ANCIENNE MAISON J. CLAY^
PAUlS. — IMPRIMERIE A. QUANTJN ET G
KOE SAINT-BENOIT
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
DIDEROT
.REVUES SUR LES ÉDITIONS ORIGINALES
COMPRENANT CE QUI A ÉTÉ J^UBLIÉ A DIVERSES ÉPOQUES
RT LES MANUSCRITS INEDITS
CONSERVÉS A LA BIOLIOTHÈQUB DE 1.*BKM1TA0R
NOTICES, NOTES, TABLE ANALYTIQUE
ÉTÜME SÜR DIDEROT
J. ASSÉZAT ET MAURICE TOURNEÜX
«
t
TOME DIX-UOITIÈME
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
0 , BUE DES SAINTS-PÉBES, 6
1876
ŒUVRES DIVERSES
11
LETTRE
HISTORIQUE ET POLITIQUE
LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE
(Écrite en 1707 — Publiée en 1801)
XVIlI.
I
NOTICE PRÉLIMINAIRE
A Tissue du congrès tenu ii Bruxelles pour régler les droits de la
propriété littéraire, MM. Ed*. Laboulaye et Georges Guiffrey eurent la
pensée de réunir et d’annoter les mémoires et ordonnances que cette
grosse question avait provoqués au siècle dernier ^ Pendant ses recher-
ches, M. Guiffrey avait remarqué deux passages du Traité des droits
d'auteur de M. A. -G. Ilenouard, où ce jurisconsulte citait quelques
lignes d'un travail rédigé par Diderot et présenté par le syndicat de la
librairie à M. de Sartine, travail dont il avait eu communication à la
Bibliothèque. M. Guiffrey se mit aussitôt en campagne et parvint, non
sans peine, à retrouver ce Mémoire si longtemps ignoré qu’il publia en
18G1. (Hachette, iii-8'’.)
« Le manuscrit, dit-il dans sa préface, s’est enfin rencontré au
département des imprimés. Gomment est-il arrivé jusque-là ? G’est ce
qu’on n’a jamais pu savoir; mais que le manuscrit reste aux imprimés
ou qu'il retourne aux manuscrits, peu importe*; l’essentiel pour nous,
c’est qu’il est entre nos mains et que nous pouvons enfin le livrer au
public. y>
11 importait fort au contraire, car un double de cette Lettre copié à
Saint-Pétersbourg a fourni à M. Assézat des corrections et des addi-
tions presque à chaque page; et, bien que ce texte soit assurément préfé-
rable à celui de M. Guiffrey, nous aurions voulu les conférer l’un sur
l’autre; mais M. Guiffrey n’a pas indiqué ni conservé par devers lui le
titre et le numéro du volume dont il s’était servi. Depuis 1861, la
Bibliothèque a subi bien des remaniements intérieurs; aussi, malgré la
1. La Propriété littéraire au xviii® siècle. Recueil de pièces et de documents,
publié par le Comité de l'association pour la défense de la propriété littéraire et
artisthim avec une introduction et des notices. Hachette, 1800, iii-8".
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
bonno volonté des conservateurs des deux départements et de M. l’ad-
ministrateur général lui-méme, le manuscrit se trouve-t-il de nouveau
égaré. Nous le regrettons d’autant plus que nous eussions peut-être pu
savoir de qui est la note préliminaire où la Lettre est sévèrement jugée
et (pii semble émaner du Ijeutenant de police lui-même.
Dans la liste, aujourd'hui impossible à dresser, des travaux dont
Diderot se chargeait pour subvenir à scs menues dépenses, cette longue
lettre doit tenir le premier rang par la chaleur qu’il y a répandue et
qui en fait un véritable plaidoyer. Il n’est ici, en effet, il a soin de le
dire, que l’avocat des libraires, car il souhaiterait pour sa part l’aboli-
tion de toutes les communautés. Ce qui frappe le plus aujourd’hui dans
son mémoire, ce n’est pas l’habileté qu’il déploie à défendre une cause
dont les éléments nous échappent et pour lesquels nous renvoyons
(i)ailleurs au livre de MM. Laboulaye et GuiiTrey; ce sont des pensées
t(dles que celles-ci : « C’est le sort de presque tous les hommes de génie:
ils ne sont pas à la portée de leur siècle, ils écrivent pour la génération
suivante; » c’est la jMunture de la joie et des exigences hjgitiincs d’un
auteur quand son premier livre a réussi, ce sont entin des détails per-
sonnels précieux comme le passage où il estime h 1x0,000 écus h) fruit
de s(is occupations littéraires.
L’historien que la librairie attend encore trouvera aussi dans ce fac-
tum des renseignements à ne pas ni^gliger sur les livres de classe, sur
le colporlage et sur les contrefaçons, cette plaie à peine fermé(î depuis
quehjues années. Peut-être sera-t-on surpris de voir Diderot con-
seiller i\ un magistrat d’user tms-fréquemment des permissions tacites;
mais c’était alors la seule ressource de la liberté de la presse; il pnV
cliait dailleurs pour sa propre paroi.ssc, car les ouvragiis « duiigereu.x »
de Montesquieu et de Rousseau avaient encore moins-besoin de c(ît(e
liberté que VLiicj/clopcdie, dont Le breton distribuait précisément vers
cette époque les derniers volumes aux souscripteurs désignés par
M.de Sartine; encore le devait-il faire en secret « pour qu’on n’abusût
point de cette facilité )î.
LETTRE
HISTORIQUE ET POLITIQUE
ADRESSIiK A UN MAGISTRAT
SUR
LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE
SON ÉTAT ANCIEN Kï ACTUEL,
SES RÈGLEMENTS, LES PRIVILÈGES, LES PERMISSIONS TACITES,
LES CENSEURS, LES COLPORTEURS, LE PASSAGE DES PONTS
ET AUTRES OBJETS RELATIFS^ LA POLICE LITTÉRAIRE
(Juin 17G7)
M. de Sartine ayant d(3mandé àM. Diderot un Mémoire sur la librai-
rie, ce dernier lui donna celui-ci, (lu’il i|’a sûrement composé que
d’après le conseil des libraires et sur des matériaux que M. Le Breton,
ex -syndic de la librairie, lui a fournis, et dont les principes sont
absolument contraires à la bonne administration des privilèges et des
grâces dont ils doivent faire partie.
LETTRE
ADRESRlîE A UN MAGISTRAT
SüR
LE COMMERCE DE LA LIBRAIRIE
Vous désirez, monsieur, de connaître mes idées sur une
aiïaire qui vous paraît être importante et qui Test. Je suis tro])
flatté de cette confiance pour ne pas y répondre avec la prompti-
tude que vous exigez, et l'impartialité que vous êtes en droit
d'attendre d'un homme de mon caractère. Vous me croyez
instruit, et j'ai en effet les connaissances que donne une expé-
rience journalière, sans compter la persuasion scrupuleuse où
je suis que la bonne foi ne suffit pas toujours pour excuser des
erreurs. Je pense sincèrement que, dans les discussions qui
tiennent au bien général, il serait plus à propos de se taire que
de s’exposer avec les intentions les meilleures à remplir l'esprit
d’un magistrat d'idées fausses et pernicieuses.
Je vous dirai donc d'abord qu’il ne s'agit pas simplement
ici des intérêts d’une communauté. Eh! que m’importe qu’il y
ait une communauté de plus ou de moins, à moi qui suis un
des plus zélés partisans de la liberté, prisQ dans l'acception la
plus étendue, qui souffre avec chagrin de voir le dernier des
talents gêné dans son exercice, des bras donnés par la nature et
liés par des conventions, qui ai de tout temps été convaincu
que les corporations étaient injustes et funestes, et qui en regar-
derais l'abolissement entier et absolu comme un pas vers un
gouvernement plus sage?
Ce dont il s'agit, c'est d'examiner, dans l'état oii sont les
8 LETTRE SUR LE COMMERCE
choses et même dans toute autre supposition, quels doivent
être les fruits des atteintes que Ton a données et qu’on pourrait
encore donner à notre librairie, s’il faut souffrir plus longtemps
les entreprises que des étrangers font sur son commerce,
quelle liaison il y a entre ce commerce et la littérature, s’il est
possible d’empirer î’un sans nuire à l’autre et d’appauvrir le
libraire sans ruiner J’auteur, ce que c*est que les privilèges de
livres, si ces privilèges doivent être compris sous la dénomi-
nation générale et odieuse des autres exclusifs, s’il y a quelque
fondement légitime à en limiter la durée et en refuser le renou-
vellement, quelle est la nature des fonds de la librairie, quels
sont les titres de la possession d’un ouvrage que le libraire
acquiert par la cession d’un littérateur, s’ils ne sont que mo-
mentanés ou s’ils sont éternels; l’examen de ces différents
points me conduira aux éclaircissements que vous me demandez
sur d’autres.
Mais avant tout, songez, monsieur, que sans parler de la
légèreté indécente dans un homme public à dire, en quelque
circonstance que ce soit, que si l’on vient à reconnaître qu’on
a pris un mauvais parti, il n’y aura qu’à revenir sur ses pas et
défaire ce qu’on aura fait, manière indigne et stupide de se
jouer de l’état de la fortune des citoyens, songez, dis-je, qu’il
est plus fâcheux de tomber dans la pauvreté que d’être né dans
la misère, que la condition d’un peuple abruti est pire que celle
d’un peuple brute, qu’une branche de commerce égarée est une
branche de commerce perdue, et qu’on fait en dix ans plus de
mal qu’on n’en peut réparer en un siècle. Songez que plus les
effets d’une mauvaise police sont durables, plus il est essentiel
d’étre circonspect, soit qu’il faille établir, soit qu’il faille
abroger, et dans ce dernier cas, je vous demanderai s’il n’y
aurait pas une vanité bien étrange, si l’on ne ferait pas une
injure bien gratuite à ceux qui nous ont précédés dans le minis-
tère, que les traiter d’imbéciles sans s’être donné la peine de
remonter à l’origine de leurs institutions, sans examiner les
causes qui les ont suggérées et sans avoir suivi les révolutions
lavorables ou contraires qu’elles ont éprouvées. 11 me semble
que c est dans l’historique des lois et de tout autre règlement
qu il faut chercher les vrais motifs de suivre ou de quitter la
ligne tracée; c’est aussi par là que je commencerai. Il faudra
DE' U LIBRAIRIE.
9
prendre les choses de loin; mais si je ne vous apprends rien,
vous reconnaîtrez du moins que j’avais les notions préliminaires
que vous me supposiez; ayez donc, monsieur, la complaisance
de me suivre.
Les premiers imprimeurs qui s’établirent en France travail-
lèrent sans concurrents, et ne tardèrent pas à faire une fortune
honnête; cependant, ce m fut ni sur Homère, ni sur Virgile,
ni sur qugJque a?jteur de cette volée que l’imprimerie naissante
s’essaya. On commença par de petits ouvrages de peu de valeur,
de peu d’étendue et du goût dHîn siècle barbare. Il est à pré-
sumer que ceux qui approchèrent nos anciens typographes,
jaloux de consacrer les prémices de l’art à la science qu’ils
professaient et qu’ils devaient regarder comme la seule essen-
tielle, eurent quelque influence sur leur choix. Je trouverais
tout simple qu’un capucin eût conseillé à Gutenberg de dé-
buter par la de suint François; mais indépendamment
de la nature et du mérite réel d’un ouvrage, la nouveauté de
l’invention, la beauté de l’exécution, la diiïérence de prix d’un
livre imprimé et d’un manuscrit, tout favorisait le prompt débit
du premier.
Après ces essais de l’art le plus important qu’on pût ima-
giner pour la propagation et la durée des connaissances hu-
maines, essais que cet art n’offrait au public que comme des
gages de ce qu’on pouvait attendre un jour, qu’on ne dut pas
rechercher longtemps, parce qu’ils étaient destinés à tomber
dans le mépris à mesure qu’on s’éclairerait, et qui ne sont
aujourd’hui précieusement recueillis que par la curiosité bizarre
de quelques personnages singuliers qui préfèrent un livre rare
à un bon livre, un bibliornane comme moi, un érudit qui
s’occupe de l’histoire de la typographie, comme le professeur
Scheplling, ont entrepris des ouvrages d’une utilité générale et
d’un usage journalier.
Mais ces ouvrages sont en petit nombre ; occupant presque
toutes les presses de l’Europe à la fois, ils devinrent bientôt
communs, et le débit n’en était plus fondé sur l’enthousiasme
d’un art nouveau et justement admiré. Alors peu de personnes
lisaient; un traitant n’avait pas la fureur d’avoir une biblio-
thèque et n’enlevait pas à prix d’or et d’argent à un pauvre
littérateur un livre utile à celui-ci. Que fit l’imprimeur? Enrichi
10
lettre sur le commerce
par ses premières tentatives et encouragé par quelques hommes
éclairés, il appliqua ses travaux à des ouvrages estimés, mais
d'un usage moins étendu. On goûta quelques-uns de ses ou-
vrages et ils furent enlevés avec une rapidité proportionnée
à line infinité de Circonstances diverses; d’autres furent négli-
gés, et il y en eut dont l’édition se fit en pure perte pour
riinprimeur. Mais le débit de ceux qui réussirent et la vente
courante des livres nécessaires et journaliers compensèrent sa
perte par des rentrées continuelles, et ce fut la ressource
toujours présente de ces rentrées qui inspira l’idée de se faire
un fonds.
Un fonds de librairie est donc la possession d’un nombre
plus ou moins considérable de livres propres à différents étals
de la société, et assorti de manière que la vente sûre mais lenl('
des uns, compensée avec avantage par la vente aussi sûre mais
plus rapide des autres, favorise raccr^isscinent de la première
possession. Lorsqu’un fonds ne remplit pas toutes ces conditions,
il est ruineux. A peine la nécessité des fonds fut-elle connue
que les entreprises se multiplièrent à rinlini, et bientôt les
savants, qui ont été pauvres dans tous les temps, purent se
procurer à un prix modique les ouvrages principaux en chaqui‘
genre.
Tout csl bien jusqu’ici et rien n’annonce le besoin d’un
règlement ni de quoi que ce soit qui ressemble à un code de
librairie.
Mais pour bien saisir ce qui suit, soyez persuadé, monsieur,
que ces livres savants et d’un certain ordre n’ont eu, n’ont et
n’auront jamais qu’un petit nombre d’acheteurs, et que sans le
faste de notre siècle, qui s’est malheureusement répandu sur
toute sorte d’objets, trois ou quatre éditions meme des œuvras
de Corneille et de Voltaire suffiraient pour la France entière :
combien en faudrait-il moins de Bayle, de Moréri, de Pline, de
Newton et d’une infinité d’autres ouvi'ages! Avant ces jours
d une somptuosité qui s’épuise sur les choses d’apparat aux
dépens des choses utiles, la plupart des livres étaient dans le
cas de ces derniers, et c’était la rentrée continue des ouvrages
communs et journaliers, jointe au débit d’un petit nombre
d exemplaires de quelques auteurs propres à certains états, qui
soutenait le zèle des commerçants. Supposez les choses aujoiir-
DE LA LIBRAIRIE
11
d’hui comme elles étaient alors ; supposez cette espèce d’har-
monie subsistante de compensation d’effets difficiles et d’effets
courants, et brûlez le code de la librairie : il est inutile.
Mais l’industrie d’un particulier n’a pas plus tôt ouvert une
route nouvelle que la foule s’y précipite. Bientôt les imprimeries
se multiplièrent, et ces livres de première nécessité et d’une
utilité générale, ces efforts dont le débit continuel et les rentrées
journalières fomentaient l’émulation du libraire devinrent si
communs* et d’une si pauvre ressource qu’il fallut plus de
temps pour en débiter un petite nombre que pour consommer
l’édition entière d’un autre ouvrage. Le profit des effets courants
devint presque nul, et le commerçant ne retrouva pas sur les
effets sûrs ce qu’il perdait sur les premiers, parce qu’il n’y
avait aucune circonstance qui pût en changer la nature et en
étendre l’usage. Le hasard des entreprises particulières ne fut
plus balancé par la cert^ude des autres, et une ruine presque
évidente conduisait insensiblement le libraire à la pusillanimité
et à l’engourdissement, lorsqu’on vit paraître quelques-uns de
ces bommes rares dont il sera fait mention à jamais dans l’his-
toire de rimi)rimerie et des lettres, qui, animés de la passion de
l’art et pleins de la noble et téméraire confiance que leur ins-
piraient des talents supérieurs, imprimeurs de profession, mais
gens d’une littérature profonde, capables de faire face à la fois
cl toutes les difficultés, formèrent les projets les plus hardis et
en seraient sortis avec honneur et profit sans un inconvénient
que vous soupçonnez sans doute, et qui nous avance d’un pas
vers la triste nécessité de recourir à l’autorité dans une affaire
de commerce.
Dans l’intervalle, les disputes des fanatiques, qui font tou-
jours éclore une infinité d’ouvrages éphémères mais d’un débit
rapide, remplacèrent pour un moment les anciennes rentrées
qui s’étaient éteintes. Le goût qui renaît quelquefois chez un
peuple pour un certain genre de connaissances, mais qui ne
renaît jamais qu’au déclin d’un autre goût qui cesse, — comme
nous avons vu de nos jours la fureur de l’histoire naturelle
succéder à celle des mathématiques, sans que nous sachions
quelle est la science qui étouffera le goût régnant, — cette
effervescence subite tira peut-être des magasins quelques pro-
ductions qui y pourrissaient; mais elle en condamna presque
12
LETTRE SUR LE COMMERCE
un égal nombre d’autres à y pourrir à leur place; et puis les
disputes religieuses s’apaisent, on se refroidit bientôt sur les
ouvrages polémiques, on en sent le vide, on rougit de l’irnpor-
lance qu’on y mettait. Le temps qui produit les artistes singuliers
et hardis est court; et ceux dont je vous parlais ne tardèrent
pas à connaître le péril des grandes entreprises, lorsqu’ils virent
(les hommes avides et médiocres tromper tout à coup l’espoir
de leur industrie et leur enlever le fruit de leurs travaux.
En effet, les Eslienne, les Morcîi et autres habifes impri-
meurs, n’avaient pas plus tôt publié un ouvrage dont ils avaient
préparé à grands frais une édition et dont l’exécution et le bon
choix leur assuraient le succès, que le même ouvrage était réim-
primé par des incapables qui n’avaient aucun de leurs talents,
qui, n’ayant fait aucune dépense, pouvaient vendre à plus bas
prix, et qui jouissaient de leurs avances et de leurs veilles sans
avoir couru aucun de leurs hasards, fju’en arriva-t-il ? Ce qui
devait en arriver et ce qui en arrivera dans tous les temps :
La concurrence rendit la plus belle entreprise ruineuse ; il
fallut vingt années pour débiter une édition, tandis que la moi-
tié du temps aurait suffi pour en épuiser deux. Si la contrefa-
(;on était inférieure à l’édition originale, comme c’était le cas
ordinaire, le contrefacteur mettait son livre à bas prix; l’indi-
gence de l’homme de lettres préférait l’édition moitts chère à la
meilleure. Le contrefacteur n’en devenait guère plus riche, et
l’homme entj-eprenant et habile, (écrasé par l’homme inepte et
rapace qui le privait inopinément d’un gain proportionné à ses
soins, à ses dépenses, à sa main-d’œuvre et aux risques de son
commerce, perdait son enthousiasme et restait sans courage.
Il ne s’agit pas, monsieur, de se perdre dans des spikulations
à perte de vue et d’opposer des raisonnements vagues à des
plaintes et à des faits qui sont devenus le motif d’un code par-
ticulier. Voilà l’histoire des premiers temps de l’art typogra-
phique et du commerce de librairie, image fidèle des nôtres et
causes premières d’un règlement dont vous avez déjà prévu
l’origine.
Dites-moi, monsieur, fallait-il fermer l’oreille aux plaintes
des vexés, les abandonner à leur découragement, laisser sub-
sister 1 inconvénient et attendre le remède du temps qui dé-
brouille quelquefois de lui-même des choses que la prudence
DE LA LIBRAIRIE.
13
humaine achève de gâter? Si cela est, négligeons l’étude du
passé, attendons paisiblement la fin d’un désordre de sa propre
durée, et abandonnons-nous à la discrétion du temps à venir,
qui termine tout, à la vérité, mais qui termine tout bien ou mal,
et, selon toute apparence, plus souvent mal que bien, puisque
les hommes, malgré leur paresse naturelle, ne s’en sont pas
encore tenus à celte politique si facile et si commode qui rend
superflus les lïommes de génie et les grands ministres.
Il est certain que le public paraissait profiter de la concur-
rence, qu’un littérateur avait pour peu de chose un livre mat
conditionné, et que rimprimeur habile, après avoir lutté quel-
que temps contre la longueur des rentrées et le malaise qui en
était la suite, se déterminait communément à abaisser le prix
du sien. 11 serait trop ridicule aussi de supposer que le magis-
trat pré|)osé à cette branche de commerce ne connût pas cet
avantage et qu’il l’eût négligé, s’il eût été aussi réel qu’il le
paraît au premier coup d’œil ; mais ne vous trompez pas, mon-
sieur, il reconnut bientôt qu’il n’était que momentané et qu’il
tournait au détriment de la profession découragée et au préju-
dice des littérateurs et des lettres. L’imprimeur habile sans
récompense, le contrefacteur injuste sans fortune, se trouvèrent
également dans l’impossibilité de se porter à aucune grande
entreprise, et il vint un moment où parmi un assez grand noiïi-
bre de commerçants, on en aurait vainement cherché deux qui
osassent se cliarger d’un in-folio. C’est la même chose à présent;
la communauté des libraires et imprimeurs de Paris est composée
de trois cent soixante commerçants; je mets en fait qu’on n’en
trouverait pas dix plus entreprenants. J’en appelle aux bénédic-
tins, aux érudits, aux théologiens, aux gens de lois, aux anti-
quaires, à tous ceux qui travaillent à de longs ouvrages et à de
volumineuses collections, et si nous voyons aujourd’hui tant
d’ineptes rédacteurs de grands livres et de petits, tant de feuil-
listes, tant d’abréviateurs, tant d’esprits médiocres occupés,
tant d’habiles gens oisifs, c’est autant l’effet de l’indigence du
libraire privé par les contrefaçons et une multitude d’autres
abus de ses rentrées journalières, et réduit à l’impossibilité
d’entreprendre un ouvrage important et d’une vente longue et
difficile, que de la paresse et de l’esprit superficiel du siècle.
Ce n’est pas un commerçant qui vous parle, c’est un littéra-
lettre sur le commerce
U
leur que ses confrères ont quelquefois consulté sur l’emploi de
leur temps et de leur talent. Si je leur proposais quelque grande
entreprise, ils ne me répondraient pas: « Qui est-ce qui me
lira? Qui est-ce qui m’achètera? » mais: « Quand mon livre
sera fait, où est 1^ libraire qui s’en chargera? » La plupart de
ces gens-là n’ont pas le sou, et ce qui leur faut à présent, c’est
quelque méchante brochure qui leur donne bien vite de l’ar-
gent et du pain. En effet, je pourrais vous citer vingt grands et
bons ouvrages dont les auteurs sont morts avant que d’avoir pu
trouver un commerçant qui s’en chargeât, même à vil prix.
Je vous disais tout à l’heure que l’imprimeur habile se dé-
terminait communément à baisser son livre de prix: mais il s’en
trouva d’opiniâtres qui prjrent le parti contraire au hasard de
périr de misère. Il est sùr qu’ils faisaient la fortune du contre-
facteur à qui ils envoyaient le grand nombre des acheteurs;
mais qu’en arrivait-il à ceux-ci? G’est.qu’ils ne tardaient guère
à se dégoûter d’une édition méprisable, qu’ils finissaient par se
pourvoir deux fois du meme livre, que le savant qu’on se pro-
posait de favoriser était vraiment lésé, et que les héritiers de
l’imprimeur habile recueillaient quelquefois après la mort de
leur aïeul une petite portion du fruit de ses travaux.
Je vous prie, monsieur, si vous connaissez quelque litté-
rateur d’un certain âge, de lui demander combien de fois il a
renouvelé sa bibliothèque et pour quelle raison. On cède à sa
curiosité et à son indigence dans le premier moment, mais c’est
toujours le bon goût qui prédomine et qui chasse du rayon la
mauvaise édition pour faire place à la bonne. Quoi qu’il en soit,
tous ces imprimeurs célèbres dont nous recherchons à présent
les éditions, qui nous étonnent par leurs travaux et dont la mé-
moire nous est chère, sont morts pauvres, et ils étaient sur le
point d’abandonner leurs caractères et leurs presses, lorsque la
justice du magistrat et la libéralité du souverain vinrent à leur
secours.
Placés entre le goût qu’ils avaient pour la science et pour
leur art, et la crainte d’être ruinés par d’avides concurrents^
que firent ces habiles et malheureux imprimeurs? Parmi les
manuscrits qui restaient, ils en choisirent quelques-uns dont
l’impression pût réussir; ils en préparèrent l’édition en silence;
ils 1 exécutèrent, et, pour parer autant qu’ils pouvaient à la
DE LA LIBRAIRIE.
15
contrefaçon qui avait commencé leur ruine et qui Taurait con-
sommée, lorsqu’ils furent sur le point de la publier, ils sollici-
tèrent auprès du monarque et en obtinrent un privilège exclusif
pour leur entreprise. Voilà, monsieur, la première ligne du code
de la librairie et son premier règlement.
Avant que d’aller plus loin, monsieur, ne puis-je pas vous
demander ce que vous improuvez dans la précaution du com-
merçant ou dans la faveur du souverain?
Cet exclusif, me répondrez-vous, était contre le droit com-
mun.
J’en conviens.
Le manuscrit pour lequel il était accordé n’était pas le seul
qui existât, et un autre typographe en possédait ou pouvait s’en
procurer un semblable. — Cela est vrai, mais à quelques
égards seulement, car l’édition d’un ouvrage, surtout dans ces
premiers temps, ne supposait pas seulement la possession d’un
manuscrit, mais la collection d’un grand nombre, collection
longue, pénible, dispendieuse; cependant je ne vous arrêterai
point, je ne veux pas être difficultueux. — Or, ajoutez-vous, il
devait paraître dur de concéder à l’un ce qu’on refusait à un
autre. — Cela le parut aussi, quoique ce fut le cas ou jamais
de plaider la cause du premier occupant et d’une possession
légitime, puisqu’elle était fondée surdos risques, des soins et des
avances. Cependant pour que la dérogation au droit commun
ne fut pas excessive, on jugea à propos de limiter le temps de
rexclusif. Vous voyez que le ministère, procédant avec quel-
que connaissance de cause, répondait en partie à vos vues ;
mais ce que vous ne voyez peut-être pas et ce qu’il n’aperçut
pas d’abord, c’est que loin de protéger l’entrepreneur, il lui
tendait un piège. Oui, monsieur, un piège, et vous allez en
juger.
Il n’en est pas d’un ouvrage comme d’une machine dont
l’essai constate reflet, d’une invention qu’on peut vérifier en
cent manières, d’un secret dont le succès est éprouvé. Celui
même d’un livre excellent dépend, au moment de l’édition,
d’une infinité de circonstances raisonnables ou bizarres que
toute la sagacité de l’intérêt ne saurait prévoir.
Je suppose que V Esprit des Lois fût la première production
d’un auteur inconnu et relégué par la misère à un quatrième
16 LETTRE SLR LE COMMERCE
étage; malgré toute Texcellence de cet ouvrage, je doute qu’on
en eût fait trois éditions, et il y en a peut-être vingt. Les dix-
neuf vingtièmes de ceux qui l’ont acheté sur le nom, la répu-
tation, l'état et les talents de l’auteur, et qui le citent sans cesse
sans l’avoir lu et sans l’avoir entendu, le connaîtraient à peine
de nom. Et combien d’auteurs qui n’ont obtenu la célébrité
qu’ils méritaient que longtemps après leur mort? C’est le sort
de presque tous les hoinmes de génie; ils ne sont pas à la por-
tée de leur siècle; ils écrivent pour la génération* suivante.
Quand est-ce qu’on va chercher leurs productions chez le li-
braire ? C’est quelque trentaine d’années après qu’elles sont
sorties de son magasin pour aller chez le cartonnier. En inalbé-
maliques, en chimie, en histoire naturelle, en jurisprudence,
en un très-grand nombre de genres particuliers, il an*ive tous
les jours que le privilège est expiré que rédition n’est pas à
moitié consommée. Or, vous concevez que ce qui est à présent
a dû être autrefois, et sera toujours.* Quand on eut publié la
première édition d’un ancien manuscrit, il arriva souvent à la
publication d’une seconde que le restant de la précédente tom-
bait en pure perte pour le privilégié.
tl ne faut pas imaginer que les choses se fassent sans cause,
qu’il n’y ait d’hommes sages qu’au temps où l’on vil et que
l’intérêt ])ublic ait été moins connu ou moins cher à nojs pré-
décesseurs qu’à nous. Séduits par des idées systématiques,
nous attaquons leur conduite, et nous sommes d’autant moins
disposés à reconnaître leur prudence, qm* rinconvénient auquel
ils ont remédié par leur police ne nous fj’appe plus.
J)e nouvelles représentations de rimj)rimerie sur les limites
trop étroites de son privilège furent ])ortécs au magistrat, et
donnèrent lieu à un nouveau règlement, ou à une modification
nouvelle du premier. N’oubliez pas, monsieur, qu’il est toujours
question de manuscrits de droit commun. On pesa les raisons
du commerçant et l’on conclut à lui accorder un second privi-
lège à l’expiration du premier. Je vous laisse à juger si l’on
empirait les choses au lieu de les améliorer, mais il faut que ce
soit l’un ou l’autre. C’est ainsi qu’on s’avançait peu à peu à la
perpétuité et à l’immutabilité du privilège; et il est évident
que, par ce second pas, on se proposait de pourvoir à l’intérêt
légitime de l’imprimeur, à l’encourager, à lui laisser un sort, à
DE LA LIBRAIRIE.
17
lui et à ses enfants, à l’attacher à son état, et à le porter aux
entreprises hasardeuses, en en perpétuant le fruit dans sa mai-
son et dans sa famille : et je vous demanderai si ces vues étaient
saines, ou si elles ne l’étaient pas.
Blâmer une institution humaine parce qu’elle n’est pas
d’une bonté générale et absolue, c’est exiger qu’elle soit divine ;
vouloir être plus habile que la Providence, qui sc contente de
balancer les biens par les maux, plus sage dans nos conven-
tions que la nature dans ses lois, et troubler l’ordre du tout par
le cri d’un atome qui se croit choqué rudement.
Cependant cette seconde faveur s’accorda rarement ; il y eut
une infinité de réclamations aveugles ou éclairées, comme il
vous plaira de les appeler pour ce moment. La grande partie
des imprimeurs qui, dans ce corps, ainsi que dans les autres,
est plus ardente à envahir les ressources de l’homme inventif
et entreprenant qu’habile ^ en imaginer, privée de l’espoir de se
jeter sur la dépouille de ses confrères, poussa les hauts cris; on
ne manqua pas, comme vous pensez bien, de mettre en avant
la liberté du commerce blessée et le despotisme de quelques
particuliers prêt à s’exercer sur le public et sur les savants; on
présenta à l’Université et aux Parlements l’épouvantail d’un
monopole littéraire, comme si un libraire français pouvait tenir
un ouvrage à un prix excessif sans que l’étranger attentif ne
passât les jours et les nuits à le contrefaire et sans que l’avi-
dité de ses confrères recourût aux memes moyens, et cela,
comme on n’en a que trop d’exemples, au mépris de toutes les
lois alllictives, qu’un commerçant ignorât que son véritable in-
térêt consiste dans la célérité du débit et le nombre des édi-
tions, et qu’il ne sentît pas mieux que personne ses hasards et
ses avantages. Ne dirait-on pas, s’il fallait en venir à cette
extrémité, que celui qui renouvelle le privilège ne soitpas le maî-
tre de fixer le prix de la chose? Mais il est d’expérience que les
ouvrages les plus réimprimés sont les meilleurs, les plus ache-
tés, vendus au plus bas prix, et les instruments les plus cer-
tains de la fortune du libraire.
Cependant ces cris de la populace du corps, fortifiés de
ceux de l’Université, furent entendus des Parlements, qui cru-
rent apercevoir dans la loi nouvelle la protection injuste d’un
petit nombre de particuliers aux dépens des autres, et voilà
XVIII. . 'î»
^3 lettre sur le commerce
arrêts sur arrêts contre la prorogation des privilèges; mais per-
mettez monsieur, que je vous rappelle encore une fois, à Tacquit
des Parlements, que ces premiers privilèges n’avaient pour
objet que les anciens ouvrages et les premiers manuscrits,
c’est-à-dire des efl’ets qui, n’appartenant pas proprement à
aucun acquéreiR’, étaient de droit commun. Sans cette atten-
tion, vous confondrez des objets fort différents. Un privilège
des temps dont je vous parle ne ressemble pas plus à un pri-
vilège d’aujourd’hui qu’une faveur momentanée, une grâce
libre et amovible à une possession persomiclle, une acquisi-
tion fixe, constante et inaliénable sans le consentement
exprès du propriétaire. C’est une distinction à laquelle vous
pouvez compter que la suite donnera toute la solidité que vous
exigez.
Au milieu du tumulte des guerres civiles qni désolèrent le
royaume sous les règnes des fils d’ileiu'i second, l’imprime-
rie, la librairie et les lettres, privées de la protection et de la
bienfaisance des souverains, demeurèrent sans appui, sans
ressources et pres([ue anéanties; car (jni est-ce qui a l’âme
assez libre pour écrire, pour lire entre des épées nues? Kerver,
qui jouissait dès 15(>3 du privilège exclusif pour les Usages
ronadnsy réformés selon le concile de Trente, et ([ui en avait
obtenu deux continuations de six années chacune, fui presque
le seul en état d’entreprendre un ouvrage imporlant.
A la mort de Kerver, qui arriva en 1583, une compagnie d(*
cinq Iil)raires,qui s’accrut ensuite de quelques associés, soute-
nue de ce seul privilège, qui lui fut conlinué à diverses re|)rises
dans le cours d’un siècle, publia un jjoinbre d’excellents livres.
C’est à ces commerçants réunis ou séparés que nous devons
les ouvrages connus sous Je titre de la ISarire^ ces éditions
grecf[ues qui honoi’cnt l’imprimerie française, dont on admire
rexécution, et parmi lesquelles, malgré les progrès de la cri-
tique et de la ty^jographie, il en reste jdusieurs qu’on recher-
che et (jui sont de prix. Yoilâ des faits sur lesquels je ne m’é-
tendrai point et que j’abandonne à vos réflexions.
Cependant ce privilège des Usages fut vivement revendiqué
par le reste de la communauté, et il y eut différents arrêts qui
léitérèrent la proscription de ces sortes de prorogations de
privilèges. Plus je médite la conduite des tribunaux dans cette
DE LA LIBRAIRIE.
10
contestation, moins je me persuade qu’ils entendissent bien
nettement l’état de la question. II s’agissait de savoir si en
mettant un ejjel en commun on jetterait le corps entier de la
librairie dans un état indigent, ou si en en laissant la jouis-
sance exclusive aux premiers possesseurs on réserverait quel-
ques ressources aux grandes entreprises; cela me semble évi-
dent. En prononçant contre les prorogations, le Parlement fut
du premier avis; en les autorisant, le Conseil fut du second, et
les associés continuèrent à jouir de ieur privilège. Il y a plus.
Je vous. prie, monsieur, de me suivre.
Le chancelier Séguier, homme de lettrj^s et homme d’État,
frappé de la condition misérable de la librairie, et convaincu
que si la compagnie des Umgcs avait tenté quelques entreprises
considérables, c’était au bénéfice de son privilège qu’on le
devait, loin de donner atteinte à cette ressource, imagina de
l’étendre à un plus grand*nombrc d’ouvrages dont la possession
sure et continue pût accroître le courage avec l’aisance du
commerçant, et voici le moment où la police de la librairie va
faire un nouveau pas, et que les privilèges changent tout à fait
do nature. Heureux si le titre odieux de privilège avait aussi
disparu !
Ce n’était plus alors sur des manuscrits anciens et de droit
commun que les éditions se faisaient; ils étaient presque épui-
sés, et l’on avait déjà publié des ouvrages d’auteurs contempo-
rains qu’on avait crus dignes de passer aux nations éloignées
et aux temps à venir, et qui promettaient au libraire plusieurs
éditions. Le commerçant en avait traité avec le littérateur;
en consécpience, il en avait sollicité en chancellerie les privi-
lèges, et à l’expiration do ces privilèges leur prorogation ou
renouvellement.
L’accord entre le libraire et l’auteur contemporain se fai-
sait alors comme aujourd’hui : l’auteur appelait le libraij*e et
lui proposait son ouvrage; ils convenaient ensemble du prix,
de la forme et des autres conditions. Ces conditions et ce prix
étaient stipulés dans un acte sous seing privé par lequel l’au-
teur, à perpétuité, cédait et sans retour son ouvrage au libraire
et à ses ayants cause.
Mais, comme il importait à la religion, aux mœurs et au
gouvernement qu’on ne publiât rien qui pût blesser ces objets
20 LETTRE SUR LE COMMERCE
respectables, le manuscrit était présenté au chancelier ou à
son substitut, qui nommait un censeur de l’ouvrage, sur l’at-
testation duquel Timpression en était permise ou refusée. Vous
imaginez sans doute que ce censeur devait être quelque per-
sonnage grave, savant, expérimenté, un homme dont la sagesse
et les lumières répondissent à l’importance de sa fonction.
Quoi qu’il en soit, si l’impression du manuscrit était permise,
on délivrait au libraire un titre qui retînt toujours le nom de
privilège, qui l’autorisait à publier l’ouvrage qu’il avait acquis
et qui lui garantissait, sous des peines spécifiées contre le per-
tubateur, la jouissapce tranquille d’un bien dont l’acte sous
seing privé, signé de l’auteur et de lui, transmettait la posses-
sion perpétuelle.
L’édition publiée, il était enjoint au libraire de représenter
son manuscrit, qui seul pouvait constater l’exacte conformité de
la copie et de l’original et accuser ou*excuser le censeur.
Le temps du privilège était limité, parce qu’il en est des
ouvrages ainsi que des lois, et qu’il n’y a peut-être aucune doc-
trine, aucun principe, aucune maxime dont il convienne éga-
lement d’autoriser en tout temjis la publicité.
Le temps du premier privilège expiré, si le commerçant en
sollicitait le renouvellement, on le lui accordait sans difliculté.
Et pourquoi lui en aurait-on fait? Est-ce qu’un ouvrage n’aj)-
partient pas à son auteur autant que sa maison ou son champ?
Est-ce qu’il n’en peut aliéner à jamais la propriété? Est-ce
qu’il serait permis, sous quelque cause ou prétexte que ce fût,
de dépouiller celui qu’il a librement substitué à son droit?
Est-ce que ce substitué ne mérite pus pour ce bien toute la pro-
tection que le gouvernement accorde aux propriétaires contre
les autres sortes d’usurpateurs? Si un particulier injprudent
et malheureux a acquis à ses risques et fortune un terrain
empesté, ou qui le devienne, sans doute il est du bon ordre
de défendre de l’habiter; mais sain ou empesté, la propriété
lui en reste, et ce serait un acte de tyrannie et d’injustice qui
ébranlerait toutes les conventions des citoyens que d’en trans-
férer 1 usage et la propriété à un autre. Mais je reviendrai sur
ce point qui est la base solide ou ruineuse de la propriété du
libraire.
Cependant, en dépit de ces principes qu’on peut regarder
DE LA LIBRAIRIE.
21
comme les éléments de la jurisprudence sur les possessions et
les acquisitions, le Parlement continua d’improuver par ses
arrêts les renouvellements et prorogations de privilèges, sans
qu’on en puisse imaginer d’autre raison que celle-ci : c’est que
n’étant pas suffisamment instruit de la révolution qui s’était
faite dans la police de la librairie et la nature des privilèges,
l’épouvantail de l’exclusif le révoltait toujours. Mais le Conseil,
plus éclairé, j’ose le dire, distinguant avec raison l’acte libre
de l’auteur et du libraire d’avec le privilège de la chancellerie,
expliquait les arrêts du ParlemQpt et en restreignait l’exécution
aux livres anciens qu’on avait originairement publiés d’après
des manuscrits communs, et continuait à laisser et à garantir
aux libraires la propriété de ceux qu’ils avaient légitimement
acquis d’auteurs vivants ou de leurs héritiers.
Mais l’esprit d’intérêt n’est pas celui de l’équité; ceux qui
n’ont rien ou peu de chose sont tout prêts à céder le peu ou
rien qu’ils ont pour le droit de se jeter sur la fortune de
l’homme aisé. Les libraires indigents et avides étendirent
contre toute bonne foi les arrêts du Parlement à toutes sortes
de privilèges, et se crurent autorisés à contrefaire indistincte-
ment et les livres anciens et les livres nouveaux, lorsque ces
privilèges étaient expirés, alléguant, selon l’occasion, ou la
jurisprudence du Parlement, ou l’ignorance de la prorogation
du privilège.
De là une multitude de procès toujours jugés contre le con-
trefacteur, mais presque aussi nuisibles au gagnant qu’au per-
dant, rien n’étant plus contraire à l’assiduité que demande le
commerce que la nécessité de poursuivre ses droits devant les
tribunaux.
Mais la conduite d’une partie de ces libraires qui, par l’at-
trait présent d’usurper une partie de la fortune de leurs con-
frères, abandonnait celle de leur postérité à l’usurpation du
premier venu, ne vous paraît-elle pas bien étrange? Vous con-
viendrez, monsieur, que ces misérables en usaient comme des
gens dont les neveux et les petits-neveux étaient condamnés
à perpétuité à être aussi pauvres que leurs aïeux. Mais j’aime
mieux suivre l’histoire du code de la librairie et de l’institution
des privilèges que de me livrer à des réflexions affligeantes sur
la nature de l’homme.
22
lettre sur le commerce
Pour étouffer ces contestations de libraires à libraires qui
fatiguaient le conseil et la chancellerie, le magistrat défendit
verbalement à la communauté de rien imprimer sans lettres-
privilèges du grand sceau. La communauté, c’est-à-dire la
partie misérable, fit des remontrances; mais le magistrat tint
ferme, il étendit qiême son ordre verbal jusqu’aux livres anciens,
et le Conseil, statuant en conséquence de cet ordre sur les pri-
vilèges et leurs continuations par lettres patentes du 20 dé-
cembre 1649, défendit d’imprimer aucun livre sans privilège
du roi, donna la préférence au libraire qui aurait obtenu le
premier des letti’es de continuation accordées à plusieurs, pros-
crivit les contrefaçons, renvoya les demandes de continuation
à l’expiration des privilèges, restreignit ces demandes à ceux
à qui les privilèges auraiçnt été premièrement accordés, permit
à ceux-ci de les faire renouveler quand ils en aviseraient bon
être, et voulut que toutes les lettres de privilèges et de conti-
nuations fussent portées sur le registre’de la communauté que le
syndic serait tenu de représenter à la première réquisition, pour
qu’à l’avenir on n’en prétendît cause d’ignorance, et qu’il n’y
eût aucune concurrence frauduleuse ou imprévue, à l’obtention
d’une même permission.
Après cette décision, ne vous semble-t-il pas, monsieur,
que tout devait être fini, et que le ministre avait pourvu, autant
qu’il était en lui, à la tranquillité des possesseurs? Mais la
partie indigente et rapace de la communauté fit les derniers
eflbrts contre les liens nouveaux qui arrêtaient ses mains.
Vous serez peut-être surpris qu’un homme, à ({ui vous ne
refusez pas le titre de compatissant, s’élève contre les indigents,
monsieur, je veux bien faire l’aumône, mais je ne veux pas
qu’on me vole; et si la misère excuse l’usurpation, où en
sommes-nous?
Le père du dernier des Estienne, qui avait plus de tête
que de fortune et pas plus de fortune que d’équité, fut élevé
tumultuairement à la qualité de syndic par la cabale des mécon-
tents. Dans cette place, qui lui donnait du poids, il poursuivit
et obtint différents arrêts du Parlement qui l’autorisaient à
assigner en la cour ceux à qui il serait accordé des continua-
tions de privilèges, et parmi ces arrêts, celui du 7 septem-
bre 1657 défend en général de solliciter aucune permission de
DE LA LIBRAIRIE.
23
réimprimer, s’il n’y a dans l’ouvrage augmentation d’un quart.
Eh bien, monsieur, connaissez- vous rien d’aussi bizarre?
J’avoue que je suis bien indigné de ces réimpressions succes-
sives qui réduisent en dix ans ma bibliothèque au quart de sa
valeur ; mais faut-il qu’on empêche par cette considération urf
auteur de corriger incessamment les fautes qui lui sont échap-
pées, de retrancher le superflu, et de suppléer ce qui manque
à son ouvrage? Ne pourrait-on pas ordonner au libraire, à
chaque réimpression nouvelle, de distribuer les additions, cor-
rections, retranchements et changements à part? Voilà une
attention digne du magistrat, s’il aime vraiment les littérateurs,
et des chefs de la librairie, s’ils ont quelque notion du bien
public. Qu’on trouve une barrière à ce sot orgueil, à cette basse
condescendance de l’auteur pour le libraire et au brigandage
de celui-ci. N’cst-il pas criant que pour une ligne de plus ou
de moins, une phrase retournée, une addition de deux lignes,
une note bonne ou mauvaise, on réduise presque à rien un
ouvrage volumineux qui m’a coûté beaucoup d’argent? Suis-je
donc assez riche pour qu’on puisse multiplier à discrétion mes
pertes et ma dépense? Et que m’importe que les magasins du
libraire se remplissent ou se vident, si ma bibliothèque dépérit
de jour en jour, et s’il me ruine en s’enrichissant? Pardonnez,
monsieur, cet écart à un homme qui vous citerait vingt ouvrages
de prix dont il a été obligé d’acheter quatre éditions différentes
(îji vingt ans, et à qui, sous une autre police, il en aurait coûté
la moitié moins pour avoir deux fois plus de livres.
Après un schisme assez long, la communauté des libraires
se réunit et fit le 27 août 1(560 un résultat par lequel il fut
convenu, à la pluralité des voix, que ceux qui obtiendront pri-
vilège ou continuation de privilège, même d’ouvrages publiés
hors du royaume, en jouiront exclusivement.
Mais quel pacte solide peut-il y avoir entre la misère et
l’aisance? Faut-il s’être pénétré de principes de justice bien
sévères pour sentir que la contrefaçon est un vol? Si un con-
trefacteur mettait sous presse un ouvrage dont le manuscrit lui
eût coûté beaucoup d’argent et dont le ministère lui eût en
conséquence accordé la jouissance exclusive, et se demandait à
lui-même s’il trouverait bon qu’on le contrefît, que répondrait-
il? Ce cas est si simple que je ne supposerai jamais qu’avec la.
LETTRE SUR LE COMMERCE
26
moindre teinture cTéquité, un homme en place ait eu d’autres
idées que les miennes.
Cependant les contrefaçons continuèrent, surtout dans les
provinces où Ton prétextait Tignorance des continuations accor-
dées, et où Ton opposait les décisions du Parlement au témoi-
gnage de sa conscience. Les propriétaires poursuivaient les
contrefacteurs, mais le châtiment qu ils en obtinrent les dédom-
magea-t-il du temps et des sommes qu ils avaient perdus et
qu’ils auraient mieux employés?
Le Conseil, qui voyait sa prudence éludée, n’abandonna pas
son plan. Combien la perversité des méchants met d’embarras
aux choses les plus simples, et qu’il faut d’opiniâtreté et de
réflexions pour parer à ces subterfuges! M. d’Ormesson enjoi-
gnit à la communauté,* le 8 janvier 1605, de proposer des
moyens efficaces, si elle en connaissait, de terminer toutes les
contestations occasionnées par les privilèges et les continuations
de privilèges.
Estienne, cet antagoniste si zélé des privilégiés, avait changé
de parti ; on avait un certificat de sa main daté du 23 octobre
16(56, que les privilèges des vieux livres et la continuation de
privilèges des nouveaux étaient nécessaires à l’intérêt public.
On produisit ce titre d’ignorance ou de mauvaise foi dans l’in-
stance de Josse, libraire de Paris, contre Malassis, libraire de
Rouen, contrefacteur du Rusée et du Reuvelet. Les communautés
de Rouen et de Lyon étaient intervenues dans cette aflâire; le
Conseil jugea l’occasion propre à manifester positivement ses
intentions. Malassis fut condamné aux peines portées par les
reglements, et les dispositions des lettres patentes du 20 dé-
cembre 16/i0 furent renouvelées par un arrêt du 27 février 1(5(55,
qui enjoignit de plus à ceux qui se proposeraient d’obtenir des
continuations de privilèges de les solliciter un an avant l’ex-
piration, et déclara qu’on ne pourrait demander aucune lettre
de privilège ou de continuation pour imprimer les auteurs anciens,
à moins qu’il n’y eût augmentation ou correction considérable,
et que les continuations depriviléges seraient signifiées à Lyon,
Rouen, Toulouse, Bordeaux et Grenoble, signification qui s’est
rarement faite, chaque libraire, soit de Paris, soit de province,
étant tenu à l’enregistrement de ses privilèges et continuations
à la chambre syndicale de Paris. Le syndic a, par ce moyen.
25
DE LA LIBRAIRIE.
connaissance des privilèges et continuations antérieurement
accordés; et cet oHicier peut toujours refuser l’enregistrement
des privilèges et des continuations postérieurs et en donner
avis aux intéressés, sur Topposition desquels le poursuivant se
désiste, ou procède au Conseil.
Voilà donc l’état des privilèges devenu constant et les pos-
sesseurs de manuscrits acquis des auteurs obtenant une per-
mission de publier, dont ils sollicitent la continuation autant de
fois qu’il convient à leur intérêt, et transmettant leurs droits à
d’autres à titre de vente, d’héfi^dité ou d’abandon, comme on
l’avait pratiqué dans la compagnie dçs Ümges pendant un siècle
entier. ^
Ce dernier règlement fut d’autant plus favorable à la librairie
que, les évêques commençant à faire des Usages particuliers
pour leurs diocèses, les associés pour V Usage romain ^ qui cessait
d’être universel, se sépafèrent, laissèrent aller à l’étranger cette
branche de commerce qui les avait soutenus si longtemps avec
une sorte de distinction, et furent obligés, par les suites d’une
spéculation mal entendue, de se pourvoir de ces mêmes livres
iV Usages auprès de ceux qu’ils en fournissaient auparavant;
mais les savants qui illustrèrent le siècle de Louis XIV ren-
dirent cette perte insensible.
Comptez un peu, monsieur, sur la parole d’un homme qui a
examiné les choses de près. Ce fut aux ouvrages de ces savants,
mais plus encore peut-être à la propriété des acquisitions et à
la permanence inaltérable des privilèges, qu’on dut les cinquante
volumes in-folio et plus de la collection des Pères de l’Église
par les révérends pères Bénédictins, les vingt volumes in-folio
des Antiquités du P. de Montfaucon, les quatorze vol urnes in-folio
de Martcnne, V Hippocrate de Chartier grec et latin, en neuf
volumes in-folio, les six volumes in-folio du Glossaire de Du-
cange, les neuf volumes in-folio de Y Histoire généalogique^ les
dix volumes in-folio de Cujas, les cinq volumes in-folio de
Dumoulin, les belles éditions du Rousseau, du Molière, du
Racine, en un mot tous les grands livres de théologie, d’his-
toire, d’érudition, de littérature et de droit.
En effet, sans les rentrées journalières d’un autre fonds de
librairie, comment aurait-on formé ces entreprises hasardeuses?
Le mauvais succès d’une seule a quelquefois suffi pour renverser
26 LETTRE SUR LE COMMERCE
la fortune la mieux assurée; et sans la sûreté des privilèges
qn'on accordait, et pour ces ouvrages pesants, et pour d'autres
dont Je courant fournissait à ces tentatives, comment aurait-on
osé s’y livrer quand on l’aurait pu?
Le Conseil, convaincu par expérience de la sagesse de ses
règlements, les soutint et les a soutenus jusqu’à nos jours par
une continuité d’arrêts qui vous sont mieux connus qu’à moi.
M. Tabbé Daguesseau, placé à la tête de la librairie, n’ac-
corda jamais de privilège à d’autres qu’à ceux qui en étaient
revêtus, sans un désistement exprès.
Le droit de privilège, une fois accordé, ne s’éteignit pas
même à son expiration; reflet en fut prolongé jusqu’à rentière
consommation des éditions.
Plusieurs arrêts, et spécialement celui du Conseil du 10 jan-
vier, prononça contre des libraires de Toulouse la confiscation
de livres qu’ils avaient contrefaits après l’expiration des pri-
vilèges. Le motif de la confiscation fut qu’il se trouvait de ces
livres en nombre dans les magasins des privilégiés, et ce motif,
qui n’est pas le seul, est juste. Un commerçant n’est-il pas
assez grevé par l’oisiveté de ses fonds qui restent en piles dans
un magasin, sans que la concurrence d’un contrefacteur con-
damne ces piles à l’immobilité ou à la rame? N’cst-ce pas le
privilégié qui a acquis le manuscrit de l’auteur et qui l'a payé?
Oui est-ce qui est propriétaire? Qui est-ce qui Test plus légiti-
mement? N’esl-ce pas sous la sauvegarde qu’on lui a donnée,
sous la protection dont il a le titre signé de la main du souve-
rain, qu’il a consommé son entreprise? S’il est juste qu’il jouisse,
n’est-iJ pas injuste qu’il soit spolié et indécent qu’on le soulTi’e?
Telles sont, monsieur, les lois établies sur les privilèges;
c’est ainsi qu’ elles se sont formées. Si on lésa quelquefois atta-
quées, elles ont été constamment maintenues, si vous en exceptez
une seule circonstance récente.
Par un arrêt du l/i septembre 1761, le ‘Conseil a accordé aux
descendants de notre immortel La Fontaine le privilège de ses
Fables, 11 est beau sans doute à un peuple d’honorer la mémoire
de ses grands hommes dans leur postérité. C’est un sentiment
trop noble, trop généreux, trop digne de moi, pour qu’on m’en-
tende le blâmer. Le vainqueur de Thèbes respecta la maison
de Pindare au milieu des ruines de la patrie de ce poète, et
DE LA LIBRAIRIE.
27
l’histoire a consacré ce Irait aussi honorable au conquérant
qu’aux lettres. Mais si Pindare, pendant sa vie, eût vendu sa
maison à quelque Thébain, croyez-vousqu’Alexandre eût déchiré
le contrat de vente et chassé le légitime propriétaire? On a
supposé que le libraire n’avait aucun titre de propriété, et je
suis tout à fait disposé à le croire ; il n’est pas d’un homme de
mon état de plaider la cause du commerçant contre la postérité
de l’auteur; mais il est d’un homme juste de reconnaître la
justice et de dire la vérité même contre son propre intérêt; et
ce serait peut-être le mien de ne jpas ôter à mes enfants, à qui
je laisserai moins encore de fortune que d’illustration^ la triste
ressource de dépouiller mon libraire quand je ne serai plus.
Mais s’ils ont jamais la bassesse de recourir à l’autorité pour
commettre cette injustice, je leur déclare qu’il faut que les sen-
timents que je leur ai inspirés soient tout à fait éteints dans
leurs cœurs, puisqu’ils foulent aux pieds, pour de l’argent,
tout ce qu’il y a de sacre* dans les lois civiles et la possession,
que je me suis cru et que j’étais apparemment le maître de
mes productions bonnes ou mauvaises, que je lésai librement,
volontairement aliénées, que j’en ai recule prix que j’y mettais,
et que le quartier de vigne ou l’arpent de pré que je serai forcé
de distraire encore à l’héritage de mes pères, pour fournir à
leur éducation, ne leur appartient pas davantage. Qu’ils voient
donc le parti qu’ils ont à prendre; il faut, ou me déclarer insensé
au moment ou je transigeais, ou s'accuser de l’injustice la plus
criante.
Cette atteinte, qui sapait l’état des libraires par ses fonde-
ments, répandit les plus vives alarmes dans tout le corps de ces
commerçants. Les intéressés, qu’on spoliait en faveur des demoi-
selles La Fontaine, criaient que l’arrêt du Conseil n’avait été
obtenu que sur un faux exposé. L’alfaire semblait encore pen-
dante à ce tribunal. Cependant on enjoignait par une espèce de
règlement l’enregistrement de leur privilège à la chambre,
nonobstant toute opposition. Cette circonstance acheva de déter-
miner la communauté, déjà disposée à faire des démarches par
l’importance du fonds, à s’unir et à intervenir. On représenta
que ce mépris de l’opposition était contraire à tout ce qui s’est
jamais pratiqué pour les grâces du prince, qu'il ne les accorde
que sauf le droit d’autrui, qu’elles n’ont de valeur qu’après
28
LETTRE SUR LE COMMERCE
l’enregistrement, qui suppose dans ceux à qui elles sont noti-
fiées par celte voie l’examen le plus scrupuleux du préjudice
qu’elles pourraient causer; que si, nonobstant cet examen des
syndics et adjoints et la connaissance du tort que la bienveil-
lance du souverain occasionnerait et les oppositions légitimes
qui leur sont faites, ils passaient à l’enregistrement, ils iraient
certainement contre l’intention du prince, qui n’a pas besoin
et qui ne se propose jamais d’opprimer un de ses sujets pour
en favoriser un autre, et que, dans le cas dont il s’agissait^ il
ôterait évidemment la propriété au possesseur pour la trasférer
au demandeur contre la maxime du droit.
Franchement, monsieur, je ne sais ce qu’on peut répondre
aces représentations, et j’aime mieux croire qu’elles n’arrivent
jamais aux oreilles du maître; c’est un grand malheur pour les
souverains de ne pouvoir jamais entendre la vérité ; c’est une
cruelle satire de ceux qui les environnent que cette barrière
impénétrable qu’ils forment autour de lui et qui l’en écarte. Plus
je vieillis et plus je trouve ridicule de juger du bonheur d’un
peuple par la sagesse de ses institutions. Eh! à quoi servent ces
institutions si sages, si elles ne sont pas observées? Ce sont
quelques belles lignes écrites pour l’avenir sur un feuillet de
papier.
Je m’étais proposé de suivre l’établissement des lois concer-
nant les privilèges de la librairie depuis leur origine jusqu’au
moment présent, et j’ai rempli cette première partie de ma tâche ;
il me reste â examiner un peu plus strictement leur influence
sur l’imprimerie, la librairie et la littérature, et ce que ces trois
états auraient à gagner ou à perdre dans leur abolissement. Je
me répéterai quelquefois, je reviendrai sur plusieurs points que
j’ai touchés en passant, je serai plus long; mais peu m’importe
pourvu que j’en devienne en même temps plus convaincant et
plus clair. Il n’y a guère de magistrats, sans vous en excepter,
monsieur, pour qui la matière ne soit toute neuve; mais vous
savez, vous, que plus on a d’autorité, plus on abesoin de lumières.
â présent, monsieur, que les faits vous sont connus, nous
pouvons raisonner. Ce serait un paradoxe bien étrange, dans
un temps où l’expérience et le bon sens concourent à démon-
trer que toute entrave est nuisible au commerce, d’avancer qu’il
n’y a que les privilèges qui puissent soutenir la librairie. Cepen-
DE LA LIBRAIRIE. 29
(lant rien n*est plus certain. Mais ne nous en laissons pas im-
poser par les mots.
Ce titre odieux qui consiste à conférer gratuitement à un seul
un bénéfice auquel tous ont une égale et juste prétention, voilà
le privilège abhorré par le bon citoyen et le ministre éclairé,.
Reste à savoir si le privilège du libraire est de cette nature.
Mais vous avez vu par ce qui précède combien cette idée serait
fausse : le libraire acquiert par un acte un manuscrit ; le minis-
tère, par une permission, autorise la publication de ce manuscrit,
et garantit à Tacquéreur la tranquillité de sa possession. Qu’est-
ce qu*il y a en cela de contraire à rintÀrêt général ? Que fail-on
pour le libraire qu’on ne fasse pour tout autre citoyen ?
Je vous demande, monsieur, si celui qui a acheté une mai-
son n’en a pas la propriété et la jouissance exclusive ? si, sous
ce point de vue, tous les actes qui assurent à un particulier la
possession fixe et constante d’un effet quel qu’il soit ne sont pas
des privilèges exclusifs? si, sous prétexte que le possesseur est
sullisamment dédommagé du premier prix de son acquisition,
il serait licite de l’en dépouiller? si cette spoliation ne serait pas
l’acte le plus violent de la tyrannie ? si cet abus du pouvoir ten-
dant à rendre toutes les fortunes chancelantes, toutes les hérédités
incertaines, ne réduirait pas un peuple à la condition de serf et
ne remplirait pas un État de mauvais citoyens ? Car il est con-
stant pour tout homme qui pense que celui qui n’a nulle pro-
pj-iété dans l’État, ou qui n’y a qu’une propriété précaire, n’en
peut jamais être un bon citoyen. En eflét, qu’est-ce qui l’atta-
cherait à irtie glèbe plutôt qu’à une autre ?
Lepréjugé vient decc qu’on confond l’état de libraire, lacom-
munauté des libraires, la corporation avec le privilège et le pri-
vilège avec le titre de possession, toutes choses qui n’ont rien
de commun, non, rien, monsieur! Eh! détruisez toutes les com-
munautés, rendez à tous les citoyens la liberté d’appliquer leurs
facultés selon leur goût et leur intérêt, abolissez tous les privi-
lèges, ceux meme de la librairie, j’y consens; tout sera bien,
tant que les lois sur les contrats de vente et d’acquisition sub-
sisteront.
En Angleterre, il y a des marchands de livres et point de
communauté de libraires; il y a des livres imprimés et point de
privilèges ; cependant le contrefacteur y est déshonoré comme
30 LETTRE SUR LE COMMERCE
un homme qui vole, et ce vol est poursuivi devant les tribunaux
et puni par les lois. On contrefait en Écosse et en Irlande les
livres imprimés en Angleterre; mais il est inouï qu'on ait con-
trefait à Cambridge ou à Oxford les livres imprimés à Londres.
C'est qu'on ne connaît point là la différence de l’achat d’un
champ ou d'une maison^à l'achat d’un manuscrit, et en effet il
n'y en a point, si ce n'est peut-êtreenfaveur de l'acquéreur d’un
manuscrit. C'est ce que je vous ai déjà insinuaplus haut, ce que
les associés aux Fables de La Fontaine ont démontré dans leur
mémoire, et je défie qu'on leur réponde.
En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme,
si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de scs
études, dé ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses
observations, si les plus belles hejires, les plus beaux moments
de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la
portion de lui-méme la plus précieuse, celle qui ne péril poird,
celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas? Quelle comparai-
son entre rhonime, la substance même de l'homme, son âme,
et le champ, le pré, l'arbre ou la vigne que la nature offrait
daiis le commencement également à tous, et que le particulier
ne s'est approprié que par la culture, le premier moyen légi-
time de possession? Qui est plus en droit que l’auteur de dis-
poser de sa chose par don ou par vente ?
Or, le droit du propriétaire est la vraie mesure du droit de
l'acquéreur.
Si je laissais à mes enhints le privilège de mes ouvrages,
qui oserait les eu spolier? Si, forcé par leurs Ijesoins ou par les
miens d'alié;ier ce privilège, je substituais uji autre propriétaire
à ma place, qui pourrait, sans ébranler tous les principes delà
justice, lui contester sa propriété? Sans cela quelle sei*ait la
vile et misérable condition d'un littérateur? Toujours en tutelle,
on le traiterait comme un enfant imbécile dont le minorité ne
cesse jamais. On sait bien que l'abeille ne fait pas le miel pour
elle; mais l’homme a-t-il le droit d’en user avec l’iiomme
comme il en use avec l'insecte qui fait le miel?
Je le répète, l’auteur est maître de son ouvrage, ou per-
sonne dans la société n’est maître de son bien. Le libraire le
possède comme il était possédé par l'auteur ; il a le droit incon-
testable d’en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions
DE LA LIBRAIRIE.
31
réitérées; il serait aussi insensé de Ten empêcher que de con-
damner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un pro-
priétaire de maison à laisser ses appartements vides.
Monsieur, le privilège n’est rien qu’une sauvegarde accordée
parle souverain pour la conservation d’un bien dont la défense,
dénuée de son autorité expresse, excéderait souvent la valeur.
Etendre la notion du privilège de libraire au delà de ses bornes,
c’est se tromper, c’est méditer l’invasion la plus atroce, se jouer
des conventions et des propriétés, léser iniquement les gens de
lettres ou leurs héritiers ou leurs.ay an ts cause, gratifier par une
partialité tyrannique un citoyen aux dépens de son voisin, por-
ter le trouble dans une infinité de familles tranquilles, ruiner
ceux qui, sur la validité présumée d’après les règlements, ont
accepté des effets de librairie dans des partages de succession,
ou les forcer à rappeler à contribution leurs copartageants,
justice qu’on ne pourrait leur refuser, puisqu’ils ont reçu ces
biens sur l’autorité des lois qui en garantissaient la réalité; oppo-
ser les enfants aux enfants, les père et mère aux père et mère,
les créanciers nux cessionnaires, et imposer silence à toute
justice.
Si une affaire de cette nature était portée au tribunal com-
mun de la justice, si le libraire n’avait pas un supérieur absolu
qui décide comme il lui plaît, quelle issue croyez-vous qu’elle
aurait?
Tandis que je vous écrivais, j’ai appris qu’il y avait sur cet
objet un mémoire im[)rimé d’un de nos t)lus célèbres juriscon-
sultes ; c’est M. d’Iléricourt. Je l’ai lu, et j’ai eu la satisfaction
de voir (pie j’étais dans les mêmes principes que lui, et que
nous en avions tiré l’un et l’autre les mêmes conséquences.
Il n’est pas douteux que le souverain qui peut abroger des
lois, lorsque les circonstances les ont rendues nuisibles, ne puisse
aussi, par des raisons d’État, refuser la continuation d’un privi-
lège; mais je no pense pas qu’il y ait aucun cas imaginable où
il ait le droit de la transférer ou de la partager.
C’est la nature du privilège de la librairie méconnue, c’est
la limitation de sa durée, c’est le nom môme de privilège qui a
exposé ce titre à la prévention générale et bien fondée qu’on a
contre tout autre exclusif.
S’il était question de réserver à un seul le droit inaliénable
32 LETTRE SUR LE COMMERCE
crimprimer des livres en général, ou des livres sur une matière
particulière, comme la théologie, la médecine, la jurisprudence
ou l’histoire, ou des ouvrages sur objet déterminé, tels que This-
toire d'un prince, le traité de Tœil, du foie, ou d’une autre ma-
ladie, la traduction d’un auteur spécifié, une science, un art, si
ce droit était un acte dô la volonté arbitraire du prince, sans
aucun fondement légitime que son bon plaisir, sa puissance, sa
force, ou la prédilection d’un mauvais père qui détournerait les
yeux de dessus ses autres enfants pour les arrêter sur un seul,
de tels privilèges seraient évidemment opposés au bien général, au
progrès des connaisssances et à l’industrie des commerçants.
Mais encore une fois, monsieur, ce n’est pas cela: ii s’agit
d’un manuscrit, d’un effet légitimement cédé, légitimement ac-
quis, d’un ouvrage ])rivilégié qûi appartient à un seul acqué-
reur, qu’on ne peut transférer soit en totalité, soit en partie à
un autre sans violence, et dont la propriété individuelle n’em-
pêche point d’en composer et d’en publier à, l’infini sur le même
objet. Les privilégiés de riJi,s/oirc de France de Mézeray n’ont
jamais formé de prétention sur celles de Riencourt, de Marcel,
du président Ilénault, de Le Gendre, de Bossuet, de Daniel, de
\clly. Les propriétaires du Virgile de Cati’ou laissent en paix
les possesseurs du Virgile de La Landelle, de Lallemand et de
fabbé Desfontaincs, et la jouissance permanente de ces effets
n’a pas plus d’inconvénients que celle de deux prés ou de deux
champs voisins assurée à deux particuliers différents.
On vous criera aux oreilles: « Les intérêts des particuliers
ne sont rien en concurrence avec l’intérêt du tout. )> Combien il
est facile d’avancer une maxime générale que personne ne con-
teste ! mais qu’il est difficile et rare d’avoir toutes les connais-
sances de détail nécessaires pour en prévenir une fausse appli-
cation !
Heureusement pour moi, monsieur, et pour vous, j’ai à peu
près exercé la double profession d’auteur et de libraire, j’ai écrit
cl j’ai plusieurs fois imprimé pour mon compte, et je puis vous
assurer, chemin faisant, que rien ne s’accorde plus mal que la
vie active du commerçant et la vie sédentaire de l’homme de
lettres, incapables que nous sommes d’une infinité de petits soins.
Sur cent auteurs qui voudront débiter eux-mêmes leurs ouvrages,
il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui s’en trouveront mal et s’en
DE LA LIBRAIRIE.
33
dégoûteront. Le libraire peu scrupuleux croit que l’auteur court
sur ses brisées. Lui qui j 63 tte les hauts cris quand on le contre-
fait, qui se tiendrait pour malhonnête homme s’il contrefaisait
son confrère, se rappelle son état et ses charges que le littéra-
teur ne partage point et finit par le contrefaire. Les correspond-
(lants des provinces nous pillent impunément; le commerçant
de la capitale n’est pas assez intéressé au débit de notre ouvrage
pour le pousser. Si la remise qu’on lui accorde est forte, le pro-
fit de l’auteur s’évanouit ; et puis tenir des livres de recette et
de dépense, répondre, échanger, ^-ecevoir, envoyer, quelles oc-
cupations pour un disciple d’Homère ou de Platon I
Aux connaissances de la librairie, que je dois à ma propre
expérience, j’ai réuni celles d’une longue habitude avec les.
libraires; je les ai vus, je les ai écoutés, et quoique ces com-
merçants, ainsi que tous les autres, aient aussi leurs petits
mystères, ils laissent échapper dans une occasion ce qu ils
retiennent dans une autre; et vous pouvez attendre de moi,
sinon des résultats rigoureux, du moins la sorte de précision
qui vous est nécessaire; il n’est pas question ici de partager
un écii en deux.
Ln particulier qui prend l’état de libraire, s il a quelque
bien, se hâte de le placer, dans l’acquisition départs, en dillé-
renls livres d’un débit courant.
L’intervalle moyen de l’édition d un bon livre à une autre
peut s’évaluer à dix ans.
Scs premiers fonds ainsi placés, s’il se présente une entre-
prise qui le séduise, il s’y livre; alors il est obligé de recourir
â un emprunt ou à la vente de la part d’un privilège dont il
eût l’elrouvé, avant qu’on eût presque culbute cet état, à peu
près la première valeur. L’emprunt serait ruineux, il préfère la
vente de la part d’un privilège, et il a raison.
Si son entreprise réussit, du produit il remplace 1 effet qu il
a sacrifié, et il accroît son premier fonds, et du nouvel effet
qu’il a acquis et de l’effet remplacé.
Ce fonds est la base de son commerce et de sa fortune, oui,
monsieur, la base, c’est un mot qu’il ne faut pas oublier.
S’il échoue dans son entreprise, comme il arrive plusieurs
fois coulure une, ses avances sont perdues, il a' un effet de moins
et communément des dettes à acquitter; mais il se renferme dans
34 lettre sur le commerce
le fonds solide et courant qui lui reste, et sa ruine n’est pas
absolue.
Je serais beaucoup moins étendu si je n’avais que la vérité
h dire; mais il faut que j’aille à chaque ligne au-devant des
absurdités qu*on ne manque pas d'objecter, et une des plus
fortes et des plus communes, c'est, dans l'évaluation des avan-
tages et des désavantages d'une profession, de prendre pour
exemples quelques individus rares et extraordinaires, tels, par
exemple que feu Durand, qui parviennent à force d’industrie
et de travail à porter par la multitude incroyable des échanges
et des correspondances le plus léger succès à un produit énorme,
et à réduire à peu de chose ce qui serait pour un autre la plus
énorme perte. Peu sont capables de cette activité; à beaucoup
elle serait ruineuse en leur imposant une tâche plus longue que
le jour n'a d’heures de travail ; aucun n’en est récompensé qu'à
la longue. Est-ce delà qu'il faut partir? Non, monsieur, non.
D'où donc, me direz-vous? de la condition générale et com-
mune, celle d’un débutant ordinaire, qui n'est ni pauvre ni
riche, ni un aigle ni un imbécile. Ah! monsieur, on a bientôt
compté les libraires qui sont sortis de ce commerce avec de
l'opulence ; quant à ceux qu’on ne cite point, qui ont langui
dans la rue Saint-Jacques ou sur le quai, qui ont vécu à l’au-
mône de la communauté et dont elle a payé la bière, soit dit
sans offenser les auteurs, le nombre en est prodigieux.
Or, la condition générale et commune est telle que je viens
de vous la représenter; c’est celle du jeune commerçant dont
la ressource, après une entreprise malheureuse, est toute en un
reste de fonds solide, dans lequel il se renferme jusqu’à ce que,
par des rentrées journalières, il se soit mis en état de risquei
une seconde tentative. Si donc vous abolissez les privilèges, ou
que par des atteintes réitérées vous les jettiez dans le discrédit,
c’est fait de cette ressource ; plus d’économie dans cette sorte
de commerce, plus d’espérance, plus de fonds solide, plus de
crédit, plus de courage, plus d'entreprise. Arrangez les choses
comme il vous plaira, ou vous transférerez sa propriété à un
autre pour en jouir exclusivement, ou vous la remettrez dans la
masse commune. Au premier cas, il est ruiné de fond en com-
ble, par une spoliation absolue à laquelle je n'aperçois pas le
moindre avantage pour le public; car que nous importe que ce
DE LA LIBRAIRIE.
35
soit Paul ou Jean qui nous vende le Corneille? Au second, il ne
souffre guère moins par les suites d’une concurrence limitée ou
illimitée. Ceci n’est pas clair pour vous et il faut Téclaircir.
C’est, monsieur, qu’en général une édition par concurrence est
plus onéreuse qu’utile, ce qu’un seul exemple vous prouvera
de reste.
Je prends le Diclionnaire de la Fable et je suppose qu’on
en débite un mille par an et que le privilégié en fasse une édition
de six mille, sur laquelle il y ait profit de la moitié. Le libraire
dira que ce profit est exagéré, ik)bjectera les remises, les non-
valeurs, la lenteur des rentrées; mais laissons-le dire.
Si, tandis que l’ouvrage s’imprime à Paris, il se réimprime
à Lyon, le temps de la vente de ces deux éditions sera de douze
ans, et chaque libraire retirera à peine son argent au denier
dix, le taux du commerce.
Si, dans cet intervalle, il se fait une troisième édition à
Rouen, voilà la consommation de ces trois éditions renvoyée à
dix-huit ans, et à vingt-quatre si l’ouvrage est encore réimprimé
à Toulouse.
Supposez que les concurrents se multiplient à Bordeaux, à
Orléans, à Dijon, et dans vingt autres villes, et le Dictionnaire
de la Fable, ouvrage profitable au propriétaire exclusif, tombe
absolument en non-valeur et pour lui et pour les autres.
Mais, me direz-vous, je nie la possibilité de ces éditions et
de ces concurrences multipliées ; elles se proportionneront tou-
jours au besoin du public, au plus bas prix de la main-d’œuvre,
au moindre profit du libraire, et par conséquent au plus grand
avantage de l’acheteur, le seul que nous ayons à favoriser.
\ous vous trompez, monsieur, elles se multiplieront à l’infini,
car il n’y a rien qui puisse se faire à moins de frais qu’une
mauvaise édition. 11 y aura concurrence à qui fabriquera le plus
mal, c’est un fait d’expérience. Les livres deviendront très-
communs, mais avant dix ans vous les aurez tous aussi miséra-
bles de caractères, de papier et de correction que la Bibliothèque
bleue, moyen excellent pour ruiner en peu de temps trois ou
quatre manufactures importantes. Et pourquoi Fournier fon-
drait-il les plus beaux caractères de l’Europe si on ne les em-
ployait plus? Et pourquoi nos habitants de Limoges travaille-
raient-ils à perfectionner leurs papiers si on n’achetait plus que
36
lettre sur le commerce
celui du Messaffer boiteux? Et pourquoi nos imprimeurs paye-
raient-ils chèrement des protes instruits, de bons compositeurs
et des pressiers habiles, si toute cette attention ne servait qu’à
multiplier leurs frais sans accroître leurs profits? Ce qu’il y a
de plus, c’est qu’à mesure que ces arts dépériront parmi nous,
ils s’élèveront chez l’éfranger, et qu’il ne tardera pas à nous
fournir les seules bonnes éditions qui se feront de nos auteurs.
C’est une fausse vue, monsieur, que de croire que le bon mar-
ché puisse jamais, en quelque genre que ce soit, mais surtout
en celui-ci, soutenir de la mauvaise besogne. Cela n’arrive chez
un peuple que lorsqu’il est tombé dans la dernière misère; et
quand il se trouverait au milieu de cette dégradation quelques
manufacturiers qui penseraient à fournir les gens de goût de
belles éditions, croyez-vous qu’ils le pussent au meme pi*ix?
Et quand ils le pourraient au même prix qu’aujourd’hui et que
l’étranger, quelle ressource leur avez-vous réservée pour les
avances? Ne nous en imposez pas, monsieur; sans doute la
concurrence excite l’émulation; mais dans les affaires de com-
merce et d’intérêt, pour une fois quelle excite l’émulation de
bien faire, cent fois c’est celle de faire à moins de frais; ce
ressort n’agit dans l’autre sens que sur quelques hommes sin-
guliers, enthousiastes de leur profession, (jui sont attendus par
la gloire et par la misère qui ne les manquent jamais.
Il y a sans contredit dans cette question un terme moyen,
mais difficile à saisir, et que je crois que nos prédécesseurs ont
trouvé par un tâtonnement de plusieurs siècles; tâchons de ne
pas tourner dans un cercle vicieux, ramenés sans cesse aux
mêmes remèdes par les mêmes difficultés et les mêmes inconvé-
nients. Laissez faire le libraire, laissez faire l’auteur. Le temps
apprendra bien sans vous à celui-ci la valeur de son effet; assu-
rez seulement au premier son acquisition et sa propriété, condi-
tion sans laquelle la production de l’auteur perdra nécessaire-
ment de son juste prix. Et surtout songez que, si vous avez
besoin d’un seul manufacturier, il faut des siècles pour le faire
et qu’il ne faut qu’un instant pour le perdre.
Vous cherchez une balance qui force le libraire à bien tra-
vailler et à mettre à son travail une juste valeur, et vous ne
voyez pas qu’elle est toute trouvée dans la concurrence de l’é-
tranger. Je défie un libraire de Paris de hausser le prix d’un
DE LA LIBRAIRIE.
37
in-douze au delà du surcroît des frais particuliers et des hasards
de celui qui contrefait clandestinement, ou de celui qui envoie
de loin, sans qu’avant un mois nous n’en ayons une édition
d’Amsterdam ou de province mieux faite que la sienne, à
meilleur marché, et sans que vous puissiez jamais l’empêcher
d’entrer.
Laissez donc là un progrès qui tournerait au dommage de
votre commerçant le petit nombre de ses entreprises utiles. S’il
est privé de rentrées promptes et sûres qui l’assistent au besoin,
que fera-t-il ? un emprunt ? Mai^il y a longtemps que l’état mes-
quin des libraires du royaume et le discrédit de leurs effets a
annoncé que leur commerce est trop borné pour qu’ils puissent
asseoir des rentes sur son profit. Si vous voulez connaître tout ce
discrédit, faites un tour à la Bourse ou dans la rue Saint-Merry,
où vous verrez tous les huit jours un de ces commerçants
demander à la justice consulaire un billet de trois mois pour un
billet de vingt écus; et quand le libraire se résoudrait à em-
prunter, quels coffres lui seront ouverts, surtout lorsque, par
l’instabilité des privilèges et la concurrence générale, il sera
démontré que le fond de sa fortune n’a rien de réel, et qu’il
peut aussi sûrement et aussi rapidement être réduit à la men-
dicité ])ar un acte d’autorité que par l’incendie de son magasin?
Et puis, qui est -ce qui ne connaît pas l’incertitude de ses entre-
prises ?
Appuyons ces réflexions d’un fait actuel. Avant l’annonce de
l’édition de Corneille parles Genevois, cet auteur avec le pri-
vilège se vendait à la chambre syndicale 50 sous ou 3 livres le
volume; depuis que des souscriptions de l’édition genevoise ont
été distribuées sous les yeux des libraires, malgré leurs répré-
sentations et contre le privilège des propriétaires qui est expiré
et dont on a refusé le renouvellement, le prix du même volume
dans deux ventes consécutives est tombé à 12 sous, et dans une
troisième du mois de septembre 1763, à six sous; cependant
les magasins des associés au Corneille sont pleins de deux édi-
tions en grand et en petit in-douze.
Certainement on n’empêchera jamais l’étranger de contre-
faire nos auteurs; certainement il est à souhaiter que dans trente
ans d’ici, M. de Voltaire nous donne des éditions de ses ouvrages
ou des commentaires sur d’autres en quelque endroit du monde
38
LETTRE SUR LE COMMERCE
que ce soit; certainement encore je loue le ministère d'en user
avec les descendants du grand Corneille comme il en a usé avec
les descendants de Tinimitable La Fontaine : mais que ce soit,
s’il se peut, sans spolier personne et sans nuire au bien général.
Des souscriptions dont on devrait si rarement gratifier le régni-
cole, accordées à l’étranger! et quand encore et contre qui? Je
ne saurais m’en taire... L’on ne spoliera personne, si Ton fait
une bonne pension à M“® Corneille, et si TÉtat achète des pro-
priétaires les champs et les maisons de M. La Fontaine pour y
loger celles qui sont encore illustrées de son nom; et l’on veil-
lera au bien général en fermant la porte à l’édition genevoise et
laissant aux propriétaires des œuvres de Corneille le soin do
nous procurer les notes de M. de Voltaire. Et pourquoi, mon-
sieur, ces souscriptions si suspectes sont-elles devenues si com-
munes? C’est que le libraire est pauvre, ses avances considé-
rables et son enlreprise hasardeuse. II propose une remise pour
s’assurer quelque argent comptant et échapper à sa ruine.
Mais quand il serait assez riche pour tenter et achever une
grande entreprise sans la ressource do ses rentrées journalières,
croit-on qu’il en hasarde jamais de ([uelque importance? S’il
échoue, son privilège ou la propriété d’un mauvais effet lui res-
tera; s’il a du succès, elle lui échappe au bout do six ans. Quel
rapport y a-t-il, s’il vous plaît, entre son espérance et ses ris-
ques? voulez-vous connaître précisément la valeur de sa chance ?
Elle est comme le nombre de livres c[ui durent, au nombre de
livres qui tombent, on ne peut ni la diminuer ni l’accroître ;
c’est un jeu de hasard, si l’on en excepte les cas où la réputa-
tion de l’auteur, la singularité de la matière, la hardiesse ou la
nouveauté, la prévention, la curiosité, assurent au commerçant
au moins le retour de sa mise.
Une bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se
laissent mener par des maximes générales, c’est d’appliquer les
principes d’une manufacture d’étolfes à l’édition d’un livre. Ils
raisonnent comme si le libraire pouvait ne fabriquer qu’à pro-
portion de son débit et qu’il n’eût de risques à courir que la
bizarrerie du goût et le capricè de la mode ; ils oublient ou igno-
rent, ce qui pourrait bien être au moins, qu’il serait impossible
de débiter un ouvrage à un prix raisonnaWe sans le tirer à un
certain nombre. Ce qui reste d’une étoffe surannée dans les ma-
DE LA LIBRAIRIE.
39
gasins de soieries à quelque valeur. Ce qui reste d’un mauvais
ouvrage dans un magasin de librairie n’en a nulle. Ajoutez que,
de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c’est beau-
coup, qui réussit, quatre dont on recouvre les frais à la longue,
et cinq où Ton reste en perte.
J’en appellerai toujours à des faits, parce que vous n’avez
pas plus de foi que moi à la parole du commerçant mystérieux
et menteur, et que les faits ne mentent point. Quel fonds plus
riche, plus ample et plus varié qjje celui de feu Durand? On le
fait monter à 900,000 francs; envoye^-en d’abord pour quatre
cent cinquante mille livres à la rame, et doutez qu’il reste quel-
que chose à sa veuve et à ses enfants, lorsque la succession sera
liquidée par le remboursement des créanciers.
Je sais qu’on proportionne à peu près la durée du privilège
à la nature de l’ouvrage, aux avances du commerçant, aux
hasards de l’entreprise, à son importance et au temps présumé
de la consommation. Mais qui est-ce qui peut mettre dans un
calcul précis tant d’éléments variables? Et combien de fois les
magasins ne se trouvent-ils pas remplis à l’expiration du pri-
vilège ?
Mais une considération qui mérite surtout d’être bien pesée,
dans le cas où les ouvrages seraient abandonnés à une concur-
rence générale, c’est que l’ honneur étant la portion la plus pré-
cieuse des cmolunients de l’auteur; les éditions multipliées, la
marque la plus infaillible du débit; le débit, le signe le plus sûr
du goût et de l’approbation publique; si rien n’est si facile que
de trouver un auteur vain et un commerçant avide, quelle mul-
titude d’éditions ne s’exécuteront pas les unes sur les autres,
surtout si l’ouvrage a quelque succès, éditions où toutes les
précédentes seront sacrifiées à la dernière pour une addition
légère, un trait ironique, une phrase ambiguë, une pensée har-
die, une note singulière? En conséquence, voilà trois ou quatre
commerçants abîmés et immolés à un cinquième qui peut-être
ne s’enrichira pas, ou qui ne s’enrichira qu’aux dépens de nous
autres, pauvres littérateurs, et vous savez bien, monsieur, que
ce que j’avance n’est pas tout à fait mal fondé.
De là, que s’ensuivra-t-il? que la partie la plus sensée des
libraires laissera former des entreprises aux fous, que les pri-
vilèges dont on se hâtait de remplir ses portefeuilles n’étant plus
lettre sur le commerce
ÛO
que des effets plus incertains que ceux de banque, on se con-
tentera de garnir sa boutique ou son magasin de toutes les sortes
originales ou contrefaites de la ville ou de la province, du
royaume ou de l’étranger, et qu’on n’imprimera que comme on
bâtit, à la dernière extrémité, convaincu qu’on sera, que plus on
aurait acheté de manuscrits, plus on aurait dépensépour les autres,
moins on aurait aquis pour soi, moins on laisserait à ses enfants.
En effet, n’y aurait-il pas de l’extravagance à couiir les
premiers hasards? ne serait-il pas plus adroit de demeurer à
l’affût des succès et d’en profiter, surtout avec la certitude que
le téméraire ne risquera point une édition nombreuse et qu’en
partant après lui on pourra faire encore un profit très-honnête,
sans s’être exposé à aucune perte?
En certaines circonstances, il échappe au commerçant des
propos qui décèlent particulièrement son esprit et que je retiens
volontiers. Qu’on aille lui proposer un ouvrage de bonne main
et de peu d’acheteurs, que dit-il? « Oui, les avances seront
fortes et les rentrées difficiles, mais c’est un bon livre de
fonds; avec deux ou trois effets tels que celui-là, on établit un
enfant. » Eh! ne lui ôtons pas sa propriété et la dot de sa fille.
Des fabricants sans fonds ne feront jamais bien valoir leurs
fabriques, et des libraires sans privilèges seront des fabriconts
sans fonds. Je dis sans privilèges, parce que ce mot ne doit
plus mal sonner à vos oreilles.
Si vous préférez une communauté où l’égale médiocrité de
tous les membres rende une grande entreprise impossible à
une communauté où la richesse soit également distribuée, faites
rentrer les effets sans distinction dans une masse commune, j’y
consens; mais attendez-vous à ce premier inconvénient et à
bien d’autres, plus de crédit entre eux, plus de remises pour la
province, affiuence d’éditions étrangères, jamais une bonne
édition ; Tonderie en caractères mauvaise; chute des papeteries,
et imprimerie réduite aux factums, aux brochures et à tous ces
papiers volants qui éclosent et meurent dans le jour. Voyez si
c’est là ce que vous voulez ; pour moi, je vous avoue, monsieur,
que ce tableau de la librairie me plaît moins que celui que je
vous ai fait de ce commerce dans les temps qui ont suivi le
règlement de 1665. Ce qui m’afflige, c’est que le mal une fois
fait, il sera sans remède.
DE LA LIBRAIRIE.
41
Mais avant que d’aller plus loin, car il me reste encore des
choses sérieuses à vous dire, il faut que je vous prévienne
contre un sophisme des gens à système. C’est que, ne connaissant
que très-superficiellement la nature des différents genres infinis
du commerce, ils ne manqueront pas d’observer que la plupart
des raisons que je vous apporte en faveur de celui de la librairie
pourraient être employées avec la même force pour tous ceux
qui ont des exclusifs à défendre, comme si tous les exclusifs
étaient de la même sorte, comme si les circonstances étaient
partout les mêmes ; ou comme si les circonstances pouvaient
différer sans rien changer au fond; et comme s’il n’arrivatt pas
que, dans les questions politiques, un motif qui paraît décisif
en général ne soit réellement solide que dans quelques cas et
même dans aucun. Exigez donc, monsieur, qu’on discute et
qu’on n’enveloppe pas vaguement dans une même décision des
espèces tout à fait diverses. 11 ne s’agit pas de dire : « Tous
les exclusifs sont mauvais », mais il s’agit de montrer que ce
n’est pas la propriété qui constitue l’exclusif du libraire, et que
quand cet exclusif serait fondé sur une acquisition réelle et sur
un droit commun à toutes les acquisitions du monde, il est
nuisible à l’intérêt général, et qu’il faut l’abolir malgré la pro-
priété. Voilà le point de la difiicullé. Demandez, je vous prie,
ce que nous gagnerons à des translations arbitraires du bien
d’un libraire à un autre libraire. Faites qu’on vous montre bien
nettement qu’il nous importe que ce soit plutôt un tel qu’un
tel qui imprime et débite un tel livre; je ne demande pas
mieux qu’on nous favorise. En attendant, ce qui se présente
à moi, c’est qu’un possesseur actuel ne regardant la jouissance
que comme momentanée doit faire de son mieux pour lui, et de
son pis pour nous ; car il est impossible que son intérêt et le
nôtre soient le môme ; ou, si cela était ainsi, les choses seraient
au mieux et il n’y aurait rien à changer.
Mais permettez-vous, monsieur, qu’on vous dise à l’oreille
les idées de quelques gens que vous appellerez rêveurs, mé-
chants, bizarres, mauvais esprits, malintentionnés, comme il
vous plaira? Ces gens-là, ne voyant dans ces innovations rien
qui tende directement ni indirectement au bien général, y
soupçonnent quelque motif caché d’intérêt particulier, et, pour
trancher le mot, le projet d’envahir un jour tous les fonds de la
1x2 lettre sur le COMMERCE
librairie, et comme ce projet, ajoutent-ils, est d’une atrocité si
révoltante qu’on n’ose le consommer tout d'un coup, on cherche
de loin à y accoutumer peu à peu le commerçant et le public
par des démarches colorées du sentiment le plus noble et le
plus généreux, celui d’honorer la mémoire de nos auteurs
illustres dans leur postérité malheureuse. « Regardez, conti-
nuent-ils, car ce sont toujours eux qui parlent, comment à côté
de ce prétexte honnête, on place les raisons d’autorité et
d’autres qu’on saura bien faire valoir toutes seules, lorsqu’on
croira n’avoir plus de ménagements à garder. » Ces idées sinis-
tres ne prendront jamais auprès de ceux qui connaissent comme
moi la justice, le désintéressement, la noblesse d’ànie de nos
supérieurs, et qui portent à leurs fonctions et à leur caractère
tout le respect qui leur est (fû. Mais, monsieur, qui nous
répondra de leurs successeurs? S’ils trouvent toutes les choses
préparées de loin à une invasion, quelle sûreté pouvons- nous
avoir qu’ils ne s’y détermineront pas? A votre avis, monsieur,
le commerçant tranquille sur le moment présent, serait-il bien
déraisonnal)le d’avoir quelque inquiétude pour l’avenir?
D’autres ont imaginé que le plan était, à l’expiration suc-
cessive des privilèges, de mettre pour condition à leur renou-
vellement la réimpression de certains ouvrages importants qui
manquent et qui manqueront encore longtemps, des avances
considéi*ables que le commerçant n’est pas en étal de faire, et
la lenteur des rentrées, qu’il n’est guère en état d’attendre, le
détournant de ces entreprises. Cette espèce d’imposition est
de la nature de celles qu’il plaît au souverain d’asseoir sur tous
les autres biens de ses sujets dans les besoins urgents de l’État;
je n’oserais la blâmer, et il y en a déjà quelques exemples;
mais elle ne peut jamais autoriser à la translation des pro-
priétés. Si elle pouvait servir de jH’étexte un jour à cette ini-
quité, un magistrat prudent y renoncerait; mais une attention
nécessaire, c’est d’alléger cette tâche le plus qu’il est possible
et de la proportionner avec scrupule à la valeur du privilège
qu’on renouvelle ; et puis vous verrez qu’elle deviendra tôt ou
tard le germe des vexations les plus inouïes. J’aimerais bien
mieux quelle tombât sur des concessions de pure faveur, telles,
par exemple, que les permissions tacites, les contrefactions
faites de l’étranger et autres objets de cette espèce.
DE la librairie.
Il y en a qui conjecturent, et ceux-ci font le plus grand
nombre, que le dessein est de transformer tous les privilèges
en permissions pures et simples, sans aucune clause d’exclusion,
en sorte que, accordées en même temps à plusieurs à la fois, il
en résulte rivalité dans l’exécution, concurrence dans le débit,^
et les éditions les plus belles au plus bas prix possible.
Mais premièrement, c’est traiter le privilège du libraire
comme une grâce qu’on est libre de lui accorder ou de lui
refuser, et oublier que ce n’est que la garantie d’une vraie
propriété à laquelle on ne saurait toucher sans injustice. Et quel
sera le produit de cette injustice? Vous en allez juger, vous
ramenant à des faits toutes les Ibis que je le peux; c’est ma
méthode, et je crois qu’elle vous convient.
Les auteurs classiques sont précisément, monsieur, dans le
cas où l’on se proposerait de réduire tous les autres livres. 11
n’y a pour ces ouvrages que ces sortes de permissions, et la
concurrence libre et générale en a été perpétuelle, même après
les édits de lOiO et lOOh, qui en faisaient les privilèges exclusifs
et l’objet d’un fonds solide et propre à chaque pourvu. Eh bien !
monsieur, quelle émulation entre les commerçants, quel avan-
tage pour le public ces permissions et ces concurrences ont-elles
produit? Entre les commerçants l’émulation de l’économie,
comme je vous l’avais prédit ailleurs, c’est-à-dire la main-
d’œuvre la plus négligée, les plus mauvais papiers, et des
cai’actères dont on n’a plus que ce misérable service à tirer
avant que de les envoyer à la fonte. Pour Je public, l’habitude
de mettre entre Jes mains de nos enfants des ouvrages qui ne
fatiguent déjà que trop leur imJ)écillité par leurs épines, sans y
ajouter des vices typographiques qui les arrêtent à chaque
ligne.
Hélas! les pauvres innocenls, on les réprimande souvent
pour des fautes dont il aurait fallu châtier l’imprimeur ou l’édi-
teur, Mais que dire à ceux-ci lorsque le mépris de l’institution
de la jeunesse, qui se remai'quc parmi nous jusque dans les
petites choses, ne veut que des maîtres à cent écus de gages et
des livres à quatre sous? Cependant, en répandant la dépense
d’une pistole de plus sur un intervalle de sept à huit ans
d’étude, les jeunes gens auraient des livres bien conditionnés
et faits avec soin, et le magistrat serait autorisé à envoyer au
U LETTRE SUR LE COMMERCE
pilon toutes ces éditions rebutantes pour les élèves et déshono-
rantes pour Tart. Des valets tout chamarrés de dorures et des
enfants sans souliers et sans livres, nous voilà! Nos voisins d’au
delà de la Manche l’entendent un peu mieux. J’ai vu les auteurs
classiques à l’usage des collèges de Londres, de Cambridge et
d’Oxford, et je vous assure que les éditions dont nos savants
se contentent ne sont ni plus belles ni plus exactes.
Je n’ignore pas que des imprimeurs de notre temps ont
consacré des sommes considérables aux éditions des anciens
auteurs; mais je sais aussi que plusieurs s’y sont ruinés, et il
fiAit attendre comment leurs imitateurs heureux ou téméraires
s’en tireront.
Mais j’accorde, nonobstant l’expérience faite sur les livres
classiques et la multitude des tontrefactions, que l’effet de la
concurrence supplée à celui de la propriété et qu’on obtienne
autant et plus de la permission libre et générale que du privi-
lège exclusif; qu’en résultcra-t-ü? A peu près le bénéfice d’un
cinquième. Et sur quels ouvrages? Sera-ce sur le Coutumier
général? sur le Journal des audiences? sur les Pères de
V Église ? sur les Mémoires des académies? sur les grands corps
d’histoire? sur les enterpriscs qui demandent des avances de
100,000 francs, de 50,000 écus, et dont les éditions s’épuisent
à peine dans l’espace de quarante à cinquante ans? Vous voyez
bien que ce serait une folie de l’espérer. Ce ne sera donc pas
l’ouvrage de dix à vingt pistoles que la permission libre et
générale fera baisser. La concurrence et son effet ne tomberont
que sur les petits auteurs, c’est-à-dire que le coinincrçant
pauvre sera forcé de sacrifier son profit journalier à la prompti-
tude du débit et n’en deviendra que plus pauvre, et que le
libraire aisé, privé de ses rentrées courantes qui sont attachées
aux sortes médiocres et nullement aux ouvrages de prix, cessera
de publier ces derniers dont la rareté et la valeur iront toujours
en croissant, et que pour m’épargner cinq sols, vous m’aurez
constitué dans la dépense d’une pistole. Et puis, monsieur,
toujours des faits à l’appui de mes raisons.
La dernière édition de la Coutume de Normandie de Bas-
nage, qui appartient à la librairie de Rouen, a été faite en 1709,
et manque depuis trente ans. Ce sont deux petits in-folio assez
minces dont le premier prix a été de quarante francs au plus,
DE LA LIBRAIRIE. 45
et qu’on paye aujourd’hui dans les ventes depuis quatre-vingt
jusqu’à quatre-vingt-dix livres.
La Coutume de Bourgogne du président Bouhier, dont l’édi-
tion s’épuise et le prix augmente, parce qu’on sait bien que le
libraire de Dijon ne se dispose pas à la réimprimer, se vendait
originairement quarante-huit livres, et se porte maintenant
dans les ventes depuis cinquante-quatre livres jusqu’à soixante
livres,
La Jurisprudence de Ducassc, volume in-quarto que le
libraire de Toulouse a laissé njanquer, et qu’on n’achetait
d’abord que neuf livres, se paye aux ventes depuis quinze
jusqu’à seize livres.
On n’en remporte pas non plus la Coutume de Sentis^ vo-
lume in-quarto, à moins de seize à dix-huit livres.
La librairie de Paris, qui, malgré les difficultés quelle a
trouvées dans le maintien des lois qui la soutenaient, n’a pas
laissé tomber les livres nécessaires, et dont les presses nous
ont fourni plus de vingt volumes in-folio, seulement de juris-
prudence et depuis dix ans, préparait une édition nouvelle des
Ordonnances de Néron^ en quatre volumes in-folio. La collec-
tion des matériaux lui avait coûté plus de dix mille francs.
Malgré ces avances, l’arrêt du Conseil prononcé en faveur des
demoiselles de La Fontaine l’a découragée, et elle a abandonné
une entreprise dont elle aurait supporté tout le fardeau et
dont le bénéfice s’en irait à d’autres, si l’on se croyait en droit
de disposer d’un privilège et s’il n’y avait plus d’ouvrages
dont la propriété fût assurée. Cependant cet auteur, qui ne
forme actuellement que deux volumes in-folio, valait soixante
francs, avant le projet de la nouvelle édition, et il ii’y a pas
d’apparence que l’abandon prudent de ce projet le fasse baisser
de prix.
Voilà, monsieur, le sort qu’auront tous les grands ou-
vrages à mesure qu’ils manqueront. Si je ne vous ai cité que
de ceux qui sont à l’usage de la France, c’est que l’étranger,
qui ne les réimprime pas, ne nous laissera pas manquer des
autres en payant, et, quoique le mal soit général, c’est
surtout dans les choses qui nous sont propres qu’il se fera
sentir.
Un projet solide est celui qui assure à la société et aux par-
LETTRE SUR LE COMMERCE
ticuliers un avantage réel et durable ; un projet spécieux est
celui qui n’assure, soit à la société, soit aux particuliers, qu’un
avantage momentané, et le magistrat imprudent est celui qui
n’aperçoit pas les suites fâcheuses de ce dernier, et qui,
trompé par l’appât séduisant de faire tomber de prix la chose
manufacturée, soulage l’acheteur pour un instant et ruine le
manufacturier et l’État.
Mais laissons là pour un moment le commerce du libraire
et sa chose pour tourner les yeux sur la nôtre. Considérons
le bien général sous un autre point de vue, et voyons quel
sera l’effet ou de l’abolition des privilèges, ou de leurs
translations arbitraires, ou des permissions libres sur la con-
dition des littérateurs, et par contre-coup sur celle des
lettres.
Entre les différentes causes qui ont concouru à nous tirer
de la barbarie, il ne faut pas oublier l’invention de Tart typo-
graphique. Donc, décourager, abattre, avilir cet art, c’est
travailler à nous y replonger et faire ligue avec la foule des
ennemis de la connaissance humaine.
La propagation et les progrès de la lumière doivent aussi
beaucoup à la protection constante des souverains, qui s’est
manifestée en cent manières diverses, entre lesquelles il me
semble qu’il y aurait ou bien de la prévention ou bien de
l’ingratitude à passer sous silence les sages règlements qu’ils
ont institués sur le coninierce de la librairie, à mesure que les
circonstances fâcheuses qui le troublaient les ont exigés.
11 ne faut pas un coup d’œil ou fort pénétrant ou fort
attentif pour discerner entre ces règlements celui qui con-
cerne les privilèges de librairie amenés successivement à n’être
que la sauvegarde accordée par le ministère au légitime pro-
priétaire contre l’avidité des usurpateurs toujours prêts à lui
arracher le prix de son acquisition, le fruit de son industrie,
la récompense de son courage, de son intelligence et de son
travail.
Mais quelles que soient la bonté et la munificence d’un
prince ami des lettres, elles ne peuvent guère s’étendre qu’aux
talents connus. Or, combien de tentatives heureuses, malheu-
reuses avant que de sortir de l’obscurité et d’avoir acquis cette
célébrité qui attire les regards et les récompenses des souve-
DE LA LIBRAIRIE.
hl
rains ? Encore une fois, monsieur, il faut toujours considérer
les choses (V origine, parce que c’est le sort commun des hommes
de n’être rien avant que d’être quelque chose, et qu’il serait
même à souhaiter que les honneurs et la fortune suivissent d’un
pas égal les progrès du mérite et des services, quoique le début
dans la carrière soit le temps important et difficile de la vie.
Un homme ne reconnaît son génie qu’à l’essai ; l’aiglon
tremble comme la jeune colombe au premier instant où il dé-
ploie ses ailes et se confie au vague de l’air. Un auteur fait un
premier ouvrage, il n’en connaît j^as la valeur ni le libraire non
plus ; si le libraire nous paye comme il veut, en revanche nous
lui vendons ce qu’il nous plaît. C’est le succès qui in^jtruit le
commerçant et le littérateur ; ou l’auteur s’est associé avec le
commerçant, mauvais parti : il suppose trop de confiance d’un
côté, trop de probité de l’autre ; — ou il a cédé sans retour la
propriété de son travail à un prix qui ne va pas loin, parce
qu’il se fixe et doit se fixer sur l’incertitude de la réussite.
Cependant, il faut avoir été à ma place, à la place d’un jeune
homme qui recueille pour la première fois un modique tribut
de quelques journées de méditation ; sa joie ne se comprend
pas, ni l’émulation qu’il en reçoit. Si quelques applaudissements
du public viennent se joindre à cet avantage, si quelques jours
après son début il revoit son libraire et qu’il le trouve poli,
honnête, affable, caressant, l’œil serein, qu’il est satisfait ! De
ce moment son talent change de prix, et, je ne saurais le dissi-
muler, l’accroissement en valeur commerçante de sa seconde
production n’a nul rapport avec la diminution du hasard ; il
semble que les libraires, jaloux de conserver l’homme, calculent
d’après d’autres éléments. Au troisième succès, tout est fini';
l’auteur fait peut-être encore un mauvais traité, mais il le fait
à peu près tel qu’il veut. Il y a des hommes de lettres à qui
leur travail a produit dix, vingt, trente, quatre-vingts, cent
mille francs. Moi, qui ne jouis que d’une considération com-
mune et qui ne suis pas âgé, je crois que le fruit de mes
occupations littéraires irait bien à quarante mille écus. On ne
s’enrichirait pas, mais on acquerrait de l’aisance si ces sommes
n’étaient pas répandues sur un grand nombre d’années, ne
s’évanouissaient pas à mesure qu’on les perçoit et n’étaient pas
dissipées lorsque les années sont venues, les besoins accrus.
48 • lettre sur le COMMERCE
les yeux éteints et l’esprit usé. Cependant, c’est un encourage-
ment, et quel est le souverain assez riche pour y suppléer par
ses libéralités ?
Mais ces traités n’ont quelque avantage pour l’auteur qu’en
vertu des lois qui assurent au commerçant lapossession tranquille
et permanente des ouvrages qu’il acquiert. Abolissez ces lois,
rendez la propriété de l’acquéreur incertaine, et cette police
mal entendue retombera en partie sur l’auteur. Quel parti
tirerai-je de mon ouvrage, surtout si ma réputation n’est pas
faite, comme je le suppose, lorsque le libraire craindra qu’un
coocuîrent, sans courir le hasard de l’essai de mon talent, sans
risquer les avances d’une première édition, sans m’accorder
aucun honoraire, ne jouisse incessamment, au bout de six ans,
plus tôt s’il l’ose, de son aerjuisition ?
Les productions de l’esprit rendent déjà si peu ! Si elles
rendent encore moins, qui est-ce qui voudra penser ? — Ceux
que la nature y a condamnés par un instinct insurmontable
qui leur fait braver la misère? Mais* ce nombre d’enthousiastes,
heureux d’avoir le jour du pain et de l’eau, la nuit une lampe
qui les éclaire, est-il bien grand? est-ce au ministère à les ré-
duire à ce sort? S’il s’y résout, aura-t-il beaucoup do penseurs?
S’il n’a pas de penseurs, quelle différence y aura-t-il entre lui
et un pâtre qui mène des bestiaux?
Il y a peu de contrées en Europe où les lettres soient plus
honorées, plus récompensées qu’en France. Le nombre des
places destinées aux gens de lettres y est très- grand; heureux
si c’était toujours le mérite qui y conduisît! Mais, si je ne
craignais d’être satirique, je dirais qu’il y en a où l’on exige
plus scrupuleusement un habit de velours qu’un bon livre.
Les productions littéraires ont été distinguées par le législateur
des autres possessions ; la loi a pensé à en assurer la jouis-
sance à l’auteur; l’arrêt du 21 mars 1749 les déclare non
saisissables. Que devient cette prérogative si les vues nouvelles
prévalent? Quoi ! un particulier aliène à perpétuité un fonds,
une maison, un champ, il en prive scs héritiers, sans que
l’autorité publique lui demande compte de sa conduite, il en
tire toute la valeur, se l’applique à lui-même comme il lui
plaît, et un littérateur n’aura pas le même droit ? il s’adressera
à la protection du souverain pour être maintenu dans la plus
DE LA LIBRAIRIE.
légiÜQie des possessions ; et le roi, qui ne la refuse pas au
moindre de ses sujets quand elle ne préjudicie à personne, la
limitera à un certain intervalle de temps, à Texpiration duquel
un ouvrage qui aura consumé son bien, sa santé, sa vie, et qui
sera compté au nombre des monuments de la nation, s’échaf)-
pera de son héritage, de ses propres mains, pour devenir un
cflet commun? et qui est-ce qui voudra languir dans l’indi-
gence pendant les années les plus belles de sa vie et pâlir sur
des livres à cette condition ? Quittons le cabinet, mes amis, bri-
sons la plume et prenons les in^ruments des arts mécaniques,
si le génie est sans honneur et sans liberté.
L’injustice se joint ici à une telle absurdité, que si je ne
m’adressais à un homme qu’on obsède, qui ne se doute point
des projets qu’on a, à qui les sollicitations sont portées de la
ville et de la province, je cesserais de traiter cette matière. Les
autres croiront certainement que je me fais des fantômes pour le
plaisir de les combattre.
xMais, direz-vous, lorsque vous avez aliéné votre ouvrage,
([ue vous importe que le ministère prenne connaissance de vos
intérêts négligés et vous venge d’un mauvais traité où l’adresse
et l’avidité du commerçant vous ont surpris?... Si j’ai fait un
mauvais traité, c’est mon affaire. Je n’ai point été contraint;
j’ai subi le sort commun, et si ma condition est mauvaise, es-
])érez-vous la rendre meilleure en me privant du droit d’aliéner
et en anéantissant l’acte de ma cession entre les mains de mon
acquéreur? Avez-vous prétendu que cet homme compterait la
propriété pour rien? Et s’il y ajoute quelque valeur, ne dimi-
nuera-t-il pas mes honoraires en raison de cette valeur ? Je ne
sais à qui vous en voulez. Parlez de votre amour prétendu pour
les lettres tant qu’il vous plaira, mais c’est sur elles que vous
allez frapper.
Vous avez rappelé dans votre sein, par la douceur de votre
administration, par vos récompenses, par des honneurs, par
toutes les voies imaginables, les lettres que l’intolérance et
la persécution avaient égarées ; craignez de les égarer une
seconde fois. Votre ennemi fait des vœux pour que l’esprit de
vertige s’empare de vous, que vous preniez une verge de fer
et que vos imprudences multipliées lui envoient un petit nombre
de lettrés qu’il vous envie. Ils iront, c’est moi qui vous en
XVIII. /
50
lettre sur le commerce
avertis, et bien plus fortement que moi les propositions avanta-
geuses qu’on leur fait et qu’ils ont encore le courage de rejeter.
Parce que les taureaux ont des cornes et qu’ils entrent quelque-
fois en fureur, serez-vous assez vils et assez bêtes pour ne
vouloir plus comiiiândev qu’à des bœufs ? Vous lïavez pas de
sens, vous ne savez ce que vous voulez.
Vous ajoutez que la perpétuité du privilège laissant le
commerçant maître absolu du prix de son livre, il ne man-
quera pas d’abuser de cet avantage. Si votre commerçant
ignore que son intérêt réel est dans la consommation rapide
et dans la prompte rentrée de scs fonds, il est le plus imbécile
des commerçants. D’ailleurs, protégez les privilégiés tant qu’il
vous plaira ; ajoutez des punitions infamantes aux peines pécu-
niaires portées par les règlements ; dressez même des gibets,
et la cupidité du contrefacteur les bravera. Je vous l’ai déjà
dit et l’expérience avant moi, mais rien ne vous instruit. Je
défie un libraire de porter un ouvrage au delà d’un prix qui
compense les hasards du contrefacteur et les dépenses de
l’étranger, sans que, malgré toute sa vigilance appuyée de
toute l’autorité du magistrat, il n’en paraisse trois ou quatre
conlrcfactionsdans rannée. Rappelez-vous qu’il ne s’agit ici que
d’ouvrages courants et qui ne demandent qu’un coup de main.
Je pourrais proposer au magistrat, à qui il est de règle de
présenter le premier exemplaire d’un livre nouveau, d’en fixer
lui-même le prix ; mais cette fixation, pour être éf{uitable, sup-
pose des connaissances de détail qu’il ne peut ni avoir, ni ac-
quérir ; il est presque aussi sûr et plus court de s’en rapporter
à l’esprit du commerce. J’ajouterai peut-être qu’entre ces sortes
les livres du plus haut prix ne sont pas aux privilégiés, niais
je ne veux indisposer personne.
On dit encore : Lorsqu’un libraire a fait un lucre honnête
sur un ouvrage, n’est-il pas juste qu’un autre en profite? Et
pourquoi n’en gratifierait- on pas celui qui l’a bien mérité par
quel(iue grande entreprise ?
En vérité, je ne sais pourquoi je m’occupe à répondre sérieu-
sement à des questions qui ne peuvent être suggérées que
par la stupidité la plus singulière ou l’injustice la plus criante;
mais si ce n est pas à la chose, c’est au nombre qu’il faut avoir
égard.
51
DE LA LIBRAIRIE.
1® L’imprimerie et la librairie ne sont pas de ces états de
nécessité première auxquels on ne peut appliquer trop d’hommes.
Si quatre cents libraires suffisent en France, il serait mal d*y
en entretenir huit cents aux dépens d’un nioindre nombje.
Louis XIV a tenu pendant vingt ans la porte de cette commu-
nauté fermée. II fixa le nombre des imprimeurs. Le monarque
régnant, d’après les mêmes vues, a interrompu les apprentis-
sages pendant trente autres années. Quelle raison a-t-on
d’abandonner cette police? Qu’on laisse les choses dans l’état
où elles sont et qu’on n’aille p«5 dépouiller ceux qui ont placé
leurs fonds dans ce commerce en leur donnant des as‘^ociés, on
qu’eu abolissant toutes les corporations à la fois, il soit libre à
chacun d’appliquer ses talents et son industrie comme il y sera
poussé parla nature et par l’intérêt; qu’on s’en rapporte aux
seuls besoins de la société, qui saura bien, sans que personne
s’en mêle, dans quelque profession que ce soit, suppléer les
bras nécessaires ou retrancher les superflus; j’y consens, cela
me convient à moi et à tous ceux à qui la moindre élincelle de
la lumière présente est parvenue. Mais malheureusement il y a
bien des conditions préliminaires à cet établiss^unent ; j’aurai,
si je ne me trompe, occasion d’en dire un mot à l’occasion de
cette foule d’intrus qu’on protège sans réfléchir à ce qu’on
fait.
2" Mais parce qu’un libraire aurait perçu, je ne dis pas un
lucre honnête, mais un profit énorme d’une entreprise, serait-ce
une laison pour l’en dépouiller? Cela fait rire. C’est précisément
comme si un citoyen qui n’aurait pas de maison sollicitait celle
de son voisin que cette propriété aurait suflisamment enrichi.
3° Pour évaluer les avantages d’un commerçant sur une en-
treprise qui lui succède, ne faut-il pas mettre en compte les
pertes qu’il a faites sur dix autres qui ont manqué? Mais com-
ment connaître ces deux termes qu’il faut compenser l’un par
l’autre? C’est, monsieur, par la fortune des particuliers. Voilà
la seule donnée et elle suffit. Or, je le dis, je le répète, et aucun
d’eux ne m’en dédira, quelque contraire que cela soit à leur
crédit : la communauté des libraires est une des plus misé-
rables et des plus décriées, ce sont presque tous des gueux.
Qu’on m’en cite une douzaine sur trois cent soixante qui aient
deux habits, et je me charge de démontrer qu’il y en a quatre
52
LETTRE SUR LE COMMERCE
sur ces douze dont la richesse n’a rien de commun avec les pri-
vilèges.
Si vous croyez, monsieur, que ces privilèges tant enviés
soient la propriété d’un seul, vous vous trompez; il n’y en a
presque point de quelque valeur qui ne soit commun à vingt
ou vingt-cinq personnes, et il faut savoir quelle misère c’est
quand il s'agit d'obtenir de chacun la quotité de dépense pro-
portionnéeà sapartdans les cas de réimpressions ; il y en a qui,
liors d’état de la fournir, abandonnent à leurs associés leur in-
térêt, tantôt avant, tantôt après la réimpression. Un fait, mon-
sieur, c’est que la compagnie des associés du Ravine in-quarto,
après dix-ans, n’a pu se liquider avec l’imprimeur. C’est pour-
tant du Ravine que je vous parle, oui, monsieur, du Ravine l II
ne se passe presque pas une année sans qu’il se vende quelques-
unes de ces parts à la chambre. Que les promoteurs des nou-
velles vues s’y rendent, qu’ils s’en fassent adjudicataires et
qu’ils possèdent sans rapine et sans honte un bien qu’on n’en-
lèverait que de force aux propriétaires et dont ils ne se ver-
raient point dépouillés sans douleur.
Et surtout qu’on ne me parle pas de la gratification d’un
citoyen qu’on revêt de la dépouille d’un autre, c’est profaner la
langue de l’humanité et de la bienfaisance en la mettant sur les
lèvres de la violence et de l’injustice. J’cn appelle à tout
homme de bien : s’il avait eu le bonheur de bien mériter de sa
nation, soufTr irait-il qu’on reconnût ses services d’une manière
aussi atroce ?
Je ne puis m’empêcher de porter ici la parole aux demoi-
selles Ln Fontaine et de leur faire une prédiction qui ne lar-
dera pas à se vérifier. Elles ont imaginé sans doute, sur le
mérite de i’ouvrage de leur aïeul, que le ministère les avait
gratifiées d’un présent important. Je leur annonce que, malgré
toute la protection possible, elles seront contrefaites en cent en-
droits; qu’à moins qu’elles ne remportent sur le manufacturier
régnicole ou étranger par quelque édition merveilleuse et con-
séquemment d’un grand prix et d’un débit très-étroit qui attire
l’homme de luxe ou le littérateur curieux, le libraire de Paris
et celui de province s’adresseront au contrefacteur, ne fût-ce
que par ressentiment; qu’un effet précieux dépérira entre leurs
mains ; qu’elles chercheront à s’en défaire ; qu’on n’en voudra
DE LA LIBRAIRIE.
53
qu*à vil prix, parce qu’on ne comptera pas plus sur leur ces-
sion que sur celle de leur aïeul ; que cependant, comme il y a
(le la canaille dans tous les corps et qu’elle ne manque pas dans
la librairie, il se trouvera un particulier sans honneur et srfns
fortune qui se déterminera à acquérir d’elles, et que cet homme,
haï et perdu, n’aura jamais la jouissance paisible et lucrative
(le sa possesion.
Cependant, continuez- vous, il y a de votre aveu des ou-
vrages importants cjui manquent et dont nous avons besoin;
comment en obtiendrons-nous^es réimpressions?
Gomment? je ne balance pas à vous Je dire; en raffermis-
sant les privilèges assemblés, en maintenant les lois de cette
propriété. Poursuivez sévèremei\‘ les contrefacteurs, portez-
vous avec un front terrible dans les cavernes de ces voleurs
clandestins. Puisque vous tirez des subsides considérables des
corporations, et que vous n’avez ni la force ni le moyen de les
anéantir; ])uis(]ue vous avez assez de justice pour sentir qu’en
les privant des droits que vous leur avez accordés, il ne faut
pas les laisser sous le poids des dettes qu’elles ont contractées
clans vos besoins urgents; puisque vous n’etes pas en état de
paycn* (;*cs dettes, puisque vous continuez à leur vendre votre
pernicieuse faveur, soutencz-les du moins de toute votre force,
jusqu’à ce que vous ayez dans vos coffres de quoi les dissoudre.
Sévissez contre des intrus qui s’immiscent dans leur commerce et
qui leur enlèvent leurs avantages sans partager leurs charges ;
que ces intrus n’obtiennent point vos privilèges; que les mai-
sons royales ne leur servent plus d’asile; qu’ils ne puissent in-
troduire ni dans la capitale ni dans les provinces des éditions
contrefaites ; remédiez sérieusement à ces abus et vous trou-
verez des compagnies prêtes à seconder vos vues. N’attendez
rien d’important de vos protégés subalternes; mais rien, je vous
le dis, et moins encore d’un commerçant qui luttera contre l’in-
digence et à qui vous imposeriez vainement un fardeau supé-
rieur à ses forces. C’est une terre effritée à laquelle vous de-
mandez du fruit en la sevrant de ses engrais ordinaires. Que
diriez-vous, monsieur, d’un marchand qui vous vendrait chère-
ment, et qui entretiendrait encore à sa porte un voleur pour
vous dépouiller au sortir de chez lui ? c’est ce que vous faites.
Notre position, me direz-vous, est embarrassante... Je le
54 LETTRE SLR LE COMMERCE
sais. Mais c’est vous-même qui vous y êtes mis par mauvaise
politique, c’est votre indigence qui vous y retient. II ne faut
pas châtier J’innoce it des fautes que vous avez faites et m’ar-
racher d une main ce que vous continuez de me vendre de
l’autre. Mais, encore une fois, Tabolissement des corporations,
quand vous en seriez ie maître demain, n’a rien de commun
avec les privilèges. Ce sont des objets si confondus dans votre
esprit que vous avez peine à les séparer. Quand il serait libre à
tout le monde d’ouvrir boutique dans la rue Saint-Jacques,
l’acquéreur d’un manuscrit n’en serait pas moins un vrai pro-
priétaire, en cette qualité, un citoyen sous la sauvegarde des
lois, et le contrefacteur un voleur à poursuivre selon toute
leur sévérité.
Plus l’état actuel de l’impHnicrie et de la librairie serait
exposé avec vérité, moins il paraîtrait vraisemblable. Permettez,
monsieur, que je vous suppose un moment imprimeur ou
libraire. Si vous vous êtes procuré un manuscrit à grands frais,
si vous en avez sollicité le privilège, qu’on vous Tait accordé,
que vous ayez mis un argent considérable à votre édition, rien
épargné, ni pour la beauté du papier, ni pour celle des carac-
tères, ni pour la correction, et qu’au moment où vous paraîtrez
vous soyez contrefait et qu’un homme à qui la copie n’a rien
coûté vienne débiter sous vos yeux votre propre ouvrage en
petits caractères et en mauvais papier, que penserez-vous? que
direz- vous ?
Mais s’il arrive que ce voleur passe pour un honnête
homme et pour un boi] citoyen, si ses supérieurs l’exhortent à
continuer; si, autorisé par les règlemenLs à le poursuivre, vous
êtes croisé par les magistrats de sa ville; s’il vous est impos-
sible d’en obtenir aucune justice ; si les contrefactions étran-
gères SC joignent à celles du royaume; si un libraire de Liège
écrit impudemment à des lüu'aires de Paris qu’il va publier le
Spectadc de la nature^ qui vous appartient, ou quelques-uns
des Dictionnaires portatifs^ dont vous aurez payé le privilège
une somme immense, et que pour en faciliter le débit il y
mette votre nom; s’il s’offre à les envoyer, s’il se charge de les
rendre où l’on jugera à propos, à la porte de votre voisin sans
passer à la chambre syndicale, s’il tient parole, si' ces livres
arrivent, si vous recourez au magistrat et qu’il vous tourne le dos,
DE LA LIBRAIRIE.
55
ne serez-vous pas consterné, découragé, et ne prendrez-vous
pas le parti ou de rester oisif, ou de voler comme les autres ?
Et si, dans ce découragement où vous seriez tombé vous-
même à la place du commerçant, il arrivait, monsieur, que
quelque innovation mal entendue, suggérée par un cerveau
creux et adoptée par un magistrat à tête étroite et bornée, se
joignît aux dégoûts que rimprimerie, la librairie et les lettres
ont déjà soufferts, et les bannît de la France, voilà vos doreurs,
vos relieurs, vos papetiers et d'autres professions liées à celle-ci
ruinées. C'est fait de la vente (Je vos peaux, matières premières
que l'étranger saura bien tirer du royaume, lorsque le prix en
sera baissé, et vous renvoyer toutes fabriquées, comme il a
déjà commencé de faire. Ces seîtcs ne vous paraissent-elles
])as inévitables lorsque vos imprimeurs et vos libraires, hors
d’état de soutenir leur commerce et leurs manufactures, en
seront réduits aux petits profits de la commission ?
Et ne vous flattez pas, monsieur, que le mal soit fort éloi-
gné ! Déjà la Suisse, Avignon et les Pays-Bas, qui n’ont point
de copie à payer et qui fabriquent à moins de frais que vous,
se sont approprié des ouvrages qui n'auraient dû être et qui
n'avaient jamais été imprimés qu'ici.
Avignon surtout, qui n'avait, il y a dix ans, que deux im-
primeries languissantes, en a maintenant trente très-occupées.
Est-ce qu'on écrit à Avignon ? Cette contrée s'est-elle policée ?
Y a-t-il des auteurs, des gens de lettres ? Non, monsieur; c'est
un peuple tout aussi ignorant, tout aussi hébété qu'autrefois ;
mais il profite de l’inobservation des règlements et inonde de
ses contrefactions nos provinces méridionales. Ce fait n'est point
ignoré. S'en alarme-t-on ? Aucunement. Est-ce qu'on s’alarme
de rien ? Mais il y a pis; vos libraires de Paris, monsieur, oui,
vos libraires de Paris, privés de cette branche de commerce,
soit lâcheté, soit misère, ou toutes les deux, prennent partie
de ces éditions. Quant à ceux de province, hélas! c’est presque
inutilement qu’on ouvrirait aujourd’hui des yeux qu’on a tenus
si longtemps fermés sur leurs contraventions ; ils ne se donnent
plus la peine de contrefaire. Ce vol ne leur est plus assez avan-
tageux, ils suivent l'exemple de la capitale et acceptent les
contrefactions étrangères.
Et ne croyez pas que j exagère. Un homme que je ne nom-
56 LETTRE SUR LE COMMERCE
merai pas, par égard pour son état et pour son mérite per-
sonnel, avait conseillé aux imprimeurs de Lyon de contrefaire
V Histoire ecclésiastique de Racine, en quatorze volumes in-
douze; il oubliait en ce moment qu’il en avait coûté aux pro-
priétaires et ' privilégiés des sommes considérables pour le
manuscrit et d’autres sommes considérables pour l’impression.
Le contrefacteur, avec moins de conscience, n’était pas fait
pour avoir plus de mémoire. Cependant, la contrefactioii et le
vol conseillé n’ont pas eu lieu. One édition d’Avignon a arreté
tout court le libraire de Lyon, qui s’en applaudit, parce qu’il a
mieux trouvé son compte à prendre partie de la conlrefaction
étrangère.
Encore un moment de persécution et de désordre, et chaque
libraire se pourvoira au loin, selon son débit. Ne s’exposant
plus à perdre les avances de sa manufacture, que peut-il faire
de plus prudent? Mais l’État s’appauvrira par la perte d(îs
ouvriers et la chute des matières que votre sol produit, vous
enverrez hors de vos contrées l’or et l’argent que votre sol ne
produit pas.
Mais, monsieur, ne vqus êtes-vous jamais informé de la
nature des échanges du libraire français avec le libraire étranger?
Ce ne sont, le plus souvent, que de mauvais livres qu’on donne
pour d’aussi mauvais qu’on reçoit, des maculatures qui cir-
culent dix fois de magasins en magasins avant que d’aniver à
leur vraie destination, et cela après des frais énormes de port
et de voiture, qui ne j-entrent plus. Loin donc de songer à
étendre la concurrence, il sei*ait peut-être mieux de porter
l’exclusif jusqu’aux ouvrages imprimés pour la première fois
ch(‘z l’étranger. Je dis peut-être et je dirais sûrement, s’il était
possible d’obtenir la même justice pour lui; mais il n’y faut
pas penser. Les commerçants d’une nation sont et seront tou-
jours en état de guerre avec les commerçants d’une autre.
L’unique ressource est donc de fermer l’entrée à leurs éditions,
d’accorder des privilèges pour leurs ouvrages au premier occu-
pant, ou, si Ton aime mieux, de les traiter comme les manus-
crits des auteurs anciens, dont on ne paye point d’honoraires
et qui sont de droit commun, et d’imiter leur célérité à nous
contrefaire. Voilà pour les livres qui ne contiennent rien de
contraire à nos principes, à nos mœurs, à notre gouvernement.
DE LA LIBRAIRIE.
5 ?.
à notre culte, à nos usages. Quant aux autres, permettez que
je renvoie mon avis à quelques lignes plus bas, où je vous
parlerai des permissions tacites.
J’ai entendu dire : « Mais, puisqu'on ne peut empêcher
l’étranger de nous contrefaire, pourquoi ne pas autoriser le
régnicole ? Volés pour volés, il vaut encore mieux que nos
propriétaires le soient par un Français, leur voisin, que par un
Hollandais. »
Non, monsieur, cela ne vaut pas mieux ; par quelque consi-
dération que ce soit, il ne faut encourager, au mépris des
mœurs et des lois, les concitoyens à se pillei» les uns les autres.
Mais, encore une fois, faites de votre mieux par l’exécution
stricte des règlements pour fermer l’entrée à toute contrefaction
étrangère. Que le Hollandais, le Genevois ou l’Avignonnais
perde plus par la saisie d’une édition interceptée qu’il ne peut
gagner sur dix qui passeront en fraude. Multipliez ses hasards
comme vous le devez, soutenez votre légitime commerçant de
toute votre autoriic et abandonnez le reste à sa vigilance et à
son industrie. Aussitôt que son édition sera prête à paraître,
ne doutez pas que ses coiTespondants n’en soient informés aux
deux extrémités du royaume; que la plus grande partie de son
édition ne soit placée ; que ce correspondant, pressé de jouir de
notre impatience, incertain qu’il puisse se pourvoir au loin, ci
presque sCir d’être saisi et châtié s’il vend une édition contre-
faite, n’accepte que te papier manufacturé du libraire de la
capitale, et que le commerçant étranger n’envoie que bien
rarement dans nos provinces une marchandise dont elles seront
fournies.
Mais si nous ne prenons pas ses livres, il ne prendra pas les
nôtres... Et vous ne pensez pas que c’est votre bien qu’il vous
envoie; il n’a rien qui soit à lui, il produit à peine une malheu-
reuse brochure dans une année.
Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire des privilèges
de la librairie ; je peux m’être trompé en quelques points, mais
de peu d’importance ; avoir donné à certaines raisons plus de
poids qu’elles n’en ont; n’ être pas encore assez profondément
initié dans la profession pour atteindre à une juste évaluation
des avantages et des désavantages ; mais je suis sûr de ma sin-
cérité, sinon de mes lumières. Je n’ai ni dans cette affaire ni
U LETTRE SUR LE COMMERCE
ï ■
dans aucune autre de ma vie consulté mon intérêt particulier
aux dépens de l’intérêt général ; aussi ai-je la réputaliod
d’homme de bien, et ne suis pas fort riche.
D’où je conclus^ pour terminer ce point que j’ai traité le
plus au long parce qu’il m’a semblé le plus important :
Que les lois cfciblies successivement depuis deux siècles,
en connaissance de cause, inspirées par des inconvénients trè>-
réels que je vous ai exposés à mesure qu’ils y donnaient lieu,
maintenues en partie sous un règne par l’autorité de Louis XllI,
du cardinal de Richelieu et de ses successeurs au ministère, de-
venues générales sous le règne suivant par l’autorité de
Louis XIV, du chanceli U* Séguier et de Colbert, lois dont vous
devez connaître à présent toute la nécessité, si vous voulez con-
server quelque splendeur à votre librairie, à votre imprimerie
et à votre littérature, soient à jamais ralfermies ;
2® Que, conformément aux lettres patentes du 20 décem-
bre 1649, 27 janvier 1665 et aux différents arrêts donnés en con-
séquence par Louis XIV et le souverain régnant, spécialement au
règlement du 28 février, articles premier et suivants, les privilèges
soient regardés comme de pures et simples sauvegardes ; les
ouvrages acquis comme des propriétés inattaquables, et leurs
impressions et réimpressions continuées exclusivement à ceux
qui les ont acquises, à moins qu’il n’y ait dans Touvrage même
une clause dérogatoire;
3" Que la translation ou le partage ne s’en fassent jamais
que dans le cas unique où le légitime possesseur le laisserait
librement et sciemment en non-valeur;
/r Que ces privilèges et les permissions continuent à ê(rc
portés sur le registre de la chambre syndicale de Paris;
5'’ Que le syndic soit autorisé comme de raison à suspendre
l’enregistrement, quand il y sera fait opposition, ou qu’il con-
naîtra que le privilège présenté préjudicie aux droits d’un tiers,
et ce jusqu’à la décision du chancelier;
6” Que les livres étrangers susceptibles de privilèges et d’au-
torisation publique appartiennent au premier occupant comme
un bien propre, ou soient déclarés de droit commun, comme
on le jugera plus raisonnable;
7^" Que les lois sur l’entrée de ces livres dans le royaume,
et notamment l’article 92 du règlement de 1723, soient rigou-
DE LA LIBRAIRIE.
59
reusement exécutés, et qu*il n’en passe aucun qui ne soit dé-
charge dans les chambres syndicales, où les ballots doivent
s’arrêter ;
8“ Qu’il soit pris à l’avenir toutes les précautions conve-
nables pour que ces ballots ne soient pas divertis frauduleuse-
ment, comme il est arrivé par le passé ;
9” Que, quant au commerce de la librairie d’Avignon, contre
lequel on n’a point encore imaginé de moyens suffisants, il soit
défendu de sortir aucuns livres du Comtat, sans un acquii-à-
caution pris aux Fermes du roi, d’tTù il serait envoyé toutes les
semaines au chancelier un état et catalogue des livres contenus
dans les ballots; que ces acquits soient visés au bureau des
Noues pour être déchargés à Aix aprè"'' la visite des syndics et
adjoints, ou au bureau de Tulette pour être déchargés à Va-
lence par l’imprimeur des Fermes, assisté d’un premier commis;
ou au bureau de Villeneuve, pour être déchargés à Lyon ou à
Montpellier, suivant leurs dilférentes destinations, après la
visite des syndics et adjoints; que tous les ballots qui arri-
veront d’Avignon dans le royaume par d’autres voies ou sans un
acquit-à-caution, visé comme il est dit, soient saisissables par un
inspecteur ambulant sur la frontière, préposé par les Fermes,
commis à cet effet, et chargé d’envoyer au chancelier l’état de
ces livres saisis pour recevoir les ordres du magistrat, et les
exécuter conformément aux règlements; que sur cet état les
syndics et adjoints de la communauté de Paris soient appelés
pour, sur leurs observations, siatuer ce que déraison, etc., etc.
Il me semble, monsieur, que ces demandes sont également
fondées sur la justice, les lois et le bien public, et que le seul
moyen d’arrêter la ruine entière de cette communauté est de
rallumer quelque émulation dans des commerçants que décou-
ragent l’inutilité de leurs efforts et les pertes journalières qu’ils
essuient dans des entreprises qui leur avaient été lucratives et
qui le redeviendront lorsque les règlements seront tenus en vi-
gueur, est d’y faire droit, surtout si vous acquiescez à ce que
je vais vous dire des permissions tacites.
Cet article est un peu plus délicat que le précédent; toute-
fois je vais m’en expliquer librement ; vous laisserez là mon
expression lorsqu’elle vous paraîtra outrée ou trop crue et vous
vous arrêterez à la chose. Je vous dirai d’abord, monsieur: Les
60 LETTRE SUR LE COMMERCE
vrais livres illicites, prohibés, pernicieux, pour un magistrat
qui voit juste, qui ii’esl pas préoccupé de petites idées fausses
et pusillanimes et qui s*en tient à Texpérience, ce sont les livres
qiTon imprime ailleurs que dans notre pays et que nous ache-
tons de Fétranger, tandis que nous pourrions les prendre chez
nos manufacturiers^ et il n'y en a point d'autres. Si Ton met
entre Tautorisation authentique et publique et la permission
tacite d'autres distinctions que celles de la décence qui ne per-
met pas qu'on attaque avec le privilège du roi ce que le roi et la
loi veulent qu’on respecte, on n’y entend rien, mais rien du
tout; et celui qui s’effarouche de ce début ne doit pas aller
plus, loin ; cet homme n'est fait ni pour la magistrature ni pour
mes idées. Mais si vous avez, monsieur, l’âme ferme que je vous
crois et que vous m’écouliez paisiblement, mon avis sera
bientôt le vôtre ; et vous prononcerez comme moi qu’il est
presque impossible d’imaginer une supposition d’un cas où il
faille refuser une permission tacite; car on n’aura certainement
pas le front de s’adresser à vous pour ces productions infâmes
dont les auteurs et les imprimeurs ne trouvent pas assez pro-
fondes les ténèbres où ils sont forcés de se réfugier, et qu'on
ne publierait en aucun lieu du monde, ni à Paris, ni à Londres,
ni à Amsterdam, ni à Constantinople, ni k Pékin, sans être
poursuivi par la vengeance publique, et dont tout honnête
homme rougit de prononcer le titre.
La perïnission tacite, me direz-vous, n’est-elle pas une in-
fraction de la loi générale qui défend de rien publier sans ap-
probation expresse et sans autorité? Gela se peut, mais rintérét
de la société exige cette infraction, et vous vous y résoudrez
parce que toute votre rigidité sur ce point n’empéchcra jmint le
mal que vous craignez, et qu'elle vous ôterait le moyen de ré-
compenser ce mal par un bien qui dépend de vous.
Quoi ! je permettrai l’impression, la distribution d’un ou-
vrage évidemment contraire à un culte national que je crois
et que je respecte, et je consentirai le moins du monde qu’on
insulte à Celui que j'adore, en la présence duquel je baisse
mon front tous les jours, qui me voit, qui m’entend, qui me
jugera, qui me remettra sous les yeux cet ouvrage même...
Oui, vous y consentirez; eh! ce Dieu a bien consenti qu’il se
fît, qu'il s’imprimât, il est venu parmi les hommes et il s’est
DE LA LIBRAIRIE.
61
laissé crucifier pour les hommes. Moi qui regarde les mœurs
comme le fondement le plus sûr, peut-être le seul, du bonheur
d’un peuple, le garant le plus évident de sa durée, je soulFrirai
qu’on répande des principes qui les attaquent, qui les flé-
trissent. — Vous le souffrirez. — J’abandonnerai à la discussion
téméraire d’un fanatique, d’un enthousiaste, nos usages, nos
lois, notre gouvernement, les objets de la terre les plus sacrés,
la sécurité de mon souverain, le repos de mes concitoyens. —
Gela est dur, j’en conviens, mais vous en viendrez là, oui, vous
en viendrez là tôt ou tard, avec le^’egret de ne l’avoir pas osé
plus tôt.
11 ne s’agit pas ici, monsieur, de ce qui serait le mieux, il
n’est pas quesiion de ce que nous désirons tous les deux, mais
de ce que vous pouvez, et nous disons l’un et l’autre du plus
profond de notre âme : « Périssent, périssent à jamais les
ou\ rages qui tendent à rendre l’homme abruti, furieux, per-
vers, corrompu, méchant ! » Mais pouvez-vous empêcher qu’on
écrive ? — Non. — Eh bien ! vous ne pouvez pas plus empêcher
qu’un écrit ne s’imprime et ne devienne en peu de temps aussi
commun et beaucoup plus recherché, vendu, lu, que si vous
l’aviez tacitement permis.
Bordez, monsieur, toutes vos frontières de soldats, armez-
les de baïonnettes pour repousser tous les livres dangereux
qui SC présenteront, et ces livres, pardonnez-moi l’expression,
passeront entre leurs jambes et sauteront par-dessus leurs têtes
et nous parviendront.
Citez-moi, je vous prie, un de ces ouvrages dangereux,
proscrit, qui, imprimés clandestinement chez l’étranger ou
dans le royaume, n’ait été, en moins de quatre moins, aussi
commun qu’un livre privilégié? Quel livre plus contraire aux
bonnes mœurs, à la religion, aux idées reçues de philosophie
et d’administration, en un inot à tous les préjugés vulgaires,
et par conséquent plus dangereux que les Lettres persanes?
que nous reste-t-il à faire de pis? Cependant, il y a cent édi-
tions des Lettres persanes et il n’y a pas un écolier des Qualre-
Nations qui n’en trouve un exemplaire sur le quai pour ses
douze sous. Qui est-ce qui n’a pas son Juvénal ou son Pétrone
traduits? Les réimpressions du Deeamêron^ de Boccace, des
Contes de La Fontaine, des romans de Crébillon, ne sauraient
62 LETTRE SUR LE COMMERCE
se compter. Dans quelle bibliothèque publique ou particulière
ne se trouvent pas les Pensées sur la comète^ tout ce que
Bayle a écrit, Y Esprit des lois^ le livre de V Esprit ^ Y Histoire
des finances^ Y Émile de Rousseau, son Héloïse^ son Traité de
V inégalité des (Widitions^ et cent mille autres que je pour-
rais nommer ? ^
Est-ce que nos compositeurs français n’auraient pas aussi
bien imprimé au bas de la première page : Chez Merkus^ à
Amsterdam^ que l’ouvrier de Merkus?
La police a mis en œuvre toutes ses machines, toute sa
prudence, toute son autorité pour étoulfer \q Despotisme orien-
tal de feu Boulanger et nous priver de la Lettre de Jean-Jacques
à Yarclievéque de Paris. Je ne connais pas une seconde édition
du Mandement de rarclieséque ^ mais je connais cim] ou six
éditions de l’un et l’autre ouvrage, et la province nous les
envoie pour trente sous.
Le Contrat social, imprimé et réimprimé, s’est distribué
pour un petit écu sous le vestibule du palais môme du sou-
verain.
Qu’est-ce que cela signitie ? C’est que nous n’en avons ni
plus ni moins ces ouvrages ; mais que nous avons payé à
1 étranger le prix d’une main-d’œuvre qu’un magistrat in-
dulgent et meilleur politique nous aurait épargnée, et que
nous avons été abandonnés à des colporteurs ([ui, profilant
d’une curiosité doublée, triplée par la défense, nous ont vendu
bieJi chèrement le péril réel ou prétendu qu’ils couraient à la
salisfaij’e.
Enire les productions qui ne comportent cpie la permission
tacite, il en faut distinguer de deux sortes : les unes d’auteurs
étrangers et déjà publiées hors du royaume, les autres d’au-
teurs régnicoles, manuscrites ou publiées sous le titre étranger.
Si l’auteur est un citoyen et que son ouvrage soit manus-
crit, accueillez- le, profitez de la confiance qu’il vous montre
en vous présentant un ouvrage dont il connaît mieux que vous
la hardiesse, pour l’amener à la suppression totale par le res-
pect qu’il doit aux usages de son pays et la considération de
son propre repos, ou du moins à une forme plus modérée, plus
circonspecte, plus sage. Il n’y a presque rien que vous ne
puissiez obtenir du droit qu’il aura de faire imprimer à côté de
DE LA LIBRAIRIE.
63
lui, de relire ses épreuves, de se corriger, et de la commodité
qu'il trouvera sous votre indulgente protection de s'adresser à
un commerçant qui lui fasse un parti honnête. C'est ainsi que
vous concilierez autant qu’il est en vous deux choses trop op-
posées pour se proposer de les accorder parfaitement, voS
opérations particulières et le bien public.
Si l'auteur, comme il peut arriver, ne veut rien sacrifier,
s’il persiste à laisser son ouvrage tel qu’il l'a fiiit, renvoyez-le
et l’oubliez, mais d'un oubli très-réel. Songez qu après une
menace ou le moindre acte d'aiitmité, vous n’en reverrez plus;
l’on négligera l'intérêt pour un temps et les productions s’en
iront droit chez l’étranger, où les auteurs ne tarderont pas à
se rendre. Eh bien! tant mieux, direz-vous, qu’ils s'en aillent.
En parlant ainsi, vous ne pensez guère à ce que vous dites;
vous perdrez les hommes que vous aviez, vous n'en aurez pas
moins leurs productions, vous les aurez plus hardies, et si vous
regardez ces productions comme une source de corruption, vous
serez pauvres et abrutis en n’en serez pas moins corrompus.—
Le siècle devient aussi trop éclairé. — Ce n'est pas cela, c'est
vous qui ne l’êtes pas assez pour votre siècle. — Nous n'aimons
pas ceux qui raisonnent. — C'est que vous redoutez la raison.
Si l’ouvrage a paru, soit dans le royaume, soit chez l'étran-
ger, gardez-vous bien de le mutiler d’une ligne; ces mutila-
tions ne remédient à rien, elles sont reconnues dans un mo-
ment, on appelle une des éditions la bonne et l’autre la
mauvaise, on méprise celle-ci, elle reste, et la première, qui est
communément l’étrangère, n'en est que plus recherchée ; pour
quatre mots qui vous ont choqué et que nous lisons malgré
vous, voilà votre manufacturier ruiné, et son concurrent
étranger enrichi.
S’il n'y a point de milieu, comme l'expérience de tous les
temps doit vous l’avoir appris, qu’un ouvrage quel qu’il soit
sorte de vos manufactures ou qu’il passe à l’étranger et que
vous l’achetiez de lui tout manufacturé, n’ayant rien à gagner
d’un côté, l’intérêt du commerce à blesser de l'autre, autorisez
donc votre manufacturier, ne fùt-ce que pour sauver votre
autorité du mépris et vos lois de l'infraction, car votre autorité
sera méprisée et vos lois enfreintes, n'en doutez pas, toutes
les fois que les hasards seront à peu près compensés par le
64 LETTRE SUR LE COMMERCE
profit, et il faut que cela soit toujours. Nous avons vu votre
sévérité porter en vingt-quatre heures le prix d’un in-douze de
trente-six sous à deux louis; je vous prouverais qu’en cent
occasions Thoinme expose sa vie pour la fortune. La fortune
est présente, le péril paraît éloigné, et jamais aucun magistrat
n’aura l’âine assez ^jtroce pour se dire : a Je pendrai, je brûle-
rai, j’enfermerai un citoyen », aussi fermement^ aussi constani-
inent, que l’homme entreprenant s’est dit à lui- même : Je veux
être riche. »
Et puis il n’y a aucun livre qui fasse quelque bruit dont il
n’entre en deux mois, deux cents, trois cents, quatre cents
exemplaires, sans qu’il y ait personne de compromis; et chacun
de ces exemplaires circulant en autant de mains, il est impos-
sible qu’il ne se trouve un téméraire entre tant d’hommes avides
de gain, sur un espace de l’étendue de ce royaume, et voilà
l’ouvrage commun.
Si vous autorisez par une permission tacite l’édition d’un
ouvrage hardi, du moins dont vous vous rendez le maître de la
distribution, vous éteignez la première sensation, et je connais
cent ouvrages qui ont passé sans bruit, parce que la connivence
du magistrat a empêché un éclat que la sévérité n’aurait pas
manqué de produire.
Si cet éclat a eu lieu, malgré toute circonspection, ne livrez
point votre auteur, ce serait une indignité ; n’abandonnez point
votre commerçant qui ne s’est engagé que sous votre bon
plaisir; mais criez, tonnez plus haut que les autres, ordonnez
les plus terribles perquisitions, quelles se fassent avec l’appa-
reil le plus formidable, mettez en l’air l’exempt, le commissaire,
les syndics, la garde ; qu’ils aillent partout, de jour, aux yeux
de tout le monde et qu’ils ne trouvent jamais rien; il faut que
cela soit ainsi; on ne peut pas dire à certaines gens et moins
encore leur faire entendre que vous n’avez tacitement permis ici
la publication de cet ouvrage que parce qu’il vous était impos-
sible de l’empêcher ailleurs ou ici, et qu’il ne vous restait que
ce moyen sûr de mettre à couvert, par votre connivence, l’in-
térêt du commerce.
Ceux d’entre eux qui paraîtront le plus vivement offensés du
conseil que j’ose vous donner sont ou de bons Israélites qui
n’ont ni vues ni expérience, ni sens commun ; les autres des
65
DE LA LIBRAIRIE.
méchants très-profonds qui se soucient on ne peut pas moins de
Tintérêt de la société, pourvu que le leur soit à couvert, comme
ils Font bien fait voir en des occasions plus importantes. Écoutez-
les, interrogez-les, et vous verrez qu’il ne tiendrait pas à euic
qu’ils ne vous missent un couteau à la main pour égorger la
plupart des hommes qui ont eu le bonheur ou le malheur de
n’être pas de leur avis. Ce qu’il y a de singulier, c’est que de-
puis qu’ils existent ils s’arrogent, au mépris de toute auto-
rité, la liberté de parler et d’ég^-ire qu’ils veulent nous ôter,
quoique leurs discours séditieux et leurs ouvrages extravagants
et fanatiques soient les seuls qui jusqu’à présent aient troublé
la tranquillité des États etinis en danger les têtes couronnées.
Cependant je n’exclus pas même leurs livres du nombre de
ceux qu’il faut permettre tacitement ; mais que le commerce de
tous livres prohibés se fasse par vos libraires et non par d’autres.
Le commerce de librairie fait par des particuliers sans état et
sans fonds est un échange d’argent contre du papier manufac-
turé; celui de vos commerçants en titre est presque toujours un
échange d’industrie et d’industrie, de papier manufacturé et de
papier manufacturé.
Vous savez quel fut le succès du Dictionnaire de Bayle
quand il parut et la fureur de toute l’Europe pour cet ouvrage ;
qui est-ce qui ne voulut pas avoir un Bayle à quelque prix que
ce fût? et qui est-ce qui ne l’eut pas malgré toutes les précau-
tions du ministère? Les particuliers qui n’en trouvaient point
chez nos commerçants s’adressaient à l’étranger; l’ouvrage ve-
nait par des voies détournées et notre argent s’en allait. Le
libraire, excité par son intérêt pallié d’une considération saine
et politique, s’adressa au ministère et n’eut pas de peine à lui
faire sentir la différence d’un commerce d’argent à papier, ou
de papier à papier; le ministère lui répondit qu’il avait raison,
cependant qu’il n’ouvrirait jamais la porte du royaume au Bayle.
Cet aveu de la justesse de sa demande et ce refus décidé de la
chose demandée l’étonnèrent, mais le magistrat ajouta tout de
suite : « C’est qu’il faut faire mieux, il faut l’imprimer » ; et le
Bayle fut imprimé ici.
Or, je vous demande à vous, monsieur, s’il était sage de
faire en France la troisième ou la quatrième édition du Bayle^ n’y
eut-il pas de labélise à n’avoir pas fait la seconde ou la première?
xvm. 5*
66
LETTRE SUR LE COMMERCE
Je ne discuterai point si ces livres dangereux le sont autant
qu'on le crie, si le mensonge, le sophisme, n’est pas tôt ou tard
reconnu et méprisé, si la vérité qui ne s’étouffe jamais, se ré-
pandant peu à peu, gagnant par des progrès presque insensi-
bles sur le préjugé qp’elle trouva établi, et ne devenant générale
qu’après un laps de temps surprenant, peut jamais avoir
quelque danger réel. Mais je vois que la proscription, plus elle
est sévère, plus elle hausse le prix du livre, plus elle excite la
curiosité de le lire, plus il est acheté, plus il est lu.
Et combien la condamnation n’en a-t-elle pas fait connaître
que leur médiocrité condamnait à l’oubli? Combien de fois le
libraire et l’auteur d’un ouvrage privilégié, s’ils l’avaient osé,
n’auraient-ils pas dit aux jnagistrats de la grande police :
« Messieurs, de grâce, un petit arrêt qui me condamne à être
lacéré et brûlé au bas de votre grand escalier? » Quand on crie
la sentence d’un livre, les ouvriers de l’imprimerie disent :
« Bon, encore une édition ! »
Quoi que vous fassiez, vous n’empêcherez jamais le niveau
de s’établir entre le besoin que nous avons d’ouvrages dange-
reux ou non, et le nombre d’exemplaires que ce besoin exige.
Ce niveau s’établira seulement un peu plus vite, si vous y mettez
une digue. La seule chose à savoir, tout le reste ne signifiant rien,
sous quelque aspect effrayant qu’il soit présenté, c’est si vous
voulez garder votre argent ou si vous voulez le laisser sortir,
ncore une fois, citez-moi un livre dangereux que nous n’ayons pas.
Je pense donc qu’il est utile pour les lettres et pour le com-
merce de multiplier les permissions tacites à l’infini, ne mettant
à la publication et à la distribution d’un livre qu’une sorte de
bienséance qui satisfasse les petits esprits ; on défère un au-
teur, les lois le proscrivent, son arrêt se publie, il est lacéré et
brûlé, et deux mois après il est exposé sur les quais. C’est un
mépris des lois manifeste qui n’est pas supportable.
Qu’un livre proscrit soit dans le magasin du commerçant,
qu’il le vende sans se compromettre; mais qu’il n’ait pas l’im-
pudence de l’exposer sur le comptoir de sa boutique, sans ris-
quer d’être saisi.
Je pense que, si un livre est acquis par un libraire qui en a
payé le manuscrit et qui l’a publié sur une permission tacite,
cette permission équivaut à un privilège; le contrefacteur fait
DE LA LIBRAIRIE.
67
un vol que le magistrat préposé à la police de la librairie doit
châtier d’autant plus sévèrement qu’il ne peut être poursuivi
par les lois. La nature de l’ouvrage qui empêche une action ju-
ridique ne fait rien à la propriété.
Si l’ouvrage prohibé dont on sollicite ici l’impression a été
publié chez l’étranger, il semble rentrer dans la classe des effets
de droit commun ; on peut en user comme le règlement ou
plutôt l’usage en ordonne des livres anciens; la copie n’a rien
coûté au libraire, il n’a nul titre de propriété; faites là-dessus
tout ce qu’il vous plaira, ou lobjôè d’une faveur, ou la récompense
d’un libraire, ou celle d’un homme de lettres, ou l’honoraire
d’un censeur, ou la propriété du premier occupant ; mais, encore
une fois, ne souffrez pas qu’on les mutile.
Mais plus je donne d’étendue aux permissions tacites, plus
il vous importe de bien choisir vos censeurs. Que ce soient des
gens de poids par leurs connaissances, par leurs mœurs et la
considération qu’ils se seront acquise; qu’ils aient toutes les
distinctions personnelles qui peuvent en imposer à un jeune
auteur. Si j’ai, dans la chaleur de Tâge, dans ce temps où pour
ouvrir sa porte à la considération on fait sauter son bonheur par
la fenêtre, commis quelques fautes, combien je les ai réparées ! Je
ne saurais dire le nombre de productions de toutes espèces sur
lesquelles j’ai été consulté et que j’ai retenues dans les
portefeuilles des auteurs, en leur remontrant avec force les per-
sécutions auxquelles ils allaient s’exposer, les obstacles qu’ils
préparaient à leur avancement, les troubles dont toute leur vie
se remplirait, les regrets amers qu’ils en auraient. Il est vrai
que j’en parlais un peu par expérience; mais, si j ai réussi,
quels services ne serait-on pas en état d’attendre d’hommes
plus importants ?
Quand j’ouvre mon Almanach royal et que je trouve, au
milieu d’une liste énorme et à côté des noms de MM. Lad-
vocat, bibliothécaire de Sorbonne, Saurin, Astruc, Senac,
Moran<J, Louis, Glairaut, De Parcieux, Capperonier, Barthélemy,
Bejot et quelques autres que je ne nomme pas et que je n’en
révère pas moins, une foule de noms inconnus, je ne saurais
Hi’empêcher de lever les épaules.
Il faut rayer les trois quarts de ces gens qui ont été revêtus
de la qualité de juges de nos productions dans les sciences
68
LETTRE SUR LE COMMERCE
et dans les arts, sans qu’on sache trop sur quels titres ; con-
server le petit nombre des autres qui sont très en état de
donner un bon conseil à Tauteur sur son ouvrage et leur faire
un sort digne à peu près de leurs fonctions.
11 y a déjà quelques pensions : qui empêcherait d’ajouter à
cette expectative un pe^it tribut sur l’ouvrage même censuré ?
Outre l’exemplaire qui revient au censeur, sinon de droit, au
moins d’usage, pourquoi ne lui fixerait-on pas un honoraire
relatif au volume, qui serait à la charge de l’auteur ou du
libraire? par exemple dix-huit livres pour le volume in-douze,
un louis pour l’in-octavo, trente-six livres pour l’in-quarto, deux
louis pour l’in-folio; cette taxe ne serait pas assez onéreuse pour
qu’on s’en plaignît. Ce n’est rien si l’ouvrage réussit; c’est un
bien léger accroissement de per^te s’il tombe, et puis, elle ne
serait payée qu’au cas que l’ouvrage fût jugé susceptible de
privilège ou de permission tacite.
La chose est tout à fait différente à Londres ; il n’y a ni
privilèges ni censeurs. Un auteur porte son ouvrage à l’impri-
meur, on l’imprime, il paraît. Si l’ouvrage mérite par sa hardiesse
l’animadversion publique, le magistrat s’adresse à l’imprimeur;
celui-ci tait ou nomme l’auteur : s’il le tait, on procède contre lui;
s’il le nomme, on procède contre l’auteur. Je serais bien fâché
que cette police s’établît ici; bientôt elle nous rendrait trop sages.
