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Full text of "Introduction aux études histoirques"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/introductionauxOOIang 


INTRODUCTION 


ÉTDDES  HISTORIQUES 


A   LA    MEME   LIBRAIRIE 


Manuel   de   Bibliographie    historique.     I.    Inslniinenfs 
biblio;/)(iplnr/ues,  par  .M.  Langlois.  Un  vol.  in-li;.  Iir.       ?,  fr. 


Manuel    des    Institutions    romaines,    par   M.    BoiciiÉ- 

LECLEKCn.  Un  viiL  LM'.Tiiil  in-s,  liroché .     15  (i. 

Manuel  des  Institutions  françaises.  Pét'iudp  des  Cnpt^lirns 

directs,  par  M.  LicBAnir.  Un  vol.  grand  in-8,  brorhé.     4.j  fr. 

Manuel  de  Diplomatique,  par  M.  Giry.  Un  voU  grand 
in-S.  broché .     20  fr. 


Coulommiers.  —  Imp.  I'ail  bROD.\RD.  —  O'-Î-OS. 


INTRODUCTION 


ÉTUDES  HISTOmai'ES 


CH.-V.    LANGLOIS   I     CH.     SEIGNOBOS 


Chargé  de  cuur;  à  lu  Surbuime 


llaitro  de  courérences  à  In  Soibonoe 


PARIS 
LIBRAIRIE   HACHETTE   ET   C' 

79,    BOULEVAUU    SAINT  GERMAIN,    79 
1899 

P,„iU  d«  I...IU.1.0,.    et  de  reprodunlmn  .é.«.é. 


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MBUOTHECA 


1556    711 


D 

lu 


AVERTISSEMENT 


Le  titre  de  cet  ouvrage  est  clair.  Cependant,  il 
est  nécessaire  de  dire  nettement  ce  que  nous  avons 
voulu,  et  ce  que  nous  n'avons  pas  voulu  faire; 
car,  sous  ce  même  titre  :  «  Introduction  aux 
études  historiques  »,  des  livres  très  différents  ont 
déjà  été  publiés. 

Nous  n'avons  pas  voulu  présenter,  comme  W.  B. 
Boyce  *,  un  résumé  de  l'histoire  universelle  à 
Tusao-e  des  commençants  et  des  personnes  pres- 
sées. 

Nous  n'avons  pas  voulu  enrichir  d'un  numéro 
la  littérature  si  abondante  de  ce  que  l'on  appelle 
ordinairement  la  «  Philosophie  de  l'histoire  ». 
Des  penseurs,  qui,  pour  la  plupart,  ne  sont  pas 
historiens  de  profession,  ont  fait  de  l'histoire  le 
sujet  de  leurs  méditations;  ils  en  ont  cherché  les 
«  similitudes  »  et  les  «  lois  »  ;  quelques-uns 
ont  cru  découvrir  «  les  lois  qui  ont  présidé  an 
développement  de   l'humanité  »,  et  «  constituer  » 

1.  W.  B.  Boyce,  Introductioii  to  the  study  of  hisiori/,  cit'il, 
ecdesiastical  and  litciary.  London,  1884,  in-8. 


VI  AVERTISSEMENT. 

ainsi  «  l'histoire  en  science  positive  »  *.  Ces  vastes 
constructions  abstraites  inspirent,  non  seulement 
au  public,  mais  à  des  esprits  d'élite,  une  méfiance 
a  priori,  qui  est  invincible  :  M.  Fuslel  de  Cou- 
langes,  dit  son  dernier  biographe,  était  sévère  pour 
la  Philosophie  de  l'histoire;  il  avait  pour  ces 
systèmes  la  même  aversion  que  les  positivistes 
pour  les  concepts  purement  métaphysiques.  A  tort 
ou  à  raison  (h  tort,  sans  doute),  la  Philosophie  de 
l'histoire,  n'ayant  pas  été  cultivée  seulement  par 
des  hommes  bien  informés,  prudents,  d'intelli- 
g-ence  vigoureuse  et  saine,  est  déconsidérée  Que 
ceux  qui  la  redoutent  —  comme  ceux,  d  ailleurs, 
qui  s'y  intéressent  —  soient  avertis  :  il  n'en  sera 
pas  question  ici  ^. 

Nous  nous  proposons  ici  d'examiner  les  condi- 
tions et  les  procédés,  et  d'indiquer   le   caractère 
et  les  limites  de  la  connaissance  en  histoire.' Com 
ment   arrive-t-on  à  savoir,   du  passé,  ce  qu'il  est 
possible  et  ce  qu'il  importe  d'en  savoir?  Qu'est-ce 


1.  Tel,  par  exemple,  P.-J.-B.  Bûchez,  dans  son  Introduction 
à  la  science  de  l'histoire.  Paris,  1842,  2  vol.  in-8. 

2.  L'histoire  des  tentatives  faites  pour  comprendre  et  expli- 
quer philosophiquement  l'histoire  de  l'humanité  a  été  entreprise, 
comme  on  suit,  par  Robert  Flint.  R.  Flint  a  déjà  donné  l'his- 
toire de  la  Philosophie  de  l'histoire  dans  les  pays  de  langue 
française  :  Historicai  Philosophy  in  France  and  Frencli  Bclgium 
and  Switzerland.  Edinburgh-London,  1893,  in-8.  —  C'est  le  pre- 
mier volume  de  la  réédition  développée  de  son  «  Histoire  de  la 
philosophie  de  l'histoire  en  Europe  »,  publiée  il  y  a  vingt-cinq 
ans.  Comparez  la  partie  rétrospective  (ou  historique)  de  l'ou- 
vrage de   N.  Marselli  :   la  Scienza  délia  storia,  I.  Torino,  1873. 

L'ouvrage  original  le  plus  considérable  qui  ait  paru  en 
France  depuis  la  publication  du  répertoire  analytique  de  R.  Flint 
est  celui  de  P.  Lac-ombe,  De  l'histoire  considérée  comme  science 
Paris,  1894,  in-8.  Cf.  Revue  critique,  1895,  L  p.  132. 


It  AVERTISSEMENT.  VII 

qu'un  document?  Connnent  traiter  les  documents 
en  vue  de  l'œuvre  historique?  Qu'est-ce  que  les 
faits  historiques?  Et  comment  les  grouper  pour 
construire  l'œuvre  historique?  —  Quiconque  s'oc- 
cupe d'histoire  pratique,  plus  ou  moins  inconsciem- 
ment, des  opérations  compliquées  de  critique  et 
de  construction,  d'analyse  et  de  synthèse.  ^^lais  les 
débutants  et  la  plupart  des  personnes  qui  n'ont 
jamais  réfléchi  sur  les  principes  de  la  méthode 
des  sciences  historiques,  emploient,  pour  effectuer 
ces  opérations,  des  procédés  instinctifs  qui,  n'étant 
pas,  en  général,  des  procédés  rationnels,  ne  con- 
duisent pas  d'ordinaire  a  une  vérité  scientifique. 
Il  est  donc  utile  de  faire  connaître  et  de  justifier 
looiquement  la  théorie  des  procédés  vraiment 
rationnels,  assurée  dès  à  présent  en  quelques-unes 
de  ses  parties,  encore  inachevée  sur  des  points 
d'une  importance  capitale. 

Ainsi  la  présente  a  Introduction  aux  études 
historiques  »  est  conçue,  non  comme  un  résumé 
de  faits  acquis  ou  comme  un  système  d'idées 
oénérales  au  sujet  de  l'histoire  universelle,  mais 
comme  un  essai  sur  la  méthode  des  sciences  histo- 
riques. 

Voici  pourquoi  nous  avons  cru  opportun,  et  voici 
dans  quel  esprit  nous  avons  résolu  de  l'écrire. 


Les  livres  qui  traitent  de  la  méthodologie  des 
sciences  historiques  ne  sont  guère  moins  nom- 
breux, mais  ne  jouissent  pas  d'un  meilleur  renom 


VIII  AVERTISSEMENT. 

que  les  livres  sur  la  Philosophie  de  l'histoire.  Les 
spécialistes  les  dédaignent.  11  résumait  une  opinion 
très  répandue,  le  savant  qui,  à  ce  que  l'on  raconte, 
disait  :  «  Vous  voulez  écrire  un  livre  sur  la  Philo- 
logie ;  faites-nous  donc  plutôt  un  bon  ouvrage  de 
Philologie.  Moi,  quand  on  me  demande  :  Qu'est-ce 
que  la  Philologie?  je  réponds  :  C'est  ce  que  je  fais*.  » 
Il  ne  croyait  dire,  et  il  ne  disait  en  effet  qu'un  lieu 
commun,  le  critique  qui,  à  propos  du  Précis  de  la 
science  de  r/iistoire  de  J.  G.  Droysen,  s'exprimait 
ainsi:  «  En  thèse  o-énérale,  les  traités  de  ce  o-enre 
sont  forcément  à  la  fois  obscurs  et  inutiles  :  obscurs, 
puisqu'il  n'est  rien  de  plus  vague  que  leur  objet; 
inutiles,  puisqu'on  peut  être  historien  sans  se 
préoccuper  des  principes  de  la  méthodologie  histo- 
rique qu'ils  ont  la  prétention  d'exposer  -.  »  —  Les 
arguments  de  ces  contempteurs  de  la  méthodolooie 
paraissent  assez  forts.  Ils  se  ramènent  aux  pro- 
positions suivantes.  En  fait,  il  y  a  des  gens  qui 
pratiquent  manifestement  les  bonnes  méthodes  et 
qui  sont  reconnus  par  tout  le  monde  comme  des 
érudits  ou  comme  des  historiens  de  premier  ordre, 
sans  avoir  jamais  étudié  les  principes  de  la  méthode; 
réciproquement,  on  ne  voit  pas  que  ceux  qui  ont 

1.  Revue  critique  d'histoire  et  de  littérature,  1892,  I,  p.  '16'i. 

2.  Ibidem,  1888,  II,  p.  295.  —  Cf.  le  Moyen  Age,  X  (1897),  p.  91  : 
«  Ces  livres-là  [les  traites  de  méthode  historique]  ne  sont  guère 
lus  de  ceux  auxquels  ils  pourraient  être  utiles,  c'est-à-dire  les 
amateurs  qui  occupent  leurs  loisirs  à  faire  des  recherches 
historiques;  et  quant  aux  érudits  de  profession,  c'est  aux  leçons 
des  maîtres  qu'ils  ont  appris  à  connaître  les  instruments  de 
travail  et  la  manière  de  s'en  servir,  sans  compter  que  la 
méthode  historique  est  la  même  que  celle  des  autres  sciences 
d'observation,  et  qu'on  peut  dire  en  quelques  mots  en  quoi  elle 
consiste....  » 


AVERTISSEMENT.  IX 

écrit  en  lof^iciens  sur  la  théorie  de  la  méthode 
historique  aient  acquis,  de  ce  chef,  comme  érudits 
ou  comme  historiens,  une  supériorité  quelconque  : 
quelques-uns  même  sont  notoirement  des  érudits 
ou  des  historiens  tout  à  fait  impuissants  ou  médio- 
cres. A  cela,  rien  d'étonnant.  Est-ce  que,  avant 
de  faire  en  chimie,  en  mathématiques,  dans  les 
sciences  proprement  dites,  des  recherches  origi- 
nales, on  étudie  la  théorie  des  méthodes  qui  ser- 
vent dans  ces  sciences?  La  critique  historique! 
mais  le  meilleur  moyen  de  l'apprendre,  c'est  de  la 
pratiquer  ;  on  l'apprend  suffisamment  en  la  pra- 
tiquant '.  Pressez,  d'ailleurs,  les  écrits  qui  exis- 
tent sur  la  méthode  historique,  et  même  les  plus 
récents,  ceux  de  J.  G.  Droysen,  de  E.  A.  Freeman, 
de  A.  Tardif,  de  U.  Chevalier,  etc.  :  vous  n'en 
extrairez,  en   fait   d'idées  claires,  que  des  vérités 

évidentes  par  elles-mêmes,  des  vérités  de  La  Palice". 

« 

1.  C'est  sans  doute  en  vertu  de  ce  principe  que  la  méthode 
historique  s'enseig-ne  seulement  par  l'exemple,  que  L.  Maiiani  a 
plaisamment  intitulé  ■■  Corso  pratico  di  metodologia  délia  storia  » 
une  dissertation  sur  un  point  particulier  de  l'histoire  de  la 
ville  de  Fermo.  Voir  YArc/iii'io  délia  Società  romana  di  storia 
patria,   XIII  (1890),  p.  211. 

2.  Voir  le  compte  rendu  de  l'opuscule  de  E.  A.  Freeman,  Tlie 
methods  of  historical  study,  dans  la  Ra-ue  critique,  1387,  I, 
p.  ;{:6.  Cet  opuscule,  dit  le  critique,  est  banal  et  vide.  On  y  voit 
«  que  l'histoire  n'est  pas  une  étude  aussi  aisée  qu'un  vain 
peuple  pense,  qu'elle  touche  à  toutes  les  sciences  et  que  l'histo- 
rien vraiment  digne  de  ce  nom  devrait  tout  savoir;  que  la  cer- 
titude historique  est  impossible  à  obtenir,  et  que,  pour  s'en 
rapprocher  le  plus  possible,  il  faut  recourir  sans  cesse  aux 
sources  o'rig-inales;  qu'il  faut  connaître  et  pratiquer  les  meil- 
leurs parmi  les  historiens  modernes,  mais  sans  jamais  tenir  ce 
qu'ils  ont  écrit  pour  parole  d'évang-ile.  Et  voilà  tout.  ■■  Conclu- 
sion :  Freeman  «  enseig-nait  mieux  sans  doute  la  méthode  histo- 
rique par  la  pratique  qu'il  n'a  réussi  à  le  faire  par  la  théorie  ». 

Comparer    Bouvard  et    Pécuchet,    par   G.    Flaubert.  Il   s'agit 


X  AVERTISSEMENT. 

Nous  reconnaissons  volontiers  que,  dans  cette 
manière  de  voir,  tout  n'est  pas  faux.  —  L'immense 
majorité  des  écrits  sur  la  méthode  d'investigation 
en  histoire  et  sur  lart  d'écrire  l'histoire  —  ce  (|ue 
l'on  appelle,  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  VlJis- 
torik  —  sont  superficiels,  insipides,  illisibles,  et 
il  en  est  de  ridicules  *.  D'abord,  ceux  qui  sont  anté- 
rieurs au  xix*^  siècle,  analvsés  ;i  loisir  par  P.-C.-F. 
Daunou  dans  le  tome  Yll  de  son  Cours  d'éludés 
historiques  ",  sont  presque  tous  de  simples  traités 
de  rhétorique,  dont  la  rhétorique  est  surannée, 
où  l'on  discute  avec  gravité  les  problèmes  les  plus 


de  deux  imbéciles,  qui,  entre  autres  projets,  forment  celui 
d'écrire  l'histoire.  Pour  les  aider,  un  de  leurs  amis  leur  envoie 
(p.  156)  •<  des  règles  de  critique  prises  dans  le  Cours  de  Daunou  », 
savoir  :  «  Citer  comme  preuve  le  témoignage  des  foules,  mau- 
vaises preuves;  elles  ne  sont  pas  là  pour  répondre.  —  Rejeter 
les  choses  impossibles  :  on  fit  voir  à  Pausanias  la  pierre  avalée 
par  Saturne.  —  Tenez  en  compte  l'adresse  des  faussaires,  l'in- 
térêt des  apologistes  et  des  calomniateurs.  »  L'ouvrage  de 
Daunou  contient  quantité  de  truismes  aussi  patents  et  plus 
comiques  encore  que  ceux-là. 

1.  R.  Flint  (o.  c,  p.  1.5)  se  félicite  de  n'avoir  pas  à  étudier 
la  littérature  de  l'Uistoric,  car  «  a  very  large  portion  of  it  is 
so  trivial  and  superficial  that  it  can  hardly  ever  bave  been  of 
use  even  to  persons  of  tbe  humblest  capacity,  and  may  certainly 
now  be  safely  consigned  to  kindly  oblivion  ».  JCéanmoins, 
R.  Flint  a  donné  dans  son  livre  une  liste  sommaire  des  princi- 
paux monuments  de  cette  littérature  dans  les  pays  de  langue 
française,  depuis  l'origine.  Un  aperçu  plus  général  et  plus  com- 
plet (bien  que  très  sommaire  encore)  de  cette  littérature  dans 
tous  les  pays  est  fourni  par  le  Lehrbuch  der  historichen  Méthode, 
de  E.  Bernheim  (Leipzig,  1894,  in-8),  p.  143  et  suiv.  —  Flint 
(qui  a  connu  quelques  ouvrages  inconnus  à  Bernheim)  s'arrête  à 
l'année  1893,  Bernheim  à  l'année  1894.  Depuis  1889,  on  trouve  dans 
les  Jalircsberichte  der  Gesc/uchlsivissenschaft  un  compte  rendu 
périodique  des  écrits  récents  sur  la  méthodologie  historique. 

2.  Ce  tome  VII  a  été  publié  en  1844.  Mais  le  célèbre  Cours  do 
Daunou  fut  professé  au  Collège  de  France  de  1819  à  1830. 


AVERTISSEMENT.  XI 

cocasses  *.  Daunoii  les  raille  agréablement,  mais 
il  n'a  fait  preuve  lui-même  que  de  bon  sens  dans 
son  monumental  ouvrage,  qui,  aujourd'hui,  ne 
paraît  guère  meilleur,  et  n'est  certainement  pas 
])lus  utile,  que  les  productions  anciennes  ^  Quant 
aux  modernes,  il  est  très  vrai  que  tous  n'ont  pas  su 
éviter  les  deux  écueils  du  genre  :  obscurité,  bana- 
lité. Le  Griiiidriss  der  Historik  de  J.  G.  Droysen, 
traduit  en  français  sous  le  titre  de  Précis  de  la 
science  de  V histoire  (Paris,  1888,  in-8),  est  lourd, 
pédantesque  et  confus  au  delà  de  ce  que  l'on  peut 
imaginer^.   MM.   Frecman,   Tardif,    Chevalier   ne 


1.  Les  Italiens  de  la  Renaissance  (Mylaeus,  Francesco  Pa- 
trizi,  etc.),  et  les  auteurs  des  deux  derniers  siècles  après  eux,  se 
demandent  quels  sont  les  rapports  de  l'histoire  avec  la  dialec- 
tique et  avec  la  rhétorique;  à  combien  de  lois  le  genre  histo- 
rique est  assujetti;  s'il  est  convenable  que  l'historien  rapporte 
les  trahisons,  les  lâchetés,  les  crimes,  les  désordres;  si  l'histoire 
peut  s'accommoder  d'un  autre  genre  que  du  sublime,  etc.  — 
Les  seuls  livres  sur  VHistorih,  publiés  avant  le  xix°  siècle,  qui 
accusent  un  effort  original  pour  aborder  les  vrais  problèmes 
sont  ceux  de  Lenglet  du  Fresnoy  (Méthode pour  étudier  l'Iiistoire, 
Paris,  1713)  et  de  J.  M.  Chladenius  {Alh^emeine  Geschichtswis- 
senxchaft,  Leipzig,  1752).  Celui  de  Chladenius  a  été  signa'é  par 
E.  Bernheim  ^o.  c,  p.  166). 

2.  11  n'y  fait  même  pas  toujours  preuve  de  bon  sens,  car  on 
lit  dans  le  Cours  d'eiades  historiques  (VII,  p.  105),  à  propos  du 
traité  De  Chistoire,  publié  en  1070  par  P.  Le  Moyne,  ouvrage 
très  faible,  pour  ne  pas  dire  plus,  où  des  traces  de  sénilité  sont 
visibles  :  «  Je  ne  prétends  point  adopter  toutes  les  maximes, 
tous  les  préceptes  que  ce  traité  renferme;  mais  je  crois  qu'après 
celui  de  Lucien  c'est  le  meilleur  que  nous  ayons  rencontré;  et 
je  doute  fort  qu'aucun  Ue  ceux  dont  il  nous  reste  à  prendre  con- 
naissance s'élève  au  même  degré  de  philosophie  et  d'origina- 
lité ».  Le  P.  H.  Chérot  a  jugé  plus  sainement  le  traité  De  l'his- 
toire, dans  son  Étude  sur  la,  fie  et  les  œuvres  du  P.  Le  Moyne, 
Paris,    1887,  in-8,  p.  406  et  -«uiv. 

.S.  E.  Bernheim  déclare  cependant  {o.  c.,  p.  177)  que  cet  opus- 
cule est  le  seul,  à  sou  avis,  qui  «  auf  der  jetzigen  Hôhe  der 
Wissenschafl  steht  » 


XII  AVEIiTISSE.MI-\T. 

disent  rien  qui  ne  soit  élémentaire  et  prévu.  On 
voit  encore  leurs  émules  discuter  à  perte  de  vue  des 
questions  oiseuses  :  si  l'histoire  est  un  art  ou  une 
science,  quels  sont  les  devoirs  de  l'histoire,  à  c|Uoi 
sert  l'histoire,  etc.  —  D'autre  part,  c'est  une  remar- 
que incontestablement  exacte  que  presque  tous 
les  érudits  et  presque  tous  les  historiens  actuels 
sont,  au  point  de  vue  de  la  méthode,  des  autodi- 
dactes, formés  par  la  seule  pratique  ou  par  l'imita- 
tion et  la  fréquentation  des  maîtres  antérieurs. 

Mais  de  ce  que  beaucoup  d'écrits  sur  les  prin- 
cipes de  la  méthode  justifient  la  méfiance  généra- 
lement professée  envers  les  écrits  de  cette  espèce, 
et  de  ce  que  la  plupart  des  gens  du  métier  ont  pu 
se  dispenser  sans  inconvénients  apparents  d'avoir 
réfléchi  sur  la  méthode  historique,  il  est  exces- 
sif, à  notre  avis,  de  conclure  que  les  érudits  et 
les  historiens  (et  surtout  les  futurs  érudits  et 
les  futurs  historiens)  n'aient  aucun  besoin  de  se 
rendre  compte  des  procédés  du  travail  historique. 
■ —  En  effet,  la  littérature  méthodologique  n'est  pas 
tout  entière  sans  valeur  :  il  s'est  formé  lentement 
un  trésor  d'observations  fines  et  de  règles  pré- 
cises, suggérées  par  l'expérience,  qui  ne  sont  pas 
de  simple  sens  commun  *.  Et  s'il  existe  des  per- 
sonnes qui,  par  un  don  de  nature,  raisonnent  tou- 
jours bien  sans  avoir  appris  à  raisonner,  il  serait 
facile   d'opposer  h  ces  exceptions  les   cas  innom- 

1.  R.  Flint  dit  très  bien  (o.  c,  p.  15)  :  «  The  course  of  Historié 
bas  been,  on  the  whole,  one  of  advance  from  commonplace 
reflcction  on  bistory  towards  a  philosophical  coiiiprehciision  of 
the  conditions  and  processes  on  which  the  formation  of  hislorical 
science  dépends  ». 


AVERTISSEMENT.  XllI 

brnbles  où  l'iguorance  de  la  logique,  l'emploi  de 
procédés  irrationnels,  l'absence  de  réflexion  sur 
les  conditions  de  l'analyse  et  de  la  synthèse  en 
histoire,  ont  vicié  les  travaux  des  érudits  et  des 
historiens. 

En  réalité,  l'histoire  est  sans  doute  la  discipline 
où  il  est  le  plus  nécessaire  que  les  travailleurs  aient 
une  conscience  claire  de  la  méthode  dont  ils  se 
servent.  La  raison,  c'est  qu'en  histoire  les  procédés 
de  travail  instinctifs  ne  sont  pas,  nous  ne  saurions 
trop  le  répéter,  des  procédés  rationnels  ;  il  tant 
donc  une  préparation  pour  résister  au  premier  i 
mouvement.  En  outre,  les  procédés  rationnels  pour  | 
atteindre  la  connaissance  historique  diffèrent  si 
fortement  des  procédés  de  toutes  les  autres  sciences, 
qu'il  est  nécessaire  d'en  apercevoir  les  carac- 
tères exceptionnels  pour  se  défendre  de  la  ten- 
tation d'appliquer  à  l'histoire  les  méthodes  des 
sciences  déjà  constituées.  On  s'explique  ainsi  que 
les  mathématiciens  et  les  chimistes  puissent  se 
passer,  plus  aisément  que  les  historiens,  d'  «  intro- 
duction »  à  leurs  études. 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  davantage  sur  l'uti- 
lité de  la  méthodologie  historique;  car  c'est  évi- 
demment à  la  légère  qu'elle  a  été  contestée.  Mais  il 
faut  expliquer  les  motifs  qui  nous  ont  conduits  à 
composer  le  présent  ouvrage.  —  Depuis  cinquante 
aùs,  un  grand  nombre  d'hommes  intelligents  et 
sincères  ont  médité  sur  la  méthode  des  sciences 
historiques;  on  compte  naturellement  parmi  eux 
beaucoup  d'historiens,  professeurs  d'Université, 
mieux  placés  que  d'autres  pour  connaître  les 
besoins    intellectuels  des  jeunes  gens,  mais  aussi 


XIV  AVERTISSEMENT. 

des  logiciens  de  profession,  et  même  des  romanciers. 
M.  Fustel  de  Coulanfres  a  laissé,  h  cet  éorard,  dans 
l'Université  de  Paris,  une  tradition  :  «  Il  s'eilbr- 
çait,  a-t-on  dit  *,  de  réduire  à  des  formules  très 
précises  les  règles  de  la  méthode...;  il  n'y  avait 
rien  de  plus  urgent  à  ses  yeux  que  d'apprendre 
aux  travailleurs  à  atteindre  la  vérité  ».  Parmi  ces 
hommes,  les  uns,  comme  M.  Renan  -,  se  sont  con- 
tentés d'énoncer  des  remarques,  en  passant,  dans 
leurs  ouvrages  généraux  ou  dans  des  écrits  de  cir- 
constance^; les  autres,  comme  MM.  Fustel  de 
Coulanges,  Freeman,  Droysen,  Lorenz,  Stubbs,  de 
Smedt,  von  Pflugk-Harttung,  etc.,  ont  pris  la 
peine  d'exposer,  dans  des  opuscules  spéciaux, 
leurs  pensées  sur  la  matière.  Il  existe  quantité  de 
livres,  de  «  leçons  d'ouverture  »,  de  «  discours 
académiques  »  et  d'articles  de  revue,  publiés  dans 
tous  les  pays,  mais  particulièrement  en  France, 
en  Allemagne,  en  Angleterre,  aux  États  Unis  et 
en  Italie,  sur  l'ensemble  et  sur  les  diverses  parties 
de  la  méthodologie.  Ou  se  dit  :  ce  ne  serait  certes 


1.  P.  Guiraud,  dans  ]a  Rei'ue  des  Deux  Mondes,  \"  mars  1896, 
p.  73. 

2.  E.  Renan  a  dit.  quelques-unes  des  choses  les  plus  justes 
et  les  plus  fortes  qui  aient  été  dites  sur  les  sciences  historiques 
dans  l'Avenir  de  la  science  (Paris,  1890,  in-8),  écrit  en  1848. 

3.  Quelques-unes  des  remarques  les  plus  ingénieuses,  les  plus 
topiques,  et  de  la  portée  la  plus  générale,  sur  la  méthode  des 
sciences  historiques,  ont  été  formulées  jusqu'ici,  non  dans  les  livres 
de  méthodologie,  mais  dans  les  revues  —  dont  la  licfue  critique 
d'histoire  et  de  littérature  est  le  type  —  consacrées  à  la  critique 
des  livres  nouveau.^  d'histoire  et  d'érudition.  C'est  un  exercice 
extrêmement  salutaire  que  de  parcourir  la  collection  de  la  Revue 
critique,  (ondée,  à  Paris,  en  180",  ■■  pour  imposer  le  respect  de  la 
méthode,  pour  exécuter  les  n.auvais  livres,  pour  réprimer  les 
écarts  et  le  travail  inutile  ». 


AVERTISSEMENT. 


pns  un  travail  inutile  que  de  coordonner  les  obser- 
vations dispersées,  et  comme  perdues,  en  tant  de 
volumes  et  de  brochures.  Mais  ce  travail  séduisant 
n'est  plus  h  faire  :  il  a  été  récemment  exécuté  avec 
le  plus  grand  soin.  M.  Ernst  Bernheim,  professeur 
à  l'Université  de  Greifswald,  a  dépouillé  presque 
tous  les  écrits  modernes  sur  la  méthode  histo- 
rique; il  en  a  profité;  il  a  groupé  dans  des  cadres 
commodes,  et,  en  grande  partie,  nouveaux,  quan- 
tité de  considérations  et  de  références  choisies. 
Son  Lehrhiich  der  historischen  Méthode  (Leipzig, 
1894,  in-8)*  condense,  à  la  manière  des  Z<e/<7-^//c7/e/- 
allemands,  la  littérature  spéciale  du  sujet  qu'il 
traite.  Nous  n'avons  pas  eu  l'intention  de  recom- 
mencer ce  qu'il  a  si  bien  su  faire.  —  Mais  il  nous 
a  semblé  que  tout  n'était  pas  dit,  après  sa  labo- 
rieuse et  sage  compilation.  D'abord,  M.  Bernheim 
traite  amplement  de  problèmes  métaphysiques  que 
nous  croyons  dépourvus  d'intérêt;  en  revanche,  il 
ne  se  place  jamais  à  des  points  de  vue,  critiques 
ou  pratiques,  que  nous  tenons  pour  très  intéres- 
sants. Puis,  la  doctrine  du  Lehrhiich  est  raison- 
nable, mais  elle  manque  de  vigueur  et  d'origina- 
lité. Enfin,  le  Lehrhiich  ne  s'adresse  pas  au  grand 
public  ;  il  reste  inaccessible  (et  à  cause  de  la 
lanoue  et  h  cause  de  la  forme)  à  l'immense  majo- 
rité du  public  français.  Cela  suffit  à  justifier  le 
dessein  que  nous  avons  formé  d'écrire  le  présent 
ouvrage  au  lieu  de  recommander  simplement  celui 
de  M.  Bernheim  ^ 


1.  La  1"  édition  du  Lehrbuch  est  de  18S9. 

2.  Ce  qui   a  été   publié   de   mieux,  jusqu'ici,  en    français,  sur 


XVI  AVl^UTISSEMLM". 


II 


Cette  «  Introduction  aux  études  historiques  » 
n'a  pas  la  prétention  d'être,  comme  le  Lehrhiich 
der  historischeii  Méthode  ,  un  Traité  de  métho- 
dologie historique'.  C'est  une  esquisse  sommaire. 
Nous  l'avons  entreprise ,  au  commencement  de 
Tannée  scolaire  1896-1897,  en  vue  d'avertir  les 
étudiants  nouveaux  de  la  Sorbonne  de  ce  que  les 
études  historiques  sont  et  doivent  être. 

Nous  avions  constaté  depuis  longtemps,  par 
expérience ,  l'urgente  nécessité  d'avertissements 
de  cette  espèce.  La  plupart  de  ceux  qui  s'enga- 
gent dans  la  carrière  de  Ihistoire,  en  effet,  le 
font  sans  savoir  pourquoi,  sans  s'être  jamais 
demandé  s'ils  sont  propres  aux  travaux  histori- 
ques, dont  ils  ignorent  souvent  jusqu'à  la  nature. 
D'ordinaire,  on  se  décide  h  choisir  la  carrière  de 
l'histoire  pour  les  motifs  les  plus  futiles  :  parce 
que  l'on  a  obtenu  des  succès,  en  histoire,  au  col- 
lège -;  parce  que  l'on  éprouve  pour  les  choses  du 


la  méthode  historique  est  une  brochure  de  MM.  Gh.et  V.  Mortet, 
/a  Science  de  l'histoire,  Paris,  189i,  in-8  de  88  p.  Extrait  du 
lome  XX  de  la  Grande  Encyclopédie. 

1.  L'un  de  nous  (M.  Seignobos)  se  propose  de  publier  plus 
tard  un  Traité  complet  de  -méthodologie  historique,  s'il  se 
trouve  un  public  pour  ce  genre  d'ouvrage. 

2.  On  ne  saurait  trop  affirmer  que  les  études  d'histoire,  telles 
qu'on  les  fait  au  lycée,  ne  supposent  pas  les  mêmes  aptitudes 
(|ue  les  études  hisloiùques,  telles  qu'on  les  fait  à  l'Université  et 
flans  la  vie.  — Julien  Havet,  qui  se  consacra  plus  tard  aux  études 
liistoriques  (critiques),  trouvait  fastidieuse,  au  lycée,  l'élude  de 
l'histoire.  «  C'est,  je  crois,  dit  M.  L.  llavet,  que  renseignement 


m  AVERTISSEMENT.  XVIÏ 

passé  l'espèce  d'attrait  romantique  qui  jadis  dOcida, 
dit-on,  la  vocation  d'Augustin  Thierry;  parfois 
aussi  parce  que  l'on  a  l'illusion  que  l'histoire  est 
une  discipline  relativement  facile.  Il  importe  assu- 
rément que  ces  vocations  irraisonnées  soient  au 
plus  tôt  éclairées  et  mises  à  l'épreuve. 

Ayant  fait,  à  des  novices,  une  série  de  confé- 
rences comme  «  Introduction  aux  études  histo- 
riques »,  nous  avons  pensé  que,  moyennant  revi- 
sion, ces  conférences  pourraient  être  profitables 
à  d'aulres  qu'à  des  novices.  Les  érudits  et  les 
historiens  de  profession  n'y  apprendront  rien  sans 
doute;  mais  s'ils  y  trouvaient  seulement  un  thème 
à  réflexions  personnelles  sur  le  métier  que  cpiel- 
f[ucs-uns  d'entre  eux  pratiquent  d'une  manière 
machinale,  ce  serait  déjà  un  î^rand  point.   Quant 

lA    au  public,  qui  ht  les  œuvres  des  historiens,  n'est-il 
•pas  à  souhaiter  qu'il   sache  comment  ces  œuvres 

^      se  font,  afin  qu'il  soit  davantage  en  mesure  de  les 
/jugera. 

Nous  ne  nous  adressons  donc  pas  seulement, 
comme  M.  Bernheim,  aux  spécialistes  présents  et 
futurs,    mais   encore  au  public  qu'intéresse  l'his- 


de  l'hisloirc    [dans  les  lycées]  n'est  pas  organisé  pour  donner 

pâture   suffisante  à  l'esprit  scientifique De  toutes  les  études 

comprises  dans  le  programme  des  lycées,  l'histoire  est  la  seule 
qui  n'appelle  pas  le  contrôle  permanent  de  l'élève.  Quand  il 
apprend  le  lutin  et  l'allemand,  chaque  phrase  d'une  version  est 
l'occasion  de  vérifier  une  douzaine  de  règles.  Dans  les  diverses 
Ijranches  des  mathématiques,  les  résultats  ne  sont  jamais 
séparés  de  leurs  démonstrations  ;  les  /noblèmes,  d'ailleurs,  obli- 
gent l'élève  à  tout  repenser  par  lui-même.  Où  sont  les  problèmes 
cil  histoire,  et  quel  lycéen  est  jamais  exercé  à  voir  clair  par  son 
propre  effort  dans  l'enchaînement  des  faits?  »  [BibliolUéque  de 
l'Ecole  des  chartes,  1896,  p.  84.) 


XVIII  AVERTISSEMENT. 

toiie.  Cela  nous  a  lait  une  loi  d'être  aussi  concis, 
aussi  clairs  et  aussi  peu  techniques  que  possible. 
Mais,  en  ces  matières,  lorsqu'on  est  concis  et  clair, 
on  paraît  souvent  superficiel.  Banal  ou  obscur, 
telle  est,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  la  fâcheuse 
alternative  dont  nous  sommes  menacés,  —  Sans 
nous  dissimuler  la  diiïiculté,  sans  la  croire  insur- 
montable, nous  avons  essayé  de  dire  nettement  ce 
que  nous  avions  h  dire. 

La  première  moitié  du  livre  a  été  rédigée  par 
M.  Langlois,  la  seconde  par  M.  Seignobos;  mais 
les  deux  collaborateurs  se  sont  constamment  aidés, 
concertés  et  surveillés  *. 


1.  M.  Langlois  a  écrit  le  livre  I,  le  livre  H  jusqu'au  cha-; 
pitre  VI.  l'appendice  II  et  le  présent  Avertisscinciil  ;  M.  Seigno- 
bos, la  fin  du  livre  II,  le  livre  III  et  l'appciidico  I.  Le  cha- 
pitre I  du  livre  II,  le  chapitre  v  du  livre  III  et  la  Conclusion  ont 
été  réditrcs  en  commun. 


Paris,  août  1897. 


INTRODUCTION 


AUX 


ÉTUDES  HISTORIQUES 


LIVRE   I 

LES     CONNAISSANCES     PRÉALABLES 


CHAPITRE    I 

LA    RECHERCHE    DES    DOCUMENTS 
(HEURISTIQUE) 

.  ^j  histoire  se  fait  avec  des  documents.  Les  docu- 
ments sont  les  traces  qu'ont  laissées  les  pensées  et  les 
actes  des  hommes  d'autrefois.  Parmi  les  pensées  et 
les  actes  des  hommes,  il  en  est  très  peu  qui  laissent 
des  traces  visibles,  et  ces  traces,  lorsqu'il  s'en  pro- 
duit, sont  rarement  durables  :  il  suffît  d'un  accident 
l)our  les  effacer.  Or,  toute  pensée  et  tout  acte  qui  n'a 
pas  laissé  de  traces,  directes  ou  indirectes,  ou  dont  les 
traces  visibles  ont  disparu,  est  perdu  pour  l'histoire  : 
c'est  comme  s'il  n'avait  jamais  existé.  Faute  de  docu-. 


/ 


^ 


2  LES    CONNAISSANCES   PREALABLES. 

ments,  l'histoire  d'immenses  périodes  du  passé  do 
l'humanité  est  à  jamais  inconnaissable.  Car  rien  ne 
supplée  aux  documents  :  pas  de  documents,  pas  d'his- 
toire, i 
Pour  conclure  légitimement  d'un  document  au  fait  i 
dont  il  est  la  trace,  il  faut  prendre  de  nombreuses  pré-  i 
cautions,  qui  seront  indiquées  plus  loin.  —  Mais  il  est 
clair  que,  préalablement  à  tout  examen  critique  et  à 
toute  interprétation  des  documents,  se  pose  la  ques- 
tion de  savoir  s'il  y  en  a,  combien  il  y  en  a,  et  où  ils 
sont.  Si  j'ai  l'idée  de  traiter  un  point  d'histoire  *,  quel 
qu'il  soit,  je  m'informerai  d'abord  de  l'endroit  ou  des 
endroits  oîi  reposent  les  documents  nécessaires  pour 
le  traiter,  supposé  qu'il  en  existe.  Chercher,  recueillir 
les  documents  est  donc  une  des  parties,  logiquement 
la  première,  et  une  des  parties  principales,  du  métier 
d'historien.  En  Allemagne,  on  lui  a  donné  le  nom  d'Heu- 
ristique [Heuristik),  commode  parce  qu'il  est  bref.  — 
Est- il  utile  de  démontrer  l'importance  capitale  de 
l'Heuristique?  Non,  sans  doute.  11  va  de  soi  que,  si  on 
ne  la  pratique  pas  bien,  c'est-à-dire  si  l'on  ne  sait  pas 
s'entourer,  avant  de  commencer  un  travail  historique, 
de  tous  les  renseignements  accessibles,  on  augmente 
gratuitement  ses  chances  (toujours  nombreuses,  quoi 
qu'on  fasse)  d'opérer  sur  des  données  insufflsantes  : 
des  œuvres  d'érudition  ou  d'histoire,  faites  conformé- 
ment aux  règles  de  la  méthode  la  plus  exacte,  ont  été 
viciées,  ou  même  totalement  annulées,  à  cause  de  cette 
simple    circonstance   matérielle   que   l'auteur  ne   con- 

1.  En  pratique,  le  plus  souvent,  on  ne  se  propose  point  de 
traiter  un  point  d'histoire  avant  de  savoir  s'il  existe  ou  non  des 
documents  qui  permettent  de  l'étudier.  C'est,  inversement,  un 
document,  découvert  par  hasard,  qui  suggère  l'idée  d'appro- 
fondir la  question  d'histoire  que  ce  document  intéresse  et  de 
colliger,  à  cet  effet,  les  documents  du  même  genre. 


LA    UECHEHCHE    DES    DOCUMENTS.  3 

naissait  pas  des  documents  par  lesquels  ceux  qu'il 
avait  sous  la  main,  et  dont  il  s'est  contenté,  auraient 
été  éclaircis ,  complétés  ou  ruinés.  Toutes  choses 
égales  d'ailleurs  entre  eux,  la  supériorité  des  érudits 
et  des  historiens  modernes  sur  les  érudits  et  les  his- 
toriens des  derniers  siècles  consiste  en  ce  que  ceux-ci 
ont  eu  moins  de  moyens  d'être  bien  informés  que  n'en 
ont  ceux-là  *.  L'Heuristique,  en  effet,  est  aujourd'hui 
plus  facile  qu'autrefois,  quoique  le  bon  Wagner  soit 
encore  fondé  à  dire  : 

Wis  schwer  sind  nicht  die  Mittel  zu  erwerben 
Diirch  die  man  zu  den  Quellen  steigt^! 

Essayons  d'expliquer  pourquoi  la  récolte  des  docu- 
ments, naguère  si  laborieuse,  est  encore,  quels 
qu'aient  été,  depuis  un  siècle,  les  progrès  accomplis, 
très,  pénible  ;  et  comment  cette  opération  essentielle 
pourrait,  grâce  à  de  nouveaux  progrès,  être  ultérieure- 
ment simpliiiée. 

I.  Ceux  qui,  les  premiers,  ont  essayé  d'écrire  l'his- 
toire d'après  les  sources,  se  sont  trouvés  dans  une 
situation  embarrassante.  —  S'agissait-il  de  raconter 
des  événements  relativement  récents ,  dont  tous  les 
témoins  n'étaient  pas  morts?  On  avait  la  ressource 
d'interviewer  les  témoins  survivants  .  Thucydide , 
Froissart,  et  bien  d'autres,  depuis  l'antiquité  jusqu'à 
nos  jours,  ont  procédé  de  la  sorte.  Lorsque  l'historien 


1.  C'est  pitié  de  voir  comment  les  meilleurs  des  anciens  éru- 
dits ont  vaillamment,  mais  vainement,  lutté,  pour  résoudre  des 
dilficullés  qui  n'auraient  pas  même  existé  pour  eux  s'ils  avaient 
eu  sous  les  yeux  des  dossiers  moins  incomplets.  Mais  la  plus 
brillante  sagacité  ne  pouvait  pas  suppléer  aux  secours  matériels 
qui  leur  ont  manqué. 

2.  Faust,  I,  se.  3. 


4  LES  CONNAISSANCES  PHEALABLES. 

(Je  la  côte  californienne  du  Pacifique,  H.  H.  Bancroft, 
se  proposa  de  recueillir  les  matériaux  d'une  histoire 
dont  quelques  acteurs  vivaient  encore,  il  n'épargna 
rien,  il  mobilisa  une  armée  de  reporters^  |)0ur  leur 
soutirer  des  conversations'.  —  Mais  s'agissait-il  d'évé- 
nements anciens,  qu'aucun  homme  vivant  n'avait  pu 
voir  et  dont  la  tradition  orale  n'avait  gardé  aucun  sou- 
venir? Il  n'y  avait  j)as  d'autre  moyen  que  de  réunir 
des  documents  de  toute  sorte,  principalement  des 
écrits,  relatifs  au  passé  lointain  dont  on  s'occupait. 
C'était  difficile,  alors  que  les  bibliothèques  étaient 
rares,  les  archives  secrètes  et  les  documents  dis- 
persés. H.  H.  Bancroft,  qui  s'est  trouvé  à  cet  égard, 
vers  1860,  en  Californie,  dans  la  situation  où.  les  pre- 
miers chercheurs  se  sont  trouvés,  autrefois,  dans  nos 
contrées,  s'en  est  tiré  comme  il  suit.  Il  était  riche  :  il 
a  râflé,  à  n'importe  quel  prix,  tous  les  documents  à 
vendre,  imprimés  ou  manuscrits;  il  a  négocié  avec  des 
familles  et  des  corporations  dans  la  gêne  l'achat  de  leurs 
archives  ou  la  permission  d'en  faire  prendre  copie  par 
des  copistes  à  ses  gages.  Cela  fait,  il  a  logé  sa  collec- 
tion dans  un  bâtiment  ad  hoc,  et  il  l'a  classée.  Théori- 
quement, rien  de  plus  rationnel.  Mais  cette  procédure 
rapide,  à  l'américaine,  n'a  été  employée  qu'une  fois 
avec  l'esprit  de  suite  et  les  ressources  qui  en  ont 
assuré  le  succès;  ailleurs  et  en  d'autres  temps  elle  n'eût 
pas,  du  reste,  été  de  mise.  Ailleurs,  les  choses  ne  se 
sont  pas,  malheureusement,  passées  ainsi. 

A  l'époque  de  la  Renaissance,  les  documents  de  l'his- 
toire ancienne  et  de  l'histoire  du  moyen  âge  étaient  dis- 
persés dans  d'innombrables  bibliothèques  privées  et 


1.  Voir  Ch.-V.  Laiiglois,   //.  //.  Bancroft  et  O',  dans  la  Raue 
universitaire,  1894,  I,  p.  2JJ. 


LA  RECHERCHE  DES  DOCUMENTS.  5 

dans  d'innombrables  dépôts  d'archives,  presque  tous 
inaccessibles,  sans  parler  de  ceux  que  le  sol  recelait 
encore  et  dont  personne  ne  soupçonnait  l'existence.  II 
était  alors  matériellement  impossible  de  se  procurer  la 
liste  de  tous  les  documents  utiles  pour  élucider  une 
question  (par  exemple,  la  liste  de  tous  les  manuscrits 
conservés  d'un  ouvrage  ancien)  ;  impossible  encore, 
si,  par  miracle,  on  avait  eu  pareille  liste,  de  consulter 
tous  ces  documents  sans  des  voyages,  des  dépenses  et 
des  démarches  interminables.  D'où  des  conséquences, 
faciles  à  prévoir,  qui  se  sont,  en  effet,  produites  : 
1°  l'Heuristique  offrant  pour  eux  des  difficultés  insur- 
montables, les  premiers  érudits  et  les  premiers  histo- 
riens, qui  se  sont  servis,  non  de  tous  les  documents, 
ni  des  meilleurs  documents,  mais  des  documents  qu'ils 
avaient  à  leur  portée,  ont  été  presque  toujours  mal 
renseignés,  et  leurs  œuvres  ne  sont  plus  intéressantes 
que  dans  la  mesure  où  ils  ont  utilisé  des  documents 
aujourd'hui  perdus;  2"^  les  premiers  érudits  et  les  pre- 
miers historiens  qui  aient  été  relativement  bien  ren- 
seignés sont  ceux  qui,  à  cause  de  leur  profession, 
avaient  accès  dans  de  riches  dépôts  de  documents  : 
bibliothécaires,  archivistes,  religieux,  magistrats,  dont 
l'Ordre  ou  la  Compagnie  possédait  des  bibliothèques 
ou  des  archives  considérables  '. 


1.  Les  anciens  érudits  avaient  le  sentiment  de  ce  que  les  con- 
ditions où  ils  travaillaient  avaient  de  défavorable.  Ils  souffraient 
très  vivement  de  l'insuffisance  des  instruments  de  recherche  et 
des  moyens  de  comparaison.  La  plupart  d'entre  eux  ont  fait 
de  grands  efforts  pour  se  renseigner.  De  là,  ces  volumineuses 
«■orrespondances  entre  érudits  des  derniers  siècles,  dont  nos 
bibliothèques  conservent  tant  de  précieuses  épaves,  et  ces  rela- 
tions d'enquêtes  scientifiques,  de  voyages  à  la  découverte  des 
documents  historiques,  qui,  sous  le  nom  d'Iter  [lier  itaiicum, 
lier  germanicum,  etc.),  étaient  jadis  à  la  mode. 


6  LES    CONNAISSANCES   PRÉALABLES. 

De  bonne  heure  intervinrent,  il  est  vrai,  des  collec- 
lionneurs  qui,  à  prix  d'argent,  voire  par  des  moyens 
moins  recommandables,  tels  que  le  vol,  se  formèrent, 
avec  des  intentions  plus  ou  moins  scientifiques,  des 
«  cabinets  »,  des  collections  de  documents  originaux 
et  de  copies.  Mais  ces  collectionneurs  européens,  nom- 
breux depuis  le  xv®  siècle,  diffèrent  assez  notablement 
de  H.  II.  Bancroft.  En  effet,  notre  Californien  n'a 
recueilli  que  des  documents  relatifs  à  un  sujet  parti- 
culier (l'histoire  de  certains  Etats  du  Pacifique),  et  il 
a  eu  l'ambition  de  les  recueillir  tous  ;  la  plupart  des 
collectionneurs  européens  ont  acquis  des  pièces,  des 
épaves,  des  fragments  de  toute  espèce  et  un  nombre 
de  documents  très  petit  par  rapport  à  la  masse  colos- 
sale des  documents  historiques  qui  existaient  de  leur 
temps.  De  plus,  ce  n'est  pas,  en  général,  avec  le  des- 
sein de  les  rendre  puhlici  juris  que  les  Peiresc,  les 
Gaignières,  les  Clairambault,  les  Colbert,  et  tant  d'au- 
tres, ont  retiré  de  la  circulation  des  documents  qui 
risquaient  de  s'y  perdre  :  ils  se  contentaient  (et  c'était 
déjà  louable)  de  les  communiquer,  plus  ou  moins  libé- 
ralement, à  leurs  amis.  Mais  l'humeur  des  collection- 
neurs (et  de  leurs  héritiers)  est  changeante,  souvent 
bizarre.  Certes,  il  vaut  mieux  que  les  documents  se 
trouvent  dans  des  collections  particulières  qu'exposés 
à  tous  les  hasards  ou  soustraits  absolument  à  la  curio- 
sité scientifique;  mais,  pour  que  l'Heuristique  soit 
^  véritablement  facilitée,  la  première  condition  est  que 
^      toutes  les  collections  de  documents  soient  publiques  *. 


1.  Signalons  en  passant  une  aberration  puérile,  mais  très  natu- 
relle et  très  fréquente  chez  les  collectionneurs  :  ils  sont  portés 
à  s'exagérer  la  valeur  intrinsèque  des  documents  qu'ils  possè- 
dent, par  cela  seul  qu'ils  les  possèdent.  Des  documents  ont  été 
publiés  avec  un  grand  luxe  de  commentaires  par  des  personnes 


LA    RECHERCHE    DES    DOCUMENTS.  7 

Or,  les  plus  belles  des  collections  privées  de  docu- 
ments —  à  la  fois  bibliothèques  et  musées  —  furent 
naturellement  en  Europe,  à  partir  de  la  R.enaissance, 
celles  des  rois.  Dès  l'ancien  régime,  les  collections 
royales  ont  été  presque  toutes  ouvertes,  ou  entre-bâil- 
lées,  au  public.  Et  tandis  que  les  autres  collections 
particulières  étaient  souvent  liquidées  après  la  mort  de 
leurs  auteurs,  elles,  au  contraire,  n'ont  pas  cessé  de 
s'accroître  :  elles  se  sont  enrichies  précisément  des 
débris  de  toutes  les  autres.  Le  Cabinet  des  manuscrits 
de  France,  par  exemple,  formé  par  les  rois  de  France  et 
ouvert  par  eux  au  public,  avait,  à  la  fin  du  xviii^  siècle, 
absorbé  la  meilleure  partie  des  collections  qui  avaient 
été  l'œuvre  personnelle  des  amateurs  et  des  érudits  des 
deux  siècles  antérieurs*.  De  même,  dans  les  autres 
pays.  La  concentration  d'un  grand  nombre  de  docu- 
ments historiques  dans  de  vastes  établissements  publics, 
ou  à  peu  près  publics,  fut  le  résultat  excellent  de  cette 
évolution  spontanée. 

Plus  favorable  et  plus  efficace  encore  pour  améliorer 
les  conditions  matérielles  des  recherches  historiques 
fut  l'arbitraire  révolutionnaire.  En  France  la  Révolu- 
tion de  1789,  des  mouvements  analogues  dans  d'autres 


qui  les  avaient  acquis  par  hasard,  et  qui  n'y  auraient  attaché, 
avec  raison,  aucune  importance,  si  elles  les  avaient  rencontrés 
dans  des  collections  publiques.  Ce  n'est  là,  du  reste,  que  la 
manifestation  la  plus  grossière  d'une  tendance  générale  contre 
laquelle  il  faut  toujours  être  en  garde  :  on  s'exagère  aisément 
l'importance  des  docuraenls  que  l'on  possède,  des  documents 
que  l'on  a  découverts,  des  textes  que  l'on  a  publiés,  des  person- 
nages et  des  questions  que  l'on  a  étudiés. 

1.  Voir  L.  Delisle,  le  Cabinet  des  manuscrits  de  la  Iiiblio~ 
thèqtie  nationale,  Paris,  1868-1881,  3  vol.  in-4.  —  Les  histoires 
d'anciens  dépots  de  documents  qui  ont  été  publiées  récemment 
en  assez  grand  nombre  l'ont  été  sur  le  modèle  de  cet  admirable 
ouvrage. 


8  LES    CONNAISSANCES    PREALABLES, 

pays,  ont  procuré  la  confiscation,  par  la  violence,  au 
profit  de  l'Etat,  c'est-à-dire  de  tout  le  rabnde,  d'une 
l'ouïe  d'archives  privées  et  de  collections  particulières  : 
archives,  bibliothèques  et  musées  de  la  couronne, 
archives  et  bibliothèques  de  couvents  et  de  corpora- 
tions supprimées,  etc.  Chez  nous,  en  1790,  l'Assemblée 
constituante  mit  ainsi  l'Etat  en  possession  d'une  pro- 
digieuse quantité  de  dépôts  de  documents  historiques, 
auparavant  dispersés  et  plus  ou  moins  jalousement 
défendus  contre  la  curiosité  des  érudits;  ces  richesses 
ont  été  réparties  depuis  entre  quelques  établissements 
nationaux.  Le  même  phénomène  s'est  produit  plus 
récemment,  sur  une  moins  grande  échelle,  en  Alle- 
magne, en  Espagne,  en  Italie. 

Ni  les  collections  de  l'ancien  régime,  ni  les  confisca- 
tions révolutionnaires  ne  se  sont  faites  sans  causer 
d'importants  dommages.  Le  collectionneur  est,  ou 
plutôt  était  souvent  jadis,  un  barbare  qui  n'hésitait  pas, 
pour  enrichir  ses  collections  de  pièces  et  de  débris 
rares,  à  mutiler  des  monuments,  à  dépecer  des  manu- 
scrits, à  disloquer  des  fonds  d'archives,  en  vue  de  s'en 
approprier  des  morceaux.  De  ce  chef,  bien  des  actes 
de  vandalisme  ont  été  accomplis  avant  la  Révolution. 
Les  opérations  révolutionnaires  de  confiscation  et  de 
transfert  eurent  aussi,  naturellement,  des  conséquences 
très  fâcheuses  :  outre  que  l'on  détruisit  alors  par 
négligence,  ou  même  pour  le  plaisir  de  détruire,  on 
eut  l'idée  malheureuse  de  trier  systématiquement,  de 
ne  conserver  que  les  documents  «  intéressants  »  ou 
«  utiles  »,  et  de  se  débarrasser  des  autres.  Le  tri  fit 
alors  commettre  à  des  hommes  pleins  de  bonnes  inten- 
tions, mais  incompétents  et  surmenés,  des  ravages 
irréparables  dans  nos  archives  anciennes  :  il  y  a 
aujourd'hui    des    travailleurs    qui    s'exercent ,   ce    qui 


LA    RECIICnCHE    DES    DOCUMENTS.  9 

demande  infiniment  de  temps,  de  patience  et  de  soin, 
à  reconstituer  les  fonds  démembrés  et  à  rajuster  en 
leur  place  les  fragments  isolés  par  le  zèle  irréfléchi 
de  ceux  qui  manipulèrent  jadis  de  la  sorte,  avec  bru- 
talité, les  documents  historiques.  Il  faut  reconnaître 
d'ailleurs  que  les  mutilations  causées  par  les  collec- 
tionneurs de  l'ancien  régime  et  par  les  opérations 
révolutionnaires  sont  insignifiantes  en  regard  de  celles 
qui  proviennent  d'accidents  fortuits  et  des  effets  natu- 
rels du  temps.  Mais  fussent-elles  dix  fois  plus  graves, 
elles  seraient  encore  largement  compensées  par  ces 
deux  bienfaits  de  premier  ordre,  que  l'on  ne  saurait 
trop  mettre  en  relief  :  1°  la  concentration,  dans  quel- 
ques dépôts,  relativement  peu  nombreux,  de  documents 
qui  jadis  étaient  disséminés,  et  comme  perdus,  en 
cent  endroits  différents  ;  2°  la  publicité  de  ces  dépôts. 
Désormais ,  ce  qui  reste  de  documents  historiques 
anciens,  après  les  grandes  destructions  du  hasard  et 
du  vandalisme,  est  enfin  mis  à  l'abri,  classé,  commu- 
niqué et  considéré  comme  une  partie  du  patrimoine 
social. 

Les  documents  historiques  anciens  sont  donc  réunis 
et  conservés  aujourd'hui,  en  principe,  dans  ces  établis- 
sements publics  que  l'on  appelle  archives,  bibliothè- 
ques et  musées.  A  la  vérité,  tous  les  documents  qui 
existent  n'y  sont  pas  puisque,  malgré  les  incessantes 
acquisitions  à  titre  onéreux  et  à  titre  gratuit  que  font 
chaque  année,  depuis  longtemps,  dans  le  monde  entier, 
les  archives,  les  bibliothèques  et  les  musées,  il  y  a 
encore  des  collections  privées,  des  marchands  qui  les 
alimentent,  et  des  documents  en  circulation.  Mais 
l'exception,  qui  est  négligeable,  n'entame  pas,  ici,  la 
règle.  Tous  les  documents  anciens,  en  quantité  limitée, 
qui  extravaguent  encore,  viendront,  du  reste,  échouer 


10  LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 

tôt  OU  lard  dans  les  établissements  d'Etat,  dont  le  pro- 
priétaire perpétuel  acquiert  toujours,  n'aliène  jamais  *. 
En  principe,  il  est  désirable  que  les  dépôts  de  docu- 
ments (archives,  bibliothèques  et  musées)  ne  soient  pas 
trop  nombreux,  et  nous  avons  dit  qu'heureusement  ils 
le  sont  moins,  sans  comparaison,  aujourd'hui  qu'il  y  a 
cent  ans.  La  centralisation  des  documents,  dont  les 
avantages,  pour  les  travailleurs,  sont  évidents,  pour- 
rait-elle être  poussée  encore  plus  loin?  N'existe-t-ii 
pas  encore  des  dépôts  dont  l'autonomie  se  justifie 
mal?  Peut-être^;  mais  le  problème  de  la  centralisation 
des  documents  a  cessé  d'être  grave  et  urgent  dejjuis 
que  les  procédés  de  reproduction  ont  été  perfectionnés, 
et  surtout  depuis  que  l'habitude  a  été  généralement 
prise  de  remédier  aux  inconvénients  de  la  multiplicité 
des  dépôts  en  faisant  voyager  les  documents  :  on  peut 

1.  Une  bonne  partie  des  documents  anciens  qui  circulent  encore 
proviennent  de  vols  commis,  depuis  long-temps,  au  préjudice 
des  établissements  d'Etat.  Les  précautions  prises  pour  éviter  de 
nouvelles  distractions  sont  aujourd'hui  sérieuses  et,  presque 
partout,  aussi  efficaces  que  possible. 

Quant  aux  documents  modernes  (imprimés),  la  règle  du  Dépôt 
légal,  adoptée  par  presque  tous  les  pays  civilisés,  en  assure  la 
conservation  dans  des  établissements  publics. 

2.  On  sait  que  Napoléon  I'^'^  conçut  la  pensée  chimérique  de 
réunir  à  Paris  les  archives  de  l'Europe  entière  et  qu'il  y  envoya, 
pour  commencer,  celles  du  Vatican,  du  Saint-Empire,  de  la  cou- 
ronne de  Castille,  etc.,  que  l'on  dut,  plus  tard,  restituer.  —  11 
ne  saurait  être  question,  aujourd'hui,  de  procéder  à  des  confis- 
cations. Mais  les  archives  anciennes  des  notaires  pourraient  être 
centralisées  partout,  comme  elles  le  sont  déjà  en  quelques  pays, 
dans  des  établissements  publics.  On  ne  s'explique  pas  que,  à 
Paris,  les  ministères  des  Affaires  étrangères,  de  la  Guerre  et  de 
la  Marine  conservent  des  papiers  anciens,  dont  la  place  natu- 
relle serait  aux  Archives  nationales.  Il  serait  facile  d'énumércr 
un  grand  nombre  d'anomalies  de  cette  espèce,  qui  ne  laissent 
pas,  en  certains  cas,  de  gêner,  sinon  d'empêcher,  les  recherches; 
car  les  petits  dépôts  dont  l'existence  est  inutile  sont  précisé- 
ment ceux  qui  ont  les  règlements  les  plus  restrictifs. 


LA    RECHERCHE    DES    DOCUMENTS.  11 

maintenant  consulter,  sans  frais,  dans  la  bibliothèque 
publique  de  la  ville  où  l'on  réside,  des  documents  qui 
appartiennent  aux  bibliothèques  de  Saint-Pétersbourg, 
de  Bruxelles  et  de  Florence,  par  exemple;  assez  rares 
sont  désormais  les  établissements  comme  les  Archives 
nationales  de  Paris,  le  Musée  britannique  de  Londres, 
et  la  Bibliothèque  Méjanes  d'Aix-en-Provence,  dont 
les  statuts  interdisent  absolument  les  communications 
au  dehors  '. 

II.  Etant  donné  que  la  plupart  des  documents  his- 
toriques sont  aujourd'hui  conservés  dans  des  élablis- 
seraentsu-ptiblics  (archives,  bibliothèques  et  musées), 
llïeuristique  serait  très  aisée,  si  seulement  de  bons 
inventaires  descriptifs  de  tous  les  dépôts  de  documents 
qui  existent^  avaient  été  dressés,  si  ces  inventaires 
étaient  munis  de  tables  ou  si  des  répertoires  généraux 
(alphabétiques,  systématiques,  etc.)  en  avaient  été 
faits;  enfin  s'il  était  possible  de  consulter  quelque  part 
la  collection  complète  de  tous  ces  inventaires  et  de 
leurs  index.  Mais  l'Heuristique  est  très  pénible,  parce 
que  ces  conditions  sont  encore  loin,  par  malheur, 
d'être  convenablement  réalisées. 

D'abord,  il  y  a  des  dépôts  de  documents  (archives, 
bibliothèques  et  musées)  dont  le  contenu  n'a  jamais 
été  catalogué,  même  en  partie,  de  sorte  que  personne 


1.  Le  service  international  du  prêt  des  documents  manuscrits 
fonctionne  régulièrement  (et  gratuitement  pour  le  public)  en 
Europe;  par  l'intermédiaire  des  Chancelleries.  En  outre  la  plu- 
part des  grands  établissements  se  consentent,  entre  eux,  des 
prêts  :  cetle  voie  est  aussi  sûre,  et  parfois  plus  rapide,  que  la 
voie  diplomatique.  Des  congrès  d'historiens  et  de  bibliothé- 
caires ont  mis  souvent  à  l'ordre  du  jour,  en  ces  dernières 
années,  la  question  du  prêt  (ou  de  la  communication  hors  des 
dépôts  où  ils  sont  conservés)  des  documents  originaux.  —  Les 
résultats  obtenus  jusqu'à  présent  sont  déjà  très  satisfaisants. 


12  LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 

ne  sait  ce  qui  s'y  trouve.  Les  dépôts  dont  on  possède  des 
inventaires  descriptifs  complets  sont  rares;  beaucoup 
de  fonds,  conservés  dans  de  célèbres  établissements 
dont  les  collections  n'ont  été  inventoriées  qu'en  partie, 
restent  encore  à  décrire*.  —  En  second  lieu,  que  de 
différences  entre  les  inventaires  déjà  exécutés  !  Il  en 
est  d'anciens,  qui,  parfois,  ne  correspondent  même 
plus  au  classement  actuel  des  documents,  et  dont  on 
ne  saurait  se  servir  sans  concordances  ;  il  en  est  de 
modernes  qui  n'en  sont  pas  moins  rédigés  d'après  des 
systèmes  surannés,  trop  détaillés  ou  trop  sommaires  ; 
les  uns  sont  imprimés,  les  autres  manuscrits,  sur 
registres  ou  sur  fiches  ;  quelques-uns  sont  soignés  et 
définitifs,  beaucoup  sont  bâclés,  insuffisants  et  provi- 
soires. Apprendre  à  distinguer,  dans  cette  énorme 
littérature  confuse  des  inventaires  imprimés  (pour  ne 
parler  que  de  ceux-là),  ce  qui  mérite  confiance  de  ce 
qui  n'en  mérite  pas,  en  un  mot  à  s'en  servir,  est  tout 
un  apprentissage.  —  Enfin,  où  consulter  commodé- 
ment les  inventaires  qui  existent  ?  La  plupart  des 
grandes  bibliothèques  n'en  possèdent  que  des  collec- 
tions incomplètes  ;  il  n'en  existe  nulle  part  de  réper- 
toires généraux. 

Cet  état  de  choses  est  très  fâcheux.  En  effet,  les 
documents  que  renferment  les  dépôts  et  les  fonds  qui 
ne  sont  pas  inventoriés  sont  vraiment  comme  s'ils 
n'étaient  pas  pour  tous  les  travailleurs  qui  n'ont  point 
le  loisir  de  dépouiller  eux-mêmes,  d'un  bout  à  l'autre. 


1.  Ce  sont  quelquefois  les  plus  considérables,  dont  la  masse 
effraye;  on  entreprend  plus  volontiers  l'inventaire  des  petits 
fonds,  qui  n'exige  pas  tant  de  peines.  C'est  pour  la  même  raison 
que  l'on  a  publié  beaucoup  de  cartulaires  insignifiants,  mais 
courts,  tandis  que  plusieurs  cartulaires  de  premier  ordre,  mais 
volumineux,  sont  encore  inédits. 


LA    nECHERCHE    DES    DOCUMENTS.  13 

ces  dépôts  et  ces  fonds.  Nous  avons  dit  :  pas  de  docu- 
ments, pas  d'histoire.  Mais  pas  de  bons  inventaires 
descriptifs  des  dépôts  de  documents,  cela  équivaut,  en 
pratique,  à  l'impossibilité  de  connaître  l'existence  des 
documents  autrement  que  par  hasard.  Disons  donc 
que  les  progrès  de  l'histoire  dépendent  en  grande 
partie  des  progrès  de  l'inventaire  général  des  docu- 
ments historiques,  qui  est  encore  aujourd'hui  fx-agmen- 
taire  et  iin[)arfait.  —  Aussi  bien,  tout  le  monde  est 
d'accord  sur  ce  point.  Le  P.  Bernard  de  Montfaucon 
considérait  sa  Bibliotheca  bibliothecarum  manuscrip- 
torum  nova,  un  recueil  de  catalogues  de  bibliothèques, 
comme  «  l'ouvrage  le  plus  utile  et  le  plus  intéressant 
qu'il  eût  fait  en  sa  vie'  ».  «  Dans  l'état  actuel  de  la 
science,  écrivait  E.  Renan  en  1848  -,  il  n'^a  pas  de 
travail  plus  urgent  qu'un  catalogue  critique  des  màiTus- 
crits  des  diverses  bibliothèques —  Voilà,  en  apparence, 
une  besogne  bien  humble;...  et  pourtant  les  recher- 
ches érudites  seront  entravées  et  incomplètes  jusqu'à 
ce  que  ce  travail  soit  fait  d'une  manière  définitive.  » 
a  Nous  aurions  de  meilleurs  livres  sur  notre  ancienne 
littérature,  dit  M.  P.  Meyer  ^,  si  les  prédécesseurs  de 
M.  Delisle  [comme  administrateur  de  la  Bibliothèque 
nationale  de  Paris]  avaient  apporté  la  même  ardeur 
et  la  même  diligence  à  inventorier  les  richesses  con- 
fiées à  leurs  soins.  » 

11  importe  d'indiquer,  en  peu  de  mots,  les  causes  et 
de  préciser  les  conséquences  d'une  situation  que  l'on 
déplore  depuis  qu'il  y  a  des  érudits,  et  qui  s'améliore, 
mais  lentement. 

1.  Voir  son  autobibliographie,  publiée  par  E.  de  Broglie,  Ber- 
nard de  Montfaucon  et  les  Bernardins,  II  (Paris,  1891,  ia-8), 
p.  323. 

2.  E.  Renan,  PAvenir  de  la  science,  p.  217. 

3.  Remania,  XXI  (1892),  p.  625. 


14         LES  CONNAISSANCES  PRÉALABLES. 

«  Je  VOUS  affirme,  disait  E.  Renan  \  que  les  quel- 
ques cent  mille  francs  qu'un  ministre  de  l'Instruction 
publique  y  affecterait  [à  la  confection  d'inventaires] 
seraient  mieux  employés  que  les  trois  quarts  de  ceux 
que  l'on  consacre  aux  lettres.  »  Il  ne  s'est  rencontré 
que  rarement,  aussi  bien  à  l'étranger  qu'en  France,  des 
ministres  convaincus  de  cette  vérité,  et  assez  décidés 
pour  se  conduire  en  conséquence.  Il  n'a  pas,  d'ailleurs, 
toujours  été  vrai  que,  pour  procurer  de  bons  inven- 
taires, il  soit  suffisant,  comme  il  est  nécessaire,  de  faire 
des  sacrifices  d'argent  :  les  meilleures  i^flélhodes  à 
employer  pour  la  description  des  documents  n'ont  été 
assurées  que  récemment;  le  recrutement  de  travailleurs 
compétents,  qui  n'offrirait  pas  aujourd'hui  de  grandes 
difficultés,  eût  été  très  malaisé  et  hasardeux,  à  l'époque 
où  les  travailleurs  compétents  étaient  plus  rares.  — 
Mais  passons  sur  les  obstacles  matériels  :  manque  d'ar- 
gent et  manque  d'hommes.  Une  cause  d'un  autre  ordre 
n'a  pas  été  sans  action.  —  Les  fonctionnaires  chargés 
d'administrer  les  dépôts  de  documents  n'ont  pas  tou- 
jours montré  autant  de  zèle  qu'ils  en  montrent  main- 
tenant pour  en  faire  connaître  les  ressources  par  des 
inventaires  corrects.  Dresser  des  inventaires  (comme 
on  les  dresse  de  nos  jours,  à  la  fois  très  exacts  et 
sommaires)  est  une  besogne  pénible,  très  pénible, 
sans  joie  comme  sans  récompense.  Plus  d'un,  vivant, 
à  cause  de  ses  fonctions,  au  milieu  des  documents, 
libre  de  les  consulter  à  toute  heure,  beaucoup  mieux 
placé  que  le  public,  en  l'absence  de  tout  inventaire, 
pour  faire  des  dépouillements,  et,  au  cours  de  ces 
dépouillements,  des  découvertes,  plus  d'un  a  préféré 
travailler  pour  lui  plutôt  que  pour  autrui,  et  fait  passer 

1.  A  l'endroit  cité. 


LA   RECHERCHE   DES    DOCUMENTS.  15 

la  fastidieuse  rédaction  d'un  catalogue  après  ses  recher- 
ches personnelles.  Qui  est-ce  qui,  de  nos  jours,  a 
découvert,  publié,  commenté  le  plus  grand  nombre 
de  documents?  Ce  sont  les  fonctionnaires  attachés  aux 
dépôts  de  documents.  L'avancement  de  l'inventaire 
général  des  documents  historiques  en  a  été,  sans  doute, 
retardé.  Il  s'est  trouvé  que  ceux-là  précisément  étaient 
le  mieux  en  mesure  de  se  passer  d'inventaires  dont  le 
devoir  professionnel  était  d'en  faire. 

Les  conséquences  de  l'imperfection  des  inventaires 
descriptifs  sont  dignes  d'attention.  —  D'une  part,  on 
n'est  jamais  certain  d'avoir  épuisé  toutes  les  sources 
d'information  :  qui  sait  ce  que  tiennent  en  réserve  les 
dépôts  et  les  fonds  non  catalogués'?  D'autre  part,  on 


1.  H.  H.  Bancroft  a,  dans  ses  Mémoires  intitulés  :  Literary 
industries  (New  York,  1891,  in-16),  analysé  assez  finement  quel- 
ques conséquences  pratiques  de  1  imperfection  des  procédés  de 
recherche.  «  Supposons,  dit-il,  qu'un  écrivain  industrieux  prenne 
la  résolution  d'écrire  l'histoire  de  la  Californie.  Il  se  procure 
aisément  quelques  livres,  les  lit,  prend  des  notes;  ces  livres  le 
renvoient  à  d'autres,  qu'il  consulte  dans  les  dépôts  publics  de 
lu  ville  qu'il  habite.  Quelques  années  se  passent  ainsi,  au  bout 
desquelles  il  s'aperçoit  qu'il  n'a  pas  sous  la  main  la  dixième 
partie  des  sources;  il  fait  des  voyages,  il  entretient  des  corres- 
pondances, mais,  désespérant  finalement  d'épuiser  la  matière, 
il  console  son  orgueil  et  sa  conscience  par  cette  réflexion  qu'il 
a  beaucoup  fait;  que  la  plupart  des  documents  qu'il  n'a  pas  pu 
consulter  sont  probablement  peu  importants,  comme  beaucoup 
d'autres  qu'il  a  consultés  sans  profit.  Quant  aux  journaux  et  aux 
myriades  de  rapports  officiels  du  gouvernement  des  Etats-Unis 
qui  tous  contiennent  cependant  des  faits  intéressants  pour  l'his- 
toire californienne,  il  n'a  pas  même  songé,  s'il  est  sain  d'esprit, 
à  les  explorer  d'un  bout  à  l'autre;  il  en  a  feuilleté  quelques-uns, 
voilà  tout;  il  sait  bien  que  chacun  de  ces  champs  de  recherche 
réclamerait  le  travail  de  plusieurs  années,  et  que  s'imposer  de 
les  parcourir  tous,  ce  serait  se  condamner  à  des  corvées  écœu- 
rantes, dont  il  ne  verrait  jamais  la  fin.  En  ce  qui  concerne  les 
témoignages  oraux  et  les  manuscrits,  il  attrapera  quelques  anec- 
dotes inédites,  au  hasard  des  conversations;  il  obtiendra  com- 


16  LES    CONNAISSANCES   PRÉALABLES. 

est  obligé,  pour  se  procurer  autant  d'informations  que 
possible,  d'avoir  une  connaissance  approfondie  des 
ressources  que  fournit  la  littérature  actuelle  de  l'Heu- 
ristique, et  de  consacrer  beaucoup  de  temps  aux  recher- 
ches préliminaires.  —  En  fait,  quiconque  se  propose 
de  recueillir  des  documents  pour  traiter  un  point  d'his- 
toire, commence  par  consulter  les  répertoires  et  les 
inventaires  *.  Les  novices  procèdent  à  cette  opération 
capitale  avec  une  maladresse,  une  lenteur  et  des  efforts 
qui  excitent  chez  les  personnes  expérimentées,  suivant 
leur  tempérament,  le  sourire  ou  la  compassion.  Ceux 
qui  sourient  en  voyant  les  novices  patauger,  et  peiner, 
et  perdre  du  temps  à  se  débrouiller  au  milieu  des 
inventaires,  en  négliger  de  précieux  et  en  dépouiller 
d'inutiles,  se  disent  qu'eux-mêmes  ont  passé  jadis  par 
des  épreuves  analogues  :  chacun  son  tour.  Ceux  qui 
voient  avec  regret  ce  gaspillage  de  temps  et  de  forces 
pensent  que,  s'il  est,  jusqu'à  un  certain  point,  inévi- 
table, il  n'a  rien  de  bienfaisant  :  ils  se  demandent  s'il 
n'y  aurait  pas  moyen  de  rendre  un  peu  moins  rude  cet 

munication,  sous  le  manteau,  de  quelques  papiers  de  famille;  il 
utilisera  tout  cela  dans  les  notes  et  dans  les  pièces  justificatives 
de  son  livre.  Il  piquera  çà  et  là  quelques  documents  curieux 
aux  Archives  de  l'État,  mais,  comme  il  faudrait  quinze  ans  pour 
dépouiller  l'ensemble  des  collections  de  ce  dépôt,  il  se  conten- 
tera naturellement  de  butiner.  Puis,  il  écrit.  Il  se  garde  bien 
d'avertir  le  public  qu'il  n'a  pas  vu  tous  les  documents;  il  met 
au  contraire    en  relief  ceux    qu'il  a  réussi  à  se  procurer,  par 

vingt-cinq  années  de  labeur  incessant » 

1.  Quelques-uns  se  dispensent  de  recherches  personnelles  en 
s'adressant  aux  fonctionnaires  chargés  df  l'administration  des 
dépôts  de  documents;  ce  sont  alors  ces  fonctionnaires  qui  font, 
à  la  place  du  public,  les  recherches  indispensables.  Cf.  jBoîfrar^i? 
et  Pécuchet,  p.  158.  Bouvard  et  Pécuchet  se  proposent  d'écrire 
la  vie  du  duc  d'Angoulème;  à  cet  effet,  «  ils  résolurent  de  passer 
quinze  jours  à  la  bibliothèque  municipale  de  Gaen  pour  y  faire 
des  recherches.  Le  bii)liolhécaire  mit  à  leur  disposition  des  his- 
toires générales  et  des  brochures » 


LA    nnCHERCHE    DES    DOCUMENTS.  17 

apprentissage  de  l'Heuristique,  qui,  naguère,  leur  a 
coûté  si  cher.  Est-ce  que,  d'ailleurs,  par  elles-m&mes, 
dans  l'état  présent  de  l'outillage,  les  recherches  ne  sont 
pas  bien  assez  difficiles,  quelle  que  soit  l'expérience 
des  chercheurs?  Il  y  a  des  érudits  et  des  historiens  qui 
dépensent,  en  recherches  matérielles,  le  plus  clair  de 
leur  activité.  Certains  travaux,  relatifs  principalement 
à  l'histoire  du  moyen  âge  et  à  l'histoire  moderne  (car 
les  documents  de  l'histoire  ancienne,  moins  nombreux 
et  plus  étudiés,  sont  aussi  mieux  répertoriés  que  les 
autres),  certains  travaux  historiques  supposent,  non 
seulement  la  consultation  assidue  des  inventaires  (qui 
ne  sont  pas  tous  munis  de  tables),  mais  encore  des 
dépouillements  immenses,  directs,  dans  des  fonds  mal 
pourvus,  ou  tout  à  fait  dépourvus  d'inventaires.  11 
n'est  pas  douteux,  il  est  prouvé  par  l'expérience,  que 
la  perspective  de  ces  très  longues  enquêtes  à  effec- 
tuer, préalablement  à  toute  opération  plus  relevée,  a 
détourné  et  détourne,  de  l'érudition  historique,  des 
esprits  excellents.  Telle  est,  en  effet,  l'alternative  :  ou 
travailler  sur  des  documents  très  probablement  incom- 
plets, ou  s'absorber  dans  des  dépouillements  indéfinis, 
souvent  infructueux,  et  dont  les  résultats  ne  paraissent 
presque  jamais  valoir  le  temps  dépensé.  N'est-il  pas 
réjiugnant  d'employer  une  grande  partie  de  sa  vie  à 
feuilleter  des  catalogues  sans  tables,  ou  à  balayer  des 
yeux,  les  unes  après  les  autres,  toutes  les  pièces  qui 
composent  des  fonds  de  miscellanea  non  catalogués, 
pour  se  procurer  des  renseignements  (positifs  ou  néga- 
tifs), que  l'on  aurait  eus  sans  peine,  en  un  instant,  si 
ces  fonds  étaient  catalogués,  si  les  catalogues  avaient 
des  tables?  La  conséquence  la  plus  grave  de  l'imper- 
fection des  instruments  actuels  de  l'Heuristique,  c'est 
|ù  coup  sûr  de  décourager  beaucoup  d'hommes  inlelli- 


18  LES    CONNAISSANCES   PREALABLES. 

gents,  qui  ont  la  conscience  de  leur  valeur  et  le  sen- 
timent d'une  proportion  normale  entre  l'effort  et  sa 
récompense  '. 

S'il  était  dans  la  nature  des  choses  que  la  recherche 
des  documents  historiques,  dans  les  dépôts  publics, 
fût  nécessairement  aussi  laborieuse  qu'elle  l'est  encore, 
on  s'y  résignerait  :  personne  ne  s'avise  de  regretter 
les  dépenses  inévitables  de  temps  et  de  travail  que 
coûtent  les  fouilles  archéologiques,  quels  qu'en  soient 
les  résultats.  Mais  l'imperfection  des  instruments 
modernes  de  l'Heuristique  n'a  rien  de  nécessaire.  Aux 
derniers  siècles,  la  situation  était  bien  pire;  rien  ne 
s'oppose  à  ce  qu'un  jour  elle  soit  tout  à  fait  bonne. 
—  Nous  sommes  amenés  ainsi,  après  avoir  parlé  des 
causes  et  des  conséquences,  à  dire  un  mot  des  remèdes. 

Sous  nos  yeux,  l'outillage  de  l'Heuristique  se  per- 
fectionne continuellement ,  par  deux  voies.  Chaque 
année  augmente  le  nombre  des  inventaires  descriptifs 
d'archives,  de  bibliothèques  et  de  musées,  dressés  par 
les  soins  des  fonctionnaires  de  ces  établissements.  D'un 
autre  côté,  de  puissantes  Sociétés  scientifiques  entre- 
tiennent des  travailleurs  experts  à  cataloguer  les  docu- 
ments, qui  se  transportent  successivement  dans  tous 
les  dépôts,  pour  y  relever  tous  les  documents  d'une 
certaine  espèce,  ou  relatifs  au  même  sujet  :  c'est  ainsi 
que  la  Société  des  Bollandistes  fait  exécuter  par  ses 
missionnaires,  dans  diverses  bibliothèques,  un  Cata- 
logue général  des  documents  hagiographiques ,  et 
l'Académie  impériale  de  Vienne  un  Catalogue  des 
monuments  de  la  littérature  patristique.  La  Société  des 
Monumenta  Germanise  historica  a  institué  depuis  long- 


1.  Ces  considérations  ont  été  déjà  présentées  et  développées 
dans  la  Reuue  universitaire,  1894,  I,  p.  321  et  suiv. 


LA    RECHERCHE    DES    DOCUMENTS.  19 

temps  de  vastes  enquêtes  du  même  genre;  ce  sont  de 
pareilles  enquêtes  dans  les  musées  et  les  bibliothèques 
de  l'Eui'ope  entière  qui  naguère  ont  rendu  possible  la 
fabrication  du  Corpus  inscriptionum  latinarum.  Enfin 
])lusieurs  Gouvernements  ont  pris  l'initiative  d'envoyer 
à  l'étranger  des  personnes  chargées  d'inventorier, 
|)0ur  leur  compte,  les  documents  qui  les  intéressent  : 
c'est  ainsi  que  l'Angleterre,  les  Pays-Bas,  la  Suisse, 
les  Etats-Unis,  etc.,  accordent  des  subventions  régu- 
lières à  leurs  agents  qui  inventorient  et  transcrivent, 
dans  les  grands  dépôts  de  l'Europe,  les  documents 
i|ui  concernent  l'histoire  de  l'Angleterre,  des  Pays- 
Bas,  de  la  Suisse,  des  États-Unis  ',  etc.  —  Avec 
quelle  célérité  et  quelle  perfection  ces  utiles  travaux 
peuvent  être  conduits  aujourd'hui,  pourvu  que,  dès 
l'origine,  une  sage  méthode  ait  été  adoptée,  et  pourvu 
f[ue  l'on  dispose,  en  même  temps  que  de  quelque 
argent  pour  le  rétribuer,  d'un  personnel  compétent, 
convenablement  dirigé,  l'histoire  du  Catalogue  général 
des  manuscrits  des  bibliothèques  publiques  de  France 
le  montre  :  commencé  en  1885,  cet  excellent  Catalogue 
descriptif  compte  en  1897  près  de  cinquante  volumes  et 
sera  bientôt  terminé.  Le  Corpus  inscriptionum  latinarum 
aura  été  exécuté  en  moins  de  cinquante  années.  Les 
résultats  obtenus  par  les  BoUandistes  et  par  l'Académie 


1.  On  sait  que,  depuis  que  les  Archives  du  Saint-Siège  sont 
ouvertes,  plusieurs  Gouvernements  et  plusieurs  Sociétés  savantes 
ont  créé  à  Rome  des  Instituts  dont  les  membres  sont,  pour  la 
plupart,  occupés  à  inventorier  et  à  faire  connaître  les  docu- 
ments de  ces  Archives,  concurremment  avec  les  fonctionnaires 
du  Vatican.  L'École  franchise  de  Rome,  l'Institut  autrichien, 
l'Institut  prussien,  la  Mission  polonaise,  l'Institut  de  la  «  Gœrres- 
gescllschaft  »,  des  savants  belges,  danois,  espagnols,  portugais, 
russes,  etc.,  ont  exécutés  et  exécutent  dans  les  Archives  d(j 
Vatican  des  travaux  d'inventaire  considérables. 


20  LES    CONNAISSANCES    PREALAnLES. 

impériale  de  Vienne  ne  sont  pas  moins  concluants.  Il 
suffit  sûrement,  désormais,  d'y  mettre  le  prix  pour 
doter  à  bref  délai  les  études  historiques  des  instru- 
ments de  recherche  indispensables.  La  méthode  pour  les 
faire  est,  en  effet,  fixée,  et  un  personnel  exercé  serait 
aisément  recruté.  —  Ce  personnel  serait  évidemment 
composé  en  grande  partie  d'archivistes  et  de  biblio- 
thécaires de  profession,  mais  aussi  des  travailleurs 
libres  qui  ont  une  vocation  décidée  pour  la  fabrication 
des  catalogues  et  des  tables  de  catalogues.  Ces  tra- 
vailleurs-là sont  plus  nombreux  que  l'on  serait  porté 
à  le  croire,  au  premier  abord.  Non  pas  que  cataloguer 
soit  facile  :  cela  exige  de  la  patience,  l'attention  la 
plus  scrupuleuse  et  l'érudition  la  plus  variée  ;  mais 
beaucoup  d'esprits  se  plaisent  à  des  besognes  qui, 
comme  celle-là,  sont  à  la  fois  précises,  susceptibles 
d'être  faites  d'une  manière  achevée  et  manifestement 
utiles.  Dans  la  grande  famille,  si  différenciée,  de  ceux 
qui  travaillent  au  progrès  des  études  historiques,  les 
faiseurs  de  catalogues  descriptifs  et  d'index  forment 
une  section  à  part.  Comme  c'est  naturel,  ils  acquièrent 
dans  l'exercice  de  leur  art,  lorsqu'ils  s'y  livrent  exclu- 
sivement, une  extrême  dextérité. 

En  attendant  que  la  convenance  et  l'opportunité  de 
pousser  vivement,  dans  tous  les  pays,  l'inventaire 
général  des  documents  historiques  soient  clairement 
conçues,  un  palliatif  est  indiqué  :  il  faut  que  les  érudits 
et  les  historiens,  surtout  les  débutants,  soient  exacte- 
ment informés  de  l'état  des  instruments  de  recherche 
qui  sont  à  leur  disposition,  et  tenus  régulièrement  au 
courant  des  améliorations  de  l'outillage.  —  Pour  cela, 
on  s'est  fié  longtemps  à  l'expérience,  au  hasard;  mais 
les  connaissances  empiriques,  outre  que,  comme  il  a 
été  dit,  elles  ne  s'acquièrent  qu'à  grands  frais,  sont 


LA    RECHERCHE    DES    DOCUMENTS.  21 

presque  toujours  imparfaites.  —  On  a  entrepris  récem- 
ment de  dresser  des  répertoires,  raisonnes  et  cri- 
tiques, des  inventaires  qui  existent,  des  catalogues  de 
catalogues.  Peu  d'entreprises  bibliographiques  ont  sans 
doute,  au  même  degré  que  celle-là,  un  caractère  d'uti- 
lité générale. 

Mais  les  érudits  et  les  historiens  ont  souvent  besoin 
d'avoir,  au  sujet  des  documents,  des  renseignements 
que  les  inventaires  et  les  catalogues  descriptifs  ne  leur 
fournissent  pas  d'ordinaire  ;  de  savoir,  par  exemple, 
si  tel  document  est  connu  ou  non,  s'il  a  déjà  été  cri- 
tiqué, commenté,  utilisé  *.  Ces  renseignements,  ils  ne 
les  trouveront  que  dans  les  ouvrages  des  érudits  et 
des.  historiens  antérieurs.  Pour  avoir  connaissance 
de  ces  ouvrages,  il  faut  recourir  aux  «  répertoires 
bibliographiques  »  proprement  dits,  de  toutes  formes, 
composés  à  des  points  de  vue  très  divers,  qui  en  ont 
été  publiés.  Les  répertoires  bibliographiques  de  la 
littérature  historique  doivent  donc  être  considérés, 
aussi  bien  que  les  répertoires  d'inventaires  de  docu- 
ments originaux,  comme  des  instruments  indispensa- 
bles de  l'Heuristique. 

Donner  la  liste  raisonnée  de  tous  ces  répertoires 
(réperioiies  d'inventaires ,  répertoires  bibliographi- 
ques proprement  dits)  avec  les  avertissements  conve- 
nables, afin  de  faire  faire  au  public  studieux  des  éco- 
nomies de  temps  et  d'erreurs,  est  l'objet  de  ce  qu'il 
est  légitime  d'appeler,  si  l'on  veut,  la  «  Science  des 


1.  Les  catalogues  de  documents  mentionnent  quelquefois,  mais 
non  pas  toujours,  le  fait  que  tel  document  a  été  publié,  critiqué, 
utilisé.  La  règle  généralement  admise  est  que  le  rédacteur  men- 
tionne les  circonstances  de  ce  genre  quand  il  en  a  connaissance, 
sans  s'imposer  l'énorme  tâche  de  s'en  informer  toutes  les  fois 
qu'il  ignore  ce  qu'il  en  est. 


22  LES  CONNAISSANCES  PRÉALABLES. 

répertoires  »  ou  «  Bibliographie  historique  ».  M.  E. 
Bernheim  en  a  publié  une  première  esquisse  *,  que 
nous  avons  essayé  d'agrandir  *.  L'esquisse  agrandie 
est  datée  d'avril  1896  :  de  nombreuses  additions,  sans 
parler  des  retouches,  y  seraient  déjà  nécessaires,  car 
l'outillage  bibliographique  des  sciences  historiques  se 
renouvelle,  en  ce  moment,  avec  une  rapidité  surpre- 
nante. Un  livre  sur  les  répertoires  à  l'usage  des  éru- 
dils  et  des  historiens  est,  en  règle  générale,  vieilli  dès 
le  lendemain  du  jour  oii  il  a  été  achevé. 

m.  La  connaissance  des  répertoires  est  utile  à  tout 
le  monde;  la  recherche  préliminaire  des  documents 
est  laborieuse  pour  tout  le  monde  ;  mais  non  pas 
au  même  degré.  —  Certaines  parties  de  l'histoire, 
cultivées  depuis  longtemps ,  sont  arrivées  à  un  tel 
degré  de  maturité  que,  tous  les  documents  conservés 
étant  connus,  réunis  et  classés  dans  de  grandes  publi- 
cations spéciales ,  l'œuvre  historique  peut  se  faire 
maintenant  tout  entière,  sur  ces  points-là,  par  le  tra- 
vail de  cabinet.  Les  études  d'histoire  locale  n'obligent 
d'ordinaire  qu'à  des  enquêtes  locales.  H  y  a  des  mono- 
graphies importantes  qui  se  fondentsur  un  petit  nombre 
de  documents,  trouvés  ensemble  dans  le  même  fonds, 
et  de  telle  nature  qu'il  serait  superflu  d'en  chercher 
d'autres  ailleurs.  Au  contraire,  telle  humble  monogra- 
phie, telle  modeste  édition  d'un  texte  dont  les  exem- 
plaires anciens  ne  sont  pas  rares,  et  se  trouvent 
dispersés  dans  plusieurs  bibliothèques  de  l'Europe, 
a  nécessité  des  consultations,  des  démarches  et  des 
déplacements   infinis.  La   plupart   des    documents  de 

1.  E.  Bernheim,  Lehrbuch  der  historiscUen  Méthode  2,  p.  19G- 
202. 

2.  Ch.-Y.  Langlois,  Manuel  de  Biblioi^raphie  historique.  I.  Ins- 
truments bibliographiques.  Paris,  1806,  iu-16. 


LA    HECHERCIIE    DES    DOCUMENTS.  23 

l'histoire  du  bas  moyen  âge  et  de  l'iiistoire  moderne 
étant  encore  inédits  ou  mal  édités,  on  peut  poser  en 
principe  que,  pour  établir  aujourd'hui  un  chapitre 
vraiment  neuf  d'histoire  médiévale  ou  moderne,  il  faut 
avoir  fréquenté  longuement  les  grancls  dépôts  de 
pièces  originales,  et  en  avoir,  pour  ainsi  dire,  fatigué 
les  catalogues. 

Que  chacun  choisisse  donc  avec  le  plus  grand  soin 
le  sujet  de  ses  travaux,  au  lieu  de  s'en  remettre  pour 
cela,  purement  et  simplement,  au  hasard.  Tels  sujets 
ne  peuvent  être  traités,  dans  l'état  actuel  des  instru- 
ments de  recherche,  qu'au  prix  de  ces  énormes  dépouil- 
lements où  l'intelligence  et  la  vie  s'usent  sans  profit; 
ils  ne  sont  pas  nécessairement  plus  intéressants  que 
d'autres,  et  un  jour,  demain  peut-être,  par  le  seul  lait 
des  pei'fectionnements  de  l'outillage,  ils  deviendront 
aisément  abordables.  Il  faut  choisir,  de  propos  déli- 
béré, et  en  connaissance  de  cause,  certains  sujets 
d'études  historiques  plutôt  que  d'autres,  suivant  que 
certains  répertoires  de  documents  et  certains  réper- 
toires bibliographiques  existent  ou  n'existent  pas; 
suivant  que  l'on  aime  ou  que  l'on  n'aime  pas  le  travail 
de  cabinet  ou  le  travail  d'exploration  dans  les  dépôts  ; 
suivant  même  que  Ton  a  ou  que  l'on  n'a  pas  les  moyens 
de  fréquenter  commodément  certains  dépôts.  «  Peut-on 
travailler  en  province?  »  s'est  demandé  M.  Renan 
au  Congrès  des  Sociétés  savantes,  à  la  Sorbonne,  en 
1889  ;  il  s'est  répondu  très  sagement  :  «  Une  moitié 
au  moins  de  l'œuvre  scientifique  peut  se  faire  par  le 
travail  de  cabinet....  Soit  la  philologie  comparée,  ))ar 
exemple  :  avec  une  première  mise  de  fonds  de  quel- 
ques milliers  de  francs,  et  l'abonnement  à  trois  ou 
quatre  recueils  spéciaux,  on  posséderait  tous  les  outils 
nécessaires....  J'en  dirai  autant  des  idées  philosophi- 


24  LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 

ques  générales —  Un  très  grand  nombre  de  branches 
d'études  pourraient  être  ainsi  cultivées  d'une  façon 
toute  privée,  et  dans  les  endroits  les  plus  retirés'.  » 
Sans  doute;  mais  il  y  a  «  des  raretés,  des  spécialités, 
des  recherches  qui  exigent  de  puissants  outillages  ». 
Une  moitié  de  l'œuvre  historique  peut  se  faire,  désor- 
mais, il  est  vrai,  par  le  travail  de  cabinet,  avec  des 
ressources  restreintes,  mais  une  moitié  seulement; 
l'autre  moitié  suppose  encore  la  mise  à  contribution' 
des  ressources,  en  répertoires  et  en  documents,  qu'of- 
frent seuls  les  grands  centres  d'étude;  souvent  même, 
il  est  nécessaire  de  visiter  successivement  plusieurs 
grands  centres  d'étude.  Bref,  il  en  est  de  l'histoire 
comme  de  la  géographie  ;  sur  certaines  parties  de  la 
terre,  on  possède  des  documents  assez  complets  et 
assez  bien  classés,  dans  des  publications  maniables, 
pour  que  l'on  puisse  en  raisonner  utilement,  au  coin 
du  feu,  sans  se  déranger;  tandis  que  la  moindre  mono- 
graphie d'une  région  inexplorée  ou  mal  explorée  sup- 
pose une  exertion  de  forces  physiques  et  une  dépense 
de  tem|)s  considérables.  Choisir  un  sujet  d'études, 
comme  il  arrive  souvent,  sans  s'être  rendu  compte  de 
la  nature  et  de  l'étendue  des  recherches  préliminaires 
qu'il  comporte,  est  un  danger  :  plusieurs  se  sont 
noyés  pendant  des  années  dans  de  pareilles  recherches 
qui  auraient  été  capables  de  s'employer  mieux  à  des 
travaux  d'une  autre  espèce.  Contre  ce  danger,  d'autant 
plus  redoutable  pour  les  novices  qu'ils  sont  plus  actifs 
et  plus  zélés,  l'examen  des  conditions  actuelles  de 
l'Heuristique  en  général,  et  des  notions  positives  de 
Bibliographie  historique  sont  certainement  salutaires. 


