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INTRODUCTION
ÉTDDES HISTORIQUES
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INTRODUCTION
ÉTUDES HISTOmai'ES
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)nJvirtî5J*
MBUOTHECA
1556 711
D
lu
AVERTISSEMENT
Le titre de cet ouvrage est clair. Cependant, il
est nécessaire de dire nettement ce que nous avons
voulu, et ce que nous n'avons pas voulu faire;
car, sous ce même titre : « Introduction aux
études historiques », des livres très différents ont
déjà été publiés.
Nous n'avons pas voulu présenter, comme W. B.
Boyce *, un résumé de l'histoire universelle à
Tusao-e des commençants et des personnes pres-
sées.
Nous n'avons pas voulu enrichir d'un numéro
la littérature si abondante de ce que l'on appelle
ordinairement la « Philosophie de l'histoire ».
Des penseurs, qui, pour la plupart, ne sont pas
historiens de profession, ont fait de l'histoire le
sujet de leurs méditations; ils en ont cherché les
« similitudes » et les « lois » ; quelques-uns
ont cru découvrir « les lois qui ont présidé an
développement de l'humanité », et « constituer »
1. W. B. Boyce, Introductioii to the study of hisiori/, cit'il,
ecdesiastical and litciary. London, 1884, in-8.
VI AVERTISSEMENT.
ainsi « l'histoire en science positive » *. Ces vastes
constructions abstraites inspirent, non seulement
au public, mais à des esprits d'élite, une méfiance
a priori, qui est invincible : M. Fuslel de Cou-
langes, dit son dernier biographe, était sévère pour
la Philosophie de l'histoire; il avait pour ces
systèmes la même aversion que les positivistes
pour les concepts purement métaphysiques. A tort
ou à raison (h tort, sans doute), la Philosophie de
l'histoire, n'ayant pas été cultivée seulement par
des hommes bien informés, prudents, d'intelli-
g-ence vigoureuse et saine, est déconsidérée Que
ceux qui la redoutent — comme ceux, d ailleurs,
qui s'y intéressent — soient avertis : il n'en sera
pas question ici ^.
Nous nous proposons ici d'examiner les condi-
tions et les procédés, et d'indiquer le caractère
et les limites de la connaissance en histoire.' Com
ment arrive-t-on à savoir, du passé, ce qu'il est
possible et ce qu'il importe d'en savoir? Qu'est-ce
1. Tel, par exemple, P.-J.-B. Bûchez, dans son Introduction
à la science de l'histoire. Paris, 1842, 2 vol. in-8.
2. L'histoire des tentatives faites pour comprendre et expli-
quer philosophiquement l'histoire de l'humanité a été entreprise,
comme on suit, par Robert Flint. R. Flint a déjà donné l'his-
toire de la Philosophie de l'histoire dans les pays de langue
française : Historicai Philosophy in France and Frencli Bclgium
and Switzerland. Edinburgh-London, 1893, in-8. — C'est le pre-
mier volume de la réédition développée de son « Histoire de la
philosophie de l'histoire en Europe », publiée il y a vingt-cinq
ans. Comparez la partie rétrospective (ou historique) de l'ou-
vrage de N. Marselli : la Scienza délia storia, I. Torino, 1873.
L'ouvrage original le plus considérable qui ait paru en
France depuis la publication du répertoire analytique de R. Flint
est celui de P. Lac-ombe, De l'histoire considérée comme science
Paris, 1894, in-8. Cf. Revue critique, 1895, L p. 132.
It AVERTISSEMENT. VII
qu'un document? Connnent traiter les documents
en vue de l'œuvre historique? Qu'est-ce que les
faits historiques? Et comment les grouper pour
construire l'œuvre historique? — Quiconque s'oc-
cupe d'histoire pratique, plus ou moins inconsciem-
ment, des opérations compliquées de critique et
de construction, d'analyse et de synthèse. ^^lais les
débutants et la plupart des personnes qui n'ont
jamais réfléchi sur les principes de la méthode
des sciences historiques, emploient, pour effectuer
ces opérations, des procédés instinctifs qui, n'étant
pas, en général, des procédés rationnels, ne con-
duisent pas d'ordinaire a une vérité scientifique.
Il est donc utile de faire connaître et de justifier
looiquement la théorie des procédés vraiment
rationnels, assurée dès à présent en quelques-unes
de ses parties, encore inachevée sur des points
d'une importance capitale.
Ainsi la présente a Introduction aux études
historiques » est conçue, non comme un résumé
de faits acquis ou comme un système d'idées
oénérales au sujet de l'histoire universelle, mais
comme un essai sur la méthode des sciences histo-
riques.
Voici pourquoi nous avons cru opportun, et voici
dans quel esprit nous avons résolu de l'écrire.
Les livres qui traitent de la méthodologie des
sciences historiques ne sont guère moins nom-
breux, mais ne jouissent pas d'un meilleur renom
VIII AVERTISSEMENT.
que les livres sur la Philosophie de l'histoire. Les
spécialistes les dédaignent. 11 résumait une opinion
très répandue, le savant qui, à ce que l'on raconte,
disait : « Vous voulez écrire un livre sur la Philo-
logie ; faites-nous donc plutôt un bon ouvrage de
Philologie. Moi, quand on me demande : Qu'est-ce
que la Philologie? je réponds : C'est ce que je fais*. »
Il ne croyait dire, et il ne disait en effet qu'un lieu
commun, le critique qui, à propos du Précis de la
science de r/iistoire de J. G. Droysen, s'exprimait
ainsi: « En thèse o-énérale, les traités de ce o-enre
sont forcément à la fois obscurs et inutiles : obscurs,
puisqu'il n'est rien de plus vague que leur objet;
inutiles, puisqu'on peut être historien sans se
préoccuper des principes de la méthodologie histo-
rique qu'ils ont la prétention d'exposer -. » — Les
arguments de ces contempteurs de la méthodolooie
paraissent assez forts. Ils se ramènent aux pro-
positions suivantes. En fait, il y a des gens qui
pratiquent manifestement les bonnes méthodes et
qui sont reconnus par tout le monde comme des
érudits ou comme des historiens de premier ordre,
sans avoir jamais étudié les principes de la méthode;
réciproquement, on ne voit pas que ceux qui ont
1. Revue critique d'histoire et de littérature, 1892, I, p. '16'i.
2. Ibidem, 1888, II, p. 295. — Cf. le Moyen Age, X (1897), p. 91 :
« Ces livres-là [les traites de méthode historique] ne sont guère
lus de ceux auxquels ils pourraient être utiles, c'est-à-dire les
amateurs qui occupent leurs loisirs à faire des recherches
historiques; et quant aux érudits de profession, c'est aux leçons
des maîtres qu'ils ont appris à connaître les instruments de
travail et la manière de s'en servir, sans compter que la
méthode historique est la même que celle des autres sciences
d'observation, et qu'on peut dire en quelques mots en quoi elle
consiste.... »
AVERTISSEMENT. IX
écrit en lof^iciens sur la théorie de la méthode
historique aient acquis, de ce chef, comme érudits
ou comme historiens, une supériorité quelconque :
quelques-uns même sont notoirement des érudits
ou des historiens tout à fait impuissants ou médio-
cres. A cela, rien d'étonnant. Est-ce que, avant
de faire en chimie, en mathématiques, dans les
sciences proprement dites, des recherches origi-
nales, on étudie la théorie des méthodes qui ser-
vent dans ces sciences? La critique historique!
mais le meilleur moyen de l'apprendre, c'est de la
pratiquer ; on l'apprend suffisamment en la pra-
tiquant '. Pressez, d'ailleurs, les écrits qui exis-
tent sur la méthode historique, et même les plus
récents, ceux de J. G. Droysen, de E. A. Freeman,
de A. Tardif, de U. Chevalier, etc. : vous n'en
extrairez, en fait d'idées claires, que des vérités
évidentes par elles-mêmes, des vérités de La Palice".
«
1. C'est sans doute en vertu de ce principe que la méthode
historique s'enseig-ne seulement par l'exemple, que L. Maiiani a
plaisamment intitulé ■■ Corso pratico di metodologia délia storia »
une dissertation sur un point particulier de l'histoire de la
ville de Fermo. Voir YArc/iii'io délia Società romana di storia
patria, XIII (1890), p. 211.
2. Voir le compte rendu de l'opuscule de E. A. Freeman, Tlie
methods of historical study, dans la Ra-ue critique, 1387, I,
p. ;{:6. Cet opuscule, dit le critique, est banal et vide. On y voit
« que l'histoire n'est pas une étude aussi aisée qu'un vain
peuple pense, qu'elle touche à toutes les sciences et que l'histo-
rien vraiment digne de ce nom devrait tout savoir; que la cer-
titude historique est impossible à obtenir, et que, pour s'en
rapprocher le plus possible, il faut recourir sans cesse aux
sources o'rig-inales; qu'il faut connaître et pratiquer les meil-
leurs parmi les historiens modernes, mais sans jamais tenir ce
qu'ils ont écrit pour parole d'évang-ile. Et voilà tout. ■■ Conclu-
sion : Freeman « enseig-nait mieux sans doute la méthode histo-
rique par la pratique qu'il n'a réussi à le faire par la théorie ».
Comparer Bouvard et Pécuchet, par G. Flaubert. Il s'agit
X AVERTISSEMENT.
Nous reconnaissons volontiers que, dans cette
manière de voir, tout n'est pas faux. — L'immense
majorité des écrits sur la méthode d'investigation
en histoire et sur lart d'écrire l'histoire — ce (|ue
l'on appelle, en Allemagne et en Angleterre, VlJis-
torik — sont superficiels, insipides, illisibles, et
il en est de ridicules *. D'abord, ceux qui sont anté-
rieurs au xix*^ siècle, analvsés ;i loisir par P.-C.-F.
Daunou dans le tome Yll de son Cours d'éludés
historiques ", sont presque tous de simples traités
de rhétorique, dont la rhétorique est surannée,
où l'on discute avec gravité les problèmes les plus
de deux imbéciles, qui, entre autres projets, forment celui
d'écrire l'histoire. Pour les aider, un de leurs amis leur envoie
(p. 156) •< des règles de critique prises dans le Cours de Daunou »,
savoir : « Citer comme preuve le témoignage des foules, mau-
vaises preuves; elles ne sont pas là pour répondre. — Rejeter
les choses impossibles : on fit voir à Pausanias la pierre avalée
par Saturne. — Tenez en compte l'adresse des faussaires, l'in-
térêt des apologistes et des calomniateurs. » L'ouvrage de
Daunou contient quantité de truismes aussi patents et plus
comiques encore que ceux-là.
1. R. Flint (o. c, p. 1.5) se félicite de n'avoir pas à étudier
la littérature de l'Uistoric, car « a very large portion of it is
so trivial and superficial that it can hardly ever bave been of
use even to persons of tbe humblest capacity, and may certainly
now be safely consigned to kindly oblivion ». JCéanmoins,
R. Flint a donné dans son livre une liste sommaire des princi-
paux monuments de cette littérature dans les pays de langue
française, depuis l'origine. Un aperçu plus général et plus com-
plet (bien que très sommaire encore) de cette littérature dans
tous les pays est fourni par le Lehrbuch der historichen Méthode,
de E. Bernheim (Leipzig, 1894, in-8), p. 143 et suiv. — Flint
(qui a connu quelques ouvrages inconnus à Bernheim) s'arrête à
l'année 1893, Bernheim à l'année 1894. Depuis 1889, on trouve dans
les Jalircsberichte der Gesc/uchlsivissenschaft un compte rendu
périodique des écrits récents sur la méthodologie historique.
2. Ce tome VII a été publié en 1844. Mais le célèbre Cours do
Daunou fut professé au Collège de France de 1819 à 1830.
AVERTISSEMENT. XI
cocasses *. Daunoii les raille agréablement, mais
il n'a fait preuve lui-même que de bon sens dans
son monumental ouvrage, qui, aujourd'hui, ne
paraît guère meilleur, et n'est certainement pas
])lus utile, que les productions anciennes ^ Quant
aux modernes, il est très vrai que tous n'ont pas su
éviter les deux écueils du genre : obscurité, bana-
lité. Le Griiiidriss der Historik de J. G. Droysen,
traduit en français sous le titre de Précis de la
science de V histoire (Paris, 1888, in-8), est lourd,
pédantesque et confus au delà de ce que l'on peut
imaginer^. MM. Frecman, Tardif, Chevalier ne
1. Les Italiens de la Renaissance (Mylaeus, Francesco Pa-
trizi, etc.), et les auteurs des deux derniers siècles après eux, se
demandent quels sont les rapports de l'histoire avec la dialec-
tique et avec la rhétorique; à combien de lois le genre histo-
rique est assujetti; s'il est convenable que l'historien rapporte
les trahisons, les lâchetés, les crimes, les désordres; si l'histoire
peut s'accommoder d'un autre genre que du sublime, etc. —
Les seuls livres sur VHistorih, publiés avant le xix° siècle, qui
accusent un effort original pour aborder les vrais problèmes
sont ceux de Lenglet du Fresnoy (Méthode pour étudier l'Iiistoire,
Paris, 1713) et de J. M. Chladenius {Alh^emeine Geschichtswis-
senxchaft, Leipzig, 1752). Celui de Chladenius a été signa'é par
E. Bernheim ^o. c, p. 166).
2. 11 n'y fait même pas toujours preuve de bon sens, car on
lit dans le Cours d'eiades historiques (VII, p. 105), à propos du
traité De Chistoire, publié en 1070 par P. Le Moyne, ouvrage
très faible, pour ne pas dire plus, où des traces de sénilité sont
visibles : « Je ne prétends point adopter toutes les maximes,
tous les préceptes que ce traité renferme; mais je crois qu'après
celui de Lucien c'est le meilleur que nous ayons rencontré; et
je doute fort qu'aucun Ue ceux dont il nous reste à prendre con-
naissance s'élève au même degré de philosophie et d'origina-
lité ». Le P. H. Chérot a jugé plus sainement le traité De l'his-
toire, dans son Étude sur la, fie et les œuvres du P. Le Moyne,
Paris, 1887, in-8, p. 406 et -«uiv.
.S. E. Bernheim déclare cependant {o. c., p. 177) que cet opus-
cule est le seul, à sou avis, qui « auf der jetzigen Hôhe der
Wissenschafl steht »
XII AVEIiTISSE.MI-\T.
disent rien qui ne soit élémentaire et prévu. On
voit encore leurs émules discuter à perte de vue des
questions oiseuses : si l'histoire est un art ou une
science, quels sont les devoirs de l'histoire, à c|Uoi
sert l'histoire, etc. — D'autre part, c'est une remar-
que incontestablement exacte que presque tous
les érudits et presque tous les historiens actuels
sont, au point de vue de la méthode, des autodi-
dactes, formés par la seule pratique ou par l'imita-
tion et la fréquentation des maîtres antérieurs.
Mais de ce que beaucoup d'écrits sur les prin-
cipes de la méthode justifient la méfiance généra-
lement professée envers les écrits de cette espèce,
et de ce que la plupart des gens du métier ont pu
se dispenser sans inconvénients apparents d'avoir
réfléchi sur la méthode historique, il est exces-
sif, à notre avis, de conclure que les érudits et
les historiens (et surtout les futurs érudits et
les futurs historiens) n'aient aucun besoin de se
rendre compte des procédés du travail historique.
■ — En effet, la littérature méthodologique n'est pas
tout entière sans valeur : il s'est formé lentement
un trésor d'observations fines et de règles pré-
cises, suggérées par l'expérience, qui ne sont pas
de simple sens commun *. Et s'il existe des per-
sonnes qui, par un don de nature, raisonnent tou-
jours bien sans avoir appris à raisonner, il serait
facile d'opposer h ces exceptions les cas innom-
1. R. Flint dit très bien (o. c, p. 15) : « The course of Historié
bas been, on the whole, one of advance from commonplace
reflcction on bistory towards a philosophical coiiiprehciision of
the conditions and processes on which the formation of hislorical
science dépends ».
AVERTISSEMENT. XllI
brnbles où l'iguorance de la logique, l'emploi de
procédés irrationnels, l'absence de réflexion sur
les conditions de l'analyse et de la synthèse en
histoire, ont vicié les travaux des érudits et des
historiens.
En réalité, l'histoire est sans doute la discipline
où il est le plus nécessaire que les travailleurs aient
une conscience claire de la méthode dont ils se
servent. La raison, c'est qu'en histoire les procédés
de travail instinctifs ne sont pas, nous ne saurions
trop le répéter, des procédés rationnels ; il tant
donc une préparation pour résister au premier i
mouvement. En outre, les procédés rationnels pour |
atteindre la connaissance historique diffèrent si
fortement des procédés de toutes les autres sciences,
qu'il est nécessaire d'en apercevoir les carac-
tères exceptionnels pour se défendre de la ten-
tation d'appliquer à l'histoire les méthodes des
sciences déjà constituées. On s'explique ainsi que
les mathématiciens et les chimistes puissent se
passer, plus aisément que les historiens, d' « intro-
duction » à leurs études.
Il n'y a pas lieu d'insister davantage sur l'uti-
lité de la méthodologie historique; car c'est évi-
demment à la légère qu'elle a été contestée. Mais il
faut expliquer les motifs qui nous ont conduits à
composer le présent ouvrage. — Depuis cinquante
aùs, un grand nombre d'hommes intelligents et
sincères ont médité sur la méthode des sciences
historiques; on compte naturellement parmi eux
beaucoup d'historiens, professeurs d'Université,
mieux placés que d'autres pour connaître les
besoins intellectuels des jeunes gens, mais aussi
XIV AVERTISSEMENT.
des logiciens de profession, et même des romanciers.
M. Fustel de Coulanfres a laissé, h cet éorard, dans
l'Université de Paris, une tradition : « Il s'eilbr-
çait, a-t-on dit *, de réduire à des formules très
précises les règles de la méthode...; il n'y avait
rien de plus urgent à ses yeux que d'apprendre
aux travailleurs à atteindre la vérité ». Parmi ces
hommes, les uns, comme M. Renan -, se sont con-
tentés d'énoncer des remarques, en passant, dans
leurs ouvrages généraux ou dans des écrits de cir-
constance^; les autres, comme MM. Fustel de
Coulanges, Freeman, Droysen, Lorenz, Stubbs, de
Smedt, von Pflugk-Harttung, etc., ont pris la
peine d'exposer, dans des opuscules spéciaux,
leurs pensées sur la matière. Il existe quantité de
livres, de « leçons d'ouverture », de « discours
académiques » et d'articles de revue, publiés dans
tous les pays, mais particulièrement en France,
en Allemagne, en Angleterre, aux États Unis et
en Italie, sur l'ensemble et sur les diverses parties
de la méthodologie. Ou se dit : ce ne serait certes
1. P. Guiraud, dans ]a Rei'ue des Deux Mondes, \" mars 1896,
p. 73.
2. E. Renan a dit. quelques-unes des choses les plus justes
et les plus fortes qui aient été dites sur les sciences historiques
dans l'Avenir de la science (Paris, 1890, in-8), écrit en 1848.
3. Quelques-unes des remarques les plus ingénieuses, les plus
topiques, et de la portée la plus générale, sur la méthode des
sciences historiques, ont été formulées jusqu'ici, non dans les livres
de méthodologie, mais dans les revues — dont la licfue critique
d'histoire et de littérature est le type — consacrées à la critique
des livres nouveau.^ d'histoire et d'érudition. C'est un exercice
extrêmement salutaire que de parcourir la collection de la Revue
critique, (ondée, à Paris, en 180", ■■ pour imposer le respect de la
méthode, pour exécuter les n.auvais livres, pour réprimer les
écarts et le travail inutile ».
AVERTISSEMENT.
pns un travail inutile que de coordonner les obser-
vations dispersées, et comme perdues, en tant de
volumes et de brochures. Mais ce travail séduisant
n'est plus h faire : il a été récemment exécuté avec
le plus grand soin. M. Ernst Bernheim, professeur
à l'Université de Greifswald, a dépouillé presque
tous les écrits modernes sur la méthode histo-
rique; il en a profité; il a groupé dans des cadres
commodes, et, en grande partie, nouveaux, quan-
tité de considérations et de références choisies.
Son Lehrhiich der historischen Méthode (Leipzig,
1894, in-8)* condense, à la manière des Z<e/<7-^//c7/e/-
allemands, la littérature spéciale du sujet qu'il
traite. Nous n'avons pas eu l'intention de recom-
mencer ce qu'il a si bien su faire. — Mais il nous
a semblé que tout n'était pas dit, après sa labo-
rieuse et sage compilation. D'abord, M. Bernheim
traite amplement de problèmes métaphysiques que
nous croyons dépourvus d'intérêt; en revanche, il
ne se place jamais à des points de vue, critiques
ou pratiques, que nous tenons pour très intéres-
sants. Puis, la doctrine du Lehrhiich est raison-
nable, mais elle manque de vigueur et d'origina-
lité. Enfin, le Lehrhiich ne s'adresse pas au grand
public ; il reste inaccessible (et à cause de la
lanoue et h cause de la forme) à l'immense majo-
rité du public français. Cela suffit à justifier le
dessein que nous avons formé d'écrire le présent
ouvrage au lieu de recommander simplement celui
de M. Bernheim ^
1. La 1" édition du Lehrbuch est de 18S9.
2. Ce qui a été publié de mieux, jusqu'ici, en français, sur
XVI AVl^UTISSEMLM".
II
Cette « Introduction aux études historiques »
n'a pas la prétention d'être, comme le Lehrhiich
der historischeii Méthode , un Traité de métho-
dologie historique'. C'est une esquisse sommaire.
Nous l'avons entreprise , au commencement de
Tannée scolaire 1896-1897, en vue d'avertir les
étudiants nouveaux de la Sorbonne de ce que les
études historiques sont et doivent être.
Nous avions constaté depuis longtemps, par
expérience , l'urgente nécessité d'avertissements
de cette espèce. La plupart de ceux qui s'enga-
gent dans la carrière de Ihistoire, en effet, le
font sans savoir pourquoi, sans s'être jamais
demandé s'ils sont propres aux travaux histori-
ques, dont ils ignorent souvent jusqu'à la nature.
D'ordinaire, on se décide h choisir la carrière de
l'histoire pour les motifs les plus futiles : parce
que l'on a obtenu des succès, en histoire, au col-
lège -; parce que l'on éprouve pour les choses du
la méthode historique est une brochure de MM. Gh.et V. Mortet,
/a Science de l'histoire, Paris, 189i, in-8 de 88 p. Extrait du
lome XX de la Grande Encyclopédie.
1. L'un de nous (M. Seignobos) se propose de publier plus
tard un Traité complet de -méthodologie historique, s'il se
trouve un public pour ce genre d'ouvrage.
2. On ne saurait trop affirmer que les études d'histoire, telles
qu'on les fait au lycée, ne supposent pas les mêmes aptitudes
(|ue les études hisloiùques, telles qu'on les fait à l'Université et
flans la vie. — Julien Havet, qui se consacra plus tard aux études
liistoriques (critiques), trouvait fastidieuse, au lycée, l'élude de
l'histoire. « C'est, je crois, dit M. L. llavet, que renseignement
m AVERTISSEMENT. XVIÏ
passé l'espèce d'attrait romantique qui jadis dOcida,
dit-on, la vocation d'Augustin Thierry; parfois
aussi parce que l'on a l'illusion que l'histoire est
une discipline relativement facile. Il importe assu-
rément que ces vocations irraisonnées soient au
plus tôt éclairées et mises à l'épreuve.
Ayant fait, à des novices, une série de confé-
rences comme « Introduction aux études histo-
riques », nous avons pensé que, moyennant revi-
sion, ces conférences pourraient être profitables
à d'aulres qu'à des novices. Les érudits et les
historiens de profession n'y apprendront rien sans
doute; mais s'ils y trouvaient seulement un thème
à réflexions personnelles sur le métier que cpiel-
f[ucs-uns d'entre eux pratiquent d'une manière
machinale, ce serait déjà un î^rand point. Quant
lA au public, qui ht les œuvres des historiens, n'est-il
•pas à souhaiter qu'il sache comment ces œuvres
^ se font, afin qu'il soit davantage en mesure de les
/jugera.
Nous ne nous adressons donc pas seulement,
comme M. Bernheim, aux spécialistes présents et
futurs, mais encore au public qu'intéresse l'his-
de l'hisloirc [dans les lycées] n'est pas organisé pour donner
pâture suffisante à l'esprit scientifique De toutes les études
comprises dans le programme des lycées, l'histoire est la seule
qui n'appelle pas le contrôle permanent de l'élève. Quand il
apprend le lutin et l'allemand, chaque phrase d'une version est
l'occasion de vérifier une douzaine de règles. Dans les diverses
Ijranches des mathématiques, les résultats ne sont jamais
séparés de leurs démonstrations ; les /noblèmes, d'ailleurs, obli-
gent l'élève à tout repenser par lui-même. Où sont les problèmes
cil histoire, et quel lycéen est jamais exercé à voir clair par son
propre effort dans l'enchaînement des faits? » [BibliolUéque de
l'Ecole des chartes, 1896, p. 84.)
XVIII AVERTISSEMENT.
toiie. Cela nous a lait une loi d'être aussi concis,
aussi clairs et aussi peu techniques que possible.
Mais, en ces matières, lorsqu'on est concis et clair,
on paraît souvent superficiel. Banal ou obscur,
telle est, comme on l'a vu plus haut, la fâcheuse
alternative dont nous sommes menacés, — Sans
nous dissimuler la diiïiculté, sans la croire insur-
montable, nous avons essayé de dire nettement ce
que nous avions h dire.
La première moitié du livre a été rédigée par
M. Langlois, la seconde par M. Seignobos; mais
les deux collaborateurs se sont constamment aidés,
concertés et surveillés *.
1. M. Langlois a écrit le livre I, le livre H jusqu'au cha-;
pitre VI. l'appendice II et le présent Avertisscinciil ; M. Seigno-
bos, la fin du livre II, le livre III et l'appciidico I. Le cha-
pitre I du livre II, le chapitre v du livre III et la Conclusion ont
été réditrcs en commun.
Paris, août 1897.
INTRODUCTION
AUX
ÉTUDES HISTORIQUES
LIVRE I
LES CONNAISSANCES PRÉALABLES
CHAPITRE I
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS
(HEURISTIQUE)
. ^j histoire se fait avec des documents. Les docu-
ments sont les traces qu'ont laissées les pensées et les
actes des hommes d'autrefois. Parmi les pensées et
les actes des hommes, il en est très peu qui laissent
des traces visibles, et ces traces, lorsqu'il s'en pro-
duit, sont rarement durables : il suffît d'un accident
l)our les effacer. Or, toute pensée et tout acte qui n'a
pas laissé de traces, directes ou indirectes, ou dont les
traces visibles ont disparu, est perdu pour l'histoire :
c'est comme s'il n'avait jamais existé. Faute de docu-.
/
^
2 LES CONNAISSANCES PREALABLES.
ments, l'histoire d'immenses périodes du passé do
l'humanité est à jamais inconnaissable. Car rien ne
supplée aux documents : pas de documents, pas d'his-
toire, i
Pour conclure légitimement d'un document au fait i
dont il est la trace, il faut prendre de nombreuses pré- i
cautions, qui seront indiquées plus loin. — Mais il est
clair que, préalablement à tout examen critique et à
toute interprétation des documents, se pose la ques-
tion de savoir s'il y en a, combien il y en a, et où ils
sont. Si j'ai l'idée de traiter un point d'histoire *, quel
qu'il soit, je m'informerai d'abord de l'endroit ou des
endroits oîi reposent les documents nécessaires pour
le traiter, supposé qu'il en existe. Chercher, recueillir
les documents est donc une des parties, logiquement
la première, et une des parties principales, du métier
d'historien. En Allemagne, on lui a donné le nom d'Heu-
ristique [Heuristik), commode parce qu'il est bref. —
Est- il utile de démontrer l'importance capitale de
l'Heuristique? Non, sans doute. 11 va de soi que, si on
ne la pratique pas bien, c'est-à-dire si l'on ne sait pas
s'entourer, avant de commencer un travail historique,
de tous les renseignements accessibles, on augmente
gratuitement ses chances (toujours nombreuses, quoi
qu'on fasse) d'opérer sur des données insufflsantes :
des œuvres d'érudition ou d'histoire, faites conformé-
ment aux règles de la méthode la plus exacte, ont été
viciées, ou même totalement annulées, à cause de cette
simple circonstance matérielle que l'auteur ne con-
1. En pratique, le plus souvent, on ne se propose point de
traiter un point d'histoire avant de savoir s'il existe ou non des
documents qui permettent de l'étudier. C'est, inversement, un
document, découvert par hasard, qui suggère l'idée d'appro-
fondir la question d'histoire que ce document intéresse et de
colliger, à cet effet, les documents du même genre.
LA UECHEHCHE DES DOCUMENTS. 3
naissait pas des documents par lesquels ceux qu'il
avait sous la main, et dont il s'est contenté, auraient
été éclaircis , complétés ou ruinés. Toutes choses
égales d'ailleurs entre eux, la supériorité des érudits
et des historiens modernes sur les érudits et les his-
toriens des derniers siècles consiste en ce que ceux-ci
ont eu moins de moyens d'être bien informés que n'en
ont ceux-là *. L'Heuristique, en effet, est aujourd'hui
plus facile qu'autrefois, quoique le bon Wagner soit
encore fondé à dire :
Wis schwer sind nicht die Mittel zu erwerben
Diirch die man zu den Quellen steigt^!
Essayons d'expliquer pourquoi la récolte des docu-
ments, naguère si laborieuse, est encore, quels
qu'aient été, depuis un siècle, les progrès accomplis,
très, pénible ; et comment cette opération essentielle
pourrait, grâce à de nouveaux progrès, être ultérieure-
ment simpliiiée.
I. Ceux qui, les premiers, ont essayé d'écrire l'his-
toire d'après les sources, se sont trouvés dans une
situation embarrassante. — S'agissait-il de raconter
des événements relativement récents , dont tous les
témoins n'étaient pas morts? On avait la ressource
d'interviewer les témoins survivants . Thucydide ,
Froissart, et bien d'autres, depuis l'antiquité jusqu'à
nos jours, ont procédé de la sorte. Lorsque l'historien
1. C'est pitié de voir comment les meilleurs des anciens éru-
dits ont vaillamment, mais vainement, lutté, pour résoudre des
dilficullés qui n'auraient pas même existé pour eux s'ils avaient
eu sous les yeux des dossiers moins incomplets. Mais la plus
brillante sagacité ne pouvait pas suppléer aux secours matériels
qui leur ont manqué.
2. Faust, I, se. 3.
4 LES CONNAISSANCES PHEALABLES.
(Je la côte californienne du Pacifique, H. H. Bancroft,
se proposa de recueillir les matériaux d'une histoire
dont quelques acteurs vivaient encore, il n'épargna
rien, il mobilisa une armée de reporters^ |)0ur leur
soutirer des conversations'. — Mais s'agissait-il d'évé-
nements anciens, qu'aucun homme vivant n'avait pu
voir et dont la tradition orale n'avait gardé aucun sou-
venir? Il n'y avait j)as d'autre moyen que de réunir
des documents de toute sorte, principalement des
écrits, relatifs au passé lointain dont on s'occupait.
C'était difficile, alors que les bibliothèques étaient
rares, les archives secrètes et les documents dis-
persés. H. H. Bancroft, qui s'est trouvé à cet égard,
vers 1860, en Californie, dans la situation où. les pre-
miers chercheurs se sont trouvés, autrefois, dans nos
contrées, s'en est tiré comme il suit. Il était riche : il
a râflé, à n'importe quel prix, tous les documents à
vendre, imprimés ou manuscrits; il a négocié avec des
familles et des corporations dans la gêne l'achat de leurs
archives ou la permission d'en faire prendre copie par
des copistes à ses gages. Cela fait, il a logé sa collec-
tion dans un bâtiment ad hoc, et il l'a classée. Théori-
quement, rien de plus rationnel. Mais cette procédure
rapide, à l'américaine, n'a été employée qu'une fois
avec l'esprit de suite et les ressources qui en ont
assuré le succès; ailleurs et en d'autres temps elle n'eût
pas, du reste, été de mise. Ailleurs, les choses ne se
sont pas, malheureusement, passées ainsi.
A l'époque de la Renaissance, les documents de l'his-
toire ancienne et de l'histoire du moyen âge étaient dis-
persés dans d'innombrables bibliothèques privées et
1. Voir Ch.-V. Laiiglois, //. //. Bancroft et O', dans la Raue
universitaire, 1894, I, p. 2JJ.
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS. 5
dans d'innombrables dépôts d'archives, presque tous
inaccessibles, sans parler de ceux que le sol recelait
encore et dont personne ne soupçonnait l'existence. II
était alors matériellement impossible de se procurer la
liste de tous les documents utiles pour élucider une
question (par exemple, la liste de tous les manuscrits
conservés d'un ouvrage ancien) ; impossible encore,
si, par miracle, on avait eu pareille liste, de consulter
tous ces documents sans des voyages, des dépenses et
des démarches interminables. D'où des conséquences,
faciles à prévoir, qui se sont, en effet, produites :
1° l'Heuristique offrant pour eux des difficultés insur-
montables, les premiers érudits et les premiers histo-
riens, qui se sont servis, non de tous les documents,
ni des meilleurs documents, mais des documents qu'ils
avaient à leur portée, ont été presque toujours mal
renseignés, et leurs œuvres ne sont plus intéressantes
que dans la mesure où ils ont utilisé des documents
aujourd'hui perdus; 2"^ les premiers érudits et les pre-
miers historiens qui aient été relativement bien ren-
seignés sont ceux qui, à cause de leur profession,
avaient accès dans de riches dépôts de documents :
bibliothécaires, archivistes, religieux, magistrats, dont
l'Ordre ou la Compagnie possédait des bibliothèques
ou des archives considérables '.
1. Les anciens érudits avaient le sentiment de ce que les con-
ditions où ils travaillaient avaient de défavorable. Ils souffraient
très vivement de l'insuffisance des instruments de recherche et
des moyens de comparaison. La plupart d'entre eux ont fait
de grands efforts pour se renseigner. De là, ces volumineuses
«■orrespondances entre érudits des derniers siècles, dont nos
bibliothèques conservent tant de précieuses épaves, et ces rela-
tions d'enquêtes scientifiques, de voyages à la découverte des
documents historiques, qui, sous le nom d'Iter [lier itaiicum,
lier germanicum, etc.), étaient jadis à la mode.
6 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
De bonne heure intervinrent, il est vrai, des collec-
lionneurs qui, à prix d'argent, voire par des moyens
moins recommandables, tels que le vol, se formèrent,
avec des intentions plus ou moins scientifiques, des
« cabinets », des collections de documents originaux
et de copies. Mais ces collectionneurs européens, nom-
breux depuis le xv® siècle, diffèrent assez notablement
de H. II. Bancroft. En effet, notre Californien n'a
recueilli que des documents relatifs à un sujet parti-
culier (l'histoire de certains Etats du Pacifique), et il
a eu l'ambition de les recueillir tous ; la plupart des
collectionneurs européens ont acquis des pièces, des
épaves, des fragments de toute espèce et un nombre
de documents très petit par rapport à la masse colos-
sale des documents historiques qui existaient de leur
temps. De plus, ce n'est pas, en général, avec le des-
sein de les rendre puhlici juris que les Peiresc, les
Gaignières, les Clairambault, les Colbert, et tant d'au-
tres, ont retiré de la circulation des documents qui
risquaient de s'y perdre : ils se contentaient (et c'était
déjà louable) de les communiquer, plus ou moins libé-
ralement, à leurs amis. Mais l'humeur des collection-
neurs (et de leurs héritiers) est changeante, souvent
bizarre. Certes, il vaut mieux que les documents se
trouvent dans des collections particulières qu'exposés
à tous les hasards ou soustraits absolument à la curio-
sité scientifique; mais, pour que l'Heuristique soit
^ véritablement facilitée, la première condition est que
^ toutes les collections de documents soient publiques *.
1. Signalons en passant une aberration puérile, mais très natu-
relle et très fréquente chez les collectionneurs : ils sont portés
à s'exagérer la valeur intrinsèque des documents qu'ils possè-
dent, par cela seul qu'ils les possèdent. Des documents ont été
publiés avec un grand luxe de commentaires par des personnes
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS. 7
Or, les plus belles des collections privées de docu-
ments — à la fois bibliothèques et musées — furent
naturellement en Europe, à partir de la R.enaissance,
celles des rois. Dès l'ancien régime, les collections
royales ont été presque toutes ouvertes, ou entre-bâil-
lées, au public. Et tandis que les autres collections
particulières étaient souvent liquidées après la mort de
leurs auteurs, elles, au contraire, n'ont pas cessé de
s'accroître : elles se sont enrichies précisément des
débris de toutes les autres. Le Cabinet des manuscrits
de France, par exemple, formé par les rois de France et
ouvert par eux au public, avait, à la fin du xviii^ siècle,
absorbé la meilleure partie des collections qui avaient
été l'œuvre personnelle des amateurs et des érudits des
deux siècles antérieurs*. De même, dans les autres
pays. La concentration d'un grand nombre de docu-
ments historiques dans de vastes établissements publics,
ou à peu près publics, fut le résultat excellent de cette
évolution spontanée.
Plus favorable et plus efficace encore pour améliorer
les conditions matérielles des recherches historiques
fut l'arbitraire révolutionnaire. En France la Révolu-
tion de 1789, des mouvements analogues dans d'autres
qui les avaient acquis par hasard, et qui n'y auraient attaché,
avec raison, aucune importance, si elles les avaient rencontrés
dans des collections publiques. Ce n'est là, du reste, que la
manifestation la plus grossière d'une tendance générale contre
laquelle il faut toujours être en garde : on s'exagère aisément
l'importance des docuraenls que l'on possède, des documents
que l'on a découverts, des textes que l'on a publiés, des person-
nages et des questions que l'on a étudiés.
1. Voir L. Delisle, le Cabinet des manuscrits de la Iiiblio~
thèqtie nationale, Paris, 1868-1881, 3 vol. in-4. — Les histoires
d'anciens dépots de documents qui ont été publiées récemment
en assez grand nombre l'ont été sur le modèle de cet admirable
ouvrage.
8 LES CONNAISSANCES PREALABLES,
pays, ont procuré la confiscation, par la violence, au
profit de l'Etat, c'est-à-dire de tout le rabnde, d'une
l'ouïe d'archives privées et de collections particulières :
archives, bibliothèques et musées de la couronne,
archives et bibliothèques de couvents et de corpora-
tions supprimées, etc. Chez nous, en 1790, l'Assemblée
constituante mit ainsi l'Etat en possession d'une pro-
digieuse quantité de dépôts de documents historiques,
auparavant dispersés et plus ou moins jalousement
défendus contre la curiosité des érudits; ces richesses
ont été réparties depuis entre quelques établissements
nationaux. Le même phénomène s'est produit plus
récemment, sur une moins grande échelle, en Alle-
magne, en Espagne, en Italie.
Ni les collections de l'ancien régime, ni les confisca-
tions révolutionnaires ne se sont faites sans causer
d'importants dommages. Le collectionneur est, ou
plutôt était souvent jadis, un barbare qui n'hésitait pas,
pour enrichir ses collections de pièces et de débris
rares, à mutiler des monuments, à dépecer des manu-
scrits, à disloquer des fonds d'archives, en vue de s'en
approprier des morceaux. De ce chef, bien des actes
de vandalisme ont été accomplis avant la Révolution.
Les opérations révolutionnaires de confiscation et de
transfert eurent aussi, naturellement, des conséquences
très fâcheuses : outre que l'on détruisit alors par
négligence, ou même pour le plaisir de détruire, on
eut l'idée malheureuse de trier systématiquement, de
ne conserver que les documents « intéressants » ou
« utiles », et de se débarrasser des autres. Le tri fit
alors commettre à des hommes pleins de bonnes inten-
tions, mais incompétents et surmenés, des ravages
irréparables dans nos archives anciennes : il y a
aujourd'hui des travailleurs qui s'exercent , ce qui
LA RECIICnCHE DES DOCUMENTS. 9
demande infiniment de temps, de patience et de soin,
à reconstituer les fonds démembrés et à rajuster en
leur place les fragments isolés par le zèle irréfléchi
de ceux qui manipulèrent jadis de la sorte, avec bru-
talité, les documents historiques. Il faut reconnaître
d'ailleurs que les mutilations causées par les collec-
tionneurs de l'ancien régime et par les opérations
révolutionnaires sont insignifiantes en regard de celles
qui proviennent d'accidents fortuits et des effets natu-
rels du temps. Mais fussent-elles dix fois plus graves,
elles seraient encore largement compensées par ces
deux bienfaits de premier ordre, que l'on ne saurait
trop mettre en relief : 1° la concentration, dans quel-
ques dépôts, relativement peu nombreux, de documents
qui jadis étaient disséminés, et comme perdus, en
cent endroits différents ; 2° la publicité de ces dépôts.
Désormais , ce qui reste de documents historiques
anciens, après les grandes destructions du hasard et
du vandalisme, est enfin mis à l'abri, classé, commu-
niqué et considéré comme une partie du patrimoine
social.
Les documents historiques anciens sont donc réunis
et conservés aujourd'hui, en principe, dans ces établis-
sements publics que l'on appelle archives, bibliothè-
ques et musées. A la vérité, tous les documents qui
existent n'y sont pas puisque, malgré les incessantes
acquisitions à titre onéreux et à titre gratuit que font
chaque année, depuis longtemps, dans le monde entier,
les archives, les bibliothèques et les musées, il y a
encore des collections privées, des marchands qui les
alimentent, et des documents en circulation. Mais
l'exception, qui est négligeable, n'entame pas, ici, la
règle. Tous les documents anciens, en quantité limitée,
qui extravaguent encore, viendront, du reste, échouer
10 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
tôt OU lard dans les établissements d'Etat, dont le pro-
priétaire perpétuel acquiert toujours, n'aliène jamais *.
En principe, il est désirable que les dépôts de docu-
ments (archives, bibliothèques et musées) ne soient pas
trop nombreux, et nous avons dit qu'heureusement ils
le sont moins, sans comparaison, aujourd'hui qu'il y a
cent ans. La centralisation des documents, dont les
avantages, pour les travailleurs, sont évidents, pour-
rait-elle être poussée encore plus loin? N'existe-t-ii
pas encore des dépôts dont l'autonomie se justifie
mal? Peut-être^; mais le problème de la centralisation
des documents a cessé d'être grave et urgent dejjuis
que les procédés de reproduction ont été perfectionnés,
et surtout depuis que l'habitude a été généralement
prise de remédier aux inconvénients de la multiplicité
des dépôts en faisant voyager les documents : on peut
1. Une bonne partie des documents anciens qui circulent encore
proviennent de vols commis, depuis long-temps, au préjudice
des établissements d'Etat. Les précautions prises pour éviter de
nouvelles distractions sont aujourd'hui sérieuses et, presque
partout, aussi efficaces que possible.
Quant aux documents modernes (imprimés), la règle du Dépôt
légal, adoptée par presque tous les pays civilisés, en assure la
conservation dans des établissements publics.
2. On sait que Napoléon I'^'^ conçut la pensée chimérique de
réunir à Paris les archives de l'Europe entière et qu'il y envoya,
pour commencer, celles du Vatican, du Saint-Empire, de la cou-
ronne de Castille, etc., que l'on dut, plus tard, restituer. — 11
ne saurait être question, aujourd'hui, de procéder à des confis-
cations. Mais les archives anciennes des notaires pourraient être
centralisées partout, comme elles le sont déjà en quelques pays,
dans des établissements publics. On ne s'explique pas que, à
Paris, les ministères des Affaires étrangères, de la Guerre et de
la Marine conservent des papiers anciens, dont la place natu-
relle serait aux Archives nationales. Il serait facile d'énumércr
un grand nombre d'anomalies de cette espèce, qui ne laissent
pas, en certains cas, de gêner, sinon d'empêcher, les recherches;
car les petits dépôts dont l'existence est inutile sont précisé-
ment ceux qui ont les règlements les plus restrictifs.
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS. 11
maintenant consulter, sans frais, dans la bibliothèque
publique de la ville où l'on réside, des documents qui
appartiennent aux bibliothèques de Saint-Pétersbourg,
de Bruxelles et de Florence, par exemple; assez rares
sont désormais les établissements comme les Archives
nationales de Paris, le Musée britannique de Londres,
et la Bibliothèque Méjanes d'Aix-en-Provence, dont
les statuts interdisent absolument les communications
au dehors '.
II. Etant donné que la plupart des documents his-
toriques sont aujourd'hui conservés dans des élablis-
seraentsu-ptiblics (archives, bibliothèques et musées),
llïeuristique serait très aisée, si seulement de bons
inventaires descriptifs de tous les dépôts de documents
qui existent^ avaient été dressés, si ces inventaires
étaient munis de tables ou si des répertoires généraux
(alphabétiques, systématiques, etc.) en avaient été
faits; enfin s'il était possible de consulter quelque part
la collection complète de tous ces inventaires et de
leurs index. Mais l'Heuristique est très pénible, parce
que ces conditions sont encore loin, par malheur,
d'être convenablement réalisées.
D'abord, il y a des dépôts de documents (archives,
bibliothèques et musées) dont le contenu n'a jamais
été catalogué, même en partie, de sorte que personne
1. Le service international du prêt des documents manuscrits
fonctionne régulièrement (et gratuitement pour le public) en
Europe; par l'intermédiaire des Chancelleries. En outre la plu-
part des grands établissements se consentent, entre eux, des
prêts : cetle voie est aussi sûre, et parfois plus rapide, que la
voie diplomatique. Des congrès d'historiens et de bibliothé-
caires ont mis souvent à l'ordre du jour, en ces dernières
années, la question du prêt (ou de la communication hors des
dépôts où ils sont conservés) des documents originaux. — Les
résultats obtenus jusqu'à présent sont déjà très satisfaisants.
12 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
ne sait ce qui s'y trouve. Les dépôts dont on possède des
inventaires descriptifs complets sont rares; beaucoup
de fonds, conservés dans de célèbres établissements
dont les collections n'ont été inventoriées qu'en partie,
restent encore à décrire*. — En second lieu, que de
différences entre les inventaires déjà exécutés ! Il en
est d'anciens, qui, parfois, ne correspondent même
plus au classement actuel des documents, et dont on
ne saurait se servir sans concordances ; il en est de
modernes qui n'en sont pas moins rédigés d'après des
systèmes surannés, trop détaillés ou trop sommaires ;
les uns sont imprimés, les autres manuscrits, sur
registres ou sur fiches ; quelques-uns sont soignés et
définitifs, beaucoup sont bâclés, insuffisants et provi-
soires. Apprendre à distinguer, dans cette énorme
littérature confuse des inventaires imprimés (pour ne
parler que de ceux-là), ce qui mérite confiance de ce
qui n'en mérite pas, en un mot à s'en servir, est tout
un apprentissage. — Enfin, où consulter commodé-
ment les inventaires qui existent ? La plupart des
grandes bibliothèques n'en possèdent que des collec-
tions incomplètes ; il n'en existe nulle part de réper-
toires généraux.
Cet état de choses est très fâcheux. En effet, les
documents que renferment les dépôts et les fonds qui
ne sont pas inventoriés sont vraiment comme s'ils
n'étaient pas pour tous les travailleurs qui n'ont point
le loisir de dépouiller eux-mêmes, d'un bout à l'autre.
1. Ce sont quelquefois les plus considérables, dont la masse
effraye; on entreprend plus volontiers l'inventaire des petits
fonds, qui n'exige pas tant de peines. C'est pour la même raison
que l'on a publié beaucoup de cartulaires insignifiants, mais
courts, tandis que plusieurs cartulaires de premier ordre, mais
volumineux, sont encore inédits.
LA nECHERCHE DES DOCUMENTS. 13
ces dépôts et ces fonds. Nous avons dit : pas de docu-
ments, pas d'histoire. Mais pas de bons inventaires
descriptifs des dépôts de documents, cela équivaut, en
pratique, à l'impossibilité de connaître l'existence des
documents autrement que par hasard. Disons donc
que les progrès de l'histoire dépendent en grande
partie des progrès de l'inventaire général des docu-
ments historiques, qui est encore aujourd'hui fx-agmen-
taire et iin[)arfait. — Aussi bien, tout le monde est
d'accord sur ce point. Le P. Bernard de Montfaucon
considérait sa Bibliotheca bibliothecarum manuscrip-
torum nova, un recueil de catalogues de bibliothèques,
comme « l'ouvrage le plus utile et le plus intéressant
qu'il eût fait en sa vie' ». « Dans l'état actuel de la
science, écrivait E. Renan en 1848 -, il n'^a pas de
travail plus urgent qu'un catalogue critique des màiTus-
crits des diverses bibliothèques — Voilà, en apparence,
une besogne bien humble;... et pourtant les recher-
ches érudites seront entravées et incomplètes jusqu'à
ce que ce travail soit fait d'une manière définitive. »
a Nous aurions de meilleurs livres sur notre ancienne
littérature, dit M. P. Meyer ^, si les prédécesseurs de
M. Delisle [comme administrateur de la Bibliothèque
nationale de Paris] avaient apporté la même ardeur
et la même diligence à inventorier les richesses con-
fiées à leurs soins. »
11 importe d'indiquer, en peu de mots, les causes et
de préciser les conséquences d'une situation que l'on
déplore depuis qu'il y a des érudits, et qui s'améliore,
mais lentement.
1. Voir son autobibliographie, publiée par E. de Broglie, Ber-
nard de Montfaucon et les Bernardins, II (Paris, 1891, ia-8),
p. 323.
2. E. Renan, PAvenir de la science, p. 217.
3. Remania, XXI (1892), p. 625.
14 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
« Je VOUS affirme, disait E. Renan \ que les quel-
ques cent mille francs qu'un ministre de l'Instruction
publique y affecterait [à la confection d'inventaires]
seraient mieux employés que les trois quarts de ceux
que l'on consacre aux lettres. » Il ne s'est rencontré
que rarement, aussi bien à l'étranger qu'en France, des
ministres convaincus de cette vérité, et assez décidés
pour se conduire en conséquence. Il n'a pas, d'ailleurs,
toujours été vrai que, pour procurer de bons inven-
taires, il soit suffisant, comme il est nécessaire, de faire
des sacrifices d'argent : les meilleures i^flélhodes à
employer pour la description des documents n'ont été
assurées que récemment; le recrutement de travailleurs
compétents, qui n'offrirait pas aujourd'hui de grandes
difficultés, eût été très malaisé et hasardeux, à l'époque
où les travailleurs compétents étaient plus rares. —
Mais passons sur les obstacles matériels : manque d'ar-
gent et manque d'hommes. Une cause d'un autre ordre
n'a pas été sans action. — Les fonctionnaires chargés
d'administrer les dépôts de documents n'ont pas tou-
jours montré autant de zèle qu'ils en montrent main-
tenant pour en faire connaître les ressources par des
inventaires corrects. Dresser des inventaires (comme
on les dresse de nos jours, à la fois très exacts et
sommaires) est une besogne pénible, très pénible,
sans joie comme sans récompense. Plus d'un, vivant,
à cause de ses fonctions, au milieu des documents,
libre de les consulter à toute heure, beaucoup mieux
placé que le public, en l'absence de tout inventaire,
pour faire des dépouillements, et, au cours de ces
dépouillements, des découvertes, plus d'un a préféré
travailler pour lui plutôt que pour autrui, et fait passer
1. A l'endroit cité.
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS. 15
la fastidieuse rédaction d'un catalogue après ses recher-
ches personnelles. Qui est-ce qui, de nos jours, a
découvert, publié, commenté le plus grand nombre
de documents? Ce sont les fonctionnaires attachés aux
dépôts de documents. L'avancement de l'inventaire
général des documents historiques en a été, sans doute,
retardé. Il s'est trouvé que ceux-là précisément étaient
le mieux en mesure de se passer d'inventaires dont le
devoir professionnel était d'en faire.
Les conséquences de l'imperfection des inventaires
descriptifs sont dignes d'attention. — D'une part, on
n'est jamais certain d'avoir épuisé toutes les sources
d'information : qui sait ce que tiennent en réserve les
dépôts et les fonds non catalogués'? D'autre part, on
1. H. H. Bancroft a, dans ses Mémoires intitulés : Literary
industries (New York, 1891, in-16), analysé assez finement quel-
ques conséquences pratiques de 1 imperfection des procédés de
recherche. « Supposons, dit-il, qu'un écrivain industrieux prenne
la résolution d'écrire l'histoire de la Californie. Il se procure
aisément quelques livres, les lit, prend des notes; ces livres le
renvoient à d'autres, qu'il consulte dans les dépôts publics de
lu ville qu'il habite. Quelques années se passent ainsi, au bout
desquelles il s'aperçoit qu'il n'a pas sous la main la dixième
partie des sources; il fait des voyages, il entretient des corres-
pondances, mais, désespérant finalement d'épuiser la matière,
il console son orgueil et sa conscience par cette réflexion qu'il
a beaucoup fait; que la plupart des documents qu'il n'a pas pu
consulter sont probablement peu importants, comme beaucoup
d'autres qu'il a consultés sans profit. Quant aux journaux et aux
myriades de rapports officiels du gouvernement des Etats-Unis
qui tous contiennent cependant des faits intéressants pour l'his-
toire californienne, il n'a pas même songé, s'il est sain d'esprit,
à les explorer d'un bout à l'autre; il en a feuilleté quelques-uns,
voilà tout; il sait bien que chacun de ces champs de recherche
réclamerait le travail de plusieurs années, et que s'imposer de
les parcourir tous, ce serait se condamner à des corvées écœu-
rantes, dont il ne verrait jamais la fin. En ce qui concerne les
témoignages oraux et les manuscrits, il attrapera quelques anec-
dotes inédites, au hasard des conversations; il obtiendra com-
16 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
est obligé, pour se procurer autant d'informations que
possible, d'avoir une connaissance approfondie des
ressources que fournit la littérature actuelle de l'Heu-
ristique, et de consacrer beaucoup de temps aux recher-
ches préliminaires. — En fait, quiconque se propose
de recueillir des documents pour traiter un point d'his-
toire, commence par consulter les répertoires et les
inventaires *. Les novices procèdent à cette opération
capitale avec une maladresse, une lenteur et des efforts
qui excitent chez les personnes expérimentées, suivant
leur tempérament, le sourire ou la compassion. Ceux
qui sourient en voyant les novices patauger, et peiner,
et perdre du temps à se débrouiller au milieu des
inventaires, en négliger de précieux et en dépouiller
d'inutiles, se disent qu'eux-mêmes ont passé jadis par
des épreuves analogues : chacun son tour. Ceux qui
voient avec regret ce gaspillage de temps et de forces
pensent que, s'il est, jusqu'à un certain point, inévi-
table, il n'a rien de bienfaisant : ils se demandent s'il
n'y aurait pas moyen de rendre un peu moins rude cet
munication, sous le manteau, de quelques papiers de famille; il
utilisera tout cela dans les notes et dans les pièces justificatives
de son livre. Il piquera çà et là quelques documents curieux
aux Archives de l'État, mais, comme il faudrait quinze ans pour
dépouiller l'ensemble des collections de ce dépôt, il se conten-
tera naturellement de butiner. Puis, il écrit. Il se garde bien
d'avertir le public qu'il n'a pas vu tous les documents; il met
au contraire en relief ceux qu'il a réussi à se procurer, par
vingt-cinq années de labeur incessant »
1. Quelques-uns se dispensent de recherches personnelles en
s'adressant aux fonctionnaires chargés df l'administration des
dépôts de documents; ce sont alors ces fonctionnaires qui font,
à la place du public, les recherches indispensables. Cf. jBoîfrar^i?
et Pécuchet, p. 158. Bouvard et Pécuchet se proposent d'écrire
la vie du duc d'Angoulème; à cet effet, « ils résolurent de passer
quinze jours à la bibliothèque municipale de Gaen pour y faire
des recherches. Le bii)liolhécaire mit à leur disposition des his-
toires générales et des brochures »
LA nnCHERCHE DES DOCUMENTS. 17
apprentissage de l'Heuristique, qui, naguère, leur a
coûté si cher. Est-ce que, d'ailleurs, par elles-m&mes,
dans l'état présent de l'outillage, les recherches ne sont
pas bien assez difficiles, quelle que soit l'expérience
des chercheurs? Il y a des érudits et des historiens qui
dépensent, en recherches matérielles, le plus clair de
leur activité. Certains travaux, relatifs principalement
à l'histoire du moyen âge et à l'histoire moderne (car
les documents de l'histoire ancienne, moins nombreux
et plus étudiés, sont aussi mieux répertoriés que les
autres), certains travaux historiques supposent, non
seulement la consultation assidue des inventaires (qui
ne sont pas tous munis de tables), mais encore des
dépouillements immenses, directs, dans des fonds mal
pourvus, ou tout à fait dépourvus d'inventaires. 11
n'est pas douteux, il est prouvé par l'expérience, que
la perspective de ces très longues enquêtes à effec-
tuer, préalablement à toute opération plus relevée, a
détourné et détourne, de l'érudition historique, des
esprits excellents. Telle est, en effet, l'alternative : ou
travailler sur des documents très probablement incom-
plets, ou s'absorber dans des dépouillements indéfinis,
souvent infructueux, et dont les résultats ne paraissent
presque jamais valoir le temps dépensé. N'est-il pas
réjiugnant d'employer une grande partie de sa vie à
feuilleter des catalogues sans tables, ou à balayer des
yeux, les unes après les autres, toutes les pièces qui
composent des fonds de miscellanea non catalogués,
pour se procurer des renseignements (positifs ou néga-
tifs), que l'on aurait eus sans peine, en un instant, si
ces fonds étaient catalogués, si les catalogues avaient
des tables? La conséquence la plus grave de l'imper-
fection des instruments actuels de l'Heuristique, c'est
|ù coup sûr de décourager beaucoup d'hommes inlelli-
18 LES CONNAISSANCES PREALABLES.
gents, qui ont la conscience de leur valeur et le sen-
timent d'une proportion normale entre l'effort et sa
récompense '.
S'il était dans la nature des choses que la recherche
des documents historiques, dans les dépôts publics,
fût nécessairement aussi laborieuse qu'elle l'est encore,
on s'y résignerait : personne ne s'avise de regretter
les dépenses inévitables de temps et de travail que
coûtent les fouilles archéologiques, quels qu'en soient
les résultats. Mais l'imperfection des instruments
modernes de l'Heuristique n'a rien de nécessaire. Aux
derniers siècles, la situation était bien pire; rien ne
s'oppose à ce qu'un jour elle soit tout à fait bonne.
— Nous sommes amenés ainsi, après avoir parlé des
causes et des conséquences, à dire un mot des remèdes.
Sous nos yeux, l'outillage de l'Heuristique se per-
fectionne continuellement , par deux voies. Chaque
année augmente le nombre des inventaires descriptifs
d'archives, de bibliothèques et de musées, dressés par
les soins des fonctionnaires de ces établissements. D'un
autre côté, de puissantes Sociétés scientifiques entre-
tiennent des travailleurs experts à cataloguer les docu-
ments, qui se transportent successivement dans tous
les dépôts, pour y relever tous les documents d'une
certaine espèce, ou relatifs au même sujet : c'est ainsi
que la Société des Bollandistes fait exécuter par ses
missionnaires, dans diverses bibliothèques, un Cata-
logue général des documents hagiographiques , et
l'Académie impériale de Vienne un Catalogue des
monuments de la littérature patristique. La Société des
Monumenta Germanise historica a institué depuis long-
1. Ces considérations ont été déjà présentées et développées
dans la Reuue universitaire, 1894, I, p. 321 et suiv.
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS. 19
temps de vastes enquêtes du même genre; ce sont de
pareilles enquêtes dans les musées et les bibliothèques
de l'Eui'ope entière qui naguère ont rendu possible la
fabrication du Corpus inscriptionum latinarum. Enfin
])lusieurs Gouvernements ont pris l'initiative d'envoyer
à l'étranger des personnes chargées d'inventorier,
|)0ur leur compte, les documents qui les intéressent :
c'est ainsi que l'Angleterre, les Pays-Bas, la Suisse,
les Etats-Unis, etc., accordent des subventions régu-
lières à leurs agents qui inventorient et transcrivent,
dans les grands dépôts de l'Europe, les documents
i|ui concernent l'histoire de l'Angleterre, des Pays-
Bas, de la Suisse, des États-Unis ', etc. — Avec
quelle célérité et quelle perfection ces utiles travaux
peuvent être conduits aujourd'hui, pourvu que, dès
l'origine, une sage méthode ait été adoptée, et pourvu
f[ue l'on dispose, en même temps que de quelque
argent pour le rétribuer, d'un personnel compétent,
convenablement dirigé, l'histoire du Catalogue général
des manuscrits des bibliothèques publiques de France
le montre : commencé en 1885, cet excellent Catalogue
descriptif compte en 1897 près de cinquante volumes et
sera bientôt terminé. Le Corpus inscriptionum latinarum
aura été exécuté en moins de cinquante années. Les
résultats obtenus par les BoUandistes et par l'Académie
1. On sait que, depuis que les Archives du Saint-Siège sont
ouvertes, plusieurs Gouvernements et plusieurs Sociétés savantes
ont créé à Rome des Instituts dont les membres sont, pour la
plupart, occupés à inventorier et à faire connaître les docu-
ments de ces Archives, concurremment avec les fonctionnaires
du Vatican. L'École franchise de Rome, l'Institut autrichien,
l'Institut prussien, la Mission polonaise, l'Institut de la « Gœrres-
gescllschaft », des savants belges, danois, espagnols, portugais,
russes, etc., ont exécutés et exécutent dans les Archives d(j
Vatican des travaux d'inventaire considérables.
20 LES CONNAISSANCES PREALAnLES.
impériale de Vienne ne sont pas moins concluants. Il
suffit sûrement, désormais, d'y mettre le prix pour
doter à bref délai les études historiques des instru-
ments de recherche indispensables. La méthode pour les
faire est, en effet, fixée, et un personnel exercé serait
aisément recruté. — Ce personnel serait évidemment
composé en grande partie d'archivistes et de biblio-
thécaires de profession, mais aussi des travailleurs
libres qui ont une vocation décidée pour la fabrication
des catalogues et des tables de catalogues. Ces tra-
vailleurs-là sont plus nombreux que l'on serait porté
à le croire, au premier abord. Non pas que cataloguer
soit facile : cela exige de la patience, l'attention la
plus scrupuleuse et l'érudition la plus variée ; mais
beaucoup d'esprits se plaisent à des besognes qui,
comme celle-là, sont à la fois précises, susceptibles
d'être faites d'une manière achevée et manifestement
utiles. Dans la grande famille, si différenciée, de ceux
qui travaillent au progrès des études historiques, les
faiseurs de catalogues descriptifs et d'index forment
une section à part. Comme c'est naturel, ils acquièrent
dans l'exercice de leur art, lorsqu'ils s'y livrent exclu-
sivement, une extrême dextérité.
En attendant que la convenance et l'opportunité de
pousser vivement, dans tous les pays, l'inventaire
général des documents historiques soient clairement
conçues, un palliatif est indiqué : il faut que les érudits
et les historiens, surtout les débutants, soient exacte-
ment informés de l'état des instruments de recherche
qui sont à leur disposition, et tenus régulièrement au
courant des améliorations de l'outillage. — Pour cela,
on s'est fié longtemps à l'expérience, au hasard; mais
les connaissances empiriques, outre que, comme il a
été dit, elles ne s'acquièrent qu'à grands frais, sont
LA RECHERCHE DES DOCUMENTS. 21
presque toujours imparfaites. — On a entrepris récem-
ment de dresser des répertoires, raisonnes et cri-
tiques, des inventaires qui existent, des catalogues de
catalogues. Peu d'entreprises bibliographiques ont sans
doute, au même degré que celle-là, un caractère d'uti-
lité générale.
Mais les érudits et les historiens ont souvent besoin
d'avoir, au sujet des documents, des renseignements
que les inventaires et les catalogues descriptifs ne leur
fournissent pas d'ordinaire ; de savoir, par exemple,
si tel document est connu ou non, s'il a déjà été cri-
tiqué, commenté, utilisé *. Ces renseignements, ils ne
les trouveront que dans les ouvrages des érudits et
des. historiens antérieurs. Pour avoir connaissance
de ces ouvrages, il faut recourir aux « répertoires
bibliographiques » proprement dits, de toutes formes,
composés à des points de vue très divers, qui en ont
été publiés. Les répertoires bibliographiques de la
littérature historique doivent donc être considérés,
aussi bien que les répertoires d'inventaires de docu-
ments originaux, comme des instruments indispensa-
bles de l'Heuristique.
Donner la liste raisonnée de tous ces répertoires
(réperioiies d'inventaires , répertoires bibliographi-
ques proprement dits) avec les avertissements conve-
nables, afin de faire faire au public studieux des éco-
nomies de temps et d'erreurs, est l'objet de ce qu'il
est légitime d'appeler, si l'on veut, la « Science des
1. Les catalogues de documents mentionnent quelquefois, mais
non pas toujours, le fait que tel document a été publié, critiqué,
utilisé. La règle généralement admise est que le rédacteur men-
tionne les circonstances de ce genre quand il en a connaissance,
sans s'imposer l'énorme tâche de s'en informer toutes les fois
qu'il ignore ce qu'il en est.
22 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
répertoires » ou « Bibliographie historique ». M. E.
Bernheim en a publié une première esquisse *, que
nous avons essayé d'agrandir *. L'esquisse agrandie
est datée d'avril 1896 : de nombreuses additions, sans
parler des retouches, y seraient déjà nécessaires, car
l'outillage bibliographique des sciences historiques se
renouvelle, en ce moment, avec une rapidité surpre-
nante. Un livre sur les répertoires à l'usage des éru-
dils et des historiens est, en règle générale, vieilli dès
le lendemain du jour oii il a été achevé.
m. La connaissance des répertoires est utile à tout
le monde; la recherche préliminaire des documents
est laborieuse pour tout le monde ; mais non pas
au même degré. — Certaines parties de l'histoire,
cultivées depuis longtemps , sont arrivées à un tel
degré de maturité que, tous les documents conservés
étant connus, réunis et classés dans de grandes publi-
cations spéciales , l'œuvre historique peut se faire
maintenant tout entière, sur ces points-là, par le tra-
vail de cabinet. Les études d'histoire locale n'obligent
d'ordinaire qu'à des enquêtes locales. H y a des mono-
graphies importantes qui se fondentsur un petit nombre
de documents, trouvés ensemble dans le même fonds,
et de telle nature qu'il serait superflu d'en chercher
d'autres ailleurs. Au contraire, telle humble monogra-
phie, telle modeste édition d'un texte dont les exem-
plaires anciens ne sont pas rares, et se trouvent
dispersés dans plusieurs bibliothèques de l'Europe,
a nécessité des consultations, des démarches et des
déplacements infinis. La plupart des documents de
1. E. Bernheim, Lehrbuch der historiscUen Méthode 2, p. 19G-
202.
2. Ch.-Y. Langlois, Manuel de Biblioi^raphie historique. I. Ins-
truments bibliographiques. Paris, 1806, iu-16.
LA HECHERCIIE DES DOCUMENTS. 23
l'histoire du bas moyen âge et de l'iiistoire moderne
étant encore inédits ou mal édités, on peut poser en
principe que, pour établir aujourd'hui un chapitre
vraiment neuf d'histoire médiévale ou moderne, il faut
avoir fréquenté longuement les grancls dépôts de
pièces originales, et en avoir, pour ainsi dire, fatigué
les catalogues.
Que chacun choisisse donc avec le plus grand soin
le sujet de ses travaux, au lieu de s'en remettre pour
cela, purement et simplement, au hasard. Tels sujets
ne peuvent être traités, dans l'état actuel des instru-
ments de recherche, qu'au prix de ces énormes dépouil-
lements où l'intelligence et la vie s'usent sans profit;
ils ne sont pas nécessairement plus intéressants que
d'autres, et un jour, demain peut-être, par le seul lait
des pei'fectionnements de l'outillage, ils deviendront
aisément abordables. Il faut choisir, de propos déli-
béré, et en connaissance de cause, certains sujets
d'études historiques plutôt que d'autres, suivant que
certains répertoires de documents et certains réper-
toires bibliographiques existent ou n'existent pas;
suivant que l'on aime ou que l'on n'aime pas le travail
de cabinet ou le travail d'exploration dans les dépôts ;
suivant même que Ton a ou que l'on n'a pas les moyens
de fréquenter commodément certains dépôts. « Peut-on
travailler en province? » s'est demandé M. Renan
au Congrès des Sociétés savantes, à la Sorbonne, en
1889 ; il s'est répondu très sagement : « Une moitié
au moins de l'œuvre scientifique peut se faire par le
travail de cabinet.... Soit la philologie comparée, ))ar
exemple : avec une première mise de fonds de quel-
ques milliers de francs, et l'abonnement à trois ou
quatre recueils spéciaux, on posséderait tous les outils
nécessaires.... J'en dirai autant des idées philosophi-
24 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
ques générales — Un très grand nombre de branches
d'études pourraient être ainsi cultivées d'une façon
toute privée, et dans les endroits les plus retirés'. »
Sans doute; mais il y a « des raretés, des spécialités,
des recherches qui exigent de puissants outillages ».
Une moitié de l'œuvre historique peut se faire, désor-
mais, il est vrai, par le travail de cabinet, avec des
ressources restreintes, mais une moitié seulement;
l'autre moitié suppose encore la mise à contribution'
des ressources, en répertoires et en documents, qu'of-
frent seuls les grands centres d'étude; souvent même,
il est nécessaire de visiter successivement plusieurs
grands centres d'étude. Bref, il en est de l'histoire
comme de la géographie ; sur certaines parties de la
terre, on possède des documents assez complets et
assez bien classés, dans des publications maniables,
pour que l'on puisse en raisonner utilement, au coin
du feu, sans se déranger; tandis que la moindre mono-
graphie d'une région inexplorée ou mal explorée sup-
pose une exertion de forces physiques et une dépense
de tem|)s considérables. Choisir un sujet d'études,
comme il arrive souvent, sans s'être rendu compte de
la nature et de l'étendue des recherches préliminaires
qu'il comporte, est un danger : plusieurs se sont
noyés pendant des années dans de pareilles recherches
qui auraient été capables de s'employer mieux à des
travaux d'une autre espèce. Contre ce danger, d'autant
plus redoutable pour les novices qu'ils sont plus actifs
et plus zélés, l'examen des conditions actuelles de
l'Heuristique en général, et des notions positives de
Bibliographie historique sont certainement salutaires.
1. E. Renan, Feuilles détachées (Paris, 1892, in-8), p. 'JG et
suiv.