Quoi qu’il en soit, s’il importe de maintenir les règlements
des corporations, puisque c’est un échange que le gouverne-
ment accorde à quelques citoyens des impositions particulières
qu'il assied sur eux, du moins jusqu’à ce que des temps plus
heureux lui permettent d’affranchir absolument l’industrie de
ces entraves pernicieuses, par l’acquit des emprunts que ces
corporations ont faits pour fournir à ces impositions, je puis et
je ne balance pas à vous dénoncer un abus qui s’accroît jour-
nellement au détriment de la communauté et du commerce de
la librairie : je parle de la nuée de ces gens sans connaissances,
sans titres et sans aveu, qui s’en immiscent avec une publicité
qui n’a pas d’exemple. A l’abri des protections qu’ils se sont
faites et des asiles privilégiés qu’ils occupent, ils vendent,
achètent, contrefont, débitent des contrefactions du pays oü
étrangères et nuisent en cent manières diverses, sans avoir la
moindre inquiétude sur la sévérité des lois. Comment est-il
DE LA LIBRAIRIE.
69
possible que la petite commodité que les particuliers en
reçoivent ferme les yeux au magistrat sur le mal qu’ils font ? Je
demande ce que deviendrait notre librairie, si la communauté
de ce nom, réduite aux abois, venait tout d’un coup à se dis-
soudre et que tout ce commerce tombât entre les mains de ces
misérables agents de l’étranger; qu’en pourrions-nous espérer?
A présent que par toutes sortes de moyens illicites ils sont
devenus presque aussi aisés qu’ils le seront jamais, qu’on les
assemble tous et qu’on leur propose la réimpression de quel-
ques-uns de ces grands corpîT qui nous manquent, et l’on
verra à qui l’on doit la préférence, ou à ceux qui ont acquis par
leur éducation, leur application et leur expérience, la connais-
sance des livres anciens, rares et précieux, à qui les hommes
éclairés s’adressent toujours, soit qu’il s’agisse d’acquérir ou
de vendre, dont les magasins sont les dépôts de toute bonne
littérature et qui en maintiennent la durée par leurs travaux;
ou cette troupe (Je gueux ignorants qui n’ont rien que des
ordures, qui ne savent rien et dont toute l’industrie consiste à
dépouiller de légitimes commerçants et à les conduire insensi-
blement, par la suppression de leurs rentrées journalières, à la
malheureuse impossibilité de nous rendre des services que nous
ne pouvons certainement attendre d’ailleurs. Où est l’équité de
créer un état, de l’accabler de charges et d’en abandonner le
bénéfice à ceux qui ne les partagent pas? C’est une inadver-
tance et une supercherie indigne d’un gouvernement qui a
(juelque sagesse ou quelque dignité.
Mais, dira-t-on, que la communauté ne les reçoit-elle?
Plusieurs se sont présentés. J’en conviens; mais je ne vois pas
qu’on puisse blâmer la délicatesse d’un corps qui tient un rang
honnête dans la société d’en rejeter ses valets, La plupart des
colporteurs ont commencé par être les valets des libraires. Ils
ne sont connus de leurs maîtres que par des entreprises faites
sur leur commerce, au mépris de la loi. Leur éducation et leurs
mtnurs sont suspectes, ou, pour parler plus exactement, leurs
mœurs ne le sont pas. On aurait peine à en citer un seul en
état de satisfaire au moindre point des règlements ; ils ne savent
ni lire ni écrire. Étienne, célèbres imprimeurs d’autrefois, que
diriez-vous s’il vous était accordé de revenir parmi nous, que vous
jetassiez les yeux sur le corps des libraires et que vous vissiez les
70
LETTRE SUR LE COMMERCE
dignes successeurs que vous avez et ceux qu’on veut leur associer?
Cependant, j’ai conféré quelquefois avec les meilleurs impri-
meurs et libraires de Paris, et je puis assurer qu’il est des arran-
gements auxquels ils sont tous disposés à se prêter. Qu’on
sépare de la multitude de ces intrus une vingtaine des moins
notés, s’ils s’y trouvent et ils ne refuseront point de se les
affilier; ou en formera une classe subalterne de marchands qui
continueront d’habiter les quartiers qu’ils occupent, et où,
par une bizarrerie que je vous expliquerai tout à l’heure, les
libraires par état ne peuvent se transplanter ; ils seront recon-
nus à la chambre syndicale, ils se soumettront aux règlements
généraux, on en pourra faire un particulier pour eux; on fixera
les bornes dans lesquelles leur commerce se renfermera; ils
fourniront proportionnellement aux impositions du corps, et
les enfants de ces gucux-là, mieu^x élevés et plus instruits qne
leurs pères, pourront même un jour se présenter à l’apprentis-
sage et y être admis.
C’est ainsi, ce me semble, qu’on concilierait l’intérêt de la
bonne et solide librairie et la paresse des gens du monde qui
trouvent très-coinmodes des domestiques qui vont leur présen-
ter le matin les petites nouveautés du jour.
Eu attendant qu’on prenne quelque parti là-dessus, si les
libraires demandent que, conformément aux arrêts et règle-
ments de leur état, et notamment à l’article h de celui du
27 février 1723, tous ceux qui se mêleront de leur commerce
sans ([ualité soient punis suivant la rigueur des lois, et que si,
nonobstant les ordonnances du 20 octobre 1721, 14 août 1722,
31 octobre 1754 et 25 septembre 1742, les maisons royales et
autres asiles prostitués à ce brigandangc paraissent cependant
trop respectables pour y faire des saisies et autres exécutions,
il soit sévi personnellement contre ceux qui y tiendront boutique
ouverte et magasins; je trouve qu’à moins d’un renversement
d'équité qui ne se conçoit pas et qui signifierait : « Je veux que
parmi les citoyens il y en ait qui me payent tant pour le droit
de vendre des livres, et je veux qu’il y en ait qui ne me payent
rien ; je veux qu’il y ait des impositions pour les uns et point
d’impositions pour les autres, quoique cette distinction soit
ruineuse; je veux que ceux-ci soient assujettis à des lois dont
il me plaît d’affranchir les autres-, je veux que celui à qui j’ai
DE LA LIBRAIRIE.
71
permis de prendre ce titre, à condition qu*il me fournirait tel et
tel secours soit vexé, et que celui qui s*est passé du titre et qui
ne m’a rien donné profite de l’avantage que lui donne la vexa-
tion que j’exercerai sur son concurrent » ; il faut accorder £ui
libraire sa demande.
Mais comme vous ne méprisez rien de ce qui tient à l’exer-
cice de vos fonctions et que ce qui sert à vous éclairer cesse
d’être minutieux à vos yeux, je vais vous expliquer la première
origine de cette nuée de colporteurs qu’on a vue éclore aussi
subitement que ces insectes qui dévorent nos moissons dans
l’Angoumois. Je la rapporte à un règlement qui put être autre-
fois raisonnable, mais qui par le changement des circonstances
est devenu tout à fait ridicule.
Ce règlement, qui date de la première introduction de l’im-
primerie en France, défend à tout libraire et à tout imprimeur
de transporter son domicile au delà des ponts.
L’imprimerie s’établit à Paris en 1470. Ce fut Jean de La
Pierre, prieur de Sorbonne, qui rendit ce service aux lettres
françaises. La maison de Sorbonne, célèbre dès ce temps, fut
le premier endroit où il plaça les artistes qu’il avait appelés.
L’art nouveau divisa la librairie en deux sortes de commer-
çants : les uns libraires marchands de manuscrits, et les autres
libraires marchands de livres imprimés. La liaison des deux
professions les réunit en un seul corps, tous devinrent impri-
meurs et furent compris indistinctement sous l’inspection de
rUniversité. L’intérêt de leur commerce les avait rassemblés
dans son quartier, ils y fixèrent leurs domiciles.
Charles VllI, à la sollicitation des fermiers contre le grand
nombre des privilégiés, pour le diminuer^ fixa, en 1488, celui
des libraires de TUniversité à vingt-quatre; les autres, sans
participer aux privilèges, furent arrêtés par la commodité du
débit aux mômes endroits qu’ils habitaient.
Cependant le goût de la lecture, favorisé par l’imprimerie,
s’étendit; les curieux de livres se multiplièrent, la petite en-
ceinte de la montagne ne renferma plus toute la science de la
capitale, et quelques commerçants songèrent à se déplacer et à
porter leur domicile au delà des ponts. La communauté, qui
d’une convenance s’était fait une loi de rigueur, s’y opposa, et
les syndics et adjoints^ chargés de la police intérieure de leur
72 LETTRE SUR LE COMMERCE
corps, représentèrent que la visite des livres du dehors prenant
dqà une grande partie de leur temps, ils ne pourraient suflire
celle des imprimeries, si, s’éloignant les unes des autres,
elles se répandaient sur un plus grand espace.
De là les arrêts du Conseil et du Parlement, et les déclara-
tions rapportées au Cod^ de la librairie sous Part. 12 du règle-
mmt de 1723, qui défend aux imprimeurs et libraires de Paris
de porter leur domicile hors du quartier de TUniversité.
Cette petite enceinte fut strictement désignée à ceux qui
tiendraient magasin et boutique ouverte et qui seraient en
même temps imprimeurs et libraires; quant à ceux qui ne
seraient que libraires, on leur accorda le dedans du Palais, et
Ton permit à quelques autres, dont le commerce était restreint
à des Heures et à des petits livrés de prières, d’habiter les envi-
rons du Palais et de s’étendre jusque sur le quai de Gesvres.
Toute cette police des domiciles est confirmée depuis jOOO
par une suite de sentences, d’arrêts et de déclarations; elle a
subsisté même après la réduction du nombre des imprimeurs à
Paris à trente-six, elle subsiste encore, sans qu’il reste aucun
des motifs de son institution. Autant l’état ancien de la libi’airie
et des lettres semblait exiger cet arrangement, autant leur
état actuel en demande la réforme.
L’art typographique touche de si près à la religion, aux mœurs,
au gouvernement et à tout l’ordre public, que pour conserver
aux visites leur exécution prompte et facile, peut-être est-il bien
de renfermer les imprimeries dans le plus petit espace possible.
Que le règlement qui les retient dans le seul quartier de l’üniver-
silé subsiste, à la bonne heure. Mais pour les boutiques et ma-
gasins de librairie, dont les visites sont moins fréquentes, il est
rare que la publicité de la vente ne mène droitement au lieu de
la malversation, et que l’application du remède, quand il en est
besoin, soit ou retardée ou empêchée par aucun obstacle.
D’ailleurs la partie de la ville qui est hors de l’enceinte de
l’Université est la plus étendue. Il y a des maisons religieuses,
des communautés ecclésiastiques, des gens de loi, des littéra-
teurs et des lecteurs en tout genre. Chaque homme opulent,
chaque petit particulier, qui n’est pas brute, a sa bibliothèque,
plus ou moins étendue. Cependant la vieille police qui concen-
trait les libraires dans un espace continuant de s’exercer, lorsque
DE LA LIBRAIRIE.
73
Tintérêt de ces commerçants et la commodité publique deman-
daient qu*on les répandît de tous côtés, quelques hommes indi-
gents s’avisèrent de prendre un sac sur leurs épaules, qu’ils
avaient remplis de livres achetés ou pris à crédit dans les bou^
tiques des libraires; quelques pauvres femmes, à leur exemple,
en remplirent leurs tabliers, et les uns et les autres passèrent
les ponts et se présentèrent aux portes des particuliers. Les
libraires dont ils facilitaient le débit leur firent une petite
remise qui les encouragea. Leur nombre s’accrut, ils entrèrent
partout, ils trouvèrent de la faveur, et bientôt ils eurent au
Palais-Royal, au Temple, dans les autres palais et lieux privi-
légiés des boutiques et des magasins. Des gens sans qualité,
sans mœurs, sans lumières, guidés par l’unique instinct de
l’intérêt, profitèrent si bien de la défense qui retenait les
libraires en deçà de la rivière qu’ils en vinrent à faire tout leur
commerce en delà.
Encore s’ils avaient continué de se pourvoir chez votre vrai
commerçant, la chose eût été tolérable ; mais ils connurent les
auteurs, ils achetèrent des manuscrits, ils obtinrent des privi-
lèges, ils trouvèrent des imprimeurs, ils coiitrefirent, ils recher-
chèrent les contrefactions de l’étranger, ils se jetèrent sur la
librairie ancienne et moderne, sur le commerce du pays et sur
les eiïets exotiques, ils ne distinguèrent rien, ne respectèrent
aucune propriété, achetèrent tout ce qui se présenta, vendirent
tout ce qu’on leur demanda, et une des raisons secrètes qui
les mit en si grand crédit, c’est qu’un homme qui a quelque
caractère, une femme à qui il reste quelque pudeur, se procu-
raient par ces espèces de valets un livre abominable dont ils
n’auraient jamais osé prononcer le titre à un honnête commer-
çant. Ceux qui ne trouvèrent point de retraite dans les lieux
privilégiés, assurés, je ne sais trop comment, de l’impunité,
eurent ailleurs des chambres et des magasins ouverts où ils
invitèrent et reçurent les marchands; ils se firent des corres-
pondances dans les provinces du royaume, ils en eurent avec
l’étranger, et les uns ne connaissant point les bonnes éditions
et d’autres ne s’en souciant point, chaque commerçant propor-
tionnant la qualité de sa marchandise à l’intelligence et au
goût de son acheteur, le prix vil auquel le colporteur fournit
des livres mal facturés priva le véritable libraire de cette
LETTRE SUR LE COMMERCE
Ih
branche de son commerce. Qu’y a-t-il donc de surprenant si ce
commerçant est tombé dans Vindigence, s*il n'a plus de crédit,
si les grandes entreprises s'abandonnent, lorsqu’un corps autre-
fois honoré de tant de prérogatives devenues inutiles s’affaiblit
par toutes sortes de voies?
Ne serait-ce pas une'^contradiction bien étrange qu’il y eut des
livres prohibés, des livres pour lesquels, en quelque lieu du monde
que ce soit, on n’oserait ni demander un privilège, ni espérer une
possession tacite, et pour la distribution desquels on souffrît cepen-
dant, ou protégeât une certaine collection d’hommes qui les pro-
curât au mépris de la loi, au su et au vu du magistrat, et qui
fît payer d’autant plus chèrement son péril simulé et son infrac-
tion manifeste des règles? Ne serait-ce pas une autre contradic-
tion aussi étrange que de refuser au véritable commerçant dont
on exige le serment, à qui l’on a fait un état, sur lequel on assied
des impositions, dont l’intérêt est d’empêcher les conlrcfacttions,
une liberté ou plutôt une licence qu’on accorderait à d’autres?
N’en serait-ce pas encore une que de le resserrer, soit pour ce
commeree qu’on appelle prohibé, soit pour son commerce autorisé,
dans un petit canton, tandis que toute la ville serait abandonnée
à des intrus?
Je n’entends rien à toute cette administration, ni vous non
plus, je crois.
Qu’on ne refuse donc aucune permission tacite; qu’en vertu
de ces permissions tacites le vrai commerçant jouisse aussi
sûrement, aussi tranquillement que sur la foi d’un privilège;
que ces permissions soient soumises aux règlements; que, si
l’on refuse d’éteindre les colporteurs, on les affilie au corps de
la librairie; qu’on fasse tout ce qu’on jugera convenable, mais
qu’on ne resserre pas le vrai commerçant dans un petit espace
qui borne et anéantit son commerce journalier; qu’il puisse
s’établir où il voudra; que le littérateur et l’homme du monde
ne soient plus déterminés par la commodité à s’adresser à des
gens sans aveu, ou contraints d’aller chercher au loin le livre
qu’ils désirent. En faisant ainsi, le public sera servi, et le col-
porteur, quelque état qu’on lui laisse, éclairé de plus près et
moins tenté de contrevenir.
L’émigration que je propose ne rendrait pas le quartier de
l’Université désert de libraires. On peut s’en rapporter à l’intérêt.
DE LA LIBRAIRIE. 75
Celui qui a borné son commerce aux J ivres classiques grecs et
Jatinsne s’éloignera jamais de la porte d'un collège. Aussi Tt/ni-
versité ne s’est-elle pas opposée à cette dispersion et n’en a-
t elle rien stipulé dans l’arrêt de règlement du 1 0 septembre 1725-f
Les libraires établiront leur domicile où bon leur semblera;
quant aux trente-six imprimeurs, qui sufïiraient seuls à pour-
voir les savants delà montagne, ils resteront dans la première
enceinte, et par ce moyen on aura pourvu à l’intérêt de la
religion, du gouvernement et des mœurs, à la liberté du com-
merce, au secours de la librairie qui en a plus besoin que
jamais, à la commodité générale et au bien des lettres.
Si donc les libraires requièrent à ce qu’il plaise au roi de
leur permettre de passer les ponts et de déroger aux arrêts et
règlements à ce contraires, il leur faut accorder.
S’ils demandent des défenses expresses à tous colporteurs et
autres sans qualité de s’immiscer de leur commerce, et de
s’établir dans les maisons royales et autres lieux privilégiés, à
peine de dépens, dommages et intérêts, même poursuite extraor-
dinaire, information, enquête, peine selon les ordonnances,
saisie et le reste, il faut leur accorder.
S’ils demandent qu’il soit défendu à tous libraires forains et
étrangers d’avoir l’entrepôt et magasin et même de s’adresser
pour la vente à d’autres que le vrai commerçant, et ce sur les
peines susdites, il faut encore leur accorder.
Toute cette contrainte me répugne plus peut-être qu’à vous;
mais ou procurez la liberté totale du commerce, l’extinction de
toute communauté, la supression des impôts que vous en tirez,
l’acquit des dettes qu’elles ont contractées dans vos besoins, ou
laissez la jouissance complète des droits que vous leur vendez,
sans quoi, je vous le répète, vous ressemblerez au commerçant
qui entretiendrait à sa porte un filou pour enlever la marchan-
dise qu’on aurait achetée de lui; vous aurez rassemblé en
corps des citoyens sous le prétexte de leur plus grand intérêt,
pour les écraser plus sûrement tous.
FI\ DE LA LETTRE SUR LA LIBRAIRIE
CORRESPaNDANCE
LETTRES A FALCONET
( 1766 - 1773 ).
NOTICE PRÉLIMINAIRE
Les lettres de Diderot à Falconet, réunies aujourd’hui pour la pre-
mière fois en une seule série, ont eu la destinée singulière de presque
toutes les œuvres du philosophe. Longtemps ignorées, elles ont été
publiées partiellement, à de longs intervalles, et elles ne nous sont
pas toutes parvenues.
M. Walferdin inséra, en 1831, au tome III des Mémoires et Ouvrages
inédits, treize de ces lettres, d’après une copie appartenant à la famille
de Vandeul. Toutefois, les quatre dernières sont en réalité de simples
fragments de celle qui porte ici le numéro XIV. Jusqu’alors une seule
lettre, la dernière dans notre classification, était connue : on la trouve
dans l’édition des Œuvres de Falconet, donnée par Lévesque (Dentu,
1808, 3 vol. in-8"), dans les Mélanges de Fayolle et dans les éditions Belin
et Brière.
M"’® la baronne de Jankowitz de Jeszenisce, fille de M"*® Pierre-
Étienne Falconet, née Collot, et veuve du baron de Jankowitz, qui fut
préfet et député de la Meurthe, mourut à Versailles, le 1®** janvier 1866,
léguant à la ville de Nancy une liasse de papiers provenant de son
grand-père, divers portraits peints par son père, enfin quelques bustes
en plâtre et en marbre de sa mère. Les tableaux et dessins qui avaient
appartenu à Falconet furent vendus à Paris, le 10 décembre 1866,
Lorsque M. Charles Cournault, alors conservateur du Musée Lorrain,
dépouilla le volumineux dossier qui y avait été déposé, il y retrouva
vingt-deux lettes inédites* de Diderot, ainsi que deux copies, très-
raturées par Falconet, de la discussion sur la postérité, sur Pline et sur
1. Celle du 15 novembre 1769 avait été donnée par M"»* de Jankowitz à M. le
comte de Warren qui Ta communiquée à M. Ch. Cournault.
80 NOTICE PRÉLIMINAIIÎE.
Polygnote. Les lettres de Diderot s’arrêtaient en 1773, avant son départ
pour la Russie; M"'* de Jankowitz, obéissant à un scrupule filial exagéré,
avait brillé les autres autographes de Diderot et les copies que Falconet
avait gardées de ses réponses. Personne ne pourra donc savoir au juste
à quel moment et pour quel motif éclata la rupture que Ton pressent
dans les dernières pages ^e la correspondance imprimée.
Malgré cette irréparable lacune, les documents épargnés présentaient
l’intérêt le plus vif et, par bonheur, tombaient entre des mains dignes
d’en tirer le meilleur parti. M. Cournault publia d’abord dans la Revue
moderne^ toute la correspondance intime des deux amis, puis, dans la
Gazelle des Beaux-Arls^ , une étude biographique très-complète sur
Étienne-Maurice Falconet et Marie-Anne Collot, que nous avons souvent
mise à contribution ; mais les épreuves des textes de la Revue moderne
n’avaient pas été communiquées à M. Cournault; il en résultait un
grand nombre de fautes et mêmef d’interpolations que celui-ci avait
loyalement signalées à M. Assézat. Nous avons collationné ces textes
sur les originaux du Musée Lorrain et nous osons croire qu’à part les
différences orthographiques, dont nous ne tenons pas compte, nous en
offrons une leçon rigoureusement exacte.
Telle qu’elle nous est parvenue, cette correspondance présente deux
parts bien distinctes : l’une quasi officielle et publique qui dura jusqu’au
départ de Falconet ; l’autre tout à fait intime et d’autant plus précieuse.
La première était assurément celle à qui le sculpteur attachait le plus
de prix ; il on fit faire plusieurs doubles et écrivit une sorte de post-
face intitulé(^ Aver lisse menl qui nous apprend l’origine même de ces
démêlés et la forme qu’ils prirent : « ... Diderot, le philosoptn», et
Falconet, le statuaire, au coin du feu, ruoTaranne, agitaient la question
si la vue de la poslerilé fail etilreprendre les plus belles aclions el pro-
duire les fueilleurs ouvrages. Ils prirent parti, disputèrent et se quit-
tèrent, chacun bien persuadé qu’il avait raison, ainsi qu’il est d’usage.
Dans leurs billets du matin, ils plaçaient toujours le petit mot séditieux
qui tendait à réveiller la dispute. Enfin la patience échappa ; on en
vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer. Peut-être y
avait-il dans les unes et les autres quelques idées assez peu communes
pour mériter d’être contredites, attendu que la contradiction fuit les
idées courantes. Toujours est-il certain que de la part de M. Diderot,
jamais sujet ne fut traité d’une manière plus intéressante et plus du
ton de la franche amitié. »
Le projet de publication en resta là tout d’abord : Falconet partit
1. 1** novembre et 1*** décembre 1866, !**■ janvier et !**■ février 1807.
2. Tome II (2»' période), 1869, p. 117-144.
NOTICE PRÉLIMINAIRE. 81
pour la Russie en septembre 1766. Les copies des neuf premières lettres
furent alors communiquées à Voltaire, à Catherine ü, à Grimm, à
Naigeon, au prince Galitzin. Voltaire remercia Falconet par un petit
billet, daté du 18 décembre 1767, que Diderot trouva « poli et sec » Il
n’est rien do plus, en effet. Catherine répondit « d’un coin de l’Asie^*
qu’elle se garderait bien de décider entre deux adversaires si convain-
cus de leur propre bonne foi. Sa lettre, publiée par M. Cournault, est
des plus curieuses.
Après une dernière révision de cette discussion, en 1769, pendant
un séjour au Grandval, Diderot ne s’en occupa plus. Mais la copie, con-
servée par Falconet, fut prêtée à un Anglais, William Tooke, qui la tra-
duisit et la fit paraître à Londres, peut-être avec l’autorisation tacite
de Falconet, depuis longtemps tourmenté du désir de rendre le public
juge du procès L
Six ans après, le prince Galitzin s’entremit pour solliciter de
Diderot l’autorisation de publier ses lettres avec leurs réfutations dans
l’édition que Falconet préparait de ses œuvres. Diderot refusa net. Sa
réponse, qu’on trouvera dans la correspondance générale, laisse planer
sur son ancien ami l’accusation d’avoir tronqué le manuscrit primitif.
En marge de l’autographe, le sculpteur a crayonné ces mots : « L’ori-
ginal existe et je puis le produire » ; mais ' soit qu’il ait été égaré, soit
que Falconet ait eu intérêt à le détruire, il ne s’est point retrouvé dans
ses papiers. Occupé par un travail très-important — sans doute V Essai
sur les règnes de Claude el de Néron ~ Diderot promettait néanmoins
à M“‘« Falconet Collot) de revoir cette correspondance dès qu’il
aurait quelque loisir. Il n’en fit rien.
Méfiant, irascible, brutal même, « le Jean-Jacques de la sculpture »
— un mot de Diderot — était, sous sa rude enveloppe, délicat et hon-
nête. Privé du plaisir d’imprimer une controverse dont il tirait sans
doute vanité, il ne laissa percer dans ses écrits aucune aigreur contre
Diderot, ni aucune allusion à ce refus. 11 ne pouvait oublier d’ailleurs
que c’était à lui, à lui seul, qu’il avait dû l’honneur d’être choisi pour
ériger la statue de Pierre
Au moment où la bibliothèque du philosophe allait être vendue à
Catherine, en 1765, le prince Galitzin cherchait un artiste digne de con-
cevoir 'et d’exécuter le monument que la czarine voulait élever à son ter-
rible prédécesseur. 11 s’adi’essait tour à tour à Pajou, à Coustou, à Vassé,
1. Pièces written by Morts, falconet and Mons, Diderot on sculpture in general
and particularly on ihe celebrated statue of Peter the Créât, now finishing by the
former at the St Petersburg. Translated from the French, with severac additions,
by the Rev. William Tooke. London, 1774, in-4°. (Gravure d’après la statue), — Livre
introuvable à Paris et à. Londres*
XVlll.
6
82
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
qui lui demandaient," Tun 600,000 livres, l’autre /i50,000, le dernier
400,000. Diderot, apprenant son embarras, lui présentait Falconet, dont
les cinq figures exposées au Salon de cette année avaient été fort ad-
mirées (voir t. X, p. 426), et quelques jours après le traité se signait :
a C’a été l’ouvrage d’un quart d’heure et l’écrit d’une demi-page. »
Ce contrat, que M. Cournault a publié, mais que sa longueur nous
empêche de reproduire^dans cette notice, fait honneur à celui qui
en a déterminé les clauses et à ceux qui les ont acceptées. Rien
d’essentiel n’y avait été omis. Il était daté du 27 août 1766; le 8 sep-
tembre, Falconet quittait Paris, avec Collot, son élève, dont le ta-
lent précoce pouvait lui être et lui fut fort utile. Née à Paris, en 1748,
Marie-Anne Collot, que Diderot et Grimm appellent M^^® Victoire, avait
été abandonnée par son père, et son frère avait dû, pour vivre, entrer
comme apprenti chez Le Breton. Élève de Falconet dès l’âge de seize
ans, elle modela, sans le secours de son maître, divers bustes, entre
autres celui de Préville en Sgaharelle, celui de Diderot, celui du
prince Galitzin « qui, dit Grimm, est parlant comme les autres.
L’excellente monographie de M. Cournault et le catalogue du Musée de
la ville de' Nancy, rédigé par ses soins, compléteront une liste d’œuvres
que nous ne pouvons qu’indiquer. M'^® Collot serait depuis longtemps
célèbre si la sculpture française avait parmi nous le rang qu’elle
devrait tenir.
Falconet débarquait à peine, que Catherine écrivait â M'"® Geoffrin,
le 21 octobre 17G6 : « M. Diderot se sert du truchement Betzky
pour répandre la sensibilité de son cœur à quelques centaines de lieues
de son habitation; il nous recommande ses amis, il m’a fait faire l’acqui-
sition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil: c’est Falconet. Il va
incessamment commencer la statue de Pierre le Grand. S’il y a des
artistes qui l’égalent en son état, on peut avancer, je pense, hardiment
qu’il n’y en a point qui lui soit à comparer par ses sentiments; en un
mot, c’est l’ami de l’âme de Diderot*. »
Le philosophe l’appelle en effet ainsi dans une des lettres qu’il lui
adressa de 1766 à 1773, et dont chacune prouve sa sollicitude envers les
deux absents, en même temps que la fermeté avec laquelle il défendait
ses autres amis ou ses opinions.
Lo modèle de la statue de Pierre était terminé ^ mais la fonte,
retardée par mille circonstances, n’avait pas encore eu lieu quand
1. liecueil de la Sociéùé historique russe (1867-1873), 12 v. gr. in-8. Tome I®**.
2. Le charmant dessin aux crayons noir et blanc d’Ântoine Lossenko (Musée de
Nancy), qui la représente telle qu’elle devait être sur la place de l’Amirauté, est
daté de 1770.
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
83
Diderot arriva en Russie. L’inscription qui devait être gravée sur le
socle préoccupait Catherine qui, le 18 août 1770, écrivait à Falconet :
« N’ayez pas peur que je donne dans l’absurdité des inscriptions qui
ne finissent pas. Je n’ai jamais pu entendre jusqu’au bout celle dont
vous me faites mention. Je m’en tiens à celle que vous savez, enquatr-e
mots : Petro Primo Caiharina secunda. j»
Diderot en proposa deux, l’une qui manquait de concision : Petro
nomine 'primo monumentum aoîisecravit Catharina nomine secunda,
l’autre, aussi pesante que le rocher dont elle évoque l’image : Conatu
enormi saxum énorme advexil et suhjecil pedibus heroïs rediviva virtus î
Toutes deux furent rejetées. Ce^léger échec le blessa moins que
la réception de Falconet chez qui il comptait loger; celui-ci s’excusa
de ne pouvoir lui donner la chambre dont il avait disposé pour son
fils qui venait également d’arriver. Diderot s’en fut chez M. de Nariskin
qui le garda jusqu’à son départ. « La lettre que mon père écrivit à ma
mère sur la réception de Falconet est déchirante, dit M™* de Vandeul.
Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à
Pétersbourg, mais Pâme du philosophe était blessée pour jamais. »
La rupture n’éclata que dans les premiers mois de i77à; car la der-
nière lettre de notre série est datée du 6 décembre 1773, et l’on ne se
douterait guère en la lisant du ressentiment de celui qui l’écrivit. Il y
reprend la vieille querelle de la prétendue supériorité des anciens sur les
modernes ; il loue Falconet d’avoir osé confier l’exécution de la tête du
czar àM”«Collot; il s’y montre, en un mot, ce qu’il était jadis rue Ta-
ranne ou dans la « chaumière » de la rue d’Anjou. Mais le charme était
rompu; le pieux auto-da-fé de de Jankowitz permet précisément de
croire que son aïeul dépassa peu après toute mesure. La blessure, cette
fois, ne se referma pas et les deux amis ne se revirent jamais.
LETTRES
A FALCONET
!•
Ce 10 décembre 1565.
0(jr^ je veux vous aimer toujours ; car je ne vous en aimerais
pas moins, quand je ne le voudrais pas. Je pourrais presque
vous adresser la prière que les Stoïciens faisaient au Destin :
(( O Destin, conduis-moi où tu voudras, je suis prêt à te suivre:
car tu ne m’en conduirais et je ne f en suivrais pas moins,
quand je ne le voudrais pas. »
Vous sentez que la postérité m’aimera, et vous en ôtes bien
content ; et vous sentez bien mieux qu’elle vous aimera aussi,
et vous ne vous en souciez pas. Comment pouvez-vous faire
cas pour un autre d’un bien que vous dédaignez pour vous ?
S’il vous est doux d’avoir pour ami... Je m’arrête là, je crois
que j’allais faire un sophisme qui aurait gâté une raison de
sentiment.
Il est doux d’entendre pendant la nuit un concert de flûtes
qui s’exécute au loin et dont il ne me parvient que quelques
sons épars que mon imagination, aidée de la finesse de mon
oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi qui la
charme d’autant plus, que c’est en bonne partie son ouvrage.
Je crois que le concert qui s’exécute de près a bien son prix..
1. Publiée comme inédite dans V Artiste de 1846, t. VI, p. 271.
86
LETTRES A FALCONET.
Mais le croirez-vous, mon ami? ce n’est pas celui-ci, c’est le
premier qui enivre. La sphère qui nous environne, et où l’on
nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous
entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent
directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela
est trop petit pour la (Opacité de notre âme ambitieuse, peut-
être ne nous trouvons-nous pas suffisamment récompensés de
nos travaux par les génuflexions d’un monde actuel. A côté de
ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui
ne sont pas encore. 11 n’y a que cette foule d’adorateurs illi-
mitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont tou-
jours vers l’infini. Les prétentions, direz-vous, sont souvent
au delà du mérite. D'accord, mais n’y voyez- vous pas un hom-
mage merveilleux, vous me Tavez dit, et certainement vous
ôtes trop éclairés tous tant que vous êtes pour que l’avenir soit
jamais assez osé pour penser autrement que vous?
Vous voyez, mon ami, que je me moque de tout cela, que
je me persifle moi et toutes les autres mauvaises têtes comme
la mienne ; eh bien, vous l’avouerai-je, en regardant au fond
de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et
mon oreille, plus vaine que philosophique, entend meme en ce
moment quelques sons imperceptibles du concert lointain.
O curas hominumi O quantum est in rebus inaneM
Cela est vrai, mais réduisez le bonheur au petit sachet de
la réalité, et puis dites-moi ce que ce sera. Puisqu’il y a cent
peines d’opinions, dont il est presque impossible de se délivrer,
permettez à ces pauvres fous de se faire, en dédommage-
ment, cent plaisirs chimériques. Mon ami, ne soufflons point
sur ces fantômes, puisque notre souffle n’écarterait que ceux
qui nous suivraient toujours, d’un peu plus près ou d’un peu
plus loin.
O le joli moment ! comme la tête allait s’exalter, si j’avais
le temps de la laisser faire ! Mais il faut que je vous quitte
pour aller à des êtres qui ne vous valent pas, sans flatterie, et
pour dire des choses dont la postérité ne s’entretiendra pas.
1, Fers., Sat. î, i.
LETTRES A FALCONET. 87
En vérité, cette postérité serait une ingrate si elle m’oubliait
tout à fait, moi qui me suis tant soitvenu d’elle.
Mon ami, prenez garde que je ne fais nul cas de la pos-
térité pour les morts, mais que son éloge, légitimement pré-
sumé, garanti par le suffrage unanime des contemporains, est
un plaisir actuel pour les vivants, un plaisir tout aussi réel pour
vous que celui que vous savez vous être accordé par le con-
temporain qui n’ost pas assis tout à côté de vous, mais qui
parle de vous quoiqu’il ne soit jws entendu de vous.
L’éloge payé comptant, c’est celui qu’on entend tout contre,
et c’est celui des contemporains. L’éloge présumé, c’est celui
qu’on entend dans l’éloignement, et c’est celui de la postérité.
Mon ami, pourquoi ne voulez-vous accepter que la moitié de ce
qui vous est dû ?
Ce n’est ni moi, ni Pierre, ni Paul, ni Jean qui vous loue;
c’est le bon goût, et le bon goût est un être abstrait qui ne
meurt point ; sa voix se fait entendre sans discontinuer, par
des organes successifs qui se succèdent les uns aux autres.
Cette voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand
vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent,
elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira disant
toujours : Falconet! Falconet!
II
Janvier 1760.
Je ne crains pas le compas de la raison *, mais je crains sa
partialité qui change de poids et de mesure selon les objets.
Tu te repais d’opinions du matin jusqu’au soir, et puis après
tu te mets à faire la petite bouche. Eh ! mon ami, le tissu de
nos maux et de nos peines est ourdi de chimères où l’on n’aper-
çoit de loin en loin que quelques fils réels. La comparaison du
concert n’est pas seulement agréable, elle est juste. Quel con-
cert plus réel que celui que j’entends et dont je suis en état de
1. Les passages soulignés sont extraits des lettres de Falconet.
LETTRES A FALCONET.
chanter toute la mélodie et tous les accompagnements ? Gela est
noté. Quand ce ne serait (|He la douceur d'un beau rêve? Et
n’est-ce rien que la douceur d’un rêve ? Et n’est-ce rien qu’un
rêve doux qui dure autant que ma vie, et qui me tient dans
l’ivresse?
L’éloge de nos contemporains n’est jamais pur. Il n’y a què
celui de la postérité qui me parle à présent, et que j’entends
aussi distinctement que vous, qui le soit. L’envie meurt avec
l’homme, ou si elle existe encore après lui, c’est pour continuer
son rôle. On t’objecte Phidias à toi qui vis, quand tu ne seras
plus elle t’objectera à ceux qui te suivront.
Je ne sais si les femmes riraient ; mais elles auraient tort.
Qu’est-ce que fait une belle femme qui va chez La Tour multi-
plier ses charmes sur la toile, ou* dans ton atelier les éterniser
en bronze ou en marbre? Elle y porte la prétention de plaire
où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment
elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle
s’écrier : « Oh I qu’elle est belle ! » El son bonheur et son orgueil
redoublent. Se trompe-t-clle dans son jugement? Non. Si elle
ne se trompe pas elle est heureuse, et quand elle se tromperait
elle le serait encore.
Point d’injures. 11 n’y a point de plaisir senti qui soit chi-
mérique, le malade imaginaire est vraiment malade. L’homme
qui se croit heureux l’est. Il faut faire entrer en ce calcul,
lorsqu’il s’agit du prix de la vie, jusqu’au plaisir momentané
du crime ; Ixion est heureux quand il embrasse sa nuée, et si
la nuée lui présente sans cesse l’objet de sa passion et ne
s’évanouit pas entre ses bras, il est toujours heureux.
A l’application ; j’avoue que
Vixêre fortes ante Agamemnona
Multi; sed omnes illacrimabilcs
ürgentur ignotique longâ
Nocte, carent quia vate sacro ».
Mais les grands noms sont maintenant à l’abri de ces ravages,
et tu subsisteras éternellement, ou dans un fragment de marbre.
1, Horat., lib. IV od. ix.
LETTRES A FALGONET.
89
ou plus sûrement encore dans quelques-unes de, nos lignes; il
n’y a plus qu’un bouleversement général du globe qui puisse
éteindre les sciences, les arts, et ensevelir les noms des
hommes célèbres qui les ont cultivés avec succès. La lumière
de l’esprit peut changer de climat, mais elle est aussi impéris-^
sable que celle du soleil. Il y a deux grandes inventions : la
poste qui porte presque en six semaines une découverte de
l’équateur au pôle, et rimprimerie qui la fixe à jamais.
J’aime bien à entendre dire à un homme quil ne met pas
à la loterie^ et qui a un billet dans^sa poche. Tu n’es pas sourd,
tu contrefais le sourd, et si personne fut jamais dans le cas du
proverbe, c’est mon ami Falconet. Les pires de tous les sourds
sent ceux qui ne veident pas entendre,
La crainte du mépris^ de la houie^ de V avilissement^ sont
des petits motifs qui empêchent de faire mal ; mais qui, inca-
pables d’exalter l’àme, ne feront point tenter de grandes choses.
Ce n’est pas assez pour la plupart des choses dilïiciles de ne
vouloir point être blâmé. Le repos et l’obscurité suffisent à ce
but; il faut vouloir être loué, faire un cas infini de ses sem-
blables qui sont, de scs semblables qui seront, et brûler d’une
soif inextinguible de leur louange. Voilà le sentiment qui fait
haleter ; voilà le sentiment qui foule aux pieds l’envieux ; voilà
le sentiment qui fait reprendre la lyre, la plume, le pinceau, le
ciseau.
Vous me dites toujours que vous comptez pour rien Vélogc
qui est à cent pas de vous^ et vous n’osez pas assurer nettement
que vous fassiez aussi peu de cas de celui qu’on vous accorde
à votre insu, à Londres ou à l^ékin. Mon ami, si nos produc-
tions pouvaient aller dans Saturne, nous voudrions être loués
dans Saturne, et je ne doute point que si elles étaient de nature
à voyager dans toutes les parties de l’univers, comme elles sont
de nature à voyager sur tous les points de notre globe, et à
passer à toute la durée successive, l’émulation ne s’étendît
avec cette sphère, et que l’artiste ne fît plus pour l’espace im-
muable, immense, infini, éternel, que pour un point de cet
espace.
Et que me dites-vous de cette comète qui vient frapper
notre globe! S’il arrivait jamais que l’orbe des comètes se
connût assez bien pour qu’on démontrât que dans mille ans
90 LETTRES A FALCONET.
d’ici un de ces corps se rencontrera avec notre terre dans un
point commun de leur couT3e, adieu les poëmes, les harangues,
les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en
ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se
mettrait à planter ses choux, et vous tout aussitôt qu’un autre.
Si l’on peignait encore^ des galeries, c’est qu’on supposerait
que l’astronome a fait un faux calcul. Ce serait bien la peine
d’embellir une maison qui n’aurait plus qu’un moment à durer.
En un mot, mon ami, la réputation n’est qu’une voix qui parle
de nous avec éloge, et n’y aurait-il pas de la folie à ne pas mieux
aimer son éloge dans la bouche qui ne se taira jamais que dans
une autre ?
Malgré que nous en ayons, nous proportionnons nos efforts
au tenjps, à l’espace, à la' durée, au nombre des témoins, à
celui des juges; ce qui échappe à nos contemporains n’échap-
pera pas à l’œil du temps et de la postérité. Le temps voit tout;
autre germe de perfection. Cette espèce d’immortalité est la
seule qui soit au pouvoir de quelques hommes, les autres
périssent comme la brute. Pourquoi ne vouloir pas que je sois
jaloux et que je prise cette distinction particulière à quelques
individus distingués de mon espèce? Que suis-je? des rêves,
des pensées, des idées, des sensations, des passions, des qua-
lités, des défauts, des vices, des vertus, du plaisir, de la peine.
Quand tu définis un être, peux-tu faire entrer dans ta définition
autre chose que des termes abstraits et métaphysiques? La
pensée que j’écris c’est moi ; le marbre que j’anime c’est toi.
C’est la meilleure partie de loi, c’est toi dans les plus beaux
moments de ton existence, c’est ce que tu fais, c’est ce qu’un
autre ne peut pas faire. Quand le poëte disait :
Non omnis moriar; muitaque pars met
Vitabit Libitinam',
il disait une vérité presque rigoureuse. J’ai bien peur que tu
n’aies prêché cette maudite philosophie meurtrière à ton fils, et
que tu n’en aies fait un pourceau du troupeau d’Épicure.
1. Horat., lib. III, od. xxx.
LETTRES A FALCONET. 91
Vous avez tout perdu en me faisant écrire ces ch^ffons-là ;
mon projet était de faire un discours en forme, avec toute Tëlé-
vation, Tenthousiasme, la raison que je crois avoir, et, Dieu
merci! m* en voilà quitte. Le feu s*est évaporé, et je n'y reviens
plus que pour vous tracasser. Bonjour, mon cher ami Bonjour;*'
vous voyez bien qu’en vous disant cela, je vous baise sur les
deux joues.
111
Janvier 1706.
Vous n’êtes point bête, je vous le jure; vous avez fait seu-
lement un petit pas du côté du vrai ; si j’en fais un autre, nous
pourrons bien nous donner la main.
Je ne ^nôprinc pas le complani^ ni vous non plus ; je ne serai
pas embarrassé de vous montrer que l’idée présente que j’ai du
jugement favorable de la postérité est du comptant, puisque j’en
jouis et que je suis heureux. Vous en jouissez vous-même,
moins que moi peut-être, quoique vous y ayez plus de droit;
c’est une affaire de caractère. Mais vous en jouissez, puisque
vous convenez assez franchement qu’ après tout, il vaut mieux
être préconisé par une voix qui loue sans cesse que par une
bouche qui se tait quand nous n’avons plus d’oreilles. Il fau-
drait que vous fussiez fou ou peu vrai, si vous n’avouiez du
moins que l’idée actuelle en est plus flatteuse.
Vous m’accusez de ri avoir pas répondu à tout^ et d* avoir
fait V aveugle^ quand je vous accusais de faire le sourd. Je n’ai
pas mon griffonnage tout présent, mais je ne crois pas votre
réponse bien fondée.
Je ne tiens point votre dernière lettre pour répondue. Au
demeurant ayez la bonté de considérer, mon ami, que c’est vous
qui défendez le paradoxe, et que par conséquent c’est, à la vérité,
le côté vrai qui est pour moi, mais que c’est vous qui avez le
côté amusant.
Vous plaisantez tant qu’il vous plaît, et il faut, moi, que je
sois toujours sérieux. Diable !il n’est pas question de plaisanter
92
LETTRES k FALGONET.
'‘quand il s’agit de la vapeur qui repaît les narines des dieux,
de la fumée odoriférante qui embaume nos temples, et du bon-
heur de mâcher la feuille sacrée qui fait les prophètes.
A propos, pourriez-vous bien me dire, mais là, en votre
âme et conscience, comme si vous étiez devant Dieu, que la
trompette sonnât, quemous l’entendissions tous deux, et que je
pusse lire au fond de votre cœur; pourriez-vous me dire si,
tandis que moi qui ne regretterais ni un louis, ni deux, ni trois,
ni quatre (voilà mes moyens) pour rendre votre Pygmalion et
plusieurs de vos ouvrages invulnérables par la main du temps,
vous ne donneriez pas, vous qui êtes le père et qui devez
avoir des entrailles, un écii pour assurer la même prérogative à
ces précieux enfants-là? Si je vous fais une fois lâcher un écu,
prenez garde. *
Et vous aurez bien de la peine à ne pas lâcher le premier
écu, car il serait, pardieu, aussi fou de tenir les cordons de sa
bourse serrés pour ce que je vous demande, qu’il le serait de ne
pas vendre au même prix l’immortalité, avec toute la fraîcheur
de la jeunesse, à des enfants de chair et d’os à l’éducation des-
quels on aurait donné des soins infinis, et qui feraient un hon-
neur universel à l’institution paternelle.
Est-ce que tu n’es pas père? est-ce que les enfants ne sont
pas de chair? Est-ce que quand tu t’es épuisé sur un morceau
qui te satisfait, après le souris d’approbation, ne te vient-il pas
un soupir de regret sur la lèvre en pensant que, passé le pré-
sent tribut précaire du jour, tout sera fini demain pour l’ou-
vrier et pour l’ouvrage ?
Et, certes, regardant et voyant ces pieds^ ces mains, ces
têtes, ces membres si délicats, je me suis quelquefois t^crié
douloureusement : « Pourquoi faut-il que cela finisse? » et c’était
du plus profond de mon cœur. Pourquoi le même sentiment, la
même peine n’aurait-elle pas été au fond du tien, plus ou moins
fortement sentie et prononcée?
J’ai dit de ton ouvrage ce que j’ai quelquefois dit de Voltaire
même, de l’homme, lorsque son poëme m’enchantait, et que je
pensais à la caducité qui le touche (et la caducité a un pied
sur le tombeau, et l’autre pied sur le gouffre) : « Pourquoi faut-il
que cela meure 1 » Allons, mon ami, là, avoue-moi que tu es, que
tu as été et que tu seras un peu plus que tu ne dis. Si tu avais
LETTRES A FALCONET.
93
fait une mauvaise chose sur laquelle on eût écrit: Falconet fecit,
qu’elle fût placée de manière à rester après toi, et que tu
apprisses qu’elle est brisée, certes tu t’en réjouirais. A l’appli-
cation I
Avez-vous le diable au corps, monsieur Falconet, de me faire
saboter comme un pot, et d’eniburnerdans un courant d’étude ma
tête que d’autres êtres appellent? Au premier instant de loisir
et de bonne humeur, et puis je reprends mon Qlinde. Bonjour,
sophiste.
IV
Février 17Gü.
J’ A J suivi le conseil que vous m’avez donné. J’ai repris vos
lettres : je les ai placées devant moi, et j’ai écrit à mesure que
je les lisais. Si je n’ai pas répondu à tout, ce n’est ni dissimu-
lation, ni finesse, ni même insulBsance; c’est inadvertance pure.
Si vous connaissiez mes amis avec qui je ferraille sans cesse, ils
vous diraient tous que personne n’avoue plus franchement que
moi une bonne botte bien appliquée. Je vous présenterai mes
idées isolées les unes des autres, parce que ce sera vous épar-
gner la peine de les découdre. Je vous les présenterai d’une
manière courte, sèche et abstraite, parce que, sous cette forme,
elles en donneront peut-être moins de prise à votre subtilité. Je
les dépouillerai de tout le faste oratoire, parce que vous êtes
ombrageux, et que ma cicéronerie pourrait vous mettre en
méfiance. 11 n’y en a presque aucune qui n’eût échauffé mon
âme et pris une teinte de pathétique; mais on risque de vous
faire rire, en cherchant à vous faire pleurer. Vous êtes le plus
maudit adversaire qu’on puisse avoir en tête. J’ai voulu essayer
ce qu’on obtiendrait de vous en s’abandonnant à votre discré-
tion, et si vous auriez la lâcheté de battre un homme qui se
couche à terre; car c’est se coucher à terre que de s’assujettir
à la méthode scolastique et sentencieuse dans une affaire de
verve, de sentiment et d’enthousiasme.
Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne
LETTRES A FALCONET.
94
peut qu'être utile à celui qui travaille. Or, le sentiment de Tim-
mortâhié; le désir de s'illustrer chez la postérité; de faire l'ad-
miration etVentretien des siècles à venir; d'obtenir après sa
mort les mêmes honneurs que nous rendons à ceux qui nous
ont précédés; de fournir une belle ligne à l'historien, d'inscrire
aussi son nom à côtégde ceux que nous ne prononçons jamais
sans verser une larme, sans pousser un soupir, sans éprouver
le regret ; de nous assurer les bénédictions que nous avons
tant de plaisir à donner aux Sully, aux Henri IV, à tous les bien-
faiteurs du genre humain, tend à émouvoir le cœur, à enflam-
mer l’esprit, à élever l'ame, à mettre en jeu tout ce que j'ai
reçu d’énergie. Donc, etc.
Archimède ordonna que l’on gravât sur son tombeau la
sphère inscrite au cylindre. .
On ne porte guère en soi le sentiment de s’immortaliser
sans la conscience de quelque talent rare. Ce sentiment est
grand; il est honnête, même dans l’homme médiocre. Il est
naturel au grand hommes c'est une portion de son apanage,
qu'il ne peut négliger sans un inépris rituel de Vespéee
humaine.
Parmi toute cette canaille qui est à naître, et qui naîtra
toutefois voire égal, votre supérieur, peut être au moins un
juge, un^oële, un artiste, un ministre, un souverain digne de
vous.
Lorsque, sur la garantie de tout un siècle éclairé qui m'en-
vironne, je puis m'écrier aussi ; Non omnis moriar, que je
laisse après moi la meilleure partie de moi-même, que les seuls
instants de ma vie dont je fasse quelque cas sont éternisés, il
me semble que la mort en a moins d'amertume.
Parmi tant d'idées superstitieuses dont on a entêté les
hommes, je suis toujours surpris qu'on ne leur ait pas persuadé
qu’ils entendraient sans cesse sous la tombe le jugement qu’ils
auraient mérité: l'homme de bien, la voix de la louange et du
regret; le méchant, la voix de l'anathème et de l’exécration.
Ma comparaison du concert lointain est douce, dites-vous,
mais elle n'est pas justeypourla faire juste, il aurait fallu dire:
J'entendsun concert lointain. Eh bien ! soyez content, jel'entends.
Tous les grands hommes l'ont entendu ; il ne tient qu’à moi de
vous le faire entendre. Écoutez, Falconet, lorsque votre Pygma--
LETTRES A FALCONET.
95
lion aura passé aux siècles à venir, voici ce qu ils en diront...*,
mon éloge est celui du présent et de Tavenir.
Vous continuez : Quoi! n'ya-Uü que cette foule d! adorateurs
futurs et illimités qui puisse vous satisfaire? Je ne dis pas
cela, je n*en exclus aucun, et pourquoi exclurais-je ceux qui
ne sont pas? Est-ce que si vous avez fait un ouvrage aussi
parfait que le Gladiateur^ ce n’est pas Téloge de la postérité
que vous entendez dans celui d’Agasias ? Agasias n'est plus,
mais son ouvrage achevé, était-il ridicule qu’au milieu des
acclamations des Athéniens, il discernât la voix de Falconet qui
n’était pas encore?
On savait assez de son temps qu’ Agasias avait fait le Gla-
diateur^ et soyez sûr, mon ami, que ce n’est pas pour son
siècle qu’il écrivit au pied de sa statue : ArA2I\2 EIlOIEl.
Voilà lame, voilà la grande âme. Comme l’œil et l’esprit qui
s’élancent jusqu’aux étoiles fixes, elle se porte dans la durée et
dans l’espace à des intervalles immenses. Si vous connaissiez
alors sa joie, son tressaillement, son ivresse ! Mais vous la con-
naissez.
On plaignait Épaminondas de mourir sans enfants : « Que
dites-vous? répliqua-t-il d’une voix moribonde; et Leuctres et
Mantince mes deux fdles! » Voilà, mon ami, la famille dans
laquelle il avait vécu, et dans laquelle il se voyait survivre
avec joie.
Je vous prie, mon ami, de lire cela à des femmes^ et vous me
direz si elles ont ri. Je sais bien que dans leurs plus grands
écarts d’orgueil, leur imagination ne va point au-delà de leur
vie. Vous avez très-bien dit : Les femmes en général^ ainsi que
bien des hommes^ ne laissent rien à la postérité. Quand elles
ne sont plus c'est omnino. Sur quoi diable compteraient-elles
dam ce pays-là ?
Pourquoi ne vous êtes-vous pas toujours chargé de répondre
vous-même à vos objections? Vous ne m’auriez rien laissé à
dire.
Insatiables philosophes^ nous dites-vous, appréciateurs
simulés des vrais biens, vous jouissez de Junon, et vous
courez encore après la nuée. Hélas I mon ami, laissez faire
1. Il y a ici une lacune dans le manuscrit.
LETTRES A FALCONET.
96
rhomme,il fait bien; c’est son fort que d’être plus heureux en
embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon. Je dispose de
la nuée; et Junon dispose de moi. Pensez-y bien, et vous
verrez que la nuée est aussi réelle et plus douce que la
déesse. ^
Eh ! combien de fois le rêve du matin ne m’a-t-il pas été
plus doux que la jouissance de l’après-midi? Ne me détachez
pas de la meilleure partie de mon bonheur. Celui que je me
protnets est presque toujours plus grand que celui dont je
jouis. Ce ii’est pas chez moi, c’est dans mon château en Espa-
gne que je suis pleinement satisfait. Aussi quelque événement
le renverse-t-il? je me hâte bien vite d’en rebâtir un autre.
C’est là que je me sauve des fâcheux, des méchants, des impor-
tuns, des envieux. C’est là que j’habite les deux tiers de ma
vie. C’est là que vous pouvez m’écrire, quand vous ne pourrez
pas venir.
Voilà la différence qu’il y a entre un Zoïle et moi. Celui-là
trouble la douceur du concert présent : moi, j’accrois tant que
je puis la douceur de ce concert, et je porte encore aux oreilles
de Voltaire la douceur du concert à venir. Combien de fois ne
lui ai-je pas écrit : « Laissez brailler maître Aliboron, et écoutez
dans ma bouche ce que disent et pensent de vous les habiles
gens, les honnêtes gens vos contemporains, et avec eux ce
qu’en diront et penseront tous les honnêtes et habiles gens des
siècles à venir. »
Lorsque mes contemporains modestes m’apportent avec leur
éloge celui de la postérité, ce sont les représentants du présent
et les députés de l’avenir; et quelle raison puis-je avoir de
séparer en eux ces deux caractères, d’agréer l’un et de dédai-
gner l’autre? Ils ont, comme représentants et comme députés^
les mêmes lettres de créance, la lumière de leur siècle et le
bon goût de la nation. Us ont, par la comparaison qu’ils font de
moi avec les hommes les plus honorés des âges antérieurs, par
l’expression de leur propre sentiment, par la perspective glo-
rieuse qu’ils ouvrent devant moi, réuni le passé, le présent et
l’avenir, pour m’offrir un hommage plus précieux, et il me
paraît difficile de démêler ces parfums sans les affaiblir. S’ils
sont bons juges du passé, ils sont bons témoins du présent, et
garants sûrs de l’avenir. Si vous contestez leur garantie, rejetez
LETTRES A FALCONET. 97
leur témoignage, récusez leur jugement et fermez la porte de
votre atelier.
Ah ! qu*il est flatteur et doux de voir une nation entière
jalouse d’accroître notre bonheur, prendre elle-même la statue
qu’elle nous a élevée , la transporter à deux mille ans sur un
nouvel autel, et nous montrer et la race présente et les races à
venir prosternées.
Mais si l’on encourage l’homme aux grandes choses, en lui
montrant son nom qui s’en va d’âge en âge accompagné d’ac-
clamations, de bénédictions de voix et de transports d’admira-
tion, je vois qu’on réussit également à Teffrayer des mauvaises,
en lui faisant entendre le jugement sévère de la postérité. Les
pères portent cette voix terrible aux oreilles de leurs enfants,
les citoyens aux oieilles de leurs ooncitoyens, les nations aux
oreilles de leurs souverains. Dites à un homme : Si tu fais ainsi,
ton nom sera béni dans tous les siècles; et ses entrailles en
tressailliront. Dites-lui : Si tu fais autrement, ton nom sera
exécré; et il en frémira.
Vous aurez bien de la peine à ne pas prendre pour un
monstre celui qui n’aurait ni tressailli ni frémi : et pourquoi
cela, s’il vous plaît?
Les l^]gyptiens exposaient le cadavre de leur souverain sur les
bords du Nil, et là ils lui faisaient son procès, et le jugeaient
en présence de son successeur. Croyez-vous que pour peu que
ce successeur eiil une âme douce, honnête et sensible, cette
cérémonie ne Tairectât pas, du moins pour le moment; qu’il ne
se mît pas par la pensée à la place du mort; qu’il ne se dît
pas à lui-même : Un jour, qui sera peut-être demain, je serai
exposé comme celui-là; c’est ainsi qu’on parlera de moi? Je
suis sur que Henri IV se serait écrié : Ventre-sainl-grisl
qu' ainsi ne soif,
La postérité ne commence proprement qu’au moment où
nous cessons d’être ; mais elle nous parle longtemps aupara-
vant. Heureux celui qui en a conservé la parole au fond de son
cœur !
Mais qu’est-ce que la voix du présent? Rien. Le présent
n’est qu’un point, et la voix que nous entendons est toujours
celle de l’avenir ou du passé. Demain n’est pas plus pour vous
que l’année 99999. Il vous serait plus doux, et il ne vous
7
xviii.
fS LETTRES A FALCONET.
serait pas plus difficile d’entendre le concert lointain de 99999
que celui de demain. Le ton est donné et il ne changera
pas.
Mais je vous entends... Tant de grands noms oubliés l tant
de grands hommes dont les ouvrages sont perdus ou détruits^
tant d'autres dont les ouvrages sont attribués à ceux qui ne les
ont pas faits!.*. Vous m’objectez un péril auquel vous n’êtes
et ne serez jamais exposé; il n’y a plus à craindre pour les
ouvrages, les actions et les noms des hommes illustres que la
rencontre d’une comète. 11 faut que tout subsiste ou périsse à
la fois. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le sentiment de
l’immortalité, le respect de la postérité, n’ont jamais été plus
vifs qu’en les âges où vos réflexions auraient eu quelque force.
L’illustration à venir n’aperdu sa valeur que depuis que la durée
éternelle du monde entier lui est assurée. C’est que les âmes
ont moins d’énergie, c’est qu’il est plus court et plus aisé de
mépriser que d’obtenir le suffrage des temps à venir. Cherchez
bien au fond de ce sac, et vous y trouverez l’insuffisance et la
paresse.
11 fut uit temps où un littérateur, jaloux de la perfection de
son travail, le gardait vingt ans, trente ans dans son porte-
feuille. Cependant une jouissance idéale remplaçait la jouissance
actuelle dont il se privait. 11 vivait sur l’espérance de laisser
après lui un ouvrage et un nom immortels. Si cet homme est un
fou, toutes mes idées de sagesse sont renversées.
Mais, dites-moi, quelle est la ressource et quel jugement
vous portez d’un de mes amis? II s’est préparé pendant vingt
années, et il a travaillé pendant dix à un des plus beaux
ouvrages, à mon sens, qui existent; de la philosophie la plus
vraie, la plus solide, la plus franche, et qu’assurément il n’ou-
bliera jamais. Sa préface commence par ces mots ; Ami^ quand
tu me liras y je ne serai plus^ mais dans ce moment où je suis y
je pense que tu ne pourras refuser une larme à ma mémoire y et
mon âme en tressaillit de joie.
Cher Falconet, l’ouvrage que vous avez fait et qui passera à
la postérité est une lettre que vous écrivez à un ami qui est
aux Indes, qui la recevra sûrement, mais que vous ne reverrez
plus. 11 est doux d’écrire à son ami, il est doux de penser qu’il
recevra notre lettre, et qu’il en sera touché.
LETTRES A FALCONET.
Votre postérité est une loterie que je ne verrai jamais tirer.
J en! y mets point... Vous y mettez malgré vous; et votre billet
est bon, et vous ne sauriez l’ignorer. Je vois seulement que
vous dédaignez une portion de votre lot. Avez-vous raison?
Si vous aviez exécuté pour Londres, ou votre statue de
l’ A ?niiié, ou celle de Saint Ambroise, ou celle qui étend un
pan de sa robe sur des fleurs d’hiver, l’admiration des Français
ne vous garantirait-elle pas l’admiration générale des Anglais?
Ne jouiriez-vous pas de leur suflrage avant que de l’avoir
obtenu, et ne seriez-vous pas injuste envers les Français et les
Anglais, si le succès de votre ouvrage était douteux pour vous?
Eh bien! Londres où vous avez envoyé un chef-d’œuvre dont
vous ne recevez pas de nouvelles, c’est la postérité.
Appellerons-nous postérité deux ou trois siècles? Il nous
faut une pérennité bien et dûment constatée. Encore une fois,
elle l’est. La lumière peut changer de contrée, mais elle ne
peut plus s’éteindre.
Et les tyrans et les prêtres , et tous ceux qui ont quelque
intérêt à tenir les hommes dans l’abrutissement, en frémissent
de rage.
C’est un rêve que votre postérité... Ce n’est point un rêve;
ou les espérances fondées sur le mérite de nos productions, ou
la comparaison de ces productions avec celles des anciens^, ou
l’éloge égal que nos contemporains font des unes et des autres,
ou les lumières et le bon goût de ces contemporains, ou les
lumières et le bon goût des autres artistes, vos envieux et vos
rivaux, ou la constance de la nature que vous avez imitée, ou
tout ce qui peut aujourd’hui garantir à un habile homme le
succès et la durée de son nom et de son ouvrage, sont aussi
des rêves.
Entassez suppositions sur suppositions; accumulez guerres
sur guerres; à des troubles interminables faites succéder des
troubles interminables; jetez sur l’univers un esprit de vertige
général, et je vous donne cent mille ans pour perdre les
ouvrages et le nom de Voltaire : vous ne réussirez qu’à en
altérer la prononciation.
Et puis, qu’a de commun le nom que je porte avec la sen-
sation délicieuse que j’éprouve à penser que mon Iphigénie
fera pleurer à jamais les hommes? les hommes, entendez-vous,
100 LETTRES A FALCONET.
à jamais^ entendez-vous ? c*est ainsi que Racine se parlait à
lui-même.
Je reçois des éloges éclairés et sincères. Je les distingue,,,
sans en être affecté,,. Avec une pareille surdité pour ceux qui
crient à mon oreilley comment voulez^vous que f entende des
sons lointains? Si le feit est vrai, il est sans réplique. Que je
vous plains! Vous n’êtes pas heureusement né. L’éloge de votre
propre cœur est le seul qui vous reste, et cet éloge n’enivre pas.
Vous n’aimez donc, n’estimez donc personne? Combien de
voix qui n’arrivent point à mon âme sans la troubler! et celle
de mon ami, et celle de mon amie, et celle de mon concitoyen,
et celle de l’étranger, et celle de la postérité qui me console de
toute la peine que j’ai soufferte pendant vingt ans.
Qu’est-ce qui soutenait left Roger et François Bacon, tant
d’autres qui ont été persécutés dans des âges éclairés, tant
d’autres qui ont consumé leur vie parmi des contemporains
incapables d’apprécier leurs travaux, tant d’autres que la nature
condamnait au malheur, en leur accordant un génie précoce
pour leur siècle? Ils étaient ou ignorés, ou méprisés, ou calom-
niés, ou pauvres, ou tourmentés. Ils voyaient que de longtemps
ils ne seraient compris, évalués, estimés. Cependant ils conti-
nuaient de souffrir et de travailler. Parmi une infinité de motifs
de leur constance, vous n’en exclurez pas du moins le seul qu’ils
aient unanimement allégué : c’est que le temps de la justice
viendrait. 11 est venu ce temps qu’ils avaient prédit, et justice
s’est faite. Rien de si commun et de si sincère que l’appel à la
postérité, et quand il est légitime, il n’est point mis au néant.
Et tous ceux qui ont consacré leur vie à des ouvrages pos-
thumes, et qui n’ont espéré de leurs travaux que la bénédiction
des siècles à venir; voilà les hommes que vous appelez des fous,
des insensés, des rêveurs; les plus généreux des hommes, les
âmes les plus fortes, les plus élevées, les moins mercenaires.
Envierez-vous à ces mortels illustres leur unique salaire, la
pensée douce qu’ils seraient un jour honorés?
Et ces philosophes, et ces ministres, et ces hommes véri-
diques qui ont été la victime des peuples stupides, des prêtres
atroces, des tyrans enragés, quelle consolation leur restait-il
en mourant? C’est que le préjugé passerait et que la postérité
reverserait l’ignominie sur leurs ennemis, O postérité sainte et
LETTRES A FALGONET.
101
sacrée! soutien du malheureux qu on opprime, toi qui es juste,
toi qu’on ne corrompt point, qui venges Thomme de bien, qui
démasques Thypocvite, qui traînes le tyran ; idée sûre, idée
consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philo-
sophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux.
(( Mes amis, le ciel nous a réservés pour donner un
exemple mémorable à l’avenir. » Voilà les premiers mots de la
harangue d’un soldat romain, résolu de se tuer plutôt que de
mettre bas les armes, et exhortant ses camarades à l’imiter.
Sans doute, cet atome qu^Sn appelle le génie est un élé-
ment incoercible. Smis doute il y a dans Vobjel même de son
attention un germe d émulation. Peut-être travail le- t-il malgré
lui. Mais comptez que l’homme précoce vit, boit, mange avec les
stupides qui ^environnent, mais converse avec l’avenir. C’est à
ceux qui ne sont pas encore qu’il adresse toujours la parole.
Vous craignez le mépris^ la hontey V avilissement^ et moi
aussi. Vous êtes plus sensible aux reproches qu'à V éloge je
vous ressemble encore en ce point. Mais il est un sentiment que
je porte bien plus loin que vous, et qui est-ce qui me blâmera
de ne vouloir être blâmé ni du présent ni de l’avenir? De
redouter le mépris et de ceux qui sont et de ceux qui ne sont
pas? L’avilissement, dans un temps où je me transporte? De
rougir par anticipation, d’entendre la réclamation de nos neveux?
Ehquoi! parce que l’idée que les hommes fouleraient un jour aux
pieds ma cendre exécrée, briseraient des monuments usurpés,
substitueraient aux lignes sacrilèges de la flatterie, la vérité
cruelle; parce que cette idée me tourmente, me révolte, m’est
insupportable; parce qu’elle me fait sauter de dessus mon
fauteuil, et dire avec transport : « Non, cela ne sera pas, j’aime
mieux être déchiré par des bêtes féroces qui m’environnent;
j’en appelle à la postérité! » vous m’appellerez fou, insensé. Ah!
mon ami, puisse cette race de fous se multiplier à l’infini! Tout
ce que les siècles passés ont eu de braves gens en ont été ; ils
l’ont dit, ils l’ont écrit.
Mais cette attente est bien incertaine,,. Elle n’a jamais été
trompée. L’eût-elle été autrefois, elle ne le sera plus. Il faut
remonter jusqu’aux temps fabuleux, aux siècles qui ont précédé
la guerre de Troie, pour y supposer des noms célèbres ignorés...
Elle est bien creuse. Moins vous lui accordez de valeur, plus il
102
LETTRES A FALCONET.
est généreux de s*en contenter. Mais il faut voir comment
Cicéron, Démosthène, Alexandre, tout ce qu’il y a eu d’hommes
extraordinaires s'en sont enivrés. Dites-moi pourquoi plus une
âme antique fut héroïque, plus je la trouve pleine de cet en-
thousiasme ?
Je reviens à cet aiâi qui a adressé son ouvrage à ceux qui
viendront après lui. A qui cet homme pensait-il en écrivant sa
préface? De qui s’est-il occupé dans le cours de son ouvrage?
A qui a-t-il parlé? Avec qui a-t-il conversé? Avec la postérité,
mon ami; avec nos neveux. Auriez-vous eu le front de dire à
cet auteur qu il était fou ? L’auriez-vous pensé? Mais je voudrais
que vous le vissiez, lorsque je suis seul avec lui dans son mu-
seum, me montrer du doigt ses posthumes et me dire : Ils les
auront un jour. Je voudrais que vous vissiez la joie qui éclate
sur son visage, lorsqu’il ajoute : Les scélérats hypocrites^ les
nbonnnables tyrans en seront réduits à frémir autour de ma
tombe l Cette joie n’est-clle pas réelle? Ce sentiment n’est-il
pas juste, noble, naturel, honnête, sensé? Pour être sage, à
votre avis, fallait-il que cet homme restât dans l’oisiveté? Exi-
geriez-vous qu’il demeurât indifférent, stupide, vis-à-vis de ses
productions? Et le blâmerez-vous de se repaître d’avance du
bien qu’elles feront, et du jugement qu’on en portera !
Est-ce que vous ne voyez pas que le jugement anticipé de la
postérité est le seul encouragement, le seul appui, la seule con-
solation, l’unique ressource de l’homme en mille circonstances
malheureuses? Permettez donc que je m’écrie encore une fois :
O postérité sainte, à combien de maux les hommes refuseraient
de s’exposer sans toi ! Combien de grandes actions ils ne feraient
point, à combien de périls ils se soustrairaient! C’est ton cri
perçant qu’ils ont entendu qui les a élevés au-dessus des tra-
vaux, des dégoûts, des supplices, des terreurs de toute espèce.
Combien de fois n’ont-ils pas méprisé l’éloge de leurs contem-
porains pour s’assurer du tien !*
Non, non, monsieur, vous vous trompez. Que le grand ar-
tiste astronome sache tout seul^ ou sache avec toute la nation qu'il
est un moment fixe où la terre sera rencontrée dans un point
de son orbite par un corps céleste qui la dispersera en mille
piécesy et cette découverte flétrira son âme, et je ne me persua-
derai jamais qu’elle n’opère pas sourdement en lui et que la
LETTRES A FALCONET.
.103
perfection de son ouvrage n*en souffre. C’est une cause de dégoût ;
quelque légère que vous la supposiez elle aura son effet.
Je vous l'ai dit et je le répète : notre émulation se propor-
tionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins.
Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que
vous finissez. Or, tout étant égal d’ailleurs entre vous et moi,
même sensibilité, même talent, même amour de k considération
actuelle, même crainte du blâme présent; si j’y joins l’idée de'
postérité, si j’accrois le nombre ^le mes approbateurs et de mes
détracteurs existants, de la multitude infinie des juges à venir,
j’aurai pour bien faire un motif de plus que vous ; vous serez
l’homme du catafalque qu’on élève aujourd’hui et qu’on détruit
demain ; je serai l’homme de l’arc de triomphe qu’on bâtit pour
l’éternité.
L’énergie de ce ressort particulier n’est bien connu que de
ceux qui l’ont. C’est l’homme avec la fièvre, et l’homme de
sang-froid. Mais jugez-en par le discours et les actions. Ils ont
tenté des choses plus difficiles. Plus ils ont attaché de prix à la
vie future, moins ils en ont mis à la vie présente; ils ont été surtout
à mille lieues par delà la petite ambition de surpasser un riva! ;
il s’agit bien de mieux peindre celle galerie qu'on m'a confiée
que celui qui peinl la galerie voisine. Je ne sais ce qu’il se pro-
pose; pour moi, je projette un monument qui m’immortalise,
j’aurais fait infiniment mieux que lui que je pourrais être dé-
sespéré. J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles
suivants, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera
méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étour-
diraient pas sur le bruit imperceptible du sifflet à venir.
Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité,
n’excluent aucune sorte d’émulation ; ils ont de plus je ne sais
quelle analogie secrète avec la verve et la poésie. C’est peut-
être que les poètes et les prophètes commercent par état avec
les temps passés et les temps à venir. C’est qu’ils interpellent
si souvent les morts, ils s adressent si souvent aux races futures,
que le moment de leur pensée est toujours en deçà ou en delà
de celui de leur existence. Espèce d’êtres bien rares, bien ex-
traordinaires, bien étonnants. Ce n’est pas de la maladie, c’est
de la poésie qu’il fallait dire le to Ocîov.
Voilà Thomas qui va tenter le Czar Pierre^ poëme épique.
LETTRES A FALCONET.
106
J1 est de la santé la plus délicate, il a sur les joues la pâleur
incarnate du poitrinaire. L'entreprise sera longue et pénible; il
le sent, il le craint; il ne demande qu*auiant de vie qu'il en
faut pour achever. Cet homme aura à peine le temps de re-
cueillir réloge de ses contemporains, s'il l'a. Est-ce là ce qui
le séduit? La véritable folie, ce serait de s'immoler, de se con-
sumer pour entendre crier : Oh ! que cela est beau ! et passer.
Ce n'est pas là ce qui soutient Thomas ; c’est, pendant toute
la durée de son travail, mon éloge qu'il fait bien de saisir par
anticipation, car il pourrait aisément ne pas l’obtenir autrement.
A chaque beau morceau qu'il produit, il me voit, et il dit :
Quel plaisir cela va faire à Diderot, à Voltaire, àMarmontel !...
Je suis la postérité relativement au moment de son transport.
Mais il faut l’entendre lui-même, lorsqu’il compare le temps
que son ouvrage exige avec la courte durée qu’il s'accorde;
vous verriez si l’espoir d’exposer aux siècles à venir son buste
à côté de celui d’Homère et de Virgile n’est rien pour lui; vous
verriez s'il ne consentirait pas, à cette condition, d’expirer en
mesurant le dernier hémistiche de son poëme; il veut en mou-
rant être compté parmi les sept à huit génies rares que la na-
ture a produits depuis la création du monde; il veut laisser un
grand nom.
Je n’ai point esquivé par adresse les flammes de la bibliothèque
d'Alexandrie? C'était un épouvantail à présenter à ceux qui
y ont péri, mais non pas à nous. La foudre tombera quelque
jour sur la Bibliothèque royale, ün jour les tourbillons de la
fumée et du feu disperseront dans les airs les cendres et les
feuillets à demi brûlés des anciens et des modernes qu'on y a
rassemblés. Tant pis pour le public, la nation, le monarque ;
mais Homère, Virgile, Corneille,Racine, Voltaire, n'en souffriront
rien. Ils continueront d’être lus en cent lieux de la terre, au
moment même de l’incendie. Il ne faut à présent, grâce au
progrès de l'esprit humain et à l'art de Fournie^, rien moins
qu'un déluge universel, une déflagration générale pour détruire
ce qui vaut la peine d’être conservé.
Et pourquoi vouliez-vous que je répondisse à votre émula--
tion machinale^ à votre engagement de V ouvrage avecV ouvrier?
Le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité est
souvent préexistant dans l’homme à cet engagement. D’ailleurs
LETTRES A PALCONET.
105
je ne nie point la force et la réalité de ces motifs ; mais je dis
que si le poëme de Thomas devait périr au même instant que
lui, il ne le ferait point, etc* est d*après lui que je parle. Je de-
mande quelle était la pensée et la consolation de Milton cher-
chant à Londres un imprimeur qui voulût bien risquer vingt
guinées à la première édition de son poëme, et ne le trouvant
point; je demande ce que ce génie étonnant, disait à lui-
même lorsque la nation se taisait, ce qu*il disait à son impri-
meur lorsque celui-ci se plaignit que tout le poëme restait en
pile dans le magasin; ce qu’il pensait lorsqu’il voyait ces piles
sortir du magasin et passer sous sa fenêtre pour aller chez le
cartonnier, et Dieu, et Satan, et les anges, et l’Enfer, et le Pa-
radis jetés dans le pourrissoir ? Il «n appelait à Addison qui ne
devait être que longtemps après, et il avait raison. Addison est
tout homme de goût, et il ne pouvait manquer de paraître.
Encore une fois, il y a mille circonstances où il ne resté à
l’homme généreux, à l’artiste malheureux que la conscience
d’avoir bien fait ou de bien faire, et l’espoir d’un avenir plus
juste que le présent. Fondez ensemble les âmes de Cicéron, de
Déniosthène, d’Ëschine et de Carnéade pour anéantir dans
l’homme ce sentiment, on s’amusera ou l’on s’indignera de
l’éloquence du rhéteur, mais le sentiment restera. C’est la nature
que vous poursuivez à coups de fourche. Plus ce sentiment est
isolé, plus l’action nous paraît grande et belle, plus l’âme
humaine nous étonne. Mon ami, vous ne voyez que les petites
jalousies du tripot académique. Laissez cela; voyez en vous.
Placez-vous devant votre ouvrage quand il est fini, et surtout
que vous en avez assez du suffrage de vos contemporains.
Laissez-moi en repos, vous dis-je, avec votre petit et
mesquin qu'en dira-t-on? Le vrai qu’en dira-t-on, c’est le mien.
Je ne demande pas seulement qu’en dira-t-on demain et après,
mais qu’en dira-t-on dans cent ans? Parbleu, si votre qu'en
dira-t-on demain peut exalter le génie, apparemment que mon
qu’en dira-t-on demain et dans vingt siècles ne le déprimera
pas. Plus j’embrasse d’espace, plus j’appelle de juges, plus je
suis convaincu de la perfectibilité et de l’homme et de ses ou-
vrages; plus la tâche que je m’impose est forte. J’ai le même
tribunal que vous; et je m’en suis fait un autre plus sévère
encore que celui-ci. Il n’y a point de cause sans effet. Je porte
106
LETTRES A FALCONET.
en moi une cause de plus, et si vous voulez être effrayé de la
véhémence de cette cause, promenez votre imagination un mo-
ment dans Thistoire, et puis voyez si mon silence, si toutefois
je me suis tu, est un hommage rendu à ce qu*il vous plaît d’ap-
peler la vérité.
Le respect de la postérité est-il honnête? le sentiment de
1 immortalité appartient-il à une âme folle ou grande?
Vous êtes très-bien monté pour la route que vous avez prise,
mais il faudrait au défenseur de ma cause une autre monture
que vous trouveriez bien si vous le vouliez.
Je n’ai pas dit, ou j’ai eu tort de dire que la louange du
contemporain ne fut jamais pure; mais je pense qu’il est rare
qu’elle le soit.
Voici la différence (lu jugement que nous portons des vivants
de celni que nous portons des morts : s’agit-il des vivants? Nous
glissons sur les beautés, nous appuyons sur les défauts. S’agit -il
des morts? C’est le contraire, nous nous épuisons sur les
beautés et nous glissons sur les défauts. On se sert des morts
pour contrister et déprimer les vivants. Mais, mon ami, si l’on
se sert des anciens pour vous faire enrager, songez qu’on se
servira de vous pour désespérer nos neveux.
Je vous félicite d’avoir obtenu pleine et entière justice, et
d’avoir été loué de vos contemporains sans si^ ni niais^ ni cary
mais souvenez-vous que quand on échappe à la conjonction,
c est une fois, sans conséquence; et que si vous n’avez pas été
très-sensible à cette exception, vous êtes un ingrat, et que si
vous l’avez vivement ressentie, vous êtes en contradiction.
Moi, ingrat envers mes contemporains l Moi! je fais le plus
grand cas de leur estime, quand elle est sincère, éclairée et
constante. Où avez-vous pris que cette ambition qui porte mes
vues au delà de mon existence et de la leur, qui est une
pointe de plus mon à éperon, et qui dans mille sentiers épineux
devient la seule qui lui reste, puisse jamais être attaquée? Pour
juger les hommes, il ne s’agit que de trouver leurs vraies
\oix, et voici la mienne. Je dis à mes contemporains : « Mes
amis, si je puis vous plaire, sans me mépriser, sans me plier à
vos petites fantaisies, à vos faux goûts, sans trahir la vérité,
sans offenser la vertu, sans méconnaître la bonté et la beauté ;
je le veux. Mais je veux plaire aussi à ceux qui vous succéderont et
LETTRES A FALCONET.
407
n'auront aucun de vos préjugés ; et si je n'avais que vous en
vue, je ne plairais peut-être pas à ceux-ci, et je risquerais de
ne pas vous plaire longtemps à vous-mêmes. Je n'ai trouvé
qu'un moyen de m’assurer la durée de votre éloge, quand je ^
l’ai mérité; de l'espérer, quand il m'a manqué; de me conso-
ler, quand j'en désespère : c'est d'avoir sous les yeux le grand
juge qui nous jugera tous. »
Socrate disait aux Athéniens, lorsqu'il oubliait devant eux la
cause de sa vie pour plaider celle de leur honneur : « Athéniens,
« je sais bien comment on vou^ fléchit, comment on vous
« touche, comment on obtient grâce de vous ; mais j’aime
« mieux périr que de recourir à des moyens que je ne blâme
(c pas dans les autres, mais qui ne vont point à mon caractère.
(( C’est quand je ne serai plus que vous vous rappellerez ma
conduite et mes discours. Athéniens, vous me regretterez. »
Est-ce que nous ne sommes pas tous deux dans Athènes? Est-
ce que le môme dernier exil ne nous attend pas? Est-ce qu'il ne
nous est pas doux de jouir par anticipation des regrets d'une
patrie ingrate? Heureux celui que cette idée accompagne jus-
qu’aux portes de la ville!
Je voudrais bien savoir si un homme un peu jaloux de la
considération présente, qui aimerait le repos et l’éloge comp-
tant, qui connaîtrait, comme Socrate, le côté faible de ses con-
citoyens, et le moyeu infaillible de jouir de leur suffrage, et
qui serait l)ien net de l’illusion prétendue de la postérité, bra-
verait aussi intrépidement le jugement, le mépris, la
haine, les dégoûts qui l’attendent infailliblement, que celui
qui se dit fièrement à lui-même ; Après tout il n'y a que le vrai,
le bon et le beau qui subsistent, et j'aime mieux des persécu-
tions présentes qui honoreront ma mémoire que des éloges et i
des récompenses qui la flétriront. Il y a des hommes qui ont
ainsi raisonné avec eux-mêmes et dont les actions n’auraient
peut-être pas été conséquentes à leurs principes, s'ils n'avaient
envisagé que le moment. Et vous appelez ces hommes-là des
fous, des insensés, soit. Mais apprenez-moi du moins la diffé-
rencé de l’insensé et du héros.
Celui qui a bien fait pour la postérité ne peut que gagner
aux vicissitudes du présent, et celui qui a mal fait, pour elle,
ne peut qu'y perdre.
108 LETTRES A FALCONET,
Ce billet que vous avez mis à la loterie vient de sortir avec un
assez bon lot, et qui peut vous faire une rente perpétuelle^ vous
en convenez. Pourquoi donc le réduire à une rente viagère?
Mais j’argumente contre vous, comme si vous étiez le maître
de cette réduction. Vous n’en êtes pas le maître, car au moment
où vous avez pensé avfec complaisance qu’elle était perpétuelle,
elle l’est devenue et vous l’avez touchée.
Je ne vous propose pas de vivre après votre mort. Mais je
vous propose de penser, de votre vivant, que vous serez honoré
après votre mort si vous l’avez mérité.
Et si le billet ri eût pas porté ^ dites-vous? Qu’est-ce que
cela signifie? Ou que l’ouvrage que vous avez exposé était vrai-
ment excellent et qu’il a été mal jugé, ou qu’il était mauvais
et qu’il a été jugé tel. Dans ce dernier cas, vous n’eussiez ni
mérité ni obtenu ni rente perpétuelle ni rente viagère. Dans
le premier, vous eussiez emprunté sur l’avenir ; c’est la caisse
des malheureux. Jevous ai ditplus hautladiflerence dujugement
de la postérité et du jugement présent, et je n’y reviens pas.
Mais il me vient une idée que je ne veux pas perdre. Nous
avons peut-être pris l’un et l’autre le parti qui nous convient.
Vous êtes sculpteur et moi je suis littérateur. Mille causes phy-
siques menacent votre chef-d’œuvre, et peuvent en un instant
le mettre en pièces. Le sentiment de l’immortalité, s’il était vif,
deviendrait un supplice pour vous. Mon chef-d’œuvre est à
l’abri de tout événement, et il ne peut périr que dans le bou-
leversement de la nature. Que votre condition devienne la
mienne et que la mienne devienne la vôtre, je voissi communé-
ment nos opinions^ nos jugements, nos mépris, nos engoue-
ments, nos principes, notre morale même subir la loi des
circonstances personnelles, que je ne serais pas étonné que vos
prétentions ne s’étendissent d’autant que les miennes se res-
treindraient. Nous n’avons pas^la même certitude d’être jugés
au tribunal à venir.
Homère^ dites-vous, a peut-être mendié son pain en chantant
dans les rues son poème divin ^ et f ajoute qu’au même temps
peut-être, quelque Chapelain grec était assis à la table des
rois. Après? qui est-ce qui empêchait Homère dans la rue de
penser qu’un jour il serait sous le chevet d’Alexandre et que le
Chapelain serait dans la rue? Vous qui parlez, auriez-vous
LETTRES A FALCONET.
109
changé la misère et V Iliade contre Topulence et la Pucelle?
Ce n’est point à Homère, comme poète, que Platon et
d’autres hommes sages ont refusé leur hommage, c’est à
Homère, comme théologien. ^Platon est son imitateur perpétuel,
Horace a dit, à la vérité :
quamdoque bonus dormitat Ilomerus^ ;
Mais lisez l’épître :
Trojani belli scriptorem, maxime Lolli,
Dum tu déclamas Romæ, Præneste relegP,
Et vous verrez qu’il le préfère aux philosophes Clirysippe et
Crantor. Lisez l’endroit de son Art poétique où il se compare à
d’autres poètes, et vous verrez le cas infini qu’il en fait ; c’est
celui-là, dit-il, qui
l^on fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem
Cogitât, ut speciosa dehinc miracula promat,
Antiphalen, Scyllamque, et cum Cyclope Gharybdin^
Si vous saviez, mon ami, quelle est l’énorme différence de tous
les poètes du monde à celui-là! La langue de la poésie, il la
parle coniine si c’était la sienne. Les autres me présentent les
plus nobles, les plus grandes, les plus savantes académies; lui,
il a toutes ces qualités, et jamais rien d’académique. Mais pour
rentrer dans notre tlièse, Homère comme Achille a son talon
vuhiéiable; c’est toujours un lâche qui le trouve.
Prendre la voix de Zoïle pour celle de la postérité, c’est
prendre la feuille de Fréron pour le jugement de notre siècle.
Est-ce là ce que vous voulez dire? Chaque âge n’a pas son
Homère, mais chaque âge a ses Aliborons.
Maù mon rêve est traversé par des amertumes? Et votre
journée n’a-t-elle pas les siennes? En ce point, quelle différence
entre la vie veillée et la vie rêvée? Aucune. Mais en vérité,
1. llorat., de Artepoetica, v. 357.
2. Ibid., Epist. i. lib. IJ.
3. Horat., de Arte pœtica, v, 143-143.
110 LETTRES A FALCONET.
plus j’y pense et moins je saisis Tamertume possible du respect
de la postérité, du sentiment de Timmortalité fondé sur le
témoignage de toute la partie saine et sensée d’un peuple
éclairé. Ne sentez-vous pas vous-même le défaut de la compa-
raison de mon sublime rêveur avec le fou du Pirée? Ou Ton n’a
pas mon héroïque et^ bienheureuse illusion, ou l’on ne guérit
point. Brutus s’écrie en mourant : O vertu, tu n’es qu’un vain
nom! Voltaire s’écriera peut-être en mourant : O sentiment
de l’immortalité, tu n’es qu’une chimère I Mon ami, pardonnons
au moribond un moment d’humeur.
Il y a par-ci par- là des lignes dans vos lettres qui me feraient
brûler mes papiers. Celle-ci, par exemple : Que V éloge de nos
contemporains nous enivre. Que l’idée de la postérité se mêle
à l’ivresse, à la bonne heure^ puisque l’avenir est une consé-
quence nécessaire du présent. Eh! mon ami, je n’en demande
pas davantage. Si vous eussiez engrené par-là, tout était fini.
L’idée du présent et celle de l’avenir sont inséparables, et
le rôle que la dernière jouera dans une tête variera d’énergie
comme toutes les autres idées. C’est une affaire de caractère ;
mais il est constant que son indépendance apparente ou réelle
de tout autre intérêt présent arrache notre admiration ; que
plus les hommes ont été grands, plus ils s’en sont enivrés, et
que plus ils s’en sont enivrés, plus ils ont été grands ; que le
sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne se sont
jamais développés avec plus de force que dans les beaux siècles
des nations, et qu’elles se sont dégradées à mesure que les deux
grands fantômes s’en éloignaient.
Qu une femme soit enivrée du plaisir de savoir qiCon la voit
belle où elle nest pas ; elle est heureuse^ elle a raison. Ce sont
vos mots, et je les répète.
Qu’un homme soit enivré du plaisir de savoir qu’on le verra
grand où il n’est pas ; il est heureux, il a raison : et croyez que
votre femme et mon homme sont infiniment plus occupés de
cette pensée que vous ne l’imaginez. Rien n’est plus empressé
à se montrer qu’une belle femme, et elle ne se dispose pas une
fois à étaler ses charmes dans quelque assemblée générale et
particulière, elle ne place pas un pompon, sans se dire tacite-
ment : Combien de regards passionnés vont s’attacher sur moi !
que de soupirs j’entends d’ici s’échapper à la dérobée ! combien
LETTRES A FALCONET.
111
de cœurs je vais faire palpiter ! que je vais faire renverser de
têtes 1 Qu’un contre-temps la retienne chez elle et rende tous
ses apprêts inutiles ; le temps de sa toilette en a-t-il été moins
doux ? Trop heureuse cette femme, si elle avait pu y passer
toute sa vie.
Le sentiment de la postérité ne Voccupe guère. D'accord,
c'est que ce n'est qu'une caillette. Mais Hélène vous eût paru
bien folle, si elle eût dit au statuaire. Prends ton ciseau, et
montre à la curiosité des nations à venir cette femme pour
laquelle cent mille hommes se sont égorgés ; fais que les vieil-
lards des siècles futurs, passant devant ton ouvrage, s'écrient
comme les vieillards dTlion lorsque je passai devant eux:
Qu'elle est belle! elle ressemble aux immortelles jusqu'à inspi-
rer, comme elles, la vénération !
Et de quoi diable me parlez-vous de vos petites débau-
chées qui se font peindre à l'insu de leurs pères, de leurs mères,
de leurs époux, et qui recèlent dans le dessus d'un étui ou le
dessus d'une boîte à mouches l’image honteuse d'un adultère
clandestin ? Est-ce que ces ârnes-là sont faites pour loger le sen-
timent de la postérité, le zèle de l'immortalité ? Est-ce à cela
qu’il appartient d'en appeler aux siècles futurs ? Cet appel, c'est
le cri de la vertu qui succombe sous l’oppression ; c'est le cri
du génie transporté de son propre ouvrage; c'est le cri de
l'héroïsme ; c'est le cri de la conscience après une action
sublime; et ce cri n'est jamais ridicule ni dans le moment, ni
dans l’avenir, lorsqu’il est autorisé par le suffrage d’un peuple
éclairé par la vérité, ou lorsqu’il est arraché par la barbarie
d’un peuple féroce et stupide.
Ce n’est pas seulement Pausanias^ ce n'est pas seulement
Pline qui déposent du talent de Phidias et d’Apelles. C'est
l'Hercule de Glycon, c’est l’Antinoüs, c'est la Vénus de Médicis,
c'est le Gladiateur d'Agasias. Voilà le vrai garant de leur mérite,
et ces panégyristes-là ne louent pas platement. L'histoire nous
apprend un fait populaire, c'est que tous ces artistes étaient
rivaux les uns des autres. C’est que vous témoignerez un jour
pour Bouchardon et Pigalle ; c’est qu'ils témoigneront dans
l'avenir pour vous. Ne sait-on pas que vous faites comme
eux ? Pour que la postérité fût injuste, il faudrait que le siècle
présent mentît sur un fait qui n’est pas ignoré des enfants. Pour
112
LETTRES A FALCONET.
qu’elle fût muette, il faudrait que les chefs-d’œuvre et des ar-
tistes, et des philosophes, et des poètes, et des orateurs, et
des historiens, périssent en un moment ; supposition impossible.
Vous m’objectez les bons ouvrages détruits et les mauvais
épargnés par le temps^ et vous ne vous apercevez pas que cette
réflexion ne prouve qu’une chose : c’est l’intérêt que l’artiste
peut avoir à ne laisser après lui aucune production médiocre,
et combien cet intérêt est naturel et légitime. 11 est juste,
il est naturel qu’il craigne qu’on oppose un morceau dé-
fectueux à l’éloge écrit des contemporains, et que l’envie ne
fasse d’une pierre deux coups, et la satire de l’artiste et celle du
panégyriste. Le vrai panégyriste de Turenne, c’est Montécu-
culli; de Frédéric, c’est Daun.
Malgré moi, je prends intérêt à mon siècle; et à l’aspect
d’une belle chose, je sens quelle distingue l’âge où je vis. Je suis,
et nous sommes tous comme le souffleur de l’orgue qui disait:
(( Aujourd’hui nous avons été sublimes. » L’honneur du siècle
est un loyer que je partagerai sans qu’il m’en ait coûté, c’est ce
sentiment secret qui émousse un peu la pointe de l’envie que
l’homme ordinaire porte à l’homme de génie. Mais si j’aime les
grands hommes qui m’entourent par la seule pensée qu’ils
recommanderont mon siècle aux siècles à venir, pourquoi ces
grands hommes mêmes ne se complairaient-ils pas dans la même
pensée ? Pourquoi leur en disputerais-je le droit ?
Le présent est un point indivisible qui coupe en deux la
longueur de la ligne infinie. Il est impossible de rester sur ce
point et de glisser doucement avec lui, sans tourner la tête en
arrière ou regarder en avant. Plus l’homme remonte en arrière,
et plus il s’élance en avant, plus il est grand.
Je dirais à l’historien du siècle : Si tu veux louer dignement
Frédéric, agrandis tant que tu pourras les généraux qu’il a
vaincus, donne cent coudées de haut à Daun.
Ne dédaignez pas mes deux lignes. Ces deux lignes resteront.
Le temps anéantira tout, excepté ce que j’écris. S’il est impor-
tant que l’artiste ne laisse subsister aucune production médiocre,
qu’on oppose au témoignage du littérateur ; il ne l’est pas moins
que le littérateur soit éclairé, soit juste.
Ah! si je pouvais arracher de Racine V Alexandre et les
Frères ennemis ! Si je pouvais réduire tout Corneille à huit ou
LETTRES A FALCONET. . 113
dix pièces ! Mais heureusement ITdée d'un monde résultant
de la combinaison fortuite d’une matière homogène est moins
folle que la supposition qu’il ne restera de ces grands hommes
que la balbutie de leur enfance et de leur décrépitude.
C’est une plaisanterie bien cruelle et bien injuste que de
réduire à V insipide et froid colossal tout le mérite du Jupiter dê
Phidias. Concevez-vous l’abus que vous faites de votre gaieté,
et jusqu’où vous en pourriez être la victime IGe ne fut point,
mon ami, pour avoir taillé un Jupiter énorme que Phidias fut
admiré de son temps et que la.-postérité l’a préconisé ; ce fut
pour avoir donné à Jupiter une tête qui faisait trembler le mé-
chant, ce fut pour avoir bien rendu le Jupiter du catéchisme
païen, le dieu qui ébranlait l’Olympe du mouvement seul de ses
noirs soucils. Les beaux pieds de Thétis étaient de foi, les
belles épaules d’Apollon étaient de foi , les flancs redou-
tables de Mars , la large poitrine de Neptune, les fesses
i*ebondies de Ganymède étaient de foi, la tête majestueuse et
menaçante de Jupiter était de foi ; et si Phidias n’eût pas rendu
la menace et la majesté de Jupiter, le bloc de marbre hérétique
serait demeuré dans son atelier. Quelque jour, peut-être, je
vous lirai des idées qui ne m’échapperont plus, parce qu’elles
sont consignées sur le papier, sur l’influence réciproque de la
religion, de la poésie, de la peinture, de la sculpture sur la
nature, et de la nature sur les beaux-arts ; mais ce n’est pas ici
le lieu. Venez me voir.
Vous tournez à tout vent; vous faites flèche de tout bois;
vous avez toutes sortes d’armes; vous combattez de toute
manière ; tantôt vous faites face et tirez votre flèche avec force;
tantôt vous avez l’air d’un homme qui fuit et vous retournez
votre arc en arrière. Ici le public est une bête qui ne sait ce
qu’il dit, et l’homme qui peut avaler son insipide éloge a le
palais le moins. délicat. Là c’est un juge éclairé, et sa louange,
le murmure le plus flatteur. Tâchez de vous accorder.
Le peuple, mon ami, n’est à la longue que l’écho de quel-
ques hommes de goût, et la postérité, que l’écho du présent
rectifié par l’expérience.
Je ne sais si Pline est un petit radoteur^ mais il est sage à
vous de n’avoir confié cette rare découverte qu’à l’oreille de
votre ami. Connaissez-vous bien ce Pline dont vous parlez si
XVllI. . 8
LETTRES A FALCONET.
m
lestement ? L’avez-vous visité chez lui ? Savez-vous que c’est
l’homme du plus profond savoir et du plus grand goût ? Savez-
vous que le mérite de le bien sentir est un mérite rare ? Savez-
vous qu’il n’y a que Tacite et Pline sur la môme ligne? Voici
comment le petit radoteur parle des artistes que la mort a sur-
pris au milieu de leur ouvrage : In lenocinio commendationis
dolor est 'y tnanus, dm id agerent, exstinctœ desiderantur^?
Êtes-vous bien sûr de sentir toute la délicatesse de cette ligne ?
Vous doutez-vous que le coulant de certains contours n’est pas
plus difficile à bien saisir que celui de cette expression ? 11 y a
dans son ouvrage mille endroits de cette finesse. Mon ami, je
vous souhaite un Pline : mais songez, Falconet, que s’il a fallu
vous attendre des siècles, il se passera des siècles avant que le
panégyriste digne de vous et l’égal de Pline soit venu.
Si vous êtes honteux pour les artistes de la Grèce de la
manière dont ils ont été appréciés par l’historien latin, vous êtes
le plus malheureux mortel qui soit sous le ciel. Vous ne serez
jamais mieux célébré ni par aucun de vos contemporains, ni par
aucun de nos neveux. Moi qui me mêle quelquefois de parler
des productions des arts, je ne sais si je vous contenterais;
mais je serais assez content de moi, si j’avais su dire d’un de
vos morceaux, comme il a dit du Laocoon ; Ojnis omnibus et
picturæ et staluariœ artis prerponendum^ . Le beau tableau !
Si vous n’avez lu que Dupinet* et Caylus, vous connais-
sez Dupinet et Caylus, mais vous ne connaissez pas Pline.
Relisez bien le passage que je vous en ai cité, et soyez sûr qu’il
y a une musique si fine, que peu d’oreilles l’ont sentie. Mais
laissez là pour un moment la musique de Pline, et hâtez-vous
de lire ce qui suit.
Eh bien, Pline n'a pas connu les beautés des arts!.,, je le
veux. Il a loué platement des ouvrages sublimes ! j’y consens.
Ce ri est pas ainsi que V homme du métier en aurait parlé l je le
crois. Mais Pline, qui était un grand homme, qui re.spectait son
siècle, qui respectait la vérité, aurait-il parlé honorablement de
1. Pline, lib. XXX VI.
2. Ibid.
3. Antoine Dupinet. Sa traduction de Pline (IS42; a dtd longtemps la seule
qu’il y eût en France.
LETTRES A FALGONET.
115
ces artistes, s'ils n'avaient eu avec son suffrage celui des âges
antérieurs et du sien. C'est un historien qui écrit mal, mais qui
dit vrai ; c'est Voltaire qui ne se connaît ni en architecture, ni
en sculpture, ni en peinture, mais qui transmet à la postérjté
le sentiment de son siècle sur Perrault, Le Sueur et Puget,
Si je crois que le pressentiment de V avenir et la jouissance
anticipée des éloges de la postérité sont naturels au grand
homme ! Aussi naturels que son talent, et j’aurais bien tort de
me refuser à la preuve que vous en donnez lorsque vous dites
que le présent est une conséquence nécessaire du passé, et
l'avenir une conséquence nécessaire du présent : ce présent est
un point indivisible et Huant, sur lequel l'homme ne peut non
plus se tenir que sur la pointe d'une aiguille. Sa nature est
d’osciller sans cesse sur ce fulcrum de son existence. Il se ba-
lance sur ce petit point d'appui, se ramenant en arrière ou se
portant en avant à des distances proportionnées à l'énergie de
son âme. Les limites de ses oscillations ne se renferment ni
dans la courte durée de sa vie, ni dans le petit arc de sa sphère.
Épicure sur sa balançoire, porté jusque par delà les barrières
du monde, heurte du pied le trône de Jupiter ; Horace, dans la
sienne, fait un écart de deux mille ans et s'accélère vers nous,
son ouvrage à la main, en nous disant : Tenez, lisez et admirez.
Je vous marque les deux termes les plus éloignés de l’homme-
pendule. C'est dans cet immense intervalle que la foule exerce
sur ses excursions. Quand le poète lyrique dit à ses amis ;
Vitæ summa brevis spern nos vetat inchoare longani S
il a le verre à la main, il boit, il vit, il chante, il n’csl plus seul,
la nuit, devant sa lampe obscure; il ne sent plus ses bras se
couvi'ir de longues plumes et sa forme prendre celle d'un
cygne, il ne s'élance plus vers les régions hyperborées, il parle
au présent. Mais attendez, il ne tardera pas à changer de ton, à
s’écrier :
Exegi monumentuiîi ære perennius*..
1. Horat., od. iv, lib. I.
Horat., od. xxx, lib. III.
116 LETTRES A FALCONET.
et à s’adresser à l’avenir, également ivre, également heureux,
soit qu’il boive à pleine coupe l’immortalité, soit qu’il dédaigne
l’ambroisie de l’avenir et qu'il dise :
Nos ubi decidimus.
Quo pius Æneas^ quo Tullus dives, et Ancus,
Pulvis et umbra sumus.
C’est à la postérité qu’on destine tout ce que l’on écrit d’élo-
quent contre elle. Le travail effroyable des injures qu’on lui
adresse est une grande marque de respect qu’on lui porte. On
l’adore même en l’insultant. Une satire contre elle, qui ne mé-
rite pas de lui être transmise, ne valait pas la peine d’être
faite.
«
Si le fantôme séduisant ne vous a point encore apparu, c’est
que vous ne l’avez pas attendu à l’heure des revenants. Ce n’est
pas lorsque le génie lutte contre la difficulté de l’ouvrage,
lorsque la muse en travail s’agite ; lorsque l’artiste, la bouche
entr’ouvertc, la poitrine haletante, a l’œil lixe sur la nature; ce
n’est pas lorsque la Pythie écume, se tourmente sur le trépied,
Si pectore possit
Excussisse Deum ',
Que les ombres de nos neveux se suscitent, se forment et se
montrent; c’est lorsque l’oracle est rendu, que ces fouilles
volantes se sont échappées du sanctuaire et que les peuples les
ont lues. Ces ombrés aiment les instants plus tranquilles ; c’est
quand le présent a parlé ; c’est dans le silence qui succède au
bruit de ses éloges qu’on entend leur murmure. Les douleurs de
l’enfantement sont passées lorsqu’on présente à la mère le nou-
veau-né, le sourire tendre se fond sur son visage avec les ves-
tiges de la peine; sa curiosité ne s’éveille, elle ne le dépose cet
enfant, sur un oreiller, devant elle, elle ne forme un pronostic
sur ce qu’il deviendra, qu’après que la famille s’est éloignée.
S’il vous arrivait quelque jour, libre de tout soin, d’être
conduit par hasard dans une galerie solitaire, et d’y trouver
1. Virg., Æneid., lib. VI, v. 78-79.
LETTRES A FALGONET. 117
ces deux ou trois morceaux que vous vous estimez d’avoir fait
placés entre quelques-uns des chefs-d’œuvre anciens sans en
être séparés, c’est alors que l’homme-pendule commencerait à
osciller ; il irait de lui à Agasias, et il serait ramené d’Agasias
à lui ; Tun et l’autre, bientôt attachés à l’extrémité de la même
verge, descendus ensemble de deux à trois mille ans, remon-
teriez ensemble à la même distance dans l’avenir. C’est alors
que vous vous surprendriez raisonnant ainsi le compagnon de
votre voyage idéal : Tu n’es plus, ô Agasias; mais je suis et je
t’admire. Je suis condamné à passer comme toi; mais le tribut
que je te paye, un autre me l’accordera; c’est toi-même qui me
le garantis. Et qui pourrait m’en frustrer?... Vous ajouteriez :
Qui est-ce qui parlerait de la Grèce sans tes semblables et toi?
Que serait la France sans mes semblables et moi? Tu fus un des
hommes de ta nation, et tu m’attestes que je suis aussi un des
hommes de la mienne... Je pressens aussi la petite pointe
d’amertume dont cette douce rêverie pourrait être mêlée. Sans
doute il serait fort doux pour le Falconet d’Athènes d’entendre
derechef le Falconet de Paris. Sans doute il serait fort doux
pour celui-ci d’entendre derechef l’Agasias à venir. Mais cela
ne se peut ; medio de fonte lepornm surgit amari aliquid^
quod in ipsis floribus angit. L’homme se jette sur ce qui est
sous sa main, et son imagination sur ce qui est au delà de la
portée de son bras.
Eh bien, si vos productions allaient dans Saturne^ vous
seriez donc fort aise d'apprendre par la gazette du pays
qu'on y est content de vous. Et vous êtes assez bête pour
ignorer qu’entre tous ceux qui mettent. le pied dans votre
atelier, il n’y en a pas un qui n’ait cette gazette dans sa
poche !
Eh bien ! il y aurait donc de la folie à ne pas aimer mieux
entendre son éloge dans une bouche qui ne finira jamais que
dans une autre ^ à condition qu'on aura des oreilles ou qui puis-
sent entendre ce quon dira^ ou entendre ce qui ne se dit pas
encore. Et vous êtes assez bête pour ne pas savoir que vous
avez ces oreilles-là aux deux côtés de votre tête, ou qu’un beau
jour elles y pousseront! Ehl mon ami, si vous vous étiez bien
observé, vous les y auriez senti pointer et tinter cinquante
fois.
118 LETTRES A FALCONET.
Pour un panégyriste de Tétofle de Pline, vous Taurez sans
doute, mais consolez-vous-en, ce ne sera pas de votre vivant;
c’est un malheur qui est si loin 1 si loin I En attendant celui-là,
je me surprends à tout moment devant Tautre, comme vous
devant le Laocoon. Il me confond.
Quelques-uns de vos contemporains^ honnêtes gens et éclaires^
vous ont assuré que vous ne mourriez pas tout entier. Vous les
en avez crus sur leur parole, vous avez été sensible à leur témoi-
gnage; vous avez donc assisté à votre oraison funèbre, et vous
ne l’avez pas entendue sans plaisir? Eh ! croyez, mon ami, que
Turenne n’était pas si attentif à celle du grand Condé, qu’il ne
substituât quelquefois son nom propre dans labouche de Jlossuet.
Tous les grands hommes : que dis-je tous les grands hommes? il
n’y a aucun homme, grand ou petit, qui n’ait suivi son convoi.
La dernière fois, la vraie, n’est que la centième. Lorsque Turenne
lisait de Judas Machabée ^ : Fleverunt eum omnis populus Israël
planctu magnOy et lugebant dies multos^ et dixerunt : quo-
modo cccidit potens^ qui salvum faciebal popidum Israël l
s’il n’eût pas été homme aussi modeste que grand capitaine, il
eût écrit sur ses tablettes : Beau texte pour mon oraison funèbre.
Mais quelle est la différence de l’homme modeste et de l’homme
vain? Vous le savez. L’un pense et se tait; l’autre parle. Nous
voyons un homme ceint d’une corde et suspendu à une grande
hauteur; à l’instant nous nous mettons à sa place et nous fré-
missons. Et vous croyez que notre imagination est moins ingé-
nieuse à s’accrocher, lorsque le plaisir, la vérité, la justice,
tout l’y convie?
Et que m’importe que ce soit avant ou depuis la question
entamée que vous ayez été dans le vrai? Vous avez toujours
cru que ce qui peut être loué comptant pourrait l’être encore
après nous. Voilà votre credo; mais vous protestez qu’il ne sera
jamais plus long. Vous vous trompez, vous y ajouterez, s’il vous
plaît, que cette persuasion est douce et que c’est du comptant.
Je ne suis pas assez fou pour exiger que vous rêviez de même
couleur que moi; mais je jure que vous avez fait ou que vous
ferez mon rêve ; il durera un peu plus, un peu moins, ce sera
avec un peu plus un peu moins de magie, de clair-obscur ; la
i. Lib. I, cap. i\.
LETTRES A FALCONET.
119
toile sera diversement éclairée, ordonnée, colorée, mais vous
êtes homme à talent, et il faut que vous fassiez le rêve de
l’homme à talent.
Et si vous pouvez évoquer l’ombre de Raphaël devant votçe
ouvrage; et si vous existez devant l’ouvrage de Raphaël qui
évoqua jadis les ombres de Phidias, d’Agasias et de Glycon,
est-ce que vous ne savez pas qu’un autre un jour évoquera
votre ombre? Est-ce que vous ne savez pas que l’avenir est gros
d’un Raphaël que vous pouvez évoquer encore? Est-ce que
votre imagination peut moins '^ur l’avenir que sur le passé?
Vous évoquez le Raphaël passé pour vous instruire; ehl ne
vous refusez pas à la douceur d’évoquer le Raphaël à venir
pour vous louer. Je fais mieux que vous; je jouis de mes avan-
tages. Le passé m’éclaire, je reçois du présent le salaire qu’il
m’offre. J’arrache à l’avenir celui qu’il me doit.
Je crois que vous vous trompez. En faits d’arts et de monu-
ments subsistants, être du premier mérite ou de la première
célébrité^ c’est la même chose; l’avenir répare les torts du pré-
sent, et je vous défie de me citer un exemple contraire.
Si fêlais^ dites-vous, du premier mérite vous auriez perdu
sur table J et vous verriez un des plus grands sculpteurs se...^
Je n’achève pas. Vous me faites tomber la plume des mains. Je
n’ai ni la force de vous croire, ni celle de vous prêcher davan-
tage. Je suis comme Paul sur le chemin de Damas ; mais c’est moi
qui crie: Saiil^ Safdy pourquoi me persécutez-vous^ Cela
n’est pas vrai, cela n’est pas vrai.... Mais dites-moi pourquoi
j’ai tant de peine à vous croire? pourquoi sur cent hommes en
trouveriez-vous deux à peine qui vous croient, si ce n’est
qu’liomme, vous protestez contre un sentiment naturel à
l’homme? Quoi! c’est vous qui ignorez le respect de la postérité,
vous qui avez l’âme pleine de droiture et d’honnêteté! C’est
vous qui bravez le jugement de l’avenir, vous qui vivez solitaire,
qui jouissez peu de votre réputation et dont la perfection des
ouvrages suppose un travail infini! C’est vous qui abjurez le
sentiment de l’immortalité, ce sentiment à travers lequel vous
devriez toujours apercevoir le marbre que vous travaillez ! L’idée
J . On lit dans le premier manuscrit : « se f. .. de la postérité. »
2, Actes des Apôtres^ chap. n, verset 4.
120 LETTRES A FALGONET.
la plus douce, la plus consolante, la plus noble avec laquelle
vous puissiez converser dans votre retraite, vous T en chassez.
Éloigné du commerce de ceux qui vous admirent, privé de Ten-
tretien de ceux qui vous admireront un jour, il ne vous reste
plus quà éloigner ceux que vous admirez pour rester seul.
Un jour Fontenelle disait que s’il y avait dans un coffre un
mémoire écrit de sa main qui le peignît à la postérité comme
un des plus grands scélérats du monde, et qu’il eût une démon-
stration géométrique que ce mémoire serait ignoré de son
vivant, il ne se donnerait pas la peine d’ouvrir le coffre pour
le brûler. Ce discours fit peine à tous ceux qui l’entendirent, et
personne, ne le crut. C’est qu’il vient dans l’esprit qu’un homme
aussi indifférent sur la mémoire qu’il laisse après lui ne balancerait
guère àcommettre un crime si cô crime lui était utile et qu’il eût
la démonstration géométrique qu’il ne sera pas connu de son
vivant. On n’aime pas ces gens-là qui mettent tant d’importance
à la date.
Le génie ^ ce pur don de la nature^ est la canne unique des
grandes choses. La cause unique! cela est-il bien vrai? Il me
semble que si je vous avais demandé, il y a deux mois, qu’est-
ce qui avait conduit les littérateurs et les artistes de la Grèce
et de Rome au point de perfection qu’ils ont atteint, vous
m’eussiez répondu : « C’est le sentiment de la liberté qui porte
l’esprit aux grandes idées; c’est le patriotisme, c’est l’amour de
la vertu; ce sont les honneurs nationaux, ce sont les récom-
penses publiques, c’est la vue, l’étude, le choix, l’imitation
constante de la nature, c’est le respect de la postérité; c’est
l’ivresse de l’immortalité ; c’est le travail assidu ; c’est l’heureuse
influence des mœurs, des usages et du climat, c’est le génie
sans lequel toutes ces causes ne sont rien, sans lesquelles il est
peu de chose. Une seule injustice sufiit pour assoupir le génie
qui veille au centre de la capitale; le bruit seul d’une récom-
pense suffit pour éveiller le génie qui dort à Ghaillot. »
S’il y avait des statues pour les grands crimes comme pour
les grandes vertus, vous verriez bien d’autres scélérats. Ce qui
me fait chérir le respect de la postérité, le sentiment de l’im-
mortalité, c’est qu’ils ne germent qu’au fond d’une belle âme.
Ce n’est pas l’exécration des siècles qu’on ambitionne, c’est
leur louange. Le scélérat n’exerce presque jamais toute sOj^
LETTRES A FALCONET. . 121
énergie. Il est trop lié. Belle générosité de sa part de renoncer
à un lot qui ne fut jamais fait pour lui! Il y a pourtant eu ün
Érostrate. Après cent mille honnêtes gens, je trouve encore un
coquin pour moi. .r
Vous me faites l'honneur de m'interpeller sur le ressort des
grandes choses, et je vous proteste avec toute la sincérité dont
je suis capable qu’au milieu des persécutions (jue j’ai souf-
fertes il était consolant pour moi d’être sûr que la chance
tournerait un jour. Je voyais un avenir plus juste. Je me rap-
pelais que le train du monde ne devait pas changer pour moi.
Je me répétais ce beau vers d’Horace :
Ploravêre suis non respondere favorem
Speratum nieritis L
Mais croyez que mon âme était flétrie, et que cent fois j’ai été
tenté de me jeter entre les bras du repos, et de laisser là des
aveugles qui frappent de leur bâton ceux qui veulent se mêler
de leur rendre la vue.
Les homnies extraordinaires qui se suffisent pleinement à
eux-mêmes: je n’y crois pas. Nous tenons tous plus ou moins
de la coquette qui met des mouches au fond de la forêt, ou de
la dévote qui fait une toilette de propreté, parce qu’on peut
trouver un insolent. Pour vos fanatiques qui brûlent le ciel et
éteignent l’enfer, je n’y réponds pas; je ne prendrai pas l’essor
extravagant et momentané d’un enthousiaste pour l’état naturel
de l’âme. Vos athées ont mieux aimé mourir que de vivre dés-
honorés, c’est ce que les militaires font tous les jours; et puis,
qui vous a dit que quelque idée de postérité ne s’y mêlait pas?
11 faut un salaire à l’homme, un motif idéal ou réel. Faites
mieux; réunissez-les. Accoidez-lui le bonheur tandis qu’il est,
et rnontrez-lui la statue quand il ne sera plus. C’est le moyen
de déployer toute son énergie.
Mais à quoi sert d’élever des monuments à ceux qui ne sont
plus? de décorer le marbre qui couvre leurs cendres froides
de sublimes inscriptions ; de présenter aux citoyens les bustes
des défenseurs de leur liberté ; de déposer dans des volumes
1. Lib. II, Epist. I.
122
LETTRES A FALGONET.
éternels le récit de leurs actions? Est- ce pour les morts que
cela se fait ? Non, c’est aux vivants qu’on s’adresse. On leur
dit : « Si tu fais ainsi, voilà les honneurs qui t’attendent. Tu
serviras d’exemple à ceux qui te succéderont, comme ils en ont
servi à ceux qui leur ont succédé. Nous ne serons pas plus
ingrats envers toi qw’envers eux ; méprise la vie, aime la
mort. »
La belle liste de héros que Tabbaye de Westminster a créés !
Combien ces statues qui peuplaient toute la Grèce ont fait
de citoyens! Alexandre pleura sur le tombeau d’Achille.
Je ne vois de toute part que des hommes qui s’immolent aux
pieds de mes deux fantômes.
Gomment se fait-il, s’il vous plaît, que l’histoire, où l’on
voit à chaque ligne le crime heureux à côté de la vertu op-
primée, la médiocrité récompensée à côté du talent persécuté,
1 ignorance sous la pourpre, le génie sous des haillons, le men-
songe honoré, la vérité dans les fers, ne soit pas la plus funeste
des lectures ? Si le jugement de la postérité n’était rien, tout
homme sensé dirait à riiistorien : « Vous parlez à merveille,
mais à quoi me serviront vos éloges, quand j’aurai beaucoup
souffert et que je ne serai plus? Je vois qu’on en use fort
honnêtement avec les morts ; mais je vis et je veux vivre heu-
reux, si je puis ; et je suis presque sûr de mon fait, en méritant
vos exécrations que je n’entendrai pas. »
Si 1 on me demandait lequel des deux je préférerais, ou
d obtenir ou de nuTiter une statue ; d’après l’expérience des
siècles passés, il serait peut-être sage de répondre : Ni T un, ni
1 autre. — Mais il faut opter. — J’aime mieux la mériter. —
Et si tu la mérites, le flatterait-il de l’obtenir après ta mort? —
Sans doute. Qui est-ce qui peut être indifférent à l’espérance,
à la pensée d’avoir son buste à côté de celui de Phocion?
Vous prétendez que si votre Démosthène était chargé de
votre cause, il la mettrait hors de réplique; je vous jure, mon
Phidias, que je ne la plaiderais pas mieux que vous. Vous avez
le raisonnement, le style, l’esprit, la logique, l’ironie, la réti-
cence, la subtilité, la raison, le sophisme, les grands mouve-
ments, les figures hardies, quand vous voulez ; que faut-il de
plus pour être éloquent ? Mais ce serait bien le plus grand abus
possible de 1 éloquence ; et pourquoi m’amuserais-je à briser
LETTRES A FALGONET.
123
un des principaux ressorts de Tâme? Pourquoi tarirais-je la
source des actions héroïques? Pourquoi attacherais-je Thomme
à lui-même, qu il n’aime déjà que trop ? Pourquoi ôterais-je au
talent méconnu ou persécuté, à Tinnocence opprimée, à la vertu ^
malheureuse son unique consolation, son dernier appel ? Pour-
quoi restreindrais-je la sphère déjà si étroite de nos jouissances?
Pourquoi délivrerais-je les tyrans de la frayeur do Thistoire?
Pourquoi, le plus furieux des iconoclastes, briserais-je les
statues, les monuments, et tout ce qui prêche aux hommes le
sentiment de la postérité, le resp'ect ou la crainte du juge-
ment à venir ?
Les peines et les plaisirs réels ou physiques ne sont presque
rien. Les peines et les plaisirs d’opinion sont sans nombre. Il
faut ou que je respecte le sentiment de l’immortalité, l’idée de
la postérité, toutes les jouissances idéales, anticipées, ou que
j’attaque à la fois tous les plaisirs d’opinion. Est-ce là ce que
vous me proposez ?
Lorsque vous envoyez votre Pygmalion à tous les diables,
vous oubliez qu’il y a autant de détracteurs que d’hommes de
goût, qu’il en naît et qu’il en naîtra sans fin ; et je ne vois plus
en vous qu’un citoyen aussi froid sur la gloire de son siècle
et de sa nation que sur la sienne. Je ne vous dis rien ni de
l’honneur ni du bonheur de l’espèce humaine; avec vos idées
on n’est rien moins qu’un cosmopolite.
Je laisse là toute votre tirade sur la paternité de l’artiste.
Elle ne m’effleure pas. Vous avez pris un éloge pour un argu-
ment, une caresse pour une égratignure. Quand je vous deman-
dais si vos enfants n’étaient pas de chair, ce n’était pas au
philosophe, c’est au statuaire que je m’adressais. Mais je vous
dirai en passant que je pourrais tuer ma fille sans atrocité, et
qu’on ne pourrait quelquefois arracher un mauvais arbre de
votre jardin sans vous faire peine. Notre attachement aux choses
n’est communément fondé que sur nos soins. Ce n’est pas
seulement au passe-dix qu’on court après son argent. Vous
avez un mauvais poirier dans votre potager; il est couvert de
mousse, rongé d’insectes, hérissé de branches mortes. Un jour
je jette un œil compatissant sur ce poirier, et je vous dis : « Fal-
conet, sauvons la vie à ce malheureux ». A l’instant, j’élague les
mauvaises branches avec ma serpe; vous déracinez la mousse
LETTRES A FALCONET.
m
avec Tébauchoir, nous écrasons les insectes, nous bêchons, nous
enfumoiTS, nous arrosons, continuant notre botanique sollici-
tude jusqu a la saison des feuilles. Cette saison venue, nous
remarquons quelques signes de convalescence ; nous redoublons
de zèle. Cependant un coquin, la nuit, franchit les murs du
jardin, coupe TarbÆ par le pied, et nous voilà tous deux plus
allligés de sa perte que du plus bel espalier du jardin. Cepen-
dant, nous ne nous étions promis ni estime, ni argent, ni con-
sidération, ni gloire de notre travail. Qu’eût-ce donc été si
toutes ces grandes attentes avaient été attachées à la conserva-
tion du triste végétal? si ce poirier eût dû porter l’immortalité
pour nous?
Lorsque vous prononcez si vite qu’il est indifférent qu’une
main amie détruise, on qu’une main ennemie et jalouse con-
serve nos productions médiocres, vous allez au delà de votre
propre système. Ces morceaux, qui pourraient honorer un
homme ordinaire, déprisent un habile homme. On dit : Il a fait
de belles choses: d’accord ; mais il en a fait aussi de mauvaises.
Sans aucun égard à la considération future, l’éloge précédent
ne vaut pas celui-ci : 11 a fait de belles choses, et il n’en a fait
que de belles. C’est que dans la carrière que nous courons l’un
et l’autre, tout ce qui n’ajoute pas. diminue.
Encore un moment de patience et je finis. Il ne faut pas
avoir fait un grand pas dans le système intellectuel pour sentir
qu’on est en effet où l’on croit être; puisqu’on y pic'ure, on s’y
venge, on y rit, on y jouit, on y exerce toute sa bonté, toute
sa méchanceté morale. On y converse aussi réellement avec les
morts qu’avec les vivants, pas plus ni moins réellement avec les
vivants qu’avec ceux qui sont à naître ; avec le passé et l’avenir,
qu’avec le présent; et c’est un évoqueur d’ombres, un poète
qui me donne la peine d’écrire ces trivialités. Lorsque votre
âme haletait, que votre poitrine s’élevait, que vous pâlissiez,
que vous parliez à votre ouvrage, il n’y avait que votre ou-
vrage et vous. Lorsque, incertain si vous laisseriez votre ouvrage
dans l’atelier ou si vous l’exposeriez au Salon, vous évoquâtes
autour de lui vos contemporains et vos rivaux, il n’y avait en-
core réellement dans l’atelier que votre ouvrage et vous. Il ne
vous en aurait pas coûté davantage pour augmenter votre com-
pagnie idéale de celle de vos prédécesseurs et de vos neveux.
LETTRES A FALGONET.
125
Les juges que vous avez négligés valaient bien les autres.
D’où je conclus que le sentiment de l’immortalité et le
respect de la postérité émeuvent le cœur et élèvent l’âme; que
ce sont deux germes de grandes choses, deux promesses aussi
solides qu’aucune autre, et deux jouissances aussi réelles que
la plupart des jouissances de la vie, mais plus nobles, plus
avantageuses et plus honnêtes.
Reprenez mes petits feuillets, placez-les devant vous avec
cette lettre, et vous aurez à peu près tout ce que je pense du
sentiment de l’immortalité et du rgipect de la postérité.
N. K. Que lorsque je m’applique à moi-même la meil-
leure partie des choses que j’avance sur ces deux belles ivresses,
c’est que présentées sous cette forme ])ropre et personnelle,
elles en deviennent plus énergiques. Autre chose est de parler
d’un sentiment qu’on éprouve soi-même, qui vit, qu’on recon-
naît au fond de son âme, autre chose est de parler d’un senti-
ment étranger et qu’on suppose dans l’âme des autres. La
certitude que les siècles futurs s’entretiendraient aussi de moi,
qu’ils me compteraient parmi les hommes illustres de ma nation,
et que j’aurais honoré mon siècle aux yeux de la postérité,
me serait, je l’avoue, infiniment plus douce que toute la con-
sidération actuelle, tous les éloges 2 )résents ; mais il s’en manque
beaucoup que je l’aie. Si l’histoire des lettres m’accorde une
ligne, ce n’est pas au mérite de mes ouvrages, c’est à la fureur
de mes ennemis que je la devrai. On ne dira rien de ce que
j’ai fait, mais on dira peut-être un mot de ce que j’ai souffert.
Adieu, mon ami, bonsoir; vous m’avez fait écrire un jour et
une nuit tout de suite.
2° Que les vérités du sentiment sont plus inébranlables
dans notre âme que les vérités de démonstration rigoureuse,
quoiqu’il soit souvent impossible de satisfaire pleinement l’esprit
sur les premières. Toutes les preuves qu’on en apporte, prises
séparément, peuvent être contestées, mais le faisceau est plus
difficile à rompre. Quand vous aurez brisé tous mes bâtonnets,
je n’en soupirerai pas moins après l’immortalité, je n’en res-
pecterai pas moins la postérité. Je vous dirai toujours ce que
126 LETTRES A FALGONET.
Chaulieu se disait à lui-même sur la perte du marquis de La
Fare, son ami ;
Et que peut la raison contre le sentiment?
Raison me dit que vainement
Je m’afflijjp d’un mal qui n’a point de remède;
Mais je verse des pleurs dans le même moment,
Et sens qu’à ma douleur il vaut mieux que je cède.
S’il était vrai, comme je le pense, qu’il serait difficile de faire
un beau bas-relief avec les natures communes de Greuze, j’au-
rais peut-être bien de la peine à le prouver. Presque toutes les
questions de goût et toutes celles de la morale délicate en sont
là, il est facile d’en plaisanter impossible de n’y pas croire.
Le cœur et la tête sont des organes si dilTérents ! Et pourquoi
n’y aurait-il pas quelques circonstances où il n’y aurait pas
moyen de les concilier? Prouvcz-moi bien l’inutilité, la folie
de mes regrets, et vous n’obtiendrez de moi, pour prix de
toute votre éloquence, que le silence et un soupir. Bonsoir
encore.
Je disais à M. de Montamy, occupé de la recherche des
couleurs pour la peinture en émail : « Mon ami, vous serez
arrêté au milieu de vos travaux. — Eh ! qu’ est-ce que cela fait?
me répondit-il, cela ne sera pas perdu. »
V
Mars 176G.
J’ai reçu, cher ami, votre réponse ; si vous avez eu autant
de plaisir à l’écrire que moi à la lire, vous devez être assez
content de vous.
11 y a tout plein de choses fines, il y en a de fortes, il y en
a d’ironiques, il y en a d’agréables ; vous êtes un diable de
serpent qui vous tortillez autour de moi en cent façons diverses.
LETTRES A» FALCONET. 127
Mais si je puis une fois prendre le serpent par le cou, je le
serrerai si fort, si fort !...
A vue de pays, il y a bien quelques bêtises par-ci par-là
dans mon ami Pline ; mais puisque vous vous êtes donné la
peine de le lire pour l’attaquer, il faudra bien que je prenne"'
celle de le lire pour l’abandonner ou le défendre.
Par hasard, n’auriez-vous pas sauté à pieds joints par-dessus
une infinité de jugements très-sains, très-justes-, très-délicats,
que j’ai quelque mémoire d’y avoir lus, pour appuyer votre
furie sur trois ou quati’e phrases jjaal dites, mal tournées?
Pour Voltaire, il est assez impossible de le défendre : il ferait
fort bien de se corriger. Quoi qu’il en soit, je suis sûr que
quand il prononce sur l’idéal d’un morceau, sur les caractères,
les expressions, les passions et quelques autres parties qui ne
tiennent point essentiellement au technique, il prononce de ma-
nière à ne rien redouter. Tout le technique possible ne supplée
pas à ces qualités, sans lesquelles le morceau est froid et maus-
sade. Et ces qualités, quand elles sont dans un morceau, peu-
vent quelquefois pallier le vice du technique, à moins que ce vice
ne soit elTroyable. C’est un homme qui dit de belles choses, et
qui les dit en mauvais termes; c’est Rouelle qui, en appliquant
les principes de l’art aux phénomènes du monde, dit: Je ve-
nions, f allions. J’admire son génie en l'iaiit.
Je vous reprendrai, cela est sûr. S’il ne s’agissait que de mettre
mes raisons à l’abri de vos insultes, ce serait demain; mais il
faut que je lise, et il y a bientôt vingt ans que je ne lis plus.
Ronsoir, mon ami. Vous devez m’aimer à la folie de vous
avoir fait faire le morceau que vous m’avez envoyé. Je ne veux
plus que vous écriviez davantage; vous finiriez par avoir toutes
sortes de supériorités sur moi.
Bonsoir. Ah ! si vous saviez de quoi je m’occupe et dans
quelles circonstances je reçois votre papier! J’arrive à onze
heures ; je vous lis rapidement ; je vous relirai une fois, deux
fois, trois fois ; mais il faut auparavant que j’intercale des pa-
piers blancs entre vos feuillets afin de jeter mes observations
tout contre les vôtres.
Ronsoir, encore une fois. Si je rejette les yeux sur votre
lettre, adieu le reste de la nuit.
128
LETTRES A FALCONET.
Vf
Mai nOO.
Ce ne fut point le retour des Grecs, mais ce fut le spectacle
de la misère des Troyens, après l’entière destruction de leur
ville, instant propre à fournir une grande variété d’incidents,
scène vraiment déplorable, que Polygnote seproposa de peindre
dans son tableau si mal nommé, si bien décrit par Pausanias
et si mal entendu par le comte de Caylus^
Pour faire valoir Polygnote, le comte de Caylus n’avait qu’à
se conformer à la descriptien de Pausanias et employer un
artiste intelligent ; mais il a tout gâté en cherchant à épargner
au peintre des inepties qui n’étaient que dans sa tête.
Je ne dirai rien de Polygnote ni comme dessinateur, ni
comme perspecteur, ni comme coloriste ; mais je ne craindrai
point d’assurer, sur son tableau, que c’est une des plus belles
imaginations que je connaisse.
Pausanias n’est point un enthousiaste. C’est un homme froid,
qui regarde froidement, qui écrit froidement, qui rompt sans
cesse sa description par des traits d’érudition qui expliquent le
tableau de Polygnote, mais qui en détruisent l’entente. Il ne
dit pas un mol des passions, du mouvement, des expressions,
des caractères; cependant l’idée qu’il laisse est grande. Si un
tableau moderne eût passé par les mains d’un Pausanias, je vous
demande ce qui en resterait? Ln peintre habile peut sans doute
concevoir une belle chose d’après une mauvaise description,
mais en revanche une mauvaise description peut réduire à rien
un chef-d’œuvre de peinture.
Vous dites que l’art était dans son enfance au temps de
Polygnote, et vous comparez les éloges de ses contemporains à
ceux que nous avons prodigués autrefois à tant de poètes dont
on ne parle plus ; peut-être avez-vous raison ; mais l’art enfant
ose-t~il tenter des compositions énormes, et quand il s’en avise,
sait-il y garder autant de convenances, y montrer autant de
1. Histoire de V Académie des Belles^LettreS, t. XXVII, page 34.
LETTRES A FALCONET. * 129
choix, d’intelligence et de goût qu’on en voit dans le tableau de
Polygnote? Homère, quand il est beau, n’est ni plus sage, ni
plus beau que Polygnote.
II y a, ce me semble, dans les arts plusieurs choses qiji
marchent d’un pas égal. Au temps où la partie de l’exécution
est misérable, le choix de l’instant est mauvais, les incidents
sont pauvres, les actions insipides, les figures et les caractères
ridicules. La description de Pausanias ne laisse soupçonner à
Polygnote aucun de ses défauts. Quoi qu’il en soit, la voici cette
description, plate, froide et rigdùreuse comme vous la désirez.
Vous avez cru que Pausanias avait d’abord fixé son œil au
centre du tableau, et que de là ses regards et sa description
s’étaient répandus à droite, à gauche, sur le devant, sur le fond,
sur toute la composition ; rien de cela. Il a tout bonnement
commencé par la gauche et fini par la droite, comme vous allez
voir, et comme je m’en étais douté.
A gauche, oui à gauche, quoique Pausanias ne le dise pas,
on voit la mer et son rivage. Au bord de la mer, un seul vais-
seau. Ce vaisseau est celui de Ménélas, et Ménélas celui des
Grecs le plus embarrassé de son rôle, et le plus empressé de
partir. Il avait recouvré sa femme; mais cette femme coûtait
bien cher à la Grèce. 11 y a du jugement et de la finesse à
n’avoir montré que le vaisseau de Ménélas. Celui qui ne le sen-
tira pas ne sait ce que c’est que l’esprit de la composition.
Sur ce vaisseau, des enfants mêlés avec les matelots; au
centre, le pilote Phrontis disposant les rames. Aut-dessous du
pilote, Ithæmènes avec des nippes; sur la planche qui conduit
du rivage au vaisseau, Echœax qui passe et porte une urne
d’airain. Première masse.
Et cet Echœax passant sur la planche avec son urne d’airain
vous semble de l’origine de l’art? A la bonne heure.
Non loin du vaisseau, Politès, Strophius et Alphius enlèvent
la lente de Ménélas. Amphialus détend une autre tente, et le
peintre a assis à terre un enfant aux pieds de ce dernier.
Deuxième masse.
Ensuite on voit une femme, et une femme qui se pique de
beauté, un guerrier et le guerrier le plus ferme des Grecs, avec
un jeune homme admirant la beauté d’Hélène. La femme est
Briséis, le guerrier Diomède, le jeune homme Iphis. Briséîs est
XVllI.
9
130 LETTRES A FALGONET.
debout. Diomède est derrière elle, Iphis groupe avec eux. Troi-
sième masse.
Hélène est assise, elle est servie par Électre et Panlhalis.
Panthalis debout la soutenant, tandis qu’Électre accroupie lui
rattache sa chaussure. Cependant, elle écoute Eurybates qui lui
parle de la délivrance d’Æthra; Æthra, mère de Thésée, et
Démophon, fils de Thésée, sont là. Æthra a la tête rase et
Démophon pensif semble s’occuper des moyens de ravii’ son
aïeule paternelle à l’esclavage. Quatrième masse.
Et ce contraste de Briséis avec Hélène assise, et ces sui-
vantes d’Hélène, et leurs fonctions, et la maîtresse qui donne
audience tandis qu’on la chausse, tout cela vous paraît de l’ori-
gine de l’art? Ainsi soit-il.
Au-dessus d’Hélène, on voit assis à terre un homme plongé
dans la tristesse la plus profonde. C’est Hélénus, fils de Priain.
H a près de lui Mégès blessé au bras. Lycomèdes, fils de Créon,
blessé à l’arliculation de la main droite avec le bras, à la tète
et au talon ; et Euryalus, fils de Mccistéus, blessé à la tête et à
l’endroit où le bras se joint à l’épaule. Tout le groupe est sur
le fond, au delà d’Hélène. Cinquième masse.
Proche do ces blessés; Polygnole montre des captives qui se
désolent. Entre ces captives, on discerne Androinaque, les ma-
melles découvertes, avec son enfant qui s’attache à elle comme
s’il était menacé d’en être arraché ; Médésicaste, une des filles
de Priam, et Polyxène. Andromaque et Médésicaste ont un voile
sur la tête. Polyxène a la chevelure renouée à la manière des
filles. Sixième^masse.
Mon ami, il ne me faut à moi que ce voile et ces cheveux
renoués pour m’apprendre que le grand goût de la peinture
était au temps de Polygnote.
On voit ensuite Nestor, le casque en tête et la lance au poing,
et, proche de lui, un cheval en liberté qui s’ébat sur les sables
du rivage.
Non loin de Nestor et à l’opposite du cheval qui s’ébat,
Néoptolème a égorgé Élassus qu’on voit expirant, et il frappe de
son épée Astynoüs qui est tombé sur les genoux. Septième masse.
Songez que ce Néoptolème, le seul qui tue, était fils d’Achille.
Voilà des convenances bien profondément réfléchies, de la
poésie bien vraie et bien forte pour un art naissant.
LETTRES A FALCONET. 131
Qu’imaginerait-on de mieux aujourd’hui?
Au-dessus des captives interposées entre Æthra et Nestor,
Polygnote a peint Clymène, Aristomaque, Créuse, Xénodice,
autres captives; et au-dessus de celles-ci, il a répandu sur une
couche Déinomé, Métioché, Pisis et Gléodice.
Plus sur la droite et le fond, Épcus, nu, s’occupe à mettre
à ras de terre un endroit des murs de Troie. On n’aperçoit
au-dessus des ruines que la tête du cheval de bois.
Que voulez-vous que je pense de l’art avec lequel les petits
groupes s’entrelacent entre les^grandes masses et les lient?
Cela me paraît bien savant pour des écoliers? Mais arrêtez-vous
un moment sur ce qui suit.
Vers cet endroit on voit et Polypœtès, fils de Pirithoüs, le
front ceint d’une bandelette; et Acamas, fils de Thésée, la tête
couverte d’un casque k panache; et Ulysse avec sa cuirasse, et
Ajax, fils d’Oïlée, le bras passé dans son bouclier. Celui-ci
s’avance vers un autel, et se dispose à faire le serment, avant
que d’immoler Cassandre qu’on voit renversée à terre serrant le
palladium qui était resté entre ses bras lorsque Ajax arracha
cette femme de l’autel sur lequel il était posé. Ajax a encore
autour de lui et les fils d’Atréc, et Ménélas ; les fils d’Atrée le
casque en tête, Ménélas, reconnaissable au serpent qui décore
son bouclier. Ils défèrent le serment à Ajax. Neuvième masse.
Et c’est un artiste commun qui a imaginé et ordonné cette
scène?
Sur l’autel, vers lequel les généraux s’avancent et qu’un tout
jeune enfant tient embrassé, le peintre a placé une cuirasse
antique. Mon ami, comme cela est simple et noble! Plus je
médite le fond et les accessoires de ce morceau, plus l’intelli-
gence de la composition pittoresque me paraît avancée.
Au delà de cet autel Laodice est debout, et au delà de ^
Laodice, mais tout proche d’elle, on voit un grand bassin ou
lavacre sur un piédestal de pierre; Méduse, fille de Priain,
tout à fait renversée, serre le piédestal de ses deux mains. Il y
a près d’elle une vieille femme, ou peut-être un eunuque, la
tête rase. Cette figure tient uii enfant sur ses genoux, et cet enfant
effrayé se couvre les yeux de ses deux mains. Dixième masse .
C’est sur le reste de l’espace que le peintre a disposé des
cadavres; on y voit celui de Pélis, nu et couché sur le dos. Au-
132
LETTRES A FALCONET.
dessus celui d*Eïonée et celui d’Admète, qu’on n’a point encore
dépouilles. Au-dessus, d'autres cadavres. Proche du piédestal
de pierre, au-dessous du lavacre, celui de Léocritus qu'Dlysse
avait égorgé. Au-dessus d’Eïonée et d’Admète, celui de Corœbus,
fils de Mygdon, et celui d’Érétus. Vers le cadavre de Corœbus,
on voit Priam, Axioiî et Agénor. Proche d’eux, Sinon, compa-
gnon d’Ulysse, et Ancbialus traînant le cadavre de Laomédon.
Onzième niasse.
Vous avez beau dire, mon ami, cela effraye. Le peintre ter-
mine sa composition par montrer le vestibule et la porte de la
maison d’Anténor. On voit encore à la porte la peau de léopard
suspendue, signe dont il convint avec les Grecs pour que ses
foyers fussent reconnus et épargnés. C’est là que le peintre a
placé Tbéano avec ses enfants Glaucus et Eurymachus, Tun
assis sur une cuirasse, l’autre sur une pierre. Proche d’eu\
Anténor et Crino sa fille. Crino tient son enfant entre ses bras,
l’expression de la douleur n’est aussi forte dans aucune autre
figure; c’était par la trahison de son père que Troie avait été
prise et saccagée. Des domestiques d’Anténor chargent sur un
une une cruche couverte d’osier, et d’autres bagages ; ils ont
assis entre la cruche et le bagage un jeune enfant. Douzième
masse.
Toutes ces scènes se passent à la fois entre le rivage de la
mer et les ruines de Troie.
Si vous voulez vous en donner la peine, nous ne tarderons
pas à voir ce tableau peu différent de la manière dont Polygnole
l’exécutai Les lois du technique ne laissent guère aux
figures d’un groupe et de différents groupes qu’un seul plan,
une seule place à remplir. Essayez seulement et ne soyez plus
surpris que Polygnote jouît de son temps de la plus grande
réputation, et qu’il l’ait conservée jusqu’au temps de Pausanias.
1. Voyez la Description de la Grèce de Pausanias^ traduite par Clavier, livre X,
cliap. XXV, XXVI et xxvii.
LETTRES A FALCONET.
133
VII
Juillet 17(iC.
Ecce iterum Ualhamsius.
Je reviens à Polygnote, et je-^eprends la baguette du moine
qui montre aux badauds le trésor de Saint-Denis.
Le lieu de la scène est entre les ruines d’une grande ville
et la mer ; c’est, ce me semble, un assez beau site.
On voit au bord de la mer un seul vaisseau, et c’est celui
de Ménélas ; j’ai dit qu’il y avait de la finesse à avoir imaginé
cet incident ; et je vous demandé à vous-même si vous l’eussiez
trouvé, si vous eussiez senti que Ménélas devait être entre tous
les Grecs le plus embarrassé de son rôle et le plus pressé de
partir; et si vous vous fussiez servi de cet idéal pour désigner
l’instant de votre composition? Soit que vous me répondiez
oui, soit que vous me répondiez non, je n’en estimerai pas
moins Polygnote.
Sur la planche qui joint le vaisseau au rivage, on voit passer
Echœax portant une urne d’airain entre ses bras. Je vous ai
demandé si cette figure vous semblait de l’origine d’un art nais-
sant et grossier? A cela que me répondez- vous? Que vous ne
savez ni où ni quand cela vous a semblé ; ce qui ne signifie
rien. Vous ajoutez que mon observation n’est pas d’un artiste:
tant pis pour l’artiste, s’il arrive qu’elle soit d’un homme de
goût. Partout où il y a des urnes, et des urnes d’airain, des
lavacres élevés sur des piédestaux, des trépieds soutenus par
des enfants, des' casques décorés de serpents, des boucliers
enrichis de bas-reliefs, des coiffures de têtes élégantes, le goût
de la décoration a fait des progrès. Cependant ce gqût étant le
reflet des beaux-arts perfectionnés sur les ustensiles communs
de la vie, il doit être et il est le dernier qui se produise; d’ail-
leurs, cet Echœax passant et portant son urne entre ses bras
est une figure élégante, noble, et liant bien la composition. •'
Amphialus, détendant seul une tente à côté de Politès, de
134
LETTRES A FALCONET.
Strophîus et d’Alphius occupés à une pareille fonction, eût été
mesquin. Qu'a fait le peintre? Il a assis à terre à côté de lui un
des enfants de ce soldat.
Je reviens sur les admirateurs d'Hélène. C'est Briséis,
maîtresse d'Achille et belle femme sans doute ; c'est le féroce
Diomède, c'est le jeiftie Iphis ; pouvait-on s'y mieux prendre
pour me donner une haute idée des charmes d'Hélène que
d'attacher sur elle les regards du désir, de la férocité et de la
jalousie? Cela n’est-il pas du meilleur goût? Est-il possible que
l’artiste ait su si bien choisir ses admirateurs, sans avoir conçu
trois sortes d'admiration, et sans s’être occupé de les rendre?
C’est une absurdité que de le dire.
Le groupe d'Hélène est charmant et l'Albane n'a rien inventé
d# plus noble, de plus gracietix. Elle est assise; une suivante
la soutient, une autre prosternée relie sa chaussure, cependant
elle donne audience à un envoyé d’Agamemnon. Ne recon-
naissez-vous pas là jusqu’à la petite impertinence d’une belle
femme?
Eurybates redemande à Hélène Ætbra, une de ses esclaves ;
et cette demande donne à cet incident le caractère général du
sujet.
Et ce Démophon pensif, qui au milieu des scènes de dou-
leurs qui l’environnent songe au moyen d’enlever à l'esclavage
son aïeule paternelle à côté de laquelle il est assis, prouve, ce
me semble, que Polygnote s’entendait en choix d’actions, de
caractères, d'expressions et de passions. Il serait bien sin-
gulier que vous aimassiez mieux vous en rapporter au juge-
ment suspect d’un littérateur qu'à la composition môme de
l’artiste.
Mais que voit-on ensuite? C'est Ilélénus, un des fils de
Priam, plongé dans une tristesse profonde. C’est Pausanias qui
le dit. Est-ce que la tristesse n'est pas une passion? Est-ce
qu’elle n'a pas son expression? Le fils d’un roi! le successeur à un
trône renversé conduit à l'esclavage! il avait bien raison d’être
profondément affligé.
De qui cet Hélénus est-il entouré? de ceux qui ont exposé
leur vie pour la défense de son père, de Mégès, de Lycomedes,
d’Euryalus, tous blessés.
Hélénus, fils de Priam, se discerne entre les captifs; Andro-
lettres a falconet.
135
maque, femme d'Hector, Polyxène et Médésicaste, filles de
Priam, se discernent entre les captives.
Et vous comparez une composition aussi sagement raisonnée
à une de nos tapisseries gothiques? Comparez, mon ami, com-
parez; vous me ferez sourire, et puis c’est tout.
On n’a point donné d’action à Nestor. C’est un vieillard qui
se repose sur sa lance ; mais à côté duquel le peintre a placé
un cheval en liberté, qui s’ébat sur le sable. Vous n’êtes pas
homme à n’être pas touché de ces convenances. Ayez donc la
boijne foi d’en convenir.
Mais à coté de ce vieillard en repos et de cet animal qui
s’ébat, que nous a montré Polygnote? Néoptolèrne qui vient
d’égorger Élassus et qui égorge Astynoüs; lUassus expirant,
Astynoüs tombant sur ses genoux. Vous n’êtes pas homme à
n’ôtre pas touché de ce contraste. Ayez donc la bonne foi d’en
convenir.
Mon ami, c’est une belle idée que ce Néoptolèrne seul qui
tue; c’est un enfant violent qui poursuit la vengeance de la
mort de son père. Son père dit, dans le poêle, à un fils de Priam
qui lui demande grâce : Patrode est bien mort, et tu crains de
mourir, Néoptolèrne dit à un autre enfant de Priam : Achille,
mon père, est bien mort, et du crains de mourir. Voilà la pein-
ture luttant contre la poésie, et contre la plus forte poésie qui
ait encore existé.
Polygnote avait assis à terre des captives; s’il en forme un
autre groupe, il les assied sur une couche, sur un matelas du
temps. Voilà de la vérité, je crois, et de la variété.
Mais quel est cet homme nu que je vois seul? C’est Épéus
qui achève de renverser un endroit des murs de Troie. Autre
fonction qui achève aussi de fixer le sujet et l’instant.
C’était une vilaine chose à peindre qu’un cheval de bois.
Qu’a fait l’artiste? 11 cache cet objet entre les ruines, il n en
laisse apercevoir que la partie supportable, la tête. Quoi ? le
goût aurait fait tant de chemin, et la partie du dessin et de
l’expression serait demeurée en arrière! Cela se peut, mais cela
ne se croit pas. Une tapisserie gothique ne manquerait pas de
montrer tout le cheval.
Depuis le vaisseau de Ménélas jusqu’à cet endroit du
tableau, l’intérêt marche en croissant. Parvenus au centre de la
136
LETTRES A FALCONET.
composition qu*y verrons-nous? Huit à dix guerriers debout*
s’avançant vers un autel et se disposant à une cérémonie ter-
rible et solennelle.
C’est Polypœtès, fils de Pirkhoüs, le front ceint d’une ban-
delette.
C’est Acamas, fils dg Thésée, la tête couverte d’un casque
à panache.
C’est Ulysse avec sa cuirasse.
C’est Ajax, fils d’Oïlée, le bras gauche passé dans son bou-
clier.
Ce sont les fils d’Agamemnon avec leurs armes.
C’est Ménélas avec le serpent qui décore les siennes.
Que dites-vous de ce groupe! que dites-vous de ce front
ceint de bandelettes ! que dites- vous de toute cette variété
d’ajustements!
Mais que font-ils là ces guerriers ? Ils défèrent le serment
et le sacrifice de Cassandre au fils d’Oïlée.
Sur quoi va-t-il jurer? sur une cuirasse antique.
Et que fait Cassandre? Où est-elle? Elle est renversée à
terre tenant entre les bras ses dieux tutélaires de Troie.
Je vous laisse le choix entre tous les tableaux que vous
connaissez, pour me trouver l’exemple d’un pareil groupe...
Encore une fois, est-ce l’art naissant qui imagine et qui
ordonne une pareille scène?
Credat Judæus Apella;
Non egoL
Avant cette masse principale, Épéus arrasant les murs de
Troie. Petit groupe de repos.
Avant Néoptolème égorgeant Élassus et Astynoüs, Nestor
appuyé sur sa lance, et un cheval qui s’ébat. Autre petit groupe
de repos.
Autour d’Hélène donnant audience à Eurybates, les blessés,
les captifs et autres groupes de repos..
Suivez la composition depuis Phrontis ou le vaisseau jus-
qu’aux ruines, et vous sentirez bien mieux que moi avec quel
i. Horat., sat. v, lib. I.
LETTRES A FALCONET. 137
art les actions et le repos sont mélangés, le bruit et le silence
se succèdent.
Après la grande masse des guerriers, Laodice debout devant
le lavacre, le pied du lavacre embrassé par Méduse, fille de^
Priam; proche de Méduse une vieille ou un eunuque tenant sur
ses genoux un enfant effrayé. Autre groupe de repos.
Mais me trompai-je? Est-ce que ce lavacre n’est pas noble?
Est-ce qu’il n’y a pas une variété et une entente singulières dans
ce groupe? Est-ce que vous n’en ferez pas un bas-relief admirable?
Sur l’espace le plui voisin de^ ruines, le peintre a disposé
des cadavres : celui de Pélis nu et couché sur le dos, ceux
d’Eïonée et d’Admète qu’on n’a point encore dépouillés ; celui
de Léocritus sous le lavacre, plus loin ceux de Corœbus et
d’Ërésus.
Cette composition est énorme ; c’est un assez plat homme
qui nous l’a transmise : comment se fait-il qu’on n’y remarque
ni monotonie, ni embarras, ni obscurité, ni vide, ni contradic-
tion?
C’est ici que le peintre a placé les vieillards Axion, Agénor
et Priam L
Voyez quelle est la position du vieux et malheureux Priam;
il est sous les ruines de sa capitale, et il a sous les yeux le
cadavre de son père qu’on traîne, le cadavre de son beau-frère,
sa fille prête à être immolée; l’un de ses enfants expirant, un
autre égorge. Imaginez, si vous l’osez, quelque chose de plus
effroyable.
Cependant un vestibule conduit, à travers les ruines, à la
maison d’Anténor. On la reconnaît à la peau de léopard sus-
pendue à la porte.
C’est là qu’est le petit groupe de Théano et de ses deux
enfants, Glaucus et Euryinachus, l’un assis sur une cuirasse,
l’autre sur une pierre.
On voit proche d’eux le traître Anténor et Crino sa fille.
Crino tient son enfant entre ses bras, et Pausanias dit que
1. Diderot commet ici une étrange erreur; ce sont les cadavres des trois vieil-
lards qui sont représentés dans le tableau de Polygnote : tout ce qu*il dit de la
position de Priam est un effet de son imagination. Au reste il reconnaîtra lui- même
sa méprise que Falconet ne pouvait manquer de lui reprocher. Voir ci-après,
lettre ix. (Note de M. Walferdin.)
138 LETTRES A FALGONET.
l’expression de la douleur n’était aussi forte dans aucune autre
figure. Avoir pensé à nous montrer une femme plus sensible au
déshonneur qu’à l’esclavage ou à la mort, c’est une idée
sublime, ou il n’y en a point.
La composition se termine par des domestiques d’Anténor
qui chargent sur un âne une cruche couverte d’osier et d’autres
bagages, entre lesquels ils ont assis un jeune enfant.
C’est donc entre Phrontis qui dispose le vaisseau de Ménélas
à partir, et les domestiques d’Antcnor qui chargent sur un âne
une cruche et du bagage, que Polygnote a renfermé son sujet.
Comme cela est bien entendu! comme cela est sage!
Prenez votre partie là-dessus : ou il y avait eu avant Poly-
gnote une infinité de peintres dont les noms sont tombés dans
l’oubli, ou Polygnote est dans son genre un homme presque
aussi étonnant qu’llomère.
Consultez l’histoire des beaux-arts chez toutes les nations,
et vous y verrez l’architecture, la peinture et la sculpture de-
vancer de bien loin dans leurs progrès l’éloquence et la poésie :
or, la Grèce avait de grands poètes avant Polygnote. Concluez.
11 y a dans Homère des descriptions de trépieds, d’usten-
siles, soit à l'usage des temples, soit à l’usage des camps, soit à
l’usage des maisons, de la plus grande richesse d’ornements et;
de goût; or, le progrès de la décoration n’est que le dernier
reflet des beaux-arts sur les choses d’un usage commun.
Concluez.
Je passe maintenant aux réflexions que vous avez faites sur
ma pauvre traduction littérale de Pausanias.
J’ai dit qu’un voile bien jeté, des cheveux renoués avec
élégance me désignaient suffisamment le goût d’une nation soit
en peinture, soit en sculpture, soit en poésie; vous me répondez
qu’à vous, il faut bien autre chose; c’est que vous n’avez pas
assez senti tout ce que ces bagatelles apparentes entraînent, et
lorsque vous convenez qu’au temps de Polygnote, l’élégance des
vêtements, des ustensiles et de la décoration pouvait être de
mode, j’en aurais plutôt conclu que les beaux-arts tombaient
vers leur déclin, que d’en être à leur origine. De bonne foi,
lorsqu’une nation a produit un chef-d’œuvre d’éloquence et de
poésie, croyez-vous quelle puisse admirer une sottise en pein-
ture? Quand on a les scènes, les images et les imitations
LETTRgS A FÂLGONET. 139
d’Homère dans la tête, croyez-vous qu’on puisse se contenter
des figures du portail de Notre-Dame? Nous n’avons pas, vous et
moi, la même idée du talent de bien peindre. Je pense très-
sérieusement qu’un tableau est capable de produire la sensation ^
la plus violente, sans la magie de la couleur, et sans celle
de la lumière et des ombres; et il me semble qu’un statuaire
devrait être de mon avis.
Je ne me suis point proposer d’élever aux mies le tableau
de Polygnote. Je n’ai point l’antiquomanie; je n’ai rien imaginé,
et je vous délie de citer un mot quf soit de supposition gratuite.
11 est bien singulier que vous ne vous soyez pas plutôt servi de
la composition de Polygnote pour donner un coup de fouet de
plus à Pline que de m’objecter son autorité dont vous ne faites
aucun cas.
Êtes-vous bien sûr d’entendre ce que Plutarque a voulu dire
par saroir 2 ^cindrc Ica ombres? Pourquoi Plutarque n’aurait-il
pas dit une sottise en peinture? Pourquoi le traducteur n’aurait-
il pas fait dire une sottise à Plutarque ? Si je vous objecte le
témoignage des hommes de lettres, ce sont des sots; si vous me
les objectez, ce sont des gens d’esprit. On ne saurait avoir plus
d’adresse et moins de bonne foi. Si j’en avais le temps, je vous
dirais : Laissons là tous ces bavards, et faisons l’iiistoire des
beaux-arts depuis Homère jusqu’à Polygnote par les monu-
ments ; et j’entends par les monuments, l’éloquence, la poésie,
les mœurs, les usages, les coutumes, le goût, les vêtements, la
décoration, les édifices, les ustensiles, la raison. 11 ne me faut
qu’une pierre gravée ; le plus mauvais tableau qui se fasse aujour-
d’hui démontre qu’il y a longtemps qu’on en sait faire de beaux.