1.  E.   Renan,   Feuilles  détachées  (Paris,    1892,    in-8),    p.  'JG  et 
suiv. 


CHAPITRE    II 


LES    «  SCIENCES  AUXILIAIRES 


Supposons  que  les  premières  recherches,  dont  il  est 
traité  dans  le  chapitre  précédent,  aient  été  faites  avec 
méthode  et  avec  succès  :  on  a  réuni,  sur  un  sujet 
donné,  la  plupart  des  documents  utiles,  sinon  tous.  De 
deux  choses  l'une  :  ou  ces  documents  ont  déjà  subi 
une  élaboration  critique,  ou  ils  sont  à  l'état  brut;  on 
s'en  rend  compte  par  des  recherches  «  bibliographi- 
ques »  qui  font  encore  partie,  nous  l'avons  dit,  de  l'en- 
quête préliminaire  à  toute  opération  logique.  —  Dans 
le  premier  cas  (les  documents  ont  déjà  subi  une  éla- 
boration), il  faut  être  en  mesuz'e  de  vérifier  si  la  cri- 
tique en  a  été  correctement  faite;  dans  le  second  cas 
(les  matériaux  sont  à  l'état  brut),  il  faut  les  critiquer 
soi-même.  Dans  les  deux  cas,  certaines  connaissances 
positives,  préalables  et  auxiliaires,  Vor-und  Hulfskennt- 
nisse,  comme  on  dit,  ne  sont  pas  moins  indispensables 
que  l'habitude  de  raisonner  bien;  car  si  l'on  peut 
pécher,  au  cours  des  opérations  critiques,  en  raison- 
nant mal,  on  peut  aussi  errer  par  ignorance.  La  pro- 
fession d'érudit  ou  d'historien  ressemble,  du  reste,  en 
cela,  à  la  plupart  des  professions  :  il  est  impossible 


26  LES    CONNAISSANCES   PREALABLES. 

de  l'exercer  sans  avoir  un  certain  bagage  de  notions 
teclmiques,  auxquelles  ni  les  dispositions  naturelles, 
ni  même  la  méthode,  ne  sauraient  suppléer.  —  En- 
quoi  donc  doit  consister  V apprentissage  technique  de 
l'érudit  ou  de  l'historien?  En  d'autres  termes,  plus 
usités,  quoique,  nous  essaierons  de  le  montrer,  assez 
impropres  :  quelles  sont,  avec  et  après  la  connais- 
sance des  répertoires,  les  «  sciences  auxiliaires  »  de 
l'Histoire? 

Daunou,  dans  son  Cours  d'études  historiques  \  s'est 
posé  une  question  du  même  genre  •.  «  Quelles  études, 
dit-il,  celui  qui  se  destine  à  écrire  l'histoire  aura-t-il 
besoin  d'avoir  faites,  quelles  connaissances  devra-t-il 
avoir  acquises,  pour  commencer  un  ouvrage  avec 
quelque  espoir  de  succès?  »  Avant  lui  Mably,  dans  son 
Traité  de  l'étude  de  l'histoire,  avait  aussi  reconnu  qu'  «  il 
y  a  des  études  préparatoires  dont  un  historien,  quel 
qu'il  veuille  être,  ne  saurait  se  dispenser  ».  Mais 
Mably  et  Daunou  avaient  là-dessus  des  idées  qui  parais- 
sent, aujourd'hui,  singulières.  Il  est  instructif  de  mar- 
quer exactement  la  distance  qui  sépare  leur  point  de 
vue  du  nôtre.  «  Premièrement,  disait  Mably,  étudiez 
le  droit  naturel,  le  droit  public,  les  sciences  morales 
et  politiques.  »  Daunou,  homme  de  grand  sens,  secré- 
taire perpétuel  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  qui  écrivait  vers  1820,  divise  en  trois  genres 
les  études  préliminaires  qui  constituent,  à  son  avis, 
«  l'apprentissage  de  l'historien  »  :  littéraires,  philoso- 
phiques, historiques.  —  Sur  les  études  «  littéraires  », 
il  s'étend  copieusement  :  d'abord  «  avoir  lu  attenti- 
vement les  grands  modèles  ».  Quels  grands  modèles? 
M.  Daunou  «  n'hésite  point  »  à  indiquer  en  première 

1.  VII,  p.  228  et  suiv. 


LES  «  SCIENCES    AUXILIAIHES  ».  27 

ligne  «  les  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  épique  »,  car 
«  ce  sont  les  poètes  qui  ont  créé  l'art  de  raconter,  et 
qui  ne  l'a  point  appris  d'eux  ne  le  sait  qu'imparfaite- 
ment »,  Lire  aussi  les  romanciers,  les  romanciers 
modernes  :  «  ils  enseigneront  à  situer  les  faits  et  les 
personnages,  à  distribuer  les  détails,  à  conduire  habi- 
lement le  fil  des  narrations,  à  l'interrompre,  à  le 
reprendre,  à  soutenir  l'attention  des  lecteurs  par  une 
inquiète  curiosité  ».  Enfin  lire  les  bons  livres  d'his- 
toire :  «  Hérodote,  Thucydide,  Xénophon,  Polybe  et 
Plutarque  entre  les  Grecs;  César,  Salluste,  Tite-Live 
et  Tacite,  chez  les  Latins;  et  parmi  les  modernes, 
Machiavel,  Guichardin,  Giannone,  Hume,  Robertson, 
Gibbon,  le  cardinal  de  Retz,  Vertot,  Voltaire,  Raynal 
et  Rulhière.  Je  n'entends  point  exclure  les  autres, 
mais  ceux-là  suffiraient  pour  donner  tous  les  tons  qui 
peuvent  convenir  à  l'histoire;  car  il  règne,  entre  leurs 
écrits,  une  grande  diversité  de  formes.  »  —  En  second 
lieu,  études  philosophiques  :  avoir  approfondi  «  l'idéo- 
logie, la  morale  et  la  politique  ».  «  Quant  aux  ouvrages 
où  peuvent  se  puiser  les  connaissances  de  cet  ordre, 
Daguesseau  nous  a  indiqué  Aristote,  Gicéron,  Grotius  : 
j'y  joindrais  les  meilleurs  moralistes  anciens  et 
modernes,  les  traités  d'économie  publique  publiés 
depuis  le  milieu  du  dernier  siècle,  ce  qu'ont  éci'it  sur 
l'ensemble,  les  détails  ou  les  applications  de  la  science 
politique  Machiavel,  Bodin,  Locke,  Montesquieu,  Rous- 
seau, Mably  même,  et  les  plus  éclairés  de  leurs  disci- 
ples et  de  leurs  commentateurs.  »  — En  troisième  lieu, 
avant  d'écrire  l'histoire,  «  il  faut  apparemment  qu'on 
la  sache  ».  «  On  n'enrichira  point  ce  genre  d'instruc- 
tion si  l'on  ne  commence  par  le  posséder  tel  qu'il 
existe.  »  Le  futur  historien  a  déjà  lu  les  meilleurs 
livres  d'histoire  et  il  les  a  étudiés  comme  des  modèles 


28  LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 

de  style  :  «  il  y  aura  du  profit  à  les  lire  une  seconde 
fois,  mais  en  se  proposant  plus  particulièrement  de 
saisir  tous  les  faits  qu'ils  contiennent  et  de  s'en  péné- 
trer assez  pour  en  conserver  des  souvenirs  ineffa- 
çables ». 

Telles  sont  les  notions  «  positives  »  qui  étaient  con- 
sidérées, il  y  a  quatre-vingts  ans,  comme  indispensa- 
bles à  l'historien  en  général.  Toutefois,  on  avait  dès 
lors  le  sentiment  confus  que,  «  pour  acquérir  une  con- 
naissance profonde  des  sujets  particuliers  »,  d'autres 
notions  encore  étaient  utiles  :  «  Les  sujets  que  les  his- 
toriens ont  à  traiter,  dit  Daunou,  les  détails  qu'ils  ren- 
contrent exigent  des  connaissances  très  étendues  et 
fort  diverses  «.  Va-t-il  préciser?  voici  en  quels  termes  : 
«  souvent  l'intelligence  de  plusieurs  langues,  quelque- 
fois aussi  des  notions  de  physique  et  de  mathémati- 
ques ».  Et  il  ajoute  :  «  sur  ces  objets  cependant,  l'ins- 
truction générale,  celle  qu'on  doit  supposer  commune 
à  tous  les  hommes  de  lettres,  suffît  à  celui  qui  se  con- 
sacre à  des  compositions  historiques...  ». 

Tous  les  auteurs  qui  ont  essayé,  comme  Daunou, 
d'énumérer  les  connaissances  préalables,  ainsi  que  les 
dispositions  morales  ou  intellectuelles,  requises  pour 
«  écrire  l'histoire  »,  ont  été  amenés  à  dire  des  bana- 
lités ou  à  émettre  des  exigences  comiques.  D'après 
E.  A.  Freeman,  l'historien  devrait  tout  savoir  :  phi- 
losophie, droit,  finances,  ethnographie,  géographie, 
anthropologie,  sciences  naturelles,  etc.;  un  historien 
n'est-il  pas  exposé,  en  effet,  à  rencontrer  dans  l'étude 
du  passé  des  questions  de  philosophie,  de  droit,  de 
finances,  etc.  ?  Et  si  la  science  financière,  par  exemple, 
est  considérée  comme  indispensable  à  qui  traite  des 
questions  de  finance  actuelles,  l'est-elle  moins  à  qui 
se  permet  d'exprimer  une  opinion  sur  les  problèmes 


LES    a    SCIENCES   AUXILIAir.  CS  ».  29 

financiers  d'autrefois?  «  II  n'est  point  de  sujet  spécial, 
déclare  E.  A.  Freeman,  que  l'historien  ne  puisse  être 
amené  à  toucher  incidemment  :  par  conséquent,  plus 
nombreuses  sont  les  branches  spéciales  de  connais- 
sances dont  il  est  maître,  mieux  il  est  préparé  pour 
son  travail  professionnel.  »  A  la  vérité,  toutes  les 
branches  des  connaissances  humaines  ne  sont  pas 
également  utiles;  quelques-unes  ne  servent  que  très 
rarement,  par  accident  :  «  J'hésiterais  même  à  présenter 
comme  un  conseil  de  perfection  à  l'historien  de  se 
rendre  chimiste  accompli,  en  vue  de  la  possibilité 
d'une  occasion  où  la  chimie  l'aiderait  dans  ses  études  »  ; 
mais  d'autres  spécialités  sont  plus  étroitement  appa- 
rentées à  l'histoire  :  «  par  exemple,  la  géologie  et  tout 

le  groupe  des  sciences  naturelles  qui  s'y  rattachent 

II  est  clair  que  l'historien  travaillera  mieux  s'il  sait 
la  géologie  ' —  »  —  On  s'est  aussi  demandé  si  «  l'his- 

1.  E.  A.  Freeman,  The  methods  of  historical  study  (London, 
1885,  in-8),  p.  45. 

La  g-éographie  a  été  long-temps  considérée,  en  France,  comme 
une  science  étroitement  apparentée  à  l'histoire.  Aujourd'hui 
encore,  nous  avons  une  Agrégation  d'histoire  et  de  géographie, 
et  les  mêmes  professeurs  enseignent,  dans  nos  lycées,  l'histoire 
et  la  géographie.  Beaucoup  de  personnes  persistent  à  penser 
que  cet  accouplement  est  légitime,  et  même  s'elTarouchent  de 
Téventualité  d'un  divorce  entre  deux  ordres  de  connaissances 
unis,  disent-elles,  par  des  rapports  nécessaires.  —  Mais  on  serait 
bien  embarrassé  d'établir,  par  de  bonnes  raisons,  et  par  des  faits 
d'expérience,  qu'un  professeur  d'histoire,  un  historien,  est  d'au- 
tant meilleur  qu'il  connaît  mieux  la  géologie,  l'océanographie,  la 
climatologie,  et  tout  le  groupe  des  sciences  géographiques.  En 
fait,  les  étudiants  en  histoire  font  avec  impatience  et  sans  profit 
direct  les  études  de  géographie  que  les  programmes  leur  impo- 
sent; et  les  étudiants  qui  ont  sincèrement  du  goût  pour  la  géo- 
graphie jetteraient  très  volontiers  l'histoire  par-dessus  bord.  — 
L'union  artificielle  de  l'histoire  et  de  la  géographie  remonte, 
chez  nous,  à  une  époque  où  la  géographie,  mal  définie  et  mal 
constituée,  était  tenue  par  tout  le  monde  pour  une  discipline 
négligeable.  C'est  un  vestige,  à  détruire,  d'un  état  de  choses  ancien. 


30  LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 

loire  est  une  de  ces  études  que  les  anciens  appelaient 
umbraùlcs,  pour  lesquelles  il  suffit  d'un  esprit  calme 
et  d'habitudes  laborieuses  »,  ou  bien  si  c'est  une  con- 
dition favorable  pour  l'historien  d'avoir  été  mêlé  à  la 
vie  active  et  d'avoir  contribué  à  faire  l'histoire  de  son 
temps  avant  d'écrire  celle  du  passé.  —  Que  ne  s'est-on 
pas  demandé?  Et  des  flots  d'encre  ont  coulé  au  sujet 
de  ces  questions  mal  posées,  sans  intérêt  ou  sans  solu- 
tion, qui,  longtemps  débattues  sans  résultat,  ont  beau- 
coup contribué  à  déconsidérer  les  écrits  sur  la  métho- 
dologie. —  Il  n'y  a  rien  à  dire,  à  notre  avis,  de  topique, 
qui  ne  soit  pas  de  pur  bon  sens,  sur  l'apprentissage  de 
r  «  art  d'écrire  l'histoire  »,  si  ce  n'est  que  cet  appren- 
tissage devrait  consister  surtout  dans  l'étude,  si  géné- 
ralement négligée  jusqu'à  présent,  des  principes  de 
la  méthode  historique. 

Ce  n'est  pas,  du  reste,  1'  «  historien-littérateur  », 
l'historien-moraliste,  porte-plume  de  l'Histoire,  tel 
que  Daunou  et  ses  émules  l'ont  conçu,  que  nous 
avons  en  vue  :  il  s'agit  seulement  ici  de  ceux,  histo- 
riens ou  érudits,  qui  se  proposent  de  traiter  les  docu- 
ments pour  préparer  ou  pour  réaliser  scientifiquement 
l'œuvre  historique.  Ceux-là  ont  besoin  d'un  appren- 
tissage technique.  Que  faut-il  entendre  par  là  ? 

Soit  un  document  écrit.  Gomment  l'utiliser,  si  l'on 
ne  sait  ])as  le  lire  ?  Jusqu'à  François  Champollion,  les 
documents  égyptiens,  écrits  en  hiéroglyphes,  ont  été, 
à  proprement  parler,  lettre  morte.  On  admet  sans  dif- 
ficulté que  pour  s'occuper  de  l'histoire  ancienne  d'As- 
syrie, il  faut  avoir  appris  à  déchiffrer  les  écritures 
cunéiformes.  De  même,  si  l'on  veut  faire  des  travaux 
originaux  d'après  les  sources,  dans  le  champ  de  l'his- 
toire ancienne  ou  dans  celui  de  l'histoire  du  moyen 


LES  «   SCIENCES    AUXILIAIRES  ».  31 

iige,  il  est  prudent  d'apprendre  à  déchiffrer  les  inscrip- 
tions et  les  manuscrits.  Voilà  pourquoi  l'Épigraphie 
grecque  et  latine  et  la  Paléographie  du  moyen  âge, 
c'est-à-dire  l'ensemble  des  connaissances  nécessaires 
pour  déchiffrer  les  inscriptions  et  les  manuscrits  de 
l'antiquité  et  du  moyen  âge,  sont  tenues  pour  des 
a  sciences  auxiliaires  »  de  l'histoire,  ou  plutôt  des 
études  historiques  relatives  à  l'antiquité  et  au  moyeu 
âge.  —  Que  la  paléographie  latine  du  moyen  âge  fasse 
partie  du  bagage  obligatoire  des  médiévistes,  comme 
la  paléographie  des  hiéroglyphes  de  celui  des  égypto- 
logues,  c'est  évident.  Notons,  toutefois,  une  différence. 
Personne  n'aura  jamais  l'idée  de  se  destiner  à  l'égypto- 
logie  sans  avoir  préalablement  acquis  des  connaissances 
paléographiques  ;  il  n'est  pas  très  rare,  au  contraire, 
que  l'on  entreprenne  des  études  sur  nos  documents 
locaux  du  moyen  âge,  sans  avoir  appris  à  en  dater 
approximativement  les  formes  et  à  en  déchiffrer  correc- 
tement les  abréviations  :  c'est  que  la  ressemblance  de 
la  plupart  des  écritures  du  moyen  âge  avec  les  écri- 
tures modernes  est  assez  grande  pour  que  l'on  puisse 
avoir  l'illusion  de  s'en  tirer  avec  du  flair  et  de  l'habi- 
tude, par  des  moyens  empiriques.  Cette  illusion  est 
dangereuse  :  les  érudits  qui  n'ont  pas  subi  d'initiation 
paléographique  régulière  se  reconnaissent  presque 
toujours  à  ce  qu'ils  commettent  de  temps  en  temps  de 
grosses  erreurs  de  déchiffrement,  susceptibles  parfois 
de  vicier  à  fond  leurs  opérations  subséquentes  de  cri- 
tique et  d'interprétation.  Quant  aux  autodidactes  qui 
parviennent  à  exceller,  à  force  d'avoir  pratiqué,  l'ini- 
tiation paléographique  régulière  dont  ils  ont  été  privés 
leur  aurait  épargné  au  moins  des  tâtonnements,  de 
longues  heures  et  des  désagréments. 

Soit  un  document  déchiffré.  Comment  s'en  servir, 


32         LES  CONNAISSANCES  PREALABLES. 

si  l'on  ne  le  comprend  pas?  Les  inscriptions  rédigées 
en  élrusque  et  dans  la  langue  archaïque  du  Cambodge 
sont  lues,  mais  personne  ne  les  com'prend  ;  tant  qu'elles 
ne  seront  pas  comprises,  elles  resteront  inutiles.  Il 
est  évident  que  pour  s'occuper  d'histoire  grecque,  il 
faut  consulter  des  documents  rédigés  en  langue  grecque, 
et,  par  conséquent,  savoir  le  grec.  Vérité  de  La  Palice, 
dira-t-on.  Observez  cependant  que  l'on  agit  très  sou- 
vent comme  si  l'on  n'en  avait  pas  conscience.  Des 
jeunes  gens  abordent  les  études  d'histoire  ancienne 
en  n'ayant  de  la  langue  grecque  et  de  la  langue  latine 
qu'une  teinture  superficielle.  Combien  de  gens,  sans 
avoir  étudié  le  français  et  le  latin  du  moyen  âge, 
s'imaginent  les  savoir  parce  qu'ils  entendent  le  latin 
classique  et  le  français  moderne,  et  se  permettent 
d'interpréter  des  textes  dont  le  sens  littéral  leur 
échappe,  ou,  quoique  très  clair,  leur  paraît  obscur? 
Les  erreurs  historiques  sont  innombrables  dont  la 
cause  est  un  contresens  ou  une  interprétation  par  à 
j)eu  près  de  textes  formels,  commis  par  des  travailleurs 
qui  connaissaient  mal  la  grammaire,  le  vocabulaire  ou 
les  finesses  des  langues  anciennes.  De  solides  études 
philologiques  doivent  précéder  logiquement  les  recher- 
ches historiques,  toutes  les  fois  que  les  documents  à 
mettre  en  œuvre  ne  sont  pas  rédigés  en  langue 
moderne,  et  intelligibles  sans  difficulté. 

Soit  un  document  intelligible.  11  serait  illégilimc  de 
le  prendre  en  considération  avant  d'en  avoir  vérifié 
l'authenticité ,  si  l'authenticité  n'en  a  pas  été  déjà 
établie  d'une  manière  définitive.  Or,  pour  vérifier 
l'authenticité  et  la  provenance  d'un  document,  deux 
conditions  sont  requises  :  raisonner  et  savoir.  Autre- 
ment dit,  on  raisonne  à  partir  de  certaines  données 
positives,  qui  représentent  les  résultats  condensés  des 


2  LES    «   SCIENCES    AUXILIAIRES  ».  33 

recherches  antérieures,  qu'il  est  impossible  d  impro- 
viser et  qu'il  faut,  par  conséquent,  apprendre.  Dis- 
tinguer une  charte  authentique  d'une  charte  fausse 
serait  souvent  impraticable,  en  fait,  pour  le  logicien 
le  plus  exercé,  qui  ne  connaîtrait  pas  les  habitudes  de 
telle  chancellerie,  à  telle  date,  ou  les  caractères  com- 
muns à  toutes  les  chartes  d'une  certaine  espèce  dont 
l'authenticité  est  certaine.  Il  serait  tenu  d'établir  lui- 
même,  comme  l'ont  fait  les  premiers  érudits,  par  la 
comparaison  d'un  très  grand  nombre  de  documents 
similaires,  les  traits  qui  différencient  ceux  qui  sont 
certainement  authentiques  des  autres ,  avant  de  se 
prononcer  sur  un  cas  particulier.  Combien  sa  besogne 
ne  sera-t-elle  pas  facilitée  s'il  existe  un  corps  de  doc- 
trines, un  trésor  d'observations  accumulées,  un  sys- 
tème de  résultats  acquis  par  les  travailleurs  qui  ont 
jadis  fait,  refait,  contrôlé,  les  comparaisons  minu- 
tieuses auxquelles  il  aurait  été  obligé  de  se  livrer  lui- 
même!  Ce  corps  de  doctrines,  d'observations  et  de 
résultats,  propre  à  faciliter  la  critique  des  diplômes 
et  des  chartes,  existe  :  c'est  la  Diplomatique.  Nous 
dirons  donc  que  la  Diplomatique,  comme  l'Epigra- 
phie,  comme  la  Paléographie,  comme  la  Philologie 
[Sprachkunde)  * ,  est  une  discipline  auxiliaire  des 
recherches  historiques. 

L'Epigraphie  et  la  Paléographie  ,  la  Philologie 
[Sprachkunde) ,  la  Diplomatique  avec  ses  annexes 
(Chronologie  technique  et  Sphragistique)  ne  sont  pas 
les  seules  disciplines  auxiliaires  des  recherches  his- 
toriques. —  Il  serait  peu  judicieux,  en  effet,  d'entre- 
prendre la  critique  de  documents  littéraires  encore  non 

1.  Le  mot  «  Philologie  »  a  pris  en  français  un  sens  restreint, 
que  nous  ne  lui  attribuons  pas  ici. 

3 


34  LES    CONNAISSANCES    PREALABLES. 

critiqués  sans  élre  au  courant  des  résultats  acquis  par 
ceux  qui  ont  critiqué  jusqu'à  présent  des  documents 
du  même  genre  ;  l'enseniljle  de  ces  résultats  constitue 
une  discipline  à  part,  qui  a  un  nom  :  l'Histoire  lili'  - 
raire  '.  —  La  critique  des  documents  figurés,  tels  que 
les  œuvres  d'architecture,  de  sculpture  et  de  peinture, 
les  objets  de  toutes  sortes  (armes,  costumes,  ustensiles, 
monnaies,  médailles,  armoiries,  etc.),  su])pose  une 
connaissance  approfondie  des  observations  et  des 
règles  dont  se  composent  l'Archéologie  proprement 
dite  et  ses  branches  détachées  :  Numismatique  et 
Héraldique. 

Nous  sommes  maintenant  en  mesure  d'examiner  avec 
quelque  profit  la  notion  si  ])eu  précise  de  «  sciences 
auxiliaires  de  l'histoire  »,  On  dit  aussi  «  sciences 
ancillaires  »,  «  sciences  satellites  »;  mais  aucune  de 
ces  expressions  n'est  vraiment  satisfaisante. 

Et  d'abord,  toutes  les  soi-disant  «  sciences  auxi- 
liaires »  ne  sont  pas  des  sciences.  La  Diplomatique, 
l'Histoire  littéraire,  par  exemple,  ne  sont  que  des 
répertoires  méthodiques  de  faits,  acquis  par  la  critique, 
qui  sont  de  nature  à  faciliter  la  critique  des  docu- 
ments non  critiqués  encore.  Au  contraire,  la  Philologie 
(^SpracJtkunde)  est  une  science  organisée,  qui  a  des  lois. 

En  second  lieu,  il  faut  distinguer  parmi  les  con- 
naissances auxiliaires  —  non  pas,  à  proprement  parler, 
de  l'Histoire,  mais  des  recherches  historiques,  —  celles 
que  chaque  travailleur  doit  s'assimiler,  et  celles  dont 
il  a  besoin  de  savoir  seulement  où  elles  sont,  pour  se 
les  procurer  à  l'occasion;  celles  qui  doivent  être  tour- 

1.  L'  «  Historiographie  »  est  une  branche  de  1'  «  Histoire  lillc- 
raire  »  ;  c'est  l'ensemble  des  résultats  acquis  par  les  critiques 
qui  ont  étudié  jusqu'ici  les  anciens  écrits  historiques,  tels  que 
annales,  mémoires,  chroniques,  biographies,  etc. 


LES    «   SCIENCES    AUXILIAIRES   ».  35 

nées  en  habitude  et  celles  qui  peuvent  rester  à  l'état 
de  renseignements  en  provision  virtuelle.  Un  médié- 
viste doit  savoir  lire  et  comprendre  les  textes  du 
moyen  âge;  il  ne  lui  servirait  à  rien  d'entasser  dans  sa 
mémoire  la  plupart  des  faits  particuliers  d'Histoire 
litléraire  et  de  Diplomatique  qui  sont  consignés,  à 
leur  place,  dans  les  bons  Manuels-répertoires  d'  «  His- 
toire littéraire  »  et  de  «  Diplomatique  ». 

Enfin,  il  n'existe  point  de  connaissances  auxiliaires 
de  l'Histoire  (ni  même  des  recherches  historiques)  en 
général,  c'est-à-dire  qui  soient  utiles  à  tous  les  travail- 
leurs, à  quelque  partie  de  l'histoire  qu'ils  travaillent'. 


1.  Cela  n'est  vrai  que  sous  le  bénéfice  d'une  réserve;  car  il 
existe  un  instrument  de  travail  indispensable  à  tous  les  histo- 
riens, à  tous  les  érudits,  quel  que  soit  le  sujet  de  leurs  études 
spéciales.  L'histoire,  du  reste,  est  ici  dans  le  même  cas  que  la 
plupart  des  autres  sciences  :  tous  ceux  qui  font  des  recherches 
orij^inales,  en  quelque  gciire  que  ce  soit,  ont  besoin  de  savoir 
plusieurs  langues  vivantes,  celles  des  pays  où  l'on  pense,  où 
l'on  travaille,  et  qui  sont  à  la  tête,  au  point  de  vue  scientifique, 
de  la  civilisation  contemporaine. 

De  nos  jours,  la  culture  des  sciences  n'est  plus  confinée  dans 
un  pays  privilégié,  ni  même  en  Europe.  Elle  est  internationale. 
Tous  les  problèmes,  les  mêmes  problèmes,  sont  simultanément 
à  l'étude  partout.  Il  est  difficile  aujourd'hui,  il  sera  impossible 
demain,  de  trouver  des  sujets  que  l'on  puisse  traiter  sans  avoir 
pris  connaissance  de  travaux  en  langue  étrangère.  Dès  mainte- 
nant, pour  l'histoire  ancienne,  grecque  et  romaine,  la  connais- 
sance de  l'allemand  est  presque  aussi  impérieusement  requise 
que  celle  du  grec  et  du  latin.  Seuls,  des  sujets  d'histoire  étroi- 
tement locale  sont  encore  accessibles  à  ceux  auxquels  les  litté- 
ratures étrangères  sont  fermées.  Les  grands  problèmes  leur  sont 
interdits,  pour  cette  raison  misérable  et  ridicule  qu'ils  sont,  en 
présence  des  livres  publiés  sur  ces  problèmes  en  toute  autre 
langue  que  la  leur,  devant  des  livres  scellés. 

L'ignorance  totale  des  langues  qui  ont  été  jusqu'à  présent  les 
langues  ordinaires  de  la  science  (allemand,  anglais,  français, 
italien)  est  une  maladie  qui  devient,  avec  l'âge,  incurable.  11  ne 
serait  pas  excessif  d'exiger  de  tout  candidat  aux  professions 
scientifiques  qu'il  fût  au  moins  irilinguis,  c'est-à-dire  qu'il  com- 


36  LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 

Il  semble  donc  qu'il  n'y  ait  pas  de  réponse  générale 
à  la  question  posée  au  commencement  de  ce  chapitre  , 
en  quoi  doit  consister  l'apprentissage  technique  de 
l'érudit  ou  de  l'historien?  —  En  quoi  consiste  l'appren- 
tissage technique  de  l'érudit  ou  de  l'historien  ?  Cela 
dépend.  Cela  dépend  de  la  partie  de  l'histoire  qu'il  se 
propose  d  étudier.  Inutile  de  savoir  la  paléographie 
pour  faire  des  recherches  relatives  à  l'histoire  de  la 
Révolution,  ni  de  savoir  le  grec  jjour  traiter  un  point 
de  l'histoire  de  France  au  moyen  âge  *.   Posons  du 

prît,  sans  trop  de  peine,  deux  lang-ues  modernes,  outre  sa  langue 
maternelle.  Voilà  une  obligation  dont  les  érudits  d'autrefois 
étaient  dispensés  (alors  que  le  latin  était  encore  la  langue  com- 
mune des  savants)  et  que  les  conditions  modernes  du  travail 
scientifique  feront  peser  désormais  de  plus  en  plus  lourdement 
sur  les  érudits  de  tous  les  pays  *. 

Les  érudits  français  qui  sont  incapables  de  lire  ce  qui  est  écrit 
en  allemand  et  en  anglais  sont  constitués  par  là  même  en  état 
d'infériorité  permanent  par  rapport  à  leurs  confrères,  plus  ins- 
truits, de  France  et  de  l'étranger;  quel  que  soit  leur  mérite,  ils 
sont  condamnés  à  travailler  avec  des  éléments  d'information 
insuffisants,  à  travailler  mal.  Ils  en  ont  conscience.  Ils  dissimu- 
lent leur  infirmité  de  leur  mieux,  comme  quelque  chose  de  hon- 
teux, à  moins  qu'ils  ne  l'étaient  cyniquement,  et  s'en  vantent; 
mais  s'en  vanter,  c'est  encore,  on  le  voit  bien,  une  manière  d'en 
avoir  honte.  —  Nous  ne  saurions  trop  insister  ici  sur  ce  point 
que  la  connaissance  pratique  des  langues  étrangères  est  auxi- 
liaire au  premier  chef  de  tous  les  travaux  historiques,  comme 
de  tous  les  travaux  scientifiques  en  général. 

1.  Lorsque  les  «  sciences  auxiliaires  »  furent  mises,  pour  la 
première  fois,  chez  nous,  dans  les  programmes  universitaires, 
on  vit  des  étudiants  qui  s'occupaient  de  l'histoire  de  la  Révolu- 
tion et  qui  ne  s'intéressaient  nullement  au  moyen  âge,  adopter, 
comme  «  science  auxiliaire  »,  la  Paléographie,  et  des  géogra- 
phes, qui  ne  s'intéressaient  nullement  à  l'antiquité,  l'Epigraphie. 
Ils  n'avaient  sûrement  pas   compris  que  l'étude  des  «  sciences 

*  Un  jour  viendra  peut-être  où  la  connaissance  de  la  principale  des  langues 
slaves  sera  nécessaire  :  il  y  a  déjà  des  érudits  qui  s'imposent  d'apprendre  le 
russe.  —  L'idée  de  rétablir  le  latin  dans  son  ancienne  dignité  de  languo  uni- 
verselle est  chimérique.  A'oir  la  collection  du  Phœnix,  seu  nuntius  latinus 
inleinalionalis  (Londres,  1891,  iu-4). 


LES    «  SCIENCES   AUXILIAIRES  ».  37 

moins  que  le  bagage  préalable  de  quiconque  veut  faire 
en  histoire  des  travaux  originaux  doit  se  composer 
(en  dehors  de  cette  «  instruction  commune  »,  c'est- 
à-dire  de  la  culture  générale,  dont  parle  Daunou)  de 
toutes  les  connaissances  propres  à  fournir  les  moyens 
de  trouver,  de  comprendre  et  de  critiquer  les  docu- 
ments. Ces  connaissances  varient  suivant  que  l'on  se 
spécialise  dans  telle  ou  telle  section  de  l'histoire  uni- 
verselle. L'apprentissage  technique  est  relativement 
court  et  facile  pour  qui  s'occupe  d'histoire  moderne 
ou  contemporaine,  long  et  pénible  pour  qui  s'occupe 
d'histoire  ancienne  ou  d'histoire  médiévale. 

Substituer,  commeapprentissagedel'historien,  l'étude 
des  connaissances  positives,  vraiment  auxiliaires  des 
recherches  historiques,  à  celle  des  «  grands  modèles  », 
littéraires  et  philosophiques,  est  un  progrès  de  date 
récente.  En  France,  pendant  la  plus  grande  partie  du 
siècle,  les  étudiants  en  histoire  n'ont  reçu  qu'une 
éducation  littéraire,  à  la  Daunou;  presque  tous  s'en 
sont  contentés,  et  n'ont  rien  vu  au  delà;  quelques-uns 
ont  constaté,  avec  regret,  l'insuffisance  de  leur  prépa- 
ration première,  quand  il  était  trop  tard  pour  y  remé- 
dier; à  part  d'illustres  exceptions,  les  meilleurs  d'entre 
eux  sont  restés  des  littérateurs  distingués,  impuissants 
à  faire  œuvre  de  science.  L'enseignement  des  «  sciences 
auxiliaires  »  et  des  moyens  techniques  d'investigation 
n'était  alors  organisé  que  pour  l'histoire  (française)  du 
moyen  âge,  et  dans  une  école  spéciale,  l'Ecole  des 
chartes.  Cette  simple  circonstance  assura  du  reste  à 
cette    École,  durant   cinquante    ans,  une   supériorité 

auxiliaires  »  est  recommandée,  non  pour  elle-même,  mais  parce 
qu'elle  est,  pour  qui  se  destine  à  certaines  spécialités,  pratique- 
ment utile.  (Voir  Refue  universitaire,  1895,  II,  p.  123.) 


38 


LES    CONNAISSANCES    PRÉALABLES. 


marquée  sur  tous  les  autres  établissements  français 
(et  même  étrangers)  d'enseignement  supérieur  :  d'excel- 
lents ouvriers  s'y  formèrent,  qui  fournirent  beaucoup 
de  données  nouvelles,  tandis  qu'ailleurs  on  bavardait 
sur  les  problèmes  ^  —  Aujourd'hui,  c'est  encore  à 
l'Ecole  des  chartes  que  l'apprentissage  technique  du 
médiéviste  se  fait  le  mieux,  de  la  façon  la  plus  com- 
plète, grâce  à  des  cours  combinés,  et  gradués  pendant 
trois  ans,  de  Philologie  romane,  de  Paléographie, 
d'Archéologie,  d'Historiographie  et  de  Droit  du  moyen 
âge.  Mais  les  «  sciences  auxiliaires  »  sont  maintenant 
enseignées  partout,  avec  plus  ou  moins  d'ampleur; 
elles  ont  été  introduites  dans  les  programmes  univer- 
sitaires. D'un  autre  côté,  les  traités  didactiques  d'Épi- 
graphie,  de  Paléographie,  de  Diplomatique,  etc.,  se 
sont  multipliés  depuis  vingt-cinq  ans.  Il  y  a  vingt- 
cinq  ans,  on  eût  vainement  cherché  à  se  procurer  un 
bon  livre  qui  suppléât,  en  ces  matières,  au  défaut 
d'enseignement  oral;  depuis  qu'il  existe  des  chaires, 
des  «  Manuels  »  ont  paru  ^  qui  permettraient  presque 

1.  Voir  sur  ce  point  les  opinions  de  Th.  v.  Sickel  et  de 
J.  Havet,  citées  dans  la  Blbliothcque  de  l'École  des  chartes,  1896 
p.  87.  —  Dès  1854,  l'Institut  autrichien  «  fUr  Ôsterreischische 
Geschichtsforschung  »  fut  organisé  sur  le  modèle  de  l'École 
française  des  chartes.  Une  École  des  chartes  vient  d'être  créée 
à  r  «  Istituto  di  Studi  superiori  ►  de  Florence.  «  We  are  accus- 
tomed,  écrit-on  en  Angleterre,  to  hear  the  complaiut  that  there 
is  not  in  this  country  any  institution  resembliiig  the  École  des 
chartes  »  {Qaarierly  Rei'ie^v,  juillet  1896,  p.  122). 

2.  Ce  serait  ici  le  lieu  d'énumérer  les  principaux  «  Manuels  » 
publiés  depuis  vingt-cinq  ans.  Mais  on  en  trouvera  une  liste, 
arrêtée  en  1894,  dans  le  Lehrbuch  de  E.  Bernheini,  p.  20G  et 
suiv.  Citons  seulement  les  grands  «  Manuels  »  de  «  Philologie  >. 
(au  sens  large  de  l'expression  allemande  «  Philologie  »,  qui 
comprend  l'histoire  de  la  langue  et  de  la  littérature,  l'épigra- 
phie,  la  paléographie,  et  toutes  les  notions  auxiliaires  de  la  cri- 
tique des  documents),  en  cours  de  publication  :  le  Grundriss  der 


LES    «  SCIENCES    AUXILIAIRES  ».  39 

de  s'en  passer  si  l'enseignement  oral,  appuyé  d'exer- 
cices pratiques,  n'avait  pas  une  efficacité  particulière. 
Que  l'on  ait  eu,  ou  non,  le  bénéfice  de  subir  un  dres- 
sage régulier  dans  un  établissement  de  hautes  études, 
on  n'a  donc  plus  le  droit  désormais  d'ignorer  ce  qu'il 
faut  savoir  avant  d'aborder  les  travaux  historiques. 
En  fait,  on  ne  l'ignore  déjà  plus  autant  que  par  le 
passé.  Le  succès  des  «  Manuels  »  jjrécités,  dont  les 
éditions  se  succèdent,  est  significatif  à  cet  égard*. 

Voilà  donc  le  futur  historien  armé  des  connaissances 
préalables  qu'il  n'aurait  pu  négliger  de  se  procurer 
sans  se  condamner,  soit  à  l'impuissance,  soit  à  des 
méprises  continuelles.  Nous  le  supposons  à  l'abri  des 
erreurs  (innombrables,  en  vérité)  qui  ont  leur  source 
dans  une  connaissance  imparfaite  de  l'écriture  et  de  la 
langue  des  documents,  dans  l'ignorance  des  travaux 
antérieurs  et  des  résultats  acquis  par  la  critique;  il  a 
une  irréprochable  cognitio  cogniti  et  cognoscendi.  C'est, 
d'ailleurs,  une  supposition  très  optimiste,  et  nous  ne 
nous    le    dissimulons  pas.  Il   ne  suffit   point,  nous  le 


indo-arischen  Philologie  und  Altertumshunde,  publ.  sous  la  direc- 
tion de  G.  Bilhler;  le  Grundriss  der  iranischen  Philologie,  pub'., 
sous  la  direction  de  W.  Geiger  et  de  E.  Kuhn;  le  Uandbuch  der 
classischen  Alteriumswissenschaft,  publ.  sous  la  direction  de 
I.  V.  Miiller;  le  Grundriss  der  germanischen  Philologie,  publ. 
sous  la  direction  de  H.  Paul,  dont  la  2' éd.  a  commencé  à  paraître 
eri  181)6  ;  le  Grundriss  der  romanischen  Philologie,  publ.  sous  la 
direction  de  G.  Grôber.  On  trouvera  dans  ces  vastes  répertoires, 
en  même  temps  qu'une  doctrine  brève,  des  références  biblio- 
graphiques complètes,  tant  directes  qu'indirectes. 

1.  Les  «  Manuels  »  français  de  MM.  Prou  (Paléographie),  Giry 
(Diplomatique),  Gagnât  (Epigraphie  latine),  etc.,  ont  répandu 
dans  le  public  la  notion  et  la  connaissance  des  disciplines  auxi- 
liaires. De  nouvelles  éditions  ont  permis  ou  permettront  de  les 
tenir  au  courant  :  chose  nécessaire,  car  la  plupart  de  ces  disci- 
plines, quoique  déjà  bien  constituées,  se  précisent  et  s'enrichis- 
sent encore  tous  les  jours.  Cf.  ci-dessus,  p.  22. 


40  LES    CONNAISSANCES    PRÉALAULES. 

savons,  d'avoir  suivi  un  cours  régulier  de  «  sciences 
auxiliaires  »  ou  d'avoir  lu  attentivement  les  meilleurs 
traités  didactiques  de  Bibliographie,  de  Paléographie, 
de  Philologie,  etc.,  ni  même  d'avoir  acquis,  par  des 
exercices  pratiques,  quelque  expérience  personnelle, 
pour  être  toujours  bien  renseigné,  encore  moins  pour 
être  infaillible.  —  D'abord,  ceux  qui  ont  étudié  long- 
temps des  documents  d'un  certain  genre  ou  d'une  cer- 
taine date  possèdent,  au  sujet  des  documents  de  ce 
genre  et  de  cette  date,  des  notions  intransmissibles  qui 
leur  permettent  en  général  de  critiquer  supérieurement 
les  documents  nouveaux,  de  ce  genre  ou  de  cette  date, 
qu'ils  rencontrent;  rien  ne  remplace  1'  «  érudition  spé- 
ciale »,  récompense  des  spécialistes  qui  ont  beaucoup 
travaillé  *.  —  Et  puis,  les  spécialistes  eux-mêmes  se 
trompent  :  les  paléographes  ont  à  se  tenir  constamment 
sur  leurs  gardes  pour  ne  pas  déchiffrer  de  travers; 
est-il  des  philologues  qui  n'aient  pas  quelques  contre- 
sens sur  la  conscience?  Des  érudits  très  bien  informés 
d'ordinaire  ont  imprimé  comme  inédits  des  textes  déjà 
publiés  et  négligé  des  documents  qu'ils  auraient  pu 
connaître.  Les  érudits  passent  leur  vie  à  perfectionner 
sans  cesse  leurs  connaissances   «  auxiliaires  »,  que, 


1.  Que  faut-il  entendre  au  juste  par  ces  «  notions  intransmis- 
sibles »  dont  nous  parlons  ?  Dans  le  cerveau  d'un  spécialiste 
très  familier  avec  les  documents  d'une  certaine  espèce  ou  d'une 
certaine  époque,  des  associations  d'idées  se  lient,  des  analogies 
brusquement  luisent  à  l'examen  d'un  document  nouveau  de  cette 
espèce  ou  de  cette  époque,  qui  échappent  à  toute  autre  personne 
moins  expérimentée,  fùt-elle  munie  d'ailleurs  des  répertoires 
les  plus  parfaits.  C'est  que  toutes  les  particularités  des  docu- 
ments ne  sont  pas  isolables  ;  il  y  en  a  qu'il  est  impossible  de 
classer  sous  des  rubriques  claires,  et  qui  ne  se  trouvent,  par 
conséquent,  répertoriées  nulle  part.  Mais  la  mémoire  humaine, 
quand  elle  est  bonne,  en  garde  l'impression;  et  une  excitation, 
même  faible  et  lointaine,  suffit  à  en  faire  réapparaître  la  notion. 


LES    «   SCIENCES    AUXILIAIRES  ».  41 

avec  raiôon,  ils  n'estiment  jamais  parfaites  Mais  tout 
cela  ne  nous  empêche  pas  de  maintenir  notre  hypo- 
thèse. Qu'il  soit  entendu  seulement  que,  en  [)ratifiue, 
on  n'attend  pas,  pour  travailler  sur  les  documents, 
d'être  imperturbablement  maître  de  toutes  les  «  con- 
naissances auxiliaires  »  :  on  n'oserait  jamais  com- 
mencer. 

Reste  à  savoir  comment  il  faut  traiter  les  documents, 
supposé  que  l'on  ait  sul)i  préalablement,  avec  succès, 
l'apprentissage  convenable. 


i 


LIVRE  II 

OPÉRATIONS    ANALYTIQUES 


CHAPITRE   I 

CONDITIONS   GÉNÉRALES  DE    LA    CONNAISSANCE 
HISTORIQUE 

Nous  avons  déjà  dit  que  l'histoire  se  fait  avec  des 
documents  et  que  les  documents  sont  les  traces  des 
faits  passés  ^.  C'est  ici  le  lieu  d'indiquer  les  consé- 
quences enveloppées  dans  cette  affirmation  et  dans 
cette  définition. 

Les  faits  ne  peuvent  être  empiriquement  connus  que 
de  deux  manières  :  ou  bien  directement  si  on  les 
observe  pendant  qu'ils  se  passent,  ou  bien  indirecte- 
ment, en  étudiant  les  traces  qu'ils  ont  laissées.  Soit  un 
événement  tel  qu'un  tremblement  de  terre,  par  exemple  : 
j'en  ai  directement  connaissance  si  j'assiste  au  phéno- 
mène, indirectement  si,  n'y  ayant  pas  assisté,  j'en  cons- 
tate les  effets  matériels  (crevasses,  murs  écroulés),  ou 
si,  ces  effets  ayant  été  effacés,  j'en  lis  la  description 
écrite  par  quelqu'un  qui  a  vu  soit  le  phénomène  lui- 

1.  Ci-dessus,  p.  1. 


44  OPCnATIONS    ANALYTIQUES. 

même,  soit  ses  effets.  —  Or  le  propre  des  «  faits 
historiques  »  '  est  de  n'être  connus  qu'indirectement, 
d'après  des  traces.  La  connaissance  historique  est,  par 
essence,  une  connaissance  indirecte.  La  méthode  de 
la  science  historique  doit  donc  différer  radicalement 
de  celle  des  sciences  directes,  c'est-à-dire  de  toutes  les 
autres  sciences,  saul  la  géologie,  qui  sont  fondées  sur 
l'observation  directe.  La  science  historique  n'est  pas 
du  tout,  quoi  qu'on  en  ait  dit  ^,  une  science  d'obser- 
vation. 

Les  faits  passés  ne  nous  sont  connus  que  par  les 
traces  qui  en  ont  été  conservées.  Ces  traces,  que  l'on 
appelle  documents,  l'historien  les  observe  directement, 
il  est  vrai;  mais,  après  cela,  il  n'a  plus  rien  à  observer; 
il  procède  désormais  par  voie  de  raisonnement,  pour 
essayer  de  conclure,  aussi  correctement  que  possible, 
des  traces  aux  faits.  Le  document,  c'est  le  point  de 
départ  ;  le  fait  passé,  c'est  le  point  d'arrivée  ^.  Entre 
ce  point  de  départ  et  ce  point  d'arrivée,  il  faut  traverser 
une  série  complexe  de  raisonnements,  enchaînés  les 
uns  aux  autres,  où  les  chances  d'erreur  sont  innom- 
brables ;  la  moindre  erreur,  qu'elle  soit  commise  au 


1.  Cette  expression,  souvent  employée,  a  besoin  d'être  éclaircie. 
Il  ne  faut  pas  croire  qu'elle  s'applique  à  une  espèce  de  faits.  Il 
n'y  a  pas  de  faits  historiques,  comme  il  y  a  des  faits  chimiques. 
Le  même  fait  est  ou  n'est  pas  historique  suivant  la  f;içon  dont 
on  le  connaît.  Il  n'y  a  que  des  procédés  de  connaissance  histo- 
riques. Une  séance  du  Sénat  est  un  fait  d'observation  directe 
pour  celui  qui  y  assiste;  elle  devient  historique  pour  celui  qui 
l'étudié  dans  un  compte  rendu.  L'éruption  du  Vésuve  au  temps 
de  Pline  est  un  fait  géologique  connu  historiquement.  Le  carac- 
tère historique  n'est  pas  dans  les  faits;  il  n'est  que  dans  le  mode 
de  connaissance. 

2.  Fustel  de  Coulanges  l'a  dit.  Cf.  ci-dessus,  p.  viii,  note  2. 

3.  Dans  les  sciences  d'observation,  c'est  le  fait  lui-même, 
observé  directement,  qui  est  le  point  de  départ. 


CONDITIONS    DE    LA    CONNAISSANCE    HISTORIQUE.        45 

début,  au  milieu  ou  à  la  fin  du  ti*avail ,  peut  vicier 
toutes  les  conclusions.  La  méthode  «  historique  »,  ou 
indirecte,  est  par  là  visiblement  inférieure  à  la  méthode 
d'observation  directe  ;  mais  les  historiens  n'ont  pas  le 
choix  :  elle  est  la  seule  pour  atteindre  les  faits  passés, 
et  l'on  verra  plus  loin  *  comment  elle  peut,  malgré  ces 
conditions  défectueuses,  conduire  à  une  connaissance 
scientifique. 

L'analyse  détaillée  des  raisonnements  qui  mènent  de 
la  constatation  matérielle  des  documents  à  la  connais- 
sance des  faits  est  une  des  parties  principales  de 
la  Méthodologie  historique.  C'est  le  domaine  de  la  Cri- 
tique. Les  sept  chapitres  qui  suivent  y  sont  consacrés. 
—  Essayons  d'en  esquisser  d'abord,  très  sommaire- 
ment, les  lignes  générales  et  les  grandes  divisions. 

L  On  peut  distinguer  deux  espèces  de  documents. 
Parfois  le  fait  passé  a  laissé  une  trace  matérielle  (un 
monument,  un  objet  fabriqué).  Parfois,  et  le  plus  sou- 
vent, la  trace  du  fait  est  d'ordre  psychologique  :  c'est 
une  description  ou  une  relation  écrites.  —  Le  premier 
cas  est  beaucoup  plus  simple  que  le  second.  Il  existe, 
en  effet,  un  rajjport  fixe  entre  certaines  empreintes 
matérielles  et  leurs  causes,  et  ce  rapport,  déterminé 
par  des  lois  physiques,  est  bien  connu  ^.  —  La  trace 
psychologique,  au  contraire,  est  purement  symbolique  : 
elle  n'est  pas  le  fait  lui-même  ;  elle  n'est  pas  même 
l'empreinte  immédiate  du  fait  sur  l'esprit  du  témoin; 
elle  est  seulement  un  signe  conventionnel  de  l'impres- 
sion produite  par  le  fait  sur  l'esprit  du  témoin.  Les 
documents  écrits  n'ont  donc  pas  de  valeur  par  eux- 

1.  Ci-dessous,  chap.  vu. 

2.  Nous  ne  traiterons  pas  particulièrement  de  la  Critique  des 
documents  matériels  (objets,  monuments,  etc.),  en  tant  qu'elle 
ditlére  de  la  Critique  des  documents  écrits. 


46  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

mêmes,  comme  les  documents  matériels;  ils  n'en  ont 
que  comme  signes  d'opérations  psychologiques,  com- 
pliquées et  difHciles  à  débrouiller.  L'immense  majorité 
des  documents  qui  fournissent  à  l'historien  le  point  de 
départ  de  ses  raisonnements  ne  sont,  en  somme,  que 
des  traces  d'opérations  psychologiques. 

Gela  posé,  pour  conclure  d'un  document  écrit  au 
fait  qui  en  a  été  la  cause  lointaine,  c'est-à-dire  pour 
savoir  la  relation  qui  relie  ce  document  à  ce  fait,  il 
faut  reconstituer  toute  la  série  des  causes  intermédiaires 
qui  ont  produit  le  document.  Il  faut  se  représenter 
toute  la  chaîne  des  actes  effectués  par  l'auteur  du  docu- 
ment à  partir  du  fait  observé  par  lui  jusqu'au  manus- 
crit (ou  à  l'imprimé)  que  nous  avons  aujourd'hui  sous 
les  yeux.  Cette  chaîne,  on  la  reprend  en  sens  inverse, 
en  commençant  par  l'inspection  du  manuscrit  (ou  de 
l'imprimé)  pour  aboutir  au  fait  ancien.  Tels  sont  le  but 
et  la  marche  de  l'analyse  critique  •. 

D'abord,  on  observe  le  document.  Est-il  tel  qu'il 
était  lorsqu'il  a  été  produit?  N'a-t-il  pas  été  détérioré 
depuis  ?  On  recherche  comment  il  a  été  fabriqué  afin 
de  le  restituer  au  besoin  dans  sa  teneur  originelle  et 
d'en  déterminer  la  provenance.  Ce  premier  groupe  de 
recherches  préalables,  qui  porte  sur  l'écriture,  la 
langue,  les  formes,  les  sources,  etc.,  constitue  le 
domaine  particulier  de  la  ciîitique  externe  ou  cri- 
tique d'érudition.  —  Ensuite  intervient  la  critique 
INTERNE  :  elle  travaille,  au  moyen  de  raisonnements 
par  analogie  dont  les  majeures  sont  empruntées  à 
la  psychologie  générale,  à  se  représenter  les  états 
psychologiques  que  l'auteur  du  document  a  traversés. 

1.  Pour  le  détail  et  la  justification  logique  de  cette  méthode 
Yoii"  Ch.  Soignobos,  les  Conditions  psijchologi<jues  de  la  connais- 
sance en  histoire,  dsins  \&  Revue  philosophique^  1887,  II,  p.  1,  1C8. 


CONDITIONS    DE    LA    CONNAISSANCE    HISTORIQUE.        47 

Sachant  ce  que  l'auteur  du  document  a  dit,  on  se 
demande  :  1°  qu'est-ce  qu'il  a  voulu  dire;  2°  s'il  a  cru 
ce  qu'il  a  dit;  3°  s'il  a  été  fondé  à  croire  ce  qu'il  a 
cru.  A  ce  dernier  terme  le  document  se  trouve  ramené 
à  un  point  où  il  ressemble  à  l'une  des  opérations 
scientifiques  par  lesquelles  se  constitue  toute  science 
objective  :  il  devient  une  observation;  il  ne  reste  plus 
qu'à  le  traiter  suivant  la  méthode  des  sciences  objec- 
tives. Tout  document  a  une  valeur  exactement  dans  la 
mesure  où,  après  en  avoir  étudié  la  genèse,  on  l'a  réduit 
à  une  observation  bien  faite. 

II.  Deux  conclusions  se  dégagent  de  ce  qui  précède  ; 
complexité  extrême,  nécessité  absolue  de  la  Critique 
historique. 

Comparé  aux  autres  savants ,  l'historien  se  trouve 
dans  une  situation  très  fâcheuse.  Non  seulement  il  ne 
lui  est  jamais  donné,  comme  au  chimiste,  d'observer 
directement  des  faits;  mais  il  est  très  rare  que  les 
documents  dont  il  est  obligé  de  se  servir  représentent 
des  observations  précises.  Il  ne  dispose  pas  de  ces 
procès-verbaux  d'observations  scientifiquement  établis 
qui,  dans  les  sciences  constituées,  peuvent  remplacer 
et  remplacent  les  observations  directes.  Il  est  dans  la 
condition  d'un  chimiste  qui  connaîtrait  une  série  d'ex- 
périences seulement  par  les  rapports  de  son  garçon  de 
laboratoire.  L'historien  est  obligé  de  tirer  parti  de 
rapports  très  grossiers,  dont  aucun  savant  ne  se  con- 
tenterait *. 

1.  Le  cas  le  plus  favorable,  celui  où  le  document  a  été  rédigé, 
comme  on  dit,  par  un  «  témoin  »  oculaire,  est  encore  bien  loin 
(le  la  connaissance  scientifique.  La  notion  de  témoin  a  été  em- 
pruntée à  la  pratique  des  tribunaux;  ramenée  à  des  termes  scien- 
tifiques, elle  se  réduit  à  celle  A' observateur.  Un  témoig-nage  est 
une  observation.  Mais,  en  fait,  le  témoignage  historique  diffère 
notablement  de  l'observation  scientifique.  L'  «  observateur  >>  opère 


58  OPÉRATIONS  ANALYTIQUES. 

D'autant  plus  nécessaires  sont  les  précautions  à 
prendre  pour  utiliser  ces  documents,  qui  sont  les  seuls 
matériaux  de  la  science  historique  :  il  importe  évidem- 
ment d'éliminer  ceux  qui  n'ont  aucune  valeur  et  de 
distinguer  dans  les  autres  ce  qui  s'y  trouve  de  correc- 
tement observé. 

D'autant  plus  nécessaires  sont,  en  même  temps,  les 
avertissements  à  ce  sujet  que  la  pente  naturelle  de 
l'esprit  humain  est  de  ne  prendre  aucune  précaution, 
et  de  procéder,  en  ces  matières  où  la  plus  exacte 
précision  serait  indispensable,  confusément.  —  Tout 
le  monde,  il  est  vrai,  admet,  en  principe,  l'utilité  de 
la  Critique;  mais  c'est  un  de  ces  postulats  non  con- 
testés qui  passent  difficilement  dans  la  pratique.  Des 
siècles  se  sont  écoulés,  en  des  âges  de  civilisation  bril- 
lante, avant  que  les  premières  lueurs  de  Critique  se 
soient  manifestées  parmi  les  peuples  les  plus  intelli- 
gents de  la  terre.  Ni  les  Orientaux  ni  le  moyen  âge 
n'en  ont  eu  l'idée  nette  '.  Jusqu'à  nos  jours,  des  hommes 
éclairés  ont,  en  se  servant  des  documents  pour  écrire 
l'histoire,  négligé  des  précautions  élémentaires  et  admis 
inconsciemment  des  principes  faux.  Encore  aujourd'hui 
la  plupart  des  jeunes  gens,  abandonnés  à  eux-mêmes, 
suivraient  ces  vieux  errements.  C'est  que  la  Critique 
est  contraire  à  l'allure  normale  de  l'intelligence.  La 
tendance  spontanée  de  l'homme  est  d'ajouter  foi  aux 
affirmations  et  de  les  reproduire,  sans  même  les  dis- 
suivant des  règles  fixes  et  rédige  dans  une  langue  rigoureuse- 
ment précise.  Au  contraire,  le  «  témoin  »  a  observé  sans  méthode 
et  rédigé  dans  une  langue  sans  rigueur  :  on  ignore  s'il  a  pris 
les  précautions  nécessaires.  Le  propre  du  document  historique 
est  de  se  présenter  comme  le  résultat  d'un  travail  fait  sans 
méthode  et  sans  garantie. 

1.  Voir  B.  Lasch,  Das  Envachen.  und  die  Entwickelung  der 
historischen  Kritih  im  MUtelalter,  Breslau,  1887,  in-8. 


CONDITIONS    DE    LA    CONNAISSANCE    HISTORIQUE.       49 

tinguer  nettement  de  ses  propres  observations.  Dans 
la  vie  de  tous  les  jours,  n'acceptons-nous  pas  indifré- 
remment,  sans  vérification  d'aucune  sorte,  des  on-dil, 
des  renseignements  anonymes  et  sans  garantie,  toutes 
sortes  de  «  documents  »  de  médiocre  ou  de  mauvais 
aloi  ?  Il  faut  une  raison  spéciale  pour  prendre  la  peine 
d'examiner  la  provenance  et  la  valeur  d'un  document 
sur  l'histoire  d'hier  ;  autrement,  s'il  n'est  pas  invrai- 
semblable jusqu'au  scandale,  et  tant  qu'il  n'est  pas 
contredit,  nous  l'absorbons,  nous  nous  y  tenons,  nous 
le  colportons,  en  l'embellissant  au  liesoin.  Tout  homme 
sincère  reconnaîtra  qu'un  violent  effort  est  nécessaire 
pour  secouer  Vignavia  critica,  cette  forme  si  répandue 
de  la  lâcheté  intellectuelle  ;  que  cet  effort  doit  être 
constamment  répété,  et  qu'il  s'accompagne  souvent 
d'une  véritable  souffrance. 

L'instinct  naturel  d'un  homme  à  l'eau  est  de  faire 
tout  ce  qu'il  faut  pour  se  noyer;  apprendre  à  nager, 
c'est  acquérir  l'habitude  de  réprimer  des  mouvements 
spontanés  et  d'en  exécuter  d'autres.  De  même,  l'habi- 
tude de  la  Critique  n'est  pas  naturelle  ;  il  faut  qu'elle 
soit  inculquée,  et  elle  ne  devient  organique  que  par 
des  exercices  répétés. 

Ainsi  le  travail  historique  est  un  travail  critique  par 
excellence  ;  lorsqu'on  s'y  livre  sans  s'être  préalable- 
ment mis  en  défense  contre  l'instinct,  on  s'y  noie. 
Pour  être  averti  du  danger,  rien  n'est  plus  efficace 
que  de  faire  uft  examen  de  conscience,  et  d'analyser 
les  raisons  de  Vignavia  qu'il  s'agit  de  combattre  jusqu'à 
ce  qu'elle  ait  fait  place  à  une  attitude  d'esprit  criti- 
que '.  Il  est  aussi  très  salutaire  de  s'être  rendu  compte 

1.  La  raison  profonde  de  la  crédulité  naturelle,  c'est  la  pa- 
resse. Il  est  plus  commode  de  croire  que  de  discuter,  d'admettre 


50  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

des  principes  de  la  méthode  historique  et  d'en  avoir 
théoriquement  décomposé,  l'une  après  l'autre,  comme 
nous  allons  le  faire,  les  opérations  successives.  «  L'his- 
toire, de  même  que  toute  autre  étude,  comporte  sur- 
tout des  eri'eurs  de  fait  qui  proviennent  d'un  défaut 
d'attention;  mais  elle  est  plus  exposée  qu'aucune  autre 
à  des  fautes  nées  de  la  confusion  d'esprit  qui  fait  faire 
des  analyses  insuffisantes  et  construire  des  raisonne- 
ments faux....  Les  historiens  avanceraient  moins  d'af- 
firmations sans  preuves  s'il  leur  fallait  analyser  cha- 
cune de  leurs  affirmations  ;  ils  admettraient  moins  de 
principes  faux  s'ils  s'imposaient  de  formuler  tous  leurs 
principes;  ils  feraient  moins  de  mauvais  raisonnements 
s'il  leur  fallait  exprimer  tous  leurs  i^aisonnements  en 
forme  '.  » 

que  de  critiquer,  d'accumuler  les  documents  que  de  les  peser. 
Et   c'est    aussi  plus  agréable  :   qui   critique  les    documents  en 
sacrifie;  sacrifier  un  document  est  aisément   considéré  comme 
une  perte  sèche  par  celui  qui  la  recueilli. 
1.  Revue  philosophique,  l.  c,  p.  178. 


SECTION  I 

Critique  externe  (Critique  d'érudition). 


CHAPITRE   II 

CRITIQUE    DE   RESTITUTION 

Quelqu'un,  de  nos  jours,  écrit  un  livre  :  il  envoie  à 
l'imprimerie  son  manuscrit  autographe;  de  sa  propre 
main  il  corrige  des  épreuves  et  signe  le  bon  à  tirer. 
Le  livre  imprimé  de  la  sorte  se  présente,  en  tant  que 
document,  dans  d'excellentes  conditions  matérielles. 
Quel  que  soit  l'auteur,  et  quels  qu'aient  été  ses  sen- 
timents ou  ses  intentions,  on  est  certain,  et  c'est  le 
seul  point  qui  nous  intéresse  en  ce  moment,  d'avoir 
entre  les  mains  une  reproduction  à  peu  près  exacte  du 
texte  qu'il  a  écrit.  —  Il  faut  dire  «  à  peu  près  exacte  », 
car  si  l'auteur  a  mal  corrigé  ses  épreuves,  ou  si  les 
typographes  ont  mal  observé  ses  corrections,  la 
reproduction  du  texte  original  est,  même  dans  ce  cas 
très  favorable,  imparfaite.  Il  n'est  pas  rare  que  les 
typographes  vous  fassent  dire  autre  chose  que  ce  que 
l'on  a  voulu  dire  et  que  l'on  s'en  aperçoive  trop  tard. 

S'agit-il  de  reproduire  un  ouvrage  dont  l'auteur  est 
mort,  et  dont  il  est  impossible  d'envoyer  à  l'imprimerie 


B2  OPERATIONS  ANALYTIQUES. 

le  manuscrit  autographe?  Le  cas  s'est  présenté  pour 
les  Mémoires  d' outre-tombe  de  Chateaubriand,  par 
exemple  ;  il  se  présente  tous  les  jours  pour  ces  corres- 
pondances intimes  de  personnages  connus  que  l'on  se 
hâte  d'imj)rimer  pour  satisfaire  la  curiosité  publique  et 
dont  les  pièces  oiùginales  sont  si  fragiles.  Le  texte  en 
est  d'abord  copié;  il  est  ensuite  typographiquement 
«  composé  »  d'après  la  copie,  ce  qui  équivaut  à  une 
seconde  copie;  enfin  cette  seconde  copie  (en  épreuves) 
est,  ou  doit  être,  collationnée  par  quelqu'un  (à  défaut 
de  l'auteur  disparu)  avec  la  première  copie,  ou,  mieux 
encore,  avec  les  originaux.  Les  garanties  d'exactitude 
sont  moindres  dans  ce  cas  que  dans  le  cas  précédent; 
car  entre  l'original  et  la  reproduction  définitive  il  y  a 
un  intermédiaire  de  plus  (la  copie  manuscrite),  et  il 
peut  arriver  que  l'original  soit  difficile  à  déchiffrer 
pour  tout  autre  que  l'auteur.  Le  texte  des  Mémoires  et 
des  Correspondances  posthumes  est  souvent  défiguré, 
en  fait,  dans  des  éditions  qui  paraissent,  au  premier 
abord,  soignées,  par  des  erreurs  de  transcription  et 
de  ponctuation  *. 

Maintenant,  dans  quel  état  les  documents  anciens 
ont-ils  été  conservés  ?  Presque  toujours,  les  originaux 
sont  perdus;  nous  n'avons  que  des  copies.  Des  copies 
faites  directement  d'après  les  originaux  ?  Non  pas, 
mais  des  copies  de  copies.  Les  scribes  qui  les  ont  exé- 
cutées n'étaient  pas  tous,  tant  s'en  faut,  des  hommes 

1.  Un  membre  de  la  Société  des  humanistes  français  (fondée  à 
Paris  en  1894)  s'est  amusé  à  relever,  dans  le  Bulletin  de  cette 
Société,  les  erreurs  justiciables  de  la  critique  Terbale  qui  se 
trouvent  dans  les  éditions  de  quelques  ouvrages  posthumes 
(notamment  dans  celle  des  Mémoires  d'outre-tombe)  ;  il  a  montre 
qu'il  est  possible  de  dissiper  des  obscurités  dans  les  documents 
les  plus  modernes  par  la  même  méthode  qui  sert  à  restituer  les 
textes  anciens. 


CRITIQUE    DE    RESTITUTION.  53 

habiles  et  consciencieux;  ils  transcrivaient  souvent  des 
textes  qu'ils  ne  comprenaient  point  ou  qu'ils  compre- 
naient mal,  et  il  n'a  pas  toujours  été  de  mode,  comme  au 
temps  de  la  Renaissance  carolingienne,  de  collationner 
les  manuscrits  '.  Si  nos  livres  imprimés,  après  les  revi- 
sions successives  de  l'auteur  et  du  prote,  sont  des  repro- 
ductions imparfaites,  il  faut  s'attendre  à  ce  que  les 
documents  anciens,  copiés  et  recopiés  pendant  des 
siècles  avec  peu  de  soin,  au  risque  d'altérations  nouvelles 
à  chaque  transmission,  nous  soient  parvenus  sous  une 
forme  extrêmement  incorrecte. 

Dès  lors,  une  précaution  s'impose  :  avant  de  se 
servir  d'un  document,  savoir  si  le  texte  de  ce  document 
est  «  bon  »,  c'est-à-dire  aussi  conforme  que  possible  au 
manuscrit  autographe  de  l'auteur;  et  lorsque  le  texte 
est  «  mauvais  »,  l'améliorer.  Agir  autrement  est  dan- 
gereux. En  utilisant  un  mauvais  texte,  c'est-à-dire  un 
texte  corrompu  par  la  tradition,  on  risque  d'attribuer 
à  l'auteur  ce  qui  est  du  fait  des  copistes.  Des  théories 
ont  été  en  effet  bâties  sur  des  passages  viciés  par  des 
erreurs  de  transcription,  qui  sont  tombées  à  plat,  en 
bloc,  lorsque  le  texte  original  de  ces  passages  a  été 
découvert  ou  restitué.  Toutes  les  «  coquilles  »  typogra- 
phiques, toutes  les  fautes  de  copie  ne  sont  pas  indiffé- 
rentes ou  simj)lement  ridicules  :  il  en  est  d  insidieuses, 
propres  à  tromper  les  lecteurs  ^. 

On  croirait  volontiers  que  les  historiens  estimés  se 

1.  Sur  les  habitudes  des  copistes  du  moyen  âge,  par  l'inter- 
médiaire desquels  la  plupart  des  œuvres  littéraires  de  l'anti- 
quité sont  parvenues  jusqu'à  nous,  voir  les  renseignements 
réunis  par  W.  Wattenbach,  Das  Schrlflwesen  im  Mittelalter  3, 
Berlin,  18%,  in-8. 

2.  Voir  par  exemple,  les  Coquilles  lexicographiques  qui  ont 
été  recueillies  par  A.  Thomas,  dans  la  Romania,  XX  (18'Jl), 
p,  464  et  suiv. 


54  opî;nATio\s  analytiques. 

sont  toujours  fait  une  règle  de  se  procurer  de  «  bons  » 
textes,  nettoyés  et  restaurés  comme  il  faut,  des  docu- 
ments qu'ils  avaient  à  consulter.  Ce  serait  une  erreur. 
Les  historiens  se  sont  longtemps  servis  des  textes 
qu'ils  avaient  à  leur  portée,  sans  en  vérifier  la  puretr. 
Mais  il  y  a  plus  :  les  érudits  eux-mêmes  dont  le  métier 
est  de  publier  des  documents  n'ont  pas  trouvé  du  pre- 
mier cou]i  lart  de  les  restituer  :  naguère  encore,  les 
documents  étaient  couramment  édités  daprès  les  pre- 
mières copies  venues,  bonnes  ou  mauvaises,  combinées 
et  corrigées  au  hasard.  Les  éditions  de  textes  anciens 
sont  aujourd'hui,  pour  la  plupart,  «  critiques  »  ;  mais 
il  n'y  a  pas  trente  ans  qu'ont  été  données  les  pre- 
mières «  éditions  critiques  »  des  grandes  œuvres  du 
moyen  âge,  et  le  texte  critique  de  quelques  œuvres  de 
l'antiquité  classique  (de  celle  de  Pausanias,  par  exemple) 
est  encore  à  établir. 

Tous  les  documents  historiques  n'ont  pas  été  publiés 
jusqu'ici  de  manière  à  ])rocurer  aux  historiens  la  sécu- 
rité dont  ils  ont  besoin,  et  quelques  historiens  agissent 
encore  comme  s'ils  ne  se  rendaient  pas  compte  qu'un 
texte  mal  établi  est,  par  cela  même,  sujet  à  caution. 
Mais  un  progrès  considérable  a  été  réalisé.  La  méthode 
convenable  pour  la  purification  et  la  restitution  des 
textes  a  été  dégagée  des  expériences  accumulées  par 
plusieurs  générations  d'érudits.  Aucune  partie  de  la 
méthode  historique  n'est  aujourd'hui  fondée  plus  solide- 
ment, ni  plus  généralement  connue.  Elle  est  exposée 
avec  clarté  dans  plusieurs  ouvrage  de  vulgarisation 
philologique.  *  —  Pour  ce  motif,   nous  nous  conten- 

1.  Voir  E.  Bernheira,  Lehrbuch  dcr  historischen  Méthode  2, 
p.  341-5i.  —  Consulter  en  outre  F.  Blass,  dans  le  Ilandbuch  der 
klassisclien  Altertiims\vissenschaft  de  I.  v.  Millier,  12  (1892), 
p.  249-89  (avec  une  bibliographie   détaillée);  A.  Tobler,  dans 


CRITIQUE    DE    RESTITUTION.  55 

terons  d'en  résumer  ici  les  principes  essentiels  et 
d'en  indiquer  les  résultats. 

I.  Soit  un  document  inédit  ou  qui  n'a  pas  encore  été 
édité  conformément  aux  règles  de  la  critique.  Comment 
procède-t-on  pour  en  établir  le  meilleur  texte  possible? 
—  Trois  cas  sont  à  considérer. 

a.  Le  cas  le  plus  simple  est  celui  oui  l'on  possède 
l'original,  l'autographe  même  de  Fauteur.  Il  n'y  a  qu'à 
en  reproduire  le  texte  avec  une  exactitude  complète  *. 
Théoriquement,  rien  de  plus  facile;  en  pratique,  cette 
opération  élémentaire  exige  une  attention  soutenue, 
dont  tout  le  monde  n'est  pas  capable.  Essayez,  si  vous 
en  doutez.  Les  copistes  qui  ne  se  trompent  jamais  et 
qui  n'ont  jamais  de  distractions  sont  rares,  même  parmi 
les  érudits. 

le  Grundriss  der  romanischen  Philologie,  I  (1888),  p.  253-63; 
H.  Paul,  dans  le  Grundriss  der  ^ermanischen  Philologie  I  -, 
(1896),  p.  184-96. 

Lire,  en  français,  le  §  «  Critique  des  testes  »  dans  Mincrfu. 
Introduction  à  Vëtnde  des  classiques  scolaires  grecs  et  latins,  par 
J.  Gow  et  S.  Reinach,  Paris,  1890,  in-16,  p.  50-65. 

L'ouvrage  de  I.  Taylor,  History  ofthe  transmission  of  ancient 
books  to  modem  tintes...  (Liverpool,  1889,  in-16),  est  sans  valeur. 

1.  Cette  règle  n'est  pas  absolue.  On  admet  généralement  que 
l'éditeur  a  le  droit  d'uniformiser  la  graphie  d'un  document 
autographe  —  pourvu  qu'il  en  avertisse  le  public,  —  toutes  les 
fois  que,  comme  dans  la  plupart  des  documents  modernes,  les 
fantaisies  graphiques  de  l'auteur  n'ont  pas  d'intérêt  philolo- 
gique. Voir  les  Instructions  pour  la  publication  des  te.ctes  histo- 
riques, dans  le  Bulletin  de  la  Commission  royale  d'histoire  de 
Belgique,  5°  série,  VI  (1896)  ;  et  les  Grundsâtze  fiir  die  Heraus- 
gabc  t'on  Actenstiichen  zur  neueren  Geschichte,  laborieusement 
délibérées  par  le  2"  et  le  3°  Congrès  des  historiens  allemands, 
en  1894  et  en  1895,  dans  lu  Deutsche  Zeitschrift  fur  Geschichtswis- 
senschaft,  XI,  p.  200,  XII,  p.  364.  Les  derniers  Congrès  d'his- 
toriens italiens,  tenus  à  Gènes  (1893)  et  à  Rome  (1895),  ont 
aussi  débattu  cette  question,  mais  sans  aboutir.  —  Quelles  sont 
les  libertés  qu'il  est  légitime  de  prendre  en  reproduisant  des 
textes  autographes?  Le  problème  est  plus  difficile  que  ne  l'ima- 
ginent les  gens  qui  ne  sont  pas  du  métier. 


56  OPERATIONS   ANALYTIQUES. 

b.  Deuxième  cas.  —  L'original  est  perdu;  on  n'en 
connaît  qu'une  copie.  Il  faut  se  tenir  sur  ses  gardes, 
car  il  est  probable,  a  priori,  que  cette  copie  contient 
des  fautes. 

Les  textes  dégénèrent  suivant  certaines  lois.  On  s'est 
appliqué  à  distinguer  et  à  classer  les  causes  et  les 
forraes  ordinaires  des  différences  qui  s'observent  entre 
les  originaux  et  les  copies;  puis  on  a  déduit,  par  ana- 
logie, des  règles  applicables  à  la  restitution  conjecturale 
des  passages  qui,  dans  une  copie  unique  d'un  original 
perdu,  sont  certainement  (parce  qu'ils  sont  inintelli- 
gibles) ou  vraisemblablement  corrompus. 

Les  altérations  de  l'original,  dans  une  copie,  les 
«  variantes  de  tradition  »,  comme  on  dit,  sont  impu- 
tables soit  à  la  fraude,  soit  à  l'erreur.  Certains  copistes 
ont  fait  sciemment  des  modifications  ou  pratique  des 
suppressions  '.  Presque  tous  les  copistes  ont  commis 
des  erreurs,  soit  de  jugement,  soit  accidentelles.  Er- 
reurs de  jugement  si,  étant  à  demi  instruits  et  ii  demi 
intelligents,  ils  ont  cru  devoir  corriger  des  passages 
ou  des  mots  de  l'original  qu'ils  n'entendaient  pas  *. 
Erreurs  accidentelles  s'ils  ont  lu  de  travers  en  copiant, 
ou  mal  entendu  en  écrivant  sous  la  dictée,  ou  fait  invo- 
lontairement des  lapsus  calami. 

Les  modifications  qui  proviennent  de  fraudes  et 
d'erreurs  de  jugement  sont  souvent  très  difficiles  à 
rectifier,  et  même  à  voir.  Certaines  erreurs  acciden- 
telles  (l'omission    de    plusieurs   lignes,   par   exemple) 

1.  Il  sera  question  des  interpolations  au  chapitre  m,  p.  71. 

2.  Les  scribes  de  la  Renaissance  carolingienne  et  de  la 
renaissance  proprement  dite,  depuis  le  xv'  siècle,  se  sont 
préoccupés  de  fournir  des  textes  intelligibles.  Ils  ont  corrigé 
en  conséquence  tout  ce  qu'ils  ne  comprenaient  pas.  Plusieurs 
œuvres  de  l'antiquité  ont  été  de  la  sorte  abîmées  par  eux  à 
jamais. 


CRITIQUE    DE    RESTITUTION.  57 

sont  irréparables  dans  le  cas,  qui  nous  occupe,  d'une 
copie  unique.  INlais  la  plupart  des  erreurs  accidentelles 
se  laissent  deviner,   lorsqu'on   en   connaît  les  formes 
ordinaires  :  confusions  de  sens,  de  lettres  et  de  mots, 
transpositions  de  mots,  de  syllabes  et  de  lettres,  dit- 
tographie  (répétition  inutile  de  lettres  ou  de  syllabes), 
haplographie  (syllabes  ou  mots  qu'il  aurait  fallu  redou- 
bler et  qui  ne  sont  écrits  qu'une  fois),  mots  mal  séparés, 
phrases   mal  ponctuées,  etc.  —  Des  erreurs   de   ces 
divers  types  ont  été  commises  par  les  scribes  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  pays,  quelle  que  fût  l'écriture 
des  originaux,  en  quelque  langue  qu'ils  fussent  rédigés. 
Mais  certaines  confusions   de  lettres  sont  fréquentes 
dans  les  copies    exécutées  d'après   des  originaux  qui 
étaient  en   caractères    onciaux,   et   d'autres   dans    les 
copies  exécutées  d'après  des  originaux  en  minuscule. 
Les  confusions  de  sens  et  de  mots  s'expliquent  par 
des  analogies  de  vocabulaire  et  de  prononciation  qui 
diffèrent,  naturellement,  suivant  que  l'original  était  en 
telle  langue  ou  en  telle  autre,  de  telle  date  ou  de  telle 
autre.  La  théorie  générale  de  la  restitution  conjecturale 
se  réduit  donc  à  ce  qui  précède,  et  il  n'y  a  pas  d'ap- 
prenlissage  général  de  cet  art.  On  apprend  à  restituer, 
non  pas  n'importe  quels  textes,  mais  des  textes  grecs, 
des    textes   latins,    des    textes    français,    etc.;    car    la 
restitution  conjecturale  d'un  texte  suppose,  outre  des 
notions  générales  sur  le  processus  de  la  dégénérescence 
des    textes,    la    connaissance    approfondie  :    1°    d'une 
langue;  2°  d'une   paléographie   spéciale^;  3°  des  con- 
fusions [de  lettres,  de  sens  et  de  mots)  dont  les  copistes  de 
textes  rédiges  dans  la  même  langue  et  écrits  de  la  même 
manière  ai'aient  ou  ont  l'habitude.  Pour  l'apprentissage 
de  l'émendation  conjecturale  des  textes  grecs  et  latins, 
des    répertoires    (alphabétiques    et    méthodiques)  de 


58  OPKRATIONS    ANALYTIQUES. 

«  variantes  de  tradition  »,  de  confusions  fréquentes, 
de  corrections  probables,  ont  été  dressés'.  Ils  ne 
suppléent  certes  pas  à  des  exercices  pratiques,  faits 
sous  la  direction  des  hommes  du  métier  ^ ,  mais  ils 
rendent  de  grands  services  aux  hommes  du  métier 
eux-mêmes. 

Il  serait  facile  d'énumérer  des  exemples  de  restitu- 
tions heureuses.  Les  plus  satisfaisantes  sont  celles  qui 
ont  un  caractère  d'évidence  paléographique,  comme  la 
correction  classique  de  Madvig  au  texte  des  Lettres  de 
Senèque  (89,  4).  On  lisait  :  «  Philosophia  unde  dicta 
sit,  apparet;  ipso  enira  nomine  fatetur.  Quidam  et 
sapientiara  ita  quidam  fînierunt,  ut  dicerent  divinorura 
et  humanorum  sapientiam...  »;  ce  qui  n'a  pas  de  sens. 
On  supposait  une  lacune  entre  ita  et  quidam.  Madvig 
s'est  représenté  le  texte  en  capitales  de  l'archétype 
disparu,  où,  suivant  l'usage  antérieur  au  viii^  siècle, 
les  mots  n'étaient  pas  séparés  [scriptio  continua)  et  les 
phrases  n'étaient  pas  ponctuées;  il  s'est  demandé  si  le 
copiste,  qui  eut  d'abord  sous  les  yeux  l'archétype  en 
capitales,  n'avait  pas  coupé  les  mots  au  hasard,  et  il 
a  lu  sans    difficulté  :   «  .  .   ipso  enim  nomine   fatetur 

1.  Ces  collections  sont  arrangées  suivant  l'ordre  méthodique 
ou  suivant  l'ordre  alphabétique.  —  Les  principales  sont,  pour  les 
deux  langues  classiques,  outre  l'ouvrage  précité  de  Blass  (ci- 
dessus,  p.  54,  n.  1),  les  Adversaria  critica  de  Madvig  (Copenhague, 
1871-74,  3  vol.  in-8).  Pour  le  grec,  la  célèbre  Commentatio  pa- 
lœographica  de  Fr.  J.  Bast,  publiée  en  appendice. à  l'édition  du 
grammairien  Grégoire  de  Corinthe  (Leipzig,  1811,  in-8),  et  les 
Varise  lectiones  de  Cobet  (Leyde,  1873,  in-8).  Pour  le  latin  : 
H.  Hagen,  Gradtis  ad  criticcn  (Leipzig,  1879,  in-8),  et  W.  M.  Lind- 
say,  An  introduction  to  latin  textual  emendation  based  on  the 
text  of  Plauttis  (London,  1896,  in-16).  Un  rédacteur  du  Bulletin 
de  la  Société  des  humanistes  français  a  exprimé,  dans  cette  publi- 
cation, le  vœu  qu'un  recueil  analogue  soit  composé  pour  le 
français  moderne. 

2.  Cf.  Reloue  critique,  1895,  II,  p.  358. 


CRITIQUE    DE    RESTITUTIOX.  59 

quid  amet.  Sapientiam  ita  quidam  finierunt...,  etc.  » 
MM,  Blass,  Reinach,  Lindsay,  dans  leurs  opuscules 
signalés  en  note,  mentionnent  plusieurs  tours  de  force 
du  même  genre,  d'une  parfaite  élégance.  Les  hellé- 
nistes et  les  latinistes  n'en  ont  plus,  du  reste,  le 
monopole  :  on  en  citerait  d'aussi  «  brillants  »  qui  ont 
été  exécutés  par  des  orientalistes,  par  des  romanistes 
et  par  des  germanistes,  depuis  que  les  textes  orientaux, 
romans  et  germaniques  sont  soumis  à  la  critique  ver- 
bale. Nous  avons  déjà  dit  que  de  «  belles  »  corrections 
sont  possibles  même  sur  le  texte  de  documents  tout  à 
fait  modernes,  typographiquement  reproduits  dans  les 
meilleures  conditions. 

Personne  peut-être  n'a  excellé,  de  nos  jours,  au 
même  degré  que  Madvig,  dans  l'art  de  Y emendatlo 
conjecturale.  Madvig,  cependant,  n'avait  pas  une  haute 
opinion  des  travaux  de  la  philologie  moderne.  Il  pensait 
que  les  humanistes  du  xvi*  et  du  xvii«  siècle  étaient,  à 
cet  égard,  mieux  préparés  que  les  érudits  d'aujour- 
d'hui, h'emendalio  conjecturale  des  textes  latins  et 
grecs,  en  effet,  est  un  sport  où  l'on  réussit  d'autant 
mieux  que  l'on  a,  avec  un  esprit  plus  ingénieux  et 
plus  d'imagination  paléographique,  un  sens  plus  juste, 
plus  prorapt  et  plus  délicat  des  finesses  des  langues 
classiques.  Or  les  anciens  érudits  ont  été  assurément 
trop  hardis,  mais  les  langues  classiques  leur  étaient 
plus  intimement  familières  qu'aux  érudits  d'aujourd'hui. 

Quoi  qu'il  en  soit,  de  nombreux  textes  conservés, 
sous  une  forme  corrompue,  dans  des  copies  uniques 
ont  résisté,  et  résisteront  toujours  sans  doute,  à  l'effort 
de  la  critique.  Très  souvent,  la  critique  constate  l'al- 
tération du  texte,  indique  ce  que  le  sens  réclame,  et, 
si  elle  est  prudente,  est  obligée  de  s'en  tenir  là,  les 
traces  de  la  leçon  primitive  ayant  été  effacées  par  une 


60  OPÉRATIONS  ANALYTIQUES. 

multitude  d'erreurs  et  de  corrections  successives  dont 
il  n'existe  plus  aucun  moyen  de  débrouiller  la  filière. 
—  Les  érudits  qui  se  livrent  à  l'exercice  passionnant 
de  la  critique  conjecturale  sont  exposés,  dans  leur 
ardeur,  à  suspecter  des  leçons  correctes  et  à  proposer, 
pour  les  passages  désespérés,  des  hypothèses  aven- 
tureuses. Ils  ne  l'ignorent  pas.  Ils  se  font,  en  consé- 
quence, une  loi  de  distinguer  très  clairement,  dans 
leurs  éditions,  les  leçons  du  manuscrit,  ou  des  manus- 
crits, du  texte  restitué  par  eux. 

c.  Troisième  cas.  —  On  connaît  plusieurs  copies, 
qui  diffèrent,  d'un  document  dont  l'original  est  perdu. 
Ici  les  érudits  modernes  ont  sur  ceux  d'autrefois  un 
avantage  marqué  :  outre  qu'ils  sont  mieux  informés, 
ils  procèdent  plus  régulièrement  à  la  comparaison  des 
copies.  —  Le  but,  comme  dans  le  cas  précédent,  est 
de  reconstituer,  autant  que  possible,  l'archétype. 

Les  érudits  d'autrefois,  et,  comme  eux,  de  nos  jours, 
les  novices,  ont  eu  et  ont  à  lutter,  en  pareil  cas,  contre 
un  premier  mouvement,  qui  est  détestable  :  se  servir 
de  n'importe  quelle  copie,  de  celle  qui  est  sous  la 
main.  —  Le  second  mouvement  n'est  guère  meilleur  : 
si  les  différentes  copies  ne  sont  pas  de  la  même  époque, 
se  servir  de  la  plus  ancienne.  L'antiquité  relative  des 
copies  n'a  théoriquement,  et  souvent  en  fait,  aucune 
importance;  car  un  manuscrit  du  xvie  siècle,  reproduc- 
tion d'une  bonne  copie  perdue  du  xi^,  a  beaucoup  plus 
de  valeur  qu'une  copie  fautive  et  remaniée  du  xii°  ou 
du  xiiie  siècle.  —  Le  troisième  mouvement  n'est  pas 
encore  le  bon  :  compter  les  leçons  attestées  et  décider 
à  la  majorité.  Soient  vingt  exemplaires  d'un  texte  :  la 
leçon  a  est  attestée  dix-huit  fois,  la  leçon  b  deux  fois. 
Adopter  pour  ce  motif  la  leçon  a,  c'est  supposer  gra- 
tuitement que  tous  les  exemplaires  ont  la  même  auto- 


CRITIQUE    DE    RESTITUTION.  61 

rite.  Supposer  cela,  c'est  commettre  une  faute  de 
jugement;  car  si  dix-sept  des  dix-huit  exemplaires  qui 
donnent  la  leçon  a  ont  été  copiés  sur  le  dix-huitième, 
la  leçon  a  n'est  en  réalité  attestée  qu'une  fois;  et  la 
seule  question  est  de  savoir  si  elle  est,  intrinsèquement, 
moins  bonne  ou  meilleure  que  la  leçon  h. 

Il  a  été  reconnu  que  le  seul  parti  rationnel  est  de 
déterminer  d'abord  les  rapports  des  copies  entre  elles. 
—  On  part,  à  cet  effet,  d'un  postulat  incontestable, 
savoir  :  toutes  les  copies  qui  contiennent,  aux  mêmes 
endroits,  les  mêmes  fautes,  ont  été  faites  les  unes  sur 
les  autres  ou  dérivent  toutes  d'une  copie  où  ces  fautes 
existaient.  11  n'est  pas  croyable,  en  effet,  que  plusieurs 
copistes  aient  commis,  en  reproduisant  chacun  de  son 
côté  l'archétype  exempt  de  fautes,  exactement  les 
mêmes  erreurs  :  l'identité  des  erreurs  atteste  une  com 
munauté  d'origine.  —  On  éliminera  sans  scrupule  tous 
les  exemplaires  dérivés  d'une  copie  qui  a  été  conservée  : 
ils  n'ont  évidemment  que  la  valeur  de  cette  copie,  leur 
source  commune;  ils  n'en  diffèrent,  s'ils  en  diffèrent, 
que  par  des  fautes  supplémentaires;  ce  serait  perdre 
son  temps  que  d'en  relever  les  variantes.  —  Cela  fait, 
on  n'est  plus  en  présence  que  de  copies  indépen- 
dantes, prises  directement  sur  l'archétype,  ou  de 
copies  dérivées  dont  la  source  (une  copie  prise  direc- 
tement sur  l'archétype)  est  perdue.  —  Pour  classer  les 
copies  dérivées  en  familles  dont  chacune  représente, 
avec  plus  ou  moins  de  pureté,  la  même  tradition,  on 
recourt  encore  à  la  méthode  de  la  comparaison  des 
fautes.  Elle  permet  ordinairement  de  dresser  sans  trop 
de  peine  un  tableau  généalogique  complet  [steniina 
codicuin)  des  exemplaires  conservés,  qui  met  très  clai- 
rement en  relief  leur  iuiportance  relative.  —  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  d'examiner  les  espèces  difficiles  où,  par 


62  OPERATIONS  ANALYTIQUES. 

suite  de  la  suppression  d'un  trop  grand  nombre  d'in- 
termédiaires, ou  d'anciennes  combinaisons  arbitraires 
qui  ont  mélangé  les  textes  de  plusieurs  traditions 
distinctes,  l'opération  devient  extrêmement  laborieuse, 
ou  même  impraticable.  D'ailleurs,  dans  ces  cas  extrê- 
mes, la  méthode  ne  change  point  :  la  comparaison  des 
passages  correspondants  est  un  instrument  puissant, 
mais  c'est  le  seul  dont  dispose  ici  la  critique. 

Quand  l'arbre  généalogique  des  exemplaires  est 
dressé,  on  compare,  pour  restituer  le  texte  de  l'arché- 
type, les  traditions  indépendantes.  S'accordent-elles 
à  donner  un  texte  satisfaisant,  pas  de  difficulté.  Dif- 
fèrent-elles, on  décide.  S'accordent-elles  par  hasard  à 
donner  un  texte  défectueux,  on  recourt,  comme  si  l'on 
n'avait  qu'une  copie,  à  Vemendatio  conjecturale. 

C'est  une  condition  beaucoup  plus  favorable,  en 
principe,  d'avoir  plusieurs  copies  indépendantes  d'un 
original  perdu  que  d'en  avoir  une  seule ,  car  la 
simple  comparaison  mécanique  des  leçons  indépen- 
dantes suffit  souvent  à  dissiper  des  obscurités  que  la 
lumière  incertaine  de  la  critique  conjecturale  n'aurait 
pu  percer.  Toutefois,  l'abondance  des  exemplaires  est 
un  embarras  plutôt  qu'un  secours  lorsque  l'on  n'a  pas 
pris  soin  de  les  classer  ou  lorsqu'on  les  a  mal  clas- 
sés :  rien  n'est  moins  sûr  que  les  reconstitutions  de 
fantaisie,  composites,  fabriquées  avec  des  copies  dont 
les  relations  mutuelles  et  la  relation  avec  l'archétype 
n'ont  pas  été  préalablement  fixées.  D'autre  part,  l'ap- 
plication des  méthodes  rationnelles  enti'aîne,  en  certains 
cas,  une  dépense  formidable  de  temps  et  de  travail  : 
songez  qu'il  y  a  telle  œuvre  dont  on  possède  plusieurs 
centaines  d'exemplaires  non  identiques;  que  les  va- 
riantes indépendantes  de  tel  texte  médiocrement  étendu 
(comme  les  Evangiles)  se  comptent  par  milliers  ;  que 


CRITIQUE    DE    RESTITUTION.  63 

des  années  de  travail  seraient  nécessaires  à  un  homme 
très  diligent  pour  préparer  une  «  édition  critique  »  de 
tel  roman  du  moyen  âge.  Est-il,  du  moins,  certain  que 
le  texte  de  ce  roman,  après  tant  de  collations,  de 
comparaisons  et  de  travail,  serait  sensiblement  meilleur 
que  si  l'on  n'avait  eu  pour  le  restituer  que  deux  ou 
trois  manuscrits  ?  Non.  L'effort  matériel  qu'exigent 
certaines  éditions  critiques,  par  suite  de  l'extrême 
richesse  apparente  des  matériaux  à  mettre  en  œuvre, 
n'est  nullement  proportionnel  aux  résultats  positifs 
qui  en  sont  la  récompense. 

Les  «  éditions  critiques  »  faites  à  l'aide  de  plusieurs 
copies  d'un  original  perdu  doivent  fournir  au  public 
les  moyens  de  contrôler  le  steinma  cocUcum  que  l'édi- 
teur a  dressé,  et  contenir,  en  note,  la  liste  des  variantes 
qui  ont  été  rejetées.  De  la  sorte,  au  pis  aller,  les  gens 
compétents  y  trouvent,  à  défaut  du  meilleur  texte,  ce 
qu'il  faut  pour  l'établir  *. 

IL  Les  résultats  de  la  critique  de  restitution  —  cri- 
tique de  nettoyage  et  de  l'accoramodage  —  sont  entiè- 
rement négatifs.  On  arrive  soit  par  voie  de  conjecture, 
soit  par  voie  de  comparaison  et  de  conjecture  ,  à 
obtenir  non  pas  nécessairement  un  bon  texte ,  mais 
le  meilleur  texte  possible,  de  documents   dont  l'ori- 


1.  Les  érudits  négligeaient  naguère  encore,  chez  nous,  cette 
précaution  élémentaire,  sous  prétexte  d'éviter  «  des  airs  de 
pédant  ».  M.  B.  Hauréau  a  pulDlié,  dans  ses  Notices  et  extraits 
de  quelques  manuscrits  latins  de  la  Bibliothèque  nationale  (VI, 
p.  310),  une  pièce  en  vers  rythmiques  «  De  presbytero  et 
logico  ».  «  Elle  n'est  pas  inédite,  dit-il.  M.  Thomas  Wright  l'a 
déjà  publiée....  Mais  cette  édition  est  très  défectueuse;  le  texte 
en  est  même  quelquefois  tout  à  fait  inintelligible.  Nous  l'avons 
donc  beaucoup  amendé,  faisant  concourir  à  cet  amendement 
deux  copies  qui  ne  sont,  d'ailleurs,  ni  l'une  ni  l'autre,  irrépro- 
chables.... »  Suit  l'édition,  sans  variantes.  Le  contrôle  est  impos- 
sible. 


64  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

ginal  est  perdu.  Le  bénéfice  le  plus  net  est  d'éliminer 
les  leçons  mauvaises,  adventices,  propres  à  causer  des 
erreurs,  et  de  signaler  comme  tels  les  passages 
suspects.  Mais  il  va  sans  dire  que  la  critique  de  resti- 
tution ne  fournit  aucune  donnée  nouvelle.  Le  texte 
d'un  document  qui  a  été  restitué  au  prix  de  peines 
infinies  ne  vaut  pas  davantage  que  celui  d'un  document 
analogue  dont  l'original  a  été  conservé;  au  contraire, 
il  vaut  moins.  Si  le  manuscrit  autographe  de  \ Enéide 
n'avait  pas  été  détruit,  des  siècles  de  collations  et  de 
conjectures  auraient  été  épargnés ,  et  le  texte  de 
\ Enéide  serait  meilleur  qu'il  ne  l'est.  Cela  dit  pour  ceux 
qui  excellent  au  jeu  des  «  émendations  »  *,  qui  l'aiment 
par  conséquent,  et  qui  seraient,  au  fond,  fâchés  de 
n'avoir  pas  à  le  pratiquer. 