CHAPITRE II
LES « SCIENCES AUXILIAIRES
Supposons que les premières recherches, dont il est
traité dans le chapitre précédent, aient été faites avec
méthode et avec succès : on a réuni, sur un sujet
donné, la plupart des documents utiles, sinon tous. De
deux choses l'une : ou ces documents ont déjà subi
une élaboration critique, ou ils sont à l'état brut; on
s'en rend compte par des recherches « bibliographi-
ques » qui font encore partie, nous l'avons dit, de l'en-
quête préliminaire à toute opération logique. — Dans
le premier cas (les documents ont déjà subi une éla-
boration), il faut être en mesuz'e de vérifier si la cri-
tique en a été correctement faite; dans le second cas
(les matériaux sont à l'état brut), il faut les critiquer
soi-même. Dans les deux cas, certaines connaissances
positives, préalables et auxiliaires, Vor-und Hulfskennt-
nisse, comme on dit, ne sont pas moins indispensables
que l'habitude de raisonner bien; car si l'on peut
pécher, au cours des opérations critiques, en raison-
nant mal, on peut aussi errer par ignorance. La pro-
fession d'érudit ou d'historien ressemble, du reste, en
cela, à la plupart des professions : il est impossible
26 LES CONNAISSANCES PREALABLES.
de l'exercer sans avoir un certain bagage de notions
teclmiques, auxquelles ni les dispositions naturelles,
ni même la méthode, ne sauraient suppléer. — En-
quoi donc doit consister V apprentissage technique de
l'érudit ou de l'historien? En d'autres termes, plus
usités, quoique, nous essaierons de le montrer, assez
impropres : quelles sont, avec et après la connais-
sance des répertoires, les « sciences auxiliaires » de
l'Histoire?
Daunou, dans son Cours d'études historiques \ s'est
posé une question du même genre •. « Quelles études,
dit-il, celui qui se destine à écrire l'histoire aura-t-il
besoin d'avoir faites, quelles connaissances devra-t-il
avoir acquises, pour commencer un ouvrage avec
quelque espoir de succès? » Avant lui Mably, dans son
Traité de l'étude de l'histoire, avait aussi reconnu qu' « il
y a des études préparatoires dont un historien, quel
qu'il veuille être, ne saurait se dispenser ». Mais
Mably et Daunou avaient là-dessus des idées qui parais-
sent, aujourd'hui, singulières. Il est instructif de mar-
quer exactement la distance qui sépare leur point de
vue du nôtre. « Premièrement, disait Mably, étudiez
le droit naturel, le droit public, les sciences morales
et politiques. » Daunou, homme de grand sens, secré-
taire perpétuel de l'Académie des inscriptions et belles-
lettres, qui écrivait vers 1820, divise en trois genres
les études préliminaires qui constituent, à son avis,
« l'apprentissage de l'historien » : littéraires, philoso-
phiques, historiques. — Sur les études « littéraires »,
il s'étend copieusement : d'abord « avoir lu attenti-
vement les grands modèles ». Quels grands modèles?
M. Daunou « n'hésite point » à indiquer en première
1. VII, p. 228 et suiv.
LES « SCIENCES AUXILIAIHES ». 27
ligne « les chefs-d'œuvre de la poésie épique », car
« ce sont les poètes qui ont créé l'art de raconter, et
qui ne l'a point appris d'eux ne le sait qu'imparfaite-
ment », Lire aussi les romanciers, les romanciers
modernes : « ils enseigneront à situer les faits et les
personnages, à distribuer les détails, à conduire habi-
lement le fil des narrations, à l'interrompre, à le
reprendre, à soutenir l'attention des lecteurs par une
inquiète curiosité ». Enfin lire les bons livres d'his-
toire : « Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe et
Plutarque entre les Grecs; César, Salluste, Tite-Live
et Tacite, chez les Latins; et parmi les modernes,
Machiavel, Guichardin, Giannone, Hume, Robertson,
Gibbon, le cardinal de Retz, Vertot, Voltaire, Raynal
et Rulhière. Je n'entends point exclure les autres,
mais ceux-là suffiraient pour donner tous les tons qui
peuvent convenir à l'histoire; car il règne, entre leurs
écrits, une grande diversité de formes. » — En second
lieu, études philosophiques : avoir approfondi « l'idéo-
logie, la morale et la politique ». « Quant aux ouvrages
où peuvent se puiser les connaissances de cet ordre,
Daguesseau nous a indiqué Aristote, Gicéron, Grotius :
j'y joindrais les meilleurs moralistes anciens et
modernes, les traités d'économie publique publiés
depuis le milieu du dernier siècle, ce qu'ont éci'it sur
l'ensemble, les détails ou les applications de la science
politique Machiavel, Bodin, Locke, Montesquieu, Rous-
seau, Mably même, et les plus éclairés de leurs disci-
ples et de leurs commentateurs. » — En troisième lieu,
avant d'écrire l'histoire, « il faut apparemment qu'on
la sache ». « On n'enrichira point ce genre d'instruc-
tion si l'on ne commence par le posséder tel qu'il
existe. » Le futur historien a déjà lu les meilleurs
livres d'histoire et il les a étudiés comme des modèles
28 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
de style : « il y aura du profit à les lire une seconde
fois, mais en se proposant plus particulièrement de
saisir tous les faits qu'ils contiennent et de s'en péné-
trer assez pour en conserver des souvenirs ineffa-
çables ».
Telles sont les notions « positives » qui étaient con-
sidérées, il y a quatre-vingts ans, comme indispensa-
bles à l'historien en général. Toutefois, on avait dès
lors le sentiment confus que, « pour acquérir une con-
naissance profonde des sujets particuliers », d'autres
notions encore étaient utiles : « Les sujets que les his-
toriens ont à traiter, dit Daunou, les détails qu'ils ren-
contrent exigent des connaissances très étendues et
fort diverses «. Va-t-il préciser? voici en quels termes :
« souvent l'intelligence de plusieurs langues, quelque-
fois aussi des notions de physique et de mathémati-
ques ». Et il ajoute : « sur ces objets cependant, l'ins-
truction générale, celle qu'on doit supposer commune
à tous les hommes de lettres, suffît à celui qui se con-
sacre à des compositions historiques... ».
Tous les auteurs qui ont essayé, comme Daunou,
d'énumérer les connaissances préalables, ainsi que les
dispositions morales ou intellectuelles, requises pour
« écrire l'histoire », ont été amenés à dire des bana-
lités ou à émettre des exigences comiques. D'après
E. A. Freeman, l'historien devrait tout savoir : phi-
losophie, droit, finances, ethnographie, géographie,
anthropologie, sciences naturelles, etc.; un historien
n'est-il pas exposé, en effet, à rencontrer dans l'étude
du passé des questions de philosophie, de droit, de
finances, etc. ? Et si la science financière, par exemple,
est considérée comme indispensable à qui traite des
questions de finance actuelles, l'est-elle moins à qui
se permet d'exprimer une opinion sur les problèmes
LES a SCIENCES AUXILIAir. CS ». 29
financiers d'autrefois? « II n'est point de sujet spécial,
déclare E. A. Freeman, que l'historien ne puisse être
amené à toucher incidemment : par conséquent, plus
nombreuses sont les branches spéciales de connais-
sances dont il est maître, mieux il est préparé pour
son travail professionnel. » A la vérité, toutes les
branches des connaissances humaines ne sont pas
également utiles; quelques-unes ne servent que très
rarement, par accident : « J'hésiterais même à présenter
comme un conseil de perfection à l'historien de se
rendre chimiste accompli, en vue de la possibilité
d'une occasion où la chimie l'aiderait dans ses études » ;
mais d'autres spécialités sont plus étroitement appa-
rentées à l'histoire : « par exemple, la géologie et tout
le groupe des sciences naturelles qui s'y rattachent
II est clair que l'historien travaillera mieux s'il sait
la géologie ' — » — On s'est aussi demandé si « l'his-
1. E. A. Freeman, The methods of historical study (London,
1885, in-8), p. 45.
La g-éographie a été long-temps considérée, en France, comme
une science étroitement apparentée à l'histoire. Aujourd'hui
encore, nous avons une Agrégation d'histoire et de géographie,
et les mêmes professeurs enseignent, dans nos lycées, l'histoire
et la géographie. Beaucoup de personnes persistent à penser
que cet accouplement est légitime, et même s'elTarouchent de
Téventualité d'un divorce entre deux ordres de connaissances
unis, disent-elles, par des rapports nécessaires. — Mais on serait
bien embarrassé d'établir, par de bonnes raisons, et par des faits
d'expérience, qu'un professeur d'histoire, un historien, est d'au-
tant meilleur qu'il connaît mieux la géologie, l'océanographie, la
climatologie, et tout le groupe des sciences géographiques. En
fait, les étudiants en histoire font avec impatience et sans profit
direct les études de géographie que les programmes leur impo-
sent; et les étudiants qui ont sincèrement du goût pour la géo-
graphie jetteraient très volontiers l'histoire par-dessus bord. —
L'union artificielle de l'histoire et de la géographie remonte,
chez nous, à une époque où la géographie, mal définie et mal
constituée, était tenue par tout le monde pour une discipline
négligeable. C'est un vestige, à détruire, d'un état de choses ancien.
30 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
loire est une de ces études que les anciens appelaient
umbraùlcs, pour lesquelles il suffit d'un esprit calme
et d'habitudes laborieuses », ou bien si c'est une con-
dition favorable pour l'historien d'avoir été mêlé à la
vie active et d'avoir contribué à faire l'histoire de son
temps avant d'écrire celle du passé. — Que ne s'est-on
pas demandé? Et des flots d'encre ont coulé au sujet
de ces questions mal posées, sans intérêt ou sans solu-
tion, qui, longtemps débattues sans résultat, ont beau-
coup contribué à déconsidérer les écrits sur la métho-
dologie. — Il n'y a rien à dire, à notre avis, de topique,
qui ne soit pas de pur bon sens, sur l'apprentissage de
r « art d'écrire l'histoire », si ce n'est que cet appren-
tissage devrait consister surtout dans l'étude, si géné-
ralement négligée jusqu'à présent, des principes de
la méthode historique.
Ce n'est pas, du reste, 1' « historien-littérateur »,
l'historien-moraliste, porte-plume de l'Histoire, tel
que Daunou et ses émules l'ont conçu, que nous
avons en vue : il s'agit seulement ici de ceux, histo-
riens ou érudits, qui se proposent de traiter les docu-
ments pour préparer ou pour réaliser scientifiquement
l'œuvre historique. Ceux-là ont besoin d'un appren-
tissage technique. Que faut-il entendre par là ?
Soit un document écrit. Gomment l'utiliser, si l'on
ne sait ])as le lire ? Jusqu'à François Champollion, les
documents égyptiens, écrits en hiéroglyphes, ont été,
à proprement parler, lettre morte. On admet sans dif-
ficulté que pour s'occuper de l'histoire ancienne d'As-
syrie, il faut avoir appris à déchiffrer les écritures
cunéiformes. De même, si l'on veut faire des travaux
originaux d'après les sources, dans le champ de l'his-
toire ancienne ou dans celui de l'histoire du moyen
LES « SCIENCES AUXILIAIRES ». 31
iige, il est prudent d'apprendre à déchiffrer les inscrip-
tions et les manuscrits. Voilà pourquoi l'Épigraphie
grecque et latine et la Paléographie du moyen âge,
c'est-à-dire l'ensemble des connaissances nécessaires
pour déchiffrer les inscriptions et les manuscrits de
l'antiquité et du moyen âge, sont tenues pour des
a sciences auxiliaires » de l'histoire, ou plutôt des
études historiques relatives à l'antiquité et au moyeu
âge. — Que la paléographie latine du moyen âge fasse
partie du bagage obligatoire des médiévistes, comme
la paléographie des hiéroglyphes de celui des égypto-
logues, c'est évident. Notons, toutefois, une différence.
Personne n'aura jamais l'idée de se destiner à l'égypto-
logie sans avoir préalablement acquis des connaissances
paléographiques ; il n'est pas très rare, au contraire,
que l'on entreprenne des études sur nos documents
locaux du moyen âge, sans avoir appris à en dater
approximativement les formes et à en déchiffrer correc-
tement les abréviations : c'est que la ressemblance de
la plupart des écritures du moyen âge avec les écri-
tures modernes est assez grande pour que l'on puisse
avoir l'illusion de s'en tirer avec du flair et de l'habi-
tude, par des moyens empiriques. Cette illusion est
dangereuse : les érudits qui n'ont pas subi d'initiation
paléographique régulière se reconnaissent presque
toujours à ce qu'ils commettent de temps en temps de
grosses erreurs de déchiffrement, susceptibles parfois
de vicier à fond leurs opérations subséquentes de cri-
tique et d'interprétation. Quant aux autodidactes qui
parviennent à exceller, à force d'avoir pratiqué, l'ini-
tiation paléographique régulière dont ils ont été privés
leur aurait épargné au moins des tâtonnements, de
longues heures et des désagréments.
Soit un document déchiffré. Comment s'en servir,
32 LES CONNAISSANCES PREALABLES.
si l'on ne le comprend pas? Les inscriptions rédigées
en élrusque et dans la langue archaïque du Cambodge
sont lues, mais personne ne les com'prend ; tant qu'elles
ne seront pas comprises, elles resteront inutiles. Il
est évident que pour s'occuper d'histoire grecque, il
faut consulter des documents rédigés en langue grecque,
et, par conséquent, savoir le grec. Vérité de La Palice,
dira-t-on. Observez cependant que l'on agit très sou-
vent comme si l'on n'en avait pas conscience. Des
jeunes gens abordent les études d'histoire ancienne
en n'ayant de la langue grecque et de la langue latine
qu'une teinture superficielle. Combien de gens, sans
avoir étudié le français et le latin du moyen âge,
s'imaginent les savoir parce qu'ils entendent le latin
classique et le français moderne, et se permettent
d'interpréter des textes dont le sens littéral leur
échappe, ou, quoique très clair, leur paraît obscur?
Les erreurs historiques sont innombrables dont la
cause est un contresens ou une interprétation par à
j)eu près de textes formels, commis par des travailleurs
qui connaissaient mal la grammaire, le vocabulaire ou
les finesses des langues anciennes. De solides études
philologiques doivent précéder logiquement les recher-
ches historiques, toutes les fois que les documents à
mettre en œuvre ne sont pas rédigés en langue
moderne, et intelligibles sans difficulté.
Soit un document intelligible. 11 serait illégilimc de
le prendre en considération avant d'en avoir vérifié
l'authenticité , si l'authenticité n'en a pas été déjà
établie d'une manière définitive. Or, pour vérifier
l'authenticité et la provenance d'un document, deux
conditions sont requises : raisonner et savoir. Autre-
ment dit, on raisonne à partir de certaines données
positives, qui représentent les résultats condensés des
2 LES « SCIENCES AUXILIAIRES ». 33
recherches antérieures, qu'il est impossible d impro-
viser et qu'il faut, par conséquent, apprendre. Dis-
tinguer une charte authentique d'une charte fausse
serait souvent impraticable, en fait, pour le logicien
le plus exercé, qui ne connaîtrait pas les habitudes de
telle chancellerie, à telle date, ou les caractères com-
muns à toutes les chartes d'une certaine espèce dont
l'authenticité est certaine. Il serait tenu d'établir lui-
même, comme l'ont fait les premiers érudits, par la
comparaison d'un très grand nombre de documents
similaires, les traits qui différencient ceux qui sont
certainement authentiques des autres , avant de se
prononcer sur un cas particulier. Combien sa besogne
ne sera-t-elle pas facilitée s'il existe un corps de doc-
trines, un trésor d'observations accumulées, un sys-
tème de résultats acquis par les travailleurs qui ont
jadis fait, refait, contrôlé, les comparaisons minu-
tieuses auxquelles il aurait été obligé de se livrer lui-
même! Ce corps de doctrines, d'observations et de
résultats, propre à faciliter la critique des diplômes
et des chartes, existe : c'est la Diplomatique. Nous
dirons donc que la Diplomatique, comme l'Epigra-
phie, comme la Paléographie, comme la Philologie
[Sprachkunde) * , est une discipline auxiliaire des
recherches historiques.
L'Epigraphie et la Paléographie , la Philologie
[Sprachkunde) , la Diplomatique avec ses annexes
(Chronologie technique et Sphragistique) ne sont pas
les seules disciplines auxiliaires des recherches his-
toriques. — Il serait peu judicieux, en effet, d'entre-
prendre la critique de documents littéraires encore non
1. Le mot « Philologie » a pris en français un sens restreint,
que nous ne lui attribuons pas ici.
3
34 LES CONNAISSANCES PREALABLES.
critiqués sans élre au courant des résultats acquis par
ceux qui ont critiqué jusqu'à présent des documents
du même genre ; l'enseniljle de ces résultats constitue
une discipline à part, qui a un nom : l'Histoire lili' -
raire '. — La critique des documents figurés, tels que
les œuvres d'architecture, de sculpture et de peinture,
les objets de toutes sortes (armes, costumes, ustensiles,
monnaies, médailles, armoiries, etc.), su])pose une
connaissance approfondie des observations et des
règles dont se composent l'Archéologie proprement
dite et ses branches détachées : Numismatique et
Héraldique.
Nous sommes maintenant en mesure d'examiner avec
quelque profit la notion si ])eu précise de « sciences
auxiliaires de l'histoire », On dit aussi « sciences
ancillaires », « sciences satellites »; mais aucune de
ces expressions n'est vraiment satisfaisante.
Et d'abord, toutes les soi-disant « sciences auxi-
liaires » ne sont pas des sciences. La Diplomatique,
l'Histoire littéraire, par exemple, ne sont que des
répertoires méthodiques de faits, acquis par la critique,
qui sont de nature à faciliter la critique des docu-
ments non critiqués encore. Au contraire, la Philologie
(^SpracJtkunde) est une science organisée, qui a des lois.
En second lieu, il faut distinguer parmi les con-
naissances auxiliaires — non pas, à proprement parler,
de l'Histoire, mais des recherches historiques, — celles
que chaque travailleur doit s'assimiler, et celles dont
il a besoin de savoir seulement où elles sont, pour se
les procurer à l'occasion; celles qui doivent être tour-
1. L' « Historiographie » est une branche de 1' « Histoire lillc-
raire » ; c'est l'ensemble des résultats acquis par les critiques
qui ont étudié jusqu'ici les anciens écrits historiques, tels que
annales, mémoires, chroniques, biographies, etc.
LES « SCIENCES AUXILIAIRES ». 35
nées en habitude et celles qui peuvent rester à l'état
de renseignements en provision virtuelle. Un médié-
viste doit savoir lire et comprendre les textes du
moyen âge; il ne lui servirait à rien d'entasser dans sa
mémoire la plupart des faits particuliers d'Histoire
litléraire et de Diplomatique qui sont consignés, à
leur place, dans les bons Manuels-répertoires d' « His-
toire littéraire » et de « Diplomatique ».
Enfin, il n'existe point de connaissances auxiliaires
de l'Histoire (ni même des recherches historiques) en
général, c'est-à-dire qui soient utiles à tous les travail-
leurs, à quelque partie de l'histoire qu'ils travaillent'.
1. Cela n'est vrai que sous le bénéfice d'une réserve; car il
existe un instrument de travail indispensable à tous les histo-
riens, à tous les érudits, quel que soit le sujet de leurs études
spéciales. L'histoire, du reste, est ici dans le même cas que la
plupart des autres sciences : tous ceux qui font des recherches
orij^inales, en quelque gciire que ce soit, ont besoin de savoir
plusieurs langues vivantes, celles des pays où l'on pense, où
l'on travaille, et qui sont à la tête, au point de vue scientifique,
de la civilisation contemporaine.
De nos jours, la culture des sciences n'est plus confinée dans
un pays privilégié, ni même en Europe. Elle est internationale.
Tous les problèmes, les mêmes problèmes, sont simultanément
à l'étude partout. Il est difficile aujourd'hui, il sera impossible
demain, de trouver des sujets que l'on puisse traiter sans avoir
pris connaissance de travaux en langue étrangère. Dès mainte-
nant, pour l'histoire ancienne, grecque et romaine, la connais-
sance de l'allemand est presque aussi impérieusement requise
que celle du grec et du latin. Seuls, des sujets d'histoire étroi-
tement locale sont encore accessibles à ceux auxquels les litté-
ratures étrangères sont fermées. Les grands problèmes leur sont
interdits, pour cette raison misérable et ridicule qu'ils sont, en
présence des livres publiés sur ces problèmes en toute autre
langue que la leur, devant des livres scellés.
L'ignorance totale des langues qui ont été jusqu'à présent les
langues ordinaires de la science (allemand, anglais, français,
italien) est une maladie qui devient, avec l'âge, incurable. 11 ne
serait pas excessif d'exiger de tout candidat aux professions
scientifiques qu'il fût au moins irilinguis, c'est-à-dire qu'il com-
36 LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
Il semble donc qu'il n'y ait pas de réponse générale
à la question posée au commencement de ce chapitre ,
en quoi doit consister l'apprentissage technique de
l'érudit ou de l'historien? — En quoi consiste l'appren-
tissage technique de l'érudit ou de l'historien ? Cela
dépend. Cela dépend de la partie de l'histoire qu'il se
propose d étudier. Inutile de savoir la paléographie
pour faire des recherches relatives à l'histoire de la
Révolution, ni de savoir le grec jjour traiter un point
de l'histoire de France au moyen âge *. Posons du
prît, sans trop de peine, deux lang-ues modernes, outre sa langue
maternelle. Voilà une obligation dont les érudits d'autrefois
étaient dispensés (alors que le latin était encore la langue com-
mune des savants) et que les conditions modernes du travail
scientifique feront peser désormais de plus en plus lourdement
sur les érudits de tous les pays *.
Les érudits français qui sont incapables de lire ce qui est écrit
en allemand et en anglais sont constitués par là même en état
d'infériorité permanent par rapport à leurs confrères, plus ins-
truits, de France et de l'étranger; quel que soit leur mérite, ils
sont condamnés à travailler avec des éléments d'information
insuffisants, à travailler mal. Ils en ont conscience. Ils dissimu-
lent leur infirmité de leur mieux, comme quelque chose de hon-
teux, à moins qu'ils ne l'étaient cyniquement, et s'en vantent;
mais s'en vanter, c'est encore, on le voit bien, une manière d'en
avoir honte. — Nous ne saurions trop insister ici sur ce point
que la connaissance pratique des langues étrangères est auxi-
liaire au premier chef de tous les travaux historiques, comme
de tous les travaux scientifiques en général.
1. Lorsque les « sciences auxiliaires » furent mises, pour la
première fois, chez nous, dans les programmes universitaires,
on vit des étudiants qui s'occupaient de l'histoire de la Révolu-
tion et qui ne s'intéressaient nullement au moyen âge, adopter,
comme « science auxiliaire », la Paléographie, et des géogra-
phes, qui ne s'intéressaient nullement à l'antiquité, l'Epigraphie.
Ils n'avaient sûrement pas compris que l'étude des « sciences
* Un jour viendra peut-être où la connaissance de la principale des langues
slaves sera nécessaire : il y a déjà des érudits qui s'imposent d'apprendre le
russe. — L'idée de rétablir le latin dans son ancienne dignité de languo uni-
verselle est chimérique. A'oir la collection du Phœnix, seu nuntius latinus
inleinalionalis (Londres, 1891, iu-4).
LES « SCIENCES AUXILIAIRES ». 37
moins que le bagage préalable de quiconque veut faire
en histoire des travaux originaux doit se composer
(en dehors de cette « instruction commune », c'est-
à-dire de la culture générale, dont parle Daunou) de
toutes les connaissances propres à fournir les moyens
de trouver, de comprendre et de critiquer les docu-
ments. Ces connaissances varient suivant que l'on se
spécialise dans telle ou telle section de l'histoire uni-
verselle. L'apprentissage technique est relativement
court et facile pour qui s'occupe d'histoire moderne
ou contemporaine, long et pénible pour qui s'occupe
d'histoire ancienne ou d'histoire médiévale.
Substituer, commeapprentissagedel'historien, l'étude
des connaissances positives, vraiment auxiliaires des
recherches historiques, à celle des « grands modèles »,
littéraires et philosophiques, est un progrès de date
récente. En France, pendant la plus grande partie du
siècle, les étudiants en histoire n'ont reçu qu'une
éducation littéraire, à la Daunou; presque tous s'en
sont contentés, et n'ont rien vu au delà; quelques-uns
ont constaté, avec regret, l'insuffisance de leur prépa-
ration première, quand il était trop tard pour y remé-
dier; à part d'illustres exceptions, les meilleurs d'entre
eux sont restés des littérateurs distingués, impuissants
à faire œuvre de science. L'enseignement des « sciences
auxiliaires » et des moyens techniques d'investigation
n'était alors organisé que pour l'histoire (française) du
moyen âge, et dans une école spéciale, l'Ecole des
chartes. Cette simple circonstance assura du reste à
cette École, durant cinquante ans, une supériorité
auxiliaires » est recommandée, non pour elle-même, mais parce
qu'elle est, pour qui se destine à certaines spécialités, pratique-
ment utile. (Voir Refue universitaire, 1895, II, p. 123.)
38
LES CONNAISSANCES PRÉALABLES.
marquée sur tous les autres établissements français
(et même étrangers) d'enseignement supérieur : d'excel-
lents ouvriers s'y formèrent, qui fournirent beaucoup
de données nouvelles, tandis qu'ailleurs on bavardait
sur les problèmes ^ — Aujourd'hui, c'est encore à
l'Ecole des chartes que l'apprentissage technique du
médiéviste se fait le mieux, de la façon la plus com-
plète, grâce à des cours combinés, et gradués pendant
trois ans, de Philologie romane, de Paléographie,
d'Archéologie, d'Historiographie et de Droit du moyen
âge. Mais les « sciences auxiliaires » sont maintenant
enseignées partout, avec plus ou moins d'ampleur;
elles ont été introduites dans les programmes univer-
sitaires. D'un autre côté, les traités didactiques d'Épi-
graphie, de Paléographie, de Diplomatique, etc., se
sont multipliés depuis vingt-cinq ans. Il y a vingt-
cinq ans, on eût vainement cherché à se procurer un
bon livre qui suppléât, en ces matières, au défaut
d'enseignement oral; depuis qu'il existe des chaires,
des « Manuels » ont paru ^ qui permettraient presque
1. Voir sur ce point les opinions de Th. v. Sickel et de
J. Havet, citées dans la Blbliothcque de l'École des chartes, 1896
p. 87. — Dès 1854, l'Institut autrichien « fUr Ôsterreischische
Geschichtsforschung » fut organisé sur le modèle de l'École
française des chartes. Une École des chartes vient d'être créée
à r « Istituto di Studi superiori ► de Florence. « We are accus-
tomed, écrit-on en Angleterre, to hear the complaiut that there
is not in this country any institution resembliiig the École des
chartes » {Qaarierly Rei'ie^v, juillet 1896, p. 122).
2. Ce serait ici le lieu d'énumérer les principaux « Manuels »
publiés depuis vingt-cinq ans. Mais on en trouvera une liste,
arrêtée en 1894, dans le Lehrbuch de E. Bernheini, p. 20G et
suiv. Citons seulement les grands « Manuels » de « Philologie >.
(au sens large de l'expression allemande « Philologie », qui
comprend l'histoire de la langue et de la littérature, l'épigra-
phie, la paléographie, et toutes les notions auxiliaires de la cri-
tique des documents), en cours de publication : le Grundriss der
LES « SCIENCES AUXILIAIRES ». 39
de s'en passer si l'enseignement oral, appuyé d'exer-
cices pratiques, n'avait pas une efficacité particulière.
Que l'on ait eu, ou non, le bénéfice de subir un dres-
sage régulier dans un établissement de hautes études,
on n'a donc plus le droit désormais d'ignorer ce qu'il
faut savoir avant d'aborder les travaux historiques.
En fait, on ne l'ignore déjà plus autant que par le
passé. Le succès des « Manuels » jjrécités, dont les
éditions se succèdent, est significatif à cet égard*.
Voilà donc le futur historien armé des connaissances
préalables qu'il n'aurait pu négliger de se procurer
sans se condamner, soit à l'impuissance, soit à des
méprises continuelles. Nous le supposons à l'abri des
erreurs (innombrables, en vérité) qui ont leur source
dans une connaissance imparfaite de l'écriture et de la
langue des documents, dans l'ignorance des travaux
antérieurs et des résultats acquis par la critique; il a
une irréprochable cognitio cogniti et cognoscendi. C'est,
d'ailleurs, une supposition très optimiste, et nous ne
nous le dissimulons pas. Il ne suffit point, nous le
indo-arischen Philologie und Altertumshunde, publ. sous la direc-
tion de G. Bilhler; le Grundriss der iranischen Philologie, pub'.,
sous la direction de W. Geiger et de E. Kuhn; le Uandbuch der
classischen Alteriumswissenschaft, publ. sous la direction de
I. V. Miiller; le Grundriss der germanischen Philologie, publ.
sous la direction de H. Paul, dont la 2' éd. a commencé à paraître
eri 181)6 ; le Grundriss der romanischen Philologie, publ. sous la
direction de G. Grôber. On trouvera dans ces vastes répertoires,
en même temps qu'une doctrine brève, des références biblio-
graphiques complètes, tant directes qu'indirectes.
1. Les « Manuels » français de MM. Prou (Paléographie), Giry
(Diplomatique), Gagnât (Epigraphie latine), etc., ont répandu
dans le public la notion et la connaissance des disciplines auxi-
liaires. De nouvelles éditions ont permis ou permettront de les
tenir au courant : chose nécessaire, car la plupart de ces disci-
plines, quoique déjà bien constituées, se précisent et s'enrichis-
sent encore tous les jours. Cf. ci-dessus, p. 22.
40 LES CONNAISSANCES PRÉALAULES.
savons, d'avoir suivi un cours régulier de « sciences
auxiliaires » ou d'avoir lu attentivement les meilleurs
traités didactiques de Bibliographie, de Paléographie,
de Philologie, etc., ni même d'avoir acquis, par des
exercices pratiques, quelque expérience personnelle,
pour être toujours bien renseigné, encore moins pour
être infaillible. — D'abord, ceux qui ont étudié long-
temps des documents d'un certain genre ou d'une cer-
taine date possèdent, au sujet des documents de ce
genre et de cette date, des notions intransmissibles qui
leur permettent en général de critiquer supérieurement
les documents nouveaux, de ce genre ou de cette date,
qu'ils rencontrent; rien ne remplace 1' « érudition spé-
ciale », récompense des spécialistes qui ont beaucoup
travaillé *. — Et puis, les spécialistes eux-mêmes se
trompent : les paléographes ont à se tenir constamment
sur leurs gardes pour ne pas déchiffrer de travers;
est-il des philologues qui n'aient pas quelques contre-
sens sur la conscience? Des érudits très bien informés
d'ordinaire ont imprimé comme inédits des textes déjà
publiés et négligé des documents qu'ils auraient pu
connaître. Les érudits passent leur vie à perfectionner
sans cesse leurs connaissances « auxiliaires », que,
1. Que faut-il entendre au juste par ces « notions intransmis-
sibles » dont nous parlons ? Dans le cerveau d'un spécialiste
très familier avec les documents d'une certaine espèce ou d'une
certaine époque, des associations d'idées se lient, des analogies
brusquement luisent à l'examen d'un document nouveau de cette
espèce ou de cette époque, qui échappent à toute autre personne
moins expérimentée, fùt-elle munie d'ailleurs des répertoires
les plus parfaits. C'est que toutes les particularités des docu-
ments ne sont pas isolables ; il y en a qu'il est impossible de
classer sous des rubriques claires, et qui ne se trouvent, par
conséquent, répertoriées nulle part. Mais la mémoire humaine,
quand elle est bonne, en garde l'impression; et une excitation,
même faible et lointaine, suffit à en faire réapparaître la notion.
LES « SCIENCES AUXILIAIRES ». 41
avec raiôon, ils n'estiment jamais parfaites Mais tout
cela ne nous empêche pas de maintenir notre hypo-
thèse. Qu'il soit entendu seulement que, en [)ratifiue,
on n'attend pas, pour travailler sur les documents,
d'être imperturbablement maître de toutes les « con-
naissances auxiliaires » : on n'oserait jamais com-
mencer.
Reste à savoir comment il faut traiter les documents,
supposé que l'on ait sul)i préalablement, avec succès,
l'apprentissage convenable.
i
LIVRE II
OPÉRATIONS ANALYTIQUES
CHAPITRE I
CONDITIONS GÉNÉRALES DE LA CONNAISSANCE
HISTORIQUE
Nous avons déjà dit que l'histoire se fait avec des
documents et que les documents sont les traces des
faits passés ^. C'est ici le lieu d'indiquer les consé-
quences enveloppées dans cette affirmation et dans
cette définition.
Les faits ne peuvent être empiriquement connus que
de deux manières : ou bien directement si on les
observe pendant qu'ils se passent, ou bien indirecte-
ment, en étudiant les traces qu'ils ont laissées. Soit un
événement tel qu'un tremblement de terre, par exemple :
j'en ai directement connaissance si j'assiste au phéno-
mène, indirectement si, n'y ayant pas assisté, j'en cons-
tate les effets matériels (crevasses, murs écroulés), ou
si, ces effets ayant été effacés, j'en lis la description
écrite par quelqu'un qui a vu soit le phénomène lui-
1. Ci-dessus, p. 1.
44 OPCnATIONS ANALYTIQUES.
même, soit ses effets. — Or le propre des « faits
historiques » ' est de n'être connus qu'indirectement,
d'après des traces. La connaissance historique est, par
essence, une connaissance indirecte. La méthode de
la science historique doit donc différer radicalement
de celle des sciences directes, c'est-à-dire de toutes les
autres sciences, saul la géologie, qui sont fondées sur
l'observation directe. La science historique n'est pas
du tout, quoi qu'on en ait dit ^, une science d'obser-
vation.
Les faits passés ne nous sont connus que par les
traces qui en ont été conservées. Ces traces, que l'on
appelle documents, l'historien les observe directement,
il est vrai; mais, après cela, il n'a plus rien à observer;
il procède désormais par voie de raisonnement, pour
essayer de conclure, aussi correctement que possible,
des traces aux faits. Le document, c'est le point de
départ ; le fait passé, c'est le point d'arrivée ^. Entre
ce point de départ et ce point d'arrivée, il faut traverser
une série complexe de raisonnements, enchaînés les
uns aux autres, où les chances d'erreur sont innom-
brables ; la moindre erreur, qu'elle soit commise au
1. Cette expression, souvent employée, a besoin d'être éclaircie.
Il ne faut pas croire qu'elle s'applique à une espèce de faits. Il
n'y a pas de faits historiques, comme il y a des faits chimiques.
Le même fait est ou n'est pas historique suivant la f;içon dont
on le connaît. Il n'y a que des procédés de connaissance histo-
riques. Une séance du Sénat est un fait d'observation directe
pour celui qui y assiste; elle devient historique pour celui qui
l'étudié dans un compte rendu. L'éruption du Vésuve au temps
de Pline est un fait géologique connu historiquement. Le carac-
tère historique n'est pas dans les faits; il n'est que dans le mode
de connaissance.
2. Fustel de Coulanges l'a dit. Cf. ci-dessus, p. viii, note 2.
3. Dans les sciences d'observation, c'est le fait lui-même,
observé directement, qui est le point de départ.
CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE. 45
début, au milieu ou à la fin du ti*avail , peut vicier
toutes les conclusions. La méthode « historique », ou
indirecte, est par là visiblement inférieure à la méthode
d'observation directe ; mais les historiens n'ont pas le
choix : elle est la seule pour atteindre les faits passés,
et l'on verra plus loin * comment elle peut, malgré ces
conditions défectueuses, conduire à une connaissance
scientifique.
L'analyse détaillée des raisonnements qui mènent de
la constatation matérielle des documents à la connais-
sance des faits est une des parties principales de
la Méthodologie historique. C'est le domaine de la Cri-
tique. Les sept chapitres qui suivent y sont consacrés.
— Essayons d'en esquisser d'abord, très sommaire-
ment, les lignes générales et les grandes divisions.
L On peut distinguer deux espèces de documents.
Parfois le fait passé a laissé une trace matérielle (un
monument, un objet fabriqué). Parfois, et le plus sou-
vent, la trace du fait est d'ordre psychologique : c'est
une description ou une relation écrites. — Le premier
cas est beaucoup plus simple que le second. Il existe,
en effet, un rajjport fixe entre certaines empreintes
matérielles et leurs causes, et ce rapport, déterminé
par des lois physiques, est bien connu ^. — La trace
psychologique, au contraire, est purement symbolique :
elle n'est pas le fait lui-même ; elle n'est pas même
l'empreinte immédiate du fait sur l'esprit du témoin;
elle est seulement un signe conventionnel de l'impres-
sion produite par le fait sur l'esprit du témoin. Les
documents écrits n'ont donc pas de valeur par eux-
1. Ci-dessous, chap. vu.
2. Nous ne traiterons pas particulièrement de la Critique des
documents matériels (objets, monuments, etc.), en tant qu'elle
ditlére de la Critique des documents écrits.
46 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
mêmes, comme les documents matériels; ils n'en ont
que comme signes d'opérations psychologiques, com-
pliquées et difHciles à débrouiller. L'immense majorité
des documents qui fournissent à l'historien le point de
départ de ses raisonnements ne sont, en somme, que
des traces d'opérations psychologiques.
Gela posé, pour conclure d'un document écrit au
fait qui en a été la cause lointaine, c'est-à-dire pour
savoir la relation qui relie ce document à ce fait, il
faut reconstituer toute la série des causes intermédiaires
qui ont produit le document. Il faut se représenter
toute la chaîne des actes effectués par l'auteur du docu-
ment à partir du fait observé par lui jusqu'au manus-
crit (ou à l'imprimé) que nous avons aujourd'hui sous
les yeux. Cette chaîne, on la reprend en sens inverse,
en commençant par l'inspection du manuscrit (ou de
l'imprimé) pour aboutir au fait ancien. Tels sont le but
et la marche de l'analyse critique •.
D'abord, on observe le document. Est-il tel qu'il
était lorsqu'il a été produit? N'a-t-il pas été détérioré
depuis ? On recherche comment il a été fabriqué afin
de le restituer au besoin dans sa teneur originelle et
d'en déterminer la provenance. Ce premier groupe de
recherches préalables, qui porte sur l'écriture, la
langue, les formes, les sources, etc., constitue le
domaine particulier de la ciîitique externe ou cri-
tique d'érudition. — Ensuite intervient la critique
INTERNE : elle travaille, au moyen de raisonnements
par analogie dont les majeures sont empruntées à
la psychologie générale, à se représenter les états
psychologiques que l'auteur du document a traversés.
1. Pour le détail et la justification logique de cette méthode
Yoii" Ch. Soignobos, les Conditions psijchologi<jues de la connais-
sance en histoire, dsins \& Revue philosophique^ 1887, II, p. 1, 1C8.
CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE. 47
Sachant ce que l'auteur du document a dit, on se
demande : 1° qu'est-ce qu'il a voulu dire; 2° s'il a cru
ce qu'il a dit; 3° s'il a été fondé à croire ce qu'il a
cru. A ce dernier terme le document se trouve ramené
à un point où il ressemble à l'une des opérations
scientifiques par lesquelles se constitue toute science
objective : il devient une observation; il ne reste plus
qu'à le traiter suivant la méthode des sciences objec-
tives. Tout document a une valeur exactement dans la
mesure où, après en avoir étudié la genèse, on l'a réduit
à une observation bien faite.
II. Deux conclusions se dégagent de ce qui précède ;
complexité extrême, nécessité absolue de la Critique
historique.
Comparé aux autres savants , l'historien se trouve
dans une situation très fâcheuse. Non seulement il ne
lui est jamais donné, comme au chimiste, d'observer
directement des faits; mais il est très rare que les
documents dont il est obligé de se servir représentent
des observations précises. Il ne dispose pas de ces
procès-verbaux d'observations scientifiquement établis
qui, dans les sciences constituées, peuvent remplacer
et remplacent les observations directes. Il est dans la
condition d'un chimiste qui connaîtrait une série d'ex-
périences seulement par les rapports de son garçon de
laboratoire. L'historien est obligé de tirer parti de
rapports très grossiers, dont aucun savant ne se con-
tenterait *.
1. Le cas le plus favorable, celui où le document a été rédigé,
comme on dit, par un « témoin » oculaire, est encore bien loin
(le la connaissance scientifique. La notion de témoin a été em-
pruntée à la pratique des tribunaux; ramenée à des termes scien-
tifiques, elle se réduit à celle A' observateur. Un témoig-nage est
une observation. Mais, en fait, le témoignage historique diffère
notablement de l'observation scientifique. L' « observateur >> opère
58 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
D'autant plus nécessaires sont les précautions à
prendre pour utiliser ces documents, qui sont les seuls
matériaux de la science historique : il importe évidem-
ment d'éliminer ceux qui n'ont aucune valeur et de
distinguer dans les autres ce qui s'y trouve de correc-
tement observé.
D'autant plus nécessaires sont, en même temps, les
avertissements à ce sujet que la pente naturelle de
l'esprit humain est de ne prendre aucune précaution,
et de procéder, en ces matières où la plus exacte
précision serait indispensable, confusément. — Tout
le monde, il est vrai, admet, en principe, l'utilité de
la Critique; mais c'est un de ces postulats non con-
testés qui passent difficilement dans la pratique. Des
siècles se sont écoulés, en des âges de civilisation bril-
lante, avant que les premières lueurs de Critique se
soient manifestées parmi les peuples les plus intelli-
gents de la terre. Ni les Orientaux ni le moyen âge
n'en ont eu l'idée nette '. Jusqu'à nos jours, des hommes
éclairés ont, en se servant des documents pour écrire
l'histoire, négligé des précautions élémentaires et admis
inconsciemment des principes faux. Encore aujourd'hui
la plupart des jeunes gens, abandonnés à eux-mêmes,
suivraient ces vieux errements. C'est que la Critique
est contraire à l'allure normale de l'intelligence. La
tendance spontanée de l'homme est d'ajouter foi aux
affirmations et de les reproduire, sans même les dis-
suivant des règles fixes et rédige dans une langue rigoureuse-
ment précise. Au contraire, le « témoin » a observé sans méthode
et rédigé dans une langue sans rigueur : on ignore s'il a pris
les précautions nécessaires. Le propre du document historique
est de se présenter comme le résultat d'un travail fait sans
méthode et sans garantie.
1. Voir B. Lasch, Das Envachen. und die Entwickelung der
historischen Kritih im MUtelalter, Breslau, 1887, in-8.
CONDITIONS DE LA CONNAISSANCE HISTORIQUE. 49
tinguer nettement de ses propres observations. Dans
la vie de tous les jours, n'acceptons-nous pas indifré-
remment, sans vérification d'aucune sorte, des on-dil,
des renseignements anonymes et sans garantie, toutes
sortes de « documents » de médiocre ou de mauvais
aloi ? Il faut une raison spéciale pour prendre la peine
d'examiner la provenance et la valeur d'un document
sur l'histoire d'hier ; autrement, s'il n'est pas invrai-
semblable jusqu'au scandale, et tant qu'il n'est pas
contredit, nous l'absorbons, nous nous y tenons, nous
le colportons, en l'embellissant au liesoin. Tout homme
sincère reconnaîtra qu'un violent effort est nécessaire
pour secouer Vignavia critica, cette forme si répandue
de la lâcheté intellectuelle ; que cet effort doit être
constamment répété, et qu'il s'accompagne souvent
d'une véritable souffrance.
L'instinct naturel d'un homme à l'eau est de faire
tout ce qu'il faut pour se noyer; apprendre à nager,
c'est acquérir l'habitude de réprimer des mouvements
spontanés et d'en exécuter d'autres. De même, l'habi-
tude de la Critique n'est pas naturelle ; il faut qu'elle
soit inculquée, et elle ne devient organique que par
des exercices répétés.
Ainsi le travail historique est un travail critique par
excellence ; lorsqu'on s'y livre sans s'être préalable-
ment mis en défense contre l'instinct, on s'y noie.
Pour être averti du danger, rien n'est plus efficace
que de faire uft examen de conscience, et d'analyser
les raisons de Vignavia qu'il s'agit de combattre jusqu'à
ce qu'elle ait fait place à une attitude d'esprit criti-
que '. Il est aussi très salutaire de s'être rendu compte
1. La raison profonde de la crédulité naturelle, c'est la pa-
resse. Il est plus commode de croire que de discuter, d'admettre
50 OPERATIONS ANALYTIQUES.
des principes de la méthode historique et d'en avoir
théoriquement décomposé, l'une après l'autre, comme
nous allons le faire, les opérations successives. « L'his-
toire, de même que toute autre étude, comporte sur-
tout des eri'eurs de fait qui proviennent d'un défaut
d'attention; mais elle est plus exposée qu'aucune autre
à des fautes nées de la confusion d'esprit qui fait faire
des analyses insuffisantes et construire des raisonne-
ments faux.... Les historiens avanceraient moins d'af-
firmations sans preuves s'il leur fallait analyser cha-
cune de leurs affirmations ; ils admettraient moins de
principes faux s'ils s'imposaient de formuler tous leurs
principes; ils feraient moins de mauvais raisonnements
s'il leur fallait exprimer tous leurs i^aisonnements en
forme '. »
que de critiquer, d'accumuler les documents que de les peser.
Et c'est aussi plus agréable : qui critique les documents en
sacrifie; sacrifier un document est aisément considéré comme
une perte sèche par celui qui la recueilli.
1. Revue philosophique, l. c, p. 178.
SECTION I
Critique externe (Critique d'érudition).
CHAPITRE II
CRITIQUE DE RESTITUTION
Quelqu'un, de nos jours, écrit un livre : il envoie à
l'imprimerie son manuscrit autographe; de sa propre
main il corrige des épreuves et signe le bon à tirer.
Le livre imprimé de la sorte se présente, en tant que
document, dans d'excellentes conditions matérielles.
Quel que soit l'auteur, et quels qu'aient été ses sen-
timents ou ses intentions, on est certain, et c'est le
seul point qui nous intéresse en ce moment, d'avoir
entre les mains une reproduction à peu près exacte du
texte qu'il a écrit. — Il faut dire « à peu près exacte »,
car si l'auteur a mal corrigé ses épreuves, ou si les
typographes ont mal observé ses corrections, la
reproduction du texte original est, même dans ce cas
très favorable, imparfaite. Il n'est pas rare que les
typographes vous fassent dire autre chose que ce que
l'on a voulu dire et que l'on s'en aperçoive trop tard.
S'agit-il de reproduire un ouvrage dont l'auteur est
mort, et dont il est impossible d'envoyer à l'imprimerie
B2 OPERATIONS ANALYTIQUES.
le manuscrit autographe? Le cas s'est présenté pour
les Mémoires d' outre-tombe de Chateaubriand, par
exemple ; il se présente tous les jours pour ces corres-
pondances intimes de personnages connus que l'on se
hâte d'imj)rimer pour satisfaire la curiosité publique et
dont les pièces oiùginales sont si fragiles. Le texte en
est d'abord copié; il est ensuite typographiquement
« composé » d'après la copie, ce qui équivaut à une
seconde copie; enfin cette seconde copie (en épreuves)
est, ou doit être, collationnée par quelqu'un (à défaut
de l'auteur disparu) avec la première copie, ou, mieux
encore, avec les originaux. Les garanties d'exactitude
sont moindres dans ce cas que dans le cas précédent;
car entre l'original et la reproduction définitive il y a
un intermédiaire de plus (la copie manuscrite), et il
peut arriver que l'original soit difficile à déchiffrer
pour tout autre que l'auteur. Le texte des Mémoires et
des Correspondances posthumes est souvent défiguré,
en fait, dans des éditions qui paraissent, au premier
abord, soignées, par des erreurs de transcription et
de ponctuation *.
Maintenant, dans quel état les documents anciens
ont-ils été conservés ? Presque toujours, les originaux
sont perdus; nous n'avons que des copies. Des copies
faites directement d'après les originaux ? Non pas,
mais des copies de copies. Les scribes qui les ont exé-
cutées n'étaient pas tous, tant s'en faut, des hommes
1. Un membre de la Société des humanistes français (fondée à
Paris en 1894) s'est amusé à relever, dans le Bulletin de cette
Société, les erreurs justiciables de la critique Terbale qui se
trouvent dans les éditions de quelques ouvrages posthumes
(notamment dans celle des Mémoires d'outre-tombe) ; il a montre
qu'il est possible de dissiper des obscurités dans les documents
les plus modernes par la même méthode qui sert à restituer les
textes anciens.
CRITIQUE DE RESTITUTION. 53
habiles et consciencieux; ils transcrivaient souvent des
textes qu'ils ne comprenaient point ou qu'ils compre-
naient mal, et il n'a pas toujours été de mode, comme au
temps de la Renaissance carolingienne, de collationner
les manuscrits '. Si nos livres imprimés, après les revi-
sions successives de l'auteur et du prote, sont des repro-
ductions imparfaites, il faut s'attendre à ce que les
documents anciens, copiés et recopiés pendant des
siècles avec peu de soin, au risque d'altérations nouvelles
à chaque transmission, nous soient parvenus sous une
forme extrêmement incorrecte.
Dès lors, une précaution s'impose : avant de se
servir d'un document, savoir si le texte de ce document
est « bon », c'est-à-dire aussi conforme que possible au
manuscrit autographe de l'auteur; et lorsque le texte
est « mauvais », l'améliorer. Agir autrement est dan-
gereux. En utilisant un mauvais texte, c'est-à-dire un
texte corrompu par la tradition, on risque d'attribuer
à l'auteur ce qui est du fait des copistes. Des théories
ont été en effet bâties sur des passages viciés par des
erreurs de transcription, qui sont tombées à plat, en
bloc, lorsque le texte original de ces passages a été
découvert ou restitué. Toutes les « coquilles » typogra-
phiques, toutes les fautes de copie ne sont pas indiffé-
rentes ou simj)lement ridicules : il en est d insidieuses,
propres à tromper les lecteurs ^.
On croirait volontiers que les historiens estimés se
1. Sur les habitudes des copistes du moyen âge, par l'inter-
médiaire desquels la plupart des œuvres littéraires de l'anti-
quité sont parvenues jusqu'à nous, voir les renseignements
réunis par W. Wattenbach, Das Schrlflwesen im Mittelalter 3,
Berlin, 18%, in-8.
2. Voir par exemple, les Coquilles lexicographiques qui ont
été recueillies par A. Thomas, dans la Romania, XX (18'Jl),
p, 464 et suiv.
54 opî;nATio\s analytiques.
sont toujours fait une règle de se procurer de « bons »
textes, nettoyés et restaurés comme il faut, des docu-
ments qu'ils avaient à consulter. Ce serait une erreur.
Les historiens se sont longtemps servis des textes
qu'ils avaient à leur portée, sans en vérifier la puretr.
Mais il y a plus : les érudits eux-mêmes dont le métier
est de publier des documents n'ont pas trouvé du pre-
mier cou]i lart de les restituer : naguère encore, les
documents étaient couramment édités daprès les pre-
mières copies venues, bonnes ou mauvaises, combinées
et corrigées au hasard. Les éditions de textes anciens
sont aujourd'hui, pour la plupart, « critiques » ; mais
il n'y a pas trente ans qu'ont été données les pre-
mières « éditions critiques » des grandes œuvres du
moyen âge, et le texte critique de quelques œuvres de
l'antiquité classique (de celle de Pausanias, par exemple)
est encore à établir.
Tous les documents historiques n'ont pas été publiés
jusqu'ici de manière à ])rocurer aux historiens la sécu-
rité dont ils ont besoin, et quelques historiens agissent
encore comme s'ils ne se rendaient pas compte qu'un
texte mal établi est, par cela même, sujet à caution.
Mais un progrès considérable a été réalisé. La méthode
convenable pour la purification et la restitution des
textes a été dégagée des expériences accumulées par
plusieurs générations d'érudits. Aucune partie de la
méthode historique n'est aujourd'hui fondée plus solide-
ment, ni plus généralement connue. Elle est exposée
avec clarté dans plusieurs ouvrage de vulgarisation
philologique. * — Pour ce motif, nous nous conten-
1. Voir E. Bernheira, Lehrbuch dcr historischen Méthode 2,
p. 341-5i. — Consulter en outre F. Blass, dans le Ilandbuch der
klassisclien Altertiims\vissenschaft de I. v. Millier, 12 (1892),
p. 249-89 (avec une bibliographie détaillée); A. Tobler, dans
CRITIQUE DE RESTITUTION. 55
terons d'en résumer ici les principes essentiels et
d'en indiquer les résultats.
I. Soit un document inédit ou qui n'a pas encore été
édité conformément aux règles de la critique. Comment
procède-t-on pour en établir le meilleur texte possible?
— Trois cas sont à considérer.
a. Le cas le plus simple est celui oui l'on possède
l'original, l'autographe même de Fauteur. Il n'y a qu'à
en reproduire le texte avec une exactitude complète *.
Théoriquement, rien de plus facile; en pratique, cette
opération élémentaire exige une attention soutenue,
dont tout le monde n'est pas capable. Essayez, si vous
en doutez. Les copistes qui ne se trompent jamais et
qui n'ont jamais de distractions sont rares, même parmi
les érudits.
le Grundriss der romanischen Philologie, I (1888), p. 253-63;
H. Paul, dans le Grundriss der ^ermanischen Philologie I -,
(1896), p. 184-96.
Lire, en français, le § « Critique des testes » dans Mincrfu.
Introduction à Vëtnde des classiques scolaires grecs et latins, par
J. Gow et S. Reinach, Paris, 1890, in-16, p. 50-65.
L'ouvrage de I. Taylor, History ofthe transmission of ancient
books to modem tintes... (Liverpool, 1889, in-16), est sans valeur.
1. Cette règle n'est pas absolue. On admet généralement que
l'éditeur a le droit d'uniformiser la graphie d'un document
autographe — pourvu qu'il en avertisse le public, — toutes les
fois que, comme dans la plupart des documents modernes, les
fantaisies graphiques de l'auteur n'ont pas d'intérêt philolo-
gique. Voir les Instructions pour la publication des te.ctes histo-
riques, dans le Bulletin de la Commission royale d'histoire de
Belgique, 5° série, VI (1896) ; et les Grundsâtze fiir die Heraus-
gabc t'on Actenstiichen zur neueren Geschichte, laborieusement
délibérées par le 2" et le 3° Congrès des historiens allemands,
en 1894 et en 1895, dans lu Deutsche Zeitschrift fur Geschichtswis-
senschaft, XI, p. 200, XII, p. 364. Les derniers Congrès d'his-
toriens italiens, tenus à Gènes (1893) et à Rome (1895), ont
aussi débattu cette question, mais sans aboutir. — Quelles sont
les libertés qu'il est légitime de prendre en reproduisant des
textes autographes? Le problème est plus difficile que ne l'ima-
ginent les gens qui ne sont pas du métier.
56 OPERATIONS ANALYTIQUES.
b. Deuxième cas. — L'original est perdu; on n'en
connaît qu'une copie. Il faut se tenir sur ses gardes,
car il est probable, a priori, que cette copie contient
des fautes.
Les textes dégénèrent suivant certaines lois. On s'est
appliqué à distinguer et à classer les causes et les
forraes ordinaires des différences qui s'observent entre
les originaux et les copies; puis on a déduit, par ana-
logie, des règles applicables à la restitution conjecturale
des passages qui, dans une copie unique d'un original
perdu, sont certainement (parce qu'ils sont inintelli-
gibles) ou vraisemblablement corrompus.
Les altérations de l'original, dans une copie, les
« variantes de tradition », comme on dit, sont impu-
tables soit à la fraude, soit à l'erreur. Certains copistes
ont fait sciemment des modifications ou pratique des
suppressions '. Presque tous les copistes ont commis
des erreurs, soit de jugement, soit accidentelles. Er-
reurs de jugement si, étant à demi instruits et ii demi
intelligents, ils ont cru devoir corriger des passages
ou des mots de l'original qu'ils n'entendaient pas *.
Erreurs accidentelles s'ils ont lu de travers en copiant,
ou mal entendu en écrivant sous la dictée, ou fait invo-
lontairement des lapsus calami.
Les modifications qui proviennent de fraudes et
d'erreurs de jugement sont souvent très difficiles à
rectifier, et même à voir. Certaines erreurs acciden-
telles (l'omission de plusieurs lignes, par exemple)
1. Il sera question des interpolations au chapitre m, p. 71.
2. Les scribes de la Renaissance carolingienne et de la
renaissance proprement dite, depuis le xv' siècle, se sont
préoccupés de fournir des textes intelligibles. Ils ont corrigé
en conséquence tout ce qu'ils ne comprenaient pas. Plusieurs
œuvres de l'antiquité ont été de la sorte abîmées par eux à
jamais.
CRITIQUE DE RESTITUTION. 57
sont irréparables dans le cas, qui nous occupe, d'une
copie unique. INlais la plupart des erreurs accidentelles
se laissent deviner, lorsqu'on en connaît les formes
ordinaires : confusions de sens, de lettres et de mots,
transpositions de mots, de syllabes et de lettres, dit-
tographie (répétition inutile de lettres ou de syllabes),
haplographie (syllabes ou mots qu'il aurait fallu redou-
bler et qui ne sont écrits qu'une fois), mots mal séparés,
phrases mal ponctuées, etc. — Des erreurs de ces
divers types ont été commises par les scribes de tous
les temps et de tous les pays, quelle que fût l'écriture
des originaux, en quelque langue qu'ils fussent rédigés.
Mais certaines confusions de lettres sont fréquentes
dans les copies exécutées d'après des originaux qui
étaient en caractères onciaux, et d'autres dans les
copies exécutées d'après des originaux en minuscule.
Les confusions de sens et de mots s'expliquent par
des analogies de vocabulaire et de prononciation qui
diffèrent, naturellement, suivant que l'original était en
telle langue ou en telle autre, de telle date ou de telle
autre. La théorie générale de la restitution conjecturale
se réduit donc à ce qui précède, et il n'y a pas d'ap-
prenlissage général de cet art. On apprend à restituer,
non pas n'importe quels textes, mais des textes grecs,
des textes latins, des textes français, etc.; car la
restitution conjecturale d'un texte suppose, outre des
notions générales sur le processus de la dégénérescence
des textes, la connaissance approfondie : 1° d'une
langue; 2° d'une paléographie spéciale^; 3° des con-
fusions [de lettres, de sens et de mots) dont les copistes de
textes rédiges dans la même langue et écrits de la même
manière ai'aient ou ont l'habitude. Pour l'apprentissage
de l'émendation conjecturale des textes grecs et latins,
des répertoires (alphabétiques et méthodiques) de
58 OPKRATIONS ANALYTIQUES.
« variantes de tradition », de confusions fréquentes,
de corrections probables, ont été dressés'. Ils ne
suppléent certes pas à des exercices pratiques, faits
sous la direction des hommes du métier ^ , mais ils
rendent de grands services aux hommes du métier
eux-mêmes.
Il serait facile d'énumérer des exemples de restitu-
tions heureuses. Les plus satisfaisantes sont celles qui
ont un caractère d'évidence paléographique, comme la
correction classique de Madvig au texte des Lettres de
Senèque (89, 4). On lisait : « Philosophia unde dicta
sit, apparet; ipso enira nomine fatetur. Quidam et
sapientiara ita quidam fînierunt, ut dicerent divinorura
et humanorum sapientiam... »; ce qui n'a pas de sens.
On supposait une lacune entre ita et quidam. Madvig
s'est représenté le texte en capitales de l'archétype
disparu, où, suivant l'usage antérieur au viii^ siècle,
les mots n'étaient pas séparés [scriptio continua) et les
phrases n'étaient pas ponctuées; il s'est demandé si le
copiste, qui eut d'abord sous les yeux l'archétype en
capitales, n'avait pas coupé les mots au hasard, et il
a lu sans difficulté : « . . ipso enim nomine fatetur
1. Ces collections sont arrangées suivant l'ordre méthodique
ou suivant l'ordre alphabétique. — Les principales sont, pour les
deux langues classiques, outre l'ouvrage précité de Blass (ci-
dessus, p. 54, n. 1), les Adversaria critica de Madvig (Copenhague,
1871-74, 3 vol. in-8). Pour le grec, la célèbre Commentatio pa-
lœographica de Fr. J. Bast, publiée en appendice. à l'édition du
grammairien Grégoire de Corinthe (Leipzig, 1811, in-8), et les
Varise lectiones de Cobet (Leyde, 1873, in-8). Pour le latin :
H. Hagen, Gradtis ad criticcn (Leipzig, 1879, in-8), et W. M. Lind-
say, An introduction to latin textual emendation based on the
text of Plauttis (London, 1896, in-16). Un rédacteur du Bulletin
de la Société des humanistes français a exprimé, dans cette publi-
cation, le vœu qu'un recueil analogue soit composé pour le
français moderne.
2. Cf. Reloue critique, 1895, II, p. 358.
CRITIQUE DE RESTITUTIOX. 59
quid amet. Sapientiam ita quidam finierunt..., etc. »
MM, Blass, Reinach, Lindsay, dans leurs opuscules
signalés en note, mentionnent plusieurs tours de force
du même genre, d'une parfaite élégance. Les hellé-
nistes et les latinistes n'en ont plus, du reste, le
monopole : on en citerait d'aussi « brillants » qui ont
été exécutés par des orientalistes, par des romanistes
et par des germanistes, depuis que les textes orientaux,
romans et germaniques sont soumis à la critique ver-
bale. Nous avons déjà dit que de « belles » corrections
sont possibles même sur le texte de documents tout à
fait modernes, typographiquement reproduits dans les
meilleures conditions.
Personne peut-être n'a excellé, de nos jours, au
même degré que Madvig, dans l'art de Y emendatlo
conjecturale. Madvig, cependant, n'avait pas une haute
opinion des travaux de la philologie moderne. Il pensait
que les humanistes du xvi* et du xvii« siècle étaient, à
cet égard, mieux préparés que les érudits d'aujour-
d'hui, h'emendalio conjecturale des textes latins et
grecs, en effet, est un sport où l'on réussit d'autant
mieux que l'on a, avec un esprit plus ingénieux et
plus d'imagination paléographique, un sens plus juste,
plus prorapt et plus délicat des finesses des langues
classiques. Or les anciens érudits ont été assurément
trop hardis, mais les langues classiques leur étaient
plus intimement familières qu'aux érudits d'aujourd'hui.
Quoi qu'il en soit, de nombreux textes conservés,
sous une forme corrompue, dans des copies uniques
ont résisté, et résisteront toujours sans doute, à l'effort
de la critique. Très souvent, la critique constate l'al-
tération du texte, indique ce que le sens réclame, et,
si elle est prudente, est obligée de s'en tenir là, les
traces de la leçon primitive ayant été effacées par une
60 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
multitude d'erreurs et de corrections successives dont
il n'existe plus aucun moyen de débrouiller la filière.
— Les érudits qui se livrent à l'exercice passionnant
de la critique conjecturale sont exposés, dans leur
ardeur, à suspecter des leçons correctes et à proposer,
pour les passages désespérés, des hypothèses aven-
tureuses. Ils ne l'ignorent pas. Ils se font, en consé-
quence, une loi de distinguer très clairement, dans
leurs éditions, les leçons du manuscrit, ou des manus-
crits, du texte restitué par eux.
c. Troisième cas. — On connaît plusieurs copies,
qui diffèrent, d'un document dont l'original est perdu.
Ici les érudits modernes ont sur ceux d'autrefois un
avantage marqué : outre qu'ils sont mieux informés,
ils procèdent plus régulièrement à la comparaison des
copies. — Le but, comme dans le cas précédent, est
de reconstituer, autant que possible, l'archétype.
Les érudits d'autrefois, et, comme eux, de nos jours,
les novices, ont eu et ont à lutter, en pareil cas, contre
un premier mouvement, qui est détestable : se servir
de n'importe quelle copie, de celle qui est sous la
main. — Le second mouvement n'est guère meilleur :
si les différentes copies ne sont pas de la même époque,
se servir de la plus ancienne. L'antiquité relative des
copies n'a théoriquement, et souvent en fait, aucune
importance; car un manuscrit du xvie siècle, reproduc-
tion d'une bonne copie perdue du xi^, a beaucoup plus
de valeur qu'une copie fautive et remaniée du xii° ou
du xiiie siècle. — Le troisième mouvement n'est pas
encore le bon : compter les leçons attestées et décider
à la majorité. Soient vingt exemplaires d'un texte : la
leçon a est attestée dix-huit fois, la leçon b deux fois.
Adopter pour ce motif la leçon a, c'est supposer gra-
tuitement que tous les exemplaires ont la même auto-
CRITIQUE DE RESTITUTION. 61
rite. Supposer cela, c'est commettre une faute de
jugement; car si dix-sept des dix-huit exemplaires qui
donnent la leçon a ont été copiés sur le dix-huitième,
la leçon a n'est en réalité attestée qu'une fois; et la
seule question est de savoir si elle est, intrinsèquement,
moins bonne ou meilleure que la leçon h.
Il a été reconnu que le seul parti rationnel est de
déterminer d'abord les rapports des copies entre elles.
— On part, à cet effet, d'un postulat incontestable,
savoir : toutes les copies qui contiennent, aux mêmes
endroits, les mêmes fautes, ont été faites les unes sur
les autres ou dérivent toutes d'une copie où ces fautes
existaient. 11 n'est pas croyable, en effet, que plusieurs
copistes aient commis, en reproduisant chacun de son
côté l'archétype exempt de fautes, exactement les
mêmes erreurs : l'identité des erreurs atteste une com
munauté d'origine. — On éliminera sans scrupule tous
les exemplaires dérivés d'une copie qui a été conservée :
ils n'ont évidemment que la valeur de cette copie, leur
source commune; ils n'en diffèrent, s'ils en diffèrent,
que par des fautes supplémentaires; ce serait perdre
son temps que d'en relever les variantes. — Cela fait,
on n'est plus en présence que de copies indépen-
dantes, prises directement sur l'archétype, ou de
copies dérivées dont la source (une copie prise direc-
tement sur l'archétype) est perdue. — Pour classer les
copies dérivées en familles dont chacune représente,
avec plus ou moins de pureté, la même tradition, on
recourt encore à la méthode de la comparaison des
fautes. Elle permet ordinairement de dresser sans trop
de peine un tableau généalogique complet [steniina
codicuin) des exemplaires conservés, qui met très clai-
rement en relief leur iuiportance relative. — Ce n'est
pas ici le lieu d'examiner les espèces difficiles où, par
62 OPERATIONS ANALYTIQUES.
suite de la suppression d'un trop grand nombre d'in-
termédiaires, ou d'anciennes combinaisons arbitraires
qui ont mélangé les textes de plusieurs traditions
distinctes, l'opération devient extrêmement laborieuse,
ou même impraticable. D'ailleurs, dans ces cas extrê-
mes, la méthode ne change point : la comparaison des
passages correspondants est un instrument puissant,
mais c'est le seul dont dispose ici la critique.
Quand l'arbre généalogique des exemplaires est
dressé, on compare, pour restituer le texte de l'arché-
type, les traditions indépendantes. S'accordent-elles
à donner un texte satisfaisant, pas de difficulté. Dif-
fèrent-elles, on décide. S'accordent-elles par hasard à
donner un texte défectueux, on recourt, comme si l'on
n'avait qu'une copie, à Vemendatio conjecturale.
C'est une condition beaucoup plus favorable, en
principe, d'avoir plusieurs copies indépendantes d'un
original perdu que d'en avoir une seule , car la
simple comparaison mécanique des leçons indépen-
dantes suffit souvent à dissiper des obscurités que la
lumière incertaine de la critique conjecturale n'aurait
pu percer. Toutefois, l'abondance des exemplaires est
un embarras plutôt qu'un secours lorsque l'on n'a pas
pris soin de les classer ou lorsqu'on les a mal clas-
sés : rien n'est moins sûr que les reconstitutions de
fantaisie, composites, fabriquées avec des copies dont
les relations mutuelles et la relation avec l'archétype
n'ont pas été préalablement fixées. D'autre part, l'ap-
plication des méthodes rationnelles enti'aîne, en certains
cas, une dépense formidable de temps et de travail :
songez qu'il y a telle œuvre dont on possède plusieurs
centaines d'exemplaires non identiques; que les va-
riantes indépendantes de tel texte médiocrement étendu
(comme les Evangiles) se comptent par milliers ; que
CRITIQUE DE RESTITUTION. 63
des années de travail seraient nécessaires à un homme
très diligent pour préparer une « édition critique » de
tel roman du moyen âge. Est-il, du moins, certain que
le texte de ce roman, après tant de collations, de
comparaisons et de travail, serait sensiblement meilleur
que si l'on n'avait eu pour le restituer que deux ou
trois manuscrits ? Non. L'effort matériel qu'exigent
certaines éditions critiques, par suite de l'extrême
richesse apparente des matériaux à mettre en œuvre,
n'est nullement proportionnel aux résultats positifs
qui en sont la récompense.
Les « éditions critiques » faites à l'aide de plusieurs
copies d'un original perdu doivent fournir au public
les moyens de contrôler le steinma cocUcum que l'édi-
teur a dressé, et contenir, en note, la liste des variantes
qui ont été rejetées. De la sorte, au pis aller, les gens
compétents y trouvent, à défaut du meilleur texte, ce
qu'il faut pour l'établir *.
IL Les résultats de la critique de restitution — cri-
tique de nettoyage et de l'accoramodage — sont entiè-
rement négatifs. On arrive soit par voie de conjecture,
soit par voie de comparaison et de conjecture , à
obtenir non pas nécessairement un bon texte , mais
le meilleur texte possible, de documents dont l'ori-
1. Les érudits négligeaient naguère encore, chez nous, cette
précaution élémentaire, sous prétexte d'éviter « des airs de
pédant ». M. B. Hauréau a pulDlié, dans ses Notices et extraits
de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale (VI,
p. 310), une pièce en vers rythmiques « De presbytero et
logico ». « Elle n'est pas inédite, dit-il. M. Thomas Wright l'a
déjà publiée.... Mais cette édition est très défectueuse; le texte
en est même quelquefois tout à fait inintelligible. Nous l'avons
donc beaucoup amendé, faisant concourir à cet amendement
deux copies qui ne sont, d'ailleurs, ni l'une ni l'autre, irrépro-
chables.... » Suit l'édition, sans variantes. Le contrôle est impos-
sible.
64 OPERATIONS ANALYTIQUES.
ginal est perdu. Le bénéfice le plus net est d'éliminer
les leçons mauvaises, adventices, propres à causer des
erreurs, et de signaler comme tels les passages
suspects. Mais il va sans dire que la critique de resti-
tution ne fournit aucune donnée nouvelle. Le texte
d'un document qui a été restitué au prix de peines
infinies ne vaut pas davantage que celui d'un document
analogue dont l'original a été conservé; au contraire,
il vaut moins. Si le manuscrit autographe de \ Enéide
n'avait pas été détruit, des siècles de collations et de
conjectures auraient été épargnés , et le texte de
\ Enéide serait meilleur qu'il ne l'est. Cela dit pour ceux
qui excellent au jeu des « émendations » *, qui l'aiment
par conséquent, et qui seraient, au fond, fâchés de
n'avoir pas à le pratiquer.
