmes et les chiens se 
fassent quand ils se revoient, on s’est rassis, on a causé de 
mille choses indifférentes. A propos d’emplettes et de meubles, 
le Baron a dit qu’il voyait la corruption de nos mœurs et le 
goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de 
meubles à secret de toute espèce. J’ai dit, moi, que je n’y voyais 



h% LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

qu’une chose : c’est que Ton s’aimait autant que jadis, et qu’on 

se l’écrivait un peu davantage Une demoiselle d’Ette/, belle 

autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que Tesprit 
d’un démon, a répondu que pour s’aimer bien on était trop 
distrait. J’ai répliqué qu’autrefois on buvait plus qu'on ne fait, 
on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on 
tirait des^armes; on s’exerçait à la paume, on vivait en famille, 
on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n’admettait 
point les jeunes gens en bonne compagnie; les filles étaient 
presque séquestrées; à peine apercevait-on les mères; les 
hommes étaient d’un côté, les femmes de l’autre ; à présent on 
vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit 
ans; on joue d’ennui, on vit séparés; les petits ont des lits 
jumeaux, les grands des appartements différents ; la vie est par- 
tagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est 
dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou 
chez une maîtresse. Or, imaginez qu’une nation fût tout à coup 
saisie d’un goût général pour la musique : il est sûr qu’on n’y 
aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant 
mal joué des instruments; mais en revanche tous ceux qui 
auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l’exé*- 
cution, ayant été h portée de le montrer, jamais on n’aurait si 
bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait 
autant et de si beaux airs. A l’application, l’esprit de la galan- 
terie étant général, s’il y a aujourd’hui plus de fourberie, plus 
de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de 
sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus 
de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable 
qu’aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et 
pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C’est 
ainsi qu’il en sera de toute autre chose : plus il y aura de gens 
qui s’en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus 
qui la feront bien. 

Lorsque le législateur publie une loi, qu’en arrive-t-il? Il 
donnelieu à cinquante méchants de l’enfreindre, et à dix honnêtes 
gens* de l’observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meil- 


1. Voir sur d’Ette \qs Confessions de Rousseau (livre Vil) et les Mémoires 
de M™« d’Épinay, 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND- 49^ 

leurs; et Tespèce humaine en mérite un peu plus de blâme et 
d’éloge. Donner des mœurs à un peuple, c’est augmenter son 
énergie pour le bien et pour le mal ; c’est l’encourager, s’il est 
permis de parler ainsi, aux grands crimes et aux grandes vertus. 
Il ne se fait aucune action forte chez un peuple faible. Un Syba- 
rite est également incapable d’assassiner son voisin et d’empor- 
ter sa maîtresse au travers de la flamme. Qu’il y ait eu parmi 
nous un homme qui ait osé attenter â la vie de son souverain ^ ; 
qu’il ait été pris ; qu’on l’ait condamné à être déchiré avec des 
ongles de fer, arrosé d’un métal bouillant, trempé dans le 
bitume enflammé, étendu sur un chevalet, démembré par des 
chevaux ; qu’on lui ait lu cette sentence terrible, et qu’après 
l’avoir entendue, il ait dit froidement : La journée sera rude^ 
à l’instant j’imagine aussi qu’il respire à côté de moi une âme 
de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque 
grand intérêt*, général ou particulier, l’exigeait, entrerait sans 
pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc I le crime 
serait-il capable d’un enthousiasme que la vertu ne pourrait 
concevoir! ou plutôt y a-t-il sous le ciel quelque autre chose 
que la vertu qui puisse inspirer un enthousiasme durable et 
vrai? Sous le nom de vertu, je comprends, comme vous imagi- 
nez bien, la gloire, l’amour, le patriotisme, en un mot tous les 
motifs des âmes grandes et généreuses. Au reste, les hommes 
destinés par la nature aux tentatives hardies ne sont peut-être 
jetés les uns du côté de l’honneur, les autres du côté de l’igno- 
minie, que par des causes bien indépendantes d’eux. Qu’est-ce 
qui fait notre sort? Qui est-ce qui connaît la destinée?... 

Cette demoiselle d’Ette a été autrefois l’amie intime de 

M”’"’ de ; c’est à présent son ennemie déclarée. « Il me 

semble, ajouta-t-elle, qu’il ri’y a plus guère de passions fortes. 
— C’est que de tout tei^s les hommes à passions fortes ont 
été rares. — Cependant il n’y a qu’elles qui donnent de grands 
plaisirs. — Et de grandes peines. » 

Quand on fait tant que d’aimer une femme, il en faut» être 
éperdu, mon amie, comme je le suis de vous... Mais j’attends 
toujours une de vos lettres, et il n’en vient point. Mes fenêtres 
donnent sur le chemin ; je jette les yeux au loin, et si quel- 


1. Damiens. 




XVIll. 



ft98 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

qu’un s’avance de ce côté, je le prends tout de suite pour le 
commissionnaire de Dairiilaville. Combien y serai-je encore 
trompé de fois?... Le mauvais temps a fort allongé la visite de 
nos habitants de Sussy. On a dit que celle qui ri aurait pas été 
aimée d*un homme faible ignorerait les caresses de V amour. 
Autre thèse : Qu il y avait plus de rapport qu'on ne croyait 
entre la dévotion et la tendresse : que la dévotion^ tout bien 
pesé^ consistait à se priver des choses qui ne nous plaisaient plus 
et qui nous échappaient^ et à expier par des sacrifices qui ne 
coûtent rien la jouissance de celles qu'on aimait encore et qu'on 
SC pouvait procurer. Il m’a semblé que cela avait été mieux dit 
que je ne vous l’écris. Cependant les voilà partis, et nous reve- 
nus à notre première conversation. 

Il y a plusieurs contrées où les premières ‘nuits d’une nou- 
velle mariée appartiennent aux prêtres, à condition cependant 
que la nouvelle mariéfe sera d’une famille illustre# Les Nambou- 
ris, c’est ainsi que l’on appelle ce clergé, n’accordent pas cette 
faveur à tous les maris. Là on croit ces hommes, impeccables, 
tout ce qu’ils font est bien ; c’est-à-dire qu’ils disposent de tout 
comme il leur plaît, sans avoir à répondre de leurs actions. Les 
Juifs, qui avaient vécu longtemps sous la théocratie, n’étaient 
pas exempts de ce préjugé. Le prophète Osée disait à une cour- 
tisane : L'amie^ couchez-vous là^ et que je vous fasse un enfant 
de fornication^ et personne n’était scandalisé ni du propos ni de 
la chose. Le péché irrémissible, c’est de frapper un prêtre ; 
celui qui le tuerait, par accident serait condamné à mendier 
toute sa vie, le crâne du prêtre à la main. 

Ah! chère amie, où est cette sérénité d’âme que j’avais l’an 
passé? M™® d’Holbach a la même finesse, d’Aine la 
même gaieté; le Baron est aussi aimable, l’Écossais aussi origi- 
nal, mais je n’ai plus le pinceau avejj lequel je vous les pei- 
gnais... Le ciel continue de se résoudre en eau, et moi de me 
désoler. Mes lettres sont arrêtées à Charenton. Quand arriveront- 
elles ici? Quand aurez-vous celle-ci? En attendant, vous souf- 
frirez beaucoup ! la même peine que moi ! Cette idée double 
la mienne. Vous vous plaindrez à votre sœur, et elle, qui ne 
demande pas mieux que de me trouver des torts, m’en suppo- 
sera, et ses discours iront me chercher jusqu’au fond de votre 
cœur, et m’y blesser. Ce sont des coups d’épingle qui, réitérés, 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 499 

font mourir... je vous en avertis... Notre piquet est fait. Le 
Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se 
fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un 
même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour 
du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que- 
c’est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans 
affaire et qu’on verrait aller et venir sous des arbres passerait 
pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfance à 
durer des heures entières dans la même attitude; dans un âge 
plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps 
incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes,* 
les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en . 
contracter la facilité de méditer profondément. II est incroyable 
jusqu’où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point 
de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l’étranger, 
ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étour- 
dis. <( Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces 
étourdis-là ; c’est-à-dire que je fus trompé par un commerçant 
chinois et fripon. J’allai lui représenter combien il m’avait lésé ; 

« Cela est vrai, me répondit-il, vous l’êtes beaucoup, mais il 
faut payer. — Mais où est la bonne foi, la droiture ? — Je n’en 
sais rien, mais il faut payer, « Après avoir éssayé les paroles 
douces, j’en vins aux gros mots, je l’appelai coquin, maraud, 
fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut payer. » Je n’en 
pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent : 

« Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n’as pas gagné un sou 
à te mettre en colère. Eh ! que ne payais-tu tout de suite, sans 
te fâcher? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je 
pas écrit, ou parlé d’une bizarrerie de toute celte nation ? En 
regardant le5 meubles et les porcelaines peintes qui nous vien- 
nent de ce pajfe, il n’est pas que l’extravagance des figures ne 
vous ait frappée. Savez-vous d’où cela vient? C’est que, loin de 
prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s’en écarter le 
plus qu’ils peuvent; ils disent pour leur raison qu’on la voit 
sans cesse, et quelque talent qu’on ait, quelque peine qu’on se 
donne, qu’on n’en approche pas ; d’où ils concluent que tout 
ouvrage exécuté dans ce genre d’imitation doit dégoûter et faire 
pitié, au lieu qu’en s’abandonnant au délire de l’imagination, 
les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu’on crée, ne 



500 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


ressemblant à rien, ne peuvent être accusés de défaut. Mais, 
dirais-je à un Chinois, je voudrais bien savoir quelle perfection 
on Y peut louer. On assure cependant qu’ils font d’après nature 
des choses prodigieuses, quand on l’exige d’eux, et qu’ils saisis- 
‘ sent singulièrement la ressemblance. Pour moi, j’aurai toujours 
.peine à croire que la vérité de la couleur, la correction du 
dêfssin, et l’intelligence des ombres et des lumières^ soient por- 
tées jusqu’à un certain point chez un peuple qui méprise ces 
qualités; à moins que la perfection du travail ne soit le résul- 
tat de l’abondance dont il jouit et de la patience de son carac- 
* tère. 

Chère amie, je vais laisser là notre radotage philosophique, 
pour vous entretenir de sujets plus familiers... Comme nous 
étions occupés une de ces après-midi, le père Hoop, le Baron et 
moi, à faire une partie de billard, on entend le bruit d’une voi- 
ture légère sur la chaussée; la porte de la salle de billard s’ouvre 
subitement. C’est d’Holbach qui entre, et qui nous 
demande avec une joie qui rayonnait autour de son visage 
comme une auréole : « Devinez la visite qui nous vient? » 
Comme nous ne devinions personne qui nous aimât assez pour 
venir s’enfermer avec nous par le temps qu’il faisait : « C’est 
M. Le Roy 1», nous dit-elle. Nous allâmes tous l’embrasser. Si 
vous savez combien je l’aime, vous saurez aussi combien il m’a 
été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j’en avais 
besoin. 11 avait passé tout ce temps à jouir d’une petite retraite 
qu’il s’est faite dans la forêt. Cette retraite s’appelle les Loges. 
Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s’amuseront 
aux environs des Loges! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez 
les Loges! C’est là que le satyre habite. Malheur à celle que le 
satyre aura rencontrée auprès de sa demeure ! ffest en vain 
qu’elle tendra ses mains au ciel, et qu’elle appellera sa mère; 
le ciel ni sa mère ne l’entendront plus; ses cris seront perdus 
dans la forêt; personne ne viendra qui la délivre du satyre; et 


1. Ch. Georges Le Roy (1723-1789), lieutenant des chasses des parcs de Ver- 
sailles et de Marly, collaborateur de V Encyclopédie. La dernière édition de ses 
Lettres sur les animaux a été donnée en 1862, par M. le docteur Robinet, che^ 
M. Poulet-Malassis, qui a également réimprimé de Le Roy Louis XV et if*"® de 
Pompadour (Baur , 1875 , ia-12) , étude dont Sainte-Beuve avait signalé la 
valeur. 