Polygnote a conservé sa réputation en peinture jusque sous
les plus beaux temps des arts en Grèce. Ses tableaux subsis-
taient; s’ils eussent été mauvais, les Grecs ne les auraient pas
plus admirés que nous n’admirons des tapisseries gothiques aux-
quelles vous les comparez. Qui est-ce qui s’avise aujourd’hui
de mettre Jean Cousin sur la ligne de Lesueur ou du Poussin?
Eh! plût à Dieu que les préjugés populaires ne fussent pas plus
tenaces en morale qu’en peinture.
11 est aussi aisé de faire un tableau sublime sans couleur,
sans tons savants, sans clair-obscur, que d’en faire un sot avec
tout cela.
uo
LETTRES A FALGONET.
Allons donc, vous faites mille fois trop d'honneur aux
poètes, lorsque vous dépouillez Polygnote de ses idées pour
les leur accorder. Vous verrez que le groupe de ses guerriers
devant l'autel n’est pas de lui; que c’est un autre qui a imaginé
de faire traîner sous les yeux du vieux Priam le cadavre de son
père Laomédon, etc.^
Je n’ai rien prêté, je n’ai rien ôté à Polygnote, j’ai écarté des
détails d'érudition qui obscurcissaient l’entente de son tableau.
11 y a des misères dans l’original, dites-vous; eh bien! je
vous prie de m’en citer une.
Il ne s’agit pas, cher ami, de transformer en une composi-
tion sublime une tapisserie gothique par une description arti-
ficieuse, mais de faire trouver sublime cette tapisserie à ceux
qui ont actuellement sous Mes yeux les chefs-d’œuvre de
Raphaël, de Carache, de Corrège, de Guide, de Titien. Voilà le
cas des Grecs par rapport à Polygnote.
Tout homme qui sent vivement et qui est digne de regarder
des tableaux, des statues, et de lire des poètes, s'expose à faire
le rôle de Mathanasius, et il est toujours honnête à son ami de
l’en avertir.
11 ne s’agit pas de savoir si Polygnote a fait un trait de génie
de ne montrer sur le rivage que le vaisseau de Ménélas, mais si
celui qui trouve que l’artiste a senti finement, et qu’il a montré
un goût, un esprit peu commun en hâtant le départ de Ménélas
et de sa belle exécrable, est aussi plat que le commentateur de
CathOj belle ber gère ^ dormez-vous ^ et c’est ce que je vous
demande afin de savoir si je dois m’appeler Mathanasius ou
Dionysius Diderot Halicarnassensis.
Eh ! mon ami, je ne confonds point la pensée d’un tableau
avec son exécution ; et il y a longtemps que je sais que l'une de
ces choses est à l’autre comme la versification à la poésie.
Sans technique, point de peinture, il est vrai; mais que
m’importe la peinture sans idées; et à tout prendre j'aime
encore mieux des idées que la couleur; en prenant les mots
dans toute leur rigueur, il me semble que vos bas-reliefs se
passent plus aisément de couleurs que les compositions de
Robert (j’écris le premier qui me vient) ne se passent d'idées.
Vous m’exhortez de relire Pausanias pour savoir à qui appar-
tient l’idée de Néoptolème continuant le massacre des Troyens
LETTRES A FALCONET.
141
après la ruine de leur ville. Je relis et je vois qu’elle appartient
à Polygnote, et qu’il y a là quelque platitude du traducteur qui
vous en a encore imposé.
Ce que vous dites sur labêtisedu traducteurlatin de Pausanias,
sur la bêtise du traducteur français de la traduction latine de '
cet auteur, sur les inepties du comte de Caylus, est d’une
modération dont on doit vous savoir gré.
Vos dernières lignes sur la manière dont il convient à d’hon-
nêtes gens de discuter les questions problématiques, en quelque
genre que ce soit, sont admirables^ mais, mon ami, nos opi-
nions sont nos maîtresses ; et où est l’amant qui souffre patiem-
ment qu’on lui dise que sa maîtresse est laide? Je ne connais
que la haine théologique qui soit aussi violente que la jalousie
littéraire.
Voilà mes répliques aux observations que vous avez faites
sur les endroits de ma description qu’il vous a plu d’attaquer.
Adieu, portez-vous bien; je vous aime de tout mon cœur;
mais laissez-inoi respirer : si vous n’y prenez garde, vous me
tuerez.
VIII.
(avec des observations de FALCONET.)
Septembre 1760.
Voir.i des observations sur votre réponse à quelques-unes de
mes pensées sur le sentiment de l’immortalité et le respect de
la postérité.
J’ai dit : « Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever
l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Or le senti-
ment de l’immortalité et le respect de la postérité téndent à
émouvoir le cœur et à élever l’âme. » Ce que j’ai prouvé par
l’énumération des vues principales dont ce sentiment et ce res-
pect étaient accompagnés. Or, parmi ces vues principales, il
LETTRES A FALCONET.
U2
lî’y a pas un mot du mépris de V espèce humaine. Je n’en ai
donc pas fait une conséquence de mon principe, mais vous avez
brouillé ensemble deux raisonnements, ce qui n’est pas d’une
bonne logique.
J’ai dit : « L’éloge de la postérité est une portion de l’apa-
nage de l’homme bienfaiteur de l’espèce humaine. » D’où j’ai
conclu que l’homme bienfaiteur qui dédaignait cette portion de
son apanage avait du mépris pour V espèce humaine*^ parce que
le dédain de l’éloge supposait le mépris du panégyriste. Pour
bien répondre au raisonnement, il fallait nier la mineure^ et
nier la conséquence pour bien répondre au second. Vous n’avez
fait ni. l’un ni l’autre. Donc ces deux raisonnements restent sans
réponse ; et voilà de la logique/?
Permettez, mon ami, que ‘je m’arrête un moment sur la dif-
férence des syllogismes de l’orateur et du philosophe; le syllo-
gisme du philosophe n’est composé que de trois propositions
sèches et nues, de l’une desquelles il se propose de prouver la
liaison ou la vérité par un autre syllogisme pareillement com-
posé de trois propositions sèches et nues, et ainsi de suite pen-
dant tout le cours de son argumentation. L’orateur, au contraire,
charge, orne, embellit fortifie, anime, vivifie chacune des pro-
positions de son syllogisme d’une infinité d’idées accessomes
qui leur servent d’appui. L’argument du philosophe n’est qu’un
squelette; celui de l’orateur est un animal vivant; c’est une
espèce de polype. Divisez-le, et il en naîtra une quantité d’au-
tres animaux. C’est une hydre à cent têtes. Coupez une de ces
têtes, les autres continueront de s’agiter, de vivre, de menacer.
1. « J’avais promis de ne vous plus répondre et jo le croyais; mais vos doux
dernières lettres me poursuivent jusqu’au fond du Nord; la persécution est vio-
lente, jo n’y puis pas tenir. Il faut au moins que je jette quelques notes à travers
vos répliques.
« Vous avez dit : Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever Vâme ne peut
qu'être utile à celui qui travaille. Vous avez ajouté au paragraphe suivant : Le sen-
timent de s'immortaliser est naturel au grand homme; c'est une portion de son
apanage qu'il ne peut négliger sans un mépris crml de l'espèce humaine. Moi qui,
dites-vous, n’entends rien en logique, J’ai cru que ces deux propositions ne se con-
tredisant point, jo pouvais rapporter l’une en présumant l’autre, et vous demander
si, en conséquence, celui qui n’aurait pas la postérité pour point de vue aurait un
mépris cruel de l’espèce humaine. Mais Je n’entends rien en logique. »
LETTRES A FALCONET. 143
L’animal terrible sera blessé, niais il ne sera pas mort, prenez
garde à cela^
Vous me demandez si celui qui marie deux ou trois cents
filles sans rien laisser pour marier leurs enfants peut être accusé
d*un mépris cruel de Vespéee humaine. Je vous réponds que*"
cette comparaison a quelque chose de louche pour moi; que
celui qui marie les mères s’occupe de la postérité, que celui qui
serait assez généreux pour assurer la dot des enfants s’en
occuperait davantage*.
Si pour mieux mériter l'élogarde tous ceux qui pourront
voir mes ouvrages^ ajoutez-vous, je veux égaler ou surpasser
des rivaux que f admire^ si la pensée du présent remplit assez
mon âme pour qiielle ne voie point actuellement V avenir^ fai
un mépris cruel pour Vespéee humaine?
Ce n’est point précisément sous ce coup d’œil que j’ai cru
que l’espèce humaine était méprisée. Il y a des idées d’où le
mépris de l’espèce humaine se conclut ; et il y en a d’autres d’où
il ne se conclut pas. 11 y a des moments où le grand homme ne
pense point au jugement des siècles à venir sans le dédaigner ;
il y en a d’autres aussi où ce jugement redoutable lui est pré-
sent. Ce n’est pas là le seul mobile de ses actions. Il n’exclut ni
l’émulation, ni la considération actuelle, et puis il ne s’agit pas
de vous seul dans la question qui nous occupe. Il s’agit de
riiomme en général, d’un peuple, d’une nation de l’espèce
entière; il s’agit de savoir si le sentiment de l’immortalité est
utile; si le respect de la postérité peut jamais être nuisible; car
que nous importe à l’un et à l’autre la singularité réelle ou
prétendue d’un individu^ ?
1. « J’ai tant de plaisir à écouter mon maître, que je le remercie môme de cette
leçon ; si elle n’est pas neuve, elle est bien faite. »
2. U U n’est paa encore démontré que celui qui marie dos filles s’occupe actuel-
lement de leur postérité , quoi(juc, très-assurément, il travaille pour elle. Mais la
comparaison ne vous plaît pas, laissons-la. »
3. M Je vous avais dit quelque part : Nourrissez le génie de ce qu'il vous plaira,
postérité, honneurs, émulation, récompenses, vertu, il sera dans toute sa force^ il
aura toute son activité, »
« Pourquoi me demander encore si le sentiment de l’immortalité est utile ?
Un homme dans sa fièvre chaude arrive au sommet d’une montagne en franchis-
sant des précipices qu’il n’eût pas osé regarder dans son bon sens. Où est Pautre
Uft LETTRES A FALGONET.
C’est quelquefois Téloge de ses contemporains qu’on méprise
et qu’on doit mépriser. Pbocion, applaudi d’un peuple insensé,
demande si par hasard il aurait dit une sottise. C’est d’une cri-
tique mal fondée qu’appellera souvent tout homme rare qui
devance son siècle.
Si Agasias écrivif son nom au Gladiateur^ cfélait^ dites-
vous^ pour son siècle. Qu’en savez-vous? Mais
en accordant sa première intention, n’avouez-vous pas qu’il en
avait une seconde
Je suis sûr que vous avez ri vous-même de la comparaison
de l’horloge à la statue ; de Julien Leroy à Agasias, de Ferdi-
nand Berthoud à Falconet ou Pigalle, de l’enseigne du mar-
brier suspendue à la porte du statuaire ; si vous en avez ri,
permettez que j’en fasse autant
Vous avez très-bien expliqué l’usage des inscriptions, mais
il n’est pas adroit d’avoir ajouté: et c*est autant de fait pour la
postérité.
Et que me fait à moi et à vous la méprise réelle ou simulée
d’un particulier étranger dans sa patrie, qui prend votre Christ
dans Saint-Roch pour un morceau de Pigalle? Je dis la méprise
réelle ou simulée, parce qu’il n’est pas impossible que ce ne
fût une manière délicate de vous mettre tout d’un coup
sur la ligne du premier sculpteur. Vous voyez que je
suis aussi sophiste, quand il me plaît. Mais moi, j’ai la
bonne foi d'en convenir; et je pense quen effet la bévue
de votre homme est celle d’un bon bourgeois de la rue
Saint-Denis qui n’en savait pas davantage; je pense que vous
fîtes bien de mettre votre nom à la figure, parce que ce fui
autant de fait pour la postérité ^
fou qui nie la hardiesse et le courage du fébricitant? D’ailleurs, il s’agit d’un indi-
vidu, parce que les peuples, les nations, ne sont composés que d’individus. »
1. « Mon ami, ceci atout l'air d’une subtilité : je ne sais ni la première, ni la
seconde intention d’Agasias. Je sais seulement que son nom, qu’il écrivit au bas de
sa statue, était premièrement pour son siècle; il est démontré que c’était autant de
fait pour la postérité, je vous délie de prouver le contraire. Quant à l’homme rare,
plus il le sera, plus il en appellera à un autre tribunal qu’à celui de la postérité. »
2. « Je n’ai point ri en faisant cette comparaison, parce que, proportion gardée,
la réputation est aussi nécessaire au faiseur de fagots qu’elle peut l’être au talent
le plus distingué. Pour cette fois vous rirez seul, ou je suis bien trompé. »
3. « Vous avez raison, mais c’était bien alors pour le compte de ma vanité que
LETTRES A FALCONET.
U5
Épaminoiidas sur le champ de bataille pensait-il au juge-
ment de V avenir? Quelle question! votre allure de côté m’amuse
toujours. Qu’Épaminondas fût ou ne fût pas occupé sur le
champ de bataille du respect de la postérité, qu’est-ce que cela
fait à la réalité, à Futilité, à la noblesse de ce sentiment?
Je dis qu’Épaminondas brûla de cet enthousiasme, et cela est
vrai. Je dis que ce feu sacré échauffait son cœur ayant que de
se présenter dans les plaines de Leuctres et de Mantinée, et
cela est vrai. Je dis qu’il agissait sourdement en lui-même dans
la chaleur du combat, et cela es4r vraisemblable. Je dis qu’en
mourant il avait les regards attachés sur la postérité, et c’est sa
l'éponse à ses amis qui l’atteste ^
Si un sentiment habituel, bon ou mauvais, s’est emparé de
notre âme, il y subsiste et nous dirige même à notre insu.
Du paragraphe d’Épaminondas vous sautez tout de suite à
l’endroit où je dis : « Mes contemporains m’apportent avec leur
éloge celui de la postérité, etc. », et conviennent sans tergiver-
sation, sans restriction, de la vérité de mon raisonnement. Vous
cherchez la différence essentielle entre votre sentiment et le
mien : eh bien, soit. Nous sommes du même avis, mais nous
étions d’avis fort différents au commencement de la dispute,
et je suis resté dans le mien ^
Je vous écrivais : « Dites à un homme : Si tu fais ainsi, tu
seras béni dans tous les siècles; et ses entrailles en traissaille-
roiit de joie. Ajoutez: Et si tu fais autrement, ton nom sera
exécré, et il frémira. »
Que me répondez-vous ? que je vous tends un piège, que je
vous prends pour une âme équivoque, que je vous prêche le
catéchisme des enfants. Je le donne en cent au meilleur esprit
à deviner la liaison qu’il y a entre mon objection et votre
réponse®. Le piège que je vous tends, mon ami, est celui que
je mis mon nom. L’efface à présent qui voudra, je ne m’y intéresse plus; je vous
defle d’en savoir là-dessus plus que moi. »
1 . U Gomme je ne vous ai pas dit le contraire, je vous demande à qui vous ré-
pondez. »
2. (( J’ai dit en commençant et en continuant la dispute que l’avenir est une con-
séquence nécessaire du présent, je le dis encore : cela s’appelle-t-il change
d’avis? »
3. «Vous demandez la liaison qu’il y a entre votre objection et ma réponse. La
XVIII . 40
LETTRES A FALCONET.
1{|6
tous les grands hommes se sont tendu à eux-mêmes dans tous les
siècles, chez toutes les nations, et dans lequel je vous crois digne
d’être pris; c’est le caractéristique des âmes les plus héroïques,
si souvent soutenues, encouragées dans les circonstances diffi-
ciles, par ce motif le plus désintéressé de tous ; c’est la réflexion
nécessaire et la pensée consolante d’un esprit juste qui voit ce
que les choses deviendront dans l’avenir; c’est le catéchisme
du patriote par excellence.
Je vous embarrasse pourtant^ dites-vous ; c’est que je sou-
lève votre âme noble et grande contre votre esprit rétif;
c’est que je parle à votre cœur; c’est que je vous intéresse et
vous touche. Vous ne craignez pas les gibets de la postérité?
Vous mentez, traître que vous êtes ; et la preuve, c’est que vous
avouez que l’intrépidité de Fontenelle vous répugne. D’ailleurs,
mon ami, il y a quelque dilférence entre fouler aux pieds le
blâme de la postérité et mépriser son éloge ; on peut être jaloux
de mon approbation, et insensible à ma menace, c’est une
affaire de caractère*.
Quant à l’opinion que vous avez de ce que vous appelez
mon sermon égyptien, j’en appelle à toute âme honnête et ten-
dre. J’en appelle à vous-même. Relisez-Ie, et dites-moi si vous
n’aimez-pas, si vous n’estimez pas davantage mon Henri IV
versant des larmes, que mon Falconet insultant durement à
tout un peuple et à la plus auguste de ses cérémonies'*.
voici cette liaison. Si je veux obtenir quelque chose d’un enfant mal tîlevé ou d’un
valet intéressé, je promets une pomme à l’un ou je le menace du fouet, je montre
une récompense ou une punition à l’autre. Eh bien! voyez-vous cette liaison? Vou-
lez-vous que i’ajoute qu’un honnête homme n’aurait besoin ni do ma menace ni de
ma promesse? »
*1. a Je vous avais dit : Je brûlerais le mémoire que Fontenelle aurait laissé
après lui, parce qu’il affligerait les miens. Je voudrais ne causer aucun mal à ceux
qui seront après moi : et c’est Diderot qui tracasse un sentiment si honnête et si
doux ! Je l’aurais respecté, ou je l’aurais encouragé. »
% « Si en français le mot vain signifie quelquefois une chose inutile et dont on
peut SC passer, si je m’en suis servi dans cette acception, je n’ai insulté dure^
ment à qui que ce soit, j’aurais respecté les larmes d’Henri IV ; mon âme est peut-
être aussi tendre que l’était la sienne; mais, mon ami, un sentiment n’est point
un raisonnement. Si j’eusse vu la cérémonie, j’aurais fait comme Henri; revenu
dans mon cabinet, j’aurais raisonné et je vous aurais écrit ; Il faut bien compatir
à la faiblesse humaine. Ad populum phaleras, »
LETTRES A FALCO N ET,
147
Ne pourrions-nous être grands que quand on nous regarde?
Mais, mon ami, vous n’y pensez pas. C’est à moi à vous parler
ainsi ; la bonne portion de votre honoraire est dans les regards
et les acclamations de ceux qui vous entourent; je suis seul, aji
contraire, ou je n’entends que la voix du blâme, quand je fais
le bien. Je ne serai plus, on ne me regardera plus, je n’enten-
drai plus, quand j’obtiendrai l’éloge que je mérite ‘,
Vous rencontrez fort bien pourquoi les posthumes ne se
publient point, mais il s’agit de savoir pourquoi ils ont été faits.
Mon ami, vous êtes, ce me semltTe, à côté*.
Il est pim doux de recevoir la réponse de son ami que de
lui écrire. Cela se peut, mais il est donc doux de lui écrire,
sans quoi il ne serait pas plus doux de lui répondre ; vous êtes,
ce me semble, encore à côté : pour faire un pas, il fallait pré-
tendre et prouver que l’un de ces bonheurs était ou nul ou
exclusif de l’autre.
C’est vous, mon ami, qui sophistiquez la nature, si vous
croyez que quand l’homme peut légitimement tirer deux mou-
lures d’un sac, il n’y manque jamais. S’il fallait opter entre le
blâme du présent, l’une des moutures, et l’éloge de l’avenir,
c'est certainement celui qui préférerait l’éloge de l’avenir que
nous appellerions le grand homme*.
1. « Avant les regards et les acclamations de ceux qui m’entourent, je vous ai
dit, assez net, que je connaissais un autre tribunal. J’ajoute qu’il est si redoutable
que je ne m’y présente jamais qu’en tremblant. Ce tribunal, c’est moi. Prenez-le
comme il vous plaira; c’est ma juridiction naturelle, je m’y tiens, et j’y’penso, je
vous assure. Ainsi, mon ami, si je croyais ayoïr fait un bon ouvrage qui dût être
effacé de la mémoire des hommes, et que votre âme compatissante me plaignit de
mon infortune, je vous répondrais ; Je m'en souviens et c'est assez. Voyez Bélisaire,
chapitre i®', et dites mal de moi, si vous pouvez.
« Quoi? Diderot n’entend que la voix du blâme quand il fait le bien, et c’est
Diderot qui ose le dire? 11 n’entend donc pas l’éloge des hommes sages, des hommes
honnêtes qui aiment, ainsi que lui, le règne de la raison? Diderot est bien sourd.»
2. V 11 est plus aisé de dire : « Vous êtes à côté » que de le démontrer. »
3. « Ehl mon ami, que me dites-vous? Si j’ai la première mouture, l’autre
viendra sans que je la demande; sans même que j’y pense* Vous me la donnez
bonne avec votre grand homme. Tous les siècles ont eu des hommes qui ont fait
de grandes choses sans avoir l’avenir pour objet ; il y en a eu, il y en a, il y en
aura toujours. S’ils sont rares, c’est qu’en tout le meilleur n’est pas commun.
e N’allez pas me parler d’institution dont le but est uniquement l’avenir. Ne
m’objectez pas ces enfants ramassés dans la plus vile populace, dont on fait des
LETTRES A FALCONET.
li|8
De votre aveu, ceux qui se sont occupés d’ouvrages pos-
thumes sont sages; de votre aveu, jls ont remis leur lettre à un
porteur fidèle. Voilà, en deux mots, l’éloge du présent et de
l’avenir ; je ne vous en demande guère davantage.
Si quelque homme a ambitionné l’épitaphe :
%
Dulce et décorum est pro patriâ moriS
vous Tadmirez ; mais vous le trouvez moins sage que celui qui
a esquivé cet honneur. Quoi ! parce que j’aurais compte pour
rien la vie en comparaison de Tutililé publique, parce que
j’aurais pensé que le plus noble usage d’un effet périssable,
c’était le sacrifice avantageux que j’en ferais à la patrie, je suis
moins sage que vous? Rêvez-y^ mieux, mon ami, et vous verrez
que le véritable héroïsme ne peut jamais contrarier la sa-
gesse
Il ne faut que souffler sur tout ce que vous dites de Démos-
thène, d’Alexandre et de Cicéron. Est-ce comme honnête homme
que Démosthène a prétendu à l’immortalité? Nullement, c’est
comme le premier orateur du monde, et il avait raison. Est-ce
comme honnête homme qu’Alexandre a prétendu à l’immor-
talité? Nullement, c’est comme le plus grand et le plus vaillant
capitaine qui eût existé, et il avait raison. Est-ce comme hon-
nête homme que Cicéron a prétendu à l’immortalité? Nullement,
c’est comme prodige d’éloquence et de patriotisme et il avait
raison®.
hommes et des femmes honnêtes, des sujets libres et reconnaissants. Disons, avec
M. Cochin à qui je récrivais, que dans ces tulipes de graine il en pourra panacher
quelques-unes, et qu’on a lieu d’espérer que celles qui ne seront que de couleur
simple seront pures et d’une belle conformation. Venez les voir à Saint-Péters-
bourg, venez aussi verser les larmes délicieuses de la tendre humanité, avec Ca-
therine qui embrasse ces heureux enfants devenus dignes de lui appartenir. Amc-
nez-y Henri IV, il s’y trouvera mieux qu’à votre parade égyptienne. Quand je vous
parle de grandes choses faites sans la vue de la postérité, celle-ci et d’autres encore
qui sont le fondement du bonheur futur d’un grand empire sont exceptées. »
1. Horat., Od, ii, lib. III.
2. « Un philosophe pendu n’est plus bon à rien. S’il se conserve, s’il travaille,
il est utile. Voilà comme j’y rêve, c’est de mon mieux. »>
3. « Mon ami, conservez vos poumons, vous souffleriez trop longtemps. Démos-
thène, Alexandre, Cicéron avaient, entre autres faiblesses, la fureur de vouloir
LETTRES A FALCONET.
1/|9
Mais supposons qu’ils eussent tous trois été jaloux de l’éloge
de la postérité, tant pour leurs caractères que pour leui’S talents,
qu’auriez- vous à leur objecter? rien. Tel qu’Épaminondas, ils
auraient voulu être grands hommes et gens de bien; ils auraient
craint la tache pour cette image qu’ils nous ont trans-
mise. Le malheur, c’est qu’il y a des statues pour les grands
talents, et qu’il n’y en a point pour la probité; et c’est un
grand défaut des législations.
Vous n’avez pas bien pris l^ndroit de Cicéron; vous avez
traité de bassesse, de délire, d’amour-propre exorbitant, ce qui
est finesse, grâce et délicatesse. Comment Cicéron pouvait-il
avouer avec plus de gaieté qu’il ne valait pas la peine d’occuper
une ligne dans l’histoire, qu’il serait bien petit si on ne le
montrait à la postérité que dans sa hauteur naturelle, qu’il
fallait ou se taire de lui, ou l’exagérer, et beaucoup, et le plus
qu’on pouvait, et que puisqu’on avait eu le front de s’écarter
en sa faveur des limites rigoureuses de la vérité, et de se
résoudre à mentir, il fallait faire son devoir de bien mentir :
plaisanterie charmante dont il faut rire, pincée de ce sel qu’il
avait apporté d’Athènes; car en général les Romains, et peut-
être les républicains, sont bons panégryistes et mauvais plai-
sants *.
Vous croyez quelquefois m’avoir réduit en poudre lorsque
vous m’avez à peine effleuré. Il ne s’agit pas de savoir si l’envie
de faire du bruit est le caractéristique du grand homme. Tout
le monde veut faire du bruit; mais le grand homme, s’il en veut
faire, c’est par des faits qui étonnent son siècle, et dont
l’admiration retentisse jusque dans les siècles les plus reculés.
qu’on parlât d’eux. Je ne me suis étendu sur les défauts des deux orateurs que pour
vous démontrer combien ils étaient loin de la vraie philosophie, et qu’ainsi leur
autorité (si les autorités sont ici recevables) était mal choisie. »
1. « La Lettre à Lucius est entre les mains de tout le monde; ni vous ni mol
n’en serons juges, s’il vous plaît. D’ailleurs, qu’ai-je inféré de là? Que Cicéron
avait une vanité insupportable, que le désir de la louange était chez lui jusqu’au
délire. Qui est-ce qui l’ignore? Et quand la lettre serait une plaisanterie, ne serait-
ce pas l’envie d’être loué présentée sous le masque de la gaieté? Cette lettre
a-t-elle un autre but que d’obtenir du consul une place dans l’ouvrage de Lucius?
A propos, savez-vous que Cicéron a bien fait de venir plusieurs siècles avant vous,
et de ne pas vous chercher noise; il y a gagné Tinterprétation. »
150
LETTRES A FALCONET.
Le coquin, à votre avis, brave-t-il ou respecte-t-il la postérité? Ce
sentiment de l’immortalité dont nous disputons, est-ce l’éloge
ou l’exécration de l’avenir? Il y a eu et il y aura sans doute des
scélérats fameux; mais il n’y a qu’un Érostrate, un fou, qui ait
préféré un opprobre éternel à l’oubli; je n’en saurais comparer le
délire qu’à celui d’un chrétien qui aimerait mieux être damné
qu’anéanti.
Le coquin d’Érostrate disait : Si on m’exècre, on parlera de
moi, je n’en demande pas davantage; du reste, je m’en moque,
je n’y serai plus. Le chrétien dit ; Je sentirai physiquement les
douleurs de la damnation ; j’y serai, je ne m’en moque pas. Ainsi
votre comparaison n’est pas raison. Vous savez que
Nil agit exemplum, litem quod lite resolvit >.
Je relis vos feuilles, il y a de l’esprit, de la finesse, de la
force, de l’originalité, mais une incohérence qui désespère.
Garde-t^on un ouvrage posthume qui compromettrait la fortune,
la liberté et la vie, on est sage. Dilfère-t-on de le publier, on
oublie ses contemporains^ on est faible, lâche et pusillanime. 11
faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée *.
Junon, c’est le présent ; le fantôme d’Ixion, ou la nue, c’est
l’avenir, et vous allez voir comment Junon dispose de moi, et
comment Ixion Diderot dispose de la nue. La considération pré-
sente dont je peux jouir est une quantité connue et donnée qu’il
n’est presque pas en mon pouvoir d’agrandir et d’étendre,
quelque carrière que je veuille donner à mon imagination or-
gueilleuse. Mais je fais du témoignage de l’avenir tout ce qu’il
me plaît; je multiplie, j’accrois et je fortifie les voix futures à
ma discrétion. Je leur prête l’éloge qui me convient le plus;
elles disent ce qui me touche principalement, ce qui flatte le
plus agréablement mon esprit et mon cœur, et je suis cet écho
d’âge en âge depuis l’instant de mon illusion jusque dans les
1. Horat , Sat. ni, lib. IL
2. « Il faudrait ici quelque chose de mieux, il faudrait m’entendre. Ce n’ost
pas de l’incohérence, mon ami, c’est une omission qn’il fallait relever. J’ai oublié
d’écrire plaisanterie à côte de cette phrase : avouez pourtant que ce n’est pas
aimer le genre humain. »
LETTRES A FALCONET.
151
temps les plus éloignés : mais c*est assez ou trop sur une com-
paraison qui ne signifie rien.
Ce que vous avez écrit dans vos feuillets sur la sculpture
est juste, et vous ne manquerez pas d*en user toutes les fois que^
vous aurez pour vous le bon goût et la vérité, contre vous le
préjugé courant de vos contemporains. Mais, ou je n*y entends
rien, ou c*est un beau et boa appel à la postérité. Ah I ah ! vous
vous enivrez aussi de mon vin L
Socrate et Aristide étaient deux hommes de bien, deux bons
citoyens ; mais Tun s*en allait cir^exil, l’autre au supplice, cir-
constances bien propres à mettre quelque différence dans leurs
discours. Le premier oublie sa propre vie pour s’occuper de
l’honneur de ses contemporains. S’il insiste sur quelque chose,
c’est sur l’ignominie dont ils vont se couvrir : c’est leur cause et
non la sienne qu’il plaide. La préférence que vous donnez aux
adieux d’Aristide sur ceux de Socrate, bien ou mal fondée, laisse
mon raisonnement entier. L’induction que j’aurais tirée du pro-
pos de l’un, je l’aurais également tirée du propos de l’autre. Il
ne me faut qu’un généreux exilé qui emporte l’espoir d’un
meilleur jugement jusqu’aux portes de la ville. Que cette ville
soit Athènes ou le monde ; que le lieu de l’exil soit l’Asie, la
Thrace ou le tombeau, je n’en reste ni moins vrai, ni moins
solide, ni moins pathétique.
Je vous ai demandé « si un homme bien net de l’illusion
de la postérité, et bien jaloux de l’estime de ses contemporains,
braverait aussi fortement les préjugés de son pays que celui qui
aurait l’œil attaché sur les siècles, et qui en redouterait le juge-
ment )). D’abord vous présentez l’invraisemblance de votre
réponse. Puis, tout à coup, prenant votre parti, vous dites, au
hasard de n’être pas cru, que vous êtes cet homme-là ^
1° Je ne doute point que vous ne bravassiez plutôt le mépris
1. « Si cela était vrai, ce que je pourrais faire de mieux serait de le boire à
votre santé. Mais soyez tranquille ; vous verrez plus loin que je vous le laisse tout
entier. » . '
Vous ôtes bien honnête, bien sage, point sophiste. N’ayant aucune raison à
donner vous n’en donnez point. Vous oubliez seulement que ce n’est pas une
invraisemblance que je vous présente; ce sont ces mots d’une de vos lettres, cela
n'est pas vrai, que je vous rappelle ; après quoi, je tranché net sur mon
compte. »
152
LETTRES A FALCONET.
de vos contemporains que celui de vous-même ; mais je vous
demanderai toujours si ce serait avec autant de fermeté que si
vous attendiez justice de l’avenir, et que vous fissiez quelque
cas de ce tribunal : c’est ce que je ne crois pas, parce que cela
ne peut être. Celui qui joint cet espoir et ce respect au témoi-
gnage de sa conscience,, tout étant égal d’ailleurs, est plus fort
que vous
2° Je vous parle d’un homme en général, et vous vous
citez ; c’est-à-dire que d’une question importante, tenant au
bonheur de l’espèce humaine, à sa nature, à la législation, vous
en faites une petite question particulière et individuelle. Et que
m’importe qu’il y ait sur la surface de la terre deux ou trois
monstres comme vous ? 11 ne faut qu’un instant pour rendre à
la vérité de ma proposition toute son universalité®.
3" Mais êtes-vous bien sûr d’être un de ces monstres-là ?
Qu’on relise l’endroit que vous avez vous-même cité de votre
écrit sur la sculpture, et qu’on juge si Tartiste s'éloigne de
quelque système particulier^ qu’il ait le courage de travailler
pour tous les temps et pour tous les pays. Cela est fort bien dit,
vous répondra le contempteur des temps et des pays. Je suis,
je suis ici, et je veux jouir. En m’asservissant à ce mauvais
système, on me louera ; en m’en écartant, je serai blâmé
Mais la chance tournera Oui, quand je serai mort®.
Depuis que Voltaire a rempli un de ses hémistiches du nom
de Pigalle, si cet artiste se dit à lui-même : Que la main du
temps sévisse à présent sur mes ouvrages tant qu’elle voudra ;
1. « Oui, si celui à qui il faut deux appuis est plus fort que celui à qui il n’en
faut qu’un. »
2. M Vous avez raison ; d’une question générale, j’en ai fait une petite question
particulière. C’est une grosse faute de logique. Cependant effacez de ma lettre ; je
connais cet homme, lisez: je connais un homme, et vous verrez qu’en conscience
je no pouvais pas mieux dire, puisqu’il ne m’est pas possible de répondre, tout au
plus que de moi, dans cette affaire. Vous daignez m’associer un ou doux autres
monstres, à qui, dites>vous, il ne faut qu’un instant pour les anéantir. Mon ami,
de leurs cendres il en naîtra d’autres; c’est une génération éternelle. »
3. « Quand on a le courage de braver les modes et de ne s’attacher qu’au sys-
tème de la nature, on travaille indubitablement pour tous les temps et pour tous
les pays, sans penser à aucun temps, ni à aucun pays. Si on en est blâmé, ce
n’est que par les caillettes ; et les caillettes sont de tous les temps et de tous les
pays. »
LETTRES A FALCONET.
153
qu’il n’en reste pas une pièce qui atteste à l’avenir mon habi-
leté, non omnis moriar Je suis immortalisé, je vivrai dans la
mémoire des hommes aussi longtemps que la ligne du poète
classique ; et le temps ne peut rien sur cette ligne. Pigalle rai-^
sonnera bien *.
Dire que les ouvrages du sculpteur sont plus exposés aux
injures du temps, c’est avouer que le sculpteur en est d’autant
plus intéressé à la ligne impérissable de l’homme de lettres
Pourquoi ôter à l’artiste persécuté son unique consolation,
l’appel à la postérité ? Pourquoi Ster au persécuteur la terreur
de ce tribunal * ?
Il n’y a point de contradiction à se promettre l’éternelle vi-
sion béatifique dans les deux, et une mémoire impérissable sur
la tei’re. On peut être récompensé de Dieu et admiré des hommes :
malheureusement l’une de ces sublimes attentes laisse peu de
valeur à l’autre
1. Horat., Od. xxx, lib. III.
2. « Quelque plaisir qu’il y ait à voir son nom dans un hémistiche du poëtc,
Pigalle raisonnera autrement; il dira, s’il aime à vivre dans les siècles : Un bras,
une jambe de mon Citoyen ; la tête de mon Mercure, échappés aux ravages des
temps, démontreront bien autrement qu’un hémistiche, fût-il d’Homère, comment
j’étudiais mes ouvrages. Interrogez Apelles et Agasias, demandez au premier s’il
préfère les lignes de Pline à l’existence de son meilleur tableau. Demandez si son
Gladiateur serait mieux dans Pline que dans la ville de Borghèse? Ce n’est point
aller i\ la postérité qui d’y passer par un nom seulement ou par un éloge dans un
livre, il faut des ouvrages ou des débris d’ouvrages quand on est littérateur, poète,
artiste, etc. Comparez l’idée que vous avez du poète dont l’ouvrage est perdu, et le
nom conservé, à l’idée du poète que vous lisez. La statue dont je vous parle vous
frappe-t-elle comme celle que vous voyez ? »
3. « Vous venez de voir comme il est intéressé. »
4. « Celui qui a dit ; Traité comme les hommes persécutés et désespérés qui
reclament la postérité, je serais comme eux peut-être; celui-là ôte-t-il à l’artiste
son unique consolation? Pour le persécuteur, c’est un méchant ; nous lui appli-
querons Voderunt peccare mali formidine pœnœ *. »
5. « J’ai cru qu’on ne pouvait servir ces deux maîtres à la fois; vous n’ètes pas
de mon avis, à la bonne heure. Pour moi, j’ai de la peine à croire qu’un bon logicien
puisse diriger en môme temps scs vœux vers la béatitude éternelle et vers la pos-
térité. Mais on peut, dites-vous, être récompensé de Dieu et admiré des hommes :
où ai-je dit le contraire ? Vous ôtes à côté. »
* Imitation de ces deux vers d’Horace :
OdoruDt peccare boni virlutis amore;
Tu nihil admittes in te formidine pœnœ.
Epist xri, lib. 1.
154 LETTRES A FALCONET.
J’ai voulu lire l’article Achille de Bayle ; mais, mon ami, je
vous en demande pardon, c’est un bavardage que je n’ai pu
soutenir. J’ai fermé l’énorme volume, et je me suis mis à dire à
haute voix ;
Je chante la colère d'Achille^ fils de Pèlée; cette colère qui
fui si fatale aux Grecs^ ^ui attira sur eux une infinité de maux^
qui précipita aux enfers les âmes généreuses de tant de Itèros^
et qui abandonna leurs cadavres en proie aux oiseaux du ciel et
aux animaux voraces de la terres car c'est ainsi que s'accom-
plissait la volonté de Jupiter^ du moment oü la division s'éleva
entre Achille et Agamemnon^ Agamemnon^ roi des hommes^
Achille^ descendant des dieux.
Puis, me rappelant successivement différents endroits du
poète sublime, je dis encore à hhute voix :
Dieu puissant^ Dieu glorieux^ Dieu fort^ toi qui habites au
haut des airs y toi qui rassembles les orages y fais qu'avant que le
soleil ne descende sous l'horizon y et que les ténèbres couvrent la
face de la terrey je renverse les murs de Troicy que j'enfonce
les portes du palais de Priamy que ma main brise la cuirasse
d'Hector sur sa poitrincy et que ses amis mordent la poussière
autour de son cadavre.
L’enfer s’émeut au bruit de Neptune en furie.
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s’écrie;
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour.
D’un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et, par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux.
Abhorré dos mortels, et craint même des dieux L
Et puis tout à coup j’ai pris en pitié tous ces gens qui, au
lieu de se laisser pénétrer de l’enthousiasme du poète, s’occupent
pauvrement à relever les fautes qui lui sont échappées, parce
qu’il était homme, et, sans respecter ni Bayle, ni Rapin, ni Sca-
liger, ni ce Voltaire, qui a la bonté de se mettre sur la ligne
des Zoïles, des Terrasson, j’ai jeté le gros volume que j’avais
i. Boileau, traduction de Longin, chap. vu.
LETTRES A FALCONET. 155
fermé dans son coin, et j’ai persisté dans mon jugement ; libre
à mon ami de revenir, s’il lui plaît, à une seconde cérémonie
expiatoire.
Mais ce Voltaire, cet ennemi juré de tous les piédestaux, tant
anciens que modernes, a pourtant dit, je ne sais où, qu’il y
avait plus à profiter dans deux beaux vers d’Homère que dans
toutes les critiques qu’on a faites de ses pdëmes.
Lisez-le, cet Homère, et essayez vous-même si vous serez
libre de le critiquer. Mais puisqu’ page de plus ou de moins
n'est pas une affaire quand on cause avec son ami^ je vous dirai
qu’un jour le fils de Chardin, et quelques élèves en peinture,
considéraient ensemble un tableau de Rubens. L’un disait: « Mais
voyez donc comme ce bras est contourné ; un autre : Appelez-
vous cela des doigts? Celui-ci : Et d’où vient cette jambe? Celui-
là :^Comme ce col est emmanché I Mais toi, Chardin, tu ne dis
rien? — Pardonnez-moi ; je dis qu’il faut être f....bête pour
s’amuser à relever des guenilles dans un chef-d’œuvre où il y
a des endroits incompréhensibles, à dégoûter à jamais de la
palette et du pinceau, w — Voilà le spectateur qu’il faut à Rubens,
et le véritable lecteur d’Homère L
Vous me citez des caillettes je vous objecte Hélène. Je ne
sais ce que vous me répondez ; mais je suis sûr que s’il existait
au loin un buste fidèle et de grandes mains de cette funeste
beauté, vous l’iriez voir, et que j’irais avec vous; et puis, si
Hélène veut passer à la postérité comme furie, elle a tort ; si
c’est comme héroïne d’un grand poëme, et mieux encore comme
femme d’une incomparable beauté, elle a raison, parce que la
beauté est un don rare de la nature ^
Si un tronçon de figure suffit pour vous donner une juste
1. « Ce que vous dites en faveur d’Homère et contre ses critiques ne me regarde
point, puisque je vous ai bien dûment déclare que, malgré ses défauts , je m’en
tiens il l’admirer autant que je puis l’entendre. Le dis de notre Chardin a fort
bien vu Rubens. Mais ce qui n’est pas aussi bien vu, peut-être, c’est de croire
son jugement assez rare pour le citer. Eh bien, Bayle a donc bavardé, et Pline
n’aurait pu radoter ! »
2. U II y a un moyen facile de savoir ce que je réponds touchant Hélène: c’est
de le lire où j’irais avec vous voir son buste s’il était bien. J’en ferais autant pour
celui de Cartouche. Que cela a-t-il do commun avec leur personne que Je dé-
teste? »
1Û6
LETTRES A FALCONET.
idée de l’art sublime du statuaire; si une belle ligne ne périt
point, votre gloire est donc en sûreté *.
Votre jugement de Bouchardon, de Pigalle et de Falconet
est un modèle d’impartialité. Je suis tenté de croire que la jus-
tice est votre qualité dominante, et la justice est la base de
toutes les autres vertiîfe
Je vous en demande pardon, mais ce ne sont point les ar-
tistes qui m’ont appris, à moi, à préférer le Citoyen, malgré sa
tête ignoble, aux deux autres figures, et je sentais très-bien,
en regardant sa poitrine et ses jambes, que le bronze était
chaud
Je plaide donc votre came, en recommandant aux littéra-
teurs d’être instruits, afin que, dans l’avenir, on n’oppose pas
de beaux éloges à de mauvais ouvrages? Cela se peut, mais je
ne l’entends pas; il me semble, au contraire, que si le littéra-
teur méprise la postérité, mon conseil est en pure perte *.
J’en viens à votre examen du Jupiter Olympien de Phidias ;
ici, vous êtes le maître, je suis le disciple, et j’ose n’être pas de
votre avis. Si j’ai ma façon de sentir, si je veux être instruit, il
1. « J’on accepte l’augure ; il serait trop malheureux de le refuser. »
2. « J’accorde la majeure de ce grand argument ; je voudrais on savoir tirer
toutes les conséquences. »»
3. « Je vous fais une assertion générale, et vous vous citez ; vous me faites une
réponse particîiliôre et individuelle. Comme je n’ai pas dit: C’est moi qui l’ai fait
connaître aux gens du monde, je n’ai pas dit non plus: Ce sont les artistes qui
l’ont fait connaître à Diderot. Mais j’ai écrit : C'est nous qui vous lavons dit, à
vous les gens du monde; et je ne crois pas avoir besoin de rétractation. Mon ami,
une belle preuve que vous l’avez vu sans aucun artiste, c’est que vous nommez la
poitrine de préférence aux bras *. »
4. « Vous ne voyez donc pas qu’il est question du littérateur qui fait passer nos
éloges à la postérité, et de Partiste jaloux d’y parvenir dont l’ouvrage no répon-
drait pas à l’éloge? C’est ce que vous avez dit; c’est à quoi j’ai répondu : vous ne
l'entend iz pas; que voulez-vous que j’y fasse? Relisez encore une fois, vous l'en-
tendrez peut-être. »
* 11 s'agit ici do la statue p'édostre do Louis XY, que Pigallo avait exécutée pour la ville
do Reims. Au-dessous de la figure du roi et autour du piédestal, on voit d’un côté un artisan
nu, assis sur des ballots et se reposant de sa fatigue, et de l’autre une femme vêtue conduisant
un lion par la crinière.
Lors de l’exposition, à Paris, de ce monument, Falconet, qui n’aimait pas Pigalle, lui dit,
après avoir bien vu son ouvrage : « Monsieur Pigalle, je ne vous aime pas, et je crois que
vous me le rendez bien ; j'ai vu votre Citoyen ; on peut faire aussi beau, puisque vous l’avez
fait; mais je ne crois pas que l'art puisse aller une ligne au delà ». (Note de M. Walferdin.)
LETTRES A FALCONET.
157
faut que je parle et que vous m’écoutiez avec indulgence. Je
vous avouerai donc que tout ce que vous dites sur la dispropor-
tion de la figure et du lieu ne me louche point du tout. Et que
m’importe s’il prend envie au Dieu d’abandonner son temple,
qu’il brise la voûte de sa tête, que les murs et les combles
soient renversés de deux coups de coude, et que tout l’édifice
ne soit plus qu’un amas de décombres : je ne sais comment il
est entré là, et je me soucie fort peu de savoir ee que le temple
deviendra s’il en veut sortir. Le point important, c’est que,
tandis qu’il y est, il frappe, il épouvante, il effraye ; qu’il soit
grand de position, de caractère, d’expression ; que j’y recon-
naisse ce Dieu du poète qui ébranle l’Olympe du seul mouve-
ment de scs noirs sourcils; que je voie sa chevelure s’émouvoir
sur sa tête immortelle, et que je sois incertain qui a le mieux
connu Jupiter, ou de Phidias, ou d’Homère : peut-êti’e même
que, tandis que je suis prosterné devant le Jupiter de Phidias,
l’idée que, s’il vient par hasard à se remuer, je suis enseveli
sous des ruines, ajoute à ma terreur et à mon respect. 11 n’y a
peut-être pas de logicien qui ne raisonne comme vous; mais il
n'y a pas de poète qui ne sente ici comme moi. Si j’osais, ou si
je ne craignais que notre dispute n’eût point de fin, je vous
confierais ici quelques-uns de mes paradoxes ; je vous deman -
fierais quelle était l’espèce d’hommes qui remplissait les tem-
ples, pour qui et pour quoi sont faites les statues des dieux, et
quel est l’artiste d’église que j’appellerai homme de génie*?
La page de Quintilien sur les peintres et les sculpteurs est
donc belle et judicieuse? Il est donc possible à un littérateur de
1. (( Je vous répondrais : C’est celui qui sait le mieux en imposer aux hommes
(jui remplissent les temples ; et je reprendrais dans mon autre lettre ce que tout
logicien dirait comme moi, parce que je ne connais d’autres moyens d’en imposer,
tout étant bien d’ailleurs, que la proportion entre une statue et l’édifice qui la
contient.
« Quant au mérite propre de la statue de Phidias, souvenez-vous bien que je
n ui dit nulle part que ce fût un mauvais ouvrage. Mais quelqu’un serait-il assez
inconséquent pour assurer que le Jupiter de Phidias et la Junon de Polyclète sont
les deux plus parfaites statues de Vantiquité que Von connaisse ? 11 semble que
pour être en état de porter ce jugement, il faudrait connaître la perfection de ces
statues ailleurs que dans les livres anciens, et pouvoir les comparer avec l’Apollon,
le Torse, le Gladiateur, dont les livres anciens ne parlent pas, »
158 LETTRES A FALCONET.
bien parler peinture et littérature? Il peut donc être un garant
sûr de l’estime générale et publique? Cela suffit *.
Il peut arriver aussi qu’un littérateur soit grand poète,
grand historien, écrivain merveilleux, et que l’affaire des beaux-
arts soit lettres closes pour lui; il peut arriver qu’il en juge,
et qu’il en juge mal< mais plus son témoignage aura de poids
sur la postérité, puis il s’élèvera de voix qui réclameront contre
ses jugements; on creusera la terre, on confiera son ignorance
aux roseaux et les roseaux répéteront * :
Âuriculas asini Mida rex habet’.
Quand je parle de la voix publique, il s’agit bien de cette
cohue mêlée de gens de toute espèce, qui va tumultueusement
au parterre sifller un chef-d’eeuvre, élever la poussière au salon,
et chercher sur le livret si elle doit admirer ou blâmer. Je
parle de ce petit troupeau, de cette église invisible qui écoute,
qui regarde, qui médite, qui parle bas, et dont la voix prédo-
mine à la longue, et forme l’opinion générale; je parle de ce
jugement sain, tranquille et réfléchi d’une nation entière, juge-
ment qui n’est jamais faux, jugement qui n’est jamais ignocé,
jugement qui reste lorsque tous les petits intérêts particuliers
se sont tus, jugement qui assigne à toute production sa juste
valeur, jugement sans équivoque et sans appel, lorsque la na-
tion, d’accord avec les plus grands artistes sur le mérite reconnu
et senti des productions anciennes, se montre compétente dans
la sentence qu’elle porte des productions modernes. C’est qu’en
fait d’arts, quand on y regarde bien, on voit que la sentence
publique est celle même des artistes qui donne le ton ; c’est
qu’en fait de littérature, c’est celle des littérateurs que la foule
a souscrite
1. « Oui vraiment, la page de Quintilien est judicieuse. Mais aussi ce n’est
qu’une page, et qui no contient que des éloges généraux sans détailler aucun
ouvrage. Âu seul endroit où il est parlé d’une statue, il a, ce me semble, fait un
mauvais raisonnement. Je vous Tai dit ailleurs, c'est le Jupiter Olympien. »
2. (( Vous avez raison jusqu’à un certain point. Vous dites la même chose plus
bas, j y répondrai alors. »
3. Persius, Satira i.
4. « Eh bien ! ne vous voilà-t-il pas encore de mon avis ? Vous dites en maître
ce que j’ai balbutié en écolier; il n’y a que cette différence entre votre paragraphe,
et le mien; je vous en remercie. Cest nous qui vous Vavons dit. »
LETTRES K FALCONET. 159
Encore une fois, indulgence plénière sur lout ce que j’oppo-
serai à votre critique de Pline. Si je crains de dire une sottise,
par une mauvaise honte qui me retienne, la sottise restera dans
ma tête; il vaut mieux qu’elle en sorte. La présomption est ici
tout entière de votre côté, et je n’aspire qu’à l’honnête et
louable franchise d’un enfant qui ose n’être pas de l’avis de
son maître, et lui dire :
Ah I mon cher maître, Pline un petit radoteur î Pardonnez-
moi le mot, mais jamais l’indécence, et peut-être l’injustice
d’une pareille expression, adressée à un des hommes les plus
rares qui aient fait honneur à l’espèce raisonnable, ne sera sup-
portée. Pline un petit radoteur! Et pourquoi? Parce qu’à tra-
vers une multitude incroyable de jugements qui montrent le
tact le plus fin, le goût le plus délicat, il s’en trouve quelques-
uns de répréhensibles; passons, passons vite là-dessus *.
Apelles peignit un Hercule par le dos, dont on voyait le
visage, ce qui est très-difficile, dit Pline *. Supposons que
1. « Non pas, s’il vous plaît; vraiment, monsieur ne demanderait pas mieux
que j’eusse rindulgcncc de passer vite : arrêtez-vous un moment, s’il vous plaît ;
j’ai encore vos coups d’cscourgce sur le cœur : il faut que justice soit faite, et nous
verrons après à vous le pardonner. Je regarde ma seconde lettre et j’y trouve:
Pline un petit radoteur à cet égard, c’est-à-dire à l’cgard de la pointure et do la
sculpture. Pourquoi supprimez-vous les derniers mots; si vous y eussiez pris
garde, vous auriez aussi trouve dans ma quatrième lettre : Pline était un petit
radoteur dans quelques-uns de ses jugements sur la peinture et sur la sculpture.
Allez, je vous pardonne, mais n’y revenez plus. Quant à la qualification d’indé-
cence qu’il vous plaît de donner à mon jugement sur Pline, vous me permettrez
de vous observer que Pline est pour moi un livre que j’ai achète de mon argent
chez un libraire. Si Pline était vivant, je mériterais votre censure, qîie je regarde,
je vous proteste, comme un épouvantail à dindons. La personne de Pline n’est
rien absolument pour moi. Prenez garde, je no confonds pas la mémoire avec la
personne. Un livre, vous aurez beau faire, sera toujours à la merci du premier
animal qui aura six francs dans sa poche. L’honnêteté est pour les hommes, et
l’entière liberté pour les livres. Vous dites: PaM^a/wa^; je ne vous con-
tredis pas. Ailleurs: pourquoi Plutarque n’aurait-il pas dit une sottise? jy donne
les mains très-volontiers. Il sera donc permis au littérateur de traiter un livre du
haut en bas, tandis que le statuaire n’osera dire son avis sur son métier, ni voir
dans un livre qui en parle des bévues que tout le monde y voit. Oh I parbleu ;
messieurs, cela ne serait pas juste : servez-vous de vos yeux, nous en sommes
fort contents ; mais laissez-nous la liberté des nôtres. »
2. Liv. XXXV, chap. x.
160 LETTRES A FALCONET.
cet Hercule fût courbé sur le bûcher, que le peintre l’eût montré
renversé en arrière, les bras tendus vers le ciel, et le visage et
toute la figure vus de raccourci, croyez-vous que l’exécution eût
été l’ouvrage d’un enfant? Vous faites vos suppositions, je fais
aussi les miennes *.
Pline dit qu’Amtdius fit une Minerve qui regardait de quel-
que côté qu’on la vît; Claudius Pulcher, un toit qui trompait
les corbeaux; Apelles, un cheval devant lequel les chevaux,
oubliant la présence de leurs semblables, hennissaient, etc. Il
me semble que Pline n’est là qu’historien ; et si le tour de Pline
m’est familier, et que j’entende un peu la valeur de la phrase
latine, ces mots : Idque postea scmper illius experimentum
arlis ostentalur^, indiquent l’opinion populaire et môme le
peu de cas qu’il en fait; du moins si c’eût été mon dessein de
rendre ces deux vues, je ne me serais pas expliqué autre-
ment
Pinxit cl quœ pingi non possunt ‘ dit de l’éclair, de la
1 . « Bravo ; je vois bien qu'il en faudra venir à l’indulgence. »
2. Lib. XXXV, cap. x.
3. a Plus haut vous lo donniez en cent au meilleur esprit, et moi je lui donne
en mille pour trouver le rapport de cet idque “postea avec la Minerve d’Amullus,
dont Pline ne parle que deux grandes pages in-folio après, et avec les corbeaux de
Pulcher, qui sont sept pages avant. J’entends trop peu le latin pour en disputer
avec vous ; mais, cher Diderot, vous ne persuaderez à personne que Vidque postea
semper ait le sens que vous lui donnez. Oui, mon ami, dans la Grèce, aux beaux
jours de la peinture, on pensait que les bêtes s’y connaissaient, pour le moins,
autant que les hommes. Et ce n’ètait pas seulement Vopinion populaire ; il se
trouvait des gens d’esprit qui ne s’en moquaient pas, et Pline ôtait du nombre.
Et cet autre* qui dit très-sérieusement; a 11 ne faut pas s’étonner que les bêtes
soient trompées par un art qui représente si parfaitement la nature », s’en moquait-
il? trouvait-il rien là de populaire? Trop faible pour disputer, je m’en tiens à
jirouvcr ; c’est un pis aller que je vous prie de me passer. Croyez, au reste, que
les bêtes ne sont pas difficiles à tromper ; la plus grossière image, une découpure
liarbouillée à peu près leur fait prendre le change. Que dites-vous de ces hommes
de paille mis dans un champ pour faire peur aux oiseaux, et de ces pigeons de
plâtre mis sur un colombier pour en faire venir d’autres ? Et puis glorifiez-vous,
peintres, sculpteurs, imitateurs du naturel, parce que quelques bêtes auront
éprouvé votre ouvrage. »
4. Plin., lib. XXV, cap. x.
* Val. Max., lib. VIII, cap. xi.
LETTRES A FALCONET.
161
lumière, du tonnerre, du silence, de la fraîcheur, de l’air, lors-
que lart fait illusion, loin de me paraître bourgeois, est à mon
goût tout à fait laconique et juste. Je reçois en quatre mots une
idée nette de l’esprit, de la vérité et de la hardiesse de l’artiste.
Lorsqu’il s’agira du goût et de la valeur d’un tour latin, je
demande que mon avis soit du même poids que le vôtre L
Un artiste jaloux de la durée de son ouvrage, quater colorem
indiixil subsidio injuriœ vetuslatis^ ut descendcnte superiore,
infcrior mccederet Vous ne comprenez point ce technique;
je ne le comprends guère plus ^ue vous; donc il est impos-
sible. Et s’il y avait entre chaque tableau une couche à gouache
qui les séparât? Si vous saviez, mon ami, mais vous le savez,
combien de fois il est arrivé, et dans des manœuvres tout
autrement inconcevables que celles-ci, que le temps et l’expé-
rience ont justifié Pline de mensonge ou d’ineptie; en sorte que,
la chose avérée et connue, il n’est plus resté à ses critiques
qu’à admirer la précision et la netteté de son discours. La pos-
térité s’en est rapportée à lui, comme à tout autre auteur, à
proportion du discernement qu’elle lui a trouvé; mais, depuis
environ un demi-siècle, elle lui a trouvé du discernement à pro-
portion du progrès qu’elle faisait elle-même dans la connais-
sance des choses ^
1. « Vous vous moquez, il s’agit bien ici d’un tour latin ! Il s’agit de savoir si
Apelles, en représentant les éclairs, le tonnerre, la foudre, peignait des objets de
la nature qu’il n’est pas possible de peindre : Pinxit et quœ pingi non possunt.
Aucun i>cintre n’ignore ces sortes de représentations, et l’etTet qu’elles doivent pro-
duire dans un tableau, à moins qu’il ne soit dépourvu d’imagination. Chacun y
réussit à proportion de son talent. Mais l’estime n’est accordée qu’au plus haut
degré de perfection. Eh bien? voulez-vous de l’indulgence? »
2. Plin., lib. XXV, cap. x.
3. « Vous glissez encore ; je vous pardonne encore. Il viendra peut-être un
siècle qui, par de plus grands progrès dans la connaissance des choses, justifiera
Pline des vingt ou vingt-cinq extraits que je vous ai envoyés sur d’autres ma-
tières que les arts. Croyez -moi, ne vous faites pas le chevalier de Pline, il n’en
est pas de son ouvrage comme de celui de Polygnote ; il existe, et vous trouveriez
de mauvais garçons qui vous pousseraient sans miséricorde ; or, je ne veux pas que
mon Diderot soit si rudement battu.
« Pline dit qu’on apprivoise promptement les éléphants avec du suc d’orge.
Capti celerrime mitificantur hardi succo (*j. Dioscoride dit que 1 ivoire devient
* Lib. VIII, cap. vu.
’ 11
XVlll.
162
LETTRES A FALCONET.
Lorsque vous reprochez à Pline Técume du chien de lalyse,
les raisins de Zeuxis, la ligne de Protogène, le rideau d’un
autre, vous oubliez le titre de son ouvrage. Pline vous crie : Je
ne suis pas peintre, je suis historien. Ce n’est pas des beaux-
arts seulement^ c’est de l’histoire naturelle que j’écris L
J’admire l’assurance avec laquelle vous prononcez sur une
pratique commune, qu’un auteur qui a connu les manœuvres,
et les manœuvres les plus déliées des arts mécaniques les plus
plus maniable quand il est trempe dans du suc d’orge. Le mot èXÉça;, qui sigiiitie
ivoire aussi bien que Vélèphant, a trompe Pline et l’a convaincu de Itigèrctt* ** . Le
moyen que cela fût autrement? il se faisait lire les grecs en voyageant, eu prenant
ses repas-, il dictait en môme temps. Vous voyez bien, mon ami, que si vous avez
quelques lances de réserve, il faut le^ garder pour une meilleure occasion. En
attendant, faites lire Pline à, des frères Jac([ues ; et vous conviendrc'z do ces
extraits faits en courant pendant le souper, et vous ne serez pas plus tenace que
le neveu de Pline f*l. »
1. « 1” Il ne fallait pas séparer le chien do lalyse, ni le joindre à d’autres
o’nservations qui n’y ont nul rapport. Je vous ai demandé si Pécunie de ce chien,
faite d’un coup d’éponge, avait les quatre couches; vous n’avez pas voulu répondre.
Je vous demande à présent ce que devint cette écume quand la première couche du
tableau tomba ? Si vous ne voulez pas avouer que vous êtes pris, je vous conseille
de continuer votre silence sur ce protrait que Protogène en sept ans acheva
et qui lui coûta plus en lupins qu’en verve et en talent supérieur.
« 2° Que Pline ait écrit des beaux-arts seulement ou que ce ne soit qu’une
partie de son ouvrage, que m’importe? S’il en raisonne mal, il a tort ipso facto. Il
m’arrive de dire deux mots sur la vue, et sur la couleur des objets : ces deux
mots vous incomiTiodent, il n’y a pas de pauvre diable du coin plus maltraité que
je le suis de votre part. Les égards sont oubliés; il semble ne vous rester que la
grosse envie de jeter des pierres. Voyez un peu où nous en serions si je suivais
votre exemple. Mais ne craignez rien de semblable : quand on a une maison de
verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle de son voisin. Et puis Socrate, et
puis la philosophie.; oh! ne craignez rien, je suis trop bien appris.
y Cet endroit de votre réponse et d(;ux ou trois autres encore, où je ne vous
reconnais plus, où je trouve une autre touche, me font soupçonner que vous
n’éticz pas toujours seul en l’écrivant. Quoi qu’il en soit, Pline devait parler plus
j liste des beaux-arts. Si un mot, selon vous, de travers est répréhensible dans une
lettre d’ami, que sera- ce des erreurs répandues dans vingt-sept chapitres laissés
à l’univers pour son instruction sur la peinture et la sculpture des anciens? 11
s’ensuivrait de votre manière de raisonner qu’un dictionnaire pourrait ne rien
valoir, sans qu’il y eût un mot à dire à l’auteur.
* Lib. III, cap. V.
** Œlian., 1. XI 1 , c. IV. Plut., In vitd Demi.
LETTRES A FALCONET. 163
obscurs, a pu savoir mieux que vous. Quoi ! vous croyez que
Pline aura avancé à l’aventure que les anciens statuaires se
passaient de modèle! A cela vous répondez : Mais U est impos-
sible de s'en passer^ et je me tais, après vous avoir avoué ingéy
nuinent que Tidée du modèle ne me paraît pas de Part naissant,
mais bien de Part qui a fait des progrès L
Sur le Cerf de Canachus, Pline, s’attachant au principal
mérite de la figure, me dit ce que je dirai quelque jour de votre
« Un artiste nest qu'une partie de son ouvrage; il n’en fait pas son objet prin-
cipal. Ainsi d’encore en encore, il pourrait se moquer des gens, et leur crier :
Ce n’est ni de ceci, ni de cela que j'écris. Seulement, vous oubliez le titre de mon
ouvrage; je ne suis ni jardinier, ni poète, ni confiseur, j’ai bien autre chose dans
la této. C’est un dictionnaire universel, c’est l’iiistoirc du monde que je fais. On
le laisserait crier, on lui dirait : Iloprcnez votre ouvrage, faites-le mieux, et ne
nous Jiercez plus du moyen de laisser dans un livre toutes les fautes imaginables.
Mon maître, si je ne raisonne pas bien, donnez-moi une leçon do logique.
« Aux vingt ou vingt-cinq extraits que je viens de dire, ajoutez-en trente, pour
le moins aussi curieux, je les renvoie après ma dernière lettre. Le livre de Pline
m’était tombé dos mains, je l’ai repris; voici pourquoi. Mes observations sur cet
ancien sont une affaire bien plus sérieuse pour moi que pour vous ; les lor^ ne
sont pas égaux entre nous.
« J'ose attaquer votre idole et celle de bien d’autres; si je ne profite pas de
tous mes avantages, je suis perdu sans miséricorde; et si je dois être battu, encore
faut-il que ce ne soit pas tout à fait comme un sot. Mais pour vous qui tenez au
gros du parti, quand vous n’auriez pas raison, iCavez-vous pas à votre comman-
dement les vieilles foudres de l’autorité? Jupiter prendrait son tonnerre: ou tout
au moins Diderot sc tirerait d’aibiirc avec le petit sourire de dédain. C’est tou-
jours un faux air de ti’iomplie qui en impose quelquefois. Si des bévues que je
rapporte de votre ami, vous en pouvez justifier la moitié, les trois quarts même
si vous voulez, il en restera encore assez pour prouver qu’il a radoté quelquefois,
et bien pins radoté que je ne disais en n’cnvisagi'ant que la peinture et la
sculpture. »
1. « L’art naissant, mon cher Diderot, s’exprimait par des ouvrages d’argile; et
l’art naissant en marbre trouva celui de faire des modèles venus avant lui. Ne
savez-vous donc pas que Jupiter fut longtemps d’argile, avant d’ètro adoré en
marbre. M(‘. diriez-vous bien comment la première statue de bronze a été fondue
sans modèle? Désabusez-vous; j’en sais plus que Pline sur le mécanisme de la
sculpture. Toutes les fois qu’un sculpteur de cinquante ans voudra prononcer sur
les manœuvres de son art, les littérateurs l’écouteront s’ils veulent en savoir quel-
que chose. Demandez à Diderot comment il s’y prenait pour faire de bons articles
des arts et métiers dans V Encyclopédie, il vous répondra qu’il allait dans les ate-
liers consulter des livres vivants, qui, après l’avoir instruit, savaient encore leur
métier mieux que lui. »
Î6ù
LETTRES A FALCONET.
cheval. Voî/ez comme il s*élance bien^ et il me semble qu’il n*a
pas du nTen dire davantage ^
Je passe Tarticle de Mermecidc ; c’est de la plaisanterie
qu’on trouvera bonne ou mauvaise, selon le tour d’esprit qu’on
aura. Mou ami ïïalconet s’amuse, et c’est bien fait que de
s’amuser et d’écrire xle ces choses-là gaiement, franchement,
sans prétention, sans subtilité, sans y mettre ni plus de passion
et d’intérêt que l’objet n’en mérite.
Je me souviens que vous vous êtes prosterné pour moi devant
Bayle, et il ne tiendrait qu’à moi de faire amende honorable
pour vous à Pline et à Euphranor. Pline a dit du Paris d’Eu-
phranor: «Il est si bien fait qu’on y reconnaît judeæ Dearum^
amaior llelcnœ^ AchiUis inferferfor^. Vous ajoutez: Hélène
était dans ses bras ; il tenait Une pomme et une (lèche, et voilà
les trois caractères exydiqués. Sur l’endroit de Pline, j’aurais
juré qu’il y parlait du caractère et de l’expression de la sublime
ligure d’Euphranor; sur votre commentaire, j’aurais juré que
la flèche et la pomme étaient d’Euphranor. J’ouvre Pline, et je
suis tout étonné de voir qu’il n’y a ni flèche ni pomme, et que
ses. rares inventions sont de vous. Mon ami, avec ce secret il
n’y a point d’auteur qu’on n’aplatisse, point de compositions
qui ne deviennent maussades. (]e trait m’a rendu la plupart de
vos citations suspectes; j’ai vu que quand vous aviez résolu
qu’un écrivain et un peintre fussent deux sots, vous n’en dé-
mordiez pas aisément ; j’ai vu qu’en elfet vous faisiez peu de
cas de l’avenir; car, enfin, quand vous auriez abusé de ma
paresse à vérifier des citations: quand vous auriez estropié,
mutilé, tronqué pour moi la description du Cerf de Canachus,
elle reste dans Pline telle qu’elle était, et il faut qu’il vienne un
moment où quelque érudit me venge de vous^.
1. « Alil ah ! la phrase latine est abandonnée. Cette fois-ci vous y substituez
la vôtre, qui n^est pas capucine. »
2. Lib. XXIV, cap. vin.
3. « Mon ami, je passe condamnation^ je vais tout avouer. Après avoir rap-
porté les paroles do Pline sur le Paris d'Eupliranor, j’ai dit de mon chef : Hélène
était dans ses bras; s’il tenait une pomme et une flèche, les trois reconnaissances
étaient aisées. J’aurai malheureusement fait la lettre s de s’il tenait trop petite,
vous ne l’aurez pas vue. Cela m’a valu un traitement qui ne conviendrait pas trop
à un homme dont la justice serait la qualité dominante. Si vous traitez ainsi, belle
LKTTRES A FALCONEÏ.
165
Myron n’a pas su rendre les passions humaines, donc il a
fait une mauvaise vache; donc, et le peuple qui l’admira et les
poëtes qui la chantèrent n’eurent pas le sens commun ; cette
conséquence peut être juste, mais je ne la sens pas, non liqneù;
et vous trouvez qu’on se faisait dans Athènes de grandes répu-
tations à peu de frais. C’est une façon de penser qui peut être
juste, mais qui vous est bien particulière et qui ne fera fortune
que quand on aura oublié bien des choses dont il ne tiendrait
qu’à moi de vous faire une belle énumération.
Voici encore une autre argnmentaiion dont je ne saisis pas
bien ni la force ni la liaison. Pline a dit que Myron varia le
premier les attitudes, observa mieux les proportions ; que
Polygnote négligea les cheveux et la barbe; mais il y a dans
les bosquets de Versailles une très belle tête de Jupiter qui
n’est pas de Myron, car on ne sait sur quel fondement le
P. Montfaucori la lui attribue ; et cette tête n’a aucun des défauts
que Pline reproche à Myron; donc Pline ne sait ce qu’il dit.
lîn vérité, mon ami, voilà une logique bien étrange C
Jris, qui vous aime, que pourriez-vous faire à vos ennemis? et vous lisez! et vous
voiüc/ faire amende honorable pour moi! Ce sont des mains pures qu’il faut lever
au ciel. Prenez mon cahier, vous y trouverez, tenait^ et point il tenait^ et
vous n’aurez que nos noms à changer dans la formule de votre amende honorable,
que rien ne vous empdehe de faire. »
<( J’ai beau feuilleter, je no trouve point l’endroit où j’ai dit que Myron avait
fait une mauvaise vache, et que le peuple qui l’admira et les poëtes qui la chan-
tèrent n eurent ^as le sens commun. Il se pourrait fort bien que je n’aie rien dit
de semblable. Mais je me suis amusé de la manière équivoque et faible dont
Pline juge de Myron. .T’ai rcj)roché au P. Montfaucon la preuve insufiisante qu’il
donne que le Jupiter des bosquets do Versailles est de ce sculpteur. Enfin, après
un éloge fort court de cette belle statue que je crois de Myron, j’ai dit : Il faut
bien pour l’honneur de Pline quelle nen soit pas. Mais j’ai oublie d’ajouter : ceci
est une ironie.
U Oui, monsieur, certains talents avaient de la réputation à bon marché. Quand
la nation n’était pas physicienne, celui qui savait une mauvaise physique avait de
la réputation à bon marché; celui qui disait que les comètes présageaient do
grands malheurs, et qui se faisait croire, avait de la réputation à bon marché.
Ceux qui dans leurs tableaux ne savaient pas distinguer les sexes, ceux qui ne
savaient pas varier la position des tètes, ceux qui ne savaient pas faire des plis, des
muscles, des articulations, etc., et qui étaient célèbres : tous ces habiles gens
avaient de la réputation à bon marché. Notez que c’est Pline qui les appelle célè-
bres. Célébrés in eâ arle. >»
m LETTRES A FALCONET.
Vous m^avez donné bien de la peine et bien du plaisir : je
me suis mis à relire le livre de Pline sur les beaux-arts ; voilà
le plaisir : j*ai vu que vos citations n'étaient pas toujours bien
fidèles ; voilà la peine. J’ai vu que vous aviez osé appeler petit
radoteur l’homme du monde qui a le plus d’esprit et de goût,
et que cette grosse injure n’était fondée que sur une demi-
douzaine de lignes aussi faciles à défendre qu’à attaquer et
rachetées par une infinité d’excellentes choses ; et lorsque j’al-
lais à mon tour commencer ma cérémonie expiatoire, l’auguste
fantôme m’est apparu ; il avait l’air tranquille et serein, il a jeté
un coup d’œil sur vos observations, il a souri et il a disparu K
Pline suit les progrès de l’art, olympiade par olympiade, il
distribue ses éloges scion qu on y a plus ou moins contribué
par quelques vues nouvelles. Pour moi, qui pense que tout lient,
en tout, à la première étincelle, qu’on doit quelquefois plus à
une erreur singulière qu’à une vérité commune, qui compare la
multitude des âmes serviles au petit nombre de têtes hardies
qui s’afl'ranchisseiit de la routine, et qui connais un peu par
expérience la rapidité de la pente générale, je dis : Le premier
qui imagina de pétrir entre scs doigts un morceau de terre et
d’en faire l’image d’un ^homme ou d’un animal eut une idée
de génie ; ceux qui le suivirent et qui perfectionnèrent son m-
vention méritent aussi quelque éloge. Si vous pensez autrement,
c’est moi qui ai tort ^
Vous ôtes, artiste, Pline ne l’est pas; croyez-vous de bonne
foi que si vous eussiez eu un compte rapide à rendre d’un aussi
grand nombre d’artistes et d’ouvrages, vous vous en seriez
tiré mieux que lui^?
1. « Il est dans l’ordre qu’un fantôme disparaisse, et que des observations res-
tent quand elles sont justes, et si justes, que vous n’avez démontré la fausseté de
pas une. »
2. U O! mon ami je no suis pas le seul qui i)ense autrement; mais comment
faire? Si on est seul, on a une opinion particulière qui ne fera pas fortune. Si on
est beaucoup, c’est la multitude des âmes serviles... A propos, le premier qui imagina
de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d'en faire V image d'un homme
ou d'un animal, savez-vous ce qu'il faisait? Un modèle. Vous accordez le génie
à bien bon compte ; pourriez-vous me dire si ce pauvre pétrisseur inventait la
figure d’un homme ou d'un animal? Car, à moins d’inventer, point de génie. »
3. « Ou cela n’est pas honnête, ou je ne l’entends pas. Si j’avais eu la beso-
gne de Pline à faire concernant mon art, j’aurais très-assurément mieux jugé et
LETTRES A FALCONET.
167
Je vous supplie, mon ami, de ne pas toucher à la latinité
de Pline, cela est sacré et c’est un peu mon affaire, car je suis
sacristain de cette église ; les expressions que vous reprenez ne
décèlent point le déclin du siècle d’Auguste. Si quelque pédant
vous Ta dit, n’en croyez rien.
Les Romains n’ont rien inventé : lorsque, sortis de la barbarie,
ils ont voulu parler arts et" sciences, ils ont trouvé leur langue
stérile, et pour désigner des choses qui leur étaient étrangères,
les bons esprits se sont rendus^créateurs des mots. Cicéron
meme vous offenserait en cent endroits, sans sa pusillanimité
qui lui faisait préférer le mot grec à un mot nouveau, et cela
en physique, en morale, en métaphysique. Vous vous êtes dit
là- dessus une injure que mon amitié et un peu de politesse sur
laquelle vous deviez compter vous auraient certainement
épargnée. Vous me trouverez plus indulgent sur une erreur lit-
téraire que vous ne le serez avec moi sur une erreur d’art. Mais
c’est une affaire de caractère, ou peut-être m’aimez-vous plus
que je ne vous aime, si le proverbe est vrai; je vous aime
pourtant bien, ce me semble \
Si Pline avait donné à tous les morceaux de peinture et de
sculpture dont il a jugé une description et un éloge propor-
tionnées à leur importance, il eût composé un traité exprès de
peinture et de la sculpture plus ample que l’histoire entière de
Tunivers, qu’il avait pour objet; vous ne considérez pas que
Pline n’est qu’historien, et que la plupart des morceaux dont il
nous entretient subsistaient, soit à Rome, sous les yeux de ses
contemporains, soit en Grèce, où il n’y avait fils de bonne mère
qui ne voyagât ^
j’aurais mal errit. Votre question est plaisante. Si au lieu de relever mon petit
radoteur, vous eussiez dit ; C’est principalement à Pline que nous devons la con-
naissance dos artistes anciens et do leurs ouvrages; passons-lui les fautes indis-
pensables que tout littérateur aurait faites à sa place; je me serais bien gardf}
d’aller plus loin. Mais, Diderot, c’est toi qui l’as voulu. »
1, « Si vous ôtes indulgent sur une erreur littéraire, c’est que je n’ai aucune
prétention à ce talent; je veux bien ne pas m’y connaître, surtout à la latinité.
Mais de vous, cher soigneur, il n’en est pas ainsi pour la peinture et la sculpture.
Quant à l’amitié, disputez-en si c’est votre caractère; mais je vous préviens que
je céderai encore moins do mon côté que de celui de la postérité. Eh ! Diderot le
sait bien. »
2. « Je crois que vous vous trompez ici doux fois. Sans faire un traité de
168
LETTRES A FALCONET.
Encore un mot sur Pline, et puis je le laisse, car c’est un
homme qui se défend assez bien de lui-même ; c’est qu’à pro-
portion que les temps ont été plus ou moins ignorants, on lui a
reproché plus ou moins de mensonges et d’inepties. 11 y en a
sans doute, car où n’y en a-t-il pas?
%
Verum ubi plura nitent, non ego paucis
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura*.
C’est Horace qui m’en a donné le conseil et je le suis. Irais-
je sur le rivage avec mon bâtonnet et mon écuelle remuer le
sable, en remplir mon écuelle, et laisser la paillette d’or; oh!
quenenni^ "
Quant à l’article de Voltaire, chut; c’est à lui à vous répon-
dre (et il le fera mieux que je ne pourrais faire s’il a raison)
ou à effacer de son immortel ouvrage les fautes que vous y re-
prenez, s’il reconnaît qu’elles y sont^
Je vous observerai seulement en passant que la manière
dont vous interprétez son jugement des tableaux de la galerie
de Versailles, l’un de Le Brun et l’autre de Paul Véronèse, ne
peinture, Plino pouvait parler juste, au moins il le devait : je vous l’ai dit plus
haut. 2° La plupart des ouvrages dont il parle étaient détruits de son temps. Ne
l’étaient ils pas? raison do plus pour en mieux j’ugor, s'il eût pu le faire. »
1. Horat., de Arte poetica, v. 349 et seq. Le premier vers doit se lire ainsi î
Verum ubi plura niteut, in carminé, non eijo paucis.
2. « Quand il sera question d’un poète, j’espère que vous me rapporterez une
autorité qui recommande l’exactitude à un historien; puisqu’ici, oû il s’agit d’un
historien, vous m’objectez l’indulgence d’Horace pour les poètes. Est-cc que deux
mots de plus étaient une affaire? Pourquoi avez-vous fait disparaître in carminé
de votre citation d’Horace? Eli bien! voyez, ce trait ne me rend point vos citations
plus suspectes ; ÎQ suis accoutumé à les vérifier et à les rectifier toutes. »
3. « Voltaire fera ce qu’il voudra. J’aime et j’admire ses talents supérieurs.
J’honore sa personne et je ne crains pas sa férule. S'il me corrige avec raison, je
serai plus sage une autrefois, et je l’en remercierai. S’il le fait à tort, on l’en blâ-
mera. H sait, d’ailleurs, que si j'ai relevé quelques erreurs sur la peinture et la
sculpture, c’est que je suis sacristain de cette église. Si quoique chose en est
dérangé, et que je le remette à sa place, personne n’a droit de le trouver mauvais,
pas môme celui qui l’aurait dérangé; à moins qu'il n’en soit plus que le sacristain.
LETTRES A FALCONET. 169
me paraît pas assez juste. Il a dit^ que tout le coloris de Paul
Véronèse n’effacerait point la Famille de Darius, de Le Brün ;
il me semble qu’il compare Tattrait de la couleur à l’intérêt
de Texpression, et en ce sens il a bien jugé ^
Eh bien, Voltaire n’a pas entendu la voix de son siècle, j’y
consens. Mais cette voix en subsiste-t-elle moins? en est-elle
moins juste? mille autres ne se sont-ils pas élevés, ne s’élèvent-
ils pas, ne s’élèveront-ils pas, qui en seront des garants plus
lidèles? en obtiendrez- vous moins du présent et de l’avenir la
justice qui vous est due? et voilà ^ dont il s’agit entre nous^
Je ne reviendrai pas sur la manière jaune de Joueenei] ce
fait avait amené une question de métaphysique plus générale et
plus importante sur laquelle vous vous êtes bien trompé! On
vous l’a fait entrevoir; quel parti avez-vous pris? celui de mé-
priser la question, et de lâcher en vous retirant un petit mot
d’injure aux philosophes qui s’en sont occupés. 11 me semble
qu’il y avait mieux à faire
Tout ce que vous ajoutez ici sur la manière jaune de Jou-
venet, ictérique ou non, prouve que vous n’êtes pas plus avancé
que le premier jour, en physique, en métaphysique, en optique.
i. Siècle de Louis XIV, art. Le brun.
‘2. « .l’ai tort s’il a bien jugé : jV*ii demande pardon à vous, à Voltaire et ii la
logique. Bien entendu que c’est si j’ai tort. Voyez mieux ce que je vous eu ai
dit. »
3. <( Oui, je conçois que vous avez raison... Mais pourtant, si en physique, en
morale, etc., le premier littérateur de son siècle n’en entendait pas la voix, n’y
aurait-il aucun inconvénient parce que mille autres s'élèveraient qui en seraient
des (jaranls plus fidèles ? Non, non, vous avez tort; je le vois bien ii présent ; car
si les plus habiles gens se trompaient ainsi sur ditférents objets, l’un sur une
partie, l’autre sur une autre, comment les siècles à venir connaîtraient-ils l’histoire
du nôtre? Voyez l’obscurité que Pline et Pausanias répandent sur l’art d('s anciens
en nous le transmettant. Voyez qu’à plus do mille ans ils font battre deux bons
amis qui cherchent la voix du siècle à travers la fumée de deux flambeaux mal
allumés. Ils ont eu quelques contradicteurs contemporains. Eh bien, ces contem-
porains ont jeté plus d’obscurité encore par l’embarras où nous sommes do choisir
entre le contradicteur et le contredit, ’l’enez, mon ami, la vraie lumière en cela
comme en tout, ce sont les ouvrages qui nous restent : ils sont sous nos yeux.
Mettez-vous entre l’Iphigénie de C. Vanloo et la critique et l’éloge qu’on en a faits ;
vous verrez lequel des trois vous fera mieux connaître le tableau. »
4. M Vous ne reviendrez pas sur la manière jaune de Jouvenet; je vous approuve
fort et vous en fais compliment de tout mon cœur. »
170 LETTRES A FÂLCONET.
Tant mieux; mais si la question générale était méprisable, il
n’y Alliait pas revenir. Si elle ne Tétait pas, il fallait y penser
davantage pour en parler mieux; vous m’exhortez à vous gron-
der, et vous voyez que je m’en acquitte assez bien ; je ne vous
demande pas la même grâce que vous m’accorderez bien sans
cela*.
Vous cherchez ensuite à rendre raison d’un coloris vicieux de
Jouvenet, et peut-être avez-vous bien rencontré; mais j’ai
entendu là-dessus d’autres artistes, et leur explication de ce
phénomène n’étant ni locale ni individuelle, mais applicable
généralement à toutes les fausses manières de peindre, m’ac-
commode davantage ^
A vous entendre, on croirait que mon papier, griffonné à la
hâte comme celui-ci, est reinpîi de ces interrogations injurieuses,
vaines, savez-vom ceci? savez-vom cela? Je n’ai pris ce mau-
vais ton qu’une seule fois, et c’est trop; mais c’est à propos
de ce petit radoteur de Pline. Je vois qu’on vous impatiente
aisément; je vous trouve un peu dur dans la dispute, très-souvent
sophiste, niant et avouant alternativement l’excellence du sen-
timent de l’immortalité, ici respectant l’avenir, là traitant son
tribunal avec le dernier mépris, et je ne m’impatiente pas; c’est
qu’il faut que vous soyez vous, et que je sois moi. Et que
m’importe en effet de quel avis vous soyez, et de quelle manière
vous vous défendiez? pourvu que je puisse dire en vous répon-
dant : Mais c’est mon ami, c’est un homme du plus grand
talent; mais il est d’un probité rare, et quand il écrit, c’est
comme le bon et caustique Lucilius...
Flueret lutulentus, erat quod tollere velles®.
1. V U’ Jo ne serais pas revenu à la question, si mes philosophes ne m’y avaient
ramené. 2” Je n’ai besoin ni de physique, ni do métaphysique, ni d’optique, lors-
que mon œil voit deux corps qui lui paraissent de môme couleur. 3® Je ne vous
gronderai pas ; d’autres en prendront la peine, si j’ai raison, bh bien! et je ne
suis pas votre doux ami? »
2. « 11 no tiendrait qu’à vous do vous rappeler nos entretiens sur la peinture,
où je vous faisais de ces explications qui n’étaient ni locales, ni individuelles.
Jouvenet avait de plus une cause pour peindre jaune qui lui était particulière, je
vous l’ai dit ; clic ne vous convient pas, j’en suis fâche. »
3. Horat., Sat. iv, lib. J.
LETTRES A FALCONET. 17t
Vous vous trompez, mon ami ; ma page n’est pas belle
comme vous dites, ce n’est pas au courant de la plume qu’on
fait une belle page ; mais en revanche elle ne prouve rien pour
vous. Si je me porte à mon ouvrage avec des sentiments/
élevés; si j’ai une haute opinion de la chose que je tente; si
j’ai une noble confiance en mes forces, si je me propose de
fixer sur moi l’attention des’ siècles à venir; quoique la pré-
sence de ces différents motifs cesse dans mon esprit, la chaleur
en reste au fond de mon cœur ; clic y subsiste à mon insu, elle
y agit, elle y travaille, même Tandis que l’engagement de
l’homme avec l’ouvrage s’exerce dans toute sa violence. Voyez
ce bel et modeste esclave asiatique qui s’avance à la rencontre
de son ami, la tète baissée. Qu’est-cc qui le tient dans cette
humble et timide attitude ? Le sentiment habituel de la servi-
tude qui ne le quitte point: il semble toujours présenter son
cou au cimeterre du despotisme. Et ce fier républicain qui passe
la tête levée dans la rue? qu’est-ce qui lui donne cette dé-
marche ferme et ce maintien intrépide? C’est le sentiment de
la liberté qui le domine; il ne pense pas à son monarque, et il
a l’air de le braver
Ici vous dites: Je ne nie pensée d'être estimé de
y/o.v neveux ne soit douce plus haut, vous avez dit : Cest un
feu follet^ c'est une chimère ^ tantôt, le sentiment de limmor--
talitê est du plaisir pur et comptant ^ tantôt, cest un rêve que
je ne ferai point^ si la tête ne me tourne- dans un autre en-
droit, cette belle attente ne 7n effleure pas et je ne sais ce que
c'est. Dans un autre, vous vous en laissez bercer aussiy et même
vous en bercer un peu les autres que diable voulez-vous qu’on
fasse d’un homme qui passe, comme il lui plaît, du blanc au
noir et du noir au blanc *?
1. « Vous vous trompez, mon ami, je n’ai pas dit um belle page, quoiqu’elle
le soit assurément. J’ai dit que vous aviez fait une bonne page ; parce qu’elle rentre
assez bien dans mon système, malgré ce que vous dites ici de contraire. A quoi je
pense qu’il est de bon sens de ne pas répondre encore, a
2. « Qu’on le lise avec plus d’attention, qu’on le juge selon ses principes;
qu’on lui permette do dire que la pensée de la postérité est douce, môme utile ; et
en môme temps, que c’est une chimère; parce qu’il y a des chimères douces ot
souvent utiles. En un mot, qu’on lui permette do badiner quelquefois, et queb
quefois aussi qu’on lui suppose assez de politesse pour se prêter au langage de son
ami ; bien entendu que c’est toujours modus loquendi. »
172
LETTRES A FALCONET.
Si le présent est tout à nos yeux, et si Tavenir n’est rien,
et si tous les hommes aussi sages que vous regardent un tri-
bunal à venir avec mépris, et pensent qu’il ne mérite aucun
respect de leur part, parce qu’ils n’y seront jamais jugés que
comme contumaces, combien d’actions abominables qui se
feront? combien de bonnes et d’excellentes actions qui ne se
feront point, surtout si les hommes sont conséquents?
Si j’avais dit au Bernin : Tu croises le Quenois ; quand ta
basse jalousie te réussirais tant que tu vivras, prends-y garde,
ta mémoire en sera flétrie dans l’avenir; on dira : Oui, le Bernin
était un grand artiste, mais un méchant homme; pourquoi ne
m’aurait-il pas répondu : Je m’en f... ^
Si j’avais dit à Girardoii : Tu tiendras peut-être jusqu’à ta
mort les sublimes groupes du Puget dans le grenier obscur où
tu les relègues; mais ils eu sortiront, quand tu ne seras plus,
et l’on connaîtra l’homme que lu voulais étoutfer : pourquoi ne
m’aurait-il pas répondu : Je m’en f...
Si j’avais dit au Guide : Tu as beau cabaler, tu n’ernpêcheras
pas que le Dominique ne soit connu pour ce qu’il est; j)ourquoi
ne ni’ aurait-il pas répondu : Mais alors je n’y serai plus, et je
m’en f...
Même réponse de la bouche des ennemis du Poussin^
d’IIornère, de Milton, de Descartcs, et d’une infinité d’autres.
Si je dis à certains chefs des Hottentots: Infâmes bêtes
féroces, vous arrachez la langue, vous faites couper le poing et la
tête, et vous jetez dans les flammes un enfant pour une sottise
qui mériterait à peine une réprimande paternelle! malheureux,
vous ne savez pas de quelle ignominie vous couvrez votre mé-
moire! quel reproche vous attachez à votre nom ! ce que la
postérité dira de vous et de votre nation!... La postérité? et
puis même réponse de la part de ces gens-là.
Pas un méchant qui ne doive parler ainsi, pas un homme
de bien qui puisse l’écouter sans horreur.
Vous ne portez pas, dites-vous, votre opinion jusqu à l'atro-
cité qui mettait Fontenelle.
1. « C’est qu’en qualité d’homme faible et méchant il aurait craint la punition:
ainsi que ces autres messieurs marqués à l’f. Oderunt peccare mali formidine
pœnœ. Peut-être s’ils avaient tenu à des parents auraient-ils eu l’inconséquence
honnête de votre ami. »
LETTRES A FALGONET.
173
Mais vous avouez que Fontenellc était conséquent et que
vous n’avez pas le courage de Têlre. Qu'est-ce qu'un sentiment
qui, bien poussé, conduit à une atrocité qu'on n'évite que par
une inconséquence ?
Les révérences faites à l'avenir sont plaisantes ; les révé-
rences faites au présent ne le sont pas moins ; d'où il s'ensuit
que la plaisanterie ne prouve rien.
On est soi-méme, dans l’un ou l’autre cas, Tobjet éloigné
de cette courtoisie ; mais n'est-ce pas le cas même de celui qui
donne sa vie? rien à dire de cet égtJïsme, il est dans la naturel
Si vous me promettiez de ne point confondre celui qui brave
la postérité avec celui qui la respecte, je vous défierais de me
citer une seule action répréhensible que ce sentiment ait pro-
duite, et je m’engagerais à vous en citer mille d’héroïques qui
n’auraient jamais été produites sans lui *L
Dans les mille actions héroïques que vous me citeriez, vous
1. « Je me suis relu ; j’ai trouve l’endroit assez fort, assez sérieux et point
plaisant, pour vous surtout ; aussi y répondez-vous sérieusement, si c'est répondre
que de dire ; runo et l’autre coiirtoisi*‘. a soi-méme pour objet. Je l’avais dit, ce
me semble, assez nettement, aussi bien que vous. »
2. U Je n’ai aucun intérêt à vous citer des actions répréhensibles faites en vue
de la postérité ; ce n’est pas de cela dont il s’ajîit entre nous. Mais puisque vous
en voulez voir quelques-unes faites sans intention de la braver, on peut vous satis-
faire. Nabonassar détruisit toutes les antiquités babyloniennes, afin que riiistoirc
ne datât plus que de son ère et par son nom.
U Glii-Hoangti, empereur do la Chine, fit dans la même vue brûler tous les
livres qu’il put découvrir. Voilà deux hommes qui ont de la folie, de la sotte
vanité, et nul mépris pour la postérité qu’ils font depositaire de leur nom. La mé-
moire du Chinois fut exécrée sans doute. Mais qu’cst-ce que cela fait à l’opinion
qu’il avait de la postérité? Lui et Nabonassar disaient ; O postérité, ne m’abandonne
jamais! Ils étaient inconséquents et ne s’en apercevaient pas. Omar, qui chauffa
pendant six mois les hains publics avec la bibliothèque d’Alexandrie, ne méprisait
pas la postérité. C’était un dévot politique, enthousiaste et barbare qui feignait de
sacrifier à Dieu les œuvres du diable. Cet acte répréhensible lui valait l’applaudis-
sement des croyants contemporains; il goûtait d’avance celui des croyants à venir.
Pourquoi n’aurait-il pas dit tous les matins : O postérité sainte et sacrée, ne
m’abandonne jamais ! Et ce vil sénat qui ordonna le magnifique tombeau de l’in-
solent esclave de Claude, ce vil sénat, ne s’adressait-il pas à la postérité; disait-il:
je m’en f... en gravant sur l’airain son impertinent décret, et le plaçant à côté de
la statue de César?
« Si vous n’êtes pas content de ces acteurs, voici un rôle de femme. Vous con-
naissez Thaïs, une des maîtresses d’Alexandre. La postérité seule, oui, mon ami,
LETTRES A FALCONET.
17Û
ne comprendriez pas, sans doute, ces guerres injustes et cruelles
que rimagination du héros et la stupidité féroce croient justi-
fier au tribunal de la postérité; ces massacres horribles faits
pour la grande gloire de Dieu et en vue de réternité (c’est la
postérité de l’hoinme^religieux). Vous n’y comprendriez pas non
plus ces clôtures de camp, ces lits, ces râteliers gigantesques
laissés dans les déserts de l’Inde par Alexandre, afin de donner
pins d'iionncment à la postérité^ Vous ne vous chargerez ni
de ces brigandages ni de ces horreurs, ni de ces extravagances
que les insensés appellent actions héroïques.
Il faut commencer par avoir du génie, une grande âme, il
est vrai ; mais il y a mille moyens d’élever et d’échauffer Tâme,
entre lesquels je ne refuse pas de compter Tenvie et le café,
pourvu que vous me permettiez^ de nommer aussi le sentiment
de l’iinmortalité et le respect de la postérité*.
Sans doute il y a des circonstances où l’homme de bien et
l(î scélérat sont également liés par les lois. Mais si tout est
égal d’ailleurs, l’homme de bien montrera plus d’énergie que
le coquin, lors même qu’il braverait la vindicte publique. L’un
sait qu’il mérite la poursuite des lois, l’autre qu’il ne la mérite
pas. Celui-là n’attend que l’exécration du présent et de l’avenir;
celui-ci s’est légitimement promis que l’avenir renversera sur
ses juges rigiiominie momentanée dont on le couvre. 11 ne
ffillait pas me demander si Catilina avait plus ou moins de res-
source et d’activité que Cicéron ; mais bien si Catilina, autant
intéressé à protéger la république qu’à la renverser, n’aurait
lo respect pour la postérité lui fit brûler la ville de Persépolis*. Elle y mit elle-
même le feu en présence et devant les yeux d’un tel prince comme Alexandre, à
cette lin qu’on pût dire au temps à venir que les femmes suivant son camp
avaient plus magnifiquement vengé la Grèce des maux que les Perses lui avaient faits
par le passé que n’avaient jamais fait tous les capitaines grecs qui furent oneques
ni par mer, ni par terre,
« Si jamais une mauvaise action s’est faite par le désir de la gloire et par le
respect de la postérité, c’est assurément celle-ci. Je n’y pensais pas, pourquoi
m’avez-vous défié? »
1. Quint. Curt., 1. IX.
2. H Eh ! mon ami, ne vous ai-je pas dit : Nourrissez le génie de tout ce qu'il
vous plaira. Que me demandez-vous encore? »
* Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. lu.
LETTRES A FALCONET.
175
pas eu cent fois plus d’énergie qu’il n’en a montré; si Cicéron,
autant intéressé à la ruine de la république qu’il le fut à sa
défense, du plus grand des patriotes qu’on le vit, n’aurait pas
été le plus plat des conspirateurs. Pour savoir ce que deux
positions ôtent ou donnent d’action à un ressort, il ne faut pas
mettre en expérience deux ressorts différents, l’un dans une
position, l’autre dans un autre : c’est un essai taux et stérile
qui n’apprend rien; mais il faut donner successivement à l’un
ou l’autre de ces ressorts le même obstacle à vaincre, et com-
parer les résultats. Et puis vous avez une singulière façon d’ar-
gumenter ; je vous dis : L’homme de bien a plus d’énergie que
le coquin ; et vous me répondez que Cicéron, qui est, «à votre
avis, une espèce de coquin, a moins d’énergie que Catilina qui
en est un autre L
Savez-vous ce qui me passe par la tête, lorsque je vous trouve
si souvent hors de la question ou à coté, tantôt en tendant la
main, tantôt en tournant le dos, ce n’est pas que vous manquiez
de logique, ce n’est pas que vous ignoriez le faible de votre
opinion, l’ergo-glu de quelques-unes de vos réponses; mais vous
me payez d’esprit, quand vous me devez de la raison ; vous cal-
feutrez de votre mieux un vaisseau criblé qui fait eau de toute
part, et vous aimez mieux la pièce à côté du trou que de ne
point mettre de pièce.
Par exemple, lorsque je me présente devant vous tenant
votre Pygmalion entre mes mains, et vous contraignant ou
d’avouer le sentiment de la postérité et le respect de l’avenir,
1. « Pour le coup, vous ôtes à cent lieues, mou maître. En vous demandant si
Catilina, scélérat, n’avait pas autant d’énergie que Cicéron, honnête homme, je
fais bien moins pour ma cause que si je mettais l’un à la place de l’autre, ou
tou» deux dans les mêmes circonstances. Un homme, sans penser qu’il y a une
postérité, emploie autant de ressources et d’activité qu’un autre qui, tous les
jours, présente un cierge à cette divinité; je n’en veux pas davantage. Que m’im-
porte ici la scélératesse ou la probité? Parbleu, vous me la donnez belle! mon
coquin de Catilina, à la place de Cicéron, eût été un géant effroyable sans doute.
Mais, plus mal chaussé que le consul, dans un chemin plus difficile, il court aussi
vite ; il est donc meilleur coureur. Eh l ne vous y trompez pas sans cesse ; la bonne
j^ause (de votre aveu) et non pas la postérité, eût produit cent fois plus d'énergie
chez Catilina qu’il n’en a montré. Que faut-il de plus pour être un grand homme?
11 me reste à vous demander en quel endroit j’ai dit ou insinué quo Cicéron était
une espace de coquin. C’est Démosthène qu’il fallait dire. »>
176
LEflHKS A FALÜÜiMET.
ou de le briser vous-même d'un eoup de marteau, on sent tout
votre embarras, vous êtes louche, entortillé, ce que vous ré-
pondez est bon, je le crois; mais j'ai le malheur de n’y rien
entendre ^
La Salle, Dupré^ iront sans doute à la postérité, et l’entorse
n’y fera rien ; mais ils iront comme danseurs, pauvre mérite.
11 est vrai que celui qui fait peu de cas du présent et qui
dédaigne l’avenir est bien seul, bien isolé; mais cette position
n’est ni commune ni simple^ ni naturelle, ni conséquente à rien,
ni louable, ni grande; elle est imaginaire, elle confondriiomine
dont la pente invincible est d’étendre son existence en tout
sens, avec la brute qui n’existe que dans un point et dans un
instant ^
Montaigne, oubliant une^ infinité de faits héroïques an-
ciens et la protestation expresse de ceux qu’ils honorent aujour-
d’hui, prétend que la vertu est trop noble pour rechercher d’autre
loyer que de sa propre valeur; toujours grand écrivain, mais
souvent mauvais raisonneur, il permet pourtant au rhéteur, au
grammairien, au peintre, au statuaire, à l’artiste de travailler
pour se faire un nom. Puis, soupçonnant que le sentiment de
l’immortalité et le respect de la postérité pourraient bien servir
à contenir les hommes en leur devoir, et à les éveiller à la
vertu, il ajoute : « S’ils sont touchez de veoir le monde bénir
la mémoire de Traian et abominer celle de Néron, si cela les
esmeut de veoir le nom de ce grand pendard aultresfois si ef-
froyable et si redoubté, mauldil et oultragé si librement par le
premier escholier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiement
(cette opinion) et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on
pourra®. » Mais, seigneur Michel, lui répondrai-je, si cette opi-
nion est fausse il ne faut ni la nourrir, ni l’accroître, car c’est
un mensonge, et le mensonge n’est jamais bon à rien ; utile
pour le moment, il nuit toujours dans l’avenir, au rebours de la
vérité qui dédommage infailliblement dans l’avenir de son in-
1. «Prenez courage, mon ami; d’autres l’ont entendu. Votre jour d’entendre
aussi viendra sans doute. »
2. « Êtes-vous bien le Diderot qui reçoit mes lettres? Le Diderot qui les lit? l3l
Diderot qui me donne des leçons de logique? »
3. Essais, liv. II, chap. xvi.
LETTRES A FALCONET.
177
convénient actuel. Gomment se fait-il que la raison accuse si
clairement la vanité de la gloire, si l’expérience en justifie si
clairement l’utilité? Rien de ce qui est utile n’est vain. Le sen-
timent de la vraie gloire a ses racines si vives' en nous que je
ne sais non plus que vous si jamais aucun s’en est pu dé-
charger. Après qu'on a tout dit, et tout cru, pour le désavouer,
il produit contre notre discours une inclination, si intestine,
qu’on ne saurait tenir à l’exécution. Cicéron die lui-même que
ceux qui le combattent, encore veulent-ils que les livres qu’ils
en écrivent portent au front leur nom, et se veulent rendre
glorieux de ce qu’il ont méprisé la gloire.
O valeur inappréciable de la gloire ! toutes les autres choses
tombent en commerce ; nous prêtons nos biens et nos vies au
besoin de nos amis, mais de communiquer son honneur et
d’étrenner autrui de sa gloire, il ne se peut. Si Falconet sta-
tuaire devait être traduit à la postérité comme un Scélérat, si,
par une erreur de nom, il ne devait recevoir en échange des
honneurs dus à son talent que des forfaits et des imprécations,
comme il^ourmenterait sa vie pour garantir sa mémoire ! Et ce
Michel qui pèse si bien dans sa balance toutes les fumées qui
nous enivrent, si jaloux de nous apprendre ce que ses ancêtres
ont été, croit-on qu’il se fût oublié, abandonné lui-même^?
Je dis à la plaisanterie : Passez. Pour la raison, je l’arrête et
je l’interroge; il est vrai que p/us on a besoin dappuiy moins
on accuse de force. Mais est-il moins vrai que plus on a de
force et d’appui plus on a de sécurité^?
Louis XV est un individu; Louis XIX en est un autre; or
1. « Il faut convenir qu’ici vous êtes beau joueur; en citant Montaigne vous
me prévenez qu’il est souvent mauvais raisonneur. On n’est pas plus honnête ;
mais on peut être plus conséquent. Si le seigneur Michel est mauvais raisonneur,
si môme, comme vous auriez pu dire encore, il pense au jour la journée et scion
le sentiment actuel qui l’aflfecte, pourquoi le citer? Si j’avais voulu de son autorité
au prix que vous vous en contentez, je m’en serais paré tout aussi bien que vous.
Je vous ai dit à propos de Fontenelle pourquoi les imprécations de la postérité
me feraient de la peine; je ne le répète pas.
« Je n’exige pas que vous ayez le même nez que moi, mais j’exige que vous
n’ayez pas un nez de cire. »
2. « Si doux béquilles m’embarrassent, j’en jette une ; si J’ai bonnes jambes
je les jette toutes deux, je n’en marche que mieux après. »
XVI 11.
12
178 LETTRES A FALCONET.
il ne s’agit pas de comparer le suffrage d’un individu avec le
suffrage d’un autre.
Quand Louis XV serait pour vous le représentant unique de
de son siècle, et Louis XIX le représentant unique de tous
les siècles à venir, il ne s’agirait pas encore de comparer
leurs suffrages, mais (Je savoir si l’approbation actuelle de l’un
est tout, et si l’approbation légitimement présumée de l’autre
n’est rien. Prenez garde que votre nez ne devienne un peu de
cire^
Les gens de lettres ne sont pas aussi libres que vous le
pensez, mon ami; ils ont aussi leurs despotes sans la permis-
sion desquels il est défendu de paraître et de réussir.
Vous n’imaginez pas que j’aie un mot à rabattre de tout ce
que vous dites du génie nécessaire à votre art, de l’ineptie de
certains conseils, de la bassesse de certains artistes, de l’insup-
portable tyrannie des Le Brun passés, présents et à venir; de la
difficulté de la sculpture ; de l’âme et du talent qu’elle suppose,
sous peine de n’être qu’un tailleur de pierres; du prc'^ugé misé-
rable qui la dégradait, et du mauvais effet des entraves qu’on
prétend donner au génie. Notre dispute finirait ici, s’il ne me
restait à vous jeter confusément quelques idées dont les unes
rentreront dans les précédentes, les autres seront ou nouvelles
ou montrées sous un aspect nouveau ; toutes sans vérité, si le
sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne sont
que deux chimères-,
1® Le désir de la vraie gloire suppose dans les autres le
sentiment de la justice; et la justice s’exige du présent et de
l’avenir.
2® L’animal n’existe que dans le moment, il ne voit rien
1. « Quoi ! vous avez peur! vous vous sauvez dans les distinctions! 11 fallait
répondre simplement : vous le pouviez sans doute; je sais le reste; je ne vous le
demandais pas. Le bien qu’une nation dit et pense de vous aujourd’hui ne vous
touche-t-il pas un pou plus que le môme bien que la môme nation en dira et en
pensera demain? Ce n’est pas là un individu. »
2. « Vous ôtes de mon avis sur la liberté qu’on doit laisser au génie, mais n’y
aurait-il pas un cas particulier où vous feriez bien de n’en pas être? S’il se trou-
vait des artistes, soit peintres, soit sculpteurs, ou tout ce qu’il vous plaira (pour-
quoi ne s’en trouverait-il pas?) qui eussent la main excellente et trop peu de tôte
pour de grandes idées, il conviendrait alors que quelque bon penseur présidât à
l’ouvrage et conduisît la main de Touvrier. »
LEITRES A FALCONET. 179
au delà : Thomme vit dans le passé, le présent et Tavenir; dans
le passé, pour s’instruire ; dans le présent, pour jouir; dans
l’avenir, pour se le préparer glorieux à lui-même et aux siens.
11 est de sa nature d’étendre son existence par des vues, des
projets, des attentes de toute espèce.
3® Tout ce qui concourt à relever l’estime que je fais de
moi-même et de mon espèce me plaît et doit me plaire.
A® Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si
nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain
que la nature eût voulu que l’hoïlime fût perfectible.
50 Ynoi le déluge^ c’est un proverbe qui n’a été fait
que par des âmes petites, mesquines et personnelles. Il ne sera
jamais répété par un grand monarque, un digne ministre, un
bon père. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle
où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite.
(3® Oh ! la belle manie que celle de l’inscrip tion ! Qui est-ce qui
saura l’inspirer à tous les hommes? Qui est-ce qui saura faire
éclore ce germe précieux que la nature a placé dans tous les
cœurs? Qui est-ce qui oserait l’y étoufler s’il en avait le pouvoir?
T Pour bien connaître tout le prix du sentiment de l’im-
mortalité et du respect de la postérité, voyons quel jugement
nous portons de ceux qui l’ont eu, qui ont fait tant de grandes
choses pour nous, qui se sont occupés de notre bonheur avant que
nous fussions et qui ont ambitionné notre éloge. Ils ne sont plus ;
mais qu’en pensons-nous? quels mouvements s’élèventdans nos
âmes à la vue des bustes des Solon, des Trajan et des Antonin!
8 ® Il y aurait une étrange contradiction à honorer les hommes
d’autrefois qui nous avaient en vue, et de déprécier ceux d’aujour-
d’hui qui ont en vue la postérité : l’homme jaloux de l’iinmor-
talité SC trouverait entre le blâme du présent et l’éloge de
l’avenir ; entre deux voix dont l’une le nommerait vain, ambi-
tieux, pusillanime , insensé , chimérique ; l’autre , qui lui
donnerait les titres de héros, de grand, de magnanime, d^ sage.
Nous louons ceux qui ne sont plus; puis-je ignorer la
postérité nous imitera ? Nos suffrages et ceux de nos neveux ne
sont-ils pas également bien fondés? N’est-il pas également beau
de les ambitionner et de les mériter? O sages d’Athènes et de
Rome, lorsque je rencontre vos statues au détour d’une allée
solitaire, et qu’elles m’arrêtent ; lorsque je reste devant elles
180
LETTRES A FALCONET. '
transporté d’adn^ation ; lorsque je*- sens mon cœur tressaillir
de joie à l’aspect ae vos augustes images ; lorsque je sens l’en-
thousiasme divin s’échapper de vos marbres froids et passer en
moi ; lorsque, me rappelant vos grandes actions et l’ingratitude
de vos contemporains, des larmes d’attendrissement remplissent
mes yeux, qu’il me serait doux d’interroger ma conscience et
d’en recevoir le témoignage que j’ai aussi bien mérité de ma
nation et de mon siècle ! Qu’il serait doux à ma pensée de pou-
voir élever ma statue au milieu des vôtres, et d’imaginer que
ceux qui s’arrêteront un jour devant elle éprouveront les trans-
ports délicieux que vous m’inspirez !
9” Le sentiment de l’immortalité n’entre jamais dans une
âme commune et malhonnête ; ,1e méchant, inquiet des discours
présents, ne s’entretiendra jamais avec lui-même du jugement
de l’avenir.
10“ Parcourez les premiers ordres de la société, et voyez ce
que chaque homme tentera dans son état, s’il vise à l’immorta-
lité, s’il respecte la postérité, depuis le monarque jusqu’au
littérateur et à l’artiste; il n’y a que l’homme médiocre ou
méchant qui les brave.
11“ Si les juges d’Athènes avaient redouté le tribunal de
l’avenir, s’ils avaient eu quelque respect pour leur mémoire,
quelque jalousie de l’honneur de leur nation ; s’ils avaient été
gens à se demandei à eux-mêmes : Que dira-t-on un jour des
Athéniens et de nous? jamais le sage n’aurait bu la ciguë.
12” Le sentiment patriotique qui embrasse le bonheur actuel
et futur de la cité, la splendeur présente de la ville et sa longue
durée, porte ses vues bien au delà du présent.
13“ Qu’est-ce que l’ouvrage d’un poète, d’un orateur, d’un
philosophe, d’un artiste ? L’histoire de quelques moments heu-
reux de sa vie, qu’il est jaloux de ravir à l’oubli.
14“ Qu’est-ce que la vie de celui qui rougit d’être un inutile
fardeau de la terre ? Une suite de jours consacrés à l’utilité et à
l’honneur de l’espèce humaine. L’individu passe, mais l’espèce
n’a point de fin ; et voilà ce qui justifie l’homme qui se consume;
l’holocauste immolé sur les autels de la postérité.
15” Si l’on me promettait la découverte des longitudes
à l’extrémité d’une vie laborieuse, serais-je assez lâche pour
m’y refuser?
LETTRES A FALCONET.
181
16® Après avoir été un grand exemple aux hommes pendant
ma vie, pourquoi dédaignerais-je de leur recommander la vertu,
quand je les aurai quittés? Qu*on se hâte donc de m’élever un
monument qui parle après moi.
17® Les trois jeunes gens qui disaient au vieillard qui plan-
tait :
Quel fruit de ce labeur pouvez- vous recueillir?
Autant qu’un patriarche, il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir q'ui n’est pas fait pour vous?
Le vieillard, continuant toujours de planter, leur répondit :
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage :
Eh bien I defendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui*^
Cela même est un fiuit que je goûte aujourd’hui ^
Qui est-ce qui ne méprisé les trois jeunes gens? Qui est-ce
qui n’aiine le vieillard ?
18" Ou en seraient les sociétés, les familles, sans le géné-
reux sentiment qui sème ce que d’autres recueilleront?
19® Écoutez Achille :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.
Qui est-ce qui n’envie le sort du vieux Pelee, lorsque son
fils ajoute :
Irai-je, trop avare du sang d’une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse;
Et, toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier*^
Oh ! le bel enfant !
1. La Fontaine, liv. XI, fable vin,
2. Racine, Iphtgeme, acte I, scène ii.
182 LETTRES A FALGONET.
'20'’ C*est ainsi que tout héros se parle à lui-même ; voilà la
harangue intérieure de celui que j’exhorte à quelque tentative
périlleuse ; c’est la méditation d’Alcide, pensif au sortir de la
forêt de Némée. La volupté lui crie : Prends ma coupe cl
V oubli de V immortalité. La gloire lui crie : O quanta si parlera
di te l
21“ Sans l’enthousiasme de la gloire, sans l’ivresse de l’im-
mortalité, sans l’intérêt de l’avenir, sans le respect de la
postérité, presque plus de ces monuments auxquels les pères,
les fils, les petits-fils, se sont successivement consacrés ; plus de
ces entreprises dont l’avantage est pour l’avenir et la peine pour
le présent. Plus d’Achille qui s’immole ; les Grecs s’en retourne-
ront, et Ilion restera. Ne vous y trompez pas : Ilion est le
symbole de toute grande chose.
22° L’homme mesure à son insu la perfection de ses ouvrages
à la durée qu’il s’en promet. Que fera-t-il, s’il ne voit qu’un
instant? Un catafalque.
23° Voulez-vous voir les édifices tomber en ruine, la terre se
couvrir (le ronces, ressuscitez la folie des Millénaires'. L’homme
qui travaille suppose le monde et son ouvrage éternels ^
24° Interrogez les hommes et comptez les voix : sur vingt
mille hommes qui mépriseront le tribunal de la postérité, il y
en aura presque vingt mille qui seront méchants ; sur vingt
mille qui dédaigneront le sentiment de l’immortalité, il y en
aura presque vingt mille qui n’ont aucun droit aux honneurs à
venir.
25° Calculez le retour d’une comète ; prouvez aux hommes
que dans cinq à six mille ans la terre et la comète se rencontre-
ront dans un point commun de leurs orbites ; et trouvez un
poète qui fasse un vers, un monarque qui ordonne une statue.
2(5° Un héros criait dans une aSvSemblée d’hommes illustres ;
S’il y a quelqu’un ici à qui il soit indifférent que son ouvrage
et son nom meurent avec lui, ou lui survivent à jamais, qu’il
1. Sectaires qui prétendaient que Jésus-Christ devait régner sur la terre pen-
dant mille ans, et que, pendant ce temps, les saints jouiraient de tous les plaisirs
du corps.
2. Vous vous trompez, le dernier Slodtz a fait un catafalque qu’il savait bien
ne devoir durer qu’un instant; il l’a fait aussi beau qu’un monument éternel. »
LETTRES A, FALCONET. , 183
se nomme. Un seul répondit : C’est moi ; et personne n osa lever
les yeux sur lui*.
27“ On vous applaudit à présent ; mais dans cent ans vous
serez maudit... Que m’importe ?... Voilà la réponse du contemp-
teur de la postérité. Qui est-ce qui peut l’entendre?
28" L’orateur, le poêle, le philosophe, l’historien, le peintre,
le statuaire, espèces de poètes et d’historiens, proposent tous
l’immortalité aux hommes. Et que m’importe votre immortalité?
dira le contempteur de ce sentiment, à l’orateur, au poète, au
philosophe, à l’historien, au peintse, au statuaire. Que me font
ton éloge, ta statue, ton poème? Votre opinion resserre, anéan-
tit le but des beaux-arts ; elle arrête la reconnaissance du
contemporain par le mépris que vous en faites.
29" Mon opinion ne contredit point le sentiment de Caton,
qui aime mieux qu’on dise de lui qu’il a mérité le triomphe que
de l’avoir obtenu.
30" Qu’on fasse mon buste en argile. Mais pour le bienfai-
teur de la patrie, le marbre n’est pas assez dur ; le bronze pas
assez durable. Je demande à la nature des qualités incompa-
tibles, la mollesse qui rende la matière docile à ton ciseau ;
l’indestructibilité qui lui fasse braver le temps. Je veux que ma
nation soit à jamais honorée et dans le talent de mon statuaire
et dans la mémoire de nos héros ; je veux qu’on sache à jamais
que nous avons eu des grands hommes et des artistes dignes
d’eux *
3i" Comment se fait-il, ô Falconct, que ce soit vous qui
fassiez de beaux ouvrages, et que ce soit moi qui fasse des vœux
pour leur durée ? celui qui a droit à l’immortalité est celui qui
la méprise !
1. « Je le crois bien : son âme forîe et désintéressée les fit rougir tous. Avec
de la pudeur et des torts, on ne regarde pas volontiers ceux qui nous humi-
lient. »
2. (( Jusqu’ici \os idées disent très-bien que l’homme qui ne fait rien pour les
autres est un lâche. Ajoutons quïl travaille, autant qu’il est en lui, à détruire la
philosophie, les mœurs, les sciences, les arts, la société, tout en un mot. Mais
comme il ne s’agit pas entre nous de cet homme lâche, quelques invectives échap-
pées par endroits dans vos observations ne me regardent pas plus que quelques
compliments exagérés que je dois à votre amitié. Ce que vous dites, d’ailleurs,
rentre dans vos autres lettres. J’y ai répondu. »
184
LETTRES A FALCONET.
Mais vous vous éloignez de votre pays, vous quittez votre
foyer paisible, la maison que vous fîtes bâtir, le jardin que vous
cultiviez de vos propres mains; vous n*irez plus cueillir le fruit
sur ces arbres qui vous doivent leur fécondité ; vous ne les oflri-
rez plus à vos amis, vous ne ferez plus un bouquet de ces fleurs
que vous aviez arrosées ; vous renoncez à la méditation, à Tétude,
à toutes les douceurs de la retraite ; vous abandonnez ceux qui
vous sont chers ; vous sacrifiez votre repos ; vous oubliez votre
santé; vous allez au milieu des glaces du Nord élever un monu-
ment au plus grand des monarques : est-ce l’intérêt qui vous
entraîne? Non. Dans cette circonstance même vous avez montré
combien vous étiez au-dessus de l’intérêt. Est-ce la soif de l’or
qui voüs tourmente? Non, vous méprisez l’or. Ambitionnez-vous
une plus grande fortune ? Non, vous êtes sage, et vous avez la
fortune du sage. Est-ce la gloire qui vous séduit? Non, vous
faites peu de cas de la gloire, et quand vous en auriez toute
l’ivresse, un travail long et pénible vous conduira presque à la
fin de votre carrière, à peine aurez-vous le temps d’entendre
nos éloges, et vous ne retrouverez pas sous le pôle d’autres
suffrages qui puissent vous en dédommager. Si vous étiez vain,
votre statue de V Hiver exécutée à Paris satisferait mieux votre
vanité. Dites-moi, qui verra votre czar ? qui le louera? qui l’ad-
mirera? Presque personne. Est-ce un mouvement d’indignation
qui vous fait chercher au loin un emploi qui réponde à votre
talent ? Ce petit motif serait peu d’une âme stoïcienne telle que
la vôtre. Est-ce pour vous, pour votre propre satisfaction que
vous allez ? Est-ce pour vous dire à vous-même pendant le petit
moment qui vous restera: J’ai exécuté une grande chose? Si
vous n’aviez pas la conscience de votre capacité, vous n’iriez
pas; elle doit vous suffire, si vous l’avez, et, votre ouvrage achevé,
vous n’en présumerez pas davantage de vous. Seriez-vous
mécontent de l’opinion de vos concitoyens? Pensez-vous qu’ils
vous aient mal apprécié, et voulez-vous leur apprendre à vous
estimer votre prix ? Vous le pouviez sans sortir de chez vous,
sans quitter ce berceau sous lequel nous ne prendrons plus le
frais, nous ne nous entretiendrons plus, nous ne nous épan-
cherons plus, nous ne passerons plus ces heures d’intimité si
douces.
Aiguisez votre crayon, prenez votre ébauchoir et mon-
185
LETTRES A FALCONET.
trez-Jeur, ainsi que vous Pavez projeté^ ^ votre héros sur un
cheval fougueux gravissant ce rocher escarpé qui lui sert de
base, et chassant la barbarie devant lui; faites sortir des nappes
d’une eau limpide d’entre les fentes de ce roclier, rassemblez
ces eaux dans un bassin rustique et sauvage, pourvoyez à l’uti-
lité publique sans nuire à la poésie ; que je voie la barbarie les
cheveux à demi épars, à denji nattés, le corps couvert d’une peau
de bête, tournant ses yeux hagards et menaçant votre héros,
effrayée et prête à être refoulée sous les pieds de son coursier ;
que je voie d’un côté l’amour des peuples, les bras levés vers
leur législateur, le suivre de l’œil et le combler de bénédictions.
Que de l’autre je voie le symbole de la nation couché à terre et
jouissant tranquillement de l’aisance, du repos et de la sécurité.
Que ces figures placées entre les masses escarpées qui borderont
votre bassin forment un tout sublime, et présentent de toutes
parts un spectacle intéressant. Ne négligez aucune vérité, ima-
ginez, exécutez le plus grand monument qu’il y ait au monde.
Mais faut-il vous en aller à sept cents lieues de nous pour cela ?
Renfermez-vous seulement quelques jours dans votre atelier;
encore une fois, qui est-ce qui peut vous en arracher ? Je vais
vous le dire; la gloire, mon ami, le sentiment de l’immortalité,
le respect de la postérité. Vous vous attendez à votre insu que,
l’axe de la terre s’inclinant de siècle en siècle d’une seconde
sur le plan de l’écliptique, couvre de glaces les contrées que le
soleil brûle à présent de ses regards perpendiculaires, et expose
aux rayons perpendiculaires du soleil les contrées qu’ils
effleurent à présent. Vous vous promettez sans vous en aperce-
voir que dans quelques millions d’années on tirera des profon-
deurs de la terre, parmi les débris de toute espèce, quelque
fragment de J)ronze que vos mains auront travaillé et sur lequel
on lira : Falconet fecit, et vous voilà vous adressant aussi à
cette postérité que vous regardiez tout à l’heure avec tant de
dédain ^
1. Ces mots ont été ajoutés par Falconet.
2. M Oui, du bronze passe à la postérité. Si vous ne disiez que cclay je sourirais*
Mais vous me parlez des amis dont je m’éloigne. Diderot ! vous qui me l’avez
conseillé ! Pouvez-vous rappeler ces heures dHntimité si douces 1 Idais qui verra
voire czar? Si vous étiez à Saint-Pétersbourg; si vous saviez quel prix S. M. I.
186
LETTRES A FALCONET.
Je vous le pardonne
Parcentes ego dexteras
Odi*.
Si le sentiment de l’imoiortalité est une chimère , si le respect
de la postérité est une folie, j’aime mieux une belle chimère
met à son suffrage, vous diriez î Catherine verra votre czar ; et la dispute sur la
postérité serait finie. Eh! disputeur éternel, vous le verrez vous-même aussi si
vous voulez.
« L’exécution du monument sera simple. La barbarie, l’amour des peuples et le
symbole de la nation n’y seront point. Ces figures eussent peut-être jeté plus de
poésie dans Touvrage ; mais dans mon métier, quand on a cinquante ans, il faut
simplifier la pièce si on veut aller jusqu’au dernier acte. Ajoutez que Pierre le
Grand est lui-même son sujet et son attribut; il n’y a qu’à le montrer. Je m’en
tiens donc à la statue do ce héros, que je n’envisage ni comme grand capitaine, ni
comme conquérant, quoiqu’il le fût sans doute. Une plus belle image à montrer
aux hommes est celle du créateur, du législateur, du bienfaiteur do son pays.
« Que le sculpteur, d’intelligence avec les souverains qui ont bien mérité de
leurs peuples, n’en montre l’image que do manière à rappeler leurs vertus, et fixer,
pour ainsi dire, à un seul point de ralliement les hommages de la reconnaissance.
Mon czar ne tient point un bâton ; il étend sa main droite bienfaisante sur son
pays qu’il parcourt. Il franchit ce rocher qui lui sert de base ; emblème des difli-
ciiltés qu’il surmonta. Ainsi cette main paternelle, ce galop sur cette roche escar-
pée, voilà le sujet que Pierre le Grand me donne. La nature et les liommes lui
opposaient les difficultés les plus rebutantes ; la force et la ténacité de son génie
les surmontèrent, il fit promptement le bien qu’on ne voulait pas.
« Point de grille autour de Pierre le Grand ; pourquoi le mettre en cage ? S’il
faut garantir le marbre et le bronze des fous et des enfants, il y a des sentinelles
dans l’empire. Vous savez que je ne l’habille pas plus à la romaine que je n’babil-
lerais Jules César ou Scipion à ïa russe. Voilà, ce me semble, une belle complai-
sance pour votre chère amie la postérité. En attendant sou remerciement, je serai
content si j’ai mérité le vôtre et celui des contemporains qui vous ressemblent,
<( Pour le mériter, je me livre entièrement à mon objet, et ma grande inquié-
tude est de répondre aux bontés inattendues que Sa Majesté daigne avoir pour
moi. Diderot, vous n’ignorez pas comment cette femme singulière sait élever le
mérite et les talents. Je travaille, je suis tranquille, rien de ce qui m’environne
n’est disposé à me causer du découragement. Les beaux-arts ne sont pas encore
assez avancés en Russie pour y trouver toutes prêtes de ces ressources qui traver-
sent avec bonne intention une idée simple et grande. Le goût usé et maniéré de
certains merveilleux mal instruits bourdonne ailleurs, autour de l’homme qui
s’élève. Je n’ai trouvé ici qu’un ou deux Français gens d’esprit, qui aient cherché
1. Horat., od. xix, lib. III.
LETTRES A FALCONET. 187
qui fait tenter de grandes choses, qu’une réalité stérile, une
prétendue sagesse qui jette et retient l’homme rare datis une
stupide inertie.
32° Virgile ordonna en mourant qu’on brûlât son Énéide;
tel fut son respect pour sa propre mémoire et pour le jugement ^
de la postérité, qu’il condamnait aux flammes un chef-d’œuvre
qu’il jugeait imparfait.
33° Horace, satisfait de son travail, s’écrie à. la fin de ses
odes : Je puis à présent braver le destin ; je ne saurais mourir ;
je sens mon corps se couvrir d^ plumes, de longues ailes
naissent de mes épaules ; je suis porté au-dessus de l’atmos-
phère; cygne immortel, mes chants vont émerveiller toutes
les nations et tous les âges; j’irai d’un pôle à l’autre pôle, et les.
hommes ne se lasseront jamais de m’entendre.
34“ Horace avait dit : Exegi monumentum *. Ovide, non
à me faire do ces observations ineptes sur la statue de Pierre le Grand. La souve-
raine est bien loin de penser comme un ou deux de ces Fran(;ais-là.
« II SC peut que dans un pays qui n’était, il y a soixante-quatre ans, que forêts
et déserts marécageux, chez une nation alors prodigieusement ignorante et bar-
bare, il y ait des cerveaux encore fermés aux productions du génie et de l’imagi-
nation. Il se peut même qu'il y ait déjà quelques goûts blasés. Mais ces derniers
sont la très-petite exception ; ailleurs l’exception est le contraire.
« Pour l’inconstance, la finesse et quelques autres qualités qui, dit-on, caracté-
risent cette nation, je puis bien les entrevoir; mais je parviendrai difiioilcment à
les connaître ; l’ignorance de la langue, mes occupations sédentaires et mon peu de
besoin do vivre avec les Russes, m’en empêcheront toujours. Si j’avais pris mes
degrés sous l’arbre de Cracovie, j’userais du beau et universel privilège d’assurer
ce que je ne sais pas. Je vous dirais de belles choses sur la foi d’autrui.
« Le sol produit encore du sauvageon sans doute, mais vaut-il moins que l’arbre
dont la sève usée se tourne en gomme, en quelque fruit de mauvais goût, êt qui
no forme plus un beau couvert? Si je rencontrais des automates qui ne m’aperçus-
sent pas, je les laisserais passer, ou plutôt je passerais sans chercher vainement
à déranger leurs ressorts. S’il se trouvait de ces cerveaux mal timbrés qui ne
laissent pas volontiers les gens en repos, je regarderais la lune et je dirais : Le
bruit que certains individus lui adressent n’interrompt point son cours: suivons le
nôtre. Jamais vérité ne s’est dite, jamais rien de grand no s’est fait sans plus ou
moins d’opposition ; Pierre en est une preuve. Ce soleil ne s’est point élevé sans
que beaucoup de vapeurs n’âient tâché d’obscurcir sa lumière. Mais, mon ami, vous
supposez bien que j’admets toujours la liberté de donner des avis, l’honnêteté de
les écouter tous, et la judicieuse docilité de suivre les bons autant qu’il est pos-
sible.
1. Lib. III, od. XXX.
188
LETTRES A FALGONET.
moins pénétré du même enthousiasme, de Texcellence de son
travail et de l’imbécillité qu’il y aurait à consumer sa vie pour
la gloire d’un instant, en appelle aussi à tous les siècles à
venir, et termine ses immortelles Métamorphoses par une péro-
raison où il défie le feu, le fer, le temps et les dieux :
Jamque opus exegî, quod nec Jovis ira, riec ignés,
Nec poterit ferrum, nec edax abolere vetustas.
Quum volet ilia dies quæ nil nisi corporis hujus
Jus habet, incerti spalium inihi finiat ævi.
Parte tamen mcliore meî super alta perennis
Astra ferar, nomenque erit indelebile nostrumL
Puisque vous avez le même talent, pourquoi dédaignez-
vous de boire dans la même coupe?
35° Mais si, entre tous les hommes, les poètes et les héros
ont été le plus profondément pénétrés du sentiment de l’immor-
talité et du respect de la postérité, de leur côté les philosophes
les plus sévères en ont reconnu le germe au fond de leur âme,
et préconisé la noblesse et Tutilité.
L’un vous dira : Les honneurs rendus à la mémoire des
grands hommes suppléent leur présence cl leurs exemples qui
nous manquent. C’est ainsi qu’à l’aide de Péloquence, de la
poésie et des beaux-arts, ils continuent après leur mort à prê-
^rfher la vertu aux vivants. Niez-vous cette utilité des monu-
ments? Si vous l’avouez, pourquoi la mépriseriez-vous? L’homme
n’est plus, mais à l’aspect de son image,
Multa viri virtus anirao, raultusque recursat
Gentis honos
Cogita quantum nobis excmpla bona prosint^ scies magno-
rum virorum^ non minus præsentia^ esse utilem memoriam .
Eh bien, je veux servir encore ainsi ma patrie, si je puis.
Vous lirez dans un autre que celui qui concentrerait toute
1. P. Ovid., Metamorph,, lib. XV, 126-131.
Virg., Æneid,, lîb. IX.
3. Seneca.
LETTRES A FALGONET. 189
son existence dans un instant différerait peu de la brute, et
qu'il est de la nature de l'homme de s'entretenir du passé et de
l'avenir.
Omnibus ciirœ simt^ et maxime quidem quæ post
mortem fntura. sint^ serit arbores quæ alteri sæcdlo pro-
siNT, quid spectans^ nisi eliam postera sœcnla ad se perti--
nere? Ergo arbores seret dili^eiU agricola^ quarum adspiciet
baccam ipse nunquam : vir magnus leges^ bistiluta^ rempxibli-
ram non seret? Quid procreatio liberorum^ quid propagatio
nominis, quid adoptiones filiorum^^quid testameniorum dili--
gentUiy quid ipsa sepulrrornm monunienta^ quid elogia signi-
ficant^ nisi nos fntura eliam cogitare?,...
Quid in hae republica tot^ iantosque viros ob rempublicam
inter feetos^ eogitasse arbitramur? iisdemne ut finibus némen
suwn^ quibus vita terminarelur? Nemo unqunni sine magna spe
immort alitatis se pro patria offerret ad mortem, JAcuit esse
otioso Themistocli^ licnit Epaminondœ^ licuit^ ne et vetera et
externa quœram^ mihi : sed nescio qnomodo inhœret in menti--
bus quasi sœeulornm quoddam augurium futurorum : idque in
maximis ingeniis^ altissiniisque et animis exsistit maxime^ et
apparet faeillime, Quo quidem demto^ quis tam esset amens^
qui semper in laboribus et perieulis inveret?,,, Quid poetœ?
nonne post mortem nobililari volunt?...
Sed quid portas? opifices post mortem nobilitari volur^t.
Quid enim Phidias sui similem spcciem inclusit in clyp^
Minerva'^ quum inseribere non lieeret? Quid nosiri philo-
sophi? nonne in his ipsis libris, quos scribunt de contemnenda
gloria^ sua nomina inscribunt ^ ?
Celui-ci a tout rassemblé, et, si je me l’étais rappelé pliÉ^
tôt, je vous le jetais à la tête, et me retirais *.
1. Cic., Tuscul . quœst ., lib. 1, 14-15.
‘2. « Un moment, s’il vous plaît : avant de vous retirer il faut, mon ami, que
je me serve pour vous de la môme mesure dont vous vous servez pour moi. Après
des raisons vous donnez des autorités, c’est la marche des bons disputeurs : les
mauvais s’en tiennent au dernier parti ; je vous dirai donc aussi ce que d’autres
ont pensé ; cela délasse.
(( Mais avant, j’ai une petite affaire à démêler avec vous, qui en vaut la peine.
U Vous êtes-vous fié à mon ignorance presque entière de la langue de Cicéron,
190
LETTRES A FALCONET.
IX.
Septembre 1760.
Je parle d’après une description, et non d’après un tableau.
Je vois, d’après cette description, un beau choix de sites, de la
OU, plein de vos idées, les avez-vous vues dans les siennes par la seule force de
votre imagination?
« J’ai lu la première Tusculanc, et j’y ai vu vos lacunes remplies par des idées
qui dérangent un peu les vôtres. J’ai vu Cicéron, platonicien alors, clierclior des
preuves de l’immortalitc de Pâme, et donner, par exemple, celle-ci : Les pompes et
les monuments funèbres ne sont élevés aux morts que parce que nous les croyons
prives des douceurs de la vie. Croyons que leur ilme est immortelle, et qu’elles
voient ce qui se passe sur la terre, il n’y aura plus de deuil.
« J’ai encore trouvé que Phidias grava sou portrait sur le bouclier dosa Minerve,
par le sentiment naturel et implicite qu’il avait de l’immortalité de son âme. Phi-
dias n’en savait pas davantage. Mais Cicéron nous apprend que Pâme du sculpteur,
dégagée des liens du corps et placée dans la région la plus pure do Pair, voit et
entend infiniment mieux qu’avec des yeux, des oreilles, tous ceux qui disent: Phi-
dias a fait cette belle Minerve.
« Quand on meurt pour la patrie, qu’on plante une loi, un arbre, un enfant ;
qu’on fait un poëme, qu’on écrit son nom sur la statue qu’on a faite, c’est une
preuve de l’immortalité de l’âme. Et c’est là de la philosophie? Comment la trou-
vez-vous? Au reste, c’est dans les esprits les plus sublimes, c’est dans les âmes les
plus élevées que ce pressentiment intérieur des siècles, futurs et de l’immortalité
est Ip plus vif, et qu’il éclate davantage. (Les âmes faibles ne savaient donc pas
Oj^cclfè Jj’op qu’elles étaient immortelles. ) C’est ainsi, prenez-y ])ien gardi;, que
ceux qui ont le plus d’esprit et de vertu se donnent le plus de mouvement pour
mériter l’estime de la postérité ; c/est parce que d'un coup d’œil ils découvriront
la terre, et que leur âme, quand elle sera arrivée où naturellement elle tend, sera
bien plus en état de juger et de voir les choses absolument comme elles sont.
Vous voyez, mon ami, qu’il n’y a point là d’anticipation : tout se passera en pré-
sence des intéressés. Voilà Cicéron que je n’ai pas lu par phrases, mais par ana-
logie.
« L’olqet de la première Tusculanc^ est de guérir les hommes de la frayeur de
la mort et des terreurs d’une autre vie. Si l’âme est immortelle, le jour de sa sépa-
ration avec le corps est le jour do sa naissance ; alors elle va se réunir aux astres
et à la Divinité ; c’est donc un bien de mourir. Si au contraire l’âme meurt avec le
corps, elle est débarrassée des maux do la vie; c’est donc un bien de mourir. Du
LETTRES A FALGONET.
191
finesse dans la manière de fixer le lieu, le sujet et l’instant de la
scène; de la convenance dans l’invention des incidents, de la
premier de ces deux points, l’orateur prouve qu’il faut travailler pour la postérité
et d’avoir en vue ; parce que notre être étant continué et perfectionné, nous verrons
très-bien d’en haut ce qui se passera sur la terre, et qu’ainsi nous jouirons des
éloges de la postérité. Du second point, il conclut que, toute la gloire étant anéantie
pour nous après notre mort, il faut faire le bien pendant nos jours, sans y être
excité par aucun motif de gloire, et qu’elle résultera nécessairement de nos vertus,
sans que nous y ayons môme pensé. Par c«tte seconde supposition, Cicéron nous
ramène au système du christianisme qui enseigne que toute gloire humaine sera
anéantie, absorbée dans la gloire divine.
« A quatre mots d’ici, je vous ferai voir encore ce Cicéron que vous jetez à la
tête des gens.
(( En attendant, j(3 vous donne ce petit conseil: ne prenez jamais une épée par
la pointe.
« La première Tusculanc est simple, son plan est à la portée d’un enfant, aussi
l’ai-jc entendue sans maître; mais ce qui serait un peu moins aisé à concevoir,
c’(‘st que moi, sculpteur pour tout métier, j’eusse mieux entendu Cicéron que le
sacristain de cette église: n’cst-il pas vrai que cela serait original ? Mais je n’ai pas
cotte vanité ; le sacristain a voulu seulement étourdir le profane.
« Voyons à présent des autorités. J’en ai quelques-unes aussi à vous présenter
qui valent bien les vôtres.
« Pytbagorc enseignait qu’il faut faire le bien pour l’amour du bien môme, et
non pas à cause de l’estime qui en pourrait revenir ; de sorte que, quand bien
même une bonne action devrait nous procurer du déshonneur, il faudrait toujours
la faire.
« Platon met dans le môme rang l’amour de la gloire et l’avidité d’acquérir de
l’argent.
« Los stoïciens disaient que l’amour de la gloire est une maladie de l’àmc contre
laquelle le sage doit se précautionner.
« Sénèque, tout orgueilleux qu’il est, ne veut point qu’on cherche à se faire
remarquer ; il ne reconnaît point pour vertueux celui qui veut qu’on publie scs
vertus ; CeVest, dit-il, qu’un glorieux. Il dît que l’estime et le mépris du peuple
doivent être indifférents au sage.
« Marc-Antonin, qui en valait bien un autre, jette un regard sublime sur la
gloire, sur la durée, sur ceux qui louent, et sur leurs motifs. O mon ami, comnnï
tout cola est petit aux yeux de ce grand homme î
« Cicéron lui-même, cette âme ivre de gloire, avoue que c’est une faiblesse. Ôon
chapitre xx du premier livre des Offices est un coup de foudre sur lui, sur vous,
sur moi, et sur tous les amants de la gloire quelle qu’elle soit; il n’y a pas d’ac-
commodement à faire avec lui; c’est un janséniste entré. Coegment! il veut que la
vertu seule fasse agir les âmes parfaites I nous sommes ses serviteurs, qu’il cherche
ailleurs scs âmes parfaites.
« 11 dit aussi : Le bien qu’on fait est lui-même sa récompense*
192
LETTRES A FALCONET.
vérité et de la variété dans le choix des actions ; de l’entente
dans la manière de les distribuer et de les lier ; du goût dans les
« Ce qui est bon et louable de soi, dit-il encore, ne l’ôst pas à cause des
louanges publiques, mais à cause quMl est effectivement tel ; en sorte que quand les
hommes n’en connaîtraient rien ou n’en diraient rien, il n’en serait pas moins
louable et estimable par sa^eauté propre.
« Ce Ciccron-là n’est pas fort ; il en faudrait des Tusculanes, de la première
surtout. Écoutez donc. Après avoir supposé que l’àme est mortelle, il dit: Le sage
n’en travaille pas moins pour l’éternité, et le motif qui l’anime, ce n’est pas la
gloire, car il sait qu’aprôs sa mort elle ne le touchera point ; mais c’est la vertu,
défit la gloire est toujours une suite nécessaire, sans que l’on y ait môme pensé.
Etiam tu idnon agas consequatur*. Voilà, mon brave, du Cicéron incommode; il
est furieusement pour votre adversaire ; ne devriez-vous pas lui répondre ?
« Aristide oubliait sa propre gloire; sa r^glc unique était la justice.
« Q. Fabius refusa le triomphe, et Ce n’était pas pour qu’on en parlât.
« Caton d’ütique n’a jamais eu d’autres motifs de ses actions que son devoir.
Ce Grec et ces deux Romains étaient-ils de petits hommes ?
« Et notre cher Horace que vous me décochez avec tant de plaisir ; oubliez-
vous le Quein cepil vitrea fania**? Voilà ces instants lucides, ces instants rares,
que riiommc le plus emporté, que vous-même avez eus, ou que vous aurez sans
doute, Vamour de la louange est une bouffissure, une tumeur» La renommée a la
fragilité du verre» Cette deriènre sentence est dans la bouche d’uii interlocuteur.
Oui, mais le poète ne lui fait dire que des choses du plus grand sens.
« Quand Horace écrivait l’épître prima dicte mihi*** **** , la fièvre du jeune homme
était cessée ; la tumeur de Vexegi monurnentum était dissipée ; Horace avait la
santé de l’àge mùr; il était homme fait. Cette épître sent furieusement son Falco-
net, aussi ne la lui citez-vous pas plus que la satire sic raro scribis
« Enfin, mon ami, si ce qui est beau l’est pour lui-même, si la louange n’ajoute
rien à sa beauté, il est indifférent à un homme d’être loué; mais non pas de faire
des choses louables. Ajoutez l’inconstance de l’esprit humain, et dites-moi s’il est
juste de souhaiter que tous les hommes disent et pensent toujours du bien de
nous? Ils ne peuvent être d’accord un seul instant avec eiu-mômea.
« Eh bien! voilà aussi des autorités. Peut-être y en' a-t-il moins contre la
gloire, la future surtout, qu’il ne s’en trouve en sa faveur ; n’en soyons pas sur-
pris. La supériorité d’un système qui fait faire des choses grandes et difficiles; qui
ferait même donner sa vie sans aucun intérêt personnel, le rend bien autrement
rare que le vôtre.
« Presque tous les hommes ont prévariqué, mais sunt septem mülia virer um
qui non curvaverunt genua ante Baal*****.
* Cic., Tuscul. quœst», lib. I, 38.
Horat., lib. Il, sat. Iii. ^
*** Lib. I, epist. i.
**** Lib. TI, sat ni.
***** Bibl. sac., lieg., cap xix, v. 18.
LETTRES A FALCONET.
193
accessoires.: partout du jugement et de la poésie, de la chaleur
et de la sagesse ; et j’en conclus que ces qualités de Tart telles
« Mon cher Diderot, je n’y puis plus tenir, je veux ici rire de tout mon cœuK
Votre sérieux et le mien à citer Cicéron est quelque chose de trop plaisant : Cicé-
ron l’académicien, le défenseur de toutes les opinions, le prédicateur du pour et
du contre; Cicéron qui nous dit tout .net*'î Qui requirunt quid de quaque re ipsi sfw-
iiamus, curiosius idfaciunt quam necesse est*; Cidéron qui voulait toutes les gloires,
môme celle d’écrire contre la gloire ; Cicéron, on un mot, que je n’ai traité nulle
part de coquin. Puisque nous sommes de jj bons charlatans, ayons au moins la
franchise honnûte d’en rire avant les autres.
« Allons plus loin, avouons que ce qui peut s’appeler vraiment un nez do cire,
ce sont les autorités. De tirer chacun à soi l’autour qui nous est propre, ce ne
serait rien ; le bon de l’alfairo, c’est, en nous disputant, do trouver tous deux notre
compte dans le même écrivain et de le faire disputer avec lui-même, en sorte que
s’il s’éveillait, il puisse dire: Cervello mio dove?
« Je ne sais, quoi qu’il en soit, si vous trouverez votre compte dar.;S celui-ci :
c’est le commentateur d’Épictèto. Qui? ce bâton d’un philosophe capucin ; je n’en
ai (jue faire, direz-vous. Je le crois bien. Vous n’aurez aVec lui d’autre appui que
le vrai, le juste, le grand, le sublime ; il ne nous faut pas pour si peu,. Aussi
n’est-co que pour moi que je transcris Simplicius; c’est pour me bien dire; Cou-
rage, Falconet, les hommes les plus vertueux et les plus sages ont été de ton avis.
« L’amour de la gloire est une passion si adhérente à l’âme, si fort enracinée,
qui jette des filets si imperceptibles, que lors môme que nous croyons renoncer à
la gloire, nous prétendons à celle d’y renoncer (ceci me regarde-t-il ; tant pis pour
moi). Nous ne nous apercevons pas qu’il est honteux de vouloir acquérir la gloire
par le bien que nous faisons. Aveugles que nous sommes, nous ne voyons pas
qu’elle souille le bien et l’empêche d’être ce qu’il est, et ce qu’il serait, si nous ne
l’embrassions que pour lui-même.
« C’est donc la gloire et non la venu qui est le but de tout ce que nous fai-
sons; nous ne sommes justes que par vanité. semble pourtant que l’amour de la
gloire est utile à ceux en qui elle étouffe d’autres vices, en qui elle surmonte
d’autres passions violentes et dangereuses : elle fait souvent entreprendre des tra-
vaux au-dessus des plus cruels supplices ; mais l’amour de la gloire, dans l’exacte
vérité, ne nous. délivre nullement des autres vices et des autres passions: mais
l’esprit et l’imaginatidb restent corrompus. Qu’en arrive-t-il? Cette passion, loin de
calmer les autres, devient elle-même plus violente par la contrainte qu’elle leur impose^
rt gloire est utile à un jeune homme qui entre dans le monde, pour répri-
mer les mouvements'de la jeunesse ; mais si elle continue avec l’âge, c’est un grand
malh^ir pour lui; sa pêrte est assurée. L’âme ainsi béante après la vanité qe peut
plus SC renfermer en ellè-mêrne, *èt n’embrasisb jamais aucun bien parce qu’il est
biefi, ^mais toujours pour la réputation qu’il produit. C’est alors une inconséquence
visiblé; Qp méprise le commua des homlherf,.et id*est du jugement de ces mêmes
** Cic î* de Nat. deor., lib. I , cap. v^.
3|VI1I. , • 43
LETTRES A FALCONET.
194
que le dessin et l’expression, dont la naissance est toujours
antérieure à celles-là, ne manquaient pas dans le tableau de
hommes qu’on fait dépendre son bonheur ; c’est à leur opinion qu’on est si fort
attaché*.
« Dans le discours détestable que La Mettrie a joint au Traité de la vie heureuse
de Sénèque, je trouve le système du désintéressement exprimé avec tant de har-
diesse, que je ne puis m’empôcher de vous le transcrire. Je suis loin d’adopter
toutes leâ idées de cet écrivain , mais j’aurais eu du plaisir à vous dire, en propre
original : « Si le mépris de la vanité en marque l’excès ; si c’est un raffinement de
(( l’amour-propre, c’est dans cette étrange et belle vanité que je place 1& perfertion
« de la vertu, et la plus noble cause de l’héroïsme. S’il est délicat de sc juger soi-
« môme, à cause des pièges que nous tend l’amour-propre, il n’est pas moins beau
« d’être forcé de s’estimer, lors môme qu’on est méprisé par les autres. C’est par
« soi, plutôt que par autrui, que doit venir le bonheur. Il est grand d’avoir à son
« service la Déesse aux cent bouchesf de les réduire au silence, de leur défendre
« de s’ouvrir, d’en dédaigner l’encens, et d’être à soi-même sa renommée. Qui
« serait sûr qu’il vaut lui seul toute sa ville pourrait s’estimer et se respecter
« autant qu’il pourrait l’être par toute cette ville et ne perdrait rien à tant d’ap-
« plaudiS;Semcnts méprisés. Qu’ont au reste de si flatteur la plupart des louanges,
« pour les briguer tant? Ceux qui les prodiguent sont si pou dignes de les donner,
« que souvent elles ne méritent pas la peine d'être entendues. Un homme d’un
« mérite supérieur n’est obligé de les écouter que comme un grand roi lit de mau-
« vais vers qu’on fait à son éloge**. » C’est ici, ou nulle autre part, qu’il faut dire ;
aurum ex Ennii stercore colligere.
« Quoi qu’il en soit, il soutient qu’on peut être grand sans intérêt. Mais c'est
peut-être la fièvre chaude qui lui sert d’Apollon. Écoutez donc celui-ci***: «Le
« moule est-il cassé de ceux qui aiment la vertu pour elle-même, un Confucius,
« un Pythagorc, un Thalôs, un Socrate?... » Les grands hommes ont été les enthou-
siastes du bien fnoral. La sagesse étant leur passion dominante, ils étaient sages
comme Alexandre était guerrier, comme Homère était poëte et Apelles peintre,
par une force et d’une nature supérieure. ^
a Rayez au moins ces trois hommes du nombre de ces âmes antiques que vous
trouvez pleines de l’irnthousiasme de la postérité k proportion qu’elles sont héroï-
ques, ou démentez Voltaire.
« Je ne sais de quelle autorité seront pour vous quelques lignes xlej’iïwai sur
le Mérite et la Vertu, ouvrage de Diderot... Elles disent « que si les charmes de là
« vertu et de l’honnêteté ne sont pas les objets de notre affection, notre caractère
« n’est point vertueux par principes... et que nous n’avons point acquis cet amour
* J’ai pris la liberté, sans on altérer 4e sens, d’abréger un peu le français de M. Daciôr et
d’y changer quelques mots. {Xole de Falconet). Voyez le Manuel d’Épictèle et les Cmmentqjim
de Simplicius, traduits on français par André Dacier. Paris, 1715. 2 vol. in -12.
** Œuvres philosophiques de M. de LaMetfrie, Discours^ur le bonheur, J. Il, p, Jl24. Ams«
terdam, 1774, 3 vol. iD-12.
*** Voltaire, Dici. phil., art. Socrate.
LETTRES A FALCONET,
195
Polygnote. Si vous m’assurez que je me trompe, je vous en croi-
rai, car personne ne peut savoir mieux que vous appprécier
certaines données, et juger par elles des progrès et de l’état
nécessaire de l’art L
Je vous ai dit que partout où il y avait des urnes d'airain^
des lavacres élevés sur des piédestaux^ des trépieds soutenus par
des enfantSy des casques décorés de serpentSy des boucliers enri-~
chis de bas’-reliefsy de coiffures de têtes éléganieSy on était en-
trainé à reconnaître le reflet des beaux-œrts sur les ustensiles
communs de la vie^ et que cette ^péce de luxe était toujours la
dernicreà se produire chez un peuple. Que m’avez-vous répondu?
Que des urnes y desvasesydes lavacres y des bouclierSy des cas-
ques dorés, des coiffures de têtes élégantes pourraient bien
être un reflet des beaux-arts perfectionnés. C’est quelque
chose que cet aveu. Mais pour que l’absurde comparaison des
magots de la Chine avec le goût antique fût moins choquante,
qu’avez-vous fait? Vous avez appauvri ma description des objets
« dosinténîssé de la vertu qui seul peut donner tout le prix à nos actions. » Voilà
encore do belles ligues qu’il ne tient qu’à vous de démentir aussi.
« Vous voyez des hommes du premier mérite qui ont senti que d’autres hommes
faisaient de grandes choses sans l’échafaudage de la postérité. De ces trois modernes,
les deux derniers iront certainement à toute postérité, sans qu’ils daignent s’age-
nouiller devant elle, comme vous venez de voir, sans môme lui faire un petit com*
plinienl. Ils s’en garderaient bien ; ils prêchent la vertu désintéressée.
« Enfin, mon ami, cette vertu, ces talents, cette force d’une âme honnête, je
les ai balbutiés de mon mieux. Vous m’avez contredit de tout votre cœur ; mais Je
ne m’en plains pas, puisque vous vous servez contre vous-môme des flèches que
vous me décochez si bien. Nous achetons quelquefois le dioit de contredire les
autres par celui de nous contredire nous-mêmes. Adieu, Diderot, mon bon ami. »
1. « Vous parlez d’après une description qui vous dit: Ce tableau représente la
prise de Troie, C’est le poète Simonides, d’accord avec le peintre, qui l’a écrit au
bas. Ces gens-là savaient au moins le sujet représenté : ils l’avaient vu. Mais Denis
Diderot soutient que le peintre n’a pas su ce qu’il peignait, ni le poète ce qu’il
écrivait. Vous ne voulez pas non plus croire Pausanias qui vous dit; Un mur sépare
cette scène d’avec une autre qui représente le départ des Grecs après la prise de
Troie*. Pausanias se trompe. Eh ! s’il se trompe, comment osez-vous suivre un
guide infidèle? Comment osez-vous croire qu’il vous indique* mieux les différents
objets et les actions des différents personnages? »> ^
* Pausanias ne dit pas qu’tni mur sépare cette scène d’avec une autre; -mais bien ; A partir
de là, le reste ne parait avoir aucun rapport avec la mer. Voici phrase : tb ivTejetv
obxiTl loixiv
LETTRES A FALCONET.
■l96
en la mutilant. Il y a tant d’adresse à cela, que celui qui ne
lirait que votre réponse n'aurait presque aucune idée de mon
objection ^
Je vous ai dit que la figure d’Echœax portant une urne
d'airain entre ses bras était une figure élégante, noble, et liant
bien la composition ^ c’est ainsi que je l’ai vu, et je défie un
artiste qui n’est pas entièrement dépourvu d’imagination et de
goût de le voir autrement
Vous ne voulez pas que le serviteur d’un roi de Lacédé-
mone ait de la noblesse et de l’élégance; c’est votre affaire et
non la mienne.
Je. sais qu’Amphialus ne fait pas masse avec Politès, Stro-
phius, Alphius et les autres ; parce que Pausanias en fait un
groupe séparé.
Je ne suppose là ni ustensiles, ni ballots qui fassent liaison,
parce qu’il n en est pas parlé, et que, si j’en avais supposé, vous
me l’eussiez bien su reprocher®.
Tout ce que vous m’objectez sur Hélène n’a pas l’ombre
de vérité. Hélène était adorée dans la famille de Priam : le
bon vieillard l’appelait sa fille. Il ne tenait qu’aux ïroyens
d’éviter leur perte en la renvoyant; et les infortunés qui sur-
vécurent à la ruine de leur patrie étaient et devaient être
occupés du sort divers qui les attendait. Et pourquoi auraient-
ils regardé avec indignation la seule protectrice qu’ils eussent
dans ce moment^?
1. «Si j'ai mal dit, j’ai eu tort ; si j’ai bien raisonné, je m’y tiens. »
2. « Tous les esprits ne sont pas dans une môme tête. Rubens, qui n’était pas
entièrement dépourvu de goût et d’imagination, quand il plaçait un porteur d’urne
auprès d’un roi, ne donnait pas de noblesse au porte-faix. Vous voulez aussi qu’É-
chœax liât bien la composition ; vous Vavez vu : il ny a rien â vous répondre. »
3. « Eh, non vraiment ! Ce n’est pas vous, c’est moi qui les suppose. Vous allez
voir qu’à mon tour, il ne me sera pas permis d’imaginer trois ou quatre méchants
ballots. »
4. « Avez-vous lu une comédie du comte de Caylus, où une demoiselle dit à
Valère : Beau f... consolateur de Job î Eh bien ! votre Hélène était une belle f...
protectrice de Job. Après avoir causé la ruine d’ilion et la perte de tant de milliers
d’àmes, qui a-t-elle protégé, je vous prie? cette poignée de Troyens qui se disper-
sèrent? Encore, le bon génie protecteur de Memnon ne laissait-il souffrir que deux
frères. Votre protectrice des Troyens les laissa tous égorger en une nuit. Je vous
avais dit quelque part qu’Hclène devait être regardée alors avec indignation. Vous
LETTRES A FÂLCONET.