III. 11 y aura lieu, d'ailleurs, de pratiquer la critique
de restitution jusqu'à ce que l'on possède le texte
exact de tous les documents historiques. Dans l'état
actuel de la science, peu de travaux sont plus utiles
que ceux qui mettent au jour de nouveaux textes ou
qui purifient des textes connus. Publier, conformément
aux règles de la critique, des documents inédits, ou,
jusqu'à présent, mal publiés, c'est rendre aux études
historiques un service essentiel. Dans tous les pays,
d'innombrables Sociétés savantes consacrent à celte
œuvre capitale la plus grande partie de leurs res-
sources et de leur activité. Mais, à raison de l'immense
quantité des textes à critiquer - et des soins minutieux
1. « ïextual emendation too often misses the mark throu^,'h
want of knowledge of what may be called the rules of tltc
game. » (W. M. Lindsay, o. c, p. v.)
2. On s'est souvent demandé si tous les textes valent la peine
d'être « établis » et publiés. « Parmi nos anciens textes [de la
littérature française du moyen âge], dit M. J. Bédier, que con-
CniTIQUE DE RESTITUTION. 65
qu'exigent les opérations de la critique verbale *, le
travail de publication et de restitution n'avance que
lentement. Avant que tous les textes intéressants pour
l'histoire du moyen âge et des temps modernes aient
été édités ou réédités sccnndum arlein, beaucoup de
temjis s'écoulera, même en supposant que le train,
relativement rapide, dont on va depuis quelques années,
soit encore accéléré *.
vient-il de publier? Tout. Tout? dira-t-on. Ne chancelons-nous
pas déjà sous le faix des dociimcnls ?... Voici la raison qui
cxig-c la publication intégrale. Aussi longtemps que tant de
manuscrits resteront devant nous, clos et mystérieux, ils nous
solliciteront comme s'ils recelaient le mot de toutes les énigmes-
ils entraveront, pour tout esprit sincère, l'essor des inductions.
Il convient de les publier, ne serait-ce que pour s'en débarrasser
et pour qu'il soit possible à l'avenir d'en l'aire table rase.... ■>
{Renie des Deux Mondes, 15 févr. 1894, p. 910.) — Tous les docu-
ments doivent être inventoriés, nous l'avons dit (p. 15), afin
d'éviter que. les travailleurs aient toujours à craindre d'en ignorer
qui leur seraient utiles. Mais, dans tous les cas où une analyse
sommaire suffit à faire connaître le contenu du document, si la
forme de ce document n'a pas d'inlérèt, la publication in extenso
ne sert à rien. Il ne faut pas s'encombrer : tous les documents
seront un jour analysés ; quantité de documents ne seront jamais
publiés.
1. Les éditeurs de textes rendent souvent leur tâche encore
plus longue et plus difficile qu'elle ne l'est en s'imposant, sous
prétexte d'éclaircissements, des commentaires. Ils auraient intérêt
à en faire l'économie et à se dispenser de toute annotation qui
n'appartient pas à 1' « appareil critique » pi'oprement dit. Voir,
sur ce pomt. Th. Lindner, Ueber die llerattsgabe cun geschichtli-
chen Quellen, dans les Mill/iei/iingen des Instituts fur oesterrei-
chisclie Gcsc/iic/itsforschung, XVI, 1895, p. 501 et suiv.
2. Il suffit, pour s'en rendre compte, de comparer ce qui a
été fait jusqu'ici par les Sociétés les plus actives, telles que la
Société des Monumcnla Gennaniœ historica et Ylstituto storico
italiano, avec ce qui leur reste à faire. — La plupart des docu-
ments les plus anciens et les plus difficiles à restituer, qui ont
exercé depuis longtemps la sagacité des érudits, ont été mis
dans un état relativement satisfaisant. Mais d'immenses beso-
gnes matérielles sont encore à accomplir.
CHAPITRE m
CRITIQUE DE PROVENANCE
Il serait absurde de chercher des renseignements
sur ou fait dans les papiers de quelqu'un qui n'en a
rien su, ni rien pu savoir. Il faut donc se demander
tout d'abord, quand on est en présence d'un document :
« D'oiî vient-il? quel en est l'auteur? quelle en est la
date ?» — Un document dont l'auteur, la date, le lieu
d'origine, la provenance, en un mot, sont totalement
inconnaissables, n'est bon à rien.
Cette véinté, qui paraît élémentaire, n'a été pleine-
ment reconnue que de nos jours. Telle est l'àxp'.cix
naturelle des hommes que ceux qui, les premiers, ont
pris l'habitude de s'informer de la provenance des
documents avant de s'en servir, en ont conçu (et ont
eu le droit d'en concevoir) de la fierté.
La plupart des documents modernes portent une
indication précise de leur provenance : de nos jours,
les livres, les articles de journal, les pièces officielles
et même les écrits privés sont, en général, datés et
signés. Beaucoup de documents anciens sont, au con-
traire, mal localisés, anonymes et sans date.
CniTIQUE DE l'UOVENANCÉ. 6^
La tendance spontanée de l'esprit humain est
d'ajouter foi aux indications de provenance, lorsqu'il
y en a. Sur la couverture et dans la préface des Châti-
ments, Victor Hugo s'en dit l'auteur : c'est donc que
Victor Hugo est l'auteur des Châtiments. Voici, dans
un musée, un tableau non signé, mais dont le cadre
est orné , par les soins de l'administration , d'une
planchette où se lit le nom de Léonard de Vinci : ce
tableau est de Léonard de Vinci. On trouve sous le
nom de saint Bonaventure, dans les Extraits des poètes
chrétiens de M. Clément, dans la plupart des éditions
des « Œuvres » de saint Bonaventure et dans un
grand nombre de manuscrits du moyen âge, un poème
intitulé Philomena : le poème intitulé Philoniena est
de saint Bonaventure, et « on y recueille de pré-
cieuijcs notes sur l'àme même » de ce saint homme '.
Vi'ain-Lucas apportait à M. Chasles des autographes
de Vercingélorix, de Cléopâtre et de sainte Marie-
Madeleine, dûment signés et paraphés^ : voilà, pen-
sait ^L Chasles, des autographes de Vercingétorix,
de Cléopâtre et de sainte ^Marie-Madeleine. — Nous
sommes ici en présence d'une des formes les plus
généi'ales, et en môme temps les plus tenaces, de la
crédulité publique.
L'expérience et la réflexion ont montré la nécessité
de réduire par la méthode ces mouvements instinctifs
de confiance. Les autographes de Vercingétorix, de
Cléopâtre et de Marie-Madeleine avaient été composés
par ^'rain-Lucas. Le Philomena, attribué par les scribes
(lu moyen âge tantôt à saint Bonaventure, tantôt à
Louis de Grenade, tantôt à John Hoveden, tantôt à
1. R. deGourmont, le Latin mystique (Paris, 1891, in-8), p. 258.
2. Voir ces prétendus autographes à la Bibl. nat., nouv. acqi
fr., n" 709.
68 OPERATIONS ANALYTIQUES.
John Peckham, n'est peut-être d'aucun de ces auteurs,
et il n'est certainement pas du premier. D'insignes
pauvretés ont été affublées, sans l'ombre d'une preuve,
dans les plus célèbres musées d'Italie, du glorieux nom
de Léonard. D'autre part, il est très vrai que Victor
Hugo est l'auteur des Châtiments. — Concluons que
les indications les plus formelles de provenance ne
sont jamais suffisantes par elles-mêmes. Ce ne sont que
des présomptions, fortes ou faibles : très fortes, en
général, quand il s'agit de documents modernes, sou-
vent très faibles quand il s'agit de documents anciens.
Il en est de postiches, collées sur des œuvres insigni-
fiantes pour en rehausser la valeur, ou sur des œuvres
considérables pour glorifier quelqu'un, ou bien avec
l'intention de mystifier la postérité, ou pour cent
autres motifs, qu'il est aisé d'imaginer et dont on a
dressé la liste ' : la littérature « pseudépigraphe » de
l'antiquité et du moyen âge est énorme. Il y a en outre
des documents entièrement « faux » ; les faussaires qui
les ont fabriqués les ont, naturellement, munis d'indi-
cations très précises de leur provenance supposée. —
Donc il faut contrôler. — Mais comment? — On con-
trôle la provenance apparente des documents, lors-
qu'elle est suspecte, par la méthode même qui sert à
déterminer, autant que possible, celle des documents
dépourvus de toute indication d'origine. Les procédés
sont les mêmes dans les deux cas, qu'il n'est pas
nécessaire, par conséquent, de distinguer davan-
tage.
I. Le principal instrument de la critique de prove-
nance est V analyse interne du document considéré,
1. F. Blass a énuméré les principaux de ces motifs, au sujet
de la littérature pseudépigraphe de l'antiquité. (0. c, p. 269
et suiv.)
CRITIQUE DE PROVENANCE. 69
faite en vue d'y relever tous les indices propres à
renseigner sur l'auteur, sur le temps et sur le pays
où il a vécu.
On examine d'abox'd l'écriture du document : saint
Bonaventure est né en 1221 ; si des poèmes attribués
à saint Bonaventure se lisent dans des manuscrits
exécutés au xi® siècle, ce sera une excellente preuve
que l'attribution n'est pas fondée : tout document dont
il existe une copie en écriture du xi'^ siècle ne peut
pas être postérieur au xi** siècle. — On examine la
langue : certaines formes n'ont été employées qu'en
certains lieux et à certaines dates. La plupart des faus-
saires sont trahis par leur ignorance à cet égard : des
mots, des tournures modernes leur échappent; on a
pu établir que des inscriptions phéniciennes, trouvées
dans l'Amérique du Sud, étaient antérieures à telle
dissertation allemande sur un point de syntaxe phéni-
cienne. — On examine les formules, s'il s'agit d'actes
publics. Un document qui se présente comme un
diplôme mérovingien et qui n'offre pas les formules
ordinaires des diplômes mérovingiens authentiques est
faux. — On note enfin toutes les données positives qui
se trouvent dans le document : faits mentionnés, allu-
sions à des faits. Lorsque ces faits sont connus d'ail-
leurs, par des sources qui n'ont pas pu être à la dis-
position d'un faussaire, la sincérité du document est
établie, et la date en est approximativement fixée entre
le fait le plus récent dont l'auteur a eu connaissance et
le fait le plus voisin de celui-là qu'il aurait sans doute
mentionné s'il l'avait connu. On argumente aussi de ce
que certains faits sont signalés avec prédilection, et
de ce que certaines opinions sont exprimées, pour
reconstituer par conjecture la condition, le milieu et le
caractère de l'auteur.
70 OPERATIONS ANALYTIQUES.
L'analyse interne d'un document, pourvu qu'elle
soit faite avec soin, fournit en général des notions
suffisantes sur sa provenance. La com])araison métho-
dique entre les divers éléments des documents ana-
13'sés et les éléments correspondants des documents
similaires dont la provenance est certaine a permis
de démasquer un très grand nombre de faux \ et de
préciser les circonstances où la plupart des documents
sincères ont été produits.
On complète et on vérifie les résultats obtenus par
l'analyse interne en recueillant tous les renseignements
extérieurs, relatifs au document soumis à la critique,
qui peuvent se trouver dispersés dans des documents
de la même époque ou plus récents : citations, détails
biographiques sur l'auteur, etc. Il est quelquefois
significatif qu'il n'existe aucun renseignement de ce
genre : le fait qu'un soi-disant diplôme mérovingien
n'ait été cité par personne avant le xvii« siècle et n'ait
jamais été vu que par un érudit du xvii'^ siècle, con-
vaincu d'avoir commis des fraudes , donne à penser
qu'il est moderne.
IL Nous avons envisagé jusqu'ici le cas le plus
simple, où le document considéré est l'ouvrage d'un
seul auteur. Mais de nombreux documents ont reçu, à
différentes époques, des additions qu'il importe de dis-
tinguer du texte primitif, afin de ne pas attribuer à X,
auteur du texte, ce qui est d"Y ou de Z, ses coUabora-
1. E. Bernheim (o. c, p. 2i3 et suiv.) donne une liste consi-
dérable de documents faux, aujourd'hui reconnus pour tels. Il
suffit de rappeler ici quclquns mystifications fameuses : San-
choniathon, Clotilde de Surville, Ossian. — Depuis la publication
du livre de M. Bernheim, quelques documents célèbres, nulle-
ment soupçonnés jusque-là, ont encore été rayés de la liste des
documents à consulter. Voir notamment A. Piaget, la Chronique
des chanoines de iVeMc/i«/e/ (îseuchàtel, 1896, in-8).
CniTIQUE DE PnOVEXANCE. 71
leurs imprévus '. — H y a deux sortes d'additions :
rinterpolation et la continuation. — Interpoler, c'est
insérer dans un texte des mots ou des phrases qui
n'étaient pas dans le manuscrit de l'auteur*. Les inter-
polations sont d'ordinaire accidentelles , dues à la
négligence des copistes et s'expliquent par l'introduc-
tion dans le texte de gloses interlinéaires ou d'annota-
tions marginales; mais, parfois, c'est volontairement
que quelqu'un a ajouté (ou substitué] aux phrases de
l'auteur des phrases de son cru, avec le dessein de
compléter, d'embellir ou d'accentuer. Si nous avions
le manuscrit où l'interpolation volontaire a été faite,
les surcharges et les grattages la décèleraient tout de
suite. Mais, presque toujours, le premier exemplaire
interpolé est perdu; et, dans les copies qui en dérivent,
toute trace matérielle d'addition (ou de substitution) a
disparu. — Il est inutile de définir les « continuations ».
On sait que beaucoup de chroniques du moyen âge ont
été « continuées » par diverses mains sans qu'aucun
des continuateurs successifs ait pris soin de déclarer
où commence, où finit son travail propre.
Les interpolations et les continuations se distinguent
sans effort, au cours des opérations nécessaires pour
restituer la teneur d'un document dont il existe plu-
sieurs exemjjlaires, lorsque quelques-uns de ces exem-
plaires reproduisent le texte primitif, antérieur à toute
addition. Mais si tous les exemplaires remontent à des
copies déjà interpolées ou continuées, il faut recourir
à l'analyse interne. Le siyle de toutes les parties du
1. Quand les modifications du texte primitif sont du fait de
l'aiili^iir lui-même, ce sont des « remanieincnls ». L'anal vse
inlpi-iie et la comparaison d'exemplaires appartenant aux dilTé-
renli's éditions du document les accusent.
2. Voir F. Blass, o. c, p. 25'i et suiv.
72 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
document est-il uniforme? le même esprit y règnc-l-il
d'un bout à l'autre ? n'y a-t-il pas des contradictions,
des hiatus dans la suite des idées ? — En pratique,
Forsque les continuateurs et les interpolateurs ont
eu une personnalité et des intentions tranchées, on
réussit, au moyen de l'analyse, à isoler le document
primitif comme avec des ciseaux. Mais, lorsque tout
est flou, on n'aperçoit pas bien les points de suture;
en ce cas il est plus sage de l'avouer que de multiplier
les hypothèses.
III. L'œuvre de la critique de provenance n'est pas
achevée dès que le document est localisé, précisément
ou approximativement, dans le temps et dans l'espace,
et que l'on sait enfin sur l'auteur ou les auteurs tout
ce que l'on peut savoir '. Voici un livre : suffit-il, pour
connaître la « provenance » des renseignements qui
s'y trouvent, c'est-à-dire pour être en mesure d'en
apprécier la valeur, de savoir qu'il a été composé
en 1890, à Paris, par un tel? Supposons qu'un tel ait
copié servilement (sans le citer) un ouvrage antérieur,
écrit en 1850. Pour les parties empruntées, ce n'est
pas un tel, c'est l'auteur de 1850 qui, seul, est respon-
sable et garant. Or, de nos jours, le plagiat, jirohibé
par la loi et tenu pour déshonorant, est rare : autrefois,
c'était une habitude, acceptée et impunie. Beaucoup de
documents historiques, en apparence originaux, ne
font que refléter (sans le dire] des documents plus
anciens, et les historiens sont exposés, de ce chef, à
1. Peu importe, en principe, que l'on ait réussi ou que l'on n'ait
pas réussi à découvrir le nom de l'auteur. On lit cependant dans
VHistoire littéraire de la France (XXVI, p. 388) : « Nous avons
néglig'é les sermons anonymes : ces œuvres trop faciles n'ont
Traiment pas d'importance pour l'histoire littéraire quand les
auteurs n'en sont pas connus ». Quand les auteurs sont nomi-
nativement connus, en ont-elles davantage?
CRITIQUE DE PROVENANCE. 73
des déconvenues singulières. Des passages d'Eginhard,
chroniqueur du ix" siècle, sont empruntés à Suétone :
il n'y a rien à en faire pour l'histoire du ix^ siècle; que
serait-il arrivé, cependant, si l'on ne s'en était pas
aperçu ? Un événement est attesté trois fois, par trois
chroniqueurs; mais ces trois attestations, dont on
admire la concordance, n'en font qu'une, s'il est cons-
taté que deux des trois chroniqueurs ont copié le
troisième, ou que les récits parallèles des trois chro-
niques ont été puisés à la même source. Des lettres
])ontificales , des diplômes impériaux du moyen âge
contiennent des tirades éloquentes que l'on ne doit
pas prendre au sérieux : elles étaient, en effet, de style,
et c'est dans des formulaires de chancellerie que les
rédacteurs de ces lettres et de ces diplômes 'les ont
textuellement copiées.
Il appartient à la critique de provenance de dis-
cerner, autant que possible, les sources dont se sont
servis les auteurs de documents.
Le problème a résoudre ici n'est pas sans analogie
avec celui de la restitution des textes, dont il a été parlé
plus haut. Dans les deux cas, en effet, on procède en
partant de ce principe que les leçons identiques ont
une source commune : plusieurs scribes, transcrivant
un texte, ne feront pas exactement les mêmes fautes
aux mêmes endroits; plusieurs écrivains, racontant les
mûmes faits, ne se seront pas placés, pour les voir,
aux mêmes points de vue, et ne diront pas exactement
les mêmes choses dans les mêmes termes. A cause de
l'extrême complexité des événements historiques, il
est tout à fait invraisemblable que deux observateurs
indépendants les aient rapportés de la même façon. On
s'attache à former des familles de documents, de la
même manière que l'on forme des familles de manus-
74 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
crits. On aboutit pareillement à dresser des tableaux
généalogiques.
Les examinateurs qui corrigent les compositions des
candidats au baccalauréat ont quelquefois à s'aperce-
voir que les o copies » de deux candidats (placés l'un
à côté de l'autre) ont un air de famille. S'il leur plaît
de rechercher quelle est celle dont l'autre dérive, ils le
reconnaissent aisément, en dépit des petits artifices
(modifications légères, amplifications, résumés, addi-
tions, suppressions, transpositions) que le plagiaire a
multipliés pour dépister les soupçons. Leurs erreurs
communes suffisent à dénoncer les deux coupables;
des maladresses, et surtout les erreurs propres au pla-
giaire qui ont leur source dans une particularité de la
copie du complaisant, révèlent le plus coupable. — De
même, soient deux documents anciens : quand l'auteur
de l'un a copié l'autre sans intermédiaire, il est en
général très aisé d'établir la filiation; que l'on abrège
ou que l'on délaie, on se trahit presque toujours, en
plagiant, par quelque endroit ^
Quand trois documents sont apparentés, leurs rela-
tions mutuelles sont déjà, en certains cas, plus difficiles
à spécifier. Soient A, B et G. Supposons que A soit la
source commune : il est possible que A ait été copié
séparément par B et par G ; que G n'ait connu la
source commune que par l'intermédiaire de B ; que B
n'ait connu la source commune que par 1 intermédiaire
de G. Si B et G ont abrégé la source commune de deux
1. Dans des cas très favorables, on est arrivé quelquefois à
déterminer, par l'examen des confusions commises par le pla-
giaire, jusqu'à l'espèce d'écriture, jusqu'au format et à la dis-
position matérielle du manuscrit-source qu'il avait sous les
yeux. Les démonstrations de la « critique des sources • sont
quelquefois tippuyécs. comme celles de la « critique des textes »,
par l'évidence paléographique.
CRITIQUE DE PROVENANCE. 75
manières différentes, ces copies partielles sont sûre-
ment indépendantes. Lorsque B et C dépendent l'un de
l'autre, on est ramené au cas le plus simple, celui du
paragraphe précédent. Mais supposons que l'auteur de
C ait combiné A et B ; que d'ailleurs A ait été déjà
utilisé par B : les relations généalogiques s'entrecroi-
sent et s'obscurcissent. — Bien autrement compliqués
encore sont les cas où l'on est en j^résonce de quatre,
cinq documents apparentés , ou davantage ; car le
nombre des coml)inaisons possibles augmente très
rapidement. — Toutefois, pourvu qu'il n'y ait pas
trop d'intermédiaires perdus , la critique réussit à
débrouiller les rapports à force de rapprochements
et d'ingénieuse patience, par le simple jeu de compa-
raisons indéfiniment répétées. Des érudits modernes
(M. B. Krusch, par exemple, qui s'est occupé surtout
des écrits hagiographiques de l'époque mérovingienne)
ont récemment construit, de la sorte, des généalogies
d'une précision et d'une solidité parfaites *.
Les résultats de la critique de provenance, en tant
qu'elle s'applique à établir la filiation des documents,
sont de deux sortes. — D'une part, elle reconstitue
des documents perdus. Deux chroniqueurs, B et C,
ont-ils utilisé, chacun de leur côté, une source com-
mune, X, qui ne se retrouve pas? II sera possible de se
faire une idée de X en détachant et en recollant les
extraits encastrés dans B et dans C, tout de même que
l'on se fait une idée d'un manuscrit perdu en rappro-
1. Les travaux de M. Julien Havet, réunis dans le tome de
ses Œuvres (Ques/.ions méracingieriues, Paris, 189G, in-8) sont
considérés comme des modèles. Des problèmes très difficiles y
sont résolus avec une élégance irréprochable. — La lecture des
mémoires où M. L. Delisle s'est ;itl;iohé à élucider des questions
de provenance est aussi très profitable. — ■ Les questions de cet
ordre sont celles où triomphent les érudits les plus habiles.
76 OPEIIATIONS ANALYTIQUES.
rliant les copies partielles qui en ont été conservées.
— D'autre part, la critique de provenance ruine
l'autorité d'une foule de documents « authentiques »,
c'est-à-dire non suspects de falsification, en ])rouvant
qu'ils sont dérivés, qu'ils valent ce que valent leurs
sources, et que, quand ils embellissent leurs sources
par des détails de fantaisie ou des phrases de rhéto-
rique, ils ne valent rien du tout. En Allemagne et en
Angleterre, les éditeurs de documents ont j)ris l'excel-
lente habitude d'imprimer en petits caractères les pas-
sages empruntés, en caractères plus gros les ])assages
originaux ou dont la source est inconnue. Grâce à cette
pratique, on voit au premier coup d'œil que des chro-
niques renommées, souvent citées (bien à tort), sont
des compilations, sans valeur par elles-mêmes : c'est
ainsi que les Flores historiarum du soi-disant Mathieu
de Westminster, la plus populaire peut-être des chro-
niques anglaises du moyen âge, sont presque entiè-
rement tirés des ouvrages originaux de Wendover et
de Mathieu de Paris *.
IV. La critique de provenance garantit les historiens
d'erreurs énormes. Les résultats qu'elle obtient sont
saisissants. Les services qu'elle a rendus en éliminant
des documents faux, en dénonçant de fausses attribu-
tions, en déterminant les conditions où sont nés des
documents que le temps avait défigurés et en les rap-
prochant de leurs sources *, — ces services sont si
1. Voir l'édition de H. R. Luard (t. I, London, 1890, in-3),
dans les Rerum briiannicarum meJii sert scriptores. — Les Flores
historiarum de Mathieu de Westminster figurent à 1' « Index »
romain, à cause des passages empruntés aux Chronica majora
d' Mathieu de Paris, tandis que les Chronica majora elles-mêmes
ont échappé à la censure.
2. Il serait instructif de dresser la liste des ouvrages histori-
ques célèbres, comme VUistoire de la conquête de l'Angleterre
CRITIQUE DE PHOVENANCE. 77
grands qu'elle est aujourd'hui considérée comme « la
critique » par excellence. On dit couramment d'un
historien qu'il « manque de critique » lorsqu'il ne sent
point la nécessité de distinguer entre les documents,
qu'il ne se méfie jamais des attributions traditionnelles,
et qu'il accepte, comme s'il craignait d'en perdre un
seul, tous les renseignements, anciens et modernes,
bons et mauvais, d'où qu'ils viennent*.
On a raison : mais il ne faut pas se contenter de cette
forme de la critique, et il ne faut pas en abuser.
Il ne faut pas en abuser. — L'extrême méfiance, en
ces matières, a des effets presque aussi fâcheux que
l'extrême crédulité. Le P. Hardouin, qui attribuait à
des moines du moyen âge les œuvres de Virgile et
d'Horace, n'était pas moins ridicule que la victime de
Vi'ain-Lucas. C'est abuser des procédés de la critique
de provenance que de les a|)pliquer, comme on l'a fait,
pour le plaisir, à tort et à travers. Les maladroits qui
s'en sont servis pour arguer de faux des documents
excellents, comme les écrits de Ilroswitha, le Ligarinus
et la bulle Unam Sanctam-, ou pour établir, entre
par les Normands, d'Augustin Thierry, dont l'autorité a été tout
à fait ruinée, depuis que la provenance de leurs sources a été
étudiée. — Rien n'amuse davantage la galerie que de voir un
historien convaincu d'avoir appuyé une théorie sur des docu-
ments falsifiés. S'être laissé tromper en prenant au sérieux
des documents qui n'en sont pas, rien n'est plus propre à cou-
vrir un historien de confusion.
1. Une des formes les plus grossières (et les plus répandues)
du <•■ manque de critique » est celle qui consiste à employer
comme des documents et sur le même pied que des documents,
ce que les auteurs modernes ont dit à propos des documents.
Les novices ne distinguent pas assez, dans les affirmations des
auteurs modernes, ce qui est ajouté aux sources originales de ce
qui eu provient.
2. Voir une liste d'exemples dans le Uaudbucli de E. Bernheim,
p. 283, 289.
78 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
certaines « Annales », des filiations imaginaires, d'après
des indices superficiels, les auraient discrédités, si
c'était possible. — Kt puis, il est louable de réagir
contre ceux qui ne mettent jamais en question la
provenance des documents ; mais c'est aller trop loin
que de s'intéresser exclusivement, par réaction, aux
périodes de Thistoire dont les documents sont de
provenance incertaine. Les documents de l'histoire
moderne et contemporaine ne sont pas moins dignes
d'intérêt que ceux de l'antiquité ou du haut moyen âge,
parce que leur provenance apparente, étant presque
toujours la vraie, ne soulève point de ces délicats pro-
blèmes d'attribution où se déploie la virtuosité des
critiques *.
11 ne faut pas s'en contenter. — La critique de pro-
venance, comme celle de restitution, est préparatoire,
et ses résultats sont négatifs. Elle aboutit en dernière
analyse à éliminer des documents qui n'en sont pas et
qui auraient fait illusion : voilà tout. « Elle apprend à
ne pas employer de mauvais documents, elle n'apprend
pas à tirer parti des bons *. » Ce n'est donc pas toute
« la critique historique » ; c'en est seulement une assise ^.
■]. C'est parce qu'il est nécessaire de soumettre les docuioents
de l'histoire de l'antiquité et du moyen âge à la critique de
provenance la plus sévère que l'étude de l'antiquité et du moyen
ig-e passe pour plus « scientifique » que celle des temps moder-
les. Elle n'est que plus encombrée de difficultés préliminaires.
2. Reloue philosophique^ 1887, II, p. 170.
3. La théorie de la critique de provenance est aujourd'hui
faite, ne varietiir; elle est exposée en détail dans le Lchrbuch de
E. Bernheim, p. 242-340. C'est pourquoi nous n'avons éprouvé
aucun scrupule à la résumer brièvement. — En français, l'In-
troduction de M. G. Monod à ses Etudes critiques sur les sources
de l'histoire mérovingienne (Paris, 1872, in-8) contient des con-
sidérations élémentaires (cf. Rei>ue critique, 1873, I, p. 308).
CHAPITRE IV
CLASSEMENT CRITIQUE DES SOURCES
Grâce aux opérations précédentes, les documents,
tous les documents d'un certain genre ou relatifs à un
sujet donné ont été, nous le supposons, « trouvés » :
on sait où ils sont; le texte de chacun d'eux a été, s'il
y avait lieu, restitué, et chacun d'eux a été soumis à la
critique de provenance : on sait d'où il sort. Reste à
réunir et à classer méthodiquement les matériaux ainsi
vérifiés. Cette opération est la dernière de celles que
1 on peut appeler préparatoires aux travaux de critique
supérieure (interne) et de construction.
Quiconque étudie un point d'histoire est obligé de
classer préalablement ses sources. Mettre en ordre,
dune manière rationnelle et commode à la fois, les
matériaux vérifiés avant de s'en servir, est une partie
en apparence très humble, en réalité très importante,
de la profession d'historien. Ceux qui ont appris à le
faire s'assurent par cela seul un avantage marqué :
ils se donnent moins de mal et obtiennent des résultats
meilleurs; les autres gaspillent leur temps, leurs
peines : il arrive qu'ils soient étouffés sous les notes,
les extraits, les copies, les paperasses accumulés en
80 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
désordre par eux-mêmes. Qui donc a parlé de ces gens
affairés qui remuent, toute leur vie, des moellons, sans
savoir où les poser, et qui soulèvent, ce faisant, des
flots de poussière aveuglante ?
I. Ne nous dissimulons pas que, ici comme ailleurs,
le premier mouvement, le mouvement naturel, n'est
pas le bon. Le premier mouvement de la ])lupart des
hommes, quand il s'agit de recueillir des textes, est de
les noter à la suite les uns des autres, dans l'ordre où ils
en ont connaissance. Beaucoup d'anciens érudits (dont
nous avons les papiers), et presque tous les novices qui
ne sont pas avertis, ont travaillé et travaillent de la
sorte : ils avaient, ils ont des cahiers où ils notent bout
à bout, au fur et à mesure, les textes qu'ils considèrent
comme intéressants. — Ce procédé est détestable. 11
faut toujours aboutir, en effet, à classer les textes
recueillis; si donc on veut isoler, plus tard, de l'en-
semble, ceux qui ont trait à un détail, on ne peut pas
se dispenser de relire tous ses cahiers, et l'on est forcé
d'en recommencer le laborieux dépouillement chaque
fois que l'on a besoin d'un détail nouveau. Si ce
procédé séduit au premier abord, c'est parce qu'il a
l'air d'économiser des écritures ; mais l'économie est
mal entendue, puisqu'elle a pour conséquence de mul-
tiplier infiniment les recherches ultérieures et de
gêner les combinaisons.
D'autres personnes comprennent très bien les avan-
tages d'un classement systématique ; elles se propo-
sent en conséquence de recueillir les textes qui les
intéressent dans des cadres tracés d'avance. A cet effet,
elles prennent des notes dans des cahiers, dont chaque
page a été munie, à l'avance, d'une rubrique. Ainsi se
trouvent rapprochés tous les textes de même espèce.
— Ce système laisse à désirer, car les intercalations
CLASSEMENT CRITIQUE DES SOURCES. 81
sont incommodes, et le cadre de classement, une fois
ado|>té, est rigide : il est dilTicile de l'amender. Beau-
coup de bibliothécaires rédigeaient jadis leurs cata-
logues de cette manière, qui est aujourd'hui con-
damnée.
Un procédé plus barbare encore ne sera mentionné
que par prétérition. Il consiste à enregistrer simple-
ment les documents dans sa mémoire, sans en prendre
note par écrit. On l'a employé. Des historiens, doués
d'une mémoire excellente et, d'ailleurs, paresseux, se
sont passé cette fantaisie : le résultat a été que la plupart
de leurs citations et de leurs références sont inexactes.
La mémoire est un appareil d'enregistrement très
délicat, mais si peu précis, qu'une pareille audace est
sans excuse.
Tout le monde admet aujourd'hui qu'il convient de
recueillir les documents sur des fiches. Chaque texte est
noté sur une feuille détachée, mobile, munie d'indi-
cations de provenance aussi précises que possible. Les
avantages de cet artifice sont évidents : la mobilité des
fiches permet de les classer à volonté, en une foule
de combinaisons diverses, au besoin de les changer
de place : il est facile de grouper ensemble tous les
textes de même espèce, et de faire, à l'intérieur de
chaque groupe, des intercalations, au fur et à mesure
des trouvailles. Pour les documents qui sont intéres-
sants à plusieurs points de vue et qui auraient droit à
figurer dans plusieurs groupes, il suffit de rédiger à plu-
sieurs exemplaires les fiches qui les portent, ou de repré-
senter celles-ci, autant de fois qu'il est utile, par des
fiches de renvoi. Du reste, il est matériellement impos-
sible de constituer, de classer et d'utiliser des docu-
ments autrement que sur fiches, dès qu'il s'agit de
recueils un peu vastes. Les statisticiens, les financiers,
ê
82 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
et, dit-on, les littérateurs qui observent, l'ont constaté
de nos jours, aussi bien que les érudits.
Le système des fiches n.'est ])as sans quelques
inconvénients. Chaque fiche doit être munie de réfé-
rences précises à la source où le contenu en a été puisé ;
par conséquent, si l'on analyse un document en cin-
quante fiches distinctes, il faudra répéter cinquante fois
les mêmes références. D'où une légère augmentation
d'écritures : c'est certainement à cause de cette com-
plication infime que quelques personnes s'obstinent
à préférer la méthode si défectueuse des cahiers. — De
plus, à cause de leur mobilité même, les fiches, feuilles
volantes, sont exposées à s'égarer et lorsqu'une fiche
est perdue, comment la remplacer ? on ne s'aperçoit
même pas qu'elle a disparu ; s'en apercevrail-on i)ar
hasard que le seul remède serait de recommencer,
de fond en comble, toutes les opérations déjà faites. —
A la vérité, des précautions très simples, que l'expé-
rience a suggérées, mais que ce n'est pas ici le lieu
d'exposer en détail, permettent de réduire au minimum
les inconvénients du système. On recommande d'em-
ployer des fiches de dimension uniforme, résistantes;
de les classer au plus tôt, dans des « chemises » ou
dans des tiroirs, etc. — Que chacun, du reste, en ces
matières, soit libre de se créer des habitudes person-
nelles. ]Mais il faut bien se rendre compte d'avance que
ces habitudes, suivant qu'elles sont plus ou moins pra-
tiques et heureuses, ont une influence directe sur les
résultats de l'activité scientifique. « Ces arrangements
personnels de bibliothèque, dit E. Renan, qui sont la
moitié du travail scientifique '.... » Ce n'est pas trop
dire. Tel érudit doit une bonne part de sa légitime
1. E. Renan, Feuilles delacJices, p. 103.
CLASSEMENT CRITIQUE DES SOURCES. 83
réputation à l'art qu'il a de colliger; tel autre est, pour
ainsi dire, paralysé par sa maladresse à cet égard *.
Après avoir recueilli les documents, soit in extenso,
soit en abrégé, sur des fiches ou sur des feuillets
mobiles, on les classe. Dans quels cadres? suivant quel
ordre ? Il est clair que c'est une question d'espèces et
que la prétention de formuler des règles pour tous les
cas ne serait pas raisonnable. Mais voici quelques
observations générales.
II. Distinguons le cas de l'historien qui classe des
documents vérifiés en vue d'une œuvre historique, et
celui de l'érudit qui compose un « regeste ». Regestes
(de rcgerere, consigner par écrit) et Corpus sont
des collections, méthodiquement classées, de docu-
ments historiques. Les documents sont reproduits in
extenso dans un corpus, analysés et décrits dans un
« regeste ».
Corpus et regestes sont destinés à aider les travail-
leurs dans la collection des documents. Des érudits se
dévouent à effectuer, une fois pour toutes, des beso-
gnes de recherche et de classement dont le public,
grâce à eux, sera, par la suite, dispensé.
Les documents peuvent être groupés d'après leur
date, d'après leur lieu d'origine, d'après leur contenu,
d'après leur forme -. Ce sont les quatre catégories du
1. Il serait très intéressant d'avoir des renseignements sur
les procédés de travail des grands érudits, notamment de ceux
qui se sont livrés à des travaux considérables de collection et
(le classement. On en trouve dans leurs papiers, et quelquefois
dans leur corrcsijondance. Sur les procédés de Du Gange, voir
L. Feugère, Etude sur la fie et les ouvrages de Du Cange (Paris,
1858, in-8), p. G2 et suiv.
2. Voir J. G. Droysen, Précis de ta science de Vhistoire, p. 25.
<■ Le classement critique n'a pas à se préoccuper uniquement du
point de vue dé la chronologie.... Plus sont variés les points do
vue sous lesquels la critique s'entend à grouper les matériaux,
84 OPÉRATIONS ANALYTIQUI-S.
temps, du lieu, de l'espèce et de la forme; en les super-
posant, on obtient à volonlé des coiiipartiments réduiis.
On se proposera, par exemple, de grouper tous les
documents de telle forme, de tel pays, de telle date à
telle date (les ciiartes loyales, en France, sous le
règne, de Philippe-Auguste;; tous les documents de
telle forme (inscriptions latines) ou de telle espèce
(hymnes latines) à telle époque (dans l'antiquité, au
moyen âge). — Mous rappelons, pour préciser, l'exis-
tence d'un Corpus inscriptionuin gnecariim, d'un Corpus
inscriptionum Inliiiaruin, d'un Corpus scriptoruin eccle-
siasiicorum latinorum, des Jiegesta imperii deJ. F. Bôli-
mer et de ses continuateurs, des Regesta pontifïcum
roinanorum de Ph. Jaffé et A. Potlhast.
Quel que soit le compartiment choisi, de deux choses
l'une : ou bien les documents que l'on a l'intention de
classer à l'intérieur de ce compartiment sont datés, ou
ils ne le sont pas.
S'ils sont datés, comme le sont, par exemple, les
chartes émanées de la chancellerie d'un prince, on aura
pris soin de placer en tête de chaque fiche la date
plus aussi sont fermes les points indiqués par l'intersection des
lignes. »
On a renoncé maintenant à grouper des documents en corpus
et en regestes, comme on le faisait autrefois, parce qu'ils ont
le caractère commun d'être inédits, ou bien, au contraire, de ne
pas l'être. Jadis, les compilateurs à'Analecia, de Relliquiœ
jitaniiscriplorum, de «. trésors à'aiiccdota », de spicilèges, etc.,
publiaient tous les documents d'un certain genre qui avaient le
cavacicrc commun d'être inédits et de leur paraître intéressants;
au contraire Georgiscb (Ret^csta chronologico-diplontalicà)',
IJi'équigny [Table chro/iologitjuc des diplômes, chartes et actes
iiiip'iiiirs concernant l'histoire de France), Wauters [Table cliru-
7ioli>gi(/iu' des chartes et diplômes imprimes concernant l'histoire
de IhlgKjue) , ont classé ensemble tous les documents «l'une
cerlainc espèce qui avaient le caractère commun d'avoir été
imprimés.
CLASSEMENT CniTIQUE DES SOtRCES. 85
(ramenée au coraput moderne) du document qui s'y
trouve inscrit. Rien ne sera donc plus facile que de
ch.sser, par ordre chronologique, toutes les fiches,
c'est-à-dire tous les documents, qui auront été réunis.
Le classement chronologique s'impose, en principe,
dès qu'il est possible. — Il n'y a qu'une difficulté, toute
pratique. Même dans les cas les plus favorables, quel-
ques documents ont perdu accidentellement leurs dates;
ces dates, l'auteur du regeste est tenu de les restituer,
ou d'essayer de le faire; de longues et patientes recher-
ches sont nécessaires à cet elTet.
Si les documents ne sont pas datés, il faut opter
entre l'ordre alphabétique, l'ordre géographique et
l'ordre systématique. — L'histoire du Corpus des ins-
criptions latines est là pour montrer que ce n'est pas
toujours facile. « L'ordre des dates était impossible,
attendu que la |)lupart des inscriptions ne sont pas
datées. Depuis Suielius, on divisait en classes, c'est-
à-dire qu'on distinguait selon leur contenu, et sans
égard à leur provenance, les inscriptions religieuses,
sépulcrales, militaires, poétiques, celles qui ont un
caractère public et d'autres qui ne concernent que des
particuliers, etc. Bœckh, bien qu'il eût ])référé, pour
son Corpus inscrlplionum grsecarum, l'ordre géogra-
phique, était d'avis que l'ordre des matières, adopté jus-
que-là, était le seul possible dans un Corpus latin — »
[Ceux-là même qui proposaient, en France, l'ordre géo-
graphique] ff voulaient faire une exception pour les
textes relatifs à l'histoire générale d'un pays, et sans
doute de l'Lmpire; en 1845, Zurapt défendit un sys-
tème éclectique de ce genre, très compliqué. En 1847,
Th. Morarasen n'admettait encore l'ordi'e géographique
que pour les inscriptions des municipes, et, en 1852,
quand il publia les Inscriptions du royaume de Naples,
86 OPERATIONS ANALYTIQUES.
il n'avait pas entièrement changé d'avis. C'est seule-
ment quand il fut chargé de la publication du C. I. L.
par l'Académie de Berlin que, instruit par l'expérience,
il rejeta même les exceptionsproposéespar Egger pour
l'histoire générale d'une province, et crut devoir s'en
tenir à l'ordre géographique pur *. » Cependant, vu le
caractère des documents épigraphiques, l'ordre des
lieux était évidemment le seul rationnel. On l'a ample-
ment démontré depuis cinquante ans; mais les collec-
tionneurs d'inscriptions n'en sont tombés d'accord
qu'après deux siècles de tentatives en sens contraire.
Pendant deux siècles, on a fait des. recueils d'inscrip-
tions latines sans voir que « classer les inscriptions
d'après les matières dont elles traitent, c'est éditer
Gicéron en découpant ses discours, ses traités et ses
lettres afin de ranger les tronçons d'après les sujets
traités » ; que « les monuments épigraphiques appar-
tenant au même territoire, placés les uns à côté des
autres, s'expliquent mutuellement »; et enfin que « s'il
est à peu près impraticable de ranger par ordre de
matières cent mille inscriptions qui presque toutes se
rattachent à plusieurs catégories, au contraire chaque
monument n'a qu'une place, et une place bien déter-
minée, dans l'ordre géographique ^ ».
L'ordre alphabétique est très commode lorsque
l'ordre chronologique et l'ordre géographique ne con-
viennent pas. Il y a des documents, comme les ser-
1. J. P. \S'altzing, Recueil général des inscriptions latines Lo;:-
vaiti, 1S92, in-8), p. 41.
2. Ibidem. — Lorsque l'ordre géographique est adojjté, une
difBcullé résulte de ce que la provenance de certains documents
est inconnue : beaucoup d'inscriptions, conservées dans les
Musées, y ont été apportées on ne sait d'où. Difficulté analogue
à celle qui résulte, iJour les regestes chronologiques, des docu-
ments sans date.
CLASSEMENT CRITIQUE DES SOURCES. ÔT
mons, les hymnes et les cliansons profanes du moyen
âge, qui ne sont datés avec précision ni du temps, ni
du lieu. On les classe par ordre alphabétique d'incipit,
c'est-à-dire suivant l'ordre alphabétique des premiers
mots de chacun d'eux '•
L'ordre systématique, ou didactique, n'est pas â
recommander pour la composition des corpus ou des
regestes. Il est toujours arbitraire, entraîne des répé-
titions et des confusions inévitables. D'ailleurs, il suffit
de joindre aux collections disposées suivant l'ordre
chronologique, géographique ou alphabétique, de
bonnes « tables des matières » pour les mettre en état
de rendre tous les services que rendraient des recueils
systématiques. — Une des principales règles de l'art
de fabriquer les corpus et les regesles (« le grand
art des Corpus », parvenu dans la seconde moitié du
xix^ siècle à un si haut degré de perfection *) est de
munir ces collections, quel qu'en soit le classement, de
tables et d'index variés, propres à en faciliter l'usage :
tables d'inc/pit dans les regestes chronologiques qui
s'y prêtent, index des noms propres et des dates dans
les regestes par incipit, etc., etc.
Les faiseurs de corpus et de regestes recueillent et
classent pour autrui des documents qui ne les intéres-
sent pas directement, ou, du moins, qui, tous, ne les
1. Il n'y a d'embarras que pour ceux qui ont perdu leur
incipit. Cf. p. 86, n. 2. — Au xviii' siècle, Séguier consacra une
glande partie de sa vie à dresser un Catalogue, par ordre alpha-
bétique A' incipit, des inscriptions latines, au nombre de 50 000,
qui avaient été publiées jusque-là; il dépouilla douze mille
ouvrages environ. Ce travail considérable- est resté inédit et
inutile. Avant d'entreprendre d'aussi vastes compilations, s'as-
surer que le plan en est rationnel et que le travail à fournir —
un travail si dur et si ingrat — ne sera pas gaspillé.
2. Voir G. Waitz, Ucbcr die Ueraiisirabe und Bearbeitung von
licgeslen, dans VUistorische Zeitschrift, XL (1878), p. 280-95.
88 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
intéressent pas, et s'absorbent dans ce labeur. Les tra-
vailleurs ordinaires, eux, ne recueillent et ne classent
que les matériaux utiles pour leurs études particu-
lières. De là, des différences. Par exemple, l'ordre
systématique, arrêté d'avance, qui est si peu recom-
mandable pour les grandes collections, fournit souvent
à ceux qui travaillent pour leur propre compte, en vue
de composer des monographies, un cadre de classe-
ment préférable à tout autre. ÎMais on se trouvera
toujours bien d'observer les habitudes matérielles dont
l'expérience a enseigné la valeur aux conijiilateurs de
])rofession : en tête de chaque fiche, inscrire, s'il y a
lieu, la date, et, en tout cas, une rubrique'; multiplier
les cross-references et les index ; tenir état (sur des
fiches rangées à part) de toutes les sources utilisées,
afin de ne pas être exposé à recommencer, par inad-
vertance, des dépouillements déjà faits; etc. — L'obser-
vation régulière de ces pratiques contribue beaucoup à
rendre plus aisés et plus solides les travaux d'histoire
qui ont un caractère scientifique. La possession d'un
jeu de fiches judicieusement dressé (quoique imparfait)
a valu à M. B. Hauréau d'exercer jusqu'à la fin de sa
vie, dans le genre très spécial d'études historiques
qu'il cultivait, une maîtrise incontestable -.
1. A défaut d'ordre systématique arrêté d'avance, et lorsque
l'ordie chronologique n'est pas de mise, il est parfois avanta-
geux de classer provisoirement les fiches, c'est-à-dire les
documents, dans l'ordre alphabétique de mots choisis comme
rubriques [Scidagwurtcr). C'est le système dit « du Dictionnaire ».
2. Voir Langlois, Manuel de bibliographie historique, I, p. 88.
CHAPITRE V
LA CRITIQUE D'ÉRUDITION ET LESÉRUDITS
L'ensemble des opérations décrites dans les cha-
pitres précédents (restitution des textes, critique de
provenance, collection et classement des documents
vérifiés) constitue le vaste domaine de la critique
externe ou critique d'érudition*.
La critique d'érudition tout entière n'inspire que du
dédain au gros public, vulgaire et superficiel. Quelques-
uns de ceux qui s'y livrent sont disposés, au contraire,
à la glorifier. Mais il y a un juste milieu entre cet
excès d'honneur et cette indignité.
L'opinion brutale des gens qui prennent en pitié et
qui raillent les analyses minutieuses de la critique
externe ne mérite guère, en vérité, d'être réfutée. II
n'y a qu'un argument pour établir la légitimité et pour
inspirer le respect des labeurs obscurs de l'érudition,
mais il est décisif : c'est qu'ils sont indispensables.
1. Nous prenons ici « critique d'érudition » comme synonyme
de <■ critique externe >•. Dans le langage courant, on appelle
crudils, non seulement les spécialistes de la critique externe,
mais aussi les historiens qui ont l'habitude de composer des
monographies sur des sujets techniques, restreints, peu inté-
ressants pour le grand public.
90 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
Sans érudition, pas d'iiisloii^e. Non sunt contemnenda
quasi parva , dit saint JéiV)rae , sine quibus ma^na
constare non possunt '.
D'un autre côté les professionnels, en cherchant à
se donner des raisons d'être fiers des travaux qu'ils
exécutent, ne se sont pas contentés de les représenter
comme nécessaires; ils se sont laissé entraîner à en
exagérer les vertus et la portée. On a dit que les pro-
cédés si sûrs de la critique d'érudition avaient élevé
l'histoire à la dignité d'une science, « d'une science
exacte » ; que la critique de provenance « fait pénétrer
plus profondément qu'aucune autre étude dans la con-
naissance des temps passés » ; que l'habitude de la
•critique des textes affine ou même confère « l'intelli-
gence historique ». Tacitement, on s'est persuadé que
la critique d'érudition est toute la critique historique,
et qu'il n'y a rien au delà du nettoyage, du raccommo-
dage et du classement des documents. — Cette illusion,
assez répandue parmi les spécialistes, est trop gros-
sière pour qu'il soit utile delà combattre expressément :
c'est, en effet, la critique psychologique d'interpréta-
tion, de sincérité et d'exactitude qui « fait pénétrer plus
profondément qu'aucune autre étude dans la connais-
1. Cet argument, facile à développer, l'a été soiiyent, et
récemment encore par M. J. Bédier, dans la Ilet^ue des Deux
Mondes, 15 févr. 1894, p. 932 et suiv.
Quelques personnes admettent volontiers que les travaux d'éru-
dition sont utiles, mais, agacées, se demandent si « la recension
d'un texte » ou « le déchiffrement d'un parchemin gothique » est
« l'effort suprême de l'esprit humain », et si les facultés intel-
lectuelles que suppose l'exercice de la critique externe méritent
ou ne méritent pas « ce que l'on mène de bruit autour de ceux
qui les possèdent ». Les pièces d'une polémique sur cette ques-
tion, évidemment dépourvue d'importance, entre M. Brunetière,
qui conseillait aux érudits la modestie, et M. Boucherie, qui
insistait sur les motifs que les érudits ont d'être fiers, se trou-
vent dans la Revue des langues romanes, 1880, t. I et II.
LA CRITIQUE D ERUDITION ET LES ERUDITS. 91
sance des temps passés », ce n'est pas la critique
externe*. Un historien qui aurait cette bonne fortune
que tous les documents utiles pour ses études eussent
été déjà correctement édités, critiqués au point de vue
de la provenance, et classés, ne serait pas moins en état
de s'en servir pour écrire l'histoire que s'il avait été
obligé de leur faire subir, de ses [propres mains, les
opérations préalables. Il est possible, quoi qu'on en
ait dit, d'avoir la plénitude de l'inlelligence historique
sans avoir jamais essuyé soi-même, au propre et au
figuré, la poussière des documents originaux, c'est-à-
dire sans les avoir découverts et purifiés soi-même. Il
ne faut pas interpréter judaîquement, au sens étymo-
logique, ce mot de M. Renan : « Je ne crois pas que
l'on puisse acquérir une claire notion de l'hisloire, de
ses limites et du degré de confiance qu'il faut avoir
dans ses divers ordres d'investigation sans l'habitude
de manier les documents originaux* »; cela doit s'en-
tendre simjilement de l'habitude de recourir aux sources
directes et de traiter des questions précises^. Un jour
viendra sans doute où, tous les documents relatifs à
l'histoire de l'antiquité classique ayant été édités et
critiqués, il n'y n'aura plus lieu de faire, dans le
domaine de l'histoire de l'antiquité classique, ni cri-
tique des textes (restitution), ni critique des sources
(provenance) j les conditions n'en seront pas moins
1. Des hommes, dont la critique était du meilleur aloi, tant
qu'il ne s'agissait que des opérations de critique externe, ne se
sont jamais élevés à une pensée de critique supérieure, ni, par
conséquent, à l'intellig'ence de l'histoire.
2. E. Renan, Essais de morale et de critique, p. 36.
•i. « Ne fût-ce qu'en vue de la sévère discipline de l'esprit
je ferais peu de cas du philosophe qui n'aurait pas travaillé,
au moins une fois en sa vie, à cclaircir quelque point spécial.... •
{^L'Avenir de la science, p. 136.)
92 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
évidemment excellentes alors pour traiter des détails
(t de 1 ensemble de l'histoire ancienne. Ne nous
iassons pas de le répéter : la critique externe est toute
préparatoire ; elle est un moyen, non un but ; l'idéal
serait qu'elle eût été suffisamment pratiquée pour qu'il
fût désormais possible de s'en dispenser ; ce n'est
qu'une nécessité provisoire.
Non seulement il n'est pas, en théorie, obligatoire
que les personnes dont c'est l'intention de faire des
synthèses historiques aient elles-mêmes approprié les
matériaux sur lesquels elles opèrent; mais on est en
droit de se demander, et on s'est souvent demandé,
si cela est avantageux '. Ne serait-il pas préférable que
les ouvriers de l'œuvre historique fussent spécialisés ?
Aux uns — les érudits — seraient dévolues les beso-
gnes absorbantes de la critique externe ou critique
d'érudition ; les autres, allégés du poids de ces beso-
gnes , auraient plus de liberté pour procéder aux
travaux de critique supérieure, de combinaison et de
construction. Tel était l'avis de Mark Pattison, qui a
dit : History cannot be n'ritlen froni manuscripts, ce qui
signifie : « Il est im])ossible d'écrire l'histoire d'après
des documents que l'on est tenu de mettre soi-même
en état d'être utilisés ».
Jadis les professions d' a érudit » et d' « historien »
étaient, en efl'et, très nettement distinctes. Les « histo-
riens » cultivaient le genre littéraire, pompeux et vide,
que l'on appelait alors « l'histoire », sans se tenir au
■ ourant des travaux effectués par les érudits. Les éru-
dits, de leur côté, posaient, par leurs recherches cri-
tiques, la condition de l'histoire, mais ils ne se sou-
1. Cf., sur le point de savoir s'il est nécessaire que chacun
fasse « allthepieliininary grubbing- forhimself », J.M. l\obertson,
Buckle and his critics (London, 18'J5, in-8), p. 299.
LA CRITIQUE D ERUDITION ET LES ERUDITS. 93
ciaicnt pas de la faire : contents de colliger, de purifier
et de classer des documents historiques, ils se désin-
téressaient de l'histoire et ils ne comprenaient pas mieux
le passé que le commun des hommes de leur temps.
Les érudits agissaient comme si l'érudition avait eu sa
fin en elle-même, et les historiens comme s'ils avaient
l)u reconstituer les réalités disparues par la seule force
de la réflexion et de l'art appliquée aux documents de
mauvais aloi qui étaient dans le domaine commun. —
Un divorce aussi complet entre l'érudition et l'histoire
paraît aujourd'hui presque inexplicable, et, certes, il
était très fâcheux. Les partisans actuels de la division
du travail en histoire ne réclament, cela va de soi, rien
de pareil. Il faut bien qu'un commerce intime soit établi
entre le monde des historiens et celui des érudits,
puisque les travaux de ceux-ci n'ont de raison d'être
qu'en tant qu'ils sont utiles à ceux-là. On veut dire
seulement que certaines opérations d'anah^se et toutes
les opérations de synthèse ne sont pas nécessairement
mieux faites quand elles le sont par le même individu;
que, si les rôles d'érudit et d'historien peuvent être
cumulés, il n'est pas illégitime de les séparer; et que
])eut-être cette séparation est, en principe, désirable,
comme elle est souvent, en pratique, imposée.
En pratique, voici comment les choses se passent.
— Quelle que soit la partie de l'histoire que l'on se pro-
pose d'étudier, trois cas seulement peuvent se présen-
ter. Ou -bien les sources ont déjà été purifiées et
classées; ou bien l'élaboration ])réalable des sources,
qui n'a jamais été faite ou qui ne l'a été qu'en partie, ne
présente pas de grandes difficultés; ou bien les sources
à employer sont très troubles, et des travaux considé-
rables d'appropriation sont indiqués. — Soit dit en
iKissant, il n'y a, naturellement, aucune relation entre
94 OPERATIONS ANALYTIQUES.
l'importance intrinsèque des sujets et la quantité
d'o|)éralions préalables qu'il faut exécuter avant de les
traiter : des sujets du plus haut intérêt, par exemple
l'histoire des origines et des j)reiniers développements
du christianisme, n'ont pu être abordés convenable-
ment qu'après des enquêtes d'érudition qui ont occupé
des générations d'érudits; mais la critique matérielle
des sources de l'histoire de la Révolution française,
autre sujet de premier ordre, a exigé beaucoup moins
d'efforts; et des problèmes relativement insignifiants
de l'histoire du moyen ;lge ne seront résolus que
lorsque d'immenses travaux de critique externe auront
été accomplis.
Dans les deux premiers cas, la question de l'oppor-
tunité d'une division du travail ne se jjose pas. Mais
considérons le troisième. Un bon esprit constate que
les documents nécessaires pour traiter un point d'his-
toire sont en très mauvais état : dispersés, abîmés, peu
sûrs. Dès lors, il doit choisir : ou bien il abandonne
le sujet, n'ayant aucun goût pour des opérations
matérielles qu'il sait nécessaires, mais dont il prévoit
qu'elles absorberaient son activité tout entière; ou bien
il se décide à entamer les travaux critiques prépara-
toires, sans se dissimuler qu'il n'aura probablement pas
le temps de mettre lui-même en œuvre les matériaux
qu'il aura vérifiés, et qu'il va travailler par conséquent
pour l'avenir, pour autrui. Notre homme, s'il prend ce
dernier parti, devient, comme malgré lui, érudit de
profession. — Rien n'empêche, il est vrai, a priori,
que ceux qui font de vastes collections de textes et qui
donnent des éditions critiques se servent de leurs
propres regestes et de leurs propres éditions pour
écrire l'histoire; et nous voyons en effet que plusieurs
hommes se sont partagés entre les besognes prépara-
LA CRITIQUE D ERUDITION ET LES ERUDITS. 95
toires de la critique externe et les travaux plus relevés
de la construction historique : il suffit de nommer
Waitz, Mommsen, Hauréau. Mais de telles combinai-
sons sont fort rares, pour plusieurs raisons. La pre-
mière de ces raisons, c'est que la vie est courte : il y a
tels catalogues, telles éditions, tels regestes de grande
dimension dont la confection est matériellement si
laborieuse qu'elle épuise toutes les forces du travail-
leur le plus zélé. La seconde,. c'est que les besognes
d'érudition ne sont pas, pour beaucoup de gens, sans
charme ; presque tout le monde y trouve, à la longue,
une douceur singulière ; et plusieurs s'y sont confinés
qui auraient pu, à la rigueur, faire autrement.
Est-il bon, en soi, que des travailleurs se confinent,
volontairement ou non, dans les recherches d'érudi-
tion ? — Oui, sans doute. Dans les études historiques
comme dans 1 industrie, les effets de la division du
travail sont les mêmes, et très favorables : production
plus abondante, plus réussie, mieux réglée. Les cri-
tiques qui sont rompus par une longue habitude à la
restitution des textes les restituent avec une dexté-
rité, une sûreté incomparables; ceux qui se livrent
exclusivement à la critique de provenance ont des
intuitions que d'autres, moins entraînés dans cette spé-
cialité difficile, n'auraient pas; ceux qui, toute leur vie,
dressent des inventaires ou composent des regestes
les dressent et les composent plus aisément, plus vite,
et mieux, que les premiers venus. Ainsi, non seule-
ment il n'y a aucun intérêt à ce que tout « historien »
soit, en même temps, « érudit « pratiquant; mais,
parmi les o érudits » eux-mêmes, voués aux opérations
de critique externe, des catégories se dessinent. De
même, dans un chantier, il n'y a aucun intérêt à ce que
l'architecte soit en même temps ouvrier, et tous les
96 OPKItATIONS ANALYTIQUES
ouvriers n'ont pas les mêmes fonctions. Bien que la
plupart des érudits ne se soient pas rigoureusemetit
spécialisés jusqu'ici, et, pour varier leurs plaisirs,
exécutent volontiers des ouvrages d'érudition de
diverses sortes, il serait facile d'en nommer qui sont
des ouvriers en catalogues descriptifs et en index
(archivistes, bibliothécaires, etc.), d'autres qui sont
plus spécialement surtout des « critiques » (nettoyeurs,
restaurateurs et éditeurs de textes), d'autres qui sont
surtout des fabricants de rege-tes. — u Du moment où
il est bien convenu que l'érudition n'a de valeur qu'en
vue de ses résultats, on ne peut pousser trop loin la
division du travail scientifique * », et l'avancement
des sciences historiques est corrélatif à la spéciali-
sation de plus en plus étroite des travailleurs. S'il
était possible naguère que le même homme se livrât
successivement à toutes les opérations historiques,
c'est que le public compétent n'avait pas de grandes
exigences : on réclame aujourd'hui de ceux qui font
la critique des documents des soins minutieux, une
perfection absolue, qui supposent une habileté vrai-
ment professionnelle. Les sciences historiques en sont
arrivées maintenant à ce point de leur évolution où, les
grandes lignes étant tracées, les découvertes capitales
ayant été faites, il ne reste plus qu'à préciser des
détails; on a le sentiment que la connaissance du passé
ne peut plus progresser que grâce à des enquêtes
extrêmement étendues et à des analyses extrêmement
approfondies dont, seuls, des spécialistes sont capables.
Mais rien ne justifie mieux la répartition des travail-
leurs en « érudits » et en « historiens » (et celle des
érudits entre les diverses spécialités de la critique
1. E. Renan, iAvenir de la science, p. 230i
LA CRITIQUE D ERUDITION ET LES ERUDITS. 97
d'érudition) que la circonstance suivante : certains
individus ont une vocation naturelle pour certaines
besognes spéciales. L'une des ])rincipales raisons
d'être de l'enseignement supérieur des sciences histo-
riques est justement, à notre avis, que la scolarité
universitaire permet aux maîtres (supposés gens
d'expérience) de distinguer chez les étudiants, ou bien
les germes d'une vocation d'érudit, ou bien l'inapti-
tude foncière aux travaux d'érudition*. Criticus non fit,
secl nascitur. A qui n'est pas né avec certaines dispo-
sitions naturelles, la carrière de l'érudition technique
ne réserve que des dégoûts : le plus grand service que
l'on puisse rendre aux jeunes gens qui hésitent à s'y
engager est de les en avertir. — Les hommes qui se
sont consacrés jusqu'ici aux besognes préparatoires
les ont choisies entre toutes, parce qu'ils en avaient le
goût, ou bien s'y sont résignés, les sachant nécessaires :
ceux qui les ont choisies ont moins de mérite, au point
de vue moral, que ceux qui s'y sont résignés, mais ils
ont obtenu cependant, pour la plupart, des résultats
meilleurs, parce qu'ils ont travaillé, non par devoir,
mais avec joie et sans arrière-pensée. Il importe donc
que chacun embrasse en connaissance de cause, dans
son propre intérêt et dans l'intérêt général, la spécia-
lité qui lui convient le mieux.
Examinons les dispositions naturelles qui habi-
litent, et les défauts vraiment rédhiljitoires qui dis-
qualifient , pour les travaux de critique externe
Nous dirons ensuite quelques mots des dispositions
1. Le professeur d'Université est très bien placé pour décou-
vrir cl eiicourag-cr des vocations ; mais » c'est par des efforts
individuels que le but (l'Jiabileté critique) peut être atteint par
les étudiants, a très bien dit G. Waitz dans un discours acadé-
mique ; la part qui revient au maître dans cette œuvre est
petite » {Revue crilirjue^ 187'i, II, p. 232.)
98 OPERATIONS ANALYTIQUES.
qu'engendre l'exercice machinal de la profession
d'érudit.
I. La condition primordiale pour bien faire les tra-
vaux d'érudition, c'est de s'y plaire. — Or les hommes
qui ont reçu des dons exceptionnels de poètes et de
penseurs, en un mot de créateurs, s'accommodent assez
mal des petites besognes techniques de la critique pré-
paratoire : ils se gardent bien de les dédaigner, ils
les honorent au contraire, s'ils sont clairvoyants, mais
ils ne s'y livrent guère, crainte de couper, comme on
dit, des cailloux avec un rasoir. « Je ne suis pas
d'humeur, écrivait Leibniz à Basnage , qui l'avait
exhorté à composer un immense Corpus des documents
inédits et imprimés relatifs à l'histoire du droit des
gens, je ne suis pas d'humeur à faire le transcripteur
Et ne pensez-vous pas que vous me donnez un conseil
semblable à celui d'une personne qui voudrait marier
son ami à une méchante femme ? Car c'est marier un
homme que de l'engager dans un ouvrage qui l'occu-
perait toute sa vie'. » Et Renan, parlant de ces
« immenses travaux » préalables « qui ont rendu pos-
sibles les recherches de la haute critique » et les
essais de construction historique, dit : « Celui qui,
avec des besoins intellectuels plus excités [que ceux
des auteurs de ces travaux], ferait maintenant un tel
acte d'abnégation, serait un héros ^... ». Quoique
Renan ait dirigé la publication du Corpus inscrlptionum
seiniticarum , et quoique Leibniz soit l'éditeur des
Scriptorcs rerum Brunsvicensium, ni Leibniz, ni Renan,
ni leurs pairs, n'ont eu, fort heureusement, l'héroïsme
de sacrifier à l'érudition pure des facultés supérieui'es.
1. Cité par Fr. X. von Wcgele, Gcscitichte dcr dcuischen Uislo-
rioqrdp/iic (Miliichcn, 1885, iii-8), p. 053*
2. lî. Keiuin, o. c, p. 125;
LA CRITIQUE d'kRUDITION" ET LES Él'.UDITS. 99
Hormis les hommes supérieurs (et ceux, infiniment
plus nombreux, qui, à tort, se croient tels), presque
tout le monde, nous l'avons dit, trouve à la longue de
la douceur aux minuties de la critique préparatoire.
C'est que l'exercice de cette critique flatte et développe
des goûts très généralement répandus : le goût de la
collection, le goùl du rébus. Collectionner est un
plaisir sensible, non seulement pour les enfants, mais
pour les grandes personnes, quels que soient d'ailleurs
les objets recueillis, variantes ou timbres-poste. Déchif-
frer des rébus, résoudre de petits problèmes exacte-
ment circonscrits, est pour beaucoup de bons esprits
une occupation attrayante. Toute trouvaille procure une
jouissance; or, dans le domaine de l'érudition il y a
d'innombrables trouvailles à faire, soit à fleur de terre,
soit à travers de quadruples obstacles, pour ceux qui
aiment et pour ceux qui n'aiment pas à jouer la difficulté.
Tous les érudits de marque ont eu, à un degré émi-
nent, les instincts du collectionneur ou du déchiffreur
de logogriphes, et plusieurs s'en sont rendu compte :
« Plus nous avons rencontré d'embarras dans la voie
où nous nous étions engagé, dit M. Hauréau, plus
l'entreprise nous a souri. Ce genre de labeur qu'on
appelle la bibliographie [la critique de provenance,
principalement au point de vue de la pseudépigraphie]
ne saurait prétendre aux glorieux suffrages du public, . . .
mais il a beaucoup d'attrait pour celui qui s'y con-
sacre. Oui, sans doute, c'est une humble étude, mais
combien d'autres compensent la peine qu'elles donnent
en permettant de dire aussi souvent : J'ai trouvé ' ! n
Julien Havet, « déjà connu des savants de l'Europe »,
1. B. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits
latins de la Bibliothèque nationale, I (Paris, 1890, ia-8), p. v.
100 OPERATIONS ANALYTIQUES.
se distrayait « à des arausettes en apparence frivo'ies,
comme de deviner un mot carré ou de déchifîrer un
cryptogramme ' ». Instincts profonds, et, malgré les
perversions puériles ou ridicules qu'ils présentent chez
quelques individus, hautement bienfaisants! Api'ès
tout, ce sont des formes, les formes les plus rudi-
mentaires, de l'esprit scientifique. Ceux qui en sont
dépourvus n'ont rien à faire dans le monde des érudits.
Mais les candidats aux recherches d'érudition seront
toujours très nombreux; car les travaux d'interpréta-
tion, de construction et d'exposition requièrent des
dons plus rares : tous ceux qui, jetés par hasard dans
les études historiques et désireux de s'y rendre utiles,
manquent de tact psychologique et ont de la peine
à rédiger, se laisseront toujours séduire par l'agré-
ment simple et tranquille des besognes préparatoires.
Mais il ne suffit point de s'y plaire pour réussir dans
les travaux d'érudition. Des qualités sont nécessaires,
« auxquelles la volonté ne supplée pas ». Quelles
qualités ? Ceux qui se sont posé cette question ont
répondu vaguement : « Des qualités plutôt morales
qu'intellectuelles, la patience, la probité de l'esprit... ».
Ne serait-il pas possible de préciser davantage?
Des jeunes gens qui n'éprouvent pour les travaux de
critique externe aucune répugnance a priori, ou même
qui seraient disposés à les préférer, en sont — c'est
un fait d'expérience — totalement incapables. La chose
n'aurait rien d'embarrassant s'ils étaient par ailleurs
atteints de débilité intellectuelle, car leur incapacité à
1. Bibliothèque de V École des chartes, 189G, p. 88. — Comparez
des traits analogues dans l'intéressante biographie intellectuelle
de l'helléniste, paléographe et bibliographe Charles Graux, par
E. Lavisse {Questions d'enseignement national, 'Paris, 188ô, in-18,
p. 2G5 et suiv.).
LA cniTiQUE d'Érudition et les érldits. ini
cet égard ne serait qu'une manifestation de leur inibc-
cillité générale; ou s'ils n'avaient jamais subi d'appren-
tissage technique. Mais il s'agit d'hommes instruits et
intelligents, plus intelligents parfois que d'autres, qui
sont indemnes de la tare en question. Ce sont eux dont
on entend dire : <■<■ Il travaille mal, il a le génie de
l'inexactitude ». Leurs catalogues, leurs éditions, leurs
regestes, leurs monographies fourmillent d'imperfec-
tions et n'inspirent point de sécurité : quoi qu'ils
fassent, ils n'arrivent jamais, je ne dis pas à une cor-
rection absolue, mais à un degré de correction hono-
rable. Us sont atteints de la « maladie de l'inexac-
titude », dont l'historien anglais Froude présente un
cas très célèbre, vraiment typique. J. A. Froude était
un écrivain très bien doué, mais sujet à ne rien affirmer
qui ne fût entaché d'erreur; on a dit de lui qu'il était
constitutionnally inaccurate . Par exemple, il avait visité
la ville d' Adélaïde, en Australie : « Je vis, dit-il, à nos
pieds, dans la plaine, traversée par un fleuve, une
ville de 150 000 habitants dont pas un n'a jamais
connu et ne connaîtra jamais, la moindre inquiétude
au sujet du retour régulier de ses trois repas par
jour » ; or Adélaïde est bâtie sur une hauteur ; aucune
rivière ne la traverse ; sa population ne dépassait pas
75 000 âmes et elle souffrait d'une famine à l'époque
où M. Froude la visita. Ainsi de suite*. M. Froude
reconnaissait parfaitement l'utilité de la critique, et il
a même été un des premiers à fonder en Angleterre
l'étude de l'histoire sur celle des documents originaux,
tant inédits que publiés, mais la conformation de son
esprit le rendait tout à fait impropre à la purification
1. Voir H. A. L. Fisher, dans la Forlniglitli/ Review, décem-
bre 18'J^, p. 815.