LETTRJÎS A MADEMOISELLE VOLLAND. 501 

quand le satyre l’aura surprise une fois aux environs de sa 
demeure, elle y retournera pour en être surprise encore. Si le 
hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s’enfuira 
comme auparavant, mais plus lentement, et pcuf-être retouM- 
nera-t-elle la tête en fuyant; et quand le styre l’atteindra, ellê' 
ne l’égratignera plus; elle dira qu’elle va crier, mais elle ne 
criera plus; elle n’appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la 
cherchera pas longtemps ; car il est plus inconstant encore que 
libertin. Le bélier qjp paît l’herbe qui croît autour de sa cabane 
n’est pas plus libertin ; le vent qui agite la feuille du lierre qui 
la tapisse est moins changeant. Celles qu’il ne recherchera plus.» 
et qui se seront amusées inutilement autour de sacabame, et il 
y en aura beaucoup, s’eu retourneront tristes et chagrines en 
disant au dedans d’elles-mêmes : O méchant satyre 1 ô satyre 
inconstant! si je l’avais su! Et leurs compagnes, qui verront leur 
tristesse, leur en demanderont la cause; et elles ne la diront 
pas : et les autres bergères innocentes et jeunes continueront 
de s’amuser autour de la cabane du satyre; et lui de les sur- 
prendre, de les surprendre encore une fois, de ne les s^trpren- 
dre plus; et elles de se taire. Voilà, mon amie, ce qu’on 
appelle une idylle que je vous fais, tandis que le satyre, 
l’oreille dressée, se réjouit à dire des contes à nos femmes. A 
propos de beaux yeux, il leur dit qu’un jour Saint-Évremond 
s’endormit entre deux femmes qui se disputaient sur ce qu’il 
faut appeler de beaux yeux. La matière était importante ; cha- 
cune avait la prétention. On allégua beaucoup de choses fines 
et profondes; on en allégua beaucoup de brillantes, et de réflé- 
chies. Cependant Saint-Évremond, qui goûtait au milieu de la 
dispute le sommeil le plus .doux, fut pris ponr juge. Une des 
deux femmes, le tirant par le bras, lui dit : « A votre avis, 
monsieur, quelfe sont les plus beaux? » Saint-Evremond se frot- 
tant les yeux, leur dit : « Les plus beaux !... Ce sont les petits 
et ridés. — Les yeux petits et ridés sont les plus beaux ! y 
pensez-vous? — Ah! ah ! vous parlez d’yeux! Ma foi, j’ai cru 
que deux femmes de cour s’entretenaient d’autre chose. » Et 
voilà M‘"* d’Holbach qui baisse les yeux et qui joue l’inatten- 
tion, et M"* d’Aine qui se met à rire comme une folle, en disant: 

« C’est une bonne connaissance à voir. — Mais pourquoi si 
bonne? Il est toujours trop tard pour s’en servir. » Voilà encore 



502 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

un endroit qu'il ne faut pas lire à notre sœur Uranie. 

Mais puisque je suis en train de vous écrire toutes nos minu- 
ties, il ne faut pas que j’oublie de vous raconter comme quoi 
Pouf, le fils de Thisbé, qui avait fait concevoir de lui de si 
grandes espérances, a jeté la division parmi nous. Thisbé est 
une élégaSte, Sibéli la vit et Taima. Sibéli a été élevé à la cour 
des rois. D’abord Thisbé fit la coquette, Sibéli se piqua de 
constance, et au bout de trois heures Thisbé couronna ses feux : 
trois heures de coquetterie pour des êtres dont la passion ne 
dure que quelques jours, c’est beaucoup. Je dis cela, parce que 
je serais fâché qu’on prît une idée défavorable des mœurs de 
Thisbé. Thisbé mit au monde au temps prescrit deux jumeaux 
charmants; Pouf en fut un. Plusieurs grandes dames deman- 
dèrent Pouf; la dame D fut préférée, et voilà Pouf installé 

dans son château, et maître de ses oreillers et de ses coussins 
dont il usait peu discrètement, lorsqu’un ami de la dame 
regarda Pouf entre les deux yeux, et prononça que malgré tout 
l’esprit du père et toute la gentillesse de la mère, cet enfant 

ne serait jamais qu’un sot. Aussitôt la dame D qui ne voit 

que par les yeux de son ami, comme cela se pratique, se met à 
répéter que Pouf, malgré toute la gentillesse de sa mère et tout 
l’esprit de son père, ne sera jamais qu’un sot , quoiqu’elle eût 
dit auparavant qu’on en pouvait espérer beaucoup; et puis elle 
écrit une lettre qu’elle remet à un de ses gens, avec un panier 
qui renferme Pouf, et Pouf, porté par le domestique, n’a pas 
sitôt fait quatorze lieues dans son panier qu’il est remis aux 
lieux de sa naissance. Avec quelles démonstrations de joie n’y 
est-il pas reçu! Ah! c’est toi, mon pauvre Pouf, mon petit ami; 
et quand on l’a bien fêté, bien bajsé, bien caressé, on lit la 
lettre de renvoi où l’on ne trouve que faussetés, injures, détours 

et calomnies; et l’on dit beaucoup de mal de la'^me D et 

l’on félicite Pouf de ne plus appartenir à une aussi méchante 
maîtresse. J’ai voulu défendre la dame D 

{Le reste manque.) 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


503 


XLVI 


Au Grandval, le 18 octobre 1760. 

Nous recevrons, vous mes lettres, moi les vôtres, deux à 
deux ; c’est une affaire arrangée. Combien d’autres plaisirs qui 
s’accroissent par l’impatience et le délai ! Éloigner nos jouissan- 
ces, souvent c’est nous servir ; faire attendre le bonheur, c’est 
ménager à son ami une perspective agréable ; c’est en user avec 
lui comme l’économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le 
dépôt oisif qu’on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne 
déplairont pas à votre sœur. J’en ai entendu de plus folles 
encore. Il y en a qui disent qu’on ne s’ennuie presque jamais 
d’espérer, et qu’il est rare qu’on ne s’ennuie pas d’avoir. Je 
réponds, moi, qu’on espère toujours avec quelque peine, et 
qu’on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie 
s’échappe, la sagacité des hommes a donné au temps une voix 
qui les avertit de sa fuite sourde et légère. Mais à quoi bon 
l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir? Venez, 
mon amie; venez que je vous embrasse, venez et que tous vos 
instants et tous les miens «oient marqués par notre tendresse ; 
que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je 
vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins 
précédée de quelques beaux jours. 

Je suis désolé que cette irrégularité des postes ou de notre 
correspondancê soit de temps en temps si cruelle pour vous. 
Mais, chère amife, que voulez-vous que j’y fasse? Je vous dirai 
comme milord d’AIbemarle à Lolotte, qui admirait l’éclat d'une 
belle étoile : h Ah î mon amie, ne la louez pas tant, car Je ne 
saurais vous la donner. » Ah ! chère amie, ne vous plaignez pas 
tant de la lenteur des courriers, je ne saurais les faire aller plus^ 
vite. 

Vous les demandez donc, mes lettres? vous les recevrez donc 
de sa main, sans humeur de sa part, sans contrainte de la vôtre? 
Mais çela est assez joli I . 



504 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Et que vous dit l’honnête de Prisye? Nous devions nous 
voir, causer de vous, abréger votre absence, ou l’alléger ainsi ; 
mais les campagnes nous ont tous dispersés. Combien de recon- 
naissances et de doux reproches se feront à la Saint-Martin ! 

En voilà donc encore deux dont il faut dire qu’il n’y a pas 
assez d’^offe pour en faire ou d’honnêtes gens ou des fripons! 
et combien d’autres que nous connaissons, et combien d’autres 
encore que nous ne connaissons pas! 

J’ai très-bien compris l’arrangement qu’on vous propose. 
La promptitude avec laquelle vous en avez démêlé l’injustice 
me ravit, mais ne me surprend pas. Lorsque le sentiment est 
délicat et que l’intérêt n’offusque pas la raison, cela ne manque 
pas d’arriver. Les hommes partiraient presque tous de la même 
vitesse, s’ils suii^aient la même impulsion de leur cœur. Il est 
bien rare que le cœur mente, mais on n’aime pas à l’écouler. 

Chère femme, combien je vous aime ! combien je vous estime! 
En dix endroits votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais 
vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spec- 
tacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indi- 
gnation que j’en perds le jugement, et que, dans ce délire, je 
tuerais, j’anéantirais; aussi celui de l’équité me remplit d’une 
douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où 
la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien : alors 
il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il 
nage ; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me par- 
court partout; j’ai peine à respirer; il s’excite à toute la 
surface de mon corps comme un frémissement; c’est surtout 
au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir; 
et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent 
se mêler sur mon visage avec ceux de la joie,* et mes yeux 
se remplissent de pleurs. Voilà cç que je suisNquand je m’in- 
téresse vraiment à celui qui fait le bien. O ma Sophie, com- 
bien de beaux moments je vous dois! combien je vous en 
devrai encore! O Angélique, ma chère enfant, je 4e parle ici et 
tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne 
serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de 
toi, et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu 
me préparais, qu’il dépendait de toi de me faii’e mourir de 
plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 505 

leurs enfants font le mal; ils ne sont pas assez heureux quand 
leurs enfants font le bien ; jamais ils ne voient le plaisir et la 
peine faire couler leurs pleurs. 

Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus 
de trente ans, et je m*en souviens comme d’hier, lorsque mon 
père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que 
j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on 
m’avait données, et qui, trop larges pour mon front, avaient 
laissé passer ma tête. Da plus loin qu’il m’aperçut, il laissa soa 
ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une 
belle chose qu’un homme de bien et sévère qui pleure! 

Chère amie, pardonnez-moi cet écart, c’est vous qui m’avez 
échauffé. J’ai suivi ma chaleur, et j’ai écrit tout ce qu’elle m’in- 
spirait . 


J’aurais été fâché que vous eussiez eu à répondre à ces gens- 
là. Laissez faire votre mère; c’est elle qui se possède. A quoi 
bon accroître les mauvaises dispositions des méchants, en leur 
jetant du mépris au visage? Votre mère aura répondu sur-le- 
champ, comme vous n’eussiez fait, vous, que le lendemain. Lors- 
que la chose se présente, il semble qu’elle ait toujours eu un 
jour ou deux par-devant elle; c’est l’effet de l’experience et du 
bon jugement. 

Il faut insister sur l’exécution rigoureuse de la transaction, 
et exiger vos intérêts et vos remboursements aux temps pres- 
crits. On en passera par là. 

Mes amies, je vous conseille de ne pas vous creuser la tête 
sur des choses qui n’auront pas lieu. Quand on a la justice et 
le bon sens pour soi, on est bien fort. Ne voyez-vous pas déjà 
dans les précautions obliques que ces indignes prennent avec 
vous qu’ils ont peur? 

N’allez pas surtout souffler à madame votre mère votre aus- 
térité. Je n’aime pas que la vertu gâte les affaires. Ayant à 
plaider l’intérêt de ses enfants et celui de ses petits-enfants 
auprès d’un de ses gendres, n’aura-t-elle pas assez beau jeu? 

Mettre les choses au pis-aller, affaire de caractère; quand 
c’est de courage, comme en vous, et non de désespoir et de 
pusillanimité comme en d’autres, à la bonne heure. 

Tout cela vous tracasse beaucoup? Peut-être l’aurais-je 



506 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

craint, si je ne vous avais pas vue dans vos premiers embarras. 

Le seul moyen sûr avec des fripons, c’est de sortir de leurs 
mains, n’importe comment. 

Au reste, mon amie, rappelez-vous le moment où je m’atta- 
chai à VOUS; et songez que s’il pouvait arriver que je vous 
aimasse efrque je vous respectasse davantage, la misère le ferait. 
Je vous dirais comme Charlotte à Lenson : « Je n’aurais pas un 
toit, j’aurais à peine du pain, que je voudrais coucher à l’air et 
pâtir à côté de vous. » 

Je vous demande mille pardons, à madame votre mère, à 
votre sœur et à vous, de l’envoi du petit roman et de quelque 
trait de gaieté indiscrètement répandu dans ma dernière lettre. 
Je dis indiscrètement, sans savoir pourquoi, car j’ignoi’ais vos 
inquiétudes quand* j’écrivis. 

J’attendrai vos ordres pour reprendre la suite de nos entre- 
tiens, si cela vous distrait un peu et vous convient. 

Le malheur d’un ennemi qui aurait attenté à ma vie me 
rapprocherait de lui. 

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre 
mère. 

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre 
sœur. 

Heureux ou malheureux, je vous suis attaché jusqu’au tom- 
beau. 