197
Sans doute le peintre pourrait lui choisir d’autres admira-
teurs, mais certes ce n’eût été ni Ulysse, ni Anténor. Ulysse
avait autre chose à faire qu’à admirer une femme ; et je n’ai nul
sentiment des convenances, ou le Troyen Anténor, ce perfide
méprisé des Grecs et détesté des siens, est mieux dans le recoin
où Polygnote l’a caché. Vos conseils, pour cette fois, auraient
bien gâté le tableau de Polygiiote *.
Le plat Pausanias ne dit rien de l'expresJsion de Nestor;
donc Nestor est sans expression. Il y a à côté de Nestor un
cheval qui sWbat sur le sable; dqhc Nestor s’amuse à regarder
ce cheval. Un vieux guerrier décrépit se repose sur sa lance au
moment d’un départ; donc c’est un personnage bête et postiche.
Le poète l’a fait quelquefois pérorer dans l’assemblée des Grecs;
donc le peintre est un sot de ne l’avoir pas fait pérorei' ici. Voilà,
en vérité, une étrange et bien étrange critique *.
Je vous fais remarquer que Néoptolème égorge, qu’il est le
seul qui égorge encore, que ce rôle sanguinaire lui convient, et
ne convient qu’à lui; et je veux que vous admiriez ce choix
d’incidents. Vous ne le- voulez pas, vous; c’est que vous êtes
plus difficile que moi, et que vous en avez le droit.
Le Pausanias nous montre six à sept personnages occupés de
la même cérémonie religieuse et militaire, sacrifice ou serment
ii’irnporte. Il nous les montre sous différents vêtements qui les
désignent; il nous les montre sous les seuls vêtements qui leur
savez que je n’entends pas lo grec ; voyez donc vous-inôme ce que signifient deux
vers qui sont à la fin de l’Iliade.
Où yàp Ti; {xot Sx’ à>,>.o; èvt Tpoîij)
o-jSè çiOo;- Tcàvte; dé y]E Trgçpixacriv
« Je crois qu’ils disent, à peu près : Je n’ai plus d’amis dans Troie; tout le
monde me hait et me regarde avec horreur, »
1. « Je vous remercie de votre errata. Cette faute gâtait une assez bonne obser-
vation. En effet, Ulysse et Anténor ne convenaient pas, puisqu’ils n’y sont pas. S’ils
y eussent été, que Falconet l’eût trouve mauvais, vous eussiez vu Diderot trouver
mauvais à son tour ceux que son ami eût substitués. Ils auraient bien gâté le tableau
de Polygâote, »
2. « Mon ami, quelle heure était-il quand vous avez lu cet endroit de ma lettre? «
* Hom., Iliad., ch. xxiv, v. *<75, 776.
198
lettres a FALCONET.
restassent peut-être et qui convinssent à leur état et à leurs
fonctions, et vous y trouvez à redire; tant pis pour vous^
Vous revenez encore sur ce pauvre Nestor; et, sans égard
pour sa vieillesse, vous l’appelez stupide, vous lui reprochez
de voir un assassinat de sang-froid. Et qui est-ce qui vous l’a
dit? pour le coup, ce n’est plus moi, c’est vous, mon ami, qui
recélez dans votre portefeuille un croquis au moins du tableau
de Polygnote. Vous auriez peut-être occupé Nestor à faire des
remontrances à Néoptolème, ce qui eût été tout à fait contre
les mœurs du temps ^
Je juge d’une composition qui n’est pas sous mes yeux, je ne
la connais que par la maussade description d’un voyageur qui
ne l’a sûrement pas surfaite; elle présente cependant encore un
grand et bel ensemble à mon imagination : je demande si avec
un tact fin, une connaissance délicate des choses qui s’enchaî-
nent, d’expérience dans le progrès ordinaire des arts et de celles
qui coexistent' nécessairement sous un état donné de la société,
il ne m’est pas permis, d’après des qualités et des circonstances
énoncées, d’en présumer d’autres dont on a négligé de m’in-
struire? Voilà proprement l’état de la question \
Un tableau commandé dans un grand détail est à coup sûr
un mauvais tableau ; c’est presque exiger de l’artiste un autre
technique que le sien. Mais si par supposition un peintre jiou-
vait me rendre ou le sac de Troie ou tel autre sujet comme je le
1 . « J’aurais bien tort de vous chicaner ici, vous n’avez pas lu le paragraphe
entier.
« Vous complimentez on ne peut plus finement. Vous voulez sans doute me
dire que j’ai bien fait de ne point blâmer ces guerriers ainsi coiffés et habillés
autour de l’autel. Eh bien ! à vous entendre, on croirait que j’y ai trouvé à redire
et que vous me le reprochez. Cela est trop subtil pour moi. »
‘2. « Qui est-ce qui m’a dit que Nestor voyait un assassinat de sang-froid? C’est
Pausanias. 11 me conte qu’il a un chapeau sur la tôte et une pique à la main. Tout
insipide descripteur qu’on soit, s’amuse-t-on à de telles niaiseries quand il y a mieux
i\ dire? et un mieux surtout qui doit être frappant, par l’intérét qu’il met dans le
sujet. »
3. « J’attaque un tableau qui n’ost plus. Vous défendez un tableau qui n’est
plus. Je n’ai pour moi que la description de Pausanias, Votre besogne est bien plus
aisée que la mienne, vous avez do plus votre imagination vive et brillante; je ne
me permets pas d’imaginer. Voilà, ce me semble, comment l’état de la question doit
Être généralisé. »
LETTRES A FALCONET.
199
verrais dans ma tête; je me trompe fort si, avec beaucoup de
défauts, ce ne serait pas encore une belle choses
Pour apprécier une composition qui n’est plus, vous me
renvoyez à la comparaison de deux compositions qui sont.
Qii’est-ce que cette comparaison m’apprendra ^ ?
Ce n’est pas parce que les Grecs, au temps de Polygnote,
ont admiré son ouvrage que je' l’admire^ c’est qu’il me paraît
beau sur la plus insipide des descriptions, et que les Grecs le
trouvaient beau au temps où ils avaient les plus grands artistes.
C’est que sur les choses où Pausaftiias ne m’apprend rien, je ne
m’arroge pas le droit d’en supposer de mauvaises; c’est que
sur celles qui sont excellentes et dont il m’instruit, je me crois
bien fondé à juger favorablement du reste ; c’est, encore une
fois, qu’il y a des données, un progrès connu de l’art, un état
des choses usuelles qui m’autorise dans mes conjectures. Mal-
gré cela, je rends tout hommage à votre chaîne ; j'e ne me
propose non plus d’en rompre un anneau que d’arracher un clou
à la massue d’Hercule. Mais c’est que je crois aussi sentir juste ;
c’est que si je ne le croyais pas, je ne vous contredirais pas;
c’est que si je ne vous contredisais pas, je resterais toujours
ignorant, et que j’aime mieux rembourser une brusquerie qui
me profite que de garder une erreur qui me nuirait®.
Vous ne m’entendez pas quand je dis que Polygnote a
placé l’intérêt de sa composition au centre de sa toile et qu’il
en a jeté les accessoires sur les extrémités. Cela est pourtant
clair
Il ne tient pas à vous de réduire le mérite de Polygnote à
avoir employé avec jugement des personnages décrits par
Homère; d’accord: les personnages de Polygnote sont dans
Homère, comme ceux de la sainte famille dans le Nouveau
Testament, mais vous me feriez un véritable plaisir de me
montrer dans le poète aucun des incidents du peintre, et vous
t. « Voilà justement comme vous voyez le tableau de Polygnote. »
2. « Rien, si vous savez qu’un tableau dont l’idéal est sublime et l’execution
mauvaise est un mauvais tableau. »
3. « Si vous parlez sérieusement, comme je le crois, rien n’est plus honnête. »
4. « Oui, cela est clair; mais je ne veux pas entendre qu’une composition soit
belle et sage, parce qu’elle est entre un vaisseau, un âne et une cruche. »
200 LETTRES A FALCONET.
m’en feriez bien davantage de me montrer comment un artiste
qui emprunte de l’historien ou du poète ses personnages perd
son mérite, surtout d’après vos principes. Virgile a fait dire
à Neptune :
Quos ego..,.^sed motos præstat componere fluctus' !
Combien n’en a-t-on pas fait de tabletiux et qui n’en sont
pas moins estimés * !
Un beau pied, une belle main, un tronçon qui ne dit rien,
n’en sont pas moins des morceaux précieux ; je vous l’ai dit
ailleurs; mais pour vous faire voir que je ne me contredis
point, ces parties d’ouvrages dénuées de pensée ne sont recom-
mandables que pour l’exécution.
Ceux qui ont mis en misérables tapisseries gothiques les
sujets d’Homère ne connaissaient Homère que par de miséra-
bles traductions gothiques; mais quand ils l’auraient connu
dans l’original, en auraient-ils eu les scènes, les images, les
imitations de nature dans leur tête? quand cela aurait été,
en auraient-ils été beaucoup grands artistes ? Vous n’avez pas
saisi toute la force de mon objection. Je vous dis : les beaux-
1. Ænéid., lib* I.
‘2. « J’aurais fait une bien grossière sottise si j’eusse blàmo Polygnoto parce
qu’il prenait ses personnages dans un poOto. J’ai dit que, lisant les poëtes de son
temps, Homère et d’autres, il y avait trouvé des convenances et avait pu les placer
dans son tableau . Or, une convenance est une pensée. Si celle de mon czar, par
exemple, était à Diderot, je ne pourrais pas accepter les éloges que je reçois de
Diderot. Une pensée, une action, une convenance réfléchie, est donc quelque
chose. Otez la pensée à certains ouvrages, vous en ôtez tout le mérite. Mon ami
ne loue ici Polygnote que sur la pensée, moi je ne parle pas de rcxccution. Ainsi,
ce que dit ici mon ami s'évanouit comme l’ombre du matin .
« Les bras me tombent quand c’est mon maître de logique qui compare la
sainte famille, dont il n’y a aucune donnée dans le Nouveau Testament, avec le
tableau do Polygnote dont les personnages, les convenances et les actions sont
données dans les poètes. Qu’y a-t-il dans l’Évangile qui ait servi à RaphaGl pour
son tableau? Rien que le nom des personnages. Ainsi, d’après mes principes, ne
vous y trompez plus, lo peintre et le sculpteur, dans les sujets où la pensée im-
porte, perdent une partie considérable de leur mérite quand ils en sont réduits à
prier les autres de penser pour eux. Ceux qui donnent des idées, des conve-
nances, etc., pour des monuments d’importaoce le savent bien. »
LETTRES A FALCONET. 201
arts se tiennent par la main, il est d’expérience qu’ils se tirent
et marchent à peu près d’un meme pas. Or les Grecs avaient,
six cents ans peut-être avant Polygnote, un Homère, un Hé-
siode, un Orphée, un Linus, un Musée, et leur langue, la plus
composée, la plus féconde et la plus harmonieuse de toutes les*"
langues du monde, était parfaite. Quoi! vous croyez que ceux
qui avaient fait de si grands pi-ogrès dans l’harrnonie, l’élé-
gance et la poésie, étaient restés barbares en peinture? Quoi!
vous croyez que ceux qui avaient dans leurs têtes les poésies
dllomère, ses figures, ses images, ses imitations de nature,
auraient eu assez peu de goût pour se contenter des peintures
gothiques? Pourquoi pas? me répondez-vous. Les sujets
(V Homère sont en tapisseries gothiques. Mais vous moquez-vous
de me répondre ainsi? Homère était- il Français? Y avait-il
environ cinq ou six cents ans que les Français étaient attachés
au goût gothique ; quoiqu'ils eussent une langue parfaite de
tout point, des poètes d’un goût et d’un génie sublimes? La
nation avait-elle le tact exquis de la poésie, et demeurait-elle
hél)étée en peinture? Est-ce qu’en dépit de cette vérité, la
poésie est une peinture pour l’esprit, et la peinture une poésie
pour les yeux? une nation peut exceller depuis une longue
suite de siècles dans un de ces arts et ramper bêtement dans
l’autre, ayant commencé à les cultiver en même temps tous
deux, et montrer qu’elle avait encore plus de génie pour l'un
que pour l’autre ? Je vous défie de me citer un seul exemple de
ce phénomène : et si vous m’eu défiez, je vous montrerai par-
tout la langue et la poésie barbares, et la peinture ayant déjà
produit de belle choses \
Je dis : Si les tableaux de Polygnote eussent été aussi mau-
vais que nos vieilles lajiisseries gothiques, les Grecs ne les
auraient pas plus admirés dans les beaux siècles de l’art que
nous n’admirons aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques.
Admirons-nous aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques?
Oui ou non, il faut répondre un oui ou non ; le reste ne signifie
rien. Et qu’importe la folie des Grecs ou la nôtre? Que m’im-
1. « Les premiers Grecs qui disputèrent le prix de la peinture furent PanœnuB
et Timagore ; ce pouvait être environ vingt ans après Polygnote. Un art est-il fort
avancé quand on établit le prix d’encouragement? »
202 Lf:TTRES A FALCONET,
porte qu’un grand écrivain se connaisse mal en peinture? Que
m’importe qu’il transmette à la postérité ses faux jugements
pour ceux de sa nation et des connaissseurs ? Par où cela
touche-t-il à la question ? La question est de savoir si quand
on a vu un Raphaël, on admire une tapisserie gothique *.
Vous vous embayassez dans les dates de l’histoire de la
peinture avec un air de satisfaction qui me fait plaisir.
Quoi ! chez les Grecs, d’un goût si exquis, si actif, si extraor-
dinairement nés pour les beaux-arts, si grands imitateurs de
la nature qu’ils voyaient sans cesse, dans la patrie du génie,
la peinture avait deux cents ans d’origine lorsque Polygnote
parut, et Polygnote ne savait dessiner, rendre, composer, ex-
primer ^ !
•
Credat Judæus Apella;
Non ego^.
Quoi! Polygnote avait quatre couleurs, et selon quelques
physiciens il en faut moins pour rendre tous les tons de la
nature , et Polygnote n’avait point, mais point du tout de
couleur ! Credat Judæus Apella^ non ego,
La peinture était déjà parfaite même en Italie, et elle se
traînait encore chez les Grecs maîtres en tout des Romains !
Credat Judæus Apella^ non ego. Que mon ami me cite tant
qu’il voudra des faits qui paraissent contredire, qui contre-
disent même ceux-ci, des autorités d’auteurs qui embrouillent
l’histoire de la peinture. C’est son affaire que de les accorder.
Je ne m’en mêle pas *.
Gléophante imagina le premier de peindre avec de la brique
1. « On ne peut pas mieux poser la question. Réponse : Si les Grecs avaient
eu Raphaël, ils auraient moins admiré Polygnote. »
2. « Je vous avais dit dans ma dixième lettre : Polygnote a pu mettre dans son
tableau un grand caractère de dessin, et de la justesse dans l’idéal et les caractères
des figures. On ne s’en douterait pas à la manière dont vous me faites parler ici. »
3. (forât., lib. I, sat. v.
4. « Votre ami ne s’amuse pas à les accorder, ces faits contradictoires; il vous
met sous les yeux les paroles de Pline, qui prétend que plus de deux cents ans
avant Polygnote, il y avait en Italie des tableaux parfaits* Et votre ami se moque
doucement de Pline; parce que, sous les Tarquins, Jupiter n’étant encore que
d’argile, la peinture ne devait pas être fort avancée en Italie. »
LETTRES A FALCONET. 20:5
jnlve: d'accord. Que s'ensuit-il de là? Qu'il tira le premier de
la brique un rouge brun et qu'il introduisit sur sa palette une
substance nouvelle L
S'il est vrai que je me trompe de la meilleure foi du monde, ^
j'ai du moins la bienséance qu'il faut avoir dans la dispute,
avantage dont je fais quelque cas.
Les tableaux de Polygnote, des ébauchées grossières^ impar-
faites^ les commencements d'un art naissant î Naissant chez les
Grecs, après deux cents ans d'origine! Ah! mon ami, un art
qui naît après deux cents ans de Naissance, et chez une nation
qui avait déjà eu quinze peintres de nom - !
Vous avez eu beau nie crier que Polygnote pouvait être re-
commandable pour autre chose que son antiquité je ne vous
écoute pas.
C’est qu’il y a dans tout ce que vous m'avez écrit je ne
sais quelle incertitude de sentiment qui désespère. D'abord,
vous avancez une opinion, et vous l'avancez net; puis à mesure
que la dispute s’engage, vous vous retranchez, vous vous
modifiez au point qu’on ne sait plus quel est votre avis ®.
Relisez bien le passage de Quintilien, et vous verrez que ce
grammairien n’avait rien vu de Polygnote, ni d’Aglaophon ; qu'il
ne parlait que d’après un on-dit^ et qu’il ne s’agit dans son pas-
sage que de la préférence de quelques amateurs pour le coloris
sévère des anciens maîtres sur -celui des maîtres modernes;
entre nous qu’est-ce que cela décide sur toutes les autres parties
1. « Mon l)cl ami, ce n’est pas là ce qui s’ensuit. Cléopliantc imagina de
poindre ses camaïeux monochromes avec de la terre cuite broyée, parce que ce
ronge approchait de la carnation. J1 en était là pour tout coloris. On peignait
avec du noir et du blanc : il imagina d’y ajouter du rouge de brique pour colorier
les chairs, ce qui devait être fort désagréable. Voilà ce qui s’ensuit*. »
2. « Vous avez mal mis l’adresse ; c’est Quintilien qu’il fallait écrire : ceci ne
me regarde pas. »
3. « J’ai cru qu’en se corrigeant et s’expliquant, on devenait et plus raisonnable
et plus clair. »
* « 11 s’ensuit aussi qu’au temps de Polygnote, on peignait les chairs avec une seule couleur
(monochromate) qui était le cinabre ou le vermillon; et que cette couleur fut laissée à cause
de son àcreté lorsque Cléophante imagina, plusieurs années après, la terre rouge pour rendra
les carnations plus supportables. Voyez Pline, 1. XXX, c. vr, et concluez e qui s’ensuit pour
ou contre la peinture de Polygnote. »
LETTRES A FALCONET.
204
de la peinture, et même sur la question du coloris? Je n'ima-
ginerai point, je ne tourmenterai point, je ne lutterai point
avec Quintilien que j'admire; mais je vous dirai qu'il y a bien
longtemps que je ne suis plus un enfant, et que si je m'en
mêlais je saurais très-bien louer Agasias ou tel autre grand
statuaire ancien que%vous admirez, sans humilier ni blesser un
artiste moderne L
Eh bien ! à votre avis Polygnote pouvait donc produire la
sensation violente d'un grand morceau de sculpture, d’un beau
dessin, d’une belle estampe, d’un camaïeu bien étendu, mais
il n’avait point de couleur, mais point du tout? Mais songez
donc que Quintilien vous dément, quorum simplex color tam
sui studiosos adliur habet^^ dit-il, la simplicité de son coloris
captive les prétendus connaisseurs, et cela dans un temps où la
peinture était parfaite, en Italie, à cinq cents ans de son origine
en Grèce. Je ne m'échauffe pas, comme vous voyez. Je vais tout
doucement m’enquêtant, proposant mes doutes, me renfermant
dans la question et m’assujettissant à la bonne logique ^
11 se peut qu'un roi eut eu plus d'or que de goût ; mais de
Bularque, dont ce roi paya le tableau au poids de l’or, il y a
plus de cinq cents ans jusqu’à Polygnote; et longtemps avant
Bularque, la nation avait des poètes sublimes. Pardonnez-moi ;
j’avais déjà fait l’observation judicieuse et commune sur l'har-
monie d'imitation dont il passe nécessairement des vestiges d'un
grand artiste à un mauvais. Vous lirez quelque part dans mes
L « Je ne vous ai pas dit que Quintilien avait vu le tableau de Polygnote.
Mais comme il avait voyagé en Grèce et que le tableau de Polygnote existait de
son temps, j’ai dit seulement qu’il avait pu le voir, et que d’ailleurs il rapportait
V opinion universelle. Vous voyez que je n’ai pas besoin de relire le passage. Je me
suis mal exprimé, sans doute, puisque vous ne m’avez pas entendu ici. Je ne vous
crois ni l’injustice, ni la maladresse de louer un habile homme aux dépens d’un
autre. Je ne vous crois pas écolier de réthori{|uc. J’ai seulement dit que les six ou
sept lignes de Quintilien sur Polygnote tiendraient contre toute la rhétorique pos-
sible. »
2. Quiiîtil., Inst, oral., lib. XII, cap. x, S 3.
3. (( Mon avis a été, et sera qu’un tableau sans coloris, pour qu’il puisse pro-
duire la sensation la plus violente, doit avoir, à la couleur près, toutes les qualités
qui produisent cette sensation, dans un camaïeu, dans la sculpture, la gravure et
le dessin. Si le tableau de Polygnote avait ces qualités, j’ai tort; bonne ou mauvaise,
voilà ma logique. »
LETTRES A FALGONET.
• 20 ^
lettres qu’un peintre du pont Notre-Dame démontre évidemment
qu’il y avait eu de grands maîtres avant lui. Allons donc inter-
roger ce qu’on a tiré des peintures des ruines d’Herculanum, et
attendons ce qu’on en tirera. Êtes-vous bien sûr qu’il n’y ait
aucun morceau qui résolve votre objection?
Sans en être sûr il y a, jusqu’cà présent, quelque raison de
le croire. Oui, sans doute, vous avez fait l’observation; mais
toute commune qu’elle est, vous ne l’avez pas faite où je vous
attendais. Je voulais voir comment votre Apollon vous tirerait
d’ affaire, mais il vous a inspiré précisément comme monsieur le
bailly conseillait madame la meunière.
Quoi qu’il en soit, les peintres anciens faisaient donc la
peinture à l’instar de la sculpture et du bas-relief? Vous me
permettez donc de regarder leurs compositions comme le mor-
ceau de Laocoon projeté sur une toile, avec tout ce qu’il y a
d’expression et tout ce qu’on y peut supposer de couleur, quand
on en a quatre sur sa palette? Si cela est, dites-moi si l’art,
avec toutes ses ressources modernes, a plus acquis qu’il n’a
perdu ; et si vous refuseriez à une pareille projection le nom
d’un grand et magnifique tableau. Le fait est que je n’ai jamais
accordé d’autre mérite à Polygnote*.
Je me suis trompé sur Cassandre; ce que j’en ai dit n’a pas
le sens commun; il paraît qu’Ajax, poursuivi par les Grecs pour
l’avoir violée dans le temple de Minerve, va par un faux ser-
ment ajouter le parjure au sacrilège, et que c’est là le sujet du
groupe de Polygnote.
1. « Chanson, mon ami; vous enveloppez tous les peintres anciens avec
Polygnote ; c’est brouiller les fuseaux. Le reste a été suffisamment débattu et
j’y ai fait mon devoir. Voici pourtant un calcul que j’avais oublié. Le tableau de
Polygnote était fait vingt ans avant que Zeuxis inventât le mélange des lumières et
des ombres. Si ce calcul ne vous convient pas, prenez-vous-en cette fois à Quin-
tilien. Je ne sais s’il a dit une sottise, ou si c’est son traducteur; en tout cas, voilà
son latin :
Zeuxis atque Parrhasius plurimum arti adCiderunt quorum prior luminum
umbrarumque invertisse rationem *i
« Que voulez-vous que je fasse? Ce sont vos amis qui donnent des coups de
pied dans le tableau de Polygnote. »
* Quintil., /nsf. orat., lib. XII. cap. x, g 4.
|06 • LETTRES A FALCONET.
Mais vous êtes charmant! Une fois dans ma vie j’ai le bon-
heur d’avoir raison avec vous, et vous effacez l’endroit ^
Ce que vous reprenez sur les trois vieillards Axion, Agénor
et Priam est très-bien repris, mais ces sottises-là ne sont pas
de Polygnote; elles sont de moi. C’est que n’ayant lu que la
ligne de Pausanias où il est fait mention de ces personnages
sans égard à ce qui précède, j’ai pris trois cadavres pour trois
hommes vivants. Bagatelle*.
Vous entassez ici question sur question, et je vais y répon-
dre bien précisément. Il pouvait y avoir dans Polygnote, de
coloris, ce qu’on en pouvait obtenir avec quatre couleurs ;
^ensemble, ce que le pauvre Pausanias y en a laissé, et c’en est
plus que trente peintres modernes, fondus ensemble, n’y en
auraient mis; de dessin, cç que j’en admire dans les bonnes
statues grecques; le drapé de son temps et de sa nation, l'ex-
pression, V action et V entente du Laocoon; et de perspective
peut-être ce qu’on en montrait dans les écoles de géométrie,
car pourquoi non? Trente peintres modernes! je les réduis à
trois qui ont dessiné, drapé, exprimé, etc., aussi bien que le
plus bel antique ; Raphaël, Carrache et Dominiquin®.
De la poésie et de la peinture sans idées sont deux pauvres
choses. Quant au technique des deux arts, ils ont bien leur
difficulté l’un et l’autre; et je doute que la magie du clair-
obscur soit plus difficile à saisir que les finesses de rhannonic
imitative. 11 n’y a aucun peintre qui n’ait plus ou moins de celte
magie; on lit des poëmes entiers, on parcourt cent poètes, sans
y trouver le moindre vestige de cette harmonie imitative. Le
peintre apprend, imite, puise ou dans les autres artistes ou
dans la nature l’harmonie et les effets ; tous les poètes qui ont
précédé ne servent presque de rien à leurs successeurs; c’est
un pur instinct de nature qui dicte le poète sans qu’il s’en
aperçoive. Tout le monde sent Tharmonic de la nature et d’un
tableau, et il y a même des poètes qui n’ont pas la première
1. U Eussiez-vous voulu qu’il restât? En eussiez-vous accepté les hon-
neurs? »
2. Voir précédemment, page 137.
3. « Si vous tenez Polygnote pour plus habile que ces trois-là, je vous tiens,
moi, pour le connaisseur en peinture et en sculpture le plus extraordinaire qu’il
y ait au monde. »
LETTRES A FALCONET.
207
idée de Tharmonie imitative. Trois ou quatre poëtes l’ont pos-
sédée au souverain degré, et puis c’est tout. Il y a plus encore
de Rubens que d’Homère. Comptez dix mille beaux tableaux
pour un beau poëme, mille grands artistes pour un grand poëte.
La palette du poëte, c’est la langue. Jugez combien de fois if
arrive que cette palette est pauvre sans qu’il soit au pouvoir
du génie même de Tenrichir. Le poëte sent Teflet, et il lui est
impossible de le rendre. Son idiome le condamne à être mono-
tone, malgré qu’il en ait, et quand il a tiré de ses couleurs tout
ce qu’il en pouvait tirer, et qu’il ^ient à comparer sa composi-
tion avec quelque composition grecque ou romaine, il trouve
qu’il est faible, froid et gris, sans qu’il ait pu se rendre plus
vigoureux ; les couleurs, qui ne manquent jamais à l’artiste,
quelque lieu du monde qu’il habite, ont manqué à mon poëte,
et il n’y a point de reproche à lui faire, c’est malgré lui qu’il a
été mauvais coloriste. La nature lui a donné l’âme et l’oreille,
la langue lui refuse l’instrument. Oui, il est peut-être plus facile
de faire du premier coup un petit poëme médiocre que de faire
du premier coup un mauvais dessin ; mais je ne doute point
qu’il ne soit infiniment plus difficile, même avec le temps,
l’expérience et le talent, de faire un beau poëme qu’un beau
tableau ^ .
Je ne comparerais point la composition de Polygnote au
récit de notre poëte. Ce serait une grande bêtise à moi de le
faire et de chercher dans une scène tranquille, un départ, la
chaleur, le mouvement, le tumulte d’un combat. Mais avez-
vous cru trouver l’occasion d’amadouer l’homme et de réparer
les coups d’étrivières, les malheureux coups d’étrivières que
1. « Nous sommes d’accord; j’ai pourtant un avantage sur vous : je vous en-
tends, et je vous ai fait faire une belle page. Ce que je vous ai dit n’est point du
tout ce à quoi vous me répondez, l® Un tronc d’arl)re, une pierre bien représentés
en peinture vous font plaisir à voir : vous en feraient-ils autant en versification î
Voilà ce que j’ai dit. 2" Je sais copier des vers ; je vous défie de copier un tableau.
Je rendrai ma pensée en poésie, rendez la vôtre en peinture. Il ne s’agit pas de
faire un poëme ni un tableau, mais d’écrire à pouvoir être lu, de peindre à pou-
voir être regarde. Il est plus aisé de dire ce héros magnanime, que de peindre un
héros magnanime. Il est plus aisé de dire et de son front divin VOlympe est
ébranlé^ que de peindre ce front divin qui fait trembler l’Olympe, Voilà ce que
j’ai dit. »
208
LETTRES A FALCONET.
vous lui avez donnés? Vous l’avez saisie; c’est fort bien fait, mais
Dieu veuille que cela vous réussisse L
Vous avez beaucoup d’esprit, mon ami, oh ! beaucoup ; pour
de la logique, si nature vous en avait départi à égale mesure,
il n’y aurait plus qu’à vous écouter et vous retenir par cœur.
Au lieu de me mener sous les charniers des Innocents, il me
falfait conduire à votre Académie, et de là à l’Académie fran-
çaise avec le sujet du récit de Voltaire à la main, et proposer à
nos peintres de le mettre en tableau, et à nos littérateurs de le
mettre en poésie, et vous auriez vu, à mérite égal d’ailleurs,
combien la tâche eût été plus difficile pour mes confrères que
pour les vôtres ^
Vous voulez donc que nous laissions là Polygnote; il est
généreux à vous de me le proposer; car vous êtes bien le plus
fort et vous vous battez sur votre palier. J’accepte la trêve de bon
cœur, surtout après la franchise que vous avez de convenir qu’il
n’y a guère de mauvaises compositions que mon imagination
n’embellît, guère de bonne que votre critique ne dégradât. Eh
bieni tout est dit, tendez-moi la main, embrassons-nous, don-
nez-moi une bride et recevez de moi une paire d’éperons ^
1. « Une scène tranquille; où d’un côté l’on arrache les enfants d’entre les
bras des mères, où l’on arrache impitoyablement de l’autre les femmes pour les
violer, où l’on égorge, etc. Dieu vous préserve, vous et les vôtres, de pareille tran-
quillité! Vous croyez donc qu’en rapportant ce tableau, j’ai voulu dorer les bords
de la coupe? En conscience, je n’y ai pas songé, j’ai cherché dans différents
poètes ; ce morceau m’a piqué davantage, et je l’ai pris. Je n’ai pas les mômes
craintes que vous. Si Voltaire se fficlic, je dirai: Jupiter a tort, il prend son tonnerre.
Si, au contraire, il reçoit mes observations en homme honnête et supérieur,
Diderot aura mal connu Voltaire. Ailleurs, je me suis proscrit mon devoir, si j’ai
tort. »
2. « Je viens de vous dire plus haut que vous ne m’avez pas entendu, et que
vous avez dérangé la question. C’est de l’exécution seule dont il s’agit. Encore un
coup, est-il aussi aisé de peindre ou de modeler le Tout-Puissant , que d’écrire
le Tout-Puissant? C’était là ma question. »
3. « Entendons-nous, s’il vous plaît, avant de nous donner la main. Je ne suis
jamais convenu que ma critique sache dégrader les meilleures compositions. Si je
me soupçonnais cet affreux talent, je ferais encore quelques pas, j’irais l’éteindre à
jamais dans le fond de la Sibérie, et vous n’auriez pas perdu un ami : c’est un
monstre qu’il y aurait de moins sur la terre. Mais retenez bien, je vous prie, que
mon respect pour les beaux ouvrages de l’antiquité n’est point équivoque. Quant
aux faibles productions de ces temps-là, peu m’importe leur date.
LETTRES A FALCONET.
209
LISTE DES SOTTISES DE DIDEROT ET DES INADVERTANCES
DE FALCONET.
Troie prise et pas une maison brûlée et renversée. Cela est
faux. On voit sur les confins de la toile, à gauche, deo ruines, et
au milieu des ruines la tête du cheval de bois, Pausanias le dit.
Première inadvertance de Falcon«t.
« Les tableaux du pont Notre-Dame ne seraîcut pas meilleurs dans deux ou
trois mille ans, s’ils y allaient. Le temps, le pays, la main sont donc indifférents,
quand l’ouvrage est beau; la môme chose, s’il est mauvais. Si l’artiste n’était que
connaisseur ou antiquaire, ou simplement amateur, il aurait d’autres principes, ou
n’en aurait aucun ; mais il est faiseur, cela est bien différent.
« Eh ! mon ami, quand nous avons commencé la dispute sur Polygnotc, si
j’avais su que dans V Encyclopédie on imprimait que j’ai raison, nous nous serions
épargné, vous des conjectures éloquentes, que j’aime pourtant; moi des calculs
qui vous déplaisent. Je vous ai soutenu que Polygnote n’était encore qu’à l’enfance
de la peinture, vers la huitième olympiade. Je trouve dans le dictionnaire, article
Peinture^ pages 254 et 271, qu’Apollodore d’Athènes fut le premier qui représenta
la belle nature: qu'il fut auteur de la peinture proprement dite ; en un mot, quHl
donna naissance au beau siècle de la peinture; et cela dans la quatre-vingt-treizième
olympiade, plus de soixante ans après Polygnote. C.e n’est pas moi, comme vous
voyez, qu’il fallait démentir. Mais le chevalier de Jaucourt vous l’eùt mieux rendu
que moi, c’est-à-dire s’il eût voulu; car il a fait de Polygnote (page 2Gî) un
peintre presque parfait, ce qui n’cmpôche pas qu'avant Apollodore, aucun tableau
ne mérita, dit-il (page 250), d'étre regardé, ou de fixer la vue. Voyez ce que Pline
dit : Neque ante eum tabula ullius ostenditur, quœ teneat ocuîos *. Et ce qu’on
lui fait dire quand on n’apporte, en le lisant, que la confiance due à un historien;
et trés-assuréraont, comme M. le chevalier de Jaucourt a beaucoup d’esprit et de
littt'rature, et tout autant de philosophie, il voudra bien me pardonner cette petite
observation sur l’histoire de mon métier.
« Les littérateurs qui consacreraient une partie raisonnable de leur vie à l’étude
d’une science ou d’un art, autant que cela so peut sans l’exercer, en écriraient
mieux, et ce qu’ils en diraient serait profitable. A moins de cela, leurs écrits per-
pétueront des erreurs et n’instruiront pas. Si un Pline, si un Voltaire, avaient
connu la peinture et la sculpture, les peintres et les sculpteurs seraient fous de ce
qu’ils en auraient écrit. Je vous avais bien dit que les erreurs d’un homme du
premier mérite étaient contagieuses. Ce qu’a dit Voltaire des peintres et des aca-
démies de peinture est copié dans V Encyclopédie, n
' 14
Lib. LUI, 6-9.
XVlll,
LETTRES A FALCONET.
lîe
« Mon Pausanias ne le dit pas, il se contente de dire: On voit le
fameux cheval, mais il n’y a que sa tête qui passe les autres figures.
Nulle mention de ruines. »
Dans un aussi grand tableau^ après un aussi grand carnage y
sept corps morts de compte fait] puisque Axion^ Agânor et
Priam sont vivants. La scène de Polygnote se passe dans le
camp des Grecs et non dans la ville prise. Ainsi un grand spec-
tacle de carnage eût été absurde. 11 ne devait y avoir que peu
de cadavres. Cependant il y en a bien plus que Falconet ne
pense. Pausanias s*est contenté dlndiquer ceux qui avaient des
noms connus; il dit expressément : les cadavresy ceux d*un
tel et d*un tel. Deuxième inadvertance de Falconet.
«
« Mon Pausanias, après avoir nommé six de sept ou neuf corps
morts qui sont dans le tableau, ajoute : Un certain Érésus est aussi
parmi les cadavres. Or, dans tout pays, six et un font sept, comme sept
et trois font dix. Il dit aussi : Il y en a d'autres plus haut. Mais cela
est toujours trop maigre pour le sujet. Axion, Agënor et Priam sont
encore vivants; non, ils sont morts. Première sottise do Diderot. »
Laomèdon parmi les vivants ou les morts^ quand il y a cin-
quante ans qu'il est enterré! Mais n y avait-il à Troie d’autre
personnage du nom de Laomèdon que le père de Priam ? Troi-
sième inadvertance de Falconet.
« Mon Pausanias ne connaît aucun poète qui ait parlé d’un autre
Laomèdon à Troie que le père de Priam. Ce sera donc une inadvertance
de mon Pausanias, à moins que Diderot n’ait dit que Priam a sous les
yeux le cadavre de son père Laomèdon.
« Ajax qui va tuer Gassandre, c’est un sacrifice pris pour un serment
expiatoire. Deuxième sottise de Diderot. »
Épéus nu : et qu'est-ce qu'il y a d’étrange dans une figure
antique nue lorsqu’elle est occupée à une fonction pénible, tan-
dis qu’on voit sans nécessité et sans qu’on le reproche tant de
figures modernes nues, et dans des occasions où elles seraient
tout aussi convenablement habillées. L'état des Grecs était si
misérable à la fin du siège, qu'il fallait qu’Épéus arrasât les murs
de Troie en casque et en cuirasse, ou qu’il fût nu. D’ailleurs,
LETTRES A FALCONET. 211
Grœd omnîa mda; mais Falconet n’y a pas pensé. Quatrième
inadvertance de Falconet.
« C’est donc une grande faute de n’en avoir représenté qu’un ainsi
nu. Permettez-moi de vous demander si le Grœci omnia nuda signifie
nu sans chemise f »
Des personnages et des noms inconnus, quand le sujet en
fournit de connus : oui, inconnus à mon artiste, pour qui le
tableau n’a pas été fait, qui n’élîit pas de l’Archipel, ni le com-
temporain de Polygnote, mais bien connus dans le siècle du
peintre. Cinquième inadvertance de F.alconet.
« Inconnus aussi à Pausanias, qui en savait là-dessus autant que
Diderot et plus que Falconet, et qui trouve les noms de plusieurs
personnages inventés par Polygnote. »
Des gens qui massacrent : il n’y a qu’un seul guerrier qui
massacre, et ce guerrier c’est le fougueux Néoptolème, qui dis-
pose de ses propres prisonniers au gré de son ressentiment.
Sixième inadvertance de Falconet.
« Lisez ; un homme qui massacre et d’autres fort tranquilles auprès
de lui. Où sera l’inadvertance ? »
D’autres sont tranquilles auprès deux: s’ils avaient tous été
occupés de ce massacre, ce massacre aurait été le sujet du
tableau, et ce n’aurait plus été le départ des Grecs, autre sujet
qui demandait la variété d’incidents et de scènes que Polygnote
y a introduite. Septième inadvertance de Falconet.
Le massacre ne se fait point sur le lieu de l’embarquement.
Un massacre est plus intéressant par l’effroi qu’il cause, surtout
par ceux qui sont auprès, qu’un embarquement qui s’arrange, et
dont ils sont éloignés. Pourquoi voulez-vous que tout le monde
soit occupé de ce massacre ? Je parle de ceux qui sont auprès ;
vous répondez comme si je disais : tous les personnages du
tableau.
Le traître Anténor non caractérisé par la tristesse. Le bon-
homme Pausanias ne dit rien, je crois, ni de son caractère ni
212 LETTRES A FALCONET.
de son expression. Si c’est moi qui Tai fait triste, ce sera, si
vous le voulez, ma troisième sottise.
« Mon Pausanias dit qu’il est accablé de tristesse, ainsi point de
sottise. Mais une petite inattention seulement. »
Les noms de ckâtjue personnage écrits. C’était, ce me sem-
ble, un usage du temps. Gochin voulait désigner ses figures par
des lettres au frontispice de notre ouvrage ^ Pour savoir si c’est
une. sottise, j’en appelle à lui, j’en appelle à Falconet qui, au
Salon et ailleurs, par ignorance des sujets et des personnages,
s’est trompé plus d’une fois. D’ailleurs, l’immense composition
de Polygnote occupait tout un porche. C’était pour le peuple
qu’il l’avait faite. Huitième inadvertance de Falconet.
«
« Quoi I Diderot confond de petites lettres imperceptibles mises à
des figures allégoriques avec des inscriptions placées auprès de chaque
figure d’un tableau d’histoire. Ce tableau éiaii fait pour le peuple : il
était fait pour tous les Grecs. Ceux qui étaient instruits du sujet en
instruisaient les autres. A-t-on jamais fait un grand tableau héroïque
pour le peuple exclusivement? Si c’était un usage du temps, il me
semble que c’était un sot usage. »
Ce qui en était un assurément, c’est le mélange que nous fai-
sions de Vénus et de M. Saint-Jean. Ce sont les Travaux d’Her-
cule et les quatre évangélistes sculptés en baa-relief sur une
porte de la cathédrale de Cambrai. Sottise assez indifférente au
temps que Sannazar faisait prédire l’incarnation par Prolée, que
Pétrarque comparait sa belle Laure à Jésus-Christ, que le
Camoëns faisait rencontrer Bacchus avec la sainte Vierge.
« Pourquoi quelques sculpteurs ou quelques marguilliers ineptes
n’auraient-ils pas fait trouver ensemble Hercule et les quatre évangé-
listes? Dans Paris même, où le bon goût est établi, une église fut long-
temps décorée de l’histoire d’Hercule en tapisserie. Ce n’est que depuis
quinze ou vingt ans que cette tenture scandaleuse n’est plus dans la
nef de Saint-Eustache. Les noms de chaque personnage étaient écrits
sur sa robe ou à côté comme au tableau de Polygnote.
« J’ai vu pis à Valenciennes, et j’y ai été sensible. J’ai vu la statue
d’un monarque dont la modération et la clémence font le caractère dis-
1 . VEncyclo]pédie.
LETTRES A FALCONET.
213
tinctif; je Taî vu représenté dans l’attitude menaçante et haïssable d’un
tyran. De la main gauche il saisit son épée déjà commencée à tirer du
fourreau S et le bras droit, d’accord avec la tête, semble annoncer, par
son action raide et forcée, les fureurs d’un duc d’Albe. Que m’importe
ce qu’on a voulu dire ? La postérité ne reconnaîtra pas Louis XV sous
la figure ou l’attitude d’un Néron.
« L’inscription dit que la ville de Valenciennes goûtait les douceurs
de la paix lorsqu’elle consacra ce monument d’amour éternel. Cette
inscription est un discours prononcé par un échevin le jour de son
érection ; accordez-la, si vous pouvez, avec la statue. Si vous y par-
venez, vous serez fort habile.
« Je ne dis rien de cette statue comme sculpture. Elle est d’un très-
habile homme de notre Académie. Je blâme seulement les convenances
mal observées dans la représentation d’nn souverain. Chargé de monu-
ments de cette sorte et de la plus grande importance, j’ai quelque droit
d’examiner, et, ce me semble, de juger les autres. Si je le dis tout haut,
c’est que l’ouvrage est public. Mais je le dis honnêtement, parce que
j’honore la personne et les talents de l’auteur, et qu’il est aussi odieux
d’insulter qu’il est utile de réprimer le trop de licence. C’est le droit
de tous d’observer. C’est celui de quelques-uns de prononcer, et c’est
hî sort de tout ouvrage public d’être observé et jugé, à proportion de son
importance. Lieu commun que vous me passerez, parce qu’il est placé.
« Si je vis assez pour voir une bonne critique de mes ouvrages, j’en
remercierai l’auteur. S’il arrive qu’il ait mal vu, je réclairerai poliment.
Je l’ai déjà fait à Paris à propos de mes ouvrages mal payés de Saint-
Roch : cela réussit volontiers. A propos de noms écrits sur les person-
nages d’un tableau, de l’Hercule sculpté dans un temple chrétien, etc.,
vous savez qu’à Londres plusieurs peintres concourent à la perfection
d’un portrait, l’un s’empare du visage, l’autre de l’habillement, ainsi
du reste. Mais vous ne savez pas qu’à Smolenska, lorsqu’il s’agit d’une
fournée d’importance, un savant, un homme de génie à qui l’on
s’adresse, propose différents ingrédients. Ils appellent cela donner des
idées. Ensuite le boulanger en chef s’enferme pour en composer la
pâte ; il lui donne la forme, et la met dans un four de glace qu’il a
choisi comme plus convenable à cette manière d’enfourner. C’est,
dit-on, le seul moyen de faire le bon pain dans cette sorte de four;
surtout quand le boulanger en chef est aussi ingénieux que l’est celui
qui préside à Smolenska. Ne blâmons pas cet usage, parce qu’il ne res-
semble pas aux nôtres : contentons-nous de le rapporter avec discré-
tion. Chaque peuple a ses raisons : Polygnote avait bien les siennes que
i. Voyez Monuments à la gloire de Louis XV, page 146.
LETTRES A FALCONET.
2U
vous trouvez bonnes. Je vous entends dire: Quel diable de coq-à-l’âne
me fait-il là, avec son four à la glace et son boulanger en chef? Il est
question de peinture et de sculpture, et le voilà qui s’enfourne dans
un galimatias inintelligible qui n’y a nul rapport. A la bonne heure,
mon ami, mais je n’y suis pas si bien enfourné que je n’en sorte aisé-
ment. Si pourtant cet échantillon ne vous donnait pas de goût pour les
nouvelles de la Russie, ü me serait fort aisé d’en rester là. »
Point de soldats dans une ville prise^ dam un départ
d!ennemis. C’est ici que je prie Falconet de sentir combien
le peintre grec était rigoureux observateur des convenances. On
n’est point dans une ville prise, mais dans un camp, et l’absence
d’Agamemnon, le général de l’armée, ne dit-il pas que le reste
des troupes est ailleurs? Neuvième inadvertance de Falconet.
« Ménélas, Ajax, Nestor, et tous c^ autres capitaines étaient là sans
soldats; ces autels, cette statue de Pallasque Cassandre tient embrassée
n’étaient pas dans la ville. Le corps mort du vieux Priam, tué au pied
d’un autel ou devant la porte de son palais, n’était pas dans la ville. Le
logis d’An ténor n’était pas dans la ville. Courage, Diderot, mon ami,
courage. »
Nestor seul ne dit rien. 11 prend à la scène la part qu’y devait
prendre un guerrier décrépit, sur l’action et l’expression duquel
Pausanias ne s’explique point; et j’ai bien peur qu’on n’accuse
mon adversaire d’avoir repris une chose sage et sensée, et qu’on
ne me permette de compter sa critique pour une dixième et
dernière inadvertance; d’où il s’ensuit que nous nous sommes
de temps en temps, Falconet et moi, occupés à défigurer, à
frais communs, l’ouvrage de Polygnote.
« Puisque Pausanias ne s’explique pas, il m’est donc permis de sou-
haiter que Nestor prenne quelque part à l’acte cruel qui se commet
auprès de lui. S’il y prend la part qu’il doit y prendre, je me suis ren-
contré avec le peintre. Où est mon inadvertance? Voilà une dizaine que
vous avez comptée sans votre hôte ; en vertu du proverbe, vous pour-
riez bien compter encore une fois, cela fera deux. »
J’aime les arts; vous, mon ami, vous les illustrez. Je vous
dis ce que je pense, et je suis un ignorant. Vous, dont le talent
et l’habileté sont reconnus, vous vous plaisez à m’instruire, et
je tâche de profiter de vos leçons. Nous nous poussons sans mé-
LETTRES A FALCO N ET, 215
nagement, et la chaleur de la dispute laisse sans altération notre
estime et notre amitié réciproques : avis aux artistes et aux
littérateurs qui n’en profiteront pas. Mais que nous importe?
Adieu, mon ami, nous ne disputerons pas de longtemps. Vous
vous en allez. Adieu, mon ami, portez-vous bien. Faites un
heureux voyage : souvenez-vous, entretenez-vous quelquefois
d’un homme qui prend l’intérêi le plus vif, le plus sincère à
votre santé, à votre repos, à votre honneur, à vôs suicès ; dont
l’âme est malade depuis qu’il est menacé de vous perdre, et qui
voit le moment de se séparer ^e vous comme un des plus
douloureux de sa vie. J’ai beau me dire : 11 va exécuter une
grande chose ; il reviendra comblé de gloire ; je le reverrai ; je
sens que mon cœur souffre. Adieu, adieu, Falconet; adieu, mon
ami.
X
Vous voilà donc, mon ami, à sept ou huit cents lieues de
moi. J’ai compté tous les jours depuis votre départ. Je vous ai
suivi de vingt lieues en vingt lieues, et si vous en avez moins
fait, je suis arrivé à Pétersbourg avant vous... Comment vous
êtes-vous porté? N’avez-vous point été indisposé? et ne vous
est-il arrivé aucune aventure fâcheuse sur la route ? Tous les
matins, en me levant, je tirais tes rideaux et je disais : « Ils
auront encore aujourd’hui du beau temps» ; et j’ai eu la satis-
faction de le dire pendant plus d’un mois de suite. L’incertitude
du sort de l’aimable prince l’a empêché de rien faire à la maison
de la rue d’Anjou. Elle est encore comme vous l’avez laissée.
Cela ne m’a pas empêché d’y retourner seul plusieurs fois, de
m’asseoir ou sur le canapé de canne ou sous le petit berceau,
et d’y penser à vous. J’ai reçu votre petit mot de Berlin, daté
du 28 septembre. Je suis bien aise et peu surpris que ces Juifs
ne soient pas aussi maussades qu’on nous tes peint. Le général
Betzky nous avait promis de vous envoyer prendre sur la fron-
tière. L’a-t-il fait? Les premiers procédés, quand ils sont bons,
ne garantissent pas l’avenir ; mais il y a tout à craindre pour
216 LETTRES A FALCONET.
l’avenir, quand les premiers procédés ne sont pas tels qu’on les
attendait. Nous avons si bien mérité qu’on allât même au delà
des promesses qu’on nous a faites, que je me persuade qu’on le
fera et que je me le persuade sans peine. Et puis je me dis :
« L’impératrice est grande et généreuse ; son ministre est hon-
nête homme et bon 4^, et là-dessus je m’endors tranquillement.
Mais peut-être l’avez-vous déjà vue, cette grande souveraine,
sûrement vous l’avez vu, ce bon général. Hâtez-vous donc de
m’apprendre qu’on vous a fait l’accueil que l’on doit au talent,
à la probité et aux autres qualités excellentes de mon ami.
Mademoiselle Victoire, vous vous impatientez que j’aie pu vous
aimer, vous chérir, comme j’ai fait, et écrire une page et demie
sans avoir seulement prononcé votre nom. Eh bien, c’est une
petite malice. J’ai souvent pensé à Falconet, mais pas une fois
sans penser à vous, sans vous regretter aussi, sans vous unir
aux souhaits de mon cœur pour sa santé et son bonheur; soyez
heureux l’un et l’autre, soyez-le par tout ce qui vous entourera,
soyez-le surtout l’un par l’autre.
J’ai vu M. votre père. J’ai vu aussi votre parente, mon
amie. Elle a fait une maladie très-fâcheuse. Mademoiselle Collot,
M. votre père est en effet un très-étrange homme. Comme il ne
parlait pas de vous en termes convenables, M*"^' Diderot s’est
grippée avec lui et peu s’en est fallu qu’il ne soit arrive une
scène très-violente chez moi. N’oubliez pas, mon ami, que vous
me devez la préférence sur tous ceux que vous avez laissés dans
ce pays, et qu’un service que je pourrais vous rendre cl pour
lequel vous vous adresserez à un autre, ce serait une injure
cruelle. Mademoiselle Collot, nous vous avons dit, M‘"® Diderot et
moi, jusqu’où vous pouvez disposer de nous. N’en rabattez pas un
mol. J’aime Falconet comme mon frère, ma femme vous aime
Comme son enfant. Je serais bien à plaindre si mon frère était
malheureux. Ma femme serait bien malheureuse, si elle appre-
nait des choses fâcheuses de son enfant. Ne prenez la plume
pour me répondre que quand vous serez absolument délivrés
de tous les embarras qui vous attendaient en mettant pied à
terre. Songez que rien de tout ce qui vous concerne ne peut nous
être indifférent. Où demeurez-vous? où êtes-vous logé? comment
vivez-vous? Les statues, les plâtres, toutes les caisses sont-elles
arrivées à bon port? A qui avez-vous affaire? Les gazettes ont
LETTRES A FALCONET,
217
pensé me rendre fou ; si je ne connaissais la fermeté de votre
âme, je craindrais bien que vous n’eussiez quelquefois jeté un
coup d’œil en arrière. Mon ami, ne vous hâtez pas de juger.
Chaque climat a son mauvais et son bon effet. ,
Jaslum et tenacem proposili virum
Non civium ardoi" prava jubentium.
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida'.
Ah! si j’étais à coté de toi, cher frère! Si j’étais à côté de vous,
chère enfant, il me semble que nous serions bien forts. J’en ai
quelquefois le désir si violent, que le coeur m’en bat et que ma
tête s’en embarrasse. Mon ami, votre dessein en partant était de
mettre incessamment la main à l’ouvrage, ne vous relâchez pas
sur ce point. Tous les moments que vous perdrieiz seraient au-
tant de moments volés à vos amis et à votre gloire. Il fait ici
un froid très-piquant, j’ai peine à tenir ma plume et je vous
crois transformés en statues de glace. Rassurez-moi encore là-
dessus. Comment vos poitrines se trouvent-elles de la rigueur
du ciel et de la chaleur des maisons ?
M®® Geoffrin est arrivée. Elle n’a qu’un cri après moi ; mais
je n’ai pas encore trouvé le moment de la voir. Des embarras
domestiques m’en ont empêché. Je vous griffonne tout ceci à la
hâte et ce griffonnage vous sera remis par un galant homme
qui prétend devoir tout ce qu’il est à Grimm et à moi mais qui
doit tout à son bon esprit et à sa bonne conduite. C’est le mé-
decin de l’hetman des Cosaques. Rccevez-le comme un honnête
homme que nous aimons, qui nous aime et qui s’attachera à
vous d’intérêt, quand il ne le ferait pas de reconnaissance.
Bonjour, mon ami, bonjour. Mademoiselle Collot. Le père, la
mère et l’enfant vous embrassent et font pour votre prospérité
les mêmes vœux qu’ils feraient réciproquement pour la leur.
Mais mon médecin ne vient pas. Je vais donc continuer de
causer avec vous. Que faites-vous pendant vos éternelles soi-**
rées ? Vous lisez, mon ami, et vous interrompez de temps en
temps votre lecture pour dire un mot de nous à M”® Collot qui
est assise à côté de vous. C’est le rôle que nous faisions ici. J’ai
Horat., od. iii, lib. III,
218
LETTRES A FALCONET.
appris avec quelque plaisir qu’on avait trouvé modiques les
1,500 francs que nous avions stipulés pour M"" Collot, et qu’on
J' avait ajouté un petit supplément. Ce début me convient. Une
autre chose que le prince Galitzin m’a dite et qu’il a lue dans
une lettre du général Betzky, je crois, c’est que M"' Collot
allait s’essayer sur une de ses parentes, pour tenter immédiate-
ment après le buste de l’impératrice. Tout cela me convient
encore. Je vous avais chargé de quelques lettres. Les avez-vous
fait remettre? Avez-vous trouvé un M. de la Fermière, et
l’avèz-vous trouvé tel que je vous l’avais promis? Je voudrais
rassembler autour de vous quelques honnêtes Français qui
remplaçassent à peu près ceux que vous avez quittés. Si vous
apercevez un M.Bcrard et consorts, dites-leur que les lettres de
recommandation que j’avais«écrites pour eux ont été intercep-
tées, qu’on a pareillement intercepté leurs réponses, et qu’ils
ont pensé me perdre en me montrant au ministre comme une
espèce d’embaucheur. 11 n’était pas moins question que de la
Bastille, ce qui ne m’a pas empêché de dire qu’il n’y avait qu’à
mettre la misère à la Bastille et laisser faire les embaucheurs.
■Vous voyez, mon ami, par ce que je vous dis là, combien vous
devez être réservé, soit que vous m’écriviez, soit que vous écri-
viez rue Neuve-Saint-Augustin. N'oubliez pas la convention des
alinéas. Une autre chose sur laquelle je crois devoir vous
prévenir, parce que je suis sûr de l’homme à qui je remettrai
cette lettre, c’est de peu fréquenter M. notre embassadeur.
On est disposé à regarder comme des espions ceux qui
sont assidus chez lui. Le rôle d’espion ne vous va pas plus qu’à
moi celui d’embaucheur, mais je ne crois pas le ministre de
Russie plus équitable sur ce point que le ministre de France.
Les ministres en général ne croient pas aux honnêtes gens. Les
deux statues de marbre sont-elles découvertes ? L’impératrice
les a-t-elle vues ? Ont-elles reçu le tribut d’admiration qu’on
leur doit ? Avez-vous assisté aux séances académiques ? Avez-
vous vu ce sculpteur français dont le nom ne me revient pas ?
Comment en use-t-il avec vous ? Tout se remue-t-il autour de
vous, et espérez-vous trouver à la célérité de vos opérations les
facilités qu’on nous a promises ? Comment avez-vous pris auprès
des grands? Comment les grands ont-ils pris auprès de vous ?
Je n’en ai encore vu que deux ici, c’est notre prince et l’hetman;
LETTRES A FALGONET.
219
vous ne seriez pas à plaindre si tous les autres leur ressem-
blaient. Nos deux bustes sont revenus de la manufacture, celui
de Damilaville cuit à merveille ; celui de Grimm avec un coup
de feu sur le front et sur le nez. Mademoiselle, j*ai le front et le^
nez rouges, mais cela n’ empêche pas que ce ne soit très-beau,
très-ressemblant, très-fin, plus que je ne le suis, et tout aussi
vivant. Mon ami dit que j'ai. Tàfr d’un homme que le génie va
saisir et qui va partir de chaleur, comme il m'arriVe quelquefois.
Celui du prince Galitzin ressemble peut-être davantage, mais le
mien est plus beau. La retraite qtr’il a faite au four lui a donné
un air de légèreté étonnant. Je n’ai pas le temps de vous parler
de Greuze, de Chardin, de Cochin, de Pigalle, ce sera pour une
autre fois. La dame Greuze m’a donné un violent chagrin. Mais
laissons cela. J’espère que vous serez content du tableau que
Chardin a fait pour le prince. Adieu, mes amis, iterum.
XI
Oui, mon ami, mon tondre ami, embrassez-moi, embrassons-
nous. Vous arrivez, et tout en arrivant vous apprenez que la
bienfaisante impératrice marie la fille de votre ami. Ce n’est
pas à moi, c’est à mon enfant que vous devez tous des compli-
ments. Des compliments, ô le vilain mot! Des caresses, des
embrassements, des marques de joie. Viens, mon enfant,
approche, viens que je t’embrasse pour le maître et pour son
élève. Mais me croyez-vous moins heureux que vous ? Croyez-
vous que dans ces instants mon âme ne soit pas partagée entre
mon bonheur et le vôtre ? Demandez-le à Prault, à Grimm, à
Le Moyne et autres. Ils sont venus avec la foule de ceux qui
ont applaudi à la munificence de Sa Majesté. Ils me parlaient
d’elle, ils me parlaient de moi. Et je leur répondais de vous: «Il
est arrivé. Ils sont arrivés. Ils se portent bien. Ils ont reçu
le plus doux accueil. Tenez, voyez, lisez ce qu’il m’écrit lui-
même, ce qu’il écrit au prince des charmes, de la grâce, de
1 esprit, de 1 affabilité de la souveraine. Il nous a perdus, il
220
LETTRES A FALCONET.
nous regrette; mais le général Betzky'nous remplace. Il fera
certainement une grande chose, car il aura le repos sans lequel
le génie s’éteint, le talent se cherche et ne se retrouve pas ». Mon
ami, vous voilà donc dehors delà plus grande des inquiétudes.
L’impératrice sait la pensée de votre monument et l’approuve,
et comment avons-nous pu douter qu’elle ne l’approuvât ? Elle
est grande cette pensée, elle est simple, elle est violente, elle
est impérieuse, elle caractérise le héros. Vous me parlez du
prince Galitzin? Que voulez-vous, mon ami, que je vous en dise?
C’est une des belles âmes que le ciel ait formées. Il est heureux
de ce que nous le sommes ; et il l’est autant que nous. 11 me
disait en m’embrassant : « Non, quand l’impératrice m’aurait
donné un million à moi-même, je ne lui en saurais pas plus de gré
que de ce qu’elle a fait pour vous. » Et croyez-vous que son
rôle à Paris soit déplaisant dans ce moment? Où est l’ambassa-
deur qui ait le droit d’être aussi vain que lui? Il ne saurait
faire un pas, il ne saurait entrer dans une seule maison, sans y
entendre l’éloge d’une souveraine qu’il adore. — Ma foi, mon
ami , il n’y a que ma position qui soit aussi agréable que la
sienne.
Mais dites-moi, je vous prie, si c’est sa faute à lui que sa
maîtresse soit grande.
Travaillez donc, mon ami, travaillez donc, bonne amie. Faites
l’un et l'autre de belles choses. Tout vous y convie. Eh bien,
nous vous avons donc desservis en vous annonçant trop favora-
blement. Tenez, il me prend envie de vous envoyer la lettre
du général Betzky, afin que vous y lisiez de vos propres yeux
que nous sommes des maussades qui ne connaissons que la
moitié du mérite de nos amis et qui ne savons pas en parler
comme il convient. C^est un des reproches qu’il me fait entre
beaucoup d’autres. Par exemple, il ne veut plus être Son Excel-
lence pour moi. Que diable voulez-vous que je réponde à cela,
sinon de le prendre au mot ? Il est bien aisé de se défaire du
titre quand on a la chose. Eh bien, quand la très-gracieuse sou-
veraine daignait vous entretenir de vous et de moi, à votre
avis, il n’y manquait donc qu’une chose, c’est que je fusse à
votre place. Si j’y avais été, ce n’est pas comme cela que j’aurais
dit : c’est que mon Falconet fût à côté de moi. Le père, la mère,
la fille vous jettent leurs bras tout autour du col. Écrivez-moi ,
LETTRES A FALCONET. 221
bonne amie. Écrivez-moi. Un Wf. Girard, qui part d*ici en qualité
de médecin de M. Thetman, vous a remis ou vous remettra
une lettre de moi. Ne rabattez pas un mot de ce que vous y
lirez, Prenez-y la mesure des sentiments que vous nous devez.
Si M‘"* Diderot vient à mourir, vous aurez encore une mère à
pleurer. Recevez mon compliment sur le portrait de Anas-
tasia. Recevez- le d*avance ,sur celui de Timpératrice ; mon
amie, mon ami, caressez bien le général Betzky, jetez-vous, s’il
le faut, aux pieds de l’impératrice et obtenez-moi une copie
de ce portrait. Il faut que je l’aie.^ll faut qu’il soit placé devant
moi. Il me fera sûrement faire quelque belle chose ; car j’ai juré
d’élever aussi un monument à ma bienfaitrice; et ce serment
sera rempli. Le vin du sculpteur va grand train ; je ne sais si
vous vous portez mieux de tant de santés bues ; pour moi il ne
tiendrait pas au prince que je n’en chancelasse quelquefois.
J’ai souvent l’honneur de souper avec lui, et deux heures du
matin nous ont surpris quelquefois le verre à la main et les
noms du sculpteur et de son élève à la bouche. Vous dormez
tandis que nous causons tendrement de vous. Saluez M. Michel
de ma part. Puisqu’il a senti votre mérite, il n’est pas sot; et
puisqu’il met tout en œuvre pour vous servir, fût-il prêtre,
fût-il diable ou pis encore, je l’en remercie et je partage
votre reconnaissance. Je gage que ce M. Michel n’a jamais signé
de sa vie avec plus de plaisir que la lettre de change pour
votre ami. J’aime à me le persuader. Je crois sur mon âme que
les bonnes actions engendrent les bonnes actions, et que s’il y
a tant de fripons dans ce monde, c’est qu’il n’y a pas assez
d’honnêtes gens. J’allai chez M. Baure pour toucher mon argent.
Savez-vous bien que j’eus toutes les peines du monde à empê-
cher ce M. Baure, que je n’avais jamais vu, d’arrondir la somme
défaillante de quelques sacs pour l’emploi que j’en voulais faire?
La bonté est peut-être plus épidémique encore que la malice.
Tous ceux qui ont eu de l’amitié pour vous l’ont conservée et la
conserveront. Grimm me charge de ses vœux pour votre bon-
heur et vos succès. Les Bron\ les Van Loo, lesDamilaville, les
Naigeon n’ont tous qu’une voix. C’est un éloge où les noms de
i. Bron était taxateur des postes et inspecteur général du bureau de départ. On
retrouvera plusieurs fois son nom dans les lettres à Volland.
222
LETTRES A FALGONET.
Timpératrice, du ministre, du sculpteur et de son élève sont
entassés pêle-mêle, comme le sentiment du cœur les jette.
Notre petit Le Moyne commence cinquante phrases et n’en
finit aucune ; il se fond en tendresse. Certainement cet homme
vous chérit, et a l’âine tout à fait douce et bonne. «Mon enfant
Falconet, dit-il, c’^st qu’il est mon enfant... C’est que quand
son père me l’amena... Non, il n’y avait pas un an que je l’avais
vu que je lui disais : Il ne tient qu’à toi d’être simple comme
Bouchardon, vrai comme Pigalle et chaud comme moi... et le
voilà. . . une belle chose, je réponds qu’il la fera. . . » Et puis il faut
voir la mine touchante, les grimaces pathétiques, les convul-
sions qui accompagnent ce ramage décousu. M. Collin a rendu
visite au prince de Galitzin, qui est enchanté de son honnêteté.
J’ai vu deux fois votre cousine. Je ne saurais oublier Perraut.
Perraut, mon ami, irait vous voir à Pétersbourg si vous lui
faisiez signe. II faut qu’au fond vous ne soyez pas trop méchant
puisque votre domestique même se souvient de vous et vous
regrette. Vous allez donc au bal? Y dansez-vous Tours? Col-
let tient-elle le ruban ? Mon ami, comptez que vous dansez Tours
sublimement. Vous n’y reconnaissez donc pas Timpératrice? Et
qui diable aussi reconnaîtrait la plus grande souveraine du
monde sous la casaque de ce gueux de saint François?
Mon ami, qui sait ce que Timpératrice fera de moi ? Qui sait
si le monument même que j’ai projeté d’élever à sa gloire ne
m’enverra pas à Pétersbourg? Cet endroit pourrait bien être le
seul du monde où il me fût permis de Télever. Hâtons-nous
toujours nous de débarrasser des entraves qui nous lient. Fermons
notre porte aux importuns, et mettons la main à Touvrage. On
est sans génie ou on le trouve dans ma position et la vôtre. Célé-
brez le czar Pierre. Je célébrerai Catherine de mon côté ; ce que
je lui dois remplacera peut-être ce qui manque au talent. La
reconnaissance fit une fois faire à Chapelain une ode sublime. Je
vaux mieux que Chapelain, et il n’avait qu’un ministre sangui-
naire à chanter. Si je vais jamais à Pétersbourg j’y porterai ma
pyramide entre mes bras. Puissé-je encore vous y trouver! J’ai
supplié le général Betzky de fermer pour moi la main bienfai-
sante de Timpératrice. Je n’ai qu’un enfant et j’ai plus de quatre
mille six cents livres de rente. Si elle ne sait pas être heureuse
avec deux fois plus de revenu que son aïeul n’en a laissé à son
LÈTTRES A FALCONET.
223
père, c’est qu’elle sera folle, «t il n’y a point de bonheur pour
les fous. Mais il me resterait deux choses à obtenir et c’est à
vous que je voudrais bien les devoir. Ce buste, mon ami, ce
buste dont je vous ai parlé plus haut, et auquel je reviendrai
jusqu’à ce qu’il me soit accordé, et puis les deux médailles qu’ob
a envoyées à d’Alembert et àMarmontel. 'fout le monde les va voir
chez eux. On s’avise aussi que'quefois de me les demander, et
je vous avoue que j’ai quelque honte à ne montrer qu’une mau-
vaise gravure, ou qu’un pauvre bronze. Si cependant il y avait
de l’indiscrétion, après tant dft. grâces obtenues et si peu
méritées, d’en solliciter encore de nouvelles, gardez le silence.
Bonjour, mon ami, portez-vous bien. Écrivez-moi sans
cesse. Lorsque vous aurez l’occasion de faire votre cour à Sa
Majesté Impériale, ne séparez jamais mon hommage du vôtre.
Eh bien ! vous persistez donc, malgré mes sentences, dans votre
mépris pour la postérité? Savez-vous à qui vous ressemblez ? au
poêle anglais Pope : il ne pouvait souffrir qu’on le louât comme
grand poète, il voulait être loué comme honnête homme ; à la
vieille duchesse du Maine : elle ne pouvait pas souffrir qu’on
la louât comme femme d’esprit, elle voulait être louée comme
belle. Vous dédaignez le lot qui vous est assuré; vous n’am-
bitionnez que celui qui peut vous échapper. Le bonheur pré-
sent, si vos contemporains vous avaient de tout temps rendu
la justice que vous méritez, peut-être feriez-vous plus de cas
de Injustice de l’avenir. Mais il faut convenir que nous sommes
bien hargneux tous les deux, puisqu’une distance de sept cents
lieues ne nous empêche pas de nous lancer des traits. Mais
serez-vous homme à abandonner la décision de notre querelle
au jugement de ma bienfaitrice? Prenez-y garde, mon ami.
Cette femme-là est ivre du sentiment de l’immortalité, et je
vous la garantis prosternée devant l’image de la postérité.
Tenez, j’ai lu écrit de sa main dans une lettre à M“‘ Geoffrin :
Ce que fai fait pour Diderot est bien ; tnais cela n’immortalise
pas. A présent, dites encore du mal de ces deux sentiments
sacrés, si vous l’osez. Allez les attaquer après cela dans l’au-
guste sanctuaire que je vous désigne. Désabusez, si vous pouvez,
cette grande âme du plaisir de se savoir divinisée par des
hommes séparés d’elle de la distance du pôle à l’équateur. Elle
est heureuse par les éloges qu’on fait d’elle dans des contrées
LETTRES A FALGONET.
22ti
OÙ elle n’est pas, et elle sènt juste. Pourquoi cesserait-elle de
sentir juste, si elle accroissait en elle-même ce bonheur de
celui d’être heureuse dans des temps où elle n’est pas davan-
tage? Quand elle parcourt l’histoire d’Angleterre, n’est-il pas
doux pour elle de pouvoir substituer le nom de Catherine à
celui d’Élisabeth? Nous existons dans le passé par la mémoire
des grands hommes que nous imitons, dans le présent où nous
recevons les honneurs qu’ils ont obtenus ou mérités, dans
l’avenir par la certitude qu’il parlera de nous comme nous
parlons d’eux. Mon ami, ne rétrécissons pas notre existence,
ne circonscrivons point la sphère de nos jouissances. Regardez-y
bien. Tout se passe en nous. Nous sommes où nous pensons
être. Ni le temps ni les distances n’y font rien. A présent vous
êtes à côté de moi. Je vous vois, je vous entretiens. Je vous
aime. Je tiens les deux mains de M"* Collot, et, lorsque vous
lirez cette lettre, sentirez-vous votre corps? Songerez-vous que
vous êtes à Péterabourg? Non. Vous me toucherez. Je serai en
vous, comme à présent vous êtes en moi. Car, après tout,
qu’il y ait hors de nous quelque chose ou rien, c’est toujours
nous que nous apercevons, et nous n’apercevons jamais que
nous. Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce
système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. Je sais bien
in’en départir dans l’occasion. Adieu, mon amie, adieu, mon
bon ami. Embrassez-vous tous les deux pour moi.
A Paris, ce 29 décembre 1766.
XII
Non, mon ami, je ne laisserai pas partir M. Simon sans
vous écrire un mot. Mais il me faut un peu plus de temps qu’il
ne m’en accorde pour répondre à mon aise à deux ou trois de
vos précédentes lettres. Il y a quelques articles importants qui
demandent de la réflexion : ce sera pour le premier moment
où j’aurai le courage de fermer ma porte à la multitude des
LETTRES A FALCONET.
225
distrÉtctions infinies qui viennent m’assaillir tout au sortir démon
lit... Il me semble, à la forme de mon papier et au ton de mon
billet, que vous soyez toujours à quatre pas de chez moi... Vous
êtes cependant bien loin, bien loin ; mais ce n’est ni de mon
cœur ni de ma pensée... Que ma paresse et mon silence ne vous
découragent point. Vous connaissez bien quelle est la soVte de
bonheur dont nous jouissons d&ns ce pays-ci, et vous êtes bien
sûr que nous n’en pouvons être privés que par des événements
très extraordinaires. Ce n’est pas là tout à fait votre position
par rapport à nous. Vous avez ehangé de climat, de vie, de
mœurs, de connaissances, d’aliments, d’air, d’eau, de société ;
nous avons besoin sans cesse d’être rassurés. Continuez donc
de nous parler de votre santé, de vos travaux, des attentions
qu’on a pour vous, des agréments dont vous jouissez. Que nous
sachions qu’il y a sous le pôle, indépendamment de la souve-
raine, des hommes sensibles à l’esprit, à la probité, aux talents,
et que vous avez trouvé en Russie tout ce que vous deviez
naturellement vous promettre d’avantages, en quelque lieu du
inonde que vous fussiez allé, avec les qualités personnelles in-
finiment estimables que vous y auriez portées ; ces qualités qui
m’attachèrent à vous au premier moment où je vous vis, qui,
mieux connues de jour en jour, me firent ambitionner le nom
de votre ami, et qui, également appréciées de loin et de près,
me font sentir à l’instant où je vous écris tout le regret de votre
perte. Mais je dis mal : est-ce que vous êtes perdu pour moi ?
est-ce que je suis perdu pour vous? Non, ami, je vous recou-
vrerai. Je vous reverrai. Je n’y tiendrai pas. L’amitié, le senti-
ment de la reconnaissance la plus vive, m’enlèveront un jour
de vive force et me porteront entre les bras de mon ami, aux
pieds de mon auguste bienfaitrice. Je la voudrai voir cette
femme despote qui s’avise de dire un jour à ses sujets : « Nous
sommes nés pour vivre sous des lois, les lois sont faites pour
rendre les hommes heureux ; personne ne sait mieux que vous
à quelles conditions vous pouvêz être heureux. Venez donc me
l’apprendre. >> Voilà, mon ami, le trait qu’il faudrait trans-
mettre à la postérité la plus reculée parce qu’il est unique,
parce que le passé n’en offre point d’exemple chez aucune na-
tion, et que les maîtres du monde sont trop jaloux de leur
autorité pour que l’avenir en offre un second. Montrez-la-moi
' 45
XVUl.
226 LETTRES A FALCQNET.
donc, mon ami, elle debout et le Russe son sujet, un autel
entre deux ; sur cet autel le rouleau de la loi à demi déplié, et
sur ce rouleau, le souverain et l’esclave jurant tous les deux
également d’observer la loi... Mais j’enlame malgré moi la
lettre qui doit succéder à celle-ci. Nous nous entretenons sans
cesse de vous. Noq^ buvons sans cesse à votre santé. Je suis
sans cesse assailli de gens qui viennent m’interroger sur votre
sort. Je ne compte pas ceux-là au nombre des importuns. Ils
me font parler de vous. Ils me font sentir que votre bonheur est
le mien, et ils s’en retournent affligés ou satisfaits, selon le
motif qui les amenait. J’attends avec impatience une réponse
à ma dernière lettre à Son Exc. M. le général Betzky. Je
voudrais bien qu’elle fût telle que je la désire. Avec quelle ar-
deur je me mettrais à rouvr§,ge ! La belle chose que je ferais !
Et avec quelle célérité! Chaque ligne me paraîtrait un pas fait
vers la contrée qu’habite mon ami. Bonjour, mon ami, bonjour,
tendre ami. Bonjour, mademoiselle Victoire. Je vous chéris
toujours également. Conservez- moi les sentiments que vous
m’avez accordés. Vous vous doutez bien que votre nom se trouve
.souvent mêlé ici avec celui de Falconet; vous l’avouerai-je?
c’est avec tant d’intérêt, une si douce émotion qu’il est prononcé,
qu’on est quelquefois tenté de croire que vous m’êtes plus chère
encore qu’une fille ne l’est à son père, et j’ai quelquefois senti
qu’il fallait toute la force de l’honnêteté pour écarter des esprits
une idée dont j’étais vain. Je vous reverrai aussi et ce sera moi
qui ferai les avances. Comme déraison, recevez toutes les ami-
tiés de la mère et de la fille. Je vous réponds de leur sincérité;
c’est avec le plus grand plaisir que la mère s’est chargée de votre
commission ; si elle est aussi bien faite qu’on l’a souhaitée,
vous ne serez pas mécontente... Embrassez-le pour moi. Em-
brassez-la pour nous tous et songez que nous sommes trois...
Vous n’avez donc pas pu souffrir qu’un M. Berard se plaignît
de moi en votre présence. Je pardonne à M. Berard de ne
m’avoir pas connu ; si vous le revoyez, dites-lui que j’ai risqué
d’aller à la Bastille pour avoir voulu lui tenir la parole que je
lui avais donnée.
Adieu, mes amis, mes bons amis. Sous quelques jours, nous
causerons plus longtemps ensemble.
LETTRES A FALCONET.
227
XIII
Ah ! mes amis, que les hommes sont méchants ! Ils se
montrent quelquefois ennemis de tout bien. Il faut qu’il y ait
au fond de leur âme quelque gewne maudit et secret de jalousie
qui les porte à souhaiter la chute de tout projet honnête;
tandis que, d’un autre côté, ils exigent nos succès sans lesquels
nul plaisir, nul enthousiasme^ nul sentiment d’admiration pour
eux. Ils ne savent ce qu’ils veulent, amis des belles choses,
ennemis de ceux qui les tentent, enragés contre ceux qui les
exécutent. La belle boudée morale ! Le beau texte à suivre
sous le petit berceau ! nous en aurions tous les trois pour
Jusqu’à la chute du jour. Mais allons à l’application. 11 n’y a
rien que ces génies inferriaux-là n’aient imaginé pour troubler,
alarmer, effrayer, dégoûter ce pauvre Simon. Ils lui ont montré
les Russes avec des cornes, des queues et des griffes ; la Russie
comme l’enfer de Milton, ou les damnés étaient promenés
alt(‘rnativement d’un abîme de glace dans un abîme de feu,
alin de rendre un exti*ôme plus cuisant et plus cruel par son
extrême opposé; les Russes comme des gens sans probité, sans
honneur, sans foi, des geôliers féroces d’entre les mains des-
quels on ne se tirait plus quand on avait eu le malheur d’y
tomber. Enfin, la tête de ce pauvre Simon était à tel point
dérangée que j’ai vu le moment où vous n’aviez point de mou-
leur. Vous entendrez ce qu’il vous en dira lui-même. Même
conduite avec Vandendrisse. Cependant, Tun est maintenant aux
portes de Pétersbourg, et l’autre est sur le point de quitter
celles de Paris. Dieu merci, la génie a maintenant autour de
lui tous ses instruments, et rien ne peut plus l’arrêter. Tra-
vaillez donc, mon ami; travaillez avec chaleur; faites un
monument digne de la souveraine qui l’ordonne pour Pierre le
Grand, digne de la nation qui l’ordonne pour sa souveraine,
digne de vous. Vengez-vous de cette vengeance qu’il n’appar-
tient qu’aux âmes telles que les nôtres de prendre. Avant que
228
LETTRES A FALCONET.
vous receviez cette lettre, M**® Collot aura sous ses yeux les
emplettes dont elle nous a chargés. Simon les lui porte. Eh
bien donc, quand recevrons-nous cette brochure que vous avez
eu la rage de faire imprimer ? J’aurais été bien aise de revoir
le tout, surtout ces premiers petits chiffons qui ont été écrits
sur le bout de la table. Cela sera peut-être si déguenillé, si
traînant, si froid, si mauvais, que je ne vous pardonnerai
jamais d’avoir eu si peu d’égards pour la gloire de votre ami.
Malheur à vous, si vous avez la supériorité dans celte querelle.
Il faut que vous fassiez mieux des statues que moi, mais il faut
que je fasse mieux un discours que vous. Vous m’avez proposé
de célébrer dans quelque petit ouvrage les premiers pas de
l’impératrice dans la carrière du gouvernement. Vous vous
offriez à m’envoyer les piècesmécessaires. N’aj^ez pas mauvaise
opinion de moi, si je n’ai pas montré là-dessus tout l’empresse-
ment que vous deviez attendre de ma reconnaissance pour ses
bienfaits multipliés, accumulés. Mais au moment où vous me
présentiez une tâche si conforme à mon cœur, peut-être en
même temps si supérieure à mon talent, savez-vous ce que
je faisais? J’écrivais au général BetzkyS je décrochais de la
muraille une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les
cordes, je recherchais l’enthousiasme de mes premières années ;
je le retrouvais, et je chantais l’impératrice en vers ; oui, mon
ami, en vers ; et même en vers qui n’étaient pas mauvais.
Puis, reprenant le ton de la raison pédestre et tranquille, ne
me croyant pas tout à fait incapable de seconder ses grandes
vues, je m’engageais à travailler à un vocabulaire général où
tous les termes de la langue se trouveraient expliqués, définis,
circonscrits. Vous concevez qu’un pareil ouvrage ne peut se
faire que lorsque les sciences et les arts ont été portés à leur
dernier point de perfection. Vous concevez que c’était un moyen
de transporter chez une nation naissante tous les travaux,
toute la lumière de trois ou quatre cents ans d’une nation
policée. Vous concevez que l’exactitude et la franchise suffi-
saient seules pour rendre un pareil ouvrage d’une hardiesse à
exiger toute la protection d'une souveraine. Je ne voyais que
ce monument qui pût à peu près m’acquitter avec ma grande
1. Voir cette lettre dans la Correspondance générale.
LETTRES A FALCONET.
229
bienfaitrice. Je me suis offert. J’ai proposé. J’attends encore
une réponse. C’est alors que vous eussiez vu votre ami accourir
à Pétersbourg avec sa pyramide entre ses bras, comme je vous
le disais dans une de mes premières lettres. C’est sur cetfe
pyramide que nous aurions mis en inscription la suite des
établissements, des actions mémorables de l’impératrice, ce qui
aurait infiniment mieux valu que d’en écrire une brochure.
Voyez, mon ami, que l’impératrice agrée seulement par votre
bouche le sacrifice de mes dernières années, et je me renferme,
et je travaille, et j’exécute à m^ seul tout ce que notre Acadé-
mie française n’a pu faire, au nombre de quarante, dan^ un
intervalle de plus de cent quarante ans. Sentez bien surtout
l’importance de mon projet ; sentez qu’une définition bien faite
est toujours le résultat et la dernière ligne d’un bon traité.
Sentez combien d’erreurs démasquées, d’opinions éclaircies, de
préjugés renversés, et cætcra^ et cela dans un ouvrage à l’usage
journalier des jeunes, des vieux, des grands, des petits.
Mais voilà mon papier qui finit, Vandendrisse attend, et je
n’ai pas encore dit à mon ami la moitié de mes pensées. Ce
sera pour une autre fois. Je vous annonce le départ voisin pour
Pétersbourg d’un homme du premier mérite. Je vous accuse en
même temps la réception de votre billet énigmatique. Tout est
fini. Tout l’était depuis longtemps.
Le serpent et la vipère n’iront pas au loin troubler le repos
de mes deux amis. Mille et mille embrassements à l’un et à
l’autre.
XIV
Juillet 1767.
Eh bien, mon ami, où en êtes-vous ? Profitez-vous de l’ab-
sence de la cour et du retour de la belle saison ? Ce cheval
respire-t-il? S’élance-t-il fièrement vers les contrées barbares?
Nous offrira-t-il bientôt l’image d’un des plus beaux mouve-
ments qu’il y ait dans la nature, un grand espace franchi d’un
saut, par un animal qui sent son cavalier et qui lui répond ?
2?0 LETTRES A FALCONET.
Le beau centaure à faire que le centaure-czar ! Et ce czar ? Il
me semble que je le vois. Comme il commande ! Comme les
obstacles disparaissent devant lui !... Ils en mourront de rage,
tous ces petits talents jaloux qui vous condamnèrent ici, en
dépit de l’ange, du prophète de Saint-Roch, de Saint- Ambroise,
et cœtera^ à la scuipyture délicate, au madrigal, à l’idée ingé-
nieuse et fine. Je t*en prie, mon ami, tue-les. Que j’aie le plaisir
de les voir foulés, écrasés sous les pieds de ton cheval..; ;
bonne amie, il n’a que vous et son génie. Point de ménage-
ment. Jugez-le à la rigeur. Si vous craignez de le contrister,
vous ne l’aimez pas, vous ne l’estimez pas assez. Pardonnez-lui
l’humeur du moment. Demain il reconnaîtra la justesse de
votre observation, et il vous remerciera avec deux fois plus de
tendresse... Mais comment vivez- vous? vous ne m’en dites rien.
S’occupe-t-elle bien de votre bonheur? vous occupez-vous bien
du sien? Avez-vous éprouvé que tous les climats sont beaux et
que c’est l’âme et non le soleil qui les fait tristes ou gais ?
Nous nous entretenons de vous sans cesse ; nous faisons tous
les jours des vœux pour votre bonheur et pour vos succès.
Songez que rien au monde ne pourra nous déterminer à vous
envoyer du trouble ou de l’inquiétude. 11 ne faut que le voi-
sinage d’une mauvaise tête pour en déranger une bonne : nous
savons cela. Il ne faut qu’une méchante âme pour en désoler
cent autres; c’est encore une chose que nous savons... Je ne
sais si je dois m’aflliger ou me réjouir de la nouvelle tâche que
vous avez acceptée. Le sujet est donné, et il sera très-beau
de la manière dont vous l’avez conçu. Mais, mon ami, d’autres
célèbres personnages sont venus, ainsi que Catherine, au
secours d’un État chancelant. Le passé nous offre de ces exem-
ples, l’avenir nous en offrira d’autres. Les grandes circonstances
ont fait et feront encore éclore de grandes âmes. Mais notre
Catherine est jusqu’à présent la seule souveraine qui, maîtresse
d’imposer à ses sujets telles lois, telle forme de gouvernement,
tel joug qui lui aurait plu de leur imposer, se soit avisée de
leur dire : « Nous sommes tous faits pour vivre sous des lois.
Les lois ne sont faites que pour nous rendre plus heureux.
Personne, mes enfants, ne sait mieux que vous à quelles con-
ditions vous pouvez être heureux. Venez donc tous me l’ap-
prendre ; venez vous en expliquer avec moi. Ne craignez point
LETTRES A FALCONET.
231
de me déplaire. Je vous écouterai avec indulgence ; et je jure
que votre franchise n’aura jamais aucune conséquence fâcheuse
pour vous. » Voilà, mon ami, l’action qu’il faudrait consacrer
par cent monuments. Je vous en ai déjà dit un mot. Mais laisr
sons cela, il n’y a point de sujets ingrats pour les Falconet, et
lorsqu’ils s’en sont une fois emparés, ils cessent d’être
communs.
Je vois donc d’ici vos deux grandes figures; et je les vois...
aussi nobles et aussi pathétiques que vous me les montrez.
Cependant voilà votre retour dafîS la chaumière de la rue d’An-
jou reculé de huit ans. Faut-il donc que je dise avec un certain
personnage de la Bible, mauvais roi mais assez bon père, qui
venait de perdre son enfant : 11 ne peut plus revenir à moi, il
ne me reste plus que d’aller à lui. Nous ne nous reverrons plus !
Vous vous trompez, mon ami, nous nous reverrons. Je vous
serrerai entre mes bras. Le désir d’une souveraine comme l’im-
pératrice, les souhaits d’une bienfaitrice sont des ordres dont
tonte âme, sensible ou non, doit se tenir honorée. 11 faut avoir
vu une pareille femme une fois en sa vie et je la verrai. Sera-ce
avant l’inauguration de votre premier monument? c’est ce que
j’ignore, mon ami. J’ai un cœur aussi; mais tout contrarie ma
volonté. Je suis en presse entre une infinité de devoirs que je
ne saurais concilier. Vous m’appelez ; l’amitié, la reconnais-
sance me tirent d’un côté. D’autres sentiments me retiennent,
et au milieu de ce conflit, je me sens déchiré. Ma fortune s’est
arrangée. J’ai échappé aux inquiétudes du besoin, et mon bon-
heur s’est perdu. Je ne finirai point celte lettre sans vous expli-
quer tout cela. En attendant, rappelez-vous la situation de votre
amie lorsqu’il fallut renoncer à tout ce qui vous entourait, ces
accès de mélancolie où vous tombiez de temps en temps et que
ma présence et mes conseils avaient tant de peine à dissiper,
et vous n’aurez qu’une faible esquisse de ma situation. Ah ! mon
ami, mon ami, vous parlez bien à votre aise, vous ne savez pas
tout. Au milieu du désordre de ma tête et de la peine de mon
âme, j’avais imaginé de tenter quelque grande chose qui répon-
dît aux vues de Sa Majesté Impériale et qui donnât aux circons-
tances le temps de changer. Votre dernière lettre, celle de
M. le général Betzky, écrite sous la dictée de Sa Majesté, ont
renversé toutes les espérances dont je m’étais bercé. Il n’est que
232
LETTRES A FALCONET.
trop vrai que c’est moi qu’on veut et non mon ouvrage. Cepen-
dant, mon ami, mon ouvrage vaudrait bien mieux que moi, et
vous en allez juger. Donnez, je vous en prie, quelque attention .
à ce qui suit.
Vous ne doutez pas que, quels que soient les progrès
d’une nation dans Jes sciences et dans les arts, il faut qu’elle
reste ignorante et presque barbare tant que sa langue est im-
parfaite.
Que les fausses acceptions des mots ont été, sont, seront
à jamais la source féconde de nos erreurs et de nos disputes.
Qu’il n’est permis de fixer et de circonscrire les acceptions
des mots que quand les choses ont été mûrement et profondé-
ment discutées.
Que la nation française ^n est venue à ce point d’instruction
en tout genre, qu’elle touche au vrai moment d’exécuter avec
succès son vocabulaire.
Que cet ouvrage lui manque ainsi qu’à toutes les autres
nations de l’Europe, quoiqu’une Académie nombreuse s’en soit
occupée ici depuis environ cent trente ans.
Que les travaux de cette Académie ont été jusqu’à présent
infructueux, parce que ce corps, mêlé de bonnes et de mau-
vaises têtes, salarié par le gouvernement, et son esclave par
intérêt, est retenu par une infinité de petites considérations
incompatibles avec la vérité.
Qu’il n’est permis qu’à un homme libre, instruit et coura-
geux de dire : « Tout ce qui est entré dans l’entendement y
étant entré par la sensation, tout ce qui s’échappe de l’enten-
dement doit donc retrouver un objet sensible auquel il puisse
se rattacher », et d’appliquer cette règle à toutes les notions et
à tous les mots, traitant de notions chimériques toutes celles
qui ne pourront supporter cet essai; de mots vides de sens,
tous ceux qui ne se résoudront pas en dernière analyse à
quelque image sensible.
Qu’un pareil ouvrage produirait deux grands effets à la fois,
l’un de transmettre d’un peuple chez un autre le résultat de
toutes ses connaissances acquises pendant une suite de plusieurs
siècles, l’autre d’enrichir la langue pauvre du peuple non policé
de toutes les expressions et conséquemment de toutes les notions
exactes et précises, soit dans les sciences, soit dans les arts
LETTRES A FALCONET. 233
mécaniques ou libéraux, de la langue riche et nombreuse du
peuple civilisé^
Que cet ouvrage n’est point V Encyclopédie^ mais qu’il la
suppose faite et mieux faite qu’elle ne l’est.
Que les générations ne sont par toute la terre qu’une longue
suite d’enfants qui s’accoutument successivement à parler
l’idiome de l’ignorance et du mensonge.
Qu’il faut que ce vice se perpétue à jamais tant que des
hommes doués de lumières et de hardiesse ne s’occuperont pas
de l’instrument qui sert de véhidile à la pensée.
Que les derniers efforts et les derniers souhaits des meilleurs
esprits dans tous les temps et chez toutes les nations se sont
toujours tournés sur cet instrument général et commun.
Qu’après avoir longtemps réfléchi, médité, écrit, expéri-
menté, ils ont fini par sentir que la langue restant imparfaite,
les hommes continueront à prononcer les mêmes mots et à dire
des choses très-diverses, et, se payant réciproquement de sons,
ne paraîtraient d’accord que tant qu’ils ne s’expliqueront pas.
D’oii ils ont conclu unanimement la réinstauration de la
langue.
Que s’ils ont tous été détournés de ce projet, c’est moins
encore l’étendue et la difficulté de l’entreprise qui les ont arrê-
tés que le péril qu’ils y voyaient.
Qu’un vocabulaire grammatical consiste à marquer l’usage,
qu’un vocabulaire philosophique consiste à le rectifier.
Que vingt à trente années de travail ont beaucoup abrégé
l’ouvrage pour moi, et que cet ouvrage n’étant point destiné
pour mon pays, le péril ne m’est rien.
Que je puis donc donner à un peuple naissant un idiome
épuré qui deviendrait incessamment général etcommun, et qui
resterait le même, au milieu des plus grandes révolutions, et
après elles.
Qu’il n’y a aucun grand principe de morale et de goût
qu’on n’introduisît en exemple à la faveur des mots et de leurs
acceptions diverses, et que le vocabulaire deviendrait en même
temps un livre de mœurs.
Rêvez -y bien, mon ami : quelques savants, quelques bons
esprits s’instruisent par les écrits et dans les bibliothèques,
rectifiant par la réflexion, la lecture et la conversation, le vice
m LETTRES A FALCONET.
de leurs idées; cependant Terreur reste et circule dans les rues,
dans les temples, dans les maisons avec les imperfections de
Tidiome. L’esprit s’est renouvelé et c’est toujours la vieille lan-
gue qu’on parle. C’est donc Tidiome qu’il faut réinstaurer,
travailler, étendre, à moins qu’on ne veuille comme à la Chine
faire servir le soulieç de l’enfant au pied de l’homme. Il faut
apprendre aux peuples qui prononcent aujourd’hui, comme il y
a quatre cents ans, les mots de vice, de vertu, de rois, de prê-
tres, de ministres, de lois, de gouvernement, quelles sont les
véritables idées qu’ils doivent y attacher aujourd’hui. C’est de
Tidiome d’un peuple qu’il faut s’occuper, quand on veut en
faire un peuple juste, raisonnable et sensé. Cela est d’autant
plus important, que si vous réfléchissez un moment sur la célé-
rité incompréhensible de la «conversation, vous concevrez que
les hommes ne proféreraient pas vingt phrases dans toute une
journée, s’ils s’imposaient la nécessité de voir distinctement à
chaque mot qu’ils prononcent quelle est ou l’idée ou la collec-
tion d’idées qu’ils y attachent. Quand je dis les hommes^ je
parle de vous et de moi. Jugez par là de l’importance des pré-
cautions à prendre sur la valeur d’une monnaie si courante
qu’on est dans l’habitude et la nécesssité de la donner et de la
recevoir sans en regarder l’empreinte.
Comblé de bienfaits de Sa Majesté Impériale, pressé de con-
cilier ma gratitude avec d’autres devoirs, je proposais un ou-
vrage conçu d’après les idées que je viens de vous développer.
Je me disais à moi-même : Je suis aimé, estimé de tous les
savants de ce pays, de tous les hommes de lettres, de tous les
artistes; dans les casoù mes propres lumières m’abandonneront,
j’irai les voir, les interroger, les consulter. Je les mettrai à con-
tribution. A mesure que j’exécuterai en français d’autres s’em-
ploieront à traduire en russe. Quand j’aurai fini, j’irai moi-même
à Pétersbourg conférer avec mes septantes par le moyen du latin
qui nous servira de truchement commun . Nous donnerons à la
version toute la conformité possible avec l’original, et nous pu-
blierons le tout sous les auspices de la souveraine.
C’est à la tête de cet ouvrage que nous parlerons dignement
de ses ministres, d’elle-même, de ses grandes vues, de ses dif-
férents établissements, de tout ce qu’elle aura fait et de tout
ce qu’elle se proposera de faire pour le bonheur solide de ses
LETTRES A FALCONET.
235
sujets et pour sa véritable gloire. C’est ainsi que j'en écrivis à
.peu près à M. le général Betzky, lorsque je remerciais Sa Ma-
jesté Impériale de ses dernières marques de bonté. Je me sentais
accablé sous le poids de tant de bienfaits multipliés. Je me^
secouais sous ce poids. Je cherchais à me soulager en proposant
quelque espèce d’échange. D’abord, on ne m’a point répondu. On
m’a laissé gémir. On n’a voulu de moi qu’un homme écrasé de
grâces, de bontés et d’honneurs. On m’a laissé promener chez
ma nation le reproche de son oubli, avec la conscience pénible
de mon utilité pour la nation étrîtngère et généreuse qui avait
tant fait pour moi. J’allais prendre la plume. J’allais vous
écrire, mon ami : « Faites qu’on m’ordonne, faites qu’on m’em-
ploie à quelque chose. J’ai encore une dizaine d’années de
vigueur littéraire. Je les offre, faites qu’on les accepte; faites,
s’il se peut, que je m’acquitte et qu’il me soit permis de me
servir des doigts sacrés de noire souveraine pour appliquer une
croquignole à nos quarante jetonniers. » J’en étais là, lors-
que j’ai reçu votre lettre, votre cruelle lettre, et la lettre plus
cru(‘llc encore de M. le général Betzky. Encore un moment,
mon ami. Je sens que mon âme s’ouvrira, mais que le moment
n’en est pas encore venu. Comment deux lettres, l’une pleine
de l’amitié la plus tendre et du plus vif intérêt, l’autre qui met
le comble à une longue suite de bontés, où l’on daigne lever nos
inquiétudes, où l’on s’occupe avec une délicatesse, un charme
infini, à me réconcilier avec les grâces que l’on m’accorde, où
l’on m’invite, où l’on me promet le repos, la protection et la
paix ; où une souveraine, suspendant ses fonctions les plus im-
portantes, dicte à son ministre, adresse elle-même à un étranger
ignoré, à un petit particulier qui doit à son souvenir la meilleure
partie de sa considération et de son orgueil, les choses les plus
douces, les plus flatteuses, les plus honorantes, comment deux
lettres que j’arrose alternativement de mes larmes, des larmes
de la joie, peuvent-elles devenir cruelles? Ah ! mon ami, viens,
arrache de mon cœur un sentiment qui le domine, finis ce com-
bat et je te suis. Encore^une fois, tu parles bien à ton aise, tu
ne sais pas. Tu vas savoir.
Dans six semaines, au plus tard, vous recevrez cette lettre,
et vous embrasserez celui qui vous la remettra, parce qu’il te
remettra une lettre de ton ami. Je ne vous nomme point cet
236 LETTRES A FALCONET.
homme*. Il a reçu de la nature une belle âme, un excellent
esprit, des mœurs simples et douces. La méditation assidue sur
les plus grands objets et Texpérience des grandes affaires ont
achevé de perfectionner l’ouvrage de nature. Ah ! si Sa Majesté
Impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction!
je la devine d’avance et la partage. Nous nous privons de cet
homme pour vous. Il se prive de nous pour elle. Il faut que
nous soyons tous étrangement possédés de l’amour du genre
humain. 11 sera précédé d’un ouvrage intitulé : De Vordre
miturel et essentiel des sociétés policées. C’est l’apôtre de la
propriété, de la liberté et de l’évidence. De la propriété, base
de toute bonne loi; de la liberté, portion essentielle de la pro-
priété, germe de toute grande chose, de tout grand sentiment,
de toute vertu ; de l’évidence, unique contreforce de la tyrannie
et source du repos. Jetez-vous bien vite sur ce livre. Dévorez-
en toutes les lignes comme j’ai fait. Sentez bien toute la force
de sa logique, pénétrez-vous bien de ses principes, tous ap-
puyés sur l’ordre physique et l’enchaînement général des choses;
ensuite allez rendre à l’auteur tout ce que vous croirez lui de-
voir de respect, d’amitié et de reconnaissance. Nous envoyons
à l’impératrice un très-habile, un très-honnête homme. Nous
vous envoyons à vous un galant homme, un homme de bonne
société. Ah! mon ami, qu’une nation est à plaindre, lorsque des
citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints
de s’en éloigner^ et d’aller porter au loin leurs lumières et leurs
vertus ! Nos premières entrevues se sont faites dans la petite
maison. Nous nous y retrouverons aujourd’hui pour la dernière
fois. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, et de quoi lui
serviraient les Quesnay, les Mirabeau, les de Voltaire, les
d’Alembert, les Diderot? A rien, mon ami, à rien. C’est celui-là
qui a découvert le secret, le véritable secret, le secret éternel
et immuable de la sécurité, de la durée et du bonheur des em-
pires. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu.
Le récit des bontés^ prévenances et attentions du général
Betzky, celui de la bienveillance continue de Sa Majesté pour
vous, m’affectent toujours d’une manière délicieuse et nouvelle,
et cela sans me surprendre.
1. Le Mercier de la Rivière.
LETTRES A FALCONET.
237
Je me réjouis des succès de Collot, et quand vous m’en
parlez, je me retrouve les entrailles d’un père. Je ne serais pas
différemment ému, si j’entendais l’éloge de ma fille. Oui, oui,
mon ami, vous m’embrasserez à Pétersbourg ; vous voyez que
j'ai sous les yeux toutes vos lettres, et que j’y réponds.
(( Si je savais, dites-vous, comment Sa Majesté daigne en
user avec un mérite aussi milice que le vôtre. )> Point de
modestie déplacée, s’il vous plaît. Est-ce que vous croyez ce que
vous me dites là ? Est-ce que vous ne seriez pas mortifié que je
le crusse? L’impératrice est une grande femme, un gran cervello
di principessa^ et elle est faite pour aimer, estimer, protéger,
honorer un gran cervello di poêla. Le général Belzky ose bien
me conseiller, à moi, de m’apprécier d'après les marques écla-
tantes de ses bontés !
J'irais, ajoutez-vous, coopérer à tout le bien qu’elle veut
faire encore. Parlons net, mon ami. Comment Denis le philo-
sophe peut-il mériter qu'on l’appelle l’un des coopérateurs de
Catherine ? Comment travaillerait-il aussi au bonheur du
peuple? Je m’interroge là-dessus, et je me réponds avec fran-
chise que j'ai l'âme haute, qu’il me vient quelquefois une idée
forte et grande, que je sais la présenter d’une manière frap-
pante, que je sais entrer dans les âmes, les captiver, les émou-
voir, les entraîner, et que si d’Alembert s’entend infiniment
mieux que moi à résoudre une équation différentielle, je m’en-
tendrais tout autrement que lui à pétrir un cœur, à l'élever, à
lui inspirer un goût solide et profond de la vertu et de la
vérité. Qu’on me donne un enfant, qu'on m’enferme avec lui
dans une solitude, et si je n’en ramène pas un homme, c’est
que nature y aura mis un obstacle insurmontable. Mais dans
une cour, moi, dans une cour! moi que vous connaissez pour la
droiture, la simplicité, la candeur incarnées! moi qui n’ai qu’un
mot! moi dont l'âme est toujours sur la main ! moi qui ne sais
ni mentir ni dissimuler! aussi incapable de dissimuler mes affec-
tions que mes dégoûts! d’éviter un piège que de le tendre!
Avez-vous bien pensé à cela ?
Mais il est un homme, à côté de moi, aussi supérieur à moi
que j’ose me croire supérieur à d’Alembert, aux qualités que j’ai
en réunissant une infinité d’autres qui me manquent, plus sage
que moi, plus prudent que moi, ayant une expérience des
238 LETTRES A FALCONET.
hommes et du monde que je n’aurai jamais; obtenant sur moi
cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la
plupart des hommes sont pour moi, des enfants, je le deviens
pour lui. Je Tai nommé mon hermaphrodite^ parce qu’à la
force d’un des sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre.
C’est mon ami, c’qgt le vôtre. 11 est dans l’art plastique moral
ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je
vous en dis, les grands, les petits, les savants, les ignorants,
les hommes faits, les enfants, les littérateurs, les gens du monde,
vous le diront comme moi. 11 plaît également à tous.
Des nouvelles de ma famille, en voici. La mère est fatiguée
d’une sciatique qui donne encore plus d’exercice à ma philo-
sophie qu’à sa patience. L’enfant sera, quelque jour, un enfant
assez aimable. Je le prévois^à des éclairs, rares à la vérité, mais
fort au-dessus de son âge.
Les lettres languissent. On leur interdit le gouvernement, la
religion et les mœurs. De quoi veut-on qu’elles s’entreliennent ?
Le reste n’en vaut pas la peine. Un freluquet sans lumière et
sans pudeur dit intrépidement à sa table que l’ignorance fait le
bonheur des peuples, et que si l’on eût jeté Marmontel dans un
cachot, lorsqu’il nous fit rire aux dépens de d’Arginval et d’Au-
mont, il n’aurait point fait Bélisaire; et cela s’appelle un mi-
nistre ! Nous n’avons jamais contristé cet homme-là; mais il se
doute de notre mépris, et il nous hait.
A propos, on a prétendu que Marmontel a pris mon ton pour
modèle de celui de son héros. Il me semble pourtant que je ne
suis ni si froid, ni si commun, ni si monotone. Ah î mon ami, le
beau sujet manqué! Gomme je vous aurais fait fondre en
larmes, si jern'en étais mêlé! Notre ami Marmontel disserte, dis-
serte sans fin, et il ne sait ce que c’est que causer.
Je n’ai bien senti toute la décadence de la peinture que
depuis que les acquisitions que le prince de Galitzin a faites
pour l’impératrice ont arrêté mes yeux sur les anciens tableaux.
Ou je me trompe fort, mon ami, ou l’art de Rubens, de Rem-
brandt, de Pœlenburg, de Téniers, de Wouvermans est perdu.
La belle collection que vous allez recevoir ! Le prince, notre
ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance
des beaux-arts. Vous seriez vous-même étonné de la manière
dont il voit, sent et juge. C'est qu’il a le grand principe, l’âme
LETTRES A FALCONET. 239
belle. Une belle âme ne va guère avec un goût faux ; et si Ton
me cite quelques exemples du contraire, je répondrai toujours
que ces hommes auraient encore eu le tact plus fin s’ils avaient
eu le cœur plus droit. Combien je vous fais lire de choses qui^
vous impatientent! Lisez toujours, mon ami; j’en viendrai à ce
qui vous importe, à ce qui vous intéresse.
Vous avez donné un bien mauvais exemple aux artistes.
Depuis notre querelle, peu s’en est fallu que jè ne me fusse
engagé dans une autre avec Cochin, défenseur du système de
Buffon, qu’il n’y a de l’amour qu<r le physique qui soit bon. Je
ne puis soulîiir en aucune circonstance qu’on mette l’homnie à
quatre pattes ; ni qu’on réduise à quelques gouttes d’un fluide
versées voluptueusement la passion la plus féconde en actions
criminelles et vertueuses. Je ne puis souffrir qu’on fasse du
maître des dieux et des hommes un animal violent, brutal et
muet, encore moins un petit sot, fade, ambré, musqué, em-
miellé. Ce n’est pas cela. Qu’en pensez-vous, mon ami? Un amant
tel que je le connais et que je le suis est un être bien rare.
Les baron d’Holbach, les Grimm, les Damilaville, les Naigeon,
les Bron, ont été sensibles à votre souvenir, et partagent avec
moi les souhaits que je fais pour votre santé, votre bonheur et
le succès de votre entreprise. Votre absence vérifie ce qu’Horace
a dit de la mort des grands hommes : Virtuiem incolumen
odimus. Sublalam ex oculis quœrimus, invidi\ Cela a été, est,
et cela sera toujours ainsi ; et c’est, en mourant, la consolation
du mérite persécuté. Quœrclis me cl non invcntelix, est un mot
doux et touchant d’un assez plat légistateur.
Les artistes voient avec plaisir une infinité de morceaux pré-
cieux s'en aller en Prusse, en Angleterre, en Russie; les gens du
monde en sont enragés. Ceux-ci n’ont plus l’espérance de les
acquérir; ceux-là n’ont plus le chagrin d’être humiliés par des
modèles redoutables. Je gage qu’à tout prendre, les uns et les
autres les aimeraient encore mieux brûlés, déchirés, anéantis
qu’éloignes. Le cœur de l’homme est tour à tour un sanctuaire
et un cloaque. Mon ami, si mes deux derniers cahiers ne sont
pas autrement doucereux, c’est votre faute et non pas la mienne.
J’en ai usé avec vous comme on devrait faire avec les enfants.
1. llorat., od. xxiv^ lib. III.
LETTRES A FALCONET.
240
les pincer quand ils ont pincé leur camarade; c’est la meilleure
façon de leur apprendre que cela fait mal; n est-il pas vrai,
mademoiselle Collôt?
Si celte petite dispute n’est pas encore sous presse, vous
me feriez une chose agréable, et peut-être utile à tous les
deux^ en m’en envoyant une copie, que je relirais avec plus
de scrupule encore et d’attention pour votre compte que pour
le mien. Je l’exigerais môme de votre amitié, à condition pour-
tant que cela ne lui coûtât guère. Du reste, l’honneur de
l’édition vous serait toujours réservé, et la première ne s’en
ferait pas moins à Pétersbourg. Voyez si vous êtes d’humeur à
me donner cette petite satisfaction. Ramassez tout ce qui
viendra à votre connaissance de l’administration de Sa Majesté
Impériale. C’est à elle à faife de grandes choses, c’est à nous
à les célébrer. Heureux si nous savons faire notre devoir de
panégyriste comme elle le sien de souveraine ! Mais comme on
n’élève les statues des grands hommes que sur les grands
places, je répugnerais à placer notre Catherine dans une niche.
Si jamais je parle d’elle, je veux que ce soit k la tête d’un
ouvrage digne d’elle. Et puis, dans ce moment, ne craindriez-
vous pas un peu qu’on n’entendît dans ma bouche que la voix
de la reconnaissance, et que cette espèce de prévention, surfaite
encore par la malignité, n’ôtât quelque valeur à la vérité de
l’éloge? Laissons d’abord dire l’univers, et puis nous dirons
après lui. Quoi qu’il en soit, recueillez toujours, et soyez sûr
que vos mémoires serviront.
Encore une fois, mon ami, si, je vous reverrai ! Si, j’irai
me prosterner aux pieds de ma grande bienfaitrice ! Si, elle
verra couler de mes yeux les larmes du sentiment et de la
reconnaissance ! J’en fais entre vos mains le serment solennel.
Vous voudriez que ce fût au commencement du printemps de
soixante-huit, à son retour de Moscou. Je le voudrais bien
aussi; mais je vous ferai vous-même juge du possible, en vous
exposant ma position actuelle avec toute la franchise que vous
me connaissez. Vous croyez que je vais entamer ici cet article,
et vous redoublez d’attention. Patience, mon ami, patience...
Comment dirai-je tout cela? Il faut pourtant que je le dise.
Je ne suis point étonné du récit de la liberté de vos séances
au Palais. On disait à Henri IV tout ce qu’on voulait. La
LETTRES A FALCONET. 241
morgue du rang est toujours en raison de la petitesse de celui
qui Toccupe. Plus le souverain se distingue de Thomme, plus
il confesse qu*il est un pauvre homme. S’il y a de pauvres
diables d’auteurs, il y a de pauvres diables de rois. Le pauvre
diable est de tous les états. Celui qui s’enveloppe sans cesse
du manteau royal pourrait bien ne cacher là-dessous qu’un
sot. Titus, Trajan, Marc-Aurèle, Henri se laissaient approcher,
tâter, manier de tous les côtés, et je veux mourir si j’étais plus
embarrassé de parler à l’impératrice de toutes les Russie? qu’à
ma sœur et à mon frère. L’honnêteté de mon âme me répondrait
à moi-même de mon propos et de ma pensée. Son indulgence
et sa bonté feraient le reste.
Vous êtes donc content, bien content du portrait de l’impé-
ratrice ! Tant mieux, mon ami, pour le maître et pour l’élève.
C’est votre suffrage qu’elle doit surtout ambitionner, et c’est
presque vous-même que vous louez en elle. Quand elle travaille
bien, votre ciseau n’a fait que changer de main.
Puisque vous revenez encore à nos lettres de Paris, j’y
reviens aussi. Je ne sais plus, mais plus du tout, ce que c’est
que les premières, et pour en croire le bien que vous m’en
dites, il faudrait que je les relusse. Faites -les-moi donc relire.
Vous êtes bien osé d’avoir communiqué cette causerie à l’im-
pératrice ? Combien je lui aurai paru petit et mesquin! Vous
n’êtes guère jaloux de l’honneur de votre ami. Est-ce ainsi,
aura-t-elle dit, qu’on défend une aussi grande cause ? Elle
aura désiré que je parlasse comme elle sent. Mais, mon ami,
cela ne se pouvait. Denis Diderot n’était peut-être pas né pour
se monter à tant de hauteur. Et puis, pour s’entretenir digne-
ment soi-même et les autres du sentiment de l’immortalité et
du respect de la postérité, il faudrait y avoir le même droit
qu’elle. C’est alors qu’on se battrait sur son propre palier. Si
vous m’en croyez, vous ne supprimerez rien de ces feuillets-là.
Vous risquez, en les châtiant, cle leur ôter un air de négligence
qui plaît toujours ; c’est la caractéristique des ouvrages faits
sans peine, sans apprêt, sans prétention. Si on ne lit pas notre
brochure comme nous l’avons écrite, nous sommes perdus.
C’est très-bien fait à vous d’avoir traité honnêtement de
Voltaire. Il ne conviendrait point à mon Falconet d’empoisonner les
derniers instants de la vie d’un vieillard respectable par les ou-
xviii, -16
LETTRES A FALCONET.
242
vrages immortels de ses premières années, et les actions ver-
tueuses des dernières. Il a commencé par être un grand homme ;
il finit par être un homme de bien. 11 a écrit Zaïre à trente ans,
et vengé les Calas à soixante et dix. Quel homme, mon ami,
que ce de Voltaire ! il faut être bien stoïcien pour dédaigner
son suffrage. *
J’approuve fort que vous ayez suppléé les quatre mots :
ainsi que tu Vas projeté. Mais lorsque vous n’entendez rien à
cette omission de ma part, c’est que vous oubliez que c’est à
vous-même que j’écrivais.
Tous nos portraits ont réussi, excepté le mien qui est revenu
du four avec un nez rouge. Mademoiselle Collot, vous feriez
croire à la postérité que j’aimais le vin.
Vous devez avoir à présent les deux ou trois ouvrages que
vous désirez. Pourriez-vous me dire à qui vous attribuez le
Dévoilé * ? Si vous saviez combien les conjectures qui se font
autour de moi me font rire !
J’en étais là, mon ami, et je commençais à bouder un peu
le bon, l’excellent général, lorsque votre lettre et la sienne
nous sont parvenues. Elles m’ont soulagé d’une petite inquié-
tude pour m’en donner une bien grande. Vous m’entendrez
mieux tout à l’heure et vous me blâmerez ensuite, si vous
l’osez. Je verrai Le Moyne, et j’arrangerai l’affaire de votre
fondeur.
M. le prince de Galitzin vous répondra lui-même sur les
trois mille livres de la statue de V Hiver, C’est son affaire.
Votre ami Diderot, qui vous écrit toutes les fois qu’il en a
l’occasion, sait tout ce que vous avez fait pour lui, et ne vous
en remercie pas, parce qu’on s’honore soi-même quand on
fait honorer son ami.
Je sollicitais le titre d’académicien, lorsque j’appris par la
voix publique qu’il m’était accordé. J’attendais mon diplôme.
Je l’attends encore, et mon remerciement est tout prêt. Soyez
tranquille, je ne manquerai à rien.
Il n’est pas exactement vrai que je n’aie donné aucun signe
à l’Académie. J’ai écrit, et du ton de modestie qui me conve-
nait. Votre amitié pour moi était le grand pivot de ma préten-
1 . Le Christianisme dévoilé, qui venait de paraître.
LETTRES. A FALCONET. 243
tion. Ma supplique se réduisait à ces quatre mots : Je suis J 'ami
de Falconet, et Falconet n’est pas homme à faire son ami d’un
méchant et d’un sot. C’est à peu près ce que vous ave^; dit
plus élégamment, plus académiquement.
Monsieur le secrétaire s’attend que je contribuerai aux
progrès des arts et à l’honneur de l’Académie, et je ne l’en
dédirai pas. J’élèverai des paradoxes sans fin. Mon ami Falconet
les résoudra, et c’est ainsi que je servirai les arts, l’Académie
et la vérité. Je serai la pierre à aiguiser ;
Acutuai
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi‘.
J’ai de temps en temps besoin d’un commentaire qui ne
laisse pas subsister une ligne du texte, et vous le ferez. Je serai
le vent du midi qui assemble les nuées, et vous le vent du
nord qui les balaye.
Je ne sais si vous avez vu mon premier remerciement à
l’impératrice. 11 y avait, je crois, quelques mots d’âme dont
vous auriez été satisfait. Pour le second, je vous conseille de
l’approuver en entier.
Vous ignorez ce qui s’est passé ici à l’occasion du second,
du troisième, du quatrième bienfait ; j’en ai tant reçu que je
ne sais plus lequel.
M. le prince de Galitzin jugea à propos d’observer par
apostille à une de ses lettres à M. le général Betzky que ma
pension était de 100 pistoles et non de 50. Je craignais tellement
que cette apostille ne parût concertée entre le prince et moi
que j’en tombai malade. Je ne méprise pas l’argent, parce que
je suis époux et père, parce que j’en sais faire usage, parce que
j’ai des parents et des amis pauvres; parce qu’on n’en aura
jamais trop tant qu’il y aura des malheureux et qu’on sera
bienfaisant. Mais il y a des choses que je prise infiniment
davantage. Sa Majesté Impériale et M. le général Betzky ont senti
mon inquiétude, puisqu’ils n’ont pas dédaigné de me rassurer.
Pour la troisième fois, je vous le dis. Je ferai ce que vous
attendez de moi. Je vous en réitère le serment. Mais, mon
1. Horat., Epitre aux Pisons^ v. 302.
LETTRES A FALCONET.
m
ami, si cependant j’avais écouté la chaleur de mon âme et de
la vôtre ; si j’étais à présent au milieu de votre atelier, exami-
nant, approuvant, critiquant, peut-être n’auriez-vous ni mou-
leur, ni ouvrier, ni fondeur. C’est moi qui ai rassuré la pauvre
tête de Simon, que les impertinents propos des rivaux, des
jaloux, des méchafits avaient tout à fait renversée. C’est moi
qui ai dissipé les terreurs paniques de Vandendrisse, autre
mauvaise tête. Je me doute bien que j’aurai la môme tâche
avec Sainteville et Hachement. 11 faut ici, mon ami, un ambas-
sadeur honnête homme et qui soit connu pour tel, et puis un
indifférent qu’on croie incapable, par quelques considérations
que ce soit, d’aventurer le bonheur d’un autre homme, et qui
joigne son témoignage à celui de l’ambassadeur sur le bien que
celui-ci ne peut manquer dô dire de sa cour. La bonté, la dou-
ceur, l’affabilité, la véracité du prince de Galitzin les ébranlent
et moi je les achève. C’est ainsi que Simon et Vandendrisse se
sont à la fin déterminés à partir.
Enfin, je suis parvenu au sujet principal de votre dernière
lettre et de ma réponse. Écoutez-moi, mon ami, et ne rabattez
pas un mot de tout ce que je vais vous dire :
J’ai une femme âgée et valétudinaire. Elle touche à la
soixantaine, et il est tout naturel qu’elle soit attachée à ses
parents, à ses amis, à ses connaissances, à son époux et à tous
les entours de son petit foyer. Emmène-t-on avec soi sa femme
infirme et sexagénaire? et, si on la laisse, fait-on bien ?
J’ai un enfant qui a du sens et de la raison. Voici le moment
ou jamais de lui donner l’éducation que je lui dois. Le moment
de faire le véritable rôle de père, est-ce celui de s’éloigner ?
Incessamment cet enfant sera nubile. Autres soucis, autres soins.
Je pourrais m’étendre davantage sur ces points, mais je
vous avouerai, à ma honte, que ces deux motifs les plus hon-
nêtes et les plus raisonnables sont peut-être ceux qui m’ar-
rêtent le moins. Ah I si je pouvais être aussi pauvre amant que
je suis pauvre père et pauvre époux I Je ne ménage pas les
expressions, comme vous voyez. C’est que quand on fait tant
que d’ouvrir son âme à son ami, il ne la faut point ouvrir à
demi.
Que vous dirai-je donc ! que j’ai une amie ; que je suis lié
par le sentiment le plus fort et le plus doux avec une femme à
LETTRES A FALCONET.
2/i5
qui je sacrifierais cent vies, si je les avais. Tenez, Falconet, je
pourrais voir ma maison tomber en cendres, sans en être ému ;
ma liberté menacée, ma vie compromise, toutes sortes de
malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre, pourvu qu’elje
me restât. Si elle me disait : « Donne-moi de ton sang, j’en veux
boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras,
ce n’est pas mon bonheur,’ c’est le sien que j’ai cherché! Je ne
lui ai jamais causé la moindre peine ; et j'aimerais mieux
mourir, je crois, que de lui faire verser une larme. A l’âine la
plus sensible, elle joint la sanfe la plus faible et la plus dé-
licate. J’en suis si chéri, et la chaîne qui nous e^ilace est si
étroitement commise avec le fil délié de sa vie, que je ne con-
çois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre
l’autre. Parle, mon ami, parle. Veux-tu que je mette la mort
dans le sein de mon amie? Voilà ce dont il s’agit ; voilà le grand
obstacle, et mon Falconet est bien fait pour en sentir toute la
force. J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est
la première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que
je te parle comme je fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi
chère que jamais. J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni
rien de ce qui affaiblit les passions ordinaires, n’a rien pu sur
la mienne; que depuis que je l’ai connue, elle a été la seule
femme qu’il y eut au monde pour moi. Et tu veux qu’un jour, que
demain, je me jette, à son insu, dans une chaise de poste; que
je rn’en aille à mille lieues d’elle, et que je la laisse seule, dé-
solée, accablée, désespérée. Le ferais-tu? Et si elle en mourait?
Cette idée me trouble la tête. Je ne lui survivrais pas ; non j’en
suis sûr. Ah! mon ami! laisse aux bienfaits de l’impératrice
toute leur valeur, tout leur prix. N’amène pas par tes conseils
un moment où... ah! mon ami! ah! grande impératrice
pardonnez-moi tous les deux. Je ne suis point ingrat. Je ne le
fus jamais ! mais j’aime, et rien au monde ne me doit paraître
comparable au bonheur, à la tendresse, à la vie de mon arnic,
si je sais bien aimer. Loin d’elle, je me rendrais, je crois, le
témoignage que j’ai fait ce que je devais. J’obtiendrais certaine-
ment d’elle la même justice, car je la connais. Elle m’accuse-
rait, mais en souffrirais -je, en souffrirait-elle moins? Encore
si elle était libre? mais elle a une mère, et une mère qui lui
est aussi chère que moi. Elle a des parents et des parents qui
2Ii6 LETTRES A FALCONET.
ne sont pas sans nom. Et quand elle serait libre, dis, mon
ami, crois-tu qu’il convînt à un homme qui a le moindre
sentiment d’honnêteté, qui jouit dans la société de quelque
considération, qui s’y fait respecter par sa justice, par ses
mœurs...? n’entends-tu pas tout ce qu’ils diraient et tout ce
qu’ils n’auraient que trop raison de dire? A présent que ma
position t’est connue, conseille, parle, ordonne, juge, décide ;
mais non, Falconet, je vous récuse. C’est au jugement d’une
femme que j’en appelle. Prononcez, mademoiselle Collot.
Mon ami, vous pouvez confier à Sa Majesté Impériale, de
ceci, tout ce qu’il vous plaira. Ce n’est point à elle que son
philosophe veut cacher sa fêlure. Je serais fâché qu’elle m’es-
timât plus que je ne vaux, et si j’étais destiné à l’honneur de
son service, je commencerais par lui avouer tous mes défauts ;
mais tous, afin qu’elle ne fût jamais dans le cas de dire : Je
n’avais pas compté sur celui-là.
Si vous ne croyez pas pouvoir lui dire que son philosophe et
son ami est amoureux fou, dites-lui, et ce sera la vérité, que
j’ai encore quatre volumes de mon grand ouvrage à publier ;
que je suis engagé à des commerçants qui ont mis sur ma
parole toute leur fortune à une seule entreprise ; que personne
ne me peut suppléer, qu’un autre n’obtiendrait ni d’eux ni du
public la même confiance; que quatre à cinq mille citoyens
nous ont avancé des fonds considérables qu’ils seraient en droit
de redemander d’un moment à l’autre; que c’est à cet ouvrage
que je dois, même de votre aveu, une bonne portion de ma
prétendue célébrité ; que ces commerçants que je laisserais ont
fait, pendant plus de vingt ans, mon aisance et ma subsistance
honnête; qu’ils sont actuellement dans le fort de leurs rentrées ;
combien il leur serait dur de voir ces rentrées ou suspendues
ou arrêtées; et que si la nation, rendant justice à votre talent,
vous eût engagé dans l’exécution de quelques-uns de ces grands
monuments qu’elle a confiés à des artistes protégés et sans
mérite, comme c’est l’ordinaire, vous ne vous fussiez pas cru
libre de quitter. Ajoutez qu’en dépit de la paresse de mes subal-
ternes, et de la pusillanimité de mes libraires, avant dix-huit
mois je serai aflranchi de tout engagement. De tout engage-
ment! Je mens, il en est un qui sera toujours sacré pour moi.
Ah! mon ami, que je serais heureux si le général Betztky...
LETTRES A FALCONET. 247
si l’impératrice... mais pourquoi non? Est-ce que les souve-
rains n’ont point d’âme?
Adieu, mon ami. Tout est dit. Portez-vous bien. Je vous em-
brasse de tout mon cœur. Embrassez M"° Collot pour moi, pour
l’ami Grimm, pour l’ami Naigeon, pour beaucoup d’autres que
j’ajouterais, si je ne craignais de vous fatiguer vous et elle de
tant de baisers.
Il y a quelques jours que nous allâmes dîner dans la chau-
mière de la rue d’Anjou, le prince Galitzin, un M. de la Rivière
que vous serez bien aise de connaître, Grimm et mol. La chaleur
du jour nous chassa de dessous le berceau, et nryus fit chercher
le frais dans le petit atelier. En y entrant, je m’arrêtai tout
court, et, tendant mes deux bras vers l’endroit où je l’avais vu
travailler, je dis : « Où est-elle à présent? où est-elle? que fait-
elle? elle est bien sans doute où elle est, mais nous ne serions
pas trop fâchés de la posséder un moment ici. »
Bonjour, mon ami; bonjour mon amie. Noubliez pas un
homme qui vous chérit si tendrement.
A propos, mademoiselle Collot, je suis obsédé de monsieur
votre père. Dites-moi comment vous désirez que j’en use avec lui?
Tenez, mon ami, tout bien considéré, je crois que nous n’en-
verrons point Greuze en Russie. C’est un excellent artiste, mais
une bien mauvaise tête. Il faut avoir ses dessins et ses tableaux
et laisser là l’homme. Et puis sa femme est d’un consentement
unanime, et quand je dis unanime, je n’en excepte ni le sien ni
celui de son mari, une des plus dangereuses créatures qu’il y
ait au monde.
Je ne désespérerais pas qu’un jour Sa Majesté Impériale ne
l’envoyât faire un tour en Sibérie. Je vous dis clairement ici ce
que je vous ai fait entendre plus haut.
M"" Collot doit avoir reçu les emplettes que nous avons
faites pour elle. En est-elle contente? Nous serions bien fâchés
qu’elle nous cassât aux gages.
J’aurais bien envie de vous causer ici on petit mot de
M“' GeolTrin, mais cela me mènerait trop loin.
Votre bon ami l’amateur, M. de La Live, est devenu fou
furieux. L’en auriez-vous cru menacé? Ce qu’il y a de singulier,
c’est qu’on dit que c’est d’avoir trop fréquemment aimé sa
femme.
LETTllES A FALCONET.
2'i8
Chardin nous a fait un très-beau tableau. Vernet est piqué
d’honneur et nous a promis son chef-d’œuvre.
Nous touchons au moment du Salon. Qui est-ce qui vous
suppléera auprès de moi ? qui est-ce qui me marquera du doigt
les beaux endroits, les endroits faibles? Baudouin m’envoya, il
y a quelque temps,'*son Enfant trouvé. Je n’osai pas en dire
ma pensée ; mais je vous dis à vous que ce n’est qu’une jolie
enseigne de sage-femme.
Demain je galope pour le fondeur et pour le bloc de marbre.
Une bonne fois pour toutes, sachez que je suis paresseux à
écrire, mais que je sers promptement. Dites-vous donc dans
l’occasion : « Je n’entends point parler de lui ; mais mon alTaire
se fait. »
Mademoiselle, que mort buste soit, s’il vous plaît, bien
coulé, bien réparé, bien beau. Songez qu’il attirera chez moi
le milieu et les quatre coins de la ville.
J’attends aussi avec une impatience digne du présent deux
médailles qui me sont annoncées par le général Betzky, avec
un beau diplôme d’associé libre.
N’oubliez pas, mon ami, de présenter mon hommage avec le
vôtre, la première fois que vous écrirez à Moscou. Joignez-y
mon respect pour M. le général Betzky, que vous vous garderez
bien d’appeler Excellence ; il ne me le pardonnerait de sa vie.
Si vous revoyez M. Girard, le médecin, mettez-lui sur la
tête une petite calotte d,e plomb. Serrez la main de ma part à
M. le bibliothécaire du grand-duc, s’il est toujours homme de
bien. Si vous vouliez faire tressaillir son cœur, vous lui pro-
nonceriez le nom de Nicolaï. Adieu^ encore une fois, bon ami,
bonne amie.
En voilà-t-il assez tout d’upe traite ? Ifetenez bien ce que je
vous ai dit de celui qui vous remettra cette lettre. Lisez son
ouvrage, et convenez ensuite qu’il n’y a pas un iota à rabattre
de mon éloge.
Je ne vous parle pas de votre Saint Ambroise. Il est toujours
offusqué d’échafauds qui attendent votre Le Moyne qui ne se
presse pas, comme vous savez.
J’ai eu quelques occasions de voir M. Collin. J’aime les
hommes qui ont la physionomie de leur âme.
Autre chose. Le Bas est un fripon, un faux balourd, à ce
LETTRES A FALCONET. 249
qu’on dit; mais cefripon-Ià a une collection de beaux cuivres.
Il propose de la vendre en entier, sans en excepter les ports de
mer gravés conjointement avec Cochin. En conséquence, nous
avons envoyé à Sa Majesté Impériale deux volumes d’ épreuves
sur lesquelles vous serez apparemment consulté. Il est impos-
sible qu’il y ait jamais en Russie un assez grand nombre de
tableaux pour inspirer le vrai goût de l’art. Il me semble que
c’est à la gravure à suppléer à cette indigencé. Le graveur est
une espèce d’apôtre ou de missionnaire. On lit les traductions,
quand on n’a pas les originailX. Item, Le Bas s’offre à faire
passer en Russie l’imprimeur en taille-douce avec ses ouvriers
et ses outils. Quant à l’acquisition de son fonds, l’honnête
Cochin empêcherait bien qu’il nous dupât. Réponse sur cét
article, s’il vous plaît.
Vous connaissez l’immense et riche collection du vieux
Cayeux *. Nous l’avons couchée en joue, mais infructueusement.
Le bonhomme me dit ; « Monsieur, je ne mets point de prix à
mon bonheur. Quand vous auriez rempli ma chambre de louis,
il n’y en aurait toujours qu’un. Celui-là vu, j’aurais vu tous les
autres. Au lieu que sur mes soixante mille estampes, il n’y en
a pas deux qui se ressemblent. » Que répondre à cela? rien ;
surtout quand un homme aime mieux boire de l’eau, manger
des croqtes, et voir des estampes.
Il est venu à Cochin une idée que je vous communique. H
voudrait qu’on fit exécuter en grand, par nos meilleurs peintres,
les principales actions du règne de Catherine, et qu’on mît
ensuite ces tableaux en gravures. Voyez, réfléchissez à cela. La
nation apprendrait ainsi à connaître l’art, et elle aurait en même
temps sous les yeux les ntotifs de son amour et de sa vénération
pour sa souveraine.
Je rêve s’il ne me reste plus rien à vous dire. Non, je crois ^
si ce n’est que vous pourriez bien recevoir pour vos étrenneè
un petit volume de ma façon dont vous me direz franchement
votre avis.
Le Greuze vient défaire un tour de force. 11 s’est tout-àcoup
élancé de la bambochade dans la grande peihture; et avec suc-
cès, autant que je m’y connais. Imaginez le vieux Septime
1. Cette collection fut vendue en 1769, après la mort de son possesseur.
250
LETTRES A FALCONET.
Sévère, assis sur son lit, disant d’une main à Caracalla, son fils :
<( Mon fils, si tu trouves que je vis trop longtemps, ne trempe
pas pour cela les mains dans le sang de ton père ; mais ordonne
à ce centurion de m’égorger » ; de l’autre main, il montre un
glaive posé sur une table de nuit.
Caracalla estdelîput, au pied de la couche, il n’ose supporter
le regard de son père. Il a bien l’air d’un scélérat. Le centurion
est au chevet, la tête baissée, et confondu d’étonnement et d’in-
dignation. C’est une belle, très-belle figure que ce vieux soldat
à longue barbe et tête à demi chauve. A côté du centurion est
un sénateur examinant le visage de Caracalla, et tremblant du
maître féroce sous lequel ils auront un jour à vivre. Et puis,
beaucoup de simplicité dans les accessoires ; un fond large et
nu, avec un si grand silences qu’il semble que la voix de Sep-
time retentisse dans le vague de l’appartement.
Il a fait aussi une PrUre à l'Amour qu’on trouvera belle. La
jeune dévote est charmante. Pour moi, il me déplaira toujours
dans cette composition de voir une statue en scène avec une
figure vivante. L’Amour de marbre s’incline et penche une cou-
ronne sur la tête de la jeune fille qui le prie. Je suis peut-être
pointilleux, mais c’est ainsi que je sens ; tant pis pour l’artiste
ou pour moi. Si c’était un groupe de marbre, je serais moins
choqué.
Il y a encore de lui : le Baiser envoyé par la fenftre, et la
Petite Fille en chemise qui s’est saisie d’un petit chien noir qui
cherche à se débarrasser de ses bras. Cela est beau, vraiment
beau.
Il a changé toute sa manière. Vous savez que ses tableaux
avaient tous un ciel bleuâtre. Ce n’est plus cela. Son coloris est
plus franc, plus vrai, plus vigoureux. Pour l’artiste, il continue
à s’enivrer de lui-même ; et tant mieux, il ferait peut-être moins
bien, sans l’énorme présomption qu’il a de son talent.
J’aime à l’entendre causer avec sa femme. C’est une parade
où Polichinelle rabat les coups avec un art qui rend le compère
plus méchant. Je prends quelquefois la liberté de leur en dire
mon avis avec le leste que vous savez.
Cochin n’aime pas Greuze et celui-ci le lui rend bien. Mais
une affaire à laquelle je prends intérêt, et que je vous recom-
mande, c’est qu’Amédée Van Loo passât de Berlin à Pétersbourg.
LETTRES A FALCONET,
251
Je ne vous dis rien du mérite de l’artiste, que vous connaissez
mieux que moi. Il attend qu’on lui fasse signe. Il n’est pas riche.
11 a une femme et une poussinée d’enfants; et je le croirais au
moins aussi propre que Michel, son frère, à conduire une école.^
Est-ce là tout? Non, je vous confie en secret que le prince
de Galitzin travaille à mettre en russe la vie des plus célèbres
peintres italiens, flamands et français; tâche à laquelle il trouve
toutes les difficultés d’une langue qui n’est pas faite et qu’il fera.
Puisque je suis en train et qu’il me reste encore de la m.arge,
disons tout, ne fût-ce que pourvue pas envoyer si loin du
papier blanc. Les ânes fourrés de Sorbonne ont extrait trente-
sept impiétés de Bélisaire^ parmi lesquelles celle-ci : « La
vérité brille de sa propre lumière, et les esprits ne s’éclairent
point par la flamme des bûchers » ; d’où vous voyez que ces
tigres, que j’appelais des ânes, sont toujours également altérés
de sang hérétique, et qu’ils ont un grand goût pour les auto-
da-fé. On a beaucoup murmuré, mais comme les philosophes
ont vu qu’on ne poursuivait pas ces onagres à coups de pierres
dans les rues, ils se sont mis à leur jeter de la boue, et à pré-
sent que je vous parle, les fourrures sorboniques en sont hon-
nêtement mouchetées.
On a fait l’épitaphe du comte de Caylus en deux vers d’une
harmonie tout à fait analogue au caractère de l’homme :
Ci-gît un antiquaire acariâtre et brusque.
Ah! qu’il est bien placé dans cette cruche étrusque!
Si l’on vous dit que ces deux vers sont de moi, c’est une médi-
sance *.
Adieu, adieu ; voilà Diderot qui dit que je vous fais un
livre, et non pas une lettre.
Vous êtes embrassés tous les deux par la mère et par l’en-
fant. Valete ilcrumque valete.
1. Attribud parfois à Marmontel, qui no le cite pas dans ses Mémoires, ce dis-
tique est certainement de Diderot.
LETTRES A FALCONET.
XV
Mai 1708.
Il y a si longtemps, chei' ami, que je ne vous ai écrit, et j’ai
tant de choses à vous dire, que je ne sais par où commencer. 11
me paraît par votre dernier billet que vous avez appris la cruelle
maladie que j’ai faite. Cela a commencé par une attaque de
goutte au pied gauche. Je plaisantais autrefois des goutteux. J’ai
appris à les plaindre. La leçon a été forte... Cette goutte mau-
dite s’est mise à voyager à*petites journées, car elle a employé
près de trois mois entiers à faire le tour de ma machine. Son
dernier gîte a été dans la tète; elle m’avait laissé, en déména-
geant de là, une surdité très-bizarre. J’entendais les autres à
merveille, mais je ne m’entendais pas moi-mème, et c’était,
quand je parlais, un retentissement qui m’étourdissait et qui me
faisait parler si bas que je n’étais point entendu. Tout s’est
dissipé sans remèdes, sans médecins, et je me porte aussi bien
que jamais. Eh bien, nous avons perdu le prince de Gîüitzin.
C’est un honnête homme qui s’était concilié l’estime de tous les
honnêtes gens, qui vivait avec les gens de lettres, et qui en était
autant aimé et révéré qu’il les aimait et révérait. Pour les artis-
tes, ils en étaient fous. Je ne vous dirai rien de notre séparation.
Sur la fin de son séjour, nous étions tombés dans un silence et
une tristesse dont nous n’osions nous demander la raison. Il
semblait que nous fussions convenus tacitement, en nous-
mêmes, de nous épargner l’un à l’autre la douleur d’un adieu.
Nous nous tînmes parole ; seulement la veille de son départ,
allant ensemble dans sa voiture examiner des tableaux à l’hôtel
d’Ancezune, nos regards s’étant rencontrés, nous nous mîmes
à pleurer tous les deux.
Je ne l’oublierai jamais. Je le regrette tous les jours. 11 vous
a envoyé des tableaux qui justifieront, je crois, les progrès qu’il
avait faits dans l’étude des beaux-arts. Il parcourt la Flandre et
la Hollande ; il fait connaissance avec Rubens, Téniers, Lairesse,
Yan-Dyck, dans leur patrie. Un petit tour d’Italie en ferait vrai-
LETTRES A FALCONET.
" 253
ment un connaisseur. Entre nous, en le rappelant d’ici on a bien
secondé les vues du ministre qui l’avait pris en grippe, et le
souhait de nos prétendus amateurs parce qu’il mettait le prix
aux bonnes choses qu’ils veulent avoir pour rien. Je suis désolé
de son absence. Gaignat est mort. Cet homme, qui avait la fureur
des livres, des tableaux, sans s’y connaître, laisse après lui la
collection la plus parfaite de tableaux et la collection de livres
la plus variée. J’ai déjà fait quelques tentatives pour avoir le
tout. J’ai vu les héritiers, les lé^taires, l’exécuteur testamen-
taire, mais sans autorité, sans caractère, sans mission, beaucoup
d’obstacles, peu de moyens pour les vaincre; que diable voulez-
vous que cela devienne, surtout avec la circonspection qu’il
faut que je garde, si je ne veux pas me faire lapider par une
infinité de gens qui soupiraient depuis longtemps après la mort
de Gaignat, et encourir la haine des maîtres qui voient avec
dépit des choses précieuses sortir du royaume? Les imbéciles
qu’ils sont ne voient pas que ce qu’ils auraient de mieux à faire,
ce serait de faire naître des hommes et non pas d’arrêter aux
barrières les productions.
Faites-moi passer les ordres de notre souveraine sur la
bibliothèque et sur les tableaux ; car après tout, il faut que je
sois reconnaissant et que je lui marque en toute circonstance
mon entier dévouement, au hasard de tout ce qui peut en arriver.
C’est ma dernière résolution. Ah! si le prince était ici, comme
nous manœuvrerions ! mais U n’y est pas. J’ai vu, revu M. et
Mme d’Arconville. J’ai sollicité par écrit et de vive voix votre
Pygmalion. J’en suis fâché, mon ami, il n’y a rien à faire, et
votre statue animée restera longtemps chez ces riches dévots
couverte d’une chemise de satin qu’on lève de temps en temps
en faveur des curieux. Votre maison, devenue vacante par le dé-
part du prince, m’a procuré l’occasion de voir quelquefois
M. Collin. C’est un tout à fait galant homme, d’une simplicité
et d’une bonhomie qui m’ont d’autant plus charmé qu’il a eu tout
le temps de s’en défaire. C’est une vraiment bonne tête, c’est
une vraiment belle âme que la tête et l’âme qui ont pu résister
si longtemps à l’air empesté de la cour. J’aimerais M. Collin et
je crois que j’en serais aimé, si nous nous voyions un peu, mais
il passe sa vie aux champs, et moi je suis condamné à la ville.
Tout est arrangé ; votre maison sera louée et vendue pour la
LETTRES A. FALCONET.
Saint-Michel prochaine. Le prince la garde jusqu’à ce temps
parce qu’elle est remplie d’effets qui lui appartiennent et à l’im-
pératrice, parce qu’il a donné asile à une artiste prussienne, qui
est venue de Berlin se faire recevoir à l’Académie *. Je ne vous
dirai rien de son talent. Vous en jugerez vous-même par un
tableau qui s’achemine vers Pétersbourg. Le sujet est un petit
satyre qui surprend Antiope. Cette femme s’est mise au-dessus
de tous préjugés. Elle s’est dit à elle-même : Je veux être
peintre, je ferai donc pour cela tout ce qu’il faut faire ; j’appel-
lerai la nature, sans laquelle on ne sait rien ; et elle a courageu-
sement fait déshabiller le modèle. Elle a regardé l’homme nu.
Vous vous doutez bien que les bégueules de l’uti et l’autre sexe
ne s’en sont pas tues. Elles les a laissé dire et elle a bien fait ;
qu’en pensez-vous, mademoiselle Collot ? Voilà une lettre de
M. Collin, avec un certificat de vie qu’il m’a renvoyé. Le papier
cachant l’empreinte du cachet et le cachet cachant la signature,
il est sans autorité. J’ai reçu le manuscrit il y a longtemps,
mais je vous jure, mon ami, que je n’en ai pas encore lu la pre-
mière ligne. Ce n’est point par négligence de ma part ; ce n’est
pas plus le désir qu’il soit supprimé. Si j’avais pris ce dernier
parti, je vous l’aurais dit avec ma franchise ordinaire. Je le
confiai au prince de Galitzin, qui me dit, il est vrai, qu’il y avait
par-ci par-là des choses méprisantes, injurieuses, dures, qu’un
ami ne disait jamais à son ami. Je le communiquai ensuite à
Naigeon qui me le rendit en jetant feu et flammes. Je n’en crus
ni le littérateur ni l’homme du monde. Je pensai, comme je
pense encore, que ces honnêtes gens-là avaient la peau un peu
trop tendre, qu’une petite égratigure suffisait pour les faire crier
et je me réservai le droit d’en juger par moi-même, loreque mes
occupations, qui s’étaient accumulées pendant ma maladie, me
laisseraient un quart d’heure à donner à cette lecture. Ne vous
fâchez donc point, ne soyez pas impatient. Après avoir attendu
si longtemps, vous m’accorderez bien encore un moment. Je
compte aller passer quelques beaux jours à la campagne. Là, je
reverrai cette dispute. S’il y a dans mes papiers la moindre
chose qui puisse vous blesser, je la supprimerai. S’il y a dans les
vôtres des choses que vous n’avez pas pu me dire sans manquer
1. M*"* Therbouche, dont il est maintes fois question dans les Salons.
LETTRES A FALCONET. 255
à Thonnêteté, je vous les ferai observer. S’il y a lieu au moindre
scandale pour le public aux yeux duquel nous nous exposerons,
je vous en demanderai le sacrifice pour vous et pour moi.
Comptez que j’insisterai beaucoup plus sur ce dernier point que
sur aucun autre. 11 faut qu’on nous voie l’un et l’autre tels que
nous sommes. Il faut que nos amis soient contents ; il faut que
nos envieux et nos ennemis se taisent; il faut que j’aie travaillé
à vous rendre estimable et que vous ayez eu le même but. Dans
les endroits où mon petit amour-propre pourra me rendre par-
tial, j’ai un arbitre tout prêt; et cet arbitre a de l’àme, de ta
justesse, de la hauteur, un goût exquis; ami de Diderot et de
Falconet, il l’est encore plus de la vérité. En un mot je mettrai
l’ouvrage tel que je voudrais qu’il fût. Je vous enverrai ma copie
et la vütre^ et il en sera après cela tout ce qu’il vous plaira.
Vous vous êtes donné la peine de vérifier mes citations. Vous
me permettrez de vérifier à mon tour les vôtres et de m’assurer
par mes propres yeux si Pline est aussi plat que vous me le
montrez. C’est un hommage que je dois à cet auteur. Du reste,
songez, soyez persuadé que j’en userai avec le texte du manus-
crit commun comme avec un texte sacré. Si M. Pochet, qui vous
remettra cette lettre, ne vous remet pas aussi le manuscrit, n’en
soyez pas chagrin. Mais j’ai bien une autre affaire plus impor-
tante à vous commmuniquer, puisqu’il s’agit de notre souveraine.
Nous avions pour secrétaire d’ambassade à Pétersbourg, au
moment de la révolution, un M. de Rulhières, homme de
beaucoup d’esprit. Cet homme s’est laissé déterminer, par la
comtesse d’Egrnont, à écrire l'histoire de cette révolution dont
il avait été, pour ainsi dire, témoin oculaire ; il l’a donc écrite,
il me l’a lue ; il l’a lue à d’Alembert, à M*"® Geolfrin et à un assez
grand nombre de personnes. 11 m'en a demandé mon avis et le
voici tel que je lui ai dit :
« Qu’il étaitjinfiniment dangereux de parler des souverains,
qu’il n’y avait sous le ciel que l’impératrice même qui pût
juger jusqu’où elle pouvait être offensée ou flattée d’un
pareil ouvrage. Que la calomnie était indigne d’un honnête
homme, et que toute vérité n’était pas bonne à dire ; qu’on ne
pouvait] avoir trop d’égards, trop de respect, trop de ména-
gements pour une princesse qui faisait l’admiration de l’Europe
et les délices de sa nation ; et que je pensais que pour lui-
LETTRES A FALCONET.
256
même, quelque gloire qu’il se promît de son ouvrage, le plus
honnête, le plus sûr et le meilleur était qu’il le supprimât. »
M. de Rulhières me répondit qu’il ne s’était proposé que de
satisfaire la curiosité de quelques amis et que son dessein n’avait
jamais été de publier ce morceau ; que d’Alembert, que
M”® Geoffrin préféraient cela à toutes les apologies qu’on avait
répandues pour Sa Majesté Impériale et que le duc de la Roche-
foucauld lui avait dit : « Ce n’est pas une belle confession,
mais c’est une belle vie. »
En effet, on y voit notre souveraine comme une maîtresse
femme, comme un gran cervello di principessa, mais, mais cet
ouvrage ayant à paraître (car il ne faut pas compter sur la
parole de Rulhières), soit vanité, soit étourderie, soit infidélité
prétendue d’ami, l’ouvrage paraîtra. J’aimerais infiniment mieux
qu’il parût de l’aveu que sans l’aveu de l’impératrice. Le point
est de savoir comment il faudrait s’y prendre. Je suis là-dessus
sans vue. L’affaire est délicate et très-délicate. Premièrement,
il est sans vraisemblance et sans espoir que Rulhières commu-
nique son manuscrit. Secondement, il y a des anecdotes qui, si
elles sont vraies, n’ont pu se savoir que par l’indiscrétion de per-
sonnages importants et qui entourent peut-être la souveraine.
Ce Rulhières ne demanderait pas mieux que d’aller prendre la
place de Rossignol et il irait à Pétersbourg...
Voyez, parlez à l’impératrice, faites-moi passer ses ordres
et ne l’assurez pas de mon entier dévouement ; elle en est
sûre.
J’ai reçu le diplôme de l’Académie des arts ; je suis flatté de
cette grâce autant que je le dois, et je sens tout ce que votre
amitié a fait pour moi dans cette occasion, où votre témoignage
a suppléé le mérite. Et votre remerciement, direz-vous? Patience,
ce remerciement sera un volume bien conditionné, la description
complète des tableaux du Salon : le sujet, la composition, le
faire, mon jugement, en un mot. Lequel jugement rectifié,
commenté par vous, fournira matière intéressante à cinquante
séances au moins. Ah I si je vous avais eu à côté de moi, comme
il y a deux ans ! Vous voyez qu’on n’y perdra ou qu’on n’y
gagnera rien, pour avoir attendu. J’ai vu le buste de Sa Majesté
par M"* Collot. Ah ! mon ami, en quel état il m’est parvenu ! La
noblesse et les charmes de la personne sont restés, mais toute la
LETTRES A FALCONET. 257
finesse de Tébauchoir a disparu, et il n*en est pas et n*én sera
pas moins digne de toute ma vénération. Il est placé sur un
piédestal, au centre de ma bibliothèque, et c'est là que le père,
la mère et l'enfant vont de temps en temps faire leur prière du
malin. C'est là que, cédant aux sentiments tendres dont leur âme
est remplie, ils disent conjointement : a Être immortel, tout-puis-
sant, éternel qui fais les grandes destinées et qui veilles sur
elles, conserve à l’univers, conserve à la Russie cette souveraine.
C'est elle qui, maîtresse de dire à ses sujets : Je le veux, obéis-
sez ; leur a dit : « Les lois soiîT faites pour vous rendre heu-
« reux; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions
« vous pouvez être heureux : venez me l'apprendre. » C'est elle
à qui ses sujets, transportés de la même admiration, du même
amour que nous, parleraient comme nous faisons, et qui répondit
à ces peuples qui lui ofiraient les titres de grande, de sage, de
mère commune, en renvoyant le premier au jugement de la
postérité, le second à Dieu, le seul à qui il appartienne, et le
li'oisième dont il était en sa puissance et sa volonté de remplir
les devoirs. Être immortel, tout-puissant, éternel, accorde-lui
de longues années, et à sa nation une splendeur et une félicité
durables. Ainsi soit-il. »
Si Gollot fait un second buste, j'en retiens une copie avec
la permission de Sa Majesté Impériale et de son ministre. J'ai
reçu les médailles qui constatent les premiers actes mémorables
de son règne. Je les ai suspendues sous mes yeux.
Mademoiselle Victoire, j'ai reçu la lettre de change destinée
à secourir monsieur votre père. Mais, quelles que soient les
recherches que nous ayons faites pour le découvrir, moi, son
fils et ses parents, nous n'y avons pu réussir. Il y a toute appa-
rence qu'il n’est plus. M'"* Diderot et mademoiselle vous
embrassent de tout leur cœur. J'en fais bien autant. Si vous avez
quelque commission à leur donner, vous n'avez qu'à parler.
Surtout ne différez pas, vous connaissez l'avantage des deuils
pour les emplettes, et de jour en jour nous sommes menacés
d'un événement qui nous vêtira de noir pour longtemps.
Mon ami, j’ai reçu votre factum contre M. de la Rivière, 6t
j'en ai été on ne peut plus scandalii^é. Je connais M. de la
Rivière; c'est un homme bon, sage et simple. €'est un homme
d'un mérite très-peu commun; c’est ainsi que wus le jugeâtes
xvni. , 47
258 LETTRES A FALCONET.
vous-même lorsqu’il se présenta chez vous. Vous ne me per-
suaderez pas qu’il soit devenu tout à coup injuste, insolent et
insensé. Vous lui aurez attribué quelques propos indiscrets de
caillettes. Vous aurez donné de l’importance à des choses qui
ne méritaient que du mépris; et vous vous serez manqué à vous-
même, à Colhst et à votre nation en donnant aux Russes
une scène tout à fait ridicule. Deux hommes de mérite français
ne peuvent être ensemble un mois à Pétersbourg sans s’arra-
cher les yeux! 11 me semble que j’entends d’ici les Russes
s’écrier : Voilà donc ce que c’est que les francxomki manU'resl
Vous avez manqué à l’impératrice en portant à son auguste tri-
bunal une misérable petite affaire de commissaire. Vous avez
fait un mauvais mémoire, louche, entortillé, injurieux. L’irnpé-
ratice a bien besoin d’êlre*troublée au milieu des soucis de son
empire d’un pareil commérage, et où en serait notre monarque
s’il fallait qu’il entrât dans ces puérilités dont moi, pauvre petit
chef de famille, je ne souffrirais pas qu’on m’importunât les
oreilles? Si j’avais été à côté de vous, ou vous vous seriez con-
tenté de porter vous-même votre plainte à M. de la Rivière ; ou
vous lui auriez écrit à lui-même, à lui seul, une lettre décente^
et modérée, et d’autant plus cruelle qu’il y aurait eu plus de
décence et de modération, ou, ce qui aurait infiniment mieux
valu, vous seriez demeuré en repos. Je ne réponds pas des
collègues de M. de la Rivière; ce peuvent être des étourdis,
des têtes échauffées, des espèces de missionnaires enthousiastes,
à qui le zèle indiscret aura fait dire force inepties. Mais pour
M. de la Rivière, je ne suis ni plus ni moins sûr de son honnê-
teté et de sa réserve que de la mienne ou de tout autre homme
quel qu’il soit. Il s’est montré ferme, incorruptible et prudent
dans les chambres et séances du Parlement, fier et désintéressé
dans l’administration de nos colonies, grand politique, grand
logicien, homme d’expérience, homme à longue vue dans son
ouvrage et dans ses entretiens. Je ne l’ai pas connu pendant
un jour. Je l’ai vu, sondé, tâté par tous les côtés pendant des
mois entiers, et je me suis toujours séparé de lui également
satisfait de ses idées, de son ton, de ses manières, de ses lu-
mières et de sa modestie. Une nation tout entière, ce qu’il y a
de gens sensés et éclairés dans toute une nation ne se trompent
pas, convaincus sur les qualités et le mérite d’un homme. Ah I
LETTRES A FALCONET.
259
mon ami, si M. de la Rivière était arrivé clandestinement et
soûl à Pétersbourg! M. de la Rivière n’a fait qu’une sottise,
inais elle est grande. Je vous déclare que si M. de la Rivière
n’est pas un homme sur lequel on puisse compter, dont'on
])uisse répondre, il ne faut compter sur personne, il ne faut
répondre de personne. Je vous déclare que rien ne peut lui oter
ici la réputation d’homme de bien. Je vous déclare que, pour
les bons penseurs, il n’y a nulle comparaison à faire de son
ouvrage à celui de Montesquieu. Je vous déclare que cent mille
l)oinles et autant de phrases iiîgcnieuses de celui-ci iix'quivau-
dront jamais à une ligne solide, pleine de sens et grave du
premier. Nous sommes encore trop jeunes pour apprécier les
vues de ce philosophe-ci. Il faut attendre. Je* vous déclare que
fpielques gens à préventions, qui se sont donné les airs d’écrire
contre ses principes, ont été pliés comme des capucins de cartes
et fouettés comme des enfants; je vous abandonne Agar etCiara
avec tous leurs serviteurs, mais laissez en paix le père des
vrais croyants. Au reste, rimpératrice, toujours grande, toujours
sage, toujours magnifique et bienfaisante, vous a donné une
bonne leçon par la manière honorable dont elle a renvoyé le
législateur athénien. J’aurais pu me compter aussi parmi ceux
à qui vous avez manqué, et je vous déclare que j’en aurais, je
crois, usé tout autrement avec quelqu’un qui m’eût été adressé
de votre part, quelque raison que j’eusse eu de m’en plaindre.
