Skip to main content

Full text of "Introduction à la méthode de Léonard de Vinci"

See other formats


fdi 


-M 


INTRODUCTION 
A     LA     MÉTHODE     DE 

LÉONARD 

DE 

VINCI 


DU     MÊME     AUTEUR 

LA      SOIRÉE      AVEC 
MONSIEUR        TESTE 

LA      JEUNE       PARQ.UE 


ODES 


ç:»^' 


PAUL    VALÉRY 

INTRODUCTION 
A      LA      MÉTHODE      DE 

LÉONARD  DE  VINCI 

DEUXIÈME     ÉDITION 


'*Topjr    tr^/rWlorf 


PARIS 

ÉDITIONS    DE    LA 

NOUVELLE    REVUE     FRANÇAISE 

35    ET    37,     RUE    MADAME 


\ 


IL  A  ÉTÉ  RÉIMPOSÉ  ET  TIRÉ  A  PART  SUR 
PAPIER  LAFUMA  DE  VOIRON  AU  FILIGRANE 
DE  LA  NOUVELLE  REVUE  FRANÇAISE 
HUIT  EXEMPLAIRES  HORS  COMMERCE 
NUMÉROTÉS  DE  I  A  VIII.  CENT  EXEM- 
PLAIRES SPÉCIALEMENT  RÉSERVÉS  AUX 
BIBLIOPHILES  DE  LANOUVELLE  REVUE 
FRANÇAISE  NUMÉROTÉS  DE  1  A  100  ET 
20   EXEMPLAIRES    NUMÉROTÉS    DE    101    A    120 

EXEMPLAIRE    N» 


ND 


TOUS  DROITS  DE  REPRODUCTION 
DE  TRADUCTION,  RÉSERVÉS  POUR 
TOUS  PAYS  Y  COMPRIS  LA  RUSSIE 
COPYRIGHT     BY    GASTON     GALLIMARD     1919 


NOTE  ET  DIGRESSIONS 


NOTE    ET     DIGRESSIONS 


Pourquoi  l'auteur,  dit-on,  a-t-il  faU  aller  son  person- 
nage en  Hongrie? 

Parce  qu'il  avait  envie  de  faire  entendre  un  morceau  de 
musique  instrumentale  dont  le  thème  est  hongrois.  Il  l'avoue 
sincèrement.  Il  l'eût  mené  partout  ailleurs,  s'il  eût  trouvé 
la  moindre  raison  musicale  de  le  faire. 

H.  Beruoz.  Avant-propos  de  la  Damnation 
de  Faust. 


Il  me  faut  excuser  d'un  titre  si  ambitieux  et  si  vérita- 
blement trompeur  que  celui-ci.  Je  n'avais  pas  le  dessein 
d'en  imposer  quand  je  l'ai  mis  sur  ce  petit  ouvrage.  Mais 
il  y  a  vingt-cinq  ans  que  je  l'y  ai  mis,  et  après  ce  long 
refroidissement,  je  le  trouve  un  peu  fort.  Le  titre  avan- 
tageux serait  donc  adouci.  Quant  au  texte...  Mais  le 
texte,  on  ne  songerait  même  pas  à  l'écrire.  Impossible! 
dirait  maintenant  la  raison.  Arrivé  à  l'ennième  coup  de 
la  partie  d'échecs  que  joue  la  connaissance  avec  l'être, 
on  se  flatte  qu'on  est  instruit  par  l'adversaire;  on  en 
prend  le  visage;  on  devient  dur  pour  le  jeune  homme 
qu'il  faut  bien  souffrir  d'avoir  comme  aïeul  ;  on  lui  trouve 
des  faiblesses  inexplicables,  qui  furent  ses  audaces;  on 
reconstitue  sa  naïveté.  C'est  là  se  faire  plus  sot  qu'on  ne 
l'a  jamais  été.  Mais  sot  par  nécessité,  sot  par  raison 
d'Etat!  11  n'est  pas  de  tentation  plus  cuisante,  ni  plus 


lo  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

intime,  ni  de  plus  féconde,  peut-être,  que  celle  du  renie- 
ment de  soi-même  :  chaque  jour  est  jaloux  des  jours,  et 
c'est  son  devoir  que  de  l'être;  la  pensée  se  défend  déses- 
pérément d'avoir  été  plus  forte  ;  la  clarté  du  moment  ne 
veut  pas  illuminer  au  passé  de  moments  plus  clairs 
qu'elle-même  ;  et  les  premières  paroles  que  le  contact  du 
soleil  fait  balbutier  au  cerveau  qui  se  réveille,  sonnent 
ainsi  dans  ce  Memnon  :  Nihil  reputare  actum... 


Relire,  donc,  relire  après  l'oubli,  —  se  relire,  sans 
ombre  de  tendresse,  sans  paternité;  avec  froideur  et 
acuité  critique,  et  dans  une  attente  terriblement  créatrice 
de  ridicule  et  de  mépris,  l'air  étranger,  l'œil  destructeur, 
—  c'est  refaire,  ou  pressentir  que  l'on  referait,  bien  diffé- 
remment, son  travail. 

L'objet  en  vaudrait  la  peine.  Mais  il  n'a  pas  cessé  d'être 
au-dessus  de  mes  forces.  Aussi  bien  je  n'ai  jamais  rêvé 
de  m'y  attaquer  :  ce  petit  essai  doit  son  existence  à 
Madame  Juliette  Adam,  qui,  vers  la  fin  de  l'an  94,  sur  le 
gracieux  avis  de  Monsieur  Léon  Daudet,  voulut  bien  me 
demander  de  l'écrire  pour  sa  Nouvelle  Revue. 


Quoique  j'eusse  vingt-trois  ans,  mon  embarras  fut 
immense.  Je  savais  trop  que  je  connaissais  Léonard  beau- 
coup moins  que  je  ne  l'admirais.  Je  voyais  en  lui  le  per- 
sonnage principal  de  cette  Comédie  Intellectuelle  qui  n'a 
pas  jusqu'ici  rencontré  son  poète,  et  qui  serait  pour  mon 
goût  bien  plus  précieuse  encore  que  la  Comédie  Humaine, 


NOTE   ET  DIGRESSIONS  ii 

et  même  que  la  Divine  Comédie.  Je  sentais  que  ce  maître 
de  ses  moyens,  ce  possesseur  du  dessin,  des  images,  du 
calcul,  avait  trouvé  l'attitude  centrale  à  partir  de  laquelle 
les  entreprises  de  la  connaissance  et  les  opérations  de 
l'art  sont  également  possibles;  les  échanges  heureux 
entre  l'analyse  et  les  actes,  singulièrement  probables  : 
pensée  merveilleusement  excitante. 

Mais  pensée  trop  immédiate,  —  pensée  sans  valeur,  — 
pensée  infiniment  répandue,  —  et  pensée  bonne  pour 
parler,  non  pour  écrire. 


Cet  Apollon  me  ravissait  au  plus  haut  degré  de  moi- 
même.  Quoi  de  plus  séduisant  qu'un  dieu  qui  repousse 
le  mystère,  qui  ne  fonde  pas  sa  puissance  sur  le  trouble 
de  notre  sens;  qui  n'adresse  pas  ses  prestiges  au  plus 
obscur,  au  plus  tendre,  au  plus  sinistre  de  nous-mêmes; 
qui  nous  force  de  convenir  et  non  de  ployer;  et  de  qui 
le  miracle  est  de  s'éclaircir;  la  profondeur,  une  perspec- 
tive bien  déduite?  Est-il  meilleure  marque  d'un  pouvoir 
authentique  et  légitime  que  de  ne  pas  s'exercer  sous  un 
voile?  —  Jamais  pour  Dyonisos,  ennemi  plus  délibéré, 
ni  si  pur,  ni  armé  de  tant  de  lumière,  que  ce  héros 
moins  occupé  de  plier  et  de  rompre  les  monstres  que 
d'en  considérer  les  ressorts;  dédaigneux  de  les  percer  de 
flèches,  tant  il  les  pénétrait  de  ses  questions;  leur  supé- 
rieur, plus  que  leur  vainqueur,  il  signifie  n'être  pas  sur 
eux  de  triomphe  plus  achevé  que  de  les  comprendre,  — 
presque  au  point  de  les  reproduire  ;  et  une  fois  saisi 
leur  principe,  il  peut  bien  les  abandonner,  dérisoirement 


12  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

réduits  à  l'humble  condition  de  cas  très  particuliers  et  de 
paradoxes  explicables. 


Si  légèrement  que  je  l'eusse  étudié,  ses  dessins,  ses 
manuscrits  m'avaient  comme  ébloui.  De  ces  milliers  de 
notes  et  de  croquis,  je  gardais  l'impression  extraordinaire 
d'un  ensemble  hallucinant  d'étincelles  arrachées  par 
les  coups  les  plus  divers  à  quelque  fantastique  fabri- 
cation. Maximes,  recettes,  conseils  à  soi,  essais  d'un  rai- 
sonnement qui  se  reprend;  parfois  une  description  ache- 
vée; parfois  il  se  parle  et  se  tutoie... 

Mais  je  n'avais  nulle  envie  de  redire  qu'il  fut  ceci  et 
cela  :  et  peintre,  et  géomètre,  et... 

Et,  d'un  mot,  l'artiste  du  monde  même.  Nul  ne 
l'ignore. 


Je  n'étais  pas  assez  savant  pour  songer  à  développer 
le  détail  de  ses  recherches,  —  (essayer,  par  exemple,  de 
déterminer  le  sens  précis  de  cet  Impeio,  dont  il  fait  si 
grand  usage  dans  sa  dynamique  ;  ou  disserter  de  ce 
Sfumato,  qu'il  a  poursuivi  dans  sa  peinture)  ;  ni  je  ne 
me  trouvais  assez  érudit,  (et  moins  encore,  porté  à  l'être), 
pour  penser  à  contribuer,  de  si  peu  que  ce  fût,  au  pur 
accroissement  des  faits  déjà  connus.  Je  ne  me  sentais  pas 
pour  l'érudition  toute  la  ferveur  qui  lui  est  due.  L'éton- 
nante conversation  de  Marcel  Schwob  me  gagnait  à  son 
charme  propre  plus  qu'à  ses  sources.  Je  buvais  tant 
qu'elle  durait.  J'avais  le  plaisir  sans  la  peine.  Mais  enfin, 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  13 

je  me  réveillais;  ma  paresse  se  redressait  contre  l'idée 
des  lectures  désespérantes,  des  recensions  infinies,  des 
méthodes  scrupuleuses  qui  préservent  de  la  certitude.  Je 
disais  à  mon  ami  que  de  savants  hommes  courent  bien 
plus  de  risques  que  les  autres,  puisqu'ils  font  des  paris 
et  que  nous  restons  hors  du  jeu;  et  qu'ils  ont  deux 
manières  de  se  tromper  :  la  nôtre,  qui  est  aisée,  et  la 
leur,  laborieuse.  Que  s'ils  ont  le  bonheur  de  nous  rendre 
quelques  événements,  le  nombre  même  des  vérités  maté- 
rielles rétablies  met  en  danger  la  réalité  que  nous  cher- 
chons. Le  vrai  à  l'état  brut  est  plus  faux  que  le  faux. 
Les  documents  nous  renseignent  au  hasard  sur  la  règle 
et  sur  l'exception.  Un  chroniqueur,  même,  préfère  de 
nous  conserver  les  singularités  de  son  époque.  Mais  tout 
ce  qui  est  vrai  d'une  époque  ou  d'un  personnage  ne  sert 
pas  toujours  à  les  mieux  connaître.  Nul  n'est  identique 
au  total  exact  de  ses  apparences;  et  qui  d'entre  nous  n'a 
pas  dit,  ou  qui  n"a  pas  fait,  quelque  chose  qui  n'est  pas 
sienne?  Tantôt  l'imitation,  tantôt  le  lapsus,  —  ou  l'occa- 
sion, —  ou  la  seule  lassitude  accumulée  d'être  précisé- 
ment celui  qu'on  est,  altèrent  pour  un  moment  celui-là 
même;  on  nous  croque  pendant  un  dîner;  ce  feuillet 
passe  à  la  postérité,  tout  habitée  d'érudits,  et  nous  voilà 
jolis  pour  toute  l'éternité  littéraire.  Un  visage  faisant  la 
grimace,  si  on  le  photographie  dans  cet  instant,  c'est  un 
document  irrécusable.  Mais  montrez-le  aux  amis  du 
saisi;  ils  n'y  reconnaissent  personne. 


J'avais  bien  d'autres  sophismes  à  la  discrétion  de  mes 
dégoûts,  tant  la  répugnance  à  de  longs  labeurs  est  ingé- 


14  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

nieuse.  Toutefois,  j'aurais  peut-être  affronté  ces  ennuis, 
s'ils  m'avaient  paru  me  conduire  à  la  fin  que  j'aimais. 
J'aimais  dans  mes  ténèbres  la  loi  intime  de  ce  grand 
Léonard.  Je  ne  voulais  pas  de  son  histoire,  ni  seulement 
des  productions  de  sa  pensée...  De  ce  front  chargé  de 
couronnes,  je  rêvais  seulement  à  V amande... 


Que  faire,  parmi  tant  de  réfutations,  n'étant  riche  que 
de  désirs,  tout  ivre  que  l'on  soit  de  cupidité  et  d'orgueil 
intellectuels? 

Se  monter  la  tête?  —  Se  donner  enfin  quelque  fièvre 
littéraire?  En  cultiver  le  délire? 

Je  brûlais  pour  un  beau  sujet.  Que  c'est  peu  devant  le 
papier! 

Une  grande  soif,  sans  doute,  s'illustre  elle-même  de 
ruisselantes  visions;  elle  agit  sur  je  ne  sais  quelles  sub- 
stances secrètes  comme  fait  la  lumière  invisible  sur  le 
verre  de  Bohême  tout  pénétré  d'urane;  elle  éclaire  ce 
qu'elle  attend,  elle  diamante  des  cruches,  elle  se  peint 
l'opalescence  de  carafes...  Mais  ces  breuvages  qu'elle  se 
frappe  ne  sont  que  spécieux  ;  mais  je  trouvais  indigne, 
et  je  le  trouve  encore,  d'écrire  par  le  seul  enthousiasme. 
L'enthousiasme  n'est  pas  un  état  d'âme  d'écrivain. 

Quelle  grande  que  soit  la  puissance  du  feu,  elle  ne 
devient  utile  et  motrice  que  par  les  machines  où  l'art 
l'engage;  il  faut  que  des  gênes  bien  placées  fassent 
obstacle  à  sa  dissipation  totale,  et  qu'un  retard  adroite- 
ment opposé  au  retour  invincible  de  l'équilibre  permette 
de  soustraire  quelque  chose  à  la  chute  infructueuse  de 
l'ardeur. 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  i<5 

S'agit-il  du  discours,  l'auteur  qui  le  médite  se  sent  être 
tout  ensemble  source,  ingénieur,  et  contraintes  :  l'un  de 
lui  est  impulsion;  l'autre  prévoit,  compose,  modère,  sup- 
prime; un  troisième,  —  logique  et  mémoire,  —  main- 
tient les  données,  conserve  les  liaisons,  assure  quelque 
durée  à  l'assemblage  voulu...  Ecrire  devant  être,  le  plus 
solidement  et  le  plus  exactement  qu'on  le  puisse,  de 
construire  cette  machine  de  langage  ou  la  détente  de  l'es- 
prit excité  se  dépense  à  vaincre  des  résistances  réelles,  il 
exige  de  l'écrivain  qu'il  se  divise  contre  lui-même.  C'est 
en  quoi  seulement  et  strictement  l'homme  tout  entier  est 
auteur.  Tout  le  reste  n'est  pas  de  lui,  mais  d'une  partie 
de  lui,  échappée.  Entre  l'émotion  ou  l'intention  initiale, 
et  ces  aboutissements  que  sont  l'oubli,  le  désordre,  le 
vague,  —  issues  fatales  de  la  pensée,  —  son  affaire  est 
d'introduire  les  contrariétés  qu'il  a  créées,  afin  qu'inter- 
posées, elles  disputent  à  la  nature  purement  transitive 
des  phénomènes  intérieurs,  un  peu  d'action  renouvelable 
et  d'existence  indépendante... 


Peut-être,  je  m'exagérais  en  ce  temps-là,  le  défaut  évi- 
dent de  toute  littérature,  de  ne  satisfaire  jamais  l'ensemble 
de  l'esprit,  je  n'aimais  pas  qu'on  laissât  des  fonctions 
oisives  pendant  quon  exerce  les  autres.  Je  puis  dire 
aussi,  (c'est  dire  la  même  chose),  que  je  ne  mettais 
rien  au-dessus  de  la  conscience  ;  j'aurais  donné  bien  des 
chefs-d'œuvre  que  je  croyais  irréfléchis  pour  une  page 
visiblement  gouvernée. 

Ces  erreurs,  qu'il  serait  aisé  de  défendre,  et  que  je  ne 
trouve  pas  encore  si  infécondes  que  je  n'y  retourne  quel- 


i6  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

quefois,  empoisonnaient  mes  tentatives.  Tous  mes  pré- 
ceptes, trop  présents  et  trop  définis,  étaient  aussi  trop 
universels  pour  me  servir  dans  aucune  circonstance.  Il 
faut  tant  d'années  pour  que  les  vérités  que  l'on  s'est 
faites  deviennent  notre  chair  même  ! 

Ainsi,  au  lieu  de  trouver  en  moi  ces  conditions,  ces 
obstacles  comparables  à  des  forces  extérieures,  qui  per- 
mettent que  l'on  avance  contre  son  premier  mouvement, 
je  m'y  heurtais  à  des  chicanes  mal  disposées;  et  je  me 
rendais  à  plaisir  les  choses  plus  difficiles  qu'il  eût  dû 
sembler  à  de  si  jeunes  regards  qu'elles  le  fussent.  Et  je 
ne  voyais  de  l'autre  côté  que  velléités,  possibilités,  faci- 
lité dégoûtante  :  toute  une  richesse  involontaire,  vaine 
comme  celle  des  rêves,  remuant  et  mêlant  l'infini  des 
choses  usées. 