102 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
des textes : au contraire, il les abîmait, involontaire-
ment, en y touchant. Comme le daltonisme, cette
affection des organes de la vision qui empêche de dis-
tinguer correctement les disques rouges des disques
verts, est rédhibitoire pour les employés de chemin
de fer, la maladie de l'inexactitude, ou maladie de
Froude, qu'il n'est pas très difficile de diagnostiquer,
doit être considérée comme incompalil)le avec l'exer-
cice de la profession d'érudit.
La maladie de Froude ne paraît pas avoir été jamais
étudiée par les psychologues; et sans doute n'est-elle
point, du reste, une entité nosologique spéciale. Tout
le monde commet des erreurs (par « légèreté», « inad-
vertance », etc.). Ce qui est anormal, c'est d'en com-
mettre beaucoup, constamment, malgré l'effort le plus
persévérant pour être exact. Ce |)licnomène est lie
probablement à un affaiblissement de l'attention et à
une excessive activité de l'imagination involontaire (ou
subconsciente] que la volonté du sujet, instable et peu
vigoureuse, ne contrôle pas assez. L'imagination invo-
lontaire se mêle aux opérations intellectuelles jiour les
fausser : c'est elle qui comble, par des conjectures,
les lacunes de la mémoire, grossit et atténue les faits
réels, les confond avec ce qui est d'invention pure, etc.
La plupart des enfants dénaturent tout de la sorte,
par des à peu près; ils ont de la peine à devenir exacts
et scrupuleux, c'est-à-dire à maîtriser leur imagina-
tion. Beaucoup d'hommes ne cessent jamais, à cet
égard, d'être enfants.
Quoi qu'il en soit des causes psychologiques de la
maladie de Froude, l'homme le plus sain, le mieux
équilibré, est exposé à gâcher les travaux d'érudition
les plus simples, s'il n'y consacre pas le temps néces-
saire. La précipitation est, en ces matières, une source
La critique d'éulditiox et les ÉRUDITS. 10^
d'erreurs sans nombre. On a donc raison de dire que
la vertu cardinale de l'érudit, c'est la jîatience. — Ne
pas travailler trop vite, agir comme s'il y avait tou-
jours profit en la demeure, s'abstenir plutôt que de
bâcler, ces préceptes sont faciles à énoncer, mais il
faut, pour y conformer sa conduite, un tempérament
rassis. Les gens nerveux, « agites », toujours pressés
d'en finir et de varier leurs entreprises, désireux
d'éblouir et de faire sensation , peuvent trouver à
s'employer honorablement dans d'autres carrières ;
dans celle de l'érudition, ils sont condamnés à entasser
des œuvres provisoires, quelquefois plus nuisibles
qu'utiles, et qui leur attireront, tôt ou tard, des
ennuis. Le véritable érudit est de sang froid, réservé,
circonspect; au milieu du torrent de la vie contem-
poraine qui s'écoule autour de lui, il ne se hâte jamais.
A quoi bon se hâter? L'important est que ce que l'on
fait soit solide, définitif, incorruptible. Mieux vaut
« limer pendant des semaines au petit chef-d'œuvre de
vingt pages » pour convaincre deux ou trois savants
en Europe de l'inaulhenticité d'une charte, ou passer
dix ans à établir le meilleur texte possible d'un docu-
ment corrompu, que d'imprimer dans le même temps
des volumes dVnerf/m médiocrement corrects, et que les
érudits futurs auraient un jour à recommencer sur
nouveaux frais.
Quelle que soit la spécialité qu'il choisit dans le
domaine de l'érudition, l'érudit doit avoir de la pru-
dence, une force singulière d'attention et de volonté;
de plus, une tournure d'esprit spéculative, un désinté-
ressement complet et peu de goût pour l'action, car il
doit avoir pris son parti de travailler en vue de résul-
tais lointains et problématiques, et presque toujours
pour autrui. — Pour la critique des textes et pour la
104 OPERATIONS ANALYTIQUES.
critique des sources, l'instinct du déchiffreur de jorc-
blèmes, c'est-à-dire un esprit agile, ingénieux, fécond
en hypothèses, prompt à saisir et même à « deviner »
des rapports, est, en outre, très utile. — Pour les
besognes de description et de compilation (inventaires,
catalogues, corpus, regestes), l'instinct du collection-
neur, un appétit de travail exceptionnel, des qualités
d'ordre, d'activité et de persévérance, sont absolument
indispensables*. — Telles sont les dispositions requi-
ses. — Les exercices de critique extei'ne sont si amers
pour les sujets qui n'ont pas ces dispositions, et, dans
ce cas, les résultats obtenus sont si peu en rapport avec
le temps dépensé, que l'on ne saurait s'assurer avec
trop de soin de ses aptitudes avant d' « entrer en éru-
dition «.Le sort de ceux qui, faute de conseils éclairés,
donnés à temps, s'y sont fourvoyés et s'y épuisent en
vain, est lamentable, surtout s'ils sont fondés à croire
qu'ils auraient pu être utilisés plus avantageusement
ailleurs *.
1. La plupart des érudits de vocation ont, à la fois, l'apti-
tude à résoudre des problèmes et le goût des collections. Tou-
tefois il est facile de les classer en deux catégories, suivant
qu'ils marquent une préférence, soit pour les travaux d'art de
la critique de restitution ou de la critique de provenance, soit
pour les travaux de collection, qui sont plus absorbants et plus
grossiers. J. Havet, passé maître dans l'étude des problèmes
d'érudition, se refusa toujours à entreprendre un recueil général
des diplômes royaux mérovingiens que ses admirateurs espé-
raient de lui ; à cette occasion, il exprimait volontiers « son
peu de goût pour les œuvres de longue haleine ». (Bibliothèque
de l'École des chartes, 1896, p. 222.)
2. On dit communément, au contraire, que les exercices
d'érudition (de critique externe) ont, sur les autres travaux
historiques, cet avantage qu'ils sont à la portée des médiocres,
et que les intelligences les plus modestes, pourvu qu'elles aient
été convenablement dressées, y trouvent à s'employer. — Il est
vrai que des esprits sans élévation et sans vigueur peuvent être
utilisés pour des travaux d'érudition ; mais encore faut-il qu'ils
LA CRITIQUE D ÉRUDITION' ET LES ÉRUDITS. 105
II. Comme les exercices d'érudition conviennent à
merveille au tempérament d'un très grand nombre
d'Allemands, l'œuvre de l'érudition allemande au
xix" siècle a été considérable, et c'est en Allemagne
que l'on observe le mieux les déformations qu'entraîne
à la longue, chez les spécialistes, la pratique habituelle
des travaux de critique externe. Il ne se passe guère
d années sans que des protestations s'élèvent, dans les
Universités allemandes ou autour d'elles, au sujet des
inconvénients, pour les érudits, des besognes d'éru-
dition. En 1890, M. Philippi, recteur de l'Université
de Giessen. déplorait avec force l'abîme qui, disait-il,
se creuse entre la critique préparatoire et la culture
générale : la critique des textes se perd dans d'insigni-
fiantes minuties ; on coUationne pour le plaisir de colla-
tionner; on restitue avec des précautions infinies des
documents sans valeur; on prouve ainsi « qu'on attache
plus d'importance aux matériaux de l'étude qu'à ses
résultats intellectuels ». Le recteur de Giessen voit dans
le style diffus des érudits allemands et dans l'âpreté de
leurs polémiques un « effet de l'excessive préoccupation
des petites choses » qu'ils ont contractée *. La même
année, la même note était donnée, à l'Université de
Bâle, par M. J. v. Pflugk-Harttung. « Les parties les
plus hautes de la science historique, dit cet auteur
dans ses Gesc/nc/itsbetrac/ttun°cn^, sont dédaignées: on
aient des qualités spéciales. L'erreur est de croire qu'avec delà
bonne volonté et un dressage ad hoc tout le monde sans excep-
tion est propre aux opérations de critique externe. Parmi ceux
qui en sont incapables, comme parmi ceux qui y sont propres,
il y a des hommes intelligents et des sots.
1. A. Philippi, Einige Bejnerkun;^en iiber den philologischen
Unlcrrichl, Giessen, IS'JO, in-'i. Cf. Revue critique, 18'J2, 1, p. 2.5.
2. J. V. Pflugk-Harttung, Gescliichtsbeii achtungen, Gotha,
Ib'JO, in-8.
16Ô OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
n'attache de prix qu'à des observations micrologiques,
à la correction parfaite de détails sans importance. La
critique des textes et des sources est devenue un
sport : la moindre infraction aux règles du jeu est
considérée comme impardonnable, alors qu'il suffit de
s'y conformer pour être approuvé des connaisseurs,
quelle que soit d'ailleurs la valeur intrinsèque des
résultats acquis. Malveillance et grossièreté de la
plupart des érudits entre eux ; vanité comique des
érudits qui construisent des taupinières et les pren-
nent pour des montagnes : ils sont comme le bourgeois
de Francfort qui disait avec complaisance : « Ailes,
was du durch jenen Bogenpfeiler erkennst, ailes ist
Frankfurter Land ' ! »
Nous distinguons, quant à nous, trois risques pro-
fessionnels auxquels les érudits sont exposés : le
dilettantisme, l'hypercritique et l'impuissance.
L'impuissance. L'habitude de l'analyse critique a
sur certaines intelligences une action dissolvante et
paralysante. Des hommes, naturellement timorés, cons-
tatent que, quelque soin qu'ils apportent à la cri-
tique, à la publication et au classement des documents,
ils laissent aisément échapper de menues erreurs; et,
de ces menues erreurs , leur éducation critique leur
a inspiré l'horreur, la terreur. Constater des malpro-
pretés de ce genre dans un travail signé d'eux, lorsqu'il
est trop tard pour les effacer, leur cause une souf-
france aiguë. Ils en viennent à un état maladif d'angoisse
et de scrupule qui les empêche de faire quoi que
ce soit, par crainte des imperfections probables.
L'examen rigorosuin qu'ils s'infligent continuellement
à eux-mêmes les immobilise. Ils l'infligent aussi aux
1. J. V. Pflugk-Harttung, o. c, p. 21.
LA CRITIQUE DÉlîUDrnoN KT LES ÉRUDITS. lO^
productions d'autrui, et ils arrivent à ne plus voir, dans
les livres d'histoire, que les pièces justiQcalives et les
notes — « l'appareil critique », — et, dans l'appareil
critique, que les fautes, ce qu'il y faudrait corriger.
L'hypercritique. C'est l'excès de critique qui aboutit,
aussi bien que l'ignorance la plus grossière, à des mépri-
ses. C'est l'application des procédés de la critique à
des cas qui n'en sont pas justiciables. L'hypercritique
est à la critique ce que la finasserie est à la finesse.
Certaines gens flairent des rébus partout, même là
où il n'y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs
au point de les rendre douteux, sous ])rétexte de
les purger d'altérations imaginaires. Ils distinguent
des traces de truquage dans des documents authen-
tiques. Etat d'esprit singulier! à force de se méfier de
l'instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner*.
— Il est à remarquer que plus la critique des textes et
des sources réalise de progrès positifs, plus le péril
d'hypercritique augmente. En effet, lorsque la critique
de tontes les sources historiques aura été correctement
opérée (pour certaines périodes de l'histoire ancienne,
c'est une éventualité prochaine), le bon sens com-
mandera de s'arrêter. Mais on ne s'y résignera pas :
on raffinera, comme on raffine déjà sur les textes les
mieux établis, et ceux qui raffineront tomberont fata-
lement dans l'hypercritique. « Le propre des études
historiques et de leurs auxiliaires, les sciences philo-
logiques, dit E. Renan, est, aussitôt qu'elles ont atteint
leur perfection relative, de commencer à se démolir-. »
L'hypercritique en est la cause.
Le dilettantisme. Les érudits de vocation et de
1. Cf. ci-dessus, p. 77.
2. E. RciKiii, l'Avenir de la science, p. xiv.
108 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
profession ont une tendance à considéi'er la critique
externe des documents comme un jeu d'adresse, dif-
ficile, mais intéressant (tel, le jeu d'échecs) en raison
même de la complication de ses règles. Il en est que le
fond des choses, et, pour tout dire, l'histoire, laissent
indifférents. Ils critiquent pour critiquer, et l'élégance
de la méthode d'investigation importe bien davantage,
à leurs yeux, que les résultats, quels qu'ils soient.
Ces virtuoses ne s'attachent pas à relier leurs travaux
à quelque idée générale, par exemple à critiquer sys-
tématiquement tous les documents relatifs à une ques-
tion, pour s'en procurer l'intelligence; ils critiquent
indifféremment des textes relatifs à des questions très
diverses, à la seule condition que ces textes soient
gravement corrompus. Ils se transportent, munis de
leur instrument, la critique, sur tous les terrains his-
toriques où une énigme embarrassante sollicite leur
ministère; cette énigme résolue, ou, tout au moins,
débattue, ils en cherchent d'autres, ailleurs. Ils lais-
sent, non pas une œuvre cohérente, mais une collection
disparate de travaux sur des problèmes de toute espèce
qui ressemble, comme dit Carlyle, à une boutique
d'antiquaire, à un archipel d'îlots.
Les dilettantes défendent le dilettantisme par des
arguments assez plausibles. D'abord, disent-ils, tout
est important; en histoire, pas de document qui n'ait
du prix : « Aucune œuvre scientifique n'est stérile,
aucune véi'ité n'est inutile à la science...; il n'y a j)as,
en histoire, de petit sujet »; par conséquent, « ce
n'est point la nature du sujet qui fait la valeur d'un
travail, c'en est la méthode ' ». Ce qui importe, en
histoire, ce ne sont pas « les notions que l'on entasse,
1. Reçue historique, LXIII (1897), p. 320.
LA CRITIQUE D ERUDITION ET LES ERUDITS. 109
c'est la gymnastique du cerveau, Ihabitude intellec-
tuelle, l'esprit scientifique en un mot ». A supposer
même qu'il y ait, entre les données historiques, une
hiérarchie d'importance, personne n'est en droit de
déclarer a /jr/or/ qu'un document est « inutile ». Quel
est donc, en ces matières, le critérium de l'utilité?
Combien de textes ont été, pendant longtemps, dédai-
gnés, qu'un changement de point de vue ou de nou-
velles découvertes ont brusquement mis en relief :
« Toute exclusion est téméraire : il n'y a jjas de
recherche que l'on puisse décréter par avance frappée
de stérilité. Ce qui n'a pas de valeur en soi peut en
avoir comme moyen nécessaire. » Un jour viendra peut-
être où, la science étant constituée, des documents et
des faits indifférents pourront être jetés par-dessus
bord; mais nous ne sommes pas aujourd'hui en état de
distinguer le superflu du nécessaire , et la ligne de
démarcation sera toujours, selon toute vraisemblance,
difficile à tracer. — Cela justifie les travaux les plus
spéciaux, et, en apparence, les plus vains, — Et
qu'importe, au pis aller, s'il y a du travail gâché?
« C'est la loi de la science, comme de toutes les œuvres
humaines », comme de toutes les œuvres de la nature,
« de s'esquisser largement et avec un grand entourage
de superflu ».
Nous n'entreprendrons pas de réfuter ces considé-
rations, dans la mesure où elles peuvent l'être. Aussi
bien M. Renan, qui a plaidé, sur ce point, le pour et
le contre avec une égale vigueur, a clos définitivement
le débat en ces termes : « On peut dire qu'il y a des
recherches inutiles, en ce sens qu'elles absorbent un
temps qui serait mieux employé à des sujets plus
sérieux Bien qu'il ne soit pas nécessaire que l'ou-
vrier ait la connaissance parfaite de l'œuvre qu'il exé-
110 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
cule, il serait |>ourtanl à souliailer que ceux qui se
livrent aux travaux spéciaux eussent l'idée de l'ensemble
qui, seul, donne du prix à leurs recherches. Si tant
de laborieux travailleurs auxquels la science moderne
doit ses progrès eussent eu l'intelligence philoso-
phique de ce qu'ils faisaient, que de moments précieux
ménagés!... On regrette vivement cette immense déper-
dition de forces humaines, qui a lieu par l'absence de
direction et faute d'une conscience claire du but à
atteindre '. »
Le dilettantisme est incompatible avec une certaine
élévation de pensée et avec un certain degré de « per-
fection morale «, mais non pas avec le mérite technique.
Quelques critiques, et des plus accomplis, sont de
simj)les praticiens, et n'ont jamais réfléchi aux fins de
l'art qu'ils exercent. — On aurait tort d'en conclure,
cependant, que le dilettantisme n'est pas, pour la
science elle-même, un danger. Les érudits dilettantes,
qui travaillent au gré de leur fantaisie et de leur
« curiosité », attirés plutôt par la difficulté des pro-
blèmes que par leur importance intrinsèque; ne four-
nissent pas aux historiens (c'est-à-dire aux travail-
leurs dont l'office est de combiner et de mettre en
œuvre en vue des fins suprêmes de l'histoire) les maté-
riaux dont ceux-ci ont le plus pressant besoin : ils leur
en fournissent d'autres. Si l'activité des spécialistes de
la critique externe s'appliquait exclusivement aux
questions dont la solution importe, si elle était disci-
plinée et dirigée d'en haut, elle serait plus féconde.
L'idée de parer aux périls du dilettantisme par une
1. E. Renan, o. c, p. 122, 2'i3. — La même pensée a été plus
d'une fois exprimée, en d'autres termes, par E. Lavisse, dans
ses allocutions aux étudiants de Paris {Questions d'enseignement
national, p. 14, 86, etc.).
LA CP.ITIQUE D ÉlîLDITION ET LES ÉRLDITS. lll
'( organisation » rationnelle « du travail » est déjà
ancienne. On parlait déjà couramment, il y a cinquante
ans, de « contrôle », de « concentration des forces »
dispersées ; on rêvait de « vastes ateliers » organisés
sur le modèle de ceux de la grande industrie moderne,
oîi les travaux préparatoires de l'érudition seraient
exécutés en grand, au mieux des intérêts de la science.
Dans presque tous les pays, en effet, les Gouverne-
ments (par l'intermédiaire de Comités et de Commis-
sions historiques) , les Académies et les Sociétés
savantes ont travaillé, de nos jours, comme l'avaient
fait, sous l'ancien régime, les congrégations monasti-
ques, à grouper les érudils de profession pour de
vastes entreprises collectives et à coordonner leurs
efforts. Mais l'embrigadement des spécialistes de la
critique externe au service et sous la surveillance des
hommes compétents souffre de grandes difficultés maté-
rielles. Le problème de I' « organisation du travail
scientifique » est encore à l'ordre du jour '.
III. Leur orgueil et leur excessive âpreté dans les
jugements qu'ils portent sur les travaux de leurs con-
frères sont souvent reprochés aux érudits, nous l'avons
vu, comme une marque de leur excessive « préoccu-
pation des petites choses », en particulier par des per-
sonnes dont les essais ont été sévèrement jugés. A la
vérité, il y a des érudits modestes et bienveillants :
c'est une question de caractère; la « préoccupation »
professionnelle « des petites choses » ne suffit pas à
1. L'un de nous (M. Lang-lois) se propose d'exposer ailleurs,
en dé'lail, ce qui a été fait depuis trois cents ans, mais surtout
au xix° siècle, pour l'organisation des travaux historiques dans
les principaux pays du monde. Quelques renseignements ont
déjà été réunis ù ce sujet par J. Franklin Jameson, The cxpen-
diturcs offoreign governments in belialf of hislory, dans VAnniial
Report of the American historical Association for 1891, p. 38-Gl.
112 OPERATIONS ANALYTIQUES.
modifier, à cet égard, les dispositions naturelles. « Ce
bon monsieur Du Cange >■>, comme disaient les Béné-
dictins, était modeste jusqu'à l'excès : « Il ne faut,
disait-il en parlant de ses travaux, que des yeux et
des doigts pour en faire autant et plus » ; il ne blâmait
jamais personne, par principe : « Si j'étudie, c'est pour
le plaisir de l'étude, et non pour faire peine à autrui,
non plus qu'à moi-même ' ». Il est certain, cependant,
que la plupart des érudits se signalent en public leurs
moindres lapsus sans ménagements, parfois d'un ton
rogue et dur, et font preuve d'un zèle amer. Mais,
amertume et dureté à part, ils n'ont pas tort d'agir
ainsi. C'est parce quils ont — comme les « savants «
proprement dits, physiciens, chimistes, etc. — un vif
sentiment de la vérité scientifique qu'ils ont l'habitude
de dénoncer les atteintes à la méthode. Et ils parvien-
nent de la sorte à défendre l'accès de leur profession
aux incapables et aux faiseurs, qui naguère y foison-
naient.
Parmi les jeunes gens qui se destinent aux études
historiques, quelques-uns, animés d'un esprit plus
commercial que scientifique, grossièrement désireux
de succès positifs, se disent in petto : « L'œuvre histo-
rique suppose, pour être faite conformément aux règles
de la méthode, des précautions et des labeurs infinis.
Mais est-ce que l'on ne voit pas paraître des œuvres
historiques dont les auteurs ont péché plus ou moins
sravement contre les règles? Ces auteurs n'en sont-ils
pas moins estimés? Est-ce que ce sont toujours les
plus consciencieux qui inspirent le plus de considé-
ration? Le savoir-faire ne peut-il pas suppléer au
savoir?» Si le savoir-faire pouvait, en effet, suppléer
1. L. Feugère, o. c, p. 55, 58,
LA CRITIQUE d'ÉRUDITION ET LES ÉRUDITS. 113
au savoir, comme il est plus facile de travailler mal que
de travailler bien, et l'important, à leurs yeux, étant de
réussir, ils concluraient volontiers que peu importe
de travailler mal, pourvu que l'on réussisse. — Pour-
quoi n'en serait-il pas, en effet, ici, comme dans la
vie, où le succès ne va pas nécessairement aux meil-
leurs?— Eh bien! c'est grâce à l'impitoyable sévérité
des érudits que de pareils raisonnements seraient, en
même temps qu'une bassesse, un détestable calcul.
Vers la fin du Second Empire, en France, il n'y avait
pas, en matière de travaux historiques, d'opinion
publique éclairée. De mauvais livres d'érudition histo-
rique étaient publiés impunément et procuraient même
parfois à ceux qui les avaient faits des honneurs illé-
gitimes. C'est alors que les fondateurs de la. Bévue cri-
tique d'histoire et de littérature entreprirent de réagir
contre cet état de choses, qu'ils jugeaient, à bon droit,
démoralisant. A cet effet, ils administrèrent aux éru-
dits sans conscience ou sans méthode des correc-
tions publiques, propres à les dégoûter pour toujours
de l'érudition. Ils procédèrent à des exécutions mémo-
rables, non pas pour le plaisir, mais avec le ferme
propos de créer une censure, et, par conséquent, une
justice, par la terreur, dans le domaine des études histo-
riques. Les mauvais travailleurs furent, dès lors, pour-
chassés, et, sans doute, la Revue n'entama pas pro-
fondément les couches épaisses du grand public, mais
elle exerça cependant sa police dans un rayon assez
étendu pour inculquer bon gré mal gré à la plupart
des intéressés l'habitude de la sincérité et le respect
de la méthode. Depuis vingt-cinq ans, l'impulsion
qu'elle a donnée s'est propagée au delà de toute espé-
rance.
Aujourd'hui, il est devenu très difficile, dans le
s
114 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
domaine des études d'érudilion, sinon de faire illusion,
au moins de faire illusion longtemps. Désormais, dans
les sciences historiques comme dans les sciences (iro-
preraent dites, aucune erreur ne se fonde, aucune
vérité ne se perd. Quelques mois, quelques années peu
vent s'écouler, à la rigueur, avant qu'une expérience de
chimie mal faite ou une édition bâclée soient reconnues
pour telles, mais les résultats inexacts, provisoirement
acceptés sous bénéfice d'inventaire , sont toujours ,
tôt ou tard, aperçus, dénoncés, éliminés, et généra-
lement très vite. La théorie des opérations de critique
exlerne est si bien établie, le nombre des spécialistes
qui en sont pénétrés est si grand dans tous les pays,
qu'il est très rare, maintenant, qu'un catalogue des-
criptif de documents, une édition, un regeste, une
monographie, ne soient pas tout de suite scrutés,
disséqués, et jugés. Que l'on en soit bien averti : il
serait très imprudent, désormais, de se risquer à
j)ul)lier un travail d'érudition sans avoir pris toutes
ses mesures pour qu'il soit inattaquable, car il serait
aussitôt, ou, dans tous les cas, à brève échéance,
attaqué et démoli. Des naïfs, qui l'ignorent, s'aventu-
rent encore, de temps en temps, sans préparation
suffisante, sur le terrain de la critique externe, pleins
de, bonnes intentions, désireux de « rendre des ser-
vices », et convaincus apparemment que l'on peut
procéder là, comme ailleurs (sur le terrain politique,
par exemple), à vue de nez, par approximation, « sans
connaissances spéciales » ; ils ont à s'en repentir. Les
malins ne s'y risquent pas : les travaux d'érudition,
d'ailleurs pénibles et médiocrement glorieux, ne leur
disent rien qui vaille; ils savent trop bien que des
spécialistes habiles, en général peu bienveillants pour
les intrus, se les réservent; ils se rendent compte que,
LA CRITIQUE D ERUDITION ET LES ÉRUDITS. 115
de ce côté, il n'y a plus rien à faire pour eux. L'hon-
nête et rude intransigeance des érudits les préserve
ainsi des contacts désagréables que les « historiens »
proprement dits ont encore, quelquefois, à subir.
En effet, les mauvais travailleurs, à la recherche
d'un public qui contrôle de moins près que le public
des érudits, se réfugient volontiers dans l'exposition
historique. Là, les règles de la méthode sont moins
évidentes, ou, pour mieux dire, moins connues. Tandis
que la critique des textes et la critique des sources
sont réduites en forme scientifique, les opérations syn-
thétiques, en histoire, se font encore au hasard. La
confusion d'esprit, l'ignorance, la négligence, qui
s'accusent si nettement dans les œuvres d'érudition,
sont, jusqu'à un certain point, masquées de littérature
dans les ouvrages d'histoire, et le grand public, dont
l'éducation est mal faite en ces matières, n'en est pas
choqué '. Bref, il y a encore, sur ce terrain, de bonnes
chances d'impunité. — Cependant, elles diminuent :
un jour, qui n'est pas très éloigné, viendra où les esprits
superficiels qui synthétisent incorrectement seront
aussi peu considérés que le seraient dès maintenant
des techniciens de la critique préparatoire sans con-
science ou sans adresse. Les ouvrages des plus célè-
bres historiens du xix^ siècle, morts d'hier, Augustin
Thierry, Ranke, Fustel de Coulanges, Taine, etc., ne
sont-ils pas déjà tout rongés, et comme percés à jour
par la critique ? Les défauts de leurs méthodes sont
déjà vus, définis, condamnés.
1. Les spécialistes de la critique externe eux-mêmes, si clair-
voyants quand il s'agit de travaux d'érudition, se laissent éblouir
presque aussi aisément que d'autres, lorsqu'ils ne font pas jaro-
iéssion de dédaigner a priori toute synthèse, par les synthèses
incorrectes, par les apparences d' « idées générales », et par
les artifices littéraires.
116 OPERATIONS ANALYTIQUES.
Ce qui doit persuader ceux qui ne seraient pas sen-
sibles à d'autres considérations de travailler honnête-
ment en histoire, c'est que le temps est passé, ou peu
s'en faut, où Ton pouvait, sans avoir à craindre des
désagréments, travailler mal.
SECTION II
CRITIQUE INTERNE
CHAPITRE VI
CUITIQUE D'INTERPRÉTATION (HERMÉNEUTIQUE)
I. Quand un zoologiste décrit la forme et la lon-
gueur d'un muscle, quand un physiologiste présente le
tracé d'un mouvement, on peut accepter en bloc leurs
résultats parce qu'on sait par quelle méthode, par quels
instruments, par quel système de notation ils les ont
obtenus *. Mais quand Tacite dit des Germains : Arva
per annos mutant, on ne sait d'avance ni s'il a correc-
tement procédé pour se renseigner, ni même en quel
sens il a pris les mots arva et mutant; il faut pour
s'en assurer une opération préalable ^. Cette opération
est la critique interne.
La critique est destinée à discerner dans le docu-
1. Les sciences d'observation ont besoin aussi d'une espère de,
critique. On n'admet pas sans vérification les observations du
premier venu ; on n'accepte que les résultats obtenus par les gens
qui « savent travailler ». Mais cette critique se fait en bloc et
d'un seul coup, ell;.- poi'te sur l'auteur, non sur ses travaux;
au contraire lu critique liistori({uc est obligée d'opérer en détail
sur chacune des parties du document.
2. Cf. ci-dessus, liv. II, chap. i, p. 90.
118 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
ment ce qui peut être accepté comme vrai. Or le tlocn-
ment n'est que le résultat dernier d'une longue série
d'opérations dont l'auteur ne nous fait pas connaître le
détail. Observer ou recueillir les faits, concevoir les
phrases, écrire les mots, toutes ces opérations, dis-
tinctes les unes des autres, peuvent n'avoir pas été
faites avec la même correction. Il faut donc analyser le
produit de ce travail de l'auteur pour distinguer quelles
opérations ont été incorrectes, afin de n'en pas accepter
les résultats. Ainsi Vanahjse est nécessaire à la critique,
toute critique commence par une analyse.
Pour être logiquement complète l'analyse devrait
reconstituer toutes les i,"yérations que l'auteur a dû
faire et les examiner une à une, afin de chercher si cha-
cune a été faite correctement. Il faudrait repasser par
tous les actes successifs qui ont produit le document,
depuis le moment où l'auteur a vu le fait qui est l'objet
du document jusqu'au mouvement de sa main qui a
tracé les lettres du document; ou plutôt il faudrait
remonter en sens inverse, échelon par échelon, depuis
le mouvement de la main jusqu'à l'oliservation. Cette
méthode serait si longue et si fastidieuse que personne
n'aurait le temps ni la patience de l'appliquer.
La critique interne n'est jvis, comme la critique
externe, un instrument qu'on puisse manier pour le
plaisir de le manier *; elle ne procure aucune jouis-
sance directe, parce qu'elle ne résout définitivement
aucun problème. On ne la pratique que par nécessité
et on cherche à la réduire au strict minimum. L'histo-
rien le plus exigeant s'en tient à une méthode abrégée
qui concentre toutes les opérations en deux groupes :
1° l'analyse du contenu du document et la critique
1. Cf. ci-dessus, p. 99.
CRITIQUE d'iNTEUPRÉTÀTION, 119
positive d'interprétation, nécessaires pour s'assurer
de ce que l'auteur a voulu dire; 2° l'analyse des con-
ditions où le document s'est produit et la critique néga-
tive, nécessaires pour contrôler les dires de l'auteur.
Encore ce dédoublement du travail critique n'est-il
pratiqué que par une élite. La tendance naturelle, même
des historiens qui travaillent avec méthode, est de lire
le texte avec la préoccupation d'y trouver directe-
ment des renseignements, sans penser à se représenter
exactement ce que l'auteur a eu dans l'esprit '. Celte
pratique est excusable tout au plus pour les documents
du XIX® siècle, écrits par des hommes dont la langue et
la façon de penser nous sont familières, dans les cas
où une seule interprétation est possible. Elle devient
dangereuse dès que les habitudes de langage ou de
pensée de l'auteur s'écartent de celles de l'historien qui
le lit ou que le sens du texte n'est pas évident et incon-
testable. Quiconque, lisant un texte, n'est pas occupé
exclusivement de le comprendre, arrive forcément à le il
lire à travers ses impressions -; dans le document il |
est frappé par les phrases ou les mots qui répondent
à ses propres conceptions ou s'accordent avec l'idée
a priori qu'il s'est formée des faits; sans même s'en
apercevoir, il détache ces phrases ou ces mots et en
forme un texte imaginaire qu'il met à la place du texte
réel de l'auteur ^.
1. ïaine paraît avoir procédé ainsi dans les Origines de la
France contemporaine, t. II, la Révolution; il avait fait des
extraits de ses documents inédits et en a inséré un grand
nombre dans son ouvrage, mais on ne voit pas qu'il en eût fait
d'abord l'analyse méthodique pour en déterminer le sens.
2. L'allemand a un mot très exact pour rendre ce phénomène,
hincinlesea; le français n'a pas d'expression équivalente.
3. Fustel de Coulanges explique très clairement le danger de
cette méthode. « Quelques érudits commencent par se faire une
opinion... et ce n'est qu'après cela qu'ils lisent les textes. Ils
120 OPERATIONS ANALYTIQUES.
II. Ici, comme toujours en histoire, la méthode con-
siste à résister au premier mouvement. Il faut se péné-
trer de ce principe, évident mais souvent oublié, qu'un
document ne contient que les idées de l'homme qui l'a
écrit et il faut se faire une règle de commencer par
comprendre le texte en lui-même, avant de se deman-
der ce qu'on en peut tirer pour l'histoire. Ainsi on
risquent fort de ne pas les comprendre ou de les comprendre à
faux. C'est qu'en effet entre le texte et l'esprit prévenu qui le
lit il s'établit une sorte de conflit inavoué; l'esprit se refuse à
saisir ce qui est contraire à son idée, et le résultat ordinaire de
ce conflit n'est pas que l'esprit se rende à l'évidence du texte,
mais plutôt que le texte cède, plie et s'accommode à l'opinion
préconçue par l'esprit.... Mettre ses idées personnelles dans
l'étude des textes, c'est la méthode subjective. On croit reg'arder
un objet, et c'est sa propre idée que l'on regarde. Ou croit
observer un fait, et ce fait prend tout de suite la couleur et le
sens que l'esprit veut qu'il ait. On croit lire un- texte et les
phrases de ce texte prennent une signification particulière sui-
vant l'opinion antérieure qu'on s'en était faite. Cette méthode
subjective est ce qui a jeté le plus de trouble dans l'histoire
de l'époque mérovingienne — C'est qu'il ne suffisait pas de lire
les textes, il fallait les lire avant d'avoir arrêté sa conviction. »
{Monarchie franque, p. 31.) — Pour la même raison Fustel
condamnait la prétention de lire un document à travers un autre
document; il protestait contre l'usage d'expliquer la Germanie
de Tacite par les Lois barbares. Voir, dans la Refue des questions
hisioriques,\8S~. t. I, la leçon de méthode, De l'analijse des textes
historiques, donnée à propos d'un commentaire de Grégoire de
Tours par M. Monod. « C'est par l'analyse exacte de chaque
document que l'historien doit commencer son travail.... L'analyse
d'un texte... consiste à établir le sens de chaque mot, à dégager
la vraie pensée de celui qui a écrit.... Au lieu de chercher le
sens de chaque phrase de l'historien et la pensée qu'il y a mise,
il [M. Monod] commente chaque phrase à l'aide de ce qui se
trouve ou dans Tacite ou dans la loi salique.... 11 faut bien s'en-
tendre sur l'analyse. Beaucoup en parlent, peu la pratiquent....
Elle doit, par une étude attentive de chaque détail, dégager
d'un texte tout ce qui s'y trouve; elle ne doit pas y introduire
ce qui ne s'y trouve pas. » — Après avoir lu ces excellents
conseils il sera instructif de lire la réponse de M. Monod
(dans la Revue historique)-, on y verra que Fustel lui-même n'a
pas toujours pratiqué la méthode qu'il recommande.
cniTiQUE d'interprétation. 121
arrive à cette règle générale de méthode : l'étude de t
tout document doit commencer par une analyse du ,;
contenu sans autre but que de déterminer la pensée '
réelle de l'auteur.
Cette analyse est une opération préalable, séparée
et indépendante. L'expérience engage, ici comme pour
les travaux d'érudition ', à adopter le système des
fiches. Chaque fiche recevra l'analyse, soit d'un docu-
ment, soit d'une partie distincte d'un document, soit
d'un épisode d'un récit; l'analyse devra indiquer, non
seulement le sens général du texte, mais, autant que
possible, le but et la conception de l'auteur. On fera
bien de reproduire textuellement les expressions qui
sembleront caractéristiques de la pensée de l'auteur.
Il peut suffire parfois d'avoir analysé le texte men-
talement : on n'a pas toujours besoin d'écrire inaté-
rielleinent une fiche d'ensemble; on se bornera alors à
noter les traits dont on croit pouvoir tirer parti. —
Mais contre le danger toujours présent de mettre son
impression à la j)lace du texte, il n'existe qu'une pré-
caution sûre; aussi fera-t-on bien de l'ériger en règle :
s'astreindre à ne faire des extraits ou des analyses
partielles d'un document (\\xaprès en avoir fait une
analyse d'ensemble ■, sinon matérielle, du moins
mentale. ,
Analyser un document, c'est discerner et isoler I
toutes les idées exprimées par l'auteur. L'analyse se
ramène ainsi à la critique d'interprétation.
L'interprétation passe par deux degrés, le sens lit-
téral et le sens réel.
1. Cf. ci-dessus, p. 80.
2. Un travailleur spécial peut se charger de l'analyse; c'est
ce qui arrive dans le cas des reyesles et des catalogues d'actes;
si le travail d'analyse a été fait correctement par le fabricant
de regestes, il devient inutile de le refaire.
122 OPI-lîATIONS ANALYTIQUES.
III. Déterminer le sens littéral d'un texte est une
opération linguistique; aussi a-t-on classé la Philo-
logie [Sprachkiinde] parmi les sciences auxiliaires de
l'histoire. Pour comprendre un texte, il faut d'abord en
connaître la langue. Mais la connaissance générale de
la langue ne suffit pas. Pour interpréter Grégoire de
Tours, ce n'est pas assez de savoir en général le latin;
il faut encore une interprétation historique spéciale
pour adapter cette connaissance générale au latin de
Grégoire de Tours.
La tendance naturelle est d'attribuer à un même mot
le même sens partout oîi on le rencontre. Instinctive-
ment on traite la langue comme un système fixe de
siirnes. C'est en effet le caractère des signes créés
exprès pour l'usage scientifique, l'algèbre, la nomen-
clature chimique; là, toute expression a un sens
précis, qui est unique, absolu et invariable; elle
exprime une idée analysée et définie exactement et
elle n'en exprime qu'une, toujours la même, à quelque
endroit qu'elle soit placée, quel que soit l'auteur qui
l'emploie. Mais la langue vulgaire, dans laquelle sont
écrits les documents, est une langue flottante; chaque
mot exprime une idée complexe et mal définie; il a
des sens multiples, relatifs et variables ; un même
mot signifie plusieurs choses différentes; il prend un
sens différent dans un même auteur suivant les autres
mots qui l'entourent; il change de sens d'un auteur à un
autre et dans le cours du temps. Vel signifie toujours
ou en latin classique, il signifie et à certaines époques
du moyen âge; suffragium, qui veut dire suffrage en
latin classique, prend au moyen âge le sens de secours.
Il faut donc apprendre à résister à cet instinct qui nous
porte à expliquer toutes les expressions d'un texte par
le sens classique ou le sens habituel. L'interprétation
CRITIQUE D INTERPRETATION. 123
o;rammaticaIe, fondée sur les règles générales de la
langue, doit être complétée par l'interprétation histo-
rique fondée sur l'examen du cas particulier.
La méthode consiste à établir le sens spécial des
mots dans le document; elle repose sur quelques prin-
cipes très simples.
i» La langue change par une évolution continue.
Chaque époque a sa langue propre qu'on doit traiter
comme un sj'Stème spécial de signes. Pour com-
l)rendre un document, on doit donc savoir la lariirue
du temps, c'est-à-dire le sens des mots et des tournures
à l'époque où le texte a été écrit. — Le sens d'un mot
se détermine en réunissant les passages où il est
employé : il s'en trouve presque toujours quelqu'un où
le reste de la phrase ne laisse aucun doute sur le sens *.
C'est le rôle des dictionnaires historiques tels que le
Thésaurus lingux tatinx ou les Glossaires de Du Gange;
dans ces répertoires, l'article consacré à chaque mot est
un recueil des phrases où le mot se rencontre, accom-
])agnées d'une indication d'auteur qui fixe l'époque.
Quand la langue était déjà morte pour l'auteur du
document et qu'il l'a apprise dans des écrits, — ce qui
est le cas des textes latins du bas moyen âge, — il faut
prendre garde que les mots peuvent être pris dans un
sens arbitraire et n'avoir été choisis que pour faire
une élégance : par exemple consul (comte), capile
census (censitaire), agellus (grand domaine).
2° L'usage de la langue peut différer d'une région à
une autre; on doit donc connaître la langue du pays
1. On trouvera des modèles pratiques de ce procédé dans
Deloche, la Trustis cl l'ani/ustion royal, Paris, 1873, in-8, et
surtout dans Fustel de Coulanges. Voir en particulier l'étude
sur les mots marca (Recherches sur quelques problèmes d'his-
toire, p. 322-3Ô6), — mallus {ib., 372-402), — alleu (l'Alleu et
le domaine rural, p. 149-170), — porlio [ib., p. 239-252).
124 OPr.RATlONS AXALYTinURS.
OÙ le document a élé écrit, c'est-à-diie les sens parti-
culiers usités dans le pays.
3° Chaque auteur a une façon personnelle d'écrire,
on doit donc étudier la langue de l'auteur, le sens
particulier qu'il donnait aux mots*. C'est à quoi ser-
vent les lexiques de la langue d'un auteur, tels que le
Lexicon Cœsarianuni de Meusel, oii sont réunis tous
les passages oii il a em|)loyé chaque mot.
4° Une expression change de sens suivant le pas-
sage oîielle se trouve; on doit donc interpréter chaque
mot et chaque phrase non pas isolément, mais en
tenant compte du sens général du morceau (le contexte).
C'est la règle du contexte'^, règle fondamentale de
l'interprétation. Elle implique qu'avant de faire usage
d'une phrase d'un texte on a lu le texte dans son
ensemble; elle interdit de ramasser dans un travail
moderne des citations, c'est-à-dire des lambeaux de
phrase arrachés d'un passage où l'on ignore le sens
spécial que leur donnait le contexte "•.
1. La théorie et un exemple de ce procédé se trouvent dans
Fustel de Coulaiiges, Recherches sur quelques problèmes d'his-
toire (p. 189-28'J), à propos des renseignemeiils de Tacite sur les
Germains. Voir surtout, p. "263-289, la discussion du célèbre pas-
sage sur le mode de culture des Germains.
2. Fustel de Coulanges la formule ainsi : « Il ne faut jamais
isoler deux mots de leur contexte; c'est le moyen de se tromper
sur leur signification ». {Monarchie franque, p. 228, n. 1.)
3. Voici comment Fustel condamne celle pratique : « Je ne
parle pas des faux érudils qui citent de seconde main et se
donnent tout au plus la peine de vérifier si la phrase qu'ils ont
vue citée se trouve bien à l'endroit indiqué. Vérifier les cilalions
est tout autre chose que lire les textes et les deux conduisent
souvent à des résultais opposés. » Revue des questions histo-
riques, 1887. t. I. — Voir aussi {l'Alleu..., p. 171-1'J8) la leçon
donnée à M. Glasson, à propos de la théorie de la communauté
des terres; c'est la discussion de 43 citations étudiées en tenant
compte du contexte pour montrer qu'aucune n'a le sens admis par
M. Glasson. On peut comparer la réponse : Glasson, les Com-
munaux et le domaine rural à l'cpoquc franque. Paris, 18'JO.
CRITIQUE D INTERPRETATION. 125
Ces règles, si on les appliquait avec rigueur, consti-
tueraient une méthode exacte d'interprétation, qui ne
laisserait presque aucune cliance d'erreur, mais qui
exigerait une énorme dépense de temps. Quel travail
s'il fallait pour chaque mot déterminer par une opéra-
tion spéciale le sens dans la langue du temps, du |)ays,
de l'auteur et dans le contexte! C'est le travail qu'exige
une traduction bien faite; on s'y est résigné pour
quelques ouvrages antiques d'une grande valeur litté-
raire; pour la masse des documents historiques on
s'en tient dans la pratique à un procédé abrégé.
Tous les mots ne sont pas également sujets à
changer de sens; la plupart conservent chez tous les
auteurs et à toutes les époques un sens à peu près
uniforme. On peut donc se contenter d'étudier spécia-
lement les expressions qui, par leur nature, sont
exposées à prendre des sens variables : 1" les expres-
sions toutes faites qui, étant fixées, n'évoluent pas de
même que les mots dont elles sont composées; 2" et
surtout, les mots qui désignent les choses sujettes j)ar
nature à évoluer : classes d'hommes [miles, colonus,
seri'us); — institutions [conventus, juslitia, judea:]; —
usages [alleu, bénéfice, élection); — sentiments, objets
usuels. Pour tous ces mots il serait imprudent de
présumer la fixité de sens ; c'est une précaution indis-
pensable de sassurer en quel sens ils sont pris dans
le texte à interpréter.
« Ces études de mots, dit Fustel de Coulanges, ont
une grande importance dans la science historique. Un
terme mal interprété peut être la source de grandes
erreurs * ». 11 lui a suffi en effet d'appliquer méthodique-
1. C'est sa critique d'interprétation qui a fait toute l'origi-
nalité de Fustel; il n'a fait personnellement aucun travail de
critique externe, et sa critique de sincérité et d'exactitude a été
12G OPERATIONS ANALYTIQUES.
ment la critique d'intei-prétation à une centaine de mots
pour renouveler l'étude des temps mérovingiens.
IV. Après avoir analysé le document et déterminé le
sens littéral des phrases, on nest pas certain encore
d avoir atteint la véritable pensée de l'auteur. Il se
peut qu'il ait pris quelques expressions dans un sens
détoui'né: cela arrive, pour plusieurs motifs très diCfé-
rents : l'allégorie ou le symbole, — la plaisanterie ou
la mvstifîcation, — l'allusion ou le sous-entendu, —
même la simple figure de langage 'métaphore, hyper-
bole, litote; '. Dans tous ces cas il faut, à travers le
sens littéral, percer jusqu'au sens réel que l'auteur a
dissimulé volontairement sous une forme inexacte.
La question est logiquement très embarrassante : il
n existe pas de critérium extérieur fixe pour recon-
naître sûrement un sens détourné; l'essence même de
la mystification, devenue au xix^ siècle un genre litté-
raire, est d'effacer tous les indices qui dénonceraient
la plaisanterie. Dans la pratique on est moralement
certain qu'un auteur n'emploie pas le sens détourné
quand il tient surtout à être compris; on court donc
peu de risque de le rencontrer dans les documents
officiels, les chartes et les récits historiques. Dans
tous ces cas la forme générale du document permet de
présumer qu'il est écrit au sens littéral.
On doit au contraire s'attendre à des sens détournés
enlravée par un respect pour les affirmations des anciens qui
allait jusqu'à la crédulité.
1. Une diflicullé parallèle se présente dans l'interprétation
des monuments figurés: les représentations ne doivent pas
toutes être prises • à la lettre ». Darius, dans le monument de
Behisloun, foule aux pieds les chefs vaincus ; c'est une métaphore.
Les miniatures du moyen âge montrent des personnages couchés
dans leur lit. une couronne sur la lète : c'est le symbole de leur
rang royal, le peintre n'a pas voulu dire qu'ils gardaient leur
couronne pour dormir.
cniTiQUE d'interprétation. 127
quand l'auteur a eu d'autres préoccupations que d'être
compris, ou qu'il a écrit pour un public qui pouvait
comprendre ses allusions et ses sous-entendus, ou
pour des initiés (religieux ou littéraires) qui devaient
comprendre ses symboles et ses figures de langage.
C'est le cas des textes religieux, des lettres privées
et de toutes les œuvres littéraires, qui forment une
forie part des documents sur l'antiquité. Aussi l'art
de reconnaître et de déterminer le sens caché des
textes a-t-il toujours tenu une large place dans la
théorie de V/ierrnéneutique * (c'est le nom grec de la
critique d'interprétation), et dans ï exégèse des textes
sacrés et des auteurs classiques.
Les différentes façons d'introduire un sens détourné
sous le sens littéral sont trop variées et dépendent de
trop de conditions individuelles pour que l'art de les
déterminer puisse être ramené à des règles générales.
On ne peut guère formuler qu'un principe universel :
quand le sens littéral est absurde, incohérent ou
obscur, ou contraire aux idées de l'auleur ou aux faits
connus de lui, on doit présumer un sens détourné.
Pour déterminer ce sens, on doit procéder comme
pour établir la langue d'un auteur : on compare les
passages où se trouvent les morceaux auxquels on
soupçonne un sens détourné, en cherchant s'il n'y en a
pas un où le contexte permette de deviner le sens. Un
exemple célèbre de ce procédé est la découverte du
sens allégorique de la Bête dans Y Apocalypse. Mais
comme il n'existe pas de méthode sûre de solution, on
n'a pas le droit d'affirmer qu'on a découvert toutes les
intentions cachées ou relevé toutes les allusions con-
1. A. Bœckh, Encyclopédie und Méthodologie der philologischen
Wissenschaftcn ^ (1886), a donné une tlicorie do Vherméneutique,
à laquelle E. Beinheim s'est contenté de se référer.
128 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
tenues dans un texte; et même quand on croit avoir
trouvé le sens, on fera bien de ne pas tirer de conclu-
sions d'une interprétation forcément conjecturale.
En sens inverse il faut se garder de chercher par-
tout un sens allégorique, comme les néo-platoniciens
ont fait pour les œuvres de Platon et les swedenbor-
giens pour la Bible. On est revenu aujourd'hui de cette
hyperherméneutique; mais on n'est pas à l'abri de la
tendance analogue à chercher partout des allusions.
Cette recherche, toujours conjecturale, donne plus de
satisfactions d'amour-propre à l'interprète que de
résultats utilisables pour l'histoire.
V. Quand on a enfin atteint le sens véritable du texte,
l'opération de l'analyse positive est terminée. Le
résultat est de faire connaître les conceptions de l'au-
teur, les images qu'il avait dans î'esprit, les notions
générales au moyen desquelles il se représentait le
monde. On atteint ainsi des opinions, des doctrines,
des connaissances. C'est là une couche de rensei-
gnements très importants avec lesquels se constitue
tout un groupe de sciences historiques ' : les histoires
des arts figurés et des littératures, — l'histoire des
sciences, — l'histoire des doctrines philosophiques
et morales, — la mythologie et l'histoire des dogmes
(improprement appelées croyances religieuses, puis-
qu'on étudie les doctrines officielles sans rechercher
si elles sont crues), — l'histoire du droit, l'histoire des
institutions officielles (en tant qu'on ne cherche pas
comment elles étaient appliquées dans la pratique), —
l'ensemble des légendes, traditions, opinions, concep-
1. La méthode pour extraire des conceptions les renseigne-
ments sur les faits extérieurs fait partie de la théorie du rai-
sonnement construclif. Voir le livre 111.
CRITIQUE d'interprétation. 129
tions populaires (appelées sans précision croyances},
qu'on réunit sous le nom de folklore.
Toutes ces études n'ont besoin que de la critique
externe de provenance et de la critique d'interpréta-
tion; elles exigent un degré d'élaboration de moins
que l'histoire des faits matériels; aussi sont-elles par-
venues plus vite à se constituer méthodiquement.
CHAPITRE VII
CUITIQUE INTERNE Nl-GATIVE DE SINCEIiITE
ET D'EXACTITUDE
I. L'analyse el la critique positive d'interprétation
n'atteignent que le travail d'esprit intérieur de l'auteur
du document et ne font connaître que ses idées. Elles
n'apprennent directement rien sur les faits extérieurs.
Même quand l'auteur a pu les observer, son texte
indique seulement comment il a voulu les représenter,
non comment il les a réellement vus, et encore moins
ce qu'ils ont réellement été. Ce qu'un auteur exprime
n'est pas forcément ce qu'il croyait, car il peut avoii-
menti; ce qu'il a cru n'est pas forcément ce qui exis-
tait, car il peut s'être trompé. Ces propositions sont
évidentes. Cependant un premier mouvement naturel
nous porte à accepter comme vraie toute affirmation
contenue dans un document, ce qui est admettre impli-
citement qu'aucun auteur n'a menti ou ne s'est trompé;
et il faut que cette crédulité spontanée soit bien puis-
sante, puisqu'elle persiste malgré l'expérience quoti-
dienne qui nous montre des cas innombrables d'erreur
et de mensonge.
La pratique a forcé les historiens à réfléchir en les
mettant en présence de documents qui se contredi-
saient les uns les autres; dans ce conilit il a bien fallu
CRITIQUE DE SINCEIÎITÉ ET D EXACTITUDE. 131
se résigner à douter et, après examen, à admettre
l'erreur ou le mensonge; ainsi s'est imposée la néces-
sité de la critique négative pour écarter les affirmations
manifestement menteuses ou erronées. Mais l'instinct
de confiance est si indestructible qu'il a jusqu'ici
empêché môme les gens du métier de constituer la cri-
tique interne des affirmations en méthode régulière
comme ils ont fait pour la critique externe de prove-
nance. Les historiens, dans leurs travaux, et même les
théoriciens de la méthode historique *, en sont restés
à des notions vulgaires et des formules vagues, en con-
traste frappant avec la terminologie précise de la cri-
tique de sources. Ils se bornent à examiner si l'auteur
a été en général contemporain des faits, s'il en a été
témoin oculaire; s'il a été sincère et bien informé, s'il
a su la vérité ou s'il a voulu la dire; ou même, résu-
mant tout en une formule, s'il a été digne de foi.
Assurément cette critique superficielle vaut beau-
coup mieux que l'absence de critique, et elle a suffi
pour donner à ceux qui l'ont pratiquée la conscience
d'une supériorité incontestable. Mais elle n'est qu'à
mi-chemin entre la crédulité vulgaire et une méthode
scientifique. Ici, comme en toute science, le point de
départ doit être le doute méthodique ^. Tout ce qui
n'est pas prouvé doit rester provisoirement douteux;
pour affirmer une pro])osition il faut apporter des
raisons de la croire exacte. Appliqué aux affirmations
des documents, le doute méthodique devient la fZé/?ance
méthodique.
1. Par exemple le P. de Smedt, Tardif, Droysen et même
Bernheim.
2. Descartes, venu en un temps où 1 histoire ne consistait
encore qu'à reproduire des récits antérieurs, n'a pas trouvé le
moyen de lui appliquer le doute méthodique; aussi a-t-il refusé
d»; lui reconnaître le caractère de science.
132 OPERATIONS ANALYTIQUES.
L'historien doit a priori se défier de toute affirma-
tion d'un auteur, car il ignore si elle n'est pas men-
songère ou erronée. Elle ne peut être pour lui qu'une
présomption. La prendre à son compte et la répéter en
son nom, c'est déclarer implicitement qu'il la considère
comme une vérité scientifique. Ce pas décisif, il n'a le
droit de le faire que pour de bonnes raisons. Mais
l'esprit humain est ainsi construit qu'on fait ce pas sans
s'en apercevoir (cf. liv. II, ch. i). — Contre celte ten-
dance dangereuse le critique n'a qu'un procédé de
défense. Il doit ne pas attendre pour douter d'y être
forcé par une contradiction entre les affirmations des
documents, il doit commencer par douter. Il doit n'ou-
blier jamais la distance entre l'affirmation d'un auteur,
quel qu'il soit, et une vérité scientifiquement établie, de
façon à garder toujours pleine conscience de la res-
ponsabilité qu'il prend lorsqu'il reproduit une affir-
mation.
Même après s'être décidé en princi|)e à pratiquer
cette défiance contre nature, on tend instinctivement à
s'en délivrer le plus vite possible. iLe mouvement naturel
est de faire en bloc la critique de tout un auteur ou au
moins de tout un document, de classer en deux caté-
gories, à droite les brebis, à gauche les boucs; d'un
côté les auteurs dignes de foi ou les bons documents,
de l'autre les auteurs suspects ou les mauvais docu-
ments.; Après quoi, ayant épuisé toute sa force de
défiance, on reproduit sans discussion toutes les affir-
mations du « bon document ». On consent à se défier
de Suidas ou d'Aimoin, auteurs suspects, mais on
affirme comme vérité établie tout ce qu'a dit Thucydide
ou Grégoire de Tours'. On applique aux auteurs la
1. Fustel de Coulanges lui-même n'était pas affranchi de celle
timidité; A propos d'un discours prèle à Glovis par Grégoire
CRITIQUE DE SINCERITE ET D EXACTITUDE. 133
procédure judiciaire qui classe les témoins en rece-
vables et non recevables : dès qu'on a accepté un
témoin on se sent engagé à admettre tous ses dires;
on n'ose douter d'une de ses affirmations que si l'on
trouve des raisons spéciales d'en douter. Instinctive-
ment on prend parti pour l'auteur qu'on a déclaré
recomraandable et on en vient, comme dans les tribu-
naux, il dire que « la charge de faire la preuve » incombe
à celui qui récuse un témoignage valable '.
La confusion est encore accrue par l'expression
authentique empruntée à la langue judiciaire; elle ne
se rapporte qu'à la provenance, non au contenu; dire
qu'un document est authentique, c'est dire seulement
de Tours, il dit : « Sans doute on ne peut affirmer que de telles
paroles aient été réelleuient prononcées. Mais on ne doit pas non
plus affirmer hardiment contre Grégoire de Tours qu'elles ne
l'ont pas été Le plus sage est d'accepter le texte de Grégoire. »
Monarchie franque, p. 66. — Le plus sage, ou plutôt le seul parti
scientifique est d'avouer qu'on ne sait rien des paroles de Glovis,
car Grégoire lui-même ne les connaissait pas.
1. Un des historiens de l'antiquité les plus experts en cri-
tique, Ed. Meyer, Die Entstehun;^ des Judenthums, Halle, 1896,
in-8, a récemment encore allégué cet étrange argument juridique
en faveur des récits de Néhémie. — M. Bouché-Leclercq, dans
une remarquable étude sur « Le règne de Séleucus II Gallinicus
et la critique historique » [Revue des Universités du Midi, avr.-
juin 1S97), semble, par réaction contre l'hypercritique de Niebuhr
et de Droysen, incliner vers une théorie analogue. « Sous peine
de tomber dans l'agnosticisme — qui est pour elle le suicide —
ou dans la fantaisie individuelle, la critique historique doit
accorder une certaine foi aux témoignages qu'elle ne peut pas
contrôler, lorsqu'ils ne sont pas nettement contredits par d'autres
de valeur égale. » M. Bouché-Leclercq a raison contre l'historien
(jui, « après avoir disqualifié tous ses témoins, prétend se substi-
tuer à eux et voit par leurs yeux tout autre chose que ce qu'ils
ont vu eux-mêmes ». Mais quand les « témoignages » ne sont pas
suffisants pour faire connaître scientifiquement un fait, la seule
attitude correcte est « l'agnosticisme », c'est-à-dire l'aveu de notre
ignorance; nous n'avons pas le droit d'éluder cet aveu parce que
le hasard aura laissé périr les documents en contradiction avec
ces témoignages.
ISi OPHliATIOXS ANALYTIQUES.
que la provenance en est certaine, non que le contenu
en est exact. Mais l'authenticité produit une impres-
sion de respect qui dispose à accepter le contenu
sans discussion. Douter des affirmations d'un docu-
ment authentique semblerait présomptueux, ou du
moins on se croit obligé d'attendre des preuves écra-
santes avant de « s'inscrire en faux » contre le témoi-
gnage de l'auteur : les historiens eux-mêmes emploient
cette expression malencontreusement empruntée à la
langue judiciaire.
II. A ces instincts naturels il faut résister méthodi-
quement. Un document (à plus forte raison l'œuvre
d'un auteur] ne forme pas un bloc; il se compose d'un
très grand nombre d'affirmations indépendantes, dont
chacune peut être mensongère ou fausse tandis que les
autres sont sincères ou exactes (et inversement),
puisque chacune est le produit d'une opération qui
j^eut avoir été incorrecte tandis que les autres étaient
correctes. Il ne suffit donc pas d'examiner en bloc
tout un document, il faut examiner séparément cha-
cune des affirmations qu'il contient; la critique ne
peut se faire que par une analyse.
Ainsi la critique interne aboutit à deux règles
générales :
1° Une vérité scientifique ne s'établit pas par témoi-
gnage. Pour affirmer une proposition il faut des rai-
sons spéciales de la croire vraie. Il se peut que l'af-
firmation d'un auteur soit, dans certains cas, une raison
suffisante; mais on ne le sait pas d'avance. La règle sera
donc à' examiner toute affirmation pour s'assurer si elle
est de nature à constituer une raison suffisante de croire.
2° La critique d'un document ne peut pas se faire en
bloc. La règle sera d'analyser le document en ses élé-
ments, pour dégager toutes les affirmations indépen-
CRITIQUE DE SlNCÉalTÉ ET D EXACTITUDE. 135
dantes dont il se compose et examinei^ chacune sépa-
rément. Souvent une seule phrase contient plusieurs
affirmations, il faut les isoler j)our les critiquer à
part. Dans une vente, par exemple, on doit distinguer
la date, le lieu, le vendeur, l'acheteur, l'objet, le prix,
chacune des stipulations.
La critique et l'analyse se font pratiquement en
même temps et, sauf les textes de langue difficile, elles
peuvent être menées de front avec l'analyse et la cri-
tique d'interprétation. Aussitôt qu'on a compris une
phrase on l'analyse et on fait la critique de chacun
des éléments.
C'est dire que la critique consiste logiquement en
un nombre énorme d'opérations. En les décrivant avec
le détail nécessaire pour en faire comprendre le méca-
nisme et la raison d'être, nous allons leur donner l'ap-
parence d'un procédé trop lent pour être praticable.
C'est l'impression inévitable que produit toute des-
cription par la parole d'un acte complexe de la
pratique. Comparez le temps nécessaire pour décrire
un mouvement d'escrime et pour l'exécuter; comparez
la longueur de la grammaire et du dictionnaire avec
la rapidité de la lecture. Comme tout art pratique, la
critique consiste dans l'habitude de certains actes;
pendant l'apprentissage, avant que l'habitude soit
prise, on est obligé de penser séparément chaque acte
avaTit de le faire et de décomposer les mouvements :
aussi les fait-on tous lentement et ])éniblement; mais
aussitôt l'habitude prise, les actes, devenus instinctifs
et inconscients, sont faciles et rapides. Que le lecteur
ne s'inquiète donc pas de la lenteur des procédés de
la critique, il verra plus bas comment ils s'abrègent
dans la pratique.
111. Voici comment se pose le problème de la cri-
136 OPERATIONS ANALYTIQUES.
lique. Etant donnée une affirmation venant d'un
homme qu'on n'a pas vu opérer, la valeur de l'affirma-
tion dépendant exclusivement de la manière dont cet
homme a opéré, déterminer si ses opérations ont été
conduites correctement. — La position même du j)ro-
blème montre qu'on ne peut espérer aucune solution
directe et définitive; il manque la donnée essentielle,
qui serait la manière dont l'auteur a opéré. La critique
s'arrête donc à des solutions indirectes et provisoires,
elle se borne à fournir des données qui exigent une
dernière élaboration.
L'instinct naturel pousse à juger de la valeur des affir-
mations d'après leur forme. On s'imagine reconnaître à
première vue si un auteur est sincère ou si un récit
est exact. C'est ce qu'on appelle a l'accent de sincé-
rité » ou « l'impression de véiité ». C'est une impres-
sion presque irrésistible, mais elle n'en est pas moins
une illusion. Il n'y a aucun critérium extérieur ni de
la sincérité ni de l'exactitude. « L'accent de sincérité »,
c'est 1 apparence de la conviction; un orateur, un
acteur, un menteur d'habitude l'auront plus facilement
en mentant qu'un homme indécis en disant ce qu'il
croit. La vigueur de l'affirmation ne prouve pas tou-
jours la vigueur de la conviction, mais seulement
l'habileté ou l'effronterie *. De même l'abondance et
la précision des détails, bien qu'elles fassent une vive
impression sur les lecteurs inexpérimentés, ne garan-
tissent pas l'exactitude des faits ^; elles ne renseignent
1. Les Mémoires de Retz en fournissent un exemple concluant;
c'est l'anecdote des fantômes rencontrés par Retz et Turenne.
L'éditeur de Retz, dans la Collection des Grands Ecrivains de
la France, A. Feillet, a montré, t. I, p. 192, que cette histoire, si
vivement racontée, est un mensonge d'un bout à l'autre.
2. Un bon exemple de la fascination exercée par un récit cir-
constancié est la légende des origines de la Ligue des trois cantons
CRITIQUE DE SINCÉRITÉ ET d'eXACTITUDE. 137
que sur l'imaginalion de l'auteur quand il est sincère
ou sur son impudence quand il ne l'est pas. On est
l)orté à dire d'un récit circonstancié : « Des choses de
ce genre ne s'inventent pas ». Elles ne s'inventent pas,
mais elles se transportent très facilement d'un person-
nage, d'un pays ou d'un temps à un autre. — x\ucun
caractère extérieur d'un document ne dispense donc
d'en fafre la critique.
La valeur de l'affirmation d'un auteur dépend uni-
quement des conditions où il a opéré. La critique n'a
aucune autre ressource que d'examiner ces conditions.
Mais il ne s'agit pas de les reconstituer toutes, il suffit
de répondre à une seule question : si l'auteur a opéré
correctement ou non? — La question peut être abordée
de deux côtés.
lo On connaît souvent par la critique de provenance
les conditions générales où l'auteur a opéré. Il est pro-
bable que quelques-unes ont agi sur chacune de ses
opérations particulières. On doit donc commencer
par étudier les renseignements qu'on possède sur
l'auteur et sur la composition du document, avec la
préoccupation de chercher dans les habitudes, les
sentiments, la situation personnelle de l'auteur, ou dans
les circonstances de la composition, tous les motifs
qui peuvent l'avoir incliné à procéder incorrectement
ou au contraire à procéder avec une correction excep-
tionnelle. Pour apercevoir ces motifs possibles il faut
que l'attention y soit attirée d'avance. Le seul procédé
est donc de dresser un questionnaire général des
causes d'incorrection. On l'appliquera aux conditions
suisses primitifs (Gessler et les conjurés du Grutli), fabriquée
au xvi' siècle par Tschudi, devenue classique depuis le « Guil-
laume Tell » de Schiller et qu'on a eu tant de peine à extirper.
(Voir Rilliet, Origiaes de la Confédération suisse, Genève, 18G9,
in-8.)
138 OPÉRATIONS ANALYTIQUES,
générales de composition du document pour découvrir
celles qui ont pu rendre les opérations incorrectes et
vicier les résultats. Mais on n'obtiendra ainsi, —
même dans les cas exceptionnellement favorables où
les conditions de provenance sont bien connues, — que
des indications générales insuffisantes pour la critique,
car elle doit toujours opérer sur chaque affirmation
particulière.
2"^ La critique des affirmations particulières ne peut
se faire que par un seul procédé, singulièrement
paradoxal : l'étude des conditions universelles de com-
position des documents. Les renseignements que ne
fournit pas l'étude générale de l'auteur, on peut les
chercher dans la connaissance des procédés néces-
saires de l'esprit humain; car, étant universels, ils
devront se trouver dans chaque cas particulier. On
sait dans quel cas l'homme en général est enclin à
altérer volontairement ou à déformer les faits. Il s'agit
d'examiner pour chaque affirmation si elle s'est pro-
duite dans un des cas où l'on peut s'attendre, suivant
les habitudes normales de l'humanité, à ce que l'opé-
ration ait été incorrecte. Le procédé pratique sera
de dresser un questionnaire des causes habituelles
d'incorrection.
Ainsi toute la critique se ramène à dresser et à rera-
l)lir deux questionnaires, — l'un pour se représenter les
conditions générales de composition du document d'où
résultent les motifs généraux de défiance ou de con-
fiance, — l'autre pour se représenter les conditions spé-
ciales de chaque affirmation d'où dérivent les motifs
spéciaux de défiance ou de confiance. Ce double ques-
tionnaire doit être dressé d'avance de façon à dirigea
méthodiquement l'examen du document en général et
de chaque affirmation en particulier; et comme il est
CRITIQUE DE SIXCÙRITÉ ET DEXACTITLDE. 139
le même pour tous les documents, il est utile de l'éta-
blir une fois pour toutes.
IV. Le questionnaire critique comporte deux séries
de questions qui correspondent aux deux séries d'opé-
lions par lesquelles le document s'est constitué. La
critique d'interprétation fait connaître seulement ce que
1 auteur a voulu dire ; il reste à déterminer : 1° ce qu'il a
cru réellement, car il peut n'avoir pas été sincère; 2" ce
qu'il a su réellement, car il peut s'être trompé. — On
peut donc distinguer une critique de sincérité destinée à
déterminer si l'auteur du document n'a pas menti, et
une criuque d'exactitude destinée à déterminer s'il ne
s'est pas trompé.
Dans la pratique on a très rarement besoin de savoir
ce qu'a cru un auteur; à moins qu'on ne fasse une étude
spéciale de son caractère, l'auteur n'intéresse pas
directement, il n'est qu'un intermédiaire pour atteindre
les faits extérieurs rapportés par lui. Le but de la cri-
tique est de déterminer si l'auteur a représenté ces
faits exactement. S'il a donné des renseignements
inexacts, il est indifférent que ce soit par mensonge
ou par erreur : on compliquerait inutilement l'opération
en cherchant à le distinguer. On n'a donc guère occa-
sion de pratiquer séparément la critique de sincérité,
et on peut abréger le travail en réunissant dans un
même questionnaire tous les motifs d'inexactitude.
Mais il sera plus clair d'exposer séparément en deux
séries les questions à se poser.
La première série de questions servira à chercher si
l'on a quelque motif de se défier de la sincérité de
l'alfirmation. On se demande si l'auteur a été dans une
des conditions qui normalement inclinent un homme à
n'être pas sincère. Il faut chercher quelles sont ces
conditions, en général pour l'ensemble d'un document,
140 OPÉRATIONS ANALYTIQURS.
en particulier pour chacune des affirmations. La
réponse est donnée par l'expérience. Tout mensonge,
petit ou grand, a pour cause l'intention particulière de
l'auteur de produire sur son lecteur une impression
particulière. Le questionnaire est ainsi ramené à une
liste des intentions qui en général peuvent entraîner
un auteur à mentir. Voici les cas les plus impor-
tants.
i'^'" cas L'auteur cherche à se procurer un avantage
pratique; il veut tromper le lecteur du document pour
l'engager à un acte ou l'en détourner; il donne sciem-
ment un renseignement faux : on dit alors que l'auteur
a un intérêt à mentir. C'est le cas de la plupart des
actes officiels. Même dans les documents qui n'ont pas
été rédigés pour un motif pratique, toute affirmation
intéressée risque d'être mensongère. Pour déterminer
quelles sont les affirmations suspectes, il faut se
demander quel a pu être le but de l'auteur en général
en écrivant l'ensemble du document, en particulier en
rédigeant chacune des affirmations particulières qui
composent le document. Mais il faut résister à deux
tendances naturelles. — L'une est de chercher quel
intérêt avait l'auteur à mentir, ce qui revient à cher-
cher l'intérêt que nous aurions eu à sa place; il faut
au contraire se demander l'intérêt que lui-même croyait
y avoir et on doit le chercher dans ses goûts et son
idéal. — L'autre tendance est de tenir compte seule-
ment de l'intérêt individuel de l'auteur; il faut prévoir
au contraire que l'auteur a pu donner de faux rensei-
gnements dans un intérêt collectif. C'est une des diffi-
cultés de la critique. Un auteur est membre à la fois
de plusieurs groupes, famille, province, patrie, secte
religieuse, parti politique, classe sociale, dont les
intérêts sont souvent en conflit; il faut savoir démêler
CRITIQUE DE SINCÉRITÉ ET D EXACTITUDE. l'il
le groupe auquel il s'intéressait le plus et pour lequel
il aura travaillé.