Adieu, femme de bien. 


XLVII. 


Du Grandval, le 20 octobre 1760'. 

Voici, ma bonne amie, la suite de nos journées. Je vous en 
aurais peut-être fait un récit amusant; mais le de plai- 

santer et de rire, lorsque nos âmes sont dans la tristesse. Je parle 

1. Un très-court fragment de cette lettre, la fable de Galiani, avait déjà été 
imprime dans la Correspondance de Grimm, au mois de janvier 1787, et dans les 
éditions Bolin et Brière. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 507 

de votre mère, de votre sœur et de vous. QuTl est heureuse- 
ment né cet ami 1 que j’envie son caractère I L’espérance reste 
toujours au fond de sa boîte; au contraire, le hasard vient-il à 
à entr’ ouvrir le couvercle de la mienne, c’est la première chose 
qui s’en va. Ce n’est pas que je n’aperçoive aussi les fils aux- 
quels je pourrais m’accrocher; mais je les vois si faibles et si 
déliés que je n’oserais m’y fier. J’aime presque autant m’aban- 
donner au torrent que de saisir la feuille d’un saule. 

Nous avons ici beaucoup de monde; M. Le Roy, comme je 
vous l’ai dit, l’ami GTimrn et l’abbé Galiani, M. et M*'"® R... 
J’aime la physionomie de M. R... S’il avait seulement la moitié 
de l’esprit qu’elle promet! C’est un mélange de finesse et de 
volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en 
boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l’Hyrnen, 
mais comme il est le lendemain d’une noce, blême et un peu 
fatigué. R... était vêtue d’un rouge foncé qui lui sied mal, 
et notre ami lui disait : « Comment, chère sœur, vous voilà 
belle comme un œuf de Pâques! » D’Alinville et M'"® Geoffrin 
presque point ennuyés, chose rare. M”*® de Charmoi toujours 
avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d’AineS 
M. et M®® Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son lym- 
panon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout. 

Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne 
qu ailleurs. J’occupe un appartement de femme; c’est le plus 
agréable de la maison ; au milieu de ce monde il m’est resté, et 
j’en aime encore un peu plus^notre hôtesse. 

Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à 
moi, je n’ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me prome- 
ner, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l’écrire. 

Notre dîne*r a été très-gai. M. Le Roy racontait qu’une fois 
il avait été malheureux en amour. « Rien qu’une fois? — Pas 
davantage » Alors il dormait ses quinze heures et il engrais- 

sait à vue d’œil. « Mais un amant malheureux doit être défait. — 
Ou le paraître, et il n’y avait pas moyen. ^C’est ce qui me 
désespérait. » Il reposait en raison de la peine qu’il avait 
endurée ; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef 

1. C’est le fils deM"»* d’Aine, le frère de M"** d’Holbach, que Diderot appelait 
familièrement son fils. 



508 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

en raison du repos qu*il avait pris. « Sans cela vous n’y 
auriez pas suffi. — 11 est vrai; mais du soir au matin j’étais 

tout frais pour la peine — Mais si, malheureux, vous dormez 

vos quinze heures; heureux, combien dormez-vous? — Presque 
point. — Le bonheur vous fatigue peu. — On ne peut moins, 
et puis Je répare vite. » 

Vous confpænez tout ce que cela doit devenir à table, au 
dessert, entre douze ou quinze personnes, avec du vin de Cham- 
pagne, de la gaieté, de l’esprit, et toute la liberté des champs. 

M"*® Geoffrin fut fort bien; je lis un piquet avec elle, d’Alin- 
ville et le Baron. Je remarque toujours le goût noble et 
simple dont cette femme s’habille. C’était, ce jour-là, une étoffe 
simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le 
plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de 
tout côté. Elle me demanda de la mère et de l’enfant. Je répon- 
dis de l’enfant que je craignais qu’elle n’eût une vie agitée et 
malheureuse; car elle était ennuyée du repos. « Tant mieux, 
me dit-elle, elle se remuera pour les paresseux »; et elle en 
prit occasion de faire l’éloge de M’"® d’Aine, que son attention 
continuelle pour nous autres fainéants tenait un pied levé et 
l’autre en l’air. 

Ah! mon amie, où étiez-vous? Que faisiez-vous à Isle, où 
vous étiez, lorsque je vous désirais ici? Partout où je rencontre 
le plaisir, je vous y souhaite. Voilà M. Schistre qui prend sa 
mandore. Le voilà qui joue quelque musique. Quelle exécution! 
Tout ce que ses doigts font dire à des cordes est incroyable; 
et comme M"’® d’Holbach et moi nous n’en perdions pas un 
mot! — Le joli courroux! — Que cette plainte est douce! — Il 
se dépite ; il prend son parti. — Je le crois. — Les voilà qui se 
raccommodent. — Il est vrai. — Le moyen de tènir contre un 
homme qui sait s’excuser ainsi ! — Il est sûr .que nous enten- 
dions tout cela. 

M. Schistre quitta sa mandore, et la vivacité de notre plaisir 
devint le sujet de la conversation. Nous les laissâmes dire tout 
ce qu’ils voulurent, et nous préférâmes jouir en silence du reste 
de notre émotion. Le moment de palpitation qui suit un grand 
plaisir est encore un moment fort doux : car le cœur palpite 
avant et après le plaisir. 

M®® Geoffrin ne découche point; sur les six heures du soir. 



•LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 509 

elle nous embrassa, et remonta dans sa voiture avec Tami 
d’Alinville, et la voilà partie. 

Sur les sept heures, ils se sont mis à des tables de jeu, et 
MM. Le Roy, Grimm, Tabbé Galiani et moi, nous §vons causé. 
Oh! pour cette fois, je vous apprendrai à connaître Tabbé, que 
peut-être vous n*avez regardé jusqu’à présent que comme un 
agréable. Il est mieux que cela. 

Il s’agissait entre Grimm et M. Le Roy du génie qui crée et 
de la méthode qui ordonne. Grimm déteste la méthode; c’est, 
selon lui, la pédanterte des lettres. Ceux qui ne savent qu’ar- 
ranger feraient aussi bien de rester en repos; ceux qui ne peu- 
vent être instruits que par des choses arrangées feraient tout 
aussi bien de rester ignorants. « Mais c’est la méthode qui 
fait valoir. — Et qui gâte. — Sans ellCy on ne profiterait de rien, 
— Qu’en se fatiguant, et cela n’en serait que mieux. Où est la 
nécessité que tant de gens sachent autre chose que leur métier? » 
Ils dirent beaucoup de choses que je ne vous rapporte pas, et 
ils en diraient encore, si l’abbé Galiani ne les eût interrompus 
comme ceci : 

<( Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. Elïe sera 
peut-être un peu longue, mais elle ne vous ennuiera pas. 

« Un jour, au fond d’une forêt, il s’éleva une contestation 
sur le chant entre le rossignol et le coucou. Chacun prise son 
talent. « — Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi 
(( facile, aussi simple, aussi naturel et aussi mesuré que moi? » 

(c — Quel oiseau, disait le rossignol, l’a plus doux, plus 
(( varié, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi? » 

« Le coucou : u Je dis peu de choses; mais elles ont du 
« poids, de l’ordre, et on les retient. » 

« Le rossignol : « J’aimê à parler; mais je suis toujours 
(( nouveau, et j-o ne fatigue jamais. J’enchante les forêts; le 
U coucou les attriste. 11 est tellement attaché à la leçon de sa 
« mère, ([u’il n’oserait hasarder un ton qu’il n'a point pris 
(( d’elle. Moi, je ne reconnais point de maître. Je me joue des 
<( règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire. 

« Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heu- 
{( reux écarts! » 

(( Le coucou essaya plusieurs fois d’interrompre le rossignol. 
Mais les rossignols chantent toujours et n’écoutent point; c’est 



• LETTRES A- MADEMOISELLE VOLLAND.' 

un peu leur défaut. Le nôtre, entraîné par ses idées, les suipait 
avec rapidité, sans se soucier des réponses de son rival. 

« Cependant, après quelques dits et contredits, ils convinrent 
de s’en rapporter au jugement d’un tiers animal, 

« Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial 
qui les» jugera? Ce n’est pas sans peine qu’on trouve un bon 
juge. Ils vont en cherchant un partout. 

« Ils traversaient une prairie, lorsqu’ils y aperçurent un âne 
des plus graves et des plus solennels. Depuis la création de 
l’espèce, aucun n’avait porté d’aussi longues oreilles. i Ah! dit 
« le coucou en les voyant, nous sommes trop heureux ; notre 
« querelle est une affaire d’oreilles ; voilà notre juge ; Dieu le 
fit pour nous tout exprès. » 

« L’âne broutait. Il n’imaginait guère qu’un jour il jugerait 
de musique. Mais la Pi-ovidence s’amuse à beaucoup d’autres 
choses. Nos deux oiseaux s’abattent devant lui, le complimentent 
sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur 
dispute, et le supplient très-humblement de les entendre et de 
décider. 

Mais l’âne, détournant à peine sa lourde tête et n’en per- 
dant pas un coup de dent, leur fait signe de ses oreilles qu’il a 
faim, et qu’il ne tient pas aujourd’hui son lit de justice. Les 
oiseaux insistent; l’âne continue à brouter. En broutant son 
appétit s’apaise. Il y avait quelques arbres plantés sur la lisière 
du pré. « Eh bien! leur dit-il, allez là : je m’y rendrai; vous 
« chanterez, je digérerai, je vous écouterai, et puis je vous 
« en dirai mon avis. » 

« Les oiseaux vont à tire-d’aile et se perchent; l’âne les suit 
de l’air et du pas d’un président à mortier qui traverse les salles 
du palais : il arrive, il s’étend à terre et dit : Commencez, 
a la cour vous écoute. » C’est lui qui était toute la cour. 

« Le coucou dit ; « Monseigneur, il n’y a pas un mot à perdre 
(( de mes raisons; saisissez bien le caractère de mon chant, et 
« surtout daignez en observer l’artifice et la méthode. » Puis, se 
rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta : cou- 
cou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou. )) Et 
après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il 
se tut. 

« Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s’élance dans 



• LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 511 

modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs 
et les plus recherchés ; ce sont des cadences on des tenues à 
perte d’haleine ; tantôt on entendait les sons descendrd ét mur- 
murer au fond de sa gorge comme l’onde du ruisseau qui se 
pehl sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait 
s’élever, se renfler peu à peu, remplir l’étendue des airs et y 
demeurer comme suspendus. 11 était successivement doux, léger,’ 
brillant, pathétique, et quelque caractère qu’il prît, il peignait; 
mais son chant n’était pas fait pour tout le monde. 

« Emporté par s<m enthousiasme, il chanterait encore ; mais 
l’âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l’arrêta et lui dit.; 
« Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort 
« beau, mais je n’y entends rien ; cela me parait bizarre, 
« brouillé, décousu. Vous êtes peut-êti’e plus savant que votre 
« rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi, 
« pour la méthode. » 

Et l’abbé, s’adressant à M. Le Roy, et montrant Grimm du 
doigt : « Voilà, dit-il, le rossignol, et vous êtes le coucou, et 
moi je suis l’âne qui vous donne gain de cause. Bonsoir. » 

Les contes de l’abbé sont bons, mais il les joue supérieure- 
ment. On n’y tient pas. Vous auriez trop ri de lui voir tendre 
son cou en l’air, et faire la petite voix pour le rossignol, se ren- 
gorger et prendre le ton rauque pour le coucou ; redresser ses 
oreilles, et imiter la gravité bête et lourde de l’âne; et tout cela 
naturellement et sans y tâcher. C’est qu’il est pantomime depuis 
la tête jusqu’aux pieds. 

M. Le Roy prit le parti de louer la fable et d’en rire. 

A propos du chant des oiseaux, on demanda ce qui avait 
fait dire aux anciens que le cygne, qui a le cri nasillard et rau- 
que, chantait, mélodieusement en mourant. 

Je répondis que peut-être le cygne était le symbole de 
l’homme qui parle toujours au dernier moment, et j’ajoutai que 
si j’avais jamais à mettre en vers les dernières paroles d’un 
orateur, d’un poète, d’un législateur, j’intitulerais ma pièce le 
chant du cygne. 

La conversation en prit un tour un peu sérieux. On parla de 
l’horreur que nous avons tous pour l’anéantissement. 