Si  je  commençais  de  jeter  les  dés  sur  un  papier,  je 
n'amenais  que  les  mots  témoins  de  l'impuissance  de  la 
pensée  :  génie,  mystère,  profond...,  attributs  qui  convien- 
nent au  néant,  renseignent  moins  sur  leur  sujet  que  sur 
la  personne  qui  parle.  J'avais  beau  chercher  à  me  leurrer, 
cette  politique  mentale  était  courte  :  je  répondais  si 
promptement  par  mes  sentences  impitoyables  à  mes  nais- 
santes propositions,  que  la  somme  de  mes  échanges, 
dans  chaque  instant,  était  nulle. 

Pour  comble  de  malheur,  j'adorais  confusément,  mais 
passionnément,  la  précision  ;  je  prétendais  vaguement  à 
la  conduite  de  mes  pensées. 

Je  sentais,  certes,  qu'il  faut  bien,  et  de  toute  nécessité, 
que  notre  esprit  compte  sur  ses  hasards  :  fait  pour  l'im- 
prévu, il  le  donne,  il  le  reçoit;  ses  attentes  expresses 
sont  sans  effets  directs,  et  ses  opérations  volontaires  ou 
régulières  ne  sont  utiles  qu'après  coup,  —  comme  dans 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  17 

une  seconde  vie  qu'il  donnerait  au  plus  clair  de  lui-même. 
Mais  je  ne  croyais  pas  à  la  puissance  propre  du  délire,  à 
la  nécessité  de  l'ignorance,  aux  éclairs  de  l'absurde,  à 
l'incohérence  créatrice.  Ce  que  nous  tenons  du  hasard 
tient  toujours  un  peu  de  son  père!  —  Nos  révélations, 
pensais-je,  ne  sont  que  des  événements  d'un  certain 
ordre,  et  il  faut  encore  interpréter  ces  événements  connais- 
sants. Il  le  faut  toujours.  Même  les  plus  heureuses  de 
nos  intuitions  sont  en  quelque  sorte  des  résultats  inexacts 
par  excès,  à  l'égard  de  notre  clarté  ordinaire  ;  par  défaut. 
au  regard  de  la  complexité  infinie  des  moindres  objets  et 
des  cas  réels  qu'elles  prétendent  nous  soumettre.  Notre 
mérite  personnel,  —  après  lequel  nous  soupirons,  —  ne 
consiste  pas  à  les  subir  tant  qu'à  les  saisir,  à  les  saisir 
tant  qu'à  les  discuter...  Et  notre  riposte  à  notre  «  génie  » 
vaut  mieux  parfois  que  son  attaque. 

Nous  savons  trop,  d'ailleurs,  que  la  probabilité  est 
défavorable  à  ce  démon  :  l'esprit  nous  souffle  sans  ver- 
gogne un  million  de  sottises  pour  une  belle  idée  qu'il 
nous  abandonne;  et  cette  chance  même  ne  vaudra  finale- 
ment quelque  chose  que  par  le  traitement  qui  l'accommode 
à  notre  fin.  —  C'est  ainsi  que  les  minerais,  inappréciables 
dans  leur  gîtes  et  dans  leurs  filons,  prennent  leur  impor- 
tance au  soleil,  et  par  les  travaux  de  la  surface. 

Loin  donc  que  ce  soient  les  éléments  intuitifs  qui  don- 
nent leur  valeur  aux  œuvres,  ôtez  les  œuvres,  et  vos 
lueurs  ne  seront  plus  que  des  accidents  spirituels  perdus 
dans  les  statistiques  de  la  vie  locale  du  cerveau.  Leur  vrai 
prix  ne  vient  pas  de  l'obscurité  de  leur  origine,  ni  de  la 
profondeur  supposée  d'où  nous  aimerions  naïvement 
qu'elles  sortent,  et  ni  de  la  surprise  précieuse  qu'elles 
nous  causent  à  nous-mêmes;  mais  bien  d'une  rencontre 


i8  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

avec  nos  besoins,  et  enfin  de  l'usage  réfléchi  que  nous 
saurons  en  faire,  —  c'est-à-dire,  —  de  la  collaboration 
de  tout  l'homme. 

Mais  s'il  est  entendu  que  nos  plus  grandes  lumières 
sont  intimement  mêlées  à  nos  plus  grandes  chances  d'er- 
reur, et  que  la  moyenne  de  nos  pensées  est,  en  quelque 
sorte,  insignifiante,  —  c'est  celui  en  nous  qui  choisit,  et 
c'est  celui  qui  met  en  œuvre,  qu'il  faut  exercer  sans 
repos.  Le  reste,  qui  ne  dépend  de  personne,  est  inutile  à 
invoquer  comme  la  pluie.  On  le  baptise,  on  le  déifie,  on 
le  tourmente  vainement  :  il  n'en  doit  résulter  qu'un 
accroissement  de  la  simulation  et  de  la  fraude,  —  choses 
si  naturellement  unies  à  l'ambition  de  la  pensée  que  l'on 
peut  douter  si  elles  en  sont  ou  le  principe,  ou  le  produit. 
Le  mal  de  prendre  une  hypallage  pour  une  découverte, 
une  métaphore  pour  une  démonstration,  un  vomissement 
de  mots  pour  un  torrent  de  connaissances  capitales,  et 
soi-même  pour  un  oracle,  ce  mal  naît  avec  nous. 


Léonard  de  Vinci  n'a  pas  de  rapport  avec  ces  désor- 
dres. Parmi  tant  d'idoles  que  nous  avons  à  choisir,  puis- 
qu'il en  faut  adorer  au  moins  une,  il  a  fixé  devant  son 
regard  cette  Rigueur  Obstinée,  qui  se  dit  elle-même  la 
plus  exigeante  de  toutes.  (Mais  ce  doit  être  la  moins 
grossière  d'entre  elles,  celle-ci  que  toutes  les  autres  s'ac- 
cordent pour  haïr.) 

La  rigueur  instituée,  une  liberté  positive  est  possible, 
tandis  que  la  liberté  apparente  n'étant  que  de  pouvoir 
obéir  à  chaque  impulsion  de  hasard,  plus  nous  en  jouis- 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  19 

sons,  plus  nous  sommes  enchaînés  autour  du  même 
point,  comme  le  bouchon  sur  la  mer,  que  rien  n'attache, 
que  tout  sollicite,  et  sur  lequel  se  contestent  et  s'annu- 
lent toutes  les  puissances  de  l'univers. 

L'entière  opération  de  ce  grand  Vinci  est  uniquement 
déduite  de  son  grand  objet;  comme  si  une  personne  par- 
ticulière n'y  était  pas  attachée,  sa  pensée  paraît  plus  uni- 
verselle, plus  minutieuse,  plus  suivie  et  plus  isolée  qu'il 
n'appartient  à  une  pensée  individuelle.  L'homme  très 
élevé  n'est  jamais  un  original.  Sa  personnalité  est  aussi 
insignifiante  qu'il  le  faut.  Peu  d'inégalités;  aucune  super- 
stitici  de  l'intellect.  Pas  de  craintes  vaines.  11  n'a  pas 
peur  des  analyses  :  il  les  mené,  —  ou  bien  ce  sont  elles 
qui  le  conduisent,  —  aux  conséquences  éloignées;  il 
retourne  au  réel  sans  effort.  11  imite,  il  innove  ;  il  ne 
rejette  pas  l'ancien,  parce  qu'il  est  ancien;  ni  le  nouveau, 
pour  être  nouveau  ;  mais  il  consulte  en  lui  quelque  chose 
d'éternellement  actuel. 

11  ne  connaît  pas  le  moins  du  monde  cette  opposition 
si  grosse  et  si  mal  définie,  que  devait,  trois  demi-siècles 
après  lui,  dénoncer  entre  l'esprit  de  finesse  et  celui  de 
géométrie,  un  homme  entièrement  insensible  aux  arts, 
qui  ne  pouvait  s'imaginer  cette  jonction  délicate,  mais 
naturelle,  de  dons  distincts;  qui  pensait  que  la  peinture 
est  vanité;  que  la  vraie  éloquence  se  moque  de  l'élo- 
quence: qui  nous  embarque  dans  un  pari  où  il  engloutit 
toute  finesse  et  toute  géométrie;  et  qui,  ayant  changé  sa 
neuve  lampe  contre  une  vieille,  se  perd  à  coudre  des 
papiers  dans  ses  poches,  quand  c'était  l'heure  de  donner 
à  la  France  la  gloire  du  calcul  de  l'infini... 

Pas  de  révélations  pour  Léonard.  Pas  d'abîme  ouvert  à 
sa  droite.  Un  abîme  le  ferait  songer  à  un  pont.  Un  abîme 


30  NOTE   ET  DIGRESSIONS 

pourrait  servir  aux  essais  de  quelque  grand  oiseau  méca- 
nique... 

Et  lui  se  devait  considérer  comme  un  modèle  de  bel 
animal  pensant,  absolument  souple  et  délié;  doué  de 
plusieurs  modes  de  mouvement;  sachant,  sous  la  moin- 
dre intention  du  cavalier,  sans  défenses  et  sans  retards, 
passer  d'une  allure  à  toute  autre.  Esprit  de  finesse,  esprit 
de  géométrie,  on  les  épouse,  on  les  abandonne,  comme 
fait  le  cheval  accompli  ses  rythmes  successifs...  11  doit 
suffire  à  l'être  suprêmement  coordonné  de  se  prescrire 
certaines  modifications  cachées  et  très  simples  au  regard 
de  la  volonté,  et  immédiatement  il  passe  de  l'ordre  des 
transformations  purement  formelles  et  des  actes  symbo- 
liques au  régime  de  la  connaissance  imparfaite  et  des 
réalités  spontanées.  Posséder  cette  liberté  dans  les  chan- 
gements profonds,  user  d'un  tel  registre  d'accommoda- 
tions, c'est  seulement  jouir  de  l'intégrité  de  l'homme, 
telle  que  nous  l'imaginons  chez  les  anciens. 


Une  élégance  supérieure  nous  déconcerte.  Cette  absence 
d'embarras,  de  prophétisme  et  de  pathétisme;  ces  idéaux 
précis;  ce  tempérament  entre  les  curiosités  et  les  puis- 
sances, toujours  rétabli  par  un  maître  de  l'équilibre;  ce 
dédain  de  l'illusionnisme  et  des  artifices,  et  chez  le  plus 
ingénieux  des  hommes;  cette  ignorance  du  théâtre,  ce 
sont  des  scandales  pour  nous.  Quoi  de  plus  dur  à  conce- 
voir pour  des  êtres  comme  nous  sommes,  qui  faisons  de 
la  «  sensibilité  »  une  sorte  de  profession,  qui  prétendons 
à  tout  posséder  dans  quelques  effets  élémentaires  de  con- 
traste et  de  résonance  nerveuse,  et  à  tout  saisir  quand 


NOTE   ET  DIGRESSIONS  21 

nous  nous  donnons  l'illusion   de   nous  confondre  à  la 
substance  chatoyante  et  mobile  de  notre  durée? 

Mais  Léonard,  de  recherche  en  recherche,  se  fait  très 
simplement  toujours  plus  admirable  écuyer  de  sa  propre 
nature;  il  dresse  indéfiniment  ses  pensers,  exerce  ses 
regards,  développe  ses  actes;  il  conduit  l'une  et  l'autre 
main  aux  dessins  les  plus  précis;  il  se  dénoue  et  se  ras- 
semble, resserre  la  correspondance  de  ses  volontés  avec 
ses  pouvoirs,  pousse  son  raisonnement  dans  les  arts,  et 
préserve  sa  grâce. 


Une  intelligence  si  détachée  arrive  dans  son  mouve- 
ment à  d'étranges  attitudes,  —  comme  une  danseuse 
nous  étonne,  de  prendre  et  de  conserver  quelque  temps 
des  figures  de  pure  instabilité.  Son  indépendance  choque 
nos  instincts  et  se  joue  de  nos  vœux.  Rien  de  plus  libre, 
c'est-à-dire,  rien  de  moins  humain,  que  ses  jugements 
sur  l'amour,  sur  la  mort.  11  nous  les  donne  à  deviner  par 
quelques  fragments,  dans  ses  cahiers. 

«  L'amour  dans  sa  fureur,  (dit-il,  à  peu  près),  est 
chose  si  laide  que  la  race  humaine  s'éteindrait,  —  la 
natura  si  perderebbe,  —  si  ceux  qui  le  font  se  voyaient.  » 
Ce  mépris  est  accusé  par  divers  croquis,  car  le  comble 
du  mépris  pour  certaines  choses  est  enfin  de  les  exami- 
ner à  loisir.  II  dessine  donc  çà  et  là  des  unions  anatomi- 
ques,  coupes  effroyables  à  même  l'amour.  La  machine 
erotique  l'intéresse,  la  mécanique  animale  étant  son  do- 
maine le  préféré;  mais  un  combat  de  sueurs  et  l'essouf- 
flement des  opranti,  un  monstre  de  musculatures  anta- 


22  NOTE    ET   DIGRESSIONS 

gonistes,  une  transfiguration  en  bêtes,  —   cela  semble 
n'exciter  en  lui  que  répugnance  et  que  dédain... 

Son  jugement  sur  la  mort,  il  faut  le  tirer  d'un  texte 
assez  court,  —  mais  texte  d'une  plénitude  et  d'une  sim- 
plicité antiques,  qui  devait  peut-être  prendre  place  dans 
le  préambule  d'un  Traité,  jamais  achevé,  du  Corps 
Humain. 

Cet  homme,  qui  a  disséqué  dix  cadavres  pour  suivre 
le  trajet  de  quelques  veines,  songe  :  l'organisation  de 
notre  corps  est  une  telle  merveille  que  l'âme,  quoique 
chose  divine,  ne  se  sépare  qu'avec  les  plus  grandes  peines 
de  ce  corps  qu'elle  habitait.  —  Et  je  crois  bien,  dit  Léo- 
nard, que  ses  lartnes  et  sa  douleur  ne  sont  pas  sans  raison... 

N'allons  pas  approfondir  l'espèce  de  doute  chargé  de 
sens  qui  est  dans  ces  mots.  Il  suffit  de  considérer  l'ombre 
énorme  ici  projetée  par  quelque  idée  en  formation  :  la 
mort,  interprétée  comme  un  désastre  pour  l'âme;  la  mort 
du  corps,  diminution  de  cette  chose  divine!  La  mort, 
atteignant  l'àme  jusqu'aux  larmes,  et  dans  son  œuvre  la 
plus  chère,  par  la  destruction  d'une  telle  architecture 
qu'elle  s'était  faite  pour  y  habiter! 

Je  ne  tiens  pas  à  déduire  de  ces  réticentes  paroles  une 
métaphysique  selon  Léonard  ;  mais  je  me  laisse  aller  à  un 
rapprochement  assez  facile,  puisqu'il  se  fait  de  soi  dans 
ma  pensée.  Pour  un  tel  amateur  d'organismes,  le  corps 
n'est  pas  une  guenille  toute  méprisable;  ce  corps  a  trop 
de  propriétés,  il  résout  trop  de  problèmes,  il  possède  trop 
de  fonctions  et  de  ressources  pour  ne  pas  répondre  à  quel- 
que exigence  transcendante,  asse^  puissante  pour  le  con- 
struire, pas  asseï  puissante  pour  se  passer  de  sa  complica- 
tion. II  est  œuvre  et  instrument  de  quelqu'un  qui  a 
besoin  de  lui,  qui  ne  le  rejette   pas  volontiers,  qui  le 


NOTE   ET  DIGRESSIONS  2} 

pleure  comme  on  pleurerait  le  pouvoir...  Tel  est  le  sen- 
timent du  Vinci.  Sa  philosophie  est  toute  naturaliste, 
très  choquée  par  le  spiritualisme,  très  attachée  au  mot-à- 
mot  de  l'explication  physico-mécanique  ;  quand,  sur  le 
point  de  l'âme,  la  voici  toute  comparable  à  la  philosophie 
de  l'Eglise.  L'Eglise,  — pour  autant  du  moins,  que  l'Eglise 
est  Thomiste,  —  ne  donne  pas  à  l'âme  séparée  une  exis- 
tence bien  enviable.  Rien  de  plus  pauvre  que  cette  âme 
qui  a  perdu  son  corps.  Elle  n'a  guère  que  l'être  même  : 
c'est  un  minimum  logique,  une  sorte  de  vie  latente  dans 
laquelle  elle  est  inconcevable  pour  nous,  et  sans  doute, 
pour  elle-même.  Elle  a  tout  dépouillé  :  pouvoir,  vouloir; 
savoir,  peut-être?  Je  ne  sais  même  pas  s'il  lui  peut  sou- 
venir d'avoir  été,  dans  le  temps  et  quelque  part,  la  forme 
et  \'a£te  de  son  corps?  11  lui  reste  l'honneur  de  son  auto- 
nomie... Une  si  vaine  et  si  insipide  condition  n'est  heu- 
reusement que  passagère,  —  si  ce  mot,  hors  de  la  durée, 
retient  un  sens  :  la  raison  demande,  et  le  dogme  impose, 
la  restitution  de  la  chair.  Sans  doute,  les  qualités  de  cette 
chair  suprême  seront-elles  bien  différentes  de  celles  que 
notre  chair  aura  possédées.  11  faut  concevoir,  je  pense, 
tout  autre  chose  ici  qu'un  simple  renversement  du  prin- 
cipe de  Carnot  et  qu'une  réalisation  de  l'improbable.  Mais 
il  est  inutile  de  s'aventurer  aux  extrêmes  de  la  physique, 
de  rêver  d'un  corps  glorieux  dont  la  masse  serait  avec 
l'attraction  universelle  dans  une  autre  relation  que  la 
nôtre,  et  cette  masse  variable  en  un  tel  rapport  avec  la 
vitesse  de  la  lumière  que  Vagilité  qui  lui  est  prédite  soit 
réalisée...  Qyoi  qu'il  en  soit,  l'âme  dépouillée  doit,  selon 
la  théologie,  retrouver  dans  un  certain  corps,  une  cer- 
taine vie  fonctionnelle;  et  par  ce  corps  nouveau,  une 
sorte  de  matière  qui  permette  ses  opérations,  et  remplisse 


24  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

de  merveilles  incorruptibles  ses  vides  catégories  intellec- 
tuelles. 