M’*" Gollot, modèle! M. Falconel, petit sculpteur! Le monument
du czar absurde, infaisable! Comment peul-on s’offenser de ces
plalitudes-là, et comment peut-on supposer qu’elles soient
échappées à un homme sensé? Je les aurais entendues de mes
propres oreilles que j’aurais eu peine à les croire. Quoi qu’il en
soit, chacun à sa manière de sentir. J’use du privilège de l’ami-
tié, je vous dis la mienne sans aucun détour. Et le prince de
Galitzin, croyez-vous que cette aventure n’ait pas été tout à fait
déplaisante pour lui? Encore une fois, mon cher Falconet, si ^
j’avais été à côté de vous, je suis sûr que cette affaire n’aurait
pas eu la moindre suite. Je vous aurais lié les mains jusqu’au
lendemain, et le lendemain, vous n’y auriez plus pensé qu’avec
indifférence ou dédain. Moins votre compatriote avait d’agré-
ments à Pétersbourg, plus vous auriez eu de ménagements pour
lui. Mon ami, vous êtes chaud, méfiez-vous du premier mo-
260
LETTRES A FALCONET,
ment. Ce que vous m’avez appris, ce n’est pas à mieux connaître
les hommes dont je m’engoue, c’est à mieux connaître les lieux
où je les envoie. J’irai certainement en Russie. Je sens mon
cœur qui m’y pousse sans cesse, et c’est une impulsion à
laquelle je ne saurais résister, mais je n’y enverrai plus per-
sonne. J’ai pourtanfpris sur moi de proposer à M. le général
Betzky celui qui a dessiné tout ce qu’il y a de bonnes planches
dans notre Encyclopédie. C’est un homme d’un mérite rare,
même en ce pays-ci, mais je ne serais pas fâché qu’on l’y
laisse.
Je tremble que votre liaison avec M. de la Fermière ne
finisse encore par quelque aventure déplaisante. Je n’oserais
souhaiter qu’elle devienne intime. Mon ami, il y a peu d’hommes
faits pour vous, et bien hioins encore pour lesquels vous
soyez fait. Cependant, si vous revoyez M. de la Fermière,
saluez-le de ma part, dites-lui que je conserve pour lui tous les
sentiments qu’il m’a inspirés et que j’attends de pied ferme
toutes ses commissions. La belle occasion que le décès de
Gaignat pour enrichir la bibliothèque du grand-duc! J’ai reçu
et remis votre seconde lettre à M'"‘ GeolTrin. J’ai vu avec satis-
faction que vous n’aviez point été offensé de la liberté que
j’avais prise de supprimer la première. Et ce projet d’envoyer
ici un modèle de votre monument dure-t-il encore? La belle
extravagance! 11 faut avoir une cruelle avidité de critiques et
de désagréments.
Et que veux-tu qu’ils t’apprennent, maudit homme que tu
es? Est-ce qu’ils en savent plus que toi? Est-ce que tu ne les
connais pas tous? Est-ce que tu ne sais pas qu’ils seront muets
sur les beautés et qu’ils ne cesseront de faire retentir la ville
du moindre défaut? Est-ce que ces critiques, bien ou mal
fondées, ne passeront pas d’ici à Pétersbourg? Est-ce que nos
indignes périodistes ne les assaisonneront pas de toute l’amer-
tume qu’ils y pourront mettre? Est- ce que leurs inepties ne
deviendront pas l’entretien de Pétersbourg? Est-ce qu’on n’a-
bondera pas dans votre atelier pour les vérifier? Est-ce qu’on
ne les verra pas sur l’ouvrage, si vous ouvrez votre porte? Est-
ce qu’on n’assurera pas qu’elles y sont, si vous la fermez?
Est-ce que vous ne sentez pas toutes ces suites fâcheuses ? Mon
ami, je te conjure de travailler en paix, et de ne pas vouloir
LETTRES A FALCO NET. 261
recueillir avant la moisson. Garde ton ouvrage pour une meil-
leure chose que de te roidir contre l’envie et la calomnie ! Qui
sait jusqu’où peuvent aller les peines que tu te susciterais à
toi-même? Est-ce que tu ne te connais pas? Est-ce que tu ne te
sais pas homme à envoyer faire foutre l’ouvrage et le pays au
premier mot qui frapperait de travers ton oreille ? Est-ce que
tu es bien sûr que ce m«t ne te serait pas dit? Mon ami, vous
n’êtes guère sage. Je vous écris rarement, il est vrai, mais en
revanche quand je m’y mets, je ne finis point, surtout quand
je suis à mon aise, que je puis ouvrir mon cœiir et que je suis
sûr que mes lettres ne seront pas interceptées.
Je vous prie, mon ami, de présenter mon respect à M. le
général Betzky.
Ne m’oubliez pas près de M. de Soltikoff, directeur de l’Aca-
démie. Dites-lui que je répondrai exactement à ses vues et qu’il
aura des instructions fidèles sur les mœurs et les progrès de
ses élèves, au moins tous les trois mois.
Un projet que vous devriez favoriser auprès de l’impératrice,
ce serait l’établissement de deux écoles russes, l’une à Paris,
l’autre à Rome où les élèves passeraient en sortant de la
première.
Je ne sais quel bavardage vous a fait votre cousine. Le
prince de Galitzin en a très-honnêtement usé avec elle, et elle
a touché son année. Je passerai un de ces matins chez de Lormes
pour savoir ce que c’est que cette caisse de souliers mal faits
qui vous ont été adressés.
J’espère que votre cheval se tiendra ferme sur ses deux
pieds; mais j’en connais ici plus d’un qui ne regretterait pas
vingt louis pour qu’il se brisât à l’installation ; mais ils seraient
au désespoir que vous fussiez dessous tant ils ont d’humanité.
Mais, bon ami, ne cherchez point à donner les raisons de la
publicité différée de notre pour et contre, comme vous l’appelez.
Le diable m’emporte s’il y en a aucune. Vous ne me connaissez
guère. S’il y avait en vtftre faveur une objection insoluble
que je la susse, je ne balancerais pas à me la proposer sous
votre nom. Le pis aller, cher frère, c’est qu’on dise que je plaide
mal une cause honnête et que vous en plaidez bien une qui ne
l’est guère... Vous ne voulez pas qu'il soit imprimé, n’est-il
pas vrai? Voilà votre question. Je veux qu’il soit imprimé, voilà
262
LETTRES A FALCONET.
ma réponse. J'ai craint quil ne fût imprimé (i Pélersbourg.
Voilà votre supposition. J*ai craint qu’ayant répondu à des
derniers papiers que je voué remis en partant, votre tête bourrue
iTy eût fourré des choses qui me déplussent, et c’est, à ce qu’on
m’a dit, ce que vous avez fait. Mais encore une fois le diable
m’emporte si j’en sais et même si j’en crois un mot. Moi, de
riuimeur, pour des querelles pareilles! Vous ne savez donc pas
que pour une dispute un peu trop vive, survenue entre Grimm
et moi, à l’occasion d’un endroit de la poétique du Pérc de
Famille^ je pris la poétique et les pièces et que je jetai le tout
dans le feu? J’ai chanté très-haut notre Solon, il est vrai, mais
attendez et vous verrez combien de voix se joindront à la mienne.
Vous voyez bien que je réponds à vos dernières lettres. Apn)j)os
de notre Solon^ il fait jouer^à nos beaux esprits et à nos philo-
sophes un rôle bien indécent. Ils sont devenus, par un travers
de tête inconcevable, les défenseurs de la liberté de la presse
et les détracteurs de l’évidence. Il semble qu’ils aient peur ([iie
les maîtres ne se croient pas suffisamment autorisés à les traiter
comme des imposteurs, et à les faire étrangler comme des sédi-
tieux inutiles ou dangereux. Ces gens-là, qui jusqu’à ce jour s(‘
sont pompeusement entre appelés les ])réceptciirs du genre
humain, vont soutenant aujourd’hui que, quelques soins qu’ils se
donnent à éduquer leur disciple, ils iTen feront jamais qu’un sot
enfant.
0 combien la vanité fait dire de sottises ! quelle est la bonne
chose un peu durable qui ne se soit pas faite par l’évidence?
Us crient : l’opinion est la reine du monde, et ils oient toute
autorité à l’évidence qui n’est que l’opinion démontrée vérité.
Parce qu’ils sont les créateurs de l’évidence, ils imaginent
qu’ils sont juges compétents de sa force. Quelle bêtise ! C’est
celui qui est frappé et non celui qui frappe qui est le vrai juge
du coup. Or, ici qui est le frappe ? tous les apôtres du men-
songe. Or, jugeons de la frayeur qu’ils ont de la vérité par
les efforts qu’ils ont faits de tout temps pour l’étouffer, et jeter
les peuples dans l’état d’ignorance et de stupidité. Ne dirait-on
pas qu’un catéchisme politique et moral fût plus difficile à
apprendre qu’un catéchisme religieux? Ne dirait-on pas que si
l’un était aussi populaire que l’autre, il n’y eût pas autant de
danger à -enfreindre l’un que l’autre? On parle beaucoup de
LETTRES A FALCONET. 263
l’intérêt de la vie à venir, et je vois que c’est l’intérêt de la
vie présente qui fait tout. 11 n’y a aucun despote qui eût le
courage de braver l’intérêt général, s’il était évidemment dé-
montré et universellement connu. Mais laissons cela, et pe*'-
inettez-moi de vous reppeler que les Abdéritains appelèrent un
jour Hippocrate pour guérir Démocrite prétendu fou. Si Diderot
eût écrit de Berlin ce que vous faites écrire à M. de la Rivière,
il eût été un maladroit. Mais avec une haute opinion de lui-
même et une grande envie d’arriver à temps, pour coi/seiller
le bien, il se serait tu et se serait avancé vers Moscou à franc
étrier. Faites-vous montrer la lettre où je dis à M. le général
Betzky que je serais à Pélersbourg s'il l’avait aitisi voulu. Je
suis sûr (jue vous entendrez cela tout de suite, et que je n’aural
rien dit que d’honnête. Peut-être aurai-je supposé le général
amoureux, comme moi, et assez juste pour ne pas conseiller
contre son cœur ce ([u’il n’auraît pas lui-même le courage de
l'aire. Il y a si longtemps de cette lettre que je no sais plus ce
que c'est et le général apparemment ne garde pas ces chiffons-
là. Au reste, rassurez-le. Ce ne sont pas les phrases françaises
qui m’auront fait dire une bêtise ; si, par hasard, j’en ai dit
une, il faut la laisser tout entière sur mon compte. Bonjour, mon
Falconet, bonjour. Mademoiselle Collot, travaillez-bien. Laissez la
femme et toutes ses petitesses à la porte de l’atelier. Les bonnes
mœurs et les grands ouvrages répondent à tout. Les envieux
ne vous font des fantômes que pour vous retenir dans la médio-
crité. S’ils y regardaient de bien près, ils verraient que la
décence n’est que le prétexte de leur discours. Combien d’ac-
tions malhonnêtes dont ils ne parlent point, parce qu’elles
déshonorent ! Combien d’indifférentes qu’ils appellent mal-
honnêtes, parce qu’elles conduisent ceux qui s’élèvent au-
dessus du préjugé à l’opulence et à la considération! On
permet au vice de regarder la nature, et on le défend au talent.
Pour Dieu, ne donnez pas là dedans. Mille femmes lascives se
feront promener en carrosse sur le bord de la rivière pour y
voir des hommes nus, et une femme de génie n’aura pas la
liberté d’en faire déshabiller un pour .son instruction ? Je me
réjouis de vos progrès. Si ma fille avait obtenu les récompenses
que vous avez méritées, je n’en serais pas plus sensiblement
touché.
264
LETTRES A FALCONET.
Comme je vous aurais serrée ei\tre mes bras, si j’avais été
à côté de vous lorsque les bienfaits de l’impératrice vinrent à
vous! Combien j’en aurais pleuré de joie ! Mais dites-moi donc
si vous êtes heureuse. Dites-moi donc que les raisons par les-
quelles je cherchais à vous rassurer un certain soir, sur le
rempart, étaient bonnes. S’il arrive qu’un homme soit pris au
même piège qu’un loup, et qu’il tombe dans la même fosse,
c’est le loup qui a peur. La fosse, c’est la Russie ; et le loup?
mais le loup, je crois que c’est Falconet. Mon ami, si vous ne
faites pas le bonheur de. cette enfant qui vous a suivi au diable
et que je l’apprenne, prenez-y garde. Je ne vous le pardonne-
rais de ma vie. J’ai pensé me faire cent querelles pour avoir osé
soutenir que vous n’étiez pas époux. Ils le voulaient tous, ils
en étaient sûrs. A cela je rte répondais qu’une chose, c’est que
je l’ignorais, et j’en concluais fermement qu’il n’en était rien.
Être si contente que le p^mier buste que vous m’avez
envoyé ait été gâté, c’est s’engager à m’en envoyer un autre
et à prendre de meilleures précautions pour qu’il ne se gâte
pas. Entendez-vous? Mais je n’ai point dit que je n’irai point
faire un tour dans votre atelier. Ou je me trompe fort, ou j’ai
dit tout le contraire, et vous n’avez point de mauvaises raisons
à prendre en pitié 1 Mais pour Dieu, laissez-moi achever ma
besogne.
, Je vous aime tous les deux comme vous désirez de l’étre.
Je vous embrasse bien tendrement. II est difficile que la souve-
raine soit plus grande et plus aimable que nous ne l’imaginions.
Cela se peut pourtant.
Segnîus irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus, et quæ
Ipse sibi tradit spectator ^
Connaissez-vous un nommé Allegrain? Ehbien, cet Allegrain,
dont je n’avais jamais entendu parler, vient de faire une Vénus
au bain qui fait l’admiration, même des maîtres de l’art
1. Horace, Êpitre aux Pisons, vers 180-182.
2. Au Louvre (sculpture moderne). Le catalogue l’intitule : Une baigneuse
(n'^ 276), mais sur le socle est inscrit le nom de Vénus.
LETTRES A FALCONET. 265
Connaissez-vous un nommé Guyart ? C’est une tête chaude
et rustique. Je Taime. I) m’a semblé qu’il avait l’âme fière et
haute. Il revient de Rome, et il travaille à son morceau de ré-
Cipption. C’est un Mars en repos; il est couché le coude appuyé
sur son bouclier. Il relève sa tête et semble dire : Qu’eniends-je
là? (( Sacredieu, ne me faites pas lever. »
C’est son discours et son idée. Il faut voir comment cela
sera rendu.
Notre patriarche de Voltaire jjent de faire ses pàques, au
grand scandale et des dévots et des impies.
Il pleut des livres incrédules. C’est un feu roulant qui crible
le sanctuaire de toutes parts. II me semble qu’il n’y avait
qu’une bonne page à faire. C’est une exposition pure et simple
du dogme et de la morale, avec cette petite interrogation à la
fin : « Eh bien, voilà donc ce que vous voulez que je croie? »
Je me tiens en repos. Je crains les convulsions dernières d’uhie
bête féroce blessée à mort.
L’intolérance du gouvernement s’accroît de jour en jour.
Cn dirait que c’est un projet formé d’éteindre ici les lettres, de
ruiner le commerce de librairie et de nous réduire à la besace
et à la stupidité. Tous les manuscrits s’en vont en Hollande, ou
les auteurs ne tarderont pas à se rendre. Ils ont fait naître une
contrebande de livres où il y a dix fois plus à gagner que sur les
indiennes, le tabac et le sel. Ils dépensent des sommes im-»
menses pour nous faire acheter des brochures à un prix fou,
méthode sûre pour ruiner l’État et le particulier. Le Christia-
nisme dévoilé s’est vendu jusqu’à quatre louis.
Bonjour, bonjour, portez-vous bien, et recevez les amitiés
de la mère et de l’enfant qui me chargent de vous les pré-
senter.
Point de gendre encore, mon ami. Il n’appartient pas à un
enfant d’en faire et moins encore d’en élever. Laissons former
le corps et la raison. Les arbres qu’on fait porter trop tôt don-
nent des fruits sans saveur et ne durent pas. Et puis, pourquoi
hâter, pour un enfant qu’on aime, les grands soucis de la vie?
Être mère, ce n’est rien, dans l’état de nature; c’est une terrible
affaire dans l’état de société. Je ne fais pas un pas sans voir des
enfants menés à la lisière par des femmes à qui il en faudrait
donner commencer par la mère de mon enfant.
266
LETTRES a FAï.CONET.
Continuez à me chérir comme vous faites et disposez de
moi. Réponse sur V affaire RitlhièreH : mais par voie et moyen
sûrs.
Autre chose. 11 y a ici un pauvre sculpteur, plus qu’octo-
génaire, et dans la plus affreuse misère. Imaginez ce que c’est
que la misère à cet 4ge! Il s’appelle Simon. 11 suivit le czar
Pierre. Il travailla et beaucoup. Le czar mourut. Le gouverne-
ment changea. Il fut obligé de s’enfuir sans être payé. Je vous
envoie son mémoire, tel qu’il me l’a remis. Voyez s’il y a lieu
à quelque justice. Pour la commisération, jamais occasion ne
fut plus belle. Mais il faut toute la bonté de votre âme,
toute votre amitié, toute votre sensibilité pour entamer cette
affaire.
Catherine seconde et le czâr Pierre se touchent, mais rap-
peler à Tune des cours ce qui s’est passé sous l’autre, c’est jeter
la ligne au fond du lleuve Léthé. Quoi qu’il en soit, me voilà
quitte du spectacle hideux du pauvre Simon, qui m’a poursuivi
jusqu’à présent, et des sollicitations continues de la bonnt‘
Diderot, qui fait aller les choses comme son cœur et sa
tête, et qui croit aussi ferme en votre bienfaisance qu’en celle
de Dieu. Mon ami, lisez au moins le mémoire du pauvre Simon,
et dites m’en un petit mot dans votre première réponse, afni
que le malheureux voie que je ne l’ai pas oublié, et que 'ma
femme se taise, s’il se peut.
Voilà deux lettres que je vous prie, mon ami, d’envoyer à
leur adresse.
XVI
llonjour, bons amis, bonjour. Comment vous portez-vous
tous les deux? Vous occupez-vous toujours de votre bonheur
réciproque? Avez-vous toujours la meme estime, la même amitié
Tun pour l’autre? Mes amis, surtout, songez que nous sommes
tous sortis du fourneau de nature avec un coup de feu, une
fêlure. Cette nature est bien bizarre, elle commence son ouvrage
comme si elle s’était proposé un chef-d’œuvre, puis, cirac, par
2G7
LETTRES A FALCO N ET.
uu caprice, un tour d’esprit brusque, elle donne l’entorse à
quelque partie. Son ouvrage le plus parfait est celui qui a le
moins de défauts.
Mon Falconet, tenez à M*'** Collot la promesse que je lui
taisais, un soir, quelques jours avant votre départ. Comme
elle était incertaine! comme elle pleurait! et moi je lui disais
que, par votre séjour seul dans une terre étranger^, vous vous
deviendriez plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre.
On ne me laisse qu’un moment^mur vous assurer que je
vous aime do tout mon cœur, et je me hâte de vous dire oui, je
vous aime autant que si je n’avais point cessé d’être à côté d(‘
vous. Si vous ne me croyez pas, c’est que vous n’avez pas au
fond de vos cœurs l’assurance de mes sentiments pour vous et
que vous ôtes deux ingrats.
Je retourne souvent dans la petite maison, et j’ai toujours
du plaisir à me rappeler les moments doux que nous y avons
passés. iNe nous y reverrons-nous donc plus! J’ai saccagé cette
année tous les bouquets! Oh! les belles pôches! les lielles
prunes !
Combien j’aurai de pommes et de poires! Ce ne seront pas
les feuilles, ce sera la multitude des grappes de raisins qui,
pressées, entassées les unes sur les autres, feront ombre sous ]v
berceau.
Hélas! je jouirai de cela tout seul. Le figuier qui nous don-
nait de si bonnes, de si grosses figues, est mort.
Mademoiselle, j’ai huit cents francs à vous. Que faut-il que
j’en fasse? S’ils doivent être employés à des emplettes à votre
usage, songez que le moment favorable est celui d’un long
deuil.
Mon ami, j’attends toujours ta réponse à certains articles de
ma dernière lettre. Ne dilTèrc pas davantage.
Vous connaissez sans doute le cabinet de tableaux et la
bibliothèque de Gaignat.
il est mort, cet homme singulier qui avait ramassé tant de
belles choses en littérature, sans presque savoir lire, tant de belles
choses dans les arts, sans y voir plus clair qu’un quinze-vingt.
Eh bien, je ne désespérerais pas d’acquérir ces deux précieuses
collections, dont l’une ne se referait pas en un siècle et dont
l’autre serait impossible à refaire, quelque temps et quelque
268 LETTRES A FALCONET,
argent qu’on y mît, parce qu’il faudrait encore être servi par
(les circonstances qui ne se retrouvent pas. J’en écris à M. le
général Betzky. Dites-lui, je vous prie, qu’il n’y a pas un mo-
ment à perdre, si nous ne voulons pas être croisés par des
nuées de concurrents régnicoles et étrangers. Je leur fais passer
par la personne quNvous remettra cette lettre le catalogue des
livres du comte de Lauraguais. Ce Lauraguais est homme à jeter
à la tête du premier venu la bible de Mayence, tous les Italiens
et tous les Grecs et tous les Latins du monde, s’il manque d’ar-
gent et que la fantaisie lui prenne d’une chanteuse italienne ou
d’une sauteuse anglaise. Donnez avis de cet envoi à M. de la
Fermière.
Adieu, mes amis, adieu. Il n’y a là que quelques lignes, et
c’est bien contre mon usage'et mon gré; car je n’aime rien tant
que bavarder avec mes amis, et vous en savez quelque chose.
Mademoiselle Victoire, puisque vous savez que le premier plâtre
de Sa Majesté Impériale que vous m’avez envoyé a été gâté,
vous ne pouvez pas ignorer ce que j’attends de votre amitié.
Je vous prie de dire à M. de Soltikoff que les maîtres con-
tinuent à me rendre les meilleurs témoignages des élèves,
qu’ils sont honnêtes et assidus, qu’ils gardent leurs mœurs,
emploient bien leur temps et acquièrent du talent.
Je vous embrasse bien tendrement tous les deux. Lorsque
vous aurez occasion de porter votre hommage aux pieds de l’im-
pératrice, joignez-y le mien.
A propos, je me rappelle qu’il pourrait bien y-avoir dans
ma dernière lettre quelque vivacité qui vous aura contristé. Je
ne sais plus ce que c’est, et j’espère que vous l’aurez oublié
comme moi.
S’il plaisait à M. Grimm de me restituer mes papiers, vous
auriez la connaissance la plus complète du dernier Salon et la
matière de cinquante lectures agréables à l’Académie. Mais
il faut croire que cela me reviendra, et que je m’acquitterai
envers vous.
Bonjour, bonjour encore, mille embrassements du père, de
la mère et de l’enfant.
Ce 18 Juillet 1768.
LETTRES A FALCONET,
269
XVII
Paris, 6 septembre 1768.
Nous sommes de fort honnêtes gens, tous les deux; nous
avons les mêmes principes de morale et une conduite fort
diverse. G*est que les principes soné^une affaire de jugement,
el que la conduite est une affaire de caractère. Mon ami, mon
bon ami, prenez-y garde. Le bonheur de votre vie est aban-
donné à la discrétion des méchants. Il n’en est pas ainsi du
mien. Je le tiens dans ma main, et je défie tous les ingrats,
tous les médisants, tous les calomniateurs, tous les curieux,
tous les scélérats de ce monde de me l’arracher. Le despote le
plus puissant de la terre est le maître de ma vie, de ma for-
tune, de ma liberté; mais non de mon honneur et de ma répu-
tation. J’ai la plus haute confiance dans la vertu, le talent et la
probité, et jusqu’à présent cette confiance n’a point été trom-
pée; et si un méchant pouvait jamais réussir à faire passer un
habile homme pour un sot, un homme vertueux pour un de ses
semblables, où en serait l’univers? J’ai été attaqué dans ma
famille, dans mes mœurs, dans mes liaisons, dans mes amis,
dans mes ouvrages; qu’ai-je fait? Je me suis tu. J’en ai appelé
de ma vie passée à ma conduite présente, à ma conduite à
venir, et l’ignominie qu’on me jetait a rejailli d’elle-même sur
mes amis, et ils en sont demeurés couverts. Rousseau, Jean-
Jacques Rousseau, cet homme le plus honoré des gens de lettres
pour sa prétendue probité, le plus dangereux par son éloquence,
le plus adroit dans ses vengeances, le plus redoutable par la
multitude de ses enthousiastes, le plus intime et le plus ancien
de mes amis, par une perfidie aussi cruelle que lâche, se sert
de l’aveu même des services de toute espèce que je lui ai ren-
dus pendant un intervalle de vingt ans pour accréditer aux
yeux du public des noirceurs dont il m’accuse contre le témoi-
gnage de sa conscience ; et il n’a garde de spécifier ces noir-
ceurs ; mais par des expressions vagues et fortes, il abandonne
à l’imagination échauffée du lecteur le soin de les exagérer. Il
270 LETTRES A FALCONET.
inc connaît, il sait que quelque chose quTl invente, qu*il con-
irouve, qu’il dise, qu’il fasse, je ne donnerai jamais au public
le scandaleux spectacle de deux amis qui se dt^chirent; que je
me respecterai moi-niôme ; que je respecterai d’honnêtes gens
qui me sont chers, et que ma défense compromettrait. En un
mot, plus lâche eimore que cruel, il sait que je garderai le
silence. JeTai gardé. Qu’en est-il arrivé? II a perdu tous nos
amis communs. Je lésai tous conservés. 11 me révère, malgré
lui. 11 ne peut même s’en taire; il me regrette. Je le méprise,
et je le plains. Il porte le remords et la honte le suit. Il mène
une vie malheureuse et vagabonde. 11 est seul avec lui-même.
Au inilieu/les acclamations flatteuses qui se font encore entendre,
il est obligé de s’avouer des indignités, de se détester. Je vis
aimé, estimé, j’ose même ^ire honoré de mes concitoyens et
des étrangers, tandis que sa querelle avec Hume le démasque
et le montre. Les bienfaits de la grande impératrice font retentir
avec transports mon nom, son éloge et le mien. Le bruit en
vient aux oreilles du perfide, et il s’en mord les lèvres de rage.
Ses jours sont tristes, ses nuits sont inquiètes. Je dors paisible-
jîienl tandis qu’il soupire, qu’il pleure peut-être et qu’il se
tourmente et se ronge. C’est, mon ami, que la méchanceté n’a
que son moment. C’est qu'il faut tôt ou tard que la peine boi-
teuse atteigne le coupable qui fuit devant elle. C’est que le
temps suscite un vengeur à la vej*tu ; et ce vengeur, il est près
(le nous, il est loin, dans un grenier obscur, sur un trône, à
Paris, à Saint-Pétersbourg, je ne sais où ; mais il ne manque
jamais de paraître. TI ne s’agit (pie d’attendre. J’ai attendu, il
a paru, et le même moment nous a vengi'vs, toi des injustices
(le ton pays, moi de la perfidie d’un ami. Cher ami, profite de
cette leçon, laisse faire les méchants; fais le bien. Attends, et
sois heureux. Si j’étais encore en lice avec Jean-Jacques, comme
lu n’aurais pas manqué de faire à ma place, qu’en serait-il
arrivé? Que nous serions restés tous les deux sur le champ de
bataille^ criblés de blessures, tristes objets de la douleur d’un
petit nombre de gens do bien amis de nos talents, passe-temps
délicieux de la multitude jalouse de nos vertus, et toujours
enchantée que le mérite soit dégradé et que l’opprobre s’étende.
Si tu ne te méfies pas de ton premier mouvement, tu te trou-
veras engagé dans quelque misérable querelle qui disposera du
LETTRES A FALCO N ET.
271
bonheur de ta vie. Alors tu te souviendras de ma prédiction et
tu t’écrieras ; O Diderot, Diderot, il ne faut jamais répondre que
par des actions! Les actions se remarquent. On s’enquiert, et le
tort revient à celui qui l’a mérité.
Eli bien! jeune amie, un Fontaine prétend qu’il a fait vos
deux têtes ; enfermez-vous dans votre atelier, que le Fontaine
n’y mette pas le pied. Faites une tête plus belle que celle qu’il
s’approprie, et cette tête dira plus fortement que vous que
Fontaine est un imposteur; et qu’importe que vous aye^ lu,
admiré cent fois la fable des abeilles et des guêpes, si vous n’en
profitez pas ! Lorsque mon Falconet écrit au Fontaine que son
czar pourrait bien passer pour son ouvrage, sa bêtise me fait
sourire; et tu crois, mon ami, qu’il dépend de to-:, de Fontaine,
de quelques sots, d’un Russe, de toutes les Russies de faire le
maître de l’écolier et l’écolier du maître. Tu me dis bien nette-
ment que les Russes sont des brutes, tu les condamnes à rester
brutes t^^jamais, et tu oublies que les vrais juges de Falconet
sont ici, sont partout oii tes ouvrages sont connus, partout où
l’on prononce le mot ciseau, même à Pétersbourg. L’impéra-
trice n’aurait eu qu’à faire de sa lèvre le mouvement du mépris,
le Retzky hausser les épaules; et le Fontaine s’en serait retourné
tout doucement à sa place et à son tablier. Tu captes le mo-
ment, mon ami, tu embrasses la multitude; tues pourtant bien
fait pourvoir plus loin, et l’en rapporter à de meilleurs juges.
C’était le Goldoni qui avait fait mon Fils naturel. Sans Grimm,
mon ami, jamais je n’aurais fait le Pàre de Famille, Je serais
écrasé sous le fardeau de V Encyclopédie, si d’Alembert se reti-
rait. Voilà ce qu’ils ont crié sur les toits. Qui est-ce qui les a
crus ?
J’avais retiré de la misère un jeune littérateur qui n’était
pas sans talent ; je l’avais nourri, logé, chauffé, vêtu pendant
])lusieurs années. Le premier essai de ce talent que j’avais cul-
tivé, ce fut une satire contre les miens et moi. Le libraire, que
je ne connaissais pas, plus honnête que l’auteur, m’envoya les
épreuves et me proposa de supprimer l’ouvrage. Je n’eus garde
d’accepter cette offre. La satme parut. L’auteur eut l’impudence
de m’en apporter lui-même le premier exemplaire. Je me con-
tentai de lui dire : « Vous êtes un ingrat. Un autre que moi vous
ferait jeter par les fenêtres, mais je vous sais gré de m’avoir
272 LETTRES A FALCONEt.
bien connu. Reprenez votre ouvrage et portez-le à mes enne-
mis, à ce vieux duc d’Orléans qui demeure de l’autre côté de
ma rue. » J'habitais alors l’Ëstrapade. La fin de tout ceci, c’est
que je lui adressai, moi-même contre, moi, un placet au duc
d’Orléans, que le vieux fanatique lui donna cinquante louis,
que la chose se sut, et que le protecteur resta bien ridicule, et
le protégé bien vil. Bonne amie, si Fontaine a fait votre buste
de Falconet, il a fait aussi le mien et celui de Préville. Bon
ami, si Fontaine a fait votre monument, il a donc fait aussi le
mausolée de Le Moyne. Allez, vous êtes des enfants.
Concluez de là que je pereiste à désapprouver votre conduite
avec M. de la Rivière, même en lui supposant les sottises dont
vous l’accusez, et que je n’approme pas davantage la manière
dont vous punissez l’iudiscrétjon, la puérilité fausse ou réelle de
Fontaine. Le Moyne, qui vous aime presque aussi tendrement
que moi, se démène, se tourmente, se désole et crie. Est-il pos-
sible qu’on se coupe un l)ras pour si peu de chose ! ^e lui ai
remis votre billet et une des copies de la lettre que vous avez
écrite à Fontaine. 11 ne conçoit pas comment, avec d’aussi fortes
raisons de vous en plaindre, vous ayez gardé a\ec lui tant de
modération. Tout bien considéré, il valait mieux s’expliquer de
vive voix que de lui mettre en poche une apologie d’après
laquelle on est autorisé à penser de vous, de M"* Collot et de lui,
tout ce qu’il lui plaira de débiter. Vous peuplez Pétersbourg
d’idiots et de méchants, et vous croyez apparemment que deux
ou trois hivers les ont tués à Paris comme des chenilles. La
vivacité de votre billet et la douceur de votre lettre brouillent la
tète de Le Moyne. En effet, c’est une contradiction qui ne s’ex-
plique pas.
C’est dans ces circonstances que je regrette vraiment de n’ôtre
pas à Pétersbourg. Combien de choses que j’ai la vanité, bien
ou mal placée, de croire que vous ne feriez pas !
■ Encore un mot sur M. de la Rivière, pour n’y plus revenir.
M. d^ la Rivière fait imprimer un ouvrage sur lequel la pusilla-
nimité du magistrat, accrue de la diversité des jugements de
ses censeurs, ne savait quel parti prendre. L’affaire est renvoyée
clandestinement à mon quatrième étage. Je lis, j’approuve, et
le livre parait. M. de la Rivière m’était alors inconnu. Dans ces
entrefaites, M. de Stakelberg, envoyé de la cour de Russie en
LETTRES A FALCONET.
273
Espagne, s’arrête à Paris. Il témoigne à l'abbé Raynal le désir de
conférer avec quelque homme instruit des choses de politique,
de gouvernement et d’administration. M. de la Rivière lui est
présenté. Comme la nouveauté et le long enchaînement des
principes dü philosophe les rendaient difficiles à saisir pour
l’ambassadeur, celui-ci demanda et obtint que son' instituteur
rédigerait ses leçons par écrit. Il en résulta un Mémoire qui fut
envoyé à Pétersbourg, et sur lequel on y désira la présence de
M. de la Rivière. Le prince de Galitzin entama cette négociation.
II y eut chez le ministre et dans la petite maison du sculpteur
plusieurs entrevues secrètes à l’une desquelles j’assistai, et je
vis M. de la Rivière pour la première fois de ma vie. Je ne
dissimulerai pas la satisfaction que j’eus de me trouver avec
l’auteur d’un ouvrage que j’avais approuvé, et d’une apologie de
son administration de la Martinique, qui s’était répandue ma-
nuscrite, et qui avait fait un honneur infini à ses vues, à sa
sagesse et à sou intégrité.
J’ignorais encore ce qu’on voulait faire de cet homme ; mais,
en attendant, je m’éclairais sur une infinité de questions dont je
m’étais plusieurs fois occupé, dont j’avais entendu sans fruit
disputer les meilleurs esprits, et que j’avais été tenté d’aban-
donner comme n’ayant ni rives ni fond. J’admirais la certitude
et la fécondité de ses principes, la manière facile dont ils se
pliaient aux plus fortes difficultés, et la simplicité avec laquelle
mes objections se résolvaient. Tout est écrit dans son livre ; mais
c’est pour ceux qui savent lire. Ce fut alors que le mystère de
son voyage me fut révélé. J’encourageai le philosophe à partir,
par intérêt pour lui-même, par attachement pour le prince, et
par le dévouement le plus entier à tout ce qui porte le moindre
caractère du désir de notre souveraine. M. de la Rivière devait
prétexter le dessein de voyager et de s’instruire, aller seul,
parcourir la Hollande, l’Angleterre, l'Allemagne, la Suède, le
Danemark, la Pologne et arriver fortuitement en Russie. Les
choses s’arrangèrent tout autrement, au grand dépit du prince
de Galitzin. Je présume que celui-ci n’a rien fait de son chef.
Quant à moi, je n’ai d’autre part, soit au voyage de M. de la
Rivière, soit aux arrangements qui l’ont précédé, que quelques
lettres de recommandation que mon cœur et mon estime me
dictèrent très-fortes. Un de mes souhaits, c’est que ces lettres
18 .
xvin.
LETTRES A FALCONET.
274
passent à la postérité. Elles attesteront combien j’avais gagné
mon siècle de vitesse. Falconet, souvenez-vous de ce que je vais
vous dire. Tout ce qui se fera de bien, ici ou ailleurs, se fera
d’après ses principes. Le Montesquieu a connu les maladies,
celui-ci a indiqué les remèdes, et il n’y a de vrais remèdes que
ceux qu’il indiquent Ceux qui affectent de soutenir le contraire
sont, ou des gens de mauvaise foi, ou des morveux qui pro-
noncent sur tout, et n’ont profondément réfléchi sur rien.
N’est-ce pas une honte que d’entendre des philosophes décrier
1 eVidence? S’est-il fait dans aucun temps, chez aucune nation,
chez aucun peuple quelque chose de bien que par la lumière ?
Si l’évidence n’est rien, que sont les créateurs de l’évidence ?
Des bavards importuns plus inutiles et plus méprisables que les
derniers des citoyens ? En professant eux-meines leur nullité,
craignent-ils que le magistrat ne soit pas suffisamment autorisé
à les faire étrangler ? Ils disent que l’opinion est la reine du
monde, et ils nient que la vérité, qui n’est que l’opinion démon-
trée, accrue de la force de l’expérience et de la raison, puisse
quelque chose 1 Ils oublient que ce n’est que par la lumière que
les mauvais usages ont passé, que les mauvaises lois se sont
abolies, que les préjugés se sont affaiblis, que les législations se
sont rectifiées, que les nerfs de la superstition ont été coupés,
que les fureurs du despotime se sont tempérées; en un mot que
les nations barbares se sont avancées peu à peu à un état plus
policé. Ils ne se sont jamais demandé pourquoi tant de révolu-
tions, tant de troubles, tant d’épées tirées, tant de sang répandu,
sans aucun avantage pour l’espèce humaine. Jamais ils ne se
sont répondu; c’est qu’on était mal et qu’on ignorait comment
se mettre mieux. Ils prêchent sans cesse la liberté de la presse,
et ils ne voient pas que celui qui est en même temps défenseur
de la liberté de la presse et détracteur de l’évidence est le plus
absurde de tous les hommes. Ils ne voient pas, s’ils ont raison,
que le philosophe est un imbécile de vouloir parler, et que le
souverain qui l’en empêche est un autre imbécile de le faire
taire. Ils ne voient pas que, dans cette contrée même, le géant
à quatre cent mille bras reste immobile lorsqu’il redoute la ré-
clamation générale. Ils ne savent ce que c’est que la force d’un
corps de propriétaires maîtres de la subsistance d’un État, et
d’une nation où il y aurait seulement dix mille hommes assez
LETTRES A FALCONEÏ.
273
instruits et assez libres de publier leurs pensées, pour tirer cette
dernière consé:juence toujours réelle d’un mauvais édit : Donc tu
nous ordonnes d’arracher nos vignes et de brûler nos moissons.
Que le plus intrépide des despotes ordonne seulement la suspen-
sion des exercices publics religieux! Ils n’ontpas la premièreidée
d’une nation à qui l’on aurait fait sucer avec le lait le vrai caté-
chisme politique. Ce sont des aveugles qui parlent de la lumière,
comme les esclaves de la liberté. Ils n’ont et ne peuvent avoir
le sentiment de son énergie. Qu’ils traversent seulement la
Manche, et ils apprécieront la difl’érence d’un peuple qui con-
naît son intérêt général et d’un peuple qui l’ignore. Créateurs
de l’évidence, ils se croient les vrais juges de sa force. C’est à
celui qui est frappé et non à celui qui frappe qu’il appartient
d’apprécier la violence du coup. Qu’ils jugent donc du coup par
les cris des tyrans, des fauteurs de la tyrannie, des prédicateurs
du mensonge, par leurs chaînes, leurs bûchers et leurs cachois ;
chaînes, bûchers, cachots, avec lesquels ils n’ont jamais pu
soutenir l’erreur, et ils détruiront la vérité 1 et ils en arrêteront
les effets ! Pardonnez-moi, mon ami, cette excursion. C est que
de tous les principes de M. de la Rivière, celui de 1 évidence
est le seul qu’ont ait jusqu’à présent attaqué... L’agresseur,
l’abbé de Mably, est un grave personnage qu’un enfant, le fils
de M. de Lavauguyon, a culbuté comme un capucin de cartes.
Depuis ce moment les autres, ne kisccre quidem audent. 11 ne
s’agit pas de glisser furtivement un mot, une satire ; il faut se
montrer. Si vous n’aviez rien de mieux à faire, je vous dirais :
Prends le livre, lis, attaque, et, quoique je ne sois qu’un néophyte,
je me charge de te répondre; mais à la condition que celui des
deux qui se jettera dans les généralités du scepticisme aura tort,
ipso facto. Les hypotyposes de Sextus Empiricus ne sont bonnes
qu’à amuser des enfants, et à provoquer l’expectoration sur les
bancs de l’école, et surtout lorsqu’un homme vous soutiendra
que les nations sont abandonnées sans ressource aux memonges,
à la force et aux passions, et que vous lui aurez demandé à quoi
bon tant d’expériences, tant de méditations, tant d’écrits ; s’il
vous répond : A policer les mœurs, riez-lui au nez ; car, sans
s’en apercevoir, il vous accordera précisément ce que vous lui
demandez, et comme l’instituteur des théatins, après avoir or-
donné qu’ils seraient habillés de blanc, il écrira en marge :
276 LETTRES A FALCONET.
C’est-à-dire de noir. Bonne plaisanterie de l’homme de Genève.
A présent, rappelez-vous votre maxime : qu’il faut bien savoir
pour bien juger ^ et ne m’accusez plus du voyage de M. de la
Rivière à Pétersbourg. Quoi qu’il en soit, il est bien extraordi-
naire que cet homme ait eu une rétention d’impertinences de
cinquante ans, qu’il Soit allé évacuer à Pétersbourg. Il ne se
plaint, ni de son séjour, ni de son renvoi, et il ne m’a Jamais
parlé de l’impératrice que dans les termes qu’il me convenait
d’entendre, ceux du respect et de la vénération ; n’ayant d’autre
regret que d’avoir été inutile. Cela est bien sage pour un fou,
cela est bien modéré pour un mécontent. On a lieu de se croire
honorablement traité, quand on reçoit plus qu’on ne croit avoir
mérité. Nous en sommes là.
Après ce préambule, j’espère que je répondrai de suite à vos
cinq ou six lettres, à commencer par celle du 31 mai.
Que je ne m’attende pas à vingt pages? Je vois, mon ami, que
le temps ne vous dure pas, quand vous m’écrivez. Depuis trois
mois j’en ai reçu plus de quarante. Aimez-moi autant que je
vous aime, écrivez-moi le plus souvent et le plus que vous
pourrez. Je suis en fonds. J’ai de quoi m’acquitter. 11 semble
qu’on soit moins sûr de l’existence et des sentiments de ceux
qui nous sont chers, à proportion de l’intervalle qui nous en
sépare. La surprise entre pour quelque chose dans le plaisir de
recevoir de leurs nouvelles. On se dit au fond du cœur : Il vit !
il pense à moi ! il m’écrit ! il m’aime toujours.
Vous ne lisez plus, et vous avez toujours la folie d' acquérir
des livres. C’est que vous vous proprosez de compenser un jour
le temps perdu. Il y a vingt ans que je me repais de cette
chimère. Ma bibliothèque, ou plutôt celle de l’impératrice,
s’augmente de jour en jour; et mes lumières ne s’étendent pas.
Je m’en console quelquefois en imaginant qu’un homme de
génie n’a presque pas besoin de lire.
Cela n’est peut-être pas si faux qu’il le parait. 11 n’y a de
plat là dedans que la trop bonne opinion qu’on a de soi. Mais
dans les occasions où il faut se dépriser à ses propres yeux ou
se surfaire, le dernier parti est le plus doux.
C’est donc le Dévoilé, V Imposture sacerdotale, la Théologie
portative, les Prêtres démasqués, les Trois imposteurs, le Phi-
losophe militaire, le Catéchumène, les Lettres à Séréna, les
LETTRES A FALGONET. 277
Lettres à Eugénie^ le dîner de Boulaimilliers^ la Contagion
sacrée^ ^ qu*il vous faut? Ne vous ai-je pas dit que, grâce à une
intolérance ridicule et ruineuse, tous nos manuscrits passaient
en Hollande et n’en revenaient imprimés qu’â des prix exop-
bilants? C’est un plaisir comme on achemine les lettres et la
librairie à leur totale extinction. Cela n’empêche pas qu’un
grand homme d’État ne professe publiquement que les hommes
ne sont malheureux que depuis qu’ils sont éclairés. Je ne crois
pas que notre impératrice soit tout à fait de cet avis. En tout
cas, si cet Omar projette un jour Tincendie de la Bibliothèque
royale, je lui ferai proposer de nous la vendre.
Votre atelier est-il bien, mais bien fermé? Mieux q»’e vos
livres? Je vous en félicite, autant pour l’emploi de votre temps
que pour la sécurité de votre repos. On a dit qu’un sot ouvrait
quelquefois un avis important. Depuis que je suis au monde,
je n’ai pas encore eu le bonheur de recevoir un de ces avis- là.
Autant les grands princes ont d’influence sur les sciences et
les arts, aussi peu ils en ont sur les mœurs. Le progrès des
sciences et des arts tient à l’encouragement, à l’éloge, aux
honneurs et à la récompense. L’amélioration des mœurs tient à
la bonne législation. Tout autre ressort n’est que momentané.
Partout où la loi de nature, la loi civile et la loi religieuse seront
en contradiction, ces lois successivement enfreintes seront toutes
les trois méprisées; il n’y aura ni hommes, ni citoyens, ni
croyants. C’est de là que naît la difficulté, pour ne pas dire
l’impossibilité de donner des mœurs à aucune contrée de l’Eu-
rope. Le pays où il y aura le moins de choses faites sera le
plus avancé. J’aimerais mieux avoir à policer des sauvages que
des Russes, et des Russes que des Anglais, des Français, des
Espagnols ou des Portugais. Je trouverais au moins chez les
premiers l’aire à peu près nettoyée.
Que Dieu bénisse le ministre qui seconde si bien l’intention
de sa souveraine.
Courage, belle amie, donnez-lui bien du chagrin, vous n’avez
l.Sauf le Catéchumène et le Dîner du comte de Boulainvilliers, qui sont de Vol-
taire, et le Traité des trois imposteurs, dont une édition venait de paraître sous la
rubrique de Yverdon, 1768, tous les livres cités ici sont traduits ou imités de
Tanglais, do Toland, par d'Holbach et Naigeon. V. le Dict. des anonymes de
Sarbicr.
278
LETTRES A FALCONET.
pas affaire à un ingrat. Eh bien, bourreau, tu l’as donc entendue,
cette voix! Si tu aimais autant l’éloge que tu crains le blâme,
tu serais aussi flatté de transmettre à la postérité une belle
chose qu’effrayé de lui transmettre une sottise. Le concert loin-
tain frapperait aussi délicieusement ton oreille qu’elle le fut
cruellement du bruit des huées à venir. Conviens donc, mon
ami, que j’ai deux puissants ressorts pour faire le bien et qu’il
t’en manque un. Conviens que le reproche ne pénétrant pas plus
le silence de la tombe que l’éloge, ton aveu renverse une bonne
moitié de tes objections.
Les deux cahiers où je m’accusais d’avoir un peu oublié ma
bonhomie sont les derniers que je vous remis en parlant. J’ai
tout dit, et vous avez essuyé le non plus ultra de ma méchanceté,
qui n’est pas grande. Je tire îïuelquefois mes ongles, mais aus-
sitôt ils rentrent dans leurs étuis, et je fais patte de velours.
J’insérerai de mon mieux vos additions que Prault ne m’avait
point remises, et que vous avez bien fait de m’envoyer.
Votre épître à Voltaire est fort bonne. La réponse est sèche
et polie.
Celui que j’aime, celui qui a la mollesse des contours de la
femme, et, quand il lui plaît, les muscles de l’homme ; ce com-
posé rare de la Vénus de Médicis et du Gladiateur, mon Her-
maphrodite, vous l’avez deviné, c’est Grimm.
Oh ! j’en conviens, rien n’était plus aisé que S’endormir et
de bercer notre voyageur. 11 est si simple! Mais il me semble
que si, laissant à part les ridicules de ses compagnons de voyage
et même les siens, on lui eût enjoint de parcourir l’empire, de
faire ses observations sur la population et la nature des pro-
vinces... Mais laissons cela. Cet homme est un homme rare;
c’est moi qui vous le dis. Il est à Paris. J’en fais plus de cas que
du Montesquieu. Je vous en dirais les raisons, si le prince de
Galitzin ne les avait exposées assez en détail, et aussi bien que
je le saurais faire; et ne croyez pas que je sois le seul de mon
avis. Mon ami, vous n’avez pas assez lu son ouvrage. Ses prin-
cipes seront adoptés par ceux mêmes qui les combattent le plus
fortement, et nous sommes encore assez jeunes pour voir le
mérite de ses sectateurs rabaissé par le reproche de plagiat
qu’on ne manquera pas de leur faire.
Il s’agissait d’apprécier la dépense. Il écrivit à Moscou qu’ils
279
LETTRES A FALGONET.
étaient six maîtres] vous voyez du reste que maîtres se prend
ici en opposition à valet. Je n’entends rien à vos quarante mille
écus. Je sais qu’on lui avait abandonné toute une colonie à
dévaster, et qu’il est revenu les mains nettes, ce que nou^
appelons être un honnête homme, et ce qu’on appelle à la cour
être un sot. II pourra lui échapper de dire : iin homme comme
moi^ parce que nous sommes bien tentés de nous surfaire,
lorsqu’on ne nous apprécie pas ce que nous croyons valoir, et
que rien ne révolte autant que 1^ mépris; c’est alors qu’il est
dilTicile d’être modeste, et que Dieu ait en sa sainte garde ceux
qui n’attendent pas toujours qu’on les rabaisse pour se redresser,
à commencer par moi, et que le plus innocent d’entre nous lui
jette la première pierre.
Qu’il ait jamais dit à quelqu’un : il faut être bien bêle pour
ne pas m'entendre^ vous me permettrez de n’en rien croire, parce
je ne l’ai pas entendu, ni vous non plus, et parce que celui qui
aurait emboursé patiemment une injure pareille serait un lâche.
Lorsque je conférai avec M. de la Rivière, je ne savais rien; il
m’échappa certainement bien des inepties; je n’avais aucun
titre qui lui en imposât, et je vous jure qu’il ne s’est jamais
écarté des égards qu’on doit à^out galant homme.
L’auteur s’entend très-bien lorsqu’il réunit l'évidence et la
législation; parce que ce n’est pas assez que des lois soient
bonnes, il faut encore que la raison en soit bien connue, et que
des lois bonnes et dont la raison est bien connue exigent un
pouvoir coarctif qui s’oppose aux passions. Video meliora pro--
boquCy détériora sequor. C’est le langage de Médée, c’est le
vôtre, c’est le mien, c’est celui plus ou moins fréquemment de
tout homme. Les lois sont plus souvent enfreintes par la mé-
chanceté que par l’ignorance.
Mais supposons l’homme coupable de toutes les maladresses,
puérilités, gaucheries, impertinences, méchancetés dont vous
1 accusez. Croyez-vous qu’il soit bien d’ajouter l’amertume de
vos conseils et de vos reproches à celle de mon imprudence?
Le ton pédantesque et dur n’est point celui de l’amitié. Je
m’arrête pour ne pas donner moi-môme dans le défaut dont je
me plains; et si j’en croyais mon cœur, j’effacerais ces deux
dernières lignes.
Encore une fois, vous vous trompez. Il ne nous peint sa
280
LETTRES A FALCONET.
vision ni en 'noir ni en blanc. Il raconte les choses comme
elles se sont passées sans manquer au respect qu’il doit à Sa
Majesté Impériale, ni à la présence d’un homme comblé de ses
bienfaits.
Je n’entends rien à Vhistoire de M, Gleboff^ à qui on va
dire de vous des horreurs^ pour prix d'un service rendu. Mon
ami, je ne crois point aux invraisemblances. Qu’il soit échappé
à une femme légère un mot indiscret, offensant, déplacé, cela
se peut. Que ce mot ait été étendu, commenté, paraphrasé par
une autre femme, et que pour donner plus d’importance à la
chose on y ait fourré l’ami de la première, voilà qui est de tout
pays, et ce que je ne refuse point de croire.
Cher Falconet, si le la Rivière est un serpent mâle ou
femelle^ je ne me connais pas en serpent, et le plus court est
de ne vous adresser personne. Si quelqu’un donc se présente
à votre porte de ma part, fût-ce le pape, dites-lui qu’il en
impose.
Flatter la vanité^ flatter la cupidité '^ mais, mon ami, est-ce
que vous ne connaissez plus la valeur des termes? Je sais dire
une chose honnête et douce; mais je ne flatte point. Nous
avons pu faire concevoir à M. de la Rivière quelques espérances
fondées sur son mérite et la bienfaisance de l’impératrice. Rien
n’est plus simple. Du mérite il en a, et beaucoup. On le dit ici.
Des services; on n’entreprend pas un voyage de plus de sept
cents lieues, sans se croire utile.
Quant à la bienfaisance de l’impératrice, il était assez
superflu d’en entretenir un homme qui me voyait.
Mon ami, ombrageux comme vous rôles, je ne connais per-
sonne au monde pour qui l’approche d’un méchant soit plus
dangereuse que pour vous. Vous croyez le mal facilement. Votre
sensibilité vous l’exagère. Un méchant vous brouillerait avec
une capitale entière. Vous avez besoin dans le commerce habi-
tuel d’un ami très-indulgent, et vous l’avez trouvé. Je garde
vos lettres. Quelque jour, je les mettrai sous vos yeux, et vous
verrez jusqu’où vous avez étendu le privilège de l’amitié. Il me
semble que quand on est de chair, il ne faut pas croire que les
autres sont de marbre.
Je ne serais point étonné qu’un homme poussât la complai-
sance un peu loin pour une femme qui se met au-dessus des
LETTRES A FALCONET. 281
propos, de la fatigue d’un voyage, des incertitudes du succès,
de la faiblesse de son sexe, pour suivre sous le pôle celui
qu’elle aime. C’est une marque de tendresse qu’il est didîcile
d’acquitter.
Je ne sais si M™® Baurand est une mauvaise têle^ une âme
dépravée; mais elle a des amis honnêtes, et ses amis sont d’an-
cienne date.
Lui J jaloux de votre souveraine l et pourquoi? plus la sou-
veraine vous honorait de ses boj 3 .tés, plus il vous était facile de
le servir.
IJ impératrice faire venir M. de la Rivière par ostentationl
C’est ce propos qui serait d’une vanité bien plate et bien ridi-
cule; mais est-ce à Paris, est-ce à Pétersbourg qu’on le lui a
prêté? A Paris, mon philosophe s’est renfermé dans son cabinet
et s’est tu. A Pétersbourg, sous un ministre un peu violent,
c’était à se faire envoyer à l’hôpital des fous, ou en Sibérie.
Nous voulions^ nous^ quil allât à Pétersbourg. Mais songez
donc que son voyage était décidé, que j’ignorais qu’il y eut un
M. de la Rivière au monde. Pour le ministre d’ici, j’ai bien de
la peine à me persuader qu’il ait entamé cette affaire de son
propre mouvement, sans y être autorisé. Il n’y a qu’un sot qui
puisse se proposer d’emmaillotter des enfants de cette venue-là.
Je ne parlerai point des grandes choses que l’impératrice exécute
dans l’intérieur de ses États; mais on ne va pas donner des
leçons à celle qui sait dominer cinq ou six cours ; la Prusse, la
Suède, le Danemark, la Pologne. Jamais avant Catherine se-
conde aucun souverain des Russes n’a fait un aussi grand rôle
en Europe.
Si ces fanatiques de Polonais n’y prennent garde, il pourrait
bien ne rester que la mémoire des Palatins et des Starottes.
Appelé ou non appelé, M. de la Rivière part, il voyage à
grands frais; il séjourne à grands frais; il est magniquement
gi*atifié ; il coûte, en neuf ou dix mois, quinze, vingt, trente,
quarante, cinquante mille roubles à l’impératrice. Que manque-
rait-il à l’apologie du ministère, s’il en avait besoin ?
Il est bien sûr que si je vais en Russie, et que l’impératrice
soit à Moscou, je n’attendrai pas son retour à Pétersbourg. 11 est
bien sûr que si elle me demandait comment je me trouve des
fatigues du voyage, je lui répondrais qu’il n’y a que le premier
282
LETTRES A FALCONET.
pas qui coûte, et qu’il est bien loin pour m’en souvenir. 11 est
bien sûr que je serais moi, et que n’allant que reconnaître et
admirer, quand j’aurais satisfait à ces deux sentiments, le reste
serait comme il pourrait être. Mais, mon ami, laisse-moi me
debarrasser d’une entreprise de vingt-cinq ans, qui ne souffre
point d’interruption, ^t je pars.
Monsieur l’associé libre honoraire a préparé son remercî-
ment à l’Académie. Vous en serez, s’il vous plaît, le lecteur,
le commentateur, quand il vous sera parvenu.
M. Diderot a reçu le buste, les médailles d’or, et en a re-
mercié.
Tout est à peu près en règle.
Je n’ai jamais rien vu qui m’ait autant surpris, autant
touché que l’amitié de M. de là Fermière et de M. de Nicolaï. i as
la moindre prétention personnelle. L’un n’interrompant jamais
l’autre ; bien mieux encore, pressé de se recommander ou de se
faire valoir à son désavantage. 11 est certain que ce sont d’hon-
nètes gens, d’un goût et d’une délicatesse de sentiment peu
commune. Je ne sais lequel j’aurais aimé le plus. M. de la
Fermière a du jugement, de la raison de la fermeté. M. de
Nicolaï, lui, a reçu de la sensibilité et de la douceui’. Ils ont
tous deux de l’urbanité et des connaissances. Mais M. de la Fer-
mière appartient à M. Panin et au grand-duc ; vous appartenez,
vous, au général Betzky et à l’impératrice. Voilà des positions
qui vous engagent réciproquement à la plus grande circonspec-
tion. Laissez subsister la glace, rompez-la, je n’ai rien à vous
conseiller là-dessus. Mais, mon ami, prenez garde qu’on ne vous
fasse parler l’un et l’autre. Les méchants ont tant de moyens de
désunir les gens de bien, et celui de supposer des propos est un
des plus hsités et des plus sûrs.
Ah! mademoiselle Victoire, si j’étais à côté de vous et à
portée de juger par mes yeux des progrh que vous avez faits^
comme je vous embrasserais; en cédant, sans m’en apercevoir,
à un sentiment fort doux (celui de l’amitié, sans doute), comme
je croirais m’acquitter seulement de l’hommage dû au talent!
Courage, jeune amie, cherchez votre satisfaction en vous-même.
Lorsque vous avez obtenu l’éloge de votre maître, tout est bien.
Et que signifie l’approbation des autres, si celle-là vous manque ?
Méritez les bienfaits de l’impératrice, méritez ses récompenses,
LETTRES A FALCONET. • 283
et lorsque votre âme se flétrira, tournez vos yeux vers le midi
où des applaudissements flatteurs vous attendent. Mes amis,
nous nous reverrons !
J’attends vos derniers bustes, mademoiselle. Vous dégagerez
sans doute la promesse que Ton m’en fait. Le Moyne vous aime
à la folie.
J’ai été malade, mais je me le suis plus, mes àmis. Depuis
le mois d’octobre passé, du lait le matin, du lait le soir; ni vin,
ni liqueurs, ni café, ni femmes^ Voudriez-vous de la santé
à ce prix-là? Je ne bonde point. J’écris rarement, mais quand
je m’y mets', je ne finis point; et vous m’étes toujours
egalement chers, soit que je me taise, soit que je m’entre-
tienne avec vous. Aimez-vous tous les deux, aimez-moi bien
tendrement. Qui est-ce qui vous consolera de vos peines, à qui
confierez-vous vos plaisirs, si vous ne vous aimez-pas? Rendez
vos amusements communs; ayez vos âmes ouvertes l’un à
l’autre; pensez tout haut, soyez plus jaloux de vous connaître
que de vous estimer ; montrez- vous mal plutôt que mieux que
vous êtes. Tant qu’il y aura quelque chose de secret dans votre
commerce, il perdra quelque chose de sa douceur et de son
utilité. Ne vous épargnez pas la vérité. Vous aurez fait tout le
chemin que j’exige lorsque vous vous avouerez tout sans rougir.
L’histoire fidèle de vos cœurs sera toujours assez belle, sans qu’il
soit besoin d’en altérer la vérité. Si vous vous livrez à cette inti-
mité sans réserve, vous saurez bientôt ce que l’un doit attendre de
l’autre. Vos petits défauts privés vous déplairont moins ; vous
prendrez plus de confiance réciproque dans vos bonnes qualités;
vous ne pourrez plus vous oflenser de la diversité de vos goûts ;
ils deviendront même un fonds de plaisanterie utile et douce. Les
points sur lesquels chacun de vous prétend être libre vous
seront connus, et vous trouverez que la vie cénobitique à
laquelle vous êtes condamnés peut avoir aussi ses délices.
Diderot est toute à votre service, mademoiselle, envoyez
toujours votre mémoire; après, l’argent viendra quand il
pourra.
ISous ne sommes toujours que trois; nous vous embrassons
tous les trois et nous nous laissons embrasser tout à votre aise.
Mon compère Tours, donnez la patte à mademoiselle, l’autre
patte à madame, et approchez votre museau. Mais, mademoi-
LETTRES A FALCONET.
284
selle, voyez donc comme il entend, comme il obéit, comme il
est galant.
Mais votre tête n’est pas si ingrate à faire que vous croiriez
bien. Vous n’êtes pas beau; mais vous avez du caractère et de
la finesse. Vous devez ressembler beaucoup, si elle vous a fait
en marbre, comme «lie vous connaît en chair et en os.
Je vous aime de toute mon âme; je crois que vous m’aimez,
et toutes vos ruades ne me désabuseront jamais. IN’allez pas
partir de cet aveu pour en devenir plus hargneux. La dose est
honnête, et j’en suis content.
Je ne saurais faire la moindre tournée dans les environs du
Louvre sans rencontrer des : Comment se porte-t-il? comment se
porte-t-elle? avec une une pacotille de souhaits, d’amitiés, de
marques d’intérêt à vous envoyer.
Les échafauds sont toujours autour de votre saint Ambroise,
et je crains bien que vous ne les y trouviez à votre retour.
Arrangez cela, comme vous pourrez, avec l’amitié chaude et
sincère qu’il vous porte. Mais où serait l’inconvénient d’en écrire
un mot, bien doux, bien honnête au Marigny? Voyez pourtant.
J’ai entrevu une fois ou deux M. de Bourlamaque ; mais il y
a longtemps. Dites-moi à qui je dois m’adresser, si vous voulez
savoir ce qu’il est devenu.
La réserve de M. de la Fermière ne me surprend point; elle
est de son caractère et de sa position. Quel que soit le motif de
ses visites, il est honnête. 11 n’est pas homme à mauvais rôle ;
il vous aime peut-être (ou M"o Collot).
La femme qui peint rue d’Anjou est une Berlinoise, la meil-
leure créature du monde. Elle a été reçue à l’Académie sur un
tableau de nuit qui n’est pas sans mérite. C’est un auto-da-fé,
et son faire, qui n’est de personne, ne permet pas d’en douter.
Je lui ai lu l’endroit de votre lettre qui la concerne, et elle en
tombe à vos genoux. Vous êtes trop poli, mon cher ours, pour
ne pas la relever.
J’attends votre Hirmeniolf; mais que diable voulez-vous qu’il
fasse ici, sans y être pensionné?
Je ne sais comment j’annoncerai la mauvaise nouvelle à ce
pauvre Simon. Si vous le voyiez, mon ami ! mais enfin nous
sommes quittes avec nous et avec lui. C’est pourtant un bon
diable qui a le malheur d’avoir vécu trop longtemps, et qui ne
285
LETTRES A FALCONET.
demande pas ce qui ne lui est pas dû. Depuis la date de sa
créance, il s’est adressé à tous les envoyés de Russie qui l’ont
apparemment éconduit par de belles promesses. Si la demande
verbale suffisait pour arrêter la prescription, il serait à peu près
en règle.
Vous avez donc fermé votre atelier, mais bien fermé; encore
une fois, mioux que vos livres? Je vous en fais mon compli-
ment. Encore une fois, on a dit qu’un sot ouvrait quelquefois
un avis important; mais encore une fois, il faut que le cas soit
très-rare ; car j’ai trouvé beaucoup de .sots, mais pas un de ces
avis-là.
Courage, mon ami, fais une belle chose ; car tu le peux. Fais-
la si belle qu’après en avoir éprouvé tout le transport de l’admi-
ration, Je me rejette sur mon ami qui l’a faite, que je le serre
entre mes bras, et que j’en pleure de joie. Voilà la récompense
que lu ne peux jamais obtenir de la souveraine la plus puissante.
J’ai cet avantage sur elle. Elle peut te combler d’honneurs et de
richesses; mais elle ne saurait l’enivrer comme moi. Tu auras
bien de la peine à convenir de cette vérité, maudit courtisan
que tu CS. On dit pourtant qu’une de nos reines, trouvant un
bel esprit de son temps endormi, c’était, je crois, Alain Chartier,
baisa une bouche qui avait dit tant de belles choses. Mais cela
n’est arrivé qu’une fois ; encore le poète dormait-il.
Tu nous crois donc bien loin de toi, quand tu travailles ?
Non, mou ami, non. Nous sommes à tes côtés. C’est nous que
tu vois. C’est notre éloge que tu ambitionnes, et tu pourrais
t’écrier aussi à Pétersbourg ; O Athéniens, combien je me
donne de peine pour obtenir de vous un signe d’approbation !
Tu as pincé ma corde, et voilà ma folie qui me reprend ; et j’ai
répondu à votre lettre du 21 mai, passons à celle du 3 juillet.
Quelque chose que je fasse, quoi qu’il arrive, vous ne cesserez
jamais de m’aimer. Voilà qui est nouveau ! Je ne serai pas un
brigand. On ne le devient pas à mon âge, et vous ne punirez
pas une inadvertance, la seule faute que je puisse commettre,
du châtiment d’une perfidie.
M"® Collot a été insultée. Le coup de poignard d’un homme
et le mépris d’une femme sont les deux vengeances de l’insulte.
11 faut tuer, mépriser, ou se taire. J’aime mieux le dernier qui
m’a toujours réussi.
286 LETTRES A FALCONET.
Je ne vous ai cité toutes les merveilleuses qualités de mon
cheval que clans la surprise d’apprendre qu’il s’était mis un
beau jour à ruer et à mordre.
Vous n'éles point marié! Eh bien, tant pis pour vous, mon
ami, car je connais bien la seule femme que vous eussiez
épousée. 11 y a deux^ans qu’on vous croit époux, et qu’on me le
dit; et il y a deux ans que je réponds que je le saurais.
Pourquoi je vous charge de Va (faire liulhiéres et non le
général Betzky; c’est que les lettres que je vous écris sont
moins sujettes à être ouvertes que celles que je lui écrirais.
C’est que j’ai pensé en écrire directement à Sa Majesté Impé-
riale; c’est que, puisqu’il devait y avoir un intermédiaire, j’ai
mieux aimé que vous le fussiez que personne. C’est que c’était
une affaire à traiter de littérateur à littérateur, et non de litté-
rateur à ministre. C’est qu’on a tout gâté, et que je me doutais
qu’il en serait ainsi.
L’argent s’accepte ou se refuse, selon l’homme qui le
propose.
C’était à vous que j’adressais le mémoire de Simon. J’ai peu
compté sur le succès de cette négociation. C’est comme un
Russe ejui répéterait ici une dette de la minorité de Louis XIV.
Le créancier n’en tirât-il qu’un écu, ce serait toujours de quoi
vivre un jour.
L’histoire de votre maison ne finirait point. Vous n’avez
point fait de sottise; mais peu s’en est fallu. Il faudra bien que
les choses s’arrangent à votre gré.
L’histoire de l’artiste qui l’occupera jusqu’à la fin de ce
mois serait encore fort longue, et vous la trouverez dans mon
remercîment à l’Académie.
Si vous m’eussiez renvoyé ma lettre, c’eût été défendre crû-
ment à votre ami de vous dire jamais ce qu’il croyait la vérité.
Ce n’était pas la peine de rêver si longtemps pour prendre
le parti le moins digne (vous voyez que vos menaces ne me
font rien), ou l’impératrice aurait méprisé cette calomnie, ou
si elle y eût attaché quelque importance, elle n’aurait pas dédai-
gné de s’en éclaircir. Et puis, je m’en réfère aux predîères pages
de cette lettre; ce sont mes principes, et j’ai jjuré de n’en pas
changer.
Lorsque je vous ai dit que vous aviez manqué à votre nation.
LETTRES A FALCONET.
287
et que les Russes scandalises s’étaient écriés ; Voilà donc les
franxouski manières ! c’est que ce sont les propres expressions
dont on en a écrit à Paris.
Si la souveraine a bien voulu s’occuper d*une misère à
laquelle vous mettiez tant d’intérêt, c’est par une faveur spé-
ciale. Voilà qui est bien pour une fois ; mais je ne crois pas
qu’il fallût y revenir. Je n’entends pas comment j’ai pu man-
quer à toutes les Russies, et moins encore à mon auguste bien-
faitrice^ lorsque j’ai supposé que des caquets tels que ceux
dont toutes les maisons retentissent ici et ailleurs n’étaient
pas faits pour arriver à ses oreilles. Belle affaire à discuter
devant ou après les troubles de la Pologne!
Et puis vous ajoutez avec une douceur, une aménité toute
particulière : Jïoü vous vient donc ce vertige? Informez-vous
mieux ou renfermez-vous dans un très-profond silence. Savez-
vous qu’on en serait bien tenté? Ne parlez de ce ton-là, à qui
que ce soit sous le ciel, qu’à moi. Il faut, pour le pardonner, une
dose d’estime et d’amitié que tous les autres n’ont pas. Vous
me rendez sérieux; mais cela ne durera pas.
Si fai trouvé M. de la Rivière affligé^ ce n’est pas d'avoir
fait le mal, c’est de n’avoir pu faire le bien. J’ai vu la réponse
modérée qu’il a faite à votre atroce libelle. Et vous ne vous
contentez pas de l’avoir écrit, et de l’avoir écrit contre un liomme
dont vous savez l’âme flétrie d’ailleurs; vous le publiez ! Tenez,
mon ami, ne parlons plus de cela, je me sens aftligé.
Mademoiselle Victoire, vous êtes jeune. Votre talent et vos
qualités personnelles vous exposeront encore à d’autres mortifica-
tions, et cela est à peu près juste ; car à qui voulez-vous donc
que l’envie s’adresse^ si ce n’est au mérite dont l’éclat le blesse?
Fermez l’oreille, ne répondez jamais. Continuez d’être honnête.
Devenez, s’il se peut, de jour en jour plus habile, et laissez à
votre conduite et à vos ouvrages le soin de vous défendre. Les
méchants ne sont forts que contre ceux qui leur ressemblent.
Je vous prie, mon ami, de remercier M. GlebolT de l’hon-
neur qu’il m’a fait de me traduire.
Elil vraiment oui^ le buste est tout à fait gâté] ce qui n’a
pas empêché M. de la Rivière de le retrouver ressemblant. Je
recevrai, comme une marque singulière de l’amitié de M"* Gollot,
le nouveau don qu’elle se charge de m’obtenir de la bonté de
288 LETTRES A FALCONET.
rimpératrice ; et pour m'acquitter avec elle, je lui promets un
compte exact de tout le mal que j’entendrai de ses quatre autres
têtes, et du bien aussi, cela va sans dire. Mais, pour Dieu,
faites en sorte qu’elles nous parviennent entières. Je n’aime pas
les reliques.
if. a-t-il bien fait d'écrire contre l'allégorie en pein-
ture et en sculpture? J’en ai dit un mot dans mon Salon de cette
année, que vous aurez lorsque Grimm me l’aura restitué. Vous
ne manquerez pas de témoigner à M. King tout le respect que
je dois à un honnête pasteur qui ne s’en tient pas, pour toute
lecture, au saint Évangile. 11 est certain qu’une allégorie qui
n’est pas rare et sublime est une mauvaise chose. Il est certain
qu’il est difficile d’en écarter l’obscurité. II y a pourtant une
exception en faveur de celles qui ont été consacrées par la
poésie, et qui rentrent presque dans la classe de l’histoire. Et
puis c’est la source de mille bizarreries, telles que le zodiaque
et le sagittaire dans l’appartement d’une accouchée. Il faudrait
à tout moment faire sortir une légende de la bouche des per-
sonnages. A chaque tableau de notre galerie de Rubens, il faut
une petite oraison qui la fasse entendre.
Il est vrai qu’une goutte qui va se nicher dans ces petits
cartilages, ces os délicats, ces toiles d’araignée qui séparent les
cavités d’une oreille, est une cruelle chose : et puis rester sourd
avec la passion delà musique! Rassurez-vous, elle n’y reviendra
plus, ou je redeviens gourmand, ivrogne, et tout ce qu’il vous
plaira. Damné pour damné, goutteux pour goutteux , encore
mieux vaut l’être pour quelque chose que pour rien.
J’ai senti après coup le mal que quelques endroits de ma
lettre pourraient vous faire, et je m’en suis repenti, comme
vous avez pu voir par ma dernière. Lorsque j’ai blessé même
un indifférent, ma peine commence lorsque la sienne cesse.
Oui^ je suis doux. J’en appelle à notre commerce épisto-
laire. Mais lorsque les hommes doux sortent une fois de leur
caractère, on ne sait plus ce qu’ils deviendront. Rappelez- vous le
Florentin de La Fontaine et tous les poltrons révoltés du monde.
Voiis^ plus ours que jamais. Cela ne se peut pas. Il ne faut
pas toujours marcher sur la patte de l’ours pour l’irriter, il
suffit de marcher à côté. Le moindre bruit qui se fait autour de
sa retraite le chagrine et le soucie.
LETTRES % FALCONET.
289
Je ne désigne^ je n'ai voulu désigner personne. Mais faites
toujours que le czar]et son cheval n*aillent pas donner du nez en
terre. Ce n*est pas qu*on n’eût grand plaisir à vous plaindre.
Tenez, mon ami, je pense que vous n’avez rien, mais rien
du tout de ce qui peut faire pardonner la supériorité du talent.
On dirait que l’habitude continuelle de vous adresser au marbre
vous a fait oublier que nous sommes de chair. Vous brusquez,
vous blessez, vous avez sans cesse sur la lèvre du le sarcasme
ou l’ironie. Ils ont dit que vous étiez le Jean-Jacques de la
sculpture, et cela ne ressemble pâs mal, à la probité près, que
vous avez, et que l’on croit à l’autre. 11 faut une âme très-forte,
presque T enthousiasme des grandes qualités, pour rester votre
ami. Je doute que vous soyez bien sincèrement, bien entière-
ment aimé d’un autre que de moi et de la jeune élève. Vous
êtes un composé bizarre de tendresse et de dureté. Ton ami est
toujours disposé à se séparer de toi, contristé, ton amie expofiée
à verser des larmes. Alternativement délicieux et cruel, il y a
des moments où l’on ne saurait te souffrir, et il n’est jamais
possible de te quitter. Moi, par exemple, je sens que j*en ai
pour toute ma vie.
Je ne vais point ramassant des horreurs^ on me les apporte,
ils ont beau se déguiser par l’affiche de l'intérêt le plus vif. Il y
a un ton, un air, une curiosité, je ne sais quoi qui se sent
mieux qu’il ne se dit. C’est, en morale, ce que vous appelez le
tact dans les arts, qui vous éclaire et les rend suspects. Ils s’en-
quièrent de vos succès, et l’on voit que la réponse qu’on
leur fait n’est point du tout celle qu’ils attendent. Ils sont
pourtant enchantés, mais leur enchantement a si mauvaise
grâce !
Vous m’avez envoyé une copie de notre dispute, sur laquelle
on nous accuserait tous de ne savoir ni le latin ni le français.
J’ai commencé à vérifier quelques-unes de vos citations et des
miennes. Comme je t’en donnerai sur celle de Cicéron qui finit
mon dernier papier !
Au reste, tout ce que vous dites des différents jugements que
Sa Majesté Impériale, le prince de Galitzin et le philosophe
Naigeon ont portés de nos lettres, pour être vrai, à la rigueur,
vous en aurez incessamment l’avis de Grimm et le mien. S’i
n’y avait que vous, je vcus- létuseiais, car la plupart du temps,
X vjii. ' 19
290 LETTRES A FALCONET.
en ne croyant qu’effleurer, vous frappez comme un sourd.
Jlfe renvoyer ma lettre! Vous? assez ! Cette fantaisie-là a pu
vous passer par la tête dans le premier moment, lorsque l’âme
était gonflée; mais le moment suivant, vous avez senti que
j’avais le droit de vous dire tout ce qui me plaît. Ce qui m’est
venu sur M. de la Fermière et vous est donc bien déraison-
nable? A la bonne heure, ne crains rien, ils ne me gâteront pas.
Ils risquent peut-être plus de devenir bons avec moi que moi de
devenir méchant avec eux. La vertu est bien aussi un peu con-
tagieuse.
Je serai fâché, un peu fâché, si peu que rien, de niêlre
trompé. Pour en rougir, je ne saurais. O le beau préjugé que
celui de regarder la vérité, la vertu, le talent, le vrai talent
comme les seules choses de monde à l’abri des efforts de la
méchanceté ! Je ne sais si cela changera, mais jusqu’à présent,
l’expérience des siècles les" a montrés comme des rochers éle-
vant leurs sommets au-dessus des mers, également inébranlables
à la fureur des flots et au souffle des vents.
Je ne sais si j’ai parlé de mon dessinateur au général. Je lui
ai certainement écrit exprès du eabinet Gaignat, On a dû lui
remettre le catalogue manuscrit des livres du comte de Laura-
guais. Informez-en, je vous prie, M. de la Fermière.
Collot aura été cncouragécy récompensée^ tout comme il
vous plaira. Sa Majesté Impériale n’y regarde sûrement pas de
si près, et je suis sûr qu’elle sent comme j’ai dit. Quoi qu’il en
soit, la terre cuite est l’aflaire du génie. Le marbre est la fin
de l’ouvrage.
On a fait toutes les perquisitions imaginables, et, jusqu’à
présent, elles n’ont rien produit. Dans l’incertitude que cet
homme soit mort, il est prudent d’agir comme s’il vivait.
Le sieur Poirson, qui m’a tout à fait l’air d’un honnête
homme, m’a demandé six francs pour ses perquisitions, deux
louis pour avances faites à la graiid’maman de M"® Collot, et
soixante et douze livres pour l’entretien d’un de ses frères, en
attendant qu’on le mette en métier, si elle y consent.
Cochin vous répondra en son nom, et au nom de l’Académie;
l’ami Cochin est un négligent, et puis c’est tout.
Si la saison n’est pas trop avancée, vous recevrez bientôt les
(jeux volumes de planches qui vous manquent.
LETTRES A FALCONET.
291
Adressez-vous à Marc-Michel Rey, à Amsterdain, et vous
aurez pour rien des livres qui vous manquent, et pour lesquels
les colporteurs nous font payer, au poids de l’or, le risque
qu’ils courent d’être pendus.
Mais admirez donc comme mon écriture est belle I Pour cette
fois, vous ne m’interpréterez pas comme les auteurs dont on ne
possède pas parfaitement la langue, devinant certains mots par
leur cortège. Pour moi, je vo es us et vous entends tout cou-
rant, soYEz-EN-süR. Cela est pourtant bien étrange, car vous
n’ètes pas toujours clair.
Mais on m’a dit que ce bon Collin était consumé de vapeurs
et de mélancolie. S’il avait le courage de se faire muletier, deux
ou trois ans seulement, je suis sûr qu’il guérirait. Tout a son
utilité, môme le malaise.
Le Moyne fera bien mieux que vous ne demandez, mais ce
ne sera pas demain. Vous aurez un masque d’Henri IV, qu’il
a fait lui-même d’après Porbus, et un autre masque de Sully,
qu’il fait faire d’après le môme peintre et qu’il réparera.
El je ne verrai pas la lettre de M. King, parce qu’il y fait
VHogede votre ouvrage? Sans doute, il ne faut pas colporter
soi-même son panégyrique; mais il n’y a, je ci’ois, ni platitude
ni fatuité à le communiquer à son ami. J’en aurais pris ce que
j’aurais voulu, et n’en aurais fait part à personne .
Eh ! Falconet, tu me parles de M"” Collot comme si je ne la
connaissais pas. Est-ce que je n’ai pas employé son ébauchoir et
fixé ses regards pendant une ou deux semaines? Est-ce que
j’ignore sa fierté? Est-ce que tu prétends exclusivement à l’hon-
neur d’ôtre déchiré !
J’ai lu à Naigeon vos deux paragraphes, et il en a ri. 11 me
charge de vous embrasser pour lui {sans oublier A/"' Collot) -,
nous sommes tous d’assez bonnes gens, au vrai.
Que ce que vous reprochez à M. de la Rivière fût arrivé à
Pigalle, en Russie, je le concevrais ; mais quelle diable de riva-
lité, quelle diable de jalousie peut-il y avoir d’un homme qui
porto sous son bras une liasse de livres à un homme qui pétrit
de la terre glaise?
Si vous vous en tenez au rôle de grand artiste; si vous
n’êtes point courtisan; si vous n’ambitionnez aucune faveur; si
vous ne demandez aucune grâce ni pour vous ni pour d’autres ;
292
LETTRES A FALCONET.
si vous n’entrez dans aucune tracasserie de cour; si vous n'en-
treteaez l’impératrice que d’art et de science, l’envie se taira et
vous serez aimé, estimé, honoré comme vous le méritez.
Si vous ne croyez pas avoir donné une scène aux Russes,
vous vous trompez, ou du moins les Russes me trompent.
On n’a point troqyé extraordinaire que vous vous plaignis-
siez. Je le crois. On le désirait peut-être, et qui sait si vous
n’avez pas été une machine ?
11 ne s’agit point ici de résignation évangélique. Il s’agit de
fierté, de grandeur, de vraie dignité, de cette noble confiance
qu’on tient du témoignage qu’on se rend à soi-même, et qui
nous fait marcher, au milieu des calomniateurs qui nous atta-
quent et des sots qui les croient, la tête haute et levée; qui fait
baisser les yeux aux uns et qui, tient les autres la bouche béante.
Les bonnes mœurs, le talent décidé, le temps qui éclaircit tout,
achèvent le reste. Je défie tous les méchants de la terre. Ils
pourront m'ôter la vie, mais il n’y a que moi qui puisse me
déshonorer. J’étais déchiré par la calomnie. Je vivais de la vie
la plus retirée et la plus obscure ; nul défenseur au milieu d’une
infinité de jaloux, de traîtres, de malveillants, de prêtres enra-
gés, de gens de cour envieux, de magistrats indisposés, de
bigots déchaînés, d’hommes de lettres perfides, d’idiots cor-
rompus et séduits. Qu’en est-il arrivé? Rien. Justice s’est faite
et promptement. 11 ne faut que la voix ferme d’un homme de
bien qui réclame pour étouffer celle de cent méchants, et cet
homme de bien se montre à la fin. En attendant, nos actions et
nos ouvrages préparent l’effet de son discours, et quand il a
parlé, les calomniateurs et leurs dupes changent de rôle; ils
enchérissent sur lui et deviennent les trompettes du mérite,
toujours ■ également vils. Songez qu’on a d’abord pour soi le
petit nombre de gens de bien très-réservés à croire le mal.
Voilà mes principes, et tu conviendras qu’ils sont consolants
et bien propres à assurer nos pas dans le chemin de la vie.
Je veux que vous fassiez le bonheur de ilf Collot, parce
que vous êtes son maître, son ami, son appui, son bienfaiteur
surtout ; parce que tous les succès et tous les honneurs possibles
ne la dédommageront pas deè chagrins domestiques et secrets ;
parce qu’ayant attaché son sort au vôtre, je dois désirer qu’il
soit heureux. Il ne faut pas que vous flétrissiez vos bienfaits; il
LETTRES A FALCONET.
293
ne faut pas que je me repente de mon conseil. Vous dites donc :
que Af Collot travaille toujours^ qu'elle soit honnête^ et je
peux répondre de son bonheur. Il fallait ajouter : en dépit de
tous les envieux et de tous les calomniateurs du monde.
J*accompagnai M. Chotensky à la seconde visite, et je tâchai
de réparer par beaucoup de gaieté le ridicule de la première.
On n’a fait cette histoire que pour satisfaire la curiosité de la
comtesse d’Egmont; on n’a aucun dessein de la publier; on
fera lecture à M. Chotensky afin iju’ilen juge par lui-même et on
n’a nulle répugnance à en faire passer une copie à Pétersbourg ;
pourvu que Sa Majesté Impériale en marque l’envie, ce qu’on
n’ose présumer; car nons sommes surtout modestes. Voilà le ré-
sultat de cette affaire que M . de Rulhières traiiuit comme il lui plaît.
Je ne sais pourquoi vous renonceriez à l’acquisition Gaignat.
Je tiens des héritiers et de Remy, lebrocanteur de M. de Ghoiseul,
que celui-ci n’y pense pas.
Que me dites vous là des amis que vous avez à Pétersbourg
et de V approbation quils ont donnée à votre conduite et à votre
factum. Par Dieu, je sais bien que ma façon haute et fière n’est
pas commune, et je sais tout aussi bien qu’elle est de tous les
temps, de presque de toutes les circonstances et de tous les
pays. Je ne traduirai jamais personne ni devant le législateur,
ni devant les lois pour un libelle; à plus forte raison pour un
propos.
Sa législation imaginaire. Cela est bientôt dit. Donnez-vous
la peine de lire la République de Platon, et lorsque vous aurez
eu le courage de mépriser l’un, je ne vous permettrai pas encore
de dédaigner Tautre. M, de la Rivière neconnait pas leshommesî
Je l’ai dit, ohl je suis tout aussi capable qu’un autre de dire
une absurdité, mais celle-là ! soyez-en bien sûr avant que de me
l’imputer. J’ai dit d’un homme qui a administré avec un ap-
plaudissement général et au grand désespoir des fripons une de
nos plus importantes colonies, à deux reprises et pendant quatre
ans... Ma foi, ou je dormais bien poofondément ou vous avez
fait un étrange rêve. Peu importe lequel des deux. Les Russes,
mon ami, les Russes sont comme tous les autres hommes du
monde ; blessés de la fierté quand elle est déplacée, dupes de
la flatterie quand elle est adroite : Cui male si palpere^ recal--
citrat undique totus.
294
LETTRES A FALCONET.
Des toilettes, j’en fais une quand je me présente en public,
et encore quelle toilette ! Pour mon ami, je le visite en bonnet
(le nuit. J’aimerais mieux mourir que de me copier. Tout ce que
je puis faire en faveur d’un ami qui se plaint, c’est de tailler
ma plume, comme vous voyez.
Je lirai l’ouvrage* de M. King et je lui répondrai.
Il a couru par la ville une lettre de vous à M. de Marigny,
et une réponse de lui à vous. J’en suis sûr, quoique je n’aie
rien. vu.
Encore une fois Cochin fera son devoir d’ami et de secré-
taire.
Vous n'êles ni fou ni bêle; et celui qui vous prendrait pour
tel pourrait bien être l’un et l’autre ; mais vous êtes ombrageux,
sensible et chaud.
Mon ami, mon ami, ce n’est pas le jugement qui choisit une
maîtresse, et quand elle se résout à nous suivre au bout du
monde, le moyen de l’en empêcher ?
Si je vous permets de m'aimer, 11 le faut bien; car vous ne
m’en aimeriez pas pas moins, quand je ne vous le permettrais
pas. Aimez, aimez, embrassez, oh ! mon Dieu ! que cela me fait
de plaisir.
Réponse à votre billet du 18 juilet. J’ai remis à M. Le Moyne
votre lettre à Fontaine. Je suis au service de Sa Majesté Impé-
riale, au vôtre, sans limites.
Vous n’aurez point de livres. M. de Sartine ne veut pas
qu’on vous en envoie. Je respecte M. Collin pour l’action déli-
cate qu’il a faite en vous sacrifiant sa terre cuite. Songez à la
circonstance. On se refuse difficilement à ces procédés-là, quand
on s’en avise. Mais on ne s’en avise guère. Et pourquoi le pré-
venir sur la reconnaissance de l’impératrice ? Il vaut bien mieux
lui ménager la surprise. Il ne s’attend pas, et ne s’est jamais
attendu qu’à une récompense qui ne pouvait lui échapper. C’est
que, comme les plantes exotiques, les sciences et les arts de
transport périssent dans les serres chaudes. C’est du sol même
qu’il faut faire sortir les poètes, les littérateurs, les orateurs,
les peintres, les sculpteurs, les musiciens. Ce sont aussi les
enfants de la bonne Gérés. Il faut pour prospérer qu’ils lèvent
avec le grain. Si je l’ai vu ce Rembrandt? je vous en réponds.
Mais que diable voulez-vous qu’on fasse d’un sujet de la Bible?
LETTRES A FALCONET. 295
Le beau sujet pour un boudoir ou pour un salon qu’un gueux
tout déguenillé ! Voilà les raisonnements qu’amènent le luxe et
son petit goût. Quand je dis le luxe, j’entends celui qui masque
la misère et non celui qui naît de l’abondance. Ils portent te
môme nom, mais ils ne se ressemblent point.
Mon ami, j’ai fait \non prône sur les amateurs, les hono-
raires et les académiciens, comme on a fait les règlements, en
attendant qu’il y eût une Académie.
Vous respectez donc ceux qulJtravaîllent pour la postérité et
vous faites bien.
J’attends les têtes. Je les attends, et vous saurez ce que je
pense d’elles, ce qu’on en dira, et ce que je pense de ce qu’on
en aura dit.
Mais si le portrait de notre ours pouvait trouver place dans
la grande ménagerie? Qu’en pensez-vous? Nous verrons ce que
Le Moyne en dira.
Réponse à votre billet du 29 juillet. Tout est fait, au moins
tout ce qui dépend de moi. Je sais bien que le Cortone, indigné
contre des élèves qui s’honoraient de son travail, chassa les
élèves et effaça ce qu’il y avait de peint à la galerie Barberini ;
mais il fut, à mon sens, pusillanime et fou. Que d’ouvrages
ûiits et à faire qui réclamaient déjà et qui doivent réclamer un
jour contre la petite impertinence des élèves ! Je sais bien que
Le Moyne, travaillant à son monument de Bordeaux, en fit autant
({ue Pierre de Cortone: mais il convient qu’il fut pusillanime et
fou, et que l’excès du travail dont il se chargea tout seul pensa
lui couler la vie. Vous vous tuerez, et cela pour faire taire des
imbéciles qui prennent un manœuvre qui dégrossit un bloc pour
un sculpteur. Est-ce qu’on ne connaît point ici Étienne Falco-
net? Est-ce qu’on n’y connaît pas Fontaine? Et que vous im-
porte l’ignorance passagère ou durable de la foule des barbares
qui vous entourent? Se jeter dans la Néva pour un vol? j’ai-
merais bien mieux y jeter le voleur. S’il arrive jamais à mon
copiste de s’attribuer mon ouvrage, je me moquerai de lui ;
mais s’il copie bien, je le garderai. On a commencé par dire : 11
ne fera jamais rien de grand. Cela est vrai, on l’a dit et peut-
être à Paris. Mais à présent qu’on voit ce grand qui pousse, on
dit : C’est Fontaine qui fait tout; mais où dit-on cela? Pardieu
ce n’est pas ici. C’est donc à Pétersbourg? Mais ce n’est pas l’im-
296
LETTRES A FALCONET.
pératrice. Ce n’est pas le général Betzky. Mais ce n’est aucun de
ceux qui sont sortis de leur pays. C'est donc la populace de la
ville et de la cour? Lorsque ton monument sera achevé, fais-le
graver, et écris toi-même au bas de l’estampe : Fontaine fecit^
et tu n’en imposeras à personne. Tu écoutes plus le bruit du
moment que l'estim# que tu te dois. Ils ne connaissent pas
Étienne FalconetI C’est lui qui s’ignore. Je ne le connais pas
assez bien ! et c'est moi qui enrage de ce que sa conduite haute
et ferme ne réponde pas au cas infini que j'en fais. D’Aquin
jaloux de son souffleur le chasse. A la bonne heure.
Mon ami, soyez tranquille sur le manuscrit ; il est à vous,
et j’ai pris des mesures pour qu’on vous le restituât, en cas de
mort. 11 n’en sera jamais fait usage que de votre aveu; mais
ayez pitié d’un homme écrasé" de travail.
J’ai demandé à Le Moyne ce que c’était que ce M. de Villiers
et j’attends sa réponse d’un moment à l'autre.
Eh bien, ce Fontaine, j’en reviens donc bien disposé. Je
veux bien ne le pas croire innocent, mais je ne serais point
surpris qu’il le fût. C’était lui qui faisait les bustes de M‘‘‘'Collot.
Eh bien, quand il n’y sera plus, ce sera vous. Attendez-vous à
cela l’un et l’autre. Pardieu, la fausse délicatesse des gens de
bien donne bien de l’avantage aux coquins et aux sots. Us sont
toujours maîtres de les séparer, sinon de les brouiller. C’est
une réflexion que j’ai faite dans une occasion assez différente.
Mademoiselle Victoire, vous avez un ami qui fréquente souvent
chez vous. Un scélérat s'avise de dire que cet ami couche avec
vous. On le croit. Cela vous revient, que ferez-vous? Chasserez-
vous votre ami? Je brûle de savoir pourquoi vous m’embrassez
bien fort. Pour quoique ce soit, serrez de toutes vos forces.
Ce que je fais? Je me hâte de finir mon ouvrage et de me
dégager de toute entrave, afin de devenir ce qu’il me plaira.
La réponse trop honnête de l’impératrice me ferait trembler, si
j’étais vain. Ceux que le ciel a doués d’une grande tête et d’une
grande âme ignorent bien peu de choses. Leur malheur, qui est
sans remède, c'est de n’avoir pas assez de temps pour tout ce
qu’ils ont à faire. C’est le secret d’allonger leur vie qu’il nous
faudrait, et nous ne l'avons pas.
Ils ont vu ses ouvrages et sont restés muet s î et tu n’es pas
parti de ta place, comme un éclair, et tu n'as pas jeté tes bras
LETTRES A FALGONET. 297
autour de son col, et tu ne Tas pas embrassée? Voilà ce qu*il
fallait faire, voilà ce que j’aurais fait en présence de tous ces
foutus nigauds-là.
Bonne amie, laissez-moi faire, ou j’y perdrai mon latin, ou
je vous vengerai en remplaçant ces éloges par d’autres qui les
vaudront bien. Mais il faudra que Le Moyne et Cochin me secon-
dent, et ils me seconderont. Si vous ne vous rappelez pas un
peu vos lettres, je veux mourir si vous entendez rien à cette
réponse. ^ .
Beux de nos Académies viennent de se mettre dans la boue.
L’Académie française, en accordant le prix de poésie à une pièce^
très-plate d’un petit abbé de Langeac, pièce pU:s jeune encore
que l’auteur, pièce qu’on attribue à Marmontel, pièce dont la
lecture la plus séduisante ii’a pu dérober la misère. En couron-
nant le petit calotin, l’Académie déclara que la couronne appar-
tenait de droit au Rulliières en question, si l’ouvrage de celui-ci
n’avait été exclu du concours par des personnalités. J’ai lu la
pièce de Rulhières : c’est une satire, excellente pour les choses et
pour le ton, sur l’inutilité des disputes. L’autre Académie bien
déshonorée, c’est la votre, l’Académie de peinture et de scul-
pture. Elle accorda le prix de peinture à un nommé Vincent,
que ses camarades promenèrent en triomphe sur leurs épaules,
tout autour de la place du Louvre, et déposèrent ensuite à la
pension. Cette espèce d’ovation me plaît infiniment. Ils atten-
dirent en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait
sept à huit concurrents, parmi lesquels trois dont les bas-reliefs
étaient excellents. Ces enfants se disaient l’un à l’autre : Sic est
toi qui as le prix^ je ni en consolerai : car si fai fait une
assez bonne ehoscy tu en as fait une belle. Cependant l’Académie
délibérait, et le silence régnait sur la place. Les trois préten-
dants s’appellent Millot, Stouf et Foucou. La balance des élèves
penchait du côté de Millot. L’Académie ne couronna aucun des
trois. Le prix, dont on avait disposé d’avance, fut accordé à un
nommé Moitte, élève de Pigalle. Notre ami Le Moyne a fait un
plat rôle dans tout ceci. Pigalle lui disait : Si mon élève n'a
pas le prixy je quitterai V Académie -y et il n’a pas eu l’esprit
de lui répondre : S'il faut que l'Académie fasse une injustice
pour vous conservery elle aura plus d'honneur à vous perdre.
Ah ! mon ami, si tu avais été là! Il ne faut souvent que la pré-
298 LETTRES A FALCONET.
sence cVun homme habile, juste et ferme. Comme tu aurais
secondé Dumont et quelques autres! Cependant le bruit qu*on
a donné le prix à Moitte parvient aux élèves. Ce fut une conster-
nation d’abord, puis le murmure de l’indignation. L’abbé Pom-
niyer, honoraire, se présenta le premier pour sortir. Il demanda
qu’on lui fît passage^ On s’ouvrit et on lui cria : Passc^ foutu
âne, Moitte parut ensuite, et ce fut un tumulte effroyable de
cris et d’injures. Il leur disait, en tremblant ; Messieurs^ ce
n'est pas moi ^ c est V Académie ] et ils lui répondaient : Si tu
nés pas un infâme^ comme ceux qui t'ont nommê^ remonte et
va leur dire que tu ne veux pas entrer.
Les académiciens hésitaient de se montrer^ ils s’attendaient
à la huée, et ils ne furent point trompés. Elle dura plus d’une
heure, mêlée de sifflets, de l)ourdonnements, d’éclats et d’in-
jures. Cochiii avait beau leur dire : Messieurs^ que les mécon-
tents viennent s'inscrire chez moi, on ne l’écoutait pas. On conti-
nuait de huer, de honnir de bafouer. Tout cela se passait dans
l’intervalle de votre billet du 18 et de celui du 29, où vous
demandiez précisément qu’on vous envoyât ce Millot à qui on
venait de faire une injustice. Je courus chez LeMoyne. LeMoyne
levait les mains au ciel et s’écriait : La Providence l la Provi-
dence lie ne pus riT empêcher de prendre votre ton bourru, et
de lui dire : La Providence, la Providence, est-ce que tu crois
quelle est faite pour réparer v>os sottises? Millot survint. Le Moyne
lui parla. Le lendemain, il me l’envoya. Ce jeune homme était
désolé. Il me disait d’un ton à déchirer x 11 y a dix-sept ans
que mes pauvres parents me nourrissent et au moment où
f espérais!,,. Il y a dix-sept ans que je travaille depuis le
point du jour jusqu'à la nuit. Je suisperdu, car qii est-ce quime
dit que Foucou ou quelque autre ne m' ôtera pas le prix de Vannée
prochaine? Je crus le moment favorable à vos vues. J’exigeai
le secret, et il m’en donna sa parole d’honneur. Je lui fis votre
proposition; il m’en remercia dans les termes les plus affec-
tueux, et me demanda le reste de la journée pour en délibérer
avec M. LeMoyne et avec lui-même. Il est revenu et il m’a dit
qu'on ne se livrait pas à l'étude de son art par intérêt*, qu'il
sentait tout l'avantage du traité que je lui proposais*, mais qu'il
fallait offrir à V Académie l'occasion de réparer son tort. Aller à
Rome ou mourir.
LETTRES A FALCONET. .299
Votre billet du 29 me consola du peu de succès d’une négo-
ciation que les circonstances semblaient rendre infaillible.
La ville s’est récriée, les élèves ameutés ont menacé.
L’Académie inclinait à les décimer; mais il paraît que tout se'
calme et finira par rien. Ils auront fait une injustice à un de
leurs élèves, et peut-être le malheur d’un autre à qui, pendant
sept ans de suite, ses camarades jetteront au nez. la honte de sa
réception. Une circonstance que j’oubliais, c’est que peu s’en
fallut que les élèves ne prissent jiloitte par les oreilles, ne le
missent à quatre pattes, et ne lui fissent faire le tour de la
place, portant Millot sur son dos.
En attendant que Le Moyne m’envoie sa note sur M. de Vil-
liers, il me prend envie de vous décrire le bas-relief de Millot.
Le sujet était le triomphe de David, après la défaite de Goliath.
A droite, ce sont deux énormes Philistins debout, bien consternés,
bien humiliés, qu’un Israélite garrotte. Puis David conduit sur
son char de triomphe par des femmes. Une embrasse ses
genoux, une autre le couronne, d’autres l’aident à monter. Puis
c’est le char attelé de deux chevaux qu’un Israélite retient par
la bride. Tout à fait sur le devant, et au centre du tableau, un
autre Israélite enfonçant une pi.que dans la tête de Goliath. Celte
ièiii est çffroyable, renversée, ses cheveux épars sur la terre.
Au devant du char, les femmes d’Israël chantant, dansant,
jouant, préludant des instruments. Parmi ces femnjcs, une
espèce de bacchante, déployée avec une grâce et une légèreté
charmante; et tout à fait à la gauche, une autre conduisantpar
la main son enfant qui regarde la tête horrible avec une expres-
sion mêlée de terreur et de joie; et puis, sur le fond, au loin,
des bras en l’air, des têtes de peuple en acclamation. L’artiste
a pressenti que ses concurrents prendraient le moment du
triomphe. 11 a choisi le précédent. C’est un reproche qu’ils lui
ont fait, c’est-à-dire qu’ils l’ont blâmé d’avoir eu du génie.
Ils ont encore attaqué l’idée du char qui n’est pas même une
licence. Ils ont avoué que le bas-relief de Moitié ne valait ni
celui-là, ni aucun des deux autres; mais qu’ils lui connaissaient
plus de talent. En ce cas il est inutile d’instituer un concours et
des prix. Cochin, plus adroit, aime mieux dire que chacun a son
goût et ses yeux, que le bas-relief de Moitte lui a paru le meil-
leur; et les élèves lui répondent qu’il est sans invention, sans
300 LETTRES A FALCOiNET.
génie, froid, plat, sans détails, sans pieds, sans mains, mau-
vais, absolument mauvais, et qu'il n'a, lui, nulle connaissance
de l'art, ou nul goût, ou nulle bonne foi. J’écrivais, il y a quel-
ques jours, à Cochin, à propos du silence qu'il gardait avec
vous : « Eh bien, vous avez donc été hués, honnis, bafoués par
vos élèves? Ils pourraient avoir tort; mais il y a cent à parier
contre un qu'ils ont raison ; car ces enfants-là ont des yeux, et
ce serait peut-être la première fois qu'ils se seraient trompés. »
.11 y avait cette année au Salon quatre grands tableaux
d'histoire ordonnés pour le roi de Pologne, par l'entremise de
M‘"® Geoffrin : l'un, Silurus mourant au milieu de ses enfants,
de Halle, détestable; le second, la tête de Pompée présentée à
César, de Lagrenée, mauvais ; le troisième. César au pied de
la statue d’Alexandre, dans le temple d'Hercule, médiocre, sur-
tout de composition. Il est de Vien, qui a aussi exécuté la conti-
nence de Scipion, au refus de Boucher. Oh! quel tableau que ce
dernier! 11 est si misérable que j'ai entendu des élèves se dire
l’un à l’autre qu’ils ne voudraient pas l’avoir fait. L’inégalité
des artistes ne se comprend pas. Ce Vien a fait tout à l’heure,
pour Saint-Roch, la prédication de Saint-Denis dans les Gaules,
morceau immense et d’un très-grand maître.
Mais au milieu de tout cela, j'allais oublier de vous dire que
le prince de Galitzin est marié. 11 part de Paris. Il va aux eaux
d'Aix-la-Chapelle pour sa santé. 11 y trouve le prince et la
princesse Ferdinand de Prusse, et une jeune comtesse de
Schmettau, jolie, pleine d’esprit, de gaieté, de grâce et de
talents, du moins il n'y a qu’une voix là-dessus, et le voilà
marié.
Mais la note sur M. de Villiers ne vient point et je n'ai plus
rien à vous dire, sinon que je vous salue, et que je vous embrasse
tous les deux, que je vous aime de toute mon âme, que j’ai
ressenti vos peines comme vous-mêmes, et que s'il y a par
hasard encore dans cette lettre quelque chose qui vous offense,
vous le pardonnerez à mon amitié.
Mademoiselle Victoire, un peu de hauteur, un peu d’âme.
Regrettez plutôt une bonne critique qu'un plat éloge. Et surtout
ne défendez jamais ni vos ouvrages ni votre réputation. C’est du
temps perdu, tout au moins. Les apologies ne se lisent point.
Ayez des mœurs, faites de belles choses, et laissez dire les mé-
LETTRES A FALCOMET.
301
chants, et se taire les sots, dontaussibien vous n’entendriez rien
qui pût vous flatter jusqu’à un certain point. C’est une bien petite
vanité que celle qui court après une louange de nulle valeur.
Le véritable éloge c’est le nôtre, c’est celui du maître; c’est la
récompense, c’est la protection continue de l’impératrice; c’est"
elle qui sent, c’est elle qui a des yeux, c’est à elle qu’il faut
avoir plu.
Toujours en attendant la note de LeMoyne; je causerai avec
vous, jusqu’à ce qu’elle vienne. Le prince de Galitzin avait
demandé, pour l’impératrice, un tableau à chacun de nos bons
artistes : Michel Van Loo, Vernet, Vien, Gasanove, Boucher. Une
faut rien attendre de Vernet, il est trop occupé, et il doit, de
reconnaissance, tout son temps à M. de Laborde qui lui paye la
vente du prix de ses tableaux d’avance. lUon non plus de
Boucher, qui est léger, caduc et paresseux. Gasanove a presque
fini le sien. Je ne vous en parierai pas : je ne l’ai pas vu. G’est
un sujet dans son genre, et qu’il a travaillé de son mieux. Le
sujet de celui de Vien est charmant : c'est un Mars qui, las de
reposer entre les bras de Vénus, lui demande la permission
d’aller se ragoûter en tuant quelques milliers d’hommes. La
déesse y a consenti. Il cherche son casque. 11 ne le trouve point.
Vénus debout, lui souriant toute nue, un bras jeté sur ses
épaules, lui montre, de l’autre main, ce casque dans lequel ses
colombes ont fait leur nid. Il y a, par derrière les deux prin-
cipales figures, des amours malins qui se sont emparés du reste
de ses armes. Michel a fait un concert espagnol. Il y a mis une
vingtaine de figures. Son tableau est achevé. 11 est supérieure-
ment peint; grande vérité dans les physionomies des concer-
tants ; sage sans être froid; et puis des étoffes à s’y tromper.
Vu dans un miroir, c’est la nature môme. 11 en coûtera de l’ar-
gent à l’impératrice, moins cependant qu’au roi de Pologne, et
j’espère qu’elle sera mieux servie. G’est que nous laissons aller
les artistes à leur fantaisie, et que M'"® Geolfrin veut les faire
aller à la sienne. G’est pour se soustraire à son despotisme que
Boucher, qui s’était d’abord chargé de la Continence de Scipion^
a renvoyé ce travail à Vien.
Une chose qu’il faut que je vous dise : c’est qu’on perd le
goût de la nature, et que quand une fois on l’a perdu, on n’y
peut plus revenir. Il y a quelque temps que Boucher fit venir
302 LETTRES A FALGONET.
un modèle d’après lequel il fit une très-mauvaise figure, tandis
qu’une autre, qu’il avait exécutée de pratique, était au moins
supportable. On a dit : îiatiiram expellas furca^ iameri usque
recurrit. Pardieu, ce n’est pas en peinture.
Enfin, la voici, cette note.
M. de Yilliers^est le même qu’un M. Chariot dont je
crois vous avoir déjà parlé; si ce n’est pas à vous, ce sera au
général. C’est uri^àmi de presque tous vos amis. 11 est né à Paris,
sans aucune fortune. Il a fait d’excellentes études, et il a beau-
coup de littérature. Il a été clerc de procureur, il s’est fait
avocat. 11 a suivi le barreau avec succès. Il plaidait depuis fort
peu de temps, lorsqu’il survint une interruption au Palais qui
dura dix -huit mois. Ce fut alors qu’il fit la connaissance d’un
marchand qui demeurait luie Saint- Gervais et qui l’engagea à
regarder sa maison comme la sienne. Il épousa la fille de ce
marchand, moitié par reconnaissance, moitié par goût. Mais afin
qu’il pût suivre son état, en même temps que sa femme suivait
le commerce, on tint ce ménage secret. Mais malheureusement
sa femme avait qualité, et ses dettes engagèrent son mari. Au
mois d'avril 1765, il fut obligé de faire un arrangement avec
les créanciers de sa femme, et de s’obliger à payer quarante
mille francs dans un intervalle de tenips assez court. Au mois
d’août suivant, il se découvrit d’autres dettes qui n’avaien-t point
été déclarées. Sur quoi M. de Villiers, ou Chariot, ne voyant
aucun moyen de faire face avec le produit de son talent, menacé
de perdre son état, par l’éclat de son mariage que la poursuite
des créanciers ne pouvait manquer de manifester, prit, tant en
elTets qu’en argent, environ trois mille livres et passa en Angle-
terre d’où il s’est réfugié à Pétersbourg, n’ayant subsisté pen-
dant tout ce temps que par les modiques secours qu’il a reçus
de quelques-uns de ses amis de Paris. Tous ceux qui l’ont connu
ici attestent de ses connaissances^ de ses talents et de sa pro-
bité. Il paraît, à ce qu’ils disent unanimement, que c’est un
homme à employer à beaucoup de choses. Prault, Pissot, Le
Moyne et d’autres le recommandent à vos bons offices. Notez,
s’il vous plaît, que je ne vous l’adresse pas, mais que je vous
transmets seulement la note de M. Le Moyne. il est vrai que
c’est avec plaisir.
Et puis, mon ami, que Dieu vous inspire l’art de conserver
LETTRES A FALCONET. 303
le repos, que Newton appelait la chose vraiment substantielle,
rem prorsus substantialem»
11 faut convenir qu’avec ce ton de vérité, si nous ne nous
brouillons pas, sûrement nous en deviendrons meilleurs. Vous
m’avez répondu de vous ; je vous réponds de moi.
Et gardez ce volume, pour quelques-unes de vos longues
soirées d’hiver.
Je vous salue et vous embrasse une fois, deux fois, cent fois
tous les deux.
Je ne saurais m’en tenir là.^près avoir eu le courage de
lire tout ce qui précède, il vous en restera peut-être assez pour
quelques lignes de plus.
Le samedi qui suivit le jugement inique, il J eut assemblée
à l’Académie : vos messieurs, en y arrivant, trouvèrent sur la
place un concours de deux cents citoyens de tous les états, bien
disposés à les accueillir convenablement. Ces citoyens s’y étaient
rendus avec tous les instruments qui rendent un charivari bien
éclatant. Mais, mieux avisés et craignant que le tumulte n’attirât
la garde, ils changèrent de parti. Ils se rangèrent en haie.
Arrivèrent les premiers, Dumont, Boucher, Van Loo et d’autres
qui avaient voté pour Millot, et voilà tout à coup un cri d’accla-
mations, d’applaudissements et de claquements de mains.
J’avais oublié de vous dire que Boucher avait, à la séance de la
décision, réclamé de toute sa violence de vingt-cinq ans, et que
ces honnêtes fâcheux l’entourèrent, se pressèrent sur lui, l’em-
brassèrent et lui firent mille compliments et mille caresses. Et
puis les revoilà rangés en haie. Paraît Pigalle, il entre au milieu
de deux files, et aussitôt on entend une voix qui crie : Le dos!
à ce mot, les deux files se retournent et Pigalle passe au mi-
lieu de deux cents personnes qui le saluent du derrière. Pigalle
passé, arrivèrent M. et Vien; môme cri le dos, même quart
de conversion, même demi-tour et même salut du derrière. On
rendit les mêmes honneurs à notre ami Cochin. Au sortir de
l’Académie, même cérémonie. Pigalle, le chapeau sur la tête,
et d’un ton un peu rustre, s’adressa à un jeune homme et lui
demanda s’il était mécontent du jugement. Le jeune homme, se
couvrant, lui répondit que, n’étant point artiste, il n’avait rien à
lui répondre, mais que par la même raison il pouvait lui
remontrer sans conséquence qu’il lui trouvait le ton fort im-
LETTUETS 'A .FÂLCONET.
m
pertinent. Il y a quelque's autres détails qui né me reviennent
pas. Je suis sûr que vous direz : Voilà qui est bien. Si toutes
les injustices étaient ifessenties et le ressentiment témoigné de
cette manière, on en commettrait moins.
X VIII
Et je manquerais une occasion de causer avec mes amis !
Oh! que npo. Voilà à côté de ma table un jeune homme qui part
pour Pétersbourg et qui a la complaisance d’attendre que je
vous aie dit quelques douceurs. Je m’ennuie de ne vous point
voir, je m’ennuie de ne point entendre parler de vous ! L’intérêt
que je prends à votre santé, à vos ouvrages, me fait à tout mo-
ment oublier l’intervalle énorme qui nous sépare. Où en êtes-
vous ? que faites -vous ? êtes-vous heureux ? Si vous l’êtes, je
me garderai bien de corrompre votre bonheur par l’éternelle
histoire de mes peines. Depuis cinq ou six mois, le calice amer
de la vie ne s’est pas éloigné un moment de mes lèvres. Le
jeune homme qui vous remettra ce billet m’est recommandé
par M. Bernard. Il va en Russie avec des idées d’établissement
et de commerce. A juger de ses mœurs et de ses talents par ses
liaisons et ses amis dans ce pays-ci, je crois qu’il mérite que
les honnêtes gens lui prêtent la main. S’il a besoin d’un bon
conseil, et vous le demande, ne le lui refusez pas. Dites-lui,
d’après les idées qu’il vous communiquera, ce qu’il faut qu’il
fasse et qu’il dise. Mais vous ne me répondez pas sur le compte
de M. Le Paige. Ce M. Le Paige n’est pourtant pas un homme
d’un mérite ordinaire. En voulez-vous ? N’en voulez-vous point ?
11‘me semble que dans les circonstances présentes, ses con-
naissances et ses talents devraient le faire désirer. Je crois,
mon ami, qu’il y a des hommes et même des hommes rares en
Russie ; je crois même qu’il y en a au fond des forêts des Abe-
nakis ou des huttes des Hottentots : mais des hommes instruits,^
éclairés, cultivés, c’est-autre chose. Ce ne sont pas des arbres
LETTRES A FALCONET.
305
que jé vous propose, ce sont des jardiniers. Il y a des al’bres
partout. J’avais résolu de vous cacher toutes mes peines ; mais je
n’y tiens pas. Pour combler la mesure, savez-vous, mes amis,
ce qui est arrivé à ces beaujT plâtres, à ces morceaux précieux,
que vous avez si soigneusement emballés ? c'est que, malgré les
doubles caisse^, malgré la filasse et la mousse, l’eau a pénétré
et presque détruit. Il n’est resté que le mascfue de l’ours
et la petite Russe d’intacts. Cependant, bonne amie, consolez-
vous. Voici le jugement que nos grands artistes ont porté de
votre travail, et ce qu’ils y ont^décoiivert à travers le dépé-
rissement qu’il a souflert : c’est qu’il y avait dans les salles
de l’Académie plusieurs morceaux de réception qui ne méri-
taient pas autant cet honneur que votre ouvrage. Je vous en
parlerai plus au long, lorsque le courrier n’aura pas le pied
à l’étrier.
Je vous disais, dans ma précédente, qu’il y avait des artistes
qui criaient, et un certain philosophe de vos amis qui s’était mis
sous la main de la justice par des emplettes pour Sa Majesté
Impériale. Je vous recommandais de faire finir les plaintes des
artistes et les soucis du philosophe. Je pense que ces deux
affaires sont faites. Il ne me reste qu’un mot à vous dire sur les
tableaux des artistes Casanove, Vîen et Machy. C’est que le
prince de Galitzin est fort embarrassé de sa personne. Il croyait
que ces trois morceaux n’étaient qu’à douze mille francs, et il
le croyait d’après l’appréciation d’un brocanteur nommé Ména-
geot, homme de bien et bon connaisseur. J’étais aussi dans la
même persuasion, et point du tout. Il se trouve que le Vien
veut avoir 8,000 francs de son morceau, que le Ménageot avait
estimé deux mille écus; et ainsi des autres. En conséquence, il
n’a demandé à M. le général que 12,000 francs, tandis qu’il faqt,
ou laisser à ces maîtres l’ouvrage qu’on leur a commandé, et
qu’ils ont fait de leur mieux, ou se constituer dans une dépense
presque double. Casanove demande 10,000 francs, et son tableau,
qui est immense et le meilleur peut-être qu’il ait fait, les vaut.
Vien s’est vraiment surpassé, et son tableau vaut plutôt les
8,000 francs qu’il exige que les autres ouvrages ne valent huit
raille sols. J’ai vu la ruine de Machy ; elle est fort belle et il
n’y a rien à rabattre des 4,800 qu’il supplie qu’on lui accorde.
Pour Dieu, mon ami, servez vos confrères qui vous en sauront le
XVIII.
306
LETTRES A FALCONET.
plus grand gi’é. Parlez à monsieur le général, et dites-lui bien
que quand il aura les tableaux sous ses yeux, j’espère qu’il se
réconciliera avec le prix. Au reste, on a mis nos artistes en
besogne sans rien stipuler ni sur le prix, ni sur l’étendue, ni
sur le sujet. On s’est contenté de parler de la perfection du tra-
vail ; ils y ont tendu de toute leur force ; il n’y a l’ien A leur
objecter. Il faut seulement une autre fois s’expliquer avec eux
plus précisément. Le prince Galitzin, furieux, dit qu’ils sont
malhonnêtes; il a tort.
Adieu, mon ami, adieu, bonne amie, je vous salue et vous
embrasse tous les deux. Nous causerons une autre fois plus à
notre aise et plus au long.
Ce 30 mars 1769.
XIX
A peine, mon ami, me laisse-t-on le temps de vous dire un
mot. Je ne sais si vous aurez reçu mes dernières lettres. Quoi
qu’il en soit, voici une occasion de m’obliger essentiellement.
J’ai acquis à la vente Gaignat, pour Sa Majesté Impériale, cinq
des plus beaux tableaux qu’il y ait en France : un Murillo, trois
Gérard Dow et un J.-B. Van Loo. La somme est assez forte, bien
qu’elle soit très-au-dessous du mérite de ces morceaux. Je suis
sous la main de justice, qui a fait la vente des effets Gaignat. La
justice n’entend pas raison. Ayez donc l’amitié pour moi de voir
monsieur le général, et de le supplier très-instamment de me
faire passer des fonds et de me tirer de souci. Ne le quittez pas
que vous n’ayez vu ces fonds expédiés.
Rendez-vous aussi agréable à vos confrères de Paris, en
obtenant que les morceaux que l’on a commandés à Vien, qui
n’aime pas à attendre, à Machy, qui n’est pas en état d’attendre,
et à Gasanove, qui est écrasé de dettes, soient promptement
acquittés.
J’ai reçu vos présents. Je vous en ai déjà dit quelque
LETTRES. A FALCONET. 307
chose. Je vous en parlerai mieux et plus au long une autre
fois.
Je vous salue et vous embrasse tendrement tous les deux.
Ah ! mademoiselle Victoire, quel chemin vous avez fait!
Ce 6 avril 17C9.
XX
Je vous écris à la hâte pour la seconde fois, mes amis ; Dieu
m’envoie tous ceux qui partent pour Pétersbourg ; mais le diable,
plus fin que lui, comme c’est l’ordinaire, ne leur permet d’arri-
ver à mon étage qu’un quart d’heure avant leur départ. Je n’ai
pas le temps de vérifier si j’ai reçu ou non les lettres dont
vous me parlez. Tout ce que je puis vous dire, c’est que cinq
ou six réponses que je vous ai faites ont été interceptées, et
que j’en suis enragé, parce qu’elles contenaient des choses que
je ne retrouverai plus et que vous auriez eu du plaisir à lire.
Je vous disais, en cent façons différentes, tantôt en vous cajolant,
tantôt en vous brusquant, que je vous aimais à la folie. Vous
savez que M. Collin fait son séjour habituel à la campagne ; il
faut le saisir au vol pour lui parler à la ville. Cela sera fait in-
cessamment. M. Poissart a reçu et m’a montré la lettre de
M”*" Collot. Nous avons fait apprendre à lire et à écrire à son
frère, et je l’ai placé apprenti imprimeur chez Le Breton qui
en est très-satisfait. C’est un état honnête, mademoiselle. Vos
morceaux de sculpture me sont enfin parvenus, mais dans
un état pitoyable; malgré cela, les gens de l’art en font le
plus grand cas, et conviennent tous, d’une voix unanime, qu’on
a admis bon nombre d’artistes aux honneurs académiques sur
des ouvrages qui ne les valaient pas. Servez M. de Cotensky
auprès de l’Impératrice. C’est un galant homme, circonspect^
exact, mais dont les dépêches ont subi le même sort que les
miennes.
Ah! mon ami, combien on nous a fait de vilenies! Le prince
308
LETTRES A FALCONET.
de Galitzin, qui s’achemine vers sa souveraine et ses amis, vous
expliquera tout cela. J’ai vu le moment où j’allais me trouver
au Fort-Lévêque avec la jolie M“* Casanovc, elle pour ses
dettes, moi pour mes engagements. C’est une manœuvre du
diable, dont je ne vous rendrais pas compte en quatre pages.
Imaginez qu’ils s’ étaient mis dans la tête de ruiner le crédit de
Sa Majesté Impériale par une avanie bien publique, bien écla-
tante, faite à l’homme qu’elle a comblé de ses grâces ; de per-
suader qu’elle était au bout de ses ressources dès le commen-
cement d’une guerre ; de me forcer à revendre les tableaux que
j’avais acquis pour elle, et par conséquent d’interrompre ma
correspondance avec le général et avec vous. Ils en auront un
pied de nez, les plats bougres qu’ils sont. Tout est payé, et payé
avec générosité , et déjà nol artistes sont aux genoux de Sa
Majesté pour obtenir de faire des pendants à leurs tableaux ^ .
Ah ! mon ami, le beau Murillo que je vous envoie, les beaux
Gérard Dow, j’entends beaux comme les ouvrages de ce maître.
J’espère que le Machy, le Casanove,Ie Casanove surtout, le Vien
et le Van Loo vous feront plaisir. Ce qu’il y a de certain, c’est
qu’ils y ont mis tout leur talent. Ils sont désespérés que ces
morceaux ne puissent être exposés au Salon. C’était une espèce
de dédommagement qui les consolait un peu du retard de leur
payement. Je joins à cet envoi un J.-B. Van Loo, beau sujet,
d’excellente couleur et d’un dessin très-correct. C’est une trou-
vaille; car cet artiste a peu fait de tableaux de chevalet. Deux
nouvelles qui ne vous déplairont pas : l’une, c’est qu’enfin nous
avons découvert que M"‘ Collot était orpheline. Je joins ici l’ex-
trait mortuaire de son père. L’autre que ce M. de La Live,
menacé d’imbécillité depuis si longtemps, est devenu fou. Je
voudrais, par maintes raisons que vous devinerez de suite, que
Sa Majesté Impériale achetât son cabinet et le payât sur-le-
champ. J’espère que monsieur le général vous en parlera. Je lui
envoie le catalogue à tout hasard. Je suis charmé que votre
santé et votre tranquillité se soutiennent. Je reçois vos amitiés
et celles de M"* Collot, comme vous recevrez les miennes quand
je vous les porterai. Ah! quel moment, mon ami ! Si nous avons
la force de parler, c’est que nous ne nous aimons pas autant
1. Je le crois bien. {Note de FalconeU)
LETTRES A FALCONET. 309
que nous le croyons. Tu peux compter que je te resterai un an
tout entier. Travaille, mon ami, travaille de toute ta force. Sur-
tout fais un beau cheval : car ils ont dit que tu le raterais L Tu
fais donc quelque cas de mon admiration ; eh bien, tu n’en sei'as
pas privé I J’irai t’admirer, j’irai m'acquitter aux pieds de la
grande souveraine. Puisse-t-elle assommer incessamment* ces
maudits circoncis, et puissent ses envieux en crever de dépit!
J'aurais cru qu’on aurait plus d’indulgence pour le mérite relé-
gué sous le pôle. Je me suis trompé ; mais elle a toujours les
honnêtes gens pour elle. Ma femme a été très-malade. Ma fille
est un enfant charmant qui aime toutes bonnes choses. C’est
presque une virtuose en musique, et je te réponds que ce n’est
pas ce que j’en estime le plus. Quelque jour que je serai plus
à mon aise, je te dirai quelques mots ae la balbutie de cette
enfance. On va se mettre au manuscrit et tu l’auras inces-
samment.
Mon ami, tâchez de pardonner à un pauvre diable accablé de
besogne de toutes couleurs. Je vous ai remercié de la petite
maison. Lorsque vous me l’avez offerte, elle était louée, et elle
ne l’aurait pas été que je ne l’aurais pas acceptée. Ne sais-je
pas que vous en faites une rente assez forte à votre fils ? Mais
vous ne m’avez pas encore dit un mot de lui. Est-ce qu’il vous
tient pour mort? Je vous préviens, mon ami, que je laverai un
peu la tête à M. Kiiig. Quand on loue un homme, il importe
peu que l’éloge soit amené ou non ; mais rien n’est plus ridi-
culement hargneux que de se détourner de son chemin pour
aller donner un coup de pied à un passant. Qu’a de commun le
Père de Famille a,wec la peinture allégorique? Sans compter que
son incartade n’a pas le sens commun, comme vous le verrez.
Non, parbleu, je ne serai pas mécontent de l’ami Falconet, lors-
qu’il sera content de lui, car il se traite sévèrement ; et quand
il se dit un mot doux, il est bien sûr de l’avoir mérité. Demain,
sans plus tarder, j’aurai vu M. Lempereur, et je me serai
pourvu des volumes de V Encyclopédie qui vous manquent. Que
Collot, n’ait aucune inquiétude sur son frère; s’il suit un peu
les conseils que je lui ai donnés, avant qu’il soit trois mois son
entretien ne coûtera rien. Il a affaire à un bourgeois raison-
\ . Sotte conjecture, bâtie sur l’envie et sur le petit modèle mal vu. (/Vote de
Falconet,)
310
LETTRES A FALGONET.
nable. M“* Diderot est tout au service de la bonne amie ; elle
n’a qu’à parler. Adieu, mon ami. Adieu, bonne amie. Conservez-
moi toute votre affection, car la mienne ne cessera pas. Dites-moi
que vous êtes souverainement heureux, elle par vous, vous par
elle. Ah ! que je suis fâché de mes lettres perdues ! Tous vos
amis se souviennent de vous ; car ils continuent de m’en parler
et de m’en parler avec intérêt ; mais à condition toutefois que
tu feras un mauvais cheval *. J’ai écrit un petit mot à monsieur
le général, que je ne serais pas fâché que vous vissiez. Je pré-
tends que les plis en godets, se remplissant d’eau, doivent faire
éclater le marbre, fendre le bronze dans les grandes gelées.
\oyez, mon ami, si le climat n’exige pas des précautions
pour la conservation des statues *, et plus encore pour celle des
tableaux. Je n’entends pas comment ceux-ci peuvent l’ésister
vingt ans aux vicissitudes de l’atmosphère chaud, froid, humide,
et tout cela à l’extrême. Je ne vous jette qu’un mot là-dessus,
parce qu’il n’en faut pas davantage à un penseur. Adieu, encore
une fois, mes amis, aimez-vous comme de petits enfants ,
et apprenez-moi incessamment le massacre de cinquante ou
soixante mille Turcs, si vous voulez me faire sauter de joie.
Je vous chéris de toute mon âme et vous embrasse de tout mon
cœur.
Ce 26 mai 1769.
XXI
Vous jetez les hauts cris, mon ami, et vous avez tort. Je vous
ai écrit dix fois depuis deux ou trois mois, mais je vois que ces
lettres ont eu le même sort que celles que j’ai adressées à
monsieur le général.
Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.
1. Quels amis! {Note de Falconet.)
2. On ne devinerait pas que Diderot parle à un statuaire actuellement en
Russie. {Note de Falconet.)
LETTRES A FALCONET.
311
Dites à M"* Collot que son jeune frère est apprenti imprimeur
chez Le Breton.
J’ai reçu l’épître de l’abbé Beaudeau avec la petite apostille
de votre main. Si l’abbé est encore à côté de vous, buvez tous
les trois à ma santé.
Celui qui attend cette lettre, et qui vous la remettra, s’im-
patiente.
XXII
Je suis charmé, mon ami, que vous ayez des duplicata de
vos lettres ; grâce à cette précaution de votre part, je ne per-
drai rien. Vous n’aurez, ma foi, pas la même consolation. Mes
réponses sont entre les mains de gens qui ne vous les restitue-
ront pas, et je n’en ai point fait de copies. J’en suis un peu
fâché pour vous et pour moi, car j’y agitais quelques questions
importantes sur lesquelles il ne me reste pas une des idées que
je vous communiquais.
Mon ami, soyez tranquille, vous avez auprès de moi tout le
mérite, toute l’honnêteté de l’offre de votre maison, et vous
n’avez rien perdu du reste. Je n’aurais jamais eu rinjustic,e
d’accepter un domicile dont vous auriez payé la location à votre
fils. Ce qu’on fait dans ce réduit, le temple de l’amitié ? mou
ami, on y fait l’amour. Celle qui l’occupe, si j’en juge par ses
liaisons, doit être une femme honnête. Elle est maîtresse d’elle-
même, et l’on m’a dit qu’elle avait disposé depuis longtemps de
son cœur en faveur d’un galant homme dont elle fait le bonheur
et qui fait le sien. Eh bien, mon ami, on pratique sous ton
berceau la morale que j’y aurais prêchée. Si Épicure n’y est pas,
Léontium y est.
Je ne vous dirai pas autrement de l’ordre que Sa Majesté
Impériale a donné à M”* Collot d’exécuter en marbre le buste de
votre ami, que ce que j’ai écrit au prince de Galitzin. Combien
je me reconnais au-dessous de cet honneur 1 Que c’est ainsi
qu’on force les hommes à tenter quelque grande .chose, quand
312
LETTRES A FALCONET.
ils en sont capables ! — Que c’est cette feinme-là qui a le secret
de remuer les âmes et d’en faire trouver à ceux qui en ont ! Le
buste une fois fait, mon ami, me voilà chargé de rinscription.
C’est moi qui ai reçu le bienfait, et c’est le ciseau de mon ami
qui l’éternisera.
Je viens de recevoir de M. le général Betzky une lettre qui
m’a fait le plus grand plaisir. C’est l’éloge le plus franc de
M”** Collot, et l’invitation la plus douce à venir voir, de mes
propres yeux, un des plus beaux monuments qu’il y ait au
monde.
Damilaville n’est plus. Le buste qu’il avait a passé dans les
mains d’une bonne amie ; mais le meilleur des deux que M"* Col-
lot ait fait, le dernier, appartient à Grirain. Il le fera mouler et
je vous l’enverrai.
Enfin, mon ami, j’ai vu votre statue des Invalides. Si je
m’en tenais à vous dire qu’elle est infiniment au-dessus de
toutes celles qui décorent ce superbe édifice, vous auriez
raison d’être mécontent. Elle est très-belle. Si jamais vous la
revoyez, vous serez vous-même étonné do la force de son
expression.
Je ne sais ce qui lui est arrivé; mais il est sûr que je ne
l’avais pas vue dans votre atelier.
Malgré toutes les précautions que vous avez prises, l’eau de
la mer a pénétré dans l’intérieur des caisses, et a fait sur les
plâtres qu’elles contenaient l’effet que l’eau de pluie fait sur les
bustes qui y ont été exposés huit ou dix ans. Je ne connais
dans la société que le visage de La Condamine qui puisse vous
donner une idée bien juste de ce qu’ils ont souffert. Cepen-
dant Guiard, qui les a vus, dit qu’il en reste assez pour juger
le talent. 11 a prononcé qu’il y avait, dans les salles de l’Aca-
démie, dix morceaux de réception qui ne valaient pas cela, et
Le Moyne s’est emparé de vive force du Henri IV et de mon
Falconet.
L’ouvrage de M. Lempereur est fait depuis longtemps ; mais
il m’a déclaré net qu’il n’en donnerait pas un exemplaire avant
que de l’avoir présenté au roi. Je reviendrai à la charge et peut-
être vaincrai-je sa petite répugnance. Dans une de mes lettres
perdues, je vous recommandais, au nom de M. Fontaine, de ne
pas abandonner, par une économie mal entendue, le sort de
LETTRES A FALCONET. 313
votre monument à quelque apprenti fondeur. Croyez-moi, mon
ami, faites venir Gor^
Votre cousine se porte fort bien. L’oncle de Collot est un
honnête homme que j’estime, et son frère sera un jour un bôn
sujet. Nous lui avons appris à lire et à écrire, et je l’ai placé
chez Le Breton, apprenti imprimeur. Il y est aimé, il y fait bien
son devoir; je Tai mis là sous la direction d’un nommé Stouppe,
qui aura l’œil sur ses mœurs et qui lui facilitera Iqs progrès
dans l’art. ^
Mon ami, ces gens-là, et quand je vous dis ces gens-là, je
veux mourir si je sais bien précisément de qui je parle, ces
gens-là donc ont joué le jeu de m’envoyer au Fort-l’Évêque.
Envoyez-moi votre souscription , envoyez-moi celle de
M. de Villers, et dites-moi ce que vous avez fait, l’un et l’autre,
des volumes de planches, afin que je sache ce qui vous en
manque.
Au moment où je vous écris, je me figure qu’on ouvre les
caisses qui contiennent ce beau Murillo de Gaignat avec trois
Gérard Dow très-précieux et un excellent J. -B. Van Loo.
Je ne vous dis rien des cinq tableaux, dont la réputation est
faite; mais vous jugerez comme il vous plaira des quatre
autres. Cela n’empêchera pas que nos artistes se sont surpassés.
Jamais Gasaiiove n’a peint avec tant de vigueur. C’est une belle
et grande machine que le morceau de Machy. Michel y a mis
tout son savoir-faire. Je ne vous dirai rien de Vien, vous le
verrez. Ils étaient tous désolés de n’être par exposés au Salon.
J’ai fort à cœur que cet envoi réussisse.
Le projet qu’on avait formé de ruiner ici notre crédit a
échoué ; mais ce n’a pas été sans peine de ma part et sans un
ressentiment bien profond de vos envieux.
0 l’indigne nature que ce Greuze !
M. le prince de Galitzin, dépité comme moi du mauvais
succès de vos plâtres, m’a promis, sur son honneur, de vous
faire fondre en bronze le buste de Catherine. Je vous prie, mon
ami, de lui rappeler sa parole, et d’en favoriser l’exécution.
Souviens-toi, Falconet, qu’il faut mourir à la peine, ou faire
1 . Fondeur de l’Arsenal, qui avait coulé en bronze la statue de Frédéric V, roi
de Danemark, par Saly.
LETTRES A FALGÜNET,
3U
un cheval sublime. Ils ne cessent tous de me corner aux oreilles
que ton cheval sera mauvais, qu’il est impossible que tu le fasses
bon. J’embrasserai tes pieds si tu fais qu’ils en aient menti.
Je vous parlerai une autre fois, plus à mon aise, de la lettre
de votre pasteur anglais sur la poésie, la peinture et la sculp-
ture. En attendant, jb vous avouerai qu’il a avec moi l’air d’un
pasteur hargneux qui se détourne de son chemin pour venir me
donner un coup de pied, sans rime ni raison. Il n’a rien
entendu, à ce qu’il a dit, démon drame, mais rien du tout. Il a
pris des instructions jetées, par-ci par-là, à l’usage de ceux qui
seraient tentés de le jouer, pour des choses qui tenaient au
fond. Eh! par Dieu, si cela lui refroidissait la lecture de
l’ouvrage, il n’avait qu’à les passer, et il se serait aperçu que
l’action et la scène marchentà merveille sans cela.
Adieu, mou ami, adieu, mon amie, portez-vous bien. Nous
vous embrassons tous et de tout notre cœur. Aimez-vous, aimez-
nous, comme nous vous aimons, et allez remercier le général
de tout ce qu’il m’a dit d’agréable de l’un et de l’autre.
Votre bon ami i\I. de La Live n’est pas devenu imbécile,
mais fou.
Vous connaissez son cabinet. J’en ai envoyé le catalogue à
M. le général Betzky. Je crois qu’on in’en ferait volontiers Une
vente clandestine. Nous n’aurions là nul concurrent.
Voyez, mon ami, vous êtes bien sûr que si la guerre n’em-
pêche pas cette acquisition, j’userai jiour le service de Sa Ma-
jesté Impériale de tout l’accès que j’ai dans cette maison par
mon ancienne amie , M“' d’Épinay, belle-sœur de M. de La
Live. Réponse sur ce point.
Il juillet 1769.
XXIII
Je ne saurais refuser, mon ami, un mot de recommandation
à la personne qui vous remettra ce billet. C’est un galant homme
qui vous porte des livres, la denrée que vous aimez le plus.
LETTRES A FALCONET. 315
Profitez de son voyage pour vous-même. Faites qu’il soit utile
au commerçant. On ne m’a pas consulté sur le genre d’ouvrages
dont on formait la pacotille, et j’en suis un peu fâché. Vous
concevez que pour vous faire un billet aussi court que celui-ci, H
faut que l’on ne m’ait guère accordé de temps. Je i^uis bien aise
cependant d’avoir occasion de vous prévenir que vous serez
suffisamment satisfait sur toutes les choses que vous m’avez
demandées par votre dernière lettre. Si ce commerçant se trouve
bien de son premier voyage, il jje lardera pas d’en faire un
second, et rien ne vous empêchera de l’employer à votre service
particulier.
Nous nous portons à merveille. Nous vous souhaitons toutes
sortes de bonheur. Ils ont ici une peur de diable que vous ne
fassiez une belle chose. Cette peur est un joli commencement
d’éloge. J’embrasse IVP Victoire, et je la félicite sur ses succès.
Mon ami, faites-leur un beau cheval, ce sera le refrain de toutes
mes lettres. Surtout un beau cheval, (.ette maudite guerre
contre les Turcs ne finira-t-elle pas bientôt, et quelque grande
et signalée victoire ne restituera-t-elle pas, l’année prochaine,
Sa Majesté Impériale à des fonctions plus importantes et plus
glorieuses que celle de massacrer les Turcs? Nous sommes ici
agités de toutes sortes de rumeurs. Il est incroyable tout ce qu’on
dit, et tout ce qu’on ne dit pas. Heureusement, la malveillance est
bien connue, et les gens sensés demeurent en suspens, en atten-
dant quelque événement qui soit décisif. Bonjour, mon ami, je
vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.
A Paris, co 17 juillet 1769.
XXIV
Recevez, mon ami, mon très-sincère compliment sur le re-
tour du prince de Galitzin. Vous avez donc à présent à côté de
vous quelqu’un avec qui causer, ouvrir votre âme, et vivre dou-
cement. Je pense avec plaisir que je serai, de temps en temps, au
316
LKTTRES A F AL GO N ET.
milieu de vous. Où en êtes-vous? La statue avance-t-elle? Êtes-
vous content de vous-même? Je ne cesserai jamais de vous
réiter le conseil de Fontaine. C’est de ne pas abandonner la
fonte de ce monument à un homme sans expérience. Le plus
habile ne Test pas trop pour un pareil monument. Je vous écris
à la hâte. Le jeunS homme qui vous remettra cette lettre vint
me voir hier. Je lui dis : Voulez-vous aller à Pétersbourg?
Pourquoi non? me répondit-il; et il part demain. Il a de la
douceur, de la modestie, de la jeunesse et des connaissances.
Je n’ai pas voulu différer de dire à Collot des nouvelles de
son frère. Je l’ai vu ce matin. J’ai vu aussi le chef de l’impri-
merie. Celui-ci est tout à fait content de son élève, et l’élève
tout à fait content de son état. Il a déjà mérité par ses soins, ses
attentions et ses progrès, qu’on lui fît un petit pécule hebdo-
madaire. Ainsi, bonne amie, soyez tranquille sur son sort. Con-
tinuez à faire de belles choses. Le Moyne, à qui j’ai parlé du
dessein que vous avez, ou plutôt des ordres que vous aviez reçus
de Sa Majesté Impériale, de m’exécuter en marbre, m’a promis
un masque qu’il exécutera dans le courant de septembre et que
je vous enverrai avec un plâtre qu’on prendra sur la terre cuite
de Grimm. Vous choisirez; car je serais trop fâché si je n’étais
plus assez présent à votre imagination pour que vous fussiez
incertaine auquel des deux modèles vous donneriez la préfé-
rence. Vous savez que les morceaux que vous m’avez adressés
ont été perdus par l’humidité; malgré les injures qu’ils ont
reçues, les grands maîtres, qui savent lire à travers les vestiges,
ont rendu justice au talent. Le Moyne m’a enlevé le Falconet et
le Henri IV. Naigeon m’a pris aussi quelque chose. Bonjour,
mes amis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.
Vous avez à présent sous les yeux les tableaux de nos artistes. Je
souhaite beaucoup qu’on en soit satisfait. Aimez-vous bien pour
être heureux. Tenez-nous pour n’être pas ingrats.
Ce 6 août 1769.
LETTRES A FALCONET.
317
XXV
Mais, mon ami, vous n’êtes pas sage. Votre maison était
louée avant que vous ne pussiez me l’offrir. Je lui ai fait passer
vos propres mots : qu’il ait à disjîbser de la somme dont il vous
parle comme bon lui semblera. Je n’ai pas oublié de lui recom-
mander de vous faire parvenir promptement un modèle du pou-
voir dont il a besoin ; cependant de surseoir avec monsieur votre
fils jusqu’à ce que vous ayez répondu aux duplicata qu’il vient
de vous envoyer. Je recevrai ceux de vos lettres égarées avec le
plus grand plaisir. Quant aux miennes, il faut que vous en
fassiez votre deuil. Je n’ai aucun double des lettres que j’écris.
Je prends une plume, de l’encre et du papier, et puis, va comme
je te pousse. Notre Salon est un peu mesquin cette année,
grâce à M. de Laborde, qui nous a privés d’une douzaine de
Vernet, et à Sa Majesté Impériale, à qui nous avons député un
Machy, un Vien, un Casanove et un Van Loo. N’admirez-vous
pas le Laborde, qui croit qu’on paye avec de l’argent tout ce
qu’on doit à un artiste, et qui lui vole l’éloge du public, la
partie la plus précieuse de son honoraire ? Quelle foutue, vile
et basse race que celle de ces gens à argent ! Votre bon ami de
La Live est fou à lier; il voit le diable et les enfers. Greuze
vient de recevoir un terrible soufflet pour un homme vain. Il a
présenté un tableau d’histoire à l’Académie. L’Académie lui a
dit : « Votre tableau d’histoire est mauvais. Nous ne pouvons
vous recevoir là-dessus, comme peintre d’histoire; mais vos
preuves sont faites dans la peinture de genre, et nous vous
recevons comme peintre de genre. » Le fâcheux de tout cela,
c’est qu’en effet le tableau ne vaut rien.
Je viens d’apprendre, par M. le prince de Galitzin, que
votre monument est sublime, et vous savez combien j*r Jû’en
réjouis.
On vient de remettre au théâtre le Père de famille, en été,
avec un succès dont il n’y a pas eu d’égal. Nous sommes à la
318
LETTRES A FALGONET.
douzième représentation, et la salle ne désemplit pas. Je vous
apprends cela, afin que vous vous en réjouissez. J’ai reçu la
lettre de change de M"' Collot. Nous avions encore de l’argent
à elle. Nous attendrons ses commissions et nous tâcherons de
nous en acquitter à son gré. Nous vous embrassons tous les
deux, et nous voua souhaitons de la santé, la seule chose qui ne
soit au pouvoir de personne de vous offrir. Aimez-nous toujours
bien. Le prince de Galitzin m’a promis un buste enbronze de l’im-
pératrice. S’il n’a pas été indiscret dans sa promesse, faites l’en
ressouvenir, sinon laissez-la lui oublier. Bonjour, bonjour. Tra-
vaillez bien, et continuez de faire de belles choses.
Le 7 septembre 1769. A la veille d’une séparation qui nous
coûta beaucoup à tous les trois ; ah ! mademoiselle Collot, com-
bien vous pleurâtes sur 1» rempart ! et que j’eus de peine à
arrêter vos larmes! Mais vous êtes aimée, estimée, honorée ; les
raisons que je vous disais alors, et auxquelles vous aviez tant de
peine à vous prêter, étaient donc bonnes.
XXYI
J’aurais occasion, mon ami, de vous écrire un mot et je la
manquerais? Cela ne se peut. J’apprends par le prince de Ga-
litzin que vous avez fait une chose sublime, et je le crois parce
que vous en êtes capable, parce que j’aime à le croire. Je vous
en fais mon compliment et je vous embrasse, non pas avec le
même transport que je le ferais au pied du monument, parce
que là le sentiment de l’admiration se joindrait à celui de
l’amitié pour m’enivrer; mais je vous embrasse avec joie et de
tout mon cœur.
Sa Majesté Impériale a donc assommé ces maudits décurtésM
Regardez bien au fond de votre cœur, et vous y reconnaîtrez la
joie que j’en éprouve. Si l’histoire parle d’elle avec dignité.
1. Circoncis.
LETTRES A FALCONET.
319
elle dira : Elle perdit son temps à faire ce qui immortalise les
autres. Elle avait bien d’autres projets au-dessus de la gloire
des conquérants.
Travaillez donc en repos, mon ami ; que votre ébauchoir se
promène librement sur la cire ou sur l’argile. L’inconstance de
la fortune, qui décide si souvent du sort des armées, ne trou-
blera plus votre génie.
J’ai trouvé pour Sa Majesté Impériale les deux plus beaux
Vandermeuleh qu’il y ait peut-être en Europe. Ils sont d’une
belle grandeur, et de chevalet. <6e sont deux batailles. Ils font
pendants. Ils sont frais comme s’ils venaient d’être finis. Mais
on ne veut pas les séparer, et l’on y met un grand prix pour
deux raisons : la première, c’est qu’ils sont très-précieux ; la
seconde, c’est qu’ils appartiennent à unho ime fou de tableaux,
qui en a beaucoup, qui en achète tous les jours, et qui ne me
cède ces deux-ci que pour me procurer une occasion de faire
ma cour à une souveraine à qui je dois le repos dont je jouis.
C’est Michel Van Loo. Ils lui viennent de la succession de Carie.
J’ai vu chez Piquois, notaire, l’inventaire où ils sont portés à
seize mille francs; c’est-à-dire à un quart au-dessous de leur
valeur, selon l’usage. Van Loo en veut vingt-quatre mille francs.
Pour un Le Brun, c’est le diable, tel que je le voudrais; c’est
l’affaire d’un heureux hasard qu’il faut attendre.
J’ai ensuite, sous ma main,' un très-beau tableau, et très-
piquant pour le sujet, de l’école du Titien.
Il me paraît que vous avez été satisfait de ce que j’ai em-
porté sous mon bras de la vente Gaignat.
J’espère me tirer avec succès de toutes ces commissions-là,
parce que je ne présume aucunement de mes lumières , que je
ne juge que de ce que je connais, et que sur lereste, qui tient au
technique, je ne suis point humilié de recourir aux lumières
des gens de l’art, entre lesquels il y en a, comme vous savez,
un bon nombre qui me chérissent et qui me disent la vérité.
Avec ce que nature m’a donné de goût et de jugement, et les
yeux de Yernet, de Vien, de Cochin, de Chardin, que j’emprunte
quand il me plaît, il est difficile qu’on me trompe.
Je vous embrasse encore, j’embrasse aussi M"* Collot. Notre
amitié la plus sincère et la plus tendre à tous les deux, cela
va sans dire.
320
LETTRES A FALCONET.
Je n’ai pu obtenir de l’Académie un plus long séjour ici
pour les jeunes élèves; ils sont partis et j’en suis désolé. Us
étaient au moment qui décidé le talent. Qui sait ce qu’ils de-
viendront en Italie?
Je ne vous dis rien d’un point qui vous tient à cœur; mais
comptez incessammgnt sur une agréable surprise.
A Paris, ce 15 novembre 1769.
XXVII
J’ai reçu, mon ami, la lettre que vous avez confiée à
M. Shwartz. Je vois que mes réponses à vos précédentes se
sont encore égarées ; sans ces contre-temps qui me dépitent,
vous sauriez que j’ai touché la dernière lettre de change de
Collot, et que je me suis acquitté, avec exactitude, de toutes
les petites commissions que vous m’avez données. Je n’entrerai
ici dans aucun détail là-dessus. Je renvoie tout ce que j'ai à
vous dire au retour de M. Shwartz. Je vous suis obligé des
égards que vous avez à mes recommandations. Je tâche de ne
pas les multiplier, non que je craigne d’être importun, mais
on sait que je suis votre ami ; on sait que vous jouissez de quel-
que faveur auprès de l’impératrice; on croit que je puis quel-
que chose auprès de vous. Jugez combien un refus aurait mau-
vaise grâce. Je m’exposerais à laisser croire qu’un sentiment
dont nous nous honorons réciproquement se serait affaibli. On
nous regarderait l’un et l’autre comme deux êtres personnels,
ou Ton s’imaginerait que vous auriez encouru quelque disgrâce
qui vous rendrait inutile. Et puis, il y a des occasions où je suis
faible, et où le plaisir d'obliger me tyrannise ; et quelques au-
tres où l’amitié, la reconnaissance, des liaisons qui me sont
chères, disposent absolument de ma bonne volonté, et celle qui
se présente dans ce moment est précisément une des dernières.
Il s’agit de M. de Romilly ^ que j’aime, que j’estime, et que
1. Sans doute Jean-Edme Romilly, pasteur, mort en 1779, auteur des articles
Tolérance et Vertu dans V Encyclopédie,
LETTRES A FALCONET. 321
vous avez connu. Il vous expose lui-même dans sa lettre, où
celle-ci sera renfermée, la sorte de service qu'il espère de vous.
C'est un galant homme qui mérite à tous égards que je me mêle
de son affaire, et que je vous prie de vous en mêler. Voyez doue
ce que vous pouvez faire pour lui et pour son parent. On est
satisfait de lui. 11 désirerait de suivre ses élèves à Leipsick ou
de retrouver à Pétersbourg, une place équivalente à celle qui
va lui manquer.
Si vous réussissez à Tune ou l’autre de ces deux choses, je
vous réponds d’une double reconnaissance : celle de M. de Ro-
milly et la mienne. Il me semble que je vous vois d’ici, si par
hasard ce billet vous arrive à contre-temps, et vous surprenne
en verve, la tête chaude, l’ébauchoir à la main et les yeux atta-
chés sur la tête ou la jambe de votre cheval. Vous jurerez, vous
sautei-ez, vous trépignerez, vous direz : « Que maudits soient
les amis de Paris, leurs protecteurs et leurs protégés qui vien-
nent me faire perdre un moment heureux que je ne retrouverai
plus! )) Je sais tout cela, et si j’étais à Pétersbourg, je me gare-
rais de la faute que je commets; je m’avancerais tout douce-
ment vers la porte de l’atelier, j’ouvrirais cette porte plus dou-
cement encore, et si je voyais mon ami agité du démon qui
vient quelquefois sans qu’on l’appelle et qu’on a beau appeler
quelquefois sans qu’il vienne, je m’en retournerais comme je
serais venu.
M. de Romilly, s’il m’en croit, recommandera à son parent
d’attendre le soir pour vous remettre nos lettres, le moment où
mon ami, content du travail de la journée, se repose et se féli-
cite. C’est le moment de la faveur. 11 sera accueilli, nous serons
lus avec plaisir, mon ami promettra tout ce qu’on lui deman-
dera en mon nom, et comme il est homme de parole, il fera tout
ce qu’il aura promis, et il aura obligé trois personnes, ce qui
n’est pas d’un petit mérite à ses yeux. Encore un mot d’autre
chose, puisque j’en ai la place. Le diable ne trouverait [pas {un
Le Brun de chevalet. Pour des Vandermeulen, voici la troisième
fois que je vous écris que j’en ai deux superbes, sous la main*
Ce sont deux sujets de batailles idéales. Ils ont été peints ea
Hollande. Ce sont deux Téniers pour la touche. Ils appartien-
nent à Michel Van Loo de qui je les obtiendrais. Ils ont été
appréciés, pour la veuve, à l’inventaire de Carie, 16,000. Michel
21
xviii.
322 LETTRES A FALCONET.
en veut 2â. Ils ont chacun 5 pieds A pouces 6 lignes de lar-
geur sur 3 pieds 6 pouces et 6 lignes de hauteur. J’attendrai
là-dessus votre agrément et les ordres de Sa Majesté. J*ai encore
à ma disposition un très-beau tableau de l’école italienne. Vous
n’avez qu'à me faire signe. Nous sommes gueux comme des rats
d’église. Nous ven(ions nos diamants, et nous dépouillons nos
galeries pour réparer les ravages du contrôleur général Terray.
Voici le moment des heureux hasards. Eh bien, vous assommez
donc des Turcs tant que vous voulez? Il faut que cela soit bien
vrai, puisque notre Gazette en convient. Oh ! le bel empire à
fonder! Je voudrais voir ce prodige avant de mourir. Bonjour,
mon ami, servez M. de Romilly et son parent.
XXVllI
Mon cher ami, ma bonne et belle amie, grondez bien fort
votre paresseux, et vous aurez raison. Imaginez que M.' Velly
a eu l’attention de le prévenir qu’il partait, et que le voilà assis
à côté de moi, sans qu’il y ait encore le premier mot d’écrit d’une
infinité de choses utiles et douces qu’il se promettait avec tant
de plaisir de vous dire. Allons pourtant, des faits, des faits.
Premièrement, c’est que je vous aime tous les deux comme au
premier jour, et que je ne changerai pas. Toutes les années de
ma vie seront à vous comme les années passées. Ensuite, que
votre petit frère est un bon petit diable, trop doux, trop hon-
nête, qui fait tout ce qu’il peut, et qui est infiniment agréable
à son bourgeois. Il commence à gagner de l’argent, ce qui a
économisé d’autant celui que vous aviez destiné à son en-
tretien. Et puis son oncle est qn fieffé fripon, à qui j’ai fait
rendre gorge des salaires de douze à quinze mois qu’il lui avait
volés. Il a fallu, pour cela, mettre }es fers au feu et s’adresser à
la probité de M. Sarrazin. J’ai reçu vos brochures; il faudrait
être à côté de vous pour vous en dire mon avis ; mais on peut
323
LETTRES A FALCONET.
(Vici vous en remercier. Je vois que vous êtes sensible et gai,
deux excellentçs qualités que je souhaite que vous conser-
viez pour votre bonheur, pour celui de vos amis, et de temps
en temps pour Tamendement des têtes folles.
11 me vient tous les jours des débarqués de Russie; pas un
qui ne remplisse mon âme de joie, en m’assurant que votre mo-
nument sera de la plus grande beauté. C’est le jugement com-
mun des ignorants et des savants. J’ai eu l’honneur de faire ma
cour à une princesse qui vous aime et vous estime, et ce qui ne
m’a pas moins plu en elle, c’est Ici^espect profond et la vénération
très-sincére qu’elle porte à Sa Majesté Impériale^. Elle a passé ses
journées ici à apprendre et à connaître tout ce qui s’apprend et
se connaît par les yeux, et quelques nuits avec moi à ébaucher
la connaissance de tout ce qu’on ne voit pas. J’ai reçu les der-
niers plâtres de M’*® Collot. Je les ai montrés aux gens de l’art,
qui en sont infiniment satisfaits. On les trouve assez bien pour
en faire un éloge, dont je ne m’affligerais pas à sa place, tout
injuste qu’il soit. On ne saurait mieux louer le pouce de l’élève
qu’en le prenant pour le pouce du maître. Lorsqu’ils ont eu
subi l’éloge ou la censure des maîtres, je les ai distribués dans
les ateliers et les cabinets, où l’on s’est fait un vrai plaisir de
les recevoir. Continuez, belle amie, faites si bien qu’on en
vienne k vous priver tout à fait du mérite de votre talent, en
en faisant honneur à notre ami. Vous agirez comme M*”® Ros-
lin, qui, mécontente des éloges que Dumont, le Romain, don-
nait il un doses pastels, vient de le prendre à la boutonnière et
d’exécuter, d’après lui, un portrait fort supérieur à celui qu’il
attribuait à son mari ^ 11 faudra bien qu’ils croient quand ils
auront vu. Mon ami, j’ai causé avec ton fils, qui aurait pu se
faire recevoir à l’Académie, s’il avait suivi le conseil des artistes
par qui il a fait juger quelques-uns de ses tableaux. Il ne se
refuserait pas à un voyage à Pétersbourg, s’il pouvait se pro-
mettre que tu trouvasses à l’embrasser la moindre partie du
plaisir qu’il aurait à se trouver entre tes bras. 11 ne fera cepen-
dant rien sans ton aveu. Je lui ai promis que je t’en parlerais.
1. La princesse Dashkoif.
2. Ce pastel est aujourd’hui au Louvre. (Pastels et dessins de l’École française,
n° 1298).
LETTRES A FALCONET.