III.  11  y  aura  lieu,  d'ailleurs,  de  pratiquer  la  critique 
de  restitution  jusqu'à  ce  que  l'on  possède  le  texte 
exact  de  tous  les  documents  historiques.  Dans  l'état 
actuel  de  la  science,  peu  de  travaux  sont  plus  utiles 
que  ceux  qui  mettent  au  jour  de  nouveaux  textes  ou 
qui  purifient  des  textes  connus.  Publier,  conformément 
aux  règles  de  la  critique,  des  documents  inédits,  ou, 
jusqu'à  présent,  mal  publiés,  c'est  rendre  aux  études 
historiques  un  service  essentiel.  Dans  tous  les  pays, 
d'innombrables  Sociétés  savantes  consacrent  à  celte 
œuvre  capitale  la  plus  grande  partie  de  leurs  res- 
sources et  de  leur  activité.  Mais,  à  raison  de  l'immense 
quantité  des  textes  à  critiquer  -  et  des  soins  minutieux 


1.  «  ïextual  emendation  too  often  misses  the  mark  throu^,'h 
want  of  knowledge  of  what  may  be  called  the  rules  of  tltc 
game.  »  (W.  M.  Lindsay,  o.  c,  p.  v.) 

2.  On  s'est  souvent  demandé  si  tous  les  textes  valent  la  peine 
d'être  «  établis  »  et  publiés.  «  Parmi  nos  anciens  textes  [de  la 
littérature  française  du  moyen  âge],  dit  M.  J.  Bédier,  que  con- 


CniTIQUE    DE    RESTITUTION.  65 

qu'exigent  les  opérations  de  la  critique  verbale  *,  le 
travail  de  publication  et  de  restitution  n'avance  que 
lentement.  Avant  que  tous  les  textes  intéressants  pour 
l'histoire  du  moyen  âge  et  des  temps  modernes  aient 
été  édités  ou  réédités  sccnndum  arlein,  beaucoup  de 
temjis  s'écoulera,  même  en  supposant  que  le  train, 
relativement  rapide,  dont  on  va  depuis  quelques  années, 
soit  encore  accéléré  *. 


vient-il  de  publier?  Tout.  Tout?  dira-t-on.  Ne  chancelons-nous 
pas  déjà  sous  le  faix  des  dociimcnls  ?...  Voici  la  raison  qui 
cxig-c  la  publication  intégrale.  Aussi  longtemps  que  tant  de 
manuscrits  resteront  devant  nous,  clos  et  mystérieux,  ils  nous 
solliciteront  comme  s'ils  recelaient  le  mot  de  toutes  les  énigmes- 
ils  entraveront,  pour  tout  esprit  sincère,  l'essor  des  inductions. 
Il  convient  de  les  publier,  ne  serait-ce  que  pour  s'en  débarrasser 
et  pour  qu'il  soit  possible  à  l'avenir  d'en  l'aire  table  rase....  ■> 
{Renie  des  Deux  Mondes,  15  févr.  1894,  p.  910.)  —  Tous  les  docu- 
ments doivent  être  inventoriés,  nous  l'avons  dit  (p.  15),  afin 
d'éviter  que. les  travailleurs  aient  toujours  à  craindre  d'en  ignorer 
qui  leur  seraient  utiles.  Mais,  dans  tous  les  cas  où  une  analyse 
sommaire  suffit  à  faire  connaître  le  contenu  du  document,  si  la 
forme  de  ce  document  n'a  pas  d'inlérèt,  la  publication  in  extenso 
ne  sert  à  rien.  Il  ne  faut  pas  s'encombrer  :  tous  les  documents 
seront  un  jour  analysés  ;  quantité  de  documents  ne  seront  jamais 
publiés. 

1.  Les  éditeurs  de  textes  rendent  souvent  leur  tâche  encore 
plus  longue  et  plus  difficile  qu'elle  ne  l'est  en  s'imposant,  sous 
prétexte  d'éclaircissements,  des  commentaires.  Ils  auraient  intérêt 
à  en  faire  l'économie  et  à  se  dispenser  de  toute  annotation  qui 
n'appartient  pas  à  1'  «  appareil  critique  »  pi'oprement  dit.  Voir, 
sur  ce  pomt.  Th.  Lindner,  Ueber  die  llerattsgabe  cun  geschichtli- 
chen  Quellen,  dans  les  Mill/iei/iingen  des  Instituts  fur  oesterrei- 
chisclie  Gcsc/iic/itsforschung,  XVI,  1895,  p.  501  et  suiv. 

2.  Il  suffit,  pour  s'en  rendre  compte,  de  comparer  ce  qui  a 
été  fait  jusqu'ici  par  les  Sociétés  les  plus  actives,  telles  que  la 
Société  des  Monumcnla  Gennaniœ  historica  et  Ylstituto  storico 
italiano,  avec  ce  qui  leur  reste  à  faire.  —  La  plupart  des  docu- 
ments les  plus  anciens  et  les  plus  difficiles  à  restituer,  qui  ont 
exercé  depuis  longtemps  la  sagacité  des  érudits,  ont  été  mis 
dans  un  état  relativement  satisfaisant.  Mais  d'immenses  beso- 
gnes matérielles  sont  encore  à  accomplir. 


CHAPITRE  m 


CRITIQUE     DE     PROVENANCE 

Il  serait  absurde  de  chercher  des  renseignements 
sur  ou  fait  dans  les  papiers  de  quelqu'un  qui  n'en  a 
rien  su,  ni  rien  pu  savoir.  Il  faut  donc  se  demander 
tout  d'abord,  quand  on  est  en  présence  d'un  document  : 
«  D'oiî  vient-il?  quel  en  est  l'auteur?  quelle  en  est  la 
date  ?»  —  Un  document  dont  l'auteur,  la  date,  le  lieu 
d'origine,  la  provenance,  en  un  mot,  sont  totalement 
inconnaissables,  n'est  bon  à  rien. 

Cette  véinté,  qui  paraît  élémentaire,  n'a  été  pleine- 
ment reconnue  que  de  nos  jours.  Telle  est  l'àxp'.cix 
naturelle  des  hommes  que  ceux  qui,  les  premiers,  ont 
pris  l'habitude  de  s'informer  de  la  provenance  des 
documents  avant  de  s'en  servir,  en  ont  conçu  (et  ont 
eu  le  droit  d'en  concevoir)  de  la  fierté. 

La  plupart  des  documents  modernes  portent  une 
indication  précise  de  leur  provenance  :  de  nos  jours, 
les  livres,  les  articles  de  journal,  les  pièces  officielles 
et  même  les  écrits  privés  sont,  en  général,  datés  et 
signés.  Beaucoup  de  documents  anciens  sont,  au  con- 
traire, mal  localisés,  anonymes  et  sans  date. 


CniTIQUE    DE    l'UOVENANCÉ.  6^ 

La  tendance  spontanée  de  l'esprit  humain  est 
d'ajouter  foi  aux  indications  de  provenance,  lorsqu'il 
y  en  a.  Sur  la  couverture  et  dans  la  préface  des  Châti- 
ments, Victor  Hugo  s'en  dit  l'auteur  :  c'est  donc  que 
Victor  Hugo  est  l'auteur  des  Châtiments.  Voici,  dans 
un  musée,  un  tableau  non  signé,  mais  dont  le  cadre 
est  orné ,  par  les  soins  de  l'administration  ,  d'une 
planchette  où  se  lit  le  nom  de  Léonard  de  Vinci  :  ce 
tableau  est  de  Léonard  de  Vinci.  On  trouve  sous  le 
nom  de  saint  Bonaventure,  dans  les  Extraits  des  poètes 
chrétiens  de  M.  Clément,  dans  la  plupart  des  éditions 
des  «  Œuvres  »  de  saint  Bonaventure  et  dans  un 
grand  nombre  de  manuscrits  du  moyen  âge,  un  poème 
intitulé  Philomena  :  le  poème  intitulé  Philoniena  est 
de  saint  Bonaventure,  et  «  on  y  recueille  de  pré- 
cieuijcs  notes  sur  l'àme  même  »  de  ce  saint  homme  '. 
Vi'ain-Lucas  apportait  à  M.  Chasles  des  autographes 
de  Vercingélorix,  de  Cléopâtre  et  de  sainte  Marie- 
Madeleine,  dûment  signés  et  paraphés^  :  voilà,  pen- 
sait ^L  Chasles,  des  autographes  de  Vercingétorix, 
de  Cléopâtre  et  de  sainte  ^Marie-Madeleine.  —  Nous 
sommes  ici  en  présence  d'une  des  formes  les  plus 
généi'ales,  et  en  môme  temps  les  plus  tenaces,  de  la 
crédulité  publique. 

L'expérience  et  la  réflexion  ont  montré  la  nécessité 
de  réduire  par  la  méthode  ces  mouvements  instinctifs 
de  confiance.  Les  autographes  de  Vercingétorix,  de 
Cléopâtre  et  de  Marie-Madeleine  avaient  été  composés 
par  ^'rain-Lucas.  Le  Philomena,  attribué  par  les  scribes 
(lu  moyen  âge  tantôt  à  saint  Bonaventure,  tantôt  à 
Louis   de   Grenade,  tantôt  à  John  Hoveden,  tantôt  à 

1.  R.  deGourmont,  le  Latin  mystique  (Paris,  1891,  in-8),  p.  258. 

2.  Voir  ces  prétendus  autographes  à  la  Bibl.  nat.,  nouv.  acqi 
fr.,  n"  709. 


68  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

John  Peckham,  n'est  peut-être  d'aucun  de  ces  auteurs, 
et  il  n'est  certainement  pas  du  premier.  D'insignes 
pauvretés  ont  été  affublées,  sans  l'ombre  d'une  preuve, 
dans  les  plus  célèbres  musées  d'Italie,  du  glorieux  nom 
de  Léonard.  D'autre  part,  il  est  très  vrai  que  Victor 
Hugo  est  l'auteur  des  Châtiments.  —  Concluons  que 
les  indications  les  plus  formelles  de  provenance  ne 
sont  jamais  suffisantes  par  elles-mêmes.  Ce  ne  sont  que 
des  présomptions,  fortes  ou  faibles  :  très  fortes,  en 
général,  quand  il  s'agit  de  documents  modernes,  sou- 
vent très  faibles  quand  il  s'agit  de  documents  anciens. 
Il  en  est  de  postiches,  collées  sur  des  œuvres  insigni- 
fiantes pour  en  rehausser  la  valeur,  ou  sur  des  œuvres 
considérables  pour  glorifier  quelqu'un,  ou  bien  avec 
l'intention  de  mystifier  la  postérité,  ou  pour  cent 
autres  motifs,  qu'il  est  aisé  d'imaginer  et  dont  on  a 
dressé  la  liste  '  :  la  littérature  «  pseudépigraphe  »  de 
l'antiquité  et  du  moyen  âge  est  énorme.  Il  y  a  en  outre 
des  documents  entièrement  «  faux  »  ;  les  faussaires  qui 
les  ont  fabriqués  les  ont,  naturellement,  munis  d'indi- 
cations très  précises  de  leur  provenance  supposée.  — 
Donc  il  faut  contrôler.  —  Mais  comment? —  On  con- 
trôle la  provenance  apparente  des  documents,  lors- 
qu'elle est  suspecte,  par  la  méthode  même  qui  sert  à 
déterminer,  autant  que  possible,  celle  des  documents 
dépourvus  de  toute  indication  d'origine.  Les  procédés 
sont  les  mêmes  dans  les  deux  cas,  qu'il  n'est  pas 
nécessaire,  par  conséquent,  de  distinguer  davan- 
tage. 

I.  Le  principal  instrument  de  la  critique  de  prove- 
nance   est   V analyse   interne   du  document    considéré, 

1.  F.  Blass  a  énuméré  les  principaux  de  ces  motifs,  au  sujet 
de  la  littérature  pseudépigraphe  de  l'antiquité.  (0.  c,  p.  269 
et  suiv.) 


CRITIQUE    DE    PROVENANCE.  69 

faite  en  vue  d'y  relever  tous  les  indices  propres  à 
renseigner  sur  l'auteur,  sur  le  temps  et  sur  le  pays 
où  il  a  vécu. 

On  examine  d'abox'd  l'écriture  du  document  :  saint 
Bonaventure  est  né  en  1221  ;  si  des  poèmes  attribués 
à  saint  Bonaventure  se  lisent  dans  des  manuscrits 
exécutés  au  xi®  siècle,  ce  sera  une  excellente  preuve 
que  l'attribution  n'est  pas  fondée  :  tout  document  dont 
il  existe  une  copie  en  écriture  du  xi'^  siècle  ne  peut 
pas  être  postérieur  au  xi**  siècle.  —  On  examine  la 
langue  :  certaines  formes  n'ont  été  employées  qu'en 
certains  lieux  et  à  certaines  dates.  La  plupart  des  faus- 
saires sont  trahis  par  leur  ignorance  à  cet  égard  :  des 
mots,  des  tournures  modernes  leur  échappent;  on  a 
pu  établir  que  des  inscriptions  phéniciennes,  trouvées 
dans  l'Amérique  du  Sud,  étaient  antérieures  à  telle 
dissertation  allemande  sur  un  point  de  syntaxe  phéni- 
cienne. —  On  examine  les  formules,  s'il  s'agit  d'actes 
publics.  Un  document  qui  se  présente  comme  un 
diplôme  mérovingien  et  qui  n'offre  pas  les  formules 
ordinaires  des  diplômes  mérovingiens  authentiques  est 
faux.  —  On  note  enfin  toutes  les  données  positives  qui 
se  trouvent  dans  le  document  :  faits  mentionnés,  allu- 
sions à  des  faits.  Lorsque  ces  faits  sont  connus  d'ail- 
leurs, par  des  sources  qui  n'ont  pas  pu  être  à  la  dis- 
position d'un  faussaire,  la  sincérité  du  document  est 
établie,  et  la  date  en  est  approximativement  fixée  entre 
le  fait  le  plus  récent  dont  l'auteur  a  eu  connaissance  et 
le  fait  le  plus  voisin  de  celui-là  qu'il  aurait  sans  doute 
mentionné  s'il  l'avait  connu.  On  argumente  aussi  de  ce 
que  certains  faits  sont  signalés  avec  prédilection,  et 
de  ce  que  certaines  opinions  sont  exprimées,  pour 
reconstituer  par  conjecture  la  condition,  le  milieu  et  le 
caractère  de  l'auteur. 


70  OPERATIONS  ANALYTIQUES. 

L'analyse  interne  d'un  document,  pourvu  qu'elle 
soit  faite  avec  soin,  fournit  en  général  des  notions 
suffisantes  sur  sa  provenance.  La  com])araison  métho- 
dique entre  les  divers  éléments  des  documents  ana- 
13'sés  et  les  éléments  correspondants  des  documents 
similaires  dont  la  provenance  est  certaine  a  permis 
de  démasquer  un  très  grand  nombre  de  faux  \  et  de 
préciser  les  circonstances  où  la  plupart  des  documents 
sincères  ont  été  produits. 

On  complète  et  on  vérifie  les  résultats  obtenus  par 
l'analyse  interne  en  recueillant  tous  les  renseignements 
extérieurs,  relatifs  au  document  soumis  à  la  critique, 
qui  peuvent  se  trouver  dispersés  dans  des  documents 
de  la  même  époque  ou  plus  récents  :  citations,  détails 
biographiques  sur  l'auteur,  etc.  Il  est  quelquefois 
significatif  qu'il  n'existe  aucun  renseignement  de  ce 
genre  :  le  fait  qu'un  soi-disant  diplôme  mérovingien 
n'ait  été  cité  par  personne  avant  le  xvii«  siècle  et  n'ait 
jamais  été  vu  que  par  un  érudit  du  xvii'^  siècle,  con- 
vaincu d'avoir  commis  des  fraudes ,  donne  à  penser 
qu'il  est  moderne. 

IL  Nous  avons  envisagé  jusqu'ici  le  cas  le  plus 
simple,  où  le  document  considéré  est  l'ouvrage  d'un 
seul  auteur.  Mais  de  nombreux  documents  ont  reçu,  à 
différentes  époques,  des  additions  qu'il  importe  de  dis- 
tinguer du  texte  primitif,  afin  de  ne  pas  attribuer  à  X, 
auteur  du  texte,  ce  qui  est  d"Y  ou  de  Z,  ses  coUabora- 


1.  E.  Bernheim  (o.  c,  p.  2i3  et  suiv.)  donne  une  liste  consi- 
dérable de  documents  faux,  aujourd'hui  reconnus  pour  tels.  Il 
suffit  de  rappeler  ici  quclquns  mystifications  fameuses  :  San- 
choniathon,  Clotilde  de  Surville,  Ossian.  —  Depuis  la  publication 
du  livre  de  M.  Bernheim,  quelques  documents  célèbres,  nulle- 
ment soupçonnés  jusque-là,  ont  encore  été  rayés  de  la  liste  des 
documents  à  consulter.  Voir  notamment  A.  Piaget,  la  Chronique 
des  chanoines  de  iVeMc/i«/e/ (îseuchàtel,  1896,  in-8). 


CniTIQUE    DE    PnOVEXANCE.  71 

leurs  imprévus  '.  —  H  y  a  deux  sortes  d'additions  : 
rinterpolation  et  la  continuation.  —  Interpoler,  c'est 
insérer  dans  un  texte  des  mots  ou  des  phrases  qui 
n'étaient  pas  dans  le  manuscrit  de  l'auteur*.  Les  inter- 
polations sont  d'ordinaire  accidentelles ,  dues  à  la 
négligence  des  copistes  et  s'expliquent  par  l'introduc- 
tion dans  le  texte  de  gloses  interlinéaires  ou  d'annota- 
tions marginales;  mais,  parfois,  c'est  volontairement 
que  quelqu'un  a  ajouté  (ou  substitué]  aux  phrases  de 
l'auteur  des  phrases  de  son  cru,  avec  le  dessein  de 
compléter,  d'embellir  ou  d'accentuer.  Si  nous  avions 
le  manuscrit  où  l'interpolation  volontaire  a  été  faite, 
les  surcharges  et  les  grattages  la  décèleraient  tout  de 
suite.  Mais,  presque  toujours,  le  premier  exemplaire 
interpolé  est  perdu;  et,  dans  les  copies  qui  en  dérivent, 
toute  trace  matérielle  d'addition  (ou  de  substitution)  a 
disparu.  —  Il  est  inutile  de  définir  les  «  continuations  ». 
On  sait  que  beaucoup  de  chroniques  du  moyen  âge  ont 
été  «  continuées  »  par  diverses  mains  sans  qu'aucun 
des  continuateurs  successifs  ait  pris  soin  de  déclarer 
où  commence,  où  finit  son  travail  propre. 

Les  interpolations  et  les  continuations  se  distinguent 
sans  effort,  au  cours  des  opérations  nécessaires  pour 
restituer  la  teneur  d'un  document  dont  il  existe  plu- 
sieurs exemjjlaires,  lorsque  quelques-uns  de  ces  exem- 
plaires reproduisent  le  texte  primitif,  antérieur  à  toute 
addition.  Mais  si  tous  les  exemplaires  remontent  à  des 
copies  déjà  interpolées  ou  continuées,  il  faut  recourir 
à  l'analyse  interne.  Le  siyle  de  toutes  les  parties  du 


1.  Quand  les  modifications  du  texte  primitif  sont  du  fait  de 
l'aiili^iir  lui-même,  ce  sont  des  «  remanieincnls  ».  L'anal vse 
inlpi-iie  et  la  comparaison  d'exemplaires  appartenant  aux  dilTé- 
renli's  éditions  du  document  les  accusent. 

2.  Voir  F.  Blass,  o.  c,  p.  25'i  et  suiv. 


72  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

document  est-il  uniforme?  le  même  esprit  y  règnc-l-il 
d'un  bout  à  l'autre  ?  n'y  a-t-il  pas  des  contradictions, 
des  hiatus  dans  la  suite  des  idées  ?  —  En  pratique, 
Forsque  les  continuateurs  et  les  interpolateurs  ont 
eu  une  personnalité  et  des  intentions  tranchées,  on 
réussit,  au  moyen  de  l'analyse,  à  isoler  le  document 
primitif  comme  avec  des  ciseaux.  Mais,  lorsque  tout 
est  flou,  on  n'aperçoit  pas  bien  les  points  de  suture; 
en  ce  cas  il  est  plus  sage  de  l'avouer  que  de  multiplier 
les  hypothèses. 

III.  L'œuvre  de  la  critique  de  provenance  n'est  pas 
achevée  dès  que  le  document  est  localisé,  précisément 
ou  approximativement,  dans  le  temps  et  dans  l'espace, 
et  que  l'on  sait  enfin  sur  l'auteur  ou  les  auteurs  tout 
ce  que  l'on  peut  savoir  '.  Voici  un  livre  :  suffit-il,  pour 
connaître  la  «  provenance  »  des  renseignements  qui 
s'y  trouvent,  c'est-à-dire  pour  être  en  mesure  d'en 
apprécier  la  valeur,  de  savoir  qu'il  a  été  composé 
en  1890,  à  Paris,  par  un  tel?  Supposons  qu'un  tel  ait 
copié  servilement  (sans  le  citer)  un  ouvrage  antérieur, 
écrit  en  1850.  Pour  les  parties  empruntées,  ce  n'est 
pas  un  tel,  c'est  l'auteur  de  1850  qui,  seul,  est  respon- 
sable et  garant.  Or,  de  nos  jours,  le  plagiat,  jirohibé 
par  la  loi  et  tenu  pour  déshonorant,  est  rare  :  autrefois, 
c'était  une  habitude,  acceptée  et  impunie.  Beaucoup  de 
documents  historiques,  en  apparence  originaux,  ne 
font  que  refléter  (sans  le  dire]  des  documents  plus 
anciens,  et  les  historiens  sont  exposés,  de  ce  chef,  à 

1.  Peu  importe,  en  principe,  que  l'on  ait  réussi  ou  que  l'on  n'ait 
pas  réussi  à  découvrir  le  nom  de  l'auteur.  On  lit  cependant  dans 
VHistoire  littéraire  de  la  France  (XXVI,  p.  388)  :  «  Nous  avons 
néglig'é  les  sermons  anonymes  :  ces  œuvres  trop  faciles  n'ont 
Traiment  pas  d'importance  pour  l'histoire  littéraire  quand  les 
auteurs  n'en  sont  pas  connus  ».  Quand  les  auteurs  sont  nomi- 
nativement connus,  en  ont-elles  davantage? 


CRITIQUE    DE    PROVENANCE.  73 

des  déconvenues  singulières.  Des  passages  d'Eginhard, 
chroniqueur  du  ix"  siècle,  sont  empruntés  à  Suétone  : 
il  n'y  a  rien  à  en  faire  pour  l'histoire  du  ix^  siècle;  que 
serait-il  arrivé,  cependant,  si  l'on  ne  s'en  était  pas 
aperçu  ?  Un  événement  est  attesté  trois  fois,  par  trois 
chroniqueurs;  mais  ces  trois  attestations,  dont  on 
admire  la  concordance,  n'en  font  qu'une,  s'il  est  cons- 
taté que  deux  des  trois  chroniqueurs  ont  copié  le 
troisième,  ou  que  les  récits  parallèles  des  trois  chro- 
niques ont  été  puisés  à  la  même  source.  Des  lettres 
])ontificales ,  des  diplômes  impériaux  du  moyen  âge 
contiennent  des  tirades  éloquentes  que  l'on  ne  doit 
pas  prendre  au  sérieux  :  elles  étaient,  en  effet,  de  style, 
et  c'est  dans  des  formulaires  de  chancellerie  que  les 
rédacteurs  de  ces  lettres  et  de  ces  diplômes  'les  ont 
textuellement  copiées. 

Il  appartient  à  la  critique  de  provenance  de  dis- 
cerner, autant  que  possible,  les  sources  dont  se  sont 
servis  les  auteurs  de  documents. 

Le  problème  a  résoudre  ici  n'est  pas  sans  analogie 
avec  celui  de  la  restitution  des  textes,  dont  il  a  été  parlé 
plus  haut.  Dans  les  deux  cas,  en  effet,  on  procède  en 
partant  de  ce  principe  que  les  leçons  identiques  ont 
une  source  commune  :  plusieurs  scribes,  transcrivant 
un  texte,  ne  feront  pas  exactement  les  mêmes  fautes 
aux  mêmes  endroits;  plusieurs  écrivains,  racontant  les 
mûmes  faits,  ne  se  seront  pas  placés,  pour  les  voir, 
aux  mêmes  points  de  vue,  et  ne  diront  pas  exactement 
les  mêmes  choses  dans  les  mêmes  termes.  A  cause  de 
l'extrême  complexité  des  événements  historiques,  il 
est  tout  à  fait  invraisemblable  que  deux  observateurs 
indépendants  les  aient  rapportés  de  la  même  façon.  On 
s'attache  à  former  des  familles  de  documents,  de  la 
même  manière  que  l'on  forme  des  familles  de  manus- 


74  OPÉRATIONS  ANALYTIQUES. 

crits.  On  aboutit  pareillement  à  dresser  des  tableaux 
généalogiques. 

Les  examinateurs  qui  corrigent  les  compositions  des 
candidats  au  baccalauréat  ont  quelquefois  à  s'aperce- 
voir que  les  o  copies  »  de  deux  candidats  (placés  l'un 
à  côté  de  l'autre)  ont  un  air  de  famille.  S'il  leur  plaît 
de  rechercher  quelle  est  celle  dont  l'autre  dérive,  ils  le 
reconnaissent  aisément,  en  dépit  des  petits  artifices 
(modifications  légères,  amplifications,  résumés,  addi- 
tions, suppressions,  transpositions)  que  le  plagiaire  a 
multipliés  pour  dépister  les  soupçons.  Leurs  erreurs 
communes  suffisent  à  dénoncer  les  deux  coupables; 
des  maladresses,  et  surtout  les  erreurs  propres  au  pla- 
giaire qui  ont  leur  source  dans  une  particularité  de  la 
copie  du  complaisant,  révèlent  le  plus  coupable.  —  De 
même,  soient  deux  documents  anciens  :  quand  l'auteur 
de  l'un  a  copié  l'autre  sans  intermédiaire,  il  est  en 
général  très  aisé  d'établir  la  filiation;  que  l'on  abrège 
ou  que  l'on  délaie,  on  se  trahit  presque  toujours,  en 
plagiant,  par  quelque  endroit  ^ 

Quand  trois  documents  sont  apparentés,  leurs  rela- 
tions mutuelles  sont  déjà,  en  certains  cas,  plus  difficiles 
à  spécifier.  Soient  A,  B  et  G.  Supposons  que  A  soit  la 
source  commune  :  il  est  possible  que  A  ait  été  copié 
séparément  par  B  et  par  G  ;  que  G  n'ait  connu  la 
source  commune  que  par  l'intermédiaire  de  B  ;  que  B 
n'ait  connu  la  source  commune  que  par  1  intermédiaire 
de  G.  Si  B  et  G  ont  abrégé  la  source  commune  de  deux 

1.  Dans  des  cas  très  favorables,  on  est  arrivé  quelquefois  à 
déterminer,  par  l'examen  des  confusions  commises  par  le  pla- 
giaire, jusqu'à  l'espèce  d'écriture,  jusqu'au  format  et  à  la  dis- 
position matérielle  du  manuscrit-source  qu'il  avait  sous  les 
yeux.  Les  démonstrations  de  la  «  critique  des  sources  •  sont 
quelquefois  tippuyécs.  comme  celles  de  la  «  critique  des  textes  », 
par  l'évidence  paléographique. 


CRITIQUE    DE    PROVENANCE.  75 

manières  différentes,  ces  copies  partielles  sont  sûre- 
ment indépendantes.  Lorsque  B  et  C  dépendent  l'un  de 
l'autre,  on  est  ramené  au  cas  le  plus  simple,  celui  du 
paragraphe  précédent.  Mais  supposons  que  l'auteur  de 
C  ait  combiné  A  et  B  ;  que  d'ailleurs  A  ait  été  déjà 
utilisé  par  B  :  les  relations  généalogiques  s'entrecroi- 
sent et  s'obscurcissent.  —  Bien  autrement  compliqués 
encore  sont  les  cas  où  l'on  est  en  j^résonce  de  quatre, 
cinq  documents  apparentés ,  ou  davantage  ;  car  le 
nombre  des  coml)inaisons  possibles  augmente  très 
rapidement.  —  Toutefois,  pourvu  qu'il  n'y  ait  pas 
trop  d'intermédiaires  perdus ,  la  critique  réussit  à 
débrouiller  les  rapports  à  force  de  rapprochements 
et  d'ingénieuse  patience,  par  le  simple  jeu  de  compa- 
raisons indéfiniment  répétées.  Des  érudits  modernes 
(M.  B.  Krusch,  par  exemple,  qui  s'est  occupé  surtout 
des  écrits  hagiographiques  de  l'époque  mérovingienne) 
ont  récemment  construit,  de  la  sorte,  des  généalogies 
d'une  précision  et  d'une  solidité  parfaites  *. 

Les  résultats  de  la  critique  de  provenance,  en  tant 
qu'elle  s'applique  à  établir  la  filiation  des  documents, 
sont  de  deux  sortes.  —  D'une  part,  elle  reconstitue 
des  documents  perdus.  Deux  chroniqueurs,  B  et  C, 
ont-ils  utilisé,  chacun  de  leur  côté,  une  source  com- 
mune, X,  qui  ne  se  retrouve  pas?  II  sera  possible  de  se 
faire  une  idée  de  X  en  détachant  et  en  recollant  les 
extraits  encastrés  dans  B  et  dans  C,  tout  de  même  que 
l'on  se  fait  une  idée  d'un  manuscrit  perdu  en  rappro- 

1.  Les  travaux  de  M.  Julien  Havet,  réunis  dans  le  tome  de 
ses  Œuvres  (Ques/.ions  méracingieriues,  Paris,  189G,  in-8)  sont 
considérés  comme  des  modèles.  Des  problèmes  très  difficiles  y 
sont  résolus  avec  une  élégance  irréprochable.  —  La  lecture  des 
mémoires  où  M.  L.  Delisle  s'est  ;itl;iohé  à  élucider  des  questions 
de  provenance  est  aussi  très  profitable.  — ■  Les  questions  de  cet 
ordre  sont  celles  où  triomphent  les  érudits  les  plus  habiles. 


76  OPEIIATIONS    ANALYTIQUES. 

rliant  les  copies  partielles  qui  en  ont  été  conservées. 
—  D'autre  part,  la  critique  de  provenance  ruine 
l'autorité  d'une  foule  de  documents  «  authentiques  », 
c'est-à-dire  non  suspects  de  falsification,  en  ])rouvant 
qu'ils  sont  dérivés,  qu'ils  valent  ce  que  valent  leurs 
sources,  et  que,  quand  ils  embellissent  leurs  sources 
par  des  détails  de  fantaisie  ou  des  phrases  de  rhéto- 
rique, ils  ne  valent  rien  du  tout.  En  Allemagne  et  en 
Angleterre,  les  éditeurs  de  documents  ont  j)ris  l'excel- 
lente habitude  d'imprimer  en  petits  caractères  les  pas- 
sages empruntés,  en  caractères  plus  gros  les  ])assages 
originaux  ou  dont  la  source  est  inconnue.  Grâce  à  cette 
pratique,  on  voit  au  premier  coup  d'œil  que  des  chro- 
niques renommées,  souvent  citées  (bien  à  tort),  sont 
des  compilations,  sans  valeur  par  elles-mêmes  :  c'est 
ainsi  que  les  Flores  historiarum  du  soi-disant  Mathieu 
de  Westminster,  la  plus  populaire  peut-être  des  chro- 
niques anglaises  du  moyen  âge,  sont  presque  entiè- 
rement tirés  des  ouvrages  originaux  de  Wendover  et 
de  Mathieu  de  Paris  *. 

IV.  La  critique  de  provenance  garantit  les  historiens 
d'erreurs  énormes.  Les  résultats  qu'elle  obtient  sont 
saisissants.  Les  services  qu'elle  a  rendus  en  éliminant 
des  documents  faux,  en  dénonçant  de  fausses  attribu- 
tions, en  déterminant  les  conditions  où  sont  nés  des 
documents  que  le  temps  avait  défigurés  et  en  les  rap- 
prochant de  leurs  sources  *,  —  ces   services   sont  si 

1.  Voir  l'édition  de  H.  R.  Luard  (t.  I,  London,  1890,  in-3), 
dans  les  Rerum  briiannicarum  meJii  sert  scriptores.  —  Les  Flores 
historiarum  de  Mathieu  de  Westminster  figurent  à  1'  «  Index  » 
romain,  à  cause  des  passages  empruntés  aux  Chronica  majora 
d'  Mathieu  de  Paris,  tandis  que  les  Chronica  majora  elles-mêmes 
ont  échappé  à  la  censure. 

2.  Il  serait  instructif  de  dresser  la  liste  des  ouvrages  histori- 
ques célèbres,  comme  VUistoire  de  la  conquête  de  l'Angleterre 


CRITIQUE    DE    PHOVENANCE.  77 

grands  qu'elle  est  aujourd'hui  considérée  comme  «  la 
critique  »  par  excellence.  On  dit  couramment  d'un 
historien  qu'il  «  manque  de  critique  »  lorsqu'il  ne  sent 
point  la  nécessité  de  distinguer  entre  les  documents, 
qu'il  ne  se  méfie  jamais  des  attributions  traditionnelles, 
et  qu'il  accepte,  comme  s'il  craignait  d'en  perdre  un 
seul,  tous  les  renseignements,  anciens  et  modernes, 
bons  et  mauvais,  d'où  qu'ils  viennent*. 

On  a  raison  :  mais  il  ne  faut  pas  se  contenter  de  cette 
forme  de  la  critique,  et  il  ne  faut  pas  en  abuser. 

Il  ne  faut  pas  en  abuser.  —  L'extrême  méfiance,  en 
ces  matières,  a  des  effets  presque  aussi  fâcheux  que 
l'extrême  crédulité.  Le  P.  Hardouin,  qui  attribuait  à 
des  moines  du  moyen  âge  les  œuvres  de  Virgile  et 
d'Horace,  n'était  pas  moins  ridicule  que  la  victime  de 
Vi'ain-Lucas.  C'est  abuser  des  procédés  de  la  critique 
de  provenance  que  de  les  a|)pliquer,  comme  on  l'a  fait, 
pour  le  plaisir,  à  tort  et  à  travers.  Les  maladroits  qui 
s'en  sont  servis  pour  arguer  de  faux  des  documents 
excellents,  comme  les  écrits  de  Ilroswitha,  le  Ligarinus 
et  la   bulle    Unam   Sanctam-,  ou   pour    établir,  entre 


par  les  Normands,  d'Augustin  Thierry,  dont  l'autorité  a  été  tout 
à  fait  ruinée,  depuis  que  la  provenance  de  leurs  sources  a  été 
étudiée.  —  Rien  n'amuse  davantage  la  galerie  que  de  voir  un 
historien  convaincu  d'avoir  appuyé  une  théorie  sur  des  docu- 
ments falsifiés.  S'être  laissé  tromper  en  prenant  au  sérieux 
des  documents  qui  n'en  sont  pas,  rien  n'est  plus  propre  à  cou- 
vrir un  historien  de  confusion. 

1.  Une  des  formes  les  plus  grossières  (et  les  plus  répandues) 
du  <•■  manque  de  critique  »  est  celle  qui  consiste  à  employer 
comme  des  documents  et  sur  le  même  pied  que  des  documents, 
ce  que  les  auteurs  modernes  ont  dit  à  propos  des  documents. 
Les  novices  ne  distinguent  pas  assez,  dans  les  affirmations  des 
auteurs  modernes,  ce  qui  est  ajouté  aux  sources  originales  de  ce 
qui  eu  provient. 

2.  Voir  une  liste  d'exemples  dans  le  Uaudbucli  de  E.  Bernheim, 
p.  283,  289. 


78  OPÉRATIONS  ANALYTIQUES. 

certaines  «  Annales  »,  des  filiations  imaginaires,  d'après 
des  indices  superficiels,  les  auraient  discrédités,  si 
c'était  possible.  —  Kt  puis,  il  est  louable  de  réagir 
contre  ceux  qui  ne  mettent  jamais  en  question  la 
provenance  des  documents  ;  mais  c'est  aller  trop  loin 
que  de  s'intéresser  exclusivement,  par  réaction,  aux 
périodes  de  Thistoire  dont  les  documents  sont  de 
provenance  incertaine.  Les  documents  de  l'histoire 
moderne  et  contemporaine  ne  sont  pas  moins  dignes 
d'intérêt  que  ceux  de  l'antiquité  ou  du  haut  moyen  âge, 
parce  que  leur  provenance  apparente,  étant  presque 
toujours  la  vraie,  ne  soulève  point  de  ces  délicats  pro- 
blèmes d'attribution  où  se  déploie  la  virtuosité  des 
critiques  *. 

11  ne  faut  pas  s'en  contenter.  —  La  critique  de  pro- 
venance, comme  celle  de  restitution,  est  préparatoire, 
et  ses  résultats  sont  négatifs.  Elle  aboutit  en  dernière 
analyse  à  éliminer  des  documents  qui  n'en  sont  pas  et 
qui  auraient  fait  illusion  :  voilà  tout.  «  Elle  apprend  à 
ne  pas  employer  de  mauvais  documents,  elle  n'apprend 
pas  à  tirer  parti  des  bons  *.  »  Ce  n'est  donc  pas  toute 
«  la  critique  historique  »  ;  c'en  est  seulement  une  assise  ^. 

■].  C'est  parce  qu'il  est  nécessaire  de  soumettre  les  docuioents 
de  l'histoire  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge  à  la  critique  de 
provenance  la  plus  sévère  que  l'étude  de  l'antiquité  et  du  moyen 
ig-e  passe  pour  plus  «  scientifique  »  que  celle  des  temps  moder- 
les.  Elle  n'est  que  plus  encombrée  de  difficultés  préliminaires. 

2.  Reloue  philosophique^  1887,  II,  p.  170. 

3.  La  théorie  de  la  critique  de  provenance  est  aujourd'hui 
faite,  ne  varietiir;  elle  est  exposée  en  détail  dans  le  Lchrbuch  de 
E.  Bernheim,  p.  242-340.  C'est  pourquoi  nous  n'avons  éprouvé 
aucun  scrupule  à  la  résumer  brièvement.  —  En  français,  l'In- 
troduction de  M.  G.  Monod  à  ses  Etudes  critiques  sur  les  sources 
de  l'histoire  mérovingienne  (Paris,  1872,  in-8)  contient  des  con- 
sidérations élémentaires  (cf.  Rei>ue  critique,  1873,  I,  p.  308). 


CHAPITRE    IV 


CLASSEMENT   CRITIQUE   DES  SOURCES 


Grâce  aux  opérations  précédentes,  les  documents, 
tous  les  documents  d'un  certain  genre  ou  relatifs  à  un 
sujet  donné  ont  été,  nous  le  supposons,  «  trouvés  »  : 
on  sait  où  ils  sont;  le  texte  de  chacun  d'eux  a  été,  s'il 
y  avait  lieu,  restitué,  et  chacun  d'eux  a  été  soumis  à  la 
critique  de  provenance  :  on  sait  d'où  il  sort.  Reste  à 
réunir  et  à  classer  méthodiquement  les  matériaux  ainsi 
vérifiés.  Cette  opération  est  la  dernière  de  celles  que 
1  on  peut  appeler  préparatoires  aux  travaux  de  critique 
supérieure  (interne)  et  de  construction. 

Quiconque  étudie  un  point  d'histoire  est  obligé  de 
classer  préalablement  ses  sources.  Mettre  en  ordre, 
dune  manière  rationnelle  et  commode  à  la  fois,  les 
matériaux  vérifiés  avant  de  s'en  servir,  est  une  partie 
en  apparence  très  humble,  en  réalité  très  importante, 
de  la  profession  d'historien.  Ceux  qui  ont  appris  à  le 
faire  s'assurent  par  cela  seul  un  avantage  marqué  : 
ils  se  donnent  moins  de  mal  et  obtiennent  des  résultats 
meilleurs;  les  autres  gaspillent  leur  temps,  leurs 
peines  :  il  arrive  qu'ils  soient  étouffés  sous  les  notes, 
les  extraits,  les   copies,  les  paperasses  accumulés  en 


80  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

désordre  par  eux-mêmes.  Qui  donc  a  parlé  de  ces  gens 
affairés  qui  remuent,  toute  leur  vie,  des  moellons,  sans 
savoir  où  les  poser,  et  qui  soulèvent,  ce  faisant,  des 
flots  de  poussière  aveuglante  ? 

I.  Ne  nous  dissimulons  pas  que,  ici  comme  ailleurs, 
le  premier  mouvement,  le  mouvement  naturel,  n'est 
pas  le  bon.  Le  premier  mouvement  de  la  ])lupart  des 
hommes,  quand  il  s'agit  de  recueillir  des  textes,  est  de 
les  noter  à  la  suite  les  uns  des  autres,  dans  l'ordre  où  ils 
en  ont  connaissance.  Beaucoup  d'anciens  érudits  (dont 
nous  avons  les  papiers),  et  presque  tous  les  novices  qui 
ne  sont  pas  avertis,  ont  travaillé  et  travaillent  de  la 
sorte  :  ils  avaient,  ils  ont  des  cahiers  où  ils  notent  bout 
à  bout,  au  fur  et  à  mesure,  les  textes  qu'ils  considèrent 
comme  intéressants.  —  Ce  procédé  est  détestable.  11 
faut  toujours  aboutir,  en  effet,  à  classer  les  textes 
recueillis;  si  donc  on  veut  isoler,  plus  tard,  de  l'en- 
semble, ceux  qui  ont  trait  à  un  détail,  on  ne  peut  pas 
se  dispenser  de  relire  tous  ses  cahiers,  et  l'on  est  forcé 
d'en  recommencer  le  laborieux  dépouillement  chaque 
fois  que  l'on  a  besoin  d'un  détail  nouveau.  Si  ce 
procédé  séduit  au  premier  abord,  c'est  parce  qu'il  a 
l'air  d'économiser  des  écritures  ;  mais  l'économie  est 
mal  entendue,  puisqu'elle  a  pour  conséquence  de  mul- 
tiplier infiniment  les  recherches  ultérieures  et  de 
gêner  les  combinaisons. 

D'autres  personnes  comprennent  très  bien  les  avan- 
tages d'un  classement  systématique  ;  elles  se  propo- 
sent en  conséquence  de  recueillir  les  textes  qui  les 
intéressent  dans  des  cadres  tracés  d'avance.  A  cet  effet, 
elles  prennent  des  notes  dans  des  cahiers,  dont  chaque 
page  a  été  munie,  à  l'avance,  d'une  rubrique.  Ainsi  se 
trouvent  rapprochés  tous  les  textes  de  même  espèce. 
—  Ce  système  laisse  à  désirer,  car  les  intercalations 


CLASSEMENT    CRITIQUE    DES    SOURCES.  81 

sont  incommodes,  et  le  cadre  de  classement,  une  fois 
ado|>té,  est  rigide  :  il  est  dilTicile  de  l'amender.  Beau- 
coup de  bibliothécaires  rédigeaient  jadis  leurs  cata- 
logues de  cette  manière,  qui  est  aujourd'hui  con- 
damnée. 

Un  procédé  plus  barbare  encore  ne  sera  mentionné 
que  par  prétérition.  Il  consiste  à  enregistrer  simple- 
ment les  documents  dans  sa  mémoire,  sans  en  prendre 
note  par  écrit.  On  l'a  employé.  Des  historiens,  doués 
d'une  mémoire  excellente  et,  d'ailleurs,  paresseux,  se 
sont  passé  cette  fantaisie  :  le  résultat  a  été  que  la  plupart 
de  leurs  citations  et  de  leurs  références  sont  inexactes. 
La  mémoire  est  un  appareil  d'enregistrement  très 
délicat,  mais  si  peu  précis,  qu'une  pareille  audace  est 
sans  excuse. 

Tout  le  monde  admet  aujourd'hui  qu'il  convient  de 
recueillir  les  documents  sur  des  fiches.  Chaque  texte  est 
noté  sur  une  feuille  détachée,  mobile,  munie  d'indi- 
cations de  provenance  aussi  précises  que  possible.  Les 
avantages  de  cet  artifice  sont  évidents  :  la  mobilité  des 
fiches  permet  de  les  classer  à  volonté,  en  une  foule 
de  combinaisons  diverses,  au  besoin  de  les  changer 
de  place  :  il  est  facile  de  grouper  ensemble  tous  les 
textes  de  même  espèce,  et  de  faire,  à  l'intérieur  de 
chaque  groupe,  des  intercalations,  au  fur  et  à  mesure 
des  trouvailles.  Pour  les  documents  qui  sont  intéres- 
sants à  plusieurs  points  de  vue  et  qui  auraient  droit  à 
figurer  dans  plusieurs  groupes,  il  suffit  de  rédiger  à  plu- 
sieurs exemplaires  les  fiches  qui  les  portent,  ou  de  repré- 
senter celles-ci,  autant  de  fois  qu'il  est  utile,  par  des 
fiches  de  renvoi.  Du  reste,  il  est  matériellement  impos- 
sible de  constituer,  de  classer  et  d'utiliser  des  docu- 
ments autrement  que  sur  fiches,  dès  qu'il  s'agit  de 
recueils  un  peu  vastes.  Les  statisticiens,  les  financiers, 

ê 


82  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

et,  dit-on,  les  littérateurs  qui  observent,  l'ont  constaté 
de  nos  jours,  aussi  bien  que  les  érudits. 

Le  système  des  fiches  n.'est  ])as  sans  quelques 
inconvénients.  Chaque  fiche  doit  être  munie  de  réfé- 
rences précises  à  la  source  où  le  contenu  en  a  été  puisé  ; 
par  conséquent,  si  l'on  analyse  un  document  en  cin- 
quante fiches  distinctes,  il  faudra  répéter  cinquante  fois 
les  mêmes  références.  D'où  une  légère  augmentation 
d'écritures  :  c'est  certainement  à  cause  de  cette  com- 
plication infime  que  quelques  personnes  s'obstinent 
à  préférer  la  méthode  si  défectueuse  des  cahiers.  —  De 
plus,  à  cause  de  leur  mobilité  même,  les  fiches,  feuilles 
volantes,  sont  exposées  à  s'égarer  et  lorsqu'une  fiche 
est  perdue,  comment  la  remplacer  ?  on  ne  s'aperçoit 
même  pas  qu'elle  a  disparu  ;  s'en  apercevrail-on  i)ar 
hasard  que  le  seul  remède  serait  de  recommencer, 
de  fond  en  comble,  toutes  les  opérations  déjà  faites.  — 
A  la  vérité,  des  précautions  très  simples,  que  l'expé- 
rience a  suggérées,  mais  que  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'exposer  en  détail,  permettent  de  réduire  au  minimum 
les  inconvénients  du  système.  On  recommande  d'em- 
ployer des  fiches  de  dimension  uniforme,  résistantes; 
de  les  classer  au  plus  tôt,  dans  des  «  chemises  »  ou 
dans  des  tiroirs,  etc.  —  Que  chacun,  du  reste,  en  ces 
matières,  soit  libre  de  se  créer  des  habitudes  person- 
nelles. ]Mais  il  faut  bien  se  rendre  compte  d'avance  que 
ces  habitudes,  suivant  qu'elles  sont  plus  ou  moins  pra- 
tiques et  heureuses,  ont  une  influence  directe  sur  les 
résultats  de  l'activité  scientifique.  «  Ces  arrangements 
personnels  de  bibliothèque,  dit  E.  Renan,  qui  sont  la 
moitié  du  travail  scientifique  '....  »  Ce  n'est  pas  trop 
dire.  Tel  érudit  doit  une  bonne  part  de  sa  légitime 

1.  E.  Renan,  Feuilles  delacJices,  p.  103. 


CLASSEMENT    CRITIQUE    DES    SOURCES.  83 

réputation  à  l'art  qu'il  a  de  colliger;  tel  autre  est,  pour 
ainsi  dire,  paralysé  par  sa  maladresse  à  cet  égard  *. 

Après  avoir  recueilli  les  documents,  soit  in  extenso, 
soit  en  abrégé,  sur  des  fiches  ou  sur  des  feuillets 
mobiles,  on  les  classe.  Dans  quels  cadres?  suivant  quel 
ordre  ?  Il  est  clair  que  c'est  une  question  d'espèces  et 
que  la  prétention  de  formuler  des  règles  pour  tous  les 
cas  ne  serait  pas  raisonnable.  Mais  voici  quelques 
observations  générales. 

II.  Distinguons  le  cas  de  l'historien  qui  classe  des 
documents  vérifiés  en  vue  d'une  œuvre  historique,  et 
celui  de  l'érudit  qui  compose  un  «  regeste  ».  Regestes 
(de  rcgerere,  consigner  par  écrit)  et  Corpus  sont 
des  collections,  méthodiquement  classées,  de  docu- 
ments historiques.  Les  documents  sont  reproduits  in 
extenso  dans  un  corpus,  analysés  et  décrits  dans  un 
«  regeste  ». 

Corpus  et  regestes  sont  destinés  à  aider  les  travail- 
leurs dans  la  collection  des  documents.  Des  érudits  se 
dévouent  à  effectuer,  une  fois  pour  toutes,  des  beso- 
gnes de  recherche  et  de  classement  dont  le  public, 
grâce  à  eux,  sera,  par  la  suite,  dispensé. 

Les  documents  peuvent  être  groupés  d'après  leur 
date,  d'après  leur  lieu  d'origine,  d'après  leur  contenu, 
d'après  leur  forme  -.  Ce  sont  les  quatre  catégories  du 

1.  Il  serait  très  intéressant  d'avoir  des  renseignements  sur 
les  procédés  de  travail  des  grands  érudits,  notamment  de  ceux 
qui  se  sont  livrés  à  des  travaux  considérables  de  collection  et 
(le  classement.  On  en  trouve  dans  leurs  papiers,  et  quelquefois 
dans  leur  corrcsijondance.  Sur  les  procédés  de  Du  Gange,  voir 
L.  Feugère,  Etude  sur  la  fie  et  les  ouvrages  de  Du  Cange  (Paris, 
1858,  in-8),  p.  G2  et  suiv. 

2.  Voir  J.  G.  Droysen,  Précis  de  ta  science  de  Vhistoire,  p.  25. 
<■  Le  classement  critique  n'a  pas  à  se  préoccuper  uniquement  du 
point  de  vue  dé  la  chronologie....  Plus  sont  variés  les  points  do 
vue  sous  lesquels  la  critique  s'entend  à  grouper  les  matériaux, 


84  OPÉRATIONS    ANALYTIQUI-S. 

temps,  du  lieu,  de  l'espèce  et  de  la  forme;  en  les  super- 
posant, on  obtient  à  volonlé  des  coiiipartiments  réduiis. 
On  se  proposera,  par  exemple,  de  grouper  tous  les 
documents  de  telle  forme,  de  tel  pays,  de  telle  date  à 
telle  date  (les  ciiartes  loyales,  en  France,  sous  le 
règne, de  Philippe-Auguste;;  tous  les  documents  de 
telle  forme  (inscriptions  latines)  ou  de  telle  espèce 
(hymnes  latines)  à  telle  époque  (dans  l'antiquité,  au 
moyen  âge).  —  Mous  rappelons,  pour  préciser,  l'exis- 
tence d'un  Corpus  inscriptionuin  gnecariim,  d'un  Corpus 
inscriptionum  Inliiiaruin,  d'un  Corpus  scriptoruin  eccle- 
siasiicorum  latinorum,  des  Jiegesta  imperii  deJ.  F.  Bôli- 
mer  et  de  ses  continuateurs,  des  Regesta  pontifïcum 
roinanorum  de  Ph.  Jaffé  et  A.  Potlhast. 

Quel  que  soit  le  compartiment  choisi,  de  deux  choses 
l'une  :  ou  bien  les  documents  que  l'on  a  l'intention  de 
classer  à  l'intérieur  de  ce  compartiment  sont  datés,  ou 
ils  ne  le  sont  pas. 

S'ils  sont  datés,  comme  le  sont,  par  exemple,  les 
chartes  émanées  de  la  chancellerie  d'un  prince,  on  aura 
pris  soin  de   placer  en    tête  de   chaque  fiche  la  date 


plus  aussi  sont  fermes  les  points  indiqués  par  l'intersection  des 
lignes.  » 

On  a  renoncé  maintenant  à  grouper  des  documents  en  corpus 
et  en  regestes,  comme  on  le  faisait  autrefois,  parce  qu'ils  ont 
le  caractère  commun  d'être  inédits,  ou  bien,  au  contraire,  de  ne 
pas  l'être.  Jadis,  les  compilateurs  à'Analecia,  de  Relliquiœ 
jitaniiscriplorum,  de  «.  trésors  à'aiiccdota  »,  de  spicilèges,  etc., 
publiaient  tous  les  documents  d'un  certain  genre  qui  avaient  le 
cavacicrc  commun  d'être  inédits  et  de  leur  paraître  intéressants; 
au  contraire  Georgiscb  (Ret^csta  chronologico-diplontalicà)', 
IJi'équigny  [Table  chro/iologitjuc  des  diplômes,  chartes  et  actes 
iiiip'iiiirs  concernant  l'histoire  de  France),  Wauters  [Table  cliru- 
7ioli>gi(/iu'  des  chartes  et  diplômes  imprimes  concernant  l'histoire 
de  IhlgKjue) ,  ont  classé  ensemble  tous  les  documents  «l'une 
cerlainc  espèce  qui  avaient  le  caractère  commun  d'avoir  été 
imprimés. 


CLASSEMENT    CniTIQUE    DES    SOtRCES.  85 

(ramenée  au  coraput  moderne)  du  document  qui  s'y 
trouve  inscrit.  Rien  ne  sera  donc  plus  facile  que  de 
ch.sser,  par  ordre  chronologique,  toutes  les  fiches, 
c'est-à-dire  tous  les  documents,  qui  auront  été  réunis. 
Le  classement  chronologique  s'impose,  en  principe, 
dès  qu'il  est  possible.  —  Il  n'y  a  qu'une  difficulté,  toute 
pratique.  Même  dans  les  cas  les  plus  favorables,  quel- 
ques documents  ont  perdu  accidentellement  leurs  dates; 
ces  dates,  l'auteur  du  regeste  est  tenu  de  les  restituer, 
ou  d'essayer  de  le  faire;  de  longues  et  patientes  recher- 
ches sont  nécessaires  à  cet  elTet. 

Si  les  documents  ne  sont  pas  datés,  il  faut  opter 
entre  l'ordre  alphabétique,  l'ordre  géographique  et 
l'ordre  systématique.  —  L'histoire  du  Corpus  des  ins- 
criptions latines  est  là  pour  montrer  que  ce  n'est  pas 
toujours  facile.  «  L'ordre  des  dates  était  impossible, 
attendu  que  la  |)lupart  des  inscriptions  ne  sont  pas 
datées.  Depuis  Suielius,  on  divisait  en  classes,  c'est- 
à-dire  qu'on  distinguait  selon  leur  contenu,  et  sans 
égard  à  leur  provenance,  les  inscriptions  religieuses, 
sépulcrales,  militaires,  poétiques,  celles  qui  ont  un 
caractère  public  et  d'autres  qui  ne  concernent  que  des 
particuliers,  etc.  Bœckh,  bien  qu'il  eût  ])référé,  pour 
son  Corpus  inscrlplionum  grsecarum,  l'ordre  géogra- 
phique, était  d'avis  que  l'ordre  des  matières,  adopté  jus- 
que-là, était  le  seul  possible  dans  un  Corpus  latin —  » 
[Ceux-là  même  qui  proposaient,  en  France,  l'ordre  géo- 
graphique] ff  voulaient  faire  une  exception  pour  les 
textes  relatifs  à  l'histoire  générale  d'un  pays,  et  sans 
doute  de  l'Lmpire;  en  1845,  Zurapt  défendit  un  sys- 
tème éclectique  de  ce  genre,  très  compliqué.  En  1847, 
Th.  Morarasen  n'admettait  encore  l'ordi'e  géographique 
que  pour  les  inscriptions  des  municipes,  et,  en  1852, 
quand  il  publia  les  Inscriptions  du  royaume  de  Naples, 


86  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

il  n'avait  pas  entièrement  changé  d'avis.  C'est  seule- 
ment quand  il  fut  chargé  de  la  publication  du  C.  I.  L. 
par  l'Académie  de  Berlin  que,  instruit  par  l'expérience, 
il  rejeta  même  les  exceptionsproposéespar  Egger  pour 
l'histoire  générale  d'une  province,  et  crut  devoir  s'en 
tenir  à  l'ordre  géographique  pur  *.  »  Cependant,  vu  le 
caractère  des  documents  épigraphiques,  l'ordre  des 
lieux  était  évidemment  le  seul  rationnel.  On  l'a  ample- 
ment démontré  depuis  cinquante  ans;  mais  les  collec- 
tionneurs d'inscriptions  n'en  sont  tombés  d'accord 
qu'après  deux  siècles  de  tentatives  en  sens  contraire. 
Pendant  deux  siècles,  on  a  fait  des. recueils  d'inscrip- 
tions latines  sans  voir  que  «  classer  les  inscriptions 
d'après  les  matières  dont  elles  traitent,  c'est  éditer 
Gicéron  en  découpant  ses  discours,  ses  traités  et  ses 
lettres  afin  de  ranger  les  tronçons  d'après  les  sujets 
traités  »  ;  que  «  les  monuments  épigraphiques  appar- 
tenant au  même  territoire,  placés  les  uns  à  côté  des 
autres,  s'expliquent  mutuellement  »;  et  enfin  que  «  s'il 
est  à  peu  près  impraticable  de  ranger  par  ordre  de 
matières  cent  mille  inscriptions  qui  presque  toutes  se 
rattachent  à  plusieurs  catégories,  au  contraire  chaque 
monument  n'a  qu'une  place,  et  une  place  bien  déter- 
minée, dans  l'ordre  géographique  ^  ». 

L'ordre  alphabétique  est  très  commode  lorsque 
l'ordre  chronologique  et  l'ordre  géographique  ne  con- 
viennent pas.  Il  y  a  des  documents,  comme  les  ser- 

1.  J.  P.  \S'altzing,  Recueil  général  des  inscriptions  latines  Lo;:- 
vaiti,  1S92,  in-8),  p.  41. 

2.  Ibidem.  —  Lorsque  l'ordre  géographique  est  adojjté,  une 
difBcullé  résulte  de  ce  que  la  provenance  de  certains  documents 
est  inconnue  :  beaucoup  d'inscriptions,  conservées  dans  les 
Musées,  y  ont  été  apportées  on  ne  sait  d'où.  Difficulté  analogue 
à  celle  qui  résulte,  iJour  les  regestes  chronologiques,  des  docu- 
ments sans  date. 


CLASSEMENT    CRITIQUE    DES    SOURCES.  ÔT 

mons,  les  hymnes  et  les  cliansons  profanes  du  moyen 
âge,  qui  ne  sont  datés  avec  précision  ni  du  temps,  ni 
du  lieu.  On  les  classe  par  ordre  alphabétique  d'incipit, 
c'est-à-dire  suivant  l'ordre  alphabétique  des  premiers 
mots  de  chacun  d'eux  '• 

L'ordre  systématique,  ou  didactique,  n'est  pas  â 
recommander  pour  la  composition  des  corpus  ou  des 
regestes.  Il  est  toujours  arbitraire,  entraîne  des  répé- 
titions et  des  confusions  inévitables.  D'ailleurs,  il  suffit 
de  joindre  aux  collections  disposées  suivant  l'ordre 
chronologique,  géographique  ou  alphabétique,  de 
bonnes  «  tables  des  matières  »  pour  les  mettre  en  état 
de  rendre  tous  les  services  que  rendraient  des  recueils 
systématiques.  —  Une  des  principales  règles  de  l'art 
de  fabriquer  les  corpus  et  les  regesles  («  le  grand 
art  des  Corpus  »,  parvenu  dans  la  seconde  moitié  du 
xix^  siècle  à  un  si  haut  degré  de  perfection  *)  est  de 
munir  ces  collections,  quel  qu'en  soit  le  classement,  de 
tables  et  d'index  variés,  propres  à  en  faciliter  l'usage  : 
tables  d'inc/pit  dans  les  regestes  chronologiques  qui 
s'y  prêtent,  index  des  noms  propres  et  des  dates  dans 
les  regestes  par  incipit,  etc.,  etc. 

Les  faiseurs  de  corpus  et  de  regestes  recueillent  et 
classent  pour  autrui  des  documents  qui  ne  les  intéres- 
sent pas  directement,  ou,  du  moins,  qui,  tous,  ne  les 

1.  Il  n'y  a  d'embarras  que  pour  ceux  qui  ont  perdu  leur 
incipit.  Cf.  p.  86,  n.  2.  —  Au  xviii'  siècle,  Séguier  consacra  une 
glande  partie  de  sa  vie  à  dresser  un  Catalogue,  par  ordre  alpha- 
bétique A' incipit,  des  inscriptions  latines,  au  nombre  de  50  000, 
qui  avaient  été  publiées  jusque-là;  il  dépouilla  douze  mille 
ouvrages  environ.  Ce  travail  considérable-  est  resté  inédit  et 
inutile.  Avant  d'entreprendre  d'aussi  vastes  compilations,  s'as- 
surer que  le  plan  en  est  rationnel  et  que  le  travail  à  fournir  — 
un  travail  si  dur  et  si  ingrat  —  ne  sera  pas  gaspillé. 

2.  Voir  G.  Waitz,  Ucbcr  die  Ueraiisirabe  und  Bearbeitung  von 
licgeslen,  dans  VUistorische  Zeitschrift,  XL  (1878),  p.  280-95. 


88  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

intéressent  pas,  et  s'absorbent  dans  ce  labeur.  Les  tra- 
vailleurs ordinaires,  eux,  ne  recueillent  et  ne  classent 
que  les  matériaux  utiles  pour  leurs  études  particu- 
lières. De  là,  des  différences.  Par  exemple,  l'ordre 
systématique,  arrêté  d'avance,  qui  est  si  peu  recom- 
mandable  pour  les  grandes  collections,  fournit  souvent 
à  ceux  qui  travaillent  pour  leur  propre  compte,  en  vue 
de  composer  des  monographies,  un  cadre  de  classe- 
ment préférable  à  tout  autre.  ÎMais  on  se  trouvera 
toujours  bien  d'observer  les  habitudes  matérielles  dont 
l'expérience  a  enseigné  la  valeur  aux  conijiilateurs  de 
])rofession  :  en  tête  de  chaque  fiche,  inscrire,  s'il  y  a 
lieu,  la  date,  et,  en  tout  cas,  une  rubrique';  multiplier 
les  cross-references  et  les  index  ;  tenir  état  (sur  des 
fiches  rangées  à  part)  de  toutes  les  sources  utilisées, 
afin  de  ne  pas  être  exposé  à  recommencer,  par  inad- 
vertance, des  dépouillements  déjà  faits;  etc.  —  L'obser- 
vation régulière  de  ces  pratiques  contribue  beaucoup  à 
rendre  plus  aisés  et  plus  solides  les  travaux  d'histoire 
qui  ont  un  caractère  scientifique.  La  possession  d'un 
jeu  de  fiches  judicieusement  dressé  (quoique  imparfait) 
a  valu  à  M.  B.  Hauréau  d'exercer  jusqu'à  la  fin  de  sa 
vie,  dans  le  genre  très  spécial  d'études  historiques 
qu'il  cultivait,  une  maîtrise  incontestable  -. 

1.  A  défaut  d'ordre  systématique  arrêté  d'avance,  et  lorsque 
l'ordie  chronologique  n'est  pas  de  mise,  il  est  parfois  avanta- 
geux de  classer  provisoirement  les  fiches,  c'est-à-dire  les 
documents,  dans  l'ordre  alphabétique  de  mots  choisis  comme 
rubriques  [Scidagwurtcr).  C'est  le  système  dit  «  du  Dictionnaire  ». 

2.  Voir  Langlois,  Manuel  de  bibliographie  historique,  I,  p.  88. 


CHAPITRE   V 


LA   CRITIQUE    D'ÉRUDITION   ET   LESÉRUDITS 


L'ensemble  des  opérations  décrites  dans  les  cha- 
pitres précédents  (restitution  des  textes,  critique  de 
provenance,  collection  et  classement  des  documents 
vérifiés)  constitue  le  vaste  domaine  de  la  critique 
externe  ou  critique  d'érudition*. 

La  critique  d'érudition  tout  entière  n'inspire  que  du 
dédain  au  gros  public,  vulgaire  et  superficiel.  Quelques- 
uns  de  ceux  qui  s'y  livrent  sont  disposés,  au  contraire, 
à  la  glorifier.  Mais  il  y  a  un  juste  milieu  entre  cet 
excès  d'honneur  et  cette  indignité. 

L'opinion  brutale  des  gens  qui  prennent  en  pitié  et 
qui  raillent  les  analyses  minutieuses  de  la  critique 
externe  ne  mérite  guère,  en  vérité,  d'être  réfutée.  II 
n'y  a  qu'un  argument  pour  établir  la  légitimité  et  pour 
inspirer  le  respect  des  labeurs  obscurs  de  l'érudition, 
mais  il  est  décisif  :   c'est   qu'ils    sont  indispensables. 

1.  Nous  prenons  ici  «  critique  d'érudition  »  comme  synonyme 
de  <■  critique  externe  >•.  Dans  le  langage  courant,  on  appelle 
crudils,  non  seulement  les  spécialistes  de  la  critique  externe, 
mais  aussi  les  historiens  qui  ont  l'habitude  de  composer  des 
monographies  sur  des  sujets  techniques,  restreints,  peu  inté- 
ressants pour  le  grand  public. 


90  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

Sans  érudition,  pas  d'iiisloii^e.  Non  sunt  contemnenda 
quasi  parva ,  dit  saint  JéiV)rae ,  sine  quibus  ma^na 
constare  non  possunt  '. 

D'un  autre  côté  les  professionnels,  en  cherchant  à 
se  donner  des  raisons  d'être  fiers  des  travaux  qu'ils 
exécutent,  ne  se  sont  pas  contentés  de  les  représenter 
comme  nécessaires;  ils  se  sont  laissé  entraîner  à  en 
exagérer  les  vertus  et  la  portée.  On  a  dit  que  les  pro- 
cédés si  sûrs  de  la  critique  d'érudition  avaient  élevé 
l'histoire  à  la  dignité  d'une  science,  «  d'une  science 
exacte  »  ;  que  la  critique  de  provenance  «  fait  pénétrer 
plus  profondément  qu'aucune  autre  étude  dans  la  con- 
naissance des  temps  passés  »  ;  que  l'habitude  de  la 
•critique  des  textes  affine  ou  même  confère  «  l'intelli- 
gence historique  ».  Tacitement,  on  s'est  persuadé  que 
la  critique  d'érudition  est  toute  la  critique  historique, 
et  qu'il  n'y  a  rien  au  delà  du  nettoyage,  du  raccommo- 
dage et  du  classement  des  documents.  —  Cette  illusion, 
assez  répandue  parmi  les  spécialistes,  est  trop  gros- 
sière pour  qu'il  soit  utile  delà  combattre  expressément  : 
c'est,  en  effet,  la  critique  psychologique  d'interpréta- 
tion, de  sincérité  et  d'exactitude  qui  «  fait  pénétrer  plus 
profondément  qu'aucune  autre  étude  dans  la  connais- 

1.  Cet  argument,  facile  à  développer,  l'a  été  soiiyent,  et 
récemment  encore  par  M.  J.  Bédier,  dans  la  Ilet^ue  des  Deux 
Mondes,  15  févr.  1894,  p.  932  et  suiv. 

Quelques  personnes  admettent  volontiers  que  les  travaux  d'éru- 
dition sont  utiles,  mais,  agacées,  se  demandent  si  «  la  recension 
d'un  texte  »  ou  «  le  déchiffrement  d'un  parchemin  gothique  »  est 
«  l'effort  suprême  de  l'esprit  humain  »,  et  si  les  facultés  intel- 
lectuelles que  suppose  l'exercice  de  la  critique  externe  méritent 
ou  ne  méritent  pas  «  ce  que  l'on  mène  de  bruit  autour  de  ceux 
qui  les  possèdent  ».  Les  pièces  d'une  polémique  sur  cette  ques- 
tion, évidemment  dépourvue  d'importance,  entre  M.  Brunetière, 
qui  conseillait  aux  érudits  la  modestie,  et  M.  Boucherie,  qui 
insistait  sur  les  motifs  que  les  érudits  ont  d'être  fiers,  se  trou- 
vent dans  la  Revue  des  langues  romanes,  1880,  t.  I  et  II. 


LA    CRITIQUE    D  ERUDITION    ET    LES    ERUDITS.  91 

sance  des  temps  passés  »,  ce  n'est  pas  la  critique 
externe*.  Un  historien  qui  aurait  cette  bonne  fortune 
que  tous  les  documents  utiles  pour  ses  études  eussent 
été  déjà  correctement  édités,  critiqués  au  point  de  vue 
de  la  provenance,  et  classés,  ne  serait  pas  moins  en  état 
de  s'en  servir  pour  écrire  l'histoire  que  s'il  avait  été 
obligé  de  leur  faire  subir,  de  ses  [propres  mains,  les 
opérations  préalables.  Il  est  possible,  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  d'avoir  la  plénitude  de  l'inlelligence  historique 
sans  avoir  jamais  essuyé  soi-même,  au  propre  et  au 
figuré,  la  poussière  des  documents  originaux,  c'est-à- 
dire  sans  les  avoir  découverts  et  purifiés  soi-même.  Il 
ne  faut  pas  interpréter  judaîquement,  au  sens  étymo- 
logique, ce  mot  de  M.  Renan  :  «  Je  ne  crois  pas  que 
l'on  puisse  acquérir  une  claire  notion  de  l'hisloire,  de 
ses  limites  et  du  degré  de  confiance  qu'il  faut  avoir 
dans  ses  divers  ordres  d'investigation  sans  l'habitude 
de  manier  les  documents  originaux*  »;  cela  doit  s'en- 
tendre simjilement  de  l'habitude  de  recourir  aux  sources 
directes  et  de  traiter  des  questions  précises^.  Un  jour 
viendra  sans  doute  où,  tous  les  documents  relatifs  à 
l'histoire  de  l'antiquité  classique  ayant  été  édités  et 
critiqués,  il  n'y  n'aura  plus  lieu  de  faire,  dans  le 
domaine  de  l'histoire  de  l'antiquité  classique,  ni  cri- 
tique des  textes  (restitution),  ni  critique  des  sources 
(provenance) j    les   conditions  n'en    seront  pas  moins 


1.  Des  hommes,  dont  la  critique  était  du  meilleur  aloi,  tant 
qu'il  ne  s'agissait  que  des  opérations  de  critique  externe,  ne  se 
sont  jamais  élevés  à  une  pensée  de  critique  supérieure,  ni,  par 
conséquent,  à  l'intellig'ence  de  l'histoire. 

2.  E.  Renan,  Essais  de  morale  et  de  critique,  p.  36. 

•i.  «  Ne  fût-ce  qu'en  vue  de  la  sévère  discipline  de  l'esprit 
je  ferais  peu  de  cas  du  philosophe  qui  n'aurait  pas  travaillé, 
au  moins  une  fois  en  sa  vie,  à  cclaircir  quelque  point  spécial....  • 
{^L'Avenir  de  la  science,  p.  136.) 


92  OPÉRATIONS  ANALYTIQUES. 

évidemment  excellentes  alors  pour  traiter  des  détails 
(t  de  1  ensemble  de  l'histoire  ancienne.  Ne  nous 
iassons  pas  de  le  répéter  :  la  critique  externe  est  toute 
préparatoire  ;  elle  est  un  moyen,  non  un  but  ;  l'idéal 
serait  qu'elle  eût  été  suffisamment  pratiquée  pour  qu'il 
fût  désormais  possible  de  s'en  dispenser  ;  ce  n'est 
qu'une  nécessité  provisoire. 

Non  seulement  il  n'est  pas,  en  théorie,  obligatoire 
que  les  personnes  dont  c'est  l'intention  de  faire  des 
synthèses  historiques  aient  elles-mêmes  approprié  les 
matériaux  sur  lesquels  elles  opèrent;  mais  on  est  en 
droit  de  se  demander,  et  on  s'est  souvent  demandé, 
si  cela  est  avantageux  '.  Ne  serait-il  pas  préférable  que 
les  ouvriers  de  l'œuvre  historique  fussent  spécialisés  ? 
Aux  uns  —  les  érudits  —  seraient  dévolues  les  beso- 
gnes absorbantes  de  la  critique  externe  ou  critique 
d'érudition  ;  les  autres,  allégés  du  poids  de  ces  beso- 
gnes ,  auraient  plus  de  liberté  pour  procéder  aux 
travaux  de  critique  supérieure,  de  combinaison  et  de 
construction.  Tel  était  l'avis  de  Mark  Pattison,  qui  a 
dit  :  History  cannot  be  n'ritlen  froni  manuscripts,  ce  qui 
signifie  :  «  Il  est  im])ossible  d'écrire  l'histoire  d'après 
des  documents  que  l'on  est  tenu  de  mettre  soi-même 
en  état  d'être  utilisés  ». 

Jadis  les  professions  d'  a  érudit  »  et  d'  «  historien  » 
étaient,  en  efl'et,  très  nettement  distinctes.  Les  «  histo- 
riens »  cultivaient  le  genre  littéraire,  pompeux  et  vide, 
que  l'on  appelait  alors  «  l'histoire  »,  sans  se  tenir  au 
■  ourant  des  travaux  effectués  par  les  érudits.  Les  éru- 
dits, de  leur  côté,  posaient,  par  leurs  recherches  cri- 
tiques, la  condition  de  l'histoire,  mais  ils  ne  se   sou- 

1.  Cf.,  sur  le  point  de  savoir  s'il  est  nécessaire  que  chacun 
fasse  «  allthepieliininary  grubbing-  forhimself  »,  J.M.  l\obertson, 
Buckle  and  his  critics  (London,  18'J5,  in-8),  p.  299. 


LA    CRITIQUE    D  ERUDITION    ET    LES    ERUDITS.  93 

ciaicnt  pas  de  la  faire  :  contents  de  colliger,  de  purifier 
et  de  classer  des  documents  historiques,  ils  se  désin- 
téressaient de  l'histoire  et  ils  ne  comprenaient  pas  mieux 
le  passé  que  le  commun  des  hommes  de  leur  temps. 
Les  érudits  agissaient  comme  si  l'érudition  avait  eu  sa 
fin  en  elle-même,  et  les  historiens  comme  s'ils  avaient 
l)u  reconstituer  les  réalités  disparues  par  la  seule  force 
de  la  réflexion  et  de  l'art  appliquée  aux  documents  de 
mauvais  aloi  qui  étaient  dans  le  domaine  commun.  — 
Un  divorce  aussi  complet  entre  l'érudition  et  l'histoire 
paraît  aujourd'hui  presque  inexplicable,  et,  certes,  il 
était  très  fâcheux.  Les  partisans  actuels  de  la  division 
du  travail  en  histoire  ne  réclament,  cela  va  de  soi,  rien 
de  pareil.  Il  faut  bien  qu'un  commerce  intime  soit  établi 
entre  le  monde  des  historiens  et  celui  des  érudits, 
puisque  les  travaux  de  ceux-ci  n'ont  de  raison  d'être 
qu'en  tant  qu'ils  sont  utiles  à  ceux-là.  On  veut  dire 
seulement  que  certaines  opérations  d'anah^se  et  toutes 
les  opérations  de  synthèse  ne  sont  pas  nécessairement 
mieux  faites  quand  elles  le  sont  par  le  même  individu; 
que,  si  les  rôles  d'érudit  et  d'historien  peuvent  être 
cumulés,  il  n'est  pas  illégitime  de  les  séparer;  et  que 
])eut-être  cette  séparation  est,  en  principe,  désirable, 
comme  elle  est  souvent,  en  pratique,  imposée. 

En  pratique,  voici  comment  les  choses  se  passent. 
—  Quelle  que  soit  la  partie  de  l'histoire  que  l'on  se  pro- 
pose d'étudier,  trois  cas  seulement  peuvent  se  présen- 
ter. Ou  -bien  les  sources  ont  déjà  été  purifiées  et 
classées;  ou  bien  l'élaboration  ])réalable  des  sources, 
qui  n'a  jamais  été  faite  ou  qui  ne  l'a  été  qu'en  partie,  ne 
présente  pas  de  grandes  difficultés;  ou  bien  les  sources 
à  employer  sont  très  troubles,  et  des  travaux  considé- 
rables d'appropriation  sont  indiqués.  —  Soit  dit  en 
iKissant,  il  n'y  a,  naturellement,   aucune  relation  entre 


94  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

l'importance  intrinsèque  des  sujets  et  la  quantité 
d'o|)éralions  préalables  qu'il  faut  exécuter  avant  de  les 
traiter  :  des  sujets  du  plus  haut  intérêt,  par  exemple 
l'histoire  des  origines  et  des  j)reiniers  développements 
du  christianisme,  n'ont  pu  être  abordés  convenable- 
ment qu'après  des  enquêtes  d'érudition  qui  ont  occupé 
des  générations  d'érudits;  mais  la  critique  matérielle 
des  sources  de  l'histoire  de  la  Révolution  française, 
autre  sujet  de  premier  ordre,  a  exigé  beaucoup  moins 
d'efforts;  et  des  problèmes  relativement  insignifiants 
de  l'histoire  du  moyen  ;lge  ne  seront  résolus  que 
lorsque  d'immenses  travaux  de  critique  externe  auront 
été  accomplis. 

Dans  les  deux  premiers  cas,  la  question  de  l'oppor- 
tunité d'une  division  du  travail  ne  se  jjose  pas.  Mais 
considérons  le  troisième.  Un  bon  esprit  constate  que 
les  documents  nécessaires  pour  traiter  un  point  d'his- 
toire sont  en  très  mauvais  état  :  dispersés,  abîmés,  peu 
sûrs.  Dès  lors,  il  doit  choisir  :  ou  bien  il  abandonne 
le  sujet,  n'ayant  aucun  goût  pour  des  opérations 
matérielles  qu'il  sait  nécessaires,  mais  dont  il  prévoit 
qu'elles  absorberaient  son  activité  tout  entière;  ou  bien 
il  se  décide  à  entamer  les  travaux  critiques  prépara- 
toires, sans  se  dissimuler  qu'il  n'aura  probablement  pas 
le  temps  de  mettre  lui-même  en  œuvre  les  matériaux 
qu'il  aura  vérifiés,  et  qu'il  va  travailler  par  conséquent 
pour  l'avenir,  pour  autrui.  Notre  homme,  s'il  prend  ce 
dernier  parti,  devient,  comme  malgré  lui,  érudit  de 
profession.  —  Rien  n'empêche,  il  est  vrai,  a  priori, 
que  ceux  qui  font  de  vastes  collections  de  textes  et  qui 
donnent  des  éditions  critiques  se  servent  de  leurs 
propres  regestes  et  de  leurs  propres  éditions  pour 
écrire  l'histoire;  et  nous  voyons  en  effet  que  plusieurs 
hommes  se  sont  partagés  entre  les  besognes  prépara- 


LA    CRITIQUE    D  ERUDITION    ET    LES    ERUDITS.  95 

toires  de  la  critique  externe  et  les  travaux  plus  relevés 
de  la  construction  historique  :  il  suffit  de  nommer 
Waitz,  Mommsen,  Hauréau.  Mais  de  telles  combinai- 
sons sont  fort  rares,  pour  plusieurs  raisons.  La  pre- 
mière de  ces  raisons,  c'est  que  la  vie  est  courte  :  il  y  a 
tels  catalogues,  telles  éditions,  tels  regestes  de  grande 
dimension  dont  la  confection  est  matériellement  si 
laborieuse  qu'elle  épuise  toutes  les  forces  du  travail- 
leur le  plus  zélé.  La  seconde,. c'est  que  les  besognes 
d'érudition  ne  sont  pas,  pour  beaucoup  de  gens,  sans 
charme  ;  presque  tout  le  monde  y  trouve,  à  la  longue, 
une  douceur  singulière  ;  et  plusieurs  s'y  sont  confinés 
qui  auraient  pu,  à  la  rigueur,  faire  autrement. 

Est-il  bon,  en  soi,  que  des  travailleurs  se  confinent, 
volontairement  ou  non,  dans  les  recherches  d'érudi- 
tion ?  —  Oui,  sans  doute.  Dans  les  études  historiques 
comme  dans  1  industrie,  les  effets  de  la  division  du 
travail  sont  les  mêmes,  et  très  favorables  :  production 
plus  abondante,  plus  réussie,  mieux  réglée.  Les  cri- 
tiques qui  sont  rompus  par  une  longue  habitude  à  la 
restitution  des  textes  les  restituent  avec  une  dexté- 
rité, une  sûreté  incomparables;  ceux  qui  se  livrent 
exclusivement  à  la  critique  de  provenance  ont  des 
intuitions  que  d'autres,  moins  entraînés  dans  cette  spé- 
cialité difficile,  n'auraient  pas;  ceux  qui,  toute  leur  vie, 
dressent  des  inventaires  ou  composent  des  regestes 
les  dressent  et  les  composent  plus  aisément,  plus  vite, 
et  mieux,  que  les  premiers  venus.  Ainsi,  non  seule- 
ment il  n'y  a  aucun  intérêt  à  ce  que  tout  «  historien  » 
soit,  en  même  temps,  «  érudit  «  pratiquant;  mais, 
parmi  les  o  érudits  »  eux-mêmes,  voués  aux  opérations 
de  critique  externe,  des  catégories  se  dessinent.  De 
même,  dans  un  chantier,  il  n'y  a  aucun  intérêt  à  ce  que 
l'architecte  soit  en  même  temps   ouvrier,  et  tous  les 


96  OPKItATIONS    ANALYTIQUES 

ouvriers  n'ont  pas  les  mêmes  fonctions.  Bien  que  la 
plupart  des  érudits  ne  se  soient  pas  rigoureusemetit 
spécialisés  jusqu'ici,  et,  pour  varier  leurs  plaisirs, 
exécutent  volontiers  des  ouvrages  d'érudition  de 
diverses  sortes,  il  serait  facile  d'en  nommer  qui  sont 
des  ouvriers  en  catalogues  descriptifs  et  en  index 
(archivistes,  bibliothécaires,  etc.),  d'autres  qui  sont 
plus  spécialement  surtout  des  «  critiques  »  (nettoyeurs, 
restaurateurs  et  éditeurs  de  textes),  d'autres  qui  sont 
surtout  des  fabricants  de  rege-tes.  —  u  Du  moment  où 
il  est  bien  convenu  que  l'érudition  n'a  de  valeur  qu'en 
vue  de  ses  résultats,  on  ne  peut  pousser  trop  loin  la 
division  du  travail  scientifique  *  »,  et  l'avancement 
des  sciences  historiques  est  corrélatif  à  la  spéciali- 
sation de  plus  en  plus  étroite  des  travailleurs.  S'il 
était  possible  naguère  que  le  même  homme  se  livrât 
successivement  à  toutes  les  opérations  historiques, 
c'est  que  le  public  compétent  n'avait  pas  de  grandes 
exigences  :  on  réclame  aujourd'hui  de  ceux  qui  font 
la  critique  des  documents  des  soins  minutieux,  une 
perfection  absolue,  qui  supposent  une  habileté  vrai- 
ment professionnelle.  Les  sciences  historiques  en  sont 
arrivées  maintenant  à  ce  point  de  leur  évolution  où,  les 
grandes  lignes  étant  tracées,  les  découvertes  capitales 
ayant  été  faites,  il  ne  reste  plus  qu'à  préciser  des 
détails;  on  a  le  sentiment  que  la  connaissance  du  passé 
ne  peut  plus  progresser  que  grâce  à  des  enquêtes 
extrêmement  étendues  et  à  des  analyses  extrêmement 
approfondies  dont,  seuls,  des  spécialistes  sont  capables. 
Mais  rien  ne  justifie  mieux  la  répartition  des  travail- 
leurs en  «  érudits  »  et  en  «  historiens  »  (et  celle  des 
érudits  entre  les  diverses  spécialités  de   la    critique 

1.  E.  Renan,  iAvenir  de  la  science,  p.  230i 


LA    CRITIQUE    D  ERUDITION    ET    LES    ERUDITS.  97 

d'érudition)  que  la  circonstance  suivante  :  certains 
individus  ont  une  vocation  naturelle  pour  certaines 
besognes  spéciales.  L'une  des  ])rincipales  raisons 
d'être  de  l'enseignement  supérieur  des  sciences  histo- 
riques est  justement,  à  notre  avis,  que  la  scolarité 
universitaire  permet  aux  maîtres  (supposés  gens 
d'expérience)  de  distinguer  chez  les  étudiants,  ou  bien 
les  germes  d'une  vocation  d'érudit,  ou  bien  l'inapti- 
tude foncière  aux  travaux  d'érudition*.  Criticus  non  fit, 
secl  nascitur.  A  qui  n'est  pas  né  avec  certaines  dispo- 
sitions naturelles,  la  carrière  de  l'érudition  technique 
ne  réserve  que  des  dégoûts  :  le  plus  grand  service  que 
l'on  puisse  rendre  aux  jeunes  gens  qui  hésitent  à  s'y 
engager  est  de  les  en  avertir.  —  Les  hommes  qui  se 
sont  consacrés  jusqu'ici  aux  besognes  préparatoires 
les  ont  choisies  entre  toutes,  parce  qu'ils  en  avaient  le 
goût,  ou  bien  s'y  sont  résignés,  les  sachant  nécessaires  : 
ceux  qui  les  ont  choisies  ont  moins  de  mérite,  au  point 
de  vue  moral,  que  ceux  qui  s'y  sont  résignés,  mais  ils 
ont  obtenu  cependant,  pour  la  plupart,  des  résultats 
meilleurs,  parce  qu'ils  ont  travaillé,  non  par  devoir, 
mais  avec  joie  et  sans  arrière-pensée.  Il  importe  donc 
que  chacun  embrasse  en  connaissance  de  cause,  dans 
son  propre  intérêt  et  dans  l'intérêt  général,  la  spécia- 
lité qui  lui  convient  le  mieux. 

Examinons    les    dispositions    naturelles    qui    habi- 
litent, et  les    défauts   vraiment   rédhiljitoires   qui  dis- 
qualifient ,    pour    les    travaux    de    critique     externe 
Nous  dirons  ensuite   quelques   mots   des   dispositions 

1.  Le  professeur  d'Université  est  très  bien  placé  pour  décou- 
vrir cl  eiicourag-cr  des  vocations  ;  mais  »  c'est  par  des  efforts 
individuels  que  le  but  (l'Jiabileté  critique)  peut  être  atteint  par 
les  étudiants,  a  très  bien  dit  G.  Waitz  dans  un  discours  acadé- 
mique ;  la  part  qui  revient  au  maître  dans  cette  œuvre  est 
petite »  {Revue  crilirjue^  187'i,  II,  p.  232.) 


98  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

qu'engendre  l'exercice  machinal  de  la  profession 
d'érudit. 

I.  La  condition  primordiale  pour  bien  faire  les  tra- 
vaux d'érudition,  c'est  de  s'y  plaire.  —  Or  les  hommes 
qui  ont  reçu  des  dons  exceptionnels  de  poètes  et  de 
penseurs,  en  un  mot  de  créateurs,  s'accommodent  assez 
mal  des  petites  besognes  techniques  de  la  critique  pré- 
paratoire :  ils  se  gardent  bien  de  les  dédaigner,  ils 
les  honorent  au  contraire,  s'ils  sont  clairvoyants,  mais 
ils  ne  s'y  livrent  guère,  crainte  de  couper,  comme  on 
dit,  des  cailloux  avec  un  rasoir.  «  Je  ne  suis  pas 
d'humeur,  écrivait  Leibniz  à  Basnage ,  qui  l'avait 
exhorté  à  composer  un  immense  Corpus  des  documents 
inédits  et  imprimés    relatifs  à  l'histoire  du  droit  des 

gens, je  ne  suis  pas  d'humeur  à  faire  le  transcripteur 

Et  ne  pensez-vous  pas  que  vous  me  donnez  un  conseil 
semblable  à  celui  d'une  personne  qui  voudrait  marier 
son  ami  à  une  méchante  femme  ?  Car  c'est  marier  un 
homme  que  de  l'engager  dans  un  ouvrage  qui  l'occu- 
perait toute  sa  vie'.  »  Et  Renan,  parlant  de  ces 
«  immenses  travaux  »  préalables  «  qui  ont  rendu  pos- 
sibles les  recherches  de  la  haute  critique  »  et  les 
essais  de  construction  historique,  dit  :  «  Celui  qui, 
avec  des  besoins  intellectuels  plus  excités  [que  ceux 
des  auteurs  de  ces  travaux],  ferait  maintenant  un  tel 
acte  d'abnégation,  serait  un  héros  ^...  ».  Quoique 
Renan  ait  dirigé  la  publication  du  Corpus  inscrlptionum 
seiniticarum ,  et  quoique  Leibniz  soit  l'éditeur  des 
Scriptorcs  rerum  Brunsvicensium,  ni  Leibniz,  ni  Renan, 
ni  leurs  pairs,  n'ont  eu,  fort  heureusement,  l'héroïsme 
de  sacrifier  à  l'érudition  pure  des  facultés  supérieui'es. 

1.  Cité  par  Fr.  X.  von  Wcgele,  Gcscitichte  dcr  dcuischen  Uislo- 
rioqrdp/iic  (Miliichcn,   1885,  iii-8),  p.  053* 

2.  lî.  Keiuin,  o.  c,  p.  125; 


LA    CRITIQUE    d'kRUDITION"    ET    LES    Él'.UDITS.  99 

Hormis  les  hommes  supérieurs  (et  ceux,  infiniment 
plus  nombreux,  qui,  à  tort,  se  croient  tels),  presque 
tout  le  monde,  nous  l'avons  dit,  trouve  à  la  longue  de 
la  douceur  aux  minuties  de  la  critique  préparatoire. 
C'est  que  l'exercice  de  cette  critique  flatte  et  développe 
des  goûts  très  généralement  répandus  :  le  goût  de  la 
collection,  le  goùl  du  rébus.  Collectionner  est  un 
plaisir  sensible,  non  seulement  pour  les  enfants,  mais 
pour  les  grandes  personnes,  quels  que  soient  d'ailleurs 
les  objets  recueillis,  variantes  ou  timbres-poste.  Déchif- 
frer des  rébus,  résoudre  de  petits  problèmes  exacte- 
ment circonscrits,  est  pour  beaucoup  de  bons  esprits 
une  occupation  attrayante.  Toute  trouvaille  procure  une 
jouissance;  or,  dans  le  domaine  de  l'érudition  il  y  a 
d'innombrables  trouvailles  à  faire,  soit  à  fleur  de  terre, 
soit  à  travers  de  quadruples  obstacles,  pour  ceux  qui 
aiment  et  pour  ceux  qui  n'aiment  pas  à  jouer  la  difficulté. 
Tous  les  érudits  de  marque  ont  eu,  à  un  degré  émi- 
nent,  les  instincts  du  collectionneur  ou  du  déchiffreur 
de  logogriphes,  et  plusieurs  s'en  sont  rendu  compte  : 
«  Plus  nous  avons  rencontré  d'embarras  dans  la  voie 
où  nous  nous  étions  engagé,  dit  M.  Hauréau,  plus 
l'entreprise  nous  a  souri.  Ce  genre  de  labeur  qu'on 
appelle  la  bibliographie  [la  critique  de  provenance, 
principalement  au  point  de  vue  de  la  pseudépigraphie] 
ne  saurait  prétendre  aux  glorieux  suffrages  du  public, . . . 
mais  il  a  beaucoup  d'attrait  pour  celui  qui  s'y  con- 
sacre. Oui,  sans  doute,  c'est  une  humble  étude,  mais 
combien  d'autres  compensent  la  peine  qu'elles  donnent 
en  permettant  de  dire  aussi  souvent  :  J'ai  trouvé  '  !  n 
Julien  Havet,  «  déjà  connu  des  savants  de  l'Europe  », 


1.    B.    Hauréau,   Notices    et    extraits    de    quelques    manuscrits 
latins  de  la  Bibliothèque  nationale,   I  (Paris,  1890,  ia-8),  p.  v. 


100  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

se  distrayait  «  à  des  arausettes  en  apparence  frivo'ies, 
comme  de  deviner  un  mot  carré  ou  de  déchifîrer  un 
cryptogramme  '  ».  Instincts  profonds,  et,  malgré  les 
perversions  puériles  ou  ridicules  qu'ils  présentent  chez 
quelques  individus,  hautement  bienfaisants!  Api'ès 
tout,  ce  sont  des  formes,  les  formes  les  plus  rudi- 
mentaires,  de  l'esprit  scientifique.  Ceux  qui  en  sont 
dépourvus  n'ont  rien  à  faire  dans  le  monde  des  érudits. 
Mais  les  candidats  aux  recherches  d'érudition  seront 
toujours  très  nombreux;  car  les  travaux  d'interpréta- 
tion, de  construction  et  d'exposition  requièrent  des 
dons  plus  rares  :  tous  ceux  qui,  jetés  par  hasard  dans 
les  études  historiques  et  désireux  de  s'y  rendre  utiles, 
manquent  de  tact  psychologique  et  ont  de  la  peine 
à  rédiger,  se  laisseront  toujours  séduire  par  l'agré- 
ment simple  et  tranquille  des  besognes  préparatoires. 

Mais  il  ne  suffit  point  de  s'y  plaire  pour  réussir  dans 
les  travaux  d'érudition.  Des  qualités  sont  nécessaires, 
«  auxquelles  la  volonté  ne  supplée  pas  ».  Quelles 
qualités  ?  Ceux  qui  se  sont  posé  cette  question  ont 
répondu  vaguement  :  «  Des  qualités  plutôt  morales 
qu'intellectuelles,  la  patience,  la  probité  de  l'esprit...  ». 
Ne  serait-il  pas  possible  de  préciser  davantage? 

Des  jeunes  gens  qui  n'éprouvent  pour  les  travaux  de 
critique  externe  aucune  répugnance  a  priori,  ou  même 
qui  seraient  disposés  à  les  préférer,  en  sont  —  c'est 
un  fait  d'expérience  —  totalement  incapables.  La  chose 
n'aurait  rien  d'embarrassant  s'ils  étaient  par  ailleurs 
atteints  de  débilité  intellectuelle,  car  leur  incapacité  à 

1.  Bibliothèque  de  V École  des  chartes,  189G,  p.  88.  —  Comparez 
des  traits  analogues  dans  l'intéressante  biographie  intellectuelle 
de  l'helléniste,  paléographe  et  bibliographe  Charles  Graux,  par 
E.  Lavisse  {Questions  d'enseignement  national, 'Paris, 188ô,  in-18, 
p.  2G5  et  suiv.). 


LA  cniTiQUE  d'Érudition  et  les  érldits.       ini 

cet  égard  ne  serait  qu'une  manifestation  de  leur  inibc- 
cillité  générale;  ou  s'ils  n'avaient  jamais  subi  d'appren- 
tissage technique.  Mais  il  s'agit  d'hommes  instruits  et 
intelligents,  plus  intelligents  parfois  que  d'autres,  qui 
sont  indemnes  de  la  tare  en  question.  Ce  sont  eux  dont 
on  entend  dire  :  <■<■  Il  travaille  mal,  il  a  le  génie  de 
l'inexactitude  ».  Leurs  catalogues,  leurs  éditions,  leurs 
regestes,  leurs  monographies  fourmillent  d'imperfec- 
tions et  n'inspirent  point  de  sécurité  :  quoi  qu'ils 
fassent,  ils  n'arrivent  jamais,  je  ne  dis  pas  à  une  cor- 
rection absolue,  mais  à  un  degré  de  correction  hono- 
rable. Us  sont  atteints  de  la  «  maladie  de  l'inexac- 
titude »,  dont  l'historien  anglais  Froude  présente  un 
cas  très  célèbre,  vraiment  typique.  J.  A.  Froude  était 
un  écrivain  très  bien  doué,  mais  sujet  à  ne  rien  affirmer 
qui  ne  fût  entaché  d'erreur;  on  a  dit  de  lui  qu'il  était 
constitutionnally  inaccurate .  Par  exemple,  il  avait  visité 
la  ville  d' Adélaïde,  en  Australie  :  «  Je  vis,  dit-il,  à  nos 
pieds,  dans  la  plaine,  traversée  par  un  fleuve,  une 
ville  de  150  000  habitants  dont  pas  un  n'a  jamais 
connu  et  ne  connaîtra  jamais,  la  moindre  inquiétude 
au  sujet  du  retour  régulier  de  ses  trois  repas  par 
jour  »  ;  or  Adélaïde  est  bâtie  sur  une  hauteur  ;  aucune 
rivière  ne  la  traverse  ;  sa  population  ne  dépassait  pas 
75  000  âmes  et  elle  souffrait  d'une  famine  à  l'époque 
où  M.  Froude  la  visita.  Ainsi  de  suite*.  M.  Froude 
reconnaissait  parfaitement  l'utilité  de  la  critique,  et  il 
a  même  été  un  des  premiers  à  fonder  en  Angleterre 
l'étude  de  l'histoire  sur  celle  des  documents  originaux, 
tant  inédits  que  publiés,  mais  la  conformation  de  son 
esprit  le  rendait  tout  à  fait  impropre  à  la  purification 


1.  Voir  H.  A.    L.   Fisher,  dans  la  Forlniglitli/  Review,  décem- 
bre 18'J^,  p.  815. 


102  OPÉRATIONS  ANALYTIQUES. 

des  textes  :  au  contraire,  il  les  abîmait,  involontaire- 
ment, en  y  touchant.  Comme  le  daltonisme,  cette 
affection  des  organes  de  la  vision  qui  empêche  de  dis- 
tinguer correctement  les  disques  rouges  des  disques 
verts,  est  rédhibitoire  pour  les  employés  de  chemin 
de  fer,  la  maladie  de  l'inexactitude,  ou  maladie  de 
Froude,  qu'il  n'est  pas  très  difficile  de  diagnostiquer, 
doit  être  considérée  comme  incompalil)le  avec  l'exer- 
cice de  la  profession  d'érudit. 