2^ caa. L'auteur a été placé dans une situation qpi le
forçait à mentir. Cela arrive toutes les fois qu'ayant
eu besoin de rédiger un document conforme à des
règles ou à des habitudes, il s'est trouvé dans des con-
ditions contraires sur quelque point à ces règles ou
ces habitudes; il lui a fallu alors affirmer qu'il opérait
dans les conditions normales, et par conséquent faire
une déclaration fausse sur tous les points oii il n'était
pas en règle. Dans presque tout procès-verbal il y a
quelque léger mensonge sur le jour ou l'heure, sur le
lieu, sur le nombre ou le nom des assistants. Tous nous
avons assisté, sinon participé, à quelques-unes de ces
petites falsifications. Mais nous l'oublions trop quand
il s'agit de critiquer les documents du passé. Le carac-
tère rtMf//e«//iy«e du document contribue à faire illusion;
instinctivement on prend authentique pour synonyme
de sincère. Les règles rigides imposées pour la rédac-
tion de tout document authentique semblent une garantie
de sincérité; elles sont au contraire une incitation au
mensonge, non sur le fond des faits, mais sur les cir-
constances accessoires. De ce qu'un personnage signe
un acte on peut conclure qu'il l'a consenti, mais non
pas qu'il a été réellement présent à l'heure où l'acte
mentionne sa présence.
3« cas. L'auteur a eu une sympathie ou une antipathie
pour un groupe d'hommes (nation, parti, secte, pro-
vince, ville, famille) ou pour un ensemble de doc-
trines ou d'institutions (religion, philosophie, secte
politique) qui l'a porté à déformer les faits de façon à
donner une idée favorable de ses amis, défavorable
de ses adversaires. Ce sont des dispositions générales
qui agissent sur toutes les affirmations d'un auteur;
142 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
aussi sont-elles très apparentes , au point que les
anciens leur avaient déjà donné des noms [studium et
odium); c'était dès l'antiquité un lieu commun litté-
raire pour les historiens de protester qu'ils avaient
évité l'un et l'autre.
4« cas. L'auteur a été entraîné par la vanité indivi-
duelle ou collective à mentir pour faire valoir sa per-
sonne ou son groupe. lia affirmé ce qu'il croyait de
nature à produire sur le lecteur l'impression que lui
ou les siens possédaient des qualités estimées. Il faut
donc se demander si l'affirmation n'a pas quelque motif
de vanité. Mais il ne faut pas se figurer la vanité de l'au-
teur d'après la nôtre ou celle de nos contemporains. La
vanité n'a pas partout les mêmes objets, il faut donc
chercher à quoi l'auteur mettait sa vanité; il se peut
qu'il mente pour s'attribuer (à lui ou aux siens) des
actes que nous trouverions déshonorants. Charles IX
s'est vanté faussement d'avoir préparé la Saint-Barthé-
lémy. Il y a pourtant un motif de vanité universel,
c'est le désir de paraître tenir un rang élevé et jouer
un rôle important. Il faut donc toujours se défier d'une
affirmation qui attribue à l'auteur ou à son groupe une
place considérable dans le monde '.
5® cas. L'auteur a voulu plaire au public ou du moins
a voulu éviter de le choquer. Il a exprimé les senti-
ments et les idées conformes à la morale ou à la mode
de son public; même quand il en avait personnellement
d'autres, il a déformé les faits de façon à les adapter
aux passions et aux préjugés de son public. Les tvpes
les plus nets de ce genre de mensonge sont les formes
de cérémonial, paroles sacramentelles, déclarations
prescrites par l'étiquette, harangues d'apparat, for-
1. Des exemples frappants du mensonge par vanité remplis-
sent les Economies royales de Sullj- et les Mémoires de ReU.
CRITIQUE DE SINCÉniTÉ ET d'eXACTITUDE. 143
mules de politesse. Les affirmations qu'elles contien-
nent sont si suspectes qu'on n'en peut tirer aucun ren-
seignement sur les faits affirmés. Nous le savons tous
pour les formules contemporaines que nous voyons
employées chaque jour, nous l'oublions souvent dans la
critique des documents, surtout pour les époques où les
documents sont rares. Personne ne songerait à chercher
les vrais sentiments d'un homme dans les assurances
de respect qu'il écrit à la fin de ses lettres. Mais on a
longtemps cru à l'huiiiilité de certains dignitaires ecclé-
siastiques du moyen âge parce que, le jour de leur
élection, ils commençaient par repousser une fonction
dont ils se déclaraient indignes, jusqu'à ce qu'enfin on
s'est avisé |)ar comparaison que ce refus était une simple
forme de convenance. Et il se trouve encore des érudits
pour chercher, comme les Bénédictins du xviii" siècle,
dans les formules de la chancellerie d'un prince, des
renseignements sur sa piété ou sa libéralité '.
Pour reconnaître ces affirmations de convenance il
faut deux études d'ensemble : l'une porte sur l'auteur
pour savoir à quel public il s'adressait, car dans un
même pays il y a d'ordinaire plusieurs publics super-
posés ou juxtaposés qui ont chacun son code de morale
ou de convenance; l'autre porte sur le public pour éta-
blir en quoi consistait sa morale ou sa mode.
1. Fustel de Coulanges lui-mèiiie s'est laissé aller à chercber
dans les formules des inscriptions en l'honneur des empereurs
la preuve que les populations aimaient le régime impérial.
« Qu'on lise les inscriptions, le sentiment qu'elles manifestent
est toujours celui de l'intérêt satisfait et reconnaissant.... Voyez
le recueil d'Orelli. Les expressions qu'on y rencontre le plus
fréquemment sont.... » — Et l'énumération des titres de respect
donnés aux empereurs se termine par cet aphorisme déconcer-
tant : « Ce serait mal connaître la nature humaine que de
croire qu'il n'y eût on tout cela que de l'adulation m. — Ce n'est
même pas de 1 adulation, ce ne sont que des formules.
144 OPERATIONS ANALYTIQUES.
0'^ cas. L'auteur a essayé de plaire au public par des
artifices littéraires, il a déformé les faits pour les
rendre plus beaux, suivant sa conception de la beauté.
' Il faut donc chercher l'idéal de l'auteur ou de son temps
pour se défier des passages déformés suivant cet idéal.
Mais on peut prévoir les genres habituels de déformation
littéraire. — La déformation oratoire consiste à attri-
buer aux personnages des attitudes, des actes, des sen-
timents et surtout des paroles nobles; c'est une disposi-
tion naturelle aux jeunes garçons qui commencent à
pratiquer l'art d'écrire et aux écrivains encore à demi
barbares : c'est le travers commun des chroniqueurs du
moyen âge '. — La df-formation épique embellit le récit
en y ajoutant des détails pittoresques, des discours
tenus par des personnages, des chiffres, parfois même
des noms de personnages ; elle est dangereuse parce que
les détails précis donnent l'illusion de la vérité -. — La
déformation dramatique consiste à grouper les faits
pour en augmenter la puissance dramatique en con-
centrant sur un seul moment ou un seul personnage
ou un seul groupe des faits qui ont été dispersés. C'est
ce qu'on appelle faire « plus vrai que la vérité ». C'est
la déformation la plus dangereuse, celle des historiens
artistes, d'Hérodote, de Tacite, des Italiens de la
Renaissance. — La déformation lyrique exagère les
sentiments et les émotions de l'auteur et de ses amis,
pour les faire paraître plus intenses : on doit en tenir
compte dans les études qui prétendent reconstituer
« la psychologie » d'un personnage.
La déformation littéraire agit peu sur les documents
d'archives (bien qu'on la trouve dans la plupart des
1. Siignr, dans la Vie de Louis VI, est un modèle du genre.
2. Tschudi, Chronicon Heh-clicum, en est un exemple frappant.
CniTIQUE DE SINCERITE ET D EXACTITUDE. l'iS
Charles du xi* siècle); mais elle altère prolondément
tous les textes littéraires, y compris les récits des his-
toriens. Or la tendance naturelle est de croire plus
volontiers les écrivains de talent et d'admettre plus
facilement une affirmation présentée dans une belle
forme. Le critique doit réagir en appliquant cette règle
paradoxale qu'on doit tenir une atlirmation pour sus-
pecte d'autant plus qu'elle est plus intéressante au
point de vue artistique '. Il faut se défier de tout récit
très pittoresque, très dramatique, où les personnages
prennent des attitudes nobles ou manifestent des sen-
timents très intenses.
Cette première série de questions aboutira au
résultat provisoire de discerner les affirmations qui
ont cliance d'être mensongères.
V. La seconde série de questions servira à examiner
s'il y a un motif de se défier de l'exactitude de l'affir-
mation. L'auteur s'est-il trouvé dans une des condi-
tions qui entraînent un homme à se tromper ? — Comme
en matière de sincérité, il faut chercher ces conditions
en général pour l'ensemble du document, en particu-
lier pour chacune des affirmations.
La pratique des sciences constituées nous apprend
les conditions de la connaissance exacte des faits. Il
n'existe qu'un seul procédé scientifique pour connaître
un fait, c'est l'observation; il faut donc que toute affir- /
mation repose, directement ou par intermédiaire, sur j
une observation, et que cette observation ait été faite
correctement.
1. Aristophane et Démosthène sont deux exemples frappants
du pouvoir qu'ont les grands écrivains de paralyser la critique
ut de troubler la connaissance des faits. C'est seulement à la
fin du xix" siècle qu'on a osé s'avouer nettement leur manque de
sincérité.
lu
146 OPERATIONS ANALYTIQUES.
Le questionnaire des inolifs d'erreur peut se dresser
en parlant de l'expérience qui nous montre les cas
les plus habituels d'erreur.
1" cas. L'auteur a été placé de façon à observer le
fait et s'est imaginé l'avoir réellement observé; mais
il en a été empêché par quelque motif intérieur dont
il n'a pas eu conscience, une hallucination, une illu-
sion ou un simple préjugé. 11 est inutile (et il serait
d'ailleurs impossible) de déterminer lequel de ces
motifs a agi; il suffit de reconnaître si l'auteur a été
porté à mal observer. — Il n'est guère possible de
reconnaître qu'une affirmation particulière a été le
résultat d'une hallucination ou d'une illusion. Tout au
plus parvient-on, dans quelques cas extrêmes, à
apprendre, soit par des renseignements, soit par des
comparaisons, qu'un auteur a une propension générale
à ces genres d'erreur.
Il y a plus de chance de reconnaître si une affîrraa-
mation a été le produit d'un préjugé. On trouve dans
la vie ou les œuvres de l'auteur la trace de ses pré-
jugés dominants; on doit pour chaque affirmation par-
ticulière se demander si elle ne provient pas d'une
idée préconçue de l'auteur sur une espèce d'hommes
ou une espèce de faits. Cette recherche se confond en
partie avec la recherche des motifs de mensonge : l'in-
térêt, la vanité, la sympathie ou l'antipathie produisent
des préjugés qui altèrent la vérité de même façon que
le mensonge volontaire. On peut donc s'en tenir aux
questions déjà posées pour reconnaître la sincérité.
Mais il en faut ajouter une. L'auteur, en formulant
une affirmation, n'a-t-il pas été amené à la déformer à
son insu parce qu'il répondait à une question? C'est le
cas de toutes les affirmations obtenues par enquête,
interrogatoire, questionnaire. Même en dehors des cas
CniTlQUE DE SINCERITE ET D EXACTITUDE. 147
OÙ l'interrogé cherche à plaire au questionneur en
répondant ce qu'il croit lui être agréable, toute question
par elle-même suggère la réponse; ou du moins elle
impose la nécessité de faire entrer les faits dans un
cadre tracé d'avance par quelqu'un qui ne les a pas
vus. Il est donc indispensable de soumettre à une cri-
tique spéciale toute affirmation obtenue par interroga-
tion, en se demandant quelle a été la question posée et
quel préjugé elle peut avoir fait naître dans l'esprit de
celui qui a eu à y répondre.
2*^ cas. L'auteur a été mal placé pour observer. La
))ratique des sciences nous enseigne les conditions
d'une observation correcte L'observateur doit être
placé de façon à voir exactement, sans aucun intérêt
pratique, aucun désir d'atteindre un résultat donné,
aucune idée préconçue sur le résultat. 11 doit noter
à l'instant même, avec un système de notation précis ;
il doit indiquer avec précision sa méthode. Ces condi-
tions, exigées dans les sciences d'observation, ne sont
jamais toutes remplies par les auteurs de documents.
Il serait donc inutile de se demander s'il y a eu des
chances d'incorrection ; il y en a toujours (c'est juste-
ment ce qui distingue un document d'une observation).
Il ne reste qu'à chercher les causes évidentes d'erreur
dans les conditions de l'observation : si l'observateur
a été en un lieu d'où il ne pouvait pas bien voir ou en-
tendre (par exemple un subalterne qui prétend raconter
les délibérations secrètes d'un conseil de dignitaires); —
si son attention a été fortement distraite par la nécessité
d'agir (par exemple sur un champ de bataille), ou a été
négligente parce que les faits à observer ne l'intéres-
saient pas; — s'il lui a manqué l'expérience spéciale ou
l'intelligence générale pour comprendre les faits; —
s'il a mal analysé ses impressions et confondu des faits
148 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
différents, Surtout il faut se demander quand il a noté
ce qu'il a vu ou entendu. C'est le point le plus impor-
tant : la seule observation exacte est celle (ju'on rédige
aussitôt après avoir observé; c'est toujours ainsi qu'on
procède dans les sciences constituées; une impression
notée plus tard n'est déjà plus qu'un souvenir, exposé à
s'être mélangé dans la mémoire avec d'autres souvenirs.
Les Mémoires, écrits plusieurs années après les faits,
souvent même à la fin de la carrière de l'auteur, ont intro-
duit dans l'histoire des erreurs innombrables. Il faut se
faire une règle de traiter les Mémoires avec une défiance
spéciale, comme des documents de seconde main,
malgré leur apparence de témoignages contemporains.
3° cas. L'auteur affirme des faits qu'il aurait pu
observer, mais qu'il ne s'est pas donné la peine de
regarder. Par paresse ou négligence, il a donné des ren-
seignements qu'il a imaginés par conjecture, ou même
au hasard, et qui se trouvent être faux. Cette cause
d'erreur, très fréquente, bien qu'on n'y pense guère,
peut être soupçonnée dans tous les cas où l'auteur a
été obligé pour remplir un cadre de se procurer des
renseignements qui l'intéressaient peu. De ce genre
sont les réponses à des questions faites par une auto-
rité (il suffit de voir comment se font de nos jours la
plupart des enquêtes officielles), et les récits détaillés
de cérémonies ou d'actes publics. La tentation est trop
forte de rédiger le récit d'après le programme connu
d'avance ou d'après la procédure habituelle de l'acte.
Que de comptes rendus de séances de tout genre
publiés par des reporters qui n'y ont pas assisté! On
soupçonne, on croit même avoir reconnu, des imagina-
tions analogues chez des chroniqueurs du moyen âge*.
1. Par exemple le récit de l'élection d'Otton V dans \esGesta
Ottonis de Witukind.
CRITIQUE DE SINCERITE ET D EXACTITUDE. 149
I^a règle doit donc être de se défier des récits trop
conformes à des formules.
k" cas. Le fait affirmé est dételle nature qu'il ne peut
pas avoir été connu par l'observation seulement. C'est
un fait caché (par exemple, un secret d'alcôve). C'est
un état interne qu'on ne peut voir, un sentiment, un
motif, une hésitation intérieure. C'est un fait collectif
très étendu ou très durable, par exemple un acte com-
mun à toute une armée, un usage commun à tout un
peuple ou à tout un siècle, un chiffre statistique obtenu
par l'addition de nombi'euses unités. C'est un jugement
d'ensemble sur le caractère d'un homme, d'un groupe,
d'un usage, d'un événement. — Ce sont là des sommes
ou des conséquences d'observations : l'auteur n'a pu
les atteindre qu'indirectement, en partant de données
d'observations élaborées par des opérations logiques,
abstraction, généralisation, raisonnement, calcul. Il
faut donc ici deux questions. L'auteur semble-t-il avoir
opéré sur des données insuffisantes? A-t-il opéré incor-
rectement sur ses données?
Sur les incorrections probables d'un auteur on peut
avoir des renseignements généraux; on peut en exa-
minant son œuvre voir comment il opérait, s'il savait
abstraire, raisonner, généraliser, et quelle espèce d'er-
reurs il commettait. — Pour établir la valeur des
données il faut critiquer chaque affirmation en particu-
lier : on doit se représenter les conditions où se trou-
vait l'auteur et se demander s'il a pu se procurer les
données nécessaires à son affirmation. La précau-
tion est indispensable pour tous les chiffres élevés et
toutes les descriptions des usages d'un peuple; car il y
a chance que l'auteur ait obtenu son chiffre par un
procédé conjectural d'évaluation (cas ordinaire pour le
nombre des combattants ou des morts], ou en réunis-
150 OPERATIONS ANALYTIQUES.
sant des chiffres partiels qui ne sont pas tous exacts;
il y a chance qu'il ait étendu à tout un peuple, à tout
un pays, à toute une période ce qui était vrai rieulement
d'un petit groupe qu'il connaissait'.
VI. Ces deux premières séries de questions sur la
sincérité et l'exactitude des affirmations du document
supposent que l'auteur a observé lui-même le fait.
C'est la condition commune des observations dans
toutes les sciences constituées. Mais en histoire la
pénurie des observations directes, même médiocrement
faites, est si grande qu'on en est réduit à tirer parti de
documents dont ne voudrait aucune autre science *.
Qu'on prenne au hasard un récit, même d'un contem-
porain, on verra que les faits observés par l'auteur ne
forment jamais qu'une partie de l'ensemble. Dans
presque tout document le plus grand nombre des affir-
mations ne viennent pas directement de l'auteur, elles
reproduisent les affirmations d'un autre. Le général,
même en racontant la bataille qu'il vient de diriger,
communique, non pas ses propres ol)servations, mais
celles de ses officiers ; son récit est déjà en grande
partie un « document de seconde main » *.
1. Par exemple les chiffres sur la population, le commerce, la
richesse des pays européens donnés par les ambassadeurs véni-
tiens du XVI* siècle, et les descriptions des usages des Germains
dans la Germanie de Tacite.
2. Il serait intéressant d'examiner ce qui resterait de l'his-
toire romaine ou de l'histoire méroving-ienne si l'on s'en tenait
aux documents qui représentent une observation directe.
3. On voit pourquoi nous n'avons pas défini et étudié à part
le « document de première main ». C'est que la question a été
mal posée par la pratique des historiens. La distinction devrait
porter sur les affirmations, non sur les documents. Ce n'est
pas le document qui est de première, de seconde, ou de troi-
sième main, c'est l'affirmation. Ce qu'on appelle un « document
de première main » est presque toujours composé en partie
d'aflirmations de seconde main sur des faits que l'auteur n'a
Cli ITIQUE DE SINCLHITÉ ET d'EXACTITUDE. 151
Pour faire la critique d'une affirmation de seconde
main, il ne suffit plus d'examiner les conditions où
opérait l'auteur du document : cet auteur n'est plus
qu'un instrument de transmission ; le véritable auteur de
l'affirmation, c'est celui qui lui a fourni le renseigne-
ment. Il faut donc changer le terrain de la critique, se
demander si l'autour du renseignement a opéré correc-
tement; et si celui-là tenait son l'enseignement d'un
autre, — ce qui est le cas le plus fréquent, — il faut
remonter d'intermédiaire en intermédiaire à la pour-
suite du premier qui a lancé dans le monde l'affirma-
tion et se demander s'il a été un observateur correct.
Logiquement cette recherche de l'observateur-source
n'est pas inconcevable; les anciens recueils de tradi-
tions arabes donnent ainsi la chaîne des garants suc-
cessifs d'une tradition. Mais dans la pratique les don-
nées manquent presque toujours pour arriver jusqu'à
l'observateur; l'observation reste anonyme. Alors se
pose une question générale. Comment faire la critique
d'une affirmation anonyme? Il ne s'agit pas seulement
des « documents anon3mes » dont la rédaction d'en-
semble a eu pour auteur un inconnu; la question se
pose même sur un auteur connu pour chacune des affir-
mations dont la source reste inconnue.
La critique opère en se représentant les conditions
de travail de l'auteur; sur une affirmation anonyme elle
n'a presque plus de prise. Il ne lui reste d'autre procédé
que d'examiner les conditions générales, du document.
— On peut examiner s'il y a un caractère commun à
toutes les affirmations du document indiquant qu'elles
pas connus lui-même. On nomme « document de seconde main »
celui qui ne contient rien de première m;dn, par exemple Tile
Lire; mais c'est là une distinction trop grossière pour suffire à
guider la critique des affirmations.
152 OPÉHATIOXS ANALYTIQUES.
proviennent toutes de gens ayant mêmes préjugés ou
mêmes passions : en ce cas la tradition suivie |)ar l'au-
teur est « colorée » ; la tradition d'Hérodote a une
couleur athénienne et une couleur delphique. Il faut
pour chacun des faits de cette tradition se demander
s'il n'a pas été déformé par l'intérêt, la vanité, les pré-
jugés du groupe. — On peut se demander, sans même
considérer l'auteur, s'il y a eu quelque motif de défor-
mation ou au contraire quelque motif d'observer cor-
rectement, commun à tous les hommes du temps ou du
pays où a dû se faire l'observation : par exemple, quels
étaient les procédés d'information et les préjugés des
Grecs sur les Scythes au temps d'Hérodote.
De toutes ces enquêtes générales la plus utile porte
sur la transmission des affirmations anonymes appelée
tradition. Toute affirmation de seconde main n'a de
valeur que dans la mesure où elle reproduit sa source;
tout ce qu'elle y ajoute est une altération et doit être
éliminé; de même toutes les sources intermédiaires
ne valent que comme copies de l'affirmation originale
issue directement d'une observation. La critique a
besoin de savoir si ces transmissions successives
ont conservé ou déformé l'affirmation primitive; sur-
tout si la tradition recueillie par le document a élé
écrite ou orale. L'écriture fixe l'affirmation et en rend
la transmission fidèle; au contraire l'affirmation orale
reste une impression sujette à se déformer dans la
mémoire de l'observateur lui-même, en se mélangeant
à d'autres impressions; en passant oralement par des
intermédiaires elle se déforme à chaque transmission ',
et comme elle se déforme pour des motifs variables, il
1. La déformation est beaucoup moindre pour les impressions
mises dans une forme régulière ou frappante, vers, maximes,
proverbes
CRITIQUE DE SIXCERITK ET D EXACTITUDE. 153
n'estpossible ni d'évaluer ni de redresserla déformation.
La tradition orale est par sa nature une altération
continue; aussi dans les sciences constituées n'accepte-
t-on jamais que la transmission écrite. Les historiens
n'ont pas de motif avouable de procéder autrement,
tout au moins lorsqu'il s'agit d'éfablir un fait parti-
culier. Il faut donc rechercher dans les documents
écrits les affirmations venues par tradition orale pour
les tenir en suspicion. Il est rare qu'on soit renseigné
directement d'une façon sûre, les auteurs qui puisent
dans la tradition orale ne le disent pas volontiers'. Il
ne reste donc qu'un procédé indirect; c'est de constater
qu'il ne peut pas y avoir eu de transmission écrite, il
serait certain alors que le fait n'a pu parvenir à l'au-
teur que par tradition orale. On doit donc se deman-
der : à cette époque et dans ce groupe d'hommes
avait-on l'habitude de mettre par écrit des faits de ce
genre? Si la réponse est négative, c'est que le fait
vient de tradition orale.
La forme la plus frappante de tradition orale est la
légende. Elle se produit dans les groupes d'hommes qui
n'ont pas d'autre moyen de transmission que la parole,
dans les sociétés barbares, ou les classes peu cultivées,
paysans, soldats. C'est alors l'ensemble des faits qui
est transmis oralement et prend la forme légendaire. Il
y a à l'origine de chaque peuple une période légen-
daire : en Grèce, à Rome, chez tous les peuples ger-
maniques et slaves, les souvenirs les plus anciens
1. On est quelquefois averti par la forme de la phrase, lorsque
au milieu de récits détaillés d'origine évidemment légendaire
on rencontre une mention brève et sèche en style annulistique,
visiblement copiée sur un document écrit. C'est ce qui arrive
dans Tite Live (voir IS'itzsch, Die lôniisclie Annalistik,... Leipzig,
1873, in-8), et dans Grégoire de Tours (voir Lœbell, Gregor von
Tours^ Leipzig, 1868, in-8).
154 OPKIIATIONS ANALYTIQUES.
du peuple forment une couche de légendes. Dans
les époques civilisées le peuple continue à avoir sa
légende populaire sur les événements qui le frappent*.
La légende, c'est la tradition exclusivement orale.
Après même qu'un peuple est sorti de la période
légendaire en fixant les faits par récriture, la tradition
orale ne cesse pas; mais son domaine se restreint : elle
se réduit aux laits non enregistrés, soit qu'ils soient
secrets de leur nature, soit qu'on ne prenne pas la
peine de les noter, les actes intimes, les paroles, les
détails des événements. C'est Vanecdoie; on l'a sur-
nommée a la légende des civilisés ». Elle se forme
comme la légende, par des souvenirs confus, des allu-
sions, des interprétations erronées, des imaginations de
toute origine qui se fixent sur quelques personnages
ou quelques événements.
Légendes et anecdo»es ne sont au fond que des
croyances populaires, rapportées arbitrairement à des
personnages historiques; elles font partie du fol/dore,
non de l'histoire ^. 11 faut donc se tenir en garde contre
la tentation de traiter la légende comme un alliage de
faits exacts et d'erreurs, d'où l'on pourrait par analyse
dégager des a parcelles » de vérité historique. La
légende forme un bloc où il y a peut-être quelque par-
1. Les événements qui frappent le peuple et se transmettent
par la légende ne sont pas d ordinaire ceux qui nous paraissent
les plus importants. — Les héros des chansons de gestes sont à
peine connus historiquement. — Les chants épiques bretons se
rapportent, non aux grands événements historiques, comme
l'avait fait croire le recueil de la Villemarqué, mais à d'obscurs
épisodes locaux. Il en est de même des sagas Scandinaves ; elles
se rapportent pour la plupart à des querelles entre des villageois
dislande ou des Orcades.
2. La théorie de la légende est une des parties les plis
avancées de la critique. E. Bcrnheim (o. c, p. 380-90) la résume
bien et en donne la bibliographie.
CRrriQLL DE SINCLUni: ET D EXACTITUDE. 1J5
celle de vérité, et qu'on peut raême analyser en ses
éléments; mais on n'a aucun moyen de discerner s'ils
viennent de la réalité ou de l'imagination. C'est, suivant
l'expression de Niebuhr, « un mirage produit par un objet
invisible, suivant une loi de réfraction inconnue ».
Le procédé d'analyse le plus naïf consiste à rejeter
dans le récit légendaire les détails qui paraissent
impossibles, miraculeux, contradictoires ou absurdes,
et à conserver comme historique le résidu raison-
nable. C'est ainsi que les protestants rationalistes ont
traité les récils bibliques au xviii* siècle. Autant vau-
drait amputer le merveilleux d'un conte de fées, sup-
primer le Chat botté pour faire du marquis de Carabas
un personnage historique. — Une méthode plus raf-
finée, mais non moins dangereuse, consiste à comparer
les diverses légendes pour en tirer le fond historique
commun. — Grote ', à propos de la tradhion grecque,
a démontré l'impossibilité de tirer de la légende, par
quelque procédé que ce soit, aucun renseignement sùr^
11 faut se résigner à traiter la légende comme le pro-
duit de l'imagination d'un peuple; on peut y chercher
les conceptions du peu|)le, non les faits extérieurs
auxquels il a assisté. Ainsi la règle doit être de rejeter
toute affirmation d'origine légendaire; ©t il ne s'agit
pas seulement des récits de forme légendaire: un récit
d'apparence historique fabriqué avec les données de la
légende, comme les premiers chapitres de Thucydide,
doit être écarté aussi.
En cas de transmission écrite il reste à chercher
1. Histoire de la Grèce, trad. fr., t. II. On peut comparer Renan,
Histoire du peuple d'Israël, t. I, Paris, 1887, iii-8. Introduction.
2. Cela n'a pas empêché Xiebuhr de faire avec la légende
romaine sur la lutte entre patriciens et plébéiens une construc-
tion qu'il a fallu démolir, ni Curtius, vingt ans après Grote, de
chercher des faits historiques dans la légende grecque.
156 oi>i:rations analytiques.
si l'auteur a reproduit sa source sans l'altérer. Cette
rcclicrclie rentre dans la critique des sources*, dans
la mesure où on peut comparer les textes. Mais quand
la source a disparu, la critique interne reste seule
possible. — Il faut se demander d'abord si l'auteur
a pu avoir des informations exactes, sinon son affir-
mation est sans valeur. — Puis il faut chercher, en
o-énéral, s'il avait l'habitude d'altérer ses sources et
dans quel sens; en particulier, pour chacune de ses
affirmations de seconde main, si elle paraît une repro-
duction exacte ou un arrangement. On le reconnaît à
la forme : un morceau d'un style étranger qui détonne
dans l'ensemble est un fragment d'un document anté-
rieur ; plus la reproduction est servile, plus le morceau
est précieux, car il ne peut contenir de renseignements
exacts que ceux qui étaient déjà dans sa source.
VII. Malgré toutes ces recherches la critique ne
parvient jamais à reconstituer l'état civil de tous les
renseignements de façon à dire par qui chaque fait
a été observé, ni même par qui il a été noté. La con-
clusion, dans la plupart des cas, c'est que l'affirmation
reste anonyme.
Nous voilà donc en présence d'un fait observé on
ne sait par qui ni comment, et noté on ne sait quand ni
comment. Aucune autre science n'accepte de faits dans
ces conditions, sans contrôle possible, avec des
chances d'erreur incalculables. Mais l'histoire peut en
tirer parti parce qu'elle n'a pas besoin, comme les
autres sciences, d'atteindre des faits difficiles à cons-
tater.
La notion de fait, quand on la précise, se ramène à
un jugement d'affirmation sur la réalité extérieure. Les
1. Voir ci-dessus, p. 72 et suiv.
CRITIQUE DE SINCÉRITÉ ET d'eXACTITUDE. 157
opérations par lesquelles on aboutit à cette affirmation
sont plus ou moins difficiles et les chances d'erreurs
plus ou moins grandes suivant la nature des réalités
à constater et le degré de précision qu'on veut mettre
dans la formule. La chimie et la biologie ont besoin
de saisir des faits délicats, des mouvements rapides,
des états passagers, et de les mesurer en chiffres
précis. L'histoire peut opérer sur des faits beau-
coup plus grossiers, très durables ou très étendus
(l'existence d'un usage, d'un homme, d'un groupe,
même d'un peuplej, exprimés grossièrement par des
mots vagues sans mesure précise. Pour ces faits beau-
coup plus faciles à observer elle peut être beaucoup
moins exigeante sur les conditions d'observation. Elle
compense l'imperfection de ses procédés d'information
par son aptitude k se contenter d'informations faciles
à prendre.
Les documents ne fournissent guère que des faits mal
constatés, sujets à des chances multiples de mensonge
ou d'erreur. Mais il y a des faits pour lesquels il e^'st
très difficile de mentir ou de se tromper. — La der-
nière série des questions que doit se jioser la critique
a pour but de discerner, d'après la naiure des faits, ceux
qui, étant très peu exposés aux chances d'altération,
sont très probablement exacts. On connaît en général
les espèces de faits qui sont dans ces condiiions'favora-
bles, on peut donc dresser un questionnaire général;
on l'appliquera à chaque fait particulier du document
en se demandant s'il rentre dans un des cas prévus.
i" cas. Le fait est de nature à rendre le men-
songe improbable. On ment pour produire une impres-
sion, on n'a plus de raisons de mentir sur un point
où on croit toute impression mensongère inutile ou
tout mensonge inefficace. Pour reconnaître si l'auteur
158 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
s'est trouvé dans ce cas on a plusieurs questions à
poser.
1° Le fait affirmé va-t-il évidemment à l'encontre
de l'effet que l'auteur voulait produire? est-il con-
traire à l'intérêt, à la vanité, aux sentiinents, aux goûts
littéraires de l'auteur ou de son groupe? ou à l'opi-
nion qu'il cherchait à ménager? La sincérilé devient
alors probable. Mais ce critérium est d'un manie-
ment dangereux; on en a abusé souvent, de deux façons.
On prend pour un aveu ce qui a été une vantardise
(Charles IX déclarant qu'il a préparé la Saint-Bar-
théleray). Ou bien on croit sans examen un Athénien
qui jjarle mal des Athéniens, un protestant qui accuse
d'autres protestants. Or l'auteur peut avoir eu de son
intérêt ou de son honneur une toute autre idée que
nous '; ou bien il peut avoir voulu calomnier des com-
patriotes d'un autre parti ou des coreligionnaires d'une
autre secte que lui. Il faudrait donc restreindre ce
critérium aux cas où l'on sait exactement Veffet que
l'auteur a cru utile de produire et le groupe auquel il
s'est intéressé.
2° Le fait affirmé était-il si évidemment connu du
public que l'auteur, même tenté de mentir, aurait
été arrêté par la certitude d'être découvert? C'est
le cas des faits faciles à vérifier, des faits matériels
])roches dans le temps et l'espace, étendus et durables;
surtout si le public avait un intérêt à les contrôler.
Mais la crainte du contrôle n'est qu un frein inter-
mittent, contrarié par l'intérêt sur tous les points
où l'auteur a un motif de tromper; elle agit inégale-
ment sur les esprits, fortement sur les hommes
cultivés et calmes qui se représentent clairement leur
1. Voir ei-dessus, p. 140.
CUITIQUE DE SINCÉniTÉ ET d'eXACTITUDE. 150
public, faiblement dans les âges barbares et sur les
gens passionnés 1, Il faut donc restreindre ce crité-
rium aux cas où l'on sait comment l'auteur s'est
représenté son public et s'il a eu le sang-fi'oid d'en
tenir compte.
3° Le fait affirmé était-il indifférent à l'auteur, au
point qu'il n'ait eu aucune tentation de le déformer?
C'est le cas des faits généraux, usages, institutions,
objets, personnages, que l'auteur mentionne incidem-
ment. Un récit, même mensonger, ne peut pas se
composer exclusivement de mensonges ; l'auteur, pour
localiser ses faits, a besoin de les entourer de circon-
stances exactes. Ces faits ne l'intéressaient pas, tout
le monde de son temps les connaissait. Mais pour
nous ils sont instructifs et ils sont sûrs, car l'auteur
n'a pas chercbé à nous tromper.
2'^ cas. Le fait est de nature à rendre l'erreur impro-
bable. Si nombreuses que soient les chances d'erreur il
y a des faits si « gros » qu'il est difficile de les voir de
travers. 11 faut donc se demander si le fait était facile
à constater : 1° A-t-il duré très longtemps, de façon
qu'on l'ait vu souvent (par exemple un monument, un
homme, un usage, un événement de longue durée)? —
2" A-t-il été très étendu, de façon que beaucoup de gens
l'aient vu (une bataille, une guerre, l'usage de tout
un peuple)? — 3° Est-il exprimé en termes si généraux
qu'une observation su|)erficielle ait suffi pour le saisir
(l'existence en général d'un homme, d'une ville, d'un
peuple, d'un usage) ? Ce sont ces faits grossiers qui
forment la partie solide de la connaissance historique.
1. On dit souvent ; « L'auteur n'aurait pas osé écrire cela si
ce n'était pas vrai ». Ce raisonnement n'est pas applicable aux
sociétés peu civilisées. Louis VII a osé écrire que Jean sans Terre
avait été condamné par le jugement de ses pairs.
160 OPERATIONS ANALYTIQUES.
3'^ cas. Le fait est de nature à n'avoir pu être affirmé
que s'il était exact. Un homme n'affirme avoir vu ou
entendu un fait inattendu et contraire à ses habitudes
que s'il a été contraint de l'admettre sous la pression
de l'observation. Un fait qui paraît très invraisemblable
à celui qui le rapporte a plus de chances d'être exact.
On doit donc se demander si le fait affirmé était en
contradiction avec les autres notions qui garnissaient
l'esprit de l'auteur, si c'est un phénomène d'une espèce
inconnue à l'auteur, un acte ou un usage qui lui paraît
inintelligible, si c'est une parole dont la portée dépasse
son intelligence (comme les paroles du Christ dans
les Evangiles ou les réponses de Jeanne d'Arc dans les
interrogatoires de son procès). — Mais il faut se tenir
en garde contre la tendance à juger les notions de
l'auteur d'après les nôtres : quand des hommes habi-
tués à croire au merveilleux parlent de monstres, de
miracles, de sorciers, ce ne sont pas pour eux des fails
inattendus, et le critérium ne s'applique pas.
VIII, Nous voici enfin au bout de cette description
des opérations critiques; elle a été longue parce qu'il
a fallu décrire l'une après l'autre des opérations qui
dans la pratique se font toutes ensemble. Voici main-
tenant comment on procède, en fait.
Si le texte est d'une interprétation contestable l'exa-
men se partage en deux actes : le premier acte consiste
à lire le texte pour en fixer le sens avant de chercher
à en tirer aucun renseignement; l'étude critique des
faits contenus dans le document forme le second acte.
Pour les documents dont le sens est évident, — réserve
faite des passages de sens discutable qu'on doit étudier
à part, — on peut dès la première lecture procéder à
l'examen critique.
On commence par réunir les renseignements gêné'
CRITIQUE DE SINCLIUTE ET D EXACTITUDE. 161
raiix sur le document et sur l'auteur, avec la préoccu-
pation de chercher les conditions qui ont pu agir sur la
production du document : l'époque, le lieu, le but, les
péripéties de la composition, — la condition sociale, la
patrie, le parti, la secte ou la famille, les intérêts, les
passions, les préjugés, les habitudes de langue, les pro-
cédés de travail, les moyens d'inrGr:na!i:,n,la culture, les
facultés ou les défauts d'esprit de l'auteur, — la nature
et la forme de la transmission des faits. Tous ces ren-
seignements, on les trouve préparés par la critique de
provenance; on les rassemble en suivant mentalement
son questionnaire critique général; mais on doit se les
assimiler d'avance, car on aura besoin de les avoir
présents à l'esprit pendant toute la durée des opéra-
tions.
Ainsi préparé, on aborde le document. A mesure
qu'on le lit, on analyse mentalement, détruisant toutes
les combinaisons de l'auteur, écartant toutes ses
formes littéraires, pour arriver au fait que l'on doit se
formuler en langue simple et précise. On s'affran-
chit par là du respect artistique et de la soumission
aux idées de l'auteur, qui rendraient la critique impos-
sible.
Le document ainsi analysé se résout en une longue
suite de conceptions de l'auteur et d'affirmations sur
les faits.
Sur chacun'e des affirmations on se demande s'il y a
eu des chances de mensonge ou d'erreur ou des chances
exceptionnelles de sincérité ou d'exactitude, en sui-
vant le questionnaire o'itique dressé pour les cas par-
ticuliers. Ce questionnaire, on doit l'avoir toujours
présent à l'esprit. 11 paraîtra d'abord encombrant, peut-
être même pédantesque; mais comme on rap]>liquera
plus de ceut fois sur une seule page de document, il
11
162 OPEnATIONS ANALYTIQUES.
finira par devenir inconscient; en lisant un texte, tous
les motifs de défiance ou de confiance apparaîtront d'un
seul coup, réunis en une impression totale.
Alors, l'anahse et les questions critiques étant deve-
nues instinctives, on aura acquis pour toujours cette
allure d'esprit méthodiquement analytique, défiante et
irrespectueuse qu'on appelle souvent d'un terme mys-
tique « le sens critique », et qui est seulement Y habi-
tude inconsciente de la critique.
CHAPITRE VIII
DÉTERMINATION DES FAITS PARTICULIERS
L'analyse critique aboutit seulement à constater des
conceptions et des affirmations , accompagnées de
remarques sur la jirobabilité de l'exactitude des faits
affirmés. Il reste à examiner comment on peut en tirer
les faits historiques particuliers avec lesquels doit se
construire la science. Conceptions et affirmations sont
deux espèces de résultats qu'il faut traiter par deux
méthodes différentes.
I. Toute conception exprimée soit dans un écrit, soit
par une représentation figurée, est un fait certain,
définitivement acquis. Si la conception est exprimée
c'est qu'elle a été conçue (sinon par l'auteur qui peut-
être reproduit une formule sans la comprendre, au
moins par le créateur de la formule). Un seul cas
suffit pour apprendre l'existence de la conception, un
seul document suffit pour la prouver. L'analyse et l'in-
terprétation suffisent donc pour dresser l'inventaire
des faits qui forment la matière des histoires des arts,
des sciences, des doctrines*. — La critique externe
1. Voir plus haut, p. 128. — De même les faits particuliers
dont se composent les histoires des formes (paléographie, lin-
guistique) s'établissent directement par 1 analyse du document.
164 OPERATIONS ANALYTIQUES.
est chargée de localiser ces faits, en déterminant
l'époque, le pays, l'auteur de chaque conception. —
La durée, l'étendue géographique, l'origine, la filiatioa
des conceptions sont l'affaire de la synthèse historique.
La critique interne n'a pas de place ici; le fait se tire
directement du document.
On peut avancer encore d'un pas. Les conceptions
par elles-mêmes ne sont que des faits psychologiques;
mais l'imagination ne crée pas ses objets, elle en prend
les éléments dans la réalité. Les descriptions de faits
imaginaires sont construites avec les faits extérieurs
que l'auteur a vus autour de lui. On peut chercher à
dégager ces matériaux de connaissance. Pour les pé-
riodes et les espèces de faits sur lesquelles les docu-
ments sont rares, pour l'antiquité, pour les usages de
la vie privée, on a tenté d'utiliser les œuvres littérai-
res, poèmes épiques, romans, pièces de théâtre '. Le
procédé n'est pas illégitime, mais à condition de le
limiter par plusieurs restrictions qu'on est très porté à
oublier.
1" 11 ne s'applique pas aux faits sociaux intérieurs,
à la morale, à l'idéal artistique; la conception morale
ou esthétique d'un document exprime tout au plus
l'idéal personnel de l'auteur; on n'a pas le droit d'en
conclure la morale ou le goût esthétique de son temps.
II faut au moins attendre d'avoir comparé différents
auteurs du même temps.
2" La description même de faits matériels peut être
une combinaison personnelle de l'auteur créée dans
1. La Grèce primitive a été étudiée dans les poèmes homé-
riques.—La vie privée au moyen âge a été reconstituée surtout
d'ajiros les chansons de gestes (voir Ch.-V. Langlois, les Tra-
vaux sur l'histoire de la société française au nioi/cii âge d'après
les sources littéraires, dans la Revue historique, mars-avril 1897).
DETERMINATION DES FAITS PARTICULIERS. 165
son imagination, les cléments seuls en sont sûrement
réels; on ne peut donc affirmer que l'existence séparée
des éléments irréductibles, forme, matière, couleur,
nombre. Quand le poète parle de portes d'or ou de
boucliers d'argent, il n'est pas sûr qu'il ait existé des
portes en or ou des boucliers en argent; mais seule-
ment qu'il existait des portes, des boucliers, de l'or et
de l'argent. 11 faut donc descendre dans l'analyse jus-
qu'à l'élément que l'auteur a forcément pris dans l'expé-
rience (les objets, leur destination, les actes usuels).
3" La conception d'un objet ou d'un acte prouve
qu'il existait, mais non qu'il fût fréquent; c'est peut-
être un objet ou un acte unique ou du moins restreint
à un très petit cercle; les poètes et les romanciers
prennent volontiers leurs modèles dans un monde
exceptionnel.
4° Les faits connus par ce procédé ne sont localisés
ni dans le temps ni dans le lieu : l'auteur peut les avoir
pris dans un autre temps et un autre pays que le sien.
Toutes ces restrictions peuvent se résumer ainsi :
avant de tirer d'une œuvre littéraire un renseignement
sur la société où a vécu l'auteur, se demander ce que
vaudrait pour la connaissance de nos mœurs le rensei-
gnement de même nature tiré d'un de nos romans con-
temporains.
Comme les conceptions, les faits extérieurs ainsi
obtenus peuvent s'établir par un seul document. Mais
ils restent si restreints et si mal localisés que pour en
tirer parti il faut attendre de les avoir rapprochés
d'autres faits semblables; ce qui est l'œuvre de la
synthèse.
On peut assimiler aux faits résultant des conceptions
les faits extérieurs indifférents et très grossiers que
l'auteur a exprimés presque sans y penser. On n'a
166 OPERATIONS ANALYTIQUES.
pas logiquement le droit de les déclarer certains, car
on voit des hommes qui se trompent même sur des
faits grossiers, ou qui mentent même sur des faits
indifférents. Mais ces cas sont si rares qu'on court peu
de risque à admettre comme certains les faits de ce
genre établis par un seul document; et c'est ce qu'on
fait en pratique pour les époques mal connues. On
décrit les institutions des Gaulois ou des Germains
d'après le texte unique de César ou de Tacite. Ces
faits si faciles à constater ont dû s'imposer aux auteurs
de descriptions comme les réalités s'imposent aux poètes.
II. Au contraire l'affirmation d'un document sur un
fait extérieur ^ ne peut jamais suffire à établir ce fait.
Il y a trop de chances de mensonge ou d'erreur, et les
conditions où l'affirmation s'est produite sont trop mal
connues pour qu'on soit sûr qu'elle a échappé à toutes
ces chances. L'examen critique ne donne donc pas de
solutions définitives; indispensable pour éviter des
erreurs, il ne conduit pas jusqu'à la vérité.
La critique ne peut prouver aucun fait, elle ne
fournit que des probabilités. Elle n'aboutit qu'à décom-
poser les documents en affirmations munies chacune
d'une étiquette sur sa valeur probable : affirmation
sans valeur, affirmation suspecte (fortement ou faible-
ment), affirmation probable ou très probable, affirma-
tion de valeur inconnue.
De toutes ces espèces de résultats une seule est défi-
nitive : l'affirmation d'un auteur qui n'a pas pu être
renseigné sur le fait qu'il affirme est nulle, on doit la
rejeter comme on rejette un document apocryphe ^.
1. On appelle ici fait extérieur — en opposition avec la
conception (qui est un fait interne) — tout fait qui se passe
dans la réalité objective.
2. La plupax't des historiens attendent pour rejeter une légende
DÉTERMINATION DliS FAITS PARTICULIERS. 167
Mais la critique ne fait ici que détruire des renseigne-
ments illusoires, elle n'en fournit pas de certains. Les
seuls résultats fermes de la critique sont des résultats
négatifs. — Tous les résultats positifs restent douteux,
ils se ramènent à dire : « Il y a des chances pour ou contre
la vérité de cette affirmation ». Mais ce ne sont que des
chances : une affirmation suspecte peut être exacte, une
affirmation probable peut être fausse, on en voit sans
cesse des exemples, et nous ne connaissons jamais
assez complètement les conditions de l'observation
pour savoir si elle a été bien faite.
Pour arriver à un résultat définitif il faut une der-
nière opération. Au sortir de la critique les affirma-
tions se présentent comme probables ou improbables.
Mais les plus probables même, prises isolément, reste-
raient de simples probabilités : le pas décisif qui doit les
transformer en une proposition scientifique, on n'a pas
le droit de le faire; une proposition scientifique est
une affirmation indiscutable, et celles-ci ne le sont pas.
— Kn toute science d'observation c'est un principe uni-
versel qu'on n'arrive pas à une conclusion scientifique
par une observation unique : on attend, pour affirmer
une i)roposition, d'avoir constaté le fait par plusieurs
observations indépendantes. L'histoire, avec ses pro-
cédés si imparfaits d'information, a moins que toute
autre science le droit de se soustraire à ce principe. Une
affirmation historique n'est, dans le cas le plus favo-
rable, qu'une observation médiocrement faite; elle a
besoin d'être confirmée par d'autres observations.
qu'on en ait démontré la fausseté, et si, par hasard, il ne s'est
pas conservé de documents en contradiction avec elle, ils l'ad-
mettent provisoirement; c'est ce qu'on fait encore pour les cinq
premiers siècles de Rome. Ce procédé, malheureusement encoïc
général, contribue à empêcher l'histoire de se constituer en
science.
168 OPERATIONS ANALYTIQUES.
Toute science se constitue en rapprochant plusieurs
observations : les faits scientifiques sont les points
sur lesquels concordent des observations différentes *.
Chaque observation est sujette à des chances d'erreur
qu'on ne peut pas éliminer entièrement; mais si plu-
sieurs observations s'accordent, il n'est guère possible
que ce soit en commettant la même erreur; la raison
la plus probable de la concordance c'est que les obser-
vateurs ont vu la même réalité et l'ont tous décrite
exactement. Les erreurs personnelles tendent à diver-
ger, ce sont les observations exactes qui concordent.
Appliqué à l'histoire, ce principe conduit à une
dernière série d'opérations, intermédiaire entre la
critique purement analytique et les opérations de
synthèse : la comparaison des affirmations.
On commence par classer les résultats de l'analyse
critique, de façon à réunir les affirmations sur un
même fait. Matériellement l'opération est facilitée par
le procédé des fiches (soit qu'on ait noté chaque affir-
mation sur une fiche, soit qu'on ait créé pour chaque
fait une fiche seulement, sur laquelle on aura noté les
différentes affirmations à mesure qu'on les rencontrait).
Le rapprochement fait apparaître l'état de nos connais-
sances sur le fait; la conclusion définitive dépend du
rapport entre les affirmations. Il faut donc étudier
séparément les cas qui peuvent se présenter.
III. Le plus souvent, sauf en histoire contemporaine,
sur un fait les documents nous fournissent une seule
affirmation. Toutes les autres sciences en pareil cas
1. Pour la justification log-iquc de ce principe en histoire,
voir Ch. Seig'nobos, Rei'ue philosophique, jaillel-aoùt 1887. — La
certilude scientifique complète n'est produite que par la con-
cordance entre des observations obtenues par des méthodes
difl'ércntcs; elle se trouve au point de croisement de deux voies
différentes de recherches.
DÉTERMINATION DES FAITS PAnTICULIERS. 169
suivent une règle invariable : une observation isolée
n'entre pas dans la science, on la cite (avec le nom de
l'observateur), mais sans conclure. Les historiens n'ont
aucun motif avouable de procéder autrement. Quand
ils n'ont pour établir un fait que l'affirmation d'un
seul homme, si honnête qu'il soit, ils devraient, non
pas affirmer le fait, mais seulement, comme font les
naturalistes, mentionner le renseignement (Thucydide
affirme, César dit que) : c'est tout ce qu'ils ont le droit
d'assurer. En fait, tous ont gardé l'habitude, comme au
moyen âge, d'affirmer d'après Y autorité de Thucydide
ou de César; beaucoup poussent la naïveté jusqu'à le
dire en propres termes. Ainsi livrés sans frein scienti-
fique à la crédulité naturelle, les historiens en arrivent
à admettre, sur la présomption insuffisante d'un docu-
ment unique, toute affirmation qui se trouve n'être
pas contredite par un autre document. De là celte
conséquence absurde que l'histoire est plus affirmative
et semble mieux constituée dans les périodes inconnues
dont il ne reste qu'un seul écrivain que pour les faits
connus par des milliers de documents contradictoires.
Les guerres médiques connues par le seul Hérodote,
les aventures de Frédégonde racontées par le seul Gré-
goire de Tours sont moins sujettes à discussion que les
événements de la Révolution, décrits par des centaines
de contemporains. — Pour tirer l'histoire de cette
condition honteuse, il faut une révolution dans l'esprit
des historiens.
IV. Lorsqu'on a sur le même fait plusieurs affirma-
tions, il arrive ou qu'elles se contredisent ou qu'elles
concordent. — Pour être certain qu'elles se contredi-
sent réellement il faut s'assurer qu'elles portent bien
sur le même fait : deux affirmations en apparence con-
tradictoires peuvent n'èli'e que parallèles; elles peu-
170 Ol'CnATIONS ANALYTIQUES.
vent ne pas porter exactement sur les mêmes moments,
les mêmes lieux, les mêmes personnes, les mêmes épi-
sodes d'un événement, et elles peuvent être exactes
toutes deux*. Il n'en faut pas conclure pourtant qu'elles
se confirment; chacune rentre dans la catégorie des
affirmations uniques.
Si la contradiction est véritable, c'est que l'une des
deux affirmations au moins est fausse. Une tendance
naturelle à la conciliation pousse alors à chercher un
compromis, à prendre un moyen terme. Cet esprit
conciliant est l'opposé de l'esprit scientifique. Si l'un
dit 2 et 2 font 4, l'autre 2 et 2 font 5, on ne doit j)as
dire 2 et 2 font 4 1/2; on doit examiner lequel des
deux a raison. C'est l'office de la critique. Presque
toujours, de ces affirmations contradictoires une au
moins est suspecte ; il faut l'écarter si l'autre, en conflit
avec elle, est très probable. Si l'autre est suspecte
aussi, on doit s'abstenir de conclure; de même, si plu-
sieurs affirmations suspectes concordent contre une
seule non suspecte ^.
V. Quand plusieurs affirmations concordent il faut
encore résister à la tendance naturelle à croire que le fa.t
est démontré. Le premier mouvement est de compter
tout document pour une source de renseignement. On
sait bien dans la vie réelle que les hommes sont sujets
à se copier les uns les autres, qu'un seul récit sert
souvent à plusieurs narrateurs, qu'il arrive à plusieurs
1. Ce cas est étudié avec un bon exemple par Bernheim,
o. c, p. 421.
2. 11 est à peine besoin de mettre en garde contre le procédé
enfantin qui consiste à compter le nombre des documents dans
chaque sens pour décider à la majorité; l'affirmation d'un seul
auteur, renseigné sur un fait, est évidemment supérieure à cent
affirmations de gens qui n'en savent rien. La règle est formulée
depuis longtemps : Non numerentur, sed pondtrentur.
DI- lERMIXATION DES FAITS PAnxiCULIERS. 171
journaux de publier la même correspondance, à plu-
sieurs reporters de s'entendre pour laisser faire un
compte rendu à un seul d'entre eux. On a alors plu-
sieurs documents, on a même plusieurs affirmations,
mais a-t-on autant d'observations? Evidemment non.
Une affirmation qui en reproduit une autre ne constitue
pas une observation nouvelle, et quand même une
observation serait reproduite par cent auteurs difle-
rents, ces cent copies ne représenteraient encore qu'une
seule observation. Les compter pour cent équivaudrait
à compter pour cent documents cent exemplaires impri-
més d'un même livre. Mais le respect des « documents
bistoriques » est parfois plus fort que l'évidence. La
même affirmation rédigée dans plusieurs documents
séparés, par des auteurs différents, donne l'illusion
de plusieurs affirmations; un même fait relaté dans
dix documents différents paraît aussitôt établi par dix
observations concordantes. Il faut se défier de cette
impression. Une concordance n'est concluante qu'au-
tant que les affirmations concordantes expriment des
observations indépendantes l'une de l'autre. Avant de
tirer aucune conclusion d'une concordance on doit exa-
miner si elle est une concordance entre des observa-
tions indépendantes ; ce qui comporte deux opérations.
1» On commence par chercher si les affirmations
sont indépendantes, ou ne sont que des reproductions
d'une même observation unique. Ce travail est en
partie l'œuvre de la critique externe des sources ^ ; mais
la critique des sources n'étudie que les rapports entre
les documents écrits, elle s'arrête après avoir établi
quels passages un auteur a empruntés à d'autres
auteurs. Les passages empruntés sont à écarter sans
1. Cf. ci-dessus, p. 73.
172 OPÉRATIONS ANALYTIQUES.
discussion. Mais il reste à faire le même travail sur les
affirmations qui n'ont ])as pris de forme écrite. On doit
comparer les affirmations sur le même fait pour cher-
cher si elles proviennent d'observateurs différents ou
du moins d'observations différentes.
Le principe est analogue à celui de la critique de
sources. Les détails d'un fait social sont si multiples
et il y a tant de façons différentes de voir le môme
fait que deux observateurs indépendants n'ont aucune
chance de se rencontrer sur tous les points; quand
deux affirmations présentent les mêmes détails dans le
même ordre c'est qu'elles dérivent d'une observation
commune; les observations différentes divergent tou-
jours sur quelques points. Souvent on peut tirer parti
d'un principe a priori : si le fait était de nature à
n'avoir pu être observé ou rapporté que par un seul
observateur, c'est que toutes les sources dérivent de
cette observation unique. Ces principes* permettent de
reconnaître beaucoup de cas d'observations différentes
et plus encore de cas d'observations reproduites.
Il reste des cas douteux en grand nombre. La ten-
dance naturelle est de les compter comme indépendants.
C'est l'inverse qui serait scientifiquement correct : tant
que l'indépendance des affirmations n'est pas prouvée,
on n'a pas le droit d'admettre que leur concordance
soit concluante.
C'est seulement après avoir établi le rapport entre
les affirmations qu'on peut compter les affirmations
vraiment différentes et examiner si elles concordent.
Ici encore il faut se défier du premier mouvement : la
1. Il n'est guère possible d'étudier ici les difficultés spéciales
d'application : quand l'auteur, cherchant à dissimuler son em-
prunt, a introduit des diirérences pour dérouter le public; quand
l'auteur a combiné des détails provenant de deux observations.
DETERMINATION DES FAITS PARTICULIERS. 173
concordance vraiment concluante n'est pas, comme
on l'imaginerait naturellement, une ressemblance com-
plète entre deux récits, c'est un croisement entre
deux récits didérents qui ne se ressemblent qu'en
quelques points. La tendance naturelle est de regarder
la concordance comme une confirmation d'autant plus
probante qu'elle est plus complète ; il faut au contraii e
adopter la règle paradoxale que la concordance prouve
davantage quand elle est limitée à un petit nombre de
points. Ce sont les points de concordance de ces affir-
mations divergentes qui constituent les faits histori-
ques scientifiquement établis.
2'^ Avant de conclure il reste à s'assurer si les obser-
vations différentes du même fait sont pleinement indé-
pendantes; car elles peuvent avoir agi l'une sur l'autre
au point que la première ait déterminé les suivantes,
et alors leur concordance ne serait plus concluante. Il
faut prendre garde ^ux cas suivants :
P^ cas. Les observations différentes ont été faites
j)ar le même auteur, qui les a consignées, soit dans un
même document, soit dans des documents différents;
il faut alors des raisons spéciales pour admettre que
l'auteur a vraiment refait les observations et ne s'est
pas borné à répéter une observation unique.
2" cas. Il y a eu plusieurs observateurs, mais ils ont
chargé l'un d'eux de rédiger un document unique : c'est
le cas des procès-verbaux d'assemblées; il faut s'assu-
rer si le document représente seulement l'affirmation du
rédacteur ou si les autres observateurs ont contrôlé sa
rédaction.
.'j" cas. Plusieurs observateurs ont rédigé leur obser-
tioii dans des documents différents, mais dans des
conditions semblables; il faut appliquer le question-
naire critique pour chercher si tous n'ont pas subi les
174 OPKRATÏONS AXALYTIQUF.S.
mêmes causes de mensonge ou d'erreur (même intérêt,
ou même vanité, ou mêmes préjugés, etc.).
Il n'y a de sûrement indépendantes que les observa-
tions contenues dans des documents différents, issus
d'auteurs différents, appartenant à des groupes diffé-
rents, opérant dans des conditions différentes. C'est
dire que les cas de concordance pleinement concluante
sont rares, sauf dans les périodes modernes.
La possibilité de prouver un fait historique dépend
du nombre de documents indépendants conservés sur
ce fait, et il dépend du hasard que les documents se
soient conservés; ainsi s'explique la part du hasard
dans la constitution de l'histoire.
Les faits qu'il est possible d'établir sont surtout des
faits étendus et durables (appelés parfois faits géné-
raux), usages, doctrines, institutions, grands événe-
ments; ils ont été plus faciles à observer et sont plus
faciles à prouver. Pourtant la méthode historique n'est
pas par elle-même impuissante à établir des faits courts
et limités (ce qu'on appelle {àits particuliers), une parole,
un acte d'un moment. Il suffit que plusieurs person-
nages aient assisté au fait, l'aient noté et que leurs
écrits nous soient parvenus. On sait la phrase que
Luther a prononcée à la Diète de Worms; on sait qu'il
n'a pas dit ce que lui attribue la tradition. Ce concours
de conditions favorables devient de plus en plus fré-
quent avec l'organisation des journaux, des sténogra-
phes et des dépôts de documents.
Pour l'antiquité et le moyen âge la connaissance
historique est restreinte aux faits généraux par la
pénurie de documents. Dans la période contemporaine
elle peut s'étendre de plus en plus aux faits particuliers.
— Le public s'imagine le contraire; il se défie des faits
contemporains sur lesquels il voit circuler des récits
DÉTERMINATION DES FAITS PAUTICULIERS. 175
contradictoires et croit sans hésiter aux faits anciens
qu'il ne voit pas contredire. Sa confiance est au maxi-
mum pour 1 histoire qu'on n'a pas les moyens de savoir,
son scepticisme croît à mesure que les moyens de
savoir augmentent.
VI. La concordance entre les documents conduit à
(les conclusions qui ne sont pas toutes définitives. Il
reste à étudier Vaccord entre les faits pour compléter
ou rectifier les conclusions.
Plusieurs faits qui, pris isolément, ne sont qu'im-
parfaitement prouvés peuvent se confirmer les uns les
autres de façon à donner une certitude d'ensemble.
Les faits que les documents présentent isolés ont été
parfois assez rapprochés dans la réalité pour que l'un
fût lié à l'autre. De ce genre sont les actes successifs
d'un même homme ou d'un même groupe, les habi-
tudes d'un même groupe à des époques rapprochées
ou de groupes semblables à la même époque. Chacun
de ces faits peut, il est vrai, se produire sans l'autre; la
certitude que l'un s'est produit ne permettrait pas
d'affirmer l'autre. Et cependant l'accord de plusieurs
de ces faits, chacun imparfaitement prouvé, donne une
espèce de certitude; ils ne se prouvent pas les uns
les autres au sens strict, mais ils se confirment^ . Le
doute qui pesait sur chacun d'eux se dissipe; on arrive
à l'espèce de certitude produite par l'enchaînement des
faits. Ainsi, par le rapprochement de conclusions
encore douteuses, s'établit un ensemble moralement
certain. — Dans un itinéraire de souverain, les jours
et les lieux de passage se confirment quand ils s'ac-
cordent de façon à former un tout cohérent. — Une
institution ou un usage d'un peuple s'établit par l'accord
1. Nous n'indiquons ici que le principe de la méthode de
confirmation; les applications exigeraient une très longue étude.
176 OPEnATIONS ANALYTIQUES.
de renseignements, chacun probable seulement, qui
portent sur des lieux ou des moments différents.
Cette méthode est d'une application difficile. L'accord
est une notion beaucoup plus vague que la concordance.
On ne peut pas préciser en général quels faits sont liés
entre eux assez pour former un ensemble dont l'accord
soit concluant, ni déterminer d'avance la durée et l'éten-
due de ce qui constitue un ensemble. Des faits pris à
un demi-siècle et à cent lieues de distance pourront se
confirmer de façon à établir l'usage d'un peuple (par
exemple chez les Germains) ; ils ne prouveraient rien
pris dans une société hétérogène et à évolution
rapide (par exemple là société française en 1750 et en
1800, en Alsace et en Provence). Il faut ici étudier les
rapports entre les faits. C'est déjà le commencement
de la construction historique; ainsi se fait le passage
des opérations analytiques aux opérations synthéti-
ques.
VII. Mais il reste à étudier le cas du désaccord entre
les faits établis par les documents et d'autres faits
établis par d'autres procédés. Il arrive qu'un fait
obtenu par conclusion historique soit en contradiction
avec un ensemble de faits historiquement connus, ou
avec l'ensemble de nos connaissances sur l'humanité
fondées sur l'observation directe, ou avec une loi
scientifique établie ])ar la méthode régulière d'une
science constituée. Dans les deux premiers cas, le
fait n'est en collision qu'avec l'histoire ou la psycho-
logie et la sociologie, toutes sciences mal constituées,
il est appelé seulement invraisemblable; s'il est en
conflit avec une science, il devient un miracle. — Que
doit-on faire d'un fait invraisemblable ou miraculeux?
Faut-il l'admettre après examen des documents, ou le
rejeter comme impossible par la question préalable ?
DETERMINATION DES FAITS PARTICULIERS. 177
h' invraisemblance n'est pas une notion scientifique;
elle varie avec les individus : ce que chacun trouve
invraisemblable, c'est ce qu'il n'est pas habitué à voir;
pour un paysan le téléphone est beaucoup plus invrai-
semblable qu'un revenant; un roi de Siam a refusé de
croire à l'existence de la glace. Il faut donc préciser
à qui le fait paraît invraisemblable. — Est-ce à la masse
sans culture scientifique? Pour elle la science est plus
invraisemblable que le miracle, la physiologie que le
spiritisme; sa notion d'invraisemblance est sans valeur.
— Est-ce à l'homme cultivé scientifiquement? Il s'agit
alors de l'invraisemblance pour un esprit scientifique,
et il serait plus précis de dire que le fait est contraire
aux données de la science, qu'il y a désaccord entre les
observations directes des savants et les renseigne-
ments indirects des documents.
Comment doit se trancher ce conflit? La question
n'a pas grand intérêt pratique; presque tous les docu-
ments qui rapportent des faits miraculeux sont déjà
suspects par ailleurs, et seraient écartés par une
critique correcte. Mais la question du miracle a
soulevé de telles passions qu'il peut être bon d'indi-
quer comment elle se pose pour les historiens '.
La croyance générale au merveilleux a rempli de
faits miraculeux les documents de presque tous les
peuples. Historiquement le diable est beaucoup plus
solidement prouvé que Pisistrate : nous n'avons pas
un seul mot d'un contemporain qui dise avoir vu Pisis-
trate; des milliers de « témoins oculaires » déclarent
avoir vu le diable, il y a peu de faits historiques établis
sur un pareil nombre de témoignages indépendants.
1. Le P. de Smcdt a consacré à cette question une partie de
ses Principes de la critique historique (Paris, 1887, in-l2).
12
178 OPERATIONS ANALYTIQUES.
Pourtant nous nliésitons plus à rejeter le diable et à
admettre Pisistrate. C'est que l'existence du diable
serait inconciliable avec les lois de toutes les sciences
constituées.
Pour l'historien, la solution du conflit est évidente*.
Les observations contenues dans les documents histo-
riques ne valent jamais celles des savants contem-
porains (on a montré pourquoi). La méthode historique
indirecte ne vaut jamais les méthodes directes des
sciences d'observation. Si ses résultats sont en désac-
cord avec les leurs, c est elle qui doit céder; elle
ne })eut prétendre, avec ses moyens imparfaits, con-
trôler, contredii'e ou rectifier les résultats des autres;
elle doit au contraire employer leurs résultats à rectifier
les siens. Le progrès des sciences directes modifie
parfois l'interprétation historique; un fait établi par
l'observation directe sert à comprendre et à critiquer
des documents : les cas de stigmates et d'anesthésie
nerveuse observés scientifiquement ont fait admettre
les récils historiques de faits analogues (stigmates de
quelques saints, possédées de Loudun). Mais l'histoire
ne peut pas servir au progrès des sciences directes.
Tenue par ses moyens indirects d'information à dis-
tance de la réalité, elle accepte les lois établies par
les sciences qui ont le contact direct avec la réalité.
Pour rejeter une de ces lois il faudrait de nouvelles
1. La solution de la question est différente pour les sciences
d'observation directe, surtout les sciences biologiques. La science
ne connaît pas le possible ou 1 impossible, elle ne connaît que
des faits correctement ou incorrectement observés ; des faits
déclarés impossibles, comme les aérolithes, ont été reconnus
exacts. La notion même de miracle est métaphysique; elle
suppose une conception d'ensemble du monde qui dépasse les
limites de l'observation. Voir Wallace, Les miracles et le moderne
spiritualisme, trad. de l'anglais, Paris, 1887, iu-8.
DETEIIMINATION DES FAITS PARTICULIERS. 179
observations directes C'est une révolution qui peut
être faite, mais seulement au centre; l'histoire n'a pas
le pouvoir d'en prendre l'initiative.
La solution est moins nette pour les faits en désaccord
seulement avec un ensemble de connaissances histo-
riques ou avec les embryons des sciences de l'homme.
Elle dépend de l'opinion qu'on se fait de la valeur de
ces connaissances. Du moins peut-on poser la rè^le
pratique que pour contredire l'histoire, la psychologie
ou la sociologie, il faut avoir de bien solides docu-
ments; et c'est un cas qui ne se présente guère.
LIVRE III
OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES
CHAPITRE I
CONDITIONS GÉNÉRALES
DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE
La critique des documenls ne fournit que des faits
isolés. Pour les organiser en un corps de science il
faut une série d'opérations synthétiques. L'étude de
ces procédés de construction historique forme la
seconde moitié de la Méthodologie,
La construction ne doit pas êlre dirigée par le plan
idéal de la science que nous désirerions construire;
elle dépend des matériaux réels dont nous disposons.
Il serait chimérique de se proposer un plan que les
matériaux ne se prêteraient pas à réaliser, ce serait
vouloir construire la tour Eiffel avec des moellons. Le
vice fondamental des philosophies de l'histoire est
d'oublier cette nécessité pratique.
I. Regardons d'abord les matériaux de l'histoire.
Quelle est leur forme et leur nature ? En quoi diffèrent-
ils des matériaux des autres sciences ?
Les faits historiques proviennent de l'analyse cri-
182 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
tique .des documents. Ils en sortent dans l'état où
l'analyse les a mis, hachés menu en affirmations élé-
mentaires; car une seule phrase contient plusieurs
affirmations, on a souvent accepté les unes et rejeté
les autres; chacune de ces affirmations constitue un
fait.
Les faits historiques ont ce caractère commun d'être
tirés tous des documents; mais ils sont très disparates.
1° Ils représentent des phénomènes de nature très
différente. D'un même document on tire des faits
d'écriture, de langue, de style, de doctrines, d'usages,
d'événements. L'inscription de Mesha fournit des faits
d'écriture et de langue moabites, le fait de la croyance
au dieu Khamos, les pratiques de son culte, les faits de
guerre des Moabites contre Israël. Tous les. faits nous
arrivent ainsi pêle-mêle, sans distinction de nature.