« Tous l s’écria le père Hoop ; vous m’en excepterez, s’il 
vous plaît. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois pour 



512 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. * 

y revenir. On me donnèrait l’iramorlalité bienheureuse pour tn 
seul jour de purgatoire que je n’en voudrais pas : le mieux est 
de n’être plus. » 

Cela me fit rêver, et il me sembla que tant que je serais en 
santé, je penserais comme le père Hoop; mais qu’au derriier 
instant4)eut-être achèterais-je le bonheur d’exister encwe une 
fois de mille ans, de dix mille ans d’enfer. Ah ! chère amie, 
nous nous retrouverions! je vous aimerais encore! je me per- 
suaderais ce qu’une fille réussit à persuader à son père qui se 
mourait. C’était un vieil usurier; un prêtre lui avait juré qu’il 
serait damné, s’il ne restituait. Il y était résolu, et ayant fait 
appeler sa fille, il lui dit : « Mon enfant, tu as cru que je te 
laisserais fort riche, et tu l’aurais été eu effet ; mais voilà un 
homme qui va te ruiner; il prétend que je brûlerai dans l’enfer 
à jamais, si je meurs sans restituer. — Vous vous moquez, mon 
père, lui répliqua la fille, avec votre restitution et votre dam- 
nation ; du caractère dont je vous connais, vous n’aurez pas été 
damné dix ans que vous y serez fait. » 

Cela lui parut vrai, et il mourut sans restituer. Une fille si 
résoudra à damner son père, un*père à l’être pour enrichir sa 
fille; et un amant passionné, un honnête homme s’en effraiera. 
N’est-il pas bien doux d’être, et de retrouver son père, sa mère, 
son amie, son ami, sa femme, ses enfants, tout ce que nous 
avons chéri, même en enfer ! 

Et puis nous voilà discourant de la vie, de la mort, du 
monde et de son auteur prétendu. 

Quelqu’un remarqua qu’il y ait un Dieu ou qu’il n'y en ait 
point, il était impossible d’introduire celte machine soit dans 
la nature, soit dans une question, sans l’obscurcir. 

Une autre, que si une supposition expliquait , tous les phé- 
nomènes, il ne s’ensuivrait pas qu’elle fût vraie : car qui sait 
si l’ordre général n’a qu’une raison? Que faül-il donc penser 
d’une supposition qui, loin de résoudre la seule difficulté pour 
laquelle on l’imagine, en fait éclore une infinité d’autres? 

Chère amie, je pense que notre babil de dessous la cheminée 
vous amuse toujours, et je le suis. 

Parmi ces difficultés il y en a une qu’on a proposée depuis 
que le monde est monde: c’est que les hommes souffrent sans 
l’avoir mérité. On n’y a pas encore répondu. C’est l’incompatibi- 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 513 

lité du mal physique et moral avec la nature de Tétre éternel. 

Voici comment on la propose : c'est en lui impuissance ou 
mauvaise volonté; impuissance s'il a voulu empêcher le mal et 
qu'il ne Tait pu ; mauvaise volonté, s'il a pu empêcher le mal 
et qu'il ne Tait pas voulu. 

lin^nfant entendrait cela. C'est là ce qui a fait imaginer la 
faute du premier père, le péché originel, les peines et les 
récompenses à venir, l’incarnation, l’immortalité, les deux 
principes des Manichéens, l’Oromase et l'Arimane des Perses, 
les émanations, l'emlTire de la lumitee et de la nuit, la succes- 
sion des vies, la métempsycose, l'optimisme, et d’autres absur- 
dités accréditées chez les différents peuples de la terre où l’on 
trouve toujours une vision creuse en réponse à un fait clair, 
net et précis. 

Dans ces occasions quel est le parti du bon sens? Celui, mon 
amie, que nous avons pris : quoique les optimistes nous disent, 
nous leur répliquerons que si le monde ne pouvait exister sans 
les êtres sensibles, ni les êtres sensibles sans la douleur, il n'y 
avait qu’à demeurer en repos. Il s'était bien passé une éternité 
sans que cette sottise-là fût. 

Le mondé, une sottise! Ahl mon amie, la belle sottise pour- 
tant! C'est, selon quelques habitants du Malabar, une des 
soixante-quatorze comédies dont l’Éternel s'amuse. 

Leibnitz, le fondateur de l'optimisme, aussi grand poëte que 
profond philosophe, raconte quelque part qu’il y avait dans un 
temple de Memphis une haute pyramide de globes placés les 
uns sur les autres; qu’un prêtre, interrogé par un voyageur 
sur cette pyramide et ces globes, répondit que c’étaient tous 
les mondes possibles, et que le plus parfait était au sommet ; 
que le voyagour, curieux de voir ce plus parfait des mondes, 
monta au haut de la pyramide, et que la première chose qui 
frappa ses yeux attachés sur le globe du sommet, ce fut Tar- 
quin qui violait Lucrèce. 

Je ne sais qui est-ce qui rappela ce trait que je connaissais 
et dont je crois vous avoir entretenue. 

C’est une chose singulière que la conversation, surtout 
lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits 
que nous avons faits; les rêves d'un n|alade en délire ne sont 
pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu 

33 


xviii. 



514 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ' 

ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, 
tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelque- 
fois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui 
ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il 
détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête; un autre en 
fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualit»physi- 
que peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de 
choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : 
l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est 
jaune, la paille est jaune; à combien d’autres fils ce fil ne 
répond-il pas? La folie, le rêve, le décoittu de la conversa- 
tion consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise 
d’une qualité commune. 

Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. 11 tient un brin de 
paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon 
du soleil. Combien d’hommes qui ressemblent à ce fou sans s’en 
douter! et moi-même, peut-être dans ce moment. 

Le mot de viol lia le forfait de Tarquin avec celui de Love- 
lace. Lovelace est le héros du roman de Clarisse, et nous voilà 
sautés de l’histoire lomaine à un roman anglais. On disputa 
beaucoup de Clarisse. Ceux qui méprisaient cet ouvrage le mé- 
prisaient souverainement; ceux qui l’estimaient, aussi outrés 
dans leur estime que les premiers dans leur mépris, le regar- 
daient comme un des tours de force de l’esprit humain. Je l’ai : 
je suis bien fâché que vous ne l’ayez pas enfermé dans votre 
malle. Je ne serai content ni de vous ni de moi que je ne vous 
aie amenée à goûter la vérité de Paméla, de Tom-Jones, de 
Clarisse, et de Grandisson. 

11 s’est dit et fait ici tant de choses sages et folles, que je ne 
finirais pas si je ne rompais le fil pour aller tout de suite à deux 
petites aventures burlesques dont je ne saurais vous faire grâce, 
quoique je sache très-bien qu’elles sont puériles et d’une cou- 
leur qui ne revient guère à la situation d’esprit où vous êtes. 

Nous sommes tous logés au premier, le long d’un même 
corridor; les uns sur la cour d’entrée et les fossés, les autres 
sur le jardin et la campagne. Oh ! chère amie, combien je suis 
bavard! « Ne pourrai-je jamais », comme disait M“* de Sévigné, 
qui était aussi bavarde et aussi gloutone, quoi ! « ne plus 
manger et me taire ! » 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 515 

Le soir nous étions tous retirés. On avait beaucoup parlé de 
l’incendie de M. de Bacqueville », et voilà M““ d’Aine qui se 
ressouvient, dans son lit, qu’elle a laissé une énorme souche 
embrasée sous la cheminée du salon ; peut-être ^u’on n’aura 
pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet, 
comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend; et, comme 
elle ne commande rien de ce qu’elle peut faire, elle se lève, met 
ses pieds nus dans ses pantoufles, et sort de sa chambre en cor- 
set de nuit et en chemise, une petite lampe de nuit à la main. 
Elle descendait l’escalîer, lorsque M. Le Roy, qui veille d’habi- 
tude, et qui s’était amusé à lire dans le salon, remontait; ils 
s’aperçoivent. M™ d’Aine se sauve, M. Le Roy la poursuit, 
l’atteint, et le voilà qui la saisit par le milieu du corps, et qui 
la baise ; et elle crie : A moi! à moi! à mon secours! Les baisers 
de son ravisseur l’empêchaient de parler distinctement. Cepen- 
dant on entendait à peu près ; A moi, mes gendres! s'il me fait 
un enfant, tant pis pour vous. Les portes s’ouvrent ; on passe 
sur le corridor, et l’on n’y trouve que M’”” d’Aine fort en" 
désordre, cherchant sa cornette et ses pantoufles dans les ténè- 
bres ; car sa lampe s’était éteinte et renversée, et notre ami 
s’était renfermé chez lui. 

Je les ai laissés dans le corridor, où ils faisaient encore, à 
deux heures du matin, des ris semblables à ceux des dieux 
d’Homère, qui ne finissaient point, et qui en avaient quelque- 
fois moins de raison ; car vous conviendrez qu’il est plus plai- 
sant de voir une femme grasse, blanche et potelée, presque 
nue, entre les bras d’un jeune homme insolent et lascif, qu’un 
vilain boiteux, maladroit, versant à boire à son père et à sa 
mère après une querelle de ménage assez maussade. C’est la 
fin du premier 'livre de \' Iliade. 

Cette âventulq a fait la plaisanterie du jour. Les uns pré- 
tendent que M”'° d’Aine a appelé trop tôt, d’autre qu’elle n’a 
appelé qu’après s’être bien assurée qu’il n’y avait rien à crain- 
dre, et qu’elle eût tout autant aimé se taire pour son plaisir que 
de crier pour son honneur; et que sais-je quoi encore? 

L’autre historiette est une impertinence du premier ordre. 
Imaginez que nous sommes quatorze ou quinze à table. Sur la 


1. Voir précédemment, p. 485. 



516 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

fin du repas, wîon /î/* était assis à la gauche de M"'* de G... 
Il est ordinairement familier avec elle. 11 lui prend la main, il 
veut voir le bras, il relève les manchettes. On le laisse faire, 
exprès ou de distraction. Il voit sur une peau assez blanche de 
grands poils noirs ; il se met à lui plumer le bras ; elle veut re- 
tirer sa'^main, il tient ferme; rabattre sa manchette, il la relève 
et plume. Elle crie : « Monsieur, voulez-vous finir ? » Il lui ré- 
pond : « Non, madame; à quoi diable cela sert-il là? » et plume 
toujours. Elle se fâche : « Vous êtes un insolent, » Il la laisse se 
fâcher, et n’en plume pas moins. M"** d’Aine étouffant moitié 
de rire, moitié de colère, se tenant les côtes, et cherchant 
un ton sérieux, lui disait : « Monsieur, y pensez-vous? » Et 
puis elle riait. « Qui est-ce qui a jamais épluché une femme à 
table? » Etpufsi elle riait. « Où est l’éducation qu’on vous a 
donnée? » Et tous les autres d’éclater : pour moi, les larmes 
m’en tombaient des yeux, et j’ai cru que j’en mourrais. 

Cependant, un moment après, sa mère a fait signe à son fils, 
et il est allé se jeter aux pieds de la dame et lui demander par- 
don. Elle prétend qu’il lui a fait mal, mais cela n’est pas vrai; 
c’est la mauvaise plaisanterie et nos ris inhumains qui lui ont 
fait mal. 

Le Baron est malade. C’est la dyssenterie et de la fièvre. 
Je viens de descendre dans le salon, où lui, le père Hoop, 
M“'* d’Aine et M“* d’Holbach prenaient du thé. J’en pris avec 
eux. Voilà le Baron, à qui la colique n’a pas ôté son ton origi- 
nal : « Maman, connaissez-vous le grand Lama? — Je ne con- 
nais ni le grand ni le petit. — C’est un prêtre du Thibet. — 
Du Thibet ou d’ailleurs, si c’est un bon prêtre, je le respecte. 
— Un jour de l’année qu’il a bien dîné, il passe dans sa garde- 

robe. — Grand bien lui fasse. — Et là — î Voici quelque 

cochonnerie. — Qu’appelez-vous une cochonnerie, s’il vous 
plaît? Un besoin, ce me semble, assez simple, assez naturel et 
assez général, et que malgré votre spiritualisme, vous satis- 
faites comme votre meunière. — Mais puisque cochonnerie il y 

a, quand le grand Lama a fait sa cochonnerie — On la 

prend comme une chose sacrée, on la met en poudre, et on 
l’envoie par petits paquets à tous les princes souverains, qui la 
prennent en thé les jours de dévotion. — Quelle folie I — Folie 
ou non, c’est un fait. Mais vous croyez donc que si l’on vous 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 5l7 

faisait présent d’une crotte de Jésus-Christ, vous n’en seriez pas 
bien fière; et vous croyez que si l’on faisait présent à un jansé- 
niste d’une crotte du bienheureux diacre *, il ne la ferait pas 
enchâsser dans l’or, et qu’elle tarderait beaucoujf à opérer un 
miracle ? » 

Ne lisez pas cela à M™ Le Gendre, elle n’aime pas ce ton- 
là. Mais à vous, je vous dirai qne Je fait du grand Lama est 
certain, et malgré sa mauvaise odeur, vous y reconnaîtrez une 
des plus fortes preujtes de ce que les prêtres peuvent sur les 
esprits. 