La  maladie  de  Froude  ne  paraît  pas  avoir  été  jamais 
étudiée  par  les  psychologues;  et  sans  doute  n'est-elle 
point,  du  reste,  une  entité  nosologique  spéciale.  Tout 
le  monde  commet  des  erreurs  (par  «  légèreté»,  «  inad- 
vertance »,  etc.).  Ce  qui  est  anormal,  c'est  d'en  com- 
mettre beaucoup,  constamment,  malgré  l'effort  le  plus 
persévérant  pour  être  exact.  Ce  |)licnomène  est  lie 
probablement  à  un  affaiblissement  de  l'attention  et  à 
une  excessive  activité  de  l'imagination  involontaire  (ou 
subconsciente]  que  la  volonté  du  sujet,  instable  et  peu 
vigoureuse,  ne  contrôle  pas  assez.  L'imagination  invo- 
lontaire se  mêle  aux  opérations  intellectuelles  jiour  les 
fausser  :  c'est  elle  qui  comble,  par  des  conjectures, 
les  lacunes  de  la  mémoire,  grossit  et  atténue  les  faits 
réels,  les  confond  avec  ce  qui  est  d'invention  pure,  etc. 
La  plupart  des  enfants  dénaturent  tout  de  la  sorte, 
par  des  à  peu  près;  ils  ont  de  la  peine  à  devenir  exacts 
et  scrupuleux,  c'est-à-dire  à  maîtriser  leur  imagina- 
tion. Beaucoup  d'hommes  ne  cessent  jamais,  à  cet 
égard,  d'être  enfants. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  causes  psychologiques  de  la 
maladie  de  Froude,  l'homme  le  plus  sain,  le  mieux 
équilibré,  est  exposé  à  gâcher  les  travaux  d'érudition 
les  plus  simples,  s'il  n'y  consacre  pas  le  temps  néces- 
saire. La  précipitation  est,  en  ces  matières,  une  source 


La  critique  d'éulditiox  et  les  ÉRUDITS.       10^ 

d'erreurs  sans  nombre.  On  a  donc  raison  de  dire  que 
la  vertu  cardinale  de  l'érudit,  c'est  la  jîatience.  —  Ne 
pas  travailler  trop  vite,  agir  comme  s'il  y  avait  tou- 
jours profit  en  la  demeure,  s'abstenir  plutôt  que  de 
bâcler,  ces  préceptes  sont  faciles  à  énoncer,  mais  il 
faut,  pour  y  conformer  sa  conduite,  un  tempérament 
rassis.  Les  gens  nerveux,  «  agites  »,  toujours  pressés 
d'en  finir  et  de  varier  leurs  entreprises,  désireux 
d'éblouir  et  de  faire  sensation ,  peuvent  trouver  à 
s'employer  honorablement  dans  d'autres  carrières  ; 
dans  celle  de  l'érudition,  ils  sont  condamnés  à  entasser 
des  œuvres  provisoires,  quelquefois  plus  nuisibles 
qu'utiles,  et  qui  leur  attireront,  tôt  ou  tard,  des 
ennuis.  Le  véritable  érudit  est  de  sang  froid,  réservé, 
circonspect;  au  milieu  du  torrent  de  la  vie  contem- 
poraine qui  s'écoule  autour  de  lui,  il  ne  se  hâte  jamais. 
A  quoi  bon  se  hâter?  L'important  est  que  ce  que  l'on 
fait  soit  solide,  définitif,  incorruptible.  Mieux  vaut 
«  limer  pendant  des  semaines  au  petit  chef-d'œuvre  de 
vingt  pages  »  pour  convaincre  deux  ou  trois  savants 
en  Europe  de  l'inaulhenticité  d'une  charte,  ou  passer 
dix  ans  à  établir  le  meilleur  texte  possible  d'un  docu- 
ment corrompu,  que  d'imprimer  dans  le  même  temps 
des  volumes  dVnerf/m  médiocrement  corrects,  et  que  les 
érudits  futurs  auraient  un  jour  à  recommencer  sur 
nouveaux  frais. 

Quelle  que  soit  la  spécialité  qu'il  choisit  dans  le 
domaine  de  l'érudition,  l'érudit  doit  avoir  de  la  pru- 
dence, une  force  singulière  d'attention  et  de  volonté; 
de  plus,  une  tournure  d'esprit  spéculative,  un  désinté- 
ressement complet  et  peu  de  goût  pour  l'action,  car  il 
doit  avoir  pris  son  parti  de  travailler  en  vue  de  résul- 
tais lointains  et  problématiques,  et  presque  toujours 
pour  autrui.  —  Pour  la  critique  des  textes  et  pour  la 


104  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

critique  des  sources,  l'instinct  du  déchiffreur  de  jorc- 
blèmes,  c'est-à-dire  un  esprit  agile,  ingénieux,  fécond 
en  hypothèses,  prompt  à  saisir  et  même  à  «  deviner  » 
des  rapports,  est,  en  outre,  très  utile.  —  Pour  les 
besognes  de  description  et  de  compilation  (inventaires, 
catalogues,  corpus,  regestes),  l'instinct  du  collection- 
neur, un  appétit  de  travail  exceptionnel,  des  qualités 
d'ordre,  d'activité  et  de  persévérance,  sont  absolument 
indispensables*.  —  Telles  sont  les  dispositions  requi- 
ses. —  Les  exercices  de  critique  extei'ne  sont  si  amers 
pour  les  sujets  qui  n'ont  pas  ces  dispositions,  et,  dans 
ce  cas,  les  résultats  obtenus  sont  si  peu  en  rapport  avec 
le  temps  dépensé,  que  l'on  ne  saurait  s'assurer  avec 
trop  de  soin  de  ses  aptitudes  avant  d'  «  entrer  en  éru- 
dition «.Le  sort  de  ceux  qui,  faute  de  conseils  éclairés, 
donnés  à  temps,  s'y  sont  fourvoyés  et  s'y  épuisent  en 
vain,  est  lamentable,  surtout  s'ils  sont  fondés  à  croire 
qu'ils  auraient  pu  être  utilisés  plus  avantageusement 
ailleurs  *. 

1.  La  plupart  des  érudits  de  vocation  ont,  à  la  fois,  l'apti- 
tude à  résoudre  des  problèmes  et  le  goût  des  collections.  Tou- 
tefois il  est  facile  de  les  classer  en  deux  catégories,  suivant 
qu'ils  marquent  une  préférence,  soit  pour  les  travaux  d'art  de 
la  critique  de  restitution  ou  de  la  critique  de  provenance,  soit 
pour  les  travaux  de  collection,  qui  sont  plus  absorbants  et  plus 
grossiers.  J.  Havet,  passé  maître  dans  l'étude  des  problèmes 
d'érudition,  se  refusa  toujours  à  entreprendre  un  recueil  général 
des  diplômes  royaux  mérovingiens  que  ses  admirateurs  espé- 
raient de  lui  ;  à  cette  occasion,  il  exprimait  volontiers  «  son 
peu  de  goût  pour  les  œuvres  de  longue  haleine  ».  (Bibliothèque 
de  l'École  des  chartes,  1896,  p.  222.) 

2.  On  dit  communément,  au  contraire,  que  les  exercices 
d'érudition  (de  critique  externe)  ont,  sur  les  autres  travaux 
historiques,  cet  avantage  qu'ils  sont  à  la  portée  des  médiocres, 
et  que  les  intelligences  les  plus  modestes,  pourvu  qu'elles  aient 
été  convenablement  dressées,  y  trouvent  à  s'employer.  —  Il  est 
vrai  que  des  esprits  sans  élévation  et  sans  vigueur  peuvent  être 
utilisés  pour  des  travaux  d'érudition  ;  mais  encore  faut-il  qu'ils 


LA    CRITIQUE    D  ÉRUDITION'    ET    LES    ÉRUDITS.  105 

II.  Comme  les  exercices  d'érudition  conviennent  à 
merveille  au  tempérament  d'un  très  grand  nombre 
d'Allemands,  l'œuvre  de  l'érudition  allemande  au 
xix"  siècle  a  été  considérable,  et  c'est  en  Allemagne 
que  l'on  observe  le  mieux  les  déformations  qu'entraîne 
à  la  longue,  chez  les  spécialistes,  la  pratique  habituelle 
des  travaux  de  critique  externe.  Il  ne  se  passe  guère 
d  années  sans  que  des  protestations  s'élèvent,  dans  les 
Universités  allemandes  ou  autour  d'elles,  au  sujet  des 
inconvénients,  pour  les  érudits,  des  besognes  d'éru- 
dition. En  1890,  M.  Philippi,  recteur  de  l'Université 
de  Giessen.  déplorait  avec  force  l'abîme  qui,  disait-il, 
se  creuse  entre  la  critique  préparatoire  et  la  culture 
générale  :  la  critique  des  textes  se  perd  dans  d'insigni- 
fiantes minuties  ;  on  coUationne  pour  le  plaisir  de  colla- 
tionner;  on  restitue  avec  des  précautions  infinies  des 
documents  sans  valeur;  on  prouve  ainsi  «  qu'on  attache 
plus  d'importance  aux  matériaux  de  l'étude  qu'à  ses 
résultats  intellectuels  ».  Le  recteur  de  Giessen  voit  dans 
le  style  diffus  des  érudits  allemands  et  dans  l'âpreté  de 
leurs  polémiques  un  «  effet  de  l'excessive  préoccupation 
des  petites  choses  »  qu'ils  ont  contractée  *.  La  même 
année,  la  même  note  était  donnée,  à  l'Université  de 
Bâle,  par  M.  J.  v.  Pflugk-Harttung.  «  Les  parties  les 
plus  hautes  de  la  science  historique,  dit  cet  auteur 
dans  ses  Gesc/nc/itsbetrac/ttun°cn^,  sont  dédaignées:  on 


aient  des  qualités  spéciales.  L'erreur  est  de  croire  qu'avec  delà 
bonne  volonté  et  un  dressage  ad  hoc  tout  le  monde  sans  excep- 
tion est  propre  aux  opérations  de  critique  externe.  Parmi  ceux 
qui  en  sont  incapables,  comme  parmi  ceux  qui  y  sont  propres, 
il  y  a  des  hommes  intelligents  et  des  sots. 

1.  A.   Philippi,   Einige    Bejnerkun;^en  iiber   den  philologischen 
Unlcrrichl,  Giessen,  IS'JO,  in-'i.  Cf.  Revue  critique,  18'J2,  1,  p.  2.5. 

2.  J.    V.    Pflugk-Harttung,    Gescliichtsbeii  achtungen,    Gotha, 
Ib'JO,  in-8. 


16Ô  OPÉRATIONS   ANALYTIQUES. 

n'attache  de  prix  qu'à  des  observations  micrologiques, 
à  la  correction  parfaite  de  détails  sans  importance.  La 
critique  des  textes  et  des  sources  est  devenue  un 
sport  :  la  moindre  infraction  aux  règles  du  jeu  est 
considérée  comme  impardonnable,  alors  qu'il  suffit  de 
s'y  conformer  pour  être  approuvé  des  connaisseurs, 
quelle  que  soit  d'ailleurs  la  valeur  intrinsèque  des 
résultats  acquis.  Malveillance  et  grossièreté  de  la 
plupart  des  érudits  entre  eux  ;  vanité  comique  des 
érudits  qui  construisent  des  taupinières  et  les  pren- 
nent pour  des  montagnes  :  ils  sont  comme  le  bourgeois 
de  Francfort  qui  disait  avec  complaisance  :  «  Ailes, 
was  du  durch  jenen  Bogenpfeiler  erkennst,  ailes  ist 
Frankfurter  Land  '  !  » 

Nous  distinguons,  quant  à  nous,  trois  risques  pro- 
fessionnels auxquels  les  érudits  sont  exposés  :  le 
dilettantisme,  l'hypercritique  et  l'impuissance. 

L'impuissance.  L'habitude  de  l'analyse  critique  a 
sur  certaines  intelligences  une  action  dissolvante  et 
paralysante.  Des  hommes,  naturellement  timorés,  cons- 
tatent que,  quelque  soin  qu'ils  apportent  à  la  cri- 
tique, à  la  publication  et  au  classement  des  documents, 
ils  laissent  aisément  échapper  de  menues  erreurs;  et, 
de  ces  menues  erreurs ,  leur  éducation  critique  leur 
a  inspiré  l'horreur,  la  terreur.  Constater  des  malpro- 
pretés de  ce  genre  dans  un  travail  signé  d'eux,  lorsqu'il 
est  trop  tard  pour  les  effacer,  leur  cause  une  souf- 
france aiguë.  Ils  en  viennent  à  un  état  maladif  d'angoisse 
et  de  scrupule  qui  les  empêche  de  faire  quoi  que 
ce  soit,  par  crainte  des  imperfections  probables. 
L'examen  rigorosuin  qu'ils  s'infligent  continuellement 
à  eux-mêmes  les  immobilise.  Ils  l'infligent  aussi  aux 

1.  J.  V.  Pflugk-Harttung,  o.  c,  p.  21. 


LA    CRITIQUE   DÉlîUDrnoN   KT   LES    ÉRUDITS.         lO^ 

productions  d'autrui,  et  ils  arrivent  à  ne  plus  voir,  dans 
les  livres  d'histoire,  que  les  pièces  justiQcalives  et  les 
notes  —  «  l'appareil  critique  »,  —  et,  dans  l'appareil 
critique,  que  les  fautes,  ce  qu'il  y  faudrait   corriger. 

L'hypercritique.  C'est  l'excès  de  critique  qui  aboutit, 
aussi  bien  que  l'ignorance  la  plus  grossière,  à  des  mépri- 
ses. C'est  l'application  des  procédés  de  la  critique  à 
des  cas  qui  n'en  sont  pas  justiciables.  L'hypercritique 
est  à  la  critique  ce  que  la  finasserie  est  à  la  finesse. 
Certaines  gens  flairent  des  rébus  partout,  même  là 
où  il  n'y  en  a  pas.  Ils  subtilisent  sur  des  textes  clairs 
au  point  de  les  rendre  douteux,  sous  ])rétexte  de 
les  purger  d'altérations  imaginaires.  Ils  distinguent 
des  traces  de  truquage  dans  des  documents  authen- 
tiques. Etat  d'esprit  singulier!  à  force  de  se  méfier  de 
l'instinct  de  crédulité,  on  se  prend  à  tout  soupçonner*. 
—  Il  est  à  remarquer  que  plus  la  critique  des  textes  et 
des  sources  réalise  de  progrès  positifs,  plus  le  péril 
d'hypercritique  augmente.  En  effet,  lorsque  la  critique 
de  tontes  les  sources  historiques  aura  été  correctement 
opérée  (pour  certaines  périodes  de  l'histoire  ancienne, 
c'est  une  éventualité  prochaine),  le  bon  sens  com- 
mandera de  s'arrêter.  Mais  on  ne  s'y  résignera  pas  : 
on  raffinera,  comme  on  raffine  déjà  sur  les  textes  les 
mieux  établis,  et  ceux  qui  raffineront  tomberont  fata- 
lement dans  l'hypercritique.  «  Le  propre  des  études 
historiques  et  de  leurs  auxiliaires,  les  sciences  philo- 
logiques, dit  E.  Renan,  est,  aussitôt  qu'elles  ont  atteint 
leur  perfection  relative,  de  commencer  à  se  démolir-.  » 
L'hypercritique  en  est  la  cause. 

Le    dilettantisme.    Les    érudits   de   vocation   et    de 


1.  Cf.  ci-dessus,   p.   77. 

2.  E.  RciKiii,  l'Avenir  de  la  science,  p.  xiv. 


108  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

profession  ont  une  tendance  à  considéi'er  la  critique 
externe  des  documents  comme  un  jeu  d'adresse,  dif- 
ficile, mais  intéressant  (tel,  le  jeu  d'échecs)  en  raison 
même  de  la  complication  de  ses  règles.  Il  en  est  que  le 
fond  des  choses,  et,  pour  tout  dire,  l'histoire,  laissent 
indifférents.  Ils  critiquent  pour  critiquer,  et  l'élégance 
de  la  méthode  d'investigation  importe  bien  davantage, 
à  leurs  yeux,  que  les  résultats,  quels  qu'ils  soient. 
Ces  virtuoses  ne  s'attachent  pas  à  relier  leurs  travaux 
à  quelque  idée  générale,  par  exemple  à  critiquer  sys- 
tématiquement tous  les  documents  relatifs  à  une  ques- 
tion, pour  s'en  procurer  l'intelligence;  ils  critiquent 
indifféremment  des  textes  relatifs  à  des  questions  très 
diverses,  à  la  seule  condition  que  ces  textes  soient 
gravement  corrompus.  Ils  se  transportent,  munis  de 
leur  instrument,  la  critique,  sur  tous  les  terrains  his- 
toriques où  une  énigme  embarrassante  sollicite  leur 
ministère;  cette  énigme  résolue,  ou,  tout  au  moins, 
débattue,  ils  en  cherchent  d'autres,  ailleurs.  Ils  lais- 
sent, non  pas  une  œuvre  cohérente,  mais  une  collection 
disparate  de  travaux  sur  des  problèmes  de  toute  espèce 
qui  ressemble,  comme  dit  Carlyle,  à  une  boutique 
d'antiquaire,  à  un  archipel  d'îlots. 

Les  dilettantes  défendent  le  dilettantisme  par  des 
arguments  assez  plausibles.  D'abord,  disent-ils,  tout 
est  important;  en  histoire,  pas  de  document  qui  n'ait 
du  prix  :  «  Aucune  œuvre  scientifique  n'est  stérile, 
aucune  véi'ité  n'est  inutile  à  la  science...;  il  n'y  a  j)as, 
en  histoire,  de  petit  sujet  »;  par  conséquent,  «  ce 
n'est  point  la  nature  du  sujet  qui  fait  la  valeur  d'un 
travail,  c'en  est  la  méthode  '  ».  Ce  qui  importe,  en 
histoire,  ce  ne  sont  pas  «  les  notions  que  l'on  entasse, 

1.  Reçue  historique,  LXIII  (1897),  p.  320. 


LA    CRITIQUE    D  ERUDITION    ET    LES    ERUDITS.  109 

c'est  la  gymnastique  du  cerveau,  Ihabitude  intellec- 
tuelle, l'esprit  scientifique  en  un  mot  ».  A  supposer 
même  qu'il  y  ait,  entre  les  données  historiques,  une 
hiérarchie  d'importance,  personne  n'est  en  droit  de 
déclarer  a /jr/or/  qu'un  document  est  «  inutile  ».  Quel 
est  donc,  en  ces  matières,  le  critérium  de  l'utilité? 
Combien  de  textes  ont  été,  pendant  longtemps,  dédai- 
gnés, qu'un  changement  de  point  de  vue  ou  de  nou- 
velles découvertes  ont  brusquement  mis  en  relief  : 
«  Toute  exclusion  est  téméraire  :  il  n'y  a  jjas  de 
recherche  que  l'on  puisse  décréter  par  avance  frappée 
de  stérilité.  Ce  qui  n'a  pas  de  valeur  en  soi  peut  en 
avoir  comme  moyen  nécessaire.  »  Un  jour  viendra  peut- 
être  où,  la  science  étant  constituée,  des  documents  et 
des  faits  indifférents  pourront  être  jetés  par-dessus 
bord;  mais  nous  ne  sommes  pas  aujourd'hui  en  état  de 
distinguer  le  superflu  du  nécessaire ,  et  la  ligne  de 
démarcation  sera  toujours,  selon  toute  vraisemblance, 
difficile  à  tracer.  —  Cela  justifie  les  travaux  les  plus 
spéciaux,  et,  en  apparence,  les  plus  vains,  —  Et 
qu'importe,  au  pis  aller,  s'il  y  a  du  travail  gâché? 
«  C'est  la  loi  de  la  science,  comme  de  toutes  les  œuvres 
humaines  »,  comme  de  toutes  les  œuvres  de  la  nature, 
«  de  s'esquisser  largement  et  avec  un  grand  entourage 
de  superflu  ». 

Nous  n'entreprendrons  pas  de  réfuter  ces  considé- 
rations, dans  la  mesure  où  elles  peuvent  l'être.  Aussi 
bien  M.  Renan,  qui  a  plaidé,  sur  ce  point,  le  pour  et 
le  contre  avec  une  égale  vigueur,  a  clos  définitivement 
le  débat  en  ces  termes  :  «  On  peut  dire  qu'il  y  a  des 
recherches  inutiles,  en  ce  sens  qu'elles  absorbent  un 
temps  qui  serait  mieux  employé  à  des  sujets  plus 
sérieux Bien  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  que  l'ou- 
vrier ait  la  connaissance  parfaite  de  l'œuvre  qu'il  exé- 


110  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

cule,  il  serait  |>ourtanl  à  souliailer  que  ceux  qui  se 
livrent  aux  travaux  spéciaux  eussent  l'idée  de  l'ensemble 
qui,  seul,  donne  du  prix  à  leurs  recherches.  Si  tant 
de  laborieux  travailleurs  auxquels  la  science  moderne 
doit  ses  progrès  eussent  eu  l'intelligence  philoso- 
phique de  ce  qu'ils  faisaient,  que  de  moments  précieux 
ménagés!...  On  regrette  vivement  cette  immense  déper- 
dition de  forces  humaines,  qui  a  lieu  par  l'absence  de 
direction  et  faute  d'une  conscience  claire  du  but  à 
atteindre  '.  » 

Le  dilettantisme  est  incompatible  avec  une  certaine 
élévation  de  pensée  et  avec  un  certain  degré  de  «  per- 
fection morale  «,  mais  non  pas  avec  le  mérite  technique. 
Quelques  critiques,  et  des  plus  accomplis,  sont  de 
simj)les  praticiens,  et  n'ont  jamais  réfléchi  aux  fins  de 
l'art  qu'ils  exercent.  —  On  aurait  tort  d'en  conclure, 
cependant,  que  le  dilettantisme  n'est  pas,  pour  la 
science  elle-même,  un  danger.  Les  érudits  dilettantes, 
qui  travaillent  au  gré  de  leur  fantaisie  et  de  leur 
«  curiosité  »,  attirés  plutôt  par  la  difficulté  des  pro- 
blèmes que  par  leur  importance  intrinsèque;  ne  four- 
nissent pas  aux  historiens  (c'est-à-dire  aux  travail- 
leurs dont  l'office  est  de  combiner  et  de  mettre  en 
œuvre  en  vue  des  fins  suprêmes  de  l'histoire)  les  maté- 
riaux dont  ceux-ci  ont  le  plus  pressant  besoin  :  ils  leur 
en  fournissent  d'autres.  Si  l'activité  des  spécialistes  de 
la  critique  externe  s'appliquait  exclusivement  aux 
questions  dont  la  solution  importe,  si  elle  était  disci- 
plinée et  dirigée  d'en  haut,  elle  serait  plus  féconde. 

L'idée  de  parer  aux  périls  du  dilettantisme  par  une 

1.  E.  Renan,  o.  c,  p.  122,  2'i3.  —  La  même  pensée  a  été  plus 
d'une  fois  exprimée,  en  d'autres  termes,  par  E.  Lavisse,  dans 
ses  allocutions  aux  étudiants  de  Paris  {Questions  d'enseignement 
national,  p.  14,  86,  etc.). 


LA    CP.ITIQUE    D  ÉlîLDITION    ET    LES    ÉRLDITS.  lll 

'(  organisation  »  rationnelle  «  du  travail  »  est  déjà 
ancienne.  On  parlait  déjà  couramment,  il  y  a  cinquante 
ans,  de  «  contrôle  »,  de  «  concentration  des  forces  » 
dispersées  ;  on  rêvait  de  «  vastes  ateliers  »  organisés 
sur  le  modèle  de  ceux  de  la  grande  industrie  moderne, 
oîi  les  travaux  préparatoires  de  l'érudition  seraient 
exécutés  en  grand,  au  mieux  des  intérêts  de  la  science. 
Dans  presque  tous  les  pays,  en  effet,  les  Gouverne- 
ments (par  l'intermédiaire  de  Comités  et  de  Commis- 
sions historiques)  ,  les  Académies  et  les  Sociétés 
savantes  ont  travaillé,  de  nos  jours,  comme  l'avaient 
fait,  sous  l'ancien  régime,  les  congrégations  monasti- 
ques, à  grouper  les  érudils  de  profession  pour  de 
vastes  entreprises  collectives  et  à  coordonner  leurs 
efforts.  Mais  l'embrigadement  des  spécialistes  de  la 
critique  externe  au  service  et  sous  la  surveillance  des 
hommes  compétents  souffre  de  grandes  difficultés  maté- 
rielles. Le  problème  de  I'  «  organisation  du  travail 
scientifique  »  est  encore  à  l'ordre  du  jour  '. 

III.  Leur  orgueil  et  leur  excessive  âpreté  dans  les 
jugements  qu'ils  portent  sur  les  travaux  de  leurs  con- 
frères sont  souvent  reprochés  aux  érudits,  nous  l'avons 
vu,  comme  une  marque  de  leur  excessive  «  préoccu- 
pation des  petites  choses  »,  en  particulier  par  des  per- 
sonnes dont  les  essais  ont  été  sévèrement  jugés.  A  la 
vérité,  il  y  a  des  érudits  modestes  et  bienveillants  : 
c'est  une  question  de  caractère;  la  «  préoccupation  » 
professionnelle   «  des  petites  choses  »  ne  suffit  pas  à 

1.  L'un  de  nous  (M.  Lang-lois)  se  propose  d'exposer  ailleurs, 
en  dé'lail,  ce  qui  a  été  fait  depuis  trois  cents  ans,  mais  surtout 
au  xix°  siècle,  pour  l'organisation  des  travaux  historiques  dans 
les  principaux  pays  du  monde.  Quelques  renseignements  ont 
déjà  été  réunis  ù  ce  sujet  par  J.  Franklin  Jameson,  The  cxpen- 
diturcs  offoreign  governments  in  belialf  of  hislory,  dans  VAnniial 
Report  of  the  American  historical  Association  for  1891,  p.  38-Gl. 


112  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

modifier,  à  cet  égard,  les  dispositions  naturelles.  «  Ce 
bon  monsieur  Du  Cange  >■>,  comme  disaient  les  Béné- 
dictins, était  modeste  jusqu'à  l'excès  :  «  Il  ne  faut, 
disait-il  en  parlant  de  ses  travaux,  que  des  yeux  et 
des  doigts  pour  en  faire  autant  et  plus  »  ;  il  ne  blâmait 
jamais  personne,  par  principe  :  «  Si  j'étudie,  c'est  pour 
le  plaisir  de  l'étude,  et  non  pour  faire  peine  à  autrui, 
non  plus  qu'à  moi-même  '  ».  Il  est  certain,  cependant, 
que  la  plupart  des  érudits  se  signalent  en  public  leurs 
moindres  lapsus  sans  ménagements,  parfois  d'un  ton 
rogue  et  dur,  et  font  preuve  d'un  zèle  amer.  Mais, 
amertume  et  dureté  à  part,  ils  n'ont  pas  tort  d'agir 
ainsi.  C'est  parce  quils  ont  —  comme  les  «  savants  « 
proprement  dits,  physiciens,  chimistes,  etc.  —  un  vif 
sentiment  de  la  vérité  scientifique  qu'ils  ont  l'habitude 
de  dénoncer  les  atteintes  à  la  méthode.  Et  ils  parvien- 
nent de  la  sorte  à  défendre  l'accès  de  leur  profession 
aux  incapables  et  aux  faiseurs,  qui  naguère  y  foison- 
naient. 

Parmi  les  jeunes  gens  qui  se  destinent  aux  études 
historiques,  quelques-uns,  animés  d'un  esprit  plus 
commercial  que  scientifique,  grossièrement  désireux 
de  succès  positifs,  se  disent  in  petto  :  «  L'œuvre  histo- 
rique suppose,  pour  être  faite  conformément  aux  règles 
de  la  méthode,  des  précautions  et  des  labeurs  infinis. 
Mais  est-ce  que  l'on  ne  voit  pas  paraître  des  œuvres 
historiques  dont  les  auteurs  ont  péché  plus  ou  moins 
sravement  contre  les  règles?  Ces  auteurs  n'en  sont-ils 
pas  moins  estimés?  Est-ce  que  ce  sont  toujours  les 
plus  consciencieux  qui  inspirent  le  plus  de  considé- 
ration? Le  savoir-faire  ne  peut-il  pas  suppléer  au 
savoir?»  Si  le  savoir-faire  pouvait,  en  effet,  suppléer 

1.  L.  Feugère,  o.  c,  p.  55,  58, 


LA    CRITIQUE    d'ÉRUDITION    ET    LES    ÉRUDITS.  113 

au  savoir,  comme  il  est  plus  facile  de  travailler  mal  que 
de  travailler  bien,  et  l'important,  à  leurs  yeux,  étant  de 
réussir,  ils  concluraient  volontiers  que  peu  importe 
de  travailler  mal,  pourvu  que  l'on  réussisse.  —  Pour- 
quoi n'en  serait-il  pas,  en  effet,  ici,  comme  dans  la 
vie,  où  le  succès  ne  va  pas  nécessairement  aux  meil- 
leurs?—  Eh  bien!  c'est  grâce  à  l'impitoyable  sévérité 
des  érudits  que  de  pareils  raisonnements  seraient,  en 
même  temps  qu'une  bassesse,  un  détestable  calcul. 

Vers  la  fin  du  Second  Empire,  en  France,  il  n'y  avait 
pas,  en  matière  de  travaux  historiques,  d'opinion 
publique  éclairée.  De  mauvais  livres  d'érudition  histo- 
rique étaient  publiés  impunément  et  procuraient  même 
parfois  à  ceux  qui  les  avaient  faits  des  honneurs  illé- 
gitimes. C'est  alors  que  les  fondateurs  de  la.  Bévue  cri- 
tique d'histoire  et  de  littérature  entreprirent  de  réagir 
contre  cet  état  de  choses,  qu'ils  jugeaient,  à  bon  droit, 
démoralisant.  A  cet  effet,  ils  administrèrent  aux  éru- 
dits sans  conscience  ou  sans  méthode  des  correc- 
tions publiques,  propres  à  les  dégoûter  pour  toujours 
de  l'érudition.  Ils  procédèrent  à  des  exécutions  mémo- 
rables, non  pas  pour  le  plaisir,  mais  avec  le  ferme 
propos  de  créer  une  censure,  et,  par  conséquent,  une 
justice,  par  la  terreur,  dans  le  domaine  des  études  histo- 
riques. Les  mauvais  travailleurs  furent,  dès  lors,  pour- 
chassés, et,  sans  doute,  la  Revue  n'entama  pas  pro- 
fondément les  couches  épaisses  du  grand  public,  mais 
elle  exerça  cependant  sa  police  dans  un  rayon  assez 
étendu  pour  inculquer  bon  gré  mal  gré  à  la  plupart 
des  intéressés  l'habitude  de  la  sincérité  et  le  respect 
de  la  méthode.  Depuis  vingt-cinq  ans,  l'impulsion 
qu'elle  a  donnée  s'est  propagée  au  delà  de  toute  espé- 
rance. 

Aujourd'hui,   il  est   devenu    très    difficile,  dans    le 

s 


114  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

domaine  des  études  d'érudilion,  sinon  de  faire  illusion, 
au  moins  de  faire  illusion  longtemps.  Désormais,  dans 
les  sciences  historiques  comme  dans  les  sciences  (iro- 
preraent  dites,  aucune  erreur  ne  se  fonde,  aucune 
vérité  ne  se  perd.  Quelques  mois,  quelques  années  peu 
vent  s'écouler,  à  la  rigueur,  avant  qu'une  expérience  de 
chimie  mal  faite  ou  une  édition  bâclée  soient  reconnues 
pour  telles,  mais  les  résultats  inexacts,  provisoirement 
acceptés  sous  bénéfice  d'inventaire ,  sont  toujours , 
tôt  ou  tard,  aperçus,  dénoncés,  éliminés,  et  généra- 
lement très  vite.  La  théorie  des  opérations  de  critique 
exlerne  est  si  bien  établie,  le  nombre  des  spécialistes 
qui  en  sont  pénétrés  est  si  grand  dans  tous  les  pays, 
qu'il  est  très  rare,  maintenant,  qu'un  catalogue  des- 
criptif de  documents,  une  édition,  un  regeste,  une 
monographie,  ne  soient  pas  tout  de  suite  scrutés, 
disséqués,  et  jugés.  Que  l'on  en  soit  bien  averti  :  il 
serait  très  imprudent,  désormais,  de  se  risquer  à 
j)ul)lier  un  travail  d'érudition  sans  avoir  pris  toutes 
ses  mesures  pour  qu'il  soit  inattaquable,  car  il  serait 
aussitôt,  ou,  dans  tous  les  cas,  à  brève  échéance, 
attaqué  et  démoli.  Des  naïfs,  qui  l'ignorent,  s'aventu- 
rent encore,  de  temps  en  temps,  sans  préparation 
suffisante,  sur  le  terrain  de  la  critique  externe,  pleins 
de,  bonnes  intentions,  désireux  de  «  rendre  des  ser- 
vices »,  et  convaincus  apparemment  que  l'on  peut 
procéder  là,  comme  ailleurs  (sur  le  terrain  politique, 
par  exemple),  à  vue  de  nez,  par  approximation,  «  sans 
connaissances  spéciales  »  ;  ils  ont  à  s'en  repentir.  Les 
malins  ne  s'y  risquent  pas  :  les  travaux  d'érudition, 
d'ailleurs  pénibles  et  médiocrement  glorieux,  ne  leur 
disent  rien  qui  vaille;  ils  savent  trop  bien  que  des 
spécialistes  habiles,  en  général  peu  bienveillants  pour 
les  intrus,  se  les  réservent;  ils  se  rendent  compte  que, 


LA    CRITIQUE    D  ERUDITION    ET    LES    ÉRUDITS.  115 

de  ce  côté,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  pour  eux.  L'hon- 
nête et  rude  intransigeance  des  érudits  les  préserve 
ainsi  des  contacts  désagréables  que  les  «  historiens  » 
proprement  dits  ont  encore,  quelquefois,  à  subir. 

En  effet,  les  mauvais  travailleurs,  à  la  recherche 
d'un  public  qui  contrôle  de  moins  près  que  le  public 
des  érudits,  se  réfugient  volontiers  dans  l'exposition 
historique.  Là,  les  règles  de  la  méthode  sont  moins 
évidentes,  ou,  pour  mieux  dire,  moins  connues.  Tandis 
que  la  critique  des  textes  et  la  critique  des  sources 
sont  réduites  en  forme  scientifique,  les  opérations  syn- 
thétiques, en  histoire,  se  font  encore  au  hasard.  La 
confusion  d'esprit,  l'ignorance,  la  négligence,  qui 
s'accusent  si  nettement  dans  les  œuvres  d'érudition, 
sont,  jusqu'à  un  certain  point,  masquées  de  littérature 
dans  les  ouvrages  d'histoire,  et  le  grand  public,  dont 
l'éducation  est  mal  faite  en  ces  matières,  n'en  est  pas 
choqué  '.  Bref,  il  y  a  encore,  sur  ce  terrain,  de  bonnes 
chances  d'impunité.  —  Cependant,  elles  diminuent  : 
un  jour,  qui  n'est  pas  très  éloigné,  viendra  où  les  esprits 
superficiels  qui  synthétisent  incorrectement  seront 
aussi  peu  considérés  que  le  seraient  dès  maintenant 
des  techniciens  de  la  critique  préparatoire  sans  con- 
science ou  sans  adresse.  Les  ouvrages  des  plus  célè- 
bres historiens  du  xix^  siècle,  morts  d'hier,  Augustin 
Thierry,  Ranke,  Fustel  de  Coulanges,  Taine,  etc.,  ne 
sont-ils  pas  déjà  tout  rongés,  et  comme  percés  à  jour 
par  la  critique  ?  Les  défauts  de  leurs  méthodes  sont 
déjà  vus,  définis,  condamnés. 

1.  Les  spécialistes  de  la  critique  externe  eux-mêmes,  si  clair- 
voyants quand  il  s'agit  de  travaux  d'érudition,  se  laissent  éblouir 
presque  aussi  aisément  que  d'autres,  lorsqu'ils  ne  font  pas  jaro- 
iéssion  de  dédaigner  a  priori  toute  synthèse,  par  les  synthèses 
incorrectes,  par  les  apparences  d'  «  idées  générales  »,  et  par 
les  artifices  littéraires. 


116  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

Ce  qui  doit  persuader  ceux  qui  ne  seraient  pas  sen- 
sibles à  d'autres  considérations  de  travailler  honnête- 
ment en  histoire,  c'est  que  le  temps  est  passé,  ou  peu 
s'en  faut,  où  Ton  pouvait,  sans  avoir  à  craindre  des 
désagréments,  travailler  mal. 


SECTION   II 
CRITIQUE  INTERNE 


CHAPITRE   VI 

CUITIQUE    D'INTERPRÉTATION    (HERMÉNEUTIQUE) 

I.  Quand  un  zoologiste  décrit  la  forme  et  la  lon- 
gueur d'un  muscle,  quand  un  physiologiste  présente  le 
tracé  d'un  mouvement,  on  peut  accepter  en  bloc  leurs 
résultats  parce  qu'on  sait  par  quelle  méthode,  par  quels 
instruments,  par  quel  système  de  notation  ils  les  ont 
obtenus  *.  Mais  quand  Tacite  dit  des  Germains  :  Arva 
per  annos  mutant,  on  ne  sait  d'avance  ni  s'il  a  correc- 
tement procédé  pour  se  renseigner,  ni  même  en  quel 
sens  il  a  pris  les  mots  arva  et  mutant;  il  faut  pour 
s'en  assurer  une  opération  préalable  ^.  Cette  opération 
est  la  critique  interne. 

La  critique  est  destinée  à  discerner  dans  le  docu- 

1.  Les  sciences  d'observation  ont  besoin  aussi  d'une  espère  de, 
critique.  On  n'admet  pas  sans  vérification  les  observations  du 
premier  venu  ;  on  n'accepte  que  les  résultats  obtenus  par  les  gens 
qui  «  savent  travailler  ».  Mais  cette  critique  se  fait  en  bloc  et 
d'un  seul  coup,  ell;.-  poi'te  sur  l'auteur,  non  sur  ses  travaux; 
au  contraire  lu  critique  liistori({uc  est  obligée  d'opérer  en  détail 
sur  chacune  des  parties  du  document. 

2.  Cf.  ci-dessus,  liv.  II,  chap.  i,  p.  90. 


118  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

ment  ce  qui  peut  être  accepté  comme  vrai.  Or  le  tlocn- 
ment  n'est  que  le  résultat  dernier  d'une  longue  série 
d'opérations  dont  l'auteur  ne  nous  fait  pas  connaître  le 
détail.  Observer  ou  recueillir  les  faits,  concevoir  les 
phrases,  écrire  les  mots,  toutes  ces  opérations,  dis- 
tinctes les  unes  des  autres,  peuvent  n'avoir  pas  été 
faites  avec  la  même  correction.  Il  faut  donc  analyser  le 
produit  de  ce  travail  de  l'auteur  pour  distinguer  quelles 
opérations  ont  été  incorrectes,  afin  de  n'en  pas  accepter 
les  résultats.  Ainsi  Vanahjse  est  nécessaire  à  la  critique, 
toute  critique  commence  par  une  analyse. 

Pour  être  logiquement  complète  l'analyse  devrait 
reconstituer  toutes  les  i,"yérations  que  l'auteur  a  dû 
faire  et  les  examiner  une  à  une,  afin  de  chercher  si  cha- 
cune a  été  faite  correctement.  Il  faudrait  repasser  par 
tous  les  actes  successifs  qui  ont  produit  le  document, 
depuis  le  moment  où  l'auteur  a  vu  le  fait  qui  est  l'objet 
du  document  jusqu'au  mouvement  de  sa  main  qui  a 
tracé  les  lettres  du  document;  ou  plutôt  il  faudrait 
remonter  en  sens  inverse,  échelon  par  échelon,  depuis 
le  mouvement  de  la  main  jusqu'à  l'oliservation.  Cette 
méthode  serait  si  longue  et  si  fastidieuse  que  personne 
n'aurait  le  temps  ni  la  patience  de  l'appliquer. 

La  critique  interne  n'est  jvis,  comme  la  critique 
externe,  un  instrument  qu'on  puisse  manier  pour  le 
plaisir  de  le  manier  *;  elle  ne  procure  aucune  jouis- 
sance directe,  parce  qu'elle  ne  résout  définitivement 
aucun  problème.  On  ne  la  pratique  que  par  nécessité 
et  on  cherche  à  la  réduire  au  strict  minimum.  L'histo- 
rien le  plus  exigeant  s'en  tient  à  une  méthode  abrégée 
qui  concentre  toutes  les  opérations  en  deux  groupes  : 
1°    l'analyse   du  contenu  du  document  et   la  critique 

1.  Cf.  ci-dessus,  p.  99. 


CRITIQUE    d'iNTEUPRÉTÀTION,  119 

positive  d'interprétation,  nécessaires  pour  s'assurer 
de  ce  que  l'auteur  a  voulu  dire;  2°  l'analyse  des  con- 
ditions où  le  document  s'est  produit  et  la  critique  néga- 
tive, nécessaires  pour  contrôler  les  dires  de  l'auteur. 
Encore  ce  dédoublement  du  travail  critique  n'est-il 
pratiqué  que  par  une  élite.  La  tendance  naturelle,  même 
des  historiens  qui  travaillent  avec  méthode,  est  de  lire 
le  texte  avec  la  préoccupation  d'y  trouver  directe- 
ment des  renseignements,  sans  penser  à  se  représenter 
exactement  ce  que  l'auteur  a  eu  dans  l'esprit  '.  Celte 
pratique  est  excusable  tout  au  plus  pour  les  documents 
du  XIX®  siècle,  écrits  par  des  hommes  dont  la  langue  et 
la  façon  de  penser  nous  sont  familières,  dans  les  cas 
où  une  seule  interprétation  est  possible.  Elle  devient 
dangereuse  dès  que  les  habitudes  de  langage  ou  de 
pensée  de  l'auteur  s'écartent  de  celles  de  l'historien  qui 
le  lit  ou  que  le  sens  du  texte  n'est  pas  évident  et  incon- 
testable. Quiconque,  lisant  un  texte,  n'est  pas  occupé 
exclusivement  de  le  comprendre,  arrive  forcément  à  le  il 
lire  à  travers  ses  impressions  -;  dans  le  document  il  | 
est  frappé  par  les  phrases  ou  les  mots  qui  répondent 
à  ses  propres  conceptions  ou  s'accordent  avec  l'idée 
a  priori  qu'il  s'est  formée  des  faits;  sans  même  s'en 
apercevoir,  il  détache  ces  phrases  ou  ces  mots  et  en 
forme  un  texte  imaginaire  qu'il  met  à  la  place  du  texte 
réel  de  l'auteur  ^. 

1.  ïaine  paraît  avoir  procédé  ainsi  dans  les  Origines  de  la 
France  contemporaine,  t.  II,  la  Révolution;  il  avait  fait  des 
extraits  de  ses  documents  inédits  et  en  a  inséré  un  grand 
nombre  dans  son  ouvrage,  mais  on  ne  voit  pas  qu'il  en  eût  fait 
d'abord  l'analyse  méthodique  pour  en  déterminer  le  sens. 

2.  L'allemand  a  un  mot  très  exact  pour  rendre  ce  phénomène, 
hincinlesea;  le  français  n'a  pas  d'expression  équivalente. 

3.  Fustel  de  Coulanges  explique  très  clairement  le  danger  de 
cette  méthode.  «  Quelques  érudits  commencent  par  se  faire  une 
opinion...  et  ce  n'est  qu'après  cela  qu'ils  lisent  les    textes.  Ils 


120  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

II.  Ici,  comme  toujours  en  histoire,  la  méthode  con- 
siste à  résister  au  premier  mouvement.  Il  faut  se  péné- 
trer de  ce  principe,  évident  mais  souvent  oublié,  qu'un 
document  ne  contient  que  les  idées  de  l'homme  qui  l'a 
écrit  et  il  faut  se  faire  une  règle  de  commencer  par 
comprendre  le  texte  en  lui-même,  avant  de  se  deman- 
der ce  qu'on  en  peut  tirer  pour  l'histoire.  Ainsi   on 

risquent  fort  de  ne  pas  les  comprendre  ou  de  les  comprendre  à 
faux.  C'est  qu'en  effet  entre  le  texte  et  l'esprit  prévenu  qui  le 
lit  il  s'établit  une  sorte  de  conflit  inavoué;  l'esprit  se  refuse  à 
saisir  ce  qui  est  contraire  à  son  idée,  et  le  résultat  ordinaire  de 
ce  conflit  n'est  pas  que  l'esprit  se  rende  à  l'évidence  du  texte, 
mais  plutôt  que  le  texte  cède,  plie  et  s'accommode  à  l'opinion 
préconçue  par  l'esprit....  Mettre  ses  idées  personnelles  dans 
l'étude  des  textes,  c'est  la  méthode  subjective.  On  croit  reg'arder 
un  objet,  et  c'est  sa  propre  idée  que  l'on  regarde.  Ou  croit 
observer  un  fait,  et  ce  fait  prend  tout  de  suite  la  couleur  et  le 
sens  que  l'esprit  veut  qu'il  ait.  On  croit  lire  un-  texte  et  les 
phrases  de  ce  texte  prennent  une  signification  particulière  sui- 
vant l'opinion  antérieure  qu'on  s'en  était  faite.  Cette  méthode 
subjective  est  ce  qui  a  jeté  le  plus  de  trouble  dans  l'histoire 
de  l'époque  mérovingienne —  C'est  qu'il  ne  suffisait  pas  de  lire 
les  textes,  il  fallait  les  lire  avant  d'avoir  arrêté  sa  conviction.  » 
{Monarchie  franque,  p.  31.)  —  Pour  la  même  raison  Fustel 
condamnait  la  prétention  de  lire  un  document  à  travers  un  autre 
document;  il  protestait  contre  l'usage  d'expliquer  la  Germanie 
de  Tacite  par  les  Lois  barbares.  Voir,  dans  la  Refue  des  questions 
hisioriques,\8S~.  t.  I,  la  leçon  de  méthode,  De  l'analijse  des  textes 
historiques,  donnée  à  propos  d'un  commentaire  de  Grégoire  de 
Tours  par  M.  Monod.  «  C'est  par  l'analyse  exacte  de  chaque 
document  que  l'historien  doit  commencer  son  travail....  L'analyse 
d'un  texte...  consiste  à  établir  le  sens  de  chaque  mot,  à  dégager 
la  vraie  pensée  de  celui  qui  a  écrit....  Au  lieu  de  chercher  le 
sens  de  chaque  phrase  de  l'historien  et  la  pensée  qu'il  y  a  mise, 
il  [M.  Monod]  commente  chaque  phrase  à  l'aide  de  ce  qui  se 
trouve  ou  dans  Tacite  ou  dans  la  loi  salique....  11  faut  bien  s'en- 
tendre sur  l'analyse.  Beaucoup  en  parlent,  peu  la  pratiquent.... 
Elle  doit,  par  une  étude  attentive  de  chaque  détail,  dégager 
d'un  texte  tout  ce  qui  s'y  trouve;  elle  ne  doit  pas  y  introduire 
ce  qui  ne  s'y  trouve  pas.  »  —  Après  avoir  lu  ces  excellents 
conseils  il  sera  instructif  de  lire  la  réponse  de  M.  Monod 
(dans  la  Revue  historique)-,  on  y  verra  que  Fustel  lui-même  n'a 
pas  toujours  pratiqué  la  méthode  qu'il  recommande. 


cniTiQUE  d'interprétation.  121 

arrive  à  cette  règle  générale  de  méthode  :  l'étude  de  t 
tout  document  doit  commencer  par  une  analyse  du  ,; 
contenu  sans  autre  but  que  de  déterminer  la  pensée  ' 
réelle  de  l'auteur. 

Cette  analyse  est  une  opération  préalable,  séparée 
et  indépendante.  L'expérience  engage,  ici  comme  pour 
les  travaux  d'érudition  ',  à  adopter  le  système  des 
fiches.  Chaque  fiche  recevra  l'analyse,  soit  d'un  docu- 
ment, soit  d'une  partie  distincte  d'un  document,  soit 
d'un  épisode  d'un  récit;  l'analyse  devra  indiquer,  non 
seulement  le  sens  général  du  texte,  mais,  autant  que 
possible,  le  but  et  la  conception  de  l'auteur.  On  fera 
bien  de  reproduire  textuellement  les  expressions  qui 
sembleront  caractéristiques  de  la  pensée  de  l'auteur. 

Il  peut  suffire  parfois  d'avoir  analysé  le  texte  men- 
talement :  on  n'a  pas  toujours  besoin  d'écrire  inaté- 
rielleinent  une  fiche  d'ensemble;  on  se  bornera  alors  à 
noter  les  traits  dont  on  croit  pouvoir  tirer  parti.  — 
Mais  contre  le  danger  toujours  présent  de  mettre  son 
impression  à  la  j)lace  du  texte,  il  n'existe  qu'une  pré- 
caution sûre;  aussi  fera-t-on  bien  de  l'ériger  en  règle  : 
s'astreindre  à  ne  faire  des  extraits  ou  des  analyses 
partielles  d'un  document  (\\xaprès  en  avoir  fait  une 
analyse  d'ensemble  ■,  sinon  matérielle,  du  moins 
mentale.  , 

Analyser    un    document,    c'est   discerner    et    isoler     I 
toutes  les  idées  exprimées  par  l'auteur.  L'analyse  se 
ramène  ainsi  à  la  critique  d'interprétation. 

L'interprétation  passe  par  deux  degrés,  le  sens  lit- 
téral et  le  sens  réel. 

1.  Cf.  ci-dessus,  p.  80. 

2.  Un  travailleur  spécial  peut  se  charger  de  l'analyse;  c'est 
ce  qui  arrive  dans  le  cas  des  reyesles  et  des  catalogues  d'actes; 
si  le  travail  d'analyse  a  été  fait  correctement  par  le  fabricant 
de  regestes,  il  devient  inutile  de  le  refaire. 


122  OPI-lîATIONS    ANALYTIQUES. 

III.  Déterminer  le  sens  littéral  d'un  texte  est  une 
opération  linguistique;  aussi  a-t-on  classé  la  Philo- 
logie [Sprachkiinde]  parmi  les  sciences  auxiliaires  de 
l'histoire.  Pour  comprendre  un  texte,  il  faut  d'abord  en 
connaître  la  langue.  Mais  la  connaissance  générale  de 
la  langue  ne  suffit  pas.  Pour  interpréter  Grégoire  de 
Tours,  ce  n'est  pas  assez  de  savoir  en  général  le  latin; 
il  faut  encore  une  interprétation  historique  spéciale 
pour  adapter  cette  connaissance  générale  au  latin  de 
Grégoire  de  Tours. 

La  tendance  naturelle  est  d'attribuer  à  un  même  mot 
le  même  sens  partout  oîi  on  le  rencontre.  Instinctive- 
ment on  traite  la  langue  comme  un  système  fixe  de 
siirnes.  C'est  en  effet  le  caractère  des  signes  créés 
exprès  pour  l'usage  scientifique,  l'algèbre,  la  nomen- 
clature chimique;  là,  toute  expression  a  un  sens 
précis,  qui  est  unique,  absolu  et  invariable;  elle 
exprime  une  idée  analysée  et  définie  exactement  et 
elle  n'en  exprime  qu'une,  toujours  la  même,  à  quelque 
endroit  qu'elle  soit  placée,  quel  que  soit  l'auteur  qui 
l'emploie.  Mais  la  langue  vulgaire,  dans  laquelle  sont 
écrits  les  documents,  est  une  langue  flottante;  chaque 
mot  exprime  une  idée  complexe  et  mal  définie;  il  a 
des  sens  multiples,  relatifs  et  variables  ;  un  même 
mot  signifie  plusieurs  choses  différentes;  il  prend  un 
sens  différent  dans  un  même  auteur  suivant  les  autres 
mots  qui  l'entourent;  il  change  de  sens  d'un  auteur  à  un 
autre  et  dans  le  cours  du  temps.  Vel  signifie  toujours 
ou  en  latin  classique,  il  signifie  et  à  certaines  époques 
du  moyen  âge;  suffragium,  qui  veut  dire  suffrage  en 
latin  classique,  prend  au  moyen  âge  le  sens  de  secours. 
Il  faut  donc  apprendre  à  résister  à  cet  instinct  qui  nous 
porte  à  expliquer  toutes  les  expressions  d'un  texte  par 
le  sens  classique  ou  le  sens  habituel.  L'interprétation 


CRITIQUE    D  INTERPRETATION.  123 

o;rammaticaIe,  fondée  sur  les  règles  générales  de  la 
langue,  doit  être  complétée  par  l'interprétation  histo- 
rique fondée  sur  l'examen  du  cas  particulier. 

La  méthode  consiste  à  établir  le  sens  spécial  des 
mots  dans  le  document;  elle  repose  sur  quelques  prin- 
cipes très  simples. 

i»  La  langue  change  par  une  évolution  continue. 
Chaque  époque  a  sa  langue  propre  qu'on  doit  traiter 
comme  un  sj'Stème  spécial  de  signes.  Pour  com- 
l)rendre  un  document,  on  doit  donc  savoir  la  lariirue 
du  temps,  c'est-à-dire  le  sens  des  mots  et  des  tournures 
à  l'époque  où  le  texte  a  été  écrit.  —  Le  sens  d'un  mot 
se  détermine  en  réunissant  les  passages  où  il  est 
employé  :  il  s'en  trouve  presque  toujours  quelqu'un  où 
le  reste  de  la  phrase  ne  laisse  aucun  doute  sur  le  sens  *. 
C'est  le  rôle  des  dictionnaires  historiques  tels  que  le 
Thésaurus  lingux  tatinx  ou  les  Glossaires  de  Du  Gange; 
dans  ces  répertoires,  l'article  consacré  à  chaque  mot  est 
un  recueil  des  phrases  où  le  mot  se  rencontre,  accom- 
])agnées  d'une  indication  d'auteur  qui  fixe  l'époque. 

Quand  la  langue  était  déjà  morte  pour  l'auteur  du 
document  et  qu'il  l'a  apprise  dans  des  écrits,  —  ce  qui 
est  le  cas  des  textes  latins  du  bas  moyen  âge,  —  il  faut 
prendre  garde  que  les  mots  peuvent  être  pris  dans  un 
sens  arbitraire  et  n'avoir  été  choisis  que  pour  faire 
une  élégance  :  par  exemple  consul  (comte),  capile 
census  (censitaire),  agellus  (grand  domaine). 

2°  L'usage  de  la  langue  peut  différer  d'une  région  à 
une  autre;  on  doit  donc   connaître  la  langue  du  pays 

1.  On  trouvera  des  modèles  pratiques  de  ce  procédé  dans 
Deloche,  la  Trustis  cl  l'ani/ustion  royal,  Paris,  1873,  in-8,  et 
surtout  dans  Fustel  de  Coulanges.  Voir  en  particulier  l'étude 
sur  les  mots  marca  (Recherches  sur  quelques  problèmes  d'his- 
toire, p.  322-3Ô6),  —  mallus  {ib.,  372-402),  —  alleu  (l'Alleu  et 
le  domaine  rural,  p.  149-170),  —  porlio  [ib.,  p.  239-252). 


124  OPr.RATlONS    AXALYTinURS. 

OÙ  le  document  a  élé  écrit,  c'est-à-diie  les  sens  parti- 
culiers usités  dans  le  pays. 

3°  Chaque  auteur  a  une  façon  personnelle  d'écrire, 
on  doit  donc  étudier  la  langue  de  l'auteur,  le  sens 
particulier  qu'il  donnait  aux  mots*.  C'est  à  quoi  ser- 
vent les  lexiques  de  la  langue  d'un  auteur,  tels  que  le 
Lexicon  Cœsarianuni  de  Meusel,  oii  sont  réunis  tous 
les  passages  oii  il  a  em|)loyé  chaque  mot. 

4°  Une  expression  change  de  sens  suivant  le  pas- 
sage oîielle  se  trouve;  on  doit  donc  interpréter  chaque 
mot  et  chaque  phrase  non  pas  isolément,  mais  en 
tenant  compte  du  sens  général  du  morceau  (le  contexte). 
C'est  la  règle  du  contexte'^,  règle  fondamentale  de 
l'interprétation.  Elle  implique  qu'avant  de  faire  usage 
d'une  phrase  d'un  texte  on  a  lu  le  texte  dans  son 
ensemble;  elle  interdit  de  ramasser  dans  un  travail 
moderne  des  citations,  c'est-à-dire  des  lambeaux  de 
phrase  arrachés  d'un  passage  où  l'on  ignore  le  sens 
spécial  que  leur  donnait  le  contexte  "•. 

1.  La  théorie  et  un  exemple  de  ce  procédé  se  trouvent  dans 
Fustel  de  Coulaiiges,  Recherches  sur  quelques  problèmes  d'his- 
toire (p.  189-28'J),  à  propos  des  renseignemeiils  de  Tacite  sur  les 
Germains.  Voir  surtout,  p.  "263-289,  la  discussion  du  célèbre  pas- 
sage sur  le  mode  de  culture  des  Germains. 

2.  Fustel  de  Coulanges  la  formule  ainsi  :  «  Il  ne  faut  jamais 
isoler  deux  mots  de  leur  contexte;  c'est  le  moyen  de  se  tromper 
sur  leur  signification   ».  {Monarchie  franque,  p.  228,  n.  1.) 

3.  Voici  comment  Fustel  condamne  celle  pratique  :  «  Je  ne 
parle  pas  des  faux  érudils  qui  citent  de  seconde  main  et  se 
donnent  tout  au  plus  la  peine  de  vérifier  si  la  phrase  qu'ils  ont 
vue  citée  se  trouve  bien  à  l'endroit  indiqué.  Vérifier  les  cilalions 
est  tout  autre  chose  que  lire  les  textes  et  les  deux  conduisent 
souvent  à  des  résultais  opposés.  »  Revue  des  questions  histo- 
riques, 1887.  t.  I.  —  Voir  aussi  {l'Alleu...,  p.  171-1'J8)  la  leçon 
donnée  à  M.  Glasson,  à  propos  de  la  théorie  de  la  communauté 
des  terres;  c'est  la  discussion  de  43  citations  étudiées  en  tenant 
compte  du  contexte  pour  montrer  qu'aucune  n'a  le  sens  admis  par 
M.  Glasson.  On  peut  comparer  la  réponse  :  Glasson,  les  Com- 
munaux et  le  domaine  rural  à  l'cpoquc  franque.  Paris,  18'JO. 


CRITIQUE    D  INTERPRETATION.  125 

Ces  règles,  si  on  les  appliquait  avec  rigueur,  consti- 
tueraient une  méthode  exacte  d'interprétation,  qui  ne 
laisserait  presque  aucune  cliance  d'erreur,  mais  qui 
exigerait  une  énorme  dépense  de  temps.  Quel  travail 
s'il  fallait  pour  chaque  mot  déterminer  par  une  opéra- 
tion spéciale  le  sens  dans  la  langue  du  temps,  du  |)ays, 
de  l'auteur  et  dans  le  contexte!  C'est  le  travail  qu'exige 
une  traduction  bien  faite;  on  s'y  est  résigné  pour 
quelques  ouvrages  antiques  d'une  grande  valeur  litté- 
raire; pour  la  masse  des  documents  historiques  on 
s'en  tient  dans  la  pratique  à  un  procédé  abrégé. 

Tous  les  mots  ne  sont  pas  également  sujets  à 
changer  de  sens;  la  plupart  conservent  chez  tous  les 
auteurs  et  à  toutes  les  époques  un  sens  à  peu  près 
uniforme.  On  peut  donc  se  contenter  d'étudier  spécia- 
lement les  expressions  qui,  par  leur  nature,  sont 
exposées  à  prendre  des  sens  variables  :  1"  les  expres- 
sions toutes  faites  qui,  étant  fixées,  n'évoluent  pas  de 
même  que  les  mots  dont  elles  sont  composées;  2"  et 
surtout,  les  mots  qui  désignent  les  choses  sujettes  j)ar 
nature  à  évoluer  :  classes  d'hommes  [miles,  colonus, 
seri'us);  —  institutions  [conventus,  juslitia,  judea:];  — 
usages  [alleu,  bénéfice,  élection);  —  sentiments,  objets 
usuels.  Pour  tous  ces  mots  il  serait  imprudent  de 
présumer  la  fixité  de  sens  ;  c'est  une  précaution  indis- 
pensable de  sassurer  en  quel  sens  ils  sont  pris  dans 
le  texte  à  interpréter. 

«  Ces  études  de  mots,  dit  Fustel  de  Coulanges,  ont 
une  grande  importance  dans  la  science  historique.  Un 
terme  mal  interprété  peut  être  la  source  de  grandes 
erreurs  *  ».  11  lui  a  suffi  en  effet  d'appliquer  méthodique- 

1.  C'est  sa  critique  d'interprétation  qui  a  fait  toute  l'origi- 
nalité de  Fustel;  il  n'a  fait  personnellement  aucun  travail  de 
critique  externe,  et  sa  critique  de  sincérité  et  d'exactitude  a  été 


12G  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

ment  la  critique  d'intei-prétation  à  une  centaine  de  mots 
pour  renouveler  l'étude  des  temps  mérovingiens. 

IV.  Après  avoir  analysé  le  document  et  déterminé  le 
sens  littéral  des  phrases,  on  nest  pas  certain  encore 
d  avoir  atteint  la  véritable  pensée  de  l'auteur.  Il  se 
peut  qu'il  ait  pris  quelques  expressions  dans  un  sens 
détoui'né:  cela  arrive,  pour  plusieurs  motifs  très  diCfé- 
rents  :  l'allégorie  ou  le  symbole,  —  la  plaisanterie  ou 
la  mvstifîcation,  —  l'allusion  ou  le  sous-entendu,  — 
même  la  simple  figure  de  langage  'métaphore,  hyper- 
bole, litote;  '.  Dans  tous  ces  cas  il  faut,  à  travers  le 
sens  littéral,  percer  jusqu'au  sens  réel  que  l'auteur  a 
dissimulé  volontairement  sous  une  forme  inexacte. 

La  question  est  logiquement  très  embarrassante  :  il 
n  existe  pas  de  critérium  extérieur  fixe  pour  recon- 
naître sûrement  un  sens  détourné;  l'essence  même  de 
la  mystification,  devenue  au  xix^  siècle  un  genre  litté- 
raire, est  d'effacer  tous  les  indices  qui  dénonceraient 
la  plaisanterie.  Dans  la  pratique  on  est  moralement 
certain  qu'un  auteur  n'emploie  pas  le  sens  détourné 
quand  il  tient  surtout  à  être  compris;  on  court  donc 
peu  de  risque  de  le  rencontrer  dans  les  documents 
officiels,  les  chartes  et  les  récits  historiques.  Dans 
tous  ces  cas  la  forme  générale  du  document  permet  de 
présumer  qu'il  est  écrit  au  sens  littéral. 

On  doit  au  contraire  s'attendre  à  des  sens  détournés 

enlravée  par  un  respect  pour  les  affirmations  des  anciens  qui 
allait  jusqu'à  la  crédulité. 

1.  Une  diflicullé  parallèle  se  présente  dans  l'interprétation 
des  monuments  figurés:  les  représentations  ne  doivent  pas 
toutes  être  prises  •  à  la  lettre  ».  Darius,  dans  le  monument  de 
Behisloun,  foule  aux  pieds  les  chefs  vaincus  ;  c'est  une  métaphore. 
Les  miniatures  du  moyen  âge  montrent  des  personnages  couchés 
dans  leur  lit.  une  couronne  sur  la  lète  :  c'est  le  symbole  de  leur 
rang  royal,  le  peintre  n'a  pas  voulu  dire  qu'ils  gardaient  leur 
couronne  pour  dormir. 


cniTiQUE  d'interprétation.  127 

quand  l'auteur  a  eu  d'autres  préoccupations  que  d'être 
compris,  ou  qu'il  a  écrit  pour  un  public  qui  pouvait 
comprendre  ses  allusions  et  ses  sous-entendus,  ou 
pour  des  initiés  (religieux  ou  littéraires)  qui  devaient 
comprendre  ses  symboles  et  ses  figures  de  langage. 
C'est  le  cas  des  textes  religieux,  des  lettres  privées 
et  de  toutes  les  œuvres  littéraires,  qui  forment  une 
forie  part  des  documents  sur  l'antiquité.  Aussi  l'art 
de  reconnaître  et  de  déterminer  le  sens  caché  des 
textes  a-t-il  toujours  tenu  une  large  place  dans  la 
théorie  de  V/ierrnéneutique  *  (c'est  le  nom  grec  de  la 
critique  d'interprétation),  et  dans  ï exégèse  des  textes 
sacrés  et  des  auteurs  classiques. 

Les  différentes  façons  d'introduire  un  sens  détourné 
sous  le  sens  littéral  sont  trop  variées  et  dépendent  de 
trop  de  conditions  individuelles  pour  que  l'art  de  les 
déterminer  puisse  être  ramené  à  des  règles  générales. 
On  ne  peut  guère  formuler  qu'un  principe  universel  : 
quand  le  sens  littéral  est  absurde,  incohérent  ou 
obscur,  ou  contraire  aux  idées  de  l'auleur  ou  aux  faits 
connus  de  lui,  on  doit  présumer  un  sens  détourné. 

Pour  déterminer  ce  sens,  on  doit  procéder  comme 
pour  établir  la  langue  d'un  auteur  :  on  compare  les 
passages  où  se  trouvent  les  morceaux  auxquels  on 
soupçonne  un  sens  détourné,  en  cherchant  s'il  n'y  en  a 
pas  un  où  le  contexte  permette  de  deviner  le  sens.  Un 
exemple  célèbre  de  ce  procédé  est  la  découverte  du 
sens  allégorique  de  la  Bête  dans  Y  Apocalypse.  Mais 
comme  il  n'existe  pas  de  méthode  sûre  de  solution,  on 
n'a  pas  le  droit  d'affirmer  qu'on  a  découvert  toutes  les 
intentions  cachées  ou  relevé  toutes  les  allusions  con- 

1.  A.  Bœckh,  Encyclopédie  und  Méthodologie  der  philologischen 
Wissenschaftcn  ^  (1886),  a  donné  une  tlicorie  do  Vherméneutique, 
à  laquelle  E.  Beinheim  s'est  contenté  de  se  référer. 


128  OPÉRATIONS   ANALYTIQUES. 

tenues  dans  un  texte;  et  même  quand  on  croit  avoir 
trouvé  le  sens,  on  fera  bien  de  ne  pas  tirer  de  conclu- 
sions d'une  interprétation  forcément  conjecturale. 

En  sens  inverse  il  faut  se  garder  de  chercher  par- 
tout un  sens  allégorique,  comme  les  néo-platoniciens 
ont  fait  pour  les  œuvres  de  Platon  et  les  swedenbor- 
giens  pour  la  Bible.  On  est  revenu  aujourd'hui  de  cette 
hyperherméneutique;  mais  on  n'est  pas  à  l'abri  de  la 
tendance  analogue  à  chercher  partout  des  allusions. 
Cette  recherche,  toujours  conjecturale,  donne  plus  de 
satisfactions  d'amour-propre  à  l'interprète  que  de 
résultats  utilisables  pour  l'histoire. 

V.  Quand  on  a  enfin  atteint  le  sens  véritable  du  texte, 
l'opération  de  l'analyse  positive  est  terminée.  Le 
résultat  est  de  faire  connaître  les  conceptions  de  l'au- 
teur, les  images  qu'il  avait  dans  î'esprit,  les  notions 
générales  au  moyen  desquelles  il  se  représentait  le 
monde.  On  atteint  ainsi  des  opinions,  des  doctrines, 
des  connaissances.  C'est  là  une  couche  de  rensei- 
gnements très  importants  avec  lesquels  se  constitue 
tout  un  groupe  de  sciences  historiques  '  :  les  histoires 
des  arts  figurés  et  des  littératures,  —  l'histoire  des 
sciences,  —  l'histoire  des  doctrines  philosophiques 
et  morales,  —  la  mythologie  et  l'histoire  des  dogmes 
(improprement  appelées  croyances  religieuses,  puis- 
qu'on étudie  les  doctrines  officielles  sans  rechercher 
si  elles  sont  crues),  —  l'histoire  du  droit,  l'histoire  des 
institutions  officielles  (en  tant  qu'on  ne  cherche  pas 
comment  elles  étaient  appliquées  dans  la  pratique),  — 
l'ensemble  des  légendes,  traditions,  opinions,  concep- 


1.  La  méthode  pour  extraire  des  conceptions  les  renseigne- 
ments sur  les  faits  extérieurs  fait  partie  de  la  théorie  du  rai- 
sonnement construclif.  Voir  le  livre  111. 


CRITIQUE    d'interprétation.  129 

tions  populaires  (appelées  sans  précision  croyances}, 
qu'on  réunit  sous  le  nom  de  folklore. 

Toutes  ces  études  n'ont  besoin  que  de  la  critique 
externe  de  provenance  et  de  la  critique  d'interpréta- 
tion; elles  exigent  un  degré  d'élaboration  de  moins 
que  l'histoire  des  faits  matériels;  aussi  sont-elles  par- 
venues plus  vite  à  se  constituer  méthodiquement. 


CHAPITRE    VII 


CUITIQUE   INTERNE    Nl-GATIVE    DE    SINCEIiITE 
ET    D'EXACTITUDE 


I.  L'analyse  el  la  critique  positive  d'interprétation 
n'atteignent  que  le  travail  d'esprit  intérieur  de  l'auteur 
du  document  et  ne  font  connaître  que  ses  idées.  Elles 
n'apprennent  directement  rien  sur  les  faits  extérieurs. 
Même  quand  l'auteur  a  pu  les  observer,  son  texte 
indique  seulement  comment  il  a  voulu  les  représenter, 
non  comment  il  les  a  réellement  vus,  et  encore  moins 
ce  qu'ils  ont  réellement  été.  Ce  qu'un  auteur  exprime 
n'est  pas  forcément  ce  qu'il  croyait,  car  il  peut  avoii- 
menti;  ce  qu'il  a  cru  n'est  pas  forcément  ce  qui  exis- 
tait, car  il  peut  s'être  trompé.  Ces  propositions  sont 
évidentes.  Cependant  un  premier  mouvement  naturel 
nous  porte  à  accepter  comme  vraie  toute  affirmation 
contenue  dans  un  document,  ce  qui  est  admettre  impli- 
citement qu'aucun  auteur  n'a  menti  ou  ne  s'est  trompé; 
et  il  faut  que  cette  crédulité  spontanée  soit  bien  puis- 
sante, puisqu'elle  persiste  malgré  l'expérience  quoti- 
dienne qui  nous  montre  des  cas  innombrables  d'erreur 
et  de  mensonge. 

La  pratique  a  forcé  les  historiens  à  réfléchir  en  les 
mettant  en  présence  de  documents  qui  se  contredi- 
saient les  uns  les  autres;  dans  ce  conilit  il  a  bien  fallu 


CRITIQUE    DE    SINCEIÎITÉ    ET    D  EXACTITUDE.  131 

se  résigner  à  douter  et,  après  examen,  à  admettre 
l'erreur  ou  le  mensonge;  ainsi  s'est  imposée  la  néces- 
sité de  la  critique  négative  pour  écarter  les  affirmations 
manifestement  menteuses  ou  erronées.  Mais  l'instinct 
de  confiance  est  si  indestructible  qu'il  a  jusqu'ici 
empêché  môme  les  gens  du  métier  de  constituer  la  cri- 
tique interne  des  affirmations  en  méthode  régulière 
comme  ils  ont  fait  pour  la  critique  externe  de  prove- 
nance. Les  historiens,  dans  leurs  travaux,  et  même  les 
théoriciens  de  la  méthode  historique  *,  en  sont  restés 
à  des  notions  vulgaires  et  des  formules  vagues,  en  con- 
traste frappant  avec  la  terminologie  précise  de  la  cri- 
tique de  sources.  Ils  se  bornent  à  examiner  si  l'auteur 
a  été  en  général  contemporain  des  faits,  s'il  en  a  été 
témoin  oculaire;  s'il  a  été  sincère  et  bien  informé,  s'il 
a  su  la  vérité  ou  s'il  a  voulu  la  dire;  ou  même,  résu- 
mant tout  en  une  formule,  s'il  a  été  digne  de  foi. 

Assurément  cette  critique  superficielle  vaut  beau- 
coup mieux  que  l'absence  de  critique,  et  elle  a  suffi 
pour  donner  à  ceux  qui  l'ont  pratiquée  la  conscience 
d'une  supériorité  incontestable.  Mais  elle  n'est  qu'à 
mi-chemin  entre  la  crédulité  vulgaire  et  une  méthode 
scientifique.  Ici,  comme  en  toute  science,  le  point  de 
départ  doit  être  le  doute  méthodique  ^.  Tout  ce  qui 
n'est  pas  prouvé  doit  rester  provisoirement  douteux; 
pour  affirmer  une  pro])osition  il  faut  apporter  des 
raisons  de  la  croire  exacte.  Appliqué  aux  affirmations 
des  documents,  le  doute  méthodique  devient  la  fZé/?ance 
méthodique. 

1.  Par  exemple  le  P.  de  Smedt,  Tardif,  Droysen  et  même 
Bernheim. 

2.  Descartes,  venu  en  un  temps  où  1  histoire  ne  consistait 
encore  qu'à  reproduire  des  récits  antérieurs,  n'a  pas  trouvé  le 
moyen  de  lui  appliquer  le  doute  méthodique;  aussi  a-t-il  refusé 
d»;  lui  reconnaître  le  caractère  de  science. 


132  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

L'historien  doit  a  priori  se  défier  de  toute  affirma- 
tion d'un  auteur,  car  il  ignore  si  elle  n'est  pas  men- 
songère ou  erronée.  Elle  ne  peut  être  pour  lui  qu'une 
présomption.  La  prendre  à  son  compte  et  la  répéter  en 
son  nom,  c'est  déclarer  implicitement  qu'il  la  considère 
comme  une  vérité  scientifique.  Ce  pas  décisif,  il  n'a  le 
droit  de  le  faire  que  pour  de  bonnes  raisons.  Mais 
l'esprit  humain  est  ainsi  construit  qu'on  fait  ce  pas  sans 
s'en  apercevoir  (cf.  liv.  II,  ch.  i).  —  Contre  celte  ten- 
dance dangereuse  le  critique  n'a  qu'un  procédé  de 
défense.  Il  doit  ne  pas  attendre  pour  douter  d'y  être 
forcé  par  une  contradiction  entre  les  affirmations  des 
documents,  il  doit  commencer  par  douter.  Il  doit  n'ou- 
blier jamais  la  distance  entre  l'affirmation  d'un  auteur, 
quel  qu'il  soit,  et  une  vérité  scientifiquement  établie,  de 
façon  à  garder  toujours  pleine  conscience  de  la  res- 
ponsabilité qu'il  prend  lorsqu'il  reproduit  une  affir- 
mation. 

Même  après  s'être  décidé  en  princi|)e  à  pratiquer 
cette  défiance  contre  nature,  on  tend  instinctivement  à 
s'en  délivrer  le  plus  vite  possible. iLe  mouvement  naturel 
est  de  faire  en  bloc  la  critique  de  tout  un  auteur  ou  au 
moins  de  tout  un  document,  de  classer  en  deux  caté- 
gories, à  droite  les  brebis,  à  gauche  les  boucs;  d'un 
côté  les  auteurs  dignes  de  foi  ou  les  bons  documents, 
de  l'autre  les  auteurs  suspects  ou  les  mauvais  docu- 
ments.; Après  quoi,  ayant  épuisé  toute  sa  force  de 
défiance,  on  reproduit  sans  discussion  toutes  les  affir- 
mations du  «  bon  document  ».  On  consent  à  se  défier 
de  Suidas  ou  d'Aimoin,  auteurs  suspects,  mais  on 
affirme  comme  vérité  établie  tout  ce  qu'a  dit  Thucydide 
ou  Grégoire  de  Tours'.  On  applique  aux  auteurs  la 

1.  Fustel  de  Coulanges  lui-même  n'était  pas  affranchi  de  celle 
timidité;  A  propos  d'un   discours   prèle  à  Glovis  par  Grégoire 


CRITIQUE    DE    SINCERITE    ET    D  EXACTITUDE.  133 

procédure  judiciaire  qui  classe  les  témoins  en  rece- 
vables  et  non  recevables  :  dès  qu'on  a  accepté  un 
témoin  on  se  sent  engagé  à  admettre  tous  ses  dires; 
on  n'ose  douter  d'une  de  ses  affirmations  que  si  l'on 
trouve  des  raisons  spéciales  d'en  douter.  Instinctive- 
ment on  prend  parti  pour  l'auteur  qu'on  a  déclaré 
recomraandable  et  on  en  vient,  comme  dans  les  tribu- 
naux, il  dire  que  «  la  charge  de  faire  la  preuve  »  incombe 
à  celui  qui  récuse  un  témoignage  valable  '. 

La  confusion  est  encore  accrue  par  l'expression 
authentique  empruntée  à  la  langue  judiciaire;  elle  ne 
se  rapporte  qu'à  la  provenance,  non  au  contenu;  dire 
qu'un  document  est  authentique,  c'est  dire  seulement 

de  Tours,  il  dit  :  «  Sans  doute  on  ne  peut  affirmer  que  de  telles 
paroles  aient  été  réelleuient  prononcées.  Mais  on  ne  doit  pas  non 
plus  affirmer  hardiment   contre  Grégoire  de   Tours  qu'elles  ne 

l'ont  pas  été Le  plus  sage  est  d'accepter  le  texte  de  Grégoire.  » 

Monarchie  franque,  p.  66.  —  Le  plus  sage,  ou  plutôt  le  seul  parti 
scientifique  est  d'avouer  qu'on  ne  sait  rien  des  paroles  de  Glovis, 
car  Grégoire  lui-même  ne  les  connaissait  pas. 

1.  Un  des  historiens  de  l'antiquité  les  plus  experts  en  cri- 
tique, Ed.  Meyer,  Die  Entstehun;^  des  Judenthums,  Halle,  1896, 
in-8,  a  récemment  encore  allégué  cet  étrange  argument  juridique 
en  faveur  des  récits  de  Néhémie.  —  M.  Bouché-Leclercq,  dans 
une  remarquable  étude  sur  «  Le  règne  de  Séleucus  II  Gallinicus 
et  la  critique  historique  »  [Revue  des  Universités  du  Midi,  avr.- 
juin  1S97),  semble,  par  réaction  contre  l'hypercritique  de  Niebuhr 
et  de  Droysen,  incliner  vers  une  théorie  analogue.  «  Sous  peine 
de  tomber  dans  l'agnosticisme  —  qui  est  pour  elle  le  suicide  — 
ou  dans  la  fantaisie  individuelle,  la  critique  historique  doit 
accorder  une  certaine  foi  aux  témoignages  qu'elle  ne  peut  pas 
contrôler,  lorsqu'ils  ne  sont  pas  nettement  contredits  par  d'autres 
de  valeur  égale.  »  M.  Bouché-Leclercq  a  raison  contre  l'historien 
(jui,  «  après  avoir  disqualifié  tous  ses  témoins,  prétend  se  substi- 
tuer à  eux  et  voit  par  leurs  yeux  tout  autre  chose  que  ce  qu'ils 
ont  vu  eux-mêmes  ».  Mais  quand  les  «  témoignages  »  ne  sont  pas 
suffisants  pour  faire  connaître  scientifiquement  un  fait,  la  seule 
attitude  correcte  est  «  l'agnosticisme  »,  c'est-à-dire  l'aveu  de  notre 
ignorance;  nous  n'avons  pas  le  droit  d'éluder  cet  aveu  parce  que 
le  hasard  aura  laissé  périr  les  documents  en  contradiction  avec 
ces  témoignages. 


ISi  OPHliATIOXS    ANALYTIQUES. 

que  la  provenance  en  est  certaine,  non  que  le  contenu 
en  est  exact.  Mais  l'authenticité  produit  une  impres- 
sion de  respect  qui  dispose  à  accepter  le  contenu 
sans  discussion.  Douter  des  affirmations  d'un  docu- 
ment authentique  semblerait  présomptueux,  ou  du 
moins  on  se  croit  obligé  d'attendre  des  preuves  écra- 
santes avant  de  «  s'inscrire  en  faux  »  contre  le  témoi- 
gnage de  l'auteur  :  les  historiens  eux-mêmes  emploient 
cette  expression  malencontreusement  empruntée  à  la 
langue  judiciaire. 

II.  A  ces  instincts  naturels  il  faut  résister  méthodi- 
quement. Un  document  (à  plus  forte  raison  l'œuvre 
d'un  auteur]  ne  forme  pas  un  bloc;  il  se  compose  d'un 
très  grand  nombre  d'affirmations  indépendantes,  dont 
chacune  peut  être  mensongère  ou  fausse  tandis  que  les 
autres  sont  sincères  ou  exactes  (et  inversement), 
puisque  chacune  est  le  produit  d'une  opération  qui 
j^eut  avoir  été  incorrecte  tandis  que  les  autres  étaient 
correctes.  Il  ne  suffit  donc  pas  d'examiner  en  bloc 
tout  un  document,  il  faut  examiner  séparément  cha- 
cune des  affirmations  qu'il  contient;  la  critique  ne 
peut  se  faire  que  par  une  analyse. 

Ainsi  la  critique  interne  aboutit  à  deux  règles 
générales   : 

1°  Une  vérité  scientifique  ne  s'établit  pas  par  témoi- 
gnage. Pour  affirmer  une  proposition  il  faut  des  rai- 
sons spéciales  de  la  croire  vraie.  Il  se  peut  que  l'af- 
firmation d'un  auteur  soit,  dans  certains  cas,  une  raison 
suffisante;  mais  on  ne  le  sait  pas  d'avance.  La  règle  sera 
donc  à' examiner  toute  affirmation  pour  s'assurer  si  elle 
est  de  nature  à  constituer  une  raison  suffisante  de  croire. 

2°  La  critique  d'un  document  ne  peut  pas  se  faire  en 
bloc.  La  règle  sera  d'analyser  le  document  en  ses  élé- 
ments, pour  dégager  toutes  les  affirmations  indépen- 


CRITIQUE    DE    SlNCÉalTÉ    ET    D  EXACTITUDE.  135 

dantes  dont  il  se  compose  et  examinei^  chacune  sépa- 
rément. Souvent  une  seule  phrase  contient  plusieurs 
affirmations,  il  faut  les  isoler  j)our  les  critiquer  à 
part.  Dans  une  vente,  par  exemple,  on  doit  distinguer 
la  date,  le  lieu,  le  vendeur,  l'acheteur,  l'objet,  le  prix, 
chacune  des  stipulations. 

La  critique  et  l'analyse  se  font  pratiquement  en 
même  temps  et,  sauf  les  textes  de  langue  difficile,  elles 
peuvent  être  menées  de  front  avec  l'analyse  et  la  cri- 
tique d'interprétation.  Aussitôt  qu'on  a  compris  une 
phrase  on  l'analyse  et  on  fait  la  critique  de  chacun 
des  éléments. 

C'est  dire  que  la  critique  consiste  logiquement  en 
un  nombre  énorme  d'opérations.  En  les  décrivant  avec 
le  détail  nécessaire  pour  en  faire  comprendre  le  méca- 
nisme et  la  raison  d'être,  nous  allons  leur  donner  l'ap- 
parence d'un  procédé  trop  lent  pour  être  praticable. 
C'est  l'impression  inévitable  que  produit  toute  des- 
cription par  la  parole  d'un  acte  complexe  de  la 
pratique.  Comparez  le  temps  nécessaire  pour  décrire 
un  mouvement  d'escrime  et  pour  l'exécuter;  comparez 
la  longueur  de  la  grammaire  et  du  dictionnaire  avec 
la  rapidité  de  la  lecture.  Comme  tout  art  pratique,  la 
critique  consiste  dans  l'habitude  de  certains  actes; 
pendant  l'apprentissage,  avant  que  l'habitude  soit 
prise,  on  est  obligé  de  penser  séparément  chaque  acte 
avaTit  de  le  faire  et  de  décomposer  les  mouvements  : 
aussi  les  fait-on  tous  lentement  et  ])éniblement;  mais 
aussitôt  l'habitude  prise,  les  actes,  devenus  instinctifs 
et  inconscients,  sont  faciles  et  rapides.  Que  le  lecteur 
ne  s'inquiète  donc  pas  de  la  lenteur  des  procédés  de 
la  critique,  il  verra  plus  bas  comment  ils  s'abrègent 
dans  la  pratique. 

111.  Voici  comment  se  pose  le  problème  de  la  cri- 


136  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

lique.  Etant  donnée  une  affirmation  venant  d'un 
homme  qu'on  n'a  pas  vu  opérer,  la  valeur  de  l'affirma- 
tion dépendant  exclusivement  de  la  manière  dont  cet 
homme  a  opéré,  déterminer  si  ses  opérations  ont  été 
conduites  correctement.  —  La  position  même  du  j)ro- 
blème  montre  qu'on  ne  peut  espérer  aucune  solution 
directe  et  définitive;  il  manque  la  donnée  essentielle, 
qui  serait  la  manière  dont  l'auteur  a  opéré.  La  critique 
s'arrête  donc  à  des  solutions  indirectes  et  provisoires, 
elle  se  borne  à  fournir  des  données  qui  exigent  une 
dernière  élaboration. 

L'instinct  naturel  pousse  à  juger  de  la  valeur  des  affir- 
mations d'après  leur  forme.  On  s'imagine  reconnaître  à 
première  vue  si  un  auteur  est  sincère  ou  si  un  récit 
est  exact.  C'est  ce  qu'on  appelle  a  l'accent  de  sincé- 
rité »  ou  «  l'impression  de  véiité  ».  C'est  une  impres- 
sion presque  irrésistible,  mais  elle  n'en  est  pas  moins 
une  illusion.  Il  n'y  a  aucun  critérium  extérieur  ni  de 
la  sincérité  ni  de  l'exactitude.  «  L'accent  de  sincérité  », 
c'est  1  apparence  de  la  conviction;  un  orateur,  un 
acteur,  un  menteur  d'habitude  l'auront  plus  facilement 
en  mentant  qu'un  homme  indécis  en  disant  ce  qu'il 
croit.  La  vigueur  de  l'affirmation  ne  prouve  pas  tou- 
jours la  vigueur  de  la  conviction,  mais  seulement 
l'habileté  ou  l'effronterie  *.  De  même  l'abondance  et 
la  précision  des  détails,  bien  qu'elles  fassent  une  vive 
impression  sur  les  lecteurs  inexpérimentés,  ne  garan- 
tissent pas  l'exactitude  des  faits  ^;  elles  ne  renseignent 

1.  Les  Mémoires  de  Retz  en  fournissent  un  exemple  concluant; 
c'est  l'anecdote  des  fantômes  rencontrés  par  Retz  et  Turenne. 
L'éditeur  de  Retz,  dans  la  Collection  des  Grands  Ecrivains  de 
la  France,  A.  Feillet,  a  montré,  t.  I,  p.  192,  que  cette  histoire,  si 
vivement  racontée,  est  un  mensonge  d'un  bout  à  l'autre. 

2.  Un  bon  exemple  de  la  fascination  exercée  par  un  récit  cir- 
constancié est  la  légende  des  origines  de  la  Ligue  des  trois  cantons 


CRITIQUE    DE    SINCÉRITÉ    ET    d'eXACTITUDE.  137 

que  sur  l'imaginalion  de  l'auteur  quand  il  est  sincère 
ou  sur  son  impudence  quand  il  ne  l'est  pas.  On  est 
l)orté  à  dire  d'un  récit  circonstancié  :  «  Des  choses  de 
ce  genre  ne  s'inventent  pas  ».  Elles  ne  s'inventent  pas, 
mais  elles  se  transportent  très  facilement  d'un  person- 
nage, d'un  pays  ou  d'un  temps  à  un  autre.  —  x\ucun 
caractère  extérieur  d'un  document  ne  dispense  donc 
d'en  fafre  la  critique. 

La  valeur  de  l'affirmation  d'un  auteur  dépend  uni- 
quement des  conditions  où  il  a  opéré.  La  critique  n'a 
aucune  autre  ressource  que  d'examiner  ces  conditions. 
Mais  il  ne  s'agit  pas  de  les  reconstituer  toutes,  il  suffit 
de  répondre  à  une  seule  question  :  si  l'auteur  a  opéré 
correctement  ou  non?  —  La  question  peut  être  abordée 
de  deux  côtés. 

lo  On  connaît  souvent  par  la  critique  de  provenance 
les  conditions  générales  où  l'auteur  a  opéré.  Il  est  pro- 
bable que  quelques-unes  ont  agi  sur  chacune  de  ses 
opérations  particulières.  On  doit  donc  commencer 
par  étudier  les  renseignements  qu'on  possède  sur 
l'auteur  et  sur  la  composition  du  document,  avec  la 
préoccupation  de  chercher  dans  les  habitudes,  les 
sentiments,  la  situation  personnelle  de  l'auteur,  ou  dans 
les  circonstances  de  la  composition,  tous  les  motifs 
qui  peuvent  l'avoir  incliné  à  procéder  incorrectement 
ou  au  contraire  à  procéder  avec  une  correction  excep- 
tionnelle. Pour  apercevoir  ces  motifs  possibles  il  faut 
que  l'attention  y  soit  attirée  d'avance.  Le  seul  procédé 
est  donc  de  dresser  un  questionnaire  général  des 
causes  d'incorrection.  On   l'appliquera  aux  conditions 

suisses  primitifs  (Gessler  et  les  conjurés  du  Grutli),  fabriquée 
au  xvi'  siècle  par  Tschudi,  devenue  classique  depuis  le  «  Guil- 
laume Tell  »  de  Schiller  et  qu'on  a  eu  tant  de  peine  à  extirper. 
(Voir  Rilliet,  Origiaes  de  la  Confédération  suisse,  Genève,  18G9, 
in-8.) 


138  OPÉRATIONS   ANALYTIQUES, 

générales  de  composition  du  document  pour  découvrir 
celles  qui  ont  pu  rendre  les  opérations  incorrectes  et 
vicier  les  résultats.  Mais  on  n'obtiendra  ainsi,  — 
même  dans  les  cas  exceptionnellement  favorables  où 
les  conditions  de  provenance  sont  bien  connues,  —  que 
des  indications  générales  insuffisantes  pour  la  critique, 
car  elle  doit  toujours  opérer  sur  chaque  affirmation 
particulière. 

2"^  La  critique  des  affirmations  particulières  ne  peut 
se  faire  que  par  un  seul  procédé,  singulièrement 
paradoxal  :  l'étude  des  conditions  universelles  de  com- 
position des  documents.  Les  renseignements  que  ne 
fournit  pas  l'étude  générale  de  l'auteur,  on  peut  les 
chercher  dans  la  connaissance  des  procédés  néces- 
saires de  l'esprit  humain;  car,  étant  universels,  ils 
devront  se  trouver  dans  chaque  cas  particulier.  On 
sait  dans  quel  cas  l'homme  en  général  est  enclin  à 
altérer  volontairement  ou  à  déformer  les  faits.  Il  s'agit 
d'examiner  pour  chaque  affirmation  si  elle  s'est  pro- 
duite dans  un  des  cas  où  l'on  peut  s'attendre,  suivant 
les  habitudes  normales  de  l'humanité,  à  ce  que  l'opé- 
ration ait  été  incorrecte.  Le  procédé  pratique  sera 
de  dresser  un  questionnaire  des  causes  habituelles 
d'incorrection. 

Ainsi  toute  la  critique  se  ramène  à  dresser  et  à  rera- 
l)lir  deux  questionnaires,  —  l'un  pour  se  représenter  les 
conditions  générales  de  composition  du  document  d'où 
résultent  les  motifs  généraux  de  défiance  ou  de  con- 
fiance, —  l'autre  pour  se  représenter  les  conditions  spé- 
ciales de  chaque  affirmation  d'où  dérivent  les  motifs 
spéciaux  de  défiance  ou  de  confiance.  Ce  double  ques- 
tionnaire doit  être  dressé  d'avance  de  façon  à  dirigea 
méthodiquement  l'examen  du  document  en  général  et 
de  chaque  affirmation  en  particulier;  et  comme  il  est 


CRITIQUE    DE    SIXCÙRITÉ    ET    DEXACTITLDE.  139 

le  même  pour  tous  les  documents,  il  est  utile  de  l'éta- 
blir une  fois  pour  toutes. 

IV.  Le  questionnaire  critique  comporte  deux  séries 
de  questions  qui  correspondent  aux  deux  séries  d'opé- 
lions  par  lesquelles  le  document  s'est  constitué.  La 
critique  d'interprétation  fait  connaître  seulement  ce  que 
1  auteur  a  voulu  dire  ;  il  reste  à  déterminer  :  1°  ce  qu'il  a 
cru  réellement,  car  il  peut  n'avoir  pas  été  sincère;  2"  ce 
qu'il  a  su  réellement,  car  il  peut  s'être  trompé.  —  On 
peut  donc  distinguer  une  critique  de  sincérité  destinée  à 
déterminer  si  l'auteur  du  document  n'a  pas  menti,  et 
une  criuque  d'exactitude  destinée  à  déterminer  s'il  ne 
s'est  pas  trompé. 

Dans  la  pratique  on  a  très  rarement  besoin  de  savoir 
ce  qu'a  cru  un  auteur;  à  moins  qu'on  ne  fasse  une  étude 
spéciale  de  son  caractère,  l'auteur  n'intéresse  pas 
directement,  il  n'est  qu'un  intermédiaire  pour  atteindre 
les  faits  extérieurs  rapportés  par  lui.  Le  but  de  la  cri- 
tique est  de  déterminer  si  l'auteur  a  représenté  ces 
faits  exactement.  S'il  a  donné  des  renseignements 
inexacts,  il  est  indifférent  que  ce  soit  par  mensonge 
ou  par  erreur  :  on  compliquerait  inutilement  l'opération 
en  cherchant  à  le  distinguer.  On  n'a  donc  guère  occa- 
sion de  pratiquer  séparément  la  critique  de  sincérité, 
et  on  peut  abréger  le  travail  en  réunissant  dans  un 
même  questionnaire  tous  les  motifs  d'inexactitude. 
Mais  il  sera  plus  clair  d'exposer  séparément  en  deux 
séries  les  questions  à  se  poser. 

La  première  série  de  questions  servira  à  chercher  si 
l'on  a  quelque  motif  de  se  défier  de  la  sincérité  de 
l'alfirmation.  On  se  demande  si  l'auteur  a  été  dans  une 
des  conditions  qui  normalement  inclinent  un  homme  à 
n'être  pas  sincère.  Il  faut  chercher  quelles  sont  ces 
conditions,  en  général  pour  l'ensemble  d'un  document, 


140  OPÉRATIONS    ANALYTIQURS. 

en  particulier  pour  chacune  des  affirmations.  La 
réponse  est  donnée  par  l'expérience.  Tout  mensonge, 
petit  ou  grand,  a  pour  cause  l'intention  particulière  de 
l'auteur  de  produire  sur  son  lecteur  une  impression 
particulière.  Le  questionnaire  est  ainsi  ramené  à  une 
liste  des  intentions  qui  en  général  peuvent  entraîner 
un  auteur  à  mentir.  Voici  les  cas  les  plus  impor- 
tants. 

i'^'"  cas  L'auteur  cherche  à  se  procurer  un  avantage 
pratique;  il  veut  tromper  le  lecteur  du  document  pour 
l'engager  à  un  acte  ou  l'en  détourner;  il  donne  sciem- 
ment un  renseignement  faux  :  on  dit  alors  que  l'auteur 
a  un  intérêt  à  mentir.  C'est  le  cas  de  la  plupart  des 
actes  officiels.  Même  dans  les  documents  qui  n'ont  pas 
été  rédigés  pour  un  motif  pratique,  toute  affirmation 
intéressée  risque  d'être  mensongère.  Pour  déterminer 
quelles  sont  les  affirmations  suspectes,  il  faut  se 
demander  quel  a  pu  être  le  but  de  l'auteur  en  général 
en  écrivant  l'ensemble  du  document,  en  particulier  en 
rédigeant  chacune  des  affirmations  particulières  qui 
composent  le  document.  Mais  il  faut  résister  à  deux 
tendances  naturelles.  —  L'une  est  de  chercher  quel 
intérêt  avait  l'auteur  à  mentir,  ce  qui  revient  à  cher- 
cher l'intérêt  que  nous  aurions  eu  à  sa  place;  il  faut 
au  contraire  se  demander  l'intérêt  que  lui-même  croyait 
y  avoir  et  on  doit  le  chercher  dans  ses  goûts  et  son 
idéal.  —  L'autre  tendance  est  de  tenir  compte  seule- 
ment de  l'intérêt  individuel  de  l'auteur;  il  faut  prévoir 
au  contraire  que  l'auteur  a  pu  donner  de  faux  rensei- 
gnements dans  un  intérêt  collectif.  C'est  une  des  diffi- 
cultés de  la  critique.  Un  auteur  est  membre  à  la  fois 
de  plusieurs  groupes,  famille,  province,  patrie,  secte 
religieuse,  parti  politique,  classe  sociale,  dont  les 
intérêts  sont  souvent  en  conflit;  il  faut  savoir  démêler 


CRITIQUE    DE    SINCÉRITÉ    ET    D  EXACTITUDE.  l'il 

le  groupe  auquel  il  s'intéressait  le  plus  et  pour  lequel 
il  aura  travaillé. 