324
et que je lui enverrais, mot à mot, ta réponse. Réponds-moi
donc. Dans un autre moment, je reprendrai vos .lettres et nous
causerons plus au long. Recevez tous les deux la tendre amitié
du père, de la mère et de l’enfant.
A Paris, ce 29 décembre 1770.
XXIX
Ces diables de gens qui s'en vont à Pélersbourg ont tant
d'affaires dans ce pays qu'on ne les aperçoit jamais qu'un mo-
ment avant leur départ. Je me hâte donc de vous griffonner
quelques lignes que M. Weynacht vous remettra de la main à la
main, et quand? il n'en sait rien, ni moi non plus.
Premièrement, j’ai reçu les derniers plâtres que vous m'avez
envoyés. Je vous en remercie tous les deux, et vous transmets,
non mon éloge, dont vous ne feriez pas grand cas, mais celui
des maîtres de l'art qui me les ont enlevés. Ordinairement on
ne sollicite pas, on n'enlève pas, on ne suspend pas dans son
atelier les choses qu’on n’estime pas. Collot à son clou chez
Le Moyne, chez Guiart, chez Houdon, etc... Continuez, bonne
amie, faites toujours de belles choses, et soyez sûre que si vous
revenez jamais ici, et que le titre d’académicienne vous tente,
il faudra bien qu’on vous l’accorde.
Nous vous aimons tous très-tendrement, et vous êtes aussi
présent à notre souvenir que si nous en étions au moment dou-
loureux de notre séparation.
J'ai vu, mon ami, trois brochures de vous‘, une lettre à moi,
une facétie intitulée les Lunettesy et un Antidote aux menteries
de Vabbé Chappe. M. Weynacht ne me laisse pas le temps de
vous parler à mon aise de ces productions de votre loisir. Seu-
1. Les Lunettes ne sont pas de Falconet; du moins elles ne figurent pas dans
ses œuvres. Auguis attribue V Antidote ou Examen du mauvais livre superbement
imprimé.., par Vabbé Chappe^ à la collaboration de Falconet et de la princesse
Dashkof, qui n’en parle point dans ses Mémoires.
LETTRES' A FALCONET. 325
lement, il n’est pas trop mal de savoir s’exprimer ainsi de la
plume quand on a déposé Tébauchoir.
Mademoiselle Gollot, votre frère est un bon diable, bien hon-
nête, bien simple, bien épais, bien borné; mais il fait son
devoir; mais il a des mœurs; mais il est assidu à ses devoirs;
mais il entend son métier; mais il commence à employer utile-
ment son temps, et il ne lardera pas à se passer de tout secours.
J’ai remis à M. Weynacht un paquet de livres pour Sa Majesté
Impériale. On ne produit rien ic^d’un peu important dont on ne
soit tenté de lui faire hommage. Elle est l’idole de tous ceux qui
pensent. On nous déteste; mais on se tait en notre présence. On
souffre de notre admiration et de nos éloges ; mais on n’ose les
contredire.
Les deux ouvrages contenus dans le paquet de M. Weynacht
ont été accompagnés d’une lettre que je joins à celle-ci, afin
que vous jugiez par vous-même jusqu’où l’auteur mérite la pro-
tection de Sa Majesté Impériale. En voilà deux autres que je vous
prie de faire tenir à leurs adresses. Si vous aviez à Saint-Péters-
bourg quelqu’un qui eût besoin d’un bon instituteur, marquez-
le-rnoi. J’ai sous la main un jeune homme qui partirait avec la
recommandation de Marmontel, de d’Alembert et la mienne.
Ne perdez pas tout à fait cette commission de vue.
Je jouis de la haine publique la mieux décidée, et savez-vous
pourquoi? Parce que je vous envoie des tableaux. Les amateurs
crient, les artistes crient, les riches crient. Malgré tous ces cris
et tous ces criards, je vais toujours mon train, et le diable s’en
mêlera, ou incessamment je vous expédirai toute la galerie
Thiers. En attendant, vous aurez deux Claude Lorrain, un Van-
derwerf, deux Guide, un Lemoine, et une copie de l’/o, du
Corrége, par le même Lemoine. C’est ce qu’on peut avoir de
mieux, l’original ayant été dépecé par cet imbécile, barbare,
goth, vandale duc d’Orléans. L’impératrice va acquérir le cabinet
de Thiers au milieu d’une guerre dispendieuse; voilà ce qui les
humilie et les confond.
A Paris, ce 20 mars 1771,
â26 LETTRES A FALCON’ET.
XXX
Ceci, mon ami (car je ne saurais m’empêcher de vous
appeler de ce nom), n’est point une réponse à la lettre outra-
geante que vous m’avez écrite. J’attends que l’indignation et la
douleur soient sorties de mon cœur, pour vous faire rougir de
vos injures réfléchies et rédigées par paragraphes. 11 se pourrait
faire que j’eusse commis quelque faute grave que ma conscience
ne me reprochât pas ; mais j^ ne me pardonnerais jamais celle
que vous avez commise, en traitant un homme, dont les senti-
ments ne vous sont pas suspects, aussi indignement que vous
l’avez fait. Prenez-y garde, la solitude de Pétersboiirg et la
faveur d’une grande souveraine vous corrompent. Vous ôtes
menacé de devenir méchant; car le premier pas est de voir la
méchanceté où elle n’est pas; et ce pas, vous l’avez fait. 11 faut
que vous ayez bien peu d’amour-propre ou que vous fassiez
bien peu de cas du jugement et de l’estime du prince de Galitzin
pour lui avoir envoyé ma lettre, et m’avoir transmis par ses
mains un torrent de fiel et d’orgueil. Mais laissons cela, mon
âme se gonfle, et je sens que j’expierais votre faute, par l’amer-
tume de mes reproches. J’aime mieux que vous soyez coupable
tout seul que de l’être avec vous. Je ne vous recommande point
le jeune homme qui vous remettra ce billet; mais j’espère que
M”** Collot ne lui^ refusera pas les conseils dont il peut avoir
besoin. 11 s’agit de l’empêcher d’être dupe, voilà tout. Je salue
ma jeune et tendre amie, je l’embrasse de tout mon cœur.
Personne ne se réjouit plus sincèrement que moi de ses
succès. Nous nous faisions tous une fête de la voir, et ce n’est
pas sans peine que notre espérance a été trompée. Je suis tou-
jours votre ami, mais votre ami grièvement offensé. Vous devez
avoir reçu l’ouvrage de M. Lempereur sur la fonderie L C’est le
i. Description des travaux qui ont précédé, accompagné et suivi la fonte en
bronze d'un seul jet de la statue équestre de Louis XiV, dressée sur les mémoires
de M, Lempereur, par M, Mariette. Paris, 1768, in-folio atlantique.
LETTRES A FALGONET. 327
seul exemplaire qui soit sorti jusqu’à présent du magasin de
l’Hôtel de Ville. Je n’ai point encore vu le sieur Gor. Je me
réjouis de ce que vous ayez enfin pris le parti d’appeler le seul
homme en Europe dont l’expérience pût assurer le succès de
votre travail. Eh bien, mon ami, vous dites donc comme moi :
non ornnis moriar. Je vous en fais mon très-sincère compliment.
Vous aurez apparemment changé d’avis, à la vue de votre
monument, et votre conversion m’en donne la plus haute
opinion.
A Paris, ce 21 août 1771.
XXXI
M. le comte de Strogonoff m'a remis la lettre que vous lui
aviez donnée pour moi. J’ai peu vu ce seigneur, parce que je
suis devenu un peu plus sauvage encore que je ne l’étais; que
j’aime mon atelier de préférence à tout; qu’il s’est allé placer à
l’extrémité de la rue de Richelieu, et que promené sans cesse
par son activité, sa civilité, le désir de voir et de s’instruire, je
sais qu’on peut se présenter à sa porte, quatre à cinq fois, satîs
avoir le bonheur de le rencontrer. Cependant deux ou trbis
entrevues assez courtes m’ont suffi pour sentir qu’il méritait^
en effet, tout le bien que vous m’en disiez, et je crois qu’il en
aura eu assez pour connaître, de son côté, que j’étais bien votre
admirateur et votre ami. Nous avons ici un bon nombre de sei-
gneurs russes qui font honneur à leur nation. L’exemple de la
souveraine leur a inspiré le goût des arts, et ils s’en retourne-
ront dans leur patrie chargés de nos précieuses dépouilles. Ah!
mon ami Falconet, combien nous sommes changés I Nous ven-
dons nos tableaux et nos statues au milieu de la paix ; Cathe-
rine les achète au milieu de la guerre. Les sciences, les arts,
le goût, la sagesse remontent ters le Nord, et la barbarie avec
son cortège descend au Midi. Je viens de consommer une affaire
importante : c’est l’acquisition de la collection de Grozat, aug-
328
LETTRES A FALCONET.
mentée par ses descendants et connue aujourd’hui sous le nom
de la galerie du baron de Thiers^ Ce sont des Raphaël, des
Guide, des Poussin, des Van Dyck, des Schidone, des Carlo
Lotti, des Rembrandt, des Wouwermans, des Teniers, etc..., au
nombre d’environ cinq cents morceaux. Cela coûte à Sa Majesté
Impériale 460,000 livres. Ce n’est pas la moitié de la valeur,
dans un temps où l’indigence générale n’aurait pas désolé toutes
les maisons où elle s’est introduite par l’extravagance et la
scélératesse des opérations ministérielles. Mon ami, la moitié
de là nation se couche ruinée, et l’autre moitié craint d’enten-
dre à son réveil sa ruine criée dans les rues! Nous sommes
plongés dans une tristesse profonde, et vous ne voulez pas
qu’on vous entretienne d’une calamité dont le spectacle est
général et la sensation continue! Le feu est aux quatre coins de
la maison et j’y suis. Que vous êtes heureux, vous, d’en être
loin! L’abrutissement qui marche d’un pas égal avec la misère
a fait un tel chemin, qu’il y a un mois ou deux on publia un
édit qui suspendait la nécessité de l’enregistrement des bulles
de la cour de Rome, pour avoir leur effet dans le royaume. Si ce
n’est pas là remettre une nation au xii® siècle, je n’y entends
rien. On vient de finir la vente des tableaux de M. de Choiscul.
Le départ de ceux du baron de Thiers pour Pétersbourg, la
concurrence de M. de La Borde et de M'"*" Du Barry, et d’autres
choses qui tiennent à la personne de M. de Choiseul ont fait
monter cette vente à un prix exorbitant. Une cinquantaine de
tableaux ont été achetés 444,000 livres, tandis que nous en
avons eu, trois mois auparavant, cinq cents pour 460,000 livres.
Aussi les héritiers du baron de Thiers jettent-ils feu et flammes.
Où en est l’affaire de Gor? Je l’avais amené à des conditions
moins déraisonnables. Où en est votre ouvrage? S’il fallait un
ciseleur répareur^ Sainteville irait vous trouver, et à bon
compte. Préau et d’autres s'offrent à passer, si l’on a besoin
d’eux, pour l’entretien et toutes les restaurations possibles de
tableaux. Mais laissons cela.
Causons un peu d’amitié. Il y a, ce me semble, assez long-
temps que, sans cesser de nous aimer, nous ne nous sommes
1. Ce fut au cours des négociations qui précédèrent cette vente que Diderot fit
au comte de Broglie la réponse citée t. I, page 53, d’après Bachaumont.
LETTRES A FALCONET. 329
pas dit que nous nous aimions. Falconet, tu m’avais grièvement
blessé; j’ai fait la sottise de te rendre douleur pour douleur, et
tu m’en dois un remerciement. Avec un peu plus de sang-froid,
je serais devenu bien cruel; car je t’aurais laissé chargé du
poids de tes torts, en te répondant avec autant de douceur et de
modération qu’il yen avait peu dans une je ne sais plus quelle
de tes lettres; mais tout cela est fini, n’est-ce pas? Dites-moi
donc que nos âmes se Couchent comme auparavant. Je vous
aime tous les deux. Je vous salue et vous embrasse de tout
mon cœur. Celui qui vous remettra cette lettre est un homme
de bien, à ce qu’il paraît à son maintien, à son ton et à l’honnê-
teté de ses occupations. Il est appelé à Pétersbourg par M. de
Panin, pour une éducation importante. 11 s’appelle M. de Moissy.
11 est auteur de différents ouvrages qui font honneur à son
cœur. Bonjour, mon ami, bonjour, belle amie. Portez-vous bien,
aimez-vous toujours tendrement. Faites l’un et l’autre de belles
choses et jouissez, sous les ailes d’une souveraine bonne, grande
et sage, d’un bonheur que nous n’osons nous promettre même
de plusieurs siècles.
A Paris, ce 27 avril 1772.
XXXII
Bonjour, mes amis; il y a longtemps que vous n’avez en-
tendu parler de moi. Il y a une éternité que je n’ai entendu parler
de vous. Je vous crois tous les deux en santé. Je vous crois heu-
reux l’un et l’autre : 11 faut que j’aie cette persuasion, bien ou
mal fondée, parce que sans elle je reviendrais sur le passé avec
trop de regrets, parce qu’avec elle j’arrange notre vie domes-
tique comme il me plaît. Je ne serai pas content que je ne sois
allé à Pétersbourg vous voir, m’établir à côté de vous et vérifier
mon roman... Quel jour! quel moment, pour vous et pour moi,
que celui où j’irai frapper à votre porte, où j’entrerai, où j’irai
me précipiter dans vos bras et où nous nous écrierons confusé-
^830
LETTRES A FALCONET.
ment: C’est 1biis...oui, c’est moi.. .vous voilà donc enfin!. ..Enfin,
me voilà... Cotome nous balbutierons; et malheur à celui qui a
perdu ses amis pendant longtemps, qui les revoit, qui a la force de
parler et qui ne balbutie pas... En attendant ce bonheur qui n’est
pas aussi éloigné que vous le croiriez bien, je vous prie de recevoir
M. Lévesque : premièrement parce qu’il vous entretiendra d’un
homme qui vous chérit et que vous chérissez, et que vous ché-
rissez beaucoup, si vous n’êtes pas des ingrats ; cet hommc-là,
c’çst moi. Secondement parce que c’est un honnête et galant
homme qui réunit à des [connaissances et à des talents une
douceur et une modestie rares ; parce qu’il a besoin de bons
conseils, et qu’il les recevra avec les sentiments de la plus sin-
cère reconnaissance. Il va à Pétersbourg remplir une place de
gouverneur à l’hotel des Cadets. Il se sépare d’une femme de
mérite qui est la sienne; il aime sa femme, mon ami, et cela
dans un pays où, comme vous savez, ce n’est pas trop l’usage.
Une vie utilement occupée l’a sauvé du libertinage épidémique
qui a gagné toutes les conditions de notre société. Vous lui par-
lerez littérature, et il vous répondra; vous lui montrerez votre
monument, et son admiration pourra vous flatter, parce qu’il des-
sine et grave, non comme feu M. le comte de Caylus, car il n’est
pas grand seigneur, et, partant, il est obligé de savoir ce qu’il sait,
mais comme un artiste de profession; mon ami, je vous recom-
mande M. Lévesque. Écoutez et réjouissez-vous. Demain, oui
demain, je pars pour La Haye ; et quand j’aurai embrassé le
prince de Galitzin pendant une quinzaine de jours, qui sait ce
que je deviendrai ? Le plus léger choc de sa part pourrait me
jeter tout au beau milieu de votre atelier. Cependant je laisse ma
femme, ma sœur, mon gendre, ma fille, ma fille grosse; tenez,
puisque, en y pensant, cela me fait un si grand mal, n’y pen-
sons plus, et parlons d’autre chose. Parlons de mon cher ami
M. Grimm, qui est à présent à Potsdam, qui accompagne M'"® la
princesse d’Armstadt, qui s’achemine peut-être à présent vers
Pétersbourg, et avec lequel vous aurez peut-être bu à ma santé
avant que cette lettre vous soit parvenue. Vous ôtes là tous les
trois, et pourquoi n’y suis-je pas aussi? Vous verrez que j’aurai
le guignon d’arriver la veille ou le lendemain de son départ.
Cela serait à me désoler. N’importe, partons toujours. Bonjour,
mon ami, bonjour, mon amie, je vous embrasse tendrement
LETTRES A FALCONBT.
331
tous les deux. 11 me tarde bien d’éprouver une chose, que je
soupçonne : c’est qu’on aime plus tendrement encore ses amis
au loin qu’au coin de son être ou du leur. C’est un si grand
plaisir que de se retrouver ! Nos hôtels garnis ne désemplissent
pas de Russes. Je suis lié très-étroitement à M. etàM'"®de Stro-
gnoff. Je n’ai vu qu’un m, ornent M. et M”® de Zenovioff; mais
ce sont deux si belles âmes, qu’on se sent attirer vers elles
subitement, et qu’on |s’y colle, et elles à vous, tant et si bien
qu’on souffre, qu’on pleure et qu’on crie, au moment de la sé-
paration, comme si l’union slétait faite de vieille date. Vous
rappelez-vous un M. de Nariskin, gentilhomme de la chambre
de Sa Majesté Impériale ? Eh bien, cet honnête Nariskin est à
présent aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Il compte en partir vers la
fin du mois de juin, et il m’a persuadé que ce serait un grand
plaisir, pour lui et pour moi, de rouler et de causer quelques
centaines de lieues dans la même voiture. Ma foi, tout cela a
bien l’air d’une vérité; M'"“ Diderot y croit si fermement qu elle
s’est occupée et s’occupe depuis un mois, sans relâche, des
préparatifs d’un long voyage. Cela ne lui déplaît pas trop.
Elle n’aimerait pas que je mourusse ingrat. Cependant, mon
ami, je suis bien vieux. Vous ne savez pas combien il faut peu
de temps pour vieillir, et moi je le sais; mais je me dis que la
terre est aussi légère à Pétersbourg qu’à Paris; que les vers y
ont aussi bon appétit, et qu’il est assez indifférent en quel en-
droit de la terre (|ue nous les engraissions. Bonjour, encore,
mon Falconet; bonjour, ma belle amie, M"®Collot. Si vous ne
m’aimiez plus pourtant!.., mais cela n’est pas vrai; mon cœur
me répond du vôtre ; vous m’aimez toujours. Adieu, adieu ;
tenez, monsieur Lévesque, portez ce feuillet à mes amis, et
jouissez de l’impression de la nouvelle que vous portez, sur
deux êtres à qui je me crois aussi cher qu’ils me le sont. Dites-
leur qu’ils peuvent se livrer à une espérance que je ne trom-
perai pas.
A Paris, ce 20 mai 1773. •
Si vous désirez sincèrement de me voir, embrassez-vous tous
les deux pour vous et pour moi, et puis pour moi et pour vous.
332
LtTTRES A FALGONET.
XXXIII
Saiat-Pétersbourg, 6 décembre 1773.
Ht*! mon ami, laissons là ce cheval de Marc-Aurèle. Qu’il
soit beau, qu il soit laid, qu’est-ce que cela me fait? Je n’en
connais point le sculpteur; je ne prends aucun intérêt à son
ouvrage : mais parlons du vôtre. Si vous connaissez bien mon
amitié pour vous, vous sentirez tout le souci avec lequel j’ai
mis le pied dans votre atelier. Mais j’ai vu, j’ai bien vu, et je
renonce à prononcer jamais d’aucun morceau de sculpture, si
vous n’avez pas fait un sublime monument, et si l’exécution ne
répond pas de tout point à la noblesse et à la grandeur de la
pensée. Je vous ai dit dans la chaleur du premier moment, et
je vous répète de sang-froid, que ce Bouchardon, au nom
duquel vous avez la modestie de vous incliner, était entré dans
un manège où il avait vu des chevaux, de beaux chevaux, qu’il
avait profondément étudiés et supérieurement rendus ; mais
qu’il n’était jamais entré dans les écuries de Diomède ou
d’Achille, et qu’il n’en avait pas vu les coursiers. C’est vous,
mon ami, qui les avez retracés à mon imagination tels que le
vieux poëte me les avait montrés.
La vérité de la nature est restée dans toute sa pureté; mais
votre génie a su fondre avec elle le prestige de la poésie qui
agrandit et qui étonne. Votre cheval n’est point la copie du
plus beau cheval existant, non plus que V Apollon du Belvédà'e
n’est la copie rigoureuse du plus bel homme : ce sont, l’un et
l’autre, des ouvrages du créateur et de l’artiste. II est colossal,
mais il est léger; il a de la vigueur et de la grâce; sa tête est
pleine d’esprit et de vie. Autant que j’en puis juger, il est très-
savant ; mais les détails de l’étude, quoiqu’ils y soient, ne
nuisent point à l’effet de l’ensemble; tout est largement fait. On
ne sent ni la peine ni le travail en aucun endroit; on croirait
que c’est l’ouvrage d’un jour. Permettez que je vous dise une
chose dure. Je vous savais un très-habile homme; mais je veux
mourir, si je vous croyais rien de pareil dans la tête. Comment
LETTRES A FALCONET.
333
vouliez-vous que je devinasse que cette image étonnante fût,
dans le même entendement, à côté de Timage délicate de la
statue de Pygmalion? Ce sont deux morceaux d'une rare perfec-
tion, mais qui, par cette raison même, semblent s'exclure.
Vous avez su faire dans votre vie et une idylle charmante et un
grand morceau d'un poëme épique.
Le héros est bien assis. Le héros et le cheval font ensemble
un beau centaure, dont la partie humaine et pensante contraste
merveilleusement par sa tranquillité avec la partie animale et
fougueuse. Cette main commande et protège bien; ce visage se
fait respecter et croire; cette -4ête est du plus beau caractère;
elle est grandement et savamment traitée; c'est une belle et
très-belle chose : séparée de tout, elle placerait l'artiste sur la
ligne des maîtres dans l'art. Vous voyez, mon ami, que je ne
parle pas ici de vous, quoique cette tête fasse autant Téloge de
votre courage que du talent de M"® Collot.
Le premier aspect Mais j'allais oublier de vous parler de
l’habillement. L’habillement est simple et sans luxe : il embellit
sans trop attacher; il est du grand goût qui convenait au héros
et au reste du monument. Le premier aspect arrête tout court,
et fait une impression forte. On s'y livre, et on s’y livre long-
temps : on ne détaille rien, on n'en a pas la pensée. Mais quand
on a payé ce tribut d'admiration à l’ensemble, et qu'on entre
dans un examen détaillé ; lorsqu'on cherche les défauts en com-
parant les différentes parties de l’animal entre elles, et qu’on
les trouve d'une justesse exquise; lorsqu'on prend une partie
séparée, et qu’on y retrouve la pureté de l’imitation rigoureuse
d’un modèle rare; lorsqu’on fait les mêmes observations cri-
tiques sur le héros; lorsqu’on revient au tout, et en rapprochant
subitement les deux grandes parties : c’est alors qu'on s’est
justifié à soi-même l'admiration du premier moment. On tourne,
on cherche une face ingrate, et on ne la trouve pas. En regar-
dant le côté gauche, par exemple, si l'on a cette vigueur de
concept qui traverse le plâtre, le marbre, le bronze, et qui vous
montre le côté droit, vous frémissez de joie de voir avec quelle
surprenante précision l'un appartient à l'autre. C'est ce que
j’ai fait sous tous les points de vue de votre composition, et
toujours avec la même satisfaction. Votre ouvrage, mon ami,
a bien le véritable caractère des beaux ouvrages : c’est de pa-
334 LETTRES A FALCONET.
raître beaux la première fois qu*on les voit, et de paraître très-
beaux la seconde, la troisième et la quatrième : c'est d’être
quittés à regret, et de rappeler toujours. Je l’ai déjà transporté
de votre atelier sur son piédestal, au milieu de la place pu-
blique qu’il doit occuper; je l’y vois et j’en sens tout l’effet.
Laissez cé serpent-là sous ses pieds. Est-ce que Pierre, est-ce
que tous les grands hommes n’en ont pas eu à écraser? Est-ce
que ce n’est pas le véritable symbole de toutes les sortes de
méchancetés employées pour arrêter le succès, susciter les
obstacles et déprimer les travaux des grands hommes? N’est-il
pas juste qu’après leur mort leurs monuments foulent ce symbole
hideux de ceux qui leur ont fait verser tant de larmes pendant
leur vie? D’ailleurs il fait bien, et il est d’une nécessité méca-
nique indispensable et très-secrète.
Et vous croyez que je* n’ai pas eu mille fois plus de plaisir
à louer un moderne, mon ami, que je n’en aurais eu à critiquer
un ancien qui m’est indifférent? Hé bien ! il est vrai; ce cheval
de Marc-\urèle est une copie très-incorrecte d’une nature mal
choisie : il n’y a ni la vérité simple et rigoureuse qui plaît tou-
jours, ni cette hardiesse du mensonge qui nous en dédommage
quelquefois. Les muscles du cou ne sont justes ni de position
ni de volume. Il n’y a nul rapport entre la froideur des yeux et
la bouche grimacière, vieille et forcée. Tout le mulle est lourd :
les détails de la bouche, des yeux et du cou sont sans finesse
et sans ressort; ils ressemblent plutôt à des hachures, des can-
nelures, qu’à des plis de chair. Vue de face, on ne sait trop à
quelle sorte de bête appartient la partie inférieure de la tête ;
et l’on serait tenté de donner la partie supérieure au bœuf ou au
taureau, dont elle a la forme large et carrée. Le ventre en est
très-lourd, très-pesant. Il est sûr que ce cheval marche le grand
pas des pieds de derrière, et qu’il piaffe en môme temps de
ceux de devant; allure fausse et impossible : vos remarques à
cet égard, ainsi que sur le reste, sont justes. Mais à quoi ne ré-
pond-on pas? On vous dira que ce cheval est peut-être d’une
race qui vous est inconnue; qu’il est mède ou parthe; que
c’est peut-être un animal laid, à la vérité, mais que l’em-
pereur affectionnait : que sais-je encore ? A cela vous répondrez
en trois mots : qu’un animal, beau ou laid, marche naturel-
lement, s’il n’est ni estropié ni mal conformé; que le pays
LETTRES A FALCONET.
335
de ce cheval vous importe peu, puisque cela n’a jamais été la
question ; ou que si l’on veut absolument que le statuaire de ce
mauvais cheval ait eu de bonnes raisons pour n’en pas faire un
meilleur, vous y consentez de bon cœur ; et l’on se contentera ou
l’on ne se contentera pas de cette réponse. Mais je suis sûr qu’il
n’y aura qu’une voix sur la beauté du vôtre, quoique vous n’ayez
omis aucun des moyens de partager les avis. Ah 1 mon ami, que
vous avez bien fait de vous en tirer aussi supérieurement! car
on ne vous eût pas pardonné la médiocrité ; et si vous voulez
être de bonne foi^ vous conviendrez qu’il faut plus de logique
et plus de justice qu’on eu îT ordinairement pour ne s’y pas
croire autorisé. J’oubliais de vous dire aussi que j’ai trouvé le
plâtre que vous avez du cheval antique fort bien moulé, et
qu’on y voit jusqu’aux moindres détails.
Je croyais n’avoir plus rien à ajouter à ce qui précède; je
me suis trompé. Sachez qu’on trouve assez singulier à Paris et
à Pétersbourg que vous ayez confié à votre élève l’exécution
d’une partie aussi intéresante de votre monument que la tête du
héros.
Tous ceux qui en parlent si indiscrètement aiment mieux
blâmer une chose très-sage que de se rappeler qu’elle est jus-
tifiée par l’exemple de plusieurs statuaires anciens. Le point
essentiel est qu’un ouvrage soit le mieux qu’il est possible. Hé
bien ! M"® Collot sait mieux faire le portrait que vous. Pourquoi
non? Un bon peintre d’histoire se tirerait difficilement d’un por-
trait comme La Tour, qui, de son côté, ne tenterait pas une
composition historique : chacun a son talent, d’autant plus res-
treint qu’il est grand.
Vous aviez fait mon buste; M"' Collot le fit une seconde
fois après vous ; vous fûtes curieux de comparer votre travail
avec le sien. Voilà les deux bustes exposés sous vos yeux : le vôtre
vous paraît médiocre en comparaison du sien; vous prenez
un marteau, et vous brisez votre ouvrage. Allez, mon ami,
celui qui est capable de cet acte de justice est né pour beau-
coup d’autres procédés que la multitude n’appréciera jamais
bien.
Et ce pauvre Lossenko qui a dessiné votre monument, et
qui disait qu’il fallait l’avoir copié pour en sentir tout le mérite,
il n’est donc plus! Quoique je n’aie pas eu le temps de le con-
33'6 LETTRESVA FALCONET.
naître, j’en suis fâché ^ Adieu, mon ami; jouissez de la satis-
faction d’avoir exécuté le plus bel ouvrage en ce genre qui soit
en Europe, et jouissez-en longtemps. Je vous salue, et vous
embrasse de tout mon cœur.
N’allez pourtant pas imaginer que je parlerai d’abord de
votre ouvrage, en remettant le pied en France. Il se passera
plus de quinze jdtirs avant que j’aie épuisé ce que j’ai à dire de
la grande souveraine; et ce n’est pas trop. Quelle femme, mon
ami ! Quelle étonnante femme ! Mais vous le savez aussi bien
que moi ; nous n’avons rien à nous apprendre là-dessus. Elle a
bien raison de se laisser approcher, car plus on la voit de près,
plus elle y gagne. Adieu, adieu; j’attends toujours ce redou-
table hiver : il viendra apparemment.
•
1. Le pauvre et honnête garçon, avili, sans pain, voulant aller vivre ailleurs qu’à
Pétersbourg, venait me dire ses chagrins; puis, s’abandonnant à la crapule, il était
loin do deviner ce qu’il gagnerait à mourir. On lit sur sa pierre sépulcrale qu’il
était un grand homme. Il est donc certain qu’en llussie, et dans la peinture, d’un
dessinateur, copiste assez exact et peintre sans génie, on sait faire un grand homme
après SI mort. L’impératrice avait voulu l’encourager; mais enfin il eut une belle
épitaphe. (Faixonet.)
FIN DES LETTRES A FALCONET.
LETTRES
A MADEMOISELLE VOLLAND
(I7b0-n740
XVIll.
<)<)
NOTICE PRELIMINAIRE
Vers 1755, Diderot était enfin célèbre. L*?iomme « sans qualité qui
faisait le bel esprit et trophée d’impiété », dénoncé par l’abbé Pierre
Hardy, curé de Saint-Médard, « le garçon plein d’esprit mais extrême-
ment dangereux » qu’un exempt signalait au lieutenant de police
Berry er ^ tenait, sans conteste, à Paris, le premier rang dans la secte
philosophique. La publication de V Encyclopédie se poursuivait à tra-
vers mille obstacles. La famille de Diderot semblait seule lui garder
rancune de l’éclat qu’il jetait sur un nom si longtemps obscur, lorsque
le vieux coutelier de Langres, « dont l’âge et la faible santé ne promet-
taient pas une longue vie », désira tout à coup revoir sa bru et embrasser
Marie-Angélique, runi(iue enfant qui restait à son fils. « J’avais quatre ou
cinq ans, dit M‘-'« de Vandeul; pendant les trois mois que nous restâ-
mes en Champagne, mon père se lia avec M"'® Volland, veuve d’un
fiiiancier; il prit pour sa fille une passion qui a duré jusqu’à la mort de
l’un et de l’autre. » Diderot avait quarante-deux ans et cette passion si
profonde n’était pas la première.
Tout jeune, il avait rôdé autour du comptoir* de M^‘® Babuty, cette
jolie enfant qui devait faire à Greuze une si lamentable vieillesse, mais
qui n’était alors pour le philosophe qu’une gentille voisine dont il se
plaisait à faire rougir les joues fraîches. Regardez plutôt ce délicieux
croquis dont pas un peintre ne s’est encore inspiré : « Elle occupait une
petite boutique de librairie sur le quai des Augustins*, poupine, blanche
et droite comme le lis, vermeille comme la rose. J’entrais avec cet air
vif, ardent et fou que j’avais, et je lui disais ; « Mademoiselle, les Contes
1. J. Dclort. Histoire de la détention des philosophes et des gens de lettres à
la Bastille et à Vincennes^ tome Il,p. 211 et 213.
2. Salon de 1705. Voir t. X, p. 349.
NOTICE PRÉLIMINAIRE,
340
de La Fontaine, un Pétrone, s’il vous plaît. — Monsieur, les voilà; ne
vous faut-il point d’autres livres? — - Pardonnez-moi, mademoiselle,
mais... — Dites toujours. — La Religieuse en chemise, — Fi donc! mon-
sieur, est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilenies-là ? — Ah 1 ah ! ce
sont des vilenies, mademoiselle, moi, je n’en savais rien... » Et puis un
autre jour, quand jej*epassais, elle souriait et moi aussi. « Il avait sou-
piré un moment pour une danseuse de l’Opéra, la Lionnais, qui le
guérit à son propre insu d’un amour naissant, en effaçant avec de la
craie les taches de ses bas. » Chaque tache enlevée, disait plus tard
Diderot à sa fille, diminuait ma passion et à la fin de sa toilette, mon
cœur fut aussi net que sa chaussure. « On connaît par M'"® de Vandeul
le doux et honnête roman des amours de son père et de sa mère. Cette
union, si difficilement obtenue, fut troublée, au bout de dix-huit
mois, par la liaison que Diderot contracta avec M'"® de Puisieux,
lors du premier voyage de sa» femme à Langres. de Puisieux lui fil
vraisemblablement revoir ses livres et, pour prix de ceux qu’il écrivit
afin de subvenir à ses dépenses, le trompa pendant sa captivité de
Vincennes; mais sans elle nous n’aurions peut-être pas eu les Pensées
philosophiques et V Inter prélatmi de la nature qui font pardonner
Tennui de VEssai sur le mérite et la vertu et la licence des Bijoux
indiscrets.
M*"* Diderot perdit sa mère. « L’éloignement de son mari redoubla
la douleur de celte perte, son caractère devint triste, son humeur
moins douce. Elle n’a point cessé de remplir ses devoirs de mère et
d’épouse avec un courage et une constance dont peu de femmes eus-
sent été capables ». C’était bien toujours la ménagère active et dévouée
qui, dans les rudes années où Diderot n’était encore qu’un traducteur
d’anglais, dînait d’un morceau de pain pour qu’avec les six sous
qu’elle lui donnait son mari allât prendre sa tasse au café de la Régence
et voir jouer aux échecs L Seulement, avec la jeunesse s’envolait le
charme dont elle pare même un caractère rebelle et un esprit borné.
Ce qui avait séduit Diderot, malade, sans ressources, sans foyer,
c’étaient les tasses de bouillon, les reprises à sa redingote de peluche
grise et à ses bas de laine noire, les mille soins où une femme excelle
et qu’elle pare d’un sourire ; ce qui devait faire le chagrin de sa vie,
c’était l’ignorance de cette même femme, le souci de l’argent qu’elle
manifestait à tout propos, les perquisitions auxquelles elle se livrait
1. Ce détail si touchaut a fourni à M. Jules Levallois un rapprochemont inju-
rieux entre le philosophe et un personnage d'un roman célèbre de M. Alph. Dau-
det, le comédien Delobel, qui vit aux dépens de sa femme et de sa fille. M. Leval-
lois n’a pas voulu voir que ces six sous, c’est Diderot qui les gagnait.
NOTICE PRÉLIMINAIRE. 341
parfois dans les papiers de son mari, c’était toute une société de voi-
sins vulgaires que le philosophe hébergeait un peu malgré lui et qui
tenaient en médiocre estime cet homme toujours occupé d’une besogne
fort mal vue du clergé et du parlement. Pendant la détention de Dide-
rot, elle avait plus d'une fois retenu à dîner Rousseau, qui l’en a remer-
ciée dans les Confessions en la traitant do « harengère » ; mais*^il ne
semble pas que d’Alembert, d’Holbach, Grimm se soient jamais arrêtés
au quatrième étage de la rue Taranne ; ils montaient tout droit à « l’ate-
lier » du cinquième : on ne voit guère chez Diderot que l’abbé
Salli63r, de la Bibliothèque royale, ou Bemetzrieder, le maître de
clavecin d’Angélique. Si, par gr^d hasard, M'»*" Geoffrin rend visite au
ménage, c’est pour traiter Diderot (f comme une bête » et conseiller à
sa femme d’en faire autant. « La première fois, elle vint pour gâter
ma fille; elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire
des gros mots et à mépriser son mari ». (19 septembre 1767).
« Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile, écrivait
Diderot, en 1765, à propos de Jean-Jacques; quand on y est une fois
entré, on n’en sort pas sans le déchirer ; c’est une plaie qui ne cauté-
rise jamais bien. » Les amants fidèles et les amis solides ont de ces
méfiances toujours inutiles; Diderot se défendait trop du besoin d’aimer
pour ne pas y succomber. La rupture avec Rousseau était définitive;
d’Alembert s’était singulièrement refroidi. « Ils étaient quelquefois deux
ans sans se voir », nous dit M'”* de Yandeul. 11 lui restait Grimm, pour
qui il eut une constante et mutuelle affection, malgré des heurts iné-
vitables entre son caractère bouillant et la raideur germanique dont
Grimm ne savait pas se départir; il lui restait d’Holbach, dont l’amitié
ne se démentit jamais non plus et qu’il entretint « avec la plus grande
liberté » le matin môme de sa mortL 11 lui restait Galiani et Georges
Le Roy; il avait môme Naigeon et Damilaville, ses caudataîres; mais
ce qu’il devait chercher, vers l’âge de quarante ans, c’était un cœur
féminin qui répondît à son besoin de tendresse, c’était un esprit ouvert
et cultivé qui le dédommageât du silence que le caractère de sa femme
l’obligeait à garder.
Il ne devait fréquenter M"'® d’Épinay que trois ou quatre ans plus
tard; encore semble-t-il que la présence ou les instances de Grimm
furent la cause déterminante de ses rapides séjours â la Chevrette et à
la Briche. Les prétentions littéraires de l’hôtesse du « triste et magni-
fique château » devaient trop lui rappeler, d’ailleurs, celles de M"*® de
Puisieux.
A quelle date précise commencèrent ses relations avec la famille
1. Grimm. Correspondance littéraire, août 1784.
342
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
Volland? De rares passages de ces lettres sont les seuls indices qui nous
permettent de croire que ce fut en 1755. « Il y a quatre ans, que vous
me parûtes belle, écrit-il à Sophie, le 11 octobre 1759; aujourd’hui, je
vous trouve plus belle encore: c’est la magie de la constance, la plus
difficile et la plus rare de nos vertus »; et le 31 mai 1765 : a ... J’aurai
le plaisir de passer toute la journée avec celle que j’aime, ce qui n’est
pas surprenant, car^ui ne l’aimerait pas ? mais que j’aime, après huit
ou neuf ans, avec la même passion qu’elle m’inspira le premier jour que
je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite
table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me
répondîtes; oh I l’heureux temps que celui de cette table verte!...»
Deux ans après ; « Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a
douze ans. » (2à avril 1768.)
il n’est guère plus facile de savoir exactement à quelle famille
appartenait Sophie. Vers 1730, un sieur Jean-Nicolas Volland, le même
sans doute que VAlmmiach royal de 1726 qualifie de « préposé pour le
fournissement des sels » et fait demeurer « rue de Toulouse », acheta
au hameau d’Isle-sur-Marne, à trois lieues et demie do Vitry-le-François
et à côté du village de Saint-Rémy-en-Bouzemont, d’immenses terrains
sur lesquels il édifia un château et dessina un vaste parc. 11 leva et colo-
ria lui- même un plan général des « château, terre et seigneurie d’Isle et
générallité de tous les champs labourables, prés, bois, pâquis et buis-
sons qui en dépendent, tant ceux qui appartiennent en propre au
seigneur que ceux qui relèvent seullement de luy et appartieneot à ses
vassaux ou censitaires » ; il achevait en 17à2 cette carte encore sus-
pendue aux parois de l’antichambre du château; dix ans avant, lorsque
la bâtisse commençait à sortir de terre, l’honneur de poser la première
pierre du petit pont qui enjambe le fossé, devant la grille, revenait à
« D. Marie-Jane Élisabet Voiland » et une main inhabile incisait lourde-
ment dans le grès, à côté de la date (1732), ces noms estropiés. Plus tard,
en 17à5, le châtelain apposait sa grosse signature au bas de l’acte de
naissance d’un enfant du village ; ce plan, cette pierre, cette signature
sont tout ce qui reste à Isle de la famille qui y apporta la prospérité
et dont les plus vieilles gens du pays ne savent même pas le nom. Les
registres de la mairie et les tombes du cimetière ne nous ont rien appris
de plus. Jean-Nicolas Volland vint sans doute mourir à Paris, laissant à
sa veuve quatre enfants, un fils auquel Diderot fait allusion une fois :
a Supposez que ce soit seulement ce frère si chéri! » (20 février 1766)
qui, d’aprèff cette allusion même, mourut jeune, et trois filles, M*”® Le
Gendre, M"*® de Blacy et M*^® Sophie Volland.
M"'® Le Gendre, mariée de bonne heure, avait eu une fille qui épousa
en 1770 un M. Digeon, et un fils. Nommé, le 16 mars 17/i/i, ingénieur
NOTICE PRÉLIMINAIRE. 343
des ponts et chaussées dans la généralité de Châlons, sous les ordres de
M. de La Châtaigneraie*, M. Le Gendre résida à Reims; il y était encore
en 176/;, lors de l’inauguration de la statue de Louis XV, par Pigalle;
il est qualifié d’ingénieur dans les relations oflicielles et d’architecte
sur la plaque commémorative; mais cette sorte de confusion ne sur-
prend pas quand on sait que jusqu’à la création régulière de r£cole
des ponts [ilIxJ] les fonctions d’ingénieur étaient exercées par des
hommes ayant fait preuve de talent en architecture et. en général, dans
la pratique des constructions. M. Le Gendre, sans doute en récompense
des travaux exécutés à Reims, devint inspecteur général et fut envoyé
à Caen. C’est là qu’il mourut en jliillet 1770,
Ce mari jaloux et bourru, dont la mort fut une délivrance pour sa
familles était un fin amateur». Il avait, en livres, toutes les bonnes édi-
tions des classiques, les ouvrages de Buffon, de Duhamel du Monceau,
V Encyclopédie, VŒuvrc de IFûr//eoM, publié par M. de Jullienne, exem-
plai re « en très-grand papier », fait remarquer l’expert, et qui se vendait
i>8() livres; ses tableaux étaient signés de Boucher, de Pater, de Lancret,
de Paul Brîl, de Vandermeulen; ses dessins , de Van Dyck, d’Albert Dürer,
de Parrocel. Pigalle lui avait offert le modèle de son Louis XV à cheval,
et V Éducation de V Amour par Mercure, « morceau presque unique, dont
le moule n’existe plus », dit le catalogue et qui a échappé aux recherches
de M. Tarbé ; Sigisbert Adam, la copie en terre cuite de \ Hermaphrodite,
sur un piédestal de marbre blanc, Gochin un grand dessin représentant
la place de Reims. Quant aux estampes encadrées, « il suffira de dire
qu’elles sont toutes originales des plus grands maîtres et la plupart en
anciennes épreuves ».
De M'"® de Blacy, nous ne savons rien, sinon qu’elle devait être
veuve alors, qu’elle avait un fils aux colonies* et une fille aveugle*,
et qu’elle demeurait rue Saint-Thomas-du-Louvre; ce fut chez elle,
assise à la petite table verte, que sa sœur inspira à Diderot un amour tel
1. Renseignement communiqué par M. L. Emmery, inspecteur de l'École des
ponts et chaussées.
2. « M. Le Gendre n’est donc plus ! S’il avait voulu finir un an ou deux plus
tôt, il aurait été plus regretté. » (15 juillet 1770.)
3. Notice des livres, tableaux sculptures, dessins et estampes après le décè^
de M, Le Gendre, inspecteur général des ponts et chaussées, dont la vente se fera
le lundi 5 décembre 4770 et jours suivants, en sa maison rue Sainte^ Anne, proche
la rue du Clos-Georgeot. Paris, Mérigot l’aîné, 1770, in-8, 20 p.
4. Vallet de Fayolle, que Diderot appelle <( son petit cousin » et dont il est
question dans une lettre à l’abbé Le Monnier.
5. Mélanie de Solignac, sur laquelle Diderot a recueilli de si curieux
détails. Voir 1. 1, p. 331 et suiv.
Slili NOTICE PRÉLIMINAIRE.
qu’il n’en avait jamais ressenti et qu’il avouait à Falconet dix ans plus
tard avec la chaleur même du premier jour, lorsque le sculpteur le
pressait de venir le rejoindre en Russie :
(f Que vous dirai -ja donc? Que j’ai une amie; que je suis lié par le
sentiment le plus fort et le plus doux à une femme à qui je sacrifierais
cent »vies si je le^ avais. Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison
tomber en cendres sans être ému, ma liberté menacée, ma vie compro -
mise, toutes sortes de malheurs s’avancer sur moi, sans me plaindre
pourvu qu’elle me restât; si elle me disait: « Donne-moi de ton sang,
(( j’en veux boire », je m’en épuiserais pour l’en rassasier. Entre ses bras
ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien que j’ai cherché ! Je ne lui ai
jamais causé la moindre peine et j’aimerais mieux mourir, je crois,
que de lui faire verser une larme. A l’âme la plus sensible elle joint la
santé la plus faible et la plus délicate. J’en suis si chéri, et la chaîne
qui nous enlace est si étrcfitement commise avec le fil délié de sa vie
que je ne conçois pas qu’on puisse secouer l’une sans risquer de rompre
l’autre... J’ai deux souveraines, je le sais bien, mais mon amie est la
première et la plus ancienne. C’est au bout de dix ans que je te parle
comme je le fais. J’atteste le ciel qu’elle m’est aussi chère que jamais.
J’atteste que ni le temps, ni l’habitude, ni rien de ce qui affaiblit les
passions ordinaires n’a rien pu sur la mienne; que depuis que je l’ai
connue, elle a été la seule femme qu’il y eût au monde pour moi... »
Cette femme si profondément et si longtemps aimée du philosophe
le plus ardent et le plus tendre de son siècle, qui a reçu de lui les
lettres que l’on sait, qui a eu la confidence de tous ses chagrins et
la primeur de tous ses écrits, nous ne la connaissons que par ces lettres
mêmes. Les traits de Sophie Volland ne sont pas moins ignorés que les
dates de sa naissance et de sa mort. Il a existé au moins deux portraits
d’elle, l’un que son amant ne se lassait pas de contempler (Lettres du
ià août et du 6 octobre 1759), l’autre qui fut peint en 1762 sur la garde
ou sur le plat d’un exemplaire d’Horace, peut-être par M™*" Vallayer-
Coster, le gracieux peintre de fleurs; « Cet Horace en question, dont la
couverture me sera si précieuse et que je regarderai plus souvent et
avec plus de plaisir que le livre, je ne l’ai pas encore, écrit Diderot,
le 31 juillet 1762; ce sera pour le courant de la semaine prochaine, à
ce que dit M***® Vallayer en me regardant d’un œil tendre qui ne ment
pas ». Et le 22 août ; « Je l’ai enfin, ce portrait enfermé dans l’auteur de
l’antiquité le plus sensé et le plus délicat; mercredi, je le baiserai le
matin en me levant, et, le soir, en me couchant, je le baiserai encore. »
Où est cet exemplaire d’Horace? En Russie peut-être. Toutes les recher-
ches que les conservateurs de la Bibliothèque impériale (dans laquelle
a été fondue celle de l’Ermitage) et M. Hovryn de Tranchère ont bien
NOTICE PRÉLIMINAIRE. 315
voulu faire sont néanmoins restées infructueuses jusqu’à ce jour.
Dans son consciencieux travail sur Diderot et la société du baron
d'Holbach^, M. C. Avezac-Lavigne, suppose que Volland est née
en 1726; son père, il est vrai, figure à cette date sur V Almanach rofal,
mais cela n’est point un argument décisif en faveur du calcy! de
M. Avezac-Lavigne, qui ne doit pas, d’ailleurs, se tromper de beaucoup.
VoUand n’était certainement plus une jeune fille; elle avait la
« menotte sèche » et portait lunettes. Mais, comme, le dit le philosophe
lui-méme : « C’est bien de cela qu’il s’agit à quarante-cinq ans! » Elle
était spirituelle, instruite; et Diderot, au besoin, ne négligeait pas ses
remarques, dont il faisait part a«x illustres correspondants de Grimm :
il s’agit du tableau de Vien, la Piscine miraculeuse, exposé au Salon
de 1759 : « Sur le milieu un malade assis par terre qui fait de refifet. 11
« est vrai qu’il est vigoureux et gros et que Sophie a raison quand elle
« dit que s’il est malade, il faut que ce soit d’un cor aii pied. » — Elle
lisait avec intérêt l'Esprit d’Helvétius; il »ai fallait les brochures de
Voltaire, V Émile de Rousseau et les Recherches sur le despotisme orien-
tal de Boulanger. En lui envoyant ce cfernier ouvrage, le 15 août 1763,
Grimm y joignait une épître de ce style travaillé, solennel et railleur
qui lui est propre, intitulée Lettre à Sophie ou Reproches adressés à
une jeune philosophe. Retranchée par la censure impériale ou omise
involontairement, cette lettre se trouve au tome XVI de l’édition Fume.
(( D’où vous vient, Sophie, cette passion de la philosophie, inconnue
« aux personnes de votre sexe et de votre âge ? Comment au milieu d’une
M jeunesse avide de plaisir, lorsque vos compagnes ne s’occupent que du
a soin de plaire, pouvez- vous ignorer ou négliger vos avantages pour
« vous livrer à la méditation et à l’étude? S’il est vrai, comme Tron-
« chin le dit, (jue la nature, en vous formant, s’est plu de loger
l’âme de l’aigle dans une maison de gaze, songez du moins que le pre-
« mier de vos devoirs est de conserver ce singulier ouvrage. »
Tl entre, au sujet du livre de Boulanger et de sa méthode d’induc-
tion, dans des développements auxquels nous sommes forcé de ren-
voyer le lecteur, mais qui prouvent à quel ferme esprit il s’adressait;
selon lui, « l’homme, en proie à de grandes calamités physiques, en a
dû chercher la cause dans quelque puissance inconnue; il a dû se
créer des dieux et se faire l’objet de leur amour ou de leur haine. Les
animaux échappés au danger en perdent bientôt le souvenir, qui ne se
retrace dans leur mémoire que lorsqu’un nouveau danger les environne
et les presse; mais l’imagination de l’homme, frappée par les périls qui
menacent son existence, effrayée par les grands phénomènes de la nature.
1. Paris, E. Leroux, 1875, in-8.
346
NOTICE PRÉLIMINAIRE. .
a dû créer bientôt le système des châtiments et des récompenses, et la
fable d’un Dieu vengeur qui s’irrite des fautes de la faiblesse humaine. »
Il complète sa pensée par une sçrte d’apologue où il parle d’un
livre que nous n’avons pu reconnaître et qu’il a peut-être inventé pour
les besoins de sa cause :
« Je trouvai l’autre jour par hasard les Épîlres morales et philoso-
phiques d’un poëte\nglais dont j’ignore le nom. J’ouvris sans dessein
ce recueil qui ne fait que de paraître ; j’y trouvai une vignette qui me
parut sublime. On voit un sculpteur en bois occupé à achever la figure
d’une grue placée sur son établi. Pendant qu’il s’applique à lui dégager
les pieds qui n’ont pas tout à fait pris leur forme, sa femme est déjà
prosternée devant la grue et apprend à son enfant à l’adorer. C’est le
mot de Lucrèce mis en tableau :
Quod finxôre timent.
« Sophie, tel est le génie de l’homme : il n’a pas sitôt inventé des
fantômes qu’il s’en fait peur à lui-même. »
La fin de cette lettre en est la partie la plus curieuse, parce qu’après
avoir plaisanté Diderot sur ses distractions, Grimm résume un débat qui
devait s’élever souvent entre eux et où l’on sent percer la philosophie
amère, aride, et volontiers négative de sa critique que Sainte-Beuve a
rapprochée de ses principes politiques :
« Le philosophe vous salue et vous regrette. H m’a affligé ces jours
passés, car il savait le jour du mois et de la semaine; mais il prétend
que c’est votre absence qui en est cause. Sophie, s’il apprend jamais à
dater ses lettres, c’en est fait de son bonheur et de son génie. Revenez
et qu’il ne vous doive point cette funeste science. Nous comptons les
moments en attendant celui qui doit vous ramener dans le sein de
l’amitié et de la philosophie. Nous marchons tous les soirs sur cette
terrasse près des rives tranquilles de la vSeine, mais nos entretiens sont
moins animés et les cris d’une joie indiscrète ne troublent plus le
silence de la nuit. Au reste, nous disputons toujours sur le pouvoir de
la vérité. Il voit toujours la vérité et la vertu comme deux grandes
statues élevées sur la surface de la terre et immobiles au milieu des
ravages et des ruines de tout ce qui les environne. Moi, je les vois aussi,
ces grandes statues, mais leur piédestal me paraît semé d’erreurs et
de préjugés et je vois se mouvoir autour une troupe de niais dont les
yeux ne peuvent s’élever au-dessus du piédestal; ou, s’il se trouve
parmi eux quelques êtres privilégiés qui, avec les yeux pénétrants de
l’aigle, percent les nuages dopt ces grandes figures sont couvertes, ils
. sont bientôt l’objet de la haine et de la persécution de cette petite
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
347
populace hargneuse, remplie de présomption et de sottise. Qu’importe
que ces deux statues soient éternelles et immobiles, s’il n’exlste per-
sonne pour les contempler ou si le sort de celui qui les aperçoit
ne dififère point du sort de l’aveugle qui marche dans les ténè-
bres? Le philosophe m’assure qu’il vient un moment où le nujige
s’entr’ouvre et qu’alors les hommes prosternés reconnaissent la vérité et
rendent hommage à la vertu. Ce moment, Sophie, ressemblera au
moment où le fils de Dieu descendra dans la nuée. Nous vous supplions
que celui de votre retour soit moins éloigné. »
Sans cet unique témoignage contemporain, nous ne pourrions entre-
voir Sophie que par les lettres même de son amant. La vie bourgeoise
qu’elle menait à Paris, ses séjours de près de six mois chaque année à
Isle, l’ont tenue à l’écart du monde encyclopédique ; elle n’alla certai-
nement jamais au Grandval, ni à la Chevrette; si ePe entrevit les dames
d’Holbach ou M'»‘‘ d’Épînay, ce fut au jardin de l’Infante. Sauf l’abbé
Le Monnicr et quelques-uns des confrères de M. Le Gendre, tels que
Perronet, Soufflet et Trouard, c’est tout un monde d’aimables inconnus
(M. de Prîsye, M. Gaschon, M™® Bouchard, M”*" Boileau, M”''* Ar^ault),
qui entoure la mère et les trois sœurs.
N’étaient-ce bien là, après tout, les amours qui convenaient à un
homme dont la vieillesse était proche et qui ne pouvait souffrir qu’on
réduisît « à quelques gouttes d’un fluide versées voluptueusement la
passion la plus féconde en actions criminelles ou vertueuses »?
Mais Diderot fut-il toujours aussi platonique? M”® Volland eut-elle l’art
de se faire désirer toujours sans se livrer jamais? La correspondance,
dans l’état où elle nous est parvenue, est notablement incomplète, ne
l’oublions pas. Toutefois, les années venant, Diderot, qui se plaint des
obstacles que rencontre cette liaison à son début, prie peu après
Sophie de lire ses lettres à Morphyse (M*"® Volland) et à Uranie (M'”'’ Le
Gendre) ; sur la fin, il les adresse tnut uniment à Mesdames et bonnes
amies. « Tout son temps, dit M*"® de Vandeul, était partagé entre son
cabinet et cette société. » Sainte-Beuve voulait écrire une nouvelle dont
le titre subsiste seul {Le Clou d*or) et où il devait développer une
théorie qu’il soutenait quelquefois ; selon lui, une heure de félicité, une
heure seulement, suffisait à deux amants pour se connaître à jamais ;
l’amitié solide et durable « au-dessus de la rechute comme sans crainte
de rupture » ne pouvait exister qu’à ce prix. Diderot n’a même point
laissé pressentir s’il goûta ce "bonheur rapide.
Au reste, chaste ou sensuel, cet amour de plus de vingt années a
provoqué une critique assez singulière : c’est que sa durée même lui
enlevait un peu de son charme. Le maître dont le nom vient d’être cité
et qui a pourtant témoigné en toute occasion combien ces lettres lui
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
348
plaisaient, a fait remarquer i qu’on souffrait de savoir Volland
malade pendant quinze jours « d’une aile de perdreau et d’un verre de
vin de trop » ou d’entendre Diderot lui conter ses maux d’estomac, voire
même ses indigestions. Aux premières pages de la Fin d'un monde,
Jules Janin nous le montre heureux de « planter là ces grands paniers,
ces grands yeux de faïence, cette machine osseuse et dégingandée et
qui se dandine, accrochée à son bras ». Pure fantaisie de l’écrivain qui
a le plus contribué peut-être à égarer l’opinion commune sur le philo-
sophe! Diderot resta fidèle à son amie jusque dans la vieillesse et s’il
n’exprima plus sa passion en termes aussi vifs, il n’y eut rien là que de
décent. Quant au reproche de Sainte-Beuve, j’imagine que s’il avait eu
plus tard l’occasion de reparler àçiS Lettres, il se fût gardé d’insister sur
\e manque de goût qui le choquait en 1831. Les phases de la santé d’un
grand artiste ne sont pas indifférentes à la critique moderne, telle
qu’elle est sortie des Causeries du lundi ; elles expliquent tant de dé-
faillances et de luttes cruelles!
Au cas particulier, n’est-il pas curieux de voir Diderot supporter
vaillamment la dyspepsie — ce mal professionnel des gens de lettres —
et ne pouvoir s’expliquer les accès de spleen du ( père » Iloop? Ce
n’est pas que l’idée de la mort répugnât à ce grand travailleur; dé-
pouillée des horreurs dont les religions modernes l’entourent, elle lui
apparaissait comme l’espoir d’un repos bien gagné et cette mélancolie
sereine lui inspirait un jour ^ une page d’une incomparable éloquence :
« Pourquoi, plus la vie est rempile, moins on y est attaché? Si cela
est vrai, c’est qu’une vie occupée est communément une vie innocente ;
c’est qu’on pense moins à la mort et qu’on la craint moins; c’est que,
sans s’en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu’on
voit sans cesse mourir et renaître autour de soi ; c’est qu’après avoir
satisfait pendant un certain nombre d’années à des ouvrages que la
nature ramène tous les ans, on s’en détache, on s’en lasse, les forces se
perdent, on s’affaiblit, on désire la fin do la vie, comme après avoir
bien travaillé, on désire la fin de la journée; c’est qu’en vivant dans
l’état de nature, on ne se révolte pas contre les ordres que l’on voit
s’exécuter si nécessairement et si universellement; c’est qu’après avoir
fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre;
c’est qu’après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre,
on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c’est, pour reve-
nir à une des idées précédentes, qu’il n’y a personne parmi nous
qui, après avoir beaucoup fatigué, n’ait désiré son lit, n’ait vu appro-
1. Premiers Lundis, 1. 1, p. 385.
2. 23 septembre 1762.
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
349
procher le moment de se coucher avec un plaisir extrême ; c'est' que la
vie n’est, pour certaines personnes, qu’un long jour de fatigue et la
mort qu’un long sommeil, et le cercueil qu’un lit de repos et la terre*
qu’un oreiller où il est doux à la fin d’aller mettre la tête pour ne plus
la relever. Je vous avoue que la mort considérée sous ce point de vue,
et après les longues traverses que j’ai essuyées, m’est on ne peut plus
agréable. Je veux m’accoutumer de plus en plus à la voir ainsi. »
Il se souvint sans doute de cette résolution, lorsque la mort de
Volland vint troubler la quiétude dont il jouissait depuis son retour
de liussie et qu’il dépeint dans la dédicace de VEssai sur les règnes
de Claude et de Néron; car, s’il Ij^i donna des larmes, « il se consola,
dit sa fille, par la pensée qu’il ne lui survivrait pas longtemps. »
Au lendemain d’un triomphe sans exemple, Voltaire succombait dans
la lutte que la nature livrait depuis quatre-vingts ans à son faible orga-
nisme ; un suicide est peut-être la cause de la mystérieuse dispari-
tion de Rousseau ; Diderot, qui devait leur survivre six ans, s’éteignit
après avoir goûté la paix qu’il avait tant de fois souhaitée, mais que son
amie n’était plus là pour partager.
Une promenade dans les bois de Meudon ou de Bellevue, au bras de
M. Belle, le joaillier, « son ami depuis quarante ans « ; des visites à sa
fille pendant lesquelles ses petits-enfants s’endormaient sur ses genoux
sans qu’il remuât de crainte de les éveiller^; de rares lettres aux sol-
liciteurs qui venaient frapper encore à une porte si longtemps ouverte;
puis une lente décadence dont nul ne s’apercevait, car il avait toujours
« le même feu dans la conversation et la même douceur » ; enfin, la
mort telle qu’il l’avait espérée, non pas à la façon de César, mais au
milieu des siens, voilà sa vieillesse et sa fin, digne couronnement
d’une vie de travail, de dévouement et de bonté.
Diderot mort, sa bibliothèque et trente-deux volumes de manuscrits
autographes ou recopiés partaient pour la Russie; mais Grîmm,en don-
nant quelques détails sur ses derniers moments, ajoutait qu’il y avait
plusieurs de ses ouvrages dont l’amitié de Diderot avait bien voulu lui
confier la première minute ; u Ce dépôt nous est d’autant plus précieux
que nous ne nous permettrons jamais d’en faire un autre usage que
celui que nous en avons fait jusqu’ici de son aveu, dans ces feuilles
auxquelles il n’avait cessé de prendre un intérêt que nos efforts ne
sauraient suppléer et qui suffirait seul pour nous laisser d’éternels
regrets, quand nous partagerions moins vivement tous ceux dont la
perte de cet homme célèbre afflige les lettres, la philosophie et l’amitié. »
1. £. Salvertc, Éloge philosophique de D. Diderot^ an VIII, in-8.
350 NOTICE PRÉLIMINAIRE.
Ce legs précieux, qui fut certainement un des motifs de l’animadver-
sion de Naîgeon contre Grirnm, permit à celui-ci d’insérer successive-
ment dans sa Correspondance la Réfutation de l'Homme, la Religieuse^
Jacques le fataliste, une partie des lettres à Falconet sur la postérité.
Quand Volland était morte, ses héritiers avaient remis à Diderot les
lettres qu’elle avait reçues de lui*; il en retrancha ce qu’il voulut et
conserva peut-êtr^ les originaux. Grimm eut certainement à sa disposi-
tion les copies faites sous les yeux du philosophe ; avec sa discrétion
habituelle, il n’en prit, plus tard, pour alimenter ses feuilles, que les
pages dont aucun contemporain ne pouvait se plaindre : c’est ainsi qu’à
des dates très-rapprochées (février, mars et avril 1787) il fit connaître
à sa royale clientèle l’apologue du rossignol, du coucou et de l’âne
imaginé par Galiani, le fragment où Diderot résume les impressions de
d’Holbach sur T Angleterre et l’anecdote du sénateur vénitien amou-
reux contée par Gatti.
Trois ans après, Grimm, dénoncé comme un agent de l’étranger,
quittait brusquement Paris, n’emportant, selon Meister, que les lettres
intimes de Catherine II auxquelles il attachait un prix inestimable. Il y
joignit sans doute celles de Diderot à Volland, car le libraire
Buisson, (jui publia en 1796 la Religieuse et Jacques le fataliste (sur les
copies provenant du cabinet de Grimm et non sur celles dont Naigeon
fit usage) n’aurait pas laissé inédit un recueil aussi précieux. Naigeon,
dans son édition et dans ses Mémoires, est muet sur cette liaison de son
maître ; il dut pourtant connaître cell(3 qui la provoqua et peut-être
transcrire plus d’une des lettres qu’elle avait reçues. Dans les éditions
Bclin et Brière, un seul morceau (riniportanio dissertation sur le sens
du mot instruit) complète les trois passages révélés en 1813, lors de la
publication de la Correspondance de Grimm.
Par quelle suite de hasards un homme de lettres i’rançais naturalisé
russe, Jeudy-Dugour 2 , eut-il entre les mains un ensemble d’œijvi*es
qui semblaient à jamais perdues? Comment fut-il a même de vendre à
Paulin les matériaux des quatre volumes imprimés sous le titre de
Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot? Pourquoi
ajouta-t-on : Publiés d'après les manuscrits confiés en mourant par
V auteur a Grimml Jeudy-Dugour eut-il le crédit de pénétrer dans la
1. C’est du moins la tradition courante, mais aucun contemporain ne peut
6tre cité en témoignage.
2. Né à Clermont-Ferrand en 1766, et professeur dans les écoles religieuses de
la Flèche et de Paris, Jeudy-Dugour est mort en Russie conseiller d’État et direc-
teur de rUniversité de Saint-Pétersbourg. Un ukase de 1812, en le forçant à opter
pour une des deux nationalités, lui fit prendre le nom et lu particule de de Gouroff
dont il a depuis signé ses lettres et ses ouvrages.
NOTICE PRÉLIMINAIRE.
351
bibliothèque de l’Ermitage, sévèrement fermée pendant tout le règne
de Nicolas !•"■? Ou plutôt sont-ce les originaux mômei possédés par
Grimm qu’il céda à Paulin? Il ne peut être question de copies pour un
prix aussi élevé que celui dont il fait mention dans une lettre d’affaires,
adressée à Beuchot et communiquée par M. Olivier Barbier :
«r
Odessa, 21 octobre 1839.
« Votre obligeance, qui ne calcule point la peine et les embarras,
me porte à vous demander encore un second service qui est la suite de
celui que vous me rendîtes en 1829 au sujet des manuscrits de Diderot.
Paulin, associé de Sautelet, qui s^brilla bientôt après la cervelle, en fit
l’acquisition. Je joins ici le traité que je fis avec le premier et quelques
lettres, soit de lui, soit de Didot, qui ont rapport à cette affaire L
Vous verrez que je n’ai fait aucune poursuite lorsque M. Paulin m’a
annoncé la catastrophe de son associé et que j’aVais écrit à M. Didot de
s’en abstenir.
« Veuillez aussi remarquer que, cédant aux larmes et aux prières de
M. Paulin, je consentis le 10 de septembre à lui rendre un billet de
3,000 francs en dwihmtion du prix dont nous étio?is convenus ^ suivant
l’acte du 31 août que je joins ici. A-t-on jamais vu un négociant revenir
sur une convention faite et signée en toute connaissance de cause? Je
cédai et j’en fus blâmé par le G. Lasteyrie et mes autres amis »
Outre les lettres â iVl”« Volland, le Paradoxe sur le comédien, les
Voyages à Bourbonne et Langres, une partie des lettres à Falconet, la
Promenade du. Scepllgue, VEnlreiien avec d’Alemberl et le Rêve de
d'Alemhert étaient offerts pour la première fois au public. M. Jules
Taschereau s’était chargé de surveiller l’impression ^ ; mais il fut
interrompu dans cette publication, comme dans celle de Grimm, par la
révolution de 1830 et pria M. A. Cliaudé, son ami, de les terminer toutes
deux. Nous avons vu que M. Waberdin avait prêté son concours à
celui-ci pour l’annotation des lettres à Falconet et des deux Voyages,
Le trésor découvert et vendu par Jeudy-Dugour n’était pas épuisé,
puis([u’en 183âla Revue reirospeclive put encore faire connaître comme
inédits ; Esl-il bon Est-il méchant} les notices sur Michel Van Loo et
sur Rouelle, les Trois Chapitres, Un tirage à part de la célèbre comédie
présentée dès celte époque par M. Paulin au Théâtre- Français, qui ne
prit même pas la peine de la lire, fut joint alors au tome IV des
1. Nous ne les avons pas.
2. C’est nous qui soulignons.
3. Les notes de la première édition que nous avons conservées sont signées
d’un (T.).
352 NOTICE PRÉLIMINAIRE.
Mémoires, après ]a table analytique, et les titres renouvelés des quatre
volumes portèrent ; Deuxième édition, augmentée.
Celle que MM. Garnier et Delloye publièrent en 2 vol. in-18 (18àij
contient les lettres à Volland, le Neveu de Rameau, le Paradoxe sur
le comédien et les Mémoires (tronqués) de M“>e de Vandeul. Elle est
presque aussi rare que la première.
Nous réimprimons sur le texte de 1830, sans pouvoir le contrôler sur
aucune copie ancienne ou récente. Il en existe bien une à Saint-Péters-
bourg en deux volumes în-Zj ; mais M, Léon Godard ne Ta point colia-
tionnée, pensant qu’il n’aurait aucune variante à y relever. Si cet
examen avait lieu, il démontrerait, par cela même qu’il n’offrirait rien
de nouveau, quelles lacunes nous privent d’une partie de ces admirables
lettres. Elles embrassent une période de quinze ans ; mais nous n’avons
en‘ réalité que huit mois de 1759 (et la lettre du 15 mai n’est visiblement
pas la première), six mois de 1760, deux mois de 1761 et quatre mois
de 1762. Après une interrifption de près de deux ans, les lettres se
mulliplent en 1765; 1766 nous en fournit trois, huit, 1768 une
dizaine, 1769 neuf et 1770 quatre. Nouvelle interruption de plus de deux
ans et demi; le voyage en Russie et les deux séjours en Hollande don-
nent six lettres, la plupart fort courtes. Et c’est tout; ce long roman
n’a pas d’épilogue.
LETTRES
A MADEMOISELLE VOLLAND.
I
Paris, le 10 mai 1 7f>9.
Nous partîmes hier à huit heures pour Marly ; nous y arri-
vâmes à dix heures et demie ; nous ordonnâmes un grand dîner,
et nous nous répandîmes dans les jardins, où la chose qui
me frappa, c’est le contraste d’un art délicat dans les berceaux
et les bosquets, et d’une nature agreste dans un massif touffu
de grands arbres qui les dominent et qui forment le fond. Ces
pavillons, séparés et à demi enfoncés dans une forêt, semblent
être les demeures de différents génies subalternes dont le maître
occupe celui du milieu. Gela donne à l’ensemble un air de
féerie qui me plut.
11 ne faut pas qu’il y ait beaucoup de statues dans un jardin,
et celui-ci m’en paraît un peu trop peuplé; il faut regarder
les statues comme des êtres qui aiment la solitude et qui la
cherchent, des poètes, des philosophes et des amants, et ces
êtres ne sont pas communs. Quelques belles statues cachées
dans les lieux les plus écartés, les unes loin des autres, qui
m’appellent, que j’aille chercher ou que je rencontre ; qui
m’arrêtent, et avec lesquelles je m’entretiens longtemps; et
pas davantage; et point d’autres.
Je portais tout à travers les objets des pas errants et une
âme mélancolique. Les autres nous devançaient à grands pas, et
nous les suivions lentement, le baron de Gleichen et moi. Je me
23
XVIII,
354 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
trouvais bien à côté de cet homme ; c’est que nous éprouvions
au dedans de nous un sentiment commun et secret. C’est une
chose incroyable comme les âmes sensibles s’entendent pres-
que sans parler. Un mot échappé, une distraction, une réflexion
vague et décousue, un regret éloigné, une expression détournée,
le son de la vo^x, la démarche, le regard, l’attention, le silence,
tout les décèle l’une à l’autre. Nous nous parlions peu; nous
sentions beaucoup; nous souflrions tous deux; mais il était plus
à plaindre que moi. Je tournais de temps en temps mes yeux
vers la ville; les siens étaient souvent attachés à la terre; il y
cherchait un objet qui n’est plus L
Nous arrivâmes à un morceau qui me frappa par la
simplicité, la force et la sublimité de l’idée. C’est un Cen-
taure qui porte sur sqp dos un enfant. Cet enfant approche
ses petits doigts de la tête de l'animal féroce et le conduit par
un cheveu.
Il faut voir le visage du Centaure, le tour de sa tête, la lan-
gueur de son expression, son respect pour l’enfant despote: il
le regarde, et l’on dirait qu’il craint de marcher. Un autre me fit
encore plus de plaisir: c’est un vieux Faune qui s’attendrit
sur un enfant nouveau-né qu’il tient dans ses bras. La statue
d’Agrippine au bain est au-dessous de sa réputation, ou peut-
être étais-je mal placé pour en juger mieux. Nous partageâmes
notre promenade en deux : nous parcourûmes les bas avant
dîner ; nous dînâmes tous d'appétit. Notre Baron, le nôtre % fut
d’une folie sats égale.
II a de l’originalité dans le ton et dans les idées. Imaginez
un satyre gai, piquant, indécent et nerveux, au milieu d’un
groupe de figures chastes, molles et délicates; tel il était entre
nous. 11 n’aurait ni embarrassé ni offensé ma Sophie, parce que
ma Sophie est homme et femme quand il lui plaît. 11 n’aurait
ni offensé ni embarrassé mon ami Grimm, parce qu’il permet à
l’imagination ses écarts, et que le mot ne lui déplaît que quand
1 . L’éditeur des Souvenirs du baron de Gleichen (Techener, 1868, in-12).
M. Paul Grimblot voit dans ces dernières lignes une allusion difficile à expliquer.
Diderot veut certainement rappeler la mort de la margrave do Baireutli (14 octo-
bre 1758), dont Gleichen, son chambellan, avait été profondément affecté.
2. D’Holbach, que Diderot ne désigne presque jamais que par son titre.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 355
il est mal placé. Oh ! combien il fut regretté, cet ami ! que ce
fut un intervalle bien doux que celui où nos âmes s’ouvrirent,
et nous nous mîmes à peindre et à louer nos amis absents!
Quelle chaleur d’expressions, de sentiment et d’idées! quel
enthousiasme! que nous étions heureux d’en parler! qu’ils l’au-
raient été de nous entendre ! O mon Grimm ! qui est-ce qui
vous rendra mes discours?
Notre dîner fut long et ne dura pas. Nous parcourûmes les
hauts. J’observai que de toutes les eaux, il n’y en avait point
d’aussi belles que celles qui tombent sans cesse ou qui coulent,
et qu’on n’en avait pratiqué nulle part. Nous nous entretînmes
d’art, de poésie, de philosophie et d’amour; de la grandeur et
de la vanité de nos entreprises; du sentiment, et dua’^?r de l’im-
mortalité; des hommes, des dieux et des rois; de l’espace et du
temps; de la mort et de la vie; c’était un concert au milieu
•duquel le mot dissonant de notre Baro» se faisait toujours dis-
tinguer.
Le vent qui s’élevait et la soirée qui commençait à devenir
fi oide nous rapprochèrent de notre voiture. Le baron de Gleichen
a beaucoup voyagé; ce fut lui qui fit les frais de retour. Il nous
parla des Inquisiteurs d’ État de Venise, qui marchent toujours
entre le confesseur et le bourreau; de la barbarie de la cour de
Sicile, qui avait abandonné un char de triomphe antique, avec
scs bas-reliefs et ses chevaux, à des moines qui les ont fondus
pour en faire des cloches : cela fut amené par la destruction
d’une cascade de Marly dont les marbres revêtent à présent les
chapelles de Saint-Sulpice. Je dis peu de choses. J’écoutais ou
je revais. Nous descendîmes, entre huit et neuf, à la porte de
notre ami. Je me reposai là jusqu’à dix.
J’ai dormi de lassitude et de peine ; oui, mon amie, et
de peine. J’augure mal de l’avenir. Votre mère a l’ame scel-
lée des sept sceaux de l’Apocalypse. Sur son front est mis :
Mystère.
Je vis à Marly deux sphinx, et je me la rappelai. Elle vous
a promis, elle s’est promis à elle-même, plus qu’il n’est en elle
de tenir; mais je m’en console, et je vis sur la certitude que
rien ne séparera nos deux âmes. Cela s’est dit, écrit, juré si
souvent! que cela soit vrai du moins une fois. Sophie, ce ne sera
pas de ma faute.
356
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
M. de Saint-Lambert nous invite, le Baron et moi, à aller
à Épinay passer quelque temps avec d’Houdetot; je
refuse, et je fais bien, n’est-ce pas? Malheur à celui qui cherche
des distractions! il en trouvera; il guérira de son mal, et je
veux garder le mien jusqu’au moment où tout finit. Je crains de
vous aller voirt il le faudra pourtant; le sort nous traite comme
si la peine était nécessaire à la durée de nos liens. Adieu, mon
amie, un mot, s’il vous plaît, par Lanan. A propos, ménagez la
complaisance de votre sœur, et ne l’entretenez de vous et de
moi que quand vous ne pourrez contenir vos sentiments, ou
quelle vous en sollicitera ; nos amis, même les plus tendres, ne
peuvent pas mettre à cela beaucoup d’importance. Il faut avoir
appris à écouter et à plaindre les amants. Votre sœur ne lésait
pas encore; puisse-t-elle l’ignorer toujours! Je baise la bague
que vous avez portée.
H
Paris, ce samedi matin, 1" juin 1750.
Voilà, ma tendre et solide amie, l’ouvrage du grand sophiste ^
Je iieTai pas lu, je ne me sens pas encore l’âme assez tranquille
pour en juger sans partialité. 11 vaut mieux différer une action
que de se hâter de commettre une injustice. Méfiez-vous aussi
un peu de votre cœur, et craignez que le mécontentement de la
personne n’aille jusqu’à l’auteur. Écoutez-lc comme si je n’avais
point à me plaindre de lui.
On peut donc être éloquent et sensible sans avoir ni véritable
amitié, ni véracité! cela me fâche bien. Si cet homme n’a pas
un système de dépravation tout arrangé dans sa tête, que je le
plains! et s’il s’est fait des notions de justice et d’injustice qui
le réconcilient avec ses procédés, que je le plains encore ! Dans
r édifice moral, tout est lié. Il est difficile qu’un homme écrive
1. Le grand sophiste, c’cst Jean-Jacques. Son ouvrage était : /.-/. Mousseau
M, d'Aîemhert^ sur son article Genève, dans le septième volume de VEncyclo-
pédie, et particulièrement sur le projet d'établir un théâtre de comédie en nette
ville. (Amsterdam, 1758, in-8.)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 357
sans cesse des paradoxes, et qu’il soit simple dans ses mœurs.
Regardez en vous-même, ma Sophie, et dites-moi pourquoi vous
êtes si sincère, si franche, si vraie dans vos discours? C’est que
ces mêmes qualités sont la base de votre caractère et la règle
de votre conduite. Ce serait un phénomène bien étrange qu’un
homme, pensant et disant toujours mal, se conduisît toujours
bien. Le dérangement de la tête influe sur le cœur, et le déran-
gement du cœur sur la tête. Faisons en sorte, mon amie, que
votre vie soit sans mensonge; plus je vous estimerai, plus vous
me serez chère; plus je vous niontrerat de vertus, plus vous
m’aimerez. Combien je redouterais le vi.ee quand je n’aurais
pour juge que ma Sophie!
J’ai élevé dans son cœur une statue que je ne voudrais jamais
briser; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d’une
action qui m’avilît à ses yeux ! N est-il pas vrai qi^e vous m’aimeriez
mieux mort que méchant? Aimez-moi donc toujours afin que je
craigne toujours le vice. Continuez de me soutenir dans ^e che-
min de la bonté. Qu’il est doux d’ouvrir ses bras quand c’est
pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien! c’est cette
idée qui consacre les caresses : qu’est-ce que les caresses de
deux amants, lorsqu’elles ne peuvent être l’expression du cas
infini qu’ils font d’eux-mêmes? Qu’il y a de petitesse et de
misère dans les transports des amants ordinaires ! qu’il y a de
charmes, d’élévation et d’énergie dans nos embrassements !
Venez, ma chère Sophie, venez; je sens mon cœur échaullé.
Cet attendrissement qui vous embellit va paraître sur ce visage.
Il y est. Ah ! que n’êtes-vous à côté de moi pour en jouir ! Si
vous me voyiez dans ce moment que vous seriez heureuse! que
ces yeux qui se mouillent, que ces regards, que toute cette
physionomie serait à votre grc! et pourquoi s’opiniâtrent-ils à
troubler deux êtres dont le ciel se plaisait à contempler le
bonheur? ils ne savent pas tout le mal qu’ils font; il faut leur
pardonner. Je ne vous verrai point ce matin. Je ne trouverai
point M. Petit chez lui, et je suis arrêté chez moi par M. de Xi-
raènes. J’ai passé la nuit à lire sa tragédie, dont j’ai fait un
extrait pour Grimm ^ J’irai ce soir à la comédie nouvelle, et c’est
encore pour lui que j’irai *. Les trois belles âmes que la vôtre,
1. Voir ce compte rendu, t. VIII, p. 438.
2. Quelle était la comédie nouvelle représentée le juin 1759? V Almanach
358 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
la sienne et la mienne 1 s’il m’en manquait une des deux,
qui est-ce qui remplirait ce vide terrible? Vivez tous deux, si
vous ne voulez pas que je sois un jour la voix qui crie dans le
désert.
Je serai dans le parterre, vers lefond etdans le milieu; c’est
de là que mes yeux vous chercheront. Je m’en reviendrai après
la petite pièce, où peut-être avant, jeter sur le papier mes idées
et travailler pour mon ami. Je serai demain, à midi, où vous
m’attendez. J’y serai sans faute. Combien je sacrifie de moments
doux à votre mère ! J’ai un peu rêvé à la répugnance de votre
sœur. Elle ne m’estime donc pas assez pour me voir enfermé dans
la même boîte avec elle? Mais ce n’est pas cela, ma Sophie;
peut-être craint-elle qu’un jour que vous serez ou que vous ne
serez plus, cette boîte Cette mère empêchera donc toutes les
choses douces et innocentes que nous méditerons Dites-lui
qu’on peut arranger les deux portraits comme il lui plaira ;
dites-lui que je suis un homme de bien, que rien ne me fera
changer pour vous ; dites-lui que j’ai atteint l’âge où l’on
ne change plus de caractère ; dites-lui combien je serais
flatté, combien vous seriez heureuse de tenir, de sentir, de
regarder elle et moi, moi et elle Transportez -la au moment
où vous vous séparerez, elle pour s’en retourner à Châloiis,
vous pour revenir à Paris... Vous refuser son portrait, c’est
se détacher du vôtre... Madame, pesez bien tout, et ne contris-
tez pas votre sœur. Suivez l’impulsion de votre âme, elle vous
conseillera toujours bien. J’aime qu’on ait des vues délicates;
j’aime aussi qu’on les néglige quelquefois 11 suffit de pou-
voir se dire dans l’avenir : J’y avais pensé Il est bien singn-
liei' que ce soit un jaloux qui tienne ces discours et qui insiste...
Est-ce que je suis désabusé? Je ne sais. Je sens seule-
ment que je souhaite vivement une chose qui m’aurait chagriné,
si elle s’était faite sans mon aveu ; elle m’aurait beaucoup
chagriné, et je la souhaite beaucoup ; et c’est une complaisance
dont je saurais un gré infini à M“' Le Gendre, parce que c’est
des Spectacles n’en mentionne aucune à cette date ou aux jours précédents, ni à
la Comédie-Française, ni à la Comédie-Italienne. Cette représentation fut sans
doute ajournée. Le compte que Diderot annonce ici devoir en rendre manque dans
la Correspondance de Grimm.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANT. 359
une manière de vous obliger que vous préféreriez à ioute
autre
Si votre sœur se résout à ce que nous lui demandons et que
vous nous ayez tous les deux, Sophie, prenez garde, ne^ la
icgardez pas plus tendrement que moi ; ne la baisez pas plus
souvent. Si cela vous arrive, je le saurai. Adieu, mon amie, à
demain. O la belle soirée que celle d’hier! Vous êtes bien tou-
chée, bien tendre ; et M'‘“ Boileau avait de l’esprit comme un
ange; elle était heureuse de votre bonheur et du mien, cela est
d’une âme charmante.
111
... .liiillct 1759.
Bonjour, mon ami. Je ne vous vis point hier. Le Baron, qui
agit fort librement avec ses amis, ne dînait point hier chez lui.
J’allai au Palais-Royal, et je recommandai au portier de notre
ami de recevoir une lettre pour moi, s’il en venait une. J’y
passai le soir; point de> lettre.
Je ne vous verrai point encore aujourd’hui, à moins que ce ne
soit sur le soir. S’il faisait un temps bien orageux, bien pluvieux,
bien noir, je me jetterais dans un fiacre, et j’arriverais. Puisse-
t-il faire ce temps! puissé-je voir mon amie! Dites-moi pour-
quoi je vous trouve plus aimable de jour en jour. Ou me
cachiez-vous une partie de vos qualités, ou ne les apercevais-je
pas? Je ne saurais vous rendre l’impression que vous fîtes sur
moi pendant le petit moment que nous passâmes ensemble
avant-hier. C’est, je crois, que vous m’aimez davantage. Voilà
le billet que je reçois à l’instant du Baron, et voilà une lettre
que je reçus hier pour M"“ Boileau. Présentez-lui mon respect;
et vous, ma Sophie, croyez-moi pour jamais tout ce que vous
savez que je vous suis. Voilà aussi quelques papiers que vous
désirez de voir.
360
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
IV
Paris, le 10 juillet.
%
J’écris sans voir. Je suis venu; je voulais vous baiser la
main et m’en retourner. Je m’en retournerai sans cette récom-
pense; mais ne serai-je pas assez récompensé si je vous ai
montré combien je vous aime? Il est neuf heures, je vous écris
que je vous aime. Je veux du moins vous l’écrire; mais je ne
sais si la plume se prête à mon désir. Ne viendrez- vous point
pour que je vous le dise et que je m’enfuie? Adieu, ma Sophie,
bonsoir; votre cœur ne vous dit donc pas que je suis ici? Voilà
la première fois que j’écris dans les ténèbres : cette situation
devrait m’inspirer des choses bien tendres. Je n’en éprouve
qu’une; je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un mo-
ment m’y relient, et j’y continue de vous parler, sans savoir si
j’y forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que
je vous aime.
V
Paris, In 15 juillet.
Voilà la lettre de Grimm. Je l’ai relue avant que de vous
l’envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu’il aura appris que celui
qui lui disait en l’embrassant, il y a quelques mois : « Voilà
pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille » ,
n’est plus. Il s’est endormi entre les bras de deux de ses enfants,
sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n’était pas
un de ces hommes qu’on oubliait quand on l’avait connu. Grimm
se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l’idée que
j’en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous;
mais ce qu’elle a de touchant et de mélancolique se fondant
avec les impressions de tendresse que je reçois de vous, il
résultera de ce mélange un état tout à fait délicieux. Ah ! s’il
pouvait devenir habitude I il ne s’agit que d’être bon amant et
LETTRES» A MADEMOISELLE VOLLAND.
361
bon lils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me
semble que j’ai ces deux qualités. On n'éprouverait plus cette
joie bruyante; Tâme ne s’ouvrirait que par intervalle; mais le
rayon de gaieté qui s’en échapperait, semblable au rayon de
lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert,
n’en aurait que plus d’éclat et d’effet. Celui de notre tristesse
sur les autres est bien singulier. N’avez-vous pas remarqué quel-
quefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s’il arrive
que dans un temps serein un nuage vienne à s’arrêter sur un
endroit qu’ils faisaient retentir de leur lamage? ün habit de
deuil dans la société, c’est le nuage qui cause en passant le
silence momentané des oiseaux. 11 passe et le chant recom-
mence.
Comment vous portez-vous aujourcVhai? Avez-vous bien
dormi? Dormez-vous quelquefois comme moi, ’ies bras ouverts?
Que vos regards étaient tendres hier! cc,mbicn ils le sont depuis
quelque temps! Ah! Sophie, vous ne m’aimiez pas assez, si
vous m’aimez aujourd’hui davît:/ïtage Si vous m’avez écrit
un petit mot, je saurai comment le reste de la soirée d’hier
s’est passé Mais lisez donc l’Iiistoire de cet abbé de PradesL..
Quel abominable homme! malheureusement il y en a beaucoup
de pareils Bonjour, ma tendre amie; je vous embrasse; je
vous aime toujours; ils n’en croiront rien; mais cela sera en
dépit de tous les proverbes, fussent-ils de Salomon ! Cet homme-
là avait trop de femmes pour entendre quelque chose à l’âme
de Thomme de bien, qui n’en estime et n’en aime qu’une.
VI
... Juillet 1759.
Je ne saurais m’en aller d’ici sans vous dire un petit mot.
Hé bien! mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi!
votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma ten-
1, Voir t. I, p. 431 et suiv., la notice sur V Apologie de l’abbé de Prades, dont
Diderot écrivit la troisième partie.
362 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
dresse! ne craignez rien, ma Sophie, elle durera, et vous vivrez
et vous vivrez heureuse. Je n’ai point encore commis le crime,
et je ne commencerai point à le commettre : je suis tout pour
vous, vous êtes tout pour moi ; nous supporterons ensemble les
peines qu’il plaira au sort de nous envoyer ; vous allégerez les
miennes, j’allégerai les vôtres. Puissé-je vous voir toujours telle
que vous êtes depuis quelques mois ! pour moi, vous serez forcée
de convenir que je suis comme au premier jour : ce n’est pas
un mérite que j’aie, c’est une justice que je vous rends. È’effet
■des qualités réelles, c’est de se faire sentir plus vivement de
jour en jour. Reposez-vous de ma constance sur les vôtres et
sur le discernement que j’en ai. Jamais passion ne fut plus
justifiée par la raison que la mienne. N’esl-il pas vrai, nia
Sophie, que vous êtes Jiien aimable? Regardez au dedans de
vous-même; voyez-vous bien? voyez combien vous êtes digne
d’être aimée, et connaissez combien je vous aime. C’est là qu’est
la mesure invariable de mes sentiments.
Bonsoir, ma Sophie, je m’en vais plein de joie, la plus douce
et la plus pure qu’un homme puisse ressentir. Je suis aimé, et
je le suis de la plus digne des femmes.
VII
Lungres, le 27 juillet 1759.
Je vous écrivis à Nogent, où je couchai le premier jour.
J’en partis le lendemain entre trois et quatre heures du matin,
et, après environ vingt-quatre heures de roule continue, je suis
arrivé à la porte de la maison paternelle; j’ai trouvé ma sœur
et mon frère en assez bonne santé, mais d’une telle différence
de caractère, que j’ai bien de la peine à croire qu’ils puissent
jamais se faire une vie douce. L’homme qui les liait et qui les
contenait n’est plus. Mon frère avait tout mis en ordre ; ainsi,
j’espère que nos affaires s’arrangeront sans délai et sans diffi-
culté. Je suis bien pressé de vous revoir, mon amie; je sens à
tout moment qu’il me manque quelque chose, et quand j’appuie
là-dessus, je trouve que c’est vous. J’ai apporté avec moi quel-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
363
ques livres qui ne seront pas ouverts, des papiers sur lesquels
je ne jetterai pas seulement les yeux. Que je suis heureux
d’avoir à traiter avec d’honnêtes gens! D’autres tireraient bon
parti de l’ennui qui m’obsède. Je trouve tout bien, parce que
tout est bien, je crois, et que ce que je gagnerais à discuter ne
vaut pas le temps que j’y mettrais. Lorsque j’entreverrai la fin
de mon séjour, je demanderai à madame votre mère ses ordres.
J’attends de vos nouvelles. Tout ce que vous me dites de
M""* Le Gendre et de sa peine m’intéresse vivement ; l’image
de cette mère tendre tenant e«rtre ses bras son enfant malade,
et le reposant sur son sein, et cela pendant des heures entières
et par des chaleurs insupportables, me revient quelquefois avec
rémotion la plus douce. Que je serais content, si> je lui avais
inspiré pour moi la plus petite partie des sentiments que j’ai
pris pour elle! En vérité, c’est une femme rare. Ne lui lisez pas
cela, Je vous en prie. Adieu, ma tendre et bonne amie ; quand
me retrouverai-je à côté de vous? Ce sera sûrement le plus tôt
possible. Je vous avais promis Lnistoire de la dernière matinée
que j’ai passée à Paris ! à présent je n’ai plus le courage de
vous en entretenir. Je voudrais oublier tous les torts que les
autres ont avec moi. Portez-vous bien. Ménagez votre santé;
songez combien elle m’est chère. Je suis accablé de visites ; je
suis interrompu à chaque ligne, et je ne souffre pas patiemment
qu’on vienne me distraire quand je suis avec vous. Adieu,
adieu, il faut que je vous quitte pour des prêtres, des moines,
des avocats, des juges, des animaux de toute espèce et de
toute couleur; mais je ne vous quitterai pas sans vous protester
que je ne vis que par la tendresse que j’ai pour vous. Je veux
être aimé de ma Sophie; je veux être aimé et estimé de Grimm ;
je veux être aimé et estimé de M""" Le Gendre. Qu’on m’as-
sure le suffrage de ces trois êtres, et que je puisse m’avouer à
moi-même que je le mérite un peu, et tout sera bien.
LETTRES A. MADEMOISELLE VOLLAND.
1>6ft
VIll
Langres, lo 31 juillet 1759.
A peine y a-t-il quatre jours que je suis ici, el il me semble
qu’il y ait quatre ans. Le temps me dure ; je m’ennuie. Je vais
vous entretenir un peu de nos affaires domestiques, puisque
vous me l’avez permis. D’abord, il m’est impossible d’imaginer
trois êtres de caractères plus différents que ma sœur, mon frère
et moi. Ma sœur est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à
s’offenser, lente à revenir, sans souci, ni sur le présent ni sur
l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les
personnes; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses
propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. Je suis le seul
homme qu’elle ait aimé; aussi m’aime-t-ellc beaucoup! Mon
plaisir la transporte; ma peine la tuerait.
L’abbé est né sensible et serein. Il aurait eu de l’esprit;
mais la religion l’a rendu scrupuleux et pusillanime. Il est
triste, muet, circonspect et fâcheux. 11 porte sans cesse avec lui
une règle incommode à laquelle il rapporte la conduite des
autres et la sienne. Il est gênant et gêné. C’est une espèce
d’iléraclite chrétien, toujours prêt à pleurer sur la folie de ses
semblables. 11 parle peu, il écoute beaucoup : il est rarement
satisfait.
Doux, facile, indulgent, trop peut-être, il me semble que je
tiens entre eux un assez juste milieu. Je suis comme l’huile qui
empêche ces machines raboteuses de crier, lorsqu’elles viennent
à se toucher. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements
quand je n’y serai plus? C’est un souci qui me tourmente. Je
crains de les rapprocher, parce que si elles venaient un jour à
se séparer, ce serait avec éclat. L’équité et le désintéressement
sont deux qualités qui nous sont communes. Dieu merci, tout
finira promptement et bien, sans que je m’en mêle. Mon père
nous a laissé 50,000 francs en contrats, deux cents émines ^ en
1 . Mesure du pays, contenant 400 livres de froment.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 365
grain ou la valeur de 10,000 livres, une maison à la ville, deux
jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises,
quelques créances et un mobilier tel à peu près qu’il convenait
à un homme de son état. Mon frère et ma sœur seront mieux
partagés que moi, et je m’en réjouis. Qu’ils s’approprient tout
ce qui leur conviendra, et qu’ils me renvoient. Pourquoi m’ac-
commodais-je autrefois si bien de la vie qu’on mène ici, et ne
puis-je la supporter aujourd’hui? C’est, ma Sophie, que je
n’aimais pas, et que j’aime.
Les choses ne sont rien^en elles-iaômes : elles n’ont ni
douceur ni amertume réelles : ce qui les fait ce qu’elles sont,
c’est notre âme ; et la mienne est mal disposée pour elles.
Tout ce qui m’environne me lasse, m’attriste et me déplaît.
Mais qu’on me promette ici mon amie, qu’elle s’y montre, et
tout à sa présence s’embellira subitement. Si les objets ont
changé pour moi, il s’en manque beaucoup que je sois le même
pour eux. On me trouve série'tix, fatigué, rêveur, inattentif,
distrait. Pas un être qui m’arrête ; jamais un mot qui m’in-
téresse ; c’est une indifférence, un dédain qui n’excepte rien.
Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je
m’apei'çois que je laisse partout une offense secrète. Plus on
m’estime, plus on souffre de mon inadvertance ; et moi, j’ad-
mire combien sottement les autres s’accusent ou .se félicitent de
notre humeur bonne ou mauvaise; ils s’en font honneur, et ils
n’y sont pour rien. Ah ! si j’osais les détromper, je leur dirais :
Vous me plairiez tous, si j’avais ici ma Sophie ; et pourtant
elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec
elle ne serait pas à votre avantage ; mais je serais heureux,
et l’homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier
avec cette ville... Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse
jusqu’au moment où j’en sortirai pour retourner à vous. Je sens
davantage que cette idée embellira mes derniers jours.
J’ai reçu vos deux lettres à la fois. Tout ce que vous y
peignez, je l’éprouve ; j’ai payé le tribut à l’eau et à l’air de
ce pays ; mais peut-être ne m’en porterai-je que mieux. N’est-ce
pas à M... qu’il faut adresser les lettres pour Isle? Je reviendrai
donc avec madame votre mère ! Je m’y attendais. Ce n’était
pas par Roger que j’espérais un mot de vous : mais je l’ai cher-
ché dans le paquet de madame votre mère et dans les poches de
366
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
la chaise, et j'ai été surpris de ne rien trouver. Grimm me sait
ici; pourquoi donc ne m'a-t-il pas écrit? Il me néglige, mon
amie ; réparez sa faute. Parlez-moi de vous, parlez-moi de votre
chère sœur. Si pendant mon absence il vous arrive quelquefois
de retourner au petit château, que j’y sois avec vous^ Je rêve
aussi de mon côté à perfectionner cet établissement, et je trouve
qu’on y aurait besoin d’un personnage qui fût le confident de
tous, et qui fît entre eux le rôle de conciliateur commun. Qu’en
pensez-vous? Tout bien considéré, j’aimerais mieux que cette
fonction fût confiée à une femme qu’à un homme. Adieu, ma
bonne, ma tendre amie. Je vous serre entre mes bras, et je
vous réitère tous les serments que je vous ai faits. Soyez-en
témoin, vous, chère sœur. Si je manque jamais à son bonheur,
haïssez-moi, méprisez-moi, haïssez, méprisez tous les hommes.
Sophie, je vous aime bien, et je révère votre sœur autant que
je vous aime. Quand vous rejoindrai-je toutes deux? Bientôt,
bientôt.
P, S, îs'c me laissez point oublier de M. de Prisye, de l’abbé
Le Monnier, de M. Gaschon, si vous l’avez encore ; et présentez
mon respect à Boileau. Aurez-vous encore l’inhumanité de
ne pas dire un mot de l’enfant^? Je la vois d’ici. Je vois aussi
la mère, et cette image me touche toujours.
J’ai vu, depuis que je suis ici, tous les fermiers de mon
père, et je n’en ai pas vu un seul sans les larmes aux yeux.
Combien cet homme a laissé de regrets !
Vous aimeriez beaucoup ma sœur; c’est la créature la [)lus
originale et la plus tranchée que je connaisse; c’est la bonté
même, mais avec une physionomie particulière. Ce serait la
ménagère 4^ petit château. Je n’y veux point de chapelain.
vVdieu, ma Sophie! adieu, respectable et digne sœur de ma
Sophie ! Tournez un peu vos yeux de ce côté, et tendez-moi
votre main.
1. Lq petit château était un séjour imaginaire de bonheur que rô^ient Diderot
et sa maîtresse. On verra souvent celui-ci revenir, dans cette correspondance, à
son plan de vie pour le petit château. (T.)
2. L’enfant, malade, de M“* Le Gendre.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
367
IX
-r
A Langics, le 3 août 1759.
Voici, ma tendre amie, ma quatrième lettre. La première
vous était adressée ; la seconde, sous enveloppe, à M. Berger,
receveur général des gabelles à THotel des Fermes ; la troi-
sième à M"“' J’en ai refcu trois des vôtres, dont deux
à la fois. Mon frère a ouvert la dernière ; mais il n’en a lu que
quelques lignes qui ne contenaient heureusement rien qui piit
l’eflaroucher. C’était le détail des nouveaux accidents survenus
à votre chère petite. Pour éviter à l’avenir un quiproquo qui
troublerait l’hoinme de Dieu, désignez-moi par le titre d’aca-
démicien de Berlin. La pauvre enfant, que je la plains ! que je
plains la mère ! Sans les inlirmités de l’enfant, disent-iïs, la
tendresse de la mère ne paraîtrait pas. Quelle sottise ! Il fallait
immoler un être innocent et sensible pour faire éclater la com-
misération d’un autre ; arracher la plainte et le gémissement de
sa bouche, les rendre malheureuse tous les deux, pour que l’on
vît que l’un était bon ; commettre une injustice pour que la
vertu s’exerçât; s’exposer au reproche pour nous rendre dignes
d’éloges ; se dégrader à nos yeux afin de nous honorer aux yeux
de nos semblables et aux noires : quel système ! Que penserait-
on d’un souverain qui gouvernait d’après ces principes? Y a-t-il
deux justices, l’une pour le ciel, l’autre pour la terre? Si cela
est, que devient l’idée de justice? Si on la perd, elle aura
souffert le peu d’instants qu’elle aura duré. Si on la conserve,
elle n’en aura pas été moins châtiée avant que d’avoir failli.
Mais si ce n’est pas elle, c’est son père, ajoutent-ils. Les in-
sensés ! ils ne s’aperçoivent pas que leur réponse est celle de la
fable de l’Agneau et du Loup qui buvaient à la même fontaine,
l’un au-dessous de l’autre \ et que celui qu’ils adorent est le
loup : et sans cette fable, s’écrie le sublime Pascal, l’univers
est une énigme inintelligible; et la fable, lui répliquerai-je, est#
un blasphème.
1. La Fontaine, liv. I, fable x.
368 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Depuis que la glace est cassée, je fais le petit bec ; j’ap-
proche mes doigts de ma bouche et je vous envoie des baisers,
comme Émilie à sa maman. Nous nous rapprocherons’, mon
amie, nous nous rapprocherons ; en attendant je ne permets
votre bouche qu’à votre sœur. Qu’elle fut aimable le jour que
nous nous séparâmes ! Combien elle connut notre peine ! Son
cœur en était serré. Vous ne vous aperçûtes pas que ses couleurs
en étaient presque éteintes. Moi, je le voyais, je me rappelle, et
je me dis : Ah ! que le mortel qu’elle aimera sera bien aimé !
•oh! combien nous souffrirons, ma Sophie et moi, si jamais nous
sommes aussi témoins de leurs adieux ! Faites-lui bien ma cour;
la chose qu’elle entendra avec le plus de plaisir, qui m’en fera
lé plus estimer, qui lui justifiera le mieux les sentiments qu’elle
a conçus pour moi, c’esj que vous m’aimez, c’est que je ;ous
aime à la folie^ c’est que je ne cesserai jamais ; répétez-le-lui
donc du matin au soir.
Je suis bien aise que M... se porte mieux, et que son rival
soit homme à se payer d’une maxime d’opéra ; c’est tout ce que
cela vaut.
Je ne sais pourquoi mes lettres ne vous sont pas encore
parvenues : rassurez-moi là-dessus.
Nous avons ici une promenade charmante ; c’est une grande
allée d’arbres touffus qui conduit à un bosquet d’arbres rassem-
blés sans symétrie et sans ordre. On y trouve le frais et la soli-
tude. On descend par un escalier rustique à une fontaine (jui
sort d’une roche. Ses eaux, reçues dans une coupe, coulent de
là, et vont former un premier bassin ; elles coulent encore et
vont en remplir un second ; ensuite^ reçues dans des canaux,
elles se rendent à un troisième bassin, au milieu duquel elles
s’élèvent en jet. La coupe et ces trois bassins sont placés les
uns au-dessous des autres, en pente, sur une assez longue dis-
tance. Le dernier est environné de vieux tilleuls. Ils sont main-
tenant en fleur; entre chaque tilleul on a construit des bancs
de pierre : c’est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent
sur le plus beau paysage du monde. C’est une chaîne de mon-
.. tagnes entrecoupées de jardins et de maisons au bas desquelles
serpente un ruisseau qui arrose des prés et qui, grossi des eaux
de la fontaine et de quelques autres, va se perdre, dans une
plaine. Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer,
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 369
à conteaipler la nature et à rêver à mon amie. Oh I qu'on serait
bien trois sur ce banc de pierre ! C'est le rendez-vous des
amants du canton et le mien. Ils y vont le soir, lorsque la fin
de la journée est venue suspendre leurs travaux et les renjlre
les uns aux autres. La journée a dû leur paraître bien longue,
et la soirée doit leur paraître bien courte. Tandis que je suis
là, mon frère, ma sœur et un ami arrangent nos affaires. Il me
tarde bien qu’ils aient fait. Voici un trait qui m’a touché et qui
vous touchera. Mon père avait une amie ; c’était une parente
pauvre, bonne femme à pei^ près de son âge ; ils tombent
malades presque eu même temps; mon père mourut le jour de
la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourut le lendemain. Ma
sœur lui ferma les yeux, et on les a enterrés l'un à côté de
l’autre. Fermer les yeux est une expression figurée à Paris ; ici,
c’est une action d’humanité réelle. Ma sœur me racontait hier
qu’un fils, qui était à côté du lit (^e son père expirant, crut qu’il
était temps de lui rendre ce dernier devoir. ^1 se trompa; son
père sentit sa main, rouvrit les yeux, et lui dit : « Mon fils,
dans un instant, » '
O mon amie ! quelle tâche mon père m’a imposée, si je veux
jamais mériter les hommages qu’on rend à sa mémoire! Il n’y
a ici qu’un mauvais portrait de cet homme de bien ; mais ce
n’est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir
à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi,
dans ses habits d’ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le
ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu’il aurait
bénie. INous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres
dans le petit château ; et le dernier sera bien à plaindre, n’est-
ce pas ?
Depuis que j’ai quitté cette ville, tous ceux que j’y connais-
sais sont morts ; je n’y ai retrouvé qu’une femme, amie d’une
jeune fille que j’aimais autrefois, et qui n’est plus. J’ai revu
cette femme avec joie ; nous avons un peu causé de notre ancien
temps. Il faut que je vous raconte d’elle quelque chose qui vous
touchera. Peu de temps après la mort de son amie et de la
mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez
moi, elle de chez elle ; elle m’invita à l’accompagnera l’église;
je lui donnai le bras. Lorsque nous fûmes sur le cimetière, elle
détourna la tête, et me montra du doigt l’endroit où celle que
xviii. • 24
370
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
nous avions aimée Tun et Tautre était déposée. Jugez de Tiin-
pression que son silence et son geste firent sur moi.
Je jouis maintenant un peu plus de mon âme. J*ai fait le
bien que je désirais: j’ai rapproché mon frère et ma sœur;
nous nous sommes embrassés tous les trois ; leurs larmes se sont
mêlées ; ils vivront ensemble ; puissent-ils se rendre heureux !
El qu’est-ce qui les en empêcherait ? Ils sont sensibles et bien-
faisants. Mais cela suffit-il? Je me fais illusion tant que je puis
sur la diversité de leurs caractères. Il le faut bien, ou remporter
d’ici une âme pleine d’amertume. Adieu, mon amie; chère
sœur, je vous recommande sa santé ; ne négligez pas trop la
vôtre. Mille souhaits pour la chère enfant. J’attends un mot de
vous pour écrire à madame votre mère. Adieu, adieu.
Ne m’oubliez pas afüprès de l’abbé, de MM. Gaschon et de
rrisye ; dites à M^'" Boileau tout ce qui vous conviendra ;
je suis sûr de ne vous dédire de rien. Et ses projets, où en
sont-ils? Elle vous fuit; elle ne vous estime pas moins; j’en
suis sur.
Je n’entends toujours rien de Grimm. Que fait-il ? A quoi
pense-t-il ? vSe porte-t-il bien ? Est-il malade ? Je ne sais que
penser de son silence. 11 est impossible qu’il me croie encore
à Pai*is. Adieu, mon amie.
X
A Langros, le 10 août 1750.
J’espérais, ma tendre amie, recevoir hier une lettre de vous;
point de lettre, cela m’inquiète. L’enfant était, à en juger par
ce que vous m’en avez dit, dans un état si déplorable q;ie ce
silence me fait craindre le grand accident. Mais je m’alarme
peut-être mal à propos, et deux lettres reçues demain à la fois
me rassureront. Je me suis laissé, engager, je ne sais comment,
à passer la journée à la campagne. On partira de grand matin.
Combien le temps va me durer, si je pars sans avoir rien lu
de vous ; mais je compte sur la célérité de la poste qui arrive
ici de bonne heure.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 371
J’ai passé, les premiers jours, fort renfermé. Je ne me por-
tais pas assez bien pour me répandre. Voici que je me porte
mieux et que je commence à n’être plus à moi, c’est une ma-
ladie plus fâcheuse que la première. Ce sont des visites à r^ece-
voir et à rendre sans fin, et des repas qui commencent le plus
tôt et qui durent le plus tard qu’on peut. Ils sont gais, tumul-
tueux et bruyants ; des plaisanteries; ah dieu! quelles plaisan-
teries! Je n’aime pas trop tout cela, et je n’en avais pas besoin
pour sentir tout ce que j’avais perdu en vous quittant: et puis,
le sot personnage à faire qu«r celui de buveur d'eau au milieu
d’une cohue de gens dont le mérite princij)al pour eux et pour
les autres est de bien boire. Il faut cependant prêter et
paraître content. On est à la vérité soutenu pai le bon cœur
du maître et de la maîtresse de la uiaison, qui se montre à
tout moment. On est si aise de m’avoir ! le moyen de résister à
cela? J’ai regretté plusieurs fois d’avoK* renoncé au vin: il est
excellent. On en boirait tant qu’on voudrait et sans consé-
quence; et l’on serait, au moins sur la fin de la nuit, de niveau
avec ses convives.
Si demain je ne reçois pas mes deux lettres, la tête m’en
tournera. Que faites-vous, vous et votre chère sœur? Vous cau-
sez, vous; vous m’aimez, vous; vous le dites, vous; vous vous
faites les moments les plus doux, tandis que moi je parle
afiaires, je joue au trictrac et je dispute. Au milieu de cela,
j’envoie quelquefois ma pensée aux lieux où vous êtes, et je me
distrais. Combien j’irai vite en m’en retournant f Un oiseau qu
a rompu le fil qui le tenait attaché n’aura pas de meilleures
ailes. Je soupçonne mon frère et ma sœur de tirer les choses
en longueur pour me retenir auprès d’eux plus longtemps. Ils
ne savent pas mon impatience, ou ils en font honneur à tel ou
telle qui n’y est pour rien.
Je n’ai pas encore écrit au baron d’Holbach. Je viens dî
recevoir une belle lettre de Grimm ; oh ! pour cela bien belle et
bien tendre, presque comme si vous l’aviez dictée.
Le peu de condisciples qui me restent, répandus dans les
environs de la ville, me sont venus voir ; il n’y en a plus
guère; ils sont presque tous passés. Deux choses nous annon-
cent notre sort à venir et nous font rêver ; les ruines anciennes,
et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en môme
372 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
temps que nous. Nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus,
nous nous replions sur nous : c*est ce sentiment secret qui
nous rend leur présence si chère : par leur existence ils nous
rassurent sur la nôtre. Il est certain que j'ai eu grand plaisir à
r(!Connaître et à embrasser quelques-uns de ceux avec qui j'avais
reçu des férules au^collége, et que j'avais presque oubliés. Il
semble qu'on revienne en arrière et que l'on redevienne jeune
en les voyant. J'ai entendu prêcher la Saint-Dominique par un
d’eux, pas trop mal ; ils ont du feu, des idées, que j'aime en-
core mieux singulières que plates. D'ailleurs, je m’amuse à
mesurer, par ce qu’ils sont, la distance d’un esprit brut à un
esprit cultivé, et je vois ce qu'ils auraient été si des circon-
stances plus heureuses les avaient favorisés.
J'ai rencontré ici quelques hommes bien décidés et bien nets
sur le grand préjugé; et ce qui m’a fait un plaisir singulier,
c'est qu’ils tiennent un rang parmi les honnêtes gens.
Mais de quoi vous entretiens-je là? Ne connaissez-vous pas
la province aussi bien que moi? Je me venge de votre silence,
sans m'en apercevoir. Écrivez-moi donc, si vous voulez que je
vous dise combien je vous aime. Toutes les lettres qui ne seront
pas en réponse aux vôtres seront froides, je vous en avertis.
S’il me vient au bout de la plume un mot qui soit doux, crac,
je le supprime. Je ne pourrai jamais forcer ce cœur à se taire ;
il faut qu’il tressaille et qu’il s'échaulle au nom de ma Sophie.
Mais vous ignorez ce qu’il me suggère ; eh non, vous ne l'igno-
rez pas, vous lé retrouverez au fond du vôtre. Adieu, ma bonne,
ma tendre, ma sensible amie; adieu. Cette lettre sera l’avant-
dernière. Je pourvoirai à ce que les vôtres, s'il m’en vient pen-
dant mon absence, soient renvoyées à Paris, à l’adresse de
on y joindra celles de Grimm. Présentez mon respecta M.
rappelez-moi à M“"‘ Boileau, à l'abbé Le Monnier, à et à
M. de Prisye.
il est devant moi, ce portrait. Je ne saurais en approcher
les lèvres ; à peine l'aperçois-je à travers les fractures de la
glace! Avez-vous vu quelquefois la lune? J’ai préféré la lune au
soleil en faveur de M. *’*^*qui en aura plus d'indulgence pour
ma comparaison. L'avez-vue quelquefois couverte d'un nuage
que sa lumière élancée par rayons épars cherche à dissiper ?
Eh bien, c’est mon portrait et la glace rompue. Cela est pour-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
373
tant bien incommode, quand on est loin. Je sais seulement
que vous êtes là-dessous ; mais je ne vous y vois pas. Adieu,
encore une fois.
C’est à Isle, suivant toute apparence, que vous m’adresserez
votre seconde lettre. Il est toujours bien décidé que je ramè-
nerai madame votre mère. J’ai rencontré ici des gens qui ont
connu M™* Le Gendre et qui m’en ont parlé avec admiration.
Vous vous doutez bien qu’ils ne m’ont pas ennuyé, ceux-là!
Je les écoutais et je leur disais qu’elle avait une sœur; et
ils trouvaient que leur mère était bien heureuse. Je vous em-
brasse, quoique je n’aie point reçu de lettres; mais je vous
embrasserai demain bien mieux, car j’en aurai deux; oh! oui,
j’en aurai deux.
Nos partages sont faits : nous venons de faire un arrange-
ment de 200,000 francs, à peu près comme on fait celui de
200 liards; cela n’a pas duré un demi-quart d’heure; je vous
dirai cela plus au long.
XI
 Langres, le 12 août 1759.
Voici sur quoi j’ai fondé la paix domestique. II m’a semblé
que ma sœur était un peu fatiguée de l’administration des
affaires, et qu’elle s’était fait des principes d’économie qui n’é-
taient point ceux de l’abbé. L’abbé veut jouir; sa sœur veut se
mettre à l’abri de tout événement. L’abbé aime la compagnie,
telle quelle, et la table ; ma sœur se plaît avec peu de monde,
et veut être honorable à propos et sans profusion. L’abbé, dans
ses tournées ecclésiastiques, a fait des connaissances de toute
couleur et de toute espèce, qui en useront avec lui comme il en
usait avec elles. Ma sœur pressent que la maison va devenir
un hospice; elle craint de supporter le poids des soins domes-
tiques, de perdre son repos, de dissiper son revenu, et de voir
circuler toute l’année autour d’elle des visages inconnus et dé-
plaisants. C’est un plaisir que de l’entendre peindre tous ces
37i LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
gens-là, qu'elle n'a jamais vus qu’en imagination, et réndre
leurs conversations comme elles lui viennent. Un des coins de
son caractère, c’est d’être gaie dans sa mauvaise humeur, et de
faire rire quand elle se fâche. Quand elle a dit, et qu’on a ri,
elle croit avoir cause gagnée, et la voilà contente. Qu’ai-je fait?
J’ai commencé par désabuser l’abbé d’une jalousie préconçue, je
ne sais sur quoi nf comment, que ma sœur m’était plus chère
que lui. J’ai tâché de lui faire entendre que je l’aimerais cent
fois plus encore qu’il ne le supposait, qu’il y aurait une chose
que j’aimerais davantage, c’est la justice. J’ai ménagé sa déli-
catesse, j’ai prévu et évité tout ce qui pourrait lui donner de
l’ombrage; je me suis assuré de son âme, ensuite j’ai travaillé.
Ma sœur avait une amie peu riche; je lui ai persuadé de la
prendre avec elle; l’abbé y a consenti; elle est à présent
installée; c’est elle qui fait aller la maison, et ma sœur n’a plus
de souci que celui qu’elle veutluen prendre. Il leur en coûte la
pension d’une petite nièce de cette amie qui demeurait avec sa
tante, et qu’il a fallu placer en lieu convenable et sûr; mais
qu’est-ce que cela? Rien. 11 s’agissait d’arranger la dépense
commune de manière que l’abbé dépensât tant qu’il lui plairait,
que sa sœur économisât à sa fantaisie, et que l’un ne [)arût
point à charge à l’autre. J’ai proposé à l’abbé d’accepter une pen-
sion de sa sœur : ils y ont consenti l’un et l’autre; j’ai fixé la
pension, et tout est fini. Des trois maisons que nous avions,
nous sommes convenus d’en vendre une; des deux qui restent,
l’une à la ville, l’autre à la campagne, ils occuperont la pre-
mière, elle leur appartiendra; ils m’en rembourseront le tiers.
Celle de la campagne sera commune aux trois enfants. C’est le
cellier de nos vendanges et le grenier de nos moissons. On a
fait du reste trois lots. Ils m’ont offert le premier, le plus avan-
tageux sans doute; je ne suis pas intéressé, mais j’aime les
procédés honnêtes, et je ne saurais vous dire combien le leur
m’a touché. Ils ont tiré les deux autres au sort. Au reste, ces
partages moins réels que simulés ne sont que des précautions
raisonnables contre les inconvénients à venir. Les revenus con^
tinucront à se percevoir en masse; mon frère et ma sœur gére-
ront, et tous les ans on m’enverra ma portion forte ou faible,
selon les années bonnes ou mauvaises. Nous serons les uns
envers les autres garants des événements; la grêle tombera
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 375
également sur tous; nous profiterons ou nous souflrirons en-
semble; nos biens sont séparés; chacun a le sien; nous nous
sommes associés contre les événements. Ah! cher père! si votre
âme ewait entre vos enfants, qu’elle serait contente d’eux!
Tout cela s’est fait en un quart d’heure, et d’une riiani^re si
douce, si tranquille, si honnête, que vous en auriez pleuré de
joie toutes deux. Je n’ai pas voulu entendre parier du mobilier;
ma sœur et l’abbé le partageront. Mais je soupçonne qu’ils
ont enflé mon lot au prorata. Tout est bien de ma part et de
la leur. On a vendu des efl<?ts inutiles; des créanciers se sont
acquittés, d’autres s’acquitteront dans la suite. 11 y a des rentes
échues; il y aune bourse commune qui se grossit de jour on
jour; quand elle renfermera ce qui nous est dû, on l’ouvrira,
et nous partagerons après que les dernières volontés de mon
père seront accomplies. Il y a beaucoup d’autres petits détails
où vous reconnaiti iez le meme esprit, et dont je vous entretien-
drais s’ils m’étaient présents; ils vous intéresseraient, puisque
vous m’aimez. On vient de m’apporter l’acte de partage : c’est
un homme d’honneur qui l’a dressé. Nous le transcrirons, nous
le signerons, nous nous embrasserons, et nous nous dirons
adieu.
Je crains d’avance ce moment; mon frère et ma sœuir le
craignent aussi. Il était fixé à lundi; mais ils m’ont demandé
quelques jours de plus; comment les refuser? Ils ne me rever-
ront peut-être de longtemps. Pourvu que madame votre Jiière
me pardonne ce délai! Je l’espère. L’abbé voulait m’entraîner à
son prieuré. Un ami qui habite les forets en était sorti pour me
voir. Je lui avais promis une visite; mais l’abbé s’est départi de
son envie, et je manquerai de parole à l’ami. Je regrette un
jour qui me tient éloigné de vous. Je regrette aussi cette lettre
qui m’attend à présent à Isle; elle est entre les mains de ma-
dame votre mère; elle y restera trop de temps. Je redoute le
moment où elle me la remettra. Comment me l’offrira-t-elle?
comment la recevrai-je? Nous serons troublés tous les deux;
elle verra mon trouble; je devinerai le sien; nous garderons le
silence, ou, si nous parlons, je sens que je bégayerai, et je
n’airne pas à bégayer. Vous croyez que j’aurais le courage de
demander une plume et de l’encre pour vous écrire? vous me
connaissez bien!
B76 LETTRES A MADEMOISELLE* VOLLAND.
Les habitants de ce pays ont beaucoup d'esprit, trop de
vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des
vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre
heures du froid au chaud, du calme à Torage, du serein au plu-
vieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur
eux, et que leu^s âmes soient quelque temps de suite dans une
même assiette. Elles s’accoutument ainsi, dès la plus tendre
enfance, à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur
ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher : elle
n’est jamais fixe dans un point; et si elle revient à celui qu’elle
a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité sur-
prenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les pro-
jets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent.
Pour moi, Je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capi-
tale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. Je suis con-
stant dans mes goûts; ce qui m’a plu une fois me plaît toujours,
parce que mon choix est toujours motivé : que je haïsse ou que
j’aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis porté naturelle-
ment à négliger les défauts et à m’enthousiasmer des qualités.
Je suis plus affecté des charmes de lan^ertu que de la diffor-
mité du vice ; je me détourne doucement des méchants, et je
vole au-devant des bons. S’il y a dans un ouvrage, dans un
caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit,
c’est là que mes yeux s’arrêtent; je ne vois que cela; je ne me
souviens que de cela ; le reste est presque oublié. Que deviens-
je lorsque tout est beau? Vous le savez, vous, ma Sophie, vous
le savez, vous, mon amie; un tout est beau, lorsqu’il est un ;
en ce sens Cromwell est beau, et Scipion aussi, et Médée, et
Aria, et César, et Brutus. Voilà un petit bout de philosophie
qui m’est échappé; ce sera le texte d’une de vos causeries sur
le banc dn Palais-Royal. Adieu, mon amie; dans huit jours
d’ici j’y serai, je l’espèi^. Je ne vous écrirai pas que je vous
aime ; je vous le dirai, je vous le jurerai, vous le verrez, et
vous serez heureuse et je le serai aussi ; et la chère sœur ne le
sera-t-elle pas?
iETÏKES A -MADEMOISELLE VOLLAND.
377
XII
Langres, 14 août 1759.
J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi matin, de grand
matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court inter-
valle de temps, j’ai éprouvé bien des sensations diverses. Ima-
ginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait
de mon père, qui est mal peint, mais qu’on a fait tirer il y a
seulement quelques années, et qui ressemble assez ; que nos
journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main,
et que ces derniers moments se passent à remplir des malles
de hardes qui onîété à son usage et qui peuvent être au mien.
Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une ma-
nière si douce ont pourtant des instants bien cruels; bien
cruels I j’ai tort, je suis à présent dans une mélancolie que je
ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Je
suis appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois.
Ma.sœur se relevait dix fois la nuit pour lui apporter des linges
chauds, pour rappeler la vie qui commençait à s’éloigner des
extrémités de son corps. 11 fallait qu’elle traversât un long cor-
ridor pour arriver à cette alcôve, où il s’était réfugié depuis la
mort de sa femme. Leur lit commun était resté vacant depuis
onze ans. Pour soulager sa fille dans les soins continuels qu’elle
lui rendait, il vainquit sa répugnance et vint se placer dans ce
lit. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux^ mais je n'en sor-
tirai pas. 11 se trompait : il mourut, ou plutôt il s’endormit
pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille
et quelques-uns de ses amis. 11 s’échappa d’au milieu d’eux
sans qu’ils s’en aperçussent.
L’acte de nos partages est signé d’hier. Les choses se sont
passées comme je vous l’ai dit. J’ai signé le premier. J’ai donné
la plume à mon frère, de qui ma sœur l’a reçue. Nous n’étions
que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j’étais
touché de leur procédé. J’avais peine à parler, je sanglotais. Je
378 LETTRES A MADEMOISELLE VOLAND.
leur ai demandé ensuite s’ils étaient satisfaits de moi ; ils ne
m’ont lien répondu; mais ils m’ont embrassé tous les deux.
Nous avions tous les trois le cœur bien serré. J’espère qu’ils
s’aimeront. Notre séparation qui s’approche ne se fera pas sans
douleur; un autre sentiment lui succédera à mesure que j’ap-
procherai d’Isle^ et puis un autre à mesure que j’approcherai
de Châlons, et encore un autre à mesure que j’avancerai vers
Paris. Avant que de me retrouver entre vos bras, j’aurai vu le
j^éjour habité par la femme du monde que j’aime le [)lus, et le
séjour habité par la femme du monde que j’estime autant que
j’aime la première, et ces deux femmes sont les deux sœurs.
Adieu, ma Sophie, adieu, chère sœur; je n’ose me flatter que
vous m’attendiez avec la meme impatience que j’ai à vous aller
rejoindre. Adieu, adieu, ^i j’arrivais la veille de la Saint-f.ouis,
ce bouquet en vaudrait l)ien un autre, n’est-il pas vrai, mon
amie ?
xin
A Guômont près Vignory, 17 août 1759.
O l’heureux pays où il n’y a ni plume, ni encre, ni papier,
que ce qu’il eu faut au curé pour inscrire les noms des enfants
qu’on y fait! Je suis à douze lieues de Langres, dans un village
où c’est à la complaisance du pasteur que je dois le plaisir de
causer avec ma Sophie. Jamais amant peut-être ne s’est tiouvé
ici ; jamais du moins un aussi tendre. Le saint homme qui m’a
prêté le seul tronçon de plume qu’il ait me croit occu|Jé de
quelque grande affaire, et n’a-t-il pas raison? Quelle affaire plus
grande pour moi que de vous apprendre que je revoie vers
vous avec une joie dont l’excès ne peut se comparer qu’à la
peine que j’eus à vous quitter? Je vous reverrai donc! mais
encore un mot de ce curé, dont j’emploie, à vous dire que je
vous aime à la folie, la même plume qui griffonne les prônes
où il damnait ses pauvres idiots, pour avoir écouté leur cœur
qui les prêchait bien mieux que lui.
Je me suis arraché à cinq heures du matin d’entre les bras
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
379
de ma sœur. Combien nous nous som?nes embrassés! combien
elle a pleuré I combien j’ai pleuré aussi! Je Taime beaucoup, et
je crois en vérité que vous ne m’aimez pas plus qu’elle. L’abbé
voyait cela, et il en était touché; je lui ai recommandé le bon-
heur de cette chère sœur, et à elle le bonheur de son frère.
Elle s’acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert à être le
médiateur de leurs petits démêlés s’il en survient; et l’abbé,
qui a lieu, m’a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité
que sur mon affection, m’a accepté. Il a eu to-rt de dire comme
cela; car en vérité il n’y a-*q)as un homme de sa robe que
j’estime plus que lui. Il est sensible; il est vrai qu’il se le re-
proche; il est honnête, mais dur. H eût été bon ami, bon
frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds
toutes ces rnisères-là. C’est un bon chrétien qui me prouve à
tout moment qu’il vaudrait mieux être un bon homme, et que
ce qu’ils appellent la perfection évangélique n’est que l’art
funeste d’étouffer la nature qui eût parlé en lui peut-être aussi
fortement qu’en moi. Oh! que je suis content! Il est encore de
bonne heure, et j’aurai le temps de causer avec vous tout à mon
aise. Combien je vais vous dire de choses, tandis que ces bonnes
gens me font sans apprêt une fricassée de poulet, qui sera
mangée de bon appétit! Bonnes gens, n’allez pas si vite; j’ai
une faim dévorante^ mais j’aime encore mieux causer avec ma
Sophie que manger. Que fait-elle? que dit-elle? que pense-
t-elle? où me croit-elle? En quelque lieu du monde qu’elle m
suppose, elle m'aime.
J’avais rapproché ce frère et celte sœur, je m’applaudissais
de mon ouvrage; j’en jouissais; nous nagions tous les trois
dans la joie lorsqu’un événement de rien a pensé tout détruire.
Hier au soir il arrive, il voit des malles qui se remplissent ; il
prétend que je n’ai pas môme daigné lui annoncer mon départ;
que c’était un arrangement fait entre ma sœur et moi ; qu’on le
néglige; que l’on se cache de lui ; qu’on lui tait tout; qu’on ne
l’aime pas; qu’il le voit jusque dans les plus petites circon-
stances ; et puis voilà mort homme qui se désole, qui étouffe,
qui ne peut ni boire, ni manger, ni parler; et moi de lui pren-
dre les mains, de l’embrasser, de lui protester tout ce que je
sentais, peul-être plus que je ne sentais. Son état me faisait
pitié, je tremblais pour le sort de ma sœur, qui me disait :
380 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
« Tenez, voilà la vie qu'il me prépare; il faudra que je me dé-
range tous les jours la tête pour remettre la sienne. » Et puis
voilà que ce propos et quelques autres de la même trempe,
qu'elle ne sait que trop bien tenir, rallument Torage qui com-
mençait à se dissiper; et mon philosophe qui ne sait plus à
quel saint se vouer entre des gens qui se mettent le marché à
la main, et qui se retirent Tun d’un côté, l’autre de l’autre, au
grand étonnement des domestiques qui avaient servi le souper,
et qui regardaient en silence trois êtres muets, chacun à dix pieds
de la table, l’un tristement appuyé sur ses mains, c’était moi;
l’autre renversé sur sa chaise comme quelqu’un qui a envie
de dormir, c’était ma sœur ; le troisième se tourmentant sur sa
chaise, cherchant une bonne posture et n’en trouvant point.
Cependant, après avoir éloigné les domestiques, je pris la parole;
je leur rappelai ce qu’ils s’étaient protesté sur le corps de leur
père expiré; je les conjurai, par Tarnitié qu’ils avaient pour moi
et par la douleur qu’ils me causaient, de finir une situation qui
m’accablait; je pris ma sœur par la main : « Non, mon frère,
cet homme a été et sera toute sa vie insociable ; je veux m’aller
coucher. — Non, chère sœur, vous ne me renverrez pas avec
ce chagrin. — Je ne sais avec qui cet homme a vécu; il est tou-
jours prêt à soupçonner des complots. — Mon frère, laissez-Ia
aller, vous voyez bien que quand nous nous embrasserons elle ne
nfen aimera pas davantage. » Cependant j’entraînais ma sœur,
qui se laissait aller en se faisant tirer. Nous arrivâmes enfin
jusqu’au prêtre et je les rapatriai. Nous mangeâmes un souper
froid, pendant lequel je leur fis à chacun un très-beau sermon.
J’étais touché, je ne sais ce que je leur dis; mais la fin de tout
cela, c’est qu’ils se tendirent les mains d’un côté de la table à
l’autre, qu’ils se les saisirent, qu’ils se les serrèrent, qu’ils
avaient les larmes aux yeux; et qu’après s’être avoué bien fran-
chement leurs torts, ils me demandèrent mille pardons et
m’accablèrent de caresses. Ce n’étaient pas des discours,
c’étaient des mots entrecoupés, c’étaient les démonstrations les
plus douces et les plus expressives.
L’abbé s’est levé de grand matin ; il est venu le premier
dans ma chambre, et il m’a tenu des propos, moitié religion et
moitié raison, qui n’étaient pas trop- mauvais, et il m’a fait
sentir au doigt que quand le cœur était partial, quoiqu’on
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
381
s’observât, il était impossible qu’il n'y parût pas dans les ac-
tions. Que répondre à cela? Que j’avais peu vécu avec lui, que
je ne le connaissais pas autant que ma sœur, et autres forfan-
teries qu’on tient pour ne pas demeurer court, et qui ne trompent
que ceux qui nous aiment et qui ont de l’intérêt à les croire ;
mais comment faire autrement? Pour ma sœur, contente d^elle
et de moi, elle dormait. Voilà ma fricassée de poulet qui dort
aussi; l’appétit et ma bonne paysanne qui s’impatientent;
allons la manger bien vite pour reprendre et continuer ce que
vous ne pourrez peut-être pas lire. Qu’importe ! je vous écrirai
toujours, ce sera comme le strtr que je vous écrivais dans les
ténèbres.
Ma fricassée était excellente et ?eau délicieuse. Ah ! ma
Sophie, si vous m’aviez vu manger! mais que je suis bête! je
vous crois attentive à tout ce que je fais. Les pauvres gens
sont si honteux de n’avoir point de dessert à me donner qu’ils
n’oseraient presque le dire; ils me prennent au moins
pour quelque gros bénéficier. Il est vrai que j’ai une chaise
et des chevaux, mais point de laquais ; ils n’en savent pas
si long, et ils ne m’en respectent pas moins. A propos, les chats
de Champagne n’osent pas manger sur des assiettes, il faut
qu’ils soient fripons de leur naturel; ils ont l’air de voler ce
qu’on leur donne. Il y a bien des gens comme cela. Mais où
en étais-je? Oh! la bonne eau! à votre santé, ma Sophie. Ma-
dame, permettez-vous? Oui.
Voici le moment terrible, celui des adieux; ils ont été bien
tendres; j’ai jeté mes bras autour du cou de l’abbé; j’ai baisé
ma sœur cent fois. Je parlais à l’abbé, mais je ne disais mot à
ma sœur. En vérité, nous sommes bien nés tous les trois; mais
il est impossible d’être de caractères plus divers. Ah! s’ils
s’aimaient l’un l’autre comme ils m’aiment tous les deux ! S’ils
avaient pu me charger la maison entière sur le corps, je vous
l’aurais apportée. Nous avons une qualité commune, c’est la
sensibilité et le désintéressement. L’abbé ne tient à rien, cela
est sûr; l’argent n’en est pas excepté. J’ai oublié de vous dire
qu’en parcourant les lettres que j’écrivais à mon père, il y avait
trouvé quelques mots qui l’avaient offensé ; il s’en plaignit
amèrement, et cela dans les premiers jours. Je lui dis : « Je ne
sais ce qu’il y a dans ces lettres, je sais seulement qu’il n’y a
S82 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
ni méchanceté, ni mauvais dessein; mais, mon frère, si j*ai
quelque tort avec vous, quelque involontaire qu'il soit, je vous
en demande pardon. » Il faut que ma sœur soit fière; j'enten-
dis qu'elle grommelait ; u Cela est bien humble pour un aîné. »
Cela acheva de donner un grand prix à mon excuse. Je les ai
laissés enchantés de moi, et tous ceux qui ont eu quelque part à
nos affaires. Je ne saurais me dissimuler la joie que j’en ai. Ma
Sophie, dites, vous qui êtes si souvent dans ce cas, cela n'est-il
pas bien doux? Ils me louent à présent que je suis loin d’eux ;
ils se font en eux-mêmes de petits reproches et je m’applaudis.
Mais je crois que mon cocher s'enivre avec l’hôte, car ils parlent
guerre et religion. J’entends qu’ils crient : « Est-ce que Dieu
)) n'est pas le maître et le roi? voilà pourtant qu'on jiarle
)) encore d’impôts! » Qu'ils s'enivrent, n’est-ce pas là leur
consolation ? Ils le sont de vin^ je le suis d’amour; Je n’ai pas
le courage de les blâmer. Demain ils expieront leur ivresse;
elle sera passée et la mienne durera. Mais du train que j’y vais
je ne finirai j)oint; tant mieux, n’est-il pas vrai, ma Sophie, si
vous me lisez plus longtemps? Me voilà parti; me voilà à Chau-
mont; me voilà à Brethenay; c'est un petit village rangé sur la
cime d’un coteau dont la Marne arrose le pied. Le bel endroit !
Me voilà à Vignory.
Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory 1 Que la chère sertir
ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de
ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté.
Quelle comparaison entre tous ces colifichets artificiels et ce que
j’ai vu ! Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau,
de vieilles forêts immenses, des coteaux, des allées de prés qui
séparent ces coteaux, comme si on les y avait placés à plaisir,
et des ruisseaux qui coupent ces allées-prairies. Non, pour
l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persua-
der qu’il y ait là une fille pucelle passé quatorze ans ; une fille
ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée ;
et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui
parle, les sens qui sollicitent... Ma Sophie, ne verrez-vous jamais
Vignory?
Mais les chevaux volent ; me voilà déjà loin de ce lieu, me
voilà à Provenchères ; autre enchantement. Je n’ai jamais fait
une si belle roule; elle est fatigante pour les voitures; il faut
sans cesse descendre ou monter; imis üRi
le voyageur. Me voilà à Guémont; c’est die là jë Voül
avec la plume du curé tout ce qui me passe par la tête. Demain à
Joinville, de bonne heure; à Saint-Dizier, à dîner; de Saint-Dizier
à Isle, s’il se peut, dans le même jour, ou samedi dans la
matinée, si c’est aujourd’hui jeudi, comme je crois; car je ne
sais jamais bien le jour que je vis. Je vous aime tous les jours,
et je ne distingue que celui où je me crois plus aimé.
Il est à peu près dix heures du soir; mes draps sont mis; on
me les a promis blancs. Ces gens-Ià ne me tromperont pas. Je
dormirai donc tout à l’heure. Bonsoir, ma Sophie; bonsoir, sa
chère sœur; si c’est demain jour de poste à Joinville ou à
Saint-Dizier, ce griffonnage partira. Je ne pense pas qu’on me
retienne à Isle. On paraît trop pressé de vous rejoindre. Dieu
veuille que cet empressement dure! S’il était réel, mes délais
ont dû l’augmenter, mais on n’y connaît rien. Après-demain,
Circé m’aura en sa j)uissance. Bon, non, ma Sophie me garde,
et celui rjue ma Sophie garde est bien gardé. Bonsoir, toutes
les deux. A propos, vos dodos se touchent-ils encore? Je vou-
drais bien savoir cela. Je pourrais avoir à Isle des scrupules
que cela m’aiderait à lever. Il me vient une bonne folie par la
tête, c’est (ju’on me fera coucher dans votre chambre. Madame
votre mère est capable de cet effort-là. Ne m’avez-vous pas dit
que cette chambre était parquetée? Mais je serai encore demain
à ma lettre, si je m’y opiniâtre; c’est comme si j’étais à coté
de \ous; combien de fois je me suis levé et vous ai dit bon-
soir à neuf heures, et n’étais pas encore parti à jninuit! On
n’entend rien aux amants! Ils semblent n’être pas faits pour
être toujours ensemble, ni pour être séparés; toujours ensemble,
on dit qu’ils s’useraient; séparés, ils souffrent trop. Bonsoir
pourtant, et pour la dernière fois.
XIV
Saint-Dizier, 19 août 1759.
Me voilà hors de ce village appelé Guémont. Je n’y ai pas
fermé l’œil ; des bêtes, je ne sais quelles, m’ont mangé toute la
384 LETTRES A MADEMOISELLE VODLAND.
nuit; nous en sommes sortis à six heures, pas plus tôt. Les do-
mestiques font à peu près avec moi ce qu’ils veulent. Nous
avons fait nos quatre lieues et rafraîchi. Chemin faisant, nous
avons laissé Joinville sur notre gauche ; elle est perchée sur un
l’ocher dont la Marne arrose le pied, et fait un fort bel effet.
C’est une bonne compagnie que cette rivière ; vous la perdez ;
vous la retrouverez pour la perdre encore, et toujours elle vous
plaît; vous marchez entre elle et les plus beaux coteaux. Nous
avons rafraîchi à un village appelé Lachecourt. Je me suis
amusé là, à causer avec un vieillard de quatre-vingt-dix ans.
J’aime les enfants et les vieillards ; je regarde ceux-ci comme
des êtres singuliers que le sort aépargnés. L’hôtesse de l’endroit
est une grosse réjouie qui dit que sacredieu n’est pas jurer.
Quand elle jure, je ne sais plus ce qu’elle dit.
Il faut qu’on soit bien malheureux dans ce pays. Oh! combien
on a de bénédictions pour trois sous! On me prend toujours
pour un homme d’Église : on m’a appelé Sa Grandeur. J’ai ré-
pondu au premier : « Ce n’est pas moi, c’est ce cheval qui est
grand ». J’étais déjà bien revenu des colifichets ; je le suis bien
davantage. Mon cœur s’émeut de la joie la plus douce quand
mes semblables me bénissent.
C’est le petit château qui sera une maison bénie ! C’est là
que, sans glaces, sans tableaux, sans sophas, nous serons les
mortels les plus heureux par le bien que nous ferons et par
celui qu’on dira de nous. Quand on se tairait, le serions-nous
moins? Une bonne action, qui n’est connue que du ciel et de
nous, n’en est-elle pas encore plus belle? J’aime à croire, pour
l’honneur de rimmanité, quelaterre en a couvert et en couvrira
une infinité avec ceux qui les ont faites. J’aime la philosophie
qui relève l’humanité, La dégrader, c’est encourager les hommes
au vice. Quand j’ai comparé les hommes à l’espace immense
qui est sur leur tête et sous leurs pieds, j’en ai fait des fourmis
qui se tracassent sur üne taupinière. Il me semble que leurs
viqes et leurs vertus, se rapetissant en même proportion, se ré-
duisent à rien.
Me voilà à Saint-Dizier. Il n’est qu’une heure et demie. Si
ma Sophie était à Isle, j’y arriverais sûrement ce soir; mais elle
n’y est pas, et je coucherai sûrement à Vitry où ailleurs, d’oû
je continuerai à lui griffonner encore un mot. Demain, je serai
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 385
I»
au lever de madame votre mère. Le cœur m’en bat d’avance.
On prépare mon dîner ; en attendant, je vais vous faire part
d’une petite aventure qui m’est arrivée à Langres, les derniers
jours. Nous avons là une marquise de***, qui n’est pas la moins
spirituelle ni la moins folle de nos dames, qui le sont poui'tant
assez. Elle s’appelait auparavant M"" de *** : elle me vint voir
le matin presque dans mon lit ; notez cela. Nous sommes
tombés fous l’un de l’autre. Nous avons arrangé la vie la
plus agréable. Elle viendra passer neuf mois à Paris; les trois
autres, nous irons les passer à *** ou à ***, comme il nous con-
viendra. Elle m’a envoyé, le^endemain de cette entrevue, un
billet doux pour me rappeler mes engagements et me de-
mander des vers pour une présidente de ses amies dont
c’était la fête le lendemain. J’ai répondu à cela avec le plus
d’esprit possible, le moins de sentiment et le plus de cette
méchanceté qu’on n’aperçoit pas. Gela disait : Ordonnez-moi ce
qu’il vous plaira; mais ne m’ordonnez pas d’avoir autant d’es-
prit que vous. Réchauffez mon esprit et mes sens, et j’oserai
alors vous obéir. Pour vous expliquer la valeur de ce f ose-
rai, il faut que vous sachiez que cette marquise a eu un
mari libertin, qui n’avait pas la réputation de se bien porter.
C’est à ce propos que ma sœur, à qui elle disait : Mademoiselle,
pourquoi ne vous mariez-vous pas? lui répondait : Madame
c’est que le mariage est malsain.
A ce soir encore un petit mot, mon amie. Je vais manger
(leux œufs frais et dévorer un pigeon, car j’ai de l’appétit; le
voyage me fait bien; c’est cependant une sotte chose que de
voyager : j’aimerais autant un homme qui, pouvant avoir une
compagnie charmante dans un coin de sa maison, passerait
toute la journée à descendre du grenier à la cave et à remonter
de la cave au grenier. Tout ce griffonnage d’auberge, dont vous
ne vous tirerez jamais, vous sera dépêché demain de Vitry, à
l’adresse de M, ***. #; •
P. S. J’allais faire une bonne sottise. Je croyais qu’il làllait
passer à Vitry au sortir de Saint-Dizier, et point du tout. Je suis
à la porte de la maison ; dans deux heures d’ici, je parlerai à
madame votre mère. Le C(Bur me bat bien fort; que lui dirai-je?
que me dira-t-elle? Allons, il faut arriver. Adieu, ma Sophie; je
me recommande à vos souhaits. A vendredi.
XVIII.
2S
386 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
J’oubliais de vous dire que je nefis point les vers demandés,
et que je suis parti sans rendre la visite à ma marquise.
XV
A Islci, 23 août 1759.
J’y suis, mademoiselle, dans ce séjour où je me suis fait
attendre si longtemps. La chère maman avait la meilleure envie
de me gronder, c’est-à-dire le plus grand empressement de
vous rejoindre; mais vous savez combien en même temps elle
est indulgente et bonne. Je lui ai dit mes raisons; elle ne les a
pas désapprouvées, et "nous avons été contents. Il était à peu
près six heures lorsque la chaise est entrée dans l’avenue. J’ai
fait arrêter; je suis descendu; je suis allé au-devant d’elle les
bras ouverts; elle m’a reçu comme vous savez qu’elle reçoit
ceux qu’elle aime de voir; nous avons causé un petit moment
d’un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pa-
reil cas. « Je vous espérais ce jour-Ià... — ... Je le voulais ;
mais cela n’a pas été possi]3le. — ... Et cet autre jour-là?... —
Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l’ont demandé?..,
— Vous avez eu bien chaud?... — Oui, surtout depuis Perthes ;
car j’avais le soleil au visage — Bien fatigué?... — Ln
peu... — Votre santé me paraît bonne Je vous trouve le
visage meilleur Et vos affaires? — Tout est arrangé —
Tout est arrangé! Mais vous avez peut-être besoin d’être
seul; venez, je vais vous mener chez vous n
J’ai donné la main, et l’on m’a conduit dans la chambre du
i. Le château d’Isle et le parc, dont J. N. Vollund a laissé le plan, furent achetés
en 1780 par le comte de Paillot, dont la tombe se voit dans le cimetière du vil-
lage. 'ïls appartinrent ensuite aux familles de Chiézat et Rouvay, puis à M. Loyer,
enfin à M. Chauvel. C’est la veuve de celui-ci qui les possède aujourd’hui.
Le château n’a que fort peu changé depuis un siècle. Les « boisurcs > dont parle
Diderot et leurs trumeaux naïfs existent encore. Les grandes et les petites vordes
n’ont pas perdu un seul de ces peupliers sous lesquels Diderot vint plus d’une
fois rêver, et leurs pieds sont souvent baignés par sa « triste et tortueuse compa-
triote, la Marne », qui borne la propriété.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 387
clavecin, où je suis resté un petit moment après lequel je suis
rentré dans le salon, et jY ai trouvé la chère maman qui
travaillait avec Desmarets. Le soleil était tombé ; la fin
du jour très-belle ; nous en avons profilé. D’abord nous avons
parcouru tout le rez-de-chaussée ; l’aspect de la fnaison
m’avait plu ; j’en dis autant de l’intérieur. Le salon surtout est
on ne peut pas mieux. J’aime les boisures et les boisures
simples : celles-ci le sont. L’air du pays doit être sain, car elles
ne m’ont point paru endommagées; et puis une porte sur
l’avenue, une autre sur le j^irdin et sur les vordes : cela est on
ne peut mieux. S’il en faut davantage à M'"^' Le Gendre dans
le petit château, c’est qu’elle a le goût corrompu et que le
faste lui plaît. Eh! madame! vous qui avez T âme si sen-
sible et si délicate, que le récit d’un discours honnête, d’une
bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les
fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus. Nous
avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et
la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les
bergeries, et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir
tous ces endroits, parce que j'en avais, parce qu’ils m’inté-
ressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l’histoire sans
regretter leurs temps et leurs mœurs, n’ont habité que sous des
tentes et dans les étables. 11 n’y avait pas l’ombre d’un canapé,
mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et
toute leur contrée fourmillait d’enfants.
La maman marche comme un lièvre; elle ne craint ni les
ronces, ni les épines, ni le fumier. Tout cela n’arrête pas ses
pas ni les miens, n’offense point son- odorat ni le mien. Allez,
pour un nez honnête qui a conservé son innocence naturelle, ce
n’est point une chèvre, c’est une femme bien musquée, bien
ambrée, qui pue. L’expression est dure, mais elle est vraie.
Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela
me plaisait encore. Je suis un rustre et je m’en fais honneur,
mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je
trouvais petit; cette porte, qui est à l’extrémité et en face du
salon, me trompait; je ne savais pas qu’elle s’ouvrît dans les
vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues ;
nous avons passé les deux ponts; j’ai encore salué la Marne,
ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me
388 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
charment; c'est là que j'habiterais ; c'est là que je rêverais, que
je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j'aimerais
bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au
pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu'on me donnât du
temps. Vous direz peut-être qu'il y a bien des arbres; mais c’est
que, quand je ‘me promets une vie heureuse, je me la promets
longue. Le bel endroit que ces vordesi Quand vous vous les rap-
pelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques
Tuileries, et la promenade de votre maus§ade Palais-Royal, où tous
vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où Ton étouffe,
quoiqu'on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant,
gâtant tout pour vous donner un peu d'air et d'espace? Que faites-
vous? où êtes-vous? Vous feriez bien mieux de venir que de
nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous les lieux que
la nature a plantés est d’un sublime que la main des hommes
rend joli quand elle y touche. O main sacrilège! vous la devîntes
lorsque vous quittâtes la bêche pour manier l’or et les pierreries.
Je l’ai vu ; nous nous y sommes assis; nous y avons aussi causé
de ce petit kiosque que vous avez consacré par vos idées. C'est
là, madame S qu'on m'a dit que vous vous retiriez souvent pour
être avec vous. Venez vous y réfugier encore. Le mortel qui
vous estime et qui vous respecte le plus passera sans aller vous
y interrompre. Venez; il ne vous faut plus qu'un momént dans
ce lieu solitaire pour concevoir que l’Être éternel qui anime la
nature, qui est autour de vous, s'il est, est bon, et se soucie bien
plus de la pureté de noire âme que delà vérité de nos opinions.
Eh ! que lui importe ce que nous pensons de lui, pourvu qu’à
nous voir agir il nous reconnaisse pour ses imitateurs et pour
ses enfants. Venez, vous n’y serez point troublée; ma profane
Sophie et moi nous irons nous égarer loin de vous, et nous
attendrons qu’üranie nous fasse signe pour nous approcher
d'elle. Cependant la chère maman veillera au bonheur et de
celle qui médite et de ceux qui s'égarent. Voyez ce que peut sur
moi le si'jour des champs; je suis content de ce que j’écris, ou
plutôt j'écris et je suis content, et je sens qu'à la ville, au lieu
de me livrer aux charmes de la nature, je m'occuperais de la
nuance subtile qui distingue les expressions hypocrisie, fausseté.
1. C’est à M"'® Le Gendre qu’il s’adresse ici.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
389
Nous sommes rentrés un peu tard, La rosée, chose que vous
ne connaissez peut-être pas, mouille les plantes sur le soir et
les rafraîchit de la chaleur du jour. Sans elle, nous nous serions
peut-être promenés plus longtemps. Nous nous sommes un peu
reposés dans le salon . Chemin faisant, j 'ai entretenu madanfe votre
mère de nos arrangements domestiques. Nous avons parle de
ses chères filles ; nous nous sommes attendris sur la mère et sur
Teiifant. Je les ai peints dans ces jours de chaleur où Ton avait
peine à se supporter, et où la mère prenait entre ses bras son
enfant brûlant de fièvre, etja. tenait de^5 heures entières appuyée
sur son sein. J’ai vu ses yeux s’humecter, et nous disions : Elle
a si bien fait son devoir ! elle doit être si contente d’elle, quelle
ri’a qu’à revenir sur elle-même pour sc consoler. La chère
maman, à qui je témoignais mon inquiétude sur votre santé,
m’a remis deux de vos lettres. J’en reçois aujourd’hui une troi-
sième avec des plumes, de l’encre et du papier pour y répondre,
et je n’en fais rien. Je laisse tout pour vous marquer le plaisir
que j’ai d’être dans un lieu que vous avez habité. Ne nous y
retrouverons-nous jamais tous, avec des âmes bien tranquilles et
bien unies? Il serait tout élevé, tout bâti, ce petit château idéal.
Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le lit m’a paru
excellent, et il n’a tenu qu’à vous que j’y passasse la meilleure
nuit; mais cet arrêt, dont je n’avais point entendu parler, m'est
revenu par la tête, et m’a un peu tracassé L Si vous n’étiez pas
àla ville, il faudrait l’oublier, et puis le spectacle de la douleur
qui vous environne et que mon imagination grossit, et ce frère
de M. de Prisye, et tant d’autres victimes, et la nation, et les
impôts! Nous y retournerons, pourtant, dans ce lieu de tumulte
et de peines. Demain à Châlons, où M. Le Gendre nous attend,
et mercredi, dans la matinée, je l’espère, à Paris, qui, malgré
tout le mal que j’en pense et que j’en dis, est pourtant le stqour
du bonheur pour moi. A mercredi, madame; à mercredi, made-
moiselle; mercredi, je vous rendrai la chère maman, et vous
m’aimerez bien. Cette chère et attentive maman est venue passer
la matinée avec moi; elle m’a prévenu, et nous avons causé
1. Il s’agit do l’arrêt du 8 mars 1759, révoquant les lettres de privilège accordées
à V Encyclopédie; se peut-il que, cinq mois après sa promulgation, il fût encore
inconnu à Diderot?
390 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN D.
de vous; nous en parlerons souvent sur la route; c’est un sujet
d’entretien qui nous est également cher.
XVI
A Châlons, le 25 août 1759.
Puisque j’ai encore un moment, je vais, mademoiselle,
répondre à vos lettres. Ne me recommandez rien sur l’empres-
sement que nous avons à vous rejoindre, ou envoyez-nous des
ailes. J’ai joui de tous les plaisirs que vous me peignez; cepen-
dant je n’ai pas, à beaucoup près, l’embonpoint que vous me
supposez; je me porte bien, et j’espère réparer le temps perdu,
sans exposer ma santé. Mais, à propos de travail, le nouvel
embarras qui survient aux libraires S et qui sera pour eux un
nouveau sujet de dégoût, ne me laissera peut-être plus rien à
faire. 11 y a plus à gagner qu’à perdre à cela; c’est ce que la
chère maman m’a très-bien prouvé, et puis elle ajoute : « Cet
arrêt n’est peut-être qu’un bruit; vous connaissez Volland;
son talent n’est pas fort sur les nouvelles. » Et je me prête
à ses idées parce qu’elles me tranquillisent, et que le repos
de l’âme m’est cher, comme vous savez, quoique vous vous
amusiez souvent à me l’oter. Sans savoir le détail de notre
disgrâce, nous avons bien imaginé la désolation qu’elle a
causée; mais vous y êtes, vous la voyez, et c’est autre chose.
Bientôt nous serons aussi malheureux que vous. Ce ne sera
pourtant pas le premier moment; il sera doux. 11 a tant été
désiré !
Je ne crois pas le projet d’affaiblir le luxe, de ranimer le
goût des choses utiles, de tourner les esprits vers le commerce,
l’agriculture, la population, ni aussi difficile, ni aussi dangereux
que vous le croyez. Quand il y aurait un inconvénient momen-
tané, qu’importe? On ne guérit point un malade sans le blesser,
sans le faire crier, quelquefois sans le mutiler. J’apprends avec
plaisir que la santé de M"*® Le Gendre se refait. Si la vie
1. Aux libraires-éditeurs de V Encyclopédie.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI).
391
est une chose mauvaise, la raison, qui nous soumet à scs travers,
en est du moins une bonne. Continuez vos promenades au
Palais-Royal ; dissipez cette chère sœur, dissipez-vous; appelez-
moi quelquefois sur le banc de l’allée d’Argenson, et dites à
ceux qui l’occupent qu’il est à la chère maman, et qu’ils' aient
à décamper. Oui, ma Sophie, oui, nos promenades me paraîtront
toujours délicieuses; oui, nous les renouvellerons encore ; nous
interrogerons nos âmes, et, contents ou mécontents de leur
réponse, nous aurons du moins la conscience de n’avoir rien
dissimulé. La votre est-elld toujours Lien pure? S’il y avait
quelque chose là qu’il fallut vous pardonner, je. le ferais sans
doute ; mais il m’en coûterait bcau<"oup. Je suis si accoutumé à
vous trouver innocente ! Voilà une phrase singulière; mais d’où
vient donc que les expressions les plus honnêtes sont presque
devenues ridicules? En vérité nous avons tout gâté, jusqu’à la
langue, jusqu’aux mots. Il y a apparemment au milieu de la
pièce une tache d’huile qui s’est tellement étendue quelle a
gagné jusqu’à la lisière.
Mc voici à cet arrêt du Conseil. Quels ennemis nous avons 1
qu’ils sont constants! qu’ils sont méchants! En vérité, quand
je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières
sont minces, petites, fluettes; nous savons haïr, mais nous ne
savons pas aimer. C’est moi, moi, moi, ma Sophie, qui le dis.
Cela seiait-il donc bien vrai? Quant au bruit que j’étais parti
pour la Hollande, que David m’avait devancé, que nous allions
y achever l’ouvrage, je m’y attendais. Doutez de tout ce qu’il
vous plaira, mademoiselle la Pyrrhonicnne, pourvu que vous en
exceptiez les sentiments tendres que je vous ai voués : ils sont
vrais comme le premier jour. Votre mot latin est bien plaisant;
il faut que j’aie l’esprit mal fait; car j’entends malice à toirt;.