Voici pour Le Gendre. Damilaville m’a envoyé l’Histoire 
du czar, et je l’ai lue *. 

Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière 
d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et 
de l’histoire du czar, depuis sa naissance jusqu’à la défaite de 
Charles XII à la journée de Pultawa. 

La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau 
figurerait assez bien parmi les Mélanges de littérature de l’au- 
teur. On y avance sur la fin qu’il ne faut point écrirq la vie 
domestique des grands hontmes. Cet étrange paradoxe est 
appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est 
une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot. 

Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est 
que s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, ’on saurait les noms 
de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passe- 
rait à la postérité la plus reculée. 

Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée 
combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui 
se rendent dans un même lieu pour s’entr’égorger? 

Si les animaux, dont nous sommes un fléau, réfléchissaient 
sur l’homme, comme l’homme réfléchitsur eux, ne regarderaient- 
ils pas cet événement comme une attention particulière de la 
Providence? et ne diraient-ils pas entre eux : Sans cette 
fureur que la nature inspire à l’homme, et qu’elle le presse de 
satisfaire par intervalle, sans cette soif qu’il a de son semblable, 
cette race maudite couvrirait toute la surface de la terre, et ce 


1. Pâris. 

2. Histoire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire. 



518 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

serait fait de nous? Si les cerfs pensaient, le grand événement 
pour les cerfs de la forêt de Fontainebleau que la mort de 
Louis XV! qu’en diraient-ils? 

Et les poissons de nos fossés à qui nous nous amusons à 
jeter du pain après le dîner, que pensent-ils de cette manne 
qui leur^ tombe du ciel en automne? N’y a-t-il pas là quelque 
Moïse écaillé qui se fait honneur de notre bienfaisance? 

Quoiqu’il en soit, il me prend envie de vous réconcilier un 
peu avec les guerres, les pestes et les autres fléaux de l’espèce 
humaine. Savez -vous que si tous les empires étaient aussi bien 
gouvernés que la Chine, le pays le plus fécond de la terre, il y 
aurait trois fois plus d’hommes qu’ils n’en pourraient nourrir? 
11 faut que tout ce qui est soit, bien ou mal. 

La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci 
par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle. 

Quant à l’Histoire du czar, on la lit avec plaisir; mais si l’on 
se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu? Quelle ré- 
flexion profonde me reste-t-il? on ne saurait que se répondre. 

L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au 
niveau du législateur de la Russie. Cependant, si toutes les 
gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre 
aucune. 

Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse 
Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre âgé de 
douze à treize ans, tenant une vierge entre ses mains, conduit 
par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui 
le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de 
couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rap- 
pelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de 
Rome lorsque l’on y apprit la mort de Germanicus, et la dou- 
leur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres** de ce prince. 

Il y a dans la description du pays un endroit sur les mœurs 
des Samoïèdes qui est très-bien. Mais pourquoi celte pente à 
déprimer les ouvrages estimés? On y prend à tâche en deux 
endroits de déprimer V Histoire naturelle de M. de Buffon. On y 
relève des minuties de géographie, et la critique est assaisonnée 
d’éloges ironiques. 

Damilaville a trouvé tcfùt fort beau ; je lui en ai lavé la tête ; 
mais j’ai tempéré l’amertume de ma leçon, en lui disant avec 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 519 

la même sincérité que je le dirais à vous et à sœur Uranie : Ne 
soyez point mortifiées que je vous apprenne quelque chose en 
littérature et en philosophie. Ne seriez-vous pas assez fières toute 
votre vie d’être mes maîtresses en morale, et surtout en morale 
pratique ? Vous connaissez le bien, vous sentez juste, vous avez 
le cœur sensible et l’esprit délicat; c’est vous qui êtes des 
hommes, et c’est moi qui suis la cigale qui fait du bruit dans 
la campagne. 

Mais enfin quand lyius reverrons-nous ? sera-ce à la Toussain t 
ou à la Saint-Martin que les affaires me ramèneront celle que 
j’aime, et que les mauvais temps lui rendront son philosophe? 
Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps ; c’est sa 
saison. 

Je me sentais disposé à vous dire des choses douces ; car 
c’est pour vous aimer qu’il faut que je commence et que je 
flnisse. 

Si les endroits de mes lettres où je vous entretiens de mes 
sentiments sont ceux qu’Uranie aime le mieux à lire, ce sont 
aussi ceux qui ne m’ont rien coûté, et qui me plaisent k plus 
à écrire. 

Mais voilà la messe qui sonne; le petit Croque-Dieu * est 
arrivé. Je l’entends rire, pour me servir de la comparaison de 
M. Le Roy, comme, un cerf au mois d’octobre ; il prétend qu’on 
s’y tromperait dans la forêt. 

Moitié de ces femmes iront entendre la messe dans le bil- 
lard, moitié dans ma chambre, d’où l’on voit la porte de la cha- 
pelle qui est l’autre côté de la cour : elles prétendent que 
i’elficacité d’une messe s’étend au moins à cinquante pas à la 
ronde. Pour nous, nous n’avops point d’opinions là-dessus. 

J’ai dit un mot àGrimm de votre affaire avec Vissen; il m’a 
répondu que toiis» ces gens-là étaient des fripons, que Vissen 
passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu’il 
fallait tenir ferme ; qu’il était pusillanime, qu’il n’aurait jamais 
le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut- 
être beaucoup d’honneur, il serait assez attaché à la considéra- 
tion publique pour craindre un esclandre : d’où je conclus 
qu’il faudrait faire entendre adroitement à l’oncle combien son 


i. Voir précédemment, p. 426. 



520 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

mémoire est inique et contraire à la loi, le jugement qu’on por- 
terait dans le monde de lui et de sou neveu, si une pièce pa- 
reille devenait publique. Il faut la conserver, et ne pas répondre 
qu’elle ne soit rentrée dans vos mains. 

Je répondrai par le premier courrier à vos numéros 27 
et 28.' 

Il y a longtemps que vous ne m’avez rien dit du bobo. 
Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë? On leur attri- 
bue des prodiges dans toutes les maladies d’obstructions, 
loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses. 

Je m’arrondis comme une boule. M"*“ Le Gendre, combien 
vous m’allez détester! Mon ventre lutte avec effort contre les 
boutons de ma veste, et s’indigne de ne pouvoir briser cet 
obstacle, surtout après dîner. 

Adieu, ma tendre amie. Je suis tout à vous pour jamais ; 
c’est surtout dans les malheureuses circonstances que mon cœur 
me le dit. 

Nous n’avons plus personne, tout le bruit de la maison s’est 
dissipé. Nous allons nous rapprocher, le Baron, le père Hoop 
et moi. Us s’en sont allés, Dieu merci, tous les indifférents qui 
nous séparaient. 

Je vais faire partir, avec celle-ci, celle que vous m’avez 
adressée pour M. de Prisye. 

Savez-vous, mon amie, que vous l’avez terminée par une 
phrase équivoque, dont un fat tirerait grand avantage et qui 
serait bien capable d’alarmer un jaloux ? « Je verrais la bonne 
compagnie, ma sœur, ses enfants, est-ce tout? Ohl non, je ne 
finirais pas si je voulais tout dire. » Il paraît y avoir bien de la 
coquetterie là dedans, ou même pis ; mais je n’y entends rien, 
et M. de Prisye n’y mettra que ce qu’il faut. Cé n’est pas un 
fat, et je ne suis pas jaloux. , . 

Damilaville est un homme admirable; il me vient trois fois 
la semaine un homme de sa part, qui m’apporte vos lettres, et 
qui prend les miennes. 

Adieu, adieu ! Prévenez-moi de loin sur votre retour, afin qu’il 
n’y ait pas une douzaine de mes lettres en l’air qui aillent vous 
chercher à Isle, quand vous n’y serez plus. 

Vous m’êtes plus chère que jamais ; l’absence n’y fait rien : 
si, elle y fait : elle impatiente. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 521 

Je viens de relire cette lettre. J'avais presque envie de la 
brûler; j'ai craint que la lecture que vous en ferez ne vous 
fatiguât. 

Pour peu qu’elle vous applique, laissez~la. Vous y revien- 
drez, elle n'est obâcure que par l’impossibilité de ne rien omettre 
de ce qui s’est dit. 

Et puis ceS matières ne vous soni pas aussi familières qu'à 
nous. Je brûle de vous revoir. 


XLVIII 

Au Grandval, le 28 octobre 1700, 

Si VOUS ne vous rappelez pas vos lettres depuis le numéro 
22 jusqu'au numéro 29 que je viens de recevoir, vous n'enten- 
drez rien à ceci. 

Je cause un peu avec vous comme ce voyageur à qui son 
camarade disait : « Voilà une belle prairie ! » et qui lui répon- 
dait au bout d'une lieue : « Oui, elle est fort belle. » 

Quand vous lui avez lu ; «Oui, madame, je vous hais», elle a 
ri etn’enavoulu rien croire. Si j'avais écrit ; « Oui, madame, je 
vous aime », elle serait devenue sérieuse, et n'en aurait pas cru 
davantage. Il n'y a plus que l’indifférence que je lui protesterais 
mal ; car je ne l’ai pas, et ne l’aurai jamais. 

Gasclion s'est présenté tout seul. Ils ont causé la première 
fois, comme ils causeront la centième. C'est la commodité de 
ceux qui ne se disent rien; mais pour Uranie, vous et moi, il 
faut que l'Snnui de nous-même et des autres nous prenne, 
quand le cœiir.et l'esprit sont muets, et qu'il n'y a que les lèvres 
qui se remuent et qui font du bruit. Je me suis demandé plu- 
sieurs fois pourquoi, avec un caractère doux et facile, de l'in- 
dulgence, de la gaieté et des connaissances, j'étais si peu fait 
pour la société. C'est qu'il est impossible que j'y sois comme 
avec mes amis, et que je ne sais pas cette langue froide et vide 
de sens qu'on parle aux indifférents; j'y suis silencieux ou indis- 
cret. La belle occasion de marivauder! Et pourquoi m'y refu- 
serais-je? le pis-aller, c'est d'être long avec les autres. Plus mes 



522 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


lettres sont courtes avec vous, au contraire, plus elles sont 
longues, plus j’en suis content. Je me dis : Quel plaisir elle 
aura quand elle recevra cepaqüet! D'abord, elle le pèsera de 
la main ; elle le serrera pour quand elle sera seule ; il lui tardera 
bien d’être seule; elle Touvrira avec empressement, croyant y 
trouver au moins une brochure. Point de brochure, mais un 
volume de mon écriture, en feuilles séparées. On rangera ces 
feuilles ; on lira presque toute la nuit ; il en restera la moitié 
encore pour le lendemain. Le lendemain, on achèvera, et l’on 
relira, pour soi et pour sa chère sœur, les lignes qui auront 
plu davantage : car, quand on ne serait pas bien aimée, on 
voudrait le paraître; quand l’amant ne serait pas fort aimable, 
on voudrait qu’il le parût. Les amants me semblent encore, eu 
ce point, plus horïnêtes et plus délicats que la plupart des époux. 

Ce volume d’écriture qu’on aura reçu et lu avec tant déplai- 
sir, que contiendra-t-il? Des riens; mais ces riens mis bout à 
bout forment de toutes les histoires la plus importante, celle de 
l’ami de notre cœur. 

Le calcul que vous trouvez si mauvais est pourtant celui de 
toutes les passions. Des années entières de poursuite pour la 
jouissance d’un moment, voilà leur arithmétique, et tant que le 
monde durera, c’est ainsi qu’elles compteront. 