2^  caa.  L'auteur  a  été  placé  dans  une  situation  qpi  le 
forçait  à  mentir.  Cela  arrive  toutes  les  fois  qu'ayant 
eu  besoin  de  rédiger  un  document  conforme  à  des 
règles  ou  à  des  habitudes,  il  s'est  trouvé  dans  des  con- 
ditions contraires  sur  quelque  point  à  ces  règles  ou 
ces  habitudes;  il  lui  a  fallu  alors  affirmer  qu'il  opérait 
dans  les  conditions  normales,  et  par  conséquent  faire 
une  déclaration  fausse  sur  tous  les  points  oii  il  n'était 
pas  en  règle.  Dans  presque  tout  procès-verbal  il  y  a 
quelque  léger  mensonge  sur  le  jour  ou  l'heure,  sur  le 
lieu,  sur  le  nombre  ou  le  nom  des  assistants.  Tous  nous 
avons  assisté,  sinon  participé,  à  quelques-unes  de  ces 
petites  falsifications.  Mais  nous  l'oublions  trop  quand 
il  s'agit  de  critiquer  les  documents  du  passé.  Le  carac- 
tère rtMf//e«//iy«e  du  document  contribue  à  faire  illusion; 
instinctivement  on  prend  authentique  pour  synonyme 
de  sincère.  Les  règles  rigides  imposées  pour  la  rédac- 
tion de  tout  document  authentique  semblent  une  garantie 
de  sincérité;  elles  sont  au  contraire  une  incitation  au 
mensonge,  non  sur  le  fond  des  faits,  mais  sur  les  cir- 
constances accessoires.  De  ce  qu'un  personnage  signe 
un  acte  on  peut  conclure  qu'il  l'a  consenti,  mais  non 
pas  qu'il  a  été  réellement  présent  à  l'heure  où  l'acte 
mentionne  sa  présence. 

3«  cas.  L'auteur  a  eu  une  sympathie  ou  une  antipathie 
pour  un  groupe  d'hommes  (nation,  parti,  secte,  pro- 
vince, ville,  famille)  ou  pour  un  ensemble  de  doc- 
trines ou  d'institutions  (religion,  philosophie,  secte 
politique)  qui  l'a  porté  à  déformer  les  faits  de  façon  à 
donner  une  idée  favorable  de  ses  amis,  défavorable 
de  ses  adversaires.  Ce  sont  des  dispositions  générales 
qui  agissent  sur   toutes  les  affirmations  d'un  auteur; 


142  OPÉRATIONS   ANALYTIQUES. 

aussi  sont-elles  très  apparentes ,  au  point  que  les 
anciens  leur  avaient  déjà  donné  des  noms  [studium  et 
odium);  c'était  dès  l'antiquité  un  lieu  commun  litté- 
raire pour  les  historiens  de  protester  qu'ils  avaient 
évité  l'un  et  l'autre. 

4«  cas.  L'auteur  a  été  entraîné  par  la  vanité  indivi- 
duelle ou  collective  à  mentir  pour  faire  valoir  sa  per- 
sonne ou  son  groupe.  lia  affirmé  ce  qu'il  croyait  de 
nature  à  produire  sur  le  lecteur  l'impression  que  lui 
ou  les  siens  possédaient  des  qualités  estimées.  Il  faut 
donc  se  demander  si  l'affirmation  n'a  pas  quelque  motif 
de  vanité.  Mais  il  ne  faut  pas  se  figurer  la  vanité  de  l'au- 
teur d'après  la  nôtre  ou  celle  de  nos  contemporains.  La 
vanité  n'a  pas  partout  les  mêmes  objets,  il  faut  donc 
chercher  à  quoi  l'auteur  mettait  sa  vanité;  il  se  peut 
qu'il  mente  pour  s'attribuer  (à  lui  ou  aux  siens)  des 
actes  que  nous  trouverions  déshonorants.  Charles  IX 
s'est  vanté  faussement  d'avoir  préparé  la  Saint-Barthé- 
lémy. Il  y  a  pourtant  un  motif  de  vanité  universel, 
c'est  le  désir  de  paraître  tenir  un  rang  élevé  et  jouer 
un  rôle  important.  Il  faut  donc  toujours  se  défier  d'une 
affirmation  qui  attribue  à  l'auteur  ou  à  son  groupe  une 
place  considérable  dans  le  monde  '. 

5®  cas.  L'auteur  a  voulu  plaire  au  public  ou  du  moins 
a  voulu  éviter  de  le  choquer.  Il  a  exprimé  les  senti- 
ments et  les  idées  conformes  à  la  morale  ou  à  la  mode 
de  son  public;  même  quand  il  en  avait  personnellement 
d'autres,  il  a  déformé  les  faits  de  façon  à  les  adapter 
aux  passions  et  aux  préjugés  de  son  public.  Les  tvpes 
les  plus  nets  de  ce  genre  de  mensonge  sont  les  formes 
de  cérémonial,  paroles  sacramentelles,  déclarations 
prescrites   par   l'étiquette,    harangues    d'apparat,  for- 

1.  Des  exemples  frappants  du  mensonge  par  vanité  remplis- 
sent les  Economies  royales  de  Sullj-  et  les  Mémoires  de  ReU. 


CRITIQUE    DE    SINCÉniTÉ    ET    d'eXACTITUDE.  143 

mules  de  politesse.  Les  affirmations  qu'elles  contien- 
nent sont  si  suspectes  qu'on  n'en  peut  tirer  aucun  ren- 
seignement sur  les  faits  affirmés.  Nous  le  savons  tous 
pour  les  formules  contemporaines  que  nous  voyons 
employées  chaque  jour,  nous  l'oublions  souvent  dans  la 
critique  des  documents,  surtout  pour  les  époques  où  les 
documents  sont  rares.  Personne  ne  songerait  à  chercher 
les  vrais  sentiments  d'un  homme  dans  les  assurances 
de  respect  qu'il  écrit  à  la  fin  de  ses  lettres.  Mais  on  a 
longtemps  cru  à  l'huiiiilité  de  certains  dignitaires  ecclé- 
siastiques du  moyen  âge  parce  que,  le  jour  de  leur 
élection,  ils  commençaient  par  repousser  une  fonction 
dont  ils  se  déclaraient  indignes,  jusqu'à  ce  qu'enfin  on 
s'est  avisé  |)ar  comparaison  que  ce  refus  était  une  simple 
forme  de  convenance.  Et  il  se  trouve  encore  des  érudits 
pour  chercher,  comme  les  Bénédictins  du  xviii"  siècle, 
dans  les  formules  de  la  chancellerie  d'un  prince,  des 
renseignements  sur  sa  piété  ou  sa  libéralité  '. 

Pour  reconnaître  ces  affirmations  de  convenance  il 
faut  deux  études  d'ensemble  :  l'une  porte  sur  l'auteur 
pour  savoir  à  quel  public  il  s'adressait,  car  dans  un 
même  pays  il  y  a  d'ordinaire  plusieurs  publics  super- 
posés ou  juxtaposés  qui  ont  chacun  son  code  de  morale 
ou  de  convenance;  l'autre  porte  sur  le  public  pour  éta- 
blir en  quoi  consistait  sa  morale  ou  sa  mode. 

1.  Fustel  de  Coulanges  lui-mèiiie  s'est  laissé  aller  à  chercber 
dans  les  formules  des  inscriptions  en  l'honneur  des  empereurs 
la  preuve  que  les  populations  aimaient  le  régime  impérial. 
«  Qu'on  lise  les  inscriptions,  le  sentiment  qu'elles  manifestent 
est  toujours  celui  de  l'intérêt  satisfait  et  reconnaissant....  Voyez 
le  recueil  d'Orelli.  Les  expressions  qu'on  y  rencontre  le  plus 
fréquemment  sont....  »  — Et  l'énumération  des  titres  de  respect 
donnés  aux  empereurs  se  termine  par  cet  aphorisme  déconcer- 
tant :  «  Ce  serait  mal  connaître  la  nature  humaine  que  de 
croire  qu'il  n'y  eût  on  tout  cela  que  de  l'adulation  m.  —  Ce  n'est 
même  pas  de  1  adulation,  ce  ne  sont  que  des  formules. 


144  OPERATIONS   ANALYTIQUES. 

0'^  cas.  L'auteur  a  essayé  de  plaire  au  public  par  des 
artifices  littéraires,  il  a  déformé  les  faits  pour  les 
rendre  plus  beaux,  suivant  sa  conception  de  la  beauté. 
'  Il  faut  donc  chercher  l'idéal  de  l'auteur  ou  de  son  temps 
pour  se  défier  des  passages  déformés  suivant  cet  idéal. 
Mais  on  peut  prévoir  les  genres  habituels  de  déformation 
littéraire.  —  La  déformation  oratoire  consiste  à  attri- 
buer aux  personnages  des  attitudes,  des  actes,  des  sen- 
timents et  surtout  des  paroles  nobles;  c'est  une  disposi- 
tion naturelle  aux  jeunes  garçons  qui  commencent  à 
pratiquer  l'art  d'écrire  et  aux  écrivains  encore  à  demi 
barbares  :  c'est  le  travers  commun  des  chroniqueurs  du 
moyen  âge  '.  —  La  df-formation  épique  embellit  le  récit 
en  y  ajoutant  des  détails  pittoresques,  des  discours 
tenus  par  des  personnages,  des  chiffres,  parfois  même 
des  noms  de  personnages  ;  elle  est  dangereuse  parce  que 
les  détails  précis  donnent  l'illusion  de  la  vérité  -.  —  La 
déformation  dramatique  consiste  à  grouper  les  faits 
pour  en  augmenter  la  puissance  dramatique  en  con- 
centrant sur  un  seul  moment  ou  un  seul  personnage 
ou  un  seul  groupe  des  faits  qui  ont  été  dispersés.  C'est 
ce  qu'on  appelle  faire  «  plus  vrai  que  la  vérité  ».  C'est 
la  déformation  la  plus  dangereuse,  celle  des  historiens 
artistes,  d'Hérodote,  de  Tacite,  des  Italiens  de  la 
Renaissance.  —  La  déformation  lyrique  exagère  les 
sentiments  et  les  émotions  de  l'auteur  et  de  ses  amis, 
pour  les  faire  paraître  plus  intenses  :  on  doit  en  tenir 
compte  dans  les  études  qui  prétendent  reconstituer 
«  la  psychologie  »  d'un  personnage. 

La  déformation  littéraire  agit  peu  sur  les  documents 
d'archives  (bien  qu'on  la  trouve  dans  la  plupart  des 


1.  Siignr,  dans  la   Vie  de  Louis  VI,  est  un  modèle  du  genre. 

2.  Tschudi,  Chronicon  Heh-clicum,  en  est  un  exemple  frappant. 


CniTIQUE    DE    SINCERITE    ET    D  EXACTITUDE.  l'iS 

Charles  du  xi*  siècle);  mais  elle  altère  prolondément 
tous  les  textes  littéraires,  y  compris  les  récits  des  his- 
toriens. Or  la  tendance  naturelle  est  de  croire  plus 
volontiers  les  écrivains  de  talent  et  d'admettre  plus 
facilement  une  affirmation  présentée  dans  une  belle 
forme.  Le  critique  doit  réagir  en  appliquant  cette  règle 
paradoxale  qu'on  doit  tenir  une  atlirmation  pour  sus- 
pecte d'autant  plus  qu'elle  est  plus  intéressante  au 
point  de  vue  artistique  '.  Il  faut  se  défier  de  tout  récit 
très  pittoresque,  très  dramatique,  où  les  personnages 
prennent  des  attitudes  nobles  ou  manifestent  des  sen- 
timents très  intenses. 

Cette  première  série  de  questions  aboutira  au 
résultat  provisoire  de  discerner  les  affirmations  qui 
ont  cliance  d'être  mensongères. 

V.  La  seconde  série  de  questions  servira  à  examiner 
s'il  y  a  un  motif  de  se  défier  de  l'exactitude  de  l'affir- 
mation. L'auteur  s'est-il  trouvé  dans  une  des  condi- 
tions qui  entraînent  un  homme  à  se  tromper  ?  —  Comme 
en  matière  de  sincérité,  il  faut  chercher  ces  conditions 
en  général  pour  l'ensemble  du  document,  en  particu- 
lier pour  chacune  des  affirmations. 

La  pratique  des  sciences  constituées  nous  apprend 
les  conditions  de  la  connaissance  exacte  des  faits.  Il 
n'existe  qu'un  seul  procédé  scientifique  pour  connaître 
un  fait,  c'est  l'observation;  il  faut  donc  que  toute  affir-  / 
mation  repose,  directement  ou  par  intermédiaire,  sur  j 
une  observation,  et  que  cette  observation  ait  été  faite 
correctement. 


1.  Aristophane  et  Démosthène  sont  deux  exemples  frappants 
du  pouvoir  qu'ont  les  grands  écrivains  de  paralyser  la  critique 
ut  de  troubler  la  connaissance  des  faits.  C'est  seulement  à  la 
fin  du  xix"  siècle  qu'on  a  osé  s'avouer  nettement  leur  manque  de 
sincérité. 

lu 


146  OPERATIONS   ANALYTIQUES. 

Le  questionnaire  des  inolifs  d'erreur  peut  se  dresser 
en  parlant  de  l'expérience  qui  nous  montre  les  cas 
les  plus  habituels  d'erreur. 

1"  cas.  L'auteur  a  été  placé  de  façon  à  observer  le 
fait  et  s'est  imaginé  l'avoir  réellement  observé;  mais 
il  en  a  été  empêché  par  quelque  motif  intérieur  dont 
il  n'a  pas  eu  conscience,  une  hallucination,  une  illu- 
sion ou  un  simple  préjugé.  11  est  inutile  (et  il  serait 
d'ailleurs  impossible)  de  déterminer  lequel  de  ces 
motifs  a  agi;  il  suffit  de  reconnaître  si  l'auteur  a  été 
porté  à  mal  observer.  —  Il  n'est  guère  possible  de 
reconnaître  qu'une  affirmation  particulière  a  été  le 
résultat  d'une  hallucination  ou  d'une  illusion.  Tout  au 
plus  parvient-on,  dans  quelques  cas  extrêmes,  à 
apprendre,  soit  par  des  renseignements,  soit  par  des 
comparaisons,  qu'un  auteur  a  une  propension  générale 
à  ces  genres  d'erreur. 

Il  y  a  plus  de  chance  de  reconnaître  si  une  affîrraa- 
mation  a  été  le  produit  d'un  préjugé.  On  trouve  dans 
la  vie  ou  les  œuvres  de  l'auteur  la  trace  de  ses  pré- 
jugés dominants;  on  doit  pour  chaque  affirmation  par- 
ticulière se  demander  si  elle  ne  provient  pas  d'une 
idée  préconçue  de  l'auteur  sur  une  espèce  d'hommes 
ou  une  espèce  de  faits.  Cette  recherche  se  confond  en 
partie  avec  la  recherche  des  motifs  de  mensonge  :  l'in- 
térêt, la  vanité,  la  sympathie  ou  l'antipathie  produisent 
des  préjugés  qui  altèrent  la  vérité  de  même  façon  que 
le  mensonge  volontaire.  On  peut  donc  s'en  tenir  aux 
questions  déjà  posées  pour  reconnaître  la  sincérité. 
Mais  il  en  faut  ajouter  une.  L'auteur,  en  formulant 
une  affirmation,  n'a-t-il  pas  été  amené  à  la  déformer  à 
son  insu  parce  qu'il  répondait  à  une  question?  C'est  le 
cas  de  toutes  les  affirmations  obtenues  par  enquête, 
interrogatoire,  questionnaire.  Même  en  dehors  des  cas 


CniTlQUE    DE    SINCERITE    ET    D  EXACTITUDE.  147 

OÙ  l'interrogé  cherche  à  plaire  au  questionneur  en 
répondant  ce  qu'il  croit  lui  être  agréable,  toute  question 
par  elle-même  suggère  la  réponse;  ou  du  moins  elle 
impose  la  nécessité  de  faire  entrer  les  faits  dans  un 
cadre  tracé  d'avance  par  quelqu'un  qui  ne  les  a  pas 
vus.  Il  est  donc  indispensable  de  soumettre  à  une  cri- 
tique spéciale  toute  affirmation  obtenue  par  interroga- 
tion, en  se  demandant  quelle  a  été  la  question  posée  et 
quel  préjugé  elle  peut  avoir  fait  naître  dans  l'esprit  de 
celui  qui  a  eu  à  y  répondre. 

2*^  cas.  L'auteur  a  été  mal  placé  pour  observer.  La 
))ratique  des  sciences  nous  enseigne  les  conditions 
d'une  observation  correcte  L'observateur  doit  être 
placé  de  façon  à  voir  exactement,  sans  aucun  intérêt 
pratique,  aucun  désir  d'atteindre  un  résultat  donné, 
aucune  idée  préconçue  sur  le  résultat.  11  doit  noter 
à  l'instant  même,  avec  un  système  de  notation  précis  ; 
il  doit  indiquer  avec  précision  sa  méthode.  Ces  condi- 
tions, exigées  dans  les  sciences  d'observation,  ne  sont 
jamais  toutes  remplies  par  les  auteurs  de  documents. 

Il  serait  donc  inutile  de  se  demander  s'il  y  a  eu  des 
chances  d'incorrection  ;  il  y  en  a  toujours  (c'est  juste- 
ment ce  qui  distingue  un  document  d'une  observation). 
Il  ne  reste  qu'à  chercher  les  causes  évidentes  d'erreur 
dans  les  conditions  de  l'observation  :  si  l'observateur 
a  été  en  un  lieu  d'où  il  ne  pouvait  pas  bien  voir  ou  en- 
tendre (par  exemple  un  subalterne  qui  prétend  raconter 
les  délibérations  secrètes  d'un  conseil  de  dignitaires);  — 
si  son  attention  a  été  fortement  distraite  par  la  nécessité 
d'agir  (par  exemple  sur  un  champ  de  bataille),  ou  a  été 
négligente  parce  que  les  faits  à  observer  ne  l'intéres- 
saient pas;  —  s'il  lui  a  manqué  l'expérience  spéciale  ou 
l'intelligence  générale  pour  comprendre  les  faits;  — 
s'il  a  mal  analysé  ses  impressions  et  confondu  des  faits 


148  OPÉRATIONS   ANALYTIQUES. 

différents,  Surtout  il  faut  se  demander  quand  il  a  noté 
ce  qu'il  a  vu  ou  entendu.  C'est  le  point  le  plus  impor- 
tant :  la  seule  observation  exacte  est  celle  (ju'on  rédige 
aussitôt  après  avoir  observé;  c'est  toujours  ainsi  qu'on 
procède  dans  les  sciences  constituées;  une  impression 
notée  plus  tard  n'est  déjà  plus  qu'un  souvenir,  exposé  à 
s'être  mélangé  dans  la  mémoire  avec  d'autres  souvenirs. 
Les  Mémoires,  écrits  plusieurs  années  après  les  faits, 
souvent  même  à  la  fin  de  la  carrière  de  l'auteur,  ont  intro- 
duit dans  l'histoire  des  erreurs  innombrables.  Il  faut  se 
faire  une  règle  de  traiter  les  Mémoires  avec  une  défiance 
spéciale,  comme  des  documents  de  seconde  main, 
malgré  leur  apparence  de  témoignages  contemporains. 
3°  cas.  L'auteur  affirme  des  faits  qu'il  aurait  pu 
observer,  mais  qu'il  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de 
regarder.  Par  paresse  ou  négligence,  il  a  donné  des  ren- 
seignements qu'il  a  imaginés  par  conjecture,  ou  même 
au  hasard,  et  qui  se  trouvent  être  faux.  Cette  cause 
d'erreur,  très  fréquente,  bien  qu'on  n'y  pense  guère, 
peut  être  soupçonnée  dans  tous  les  cas  où  l'auteur  a 
été  obligé  pour  remplir  un  cadre  de  se  procurer  des 
renseignements  qui  l'intéressaient  peu.  De  ce  genre 
sont  les  réponses  à  des  questions  faites  par  une  auto- 
rité (il  suffit  de  voir  comment  se  font  de  nos  jours  la 
plupart  des  enquêtes  officielles),  et  les  récits  détaillés 
de  cérémonies  ou  d'actes  publics.  La  tentation  est  trop 
forte  de  rédiger  le  récit  d'après  le  programme  connu 
d'avance  ou  d'après  la  procédure  habituelle  de  l'acte. 
Que  de  comptes  rendus  de  séances  de  tout  genre 
publiés  par  des  reporters  qui  n'y  ont  pas  assisté!  On 
soupçonne,  on  croit  même  avoir  reconnu,  des  imagina- 
tions analogues  chez  des  chroniqueurs  du  moyen  âge*. 

1.  Par  exemple  le  récit  de  l'élection  d'Otton  V  dans  \esGesta 
Ottonis  de  Witukind. 


CRITIQUE    DE    SINCERITE    ET    D  EXACTITUDE.  149 

I^a  règle  doit  donc  être  de  se  défier  des  récits  trop 
conformes  à  des  formules. 

k"  cas.  Le  fait  affirmé  est  dételle  nature  qu'il  ne  peut 
pas  avoir  été  connu  par  l'observation  seulement.  C'est 
un  fait  caché  (par  exemple,  un  secret  d'alcôve).  C'est 
un  état  interne  qu'on  ne  peut  voir,  un  sentiment,  un 
motif,  une  hésitation  intérieure.  C'est  un  fait  collectif 
très  étendu  ou  très  durable,  par  exemple  un  acte  com- 
mun à  toute  une  armée,  un  usage  commun  à  tout  un 
peuple  ou  à  tout  un  siècle,  un  chiffre  statistique  obtenu 
par  l'addition  de  nombi'euses  unités.  C'est  un  jugement 
d'ensemble  sur  le  caractère  d'un  homme,  d'un  groupe, 
d'un  usage,  d'un  événement.  —  Ce  sont  là  des  sommes 
ou  des  conséquences  d'observations  :  l'auteur  n'a  pu 
les  atteindre  qu'indirectement,  en  partant  de  données 
d'observations  élaborées  par  des  opérations  logiques, 
abstraction,  généralisation,  raisonnement,  calcul.  Il 
faut  donc  ici  deux  questions.  L'auteur  semble-t-il  avoir 
opéré  sur  des  données  insuffisantes?  A-t-il  opéré  incor- 
rectement sur  ses  données? 

Sur  les  incorrections  probables  d'un  auteur  on  peut 
avoir  des  renseignements  généraux;  on  peut  en  exa- 
minant son  œuvre  voir  comment  il  opérait,  s'il  savait 
abstraire,  raisonner,  généraliser,  et  quelle  espèce  d'er- 
reurs il  commettait.  —  Pour  établir  la  valeur  des 
données  il  faut  critiquer  chaque  affirmation  en  particu- 
lier :  on  doit  se  représenter  les  conditions  où  se  trou- 
vait l'auteur  et  se  demander  s'il  a  pu  se  procurer  les 
données  nécessaires  à  son  affirmation.  La  précau- 
tion est  indispensable  pour  tous  les  chiffres  élevés  et 
toutes  les  descriptions  des  usages  d'un  peuple;  car  il  y 
a  chance  que  l'auteur  ait  obtenu  son  chiffre  par  un 
procédé  conjectural  d'évaluation  (cas  ordinaire  pour  le 
nombre  des  combattants  ou  des  morts],  ou  en  réunis- 


150  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

sant  des  chiffres  partiels  qui  ne  sont  pas  tous  exacts; 
il  y  a  chance  qu'il  ait  étendu  à  tout  un  peuple,  à  tout 
un  pays,  à  toute  une  période  ce  qui  était  vrai  rieulement 
d'un  petit  groupe  qu'il  connaissait'. 

VI.  Ces  deux  premières  séries  de  questions  sur  la 
sincérité  et  l'exactitude  des  affirmations  du  document 
supposent  que  l'auteur  a  observé  lui-même  le  fait. 
C'est  la  condition  commune  des  observations  dans 
toutes  les  sciences  constituées.  Mais  en  histoire  la 
pénurie  des  observations  directes,  même  médiocrement 
faites,  est  si  grande  qu'on  en  est  réduit  à  tirer  parti  de 
documents  dont  ne  voudrait  aucune  autre  science  *. 
Qu'on  prenne  au  hasard  un  récit,  même  d'un  contem- 
porain, on  verra  que  les  faits  observés  par  l'auteur  ne 
forment  jamais  qu'une  partie  de  l'ensemble.  Dans 
presque  tout  document  le  plus  grand  nombre  des  affir- 
mations ne  viennent  pas  directement  de  l'auteur,  elles 
reproduisent  les  affirmations  d'un  autre.  Le  général, 
même  en  racontant  la  bataille  qu'il  vient  de  diriger, 
communique,  non  pas  ses  propres  ol)servations,  mais 
celles  de  ses  officiers  ;  son  récit  est  déjà  en  grande 
partie  un  «  document  de  seconde  main  »  *. 

1.  Par  exemple  les  chiffres  sur  la  population,  le  commerce,  la 
richesse  des  pays  européens  donnés  par  les  ambassadeurs  véni- 
tiens du  XVI*  siècle,  et  les  descriptions  des  usages  des  Germains 
dans  la  Germanie  de  Tacite. 

2.  Il  serait  intéressant  d'examiner  ce  qui  resterait  de  l'his- 
toire romaine  ou  de  l'histoire  méroving-ienne  si  l'on  s'en  tenait 
aux  documents  qui  représentent  une  observation  directe. 

3.  On  voit  pourquoi  nous  n'avons  pas  défini  et  étudié  à  part 
le  «  document  de  première  main  ».  C'est  que  la  question  a  été 
mal  posée  par  la  pratique  des  historiens.  La  distinction  devrait 
porter  sur  les  affirmations,  non  sur  les  documents.  Ce  n'est 
pas  le  document  qui  est  de  première,  de  seconde,  ou  de  troi- 
sième main,  c'est  l'affirmation.  Ce  qu'on  appelle  un  «  document 
de  première  main  »  est  presque  toujours  composé  en  partie 
d'aflirmations   de  seconde  main  sur  des   faits  que  l'auteur  n'a 


Cli  ITIQUE    DE    SINCLHITÉ    ET    d'EXACTITUDE.  151 

Pour  faire  la  critique  d'une  affirmation  de  seconde 
main,  il  ne  suffit  plus  d'examiner  les  conditions  où 
opérait  l'auteur  du  document  :  cet  auteur  n'est  plus 
qu'un  instrument  de  transmission  ;  le  véritable  auteur  de 
l'affirmation,  c'est  celui  qui  lui  a  fourni  le  renseigne- 
ment. Il  faut  donc  changer  le  terrain  de  la  critique,  se 
demander  si  l'autour  du  renseignement  a  opéré  correc- 
tement; et  si  celui-là  tenait  son  l'enseignement  d'un 
autre,  —  ce  qui  est  le  cas  le  plus  fréquent,  —  il  faut 
remonter  d'intermédiaire  en  intermédiaire  à  la  pour- 
suite du  premier  qui  a  lancé  dans  le  monde  l'affirma- 
tion et  se  demander  s'il  a  été  un  observateur  correct. 

Logiquement  cette  recherche  de  l'observateur-source 
n'est  pas  inconcevable;  les  anciens  recueils  de  tradi- 
tions arabes  donnent  ainsi  la  chaîne  des  garants  suc- 
cessifs d'une  tradition.  Mais  dans  la  pratique  les  don- 
nées manquent  presque  toujours  pour  arriver  jusqu'à 
l'observateur;  l'observation  reste  anonyme.  Alors  se 
pose  une  question  générale.  Comment  faire  la  critique 
d'une  affirmation  anonyme?  Il  ne  s'agit  pas  seulement 
des  «  documents  anon3mes  »  dont  la  rédaction  d'en- 
semble a  eu  pour  auteur  un  inconnu;  la  question  se 
pose  même  sur  un  auteur  connu  pour  chacune  des  affir- 
mations dont  la  source  reste  inconnue. 

La  critique  opère  en  se  représentant  les  conditions 
de  travail  de  l'auteur;  sur  une  affirmation  anonyme  elle 
n'a  presque  plus  de  prise.  Il  ne  lui  reste  d'autre  procédé 
que  d'examiner  les  conditions  générales,  du  document. 
—  On  peut  examiner  s'il  y  a  un  caractère  commun  à 
toutes  les  affirmations  du  document  indiquant  qu'elles 

pas  connus  lui-même.  On  nomme  «  document  de  seconde  main  » 
celui  qui  ne  contient  rien  de  première  m;dn,  par  exemple  Tile 
Lire;  mais  c'est  là  une  distinction  trop  grossière  pour  suffire  à 
guider  la  critique  des  affirmations. 


152  OPÉHATIOXS    ANALYTIQUES. 

proviennent  toutes  de  gens  ayant  mêmes  préjugés  ou 
mêmes  passions  :  en  ce  cas  la  tradition  suivie  |)ar  l'au- 
teur est  «  colorée  »  ;  la  tradition  d'Hérodote  a  une 
couleur  athénienne  et  une  couleur  delphique.  Il  faut 
pour  chacun  des  faits  de  cette  tradition  se  demander 
s'il  n'a  pas  été  déformé  par  l'intérêt,  la  vanité,  les  pré- 
jugés du  groupe.  —  On  peut  se  demander,  sans  même 
considérer  l'auteur,  s'il  y  a  eu  quelque  motif  de  défor- 
mation ou  au  contraire  quelque  motif  d'observer  cor- 
rectement, commun  à  tous  les  hommes  du  temps  ou  du 
pays  où  a  dû  se  faire  l'observation  :  par  exemple,  quels 
étaient  les  procédés  d'information  et  les  préjugés  des 
Grecs  sur  les  Scythes  au  temps  d'Hérodote. 

De  toutes  ces  enquêtes  générales  la  plus  utile  porte 
sur  la  transmission  des  affirmations  anonymes  appelée 
tradition.  Toute  affirmation  de  seconde  main  n'a  de 
valeur  que  dans  la  mesure  où  elle  reproduit  sa  source; 
tout  ce  qu'elle  y  ajoute  est  une  altération  et  doit  être 
éliminé;  de  même  toutes  les  sources  intermédiaires 
ne  valent  que  comme  copies  de  l'affirmation  originale 
issue  directement  d'une  observation.  La  critique  a 
besoin  de  savoir  si  ces  transmissions  successives 
ont  conservé  ou  déformé  l'affirmation  primitive;  sur- 
tout si  la  tradition  recueillie  par  le  document  a  élé 
écrite  ou  orale.  L'écriture  fixe  l'affirmation  et  en  rend 
la  transmission  fidèle;  au  contraire  l'affirmation  orale 
reste  une  impression  sujette  à  se  déformer  dans  la 
mémoire  de  l'observateur  lui-même,  en  se  mélangeant 
à  d'autres  impressions;  en  passant  oralement  par  des 
intermédiaires  elle  se  déforme  à  chaque  transmission  ', 
et  comme  elle  se  déforme  pour  des  motifs  variables,  il 

1.  La  déformation  est  beaucoup  moindre  pour  les  impressions 
mises  dans  une  forme  régulière  ou  frappante,  vers,  maximes, 
proverbes 


CRITIQUE    DE    SIXCERITK    ET    D  EXACTITUDE.  153 

n'estpossible  ni  d'évaluer  ni  de  redresserla déformation. 

La  tradition  orale  est  par  sa  nature  une  altération 
continue;  aussi  dans  les  sciences  constituées  n'accepte- 
t-on  jamais  que  la  transmission  écrite.  Les  historiens 
n'ont  pas  de  motif  avouable  de  procéder  autrement, 
tout  au  moins  lorsqu'il  s'agit  d'éfablir  un  fait  parti- 
culier. Il  faut  donc  rechercher  dans  les  documents 
écrits  les  affirmations  venues  par  tradition  orale  pour 
les  tenir  en  suspicion.  Il  est  rare  qu'on  soit  renseigné 
directement  d'une  façon  sûre,  les  auteurs  qui  puisent 
dans  la  tradition  orale  ne  le  disent  pas  volontiers'.  Il 
ne  reste  donc  qu'un  procédé  indirect;  c'est  de  constater 
qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  eu  de  transmission  écrite,  il 
serait  certain  alors  que  le  fait  n'a  pu  parvenir  à  l'au- 
teur que  par  tradition  orale.  On  doit  donc  se  deman- 
der :  à  cette  époque  et  dans  ce  groupe  d'hommes 
avait-on  l'habitude  de  mettre  par  écrit  des  faits  de  ce 
genre?  Si  la  réponse  est  négative,  c'est  que  le  fait 
vient  de  tradition  orale. 

La  forme  la  plus  frappante  de  tradition  orale  est  la 
légende.  Elle  se  produit  dans  les  groupes  d'hommes  qui 
n'ont  pas  d'autre  moyen  de  transmission  que  la  parole, 
dans  les  sociétés  barbares,  ou  les  classes  peu  cultivées, 
paysans,  soldats.  C'est  alors  l'ensemble  des  faits  qui 
est  transmis  oralement  et  prend  la  forme  légendaire.  Il 
y  a  à  l'origine  de  chaque  peuple  une  période  légen- 
daire :  en  Grèce,  à  Rome,  chez  tous  les  peuples  ger- 
maniques   et   slaves,  les    souvenirs   les   plus    anciens 

1.  On  est  quelquefois  averti  par  la  forme  de  la  phrase,  lorsque 
au  milieu  de  récits  détaillés  d'origine  évidemment  légendaire 
on  rencontre  une  mention  brève  et  sèche  en  style  annulistique, 
visiblement  copiée  sur  un  document  écrit.  C'est  ce  qui  arrive 
dans  Tite  Live  (voir  IS'itzsch,  Die  lôniisclie  Annalistik,...  Leipzig, 
1873,  in-8),  et  dans  Grégoire  de  Tours  (voir  Lœbell,  Gregor  von 
Tours^  Leipzig,  1868,  in-8). 


154  OPKIIATIONS    ANALYTIQUES. 

du  peuple  forment  une  couche  de  légendes.  Dans 
les  époques  civilisées  le  peuple  continue  à  avoir  sa 
légende  populaire  sur  les  événements  qui  le  frappent*. 
La  légende,  c'est  la  tradition  exclusivement  orale. 

Après  même  qu'un  peuple  est  sorti  de  la  période 
légendaire  en  fixant  les  faits  par  récriture,  la  tradition 
orale  ne  cesse  pas;  mais  son  domaine  se  restreint  :  elle 
se  réduit  aux  laits  non  enregistrés,  soit  qu'ils  soient 
secrets  de  leur  nature,  soit  qu'on  ne  prenne  pas  la 
peine  de  les  noter,  les  actes  intimes,  les  paroles,  les 
détails  des  événements.  C'est  Vanecdoie;  on  l'a  sur- 
nommée a  la  légende  des  civilisés  ».  Elle  se  forme 
comme  la  légende,  par  des  souvenirs  confus,  des  allu- 
sions, des  interprétations  erronées,  des  imaginations  de 
toute  origine  qui  se  fixent  sur  quelques  personnages 
ou  quelques  événements. 

Légendes  et  anecdo»es  ne  sont  au  fond  que  des 
croyances  populaires,  rapportées  arbitrairement  à  des 
personnages  historiques;  elles  font  partie  du  fol/dore, 
non  de  l'histoire  ^.  11  faut  donc  se  tenir  en  garde  contre 
la  tentation  de  traiter  la  légende  comme  un  alliage  de 
faits  exacts  et  d'erreurs,  d'où  l'on  pourrait  par  analyse 
dégager  des  a  parcelles  »  de  vérité  historique.  La 
légende  forme  un  bloc  où  il  y  a  peut-être  quelque  par- 

1.  Les  événements  qui  frappent  le  peuple  et  se  transmettent 
par  la  légende  ne  sont  pas  d  ordinaire  ceux  qui  nous  paraissent 
les  plus  importants.  —  Les  héros  des  chansons  de  gestes  sont  à 
peine  connus  historiquement.  —  Les  chants  épiques  bretons  se 
rapportent,  non  aux  grands  événements  historiques,  comme 
l'avait  fait  croire  le  recueil  de  la  Villemarqué,  mais  à  d'obscurs 
épisodes  locaux.  Il  en  est  de  même  des  sagas  Scandinaves  ;  elles 
se  rapportent  pour  la  plupart  à  des  querelles  entre  des  villageois 
dislande  ou  des  Orcades. 

2.  La  théorie  de  la  légende  est  une  des  parties  les  plis 
avancées  de  la  critique.  E.  Bcrnheim  (o.  c,  p.  380-90)  la  résume 
bien  et  en  donne  la  bibliographie. 


CRrriQLL    DE    SINCLUni:    ET    D  EXACTITUDE.  1J5 

celle  de  vérité,  et  qu'on  peut  raême  analyser  en  ses 
éléments;  mais  on  n'a  aucun  moyen  de  discerner  s'ils 
viennent  de  la  réalité  ou  de  l'imagination.  C'est,  suivant 
l'expression  de  Niebuhr,  «  un  mirage  produit  par  un  objet 
invisible,    suivant  une    loi    de    réfraction  inconnue  ». 

Le  procédé  d'analyse  le  plus  naïf  consiste  à  rejeter 
dans  le  récit  légendaire  les  détails  qui  paraissent 
impossibles,  miraculeux,  contradictoires  ou  absurdes, 
et  à  conserver  comme  historique  le  résidu  raison- 
nable. C'est  ainsi  que  les  protestants  rationalistes  ont 
traité  les  récils  bibliques  au  xviii*  siècle.  Autant  vau- 
drait amputer  le  merveilleux  d'un  conte  de  fées,  sup- 
primer le  Chat  botté  pour  faire  du  marquis  de  Carabas 
un  personnage  historique.  —  Une  méthode  plus  raf- 
finée, mais  non  moins  dangereuse,  consiste  à  comparer 
les  diverses  légendes  pour  en  tirer  le  fond  historique 
commun.  —  Grote  ',  à  propos  de  la  tradhion  grecque, 
a  démontré  l'impossibilité  de  tirer  de  la  légende,  par 
quelque  procédé  que  ce  soit,  aucun  renseignement  sùr^ 
11  faut  se  résigner  à  traiter  la  légende  comme  le  pro- 
duit de  l'imagination  d'un  peuple;  on  peut  y  chercher 
les  conceptions  du  peu|)le,  non  les  faits  extérieurs 
auxquels  il  a  assisté.  Ainsi  la  règle  doit  être  de  rejeter 
toute  affirmation  d'origine  légendaire;  ©t  il  ne  s'agit 
pas  seulement  des  récits  de  forme  légendaire:  un  récit 
d'apparence  historique  fabriqué  avec  les  données  de  la 
légende,  comme  les  premiers  chapitres  de  Thucydide, 
doit  être  écarté  aussi. 

En  cas   de  transmission  écrite  il  reste  à  chercher 

1.  Histoire  de  la  Grèce,  trad.  fr.,  t.  II.  On  peut  comparer  Renan, 
Histoire  du  peuple  d'Israël,  t.  I,  Paris,  1887,  iii-8.  Introduction. 

2.  Cela  n'a  pas  empêché  Xiebuhr  de  faire  avec  la  légende 
romaine  sur  la  lutte  entre  patriciens  et  plébéiens  une  construc- 
tion qu'il  a  fallu  démolir,  ni  Curtius,  vingt  ans  après  Grote,  de 
chercher  des  faits  historiques  dans  la  légende  grecque. 


156  oi>i:rations  analytiques. 

si  l'auteur  a  reproduit  sa  source  sans  l'altérer.  Cette 
rcclicrclie  rentre  dans  la  critique  des  sources*,  dans 
la  mesure  où  on  peut  comparer  les  textes.  Mais  quand 
la  source  a  disparu,  la  critique  interne  reste  seule 
possible.  —  Il  faut  se  demander  d'abord  si  l'auteur 
a  pu  avoir  des  informations  exactes,  sinon  son  affir- 
mation est  sans  valeur.  —  Puis  il  faut  chercher,  en 
o-énéral,  s'il  avait  l'habitude  d'altérer  ses  sources  et 
dans  quel  sens;  en  particulier,  pour  chacune  de  ses 
affirmations  de  seconde  main,  si  elle  paraît  une  repro- 
duction exacte  ou  un  arrangement.  On  le  reconnaît  à 
la  forme  :  un  morceau  d'un  style  étranger  qui  détonne 
dans  l'ensemble  est  un  fragment  d'un  document  anté- 
rieur ;  plus  la  reproduction  est  servile,  plus  le  morceau 
est  précieux,  car  il  ne  peut  contenir  de  renseignements 
exacts  que  ceux  qui  étaient  déjà  dans  sa  source. 

VII.  Malgré  toutes  ces  recherches  la  critique  ne 
parvient  jamais  à  reconstituer  l'état  civil  de  tous  les 
renseignements  de  façon  à  dire  par  qui  chaque  fait 
a  été  observé,  ni  même  par  qui  il  a  été  noté.  La  con- 
clusion, dans  la  plupart  des  cas,  c'est  que  l'affirmation 
reste  anonyme. 

Nous  voilà  donc  en  présence  d'un  fait  observé  on 
ne  sait  par  qui  ni  comment,  et  noté  on  ne  sait  quand  ni 
comment.  Aucune  autre  science  n'accepte  de  faits  dans 
ces  conditions,  sans  contrôle  possible,  avec  des 
chances  d'erreur  incalculables.  Mais  l'histoire  peut  en 
tirer  parti  parce  qu'elle  n'a  pas  besoin,  comme  les 
autres  sciences,  d'atteindre  des  faits  difficiles  à  cons- 
tater. 

La  notion  de  fait,  quand  on  la  précise,  se  ramène  à 
un  jugement  d'affirmation  sur  la  réalité  extérieure.  Les 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  72  et  suiv. 


CRITIQUE    DE    SINCÉRITÉ    ET   d'eXACTITUDE.  157 

opérations  par  lesquelles  on  aboutit  à  cette  affirmation 
sont  plus  ou  moins  difficiles  et  les  chances  d'erreurs 
plus  ou  moins  grandes  suivant  la  nature  des  réalités 
à  constater  et  le  degré  de  précision  qu'on  veut  mettre 
dans  la  formule.  La  chimie  et  la  biologie  ont  besoin 
de  saisir  des  faits  délicats,  des  mouvements  rapides, 
des    états    passagers,   et   de    les    mesurer  en   chiffres 
précis.   L'histoire    peut   opérer    sur   des    faits   beau- 
coup   plus  grossiers,  très  durables    ou   très   étendus 
(l'existence   d'un   usage,   d'un   homme,    d'un    groupe, 
même  d'un  peuplej,  exprimés  grossièrement  par  des 
mots  vagues  sans  mesure  précise.  Pour  ces  faits  beau- 
coup plus  faciles  à  observer  elle  peut  être  beaucoup 
moins  exigeante  sur  les  conditions  d'observation.  Elle 
compense  l'imperfection  de  ses  procédés  d'information 
par  son  aptitude  k  se  contenter  d'informations  faciles 
à  prendre. 

Les  documents  ne  fournissent  guère  que  des  faits  mal 
constatés,  sujets  à  des  chances  multiples  de  mensonge 
ou  d'erreur.  Mais  il  y  a  des  faits  pour  lesquels  il  e^'st 
très  difficile  de  mentir  ou  de  se  tromper.  —  La  der- 
nière série  des  questions  que  doit  se  jioser  la  critique 
a  pour  but  de  discerner,  d'après  la  naiure  des  faits,  ceux 
qui,  étant  très  peu  exposés  aux  chances  d'altération, 
sont  très  probablement  exacts.  On  connaît  en  général 
les  espèces  de  faits  qui  sont  dans  ces  condiiions'favora- 
bles,  on  peut  donc  dresser  un  questionnaire  général; 
on  l'appliquera  à  chaque  fait  particulier  du  document 
en  se  demandant  s'il  rentre  dans  un  des  cas  prévus. 

i"  cas.  Le  fait  est  de  nature  à  rendre  le  men- 
songe improbable.  On  ment  pour  produire  une  impres- 
sion, on  n'a  plus  de  raisons  de  mentir  sur  un  point 
où  on  croit  toute  impression  mensongère  inutile  ou 
tout  mensonge  inefficace.  Pour  reconnaître  si  l'auteur 


158  OPÉRATIONS    ANALYTIQUES. 

s'est  trouvé  dans  ce  cas  on  a  plusieurs  questions  à 
poser. 

1°  Le  fait  affirmé  va-t-il  évidemment  à  l'encontre 
de  l'effet  que  l'auteur  voulait  produire?  est-il  con- 
traire à  l'intérêt,  à  la  vanité,  aux  sentiinents,  aux  goûts 
littéraires  de  l'auteur  ou  de  son  groupe?  ou  à  l'opi- 
nion qu'il  cherchait  à  ménager?  La  sincérilé  devient 
alors  probable.  Mais  ce  critérium  est  d'un  manie- 
ment dangereux;  on  en  a  abusé  souvent,  de  deux  façons. 
On  prend  pour  un  aveu  ce  qui  a  été  une  vantardise 
(Charles  IX  déclarant  qu'il  a  préparé  la  Saint-Bar- 
théleray).  Ou  bien  on  croit  sans  examen  un  Athénien 
qui  jjarle  mal  des  Athéniens,  un  protestant  qui  accuse 
d'autres  protestants.  Or  l'auteur  peut  avoir  eu  de  son 
intérêt  ou  de  son  honneur  une  toute  autre  idée  que 
nous  ';  ou  bien  il  peut  avoir  voulu  calomnier  des  com- 
patriotes d'un  autre  parti  ou  des  coreligionnaires  d'une 
autre  secte  que  lui.  Il  faudrait  donc  restreindre  ce 
critérium  aux  cas  où  l'on  sait  exactement  Veffet  que 
l'auteur  a  cru  utile  de  produire  et  le  groupe  auquel  il 
s'est  intéressé. 

2°  Le  fait  affirmé  était-il  si  évidemment  connu  du 
public  que  l'auteur,  même  tenté  de  mentir,  aurait 
été  arrêté  par  la  certitude  d'être  découvert?  C'est 
le  cas  des  faits  faciles  à  vérifier,  des  faits  matériels 
])roches  dans  le  temps  et  l'espace,  étendus  et  durables; 
surtout  si  le  public  avait  un  intérêt  à  les  contrôler. 
Mais  la  crainte  du  contrôle  n'est  qu  un  frein  inter- 
mittent, contrarié  par  l'intérêt  sur  tous  les  points 
où  l'auteur  a  un  motif  de  tromper;  elle  agit  inégale- 
ment sur  les  esprits,  fortement  sur  les  hommes 
cultivés  et  calmes  qui  se  représentent  clairement  leur 

1.  Voir  ei-dessus,  p.  140. 


CUITIQUE    DE    SINCÉniTÉ    ET    d'eXACTITUDE.  150 

public,  faiblement  dans  les  âges  barbares  et  sur  les 
gens  passionnés  1,  Il  faut  donc  restreindre  ce  crité- 
rium aux  cas  où  l'on  sait  comment  l'auteur  s'est 
représenté  son  public  et  s'il  a  eu  le  sang-fi'oid  d'en 
tenir  compte. 

3°  Le  fait  affirmé  était-il  indifférent  à  l'auteur,  au 
point  qu'il  n'ait  eu  aucune  tentation  de  le  déformer? 
C'est  le  cas  des  faits  généraux,  usages,  institutions, 
objets,  personnages,  que  l'auteur  mentionne  incidem- 
ment. Un  récit,  même  mensonger,  ne  peut  pas  se 
composer  exclusivement  de  mensonges  ;  l'auteur,  pour 
localiser  ses  faits,  a  besoin  de  les  entourer  de  circon- 
stances exactes.  Ces  faits  ne  l'intéressaient  pas,  tout 
le  monde  de  son  temps  les  connaissait.  Mais  pour 
nous  ils  sont  instructifs  et  ils  sont  sûrs,  car  l'auteur 
n'a  pas  chercbé  à  nous  tromper. 

2'^  cas.  Le  fait  est  de  nature  à  rendre  l'erreur  impro- 
bable. Si  nombreuses  que  soient  les  chances  d'erreur  il 
y  a  des  faits  si  «  gros  »  qu'il  est  difficile  de  les  voir  de 
travers.  11  faut  donc  se  demander  si  le  fait  était  facile 
à  constater  :  1°  A-t-il  duré  très  longtemps,  de  façon 
qu'on  l'ait  vu  souvent  (par  exemple  un  monument,  un 
homme,  un  usage,  un  événement  de  longue  durée)?  — 
2"  A-t-il  été  très  étendu,  de  façon  que  beaucoup  de  gens 
l'aient  vu  (une  bataille,  une  guerre,  l'usage  de  tout 
un  peuple)?  —  3°  Est-il  exprimé  en  termes  si  généraux 
qu'une  observation  su|)erficielle  ait  suffi  pour  le  saisir 
(l'existence  en  général  d'un  homme,  d'une  ville,  d'un 
peuple,  d'un  usage)  ?  Ce  sont  ces  faits  grossiers  qui 
forment  la  partie  solide  de  la  connaissance  historique. 

1.  On  dit  souvent  ;  «  L'auteur  n'aurait  pas  osé  écrire  cela  si 
ce  n'était  pas  vrai  ».  Ce  raisonnement  n'est  pas  applicable  aux 
sociétés  peu  civilisées.  Louis  VII  a  osé  écrire  que  Jean  sans  Terre 
avait  été  condamné  par  le  jugement  de  ses  pairs. 


160  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

3'^  cas.  Le  fait  est  de  nature  à  n'avoir  pu  être  affirmé 
que  s'il  était  exact.  Un  homme  n'affirme  avoir  vu  ou 
entendu  un  fait  inattendu  et  contraire  à  ses  habitudes 
que  s'il  a  été  contraint  de  l'admettre  sous  la  pression 
de  l'observation.  Un  fait  qui  paraît  très  invraisemblable 
à  celui  qui  le  rapporte  a  plus  de  chances  d'être  exact. 
On  doit  donc  se  demander  si  le  fait  affirmé  était  en 
contradiction  avec  les  autres  notions  qui  garnissaient 
l'esprit  de  l'auteur,  si  c'est  un  phénomène  d'une  espèce 
inconnue  à  l'auteur,  un  acte  ou  un  usage  qui  lui  paraît 
inintelligible,  si  c'est  une  parole  dont  la  portée  dépasse 
son  intelligence  (comme  les  paroles  du  Christ  dans 
les  Evangiles  ou  les  réponses  de  Jeanne  d'Arc  dans  les 
interrogatoires  de  son  procès).  —  Mais  il  faut  se  tenir 
en  garde  contre  la  tendance  à  juger  les  notions  de 
l'auteur  d'après  les  nôtres  :  quand  des  hommes  habi- 
tués à  croire  au  merveilleux  parlent  de  monstres,  de 
miracles,  de  sorciers,  ce  ne  sont  pas  pour  eux  des  fails 
inattendus,  et  le  critérium  ne  s'applique  pas. 

VIII,  Nous  voici  enfin  au  bout  de  cette  description 
des  opérations  critiques;  elle  a  été  longue  parce  qu'il 
a  fallu  décrire  l'une  après  l'autre  des  opérations  qui 
dans  la  pratique  se  font  toutes  ensemble.  Voici  main- 
tenant comment  on  procède,  en  fait. 

Si  le  texte  est  d'une  interprétation  contestable  l'exa- 
men se  partage  en  deux  actes  :  le  premier  acte  consiste 
à  lire  le  texte  pour  en  fixer  le  sens  avant  de  chercher 
à  en  tirer  aucun  renseignement;  l'étude  critique  des 
faits  contenus  dans  le  document  forme  le  second  acte. 
Pour  les  documents  dont  le  sens  est  évident,  —  réserve 
faite  des  passages  de  sens  discutable  qu'on  doit  étudier 
à  part,  —  on  peut  dès  la  première  lecture  procéder  à 
l'examen  critique. 

On  commence  par  réunir  les  renseignements  gêné' 


CRITIQUE    DE    SINCLIUTE    ET    D  EXACTITUDE.  161 

raiix  sur  le  document  et  sur  l'auteur,  avec  la  préoccu- 
pation de  chercher  les  conditions  qui  ont  pu  agir  sur  la 
production  du  document  :  l'époque,  le  lieu,  le  but,  les 
péripéties  de  la  composition,  —  la  condition  sociale,  la 
patrie,  le  parti,  la  secte  ou  la  famille,  les  intérêts,  les 
passions,  les  préjugés,  les  habitudes  de  langue,  les  pro- 
cédés de  travail,  les  moyens  d'inrGr:na!i:,n,la  culture,  les 
facultés  ou  les  défauts  d'esprit  de  l'auteur,  —  la  nature 
et  la  forme  de  la  transmission  des  faits.  Tous  ces  ren- 
seignements, on  les  trouve  préparés  par  la  critique  de 
provenance;  on  les  rassemble  en  suivant  mentalement 
son  questionnaire  critique  général;  mais  on  doit  se  les 
assimiler  d'avance,  car  on  aura  besoin  de  les  avoir 
présents  à  l'esprit  pendant  toute  la  durée  des  opéra- 
tions. 

Ainsi  préparé,  on  aborde  le  document.  A  mesure 
qu'on  le  lit,  on  analyse  mentalement,  détruisant  toutes 
les  combinaisons  de  l'auteur,  écartant  toutes  ses 
formes  littéraires,  pour  arriver  au  fait  que  l'on  doit  se 
formuler  en  langue  simple  et  précise.  On  s'affran- 
chit par  là  du  respect  artistique  et  de  la  soumission 
aux  idées  de  l'auteur,  qui  rendraient  la  critique  impos- 
sible. 

Le  document  ainsi  analysé  se  résout  en  une  longue 
suite  de  conceptions  de  l'auteur  et  d'affirmations  sur 
les  faits. 

Sur  chacun'e  des  affirmations  on  se  demande  s'il  y  a 
eu  des  chances  de  mensonge  ou  d'erreur  ou  des  chances 
exceptionnelles  de  sincérité  ou  d'exactitude,  en  sui- 
vant le  questionnaire  o'itique  dressé  pour  les  cas  par- 
ticuliers. Ce  questionnaire,  on  doit  l'avoir  toujours 
présent  à  l'esprit.  11  paraîtra  d'abord  encombrant,  peut- 
être  même  pédantesque;  mais  comme  on  rap]>liquera 
plus   de  ceut  fois  sur  une  seule  page  de  document,  il 

11 


162  OPEnATIONS    ANALYTIQUES. 

finira  par  devenir  inconscient;  en  lisant  un  texte,  tous 
les  motifs  de  défiance  ou  de  confiance  apparaîtront  d'un 
seul  coup,  réunis  en  une  impression  totale. 

Alors,  l'anahse  et  les  questions  critiques  étant  deve- 
nues instinctives,  on  aura  acquis  pour  toujours  cette 
allure  d'esprit  méthodiquement  analytique,  défiante  et 
irrespectueuse  qu'on  appelle  souvent  d'un  terme  mys- 
tique «  le  sens  critique  »,  et  qui  est  seulement  Y  habi- 
tude inconsciente  de  la  critique. 


CHAPITRE   VIII 

DÉTERMINATION   DES    FAITS    PARTICULIERS 

L'analyse  critique  aboutit  seulement  à  constater  des 
conceptions  et  des  affirmations ,  accompagnées  de 
remarques  sur  la  jirobabilité  de  l'exactitude  des  faits 
affirmés.  Il  reste  à  examiner  comment  on  peut  en  tirer 
les  faits  historiques  particuliers  avec  lesquels  doit  se 
construire  la  science.  Conceptions  et  affirmations  sont 
deux  espèces  de  résultats  qu'il  faut  traiter  par  deux 
méthodes  différentes. 

I.  Toute  conception  exprimée  soit  dans  un  écrit,  soit 
par  une  représentation  figurée,  est  un  fait  certain, 
définitivement  acquis.  Si  la  conception  est  exprimée 
c'est  qu'elle  a  été  conçue  (sinon  par  l'auteur  qui  peut- 
être  reproduit  une  formule  sans  la  comprendre,  au 
moins  par  le  créateur  de  la  formule).  Un  seul  cas 
suffit  pour  apprendre  l'existence  de  la  conception,  un 
seul  document  suffit  pour  la  prouver.  L'analyse  et  l'in- 
terprétation suffisent  donc  pour  dresser  l'inventaire 
des  faits  qui  forment  la  matière  des  histoires  des  arts, 
des  sciences,  des  doctrines*.  —  La  critique  externe 


1.  Voir  plus  haut,  p.  128.  —  De  même  les  faits  particuliers 
dont  se  composent  les  histoires  des  formes  (paléographie,  lin- 
guistique) s'établissent  directement  par  1  analyse  du  document. 


164  OPERATIONS   ANALYTIQUES. 

est  chargée  de  localiser  ces  faits,  en  déterminant 
l'époque,  le  pays,  l'auteur  de  chaque  conception.  — 
La  durée,  l'étendue  géographique,  l'origine,  la  filiatioa 
des  conceptions  sont  l'affaire  de  la  synthèse  historique. 
La  critique  interne  n'a  pas  de  place  ici;  le  fait  se  tire 
directement  du  document. 

On  peut  avancer  encore  d'un  pas.  Les  conceptions 
par  elles-mêmes  ne  sont  que  des  faits  psychologiques; 
mais  l'imagination  ne  crée  pas  ses  objets,  elle  en  prend 
les  éléments  dans  la  réalité.  Les  descriptions  de  faits 
imaginaires  sont  construites  avec  les  faits  extérieurs 
que  l'auteur  a  vus  autour  de  lui.  On  peut  chercher  à 
dégager  ces  matériaux  de  connaissance.  Pour  les  pé- 
riodes et  les  espèces  de  faits  sur  lesquelles  les  docu- 
ments sont  rares,  pour  l'antiquité,  pour  les  usages  de 
la  vie  privée,  on  a  tenté  d'utiliser  les  œuvres  littérai- 
res, poèmes  épiques,  romans,  pièces  de  théâtre  '.  Le 
procédé  n'est  pas  illégitime,  mais  à  condition  de  le 
limiter  par  plusieurs  restrictions  qu'on  est  très  porté  à 
oublier. 

1"  11  ne  s'applique  pas  aux  faits  sociaux  intérieurs, 
à  la  morale,  à  l'idéal  artistique;  la  conception  morale 
ou  esthétique  d'un  document  exprime  tout  au  plus 
l'idéal  personnel  de  l'auteur;  on  n'a  pas  le  droit  d'en 
conclure  la  morale  ou  le  goût  esthétique  de  son  temps. 
II  faut  au  moins  attendre  d'avoir  comparé  différents 
auteurs  du  même  temps. 

2"  La  description  même  de  faits  matériels  peut  être 
une  combinaison  personnelle   de  l'auteur  créée  dans 


1.  La  Grèce  primitive  a  été  étudiée  dans  les  poèmes  homé- 
riques.—La  vie  privée  au  moyen  âge  a  été  reconstituée  surtout 
d'ajiros  les  chansons  de  gestes  (voir  Ch.-V.  Langlois,  les  Tra- 
vaux sur  l'histoire  de  la  société  française  au  nioi/cii  âge  d'après 
les  sources  littéraires,  dans  la  Revue  historique,  mars-avril  1897). 


DETERMINATION    DES    FAITS    PARTICULIERS.  165 

son  imagination,  les  cléments  seuls  en  sont  sûrement 
réels;  on  ne  peut  donc  affirmer  que  l'existence  séparée 
des  éléments  irréductibles,  forme,  matière,  couleur, 
nombre.  Quand  le  poète  parle  de  portes  d'or  ou  de 
boucliers  d'argent,  il  n'est  pas  sûr  qu'il  ait  existé  des 
portes  en  or  ou  des  boucliers  en  argent;  mais  seule- 
ment qu'il  existait  des  portes,  des  boucliers,  de  l'or  et 
de  l'argent.  11  faut  donc  descendre  dans  l'analyse  jus- 
qu'à l'élément  que  l'auteur  a  forcément  pris  dans  l'expé- 
rience (les  objets,  leur  destination,   les  actes  usuels). 

3"  La  conception  d'un  objet  ou  d'un  acte  prouve 
qu'il  existait,  mais  non  qu'il  fût  fréquent;  c'est  peut- 
être  un  objet  ou  un  acte  unique  ou  du  moins  restreint 
à  un  très  petit  cercle;  les  poètes  et  les  romanciers 
prennent  volontiers  leurs  modèles  dans  un  monde 
exceptionnel. 

4°  Les  faits  connus  par  ce  procédé  ne  sont  localisés 
ni  dans  le  temps  ni  dans  le  lieu  :  l'auteur  peut  les  avoir 
pris  dans  un  autre  temps  et  un  autre  pays  que  le  sien. 

Toutes  ces  restrictions  peuvent  se  résumer  ainsi  : 
avant  de  tirer  d'une  œuvre  littéraire  un  renseignement 
sur  la  société  où  a  vécu  l'auteur,  se  demander  ce  que 
vaudrait  pour  la  connaissance  de  nos  mœurs  le  rensei- 
gnement de  même  nature  tiré  d'un  de  nos  romans  con- 
temporains. 

Comme  les  conceptions,  les  faits  extérieurs  ainsi 
obtenus  peuvent  s'établir  par  un  seul  document.  Mais 
ils  restent  si  restreints  et  si  mal  localisés  que  pour  en 
tirer  parti  il  faut  attendre  de  les  avoir  rapprochés 
d'autres  faits  semblables;  ce  qui  est  l'œuvre  de  la 
synthèse. 

On  peut  assimiler  aux  faits  résultant  des  conceptions 
les  faits  extérieurs  indifférents  et  très  grossiers  que 
l'auteur  a   exprimés   presque   sans  y  penser.   On  n'a 


166  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

pas  logiquement  le  droit  de  les  déclarer  certains,  car 
on  voit  des  hommes  qui  se  trompent  même  sur  des 
faits  grossiers,  ou  qui  mentent  même  sur  des  faits 
indifférents.  Mais  ces  cas  sont  si  rares  qu'on  court  peu 
de  risque  à  admettre  comme  certains  les  faits  de  ce 
genre  établis  par  un  seul  document;  et  c'est  ce  qu'on 
fait  en  pratique  pour  les  époques  mal  connues.  On 
décrit  les  institutions  des  Gaulois  ou  des  Germains 
d'après  le  texte  unique  de  César  ou  de  Tacite.  Ces 
faits  si  faciles  à  constater  ont  dû  s'imposer  aux  auteurs 
de  descriptions  comme  les  réalités  s'imposent  aux  poètes. 

II.  Au  contraire  l'affirmation  d'un  document  sur  un 
fait  extérieur  ^  ne  peut  jamais  suffire  à  établir  ce  fait. 
Il  y  a  trop  de  chances  de  mensonge  ou  d'erreur,  et  les 
conditions  où  l'affirmation  s'est  produite  sont  trop  mal 
connues  pour  qu'on  soit  sûr  qu'elle  a  échappé  à  toutes 
ces  chances.  L'examen  critique  ne  donne  donc  pas  de 
solutions  définitives;  indispensable  pour  éviter  des 
erreurs,  il  ne  conduit  pas  jusqu'à  la  vérité. 

La  critique  ne  peut  prouver  aucun  fait,  elle  ne 
fournit  que  des  probabilités.  Elle  n'aboutit  qu'à  décom- 
poser les  documents  en  affirmations  munies  chacune 
d'une  étiquette  sur  sa  valeur  probable  :  affirmation 
sans  valeur,  affirmation  suspecte  (fortement  ou  faible- 
ment), affirmation  probable  ou  très  probable,  affirma- 
tion de  valeur  inconnue. 

De  toutes  ces  espèces  de  résultats  une  seule  est  défi- 
nitive :  l'affirmation  d'un  auteur  qui  n'a  pas  pu  être 
renseigné  sur  le  fait  qu'il  affirme  est  nulle,  on  doit  la 
rejeter   comme  on   rejette  un  document   apocryphe  ^. 

1.  On  appelle  ici  fait  extérieur  —  en  opposition  avec  la 
conception  (qui  est  un  fait  interne)  —  tout  fait  qui  se  passe 
dans  la  réalité  objective. 

2.  La  plupax't  des  historiens  attendent  pour  rejeter  une  légende 


DÉTERMINATION    DliS    FAITS    PARTICULIERS.  167 

Mais  la  critique  ne  fait  ici  que  détruire  des  renseigne- 
ments illusoires,  elle  n'en  fournit  pas  de  certains.  Les 
seuls  résultats  fermes  de  la  critique  sont  des  résultats 
négatifs.  —  Tous  les  résultats  positifs  restent  douteux, 
ils  se  ramènent  à  dire  :  «  Il  y  a  des  chances  pour  ou  contre 
la  vérité  de  cette  affirmation  ».  Mais  ce  ne  sont  que  des 
chances  :  une  affirmation  suspecte  peut  être  exacte,  une 
affirmation  probable  peut  être  fausse,  on  en  voit  sans 
cesse  des  exemples,  et  nous  ne  connaissons  jamais 
assez  complètement  les  conditions  de  l'observation 
pour  savoir  si  elle  a  été  bien  faite. 

Pour  arriver  à  un  résultat  définitif  il  faut  une  der- 
nière opération.  Au  sortir  de  la  critique  les  affirma- 
tions se  présentent  comme  probables  ou  improbables. 
Mais  les  plus  probables  même,  prises  isolément,  reste- 
raient de  simples  probabilités  :  le  pas  décisif  qui  doit  les 
transformer  en  une  proposition  scientifique,  on  n'a  pas 
le  droit  de  le  faire;  une  proposition  scientifique  est 
une  affirmation  indiscutable,  et  celles-ci  ne  le  sont  pas. 
—  Kn  toute  science  d'observation  c'est  un  principe  uni- 
versel qu'on  n'arrive  pas  à  une  conclusion  scientifique 
par  une  observation  unique  :  on  attend,  pour  affirmer 
une  i)roposition,  d'avoir  constaté  le  fait  par  plusieurs 
observations  indépendantes.  L'histoire,  avec  ses  pro- 
cédés si  imparfaits  d'information,  a  moins  que  toute 
autre  science  le  droit  de  se  soustraire  à  ce  principe.  Une 
affirmation  historique  n'est,  dans  le  cas  le  plus  favo- 
rable, qu'une  observation  médiocrement  faite;  elle  a 
besoin  d'être  confirmée  par  d'autres  observations. 

qu'on  en  ait  démontré  la  fausseté,  et  si,  par  hasard,  il  ne  s'est 
pas  conservé  de  documents  en  contradiction  avec  elle,  ils  l'ad- 
mettent provisoirement;  c'est  ce  qu'on  fait  encore  pour  les  cinq 
premiers  siècles  de  Rome.  Ce  procédé,  malheureusement  encoïc 
général,  contribue  à  empêcher  l'histoire  de  se  constituer  en 
science. 


168  OPERATIONS  ANALYTIQUES. 

Toute  science  se  constitue  en  rapprochant  plusieurs 
observations  :  les  faits  scientifiques  sont  les  points 
sur  lesquels  concordent  des  observations  différentes  *. 
Chaque  observation  est  sujette  à  des  chances  d'erreur 
qu'on  ne  peut  pas  éliminer  entièrement;  mais  si  plu- 
sieurs observations  s'accordent,  il  n'est  guère  possible 
que  ce  soit  en  commettant  la  même  erreur;  la  raison 
la  plus  probable  de  la  concordance  c'est  que  les  obser- 
vateurs ont  vu  la  même  réalité  et  l'ont  tous  décrite 
exactement.  Les  erreurs  personnelles  tendent  à  diver- 
ger, ce  sont  les  observations  exactes  qui  concordent. 

Appliqué  à  l'histoire,  ce  principe  conduit  à  une 
dernière  série  d'opérations,  intermédiaire  entre  la 
critique  purement  analytique  et  les  opérations  de 
synthèse  :  la  comparaison  des  affirmations. 

On  commence  par  classer  les  résultats  de  l'analyse 
critique,  de  façon  à  réunir  les  affirmations  sur  un 
même  fait.  Matériellement  l'opération  est  facilitée  par 
le  procédé  des  fiches  (soit  qu'on  ait  noté  chaque  affir- 
mation sur  une  fiche,  soit  qu'on  ait  créé  pour  chaque 
fait  une  fiche  seulement,  sur  laquelle  on  aura  noté  les 
différentes  affirmations  à  mesure  qu'on  les  rencontrait). 
Le  rapprochement  fait  apparaître  l'état  de  nos  connais- 
sances sur  le  fait;  la  conclusion  définitive  dépend  du 
rapport  entre  les  affirmations.  Il  faut  donc  étudier 
séparément  les  cas  qui  peuvent  se  présenter. 

III.  Le  plus  souvent,  sauf  en  histoire  contemporaine, 
sur  un  fait  les  documents  nous  fournissent  une  seule 
affirmation.  Toutes  les   autres   sciences  en  pareil  cas 

1.  Pour  la  justification  log-iquc  de  ce  principe  en  histoire, 
voir  Ch.  Seig'nobos,  Rei'ue  philosophique,  jaillel-aoùt  1887.  — La 
certilude  scientifique  complète  n'est  produite  que  par  la  con- 
cordance entre  des  observations  obtenues  par  des  méthodes 
difl'ércntcs;  elle  se  trouve  au  point  de  croisement  de  deux  voies 
différentes  de  recherches. 


DÉTERMINATION    DES    FAITS    PAnTICULIERS.  169 

suivent  une  règle  invariable  :  une  observation  isolée 
n'entre  pas  dans  la  science,  on  la  cite  (avec  le  nom  de 
l'observateur),  mais  sans  conclure.  Les  historiens  n'ont 
aucun  motif  avouable  de  procéder  autrement.  Quand 
ils  n'ont  pour  établir  un  fait  que  l'affirmation  d'un 
seul  homme,  si  honnête  qu'il  soit,  ils  devraient,  non 
pas  affirmer  le  fait,  mais  seulement,  comme  font  les 
naturalistes,  mentionner  le  renseignement  (Thucydide 
affirme,  César  dit  que)  :  c'est  tout  ce  qu'ils  ont  le  droit 
d'assurer.  En  fait,  tous  ont  gardé  l'habitude,  comme  au 
moyen  âge,  d'affirmer  d'après  Y  autorité  de  Thucydide 
ou  de  César;  beaucoup  poussent  la  naïveté  jusqu'à  le 
dire  en  propres  termes.  Ainsi  livrés  sans  frein  scienti- 
fique à  la  crédulité  naturelle,  les  historiens  en  arrivent 
à  admettre,  sur  la  présomption  insuffisante  d'un  docu- 
ment unique,  toute  affirmation  qui  se  trouve  n'être 
pas  contredite  par  un  autre  document.  De  là  celte 
conséquence  absurde  que  l'histoire  est  plus  affirmative 
et  semble  mieux  constituée  dans  les  périodes  inconnues 
dont  il  ne  reste  qu'un  seul  écrivain  que  pour  les  faits 
connus  par  des  milliers  de  documents  contradictoires. 
Les  guerres  médiques  connues  par  le  seul  Hérodote, 
les  aventures  de  Frédégonde  racontées  par  le  seul  Gré- 
goire de  Tours  sont  moins  sujettes  à  discussion  que  les 
événements  de  la  Révolution,  décrits  par  des  centaines 
de  contemporains.  —  Pour  tirer  l'histoire  de  cette 
condition  honteuse,  il  faut  une  révolution  dans  l'esprit 
des  historiens. 

IV.  Lorsqu'on  a  sur  le  même  fait  plusieurs  affirma- 
tions, il  arrive  ou  qu'elles  se  contredisent  ou  qu'elles 
concordent.  —  Pour  être  certain  qu'elles  se  contredi- 
sent réellement  il  faut  s'assurer  qu'elles  portent  bien 
sur  le  même  fait  :  deux  affirmations  en  apparence  con- 
tradictoires peuvent  n'èli'e  que  parallèles;  elles  peu- 


170  Ol'CnATIONS   ANALYTIQUES. 

vent  ne  pas  porter  exactement  sur  les  mêmes  moments, 
les  mêmes  lieux,  les  mêmes  personnes,  les  mêmes  épi- 
sodes d'un  événement,  et  elles  peuvent  être  exactes 
toutes  deux*.  Il  n'en  faut  pas  conclure  pourtant  qu'elles 
se  confirment;  chacune  rentre  dans  la  catégorie  des 
affirmations  uniques. 

Si  la  contradiction  est  véritable,  c'est  que  l'une  des 
deux  affirmations  au  moins  est  fausse.  Une  tendance 
naturelle  à  la  conciliation  pousse  alors  à  chercher  un 
compromis,  à  prendre  un  moyen  terme.  Cet  esprit 
conciliant  est  l'opposé  de  l'esprit  scientifique.  Si  l'un 
dit  2  et  2  font  4,  l'autre  2  et  2  font  5,  on  ne  doit  j)as 
dire  2  et  2  font  4  1/2;  on  doit  examiner  lequel  des 
deux  a  raison.  C'est  l'office  de  la  critique.  Presque 
toujours,  de  ces  affirmations  contradictoires  une  au 
moins  est  suspecte  ;  il  faut  l'écarter  si  l'autre,  en  conflit 
avec  elle,  est  très  probable.  Si  l'autre  est  suspecte 
aussi, on  doit  s'abstenir  de  conclure;  de  même,  si  plu- 
sieurs affirmations  suspectes  concordent  contre  une 
seule  non  suspecte  ^. 

V.  Quand  plusieurs  affirmations  concordent  il  faut 
encore  résister  à  la  tendance  naturelle  à  croire  que  le  fa.t 
est  démontré.  Le  premier  mouvement  est  de  compter 
tout  document  pour  une  source  de  renseignement.  On 
sait  bien  dans  la  vie  réelle  que  les  hommes  sont  sujets 
à  se  copier  les  uns  les  autres,  qu'un  seul  récit  sert 
souvent  à  plusieurs  narrateurs,  qu'il  arrive  à  plusieurs 


1.  Ce  cas  est  étudié  avec  un  bon  exemple  par  Bernheim, 
o.  c,  p.  421. 

2.  11  est  à  peine  besoin  de  mettre  en  garde  contre  le  procédé 
enfantin  qui  consiste  à  compter  le  nombre  des  documents  dans 
chaque  sens  pour  décider  à  la  majorité;  l'affirmation  d'un  seul 
auteur,  renseigné  sur  un  fait,  est  évidemment  supérieure  à  cent 
affirmations  de  gens  qui  n'en  savent  rien.  La  règle  est  formulée 
depuis  longtemps  :  Non  numerentur,  sed  pondtrentur. 


DI-  lERMIXATION    DES    FAITS    PAnxiCULIERS.  171 

journaux  de  publier  la  même  correspondance,  à  plu- 
sieurs reporters  de  s'entendre  pour  laisser  faire  un 
compte  rendu  à  un  seul  d'entre  eux.  On  a  alors  plu- 
sieurs documents,  on  a  même  plusieurs  affirmations, 
mais  a-t-on  autant  d'observations?  Evidemment  non. 
Une  affirmation  qui  en  reproduit  une  autre  ne  constitue 
pas  une  observation  nouvelle,  et  quand  même  une 
observation  serait  reproduite  par  cent  auteurs  difle- 
rents,  ces  cent  copies  ne  représenteraient  encore  qu'une 
seule  observation.  Les  compter  pour  cent  équivaudrait 
à  compter  pour  cent  documents  cent  exemplaires  impri- 
més d'un  même  livre.  Mais  le  respect  des  «  documents 
bistoriques  »  est  parfois  plus  fort  que  l'évidence.  La 
même  affirmation  rédigée  dans  plusieurs  documents 
séparés,  par  des  auteurs  différents,  donne  l'illusion 
de  plusieurs  affirmations;  un  même  fait  relaté  dans 
dix  documents  différents  paraît  aussitôt  établi  par  dix 
observations  concordantes.  Il  faut  se  défier  de  cette 
impression.  Une  concordance  n'est  concluante  qu'au- 
tant que  les  affirmations  concordantes  expriment  des 
observations  indépendantes  l'une  de  l'autre.  Avant  de 
tirer  aucune  conclusion  d'une  concordance  on  doit  exa- 
miner si  elle  est  une  concordance  entre  des  observa- 
tions indépendantes  ;  ce  qui  comporte  deux  opérations. 
1»  On  commence  par  chercher  si  les  affirmations 
sont  indépendantes,  ou  ne  sont  que  des  reproductions 
d'une  même  observation  unique.  Ce  travail  est  en 
partie  l'œuvre  de  la  critique  externe  des  sources  ^  ;  mais 
la  critique  des  sources  n'étudie  que  les  rapports  entre 
les  documents  écrits,  elle  s'arrête  après  avoir  établi 
quels  passages  un  auteur  a  empruntés  à  d'autres 
auteurs.  Les  passages  empruntés  sont  à  écarter  sans 

1.  Cf.  ci-dessus,  p.  73. 


172  OPÉRATIONS   ANALYTIQUES. 

discussion.  Mais  il  reste  à  faire  le  même  travail  sur  les 
affirmations  qui  n'ont  ])as  pris  de  forme  écrite.  On  doit 
comparer  les  affirmations  sur  le  même  fait  pour  cher- 
cher si  elles  proviennent  d'observateurs  différents  ou 
du  moins  d'observations  différentes. 

Le  principe  est  analogue  à  celui  de  la  critique  de 
sources.  Les  détails  d'un  fait  social  sont  si  multiples 
et  il  y  a  tant  de  façons  différentes  de  voir  le  môme 
fait  que  deux  observateurs  indépendants  n'ont  aucune 
chance  de  se  rencontrer  sur  tous  les  points;  quand 
deux  affirmations  présentent  les  mêmes  détails  dans  le 
même  ordre  c'est  qu'elles  dérivent  d'une  observation 
commune;  les  observations  différentes  divergent  tou- 
jours sur  quelques  points.  Souvent  on  peut  tirer  parti 
d'un  principe  a  priori  :  si  le  fait  était  de  nature  à 
n'avoir  pu  être  observé  ou  rapporté  que  par  un  seul 
observateur,  c'est  que  toutes  les  sources  dérivent  de 
cette  observation  unique.  Ces  principes*  permettent  de 
reconnaître  beaucoup  de  cas  d'observations  différentes 
et  plus  encore  de  cas  d'observations  reproduites. 

Il  reste  des  cas  douteux  en  grand  nombre.  La  ten- 
dance naturelle  est  de  les  compter  comme  indépendants. 
C'est  l'inverse  qui  serait  scientifiquement  correct  :  tant 
que  l'indépendance  des  affirmations  n'est  pas  prouvée, 
on  n'a  pas  le  droit  d'admettre  que  leur  concordance 
soit  concluante. 

C'est  seulement  après  avoir  établi  le  rapport  entre 
les  affirmations  qu'on  peut  compter  les  affirmations 
vraiment  différentes  et  examiner  si  elles  concordent. 
Ici  encore  il  faut  se  défier  du  premier  mouvement  :  la 

1.  Il  n'est  guère  possible  d'étudier  ici  les  difficultés  spéciales 
d'application  :  quand  l'auteur,  cherchant  à  dissimuler  son  em- 
prunt, a  introduit  des  diirérences  pour  dérouter  le  public;  quand 
l'auteur  a  combiné  des  détails  provenant  de  deux  observations. 


DETERMINATION    DES    FAITS    PARTICULIERS.  173 

concordance  vraiment  concluante  n'est  pas,  comme 
on  l'imaginerait  naturellement,  une  ressemblance  com- 
plète entre  deux  récits,  c'est  un  croisement  entre 
deux  récits  didérents  qui  ne  se  ressemblent  qu'en 
quelques  points.  La  tendance  naturelle  est  de  regarder 
la  concordance  comme  une  confirmation  d'autant  plus 
probante  qu'elle  est  plus  complète  ;  il  faut  au  contraii  e 
adopter  la  règle  paradoxale  que  la  concordance  prouve 
davantage  quand  elle  est  limitée  à  un  petit  nombre  de 
points.  Ce  sont  les  points  de  concordance  de  ces  affir- 
mations divergentes  qui  constituent  les  faits  histori- 
ques scientifiquement  établis. 

2'^  Avant  de  conclure  il  reste  à  s'assurer  si  les  obser- 
vations différentes  du  même  fait  sont  pleinement  indé- 
pendantes; car  elles  peuvent  avoir  agi  l'une  sur  l'autre 
au  point  que  la  première  ait  déterminé  les  suivantes, 
et  alors  leur  concordance  ne  serait  plus  concluante.  Il 
faut  prendre  garde  ^ux  cas  suivants  : 

P^  cas.  Les  observations  différentes  ont  été  faites 
j)ar  le  même  auteur,  qui  les  a  consignées,  soit  dans  un 
même  document,  soit  dans  des  documents  différents; 
il  faut  alors  des  raisons  spéciales  pour  admettre  que 
l'auteur  a  vraiment  refait  les  observations  et  ne  s'est 
pas  borné  à  répéter  une  observation  unique. 

2"  cas.  Il  y  a  eu  plusieurs  observateurs,  mais  ils  ont 
chargé  l'un  d'eux  de  rédiger  un  document  unique  :  c'est 
le  cas  des  procès-verbaux  d'assemblées;  il  faut  s'assu- 
rer si  le  document  représente  seulement  l'affirmation  du 
rédacteur  ou  si  les  autres  observateurs  ont  contrôlé  sa 
rédaction. 

.'j"  cas.  Plusieurs  observateurs  ont  rédigé  leur  obser- 
tioii  dans  des  documents  différents,  mais  dans  des 
conditions  semblables;  il  faut  appliquer  le  question- 
naire critique  pour  chercher  si  tous  n'ont  pas  subi  les 


174  OPKRATÏONS    AXALYTIQUF.S. 

mêmes  causes  de  mensonge  ou  d'erreur  (même  intérêt, 
ou  même  vanité,  ou  mêmes  préjugés,  etc.). 

Il  n'y  a  de  sûrement  indépendantes  que  les  observa- 
tions contenues  dans  des  documents  différents,  issus 
d'auteurs  différents,  appartenant  à  des  groupes  diffé- 
rents, opérant  dans  des  conditions  différentes.  C'est 
dire  que  les  cas  de  concordance  pleinement  concluante 
sont  rares,  sauf  dans  les  périodes  modernes. 

La  possibilité  de  prouver  un  fait  historique  dépend 
du  nombre  de  documents  indépendants  conservés  sur 
ce  fait,  et  il  dépend  du  hasard  que  les  documents  se 
soient  conservés;  ainsi  s'explique  la  part  du  hasard 
dans  la  constitution  de  l'histoire. 

Les  faits  qu'il  est  possible  d'établir  sont  surtout  des 
faits  étendus  et  durables  (appelés  parfois  faits  géné- 
raux), usages,  doctrines,  institutions,  grands  événe- 
ments; ils  ont  été  plus  faciles  à  observer  et  sont  plus 
faciles  à  prouver.  Pourtant  la  méthode  historique  n'est 
pas  par  elle-même  impuissante  à  établir  des  faits  courts 
et  limités  (ce  qu'on  appelle  {àits particuliers),  une  parole, 
un  acte  d'un  moment.  Il  suffit  que  plusieurs  person- 
nages aient  assisté  au  fait,  l'aient  noté  et  que  leurs 
écrits  nous  soient  parvenus.  On  sait  la  phrase  que 
Luther  a  prononcée  à  la  Diète  de  Worms;  on  sait  qu'il 
n'a  pas  dit  ce  que  lui  attribue  la  tradition.  Ce  concours 
de  conditions  favorables  devient  de  plus  en  plus  fré- 
quent avec  l'organisation  des  journaux,  des  sténogra- 
phes et  des  dépôts  de  documents. 

Pour  l'antiquité  et  le  moyen  âge  la  connaissance 
historique  est  restreinte  aux  faits  généraux  par  la 
pénurie  de  documents.  Dans  la  période  contemporaine 
elle  peut  s'étendre  de  plus  en  plus  aux  faits  particuliers. 
—  Le  public  s'imagine  le  contraire;  il  se  défie  des  faits 
contemporains  sur  lesquels  il  voit  circuler  des  récits 


DÉTERMINATION    DES    FAITS    PAUTICULIERS.  175 

contradictoires  et  croit  sans  hésiter  aux  faits  anciens 
qu'il  ne  voit  pas  contredire.  Sa  confiance  est  au  maxi- 
mum pour  1  histoire  qu'on  n'a  pas  les  moyens  de  savoir, 
son  scepticisme  croît  à  mesure  que  les  moyens  de 
savoir  augmentent. 

VI.  La  concordance  entre  les  documents  conduit  à 
(les  conclusions  qui  ne  sont  pas  toutes  définitives.  Il 
reste  à  étudier  Vaccord  entre  les  faits  pour  compléter 
ou  rectifier  les  conclusions. 

Plusieurs  faits  qui,  pris  isolément,  ne  sont  qu'im- 
parfaitement prouvés  peuvent  se  confirmer  les  uns  les 
autres  de  façon  à  donner  une  certitude  d'ensemble. 
Les  faits  que  les  documents  présentent  isolés  ont  été 
parfois  assez  rapprochés  dans  la  réalité  pour  que  l'un 
fût  lié  à  l'autre.  De  ce  genre  sont  les  actes  successifs 
d'un  même  homme  ou  d'un  même  groupe,  les  habi- 
tudes d'un  même  groupe  à  des  époques  rapprochées 
ou  de  groupes  semblables  à  la  même  époque.  Chacun 
de  ces  faits  peut,  il  est  vrai,  se  produire  sans  l'autre;  la 
certitude  que  l'un  s'est  produit  ne  permettrait  pas 
d'affirmer  l'autre.  Et  cependant  l'accord  de  plusieurs 
de  ces  faits,  chacun  imparfaitement  prouvé,  donne  une 
espèce  de  certitude;  ils  ne  se  prouvent  pas  les  uns 
les  autres  au  sens  strict,  mais  ils  se  confirment^ .  Le 
doute  qui  pesait  sur  chacun  d'eux  se  dissipe;  on  arrive 
à  l'espèce  de  certitude  produite  par  l'enchaînement  des 
faits.  Ainsi,  par  le  rapprochement  de  conclusions 
encore  douteuses,  s'établit  un  ensemble  moralement 
certain.  —  Dans  un  itinéraire  de  souverain,  les  jours 
et  les  lieux  de  passage  se  confirment  quand  ils  s'ac- 
cordent de  façon  à  former  un  tout  cohérent.  —  Une 
institution  ou  un  usage  d'un  peuple  s'établit  par  l'accord 

1.  Nous  n'indiquons  ici  que  le  principe  de  la  méthode  de 
confirmation;  les  applications  exigeraient  une  très  longue  étude. 


176  OPEnATIONS  ANALYTIQUES. 

de  renseignements,  chacun  probable  seulement,  qui 
portent  sur  des  lieux  ou  des  moments  différents. 

Cette  méthode  est  d'une  application  difficile.  L'accord 
est  une  notion  beaucoup  plus  vague  que  la  concordance. 
On  ne  peut  pas  préciser  en  général  quels  faits  sont  liés 
entre  eux  assez  pour  former  un  ensemble  dont  l'accord 
soit  concluant,  ni  déterminer  d'avance  la  durée  et  l'éten- 
due de  ce  qui  constitue  un  ensemble.  Des  faits  pris  à 
un  demi-siècle  et  à  cent  lieues  de  distance  pourront  se 
confirmer  de  façon  à  établir  l'usage  d'un  peuple  (par 
exemple  chez  les  Germains)  ;  ils  ne  prouveraient  rien 
pris  dans  une  société  hétérogène  et  à  évolution 
rapide  (par  exemple  là  société  française  en  1750  et  en 
1800,  en  Alsace  et  en  Provence).  Il  faut  ici  étudier  les 
rapports  entre  les  faits.  C'est  déjà  le  commencement 
de  la  construction  historique;  ainsi  se  fait  le  passage 
des  opérations  analytiques  aux  opérations  synthéti- 
ques. 

VII.  Mais  il  reste  à  étudier  le  cas  du  désaccord  entre 
les  faits  établis  par  les  documents  et  d'autres  faits 
établis  par  d'autres  procédés.  Il  arrive  qu'un  fait 
obtenu  par  conclusion  historique  soit  en  contradiction 
avec  un  ensemble  de  faits  historiquement  connus,  ou 
avec  l'ensemble  de  nos  connaissances  sur  l'humanité 
fondées  sur  l'observation  directe,  ou  avec  une  loi 
scientifique  établie  ])ar  la  méthode  régulière  d'une 
science  constituée.  Dans  les  deux  premiers  cas,  le 
fait  n'est  en  collision  qu'avec  l'histoire  ou  la  psycho- 
logie et  la  sociologie,  toutes  sciences  mal  constituées, 
il  est  appelé  seulement  invraisemblable;  s'il  est  en 
conflit  avec  une  science,  il  devient  un  miracle.  —  Que 
doit-on  faire  d'un  fait  invraisemblable  ou  miraculeux? 
Faut-il  l'admettre  après  examen  des  documents,  ou  le 
rejeter   comme  impossible  par  la  question  préalable  ? 


DETERMINATION    DES    FAITS    PARTICULIERS.  177 

h' invraisemblance  n'est  pas  une  notion  scientifique; 
elle  varie  avec  les  individus  :  ce  que  chacun  trouve 
invraisemblable,  c'est  ce  qu'il  n'est  pas  habitué  à  voir; 
pour  un  paysan  le  téléphone  est  beaucoup  plus  invrai- 
semblable qu'un  revenant;  un  roi  de  Siam  a  refusé  de 
croire  à  l'existence  de  la  glace.  Il  faut  donc  préciser 
à  qui  le  fait  paraît  invraisemblable.  —  Est-ce  à  la  masse 
sans  culture  scientifique?  Pour  elle  la  science  est  plus 
invraisemblable  que  le  miracle,  la  physiologie  que  le 
spiritisme;  sa  notion  d'invraisemblance  est  sans  valeur. 
—  Est-ce  à  l'homme  cultivé  scientifiquement?  Il  s'agit 
alors  de  l'invraisemblance  pour  un  esprit  scientifique, 
et  il  serait  plus  précis  de  dire  que  le  fait  est  contraire 
aux  données  de  la  science,  qu'il  y  a  désaccord  entre  les 
observations  directes  des  savants  et  les  renseigne- 
ments indirects  des  documents. 

Comment  doit  se  trancher  ce  conflit?  La  question 
n'a  pas  grand  intérêt  pratique;  presque  tous  les  docu- 
ments qui  rapportent  des  faits  miraculeux  sont  déjà 
suspects  par  ailleurs,  et  seraient  écartés  par  une 
critique  correcte.  Mais  la  question  du  miracle  a 
soulevé  de  telles  passions  qu'il  peut  être  bon  d'indi- 
quer comment  elle  se  pose  pour  les  historiens  '. 

La  croyance  générale  au  merveilleux  a  rempli  de 
faits  miraculeux  les  documents  de  presque  tous  les 
peuples.  Historiquement  le  diable  est  beaucoup  plus 
solidement  prouvé  que  Pisistrate  :  nous  n'avons  pas 
un  seul  mot  d'un  contemporain  qui  dise  avoir  vu  Pisis- 
trate; des  milliers  de  «  témoins  oculaires  »  déclarent 
avoir  vu  le  diable,  il  y  a  peu  de  faits  historiques  établis 
sur  un  pareil  nombre  de   témoignages  indépendants. 


1.  Le  P.  de  Smcdt  a  consacré  à   cette   question  une  partie   de 
ses  Principes  de  la  critique  historique  (Paris,  1887,  in-l2). 

12 


178  OPERATIONS    ANALYTIQUES. 

Pourtant  nous  nliésitons  plus  à  rejeter  le  diable  et  à 
admettre  Pisistrate.  C'est  que  l'existence  du  diable 
serait  inconciliable  avec  les  lois  de  toutes  les  sciences 
constituées. 

Pour  l'historien,  la  solution  du  conflit  est  évidente*. 
Les  observations  contenues  dans  les  documents  histo- 
riques ne  valent  jamais  celles  des  savants  contem- 
porains (on  a  montré  pourquoi).  La  méthode  historique 
indirecte  ne  vaut  jamais  les  méthodes  directes  des 
sciences  d'observation.  Si  ses  résultats  sont  en  désac- 
cord avec  les  leurs,  c  est  elle  qui  doit  céder;  elle 
ne  })eut  prétendre,  avec  ses  moyens  imparfaits,  con- 
trôler, contredii'e  ou  rectifier  les  résultats  des  autres; 
elle  doit  au  contraire  employer  leurs  résultats  à  rectifier 
les  siens.  Le  progrès  des  sciences  directes  modifie 
parfois  l'interprétation  historique;  un  fait  établi  par 
l'observation  directe  sert  à  comprendre  et  à  critiquer 
des  documents  :  les  cas  de  stigmates  et  d'anesthésie 
nerveuse  observés  scientifiquement  ont  fait  admettre 
les  récils  historiques  de  faits  analogues  (stigmates  de 
quelques  saints,  possédées  de  Loudun).  Mais  l'histoire 
ne  peut  pas  servir  au  progrès  des  sciences  directes. 
Tenue  par  ses  moyens  indirects  d'information  à  dis- 
tance de  la  réalité,  elle  accepte  les  lois  établies  par 
les  sciences  qui  ont  le  contact  direct  avec  la  réalité. 
Pour  rejeter  une  de  ces  lois  il  faudrait  de  nouvelles 


1.  La  solution  de  la  question  est  différente  pour  les  sciences 
d'observation  directe,  surtout  les  sciences  biologiques.  La  science 
ne  connaît  pas  le  possible  ou  1  impossible,  elle  ne  connaît  que 
des  faits  correctement  ou  incorrectement  observés  ;  des  faits 
déclarés  impossibles,  comme  les  aérolithes,  ont  été  reconnus 
exacts.  La  notion  même  de  miracle  est  métaphysique;  elle 
suppose  une  conception  d'ensemble  du  monde  qui  dépasse  les 
limites  de  l'observation.  Voir  Wallace,  Les  miracles  et  le  moderne 
spiritualisme,  trad.  de  l'anglais,  Paris,  1887,  iu-8. 


DETEIIMINATION    DES    FAITS    PARTICULIERS.  179 

observations  directes  C'est  une  révolution  qui  peut 
être  faite,  mais  seulement  au  centre;  l'histoire  n'a  pas 
le  pouvoir  d'en  prendre  l'initiative. 

La  solution  est  moins  nette  pour  les  faits  en  désaccord 
seulement  avec  un  ensemble  de  connaissances  histo- 
riques ou  avec  les  embryons  des  sciences  de  l'homme. 
Elle  dépend  de  l'opinion  qu'on  se  fait  de  la  valeur  de 
ces  connaissances.  Du  moins  peut-on  poser  la  rè^le 
pratique  que  pour  contredire  l'histoire,  la  psychologie 
ou  la  sociologie,  il  faut  avoir  de  bien  solides  docu- 
ments; et  c'est  un  cas  qui  ne  se  présente  guère. 


LIVRE  III 

OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES 


CHAPITRE    I 

CONDITIONS    GÉNÉRALES 
DE    LA    CONSTRUCTION     HISTORIQUE 

La  critique  des  documenls  ne  fournit  que  des  faits 
isolés.  Pour  les  organiser  en  un  corps  de  science  il 
faut  une  série  d'opérations  synthétiques.  L'étude  de 
ces  procédés  de  construction  historique  forme  la 
seconde  moitié  de  la  Méthodologie, 

La  construction  ne  doit  pas  êlre  dirigée  par  le  plan 
idéal  de  la  science  que  nous  désirerions  construire; 
elle  dépend  des  matériaux  réels  dont  nous  disposons. 
Il  serait  chimérique  de  se  proposer  un  plan  que  les 
matériaux  ne  se  prêteraient  pas  à  réaliser,  ce  serait 
vouloir  construire  la  tour  Eiffel  avec  des  moellons.  Le 
vice  fondamental  des  philosophies  de  l'histoire  est 
d'oublier  cette  nécessité  pratique. 

I.  Regardons  d'abord  les  matériaux  de  l'histoire. 
Quelle  est  leur  forme  et  leur  nature  ?  En  quoi  diffèrent- 
ils  des  matériaux  des  autres  sciences  ? 

Les  faits  historiques  proviennent  de  l'analyse  cri- 


182  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

tique  .des  documents.  Ils  en  sortent  dans  l'état  où 
l'analyse  les  a  mis,  hachés  menu  en  affirmations  élé- 
mentaires; car  une  seule  phrase  contient  plusieurs 
affirmations,  on  a  souvent  accepté  les  unes  et  rejeté 
les  autres;  chacune  de  ces  affirmations  constitue  un 
fait. 

Les  faits  historiques  ont  ce  caractère  commun  d'être 
tirés  tous  des  documents;  mais  ils  sont  très  disparates. 

1°  Ils  représentent  des  phénomènes  de  nature  très 
différente.  D'un  même  document  on  tire  des  faits 
d'écriture,  de  langue,  de  style,  de  doctrines,  d'usages, 
d'événements.  L'inscription  de  Mesha  fournit  des  faits 
d'écriture  et  de  langue  moabites,  le  fait  de  la  croyance 
au  dieu  Khamos,  les  pratiques  de  son  culte,  les  faits  de 
guerre  des  Moabites  contre  Israël.  Tous  les. faits  nous 
arrivent  ainsi  pêle-mêle,  sans  distinction  de  nature. 
Ce  mélange  de  faits  hétérogènes  est  un  des  caractères 
qui  différencient  l'histoire  des  autres  sciences.  Les 
sciences  d'observation  directe  choisissent  les  faits 
qu'elles  veulent  étudier,  et  systématiquement  se  bor- 
nent à  observer  les  faits  d'une  seule  espèce.  Les 
sciences  documentaires  reçoivent  les  faits  tout  obser- 
vés de  la  main  des  auteurs  de  documents  qui  les  leur 
livrent  en  désordre.  Pour  les  tirer  de  ce  désordre,  il 
faut  les  trier  et  les  grouper  par  espèces.  Mais  pour 
les  trier  il  faudrait  savoir  avec  précision  ce  qui  doit 
en  histoire  constituer  une  espèce  de  faits;  pour  les 
grouper  il  faudrait  un  principe  de  classement  appro- 
prié aux  faits  historiques.  Or  sur  ces  deux  questions 
capitales  les  historiens  ne  sont  pas  arrivés  encore  à 
formuler  de  règles  précises. 