Ce mélange de faits hétérogènes est un des caractères
qui différencient l'histoire des autres sciences. Les
sciences d'observation directe choisissent les faits
qu'elles veulent étudier, et systématiquement se bor-
nent à observer les faits d'une seule espèce. Les
sciences documentaires reçoivent les faits tout obser-
vés de la main des auteurs de documents qui les leur
livrent en désordre. Pour les tirer de ce désordre, il
faut les trier et les grouper par espèces. Mais pour
les trier il faudrait savoir avec précision ce qui doit
en histoire constituer une espèce de faits; pour les
grouper il faudrait un principe de classement appro-
prié aux faits historiques. Or sur ces deux questions
capitales les historiens ne sont pas arrivés encore à
formuler de règles précises.
2" Les faits historiques se présentent à des degrés
de généralité très différents, depuis les faits très géné-
raux communs à tout un peuple et qui ont duré des
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTOHIQUE. 183
siècles (institutions, coutumes, croyances) jusqu'aux
actes les plus fugitifs d'un homme (une parole ou un
mouvement). C'est encore une différence avec les
sciences d'observation directe qui partent régulière-
ment de faits particuliers et travaillent méthodique-
ment à les condenser en faits généraux. Pour former
des groupes il faut ramener les faits au même degré
de généralité, ce qui oblige à chercher à quel degré
de généralité on peut et on doit réduire les différentes
espèces de faits. Et c'est sur quoi les historiens ne
s'entendent pas entre eux.
3° Les faits historiques sont localisés, ils ont existé
en une époque et en un pays donnés; si on leur retire
la mention du temps et du lieu où ils se sont produits,
ils perdent le caractère historique, ils ne peuvent plus'
être utilisés que pour la connaissance de l'humanité
universelle (comme il arrive aux faits de folklore dont
on ignore la provenance). Cette nécessité de localiser
est inconnue aussi aux sciences générales; elle est
limitée aux sciences descriptives qui étudient la dis-
tribution géographique et l'évolution des phénomènes.
Elle impose à l'histoire l'obligation d'étudier séparé-
ment les faits des différents pays et des différentes
époques.
kf> Les faits extraits des documents par l'analyse cri-
tique se présentent accompagnés d'une indication cri-
tique sur leur probabilité '. Dans tous les cas où l'on
n'est pas arrivé à la certitude complète, toutes les fois
que le fait est seulement probable — à plus forte raison
s'il est suspect, — le travail de la critique le livre à
l'historien avec une étiquette que l'on n'a pas le droit
de retirer et qui empêche le fait d'enlrer dans la
1. Cf. ci-dessus, p. 1G6.
184 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
science définitive. Même les faits qui, rapprochés
d'autres faits, finiront par être établis, passent par
cette condition transitoire, comme les cas cliniques qui
s'entassent dans les revues médicales avant d'être
assez prouvés pour devenir des faits scientifiques.
Ainsi la construction historique doit être faite avec
une masse incohérente de menus faits, une poussière
de connaissances de détail. Ce sont des matériaux hété-
rogènes, qui diffèrent par leur objet, leur situation, leur
degré de généralité, leur degré de certitude. Pour les
classer, la pratique des-bifttoricns ne fourmt^as de
naétliode^-rhistoire, étant issue d'un genre littérii^ire,
est restée la moins méthodique des sciences.
II. En toUtr science, après avoir regardô lr<Taits,
on se pose systématiquement des questions *;-^oute
science est formée d'une série de réponses à une série
de questions méthodiques. Dans toutes les sciences
d'observation directe, quand même on n'y a pas songé
d'avance, les faits observés suggèrent des questions
et obligent à les préciser. Mais les historiens n'ont
pas cette discipline; habitués à imiter les artistes,
beaucoup ne pensent pas même à se demander ce
qu'ils cherchent : ils prennent dans les documents les
traits qui les ont frappés, souvent pour un motif per-
sonnel, les reproduisent en changeant la langue et y
ajoutent les réflexions de tout genre qui leur viennent
à l'esprit.
L'histoire, sous peine de se perdre dans la confu-
sion de ses matériaux, doit se faire une règle stricte
de toujours procéder par questions comme les autres
sciences -. Mais comment poser les questions dans une
1. L'hypothèse dans les sciences expérimentales est une forme
de question accompagnée d'une réponse provisoire.
2. Fustel de Coulanges a entrevu cette nécessité. Dans la
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE. 185
science si difTérente des autres? C'est le problème fon-
damental de la méthode. On ne peut le résoudre qu'en
commençant par déterminer le caractère essentiel des
faits historiques, qui les différencie des faits des autres
;iences.
Les sciences d'observation directe opèrent sur des
objets réels et complets. La science la plus voisine
de l'histoire par son objet, la zoologie descriptive,
procède en examinant un animal réel et entier. On le
voit réellement, dans son ensemble, on le dissèque, de
façon à le décomposer en ses parties, la dissection est
une analyse au sens propre (àvotXuEtv, c'est dissoudre).
On peut ensuite remettre ensemble les parties de
façon à voir la structure de l'ensemble, c'est la syn-
thèse réelle. On peut regarder les mouvements réels
qui constituent le fonctionnement des organes de
façon à observer la réaction réciproque des parties
de l'organisme. On peut comparer les ensembles réels
et voir par quelles parties ils se ressemblent de façon
à les classifîer suivant leurs ressemblances réelles. La
science est une connaissance objective fondée sur
l'analyse, la synthèse, la comparaison réelles; la vue
directe des objets guide le savant et lui dicte les ques-
tions à poser.
En histoire rien de pareil. — On dit volontiers que
l'histoire est la « vision » des faits passés, et qu'elle
procède par « analyse » ; ce sont deux métaphores,
dangereuses si on en est dupe'. En histoire, on ne voit
Préface des Recherches sur quelques problèmes d'histoire (Paris,
1885, in-8), il annonce qu'il va donner ses recherches « sous la
(urnie première qu'ont tous mes travaux, c'esl-à-dire sous la
(orme de questions que je me pose et que je m'efforce d'éclaircir ».
1. Fustel de Coulanges lui-même semble s'y être trompé :
« L'histoire est une science; elle n'imagine pas, elle voit seule-
ment ». {Monarchie franque, p. 1.) « L'histoire consiste, comme
186 OPERATIONS SYNTIIJiTIQUES.
rien de réel que du papier écrit, — et quelquefois des
monuments ou des produits de fabrication. L'historien
n'a aucun objet à analyser réellement, aucun objet
qu'il puisse détruire et reconstruire. « L'analyse his-
torique » n'est, pas plus réelle que la vue des faits
historiques ; elle n'est qu'un procédé abstrait, une opé-
ration purement intellectuelle. — L'analyse cTun docu-
ment consiste à chercher nicntalcmenl les renseigne-
ments qu'il contient pour les critiquer un à un. — ■
L'analyse d'un fait consiste à distinguer m-entalement les
différents détails de ce fait (épisodes d'un événement,
caractères d'une institution), pour fixer son attention
successivement sur chacun des détails; c'est ce qu'on
appelle examiner les divers « aspects » d'un fait; —
encore une métaphore. — L'esprit humain, naturelle-
ment confus, n'a spontanémeiit que des impressions d' en-
semble confuses ; il est nécessaire, pour les éclaircir, de
se demander quelles impressions particulières consti-
tuent une impression d'ensemble, afin de les préciser
en les considérant une à une. Cette opération est
indispensable, mais il ne faut i)as en exagérer la
portée. Ce n'est pas une méthode objective qui fasse
découvrir des objets réels; ce n'est qu'une méthode
subjective pour apercevoir les éléments abstraits qui
forment nos impressions'. — Par la nature même
de ses matériaux l'histoire est forcément une science
subjective. Il serait illégitime détendre à cette analyse
; "~
toute science, à constater des faits, à les analyser, à les rap-
procher, à en marquer le lien.... L'historien... cherche et atteint
les faits par l'observation minutieuse des textes, comme le
chimiste trouve les siens dans des exjjériences minutieusement
conduites. » (Ib., p. 39.)
1. Le caractère subjectif de l'histoire a été très fortement
indiqué par un philosophe, G. Simmel, Die Problème der Ge-
schichtsphilosophie, Leipzig, 1892, in-8.
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION' HISTORIQUE. 187
intellectuelle d'impressions subjectives les règles de
l'analyse réelle d'objets réels.
L'histoire doit donc se défendre de la tentation
d'imiter la méthode des sciences biologiques. Les faits
historiques sont si différents de ceux des autres
sciences qu'il faut pour les étudier une méthode diffé-
rente de toutes les autres.
IIL Les documents, source unique de la connaissance
historique, renseignent sur trois catégories de faits.
1° Etres vivants et objets matériels. — Les docu-
ments font connaître l'existence d'êtres humains, de
conditions matérielles, d'objets fabriqués. Tous ces
faits ont été des phénomènes matériels que l'auteur du
document a perçus matériellement. Mais pour nous ils
ne sont plus que des phénomènes intellectuels, des
faits vus « à travers l'imagination de l'auteur », ou,
pour parler exactement, des images représentatives
des impressions de l'auteur, des images que nous
formons par analogie avec ses images. Le Temple de
Jérusalem a été un objet matériel qu'on voyait, mais
nous ne pouvons plus le voir, nous ne pouvons plus
que nous en faire une image analogue à celle des
gens qui l'avaient vu et l'ont décrit.
2° Actes des hommes. — Les documents rapportent
les actes (et les paroles) des hommes d'autrefois qui
ont été aussi des faits matériels vus et entendus par
les auteurs, mais qui ne sont plus pour nous que les
souvenirs des auteurs, représentés seulement par des
images subjectives. Les coups de poignard donnés à
César ont été vus, les paroles des meurtriers enten-
dues en leur temps; pour nous, ce ne sont que des
images. — Les actes et les paroles ont tous ce carac-
tère d'avoir été l'acte ou la parole d'un individu;
l'imagination ne peut se représenter que des actes
188 OPLRATIONS SYNTHETIQUES.
individuels, à l'image de ceux que nous montre maté-
riellement l'observation directe. Comme ils sont les
faits d'hommes vivant en société, la plupart sont
accomplis par plusieurs individus à la fois ou même
combinés pour un résultat commun, ce sont des actes
collectifs; mais pour l'imagination comme pour l'obser-
vation directe ils se ramènent toujours à une somme
d'actes individuels. Le « fait social », tel que l'admet-
tent plusieurs sociologues, est une construction phi-
losophique, non un fait historique.
3° Motifs et conceptions. — Les actes humains n'ont
pas leur cause en eux-mêmes; ils ont un motif'. Ce mot
vague désigne à la fois V impulsion qui fait accomplir
un acte et la représentation consciente qu'on a de l'acte
au moment de l'accomplir. Nous ne pouvons ima-
giner des motifs que dans le cerveau d'un homme,
sous la forme de représentations intérieures vagues,
analogues à celles que nous avons de nos propres
états intérieurs; nous ne pouvons les exprimer que
par des mots, d'ordinaire métaphoriques. Ce sont les
faits psycltiques (vulgairement appelés sentiments et
idées). Les documents nous en montrent de trois
espèces : 1" motifs et conceptions des auteurs qui les
ont exprimés; 2'^ motifs et idées que les auteurs ont
attribués à leurs contemporains dont ils ont vu les
actes; 3° motifs que nous pouvons nous-mêmes sup-
poser aux actes relatés dans les documents et que nous
nous représentons à l'image des nôtres.
Faits matériels, actes humains individuels et collec-
tifs, faits psychiques, voilà tous les objets de la connais-
sance historique; ils ne sont pas observés directement,
ils sont tous imaginés. Les historiens — presque tous
sans en avoir conscience et en croyant observer des
réalités — n'opèrent jamais que sur des images.
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTOHIQUE. 189
IV. Comment donc imaginer des faits qui ne soient
pas entièrement imaginaires? Les faits imaginés par
l'historien sont forcément subjectifs; c'est une des
raisons qu'on donne pour refuser à l'histoire le carac-
tère de science. Mais subjectif n'est pas synonyme
d'irréel. Un souvenir n'est qu'une image et n'est
pourtant pas une chimère, il est la représentation
d'une réalité passée. Il est vrai que l'historien, en tra-
vaillant sur les documents, n'a pas à son service des
souvenirs personnels; mais il se fait des images sur
le modèle de ses souvenirs. Il suppose que les faits
disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par
les auteurs de documents, étaient semblables aux faits
contemporains qu'il a vus lui-même et dont il a gardé
le souvenir. C'est le postulat de toutes les sciences
documentaires. Si l'humanité de jadis n'était pas sem-
blable à l'humanité actuelle, on ne comprendrait rien
aux documents. Partant de cette ressemblance, l'his-
torien se forme une image des faits anciens historiques
semblable à ses propres souvenirs des faits qu'il a vus.
Ce travail, qui se fait inconsciemment, est en his-
toire une des principales occasions d'erreur. Les choses
passées qu'il faut s'imaginer ne sont pas entièrement
semblables aux choses présentes qu'on a vues; nous
n'avons vu aucun homme pareil à César ou à Clovis, et
nous n'avons pas passé par les mêmes états intérieurs
qu'eux. Dans les sciences constituées on opère aussi
sur des faits vus par d'autres observateurs et qu'il faut
se représenter par analogie; mais ces faits sont définis
en termes précis qui indiquent quels éléments inva-
riables doivent entrer dans l'image. Même en physio-
logie les notions sont assez nettement établies pour
qu'un même mot éveille chez tous les naturalistes une
image semblable d'un organe ou d'un mouvement. La
100 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
raison en est que chaque notion désignée par un nom
a été formée par une mélhocie d'observation et d'abstrac-
tion qui a précisé et décrit tous les caractères com-
muns à cette notion.
Mais, à mesure qu'une connaissance se rapproche
des faits intérieurs invisibles, les notions deviennent
plus confuses et la langue moins précise. Nous n'arri-
vons à exprimer les faits humains même les plus vul-
gaires, conditions sociales, actes, motifs, sentiments,
que par des termes vagues {roi, guerrier, combattre,
élire]. Pour les phénomènes plus complexes la langue
est si indécise qu'on ne s'accorde même plus sur les
éléments nécessaires du phénomène. Qu'est-ce qu'une
tribu, une armée, une industrie, un marché, une révo-
lution? Ici l'histoire participe du vague de toutes les
sciences de l'humanité, psychologiques ou sociales.
Mais son procédé indirect de représentation par
images rend ce vague encore plus dangereux. — Nos
images historiques devraient donc reproduire au moins
les traits essentiels des images qu'ont eues dans l'esprit
les observateurs directs des faits passés : or les termes
dans lesquels ils ont exprimé leurs images ne nous
apprennent jamais exactement quels en étaient les
éléments essentiels.
Des faits que nous n'avons pas vus, décrits dans des
termes qui ne permettent pas de nous les représenter
erxactement, voilà les données de l'histoire. L'historien,
obligé pourtant de se représenter des images des faits,
doit vivre avec la préoccupation de ne construire ses
images qu'avec des éléments exacts, de façon à s'ima-
giner les faits comme il les aurait vus s'il avait pu les
observer lui-même '. Mais il a besoin pour former une
1. C'est ce que Carlyle et Michelet ont dit sous une forme élo-
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE. 191
image de plus d'éléments que les documents n'en four-
nissent. Qu'on essaye de se représenter un combat ou
une cérémonie avec les données d'un récit, si détaillé
qu'il soit, on verra combien de traits il faut y ajouter.
Cette nécessité est sensible matériellement dans les
restitutions de monuments fondées sur une description
(par exemple celle du Temple de Jérusalem), dans les
tableaux qui prétendent représenter des scènes histo-
riques, dans les dessins des journaux illustrés.
Toute image historique contient donc une forte part
de fantaisie. L'historien ne peut pas s'en délivrer,
mais il peut savoir le compte des éléments réels qui
entrent dans ses images et ne faire porter sa construc-
tion que sur ceux-là; ces éléments, ce sont ceux qu'il
a tirés des documents. S'il a besoin, pour comprendre
la bataille entre César et Arioviste, de se représenter
leurs deux armées, il aura soin de ne rien conclure
de l'aspect général sous lequel il se les imagine; il
devra raisonner seulement avec les détails réels fournis
par les documents.
V. Le problème de la méthode historique est enfin
précisé ainsi. Avec les traits épars dans les documents
nous formons des images. Quelques-unes, toutes maté-
rielles, fournies par des monuments figurés, repré-
sentent directement un des aspects réels des choses
passées. La plupart — toutes les images de faits
psychiques sont dans ce cas — sont formées à la
ressemblance des figures dessinées anciennement et
surtout des faits actuels que nous avons observés. Or
les choses passées ne ressemblaient qu'en partie aux
choses présentes, et ce sont justement les parties diffé-
quente. C'est aussi le sens du mot fameux de Ranke : « Je veux
dire comment cela a été en réalité » fn'f'e es eigentUch <^eweseii).
192 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
rentes qui font l'intérêt de riiistoire. Gomment se
représenter ces traits différents pour lesquels le
modèle nous manque? Nous n'avons vu aucune troupe
semblable aux guerriers francs ni ressenti personnel-
lement les sentiments de Glovis partant en guerre
contre les Wisigoths. Comment imaginer ces faits de
façon qu'ils soient conformes à la réalité?
En pratique voici ce qui se passe. Aussitôt qu'une
phrase d'un document est lue, une image est formée
dans notre esprit par une opération spontanée dont
nous ne sommes pas maîtres. Cette image, produite
par une analogie superficielle, est d'ordinaire gros-
sièrement fausse. Chacun de nous peut retrouver dans
ses souvenirs la façon absurde dont il a conçu d'abord
les personnages et les scènes du passé. Le travail de
l'histoire consiste à reclifier graduellement nos images
en remplaçant un à un les traits faux par des traits
exacts. Nous avons vu des gens à cheveux roux, des
boucliers, des francisques (ou des dessins de ces
objets) ; nous rapprochons ces traits pour corriger
notre image première des guerriers francs. L'image
historique finit ainsi par être une combinaison de traits
empruntés à des expériences différentes.
Il ne suffit pas de se représenter des êtres et des
actes isolés. Les hommes et les actes font partie d'un
ensemble, d'une société et d'une évolution : il faut donc
se représenter aussi les rapports entre les hommes et
les actes (nations, gouvernements, lois, guerres).
Mais pour imaginer des rapports il faut concevoir
un ensemble et les documents ne nous donnent que
des traits isolés. Ici encore l'historien est forcé de
recourir à un procédé subjectif. Il imagine une société
ou une évolution et, dans ce cadre imaginé, il range
les traits fournis par les documents. — Ainsi, tandis
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE. l'J3
que le classement biologique se guide sur un ensemble
réel observé objectivement, le classement historique
ne peut se faire que dans un ensemble imaginé subjec-
tivement.
La réalité passée nous ne l'observons pas, nous ne
la connaissons que par sa ressemblance avec la réalité
actuelle. Pour se représenter dans quelles conditions
se sont produits les faits passés, il faut donc chercher,
par l'observation de l'humanité présente, dans quelles
conditions se produisent les faits analogues du présent. (
L'histoire serait ainsi une application des sciences !
descriptives de l'humanité (psychologie descriptive,
sociologie ou science sociale); mais toutes sont encore
des sciences mal constituées et leur infirmité retarde
la constitution d'une science de l'histoire.
Cependant il y a des conditions de la vie humaine si
nécessaires et si évidentes que la plus grossière obser-
vation suffit pour les établir. Ce sont celles qui sont
communes à toute l'humanité ; elles dérivent de l'orga-
nisation physiologique qui crée les besoins matériels
des hommes ou de leur organisation psychologique
qui crée leurs habitudes de conduite. On peut donc les
prévoir dans un questionnaire général qui servira pour
tous les cas. Comme la critique historique et pour la
même raison — l'impossibilité d'observer directement,
— la construction historique se trouve forcée d'em-
ployer la méthode du questionnaire.
Les actes humains qui font la matière de l'histoire
diffèrent d'une époque et d'un pays à l'autre comme
ont différé les hommes et les sociétés, et c'est même
l'objet propre de l'histoire d'étudier ces différences; si
les hommes avaient toujours eu le même gouvernement
ou parlé la même langue, il n'y aurait pas lieu de faire
l'histoire des gouvernements et des langues. Mais ces
13
194 OPÉnATlONS SYNTHÉTIQUES.
différences sont enfermées entre les limites des condi-
tions générales de la vie humaine; elles ne sont que des
variétés de certaines façons d'agir ou d'être, communes
à toute l'humanité ou du moins à la grande majorité des
hommes. On ne sait pas d'avance quel gouvernement
ou quelle langue aura eu un peuple historique; c'est
l'affaire de l'histoire d'établir ces faits. Mais d'avance
et pour tous les cas on prévoit que le peuple aura eu
une langue et un gouvernement.
En dressant la liste des phénomènes fondamentaux
qu'on peut s'attendre à trouver dans la vie de tout
homme et de tout peuple, on obtiendra un questionnaire
universel, sommaire, mais suffisant pour classer la
masse des faits historiques en un certain nombre de
groupes naturels, dont chacun formera une branche
spéciale d'histoire. Ce cadre de groupement général
fournira l'échafaudage de la construction historique.
Le questionnaire universel ne porte que sur les phé-
nomènes habituels; il ne peut pas prévoir les milliers
de faits locaux ou accidentels qui forment la vie d'un
homme ou d'une nation; il ne suffira donc pas à poser
toutes les questions auxquelles l'historien doit répondre
pour donner le tableau complet du passé. L'étude
détaillée des faits exigera l'emploi de questionnaires
plus détaillés, différents suivant la nature des faits, des
hommes ou des sociétés à étudier. Pour les dresser on
jicut commencer par noter les questions de détail
qu'aura suggérées la lecture même des documents;
mais il faudra, pour classer ces questions — souvent
même pour en compléter la liste, — recourir au procède
t'iu questionnaire méthodique. Parmi les espèces de
faits, les personnages, les sociétés bien connus (soit
par l'observation directe, soit par l'histoire), on cher-
chera ceux qui ressemblent aux faits, au personnage, à
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE. 195
la société qu'il s'agit d'étudier. En analysant les cadres
de la science déjà faits pour ces cas connus, on verra
(juelles questions doivent se poser à propos du cas
analogue qu'on étudie. 11 va sans dire que le choix du
cadre modèle devra être fait avec intelligence; il ne
faut pas appliquer à une société barbare un question-
naire dressé d'après l'élude d'une nation civilisée et
vouloir trouver dans un domaine féodal quels agents
répondaient à chacun de nos ministères, — comme l'a
fait Boutaric dans son étude sur l'administration d'Al-
phonse de Poitiers.
Cette méthode du questionnaire qui fait reposer
toute la construction historique sur un procédé a
priori serait inacceptable si l'histoire était vraiment
une science d'observation; et peut-être la trouvera-
t-on dérisoire comparée aux méthodes a posteriori des
sciences naturelles. Mais sa justification est simple :
elle est la seule méthode qu'on puisse pratiquer et, en
fait, la seule qui l'ait jamais é;é. Dès qu'un historien
cherche à mettre en ordre les faits contenus dans les
documents, il fabrique avec la connaissance qu'il a (ou
croit avoir) des choses humaines un cadre d'exposi-
tion qui équivaut à un questionnaire, — à moins qu'il
nadopte le cadre d'un devancier créé par le même pro-
cédé. — Mais quand ce travail a été inconscient, le
cadre reste incomplet et confus. Ainsi il ne s'agit pas
de décider si on opérera avec ou sans un questionnaire
a priori — car on en aura toujours un; — on n'a le
choix qu'entre un questionnaire inconscient, confus et
incomplet ou un questionnaire conscient, précis et
complet.
VI. On peut maintenant tracer le plan de la construc-
tion historique, de façon à déterminer la série des opé-
rations synthétiques nécessaires pour élever l'édifice.
196 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
L'analyse critique des documents a fourni les maté-
riaux, ce sont les faits historiques encore épars. On
commence par les imaginer sur le modèle des faits
actuels qu'on suppose analogues; on tâche, en combi-
nant des fragments pris à divers endroits de la réalité,
d'atteindre l'image la plus semblable à celle qu'aurait
donnée l'observation directe du fait passé. G^e»t- la-
premiére opération, indissolublement liée en fait-ft4a
lecture des documents. Pensant qu'il suffisait ici -d '-en-
avoir indiqué la nature*, nous avons renoncé à lui con-
sacrer un chapitre spécial.
Les faits ainsi imaginés, on les groupe dans des
cadres imaginés sur le modèle d'un ensemble observé
dans la idéalité qu'on suppose analogue à ce qu'a dû
être l'ensemble passé. C'est la seconde opération; eUe
se fait au moyen d'un questionnaire, et a^70utit--à—
découper dans la masse des faits historiques des mor-
ceaux de même nature qu'on groupe ensuite entre eux
jusqu'à ce que toute l'histoire du passé soit classée
dans un cadre universel.
Quand on a rangé dans ce cadre les faits extràTts ~
des documents, il y reste des lacunes, toujours consi-
dérables, énormes pour toutes les parties où les docu-
ments ne sont pas très abondants. On essaie d'en"
combler quelques-unes par des raisonnements à partir
des faits connus. C'est (ou ce devrait être) la troisième
opération; elle accroît par un travail logique la mass
des connaissances historiques.
On n'a encore qu'une masse de faits juxtaposés dans
des cadres. Il faut les condenser en formules pour
essayer d'en dégager les caractères généraux et les
rapports. C'est la quatrième opératioa; elle conduit^
1. Cf. p. 18Mt)2.
CONDITIONS DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE. 197
aux conclusions dernières de l'histoire et couronne
la construction historique au point de vue scientifiquep'
Mais comme la connaissance historique, complexe
et encombrante par sa nature, est exceptionnellement
difficile à communiquer, il reste encore à trouver les
procédés pour exposer les résultats de l'histoire.
VII. Cette série d'opérations, facile à concevoir, n'a
jamais été qu'imparfaitement exécutée. Elle est entravée
par des difficultés matérielles dont les théories métho-
dologiques ne tiennent pas compte, mais qu'il vaut
mieux regarder en face pour voir si elles doivent rester
insurmontables.
Les opérations historiques sont si nombreuses,
depuis la découverte du document jusqu'à la formule
finale de conclusion, elles réclament des précautions si
minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes
si différentes, que sur aucun point un seul homme ne
peut exécuter lui-même le travail tout entier. L'histoire,
moins que toute autre science, peut se passer de la
division du travail; or moins que toute autre elle la
pratique. Il arrive à des érudits spécialistes d'écrire
des histoires d'ensemble où ils construisent les faits
au gré de leur imagination *, et les « constructeurs »
opèrent en prenant des matériaux dont ils n'ont pas
éprouvé la valeur ^. C'est que la division du travail
implique une entente entre des travailleurs, et en his-
toire cette entente n'existe pas. Chacun, sauf dans les
opérations préparatoires de la critique externe, pro-
cède suivant son inspiration personnelle, sans méthode
commune, sans souci de l'ensemble où son travail doit
1. Curtius dans son « Histoire grecque », Mommsen dans son
« Histoire romaine » (avant l'Empire), Lamprecht dans son
« Histoire d'Allemagne ».
2. Il suffira ici de citer Augustin Thierry, Michelet et Carlyle.
198 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
venir prendre place. Aussi aucun historien ne peut-il
en toute sécurité utiliser les résultats du travail d'un
autre, coname on fait dans les sciences constituées, car
il ignore s'ils ont été obtenus par des procédés sûrs.
Les plus scrupuleux en viennent à ne rien admettre
qu'après avoir refait eux-mêmes le travail sur les
documents; c'était l'attitude de Fustel de Goulanges.
A peine peut-on satisfaire à cette exigence pour les
périodes très mal connues dont tous les documents
conservés tiennent en quelques volumes, et pourtant
on en est venu à poser en dogme qu'un historien ne
doit jamais travailler de seconde main '. On le fait par
nécessité, quand les documents sont trop nombreux
pour être tous lus; mais on ne le dit pas, par crainte
du scandale.
Il vaudrait mieux s'avouer franchement la réalité.
Une science aussi complexe que l'histoire, où il faut
d'ordinaire entasser les faits par millions avant de
pouvoir formuler une conclusion, ne peut se fonder
par ce perpétuel recommencement. On ne fait pas la
construction historique avec des documents, pas plus
qu'on n' « écrit l'histoire avec des manuscrits », et
pour la même raison, qui est une raison de temps.
C'est que pour faire avancer la science, il faut com-
biner les résultats obtenus par des milliers de travaux
de détail.
Comment faire pourtant, puisque la plupart des tra-
vaux sont faits par une méthode suspecte, sinon incor-
recte? La confiance universelle mènerait à l'erreur
aussi sûrement que la défiance universelle mène à
l'impuissance. Voici du moins une règle qui permettra
1. Voir dans P. Guiraud, Fustel de Coulanges (Paris, 1896,
in- 12), p. 164, des observations très judicieuses sur cette pré-
tention.
CON'DITIOXS DE LA CONSTRUCTION HISTORIQUE. 1G9
de se guider : Il faut lire les travaux des historiens
avec les mêmes précautions critiques qu'on lit les
documents. L'instinct naturel pousse à y chercher
surtout les conclusions et à les adopter comme vérité
établie; il faut, au contraire, par une analyse conti-
nuelle, y chercher les faits, les preuves, les fragments
de documents, bref les matériaux. On refera le travail
(!c l'auteur, mais on le fera beaucoup plus vite, car ce
qui perd du temps, c'est de réunir les matériaux; et on
n'acceptera de ses conclusions que celles qu'on trou-
vera démontrées.
CHAPITRE II
GROUPEMENT DES FAITS
I. La première nécessité qui s'impose à l'histonen
mis en présence du chaos des faits historiques, c'est
de limiter son champ de recherches. Dans l'océan de
l'histoire universelle quels faits choisim-t-il pour les
recueillir? — Puis, dans la masse des faits ainsi choisis, ^
il lui faudra distinguer de*3 groupes et faire des secttcmti^
— Enfin dans chacune de ces sections il aura à ranger
les faits un à un. Ainsi toute construction historique
doit commencer par trouver un principe pour trier,
encadrer et ranger les faits. Ce principe on peut le
chercher soit dans les conditions extérieures où les
fait se sont produits, soit dans la nature intérieure des
faits.
Le classement par les conditions extérieures est le
plus naïf et le plus facile. Tout fait historique se
produit en un moment du temps, en un lieu de
l'espace, chez un homme ou dans un groupe d'hommes :
voilà des cadres commodes pour délimiter et classer
les faits. Ainsi naît l'histoire d'une période, d'un pays,
d'une nation, d'un homme (biographie); les historiens
de l'antiquité et de la Renaissance n'en ont pas pra-
tiqué d'autre. — Dans ce cadre général les subdivisions
GROUPEMENT DES FAITS. 201
sont taillées suivant le même principe et les faits sont
rangés par ordre de temps, de lieux ou de groupes. —
Quant au triage des faits à mettre dans ces cadres, il
s'est longtemps opéré sans aucun ])rincipe fixe; les
historiens prenaient, suivant leur fantaisie personnelle,
parmi les faits qui s'étaient produits dans une période,
un pays ou une nation, tout ce qui leur semblait inté-
ressant ou curieux. Tite Live et Tacite, pêle-mêle avec
les guerres et les révolutions, racontaient les inonda-
tions, les épidémies et la naissance des monstres.
Le classement d'après la nature des faits s'est intro-
duit très tard, lentement et d'une façon incomplète; il
est né hors de l'histoire dans les branches spéciales
d'études de certaines espèces de faits humains, langue,
littérature, arts, droit, économie politique, religion,
qui ont commencé par être dogmatiques et sont peu à
peu devenues historiques. Le principe de ce classe-
ment est de trier et de grouper ensemble les faits
qui se rapportent à une même espèce d'actes ; chacun
de ces groupes devient la matière d'une branche
spéciale d'histoire. L'ensemble des faits vient ainsi se
classer dans un casier qui peut être construit a priori
en étudiant l'ensemble des activités humaines; c'est le
questionnaire général dont il a été parlé au chapitre
précédent.
Le tableau suivant est une tentative de classification
générale des faits historiques \ fondée sur la nature
des conditions et des manifestations de l'activité.
1. La classification de M. Lacombe {De l'histoire èonsidcrée
comme science, chap. vi), fondée sur les mobiles des actes et les
besoins qu'ils sont destinés à satisfaire, est pbilosophiquement
très judicieuse, mais ne répond pas aux besoins pratiques des
historiens; elle repose sur des catégories psychiques abstraites
(économique, génésique, sympathique, honorifique, etc.), et
202 OPEIIATIONS SYNTHETIQUES.
I. Conditions matékielles. — 1° Étude des corps :
A. Anlliropologio (cllinologie) , anatomie et physiologie,
iuiomalies et particularités pathologiques, i?. Démographie
(nombre, sexe, âge, naissance, mort, maladies). — 2° Elude
du milieu : A. Milieu naturel géographique (relief, climats,
eaux, sol, flore et faune). B. Milieu artilîciel, aménage-
meut (cultures, édifices, voies, outillage, etc.).
II. Habitudes intellectuelles (non obligatoires). —
1° Langue (vocabulaire, syntaxe, phonétique, sémantique).
Écriture. — 2» Arts : A. Arts plastiques (conditions de
production, conceptions, procédés, œuvres). B. Arts de
l'expression, musique, danse, littérature. — 3'J Sciences
(conditions de production, méthodes, résultats). — 4" Phi-
losophie et morale (conceptions, préceptes, pratique réelle).
— 5" Religion (croyances, pratiques) *.
III. Coutumes matérielles (non obligatoires). — 1° Vie
matérielle : A. Alimentation (matériaux, apprêts, excitants).
B. Vêtement et parure. C. Habitation et mobilier. — 2° Vie
privée : A. Emploi du temps (toilette, soins du corps,
repas). B. Cérémonial social (funérailles et mariage, fêtes,
étiquette). C. Divertissements (exercices et chasse, spec-
tacles et jeux, réunions, voyages).
IV. Coutumes économiques. — \° Production : A. Culture
et élevage. B. Exploitation des minéraux. — 2° Transfor-
mation. Transports et industries ^ : procédés techniques,
division du travail, voies de communication. — 3° Com-
merce : échange et vente, crédit. — 4^ Répartition : régime
de la propriété, transmission, contrats, partage des produits.
V. Institutions sociales. — i"^ Famille : A. Constitution,
autorité, condition de la femme et des enfants. B. Organisa-
tion économique ^. Propriété familiale, successions. —
aboutit à classer ensemble des espèces de manifestations très
différentes (les institutions militaires avec la vie économique).
1. Les institutions ecclésiastiques font partie du gouverne-
ment; dans les Manuels d'antiquités allemands elles figurent
parmi les institutions, tandis que la religion est classée avec
les arts.
2. Les transports, souvent classés dans le commerce, sont
une espèce d'industrie.
3. La propriété est une institution mixte, économique, sociale
et politique.
GROUPEMENT DES FAITS. 203
2° Education et instruction (but, procédés, personnel). —
3° Classes sociales (principe de division, règles des rela-
tions).
VI. Institutions publiques (obligatoires). — 1° Institu-
tions politiques : A. Souverain (personnel, procédure).
B. Administration, services (guerre, justice, finances, etc.).
C. Pouvoirs élus, assemblées, corps électoraux (pouvoirs,
procédure). — 2'^ Institutions ecclésiastiques (mêmes ques-
tions). — 3° Institutions internationales : A. Diplomatie.
B. Guerre (usages de guerre et arts militaires). C. Droit
privé et commerce.
Le groupement des faits d'après leur nature se
combine avec le groupement d'après le temps et le
lieu où ils se sont produits, de façon à fournir dans
chaque branche des sections chronologiques, géogra-
phiques ou nationales. L'histoire d'une espèce d'actes
(la langue, la peinture, le gouvernement) se subdivise
en histoire de périodes, de pays, de nations (l'histoire
de la langue grecque dans l'antiquité, l'histoire du
gouvernement français au xix*^ siècle).
Les mêmes principes servent à décider l'ordre où
on rangera les faits. La nécessité de présenter les faits
l'un après l'autre contraint à adopter une règle métho-
dique de succession. On peut exposer à la suite ou tous
les faits qui ont eu lieu en un même temps, ou tous
les faits d'un même pays, ou tous les faits d'une même
espèce. Toute matière historique peut être distribuée
suivant trois espèces d'ordre différents : l'ordre chro-
nologique (ordre des temps), — l'ordre géographique
(ordre des lieux, qui souvent coïncide avec l'ordre des
nations), — l'ordre des espèces d'actes appelé d'ordi-
naire ordre logique. Il est impossible de suivre exclusi-
vement l'un de ces ordres : dans tout exposé chronolo-
gique il faut découper des tranches géographiques ou
logiques, passer d'un pays à l'autre et d'une espèce de
204 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
faits à une autre et inversement. Mais il faut toujours
décider quel sera l'ordre dominant dont les autres
ne seront que des subdivisions.
Entre ces trois ordres le choix est délicat, il doit se
décider par des raisons différentes suivant le sujet et
suivant l'espèce de public pour lequel on travaille.
A ce titre il dépendrait de la méthode d'exposition;
mais il faudrait un trop long développement pour en
donner la théorie.
II. Aussitôt qu'on commence à trier les faits histo-
riques pour les classer, on se heurte à une question
qui a provoqué d'ardentes querelles.
Tout acte humain est par nature un fait individuel,
passager, qui ne se produit qu'à un seul moment et en
un seul endroit. Au sens réel tout fait est unique. Mais
tout acte d'un homme ressemble à d'autres actes de
lui-même ou des autres hommes du même groupe, et
souvent à tel point qu'on les confond soa,s le même
nom; ces actes semblables qui se groupent irrésisti-
blement dans l'esprit humain, on les appelle habitudes,
usages, institutioi^s. Ce ne sont que des constructions
de l'esprit, mais elles s'imposent avec tant de force
aux intelligences des hommes que beaucoup deviennent
des règles obligatoires; ces habitudes sont des faits
collectifs, durables dans le temps, étendus dans l'es-
pace. — On peut donc considérer les faits historiques
sous deux aspects opposés : ou dans ce qu'ils ont d'in-
dividuel, de particulier, de passager, ou dans ce qu'ils
ont de collectif, de général et de durable. Dans la pre-
mière conception l'histoire est le récit continu des acci-
dents arrivés aux hommes du passé; dans la seconde
elle est le tableau des habitudes successives de l'hu-
\ manité.
Sur ce terrain s'est livrée, en Allemagne surtout, la
GROUPEMENT DES FAITS. 205
bataille entre les partisans de l'histoire de la civilisa-
tion [Cidturgeschiclite) ', et les historiens de profession
restés fidèles à la tradition de l'antiquité; en France on
a eu la lutte entre l'histoire des institutions, des mœurs
et des idées et l'histoire politique, dédaigneusement
surnommée par ses adversaires « l'histoire-bataille ».
Cette opposition s'explique par la différence des
documents que les travailleurs des deux partis avaient
l'habitude de manier. Les historiens, occupés surtout
d'histoire politique, voyaient les actes individuels et
passagers des gouvernants où il est très difficile d'aper-
cevoir aucun trait général. — Dans les histoires spé-
ciales, au contraire (sauf celle des littératures;, les docu-
ments ne montrent que des faits généraux, une forme de
langage, un rite religieux, une règle de droit; il faut un
effort d'imagination pour se représenter l'homme qui a
prononcé ce mot, accompli ce rite, pratiqué cette règle.
Il n'y a pas à prendre parti dans cette controverse.
La construction historique coiuplète suppose l'étude
des faits sous les deux aspects. Le tableau des habi-
tudes de pensée, de vie et d'action des hommes est
évidemment une portion capitale de l'histoire. Et pour-
tant, quand on aurait réuni tous les actes de tous les
individus pour en extraire ce qu'ils ont de commun, il
resterait un résidu qu'on n'a pas le droit de jeter, car
il est l'élément proprement historique; c'est le fait que
certains actes ont été l'acte d'un homme ou d'un groupe
donné à un moment donné. Dans un cadre réduit aux
faits généraux de la vie politique il n'y aurait pas place
pour la victoire de Pharsale ou la prise de la Bastille,
faits accidentels et passagers, mais sans lesquels l'his-
1. Pour l'histoire et la bibliographie de ce mouvement, voir
Bernheim, o. c, p. 45-55.
20G OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
toire des institutions de Rome ou de la France ne
serait pas intelligible.
Ainsi l'histoire est obligée de combiner avec l'étude
des faits généraux l'étude de certains faits particuliers.
Elle a un caractère mixte, indécis entre une science de
généralités et un récit d'aventures. La difficulté de
classer cet hybride dans une des catégories de la
pensée humaine s'est souvent exprimée par la question
puérile : si l'histoire est un art ou une science.
III. Le cadre général donné plus haut peut servir
de questionnaire pour déterminer toutes les espèces
d'habitudes (usages ou institutions) dont on peut
essayer de faire l'histoire. Mais avant d'appliquer ce
cadre général à l'étude d'un groupe quelconque d'habi-
tudes historiques, langue, religion, usages privés ou
institutions politiques, toujours il faut résoudre une
question préalable : Les habitudes qu'on va étudier,
de qui ont-elles été l'habitude? Elles étaient communes
à un grand nombre d'individus, et c'est la collection
d'individus de mêmes habitudes que nous appelons
groupe. La première condition pour étudier une habi-
tude est donc de déterminer le groupe qui l'a prati-
quée. C'est ici qu'il faut prendre garde au premier
mouvement, car il nous porte à une négligence qui
peut rendre ruineuse toute la construction historique.
La tendance naturelle est de se représenter le groupe
humain sur le modèle de l'espèce animale, comme un
ensemble d'hommes tous semblables. On prend un
groupe uni par un caractère très apparent, une nation
liée par un même gouvernement officiel (Romains,
Anglais, Français), un peuple parlant la même langue
(Grecs, Germains); et on procède comme si tous les
membres de ce groupe se ressemblaient en tout point
et avaient les mêmes usages.
GROUPEMENT DES FAITS. 207
En fait aucun groupe réel, pas même une société ce;.-
tralisée, n'est un ensemble homogène. Pour une grande
])art de l'activité humaine — la langue, l'art, la science,
la religion, la \ie économique, — le groupe reste
flottant. Qu'est-ce que le groupe des gens parlant grec,
le groupe chrétien, le groupe de la science moderne ?
— Et même les groupes précisés par une organisation
officielle, les Etats et les Eglises, ne sont que des
unités superficielles formées d'éléments hétérogènes.
La nation anglaise comprend des Gallois, des Écossais,
des Irlandais; l'Eglise catholique se compose de fidèles
épars dans le monde entier et difféi cnts en tout, sauf
la religion. Il n'y a pas de groupe dont les membres
aient les mêmes habitudes sur tous les points. Le même
homme est à la fois membre de plusieurs groupes et
dans chaque groupe se trouve avec des compagnons
différents. Un Canadien français est membre de l'État
britannique, de l'Eglise catholique, du groupe de
langue française. Les groupes chevauchent ainsi l'un^
sur l'autre de façon qu'il est impossible de diviser
l'humanité en sociétés nettement distinctes et juxta-
posées.
On trouve dans les documents historiques des noms
de groupes employés par les contemporains, beaucoup
ne reposent que sur des ressemblances superficielles.
Avant d'adopter ces notions vulgaires, il faut se faii-e
une règle de les critiquer, il faut préciser la nature
et l'étendue du groupe, en se demandant : de quels
hommes était-il composé ? quel lien les unissait ? quelles
habitudes avaient-ils en commun ? et par quelles espèces
d'activité différaient-ils ? Alors seulement on verra
])Our quelles habitudes le groupe peut servir de cadre
d'études, et on sera conduit à choisir l'espèce de groupe
suivant l'espèce de faits. Pour étudier les habitudes
208 OPÉnATIONS SYNTHÉTIQUES.
intellectuelles (langue, religion, art, science), on pren-
dra, non une nation politique, mais le groupe des gens
qui ont eu en commun cette habitude; pour étudier
les faits économiques on prendra un groupe lié j>ar
une communauté économique; on réservera le groupe
politique pour l'étude des faits sociaux et politiques;
on écartera entièrement la raccK
Le groupe, même sur les points où il est homogène,
ne l'est pas entièrement ; il se divise en sous-groupes
dont les membres diffèrent par quelques habitudes
secondaires; une langue se divise en dialectes, une
religion en sectes, une nation en provinces. — En sens
inverse le groupe ressemble à d'autres groupes de façon
à pouvoir en être rapproché; dans une classification
d'ensemble, on peut reconnaître des « familles » de
langues, d'arts, de peuples. — Il faut donc se poser
ces questions : comment le groupe était-jl subdivisé?
dans quel ensemble renlrait-il?
Il devient possible alors d'étudier méthodiquement
une habitude ou même l'ensemble des habitudes dans
un temps et un lieu donnés, en suivant le tableau donné
plus haut. L'opération ne présente aucune difficulté de
méthdrie pour toutes les espèces de faits qui se pré-
sentent sous forme d'habitudes individuelles et volon-
taires : langue, art, sciences, conceptions, usages
1. Il n'est plus nécessaire de démontrer l'inanité de la notion
de race. Elle s'appliquait à des groupes vagues, formés par la
nation ou par la langue, car les races des historiens (grecque,
romaine, germanique, celtique, slave) n'avaient de commun que
le nom avec la race au sens anthropologique, qui est un groupe
d'hommes pourvus héréditairement des mêmes caractères.
Elle a été réduite à l'absurde par l'abus que Taine en a fait.
On en trouvera une très bonne critique dans Lacombe, o. c,
chap. xviii, et dans M. Robertson, The Saxon and the Cell,
Londres, 1897, in-8.
CnOLPEMENT DES FAITS. 209
privés ; là il suffit de constater en quoi consistait chaque
habitude. 11 faut seulement avoir soin de distinguer
le personnel qui créait ou maintenait les habitudes
'artistes, savants, philosophes, créateurs de la mode),
et la masse qui les recevait.
Mais quand on arrive aux habitudes sociales ou
politiques (celles qu'on appelle des institutions), on
rencontre des conditions nouvelles qui créent une illu-
sion inévitable. Les membres d'un même groupe social
ou politique n'ont pas seulement l'habitude d'actes
semblables, ils agissent les uns sur les autres par des
acles réciproques, ils se commandent, se contraignent,
se paient l'un l'autre. Les habitudes deviennent des
rapports entre eux; quand elles sont anciennes, for-
mulées dans des règles officielles, rendues obligatoires
par une autorité matérielle, maintenues par un per-
sonnel spécial, elles prennent une telle place dans la
vie qu'elles donnent l'impression de réalités exté-
rieures aux gens qui les pratiquent. Les hommes eux-
mêmes, spécialisés dans une occupation ou une fonction
qui devient l'habitude dominante deleurvie, paraissent
se grouper en catégories distinctes (classes, corpora-
tion, églises, gouvernements); et ces catégories parais-
sent des êtres réels, ou tout au moins des organes
chargés chacun d'une fonction dans un être réel, qui
est la société. Par analogie avec le corps d'un animal,
on arrive à décrire la « structure » et le « fonctionne-
ment » d'une société, — ou même son « anatomie » et
sa « physiologie ». II n'y a là que des métaphores. La
structure, ce sont les coutumes et les règles qui répar-
tissent les occupations, les jouissances et les fonctions
entre les hommes; le fonctionnement, ce sont les actes
habituels par lesquels chaque homme entre en rapport
avec les autres. Si l'on trouve commode d'employer
14
210 OPÉRATIONS SYNTHETIQUES.
ces termes, il faut se rappeler qu'ils ne recouvrent que
des habitudes.
Cependant l'étude des institutions oblige à se poser
des question spéciales sur les personnes et leurs fonc-
tions. — Pour les institutions économiques et sociales,
il faut chercher comment se faisait la division du
travail et la division en classes, quelles étaient les
professions et les classes, comment elles se recrutaient,
dans quels rapports vivaient les membres des diffé-
rentes professions et classes. — Pour les institutions
politiques, consacrées par des règles obligatoires et une
autorité matérielle, il se pose deux séries nouvelles de
questions : 1° Quel était le personnel chargé de l'auto-
rité? Quand l'autorité est partagée il faut étudier la
division des fonctions, analyser le personnel en ses
différents groupes (souverain et subordonné, central
et local), et distinguer chacun des corps spéciaux. Pour
chaque espèce de gouvernants on doit se demander :
comment se recrutaient-ils? quelle était leur autorité
officielle? et leurs moyens d'action réels? — 2° Quelles
étaient les règles officielles? Leur forme (coutume,
ordres, loi, précédents)? Leur contenu (règles du droit) ?
La façon de les apj)liquer (procédure)? Et surtout en
quoi les règles difféi^aient-elles de la pratique (abus
de pouvoir, exploitation, conflits entre les agents,
règles non observées)?
Après avoir déterminé tous les faits qui constituent
une société, il resterait à replacer cette société dans
l'ensemble des sociétés du même temps. C'est l'étude
des institutions internationales, intellectuelles, écono-
miques, politiques (diplomatie et usages de guerre); elle
pose les mêmes questions que l'étude des institutions
politiques. — 11 y faudrait joindre l'étude des habitudes
communes à plusieurs sociétés et des rapports qui
GROUPEMENT DES FAITS. 211
ne prennent pas une forme officielle. C'est une des par-
lies les moins avancées de la construction historique.
IV. Tout ce travail aboutit à dresser le tableau de la
vie liuraaine à un moment donné; il donne la connais-
sance d'un état de société (en allemand, Zustand). Mais
l'histoire ne se borne pas à étudier des faits simultanés
pris au repos (on dit souvent à l'état statique). Elle
étudie les états de société à des moments différents
et constate entre eux des différences. Les habitudes
des hommes et leurs conditions matérielles changent
d'une époque à l'autre; même lorsqu'elles semblent se
conserver, elles ne restent pas exactement pareilles.
Il y a donc lieii de rechercher ces changements; c'est
l'étude des faits successifs.
De ces changements les plus intéressants pour la
construction historique sont ceux qui se produisent
dans un même sens*, de façon que par une série de
différences graduelles, un usage, ou un état de société
se transforme en un usage ou un état différents, ou
pour parler sans métaphore, que les hommes d'un
temps pratiquent une habitude très différente de leurs
devanciers sans avoir traversé de changement brus-
que. C'est Véi'olution.
L'évolution se produit dans toutes les habitudes
humaines. Il suffit donc })our la rechercher de reprendre
le questionnaire qui a servi à dresser le tableau de la
société. Pour chacun des faits, conditions, us;iges,
personnel investi de l'autorité, règles officielles, se
pose la question : Quelle a été l'évolution de ce fait?
L'étude comportera plusieurs opérations : 1° déter-
1. On n'est pas d'accord sur la place à faire en histoire aux
cbangements en sens inverses, aux oscillations qui ramènent
les choses au point de départ.
212 OPÉRATIONS SYNTHKTIQUKS.
miner le fait dont on veut étudiei- révolution; 2" fixer
la durée du lemps pendant lequel elle s'est accoraplie;
on devra la choisir de fa(;on que la transformation
soit évidente et que pourtant il reste un lien entre le
point de départ et le point d'arrivée; 3° établir le?
étaj^es successives de l'évolution; 4° chercher par queJ
moyen elle s'est faite.
V. Une série, même complète, des états de toutes les
sociétés et de toutes leurs évolutions ne suffirait pas à
épuiser la matière de l'histoire. Il reste des faits uni-
ques dont on ne peut se passer, puisqu'ils expliquent
la formation des états et le commencement des évolu-
tions. Comment étudier les institutions ou l'évolution
de la France sans parler de la conquête des Gaules
par César et de l'invasion des Barbares?
Cette nécessité d'étudier des faits uniques a fait dire
que l'histoire ne peut être une science, car toute science
a pour objet le général. — L'histoire est ici dans la même
condition que la cosmographie, la géologie, la science
des espèces animales; elle n'est pas la connaissance
abstraite des rapports généraux entre les faits, elle est
une étude explicative de la réalité ; or la réalité n'a existé
qu'une seule fois. II n'y a eu qu'une seule évolution
de la terre, de la vie animale, de l'humanité. Dans
chacune de ces évolutions les faits qui se sont succédé
ont été le produit non de lois abstraites, mais du con-
cours à chaque moment de plusieurs faits d'espèce dif-
férente. Ce concours, appelé parfois le hasard, a produit
une série d'accidents qui ont déterminé la marche par-
ticulière de l'évolution ^ L'évolution n'est intelligible
1. La théorie du hasard a été faite de façon décisive; par
M. Cournol, Considérations sur ta marche des idées et des ci'éne-
ments dans les temps modernes, Paris, 1872, 2 vol. in-8.
GROUPEMENT DES FAITS. 213
que par l'étude de ces accidents; l'histoire est ici sur
le même pied que la géologie ou la paléontologie.
Ainsi l'histoire scientifique peut reprendre, pour les
utiliser dans l'étude de l'évolution, les accidents que
l'histoire traditionnelle avait recueillis par des raisons
littéraires, parce qu'ils frappaient l'imagination. On
pourra donc chercher les faits qui ont agi sur l'évolu-
tion de chacune des habitudes de l'humanité; chaque
accident se classera à sa date dans l'évolution où il
aura agi. Il suffira ensuite de réunir les accidents de
tout genre et de les classer par ordre chronologique
et par ordre de pays pour avoir le tableau d'ensem-
ble de l'évolution historique.
Alors, par-dessus les histoires spéciales où les faits
sont rangés par catégories purement abstraites fart,
religion, vie privée, institutions politiques), on aura
construit une histoire concrète commune, l'histoire
générale, qui reliera les différentes histoires sjjéciales
en montrant l'évolution d'ensemble qui a dominé toutes
les évolutions spéciales. Chacune des espèces de faits
qu'on étudie à part (religion, art, droit, constitution)
ne forme pas un monde fermé où les faits évolueraient
par une sorte de force interne, comme les spécialistes
sont enclins à l'imaginer. L'évolution d'un usage ou
d'une institution (langue, religion. Église, État) n'est
qu'une métaphore, un usage est une abstraction; une
abstraction n'évolue pas; il n'y a que des êtres qui
évoluent au sens propre ^ Lorsqu'apparaît un chan-
1. Lamprccht, dans un long article, Was ist Kulturgeschichte,
publié dans la Deutsche Zeitsdirifl fier Gcschichtswlssenschaft,
nouvelle série, t. I, 1896, a tenté de fonder l'histoire de la civi-
lisation sur la théorie d'une ùme collective de la société qui
produirait des phénomènes « socialpsychiques -• communs à
toute la société et différents dans chaque période. C'est une
hypothèse métaphysique.
214 OPÉUATIONS SYNTHÉTIQUES.
gement dans un usage, c'est que les hommes qui le pra-
tiquent ont changé. Or les hommes ne sont pas divi-
sés en compartiments étanches (religieux, juridiques,
économiques) où se passeraient des phénomènes inté-
rieurs isolés; un accident qui modifie leur état change
leurs habitudes à la fois dans les espèces les plus
différentes. L'invasion des Barbares a agi à la fois sur
les langues, la vie j)rivée, les institutions politiques.
On ne peut donc pas comprendre l'évolution en s'en-
fermant dans une branche spéciale d'histoire; le
spécialiste, pour faire l'histoire complète même de sa
branche, doit regarder par-dessus sa cloison dans
le champ des événements communs. C'est le mérite
de Taine d'avoir déclaré, à propos de la littérature
anglaise, que l'évolution littéraire dépend, non d'évé-
nements littéraires, mais de faits généraux.
L'histoire générale des faits uniques s'est constituée
avant les histoires spéciales. Elle est le résidu de tous
les faits qui n'ont pu prendre place dans les histoires
spéciales, et s'est réduite 'à mesure que les branches
spéciales se sont créées et s'en sont détachées. Gomme
les faits généraux sont surtout de nature politique et
qu'il est plus difficile de les organiser en une branche
spéciale, l'histoire générale est restée en fait confondue
avec l'histoire politique [Staatengesclnchte]^ . Ainsi les
historiens politiques ont été amenés à se faire les
champions de l'histoire générale et à conserver dans
leurs constructions tous les faits généraux (migrations
de peuples, réformes religieuses, inventions et décou-
vertes) nécessaires pour comprendre l'évolution.
1. Le nom d'histoire nationale, introduit par des préoccupations
patriotiques, désigne la même chose; l'histoire de la nation se
confond en fait avec l'histoire de l'Etat.
GROUPEMENT DES FAITS. 2l5
Pour construire l'histoire générale il faut chercher
tous les faits qui peuvent expliquer soit l'état d'une
société, soit une de ses évolutions, parce qu'ils y ont
produit des changements. Il faut les chercher dans
tous les ordres de faits, déplacement de population,
innovations artistiques, scientiGques, religieuses, tech-
niques, changement de personnel dirigeant, révolu-
tions, guerres, découvertes de pays.
Ce qui importe, c'est que le fait ait eu une action
décisive. Il faut donc résister à la tentation naturelle de
distinguer les faits en grands et petits. Il répugne d'ad-
mettre que de grands effets puissent avoir de petites
causes, que le nez de Cléopâtre ait pu agir sur l'Empire
romain. Cette répugnance est métaphysique, elle naît
d'une idée préconçue sur la direction du monde. Dans
toutes les sciences d'évolution on trouve des faits indi-
viduels qui sont le point de départ d'un ensemble de
grandes transformations. Une troupe de chevaux amenée
par les Espagnols a peuplé toute l'Amérique du Sud.
Dans une inondation un tronc d'arbre peut barrer le
courant et transformer l'aspect d'une vallée.
Dans l'évolution humaine on rencontre de grandes
transformations qui n'ont pas d'autre cause intelli-
gible qu'un accident individuel *. L'Angleterre au
XVI* siècle a change trois fois de religion par la mort
d'un prince (Henri, Edouard, Marie). L'importance
doit se mesurer non à la taille du fait initiai, mais à la
taille des faits qui en sont résultés. On ne doit donc pas
a priori nier l'action des individus et écarter les faits
individuels. Il faut examiner si l'individu a été en situa-
tion d'agir fortement. C'est ce qu'on peut présumer
'dans deux cas : 1*^ quand son acte a agi comme exemple
1. Voir Cournot, u. c, I, p. iv.
216 OPlinATIONS SYNTHÉTIQUES.
sur une masse d'hommes et a créé une tradition, cas
fréquent en art, en science, en religion, en technique;
2° quand il a été en possession du pouvoir de donner
des ordres et d'imprimer une direction à une masse
d'hommes, comme il arrive aux chefs d'Etat, d'armée
( u d'Eglise. Les épisodes de la vie d'un liomme devien-
liCnt alors des faits importants.
Ainsi dans le cadre de l'histoire on doit faire une
place aux personnages et aux événements.
VI. C'est un besoin, dans toute élude de faits suc-
cessifs, de se procurer quelques points d'arrêt, des
limites de commencement et de fin, afin de pouvoir
découper des tranches chronologiques dans la masse
énorme des faits. Ces tranches sont les périodes;
l'usage en est aussi ancien que l'histoire. On en a
besoin non seulement dans l'histoire générale, mais
dans les histoires spéciales, dès qu'on étudie une durée
assez longue pour que l'évolution soit sensible. Ce
sont les événements qui fournissent le moyen de les
délimiter.
Pour les histoires spéciales, après avoir décidé quels
changements des habitudes doivent être regardés
comme les plus profonds, on les adopte comme mar-
quant une date dans l'évolution; puis on cherche quel
événement les a produits. L'événement qui a produit
la formation ou un changement de l'habitude devient
le commencement ou la fin d'une période. Ces événe-
ments marquants sont parfois de même espèce que
les faits dont on étudie l'évolution, des faits litté-
raires dans l'histoire de la littérature, politiques dans
l'histoire politique. Mais le plus souvent ils sont d'une
autre esjièce et l'histoire spéciale est obligée de les
emprunter à l'histoire générale.
Pour l'histoire générale, les périodes doivent être
GROUPEMENT DES FAITS. 217
découpées d'après l'évolution de plusieurs espèces de
faits; on trouve des événements qui marquent une
période à la fois dans plusieurs branches (invasion des
Barbares, Réforme, Révolution française). On peut
alors construire des périodes communes à plusieurs
branches de l'évolution, et dont un même événement
marque le commencement et la fin. Ainsi s'est opérée
la division traditionnelle de l'histoire universelle. —
Les sous-périodes sont obtenues par le même procédé,
en prenant pour limites les événements qui ont pro-
duit des changements secondaires.
Les périodes construites ainsi d'après les événe-
ments sont de durée inégale. Il ne faut pas s'inquiéter
de ce défaut de symétrie; une période ne doit pas être
un nombre fixe d'années, mais le temps employé à une
partie distincte de l'évolution. Or l'évolution n'est pas
un mouvement régulier; il s'écoule une longue série
d'années sans changement notable, puis viennent des
moments de transformation rapide. Cette différence a
fourni à Saint-Simon la distinction en périodes orga-
nifjues (à changement lent) et critiques (à changement
ra'tide).
CHAPITRE III
RAISONNEMENT CONSTRUCÏIF
I. Les faits historiques fournis par les documents ne
suffisent jamais à remplir entièrement les cadres; à
beaucoup de questions ils ne donnent pas de réponse
directe, il manque des traits nécessaires pour composer
le tableau complet des états de société, des évolutions
ou des événements. On sent le besoin irrésistible de
combler ces lacunes.
Dans les sciences d'observation directe, lorsqu'un
fait manque dans une série, on le cherche par une nou-
velle observation. En histoire, où cette ressource
manque, on cherche à étendre la connaissance en
employant le raisonnement. On part des faits connus
par les documents pour inférer des faits nouveaux. Si
le raisonnement est correct, ce procédé de connaissance
est légitime.
Mais l'expérience montre que de tous les procédés
de connaissance historique le raisonnement est le plus
difficile à manier correctement et celui qui a introduit
les erreurs les plus graves. Il ne faut l'employer qu'en
s'entourant de précautions pour ne jamais perdre de
vue le danger.
RAISONNKMILXT COXSTRUCTIF. 219
1° Il ne faut jamais mélanger un raisonnement avec
l'analyse d'un document; quand on se permet d'intro-
duire dans le texte ce que l'auteur n'y a pas mis
expressément, on en arrive à le compléter en lui faisant
dire ce qu'il n'a pas voulu dire '.
2" Il ne faut jamais confondre les faits tirés directe-
ment de l'examen des documents avec les résultats
d'un raisonnement. Quand on afGrme un fait connu
seulement par raisonnement, on ne doit pas laisser
croire qu'on l'ait trouvé dans les documents, on doit
avertir par quel procédé on l'a obtenu.
3° Il ne faut jamais faire un raisonnement incon-
scient : il a trop de chance d'être incorrect. Il suffit de
s'astreindre à mettre le raisonnement en forme; dans
un raisonnement faux la proposition générale est d'or-
dinaire assez monstrueuse pour faire reculer d'hor-
reur.
4° Si le raisonnement laisse le moindre doute, il ne
faut pas essayer de conclure; l'opération doit rester
sous forme de conjecture, nettement distinguée des
résultats définitivement acquis.
5" Il ne faut jamais revenir sur une conjecture
pour essayer de la transformer en certitude. C'est la
première impression qui a le plus de chances d'être
exacte; en réfléchissant sur une conjecture, on se fami-
liarise avec elle et on finit par la trouver mieux fondée,
tandis qu'on y est seulement mieux habitué. La mésa-
venture est commune aux hommes qui méditent long-
temps sur un petit nombre de textes.
Il y a deux façons d'employer le raisonnement, l'une
négative, l'autre positive; on va les examiner séparé-
ment.
1. Il a élc parlé plus haut, p. 119, de ce vice de méthode.
220 OPERATIONS SYNTHETIQUES,
II. Le raisonnement négatif, appelé aussi « argument
du silence», part de l'absence d'indications sur un fait'.
De ce qu'un fait n'est mentionné dans aucun document,
on infère qu'il n'a pas existé; l'argument s'applique à
toute sorte de faits, usages de tout genre, évolutions,
événements. Il repose sur une impression qui dans la
vie s'exprime par la locution familière : « Si c'était
arrivé, on le saurait » ; il suppose une proposition qui
devrait se formuler ainsi : « Si le fait avait existé, il y
aurait un document qui en parlerait ».
Pour avoir le droit de raisonner ainsi il faudrait que
tout fait eût été observé et noté par écrit, et que toutes les
notations eussent été conservées ; or la plupart des docu-
ments qui ont été écrits se sont perdus et la plupart
des faits qui se passent ne sont pas notés par écrit.
Le raisonnement serait faux dans la plupart des cas. Il
faut donc le restreindre aux cas où les conditions qu'il
suppose ont été réalisées.
1° Il faut non seulement qu'il n'existe pas de docu-
ment où le fait soit mentionné, mais qu'il n'en ait pas
existé. Si les documents se sont perdus, on ne peut
rien conclure. L'argument du silence doit donc être
employé d'autant plus rarement qu'il s'est perdu plus
de documents, il peut servir beaucoup moins pour
l'antiquité que pour le xix*^ siècle. — On est tenté, pour
se débarrasser de cette restriction, d'admettre que les
documents perdus ne contenaient rien d'intéressant;
s'ils se sont perdus, dit-on, c'est qu'ils ne valaient pas
la peine d'être conservés. En fait , tout document
1. La discussion de ccl ai'gument, fort employé autrefois
en histoire religieuse, a beaucoup occupé les ancien? auteurs
qui ont écrit sur la méihodolog-ie et tient encore une grande
place dans les Principes de la critique historique, du P. de
iSmedt.
RAISONNEMENT CONSTRUCTIF. 221
manuscrit est à la merci du moindre accident , il
dépend du hasard qu'il se conserve ou se perde.
2° Il faut que le fait ait été de nature à être forcé-
ment observé et noté. De ce qu'un fait n'a pas été noté
il ne suit pas qu'on ne l'ait pas vu. Dès qu'on organise
un service pour recueillir une espèce de faits, on con-
state combien ce fait est plus fréquent qu'on ne croyait
et combien de cas passaient inaperçus ou sans laisser
de trace écrite. C'est ce qui est arrivé pour les trem-
blements de terre , les cas de rage , les baleines
échouées sur les cotes. — En outre, beaucoup de faits,
même bien connus des contemporains, ne sont pas notés,
parce que l'autorité officielle empêche de les divulguer;
c'est ce qui arrive pour les actes des gouvernements
secrets et les plaintes des classes inférieures. Ce silence,
qui ne prouve rien, fait une vive impression sur les histo-
riens irréfléchis, il est l'origine du sophisme si répandu
du « bon vieux temps ». Aucun document ne relate les
abus des fonctionnaires ou les jjlaintes des paysans :
c'est que tout allait régulièrement et que ]iersonne ne
souffrait. — Avant d'arguer du silence il faudrait se
demander : Ce fait ne pouvait-il éviter d'être noté dans
un des documents que nous possédons? Ce n'est j)as
l'absence de tout document sur un fait qui est probante,
mais le silence sur ce fait dans un document où il
devrait être mentionné.
Le raisonnement négatif se trouve ainsi limité à des
cas nettement définis. 1° L'auteur du document où le
fait n'est jias mentionné voulait systématiquement
noter tous les faits de cette espèce et devait les con-
naître tous. (Tacite cherchait à énumérer tous les
peuples de la Germanie; la Notifia dignitatum indiquait
toutes les provinces de l'Empire ; l'absence sur ces listes
d'un peuple ou d'une province prouve qu'ils n'exis-
222 OPERATIONS SYNHETIQUTES.
taient pas alors.) 2° Le fait, s'il eût existé, s'imposait
à l'imagination de l'auteur de façon à entrer forcément
dans ses conceptions. (S'il y avait eu des assemblées
régulières du peuple franc, Grégoire de Tours n'aurait
pu concevoir et décrire la vie des rois francs sans en
parler.)
III. Le raisonnement positif part d'un fait (ou de
l'absence d'un fait) établi par les documents ])our en
inférer un autre fait (ou l'absence d'un autre fait) que
les documents n'indiquaient pas. Il est une application
du principe fondamental de l'histoire, Vanalogie de
l'humanité présente avec l'humanité passée. Dans le
présent on observe que les faits humains sont liés
entre eux. Quand certain fait se produit, un autre se
produit aussi, ou parce que le premier est la cause du
second, ou parce qu'il en est l'effet, ou parce que tous
deux sont les effets d'une même cause. On admet que
dans le passé les faits semblables étaient liés de même,
et cette présomption se fortifie par l'étude directe du
passé dans les documents. D'un fait qui s'est produit
dans le passé, on peut donc conclure que les autres
faits liés à ce fait se sont aussi produits.
Ce raisonnement s'applique à toute espèce de faits,
usages, transformations, accidents individuels. A partir
de tout fait connu on peut essayer d'inférer des faits
inconnus. Or les faits humains, ayant tous leur cause
dans un même centre qui est l'homme, sont tous reliés
entre eux, non seulement entre faits de même espèce,
mais entre faits des espèces les plus difféi'entes. Il y a
des liens non seulement entre les divers faits d'art, de
religion, de mœurs, de jiolitique, mais entre des faits
de religion et des faits d'art, de politique, de mœurs;
en sorte que d'un fait d'une espèce on peut inférer des
faits de toutes les autres espèces.
RAISONNEMENT CONSTRUCTIF. 223
Examiner les liens entre les faits qui peuvent servir
de base à des raisonnements, ce serait faire le tableau
de tous les rapports connus entre les faits humains,
c'est-à-dire dresser l'état de toutes les lois de la vie
sociale établies empii'iquement. Un pareil travail suffi-
rait à faire l'objet d'un livre'. On se bornera ici à
indiquer les règles générales du raisonnement et les
précautions à prendre contre les erreurs les plus
ordinaires.
Le raisonnement repose sur deux propositions :
l'une générale, tirée de la marche des choses humaines;
l'autre particulière, tirée des documents. Dans la pra-
tique on commence par la proposition particulière, le
fait historique : Salamine porte un nom phénicien.
Puis on cherche une proposition générale : La langue
d'un nom de ville est la langue du peuple qui a créé la
ville. Et l'on conclut : Salamine, à nom phénicien, a
été fondée par des Phéniciens.
Pour que la conclusion soit sûre il faut donc deux
conditions.
1° La proposition générale doit être exacte; les deux
faits qu'elle suppose liés ensemble doivent l'être de
façon que le second ne se produise jamais sans le pre-
mier. Si cette condition était vraiment remplie, ce
serait une loi au sens scientifique; mais en matière de
faits humains — sauf les conditions matérielles dont
les lois sont établies par les sciences constituées, — on
n'opère qu'avec des lois empiriques obtenues par des
constatations grossières d'ensemble, sans analyser les
faits de façon à en dégager les vraies causes. Ces lois
ne sont à peu près exactes que lorsqu'elles portent sur
t. C'est celui que Montesquieu avait tenté dans l'Esprit des
lois. J'ai, dans un cours à la Sorbonne, essayé de tracer une
esquisse de ce tableau. (Ch. S.]
224 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
un ensemble de faits nombreux, car on ne sait pas très
bien dans quelle mesure chacun est nécessaire pour
produire le résultat. — La proposition sur la langue du
nom d'une ville est trop peu détaillée pour être tou-
jours exacte. Pétersbourg est un nom allemand, Syra-
cuse en Amérique uti nom grec. Il faut d'autres condi-
tions pour être sûr que le nom soit lié à la nationalité
des fondateurs. Ainsi l'on ne doit opérer qu'avec une
proposition détaillée.