Lorsque je défendais le jeune homme % c’est comme aimable 
et non comme honnête. — Mais est-on aimable sans être hon- 
nête? — Hélas! oui; et c’est un peu la faute des femmes 

Mais, après tout, c’est là l’homme qu’il leur faut, puisqu’elles 
trompent, trahissent, tourmentent, conduisent, ou méprisent 
et font mourir les autres de douleur. 

Uranie, Uranie, je crains bien que vous ne fassiez trop de 
cas des qualités agréables, et pas assez des qualités solides. Vous 
craignez trop l’ennui, le ridicule vous louche .trop vivement 
pour que vous estimiez la vertu tout son prix. Peut-être feriez- 
vous demain le bonheur de l’homme de génie qui pourrait 
résoudre tous vos doutes profonds, tandis que vous refuseriez un 
regard de pitié à celui qui serait prêt à tout moment de donner 
sa vie pour vous. 


1. Les phrases soulignées sont évidemment les passages des lettres de M'*® Vol- 
land auxquels Diderot répondait* 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 523 

Chère amie, je vous prie de demander à M“® Le Gendre, à 
présent que M. Marson est mort, si elle ne serait pas plus con- 
tente d*elle-môme de Tavoir rendu heureux seulement une fois; 
mais donnez-lui le jour entier pour répondre à ma question, et 
ne lui dites pas qu*elle est de moi; faites-la-lui comme de vous. 
Sa réponse m'apprendra jusqu'où un homme sensible peut se 
mettre à la place d'une honnête fenime. Il s'en serait allé son 
débiteur, et elle reste sa créancière. Vous seriez bien étonnée 
qu'elle ne l’eût refust^ quelquefois que par la crainte qu’il ne 
vécût trop longtemps. Si un homme était destiné à expirer 
entre les bras d’une femme, mais expirer tout à fait, et que le 
moment du plus grand plaisir de la vie en fût aussi le dernier 
moment, c’est aux indifférents, aux ennuyeux, aux odieux qu’on 
réserverait ses faveurs. 

L'abbé de Voisenon se défend tant qu’il peut de la petite 
ordure ^ ; mais elle demeurera sur son compte, jusqu’à ce qu’un 
autre se soit montré. En tout, c’est presque toujours le défaut 
de succès qui fait la honte. Les gens de cœur n'ont du remords 
que d’avoir manqué leur coup. 

Les Facéties sont un recueil des impertinences de l'année 
1760 2, que M. de Voltaire a fait imprimer à Genève et qu’il a 
grossi de quelques autres. La Vision y est, mais on a supprimé* 
les deux versets de M'"" de Robecq ^ Voilà, ou je me trompe 
fort, la raison pour laquelle l’édition a été faite; peut-être aussi 
l’envie d’expier un peu sa honte du commerce épistolaire avec 
Palissoty est entrée pour quelque chose. Il a apostillé les lettres 
de Palissot de petites notes très-cruelles. Il y a six mois qu’on 
s’étouffait à la comédie Philosophes qu’est-elle devenue? 
Elle est au foçd de l’abhne-qui reste ouvert aux productions 
sans mœurs et sans génie, et l’ignominie est restée à l’auteur. 
Que le mot du ’pBilosophe athénien est beau ! Il disait à ceux 


1. Tant mieux pour elle, conte plaisant. A Villeneuve, 1760, in-i2. Attribuée 
plusieurs fois à Galonné, cette « petite ordure » n’en a pas moins été réimprimée au 
tome IV desOEuvres complètes de Voisenon. Paris, 1781, 5 vol. in-8. 

2. Voir précédemment la note de la page 452. 

3. La Vision de Charles Palissot, 1760, in-12, réimprimée dans le Recueil 
des facéties^ après suppression d’un paragraphe où la princesse de Robecq, maî- 
tresse de Choiseul, s’était vue désignée et qui avait valu à Morellet deux mois do 
détention à la Bastille. 



524 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

qui le plaignaient : « Ce n’est pas naoi, c’est Anite et Mélite 
qu’il faut plaindre. S’il fallait être à leur place ou à la mienne, 
balanceriez-vous? » Combien de circonstances dans la vie où 
l’on Se consolerait de la même manière? Qui de nous voudrait 
avoir le portefeuille de M dans sa poche ? 

Le discours sur la Satire des philosophes est de l’abbé Coyer. 
C’est ce qu’il a fait de mieux, et je suis bien aise que cet homme 
me soit du parti des honnêtes gens, quand ce ne serait que 
pour opposer guêpe à guêpe. 

N’allez pas vous mettre dans la tête que votre hiver sera triste. 
Il n’y a pas un mot à rabattre de vos réflexions. Si vous osez, 
ils n’oseront pas. Que madame votre mère sache seulement dire 
à sa fille : Votr.e époux est un homme de bien à qui l’on per- 
suade une mauvaise action. Vous avez de la religion: voudriez- 
vous enrichir vos enfants avec le bien des autres? Interrogez 
confidemment votre mari, et vous verrez le fond de cette ini- 
quité. Il peut se laisser tromper et déshonorer par son neveu, 
s’il le veut. Pour moi, je suis résolue à suivre le sort des autres 
créanciers. Je perdrai avec eux, et je serai payée aux échéances 
fixées par ma transaction, intérêt et principal. 

Je reviens à Astrée et à Céladon *. 11 y a à peu près un an 
que je le vis à Oiry. C’est la seule fois que je l’aie vu. Il était 
gai, il paraissait avoir delà santé. Nous nous promenâmes tête 
à tête, à gauche de la maison en sortant, sous une belle allée 
plantée au bord de la rivière mélancolique, d’où l’on voit les 
riches coteaux de la Champagne. Je lui parlai d’ Astrée, la joie 
le transportait, il était tout oreilles. Une chose surtout me tou- 
chait, c’est la contrainte honnête qu’il s’imposait. Il me laissait 
dire, de peur que ses questions ne le rendissent indiscret. Il 
ne me croyait pas instruit de ses sentiments. J’ai pensé depuis 
que, de la manière dont je lui parlais d’Astrée', il ne tint qu’à 
lui de me prendre pour un rival. 

Il n’est plus, il est mort de douleur. Voilà donc le sort qui 
attend les honnêtes gens. Le temps suscitera quelqu’un qui aura 
ce qui manquait à Céladon, et qui manquera de la grande qua- 
lité qu’il avait. Astrée le verra, l’aimera et en sera trompée, et 

1. Sans doute M. liarson etM™' Le Gendre, dont Diderot a déjà parlé dans 
cette môme lettre. 



• LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 525 

Céladon sera vengé par Hylas; et c’est alors que le temps de 
pleurer Céladon sera venu. On reçoit avec plaisir le grimoire. 
Cela me chagrine : c’est qu’il faut ne rien recevoir ou répondre. 
Elle vient de pousser l’un sous la tombe, et la voilà qui mène 
l’autre aux Petites-Maisons. Je n’aime pas ces gens-là; ils sont 
cruels. Je vous ai dit le mot d’une femme que je ne compare 
en rien à Uranie. 

Elle ne reviendra donc pas avec vous? J’en suis fâché. On 
n’était pas digne de la connaître, quand on peut s’en passer. 
Oui, vraiment, ce serait une chose bien douce que la vie comme 
vous la projetez à Isle ou aux environs de Pékin ; mais les affaires 
de Dorval et la jalousie de Morphyse ne nous permettront' 
jamais d’être heureux. Morphyse n’est pas faite pour être négli- 
gée. Pourrions-nous avoir du plaisir et lui voir de la peine? 

Pour Dieu, mon amie, ne comptez jamais sur M. Gaschon. 
C’est un esclave qui porte deux chaînes. Il a celle de l’intérêt 
à une jambe, et celle du plaisir à l’autre jambe, d’oiielleva faire 
ensuite cent tours sur le reste de son corps. On ne se tire pas 
de là. Notre translation à Avignon est un conte. Il n’y a pas 
plus loin d’ici à Pékin que d’ici à Avignon. A propos, si c’est 
aux environs de Pékin que nous allons, il faut que vous lais- 
siez ici vos pieds ; les femmes n’en portent point. Là tout vient 
à elles ; elles ne vont à rien. M'** Boileau disait qu’elle aime assez 
aller et venir. M'"® Le Gendre, elle, en sera toujours pour 
attendre. 

T ai lu votre Mànoire. Je n’y ai rien appris; vous avez tout 
dit; mais votre lettre à M. Fourmont m’a fait concevoir que, 
justice à part, madame votre mère, par intérêt pour son gen- 
dre, ne peut accéder aux propositions qu’on lui fait. Si la fortune 
de M. de Solignac est mal assise;, vous risquez tout; si on le 
trompe, et qu’on le ruine, vous y donnez les mains. Mais je 
voudrais bien* que cet homme s’expliquât avec vous sur cette 
générosité à se départir de cinq à six cent mille francs qui lui 
sont dus. 

S'il me convient d'être toujours aimé à la folie? 11 ne me 
convient d’aimer toujours et d'être toujours aimé que comme 
cela. Vous savez bien que toutes les petites passions compassées 
me font pitié. Je crois vous en avoir dit les raisons. Ajoutez 
qu’elles exigent autant que les grandes, et ne rendent presque 
rien. 



526 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


Plus de philosophie, mon amie; nous n’en faisons plus. Le 
Baron continue de se croire indisposé. La gaieté des autres 
rafllige, et nous avons la complaisance d'être tristes. Il se retire 
de bonne heure. Les femmes ont l’air de sultanes qui suivent. 
Nous testons quelquefois à tisonner, le père Hoop et moi. Ma 
foi, cet Écossais est un galant homme. Depuis son histoire, il 
est devenu pour moi tout à fait intéressant. Voyez, chère amie, 
l’effet d’une seule bonne action. La vertu est un titre qui nous 
recommande à tous les hommes. Il est profondément instruit 
des usages de son pays. C’est le texte de nos promenades. Mal- 
gré le mauvais temps, nous sortons tous les jours depuis huit 
heures jusqu’à cinq. Nous suivons la crête des hauteurs, au 
risque d’être emportés par les vents. Pendant deux jours, le 
baromètre était ici au-dessous de la tempête. 11 me semble que 
j’ai l’esprit fou dans les grands vents. Quelque temps qu’il 
fasse, c’est l’état de mon cœur. 

A propos de la facilité de dépenser, qui est presque tou- 
jours en proportion de la facilité d’acquérir, je lui citais nos 
filles de joie, et surtout la Deschamps, qui a à peine trente ans, 
et qui se vante d’avoir déjà dissipé deux millions. Il me disait 
que cette espèce de courtisanes élégantes était presque inconnue 
à. Londres, et qu’il n’avait mémoire que d’une Miss Philipps qui 
avait tiré de ses charmes des sommes immenses, et à qui il ne 
restait pas une obole à quarante-cinq ans. Elle avait un esprit 
étonnant. Elle avait connu tous les grands des trois royaumes. 
Elle avait rendu la plupart de ces hommes infidèles à leurs 
femmes. Lorsqu’un de ces noms se présentait sous sa plume, 
elle le laissait en blanc ; mais elle écrivait à la personne un 
billet où elle exposait sa situation et la nécessité indispensable 
de faire mention de milord, s’il n’avait* pas la bonté de la se- 
courir. On répondait par une bourse de trois cents louis, et le 
nom restait rempli par des points. Ce fut ainsi qu’elle répara 
sa fortune. 

Le Baron ne paraît point à table ; nous n’y sommes que 
quatre : M*"® d’Aine, M"“* tl’Holbach, l’Écossais et moi. M*"® d’Aine 
l’appelle bibi de son cœur. Si vous voyiez ce bibiAk I nous en 
faisons des ris à mourir. 

O les hommes I les hommes 1 J’ai fait connaissance avec cette 
demoiselle d’Ette. C’était une Flamande, et il y paraît à la peau 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 527 

et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait 
sur laquelle on a jeté des feuilles de roses, et des tétons à servir 
de coussins au menton, les fesses à l’avenant, du moins je le 
présume. Elle est bien née. Le chevalier de Valory l’enleva de 
la maison paternelle à l’âge de quatorze ans, en vécut une 
quinzaine avec elle, la déshonora, lui fit des enfants, lui promit 
de l’épouser, s’entêta d’une autre, ef la planta là. Et voilà ce 
qu’on appelle d’honnêtes gens. Ils ont de ces actions par-devers 
eux ; ils s’en souviennent, on les sait, et cependant ils vont tête 
levée. Ils vous parlant vice et vertu sans bégayer, sans rougir. 
Ils louent, ils blâment ; personne n’est plus diflicile en procédés 
cela va jusqu’au .scrupule : il faut entendre comme ils en dé- 
cident. Je m’y perds; je me cacherais dans un trou ; je ne sor- 
tirais plus ; ou, à la rencontre de mes connaissances, j’entrerais 
dans un allée, et je fermerais la porte sur moi. Au nom de l’hon- 
nêteté, mon visage se décomposerait, et la sueur me coulerait 
le long du visage. 