2"  Les  faits  historiques  se  présentent  à  des  degrés 
de  généralité  très  différents,  depuis  les  faits  très  géné- 
raux communs  à  tout  un  peuple  et  qui  ont  duré  des 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTOHIQUE.       183 

siècles  (institutions,  coutumes,  croyances)  jusqu'aux 
actes  les  plus  fugitifs  d'un  homme  (une  parole  ou  un 
mouvement).  C'est  encore  une  différence  avec  les 
sciences  d'observation  directe  qui  partent  régulière- 
ment de  faits  particuliers  et  travaillent  méthodique- 
ment à  les  condenser  en  faits  généraux.  Pour  former 
des  groupes  il  faut  ramener  les  faits  au  même  degré 
de  généralité,  ce  qui  oblige  à  chercher  à  quel  degré 
de  généralité  on  peut  et  on  doit  réduire  les  différentes 
espèces  de  faits.  Et  c'est  sur  quoi  les  historiens  ne 
s'entendent  pas  entre  eux. 

3°  Les  faits  historiques  sont  localisés,  ils  ont  existé 
en  une  époque  et  en  un  pays  donnés;  si  on  leur  retire 
la  mention  du  temps  et  du  lieu  où  ils  se  sont  produits, 
ils  perdent  le  caractère  historique,  ils  ne  peuvent  plus' 
être  utilisés  que  pour  la  connaissance  de  l'humanité 
universelle  (comme  il  arrive  aux  faits  de  folklore  dont 
on  ignore  la  provenance).  Cette  nécessité  de  localiser 
est  inconnue  aussi  aux  sciences  générales;  elle  est 
limitée  aux  sciences  descriptives  qui  étudient  la  dis- 
tribution géographique  et  l'évolution  des  phénomènes. 
Elle  impose  à  l'histoire  l'obligation  d'étudier  séparé- 
ment les  faits  des  différents  pays  et  des  différentes 
époques. 

kf>  Les  faits  extraits  des  documents  par  l'analyse  cri- 
tique se  présentent  accompagnés  d'une  indication  cri- 
tique sur  leur  probabilité  '.  Dans  tous  les  cas  où  l'on 
n'est  pas  arrivé  à  la  certitude  complète,  toutes  les  fois 
que  le  fait  est  seulement  probable  —  à  plus  forte  raison 
s'il  est  suspect,  —  le  travail  de  la  critique  le  livre  à 
l'historien  avec  une  étiquette  que  l'on  n'a  pas  le  droit 
de    retirer    et    qui    empêche  le    fait  d'enlrer  dans  la 

1.  Cf.  ci-dessus,  p.  1G6. 


184  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

science  définitive.  Même  les  faits  qui,  rapprochés 
d'autres  faits,  finiront  par  être  établis,  passent  par 
cette  condition  transitoire,  comme  les  cas  cliniques  qui 
s'entassent  dans  les  revues  médicales  avant  d'être 
assez  prouvés  pour  devenir  des  faits  scientifiques. 

Ainsi  la  construction  historique  doit  être  faite  avec 
une  masse  incohérente  de  menus  faits,  une  poussière 
de  connaissances  de  détail.  Ce  sont  des  matériaux  hété- 
rogènes, qui  diffèrent  par  leur  objet,  leur  situation,  leur 
degré  de  généralité,  leur  degré  de  certitude.  Pour  les 
classer,  la  pratique  des-bifttoricns  ne  fourmt^as  de 
naétliode^-rhistoire,  étant  issue  d'un  genre  littérii^ire, 
est  restée  la  moins  méthodique  des  sciences. 

II.  En  toUtr  science,  après  avoir  regardô  lr<Taits, 
on  se  pose  systématiquement  des  questions  *;-^oute 
science  est  formée  d'une  série  de  réponses  à  une  série 
de  questions  méthodiques.  Dans  toutes  les  sciences 
d'observation  directe,  quand  même  on  n'y  a  pas  songé 
d'avance,  les  faits  observés  suggèrent  des  questions 
et  obligent  à  les  préciser.  Mais  les  historiens  n'ont 
pas  cette  discipline;  habitués  à  imiter  les  artistes, 
beaucoup  ne  pensent  pas  même  à  se  demander  ce 
qu'ils  cherchent  :  ils  prennent  dans  les  documents  les 
traits  qui  les  ont  frappés,  souvent  pour  un  motif  per- 
sonnel, les  reproduisent  en  changeant  la  langue  et  y 
ajoutent  les  réflexions  de  tout  genre  qui  leur  viennent 
à  l'esprit. 

L'histoire,  sous  peine  de  se  perdre  dans  la  confu- 
sion de  ses  matériaux,  doit  se  faire  une  règle  stricte 
de  toujours  procéder  par  questions  comme  les  autres 
sciences  -.  Mais  comment  poser  les  questions  dans  une 

1.  L'hypothèse  dans  les  sciences  expérimentales  est  une  forme 
de  question  accompagnée  d'une  réponse  provisoire. 

2.  Fustel   de  Coulanges   a  entrevu  cette    nécessité.   Dans    la 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTORIQUE.       185 

science  si  difTérente  des  autres?  C'est  le  problème  fon- 
damental de  la  méthode.  On  ne  peut  le  résoudre  qu'en 
commençant  par  déterminer  le  caractère  essentiel  des 
faits  historiques,  qui  les  différencie  des  faits  des  autres 
;iences. 

Les  sciences  d'observation  directe  opèrent  sur  des 
objets  réels  et  complets.  La  science  la  plus  voisine 
de  l'histoire  par  son  objet,  la  zoologie  descriptive, 
procède  en  examinant  un  animal  réel  et  entier.  On  le 
voit  réellement,  dans  son  ensemble,  on  le  dissèque,  de 
façon  à  le  décomposer  en  ses  parties,  la  dissection  est 
une  analyse  au  sens  propre  (àvotXuEtv,  c'est  dissoudre). 
On  peut  ensuite  remettre  ensemble  les  parties  de 
façon  à  voir  la  structure  de  l'ensemble,  c'est  la  syn- 
thèse réelle.  On  peut  regarder  les  mouvements  réels 
qui  constituent  le  fonctionnement  des  organes  de 
façon  à  observer  la  réaction  réciproque  des  parties 
de  l'organisme.  On  peut  comparer  les  ensembles  réels 
et  voir  par  quelles  parties  ils  se  ressemblent  de  façon 
à  les  classifîer  suivant  leurs  ressemblances  réelles.  La 
science  est  une  connaissance  objective  fondée  sur 
l'analyse,  la  synthèse,  la  comparaison  réelles;  la  vue 
directe  des  objets  guide  le  savant  et  lui  dicte  les  ques- 
tions à  poser. 

En  histoire  rien  de  pareil.  —  On  dit  volontiers  que 
l'histoire  est  la  «  vision  »  des  faits  passés,  et  qu'elle 
procède  par  «  analyse  »  ;  ce  sont  deux  métaphores, 
dangereuses  si  on  en  est  dupe'.  En  histoire,  on  ne  voit 

Préface  des  Recherches  sur  quelques  problèmes  d'histoire  (Paris, 
1885,  in-8),  il  annonce  qu'il  va  donner  ses  recherches  «  sous  la 
(urnie  première  qu'ont  tous  mes  travaux,  c'esl-à-dire  sous  la 
(orme  de  questions  que  je  me  pose  et  que  je  m'efforce  d'éclaircir  ». 
1.  Fustel  de  Coulanges  lui-même  semble  s'y  être  trompé  : 
«  L'histoire  est  une  science;  elle  n'imagine  pas,  elle  voit  seule- 
ment ».  {Monarchie  franque,  p.  1.)  «  L'histoire  consiste,  comme 


186  OPERATIONS    SYNTIIJiTIQUES. 

rien  de  réel  que  du  papier  écrit,  —  et  quelquefois  des 
monuments  ou  des  produits  de  fabrication.  L'historien 
n'a  aucun  objet  à  analyser  réellement,  aucun  objet 
qu'il  puisse  détruire  et  reconstruire.  «  L'analyse  his- 
torique »  n'est,  pas  plus  réelle  que  la  vue  des  faits 
historiques  ;  elle  n'est  qu'un  procédé  abstrait,  une  opé- 
ration purement  intellectuelle.  —  L'analyse  cTun  docu- 
ment  consiste  à  chercher  nicntalcmenl  les  renseigne- 
ments  qu'il  contient  pour  les  critiquer  un  à  un.  — ■ 
L'analyse  d'un  fait  consiste  à  distinguer  m-entalement  les 
différents  détails  de  ce  fait  (épisodes  d'un  événement, 
caractères  d'une  institution),  pour  fixer  son  attention 
successivement  sur  chacun  des  détails;  c'est  ce  qu'on 
appelle  examiner  les  divers  «  aspects  »  d'un  fait;  — 
encore  une  métaphore.  —  L'esprit  humain,  naturelle- 
ment confus,  n'a  spontanémeiit  que  des  impressions d' en- 
semble confuses  ;  il  est  nécessaire,  pour  les  éclaircir,  de 
se  demander  quelles  impressions  particulières  consti- 
tuent une  impression  d'ensemble,  afin  de  les  préciser 
en  les  considérant  une  à  une.  Cette  opération  est 
indispensable,  mais  il  ne  faut  i)as  en  exagérer  la 
portée.  Ce  n'est  pas  une  méthode  objective  qui  fasse 
découvrir  des  objets  réels;  ce  n'est  qu'une  méthode 
subjective  pour  apercevoir  les  éléments  abstraits  qui 
forment  nos  impressions'.  —  Par  la  nature  même 
de  ses  matériaux  l'histoire  est  forcément  une  science 

subjective.  Il  serait  illégitime  détendre  à  cette  analyse 
;  "~ 

toute  science,  à  constater  des  faits,  à  les  analyser,  à  les  rap- 
procher, à  en  marquer  le  lien....  L'historien...  cherche  et  atteint 
les  faits  par  l'observation  minutieuse  des  textes,  comme  le 
chimiste  trouve  les  siens  dans  des  exjjériences  minutieusement 
conduites.  »  (Ib.,  p.  39.) 

1.  Le  caractère  subjectif  de  l'histoire  a  été  très  fortement 
indiqué  par  un  philosophe,  G.  Simmel,  Die  Problème  der  Ge- 
schichtsphilosophie,  Leipzig,  1892,  in-8. 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION'    HISTORIQUE.       187 

intellectuelle  d'impressions  subjectives  les  règles  de 
l'analyse  réelle  d'objets  réels. 

L'histoire  doit  donc  se  défendre  de  la  tentation 
d'imiter  la  méthode  des  sciences  biologiques.  Les  faits 
historiques  sont  si  différents  de  ceux  des  autres 
sciences  qu'il  faut  pour  les  étudier  une  méthode  diffé- 
rente de  toutes  les  autres. 

IIL  Les  documents,  source  unique  de  la  connaissance 
historique,  renseignent  sur  trois  catégories  de  faits. 

1°  Etres  vivants  et  objets  matériels.  —  Les  docu- 
ments font  connaître  l'existence  d'êtres  humains,  de 
conditions  matérielles,  d'objets  fabriqués.  Tous  ces 
faits  ont  été  des  phénomènes  matériels  que  l'auteur  du 
document  a  perçus  matériellement.  Mais  pour  nous  ils 
ne  sont  plus  que  des  phénomènes  intellectuels,  des 
faits  vus  «  à  travers  l'imagination  de  l'auteur  »,  ou, 
pour  parler  exactement,  des  images  représentatives 
des  impressions  de  l'auteur,  des  images  que  nous 
formons  par  analogie  avec  ses  images.  Le  Temple  de 
Jérusalem  a  été  un  objet  matériel  qu'on  voyait,  mais 
nous  ne  pouvons  plus  le  voir,  nous  ne  pouvons  plus 
que  nous  en  faire  une  image  analogue  à  celle  des 
gens  qui  l'avaient  vu  et  l'ont   décrit. 

2°  Actes  des  hommes.  —  Les  documents  rapportent 
les  actes  (et  les  paroles)  des  hommes  d'autrefois  qui 
ont  été  aussi  des  faits  matériels  vus  et  entendus  par 
les  auteurs,  mais  qui  ne  sont  plus  pour  nous  que  les 
souvenirs  des  auteurs,  représentés  seulement  par  des 
images  subjectives.  Les  coups  de  poignard  donnés  à 
César  ont  été  vus,  les  paroles  des  meurtriers  enten- 
dues en  leur  temps;  pour  nous,  ce  ne  sont  que  des 
images.  —  Les  actes  et  les  paroles  ont  tous  ce  carac- 
tère d'avoir  été  l'acte  ou  la  parole  d'un  individu; 
l'imagination  ne  peut  se  représenter   que    des   actes 


188  OPLRATIONS    SYNTHETIQUES. 

individuels,  à  l'image  de  ceux  que  nous  montre  maté- 
riellement l'observation  directe.  Comme  ils  sont  les 
faits  d'hommes  vivant  en  société,  la  plupart  sont 
accomplis  par  plusieurs  individus  à  la  fois  ou  même 
combinés  pour  un  résultat  commun,  ce  sont  des  actes 
collectifs;  mais  pour  l'imagination  comme  pour  l'obser- 
vation directe  ils  se  ramènent  toujours  à  une  somme 
d'actes  individuels.  Le  «  fait  social  »,  tel  que  l'admet- 
tent plusieurs  sociologues,  est  une  construction  phi- 
losophique, non  un  fait  historique. 

3°  Motifs  et  conceptions.  —  Les  actes  humains  n'ont 
pas  leur  cause  en  eux-mêmes;  ils  ont  un  motif'.  Ce  mot 
vague  désigne  à  la  fois  V impulsion  qui  fait  accomplir 
un  acte  et  la  représentation  consciente  qu'on  a  de  l'acte 
au  moment  de  l'accomplir.  Nous  ne  pouvons  ima- 
giner des  motifs  que  dans  le  cerveau  d'un  homme, 
sous  la  forme  de  représentations  intérieures  vagues, 
analogues  à  celles  que  nous  avons  de  nos  propres 
états  intérieurs;  nous  ne  pouvons  les  exprimer  que 
par  des  mots,  d'ordinaire  métaphoriques.  Ce  sont  les 
faits  psycltiques  (vulgairement  appelés  sentiments  et 
idées).  Les  documents  nous  en  montrent  de  trois 
espèces  :  1"  motifs  et  conceptions  des  auteurs  qui  les 
ont  exprimés;  2'^  motifs  et  idées  que  les  auteurs  ont 
attribués  à  leurs  contemporains  dont  ils  ont  vu  les 
actes;  3°  motifs  que  nous  pouvons  nous-mêmes  sup- 
poser aux  actes  relatés  dans  les  documents  et  que  nous 
nous  représentons  à  l'image  des  nôtres. 

Faits  matériels,  actes  humains  individuels  et  collec- 
tifs, faits  psychiques,  voilà  tous  les  objets  de  la  connais- 
sance historique;  ils  ne  sont  pas  observés  directement, 
ils  sont  tous  imaginés.  Les  historiens  —  presque  tous 
sans  en  avoir  conscience  et  en  croyant  observer  des 
réalités  —  n'opèrent  jamais  que  sur  des  images. 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTOHIQUE.       189 

IV.  Comment  donc  imaginer  des  faits  qui  ne  soient 
pas  entièrement  imaginaires?  Les  faits  imaginés  par 
l'historien  sont  forcément  subjectifs;  c'est  une  des 
raisons  qu'on  donne  pour  refuser  à  l'histoire  le  carac- 
tère de  science.  Mais  subjectif  n'est  pas  synonyme 
d'irréel.  Un  souvenir  n'est  qu'une  image  et  n'est 
pourtant  pas  une  chimère,  il  est  la  représentation 
d'une  réalité  passée.  Il  est  vrai  que  l'historien,  en  tra- 
vaillant sur  les  documents,  n'a  pas  à  son  service  des 
souvenirs  personnels;  mais  il  se  fait  des  images  sur 
le  modèle  de  ses  souvenirs.  Il  suppose  que  les  faits 
disparus  (objets,  actes,  motifs),  observés  autrefois  par 
les  auteurs  de  documents,  étaient  semblables  aux  faits 
contemporains  qu'il  a  vus  lui-même  et  dont  il  a  gardé 
le  souvenir.  C'est  le  postulat  de  toutes  les  sciences 
documentaires.  Si  l'humanité  de  jadis  n'était  pas  sem- 
blable à  l'humanité  actuelle,  on  ne  comprendrait  rien 
aux  documents.  Partant  de  cette  ressemblance,  l'his- 
torien se  forme  une  image  des  faits  anciens  historiques 
semblable  à  ses  propres  souvenirs  des  faits  qu'il  a  vus. 

Ce  travail,  qui  se  fait  inconsciemment,  est  en  his- 
toire une  des  principales  occasions  d'erreur.  Les  choses 
passées  qu'il  faut  s'imaginer  ne  sont  pas  entièrement 
semblables  aux  choses  présentes  qu'on  a  vues;  nous 
n'avons  vu  aucun  homme  pareil  à  César  ou  à  Clovis,  et 
nous  n'avons  pas  passé  par  les  mêmes  états  intérieurs 
qu'eux.  Dans  les  sciences  constituées  on  opère  aussi 
sur  des  faits  vus  par  d'autres  observateurs  et  qu'il  faut 
se  représenter  par  analogie;  mais  ces  faits  sont  définis 
en  termes  précis  qui  indiquent  quels  éléments  inva- 
riables doivent  entrer  dans  l'image.  Même  en  physio- 
logie les  notions  sont  assez  nettement  établies  pour 
qu'un  même  mot  éveille  chez  tous  les  naturalistes  une 
image  semblable  d'un  organe  ou  d'un  mouvement.  La 


100  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

raison  en  est  que  chaque  notion  désignée  par  un  nom 
a  été  formée  par  une  mélhocie  d'observation  et  d'abstrac- 
tion qui  a  précisé  et  décrit  tous  les  caractères  com- 
muns à  cette  notion. 

Mais,  à  mesure  qu'une  connaissance  se  rapproche 
des  faits  intérieurs  invisibles,  les  notions  deviennent 
plus  confuses  et  la  langue  moins  précise.  Nous  n'arri- 
vons à  exprimer  les  faits  humains  même  les  plus  vul- 
gaires, conditions  sociales,  actes,  motifs,  sentiments, 
que  par  des  termes  vagues  {roi,  guerrier,  combattre, 
élire].  Pour  les  phénomènes  plus  complexes  la  langue 
est  si  indécise  qu'on  ne  s'accorde  même  plus  sur  les 
éléments  nécessaires  du  phénomène.  Qu'est-ce  qu'une 
tribu,  une  armée,  une  industrie,  un  marché,  une  révo- 
lution? Ici  l'histoire  participe  du  vague  de  toutes  les 
sciences  de  l'humanité,  psychologiques  ou  sociales. 
Mais  son  procédé  indirect  de  représentation  par 
images  rend  ce  vague  encore  plus  dangereux.  —  Nos 
images  historiques  devraient  donc  reproduire  au  moins 
les  traits  essentiels  des  images  qu'ont  eues  dans  l'esprit 
les  observateurs  directs  des  faits  passés  :  or  les  termes 
dans  lesquels  ils  ont  exprimé  leurs  images  ne  nous 
apprennent  jamais  exactement  quels  en  étaient  les 
éléments  essentiels. 

Des  faits  que  nous  n'avons  pas  vus,  décrits  dans  des 
termes  qui  ne  permettent  pas  de  nous  les  représenter 
erxactement,  voilà  les  données  de  l'histoire.  L'historien, 
obligé  pourtant  de  se  représenter  des  images  des  faits, 
doit  vivre  avec  la  préoccupation  de  ne  construire  ses 
images  qu'avec  des  éléments  exacts,  de  façon  à  s'ima- 
giner les  faits  comme  il  les  aurait  vus  s'il  avait  pu  les 
observer  lui-même  '.  Mais  il  a  besoin  pour  former  une 

1.  C'est  ce  que  Carlyle  et  Michelet  ont  dit  sous  une  forme  élo- 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTORIQUE.       191 

image  de  plus  d'éléments  que  les  documents  n'en  four- 
nissent. Qu'on  essaye  de  se  représenter  un  combat  ou 
une  cérémonie  avec  les  données  d'un  récit,  si  détaillé 
qu'il  soit,  on  verra  combien  de  traits  il  faut  y  ajouter. 
Cette  nécessité  est  sensible  matériellement  dans  les 
restitutions  de  monuments  fondées  sur  une  description 
(par  exemple  celle  du  Temple  de  Jérusalem),  dans  les 
tableaux  qui  prétendent  représenter  des  scènes  histo- 
riques, dans  les  dessins  des  journaux  illustrés. 

Toute  image  historique  contient  donc  une  forte  part 
de  fantaisie.  L'historien  ne  peut  pas  s'en  délivrer, 
mais  il  peut  savoir  le  compte  des  éléments  réels  qui 
entrent  dans  ses  images  et  ne  faire  porter  sa  construc- 
tion que  sur  ceux-là;  ces  éléments,  ce  sont  ceux  qu'il 
a  tirés  des  documents.  S'il  a  besoin,  pour  comprendre 
la  bataille  entre  César  et  Arioviste,  de  se  représenter 
leurs  deux  armées,  il  aura  soin  de  ne  rien  conclure 
de  l'aspect  général  sous  lequel  il  se  les  imagine;  il 
devra  raisonner  seulement  avec  les  détails  réels  fournis 
par  les  documents. 

V.  Le  problème  de  la  méthode  historique  est  enfin 
précisé  ainsi.  Avec  les  traits  épars  dans  les  documents 
nous  formons  des  images.  Quelques-unes,  toutes  maté- 
rielles, fournies  par  des  monuments  figurés,  repré- 
sentent directement  un  des  aspects  réels  des  choses 
passées.  La  plupart  —  toutes  les  images  de  faits 
psychiques  sont  dans  ce  cas  —  sont  formées  à  la 
ressemblance  des  figures  dessinées  anciennement  et 
surtout  des  faits  actuels  que  nous  avons  observés.  Or 
les  choses  passées  ne  ressemblaient  qu'en  partie  aux 
choses  présentes,  et  ce  sont  justement  les  parties  diffé- 


quente.  C'est  aussi  le  sens  du  mot  fameux  de  Ranke  :  «  Je  veux 
dire  comment  cela  a  été  en  réalité  »  fn'f'e  es  eigentUch  <^eweseii). 


192  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

rentes  qui  font  l'intérêt  de  riiistoire.  Gomment  se 
représenter  ces  traits  différents  pour  lesquels  le 
modèle  nous  manque?  Nous  n'avons  vu  aucune  troupe 
semblable  aux  guerriers  francs  ni  ressenti  personnel- 
lement les  sentiments  de  Glovis  partant  en  guerre 
contre  les  Wisigoths.  Comment  imaginer  ces  faits  de 
façon  qu'ils  soient  conformes  à  la  réalité? 

En  pratique  voici  ce  qui  se  passe.  Aussitôt  qu'une 
phrase  d'un  document  est  lue,  une  image  est  formée 
dans  notre  esprit  par  une  opération  spontanée  dont 
nous  ne  sommes  pas  maîtres.  Cette  image,  produite 
par  une  analogie  superficielle,  est  d'ordinaire  gros- 
sièrement fausse.  Chacun  de  nous  peut  retrouver  dans 
ses  souvenirs  la  façon  absurde  dont  il  a  conçu  d'abord 
les  personnages  et  les  scènes  du  passé.  Le  travail  de 
l'histoire  consiste  à  reclifier  graduellement  nos  images 
en  remplaçant  un  à  un  les  traits  faux  par  des  traits 
exacts.  Nous  avons  vu  des  gens  à  cheveux  roux,  des 
boucliers,  des  francisques  (ou  des  dessins  de  ces 
objets)  ;  nous  rapprochons  ces  traits  pour  corriger 
notre  image  première  des  guerriers  francs.  L'image 
historique  finit  ainsi  par  être  une  combinaison  de  traits 
empruntés  à  des  expériences  différentes. 

Il  ne  suffit  pas  de  se  représenter  des  êtres  et  des 
actes  isolés.  Les  hommes  et  les  actes  font  partie  d'un 
ensemble,  d'une  société  et  d'une  évolution  :  il  faut  donc 
se  représenter  aussi  les  rapports  entre  les  hommes  et 
les  actes  (nations,  gouvernements,  lois,  guerres). 

Mais  pour  imaginer  des  rapports  il  faut  concevoir 
un  ensemble  et  les  documents  ne  nous  donnent  que 
des  traits  isolés.  Ici  encore  l'historien  est  forcé  de 
recourir  à  un  procédé  subjectif.  Il  imagine  une  société 
ou  une  évolution  et,  dans  ce  cadre  imaginé,  il  range 
les  traits  fournis  par  les  documents.  —  Ainsi,  tandis 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTORIQUE.       l'J3 

que  le  classement  biologique  se  guide  sur  un  ensemble 
réel  observé  objectivement,  le  classement  historique 
ne  peut  se  faire  que  dans  un  ensemble  imaginé  subjec- 
tivement. 

La  réalité  passée  nous  ne  l'observons  pas,  nous  ne 
la  connaissons  que  par  sa  ressemblance  avec  la  réalité 
actuelle.  Pour  se  représenter  dans  quelles  conditions 
se  sont  produits  les  faits  passés,  il  faut  donc  chercher, 
par  l'observation  de  l'humanité  présente,  dans  quelles 
conditions  se  produisent  les  faits  analogues  du  présent.  ( 
L'histoire  serait  ainsi  une  application  des  sciences  ! 
descriptives  de  l'humanité  (psychologie  descriptive, 
sociologie  ou  science  sociale);  mais  toutes  sont  encore 
des  sciences  mal  constituées  et  leur  infirmité  retarde 
la  constitution  d'une  science  de  l'histoire. 

Cependant  il  y  a  des  conditions  de  la  vie  humaine  si 
nécessaires  et  si  évidentes  que  la  plus  grossière  obser- 
vation suffit  pour  les  établir.  Ce  sont  celles  qui  sont 
communes  à  toute  l'humanité  ;  elles  dérivent  de  l'orga- 
nisation physiologique  qui  crée  les  besoins  matériels 
des  hommes  ou  de  leur  organisation  psychologique 
qui  crée  leurs  habitudes  de  conduite.  On  peut  donc  les 
prévoir  dans  un  questionnaire  général  qui  servira  pour 
tous  les  cas.  Comme  la  critique  historique  et  pour  la 
même  raison  —  l'impossibilité  d'observer  directement, 
—  la  construction  historique  se  trouve  forcée  d'em- 
ployer la  méthode  du  questionnaire. 

Les  actes  humains  qui  font  la  matière  de  l'histoire 
diffèrent  d'une  époque  et  d'un  pays  à  l'autre  comme 
ont  différé  les  hommes  et  les  sociétés,  et  c'est  même 
l'objet  propre  de  l'histoire  d'étudier  ces  différences;  si 
les  hommes  avaient  toujours  eu  le  même  gouvernement 
ou  parlé  la  même  langue,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  faire 
l'histoire  des  gouvernements  et  des  langues.  Mais  ces 

13 


194  OPÉnATlONS    SYNTHÉTIQUES. 

différences  sont  enfermées  entre  les  limites  des  condi- 
tions générales  de  la  vie  humaine;  elles  ne  sont  que  des 
variétés  de  certaines  façons  d'agir  ou  d'être,  communes 
à  toute  l'humanité  ou  du  moins  à  la  grande  majorité  des 
hommes.  On  ne  sait  pas  d'avance  quel  gouvernement 
ou  quelle  langue  aura  eu  un  peuple  historique;  c'est 
l'affaire  de  l'histoire  d'établir  ces  faits.  Mais  d'avance 
et  pour  tous  les  cas  on  prévoit  que  le  peuple  aura  eu 
une  langue  et  un  gouvernement. 

En  dressant  la  liste  des  phénomènes  fondamentaux 
qu'on  peut  s'attendre  à  trouver  dans  la  vie  de  tout 
homme  et  de  tout  peuple,  on  obtiendra  un  questionnaire 
universel,  sommaire,  mais  suffisant  pour  classer  la 
masse  des  faits  historiques  en  un  certain  nombre  de 
groupes  naturels,  dont  chacun  formera  une  branche 
spéciale  d'histoire.  Ce  cadre  de  groupement  général 
fournira  l'échafaudage  de  la  construction  historique. 

Le  questionnaire  universel  ne  porte  que  sur  les  phé- 
nomènes habituels;  il  ne  peut  pas  prévoir  les  milliers 
de  faits  locaux  ou  accidentels  qui  forment  la  vie  d'un 
homme  ou  d'une  nation;  il  ne  suffira  donc  pas  à  poser 
toutes  les  questions  auxquelles  l'historien  doit  répondre 
pour  donner  le  tableau  complet  du  passé.  L'étude 
détaillée  des  faits  exigera  l'emploi  de  questionnaires 
plus  détaillés,  différents  suivant  la  nature  des  faits,  des 
hommes  ou  des  sociétés  à  étudier.  Pour  les  dresser  on 
jicut  commencer  par  noter  les  questions  de  détail 
qu'aura  suggérées  la  lecture  même  des  documents; 
mais  il  faudra,  pour  classer  ces  questions  —  souvent 
même  pour  en  compléter  la  liste,  —  recourir  au  procède 
t'iu  questionnaire  méthodique.  Parmi  les  espèces  de 
faits,  les  personnages,  les  sociétés  bien  connus  (soit 
par  l'observation  directe,  soit  par  l'histoire),  on  cher- 
chera ceux  qui  ressemblent  aux  faits,  au  personnage,  à 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTORIQUE.        195 

la  société  qu'il  s'agit  d'étudier.  En  analysant  les  cadres 
de  la  science  déjà  faits  pour  ces  cas  connus,  on  verra 
(juelles  questions  doivent  se  poser  à  propos  du  cas 
analogue  qu'on  étudie.  11  va  sans  dire  que  le  choix  du 
cadre  modèle  devra  être  fait  avec  intelligence;  il  ne 
faut  pas  appliquer  à  une  société  barbare  un  question- 
naire dressé  d'après  l'élude  d'une  nation  civilisée  et 
vouloir  trouver  dans  un  domaine  féodal  quels  agents 
répondaient  à  chacun  de  nos  ministères,  —  comme  l'a 
fait  Boutaric  dans  son  étude  sur  l'administration  d'Al- 
phonse de  Poitiers. 

Cette  méthode  du  questionnaire  qui  fait  reposer 
toute  la  construction  historique  sur  un  procédé  a 
priori  serait  inacceptable  si  l'histoire  était  vraiment 
une  science  d'observation;  et  peut-être  la  trouvera- 
t-on  dérisoire  comparée  aux  méthodes  a  posteriori  des 
sciences  naturelles.  Mais  sa  justification  est  simple  : 
elle  est  la  seule  méthode  qu'on  puisse  pratiquer  et,  en 
fait,  la  seule  qui  l'ait  jamais  é;é.  Dès  qu'un  historien 
cherche  à  mettre  en  ordre  les  faits  contenus  dans  les 
documents,  il  fabrique  avec  la  connaissance  qu'il  a  (ou 
croit  avoir)  des  choses  humaines  un  cadre  d'exposi- 
tion qui  équivaut  à  un  questionnaire,  —  à  moins  qu'il 
nadopte  le  cadre  d'un  devancier  créé  par  le  même  pro- 
cédé. —  Mais  quand  ce  travail  a  été  inconscient,  le 
cadre  reste  incomplet  et  confus.  Ainsi  il  ne  s'agit  pas 
de  décider  si  on  opérera  avec  ou  sans  un  questionnaire 
a  priori  —  car  on  en  aura  toujours  un;  —  on  n'a  le 
choix  qu'entre  un  questionnaire  inconscient,  confus  et 
incomplet  ou  un  questionnaire  conscient,  précis  et 
complet. 

VI.  On  peut  maintenant  tracer  le  plan  de  la  construc- 
tion historique,  de  façon  à  déterminer  la  série  des  opé- 
rations synthétiques  nécessaires  pour  élever  l'édifice. 


196  OPÉRATIONS  SYNTHÉTIQUES. 

L'analyse  critique  des  documents  a  fourni  les  maté- 
riaux, ce  sont  les  faits  historiques  encore  épars.  On 
commence  par  les  imaginer  sur  le  modèle  des  faits 
actuels  qu'on  suppose  analogues;  on  tâche,  en  combi- 
nant des  fragments  pris  à  divers  endroits  de  la  réalité, 
d'atteindre  l'image  la  plus  semblable  à  celle  qu'aurait 
donnée  l'observation  directe  du  fait  passé.  G^e»t-  la- 
premiére  opération,  indissolublement  liée  en  fait-ft4a 
lecture  des  documents.  Pensant  qu'il  suffisait  ici  -d '-en- 
avoir  indiqué  la  nature*,  nous  avons  renoncé  à  lui  con- 
sacrer un  chapitre  spécial. 

Les  faits  ainsi  imaginés,  on  les  groupe  dans  des 
cadres  imaginés  sur  le  modèle  d'un  ensemble  observé 
dans  la  idéalité  qu'on  suppose  analogue  à  ce  qu'a  dû 
être  l'ensemble  passé.  C'est  la  seconde  opération;  eUe 
se  fait  au  moyen  d'un  questionnaire,  et  a^70utit--à— 
découper  dans  la  masse  des  faits  historiques  des  mor- 
ceaux de  même  nature  qu'on  groupe  ensuite  entre  eux 
jusqu'à  ce  que  toute  l'histoire  du  passé  soit  classée 
dans  un  cadre  universel. 

Quand  on  a  rangé  dans  ce  cadre  les  faits  extràTts  ~ 
des  documents,  il  y  reste  des  lacunes,  toujours  consi- 
dérables, énormes  pour  toutes  les  parties  où  les  docu- 
ments ne  sont  pas  très  abondants.  On  essaie  d'en" 
combler  quelques-unes  par  des  raisonnements  à  partir 
des  faits  connus.  C'est  (ou  ce  devrait  être)  la  troisième 
opération;  elle  accroît  par  un  travail  logique  la  mass 
des  connaissances  historiques. 

On  n'a  encore  qu'une  masse  de  faits  juxtaposés  dans 
des  cadres.  Il  faut  les  condenser  en  formules  pour 
essayer  d'en  dégager  les  caractères  généraux  et  les 
rapports.  C'est   la   quatrième  opératioa;  elle  conduit^ 

1.  Cf.  p.  18Mt)2. 


CONDITIONS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTORIQUE.       197 

aux  conclusions  dernières  de  l'histoire  et  couronne 
la  construction  historique  au  point  de  vue  scientifiquep' 

Mais  comme  la  connaissance  historique,  complexe 
et  encombrante  par  sa  nature,  est  exceptionnellement 
difficile  à  communiquer,  il  reste  encore  à  trouver  les 
procédés  pour  exposer  les  résultats  de  l'histoire. 

VII.  Cette  série  d'opérations,  facile  à  concevoir,  n'a 
jamais  été  qu'imparfaitement  exécutée.  Elle  est  entravée 
par  des  difficultés  matérielles  dont  les  théories  métho- 
dologiques ne  tiennent  pas  compte,  mais  qu'il  vaut 
mieux  regarder  en  face  pour  voir  si  elles  doivent  rester 
insurmontables. 

Les  opérations  historiques  sont  si  nombreuses, 
depuis  la  découverte  du  document  jusqu'à  la  formule 
finale  de  conclusion,  elles  réclament  des  précautions  si 
minutieuses,  des  aptitudes  naturelles  et  des  habitudes 
si  différentes,  que  sur  aucun  point  un  seul  homme  ne 
peut  exécuter  lui-même  le  travail  tout  entier.  L'histoire, 
moins  que  toute  autre  science,  peut  se  passer  de  la 
division  du  travail;  or  moins  que  toute  autre  elle  la 
pratique.  Il  arrive  à  des  érudits  spécialistes  d'écrire 
des  histoires  d'ensemble  où  ils  construisent  les  faits 
au  gré  de  leur  imagination  *,  et  les  «  constructeurs  » 
opèrent  en  prenant  des  matériaux  dont  ils  n'ont  pas 
éprouvé  la  valeur  ^.  C'est  que  la  division  du  travail 
implique  une  entente  entre  des  travailleurs,  et  en  his- 
toire cette  entente  n'existe  pas.  Chacun,  sauf  dans  les 
opérations  préparatoires  de  la  critique  externe,  pro- 
cède suivant  son  inspiration  personnelle,  sans  méthode 
commune,  sans  souci  de  l'ensemble  où  son  travail  doit 

1.  Curtius  dans  son  «  Histoire  grecque  »,  Mommsen  dans  son 
«  Histoire  romaine  »  (avant  l'Empire),  Lamprecht  dans  son 
«  Histoire  d'Allemagne  ». 

2.  Il  suffira  ici  de  citer  Augustin  Thierry,  Michelet  et  Carlyle. 


198  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

venir  prendre  place.  Aussi  aucun  historien  ne  peut-il 
en  toute  sécurité  utiliser  les  résultats  du  travail  d'un 
autre,  coname  on  fait  dans  les  sciences  constituées,  car 
il  ignore  s'ils  ont  été  obtenus  par  des  procédés  sûrs. 
Les  plus  scrupuleux  en  viennent  à  ne  rien  admettre 
qu'après  avoir  refait  eux-mêmes  le  travail  sur  les 
documents;  c'était  l'attitude  de  Fustel  de  Goulanges. 
A  peine  peut-on  satisfaire  à  cette  exigence  pour  les 
périodes  très  mal  connues  dont  tous  les  documents 
conservés  tiennent  en  quelques  volumes,  et  pourtant 
on  en  est  venu  à  poser  en  dogme  qu'un  historien  ne 
doit  jamais  travailler  de  seconde  main  '.  On  le  fait  par 
nécessité,  quand  les  documents  sont  trop  nombreux 
pour  être  tous  lus;  mais  on  ne  le  dit  pas,  par  crainte 
du  scandale. 

Il  vaudrait  mieux  s'avouer  franchement  la  réalité. 
Une  science  aussi  complexe  que  l'histoire,  où  il  faut 
d'ordinaire  entasser  les  faits  par  millions  avant  de 
pouvoir  formuler  une  conclusion,  ne  peut  se  fonder 
par  ce  perpétuel  recommencement.  On  ne  fait  pas  la 
construction  historique  avec  des  documents,  pas  plus 
qu'on  n'  «  écrit  l'histoire  avec  des  manuscrits  »,  et 
pour  la  même  raison,  qui  est  une  raison  de  temps. 
C'est  que  pour  faire  avancer  la  science,  il  faut  com- 
biner les  résultats  obtenus  par  des  milliers  de  travaux 
de  détail. 

Comment  faire  pourtant,  puisque  la  plupart  des  tra- 
vaux sont  faits  par  une  méthode  suspecte,  sinon  incor- 
recte? La  confiance  universelle  mènerait  à  l'erreur 
aussi  sûrement  que  la  défiance  universelle  mène  à 
l'impuissance.  Voici  du  moins  une  règle  qui  permettra 

1.  Voir  dans  P.  Guiraud,  Fustel  de  Coulanges  (Paris,  1896, 
in- 12),  p.  164,  des  observations  très  judicieuses  sur  cette  pré- 
tention. 


CON'DITIOXS    DE    LA    CONSTRUCTION    HISTORIQUE.       1G9 

de  se  guider  :  Il  faut  lire  les  travaux  des  historiens 
avec  les  mêmes  précautions  critiques  qu'on  lit  les 
documents.  L'instinct  naturel  pousse  à  y  chercher 
surtout  les  conclusions  et  à  les  adopter  comme  vérité 
établie;  il  faut,  au  contraire,  par  une  analyse  conti- 
nuelle, y  chercher  les  faits,  les  preuves,  les  fragments 
de  documents,  bref  les  matériaux.  On  refera  le  travail 
(!c  l'auteur,  mais  on  le  fera  beaucoup  plus  vite,  car  ce 
qui  perd  du  temps,  c'est  de  réunir  les  matériaux;  et  on 
n'acceptera  de  ses  conclusions  que  celles  qu'on  trou- 
vera démontrées. 


CHAPITRE    II 


GROUPEMENT    DES    FAITS 


I.  La  première  nécessité  qui  s'impose  à  l'histonen 
mis  en  présence  du  chaos  des  faits  historiques,  c'est 
de  limiter  son  champ  de  recherches.  Dans  l'océan  de 
l'histoire  universelle  quels  faits  choisim-t-il  pour  les 
recueillir?  —  Puis,  dans  la  masse  des  faits  ainsi  choisis,  ^ 
il  lui  faudra  distinguer  de*3  groupes  et  faire  des  secttcmti^ 
—  Enfin  dans  chacune  de  ces  sections  il  aura  à  ranger 
les  faits  un  à  un.  Ainsi  toute  construction  historique 
doit  commencer  par  trouver  un  principe  pour  trier, 
encadrer  et  ranger  les  faits.  Ce  principe  on  peut  le 
chercher  soit  dans  les  conditions  extérieures  où  les 
fait  se  sont  produits,  soit  dans  la  nature  intérieure  des 
faits. 

Le  classement  par  les  conditions  extérieures  est  le 
plus  naïf  et  le  plus  facile.  Tout  fait  historique  se 
produit  en  un  moment  du  temps,  en  un  lieu  de 
l'espace,  chez  un  homme  ou  dans  un  groupe  d'hommes  : 
voilà  des  cadres  commodes  pour  délimiter  et  classer 
les  faits.  Ainsi  naît  l'histoire  d'une  période,  d'un  pays, 
d'une  nation,  d'un  homme  (biographie);  les  historiens 
de  l'antiquité  et  de  la  Renaissance  n'en  ont  pas  pra- 
tiqué d'autre.  —  Dans  ce  cadre  général  les  subdivisions 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  201 

sont  taillées  suivant  le  même  principe  et  les  faits  sont 
rangés  par  ordre  de  temps,  de  lieux  ou  de  groupes.  — 
Quant  au  triage  des  faits  à  mettre  dans  ces  cadres,  il 
s'est  longtemps  opéré  sans  aucun  ])rincipe  fixe;  les 
historiens  prenaient,  suivant  leur  fantaisie  personnelle, 
parmi  les  faits  qui  s'étaient  produits  dans  une  période, 
un  pays  ou  une  nation,  tout  ce  qui  leur  semblait  inté- 
ressant ou  curieux.  Tite  Live  et  Tacite,  pêle-mêle  avec 
les  guerres  et  les  révolutions,  racontaient  les  inonda- 
tions, les  épidémies  et  la  naissance  des  monstres. 

Le  classement  d'après  la  nature  des  faits  s'est  intro- 
duit très  tard,  lentement  et  d'une  façon  incomplète;  il 
est  né  hors  de  l'histoire  dans  les  branches  spéciales 
d'études  de  certaines  espèces  de  faits  humains,  langue, 
littérature,  arts,  droit,  économie  politique,  religion, 
qui  ont  commencé  par  être  dogmatiques  et  sont  peu  à 
peu  devenues  historiques.  Le  principe  de  ce  classe- 
ment est  de  trier  et  de  grouper  ensemble  les  faits 
qui  se  rapportent  à  une  même  espèce  d'actes  ;  chacun 
de  ces  groupes  devient  la  matière  d'une  branche 
spéciale  d'histoire.  L'ensemble  des  faits  vient  ainsi  se 
classer  dans  un  casier  qui  peut  être  construit  a  priori 
en  étudiant  l'ensemble  des  activités  humaines;  c'est  le 
questionnaire  général  dont  il  a  été  parlé  au  chapitre 
précédent. 

Le  tableau  suivant  est  une  tentative  de  classification 
générale  des  faits  historiques  \  fondée  sur  la  nature 
des  conditions  et  des  manifestations  de  l'activité. 


1.  La  classification  de  M.  Lacombe  {De  l'histoire  èonsidcrée 
comme  science,  chap.  vi),  fondée  sur  les  mobiles  des  actes  et  les 
besoins  qu'ils  sont  destinés  à  satisfaire,  est  pbilosophiquement 
très  judicieuse,  mais  ne  répond  pas  aux  besoins  pratiques  des 
historiens;  elle  repose  sur  des  catégories  psychiques  abstraites 
(économique,    génésique,    sympathique,    honorifique,    etc.),    et 


202  OPEIIATIONS    SYNTHETIQUES. 

I.  Conditions    matékielles.    —    1°   Étude    des    corps  : 

A.  Anlliropologio  (cllinologie) ,  anatomie  et  physiologie, 
iuiomalies  et  particularités  pathologiques,  i?.  Démographie 
(nombre,  sexe,  âge,  naissance,  mort,  maladies). —  2°  Elude 
du  milieu  :  A.  Milieu  naturel  géographique  (relief,  climats, 
eaux,  sol,  flore  et  faune).  B.  Milieu  artilîciel,  aménage- 
meut  (cultures,  édifices,  voies,  outillage,  etc.). 

II.  Habitudes  intellectuelles  (non  obligatoires).  — 
1°  Langue  (vocabulaire,  syntaxe,  phonétique,  sémantique). 
Écriture.  —  2»  Arts  :  A.  Arts  plastiques  (conditions  de 
production,  conceptions,  procédés,  œuvres).  B.  Arts  de 
l'expression,  musique,  danse,  littérature.  —  3'J  Sciences 
(conditions  de  production,  méthodes,  résultats). —  4"  Phi- 
losophie et  morale  (conceptions,  préceptes,  pratique  réelle). 
—  5"  Religion  (croyances,  pratiques)  *. 

III.  Coutumes  matérielles  (non  obligatoires).  —  1°  Vie 
matérielle  :  A.  Alimentation  (matériaux,  apprêts,  excitants). 

B.  Vêtement  et  parure.  C.  Habitation  et  mobilier.  —  2°  Vie 
privée  :  A.  Emploi  du  temps  (toilette,  soins  du  corps, 
repas).  B.  Cérémonial  social  (funérailles  et  mariage,  fêtes, 
étiquette).  C.  Divertissements  (exercices  et  chasse,  spec- 
tacles et  jeux,  réunions,  voyages). 

IV.  Coutumes  économiques.  —  \°  Production  :  A.  Culture 
et  élevage.  B.  Exploitation  des  minéraux.  —  2°  Transfor- 
mation. Transports  et  industries  ^  :  procédés  techniques, 
division  du  travail,  voies  de  communication.  —  3°  Com- 
merce :  échange  et  vente,  crédit.  —  4^  Répartition  :  régime 
de  la  propriété, transmission, contrats,  partage  des  produits. 

V.  Institutions  sociales.  —  i"^  Famille  :  A.  Constitution, 
autorité,  condition  de  la  femme  et  des  enfants.  B.  Organisa- 
tion   économique   ^.    Propriété   familiale,    successions.    — 

aboutit  à  classer  ensemble  des  espèces  de  manifestations  très 
différentes  (les  institutions  militaires   avec  la   vie  économique). 

1.  Les  institutions  ecclésiastiques  font  partie  du  gouverne- 
ment; dans  les  Manuels  d'antiquités  allemands  elles  figurent 
parmi  les  institutions,  tandis  que  la  religion  est  classée  avec 
les  arts. 

2.  Les  transports,  souvent  classés  dans  le  commerce,  sont 
une  espèce  d'industrie. 

3.  La  propriété  est  une  institution  mixte,  économique,  sociale 
et  politique. 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  203 

2°  Education  et  instruction  (but,  procédés,  personnel).  — 
3°  Classes  sociales  (principe  de  division,  règles  des  rela- 
tions). 

VI.  Institutions  publiques  (obligatoires).  —  1°  Institu- 
tions  politiques  :    A.    Souverain    (personnel,    procédure). 

B.  Administration,  services  (guerre,  justice,  finances,  etc.). 

C.  Pouvoirs  élus,  assemblées,  corps  électoraux  (pouvoirs, 
procédure).  —  2'^  Institutions  ecclésiastiques  (mêmes  ques- 
tions). —  3°  Institutions  internationales  :  A.  Diplomatie. 
B.  Guerre  (usages  de  guerre  et  arts  militaires).  C.  Droit 
privé  et  commerce. 

Le  groupement  des  faits  d'après  leur  nature  se 
combine  avec  le  groupement  d'après  le  temps  et  le 
lieu  où  ils  se  sont  produits,  de  façon  à  fournir  dans 
chaque  branche  des  sections  chronologiques,  géogra- 
phiques ou  nationales.  L'histoire  d'une  espèce  d'actes 
(la  langue,  la  peinture,  le  gouvernement)  se  subdivise 
en  histoire  de  périodes,  de  pays,  de  nations  (l'histoire 
de  la  langue  grecque  dans  l'antiquité,  l'histoire  du 
gouvernement  français  au  xix*^  siècle). 

Les  mêmes  principes  servent  à  décider  l'ordre  où 
on  rangera  les  faits.  La  nécessité  de  présenter  les  faits 
l'un  après  l'autre  contraint  à  adopter  une  règle  métho- 
dique de  succession.  On  peut  exposer  à  la  suite  ou  tous 
les  faits  qui  ont  eu  lieu  en  un  même  temps,  ou  tous 
les  faits  d'un  même  pays,  ou  tous  les  faits  d'une  même 
espèce.  Toute  matière  historique  peut  être  distribuée 
suivant  trois  espèces  d'ordre  différents  :  l'ordre  chro- 
nologique (ordre  des  temps),  —  l'ordre  géographique 
(ordre  des  lieux,  qui  souvent  coïncide  avec  l'ordre  des 
nations),  —  l'ordre  des  espèces  d'actes  appelé  d'ordi- 
naire ordre  logique.  Il  est  impossible  de  suivre  exclusi- 
vement l'un  de  ces  ordres  :  dans  tout  exposé  chronolo- 
gique il  faut  découper  des  tranches  géographiques  ou 
logiques,  passer  d'un  pays  à  l'autre  et  d'une  espèce  de 


204  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

faits  à  une  autre  et  inversement.  Mais  il  faut  toujours 
décider  quel  sera  l'ordre  dominant  dont  les  autres 
ne  seront  que  des  subdivisions. 

Entre  ces  trois  ordres  le  choix  est  délicat,  il  doit  se 
décider  par  des  raisons  différentes  suivant  le  sujet  et 
suivant  l'espèce  de  public  pour  lequel  on  travaille. 
A  ce  titre  il  dépendrait  de  la  méthode  d'exposition; 
mais  il  faudrait  un  trop  long  développement  pour  en 
donner  la  théorie. 

II.  Aussitôt  qu'on  commence  à  trier  les  faits  histo- 
riques pour  les  classer,  on  se  heurte  à  une  question 
qui  a  provoqué  d'ardentes  querelles. 

Tout  acte  humain  est  par  nature  un  fait  individuel, 
passager,  qui  ne  se  produit  qu'à  un  seul  moment  et  en 
un  seul  endroit.  Au  sens  réel  tout  fait  est  unique.  Mais 
tout  acte  d'un  homme  ressemble  à  d'autres  actes  de 
lui-même  ou  des  autres  hommes  du  même  groupe,  et 
souvent  à  tel  point  qu'on  les  confond  soa,s  le  même 
nom;  ces  actes  semblables  qui  se  groupent  irrésisti- 
blement dans  l'esprit  humain,  on  les  appelle  habitudes, 
usages,  institutioi^s.  Ce  ne  sont  que  des  constructions 
de  l'esprit,  mais  elles  s'imposent  avec  tant  de  force 
aux  intelligences  des  hommes  que  beaucoup  deviennent 
des  règles  obligatoires;  ces  habitudes  sont  des  faits 
collectifs,  durables  dans  le  temps,  étendus  dans  l'es- 
pace. —  On  peut  donc  considérer  les  faits  historiques 
sous  deux  aspects  opposés  :  ou  dans  ce  qu'ils  ont  d'in- 
dividuel, de  particulier,  de  passager,  ou  dans  ce  qu'ils 
ont  de  collectif,  de  général  et  de  durable.  Dans  la  pre- 
mière conception  l'histoire  est  le  récit  continu  des  acci- 
dents arrivés  aux  hommes  du  passé;  dans  la  seconde 
elle  est  le  tableau  des  habitudes  successives  de  l'hu- 
\  manité. 

Sur  ce  terrain  s'est  livrée,  en  Allemagne  surtout,  la 


GROUPEMENT   DES   FAITS.  205 

bataille  entre  les  partisans  de  l'histoire  de  la  civilisa- 
tion [Cidturgeschiclite)  ',  et  les  historiens  de  profession 
restés  fidèles  à  la  tradition  de  l'antiquité;  en  France  on 
a  eu  la  lutte  entre  l'histoire  des  institutions,  des  mœurs 
et  des  idées  et  l'histoire  politique,  dédaigneusement 
surnommée  par  ses  adversaires  «  l'histoire-bataille  ». 

Cette  opposition  s'explique  par  la  différence  des 
documents  que  les  travailleurs  des  deux  partis  avaient 
l'habitude  de  manier.  Les  historiens,  occupés  surtout 
d'histoire  politique,  voyaient  les  actes  individuels  et 
passagers  des  gouvernants  où  il  est  très  difficile  d'aper- 
cevoir aucun  trait  général.  —  Dans  les  histoires  spé- 
ciales, au  contraire  (sauf  celle  des  littératures;,  les  docu- 
ments ne  montrent  que  des  faits  généraux,  une  forme  de 
langage,  un  rite  religieux,  une  règle  de  droit;  il  faut  un 
effort  d'imagination  pour  se  représenter  l'homme  qui  a 
prononcé  ce  mot,  accompli  ce  rite,  pratiqué  cette  règle. 

Il  n'y  a  pas  à  prendre  parti  dans  cette  controverse. 
La  construction  historique  coiuplète  suppose  l'étude 
des  faits  sous  les  deux  aspects.  Le  tableau  des  habi- 
tudes de  pensée,  de  vie  et  d'action  des  hommes  est 
évidemment  une  portion  capitale  de  l'histoire.  Et  pour- 
tant, quand  on  aurait  réuni  tous  les  actes  de  tous  les 
individus  pour  en  extraire  ce  qu'ils  ont  de  commun,  il 
resterait  un  résidu  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  jeter,  car 
il  est  l'élément  proprement  historique;  c'est  le  fait  que 
certains  actes  ont  été  l'acte  d'un  homme  ou  d'un  groupe 
donné  à  un  moment  donné.  Dans  un  cadre  réduit  aux 
faits  généraux  de  la  vie  politique  il  n'y  aurait  pas  place 
pour  la  victoire  de  Pharsale  ou  la  prise  de  la  Bastille, 
faits  accidentels  et  passagers,  mais  sans  lesquels  l'his- 


1.  Pour  l'histoire  et  la  bibliographie  de  ce  mouvement,  voir 
Bernheim,  o.  c,  p.  45-55. 


20G  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

toire  des  institutions  de  Rome  ou  de  la  France  ne 
serait  pas  intelligible. 

Ainsi  l'histoire  est  obligée  de  combiner  avec  l'étude 
des  faits  généraux  l'étude  de  certains  faits  particuliers. 
Elle  a  un  caractère  mixte,  indécis  entre  une  science  de 
généralités  et  un  récit  d'aventures.  La  difficulté  de 
classer  cet  hybride  dans  une  des  catégories  de  la 
pensée  humaine  s'est  souvent  exprimée  par  la  question 
puérile  :  si  l'histoire  est  un  art  ou  une  science. 

III.  Le  cadre  général  donné  plus  haut  peut  servir 
de  questionnaire  pour  déterminer  toutes  les  espèces 
d'habitudes  (usages  ou  institutions)  dont  on  peut 
essayer  de  faire  l'histoire.  Mais  avant  d'appliquer  ce 
cadre  général  à  l'étude  d'un  groupe  quelconque  d'habi- 
tudes historiques,  langue,  religion,  usages  privés  ou 
institutions  politiques,  toujours  il  faut  résoudre  une 
question  préalable  :  Les  habitudes  qu'on  va  étudier, 
de  qui  ont-elles  été  l'habitude?  Elles  étaient  communes 
à  un  grand  nombre  d'individus,  et  c'est  la  collection 
d'individus  de  mêmes  habitudes  que  nous  appelons 
groupe.  La  première  condition  pour  étudier  une  habi- 
tude est  donc  de  déterminer  le  groupe  qui  l'a  prati- 
quée. C'est  ici  qu'il  faut  prendre  garde  au  premier 
mouvement,  car  il  nous  porte  à  une  négligence  qui 
peut  rendre  ruineuse  toute  la  construction  historique. 

La  tendance  naturelle  est  de  se  représenter  le  groupe 
humain  sur  le  modèle  de  l'espèce  animale,  comme  un 
ensemble  d'hommes  tous  semblables.  On  prend  un 
groupe  uni  par  un  caractère  très  apparent,  une  nation 
liée  par  un  même  gouvernement  officiel  (Romains, 
Anglais,  Français),  un  peuple  parlant  la  même  langue 
(Grecs,  Germains);  et  on  procède  comme  si  tous  les 
membres  de  ce  groupe  se  ressemblaient  en  tout  point 
et  avaient  les  mêmes  usages. 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  207 

En  fait  aucun  groupe  réel,  pas  même  une  société  ce;.- 
tralisée,  n'est  un  ensemble  homogène.  Pour  une  grande 
])art  de  l'activité  humaine  —  la  langue,  l'art,  la  science, 
la  religion,  la  \ie  économique,  —  le  groupe  reste 
flottant.  Qu'est-ce  que  le  groupe  des  gens  parlant  grec, 
le  groupe  chrétien,  le  groupe  de  la  science  moderne  ? 
—  Et  même  les  groupes  précisés  par  une  organisation 
officielle,  les  Etats  et  les  Eglises,  ne  sont  que  des 
unités  superficielles  formées  d'éléments  hétérogènes. 
La  nation  anglaise  comprend  des  Gallois,  des  Écossais, 
des  Irlandais;  l'Eglise  catholique  se  compose  de  fidèles 
épars  dans  le  monde  entier  et  difféi  cnts  en  tout,  sauf 
la  religion.  Il  n'y  a  pas  de  groupe  dont  les  membres 
aient  les  mêmes  habitudes  sur  tous  les  points.  Le  même 
homme  est  à  la  fois  membre  de  plusieurs  groupes  et 
dans  chaque  groupe  se  trouve  avec  des  compagnons 
différents.  Un  Canadien  français  est  membre  de  l'État 
britannique,  de  l'Eglise  catholique,  du  groupe  de 
langue  française.  Les  groupes  chevauchent  ainsi  l'un^ 
sur  l'autre  de  façon  qu'il  est  impossible  de  diviser 
l'humanité  en  sociétés  nettement  distinctes  et  juxta- 
posées. 

On  trouve  dans  les  documents  historiques  des  noms 
de  groupes  employés  par  les  contemporains,  beaucoup 
ne  reposent  que  sur  des  ressemblances  superficielles. 
Avant  d'adopter  ces  notions  vulgaires,  il  faut  se  faii-e 
une  règle  de  les  critiquer,  il  faut  préciser  la  nature 
et  l'étendue  du  groupe,  en  se  demandant  :  de  quels 
hommes  était-il  composé  ?  quel  lien  les  unissait  ?  quelles 
habitudes  avaient-ils  en  commun  ?  et  par  quelles  espèces 
d'activité  différaient-ils  ?  Alors  seulement  on  verra 
])Our  quelles  habitudes  le  groupe  peut  servir  de  cadre 
d'études,  et  on  sera  conduit  à  choisir  l'espèce  de  groupe 
suivant  l'espèce  de  faits.  Pour  étudier  les   habitudes 


208  OPÉnATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

intellectuelles  (langue,  religion,  art,  science),  on  pren- 
dra, non  une  nation  politique,  mais  le  groupe  des  gens 
qui  ont  eu  en  commun  cette  habitude;  pour  étudier 
les  faits  économiques  on  prendra  un  groupe  lié  j>ar 
une  communauté  économique;  on  réservera  le  groupe 
politique  pour  l'étude  des  faits  sociaux  et  politiques; 
on  écartera  entièrement  la  raccK 

Le  groupe,  même  sur  les  points  où  il  est  homogène, 
ne  l'est  pas  entièrement  ;  il  se  divise  en  sous-groupes 
dont  les  membres  diffèrent  par  quelques  habitudes 
secondaires;  une  langue  se  divise  en  dialectes,  une 
religion  en  sectes,  une  nation  en  provinces.  —  En  sens 
inverse  le  groupe  ressemble  à  d'autres  groupes  de  façon 
à  pouvoir  en  être  rapproché;  dans  une  classification 
d'ensemble,  on  peut  reconnaître  des  «  familles  »  de 
langues,  d'arts,  de  peuples.  —  Il  faut  donc  se  poser 
ces  questions  :  comment  le  groupe  était-jl  subdivisé? 
dans  quel  ensemble  renlrait-il? 

Il  devient  possible  alors  d'étudier  méthodiquement 
une  habitude  ou  même  l'ensemble  des  habitudes  dans 
un  temps  et  un  lieu  donnés,  en  suivant  le  tableau  donné 
plus  haut.  L'opération  ne  présente  aucune  difficulté  de 
méthdrie  pour  toutes  les  espèces  de  faits  qui  se  pré- 
sentent sous  forme  d'habitudes  individuelles  et  volon- 
taires   :    langue,    art,    sciences,    conceptions,    usages 


1.  Il  n'est  plus  nécessaire  de  démontrer  l'inanité  de  la  notion 
de  race.  Elle  s'appliquait  à  des  groupes  vagues,  formés  par  la 
nation  ou  par  la  langue,  car  les  races  des  historiens  (grecque, 
romaine,  germanique,  celtique,  slave)  n'avaient  de  commun  que 
le  nom  avec  la  race  au  sens  anthropologique,  qui  est  un  groupe 
d'hommes  pourvus  héréditairement  des  mêmes  caractères. 
Elle  a  été  réduite  à  l'absurde  par  l'abus  que  Taine  en  a  fait. 
On  en  trouvera  une  très  bonne  critique  dans  Lacombe,  o.  c, 
chap.  xviii,  et  dans  M.  Robertson,  The  Saxon  and  the  Cell, 
Londres,  1897,  in-8. 


CnOLPEMENT    DES    FAITS.  209 

privés  ;  là  il  suffit  de  constater  en  quoi  consistait  chaque 
habitude.  11  faut  seulement  avoir  soin  de  distinguer 
le  personnel  qui  créait  ou  maintenait  les  habitudes 
'artistes,  savants,  philosophes,  créateurs  de  la  mode), 
et  la  masse  qui  les  recevait. 

Mais  quand  on  arrive  aux  habitudes  sociales  ou 
politiques  (celles  qu'on  appelle  des  institutions),  on 
rencontre  des  conditions  nouvelles  qui  créent  une  illu- 
sion inévitable.  Les  membres  d'un  même  groupe  social 
ou  politique  n'ont  pas  seulement  l'habitude  d'actes 
semblables,  ils  agissent  les  uns  sur  les  autres  par  des 
acles  réciproques,  ils  se  commandent,  se  contraignent, 
se  paient  l'un  l'autre.  Les  habitudes  deviennent  des 
rapports  entre  eux;  quand  elles  sont  anciennes,  for- 
mulées dans  des  règles  officielles,  rendues  obligatoires 
par  une  autorité  matérielle,  maintenues  par  un  per- 
sonnel spécial,  elles  prennent  une  telle  place  dans  la 
vie  qu'elles  donnent  l'impression  de  réalités  exté- 
rieures aux  gens  qui  les  pratiquent.  Les  hommes  eux- 
mêmes,  spécialisés  dans  une  occupation  ou  une  fonction 
qui  devient  l'habitude  dominante  deleurvie,  paraissent 
se  grouper  en  catégories  distinctes  (classes,  corpora- 
tion, églises,  gouvernements);  et  ces  catégories  parais- 
sent des  êtres  réels,  ou  tout  au  moins  des  organes 
chargés  chacun  d'une  fonction  dans  un  être  réel,  qui 
est  la  société.  Par  analogie  avec  le  corps  d'un  animal, 
on  arrive  à  décrire  la  «  structure  »  et  le  «  fonctionne- 
ment »  d'une  société,  —  ou  même  son  «  anatomie  »  et 
sa  «  physiologie  ».  II  n'y  a  là  que  des  métaphores.  La 
structure,  ce  sont  les  coutumes  et  les  règles  qui  répar- 
tissent les  occupations,  les  jouissances  et  les  fonctions 
entre  les  hommes;  le  fonctionnement,  ce  sont  les  actes 
habituels  par  lesquels  chaque  homme  entre  en  rapport 
avec  les  autres.   Si  l'on  trouve  commode  d'employer 

14 


210  OPÉRATIONS    SYNTHETIQUES. 

ces  termes,  il  faut  se  rappeler  qu'ils  ne  recouvrent  que 
des  habitudes. 

Cependant  l'étude  des  institutions  oblige  à  se  poser 
des  question  spéciales  sur  les  personnes  et  leurs  fonc- 
tions. —  Pour  les  institutions  économiques  et  sociales, 
il  faut  chercher  comment  se  faisait  la  division  du 
travail  et  la  division  en  classes,  quelles  étaient  les 
professions  et  les  classes,  comment  elles  se  recrutaient, 
dans  quels  rapports  vivaient  les  membres  des  diffé- 
rentes professions  et  classes.  —  Pour  les  institutions 
politiques,  consacrées  par  des  règles  obligatoires  et  une 
autorité  matérielle,  il  se  pose  deux  séries  nouvelles  de 
questions  :  1°  Quel  était  le  personnel  chargé  de  l'auto- 
rité? Quand  l'autorité  est  partagée  il  faut  étudier  la 
division  des  fonctions,  analyser  le  personnel  en  ses 
différents  groupes  (souverain  et  subordonné,  central 
et  local),  et  distinguer  chacun  des  corps  spéciaux.  Pour 
chaque  espèce  de  gouvernants  on  doit  se  demander  : 
comment  se  recrutaient-ils?  quelle  était  leur  autorité 
officielle?  et  leurs  moyens  d'action  réels?  —  2°  Quelles 
étaient  les  règles  officielles?  Leur  forme  (coutume, 
ordres,  loi,  précédents)?  Leur  contenu  (règles  du  droit)  ? 
La  façon  de  les  apj)liquer  (procédure)?  Et  surtout  en 
quoi  les  règles  difféi^aient-elles  de  la  pratique  (abus 
de  pouvoir,  exploitation,  conflits  entre  les  agents, 
règles  non  observées)? 

Après  avoir  déterminé  tous  les  faits  qui  constituent 
une  société,  il  resterait  à  replacer  cette  société  dans 
l'ensemble  des  sociétés  du  même  temps.  C'est  l'étude 
des  institutions  internationales,  intellectuelles,  écono- 
miques, politiques  (diplomatie  et  usages  de  guerre);  elle 
pose  les  mêmes  questions  que  l'étude  des  institutions 
politiques.  —  11  y  faudrait  joindre  l'étude  des  habitudes 
communes    à  plusieurs    sociétés  et  des  rapports   qui 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  211 

ne  prennent  pas  une  forme  officielle.  C'est  une  des  par- 
lies  les  moins  avancées  de  la  construction  historique. 

IV.  Tout  ce  travail  aboutit  à  dresser  le  tableau  de  la 
vie  liuraaine  à  un  moment  donné;  il  donne  la  connais- 
sance d'un  état  de  société  (en  allemand,  Zustand).  Mais 
l'histoire  ne  se  borne  pas  à  étudier  des  faits  simultanés 
pris  au  repos  (on  dit  souvent  à  l'état  statique).  Elle 
étudie  les  états  de  société  à  des  moments  différents 
et  constate  entre  eux  des  différences.  Les  habitudes 
des  hommes  et  leurs  conditions  matérielles  changent 
d'une  époque  à  l'autre;  même  lorsqu'elles  semblent  se 
conserver,  elles  ne  restent  pas  exactement  pareilles. 
Il  y  a  donc  lieii  de  rechercher  ces  changements;  c'est 
l'étude  des  faits  successifs. 

De  ces  changements  les  plus  intéressants  pour  la 
construction  historique  sont  ceux  qui  se  produisent 
dans  un  même  sens*,  de  façon  que  par  une  série  de 
différences  graduelles,  un  usage,  ou  un  état  de  société 
se  transforme  en  un  usage  ou  un  état  différents,  ou 
pour  parler  sans  métaphore,  que  les  hommes  d'un 
temps  pratiquent  une  habitude  très  différente  de  leurs 
devanciers  sans  avoir  traversé  de  changement  brus- 
que. C'est  Véi'olution. 

L'évolution  se  produit  dans  toutes  les  habitudes 
humaines.  Il  suffit  donc  })our  la  rechercher  de  reprendre 
le  questionnaire  qui  a  servi  à  dresser  le  tableau  de  la 
société.  Pour  chacun  des  faits,  conditions,  us;iges, 
personnel  investi  de  l'autorité,  règles  officielles,  se 
pose  la  question  :   Quelle  a  été  l'évolution  de  ce  fait? 

L'étude  comportera  plusieurs  opérations  :  1°  déter- 


1.  On  n'est  pas  d'accord  sur  la  place  à  faire  en  histoire  aux 
cbangements  en  sens  inverses,  aux  oscillations  qui  ramènent 
les  choses  au  point  de  départ. 


212  OPÉRATIONS    SYNTHKTIQUKS. 

miner  le  fait  dont  on  veut  étudiei-  révolution;  2"  fixer 
la  durée  du  lemps  pendant  lequel  elle  s'est  accoraplie; 
on  devra  la  choisir  de  fa(;on  que  la  transformation 
soit  évidente  et  que  pourtant  il  reste  un  lien  entre  le 
point  de  départ  et  le  point  d'arrivée;  3°  établir  le? 
étaj^es  successives  de  l'évolution;  4°  chercher  par  queJ 
moyen  elle  s'est  faite. 

V.  Une  série,  même  complète,  des  états  de  toutes  les 
sociétés  et  de  toutes  leurs  évolutions  ne  suffirait  pas  à 
épuiser  la  matière  de  l'histoire.  Il  reste  des  faits  uni- 
ques dont  on  ne  peut  se  passer,  puisqu'ils  expliquent 
la  formation  des  états  et  le  commencement  des  évolu- 
tions. Comment  étudier  les  institutions  ou  l'évolution 
de  la  France  sans  parler  de  la  conquête  des  Gaules 
par  César  et  de  l'invasion  des  Barbares? 

Cette  nécessité  d'étudier  des  faits  uniques  a  fait  dire 
que  l'histoire  ne  peut  être  une  science,  car  toute  science 
a  pour  objet  le  général.  —  L'histoire  est  ici  dans  la  même 
condition  que  la  cosmographie,  la  géologie,  la  science 
des  espèces  animales;  elle  n'est  pas  la  connaissance 
abstraite  des  rapports  généraux  entre  les  faits,  elle  est 
une  étude  explicative  de  la  réalité  ;  or  la  réalité  n'a  existé 
qu'une  seule  fois.  II  n'y  a  eu  qu'une  seule  évolution 
de  la  terre,  de  la  vie  animale,  de  l'humanité.  Dans 
chacune  de  ces  évolutions  les  faits  qui  se  sont  succédé 
ont  été  le  produit  non  de  lois  abstraites,  mais  du  con- 
cours à  chaque  moment  de  plusieurs  faits  d'espèce  dif- 
férente. Ce  concours,  appelé  parfois  le  hasard,  a  produit 
une  série  d'accidents  qui  ont  déterminé  la  marche  par- 
ticulière de  l'évolution  ^  L'évolution  n'est  intelligible 


1.  La  théorie  du  hasard  a  été  faite  de  façon  décisive;  par 
M.  Cournol,  Considérations  sur  ta  marche  des  idées  et  des  ci'éne- 
ments  dans  les  temps  modernes,  Paris,  1872,  2  vol.  in-8. 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  213 

que  par  l'étude  de  ces  accidents;  l'histoire  est  ici  sur 
le  même  pied  que  la  géologie  ou  la  paléontologie. 

Ainsi  l'histoire  scientifique  peut  reprendre,  pour  les 
utiliser  dans  l'étude  de  l'évolution,  les  accidents  que 
l'histoire  traditionnelle  avait  recueillis  par  des  raisons 
littéraires,  parce  qu'ils  frappaient  l'imagination.  On 
pourra  donc  chercher  les  faits  qui  ont  agi  sur  l'évolu- 
tion de  chacune  des  habitudes  de  l'humanité;  chaque 
accident  se  classera  à  sa  date  dans  l'évolution  où  il 
aura  agi.  Il  suffira  ensuite  de  réunir  les  accidents  de 
tout  genre  et  de  les  classer  par  ordre  chronologique 
et  par  ordre  de  pays  pour  avoir  le  tableau  d'ensem- 
ble de  l'évolution  historique. 

Alors,  par-dessus  les  histoires  spéciales  où  les  faits 
sont  rangés  par  catégories  purement  abstraites  fart, 
religion,  vie  privée,  institutions  politiques),  on  aura 
construit  une  histoire  concrète  commune,  l'histoire 
générale,  qui  reliera  les  différentes  histoires  sjjéciales 
en  montrant  l'évolution  d'ensemble  qui  a  dominé  toutes 
les  évolutions  spéciales.  Chacune  des  espèces  de  faits 
qu'on  étudie  à  part  (religion,  art,  droit,  constitution) 
ne  forme  pas  un  monde  fermé  où  les  faits  évolueraient 
par  une  sorte  de  force  interne,  comme  les  spécialistes 
sont  enclins  à  l'imaginer.  L'évolution  d'un  usage  ou 
d'une  institution  (langue,  religion.  Église,  État)  n'est 
qu'une  métaphore,  un  usage  est  une  abstraction;  une 
abstraction  n'évolue  pas;  il  n'y  a  que  des  êtres  qui 
évoluent  au  sens  propre  ^  Lorsqu'apparaît  un  chan- 

1.  Lamprccht,  dans  un  long  article,  Was  ist  Kulturgeschichte, 
publié  dans  la  Deutsche  Zeitsdirifl  fier  Gcschichtswlssenschaft, 
nouvelle  série,  t.  I,  1896,  a  tenté  de  fonder  l'histoire  de  la  civi- 
lisation sur  la  théorie  d'une  ùme  collective  de  la  société  qui 
produirait  des  phénomènes  «  socialpsychiques  -•  communs  à 
toute  la  société  et  différents  dans  chaque  période.  C'est  une 
hypothèse  métaphysique. 


214  OPÉUATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

gement  dans  un  usage,  c'est  que  les  hommes  qui  le  pra- 
tiquent ont  changé.  Or  les  hommes  ne  sont  pas  divi- 
sés en  compartiments  étanches  (religieux,  juridiques, 
économiques)  où  se  passeraient  des  phénomènes  inté- 
rieurs isolés;  un  accident  qui  modifie  leur  état  change 
leurs  habitudes  à  la  fois  dans  les  espèces  les  plus 
différentes.  L'invasion  des  Barbares  a  agi  à  la  fois  sur 
les  langues,  la  vie  j)rivée,  les  institutions  politiques. 
On  ne  peut  donc  pas  comprendre  l'évolution  en  s'en- 
fermant  dans  une  branche  spéciale  d'histoire;  le 
spécialiste,  pour  faire  l'histoire  complète  même  de  sa 
branche,  doit  regarder  par-dessus  sa  cloison  dans 
le  champ  des  événements  communs.  C'est  le  mérite 
de  Taine  d'avoir  déclaré,  à  propos  de  la  littérature 
anglaise,  que  l'évolution  littéraire  dépend,  non  d'évé- 
nements littéraires,  mais  de  faits  généraux. 

L'histoire  générale  des  faits  uniques  s'est  constituée 
avant  les  histoires  spéciales.  Elle  est  le  résidu  de  tous 
les  faits  qui  n'ont  pu  prendre  place  dans  les  histoires 
spéciales,  et  s'est  réduite  'à  mesure  que  les  branches 
spéciales  se  sont  créées  et  s'en  sont  détachées.  Gomme 
les  faits  généraux  sont  surtout  de  nature  politique  et 
qu'il  est  plus  difficile  de  les  organiser  en  une  branche 
spéciale,  l'histoire  générale  est  restée  en  fait  confondue 
avec  l'histoire  politique  [Staatengesclnchte]^ .  Ainsi  les 
historiens  politiques  ont  été  amenés  à  se  faire  les 
champions  de  l'histoire  générale  et  à  conserver  dans 
leurs  constructions  tous  les  faits  généraux  (migrations 
de  peuples,  réformes  religieuses,  inventions  et  décou- 
vertes) nécessaires  pour  comprendre  l'évolution. 


1.  Le  nom  d'histoire  nationale,  introduit  par  des  préoccupations 
patriotiques,  désigne  la  même  chose;  l'histoire  de  la  nation  se 
confond  en  fait  avec  l'histoire  de  l'Etat. 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  2l5 

Pour  construire  l'histoire  générale  il  faut  chercher 
tous  les  faits  qui  peuvent  expliquer  soit  l'état  d'une 
société,  soit  une  de  ses  évolutions,  parce  qu'ils  y  ont 
produit  des  changements.  Il  faut  les  chercher  dans 
tous  les  ordres  de  faits,  déplacement  de  population, 
innovations  artistiques,  scientiGques,  religieuses,  tech- 
niques, changement  de  personnel  dirigeant,  révolu- 
tions, guerres,  découvertes  de  pays. 

Ce  qui  importe,  c'est  que  le  fait  ait  eu  une  action 
décisive.  Il  faut  donc  résister  à  la  tentation  naturelle  de 
distinguer  les  faits  en  grands  et  petits.  Il  répugne  d'ad- 
mettre que  de  grands  effets  puissent  avoir  de  petites 
causes,  que  le  nez  de  Cléopâtre  ait  pu  agir  sur  l'Empire 
romain.  Cette  répugnance  est  métaphysique,  elle  naît 
d'une  idée  préconçue  sur  la  direction  du  monde.  Dans 
toutes  les  sciences  d'évolution  on  trouve  des  faits  indi- 
viduels qui  sont  le  point  de  départ  d'un  ensemble  de 
grandes  transformations.  Une  troupe  de  chevaux  amenée 
par  les  Espagnols  a  peuplé  toute  l'Amérique  du  Sud. 
Dans  une  inondation  un  tronc  d'arbre  peut  barrer  le 
courant  et  transformer  l'aspect  d'une  vallée. 

Dans  l'évolution  humaine  on  rencontre  de  grandes 
transformations  qui  n'ont  pas  d'autre  cause  intelli- 
gible qu'un  accident  individuel  *.  L'Angleterre  au 
XVI*  siècle  a  change  trois  fois  de  religion  par  la  mort 
d'un  prince  (Henri,  Edouard,  Marie).  L'importance 
doit  se  mesurer  non  à  la  taille  du  fait  initiai,  mais  à  la 
taille  des  faits  qui  en  sont  résultés.  On  ne  doit  donc  pas 
a  priori  nier  l'action  des  individus  et  écarter  les  faits 
individuels.  Il  faut  examiner  si  l'individu  a  été  en  situa- 
tion d'agir  fortement.  C'est  ce  qu'on  peut  présumer 
'dans  deux  cas  :  1*^  quand  son  acte  a  agi  comme  exemple 

1.  Voir  Cournot,  u.  c,  I,  p.  iv. 


216  OPlinATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

sur  une  masse  d'hommes  et  a  créé  une  tradition,  cas 
fréquent  en  art,  en  science,  en  religion,  en  technique; 
2°  quand  il  a  été  en  possession  du  pouvoir  de  donner 
des  ordres  et  d'imprimer  une  direction  à  une  masse 
d'hommes,  comme  il  arrive  aux  chefs  d'Etat,  d'armée 
(  u  d'Eglise.  Les  épisodes  de  la  vie  d'un  liomme  devien- 
liCnt  alors  des  faits  importants. 

Ainsi  dans  le  cadre  de  l'histoire  on  doit  faire  une 
place  aux  personnages  et  aux  événements. 

VI.  C'est  un  besoin,  dans  toute  élude  de  faits  suc- 
cessifs, de  se  procurer  quelques  points  d'arrêt,  des 
limites  de  commencement  et  de  fin,  afin  de  pouvoir 
découper  des  tranches  chronologiques  dans  la  masse 
énorme  des  faits.  Ces  tranches  sont  les  périodes; 
l'usage  en  est  aussi  ancien  que  l'histoire.  On  en  a 
besoin  non  seulement  dans  l'histoire  générale,  mais 
dans  les  histoires  spéciales,  dès  qu'on  étudie  une  durée 
assez  longue  pour  que  l'évolution  soit  sensible.  Ce 
sont  les  événements  qui  fournissent  le  moyen  de  les 
délimiter. 

Pour  les  histoires  spéciales,  après  avoir  décidé  quels 
changements  des  habitudes  doivent  être  regardés 
comme  les  plus  profonds,  on  les  adopte  comme  mar- 
quant une  date  dans  l'évolution;  puis  on  cherche  quel 
événement  les  a  produits.  L'événement  qui  a  produit 
la  formation  ou  un  changement  de  l'habitude  devient 
le  commencement  ou  la  fin  d'une  période.  Ces  événe- 
ments marquants  sont  parfois  de  même  espèce  que 
les  faits  dont  on  étudie  l'évolution,  des  faits  litté- 
raires dans  l'histoire  de  la  littérature,  politiques  dans 
l'histoire  politique.  Mais  le  plus  souvent  ils  sont  d'une 
autre  esjièce  et  l'histoire  spéciale  est  obligée  de  les 
emprunter  à  l'histoire  générale. 

Pour   l'histoire   générale,  les  périodes  doivent  être 


GROUPEMENT    DES    FAITS.  217 

découpées  d'après  l'évolution  de  plusieurs  espèces  de 
faits;  on  trouve  des  événements  qui  marquent  une 
période  à  la  fois  dans  plusieurs  branches  (invasion  des 
Barbares,  Réforme,  Révolution  française).  On  peut 
alors  construire  des  périodes  communes  à  plusieurs 
branches  de  l'évolution,  et  dont  un  même  événement 
marque  le  commencement  et  la  fin.  Ainsi  s'est  opérée 
la  division  traditionnelle  de  l'histoire  universelle.  — 
Les  sous-périodes  sont  obtenues  par  le  même  procédé, 
en  prenant  pour  limites  les  événements  qui  ont  pro- 
duit des  changements  secondaires. 

Les  périodes  construites  ainsi  d'après  les  événe- 
ments sont  de  durée  inégale.  Il  ne  faut  pas  s'inquiéter 
de  ce  défaut  de  symétrie;  une  période  ne  doit  pas  être 
un  nombre  fixe  d'années,  mais  le  temps  employé  à  une 
partie  distincte  de  l'évolution.  Or  l'évolution  n'est  pas 
un  mouvement  régulier;  il  s'écoule  une  longue  série 
d'années  sans  changement  notable,  puis  viennent  des 
moments  de  transformation  rapide.  Cette  différence  a 
fourni  à  Saint-Simon  la  distinction  en  périodes  orga- 
nifjues  (à  changement  lent)  et  critiques  (à  changement 
ra'tide). 


CHAPITRE    III 


RAISONNEMENT  CONSTRUCÏIF 


I.  Les  faits  historiques  fournis  par  les  documents  ne 
suffisent  jamais  à  remplir  entièrement  les  cadres;  à 
beaucoup  de  questions  ils  ne  donnent  pas  de  réponse 
directe,  il  manque  des  traits  nécessaires  pour  composer 
le  tableau  complet  des  états  de  société,  des  évolutions 
ou  des  événements.  On  sent  le  besoin  irrésistible  de 
combler  ces  lacunes. 

Dans  les  sciences  d'observation  directe,  lorsqu'un 
fait  manque  dans  une  série,  on  le  cherche  par  une  nou- 
velle observation.  En  histoire,  où  cette  ressource 
manque,  on  cherche  à  étendre  la  connaissance  en 
employant  le  raisonnement.  On  part  des  faits  connus 
par  les  documents  pour  inférer  des  faits  nouveaux.  Si 
le  raisonnement  est  correct,  ce  procédé  de  connaissance 
est  légitime. 

Mais  l'expérience  montre  que  de  tous  les  procédés 
de  connaissance  historique  le  raisonnement  est  le  plus 
difficile  à  manier  correctement  et  celui  qui  a  introduit 
les  erreurs  les  plus  graves.  Il  ne  faut  l'employer  qu'en 
s'entourant  de  précautions  pour  ne  jamais  perdre  de 
vue  le  danger. 


RAISONNKMILXT    COXSTRUCTIF.  219 

1°  Il  ne  faut  jamais  mélanger  un  raisonnement  avec 
l'analyse  d'un  document;  quand  on  se  permet  d'intro- 
duire dans  le  texte  ce  que  l'auteur  n'y  a  pas  mis 
expressément,  on  en  arrive  à  le  compléter  en  lui  faisant 
dire  ce  qu'il  n'a  pas  voulu  dire  '. 

2"  Il  ne  faut  jamais  confondre  les  faits  tirés  directe- 
ment de  l'examen  des  documents  avec  les  résultats 
d'un  raisonnement.  Quand  on  afGrme  un  fait  connu 
seulement  par  raisonnement,  on  ne  doit  pas  laisser 
croire  qu'on  l'ait  trouvé  dans  les  documents,  on  doit 
avertir  par  quel  procédé  on  l'a  obtenu. 

3°  Il  ne  faut  jamais  faire  un  raisonnement  incon- 
scient :  il  a  trop  de  chance  d'être  incorrect.  Il  suffit  de 
s'astreindre  à  mettre  le  raisonnement  en  forme;  dans 
un  raisonnement  faux  la  proposition  générale  est  d'or- 
dinaire assez  monstrueuse  pour  faire  reculer  d'hor- 
reur. 

4°  Si  le  raisonnement  laisse  le  moindre  doute,  il  ne 
faut  pas  essayer  de  conclure;  l'opération  doit  rester 
sous  forme  de  conjecture,  nettement  distinguée  des 
résultats  définitivement  acquis. 

5"  Il  ne  faut  jamais  revenir  sur  une  conjecture 
pour  essayer  de  la  transformer  en  certitude.  C'est  la 
première  impression  qui  a  le  plus  de  chances  d'être 
exacte;  en  réfléchissant  sur  une  conjecture,  on  se  fami- 
liarise avec  elle  et  on  finit  par  la  trouver  mieux  fondée, 
tandis  qu'on  y  est  seulement  mieux  habitué.  La  mésa- 
venture est  commune  aux  hommes  qui  méditent  long- 
temps sur  un  petit  nombre  de  textes. 

Il  y  a  deux  façons  d'employer  le  raisonnement,  l'une 
négative,  l'autre  positive;  on  va  les  examiner  séparé- 
ment. 

1.  Il  a  élc  parlé  plus  haut,  p.  119,  de  ce  vice  de  méthode. 


220  OPERATIONS    SYNTHETIQUES, 

II.  Le  raisonnement  négatif,  appelé  aussi  «  argument 
du  silence»,  part  de  l'absence  d'indications  sur  un  fait'. 
De  ce  qu'un  fait  n'est  mentionné  dans  aucun  document, 
on  infère  qu'il  n'a  pas  existé;  l'argument  s'applique  à 
toute  sorte  de  faits,  usages  de  tout  genre,  évolutions, 
événements.  Il  repose  sur  une  impression  qui  dans  la 
vie  s'exprime  par  la  locution  familière  :  «  Si  c'était 
arrivé,  on  le  saurait  »  ;  il  suppose  une  proposition  qui 
devrait  se  formuler  ainsi  :  «  Si  le  fait  avait  existé,  il  y 
aurait  un  document  qui  en  parlerait  ». 

Pour  avoir  le  droit  de  raisonner  ainsi  il  faudrait  que 
tout  fait  eût  été  observé  et  noté  par  écrit,  et  que  toutes  les 
notations  eussent  été  conservées  ;  or  la  plupart  des  docu- 
ments qui  ont  été  écrits  se  sont  perdus  et  la  plupart 
des  faits  qui  se  passent  ne  sont  pas  notés  par  écrit. 
Le  raisonnement  serait  faux  dans  la  plupart  des  cas.  Il 
faut  donc  le  restreindre  aux  cas  où  les  conditions  qu'il 
suppose  ont  été  réalisées. 

1°  Il  faut  non  seulement  qu'il  n'existe  pas  de  docu- 
ment où  le  fait  soit  mentionné,  mais  qu'il  n'en  ait  pas 
existé.  Si  les  documents  se  sont  perdus,  on  ne  peut 
rien  conclure.  L'argument  du  silence  doit  donc  être 
employé  d'autant  plus  rarement  qu'il  s'est  perdu  plus 
de  documents,  il  peut  servir  beaucoup  moins  pour 
l'antiquité  que  pour  le  xix*^  siècle.  —  On  est  tenté,  pour 
se  débarrasser  de  cette  restriction,  d'admettre  que  les 
documents  perdus  ne  contenaient  rien  d'intéressant; 
s'ils  se  sont  perdus,  dit-on,  c'est  qu'ils  ne  valaient  pas 
la    peine    d'être   conservés.    En    fait ,    tout   document 


1.  La  discussion  de  ccl  ai'gument,  fort  employé  autrefois 
en  histoire  religieuse,  a  beaucoup  occupé  les  ancien?  auteurs 
qui  ont  écrit  sur  la  méihodolog-ie  et  tient  encore  une  grande 
place  dans  les  Principes  de  la  critique  historique,  du  P.  de 
iSmedt. 


RAISONNEMENT    CONSTRUCTIF.  221 

manuscrit  est  à  la  merci  du  moindre  accident ,  il 
dépend  du  hasard  qu'il  se  conserve  ou  se  perde. 

2°  Il  faut  que  le  fait  ait  été  de  nature  à  être  forcé- 
ment observé  et  noté.  De  ce  qu'un  fait  n'a  pas  été  noté 
il  ne  suit  pas  qu'on  ne  l'ait  pas  vu.  Dès  qu'on  organise 
un  service  pour  recueillir  une  espèce  de  faits,  on  con- 
state combien  ce  fait  est  plus  fréquent  qu'on  ne  croyait 
et  combien  de  cas  passaient  inaperçus  ou  sans  laisser 
de  trace  écrite.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  les  trem- 
blements de  terre ,  les  cas  de  rage ,  les  baleines 
échouées  sur  les  cotes. —  En  outre,  beaucoup  de  faits, 
même  bien  connus  des  contemporains,  ne  sont  pas  notés, 
parce  que  l'autorité  officielle  empêche  de  les  divulguer; 
c'est  ce  qui  arrive  pour  les  actes  des  gouvernements 
secrets  et  les  plaintes  des  classes  inférieures.  Ce  silence, 
qui  ne  prouve  rien, fait  une  vive  impression  sur  les  histo- 
riens irréfléchis,  il  est  l'origine  du  sophisme  si  répandu 
du  «  bon  vieux  temps  ».  Aucun  document  ne  relate  les 
abus  des  fonctionnaires  ou  les  jjlaintes  des  paysans  : 
c'est  que  tout  allait  régulièrement  et  que  ]iersonne  ne 
souffrait.  —  Avant  d'arguer  du  silence  il  faudrait  se 
demander  :  Ce  fait  ne  pouvait-il  éviter  d'être  noté  dans 
un  des  documents  que  nous  possédons?  Ce  n'est  j)as 
l'absence  de  tout  document  sur  un  fait  qui  est  probante, 
mais  le  silence  sur  ce  fait  dans  un  document  où  il 
devrait  être  mentionné. 

Le  raisonnement  négatif  se  trouve  ainsi  limité  à  des 
cas  nettement  définis.  1°  L'auteur  du  document  où  le 
fait  n'est  jias  mentionné  voulait  systématiquement 
noter  tous  les  faits  de  cette  espèce  et  devait  les  con- 
naître tous.  (Tacite  cherchait  à  énumérer  tous  les 
peuples  de  la  Germanie;  la  Notifia  dignitatum  indiquait 
toutes  les  provinces  de  l'Empire  ;  l'absence  sur  ces  listes 
d'un  peuple    ou  d'une  province  prouve  qu'ils  n'exis- 


222  OPERATIONS    SYNHETIQUTES. 

taient  pas  alors.)  2°  Le  fait,  s'il  eût  existé,  s'imposait 
à  l'imagination  de  l'auteur  de  façon  à  entrer  forcément 
dans  ses  conceptions.  (S'il  y  avait  eu  des  assemblées 
régulières  du  peuple  franc,  Grégoire  de  Tours  n'aurait 
pu  concevoir  et  décrire  la  vie  des  rois  francs  sans  en 
parler.) 

III.  Le  raisonnement  positif  part  d'un  fait  (ou  de 
l'absence  d'un  fait)  établi  par  les  documents  ])our  en 
inférer  un  autre  fait  (ou  l'absence  d'un  autre  fait)  que 
les  documents  n'indiquaient  pas.  Il  est  une  application 
du  principe  fondamental  de  l'histoire,  Vanalogie  de 
l'humanité  présente  avec  l'humanité  passée.  Dans  le 
présent  on  observe  que  les  faits  humains  sont  liés 
entre  eux.  Quand  certain  fait  se  produit,  un  autre  se 
produit  aussi,  ou  parce  que  le  premier  est  la  cause  du 
second,  ou  parce  qu'il  en  est  l'effet,  ou  parce  que  tous 
deux  sont  les  effets  d'une  même  cause.  On  admet  que 
dans  le  passé  les  faits  semblables  étaient  liés  de  même, 
et  cette  présomption  se  fortifie  par  l'étude  directe  du 
passé  dans  les  documents.  D'un  fait  qui  s'est  produit 
dans  le  passé,  on  peut  donc  conclure  que  les  autres 
faits  liés  à  ce  fait  se  sont  aussi  produits. 

Ce  raisonnement  s'applique  à  toute  espèce  de  faits, 
usages,  transformations,  accidents  individuels.  A  partir 
de  tout  fait  connu  on  peut  essayer  d'inférer  des  faits 
inconnus.  Or  les  faits  humains,  ayant  tous  leur  cause 
dans  un  même  centre  qui  est  l'homme,  sont  tous  reliés 
entre  eux,  non  seulement  entre  faits  de  même  espèce, 
mais  entre  faits  des  espèces  les  plus  difféi'entes.  Il  y  a 
des  liens  non  seulement  entre  les  divers  faits  d'art,  de 
religion,  de  mœurs,  de  jiolitique,  mais  entre  des  faits 
de  religion  et  des  faits  d'art,  de  politique,  de  mœurs; 
en  sorte  que  d'un  fait  d'une  espèce  on  peut  inférer  des 
faits  de  toutes  les  autres  espèces. 


RAISONNEMENT    CONSTRUCTIF.  223 

Examiner  les  liens  entre  les  faits  qui  peuvent  servir 
de  base  à  des  raisonnements,  ce  serait  faire  le  tableau 
de  tous  les  rapports  connus  entre  les  faits  humains, 
c'est-à-dire  dresser  l'état  de  toutes  les  lois  de  la  vie 
sociale  établies  empii'iquement.  Un  pareil  travail  suffi- 
rait à  faire  l'objet  d'un  livre'.  On  se  bornera  ici  à 
indiquer  les  règles  générales  du  raisonnement  et  les 
précautions  à  prendre  contre  les  erreurs  les  plus 
ordinaires. 

Le  raisonnement  repose  sur  deux  propositions  : 
l'une  générale,  tirée  de  la  marche  des  choses  humaines; 
l'autre  particulière,  tirée  des  documents.  Dans  la  pra- 
tique on  commence  par  la  proposition  particulière,  le 
fait  historique  :  Salamine  porte  un  nom  phénicien. 
Puis  on  cherche  une  proposition  générale  :  La  langue 
d'un  nom  de  ville  est  la  langue  du  peuple  qui  a  créé  la 
ville.  Et  l'on  conclut  :  Salamine,  à  nom  phénicien,  a 
été  fondée  par  des  Phéniciens. 

Pour  que  la  conclusion  soit  sûre  il  faut  donc  deux 
conditions. 

1°  La  proposition  générale  doit  être  exacte;  les  deux 
faits  qu'elle  suppose  liés  ensemble  doivent  l'être  de 
façon  que  le  second  ne  se  produise  jamais  sans  le  pre- 
mier. Si  cette  condition  était  vraiment  remplie,  ce 
serait  une  loi  au  sens  scientifique;  mais  en  matière  de 
faits  humains  —  sauf  les  conditions  matérielles  dont 
les  lois  sont  établies  par  les  sciences  constituées,  —  on 
n'opère  qu'avec  des  lois  empiriques  obtenues  par  des 
constatations  grossières  d'ensemble,  sans  analyser  les 
faits  de  façon  à  en  dégager  les  vraies  causes.  Ces  lois 
ne  sont  à  peu  près  exactes  que  lorsqu'elles  portent  sur 

t.  C'est  celui  que  Montesquieu  avait  tenté  dans  l'Esprit  des 
lois.  J'ai,  dans  un  cours  à  la  Sorbonne,  essayé  de  tracer  une 
esquisse  de  ce  tableau.  (Ch.  S.] 