Un  dogme  qui  concède  à  l'organisation  corporelle  cette 
importance  à  peine  secondaire,  qui  réduit  remarquable- 
ment l'âme,  qui  nous  interdit  et  nous  épargne  le  ridicule 
de  nous  la  figurer,  qui  va  jusqu'à  l'obliger  de  se  réin- 
carner pour  qu'elle  puisse  participer  à  la  pleine  vie  éter- 
nelle, ce  dogme  si  exactement  contraire  au  spiritualisme 
pur,  sépare,  de  la  manière  la  plus  sensible,  l'Eglise,  de 
la  plupart  des  autres  confessions  chrétiennes.  —  Mais  il 
me  semble  que  depuis  deux  ou  trois  siècles,  il  n'est  pas 
d'article  sur  lequel  la  littérature  religieuse  ait  passé  plus 
légèrement.  Apologistes,  prédicateurs  n'en  parlent  guère... 
La  cause  de  ce  demi-silence  m'échappe. 


Je  me  suis  égaré  si  loin  dans  Léonard  que  je  ne  sais 
pas  tout  d'un  coup  revenir  à  moi-même...  Bah!  Tout 
chemin  m'y  reconduira  :  c'est  la  définition  de  ce  moi- 
même.  11  ne  peut  pas  absolument  se  perdre,  il  ne  perd 
que  son  temps. 

Suivons  donc  un  peu  plus  avant  la  pente  et  la  tenta- 
tion de  l'esprit;  suivons-les  malheureusement  sans 
craintes,  cela  ne  mène  à  aucun  fond  véritable.  Même 
notre  pensée  la  plus  «  profonde  »  est  contenue  dans  les 
conditions  invincibles  qui  font  que  toute  pensée  est 
«  suf>erficielle  ».  On  ne  pénètre  que  dans  une  forêt  de 
transpositions;  ou  bien  c'est  un  palais  fermé  de  miroirs, 
que  féconde  une  lampe  solitaire  qu'ils  enfantent  à  l'infini. 

Mais  encore,  essayons  de  notre  seule  curiosité  pour 
nous  éclairer  le  système  caché  de  quelque  individu  de  la 


NOTE   ET  DIGRESSIONS  25 

première  grandeur;  et  imaginons  à  peu  près  comme  il. 
doit  s'apparaître,   quand  il  s'arrête  quelquefois   dans  le 
mouvement  de  ses  travaux  et  qu'il  se  regarde  dans  l'en- 
semble. 

11  se  considère  d'abord  assujetti  aux  nécessités  et  réa- 
lités communes;  et  il  se  replace  ensuite  dans  le  secret  de 
la  connaissance  séparée.  11  voit  comme  nous  et  il  voit 
comme  soi.  11  a  un  jugement  de  sa  nature  et  un  senti- 
ment de  son  artifice.  11  est  absent  et  présent.  11  soutient 
cette  espèce  de  dualité  que  doit  soutenir  un  prêtre.  Il 
sent  bien  qu'il  ne  peut  pas  se  définir  entièrement  devant 
lui-même  par  les  données  et  par  les  mobiles  ordinaires. 
yivre,  et  même  bien  vivre,  ce  n'est  qu'un  moyen  pour  lui  : 
quand  il  mange,  il  alimente  aussi  quelque  autre  merveille 
que  sa  vie,  et  la  moitié  de  son  pain  est  consacrée.  Agir, 
ce  n'est  encore  qu'un  exercice.  Aimer,  je  ne  sais  pas  s'il 
lui  est  possible.  Et  quant  à  la  gloire,  non.  Briller  à  d'au- 
tres yeux,  c'est  en  recevoir  un  éclat  de  fausses  pierreries. 


11  lui  faut  cependant  se  découvrir  je  ne  sais  quels 
points  de  repère  tellement  placés  que  sa  vie  particulière 
et  cette  vie  généralisée  qu'il  s'est  trouvée,  se  composent. 
La  clairvoyance  imperturbable  qui  lui  semble,  (mais  sans 
le  convaincre  tout  à  fait),  le  représenter  tout  entier  à  lui- 
même,  voudrait  se  soustraire  à  la  relativité  qu'elle  ne 
peut  pas  ne  pas  conclure  de  tout  le  reste.  Elle  a  beau  se 
transformer  en  elle-même,  et  de  jour  en  jour,  se  repro- 
duire aussi  pure  que  le  soleil,  cette  identité  apparente 
emporte  avec  elle  un  sentiment  qu'elle  est  trompeuse. 
Elle  sait,  dans  sa  fixité,  être  soumise  à  un  mystérieux 


26  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

entraînement  et  à  une  modification  sans  témoin  ;  et  elle 
sait  donc  qu'elle  enveloppe  toujours,  même  à  l'état  le 
plus  net  de  sa  lucidité,  une  possibilité  cachée  de  faillite 
et  de  totale  ruine,  —  comme  il  arrive  au  rêve  le  plus 
précis  de  contenir  un  germe  inexplicable  de  non-réalité. 

C'est  une  manière  de  lumineux  supplice  que  de  sentir 
que  l'on  voit  tout,  sans  cesser  de  sentir  que  l'on  est 
encore  visible,  et  l'objet  concevable  d'une  attention  étran- 
gère; et  sans  se  trouver  jamais  le  poste  ni  le  regard  qui 
ne  laissent  rien  derrière  eux. 

—  Dunes  est  hic  sernto,  va  bientôt  dire  le  lecteur.  Mais 
en  ces  matières,  qui  n'est  pas  vague  est  difficile,  qui  n'est 
pas  difficile  est  nul.  Allons  encore  un  peu. 


Pour  une  présence  d'esprit  aussi  sensible  à  elle-même, 
et  qui  se  ferme  sur  elle-même  par  le  détour  de  «  l'Uni- 
vers »,  tous  les  événements  de  tous  les  genres,  et  la  vie, 
et  la  mort,  et  les  pensées,  ne  lui  sont  que  des  figures 
subordonnées.  Comme  chaque  chose  visible  est  à  la  fois 
étrangère,  indispensable,  et  inférieure  à  la  chose  qui  y  voit, 
ainsi  l'importance  de  ces  figures,  si  grande  qu'elle  appa- 
raisse à  chaque  instant,  pâlit  à  la  réflexion  devant  la 
seule  persistance  de  l'attention  elle-même.  Tout  le  cède  à 
cette  universalité  pure,  à  cette  généralité  insurmontable 
que  la  conscience  se  sent  être. 

Si  tels  événements  ont  le  pouvoir  de  la  supprimer,  ils 
sont  du  même  coup,  destitués  de  toute  signification  ; 
que  s'ils  la  conservent,  ils  rentrent  dans  son  système. 
L'intelligence  ignore  d'être  née,  comme  elle  ignore  qu'elle 
périra.  Elle  est  instruite,  oui,  de  ses  fluctuations  et  de 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  27 

son  effacement  final,  mais  au  titre  d'une  notion  qui  n'est 
pas  d'une  autre  espèce  que  les  autres;  elle  se  croirait, 
très  aisément,  inamissible  et  inaltérable,  si  ce  n'était 
qu'elle  a  reconnu  par  ses  expériences,  un  jour  ou  l'autre, 
diverses  possibilités  funestes,  et  l'existence  d'une  cer- 
taine pente  qui  mène  plus  bas  que  tout.  Cette  pente  fait 
pressentir  qu'elle  peut  devenir  irrésistible;  elle  prononce 
le  commencement  d'un  éloignement  sans  retour  du  soleil 
spirituel,  du  maximum  admirable  de  la  netteté,  de  la 
solidité,  du  pouvoir  de  distinguer  et  de  choisir;  on  la 
devine  qui  s'abaisse,  obscurcie  de  mille  impuretés  psy- 
chologiques, obsédée  de  bourdons  et  de  vertiges,  à  tra- 
vers la  confusion  des  temps  et  le  trouble  des  fonctions, 
et  qui  se  dirige  défaillante  au  milieu  d'un  désordre  inex- 
primable des  dimensions  de  la  connaissance,  jusqu'à  l'état 
instantané  et  indivis  qui  étouffe  ce  chaos  dans  la  nullité. 


Mais,  opposé  tout  de  même  à  la  mort  qu'il  l'est  à  la 
vie,  un  système  complet  de  substitutions  psychologiques, 
plus  il  est  conscient  et  se  remplace  par  lui-même,  plus  il 
se  détache  de  toute  origine,  et  plus  se  dépouille-t-il,  en 
quelque  sorte,  de  toute  chance  de  rupture.  Pareil  à  l'an- 
neau de  fumée,  le  système  tout  d'énergies  intérieures 
prétend  merveilleusement  à  une  indépendance  et  à  une 
insécabilité  parfaites.  Dans  une  très  claire  conscience,  la 
ni.'i7ioire  et  les  phénomènes  se  trouvent  tellement  reliés, 
aticiidus,  répondus;  le  passé  si  bien  employé;  le  nou- 
veau si  promptement  compensé;  l'état  de  relation  totale 
si  nettement  reconquis  que  rien  ne  semble  pouvoir  com- 
mencer, rien  se  terminer,  au  sein  de  cette  activité  presque 


28  NOTE    ET   DIGRESSIONS 

pure.  L'échange  perpétuel  de  choses  qui  la  constitue,  l'as- 
sure en  apparence  d'une  conservation  indéfinie,  car  elle 
n'est  attachée  à  aucune;  et  elle  ne  contient  pas  quelque 
cUment-limiie,  quelque  objet  singulier  de  perception  ou 
de  pensée,  tellement  plus  réel  que  tous  les  autres,  que 
quelque  autre  ne  puisse  pas  venir  après  lui.  Il  n'est  pas 
une  telle  idée  qu'elle  satisfasse  aux  conditions  inconnues 
de  la  conscience  au  point  de  la  faire  évanouir.  Il  n'existe 
pas  de  pensée  qui  extermine  le  pouvoir  de  penser,  et  le 
conclue,  —  une  certaine  position  du  pêne  qui  ferme  défi- 
nitivement la  serrure.  Non,  point  de  pensée  qui  soit  pour 
la  pensée  une  résolution  née  de  son  développement 
même,  et  comme  un  accord  final  de  cette  dissonnanco 
permanente. 


Puisque  la  connaissance  ne  se  connaît  pas  d'extrémité, 
et  puisque  aucune  idée  n'épuise  la  tâche  de  la  conscience, 
il  faut  bien  qu'elle  périsse  dans  un  événement  incompré- 
hensible que  lui  prédisent  et  que  lui  préparent  ces  affres 
et  ces  sensations  extraordinaires  dont  je  parlais;  qui  nous 
esquissent  des  mondes  instables  et  incompatibles  avec  la 
plénitude  de  la  vie;  mondes  inhumains,  mondes  infirmes 
et  comparables  à  ces  mondes  que  le  géomètre  ébauche 
en  jouant  sur  les  axiomes,  le  physicien  en  supposant 
d'autres  constantes  que  celles  admises.  Entre  la  netteté  de 
la  vie  et  la  simplicité  de  la  mort,  les  rêves,  les  malaises, 
les  extases,  tous  ces  états  à  demi  impossibles,  qui  intro- 
duisent, dirait-on,  des  valeurs  approchées,  des  solutions 
irrationnelles  ou  transcendantes  dans  l'équation  de  la 
connaissance,  placent  d'étranges  degrés,  des  variétés  et 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  39 

des  phases  ineffables,  —  car  il  n'est  point  de  noms  pour 
des  choses  parmi  lesquelles  on  est  bien  seul. 

Comme  la  perfide  musique  compose  les  libertés  du 
sommeil  avec  la  suite  et  l'enchaînement  de  l'extrême 
attention,  et  fait  la  synthèse  d'êtres  intimes  momentanés, 
ainsi  les  fluctuations  de  l'équilibre  psychique  donnent  à 
percevoir  des  modes  aberrants  de  l'existence.  Nous  por- 
tons en  nous  des  formes  de  la  sensibilité  qui  ne  peuvent 
pas  réussir,  mais  qui  peuvent  naître.  Ce  sont  des  instants 
dérobés  à  la  critique  implacable  de  la  durée  ;  ils  ne  résis- 
tent pas  au  fonctionnement  complet  de  notre  être  :  ou 
nous  périssons,  ou  ils  se  dissolvent.  Mais  ce  sont  des 
monstres  pleins  de  leçons  que  ces  monstres  de  l'entende- 
ment, et  que  ces  états  de  passage,  —  espaces  dans  les- 
quels la  continuité,  la  connexion,  la  mobilité  connues  sont 
altérées;  empires  où  la  lumière  est  associée  à  la  douleur; 
champs  de  forces  oij  les  craintes  et  les  désirs  orientés 
nous  assignent  d'étranges  circuits;  matière  qui  est  faite 
de  temps;  abîmes  littéralement  d'horreur,  ou  d'amour. 
ou  de  quiétude;  régions  bizarrement  soudées  à  elles- 
mêmes,  domaines  non-archimédiens  qui  défient  le  mou- 
vement; sites  perpétuels  dans  un  éclair;  surfaces  qui  se 
creusent,  conjuguées  à  notre  nausée,  infléchies  sous  nos 
moindres  intentions...  On  ne  peut  pas  dire  qu'ils  sont 
réels;  on  ne  peut  pas  dire  qu'ils  ne  le  sont  pas.  Qui  ne 
les  a  pas  traversés  ne  connaît  pas  le  prix  de  la  lumière 
naturelle  et  du  milieu  le  plus  banal;  il  ne  connaît  pas  la 
véritable  fragilité  du  monde,  qui  ne  se  rapporte  pas  à 
l'alternative  de  l'être  et  du  non-être;  ce  serait  trop  simple! 
—  L'étonnement.  ce  n'est  pas  que  les  choses  soient;  c'est 
qu'elles  soient  telles,  et  non  telles  autres.  La  figure  de  ce 
monde  fait  partie  d'une  famille  de  figures  dont  nous  pos- 


30  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

sédons  sans  le  savoir  tous  les  éléments  de  groupe  infini. 
C'est  le  secret  des  inventeurs. 


Au  sortir  de  ces  intervalles,  et  des  écarts  personnels 
où  les  faiblesses,  la  présence  de  poisons  dans  le  système 
nerveux,  mais  où  les  forces  et  les  finesses  aussi  de  l'at- 
tention, la  logique  la  plus  exquise,  la  mystique  bien  cul- 
tivée, conduisent  diversement  la  conscience,  celle-ci  vient 
donc  à  soupçonner  toute  la  réalité  accoutumée  de  n'être 
qu'une  solution,  parmi  bien  d'autres,  de  problèmes  uni- 
versels. Elle  s'assure  que  les  choses  pourraient  être  asseï 
différentes  de  ce  qu'elles  sont,  sans  qu'elle-même  fût  iî'ès  dif- 
férente de  ce  qu'elle  est.  Elle  ose  considérer  son  «  corps  » 
et  son  «  monde  »  comme  des  restrictions  presque  arbi- 
traires imposées  à  l'étendue  de  sa  fonction.  Elle  voit 
qu'elle  correspond,  ou  qu'elle  répond,  non  à  un  monde, 
mais  à  quelque  système  de  degré  plus  élevé  dont  les 
éléments  soient  des  mondes.  Elle  est  capable  de  plus  de 
combinaisons  internes  qu'il  n'en  faut  pour  vivre;  de  plus 
de  rigueur  que  toute  occasion  pratique  n'en  requiert  et 
n'en  supporte;  elle  se  juge  plus  profonde  que  l'abîme 
même  de  la  vie  et  de  la  mort  animales;  et  ce  regard  sur 
sa  condition  ne  peut  réagir  sur  elle-même,  tant  elle  s'est 
reculée  et  placée  hors  du  tout,  et  tant  elle  s'est  appliquée 
à  ne  jamais  figurer  dans  quoi  que  ce  soit  qu'elle  puisse 
c&ncevoir  ou  se  répondre.  Ce  n'est  plus  qu'un  corps  noir 
qui  tout  absorbe  et  ne  rend  rien. 

Retirant  de  ces  remarques  exactes  et  de  ces  prétentions 
inévitables  une  hardiesse  périlleuse  ;  forte  de  cette  espèce 
d'indépendance  et  d'invariance  qu'elle  est  contrainte  de 


NOTE    ET   DIGRESSIONS  31 

s'accorder,  elle  se  pose  enfin  comme  fille  directe  et  res- 
semblante de  l'être  sans  visage,  sans  origine,  auquel 
incombe  et  se  rapporte  toute  la  tentative  du  cosmos... 
Encore  un  peu,  et  elle  ne  compterait  plus  comme  exis- 
tences nécessaires  que  deux  entités  essentiellement  incon- 
nues :  Soi  et  X.  Toutes  deux  abstraites  de  tout,  impli- 
quées dans  tout,  impliquant  tout.  Egales  et  consubstan- 
tielles. 