Je vois tout cela, et je romps encore des lances en faveur de 
l’espèce humaine. J’ai défié le Baron de me trouver dans l’his- 
toire un scélérat, si parfaitement heureux qu’il ait été, dont la 
vie ne m’offrît les plus fortes présomptions d’un malheur propor- 
tionné à sa méchanceté ; et un homme de bien, si parfaitement 
malheureux qu’il ait été, dont la vie ne m’offrit les plus fortes 
présomptions d’un bonheur proportionné à sa bonté. 

Chère amie, la belle tâche que l’histoire inconnue et secrète 
de ces deux hommes ! Si je la remplissais à mon gré, la grande 
question du bonheur et de la vertu serait bien avancée : il fau- 
dra voir. 

Il m’arriva, il y a quelques jours, une chose qui me remplit 
l’âme d’amertume. C’était âvant dîner. Je pris sur la cheminée 
un volume de l’Histoire universelle, et, à l’ouverture du livre, 
je lus cent forfaits horribles en moins de vingt pages ; et le 
Baron me disait ironiquement : « Voilà le sublime de la nature, 
le beau inné de l’espèce humaine, sa bonté naturelle ! » 

Eh bien ! il faut donc espérer que quand votre de V... aura 
spolié la succession de son père, abusé son oncle, et volé votre 
mère, vos sœurs, vous, il se promènera comme un autre, qu’il 
sera bien venu partout ; et que, si quelqu’un demande qui est 
ce jeune homme-là, la maîtresse de la maison répondra : C’est 



528 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ' 

M. de V... ; c'est la politesse même ; il est plein de talents, et 
d’honnêteté, et de sentiments. 

Vite, vite, mes amies, sauvons-nous dans un bois, à Pékin, 
à Avignon. Madame, prenez votre fille par une main, et mettez 
sous Tautre bras un de vos oreillers, ou plutôt laissez là vos 
oreillers ; tandis qu’on les remplira, qu’on choisira le duvet, 
avant qu’ils soient cousus, vous aurez vécu deux jours de plus 
avec les méchants ! Et qui sait le mal qu’ils vous feront dans 
deux jours? Fuyons, vous dis-je. 

Notre maladie de Langres n’a rien de commun avec celle de 
Vitry. Cela commençait par un grand mal de tête, la fièvre sur- 
venait, le transport, le vomissement de sang ou de vers, la 
mort ou la guérison. 

Elle ne vous a pas proposé de vous embrasser pour moi ; 
mais si elle l’eût fait, l’eussiez-vous accepté ? 

J’aimerais tout autant que vous partissiez toutes deux pour 
Paris, et que M"'® Le Gendre vînt faire la chose elle-même. Vous 
ne la serviriez peut-être pas à son gré ; et puis vous embrasser 
pour moi, je n’entends pas. Est-ce vous embrasser comme je 
vous embrasserais bien, si vous vouliez, ou comme je serais 
embrassé d’elle, si j’y étais ? Cela est fort différent. Je permets 
le second. 

Je persiste, mon amie ; je n’ai pas un liard de cette monnaie- 
là. Je sais dire tout, excepté bonjour. J’en serai toute ma vie 
kVa b c de tous ces propos que l’on porte de maison en maison ; 
ce qu’on entend dans tous les quartiers, à la même heure. Au 
reste, je suis prêt à croire tout le bien que vous me dites de 
votre sœur. Il faut bien qu’elle soit de la famille. D’ailleurs on ne ^ 
peut avoir trop bonne opinion d’une femme qu’une autre femme 
loue, et dont M'”® Le Gendre ne dédaigne pas d’être jalouse. 

Sérieusement, vous croyez que la prcser\ce. des honnêtes 
gens déconcerte les fripons... Oui, la première fois qu’ils 
mettent la main dans la poche, et qu’on les y prend. En peu de 
temps ils deviennent insolents, à moins que le cœur ne soit mal 
à l’aise, lorsque la contenance est la meilleure. Mais cette hy- 
pocrisie habituelle n’étouffe-t-elle pas à la longue le cri de la 
conscience ? le cœur ne s’ennuie-t-il pas de s’entendre imposer 
silence, et ne prend-il pas le parti de se taire ? On acquiert le 
geste de la vertu, et l’on s’en tient là. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. . 529 

Encore une fois,. tranquillisez-vous, votre affaire n’ira pa| 
au l'alais, du moins quant à ce qui vous concerne, vous et vos 
créanciers ; ce n’est pas un objet à remplir les engagements de 
V,.. avec son oncle. Tout ceci n’est peut-être qu’une simagrée. 
Ils savent à quoi s’en tenir ; si vous y donnez, à la boqne heure; 
sinon, on vous satisfera. 

C’est vous qui me ramenez encore à Uranie et au philosophe; 
j’y reviens sans dégoût. Eh bienl voilà un homme plus épris 
que jamais, sans cesse attisant son feu par les lettres qu’il 
écrit, autorisé dans ses espérances par la bonté qu’on a de les 
recevoir et la liberté cfe demander ses réponses, s’acheminant 
peu à peu au sort du malheureux Marson, ou à pis, et qu’on 
laisse froidement aller... Vous m’en direz tout ce qu’il vous 
plaira, mais cela ne s’arrange point dans ma tête avec la vérité 
du caractère d’Uranie. Tout ou rien, dites-le-lui de ma part. 

Je brûle de faire un tour à Paris. 

Le Baron, qui voit que je perds mon temps, et qui en est 
enragé, me disait hier au soir : « Savez-vous ce que c’est qu’une 
torpille? — Pas trop. — G’e.st un poisson engourdi et qui porte 
son engourdissement à tout ce qu’il touche. Voilà l’emblème de 
tous vos collègues. » 

Adieu, mon amie. Trois mois encore d’absence ! et le sang- 
froid avec lequel vous m’annoncez cela 1 Mais vous ne croyez 

pas aux trois mois, n’est-ce pas ? 

Quand vous vous séparerez de la chère sœur, embrassez-la 
bien tendrement pour moi, et si par hasard elle vous propose 

de me le rendre, acceptez. , ,, - 

Je vous écrivais tout à l’heure que je brûlais d aller à Pans ; 
à présent je tremble d’y trouver un monde d’affaires. N’ayant 
nas à m’en ozeuper, j’aihiefais autant les ignorer. 

J’ai toutes vos lettres jusqu’au n" 29 sans interruption . 

Kavez aucune inquiétude sur les contre-seings. 

J’ai été tenté deux ou trois fois d’être aussi fou que vous, 

mais j’étais tout éveillé, et j’ai résisté. . . 

Je puis encore aller un peu ; mais pour jusqu à trois mois 
cela est impossible. 

Permettez-vous? 

Adieu, je sens l’ivresse qui me gagne. 


xvm 


34 



530 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


XLIX 

Au ^Grandval, le 31 octobre 1760. 

Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs 
anglaises; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre 
Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me 
répondit : 

« Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou 
moins fâcheux; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois 
si lourde que c’çst comme un poids qui vous tire en devant, et 
qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond 
d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de 
la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux 
rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’oc- 
cuper, inutilement; la gaieté des autres m’afllige, je souffre à 
les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de 
stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveil- 
lant après avoir trop dormi? Voilà mon état ordinaire, la vie 
m’est en dégoût; les moindres variations dans l’atmosphère me 
sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en 
place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que 
j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je 
ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis 
tout au rebours des autres : je me déplais à ce. qu’ils aiment, 
j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, 
d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les 
ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont 
agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière 

je me croyais marié à M'"* R Je n’ai jamais connu un pareil 

désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a 
poussé à cela? Que ferai -je de cette jeune femme- là? Que 
fera-t-elle de moi? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, 
la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, 
de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, 
s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.. 531 

de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de 
vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condam- 
ner sans ressource â être ce qu’on n’est pas. Monsieur, aiOutait-ii 
encore avec une exclamation qui mé déchirait l’âme, , j’ai été 
gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, 
d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une 
conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien 
des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens 
encore de ce bonheur; je sens qu’ii iâut y renoncer. » 

Eh bien, avec celff, mon amie, cet homme est encore de la 
société la plus agréable. Il lui reste je ne sais quoi de sa gaieté 
première qui se remarque toujours dans son expression. Sa 
tristesse est originale, et n’est pas triste. 11 n’est jamais plus 
mal que quand il se tait; et il y a tant de gens qui seraient fort 
bien comme le père Hoop quand il est mal ! 

Voilà des vents, une pluie, de la tempête, un murmure 
sourd qui font retentir sans cesse nos corridors, dont il est 
désespéré. 

J’aime, moi, ces vents violents, cette pluie que j’entends 
frapper nos gouttières pendant la nuit, cet orage qui agite avec 
fracas les arbres qui nous entourent, cette basse continue qui 
gronde autour de moi; j’en dors plus profondément, j’en trouve 
mon oreiller plus doux, je m’enfonce dans mon lit, je m’y 
ramasse en un peloton ; il se fait en moi une comparaison secrète 
de mon bonheur avec le ti’iste état de ceux qui manquent de 
gîie, de toit, de tout asile, qui errent la nuit exposés à toute 
l’inclémence de ce ciel, qui valent mieux que moi peut-être que 
le sort a distingué, et je jouis de la préférence. 

ïibulle sentait comme moi ; mais je suis seul dans mon lit, 
et lui il tenait entre ses bras celle dont il était aimé, il la rassu- 
rait contre le ttnflulte de l’air qui se faisait autour de lui, et ce 
tumulte n’ajoutait peut-être à son bonheur que par la certitude 
où il était que personne ne s’en doutait, et ne viendrait le 
troubler par le temps orageux qu’il faisait. Ce temps renferme 
les importuns, je le sais bien. Combien de fois un ciel qui se 
fondait en eau ne m’a-t-il pas été favorable? Le bruit d’un lit 
que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une 
mère sur le compte du vent. C’est alors qu’on peut sortir de sa 
chambre sur la pointe du pied, qu’une porte peut crier en s’ou- 



532 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

vrant, se fermer durement, qu’on peut faire un faux pas en s’en 
retournant, et cela sans conséquence, AhI si j’étais à Isle, et 
que vous voulussiez 1 ils diraient tous le lendemain : La nuit 
affreuse qu’il a fait ! et nous nous tairions, et nous nous regar- 
derions en souriant. 

Eh ! non, je ne crois pas que vous m’oubliiez, même quand 
je vous le disi 

J’ai reçu toutes vos lettres; n’en soyez point inquiète. Elles 
arrivent tard à cause des tours qu’elles font avant d’arriver. Le 
mauvais temps et les voyages des domestiques à Charenton 
m’auraient ruiné sans Damilaville; je ne me mêle de rien, et 
tout se fait par ses ordres. 

Je vous appafais donc quelquefois en rêve? Le sommeil ne 
me sert pas si bien que vous, mais je sais m’en dédommager 
quand je veille ; ne donnez pas à cela trop de force, je n’ai encore 
rien à regretter; non, mais il est temps que vous vous rappro- 
chiez de moi. 

Amusez-vous toujours de mes petits volumes, et croyez qu’ils 
ne prennent rien sur mon repos; nous nous retirons de bonne 
heure depuis que le Baron est indispose. J’ai refusé qu’on fît du 
feu chez moi. L’aspect de mon appartement les transit, et j£ 
n’ai personne ni le matin ni le soir. 

J’ai déjà par-devers moi un jour de sobriété. M™® d’Aine a 
juré que cela ne durerait pas. 

Il faut que je vous apprenne un secret pour gagner au jeu, 
c’est de se mettre à cul nu. C’est le Baron qui l’a enseigné à 
jjme d’jvine, et elle s’en est bien trouvée. 