2° Pour que la proposition générale soit détaillée, il
faut que le fait historique particulier soit lui-même
connu en détail; car c'est après l'avoir établi qu'on
cherchera une loi empirique générale nécessaire pour
raisonner. On devra donc connnencer par étudier les
conditions particulières du cas (la situation de Sala-
mine, les habitudes des Grecs et des Phéniciens); on
n'opérera pas sur un détail, mais sur un ensemble.
Ainsi dans le raisonnement historique il faut 1" une
proposition générale exacte, 2° une connaissance dé-
taillée d'un fait passé. — On opérera mal si on admet
une proposition générale fausse, si l'on croit, comme
Augustin Thierry par exemple, que toute aristocratie
a pour origine une conquête. — On opérera mal si l'on
veut raisonner à partir d'un détail isolé (un nom de
ville). — La nature de ces erreurs indique les précau-
tions à prendre :
1° Spontanément nous prenons pour base de raison-
nement les « vérités de sens commun » qui forment
encore presque toute notre connaissance de la vie
sociale; or la plupart sont fausses en partie, puisque
la science de la vie sociale n'est pas faite. Et ce qui
les rend surtout dangereuses, c'est que nous les em-
ployons sans en avoir conscience. — La précaution la
plus sûre sera de formuler toujours la prétendue loi
RAISONNEMENT CONSTRUCTIF. 225
sur laquelle on va raisonner : Toutes les fois que tel
fait se produit, on est certain que tel autre se sera
produit. Si elle est évidemment fausse, on s'en aper-
cevra aussitôt; si elle est trop générale on verra quelles
conditions nouvelles il faut y ajouter pour qu'elle
devienne exacte.
2° Spontanément nous cherchons à tirer des consé-
quences du moindre fait isolé (ou plutôt l'idée de
cl.aque fait éveille aussitôt en nous, par association,
l'idée d'autres faits). C'est le procédé naturel de
l'histoire littéraire. Chaque trait de la vie d'un auteur
fournit matière à des raisonnements; on construit par
conjecture toutes les influences qui ont pu agir sur
lui et on admet qu'elles ont agi. Toutes les branches
d histoire qui étudient une seule espèce de faits,
isolée de toute autre (langue, arts, droit privé, reli-
gion i, sont exposées au même danger, paice qu'elles
ne voient que des fragments de vie humaine et pas
d'ensembles. Or il n'y a guère de conclusions solides
que celles qui reposent sur un ensemble. On ne fait
pas un diagnostic avec un symptôme, il faut len-
semble des symptômes. — La précaution consistera
à éviter d'opérer sur un détail isolé ou sur un fait
abstrait. On devra se représenter des hommes avec les
principales conditions de leur vie.
Il faut s'attendre à réaliser rarement les conditions
d'un raisonnement certain; nous connaissons trop mal
les lois de la vie sociale et trop rarement les détails
précis d'un fait historique. Aussi la plupart des rai-
sonnements ne donnent-ils qu'une présomption, non
une certitude. Mais il en est des raisonnements comme
des documents '. Quand plusieurs présomptions se
1, Voir p. 173.
15
226 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
réunissent dans le même sens, elles se confirment et
finissent par ])roduire la certitude légitime. L'histoire
comble une partie de ses lacunes par une accumulation
de raisonnements. Il reste des doutes sur l'origine
phénicienne de plusieurs villes grecques, il n'y en u
pas sur la présence des Phéniciens en Grèce.
CHAPITRE IV
CONSTRUCTION DES l-'OUMULES GÉNÉRALES
I. Si on avait classé dans un cadre méthodique tous
les faits liistoriques établis par l'analyse des docu-
ments et par le raisonnement, on aurait une descrip-
tion rationnelle de toute l'histoire; le travail de con-
statation serait achevé. L'histoire doit-elle en rester là?
La question est vivement débattue et on ne peut éviter
de la résoudre, car c'est une question pratique.
Les érudits, habitués à recueillir tous les faits sans
préférence personnelle, tendent à exiger surtout un
recueil de faits complet, exact et objectif. Tous les
faits historiques ont un droit égal à prendre place
dans l'histoire; conserver les uns comme plus impor-
tants et écarter les autres comme moins importants,
ce serait faire un choix subjectif, variable suivant la
fantaisie individuelle; l'histoire ne doit sacrifier aucun
fait.
A cette conception très rationnelle on ne peut
opposer qu'une difficulté matérielle; mais elle suHit,
car elle est le motif pratique de toutes les sciences :
c'est l'impossibilité de construire et de communiquer
un savoir complet. Une histoire où aucun fait ne serait
sacrifié devrait contenir tous les actes, toutes les
pensées, toutes les aventures de tous les hommes à
228 OPKHATIONS SYNTHÉTIQUES.
tous les différents moments. Ce serait une connais-
sance complète que personne n'arriverait plus à con-
naître, non faute de matériaux, mais faute de temps.
C'est déjà ce qui arrive aux collections trop volumi-
neuses de documents : les recueils de débats |)arle-
menlaires contiennent toute l'histoire des assemblées,
mais, pour l'y trouver, il faudrait plus que la vie d'un
homme.
Toute science doit tenir compte des conditions pra-
tiques de la vie au moins dans la mesure où on la des-
tine à devenir une science réelle, une science qu'on
peut arriver à savoir. Toute conception qui aboutit à
empêcher de savoir empêche la science de se con-
stituer,
La science est une économie de temps et d'efforts
obtenue par un procédé qui rend les faits rapidement
connaissables et intelligibles; elle consiste à recueillir
lentement une quantité de faits de détail et à les
condenser en formules portatives et incontestables.
L'histoire, plus encombrée de détails qu'aucune autre
connaissance, a le choix entre deux solutions : être com-
plète et inconnaissable ou être connaissable et incom-
plète. Toutes les autres sciences ont choisi la seconde,
elles abrègent et condensent, préférant le risque de
mutiler et de combiner arbitrairement les faits à la
certitude de ne pouvoir ni les comprendre ni les com-
muniquer. Les érudits ont préféré s'enfermer dans les
périodes anciennes où le hasard, qui a détruit presque
toutes les sources de renseignement, les a délivrés de
la responsabilité de choisir les faits en les privant de
presque tous les moyens de les connaître.
L'histoire, pour se constituer en science, doit éla-
borer les faits bruts. Elle doit les condenser sous
une forme maniable en formules descriptives, quali-
CONSTRUCTION DES FORMULES GÉNÉRALES. 229
tatives et quantitatives. Elle doit chercher les liens
entre les faits qui forment la conclusion dernière de
toute science.
II. Les faits humains, complexes et variés, ne peu-
vent être ramenés à quelques formules simples comme
les faits chimiques. L'histoire, comme toutes les sciences
de la vie, a besoin de formules descriptives pour
exprimer le caractère des différents phénomènes.
La formule doit être courte pour être maniable; elle
doit être précise pour donner une idée exacte du fait.
Or la précision de la connaissance en matière humaine
ne s'obtient que par les détails caractéristiques, car
seuls ils font comprendre en quoi un fait a différé des
autres et ce qu'il a eu en propre. 11 y a ainsi opposi-
tion entre le besoin d'abréger, qui mène à chercher des
formules concrètes, et la nécessité de rester précis, qui
oblige à prendre des formules détaillées. Des formules
trop courtes rendent la science vague et illusoire, des
formules trop longues l'encombrent et la rendent inutile.
On n'évite cette alternative que par un compromis con-
tinuel, dont le principe est de resserrer les faits en
supprimant tout ce qui n'est pas strictement nécessaire
pour se les représenter et de s'arrêter au point où on
leur enlèverait quelque trait caractéristique.
Cette opération, difficile en elle-même, est compli-
quée encore par l'état où l'on trouve les faits qu'il
s'agit de condenser en formules. Suivant la nature des
documents d'où ils sortent, ils arrivent à tous les
degrés différents de précision : depuis le récit détaillé
des moindres épisodes (bataille de Waterloo) jusqu'à
la mention en un mot (victoire des Austrasiens à
Testry). Nous possédons sur des faits de même nature
une quantité de détails infiniment variable suivant que
les documents nous donnent une description complète
230 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
OU une mention. Comment organiser en un même
ensemble des connaissances d'une j)récision si diffé-
rente ? — Les faits connus seulement par un mot général
et vague, on ne peut les amener à un degré moins
général et plus précis; comme on ignore les détails, si
on les ajoute par conjecture, on fera du roman histo-
rique. C'est ainsi qu'Augustin Thierry a procédé dans
les Récits mérovingiens. — Les faits connus en détail, il
est toujours facile de les réduire à un degré plus général
en mutilant les détails caractéristiques; c'est ce que
font les auteurs d'abrégés. Mais le résultat serait de
réduire toute l'histoire à une masse de généralités
vagues, uniformes pour tous les temps, sauf les noms
propres et les dates. Ce serait une symétrie dange-
reuse, pour ramener tous les faits au mêm^ degré de
généralité, de les réduire tous à l'état de ceux qui sont
le plus mal connus. — Il faut donc, dans les cas où les
documents donnent des détails, que les formules des-
criptives conservent toujours les traits caractéristiques
des faits.
Pour construire ces formules on devra revenir au
questionnaire de groupement, répondre à chacune des
questions, puis rapprocher les réponses. On les résu-
mera alors en une formule aussi dense et aussi précise
que possible, en prenant garde de maintenir à chaque
mot un sens fixe. Travail de style, dira-t-on, et pour-
tant ce n'est pas ici seulement un procédé d'exposition,
nécessaire pour se faire comprendre des lecteurs, c'est
une précaution que l'auteur doit prendre avec lui-
même. Pour atteindre des faits aussi fuyants que les
faits sociaux, une langue ferme et précise est un instru-
ment indispensable; il n'y a pas d'historien complet
sans une bonne langue.
On se trouvera bien d'employer le plus possible des
CONSTP.UCTION DES FOr..MUl,ES GENÉlîALES. 231
termes concrets et descriptifs : leur sens est toujours
clair. Il sera prudent de ne désigner les groupes col-
lectifs que par des noms collectifs, non par des sub-
stantifs abstraits (royauté, Etat, démocratie, Réforme,
Piévolution) et d'éviter de personnifier des abstractions.
On croit ne faire qu'une métaphore et on est entraîné
par la force des mois. Les termes abstraits ont assu-
rément une grande force de séduction, ils donnent à
une pro|)osition un aspect scientifique. Mais ce n'est
qu'une apparence sous laquelle a vite fait de se glisser
la scolastique, le mot, n'ayant pas de sens concret,
devient une notion purement verliale (comme la vertu
dormilive dont parle ^Molière). Tant que les notions
sur les phénomènes sociaux n'auront pas été réduites
à des formules véritablement scientifiques, il sera plus
scientifique de les exprimer en termes d'expérience
vulgaire.
Pour construire la formule on devra savoir d'avance
quels éléments doivent v entrer. Il faut ici distino-uer
les faits généraux (habitudes et évolutions) et les faits
uniques (événements).
III. Les faits généraux consistent dans des actes
souvent répétés communs à beaucoup d'hommes. Il
faut en déterminer le caractère, Vétendiie, la durre.
Pour formuler le caractère, on réunit tous les traits
qui constituent le fait (habitude, institution) et le dis-
tinguent de tout autre. On rassemble sous la même
formule tous les cas individuels très semblables, en
négligeant les variations individuelles.
Celte concentration se fait sans cflort pour les habi-
tudes de forme (langue, écrituz'e) et pour toutes les habi-
tudes intellectuelles ; les hommes qui les pratiquaient les
ont déjà exprimées par des formules qu'il suffît de re-
cueillir Il en est de même pour toutes les institu-
232 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
lions consacrées par des règles expressément formu-
lées (règlements, lois, statuts privés). Aussi les his-
toires spéciales ont-elles été les premières à aboutir ;i
des formules méthodiques. Par contre elles n'attei-
gnent que des faits superficiels et conventionnels, non
les actes réels ou les pensées réelles : dans la langue
les mots écrits, non la prononciation réelle, dans la
religion les dogmes et les rites officiels , non les
croyances réelles de la masse du public; dans la
morale les préceptes avoués, non la conception réelle;
dans les institutions les règles ofllcielles, non la pra-
tique réelle. En toutes ces matières la connaissance des
formules conventionnelles devra se doubler un jour
de l'étude des habitudes réelles.
11 est beaucoup plus difficile d'embrasser dans une
formule une habitude constituée par des actes réels, ce
qui est le cas de la vie économique, de la vie privée,
de la vie politique; car il faut, dans des actes différents,
trouver les caractères communs qui composent l'habi-
tude; ou, si ce travail a été fait déjà dans les documents
et résumé dans une formule (ce qui est le cas habi-
tuel), il faut faire la critique de cette formule pour
s'assurer qu'elle recouvre véritablement une habitude
homogène.
La difficulté est la même pour construire la formule
d'un groupe ; il faut décrire les caractères communs à
tous les membres du groupe et trouver un nom collec-
tif qui le désigne e.xactement. Les noms de groupes
ne manquent pas dans les documents; mais, comme ils
sont nés de l'usage, beaucoup correspondent mal aux
groupes réels; il faut en faire la critique, en préciser,
souvent en rectifier le sens.
De cette première opération doivent soitir des
formules qui expriment les caractères convention-
CONSTRUCTION DES FORMULES GÉNÉRALES. 233
nels et réels de toutes les habitudes des différents
groupes.
Pour préciser l'éienc^Me de l'habitude, on cherchera les
points les plus éloignés où elle apparaît (ce qui donne
l'aire de dispersion), et la région où elle est la plus
fréquente (le centre). L'opération prend parfois la
forme d'une carte (par exemple la carte des tumuli et
des dolmen de France). Il faudra indiquer aussi les
groupes d'hommes qui ont pratiqué chaque habitude
et les sous-groupes où elle a eu le plus d'intensité.
La formule devra indiquer la durée de l'habitude.
On cherchera les cas extrêmes, quand apparaît pour
la première fois et pour la dernière la forme, la doc-
trine, l'usage, l'institution, le groupe. Mais il ne suffît
pas dé noter les deux cas isolés, le plus ancien et le
plus récent; il faut chercher la période où l'habitude a
été vraiment active.
La formule de l'évolution devra indiquer les varia-
tions successives de l'habitude, en précisant pour cha-
cune les limites d'étendue et de durée. Puis, comparant
l'ensemble des variations, on construira la marche géné-
rale de l'évolution. La formule d'ensemble indiquera où
et quand l'évolution a commencé et fini et dans quel sens
elle s'est produite. Toutes les évolutions ont des condi-
tions communes qui permettent d'en marquer les étapes.
— Toute ha])itude (usage ou institution) commence par
être un acte spontané de quelques individus; quand les
autres l'imitent il devient un usage. De même les opéra-
tions sociales sont d'abord exécutées par un personnel
qui s'en charge spontanément, puis les autres l'accep-
tent et il devient un personnel officiel. C'est la première
étape, initiative individuelle, imitation et acceptation
volontaire par la masse. — L'usage, devenu tradition-
nel, se transforme en coutume ou règle obligatoire;
234 OPCnAllONS SYNTHETIQUES.
le personnel, devenu permanent, se transforme en
personnel investi d'un pouvoir de contrainle morale ou
matérielle. C'est l'étape de la tradition et de l'auloritc;
très souvent elle reste la dernière et dure jusqu'à la
destruction de la société. — L'usage se relâche, les
règles sont violées, le personnel n'est plus obéi; c'est
l'étape de révolte et de décomposition. — EnCn dans
quelques sociétés civilisées, la règle est critiquée, le
personnel blâmé, une partie des sujets im|)ose une
transformation rationnelle et une surveillance du per-
sonnel : c'est l'étape de la réforme et du contrôle.
I\'. Pour les faits uniques il faut renoncer à en
réunir plusieurs sous une même formule puisque leur
caractère est de, ne s'être produits qu'une fois. Pour-
tant la nécessité force à abréger, on ne peut conserver
tous les actes de tous les membres d'une assemblée ou
de tous les fonctionnaires d'un Etat. II faut sacrifier
beaucou]) d'individus et beaucoup de faits.
Comment faire le choix? Les goûts personnels ou le
patriotisme peuvent créer des préférences pour des
personnages sympathiques ou des événements locaux;
mais le seul principe de choix qui puisse être commun
à tous les historiens c'est le rôle joué dans l'évolution
des choses humaines. On doit conserver les person-
nages et les événements qui ont agi visiblement sur la
marche de l'évolution. Le signe pour les reconnaître est
qu'on ne peut exposer l'évolution sans parler d'eux. —
Ce sont les hommes qui ont modifié l'état d'une société
soit comme créateurs ou initiateurs d'une habitude
(artistes, savants, inventeurs, fondateurs, apôtres), soit
comme directeurs d'un mouvement, chefs d'Etats, de
partis, d'armées. — Ce sont les événements qui ont amené
un changement dans les habitudes ou l'état des sociétés.
Pour construire la formule descriptive d'un person-
CONSTRUCTION DI.S FOUMUI-ES GÉNÉRALES. 235
nage historique il faut choisir des traits dans sa bio-
graphie et dans ses habitudes. Dans sa biographie on
prendra les faits qui ont déterminé sa carrière, formé
ses habitudes, et amené les actes par lesquels il a agi sur
la société. Ce sont les conditions physiologiques (corps,
tempérament, état de santé] \ les actions éducatives
qu'il a subies, les conditions sociales. L'histoire de la
littérature nous a habitués à des recherches de ce genre.
Parmi les habitudes d'un homme il faut dégager ses
conceptions fondamentales dans l'ordre de faits sur
lesquels il a eu une action, sa conception de la vie et ses
connaissances, ses goûts dominants, ses occupations
habituelles, ses procédés de conduite. De ces détails
variés à l'infini se forme l'impression du « caractère »
et le recueil de ces traits caractéristiques constitue le
« portrait », ou, comme on aitue à dire aujourd'hui,
la « psychologie » du personnage. Cet exercice, très
estimé encore, date du temps où l'histoire était un
genre littéraire; il est douteux qu'il puisse devenir un
procédé scientifique. Il n'y a guère de méthode sûre
pour résumer le caractère d'un homme, même vivant,
à plus forte raison quand on est réduit à le connaître
par la voie indirecte des documents. Les controverses
sur l'interprétation de la conduite d'Alexandre sont un
bon exemple de cette incertitude.
Si l'on se risque pourtant à chercher la formule d'un
caractère on devra se garder de deux tentations natu-
relles : 1° Il ne faut pas construire le caractère avec
les déclarations du personnage sur lui-même. 2° L'étude
des personnages imaginaires (drame et roman) nous a
1. Michelet a discrédité l'étude des influences physiolog-iques
par l'abus qu'il en a fait dans la dernière partie de son Histoire
de France; elle n'en est pas moins indispensable pour com-
prendre la direction de la vie d'un personnag-e.
236 OPHItATIONS SYNTHETIQUES.
habitués à chercher un lien logique entre les divers
sentiments et les divers actes d'un homme; un carac-
tère, en littérature, est fabriqué logiquement. Il ne
faut pas transporter dans l'étude des hommes réels la
recherche du caractère cohérent. Nous y sommes moins
exposés pour les gens que nous observons dans la
vie parce que nous voyons trop de traits qui ne rentre-
raient pas dans une formule cohérente. Mais l'absence
dedocuments,en supprimant les traits qui nous auraient
gênés, nous incite à agencer le très petit nombre de
ceux qui restent en forme de caractère de théâtre. C'est
pourquoi les grands hommes de l'antiquité nous parais-
sent bien plus logiques que nos contemporains.
Comment construire la formule d'un événement? Un
besoin irrésistible de simplification nous fait réunir sous
un nom unique une masse énorme de menus faits aper-
çus en bloc et entre lesquels nous sentons confusément
un lien (une bataille, une guerre, une réforme). Ce
qui est ainsi réuni, ce sont tous les actes qui ont con-
couru à un même résultat. Voilà comment se forme la
notion vulgaire d'événement, et nous n'en avons pas de
plus scientifique. Il faut donc grouper les faits d'après
leur résultat; ceux qui n'ont pas laissé de résultat
visible disparaissent, les autres se fondent en quelques
ensembles qui sont les événements.
Pour décrire un événement il faut préciser 1° son
caractère, 2° son étendue.
1° Le caractère, ce sont les traits qui le distinguent
de tout autre, non pas seulement les conditions exté-
rieures de date et de lieu, mais la façon dont il s'est
produit et ses causes directes. Voici les indications que
la formule devra contenir. Un ou plusieurs hommes,
dans telles dispositions intérieures (conceptions et
motifs de l'acte), opérant dans telles conditions maté-
CONSTRUCTION DES FORMULES GENERALES. 237
rielles local, instrument), ont fait tels actes, qui ont
eu pour effet telle modification. — Pour déterminer
les motifs des actes on n'a pas d'autre procédé que de
rapprocher les actes d'une part avec les déclarations
de leurs auteurs, d'autre part avec l'interprétation
des gens qui les ont fait agir. 11 reste souvent un doute :
c'est le terrain de j^olémique entre les partis; chacun
interprète les actes de son parti par des motifs nobles
et ceux du parti adverse par des motifs vils. Mais des
actes décrits sans motif resteraient inintelligibles.
2° L'étendue de l'événement sera indiquée dans le
lieu lia région où il s'est accompli et celle que ses effets
directs ont atteinte), et dans le temps (le moment oîi
il a commencé à se réaliser et le moment où le résultat
a été acquis).
V. Les formules descriptives de caractères, étant
seulement qualitatives, ne donnent qu'une idée
abstraite des faits; la quantité est nécessaire pour se
représenter la place qu'ils ont tenue dans la réalité. Il
n'est pas indifférent qu'un usage ait été pratiqué par
une centaine ou par des millions d'hommes.
Pour formuler la quantité on dispose de plusieurs
procédés, de plus en plus imparfaits, qui l'atteignent
d'une façon de moins en moins précise. Les voici, dans
l'ordre de précision décroissante.
1° La mesure est le procédé entièrement scientifique,
car les chiffres égaux désignent des valeurs rigoureu-
sement exactes. Mais il faut une unité commune, et on
ne l'a que pour le temps et pour les faits matériels
(longueurs, surfaces, poids). L'indication des chiffres
de production et des sommes d'argent est la partie
essentielle des faits économiques et financiers. Mais les
faits psychologiques restent en dehors de toute mesure.
2° Le dénombrement, qui est le procédé de la statis-
238 OPERATIONS SYNTHI^TIQUES.
tique *, s'applique à tous les faits qui ont en commun
un caractère défini dont on se sert pour les cora|)ter.
Les faits ainsi réunis sous un même chiffre ne sont pas
de même espèce, ils peuvent n'avoir de commun qu'un
seul caractère, abstrait (crime, procès), ou conven-
tionnel (ouvrier, appartement); le chiffre indique seu-
lement sur combien de cas s'est rencontré un carac-
tère : il ne désigne pas un total homogène. — C'est une
tendance naturelle de confondre le chiflre et la mesure
et de s'imaginer qu'on connaît les faits avec une préci-
sion scientifique parce qu'on a pu leur appliquer un
chiffre; il faut se défendre de cette illusion, ne pas
prendre le chiffre de dénombrement d'une population
ou d'une armée pour la mesure de son importance*. —
Le dénombrement donne pourtant une indication néces-
saire pour construire la formule d'un groupe. Mais il
est restreint aux cas où l'on peut connaître toutes les
unités d'une espèce dans les limites données, car il
doit se faire en pointant, puis en additionnant. Avant
d'entreprendre un dénombrement rétrospectif, on devra
donc s'assurer que les documents sont assez complets
pour montrer toutes les unités à dénombrer. Quant
aux chiffres donnés par les documents, on devra les
tenir. en défiance.
3° L'évaluation est un dénombrement incomplet fait
dans une portion restreinte du champ, en supposant
.que les j)roportions seront les mêmes dans le reste du
champ. C'est un expédient qui s'impose souvent en his-
toire, quand les documents sont inégalement abondants.
1. Sur la stat'stique, qui est une méthode aujourd'hui consti-
tuée, on trouvera un bon résumé avec une bibliographie dans le
llandwbrlerbtich dcr Staalswissenschaflen, lena, 1890-94, gT.in-8.
2. Comme Bourdeau [L'Histoire et les Historiens, Paris, 1888,
in-8), qui propose de réduire toute l'hisloire à une série de sta-
tistiques.
CONSTRUCTION DES FORMULES GENERALES. 239
Le résultat reste douteux si l'on n'est pas sur que la por-
tion dénombrée fût exactement semblable aux autres
4° h' échantillonnage est un dénombrement restreint à
quelques unités prises en différents endroits du champ;
on calcule la proportion des cas oîi le caractère donné
se rencontre (soit 90 pour 100), on admet que la pro-
portion sera la même dans l'ensemble, et quand il y a
plusieurs catégories on obtient la i)roportion entre
elles. Le procédé est applical)le en histoire à des faits
de toute espèce, soit pour établir la proportion des
différentes formes ou des différents usages dans une
période ou une région donnée, soit pour déterminer
dans les groupes hétérogènes la proportion des mem-
bres d'espèce différente. Il donne l'impression approxi-
mative de la fréquence des faits et de la jiroportion des
éléments d'une société; il peut même montrer quelles
espèces de faits se rencontrent le plus souvent en-
semble et par conséquent paraissent liés. Mais pour
être appliqué correctement, il faut que les échantillons
soient représentatifs de l'ensemble et non d'une partie
qui risquerait d'être exceptionnelle. On doit donc les
choisir en des points très différents et dans des condi-
tions très différentes, de façon que les exceptions se
conlre-balancent. Il ne suffit pas de les prendre en des
points éloignés, par exemple sur les différentes fron-
tières d'un pays, car le fait même d'être frontière est
une condition exceptionnelle. — On pourra vérifier en
suivant les procédés des anthropologistes pour l'éta-
blissement des moyennes.
5° La généralisation n'est qu'un procédé instinctif de
simplification. Dès qu'on a aperçu dans un objet un
certain caractère, on étend ce caractère à tous les
autres objets un peu semblables. En toutes les matières
humaines où les faits sont toujours complexes, on gêné-
2^0 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
ralise inconscieraraent; on étend à tout un peuple les
habitudes de quelques individus, ou celles du premier
groupe de ce peuple qu'on a connu, à toute une période
des habitudes constatées à un moment donné. C'est en
histoire la plus active de toutes les causes d'erreur, et
elle agit en toute matière, sur l'étude des usages, des
institutions, même sur l'appréciation de la moralité
d'un peuple ^ La généralisation repose sur l'idée con-
fuse que tous les faits conligus ou semblables en
quelque point sont semblables sur tous les points.
Elle est un échantillonnage inconscient et mal fait. On
peut donc la rendre correcte en la ramenant aux con-
ditions d'un échantillonnage bien fait. On doit exami-
ner les cas à partir desquels on veut généraliser et
se demander : Quel droit a-t-on de généraliser? c'est-
à-dire quelle raison a-t-on de présumer que le caractère
constaté dans ces cas se rencontrera dans des milliers
d'autres? que ces cas seront pareils à la moyenne? La
seule raison valable, c'est que ces cas soient représen-
tatifs de l'ensemble. Et ainsi on se trouve ramené au
procédé méthodique de l'échantillonnage.
Voici comment on doit opérer : 1° On doit préciser
le champ dans lequel on croit pouvoir généraliser
(c'est-à-dire admettre la ressemblance de tous les cas),
délimiter le pays, le groupe, la classe, l'époque où on
va généraliser. Il faut prendre garde de ne pas faire le
champ trop grand en confondant une section avec
l'ensemble (un peuple grec ou germanique avec l'en-
semble des Grecs ou des Germains). 2" On doit s'assurer
que les faits contenus dans le champ sont semblables
sur les points où on veut généraliser; donc se défier
des noms vagues qui recouvrent des groupes très dif-
1. Voir un bon exemple dans Lacombe, o. c, p. 146.
CONSTRUCTION DES FORMULES GÉNÉRALES. 241
férents (Chrétiens, Français, Aryas, Romans). 3° On
doit s'assurer que les cas sur lesquels on va généra-
liser sont des échantillons représentatifs. Il faut qu'ils
rentrent vraiment dans le champ, car il arrive de prendre
pour spécimen d'un groupe des hommes ou des faits
d'un autre grouj)e. Il faut qu'ils ne soient pas exception-
nels, ce qui est à présuraerpour tous les cas qui se pro-
duisent dans des conditions exceptionnelles; les auteurs
de documents tendent à noter de préférence ce qui les
surprend, par conséquent les cas exceptionnels tien-
nent dans les documents une place disproportionnée à
leur nombre réel; c'est une des principales sources
d'erreur. 4° Le nombre des spécimens nécessaires
pour généraliser doit être d'autant plus grand qu'il y a
moins de motifs de ressemblance entre tous les cas
pris dans le champ. Il pourra être petit sur les points
où les hommes tendent à se ressembler fortement, soit
par imitation ou convention (langue, rites, cérémonies),
soit par l'effet de coutumes ou de règlements obliga-
toires (institutions sociales, politiques dans les pays
où l'autorité est obéie). Il devra être plus grand pour
les faits où l'initiative individuelle a plus de part (art,
science, morale) ; et même, pour la conduite privée,
toute généralisation sera d'ordinaire impossible.
VI. Les formules descriptives ne sont en aucune
science le terme dernier du travail. Il reste encore à
classer les faits de façon à en embrasser l'ensemble, il
reste à chercher les rapports entre eux; — ce sont les
conclusions générales. L'histoire, à cause de l'infirmité
de son mode de connaissance, a besoin en outre d'une
opération préalable pour déterminer la portée des con-
naissances obtenues ^
1. Il a paru inutile de discuter ici si l'histoire doit, suivant la
tradition antique, remplir encore une autre fonction, si elle doit
16
242 OPEr.ATIOXS SYXTIlliTIQUES.
Le travail criiique n'a fourni qu'une masse de
remarques isolées sur la valeur de la connaissance que
les documents ont permis d'atteindre. Il faut les réunir.
On prendra donc tout un groupe de fails classés dans
le même cadre — une espèce de faits, un pays, une
période, un événement — et on résumera les résultats
de la critique des faits particuliers pour obtenir une
formule d'ensemble. 11 faudra considérer: 1» l'étendue,
2 la valeur de notre connaissance.
1" On se demandera quelles sont les lacunes laissées
par les documents. Il est facile, en suivant le question-
naire général de groupement, de constater sur cjuelles
espèces de faits nous ne sommes pas renseignés. Pour
les évolutions nous apercevons quels anneaux manquent
à la chaîne des changements successifs; pour les évé-
nements quels épisodes, quels groupes d'acteurs, quels
motifs nous restent inconnus; quels faits nous voyons
apparaître sans en savoir le commencement ou dispa-
raître sans en connaître la fin. Nous devons dresser, au
moins mentalement, le tableau de nos ignorances pour
nous rappeler la distance entre notre connaissance
réelle et une connaissance complète.
2" La valeur de notre connaissance dépend de la
valeur de nos documents. La critique nous l'a montrée
en détail pour chaque cas, il faut la résumer en
juger les événements et les hommes, c'est-à-dire accompagner la
description des faits d'un jugement d'approbation ou de répro-
bation, soit au nom d'un idéal moral général ou particulier
(idéal de secte, de parti, de nation), soit au point de vue pratique
en examinant, comme Polybe, si les actes historiques ont été
bien ou mal combinés en vue du succès. Cette addition pour-
rait se faire dans toute étude descriptive : le naturaliste pour-
rait exprimer sa sympathie ou son admiration pour un animal,
blâmer la férocité du tigre ou louer le dévouement de la poule à
ses poussins. Mais il est évident qu'en histoire, comme en toute
autre matière, ce jugement est étranger à la science.
CONSTRUCTION DES FORMULES GENERALES 243
quelques traits pour un ensemble de faits. Notre con-
naissance provient-elle d'observation directe, de tradi-
tion écrite, ou de tradition orale? Possédons-nous plu-
sieurs traditions diversement colorées ou une seule?
Possédons-nous des documents d'espèce diverse ou
d'une seule espèce? Les renseignements sont-ils vagues
ou précis, détaillés ou sommaires, littéraires ou posi-
tifs, officiels ou confidentiels?
La tendance naturelle est de négliger dans la con-
struction les résultats de la critique, d'oublier ce qu'il y
a d'incomplet ou de douteux dans notre connaissance.
Un désir puissant d'accroître le plus possible la masse
de nos renseignements et de nos conclusions nous
pousse à nous délivrer de toutes les resti'ictions néga-
tives. Le risque est donc grand de nous former avec
des renseignements fragmentaires et suspects une
impression d'ensemble comme si nous possédions un
tableau complet. — On oublie facilement l'existence
des faits que les documents ne décrivent pas (les faits
économiques, les esclaves dans l'antiquité); on s'exa-
gère la place tenue par les faits connus (l'art grec, les
inscriptions romaines, les couvents du moyen âge).
Instinctivement^ on apprécie l'importance des faits à
la quantité des documents qui en parlent. — On oublie
la nature particulière des documents, et, lorsqu'ils
sont tous de même provenance, on oublie qu'ils ont
fait subir aux faits la même déformation et que leur
communauté d'origine rend le contrôle impossible ; on
conserve docilement la couleur de la tradition (romaine,
orthodoxe, aristocratique).
Pour échapper à ces tendances naturelles il suffit de
s'imposer la règle de passer en revue l'ensemble des
faits et l'ensemble de la tradition avant tout essai de
conclusion générale.
544 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
VII. Les formules descriptives donnent le caractère
parliculier de chacun des petits groupes de faits. Pour
obtenir une conclusion d'ensemble il faut réunir tous
ces résultats de détail en une formule d'ensemble. On
doit rapprocher non des détails isolés ou des caractères
secondaires *, mais des groupes de faits qui se res-
semblent par un ensemble de caractères.
On forme ainsi un ensemble (d'institutions , de
groupes humains, d'événements). On en détermine
— suivant la méthode indiquée plus haut — les carac-
tères propres, l'étendue, la durée, la quantité ou l'im-
portance.
En formant des groupes de plus en plus généraux,
on laisse, à chaque degré nouveau de généralité, tom-
ber les caractères différents pour ne retenir que les
caractères communs. On doit s'arrêter au point où il
ne resterait plus de commun que des caractères uni-
versels de l'humanité. — Le résultat est de condenser
en une formule le caractère général d'un ordre de faits,
une langue, une religion, un art, une organisation éco-
nomique, une société, un gouvernement, un événement
complexe (comme l'Invasion ou la Réforme).
Tant que ces formules d'ensemble demeurent iso-
lées, la conclusion ne paraît pas complète. Et comme
on ne peut plus les rapprocher davantage pour les fon-
dre, on sent le besoin de les comparer pour essayer
de les classer. — La classiGcation peut être tentée par
deux procédés.
1° On peut comparer les catégories semblables de
faits spéciaux, les langues, les religions, les arts, les
1. La comparaison entre deux faits de détail appartenant à
des ensembles très différents (Abd-el-Kader à Jug-urlha, îsapo-
léon à Sforza) est un procédé d'exposition frappant, mais non
un moyen d'arriver à une conclusion scientifique.
CONSTRUCTION DES FORMULES GENERALES. 245
gouvernements, en les prenant dans toute l'humanité,
les comparant entre eux et classant ensemble ceux qui
se ressemblent le plus. On obtient des familles de
langues, de religions, de gouvernements qu'on peut
essayer de classer ensuite entre elles. C'est une clas-
sification abstraite, qui isole une espèce de faits de
toutes les autres , renonçant ainsi à atteindre les
causes. Elle a l'avantage d'être rapidement faite et
d'aboutir à un vocabulaire technique qui peut être
commode pour désigner les faits.
2° On peut comj)arer des groupes réels d'individus
réels, prendre les sociétés données historiquement et
les classer d'après leurs ressemblances. C'est une clas-
sification concrète analogue à celles de la zoologie où on
classe non des fonctions, mais des animaux complets.
Il est vrai que les groupes sont moins nets qu'en zoo-
logie; aussi n'est-on pas d'accord sur les caractères
d'après lesquels doit s'établir la ressemblance. Sera-ce
l'organisation économique ou politique, ou l'état intel-
lectuel ? Aucun principe ne s'est encore imposé.
L'histoire n'est pas encore parvenue à une classifi-
cation scientifique d'ensemble. Peut-être les groupes
humains ne sont-ils pas assez homogènes pour fournir
un fondement solide de comparaison, et pas assez tran-
chés pour fournir des unités comparables.
VIII. L'étude des rapports entre les faits simul-
tanés consiste à chercher les liens entre tous les faits
d'espèces différentes qui se produisent dans une même
société. On sent confusément que les différentes habi-
tudes séparées par abstraction et classées en caté-
gories distinctes (art, religion, institutions politiques),
ne sont pas isolées dans la réalité, qu'elles ont des
caractères communs et qu'elles sont liées assez pour
qu'un changement de l'une amène un changement dans
2i6 OPÉnATIOMS SYNTHÉTIQUES.
l'autre. C'est l'idée fondamentale de V Esprit des lois de
Montesquieu. Ce lien, appelé parfois consensus, l'école
allemande (Savigny, Niebuhr) l'a appelé Zusammenhang.
De cette conception est née la théorie du Volhsgeist
(es|)rit du peuple), dont une contrefaçon a pénétré depuis
quelques années en France sous le nom d'« âme natio-
nale ». Elle est aussi au fond de la théorie de l'âme
sociale exposée par Lamprecht.
En écartant ces conceptions mystiques il reste un
fait très confus, mais incontestable, c'est la « solida-
rité » entre les différentes habitudes d'un même peuple.
Pour l'étudier avec précision, il faudrait l'analyser, et
un lien ne s'analyse pas. Il est donc naturel que cette
partie des sciences sociales soit restée le refuge du
mystère et de l'obscurité.
En comparant les différentes sociétés de façon à éta-
blir par quelles branches se ressemblent ou diffèrent
celles qui se ressemblent ou diffèrent par une branche
donnée (religion ou gouvernement), on obtiendrait
peut-être des constatations empiriques intéressantes.
Mais, pour expliquer le consensus, il faut remonter jus-
qu'aux faits qui le produisent, jusqu'aux causes com-
munes des différentes habitudes. On se trouve ainsi
acculé à la nécessité d'aborder la recherche des causes
et on entre dans l'histoire dite philosophique, parce
qu'elle cherche ce qu'on appelait autrefois la. philosophie
des faits, c'est-à-dire leurs rapports permanents.
IX. Le besoin de s'élever au-dessus de la simple
constatation des faits, pour les expliquer par leurs
causes, ce besoin constitutif de toutes les sciences, a fini
par se faire sentir même dans l'étude de l'histoire. De
là sont nés les systèmes de philosophie de l'histoire et
les essais en vue de déterminer des lois ou des causes
historiques. Nous devons renoncer à faire ici un examen
CONSTRUCTION DES FORMULES GÉNÉRALES. 247
critique de ces tentatives, si nombreuses au xix^ siècle ;
nous essaierons du moins d'indiquer par quelles voies
on a abordé le problème et ce qui a empêché d'atteindre
une solution scientifique.
Le procédé le plus naturel d'explication consiste à
admettre qu'une cause transcendante, la Providence,
dirige tous les faits de l'histoire vers un but connu de
Dieu *. Cette explication ne peut être que le couronne-
ment métaphysique d'une construction scientifique,
car le propre de la science est de n'étudier que les
causes déterminantes. L'historien, pas plus que le chi-
miste ou le naturaliste, n'a à rechercher la cause pre-
mière ou les causes finales. En fait on ne s'arrête plus
guère aujourd'hui à discuter, sous sa forme théologique,
la théorie de la Providence dans l'histoire.
Mais la tendance à expliquer les faits historiques
par des causes transcendantes persiste dans des théo-
ries plus modernes où la métaphysique se déguise sous
des formes scientifiques. Les historiens au xix'^ siècle
ont subi si fortement l'action de l'éducation philoso-
phique que la plupart introduisent, parfois même à
leur insu, des formules métaphysiques dans la con-
struction de l'histoire. Il suffira d'énumérer ces systè-
mes et d'en montrer le caractère métaphysique pour que
les historiens réfléchis soient avertis de s'en défier.
La théorie du caractère rationnel de l'histoire repose
sur l'idée que tout fait historique réel est en même
temps « rationnel », c'est-à-dire conforme à un plan
d'ensemble intelligible; d'ordinaire on admet comme
sous-entendu que tout fait social a sa raison d'être dans
1. C'est encore le système de plusieurs auteurs contemporains,
le juriste belyfe Laurent dans ses Études sur l'histoire de l'huma-
nité. l'Allemand Rocholl, et même Flint, l'historien anglais de la
philosophie de l'bistoire.
248 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
le développement de la société, c'est-à-dire qu'il finit
par tourner à l'avantage de la société; ce qui conduit
; à chercher pour cause à toute institution le besoin social
/ auquel elle a dû répondre à l'origine *. C'est l'idée
fondamentale de l'Hegelianisme, sinon chez Hegel, du
moins chez ses disciples historiens (Ranke, Mommsen,
Droysen, en France Cousin, Taine et Michelet). C'est
sous un déguisement laïque la vieille théorie théologi-
que des causes finales qui suppose une Providence
occupée à diriger l'humanité au mieux de ses intérêts.
Et c'est un a priori consolant, mais non scientifique;
car l'observation des faits historiques ne montre pas
que les choses se soient toujours passées de la façon la
plus avantageuse aux hommes ou la plus rationnelle,
ni que les institutions aient eu d'autre cause que les
intérêts de ceux qui les établissaient; elle donnerait
plutôt l'impression inverse.
De la même source métaphysique sort aussi la théorie
hégélienne des idées qui se réalisent successivement
dans l'histoire par l'intermédiaire des peuples succes-
sifs. Popularisée en France par Cousin et Michelet,
cette théorie a fini son temps, même en Allemagne;
mais elle s'est prolongée, surtout en Allemagne, sous
la forme de la mission historique [Beruf) attribuée à
des peuples ou à des personnages. Il suffira ici de
constater que les métaphores même d' « idée » et de
« mission » impliquent une cause transcendante anthro-
pomorphique.
De la même conception optimiste d'une direction
rationnelle du monde découle la théorie du progrès
continu et nécessaire de l'humanité. Bien qu'adoptée
1. C'est ainsi que Taine, dans Les origines de la France con-
temporaine, explique la formation des privilèges de l'ancien
rég-irue par les services qu'auraient jadis rendus les privilégiés.
CONSTRUCTION DES FORMULES CENERALES. 249
par les positivistes, elle n'est qu'une hypothèse méta-
physique. Au sens vulgaire, le « progrès » n'est qu'une
expression subjective pour désigner les changements
qui vont dans le sens de nos préférences. Mais — même
en prenant le mot au sens o])jectif que Spencer lui a
donné (un accroissement de variété et de coordination
des phénomènes sociaux) — l'étude des faits histori-
ques ne montre pas un progrès universel et continu de
l'humanité, elle montre des progrès partiels et inter-
mittents, et elle ne fournit aucune raison de les attri-
buer à une cause permanente inhérente à l'ensemble
de l'humanité plutôt qu'à une série d'accidents locaux *.
Des tentatives d'explication de forme plus scienti-
fique sont nées dans les histoires spéciales (des lan-
gues, des religions, du droit). En étudiant séparément
la succession des faits d'une seule espèce, les spécia-
listes ont été amenés à constater le retour régulier des
mêmes successions de faits, ils l'ont exj^rimée en for-
mules qu'on a appelées quelquefois des lois (par
exemple la loi de l'accent tonique); ce ne sont jamais
que des lois empiriques, elles indiquent seulement les
successions de faits sans les expliquer, puisqu'elles
n'en découvrent pas la cause déterminante. Mais, par
une métaphore naturelle, les spécialistes, frappés de la
régularité de ces successions, ont regardé l'évolution
des usages (d'un mot, d'un rite, d'un dogme, d'une
règle de droit) comme un développement organique
analogue à la croissance d'une plante; on a parlé de la
« vie des mots », de la « mort des dogmes », de la
« croissance des mythes ». Puis, oubliant que toutes
ces choses sont de pures abstractions, on a admis —
1. On trouvera une bonne critique de la théorie du progrès
dans l'ouvrage cité de P. Laconibe.
250 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
sans le dire explicitement — une force inhérente an
mot, au rite, à la règle, qui produirait son évolution.
C'est la théorie du développement [Enuvickelung] des
usages et des institutions; lancée en Allemagne par
l'école « historique », elle a dominé toutes les histoires
spéciales. L'histoire des langues seule achève de s'en
dégager *. — De même qu'on assimilait les usages à
des êtres doués d'une vie propre, on personnifiait la
succession des individus qui composent les corps de
la société (royauté, église, sénat, parlement), en lui
prêtant une volonté continue qu'on traitait comme une
cause agissante. — Un monde d'êtres imaginaires s'est
créé ainsi derrière les faits historiques et a remplacé
la Providence dans l'explication des faits. Pour se
défendre contre cette mythologie décevante, une règle
suffira : Ne chercher les causes d'un fait historique
qu'après s'être représenté ce fait d'une façon concrète
sous la forme d'individus qui agissent ou qui pensent.
Si l'on tient à user des substantifs abstraits, on devra
éviter toute métaphore qui leur ferait jouer le rôle d'êtres
vivants.
En comparant les évolutions des différentes espèces
de faits dans une même société, l'école « historique »
avait été amenée à constater la solidarité (Zusammen-
hang) 2. Mais, avant d'en avoir cherché les causes par
analyse, .on supposa une cause générale permanente
qui devait résider dans la société elle-même. Et,
comme on s'était habitué à jDersonnifier la société, on
lui attribua un tempérament spécial, le génie propre
de la nation ou de la race, qui se manifestait dans les
1. Voir les déclarations très nettes d'un des principaux repré-
sentants de la science du langage en France, V. Henry, Antino-
mies linguistiques, Paris, 1896, in-8.
2. Voir plus haut, p. 246.
CONSTRUCTION DES FORMULES GÉNÉRALES. 251
différentes activités sociales et expliquait leur solida-
rité *. Ce n'était qu'une hypothèse suggérée par le
monde animal où chaque espèce a des caractères per-
manents. Elle eût été insuffisante, car, pour expliquer
comment une même société a changé de caractère d'une
époque à l'autre (les Gi^ecs entre le vii'= et le iv^ siècle,
les Anglais entre le xv" et le xi\^), il eût fallu faire
intervenir l'action des causes extérieures. Et elle est
caduque, puisque toutes les sociétés historiques sont
des groupes d'hommes sans unité anthropologique et
sans caractères communs héréditaires.
A côté de ces explications métaphysiques ou méta-
phoriques, se sont produites des tentatives pour appli-
quer à la recherche des causes en histoire le procédé
classique des sciences naturelles : comparer des séries
parallèles de faits successifs pour voir ceux qui se
retrouvent toujours ensemble. La « méthode compara-
tive » a été essayée sous plusieurs formes. — On a
pris pour objet d'étude un détail de la vie sociale (un-
usage, une institution, une croyance, une règle), déûni
abstraitement; on en a comparé les évolutions dans
différentes sociétés, de façon à déterminer l'évolution
commune qu'on devrait rapporter à une même cause
générale. Ainsi se sont fondés la linguistique, la mytho-
logie, le droit comparés. — On a proposé (en Angle-
terre) de ])réciser la comparaison en appliquant la
méthode « slalistique »; il s'agirait de comparer svslé-
raatiquement toutes les sociétés connues et de dresser
1. Lamprecht, dans l'article cité p. 213, après avoir rapproché
les évolutions artistique, relig-ieuse, économique de l'Allemag-ne
au moj'en âge et constaté qu'on peut les diviser toutes en
périodes de même durée, explique les transformations simulta-
nées des différents usages et institutions d'une même société par
les transformations de « l'âme sociale » collective. Ce n'est
qu'une autre forme de la même hypothèse.
252 OPÉRATIONS SYNTHETIQUES.
la Statistique de tous les cas où deux usages se rencon-
trent ensemble. C'est le principe des tables de concor-
dance de Bacon ; il est à craindre qu'il ne donne pas
plus de résultats. — Le vice de tous ces procédés est
d'opérer sur des notions abstraites, en partie arbi-
traires, parfois même sur des rapprochements de mots,
sans connaître l'ensemble des conditions où se sont
produits les faits.
On pourrait imaginer une méthode plus concrète
qui, au lieu de fragments, comparerait des ensembles,
c'est-à-dire des sociétés tout entières, soit la même
société à deux moments de son évolution (l'Angleterre
au xvi^ et au xix^ siècle), soit des évolutions d'ensemble
de plusieurs sociétés, contemporaines l'une de l'autre
(Angleterre et France) ou d'époques différentes (Rome
et l'Angleterre). Elle pourrait servir négativement, pour
s'assurer qu'un fait n'est pas l'effet nécessaire d'un
autre, puisqu'on ne les trouve pas toujours liés (par
exemple l'émancipation des femmes et le christianisme).
Mais on ne peut guère en attendre de résultats positifs,
car la concomitance de deux faits dans plusieurs séries
n'indique pas s'ils sont cause l'un de l'autre ou seule-
ment effets d'une même cause.
La recherche méthodique des causes d'un fait exige
une analyse des conditions où se produit le fait, de
façon à isoler la condition nécessaire qui est la cause;
elle suppose donc la connaissance complète de ces con-
ditions. C'est précisément ce qui manque en histoire.
Il faut donc renoncer à atteindre les causes par une
méthode directe, comme dans les autres sciences.
En fait cependant, les historiens usent souvent de la
notion de cause, indispensable, on l'a montré plus haut,
pour formuler les événements et construire les pé-
riodes. C'est qu'ils connaissent les causes soit par les
CONSTRUCTION DES FORMULES GENERALES. 253
auteurs de documents qui ont observé les faits, soit
par analogie avec les causes actuelles que chacun de
nous a observées. Toute l'histoire des événements est
un enchaînement évident et incontesté d'accidents, dont
chacun est cause déterminante d'un autre. Le coup de
lance de Montgomery est cause delà mort de Henri II,
et cette mort est cause de l'avènement des Guises au
pouvoir, qui est cause du soulèvement du parti pro-
testant.
L'observation des causes par les auteurs de docu-
ments reste limitée à l'enchaînement des faits acciden-
tels observés par eux ; — ce sont à vrai dire les causes
les plus sûrement connues. Aussi l'histoire, au rebours
des autres sciences, atteint-elle mieux les causes des
accidents particuliers que celles des transformations
générales, car elle trouve le travail déjà fait dans les
documents.
Pour rechercher' les causes des faits généraux, la
construction historique est réduite à l'analogie entre le
passé et le présent. Si elle a chance de trouver les.
causes qui expliquent l'évolution des sociétés passés,
ce sera par l'observation directe des transformations
des sociétés actuelles.
Cette étude n'est pas constituée encore, on ne peut
ici qu'en indiquer les principes :
1° Pour atteindre les causes de la solidarité entre les
habitudes différentes d'une même société, il faut dépas-
ser la forme abstraite et conventionnelle que les faits
prennent dans la langue des documents (dogme, règle,
rile, institution), et remonter jusqu'aux centres réels
concrets, qui sont toujours des hommes pensants ou
agissants. Là seulement sont réunies les diverses
espèces d'activité que la langue sépare par abstraction.
Leur solidarité doit donc être cherchée dans quelque
254 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUI:S.
trait dominant de la nature ou de la condilion de ces
hommes qui s'impose à toutes les manifestations di(-
férentes de leur activité. — On devra s'attendre à ce
que la scrtiJarité ne soit pas également étroite entre
toutes les espèces d'activité : elle sera plus forte dans
celles oti chaque individu dépend étroitement des
actes de la masse (vie économique, sociale, politique),
plus faible dans les activités intellectuelles (arts,
sciences) où l'initiative des individus s'exerce plus
librement *. — Les documents mentionnent la plupart
des habitudes (croj'ances, coutumes, institutions) en
bloc sans distinguer les individus; et pourtant, dans
une même société, les habitudes diffèrent beaucoup
d'un homme à l'autre. Il faudra distinguer ces diffé-
rences, sous peine d'expliquer les actes des artistes
et des savants par les croyances et les habitudes de
leur prince ou de leurs fournisseurs.
2° Pour atteindre les causes de l'évolution, il faudra
remonter aux seuls êtres qui puissent évoluer, les
hommes. Toute évolution a pour cause un changement
dans les conditions matérielles ou les habitudes de
certains hommes. L'observation nous montre deux
sortes de changement. — Ou les hommes restent les
mêmes, mais changent leur façon d'agir ou de penser,
soit volontairement par imitation, soit par contrainte. —
Ou les hommes qui pratiquaient l'ancien usage sont
disparus et ont été remplacés par d'autres hommes qui
ne le pratiquent plus, soit des étrangers, soit les des-
cendants des hommes anciens, mais élevés autrement.
Ce renoiivelleraeiit des générations paraît être, de nos
jours, la cause la plus active de l'évolution. On est enclin
1. Les historiens de la littérature qui, du premier coup, ont
cherché le lien entre les arts et le reste de la vie sociale ont
aiasi posé la première la question la plus difficile.
CONSTHUCTIOX DES FORMULES GENEHALES. 255
à penser qu'il l'a été dans le passé : l'évolution a été
d'autant plus lente que les gens de la génération sui-
vante ont été plus exclusivement formés par l'imitation
de leurs devanciers.
Il resterait une dernière question. N'y a-t-il jamais
que des hommes semblables qui diffèrent seulement
par leurs conditions de vie (éducation, ressources, gou-
vernement), et l'évolution n'est-elle produite que par
des changements dans ces conditions'^ — Ou bien y
a-t-il des groupes d'hommes héréditairement différents
qui naissent avec des tendances à des activités diffé-
rentes et des aptitudes à évoluer différemment, de sorte
que l'évolution serait produite, en partie du moins, par
des accroissements, des diminutions ou des déplace-
ments de ces groupes? — Pour les cas extrêmes, les
races blanche, jaune, noire, la différence d'ai)titude
entre les races paraît évidente; aucun peuple noir ne
s'est civilisé. Il est donc probable que des différences
héréditaires moindres ont dû contribuer à déterminer
les événements. L'évolution historique serait en partie
produite par des causes physiologiques et anthropo-
logiques. Mais l'histoire ne fournit aucun procédé sûr
pour déterminer l'action de ces différences héréditaires
entre les hommes, elle n'atteint que les conditions de
leur existence. La dernière question de l'histoire reste
insoluble par les procédés historiques.
CIIAPITUE V
EXPOSITION
Il nous reste ù étudier une question dont l'intérêt
pratique est évident. Sous quelles formes les œuvres
historiques se présentent-elles? Ces formes sont, en
fait, très nombreuses : or il en est de surannées; toutes
ne sont pas légitimes; les meilleures ont des inconvé-
nients. On doit donc se demander, non seulement sous
quelles formes les œuvres historiques se présentent,
mais quel,s sont, parmi ceux qui existent, les types
d'exposition vraiment rationnels.
Par « œuvres historiques » nous entendons ici
toutes celles qui sont destinées à exposer les résultats
d'un travail de construction historique, quelles qu'en
soient, d'ailleurs, l'étendue et la portée. Les travaux
critiques sur les documents, simplement préparatoires
de la construction historique, dont il a été traité au
livre II, sont, naturellement, exclus.
Les historiens peuvent différer et ont différé jus-
qu'à présent sur plusieurs points essentiels. Ils n'ont
pas toujours conçu, ils ne conçoivent pas tous de la
même manière le but de l'œuvre historique, ni, par
suite, la nature des faits qu'ils choisissent, la façon de
diviser le sujet, c'est-à-dire d'ordonner les faits, la
façon de les présenter, la façon de les prouver. — Ce
EXPOSITION. 257
serait ici le lieu de marquer comment « la manière
d'écrire l'histoire » a évolué depuis les origines. Mais
comme l'histoire de la manière d'écrire l'histoire n'a
pas encore été bien faite ', nous nous bornerons ici à
des indications très générales pour la période anté-
rieure à la seconde moitié du xix^ siècle, à celles qui
sont strictement nécessaires pour l'intelligence de l'état
de choses contemporain.
I. L'histoire a été conçue d'abord comme la narra-
tion des événements mémorables. Garder le souvenir
et propager la connaissance des faits glorieux ou
importants pour un homme, ou une famille, ou un
peuple, tel était le but de l'histoire au temps de Thu-
cydide et de Tite-Live. — Parallèlement, l'histoire fut
considérée de bonne heure comme un recueil de pré-
cédents, et la connaissance de l'histoire comme une
préparation pratique à la vie, surtout à la vie politique
(militaire et civile). Polybe et Plutarque ont écrit pour
instruire ; ils ont eu la prétention de donner des
recettes pour agir. — La matière de Thisloire dans
l'antiquité classique, c étaient donc surtout les acci-
dents politiques, faits de guerre et révolutions. Le
cadre ordinaire de l'exposition historique loù les faits
étaient ordonnés d'habitude suivant l'ordre chronolo-
gique), c'était la vie d'un personnage, l'ensemble ou
1. Pour les époques anciennes, consulter les bonnes histoires
de la littérature grecque, romaine et du moyen âge, qui con-
tiennent des chapitres consacrés aux « historiens ». Pour la
période moderne, consulter l'Introduction de M. G. Monod au
t. I de la Revue historique; l'ouvrage de F. X. v. Wegele, Ges-
ch'chle der deutschen Historiographie (1885), est restreint à
l'Allemugne et médiocre; des « Notes sur l'histoire en France
au xix" siècle » ont été publiées par C. Jullian comme Introduc-
tion à ses Extraits des historiens français du XIX" siècle (Paris,
1897, in-12). L'histoire de l'historiographie moderne reste à
faire. Voir l'essai partiel de E. Bernheim, o. c, p. 13 et suiv,
17
258 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
une période de la vie d'un peuple; il n'y eut dans l'an-
tiquité que quelques essais d'histoire générale. Corrime
l'historien se proposait de plaire ou d'instruire, ou de
plaire et d'instruire à la fois, l'histoire était un genre
littéraire : on n'était pas très scrupuleux au sujet des
preuves; ceux qui travaillaient d'après des documents
écrits ne prenaient pas soin d'en distinguer le texte
du texte de leur cru; ils reproduisaient les récits de
leurs devanciers en les ornant de détails, et quelquefois
(sous prétexte de préciser) de chiffres, de discours, de
réflexions et d'élégances. On saisit leur procédé sur
le vif toutes les fois qu'il est possible de comparer les
historiens grecs et romains, Ephore et Tite-Live, par
exemple, à leurs sources.
Les écrivains de la Renaissance ont directement
imité les anciens. Pour eux aussi l'histoire a été un
art littéraire à tendances apologétiques ou à préten-
tions didactiques, trop souvent, en Italie, un moyen de
gagner la faveur des princes et un thème à déclama-
tions. Cela dura fort longtemps. En plein xvii*^ siècle,
Mézeray est encore un historien à la mode de l'anti-
quité classique.
Cependant, dans la littérature historique de la
Renaissance, deux nouveautés méritent d'attirer l'at-
tention, où s'accuse sans contredit l'influence médié-
vale. — D'une part, on voit persister la faveur d'un
cadre, inusité dans l'antiquité, créé par les historiens
catholiques des bas siècles (Eusèbe, Orose),très goûté
au moyen âge, celui qui, au lieu d'embrasser seule-
ment l'histoire d'un homme, ou d'une famille, ou d'un
peuple, embrasse l'histoire universelle. — D'autre
part, un arlifîce matériel d'exposition, né d'une pra-
tique en vigueur dans les écoles du moyen âge (les
gloses), s'introduit, dont les conséquences ont été de
EXPOSITION. 259
première importance. On prit alors l'habitude de
joindre au texte, dans les livres d'histoire imprimés,
des notes *. Les notes ont permis de distinguer du
récit historique les documents qui l'étayent, de ren-
voyer aux sources, de dégager et d'éclaircir le texte.
C'est dans les collections de documents et dans les
dissertations critiques que l'arlifice de l'annotation fut
pratiqué d'abord; il a pénétré de là, lentement, dans
les autres ouvrages historiques.
Une seconde période s'ouvre au xviii'^ siècle. Les
a philosophes » conçurent alors l'histoire comme
l'étude, non plus des événements ])our eux-mêmes,
mais des habitudes des hommes. Ils furent amenés par
là à s'intéresser, non seulement aux faits d'ordre poli-
tique, mais à l'évolution des sciences, des arts, de l'in-
dustrie, etc., et aux mœurs. Montesquieu et Voltaire
personnifièrent ces tendances. \J Essai sur les mœurs
est la première esquisse, et, à quelques égards, le
chef-d'œuvre de l'histoire ainsi comprise. On con-
tinua de regarder le récit détaillé des événements poli-
tiques et militaires comme le fond de l'histoire, mais
on prit l'habitude d'y joindre, le plus souvent sous la
forme de complément ou d'appendice, une esquisse
des « progrès de l'esprit humain ». L'expression
a histoire de la civilisation » apparaît avant la fin du
xviii'' siècle. — En même temps les professeurs d'Uni-
versité créaient en Allemagne, surtout à Gôttingen,
pour les besoins de l'enseignement, la forme nouvelle
du « Manuel » d'histoire, recueil méthodique de faits,
soigneusement justifiés, sans prétentions littéraires ni
1. Il serait intéressant de détermine;' quels sont les plus
anciens livres imprimés qui sont munis de notes à la manière
moderne. Des bibliophiles, que nous avons consultés, l'ignorent,
leur attention n'ayant jamais été éveillée sur ce point.
260 OPKItATIONS SYNTHÉTIQUES.
autres. Des colleclions de faits liistoriques, formées
en vue de l'interprétation des textes littéraires, ou par
simple curiosité pour les choses anciennes, il y en avait
eu dès l'antiquité; mais les pots-pourris d'Athénée
et d'Aulu-Gelle, les compilations plus vastes et mieux
ordonnées qui datent du moyen âge et de la Renais-
sance, ne sont nullement comparables aux « Manuels
scientifiques » dont les professeurs allemands donnè-
rent alors les modèles. D'ailleurs ces professeurs con-
tribuèrent à débrouiller l'idée générale, confuse, que les
philosophes avaient de la « civilisation », car ils s'ap-
pliquèrent à organiser, en autant de branches d'études
spéciales, l'histoire des langues, des littératures, des
arts, des religions, du droit, de la vie économique, etc.
— Ainsi, le terrain de l'histoire s'élargit beaucoup,
et l'exposition scientifique, c'est-à-dire objective et
simple, commença à faire concurrence aux formes à
l'antique, oratoires ou sentencieuses, patriotiques ou
philosophiques.
Concurrence d'abord timide et obscure, car le début
du XIX'' siècle fut marqué par une renaissance littéraire,
qui rafraîchit la littérature historique. Sous l'influence
du mouvement romantique, les historiens cherchè-
rent des procédés d'exposition plus vivants que ceux
de leurs prédécesseurs, propres à frapper, à « émou-
voir » le public, à lui donner une impression poétique
des réalités disparues. — Les uns s'efforcèrent de
conserver la couleur des documents originaux, en les
adaptant : « Charmé des récits contemporains, dit
Barante, j'ai tâché de composer une narration suivie
qui leur empruntât l'intérêt dont ils sont animés » ;
cela mène directement à supprimer toute critique, et à
reproduire ce qui fait bien. — Les autres professèrent
qu'il laut présenter les faits passés avec l'émotion d'un
EXPOSITION. 261
spectateur. « Thierry, dit Michelet qui l'en loue, en
nous contant Klodowig, a le souffle intérieur, l'émo-
tion de la France envahie récemment.... » Michelet a
« posé le problème historique comme la résurrection
de la vie intégrale dans ses organismes intérieurs et
profonds ». — Le choix du sujet, du plan, des preuves,
du style est dominé chez tous les historiens roman-
tiques par la préoccupation de l'effet, qui n'est pas
assurément une préoccupation scientifique. C'est une
l)réoccupalion littéraire. Quelques historiens roman-
tiques ont glissé sur cette pente jusqu'au « roman
historique ». On sait en quoi consiste ce genre, qui,
de l'abbé Barthélémy et de Chateaubriand à Mérimée
et à Ebers, a été si prospère, et que l'on essaie pré-
sentement, mais en vain, de rajeunir. Le but est de
« faire revivre des coins du passé » en des tableaux
dramatiques, artistement fabriqués avec des couleurs
et des détails « vrais ». Le vice évident du procédé est
que l'on ne donne pas au lecteur le moyen de distin-
guer entre les parties empruntées à des documents et
les parties imaginées, sans compter que la plupart du
temps les documents utilisés ne sont pas tous exacte-
ment de la même provenance, si bien que, la couleur
de chaque pierre étant « vraie », celle de la mosaïque
est fausse. La Rome au siècle d'Auguste de Dezobry,
les Récits mérovingiens d'Augustin Tiiierry, et d'autres
« tableaux » esquissés à la même époque ont été faits
d'après le principe, et offrent les inconvénients, des
romans historiques proprement dits *.
1. Il va de soi que les procédés romantiques en vue d'obtenir
des effets de couleur locale et de » résurrection », souvent pué-
rils entre les mains des plus habiles écrivains, sont tout à fait
intolérables quand ils sont employés par d'autres. Voir un bon
exemple (critique d'un livre de M. Mourin par M. Monod) dans
la Revue critique, 1874, II, p. 163 et suiv.
262 OPERATIONS SYNTHÉTIQUES.
On peut dire en résumé que, jusque vers 1850, l'his-
toire est restée, pour les historiens et pour le public,
un genre littéraire. Une preuve excellente en est que
les historiens avaient alors l'habitude de rééditer leurs
ouvrages, à plusieurs années de distance, sans y rien
changer, et que le public tolérait cette pratique. Or
toute œuvre scientifique doit être sans cesse refondue,
revisée, mise au courant. Les savants proprement dits
n'ont pas la prétention de donner à leurs œuvres une
forme ne varietur ni d'être lus par la postérité; ils ne
prétendent pas à l'imniorlalité personnelle : il leur
suffit que les résultais de leurs recherches, rectifiés
ou même transformés par des recherches ultérieures,
soient incorporés à l'ensemble des connaissances qui
constituent le patrimoine scientifique de l'humanité.
Personne ne lit NcAvton ou Lavoisier; il suffît à la
gloire de Newton et de Lavoisier que leur œuvre ait
contribué à déterminer la masse énorme des travaux
qui ont remplacé les leurs et qui, tôt ou tard, seront
remplacés eux-mêmes. Il n'y a que les œuvres d'art
dont la jeunesse soit éternelle. Et le public s'en rend
bien compte : il ne viendrait à l'esprit de personne
d'étudier l'histoire naturelle dans Buffon, quels que
soient les mérites de ce styliste. Mais le même public
étudie volontiers l'histoire dans Augustin Thierry,
dans Macaulay, dans Carlyle et dans Michelet, et les
livres des grands écrivains qui ont écrit sur des sujets
historiques se réimpriment tels quels, cinquante ans
après leur mort, quoiqu'ils ne soient plus, visiblement,
au courant des connaissances acquises. Il est clair
que, pour bien des gens la forme, en histoire, emporte
le fond, et que l'œuvre historique est toujours, non
exclusivement, mais surtout, une œuvre d'aria
1. C'est un lieu commuu, muis c'est aussi une erreur de dire,
EXPOSITION. 263
II. C'est depuis cinquante ans que se sont dégagées
et constituées les formes scientifiques d'exposition
historique, en harmonie avec cette conception générale
que le but de l'histoire est, non pas de plaire, ni de
donner des recettes pratiques pour se conduire, ni
d'émouvoir, mais simplement de savoir.
Nous distinguerons d'abord : 1° les monographies;
2° les travaux d'un caractère général.
1° On fait une monographie quand on se propose
d'élucider un point spécial, un fait ou un ensemble
limité de faits, par exemple une portion de la vie ou la
vie d'un individu, un événement ou une série d'événe-
ments entre deux dates rapprochées, etc. — Les types
de sujets possibles de monographie ne sauraient être
énumérés, car la matière historique peut se sectionner
indéfiniment, et d'un nombre infini de manières. Mais
tous les sectionnements ne sont pas également judi-
cieux, et, quoiqu'on ait dit le contraire, il y a, en his-
toire comme dans toutes les sciences, des sujets -de
monographie qui sont bêtes, et des monographies qui,
faites et bien faites, représentent du travail inutilement
dépensé '. Les personnes d'esprit médiocre et sans
en sens contraire, que les ouvrages des érudits demeurent,
tandis que les travaux des historiens vieillissent, si bien que les
érudits s'acquerraient une réputation plus solide que ne font
les historiens : « On ne lit plus le P. Daniel, et on lit toujours
le P. Anselme ». Mais les ouvrages des érudits vieillissent, eux
aussi, et le fait que toutes les parties de l'œuvre du P. Anselme
n'aient pas encore été remplacées (c'est pour cela que l'on s'en
sert encore) ne doit pas faire illusion : l'immense majorité des
a-uvres des érudits sont, comme celles des savants proprement
dits, provisoires et condamnées à l'oubli.
1. Les gens du métier essaient en vain de s'abuser sur ce
point : tout, dans le passé, n'est pas intéressant. — « Si nous
écrivions la vie du duc d'Angoulêmc, dit Pécuchet. — Mais
c'était un imbécile! répliqua Bouvard. — Qu'importe! Les per-
sonnages du second plan ont parfois une influence énorme, et
264 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
portée, souvent qualifiées de « curieux », s'attaquent
volontiers à des questions insignifiantes • ; et c'est même
un assez bon critérium, pour se faire une première
idée de la valeur intellectuelle d'un historien, de lire
la liste des titres des monographies qu'il a faites ^.
C'est le don de voir les problèmes importants et le
goût de s'y attacher, aussi bien que la puissance de
les résoudre, qui, dans toutes les sciences, font les
hommes de premier ordre . — Mais supposons le
sujet choisi d'une façon rationnelle. Toute monogra-
phie, pour être utile, c'est-à-dire pleinement utilisable,
doit se soumettre à trois règles : 1° dans une mono-
graphie, tout fait historique tiré de documents ne doit
être présenté qu'accompagné de l'indication des docu-
ments d'où il sort et de la valeur de ces documents ^;
celui-là peut-être tenait le rouage des aÉFaires. » (G. Flaubert,
o. c, p. 157.)
1. Comme les personnes d'esprit médiocre ont une tendance
à préférer les sujets insignifiants, il y a, pour les sujets de ce
genre, une concurrence active. On a souvent l'occasion de con-
stater l'apparition simultanée de plusieurs monographies sur
le même sujet : il n'est pas rare que le sujet soit tout à fait sans
importance.
2. Les sujets de monographie qui sont intéressants ne sont
pas tous traitables; il en est auxquels l'état des sources interdit
de songer. C'est pourquoi les débutants, même ceux qui sont
intelligents, éprouvent tant d'embarras à choisir les sujets de
leurs premières monographies, quand ils ne sont pas bien con-
seillés ou favorisés par la chance, et, souvent, s'engagent dans
des impasses. Il serait très rigoureux, et fort injuste, de juger
quelqu'un d'après la liste des sujets de ses premières mono-
graphies.