L'homme  que  l'exigence  de  l'infatigable  esprit  conduit 
à  ce  contact  de  ténèbres  éveillées,  et  à  ce  point  de  pré- 
sence pure,  se  perçoit  comme  nu  et  dépouillé,  et  réduit 
à  la  suprême  pauvreté  de  la  puissance  sans  objet;  vic- 
time, chef-d'œuvre,  accomplissement  de  la  simplification 
et  de  l'ordre  dialectique;  comparable  à  cet  état  où  par- 
vient la  plus  riche  pensée  quand  elle  s'est  assimilée  à 
elle-même,  et  reconnue,  et  consommée  en  un  petit  groupe 
de  caractères  et  de  symboles.  Le  même  travail  que  nous 
faisons  sur  un  objet  de  réflexions,  il  l'a  dépensé  sur  le 
sujet  qui  réfléchit. 

Le  voici  sans  instincts,  presque  sans  images;  et  il  n'a 
plus  de  but.  11  n'a  pas  de  semblables.  Je  dis  :  homme,  et 
je  dis  :  il,  par  analogie  et  par  manque  de  mots. 

11  ne  s'agit  plus  de  choisir,  ni  de  créer;  et  pas  plus  de 
se  conserver  que  de  s'accroître.  Rien  nest  à  surmonter, 
et  il  ne  peut  pas  même  être  question  de  se  détruire. 

Tout  «  génie  »  est  maintenant  consumé,  ne  peut  plus 
servir  de  rien.  Ce  ne  fut  qu'un  moyen  pour  atteindre  à  la  der- 
nière simplicité.  11  n'y  a  pas  d'acte  du  génie  qui  ne  soit 
moindre  que  l'acte  d'être.  Une  loi  magnifique  habite  et 


}2  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

fonde  l'imbécile;  l'esprit  le  plus  fort  ne  trouve  pas  mieux 
en  soi-même. 


Enfin,  cette  conscience  accomplie  s'étant  contrainte  à  se 
définir  par  le  total  des  choses,  et  comme  l'excès  de  la 
connaissance  sur  ce  Tout,  —  elle,  qui  pour  s'affirmer 
doit  commencer  par  nier  une  infinité  de  fois,  une  infinité 
d'éléments,  et  par  épuiser  les  objets  de  son  pouvoir  sans 
épuiser  ce  pouvoir  même,  —  elle  est  donc  différente  du 
néant,  d'aussi  peu  que  l'on  voudra. 

—  Elle  fait  songer  naïvement  à  une  assistance  invisible 
logée  dans  l'obscurité  d'un  théâtre.  Présence  qui  ne  peut 
pas  se  contempler,  condamnée  au  spectacle  adverse,  et 
qui  sent  toutefois  qu'elle  compose  toute  cette  nuit  hale- 
tante, invinciblement  orientée.  Nuit  complète,  nuit  impé- 
nétrable, nuit  absolue;  mais  nuit  nombreuse,  nuit  très 
avide,  nuit  secrètement  organisée,  toute  construite  d'or- 
ganismes qui  se  limitent  et  se  compriment;  nuit  com- 
pacte aux  ténèbres  bourrées  d'organes,  qui  battent,  qui 
soufflent,  qui  s'échauffent,  et  qui  défendent,  chacun  selon 
sa  nature,  leur  emplacement  et  leur  fonction.  En  regard 
de  l'intense  et  mystérieuse  assemblée,  brillent  dans  un 
cadre  fermé,  et  s'agitent,  tout  le  Sensible,  l'Intelligible, 
le  Possible.  Rien  ne  peut  naître,  périr,  être  à  quelque 
degré,  avoir  un  moment,  un  lieu,  un  sens,  une  figure,  — 
si  ce  n'est  sur  cette  scène  définie,  que  les  destins  ont  cir- 
conscrite, et  que  l'ayant  séparée  de  je  ne  sais  quelle  con- 
fusion primordiale,  comme  furent  au   premier  jour   les 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  33 

ténèbres  séparées  de  la  lumière,  ils  ont  opposée  et  subor- 
donnée à  la  condition  àîêtre  vue... 


* 


Si  je  vous  ai  menés  dans  cette  solitude,  et  jusqu'à 
cette  netteté  désespérée,  c'est  qu'il  fallait  bien  conduire  à 
sa  dernière  conséquence  l'idée  que  je  me  suis  faite  d'une 
puissance  intellectuelle.  Le  caractère  de  l'homme  est  la 
conscience;  et  celui  de  la  conscience,  une  perpétuelle 
exhaustion,  un  détachement  sans  repos  et  sans  exception 
de  tout  ce  qu'y  paraît,  quoi  qui  paraisse.  Acte  inépui- 
sable, indépendant  de  la  qualité  comme  de  la  quantité 
des  choses  apparues,  et  par  lequel  Vbomme  de  l'esprit 
doit  enfin  se  réduire  sciemment  à  un  refus  indéfini  d'être 
quoi  que  ce  soit. 

Tous  les  phénomènes,  par  là  frappés  d'une  sorte 
d'égale  répulsion,  et  comme  rejetés  successivement  par 
un  geste  identique,  apparaissent  dans  une  certaine  équi- 
valence. Les  sentiments  et  les  pensées  sont  enveloppés 
dans  cette  condamnation  uniforme,  étendue  à  tout  ce  qui 
est  perceptible.  Il  faut  bien  comprendre  que  rien  n'échappe 
à  la  rigueur  de  cette  exhaustion;  mais  qu'il  suffit  de 
notre  attention  pour  mettre  nos  mouvements  les  plus 
intimes  au  rang  des  événements  et  des  objets  extérieurs  : 
du  moment  qu'ils  sont  observables,  ils  vont  se  joindre  à 
toutes  choses  observées.  —  Couleur  et  douleur  ;  souve- 
nirs, attente  et  surprises;  cet  arbre,  et  le  flottement  de 
son  feuillage,  et  sa  variation  annuelle,  et  son  ombre 
comme  sa  substance,  ses  accidents  de  figure  et  de  posi- 
tion, les  pensées  très  éloignées  qu'il  rappelle  à  ma  dis- 
traction, —  tout  cela  est  égal...  Toutes  choses  se  sub- 

} 


34  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

stituent,   —  ne  serait-ce   pas   la   définition   des   choses? 


Il  est  impossible  que  l'activité  de  l'esprit  ne  le  con- 
traigne pas  enfin  à  cette  considération  extrême  et  élémen- 
taire. Ses  mouvements  multipliés,  ses  intimes  contesta- 
tions, ses  perturbations,  ses  retours  analytiques,  que 
laissent-ils  d'inaltéré?  Qu'est-ce  qui  résiste  à  l'entrain  des 
sens,  à  la  dissipation  des  idées,  à  l'affaiblissement  des 
souvenirs,  à  la  variation  lente  de  l'organisme,  à  l'action 
incessante  et  multiforme  de  l'univers?  —  Ce  n'est  que 
cette  conscience  seule,  à  l'état  le  plus  abstrait. 

Notre  personnalité  elle-même,  que  nous  prenons  gros- 
sièrement pour  notre  plus  intime  et  plus  profonde  pro- 
priété, pour  notre  souverain  bien,  n'est  qu'une  chose,  et 
muable  et  accidentelle,  auprès  de  ce  moi  le  plus  nu  ; 
puisque  nous  pouvons  penser  à  elle,  calculer  ses  inté- 
rêts, et  même  les  perdre  un  peu  de  vue,  elle  n'est  donc 
qu'une  divinité  psychologique  secondaire,  qui  habite 
notre  miroir  et  qui  obéit  à  notre  nom.  Elle  est  de  l'ordre 
des  Pénates.  Elle  est  sujette  à  la  douleur,  friande  de  par- 
fums comme  les  faux  dieux,  et  comme  eux,  la  tentation 
des  vers.  Elle  s'épanouit  dans  les  louanges.  Elle  ne  résiste 
pas  à  la  force  des  vins,  à  la  délicatesse  des  paroles,  à  la 
sorcellerie  de  la  musique.  Elle  se  chérit,  et  se  trouve  par 
là  docile  et  facile  à  conduire.  Elle  se  disperse  dans  le 
carnaval  de  la  démence,  elle  se  plie  bizarrement  aux 
anamorphoses  du  sommeil.  Plus  encore  :  elle  est  con- 
trainte, avec  ennui,  de  se  reconnaître  des  égales,  de 
s'avouer  qu'elle  est  inférieure  à  telles  autres;  et  ce  lui 
est  amer  et  inexplicable. 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  35 

Tout,  d'ailleurs,  la  fait  convenir  qu'elle  est  un  simple 
événement;  qu'il  lui  faut  figurer,  avec  tous  les  accidents 
du  monde,  dans  les  statistiques  et  dans  les  tables;  qu'elle 
a  commencé  par  une  chance  séminale,  et  dans  un  inci- 
dent microscopique;  qu'elle  a  couru  des  milliards  de 
risques;  été  façonnée  par  une  quantité  de  rencontres,  et 
qu'elle  est  en  somme,  tout  admirable,  toute  volontaire, 
tout  accusée  et  étincelante  qu'elle  puisse  être,  l'effet  d'un 
incalculable  désordre. 

Chaque  personne  étant  un  «  jeu  de  la  nature  »,  jeu  de 
l'amour  et  du  hasard,  la  plus  belle  intention,  et  même  la 
plus  savante  pensée  de  cette  créature  toujours  improvisée, 
se  sentent  inévitablement  de  leur  origine.  Son  acte  est 
toujours  relatif,  ses  chefs-d'œuvre  sont  casuels.  Elle 
pense  périssable,  elle  pense  individuel,  elle  pense  par 
raccrocs;  et  elle  ramasse  le  meilleur  de  ses  idées  dans 
des  occasions  fortuites  et  secrètes  qu'elle  se  garde 
d'avouer.  —  Et  d'ailleurs,  elle  n'est  pas  sûre  d'être  posi- 
tivement quelqu'un;  elle  se  déguise  et  se  nie  plus  facile- 
ment qu'elle  ne  s'affirme.  Tirant  de  sa  propre  inconsis- 
tance quelques  ressources  et  beaucoup  de  vanité,  elle 
met  dans  les  fictions  son  activité  favorite.  Elle  vit  de 
romans,  elle  épouse  sérieusement  mille  personnages. 
Son  héros  n'est  jamais  soi-même... 

Enfin,  les  neuf  dixièmes  de  sa  durée  se  passent  dans 
ce  qui  n'est  pas  encore,  dans  ce  qui  n'est  plus,  dans  ce 
qui  ne  peut  pas  être;  tellement  que  notre  véritable  présent 
a  neuf  chances  sur  dix  de  n'être  jamais. 


Mais  chaque  vie  si  particulière  possède  toutefois,  à  la 


}6  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

profondeur  d'un  trésor,  la  permanence  fondamentale 
d'une  conscience  que  rien  ne  supporte;  et  comme  l'oreille 
retrouve  et  reperd,  à  travers  les  vicissitudes  de  la  sym- 
phonie, un  son  grave  et  continu  qui  ne  cesse  jamais  d'y 
résider,  mais  qui  cesse  à  chaque  instant  d'être  saisi,  — 
le  moi  pur,  élément  unique  et  monotone  de  l'être  même 
dans  le  monde,  retrouvé,  reperdu  par  lui-même,  habite 
éternellement  notre  sens;  cette  profonde  7wte  de  l'exis- 
tence domine,  dès  qu'on  l'écoute,  toute  la  complication 
des  conditions  et  des  variétés  de  l'existence. 

L'œuvre  capitale  et  cachée  du  plus  grand  esprit  n'est- 
elle  pas  de  soustraire  cette  attention  substantielle  à  la 
lutte  des  vérités  ordinaires?  Ne  faut-il  pas  qu'il  arrive  à 
se  définir,  contre  toutes  choses,  par  cette  pure  relation 
immuable  entre  les  objets  les  plus  divers,  ce  qui  lui 
confère  une  généralité  presque  inconcevable,  et  le  porte 
en  quelque  manière,  à  la  puissance  de  l'univers  corres- 
pondant? —  Ce  n'est  pas  sa  chère  personne  qu'il  élève  à 
ce  haut  degré,  puisqu'il  la  renonce  en  y  pensant,  et  qu'il 
la  substitue  dans  la  place  du  sujet  par  ce  moi  inquali- 
fiable, qui  n'a  pas  de  nom,  qui  n'a  pas  d'histoire,  qui 
n'est  pas  plus  sensible,  ni  moins  réel  que  le  centre  de 
masse  d'une  bague  ou  d'un  système  planétaire,  —  mais 
qui  résulte  de  tout,  quel  que  soit  ce  tout... 

Tout  à  l'heure,  le  but  évident  de  cette  merveilleuse 
vie  intellectuelle  était  encore...  de  s'étonner  d'elle-même. 
Elle  s'absorbait  à  se  faire  des  enfants  qu'elle  admirât; 
elle  se  bornait  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau,  de  plus  doux, 
de  plus  clair  et  de  plus  solide;  elle  n'était  gênée  que  de 
sa  comparaison  avec  d'autres  organisations  concurrentes; 
elle  s'embarrassait  du  problème  le  plus  étrange  que  l'on 
puisse  jamais  se  proposer,  et  que  nous  proposent  nos 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  37 

semblables,  et  qui  consiste  simplement  dans  la  possibi- 
lité des  autres  intelligences,  dans  la  pluralité  du  singu- 
lier, dans  la  coexistence  contradictoire  de  durées  indé- 
pendantes entre  elles,  —  toi  capUa,  toi  tempora,  — 
problème  comparable  au  problème  physique  de  la  relati- 
vité, mais  incomparablement  plus  difficile... 

Et  voici  que  son  zèle  pour  être  unique  l'emportant,  et 
que  son  ardeur  pour  être  toute  puissante  l'éclairant,  elle 
a  dépassé  toutes  créations,  toutes  œuvres  et  jusqu'à  ses 
desseins  les  plus  grands,  en  même  temps  qu'elle  dépose 
toute  tendresse  pour  elle-même,  et  toute  préférence  pour 
ses  vœux.  Elle  immole  en  un  moment  son  individualité. 
Elle  se  sent  conscience  pure  :  il  ne  peut  pas  en  exister 
deux.  Elle  est  le  moi,  le  pronom  universel,  appellation 
de  ceci  qui  n'a  pas  de  rapport  avec  un  visage.  O  quel 
point  de  transformation  de  l'orgueil,  et  comme  il  est 
arrivé  où  il  ne  savait  pas  qu'il  allait!  Quelle  modération 
le  récompense  de  ses  triomphes!  Il  fallait  bien  qu'une 
vie  si  fermement  dirigée,  et  qui  a  traité  comme  des  obsta- 
cles ou  que  l'on  tourne  ou  que  l'on  renverse,  tous  les 
objets  qu'elle  pouvait  se  proposer,  ait  enfin  une  conclu- 
sion inattaquable,  non  une  conclusion  de  sa  durée,  mais 
une  conclusion  en  elle-même...  Son  orgueil  l'a  conduite 
jusque  là,  et  là  se  consume.  Cet  orgueil  conducteur 
l'abandonne  étonnée,  nue,  infiniment  simple  sur  le  pôle 
de  ses  trésors. 


Ces  pensées  ne  sont  pas  mystérieuses.  On  aurait  pu 
écrire  tout  abstraitement  que  le  groupe  le  plus  général 
de  nos  transformations,  qui  comprend  toutes  sensations, 


3S  NOTE    ET   DIGRESSIONS 

toutes  idées,  tous  jugements,  tout  ce  qui  se  manifeste 
intus  et  extra,  admet  un  invariant. 


Je  me  suis  laissé  aller  au  delà  de  toute  patience  et  de 
toute  clarté,  et  j'ai  succombé  aux  idées  qui  me  sont 
venues  pendant  que  je  parlais  de  ma  tâche.  J'achève 
en  peu  de  mots  cette  peinture  un  peu  simplifiée  de  mon 
état  :  encore  quelques  instants  à  passer  en  1894. 

Rien  de  si  curieux  que  la  lucidité  aux  prises  avec  l'in- 
sufFisancc.  Voici  à  peu  près  ce  qui  arrive,  ce  qui  devait 
arriver,  ce  qui  m'arriva. 

J'étais  placé  dans  la  nécessité  d'inventer  un  personnage 
capable  de  bien  des  œuvres.  J'avais  la  manie  de  n'aimer 
que  le  fonctionnement  des  êtres,  et  dans  les  œuvres,  que 
leur  génération.  Je  savais  que  ces  œuvres  sont  toujours 
des  falsifications,  des  arrangements,  V auteur  n'étant  heu- 
reusement jamais  Vhomme.  La  vie  de  celui-ci  n'est  pas  la 
vie  de  celui-là  :  accumulez  tous  les  détails  que  vous 
pourrez  sur  la  vie  de  Racine,  vous  n'en  tirerez  pas  l'art 
de  faire  ses  vers.  Toute  la  critique  est  dominée  par  ce 
principe  suranné  :  l'homme  est  cause  de  l'œuvre,  — 
comme  le  criminel  aux  yeux  de  la  loi  est  cause  du  crime, 
lis  en  sont  bien  plutôt  l'effet!  Mais  ce  principe  pragma- 
tique allège  le  juge  et  le  critique;  la  biographie  est  plus 
simple  que  l'analyse.  Sur  ce  qui  nous  intéresse  le  plus, 
elle  n'apprend  absolument  rien...  Davantage!  La  véritable 
vie  d'un  homme,  toujours  mal  définie,  même  pour  son 
voisin,  même  pour  lui-même,  ne  peut  pas  être  utilisée 
dans  une  explication  de  ses  œuvres,  si  ce  n'est  indirecte- 
ment, et  moyennant  une  élaboration  très  soigneuse. 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  39 

Donc,  ni  maîtresses,  ni  créanciers,  ni  anecdotes,  ni 
aventures,  — on  est  conduit  au  système  le  plus  honnête  : 
imaginer  à  l'exclusion  de  tous  ces  détails  extérieurs,  un 
être  théorique,  un  modèle  psychologique  plus  ou  moins 
grossier,  mais  qui  représente,  en  quelque  sorte,  notre 
propre  capacité  de  reconstruire  l'œuvre  que  nous  nous 
sommes  proposé  de  nous  expliquer.  Le  succès  est  très 
douteux,  mais  le  travail  n'est  pas  ingrat  :  s'il  ne  résout 
pas  les  problèmes  insolubles  de  la  parthénogenèse  intel- 
lectuelle, du  moins  il  les  pose,  et  dans  une  netteté  incom- 
parable. 