Le père Hoop est jeune; je ne sais pas s’il a les quarante- 
cinq ans que vous lui donnez, mais à cent ans il^aura le même 
visage. Le Baron l’appelle vieille momie ; j’en ai encore une 
autre. Le joli temps que M“‘* Le Gendre passerait entre ces deux 
momies-là! Ma seconde momie, c’est le docteur Sanchez, ci- 
devant premier médecin de la czarine, juif de religion et Por- 
tugais d’origine. 

Quand je me la représente jeune, fraîche et vermeille entre 
ces deux sempiternités, il me seinble que je vois un tableau de 
Fleur d! Épine y ou des Quatre Facardim^ . 


1. Contes d'Hamilton. 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 533 

C’est encore un homme bien précieux que le docteur 
Sanchez. 

A propos, M™* Le Gendre se mettrait de temps en temps les 
doigts dans les oreilles; car ils sont tous les deux un peq ordu- 
riers. Au demeurant, grands penseurs et jamais d’ordures 
vides de sens; il y a toujours quelques petites perles dans ce 
fumier-là. 

Nous ne causerons plus guère, l’Écossais et moi ; le moyen 
de sortir par le temps qu’il fait? 

Nos gens, hommes et femmes, allèrent dimanche au Piple‘, 
danser chez M™* de La Bourdonnaye, et ils en revinrent à dix 
heures du soir, crottés jusqu’aux fesses, et trempés jusqu’aux 
os. C’était un plaisir de voir M"* Anselme dans cet équipage. 

L’affaire du grimoire parti sans un mot de moi est précisé- 
ment comme vous l’avez pensé. M. Gillet n’a rien à vous. 

A propos de Chinois et de magot, quand un étranger débar- 
que à Canton, on lui donne un maître de cérémonies, comme 
on donnerait ici un maître à danser, et ceux qui ont les disposi- 
tions les plus heureuses sont au moins trois mois à apprendre 
toutes les révérences d’usage. 

Le père Hoop défendit hier avec beaucoup de vigueur les 
formalités chinoises. M. de Saint-Lambert fut de son avis. Le 
Baron n’y prit point de part, parce qu’il ne parle plus. Ils pré- 
tendirent l’un et l’autre que, puisqu’il est impossible de rendn> 
les hommes bons, il fallait au moins les forcer à le paraître. 

Je pensai, moi, que c’était anéantir la franchise et rendre 
une nation hypocrite. 

Cette question vaut bien la peine d’être creusée, et n’est 
pas aussi facile qu’elle^ le paraît d’abord. 

Le Baron'm’ appela hier àcôté de lui : « Tenez, me dit-il, asseyez- 
vous là^ et lisézi voilà encore un exemple frappant de la sublime 
morale de la nature humaine. » Je m’assis, je pris le livre, et je 
lus : « Sha-Sesi 1" de Perse aimait beaucoup à s’entretenir evec 
une de ses parentes. C’était une femme d’esprit et d’une gaieté 
charmante. Sha-Abbas l’avait accordée pour épouse à un de ses 
officiers, en récompense des grands services qu’il en avait reçus. 
Un jour cette femme dit, en plaisantant, à Ses!.: « Seigneur, 


t. Château situé près de Brie>C<>4trIM>ert. 



534 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

VOUS ne vous pressez guère d’avoir des enfants. Savez-vous bien 
qu’à force de différer, vous pourriez bien metti*e la couronne 
sur la tète d’un de mes petits-fils? » La bête féroce se lève, se 
renferpie dans son palais, appelle les trois enfants de cette 
femme, et leur fait couper la tête à tous trois. Le lendemain il 
invite la mère à dîner, et lui fait servir dans un plat couvert la 

tête de ses enfants Et moi, je jette le livre ; et vous, mon 

amie, ne jetez-vous pas ma lettre ? Et puis le Baron se met à 
rire : Et le beau moral? et la dignité de la nature humaine? etc. 

La dame D contrefait toujours la désolée de la perte de 

Pouf. Elle lui avait mis au cou un beau collier avec une plaque 
d’argent sur laquelle on avait gravé : Je m'appelle Pouf, et 

fappartiem à D On a renvoyé le collier avec ces mots 

cruels : Pouf se porte bien. 

Les politiques prévoient que cette affaire aura des suites. 

Ce n’est pas le chien renvoyé qui fait le fond, ce sont les 

détours de la dame Son ami, en général, n’aime pas les 

chiens ni les autres bêtes, n’importe quel nom elles aient, ni 
comme quoi elles marchent. 

Votre globe, et votre manière d’obvier à tout, est horrible. 
Si une idée comme celle-là m’était venue, et que j’eusse eu le 
malheur de vous la confier, et surtout du ton leste dont vous 
l’avez fait, je n’en dormirais pas de quatre jours. J’aurais peur 
que vous ne vissiez là dedans de la fausseté et de la cruauté. 
Je vous conseille de travailler sérieusement à votre apologie, si 
vous êtes assez jalouse de mon estime pour n’en vouloir rien 
perdre. Pensez-y les jours et les nuits. Que ce soit au moins un 
volume! Je l’attends, et en l’attendant, j’ai le cœur flétri. 

Je crains beaucoup qu’en dépit du mauvais temps qui chasse 
tout le monde des champs vers la ville, et des affaires qui vous 
rappellent, vous ne restiez encore longtemps. Ma mère voudrait 
bien encore passer ici trois mois ; le temps et V éloignement ne 
peuvent rien changer à mes sentiments. Qu’est-ce que tout cela 
m’annonce ? 

Nous avons eu ici M. Magon, qui est à présent directeur de 
la Compagnie des Indes, et qui a beaucoup voyagé. 11 est gai, 
il est tout jeune, il a de l’esprit, des connaissances, de la philo- 
sophie. C’est un neveu de Maupertuis. J’ai appris, à cette 
occasion, une chose qui m’a fait plaisir. Maupertuis avait eu un 



LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


535 


enfant d’un© fille. H a fait élever cet enfant en Chine,, où il l’a 
envoyé dès l’âge de cinq ans. Il n’a pas dix-huit ans; il est , 
presque aussi savant qu’un mandarin. Il sait plus dè treQte 
mille mots. 11 est en chemin pour Paris. C’est une curiosité què 
j’attends. 

’ O chère amie ! qu’il y a peu de monde à qui il soit permis 
de jouer I Je ne veux pas vous écrire cela, et si j’oublie de v6H 
en parler, tant mieux. 

Je ne reçois jamais une de vos lettres sans un petit billét 
tout à fait obligeant «de M, Damilaville. Voici comme se passe 
mon temps : 

A huit heures, jour ou non, je me lève. 

Je prends mes deux tasses de thé. 

Beau ou laid, j’ouvre ma fenêtre et je prends l’air. 

Je me renferme et je lis. 

Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternative- 
ment pleurer de douleur et de plaisir; et puis, cela est écrit 
partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse! et des 
préambules à tourner la tête, 

11 me prend quelquefois des envies de vous en traduVre des 
morceaux, mais il n’y a pas moyen ; toutes ces fleurs délicates- 
là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puis- 
samment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qm 
Nature a. mis en main une baguette magique dont ils ne nous 
touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie, 
que les ténèbres .«ortent de notre âme, et que nous sommes 
réconciliés avec l’existence, sont à placer entre les bienfaiteurs 
du genre humain. 

Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu. 

Nous dîno’ns toujours longtemps. 

Après dîner# c’est la promenade, ou le billard, ou les 

Le Baron ne veut pas que l’Écossais joue aux cchecs, et il 


a raison. 

Puis un peu de causerie et de lecture. 

Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher. 
Que regretter au milieu de cela? Rien,8i ce n’est ma Sophie. 
Paris est oublié, mais en revanche Isle et les J® 

sont pas. C’est toujours là que je me retrouve à la fin de mes 



936 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 


rêveries. Mais dites-moi pourquoi j’y arrive toujours à votre 
insu, à celui de votre sœur et de votre mère? 

Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon 
âme.,. 

C’est aiujourd’hui jour de fête et de messe : ce qu’il y a de 
plaisant, c’est que c’est la même cloche qui fait marcher les 
coquemars et le calice. C’est unë idée folle qui me fait toujours 
rire. 


FIN DD TOME DIX-HDITIÈME. 



TABLE 


Dü TOME DIX-HUITIÈME. 


ŒUVRES DIVERSES. 

II 

Pages 

Lettre sur le commerce de la librairie i 

Notice préliminaire 3 

Lettre sur le commerce de la librairie 5 

CORRESPONDANCE, 

I 

LETTRES A FALCONE T. 

Notice préliminaire 79 

I. 10 décembre 1765 85 

II. Janvier 1766 87 

III. Môme date T . t 91 , 

IV. Février 1766 93 

V. Mars 1760. .* 126 

VI. Mai 1766 128 

VII. Juillet 1766 . . . 133 

VIII. Septembre 1766 141 

IX. Môme date 190 

X. Sans date 215 

XL 29 décembre 1766 • • 219 

XII. Sans date 224 

XIII. Sans date 227 

XIV. Juillet 1767 229 



538 


TABLE, 


p*gc«. 

XV. Mai 1768. ........ v . 252 

XVI. «juillet. . 266 

XVII. 6 septemliTO 1768. ■ * 

XVin. 30 mars 1769 . 3Ô4 

XIX. ^^6 avril 1769 300 

XX. 26 mai 1769 307 

XXI. Sans 3ate . 310 

?CXII. 11 juillet 1769 ‘ 311 

XXIII. 17 juillet 1769 314 

XXIV. 6 août 1769 315 

XXV. 7 septembre 1769 317 

XXVI. 15 novembre 1709 318 

XXVll. Sans date 320 

XX VIII. 29^ décembre 1770 322 

XXIX. 20 mars 1771. .. 324 

XXX. 21 août 1771.. 326 

XXXI. 27 avril 1772 327 

XXXII. 20 mai 1773 329 

XXXIII. 0 décembre 1773 332 


LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 

Notice préliminaire ' 339 

I. 10 mai 1759 353 

II. l"juin 356 

III. Juillet '. 359 

IV. 10 juillet 360 

V. 15 juillet 360 

VI. Juillet ■ 361 

VII. Langres, 27 juillet ^ 362 

VIII. Langrcs, 31 juillet 364 

IX. Langres, 3 août j . . . , 367 

X. Langres 10 août 370 

XI. Langres, 12 août 373 

XII. Langres, 14 août 377 

XIII. Guémont, près Vignory, 17 août , 373 

XIV. Saint-Dizier, 19 août. 383 

XV. Isle, 23 août 386 

XVI. Châlons, 25 août 390 

XVII. AuGrandval, 5 octobre 393 

XVllI. Paris, 9 octobre. 397 

XIX. Même date. • 398 



TAM.E. ■ SSd 

, . Paj^g. 

XX. Paris, 9 octobre •••... 1 , 300 

XXI. Au Grandval, 1*1 octobre 400 

XXII. • Au Graudval, 15 octobre ÎQ 5 

XXIII. Au Grandval, 18 octobre 4(1 

XXIV. Au Grandval, 20 octobre 

XXV. • 30 octobre , 417 

XXVI. 1" novembre 42? , 

XXVIl. *Au Grandval, 2 novembre. 430 

XXVIII. Au Grandval, 3 novembre 433 

XXIX. Paris, 15 janvier 1760 435 

XXX. Paris, juillet 430 

XXXI. Paris, 2 août. . f. 438 

,XXXn. Paris, 31 août. ' ^ 430 

XXXIII. Paris, 2 septembre 443 

XXXIV. Paris, 5 septembre. 446 

XXXV. 10 septembre 440 

XXXVI. 15 septembre ’ 452 

XXXVII. 17 septembre 457 

XXXVIII. septembre ■ 450 

XXXIX. septembre 463 

XL. ^ 27 septembre 405 

XLI. 30 septembre 467 

XLII. 7 octobre 480 

XLIII . 8 octobre 484 

XLIV. Au Grandval, 13 octobre 486 

XLV. Au Grandval, 15 octobre 402 

XLVI. Au Grandval, 18 octobre 503 

XLVII. Au Grandval, 20 octobre 5C6 

XLVIII. Au Grandval, 28 octobre 521 

XLIX. Au Grandval,^31 octobre 530 


’ FIN DE.'LA TABLE DU TOME DIX-MUITIÈME. 


PARIS. - Impr. J. CLAYB. — A. QUAUXI» «t ü*, rue SdntJïeaoîL — [1418]