J’ai tout reçu et à temps. Nous passons la journée ici; nous
l’avons commencée fort doucement, comme je vous ai dit.
Demain, nous irons nous emmesser à Vitry, et passer le reste
du jour dans l’habitation de la chère sœur. J’aime les lieux où
ont été les personnes que je chéris; j’aime à toucher ce qu’elles
ont approché; j’aime à respirer l’air qui les environnait; seriez-
vous jalouse même de Pair? Vous me pardonnerez d’avoir omis
une poste sans vous écrire; et cela ne doit pas vous coûter
beaucoup. Au reste, c’est comme de coutume, ce sont toujours
392 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
les fautes que je ne commets pas pour lesquelles je trouve de
l’indulgence. Avec quelle chaleur votre sœur m’accuse ! comme
elle dit! quelle couleur ont ses expressions! comme elle dirait
si elle aimait! comme elle aimerait! mais par bonheur ou par
malheur, cet être singulier est encore à naître. Je n’ai point
commis d’imprudence là-bas; rassurez-vous. J’ai quelquefois
souri à certain^ propos, mais c’est tout. Vous avez vu le Baron
au Palais-Royal; il est donc à Paris! Je me reproche de ne lui
avoir écrit ni mon départ, ni mon séjour, ni mes arrangements,
ni ma vie, ni mon retour. Grimm et ma Sophie ont tout pris ;
mais peut-être ne s’en est-il pas aperçu? De temps en temps je
me tracasse sur des choses que je sens et quej’aperçoistoutseul.
Pourquoi cette curiosité sur cette lettre de Grimm? Espérez-
vous y trouver l’excuse de votre sœur et la vôtre? Tenez, ne
" 4
faites plus de fautes; quand vous les réparez, vous les aggravez.
Je m’y attendais, je m’y attendais, et je ne saurais vous dire
combien ce reproche me louche doucement. N’y a-t-il point de
mal il vous demander ce que c’est que cette belle dame qui s’in-
téresse à moi, et à qui je ne m’intéresse guère, puisque je ne
la remets pas? mais il en est une autre qui m’a suivi jusqu’ici.
Je n’ai que faire de vous la nommer; madame votre mère m’en
parlait hier à table et m’examinait. Je crois aussi que mon
discours et mon visage étaient un peu embarrassés, C’est que
je ne saurais parler à moitié; il faut que je dise tout ou rien.
Il me dit des choses tendres ^ douces ^ il les pense ^ mais^ lien
dit-il quà moi? Belle occasion pour mentir! Mais pourquoi
faire de ces questions? il me prend envie d’imiter votre ton
léger; mais je ne saurais. Non, mademoiselle; je n’aime que
vous; je n’aimerai jamais que vous, et je ne laisserai jamais
erpire aune autre que je la trouve aimable sans me le reprocher.
N’allez-vous pas dire encore de cette phrase qu’elle convient
également à l’innocent et au coupable? La remarque que vous
faites sur la circonspection des méchants n’est pas juste; et
quand elle le serait, qu’est-ce que cela me fait? Je n’ai pas été
circonspect ; je me suis laissé aller tout bonnement, et les
méchants ne font pas ainsi. Je suis bien aise que vous,
Le Gendre, Boileau me désiriez, pourvu que ce ne
soit pas pour vous mettre d’accord. Je n’entends rien ni en
fausseté ni en hypocrisie. Je me souviens seulement d’avoir lu
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 393
une fois sur la table d’un docteur de Sorbonne ces deux mots :
« Humilité, pauvre vertu ; hypocrisie, vice dont il ne serait
pas dilTicile de faire l’apologie. »
Adieu, madame, adieu, mademoiselle. Ni moi non plus je ne
finirai pas sans vous renouveler les protestations que je t^ous ai
faites si souvent et qui vous ont plu à entendre autant qu’à
moi à vous les offrir, parce qu’elles sont vraies et qu’elles le
seront toujours. Vous m’aimerez donc bien? Rappelez-vous tout,
et faites vous-même ma réponse.
Mon respect à Boileau. Tout ce qu’il vous plaira à
M"”-' Le Gendre; je n’oserais presque plus lui parler. J’en dirais
trop ou trop peu; et ces mots sont peut-être dans ce cas.
XVII
Au Grandval, le 5 octobre 17591.
Que pensez-vous de mon silence? Le croyez-vous libre? Je
partis mercredi matin. 11 était onze heures passées que mon
bagage n’était pas encore prêt, et que je n’avais point de voi-
1. Le Grand val ou le Grand-Val, château situé sur la commune de Sussy,
arrondissement de Boissy-Saint-Légor (Seine-et-Oisc), appartient aujourd’hui â
M. Bertcaux, ancien négociant, qui l’acquit, il y a dix-huit ans, de M. Dubarry
de Merval. Celui-ci l’avait racheté à la famille de Thierry, valet de chambre de
Louis XVI, qui s’en était rendu propriétaire après la mort de d’Holbach, en 1789.
Solon M. Bertcaux, le Grandval appartenait en propre â M"’* d’Aine. Les titres de
propriété, dont quelques-uns remontaient au xvi” siècle, ont été dispersés en 1870,
par les Prussiens ; il n’a été conservé que quelques plans représentant la façade du
Grandval, lors de la vente à Thierry, la disposition intérieure et le parc. C’est
présentement un long corps de logis, d’où s’avancent deux ailes, entre lesquelles
est une sorte de cour pavée. Les toits pointus du plan de 1789 ont fait place à
une toiture moderne. La façade sud (en venant de Sussy) a été entièrement rema-
niée, la façade nord a été flanquée d’une rotonde moderne, formant vestibule.
Les fossés ont été en partie comblés. Deux très-belles avenues d’ormes, taillées ÿ
la française, encadrent la pelouse qui s’étend entre le château et la grille. A gau-
che (en se dirigeant vers cette grille), les anciens communs, restés intacts, forment
une des ailes de la ferme, en partie reconstruite par M. Berteaux. Le moulin.
m LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
ture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de
hardes et de linge que j’emportais. Elle ne conçoit pas que je
puisse durer loin de vous plus de huit jours. J’arrivai une demi-
heure avant qu’on se mît à table. J’étais attendu. Nous nous
embrassâmes, le Baron et moi, comme s’il n’eût été question de
rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués
davantnge. d’Aine *, d’Holbach, m’ont revu avec le plus
grand plaisir, celle-ci surtout ; je crois qu’elle a de l’amitié
pour moi. On m’a installé dans un petit appartement séparé,
bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là que, entre
Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des
heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C’est mou
occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. A une
heure et demie je suis^ habillé et je descends dans le salon où
je trouve tout le monde rassemblé. J’ai quelquefois la visite du
Baron ; il en use à merveille avec moi ; s’il me voit occupé, il
me salue de la main et s’en va; s’il me trouve désœuvré, il
s’assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend
point de devoirs, et n’en exige aucun : on est chez soi et non
chez elle.
Il y a ici une de Saint-Aubin qui a eu autrefois d’assez
beaux yeux. C’est ta meilleure femme du monde; nous faisons
ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après
dîner. Elle joue mieux que moi; elle aime à gagner; moi,
je ne me soucie pas de perdre beaucoup; elle gagne donc; je
ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents
tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. I^a table est
servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement
encore. 11 est impossible d’être sobre, et il est impossible de
situé un peu au delà a disparu. Los vergers et les bois s’étendent jusqu’à la col-
line, d’où l’on domine La Vareniie et qui offre aux regards un horizon immense.
L’intérieur du château a été aménagé selon les goûts modernes. Pourtant voici
le grand salon, mais sa haute cheminée n’existe plus. La salle de billard, le salon
de musique, sont intacts. La salle à manger a peu changé, mais la chapelle (à l’aile
droite) où le « Croque-Dieu » de Sussy venait dire sa messe, est deveuue une
seconde salle à manger. Toutes les chambres du premier étage s’ouvrent sur le
corridor qui s’étend d’un bout à l’autre de la façade. Celle de Diderot, située dans
l’aile gauche, vaste et carrée, est éclairée par deux fenêtres, dont Tune s’ouvre
pi'ocisément sur l’ancienne chapelle du rez-de-chaussée.
1. Femme du maître des requêtes de ce nom, mère de M®” d’Holbach.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
395
n’être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames
courent; le Baron s’assoupit sur un canapé; et moi, je deviens
ce qu’il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons
et nous allons promener; les femmes de leur côté, le Baron et
moi du nôtre; nous faisons des tournées très-étendues.*' Rien
ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni
les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous
deux. Chemin faisant, nous parlons ou d’histoi'^e, ou de politique,
ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale.
Le coucher du soleil et la fratoheur de la soirée nous rapprochent
de la maison où nous n’arrivons guère avant sept heures. Les
femmes sont rentrées et déshabilléen. 11 y a des lumières et des
cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite
nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. 11
est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper in-
terrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous
achevons notre partie; il est dix heures et demie; nous causons
jusqu’à onze, à onze heures et demie nous sommes tous endor-
mis ou nous devons l’être. Le lendemain nous recommençons.
Voilà notre vie; et la vôtre, quelle est-elle? vous portez-
vous bien? vous ménage-t-on? pensez- vous quelquefois à moi?
m’aimez-vous toujours? Si vous n’avez point entendu parler de
moi plus tôt, croyez que ce n’est pas ma faute. Le Grandval est
à deux lieues et demie de Charenton, et à la même distance de
Gros-Bois. Il n’y a point de poste plus voisine. J’espérais tou-
jours qu’il nous viendrait quelqu’un que je chargerais d une
lettre pour la rue des Vieux-Augustins; mais nous n’avons
encore vu personne, et nous ne sommes point dans un village.
Cela n’empêchera point que je ne sois un peu plus exact dans la
suite. Un domestique qui me sert portera mes lettres à Charen-
ton; vous adresserez les vôtres au directeur de la poste pour
m’être rendues, et le même domestique les prendra. Voilà qui
est arrangé. Demain je saurai le nom de ce directeur; il sera
prévenu. Mercredi ou jeudi vous saurez mon adresse, et nous
tâcherons de réparer le temps perdu.
d’Houdetot est venue ici de Villeneuve-le-Roi. C’est
une sœur à d’Épinay. Nous avons un peu jasé d’elle et
de Grimm. 11 n’y a pas d’apparence que je revoie mon ami
aussitôt que je l’espérais; cela me fâche. Il serait venu ici, et
396 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
j’aurais eu quelqu’un à qui j’aurais ouvert mon cœur et parlé
de vous. Ce cœur est malade, il est rempli de sentiments qui le
surchargent et qui n’en peuvent sortir. Je prévois que l’ennui
et le chagrin ne tarderont guère à me gagner, et qu’il faudra
souffrir ou s’en retourner.
Il y a à Valence, en Dauphiné, un M. Daumont ^ qui me
rendrait un grand service, s’il le voulait. J’en attends depuis
deux mois des papiers qui compléteraient deux lettres, de seize
que j’ai à rendre aux libraires. J’ai prié Le Breton de m’instruire
de l’arrivée de ces papiers, de l’argent à toucher, de l’ouvrage
à rendre. Les bons prétextes pour retourner à Paris! Ces papiers
ne viendront-ils point?
Je travaille beaucoup; mais c’est avec peine. Il est une idée
qui se présente sans cesse, et qui chasse les autres: c’est que
je ne suis pas où je veux être. Mon amie, il n’y a de bonheur
pour moi qu’à côté de vous; je vous l’ai dit cent fois, et rien
n’est plus vrai. Si j’étais condamné à rester longtemps ici et que
je ne pusse vous y voir, il est sûr que je ne vivrais pas; je
périrais d’une ou d’autre façon. Les heures me paraissent lon-
gues; les jours n’ont point de fin; les semaines sont éternelles,
je ne prends un certain intérêt à rien : si vous éprouvez les
mêmes choses, que je vous plains! Mais que fait donc ce Grimni
à Genève? qui est-ce qui l’y retient? Encore si je l’avais!
II n’y a point de doute que si madame votre mère avait eu
avec moi les procédés que je méritais, ou je ne serais pas venu
ici, ou j’en serais déjà revenu. Mais je me dis : Quand je serais
à Paris, qu’y ferais-je? Plus voisin d’elle et ne la voyant pas
davantage, je n’en serais que plus tourmenté. Peut-être ajou-
terais-je à ses peines, par quelque visite inconsidérée? Et votre
petite sœur, en avez-vous des nouvelles? Gomment se porte-
t-elle? Sa santé déjà ébranlée par les peines qu’elle a...
{Le reste de la lettre manque,)
1. Daumont (Arnulphe), savant médecin dauphinois, né en 1720, mort en 1800.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN'D. 397
XVIII
A Paris, 9 octobre 1759.
Je revenais chercher mon bouquet, un mot doux, un baiser,
une caresse... et vous saviez que j’arrivais, et que c’était le
jour de ma fêle M et vous vous êtes absentée! mais il n’a pas
dépendu de vous de rester fil a fallu suivre. La mauvaise jour-
née que vous aurez passée! Bonsoir, ma chîre amie; vous vous
portez bien; Clairet me l’a dit; c’est quelque chose. Cela me
fait supposer qu’on ne manque pas tout à fait d’humanité. Vous
avez envoyé un billet chez Grimm. Mauvaise tête, avez-vous pu
penser que j’irais jusque-là? Qu’eussiez-vous fait à ma place? A
la vôtre, j’aurais laissé le billet sur mon secrétaire, et moi j’au-
rais dit en moi-même : Il y aura après-demain quinze jours
qu’elle n’a vu ce qu’elle aime; elle a souflert, elle a désiré, elle
est inquiète, son premier moment sera pour moi...
Ce n’est pas lui qui m’appelle ici, ma Sophie, c’est vous;
oui, c’est vous, croyez-le. Je vous le dis, je le lui dirais à lui-
même, et il n’en serait pas fâché. C’est qu’il aime aussi, lui;
c’eSt qu’il y avait huit mois que nous ne nous étions embrassés;
c’est qu’il était deux heures et demie quand il est arrivé, et
qu’à cinq il était reparti pour l’aller retrouver ^.. J’ai rendez-
vous chez lui, au sortir d’ici... Quel plaisir j’ai eu à le revoir
et à le recouvrer ! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés!
Mon cœur nageait. Je ne pouvais lui parler, ni lui non plus.
Nous nous embrassions sans mot dire, et je pleurais. Nous ne
l’attendions pas. Nous étions tous au dessert quand on l’an-
nonça : Cest monsieur Grimm, — Cest monsieur Grimm l
repris-je, avec un cri; et je me levai, et je courus à lui, et je
sautai à son cou! Il s’assit, il dîna mal, je crois. Pour moi, je
ne pus desserrer les dents, ni pour manger, ni pour parler. 11
était à côté de moi. Je lui serrais la main, et je le regardais.
Jugez combien je vais être heureux tout à l’heure que je vous
1. La Saint-Denis.
2, M“'* d’Épinay.
398 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
reverrai I... Après dîner, notre tendresse reprit; mais elle fut
un peu moins muette. Je ne sais comment le Baron, qui est un
peu jaloux, et qui peut-être est un peu négligé, regardait cela.
Je sais seulement que ce fut un spectacle bien doux pour les
autres; car ils me Font dit.^Enfin, chère amie, il est ici; quand
il a su que vous y étiez aussi, il m’a dit : Et que faites-vous
donc dans ces^champs !...
On en a usé avec nous comme avec un amant et une maî-
tresse pour qui on aurait des égards ; on nous a laissés seuls
dans le salon; on s’est retiré, le Baron même. 11 faut que notre
entrevue l’ait singulièrement frappé. Mais à propos du Baron,
le lendemain de son incartade, il entre chez moi le matin, et il
me dit : « 11 est une mauvaisé qualité que j’ai parmi beaucoup
d’autres que vous me connaissiez déjà : c’est que, sans être
avare, je suis mauvais* joueur; je vous ai brusqué hier, bien
ridiculement; j’en suis bien fâché. » Comment trouvez-vous ce
procédé? Très-beau, je pense! Adieu, ma Sophie; estimez le
Baron : si vous le connaissiez, vous l’aimeriez trop.
XIX
;0 octobre 1750,
La chaleur d’hier au soir est bien tombée. Je ne sens plus
ce matin qu’une chose, c’est que je m’éloigne de vous. Tandis
que M. de Montamy^ et le Baron prennent des arrangements
pour la distribution d’un cabinet d’histoire naturelle qui est
resté enfermé dans des caisses depuis dix ans, je m’amuse à
causer encore un moment avec vous. Ne trouvez-vous pas sin-
gulier que l’histoire naturelle soit la passion dominante de cet
ami? qu’il se soit pourvu à grands frais de tout ce qu’il y a de
plus rare en ce genre, et que cette précieuse collection s,oit
restée des années entières dans le fond d’une écurie, entre la
paille et le fumier? Les goûts des hommes sont passagers : ils
1 . V oir sur M. de Montamy le t. X. {L'hisioire et le secret de la peinture en
cire,)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 399
n’ont que des jouissances d’un moment. Ah ! chère femme,
quelle différence d’un homme à un autre! mais aussi quelle
différence d’une femme à une autre !
Adieu, ma tendre amie ; vous n'attendiez pas de moi ce
billet, il vous en sera plus doux. Je m’en vais, et je soujfre; je
ne devinais guère hier au soir mon abattement de ce matin.
Que serait-ce donc, si j’allais à mille lieues ? Que serait-ce, si
je vous perdais? mais je ne vous perdrai pas; il faut bien que
je le croie, et que je me le dise pour n’être pas fou. Adieu.
XX
0 octobre 1759.
Je suis chez mon arni, et j’écris à celle que j’aime. O vous,
chère femme, avez-vous vu combien vous faisiez mon bonheur !
Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché? Doutez-
\ous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie?
J’étais plein de la tendresse que vous m’aviez inspirée quand
j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux;
elle échaufl’ait mes discours; elle di.sposait de mes mouvements;
elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré,
divin. Grimm n’avait pas assez de ses yeux pour me regarder,
pas assez de ses oreilles pour m’entendre; tous étaient étonnés;
moi-môinc j’éprouvais une satisfaction intérieure que je ne sau-
rais vous rendre. C’était comme un feu qui brûlait au fond de
mon âme, dont ma poitrine était embrasée, qui se répandait
sur eux et qui les allumait. Nous avons passé une soirée d’en-
thousiasme dont j’étais le foyer. Ce n’est pas sans regret qu’on
se soustrait à une situation aussi douce. Cependant il le fallait ;
l’heure de mon rendez-vous m’appelait : j’y suis allé. J'ai parlé
à d’Alembert comme un ange. Je vous rendrai cette conversa-
tion au Grandval. Au sortir de l’allée d’Argenson, où vous n^étiez
pas, je suis rentré chez Montamy, qui n'a pu s’empêcher de me
dire en me quittant : « Ah! mon cher monsieur, quel plaisir
vous m’avez fait! » Et moi, je répondais tout bas à l’homme
400 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
froid que j’avais remué : Ce n’est pas moi ; c’est elle, c’est elle
qui agissait en moi. A huit heures je l’ai quitté. Je suis chez
lui*; je l’attends, et en l’attendant je rends compte des mo-
ments doux qu’ils vous doivent et que je vous dois : mais le
voilà venu. Adieu, ma Sophie, adieu, chère femme! je brûle
du désir de vous revoir, et je suis à peine éloigné de vous.
Demain àneufiieures je serai chez le Baron. Ah! si j’étais à
côté de vous, combien je vous aimerais encore! Je me meurs de
passion. Adieu, adieu.
XXI
Au Grandval, H octobre 1759.
Je vois, ma tendre amie, que Grimm ne s'est pas acquitté
bien exactement de sa commission. Je vous écrivais de chez
lui avant-hier au soir; vous pouviez avoir ma lettre hier de
bon matin, savoir qu’à neuf heures je serais chez le Baron, et
me dire un petit mot d’adieu.
Nous dînâmes chez Montamy avec la gaieté que je vous ai
dit. A six heures j’étais dans l’allée d’Argenson. Je regardai
plusieurs fois sur un certain banc, je regardai aussi aux environs ;
mais je ne vis ni celle que je dilsirais, ni celle que je craignais;
et je pensai que le temps incertain et froid vous aurait retenue
à la maison, que vous y causiez avec le gros abbé% et que
peut-être il faisait à votre mère des questions auxquelles vous
aviez la bonté de répondre pour elle.
Je vous ai promis le détail de ce qui s’est dit entre d’AIem-
bert et moi ; le voici presque mot pour mot. 11 débuta par un
exorde assez doux : c’était notre première entrevue depuis la
mort de mon père et mon voyage de province. Il me parla de
mon frère, de ma sœur, de mes arrangements domestiques, de
ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m’intéresser et me
disposer à l’entendre favorablement ; puis il ajouta (car il en
fallait bien venir à un objet auquel j’avais la malignité de me
1. Chez Grimm.
‘2. Le Monnier.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ZiOl
refuser) : « Celte absence a dû relentir un peu votre travail. —
11 est vrai; mais depuis deux mois j’ai bien compensé le temps
perdu, si c’est perdre le tempsqued’assurer son sort avenir. —
Vous êtes donc fort avancé? — Mes articles de philosophie sont
tous faits ; ce ne sont ni les moins difficiles ni les plus coutts ; et
la plupa/’t des autres sont ébauchés. — Je vois qu’il est temps
que je m’y mette. — Quand vous voudrez. — Quand les libraires
voudront. Je les ai vus ; je leur ai fait des. propositions raison-
nables ; s’ils les acceptent, je me livre à Y Encyclopédie comme
auparavant; sinon, je m’a^uiiterai dt mes j^engagements à la
rigueur. L’ouvrage n’en sera pas mieux, m#is ils n’auront rien
de plus à me demander. — Quelque parti que vous preniez, j’en
serai content. — situation commence à devenir désagréable :
on ne paye point ici nos pensions; celles de Prusse sont ar-
rêtées ; nous ne touchons plus de jetons à l’Académie fran-
çaise. Je n’ai d’ailleurs, comme vous savez, qu’un revenu fort
modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine à personne, et
je ne suis plus d’humeur à en faire présent à ces gens-là. —
Je ne vous blâme pas ; il faut que chacun pense à soi. — 11 reste
encore six à sept volumes à faire. Ils me donnaient, je crois,
500 francs par volume lorsqu’on imprimait, il faut qu’ils me les
continuent; c’est un millier d’écus qu’il leur en^,^ coûtera ; les
voilà bien à plaindre! mais aussi ils peuvent comjpler qu’avant
Pâques prochain le reste de ma besogne sera prêt. — Voilà ce
que vous leur demandez? — Oui. Qu’en pensez-vous? — Je
pense qu’au lieu de vous fâcher, comme vous fîtes, il y a six
mois, lorsque nous nous assemblâmes pour délibérer sur la
continuation de l’ouvrage, si vous eussiez fait aux libraires ces
propositions, ils les auraient acceptées sur-le-champ ; mais
aujourd’hui qu’ils ont les plus fortes raisons d’être dégoûtés
de vous, c’est autre chose. — Et quelles sont ces raisons? —
Vous me les demandez ? — Sans doute. — Je vais donc vous
les dire. Vous avez un traité avec les libraires; vos honoraires
^ y sont stipulés, vous n’avez rien à exiger au delà. Si vous avez
plus travaillé que vous ne deviez, c’est par intérêt pour 1’^
vrage, c’est par amitié pour moi, c’est par égard pour vou^
même : on ne paye point en argent ces motifs-là. Cependant ils
vous ont envoyé vingt louis à chaque volume ; c’est cent quarante
louis que vous avez reçus et qui ne vous étaient pas dus* Vous
xviii. 26
402 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND,
projetez un voyage à Wesel*, dans un temps où vous leur étiez
nécessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous
manquez d’argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents
louis ; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au
bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que
font-ils? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent
trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que
cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu’eux
pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle
ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est
une bagatelle qui ne mérite ças l’attention d’un philosophe
comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez
dans un monde d’embarras dont ils ne se tireront pas sitôt.
Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous
un moment. Ils sont dans la nécessité de s’adresser au public ;
il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. — C’est
une injustice. — Il est vrai, mais ce n’est pas à vous à le leur
reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient en fantaisie de re-
cueillir différents morceaux épars dans \’ Encyclopédie -, rien
n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent,
vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous
en partagez le profit*. Il semblait qu’ après avoir payé deux fois
votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur.
Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui
vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. — Ils m’ont
donné mille sujets de mécontentement. — Quelle défaite ! 11 n’y
a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que
l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais les
libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horri-
ble. S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez-
vous, d’AIembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous?
Au public. S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour
arbitre, croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur? non, mon
ami ; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez**
èouvert de honte. — Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti
des libraires ! — Les torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent
1. En 1752, le roi de Prusse, qui s’y trouvait, avait engagé d’AIembert à s’y
rendre de son côté.
2. Mélanges de littérature et de philosophie, 1750, 5 vol. ln-12*
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. I|03
point de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette
ostentation de fierté, convenez que le rôle que vous faites à pré-
sent est bien misérable. Quoi qu’il en soit, votre demande me
paraît petite, mais juste. S’il n’était pas si tard, j’irais leur parler.
Demain je pars pour la campagne ; je leur écrirai de léf. A mon
retour, vous saurez la réponse ; en attendant, travaillez toujours.
S’ils vous refusent les mille écus dont il s’agit, moi je vous les
offre. — Vous vous moquez. Vous êtes-vous attendu que. j’ac-
cepterais? — Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma
main. — Dites que je ne^m’engage que pour ma partie. — Ils
n’en veulent pas davantage, ni moi non pb's. — Plus de préface.
— Vous en voudriez faire par la suite que vous n’en seriez pas
le maître. — Et pourquoi cela? — C’est que les précédentes nous
ont attiré toutes les haines dont nous sommes chargés. Qui
est-ce qui n’y est pas insulté? — Je reverrai les épreuves à l’or-
dinaire, supposez que j’y sois. Maiipertuis est mort. Les affaires
du roi de Prusse ne sont pas désespérées. Il pourrait m’appeler.
— On dit qu’il vous nomme à la présidence de son Académie.
— Il m’a écrit; mais cela n’est pas fait. — Au temps comme
au temps. Bonsoir. »
11 était sept heures et demie ; l’allée devenait froide ; l’ar-
chitriclin de monseigneur m’attendait; j’avais promis à Grimm
qu’il m’aurait entre huit et neuf ; nous nous séparâmes donc.
Je rentrai au Palais-Royal ; je causai environ trois quarts d’heure
avec M. de Montamy. Les mœurs furent notre texte ; je dis là-
dessus bien des choses dont je ne me souviens plus, si ce n’est
que les hommes ont une étrange opinion de la vertu ; ils croient
qu’elle est à leur disposition, et qu’on devient honnête homme
du jour au lendemain. Ils gardent leur linge sale tant qu’ils
ont des vilenies à faire, et ils en font toute leur vie, parce qu’on
ne quitte pas une habitude vicieuse comme une chemise. C’est
pis que la peau du centaure Nessus ; on ne l’arrache pas sans
douleur et sans cris : on a plus tôt fait de rester comme on est.
Oh ! mon amie, ne faisons point le mal, aimons-nous pour nous
rendre meilleurs, soyons-nous, comme nous l’avons été, cen-
seurs fidèles l’un à l’autre. Rendez-moi digne de vous, inspirez-
moi cette candeur, cette franchise, cette douceur qui vous sont
naturelles. Il y a plus loin de notre état d’innocence actuelle à
une première faute que d’une première faute à une seconde.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
40&
et que de celle-ci à une troisième. Si je vous trompais' une
fois, je pourrais vous tromper mille ; mais je ne vous tromperai
jamais. Vous veillez au fond de mon cœur, vous êtes là, et rien
de déshonnête ne peut approcher de vous. M. de Montamy me
demanda ce que c’était qu’un homme heureux dans ce monde?
Et je lui répondis : Celui à qui la nature a accordé un bon
esprit, un cœur juste et une fortune proportionnée à son état.
— Votre réponse, me dit-il, est celle que me fit un jour M. de
Silhouette : il n’était pas alors fort opulent. Le contrôle général
était bien loin de lui. Tous ses souhaits se bornaient à 30,000
livres de rente, et il s’écriait : « Si Je les ai jamais, je serai bien
plus honnête homme. » Si j’avais entendu ce discours de M. de
Silhouette, j’en aurais peut-être conclu qu’il était un fripon :
il y a de certains aveux^sur lesquels on ne risque rien d’enchérir
un peu. Tout le monde n’a pas ma sincérité. Quand je médis
de moi, je ne ménage pas les termes. Je dis ce qu’on peut dire
de pis, je ne laisse rien à ajouter à ceux qui m’écoutent ; et je
me soucie fort peu qu’ils me prennent au mot. Vous surtout,
mon amie, je ne veux pas que vous en rabattiez. Si le vice dont
je m’accuse n’est pas dans mon cœur, il faut qu’il y en ait un
autre dans mon esprit. Si ce principe vous paraît juste, vous
m’appi’écierez juste, et vous serez demain, après-demain, dans
dix ans, également contente ou mécontente de moi. Faites-vous
à mes défauts ; je suis bien vieux pour me corriger : il vous
sera plus facile d’avoir une vertu de plus qu’à moi un vice de
moins. Je vaux quelque chose par certains côtés ; par exemple,
j’ai de l’esprit à proportion de celui qu’on a. Votre sœur m’en
donnait quelquefois beaucoup. Avec vous, je sens, j’aime,
j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je
préfère à toute autre. Si vous me serrez dans vos bras, je jouis
d’un bonheur au delà duquel je n'en conçois point. Il y a quatre
ans que vous me parûtes belle ; aujourd’hui je vous trouve plus
belle encore ; c’est la magie de la constance, la plus difficile et
la plus rare de nos vertus.
Au sortir du Palais-Royal, j’allai chez Griram. Il n’y était
pas ; je vous écrivis en attendant qu’il vînt ; il ne tarda pas.
Nous causâmes de lui, de vous, de votre mère, de moi. Il n’en-
tend rien à cette femme. J’ai apporté ici votre journal ; con-
tinuez-le-moi : je vous ferai le mien. Il sera peut-être un peu
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLASD. 405
monotone, surtout pendant que les jqurs continueront d’être
pluvieux; mais qu’importe ? vous y verrez du moins que mes
plus doux moments sont ceux où je pense A vous.
J’ai été occupé toute la matinée d’Héloïse et d’Abélard. Elle
disait : « J’aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe
que la femme du plus grand roi du monde. » Et je disais, moi:
Combien cet homme fut aimé I
Adieu, ma Sophie ; je vous embrasse de tout mon cœur.
XXII
Au Grandval, le 15 octobre 1759.
Voilà pour la troisième fois que j’envoie à Charenton, et
point de nouvelles de mon amie. Sophie, pourquoi donc ne
m’avez-vous point écrit ? Le domestique partit avant-hier à deux
heures et demie ; je lui avais recommandé de mettre mes lettres
dans la commode à laquelle je laisserais la clef. A six heures,
je pensai qu’il pourrait être revenu. Jamais soirée ne me parut
plus longue. Je montai, j’ouvris le tiroir ; point de lettres. Je
descendis, j’avais l’air inquiet ; on s’en aperçut ; car tout ce qui
se passe dans mon âme on le voit sur mon visage. On causa ;
je pris peu de part à la conversation ; on me proposa de jouer,
j’acceptai. Au milieu de la partie, je quittai, j’allai voir, et je ne
trouvai rien. Je me dis : Apparemment que ce coquin-là se sera
amusé à boire, et qu’il ne viendra que bien tard. Tant mieux ;
je me retirerai de bonne heure ; je serai seul ; je me coucherai,
et je lirai la tête sur mon oreiller.
C’était un grand plaisir que je me promettais; j’étais impa-
tient qu’on eût servi, et qu’on eût soupé, et qu’on remontât.
Ce moment enfin arriva; je courus à la commode; je ne doutai
point d’y trouver ce que je cherchais, et je fus vraiment chagrin
d’être trompé dans mon attente.
Qu’est-ce qui vous a empêchée de vous servir de l’adresse
que je vous ai laissée? Vos lettres se seraient-elles égarées? Vous
vengeriez-vous de mon silence? Votre dessein serait-il de me
faire éprouver par moi-même la peine que vous avez soufferte?
406 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Y aurait-il quelque chose de plus étrange que je ne conçois
pas ? Je ne sais que penser. Nous attendons ce soir un commis-
sionnaire. Il vient de Paris, il passera par Charenton. On lui
a recommandé de voir à la poste s’il n’y aurait rien pour le
Grandval. Il sera ici sur les sept heures. Il en est quatre. Je
patienterai don^ encore trois heures. En attendant, je causerai
avec mon amie, comme si j’étais fort à mon aise, quoiqu’il n’en
soit rien.
Hier, je perdis toute ma matinée, ou plutôt je l’employai
bien. Je reçus un billet qui m’appelait à Sussy. Il était d’un
pauvre diable qui a imaginé un projet de finance sur lequel il
voulait avoir mon avis. C’est une combinaison ingénieuse de
loteries et d’actions : il n’y a rien d’odieux; cela pourrait être
durable ou momentané.* Il en reviendrait au roi cent vingt mil-
lions ^ Les riches ne seraient pas vexés; les pauvres devien-
draient propriétaires d’un effet commerçable sur lequel il y
aurait un petit bénéfice à faire pour eux. On fut assez surpris
de me voir habillé et parti de si grand matin. Je ne doute point
que nos femmes n’aient mis un peu de roman dans cette sortie.
Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous
fermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux
d’autrefois; après quoi le pèrelloop % le Baron et moi, rangés
autour d’une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à
philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de
la vie. Notre mélancolique Écossais fait peu de cas de la sienne.
1. On lit dans la Correspondance de Grimm, 15 juillet 1763 : « Une feuille,
portant pour titre : Ressource actuelle, propose une loterie de six cent mille bil-
lets, dont chaque billet serait de cent louis, ce qui produirait quatorze cent qua-
rante millions. De cette somme effrayante, l’auteur détache doux cent quatre mil-
lions pour composer les lots de sa loterie, dont le gros est de vingt millions ; c’est
une assez jolie petite somme pour risquer cent louis, Il est vrai aussi qu’il y a plus
de coût cinquante-trois perdants contre un gagnant; mais l’auteur ne croit pas que
ce soit un obstacle à voir sa loterie remplie. Auquel cas, il est en état do donner au
roi, du soir au lendemain, un petit magot de douze cent trente-six millions pour
les besoins actuels de l'État : il s’en faut bien que M. le contrôleur général trouve
des ressources de cette abondance. » On voit que ce magnifique projet ressemblait
fort, quant aux moyen»^ à celui dont parle Diderot. Peut-être n’est-ce que le môme,
revu et considérablement augmenté. (T).
2. M. Hoop, chirurgien écossais, sur qui nous n’avons pu trouver aucun détail
biographique.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 407
« C’est pour cela, lui dit M"*' d’Aine, que je vous ai donné
une chambre qui conduit de plain-pied de la fenêtre dans le'"
fossé ; mais ne vous pressez guère de profiter de mon atten-
tion. » Le Baron ajouta : « Vous n’aimez peut-être pas vous
noyer; si vous trouvez l’eau froide, père Hoop, allons' nous
battre. » Et l’Écossais : « Très-volontiers, mon ami, à condi-
tion que vous me tuerez. »
On parla ensuite 'd’un M. de Saint-Germain qui a cent
cinquante à cent soixante ans et qui se rajeunit, quand il se
trouve vieux*. On disait (jue si cet homme avait le secret de
rajeunir d’une heure, en doublant la dose il pourrait rajeunir
d’un an, de dix, et retourner ainsi dr.is le ventre de sa mère.
« Si j’y rentrais une fois, dit l’Écossais, je ne crois pas qu’on
m’en fît sortir. »
A ce propos il me passa par la tête un paradoxe que je me
souviens d’avoir entamé un jour à votre sœur, et je dis au père.
Iloop, car c’est ainsi que nous l'avons surnomme parce qu’il a
l’air ridé, sec et vieillot : « Vous êtes bien à plaindre! mais s’il
était quelque chose de ce .que je pense, vous le seriez bien
davantage. — Le pis est d’exister et j’existe. — Le pis n’est pas
d’exister, mais d’exister pour toujours. — Aussi je me flatte
qu’il n’en sera rien. — Peut-être; dites-moi, avez-vous jamais
jiensé sérieusement à ce que c’est que vivre? Concevez-vous
bien qu’un être puisse jamais passer de l’état de non vivant
à l’état de vivant I ün corps s’accroît ou diminue, se meut ou
se repose; mais s’il ne vit pas par lui-même, croyez-vous
qu’un changement, quel qu’il soit, puisse lui donner de la
vie? Il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir; c’est autre
chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et
celui-ci SC meut ; mais arrêtez, accélérez un corps non vivant,
ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en
les parties comme vous l’imaginerez; si elles sont mortes, elles
ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Sup-
posez qu’en mettant à côté d’une particule morte, une, deux ou
trois particules mortes, on en formera un système de corps
1. Voir, sur cc célèbre aventurier et mystificateur, les Souvenirs du baron de
Gleichen qui le connut particulièrement, et le t. III (p. 324) des OEuvres inédites
de Grosley. Troyes et Paris, 1813, 3 vol. in-8.
408 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
vivant, c'est avancer, ce me semble, une absurdité très-forte,
ou je ne m'y connais pas. Quoi ! la particule A placée à gauche
de la particle B n’avait point la conscience de son existence, ne
sentait point, était inerte et morte; et voilà que celle qui était à
gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche,
le tout vit, se connaît, se sent! Gela ne se peut. Que fait ici la
droite ou la fauche? Y a-t-il un côté et un autre dans l’es-
pace? Cela serait, que le sentiment et la vie n’en dépendraient
pas. Ce qui a ces qualités les a toujours eues et les aura
toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a
toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je
connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent, vous
vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans
vingt ans d’ici vous vivrez en détail. — Dans vingt ans c’est
bien loin! »
Et d’Aine ; « On ne naît point, on ne meurt point;
quelle diable de folie! — Non, madame. — Quoiqu’on ne
meure point, je veux mourir tout à l’heure, si vous me faites
croire à cela. — Attendez : Thisbé vit, n’est-il pas vrai? —
Si ma chienne vit, je vous en réponds, elle pense, elle aime,
elle raisonne, elle a de l’esprit et du jugement. — Vous vous
souvenez bien du temps où elle iVétait pas plus grosse qu*un
rat? — Oui. — Pourriez-vous me dire comment elle est de-
venue si rondelette? — Pardi, en se crevant de mangeaille
comme vous et moi. — Fort bien, et ce qu’elle mangeait
vivait-il? ou non? — Quelle question! pardi non, il ne
vivait pas. — Quoi! une chose qui ne vivait pas, appliquée
à une chose qui vivait, est devenue vivante et vous entendez
cela? — Pardi, il faut bien que je l’entende. — J’aimerais
tout autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme
mort entre vos bras, il ressusciterait, — Ma foi, s’il était
bien mort, bien mort...; mais laissez-moi en repos; voilà-t-il
pas que vous me feriez dire des folies. )>
Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon
paradoxe... On m’offrait de belles poires qui vivaient, des rai-
sins qui pensaient, et moi je disais : Ceux qui se sont aimés
pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre
ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cen-
dres se pressent, se mêlent et s’unissent! que sais-je? Peut-être
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 409
n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur
premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie
dont elles jouissent à leur manière au fond de Turne froide qui
les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie
des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien di-
verses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ! Et pourquoi la nature
entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype
est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur
n’est plus; mais tous ses principes sont vivants. O ma Sophie^
il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir,
de vous aimer^ de vous chercher, de m’unir, de me confondre
avec vous quand nous ne serons plus,*’il y avait pour nos prin-
cipes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un
être commun, si je devais dans la suite des siècles refkire un .
tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient
à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans
la nature! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’as-
surerait l’éternité en vous et avec vous.
Mais il est sept heures, et ce maudit commissionnaire ne
paraît pas. Je suis d’une inquiétude extrême. II est sûr que j’irai
demain moi-même à Charenton, à moins qu’un déluge de pluie
ne m’en empêche.
• Nous avons eu aujourd’hui à dîner M"'® d’IIoudetot; elle
nous est venue de Paris, elle y retourne, et de là à Épinay.
Elle aura fait ses bonnes onze lieues. Cette expédition d’Angle-
terre la tient dans de cruelles alarmes; c’est une femme pleine
d’âme et de sensibilité. On parlait du vent sourd et continu qui
fait mugir ici les appartements. J’ai dit que le bruit ne m’en
déplaisait pas, qu’on en sentait mieux la douceur de l’abri,
qu’il berçait, et qu’il inclinait à rêver doucement. « Cela est
vrai, a-t-elle répondu, mais je ne l’entends point sans penser
que peut-être il écarte les Anglais du détroit et que nous
profitons de ce moment pour sortir de [nos ports et jeter en
Angleterre vingt-deux mille malheureux dont il n’en revien-
dra pas un. ))
Il faut ^que vous sachiez que parmi ces vingt-deux mille
hommes, il y a un M. de Saint-Lambert dont vous m’avez
entendu parler souvent avec éloge, que la reconnaissance seule
a attaché au prince de Beauveau, et qui le suit; sa perte,
410 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
si elle arrivait, nous causerait bien des regrets et lui coûterait
à elle bien des larmes ^
Il est neuf heures, nous avons fait un piquet à tourner, où,
par parenthèse, j’ai essuyé un coup unique : quatorze d’as,
quatorze de rois, sixième majeure, repic et capot en dernier.
Notre commi^ionnaire est de retour. Tous ont reçu des nou-
velles, excepté moi. Pas un mot ni de Grimm ni de Sophie. Il
est impossible que vous ne m’ayez pas écrit. Il faut ou que mon
domestique m’ait trompé et ne soit pas allé à Cliarenton, ou
que le directeur des postes ait refusé mes lettres au commis-
sionnaire, ou qu’il n’ait pas eu de quoi les retirer. Je fais toutes
les suppositions qui peuvent me tranquilliser. J’accuse tout,
hors vous.
On écrit de Lisbonne à notre voisin M. de Sussy que le roi
de Portugal a proposé aux Jésuites de se séculariser; que cin-
quante ont accepté; que cent cinquante, dont on ignore la dis-
tinction, ont été mis sur un bâtiment, on ne sait pour quel
endroit, et que quatre, encore détenus dans les prisons, seront
suppliciés^. Saviez-vous cela? Mais que les Jésuites tuent impu-
nément ou non des rois, qu’eux et les rois deviennent ce qu’ils
voudront, et que j’entende parler de mon amie. Où est-elle?
que fait-elle? Si mes lettres n’ont pas le môme sort que les
siennes, elle en aura reçu avant-hier deux à la fois; elle aura
aussi celle-ci demain au soir, et peut-être... Mais je n’ose plus
1. C’est au moment du départ de Saint-Lambert que M™” d’Houdetot fit ce
huitain exquis :
L’amant que j’adore,
Prêt à me quitter.
D’un moment encore
Voudrait profiter.
Félicité vaine
Qu’on ne peut saisir.
Trop près de la peine.
Pour être un plaisir.
2. A la suite de l’attentat du 3 septembre 1758 contre Joseph I", roi de Portugal,
onze aepusés furent condamnés à mort, mais les PP. Malagrida, Alexandre et de
Mates ne furent pas compris dans l’exécution do ce jugement. Le 3 septembre 1759,
anniversaire de l’attentat, les Jésuites furent expulsés de Portugal et leurs biens
confisqués. On en déporta 600 (et non 150) en Italie. Alexandre et de Matos res-
tèrent en prison. Malagrida ne fut supplicié que le 20 septembre 1701#
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 411
me flatter de rien, mon amie. Je suis venu ici pour travailler. Jus-
qu’à présent j’ai fait assez bien ; mais si la tête n’y est plus, que
voulez-vous que je fasse du temps? Que vais-je devenir? Si la
pluie, dont ce vent bruyant nous menace, pouvait tomber cette
nuit! Je passerai donc la journée de demain sans un mot de
vous! Le Baron me consulte sur des étymologies chimiques. Il
voit que je suis en souci; il me lit des traits d’histoire; il cher-
che à m’intéresser; mais cela ne se peut; je suis ailleurs. Je
vous conjure, mon amie, de me rendre à la campagne, à mes
occupations, à la société, atac amusements, à mes amis, à moi-
même. Je ne saurais sortir d’ici, et il est impossible que j’y
vive si vous m’oubliez. Adieu, cruelk et silencieuse Sophie.
Adieu.
XXIII
Au Grandval, le 18 octobre 1759.
Il n’y a sorte d’imaginations fâcheuses qui ne me viennent.
Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume ?
La Touche est-il mort ou bien malade? Votre mère vous a-t-elle
défendu de m’écrire? Êtes-vous à Paris? Êtes-vous en province?
Quelque accident survenu à M"‘® Le Gendre ne vous aurait-il
point appelée auprès d’elle? N’auriez-vous point envoyé vos let-
tres chez Grimm? Ne serait-il pas à-Epinay? Ces lettres ne
seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris? Le ciel se
fond en eau. Il n’y a pas moyen de s’éclaircir soi-même, ni par
un autre. Si le Baron était un homme à qui l’on pût s’ouvrir,
on aurait une voiture avec des chevaux et l’on irait à Gharen-
ton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la
poste à l’adresse de M. La Touche, une troisième fois 'à votre
adresse par un exprès, une quatrième aujourd’hui par un com-
missionnaire. Voilà ma cinquième lettre; mais que m’importe
quelle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de
réponse? Je n’entends non plus parler de Grimm que de vous.
Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous
les deux : je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous
&12
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
amender. II nous est venu aujourd’hui, de Sussy, la compagnie
la plus brillante. Il n’a tenu qu’à vous que je fusse charmant.
On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise : de grands
yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, la
taille la plus menue ; mais cela est bien raide, bien empesé,
bien sérieux.^Les hommes jouent au billard, les femmes sont
autour de la table verte, et moi je ne sais que faire. Sortir? On
ne mettrait pas un chien à la porte. Lire? je ne m’entendrais
pas. Causer? je ne saurais m’y résoudre. Travailler ? je l’ai
essayé inutilement. Je veux lire de vos lettres ; mais il ne m’en
viendra point; je me le dis; j’en suis convaincu. Avec cela, j’en
attends toujours; non, je n’en attends plus. Vous me faites pas-
ser de cruels moments. Celle-ci vous parviendra par un ami de
la maison, il vous l’epverra. Je vais le charger de prendre votre
réponse. Je lui écris pour cela; et voici ce que je lui écris :
« Je vous prie, monsieur, de faire passer cette lettre à son
(( adresse. J’espère qu’on y répondra. En ce cas, vous apporte-
« rez vous-même la réponse si vous venez, ou vous la joindrez
U aux lettres de M™' d’Aine, si votre arrivée ici se différait de
(I plusieurs jours, »
Je le prie aussi de voir chez le directeur de la poste de
Charenton. En vérité, mon amie, voici ce qui va arriver : l’im-
patience me prendra, un beau matin je m’habillerai, et je
partirai pour Paris , Ne m'aimez-vous plus? dites-le-moi.
Vous serait-il arrivé quelque chose que vous rougiriez de
m’apprendre? Ne faudra-t-il pas que vous me l’avouiez? Faites-
le plus tôt que plus tard. Mais je suis fou; il n’est rien de tout
cela; c’est autre chose que je n’entends pas, et qui s’éclair-
cira sans doute. Adieu! le commissionnaire de M'"' d’Aine
attend ce billet pour partir. Puisse-t-il être plus heureux que
les précédents!
XXIV
Au Grandval, le 20 octobre 1759.
Vous VOUS portez bien, vous pensez à moi, vous m’aimez,
vous m’aimerez toujours. Je vous crois ; me voilà tranquille, je
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 413
renais; je puis jouer, me promener, causer, travailler, être tout
ce qui vous plaira. Ils ont dû me trouver, ces deux ou trois der-
niers jours, bien maussade. Non, mon amie, votre présence
même n auiait pas fait sur moi plus dTmpression que votre pre-
mière lettre. Avec quelle impatience je 1 attendais! Je sufs sûr
qu en la recevant mes mains tremblaient, mon visage se décom-
posait, ma voix s altérait; et que si celui qui me Ta remise n*est
pas un imbécile, il aura dit : Voilà un homme qui reçoit des
nouvelles ou de son père, ou de sa mère, ou de celle qu’il
aime. Au même moment je jenais de fftire partir un billet où
vous aurez vu toute mon inquiétude. Tandis que vous vous amu-
siez, vous ne saviez pas tout ce que mon âme souffrait.
On nous dit ici que Arnould était une Colette d’opéra
maniérée, et d’une naïveté point du tout naïve L Cet on n’est
pas toutefois un homme d’un goût bien difficile. Je prétends, par
exemple, que quand le devin leur dit :
La bergère un peu coquette
Rend le berger plus constant,
il ne faudrait pas qu’elle sc rengorgeât, qu’elle portât la main à
sa coiffure, ni qu’elle rajustât son jupon. Pour moi je ne sais
qu’en penser, cela peut être bien, cela peut être mal. C est
selon la figure, les circonstances, ce qui a précédé le ton, le
caractère du jeu dans les choses les plus légères, ainsi que dans
les plus importantes. 11 n’y a rien de bien que ce qui est un.
Pourquoi ces gentillesses de conversation, qu’on a entendues
avec tant de plaisir, s’émoussent- elles quand on les rend? C’est
qu’on les présente isolées, c’est que l’intérêt du moment et de
l’à-propos n’y est plus. Je sais bon gré à M. de Prisye de vous
cultiver; vous lui parlez de moi quelquefois sans doute.
Si vous faites des médiateurs où vous gagnez beaucoup de
fiches et peu d’argent, en revanche, je fais des piquets où je
perds beaucoup d’argent et peu de fiches ; ce sont les marqués
qui me ruinent; ils ont des écarts pusillanimes. Moi, je songe à
faire beaucoup de mal; eux à s’en garantir.
1. Sophie Arnould, qui n’etait à l’Opéra que depuis le 15 décembre 1757,
venait de prendre le rôle de Colette du Devin de village.
414 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Je Tai vu ce papier de Genève \ vous le verrez aussi et vous
direz, comme moi, qu*il a le diable au corps, et qu’il vaut mieux
le supprimer que de s’exposer au soupçon de Tavoir fait ou
publié. L’auteur n’est pas un homme assez sûr. Les autres ont
payé cent fois pour ses folies; pourquoi cela n’ arriverait-il pas
encore une? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de
celui qui ne s’est jamais tu, et qui ne risque rien à parler? Où
est la précaution qui ne puisse tromper? J’ai appris à me méfier
des hasards ; il y en a de si bizarres. Par exemple, je vous pré-
dis (puissé-je être un prophète menteur), que ce commerce de
lettres perdra votre sœur; je ne sais ni quand ni comment cela
se fera; mais le temps amène tout ce qui est possible. Les
choses se combinent de tant de façons que l’événement fâcheux
a lieu tôt ou tard. Enpore si elle aimait! si cette consolation lui
était aussi essentielle qu’à nous! si elle avait un engagement
(le cœur! s’il s’agissait d’adoucir les ennuis de deux amants
séparés, d’épancher dans un cœur la tendresse dont on est
rempli! mais il n’y a aucun de ces si. En vérité, il y a peu de
prudence d’un côté et nulle délicatesse de l’autre ; vous ne
serez quitte ni envers elle ni envers vous-même, si vous ne la
prêchez pas fortement là-dessus, et si ce maudit paquet, qui
court après elle, vient à rencontrer son mari. Voyez cependant ;
rassurez-vous. Les pièges que le sort nous tend sont plus fins,
le mal qu’il nous réserve est moins attendu. La circonstance
que je crains, c’est celle où elle croira avoir tout prévu, et où
elle dormira paisiblement sur ces préîcautions.
Je ne connais pas M'"® de Néeps; mais j’ai vu quekjuefois
son mari, qui est homme de sens et qui a Ja réputation d’un
homme de bien.
Cela est singulier; entre les raisons que j’imaginais de votre
silence, l’indisposition de votre baron m’est venue Il a
résolu de mourir à votre insu. Pardonnez-lui cette nuit d’alar-
mes ; mais craignez qu’il nous donne quelque jour un fâcheux
réveil.
Il est impossible d’être sobre ici ; il n’y faut pas penser.
J’arrondis comme une boule; je continue à profiter; vous ne
pourrez plus m’embrasser. Votre sœur ne me reconnaîtra plus.
1. Allusion probable à Candide qui venait de paraître.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 415
et... j’allais ajouter la uùe bonne folie que je vous laisse à devi-
ner
Adieu, mon amie. Il y a sûrement une de vos lettres à
Charenton ; demain on me l’apportera, ou on ira la chercher
d’ici. ..
Notre vie est toujours la même. On travaille, on mange, on
digère si l’on peut, on se chauflè, on se promène, on cause, on
joue, on soupe, on écrit à son amie, on se couche, on dort, on
se lève, et l’on recommence le lendemain.
Notre causerie a été fort chauu'e et fort variée aujourd’hui,
M. d’Holbach soutient qu’ir ne faut jamais plaisanter au jeu ;
qu’en pensez-vous? Autre paradoxe : qu’on ne corrige les
hommes de rien. Je vois à cela deux choses : l’une, qu’il se fâche
aisément quand il perd, et qu’il voudrait Itten s’excuser le peu
de succès de l’éducation de ses enfants Je les ai laissés sur
une bonne folie. Ils en ont pour jusqu’à minuit, s’ils le veulent.
J’ai dit: Veut-on semer une grAine; on défriche, on laboure, on
herse. Veut-on planter un arbre; on choisit le temps, la saison ;
on ouvre la terre, on la prépare; il y a des soins que l’on prend.
Quelle est la fleur qui n’en exige pas? Il n’y a que l’homme
qu’on produise sans préparation. On ne regarde ni à sa santé
ni à celle de la mère ; on a l’estomac chargé d’aliments, la tête
échaulTée de vin ; on est épuisé de fatigue ; on est embarrassé
d’alTaires, abattu de chagrins. L’Éco.ssais a dit : « Quand on
cherche à les faire sains, on les fait sots. »
Cela est aussi vrai que quand le père et la mère sont inno-
cents tous les deux, ou les fait fous. Sans plaisanter, c’est un
ouvrage assez important pour y procéder avec quelque circons-
pection.
11 a fait une après-dînée charmante. Nos jardins étaient cou-
verts d’ouvriers et vivants. J’ai été voir planter des buis, tracer
des plates-bandes, fermer des boulingrins. J’aime à causer avec
le paysan; j’en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui
couvrent en un instant cent arpents de terre sont filées par de
petites araignées dont la terre fourmille : elles ne travaillent
que dans cette saison et que certains jours.
A gauche de la maison, nous avons un petit bois qui la défend
du vent du nord; il est coupé par un ruisseau qui coule natu-
rellement à travers des branches d’arbres rompues, à travers
|16 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
des ronces, des jones, de la mousse, des cailloux. Le coup d’œil
en tout à fait pittoresque et sauvage. C’est là qu’on allait cher-
cher, il y a deux mois, le frais contre les chaleurs brûlantes de
la saison. Il n’y a plus moyen d’en approcher; il faut tourner
autour et prendre le soleil.
Nous avqfis été à Amboile^ : nous avons vu la folie d’un
homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son
château de douze pieds, et nous avons ri. Ce château, avec les
eaux qui l’entourent et les coteaux qui le dominent, a l’air d’un
flacon dans un seau de glace
Vous ôtes bien hardie de lire deux pages d’une de mes
lettres à votre mère; mais cela vous a réussi. A la bonne heure
pour cette fois, ma mie; croyez-moi, n’y revenez plus Je
viens de recevoir vqtre lettre qui finit par ces mots : « Mer-
credi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami; je dors plus
d’à moitié, et je ne vous en aime pas moins. » Je me trompe;
c’est, mon amie, que je les ai toutes sous les yeux. La dernière est
de jeudi, à minuit. Dieu veuille que vous n’en ayez point écrit
depuis. M. Iludet m’a fait dire que la première qui lui viendrait
sous enveloppe serait renvoyée à Paris. Je me hâte de vous
prévenir, adressez dans la suite : A AL Iludet^ pour remettre
à M, Diderot; ou bien envoyez chez le Baron, ou chez M. d’Aine;
maître des requêtes, rue de l’ Université, avec mon adresse au
Grandval; mais le plus sûr est M. Hudet, pourvu qu’il n’y ait
point d’enveloppe : l’enveloppe fait perdre le port au fermier
et le bénéfice au directeur. Si ce n’est pas leur compte, ce n’est
pas mon intention.
Vos conjectures sur Villeneuve et d’Alemberfe^ ne sopt pas
tout à fait sans fondement. Me voilà hors d’un grand souci. Le
paquet errant est arrivé à sa destination; j’y répondrai, au
reste, quand j’en aurai le temps et l’espace; je ne saurais m’em-
pêcher de vous dire que la fin celui-ci est de la plus grande
beauté. J’en suis touché jusqu’aux larmes. Je coucherai aussi
sur cette urne. Adieu, ma tendre, ma respectable amie; je vous
aime avec la passion la plus sincère et la plus forte. Je voudrais
vous aimer encore davantage, mais je ne saurais.
1. Amboile ou Ormesson, château situé à côté du Grandval et appartenant alors
à la famille d'Ormesson.
LETTRES A IifîADEMOISELLE VOLLA-NO.
W
XXV
Le 30 octobre i 750.
Voici, amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la
patience de la lire jusqu’àja fin; vous y trouverez peut-être
des choses qui ne vous déplairont pas.
11 fit dimanche une très-belle journée; nous allâmes nous
promener sur les bords de la Marne; nous la suivîmes depuis
le pied de nos coteaux jusqu’à Ghampigny.
Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous,
le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de
plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en
nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Lés paysans
y ont établi de pêcheries. C’est un aspect vraiment roma-
nesque. Sàint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et
Ghampigny, de l’autre, sur les sommets; la Marne, des vignes,
des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à
rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en
offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique
nous en soyons revenus tous écloppés. Je m’étais fiché une
épine au doigt; le Bagpn était entrepris d’un torticolis, et un
mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique
Écossais.
11 était temps que nous regagnassions le salon. Nous y
voilà* les femmes étalées ^sur le fond, les hommes rangés autour
du foyer; ici l’on se réchauffe; là on respire. On est encore en
silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est M”**" d’Holbach
qui a parlé la première, et elle a dit :
— Maman, que ne faites-vous une partie? — Non; j’aime
mieux me reposer et bavarder. — Comme vous voudrez. Repo-
sons nous et bavardons.
Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocu-
teurs, vous les connaissez tous.
— Eh bien ! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne?
27
vvill.
^8 LETTRES A MADEMOISELLE VOtLAND.
— J’en suis atix Arabes et aux «Sarrasins *. — A Mahomet, le
meilleur ami des femmes? — Oui, et le plus grand ennemi de
la raison. — Voilà une impertinente reÉaarque. — Madame, ce
n’est point une remarque, c’est un fait — Autre sottise ; ces
messieurs sont montés sur le ton'galanl.
— Ces peuples n’ont connu l’écriture que peu de temps
avant l’hégire. — L’hégire 1 quel animal est-ce là? — Madame,
c’est la grande époque des musulmans. — Me voilà bien
avancée ; je n’entends pas plus son époque que son hégire, et
son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.
— Antérieurement à cette époque, c’étaient des idolâtres
grossiers; celui à qui la nature avait accordé quelque élo-
quence pouvait tout sur eux. Ceux qu’ils honoraient du nom de
chated étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, méde-
cins, législateurs et prêtres, caractères qu’on ne trouve guère
réunis dans une même personne que chez les peuples barbares
et sauvages. — Cela est juste. — Tel fut Orphée chez les
Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. — -
Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet
automne. Ce Berlize * est un baguenaudier. Il m’en faut cent
cinquante bottes et il m’en envoie quatre-vingts. — Ces plates-
bandes seront fort bien; qu’en pensez-vous? — A merveille. —
Je voudrais bien que M. Charon® revît son jardin.
— Les premiers législateurs des nations étaient chargés
d’interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les cala-
mités publiques, d’ordonner des entreprises, de célébrer les
succès, de décerner des récompenses, d’infliger des châtiments,
de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d’ab-
soudre, d’assembler et de disperser, d’armer et de désarmer,
d’imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. A me-
sure qu’un peuple se police, ces fonctions se séparent Un
homme commande un autre sacrifie un troisième
guérit un quatrième, plus sacré, les immortalise et
s’immortalise lui-même.
1. En effet, ce qu’on va lire est, moins les interruptions, bien entendu , repro-
duit dans l’article barrasins de VEnnyclopédie, Voir t. XVJl, p. 30 et suiv.
2. Intendant du baron d’Holbach*
3* M. Charon était le précédent propriétaire du Grandval.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
41 «
— Madame, ce qu’ils disent là est fort beau. — Je me soucie
bien de ce qu’ils disent ; je pense à mes bois. 11 y a longtemps
que nous n’avons vu la Parfaüe-Union. — Tant mieux. — Ils
sont pourtant à Saint-Maur. Qu’ils y restent — Cette femme-
là est plus femme que toqtes les autres femmes ensemble. —
Jamais elle ne sait ce qu’elle veut. — Pardonnez-moi; mais elle
n’est jamais contente de ce qu’elle a. — Je la trouve plus mal-
heureuse que folle. Il n’y a rien de si incommode que le désir,
si ce n’est la possession, Cependant il faut avoir ou man-
quer. — C’est une assez triste nécessité....
— Ce fut un certain Moramere qui inventa l’alphabet
arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient
lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là,
la haine des premiers mulsumans contre toute espèce de con-
naissance; le mépris qui s’en est perpétué jusqu’à ce jour, et
la plus longue durée garantit* à ses impostures C’est une
observation assez générale que la religion perd à mesure que la
philosophie gagne. On en conclura tout ce qu’on voudra contre
l’inutilité de l’une ou contre la vérité de l’autre,
— Yotie madame de *** nous avait promis. Que diable fait-
elle à Paris? — Elle enrage. — De quoi? elle ne manque pas
de ligure; elle a de l’esprit; tout le monde l’aime. — Et, ce
qui vaut encore mieux, elle n’aime personne. — Maman, vous
riez toute seule. — Je pense à la figure de son petit magot. Ne
trouvez-vous pas qu’il ressemble au manche d’une basse de
viole? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. —
Allons, mesdames, courage. — Pardi, mon gendre, laissez-nous
médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu’on en fait
autant de nous sans que je m’en chagrine ; c’est que je ne me
chagrine de rien. — Et puis, comment pardonner aux défauts
de ses amis, si on ne les connaît pas? — Ma femme. —
Qu’avez-vous à dire à cela? — Que vous alliez prendre votre
mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit
sera moins désagréable et plus innocent. — Ma fille, je te
prie de n’en rien faire; je ne conçois rien de si maussade
que ton mari quand il est malade. C’est comme les autres
quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philo-
sophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sé-
rails, rctournez-y. — C’est le plus court
420 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
— Eh bien 1 philosophe, vous disiez donc que plus il y
aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèleri-
nages à la Mecque. — Oui. — Je suis de son avis. — Je pense
même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux
annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure
assez sûre du |»rogrès de l’incrédulité, de la corruption des
mœurs et du déclin de la superstition nationale. — Gomment
cela? — Le voici : supposons, par exemple, qu’il y eût en 1700,
trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille commu-
nions sur une paroisse, et qu’en 1760 il ne se fît plus que dix
mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que
la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers.
— Mademoiselle Anselme. — Madame. — Vous avez bien
le plus vilain cul qui se puisse. — En vérité, ma belle-mère,
vous êtes d’une folie! — Au sérail, mon gendre! Oh! made-
moiselle, un très-vilain cul. — Je ne m’en soucie guère ; je ne
le vois pas. — Mais c’est qu’il est noir, ridé, maigre, sec,
petit, plissé, chagriné! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait
un peu. — Elle a un si joli visage! comment aurait-elle un si
vilain cul? — Voilà mon philosophe qui m’a devant lui, et qui
conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et
que je m’en crois, car je l’ai vu. — Vous l’avez vu, madame?
— Oui, je l’ai vu toute la nuit en rêve.
— Eh bien ! philosophe? — Je ne sais plus où j’en suis. —
Et laissez là ces folles. — Ma foi, elles parlent d’un cul qui m’a
tourné la tête. — Vous en étiez à l’acte religieux annuel, et au
déclin de la superstition nationale. — M’y voilà. Je pense que
ce déclin a un terme; les progrès de la lumière sont limités ; elle
ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop
misérable et trop occupé : elle s’arrêta là ; alors le nombre de
ceux qui satisfont, dans l’année, à la grande cérémonie est égal
au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des
esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles,
comme il vous plaira. — Ainsi voilà le troupeau de l’Église. —
11 peut s’accroître, mais non diminuer. — La quantité de la
canaille est à peu près toujours la même.
— Écoutez, madame, écoutez. — Je m’ennuie assez sans
cela. 11 ne me fallait plus que la Socoplie J’étais faite cette
année pour voir de vilains culs Il y a deux mois que j’étais
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ft2i
seule ici ; je ne savais que devenir ; je me fis mener à Bonneuil,
et dare, dare, dare, voilà un homme qui vient en cabriolet,
comme si le diable remportait. Vous savez ce tournant vers
l’église, il y avait là une femme montée sur un âne, entr^ deux
paniers; et crac, le moyeu du cabriolet accroche un panier, et
voilà l’âne, les quatre fers en l’air d’un côté, et les paniers et
la femme, les quatre fers en l’air, de l’autre. On s’amasse, on
redresse les paniers, on relève l’âne par la queue; cependant
on laissait là cette pauvre femme qui criait comme une femme
troussée. — Mais il y en a quî ne crient pas trop. — Aux
sérails. — Là comme ailleurs.
L’Alcoran fut le seul livre de la nation pendant plusieurs
siècles; on brûla les autres, ou parce qu’ils étaient superflus,
s’il n’y avait que ce qui est dans l’Alcoran, ou parce qu’il étaient
pernicieux, s’ils contenaient autre chose que ce qui y est. Ce
fut d’après ce raisonnement qu’on chauffa pendant six mois les
bains d’Alexandrie des ouvrages du temps précédent^ L'impos-
teur n’était plus, lorsque des fanatiques remplis de son esprit
damnaient le calif Almamon poûr avoir accueilli la science au
détriment de la sainte ignorance des fidèles croyants. Iis
disaient : Si quelqu’un ose l’imiter, il faut l’empaler et le
porter de tribu en tribu, précédé d’un héraut qui criera : C’est
ainsi qu’on traitera l’impie qui préférera la philosophie pro-
fane à la divine tradition, la raison au miraculeux Alcoran.
Cependant les Omméades firent peu de chose pour les savants.
Les Abbassides osèrent davantage. Un d’entre eux institua des
pèlerinages, éleva des temples, prescrivit des prières publiques
et se montra si religieux qu’il put, sans irriter les dévots, atta-
cher près de lui un astrologue et deux médecins chrétiens. 11
n’y a point de sectes que les musulmans haïssent autant que la
chrétienne. Cependant les lettrés que les derniers Abbassides
appelèrent à leur cour étaient tous chrétiens. Le peuple n’y
prit pas garde. — C’est qu’il était heureux sous leur gouverne-
ment. Je dirais volontiers à un prince... — Est-ce qu’on dit
quelque chose aux princes ? Mais voyons, père Hoop, ce que
vous leur diriez. — Soyez bons; soyez justes; soyez victorieux;
soyez honorés de vos sujets et redoutés de vos voisins. — Rien
que cela? — J’ajouterais : Ayez une armée nombreuse à vos
ordres, et vous établirez la tolérance universelle; vous renver-
h22
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
serez ces asiles de l’ignorance, de la superstition et de l’inutilité.
— Voulez-vous vous taire I vous ne savez donc pas que je veux
fonder un couvent au Grandval? — Beau projet I... Vous réduirez
à la simple condition de citoyens ces hommes de droit divin qui
opposent sans cesse leurs chimériques prérogatives à votre
autorité; vous reprendrez ce qu’ils ont extorqué de rirnbécillité
de vos prédécesseurs; vous restituerez à vos malheureux sujets
la richesse dont ces dangereux fainéants regorgent ; vous dou-
blerez vos revenus, sans multiplier les impôts; vous réduirez
leur chef orgueilleux à sa ligne et à son filet; vous empêcherez
des sommes immenses d’aller se perdre dans un gouflre etranger
d’où elles ne reviennent plus; vous aurez l’abondance et la paix ;
et vous régnerez, et vous aurez exécuté de grandes choses, sans
exciter un murmure, sans verser une goutte de sang. — Pardi
c’est un bel instrument que la langue; comme il endlecela! —
Mais il faudrait, avant tout, qu’un souverain fût bien persuadé
que l’amour de ses peuples est le seul véritable appui de sa
puissance. Si, dans la crainte que les murs de son palais ne
tombent en dehors, il leur chérche des étais, il y en a certains
qui tôt ou tard les renverseront en dedans. Un souverain pru-
dent isolera sa demeure de colle des dieux. Si ces deux édifices
sont trop voisins, le trône sera gêné par l’autel, l’autel par le
trône ; et il arrivera quelque jour que, portés l’un contre l’autre
avec violence, ils s’ébranleront tous les deux. — Il ne serait pas
difficile à un prince politique de soulever le haut clergé contre
la cour de Rome, ensuite le bas clergé contre le haut, puis
d’avilir le corps entier. — Les voilà-t-il pas qui rêvent com-
ment on pourrait traîner la sainte Église de Dieu dans la boue !
Voulez-vous vous taire, vilains athées que vous êtes 1 — Mais
à propos, le petit Croque-Dieu de Sussy ne vient-il pas souper?
— Pardi, mon gendre, s’il vient, ménagez un peu ses oreilles ;
comment voulez-vous qu’il dise la messe, quand il a ri de vos
ordures? — Qu’il ne la dise pas. — Il ne lui est pas aussi facile
de se passer de la dire qu’à vous de l’entendre. — Je ne doute
point que cela n’arrive un jour. — Pardi, je le voudrais
bien; c’est un petit homme; il rit de si bon cœur. — Il ne
s’agit que de persuader aux évêques de se passer du pape, et
aux curés de partager avec les évêques. — Si vous me renvoyez
là, il a lamine d’attendre longtemps...,. Mademoiselle Anselme,
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 423
écoutez tout contre : si vous ne voulez pas (jue je vous voie
avec le vilain cul de mon rêve, montrez-nous celui que vous
portez.
— Les musulmans sont divisés en une multitude incroyable
de sectes. On en compte jusqu’à soixante-treize. Ils ont des
jansénistes, des molinistes, des pyrrhoniens, des sceptiques,
des déistes, des spinosistes, des athées. — Les voilà bien
lotis!.... C’est comme parmi nous. La belle couvée! — On les
vit éclore du mélange de la religion avec la philosophie. —
Cette philosophie gâte tout. — 'lorsqu’ils quittèrent le glaivê
tranchant dont ils prouvaient la divinité de l’Alcoran, et qu’ils
se mirent à raisonner. — C’est encore une mauvaise chose que
la raison ; aussi j’en use le moins que je peux II y paraît
quelquefois. — Aux autres il n’y paraît pas tant; mais c’est tout un.
— Ils ont des espèces de manichéens et d’optimistes. Un
des premiers disait un jour à son antagoniste : Un père eut trois
enfants. — Mesdames, voici un conte; il hui l’entendre. —
L’un de ces enfants vécut dans la crainte de Dieu. — Et fit bien.
II n’y en a guère aujourd’hui de ceux-là. On ne sait plus ce
que le monde devient; les enfants sont aussi méchants que les
vieilles gens. — Le second vécut dans le crime, et le troisième
mourut tout jeune. Quel sera leur sort dans l’autre vie? L’opti-
miste répondit que le premier serait récompensé dans le ciel,
le second puni dans les enfers, et que le troisième n’aurait ni
châtiment ni récompense. Mais, reprit le manichéen, si ce
dernier disait à Dieu : Seigneur, il n’a dépendu que de toi que
je vécusse plus longtemps, et que je fusse assis dans le ciel à
côté de mon frère ; cela eût été mieux pour moi. Que lui répon-
drait le Seigneur? Il lui répondrait : J’ai vu que si je t’accor-
dais une plus longue vie, tu tomberais dans le crime, et qu’au
jour de mes vengeances, tu mériterais le supplice du feu. Mais,
ajouta le manichéen, n’entendez-vous pas le second qui répli-
que au Seigneur : Eh! que ne m’ôtais-tu la vie dans mon en-
fance? Pourquoi m’accorder les jours malheureux que tu as
refusés à mon frère? Si je ne me réjouissais pas dans le ciel
avec mon frère aîné, du moins je sommeillerais en paix auprès
de mon frère cadet; cela eût été aussi bien pour moi que pour
lui. Comment le Seigneur s’en tira-t-il ? — Ma foi , je n’en sais
rien ; il y a de quoi le faire affoler. Mais nous saurons cela
k2h LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
quand nous y serons; il faut y aller tôt ou tard Il lui dira :
J'ai prolongé ta vie afin que tu méritasses la félicité éternelle,
et tu me reproches une faveur que je t'ai faite.... Si c’était une
faveur, dira le troisième que ne me la faisais- tu donc aussi ? —
Voilà trois enfants bien incommodes ; ils ont dû donner bien du
chagrin à leurs parents. Mais il faut prendre la charge avec les
bénéfices. Allofis souper.
— Il y en a qui nient tout rapport du Créateur à la créature.
Selon eux. Dieu est juste parce qu’il est tout-puissant. Ses
attributs n’ont rien de commun avec les nôtres; et nous ne
savons pas par quels principes nous serons jugés à son tribunal.
— Maman, tant mieux pour votre amie M"**" de ***. — N’en
parlons pas. Laissons notre prochain pour ce qu’il est. La fille
est noire comme une taupe ; mais mon fils dit qu’elle a les pieds
blancs. Blancs ou noirs, qu’est-ce que cela me fait? Pour la
mère, elle eût été mieux avisée de garder ses yeux qu’elle avait
beaux et bons, et de laisser assommer son mari ; mais ce qui
est fait est fait. — Ils disent : Qu’est-ce qu’un être passager
d’un instant, d’un point, devant un être éternel, infini? Que
deviendraient les autres hommes pour un de leurs semblables à
qui Dieu aurait accordé seulement une durée éternelle? Croit-
on qu’il eût le moindre scrupule de s’immoler tout ce qui lui
résisterait? Ne dirait-il pas à ses victimes : Qu’êtes-vous en
comparaison de moi? Dans un moment il ne sera non plus
question de vous que si vous n’aviez point été, vous ne jouirez
ni ne souffrirez plus ; mais il s’agit d’une éternité pour moi. Je
me dis à moi-même et à vous, selon ce que je suis et ce que
vous êtes, périssez donc sans murmurer ; je suis juste — Il
est incroyable tout ce qui leur croît dans la tête. En vérité, il y
a de quoi déranger la mienne. — Cependant quelle distance
plus grande encore de Dieu à un homme, que d’un homme,
quel qu’on le suppose, à un autre! Qu’il soit immortel, cet
homme, je le veux; combien ne lui restera-t-il pas encore
d’infirmités qui le rapprocheront de la condition commune?
Toute notion de justice s’anéantit entre un homme et son sem-
blable par le privilège d’un seul attribut divin, et nous osons
en supposer entre Dieu et l’homme! Il n’y a que le brachmane,
qui craignit de blesser la fourmi, qui puisse dire à Dieu : Sei-
gneur, pardonnez-moi si j'ai fait remonter mes idées jusqu’à
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ^25
VOUS; je les ai fait descendre jusqu’à la fourmi tràitez-moi
comme j’ai traité le plus misérable des insectes.
Au milieu de ces sectaires, il y en a qui se moquent de *
tout Ils n’en sont ni plus heureux ni plus sages. — Madame
de Saint-Aubin, vous avez une femme de chambre qui tie l’est
guère. — Qu’est-ce que cela me fait? — Pardi, cela me ferait à
votre place. Je veux croire que ceux qui me touchent ont en tous
temps les mains nettes. — Et voilà un éclat de rire qui part en
un instant de tous les coins du salon. — Qu’appelez-vous les
mains nettes?... — Oui, madame, les mains nettes... Je sais ce
que j’ai vu, et je m’entends.
— Ils ont des intolérants, con|»e madame. — Pardi, je
n’empêche rien de ce que je ne vois pas ; c’est comme madame
chose... Ma fille, aide-moi donc à trouveriîon nom. — Maman,
il ne faut pas dire cela. — Ils viennent ici, je les loge porte, à
porte — Père Hoop, je vous prie de continuer. — Un isla-
mite intolérant avait attenté à la vie d’un philosophe dont il
suspectait la croyance. Ce philosophe était puissant; tl aurait pu
châtier l’islamite ou le perdre par son crédit; il se contenta de
le réprimander doucement et de lui dire : Tes pi'incipes te com-
mandent de m’ôter la vie, les miens me commandent de te
rendre meilleur, si je puis. Viens, que je t’instruise, et tu me
tueras après, si tu veux. — Ma foi, cela est joli. — Que pensez-
vous qu’il apprit? — Son catéchisme; car tout prêtre qu’il était,
il ne le savait pas. — L’arithmétique et la géométrie C’est
peut-être ainsi qu’il en faudrait user avec tous les peuples à
convertir Faire précéder le mi.ssionnaire du géomètre. —
Et pourquoi pas du chiniicitn aussi avec ses curbuudes? —
Madame, cela n’en serait pas plus mal. Qu’ils sachent d’abord
combiner des unités, ensuite on leur fera combiner des idées
plus difficiles. — Tenez, voilà la meilleure chose que vous ayez
dite de toute la soirée. Si ce projet prend, mon amoureux Mon-
tamy partira pour la Cochinchine, et je n’en serai plus ennuyée.
Allons souper là-dessus, et que le petit Croque-Dieu, qui ne
vient point, s en aille au diable.
Et voilà, mon amie, comme le tepips se passe. Je n’ai h
vous dire que de ma taodresse et de nos entretiens. Au milieu de
CCS entretiens, moitié sérieux, et moitié comiques, je soupire
quelquefois, et je dis îeut bas : Ah I si ma Sophie et sa sœur
426 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
étaient ici ! et puis je soupire encore. M. de Berlize partit hier
pour Paris; il vous porte une lettre. Je l'accompagnai jusqu'à
Charenton, où j’espérais en prendre une de vous, et je ne fus
pas trompé. Je revins à sept heures ; on m’attendait pour faire
un piquet. Je jouai gaiement et heureusement. Nous perdons
rÉcossais demain. J*en suis fâché; c'est un homme de bien qui
a du sens et des connaissances. Sa mélancolie Ta promené dans
tous les coins du monde, et je tirais parti de ses voyages.
M""’ d’Aine est la meilleure femme du monde, c'est la préve-
nance en personne; mais elle estropie tous les noms; elle
appelle un chimiste un chirnicieni une cucurbite, une ciirbi-
tudei y Encyclopédie^ Socoplie^ et ainsi du reste. La Parfaite--
Union est une M*”® de qui a la fantaisie de fonder une
coterie femelle sous ce, titre. M*”®de la mère, est la femme
d’un directeur des aides, à Bordeaux, à qui elle a sauvé la vie
dans une émeute populaire : elle se jeta au milieu des séditieux.
Une femme échevelée, qui errait, qui s’exposait aux pierres qui
volaient de toutes parts, étonna les séditieux et suspendit leur
fureur. Elle était dans un temps critique, et elle on perdit les
yeux, et depuis l’infâme époux et son horrible fille se sont
ligués pour tourmenter cette infortunée. 11 y a des années
qu’ils font couler des larmes amères de ces yeux qui ne voient
plus. Le petit Croque-Dieu est le pimatni de M’”*^ de Sussy.
11 dit la messe le dimanche, et le reste de la semaine il fait le
bouffon. 11 avait été de la promenade; il devait être du souper;
mais il ne vint qu’après. Nous avions dévoré, les femmes sur-
tout; nous étions en train de dire des folies et d’en faire lorsque
le cher petit prêtre arriva. « Ah! te voilà, l’abbé; sais-tu bien
que je n’aime pas qu’on me manque. — Madame n’y est-elle
pas encore faite? — Point du tout. » Le Croque-Dieu ne hait
pas les femmes ; il leur ferait volontiers cet honneur. M"“' de’^^^
était assise et accoudée sur une table; il alla se pencher
et s'accouder sur la même table, vis-à-vis d'elle, car il est
familier. M"'® de invitée par la commodité de sa posture
et la largeur de sa croupe, prend un fauteuil, l’approche de lui,
lui dit : « L’abbé, tiens-toi bien », et d’un saut elle enfourche
l’abbé L’abbé ne se fâcha point et fit bien. C'était encore
une figure à voir que Anselme. C’est l’innocence, la
pudeur et la timidité mêmes. Elle ouvrait ses grands yeux,
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 127
elle regardait à terre une mare énorme, et elle disait d’un ton
de surprise : Mais! madame. — Eh! mais, oui C^est moi,
c’est l’abbé : des souliers, des bas, des cotillons, du linge.
Mme çsl; honorable ; le petit prêtre est pauvre. Dès le
lendemain il eut ordre d’acheter un habit complet. Gomment
trouverez-vous cela, mesdames de la ville? Pour nous, grossiers
habitants du Grandval, il ne nous en faut pas davantage pour
nous amuser et le jour et le lendemain.
Oui, mon amie, oui, j’ai reçu toules vos lettres ; je suis
tranquille ; je suis heureux jutant qu’on peut l’être loin de celle
qu’on aime bien. Je souhaite que la lecture de l'Esprit continue
de vous plaire. Si l’auteur n’a pas eu le suflrage de Grinim, et
qu’il vous connût, il s’en consolerait un peu par le vôtre. Je
vous vois, vous et votre mère; j’entena*s d’ici les mots qui -
rompent par intervalle le silence de votre retraile. Vous vous
trompez ; M"‘^ de Saint-Aubin ne pense plus à moi ; elle a dé-
couvert, au bout de trente ans, que le bruit du trictrac lui
faisait mal à la tête, et nous n’y jouons plus. Je vous rends tout
ce qui se fait ici mot à mot ; et vous vous en amuserez parce
que c’est votre ami qui vous parle.
Il est vrai que j’attendais M. de Rerlize avec impatience. Il
a mis de l’importance et du mystère à sa fonction ; il m’a donné
la lettre de Grirnin devant tout le monde, et il a attendu que
nous fussions seuls pour me remettre la vôtre. Encore un petit
moment, et j’accourrai, et je vous porterai une bouche innocente,
des lèvres pareilles, et des yeux qui n’ont rien vu depuis un
mois. Que nous serons contents de nous retrouver!...
XXVI
Le 1" novembre 1759.
On se promène presque en tout temps à la campagne. S’il
fait un rayon de soleil, on en profite. Je travaille beaucoup, et
avec agrément. Je vois ma besogne tirer à sa fin. D’un assez
grand nombre de morceaux de philosophie, il ne m’en reste que
428 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANU
trois à faire ; niais longs et difficiles : c'est l'examen du plato-
nisme et du pythagorisme, avec l'histoire de la philosophie chez les
Étrusques et les Romains ^ Je sors des Arabes et des Sarrasins,
où j’ai trouvé plus de choses intéressantes que je n'en espérais.
Ces peuples ont un caractère particulier. Vous avez entendu
parler de ces^^dévots orientaux, dont la pratique religieuse se
réduit à pirouetter sur un pied jusqu'à ce qu'ils tombent par
terre sans connaissance, sans sentiment, étourdis et presque
morts. Croyez-vous que cette extravagance est le résultat d’un
système théosophique très-suivi, très-lié, et parsemé de vérités
les plus sublimes? Ils prétendent que le vertige suspendant
toutes les distractions de la particule divine, elle s’en rejoint
plus intimement à l'être éternel dont elle est émanée. Dans cet
état de stupidité tranquille, simple, pure et une comme lui,
elle entend sa voix, et jouit d’un bonheur inconnu aux profanes
qui ne l'ont point éprouvé. La vénération que les musulmans ont
pour les idiots est la conséquence de ce privilège. Ils les re-
gardent comme des êtres privilégiés en qui la nature a opéré la
bienheureuse imbécilité que les autres n’acquièrent que par le
saint vertige. Je vous détaillerais tout cela si j’en avais le temps;
vous verriez que l’islamite qui est assis immobile au fond d’une
caverne obscure, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête
penchée sur ses mains, les yeux attachés au bout de son nez,
passant des journées entières dans l'attente de la vision béati-
fique, est un aussi grand philosophe que l'Européen dédaigneux
qui le regarde en pitié, et qui se promène tout fier d'avoir
découvert que nous ne voyons rien qu’en Dieu.
Le saint prophète pressentit que la passion des femmes était
trop naturelle, trop violente et trop générale pour tenter avec
succès de la refréner. Il aima mieux y conformer sa législation
que d’en multiplier les infractions en l’opposant à la pente la
plus utile et la plus douce de la nature. Quand il encourageait
les hommes à la vertu par l'espérance future des voluptés cor-
porelles, il leur parlait d'une félicité qui ne leur était pas étran-
gère. Il prescrivait des ablutions et quelques pratiques frivoles,
dont le peuple a besoin, qui sont arbitraires, telles qu'il y en a
dans toutes les religions du monde, et qui ne signifient rien
1. Pour V Encyclopédie.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 429
pour les hommes d’une piété un peu solide, comme de tourner
le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter
un scapulaire, parmi nous, parce qu’il faisait un culte pour la
multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l’audace
et le mépris de la mort ; le péril étant aux yeux du fataliste le
même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et
pour celui qui repose dans un lit ; l’instant de périr étant irré-
vocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l’Éternel
qui a enchaîné toutes choses d'un lien que sa volonté même ne
peut ni resserrer ni relâcher^
Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et
par ce morceau du poêle Sadi que je va>s vous traduire ; il vous
fera plaisir, parce qu’il m’en a fait, parce qu’il est beau, parce
qu’il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse *.
Les Sarrasins ont des maximes d’une énergie et d’une déli-
catesse peu communes. Aucune nation n’est aussi riche en {pro-
verbes ; leurs fables sont d’une simplicité qui me charme.
Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques
jours. Auparavant c’était avec les Phéniciens ; auparavant avec
les habitants du Malabar ; auparavant avec les Indiens. ^
J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne
valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu
leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche
de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me
donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs, images
m’échautfaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon arme,
la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait
essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient a
me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère
et trompeuse ; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon
amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui p ait, et que son
coeur est droit, et que ses caresses sont vraies Ils me disaient:
Tu vieilliras ; et je répondais en moi-même : Ses ans passeront
avec les miens. Vous mourrez tous deux ; et j ajoutais : Si mon
™io meure avant moi, je la P'™- ^“"“e ’
pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd hui ; demain elle
d. Ici se trouvait le morceau intitulé : Le rosier dupoete Sadi, reproduit t. IV.
page 483.
WO LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et
toujours, parce qu’elle ne changera point, parce que les dieux
lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la fran-
chise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai
l’oreille aux conseils austères des philosophes; et je fis bien,
n’est-ce pas, ma Sophie ?
XXVII
Au Grandval, le 2 novembre 1750.
Le père IIoop nous a quittés ; mais en revanche, il nous est
arrivé une dame. Elle n’est point mal de figure. A juger par le
son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression,
elle a du naturel dans l’esprit et de la douceur dans le carac-
tère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu’elle
soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel
ils se reconnaissent.
Les dernières nouvelles qu’on nous a apportées de Paris ont
rendu le Caron soucieux. Il a des sommes considérables placées
dans les papiers royaux... Il disait à sa femme : u Écoutez, ma
femme, si cela continue, je mets bas l'équipage, je vous achète
une belle capote avec un beau parasol, et nous liénirons toute
notre vie M. de Sillhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des
laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières,
des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les
autres privilèges de l’opulence... » Et moi je pensais que pour
un homme qui n’aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces
attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent
jamais de superflu, il serait presque indifférent d’être pauvre
ou riche. Pauvre, on s’expatrierait, on subirait la condamnation
ancienne portée par la nature contre l’espèce humaine, et l’on
gagnerait son pain à la sueur de son front... Ce paradoxe tient
à l’égalité que j’établis entre les conditions et au peu de diffé-
rence que j’émets, quant au bonheur, entre le maître de la
maison et son portier... Si je suis sain d’esprit et de corps, si
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 431
j’ai l’âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le
vrai du faux, si j’évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité
de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si,
loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence
me ferait peut-être rougir, on peut m’appellèr comme on voudra,
milord ou sirrah : sirrah, en anglais, c’est un faquin en fran-
çais, la qualité qu’un petit-maître en humeur donne à son
valet... Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue
un homme d’un autre ; le reste n’est rien. La durée de la vie
est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand ou s’en
va, il importe si peu d’avoir été quelqu’un ou personne. 11 ne
faut à la fin qu’un mauvais morceau de toile et quatre planches
de sapin... Dès le matin j’entends sous ma fenêtre des ouvriers.
A peine le jour commence-t-il à poindre q<,\’ils ont la bêche à la
main, qu’ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent
un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui
coule ; à midi, ils prennent ure heure de sommeil sur la teiTe ;
bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils
chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries
qui les égaient ; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des
enfants tout nus autour d’un âtre enfumé, une paysanne hideuse
et malpropre, et un lit de feqilles séchées, et leur sort n’est ni
plus mauvais ni meilleur que le mien... Vous avez éprouvé l’une
et l’autre fortune : dites-moi, de temps présent vous paraît-il
plus dur que le temps passé?... Je me suis tourmenté toute la
matinée à courir après une idée qui m’a fui... Je suis descendu
triste; j’ai entendu parler des misères publiques; je me suis
mis à une table somptueuse sans appétit ; j’avais l’estomac
chargé des aliments de la veille ; je l’ai surchargé, de la quan-
tité de ceux que j’ai mangés; j’ai pris un bâton et j’ai marché
pour les faire descendre et me soulager ; je suis revenu m’as-
seoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient.
J’avais un ami dont je n’entendais point parler. J’étais loin
d’une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à
la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n’est
pas à compter parmi les enfants des hommes... C’est que tout
s’acquitte ; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie
n’est rien.
Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer
132 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND.
un jour à la ville ; je verrai donc cette amie que je regrettais ;
je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n’entendais point
parler. Mais je les perdrai le lendemain ; et plus j’aurai senti
le bonheur d’être à côté d’eux, plus je souffrirai de m’en séparer.
C’est ainsi que tout va : tournez-vous, retournez-vous, il y aura
toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera... J’aime
ma Sophie ; ht tendresse que j’ai pour elle affaiblit à mes yeux
tout autre intérêt. Je ne vois qu’un malheur possible dans la
nature ; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous
cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m’écrire, qu’a-t-elle?
serait-elle malade ? Et voilà les chimères qui voltigent autour
de ma tête et qui me tourmentent. M’a-t-elle écrit, j’interpréte-
rai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L’homme ne
peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère
ont été circonscrits paV un astre puissant. Plus d’objets, moins
de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui.
C’est le trésor de l’avare...
Mais je m’aperçois que je digère mal, et que toute cette
triste philosophie naît d’un estomac embarrassé. Crapuleux ou
sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également ;
mais la couleur du sentiment n’est pas la même... Orî est allé à
Charenton vous porter un volumesvde moi et chercher une ligne
de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du
messager. Amour et mauvaise digestion. J’ai beau dire : Ce
coquin s’est amusé dans un cabaret ; il n’a pu voir une cou-
ronne de lierre pendue à une porte sans entrer ; je ne m’en
crois pas moi-môme. Qu’est-ce donc que cette raison qui siège
là, que rien ne corrompt, qui m’accuse et qui absout mon valet?
Est-ce qu’on est sage et fou dans un même instant ?
Je n’ai presque rien fait aujoui'd’hui ; la matinée s’est échap-
pée je ne sais comment, et je vous écris uif mot ce soir pour
me raccommoder avec moi-même. Je n’aurai pas perdu la jour-
née, si j’en ai employé un quart d’heure à causer avec vous.
Adieu, ma Sophie ! A demain au soir ou à lundi matin, s’il fait
beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez-
moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne
m’oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye.
Présentez mon dévouement et mon respect à Boileau.
Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c’est son projet*
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. i!|33
Mais voilà notre nouvelle arrivée qui passe en chantant par mon
corridor. Il me semble qu’elle a de la voix. Adieu, mon amie I
Soyez toujours bien sage. Pour moi, je suis les conseils que je
donne. Je vous Tai dit souvent, et, plus je vais, mieux je sens
que je vous Tai bien dit : il n’y a et il n’y aura jamais ‘'qu’une
femme au monde pour moi. Et cette femme, qui est-elle ? C’est
ma Sophie ; c’est elle qui pense à moi, mais qui ne m’écrit
point. Car voilà mon messager revenu de Gharenton sans lettres.
J’ai de l’humeur ; je vais me coucher de peur de gronder mal
à propos et de li^ûter toutes les épithètes que je donnerais à
mon valet ; car, après tout, ce n’est pas sa faute, si l’on n’écrit
point à Paris, et si cela me fâche.
XXVIII
Au Grandval, le 3 novembre 1759.
Les IL faütL
Il faut penser; sans quoi l’homme devient,
Malgré son âme, un franc cheval de somme.
Il faut aimer : c’est ce qui nous soutient,
Car sans aimer, il est triste d’être homme.
Il faut avoir un ami, qu'en tout temps,
Pour son bonheur on écoute, on consulte.
Qui sache rendre à notre âme en tumulte
Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands.
1. Ces vers charmants sont de Voltaire. Diderot les citait de mémoire, sans
doute, ce qui explique les variantes qu’ils présentent ici. Composés à Cirey, dans
l’automne de 1734, lors d’un séjour de M™® Du Châtelet, ils figurent sous le titre
do Impromptu fait à un souper dans une cour d’ Allemagne, au t. V dos Nouveaux
mélanges publiés par les frères Cramer, et sous celui de VUsage de la vie dans une
édition des Poésies. Amsterdam, 1764, in-12. Un bibliophile qui signe E. Marni-
couche a réimprimé ces stances (moins les deux derniers vers), intitulées cette fois
Le bonheur de la vie, sur un texte collationné par M. Clogcnson. (Rouen, CagniarJ,
1868, 40 ex. sur papier rose.)
9R
XVlll.
àSà
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Il faut le soir un souper délectable,
Où Ton soit libre» où l’on puisse en repos
Goûter gaîment les bons mets, les bons mots,
Et sans être ivre il faut sortir de table.
11 f^ut la nuit dire tout ce qu’on sent
Au tendre objet que notre cœur adore ;
Se réveiller pour en redire autant.
Se rendormir pour y songer encore.
Mes chers amis, convenez que voilà
Ce qui serait une assez douce vie.
Ah! dès le jour que j’aimai ma Sylvie,
Sans plus chercher, j’ai trouvé tout cela.
A la place de ma Sylvie, mettez ma Sophie, si vous voulez.
Ces vers m*ont paru jolis, et je vous les envoie pour vous,
pour M"’"" Le Gendre et pour madame votre mère. J’ai vu la
réponse que vous avez faite à un certain billet. Elle a ajouté ce
qui manquait à ma peine! 11 serait bien plus simple de me dire :
Le sentiment que j’avais est usé; j’ai pesé la peine et le plai-
sir et le plaisir m’a paru léger; comme je n’aimais plus,
j’ai conçu que ma sœur avait raison. Je vous estimerai toujours.
Et j’entendrais tout cela bien mieux que : je ne veux 'point le
gCner^je ne veux point VCtre^ je ncynpcchc point qu il saisisse
V amusement qui se présente, et j' espère qié il approuvera que je
le cherche. On a tant d’indulgence quand on n’a plus d’amour !
Avec l’habitude que vous avez de regarder au fond de votre
âme, voilà ce que vous y devez voir. Avec l’habitude de dire ce
que vous voyez, c’est ainsi que vous auriez du me parler. Si
vous saviez le mal que vous m’avez fait !.... Mais quand vous le
sauriez, qu’est-ce que cela vous ferait? Je ne rappellerais point
en vous des sentiments qui n’y sont plus, et j’éloignerais peut-
être une vérité qu’il faudra pourtant que je sache. Parlez-moi
vrai, n’est-çe pas que vous n’aimez plus ?
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
435
XXIX
A Paris, le 15 janvier 1760.
11 est neuf heures sonnées^ Je perds Tespérance de ^ous
voir. J*ai lu toutes les lettres de- notre sœur, qui m’ont fait grand
plaisir. Voilà un griffonnage qu’elles m’ont suggéré. Vous le lui
enverrez, si vous croyez qu’il eii visille la peine. Je m’en retour-
nerai donc sans vous avoir embrassée; je remporterai l’envie de
vous faire une petite caresse. 11 y a cependant longtemps que
je l’ai, cette envie, et qu’elle me peine. Adieu, portez-vous bien,
aimez-moi comme je vous aime. Je ne sais quand je vous verrai.
Demain, j’ai un rendez-vous d’affaires à six heures du soir.
Dimanche je vais dîner à l’École militaire où je devais dîner
jeudi; mais nous en fûmes rappelés dans la matinée par l’ac-
couchement de d’Holbach, qui nous a donné une petite
créature un mois plus tôt qu’elle n’était attendue. Lundi je suis
invité, je ne sais où, à une représentation d’une tragédie de
M. de Ximènes^ Grimm exige que j’aille avec lui. Je ferai de mon
mieux pour vous apercevoir dans cet intervalle; mais de quoi
me plains-je? Depuis un mois fais-je autre chose que de vous
apercevoir? Gela me paraît dur. Je ne me fais point, je ne me
ferai jamais à l’austérité de ce régime. Pour le coup, votre mère
a trouvé le secret de nous désespérer.. Je m’en console un peu
en imaginant qu’elle ne s’en doute pas. Bonsoir, bonsoir, voilà
dix heures à votre pendule, c’est-à-dire neuf heures et demie
au moins par toute terre.
i. Sans doute encore Don Carlos^ joué sur un théâtre particulier.
4S6
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
XXX
A Paris, le 1" juillet 1760.
Je ne sais pas précisément combien il y a de temps que je
vous ai vue; mais ce temps m’a bien duré ! Je ne sais pas préci-
sément ce que j’ai fait; si j’avais fait quelque chose qui m’eût
intéressé, je m’en souviendrais. Je venais passer aujourd’hui la
journée avec vous. 11 était environ cinq heures; vous veniez de
sortir; vous étiez toutes allées kSpartacus^. Quand vous ne
m’auriez pas attendu, "cette pièce ne vous aura pas fait grand
plaisir; on n’y est ni transporté d’admiration, ni ému d’une
commisération forte, ni touché d’horreur. On ne sait pour qui
s’intérèsser. Ce n’est ni pour le consul, ni pour sa fille, ni pour
îloricus, ni pour les Romains, ni pour Spartacus. 11 ne court
aucun péril, 11 y a des événements, mais ils ne sont pas enchaî-
nés. Par exemple, au premier acte, Noricus est jaloux de Spar-
tacus; les Romains forcent la mère de Spartacus à se tuer; on
prend la fille de Crassus. Le poète pouvait tout aussi bien com-
mencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se
défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en
renvoyant la fille de Crassus, il s’est privé des seules sources
de pathétique qu’il pouvait avoir. Lorsqu’il a rendu Éniilie à son
père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie.
Faire revenir le consul comme père d’Émilie et comme
député du sénat, c’est une espèce de pléonasme déplaisant. La
fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un
camp. 11 eût fallu bien du génie pour pallier l’indécence de
cette action. N’est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve
sa fille à l’entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris?
Et cette fille qu’on vient de prendre à la fin du premier acte et
qui n’en est non plus émue au commencement du second que
si elle était en sûreté dans Rome! Je trouve qu’il n’y a point de
1. Le Spartacus de Saurin avait été donné pour la première fois le 20 février
1760, et repris avec des changements le 21 avril suivant.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
437
jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails; le
seul moment où Ton soit affecté, c’est celui où Spartacus demande
pardon à Noricus de l’injure qu’il lui a faite. Mais à quoi cela
tient-il? Qu’est-ce que cela fait à l’action? 11 y a du mérite à
avoir imaginé la déclaration d’Émilie à Spartacus. Le dénoû-
ment a déplu, parce que c’est, je crois, une imitation de la
mort d’Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu’on cherche son
dénoùment dans l’histoire. Alors il est impossible »ju*il soit
faux: mais il ne faut p^s que le spectateur s’aperçoive de cet
emprunt. Il se rappelle le irait historique, et il n’est plus
étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des
Romains, dont le commencement m’a paru dialogué: c’est l’en-
droit où Spartacus répond à l’offre qu’c4î lui fait d’une place au
sénat :
Au temps des Scipions j’aurais pu l’accepter.
Vous venez meproposer des conditions : c’est, ce me semble,
prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat? C’est
à moi de décider s’il doit encore y avoir un sénat ou non. Le
poète a beaucoup travaillé; mais il n’avait pas le génie, sans
lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous
dirais encore là-dessus beaucoup d’autres choses, mais vous les
aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa
fille avant Spartacus? Croyez-vous que cette scène n’eût pas été
très-in téresante? Le poète a tout sacrifié au rôle de Spartacus ;
et, en cela, il a bien fait ; mais il ne s’est pas aperçu que ce
n’était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer
malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu’il vous plaira.
J’avais espéré que vous n’entendriez pas la petite pièce ; mais
je vois que je nie suis trompé. Je ne vous verrai donc qu’un ins-
tant. Bonsoir, mon amie. J’ai encore eu de la tracasserie d’au-
teur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue.
Imaginez qu’avant-hier, au moment que j’étais incertain si
j’irais dîner chez le Baron où je n’ai pas paru depuis quinze
jours, ou au Jardin du Roi où j’étais invité avec mon évéque,
Le Breton m’a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze
heures du matin jusqu’à onze heures du soir. C’est toujours la
2i38
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l’Aca-
démie sont revenus sur leur premier jugement; ils s’étaient
arraché les yeux à l’Académie ; ils se sont dit hier toutes les
pouilles de la halle. Je ne sais ce qu’ils auront fait aujourd’hui.
Cela m’ennuie beaucoup, presque autant que dé vous attendre
après avoir ét^ longtemps sans vous voir. J’espère vous voir et
vous aimer demain un petit moment dans la matinée ; je serais
trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec
vous un petit reste de soirée ; mais si je quitte le Baron, com-
ment prendra-t-il cela? 0 la sotte vie que je mène ! A quoi me
sert donc d’aimer et d’être aimé? M"® Clairet m’a dit que
madame votre mère était malade, et moi j’ai demandé tout
de suite : Et mademoiselle? Qu’elle avait eu l’estomac dérangé,
et j’ai ajouté : Et mademoiselle *? Mais j’entends une voiture.
Dieu veuille que ce soit la vôtre ! 11 est neuf heures sonnées, et je
meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant
et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du
monde. C’est mercredi qu’il fallait y aller. Nous y étions, Grimni,
et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette ;
mais je n’y v oyais point ce que j’y cherchais.
XXXI
A Paris, le 2 août 1700.
Je conçois, mon amie, qu'il n’y a aucune espérance de
vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j’avais été
invité, la semaine passée, par le comte Oginski ^ à l’entendre
1, Et Tartuffe? {Molière, le Tartuffe^ acie I, sr. 5.)
2. Michel Casimir Oginski, grand-général de Lithuanie, né en 1731, mort en
1803. V Encyclopédie, à l’article Harpe, lui attribue l’invention des pédales pour
cet instrument.
Il se mit en 1771 à la tête de la confédération lithuanienne pour s’opposer à
l’invasion des Russes, et se fit distinguer par un courage qui était digne d’un méil-
leur succès. (T.)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 439
jouer de la harpe; ce qui se fit hier en secret; nous n’étions
que d’Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point
cet instrument. C’est un des premiers que les hommes ont dû
inventer. Rien n’est plus simple que des cordes tendues entre
trois morceaux de bois. Le comte en joue d’une légèreté éton-
nante. 11 ne laisse pas imaginer, par l’extrême facilité qu’il a, qu’il
exécute les morceaux les plus difliciles. La harpe me plaît; elle
est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélanco-
lique dans le bas, noble partout, du moins sous les Cioigts du
comte, mais moins patl^étique que la raandore ; c’est peut-être
que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n’a pas encore le
goût des chants tendres et touéhaRts, et malheureusement ce
sont les seuls qui m’émeuvent, m’agitent et m’enlèvent à moi-
même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois
jusqu’à dix. A dix survinrent les acteurs différents d’un concert
arrangé qui a duré jusqu’à trois heures du matin. Vous vous
doutez bien que je ne restai pas. J’étais couché entre dix et onze.
Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne
vous trouve pas. Cela me fâche un peu ; mais qu’y faire? Demaîn
je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je
le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé.
Bonsoii’, ma tendre amie. A demain. J’aime à croire que
vous n’avez point été indisposée; j’ai bien des choses à vous
dire; n’oubliez pas de m’en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous
à l’heure qu’il est, qu’il ne fait plus de jour pour écrire ni
apparemment pour choisir des étoffes ?
XXXII
Paris, le 31 août 1760.
Voici ma quatrième. La première m’a fort inquiété. J’ai
cru qu’elle avait été interceptée, et par qui encore? Vous l’avez
reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry,
à l’adresse de M. de M^; l’une sous le contre-seing de M. de
Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais
htfO ^ LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
de m’indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer
sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné ; l’autre tout
simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie
depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir,
Damilaville ^ m’envoya vos numéros à et 5. Croyez- vous
que, par le besoin que j’ai d’entendre parler de vous, je ne
conçoive pas tout, celui que vous avez d’entendre parler de moi?
Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n’étaient pas
pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n’aimerais pas
assez. Mais, puisqu’il est si doux pour nous de nous écrire,
puisque c’est la seule consolation que nous puissions avoir,
puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pen-
dant deux mois au moins, tâchons, s’il se peut, de mettre
quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous
vous êtes servie alternativement de l’adresse de M. Grimm et
de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai
des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg.
L’intervalle est honnête, du cul-de-sac de l’Orangerie à la
porte Saint-Bernard ; cependant je ne regrette jamais mes pas,
et si quelquefois je me sens fatigué, c’est quand je reviens les
mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu’il vaut
mieux s’en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Da-
milaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu’il serait heureux
là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son
adresse! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes,
et ce petit voyage les retarder pour moi d’un ou de deux jours ;
or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien ?
Point de mal au sein? Plus d’enflure aux jambes, plus de lassi-
tude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J’espère,
moi, que j’en aurai de reste pour mon travail et pour mes
peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux
et fort tendre. Je ne reprendrai pas l’histoire de mes moments,
que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il
paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai
1. Damilaville remplissait la place de premier commis au bureau des vingtièmes.
Elle lui donnait le droit d’avoirJe cachet du contrôleur général des finances et de
contre signer les paquets qui sortaient de son bureau; il s’en servait pour faire
parvenir franc de port toutes les lettres de ses amis. C’est ainsi que la plus grande
partie de la Correspondance de Voltaire passa par ses mains. (T.)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ’ 4ftl
passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dané votre
solitude, et d’y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez
quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j’y ajouterai
toutes nos bagatelles courantes, et j’espère vous donner auprès
de vos oisifs circonvoisins toute l’importance que vous ambi-
tionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu’il y a ici
un enfant de cinq ans au plus qu’on promène de maison en
maison, d’ Académie en Académie, qui entend passablement le
grec et le latin, qui sait beî^uc'ùup de mathématiques» qui parle
sa langue à merveille eTqui a une force de jugement peu com-
mune : vous en jugerez par sa réponse à M. l’évôque du Puy.
11 lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments
d’entretien, prit une pêche et lui dit : î Mon bel enfant, vous
voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où
est Dieu. — Et moi, monseigneur, lui répondit l’enfant, je
vous en promets douze plu;>belles, si vous pouvez me dire où il
n’est pas, » Je serais désolé que ce prodige m’appartînt; cela
sera, à l’âge de quinze ans, mort ou stupide.
D’Alembert a prononcé, à la clôture de l’Académie française,
un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des
autres^ On m’a dit que V Iliade et YÊnêide y étaient traitées
d’ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la
Henriade préconisées comme les deux seuls poèmes épiques
qu’on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui,
las d’entendre vanter Racine, qu’il ne connaissait que de répu-
tation, se résolut enfin à le lire. A la fin de la première scène
de Psyché ^ : « Eh bien, dit -il, qu’est-ce que cela prouve? »
Il paraît une Épitre de Satan et de Voltaire®. Je ne vous en
dis rien; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le
1. Ce discours, prononcé à l’Académie à l’occasion du prix pour 1700, est re-
cueilli dans les OEuvres de d*Alembert^ sous le titre de Itéflexions sur la poésie,
% Diderot a voulu citer une tragédie quelconque de Racine, et c’est par un
lapsus calami qu’il a écrit le titre de la tragédie-ballet de Corneille, Molière et
Quinault. (T.)
3. ËpUre du Diable à M. de V..., par M. le marquis D... Avignon et Lille,
1700, in-8. Diderot, dans sa lettre xxxvii, attribue cette Épitre à M. de Rességuier;
Barbier et Quérard la mettent sur le compte de C. M. Giraud, médecin. On publia:
Béponse de M, de Voltaire aux Epitres du Diable^ .1762, in-8. Cette Réponse n’est
pas de Voltaire.
442
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
marquis de Ximènes me tient parole, j’espère vous faire passer,
acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tan-
crMeK Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me
conforme à vos intentions; il ne tiendra pas à moi qu’on ne
vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus
de l’histoire 4® mon cœur que quand les anecdotes de la ville
me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette
lettre sans vous dire seulement que je vous aime; mais je ne
saurais ; ne m’en sachez point de gré, c'est pour moi et non
pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme,
que vous m’occupez sans cesse, que vous me manquez à tout
moment, que l’idée que je ne vous ai plus me tourmente même
quelquefois à mon insu. Si d’abord je ne sais ce que je cherche,
à la réflexion je trouvée que c’est vous ; si je veux sortir sans
savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c’est où
vous étiez; si je suis avec des gens aimables et que je sente
l’ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c’est
que je n’ai plus l’espérance de vous voir un moment, et que
c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps
supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n’êtes
pas digne seulement de savoir ceci que j’avais bien résolu de vous
celer. Ma mie, n’allez pas au moins avoir la bêtise de prendre
une plaisanterie au sérieux. Vous m’êtes chère, et si vous ima-
ginez quelque moyen d’abréger l’éternité de votre campagne,
apprcnez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais
vous assoupir d’un sommeil de deux mois, je le ferais d’autant
plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil sup-
poserait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous
en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si
vous avez reçu mes lettres; dites-moi comment je vous enverrai
votre boîte. Adieu.
1. De Voltaire, roprosontee le 3 septembre 1760; elle n’etait eecore qu’ea ma-
nuscrit à l’époque où écrivait Diderot.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND,
U3
XXXIII
Paris, le 2 septembre 1700.
J’attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le
sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures : ou a
ouvert ici les dépêches;^! il n’y a rien chez M. Grinirn. Que
faut-il que je pense? La curiosité, la méchanceté, Tinfidélité,
des contre-temps, que sais-je? quoi encore? Tout s’oppose donc
Il la douceur de notre commerce, et noutf ravit le seul bien qui
nous reste, l’unique consolation que nous ayons et qui nous est
si nécessaire! Je vous ai envoyé YÊpitre du Diable; je vous
envoie Tancrvde^ qu’on jou^ demain. Si vous croyez que cette
lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur,
faites-lui-en ma cour, ne m’oubliez jamais auprès d’elle, ni
auprès de madame votre mère.
Je reçois à présentie numéro 7, et je n’apprends rien de
mes lettres, voici pourtant la cinquième; ces délais me déses-
pèrent, mais il faut espérer que la personne qui a misa la poste
la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes.
Mon, chère amie, tranquillisez-vous; il ne m’est rien arrivé de
fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules
peines nouvelles que j’aie ressenties. Je n’ai point écrit à Ghâ-
lons : votre mère avait dit en ma présence qu’elle ne voulait
pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J’ai cru pouvoir
compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de
plus à M'"*" Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous
avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la
promenade qu’on vous proposait. Continuez, mettez- vous à
votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des pré-
textes, afin qu’on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu’on
perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière : n’y a-t-il
pas assez longtemps qu’on abuse de vous? Aimez votre mère,
supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez
au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l’estime
vous inspirerait; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue
hhk LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la
vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous
que votre condescendance déplacée n'eût pas été autant à blâ-
mer que l'inadvertance ou la dureté des autres? Vous faites tout
ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur; cela
est fort bien ; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous
disait votre mère dans une autre circonstance : Répondez-moi
avec cette belle franchise que vous professez? Si la petite Émilie
eût été réduite dans un état; pareil au vôtre, aurait-elle jamais
souffert qu’on la déplaçât de son lit? On a cherché à contrister
madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne
amie, laissons tout cela.
Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à
m’excuser auprès cje lui? Croiriez-vous bien que je n'ai pas
encore répondu à sa confiance? Je le ferai; mais il faut que
j'aie la tête plus libre; et puis, je serai vrai : mais le moyen
de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal? Dites-lui
tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma
part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon
silence.
Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupa-
tions qui prennent votre temps, des gens que vous voyez ; et
croyez-vous qu'on soit mieux ici? Non, chère anne, tout y est
aussi mal que là-bas, parce que vous n’êtes pas ici, parce que
je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je
n'aurais rien à désirer où je suis, si j'y étais, si vous y étiez.
Comptons les jours écoulés, et lâchons d’oublier ceux qui sont
encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le dis-
cours de votre sœur à madame votre mère est excellent; mais
elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n’avons jamais
eu d’autres torts que d'avoir remarqué leurs sottises !
Il n’y a plus d’apparence que je reprenne mon journal ; il
vaut mieux que je l’achève ici en quatre mots. J’ai vu d' Argen-
tai, qui m'a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de
Famille^. Yzh dîné avec l'abbé Sallier®,chez moi; madame a très-
1. Le drame de Diderot fut en effet représente le 18 février suivant.
Claude Sallier, né à Saulieu (Côte-d'Or), en 1685, mort en 1761, membre
de rAcademie française et do celle des Inscriptions, professeur d'hebreu au Col-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 445
bien fait les honneurs, elle a même dit à Tabbé un mot assez
plaisant. M“‘^ d’Épinay et M. Grimm sont venus aujourd’hui à
Paris. Le projet était d’assister à la première représentation de
Tancrède^ mais un mal de dents a tout dérangé. On s’ en retour-
nera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu
d’aller au Grandval; pour moi, je resterai : on désespère de
m’avoir, et je ne m’engage pas trop. Je travaille beaucoup
moins cependant que je n’espérais ; mes collègues me font
enrager par leurs lenteurs.
Adieu, ma tendre athie, vous me rendez justice; tout ce
qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments;
ils sont à l’épreuve du temps et des événements, Quand mon
estime croît pour vous de jour en jovv’, dites, est-il possible
que ma tendresse diminue? Je disais autrefois à une ftome que
j’aiujais et en qui je découvrais des défauts* : « Madame, pre-
nez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur; il y a là une
image à laquelle vous ne ressemblez plus; si vous» n’êtes plus
celle qui m’engageait malgré moi, je cesserai d’être ce que je
suis. )) Si j’avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci : Plus je
vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s’embellit à
mes yeux, plus je l’aime, plus elle m’attache; et puis il y a
bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur
est faux. Patience, chère amie, patience; ils reviendront, ces
moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de
prononcer au fond de votre cœur que les faveurs d’une honnête
femme sont toujours précieuses, et que c’est elle dont les
charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le
jour de la naissance du joli enfant. Que u’est-il de vous! Adieu
encore une fois.
lc:ge de France et garde de la Bibliothèque du roi. Il avait commencé, avec l’abbé
Saas, un catalogue dont il a été imprimé 5 vol. in-folio.
1. M"** de Puisieux, sans doute.
Ù46
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND,
XXXIV
Paris, le 5 septembre 1760.
Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois
ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me vien-
nent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand
on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je
ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s*est fait?
Dites-moi de votre santé ce qu'il vous plaira, je n’y saurais
avoir de foi; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et
que vous n’avez pas assez de voix pour lire haut? Ne craignez
rien de Damilaville, c’est un homme qui fait tout bien. Conti-
nueade vous servir de cette voie; mais rassurez-moi sur votre
M. Gillet. Je n’ai pas encore été à portée de faire entendre à
xM. bucheley qu’il avait été joué par scs collègues; cela se fera.
3e suis charme que la situation de M. Desrnarets ne soit pas
aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J’ai voulu vous
faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable,
et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui
l’estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu’ils ont peu
de tem|)S à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s’en vont et
les méchants qui restent. Prenez garde à vous.
Voici un si que je n’entends pas; il vient à la suite des soins
que votre sœur a pris de vous; achevez-moi cette phrase sans
dissimuler.
Il y avait un temps infini que je n’avais vu ni M'"® d’Épinay
ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir TancrMc^
et d’Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a
voulu que j’assistasse à l’opération le matin; et la complaisance
m’a conduit au spectacle l’après-midi. Je vous entretiendrai
de cela, si j’en ai le temps.
Je n’ai plus d’idée ni des Fastes^ ni des Tristes^ ni des
Héroides d’Ovide; quant à ses Métamorphoses^ elles m’ont tou-
jours fait plaisir; il y a du feu, de l’imagination, de la passion,
et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d’Ajax
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. khi
et d’Dlysse pour les armes d*Achille; Euripide, Sophocle, Homère
et Virgile n*auraient pas mieux fait. C*est aussi une belle chose
que la tête d’Orphée portée sur les flots de THèbre, sa langue
qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d’Eurydice, et
les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en jiirent je
ne sais quoi de tendre et d’haimonieux que les rivages répètent
et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps
où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternati-
vement occupé de vous aimer et de les lire? Un beau morceau
d’éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un so Jrire, un
mol doux de ma Sophie -peuvent m’enivrer presque également,
Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fer-
meté, d’honnêteté me touche et me transporte.
Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière l^ettre.
J’étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Bamîlaville
m’invita à souper chez lui, j’acceptai; je suis un glouton; je
mangeai une tourte entière; je mis là-dessus trois ou quatre
pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande
lasse de café. II était une heure du malin quand je m’en retour-
nai; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l’œil. J’eus l’indi-
gestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre
du thé : le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tan-
crède. Voici ce que j’en ai jugé., C’est un ouvrage fondé sur la
pointe d’une aiguille, mais où les défauts de conduite sont
rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid;
cependant on y conçoit le germe d’un grand intérêt. Le second
est encore froid. Le troisième est une des plus btdles choses
que j’aie jamais vues : c’est une suite de tableaux grands et
pathétiques; il y a un moment où la scène est muette, et où le
spectateur est désolé. C’est celui où Aménaïde, traînée au
supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède; elle pousse un
cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe,
on la porte vers une pierre sur laquelle elle s’assied; il. faut y
être pour concevoir l'effet de cette situation ; et puis imaginez
quarante personnes sur la scène ; Tancrède, Argire, les pala-
dins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est
vide d’action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce
que c’est que le cinquième ; il est long, froid, entortillé, excepté
la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment
LETTRES A MADEMOISELLE VOLL AND.
le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa
pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j’aurais
repdu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n'au-
raît plus été une tragédie; et Grimm lui répondit : « Qu’est-ce
que cela fait? » Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville
n’aime pas qu’on cherche la mort, parce qu’on s’est attaché à
une infidèles, il médisait ; « Si vous aimiez, et qu’on vous trom-
pât, que feriez-vous? — D’abord, lui répondis-je, j’aurais bien
de la peine à le croire; quand j’en serais assuré, je crois que je
renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond
d’une campagne, et que j’irais attendre là ou la fin de ma vie
ou l’oubli de l’injure qu’on m’aurait faite. La nature, qui nous
a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le
temps les soulageât malgré nous : heureusement, pour la con-
servation de l’espèce malheureuse des hommes, presque rien ne
résiste à la consolation du temps. C’est là ce qui quelquefois me
fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m’emporte. Je
me dis à rnoi-même : Je cesserais de souffrir; et au l)out de
quelques années (et c’est beaucoup donner à la douleur amère
de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressou-
venir de moi, à s’ en entretenir et à me pleurer.
Je joins à cette lettre le Discourn sur la Satire des philoso-
phes^^ On l’attribue à M. de Saint-Lambert; c’est un ouvrage
plein de modération et sur lequel il n’y a eu ici qu’un jugement.
M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tannrdfy lorsque
celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses sim-
ples et des tableaux ; « Vous voyez, mon cher, que j’ai ffiit bon
usage des préceptes de votre ami » ; et il lui disait la vérité. Je
ne sais si je n’irai pas la semaine prochaine passer quelques
jours à la Chevrette» Ils veulent tous que je raccommode le
Joueur^ et que je le donne aux Français ^ Ce sera là mon occu-
pation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme;
1. Discours sur la Satire contre les philosophes, Athènes, 1760,in-12. Diderot,
qui l’attribue ici à tort à Saint-Lambert, relève lui-mème cette erreur dans la
lettre xlviii, en la mettant sur le compte de l'abbè Coyer, son véritable au-
teur. (T.)
2. Ce projet ne fut pas exécuté. Le Joueur, imprime pour la première fois dans
le Supplément aux OEuvres de Diderot, Paris, Belin, 1819, in-8, figure au t. VII
de cette édition.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 419
c’est un sentiment qu^ rien ne peut affaiblir ; au contraire, je
le crois quelquefois susceptible d’accroissement. Quand je suis
à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne
vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c’est une
illusion. Comment se pourrait-il faire que la méirioire du
bonheur ne le cédât pas à la jouissance? Quelle comparaison
entre le transport passé et l’ivresse présente? Je vous attends
pour juger cela. Nous ne sommes qu’au 5 septembre. Que le
temps me dure 1 Adieu.
XXXV
Le -*0 septembre 1760.
N’imaginez point cela, ma chère amie, ce n’est nî la faute des
postes, ni lamienne; je suis exact et les courriers vont leur train.
Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau
de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez, et je me
désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche
au soir, si vous m’eussiez entendu maudire le contre-seing de
M. de Gourteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d’une
extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui
faisaient que pitié, parce qu’il connaît un peu ma folie. Voilà,
par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais
me repentir; quand je reviens de sang froid sur ce qu’ils appel-
lent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois
être, et je leur dirais volontiers : Rompez tout commerce avec les
hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades ; il faut
ou se renfermer; ou s’attendre à avoir de la poussière dans les
yeux, si l’on se promène quand il fait du vent.
Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais
y arriver samedi au soir; j’en avais fait une promesse solen-
nelle; mais le moyen de fuir devant le mot que j’attendais
dimanche? Je restai. Le mot vint; j’y répondis, et lundi au soir
je me rendis ici, où l’on ne m’espérait plus. Nous nous croi-
sâmes, Grimm et moi, sur la route. J’ai donc passé les deux jours
XVIII. 29
450 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre
vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu
de jeu; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup
de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos.
Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir; nous eûmes deux
heures d’inquiétude; la nuit était très-obscure, et nous crai-
gnions qu’il'ne lui fût arrivé quelque chose : nous voilà trois
pour jusqu’à lundi prochain. Que fais-je? que font -ils? Le matin,
il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où
elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris; nous nous
voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner,
la partie d’échecs ; après la partie d’échecs, la promenade;
après la promenade, la retraite; après la retraite, la conversa-
tion; après la conversation, le souper; après le souper, encore
un peu de conversation ; et c’est ainsi que finira une journée
innocente et douce, où l’on se sera amusé et occupé, où l’on
aura pensé, où l’on se sera instruit, estimé et aimé, et où l’on
se sera dit : Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne
dépendra pas de moi de vous rendre heureuse? Une chose me
plaît-elle et me la pi'oposé-je, il faut absolument qu’il survienne
un contre-temps qui la gâte. J’avais une certaine joie à penser
que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais :
Quel plaisir elle aura dans cet endroit! Elle n’entendra jamais
cet Eh bien! mon père? sans fondre en larmes. J’unissais mes
sensations aux vôtres; j’étais enchanté que, séparés par une
distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir com-
mun; et voilà que vous n’avez pas encore reçu cet envoi.
Je trouvedu courage dans les aveux et les réponses que vous
faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus
tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu’on déses-
père d’arrêter.
Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin! le matin! ah!
chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne;
mais il me vient, malgré que j’en aie, des soupçons d’infidélité.
Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos
fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits
que nos honnêtes gens de province; une misérable petite curio-
sité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les pre-
miers ne feraient que par quelque grand intérêt qu’on a rare-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. /i51
ment. Si je vous en ai écrit bien d’autres? en doutez-vous? Vous
en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais
comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent? Mon
rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y
pouvez compter.
Ce que je pense de cette épître * ? que c’est un tissu d’atro-
cités écrites avec facilité. A la place de Voltaire, vous en senti-
riez toute la platitude ; mais vous en seriez mortifiée. 11 y a
par-ci et par-là des reproches qu’on n’entend pas de sa:(g-froid.
Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là.
Qui est-ce qui les lit ? et puis l’idole est si décriée I Les enfants
lui crachent au visage.
M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais ; je ne l’ai
point vu et je me le reproche ; c’est un très-galant homme qui
se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais.
Vous l’aurez incessamment, votre boite , mais que je sache
à qui je l’adresserai.
Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en
prie, cela me fait du mal ; je ne sais pas pourquoi, mais
cela est.
J’ai passé la journée du samedi à mettre un peu d’ordre
dans mon coffret. J’ai emporté ici la lieligieuse, que j’avancerai,
si j’en ai le temps. J’y trouverai le Joueur^ qu’ils m’exhortent
tous à ajuster à nos mœurs. C’est une grande affaire. M. Griinm
l’a lu enfin, et il en est transporté.
Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et M""* d’Ilou-
detol. M. de Saint-Lambert est un homme d’un sens exquis ;
on n’a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que M'"' d’Hou-
detot. Ces heures-là se sont échappées. M'"“ d’Houdetot me
disait, à propos d’une tête de Platon que j’ai donnée pour une
tête de Sapho, que j’étais bien vieux et qu’à dix-huit ans je
n’aurais pas fait cet échange-là.
Ma sœur garde le silence avec moi ; elle est honteuse ou
fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu’elle boude?
M'"" Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu’elle
serre. On crie tous les jours aux oreilles de l’abbé convalescent
que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus; il faut espérer
t. L’Épitre du Diable à M. de Y..., dont il est question dans la lettre xxxii.
i52 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
qu’il rougira d’en user mal avec elle, du moins jusqu’à ce que
les services rendus soient assez éloignés pour que l’humeur
puisse se montrer sans l’ingratitude.
Mes collègues * me font sécher ; ils ne me rendent rien, et
je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous
a-t-il écrit? I»a-t-il, n’ira-t-il pas à Isle? Est-ce que vous n’avez
pas encore vu l’abbé Dumoncet ? Le général et le procureur de
son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un
procès qui les déshonore. J’aurais une infinité de choses à vous
diredeGrimm, deM'"®d’Épinay, deSaurin, du Baron, de Damila-
ville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire ; mais je n’en ai ni le
temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des
satires du jour, revu, corrigé et augmenté* ; je vous l’enverrai
aussitôt que nous l’aurons. Je n’ai point encore vu M’’® Boileau.
Je rencontrai hier dans nos jardins M. l’échevin, qui me dit
qu’elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je
finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous
fais de mes instants prouve bien que je sens tout l’intérêt que
vous prenez à moi ; mais il ne montre pas autant celui que je
prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu’il vous plaira, et
craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu’il est. Adieu.
XXXVl
15 septembre 1760.
C’était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue.
J’avais résolu d’aller à Paris passer la journée ; mais M. Grimm
et M™® d’Épinay m’arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de me$
amis se couvrir et leurs visages s’allonger, il n’y a répugnance
qui tienne et l’on fait de moi ce qu’on veut.
Dès le samedi au soir, les marchands forains s’étaient établis
1. De V Encyclopédie.
2. Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de Vannée 1760^
Genève, 1760, in-8. Voir dans la France littéraire (art. Voltaire^ n° 224) la liste
des pièces composant ce volume et rassemblées, par les soins de Morellet.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
453
dans l’avenue, sous de grandes toiles tendues d’arbre en arbre.
Le matin, les habitants des environs s’y étaient rassemblés ; on
entendait des violons ; l’après-midi on jouait, on buvait, on
chantait, on dansait, c’était un foule mêlée de jeunes paysannes
proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du
rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau
de paille sur la tête et l’écuyer sous l.e bras. Sur les dix heures
les hommes du château étaient montés en calèche, et s’en étaient
allés dans la plaine. A midi, M. de Villeneuve' arriva.
Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous
y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.
Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait
peindre et M'”* d’Épinay était appuyés sur le dos de la chaise
de la personne qui le peignait.
Un dessinateur assis plus bas, sur un placet*, faisait son
profil au crayon. Il est charmant, ce profil ; il n’y a point de
femme qui ne fût tentée de voir s’il ressemble *.
M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière bro-
chure que je vous ai envoyée.
Je jouais aux échecs avec M™* d’IIoudetot.
La vieille et bonne M'"* d’Esclavelles, mère de M™* d’Épinay,
avait autour d’elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec
leur gouverneur.
Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient,
l’une à la main, l’autre au tambour.
Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.
M. de Villleneuve fit son compliment à la maîtresse de la
1. M. Vallet de Villeneuve, qui épousa, en 1769, la fille de Dupin de Fruncueil,
ami de M"^* d’Épinay et grand’père de George Sand.
2. Petit siège qui n’a ni bras ni dossier (Littré).
3. Le portrait de Grimm fut peint par la jeune fille qui fit aussi celui de Dide-
rot, dont il est question dans la lettre xxxviii. C’est probablement celui qu’une
demoiselle Lechevalier exposa, en 1761, le jour de la Fête-Dieu, à la place Dau-
phine. Le « dessinateur assis plus bas » était Garand, qui peignit quelques jours
après un portrait de Diderot, pour faire pendant à celui de M"'*' d’Ëpinay ; a c’est
vous dire en un mot à qui ils sont destinés, » ajoute Diderot. « Un certain
(( barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil
c( cent fois plus ressemblant », écrit Grimm, en 1767, à propos du dessin de
Greuze, gravé par Saint-Aubin. On a vu (t. XI, p. 221) que c'était aussi l’opinion
de Diderot lui-même.
454 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un
mot. M‘"® d’Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques
propos jetés lestement, j’ai même conçu qu’il avait quelque
tort avec elle.
L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté
M"® d’Épinay’^et de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute
la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes
splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; ah ! mes
amies, quelles glaces! c’est là qu’il fallait être pour en prendre
de bonnes, vous qui les aimez.
Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je
vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du
clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi
par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie,
de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c’était Érnilie
à quinze ans. Les applaudissements qui s’élevèrent autour d’elle
lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un
embarras charmant. On la fit chanter ; et elle chanta une chan-
son qui disait à peu près :
Je cède au penchant qui m’entraîne;
Je ne puis conserver mon cœur.
Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la re-
gardais, et je pensais au fond de mon cœur que c’était un ange,
et qu’il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher
avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve : Qui
est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là ? Il
est si bien. Mais nous n’avons pas, M. de Villeneuve et moi, les
mêmes principes. S’il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait
assez à les instruire ; il dit que c’est un autre genre de beauté.
11 était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de
M«»e votre mère, de M"*® Le Gendre. Il m’apprit qu’il avait passé
trois mois à la campagne où vous êtes. « Trois mois^ c'est bien
pim de temps qu'il rien faut pour devenir fou de J/'"® Le
Gendre. — Il est vrai, mais elle se communique si peu ! — Je
ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu'elle. —
Elle a raison. — Volland... est une femme d'un mérite rare.
— Et sa fille aînée... — Elle a de l'esprit comme un démon. —
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 455
Elle a beaucoup d’esprit ; mais c’est sa franchise surtout qui me
plaît. Je gagerais presque qu’elle n’a pas fait un mensonge
volontaire depuis qu’elle a l’âge de raison. »
Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit.rentrer les
violons et l’on dansa jusqu’à dix ; on sortit de table à minuit ;
à deux heures au plus tard nous étions tous retirés; et la
journée se passa sans l’ennui que j’en redoutais. Cependant si
j’avais été à Paris, une lettre de mon amie, que Damilaville
m’aurait remise et que^’atiends encore, m’aurait fait plus de
plaisir mille fois. Il faut espérer que quelqu’un me l’apportera
dans le jour; ou qu’au pis-aller M. Grimm, qui part, me l’en-
verra ce soir.
Où êtes-vous? Est-ce à Ghâlons ? M’oubliez-vous là dans le
tumulte des fêtes et dans les bras de votre sœur? Madame, mé-
nagez un peu sa santé, et songez que le plaisir a aussi sa fatigue.
Combien de temps resterez-vous encore à Ghâlons ? Si par
hasard cette lettre ne vous y trouvait plus, que deviendrait-elle?
Eh bien, ils se sont vus? Que se sont-ils dit? De quoi sont-
ils convenus ? Je vous avais priée d’excuser mon silence auprès
de lui ; y aurez-vous pensé ?
Si vous trouvez un moment favorable, saisissez-le pour offrir
tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère.
Ne m’oubliez pas auprès de M. Le Gendre.
J’ai demandé à M de Villeneuve des nouvelles de M. de S...,
et il m’a répondu qu’il se portait à merveille et qu’il attendait
madame sur la fin d’octobre. Je lui disais de M™® B... « Il faut
convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un
enfant à cette petite femme qui n’a qu’un souille de vie 1 cette
aventure ne lui serait jamais arrivée avec un amant. » Cepen-
dant il me regardait avec attention ; mais j’étais du sérieux le
plus ferme et le plus bête. Je suis sûr qu’il s’y est trompé, et
qu’il en a ri.
Le Baron dut arriver hier soir à Paris ; et nous pourrions
l’avoir à dîner aujourd’hui. S’il nous restait jusqu’à mercredi,
je m’en retournerais avec lui, et nous passerions la grande ville
sans mettre pied à terre. Au reste, les mesures sont prises, et
vos lettres, toujours adresssées à Damilaville, me parvieridr<î|a
sûrement au Grandval.
J’ai vu toute la famille d’Épinay. Avec quelques différences
456 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
dans les caractères, ils ont plusieurs excellentes qualités com-
munes. M. d’Épinay est Taflabilité même. Ce sera un jour bien
triste pour Grimm et pour son amie que celui qui nTen séparera.
Pour moi, je ne distingue plus ni les lieux, ni les temps, ni les
circonstances; votre absence a tout mis de niveau; je porte
partout sui^la poitrine un poids qui me presse sans cesse et qui
m'étouffe quelquefois. 0 mon amie! si vous souffriez seulement
la moitié de mon ennui, vous n’y résisteriez pas. Si c’est votre
retour qui me doit soulager, quand donc revenez-vous? Lorsque
Daphnis revit sa Ghloé, après un long et cruel hiver qui les
avait séparés, la première fois sa vue se troubla, ses genoux se
dérobèrent sous lui, il chancelait, il allait tomber, si Chloé ne
lui avait tendu les bras pour le soutenir. Mon amie, si par quel-
que enchantement je*vous retrouvais tout à coup à côté de moi,
il y a des moments où j’en pourrais mourir de joie. Il est sûr que
je ne connais ni bienséance, ni respect qui puisse m’arrêter. Je
me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma
force, et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu’à
ce que le battement fût revenu à mon cœur, et que j’eusse
recouvré la force de m’éloigner pour vous regarder. Je vous
regarderais longtemps avant que de pouvoir vous parler : je
ne sais quand je retrouverais la voix, et quand je prendrais
une de vos mains et que je la pourrais porter à ma bouche, à
mes yeux, à mon cœur. J’éprouve, à vous entretenir de ce
moment et à l’imaginer, un frissonnement dans toutes les parties
de mon corps, et presque la défaillance. Ah 1 chère amie, com-
bien je vous aime, et combien vous le verrez lorsque nous
serons rendus l’un à l’autre!
N’êtes-vous pas une cruelle femme? Si j’étais à côté de vous,
je crois — Eh bien! que feriez- vous? — Je devrais vous
gronder, et je vous baiserais... Imaginez que ma dernière est à
Châlons contre-signée Courteilles (c’est encore un paquet), et
que celle-ci y allait aussi et que de quinze jours vous n’auriez
entendu parler de moi, si M. Grimm n’avait été arrêté par l’envie
d’entendre encore notre petite clavecinière; d’où il est arrivé
qu’il est parti tard, que j’ai reçu votre douzième, que je lui ai
recommandé la mienne, et que la voilà qui, changeant d’enve-
loppe et d’adresse, s’en va chez M. Gillet. Ne faites plus de ces
fautes-là, je vous en prie. Eh bien ! vous ne me dites rien, ni
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 457
du Discours sur la Satire des philosophes, ni de la tragédie de
Tancrède. Bonsoir, mon amie, bonsoir.
XXXVII
17 septembre 1760.
Je VOUS écris à la hâte; un de nos peintres s’en retourne
dans un quart d’heure, et il faut qu’il se charge de ce billet
pour l’hôtel de Clermont-Tonnerre, l’y renferme un mot de
grimoire. Je ne vous demande plus rien sur l’arrangement qui
s’est fait entre le philosophe et notre chère sœur. J’avais ployé
toutes vos lettres sur mon bureau, j’allais répondre à ce que je
pouvais avoir laissé en arrière ; mais depuis cinq ou six jours
cette maison est si tumultueuse que la nuit est fort avancée
lorsqu’on pourrait disposer d’un moment.
Il vient de m’arriver un petit accident. J’étais allé me pro-
mener autour d’une grande pièce d’eau sur laquelle il y a des
cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu’aussitôt
qu’on en approche ils viennent à vous à grand vol. Je m’amusais
à les exercer, et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur
empire, aussitôt je leur apparaissais à l’autre. Pour cet effet il
fallait que je courusse de toute ma vitesse; ainsi faisais-je,
lorsque je rencontrai devant un de mes pieds une barre de fer
qui servait de clef à ces ouvertures qu’on pratique dans le voi-
sinage des eaux renfermées. et que l’on appelle des regards. Le
choc a été si violent que l’angle de la barre a coupé en deux,
ou peu s’en faut, la boucle de mon souliers; j’ai eu le cou-de-
pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m’a pas empêché
de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoulle, la jambe
étendue sur un tabouret. On a pris ce moment de prison et de
repos pour me peindre ; on refait de moi un portrait admirable.
Je suis représenté la tête nue, en robe de chambre, assis dans
un fauteuil, le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci ser-
vant d’appui à la tête, le cou débraillé, et jetant mes^ regards
au loin, comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet sur
Zij8 lettres a mademoiselle volland.
cette toile; j’y vis, j’y respire, j’y suis animé; la pensée paraît
à travers le front. On peint M™® d’Épinay en regard avec
moi; c’est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont
destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés molle-
ment Tun sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle
regardait d» côté; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban
qui lui ceint le front; quelques boucles se sont échappées de
dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge; les autres se
répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son
vêtement est simple et négligé. Je comptais retourner ce soir à
Paris; mais mon accident et ces portraits me retiendront ici
jusqu’à dimanche. Dimanche nous partirons tous. M. Grimm ira
le mardi à Versailles; d’Épinay, le lundi au Grandval;
moi je resterai à Paris. Je suis arrivé à la Chevrette au moment
ou Sauriii en partait pour aller à Monligny chez M. Trudaine;
nous en avons reçu deux ou trois lettres charmantes, moitié
vers et moitié prose. Il y en a une, la dernière, où, sous pré-
texte de me donner des conseils sur le danger qu’il y a à regar-
der de trop près de grands yeux noirs, il y fait une déclaration
très-fine à d’Épinay. Cela l’a rendue d’abord un peu
soucieuse. Son souci a fait le sujet d’une de nos conversations,
ou de plusieurs excellents propos qu’elle m’a tenus, je n’en ai
retenu qu’un que je vous prie de rendre à votre sœur. Je lui
disais, comme m’avait dit cette sœur au Palais-Royal, un jour
que je lui conseillais d’arrêter tout de suite celui qu’on ne vou-
lait point engager, qu’on s’exposait à un ridicule quand on
refusait des avances qu’on pouvait nier et qui n’avaient point
été faites; elle me répondit qu’il valait mieux s’exposer à un
ridicule que de compromettre le bonheur d’un honnête homme.
Voilà une phrase bien entortillée, mais vous l’entendrez. Adieu,
ma tendre amie, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes sen-
timents les plus tendres sont pour vous; mes sentiments les
plus respectueux pour M'"® Le Gendre.
P. S. On m’obsède, et je ne sais ce que j’écris. Je ne per-
drai aucune occasion de vous donner de mes nouvelles. Je vous
demande, dans quelques-unes de mes lettres que vous n’avez
point encore reçues, l’explication d’un si suivi de plusieurs
points ; vous me direz aussi ce qui a pu déranger votre voyage
à Châlons. Je vois, par la lettre en grimoire, que M"‘® Le Gendre
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLANI). /i59
est ou sera incessamment avec vous. Je suis devenu si extra-
vagant, si injuste, si jaloux ; vous m’en dites tant de bien ; vous
souffrez si impatiemment qu’on lui remarque quelque défaut,
que... je n’ose achever! Je suis honteux de ce qui se pa.sse en
moi ; mais je ne saurais l’empêcher. Madame votre mère prétend
que votre sœur aime les femmes aimables, et il est sûr qu’elle
vous aime beaucoup. Adieu ! je suis fou. Voudriez-vous que je
ne le fusse pas? Adieu, adieu. Ai-je longtemps encore à dire ce
triste mot?
XXXVlll
Le .. scptombre 1760.
J’éprouve le meme ennui que vous. L’abbé Galiaiii vient
d’arriver. Ses contes ne m’amusent plus comme auparavant;
j’étais mieux entre M. Grimm et son amie, Grimm a un peu
déplu à M’"® d’Ëpinay ; il ne désapprouvait pas assez le propos
d’un homme de notre connaissance, appelé M. Venel, qui disait
qu’il fallait garder la probité la plus scrupuleuse avec ses amis,
mais que c’était une duperie d’en user mieux avec les autres
qu’ils n’en useraient avec nous. Nous soutenions, elle et moi,
qu’il fallait être homme de bien avec tout le monde sans distinc-
tion. L’abbé Galiani m’a beaucoup déplu, à moi, en confessant
qu’il n’avait jamais pleuré de sa vie, et que la perte de son
père, de ses frères, de ses sœurs, denses maîtresses ne lui avait
pas coûté une larme, il m’a paru que cet aveu n’avait pas
moins choqué M'*'® d’Épinay.
M. de Saint-Gény a la poitrine faible, et il est assujetti à un
travail de bureau qui le tuera. Voilà tout. Le si dont je vous
parle n’est point un doute; il ressemble plutôt à un souhait :
c’est la suite d’un grand éloge de votre sœur. Ne m’exhortez
plus à la sobriété; depuis plusieurs jours, je mange très-peu.
Le Discours sur la Satire des philosophes n’est pas de M. de
Saint-Lambert, ni YÊpitre de Satan à Voltaire de Palissot,
mais d’un M. de Rességuier, qui s’est fait mettre à la Bastille,
il y a quelques années, pour des vers très-violents et très -bien
ZiGO LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
faits contre le roi et de PompadourL C'est Tabbé d'Olivet
qui a été Téditeur de cette mauvaise Épître, et M. de Pompignan
le censeur. On a découvert cela par les femmes.
Votre jeune mariée de Sandrin est une folle. On disait hier
au soir deux choses qui m’ont frappé. La première, c’est qu’assez
communément à l’âge de dix-huit ans, temps fixé pour les vœux
religieux, les jeunes personnes des deux sexes tombaient dans
une mélancolie profonde. La seconde qu’on ne savait tendrement
aimer que dans les contrées superstitieuses. J’aurais décidé
comme la Sorbonne. Me voilà revenu à celte tirade de votre
sœur contre les hommes ou plutôt contre moi. Le correctif qui
la termine ne signifie rien. La politesse excepte toujours celui
à qui l’on parle; mais la sottise serait à se tenir pour excepté.
Cette femme est injuste et vaine. Il lui faudrait un amant; il
faudrait que cet amant fût parfait, il faudrait qu’il lui fût en-
tièrement dévoué, et il faudrait qu’il sc trouvât suffisamment
récompensé de l’honneur de la servir. La religion exige moins
de nous.
Nous avons eu ici les quatre sœurs, toutes charmantes, mais
surtout Jeannette. C’est celle qui chante, qui peint et qui joue
du clavecin comme un ange! Je voudrais que vous la vissiez.
On peut avoir vu au clavecin autant et plus de talent, mais
rarement autant d’innocence et de modestie. On la regarde avec
plus de plaisir encore qu’on ne l’entend. Mais ce qui passe,
c’est l’indifférence pour les éloges que ses talents lui méritent.
On dirait qu’elle se prise au dedans d’elle-même de quelque
qualité secrète qu’on ignore et qui mériterait bien autrement
l’admiration. C’est comme une belle femme qui porte une grande
âme et qu’on loue de sa beauté. Elle vous remercie d’une ma-
nière si froide, si dédaigneuse! C’est comme si elle nous disait:
Vous vous en tenez à l’écorce; ce n’est pas cela. Je gage que
si vous lisez cet endroit à votre sœur, elle s’y reconnaîtra. Cette
femme est vaine, vous dis-je ; j’avouerai cependant que cela lui
ressemble un peu et que je ne saurais me le dissimuler. Qu’elle
1. M. de Rességuier, chevalier de Malte, fut enfermé non à Bastille, mais au
château de Pierre-Encise, pour son Voyage d’Amathonte^ ouvrage mêlé de prose
et do vers, imprime et supprimé en 1759, très-violent pamphlet contre M®*" de,
Pompadour. Voir sur Rességuier une étude de M. II. Bonhomme, /{evue Brilan^
nique, juin 1875.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
461
dise de Philémon et de Baucis ce qu*il qu’il lui plaira ; je lui
prouverai, avec le temps, que les amants fidèles et constants
seraient plus communs si les pareilles de ma Sophie se rencon-
traient plus souvent.
Gardez-vous bien de juger mon ami d’après les apfSarences.
Je ne saurais accepter la préférence que vous m’accordez sur lui.
Vous vouliez donc qu’Aménaïde et Tancrède fussent heureux.
Eh bienl écoutez. J’ai soutenu à Saurin que cela devait être, et
que le cinquième acte, comme le poëte l’a fait, était k contre-
sens. Grimm pensa avec.jmoi qu’on aurait pu arracher du spec-
tateur des larmes de joie, comme on lui en a fait répandre de
tristesse. Le Joueur est entre les mains de M. d’ Argentai, qui
en a désiré la lecture ; nous verrons ce qu’il en dira. Je ne crois
pas que les changements que notre goût présent exige fussent
aussi considérables que vous l’imaginez. Voilà le spectateur bien
préparé à celui des décorations.
Dieu soit loué! mes lettres vous parviennent, et les dates
doivent vous reprocher la tracasserie que vous m’avez faite
avec M"‘° Le Gendre, que vous servez selon son esprit, en
lui donnant occasion de dire du mal de moi, et de m’envelop-
per dans la classe nombreuse de ceux qu elle a juste raison de
mépriser. Il est vrai qu’à la suite d’une page d’invectives adres-
sées à tous, il vient un petit mot qui me sépare; mais quel
effet a ce petit mot froid, après la chaleur d’une longue décla-
mation? Il reste au fond du cœur que c’est ainsi que sont les
hommes, et j’en suis un. En attendant que vous sachiez si vous
irez ou non à Châlons, je vous écrirai toujours par Vitry.
d’Épinay reçoit des lettres charmantes de M. de
Voltaire. Il disait, dans une des dernières, que le diable avait
assisté à la première représentation de sous la figure
de Fréron, et qu’on l’avait reconnu à une larme qui lui était
tombée des loges sur le bout du nez, et qui avait fait phh^
comme sur un fer chaud ^ .
Je ne fais rien; j”ai l’âme malade et le pied brisé. Le por-
trait de d’Épinay est achevé ; elle est représentée la
poitrine à demi nue ; quelques boucles éparses sur sa gorge et
1. Cette lettre manque dans la Correspondance générale de Voltaire, et dans
les Mémoires de M'"« d'Épinay.
462 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
sur ses 'épaules; les autres retenues avec un cordon bleu qui
serre son front; la bouche entr’ouverte ; elle respire, et ses
yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et
de la volupté.
Nous avons eu aujourd’hui à dîner une femme en homme.
C’est une M”' Gondoin, jolie comme un cœur. J’étais assis
à côté d’elîe, et nous avons beaucoup causé. J’ai cru qu’elle
mourrait de rire d’un mot naïf que j’ai dit à notre curé, qui
est un des plus gros garçons qui se voient : c’est qu’on pourrait
le baiser pendant trois mois de suite sans baiser deux fois dans
le même endroit; et d’un autre, à propos de quelqu’un qui
disait qu’il y avait plus de sots dans ce monde-ci que partout
ailleurs; j’ajoutais que cet homme avait beau les compter, il en
oubliait toujours ui\. On a l’esprit si libre à la campagne qu’il
ne faut presque rien pour amuser beaucoup, surtout quand ou
n’a pas l’âme chagrine.
Vous attendez donc M"”’ de Solignac vers le commencement
d’octobre ? Je crains bien que vous ne vous mécomptiez,
et qu’elle n’arrive que dans les premiers jours de novembre.
Pour moi, je ne vous attends pas plus tôt. 11 nous est venu
quelques virtuoses, entre lesquels M. de La Live. Mon portrait
était sur le chevalet; ils en ont tous parlé comme d’une très-
belle chose, et pour la ressemblance, et pour la position, et
pour le dessin, pour la couleur, et pour la vie. Cependant la
sœur aînée de celle qui l’a peint était debout dans un coin et
pleurait de joie des éloges qu’on donnait â sa cadette.
Nous partons tous ce soir pour Paris. J’accompagnerai
M”" d’Épinay, qui va passer au Grandval les jours que Grimm
s’éloigne d’elle pour aller à la cour. Nous reviendrons mercredi,
elle pour regagner la Chevrette", moi pour arranger mes
paquets et ramasser de la besogne pour le reste de la saison
que je passerai chez M®® d’Aine. Continuez de vous bien
porter. Aimez-moi; dites-le-moi ; aimez-moi tendrement;
dites-le-moi souvent. La douleur s’est emparée de mon âme,
et, si vous souffrez qu’elle s’y loge, je crains bien que ce ne
soit à demeure. Quand j’aurais été coupable, comme votre sœur
l’a cru, n’y avait-il pas un rôle plus doux, plus honnête à faire
que celui de m’accuser? Adieu! Mon respect à madame votre
mère. Ah ! Sophie, la vie est une bien mauvaise chose pour les
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. ù63
âmes sensibles ; elles sont entourées de cailloux qui les choquent
et les froissent sans cesse.
XXXIX
Le . . septembre 1 760.
Me voilà aux môme^ lieux où j’étais l’an passé : y suis-je
plus heureux? Non. Quoi donc! trente ans d’expérience du passé
ne sulBsent pas pour désabuser de l’avenir! La peine me sur-
prend toujours, et lorsque le plaisir vient, il semble que je m’y
sois attendu.
Nous avons tous quitté la Chevrette dimanche au soir, et
nous sommes arrivés, M‘““ d’Épinay et moi, lundi, entre une
heure et une heure et demie, au Grandval, où nous avons
trouvé le père Hoop, le Baron, M. d’Alinville, M’"' d’Aine et
d’Holba('h.
M""' d’Aine est toujours la même. Nous avons dîné comme
vous savez qu’on dîne ici ; c’est la seule maison où il me faille
un grand exercice le soir, et du thé le matin.
Après dîner, les femmes sont rentrées; nous les avons aban-
données à leurs petites confidences, car c’est un besoin qui les
presse, quand elles ont été quelque temps sans se voir ; et nous
avons tenté une longue promenade, quoique la terre fût molle,
et que le ciel, qui se chargeait vers le couchant, nous menaçât
d’un orage.
Je les ai revus, ces coteaux où je suis allé tant de fois pro-
mener votre image et ma rêverie, et Cheiinevières qui couronne
la côte, et Champigny qui la décore en amphithéêire, et ma
triste et tortueuse compatriote, la Marne.
On nourrit à Chennevières les deux filles de M‘”“ d’Holbach.
L’aînée est belle comme un chérubin ; c’est un visage rond,
de grands yeux bleus, des lèvres fines, une bouche riante, la
peau la plus blanche et la plus animée, des cheveux châtains
qui ceignent un très-joli front. La cadette est un peleton d’em-
bonpoint où l’on ne distingue encore que du blanc et du vermillon.
Sur les sept heures nous étions revenus et reposés. Nos
46!i LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAN D.
dames s^étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet
d’institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous
avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main.
La bonne conversation que je vous rendrais, si j’en avais
le loisir! Il s’agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en
sont enthousiastes, et il y a de quoi l’être, si ce que l’on raconte
de la sagesse de ces peuples est vrai; mais j’ai peu de foi aux
nations sages.
Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient
assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le mo-
narque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gour-
manderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire
de son vivant.
Ce conseil, à 1^ Chine, est composé de douze mandarins.
Ils s’assemblent tous les jours. 11 y a dans le lieu de leur assem-
blée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d’une
couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui
serviront à l’iiistoire du règne. Ces mémoires forment déjà une
collection de trois à quatre cents volumes.
Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir com-
ment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d’un
méchant; un homme de bien ne l’aurait point eue. 11 fit ouvrir
le coffre sacré, et il trouva que l’injustice de son administra-
tion y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre
en fureur; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témé-
rité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fut pas oubliée
dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau prési-
dent du conseil eut encore la tête coupée; celui qui succéda
subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête
féroce; il était précédé d’un esclaVe qui portait son cercueil;
et voici comment il parla : « Tu vois que je ne crains pas la
mort, car voilà la bière et ma tête. C’est en vain que tu
espères imposer silence à la vérité; il restera toujours une
voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu’on me frappe; j’aime
mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu
d’égorger tous les honnêtes gens de son empire. »
Le monarque, frappé de l’intrépidité de ce mandarin, s’ar-
rêta et devint meilleur ; et quand il fut meilleur, je gage qu’il
ne fit plus ouvrir le coffre.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. m
C’est à vous, chère amie, que je rapporte mes actions lés
plus indifférentes; si j’entends quelque chose qui me plaise, il
me semble .que ce soit pour vous en faire part que ma mémoire
veut bien s’en chargei*.
On dit encore à l’honneur des Chinois d’autres choses qu’on
ne me trouva pas disposé à croire. Je prétendis que les hommes
étaient presque les mêmes partout, qu’il fallait s’attendre aux
mêmes vices et aux mêmes vertus.
{Le reste de la lettre manque.)
XL
Le 27 septembre 1760.
{Les huit premières pages de la lettre manquent.)
Si le portrait admirable est plus ressemblant que celui que
vous avez? Il n’y a pas de comparaison. J’ai dans le vôtre un
petit air fade, doucereux et malade; dans celui qu’on a fait, je
vis, je pense, je réfléchis. Ceux qui me connaissent se récrient ;
ceux qui ne me connaissent pas en font autant. C’est que c’est
une belle chose, dont le mérite de la ressemblance, qui est
parfaite, est pourtant le moindre. La tête est tout entière hors de
la toile, elle est nue; vous seriez tentée d’aller passer vos bras
par derrière pour l’embrasser et la baiser. Ces yeux pleins de
feu regardent au loin. Oui, il est en grand, on m’y voit jus-
qu’au milieu dn corps; une main posée contre le visage sou-
tient la tête ; et le bras de cette main est soutenu par l’autre
bras dont la main est placée sous le coude du premier. Hélas!
non, je ne l’aurai pas, celui de mon ami 1 on en a fait deux, un
grand et un petit; on garde le petit, et l’on regrette l'autre, qui
est destiné pour un frère qui est à Francfort ou à Vienne. Je
crois vous avoir déjà dit tout cela, mais vous n’y entendez rien.
Ce n’est pas lui qui se fait peindre pour elle, c’est elle qui le
fait peindre pour elle et pour lui.
Nous arrivons à cinq heures; il avait oublié le rendez-vous.
30
xvni.
466 LETTRES A MADEMOISELLE YOLLAND.
J’ai su cela le lendemain; on en avait la larme à l’œil, et tout
en pleurant on disait : C’est que ses affaires l’occupent si fort,
qu’il ne peut penser à rien ; c’est qu’il est bien à plaindre et
moi aussi ; et on l’excusait avec une bonté qui me touchait infi-
niment. Pour moi, je me taisais ; et elle disait : Mais vous ne me
dites riei}^ philosophe! est-ce que vous croyez qu’il ne m’aime
pas? Que diable voulez-vous qu’on réponde à cela! dire la
vérité, cela ne se peut; mentir, il le faut bien. Laissons-la du
moins dans son erreur; le moment qui la détromperait serait
peut-être le dernier de sa vie. C’est cette Sophie-là d’isle qui est
aimée! c’est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui
est aimé! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à
M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffon-
nage, du moins apx endroits où je vous peins ma tendresse!
Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous
usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre
mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau : c’est un Mémoire
d’expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un labou-
reur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses
frais ^ L’histoire du czar Pierre va paraître *; incessamment
nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que
je vous en envoie un.
A propos des Chinois, j’ai oublié de vous dire dans ma der-
nière lettre qu’il était permis d’y avoir de la religion, pourvu
que ce ne fût pas de la chrétienne; toutes les autres sont tolé-
rées, entendez-vous? tolérées, les autres; pour le christia-
nisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous
sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n’ont jamais pu
s’accommoder d’un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son
fils, et d’un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse
Jui-même crucifier. Et puis ils disent : Si votre religion est né-
cessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne
1. Mémoire concernant le détail et le résultat d'un grand nombre d'expériences
faites Vannée dernière par un laboureur du Vexin pour parvenir à connaitre ce
qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire cette corruption. Paris,
Tmpr. royale, I7ü0. (Par de Gonfrcville, fermier de Sieurey, près Vernon.) Grimm
en rend compte au mois de novembre 1760 de sa Correspondance.
2. Le premier volume de VHistoire de Vempire de Bussie sous Pierre le Grmdy
par Voltaire, parut en 1760.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. WV
nous Tait pas fait connaître plus tôt» car nous sommes des
hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s’il
n’y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sontdoric
damnés! nos pères qui étaient si honnêtes gens! -^oh! nous
aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux.
Que sais-je quoi encore?
J’ai beau vous dire du mal de votre »œnr, il faut, tout bien
considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu’il n’y en
ait rien du tout au fond de mon cœur ; car je sens que c’est
pour elle que j’écris totît ceci ; est-ce que si je n’étais pas rem-
pli d’amitié, d'estime, d’attachement pour elle, si je n’avais pas
les mêmes sentiments que vous, j’aimerais tant à causer avec
elle? Non, madame, je vous hais, je re veux plus causer avec
vous; qu’est-ce que cela vous fait? Je suis un homme, et vous
les méprisez tous. Oh! quelque jour j’aurai mon tour, et je ferai
aussi une bonne sortie contre les femmes ; mais il faut que je
sois à mon aise, et que je n’aie rien de mieux à vous dire.
Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j’aurai choisi pour dire
du mal des femmes, j’oublie que vous en êtes une; mais je ne
l'oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruelle-
ment, et je satisferai mon cœur en même temps; je ferai l’éloge
de son sexe. Adieu; je ne sais plus ce que j’écris; je veux être
gai et je ne saurais. J’écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le-
champ, s’il vous plaît.
XLI
Le 30 septembre 1761).
Tenez, mon amie, votre Dem.... n’était bon arien : il n’y
avait pas assez d’étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour
faire un fripon. S’il n’est pas encore complètement stupide,
cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d’œil sur les
conséquences et les contradictions des hommes, et l’on voit que
la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère
comme sans physionomie ; ils ne sont décidés ni pour le vice
ni pour la vertu; ils ne savent ni immoler les aütrès, ni se
468
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
sacrifier ; et, soit qu’ils fassent le bien, soit qu’ils fassent le
mal, ils sont malheureux, et j’en ai pitié. Ces idées tiennent à
d’autres que j’établissais hier à table, assez imprudemment ;
car la pâture était forte pour nos petits estomacs. C’est que je
ne pouvais m’empêcher d’admirer la nature humaine, même
quelquefoie quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a
condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain
de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus sédi-
tieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d’autres volent
et s’exposent au supplice même qu’ils ont sous les yeux. Quel
mépris de la mort et de la vie ! Si les méchants n’avaient pas
cette énergie dans le crime, les bons n’auraient pas la même
énergie dans la vertu. Si l’homme affaibli ne peut plus se por-
ter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands
biens; en cherchant à l'amender d’un côté, vous le dégradez de
l’autre. Si Tarquin n’ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas
son poignet sur un brasier ardent; cela est singulier; on est en
général assez mécontent des choses, et l’on n’y toucherait pas
sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature
humaine, on en vint à cette question : Comment il arrivait que
des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient
en tout; en sorte qu’on dirait que les uns semblaient de toute
éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l’in-
fortune? Je répondis que la vie était un jeu de hasard; que les
sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de
leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection ; ils
quittent les dés lorsque la chance allait tourner; en sorte que,
selon moi, un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux
sont deux êtres qui n’ont pas assez vécu. Et puis voilà comme
nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois,
et moi deux des vôtres. Un écart d’imagination, dites-vous? une
vivacité non réfléchie? Fort bien; mais des esprits mal faits
qui en voudraient à notre bonheur ne s’y prendraient pas autre-
ment. C’est ainsi qu’ils réussiraient à me rendre indifférent à ma
Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère ; et oà est la délicatesse ?
C’est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir
les, petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger,
humilier , desservir , et à avoir pour ses amis et à leur dérober
tous ces ménagements légers qu’ils ne sont pas en droit d’exi-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 469
ger des indifférents, et qu’ils attendraient inutilement de la
grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont inca-
pables... Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rap-
proche sans cesse de Tidée que je me suis formée de votre
esprit et de votre caractère, et que cette mesure n’est pas com-
mune. La plupart des autres s’y trouveraient bien petits. Ces
riens, 'que je ne ferai pas l’honneur à la foule de remarquer en
elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que
vous n’eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que
vous attendiez de mortout ce que vous attendriez de Dieu, s’il
avait ma bonté ou si j’avais sa puissance, et que vous soyez sur-
prise toutes les fois que je me tromperai votre attente. Si je
suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c’est que je meurs
de passion pour vous; si je me fâche si vite contie elle, c’est
que personne au monde ne l’estime plus que moi. O femmes!
vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai
dire et faire tout ce qu’il vous plaira! J’aime ceux qui me gron-
dent, et je gronde volontiers ceux que j’aime; et, quand je ne
gronde plus, je n’aime plus. De tous ceux qui me touchent de
près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le
plus fréquemment; si je me préfère en ce point à mes amis,
c’est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de
me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs.
Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas
aux couleurs dont je l’ai peinte. Vous voyez que je vous réponds
à présent à votre seconde lettre. C’est apparemment que, la
colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés.
Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre
M*"® Geoffrin qui l’avait bien ou mal à propos contristé. « Mort^
DieUj disait-il, si elle me' fâche ^ quelle y prenne gardc^ je
la peindrai. » Moi, je dis le contraire de Greuze : Mort-Dieu,
si elle me fâche encore, qu’elle y prenne garde, je ne la pein-
drai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l’innocence de sa
conduite avec le bon Marson et l’honnête Vialet. J’en appelle à
son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends
dans sa déclamation : c’est qu’elle s’adresse à tous les hommes,
et que j’en suis un ; et, si vous voulez en convenir, pendant que
vous la lisiez, vous ne distinguiez personne; il a fallu que la
réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous
!i70 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en
vous-même : Ah I chère sœur I grâce pour celui-là I il n’en est
pas. 11 s’établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle
m’accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de
la sentence ; j’étais donc condamné, et vous travailliez à m’ab-
soudre d’upe impression méditée par elle et peut-être même
par vous. Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse; celui
qui décrie l’amitié, en général, tend à m’indisposer secrète-
ment contre mes amis ; celui qui se joue de la sincérité des
serments passionnés devant celle que j’aime cherche à lui
Tendre ma conduite et mes .sentiments suspects et m’indigne.
Mais laissons cela.
Je suis à présent à la Chevrette ; c’est de là que je vous
écris. Demain je sarai de retour à Paris ; nous avons trop de
monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle; les indilTé-
rents s’interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent
plus. Hier j’étais à souper à côté de M"»' d’Houdetot, qui
disait : « Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal,
la promenade, l’opéra et la comédie; et je n’allai point dans le
inonde, et je ne vis rien, et j’en fus pour mes frais. » Ces frais
firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta : « C’est mon
voisin qui boit le vin, et c’est rtioi qui m’enivre,. » En effet,
j’avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédai-
gnais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu
soit loué ! ils feront de l’exercice ; nous serons un peu plus
ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.
Je n’ai point vu M"' Boileau; mais peu s’en est fallu que
M. de Villeneuve ne m’ait enlevé en cabriolet pour me con-
duire ici. M. Grimm, qui l’avait rencontré à Paris, je ne sais
où, lui en avait donné la commission, qu’il avait acceptée. Si
M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte;
je m’acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous
embrasserai ! j’en ai d’avance le cœur serré, et j’en pleure de
joie. 11 y a peu de jours où je ne me transporte de la pensée à
ce moment; il est impossible que je vous peigne ce que je
deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cher-
che si vous vous êtes bien portée, si c’est vous, si c’est toujours
ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l’aime si
tendrement et qui l’a si longtemps attendue. Je vous dévore des
f LETTRES A MADEMOISELLE VOLLÂND.
yeux ; mes lèvres tremblent ; je voudrais vous parler ; je né
saurais. Mais que deviens-je lorsque celte illusion disparaît
et que je me trouve seul? Je suis fâché que M“® Clairet sort
indisposée; je vous prie de lui dire qu*il est impossible que
je 1 oublie tant qu’elle aura de l’attachement pour vous. Je
n espérais pas M'"® de Solignac sitôt. Est-ce que madame
votre mère ne se montrera pas empressée d’aller chercher sa
chère fille? Je gage que M™*'* Le Gendre en a perdu le sen-
timent. Vous ne donnez pas^ vous, dans ces rnines-là. Cela
échappe à l’évêque. Ils se battaient, les bonnes gens qu’ils
étaient. Demain ou plutôt aujourd’hui lundi à Paris; demain,
mes paquets se font; après-demain, je suis établi au Grandval
pour six semaines. M““’ d’Épinay en a le cœur un peu serré
et moi aussi ; nous étions faits l’un à Taiitre; nous comprenions
sans mot dire; nous blâmions, nous approuvions du coin d"'
l’œil; cette conversation muette va lui manquer. Vous adresse-
rez toujours vos lettres sur le quai des Miramionnes, d’où elles
iront contre-signées à Charentoii, et j’enverrai les retirer le plus
assidûment qu’il sera possible. Vous savez que les maîtres n’ont
plus de domestiques où je suis. Ce M. Darnilaville est un galant
homme qui aime à faire le bien et qui sait y mettre la grâce. Il y a
deux ou trois honnêtes hommes et deux ou trois honnêtes femmes
dans ce monde, et la Providence tne les adresse. En vérité, si je
mérite ce présent, j’en sentirai toute la valeur, et, si j’en sens toute
la valeur, je n’aurai plus envie de me plaindre d’elle; si elle pre-
nait la parole, et si elle me disait : « Je t’ai donné Grimm et Ura-
nie pour amis; je t’ai donné Sophie pour amie; je t’ai donné Didier
pour père et Angélique pour mère; tu sais ce qu’ils étaient et
ce qu’ils ont fait pour toi; que te reste-t-il à me demander? » Je
ne sais ce que je lui répondrais. Oui, chère amie, je retrouverai au
Grandval ceux que j’y ai laissés, excepté d’Alinville ; mais je n’y
ferai rien de ce que vous conjecturez; je boirai, je mangerai,
je dormirai, je philosopherai le soir, je vous regretterai tous
les matins , et mainte fois dans la journée je soupirerai
indiscrètement. M"*® d’Holbach s’en apercevra, et en rira.
M'"® d’Aine dira que, si cela dure, il faudra qu’elle me fasse
noyer par pitié. Je n’y ferai pas une panse d’a et je m’en revien-
drai, à la Saint-Martin, à Paris, où je mourrai de douleur si je
ne vous retrouve pas. Je tremble toujours que votre chère
472 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND,
soeur ne fasse la folie d’aller à Isle, Nous avons encore ici nos
peintres et nos musiciens et Jeannette, et Jeannette aussi, dà.
Hélas! la pauvre enfant me fend le cœur, surtout quand elle
se livre à la gaieté, et qu’elle rit ; elle a perdu sa mère, et elle
n’en sait encore rien. Je suis sûr que, si elle regardait les
visages qui sont autour d’elle, elle devinerait, à l’impression
de tristesse que cause sa joie, qu’il s’est passé quelque chose
d’extraordinaire qu’on lui cache. Mais n’est-ce pas un phénomène
bien singulier que nous éprouvons tous la même chose, et qu’il
n’y ait pas un de nous que sa joie ne contriste ? Ah ! chère
amie ! il y a bien des données, et bien des données fines pour
celui qui sait les saisir et les appliquer à la connaissance du
cœur. C’est une caverne, mais dans les ténèbres de laquelle il
luit par intervalles jdes rayons passagers qui l’éclairent et pour
les autres et pour nous.
Après les cygnes? Ne craignez rien, je n’y courrai de ma
vie, ni le cher abbé Galiani non plus; il s’est amusé à les aga-
cer, ils l’ont pris en grippe, et d’aussi loin qu’ils l’aperçoivent,
ilss’ élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu,
le bec enlr’ouvert, et poussant des cris ; il n’oserait approcher
du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien
de d’Épinay, qui n’a pas son pareil pour l’esprit et la
gentillesse ; c’est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons
pas qu’il vive. Ces cygnes ont l’air fier, bête et méchant, trois
qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du
parc de Versailles qu’ils étaient hauts, droits et minces, et
l’abbé Galiani ajoutait : comme les courtisans. L’abbé est iné-
puisable de mots et de traits plaisants; c’est un trésor dans
les jours pluvieux. Je disais à d’Épinay que si l’on en fai-
sait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa
campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter
l’histoire du porco sacra. 11 y a à Naples des moines à qui il est
permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons,
sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont
appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent,
les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les
rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait
politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le
soin possible d’elle et de ses pourcelets; trop heureux celui
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. û73
qu’elle a honoré de ses couches! Celui qui frapperait un porco
sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupu-
leux en tuèrent un; cet assassinat fit grand bruit; la ville et le
sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères^Les mal-
faiteui'S, craignant d’être découverts, achetèrent deux cierges,
les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro j sur lequel
ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le
goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds; et ceux qui fai-
saient la visite les trouvèrent' à genoux et priant autour du
mort. Un d’eux présenta le goupillon au commissaire; le com-
missaire aspersa^ se mit à genoux, fit sa prière et demanda qui
est-ce qui était mort? On lui répondit : « Un de nos camarades,
honnête homme; c’est une perte. Voi^à le train des choses du
monde; les bons s’en vont et les méchants restent. » Mais je
n’ai pas le courage d’achever. Ce n’est pas moi, c’est l’abbé qu’il
faudrait entendre. Le fond est mjséral)le en lui-même, mais il
prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie,
et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et
même quelquefois de morale.
C’est lui qui m’a amené ici. Nous y attendons Saurin, qui
n’est pas encore venu; cela me fait craindre que M”'*" Helvétius
ne soit fort mal ; elle a quitté la campagne pour faire ses
couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d’une fièvre
putride. C’est une femme très-aimable, qui s’est fait un carac-
tère qui l’a affranchie au milieu de ses semblables, toutes
esclaves. Saurin m’a consulté sur le plan d’une pièce. Je l’ai
renversé d’un bout à l’autre. M. Grimm et M”*" d’Iipinay
disent que ce que j’ai imaginé est de toute beauté, mais que
personne n’en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous
verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à
mort pour avoir .trop bien défendu leur ville, briguer l’honneur
de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène.
Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des
parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal
sort; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui
que le sort a condamné; imaginez que celui qui tient le casque
d’où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu’on en
doit tirer six, et qu’après qu’on en a tiré cinq, il se condamne
lui-même et dit : Le sixième est le mien, sans qu’on puisse jamais
m LETTRES A MADEMOISELLE WLLAND.
lui faire changer d’avisé Imaginez ce que deviennent sa femme,
sa fille, qui sont présentes. 0 Voltaire! vous qui savez à présent
l’effet de ces tableaux, vous n’auriez garde de vous refuser à
celui-là.
Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise
que je vows aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous
en dire un mot? C’est, mon amie,, qu’il arrange si bien ses
voyages, qu’il sort de la Chevrette au moment que j’y arrive.
En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de
sa maîtresse, il ne s’y prendrait pas autrement. Vous concevez
bien que je plaisante: il est trop honnête pour avoir cette vue,
et je le suis trop, moi, pour qu’elle lui réussît quand il l’aurait.
Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires,
qu’on ne lui voit plats le bout du nez. Il ne lui reste presque pas
un instant pour l’amitié; et je ne sais quand l’amour trouve le
sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin.
Je lui avais trouvé l’air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé
le sujet. « C’était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je,
vous êtes trop heureux tous les deux d’être sensibles au bout de
quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près? Vous en
êtes donc comme au premier jour? Eh! mes amis, tâchez de
n’épouser jamais. » L’après-dîner, nouS' nous sommes encore
promenés, lui et clic, M*"*' d’IIoudetot et moi. J’oubliais de
vous dire que j’avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j’en
avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie.
Mmo (jqioudetot fait de très-jolis vers ; elle m’en a récité
quelques-uns qui m’ont fait grand plaisir. 11 y a tout plein de
simplicité et de délicatesse. Je n’ai osé les lui demander; mais
si je puis lui arracher un hymne aux tétons ([xn pétille de feu,
de chaleur, d’images et de volupté, je vous l’enverrait Quoi-
qu’elle ait eu le courage de me le montrer, je n’ai pas eu celui
de le demander. Le soir nous avons laissé rentrer les femmes,
et nous avons fait le tour du parc, Grimm et moi. Il y avait long-
temps que nous ne nous étions vus ; nous avons été fort aises
de nous retrouver. Je l’aime sûrement, et j’en suis, je crois,
1. C’est le sujet du Siège de Calais. Le succès de la pièce de ce titre, donnée
par Belloy le 13 février 1765, aura fait renoncer Saurin à son projet. (T.)
2. Cette pièce est restée inédite.
m
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND/
autant aimé que jamais. Au milieu de ces amusements, des idées
tristes m’obsèdent, je ne fais rien, le temps s’enfuit, et je ne
vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je
ne savais ce que c’était, car il était bien gros. J’espérais y
trouver un mot de vous. Rien. A la place, les deux Remontrances
du parlement d’Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédom-
magent pas. Je brûle de m’en retourner à Paris. Je ne saurais
dissimuler ma joie; et M"'® d’Épinay* dit que cela n’est pas
honnête d’être gai quand on quitte les gens. 11 serait donc plus
honnête de l’être ni p+tis ni moins et de paraître triste. N’y
a-t-il encore rien d’arrêté sur votre retour? Votre sœur revient-
elle avec vous? Si j’avais été bien avisé, j’aurais fait ce voyage
de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en pas-
sant. Je crains que vous ne trouviez mon caractère un peu
changé. On dit que j’ai l’air d’un homme qui va toujours cher-
chant quelque chose qui lui manque. Au reste, c’est l’air que
je dois avoir. Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait.
Avais-je du chagrin, j’allais voir mon amie, et je l’oubliais.
Pourquoi m’avez-vous abandonné? La mélancolie a trouvé mon
âme ouverte, elle y est entrée, et je ne pense pas qu’on puisse
l’en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop; et puis
qu’importe? Je serai moins gai, ou plus triste, comme il vous
plaira, mais je n’en aimerai pas moins. Ma tendresse sera d’une
couleur brune qui ne sied pas mal à ce sentiment. Mon amie,
tout peut s’altérer au monde; tout, sans vous en excepter; tout,
excepté la passion que j’ai pour vous. Qiiarjd je vous reverrai,
comme je vous embrasserai! comme je me reposerai sur vous!
comme je chercherai celle que j’aime! Ah! s’il n’y avait per-
sonne qui me contraignît! mais il ne faut pas compter là-dessus.
Je ne finirai pas encore cette lettre. Nous partirons de bonne
heure. Grimm me descendra à la rue de Fourcy. De là il n’y a
qu’un pas sur le quai des Miramionnes. Si j’y trouvais une lettre
de vous, je remplirais la demi-page qui me reste et qui ne me
resterait pas, car je l’aurais remplie tout en disant que je ne
voulais pas en dire plus long, si l’on ne m’invitait pas à des-
cendre. Je vais voir ce qu’on me veut... C’est Saurin qui vient
d’arriver. Adieu, ma tendre amie. Ce soir, s’il n’est pas trop
tard, nous causerons encore un moment, et puis il faut faire
mon sac; je n’aime point à faire attendre après moi.
476 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Nous avons eu deux convives sur lesquels nous ne comptions
guère, excellents tous deux, Saurin et le curé de la Chevrette.
Vous connaissez Saurin, je ne vous en dis rien. Pour notre pas-
teur, c'est un des meilleurs esprits qu'il y ail bien loin : il n'y
a pas d’homme dont les passions se peignent plus vivement sur
son visage; c'est peut-être le seul qui ait le nez expressif; il
loue du nez, il blâme du nez, il décide du nez, il prophétise du
nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un
grand traité de morale. La conversation a été fort diverse.
d'Hoiidetot m'a demandé du bout de la table où en était
ma bouteille. Je lui ai répondu qu'elle devait le savoir mieux
que moi. On a trouvé que je n'étais pas trop malheureux de
boire de bon vin, et d’enivrer ma voisine. Et puis on a parlé
nouvelles. On a dit que le roi de Portugal introduisait le jansé-
nisme dans ses Etats; cela m’a déplu. J'ai dit que, religion pour
religion, quand un monarque faisait tant que d'en adopter une,
il valait mieux la choisir plaisante et gaie que triste et maus-
sade; que la mélancolie religieuse inclinait au fanatisme et
k l'intolérance, et d’Ëpinay me faisait des yeux; et à la
fin, quand j'ai eu tout dit, j’ai compris que je désobligeais
d’Esclavelles, sa mère, qui est janséniste jusqu'à la pointe
de ses cheveux blancs. On parla tendresse. Le curé, qui n'est
déplacé dans aucun sujet, dit que les amants malheureux
disaient tous qu’ils en mouraient; mais qu'il était rare d'en
rencontrer qui tinssent parole; qu'il en avait cependant vu un :
c’était unjeune homme de famille appelé 11 s’éprit d'une
fille belle et sage, mais sans biens et d'une famille déshonorée.
Son père était alors aux galères pour faux seings. Ce jeune
homme, qui prévoyait toute l’opposition et toute la raison de
l’opposition qu'il rencontrerait dans ses parents, fit ce qu'il put
pour se détacher; mais quand il se fut bien assuré de l’inutilité de
ses efforts, il osa s’en ouvrir à ses parents, qui allaient s'épui-
ser en remontrances, lorsque notre amant les arrêta tout court
et leur dit : « Je sais tout ce que vous avez à m'opposer, je ne
saurais désapprouver des raisons que j'opposerais moi-même à
mon fils si j'en avais un. Mais voyez si vous m'aimez mieux mort
que mésallié; car il est sûr que si je n’ai pas celle que j'aime, j'en
mourrai ». On traita ce propos comme il le méritait; l'événe-
ment n’y fait rien. Le jeune homme tomba, dépérit de jour en
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
477
jour, et mourut. Le curé ajouta : C’est un fait dont j’ai été
témoin. « Mais, curé, lui dis-je, à la place du père qu’auriez-
vous fait? — Monsieur, me répondit le curé, je ne saurais me
mettre à cette place; les sentiménts d’un père ne se^ devinent
point et ne peuvent se suppléer. — Cela est vrai; mais enfin
vous auriez pris un parti d’après ce que vous êtes ; dites-nous
quel il eût été? — Volontiers. J’aurais appelé mon fils; je lui
aurais dit : Soulpse a été votre nom jusqu’à présent; souvenez-
vous bien qu’il ne l’est plus. Appelez-vous comme il vous plaira.
Voilà votre légitime. Alte vous marier avec celle que vous aimez
si loin d’ici que je n’entende plus parler de vous, et que Dieu
vous bénisse. — Pour moi, dit M'** d’Esclavelles, qui craignait
peut-être que la décision du curé ne fît impression sur son
petit-fils, si j’avais été la mère de ce jeune fou, j’aurais fait
comme son père, je l’aurais laissé mourir ». Et puis voilà les
avis partagés, et un bruit à faire retentir les voûtes du salon,
qui a duré longtemps, et qui durerait encore, si le curé n’avait
rompu la dispute par une autre histoire que voici. Un jeune curé,
mécontent de son état, se sauve en Angleterre, apostasie, se
marie selon la loi, et a des enfants de sa femme. Au bout d’un
certain temps, il regrette son pays ; il revient en France
avec sa femme et ses enfants. Au bout encore d’un certain
temps, il a du remords ; il revient à sa religion, prend du
scrupule sur son mariage, et songe à se séparer de sa femme;
il s’en ouvre à notre curé, qui trouve le cas fort embarrassant,
et qui, n’osant rien prendre sur lui, le renvoie aux casuistes et
aux jurisconsultes. Tous décident qu’il ne peut en sûreté de
conscience rester avec sa femme. Lorsque leur séparation, à
laquelle la femme s’opposait de toute sa force, allait s’entamer
par voie de justice, mais un’peu contre le gré du curé, l’époux
tomba malade et assez dangereusement pour qu’il n’en revînt
pas. 11 envoie chercher le curé : « Mon ami, lui dit- il, vous con-
naissez mes intentions; je touche au dernier moment; je veux
montrer du moins qu’elles étaient sincères. Je veux faire amende
honorable publique, et recevoir les sacrements, et mourir à
l’hôpital ; ayez la bonté de m’y faire transporter. — Je m’en
garderai bien, lui dit le curé; celte femme est innocente. Elle
vous a épousé selon la loi ; elle ne connaissait rien des empê-
chements qui ne lui permettaient pas d'accepter votre main. Et
478 LETTRES ,A MADEMOISELLE VOLLAND.
«es enfants, quelle part ont-iljs à votre faute? Vous êtes le seul
coupable, et ce sont eux qui vont être punis! Votre femme sera
déshonorée, vos enfants seront déclarés naturels; et où est le
J)jen de tout cqla? La raiçon .est pour eux; certainement, et jus-
qu'à ce que la Iqi ait prononcé, nous ignorons si elle serait
contre ei^x. Attendons^ et en attendant, mon ami, demeurez dans
le lit de celle que vous appelez votre femme et qui Test, et où
vous avez eu d’elle ces enfants qui vous ont appelé leur père et
qui sont vos enfants ». Jamais le curé n’en voulut démordre. 11
confessa son homme ; il lui administra les der-
niers sacrements. Il mourut, et la femme et les enfants restèrent
en possession des titres qu’ils avaient. Nous avons tous approuvé
la sagesse du curé. Grimin Ta fait peindre ; il prétend en faire
quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus
un peu tard; cet homme singulier et ses histoires aussi singu-
lières que lui nous ont défrayés en chemin.
A propos, je ne vous ai pas dit que M. le comte de Bissy ‘
avait envoyé au marquis de Xiraènes pour moi une tragédie
anglaise en un acte, tout à fait dans le goût du Joueur, Elle est
intitulée VExirtmiganre fatale. Un homme de naissance a été
conduit par la dissipation à l’extrême misère. 11 ne peut sup-
porter l’idée de l’avilissement où il va tomber, lui, sa femme
et ses enfants. Il se persuade qu’il vaut mieux qu’il meure.
Mais si la mort est meilleure pour lui que la vie, pourquoi la
vie vaudrait-elle mieux que la mort pour sa femme et ses
enfants? Il vient about de se persuader qu’il leur manquerait
d’une manière indigne, s’il ne les associait pas à un sort qu’il
croit préférable à celui dont il est menacé. 11 se défait donc de
lui-même, de sa femme et de ses deux enfants. Cette catas-
trophe est d’une atrocité qui révolte; cependant la dernière
scène est d’un pathétique qui déchire. Imaginez que cet homme
était sur le point d’être saisi et précipité dans une prison. Sa
femme vient à lui, et lui propose de prendre ses enfants entre
ses bras et de se sauver avec lui en quelque lieu de sûreté.
Toute la dernière scène roule sur la double acceptation des
1. De l’Académie française, où il fut reçu comme homme de cour. On l’appelait
Bissy-Pierre^ pour le distinguer de son frère qu’on avait nommé Bissy-Thomas^
par une plaisante allusion aux deux Corneille, avec lesquels les deux Bissy n’avaient
aucune espèce de rapport intellectuel. (T.)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND^ A7?
termes de voyage, d’asile, de demeure paisible, d’éloignement
des hommes, de dernier terme des revers et des maux» de repôs»
qui conviennent à une fuite réelle ou à la mort. La femme
les entend toujours de la fuite, et l’époux les lui dit toujours
de la mort. L’ignorance de cette femme, qui a reçu le breuvage
fatal de son époux et qui l’a donné de sa propre main à ses deux
enfants, la tendresse de ses discours, la présence de ses enfants
en qui la mort circule, font un effet plus terrible mille fois que
le spectacle d’OEdipe qui a les yeux crevés et qui se baisse pour
chercher ses enfants. Cependant, si vous avez le père Rrumoy,
voyez cette scène au cinquième ^acte de VŒdipe de Sophocle.
Je viens de recevoir votre numéro 21. Je n’ai point la této
mauvaise. Quant à mon pied, il est guéri. Nous avons joué; le
Baron a oublié son serment, mais comme la fortune a été assez
égale, je ne saurais vous dire comment il soutiendrait son ca-
price. 11 faut qu’il y ait une espèce de contre-coup à ma chute;
car j’ai eu la tête étonnée pendant les deux premiers jours. Les
jours suivants j’ai senti une douleur passagère'^ au côté opposé,
et depuis j’éprouve comme des envies de moucher, et la sen-
sation comme de quelque chose d’arrêté au-dessus du nez qui
voudrait tomber. Ils m’ont conseillé le sel ammoniac. Mais je
bois, je mange, je dors, jen’ai ni chaleur ni lièvre, et toutirabien.
0 femme! serez-vous toujours femme par quelque endroit?
Jamais la fêlure que nature vous lit ne reprendra-t-elle entière-
ment? Je n’ai pu m’empêcher de rire de tous les mouvements
que vous vous êtes donnés pour un colichet. Je sais bien ce que
vous répondrez à cela; mais Je sais bien aussi comment on s’en
impose. Je le voudrais bien que vous en fussiez de nos cause-
ries, et vous et la chère sœur. A propos de ces Chinois, savez-
vous que l’illuslration remonte chez eux et ne descend jamais?
Ce sont les enfants qui illustrent et anoblissent leurs aïeux, et
non pas les aïeiix leurs enfants. Ma foi, cela est encore bien sage.
Nous sommes plus grands poètes, plus grands philosophes, plus
grands orateurs, plus grands architectes, plus grands astro-
nomes, plus grands géomètres que ces peuples-là; mais ils enten-
dent mieux que nous la science du bon sens et de la vertu; et
si par hasard cette science était la première, ils auraient raison
de dire qu’ils ont deux yeux, et que nous en avons un, et que
le resté dé la terre est aveugle.
480 LETTRÉS A MADEMOISELLE VOLLAND.
Oui, je* connais vos Intérêts de la France mal entendus
C'est un livre qui a du succès M. Gaschon m’a fait diner une
fois avec l’auteur. Cet homme connaît assez bien fe mal; mais
il n’entend rien aux remèdes. Il a des observations assez justes
qui marquent un homme instruit, mais sans génie. 11 a un
monde (},e choses dont il ne sait rien faire; et le génie sait faire
un monde de rien.
Non, non, mon ami vaut mieux que moi; personne ne peut
lui être cohiparé, soit qu’il plaisante, soit qu’il raisonne, soit
qu’il conseille, soit qu’il écrive, soit qu’il...
[La suite manque.)
XLII
Le 7 octobre 1760.
Pas un moment de repos, comme vous disiez à la fin d’une
de vos lettres ; non, pas un moment ! J’arrive, je jette en passant
mon sac de nuit à ma porte, et je vole sur le quai des Mira-
mionnes; j’y trouve un de vos lettres ; j’en achève une que j’ai
commencée à la Chevrette. Je m’en retourne chez moi à minuit.
Je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d’un grand mal de
gorge; je n’ai pas osé m’informer de sa santé. Les questions
les plus obligeantes amènent des réponses si dures de la part
de la mère, que je ne lui parle jamais sans une extrême néces-
sité; mais j’ai interrogé l’enfant, qui m’a très-bien répondu; j’ai
donné des ordres qui marquent l’attention et l’intérêt. Voilà ce
que c’est que de se brûler le sang à crier et à travailler. Je
devais partir demain pour le Grandval ; voilà un accident qui
pourrait bien retarder mon voyage. Nous avons dîné, M. Grimm
et moi, sous un des chevaux des Tuileries. Longue promenade
1. Les Intérêts de la France mal entendus (par Ange Goudar, de Montpellier)..
Le premier volume, qui traite de l’agriculture et de la population, parut au com-
mencement de 1756 ; le second, qui traite des finances et du commerce, parut à la
fin de la même année, et le troisième, qui traite de la marine et de l’industrie»
ne fut publié qu’en 1757. (T.)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Ù81
avant dîner; dîner df’appétit ; longue promenade après dîner;
et, dans cet intervalle, de la morale et de Tamour, et de Tamour
et de la morale; et le résultat, de se rendre meilleur, de par-
donner aux méchants, assez punis par leur méchanceté même ;
de faire le bonheur de tous et surtout de son ami et de son amie.
Je quitte M. de Montarny ; je Tai trouvé avec une grosse dondon,
dont je vous dirais volontiers, comme du curé de la Chevrette,
qu’on la baiserait pendant deux mois- sans la baiser deux fois
au même endroit ; c’est une amie de M*"'’ Riccoboni ; nous en
avons causé. Celle-ci vftus régalera cet hiver de deux nouveaux
romans. Je les verrai sûrement avant qu’on les imprime, et vous
aussi, si vous êtes à Paris. Mais dites-moi donc que vous y
serez, si vous ne voulez pas que je périsse. J’avais deviné,
comme vous verrez par la précédente, et la possibilité du voyage
de M'"** (le Soliguac, et les inquiétudes de M'"'" Le Gendre,
votre indifférence.
Toutes ces dates ne m’apprennent rien ; je voulais savoir s’il
n’y avait eu aucune de mes lettres d’égarée. Voici l’histoire de
ma chute. J’ai connu chez Le Breton un cx-oratorien, homme
d’esprit dont je suis devenu la passion, mais non pas la plus
forte ni l’unique. Cette homme s’appc-îlle M. Destouches; il est
secrétaire de la ferme générale ; il y di^meure ; il s’était engagé
à m’introduire à Pendroit où l’on fabrique le tabac, afin que je
pusse connaître et décrire celte manœuvre ; j’étais allé avec mon
dessinateur le sommer de sa parole. Il était de bonne heure. Il
est jeune. Je le trouve engagé de conversation avec une fille ;
je renvoie mon dessinateur ; je m’assieds, et je me mets à causer
avec ces fous-là. Le temps se passe ; l’heure du dîner vient ;
nous allions dîner. Destouches et moi, chez Le Breton. Chemin
faisant, nous devions jeter sa demoiselle rue des Prouvaires.
Mais cr#LC ; à l’entrée de la rue voilà une des soupentes qui casse,
et Destouches qhi va donner de la tête contre celle de sa fille,
et nàoi de la tête contre un des côtés du carrosse. Destouches
descend par le côté renversé, moi et la demoiselle par l’autre
côté, et cela à la vue de la compagnie la plus nombreuse et la
moins choisie. Heureusement la demoiselle avait l’air plus hon-
nête que peut-être elle ne l’était ; je vous ai dit le reste. J’ai
encore de temps en temps des sensations au haut du nez comme
de quehjue chose qui voudrait tomber par là ; mais ce symp-
31
xvii.
ûts , LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND,
tôme se dissipera comme les autres. Je vous demande en grâce
de prêcher l’indulgence à notre chère sœur. Si, par hasard,
nous n’occupions que le milieu entre les êtres les plus parfaits
et les êtres les plus imparfaits, en regardant avec mépris ceux
que la nature a placés au bas de la grande échelle, n’accorde-
rions-nous pas le même droit à ceux qu’elle a placés au premier
échelon, et qui sont autant au>dessus de nous que les objets de
notre dédain sont au-dessous? Dans une machine où tout est
lié, comme il n’y a rien d’inutile, pas même le gros ventre, le
gros appétit et les fréquents besoins de M“* Gillet, s’il y a quel-
que chose d’indifférent et d’abject, c’est une suite de notre
ignorance. Quelquefois je m’amuse à attacher tous ces objets
sur une toile et à m’en faire un spectacle. Je ne saurais vous
dire combien l’imbécillité, l’impertinence, la sottise, les airs de
la coquette, les pirouettes du petit-maître, etc., etc., m’amusent
sous ce coup d’œil.
Cette jalousie d’ami à ami, de sœur à sœur, de mère à fille,
de fille à mère, me passe ; je n’y entends rien. Si je connaissais
quelque être au monde qui pût, en m’éclipsant à vos yeux,
contribuer infiniment mieux que moi à votre bonheur, quel mé-
rite plus grand me resterait-il à ambitionner, après celui d’être
ce qu’il serait, sinon de vous le procurer ? S’il n’est pas en moi
d’être le mieux qu’il est possible pour vous, fa,jit-il que je me
prive de l’avantage de vous présenter ce mieux, si je le connais
ailleurs ? Voilà des raisons que l’amour n’entend pas ; mais je
ne conçois pas que l’amitié puisse s’y refuser.
M"' Clairon joua mal à la première représentation de
Tancrède. Ses fanatiques môme en conviennent ; mais ils disent
qu’elle s’est bien corrigée dans les suivantes. Je n’en sais
rien. Nous nous aimons tous de tputes nos forces. Il y a bien
peu de gens à qui nous ne nous préférions ; il n’y a personne
au monde avec qui nous voulussions changer de sort. lili Vialet
est comme les autres qui laissent un peu moins percer leur
impertinence. Vous êtes à peu près contente de mes lettres,
surtout des endroits où je vous dis que je vous aime ; tant mieux,
je ne m’intéresse qu’à ceux-ci ; et comment seraient-ils mal %
Le modèle d’après lequel je peins est si bien ! Tous nos portraits
de la Chevrette ont réussi, excepté celui de M'"' d’Épinay.
M. Grimm prend cet accident comme un autre. Je vous ai dit
LETTRES, A MADEMOISELLE VOLLAND. 483
que nous avions été peints et dessinés ; je lui ai demandé une
copie des deux dessins, et je les aurai. Les dix lignes où vous
me dites qu'il n'y arien dans vos lettres valent mieux que toutes
les miennes ; si je vous avais dit les choses que j'y -lis, et que
j'eusse eu le bonheur de vous les persuader de moi comme je
les crois de vous, je n'aurais plus qu'un souhait à faire ; c'est
que le temps et ma conduite vous entretinssent à jamais dans
cette douce opinion. Le bonheur oïl ié malheur de votre vie est
entre mes mains, dites-vous ? Ce n'est pas comme cela ; le bon-
heur de votre vie est eîître mes mains; le bonheur de la mienne
est entre les vôtres ; c'est un dépôt réciproque confié à d'hon-
nêtes gens. Uranie ne veut donc pas croire que je la haïsse ;
absolument elle ne le veut pas. J'en ai pourtant bien des raisons,
et, quand il n'y aurait (jue celle de m'humilier souvent aux yèux
de la personne que j'aime, c'en serait bien assez pour me faire
croire. Pardonnez ! qu'avez-vous dit là? Elle n’a pas vu ce mot,
j'en suis sûr. Je serais trop fier qu'elle se fût avouée coupable.
M. Gaschon a été faire sa cour à M"*® de Solignac. M. de IVisye
ira. Que j'y aille aussi I ma foi je n’en ai ni le temps, ni la vo-
lonté, ni le courage. Quoi qu'en dise M*"® de Solignac, il est sûr
que je n'ai jamais eu l'honneur de la voir.
Si cependant la maladie durait, si mon voyage était renvoyé
à la semaine prochaine, par exemple, je ne répondrais de rien.
Je n’aime point les occasions de balbutier^ et balbutie toujours
de timidité la première fois que je vois, et puis tout se réduit
alors à des phrases d'usage dont on se paye réciproquement. Je
n'ai pas un sou de celle monnaie. Adieu, ma tendre amie. Je
ne vous recommande plus votre santé ; il y a quelqu'un à pré-
sent qui en aura soin pour vous. Il y avait avec ma dernière lettre
un papier d'agriculture pour’ madame votre mère; le lui avez-
vous remis? Adieu, encore une fois; mon dévouement et mon
respect à madame votre mère. Dites à M‘"« le Gendre..., dites-lui
que vous m'aimez à la folie, et vous verrez que ce petit mensonge
la fera pâlir... Et je ne la haïrais pas I... Hélas! non...
484
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
XLIII
Le 8 octobre 1760.
Je pars demain pour aller au Grandval passer le reste de
Tautomne. Je ne saurais vous dire, chère amie, combien il m*en
coûte pour m’arracher d’ici. Si cette force que les philosophes
appellent d’inertie est commune à tous les êtres, j’en ai ma
bonne part. Comment vos lettres me parviendront-elles? Com-
ment recevrez-vous les miennes? Quel circuit ! Je me rendais ici
les mardi, jeudi, dimanche au soir ; je vous lisais et je vous
répondais sur-le-champ : cela était assez commode : mais il n’y
a pas moyen de rester. J’aurais l’air d’abandonner M'”* d’Aine,
qui m’a si bien accueilli les vacances passées. Je ne suis bien
avec moi-même que quand je fais ce que je dois. J’irai donc
demain, jour de ma fête, où l’on ne m’attend peut-être plus et
où l’on médit de moi. Vous savez que j’ai quelque affaire à
l’Hôtel desFerrnes ; j’y ai été appelé ce matin ; et par occasion je
me suis rendu rue des Vieux-Augustins. J’ai demandé M"® Boi-
leau ; elle venait de partir pour Argenteuil avec M, Berger.
J'ai laissé chez le portier un billet pour elle. On m’a dit que
M'"® de Solignac était arrivée ; je ne l’ai point vue, mais je me suis
fait écrire pour monsieur qui était absent. Le portier, à qui j’ai
demandé si M. de Villeneuve y était, m’a répondu que oui, et
même seul. J’ai été tenté de monter; et puis je me suis dit :
Pourquoi monter? et, ne sachant que me répondre, je m’en suis
allé. Vous savez apparemment qu’il déloge le 15 de ce mois et
qu’il va demeurer rue Sainte-Anne. C’est le portier qui m’a
bavardé cela. Vous m’avez fait faire connaissance plus intime
que jamais avec M. Damilaville. J’ai soupé plusieurs fois avec
lui ; c’est un homme de bien. Hier, comme je m’en revenais de
chez lui à minuit, par le plus affreux temps du monde, d’abord
j’ai vu, rue des Boucheries, des amants qui se disaient des dou-
ceurs de fort près, au coin d’une porte, à minuit, le ciel fondant
en eau; cela m’a fort édifié I Arrivé à ma porte, Jeanneton ap-
pelée, en attendant qu’elle descendît, mon fiacre m’a dit qu’un
LETTRES A MADEMOISELLE VÔLLAND. 485
hôtel qui fait le coin de la rue des Saints-Pères, à côté de chez'
moi, habité par M. de Bacqueville, était en feu ; et le tocsin qui
sonnait de tous côtés m*a confirmé qu’il disait vrai. Le feu y
était depuis midi; et aujourd’hui, quand j’ai passé Sur le quai,
il n’était pas encore éteint ; une grande aile de l’hôtel a été
brûlée. Ce M. de Bacqueville était un fou, car il n’est plus.
D’abord, il n’a pas voulu ouvrir ses portes, menaçant le premier
qui mettrait le pied dans sa cour de lui brûler la cervelle d’un
coup de pistolet. Il a ^ru qu’il n’y avait plus rien ; et, sur les
cinq heures, il s’en est allé à l’Opéra. Là, on est venu l’avertir
que l’incendie s’était renouvelé, et il a répondu : « Eh bien,, ce
sera une maison de brûlée ; qu’on me laisse en repos. » Après
le spectacle, dont il n’a pas perdu un moment, il s’en est allé
chez lui ; on voulait l’empêcher d’entrer ; inutilement ; il disait
qu’il se souciait fort peu que ses meubles fussent brûlés, qu’il
en achèterait d’autres ; moins encore que son or ou son argent
fussent fondus, qu’on les retrouverait en lingots dans les décom-
bres ; mais qu’il fallait qu’il sauvât ses papiers. « Mais, mon-
sieur, vous périrez. — Je ne périrai point ; ma maison a des
détours qui ne sont connus que de moi et par lesquels je m’é-
chapperai. Si on ne me voit pas revenir, qu’on n’en soit pas
inquiet ; je serai avec mes papiers dans un de mes caveaux. »
On a visité les caveaux. On y a bien trouvé les papiers, mais
point l’homme. Il se faisait une joie de tromper son fils. » Le
coquin, disait-il, me croira brûlé ; il en sera au comble de la
joie ; il attend ma mort, et je me fais un plaisir de lui apparaître
au moment où il s’y attendra le moins. » On raconte de cet
homme cent folies; on dit qu’il a fait séduire sa femme par un
de ses amis qui devait se laisser surprendre en flagrant délit avec
elle : ce qui s’est fait. En conséquence la pauvre femme a été
enfermée. On-dit qu’il avait fait peûdre un cheval vicieux dans
son écurie, pour servir d’exemple aux autres. On dit qu’ayant
voulu faire l’essai d’une machine à voler dans l’air qu’il avait
inventée, il s’était cassé une cuisse: au demeurant, c’était un
vilain avare, très-riche et qui a vécu jusqu’à quatre-vingts ans.
L’indisposition de ma fille est un mal de gorge accompagné
d’une fièvre intermittente. Cela va mieux, point de fièvre au-
jourd’hui ; s’il y a fièvre demain, elle sera saignée. Adieu, mon
amie, souvenez-vous quand vous serez arrivée, quatre ou cinq
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LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
jours après, de me donner le baiser que j’aurais reçu ; je ne
veux pas le perdre. Toujours commémoration de moi à madame
votre mère et à madame votre sœur.
Voilà cette lettre, vraie ou supposée, du roi de Prusse au
marquis d’Argens qui fait ici tant de bruit. Il est sûr qu’elle est
de son style; mais cette preuve suffira-t-elle contre un grand
nombre d’autres qui semblent constater la supposition * ? Si vous
faites de la politique, voilà un excellent sujet.
Je ne saurais m’en aller. Si je restais demain jusqu’au soir,
j’aurais une lettre de vous. Combien ce voyage me peine I Adieu.
Ma première sera datée du Grandval, et peut-être sera-t-elle
un peu moins vide que les précédentes, grâce à la compagnie
que je vais trouver.
«
P. S. On reconnaîtra peut-être à l’écriture d’où vient cette
lettre du roi de Prusse, et peut-être que le cœur en palpitera.
11 est certain que, sans m’en parler, il est enchanté de
trouver de petites occasions de lui faire sa cour.
11 ne sait pas combien elle est fière, haute, difficile, capri-
cieuse, peu sensible, peu passionnée, et tout le mal qu’il se
prépare.
J’aimerais autant me prendre d’un sylphe ou d’un ange ou
d’une idée honnête.
XLIV
Au Grandval, le 13 octobre 1760,
Pourquoi n’entends-je plus parler de vous ? Ah ! mon amie,
la chère sœur est à côté de vous ; vous m’oubliez ; vous me
négligez !
Je suis parti jeudi dans l’après-midi, pour me rendre au
Grandval ; je l’avais bien deviné, qu’on ne m’y attendait plus
1. Cette lettre» datée de Hermaansdorflf, près de Breslau, le 27 août 1760, se
trouve dans la Correspondance de Grimni du mois de septembre suivant.
LETTRES -A MADEMOISELLE VOLLAND. 487
et qu’on y médisait de moi ; on en a été d’autant plus con-
tent de me voir.
« Eh ! vous voilà, philosophe, j’en suis enchantée. Venez,
que je vous baise ; je ne suis plus jeune, mais je me porte
bien et je ne suis pas toujours bon. » Ce je ne suis pus tou-
jours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c’est
M'“* d’Aine qui a dit comme cela.
Le Baron et le père Hoop sont descendus et m’ont em-
brassé. D’abord nous.#avons parlé tous à la fois, comme il
arrive quand il y a du temps qu’on ne s’est vu, qu’on est
bien aise de se retrouver, et qu’on a l’empressement de se le
témoigner.
M'"® d’Holbach était à son métier; je me suis approché
d’elle. Ohl qu’elle était belle! le beau teint! la belle santé! et
puis, quel vêtement! C’est une coiffure en cheveux avec une
espèce d’habit de marmotte d’un taffetas rouge, couvert partout
d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer,
çà et là, le couleur de rose « Vous revenez de la Chevrette?
— Oui, madame. — Vous vous y êtes amusé? — Oui, madame,
assez. — Aussi, vous y êtes resté longtemps? — M. Grimm et
M'"* d’Épinay m’ont retenu un jour, et puis encore un jour, et
puis de jour en jour on touche au bout de la semaine. — En
attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes. —
Cela se peut, madame ; mais ce sont des contes. — Pourquoi ?
Je n’entends pas. — Vous n’entendez pas qu’il y a des choses
sacrées dans ce monde? — Eh ! oui, a-t-elle ajouté en baissant
les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se
tenir à quelque distance. » Voilà de ces mots qu’elle a appris
de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là? Le reste de la soirée
s’est passé à m’installer; la matinée d’hier à prendre du thé et
à arranger mon atelier; car j’ai apporté ici beaucoup d’ouvrages
en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d’Aine
s’en sont allés à Gros-Bois dîner chez l’ancien ministre Chau
velin ; nous avons été fort gais sans eux.
11 a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup
encore la matinée du samedi ; la terre était molle, et nos dames
ont mieux aimé demeurer à la maison que de s’exposer à laisser
leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous
omrnes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois
488
LETTRES- A MADEMOISELLE VOLLAND.
heures et demie jusqu’à six. Cet homme me plaît plus que
jamais. Nous avons parlé politique. Je lui ai fait cent questions
sur le parlement d’Angleterre. C’est un corps composé d’environ
cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un
vaste édifice; il y a six à sept ans que l’entrée en était ouverte
à tout le monde et que le.s affaires les plus importantes de l’Ltat
s’y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et
assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête
des représentants*. Croyez-vous, mon amie, qu’un homme osât
en l'ace de tout un peuple proposer un projet nuisible ou
s’opposer à un projet avantageux, et s’avouer publiquement
méchant ou stupide? Vous me demanderez sans doute pourquoi
les délibérations se font aujouid’hui à porte fermée : « C’est,
me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question),
qu’il y a Je ne sais combien d’affaires dont le succès dépend du
secret et qu’il était impossible qu’il fût gardé. Nous avons,
ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et
dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole*.
Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger,
mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d’un
grand inconvénient. »
La politique et les mœurs se tiennent par la main, et con-
duisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels ou ne
finit point.
A propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle
était la chose qu’il estimait le plus dans ce monde. Après un
petit moment de réflexion : « Celle qui m’a toujours manqué,
m’a-t-il dit, la santé. — Et le plus grand plaisir que vous ayez
goûté? — Je le sais; mais pour l’expliquer, il faut que je vous
entretienne de ma famille. Nous soimnes deux frères et trois
sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi
absurde assure tout à l’aîné ; mon aîné fut la coqueluche de mou
père et de ma mère; c’est-à-dire qu’ils mirent tout en œuvre
pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que^trop
1. L’etonneraent de Diderot prouve combien la constitution du gouvernement
anglais était alors ignorée chez nous. (T.)
2. Des sténographes. La sténographie était alors complètement inconnue en
France. (T.)
LETTRES k MADEMOISELLE VOLLAND. i89
bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu’ils
purent; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu’ils
avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt
repentir de l’indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse
de le mettre. 11 leur manqua de respect, les traita durement,
s’ennuya d’eux, les fil souffrir, et contraignit son bon vieux
père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, em-
menant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir,
bien loin d'avoir de ^uoi marier ces filles déjà grandes ;
leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu’on
n’èn pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces
malheureux était de sortir d’Édimbourg et d’aller cacher en
Castille leur misère et l’ingratitude de leur fils. Cependant la
mélancolie, qui m’a promené presque dans toutes les contrées
du monde, m’avait conduit àCarthagène. Ce fut là que j’appris
le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les con-
soler et de les tranquilliser pour le présent et sur l’avenir. Je
vendis le peu que j’avais et je leur en envoyai le prix. Jetant
ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour
de moi, je me mis à commercer; je réussis : en moins de
sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir; je rétablis mes
parents dans l’aisance; je châtiai mon frère, je mariai mes
sœurs, et je fus, je crois, l’homme le plus heureux qu’il y eût
au monde. »
En achevant ce récit, il avait l’air fort touché, « Mais à quoi,
lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de
votre jeunesse? — A l’étude de la médecine, me répondit-il.
Mais pourquoi n’avez-vous pas suivi cet état? — Parce qu il
fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour
en sortir. r-*Il est bien dur de renoncer à son état, après en
avoir fait tous les frais. — Il est bien plus dur de ramper, de
languir dans l’indigence, ou de fourber. »
Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs
de s’enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose
dans la suite il fallait se résoudre à n’être rien d’abord : et à
ce propos, je me rappelai celui que j’avais tenu à un jeune am-
bitieux qui ne savait par où débuter. — Vous savez lire? lui
dig.je. — Oui. — Écrire? — Oui. — Un peu calculer? — Oui.
— Et vous voulez être riche à quelque prix que cd soit? — A
490 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
peu près. — Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d’un
fermier général. »
Voilà, ma bonne amie, notre causerie : elle vous amusait
Tan passé; pourquoi vous ennuierait-elle cette annnée? *
Après l’élude, ce qui lui avait plu davantage c’étaient les
voyages; il voyagerait encore à l’âge qu’il a. Pour moi, je n’ap-
prouve qu’on s’éloigne de son pays que depuis dix-huit ans
jusqu’à vingt-cinq. Il faut qu’un jeune homme voie par lui-
même qu’il y a partout du courage, des talents, de la sagesse
et de l’industrie, afin qu’il ne conserve pas le préjugé que tout
est mal ailleurs que dans sa patrie ; passé ce temps, il faut être
à sa femme, à ses enfinits, à ses concitoyens, à ses amis, aux
objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie
sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressem-
blerait à celui qui s’occuperait du matin au soir à descendre du
grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, exami-
nant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s’asseyant pas
un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui.
Voilà en gros notre promenade; si vous en exceptez une
anecdote polissonne qui s’est glissée, je ne sais comment, tout
à travers de choses assez sérieuses.
Il faisait un cours d’accouchement chez un homme célèbre
appelé Grégoire L Ce Grégoire croyait sérieusement qu’un
enfant qui mourait sans qu’on lui eût jeté un peu d’eau froide
sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre
dans l’autre monde; en conséquence, dans tous les accouche-
ments laborieux, il baptisait l’enfant dans le sein de la mère ;
oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s’y
prenait? D’abord il prononçait la formule : Enfant^ je lebapiise\
puis il remplissait d’eau sa bouche qu’il appliquait convenable-
ment, soufflant son eau le plus loin qu’il pouvait r en s’essuyant
ensuite les lèvres avec une serviette, il disait : « 11 n’en faut
que la cent millième partie d’une goutte pour faire un ange. »
Le Baron et M'"® d’Aine sont rentrés presque en même temps
que nous. Le piquet s*est fait. Nous avons bien soupé. Après
souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir.
Je ne vous ai pas dit qu’avant de quitter Paris j’ai vu l’ami
1 Sans doute un des Grégory, célèbres médecins écossais.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
i91
Gaschon. Dieu I combien nous avons parlé de la mère et des deux
filles I Vous auriez été trop aise d’être derrière la tapisserie et de
nous entendre. O mon amiel conservez toujours la franchise de
votre caractère; augmentez-la s’il se peut, afin que^vous ayez
la confiance, l’estime et la vénération de tous ceux qui vous
entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d’au milieu
d’eux, ils soient vains de vous avoir connue: qu’ils s’entretien-
nent longtemps de vous ; qu’ils s’en entretiennent toujours avec
éloge et regret; et qu’ils ajoutent : Eh bien! le philosophe
Diderot fut, de tous lé^ hommes qui eurent le bonheur de la
connaître, celui qu’elle aima le plus.
J’ai chargé M. Gaschon de faire ma paix avec M"® Boileau,
et il m’a promis d’y mettre tout son savoir. L’affaire avec
M. Bouret est au même point. J’ai eu be lucoup de plaisir à l’en-
tendre donner au diable tous ces gens à fausses protestalions.il
ne fera pas le voyage d’Isle; il m’a dit qu’il s’en était accusé
auprès de madame votre mère. Voilà tout ce que j’ai fait depuis
que je n’ai entendu parler de vous. D’où vient donc ce silence?
Votre sœur remplit-elle si exactement les moments que vous
déroJ)ez à votre mère que vous ne puissiez plus m’en donner
un seul I
Je ne sais quand cette lettre vous parviendra; cependant je
vous écris toujours. Voici l’arrangement que j’ai pris avec Dami-
laville. Votre lettre reçue, il l’adressera à un de ses subalternes
à Charenlon. Ce subalterne remportera ma réponse qu il mettra
à la poste à Charenton pour Paris, à l’adresse de Damilaville,
qui la contre-signera à l’adresse de M. Gillet. Voilà bien des
allées et bien des venues. Si j’étais à Paris, je vous lirais à
l’heure qu’il est, je vous répondrais; demain ma réponse serait
à la boîte, et tians trois jours d’ici vous l’auriez.
Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nou-
velles avec toute l’exactitude que vous désirez, gardez, gardez-
vous bien de m’accuser de négligence. Et qu’ai-je de mieux à
faire que de m’entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon
cœur? Adieu, adieu.
492
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
XLV
Au Grandval, le 15 octobre 1700.
Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. d'Hol-
bach s'use la vue à broder; M™® d'Aine digère étalée sur des
oreillers; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tète
fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux
genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enve-
loppé dans une tobe de chambre et renforcé dans un bonnet
de nuit; moi, je me promène en long et en large, machina-
lement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu'il fait, et je crois
que le ciel fond en eau, et je me désespère Est-il possible
que j'aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu
parler de vous? ISe m'avez-vous point écrit? ou Damilaville a-t-il
oublié nos arrangements? ou ce subalterne qui devait recevoir
vos lettres à Gharenton, me les apporter ici, et prendre les
miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps ? C'est cela.
Quand il s'agit d'accuser les dieux ou les hommes, c'est aux
dieux que je donne la préférence. H y a près de deux lieues
d'ici à Gharenton; les chemins sont impraticables; et le ciel
est si incertain qu'on ne peut s'éloigner pour une h(*uie, sans
risquer d'être noyé. Cependant je suis très -maussade; c'est
M'“® d'Aine qui me le dit à l'oreille. Les sujets de conversa-
tion qui m'intéresseraient le plus, si j'avais l'âme satisfaite, ne
me touchent presque pas. Le Baron a beau dire Allons dt)nc,
philosophe, réveil lez-vous », je dors. Il ajoute inutilement :
<i Croyez-moi; amusez-vous ici, et soyez sûr qu'on s'amuse bien
ailleurs sans vous. » Je n’en crois rien. Gomme il n'y a rien à
tirer de moi, le voilà qui s'adresse au père Hj»op. « Eh bien,
vieille momie, que ruminez-vous là? — Je rumine une idée
bien creuse. — Et cette idée, c'est? — C'est qu'il y a eu un
moment où il n’a tenu à rien que l'Europe ne vît un jour le
souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne
et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdo-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 493
tal. — Quand, et comment cela? — Ce fut lorsqu’on délibéra si
l’on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du
Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de disci-
pline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l’impor-
tance de celle affaire. — Ma foi, je ne la sens pas pîus qu’eux.
— Écoiitez-moi. Si l’on eût permis aux prêtres de se marier,
n’est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire
ordonner prêtre? Et croyez-vous que, fatigué des embarras con-
tinuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains,
aucun d’entre eux ne «e fût avisé de les terminer en réunissant
en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile?
et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu’il
n’eût pas été suivi? — C’est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait
dit la messe et fait le prône? — Oui, madame, tout comme
un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils ;
les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs
eniànts. Vous verriez aujourd'hui tous les grands engagés
dans les ordres; la nation divisée en deux classes : l’une noble
et l’autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions impor-
tantes de la société, et qui ‘aurait attiré vers elle le res-
pect que l’on doit à la dignité, à la naissance et aux talents ;
l’autre imbécile, stüpide, esclave, avilie, qui aurait été condam-
née aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois
et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le
joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles
nobles et sacerdotales; pontifes et juges de la nation, les grands
auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théolo-
giens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poètes, ses
géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux
de la lumière qu’ils n’auraieOt pas manqué d’envier à la mul-
titude, ils n’auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à
leurs enfants que par la langue secrète et l’écriture sacrée ;
rhiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des col-
lèges anciens; l’imbécillité nationale s’accroissant avec le temps,
l’hiéroglyphe, qui n’eût été dans le commencement qu’un
symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait des-
cendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyp-
tienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolu-
tions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus
k% LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
étranges. Quoi qu’il en soit, le magianisme des Perses n’a
peut-être pas eu d’autre commencement. — Et si tout cela
avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais
des petits clercs. »
Combien de choses, pour et contre cette idée, n’aurais-je
pas dites,^si j’avais été capable d’attention! Mais une inquiétude
a saisi mon esprit, et je ne saurais l’en délivrer Arrivez
donc, lettres de mon amie ; venez me rendre à mes amis, à leur
entretien et aux autres amusements de la maison où je suis.
Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal
est le pire de tous; et les raisons qu’ils en apportent me frap-
pent. « Point de commandement plus dur et plus absolu que
celui qui s’exerce de la part des dieux. La masse des préjugés
et des superstitions s’accroissant au gré de la cupidité du prêtre,
elle devient énorme à la fin; c’est un fardeau sous lequel la
liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui com-
mande met de disproportion et de distance entre lui et celui
qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont pré-
cieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont
été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur
portent encore, quoiqu’ils n’aient plus que le titre de prêtres,
des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle
était portée lorsqu’ils marchaient le sceptre dans une main et
l’encensoir dans l’autre, et qu’ils allaient s’asseoir sur le trône
et sur l’autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l’Asie,
des espèces de cénobites sortent encore aujourd’hui de leur
retraite et se montrent dans les villes; ils sont tout nus; ils se
promènent dans les rues en sonnant une clochette ; et les
femmes de tout état accourent en foule autour d’eux, se pros-
ternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie
du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. — Et
vous croyez, père Hoop, que, si j’étais dans ce pays-Ià, j’irais
aussi! — Si vous iriez, madame! par Dieu! je le crois : la reine
y va bien. » Et puis voilà notre Écossais et d’Aine qui
s’arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles.
« Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus
ridé, plus crasseux! Et qui sait où cela s’est fourré? — La piété
ne fait pas ces réflexions-là. — Oh! je les ferais, moi, s’il fal-
lait en passer par là; je vous promets que je l’aurais fait échau-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 495
der préalablement par ma femme de chambre comme un
cochon de lait. — Madame ! un prêtre, échaudé comme un
cochon de lait! — Oui, oui. — Mais, sans aller si loin, a
ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint-
Hoch, qui prétend sept fois la semaine attirer le f)ieu du ciel
sur la terre, s’en nourrir et le donner à manger à [*âques à dix
mille personnes, et demandez-lui ce qu’il pense de son sublime
ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de
la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n’est pas
magnifique; c’est une boîte chétive adossée contre le pilier froid
d’une église; mais quand il y est renfermé, il se regarde
comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants
et les morts; c’est à lui qu’il a été donné de délier ou de lier,
d’absoudre ou de retenir; le ciel ratifie l’arrêt qu’il a prononcé,
et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu’il
voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes,
implorer sa médiation, accepter l’expiation qu’il lui plaît de
prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même?
Et si à l’orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joi-
gnait celui d’imposer des lois, de commander à des armées, et
de gouverner; simples mortels, que serions-nous devant lui?
Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme
ils en usent avec leurs sujets ! Ces misérables travaillent sans
relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite
faute? le Père les appelle : il leur fait signe; ils se déculottent,
s’étendent à terre, reçoivent cent coups d’étrivières, se relèvent,
remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent
très-humblement, baiseit le bout de sa manche, et s’en vont
contents et gais, s’ils le peuvent. »
Mais voilà un orage terrjble, mêlé de pluie, de grêle et de
neige; et, au’milieu de cet orage, une colonie qui nous vient
de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêîes que
gens. Le premier moment a été fort tumultueux ; mais, après
les caresses qu’il est d’usage que les femmes et les chiens se
fassent quand ils se revoient, on s’est rassis, on a causé de
mille choses indifférentes. A propos d’emplettes et de meubles,
le Baron a dit qu’il voyait la corruption de nos mœurs et le
goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de
meubles à secret de toute espèce. J’ai dit, moi, que je n’y voyais
h% LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
qu’une chose : c’est que Ton s’aimait autant que jadis, et qu’on
se l’écrivait un peu davantage Une demoiselle d’Ette/, belle
autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que Tesprit
d’un démon, a répondu que pour s’aimer bien on était trop
distrait. J’ai répliqué qu’autrefois on buvait plus qu'on ne fait,
on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on
tirait des^armes; on s’exerçait à la paume, on vivait en famille,
on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n’admettait
point les jeunes gens en bonne compagnie; les filles étaient
presque séquestrées; à peine apercevait-on les mères; les
hommes étaient d’un côté, les femmes de l’autre ; à présent on
vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit
ans; on joue d’ennui, on vit séparés; les petits ont des lits
jumeaux, les grands des appartements différents ; la vie est par-
tagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est
dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou
chez une maîtresse. Or, imaginez qu’une nation fût tout à coup
saisie d’un goût général pour la musique : il est sûr qu’on n’y
aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant
mal joué des instruments; mais en revanche tous ceux qui
auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l’exé*-
cution, ayant été h portée de le montrer, jamais on n’aurait si
bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait
autant et de si beaux airs. A l’application, l’esprit de la galan-
terie étant général, s’il y a aujourd’hui plus de fourberie, plus
de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de
sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus
de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable
qu’aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et
pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C’est
ainsi qu’il en sera de toute autre chose : plus il y aura de gens
qui s’en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus
qui la feront bien.
Lorsque le législateur publie une loi, qu’en arrive-t-il? Il
donnelieu à cinquante méchants de l’enfreindre, et à dix honnêtes
gens* de l’observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meil-
1. Voir sur d’Ette \qs Confessions de Rousseau (livre Vil) et les Mémoires
de M™« d’Épinay,
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND- 49^
leurs; et Tespèce humaine en mérite un peu plus de blâme et
d’éloge. Donner des mœurs à un peuple, c’est augmenter son
énergie pour le bien et pour le mal ; c’est l’encourager, s’il est
permis de parler ainsi, aux grands crimes et aux grandes vertus.
Il ne se fait aucune action forte chez un peuple faible. Un Syba-
rite est également incapable d’assassiner son voisin et d’empor-
ter sa maîtresse au travers de la flamme. Qu’il y ait eu parmi
nous un homme qui ait osé attenter â la vie de son souverain ^ ;
qu’il ait été pris ; qu’on l’ait condamné à être déchiré avec des
ongles de fer, arrosé d’un métal bouillant, trempé dans le
bitume enflammé, étendu sur un chevalet, démembré par des
chevaux ; qu’on lui ait lu cette sentence terrible, et qu’après
l’avoir entendue, il ait dit froidement : La journée sera rude^
à l’instant j’imagine aussi qu’il respire à côté de moi une âme
de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque
grand intérêt*, général ou particulier, l’exigeait, entrerait sans
pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc I le crime
serait-il capable d’un enthousiasme que la vertu ne pourrait
concevoir! ou plutôt y a-t-il sous le ciel quelque autre chose
que la vertu qui puisse inspirer un enthousiasme durable et
vrai? Sous le nom de vertu, je comprends, comme vous imagi-
nez bien, la gloire, l’amour, le patriotisme, en un mot tous les
motifs des âmes grandes et généreuses. Au reste, les hommes
destinés par la nature aux tentatives hardies ne sont peut-être
jetés les uns du côté de l’honneur, les autres du côté de l’igno-
minie, que par des causes bien indépendantes d’eux. Qu’est-ce
qui fait notre sort? Qui est-ce qui connaît la destinée?...
Cette demoiselle d’Ette a été autrefois l’amie intime de
M”’"’ de ; c’est à présent son ennemie déclarée. « Il me
semble, ajouta-t-elle, qu’il ri’y a plus guère de passions fortes.
— C’est que de tout tei^s les hommes à passions fortes ont
été rares. — Cependant il n’y a qu’elles qui donnent de grands
plaisirs. — Et de grandes peines. »
Quand on fait tant que d’aimer une femme, il en faut» être
éperdu, mon amie, comme je le suis de vous... Mais j’attends
toujours une de vos lettres, et il n’en vient point. Mes fenêtres
donnent sur le chemin ; je jette les yeux au loin, et si quel-
1. Damiens.
XVIll.
ft98 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
qu’un s’avance de ce côté, je le prends tout de suite pour le
commissionnaire de Dairiilaville. Combien y serai-je encore
trompé de fois?... Le mauvais temps a fort allongé la visite de
nos habitants de Sussy. On a dit que celle qui ri aurait pas été
aimée d*un homme faible ignorerait les caresses de V amour.
Autre thèse : Qu il y avait plus de rapport qu'on ne croyait
entre la dévotion et la tendresse : que la dévotion^ tout bien
pesé^ consistait à se priver des choses qui ne nous plaisaient plus
et qui nous échappaient^ et à expier par des sacrifices qui ne
coûtent rien la jouissance de celles qu'on aimait encore et qu'on
SC pouvait procurer. Il m’a semblé que cela avait été mieux dit
que je ne vous l’écris. Cependant les voilà partis, et nous reve-
nus à notre première conversation.
Il y a plusieurs contrées où les premières ‘nuits d’une nou-
velle mariée appartiennent aux prêtres, à condition cependant
que la nouvelle mariéfe sera d’une famille illustre# Les Nambou-
ris, c’est ainsi que l’on appelle ce clergé, n’accordent pas cette
faveur à tous les maris. Là on croit ces hommes, impeccables,
tout ce qu’ils font est bien ; c’est-à-dire qu’ils disposent de tout
comme il leur plaît, sans avoir à répondre de leurs actions. Les
Juifs, qui avaient vécu longtemps sous la théocratie, n’étaient
pas exempts de ce préjugé. Le prophète Osée disait à une cour-
tisane : L'amie^ couchez-vous là^ et que je vous fasse un enfant
de fornication^ et personne n’était scandalisé ni du propos ni de
la chose. Le péché irrémissible, c’est de frapper un prêtre ;
celui qui le tuerait, par accident serait condamné à mendier
toute sa vie, le crâne du prêtre à la main.
Ah! chère amie, où est cette sérénité d’âme que j’avais l’an
passé? M™® d’Holbach a la même finesse, d’Aine la
même gaieté; le Baron est aussi aimable, l’Écossais aussi origi-
nal, mais je n’ai plus le pinceau avejj lequel je vous les pei-
gnais... Le ciel continue de se résoudre en eau, et moi de me
désoler. Mes lettres sont arrêtées à Charenton. Quand arriveront-
elles ici? Quand aurez-vous celle-ci? En attendant, vous souf-
frirez beaucoup ! la même peine que moi ! Cette idée double
la mienne. Vous vous plaindrez à votre sœur, et elle, qui ne
demande pas mieux que de me trouver des torts, m’en suppo-
sera, et ses discours iront me chercher jusqu’au fond de votre
cœur, et m’y blesser. Ce sont des coups d’épingle qui, réitérés,
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 499
font mourir... je vous en avertis... Notre piquet est fait. Le
Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se
fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un
même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour
du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que-
c’est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans
affaire et qu’on verrait aller et venir sous des arbres passerait
pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfance à
durer des heures entières dans la même attitude; dans un âge
plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps
incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes,*
les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en .
contracter la facilité de méditer profondément. II est incroyable
jusqu’où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point
de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l’étranger,
ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étour-
dis. <( Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces
étourdis-là ; c’est-à-dire que je fus trompé par un commerçant
chinois et fripon. J’allai lui représenter combien il m’avait lésé ;
« Cela est vrai, me répondit-il, vous l’êtes beaucoup, mais il
faut payer. — Mais où est la bonne foi, la droiture ? — Je n’en
sais rien, mais il faut payer, « Après avoir éssayé les paroles
douces, j’en vins aux gros mots, je l’appelai coquin, maraud,
fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut payer. » Je n’en
pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent :
« Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n’as pas gagné un sou
à te mettre en colère. Eh ! que ne payais-tu tout de suite, sans
te fâcher? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je
pas écrit, ou parlé d’une bizarrerie de toute celte nation ? En
regardant le5 meubles et les porcelaines peintes qui nous vien-
nent de ce pajfe, il n’est pas que l’extravagance des figures ne
vous ait frappée. Savez-vous d’où cela vient? C’est que, loin de
prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s’en écarter le
plus qu’ils peuvent; ils disent pour leur raison qu’on la voit
sans cesse, et quelque talent qu’on ait, quelque peine qu’on se
donne, qu’on n’en approche pas ; d’où ils concluent que tout
ouvrage exécuté dans ce genre d’imitation doit dégoûter et faire
pitié, au lieu qu’en s’abandonnant au délire de l’imagination,
les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu’on crée, ne
500
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
ressemblant à rien, ne peuvent être accusés de défaut. Mais,
dirais-je à un Chinois, je voudrais bien savoir quelle perfection
on Y peut louer. On assure cependant qu’ils font d’après nature
des choses prodigieuses, quand on l’exige d’eux, et qu’ils saisis-
‘ sent singulièrement la ressemblance. Pour moi, j’aurai toujours
.peine à croire que la vérité de la couleur, la correction du
dêfssin, et l’intelligence des ombres et des lumières^ soient por-
tées jusqu’à un certain point chez un peuple qui méprise ces
qualités; à moins que la perfection du travail ne soit le résul-
tat de l’abondance dont il jouit et de la patience de son carac-
* tère.
Chère amie, je vais laisser là notre radotage philosophique,
pour vous entretenir de sujets plus familiers... Comme nous
étions occupés une de ces après-midi, le père Hoop, le Baron et
moi, à faire une partie de billard, on entend le bruit d’une voi-
ture légère sur la chaussée; la porte de la salle de billard s’ouvre
subitement. C’est d’Holbach qui entre, et qui nous
demande avec une joie qui rayonnait autour de son visage
comme une auréole : « Devinez la visite qui nous vient? »
Comme nous ne devinions personne qui nous aimât assez pour
venir s’enfermer avec nous par le temps qu’il faisait : « C’est
M. Le Roy 1», nous dit-elle. Nous allâmes tous l’embrasser. Si
vous savez combien je l’aime, vous saurez aussi combien il m’a
été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j’en avais
besoin. 11 avait passé tout ce temps à jouir d’une petite retraite
qu’il s’est faite dans la forêt. Cette retraite s’appelle les Loges.
Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s’amuseront
aux environs des Loges! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez
les Loges! C’est là que le satyre habite. Malheur à celle que le
satyre aura rencontrée auprès de sa demeure ! ffest en vain
qu’elle tendra ses mains au ciel, et qu’elle appellera sa mère;
le ciel ni sa mère ne l’entendront plus; ses cris seront perdus
dans la forêt; personne ne viendra qui la délivre du satyre; et
1. Ch. Georges Le Roy (1723-1789), lieutenant des chasses des parcs de Ver-
sailles et de Marly, collaborateur de V Encyclopédie. La dernière édition de ses
Lettres sur les animaux a été donnée en 1862, par M. le docteur Robinet, che^
M. Poulet-Malassis, qui a également réimprimé de Le Roy Louis XV et if*"® de
Pompadour (Baur , 1875 , ia-12) , étude dont Sainte-Beuve avait signalé la
valeur.
LETTRJÎS A MADEMOISELLE VOLLAND. 501
quand le satyre l’aura surprise une fois aux environs de sa
demeure, elle y retournera pour en être surprise encore. Si le
hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s’enfuira
comme auparavant, mais plus lentement, et pcuf-être retouM-
nera-t-elle la tête en fuyant; et quand le styre l’atteindra, ellê'
ne l’égratignera plus; elle dira qu’elle va crier, mais elle ne
criera plus; elle n’appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la
cherchera pas longtemps ; car il est plus inconstant encore que
libertin. Le bélier qjp paît l’herbe qui croît autour de sa cabane
n’est pas plus libertin ; le vent qui agite la feuille du lierre qui
la tapisse est moins changeant. Celles qu’il ne recherchera plus.»
et qui se seront amusées inutilement autour de sacabame, et il
y en aura beaucoup, s’eu retourneront tristes et chagrines en
disant au dedans d’elles-mêmes : O méchant satyre 1 ô satyre
inconstant! si je l’avais su! Et leurs compagnes, qui verront leur
tristesse, leur en demanderont la cause; et elles ne la diront
pas : et les autres bergères innocentes et jeunes continueront
de s’amuser autour de la cabane du satyre; et lui de les sur-
prendre, de les surprendre encore une fois, de ne les s^trpren-
dre plus; et elles de se taire. Voilà, mon amie, ce qu’on
appelle une idylle que je vous fais, tandis que le satyre,
l’oreille dressée, se réjouit à dire des contes à nos femmes. A
propos de beaux yeux, il leur dit qu’un jour Saint-Évremond
s’endormit entre deux femmes qui se disputaient sur ce qu’il
faut appeler de beaux yeux. La matière était importante ; cha-
cune avait la prétention. On allégua beaucoup de choses fines
et profondes; on en allégua beaucoup de brillantes, et de réflé-
chies. Cependant Saint-Évremond, qui goûtait au milieu de la
dispute le sommeil le plus .doux, fut pris ponr juge. Une des
deux femmes, le tirant par le bras, lui dit : « A votre avis,
monsieur, quelfe sont les plus beaux? » Saint-Evremond se frot-
tant les yeux, leur dit : « Les plus beaux !... Ce sont les petits
et ridés. — Les yeux petits et ridés sont les plus beaux ! y
pensez-vous? — Ah! ah ! vous parlez d’yeux! Ma foi, j’ai cru
que deux femmes de cour s’entretenaient d’autre chose. » Et
voilà M‘"* d’Holbach qui baisse les yeux et qui joue l’inatten-
tion, et M"* d’Aine qui se met à rire comme une folle, en disant:
« C’est une bonne connaissance à voir. — Mais pourquoi si
bonne? Il est toujours trop tard pour s’en servir. » Voilà encore
502 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
un endroit qu'il ne faut pas lire à notre sœur Uranie.
Mais puisque je suis en train de vous écrire toutes nos minu-
ties, il ne faut pas que j’oublie de vous raconter comme quoi
Pouf, le fils de Thisbé, qui avait fait concevoir de lui de si
grandes espérances, a jeté la division parmi nous. Thisbé est
une élégaSte, Sibéli la vit et Taima. Sibéli a été élevé à la cour
des rois. D’abord Thisbé fit la coquette, Sibéli se piqua de
constance, et au bout de trois heures Thisbé couronna ses feux :
trois heures de coquetterie pour des êtres dont la passion ne
dure que quelques jours, c’est beaucoup. Je dis cela, parce que
je serais fâché qu’on prît une idée défavorable des mœurs de
Thisbé. Thisbé mit au monde au temps prescrit deux jumeaux
charmants; Pouf en fut un. Plusieurs grandes dames deman-
dèrent Pouf; la dame D fut préférée, et voilà Pouf installé
dans son château, et maître de ses oreillers et de ses coussins
dont il usait peu discrètement, lorsqu’un ami de la dame
regarda Pouf entre les deux yeux, et prononça que malgré tout
l’esprit du père et toute la gentillesse de la mère, cet enfant
ne serait jamais qu’un sot. Aussitôt la dame D qui ne voit
que par les yeux de son ami, comme cela se pratique, se met à
répéter que Pouf, malgré toute la gentillesse de sa mère et tout
l’esprit de son père, ne sera jamais qu’un sot , quoiqu’elle eût
dit auparavant qu’on en pouvait espérer beaucoup; et puis elle
écrit une lettre qu’elle remet à un de ses gens, avec un panier
qui renferme Pouf, et Pouf, porté par le domestique, n’a pas
sitôt fait quatorze lieues dans son panier qu’il est remis aux
lieux de sa naissance. Avec quelles démonstrations de joie n’y
est-il pas reçu! Ah! c’est toi, mon pauvre Pouf, mon petit ami;
et quand on l’a bien fêté, bien bajsé, bien caressé, on lit la
lettre de renvoi où l’on ne trouve que faussetés, injures, détours
et calomnies; et l’on dit beaucoup de mal de la'^me D et
l’on félicite Pouf de ne plus appartenir à une aussi méchante
maîtresse. J’ai voulu défendre la dame D
{Le reste manque.)
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
503
XLVI
Au Grandval, le 18 octobre 1760.
Nous recevrons, vous mes lettres, moi les vôtres, deux à
deux ; c’est une affaire arrangée. Combien d’autres plaisirs qui
s’accroissent par l’impatience et le délai ! Éloigner nos jouissan-
ces, souvent c’est nous servir ; faire attendre le bonheur, c’est
ménager à son ami une perspective agréable ; c’est en user avec
lui comme l’économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le
dépôt oisif qu’on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne
déplairont pas à votre sœur. J’en ai entendu de plus folles
encore. Il y en a qui disent qu’on ne s’ennuie presque jamais
d’espérer, et qu’il est rare qu’on ne s’ennuie pas d’avoir. Je
réponds, moi, qu’on espère toujours avec quelque peine, et
qu’on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie
s’échappe, la sagacité des hommes a donné au temps une voix
qui les avertit de sa fuite sourde et légère. Mais à quoi bon
l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir? Venez,
mon amie; venez que je vous embrasse, venez et que tous vos
instants et tous les miens «oient marqués par notre tendresse ;
que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je
vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins
précédée de quelques beaux jours.
Je suis désolé que cette irrégularité des postes ou de notre
correspondancê soit de temps en temps si cruelle pour vous.
Mais, chère amife, que voulez-vous que j’y fasse? Je vous dirai
comme milord d’AIbemarle à Lolotte, qui admirait l’éclat d'une
belle étoile : h Ah î mon amie, ne la louez pas tant, car Je ne
saurais vous la donner. » Ah ! chère amie, ne vous plaignez pas
tant de la lenteur des courriers, je ne saurais les faire aller plus^
vite.
Vous les demandez donc, mes lettres? vous les recevrez donc
de sa main, sans humeur de sa part, sans contrainte de la vôtre?
Mais çela est assez joli I .
504 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Et que vous dit l’honnête de Prisye? Nous devions nous
voir, causer de vous, abréger votre absence, ou l’alléger ainsi ;
mais les campagnes nous ont tous dispersés. Combien de recon-
naissances et de doux reproches se feront à la Saint-Martin !
En voilà donc encore deux dont il faut dire qu’il n’y a pas
assez d’^offe pour en faire ou d’honnêtes gens ou des fripons!
et combien d’autres que nous connaissons, et combien d’autres
encore que nous ne connaissons pas!
J’ai très-bien compris l’arrangement qu’on vous propose.
La promptitude avec laquelle vous en avez démêlé l’injustice
me ravit, mais ne me surprend pas. Lorsque le sentiment est
délicat et que l’intérêt n’offusque pas la raison, cela ne manque
pas d’arriver. Les hommes partiraient presque tous de la même
vitesse, s’ils suii^aient la même impulsion de leur cœur. Il est
bien rare que le cœur mente, mais on n’aime pas à l’écouler.
Chère femme, combien je vous aime ! combien je vous estime!
En dix endroits votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais
vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spec-
tacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indi-
gnation que j’en perds le jugement, et que, dans ce délire, je
tuerais, j’anéantirais; aussi celui de l’équité me remplit d’une
douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où
la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien : alors
il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il
nage ; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me par-
court partout; j’ai peine à respirer; il s’excite à toute la
surface de mon corps comme un frémissement; c’est surtout
au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir;
et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent
se mêler sur mon visage avec ceux de la joie,* et mes yeux
se remplissent de pleurs. Voilà cç que je suisNquand je m’in-
téresse vraiment à celui qui fait le bien. O ma Sophie, com-
bien de beaux moments je vous dois! combien je vous en
devrai encore! O Angélique, ma chère enfant, je 4e parle ici et
tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne
serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de
toi, et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu
me préparais, qu’il dépendait de toi de me faii’e mourir de
plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 505
leurs enfants font le mal; ils ne sont pas assez heureux quand
leurs enfants font le bien ; jamais ils ne voient le plaisir et la
peine faire couler leurs pleurs.
Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus
de trente ans, et je m*en souviens comme d’hier, lorsque mon
père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que
j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on
m’avait données, et qui, trop larges pour mon front, avaient
laissé passer ma tête. Da plus loin qu’il m’aperçut, il laissa soa
ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une
belle chose qu’un homme de bien et sévère qui pleure!
Chère amie, pardonnez-moi cet écart, c’est vous qui m’avez
échauffé. J’ai suivi ma chaleur, et j’ai écrit tout ce qu’elle m’in-
spirait .
J’aurais été fâché que vous eussiez eu à répondre à ces gens-
là. Laissez faire votre mère; c’est elle qui se possède. A quoi
bon accroître les mauvaises dispositions des méchants, en leur
jetant du mépris au visage? Votre mère aura répondu sur-le-
champ, comme vous n’eussiez fait, vous, que le lendemain. Lors-
que la chose se présente, il semble qu’elle ait toujours eu un
jour ou deux par-devant elle; c’est l’effet de l’experience et du
bon jugement.
Il faut insister sur l’exécution rigoureuse de la transaction,
et exiger vos intérêts et vos remboursements aux temps pres-
crits. On en passera par là.
Mes amies, je vous conseille de ne pas vous creuser la tête
sur des choses qui n’auront pas lieu. Quand on a la justice et
le bon sens pour soi, on est bien fort. Ne voyez-vous pas déjà
dans les précautions obliques que ces indignes prennent avec
vous qu’ils ont peur?
N’allez pas surtout souffler à madame votre mère votre aus-
térité. Je n’aime pas que la vertu gâte les affaires. Ayant à
plaider l’intérêt de ses enfants et celui de ses petits-enfants
auprès d’un de ses gendres, n’aura-t-elle pas assez beau jeu?
Mettre les choses au pis-aller, affaire de caractère; quand
c’est de courage, comme en vous, et non de désespoir et de
pusillanimité comme en d’autres, à la bonne heure.
Tout cela vous tracasse beaucoup? Peut-être l’aurais-je
506 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
craint, si je ne vous avais pas vue dans vos premiers embarras.
Le seul moyen sûr avec des fripons, c’est de sortir de leurs
mains, n’importe comment.
Au reste, mon amie, rappelez-vous le moment où je m’atta-
chai à VOUS; et songez que s’il pouvait arriver que je vous
aimasse efrque je vous respectasse davantage, la misère le ferait.
Je vous dirais comme Charlotte à Lenson : « Je n’aurais pas un
toit, j’aurais à peine du pain, que je voudrais coucher à l’air et
pâtir à côté de vous. »
Je vous demande mille pardons, à madame votre mère, à
votre sœur et à vous, de l’envoi du petit roman et de quelque
trait de gaieté indiscrètement répandu dans ma dernière lettre.
Je dis indiscrètement, sans savoir pourquoi, car j’ignoi’ais vos
inquiétudes quand* j’écrivis.
J’attendrai vos ordres pour reprendre la suite de nos entre-
tiens, si cela vous distrait un peu et vous convient.
Le malheur d’un ennemi qui aurait attenté à ma vie me
rapprocherait de lui.
Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre
mère.
Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre
sœur.
Heureux ou malheureux, je vous suis attaché jusqu’au tom-
beau.
Adieu, femme de bien.
XLVII.
Du Grandval, le 20 octobre 1760'.
Voici, ma bonne amie, la suite de nos journées. Je vous en
aurais peut-être fait un récit amusant; mais le de plai-
santer et de rire, lorsque nos âmes sont dans la tristesse. Je parle
1. Un très-court fragment de cette lettre, la fable de Galiani, avait déjà été
imprime dans la Correspondance de Grimm, au mois de janvier 1787, et dans les
éditions Bolin et Brière.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 507
de votre mère, de votre sœur et de vous. QuTl est heureuse-
ment né cet ami 1 que j’envie son caractère I L’espérance reste
toujours au fond de sa boîte; au contraire, le hasard vient-il à
à entr’ ouvrir le couvercle de la mienne, c’est la première chose
qui s’en va. Ce n’est pas que je n’aperçoive aussi les fils aux-
quels je pourrais m’accrocher; mais je les vois si faibles et si
déliés que je n’oserais m’y fier. J’aime presque autant m’aban-
donner au torrent que de saisir la feuille d’un saule.
Nous avons ici beaucoup de monde; M. Le Roy, comme je
vous l’ai dit, l’ami GTimrn et l’abbé Galiani, M. et M*'"® R...
J’aime la physionomie de M. R... S’il avait seulement la moitié
de l’esprit qu’elle promet! C’est un mélange de finesse et de
volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en
boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l’Hyrnen,
mais comme il est le lendemain d’une noce, blême et un peu
fatigué. R... était vêtue d’un rouge foncé qui lui sied mal,
et notre ami lui disait : « Comment, chère sœur, vous voilà
belle comme un œuf de Pâques! » D’Alinville et M'"® Geoffrin
presque point ennuyés, chose rare. M”*® de Charmoi toujours
avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d’AineS
M. et M®® Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son lym-
panon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout.
Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne
qu ailleurs. J’occupe un appartement de femme; c’est le plus
agréable de la maison ; au milieu de ce monde il m’est resté, et
j’en aime encore un peu plus^notre hôtesse.
Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à
moi, je n’ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me prome-
ner, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l’écrire.
Notre dîne*r a été très-gai. M. Le Roy racontait qu’une fois
il avait été malheureux en amour. « Rien qu’une fois? — Pas
davantage » Alors il dormait ses quinze heures et il engrais-
sait à vue d’œil. « Mais un amant malheureux doit être défait. —
Ou le paraître, et il n’y avait pas moyen. ^C’est ce qui me
désespérait. » Il reposait en raison de la peine qu’il avait
endurée ; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef
1. C’est le fils deM"»* d’Aine, le frère de M"** d’Holbach, que Diderot appelait
familièrement son fils.
508 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
en raison du repos qu*il avait pris. « Sans cela vous n’y
auriez pas suffi. — 11 est vrai; mais du soir au matin j’étais
tout frais pour la peine — Mais si, malheureux, vous dormez
vos quinze heures; heureux, combien dormez-vous? — Presque
point. — Le bonheur vous fatigue peu. — On ne peut moins,
et puis Je répare vite. »
Vous confpænez tout ce que cela doit devenir à table, au
dessert, entre douze ou quinze personnes, avec du vin de Cham-
pagne, de la gaieté, de l’esprit, et toute la liberté des champs.
M"*® Geoffrin fut fort bien; je lis un piquet avec elle, d’Alin-
ville et le Baron. Je remarque toujours le goût noble et
simple dont cette femme s’habille. C’était, ce jour-là, une étoffe
simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le
plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de
tout côté. Elle me demanda de la mère et de l’enfant. Je répon-
dis de l’enfant que je craignais qu’elle n’eût une vie agitée et
malheureuse; car elle était ennuyée du repos. « Tant mieux,
me dit-elle, elle se remuera pour les paresseux »; et elle en
prit occasion de faire l’éloge de M’"® d’Aine, que son attention
continuelle pour nous autres fainéants tenait un pied levé et
l’autre en l’air.
Ah! mon amie, où étiez-vous? Que faisiez-vous à Isle, où
vous étiez, lorsque je vous désirais ici? Partout où je rencontre
le plaisir, je vous y souhaite. Voilà M. Schistre qui prend sa
mandore. Le voilà qui joue quelque musique. Quelle exécution!
Tout ce que ses doigts font dire à des cordes est incroyable;
et comme M"’® d’Holbach et moi nous n’en perdions pas un
mot! — Le joli courroux! — Que cette plainte est douce! — Il
se dépite ; il prend son parti. — Je le crois. — Les voilà qui se
raccommodent. — Il est vrai. — Le moyen de tènir contre un
homme qui sait s’excuser ainsi ! — Il est sûr .que nous enten-
dions tout cela.
M. Schistre quitta sa mandore, et la vivacité de notre plaisir
devint le sujet de la conversation. Nous les laissâmes dire tout
ce qu’ils voulurent, et nous préférâmes jouir en silence du reste
de notre émotion. Le moment de palpitation qui suit un grand
plaisir est encore un moment fort doux : car le cœur palpite
avant et après le plaisir.
M®® Geoffrin ne découche point; sur les six heures du soir.
•LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 509
elle nous embrassa, et remonta dans sa voiture avec Tami
d’Alinville, et la voilà partie.
Sur les sept heures, ils se sont mis à des tables de jeu, et
MM. Le Roy, Grimm, Tabbé Galiani et moi, nous §vons causé.
Oh! pour cette fois, je vous apprendrai à connaître Tabbé, que
peut-être vous n*avez regardé jusqu’à présent que comme un
agréable. Il est mieux que cela.
Il s’agissait entre Grimm et M. Le Roy du génie qui crée et
de la méthode qui ordonne. Grimm déteste la méthode; c’est,
selon lui, la pédanterte des lettres. Ceux qui ne savent qu’ar-
ranger feraient aussi bien de rester en repos; ceux qui ne peu-
vent être instruits que par des choses arrangées feraient tout
aussi bien de rester ignorants. « Mais c’est la méthode qui
fait valoir. — Et qui gâte. — Sans ellCy on ne profiterait de rien,
— Qu’en se fatiguant, et cela n’en serait que mieux. Où est la
nécessité que tant de gens sachent autre chose que leur métier? »
Ils dirent beaucoup de choses que je ne vous rapporte pas, et
ils en diraient encore, si l’abbé Galiani ne les eût interrompus
comme ceci :
<( Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. Elïe sera
peut-être un peu longue, mais elle ne vous ennuiera pas.
« Un jour, au fond d’une forêt, il s’éleva une contestation
sur le chant entre le rossignol et le coucou. Chacun prise son
talent. « — Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi
(( facile, aussi simple, aussi naturel et aussi mesuré que moi? »
(c — Quel oiseau, disait le rossignol, l’a plus doux, plus
(( varié, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi? »
« Le coucou : u Je dis peu de choses; mais elles ont du
« poids, de l’ordre, et on les retient. »
« Le rossignol : « J’aimê à parler; mais je suis toujours
(( nouveau, et j-o ne fatigue jamais. J’enchante les forêts; le
U coucou les attriste. 11 est tellement attaché à la leçon de sa
« mère, ([u’il n’oserait hasarder un ton qu’il n'a point pris
(( d’elle. Moi, je ne reconnais point de maître. Je me joue des
<( règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire.
« Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heu-
{( reux écarts! »
(( Le coucou essaya plusieurs fois d’interrompre le rossignol.
Mais les rossignols chantent toujours et n’écoutent point; c’est
• LETTRES A- MADEMOISELLE VOLLAND.'
un peu leur défaut. Le nôtre, entraîné par ses idées, les suipait
avec rapidité, sans se soucier des réponses de son rival.
« Cependant, après quelques dits et contredits, ils convinrent
de s’en rapporter au jugement d’un tiers animal,
« Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial
qui les» jugera? Ce n’est pas sans peine qu’on trouve un bon
juge. Ils vont en cherchant un partout.
« Ils traversaient une prairie, lorsqu’ils y aperçurent un âne
des plus graves et des plus solennels. Depuis la création de
l’espèce, aucun n’avait porté d’aussi longues oreilles. i Ah! dit
« le coucou en les voyant, nous sommes trop heureux ; notre
« querelle est une affaire d’oreilles ; voilà notre juge ; Dieu le
fit pour nous tout exprès. »
« L’âne broutait. Il n’imaginait guère qu’un jour il jugerait
de musique. Mais la Pi-ovidence s’amuse à beaucoup d’autres
choses. Nos deux oiseaux s’abattent devant lui, le complimentent
sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur
dispute, et le supplient très-humblement de les entendre et de
décider.
Mais l’âne, détournant à peine sa lourde tête et n’en per-
dant pas un coup de dent, leur fait signe de ses oreilles qu’il a
faim, et qu’il ne tient pas aujourd’hui son lit de justice. Les
oiseaux insistent; l’âne continue à brouter. En broutant son
appétit s’apaise. Il y avait quelques arbres plantés sur la lisière
du pré. « Eh bien! leur dit-il, allez là : je m’y rendrai; vous
« chanterez, je digérerai, je vous écouterai, et puis je vous
« en dirai mon avis. »
« Les oiseaux vont à tire-d’aile et se perchent; l’âne les suit
de l’air et du pas d’un président à mortier qui traverse les salles
du palais : il arrive, il s’étend à terre et dit : Commencez,
a la cour vous écoute. » C’est lui qui était toute la cour.
« Le coucou dit ; « Monseigneur, il n’y a pas un mot à perdre
(( de mes raisons; saisissez bien le caractère de mon chant, et
« surtout daignez en observer l’artifice et la méthode. » Puis, se
rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta : cou-
cou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou. )) Et
après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il
se tut.
« Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s’élance dans
• LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 511
modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs
et les plus recherchés ; ce sont des cadences on des tenues à
perte d’haleine ; tantôt on entendait les sons descendrd ét mur-
murer au fond de sa gorge comme l’onde du ruisseau qui se
pehl sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait
s’élever, se renfler peu à peu, remplir l’étendue des airs et y
demeurer comme suspendus. 11 était successivement doux, léger,’
brillant, pathétique, et quelque caractère qu’il prît, il peignait;
mais son chant n’était pas fait pour tout le monde.
« Emporté par s<m enthousiasme, il chanterait encore ; mais
l’âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l’arrêta et lui dit.;
« Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort
« beau, mais je n’y entends rien ; cela me parait bizarre,
« brouillé, décousu. Vous êtes peut-êti’e plus savant que votre
« rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi,
« pour la méthode. »
Et l’abbé, s’adressant à M. Le Roy, et montrant Grimm du
doigt : « Voilà, dit-il, le rossignol, et vous êtes le coucou, et
moi je suis l’âne qui vous donne gain de cause. Bonsoir. »
Les contes de l’abbé sont bons, mais il les joue supérieure-
ment. On n’y tient pas. Vous auriez trop ri de lui voir tendre
son cou en l’air, et faire la petite voix pour le rossignol, se ren-
gorger et prendre le ton rauque pour le coucou ; redresser ses
oreilles, et imiter la gravité bête et lourde de l’âne; et tout cela
naturellement et sans y tâcher. C’est qu’il est pantomime depuis
la tête jusqu’aux pieds.
M. Le Roy prit le parti de louer la fable et d’en rire.
A propos du chant des oiseaux, on demanda ce qui avait
fait dire aux anciens que le cygne, qui a le cri nasillard et rau-
que, chantait, mélodieusement en mourant.
Je répondis que peut-être le cygne était le symbole de
l’homme qui parle toujours au dernier moment, et j’ajoutai que
si j’avais jamais à mettre en vers les dernières paroles d’un
orateur, d’un poète, d’un législateur, j’intitulerais ma pièce le
chant du cygne.
La conversation en prit un tour un peu sérieux. On parla de
l’horreur que nous avons tous pour l’anéantissement.
« Tous l s’écria le père Hoop ; vous m’en excepterez, s’il
vous plaît. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois pour
512 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. *
y revenir. On me donnèrait l’iramorlalité bienheureuse pour tn
seul jour de purgatoire que je n’en voudrais pas : le mieux est
de n’être plus. »
Cela me fit rêver, et il me sembla que tant que je serais en
santé, je penserais comme le père Hoop; mais qu’au derriier
instant4)eut-être achèterais-je le bonheur d’exister encwe une
fois de mille ans, de dix mille ans d’enfer. Ah ! chère amie,
nous nous retrouverions! je vous aimerais encore! je me per-
suaderais ce qu’une fille réussit à persuader à son père qui se
mourait. C’était un vieil usurier; un prêtre lui avait juré qu’il
serait damné, s’il ne restituait. Il y était résolu, et ayant fait
appeler sa fille, il lui dit : « Mon enfant, tu as cru que je te
laisserais fort riche, et tu l’aurais été eu effet ; mais voilà un
homme qui va te ruiner; il prétend que je brûlerai dans l’enfer
à jamais, si je meurs sans restituer. — Vous vous moquez, mon
père, lui répliqua la fille, avec votre restitution et votre dam-
nation ; du caractère dont je vous connais, vous n’aurez pas été
damné dix ans que vous y serez fait. »
Cela lui parut vrai, et il mourut sans restituer. Une fille si
résoudra à damner son père, un*père à l’être pour enrichir sa
fille; et un amant passionné, un honnête homme s’en effraiera.
N’est-il pas bien doux d’être, et de retrouver son père, sa mère,
son amie, son ami, sa femme, ses enfants, tout ce que nous
avons chéri, même en enfer !
Et puis nous voilà discourant de la vie, de la mort, du
monde et de son auteur prétendu.
Quelqu’un remarqua qu’il y ait un Dieu ou qu’il n'y en ait
point, il était impossible d’introduire celte machine soit dans
la nature, soit dans une question, sans l’obscurcir.
Une autre, que si une supposition expliquait , tous les phé-
nomènes, il ne s’ensuivrait pas qu’elle fût vraie : car qui sait
si l’ordre général n’a qu’une raison? Que faül-il donc penser
d’une supposition qui, loin de résoudre la seule difficulté pour
laquelle on l’imagine, en fait éclore une infinité d’autres?
Chère amie, je pense que notre babil de dessous la cheminée
vous amuse toujours, et je le suis.
Parmi ces difficultés il y en a une qu’on a proposée depuis
que le monde est monde: c’est que les hommes souffrent sans
l’avoir mérité. On n’y a pas encore répondu. C’est l’incompatibi-
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 513
lité du mal physique et moral avec la nature de Tétre éternel.
Voici comment on la propose : c'est en lui impuissance ou
mauvaise volonté; impuissance s'il a voulu empêcher le mal et
qu'il ne Tait pu ; mauvaise volonté, s'il a pu empêcher le mal
et qu'il ne Tait pas voulu.
lin^nfant entendrait cela. C'est là ce qui a fait imaginer la
faute du premier père, le péché originel, les peines et les
récompenses à venir, l’incarnation, l’immortalité, les deux
principes des Manichéens, l’Oromase et l'Arimane des Perses,
les émanations, l'emlTire de la lumitee et de la nuit, la succes-
sion des vies, la métempsycose, l'optimisme, et d’autres absur-
dités accréditées chez les différents peuples de la terre où l’on
trouve toujours une vision creuse en réponse à un fait clair,
net et précis.
Dans ces occasions quel est le parti du bon sens? Celui, mon
amie, que nous avons pris : quoique les optimistes nous disent,
nous leur répliquerons que si le monde ne pouvait exister sans
les êtres sensibles, ni les êtres sensibles sans la douleur, il n'y
avait qu’à demeurer en repos. Il s'était bien passé une éternité
sans que cette sottise-là fût.
Le mondé, une sottise! Ahl mon amie, la belle sottise pour-
tant! C'est, selon quelques habitants du Malabar, une des
soixante-quatorze comédies dont l’Éternel s'amuse.
Leibnitz, le fondateur de l'optimisme, aussi grand poëte que
profond philosophe, raconte quelque part qu’il y avait dans un
temple de Memphis une haute pyramide de globes placés les
uns sur les autres; qu’un prêtre, interrogé par un voyageur
sur cette pyramide et ces globes, répondit que c’étaient tous
les mondes possibles, et que le plus parfait était au sommet ;
que le voyagour, curieux de voir ce plus parfait des mondes,
monta au haut de la pyramide, et que la première chose qui
frappa ses yeux attachés sur le globe du sommet, ce fut Tar-
quin qui violait Lucrèce.
Je ne sais qui est-ce qui rappela ce trait que je connaissais
et dont je crois vous avoir entretenue.
C’est une chose singulière que la conversation, surtout
lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits
que nous avons faits; les rêves d'un n|alade en délire ne sont
pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu
33
xviii.
514 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. '
ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou,
tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelque-
fois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui
ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il
détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête; un autre en
fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualit»physi-
que peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de
choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple :
l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est
jaune, la paille est jaune; à combien d’autres fils ce fil ne
répond-il pas? La folie, le rêve, le décoittu de la conversa-
tion consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise
d’une qualité commune.
Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. 11 tient un brin de
paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon
du soleil. Combien d’hommes qui ressemblent à ce fou sans s’en
douter! et moi-même, peut-être dans ce moment.
Le mot de viol lia le forfait de Tarquin avec celui de Love-
lace. Lovelace est le héros du roman de Clarisse, et nous voilà
sautés de l’histoire lomaine à un roman anglais. On disputa
beaucoup de Clarisse. Ceux qui méprisaient cet ouvrage le mé-
prisaient souverainement; ceux qui l’estimaient, aussi outrés
dans leur estime que les premiers dans leur mépris, le regar-
daient comme un des tours de force de l’esprit humain. Je l’ai :
je suis bien fâché que vous ne l’ayez pas enfermé dans votre
malle. Je ne serai content ni de vous ni de moi que je ne vous
aie amenée à goûter la vérité de Paméla, de Tom-Jones, de
Clarisse, et de Grandisson.
11 s’est dit et fait ici tant de choses sages et folles, que je ne
finirais pas si je ne rompais le fil pour aller tout de suite à deux
petites aventures burlesques dont je ne saurais vous faire grâce,
quoique je sache très-bien qu’elles sont puériles et d’une cou-
leur qui ne revient guère à la situation d’esprit où vous êtes.
Nous sommes tous logés au premier, le long d’un même
corridor; les uns sur la cour d’entrée et les fossés, les autres
sur le jardin et la campagne. Oh ! chère amie, combien je suis
bavard! « Ne pourrai-je jamais », comme disait M“* de Sévigné,
qui était aussi bavarde et aussi gloutone, quoi ! « ne plus
manger et me taire ! »
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 515
Le soir nous étions tous retirés. On avait beaucoup parlé de
l’incendie de M. de Bacqueville », et voilà M““ d’Aine qui se
ressouvient, dans son lit, qu’elle a laissé une énorme souche
embrasée sous la cheminée du salon ; peut-être ^u’on n’aura
pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet,
comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend; et, comme
elle ne commande rien de ce qu’elle peut faire, elle se lève, met
ses pieds nus dans ses pantoufles, et sort de sa chambre en cor-
set de nuit et en chemise, une petite lampe de nuit à la main.
Elle descendait l’escalîer, lorsque M. Le Roy, qui veille d’habi-
tude, et qui s’était amusé à lire dans le salon, remontait; ils
s’aperçoivent. M™ d’Aine se sauve, M. Le Roy la poursuit,
l’atteint, et le voilà qui la saisit par le milieu du corps, et qui
la baise ; et elle crie : A moi! à moi! à mon secours! Les baisers
de son ravisseur l’empêchaient de parler distinctement. Cepen-
dant on entendait à peu près ; A moi, mes gendres! s'il me fait
un enfant, tant pis pour vous. Les portes s’ouvrent ; on passe
sur le corridor, et l’on n’y trouve que M’”” d’Aine fort en"
désordre, cherchant sa cornette et ses pantoufles dans les ténè-
bres ; car sa lampe s’était éteinte et renversée, et notre ami
s’était renfermé chez lui.
Je les ai laissés dans le corridor, où ils faisaient encore, à
deux heures du matin, des ris semblables à ceux des dieux
d’Homère, qui ne finissaient point, et qui en avaient quelque-
fois moins de raison ; car vous conviendrez qu’il est plus plai-
sant de voir une femme grasse, blanche et potelée, presque
nue, entre les bras d’un jeune homme insolent et lascif, qu’un
vilain boiteux, maladroit, versant à boire à son père et à sa
mère après une querelle de ménage assez maussade. C’est la
fin du premier 'livre de \' Iliade.
Cette âventulq a fait la plaisanterie du jour. Les uns pré-
tendent que M”'° d’Aine a appelé trop tôt, d’autre qu’elle n’a
appelé qu’après s’être bien assurée qu’il n’y avait rien à crain-
dre, et qu’elle eût tout autant aimé se taire pour son plaisir que
de crier pour son honneur; et que sais-je quoi encore?
L’autre historiette est une impertinence du premier ordre.
Imaginez que nous sommes quatorze ou quinze à table. Sur la
1. Voir précédemment, p. 485.
516 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
fin du repas, wîon /î/* était assis à la gauche de M"'* de G...
Il est ordinairement familier avec elle. 11 lui prend la main, il
veut voir le bras, il relève les manchettes. On le laisse faire,
exprès ou de distraction. Il voit sur une peau assez blanche de
grands poils noirs ; il se met à lui plumer le bras ; elle veut re-
tirer sa'^main, il tient ferme; rabattre sa manchette, il la relève
et plume. Elle crie : « Monsieur, voulez-vous finir ? » Il lui ré-
pond : « Non, madame; à quoi diable cela sert-il là? » et plume
toujours. Elle se fâche : « Vous êtes un insolent, » Il la laisse se
fâcher, et n’en plume pas moins. M"** d’Aine étouffant moitié
de rire, moitié de colère, se tenant les côtes, et cherchant
un ton sérieux, lui disait : « Monsieur, y pensez-vous? » Et
puis elle riait. « Qui est-ce qui a jamais épluché une femme à
table? » Etpufsi elle riait. « Où est l’éducation qu’on vous a
donnée? » Et tous les autres d’éclater : pour moi, les larmes
m’en tombaient des yeux, et j’ai cru que j’en mourrais.
Cependant, un moment après, sa mère a fait signe à son fils,
et il est allé se jeter aux pieds de la dame et lui demander par-
don. Elle prétend qu’il lui a fait mal, mais cela n’est pas vrai;
c’est la mauvaise plaisanterie et nos ris inhumains qui lui ont
fait mal.
Le Baron est malade. C’est la dyssenterie et de la fièvre.
Je viens de descendre dans le salon, où lui, le père Hoop,
M“'* d’Aine et M“* d’Holbach prenaient du thé. J’en pris avec
eux. Voilà le Baron, à qui la colique n’a pas ôté son ton origi-
nal : « Maman, connaissez-vous le grand Lama? — Je ne con-
nais ni le grand ni le petit. — C’est un prêtre du Thibet. —
Du Thibet ou d’ailleurs, si c’est un bon prêtre, je le respecte.
— Un jour de l’année qu’il a bien dîné, il passe dans sa garde-
robe. — Grand bien lui fasse. — Et là — î Voici quelque
cochonnerie. — Qu’appelez-vous une cochonnerie, s’il vous
plaît? Un besoin, ce me semble, assez simple, assez naturel et
assez général, et que malgré votre spiritualisme, vous satis-
faites comme votre meunière. — Mais puisque cochonnerie il y
a, quand le grand Lama a fait sa cochonnerie — On la
prend comme une chose sacrée, on la met en poudre, et on
l’envoie par petits paquets à tous les princes souverains, qui la
prennent en thé les jours de dévotion. — Quelle folie I — Folie
ou non, c’est un fait. Mais vous croyez donc que si l’on vous
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 5l7
faisait présent d’une crotte de Jésus-Christ, vous n’en seriez pas
bien fière; et vous croyez que si l’on faisait présent à un jansé-
niste d’une crotte du bienheureux diacre *, il ne la ferait pas
enchâsser dans l’or, et qu’elle tarderait beaucoujf à opérer un
miracle ? »
Ne lisez pas cela à M™ Le Gendre, elle n’aime pas ce ton-
là. Mais à vous, je vous dirai qne Je fait du grand Lama est
certain, et malgré sa mauvaise odeur, vous y reconnaîtrez une
des plus fortes preujtes de ce que les prêtres peuvent sur les
esprits.
Voici pour Le Gendre. Damilaville m’a envoyé l’Histoire
du czar, et je l’ai lue *.
Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière
d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et
de l’histoire du czar, depuis sa naissance jusqu’à la défaite de
Charles XII à la journée de Pultawa.
La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau
figurerait assez bien parmi les Mélanges de littérature de l’au-
teur. On y avance sur la fin qu’il ne faut point écrirq la vie
domestique des grands hontmes. Cet étrange paradoxe est
appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est
une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot.
Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est
que s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, ’on saurait les noms
de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passe-
rait à la postérité la plus reculée.
Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée
combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui
se rendent dans un même lieu pour s’entr’égorger?
Si les animaux, dont nous sommes un fléau, réfléchissaient
sur l’homme, comme l’homme réfléchitsur eux, ne regarderaient-
ils pas cet événement comme une attention particulière de la
Providence? et ne diraient-ils pas entre eux : Sans cette
fureur que la nature inspire à l’homme, et qu’elle le presse de
satisfaire par intervalle, sans cette soif qu’il a de son semblable,
cette race maudite couvrirait toute la surface de la terre, et ce
1. Pâris.
2. Histoire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire.
518 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
serait fait de nous? Si les cerfs pensaient, le grand événement
pour les cerfs de la forêt de Fontainebleau que la mort de
Louis XV! qu’en diraient-ils?
Et les poissons de nos fossés à qui nous nous amusons à
jeter du pain après le dîner, que pensent-ils de cette manne
qui leur^ tombe du ciel en automne? N’y a-t-il pas là quelque
Moïse écaillé qui se fait honneur de notre bienfaisance?
Quoiqu’il en soit, il me prend envie de vous réconcilier un
peu avec les guerres, les pestes et les autres fléaux de l’espèce
humaine. Savez -vous que si tous les empires étaient aussi bien
gouvernés que la Chine, le pays le plus fécond de la terre, il y
aurait trois fois plus d’hommes qu’ils n’en pourraient nourrir?
11 faut que tout ce qui est soit, bien ou mal.
La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci
par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle.
Quant à l’Histoire du czar, on la lit avec plaisir; mais si l’on
se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu? Quelle ré-
flexion profonde me reste-t-il? on ne saurait que se répondre.
L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au
niveau du législateur de la Russie. Cependant, si toutes les
gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre
aucune.
Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse
Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre âgé de
douze à treize ans, tenant une vierge entre ses mains, conduit
par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui
le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de
couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rap-
pelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de
Rome lorsque l’on y apprit la mort de Germanicus, et la dou-
leur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres** de ce prince.
Il y a dans la description du pays un endroit sur les mœurs
des Samoïèdes qui est très-bien. Mais pourquoi celte pente à
déprimer les ouvrages estimés? On y prend à tâche en deux
endroits de déprimer V Histoire naturelle de M. de Buffon. On y
relève des minuties de géographie, et la critique est assaisonnée
d’éloges ironiques.
Damilaville a trouvé tcfùt fort beau ; je lui en ai lavé la tête ;
mais j’ai tempéré l’amertume de ma leçon, en lui disant avec
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 519
la même sincérité que je le dirais à vous et à sœur Uranie : Ne
soyez point mortifiées que je vous apprenne quelque chose en
littérature et en philosophie. Ne seriez-vous pas assez fières toute
votre vie d’être mes maîtresses en morale, et surtout en morale
pratique ? Vous connaissez le bien, vous sentez juste, vous avez
le cœur sensible et l’esprit délicat; c’est vous qui êtes des
hommes, et c’est moi qui suis la cigale qui fait du bruit dans
la campagne.
Mais enfin quand lyius reverrons-nous ? sera-ce à la Toussain t
ou à la Saint-Martin que les affaires me ramèneront celle que
j’aime, et que les mauvais temps lui rendront son philosophe?
Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps ; c’est sa
saison.
Je me sentais disposé à vous dire des choses douces ; car
c’est pour vous aimer qu’il faut que je commence et que je
flnisse.
Si les endroits de mes lettres où je vous entretiens de mes
sentiments sont ceux qu’Uranie aime le mieux à lire, ce sont
aussi ceux qui ne m’ont rien coûté, et qui me plaisent k plus
à écrire.
Mais voilà la messe qui sonne; le petit Croque-Dieu * est
arrivé. Je l’entends rire, pour me servir de la comparaison de
M. Le Roy, comme, un cerf au mois d’octobre ; il prétend qu’on
s’y tromperait dans la forêt.
Moitié de ces femmes iront entendre la messe dans le bil-
lard, moitié dans ma chambre, d’où l’on voit la porte de la cha-
pelle qui est l’autre côté de la cour : elles prétendent que
i’elficacité d’une messe s’étend au moins à cinquante pas à la
ronde. Pour nous, nous n’avops point d’opinions là-dessus.
J’ai dit un mot àGrimm de votre affaire avec Vissen; il m’a
répondu que toiis» ces gens-là étaient des fripons, que Vissen
passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu’il
fallait tenir ferme ; qu’il était pusillanime, qu’il n’aurait jamais
le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut-
être beaucoup d’honneur, il serait assez attaché à la considéra-
tion publique pour craindre un esclandre : d’où je conclus
qu’il faudrait faire entendre adroitement à l’oncle combien son
i. Voir précédemment, p. 426.
520 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
mémoire est inique et contraire à la loi, le jugement qu’on por-
terait dans le monde de lui et de sou neveu, si une pièce pa-
reille devenait publique. Il faut la conserver, et ne pas répondre
qu’elle ne soit rentrée dans vos mains.
Je répondrai par le premier courrier à vos numéros 27
et 28.'
Il y a longtemps que vous ne m’avez rien dit du bobo.
Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë? On leur attri-
bue des prodiges dans toutes les maladies d’obstructions,
loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses.
Je m’arrondis comme une boule. M"*“ Le Gendre, combien
vous m’allez détester! Mon ventre lutte avec effort contre les
boutons de ma veste, et s’indigne de ne pouvoir briser cet
obstacle, surtout après dîner.
Adieu, ma tendre amie. Je suis tout à vous pour jamais ;
c’est surtout dans les malheureuses circonstances que mon cœur
me le dit.
Nous n’avons plus personne, tout le bruit de la maison s’est
dissipé. Nous allons nous rapprocher, le Baron, le père Hoop
et moi. Us s’en sont allés, Dieu merci, tous les indifférents qui
nous séparaient.
Je vais faire partir, avec celle-ci, celle que vous m’avez
adressée pour M. de Prisye.
Savez-vous, mon amie, que vous l’avez terminée par une
phrase équivoque, dont un fat tirerait grand avantage et qui
serait bien capable d’alarmer un jaloux ? « Je verrais la bonne
compagnie, ma sœur, ses enfants, est-ce tout? Ohl non, je ne
finirais pas si je voulais tout dire. » Il paraît y avoir bien de la
coquetterie là dedans, ou même pis ; mais je n’y entends rien,
et M. de Prisye n’y mettra que ce qu’il faut. Cé n’est pas un
fat, et je ne suis pas jaloux. , .
Damilaville est un homme admirable; il me vient trois fois
la semaine un homme de sa part, qui m’apporte vos lettres, et
qui prend les miennes.
Adieu, adieu ! Prévenez-moi de loin sur votre retour, afin qu’il
n’y ait pas une douzaine de mes lettres en l’air qui aillent vous
chercher à Isle, quand vous n’y serez plus.
Vous m’êtes plus chère que jamais ; l’absence n’y fait rien :
si, elle y fait : elle impatiente.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 521
Je viens de relire cette lettre. J'avais presque envie de la
brûler; j'ai craint que la lecture que vous en ferez ne vous
fatiguât.
Pour peu qu’elle vous applique, laissez~la. Vous y revien-
drez, elle n'est obâcure que par l’impossibilité de ne rien omettre
de ce qui s’est dit.
Et puis ceS matières ne vous soni pas aussi familières qu'à
nous. Je brûle de vous revoir.
XLVIII
Au Grandval, le 28 octobre 1700,
Si VOUS ne vous rappelez pas vos lettres depuis le numéro
22 jusqu'au numéro 29 que je viens de recevoir, vous n'enten-
drez rien à ceci.
Je cause un peu avec vous comme ce voyageur à qui son
camarade disait : « Voilà une belle prairie ! » et qui lui répon-
dait au bout d'une lieue : « Oui, elle est fort belle. »
Quand vous lui avez lu ; «Oui, madame, je vous hais», elle a
ri etn’enavoulu rien croire. Si j'avais écrit ; « Oui, madame, je
vous aime », elle serait devenue sérieuse, et n'en aurait pas cru
davantage. Il n'y a plus que l’indifférence que je lui protesterais
mal ; car je ne l’ai pas, et ne l’aurai jamais.
Gasclion s'est présenté tout seul. Ils ont causé la première
fois, comme ils causeront la centième. C'est la commodité de
ceux qui ne se disent rien; mais pour Uranie, vous et moi, il
faut que l'Snnui de nous-même et des autres nous prenne,
quand le cœiir.et l'esprit sont muets, et qu'il n'y a que les lèvres
qui se remuent et qui font du bruit. Je me suis demandé plu-
sieurs fois pourquoi, avec un caractère doux et facile, de l'in-
dulgence, de la gaieté et des connaissances, j'étais si peu fait
pour la société. C'est qu'il est impossible que j'y sois comme
avec mes amis, et que je ne sais pas cette langue froide et vide
de sens qu'on parle aux indifférents; j'y suis silencieux ou indis-
cret. La belle occasion de marivauder! Et pourquoi m'y refu-
serais-je? le pis-aller, c'est d'être long avec les autres. Plus mes
522
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
lettres sont courtes avec vous, au contraire, plus elles sont
longues, plus j’en suis content. Je me dis : Quel plaisir elle
aura quand elle recevra cepaqüet! D'abord, elle le pèsera de
la main ; elle le serrera pour quand elle sera seule ; il lui tardera
bien d’être seule; elle Touvrira avec empressement, croyant y
trouver au moins une brochure. Point de brochure, mais un
volume de mon écriture, en feuilles séparées. On rangera ces
feuilles ; on lira presque toute la nuit ; il en restera la moitié
encore pour le lendemain. Le lendemain, on achèvera, et l’on
relira, pour soi et pour sa chère sœur, les lignes qui auront
plu davantage : car, quand on ne serait pas bien aimée, on
voudrait le paraître; quand l’amant ne serait pas fort aimable,
on voudrait qu’il le parût. Les amants me semblent encore, eu
ce point, plus horïnêtes et plus délicats que la plupart des époux.
Ce volume d’écriture qu’on aura reçu et lu avec tant déplai-
sir, que contiendra-t-il? Des riens; mais ces riens mis bout à
bout forment de toutes les histoires la plus importante, celle de
l’ami de notre cœur.
Le calcul que vous trouvez si mauvais est pourtant celui de
toutes les passions. Des années entières de poursuite pour la
jouissance d’un moment, voilà leur arithmétique, et tant que le
monde durera, c’est ainsi qu’elles compteront.
Lorsque je défendais le jeune homme % c’est comme aimable
et non comme honnête. — Mais est-on aimable sans être hon-
nête? — Hélas! oui; et c’est un peu la faute des femmes
Mais, après tout, c’est là l’homme qu’il leur faut, puisqu’elles
trompent, trahissent, tourmentent, conduisent, ou méprisent
et font mourir les autres de douleur.
Uranie, Uranie, je crains bien que vous ne fassiez trop de
cas des qualités agréables, et pas assez des qualités solides. Vous
craignez trop l’ennui, le ridicule vous louche .trop vivement
pour que vous estimiez la vertu tout son prix. Peut-être feriez-
vous demain le bonheur de l’homme de génie qui pourrait
résoudre tous vos doutes profonds, tandis que vous refuseriez un
regard de pitié à celui qui serait prêt à tout moment de donner
sa vie pour vous.
1. Les phrases soulignées sont évidemment les passages des lettres de M'*® Vol-
land auxquels Diderot répondait*
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND, 523
Chère amie, je vous prie de demander à M“® Le Gendre, à
présent que M. Marson est mort, si elle ne serait pas plus con-
tente d*elle-môme de Tavoir rendu heureux seulement une fois;
mais donnez-lui le jour entier pour répondre à ma question, et
ne lui dites pas qu*elle est de moi; faites-la-lui comme de vous.
Sa réponse m'apprendra jusqu'où un homme sensible peut se
mettre à la place d'une honnête fenime. Il s'en serait allé son
débiteur, et elle reste sa créancière. Vous seriez bien étonnée
qu'elle ne l’eût refust^ quelquefois que par la crainte qu’il ne
vécût trop longtemps. Si un homme était destiné à expirer
entre les bras d’une femme, mais expirer tout à fait, et que le
moment du plus grand plaisir de la vie en fût aussi le dernier
moment, c’est aux indifférents, aux ennuyeux, aux odieux qu’on
réserverait ses faveurs.
L'abbé de Voisenon se défend tant qu’il peut de la petite
ordure ^ ; mais elle demeurera sur son compte, jusqu’à ce qu’un
autre se soit montré. En tout, c’est presque toujours le défaut
de succès qui fait la honte. Les gens de cœur n'ont du remords
que d’avoir manqué leur coup.
Les Facéties sont un recueil des impertinences de l'année
1760 2, que M. de Voltaire a fait imprimer à Genève et qu’il a
grossi de quelques autres. La Vision y est, mais on a supprimé*
les deux versets de M'"" de Robecq ^ Voilà, ou je me trompe
fort, la raison pour laquelle l’édition a été faite; peut-être aussi
l’envie d’expier un peu sa honte du commerce épistolaire avec
Palissoty est entrée pour quelque chose. Il a apostillé les lettres
de Palissot de petites notes très-cruelles. Il y a six mois qu’on
s’étouffait à la comédie Philosophes qu’est-elle devenue?
Elle est au foçd de l’abhne-qui reste ouvert aux productions
sans mœurs et sans génie, et l’ignominie est restée à l’auteur.
Que le mot du ’pBilosophe athénien est beau ! Il disait à ceux
1. Tant mieux pour elle, conte plaisant. A Villeneuve, 1760, in-i2. Attribuée
plusieurs fois à Galonné, cette « petite ordure » n’en a pas moins été réimprimée au
tome IV desOEuvres complètes de Voisenon. Paris, 1781, 5 vol. in-8.
2. Voir précédemment la note de la page 452.
3. La Vision de Charles Palissot, 1760, in-12, réimprimée dans le Recueil
des facéties^ après suppression d’un paragraphe où la princesse de Robecq, maî-
tresse de Choiseul, s’était vue désignée et qui avait valu à Morellet deux mois do
détention à la Bastille.
524 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
qui le plaignaient : « Ce n’est pas naoi, c’est Anite et Mélite
qu’il faut plaindre. S’il fallait être à leur place ou à la mienne,
balanceriez-vous? » Combien de circonstances dans la vie où
l’on Se consolerait de la même manière? Qui de nous voudrait
avoir le portefeuille de M dans sa poche ?
Le discours sur la Satire des philosophes est de l’abbé Coyer.
C’est ce qu’il a fait de mieux, et je suis bien aise que cet homme
me soit du parti des honnêtes gens, quand ce ne serait que
pour opposer guêpe à guêpe.
N’allez pas vous mettre dans la tête que votre hiver sera triste.
Il n’y a pas un mot à rabattre de vos réflexions. Si vous osez,
ils n’oseront pas. Que madame votre mère sache seulement dire
à sa fille : Votr.e époux est un homme de bien à qui l’on per-
suade une mauvaise action. Vous avez de la religion: voudriez-
vous enrichir vos enfants avec le bien des autres? Interrogez
confidemment votre mari, et vous verrez le fond de cette ini-
quité. Il peut se laisser tromper et déshonorer par son neveu,
s’il le veut. Pour moi, je suis résolue à suivre le sort des autres
créanciers. Je perdrai avec eux, et je serai payée aux échéances
fixées par ma transaction, intérêt et principal.
Je reviens à Astrée et à Céladon *. 11 y a à peu près un an
que je le vis à Oiry. C’est la seule fois que je l’aie vu. Il était
gai, il paraissait avoir delà santé. Nous nous promenâmes tête
à tête, à gauche de la maison en sortant, sous une belle allée
plantée au bord de la rivière mélancolique, d’où l’on voit les
riches coteaux de la Champagne. Je lui parlai d’ Astrée, la joie
le transportait, il était tout oreilles. Une chose surtout me tou-
chait, c’est la contrainte honnête qu’il s’imposait. Il me laissait
dire, de peur que ses questions ne le rendissent indiscret. Il
ne me croyait pas instruit de ses sentiments. J’ai pensé depuis
que, de la manière dont je lui parlais d’Astrée', il ne tint qu’à
lui de me prendre pour un rival.
Il n’est plus, il est mort de douleur. Voilà donc le sort qui
attend les honnêtes gens. Le temps suscitera quelqu’un qui aura
ce qui manquait à Céladon, et qui manquera de la grande qua-
lité qu’il avait. Astrée le verra, l’aimera et en sera trompée, et
1. Sans doute M. liarson etM™' Le Gendre, dont Diderot a déjà parlé dans
cette môme lettre.
• LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 525
Céladon sera vengé par Hylas; et c’est alors que le temps de
pleurer Céladon sera venu. On reçoit avec plaisir le grimoire.
Cela me chagrine : c’est qu’il faut ne rien recevoir ou répondre.
Elle vient de pousser l’un sous la tombe, et la voilà qui mène
l’autre aux Petites-Maisons. Je n’aime pas ces gens-là; ils sont
cruels. Je vous ai dit le mot d’une femme que je ne compare
en rien à Uranie.
Elle ne reviendra donc pas avec vous? J’en suis fâché. On
n’était pas digne de la connaître, quand on peut s’en passer.
Oui, vraiment, ce serait une chose bien douce que la vie comme
vous la projetez à Isle ou aux environs de Pékin ; mais les affaires
de Dorval et la jalousie de Morphyse ne nous permettront'
jamais d’être heureux. Morphyse n’est pas faite pour être négli-
gée. Pourrions-nous avoir du plaisir et lui voir de la peine?
Pour Dieu, mon amie, ne comptez jamais sur M. Gaschon.
C’est un esclave qui porte deux chaînes. Il a celle de l’intérêt
à une jambe, et celle du plaisir à l’autre jambe, d’oiielleva faire
ensuite cent tours sur le reste de son corps. On ne se tire pas
de là. Notre translation à Avignon est un conte. Il n’y a pas
plus loin d’ici à Pékin que d’ici à Avignon. A propos, si c’est
aux environs de Pékin que nous allons, il faut que vous lais-
siez ici vos pieds ; les femmes n’en portent point. Là tout vient
à elles ; elles ne vont à rien. M'** Boileau disait qu’elle aime assez
aller et venir. M'"® Le Gendre, elle, en sera toujours pour
attendre.
T ai lu votre Mànoire. Je n’y ai rien appris; vous avez tout
dit; mais votre lettre à M. Fourmont m’a fait concevoir que,
justice à part, madame votre mère, par intérêt pour son gen-
dre, ne peut accéder aux propositions qu’on lui fait. Si la fortune
de M. de Solignac est mal assise;, vous risquez tout; si on le
trompe, et qu’on le ruine, vous y donnez les mains. Mais je
voudrais bien* que cet homme s’expliquât avec vous sur cette
générosité à se départir de cinq à six cent mille francs qui lui
sont dus.
S'il me convient d'être toujours aimé à la folie? 11 ne me
convient d’aimer toujours et d'être toujours aimé que comme
cela. Vous savez bien que toutes les petites passions compassées
me font pitié. Je crois vous en avoir dit les raisons. Ajoutez
qu’elles exigent autant que les grandes, et ne rendent presque
rien.
526
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Plus de philosophie, mon amie; nous n’en faisons plus. Le
Baron continue de se croire indisposé. La gaieté des autres
rafllige, et nous avons la complaisance d'être tristes. Il se retire
de bonne heure. Les femmes ont l’air de sultanes qui suivent.
Nous testons quelquefois à tisonner, le père Hoop et moi. Ma
foi, cet Écossais est un galant homme. Depuis son histoire, il
est devenu pour moi tout à fait intéressant. Voyez, chère amie,
l’effet d’une seule bonne action. La vertu est un titre qui nous
recommande à tous les hommes. Il est profondément instruit
des usages de son pays. C’est le texte de nos promenades. Mal-
gré le mauvais temps, nous sortons tous les jours depuis huit
heures jusqu’à cinq. Nous suivons la crête des hauteurs, au
risque d’être emportés par les vents. Pendant deux jours, le
baromètre était ici au-dessous de la tempête. 11 me semble que
j’ai l’esprit fou dans les grands vents. Quelque temps qu’il
fasse, c’est l’état de mon cœur.
A propos de la facilité de dépenser, qui est presque tou-
jours en proportion de la facilité d’acquérir, je lui citais nos
filles de joie, et surtout la Deschamps, qui a à peine trente ans,
et qui se vante d’avoir déjà dissipé deux millions. Il me disait
que cette espèce de courtisanes élégantes était presque inconnue
à. Londres, et qu’il n’avait mémoire que d’une Miss Philipps qui
avait tiré de ses charmes des sommes immenses, et à qui il ne
restait pas une obole à quarante-cinq ans. Elle avait un esprit
étonnant. Elle avait connu tous les grands des trois royaumes.
Elle avait rendu la plupart de ces hommes infidèles à leurs
femmes. Lorsqu’un de ces noms se présentait sous sa plume,
elle le laissait en blanc ; mais elle écrivait à la personne un
billet où elle exposait sa situation et la nécessité indispensable
de faire mention de milord, s’il n’avait* pas la bonté de la se-
courir. On répondait par une bourse de trois cents louis, et le
nom restait rempli par des points. Ce fut ainsi qu’elle répara
sa fortune.
Le Baron ne paraît point à table ; nous n’y sommes que
quatre : M*"® d’Aine, M"“* tl’Holbach, l’Écossais et moi. M*"® d’Aine
l’appelle bibi de son cœur. Si vous voyiez ce bibiAk I nous en
faisons des ris à mourir.
O les hommes I les hommes 1 J’ai fait connaissance avec cette
demoiselle d’Ette. C’était une Flamande, et il y paraît à la peau
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 527
et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait
sur laquelle on a jeté des feuilles de roses, et des tétons à servir
de coussins au menton, les fesses à l’avenant, du moins je le
présume. Elle est bien née. Le chevalier de Valory l’enleva de
la maison paternelle à l’âge de quatorze ans, en vécut une
quinzaine avec elle, la déshonora, lui fit des enfants, lui promit
de l’épouser, s’entêta d’une autre, ef la planta là. Et voilà ce
qu’on appelle d’honnêtes gens. Ils ont de ces actions par-devers
eux ; ils s’en souviennent, on les sait, et cependant ils vont tête
levée. Ils vous parlant vice et vertu sans bégayer, sans rougir.
Ils louent, ils blâment ; personne n’est plus diflicile en procédés
cela va jusqu’au .scrupule : il faut entendre comme ils en dé-
cident. Je m’y perds; je me cacherais dans un trou ; je ne sor-
tirais plus ; ou, à la rencontre de mes connaissances, j’entrerais
dans un allée, et je fermerais la porte sur moi. Au nom de l’hon-
nêteté, mon visage se décomposerait, et la sueur me coulerait
le long du visage.
Je vois tout cela, et je romps encore des lances en faveur de
l’espèce humaine. J’ai défié le Baron de me trouver dans l’his-
toire un scélérat, si parfaitement heureux qu’il ait été, dont la
vie ne m’offrît les plus fortes présomptions d’un malheur propor-
tionné à sa méchanceté ; et un homme de bien, si parfaitement
malheureux qu’il ait été, dont la vie ne m’offrit les plus fortes
présomptions d’un bonheur proportionné à sa bonté.
Chère amie, la belle tâche que l’histoire inconnue et secrète
de ces deux hommes ! Si je la remplissais à mon gré, la grande
question du bonheur et de la vertu serait bien avancée : il fau-
dra voir.
Il m’arriva, il y a quelques jours, une chose qui me remplit
l’âme d’amertume. C’était âvant dîner. Je pris sur la cheminée
un volume de l’Histoire universelle, et, à l’ouverture du livre,
je lus cent forfaits horribles en moins de vingt pages ; et le
Baron me disait ironiquement : « Voilà le sublime de la nature,
le beau inné de l’espèce humaine, sa bonté naturelle ! »
Eh bien ! il faut donc espérer que quand votre de V... aura
spolié la succession de son père, abusé son oncle, et volé votre
mère, vos sœurs, vous, il se promènera comme un autre, qu’il
sera bien venu partout ; et que, si quelqu’un demande qui est
ce jeune homme-là, la maîtresse de la maison répondra : C’est
528 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. '
M. de V... ; c'est la politesse même ; il est plein de talents, et
d’honnêteté, et de sentiments.
Vite, vite, mes amies, sauvons-nous dans un bois, à Pékin,
à Avignon. Madame, prenez votre fille par une main, et mettez
sous Tautre bras un de vos oreillers, ou plutôt laissez là vos
oreillers ; tandis qu’on les remplira, qu’on choisira le duvet,
avant qu’ils soient cousus, vous aurez vécu deux jours de plus
avec les méchants ! Et qui sait le mal qu’ils vous feront dans
deux jours? Fuyons, vous dis-je.
Notre maladie de Langres n’a rien de commun avec celle de
Vitry. Cela commençait par un grand mal de tête, la fièvre sur-
venait, le transport, le vomissement de sang ou de vers, la
mort ou la guérison.
Elle ne vous a pas proposé de vous embrasser pour moi ;
mais si elle l’eût fait, l’eussiez-vous accepté ?
J’aimerais tout autant que vous partissiez toutes deux pour
Paris, et que M"'® Le Gendre vînt faire la chose elle-même. Vous
ne la serviriez peut-être pas à son gré ; et puis vous embrasser
pour moi, je n’entends pas. Est-ce vous embrasser comme je
vous embrasserais bien, si vous vouliez, ou comme je serais
embrassé d’elle, si j’y étais ? Cela est fort différent. Je permets
le second.
Je persiste, mon amie ; je n’ai pas un liard de cette monnaie-
là. Je sais dire tout, excepté bonjour. J’en serai toute ma vie
kVa b c de tous ces propos que l’on porte de maison en maison ;
ce qu’on entend dans tous les quartiers, à la même heure. Au
reste, je suis prêt à croire tout le bien que vous me dites de
votre sœur. Il faut bien qu’elle soit de la famille. D’ailleurs on ne ^
peut avoir trop bonne opinion d’une femme qu’une autre femme
loue, et dont M'”® Le Gendre ne dédaigne pas d’être jalouse.
Sérieusement, vous croyez que la prcser\ce. des honnêtes
gens déconcerte les fripons... Oui, la première fois qu’ils
mettent la main dans la poche, et qu’on les y prend. En peu de
temps ils deviennent insolents, à moins que le cœur ne soit mal
à l’aise, lorsque la contenance est la meilleure. Mais cette hy-
pocrisie habituelle n’étouffe-t-elle pas à la longue le cri de la
conscience ? le cœur ne s’ennuie-t-il pas de s’entendre imposer
silence, et ne prend-il pas le parti de se taire ? On acquiert le
geste de la vertu, et l’on s’en tient là.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. . 529
Encore une fois,. tranquillisez-vous, votre affaire n’ira pa|
au l'alais, du moins quant à ce qui vous concerne, vous et vos
créanciers ; ce n’est pas un objet à remplir les engagements de
V,.. avec son oncle. Tout ceci n’est peut-être qu’une simagrée.
Ils savent à quoi s’en tenir ; si vous y donnez, à la boqne heure;
sinon, on vous satisfera.
C’est vous qui me ramenez encore à Uranie et au philosophe;
j’y reviens sans dégoût. Eh bienl voilà un homme plus épris
que jamais, sans cesse attisant son feu par les lettres qu’il
écrit, autorisé dans ses espérances par la bonté qu’on a de les
recevoir et la liberté cfe demander ses réponses, s’acheminant
peu à peu au sort du malheureux Marson, ou à pis, et qu’on
laisse froidement aller... Vous m’en direz tout ce qu’il vous
plaira, mais cela ne s’arrange point dans ma tête avec la vérité
du caractère d’Uranie. Tout ou rien, dites-le-lui de ma part.
Je brûle de faire un tour à Paris.
Le Baron, qui voit que je perds mon temps, et qui en est
enragé, me disait hier au soir : « Savez-vous ce que c’est qu’une
torpille? — Pas trop. — G’e.st un poisson engourdi et qui porte
son engourdissement à tout ce qu’il touche. Voilà l’emblème de
tous vos collègues. »
Adieu, mon amie. Trois mois encore d’absence ! et le sang-
froid avec lequel vous m’annoncez cela 1 Mais vous ne croyez
pas aux trois mois, n’est-ce pas ?
Quand vous vous séparerez de la chère sœur, embrassez-la
bien tendrement pour moi, et si par hasard elle vous propose
de me le rendre, acceptez. , ,, -
Je vous écrivais tout à l’heure que je brûlais d aller à Pans ;
à présent je tremble d’y trouver un monde d’affaires. N’ayant
nas à m’en ozeuper, j’aihiefais autant les ignorer.
J’ai toutes vos lettres jusqu’au n" 29 sans interruption .
Kavez aucune inquiétude sur les contre-seings.
J’ai été tenté deux ou trois fois d’être aussi fou que vous,
mais j’étais tout éveillé, et j’ai résisté. . .
Je puis encore aller un peu ; mais pour jusqu à trois mois
cela est impossible.
Permettez-vous?
Adieu, je sens l’ivresse qui me gagne.
xvm
34
530
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
XLIX
Au ^Grandval, le 31 octobre 1760.
Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs
anglaises; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre
Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me
répondit :
« Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou
moins fâcheux; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois
si lourde que c’çst comme un poids qui vous tire en devant, et
qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond
d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de
la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux
rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’oc-
cuper, inutilement; la gaieté des autres m’afllige, je souffre à
les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de
stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveil-
lant après avoir trop dormi? Voilà mon état ordinaire, la vie
m’est en dégoût; les moindres variations dans l’atmosphère me
sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en
place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que
j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je
ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis
tout au rebours des autres : je me déplais à ce. qu’ils aiment,
j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière,
d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les
ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont
agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière
je me croyais marié à M'"* R Je n’ai jamais connu un pareil
désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a
poussé à cela? Que ferai -je de cette jeune femme- là? Que
fera-t-elle de moi? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il,
la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité,
de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête,
s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.. 531
de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de
vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condam-
ner sans ressource â être ce qu’on n’est pas. Monsieur, aiOutait-ii
encore avec une exclamation qui mé déchirait l’âme, , j’ai été
gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour,
d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une
conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien
des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens
encore de ce bonheur; je sens qu’ii iâut y renoncer. »
Eh bien, avec celff, mon amie, cet homme est encore de la
société la plus agréable. Il lui reste je ne sais quoi de sa gaieté
première qui se remarque toujours dans son expression. Sa
tristesse est originale, et n’est pas triste. 11 n’est jamais plus
mal que quand il se tait; et il y a tant de gens qui seraient fort
bien comme le père Hoop quand il est mal !
Voilà des vents, une pluie, de la tempête, un murmure
sourd qui font retentir sans cesse nos corridors, dont il est
désespéré.
J’aime, moi, ces vents violents, cette pluie que j’entends
frapper nos gouttières pendant la nuit, cet orage qui agite avec
fracas les arbres qui nous entourent, cette basse continue qui
gronde autour de moi; j’en dors plus profondément, j’en trouve
mon oreiller plus doux, je m’enfonce dans mon lit, je m’y
ramasse en un peloton ; il se fait en moi une comparaison secrète
de mon bonheur avec le ti’iste état de ceux qui manquent de
gîie, de toit, de tout asile, qui errent la nuit exposés à toute
l’inclémence de ce ciel, qui valent mieux que moi peut-être que
le sort a distingué, et je jouis de la préférence.
ïibulle sentait comme moi ; mais je suis seul dans mon lit,
et lui il tenait entre ses bras celle dont il était aimé, il la rassu-
rait contre le ttnflulte de l’air qui se faisait autour de lui, et ce
tumulte n’ajoutait peut-être à son bonheur que par la certitude
où il était que personne ne s’en doutait, et ne viendrait le
troubler par le temps orageux qu’il faisait. Ce temps renferme
les importuns, je le sais bien. Combien de fois un ciel qui se
fondait en eau ne m’a-t-il pas été favorable? Le bruit d’un lit
que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une
mère sur le compte du vent. C’est alors qu’on peut sortir de sa
chambre sur la pointe du pied, qu’une porte peut crier en s’ou-
532 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
vrant, se fermer durement, qu’on peut faire un faux pas en s’en
retournant, et cela sans conséquence, AhI si j’étais à Isle, et
que vous voulussiez 1 ils diraient tous le lendemain : La nuit
affreuse qu’il a fait ! et nous nous tairions, et nous nous regar-
derions en souriant.
Eh ! non, je ne crois pas que vous m’oubliiez, même quand
je vous le disi
J’ai reçu toutes vos lettres; n’en soyez point inquiète. Elles
arrivent tard à cause des tours qu’elles font avant d’arriver. Le
mauvais temps et les voyages des domestiques à Charenton
m’auraient ruiné sans Damilaville; je ne me mêle de rien, et
tout se fait par ses ordres.
Je vous appafais donc quelquefois en rêve? Le sommeil ne
me sert pas si bien que vous, mais je sais m’en dédommager
quand je veille ; ne donnez pas à cela trop de force, je n’ai encore
rien à regretter; non, mais il est temps que vous vous rappro-
chiez de moi.
Amusez-vous toujours de mes petits volumes, et croyez qu’ils
ne prennent rien sur mon repos; nous nous retirons de bonne
heure depuis que le Baron est indispose. J’ai refusé qu’on fît du
feu chez moi. L’aspect de mon appartement les transit, et j£
n’ai personne ni le matin ni le soir.
J’ai déjà par-devers moi un jour de sobriété. M™® d’Aine a
juré que cela ne durerait pas.
Il faut que je vous apprenne un secret pour gagner au jeu,
c’est de se mettre à cul nu. C’est le Baron qui l’a enseigné à
jjme d’jvine, et elle s’en est bien trouvée.
Le père Hoop est jeune; je ne sais pas s’il a les quarante-
cinq ans que vous lui donnez, mais à cent ans il^aura le même
visage. Le Baron l’appelle vieille momie ; j’en ai encore une
autre. Le joli temps que M“‘* Le Gendre passerait entre ces deux
momies-là! Ma seconde momie, c’est le docteur Sanchez, ci-
devant premier médecin de la czarine, juif de religion et Por-
tugais d’origine.
Quand je me la représente jeune, fraîche et vermeille entre
ces deux sempiternités, il me seinble que je vois un tableau de
Fleur d! Épine y ou des Quatre Facardim^ .
1. Contes d'Hamilton.
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND. 533
C’est encore un homme bien précieux que le docteur
Sanchez.
A propos, M™* Le Gendre se mettrait de temps en temps les
doigts dans les oreilles; car ils sont tous les deux un peq ordu-
riers. Au demeurant, grands penseurs et jamais d’ordures
vides de sens; il y a toujours quelques petites perles dans ce
fumier-là.
Nous ne causerons plus guère, l’Écossais et moi ; le moyen
de sortir par le temps qu’il fait?
Nos gens, hommes et femmes, allèrent dimanche au Piple‘,
danser chez M™* de La Bourdonnaye, et ils en revinrent à dix
heures du soir, crottés jusqu’aux fesses, et trempés jusqu’aux
os. C’était un plaisir de voir M"* Anselme dans cet équipage.
L’affaire du grimoire parti sans un mot de moi est précisé-
ment comme vous l’avez pensé. M. Gillet n’a rien à vous.
A propos de Chinois et de magot, quand un étranger débar-
que à Canton, on lui donne un maître de cérémonies, comme
on donnerait ici un maître à danser, et ceux qui ont les disposi-
tions les plus heureuses sont au moins trois mois à apprendre
toutes les révérences d’usage.
Le père Hoop défendit hier avec beaucoup de vigueur les
formalités chinoises. M. de Saint-Lambert fut de son avis. Le
Baron n’y prit point de part, parce qu’il ne parle plus. Ils pré-
tendirent l’un et l’autre que, puisqu’il est impossible de rendn>
les hommes bons, il fallait au moins les forcer à le paraître.
Je pensai, moi, que c’était anéantir la franchise et rendre
une nation hypocrite.
Cette question vaut bien la peine d’être creusée, et n’est
pas aussi facile qu’elle^ le paraît d’abord.
Le Baron'm’ appela hier àcôté de lui : « Tenez, me dit-il, asseyez-
vous là^ et lisézi voilà encore un exemple frappant de la sublime
morale de la nature humaine. » Je m’assis, je pris le livre, et je
lus : « Sha-Sesi 1" de Perse aimait beaucoup à s’entretenir evec
une de ses parentes. C’était une femme d’esprit et d’une gaieté
charmante. Sha-Abbas l’avait accordée pour épouse à un de ses
officiers, en récompense des grands services qu’il en avait reçus.
Un jour cette femme dit, en plaisantant, à Ses!.: « Seigneur,
t. Château situé près de Brie>C<>4trIM>ert.
534 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
VOUS ne vous pressez guère d’avoir des enfants. Savez-vous bien
qu’à force de différer, vous pourriez bien metti*e la couronne
sur la tète d’un de mes petits-fils? » La bête féroce se lève, se
renferpie dans son palais, appelle les trois enfants de cette
femme, et leur fait couper la tête à tous trois. Le lendemain il
invite la mère à dîner, et lui fait servir dans un plat couvert la
tête de ses enfants Et moi, je jette le livre ; et vous, mon
amie, ne jetez-vous pas ma lettre ? Et puis le Baron se met à
rire : Et le beau moral? et la dignité de la nature humaine? etc.
La dame D contrefait toujours la désolée de la perte de
Pouf. Elle lui avait mis au cou un beau collier avec une plaque
d’argent sur laquelle on avait gravé : Je m'appelle Pouf, et
fappartiem à D On a renvoyé le collier avec ces mots
cruels : Pouf se porte bien.
Les politiques prévoient que cette affaire aura des suites.
Ce n’est pas le chien renvoyé qui fait le fond, ce sont les
détours de la dame Son ami, en général, n’aime pas les
chiens ni les autres bêtes, n’importe quel nom elles aient, ni
comme quoi elles marchent.
Votre globe, et votre manière d’obvier à tout, est horrible.
Si une idée comme celle-là m’était venue, et que j’eusse eu le
malheur de vous la confier, et surtout du ton leste dont vous
l’avez fait, je n’en dormirais pas de quatre jours. J’aurais peur
que vous ne vissiez là dedans de la fausseté et de la cruauté.
Je vous conseille de travailler sérieusement à votre apologie, si
vous êtes assez jalouse de mon estime pour n’en vouloir rien
perdre. Pensez-y les jours et les nuits. Que ce soit au moins un
volume! Je l’attends, et en l’attendant, j’ai le cœur flétri.
Je crains beaucoup qu’en dépit du mauvais temps qui chasse
tout le monde des champs vers la ville, et des affaires qui vous
rappellent, vous ne restiez encore longtemps. Ma mère voudrait
bien encore passer ici trois mois ; le temps et V éloignement ne
peuvent rien changer à mes sentiments. Qu’est-ce que tout cela
m’annonce ?
Nous avons eu ici M. Magon, qui est à présent directeur de
la Compagnie des Indes, et qui a beaucoup voyagé. 11 est gai,
il est tout jeune, il a de l’esprit, des connaissances, de la philo-
sophie. C’est un neveu de Maupertuis. J’ai appris, à cette
occasion, une chose qui m’a fait plaisir. Maupertuis avait eu un
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
535
enfant d’un© fille. H a fait élever cet enfant en Chine,, où il l’a
envoyé dès l’âge de cinq ans. Il n’a pas dix-huit ans; il est ,
presque aussi savant qu’un mandarin. Il sait plus dè treQte
mille mots. 11 est en chemin pour Paris. C’est une curiosité què
j’attends.
’ O chère amie ! qu’il y a peu de monde à qui il soit permis
de jouer I Je ne veux pas vous écrire cela, et si j’oublie de v6H
en parler, tant mieux.
Je ne reçois jamais une de vos lettres sans un petit billét
tout à fait obligeant «de M, Damilaville. Voici comme se passe
mon temps :
A huit heures, jour ou non, je me lève.
Je prends mes deux tasses de thé.
Beau ou laid, j’ouvre ma fenêtre et je prends l’air.
Je me renferme et je lis.
Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternative-
ment pleurer de douleur et de plaisir; et puis, cela est écrit
partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse! et des
préambules à tourner la tête,
11 me prend quelquefois des envies de vous en traduVre des
morceaux, mais il n’y a pas moyen ; toutes ces fleurs délicates-
là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puis-
samment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qm
Nature a. mis en main une baguette magique dont ils ne nous
touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie,
que les ténèbres .«ortent de notre âme, et que nous sommes
réconciliés avec l’existence, sont à placer entre les bienfaiteurs
du genre humain.
Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu.
Nous dîno’ns toujours longtemps.
Après dîner# c’est la promenade, ou le billard, ou les
Le Baron ne veut pas que l’Écossais joue aux cchecs, et il
a raison.
Puis un peu de causerie et de lecture.
Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher.
Que regretter au milieu de cela? Rien,8i ce n’est ma Sophie.
Paris est oublié, mais en revanche Isle et les J®
sont pas. C’est toujours là que je me retrouve à la fin de mes
936 LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
rêveries. Mais dites-moi pourquoi j’y arrive toujours à votre
insu, à celui de votre sœur et de votre mère?
Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon
âme.,.
C’est aiujourd’hui jour de fête et de messe : ce qu’il y a de
plaisant, c’est que c’est la même cloche qui fait marcher les
coquemars et le calice. C’est unë idée folle qui me fait toujours
rire.
FIN DD TOME DIX-HDITIÈME.
TABLE
Dü TOME DIX-HUITIÈME.
ŒUVRES DIVERSES.
II
Pages
Lettre sur le commerce de la librairie i
Notice préliminaire 3
Lettre sur le commerce de la librairie 5
CORRESPONDANCE,
I
LETTRES A FALCONE T.
Notice préliminaire 79
I. 10 décembre 1765 85
II. Janvier 1766 87
III. Môme date T . t 91 ,
IV. Février 1766 93
V. Mars 1760. .* 126
VI. Mai 1766 128
VII. Juillet 1766 . . . 133
VIII. Septembre 1766 141
IX. Môme date 190
X. Sans date 215
XL 29 décembre 1766 • • 219
XII. Sans date 224
XIII. Sans date 227
XIV. Juillet 1767 229
538
TABLE,
p*gc«.
XV. Mai 1768. ........ v . 252
XVI. «juillet. . 266
XVII. 6 septemliTO 1768. ■ *
XVin. 30 mars 1769 . 3Ô4
XIX. ^^6 avril 1769 300
XX. 26 mai 1769 307
XXI. Sans 3ate . 310
?CXII. 11 juillet 1769 ‘ 311
XXIII. 17 juillet 1769 314
XXIV. 6 août 1769 315
XXV. 7 septembre 1769 317
XXVI. 15 novembre 1709 318
XXVll. Sans date 320
XX VIII. 29^ décembre 1770 322
XXIX. 20 mars 1771. .. 324
XXX. 21 août 1771.. 326
XXXI. 27 avril 1772 327
XXXII. 20 mai 1773 329
XXXIII. 0 décembre 1773 332
LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.
Notice préliminaire ' 339
I. 10 mai 1759 353
II. l"juin 356
III. Juillet '. 359
IV. 10 juillet 360
V. 15 juillet 360
VI. Juillet ■ 361
VII. Langres, 27 juillet ^ 362
VIII. Langrcs, 31 juillet 364
IX. Langres, 3 août j . . . , 367
X. Langres 10 août 370
XI. Langres, 12 août 373
XII. Langres, 14 août 377
XIII. Guémont, près Vignory, 17 août , 373
XIV. Saint-Dizier, 19 août. 383
XV. Isle, 23 août 386
XVI. Châlons, 25 août 390
XVII. AuGrandval, 5 octobre 393
XVllI. Paris, 9 octobre. 397
XIX. Même date. • 398
TAM.E. ■ SSd
, . Paj^g.
XX. Paris, 9 octobre •••... 1 , 300
XXI. Au Grandval, 1*1 octobre 400
XXII. • Au Graudval, 15 octobre ÎQ 5
XXIII. Au Grandval, 18 octobre 4(1
XXIV. Au Grandval, 20 octobre
XXV. • 30 octobre , 417
XXVI. 1" novembre 42? ,
XXVIl. *Au Grandval, 2 novembre. 430
XXVIII. Au Grandval, 3 novembre 433
XXIX. Paris, 15 janvier 1760 435
XXX. Paris, juillet 430
XXXI. Paris, 2 août. . f. 438
,XXXn. Paris, 31 août. ' ^ 430
XXXIII. Paris, 2 septembre 443
XXXIV. Paris, 5 septembre. 446
XXXV. 10 septembre 440
XXXVI. 15 septembre ’ 452
XXXVII. 17 septembre 457
XXXVIII. septembre ■ 450
XXXIX. septembre 463
XL. ^ 27 septembre 405
XLI. 30 septembre 467
XLII. 7 octobre 480
XLIII . 8 octobre 484
XLIV. Au Grandval, 13 octobre 486
XLV. Au Grandval, 15 octobre 402
XLVI. Au Grandval, 18 octobre 503
XLVII. Au Grandval, 20 octobre 5C6
XLVIII. Au Grandval, 28 octobre 521
XLIX. Au Grandval,^31 octobre 530
’ FIN DE.'LA TABLE DU TOME DIX-MUITIÈME.
PARIS. - Impr. J. CLAYB. — A. QUAUXI» «t ü*, rue SdntJïeaoîL — [1418]