Dans  la  circonstance,  cette  conviction  était  mon  seul 
bien  positif. 


La  nécessité  où  j'étais  placé,  le  vide  que  j'avais  si  bien 
fait  de  toutes  les  solutions  antipathiques  à  ma  nature, 
l'érudition  écartée,  les  ressources  rhétoriques  différées, 
tout  me  mettait  dans  un  état  désespéré...  Enfin,  je  le 
confesse,  je  ne  trouvai  pas  mieux  que  d'attribuer  à  l'in- 
fortuné Léonard  mes  propres  agitations,  transportant  le 
désordre  de  mon  esprit  dans  la  complexité  du  sien,  je  lui 
infligeai  tous  mes  désirs  à  titre  de  choses  possédées.  Je 
lui  prêtai  bien  des  difficultés  qui  me  hantaient  dans  ce 
temps-là,  comme  s'il  les  eût  rencontrées  et  surmontées. 
Je  changeai  mes  embarras  en  sa  puissance  supposée. 
J'osai  me  considérer  sous  son  nom,  et  utiliser  ma  per- 
sonne. 

Cela  était  faux,  mais  vivant.  Un  jeune  homme,  curieux 
de  mille  choses,  ne  doit-il  pas,  après  tout,  ressembler 
assez  bien  à  un  homme  de  la  Renaissance?  Sa  naïveté 


40  NOTE   ET   DIGRESSIONS 

même  ne  représente-t-elle  pas  l'espèce  de  naïveté  relative 
créée  par  quatre  siècles  de  découvertes  au  détriment  des 
hommes  de  ce  temps-là?  —  Et  puis,  pensai-je,  Hercule 
n'avait  pas  plus  de  muscles  que  nous;  ils  n'étaient  que 
plus  gros.  Je  ne  puis  même  pas  déplacer  le  rocher  qu'il 
enlève,  mais  la  structure  de  nos  machines  n'est  pas  diffé- 
rente; je  lui  corresponds  os  par  os,  fibre  par  fibre,  acte 
par  acte,  et  notre  similitude  me  permet  l'imagination  de 
ses  travaux. 

Une  brève  réflexion  fait  connaître  qu'il  n'y  a  pas 
d'autre  parti  que  l'on  puisse  prendre.  Il  faut  se  mettre 
sciemment  à  la  place  de  l'être  qui  nous  occupe...  Et  quel 
autre  que  nous-mêmes  peut  répondre,  quand  nous  appe- 
lons un  esprit?  On  n'en  trouve  jamais  qu'en  soi.  C'est 
notre  propre  fonctionnement  qui,  seul,  peut  nous  appren- 
dre quelque  chose  sur  toute  chose.  Notre  connaissance,  à 
mon  sentiment,  a  pour  limite  la  conscience  que  nous 
pouvons  avoir  de  notre  être,  —  et  peut-être,  de  notre 
corps.  Quel  que  soit  X,  la  pensée  que  j'en  ai,  si  je  la 
presse,  tend  vers  moi,  quel  que  je  sois.  On  peut  l'ignorer 
ou  le  savoir,  le  subir  ou  le  désirer,  mais  il  n'y  a  point 
d'échappatoire,  point  d'autre  issue.  L'intention  de  toute 
pensée  est  en  nous.  C'est  avec  notre  propre  substance 
que  nous  imaginons  et  que  nous  formons  une  pierre,  une 
plante,  un  mouvement,  un  objet  :  une  image  quelconque 
n'est  peut-être  qu'un  commencement  de  nous-mêmes... 


lionardo  mio 
0  lionardo  che  tanto  penate. 

Quant  au  vrai  Léonard,  il  fut  ce  qu'il  fut...  Ce  mythe, 


NOTE   ET   DIGRESSIONS  41 

toutefois,  plus  étrange  que  tous  les  autres,  gagne  indéfi- 
niment à  être  replacé  de  la  fable  dans  l'histoire.  Plus  on 
va,  plus  précisément  il  grandit.  Les  expériences  d'Ader 
et  des  Wright  ont  illuminé  d'une  gloire  rétrospective  le 
Code  sur  le  vol  des  oiseaux;  le  germe  des  théories  de 
Fresnel  se  trouve  dans  certains  passages  des  manuscrits 
de  l'Institut.  Au  cours  de  ces  dernières  années,  les 
recherches  du  regretté  M.  Duhem  sur  les  Origines  de  la 
statique  ont  permis  d'attribuer  à  Léonard  le  théorème 
fondamental  de  la  composition  des  forces,  et  une  notion 
très  nette  —  quoique  incomplète  —  du  principe  du  tra- 
vail virtuel. 

1919- 


A    MARCEL    SCHWOB 


INTRODUCTION 
A      LA      MÉTHODE      DE 

LÉONARD   DE  VINCI 

1  894 


II  reste  d'un  homme  ce  que  donnent  à  songer  son 
nom,  et  les  œuvres  qui  font  de  ce  nom  un  signe 
d'admiration,  de  haine  ou  d'indifférence.  Nous  pen- 
sons qu'il  a  pensé,  et  nous  pouvons  retrouver  entre 
ses  œuvres  cette  pensée  qui  lui  vient  de  nous  : 
nous  pouvons  refaire  cette  pensée  à  l'image  de  la 
nôtre.  Aisément,  nous  nous  représentons  un  homme 
ordinaire  :  de  simples  souvenirs  en  ressuscitent  les 
mobiles  et  les  réactions  élémentaires.  Parmi  les 
actes  indifférents  qui  constituent  l'extérieur  de  son 
existence,  nous  trouvons  la  même  suite  qu'entre 
les  nôtres  ;  nous  en  sommes  le  lien  aussi  bien  que 
lui,  et  le  cercle  d'activité  que  son  être  suggère  ne 
déborde  pas  de  celui  qui  nous  appartient.  Si  nous 


46     INTRODUCTION   A   LA  MÉTHODE 

faisons  que  cet  individu  excelle  en  quelque  point, 
nous  en  aurons  plus  de  mal  à  nous  figurer  les  tra- 
vaux et  les  chemins  de  son  esprit.  Pour  ne  pas  nous 
borner  à  l'admirer  confusément,  nous  serons  con- 
traints d'étendre  dans  un  sens  notre  imagination  de 
la  propriété  qui  domine  en  lui,  et  dont  nous  ne 
possédons,  sans  doute,  que  le  germe.  Mais  si  toutes 
les  facultés  de  l'esprit  choisi  sont  largement  déve- 
loppées à  la  fois,  ou  si  les  restes  de  son  action 
paraissent  considérables  dans  tous  les  genres,  la 
figure  en  devient  de  plus  en  plus  difficile  à  saisir 
dans  son  unité  et  tend  à  échapper  à  notre  effort. 
D'une  extrémité  de  cette  étendue  mentale  à  une 
autre,  il  y  a  de  telles  distances  que  nous  n'avons 
jamais  parcourues.  La  continuité  de  cet  ensemble 
manque  à  notre  connaissance,  comme  s'y  dérobent 
ces  informes  haillons  d'espace  qui  séparent  des  objets 
connus,  et  traînent  au  hasard  des  intervalles;  comme 
se  perdent  à  chaque  instant  des  myriades  de  faits, 
hors  du  petit  nombre  de  ceux  que  le  langage  éveille. 
II  faut  pourtant  s'attarder,  s'y  faire,  surmonter  la 
peine  qu'impose  à  notre  imagination  cette  réunion 
d'éléments  hétérogènes  par  rapport  à  elle.  Toute 
intelligence,  ici,  se  confond  avec  l'invention  d'un 
ordre  unique,  d'un  seul  moteur  et  désire  animer 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  47 

d'une  sorte  de  semblable  le  système  qu'elle  s'im- 
pose. Elle  s'applique  à  former  une  image  décisive. 
Avec  une  violence  qui  dépend  de  son  ampleur  et  de 
sa  lucidité,  elle  finit  par  reconquérir  sa  propre  unité. 
Comme  par  l'opération  d'un  mécanisme,  une  hypo- 
thèse se  déclare,  et  se  montre  l'individu  qui  a  tout 
fait,  la  vision  centrale  où  tout  a  dû  se  passer,  le 
cerveau  monstrueux  ou  l'étrange  animal  qui  a  tissé 
des  milliers  de  purs  liens  entre  tant  de  formes,  et  de 
qui  ces  constructions  énigmatiques  et  diverses  furent 
les  travaux,  l'instinct  faisant  sa  demeure.  La  produc- 
tion de  cette  hypothèse  est  un  phénomène  qui  com- 
porte des  variations,  mais  point  de  hasard.  Elle 
vaut  ce  que  vaudra  l'analyse  logique  dont  elle  devra 
être  l'objet.  Elle  est  le  fond  de  la  méthode  qui  va 
nous  occuper  et  nous  servir. 

Je  me  propose  d'imaginer  un  homme  de  qnt  ~'\ 
auraient  paru  des  actions  tellement  distinctes  que  si 
je  viens  à  leur  supposer  une  pensée,  il  n'y  en  aura 
pas  de  plus  étendue.  Et  je  veux  qu'il  ait  un  senti- 
ment de  la  différence  des  choses  infiniment  vif,  dont 
les  aventures  pourraient  bien  se  nommer  analyse.  Je 
vois  que  tout  l'oriente  :  c'est  à  l'univers  qu'il  songe 
toujours,  et  à  la  rigueur  (i).  II  est  fait  pour  n'ou- 

(1)  Hottinato  rigore ;  obstinée  rigueur.  Devise  de  L.  de  Vinci. 


48     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

blier  rien  de  ce  qui  entre  dans  la  confusion  de  ce 
qui  est  :  nul  arbuste.  Il  descend  dans  la  profondeur 
de  ce  qui  est  à  tout  le  monde,  s'y  éloigne  et  se 
regarde.  Il  atteint  aux  habitudes  et  aux  structures 
naturelles,  il  les  travaille  de  partout,  et  il  lui  arrive 
d'être  le  seul  qui  construise,  énumère,  émeuve.  Il 
laisse  debout  des  églises,  des  forteresses;  il  accom- 
plit des  ornements  pleins  de  douceur  et  de  grandeur, 
mille  engins,  et  les  figurations  rigoureuses  de  mainte 
recherche.  Il  abandonne  les  débris  d'on  ne  sait  quels 
grands  jeux.  Dans  ces  passe-temps,  qui  se  mêlent  de 
sa  science,  laquelle  ne  se  distingue  pas  d'une  passion, 
il  a  le  charme  de  sembler  toujours  penser  à  autre 
chose...  Je  le  suivrai  se  mouvant  dans  l'unité  brute 
et  l'épaisseur  du  monde,  où  il  se  fera  la  nature  si 
familière  qu'il  l'imitera  pour  y  toucher,  et  finira 
dans  la  difficulté  de  concevoir  un  objet  qu'elle  ne 
contienne  pas. 

Un  nom  manque  à  cette  créature  de  pensée,  pour 
conferTir  l'expansion  de  termes  trop  éloignés  d'ordi- 
naire et  qui  se  déroberaient.  Aucun  ne  me  paraît 
plus  convenir  que  celui  de  Léonard  de  Vinci.  Celui 
qui  se  représente  un  arbre  est  forcé  de  se  représenter 
un  ciel  ou  un  fond  pour  l'y  voir  s'y  tenir.  Il  y  a  là 
une  sorte  de  logique  presque  sensible  et  presque 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  49 

inconnue.  Le  personnage  que  je  désigne  se  réduit  à 
une  déduction  de  ce  genre.  Presque  rien  de  ce  que 
j'en  saurai  dire  ne  devra  s'entendre  de  l'homme  qui 
a  illustré  ce  nom  :  je  ne  poursuis  pas  une  coïnci- 
dence que  je  juge  impossible  à  mal  définir.  J'essaye 
de  donner  une  vue  sur  le  détail  d'une  vie  intellec- 
tuelle, une  suggestion  des  méthodes  que  toute  trou- 
vaille implique,  une^  choisie  parmi  la  multitude  des 
choses  imaginables,  modèle  qu'on  devine  grossier, 
mais  de  toute  façon  préférable  aux  suites  d'anec- 
dotes douteuses,  aux  commentaires  des  catalogues 
de  collections,  aux  dates.  Une  telle  érudition  ne 
ferait  que  fausser  l'intention  tout  hypothétique  de 
cet  essai.  Elle  ne  m'est  pas  inconnue,  mais  j'ai  sur- 
tout à  ne  pas  en  parler,  pour  ne  pas  donner  à  con- 
fondre une  conjecture  relative  à  des  termes  fort 
généraux,  avec  les  débris  extérieurs  d'une  personna- 
lité si  bien  évanouie  qu'ils  nous  offrent  la  certitude 
de  son  existence  pensante,  autant  que  celle  de  ne 
jamais  la  mieux  connaître. 


Mainte  erreur,  gâtant  les  jugements  qui  se  portent 
sur  les  oeuvres  humaines,  est  due  h  un  oubli  singu- 


50     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

lier  de  leur  génération.  On  ne  se  souvient  pas  sou- 
-Nvent  qu'elles  n'ont  pas  toujours  été.  Il  en  est  provenu 
une  sorte  de  coquetterie  réciproque  qui  fait  généra- 
lement taire  —  jusqu'à  les  trop  bien  cacher  —  les 
origines  d'un  ouvrage.  Nous  les  craignons  hum- 
bles; nous  allons  jusqu'à  redouter  qu'elles  soient 
naturelles.  Et,  bien  que  fort  peu  d'auteurs  aient  le 
courage  de  dire  comment  ils  ont  formé  leur  œuvre, 
je  crois  qu'il  n'y  en  pas  beaucoup  plus  qui  se  soient 
risqués  à  le  savoir.  Une  telle  recherche  commence 
par  l'abandon  pénible  des  notions  de  gloire  et  des 
épithètes  laudatives;  elle  ne  supporte  aucune  idée 
de  supériorité,  aucune  manie  de  grandeur.  Elle  con- 
duit à  découvrir  la  relativité  sous  l'apparente  perfec- 
tion. Elle  est  nécessaire  pour  ne  pas  croire  que  les 
esprits  sont  aussi  profondément  différents  que  leurs^ 
produits  les  font  paraître.  Certains  travaux  des 
sciences,  par  exemple,  et  ceux  des  mathématiques 
en  particulier,  présentent  une  telle  limpidité  de  leur 
armature  qu'on  les  dirait  l'œuvre  de  personne.  Ils 
ont  quelque  chose  (Xinbumain.  Cette  disposition  n'a 
pas  été  inefficace.  Elle  a  fait  supposer  une  distance 
si  grande  entre  certaines  études,  comme  les  sciences 
et  les  arts,  que  les  esprits  originaires  en  ont  été 
tout  séparés  dans  l'opinion  et  juste  autant  que  les 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  51 

résultats  de  leurs  travaux  semblaient  l'être.  Ceux-ci, 
pourtant,  ne  diffèrent  qu'après  les  variations  d'un 
fond  commun,  par  ce  qu'ils  en  conservent  et  ce 
qu'ils  en  négligent,  en  formant  leurs  langages  et 
leurs  symboles.  Il  faut  donc  avoir  quelque  défiance 
à  l'égard  des  livres  et  des  expositions  trop  pures. 
Ce  qui  est  fixé  noXis  abuse,  et  ce  qui  est  fait  pour 
être  regardé  change  d'allure,  s'ennoblit.  C'est  mou- 
vantes, irrésolues,  encore  à  la  merci  d'un  moment, 
que  les  opérations  de  l'esprit  vont  pouvoir  nous 
servir,  avant  qu'on  les  ait  appelées  divertissement 
ou  loi,  théorème  ou  chose  d'art,  et  qu'elles  se  soient 
éloignées,  en  s'achevant,  de  leur  ressemblance.  ,^ 

Intérieurement,  il  y  a  un,.draine.  Drame,  aven- 
tures, agitations,  tous  les  mots  de  cette  espèce  peu- 
vent s'employer,  pourvu  qu'ils  soient  plusieurs  et 
se  corrigent  l'un  par  l'autre.  Ce  drame  se  perd  le 
plus  souvent,  tout  comme  les  pièces  de  Ménandre. 
Cependant,  nous  gardons  les  manuscrits  de  Léonard 
et  les  illustres  notes  de  Pascal.  Ces  lambeaux  nous 
forcent  à  les  interroger.  Ils  nous  font  deviner  par 
quels  sursauts  de  pensée,  par  quelles  bizarres  intro- 
ductions des  événements  et  des  sensations  conti- 
nuelles, après  quelles  immenses  minutes  de  langueur 
se  sont  montrées  h  des  hommes  les  ombres  de 


52     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

leurs  œuvres  futures,  les  fantômes  qui  précédent, 
^ans  recourir  à  de  si  grands  exemples  qu'ils  empor- 
tent le  danger  des  erreurs  de  l'exception,  il  suffit 
d'observer  quelqu'un  qui  se  croit  seul  et  s'aban- 
donne; qui  recule  devant  une  idée;  qui  la  saisit;  qui 
nie,  sourit  à  rien  ou  se  contracte,  et  mime  l'étrange 
situation  de  sa  propre  diversité.  Les  fous  s'y  livrent 
devant  tout  le  monde. 