224  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

un  ensemble  de  faits  nombreux,  car  on  ne  sait  pas  très 
bien  dans  quelle  mesure  chacun  est  nécessaire  pour 
produire  le  résultat. —  La  proposition  sur  la  langue  du 
nom  d'une  ville  est  trop  peu  détaillée  pour  être  tou- 
jours exacte.  Pétersbourg  est  un  nom  allemand,  Syra- 
cuse en  Amérique  uti  nom  grec.  Il  faut  d'autres  condi- 
tions pour  être  sûr  que  le  nom  soit  lié  à  la  nationalité 
des  fondateurs.  Ainsi  l'on  ne  doit  opérer  qu'avec  une 
proposition  détaillée. 

2°  Pour  que  la  proposition  générale  soit  détaillée,  il 
faut  que  le  fait  historique  particulier  soit  lui-même 
connu  en  détail;  car  c'est  après  l'avoir  établi  qu'on 
cherchera  une  loi  empirique  générale  nécessaire  pour 
raisonner.  On  devra  donc  connnencer  par  étudier  les 
conditions  particulières  du  cas  (la  situation  de  Sala- 
mine,  les  habitudes  des  Grecs  et  des  Phéniciens);  on 
n'opérera  pas  sur  un  détail,  mais  sur  un  ensemble. 

Ainsi  dans  le  raisonnement  historique  il  faut  1"  une 
proposition  générale  exacte,  2°  une  connaissance  dé- 
taillée d'un  fait  passé.  —  On  opérera  mal  si  on  admet 
une  proposition  générale  fausse,  si  l'on  croit,  comme 
Augustin  Thierry  par  exemple,  que  toute  aristocratie 
a  pour  origine  une  conquête. —  On  opérera  mal  si  l'on 
veut  raisonner  à  partir  d'un  détail  isolé  (un  nom  de 
ville).  —  La  nature  de  ces  erreurs  indique  les  précau- 
tions à  prendre  : 

1°  Spontanément  nous  prenons  pour  base  de  raison- 
nement les  «  vérités  de  sens  commun  »  qui  forment 
encore  presque  toute  notre  connaissance  de  la  vie 
sociale;  or  la  plupart  sont  fausses  en  partie,  puisque 
la  science  de  la  vie  sociale  n'est  pas  faite.  Et  ce  qui 
les  rend  surtout  dangereuses,  c'est  que  nous  les  em- 
ployons sans  en  avoir  conscience.  —  La  précaution  la 
plus  sûre  sera  de  formuler  toujours  la  prétendue  loi 


RAISONNEMENT    CONSTRUCTIF.  225 

sur  laquelle  on  va  raisonner  :  Toutes  les  fois  que  tel 
fait  se  produit,  on  est  certain  que  tel  autre  se  sera 
produit.  Si  elle  est  évidemment  fausse,  on  s'en  aper- 
cevra aussitôt;  si  elle  est  trop  générale  on  verra  quelles 
conditions  nouvelles  il  faut  y  ajouter  pour  qu'elle 
devienne  exacte. 

2°  Spontanément  nous  cherchons  à  tirer  des  consé- 
quences du  moindre  fait  isolé  (ou  plutôt  l'idée  de 
cl.aque  fait  éveille  aussitôt  en  nous,  par  association, 
l'idée  d'autres  faits).  C'est  le  procédé  naturel  de 
l'histoire  littéraire.  Chaque  trait  de  la  vie  d'un  auteur 
fournit  matière  à  des  raisonnements;  on  construit  par 
conjecture  toutes  les  influences  qui  ont  pu  agir  sur 
lui  et  on  admet  qu'elles  ont  agi.  Toutes  les  branches 
d  histoire  qui  étudient  une  seule  espèce  de  faits, 
isolée  de  toute  autre  (langue,  arts,  droit  privé,  reli- 
gion i,  sont  exposées  au  même  danger,  paice  qu'elles 
ne  voient  que  des  fragments  de  vie  humaine  et  pas 
d'ensembles.  Or  il  n'y  a  guère  de  conclusions  solides 
que  celles  qui  reposent  sur  un  ensemble.  On  ne  fait 
pas  un  diagnostic  avec  un  symptôme,  il  faut  len- 
semble  des  symptômes.  —  La  précaution  consistera 
à  éviter  d'opérer  sur  un  détail  isolé  ou  sur  un  fait 
abstrait.  On  devra  se  représenter  des  hommes  avec  les 
principales  conditions  de  leur  vie. 

Il  faut  s'attendre  à  réaliser  rarement  les  conditions 
d'un  raisonnement  certain;  nous  connaissons  trop  mal 
les  lois  de  la  vie  sociale  et  trop  rarement  les  détails 
précis  d'un  fait  historique.  Aussi  la  plupart  des  rai- 
sonnements ne  donnent-ils  qu'une  présomption,  non 
une  certitude.  Mais  il  en  est  des  raisonnements  comme 
des    documents  '.    Quand    plusieurs  présomptions  se 

1,  Voir  p.  173. 

15 


226  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

réunissent  dans  le  même  sens,  elles  se  confirment  et 
finissent  par  ])roduire  la  certitude  légitime.  L'histoire 
comble  une  partie  de  ses  lacunes  par  une  accumulation 
de  raisonnements.  Il  reste  des  doutes  sur  l'origine 
phénicienne  de  plusieurs  villes  grecques,  il  n'y  en  u 
pas  sur  la  présence  des  Phéniciens  en  Grèce. 


CHAPITRE    IV 

CONSTRUCTION     DES    l-'OUMULES     GÉNÉRALES 

I.  Si  on  avait  classé  dans  un  cadre  méthodique  tous 
les  faits  liistoriques  établis  par  l'analyse  des  docu- 
ments et  par  le  raisonnement,  on  aurait  une  descrip- 
tion rationnelle  de  toute  l'histoire;  le  travail  de  con- 
statation serait  achevé.  L'histoire  doit-elle  en  rester  là? 
La  question  est  vivement  débattue  et  on  ne  peut  éviter 
de  la  résoudre,  car  c'est  une  question  pratique. 

Les  érudits,  habitués  à  recueillir  tous  les  faits  sans 
préférence  personnelle,  tendent  à  exiger  surtout  un 
recueil  de  faits  complet,  exact  et  objectif.  Tous  les 
faits  historiques  ont  un  droit  égal  à  prendre  place 
dans  l'histoire;  conserver  les  uns  comme  plus  impor- 
tants et  écarter  les  autres  comme  moins  importants, 
ce  serait  faire  un  choix  subjectif,  variable  suivant  la 
fantaisie  individuelle;  l'histoire  ne  doit  sacrifier  aucun 
fait. 

A  cette  conception  très  rationnelle  on  ne  peut 
opposer  qu'une  difficulté  matérielle;  mais  elle  suHit, 
car  elle  est  le  motif  pratique  de  toutes  les  sciences  : 
c'est  l'impossibilité  de  construire  et  de  communiquer 
un  savoir  complet.  Une  histoire  où  aucun  fait  ne  serait 
sacrifié  devrait  contenir  tous  les  actes,  toutes  les 
pensées,  toutes   les   aventures  de  tous   les   hommes   à 


228  OPKHATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

tous  les  différents  moments.  Ce  serait  une  connais- 
sance complète  que  personne  n'arriverait  plus  à  con- 
naître, non  faute  de  matériaux,  mais  faute  de  temps. 
C'est  déjà  ce  qui  arrive  aux  collections  trop  volumi- 
neuses de  documents  :  les  recueils  de  débats  |)arle- 
menlaires  contiennent  toute  l'histoire  des  assemblées, 
mais,  pour  l'y  trouver,  il  faudrait  plus  que  la  vie  d'un 
homme. 

Toute  science  doit  tenir  compte  des  conditions  pra- 
tiques de  la  vie  au  moins  dans  la  mesure  où  on  la  des- 
tine à  devenir  une  science  réelle,  une  science  qu'on 
peut  arriver  à  savoir.  Toute  conception  qui  aboutit  à 
empêcher  de  savoir  empêche  la  science  de  se  con- 
stituer, 

La  science  est  une  économie  de  temps  et  d'efforts 
obtenue  par  un  procédé  qui  rend  les  faits  rapidement 
connaissables  et  intelligibles;  elle  consiste  à  recueillir 
lentement  une  quantité  de  faits  de  détail  et  à  les 
condenser  en  formules  portatives  et  incontestables. 
L'histoire,  plus  encombrée  de  détails  qu'aucune  autre 
connaissance,  a  le  choix  entre  deux  solutions  :  être  com- 
plète et  inconnaissable  ou  être  connaissable  et  incom- 
plète. Toutes  les  autres  sciences  ont  choisi  la  seconde, 
elles  abrègent  et  condensent,  préférant  le  risque  de 
mutiler  et  de  combiner  arbitrairement  les  faits  à  la 
certitude  de  ne  pouvoir  ni  les  comprendre  ni  les  com- 
muniquer. Les  érudits  ont  préféré  s'enfermer  dans  les 
périodes  anciennes  où  le  hasard,  qui  a  détruit  presque 
toutes  les  sources  de  renseignement,  les  a  délivrés  de 
la  responsabilité  de  choisir  les  faits  en  les  privant  de 
presque  tous  les  moyens  de  les  connaître. 

L'histoire,  pour  se  constituer  en  science,  doit  éla- 
borer les  faits  bruts.  Elle  doit  les  condenser  sous 
une  forme  maniable  en  formules   descriptives,   quali- 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GÉNÉRALES.     229 

tatives  et  quantitatives.  Elle  doit  chercher  les  liens 
entre  les  faits  qui  forment  la  conclusion  dernière  de 
toute  science. 

II.  Les  faits  humains,  complexes  et  variés,  ne  peu- 
vent être  ramenés  à  quelques  formules  simples  comme 
les  faits  chimiques.  L'histoire,  comme  toutes  les  sciences 
de  la  vie,  a  besoin  de  formules  descriptives  pour 
exprimer  le  caractère  des  différents  phénomènes. 

La  formule  doit  être  courte  pour  être  maniable;  elle 
doit  être  précise  pour  donner  une  idée  exacte  du  fait. 
Or  la  précision  de  la  connaissance  en  matière  humaine 
ne  s'obtient  que  par  les  détails  caractéristiques,  car 
seuls  ils  font  comprendre  en  quoi  un  fait  a  différé  des 
autres  et  ce  qu'il  a  eu  en  propre.  11  y  a  ainsi  opposi- 
tion entre  le  besoin  d'abréger,  qui  mène  à  chercher  des 
formules  concrètes,  et  la  nécessité  de  rester  précis,  qui 
oblige  à  prendre  des  formules  détaillées.  Des  formules 
trop  courtes  rendent  la  science  vague  et  illusoire,  des 
formules  trop  longues  l'encombrent  et  la  rendent  inutile. 
On  n'évite  cette  alternative  que  par  un  compromis  con- 
tinuel, dont  le  principe  est  de  resserrer  les  faits  en 
supprimant  tout  ce  qui  n'est  pas  strictement  nécessaire 
pour  se  les  représenter  et  de  s'arrêter  au  point  où  on 
leur  enlèverait  quelque  trait  caractéristique. 

Cette  opération,  difficile  en  elle-même,  est  compli- 
quée encore  par  l'état  où  l'on  trouve  les  faits  qu'il 
s'agit  de  condenser  en  formules.  Suivant  la  nature  des 
documents  d'où  ils  sortent,  ils  arrivent  à  tous  les 
degrés  différents  de  précision  :  depuis  le  récit  détaillé 
des  moindres  épisodes  (bataille  de  Waterloo)  jusqu'à 
la  mention  en  un  mot  (victoire  des  Austrasiens  à 
Testry).  Nous  possédons  sur  des  faits  de  même  nature 
une  quantité  de  détails  infiniment  variable  suivant  que 
les  documents  nous  donnent  une  description  complète 


230  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

OU  une  mention.  Comment  organiser  en  un  même 
ensemble  des  connaissances  d'une  j)récision  si  diffé- 
rente ?  —  Les  faits  connus  seulement  par  un  mot  général 
et  vague,  on  ne  peut  les  amener  à  un  degré  moins 
général  et  plus  précis;  comme  on  ignore  les  détails,  si 
on  les  ajoute  par  conjecture,  on  fera  du  roman  histo- 
rique. C'est  ainsi  qu'Augustin  Thierry  a  procédé  dans 
les  Récits  mérovingiens.  —  Les  faits  connus  en  détail,  il 
est  toujours  facile  de  les  réduire  à  un  degré  plus  général 
en  mutilant  les  détails  caractéristiques;  c'est  ce  que 
font  les  auteurs  d'abrégés.  Mais  le  résultat  serait  de 
réduire  toute  l'histoire  à  une  masse  de  généralités 
vagues,  uniformes  pour  tous  les  temps,  sauf  les  noms 
propres  et  les  dates.  Ce  serait  une  symétrie  dange- 
reuse, pour  ramener  tous  les  faits  au  mêm^  degré  de 
généralité,  de  les  réduire  tous  à  l'état  de  ceux  qui  sont 
le  plus  mal  connus. —  Il  faut  donc,  dans  les  cas  où  les 
documents  donnent  des  détails,  que  les  formules  des- 
criptives conservent  toujours  les  traits  caractéristiques 
des  faits. 

Pour  construire  ces  formules  on  devra  revenir  au 
questionnaire  de  groupement,  répondre  à  chacune  des 
questions,  puis  rapprocher  les  réponses.  On  les  résu- 
mera alors  en  une  formule  aussi  dense  et  aussi  précise 
que  possible,  en  prenant  garde  de  maintenir  à  chaque 
mot  un  sens  fixe.  Travail  de  style,  dira-t-on,  et  pour- 
tant ce  n'est  pas  ici  seulement  un  procédé  d'exposition, 
nécessaire  pour  se  faire  comprendre  des  lecteurs,  c'est 
une  précaution  que  l'auteur  doit  prendre  avec  lui- 
même.  Pour  atteindre  des  faits  aussi  fuyants  que  les 
faits  sociaux,  une  langue  ferme  et  précise  est  un  instru- 
ment indispensable;  il  n'y  a  pas  d'historien  complet 
sans  une  bonne  langue. 

On  se  trouvera  bien  d'employer  le  plus  possible  des 


CONSTP.UCTION    DES    FOr..MUl,ES    GENÉlîALES.  231 

termes  concrets  et  descriptifs  :  leur  sens  est  toujours 
clair.  Il  sera  prudent  de  ne  désigner  les  groupes  col- 
lectifs que  par  des  noms  collectifs,  non  par  des  sub- 
stantifs abstraits  (royauté,  Etat,  démocratie,  Réforme, 
Piévolution)  et  d'éviter  de  personnifier  des  abstractions. 
On  croit  ne  faire  qu'une  métaphore  et  on  est  entraîné 
par  la  force  des  mois.  Les  termes  abstraits  ont  assu- 
rément une  grande  force  de  séduction,  ils  donnent  à 
une  pro|)osition  un  aspect  scientifique.  Mais  ce  n'est 
qu'une  apparence  sous  laquelle  a  vite  fait  de  se  glisser 
la  scolastique,  le  mot,  n'ayant  pas  de  sens  concret, 
devient  une  notion  purement  verliale  (comme  la  vertu 
dormilive  dont  parle  ^Molière).  Tant  que  les  notions 
sur  les  phénomènes  sociaux  n'auront  pas  été  réduites 
à  des  formules  véritablement  scientifiques,  il  sera  plus 
scientifique  de  les  exprimer  en  termes  d'expérience 
vulgaire. 

Pour  construire  la  formule  on  devra  savoir  d'avance 
quels  éléments  doivent  v  entrer.  Il  faut  ici  distino-uer 
les  faits  généraux  (habitudes  et  évolutions)  et  les  faits 
uniques  (événements). 

III.  Les  faits  généraux  consistent  dans  des  actes 
souvent  répétés  communs  à  beaucoup  d'hommes.  Il 
faut   en   déterminer  le   caractère,   Vétendiie,    la    durre. 

Pour  formuler  le  caractère,  on  réunit  tous  les  traits 
qui  constituent  le  fait  (habitude,  institution)  et  le  dis- 
tinguent de  tout  autre.  On  rassemble  sous  la  même 
formule  tous  les  cas  individuels  très  semblables,  en 
négligeant  les  variations  individuelles. 

Celte  concentration  se  fait  sans  cflort  pour  les  habi- 
tudes de  forme  (langue,  écrituz'e)  et  pour  toutes  les  habi- 
tudes intellectuelles  ;  les  hommes  qui  les  pratiquaient  les 
ont  déjà  exprimées  par  des  formules  qu'il  suffît  de  re- 
cueillir   Il  en  est   de    même   pour  toutes   les    institu- 


232  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

lions  consacrées  par  des  règles  expressément  formu- 
lées (règlements,  lois,  statuts  privés).  Aussi  les  his- 
toires spéciales  ont-elles  été  les  premières  à  aboutir  ;i 
des  formules  méthodiques.  Par  contre  elles  n'attei- 
gnent que  des  faits  superficiels  et  conventionnels,  non 
les  actes  réels  ou  les  pensées  réelles  :  dans  la  langue 
les  mots  écrits,  non  la  prononciation  réelle,  dans  la 
religion  les  dogmes  et  les  rites  officiels ,  non  les 
croyances  réelles  de  la  masse  du  public;  dans  la 
morale  les  préceptes  avoués,  non  la  conception  réelle; 
dans  les  institutions  les  règles  ofllcielles,  non  la  pra- 
tique réelle.  En  toutes  ces  matières  la  connaissance  des 
formules  conventionnelles  devra  se  doubler  un  jour 
de  l'étude  des  habitudes  réelles. 

11  est  beaucoup  plus  difficile  d'embrasser  dans  une 
formule  une  habitude  constituée  par  des  actes  réels,  ce 
qui  est  le  cas  de  la  vie  économique,  de  la  vie  privée, 
de  la  vie  politique;  car  il  faut,  dans  des  actes  différents, 
trouver  les  caractères  communs  qui  composent  l'habi- 
tude; ou,  si  ce  travail  a  été  fait  déjà  dans  les  documents 
et  résumé  dans  une  formule  (ce  qui  est  le  cas  habi- 
tuel), il  faut  faire  la  critique  de  cette  formule  pour 
s'assurer  qu'elle  recouvre  véritablement  une  habitude 
homogène. 

La  difficulté  est  la  même  pour  construire  la  formule 
d'un  groupe  ;  il  faut  décrire  les  caractères  communs  à 
tous  les  membres  du  groupe  et  trouver  un  nom  collec- 
tif qui  le  désigne  e.xactement.  Les  noms  de  groupes 
ne  manquent  pas  dans  les  documents;  mais,  comme  ils 
sont  nés  de  l'usage,  beaucoup  correspondent  mal  aux 
groupes  réels;  il  faut  en  faire  la  critique,  en  préciser, 
souvent  en  rectifier  le  sens. 

De  cette  première  opération  doivent  soitir  des 
formules    qui    expriment   les    caractères    convention- 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GÉNÉRALES.     233 

nels  et  réels  de  toutes  les  habitudes  des  différents 
groupes. 

Pour  préciser  l'éienc^Me  de  l'habitude,  on  cherchera  les 
points  les  plus  éloignés  où  elle  apparaît  (ce  qui  donne 
l'aire  de  dispersion),  et  la  région  où  elle  est  la  plus 
fréquente  (le  centre).  L'opération  prend  parfois  la 
forme  d'une  carte  (par  exemple  la  carte  des  tumuli  et 
des  dolmen  de  France).  Il  faudra  indiquer  aussi  les 
groupes  d'hommes  qui  ont  pratiqué  chaque  habitude 
et  les  sous-groupes  où  elle  a  eu  le  plus  d'intensité. 

La  formule  devra  indiquer  la  durée  de  l'habitude. 
On  cherchera  les  cas  extrêmes,  quand  apparaît  pour 
la  première  fois  et  pour  la  dernière  la  forme,  la  doc- 
trine, l'usage,  l'institution,  le  groupe.  Mais  il  ne  suffît 
pas  dé  noter  les  deux  cas  isolés,  le  plus  ancien  et  le 
plus  récent;  il  faut  chercher  la  période  où  l'habitude  a 
été  vraiment  active. 

La  formule  de  l'évolution  devra  indiquer  les  varia- 
tions successives  de  l'habitude,  en  précisant  pour  cha- 
cune les  limites  d'étendue  et  de  durée.  Puis,  comparant 
l'ensemble  des  variations,  on  construira  la  marche  géné- 
rale de  l'évolution.  La  formule  d'ensemble  indiquera  où 
et  quand  l'évolution  a  commencé  et  fini  et  dans  quel  sens 
elle  s'est  produite.  Toutes  les  évolutions  ont  des  condi- 
tions communes  qui  permettent  d'en  marquer  les  étapes. 
—  Toute  ha])itude  (usage  ou  institution)  commence  par 
être  un  acte  spontané  de  quelques  individus;  quand  les 
autres  l'imitent  il  devient  un  usage.  De  même  les  opéra- 
tions sociales  sont  d'abord  exécutées  par  un  personnel 
qui  s'en  charge  spontanément,  puis  les  autres  l'accep- 
tent et  il  devient  un  personnel  officiel.  C'est  la  première 
étape,  initiative  individuelle,  imitation  et  acceptation 
volontaire  par  la  masse.  —  L'usage,  devenu  tradition- 
nel,  se  transforme  en  coutume  ou  règle  obligatoire; 


234  OPCnAllONS    SYNTHETIQUES. 

le  personnel,  devenu  permanent,  se  transforme  en 
personnel  investi  d'un  pouvoir  de  contrainle  morale  ou 
matérielle.  C'est  l'étape  de  la  tradition  et  de  l'auloritc; 
très  souvent  elle  reste  la  dernière  et  dure  jusqu'à  la 
destruction  de  la  société.  —  L'usage  se  relâche,  les 
règles  sont  violées,  le  personnel  n'est  plus  obéi;  c'est 
l'étape  de  révolte  et  de  décomposition.  —  EnCn  dans 
quelques  sociétés  civilisées,  la  règle  est  critiquée,  le 
personnel  blâmé,  une  partie  des  sujets  im|)ose  une 
transformation  rationnelle  et  une  surveillance  du  per- 
sonnel :  c'est  l'étape  de  la  réforme  et  du  contrôle. 

I\'.  Pour  les  faits  uniques  il  faut  renoncer  à  en 
réunir  plusieurs  sous  une  même  formule  puisque  leur 
caractère  est  de,  ne  s'être  produits  qu'une  fois.  Pour- 
tant la  nécessité  force  à  abréger,  on  ne  peut  conserver 
tous  les  actes  de  tous  les  membres  d'une  assemblée  ou 
de  tous  les  fonctionnaires  d'un  Etat.  II  faut  sacrifier 
beaucou])  d'individus  et  beaucoup  de  faits. 

Comment  faire  le  choix?  Les  goûts  personnels  ou  le 
patriotisme  peuvent  créer  des  préférences  pour  des 
personnages  sympathiques  ou  des  événements  locaux; 
mais  le  seul  principe  de  choix  qui  puisse  être  commun 
à  tous  les  historiens  c'est  le  rôle  joué  dans  l'évolution 
des  choses  humaines.  On  doit  conserver  les  person- 
nages et  les  événements  qui  ont  agi  visiblement  sur  la 
marche  de  l'évolution.  Le  signe  pour  les  reconnaître  est 
qu'on  ne  peut  exposer  l'évolution  sans  parler  d'eux.  — 
Ce  sont  les  hommes  qui  ont  modifié  l'état  d'une  société 
soit  comme  créateurs  ou  initiateurs  d'une  habitude 
(artistes,  savants,  inventeurs,  fondateurs,  apôtres),  soit 
comme  directeurs  d'un  mouvement,  chefs  d'Etats,  de 
partis,  d'armées.  — Ce  sont  les  événements  qui  ont  amené 
un  changement  dans  les  habitudes  ou  l'état  des  sociétés. 

Pour  construire  la  formule  descriptive  d'un  person- 


CONSTRUCTION    DI.S    FOUMUI-ES    GÉNÉRALES.  235 

nage  historique  il  faut  choisir  des  traits  dans  sa  bio- 
graphie et  dans  ses  habitudes.  Dans  sa  biographie  on 
prendra  les  faits  qui  ont  déterminé  sa  carrière,  formé 
ses  habitudes,  et  amené  les  actes  par  lesquels  il  a  agi  sur 
la  société.  Ce  sont  les  conditions  physiologiques  (corps, 
tempérament,  état  de  santé]  \  les  actions  éducatives 
qu'il  a  subies,  les  conditions  sociales.  L'histoire  de  la 
littérature  nous  a  habitués  à  des  recherches  de  ce  genre. 

Parmi  les  habitudes  d'un  homme  il  faut  dégager  ses 
conceptions  fondamentales  dans  l'ordre  de  faits  sur 
lesquels  il  a  eu  une  action,  sa  conception  de  la  vie  et  ses 
connaissances,  ses  goûts  dominants,  ses  occupations 
habituelles,  ses  procédés  de  conduite.  De  ces  détails 
variés  à  l'infini  se  forme  l'impression  du  «  caractère  » 
et  le  recueil  de  ces  traits  caractéristiques  constitue  le 
«  portrait  »,  ou,  comme  on  aitue  à  dire  aujourd'hui, 
la  «  psychologie  »  du  personnage.  Cet  exercice,  très 
estimé  encore,  date  du  temps  où  l'histoire  était  un 
genre  littéraire;  il  est  douteux  qu'il  puisse  devenir  un 
procédé  scientifique.  Il  n'y  a  guère  de  méthode  sûre 
pour  résumer  le  caractère  d'un  homme,  même  vivant, 
à  plus  forte  raison  quand  on  est  réduit  à  le  connaître 
par  la  voie  indirecte  des  documents.  Les  controverses 
sur  l'interprétation  de  la  conduite  d'Alexandre  sont  un 
bon  exemple  de  cette  incertitude. 

Si  l'on  se  risque  pourtant  à  chercher  la  formule  d'un 
caractère  on  devra  se  garder  de  deux  tentations  natu- 
relles :  1°  Il  ne  faut  pas  construire  le  caractère  avec 
les  déclarations  du  personnage  sur  lui-même.  2°  L'étude 
des  personnages  imaginaires  (drame  et  roman)  nous  a 

1.  Michelet  a  discrédité  l'étude  des  influences  physiolog-iques 
par  l'abus  qu'il  en  a  fait  dans  la  dernière  partie  de  son  Histoire 
de  France;  elle  n'en  est  pas  moins  indispensable  pour  com- 
prendre la  direction  de  la  vie  d'un  personnag-e. 


236  OPHItATIONS    SYNTHETIQUES. 

habitués  à  chercher  un  lien  logique  entre  les  divers 
sentiments  et  les  divers  actes  d'un  homme;  un  carac- 
tère, en  littérature,  est  fabriqué  logiquement.  Il  ne 
faut  pas  transporter  dans  l'étude  des  hommes  réels  la 
recherche  du  caractère  cohérent.  Nous  y  sommes  moins 
exposés  pour  les  gens  que  nous  observons  dans  la 
vie  parce  que  nous  voyons  trop  de  traits  qui  ne  rentre- 
raient pas  dans  une  formule  cohérente.  Mais  l'absence 
dedocuments,en  supprimant  les  traits  qui  nous  auraient 
gênés,  nous  incite  à  agencer  le  très  petit  nombre  de 
ceux  qui  restent  en  forme  de  caractère  de  théâtre.  C'est 
pourquoi  les  grands  hommes  de  l'antiquité  nous  parais- 
sent bien  plus  logiques  que  nos  contemporains. 

Comment  construire  la  formule  d'un  événement?  Un 
besoin  irrésistible  de  simplification  nous  fait  réunir  sous 
un  nom  unique  une  masse  énorme  de  menus  faits  aper- 
çus en  bloc  et  entre  lesquels  nous  sentons  confusément 
un  lien  (une  bataille,  une  guerre,  une  réforme).  Ce 
qui  est  ainsi  réuni,  ce  sont  tous  les  actes  qui  ont  con- 
couru à  un  même  résultat.  Voilà  comment  se  forme  la 
notion  vulgaire  d'événement,  et  nous  n'en  avons  pas  de 
plus  scientifique.  Il  faut  donc  grouper  les  faits  d'après 
leur  résultat;  ceux  qui  n'ont  pas  laissé  de  résultat 
visible  disparaissent,  les  autres  se  fondent  en  quelques 
ensembles  qui  sont  les  événements. 

Pour  décrire  un  événement  il  faut  préciser  1°  son 
caractère,  2°  son  étendue. 

1°  Le  caractère,  ce  sont  les  traits  qui  le  distinguent 
de  tout  autre,  non  pas  seulement  les  conditions  exté- 
rieures de  date  et  de  lieu,  mais  la  façon  dont  il  s'est 
produit  et  ses  causes  directes.  Voici  les  indications  que 
la  formule  devra  contenir.  Un  ou  plusieurs  hommes, 
dans  telles  dispositions  intérieures  (conceptions  et 
motifs  de  l'acte),  opérant  dans  telles  conditions  maté- 


CONSTRUCTION    DES    FORMULES    GENERALES.  237 

rielles  local,  instrument),  ont  fait  tels  actes,  qui  ont 
eu  pour  effet  telle  modification.  —  Pour  déterminer 
les  motifs  des  actes  on  n'a  pas  d'autre  procédé  que  de 
rapprocher  les  actes  d'une  part  avec  les  déclarations 
de  leurs  auteurs,  d'autre  part  avec  l'interprétation 
des  gens  qui  les  ont  fait  agir.  11  reste  souvent  un  doute  : 
c'est  le  terrain  de  j^olémique  entre  les  partis;  chacun 
interprète  les  actes  de  son  parti  par  des  motifs  nobles 
et  ceux  du  parti  adverse  par  des  motifs  vils.  Mais  des 
actes  décrits  sans  motif  resteraient  inintelligibles. 

2°  L'étendue  de  l'événement  sera  indiquée  dans  le 
lieu  lia  région  où  il  s'est  accompli  et  celle  que  ses  effets 
directs  ont  atteinte),  et  dans  le  temps  (le  moment  oîi 
il  a  commencé  à  se  réaliser  et  le  moment  où  le  résultat 
a  été  acquis). 

V.  Les  formules  descriptives  de  caractères,  étant 
seulement  qualitatives,  ne  donnent  qu'une  idée 
abstraite  des  faits;  la  quantité  est  nécessaire  pour  se 
représenter  la  place  qu'ils  ont  tenue  dans  la  réalité.  Il 
n'est  pas  indifférent  qu'un  usage  ait  été  pratiqué  par 
une  centaine  ou  par  des  millions  d'hommes. 

Pour  formuler  la  quantité  on  dispose  de  plusieurs 
procédés,  de  plus  en  plus  imparfaits,  qui  l'atteignent 
d'une  façon  de  moins  en  moins  précise.  Les  voici,  dans 
l'ordre  de  précision  décroissante. 

1°  La  mesure  est  le  procédé  entièrement  scientifique, 
car  les  chiffres  égaux  désignent  des  valeurs  rigoureu- 
sement exactes.  Mais  il  faut  une  unité  commune,  et  on 
ne  l'a  que  pour  le  temps  et  pour  les  faits  matériels 
(longueurs,  surfaces,  poids).  L'indication  des  chiffres 
de  production  et  des  sommes  d'argent  est  la  partie 
essentielle  des  faits  économiques  et  financiers.  Mais  les 
faits  psychologiques  restent  en  dehors  de  toute  mesure. 

2°  Le  dénombrement,  qui  est  le  procédé  de  la  statis- 


238  OPERATIONS    SYNTHI^TIQUES. 

tique  *,  s'applique  à  tous  les  faits  qui  ont  en  commun 
un  caractère  défini  dont  on  se  sert  pour  les  cora|)ter. 
Les  faits  ainsi  réunis  sous  un  même  chiffre  ne  sont  pas 
de  même  espèce,  ils  peuvent  n'avoir  de  commun  qu'un 
seul  caractère,  abstrait  (crime,  procès),  ou  conven- 
tionnel (ouvrier,  appartement);  le  chiffre  indique  seu- 
lement sur  combien  de  cas  s'est  rencontré  un  carac- 
tère :  il  ne  désigne  pas  un  total  homogène.  —  C'est  une 
tendance  naturelle  de  confondre  le  chiflre  et  la  mesure 
et  de  s'imaginer  qu'on  connaît  les  faits  avec  une  préci- 
sion scientifique  parce  qu'on  a  pu  leur  appliquer  un 
chiffre;  il  faut  se  défendre  de  cette  illusion,  ne  pas 
prendre  le  chiffre  de  dénombrement  d'une  population 
ou  d'une  armée  pour  la  mesure  de  son  importance*.  — 
Le  dénombrement  donne  pourtant  une  indication  néces- 
saire pour  construire  la  formule  d'un  groupe.  Mais  il 
est  restreint  aux  cas  où  l'on  peut  connaître  toutes  les 
unités  d'une  espèce  dans  les  limites  données,  car  il 
doit  se  faire  en  pointant,  puis  en  additionnant.  Avant 
d'entreprendre  un  dénombrement  rétrospectif,  on  devra 
donc  s'assurer  que  les  documents  sont  assez  complets 
pour  montrer  toutes  les  unités  à  dénombrer.  Quant 
aux  chiffres  donnés  par  les  documents,  on  devra  les 
tenir. en  défiance. 

3°  L'évaluation  est  un  dénombrement  incomplet  fait 
dans  une  portion  restreinte  du  champ,  en  supposant 
.que  les  j)roportions  seront  les  mêmes  dans  le  reste  du 
champ.  C'est  un  expédient  qui  s'impose  souvent  en  his- 
toire, quand  les  documents  sont  inégalement  abondants. 

1.  Sur  la  stat'stique,  qui  est  une  méthode  aujourd'hui  consti- 
tuée, on  trouvera  un  bon  résumé  avec  une  bibliographie  dans  le 
llandwbrlerbtich  dcr  Staalswissenschaflen,  lena,  1890-94,  gT.in-8. 

2.  Comme  Bourdeau  [L'Histoire  et  les  Historiens,  Paris,  1888, 
in-8),  qui  propose  de  réduire  toute  l'hisloire  à  une  série  de  sta- 
tistiques. 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GENERALES.     239 

Le  résultat  reste  douteux  si  l'on  n'est  pas  sur  que  la  por- 
tion dénombrée  fût  exactement  semblable  aux  autres 

4°  h' échantillonnage  est  un  dénombrement  restreint  à 
quelques  unités  prises  en  différents  endroits  du  champ; 
on  calcule  la  proportion  des  cas  oîi  le  caractère  donné 
se  rencontre  (soit  90  pour  100),  on  admet  que  la  pro- 
portion sera  la  même  dans  l'ensemble,  et  quand  il  y  a 
plusieurs  catégories  on  obtient  la  i)roportion  entre 
elles.  Le  procédé  est  applical)le  en  histoire  à  des  faits 
de  toute  espèce,  soit  pour  établir  la  proportion  des 
différentes  formes  ou  des  différents  usages  dans  une 
période  ou  une  région  donnée,  soit  pour  déterminer 
dans  les  groupes  hétérogènes  la  proportion  des  mem- 
bres d'espèce  différente.  Il  donne  l'impression  approxi- 
mative de  la  fréquence  des  faits  et  de  la  jiroportion  des 
éléments  d'une  société;  il  peut  même  montrer  quelles 
espèces  de  faits  se  rencontrent  le  plus  souvent  en- 
semble et  par  conséquent  paraissent  liés.  Mais  pour 
être  appliqué  correctement,  il  faut  que  les  échantillons 
soient  représentatifs  de  l'ensemble  et  non  d'une  partie 
qui  risquerait  d'être  exceptionnelle.  On  doit  donc  les 
choisir  en  des  points  très  différents  et  dans  des  condi- 
tions très  différentes,  de  façon  que  les  exceptions  se 
conlre-balancent.  Il  ne  suffit  pas  de  les  prendre  en  des 
points  éloignés,  par  exemple  sur  les  différentes  fron- 
tières d'un  pays,  car  le  fait  même  d'être  frontière  est 
une  condition  exceptionnelle.  —  On  pourra  vérifier  en 
suivant  les  procédés  des  anthropologistes  pour  l'éta- 
blissement des  moyennes. 

5°  La  généralisation  n'est  qu'un  procédé  instinctif  de 
simplification.  Dès  qu'on  a  aperçu  dans  un  objet  un 
certain  caractère,  on  étend  ce  caractère  à  tous  les 
autres  objets  un  peu  semblables.  En  toutes  les  matières 
humaines  où  les  faits  sont  toujours  complexes,  on  gêné- 


2^0  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

ralise  inconscieraraent;  on  étend  à  tout  un  peuple  les 
habitudes  de  quelques  individus,  ou  celles  du  premier 
groupe  de  ce  peuple  qu'on  a  connu,  à  toute  une  période 
des  habitudes  constatées  à  un  moment  donné.  C'est  en 
histoire  la  plus  active  de  toutes  les  causes  d'erreur,  et 
elle  agit  en  toute  matière,  sur  l'étude  des  usages,  des 
institutions,  même  sur  l'appréciation  de  la  moralité 
d'un  peuple  ^  La  généralisation  repose  sur  l'idée  con- 
fuse que  tous  les  faits  conligus  ou  semblables  en 
quelque  point  sont  semblables  sur  tous  les  points. 
Elle  est  un  échantillonnage  inconscient  et  mal  fait.  On 
peut  donc  la  rendre  correcte  en  la  ramenant  aux  con- 
ditions d'un  échantillonnage  bien  fait.  On  doit  exami- 
ner les  cas  à  partir  desquels  on  veut  généraliser  et 
se  demander  :  Quel  droit  a-t-on  de  généraliser?  c'est- 
à-dire  quelle  raison  a-t-on  de  présumer  que  le  caractère 
constaté  dans  ces  cas  se  rencontrera  dans  des  milliers 
d'autres?  que  ces  cas  seront  pareils  à  la  moyenne?  La 
seule  raison  valable,  c'est  que  ces  cas  soient  représen- 
tatifs de  l'ensemble.  Et  ainsi  on  se  trouve  ramené  au 
procédé  méthodique  de  l'échantillonnage. 

Voici  comment  on  doit  opérer  :  1°  On  doit  préciser 
le  champ  dans  lequel  on  croit  pouvoir  généraliser 
(c'est-à-dire  admettre  la  ressemblance  de  tous  les  cas), 
délimiter  le  pays,  le  groupe,  la  classe,  l'époque  où  on 
va  généraliser.  Il  faut  prendre  garde  de  ne  pas  faire  le 
champ  trop  grand  en  confondant  une  section  avec 
l'ensemble  (un  peuple  grec  ou  germanique  avec  l'en- 
semble des  Grecs  ou  des  Germains).  2"  On  doit  s'assurer 
que  les  faits  contenus  dans  le  champ  sont  semblables 
sur  les  points  où  on  veut  généraliser;  donc  se  défier 
des  noms  vagues  qui  recouvrent  des  groupes  très  dif- 

1.  Voir  un  bon  exemple  dans  Lacombe,  o.  c,  p.  146. 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GÉNÉRALES.     241 

férents  (Chrétiens,  Français,  Aryas,  Romans).  3°  On 
doit  s'assurer  que  les  cas  sur  lesquels  on  va  généra- 
liser sont  des  échantillons  représentatifs.  Il  faut  qu'ils 
rentrent  vraiment  dans  le  champ,  car  il  arrive  de  prendre 
pour  spécimen  d'un  groupe  des  hommes  ou  des  faits 
d'un  autre  grouj)e.  Il  faut  qu'ils  ne  soient  pas  exception- 
nels, ce  qui  est  à  présuraerpour  tous  les  cas  qui  se  pro- 
duisent dans  des  conditions  exceptionnelles;  les  auteurs 
de  documents  tendent  à  noter  de  préférence  ce  qui  les 
surprend,  par  conséquent  les  cas  exceptionnels  tien- 
nent dans  les  documents  une  place  disproportionnée  à 
leur  nombre  réel;  c'est  une  des  principales  sources 
d'erreur.  4°  Le  nombre  des  spécimens  nécessaires 
pour  généraliser  doit  être  d'autant  plus  grand  qu'il  y  a 
moins  de  motifs  de  ressemblance  entre  tous  les  cas 
pris  dans  le  champ.  Il  pourra  être  petit  sur  les  points 
où  les  hommes  tendent  à  se  ressembler  fortement,  soit 
par  imitation  ou  convention  (langue,  rites,  cérémonies), 
soit  par  l'effet  de  coutumes  ou  de  règlements  obliga- 
toires (institutions  sociales,  politiques  dans  les  pays 
où  l'autorité  est  obéie).  Il  devra  être  plus  grand  pour 
les  faits  où  l'initiative  individuelle  a  plus  de  part  (art, 
science,  morale)  ;  et  même,  pour  la  conduite  privée, 
toute  généralisation  sera  d'ordinaire  impossible. 

VI.  Les  formules  descriptives  ne  sont  en  aucune 
science  le  terme  dernier  du  travail.  Il  reste  encore  à 
classer  les  faits  de  façon  à  en  embrasser  l'ensemble,  il 
reste  à  chercher  les  rapports  entre  eux;  —  ce  sont  les 
conclusions  générales.  L'histoire,  à  cause  de  l'infirmité 
de  son  mode  de  connaissance,  a  besoin  en  outre  d'une 
opération  préalable  pour  déterminer  la  portée  des  con- 
naissances obtenues  ^ 

1.  Il  a  paru  inutile  de  discuter  ici  si  l'histoire  doit,  suivant  la 
tradition  antique,  remplir  encore  une  autre  fonction,  si  elle  doit 

16 


242  OPEr.ATIOXS    SYXTIlliTIQUES. 

Le  travail  criiique  n'a  fourni  qu'une  masse  de 
remarques  isolées  sur  la  valeur  de  la  connaissance  que 
les  documents  ont  permis  d'atteindre.  Il  faut  les  réunir. 
On  prendra  donc  tout  un  groupe  de  fails  classés  dans 
le  même  cadre  —  une  espèce  de  faits,  un  pays,  une 
période,  un  événement  —  et  on  résumera  les  résultats 
de  la  critique  des  faits  particuliers  pour  obtenir  une 
formule  d'ensemble.  11  faudra  considérer:  1»  l'étendue, 
2  la   valeur  de  notre  connaissance. 

1"  On  se  demandera  quelles  sont  les  lacunes  laissées 
par  les  documents.  Il  est  facile,  en  suivant  le  question- 
naire général  de  groupement,  de  constater  sur  cjuelles 
espèces  de  faits  nous  ne  sommes  pas  renseignés.  Pour 
les  évolutions  nous  apercevons  quels  anneaux  manquent 
à  la  chaîne  des  changements  successifs;  pour  les  évé- 
nements quels  épisodes,  quels  groupes  d'acteurs,  quels 
motifs  nous  restent  inconnus;  quels  faits  nous  voyons 
apparaître  sans  en  savoir  le  commencement  ou  dispa- 
raître sans  en  connaître  la  fin.  Nous  devons  dresser,  au 
moins  mentalement,  le  tableau  de  nos  ignorances  pour 
nous  rappeler  la  distance  entre  notre  connaissance 
réelle  et  une  connaissance  complète. 

2"  La  valeur  de  notre  connaissance  dépend  de  la 
valeur  de  nos  documents.  La  critique  nous  l'a  montrée 
en    détail    pour    chaque   cas,    il    faut    la    résumer   en 

juger  les  événements  et  les  hommes,  c'est-à-dire  accompagner  la 
description  des  faits  d'un  jugement  d'approbation  ou  de  répro- 
bation, soit  au  nom  d'un  idéal  moral  général  ou  particulier 
(idéal  de  secte,  de  parti,  de  nation),  soit  au  point  de  vue  pratique 
en  examinant,  comme  Polybe,  si  les  actes  historiques  ont  été 
bien  ou  mal  combinés  en  vue  du  succès.  Cette  addition  pour- 
rait se  faire  dans  toute  étude  descriptive  :  le  naturaliste  pour- 
rait exprimer  sa  sympathie  ou  son  admiration  pour  un  animal, 
blâmer  la  férocité  du  tigre  ou  louer  le  dévouement  de  la  poule  à 
ses  poussins.  Mais  il  est  évident  qu'en  histoire,  comme  en  toute 
autre  matière,  ce  jugement  est  étranger  à  la  science. 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GENERALES     243 

quelques  traits  pour  un  ensemble  de  faits.  Notre  con- 
naissance provient-elle  d'observation  directe,  de  tradi- 
tion écrite,  ou  de  tradition  orale?  Possédons-nous  plu- 
sieurs traditions  diversement  colorées  ou  une  seule? 
Possédons-nous  des  documents  d'espèce  diverse  ou 
d'une  seule  espèce?  Les  renseignements  sont-ils  vagues 
ou  précis,  détaillés  ou  sommaires,  littéraires  ou  posi- 
tifs, officiels  ou  confidentiels? 

La  tendance  naturelle  est  de  négliger  dans  la  con- 
struction les  résultats  de  la  critique,  d'oublier  ce  qu'il  y 
a  d'incomplet  ou  de  douteux  dans  notre  connaissance. 
Un  désir  puissant  d'accroître  le  plus  possible  la  masse 
de  nos  renseignements  et  de  nos  conclusions  nous 
pousse  à  nous  délivrer  de  toutes  les  resti'ictions  néga- 
tives. Le  risque  est  donc  grand  de  nous  former  avec 
des  renseignements  fragmentaires  et  suspects  une 
impression  d'ensemble  comme  si  nous  possédions  un 
tableau  complet.  —  On  oublie  facilement  l'existence 
des  faits  que  les  documents  ne  décrivent  pas  (les  faits 
économiques,  les  esclaves  dans  l'antiquité);  on  s'exa- 
gère la  place  tenue  par  les  faits  connus  (l'art  grec,  les 
inscriptions  romaines,  les  couvents  du  moyen  âge). 
Instinctivement^  on  apprécie  l'importance  des  faits  à 
la  quantité  des  documents  qui  en  parlent.  —  On  oublie 
la  nature  particulière  des  documents,  et,  lorsqu'ils 
sont  tous  de  même  provenance,  on  oublie  qu'ils  ont 
fait  subir  aux  faits  la  même  déformation  et  que  leur 
communauté  d'origine  rend  le  contrôle  impossible  ;  on 
conserve  docilement  la  couleur  de  la  tradition  (romaine, 
orthodoxe,  aristocratique). 

Pour  échapper  à  ces  tendances  naturelles  il  suffit  de 
s'imposer  la  règle  de  passer  en  revue  l'ensemble  des 
faits  et  l'ensemble  de  la  tradition  avant  tout  essai  de 
conclusion  générale. 


544  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

VII.  Les  formules  descriptives  donnent  le  caractère 
parliculier  de  chacun  des  petits  groupes  de  faits.  Pour 
obtenir  une  conclusion  d'ensemble  il  faut  réunir  tous 
ces  résultats  de  détail  en  une  formule  d'ensemble.  On 
doit  rapprocher  non  des  détails  isolés  ou  des  caractères 
secondaires  *,  mais  des  groupes  de  faits  qui  se  res- 
semblent par  un  ensemble  de  caractères. 

On  forme  ainsi  un  ensemble  (d'institutions ,  de 
groupes  humains,  d'événements).  On  en  détermine 
—  suivant  la  méthode  indiquée  plus  haut  —  les  carac- 
tères propres,  l'étendue,  la  durée,  la  quantité  ou  l'im- 
portance. 

En  formant  des  groupes  de  plus  en  plus  généraux, 
on  laisse,  à  chaque  degré  nouveau  de  généralité,  tom- 
ber les  caractères  différents  pour  ne  retenir  que  les 
caractères  communs.  On  doit  s'arrêter  au  point  où  il 
ne  resterait  plus  de  commun  que  des  caractères  uni- 
versels de  l'humanité.  —  Le  résultat  est  de  condenser 
en  une  formule  le  caractère  général  d'un  ordre  de  faits, 
une  langue,  une  religion,  un  art,  une  organisation  éco- 
nomique, une  société,  un  gouvernement,  un  événement 
complexe  (comme  l'Invasion  ou  la  Réforme). 

Tant  que  ces  formules  d'ensemble  demeurent  iso- 
lées, la  conclusion  ne  paraît  pas  complète.  Et  comme 
on  ne  peut  plus  les  rapprocher  davantage  pour  les  fon- 
dre, on  sent  le  besoin  de  les  comparer  pour  essayer 
de  les  classer.  —  La  classiGcation  peut  être  tentée  par 
deux  procédés. 

1°  On  peut  comparer  les  catégories  semblables  de 
faits  spéciaux,  les  langues,  les  religions,  les  arts,  les 

1.  La  comparaison  entre  deux  faits  de  détail  appartenant  à 
des  ensembles  très  différents  (Abd-el-Kader  à  Jug-urlha,  îsapo- 
léon  à  Sforza)  est  un  procédé  d'exposition  frappant,  mais  non 
un  moyen  d'arriver  à  une  conclusion  scientifique. 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GENERALES.    245 

gouvernements,  en  les  prenant  dans  toute  l'humanité, 
les  comparant  entre  eux  et  classant  ensemble  ceux  qui 
se  ressemblent  le  plus.  On  obtient  des  familles  de 
langues,  de  religions,  de  gouvernements  qu'on  peut 
essayer  de  classer  ensuite  entre  elles.  C'est  une  clas- 
sification abstraite,  qui  isole  une  espèce  de  faits  de 
toutes  les  autres ,  renonçant  ainsi  à  atteindre  les 
causes.  Elle  a  l'avantage  d'être  rapidement  faite  et 
d'aboutir  à  un  vocabulaire  technique  qui  peut  être 
commode  pour  désigner  les  faits. 

2°  On  peut  comj)arer  des  groupes  réels  d'individus 
réels,  prendre  les  sociétés  données  historiquement  et 
les  classer  d'après  leurs  ressemblances.  C'est  une  clas- 
sification concrète  analogue  à  celles  de  la  zoologie  où  on 
classe  non  des  fonctions,  mais  des  animaux  complets. 
Il  est  vrai  que  les  groupes  sont  moins  nets  qu'en  zoo- 
logie; aussi  n'est-on  pas  d'accord  sur  les  caractères 
d'après  lesquels  doit  s'établir  la  ressemblance.  Sera-ce 
l'organisation  économique  ou  politique,  ou  l'état  intel- 
lectuel ?  Aucun  principe  ne  s'est  encore  imposé. 

L'histoire  n'est  pas  encore  parvenue  à  une  classifi- 
cation scientifique  d'ensemble.  Peut-être  les  groupes 
humains  ne  sont-ils  pas  assez  homogènes  pour  fournir 
un  fondement  solide  de  comparaison,  et  pas  assez  tran- 
chés pour  fournir  des  unités  comparables. 

VIII.  L'étude  des  rapports  entre  les  faits  simul- 
tanés consiste  à  chercher  les  liens  entre  tous  les  faits 
d'espèces  différentes  qui  se  produisent  dans  une  même 
société.  On  sent  confusément  que  les  différentes  habi- 
tudes séparées  par  abstraction  et  classées  en  caté- 
gories distinctes  (art,  religion,  institutions  politiques), 
ne  sont  pas  isolées  dans  la  réalité,  qu'elles  ont  des 
caractères  communs  et  qu'elles  sont  liées  assez  pour 
qu'un  changement  de  l'une  amène  un  changement  dans 


2i6  OPÉnATIOMS    SYNTHÉTIQUES. 

l'autre.  C'est  l'idée  fondamentale  de  V Esprit  des  lois  de 
Montesquieu.  Ce  lien,  appelé  parfois  consensus,  l'école 
allemande  (Savigny,  Niebuhr)  l'a  appelé  Zusammenhang. 
De  cette  conception  est  née  la  théorie  du  Volhsgeist 
(es|)rit  du  peuple),  dont  une  contrefaçon  a  pénétré  depuis 
quelques  années  en  France  sous  le  nom  d'«  âme  natio- 
nale ».  Elle  est  aussi  au  fond  de  la  théorie  de  l'âme 
sociale  exposée  par  Lamprecht. 

En  écartant  ces  conceptions  mystiques  il  reste  un 
fait  très  confus,  mais  incontestable,  c'est  la  «  solida- 
rité »  entre  les  différentes  habitudes  d'un  même  peuple. 
Pour  l'étudier  avec  précision,  il  faudrait  l'analyser,  et 
un  lien  ne  s'analyse  pas.  Il  est  donc  naturel  que  cette 
partie  des  sciences  sociales  soit  restée  le  refuge  du 
mystère  et  de  l'obscurité. 

En  comparant  les  différentes  sociétés  de  façon  à  éta- 
blir par  quelles  branches  se  ressemblent  ou  diffèrent 
celles  qui  se  ressemblent  ou  diffèrent  par  une  branche 
donnée  (religion  ou  gouvernement),  on  obtiendrait 
peut-être  des  constatations  empiriques  intéressantes. 
Mais,  pour  expliquer  le  consensus,  il  faut  remonter  jus- 
qu'aux faits  qui  le  produisent,  jusqu'aux  causes  com- 
munes des  différentes  habitudes.  On  se  trouve  ainsi 
acculé  à  la  nécessité  d'aborder  la  recherche  des  causes 
et  on  entre  dans  l'histoire  dite  philosophique,  parce 
qu'elle  cherche  ce  qu'on  appelait  autrefois  la. philosophie 
des  faits,  c'est-à-dire  leurs  rapports  permanents. 

IX.  Le  besoin  de  s'élever  au-dessus  de  la  simple 
constatation  des  faits,  pour  les  expliquer  par  leurs 
causes,  ce  besoin  constitutif  de  toutes  les  sciences,  a  fini 
par  se  faire  sentir  même  dans  l'étude  de  l'histoire.  De 
là  sont  nés  les  systèmes  de  philosophie  de  l'histoire  et 
les  essais  en  vue  de  déterminer  des  lois  ou  des  causes 
historiques.  Nous  devons  renoncer  à  faire  ici  un  examen 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GÉNÉRALES.     247 

critique  de  ces  tentatives,  si  nombreuses  au  xix^  siècle  ; 
nous  essaierons  du  moins  d'indiquer  par  quelles  voies 
on  a  abordé  le  problème  et  ce  qui  a  empêché  d'atteindre 
une  solution  scientifique. 

Le  procédé  le  plus  naturel  d'explication  consiste  à 
admettre  qu'une  cause  transcendante,  la  Providence, 
dirige  tous  les  faits  de  l'histoire  vers  un  but  connu  de 
Dieu  *.  Cette  explication  ne  peut  être  que  le  couronne- 
ment métaphysique  d'une  construction  scientifique, 
car  le  propre  de  la  science  est  de  n'étudier  que  les 
causes  déterminantes.  L'historien,  pas  plus  que  le  chi- 
miste ou  le  naturaliste,  n'a  à  rechercher  la  cause  pre- 
mière ou  les  causes  finales.  En  fait  on  ne  s'arrête  plus 
guère  aujourd'hui  à  discuter,  sous  sa  forme  théologique, 
la  théorie  de  la  Providence  dans  l'histoire. 

Mais  la  tendance  à  expliquer  les  faits  historiques 
par  des  causes  transcendantes  persiste  dans  des  théo- 
ries plus  modernes  où  la  métaphysique  se  déguise  sous 
des  formes  scientifiques.  Les  historiens  au  xix'^  siècle 
ont  subi  si  fortement  l'action  de  l'éducation  philoso- 
phique que  la  plupart  introduisent,  parfois  même  à 
leur  insu,  des  formules  métaphysiques  dans  la  con- 
struction de  l'histoire.  Il  suffira  d'énumérer  ces  systè- 
mes et  d'en  montrer  le  caractère  métaphysique  pour  que 
les  historiens  réfléchis  soient  avertis  de  s'en  défier. 

La  théorie  du  caractère  rationnel  de  l'histoire  repose 
sur  l'idée  que  tout  fait  historique  réel  est  en  même 
temps  «  rationnel  »,  c'est-à-dire  conforme  à  un  plan 
d'ensemble  intelligible;  d'ordinaire  on  admet  comme 
sous-entendu  que  tout  fait  social  a  sa  raison  d'être  dans 


1.  C'est  encore  le  système  de  plusieurs  auteurs  contemporains, 
le  juriste  belyfe  Laurent  dans  ses  Études  sur  l'histoire  de  l'huma- 
nité. l'Allemand  Rocholl,  et  même  Flint,  l'historien  anglais  de  la 
philosophie  de  l'bistoire. 


248  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

le  développement  de  la  société,  c'est-à-dire  qu'il  finit 
par  tourner  à  l'avantage  de  la  société;  ce  qui  conduit 
;  à  chercher  pour  cause  à  toute  institution  le  besoin  social 
/  auquel  elle  a  dû  répondre  à  l'origine  *.  C'est  l'idée 
fondamentale  de  l'Hegelianisme,  sinon  chez  Hegel,  du 
moins  chez  ses  disciples  historiens  (Ranke,  Mommsen, 
Droysen,  en  France  Cousin,  Taine  et  Michelet).  C'est 
sous  un  déguisement  laïque  la  vieille  théorie  théologi- 
que des  causes  finales  qui  suppose  une  Providence 
occupée  à  diriger  l'humanité  au  mieux  de  ses  intérêts. 
Et  c'est  un  a  priori  consolant,  mais  non  scientifique; 
car  l'observation  des  faits  historiques  ne  montre  pas 
que  les  choses  se  soient  toujours  passées  de  la  façon  la 
plus  avantageuse  aux  hommes  ou  la  plus  rationnelle, 
ni  que  les  institutions  aient  eu  d'autre  cause  que  les 
intérêts  de  ceux  qui  les  établissaient;  elle  donnerait 
plutôt  l'impression  inverse. 

De  la  même  source  métaphysique  sort  aussi  la  théorie 
hégélienne  des  idées  qui  se  réalisent  successivement 
dans  l'histoire  par  l'intermédiaire  des  peuples  succes- 
sifs. Popularisée  en  France  par  Cousin  et  Michelet, 
cette  théorie  a  fini  son  temps,  même  en  Allemagne; 
mais  elle  s'est  prolongée,  surtout  en  Allemagne,  sous 
la  forme  de  la  mission  historique  [Beruf)  attribuée  à 
des  peuples  ou  à  des  personnages.  Il  suffira  ici  de 
constater  que  les  métaphores  même  d'  «  idée  »  et  de 
«  mission  »  impliquent  une  cause  transcendante  anthro- 
pomorphique. 

De  la  même  conception  optimiste  d'une  direction 
rationnelle  du  monde  découle  la  théorie  du  progrès 
continu  et  nécessaire  de  l'humanité.  Bien  qu'adoptée 

1.  C'est  ainsi  que  Taine,  dans  Les  origines  de  la  France  con- 
temporaine, explique  la  formation  des  privilèges  de  l'ancien 
rég-irue  par  les  services  qu'auraient  jadis  rendus  les  privilégiés. 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  CENERALES.     249 

par  les  positivistes,  elle  n'est  qu'une  hypothèse  méta- 
physique. Au  sens  vulgaire,  le  «  progrès  »  n'est  qu'une 
expression  subjective  pour  désigner  les  changements 
qui  vont  dans  le  sens  de  nos  préférences.  Mais  —  même 
en  prenant  le  mot  au  sens  o])jectif  que  Spencer  lui  a 
donné  (un  accroissement  de  variété  et  de  coordination 
des  phénomènes  sociaux)  —  l'étude  des  faits  histori- 
ques ne  montre  pas  un  progrès  universel  et  continu  de 
l'humanité,  elle  montre  des  progrès  partiels  et  inter- 
mittents, et  elle  ne  fournit  aucune  raison  de  les  attri- 
buer à  une  cause  permanente  inhérente  à  l'ensemble 
de  l'humanité  plutôt  qu'à  une  série  d'accidents  locaux  *. 
Des  tentatives  d'explication  de  forme  plus  scienti- 
fique sont  nées  dans  les  histoires  spéciales  (des  lan- 
gues, des  religions,  du  droit).  En  étudiant  séparément 
la  succession  des  faits  d'une  seule  espèce,  les  spécia- 
listes ont  été  amenés  à  constater  le  retour  régulier  des 
mêmes  successions  de  faits,  ils  l'ont  exj^rimée  en  for- 
mules qu'on  a  appelées  quelquefois  des  lois  (par 
exemple  la  loi  de  l'accent  tonique);  ce  ne  sont  jamais 
que  des  lois  empiriques,  elles  indiquent  seulement  les 
successions  de  faits  sans  les  expliquer,  puisqu'elles 
n'en  découvrent  pas  la  cause  déterminante.  Mais,  par 
une  métaphore  naturelle,  les  spécialistes,  frappés  de  la 
régularité  de  ces  successions,  ont  regardé  l'évolution 
des  usages  (d'un  mot,  d'un  rite,  d'un  dogme,  d'une 
règle  de  droit)  comme  un  développement  organique 
analogue  à  la  croissance  d'une  plante;  on  a  parlé  de  la 
«  vie  des  mots  »,  de  la  «  mort  des  dogmes  »,  de  la 
«  croissance  des  mythes  ».  Puis,  oubliant  que  toutes 
ces  choses  sont  de  pures  abstractions,  on  a  admis  — 


1.  On  trouvera    une  bonne  critique  de  la  théorie  du  progrès 
dans  l'ouvrage  cité  de  P.  Laconibe. 


250  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

sans  le  dire  explicitement  —  une  force  inhérente  an 
mot,  au  rite,  à  la  règle,  qui  produirait  son  évolution. 
C'est  la  théorie  du  développement  [Enuvickelung]  des 
usages  et  des  institutions;  lancée  en  Allemagne  par 
l'école  «  historique  »,  elle  a  dominé  toutes  les  histoires 
spéciales.  L'histoire  des  langues  seule  achève  de  s'en 
dégager  *.  —  De  même  qu'on  assimilait  les  usages  à 
des  êtres  doués  d'une  vie  propre,  on  personnifiait  la 
succession  des  individus  qui  composent  les  corps  de 
la  société  (royauté,  église,  sénat,  parlement),  en  lui 
prêtant  une  volonté  continue  qu'on  traitait  comme  une 
cause  agissante.  —  Un  monde  d'êtres  imaginaires  s'est 
créé  ainsi  derrière  les  faits  historiques  et  a  remplacé 
la  Providence  dans  l'explication  des  faits.  Pour  se 
défendre  contre  cette  mythologie  décevante,  une  règle 
suffira  :  Ne  chercher  les  causes  d'un  fait  historique 
qu'après  s'être  représenté  ce  fait  d'une  façon  concrète 
sous  la  forme  d'individus  qui  agissent  ou  qui  pensent. 
Si  l'on  tient  à  user  des  substantifs  abstraits,  on  devra 
éviter  toute  métaphore  qui  leur  ferait  jouer  le  rôle  d'êtres 
vivants. 

En  comparant  les  évolutions  des  différentes  espèces 
de  faits  dans  une  même  société,  l'école  «  historique  » 
avait  été  amenée  à  constater  la  solidarité  (Zusammen- 
hang)  2.  Mais,  avant  d'en  avoir  cherché  les  causes  par 
analyse,  .on  supposa  une  cause  générale  permanente 
qui  devait  résider  dans  la  société  elle-même.  Et, 
comme  on  s'était  habitué  à  jDersonnifier  la  société,  on 
lui  attribua  un  tempérament  spécial,  le  génie  propre 
de  la  nation  ou  de  la  race,  qui  se  manifestait  dans  les 

1.  Voir  les  déclarations  très  nettes  d'un  des  principaux  repré- 
sentants de  la  science  du  langage  en  France,  V.  Henry,  Antino- 
mies linguistiques,  Paris,  1896,  in-8. 

2.  Voir  plus  haut,  p.  246. 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GÉNÉRALES.    251 

différentes  activités  sociales  et  expliquait  leur  solida- 
rité *.  Ce  n'était  qu'une  hypothèse  suggérée  par  le 
monde  animal  où  chaque  espèce  a  des  caractères  per- 
manents. Elle  eût  été  insuffisante,  car,  pour  expliquer 
comment  une  même  société  a  changé  de  caractère  d'une 
époque  à  l'autre  (les  Gi^ecs  entre  le  vii'=  et  le  iv^  siècle, 
les  Anglais  entre  le  xv"  et  le  xi\^),  il  eût  fallu  faire 
intervenir  l'action  des  causes  extérieures.  Et  elle  est 
caduque,  puisque  toutes  les  sociétés  historiques  sont 
des  groupes  d'hommes  sans  unité  anthropologique  et 
sans  caractères  communs  héréditaires. 

A  côté  de  ces  explications  métaphysiques  ou  méta- 
phoriques, se  sont  produites  des  tentatives  pour  appli- 
quer à  la  recherche  des  causes  en  histoire  le  procédé 
classique  des  sciences  naturelles  :  comparer  des  séries 
parallèles  de  faits  successifs  pour  voir  ceux  qui  se 
retrouvent  toujours  ensemble.  La  «  méthode  compara- 
tive »  a  été  essayée  sous  plusieurs  formes.  —  On  a 
pris  pour  objet  d'étude  un  détail  de  la  vie  sociale  (un- 
usage,  une  institution,  une  croyance,  une  règle),  déûni 
abstraitement;  on  en  a  comparé  les  évolutions  dans 
différentes  sociétés,  de  façon  à  déterminer  l'évolution 
commune  qu'on  devrait  rapporter  à  une  même  cause 
générale.  Ainsi  se  sont  fondés  la  linguistique,  la  mytho- 
logie, le  droit  comparés.  —  On  a  proposé  (en  Angle- 
terre) de  ])réciser  la  comparaison  en  appliquant  la 
méthode  «  slalistique  »;  il  s'agirait  de  comparer  svslé- 
raatiquement  toutes  les  sociétés  connues  et  de  dresser 

1.  Lamprecht,  dans  l'article  cité  p.  213,  après  avoir  rapproché 
les  évolutions  artistique,  relig-ieuse,  économique  de  l'Allemag-ne 
au  moj'en  âge  et  constaté  qu'on  peut  les  diviser  toutes  en 
périodes  de  même  durée,  explique  les  transformations  simulta- 
nées des  différents  usages  et  institutions  d'une  même  société  par 
les  transformations  de  «  l'âme  sociale  »  collective.  Ce  n'est 
qu'une  autre  forme  de  la  même  hypothèse. 


252  OPÉRATIONS    SYNTHETIQUES. 

la  Statistique  de  tous  les  cas  où  deux  usages  se  rencon- 
trent ensemble.  C'est  le  principe  des  tables  de  concor- 
dance de  Bacon  ;  il  est  à  craindre  qu'il  ne  donne  pas 
plus  de  résultats.  —  Le  vice  de  tous  ces  procédés  est 
d'opérer  sur  des  notions  abstraites,  en  partie  arbi- 
traires, parfois  même  sur  des  rapprochements  de  mots, 
sans  connaître  l'ensemble  des  conditions  où  se  sont 
produits  les  faits. 

On  pourrait  imaginer  une  méthode  plus  concrète 
qui,  au  lieu  de  fragments,  comparerait  des  ensembles, 
c'est-à-dire  des  sociétés  tout  entières,  soit  la  même 
société  à  deux  moments  de  son  évolution  (l'Angleterre 
au  xvi^  et  au  xix^  siècle),  soit  des  évolutions  d'ensemble 
de  plusieurs  sociétés,  contemporaines  l'une  de  l'autre 
(Angleterre  et  France)  ou  d'époques  différentes  (Rome 
et  l'Angleterre).  Elle  pourrait  servir  négativement,  pour 
s'assurer  qu'un  fait  n'est  pas  l'effet  nécessaire  d'un 
autre,  puisqu'on  ne  les  trouve  pas  toujours  liés  (par 
exemple  l'émancipation  des  femmes  et  le  christianisme). 
Mais  on  ne  peut  guère  en  attendre  de  résultats  positifs, 
car  la  concomitance  de  deux  faits  dans  plusieurs  séries 
n'indique  pas  s'ils  sont  cause  l'un  de  l'autre  ou  seule- 
ment effets  d'une  même  cause. 

La  recherche  méthodique  des  causes  d'un  fait  exige 
une  analyse  des  conditions  où  se  produit  le  fait,  de 
façon  à  isoler  la  condition  nécessaire  qui  est  la  cause; 
elle  suppose  donc  la  connaissance  complète  de  ces  con- 
ditions. C'est  précisément  ce  qui  manque  en  histoire. 
Il  faut  donc  renoncer  à  atteindre  les  causes  par  une 
méthode  directe,  comme  dans  les  autres  sciences. 

En  fait  cependant,  les  historiens  usent  souvent  de  la 
notion  de  cause,  indispensable,  on  l'a  montré  plus  haut, 
pour  formuler  les  événements  et  construire  les  pé- 
riodes. C'est  qu'ils  connaissent  les  causes  soit  par  les 


CONSTRUCTION  DES  FORMULES  GENERALES.    253 

auteurs  de  documents  qui  ont  observé  les  faits,  soit 
par  analogie  avec  les  causes  actuelles  que  chacun  de 
nous  a  observées.  Toute  l'histoire  des  événements  est 
un  enchaînement  évident  et  incontesté  d'accidents,  dont 
chacun  est  cause  déterminante  d'un  autre.  Le  coup  de 
lance  de  Montgomery  est  cause  delà  mort  de  Henri  II, 
et  cette  mort  est  cause  de  l'avènement  des  Guises  au 
pouvoir,  qui  est  cause  du  soulèvement  du  parti  pro- 
testant. 

L'observation  des  causes  par  les  auteurs  de  docu- 
ments reste  limitée  à  l'enchaînement  des  faits  acciden- 
tels observés  par  eux  ;  —  ce  sont  à  vrai  dire  les  causes 
les  plus  sûrement  connues.  Aussi  l'histoire,  au  rebours 
des  autres  sciences,  atteint-elle  mieux  les  causes  des 
accidents  particuliers  que  celles  des  transformations 
générales,  car  elle  trouve  le  travail  déjà  fait  dans  les 
documents. 

Pour  rechercher'  les  causes  des  faits  généraux,  la 
construction  historique  est  réduite  à  l'analogie  entre  le 
passé  et  le  présent.  Si  elle  a  chance  de  trouver  les. 
causes  qui  expliquent  l'évolution  des  sociétés  passés, 
ce  sera  par  l'observation  directe  des  transformations 
des  sociétés  actuelles. 

Cette  étude  n'est  pas  constituée  encore,  on  ne  peut 
ici  qu'en  indiquer  les  principes  : 

1°  Pour  atteindre  les  causes  de  la  solidarité  entre  les 
habitudes  différentes  d'une  même  société,  il  faut  dépas- 
ser la  forme  abstraite  et  conventionnelle  que  les  faits 
prennent  dans  la  langue  des  documents  (dogme,  règle, 
rile,  institution),  et  remonter  jusqu'aux  centres  réels 
concrets,  qui  sont  toujours  des  hommes  pensants  ou 
agissants.  Là  seulement  sont  réunies  les  diverses 
espèces  d'activité  que  la  langue  sépare  par  abstraction. 
Leur  solidarité  doit  donc  être  cherchée  dans  quelque 


254  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUI:S. 

trait  dominant  de  la  nature  ou  de  la  condilion  de  ces 
hommes  qui  s'impose  à  toutes  les  manifestations  di(- 
férentes  de  leur  activité.  —  On  devra  s'attendre  à  ce 
que  la  scrtiJarité  ne  soit  pas  également  étroite  entre 
toutes  les  espèces  d'activité  :  elle  sera  plus  forte  dans 
celles  oti  chaque  individu  dépend  étroitement  des 
actes  de  la  masse  (vie  économique,  sociale,  politique), 
plus  faible  dans  les  activités  intellectuelles  (arts, 
sciences)  où  l'initiative  des  individus  s'exerce  plus 
librement  *.  —  Les  documents  mentionnent  la  plupart 
des  habitudes  (croj'ances,  coutumes,  institutions)  en 
bloc  sans  distinguer  les  individus;  et  pourtant,  dans 
une  même  société,  les  habitudes  diffèrent  beaucoup 
d'un  homme  à  l'autre.  Il  faudra  distinguer  ces  diffé- 
rences, sous  peine  d'expliquer  les  actes  des  artistes 
et  des  savants  par  les  croyances  et  les  habitudes  de 
leur  prince  ou  de  leurs  fournisseurs. 

2°  Pour  atteindre  les  causes  de  l'évolution,  il  faudra 
remonter  aux  seuls  êtres  qui  puissent  évoluer,  les 
hommes.  Toute  évolution  a  pour  cause  un  changement 
dans  les  conditions  matérielles  ou  les  habitudes  de 
certains  hommes.  L'observation  nous  montre  deux 
sortes  de  changement.  —  Ou  les  hommes  restent  les 
mêmes,  mais  changent  leur  façon  d'agir  ou  de  penser, 
soit  volontairement  par  imitation,  soit  par  contrainte.  — 
Ou  les  hommes  qui  pratiquaient  l'ancien  usage  sont 
disparus  et  ont  été  remplacés  par  d'autres  hommes  qui 
ne  le  pratiquent  plus,  soit  des  étrangers,  soit  les  des- 
cendants des  hommes  anciens,  mais  élevés  autrement. 
Ce  renoiivelleraeiit  des  générations  paraît  être,  de  nos 
jours,  la  cause  la  plus  active  de  l'évolution.  On  est  enclin 

1.  Les  historiens  de  la  littérature  qui,  du  premier  coup,  ont 
cherché  le  lien  entre  les  arts  et  le  reste  de  la  vie  sociale  ont 
aiasi  posé  la  première  la  question  la  plus  difficile. 


CONSTHUCTIOX  DES  FORMULES  GENEHALES.    255 

à  penser  qu'il  l'a  été  dans  le  passé  :  l'évolution  a  été 
d'autant  plus  lente  que  les  gens  de  la  génération  sui- 
vante ont  été  plus  exclusivement  formés  par  l'imitation 
de  leurs  devanciers. 

Il  resterait  une  dernière  question.  N'y  a-t-il  jamais 
que  des  hommes  semblables  qui  diffèrent  seulement 
par  leurs  conditions  de  vie  (éducation,  ressources,  gou- 
vernement), et  l'évolution  n'est-elle  produite  que  par 
des  changements  dans  ces  conditions'^  —  Ou  bien  y 
a-t-il  des  groupes  d'hommes  héréditairement  différents 
qui  naissent  avec  des  tendances  à  des  activités  diffé- 
rentes et  des  aptitudes  à  évoluer  différemment,  de  sorte 
que  l'évolution  serait  produite,  en  partie  du  moins,  par 
des  accroissements,  des  diminutions  ou  des  déplace- 
ments de  ces  groupes?  —  Pour  les  cas  extrêmes,  les 
races  blanche,  jaune,  noire,  la  différence  d'ai)titude 
entre  les  races  paraît  évidente;  aucun  peuple  noir  ne 
s'est  civilisé.  Il  est  donc  probable  que  des  différences 
héréditaires  moindres  ont  dû  contribuer  à  déterminer 
les  événements.  L'évolution  historique  serait  en  partie 
produite  par  des  causes  physiologiques  et  anthropo- 
logiques. Mais  l'histoire  ne  fournit  aucun  procédé  sûr 
pour  déterminer  l'action  de  ces  différences  héréditaires 
entre  les  hommes,  elle  n'atteint  que  les  conditions  de 
leur  existence.  La  dernière  question  de  l'histoire  reste 
insoluble  par  les  procédés  historiques. 


CIIAPITUE  V 


EXPOSITION 


Il  nous  reste  ù  étudier  une  question  dont  l'intérêt 
pratique  est  évident.  Sous  quelles  formes  les  œuvres 
historiques  se  présentent-elles?  Ces  formes  sont,  en 
fait,  très  nombreuses  :  or  il  en  est  de  surannées;  toutes 
ne  sont  pas  légitimes;  les  meilleures  ont  des  inconvé- 
nients. On  doit  donc  se  demander,  non  seulement  sous 
quelles  formes  les  œuvres  historiques  se  présentent, 
mais  quel,s  sont,  parmi  ceux  qui  existent,  les  types 
d'exposition  vraiment  rationnels. 

Par  «  œuvres  historiques  »  nous  entendons  ici 
toutes  celles  qui  sont  destinées  à  exposer  les  résultats 
d'un  travail  de  construction  historique,  quelles  qu'en 
soient,  d'ailleurs,  l'étendue  et  la  portée.  Les  travaux 
critiques  sur  les  documents,  simplement  préparatoires 
de  la  construction  historique,  dont  il  a  été  traité  au 
livre  II,  sont,  naturellement,  exclus. 

Les  historiens  peuvent  différer  et  ont  différé  jus- 
qu'à présent  sur  plusieurs  points  essentiels.  Ils  n'ont 
pas  toujours  conçu,  ils  ne  conçoivent  pas  tous  de  la 
même  manière  le  but  de  l'œuvre  historique,  ni,  par 
suite,  la  nature  des  faits  qu'ils  choisissent,  la  façon  de 
diviser  le  sujet,  c'est-à-dire  d'ordonner  les  faits,  la 
façon  de  les  présenter,  la  façon  de  les  prouver.  —  Ce 


EXPOSITION.  257 

serait  ici  le  lieu  de  marquer  comment  «  la  manière 
d'écrire  l'histoire  »  a  évolué  depuis  les  origines.  Mais 
comme  l'histoire  de  la  manière  d'écrire  l'histoire  n'a 
pas  encore  été  bien  faite  ',  nous  nous  bornerons  ici  à 
des  indications  très  générales  pour  la  période  anté- 
rieure à  la  seconde  moitié  du  xix^  siècle,  à  celles  qui 
sont  strictement  nécessaires  pour  l'intelligence  de  l'état 
de  choses  contemporain. 

I.  L'histoire  a  été  conçue  d'abord  comme  la  narra- 
tion des  événements  mémorables.  Garder  le  souvenir 
et  propager  la  connaissance  des  faits  glorieux  ou 
importants  pour  un  homme,  ou  une  famille,  ou  un 
peuple,  tel  était  le  but  de  l'histoire  au  temps  de  Thu- 
cydide et  de  Tite-Live.  —  Parallèlement,  l'histoire  fut 
considérée  de  bonne  heure  comme  un  recueil  de  pré- 
cédents, et  la  connaissance  de  l'histoire  comme  une 
préparation  pratique  à  la  vie,  surtout  à  la  vie  politique 
(militaire  et  civile).  Polybe  et  Plutarque  ont  écrit  pour 
instruire  ;  ils  ont  eu  la  prétention  de  donner  des 
recettes  pour  agir.  —  La  matière  de  Thisloire  dans 
l'antiquité  classique,  c  étaient  donc  surtout  les  acci- 
dents politiques,  faits  de  guerre  et  révolutions.  Le 
cadre  ordinaire  de  l'exposition  historique  loù  les  faits 
étaient  ordonnés  d'habitude  suivant  l'ordre  chronolo- 
gique), c'était  la  vie  d'un  personnage,  l'ensemble  ou 

1.  Pour  les  époques  anciennes,  consulter  les  bonnes  histoires 
de  la  littérature  grecque,  romaine  et  du  moyen  âge,  qui  con- 
tiennent des  chapitres  consacrés  aux  «  historiens  ».  Pour  la 
période  moderne,  consulter  l'Introduction  de  M.  G.  Monod  au 
t.  I  de  la  Revue  historique;  l'ouvrage  de  F.  X.  v.  Wegele,  Ges- 
ch'chle  der  deutschen  Historiographie  (1885),  est  restreint  à 
l'Allemugne  et  médiocre;  des  «  Notes  sur  l'histoire  en  France 
au  xix"  siècle  »  ont  été  publiées  par  C.  Jullian  comme  Introduc- 
tion à  ses  Extraits  des  historiens  français  du  XIX"  siècle  (Paris, 
1897,  in-12).  L'histoire  de  l'historiographie  moderne  reste  à 
faire.  Voir  l'essai  partiel  de  E.  Bernheim,  o.  c,  p.  13  et  suiv, 

17 


258  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

une  période  de  la  vie  d'un  peuple;  il  n'y  eut  dans  l'an- 
tiquité que  quelques  essais  d'histoire  générale.  Corrime 
l'historien  se  proposait  de  plaire  ou  d'instruire,  ou  de 
plaire  et  d'instruire  à  la  fois,  l'histoire  était  un  genre 
littéraire  :  on  n'était  pas  très  scrupuleux  au  sujet  des 
preuves;  ceux  qui  travaillaient  d'après  des  documents 
écrits  ne  prenaient  pas  soin  d'en  distinguer  le  texte 
du  texte  de  leur  cru;  ils  reproduisaient  les  récits  de 
leurs  devanciers  en  les  ornant  de  détails,  et  quelquefois 
(sous  prétexte  de  préciser)  de  chiffres,  de  discours,  de 
réflexions  et  d'élégances.  On  saisit  leur  procédé  sur 
le  vif  toutes  les  fois  qu'il  est  possible  de  comparer  les 
historiens  grecs  et  romains,  Ephore  et  Tite-Live,  par 
exemple,  à  leurs  sources. 

Les  écrivains  de  la  Renaissance  ont  directement 
imité  les  anciens.  Pour  eux  aussi  l'histoire  a  été  un 
art  littéraire  à  tendances  apologétiques  ou  à  préten- 
tions didactiques,  trop  souvent,  en  Italie,  un  moyen  de 
gagner  la  faveur  des  princes  et  un  thème  à  déclama- 
tions. Cela  dura  fort  longtemps.  En  plein  xvii*^  siècle, 
Mézeray  est  encore  un  historien  à  la  mode  de  l'anti- 
quité classique. 

Cependant,  dans  la  littérature  historique  de  la 
Renaissance,  deux  nouveautés  méritent  d'attirer  l'at- 
tention, où  s'accuse  sans  contredit  l'influence  médié- 
vale. —  D'une  part,  on  voit  persister  la  faveur  d'un 
cadre,  inusité  dans  l'antiquité,  créé  par  les  historiens 
catholiques  des  bas  siècles  (Eusèbe,  Orose),très  goûté 
au  moyen  âge,  celui  qui,  au  lieu  d'embrasser  seule- 
ment l'histoire  d'un  homme,  ou  d'une  famille,  ou  d'un 
peuple,  embrasse  l'histoire  universelle.  —  D'autre 
part,  un  arlifîce  matériel  d'exposition,  né  d'une  pra- 
tique en  vigueur  dans  les  écoles  du  moyen  âge  (les 
gloses),  s'introduit,  dont  les  conséquences  ont  été  de 


EXPOSITION.  259 

première  importance.  On  prit  alors  l'habitude  de 
joindre  au  texte,  dans  les  livres  d'histoire  imprimés, 
des  notes  *.  Les  notes  ont  permis  de  distinguer  du 
récit  historique  les  documents  qui  l'étayent,  de  ren- 
voyer aux  sources,  de  dégager  et  d'éclaircir  le  texte. 
C'est  dans  les  collections  de  documents  et  dans  les 
dissertations  critiques  que  l'arlifice  de  l'annotation  fut 
pratiqué  d'abord;  il  a  pénétré  de  là,  lentement,  dans 
les  autres  ouvrages  historiques. 

Une  seconde  période  s'ouvre  au  xviii'^  siècle.  Les 
a  philosophes  »  conçurent  alors  l'histoire  comme 
l'étude,  non  plus  des  événements  ])our  eux-mêmes, 
mais  des  habitudes  des  hommes.  Ils  furent  amenés  par 
là  à  s'intéresser,  non  seulement  aux  faits  d'ordre  poli- 
tique, mais  à  l'évolution  des  sciences,  des  arts,  de  l'in- 
dustrie, etc.,  et  aux  mœurs.  Montesquieu  et  Voltaire 
personnifièrent  ces  tendances.  \J Essai  sur  les  mœurs 
est  la  première  esquisse,  et,  à  quelques  égards,  le 
chef-d'œuvre  de  l'histoire  ainsi  comprise.  On  con- 
tinua de  regarder  le  récit  détaillé  des  événements  poli- 
tiques et  militaires  comme  le  fond  de  l'histoire,  mais 
on  prit  l'habitude  d'y  joindre,  le  plus  souvent  sous  la 
forme  de  complément  ou  d'appendice,  une  esquisse 
des  «  progrès  de  l'esprit  humain  ».  L'expression 
a  histoire  de  la  civilisation  »  apparaît  avant  la  fin  du 
xviii''  siècle.  —  En  même  temps  les  professeurs  d'Uni- 
versité créaient  en  Allemagne,  surtout  à  Gôttingen, 
pour  les  besoins  de  l'enseignement,  la  forme  nouvelle 
du  «  Manuel  »  d'histoire,  recueil  méthodique  de  faits, 
soigneusement  justifiés,  sans  prétentions  littéraires  ni 

1.  Il  serait  intéressant  de  détermine;'  quels  sont  les  plus 
anciens  livres  imprimés  qui  sont  munis  de  notes  à  la  manière 
moderne.  Des  bibliophiles,  que  nous  avons  consultés,  l'ignorent, 
leur  attention  n'ayant  jamais   été  éveillée  sur  ce  point. 


260  OPKItATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

autres.  Des  colleclions  de  faits  liistoriques,  formées 
en  vue  de  l'interprétation  des  textes  littéraires,  ou  par 
simple  curiosité  pour  les  choses  anciennes,  il  y  en  avait 
eu  dès  l'antiquité;  mais  les  pots-pourris  d'Athénée 
et  d'Aulu-Gelle,  les  compilations  plus  vastes  et  mieux 
ordonnées  qui  datent  du  moyen  âge  et  de  la  Renais- 
sance, ne  sont  nullement  comparables  aux  «  Manuels 
scientifiques  »  dont  les  professeurs  allemands  donnè- 
rent alors  les  modèles.  D'ailleurs  ces  professeurs  con- 
tribuèrent à  débrouiller  l'idée  générale,  confuse,  que  les 
philosophes  avaient  de  la  «  civilisation  »,  car  ils  s'ap- 
pliquèrent à  organiser,  en  autant  de  branches  d'études 
spéciales,  l'histoire  des  langues,  des  littératures,  des 
arts,  des  religions,  du  droit,  de  la  vie  économique,  etc. 
—  Ainsi,  le  terrain  de  l'histoire  s'élargit  beaucoup, 
et  l'exposition  scientifique,  c'est-à-dire  objective  et 
simple,  commença  à  faire  concurrence  aux  formes  à 
l'antique,  oratoires  ou  sentencieuses,  patriotiques  ou 
philosophiques. 

Concurrence  d'abord  timide  et  obscure,  car  le  début 
du  XIX''  siècle  fut  marqué  par  une  renaissance  littéraire, 
qui  rafraîchit  la  littérature  historique.  Sous  l'influence 
du  mouvement  romantique,  les  historiens  cherchè- 
rent des  procédés  d'exposition  plus  vivants  que  ceux 
de  leurs  prédécesseurs,  propres  à  frapper,  à  «  émou- 
voir »  le  public,  à  lui  donner  une  impression  poétique 
des  réalités  disparues.  —  Les  uns  s'efforcèrent  de 
conserver  la  couleur  des  documents  originaux,  en  les 
adaptant  :  «  Charmé  des  récits  contemporains,  dit 
Barante,  j'ai  tâché  de  composer  une  narration  suivie 
qui  leur  empruntât  l'intérêt  dont  ils  sont  animés  »  ; 
cela  mène  directement  à  supprimer  toute  critique,  et  à 
reproduire  ce  qui  fait  bien.  —  Les  autres  professèrent 
qu'il  laut  présenter  les  faits  passés  avec  l'émotion  d'un 


EXPOSITION.  261 

spectateur.  «  Thierry,  dit  Michelet  qui  l'en  loue,  en 
nous  contant  Klodowig,  a  le  souffle  intérieur,  l'émo- 
tion de  la  France  envahie  récemment....  »  Michelet  a 
«  posé  le  problème  historique  comme  la  résurrection 
de  la  vie  intégrale  dans  ses  organismes  intérieurs  et 
profonds  ».  —  Le  choix  du  sujet,  du  plan,  des  preuves, 
du  style  est  dominé  chez  tous  les  historiens  roman- 
tiques par  la  préoccupation  de  l'effet,  qui  n'est  pas 
assurément  une  préoccupation  scientifique.  C'est  une 
l)réoccupalion  littéraire.  Quelques  historiens  roman- 
tiques ont  glissé  sur  cette  pente  jusqu'au  «  roman 
historique  ».  On  sait  en  quoi  consiste  ce  genre,  qui, 
de  l'abbé  Barthélémy  et  de  Chateaubriand  à  Mérimée 
et  à  Ebers,  a  été  si  prospère,  et  que  l'on  essaie  pré- 
sentement, mais  en  vain,  de  rajeunir.  Le  but  est  de 
«  faire  revivre  des  coins  du  passé  »  en  des  tableaux 
dramatiques,  artistement  fabriqués  avec  des  couleurs 
et  des  détails  «  vrais  ».  Le  vice  évident  du  procédé  est 
que  l'on  ne  donne  pas  au  lecteur  le  moyen  de  distin- 
guer entre  les  parties  empruntées  à  des  documents  et 
les  parties  imaginées,  sans  compter  que  la  plupart  du 
temps  les  documents  utilisés  ne  sont  pas  tous  exacte- 
ment de  la  même  provenance,  si  bien  que,  la  couleur 
de  chaque  pierre  étant  «  vraie  »,  celle  de  la  mosaïque 
est  fausse.  La  Rome  au  siècle  d'Auguste  de  Dezobry, 
les  Récits  mérovingiens  d'Augustin  Tiiierry,  et  d'autres 
«  tableaux  »  esquissés  à  la  même  époque  ont  été  faits 
d'après  le  principe,  et  offrent  les  inconvénients,  des 
romans  historiques  proprement  dits  *. 

1.  Il  va  de  soi  que  les  procédés  romantiques  en  vue  d'obtenir 
des  effets  de  couleur  locale  et  de  »  résurrection  »,  souvent  pué- 
rils entre  les  mains  des  plus  habiles  écrivains,  sont  tout  à  fait 
intolérables  quand  ils  sont  employés  par  d'autres.  Voir  un  bon 
exemple  (critique  d'un  livre  de  M.  Mourin  par  M.  Monod)  dans 
la  Revue  critique,  1874,  II,  p.  163  et  suiv. 


262  OPERATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

On  peut  dire  en  résumé  que,  jusque  vers  1850,  l'his- 
toire est  restée,  pour  les  historiens  et  pour  le  public, 
un  genre  littéraire.  Une  preuve  excellente  en  est  que 
les  historiens  avaient  alors  l'habitude  de  rééditer  leurs 
ouvrages,  à  plusieurs  années  de  distance,  sans  y  rien 
changer,  et  que  le  public  tolérait  cette  pratique.  Or 
toute  œuvre  scientifique  doit  être  sans  cesse  refondue, 
revisée,  mise  au  courant.  Les  savants  proprement  dits 
n'ont  pas  la  prétention  de  donner  à  leurs  œuvres  une 
forme  ne  varietur  ni  d'être  lus  par  la  postérité;  ils  ne 
prétendent  pas  à  l'imniorlalité  personnelle  :  il  leur 
suffit  que  les  résultais  de  leurs  recherches,  rectifiés 
ou  même  transformés  par  des  recherches  ultérieures, 
soient  incorporés  à  l'ensemble  des  connaissances  qui 
constituent  le  patrimoine  scientifique  de  l'humanité. 
Personne  ne  lit  NcAvton  ou  Lavoisier;  il  suffît  à  la 
gloire  de  Newton  et  de  Lavoisier  que  leur  œuvre  ait 
contribué  à  déterminer  la  masse  énorme  des  travaux 
qui  ont  remplacé  les  leurs  et  qui,  tôt  ou  tard,  seront 
remplacés  eux-mêmes.  Il  n'y  a  que  les  œuvres  d'art 
dont  la  jeunesse  soit  éternelle.  Et  le  public  s'en  rend 
bien  compte  :  il  ne  viendrait  à  l'esprit  de  personne 
d'étudier  l'histoire  naturelle  dans  Buffon,  quels  que 
soient  les  mérites  de  ce  styliste.  Mais  le  même  public 
étudie  volontiers  l'histoire  dans  Augustin  Thierry, 
dans  Macaulay,  dans  Carlyle  et  dans  Michelet,  et  les 
livres  des  grands  écrivains  qui  ont  écrit  sur  des  sujets 
historiques  se  réimpriment  tels  quels,  cinquante  ans 
après  leur  mort,  quoiqu'ils  ne  soient  plus,  visiblement, 
au  courant  des  connaissances  acquises.  Il  est  clair 
que,  pour  bien  des  gens  la  forme,  en  histoire,  emporte 
le  fond,  et  que  l'œuvre  historique  est  toujours,  non 
exclusivement,  mais  surtout,  une  œuvre  d'aria 

1.  C'est  un  lieu  commuu,  muis  c'est  aussi  une  erreur  de  dire, 


EXPOSITION.  263 

II.  C'est  depuis  cinquante  ans  que  se  sont  dégagées 
et  constituées  les  formes  scientifiques  d'exposition 
historique,  en  harmonie  avec  cette  conception  générale 
que  le  but  de  l'histoire  est,  non  pas  de  plaire,  ni  de 
donner  des  recettes  pratiques  pour  se  conduire,  ni 
d'émouvoir,  mais  simplement  de  savoir. 

Nous  distinguerons  d'abord  :  1°  les  monographies; 
2°  les  travaux  d'un  caractère  général. 

1°  On  fait  une  monographie  quand  on  se  propose 
d'élucider  un  point  spécial,  un  fait  ou  un  ensemble 
limité  de  faits,  par  exemple  une  portion  de  la  vie  ou  la 
vie  d'un  individu,  un  événement  ou  une  série  d'événe- 
ments entre  deux  dates  rapprochées,  etc.  —  Les  types 
de  sujets  possibles  de  monographie  ne  sauraient  être 
énumérés,  car  la  matière  historique  peut  se  sectionner 
indéfiniment,  et  d'un  nombre  infini  de  manières.  Mais 
tous  les  sectionnements  ne  sont  pas  également  judi- 
cieux, et,  quoiqu'on  ait  dit  le  contraire,  il  y  a,  en  his- 
toire comme  dans  toutes  les  sciences,  des  sujets  -de 
monographie  qui  sont  bêtes,  et  des  monographies  qui, 
faites  et  bien  faites,  représentent  du  travail  inutilement 
dépensé  '.   Les  personnes  d'esprit   médiocre  et  sans 


en  sens  contraire,  que  les  ouvrages  des  érudits  demeurent, 
tandis  que  les  travaux  des  historiens  vieillissent,  si  bien  que  les 
érudits  s'acquerraient  une  réputation  plus  solide  que  ne  font 
les  historiens  :  «  On  ne  lit  plus  le  P.  Daniel,  et  on  lit  toujours 
le  P.  Anselme  ».  Mais  les  ouvrages  des  érudits  vieillissent,  eux 
aussi,  et  le  fait  que  toutes  les  parties  de  l'œuvre  du  P.  Anselme 
n'aient  pas  encore  été  remplacées  (c'est  pour  cela  que  l'on  s'en 
sert  encore)  ne  doit  pas  faire  illusion  :  l'immense  majorité  des 
a-uvres  des  érudits  sont,  comme  celles  des  savants  proprement 
dits,  provisoires  et  condamnées  à  l'oubli. 

1.  Les  gens  du  métier  essaient  en  vain  de  s'abuser  sur  ce 
point  :  tout,  dans  le  passé,  n'est  pas  intéressant.  —  «  Si  nous 
écrivions  la  vie  du  duc  d'Angoulêmc,  dit  Pécuchet.  —  Mais 
c'était  un  imbécile!  répliqua  Bouvard.  —  Qu'importe!  Les  per- 
sonnages du  second  plan  ont  parfois  une  influence  énorme,  et 


264  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

portée,  souvent  qualifiées  de  «  curieux  »,  s'attaquent 
volontiers  à  des  questions  insignifiantes  •  ;  et  c'est  même 
un  assez  bon  critérium,  pour  se  faire  une  première 
idée  de  la  valeur  intellectuelle  d'un  historien,  de  lire 
la  liste  des  titres  des  monographies  qu'il  a  faites  ^. 
C'est  le  don  de  voir  les  problèmes  importants  et  le 
goût  de  s'y  attacher,  aussi  bien  que  la  puissance  de 
les  résoudre,  qui,  dans  toutes  les  sciences,  font  les 
hommes  de  premier  ordre .  —  Mais  supposons  le 
sujet  choisi  d'une  façon  rationnelle.  Toute  monogra- 
phie, pour  être  utile,  c'est-à-dire  pleinement  utilisable, 
doit  se  soumettre  à  trois  règles  :  1°  dans  une  mono- 
graphie, tout  fait  historique  tiré  de  documents  ne  doit 
être  présenté  qu'accompagné  de  l'indication  des  docu- 
ments d'où  il  sort  et  de  la  valeur  de  ces  documents  ^; 

celui-là  peut-être  tenait  le  rouage  des  aÉFaires.  »  (G.  Flaubert, 
o.  c,  p.  157.) 

1.  Comme  les  personnes  d'esprit  médiocre  ont  une  tendance 
à  préférer  les  sujets  insignifiants,  il  y  a,  pour  les  sujets  de  ce 
genre,  une  concurrence  active.  On  a  souvent  l'occasion  de  con- 
stater l'apparition  simultanée  de  plusieurs  monographies  sur 
le  même  sujet  :  il  n'est  pas  rare  que  le  sujet  soit  tout  à  fait  sans 
importance. 

2.  Les  sujets  de  monographie  qui  sont  intéressants  ne  sont 
pas  tous  traitables;  il  en  est  auxquels  l'état  des  sources  interdit 
de  songer.  C'est  pourquoi  les  débutants,  même  ceux  qui  sont 
intelligents,  éprouvent  tant  d'embarras  à  choisir  les  sujets  de 
leurs  premières  monographies,  quand  ils  ne  sont  pas  bien  con- 
seillés ou  favorisés  par  la  chance,  et,  souvent,  s'engagent  dans 
des  impasses.  Il  serait  très  rigoureux,  et  fort  injuste,  de  juger 
quelqu'un  d'après  la  liste  des  sujets  de  ses  premières  mono- 
graphies. 