3. En pratique il faut donner, au commencement, la liste
des sources employées pour l'ensemble de la monographie (avec
des indications bibliographiques convenables pour les imprimés,
la mention de la nature des documents et leur cote pour les
manuscrits) ; de plus chaque affirmation spéciale doit porter
sa preuve : le texte même du document à l'appui, si c'est pos-
sible, afin que le lecteur soit en mesure de contrôler l'interpré-
tation (pièces justificatives); sinon, en note, l'analyse ou, tout
EXPOSITION. 265
2° il faut suivre, autant que possible, l'ordre chrono-
logique, parce que c'est celui dans lequel on est sûr
que les faits se sont produits et qu'on devra chercher
les causes et les effets; 3° il faut que le titre de la
monographie en fasse connaître le sujet avec exacti-
tude : on ne saurait trop protester contre les titres
incomplets ou de fantaisie, qui compliquent si gratuite-
ment les enquêtes bibliographiques. — Une quatrième
règle a été posée; on a dit : « Une monographie n'est
utile que quand elle épuise le sujet » ; mais il est très
légitime de faire un travail provisoire avec les docu-
ments dont on dispose, même quand on a des raisons
de croire qu'il en existe d'autres, à condition toutefois
d'avertir précisément avec quels documents le travail
a été fait. — Il suffit, d'ailleurs, d'avoir du tact pour
sentir que, dans une monographie, l'appareil de la
démonstration, s'il doit être complet, doit aussi être
réduit au strict nécessaire. La sobriété est de rigueur :
au moins, le titre du document, ayec sa cote, ou avec l'indica-
tion précise de l'endroit où il a été publié. La rè^'Ic générale
est de mettre le lecteur en état de savoir exactement pour
quelles raisons on a adopté telles conclusions sur chaque point
de l'analyse.
Les débutants, en cela pareils aux anciens auteurs, n'observent
pas, naturellement, toutes ces règles. Il leur arrive constam-
ment, au lieu de citer le texte ou le titre des documents, de s'y
référer par une cote ou par l'indication générale du recueil où
ils sont imprimés, qui n'apprennent rien au lecteur sur la nature
des textes allégués. Voici encore une méprise des plus gros-
sières, et qui s'observe très souvent : les débutants, ou les
personnes inexpérimentées, ne comprennent pas toujours pour-
quoi l'habitude s'est introduite de placer des notes au bas des
pages; au bas des pages des livres qu'ils ont entre les mains,
ils voient un liseré de notes : ils se croient obligés d'en faire
un au bas des leurs, mais leurs notes sont postiches et de pur
ornement; elles ne servent ni à produire des preuves ni à per-
mettre au lecteur de contrôler leurs assertions. — Tous ces
procédés sont inadmissibles et doivent être vigoureusement
combattus.
266 OPKnATIONS SYNTHKTIQL'KS.
tout étalage d'érudition, dont l'économie aurait pu être
réalisée sans inconvénients, est odieux'. — Les mono-
graphies les mieux faites n'aboutissent souvent, en
histoire, qu'à la constatation de l'impossibilité de
savoir. Il faut résister au désir de couronner, comme
il arrive, par des conclusions subjectives, ambitieuses
et vagues, une monographie impi'opre à les porter '.
La conclusion régulière d'une bonne monographie,
c'est le bilan des résultats acquis par elle et de ce qui
reste obscur. Une monographie ainsi conduite jieut
vieillir, mais elle ne pourrit pas, et l'auteur n'a jamais
lieu d'en rougir.
2" Les travaux d'un caractère général s'adressent
soit aux hommes du métier, soit au public.
A. Les ouvrages généraux destinés surtout aux
hommes du métier se présentent maintenant sous la
forme de « répertoires », de « manuels » et d' « his-
toires scientifiques ». — Dans un répertoire, on réunit
une masse de faits vérifiés d'un certain genre suivant un
ordre destiné à rendre facile de les trouver. S'il s'agit
de faits datés avec précision, l'ordre chronologique
est indiqué : c'est ainsi que la tâche a été entreprise
de composer des « Annales » de l'histoire d'Allemagne
où la mention très brève des événements, rangés
1. Presque tous les débutants ont une tendance fâcheuse à
s'échappei" en digressions superflues, à accumuler des reflexions
et des renseignements qui n'ont aucun rapport avec le sujet
principal; ils se rendront compte, s'ils réfléchissent, que les
causes de ce penchant sont le mauvais goût, une espèce de
vanité naïve, parfois le désordre d'esprit.
2. On entend dire : « J'ai longtemps vécu avec les documents
de ce temps et de cette espèce. J'ai l'impression que telles con-
clusions, que je ne puis démontrer, sont exactes. » De deux
choses l'une : ou l'auteur peut indiquer les motifs de son impres-
sion, cl on les appréciera; ou il ne peut pas les indiquer, et on
doit présumer qu'il n en a pas de sérieux.
EXPOSITION. 267
d'après leur date, est accompagnée des textes qui les
font connaître, avec des renvois exacts aux sources et
aux travaux de la critique; la collection des Jalirbilclier
der deutsclien Geschichtc a pour but d'élucider aussi
complètement que possible les faits de l'histoire
d'Allemagne, tout ce qui peut être l'objet de discus-
sions et de preuves scientifiques, en laissant de côté
tout ce qui est du domaine de l'appréciation et les
considérations générales. S'agit-il de faits mal datés,
ou simultanés, qui ne peuvent ])as se ranger sur une
ligne, l'ordre alphabétique s'impose : on a de la sorte
des Dictionnaires : dictionnaires d'institutions, diction-
naires biographiques, encyclopédies historiques, tels
que la Reale Encyldopœdie de Pauly-Wissowa. Ces
répertoires alphabétiques sont, en principe, de même
que les JahrbiXchei\ des collections de faits prouvés; si,
en pratique, les références y sont moins rigoureuses,
l'appareil des textes à l'appui des affirmations moins
complet, c'est une différence injustifiable *. — Les
manuels scientifiques sont aussi, à vrai dire, des réper-
toires, puisque ce sont des recueils où des faits acquis
sont rangés suivant un ordre méthodique et sont
exposés sous une forme objective, avec les preuves
afférentes, sans aucun ornement littéraire. Les auteurs
de ces « Manuels », dont les spécimens les plus nom-
breux et les plus parfaits ont été composés de nos
jours dans les Universités allemandes, n'ont d'autre
1. Elle tend à s'eÉFacer. Les plus récents recueils alphabétiques
de faits historiques (Reale Encyklopaedie der classischen Aller-
thuinswissenschajt de Pauly-Wissowa, Dictionnaire des antiquités
de Daremberg et Saglio, Dlctlonary of national biograi>liy de
Leslic Stepheu et Sidney Lee) sont pourvus d'un appareil assez
ample. C'est surtout dans les Dictionnaires biographiques que
l'usage de ne pas donner de preuves tend à persister; voir
X Allgemelne Deutsclie Biograji/iie, etc.
268 OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES.
visée que de dresser minutieusement l'inventaire des
connaissances acquises, afin de rendre plus aisée et
plus rapide aux travailleurs l'assimilation des résul-
tats de la critique et de fournir un point de départ à
des recherches nouvelles. 11 existe aujourd'hui des
Manuels de cette espèce pour la plupart des branches
spéciales de l'histoire de la civilisation (langues, litté-
ratures, religion, droit, Alterlliùmer, etc.), pour l'his-
toire des institutions, pour les diverses parties de
l'histoire ecclésiastique. Il suffit de citer les noms de
Schccmann, de Marquardt et Mommsen, de Gilbert,
de Krumbacher, de Harnack, de Môller. Ces ouvrages
n'ont pas la sécheresse de la plupart des « Manuels »
primitifs, publiés en Allemagne il y a cent ans, qui ne
sont guère que des tables de matières, avec l'indica-
tion des documents et des livres à consulter; l'expo-
sition et la discussion y sont sans doute serrées et
concises, mais elles ont assez d'ampleur pour que des
lecteurs cultivés puissent s'en accommoder, et même
les préférer. Ils dégoûtent des autres livres, dit très
bien G. Paris ^ « Quand on a savouré ces pages si
substantielles, si pleines de faits et qui, en apparence
si impersonnelles, contiennent cependant et suggèrent
surtout tant de pensées, on a de la peine à lire des
livres, même distingués, où la matière taillée symétri-
quement suivant les besoins d'un système et colorée
par la fantaisie, ne nous est présentée, pour ainsi dire,
que sous un déguisement, et où l'auteur intercepte
sans cesse... le spectacle qu'il prétend nous faire com-
prendre et qu'il ne nous fait pas voir. » — Les grands
« Manuels » historiques, symétriques aux Traités et
aux Manuels des autres sciences (mais avec la compli-
1. Revue critique, 1874, I, p. 327,
EXPOSITION. 269
cation des preuves), doivent être et sont sans cesse
améliorés, rectifiés, corrigés, tenus à jour : car ce
sont, par définition, des œuvres scientifiques, et non
pas des œuvres d'art.
Les premiers répertoires et les premiers « Manuels »
scientifiques ont été composés par des individus isolés.
Mais on a reconnu bientôt qu'un seul homme ne peut
])as composer correctement, et dominer comme il con-
vient, de très vastes collections de faits. On s'est
parlagé la besogne. Les répertoires sont exécutés,
de nos jours, par des collaborateurs associés (qui,
parfois, ne sont pas du même pays et n'écrivent pas
dans la même langue). Les grands Manuels (de L v.
Millier, de G. Grober, de H. Paul, etc.) sont formés
par des collections de traités spéciaux, rédigés chacun
par un spécialiste. — Le principe de la collaboration
est excellent, mais à condition : 1° que l'œuvre collec-
tive soit de nature à se résoudre en grandes mono-
graphies indépendantes, quoique coordonnées; 2° que
la section confiée à chaque collaborateur ait une cer-
taine étendue; si le nombre des collaborateurs est trop
grand et la part de chacun trop restreinte, la liberté et
laresponsabilité de chacun s'atténuent ou disparaissent.
Les histoires, destinées à présenter le récit des évé-
nements qui ne se sont produits qu'une fois et des faits
généraux qui dominent l'ensemble des évolutio-ns spé-
ciales, n'ont pas cessé d'avoir une raison d'être, même
depuis que les manuels méthodiques se sont multipliés.
Mais les procédés scientifiques dexposition s'y sont
introduits, comme dans les monographies et dans les
manuels, et par imitation. La réforme a consisté, dans
tous les cas, à renoncer aux ornements littéraires et
aux affirmations sans preuves. Grote a créé le premier
modèle de l' « histoire » ainsi définie. — En même
270 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
temps certains cadres, auparavant en vogue, sont
tombés en désuétude : ainsi les « Histoires univer-
selles » à narration continue, si goûtées, pour des moiifs
différents, au moyen âge et au xyih"^ siècle; Schlosser
et Weber en Allemagne, Cantù en Italie, en ont donné,
au xix' siècle, les derniers spécimens. Ce cadre a élé
abandonné pour des raisons historiques, parce que
l'on a cessé de considérer l'humanité comme un en-
semble relié par une évolution unique; et pour des
raisons pratiques, parce que l'on a reconnu l'impossi-
bilité de rassembler en un seul ouvrage une masse
aussi écrasante de faits. Les Histoires universelles qui
se publient encore en collaboration (dont le type le
plus estimable est la Collection Oncken) se résolvent,
comme les grands Manuels, en sections indépendantes,
traitées chacune par un auteur diflérent : ce sont des
combinaisons de librairie. Les historiens ont élé ame-
nés de nos jours à adopter la division par Etats (his-
toires nationales) et par époques *.
B. Il n'y a pas de raison théorique pour que les
œuvres historiques qui s'adressent surtout au public
ne soient pas conçues dans le même esprit que les
œuvres destinées aux gens du métier et rédigées de la
même manière, sous réserve des sim|)lifications et des
suppressions qui s'indiquent d'elles-mêmes. Et il existe
en effet des résumés nets, substantiels et agréables,
1. L'habitude de joindre aux « histoires «, c'est-à-dire an •
récit des événements politiques, un résumé des résultats obtenus
par les historiens spéciaux de l'art, de la littérature, etc.. per-
siste. On considère qu'une <■ Histoire de France » ne serait pas
complète s'il ne s'y trouvait des chapitres sur l'histoire de l'art,
de la littérature, des mœurs, etc., en France. Cependant ce n'est
pas l'exposé sommaire des évolutions spéciales d'après les spé-
cialistes — fait de seconde main — qui est à sa place dans une
«Histoire » scientifique; c'est l'étude des faits généraux qui ont
dominé l'ensemble des évolutions spéciales.
EXPOSITION. 271
OÙ rion n'est avancé qui ne soit tacitement appuyé sur
(les références solides, oii les points acquis à la science
sont dégagés avec précision, illustrés avec discrétion,
mis en relief et en valeur. Les Français, grâce à des
qualités naturelles de tact, de dextérité et de justesse
d'esprit, excellent en général dans cet exercice. Tels
articles de revue, tels livres de vulgarisation supé-
rieure, publiés chez nous, où les résultats d'une quan-
tité de travaux originaux ont été habilement condensés,
font l'admiration des spécialistes mêmes qui, par de
pesantes monographies, les ont rendus possibles. —
Rien n'est plus dangereux, cependant, que la vulgari-
sation. En fait, la plupart des livres de vulgai'isation
ne sont pas conformes à l'idéal moderne de l'exposition
historique; et des survivances de l'idéal ancien, celui
de l'antiquité, de la Renaissance et des romantiques,
s'y observent fréquemment.
On s'explique aisément pourquoi. Les défauts des
ouvrages historiques destinés au public incompétent
— défauts parfois énormes, qui ont discrédité, pour
beaucoup de bons esprits, le genre même de la vulga-
risation — sont les conséquences de la préparation
insuffisante ou de la mauvaise éducation littéraire des
« vulgarisateurs ».
Un vulgarisateur est dispensé de recherches origi-
nales; mais il doit connaître tout ce qui a été publié
d'imi^ortant sur son sujet, être, comme on dit, « au
courant », et avoir repensé par lui-même les conclu-
sions des spécialistes. S'il n'a pas fait personnellement
d'études spéciales sur le sujet qu'il se propose de
traiter, il faut donc qu'il s'informe, et c'est long. La
tentation est forte, pour le vulgarisateur de profession,
d'étudier superficiellement quelques monographies
récentes, d'en coudre ou d'en combiner à la hâte des
272 OPERATIONS SYNTHETIQUES.
extraits, et de parer, autant que possible, cette macé-
doine, pour la rendre plus attrayante, avec des « idées
générales » et des grâces extérieures. La tentation est
d'autant plus forte que la plupart des spécialistes se
désintéressent des travaux de vulgarisation, que ces
travaux sont, en général, lucratifs, et que le grand
public n'est pas en état de distinguer nettement la vul-
garisation honnête de la vulgarisation trompe-l'œil.
Bref, il y a des gens, chose absurde, qui n'hésitent pas
à résumer pour autrui ce qu'ils n'ont pas pris la peine
d'apprendre eux-mêmes, et à enseigner ce qu'ils igno-
rent. — De là, dans la plupart des ouvrages de vulga-
risation historique, des taches de toute espèce, inévi-
tables, que les gens instruits constatent toujours avec
plaisir, mais avec un plaisir un peu mêlé d'amertume,
parce qu'ils sont souvent seuls à les voir : emprunts
inavoués, références inexactes, noms et textes estro-
piés, citations de seconde main, hypothèses sans valeur,
rapprochements superficiels, assertions imprudentes,
généralisations puériles, et, dans l'énoncé des opinions
les plus fausses ou les plus contestables, un ton de
tranquille autorité *.
D'autre part, des hommes dont l'information ne
laisse rien à désirer, et dont les monographies desti-
nées aux spécialistes sont très méritoires, se montrent
capables, quand ils écrivent pour le public, d'atteintes
graves à la méthode scientifique. Les Allemands
sont coutumiers du fait : voyez Mommsen, Droysen,
i. On imagine difficilement ce que peuvent devenir, sous la
plume des vulgarisateurs négligents et maladroits, les résul-
tats les plus intéressants et les mieux assurés de la critique
moderne. Ceux-là le savent mieux que personne qui ont eu
l'occasion de lire les « compositions» improvisées des candidats
aux examens d'histoire : les défauts ordinaires de la vulgarisa-
tion de mauvais aloi y sont parfois poussés jusqu'à l'absurde.
EXPOSITION. 273
Curllus et Lamprecht. C'est que ces auteurs, s'adres-
sant au public, ont l'intention d'agir sur lui. Leur désir
de produire une impression forte les conduit à relâcher
quelque chose de la rigueur scientifique et à revenir
aux habitudes condamnées de l'ancienne historiosra-
phie. Eux, si scrupuleux et si minutieux lorsqu'il s'agit
d'établir des détails, ils s'abandonnent dans l'exposé
des questions générales à leurs penchants naturels,
comme le commun des hommes. Ils prennent parti, ils
blâment, ils célèbrent; ils colorent, ils embellissent;
ils se permettent des considérations personnelles,
patriotiques, morales ou métaphysiques. Et, par-
dessus tout, ils s'appliquent, avec le talent qui leur a
été départi, à faire oeuvre d'artiste; s'y appliquant,
ceux qui n'ont pas de talent sont ridicules, et le talent
de ceux qui en ont est gâté par la préoccupation de
l'effet.
Ce n'est pas à dire, bien entendu, que la « forme »
soit sans importance, ni que, pourvu qu'il se fasse
comprendre, l'historien ait le droit d'avoir une langue
incorrecte, vulgaire, lâche ou pâteuse. Le mépris de
la rhétorique, des faux brillants et des fleurs en papier
n'exclut pas le goût d'un style pur et ferme, savoureux
et plein. Fustel de Coulanges fut un écrivain, quoiqu'il
ait, toute sa vie, recommandé et pratiqué la chasse aux
métaphores. Au contraire, nous répéterons volontiers '
que l'historien, vu l'extrême complexité des phéno-
mènes dont il essaie de rendre compte, n'a jias le droit
de mal écrire. Mais il doit toujours bien écrire et ne
jamais s'endimancher.
1. Cl', plus haut, p. 230.
18
CONCLUSlOxN
I. L'Iiistoire n'est que la mise en œuvre de documents.
Or il dépend d'accidents fortuits que les documents se
soient conservés ou se soient perdus. De là, dans la
constitution de l'histoire, le rôle dominant du hasard.
La quantité des documents qui existent, sinon des
documents connus, est donnée; le temps, en dépit de
toutes les précautions qui sont prises de nos jours, la
diminue sans cesse; elle n'augmentera jamais. L'his-
toire dispose d'un stock de documents limité; les pro-
grès de la science historique sont limités par là même.
Quand tous les documents seront connus et auront subi
les opérations qui les rendent utilisables, l'œuvre de
l'érudition sera terminée. Pour quelques périodes
anciennes, dont les documents sont rares, on prévoit
déjà que, dans une ou deux générations au plus, il
faudra s'arrêter. Les historiens seront alors obligés
de se replier de plus en plus sur les périodes modernes.
L'histoire ne réalisera donc pas le rêve qui, au xix'' siè-
cle, a inspiré aux romantiques tant d'enthousiasme
pour les études historiques : elle ne percera pas le
mystère des origines des sociétés; et, faute de docu-
ments, le commencement de l'évolution de l'humanité
restera toujours obscur.
L'historien ne recueille pas lui-même les matériaux
2*6 CONCLUSION.
nécessaires à l'histoire, par l'observation, comme on
fait clans les autres sciences : il travaille sur des faits
transmis par des observateurs antérieurs. La connais-
sance ne s'obtient pas, en histoire, par des procédés
directs, comme dans les autres sciences : elle est indi-
recte. L'iiistoire est, non pas, comme on l'a dit, une
science d'observation, mais une science de raisonnement.
Pour utiliser ces faits observés dans des conditions
inconnues, il faut les faire passer par la critique, et la
critique consiste en une série de raisonnements par
analogie. Les faits livrés par la critique restent isolés,
épars; pour les organiser en construction, il faut se
les représenter et les grouper d'après leur ressem-
blance avec des faits actuels, opération qui se fait
aussi au moyen de raisonnements par analogie. Cette
nécessité impose à l'histoire une méthode exception-
nelle. Pour construire ses raisonnements par analogie,
il lui faut combiner toujours la connaissance particu-
lière des conditions où se produisirent les faits passés
et l'intelligence générale des conditions où se pro-
duisent les faits humains. Elle procède en dressant
des répertoires particuliers des faits d'une époque
passée, et en leur appliquant des questionnaires géné-
raux fondés sur l'étude du présent.
Les opérations qu'on est obligé d'effectuer pour
aboutir, en partant de l'inspection des documents, à la
connaissance des faits et des évolutions du passé, sont
très nombreuses. De là la nécessité d'une division et
d'une organisation du travail en histoire. — Il faut que
les travailleurs spéciaux qui s'occupent de la recherche,
de la restitution et du classement provisoire des docu-
ments coordonnent leurs efforts, pour que soit achevée
le plus tôt possible, dans les meilleures conditions de
sûreté et d'économie, l'œuvre préparatoire de l'crudi-
CONCLUSION. 277
tion. — Il faut d'autre part que les auteurs de syn-
thèses partielles (monographies) qui sont destinées à
servir de matériaux à des synthèses plus vastes, s'ac-
cordent à travailler d'après la même méthode, de sorte
que les résultats de chacun puissent être, sans enquêtes
préalables, utilisés par les autres. — Il faut enfin que
des travailleurs expérimentés, renonçant aux recher-
ches personnelles, consacrent tout leur temps à étudier
ces synthèses partielles, afin de les combiner dune
façon scientifique en des constructions générales. —
Et si de ces travaux ressortaient ^vec évidence des con-
clusions sur la nature et les causes de l'évolution des
sociétés, on aurait constitué une a philosophie de l'his- j
toire » vraiment scientifique, que les historiens pour- '
raient avouer comme le couronnement légitime de la .'
science historique.
On peut penser qu'un jour viendra où, grâce à l'or-
sranisation du travail, tous les documents auront été
découverts, purifiés et mis en ordre, et tous les faits
dont la trace n'a pas été effacée, établis. — Ce jour-là
l'histoire sera constituée, mais elle ne sera pas fixée :
elle continuera à se modifier à mesure que l'étude directe
des sociétés actuelles, en devenant plus scientifique,
fera mieux comprendre les phénomènes sociaux et leur
évolution; car les idées nouvelles qu'on acquerra sans
doute de la nature, des causes, de l'importance relative
des faits sociaux continueront à transformer l'image
qu'on se fera des sociétés et des événements du passé ' .
II. C'est une illusion surannée de croire que l'his-
toire fournit des enseignements pratiques pour la con-
1. Il a été question plus haut de la part de subjectivité qu'il
n'est pas possible d'éliminer de la construction historique, et
dont oï\ a tant abusé pour dénier à l'histoire un caractère scienti-
fique : celte part de subjectivité qui attristait Pécuchet (G. Flau-
278 CONCLUSION.
duite de la vie [Historia magistra vitœ), des leçons
immédiatement profitables aux individus et aux peu-
ples : les conditions oii se produisent les actes humains
sont rarement assez semblables d'un moment à l'autre
pour que les « leçons de l'histoire » puissent être
appliquées directement. C'est une erreur de dire, par
réaction, que « le caractère propre de l'histoire est
qu'elle ne sert à rien » '. Elle a une utilité indirecte.
' L'histoire fait comprendre le présent, en tant qu'elle
explique les origines de l'état de choses actuel. A cet
égard, reconnaissons qu'elle n'offre pas, d'un bout à
l'autre de sa durée, un intérêt égal : il y a des géné-
rations lointaines dont les traces ne sont plus visibles
dans le monde tel qu'il est; pour rendre compte de la
constitution politique de l'Angleterre contemporaine,
par exemple, l'étude des witangemot anglo-saxons est
sans valeur, celle des événements du xviii* et du
xix" siècle est capitale. L'évolution des sociétés civili-
sées s'est accélérée à tel point depuis cent ans, que,
pour l'intelligence de leur forme actuelle, l'histoire de
ces cent ans importe plus que celle des dix siècles
antérieurs. Comme explication du |)résent, l'histoire se
réduirait presque à l'étude de la période contemporaine.
bert, o. c, p. 157) et Silvestre Bonnard (A. France, Le crime de
Sihestre Bonnard, p. 310), et qui fait dire à Faust :
Die Zeiten der Vergangenheit
Sind uns ein Buch mit sieben Siegeln.
Was ihr den Geist der Zeiten heisst,
Da= ist im Grund der Herren eigner Gcist
In dem die Zeiten Bieh bespiegeln. . . .
1. Parole attribuée à « un professeur de la Sorbonne » par
M. de la Blanchère, Revue critique, 1895, I, p. 176. — D'autres
ont déclamé sur ce thème que la connaissance de l'histoire est
nuisible et paralyse. Voir F. Nietzsche, L'nzeitgemasse Betrach-
tungen, II. Nutzen und Nachiheil der Historié ftir das Leben,
Leipzig, 1874, in-8.
CONCLUSION. 279
L'histoire est aussi un élément indispensable pour
l'achèvement des sciences politiques et sociales, qui
sont encore en voie de formation; car l'observation
directe des phénomènes sociaux (à l'état statique) ne
suffit pas à constituer ces sciences, il faut y joindre
l'étude du développement de ces phénomènes dans le
temps, c'est-à-dire leur histoire ' . Voilà pourquoi toutes
les sciences de l'homme (linguistique, droit, science
des religions, économie politique, etc.) ont pris en ce
siècle la forme de sciences historiques.
Mais le principal mérite de l'histoire est d'être un
instrument de culture intellectuelle; et elle l'est par plu-
sieurs moyens. — D'abord, la pratique de la méthode
historique d'investigation, dont les principes sont
esquissés dans le présent ouvrage, est très hygiénique
pour l'esprit, qu'elle guérit de la crédulité. — En second
lieu, l'histoire, parce qu'elle montre un grand nombre
de sociétés différentes, prépare à comprendre et à
accepter des usages variés; en faisant voir que les
sociétés se sont souvent transformées, elle habitue à
la variation des formes sociales et guérit de la crainte
des transformations. — Enfin, l'expérience des évolu-
tions passées, en faisant comprendre le processus des
transformations humaines par les changements d'habi-
tudes etle renouvellement des générations, préserve de
la tentation d'expliquer par des analogies biologiques
(sélection, lutte pour l'existence, hérédité des habitu-
des, etc.) l'évolution des sociétés, qui ne se produit pas
sous l'action des mêmes causes que l'évolution animale.
1. L'histoire et les sciences sociales sont dans une dépendance
réciproque; elles progressent parallèlement par un échange con-
tinuel de services. Les sciences sociales fournissent la connais-
sance du présent, nécessaire à l'histoire pour se représenter les
faits et raisonner sur les documents; l'histoire donne sur l'évolu-
tion les renseignements nécessaires pour comprendre le présent.
APPENDICES
APPENDICE I
L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE DE L'HISTOIRE EN FRANCE
I, L'enseignement de l'histoire est nouveau venu dans
l'instruction secondaire. On enseignait jadis l'histoire
aux fils des rois et des grands personnages, pour les
préparer à l'art du gouvernement, suivant la tradition
antique; mais c'était une science sacrée, réservée aux
futurs maîtres des Etats, une science de princes, non
une science de sujets. Les écoles secondaires organi-
sées depuis le xvi° siècle, ecclésiastiques ou laïques,
catholiques ou protestantes, ne firent pas entrer l'his-
toire dans leur plan d'études ou ne l'y admirent que
comme annexe de l'étude des langues anciennes. C'était
en France la tradition des Jésuites; elle fut reprise par
l'Université de Napoléon.
L'histoire n'a été introduite dans l'enseignement
secondaire qu'au xix® siècle, sous la pression de l'opi-
nion; et bien qu'elle ait conquis dans le plan d'études
une plus large place en France qu'en pays anglais et
même en Allemagne, elle est restée une matière acces-
soire, à laquelle on n'a pas attribué une classe spéciale
(comme à la philosophie), parfois même pas unprofes-
282 APPENDICES.
seur spécial, et qui ne compte presque pas dans les
examens.
L'enseignement historique s'est ressenti longtemps
de cette origine. Imposé par ordre supérieur à un per-
sonnel élevé exclusivement dans l'étude de la littéra-
ture, il ne pouvait trouver sa place dans le système de
l'enseignement classique, fondé sur l'étude des formes,
indifférent à la connaissance des faits sociaux. On
enseigna Tlustoire parce que le programme l'ordonnait ;
mais ceprogramme, liaison d'être unique et maître absolu
de l'enseignement, resta toujours un accident, variable
suivant le hasard des préférences ou même des études
personnelles des rédacteurs. L'histoire faisait partie
des convenances mondaines; il y a, disait-on, des noms
et des faits « qu'il n'est pas permis d'ignorer»; mais
ce qu'il n'est pas permis d'ignorer varia beaucoup,
depuis les noms des rois mérovingiens et les batailles
de la guerre de Sept Ans jusqu'à la loi salique et à
l'œuvre de saint Vincent de Paul.
Le personnel improvisé qui, pour obéir au pro-
gramme, dut improviser l'enseignement de l'histoire,
n'avait aucune idée claire, ni de sa raison d'être, ni de
son rôle dans l'éducation générale, ni des procédés
techniques nécessaires pour le donner. Ainsi dépourvu
de traditions, de préparation pédagogique et même
d'instruments de travail, le professeur d'histoire se
trouva ramené aux temps antérieurs à l'imprimerie où
le maître devait fournir à ses élèves tous les faits qui
formaient la matière de son enseignement, et il adopta
le même procédé qu'au moyen âge. Muni d'un cahier
où il avait rédigé la série des faits à enseigner, il le
lisait devant les élèves, parfois en se donnant l'air
d'improviser; c'était « la leçon )),la pièce maîtresse de
l'enseignement historique. L'ensemble des leçons,
l'enseignement secondaire de l'histoire. 283
déterminé par le programme, formait « le cours ».
L'élève devait écouter en écrivant (c'est ce qu'on appe-
lait « prendre des notes ») et rapporter par écrit ce
qu'il avait entendu (c'était « la rédaction »). Mais comme
on négligeait d'apprendre aux élèves à prendre des
noteS; presque tous se bornaient à écrire très vile, sous
la dictée du professeur, un Ijrouillon qu'ils copiaient à
domicile en forme de rédaction, sans avoir cherché à
comprendre le sens ni de ce qu'ils entendaient, ni de
ce qu'ils transcrivaient. A ce travail mécanique les
plus zélés ajoutaient des morceaux copiés dans des
livres, d'ordinaire sans plus de réflexion.
Pour faire entrer dans la tête des élèves les faits
jugés essentiels le professeur faisait de la leçon une
réduction très courte, « le sommaire » ou « résumé »,
qu'il dictait ouvertement et qu'il faisait apprendre par
cœur. Ainsi les deux exercices écrits qui occupaient
presque tout le temps de la classe étaient, l'un (le
sommaire) une dictée avouée, l'autre (la rédaction)
une dictée honteuse.
Le contrôle se réduisait à faire réciter le sommaire
textuellement et à interroger sur la rédaction, c'est-
à-dire à faire répéter approximativement les paroles du
professeur. Les deux exercices oraux étaient l'un une
récitation avouée, l'autre une récitation honteuse.
On donnait bien à l'élève un livre, le « précis d'his-
toire * » ; mais le précis, rédigé dans la même forme
que le cours du professeur, ne se combinait pas avec
l'enseignement oral de façon à lui servir d'instrument
et ne faisait que le doubler; et d'ordinaire, il le dou-
blait mal, car il n'était pas intelligible pour un élève.
1. Le même usage a élé iidoplé dans les pays allemands sous
le nom de Leitfaden (fil conducteur), dans les pays anglais sous
le nom de text-booh.
284 APPENDICES.
Les auteurs de précis ^ adoptant les procédés tradi-
tionnels des « abrégés », cherchaient à entasser le plus
grand nombre possible de faits, en les allégeant de
tous les détails caractéristiques et en les résumant sous
les expressions les plus générales et par conséquent
les plusA^agues. Il ne restait ainsi dans les livres élé-
mentaires qu'un résidu de noms propres et de dates
reliés par des formules uniformes; l'histoire apparais-
sait comme une série de guerres, de traités, de réformes,
de révolutions, qui ne différaient que j)ar les noms des
peuples, des souverains, des champs de bataille et par
les chiffres des années ^
Tel fut, jusqu'à la fin du Second Empire, l'enseigne-
ment de l'histoire dans tous les établissements français
laïques ou ecclésiastiques, — sauf quelques exceptions
d'autant plus méritoires qu'elles étaient plus rares, car
il fallait alors à un professeur d'histoire une dose peu
commune d'initiative et d'énergie pour échapper à la
routine de la rédaction et du résumé.
II. Dans ces dernières années le mouvement général
de réforme de l'enseignement, parti du Ministère et des
Facultés, a fini par se communiquer à l'instruction
secondaire. Les professeurs d'histoire ont été affran-
chis de la surveillance soupçonneuse que le gouver-
nement de l'Empire avait fait peser sur leur enseigne-
ment, et en ont profité pour expérimenter des méthodes
nouvelles. Une pédagogie historique est née. Elle s'est
révélée avec l'approljation du Ministère dans les dis-
cussions de la Société pour l'étude des questions d'en-
1. Il faut excepter le Précis de l'histoire moderne de Michelet
el rendre à Duruy la justice que, dans ses livres scolaires, même
dès les premières éditions, il a fait un effort, souvent heureux,
pour rendre ses récits intéressants et instructifs.
2. Pour la critique de ce procédé, voir plus haut, p. 123.
l'enseignement secondaire de l'histoire. 285
seignement secondaire, dans la Revue de renseigne-
ment secondaire et la Revue universitaire. Elle a reçu
la consécration officielle dans les Instructions jointes
au programme de 1890; le rapport sur l'histoire, œuvre
de M. Lavisse, est devenu la charte qui protège les
professeurs partisans de la réforme dans la lutte contre
la tradition '.
De cette crise de rénovation l'enseignement de l'his-
toire sortira sans doute organisé, pourvu d'une péda-
gogie et d'une technique rationnelles comme ses aînés,
les enseignements des langues, des littératures et de
la philosophie. INIais il faut s'attendre à ce que la
réforme soit beaucoup plus lente que dans l'enseigne-
ment supérieur. Le personnel est beaucoup plus nom-
breux, plus lent à instruire ou à renouveler; les élèves
sont moins zélés et moins intelligents; la routine des
parents oppose aux méthodes nouvelles une force
d'inertie inconnue dans les Facultés; — et le baccalau-
réat, cet obstacle général à toutes les réformes, est
particulièrement nuisible à l'enseignement historique,
qu'il réduit à un cahier de demandes et de réponses,
111. Dès maintenant, pourtant, on peut indiquer dans
quelle direction devra se développer l'enseignement
historique en France - et les questions qu'on devra
résoudre pour acquérir une technique rationnelle.
1. Le tableau le plus complet, et probablement le plus exact,
de l'état de l'enseignement secondaire de l'histoire après les
réformes, a été donné par un Espagnol, R. Altaniira, La Ensc-
nanza de la historia, 1'' édit., Madrid, 1895, in-8.
2. Nous ne traitons ici que de la France. Mais il sera permis,
pour dissiper une illusion du public français, d'avertir que la
pédagogie historique est moins avancée encore dans les pays
anglais, où les procédés sont restés mécaniques, et même dans
les pays allemands, oii elle est culravce par la conccpliou de
l'enseignement patriotique.
286 APPENDICES,
Nous essayons ici de formuler ces questions dans un
tableau méthodique.
1° Organisation générale. — Quel but peut se pro-
poser l'enseignement de l'histoire? Quels services
peut-il rendre à la culture de l'élève? Quelle action
j)eut-il avoir sur sa conduite? Quels faits doit-il lui
faire comprendre? Quelles habitudes d'esprit doit-il lui
donner? Et, par conséquent, quels principes doivent
diriger le choix des matières et des procédés? — L'en-
seignement doit-il être disséminé sur toute la durée
des classes ou concentré dans une classe spéciale?
doit-il être donné dans des classes d'une heure ou de
deux heures? — L'histoire doit-elle être distribuée en
plusieurs cycles, comme en Allemagne, de façon à faire
revenir l'élève plusieurs fois à différentes périodes de
ses études sur le même sujet? Ou doit-elle être exposée
en une seule suite continue depuis le commencement
des études, comme en France? — Le professeur doit-il
faire un cours complet, ou doit-il choisir quelques
questions et charger l'élève d'cludier seul les autres?
Doit-il exposer oralement les faits ou ordonner aux
élèves d'en prendre d'abord connaissance dans un livre,
de façon à remplacer le cours par des explications?
2° Choix des matières. — Quelle proportion doit-on
donner à l'histoire nationale et à l'histoire des autres
pays ? A l'histoire ancienne et à l'histoire conteaa-
poraine? Aux histoires spéciales (art, religion, cou-
tumes, vie économique) et à l'histoire générale? Aux-
institutions ou aux usages et aux événements? A l'évo-
lution des usages matériels, à l'histoire intellectuelle,
à la vie sociale, à la vie politique? A l'étude des acci-
dents individuels, à la biographie, aux épisodes dra-
matiques ou à l'étude des enchaînements et des évolu-
tions générales? Quelle place doit-on faire aux noms
L LNSIÎICXEMENT SECONDAIRE DE LHISTOW.E. 287
propres et aux dates ? — Doit-on profiter des occasions
qu'offrent les légendes pour éveiller l'esprit critique?
Ou doit-on les éviter?
3° Ordre. — Dans quel ordre doit-on aborder les
matières? Doit-on commencer par les périodes les
plus anciennes et les pays les plus anciennement civi-
lisés pour suivre l'ordre chronologique et l'ordre de
l'évolution? Ou par les périodes et les pays les plus
rap])rochés pour aller du plus connu au moins connu?
— Dans l'exposition de chaque période doit-on suivre
un ordre chronologique, géographique ou logique? —
Doit-on commencer par décrire des états de choses ou
par raconter des événements ?
4" Procédés d'enseig/icme/it. — Faut- il donner d'abord
à l'élève des formules générales ou des images parti-
culières? Le professeur doit-il énoncer lui-môme les
formules ou les faire chercher par l'élève? Faut-il faire
apprendre par cœur des formules? Et dans quels cas?
— Comment faire pénétrer les images des faits his-
toriques? Quel usage faire des gravures? Des repro-
ductions et des restitutions? Des scènes de fantaisie?
— Quel usage faire des récits et des descriptions? Des
textes d'auteurs? Des romans historiques? — Dans
quelle mesure doit-on rapporter les paroles et les
formules? — Comment faire localiser les faits? Quel
usage faire des tableaux chronologiques, des tableaux
synchroniques, des croquis géographiques, des tableaux
statistiques et des graphiques? — Comment faire com-
prendre le caractère des événements et des coutumes?
Les motifs des actes? Les conditions d'une coutume?
Comment choisir les épisodes d'un événement? Et les
exemples d'une coutume? — Comment faire comprendre
l'enchaînement des faits et l'évolution? — Quel usage
peut-on faire de la comparaison? — Quelle langue
288 APPENDICES.
doit-on parler? Dans quelle mesure doit-on employer
les termes concrets, les termes abstraits, les termes
techniques? — Comment contrôler que l'élève acom-!
l)ris les ternies et s'est assimilé les faits? Peut-on orga-
niser des exercices actifs qui fassent faire à l'élève un
travail personnel sur les faits? — Quels instruments
doit-on donner à l'élève ? Comment doit être composé le
livre scolaire pour rendre possibles des exercices actifs.
Pour exposer et justifier la solution à toutes ces
questions, ce ne serait pas trop d'un traité spécial '. On
n'indiquera ici que les principes généraux sur lesquels
l'accord semble être à peu près fait en France dès
maintenant.
On ne demande plus guère à l'histoire des leçons de
morale ni de beaux exemples de conduite, ni même des
scènes dramatiques ou pittoresques. On comprend
que pour tous ces objets la légende serait préférable
à l'histoire, car elle présente un enchaînement des
causes et des efTets plus conforme à notre sentiment de
la justice, des personnages plus parfaits et plus héroï-
ques, des scènes plus belles et plus émouvantes. — On
renonce aussi à employer l'histoire pour exalter le pa-
triotisme ou le loyalisme comme en Allemagne; on sent
ce qu'il y aurait d'illogique à tirer d'une même science
des applications opposées suivant les pays ou les
jiarlis; ce serait inviter chaque peuple à mutiler, sinon
à altérer, l'histoire dans le sens de ses préférences.
On comprend que la valeur de toute science consiste
en ce qu'elle est vraie, et on ne demande plus à l'his-
toire que la vérité ^.
1. J'ai essayé, dans un cours à la Sorbonne, de faire une partie
de ce travail [Ch. S.].
2. Constatons cependant que, à la question posée en juillet
1897 aux candidats au Baccalauréat moderne : « A quoi sert
I
l'enseignement secondaire de l'histoire. 289
Le rôle de l'histoire dans l'éducation n'apparaît
peut-être pas encore nettement à tous ceux qui l'ensei-
gnent. Mais tous ceux qui réfléchissent sont d'accord
pour la regarder surtout comme un instrument de cul-
ture sociale. — L'étude des sociétés du passé fait
comprendre à l'élève par des exemples pratiques ce
que c'est qu'une société; elle le familiarise avec les
principaux phénomènes sociaux et les différentes
espèces d'usages et d'institutions qu'il ne serait guère
pratique de lui montrer dans la réalité actuelle; elle
lui fait comprendre par la comparaison d'usages diffé-
rents les caractères de ces usages, leur variété et leurs
ressemblances. — L'étude des événements et des évo-
lutions le familiarise avec l'idée de la transformation
continuelle des choses humaines, elle le garantit de la
frayeur irraisonnée des changements sociaux; elle rec-
tifie sa notion du progrès. — Toutes ces acquisitions
rendent l'élève plus apte à participer à la vie publique;
l'histoire paraît ainsi l'enseignement indispensable
dans une société démocratique.
La règle de la pédagogie historique sera donc de
chercher les objets et les procédés les plus propres à
faire voir les phénomènes sociaux et comprendre leur
évolution. Avant d'admettre un fait on devra se deman-
der d'abord quelle action éducative il peut avoir, puis
si on dispose de moyens suffisants pour le faire voir et
comprendre à l'élève. On devra écarter tout fait peu
instructif ou trop compliqué pour être compris, ou sur
lequel nous n'avons pas de détails qui le rendent intel-
ligible.
IV. Pour réaliser un enseignement rationnel il ne
l'enseignement de l'histoire? m 80 pour 100 des candidats ont
répondu en substance, soit parce qu'ils le pensaient, soit parc(^
qu'ils croyaient plaire : « à exalter le patriotisme ». [Ch.-V. L.|
10
290 APPENDICES.
suffira pas de constituer une théorie de la pédagogie
historique. Il faudra renouveler le matériel et les pro-
cédés.
L'histoire comporte nécessairement la connaissance,
d'un grand nombre de faits. Le professeur d'histoire,
réduit à sa parole, à un tableau noir, et à des abrégés
qui ne sont guère que des tableaux chronologiques, se
trouve dans la condition d'un professeur de latin sans
textes ni dictionnaire. L'élève d'histoire a besoin d'un'
répertoire de faits historiques comme l'élève de latin
d'un répertoire de mots latins ; il lui faut des collections
de faits, et les précis scolaires ne sont guère que des
collections de mots.
Les faits se présentent sous deux formes, gravures
et livres. Les gravures montrent les objets matériels
et l'aspect extérieur, elles servent surtout pour l'étude
de la civilisation matérielle. On a depuis longtemps, en
Allemagne, essayé de donner à l'élève un recueil de
gravures combiné pour l'enseignement historique. Le
même besoin a fait naître en France V Album histo-
rique, qui se publie sous la direction de M. Lavisse.
Le livre est l'instrument principal, il doit contenir
les traits caractéristiques nécessaires pour se repré-
senter les événements, les motifs, les habitudes, les
institutions; il consistera surtout en récits et descrip-
tions, auxquels on pourra joindre quelques paroles ou
formules caractéristiques. On a longtemps cherché à
composer ces livres avec des morceaux choisis d'auteurs
anciens ; on leur donnait la forme d'un recueil de textes *.
L'expérience semble indiquer qu'il faut renoncer à ce
procédé d'aspect scientifique, il est vrai, mais peu
1. C'est ce qui a été fait en Allemagne sous le nom de Quel-
lenbuch.
L ENSEIGNEMENT SECONDAIRE DE L iUSTOIRE. 291
intelligible à des enfants; on préfère s'adresser aux
élèves en langue contemporaine. C'est dans cet esprit
que, suivant les Instructions de 1890', ont été com-
posées les collections de Lectures historiques dont la
principale a été publiée par la maison Hachette.
Les procédés de travail des élèves se ressentent
encore de la création tardive de l'enseignement de
Ihistoire. Dans la plupart des classes d'histoire domi-
nent encore les procédés qui ne font faire à l'élève
qu'un travail réceptif : le cours, le résumé, la lecture,
l'interrogation, la rédaction, la reproduction des cartes.
C'est la condition d'un élève de latin qui se bornerait
à réciter des leçons de grammaire ou des morceaux
d'auteur sans faire ni version ni thème.
Pour que l'enseignement fasse une impression effi-
cace il faut, sinon écarter tous ces procédés passifs,
du moins les renforcer par des exercices qui mettent
l'élève en activité. On en a déjà expérimenté quelques-
uns et on peut en imaginer plusieurs ^. — On peut faire
analyser des gravures, des récits, des descriptions
pour dégager les caractères des faits : ce petit exposé
écrit ou oral donnera la garantie que l'élève a vu et
compris, il sera une occasion de Ihabituer à n'employer
que des termes précis. — On peut demander à l'élève
un dessin, un croquis géographique, un tableau syn-
chronique. — On peut lui faire dresser un tableau de
comparaison entre des sociétés différentes et un tableau
de l'enchaîneraent des faits.
1. On trouvera la même théorie pédagogique dans la préface
de mon Histoire narrative et descriptive des anciens peuples de
l'Orient, Supplément à l'usage des professeurs, Paris, 1890, in-8.
[Ch. S.]
-.J'ai traité cette question dans la Revue universitaire. 1896. 1. 1.
[Ch. S.]
292 APPENDICES.
Il faut un livre pour fournir à l'élève la matière de
ces exercices. Ainsi la réforme des procédés est liée à
la réforme des instruments de travail. Elles se feront
toutes deux à mesure que les professeurs et le public
apercevront plus nettement le rôle de l'enseignement
historique dans l'éducation sociale.
APPENDICE II
L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR DE L'HISTOIRE EN FRANCE
L'enseignement supérieur de l'histoire a été en
grande parlie transformé, dans notre pays, depuis
trente ans. Cela s'est fait lentement, par retouches
successives, comme il convenait. Mais, quoique les
mesures prises aient été rationnellement liées les unes
aux autres, le grand nombre de ces mesures n'a pas
laissé, en ces derniers temps, d'étonner, et même
d'effaroucher le public. L'opinion publique, sollicitée
en faveur des réformes, a été un peu surprise de l'être
si souvent, et peut-être n'est-il pas superflu d'indiquer
ici, une fois de plus, le sens général et la logique interne
du mouvement auquel nous assistons.
I. Avant les dernières années du Second Empire,
l'enseignement supérieur des sciences historiques était
organisé en France d'une manière incohérente*.
Il y avait des chaires d'histoire dans plusieurs éta-
blissements, de types divers : au Collège de France,
dans les Facultés des Lettres, et dans des « écoles
1. Voir, sur l'organisation de l'enseignement supérieur en
Fiance à cette époque et sur les premières réformes, l'excellent
ouvrage de M. L. Liard, l'Enseignement supérieur en France,
Paris, 1888-1894, 2 vol. in-8.
294 APPENDICES,
spéciales », telles que l'Ecole normale supérieure et
.l'Ecole des chartes.
Le Collège de France était un vestige des institutions
de l'ancien régime. Dressé au xvi^ siècle contre la
Surbonne scolastique pour être l'asile des sciences
nouvelles, il avait ce glorieux privilège de représenter
historiquement les hautes études spéculatives, l'esprit
de libre recherche, et les intérêts de la science pure.
Malheureusement, dans le domaine des sciences histo-
riques, le Collège de France avait laissé, jusqu'à un
certain point, s'oblitérer sa tradition. Les grands
hommes qui enseignaient l'histoire dans cette illustre
maison (J. Michelet, par exemple) n'étaient pas des
techniciens, ni, à proprement parler, des savants. Leur
éloquence agissait sur des auditoires qui n'étaient pas
composés d'étudiants en histoire.
Les Facultés des lettres faisaient partie d'un système
établi par le législateur napoléonien. Ce législateur ne
s'était nullement proposé d'encourager, en créant les
Facultés, les recherches scientifiques. Il n'aimait pas
beaucoup la science. Les Facultés de droit, de méde-
cine, etc., devaient être, dans sa pensée, des écoles
professionnelles qui fourniraient à la société les juristes,
les médecins, etc., dont elle a besoin. Mais trois
Facultés, sur cinq, ne furent pas, dès l'origine, en
mesure de jouer le rôle qui leur était destiné, et qu'ont
effectivement rempli les deux autres, Droit et Méde-
cine. Les P acuités de Théologie catholique ne formèrent
pas les prêtres dont la société a besoin, parce que
l'Etat avait consenti à ce que l'éducation des prêtres
se tit dans les séminaires diocésains. Les Facultés
des Sciences et des Lettres ne formèrent point les
professeurs de l'enseignement secondaire, les ingé-
iiieurs. etc., dont la société a besoin, parce qu'elles
L ENSEIGNEMENT SUPERIEUR DE L HISTOIRE. 205
rencontrèrent, sur ce terrain, la concurrence triom-
phante d' « écoles spéciales », antérieurement ins-
tituées : Ecole normale. Ecole polytechnique. Les
Facultés de Théologie catholique, des Sciences et des
Lettres eurent donc à justifier leur existence par
d'autres modes d'activité. En particulier, les profes-
seurs d'histoire dans les Facultés des Lettres renon-
cèrent à instruire les jeunes gens qui se destinaient
à enseigner l'histoire dans les lycées. Privés de
•ces auditeurs spéciaux, ils se trouvèrent dans une
situation fort analogue à celle des titulaires de l'ensei-
gnement historique au Collège de France. Ils n'étaient
pas en général, eux non plus, des techniciens. Ils firent
durant un demi-siècle, devant les nombreux auditoires
-il'Gisifs (dont on a souvent médit depuis) qu'attiraient
la force, l'élégance et l'agrément de leur parole, de la
vulgarisation supérieure.
A l'Ecole normale supérieure était réservée la fonc-
tion de dresser les futurs maîtres de l'enseignement
secondaire. Or, c'était à cette époque un principe admis
<{ue, pour être un bon maître de l'enseignement secon-
daire, il faut savoir, et il suffit de savoir parfaitement,
ce que l'on est chargé d'enseigner. Cela est à la vérité
nécessaire, mais cela n'est pas suffisant : des connais-
sances d'un ordre différent, d'un ordre supérieur, ne
sont pas moins indispensables que le bagage propre-
ment « scolaire ». De ces connaissances-là il n'était
jamais question à l'École, où, conformément à la théorie
régnante, pour préparer à l'enseignement secondaire,
on se contentait d'en faire. Toutefois, comme le recru*
tement de l'École normale a toujours été excellent,
jamais le .système en vigueur n'a empêché que des
hommes de premier ordre, non seulement comme pro-
fesseurs, comme penseurs, ou comme écrivains, mais
296 APPENDICES.
même comme érudits, en sortissent. Mais on doit recon-
naître qu'ils se sont débrouillés tout seuls, en dépit du
système, non grâce à lui; après, non pendant leur sco-
larité, et surtout lorsqu'ils ont eu le bénéfice, pendant
un séjour à l'Ecole française d'Athènes, du bienfai-
sant contact avec les documents qui leur avait manqué
rue d'Ulm. « N'cst-ii pas invraisemblable, a-t-on dit,
qu'on ait laissé partir de l'Ecole normale tant de
générations de professeurs incapables de mettre en
oeuvre les documents?... En somme les élèves histo-
riens n'étaient prêts, jadis, au sortir de l'École, ni pour
l'enseignement de l'histoire qu'ils avaient apprise en
grande hâte, ni pour les recherches sur les choses dif-
ficiles '. »
Quant à l'École des chartes, créée sous la Restaura-
tion, c'était, à un certain point de vue, une école spé-
ciale comme les autres, destinée en théorie à former
ces utiles fonctionnaires, les archivistes et les biblio-
thécaires. Mais, de bonne heure, l'enseignement pro-
fessionnel y fut réduit au strict minimum, et l'École
s'organisa d'une façon très originale, en vue de l'ap-
prentissage rationnel et intégral des jeunes gens qui se
proposeraient d'étudier l'histoire de France au moyen
âge. Les élèves de l'École des chartes n'y suivaient
aucun cours d' « histoire du moyen âge », mais ils
apprenaient tout ce qui est nécessaire pour travailler à
résoudre les problèmes encore pendants de l'histoire
du moyen âge. Là seulement, par suite d'une anomalie
accidentelle, les « connaissances préalables » et auxi-
liaires des recherches historiques étaient systémati-
quement enseignées. Nous avons eu plus haut l'occa-
sion de constater les résultats de ce régime -.
1. E. Lavisse, Questions d'enseignement national, p. 12.
2. Cf. plus haut, p. 38.
l'enseignement SUPERIEUR DE l'iIISTOIRE. 297
Les choses étaient ainsi lorsque, vers la fin du
Second Empire, un vif mouvement de réforme se des-
sina. De jeunes Français avaient visité l'Allemagne;
ils avaient été frappés de la supériorité de son orga-
nisation universitaire sur le système napoléonien des
Facultés et des Ecoles spéciales. Certes la France,
avec une organisation défectueuse, avait produit beau-
coup d'hommes et beaucoup d'œuvres, mais on en était
arrivé à penser qu' « en toutes sortes d'entreprises on
doit laisser au hasard la moindre part «, et que, « quand
une institution entend former des professeurs d'histoire
et des historiens, elle doit leur fournir les moyens de
devenir ce qu'elle veut qu'ils soient ».
M. V. Duruy, ministre de l'instruction publique,
appuyait les partisans d'une renaissance des hautes
éludes. Mais il considéra comme impraticable de tou-
cher, soit pour les remodeler, soit pour les fusionner,
soit pour les supprimer, aux établissements existants :
Collège de France, Facultés des Lettres, Ecole normale
supérieure, École des chartes, tous consacrés par des
services rendus, par l'illustration personnelle d'hommes
qui leur avaient appartenu ou qui leur appartenaient.
11 ne modifia rien, il ajouta. Il couronna l'édifice un
peu disparate qui existait en créant une « Ecole
pratique des hautes études », qui fut établie en Sor-
bonne (18G8 .
L'École pratique des hautes études (section d'his-
toire et de philologie) avait pour raison d'être, dans la
pensée de ceux qui la créèrent, de préparer des jeunes
gens à faire des recherches originales d'un caractère
scientifique. Pas de préoccupations professionnelles,
pas de vulgarisation. On n'y viendrait pas pour
s'informer des résultats de la science, mais, comme
l'étudiant en chimie vient dans un laboratoire, pour
19.
298 APPENDICES.
se rompre aux procédés techniques qui permettent
d'obtenir des résultats nouveaux. Ainsi l'esprit du
nouvel institut n'était pas sans analogie avec celui
de la tradition primitive du Collège de France. On
devait essayer d'y faire, pour toutes les parties de
l'histoire et de la philologie universelles, ce que l'on
faisait depuis longtemps à l'Ecole des chartes dans
le domaine restreint de l'histoire de France au moyen
âge.
II. Tant que les Facultés des Lettres se trouvèrent
bien comme elles étaient (c'est-à-dire sans étudiants)
et tant que leur ambition n'alla pas au delà de leurs
attributions traditionnelles (faire des cours publics,
con.férer des grades), l'organisation de l'enseignement
supérieur des sciences historiques en France resta
dans l'état que nous avons décrit. Le jour où les
Facultés des Lettres se cherchèrent une autre raison
d'être et réclamèrent un autre rôle, des changements
étaient inévitables.
Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer pourquoi et
comment les Facultés des Lettres ont été amenées à
souhaiter de travailler plus activement, ou, pour mieux
dire, autrement que par le passé, au progrès des sciences
historiques. M. V. Duruy, en installant l'Ecole des
hautes études à la Sorbonne, avait annoncé que cette
plante jeune et vivace en disjoindrait les vieilles
])ierres ; et, sans doute, le spectacle de l'activité si
féconde de l'Ecole des hautes études n'a pas peu con-
tribué à faire faire aux Facultés leur examen de con-
science. D'autre j^art, la libéralité des pouvoirs publics
qui ont augmenté le personnel des Facultés, qui leur
ont construit des palais, qui les ont largement dotées
d'instruments de travail, a créé des devoirs nouveaux
à ces établissements privilégiés.
L ENSEIGNEMENT SUPllIilELIÎ DE I.HISTOIliE. 299
Il y a vingt-cinq ans environ que les Facultés des
Lettres ont entrepris de se transformer, et que leur
transformation progressive a des contre-coups dans
l'édifice entier de l'enseignement supérieur des sciences
historiques en France, qui n'avait pas été ébranlé
jusque-là, même par l'ingénieuse addition de 1868.
m. Le premier soin des Facultés fut de se procurer
des étudiants. — Là n'était |)as, en vérité, le difficile,
car l'Ecole normale supérieure (où sont admis vingt
élèves par an, choisis parmi des centaines de candi-
dats) était devenue incapable de suffire, comme par le
])assé, au recrutement du corps professoral, désormais
très nombreux, de l'enseignement secondaire. Quantité
de jeunes gens, candidats (concurremment avec -les
élèves de l'Ecole normale supérieure) aux grades qui
ouvrent l'accès de la carrière pédagogique, étaient
abandonnés à eux-mêmes. C'était une clientèle assurée.
En même temps les lois militaires, en attachant au titre
de licencié es lettres de précieuses immunités, devaient
attirer dans les Facultés, si elles préparaient à la
licence, une portion considérable, et très intéressante,
de la jeunesse. Enfin les étrangers (si nombreux à
l'Ecole des hautes études), qui viennent chercher en
France un complément d'éducation scientifique, et qui
s'étonnaient jusque-là de n'avoir pas à profiter dans les
Facultés, -ne pouvaient manquer d'y venir aussitôt
qu'ils y trouveraient quelque chose d'analogue à ce
qu'ils ont coutume de trouver dans les Universités
allemandes, et le genre d'instruction qui leur paraît
utile.
Avant que des étudiants aient appris en grand
nombre le chemin des Facultés, de grands efforts
ont été nécessaires et des années se sont écoulées;
mais c'est lorsque les Facultés ont eu les étudiants
300 APPKNDICRS.
qu'elles désiraient que les vrais problèmes se sont
posés.
L'immense majorité des étudiants des Facultés des
Lettres ont été à l'origine des candidats aux grades, à
la licence et à l'agrégation, venus avec l'intention
avouée de « préparer » la licence et l'agrégation. Les
Facultés n'ont pas pu se soustraire à l'obligation de
les aider dans cette « préparation ». Mais les examens
étaient encore, il y a une vingtaine d'années, conçus
suivant d'anciennes formules. La licence, c'était une
attestation de fortes études secondaires, un « baccalau-
réat supérieur » ; à « l'agrégation des classes d'his-
toire et de géographie » (devenue la véritable liccnda
docendi], les candidats devaient « fournir la preuve
qu'ils savaient très bien ce qu'ils seraient chargés
d'enseigner ». — Dès lors, il y avait péril certain que
l'enseignement des Facultés, préparatoire, comme celui
de l'Ecole normale supérieure, aux examens de licence
et d'agrégation, affectât, par la force des choses,
le même caractère. Notez qu'une certaine rivalité
devait forcément s'établir entre les élèves de l'Ecole
et les élèves des Facultés aux concours d'agrégation.
Les programmes de l'agrégation étant ce qu'ils étaient,
cette émulation ne devait-elle pas avoir pour résultat
d'absorber de plus en plus les maîtres et les élèves des
établissements rivaux dans des exercices scolaires,
non scientifiques, dépourvus de noblesse aussi bien
que d'utilité réelle?
Danger très grave. Il a été aperçu tout de suite par
les clairvoyants promoteurs de la réforme des Facultés,
MM. A. Dumont, L. Liard, E. Lavisse. M. Lavisse
écrivait en 1884 : « Prétendre que les Facultés ont
pour tâche principale la préparation à des examens,
c'est vouloir substituer à la culture scientifique un
l'enseignement SUPERIEUR DE l'hiSTOIRE. 301
dressage : voilà le sérieux grief que de bons esprits
opposent aux partisans des nouveautés — Les partisans
des nouveautés répondent qu'ils ont vu, dès l'origine,
les inconvénients du système, mais qu'ils sont con-
vaincus qu'une modification du régime des examens
suivra la réforme de l'enseignement supérieur; qu'on
trouvera la conciliation entre le travail scientifique et
la préparation aux examens; qu'ainsi tombera le seul
grief sérieux que leur opposaient leurs adversaires. »
C'est une justice à rendre au principal polémiste de la
réforme qu'il ne s'est jamais lassé d'appuyer sur ce
j)oint malade; et, pour se convaincre que la question
des examens a toujours été considérée comme la clé de
voûte du problème de la réorganisation de l'enseigne-
ment supérieur en France, il suffit de parcourir les
discours et les articles intitulés « L'enseignement et
les examens », « Examens et études », « Les études
et les examens », etc., que M. Lavisse a réunis dans
ses trois volumes publiés depuis 1885, de cinq ans en
cinq ans : Questions cV enseignement national^ Etudes et
Étudiants, A propos de nos écoles.
C'est ainsi que la question de la réforme des exa-
mens de l'enseignement supérieur (licence, agrégation,
doctorat) a été mise à l'ordre du jour. Elle y était
déjà en 1884; elle y est encore en 1897. Mais, pendant
l'intervalle, des progrès sensibles ont été réalisés dans
la direction que nous croyons bonne, et on touche
enfin, scmble-t-il, au but.
IV. L'ancien système d'examens exigeait des candi-
dats aux grades qu'ils fournissent la preuve d'une
excellente instruction secondaire. Comme il condam-
nait les candidats, étudiants de l'enseignement supé-
rieur, à des exercices du genre de ceux qu'ils avaient
déjà ressassés dans les lycées, on a eu beau jeu en
â02 APPENDICES.
l'attaquant. Il a été défendu mollement. Il a été
démoli.
Mais comment le remplacer? Le problème était très
complexe. Est-il juste de s'étonner qu'il n'ait pas été
résolu du premier coup?
D'abord, il importait de se mettre d'accord sur cette
question préliminaire : quel est le genre d'aptitudes ou
de connaissances dont il convient d'exiger des étu-
diants qu'ils fassent la preuve? De connaissances géné-
rales? De connaissances techniques et d'aptitudes aux
recherches originales (comme à l'Ecole des chartes et
à l'Ecole des hautes études) ? D'aptitudes pédagogiques ?
— On a reconnu peu à peu qu'étant donnée la clien-
tèle vaste et variée des Facultés, il était indispensable
de distinguer.
Aux candidats à la licence, il suffit de demander
qu'ils attestent une bonne culture générale, sans leur
interdire de prouver, s'ils le désirent, qu'ils ont déjà
le goût et quelque expérience des recherches ori-
ginales.
Aux candidats à l'agrégation [Ucentia docendï], déjà
licenciés, on demandera : 1° la preuve formelle qu'ils
savent, par expérience, ce que c'est qu'étudier un
problème historique et qu'ils ont les connaissances
techniques, requises pour les études de celte espèce;
2° la preuve d'aptitudes pédagogiques, qui sont pro-
fessionnelles pour eux.
Aux étudiants qui ne sont candidats à rien, ni à la
licence, ni à l'agrégation, et qui recherchent simple-
ment une initiation scientifique — les anciens pro-
grammes ne prévoyaient pas l'existence de ces étu-
tliants-là, — on demandera seulement de prouver
qu'ils ont profité des leçons reçues et des conseils
donnés..
L EXSEIGXEMEXT SUPEHIEUR DE L HISTOIRE. 303
Cela posé, un grand pas est fait en avant. Car les pro-
grammes, comme on sait, gouvernent les études. Or, de
par l'autorité des programmes, les études historiques
dans les Facultés auront le triple caractère que l'on
peut souhaiter qu'elles aient. La culture générale ne
cessera pas d'y être en honneur. Les exercices tech-
niques de critique et de recherche auront leur place
légitime. Enfin la pédagogie (théorique et pratique) ne
sera pas négligée.
Les difficultés commencent lorsqu'il s'agit de déter-
miner les épreuves qui sont, en chaque genre, les
meilleures, c'est-à-dire les plus i)robantes. Là-dessus,
les avis diffèrent. Si personne, désormais, ne conteste
plus les principes, les modes d'application jusqu'ici
expérimentés ou proposés ne rallient pas tous les
suffrages. L'organisation de la licence a été remaniée
trois fois; le statut de lagrégatlo : d'histoire a été
réformé ou amendé cinq fois. £t ce n'est pas fini.
De nouvelles simplifications s'impose.it. Mais qu'im-
porte cette instabilité — dont on commence pourtant
à se plaindre *, — s'il est avéré, comme nous le
crovons, que le progrès vers le mieux a été continu
à travers tous ces changements, sans régressions
notal)les ?
11 est inutile d'exposer ici en détail les divers
régimes transitoires qui ont été en vigueur. Nous
avons eu l'occasion de les critiquer, en temps et lieu ^.
Aujourd'hui que la plu])artdes usages qui nous parais-
saient défectueux ont été abolis, à quoi bon remuer
cette cendre? Nous ne dirons même pas en quoi le
1. Revue, historique, LXIII (1897), p. 96.
2. Voir la Revue internationale de l'enseignement, férr. 1893;
la Rct'ue universitaire, juin 1892, oct. et nov. 1894, juillet 1895 >
et le Political Science Quarterly, sept. 1894.
304 APi'liNDlClîS.
régime actuel laisse encore, selon nous, à désirer, car
il y a lieu d'espérer qu'il sera prochainement, et très
heureusement, modifié. — Qu'il suffise de savoir que
les Facultés confèrent à présent un diplôme nouveau,
le Diplôme d'études supérieures^ que tous les étudiants
ont le droit de rechercher, mais que les candidats
à l'agrégation sont obligés d'obtenir. Ce diplôme
d'études supérieures, analogue à celui de l'Ecole des
hautes études, au brevet de l'Ecole des chartes et
au doctorat en philosophie des Universités allemandes,
est donné aux étudiants en histoire qui, justifiant d'une
certaine scolarité, ont subi un examen dont les
épreuves principales sont, avec des interrogations sur
les « sciences auxiliaires » des recherches historiques,
la rédaction et la soutenance d'un mémoire original.
Tout le monde reconnaît aujourd'hui que « l'examen
en vue du diplôme d'études donnera des fruits excel-
lents, si la vigilance et la conscience des examinateurs
lui conservent partout sa valeur * ».
V. En résumé, l'appât de la préparation aux grades a
fait affluer dans les Facultés une foule d'étudiants. Mais
la préparation aux grades était, sous l'ancien régime
des examens de licence et d'agrégation, une besogne
peu conforme à celle que les Facultés concevaient
comme convenable pour elles, utile pour leurs élèves
et pour le bien de la science. Le régime des examens a
donc été réformé persévéramment, non sans peine,
en conformité avec un certain idéal de ce que l'ensei-
gnement supérieur de l'histoire doit être. Le résultat
est que les Facultés ont pris rang parmi les établis-
1. Ret'iie historique, loc. rit., p. 98. — J'ai développé ailleurs
ce que je me contente d'indiquer ici. Voir Revue internationale
de l'enseignement, nov, 1897. [Ch.-V. L.]
l'enseignement supérieur de l'histoire. 305
sements qui contribuent aux progrès positifs des
sciences historiques. L'énumération des œuvres qui
en sont sorties depuis quelques années l'attesterait au
besoin.
Cette évolution a déjà eu des conséquences heu-
reuses; si elle s'achève aussi bien qu'elle a commencé,
elle en aura encore. — D'abord, la transformation de
l'enseignement de l'histoire dans les Facultés en a
entraîné une, symétrique, à l'École normale supérieure.
L'École normale délivre aussi, depuis deux ans, un
I « Diplôme d'études »; les travaux originaux, les exer-
cices pédagogiques et la culture générale y sont encou-
ragés tout de même que dans les Facultés nouvelles.
Elle ne diffère plus des Facultés que parce qu'elle est
fermée, et recrutée avec certaines précautions; au fond,
c'est une Faculté comme les autres, où les étudiants
sont en très petit nombre, mais choisis. — En second
lieu, l'École des hautes études et l'École des chartes,
qui, toutes deux, seront installées, à la fin de 1897,
h dans la Sorbonne reconstruite, ont gardé leur raison
d'être; car beaucoup de spécialités sont représentées
à l'École des hautes études qui ne le sont pas, qui ne
ie seront sans doute jamais, dans les Facultés; et,
pour les études relatives à l'histoire du moyen fige,
l'ensemble des enseignements convergents de l'Ecole
des chartes restera toujours incomparable. Mais l'an-
cien antagonisme entre l'École des hautes études et
l'École des chartes d'une part, et les Facultés de
l'autre, a disparu. Tous ces établissements, naguère si
dissemblables, collaborent désormais, dans le même
esprit, à une œuvre commune. Chacun d'eux garde
son nom, son autonomie et ses traditions; mais tous
forment un corps : la section historique d'une idéale
Université de Paris, beaucoup plus vaste que celle qui
306 APPENDICES.
a été en 1896 consacrée par la loi. De cette « plus
grande » Université, l'Ecole des chartes, l'École des
hautes études, l'Ecole normale supérieure et l'ensemble
des enseignements historiques de la Faculté des Lettres
ne sont plus maintenant, en fait, que des « instituts »
indépendants.
TABLE DES MATIERES
Avcr.Tissz.-.iENT V
LIVRE I
LES CONNAISSANCES PRÉALABLES
CiiAT. I. — La recherche des docuiiiciiLs 1
— 11. — Les « sciences auxiliaires » 25
LIVRE II
OPÉRATIONS ANALYTIQUES
Cii.vP. I. — Conditions générales de la connaissance his-
torique 43
SECTION 1
Critique externe (critique derudition).
CiiAP. II. — Critique de restitution 51
— III. — Critique de provenance 6()
— IV. — Classement critique des sources 7'.»
— V. — La critique d'érudition et les érudits 8'J
SECTIOS II
Critique interne.
C11A.P. VI. — Critique d'interprétation 117
— Vil. — Critique interne négative de sincérité et
d'exactitude 1-^0
— VIll. — Déterniinalion des faits parliculicrs 1G3
308
TABLE DES MATIERES.
LIVRE III
OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES
Chap. I. — Conditions générales de la construction his-
torique 181
— II. — Groupement des faits 200
— III. — Raisonnement constructif 218
— IV. — Construction des formules générales 227
— V. — Exposition 256
Conclusion 275
Appendice I. — L'cnscig'ncment secondaire de l'histoire
en France 281
— II. — L'enseignement supérieur de 1 histoire en
France 293
Table des matiiîres 307
1356 711
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 972-9S.
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance |
^2 MA} t937
AVR 3 0 1997
DEC 1 2 199?.
OCT 2 9 1997'
Libraries
University of Ottav
Date Due
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