Voilà  des  exemples  qui  lient  immédiatement  des 
déplacements  physiques,  finis,  mesurables  à  la 
comédie  personnelle  dont  je  parlais.  Les  acteurs 
d'ici  sont  des  images  mentales  et  il  est  aisé  de  com- 
prendre que,  si  l'on  fait  s'évanouir  la  particularité 
de  ces  images  pour  ne  lire  que  leur  succession,  leur 
fréquence,  leur  périodicité,  leur  facilité  diverse  d'as- 
sociation, leur  durée  enfin,  on  est  vite  tenté  de  leur 
trouver  des  analogies  dans  le  monde  dit  matériel, 
d'en  rapprocher  les  analyses  scientifiques,  de  leur 
supposer  un  milieu,  une  continuité,  des  propriétés 
de  déplacement,  des  vitesses  et,  de  suite,  des 
masses,  de  l'énergie.  On  s'avise  alors  qu'une  foule 
de  ces  systèmes  sont  possibles,  que  l'un  d'eux  en 
particulier  ne  vaut  pas  plus  qu'un  autre,  et  que  leur 
usage,  précieux,  car  il  éclaircit  toujours  quelque 
chose,  doit  être  à  chaque  instant  surveillé  et  restitué 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  53 

à  son  rôle  purement  verbal.  Car  l'analogie  n'est  pré- 
cisément que  la  faculté  de  varier  les  images,  de  les 
combiner,  de  faire  coexister  la  partie  de  l'une  avec 
la  partie  de  l'autre  et  d'apercevoir,  volontairement 
ou  non,  la  liaison  de  leurs  structures.  Et  cela  rend 
indescriptible  l'esprit,  qui  est  leur  lieu.  Les  paroles 
y  perdent  leur  vertu.  Là,  elles  se  forment,  elles  jail- 
lissent devant  ses  yeux  :  c'est  lui  qui  nous  décrit  les 
mots.^ 

L'homme  emporte  ainsi  des  visions,  dont  la  puis- 
sance fait  la  sienne.  11  y  rapporte  son  histoire.  Elles 
en  sont  le  lien  géométrique.  De  là  tombent  ces  déci- 
sions qui  étonnent,  ces  perspectives,  ces  divinations 
foudroyantes,  ces  justesses  du  jugement,  ces  illumi- 
nations, ces  incompréhensibles  inquiétudes,  et  des^ 
sottises.  On  se  demande  avec  stupéfaction,  dans 
certains  cas  extraordinaires,  en  invoquant  des  dieux 
abstraits,  le  génie,  l'inspiration,  mille  autres,  d'où 
viennent  ces  accidents.  Une  fois  de  plus  on  croit 
qu'il  s'est  créé  quelque  chose,  car  on  adore  le  mys- 
tère et  le  merveilleux  autant  qu'ignorer  les  coulisses  ; 
on  traite  la  logique  de  rrùraele,  mais  l'inspiré  était 
prêt  depuisjjn  n£.  Il  étaj^  mûr.  Il  y  avait  pensé  tou- 
jours —  peut-être  sans  s*en  douter  —  et  où  les 
autres  étaient  encore  à  ne  pas  voir,  il  avait  regardé, 


54     INTRODUCTION   A   LA  MÉTHODE 

combiné  et  ne  faisait  plus  que  lire  dans  son  esprit. 
Le_  secret  r—  celui  de  Léonard  comme  celui  de 
Bonaparte,  comme  celui  que  possède  une  fois  la 
plus  haute  intelligence  -r^est  et  ne  peut  être  que 
dans  les  relations  qu'ils  trouvèrent  —  qu'ils  furent 
forcés  de  trouver  —  entre  des  choses  dont  nous 
échappe  la  loi  de  continuité.  U  est  certain  qu'au 
moment  décisif,  ils  n'avaient  plus  qu'à  effectuer  des 
actes  définis.  L'affaire  suprême,  celle  que  le  monde 
regarde,  n'était  plus  qu'une  chose  simple  —  comme 
comparer  deux  longueurs. 

Ce  point  de  vue  rend  perceptible  l'unité  de 
méthode  qui  nous  occupe.  Dans  ce  milieu,  elle 
est  native,  élémentaire.  Elle  en  est  la  vie  même  et 
la  définition.  Et  quand  des  penseurs  aussi  puissants 
que  celui  auquel  je  songe  le  long  de  ces  lignes  reti- 
rent de  cette  propriété  ses  ressources  implicites,  ils 
ont  le  droit  d'écrire  dans  un  moment  plus  conscient 
et  plus  clair  :  Facil  cosa  é  far  si  universale!  11  est 
aisé  de  se  rendre  universel!  Ils  peuvent,  une  minute, 
admirer  le  prodigieux  instrument  qu'ils  sont  — 
quittes  à  nier  instantanément  un  prodige. 

Mais  cette  clarté  finale  ne  s'éveille  qu'après  de 
longs  errements,  d'indispensables  idolâtries.  La  con- 
science  des   opérations  de   la  pensée,   qui   est   la 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  55 

logique  méconnue  dont  j'ai  parié,  n'existe  que  rare- 
ment, même  dans  les  plus  fortes  têtes.  Le  nombre 
des  conceptions,  la  puissance  de  les  prolonger, 
l'abondance  des  trouvailles  sont  autres  choses  et  se 
produisent  en  dehors  du  jugement  que  l'on  porte 
sur  leur  nature.  Cette  opinion  est  cependant  d'une 
importance  aisée  à  représenter.  Une  fleur,  une  pro- 
position, un  bruit  peuvent  être  imaginés  presque 
simultanément;  on  peut  les  faire  se  suivre  d'aussi 
près  qu'on  le  voudra  ;  l'un  quelconque  de  ces  objets 
de  pensée  peut  aussi  se  changer,  être  déformé,  per- 
dre successivement  sa  physionomie  initiale  au  gré 
de  l'esprit  qui  le  tient;  —  mais  la  connaissance  de 
ce  pouvoir,  seule,  lui  confère  toute  sa  valeur.  Seule, 
elle  permet  de  critiquer  ces  formations,  de  les  inter- 
préter, de  n'y  trouver  que  ce  qu'elles  contiennent  et 
de  ne  pas  en  étendre  les  états  directement  à  ceux 
de  la  réalité.  Avec  elle  commence  l'analyse  de  toutes 
les  phases  intellectuelles,  de  tout  ce  qu'elle  va  pou- 
voir nommer  folie,  idole,  trouvaille,  —  auparavant 
nuances,  qui  ne  se  distinguaient  pas  les  unes  des 
autres.  Elles  étaient  des  variations  équivalentes 
d'une  commune  substance;  elles  se  comparaient, 
elles  faisaient  des  flottaisons  indéfinies  et  comme 
irresponsables,   quelquefois    pouvant    se    nommer, 


^6    INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

toutes  du  même  système.  La  conscience  des  pen- 
sées que  Ton  a,  en  tant  que  ce  sont  des  pensées,  est 
de  reconnaître  cette  sorte  d'égalité  ou  d'homogé- 
néité; de  sentir  que  toutes  les  combinaisons  de  la 
sorte  sont  légitimes,  naturelles,  et  que  la  méthode 
consiste  à  les  exciter,  à  les  voir  avec  précision,  à 
chercher  ce  qu'elles  impliquent. 

A  un  point  de  cette  observation  ou  de  cette 
double  vie  mentale,  qui  réduit  la  pensée  ordinaire  à 
être  le  rêve  d'un  dormeur  éveillé,  il  apparaît  que  la 
série  de  ce  rêve,  la  nue  de  combinaisons,  de  con- 
trastes, de  perceptions,  qui  se  groupe  autour  d'une 
recherche  ou  qui  file  indéterminée,  selon  le  plaisir, 
se  développe  avec  une  régularité  perceptible,  une 
continuité  évidente  de  machine.  L'idée  surgit  alors 
(ou  le  désir)  de  précipiter  le  cours  de  cette  suite, 
d'en  porter  les  termes  à  \tur Jimitej  à  celle  de  leurs 
expressions  imaginables,  après  laquelle  tout  sera 
changé.  Et  si  ce  mode  d'être  conscient  devient  habi- 
tuel, on  en  viendra,  par  exemple,  à  examiner  d'em- 
blée tous  les  résultats  possibles  d'un  acte  envisagé, 
tous  les  rapports  d'un  objet  conçu,  pour  arriver  de 
suite  à  s'en  défaire,  à  la  faculté  de  deviner  toujours 
une  chose  plus  intense  ou  plus  exacte  que  la  chose 
donnée,  au  pouvoir  de  se  réveiller  hors  d'une  pensée 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  57 

qui  durait  trop.  Quelle  qu'elle  soit,  une  pensée  qui 
se  fixe  prend  les  caractères  d'une  hypnose  et  devient, 
dans  le  langage  logique,  une  idole;  dans  le  domaine 
de  la  construction  poétique  et  de  l'art,  une  infruc- 
tueuse monotonie.  Le  sens  dont  je  parle  et  qui  mène 
l'esprit  à  se  prévoir  lui-même,  à  imaginer  l'ensemble 
de  ce  qui  allait  s'imaginer  dans  le  détail,  et  l'effet 
de  la  succession,  ainsi  résumée,  est  la  condition  de 
toute  généralité.  Lui,  qui  dans  certains  individus 
s'est  présenté  sous  la  forme  d'une  véritable  passion 
et  avec  une  énergie  singulière  ;  qui,  dans  les  arts, 
permet  toutes  les  avances  et  explique  l'emploi  de 
plus  en  plus  fréquent  de  termes  resserrés,  de  rac- 
courcis et  de  contrastes  violents,  existe  implicite- 
ment sous  sa  forme  rationnelle  au  fond  de  toutes 
les  conceptions  mathématiques.  C'est  une  opération 
très  semblable  à  lui,  qui,  sous  le  nom  de  raisonne- 
ment par  récurrence  (1),  donne  à  ces  analyses  leur 
extension,  —  et  qui,  depuis  le  type  de  l'addition 
jusqu'à  la  sommation  infinitésimale,  fait  plus  que 
d'épargner  un  nombre  indéfini  d'expériences  inutiles  : 
elle  s'élève  à  des  êtres  plus  complexes,  parce  que  l'imi- 
tation consciente  de  mon  acte  est  un  nouvel  acte  qui 

(1)  L'importance  philosophique  de  ce  raisonnement  a  Hé,  pour  la 
première  fois,  mise  en  évidence  par  M.  Poincaré  dans  un  article  récent. 


58     INTRODUCTION   A   LA  MÉTHODE 
enveloppe  toutes  les  adaptations  possibles  du  premier. 


Ce  tableau,  drames,  remous,  lucidité,  s'oppose  de 
lui-même  à  d'autres  mouvements  et  à  d'autres  scènes 
qui  tirent  de  nous  les  noms  de  «  Nature  »  ou  de 
«  Monde  »  et  dont  nous  ne  savons  faire  autre  chose 
que  nous  en  distinguer,  pour  aussitôt  nous  y  remettre. 

Les  philosophes  ont  généralement  abouti  à  impli- 
quer notre  existence  dans  cette  notion,  et  elle  dans 
la  nôtre  même;  mais  ils  ne  vont  guère  au  delà,  car 
l'on  sait  qu'ils  ont  à  faire  de  débattre  ce  qu'y  virent 
leurs  prédécesseurs,  bien  plus  que  d'y  regarder  en 
personne.  Les  savants  et  les  artistes  en  ont  diverse- 
ment joui,  et  les  uns  ont  fini  par  mesurer,  puis 
construire;  et  les  autres  par  construire  comme  s'ils 
avaient  mesuré.  Tout  ce  qu'ils  ont  fait  se  replace  de 
soi-même  dans  le  milieu  et  y  prend  part,  le  conti- 
nuant par  de  nouvelles  formes  données  aux  maté- 
riaux qui  le  constituent.  Mais  avant  d'abstraire  et 
de  bâtir,  on  observe  :  la  personnalité  des  sens,  leur 
docilité  différente,  distingue  et  trie  parmi  les  qualités 
proposées  en  masse  celles  qui  seront  retenues  et 
développées  par  l'individu.  La  constatation  est 
d'abord  subie,  presque  sans  pensée,  avec  le  senti- 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  59 

ment  de  se  laisser  emplir  et  celui  d'une  circulation 
lente  et  comme  heureuse  :  il  arrive  qu'on  s'y  inté- 
resse et  qu'on  donne  aux  choses  qui  étaient  fermées, 
irréductibles,  d'autres  valeurs;  on  y  ajoute,  on  se 
plaît  davantage  à  des  points  particuliers,  on  se  les 
exprime  et  il  se  produit  comme  la  restitution  d'une 
énergie  que  les  sens  auraient  reçue;  bientôt  elle 
déformera  le  site  à  son  tour,  y  employant  la  pensée 
réfléchie  d'une  personne. 

L'homme  universel  commence,  lui  aussi,  par  con- 
templer simplement,  et  il  revient  toujours  à  s'impré- 
gner de  spectacles.  II  retourne  aux  ivresses  de  l'ins- 
y  tant  particulier  et  à  l'émotion  que  donne  la  moindre 
chose  réelle,  quand  on  les  regarde  tous  deux,  si 
bien  clos  par  toutes  leurs  qualités  et  concentrant  de 
toute  manière  tant  d'effets. 


La  plupart  des  gens  y  voient  par  l'intellect  bien 
plus  souvent  que  par  les  yeux.  Au  lieu  d'espaces  colo- 
rés, ils  prennent  connaissance  de  concepts.  Une  forme 
cubique,  blanchâtre,  en  hauteur,  et  trouée  de  reflets 
de  vitres  est  immédiatement  une  maison,  pour  eux  : 
la  Maison!  Idée  complexe,  accord  de  qualités  abs- 


,-j 


6o     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

traites.  S'ils  se  déplacent,  le  mouvement  des  files 
de  fenêtres,  la  translation  des  surfaces  qui  défigure 
continûment  leur  sensation,  leur  échappe,  —  car  le 
concept  ne  change  pas.  Ils  perçoivent  plutôt  selon 
un  lexique  que  d'après  leur  rétine,  ils  approchent  si 
mal  les  objets,  ils  connaissent  si  vaguement  les 
plaisirs  et  les  souffrances  d'y  voir,  qu'ils  ont  inventé 
les  beaux  sites.  Ils  ignorent  le  reste.  Mais  là,  ils  se 
régalent  d'un  concept  qui  fourmille  de  mots.  (Une 
règle  générale  de  cette  faiblesse  qui  existe  dans  tous 
les  domaines  de  la  connaissance  est  précisément  le 
choix  de  lieux  évidents,  le  repos  en  des  systèmes 
définis,  qui  facilitent,  mettent  à  la  portée...  ainsi 
l'œuvre  d'art,  qui  est  toujours  plus  ou  moins  didac- 
tique.) Ces  beaux  sites  eux-mêmes  leur  sont  assez 
fermés.  Et  toutes  les  modulations  que  les  petits  pas, 
la  lumière,  l'appesantissement  du  regard  ménagent, 
ne  les  atteignent  pas.  Ils  ne  font  ni  ne  défont  rien 
dans  leurs  sensations.  Sachant  horizontal  le  niveau 
des  eaux  tranquilles,  ils  méconnaissent  que  la  mer 
est  debout  au  fond  de  la  vue  ;  si  le  bout  d'un  nez, 
un  éclat  d'épaule,  deux  doigts  trempent  au  hasard 
dans  un  coup  de  lumière  qui  les  isole,  eux  ne  se 
font  jamais  à  n'y  voir  qu'un  bijou  neuf,  enrichissant 
leur  vision.  Ce  bijou  est  un  fragment  d'une  per- 


DE    LEONARD    DE    VINCI  6i 

sonne  qui  seule  existe,  leur  est  connue.  Et,  comme 
ils  rejettent  à  rien  ce  qui  manque  d'une  appella- 
tion, le  nombre  de  leurs  impressions  se  trouve  stric- 
tement fini  d'avance!  (i) 

L'usage  du  don  contraire  conduit  à  de  véritables 
analyses.  On  ne  peut  dire  qu'il  s'exerce  dans  la 
nature.  Ce  mot,  qui  paraît  général  et  contenir  toute 
possibilité  d'expérience,  est  tout  à  fait  particulier. 
Il  évoque  des  images  personnelles,  déterminant  la 
mémoire  ou  l'histoire  d'un  individu.  Le  plus  sou- 
vent, il  suscite  la  vision  d'une  éruption  verte,  vague 
et  continue,  d'un  grand  travail  élémentaire  s'oppo- 
sant  à  l'humain,  d'une  quantité  monotone  qui  va 

(i)  Voir  dans  le  Traité  dé  la  ptinturt,  la  proposition  CCLXXI. 
«  Impossibil*  cbe  una  memoria  passa  riserbare  tutti  gli  aspriti  o  muta- 
tioni  d'alcun  membre  di  qualunque  animal  si  sia...  E  percbi  ogni  quan- 
tità  continua  i  divisibitt  in  in/inito...  »  II  est  impossible  qu'une 
mémoire  puisse  retenir  tous  les  aspects  d'aucun  membre  de  n'importe 
quel  animal.  Démonstration  géométrique  par  la  divisibilité  à  l'infini 
d'une  grandeur  continue. 

Ce  que  j'ai  dit  de  la  vue  s'étend  aux  autres  sens.  Je  l'ai  choisie  parce 
qu'elle  me  paraît  le  plus  spirituel  de  tous.  Dans  l'esprit,  les  images 
visuelles  prédominent.  C'est  entre  elles  que  s'exerce  le  plus  souvent  la 
faculté  analogique.  Le  terme  inférieur  de  cette  faculté  qui  est  la  com- 
paraison de  deux  objets  peut  même  recevoir  pour  origine  une  erreur  de 
jugement  accompagnant  une  sensation  peu  distincte.  La  forme  et  la 
couleur  d'un  objet  sont  si  évidemment  principales  qu'elles  entrent 
dans  la  conception  d'une  qualité  de  cet  objet  se  référant  ï  un  autre 
sens.  Si  l'on  parle  de  la  dureté  du  fer,  presque  toujours  l'image  visuelle 
du  fer  sera  produite  et  rarement  une  image  auditive. 