3.  En  pratique  il  faut  donner,  au  commencement,  la  liste 
des  sources  employées  pour  l'ensemble  de  la  monographie  (avec 
des  indications  bibliographiques  convenables  pour  les  imprimés, 
la  mention  de  la  nature  des  documents  et  leur  cote  pour  les 
manuscrits)  ;  de  plus  chaque  affirmation  spéciale  doit  porter 
sa  preuve  :  le  texte  même  du  document  à  l'appui,  si  c'est  pos- 
sible, afin  que  le  lecteur  soit  en  mesure  de  contrôler  l'interpré- 
tation (pièces  justificatives);  sinon,  en   note,  l'analyse  ou,  tout 


EXPOSITION.  265 

2°  il  faut  suivre,  autant  que  possible,  l'ordre  chrono- 
logique, parce  que  c'est  celui  dans  lequel  on  est  sûr 
que  les  faits  se  sont  produits  et  qu'on  devra  chercher 
les  causes  et  les  effets;  3°  il  faut  que  le  titre  de  la 
monographie  en  fasse  connaître  le  sujet  avec  exacti- 
tude :  on  ne  saurait  trop  protester  contre  les  titres 
incomplets  ou  de  fantaisie,  qui  compliquent  si  gratuite- 
ment les  enquêtes  bibliographiques.  —  Une  quatrième 
règle  a  été  posée;  on  a  dit  :  «  Une  monographie  n'est 
utile  que  quand  elle  épuise  le  sujet  »  ;  mais  il  est  très 
légitime  de  faire  un  travail  provisoire  avec  les  docu- 
ments dont  on  dispose,  même  quand  on  a  des  raisons 
de  croire  qu'il  en  existe  d'autres,  à  condition  toutefois 
d'avertir  précisément  avec  quels  documents  le  travail 
a  été  fait.  —  Il  suffit,  d'ailleurs,  d'avoir  du  tact  pour 
sentir  que,  dans  une  monographie,  l'appareil  de  la 
démonstration,  s'il  doit  être  complet,  doit  aussi  être 
réduit  au  strict  nécessaire.  La  sobriété  est  de  rigueur  : 

au  moins,  le  titre  du  document,  ayec  sa  cote,  ou  avec  l'indica- 
tion précise  de  l'endroit  où  il  a  été  publié.  La  rè^'Ic  générale 
est  de  mettre  le  lecteur  en  état  de  savoir  exactement  pour 
quelles  raisons  on  a  adopté  telles  conclusions  sur  chaque  point 
de  l'analyse. 

Les  débutants,  en  cela  pareils  aux  anciens  auteurs,  n'observent 
pas,  naturellement,  toutes  ces  règles.  Il  leur  arrive  constam- 
ment, au  lieu  de  citer  le  texte  ou  le  titre  des  documents,  de  s'y 
référer  par  une  cote  ou  par  l'indication  générale  du  recueil  où 
ils  sont  imprimés,  qui  n'apprennent  rien  au  lecteur  sur  la  nature 
des  textes  allégués.  Voici  encore  une  méprise  des  plus  gros- 
sières, et  qui  s'observe  très  souvent  :  les  débutants,  ou  les 
personnes  inexpérimentées,  ne  comprennent  pas  toujours  pour- 
quoi l'habitude  s'est  introduite  de  placer  des  notes  au  bas  des 
pages;  au  bas  des  pages  des  livres  qu'ils  ont  entre  les  mains, 
ils  voient  un  liseré  de  notes  :  ils  se  croient  obligés  d'en  faire 
un  au  bas  des  leurs,  mais  leurs  notes  sont  postiches  et  de  pur 
ornement;  elles  ne  servent  ni  à  produire  des  preuves  ni  à  per- 
mettre au  lecteur  de  contrôler  leurs  assertions.  —  Tous  ces 
procédés  sont  inadmissibles  et  doivent  être  vigoureusement 
combattus. 


266  OPKnATIONS    SYNTHKTIQL'KS. 

tout  étalage  d'érudition,  dont  l'économie  aurait  pu  être 
réalisée  sans  inconvénients,  est  odieux'.  —  Les  mono- 
graphies les  mieux  faites  n'aboutissent  souvent,  en 
histoire,  qu'à  la  constatation  de  l'impossibilité  de 
savoir.  Il  faut  résister  au  désir  de  couronner,  comme 
il  arrive,  par  des  conclusions  subjectives,  ambitieuses 
et  vagues,  une  monographie  impi'opre  à  les  porter  '. 
La  conclusion  régulière  d'une  bonne  monographie, 
c'est  le  bilan  des  résultats  acquis  par  elle  et  de  ce  qui 
reste  obscur.  Une  monographie  ainsi  conduite  jieut 
vieillir,  mais  elle  ne  pourrit  pas,  et  l'auteur  n'a  jamais 
lieu  d'en  rougir. 

2"  Les  travaux  d'un  caractère  général  s'adressent 
soit  aux  hommes  du  métier,  soit  au  public. 

A.  Les  ouvrages  généraux  destinés  surtout  aux 
hommes  du  métier  se  présentent  maintenant  sous  la 
forme  de  «  répertoires  »,  de  «  manuels  »  et  d'  «  his- 
toires scientifiques  ».  —  Dans  un  répertoire,  on  réunit 
une  masse  de  faits  vérifiés  d'un  certain  genre  suivant  un 
ordre  destiné  à  rendre  facile  de  les  trouver.  S'il  s'agit 
de  faits  datés  avec  précision,  l'ordre  chronologique 
est  indiqué  :  c'est  ainsi  que  la  tâche  a  été  entreprise 
de  composer  des  «  Annales  »  de  l'histoire  d'Allemagne 
où   la   mention    très    brève    des   événements,    rangés 


1.  Presque  tous  les  débutants  ont  une  tendance  fâcheuse  à 
s'échappei"  en  digressions  superflues,  à  accumuler  des  reflexions 
et  des  renseignements  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  le  sujet 
principal;  ils  se  rendront  compte,  s'ils  réfléchissent,  que  les 
causes  de  ce  penchant  sont  le  mauvais  goût,  une  espèce  de 
vanité  naïve,  parfois  le  désordre  d'esprit. 

2.  On  entend  dire  :  «  J'ai  longtemps  vécu  avec  les  documents 
de  ce  temps  et  de  cette  espèce.  J'ai  l'impression  que  telles  con- 
clusions, que  je  ne  puis  démontrer,  sont  exactes.  »  De  deux 
choses  l'une  :  ou  l'auteur  peut  indiquer  les  motifs  de  son  impres- 
sion, cl  on  les  appréciera;  ou  il  ne  peut  pas  les  indiquer,  et  on 
doit  présumer  qu'il  n  en  a  pas  de  sérieux. 


EXPOSITION.  267 

d'après  leur  date,  est  accompagnée  des  textes  qui  les 
font  connaître,  avec  des  renvois  exacts  aux  sources  et 
aux  travaux  de  la  critique;  la  collection  des  Jalirbilclier 
der  deutsclien  Geschichtc  a  pour  but  d'élucider  aussi 
complètement  que  possible  les  faits  de  l'histoire 
d'Allemagne,  tout  ce  qui  peut  être  l'objet  de  discus- 
sions et  de  preuves  scientifiques,  en  laissant  de  côté 
tout  ce  qui  est  du  domaine  de  l'appréciation  et  les 
considérations  générales.  S'agit-il  de  faits  mal  datés, 
ou  simultanés,  qui  ne  peuvent  ])as  se  ranger  sur  une 
ligne,  l'ordre  alphabétique  s'impose  :  on  a  de  la  sorte 
des  Dictionnaires  :  dictionnaires  d'institutions,  diction- 
naires biographiques,  encyclopédies  historiques,  tels 
que  la  Reale  Encyldopœdie  de  Pauly-Wissowa.  Ces 
répertoires  alphabétiques  sont,  en  principe,  de  même 
que  les  JahrbiXchei\  des  collections  de  faits  prouvés;  si, 
en  pratique,  les  références  y  sont  moins  rigoureuses, 
l'appareil  des  textes  à  l'appui  des  affirmations  moins 
complet,  c'est  une  différence  injustifiable  *.  —  Les 
manuels  scientifiques  sont  aussi,  à  vrai  dire,  des  réper- 
toires, puisque  ce  sont  des  recueils  où  des  faits  acquis 
sont  rangés  suivant  un  ordre  méthodique  et  sont 
exposés  sous  une  forme  objective,  avec  les  preuves 
afférentes,  sans  aucun  ornement  littéraire.  Les  auteurs 
de  ces  «  Manuels  »,  dont  les  spécimens  les  plus  nom- 
breux et  les  plus  parfaits  ont  été  composés  de  nos 
jours  dans  les   Universités  allemandes,  n'ont  d'autre 

1.  Elle  tend  à  s'eÉFacer.  Les  plus  récents  recueils  alphabétiques 
de  faits  historiques  (Reale  Encyklopaedie  der  classischen  Aller- 
thuinswissenschajt  de  Pauly-Wissowa,  Dictionnaire  des  antiquités 
de  Daremberg  et  Saglio,  Dlctlonary  of  national  biograi>liy  de 
Leslic  Stepheu  et  Sidney  Lee)  sont  pourvus  d'un  appareil  assez 
ample.  C'est  surtout  dans  les  Dictionnaires  biographiques  que 
l'usage  de  ne  pas  donner  de  preuves  tend  à  persister;  voir 
X Allgemelne  Deutsclie  Biograji/iie,  etc. 


268  OPÉRATIONS    SYNTHÉTIQUES. 

visée  que  de  dresser  minutieusement  l'inventaire  des 
connaissances  acquises,  afin  de  rendre  plus  aisée  et 
plus  rapide  aux  travailleurs  l'assimilation  des  résul- 
tats de  la  critique  et  de  fournir  un  point  de  départ  à 
des  recherches  nouvelles.  11  existe  aujourd'hui  des 
Manuels  de  cette  espèce  pour  la  plupart  des  branches 
spéciales  de  l'histoire  de  la  civilisation  (langues,  litté- 
ratures, religion,  droit,  Alterlliùmer,  etc.),  pour  l'his- 
toire des  institutions,  pour  les  diverses  parties  de 
l'histoire  ecclésiastique.  Il  suffit  de  citer  les  noms  de 
Schccmann,  de  Marquardt  et  Mommsen,  de  Gilbert, 
de  Krumbacher,  de  Harnack,  de  Môller.  Ces  ouvrages 
n'ont  pas  la  sécheresse  de  la  plupart  des  «  Manuels  » 
primitifs,  publiés  en  Allemagne  il  y  a  cent  ans,  qui  ne 
sont  guère  que  des  tables  de  matières,  avec  l'indica- 
tion des  documents  et  des  livres  à  consulter;  l'expo- 
sition et  la  discussion  y  sont  sans  doute  serrées  et 
concises,  mais  elles  ont  assez  d'ampleur  pour  que  des 
lecteurs  cultivés  puissent  s'en  accommoder,  et  même 
les  préférer.  Ils  dégoûtent  des  autres  livres,  dit  très 
bien  G.  Paris  ^  «  Quand  on  a  savouré  ces  pages  si 
substantielles,  si  pleines  de  faits  et  qui,  en  apparence 
si  impersonnelles,  contiennent  cependant  et  suggèrent 
surtout  tant  de  pensées,  on  a  de  la  peine  à  lire  des 
livres,  même  distingués,  où  la  matière  taillée  symétri- 
quement suivant  les  besoins  d'un  système  et  colorée 
par  la  fantaisie,  ne  nous  est  présentée,  pour  ainsi  dire, 
que  sous  un  déguisement,  et  où  l'auteur  intercepte 
sans  cesse...  le  spectacle  qu'il  prétend  nous  faire  com- 
prendre et  qu'il  ne  nous  fait  pas  voir.  »  —  Les  grands 
«  Manuels  »  historiques,  symétriques  aux  Traités  et 
aux  Manuels  des  autres  sciences  (mais  avec  la  compli- 

1.  Revue  critique,  1874,  I,  p.  327, 


EXPOSITION.  269 

cation  des  preuves),  doivent  être  et  sont  sans  cesse 
améliorés,  rectifiés,  corrigés,  tenus  à  jour  :  car  ce 
sont,  par  définition,  des  œuvres  scientifiques,  et  non 
pas  des  œuvres  d'art. 

Les  premiers  répertoires  et  les  premiers  «  Manuels  » 
scientifiques  ont  été  composés  par  des  individus  isolés. 
Mais  on  a  reconnu  bientôt  qu'un  seul  homme  ne  peut 
])as  composer  correctement,  et  dominer  comme  il  con- 
vient, de  très  vastes  collections  de  faits.  On  s'est 
parlagé  la  besogne.  Les  répertoires  sont  exécutés, 
de  nos  jours,  par  des  collaborateurs  associés  (qui, 
parfois,  ne  sont  pas  du  même  pays  et  n'écrivent  pas 
dans  la  même  langue).  Les  grands  Manuels  (de  L  v. 
Millier,  de  G.  Grober,  de  H.  Paul,  etc.)  sont  formés 
par  des  collections  de  traités  spéciaux,  rédigés  chacun 
par  un  spécialiste.  —  Le  principe  de  la  collaboration 
est  excellent,  mais  à  condition  :  1°  que  l'œuvre  collec- 
tive soit  de  nature  à  se  résoudre  en  grandes  mono- 
graphies indépendantes,  quoique  coordonnées;  2°  que 
la  section  confiée  à  chaque  collaborateur  ait  une  cer- 
taine étendue;  si  le  nombre  des  collaborateurs  est  trop 
grand  et  la  part  de  chacun  trop  restreinte,  la  liberté  et 
laresponsabilité  de  chacun  s'atténuent  ou  disparaissent. 

Les  histoires,  destinées  à  présenter  le  récit  des  évé- 
nements qui  ne  se  sont  produits  qu'une  fois  et  des  faits 
généraux  qui  dominent  l'ensemble  des  évolutio-ns  spé- 
ciales, n'ont  pas  cessé  d'avoir  une  raison  d'être,  même 
depuis  que  les  manuels  méthodiques  se  sont  multipliés. 
Mais  les  procédés  scientifiques  dexposition  s'y  sont 
introduits,  comme  dans  les  monographies  et  dans  les 
manuels,  et  par  imitation.  La  réforme  a  consisté,  dans 
tous  les  cas,  à  renoncer  aux  ornements  littéraires  et 
aux  affirmations  sans  preuves.  Grote  a  créé  le  premier 
modèle  de  l'  «  histoire  »  ainsi  définie.  —  En  même 


270  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

temps  certains  cadres,  auparavant  en  vogue,  sont 
tombés  en  désuétude  :  ainsi  les  «  Histoires  univer- 
selles »  à  narration  continue,  si  goûtées,  pour  des  moiifs 
différents,  au  moyen  âge  et  au  xyih"^  siècle;  Schlosser 
et  Weber  en  Allemagne,  Cantù  en  Italie,  en  ont  donné, 
au  xix'  siècle,  les  derniers  spécimens.  Ce  cadre  a  élé 
abandonné  pour  des  raisons  historiques,  parce  que 
l'on  a  cessé  de  considérer  l'humanité  comme  un  en- 
semble relié  par  une  évolution  unique;  et  pour  des 
raisons  pratiques,  parce  que  l'on  a  reconnu  l'impossi- 
bilité de  rassembler  en  un  seul  ouvrage  une  masse 
aussi  écrasante  de  faits.  Les  Histoires  universelles  qui 
se  publient  encore  en  collaboration  (dont  le  type  le 
plus  estimable  est  la  Collection  Oncken)  se  résolvent, 
comme  les  grands  Manuels,  en  sections  indépendantes, 
traitées  chacune  par  un  auteur  diflérent  :  ce  sont  des 
combinaisons  de  librairie.  Les  historiens  ont  élé  ame- 
nés de  nos  jours  à  adopter  la  division  par  Etats  (his- 
toires nationales)  et  par  époques  *. 

B.  Il  n'y  a  pas  de  raison  théorique  pour  que  les 
œuvres  historiques  qui  s'adressent  surtout  au  public 
ne  soient  pas  conçues  dans  le  même  esprit  que  les 
œuvres  destinées  aux  gens  du  métier  et  rédigées  de  la 
même  manière,  sous  réserve  des  sim|)lifications  et  des 
suppressions  qui  s'indiquent  d'elles-mêmes.  Et  il  existe 
en  effet  des  résumés  nets,  substantiels  et  agréables, 

1.  L'habitude  de  joindre  aux  «  histoires  «,  c'est-à-dire  an  • 
récit  des  événements  politiques,  un  résumé  des  résultats  obtenus 
par  les  historiens  spéciaux  de  l'art,  de  la  littérature,  etc..  per- 
siste. On  considère  qu'une  <■  Histoire  de  France  »  ne  serait  pas 
complète  s'il  ne  s'y  trouvait  des  chapitres  sur  l'histoire  de  l'art, 
de  la  littérature,  des  mœurs,  etc.,  en  France.  Cependant  ce  n'est 
pas  l'exposé  sommaire  des  évolutions  spéciales  d'après  les  spé- 
cialistes —  fait  de  seconde  main  —  qui  est  à  sa  place  dans  une 
«Histoire  »  scientifique;  c'est  l'étude  des  faits  généraux  qui  ont 
dominé  l'ensemble  des  évolutions  spéciales. 


EXPOSITION.  271 

OÙ  rion  n'est  avancé  qui  ne  soit  tacitement  appuyé  sur 
(les  références  solides,  oii  les  points  acquis  à  la  science 
sont  dégagés  avec  précision,  illustrés  avec  discrétion, 
mis  en  relief  et  en  valeur.  Les  Français,  grâce  à  des 
qualités  naturelles  de  tact,  de  dextérité  et  de  justesse 
d'esprit,  excellent  en  général  dans  cet  exercice.  Tels 
articles  de  revue,  tels  livres  de  vulgarisation  supé- 
rieure, publiés  chez  nous,  où  les  résultats  d'une  quan- 
tité de  travaux  originaux  ont  été  habilement  condensés, 
font  l'admiration  des  spécialistes  mêmes  qui,  par  de 
pesantes  monographies,  les  ont  rendus  possibles.  — 
Rien  n'est  plus  dangereux,  cependant,  que  la  vulgari- 
sation. En  fait,  la  plupart  des  livres  de  vulgai'isation 
ne  sont  pas  conformes  à  l'idéal  moderne  de  l'exposition 
historique;  et  des  survivances  de  l'idéal  ancien,  celui 
de  l'antiquité,  de  la  Renaissance  et  des  romantiques, 
s'y  observent  fréquemment. 

On  s'explique  aisément  pourquoi.  Les  défauts  des 
ouvrages  historiques  destinés  au  public  incompétent 
—  défauts  parfois  énormes,  qui  ont  discrédité,  pour 
beaucoup  de  bons  esprits,  le  genre  même  de  la  vulga- 
risation —  sont  les  conséquences  de  la  préparation 
insuffisante  ou  de  la  mauvaise  éducation  littéraire  des 
«  vulgarisateurs  ». 

Un  vulgarisateur  est  dispensé  de  recherches  origi- 
nales; mais  il  doit  connaître  tout  ce  qui  a  été  publié 
d'imi^ortant  sur  son  sujet,  être,  comme  on  dit,  «  au 
courant  »,  et  avoir  repensé  par  lui-même  les  conclu- 
sions des  spécialistes.  S'il  n'a  pas  fait  personnellement 
d'études  spéciales  sur  le  sujet  qu'il  se  propose  de 
traiter,  il  faut  donc  qu'il  s'informe,  et  c'est  long.  La 
tentation  est  forte,  pour  le  vulgarisateur  de  profession, 
d'étudier  superficiellement  quelques  monographies 
récentes,  d'en  coudre  ou  d'en  combiner  à  la  hâte  des 


272  OPERATIONS    SYNTHETIQUES. 

extraits,  et  de  parer,  autant  que  possible,  cette  macé- 
doine, pour  la  rendre  plus  attrayante,  avec  des  «  idées 
générales  »  et  des  grâces  extérieures.  La  tentation  est 
d'autant  plus  forte  que  la  plupart  des  spécialistes  se 
désintéressent  des  travaux  de  vulgarisation,  que  ces 
travaux  sont,  en  général,  lucratifs,  et  que  le  grand 
public  n'est  pas  en  état  de  distinguer  nettement  la  vul- 
garisation honnête  de  la  vulgarisation  trompe-l'œil. 
Bref,  il  y  a  des  gens,  chose  absurde,  qui  n'hésitent  pas 
à  résumer  pour  autrui  ce  qu'ils  n'ont  pas  pris  la  peine 
d'apprendre  eux-mêmes,  et  à  enseigner  ce  qu'ils  igno- 
rent. —  De  là,  dans  la  plupart  des  ouvrages  de  vulga- 
risation historique,  des  taches  de  toute  espèce,  inévi- 
tables, que  les  gens  instruits  constatent  toujours  avec 
plaisir,  mais  avec  un  plaisir  un  peu  mêlé  d'amertume, 
parce  qu'ils  sont  souvent  seuls  à  les  voir  :  emprunts 
inavoués,  références  inexactes,  noms  et  textes  estro- 
piés, citations  de  seconde  main,  hypothèses  sans  valeur, 
rapprochements  superficiels,  assertions  imprudentes, 
généralisations  puériles,  et,  dans  l'énoncé  des  opinions 
les  plus  fausses  ou  les  plus  contestables,  un  ton  de 
tranquille  autorité  *. 

D'autre  part,  des  hommes  dont  l'information  ne 
laisse  rien  à  désirer,  et  dont  les  monographies  desti- 
nées aux  spécialistes  sont  très  méritoires,  se  montrent 
capables,  quand  ils  écrivent  pour  le  public,  d'atteintes 
graves  à  la  méthode  scientifique.  Les  Allemands 
sont  coutumiers  du  fait  :  voyez  Mommsen,  Droysen, 

i.  On  imagine  difficilement  ce  que  peuvent  devenir,  sous  la 
plume  des  vulgarisateurs  négligents  et  maladroits,  les  résul- 
tats les  plus  intéressants  et  les  mieux  assurés  de  la  critique 
moderne.  Ceux-là  le  savent  mieux  que  personne  qui  ont  eu 
l'occasion  de  lire  les  «  compositions»  improvisées  des  candidats 
aux  examens  d'histoire  :  les  défauts  ordinaires  de  la  vulgarisa- 
tion de  mauvais  aloi  y  sont  parfois  poussés  jusqu'à  l'absurde. 


EXPOSITION.  273 

Curllus  et  Lamprecht.  C'est  que  ces  auteurs,  s'adres- 
sant  au  public,  ont  l'intention  d'agir  sur  lui.  Leur  désir 
de  produire  une  impression  forte  les  conduit  à  relâcher 
quelque  chose  de  la  rigueur  scientifique  et  à  revenir 
aux  habitudes  condamnées  de  l'ancienne  historiosra- 
phie.  Eux,  si  scrupuleux  et  si  minutieux  lorsqu'il  s'agit 
d'établir  des  détails,  ils  s'abandonnent  dans  l'exposé 
des  questions  générales  à  leurs  penchants  naturels, 
comme  le  commun  des  hommes.  Ils  prennent  parti,  ils 
blâment,  ils  célèbrent;  ils  colorent,  ils  embellissent; 
ils  se  permettent  des  considérations  personnelles, 
patriotiques,  morales  ou  métaphysiques.  Et,  par- 
dessus tout,  ils  s'appliquent,  avec  le  talent  qui  leur  a 
été  départi,  à  faire  oeuvre  d'artiste;  s'y  appliquant, 
ceux  qui  n'ont  pas  de  talent  sont  ridicules,  et  le  talent 
de  ceux  qui  en  ont  est  gâté  par  la  préoccupation  de 
l'effet. 

Ce  n'est  pas  à  dire,  bien  entendu,  que  la  «  forme  » 
soit  sans  importance,  ni  que,  pourvu  qu'il  se  fasse 
comprendre,  l'historien  ait  le  droit  d'avoir  une  langue 
incorrecte,  vulgaire,  lâche  ou  pâteuse.  Le  mépris  de 
la  rhétorique,  des  faux  brillants  et  des  fleurs  en  papier 
n'exclut  pas  le  goût  d'un  style  pur  et  ferme,  savoureux 
et  plein.  Fustel  de  Coulanges  fut  un  écrivain,  quoiqu'il 
ait,  toute  sa  vie,  recommandé  et  pratiqué  la  chasse  aux 
métaphores.  Au  contraire,  nous  répéterons  volontiers  ' 
que  l'historien,  vu  l'extrême  complexité  des  phéno- 
mènes dont  il  essaie  de  rendre  compte,  n'a  jias  le  droit 
de  mal  écrire.  Mais  il  doit  toujours  bien  écrire  et  ne 
jamais  s'endimancher. 

1.  Cl',  plus  haut,  p.  230. 


18 


CONCLUSlOxN 


I.  L'Iiistoire  n'est  que  la  mise  en  œuvre  de  documents. 
Or  il  dépend  d'accidents  fortuits  que  les  documents  se 
soient  conservés  ou  se  soient  perdus.  De  là,  dans  la 
constitution  de  l'histoire,  le  rôle  dominant  du  hasard. 

La  quantité  des  documents  qui  existent,  sinon  des 
documents  connus,  est  donnée;  le  temps,  en  dépit  de 
toutes  les  précautions  qui  sont  prises  de  nos  jours,  la 
diminue  sans  cesse;  elle  n'augmentera  jamais.  L'his- 
toire dispose  d'un  stock  de  documents  limité;  les  pro- 
grès de  la  science  historique  sont  limités  par  là  même. 
Quand  tous  les  documents  seront  connus  et  auront  subi 
les  opérations  qui  les  rendent  utilisables,  l'œuvre  de 
l'érudition  sera  terminée.  Pour  quelques  périodes 
anciennes,  dont  les  documents  sont  rares,  on  prévoit 
déjà  que,  dans  une  ou  deux  générations  au  plus,  il 
faudra  s'arrêter.  Les  historiens  seront  alors  obligés 
de  se  replier  de  plus  en  plus  sur  les  périodes  modernes. 
L'histoire  ne  réalisera  donc  pas  le  rêve  qui,  au  xix''  siè- 
cle, a  inspiré  aux  romantiques  tant  d'enthousiasme 
pour  les  études  historiques  :  elle  ne  percera  pas  le 
mystère  des  origines  des  sociétés;  et,  faute  de  docu- 
ments, le  commencement  de  l'évolution  de  l'humanité 
restera  toujours  obscur. 

L'historien  ne  recueille  pas  lui-même  les  matériaux 


2*6  CONCLUSION. 

nécessaires  à  l'histoire,  par  l'observation,  comme  on 
fait  clans  les  autres  sciences  :  il  travaille  sur  des  faits 
transmis  par  des  observateurs  antérieurs.  La  connais- 
sance ne  s'obtient  pas,  en  histoire,  par  des  procédés 
directs,  comme  dans  les  autres  sciences  :  elle  est  indi- 
recte. L'iiistoire  est,  non  pas,  comme  on  l'a  dit,  une 
science  d'observation,  mais  une  science  de  raisonnement. 

Pour  utiliser  ces  faits  observés  dans  des  conditions 
inconnues,  il  faut  les  faire  passer  par  la  critique,  et  la 
critique  consiste  en  une  série  de  raisonnements  par 
analogie.  Les  faits  livrés  par  la  critique  restent  isolés, 
épars;  pour  les  organiser  en  construction,  il  faut  se 
les  représenter  et  les  grouper  d'après  leur  ressem- 
blance avec  des  faits  actuels,  opération  qui  se  fait 
aussi  au  moyen  de  raisonnements  par  analogie.  Cette 
nécessité  impose  à  l'histoire  une  méthode  exception- 
nelle. Pour  construire  ses  raisonnements  par  analogie, 
il  lui  faut  combiner  toujours  la  connaissance  particu- 
lière des  conditions  où  se  produisirent  les  faits  passés 
et  l'intelligence  générale  des  conditions  où  se  pro- 
duisent les  faits  humains.  Elle  procède  en  dressant 
des  répertoires  particuliers  des  faits  d'une  époque 
passée,  et  en  leur  appliquant  des  questionnaires  géné- 
raux fondés  sur  l'étude  du  présent. 

Les  opérations  qu'on  est  obligé  d'effectuer  pour 
aboutir,  en  partant  de  l'inspection  des  documents,  à  la 
connaissance  des  faits  et  des  évolutions  du  passé,  sont 
très  nombreuses.  De  là  la  nécessité  d'une  division  et 
d'une  organisation  du  travail  en  histoire.  —  Il  faut  que 
les  travailleurs  spéciaux  qui  s'occupent  de  la  recherche, 
de  la  restitution  et  du  classement  provisoire  des  docu- 
ments coordonnent  leurs  efforts,  pour  que  soit  achevée 
le  plus  tôt  possible,  dans  les  meilleures  conditions  de 
sûreté  et  d'économie,  l'œuvre  préparatoire  de  l'crudi- 


CONCLUSION.  277 

tion.  —  Il  faut  d'autre  part  que  les  auteurs  de  syn- 
thèses partielles  (monographies)  qui  sont  destinées  à 
servir  de  matériaux  à  des  synthèses  plus  vastes,  s'ac- 
cordent à  travailler  d'après  la  même  méthode,  de  sorte 
que  les  résultats  de  chacun  puissent  être,  sans  enquêtes 
préalables,  utilisés  par  les  autres.  —  Il  faut  enfin  que 
des  travailleurs  expérimentés,  renonçant  aux  recher- 
ches personnelles,  consacrent  tout  leur  temps  à  étudier 
ces  synthèses  partielles,  afin  de  les  combiner  dune 
façon  scientifique  en  des  constructions  générales.  — 
Et  si  de  ces  travaux  ressortaient  ^vec  évidence  des  con- 
clusions sur  la  nature  et  les  causes  de  l'évolution  des 
sociétés,  on  aurait  constitué  une  a  philosophie  de  l'his-  j 
toire  »  vraiment  scientifique,  que  les  historiens  pour-  ' 
raient  avouer  comme  le  couronnement  légitime  de  la  .' 
science  historique. 

On  peut  penser  qu'un  jour  viendra  où,  grâce  à  l'or- 
sranisation  du  travail,  tous  les  documents  auront  été 
découverts,  purifiés  et  mis  en  ordre,  et  tous  les  faits 
dont  la  trace  n'a  pas  été  effacée,  établis.  —  Ce  jour-là 
l'histoire  sera  constituée,  mais  elle  ne  sera  pas  fixée  : 
elle  continuera  à  se  modifier  à  mesure  que  l'étude  directe 
des  sociétés  actuelles,  en  devenant  plus  scientifique, 
fera  mieux  comprendre  les  phénomènes  sociaux  et  leur 
évolution;  car  les  idées  nouvelles  qu'on  acquerra  sans 
doute  de  la  nature,  des  causes,  de  l'importance  relative 
des  faits  sociaux  continueront  à  transformer  l'image 
qu'on  se  fera  des  sociétés  et  des  événements  du  passé  ' . 

II.  C'est  une  illusion  surannée  de  croire  que  l'his- 
toire fournit  des  enseignements  pratiques  pour  la  con- 

1.  Il  a  été  question  plus  haut  de  la  part  de  subjectivité  qu'il 
n'est  pas  possible  d'éliminer  de  la  construction  historique,  et 
dont  oï\  a  tant  abusé  pour  dénier  à  l'histoire  un  caractère  scienti- 
fique :  celte  part  de  subjectivité  qui  attristait  Pécuchet  (G.  Flau- 


278  CONCLUSION. 

duite  de  la  vie  [Historia  magistra  vitœ),  des  leçons 
immédiatement  profitables  aux  individus  et  aux  peu- 
ples :  les  conditions  oii  se  produisent  les  actes  humains 
sont  rarement  assez  semblables  d'un  moment  à  l'autre 
pour  que  les  «  leçons  de  l'histoire  »  puissent  être 
appliquées  directement.  C'est  une  erreur  de  dire,  par 
réaction,  que  «  le  caractère  propre  de  l'histoire  est 
qu'elle  ne  sert  à  rien  »  '.  Elle  a  une  utilité  indirecte. 
'  L'histoire  fait  comprendre  le  présent,  en  tant  qu'elle 
explique  les  origines  de  l'état  de  choses  actuel.  A  cet 
égard,  reconnaissons  qu'elle  n'offre  pas,  d'un  bout  à 
l'autre  de  sa  durée,  un  intérêt  égal  :  il  y  a  des  géné- 
rations lointaines  dont  les  traces  ne  sont  plus  visibles 
dans  le  monde  tel  qu'il  est;  pour  rendre  compte  de  la 
constitution  politique  de  l'Angleterre  contemporaine, 
par  exemple,  l'étude  des  witangemot  anglo-saxons  est 
sans  valeur,  celle  des  événements  du  xviii*  et  du 
xix"  siècle  est  capitale.  L'évolution  des  sociétés  civili- 
sées s'est  accélérée  à  tel  point  depuis  cent  ans,  que, 
pour  l'intelligence  de  leur  forme  actuelle,  l'histoire  de 
ces  cent  ans  importe  plus  que  celle  des  dix  siècles 
antérieurs.  Comme  explication  du  |)résent,  l'histoire  se 
réduirait  presque  à  l'étude  de  la  période  contemporaine. 

bert,  o.  c,  p.  157)  et  Silvestre  Bonnard  (A.  France,  Le  crime  de 
Sihestre  Bonnard,  p.  310),  et  qui  fait  dire  à  Faust  : 

Die  Zeiten  der  Vergangenheit 
Sind  uns  ein  Buch  mit   sieben   Siegeln. 
Was  ihr  den  Geist  der  Zeiten  heisst, 
Da=  ist  im   Grund  der  Herren  eigner  Gcist 
In  dem  die  Zeiten  Bieh  bespiegeln. . . . 

1.  Parole  attribuée  à  «  un  professeur  de  la  Sorbonne  »  par 
M.  de  la  Blanchère,  Revue  critique,  1895,  I,  p.  176.  —  D'autres 
ont  déclamé  sur  ce  thème  que  la  connaissance  de  l'histoire  est 
nuisible  et  paralyse.  Voir  F.  Nietzsche,  L'nzeitgemasse  Betrach- 
tungen,  II.  Nutzen  und  Nachiheil  der  Historié  ftir  das  Leben, 
Leipzig,  1874,  in-8. 


CONCLUSION.  279 

L'histoire  est  aussi  un  élément  indispensable  pour 
l'achèvement  des  sciences  politiques  et  sociales,  qui 
sont  encore  en  voie  de  formation;  car  l'observation 
directe  des  phénomènes  sociaux  (à  l'état  statique)  ne 
suffit  pas  à  constituer  ces  sciences,  il  faut  y  joindre 
l'étude  du  développement  de  ces  phénomènes  dans  le 
temps,  c'est-à-dire  leur  histoire  ' .  Voilà  pourquoi  toutes 
les  sciences  de  l'homme  (linguistique,  droit,  science 
des  religions,  économie  politique,  etc.)  ont  pris  en  ce 
siècle  la  forme  de  sciences  historiques. 

Mais  le  principal  mérite  de  l'histoire  est  d'être  un 
instrument  de  culture  intellectuelle;  et  elle  l'est  par  plu- 
sieurs moyens.  —  D'abord,  la  pratique  de  la  méthode 
historique  d'investigation,  dont  les  principes  sont 
esquissés  dans  le  présent  ouvrage,  est  très  hygiénique 
pour  l'esprit,  qu'elle  guérit  de  la  crédulité.  —  En  second 
lieu,  l'histoire,  parce  qu'elle  montre  un  grand  nombre 
de  sociétés  différentes,  prépare  à  comprendre  et  à 
accepter  des  usages  variés;  en  faisant  voir  que  les 
sociétés  se  sont  souvent  transformées,  elle  habitue  à 
la  variation  des  formes  sociales  et  guérit  de  la  crainte 
des  transformations.  —  Enfin,  l'expérience  des  évolu- 
tions passées,  en  faisant  comprendre  le  processus  des 
transformations  humaines  par  les  changements  d'habi- 
tudes etle  renouvellement  des  générations,  préserve  de 
la  tentation  d'expliquer  par  des  analogies  biologiques 
(sélection,  lutte  pour  l'existence,  hérédité  des  habitu- 
des, etc.)  l'évolution  des  sociétés,  qui  ne  se  produit  pas 
sous  l'action  des  mêmes  causes  que  l'évolution  animale. 

1.  L'histoire  et  les  sciences  sociales  sont  dans  une  dépendance 
réciproque;  elles  progressent  parallèlement  par  un  échange  con- 
tinuel de  services.  Les  sciences  sociales  fournissent  la  connais- 
sance du  présent,  nécessaire  à  l'histoire  pour  se  représenter  les 
faits  et  raisonner  sur  les  documents;  l'histoire  donne  sur  l'évolu- 
tion les  renseignements  nécessaires  pour  comprendre  le  présent. 


APPENDICES 


APPENDICE  I 

L'ENSEIGNEMENT  SECONDAIRE  DE  L'HISTOIRE  EN  FRANCE 

I,  L'enseignement  de  l'histoire  est  nouveau  venu  dans 
l'instruction  secondaire.  On  enseignait  jadis  l'histoire 
aux  fils  des  rois  et  des  grands  personnages,  pour  les 
préparer  à  l'art  du  gouvernement,  suivant  la  tradition 
antique;  mais  c'était  une  science  sacrée,  réservée  aux 
futurs  maîtres  des  Etats,  une  science  de  princes,  non 
une  science  de  sujets.  Les  écoles  secondaires  organi- 
sées depuis  le  xvi°  siècle,  ecclésiastiques  ou  laïques, 
catholiques  ou  protestantes,  ne  firent  pas  entrer  l'his- 
toire dans  leur  plan  d'études  ou  ne  l'y  admirent  que 
comme  annexe  de  l'étude  des  langues  anciennes.  C'était 
en  France  la  tradition  des  Jésuites;  elle  fut  reprise  par 
l'Université  de  Napoléon. 

L'histoire  n'a  été  introduite  dans  l'enseignement 
secondaire  qu'au  xix®  siècle,  sous  la  pression  de  l'opi- 
nion; et  bien  qu'elle  ait  conquis  dans  le  plan  d'études 
une  plus  large  place  en  France  qu'en  pays  anglais  et 
même  en  Allemagne,  elle  est  restée  une  matière  acces- 
soire, à  laquelle  on  n'a  pas  attribué  une  classe  spéciale 
(comme  à  la  philosophie),  parfois  même  pas  unprofes- 


282  APPENDICES. 

seur  spécial,  et  qui  ne  compte  presque  pas  dans  les 
examens. 

L'enseignement  historique  s'est  ressenti  longtemps 
de  cette  origine.  Imposé  par  ordre  supérieur  à  un  per- 
sonnel élevé  exclusivement  dans  l'étude  de  la  littéra- 
ture, il  ne  pouvait  trouver  sa  place  dans  le  système  de 
l'enseignement  classique,  fondé  sur  l'étude  des  formes, 
indifférent  à  la  connaissance  des  faits  sociaux.  On 
enseigna  Tlustoire  parce  que  le  programme  l'ordonnait  ; 
mais  ceprogramme,  liaison  d'être  unique  et  maître  absolu 
de  l'enseignement,  resta  toujours  un  accident,  variable 
suivant  le  hasard  des  préférences  ou  même  des  études 
personnelles  des  rédacteurs.  L'histoire  faisait  partie 
des  convenances  mondaines;  il  y  a,  disait-on,  des  noms 
et  des  faits  «  qu'il  n'est  pas  permis  d'ignorer»;  mais 
ce  qu'il  n'est  pas  permis  d'ignorer  varia  beaucoup, 
depuis  les  noms  des  rois  mérovingiens  et  les  batailles 
de  la  guerre  de  Sept  Ans  jusqu'à  la  loi  salique  et  à 
l'œuvre  de  saint  Vincent  de  Paul. 

Le  personnel  improvisé  qui,  pour  obéir  au  pro- 
gramme, dut  improviser  l'enseignement  de  l'histoire, 
n'avait  aucune  idée  claire,  ni  de  sa  raison  d'être,  ni  de 
son  rôle  dans  l'éducation  générale,  ni  des  procédés 
techniques  nécessaires  pour  le  donner.  Ainsi  dépourvu 
de  traditions,  de  préparation  pédagogique  et  même 
d'instruments  de  travail,  le  professeur  d'histoire  se 
trouva  ramené  aux  temps  antérieurs  à  l'imprimerie  où 
le  maître  devait  fournir  à  ses  élèves  tous  les  faits  qui 
formaient  la  matière  de  son  enseignement,  et  il  adopta 
le  même  procédé  qu'au  moyen  âge.  Muni  d'un  cahier 
où  il  avait  rédigé  la  série  des  faits  à  enseigner,  il  le 
lisait  devant  les  élèves,  parfois  en  se  donnant  l'air 
d'improviser;  c'était  «  la  leçon  )),la  pièce  maîtresse  de 
l'enseignement    historique.    L'ensemble     des    leçons, 


l'enseignement  secondaire  de  l'histoire.      283 

déterminé  par  le  programme,  formait  «  le  cours  ». 
L'élève  devait  écouter  en  écrivant  (c'est  ce  qu'on  appe- 
lait «  prendre  des  notes  »)  et  rapporter  par  écrit  ce 
qu'il  avait  entendu  (c'était  «  la  rédaction  »).  Mais  comme 
on  négligeait  d'apprendre  aux  élèves  à  prendre  des 
noteS;  presque  tous  se  bornaient  à  écrire  très  vile,  sous 
la  dictée  du  professeur,  un  Ijrouillon  qu'ils  copiaient  à 
domicile  en  forme  de  rédaction,  sans  avoir  cherché  à 
comprendre  le  sens  ni  de  ce  qu'ils  entendaient,  ni  de 
ce  qu'ils  transcrivaient.  A  ce  travail  mécanique  les 
plus  zélés  ajoutaient  des  morceaux  copiés  dans  des 
livres,  d'ordinaire  sans  plus  de  réflexion. 

Pour  faire  entrer  dans  la  tête  des  élèves  les  faits 
jugés  essentiels  le  professeur  faisait  de  la  leçon  une 
réduction  très  courte,  «  le  sommaire  »  ou  «  résumé  », 
qu'il  dictait  ouvertement  et  qu'il  faisait  apprendre  par 
cœur.  Ainsi  les  deux  exercices  écrits  qui  occupaient 
presque  tout  le  temps  de  la  classe  étaient,  l'un  (le 
sommaire)  une  dictée  avouée,  l'autre  (la  rédaction) 
une  dictée  honteuse. 

Le  contrôle  se  réduisait  à  faire  réciter  le  sommaire 
textuellement  et  à  interroger  sur  la  rédaction,  c'est- 
à-dire  à  faire  répéter  approximativement  les  paroles  du 
professeur.  Les  deux  exercices  oraux  étaient  l'un  une 
récitation  avouée,  l'autre  une  récitation  honteuse. 

On  donnait  bien  à  l'élève  un  livre,  le  «  précis  d'his- 
toire *  »  ;  mais  le  précis,  rédigé  dans  la  même  forme 
que  le  cours  du  professeur,  ne  se  combinait  pas  avec 
l'enseignement  oral  de  façon  à  lui  servir  d'instrument 
et  ne  faisait  que  le  doubler;  et  d'ordinaire,  il  le  dou- 
blait mal,  car  il  n'était  pas  intelligible  pour  un  élève. 

1.  Le  même  usage  a  élé  iidoplé  dans  les  pays  allemands  sous 
le  nom  de  Leitfaden  (fil  conducteur),  dans  les  pays  anglais  sous 
le  nom  de  text-booh. 


284  APPENDICES. 

Les  auteurs  de  précis  ^  adoptant  les  procédés  tradi- 
tionnels des  «  abrégés  »,  cherchaient  à  entasser  le  plus 
grand  nombre  possible  de  faits,  en  les  allégeant  de 
tous  les  détails  caractéristiques  et  en  les  résumant  sous 
les  expressions  les  plus  générales  et  par  conséquent 
les  plusA^agues.  Il  ne  restait  ainsi  dans  les  livres  élé- 
mentaires qu'un  résidu  de  noms  propres  et  de  dates 
reliés  par  des  formules  uniformes;  l'histoire  apparais- 
sait comme  une  série  de  guerres,  de  traités,  de  réformes, 
de  révolutions,  qui  ne  différaient  que  j)ar  les  noms  des 
peuples,  des  souverains,  des  champs  de  bataille  et  par 
les  chiffres  des  années  ^ 

Tel  fut,  jusqu'à  la  fin  du  Second  Empire,  l'enseigne- 
ment de  l'histoire  dans  tous  les  établissements  français 
laïques  ou  ecclésiastiques,  —  sauf  quelques  exceptions 
d'autant  plus  méritoires  qu'elles  étaient  plus  rares,  car 
il  fallait  alors  à  un  professeur  d'histoire  une  dose  peu 
commune  d'initiative  et  d'énergie  pour  échapper  à  la 
routine  de  la  rédaction  et  du  résumé. 

II.  Dans  ces  dernières  années  le  mouvement  général 
de  réforme  de  l'enseignement,  parti  du  Ministère  et  des 
Facultés,  a  fini  par  se  communiquer  à  l'instruction 
secondaire.  Les  professeurs  d'histoire  ont  été  affran- 
chis de  la  surveillance  soupçonneuse  que  le  gouver- 
nement de  l'Empire  avait  fait  peser  sur  leur  enseigne- 
ment, et  en  ont  profité  pour  expérimenter  des  méthodes 
nouvelles.  Une  pédagogie  historique  est  née.  Elle  s'est 
révélée  avec  l'approljation  du  Ministère  dans  les  dis- 
cussions de  la  Société  pour  l'étude  des  questions  d'en- 


1.  Il  faut  excepter  le  Précis  de  l'histoire  moderne  de  Michelet 
el  rendre  à  Duruy  la  justice  que,  dans  ses  livres  scolaires,  même 
dès  les  premières  éditions,  il  a  fait  un  effort,  souvent  heureux, 
pour   rendre  ses  récits  intéressants  et  instructifs. 

2.  Pour  la  critique  de  ce  procédé,  voir  plus  haut,  p.  123. 


l'enseignement  secondaire  de  l'histoire.      285 

seignement  secondaire,  dans  la  Revue  de  renseigne- 
ment secondaire  et  la  Revue  universitaire.  Elle  a  reçu 
la  consécration  officielle  dans  les  Instructions  jointes 
au  programme  de  1890;  le  rapport  sur  l'histoire,  œuvre 
de  M.  Lavisse,  est  devenu  la  charte  qui  protège  les 
professeurs  partisans  de  la  réforme  dans  la  lutte  contre 
la  tradition  '. 

De  cette  crise  de  rénovation  l'enseignement  de  l'his- 
toire sortira  sans  doute  organisé,  pourvu  d'une  péda- 
gogie et  d'une  technique  rationnelles  comme  ses  aînés, 
les  enseignements  des  langues,  des  littératures  et  de 
la  philosophie.  INIais  il  faut  s'attendre  à  ce  que  la 
réforme  soit  beaucoup  plus  lente  que  dans  l'enseigne- 
ment supérieur.  Le  personnel  est  beaucoup  plus  nom- 
breux, plus  lent  à  instruire  ou  à  renouveler;  les  élèves 
sont  moins  zélés  et  moins  intelligents;  la  routine  des 
parents  oppose  aux  méthodes  nouvelles  une  force 
d'inertie  inconnue  dans  les  Facultés;  —  et  le  baccalau- 
réat, cet  obstacle  général  à  toutes  les  réformes,  est 
particulièrement  nuisible  à  l'enseignement  historique, 
qu'il  réduit  à  un  cahier  de  demandes  et  de  réponses, 

111.  Dès  maintenant,  pourtant,  on  peut  indiquer  dans 
quelle  direction  devra  se  développer  l'enseignement 
historique  en  France  -  et  les  questions  qu'on  devra 
résoudre    pour    acquérir    une    technique    rationnelle. 


1.  Le  tableau  le  plus  complet,  et  probablement  le  plus  exact, 
de  l'état  de  l'enseignement  secondaire  de  l'histoire  après  les 
réformes,  a  été  donné  par  un  Espagnol,  R.  Altaniira,  La  Ensc- 
nanza  de  la  historia,  1''  édit.,  Madrid,  1895,  in-8. 

2.  Nous  ne  traitons  ici  que  de  la  France.  Mais  il  sera  permis, 
pour  dissiper  une  illusion  du  public  français,  d'avertir  que  la 
pédagogie  historique  est  moins  avancée  encore  dans  les  pays 
anglais,  où  les  procédés  sont  restés  mécaniques,  et  même  dans 
les  pays  allemands,  oii  elle  est  culravce  par  la  conccpliou  de 
l'enseignement  patriotique. 


286  APPENDICES, 

Nous  essayons  ici  de  formuler  ces  questions  dans  un 
tableau  méthodique. 

1°  Organisation  générale.  —  Quel  but  peut  se  pro- 
poser l'enseignement  de  l'histoire?  Quels  services 
peut-il  rendre  à  la  culture  de  l'élève?  Quelle  action 
j)eut-il  avoir  sur  sa  conduite?  Quels  faits  doit-il  lui 
faire  comprendre?  Quelles  habitudes  d'esprit  doit-il  lui 
donner?  Et,  par  conséquent,  quels  principes  doivent 
diriger  le  choix  des  matières  et  des  procédés?  —  L'en- 
seignement doit-il  être  disséminé  sur  toute  la  durée 
des  classes  ou  concentré  dans  une  classe  spéciale? 
doit-il  être  donné  dans  des  classes  d'une  heure  ou  de 
deux  heures?  —  L'histoire  doit-elle  être  distribuée  en 
plusieurs  cycles,  comme  en  Allemagne,  de  façon  à  faire 
revenir  l'élève  plusieurs  fois  à  différentes  périodes  de 
ses  études  sur  le  même  sujet?  Ou  doit-elle  être  exposée 
en  une  seule  suite  continue  depuis  le  commencement 
des  études,  comme  en  France?  —  Le  professeur  doit-il 
faire  un  cours  complet,  ou  doit-il  choisir  quelques 
questions  et  charger  l'élève  d'cludier  seul  les  autres? 
Doit-il  exposer  oralement  les  faits  ou  ordonner  aux 
élèves  d'en  prendre  d'abord  connaissance  dans  un  livre, 
de  façon  à  remplacer  le  cours  par  des  explications? 

2°  Choix  des  matières.  —  Quelle  proportion  doit-on 
donner  à  l'histoire  nationale  et  à  l'histoire  des  autres 
pays  ?  A  l'histoire  ancienne  et  à  l'histoire  conteaa- 
poraine?  Aux  histoires  spéciales  (art,  religion,  cou- 
tumes, vie  économique)  et  à  l'histoire  générale?  Aux- 
institutions  ou  aux  usages  et  aux  événements?  A  l'évo- 
lution des  usages  matériels,  à  l'histoire  intellectuelle, 
à  la  vie  sociale,  à  la  vie  politique?  A  l'étude  des  acci- 
dents individuels,  à  la  biographie,  aux  épisodes  dra- 
matiques ou  à  l'étude  des  enchaînements  et  des  évolu- 
tions générales?  Quelle  place  doit-on  faire  aux  noms 


L  LNSIÎICXEMENT    SECONDAIRE    DE    LHISTOW.E.        287 

propres  et  aux  dates  ?  —  Doit-on  profiter  des  occasions 
qu'offrent  les  légendes  pour  éveiller  l'esprit  critique? 
Ou  doit-on  les  éviter? 

3°  Ordre.  —  Dans  quel  ordre  doit-on  aborder  les 
matières?  Doit-on  commencer  par  les  périodes  les 
plus  anciennes  et  les  pays  les  plus  anciennement  civi- 
lisés pour  suivre  l'ordre  chronologique  et  l'ordre  de 
l'évolution?  Ou  par  les  périodes  et  les  pays  les  plus 
rap])rochés  pour  aller  du  plus  connu  au  moins  connu? 

—  Dans  l'exposition  de  chaque  période  doit-on  suivre 
un  ordre  chronologique,  géographique  ou  logique?  — 
Doit-on  commencer  par  décrire  des  états  de  choses  ou 
par  raconter  des  événements  ? 

4"  Procédés  d'enseig/icme/it.  —  Faut- il  donner  d'abord 
à  l'élève  des  formules  générales  ou  des  images  parti- 
culières? Le  professeur  doit-il  énoncer  lui-môme  les 
formules  ou  les  faire  chercher  par  l'élève?  Faut-il  faire 
apprendre  par  cœur  des  formules?  Et  dans  quels  cas? 

—  Comment  faire  pénétrer  les  images  des  faits  his- 
toriques? Quel  usage  faire  des  gravures?  Des  repro- 
ductions et  des  restitutions?  Des  scènes  de  fantaisie? 

—  Quel  usage  faire  des  récits  et  des  descriptions?  Des 
textes  d'auteurs?  Des  romans  historiques?  —  Dans 
quelle  mesure  doit-on  rapporter  les  paroles  et  les 
formules?  —  Comment  faire  localiser  les  faits?  Quel 
usage  faire  des  tableaux  chronologiques,  des  tableaux 
synchroniques,  des  croquis  géographiques,  des  tableaux 
statistiques  et  des  graphiques? —  Comment  faire  com- 
prendre le  caractère  des  événements  et  des  coutumes? 
Les  motifs  des  actes?  Les  conditions  d'une  coutume? 
Comment  choisir  les  épisodes  d'un  événement?  Et  les 
exemples  d'une  coutume? —  Comment  faire  comprendre 
l'enchaînement  des  faits  et  l'évolution?  —  Quel  usage 
peut-on  faire    de    la  comparaison?   —    Quelle   langue 


288  APPENDICES. 

doit-on  parler?  Dans  quelle  mesure  doit-on  employer 
les  termes  concrets,  les  termes  abstraits,  les  termes 
techniques? —  Comment  contrôler  que  l'élève  acom-! 
l)ris  les  ternies  et  s'est  assimilé  les  faits?  Peut-on  orga- 
niser des  exercices  actifs  qui  fassent  faire  à  l'élève  un 
travail  personnel  sur  les  faits?  —  Quels  instruments 
doit-on  donner  à  l'élève  ?  Comment  doit  être  composé  le 
livre  scolaire  pour  rendre  possibles  des  exercices  actifs. 

Pour  exposer  et  justifier  la  solution  à  toutes  ces 
questions,  ce  ne  serait  pas  trop  d'un  traité  spécial  '.  On 
n'indiquera  ici  que  les  principes  généraux  sur  lesquels 
l'accord  semble  être  à  peu  près  fait  en  France  dès 
maintenant. 

On  ne  demande  plus  guère  à  l'histoire  des  leçons  de 
morale  ni  de  beaux  exemples  de  conduite,  ni  même  des 
scènes  dramatiques  ou  pittoresques.  On  comprend 
que  pour  tous  ces  objets  la  légende  serait  préférable 
à  l'histoire,  car  elle  présente  un  enchaînement  des 
causes  et  des  efTets  plus  conforme  à  notre  sentiment  de 
la  justice,  des  personnages  plus  parfaits  et  plus  héroï- 
ques, des  scènes  plus  belles  et  plus  émouvantes.  —  On 
renonce  aussi  à  employer  l'histoire  pour  exalter  le  pa- 
triotisme ou  le  loyalisme  comme  en  Allemagne;  on  sent 
ce  qu'il  y  aurait  d'illogique  à  tirer  d'une  même  science 
des  applications  opposées  suivant  les  pays  ou  les 
jiarlis;  ce  serait  inviter  chaque  peuple  à  mutiler,  sinon 
à  altérer,  l'histoire  dans  le  sens  de  ses  préférences. 
On  comprend  que  la  valeur  de  toute  science  consiste 
en  ce  qu'elle  est  vraie,  et  on  ne  demande  plus  à  l'his- 
toire que  la  vérité  ^. 

1.  J'ai  essayé,  dans  un  cours  à  la  Sorbonne,  de  faire  une  partie 
de  ce  travail  [Ch.   S.]. 

2.  Constatons  cependant  que,  à  la  question  posée  en  juillet 
1897  aux  candidats    au  Baccalauréat  moderne  :  «  A  quoi   sert 


I 


l'enseignement  secondaire  de  l'histoire.     289 

Le  rôle  de  l'histoire  dans  l'éducation  n'apparaît 
peut-être  pas  encore  nettement  à  tous  ceux  qui  l'ensei- 
gnent. Mais  tous  ceux  qui  réfléchissent  sont  d'accord 
pour  la  regarder  surtout  comme  un  instrument  de  cul- 
ture sociale.  —  L'étude  des  sociétés  du  passé  fait 
comprendre  à  l'élève  par  des  exemples  pratiques  ce 
que  c'est  qu'une  société;  elle  le  familiarise  avec  les 
principaux  phénomènes  sociaux  et  les  différentes 
espèces  d'usages  et  d'institutions  qu'il  ne  serait  guère 
pratique  de  lui  montrer  dans  la  réalité  actuelle;  elle 
lui  fait  comprendre  par  la  comparaison  d'usages  diffé- 
rents les  caractères  de  ces  usages,  leur  variété  et  leurs 
ressemblances.  —  L'étude  des  événements  et  des  évo- 
lutions le  familiarise  avec  l'idée  de  la  transformation 
continuelle  des  choses  humaines,  elle  le  garantit  de  la 
frayeur  irraisonnée  des  changements  sociaux;  elle  rec- 
tifie sa  notion  du  progrès.  —  Toutes  ces  acquisitions 
rendent  l'élève  plus  apte  à  participer  à  la  vie  publique; 
l'histoire  paraît  ainsi  l'enseignement  indispensable 
dans  une  société  démocratique. 

La  règle  de  la  pédagogie  historique  sera  donc  de 
chercher  les  objets  et  les  procédés  les  plus  propres  à 
faire  voir  les  phénomènes  sociaux  et  comprendre  leur 
évolution.  Avant  d'admettre  un  fait  on  devra  se  deman- 
der d'abord  quelle  action  éducative  il  peut  avoir,  puis 
si  on  dispose  de  moyens  suffisants  pour  le  faire  voir  et 
comprendre  à  l'élève.  On  devra  écarter  tout  fait  peu 
instructif  ou  trop  compliqué  pour  être  compris,  ou  sur 
lequel  nous  n'avons  pas  de  détails  qui  le  rendent  intel- 
ligible. 

IV.  Pour  réaliser  un  enseignement  rationnel  il  ne 

l'enseignement  de  l'histoire?  m  80  pour  100  des  candidats  ont 
répondu  en  substance,  soit  parce  qu'ils  le  pensaient,  soit  parc(^ 
qu'ils  croyaient  plaire  :  «  à  exalter  le  patriotisme  ».  [Ch.-V.  L.| 

10 


290  APPENDICES. 

suffira  pas  de  constituer  une  théorie  de  la  pédagogie 
historique.  Il  faudra  renouveler  le  matériel  et  les  pro- 
cédés. 

L'histoire  comporte  nécessairement  la  connaissance, 
d'un  grand  nombre  de  faits.  Le  professeur  d'histoire, 
réduit  à  sa  parole,  à  un  tableau  noir,  et  à  des  abrégés 
qui  ne  sont  guère  que  des  tableaux  chronologiques,  se 
trouve  dans  la  condition  d'un  professeur  de  latin  sans 
textes  ni  dictionnaire.  L'élève  d'histoire  a  besoin  d'un' 
répertoire  de  faits  historiques  comme  l'élève  de  latin 
d'un  répertoire  de  mots  latins  ;  il  lui  faut  des  collections 
de  faits,  et  les  précis  scolaires  ne  sont  guère  que  des 
collections  de  mots. 

Les  faits  se  présentent  sous  deux  formes,  gravures 
et  livres.  Les  gravures  montrent  les  objets  matériels 
et  l'aspect  extérieur,  elles  servent  surtout  pour  l'étude 
de  la  civilisation  matérielle.  On  a  depuis  longtemps,  en 
Allemagne,  essayé  de  donner  à  l'élève  un  recueil  de 
gravures  combiné  pour  l'enseignement  historique.  Le 
même  besoin  a  fait  naître  en  France  V Album  histo- 
rique, qui  se  publie  sous  la  direction  de  M.  Lavisse. 

Le  livre  est  l'instrument  principal,  il  doit  contenir 
les  traits  caractéristiques  nécessaires  pour  se  repré- 
senter les  événements,  les  motifs,  les  habitudes,  les 
institutions;  il  consistera  surtout  en  récits  et  descrip- 
tions, auxquels  on  pourra  joindre  quelques  paroles  ou 
formules  caractéristiques.  On  a  longtemps  cherché  à 
composer  ces  livres  avec  des  morceaux  choisis  d'auteurs 
anciens  ;  on  leur  donnait  la  forme  d'un  recueil  de  textes  *. 
L'expérience  semble  indiquer  qu'il  faut  renoncer  à  ce 
procédé  d'aspect  scientifique,   il    est  vrai,   mais   peu 


1.  C'est  ce  qui  a  été  fait  en  Allemagne  sous  le  nom  de  Quel- 
lenbuch. 


L  ENSEIGNEMENT    SECONDAIRE    DE    L  iUSTOIRE.        291 

intelligible  à  des  enfants;  on  préfère  s'adresser  aux 
élèves  en  langue  contemporaine.  C'est  dans  cet  esprit 
que,  suivant  les  Instructions  de  1890',  ont  été  com- 
posées les  collections  de  Lectures  historiques  dont  la 
principale  a  été  publiée  par  la  maison  Hachette. 

Les  procédés  de  travail  des  élèves  se  ressentent 
encore  de  la  création  tardive  de  l'enseignement  de 
Ihistoire.  Dans  la  plupart  des  classes  d'histoire  domi- 
nent encore  les  procédés  qui  ne  font  faire  à  l'élève 
qu'un  travail  réceptif  :  le  cours,  le  résumé,  la  lecture, 
l'interrogation,  la  rédaction,  la  reproduction  des  cartes. 
C'est  la  condition  d'un  élève  de  latin  qui  se  bornerait 
à  réciter  des  leçons  de  grammaire  ou  des  morceaux 
d'auteur  sans  faire  ni  version  ni  thème. 

Pour  que  l'enseignement  fasse  une  impression  effi- 
cace il  faut,  sinon  écarter  tous  ces  procédés  passifs, 
du  moins  les  renforcer  par  des  exercices  qui  mettent 
l'élève  en  activité.  On  en  a  déjà  expérimenté  quelques- 
uns  et  on  peut  en  imaginer  plusieurs  ^.  —  On  peut  faire 
analyser  des  gravures,  des  récits,  des  descriptions 
pour  dégager  les  caractères  des  faits  :  ce  petit  exposé 
écrit  ou  oral  donnera  la  garantie  que  l'élève  a  vu  et 
compris,  il  sera  une  occasion  de  Ihabituer  à  n'employer 
que  des  termes  précis.  —  On  peut  demander  à  l'élève 
un  dessin,  un  croquis  géographique,  un  tableau  syn- 
chronique.  —  On  peut  lui  faire  dresser  un  tableau  de 
comparaison  entre  des  sociétés  différentes  et  un  tableau 
de  l'enchaîneraent  des  faits. 


1.  On  trouvera  la  même  théorie  pédagogique  dans  la  préface 
de  mon  Histoire  narrative  et  descriptive  des  anciens  peuples  de 
l'Orient,  Supplément  à  l'usage  des  professeurs,  Paris,  1890,  in-8. 
[Ch.  S.] 

-.J'ai  traité  cette  question  dans  la  Revue  universitaire.  1896. 1. 1. 
[Ch.  S.] 


292  APPENDICES. 

Il  faut  un  livre  pour  fournir  à  l'élève  la  matière  de 
ces  exercices.  Ainsi  la  réforme  des  procédés  est  liée  à 
la  réforme  des  instruments  de  travail.  Elles  se  feront 
toutes  deux  à  mesure  que  les  professeurs  et  le  public 
apercevront  plus  nettement  le  rôle  de  l'enseignement 
historique  dans  l'éducation  sociale. 


APPENDICE    II 


L'ENSEIGNEMENT  SUPÉRIEUR  DE  L'HISTOIRE  EN  FRANCE 


L'enseignement  supérieur  de  l'histoire  a  été  en 
grande  parlie  transformé,  dans  notre  pays,  depuis 
trente  ans.  Cela  s'est  fait  lentement,  par  retouches 
successives,  comme  il  convenait.  Mais,  quoique  les 
mesures  prises  aient  été  rationnellement  liées  les  unes 
aux  autres,  le  grand  nombre  de  ces  mesures  n'a  pas 
laissé,  en  ces  derniers  temps,  d'étonner,  et  même 
d'effaroucher  le  public.  L'opinion  publique,  sollicitée 
en  faveur  des  réformes,  a  été  un  peu  surprise  de  l'être 
si  souvent,  et  peut-être  n'est-il  pas  superflu  d'indiquer 
ici,  une  fois  de  plus,  le  sens  général  et  la  logique  interne 
du  mouvement  auquel  nous  assistons. 

I.  Avant  les  dernières  années  du  Second  Empire, 
l'enseignement  supérieur  des  sciences  historiques  était 
organisé  en  France  d'une  manière  incohérente*. 

Il  y  avait  des  chaires  d'histoire  dans  plusieurs  éta- 
blissements, de  types  divers  :  au  Collège  de  France, 
dans  les  Facultés  des  Lettres,  et  dans  des  «  écoles 


1.  Voir,  sur  l'organisation  de  l'enseignement  supérieur  en 
Fiance  à  cette  époque  et  sur  les  premières  réformes,  l'excellent 
ouvrage  de  M.  L.  Liard,  l'Enseignement  supérieur  en  France, 
Paris,  1888-1894,  2  vol.  in-8. 


294  APPENDICES, 

spéciales  »,  telles  que  l'Ecole  normale  supérieure  et 

.l'Ecole  des  chartes. 

Le  Collège  de  France  était  un  vestige  des  institutions 
de  l'ancien  régime.  Dressé  au  xvi^  siècle  contre  la 
Surbonne  scolastique  pour  être  l'asile  des  sciences 
nouvelles,  il  avait  ce  glorieux  privilège  de  représenter 
historiquement  les  hautes  études  spéculatives,  l'esprit 
de  libre  recherche,  et  les  intérêts  de  la  science  pure. 
Malheureusement,  dans  le  domaine  des  sciences  histo- 
riques, le  Collège  de  France  avait  laissé,  jusqu'à  un 
certain  point,  s'oblitérer  sa  tradition.  Les  grands 
hommes  qui  enseignaient  l'histoire  dans  cette  illustre 
maison  (J.  Michelet,  par  exemple)  n'étaient  pas  des 
techniciens,  ni,  à  proprement  parler,  des  savants.  Leur 
éloquence  agissait  sur  des  auditoires  qui  n'étaient  pas 
composés  d'étudiants  en  histoire. 

Les  Facultés  des  lettres  faisaient  partie  d'un  système 
établi  par  le  législateur  napoléonien.  Ce  législateur  ne 
s'était  nullement  proposé  d'encourager,  en  créant  les 
Facultés,  les  recherches  scientifiques.  Il  n'aimait  pas 
beaucoup  la  science.  Les  Facultés  de  droit,  de  méde- 
cine, etc.,  devaient  être,  dans  sa  pensée,  des  écoles 
professionnelles  qui  fourniraient  à  la  société  les  juristes, 
les  médecins,  etc.,  dont  elle  a  besoin.  Mais  trois 
Facultés,  sur  cinq,  ne  furent  pas,  dès  l'origine,  en 
mesure  de  jouer  le  rôle  qui  leur  était  destiné,  et  qu'ont 
effectivement  rempli  les  deux  autres,  Droit  et  Méde- 
cine. Les  P  acuités  de  Théologie  catholique  ne  formèrent 
pas  les  prêtres  dont  la  société  a  besoin,  parce  que 
l'Etat  avait  consenti  à  ce  que  l'éducation  des  prêtres 
se  tit  dans  les  séminaires  diocésains.  Les  Facultés 
des  Sciences  et  des  Lettres  ne  formèrent  point  les 
professeurs  de  l'enseignement  secondaire,  les  ingé- 
iiieurs.   etc.,   dont  la  société  a  besoin,  parce  qu'elles 


L  ENSEIGNEMENT    SUPERIEUR    DE    L  HISTOIRE.  205 

rencontrèrent,  sur  ce  terrain,  la  concurrence  triom- 
phante d'  «  écoles  spéciales  »,  antérieurement  ins- 
tituées :  Ecole  normale.  Ecole  polytechnique.  Les 
Facultés  de  Théologie  catholique,  des  Sciences  et  des 
Lettres  eurent  donc  à  justifier  leur  existence  par 
d'autres  modes  d'activité.  En  particulier,  les  profes- 
seurs d'histoire  dans  les  Facultés  des  Lettres  renon- 
cèrent à  instruire  les  jeunes  gens  qui  se  destinaient 
à  enseigner  l'histoire  dans  les  lycées.  Privés  de 
•ces  auditeurs  spéciaux,  ils  se  trouvèrent  dans  une 
situation  fort  analogue  à  celle  des  titulaires  de  l'ensei- 
gnement historique  au  Collège  de  France.  Ils  n'étaient 
pas  en  général,  eux  non  plus,  des  techniciens.  Ils  firent 
durant  un  demi-siècle,  devant  les  nombreux  auditoires 
-il'Gisifs  (dont  on  a  souvent  médit  depuis)  qu'attiraient 
la  force,  l'élégance  et  l'agrément  de  leur  parole,  de  la 
vulgarisation  supérieure. 

A  l'Ecole  normale  supérieure  était  réservée  la  fonc- 
tion de  dresser  les  futurs  maîtres  de  l'enseignement 
secondaire.  Or,  c'était  à  cette  époque  un  principe  admis 
<{ue,  pour  être  un  bon  maître  de  l'enseignement  secon- 
daire, il  faut  savoir,  et  il  suffit  de  savoir  parfaitement, 
ce  que  l'on  est  chargé  d'enseigner.  Cela  est  à  la  vérité 
nécessaire,  mais  cela  n'est  pas  suffisant  :  des  connais- 
sances d'un  ordre  différent,  d'un  ordre  supérieur,  ne 
sont  pas  moins  indispensables  que  le  bagage  propre- 
ment «  scolaire  ».  De  ces  connaissances-là  il  n'était 
jamais  question  à  l'École,  où,  conformément  à  la  théorie 
régnante,  pour  préparer  à  l'enseignement  secondaire, 
on  se  contentait  d'en  faire.  Toutefois,  comme  le  recru* 
tement  de  l'École  normale  a  toujours  été  excellent, 
jamais  le  .système  en  vigueur  n'a  empêché  que  des 
hommes  de  premier  ordre,  non  seulement  comme  pro- 
fesseurs, comme  penseurs,  ou  comme  écrivains,  mais 


296  APPENDICES. 

même  comme  érudits,  en  sortissent.  Mais  on  doit  recon- 
naître qu'ils  se  sont  débrouillés  tout  seuls,  en  dépit  du 
système,  non  grâce  à  lui;  après,  non  pendant  leur  sco- 
larité, et  surtout  lorsqu'ils  ont  eu  le  bénéfice,  pendant 
un  séjour  à  l'Ecole  française  d'Athènes,  du  bienfai- 
sant contact  avec  les  documents  qui  leur  avait  manqué 
rue  d'Ulm.  «  N'cst-ii  pas  invraisemblable,  a-t-on  dit, 
qu'on  ait  laissé  partir  de  l'Ecole  normale  tant  de 
générations  de  professeurs  incapables  de  mettre  en 
oeuvre  les  documents?...  En  somme  les  élèves  histo- 
riens n'étaient  prêts,  jadis,  au  sortir  de  l'École,  ni  pour 
l'enseignement  de  l'histoire  qu'ils  avaient  apprise  en 
grande  hâte,  ni  pour  les  recherches  sur  les  choses  dif- 
ficiles '.  » 

Quant  à  l'École  des  chartes,  créée  sous  la  Restaura- 
tion, c'était,  à  un  certain  point  de  vue,  une  école  spé- 
ciale comme  les  autres,  destinée  en  théorie  à  former 
ces  utiles  fonctionnaires,  les  archivistes  et  les  biblio- 
thécaires. Mais,  de  bonne  heure,  l'enseignement  pro- 
fessionnel y  fut  réduit  au  strict  minimum,  et  l'École 
s'organisa  d'une  façon  très  originale,  en  vue  de  l'ap- 
prentissage rationnel  et  intégral  des  jeunes  gens  qui  se 
proposeraient  d'étudier  l'histoire  de  France  au  moyen 
âge.  Les  élèves  de  l'École  des  chartes  n'y  suivaient 
aucun  cours  d'  «  histoire  du  moyen  âge  »,  mais  ils 
apprenaient  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  travailler  à 
résoudre  les  problèmes  encore  pendants  de  l'histoire 
du  moyen  âge.  Là  seulement,  par  suite  d'une  anomalie 
accidentelle,  les  «  connaissances  préalables  »  et  auxi- 
liaires des  recherches  historiques  étaient  systémati- 
quement enseignées.  Nous  avons  eu  plus  haut  l'occa- 
sion de  constater  les  résultats  de  ce  régime  -. 

1.  E.  Lavisse,  Questions  d'enseignement  national,  p.  12. 

2.  Cf.  plus  haut,  p.  38. 


l'enseignement    SUPERIEUR    DE    l'iIISTOIRE.  297 

Les  choses  étaient  ainsi  lorsque,  vers  la  fin  du 
Second  Empire,  un  vif  mouvement  de  réforme  se  des- 
sina. De  jeunes  Français  avaient  visité  l'Allemagne; 
ils  avaient  été  frappés  de  la  supériorité  de  son  orga- 
nisation universitaire  sur  le  système  napoléonien  des 
Facultés  et  des  Ecoles  spéciales.  Certes  la  France, 
avec  une  organisation  défectueuse,  avait  produit  beau- 
coup d'hommes  et  beaucoup  d'œuvres,  mais  on  en  était 
arrivé  à  penser  qu'  «  en  toutes  sortes  d'entreprises  on 
doit  laisser  au  hasard  la  moindre  part  «,  et  que,  «  quand 
une  institution  entend  former  des  professeurs  d'histoire 
et  des  historiens,  elle  doit  leur  fournir  les  moyens  de 
devenir  ce  qu'elle  veut  qu'ils  soient  ». 

M.  V.  Duruy,  ministre  de  l'instruction  publique, 
appuyait  les  partisans  d'une  renaissance  des  hautes 
éludes.  Mais  il  considéra  comme  impraticable  de  tou- 
cher, soit  pour  les  remodeler,  soit  pour  les  fusionner, 
soit  pour  les  supprimer,  aux  établissements  existants  : 
Collège  de  France,  Facultés  des  Lettres,  Ecole  normale 
supérieure,  École  des  chartes,  tous  consacrés  par  des 
services  rendus,  par  l'illustration  personnelle  d'hommes 
qui  leur  avaient  appartenu  ou  qui  leur  appartenaient. 
11  ne  modifia  rien,  il  ajouta.  Il  couronna  l'édifice  un 
peu  disparate  qui  existait  en  créant  une  «  Ecole 
pratique  des  hautes  études  »,  qui  fut  établie  en  Sor- 
bonne  (18G8  . 

L'École  pratique  des  hautes  études  (section  d'his- 
toire et  de  philologie)  avait  pour  raison  d'être,  dans  la 
pensée  de  ceux  qui  la  créèrent,  de  préparer  des  jeunes 
gens  à  faire  des  recherches  originales  d'un  caractère 
scientifique.  Pas  de  préoccupations  professionnelles, 
pas  de  vulgarisation.  On  n'y  viendrait  pas  pour 
s'informer  des  résultats  de  la  science,  mais,  comme 
l'étudiant  en  chimie  vient  dans   un  laboratoire,  pour 

19. 


298  APPENDICES. 

se  rompre  aux  procédés  techniques  qui  permettent 
d'obtenir  des  résultats  nouveaux.  Ainsi  l'esprit  du 
nouvel  institut  n'était  pas  sans  analogie  avec  celui 
de  la  tradition  primitive  du  Collège  de  France.  On 
devait  essayer  d'y  faire,  pour  toutes  les  parties  de 
l'histoire  et  de  la  philologie  universelles,  ce  que  l'on 
faisait  depuis  longtemps  à  l'Ecole  des  chartes  dans 
le  domaine  restreint  de  l'histoire  de  France  au  moyen 
âge. 

II.  Tant  que  les  Facultés  des  Lettres  se  trouvèrent 
bien  comme  elles  étaient  (c'est-à-dire  sans  étudiants) 
et  tant  que  leur  ambition  n'alla  pas  au  delà  de  leurs 
attributions  traditionnelles  (faire  des  cours  publics, 
con.férer  des  grades),  l'organisation  de  l'enseignement 
supérieur  des  sciences  historiques  en  France  resta 
dans  l'état  que  nous  avons  décrit.  Le  jour  où  les 
Facultés  des  Lettres  se  cherchèrent  une  autre  raison 
d'être  et  réclamèrent  un  autre  rôle,  des  changements 
étaient  inévitables. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'expliquer  pourquoi  et 
comment  les  Facultés  des  Lettres  ont  été  amenées  à 
souhaiter  de  travailler  plus  activement,  ou,  pour  mieux 
dire,  autrement  que  par  le  passé,  au  progrès  des  sciences 
historiques.  M.  V.  Duruy,  en  installant  l'Ecole  des 
hautes  études  à  la  Sorbonne,  avait  annoncé  que  cette 
plante  jeune  et  vivace  en  disjoindrait  les  vieilles 
])ierres  ;  et,  sans  doute,  le  spectacle  de  l'activité  si 
féconde  de  l'Ecole  des  hautes  études  n'a  pas  peu  con- 
tribué à  faire  faire  aux  Facultés  leur  examen  de  con- 
science. D'autre  j^art,  la  libéralité  des  pouvoirs  publics 
qui  ont  augmenté  le  personnel  des  Facultés,  qui  leur 
ont  construit  des  palais,  qui  les  ont  largement  dotées 
d'instruments  de  travail,  a  créé  des  devoirs  nouveaux 
à  ces  établissements  privilégiés. 


L  ENSEIGNEMENT    SUPllIilELIÎ    DE    I.HISTOIliE.  299 

Il  y  a  vingt-cinq  ans  environ  que  les  Facultés  des 
Lettres  ont  entrepris  de  se  transformer,  et  que  leur 
transformation  progressive  a  des  contre-coups  dans 
l'édifice  entier  de  l'enseignement  supérieur  des  sciences 
historiques  en  France,  qui  n'avait  pas  été  ébranlé 
jusque-là,  même  par  l'ingénieuse  addition  de  1868. 

m.  Le  premier  soin  des  Facultés  fut  de  se  procurer 
des  étudiants.  —  Là  n'était  |)as,  en  vérité,  le  difficile, 
car  l'Ecole  normale  supérieure  (où  sont  admis  vingt 
élèves  par  an,  choisis  parmi  des  centaines  de  candi- 
dats) était  devenue  incapable  de  suffire,  comme  par  le 
])assé,  au  recrutement  du  corps  professoral,  désormais 
très  nombreux,  de  l'enseignement  secondaire.  Quantité 
de  jeunes  gens,  candidats  (concurremment  avec  -les 
élèves  de  l'Ecole  normale  supérieure)  aux  grades  qui 
ouvrent  l'accès  de  la  carrière  pédagogique,  étaient 
abandonnés  à  eux-mêmes.  C'était  une  clientèle  assurée. 
En  même  temps  les  lois  militaires,  en  attachant  au  titre 
de  licencié  es  lettres  de  précieuses  immunités,  devaient 
attirer  dans  les  Facultés,  si  elles  préparaient  à  la 
licence,  une  portion  considérable,  et  très  intéressante, 
de  la  jeunesse.  Enfin  les  étrangers  (si  nombreux  à 
l'Ecole  des  hautes  études),  qui  viennent  chercher  en 
France  un  complément  d'éducation  scientifique,  et  qui 
s'étonnaient  jusque-là  de  n'avoir  pas  à  profiter  dans  les 
Facultés, -ne  pouvaient  manquer  d'y  venir  aussitôt 
qu'ils  y  trouveraient  quelque  chose  d'analogue  à  ce 
qu'ils  ont  coutume  de  trouver  dans  les  Universités 
allemandes,  et  le  genre  d'instruction  qui  leur  paraît 
utile. 

Avant  que  des  étudiants  aient  appris  en  grand 
nombre  le  chemin  des  Facultés,  de  grands  efforts 
ont  été  nécessaires  et  des  années  se  sont  écoulées; 
mais   c'est  lorsque   les   Facultés  ont  eu  les   étudiants 


300  APPKNDICRS. 

qu'elles  désiraient  que  les  vrais  problèmes  se  sont 
posés. 

L'immense  majorité  des  étudiants  des  Facultés  des 
Lettres  ont  été  à  l'origine  des  candidats  aux  grades,  à 
la  licence  et  à  l'agrégation,  venus  avec  l'intention 
avouée  de  «  préparer  »  la  licence  et  l'agrégation.  Les 
Facultés  n'ont  pas  pu  se  soustraire  à  l'obligation  de 
les  aider  dans  cette  «  préparation  ».  Mais  les  examens 
étaient  encore,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  conçus 
suivant  d'anciennes  formules.  La  licence,  c'était  une 
attestation  de  fortes  études  secondaires, un  «  baccalau- 
réat supérieur  »  ;  à  «  l'agrégation  des  classes  d'his- 
toire et  de  géographie  »  (devenue  la  véritable  liccnda 
docendi],  les  candidats  devaient  «  fournir  la  preuve 
qu'ils  savaient  très  bien  ce  qu'ils  seraient  chargés 
d'enseigner  ».  —  Dès  lors,  il  y  avait  péril  certain  que 
l'enseignement  des  Facultés,  préparatoire,  comme  celui 
de  l'Ecole  normale  supérieure,  aux  examens  de  licence 
et  d'agrégation,  affectât,  par  la  force  des  choses, 
le  même  caractère.  Notez  qu'une  certaine  rivalité 
devait  forcément  s'établir  entre  les  élèves  de  l'Ecole 
et  les  élèves  des  Facultés  aux  concours  d'agrégation. 
Les  programmes  de  l'agrégation  étant  ce  qu'ils  étaient, 
cette  émulation  ne  devait-elle  pas  avoir  pour  résultat 
d'absorber  de  plus  en  plus  les  maîtres  et  les  élèves  des 
établissements  rivaux  dans  des  exercices  scolaires, 
non  scientifiques,  dépourvus  de  noblesse  aussi  bien 
que  d'utilité  réelle? 

Danger  très  grave.  Il  a  été  aperçu  tout  de  suite  par 
les  clairvoyants  promoteurs  de  la  réforme  des  Facultés, 
MM.  A.  Dumont,  L.  Liard,  E.  Lavisse.  M.  Lavisse 
écrivait  en  1884  :  «  Prétendre  que  les  Facultés  ont 
pour  tâche  principale  la  préparation  à  des  examens, 
c'est   vouloir   substituer   à  la    culture    scientifique   un 


l'enseignement    SUPERIEUR    DE    l'hiSTOIRE.  301 

dressage  :  voilà  le  sérieux  grief  que  de  bons  esprits 
opposent  aux  partisans  des  nouveautés —  Les  partisans 
des  nouveautés  répondent  qu'ils  ont  vu,  dès  l'origine, 
les  inconvénients  du  système,  mais  qu'ils  sont  con- 
vaincus qu'une  modification  du  régime  des  examens 
suivra  la  réforme  de  l'enseignement  supérieur;  qu'on 
trouvera  la  conciliation  entre  le  travail  scientifique  et 
la  préparation  aux  examens;  qu'ainsi  tombera  le  seul 
grief  sérieux  que  leur  opposaient  leurs  adversaires.  » 
C'est  une  justice  à  rendre  au  principal  polémiste  de  la 
réforme  qu'il  ne  s'est  jamais  lassé  d'appuyer  sur  ce 
j)oint  malade;  et,  pour  se  convaincre  que  la  question 
des  examens  a  toujours  été  considérée  comme  la  clé  de 
voûte  du  problème  de  la  réorganisation  de  l'enseigne- 
ment supérieur  en  France,  il  suffit  de  parcourir  les 
discours  et  les  articles  intitulés  «  L'enseignement  et 
les  examens  »,  «  Examens  et  études  »,  «  Les  études 
et  les  examens  »,  etc.,  que  M.  Lavisse  a  réunis  dans 
ses  trois  volumes  publiés  depuis  1885,  de  cinq  ans  en 
cinq  ans  :  Questions  cV enseignement  national^  Etudes  et 
Étudiants,  A  propos  de  nos  écoles. 

C'est  ainsi  que  la  question  de  la  réforme  des  exa- 
mens de  l'enseignement  supérieur  (licence,  agrégation, 
doctorat)  a  été  mise  à  l'ordre  du  jour.  Elle  y  était 
déjà  en  1884;  elle  y  est  encore  en  1897.  Mais,  pendant 
l'intervalle,  des  progrès  sensibles  ont  été  réalisés  dans 
la  direction  que  nous  croyons  bonne,  et  on  touche 
enfin,  scmble-t-il,  au  but. 

IV.  L'ancien  système  d'examens  exigeait  des  candi- 
dats aux  grades  qu'ils  fournissent  la  preuve  d'une 
excellente  instruction  secondaire.  Comme  il  condam- 
nait les  candidats,  étudiants  de  l'enseignement  supé- 
rieur, à  des  exercices  du  genre  de  ceux  qu'ils  avaient 
déjà  ressassés  dans   les  lycées,  on  a  eu  beau  jeu  en 


â02  APPENDICES. 

l'attaquant.  Il  a  été  défendu  mollement.  Il  a  été 
démoli. 

Mais  comment  le  remplacer?  Le  problème  était  très 
complexe.  Est-il  juste  de  s'étonner  qu'il  n'ait  pas  été 
résolu  du  premier  coup? 

D'abord,  il  importait  de  se  mettre  d'accord  sur  cette 
question  préliminaire  :  quel  est  le  genre  d'aptitudes  ou 
de  connaissances  dont  il  convient  d'exiger  des  étu- 
diants qu'ils  fassent  la  preuve?  De  connaissances  géné- 
rales? De  connaissances  techniques  et  d'aptitudes  aux 
recherches  originales  (comme  à  l'Ecole  des  chartes  et 
à  l'Ecole  des  hautes  études)  ?  D'aptitudes  pédagogiques  ? 
—  On  a  reconnu  peu  à  peu  qu'étant  donnée  la  clien- 
tèle vaste  et  variée  des  Facultés,  il  était  indispensable 
de  distinguer. 

Aux  candidats  à  la  licence,  il  suffit  de  demander 
qu'ils  attestent  une  bonne  culture  générale,  sans  leur 
interdire  de  prouver,  s'ils  le  désirent,  qu'ils  ont  déjà 
le  goût  et  quelque  expérience  des  recherches  ori- 
ginales. 

Aux  candidats  à  l'agrégation  [Ucentia  docendï],  déjà 
licenciés,  on  demandera  :  1°  la  preuve  formelle  qu'ils 
savent,  par  expérience,  ce  que  c'est  qu'étudier  un 
problème  historique  et  qu'ils  ont  les  connaissances 
techniques,  requises  pour  les  études  de  celte  espèce; 
2°  la  preuve  d'aptitudes  pédagogiques,  qui  sont  pro- 
fessionnelles pour  eux. 

Aux  étudiants  qui  ne  sont  candidats  à  rien,  ni  à  la 
licence,  ni  à  l'agrégation,  et  qui  recherchent  simple- 
ment une  initiation  scientifique  —  les  anciens  pro- 
grammes ne  prévoyaient  pas  l'existence  de  ces  étu- 
tliants-là,  —  on  demandera  seulement  de  prouver 
qu'ils  ont  profité  des  leçons  reçues  et  des  conseils 
donnés.. 


L  EXSEIGXEMEXT    SUPEHIEUR    DE    L  HISTOIRE.  303 

Cela  posé,  un  grand  pas  est  fait  en  avant.  Car  les  pro- 
grammes, comme  on  sait,  gouvernent  les  études.  Or,  de 
par  l'autorité  des  programmes,  les  études  historiques 
dans  les  Facultés  auront  le  triple  caractère  que  l'on 
peut  souhaiter  qu'elles  aient.  La  culture  générale  ne 
cessera  pas  d'y  être  en  honneur.  Les  exercices  tech- 
niques de  critique  et  de  recherche  auront  leur  place 
légitime.  Enfin  la  pédagogie  (théorique  et  pratique)  ne 
sera  pas  négligée. 

Les  difficultés  commencent  lorsqu'il  s'agit  de  déter- 
miner les  épreuves  qui  sont,  en  chaque  genre,  les 
meilleures,  c'est-à-dire  les  plus  i)robantes.  Là-dessus, 
les  avis  diffèrent.  Si  personne,  désormais,  ne  conteste 
plus  les  principes,  les  modes  d'application  jusqu'ici 
expérimentés  ou  proposés  ne  rallient  pas  tous  les 
suffrages.  L'organisation  de  la  licence  a  été  remaniée 
trois  fois;  le  statut  de  lagrégatlo  :  d'histoire  a  été 
réformé  ou  amendé  cinq  fois.  £t  ce  n'est  pas  fini. 
De  nouvelles  simplifications  s'impose.it.  Mais  qu'im- 
porte cette  instabilité  —  dont  on  commence  pourtant 
à  se  plaindre  *,  —  s'il  est  avéré,  comme  nous  le 
crovons,  que  le  progrès  vers  le  mieux  a  été  continu 
à  travers  tous  ces  changements,  sans  régressions 
notal)les  ? 

11  est  inutile  d'exposer  ici  en  détail  les  divers 
régimes  transitoires  qui  ont  été  en  vigueur.  Nous 
avons  eu  l'occasion  de  les  critiquer,  en  temps  et  lieu  ^. 
Aujourd'hui  que  la  plu])artdes  usages  qui  nous  parais- 
saient défectueux  ont  été  abolis,  à  quoi  bon  remuer 
cette  cendre?  Nous   ne   dirons  même  pas   en    quoi   le 

1.  Revue,  historique,  LXIII  (1897),  p.  96. 

2.  Voir  la  Revue  internationale  de  l'enseignement,  férr.  1893; 
la  Rct'ue  universitaire,  juin  1892,  oct.  et  nov.  1894,  juillet  1895 > 
et  le  Political  Science  Quarterly,  sept.  1894. 


304  APi'liNDlClîS. 

régime  actuel  laisse  encore,  selon  nous,  à  désirer,  car 
il  y  a  lieu  d'espérer  qu'il  sera  prochainement,  et  très 
heureusement,  modifié.  —  Qu'il  suffise  de  savoir  que 
les  Facultés  confèrent  à  présent  un  diplôme  nouveau, 
le  Diplôme  d'études  supérieures^  que  tous  les  étudiants 
ont  le  droit  de  rechercher,  mais  que  les  candidats 
à  l'agrégation  sont  obligés  d'obtenir.  Ce  diplôme 
d'études  supérieures,  analogue  à  celui  de  l'Ecole  des 
hautes  études,  au  brevet  de  l'Ecole  des  chartes  et 
au  doctorat  en  philosophie  des  Universités  allemandes, 
est  donné  aux  étudiants  en  histoire  qui,  justifiant  d'une 
certaine  scolarité,  ont  subi  un  examen  dont  les 
épreuves  principales  sont,  avec  des  interrogations  sur 
les  «  sciences  auxiliaires  »  des  recherches  historiques, 
la  rédaction  et  la  soutenance  d'un  mémoire  original. 
Tout  le  monde  reconnaît  aujourd'hui  que  «  l'examen 
en  vue  du  diplôme  d'études  donnera  des  fruits  excel- 
lents, si  la  vigilance  et  la  conscience  des  examinateurs 
lui  conservent  partout  sa  valeur  *  ». 

V.  En  résumé,  l'appât  de  la  préparation  aux  grades  a 
fait  affluer  dans  les  Facultés  une  foule  d'étudiants.  Mais 
la  préparation  aux  grades  était,  sous  l'ancien  régime 
des  examens  de  licence  et  d'agrégation,  une  besogne 
peu  conforme  à  celle  que  les  Facultés  concevaient 
comme  convenable  pour  elles,  utile  pour  leurs  élèves 
et  pour  le  bien  de  la  science.  Le  régime  des  examens  a 
donc  été  réformé  persévéramment,  non  sans  peine, 
en  conformité  avec  un  certain  idéal  de  ce  que  l'ensei- 
gnement supérieur  de  l'histoire  doit  être.  Le  résultat 
est  que  les  Facultés  ont  pris  rang  parmi  les  établis- 


1.  Ret'iie  historique,  loc.  rit.,  p.  98.  —  J'ai  développé  ailleurs 
ce  que  je  me  contente  d'indiquer  ici.  Voir  Revue  internationale 
de  l'enseignement,  nov,  1897.  [Ch.-V.  L.] 


l'enseignement  supérieur  de  l'histoire.  305 
sements  qui  contribuent  aux  progrès  positifs  des 
sciences  historiques.  L'énumération  des  œuvres  qui 
en  sont  sorties  depuis  quelques  années  l'attesterait  au 
besoin. 

Cette  évolution  a  déjà  eu  des  conséquences  heu- 
reuses; si  elle  s'achève  aussi  bien  qu'elle  a  commencé, 
elle  en  aura  encore.  —  D'abord,  la  transformation  de 
l'enseignement  de  l'histoire  dans  les  Facultés  en  a 
entraîné  une,  symétrique,  à  l'École  normale  supérieure. 
L'École   normale  délivre   aussi,  depuis  deux  ans,  un 

I  «  Diplôme  d'études  »;  les  travaux  originaux,  les  exer- 
cices pédagogiques  et  la  culture  générale  y  sont  encou- 
ragés tout  de  même  que  dans  les  Facultés  nouvelles. 
Elle  ne  diffère  plus  des  Facultés  que  parce  qu'elle  est 
fermée,  et  recrutée  avec  certaines  précautions;  au  fond, 
c'est  une  Faculté  comme  les  autres,  où  les  étudiants 
sont  en  très  petit  nombre,  mais  choisis.  —  En  second 
lieu,  l'École  des  hautes  études  et  l'École  des  chartes, 
qui,  toutes  deux,  seront  installées,  à  la  fin  de  1897, 

h  dans  la  Sorbonne  reconstruite,  ont  gardé  leur  raison 
d'être;  car  beaucoup  de  spécialités  sont  représentées 
à  l'École  des  hautes  études  qui  ne  le  sont  pas,  qui  ne 
ie  seront  sans  doute  jamais,  dans  les  Facultés;  et, 
pour  les  études  relatives  à  l'histoire  du  moyen  fige, 
l'ensemble  des  enseignements  convergents  de  l'Ecole 
des  chartes  restera  toujours  incomparable.  Mais  l'an- 
cien antagonisme  entre  l'École  des  hautes  études  et 
l'École  des  chartes  d'une  part,  et  les  Facultés  de 
l'autre,  a  disparu.  Tous  ces  établissements,  naguère  si 
dissemblables,  collaborent  désormais,  dans  le  même 
esprit,  à  une  œuvre  commune.  Chacun  d'eux  garde 
son  nom,  son  autonomie  et  ses  traditions;  mais  tous 
forment  un  corps  :  la  section  historique  d'une  idéale 
Université  de  Paris,  beaucoup  plus  vaste  que  celle  qui 


306  APPENDICES. 

a  été  en  1896  consacrée  par  la  loi.  De  cette  «  plus 
grande  »  Université,  l'Ecole  des  chartes,  l'École  des 
hautes  études,  l'Ecole  normale  supérieure  et  l'ensemble 
des  enseignements  historiques  de  la  Faculté  des  Lettres 
ne  sont  plus  maintenant,  en  fait,  que  des  «  instituts  » 
indépendants. 


TABLE   DES   MATIERES 


Avcr.Tissz.-.iENT V 

LIVRE    I 

LES     CONNAISSANCES      PRÉALABLES 

CiiAT.       I.  —  La  recherche  des  docuiiiciiLs 1 

—  11.  —  Les  «  sciences  auxiliaires  » 25 

LIVRE    II 

OPÉRATIONS     ANALYTIQUES 

Cii.vP.       I.  —  Conditions  générales  de  la  connaissance  his- 
torique         43 

SECTION  1 
Critique  externe  (critique  derudition). 

CiiAP.      II.  —  Critique  de  restitution 51 

—  III.  —  Critique  de  provenance 6() 

—  IV.  —  Classement  critique  des  sources 7'.» 

—  V.  —  La  critique  d'érudition  et  les  érudits 8'J 

SECTIOS   II 
Critique  interne. 

C11A.P.     VI.  —  Critique  d'interprétation 117 

—  Vil.  —  Critique   interne    négative    de    sincérité    et 

d'exactitude 1-^0 

—  VIll.  —  Déterniinalion  des   faits  parliculicrs   1G3 


308 


TABLE    DES    MATIERES. 


LIVRE     III 

OPÉRATIONS      SYNTHÉTIQUES 

Chap.       I.  —  Conditions  générales  de  la  construction  his- 
torique        181 

—  II.  —  Groupement  des  faits 200 

—  III.  —  Raisonnement  constructif 218 

—  IV.  —  Construction  des  formules  générales 227 

—  V.  —  Exposition 256 

Conclusion 275 

Appendice    I.  —  L'cnscig'ncment   secondaire    de   l'histoire 

en  France 281 

—  II.  —  L'enseignement  supérieur  de  1  histoire  en 

France 293 

Table  des  matiiîres 307 


1356    711 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  —  972-9S. 


Bibliothèques 
Université  d'Ottawa 
Echéance  | 


^2  MA}  t937 
AVR  3  0  1997 

DEC  1  2  199?. 
OCT  2  9 1997' 


Libraries 
University  of  Ottav 
Date  Due 


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DEC  1  0  2002  ■• 


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