62     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

nous  recouvrir,  de  quelque  chose  plus  forte  que 
nous,  s'enchevêtrant,  se  déchirant,  dormant,  brodant 
encore,  et  à  qui,  personnifiée,  les  poètes  accordèrent 
de  la  cruauté,  de  la  bonté  et  plusieurs  autres  inten- 
tions. 11  faut  donc  placer  celui  qui  regarde  et  peut 
bien  voir  dans  un  coin  quelconque  de  ce  qui  est. 

L'observateur  est  pris  dans  une  sphère  qui  ne  se 
brise  jamais,  où  il  y  a  des  différences  qui  seront  les 
mouvements  et  les  objets,  et  dont  la  surface  se 
conserve  close  malgré  que  toutes  les  portions  s'en 
renouvellent  et  s'y  déplacent.  L'observateur  n'est 
d'abord  que  la  condition  de  cet  espace  fini  :  à 
chaque  instant  il  est  cet  espace  fini.  Nul  souvenir, 
aucun  pouvoir  ne  le  trouble  tant  qu'il  s'égale  à  ce 
qu'il  regarde.  Et  pour  peu  que  je  puisse  le  concevoir 
durant  ainsi,  je  concevrai  que  ses  impressions  diffè- 
rent le  moins  du  monde  de  celles  qu'il  recevrait 
dans  un  rêve.  Il  arrive  à  sentir  du  bien,  du  mal,  du 
calme^lui  venant  (i  )  de  ces  formes  toutes  quelcon- 
ques, où  son  propre  corps  se  compte.  Et  voici  len- 

(i)  Sans  toucher  les  questions  physiologiques,  je  mentionne  le  cas 
d'un  individu  atteint  de  manie  dépressive  que  j'ai  vu  dans  une  clinique. 
Ce  malade,  qui  était  dans  l'état  de  vie  ralentie,  reconnaissait  les  objets 
avec  une  lenteur  extraordinaire.  Les  sensations  lui  parvenaient  au  bout 
d'un  temps  considérable.  Aucun  besoin  ne  se  faisait  sentir  en  lui. 
Cette  forme,  qui  prend  parfois  le  nom  de  manie  stupide,  est  excessive- 
ment rare. 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  6j 

tement  les  unes  qui  commencent  de  se  faire  oublier, 
et  de  ne  plus  être  vues  qu'à  peine,  tandis  que  d'au- 
tres parviennent  à  se  faire  apercevoir  —  là  où  elles 
avaient  toujours  été.  Une  très  intime  confusion  des 
changements  qu'entraînent  dans  la  vision  sa  durée, 
et  la  lassitude,  avec  ceux  dus  aux  mouvements  or- 
dinaires, doit  se  noter.  Certains  endroits  sur  l'éten- 
due de  cette  vision  s'exagèrent,  comme  un  membre 
malade  semble  plus  gros  et  encombre  l'idée  qu'on 
a  de  son  corps,  par  l'importance  que  lui  donne  la 
douleur.  Ces  points  forts  paraîtront  plus  faciles  à 
retenir,  plus  doux  à  être  vus.  C'est  de  là  que  le 
spectateur  s'élève  à  la  rêverie,  et  désormais  il  va 
pouvoir  étendre  à  des  objets  de  plus  en  plus  nom- 
breux des  caractères  particuliers  provenant  des  pre- 
miers et  des  mieux  connus.  Il  perfectionne  l'espace 
donné  en  se  souvenant  d'un  précédent.  Puis,  à  son 
gré,  il  arrange  et  défait  ses  impressions  successives. 
Il  peut  apprécier  d'étranges  combinaisons  :  il  regarde 
comme  un  être  total  et  solide  un  groupe  de  fleurs  ou 
d'hommes,  une  main,  une  joue  qu'il  isole,  une  tiiche 
de  clarté  sur  un  mur,  une  rencontre  d'animaux  mê- 
lés par  hasard.  Il  se  met  à  vouloir  se  figurer  des  en- 
sembles invisibles  dont  les  parties  lui  sont  données. 
Il  devine  les  nappes  qu'un  oiseau  dans  son  vol  en- 


64     INTROPUCTION   A   LA  MÉTHODE 

gendre,  la  courbe  sur  laquelle  glisse  une  pierre  lan- 
cée, les  surfaces  qui  définissent  nos  gestes,  et  les 
déchirures  extraordinaires,  les  arabesques  fluides,  les 
chambres  informes,  créées  dans  un  réseau  pénétrant 
tout,  par  la  rayure  grinçante  du  tremblement  des 
insectes,  le  roulis  des  arbres,  les  roues,  le  sourire 
humain,  la  marée.  Parfois,  les  traces  de  ce  qu'il  a 
imaginé  se  laissent  voir  sur  les  sables,  sur  les  eaux; 
parfois  sa  rétine  elle-même  peut  comparer,  dans  le 
temps,  à  quelque  objet  la  forme  de  son  déplace- 
ment. 

Des  formes  nées  du  mouvement,  il  y  a  un  pas- 
sage vers  les  mouvements  que  deviennent  les  for- 
mes, h  l'aide  d'une  simple  variation  de  la  durée.  Si 
la  goutte  de  pluie  paraît  comme  une  ligne,  mille  vi- 
brations comme  un  son  continu,  les  accidents  de  ce 
papier  comme  un  plan  poli  et  que  la  durée  de  l'im- 
pression s'y  emploie  seule,  une  forme  stable  peut  se 
remplacer  par  une  rapidité  convenable  dans  le  trans- 
fert périodique  d'une  chose  (ou  élément)  bien  choi- 
sie. Les  géomètres  pourront  introduire  le  temps,  la 
vitesse  dans  l'étude  des  formes,  comme  ils  pourront 
les  écarter  de  celle  des  mouvements  ;  et  les  langages 
feront  qu'une  jetée  s'allonge,  qu'une  montagne 
s'élève,  qu'une  statue  se  dresse.    Et   le  vertige  de 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  65 

l'analogie,  la  logique  de  la  continuité  transporte  ces 
actions  à  la  limite  de  leur  tendance,  à  l'impossibilité 
d'un  arrêt.  Tout  se  meut  de  degré  en  degré,  imagi- 
nairement.  Dans  cette  chambre  et  parce  que  je  laisse 
cette  pensée  durer  seule,  les  objets  agissent  comme 
la  flamme  de  la  lampe  :  le  fauteuil  se  consume  sur 
place,  la  table  se  décrit  si  vite  qu'elle  en  est  immo- 
bile, les  rideaux  coulent  sans  fin,  continûment.  Voici 
une  complexité  infinie  ;  pour  se  ressaisir  à  travers  la 
notion  des  corps,  la  circulation  des  contours,  la  mê- 
lée des  nœuds,  les  routes,  les  chutes,  les  tourbillons, 
l'écheveau  des  vitesses,  il  faut  recourir  à  notre  grand 
pouvoir,  d'oubli  ordonné  — _et,  sans  détruire  la  no- 
tion acquise,  on  installe  une  conception  abstraite  : 
celle  des  ordres  de  grandeur. 

Telle,  dans  l'agrandissement  de  <\  ce  qui  est 
donné  »,  expire  l'ivresse  de  ces  choses  particulières 
—  desquelles  il  n'y  a  pas  de  science.  En  les  regardant 
longuement,  si  l'on  y  pense,  elles  se  changent;  et  si 
l'on  n'y  pense  pas,  on  se  prend  dans  une  torpeur  qui 
tient  et  consiste  comme  un  rêve  tranquille,  où  l'on 
fixe  hypnotiquement  l'angle  d'un  meuble,  l'ombre 
d'une  feuille,  pour  s'éveiller  dès  qu'on  les  voit.  Cer- 
tains hommes  ressentent,  avec  une  délicatesse  spé- 
ciale, la  volupté  de  V individualité  des  objets.  Ils  pré- 


66    INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

fèrent  avec  délices,  dans  une  chose,  cette  qualité 
d'être  unique  —  qu'elles  ont  toutes.  Curiosité  qui 
trouve  son  expression  ultime  dans  la  fiction  et  les 
arts  du  théâtre  et  qu'on  a  nommée,  à  cette  extrémité, 
h  faculté  d'identification  (i).  Rien  n'est  plus  délibé- 
rément absurde  à  la  description  que  cette  témérité 
d'une  personne  se  déclarant  qu'elle  est  un  objet  dé- 
terminé et  qu'elle  en  ressent  les  impressions  —  cet 
objet  fût-il  matériel  (2)  !  Rien  n'est  plus  puissant 
dans  la  vie  Imaginative.  L'objet  choisi  devient  comme 
le  centre  de  cette  vie,  un  centre  d'associations  de 
plus  en  plus  nombreuses,  suivant  que  cet  objet  est 
plus  ou  moins  complexe.  Au  fond,  cette  faculté  ne 
peut  être  qu'un  moyen  d'exciter  la  vitalité  Imagina- 
tive, de  transformer  une  énergie  potentielle  en  ac- 
tuelle, jusqu'au  point  où  elle  devient  une  caractéris- 
tique pathologique,  et  domine  affreusement  la  stu- 
pidité croissante  d'une  intelligence  qui  s'en  va. 

Depuis  le  regard  pur  sur  les  choses  jusqu'à  ces 
états,  l'esprit  n'a  fait  qu'agrandir  ses  fonctions,  créer 
des  êtres  selon  les  problèmes  que  toute  sensation  lui 
pose  et  qu'il  résout  plus  ou  moins  aisément,  suivant 

(1)  Edgar  Poë,  sur  Shakespeare  (Marginalia). 

(2)  Si  l'on  ëclaircit  pourquoi  l'identification  à  un  objet  matériel  pa- 
raît plus  absurde  que  celle  à  un  objet  vivant,  on  aura  fait  un  pas  dans 
la  question. 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  67 

qu'il  lui  est  demandé  une  plus  ou  moins  forte  pro- 
duction de  tels  êtres.  On  voit  que  nous  touchons  ici 
à  la  pratique  même  de  la  pensée.  Penser  consiste, 
presque  tout  le  temps  que  nous  y  donnons,  à  errer 
parmi  des  motifs  dont  nous  savons,  avant  tout,  que 
nous  les  connaissons  plus  ou  moins  bien.  Les  choses 
pourraient  donc  se  classer  d'après  la  facilité  ou  la 
difficulté  qu'elles  offrent  à  notre  compréhension, 
d'après  le  degré  de  familiarité  que  nous  avons  avec 
elles,  et  selon  les  résistances  diverses  que  nous  op- 
posent leurs  conditions  ou  leurs  parties  pour  être 
imaginées  ensemble.  Reste  à  conjecturer  l'histoire 
de  cette  graduation  de  la  complexité. 


Le  monde  est  irrégulièrement  semé  de  dispositions 
régulières.  Les  cristaux  en  sont  ;  les  fleurs,  les 
feuilles  ;  maints  ornements  de  stries,  de  taches  sur 
les  fourrures,  les  ailes,  les  coquilles  des  animaux  ; 
les  traces  du  vent  sur  les  sables  et  les  eaux,  etc.  Par- 
fois, ces  effets  dépendent  d'une  sorte  de  perspective 
et  de  groupements  inconstants.  L'éloignement  les 
produit  ou  les  altère.  Le  temps  les  montre  ou  les 
voile.  Ainsi  le  nombre  des  décès,  des  naissances,  des 


68     INTRODUCTION   A   LA  MÉTHODE 

crimes  et  des  accidents  présente  une  régularité  dans 
sa  variation,  qui  s'accuse  d'autant  plus  qu'on  le  re- 
cherche dans  plus  d'années.  Les  événements  les  plus 
surprenants  et  les  plus  asymétriques  par  rapport  au 
cours  des  instants  voisins,  rentrent  dans  un  sem- 
blant d'ordre  par  rapport  à  de  plus  vastes  périodes. 
On  peut  ajouter  à  ces  exemples,  celui  des  instincts, 
des  habitudes  et  des  moeurs,  et  jusqu'aux  apparences 
de  périodicité  qui  ont  fait  naître  tant  de  systèmes  de 
philosophie  historique. 

La  connaissance  des  combinaisons  régulières  ap- 
partient aux  sciences  diverses,  et,  lorsqu'il  n'a  pas 
pu  s'en  constituer,  au  calcul  des  probabilités.  Notre 
dessein  n'a  besoin  que  de  cette  remarque  faite  dès 
que  nous  avons  commencé  d'en  parler  :  les  combi- 
naisons régulières,  soit  du  temps,  soit  de  l'espace, 
sont  irrégulièrement  distribuées  dans  le  champ  de 
notre  investigation.  Mentalement,  elles  paraissent 
s'opposer  à  une  quantité  de  choses  informes. 

Je  pense  qu'elles  pourraient  se  qualifier  les  «  pre- 
miers guides  de  l'esprit  humain  »,  si  une  telle  pro- 
position n'était  immédiatement  convertible.  De  toute 
façon,  elles  représentent  la  continuité {\).  Une  pensée^ 

(i)  Ce  mot  n'est  pas  ici  au  sens  des  mathématiciens.  Il  ne  s'agit  pas 
d'insérer  dans  un  intervalle  un   infini  dénombrable  et  un  infini  indé- 


DE    LÉONARD   DE    VINCI  69 

comporte  un  changement  ou  un  transfert  (d'atten- 
tion, par  exemple),  entre  des  éléments  supposés 
fixes  par  rapport  à  elle  et  qu'elle  choisit  dans  la  mé- 
moire ou  dans  la  perception  actuelle.  Si  ces  éléments 
sont  parfaitement  semblables,  ou  si  leur  différence 
se  réduit  à  une  simple  distance,  au  fait  élémentaire 
de  ne  pas  se  confondre,  le  travail  à  exercer  se  réduit 
à  cette  notion  purement  différentielle.  Ainsi  une 
ligne  droite  sera  la  plus  facile  à  concevoir  de  toutes 
les  lignes,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'effort  plus  petit 
pour  la  pensée  que  celui  à  exercer  en  passant  de  l'un 
de  ses  points  à  un  autre,  chacun  d'eux  étant  sembla- 
blement  placé  par  rapport  à  tous  les  autres.  En  d'au- 
tres termes,  toutes  ses  portions  sont  tellement  ho- 
mogènes, si  courtes  qu'on  les  conçoive,  qu'elles  se 
réduisent  toutes  à  une  seule,  toujours  la  même  :  et 
c'est  pourquoi  l'on  réduit  toujours  les  dimensions 
des  figures  à  des  longueurs  droites.  A  un  degré  plus 
élevé  de  complexité,  c'est  à  la  périodicité  qu'on  de- 
mande de  représenter  les  propriétés  continues,  car 
cette  périodicité,  quelle  ait  lieu  dans  le  temps  ou 


nombrable  de  valeurs;  il  ne  s'agit  que  de  l'intuition  naïve,  d'objets  qui 
font  penser  à  des  lois,  des  lois  qui  parlent  aux  yeux.  L'existence  ou  la 
possibilité  de  choses  semblables  est  le  premier  fait,  non  le  moins  éton- 
nant, de  cet  ordre. 


70    INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

dans  l'espace,  n'est  autre  chose  que  la  division  d'un 
objet  de  pensée,  en  fragments  tels  qu'ils  puissent  se 
remplacer  l'un  par  l'autre,  à  de  certaines  conditions 
définies,  —  ou  la  multiplication  de  cet  objet  sous  les 
mêmes  conditions. 

Pourquoi,  de  tout  ce  qui  existe,  une  partie  seule- 
ment peut-elle  se  réduire  ainsi  ?  Il  y  a  un  instant  où 
la  figure  devient  si  complexe,  où  l'événement  paraît 
si  neuf  qu'il  faut  renoncer  à  les  saisir  d'ensemble,  à 
poursuivre  leur  traduction  en  valeurs  continues.  A 
quel  point  les  Euclides  se  sont-ils  arrêtés  dans  l'in- 
telligence des  formes  ?  A  quel  degré  de  l'interruption 
de  la  continuité  figurée  se  sont-ils  heurtés?  C'est 
un  point  final  d'une  recherche  où  l'on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'être  tenté  par  les  doctrines  de  l'évolution. 
On  ne  veut  pas  s'avouer  que  cette  borne  peut  être 
définitive. 

e  sûr  est  que  toutes  les  spéculations  ont  pour 
fondement  et  pour  but  l'extension  de  la  continuité  à 
l'aide  de  métaphores,  d'abstractions  et  de  langages, 
Les  arts  en  font  un  usage  dont  nous  parlerons 
bientôt. 

^~^l^ous  arrivons  à  nous  représenter  le  monde  comme 
se  laissant  réduire,  çà  et  là,  en  éléments  intelligibles. 
Tantôt  nos  sens  y  suffisent,  d'autres  fois  les  plus  in- 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  71 

génieuses  méthodes  s'y  emploient,  mais  il  reste  des 
vides.  Les  tentatives  demeurent  lacunaires.  C'est  ici 
le  royaume  de  notre  héros.  Il  a  un  sens  extraordi- 
naire de  la  symétrie  qui  lui  fait  problème  de  tout.  A 
toute  fissure  de  compréhension  s'introduit  la  produc- 
tion de  son  esprit.  On  voit  de  quelle  commodité  il 
peut  être.  Il  est  comme  une  hypothèse  physique. 
Il  faudrait  l'inventer,  mais  il  existe;  l'homme  uni- 
versel peut  maintenant  s'imaginer.  Un  Léonard  de 
Vinci  peut  exister  dans  nos  esprits,  sans  les  trop 
éblouir,  au  titre  d'une  notion  :  une  rêverie  de  son 
pouvoir  peut  ne  pas  se  perdre  trop  vite  dans  la 
brume  de  mots  et  d'épithètes  considérables,  propices 
à  l'inconsistance  de  la  pensée.  Croirait-on  que  lui- 
même  se  fût  satisfait  de  tels  mirages? 

Il  garde,  cet  esprit  symbolique,  la  plus  vaste 
collection  de  formes,  un  trésor  toujours  clair  des 
attitudes  de  la  nature,  une  puissance  toujours 
imminente  et  qui  grandit  selon  l'extension  de  son 
domaine.  Une  foule  d'êtres,  une  foule  de  souvenirs 
possibles,  la  force  de  reconnaître  dans  l'étendue  du 
monde  un  nombre  extraordinaire  de  choses  distinctes 
et  de  les  arranger  de  mille  manières,  le  constituent. 
Il  est  le  maître  des  visages,  des  anatomies,  des  ma- 
chines. Il  sait  de  quoi  se  fait  un  sourire;  il  peut  le 


72     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

mettre  sur  la  face  d'une  maison,  aux  plis  d'un  jardin  ; 
il  échevèle  et  frise  les  filaments  des  eaux,  les  langues 
des  feux.  En  bouquets  formidables,  si  sa  main  figure 
les  péripéties  des  attaques  qu'il  combine,  se  décrivent 
les  trajectoires  de  milliers  de  boulets  écrasant  les  ra- 
velins  de  cités  et  de  places,  à  peine  construites  par  lui 
dans  tous  leurs  détails  et  fortifiées.  Comme  si  les  va- 
riations des  choses  lui  paraissaient  dans  le  calme  trop 
lentes,  il  adore  les  batailles,  les  tempêtes,  le  déluge. 
Il  s'est  élevé  à  les  voir  dans  leur  ensemble  mécani- 
que, et  à  les  sentir  dans  l'indépendance  apparente  ou 
la  vie  de  leurs  fragments,  dans  une  poignée  de  sable 
envolée  éperdue,  dans  l'idée  égarée  de  chaque  com- 
battant où  se  tort  une  passion  et  une  douleur  in- 
time (i).  Il  est  dans  le  petit  corps  «  timide  et  brus- 
que v>  des  enfants,  il  connaît  les  restrictions  du  geste 
des  vieillards  et  des  femmes,  la  simplicité  du  cada- 
vre. Il  a  le  secret  de  composer  des  êtres  fantastiques 
dont  l'existence  devient  probable,  où  le  raisonne- 
ment qui  accorde  leurs  parties  est  si  rigoureux  qu'il 
suggère  la  vie  et  le  naturel  de  l'ensemble.  11  fait  un 


(i)  Voir  la  description  d'une  bataille,  du  déluge,  etc.,  au  Traité  de 
la  peinture  ti  dans  les  manuscrits  de  l'Institut.  (Ed.  Ravaisson-MoUien.) 
Aux  manuscrits  de  Windsor  se  voient  les  dessins  des  tempêtes,  bom- 
l)ardements,  etc. 


DE    LEONARD    DE    VINCI 


christ,  un  ange,  un  monstre  en  prenant  ce  qui  est 
connu,  ce  qui  est  partout,  dans  un  ordre  nouveau, 
en  profitant  de  l'illusion  et  de  l'abstraction  de  la 
peinture,  laquelle  ne  produit  qu'une  seule  qualité  des 
choses,  et  les  évoque  toutes. 

Des  précipitations  ou  des  lenteurs  simulées  par 
les  chutes  des  terres  et  des  pierres,  des  courbures 
massives  aux  draperies  multipliées;  des  fumées 
poussant  sur  les  toits  aux  arborescences  lointaines, 
aux  hêtres  gazeux  des  horizons;  des  poissons  aux 
oiseaux  ;  des  étincelles  solaires  de  la  mer  aux  mille 
minces  miroirs  des  feuilles  de  bouleau;  des  écailles 
aux  éclats  marchant  sur  les  golfes;  des  oreilles  et 
des  boucles  aux  tourbillons  figés  des  coquilles,  il 
va.  Il  passe  de  la  coquille  à  l'enroulement  de  la  tu- 
meur des  ondes,  de  la  peau  des  minces  étangs  à  des 
veines  qui  la  tiédiraient,  à  des  mouvements  élémen- 
taires de  reptation,  aux  couleuvres  fluides.  Il  vivifie. 
L'eau,  autour  du  nageur  (i),  il  la  colle  en  écharpes, 
en  langes  moulant  les  efforts  des  muscles.  L'air,  il 
le  iixQ  dans  le  sillage  des  alouettes  en  effilo- 
chures  d'ombre,  en  fuites  mousseuses  de  bulles 
que  ces  routes  aériennes   et    leur    fine  respiration 

(i)  Croquis  dans  les  manuscrits  de  l'Institut. 


74     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

doivent  défaire  et  laisser  à  travers  les  feuillets 
bleuâtres  de  l'espace,  l'épaisseur  du  cristal  vague  de 
l'espace. 

Il  reconstruit  tous  les  édifices;  tous  les  modes  de 
s'ajouter  des  matériaux  les  plus  différents  le  tentent. 
Il  jouit  des  choses  distribuées  dans  les  dimensions 
de  l'espace;  des  voussures,  des  charpentes,  des 
dômes  tendus  ;  des  galeries  et  des  loges  alignées  ; 
des  masses  que  retient  en  l'air  leur  poids  dans  des 
arcs;  des  ricochets  des  ponts;  des  profondeurs  de  la 
verdure  des  arbres  s'éloignant  dans  une  atmosphère 
où  elle  boit;  de  la  structure  des  vols  migrateurs  dont 
les  triangles  aigus  vers  le  sud  montrent  une  combi- 
naison rationnelle  d'êtres  vivants. 

Il  se  joue,  il  s'enhardit,  il  traduit  dans  cet  univer- 
sel langage  tous  ses  sentiments  avec  clarté.  L'abon- 
dance de  ses  ressources  métaphoriques  le  permet. 
Son  goût  de  n'en  pas  finir  avec  ce  que  contient  le 
plus  léger  fragment,  le  moindre  éclat  du  monde  lui 
renouvelle  sa  force  et  la  cohésion  de  son  être.  Sa 
joie  finit  en  décorations  de  fêtes,  en  inventions  char- 
mantes, et  quand  il  rêvera  de  construire  un  homme 
volant,  il  le  verra  s'élever  pour  chercher  de  la  neige 
à  la  cime  des  monts  et  revenir  en  épandre  sur  les 
pavés  de  la  ville  tout  vibrants  de  chaleur,  l'été.  Son 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  75 

émotion  s'élude  en  le  délice  de  visages  purs  que 
fripe  une  moue  d'ombre,  en  le  geste  d'un  dieu  qui 
se  tait.  Sa  haine  connaît  toutes  les  armes,  toutes  les 
ruses  de  l'ingénieur,  toutes  les  subtilités  du  stra- 
tège. 11  établit  des  engins  de  guerre  formidables, 
qu'il  protège  par  les  bastions,  les  caponnières,  les 
saillants,  les  fossés  garnis  d'écluses  pour  déformer 
subitement  l'aspect  d'un  siège;  et  je  me  souviens, 
en  y  goûtant  la  belle  défiance  italienne  du  xvi^  siècle, 
qu'il  a  bâti  des  donjons  où  quatre  volées  d'escalier, 
indépendantes  autour  du  même  axe,  séparaient  les 
mercenaires  de  leurs  chefs,  les  troupes  de  soldats  à 
gages  les  unes  des  autres. 

Il  adore  ce  corps  de  l'homme  et  de  la  femme  qui 
se  mesure  à  tout.  Il  en  sent  la  hauteur,  et  qu'une 
rose  peut  venir  jusqu'à  la  lèvre;  et  qu'un  grand  pla- 
tane le  surpasse  vingt  fois,  d'un  jet  d'où  le  feuillage 
redescend  jusqu'à  ses  boucles;  et  qu'il  emplit  de  sa 
forme  rayonnante  une  salle  possible,  une  concavité 
de  voûte  qui  s'en  déduit,  une  place  naturelle  qui 
compte  ses  pas.  11  guette  la  chute  légère  du  pied  qui 
se  pose,  le  squelette  silencieux  dans  les  chairs,  les 
comcidences  de  la  marche,  tout  le  jeu  superficiel  de 
chaleur  et  fraîcheur  frôlant  les  nudités,  blancheur 
diffuse  ou  bronze,  fondues  sur  un  mécanisme.  Et  la 


76     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

face,  cette  chose  éclairante,  éclairée,  la  plus  particu- 
lière des  choses  visibles,  la  plus  magnétique,  la 
plus  difficile  à  regarder  sans  y  lire,  le  possède. 
Dans  la  mémoire  de  chacun,  demeurent  quelques 
centaines  de  visages  avec  leurs  variations,  vague- 
ment. Dans  la  sienne,  ils  étaient  ordonnés  et  elles 
se  suivaient  d'une  physionomie  à  l'autre;  d'une  iro- 
nie à  l'autre,  d'une  sagesse  à  une  moindre,  d'une 
bonté  à  une  divinité,  —  par  symétrie.  Autour  des 
yeux,  points  fixes  dont  l'éclat  se  change,  il  fait  jouer 
et  se  tirer  jusqu'à  tout  dire,  le  masque  où  se  con- 
fondent une  architecture  complexe  et  des  moteurs 
distincts  sous  l'uniforme  peau. 

. —     Dans   la   multitude    des   esprits,    celui-ci    paraît 

■  comme  une  de  ces  combinaisons  régulières  dont 
nous  avons  parlé  :  il  ne  semble  pas,  comme  la  plu- 
part des  autres,  devoir  se  lier,  pour  être  compris,  à 

j  une  nation,  à  une  tradition,  à  un  groupe  exerçant  le 
même  art.  Le  nombre  et  la  communication  de  ses 
actes  en  font  un  objet  symétrique,  une  sorte  de  sys- 
tème complet  en  lui-même,  ou  qui  se  rend  tel  inces- 

l_samment. 

Il  est  fait  pour  désespérer  l'homme  moderne  qui 
est  détourné  dès  l'adolescence,  dans  une  spécialité 
où  l'on    croit   qu'il    doit  devenir   supérieur   parce 


DE    LEONARD    DE    VINCI  77 

qu'il  y  est  enfermé  :  on  invoque  la  variété  des 
méthodes,  la  quantité  des  détails,  l'addition  conti- 
nuelle de  faits  et  de  théories,  pour  n'aboutir  qu'à 
confondre  l'observateur  patient,  le  comptable  méti- 
culeux de  ce  qui  est,  l'individu  qui  se  réduit,  non 
sans  mérite  —  si  ce  mot  a  un  sens  !  —  aux  habitudes 
minutieuses  d'un  instrument,  avec  celui  pour  qui  ce 
travail  est  fait,  le  poète  de  l'hypothèse,  l'édificateur 
de  matériaux  analytiques.  Au  premier,  la  patience, 
la  direction  monotone,  la  spécialité  et  tout  le  temps. 
L'absence  de  pensée  est  sa  qualité.  Mais  Tautre^doit 
circuler  au  travers  des  séparations  et  des  cloisonne- 
ments. Son  rôle  est  de  les  enfreindre.  Je  voudrais 
suggérer  ici  une  analogie  de  la  spécialité  avec  ces 
états  de  stupéfaction  dus  à  une  sensation  prolongée, 
auxquels  j'ai  fait  allusion.  Mais,  le  meilleur  argument 
est  que,  neuf  fois  sur  dix,  toute  grande  nouveauté 
dans  un  ordre  est  obtenue  par  l'intrusion  de  moyens, 
et  de  notions  qui  n'y  étaient  pas  prévus  ;  venant 
d'attribuer  ces  progrès  h  la  formation  d'images,  puis 
de  langages,  nous  ne  pouvons  éluder  cette  consé- 
quence que  la  quantité  de  ces  langages  possédée 
par  un  homme,  influe  singulièrement  sur  le  nombre 
des  chances  qu'il  peut  avoir  d'en  trouver  de  nou- 
veaux. 11  serait  facile  de  montrer  que  tous  les  esprits 


78     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

qui  ont  servi  de  substance  à  des  générations  de 
chercheurs  et  d'ergoteurs,  et  dont  les  restes  ont 
nourri,  pendant  des  siècles,  l'opinion  humaine,  la 
manie  humaine  de  faire  écho,  ont  été  plus  ou  moins 
universels.  Les  noms  d'Aristote,  Descartes,  Leibniz, 
Kant,  Diderot,  suffisent  à  l'établir. 

Nous  touchons  maintenant  aux  joies  de  la  cons- 
truciion.  Nous  tenterons  de  justifier  par  quelques 
exemples  les  précédentes  vues,  et  de  montrer,  dans 
son  application,  la  possibilité  et  presque  la  nécessité 
d'un  jeu  général  de  la  pensée.  Je  voudrais  que  l'on 
vît  avec  quelle  difficulté  les  résultats  particuliers  que 
j'effleurerai  seraient  obtenus,  si  des  concepts  en 
apparence  étrangers  ne  s'y  employaient  en  nombre. 


Celui  que  n'a  jamais  saisi  —  fût-ce  en  rêve  !  — 
le  dessein  d'une  entreprise  qu'il  est  le  maître  d'aban- 
donner, l'aventure  d'une  construction  finie  quand 
les  autres  voient  qu'elle  commence,  et  qui  n'a  pas 
connu  l'enthousiasme  brûlant  une  minute  de  lui- 
même,  le  poison  de  la  conception,  le  scrupule,  la 
froideur  des  objections  intérieures  et  cette  lutte  des 
pensées  alternatives  où  la  plus  forte  et  la  plus  uni- 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  79 

verselle  devrait  triompher  même  de  l'habitude, 
même  de  la  nouveauté,  —  celui  qui  n'a  pas  regardé 
dans  la  blancheur  de  son  papier  une  image  troublée 
par  le  possible,  et  par  le  regret  de  tous  les  signes 
qui  ne  seront  pas  choisis,  —  ni  vu  dans  l'air  limpide 
une  bâtisse  qui  n'y  est  pas,  —  celui  que  n'ont  pas 
hanté  le  vertige  de  Téloignement  d'un  but,  l'inquié- 
tude des  moyens,  la  prévision  des  lenteurs  et  des 
désespoirs,  le  calcul  des  phases  progressives,  le  rai- 
sonnement projeté  sur  l'avenir,  y  désignant  même 
ce  qu'il  ne  faudra  pas  raisonner  alors,  celui-là  ne 
connaît  pas  davantage,  quel  que  soit  d'ailleurs  son 
savoir,  la  richesse  et  la  ressource  et  l'étendue  spiri- 
tuelle qu'illumine  le  fait  conscient  de  construire.  Et 
les  dieux  ont  reçu  de  l'esprit  humain  le  don  de  créer, 
parce  que  cet  esprit  étant  périodique  et  abstrait,  peut 
agrandir  ce  qu'il  conçoit  jusqu'à  ce  qu'il  ne  le  con- 
çoive plus. 

Construire  existe  entre  un  projet  ou  une  vision 
déterminée,  et  les  matériaux  que  l'on  a  choisis.  On 
substitue  un  ordre  à  un  autre  qui  est  initial,  quels 
que  soient  les  objets  qu'on  ordonne,  .Ce  sont  des 
pierres,  des  couleurs,  des  mots,  des  concepts,  des 
hommes,  etc.,  leur  nature  particulière  ne  change 
pas  les  conditions  générales  de  cette  sorte  de  mu- 


8o    INTRODUCTION   A   LA  MÉTHODE 

sique  où  elle  ne  joue  encore  que  le  rôle  du  timbre, 
si  l'on  poursuit  la  métaphore.  L'étonnant  est  de 
ressentir  parfois  l'impression  de  justesse  et  de  con- 
sistance dans  les  constructions  humaines  —  faites 
de  l'agglomération  d'objets  apparemment  irréduc- 
tibles —  comme  si  celui  qui  les  a  disposées  leur  eût 
connu  de  secrètes  affinités.  Mais  Tétonnement  dépasse 
tout,  lorsqu'on  s'aperçoit  que  l'auteur,  dans  l'im- 
mense majorité  des  cas,  est  incapable  de  se  rendre 
lui-même  le  compte  des  chemins  suivis  et  qu'il  est 
détenteur  d'un  pouvoir  dont  il  ignore  les  ressorts.  Il 
ne  peut  jamais  prétendre  d'avance  à  un  succès.  Par 
quels  calculs  les  parties  d'un  édifice,  les  éléments 
d'un  drame,  les  composantes  d'une  victoire,  arrivent- 
ils  à  se  pouvoir  comparer  entre  eux?  Par  quelle  série 
d'analyses  obscures  la  production  d'une  œuvre  est- 
elle  amenée? 

En  pareil  cas,  il  est  d'usage  de  se  référer  à  l'instinct 
pour  éclaircir,  mais  ce  qu'est  l'instinct  n'est  pas  trop 
éclairci  lui-même,  et,  d'ailleurs,  il  faudrait  ici  avoir 
recours  à  des  instincts  rigoureusement  exceptionnels 
et  personnels,  c'est-à-dire  à  la  notion  contradictoire 
d'une  «  habitude  héréditaire  »  qui  ne  serait  pas  plus 
habituelle  qu'elle  n'est  héréditaire. 

Construire,  dès  que  cet  effort  aboutit  à  quelque 


DE    LEONARD    DE    VINCI  8i 

compréhensible  résultat,  doit  faire  songer  à  une 
commune  mesure  des  termes  mis  en  œuvre,  un  élé- 
ment ou  un  principe  que  suppose  déjà  le  fait  simple 
de  prendre  conscience  et  qui  peut  n'avoir  d'autre 
existence  qu'une  abstraite  ou  imaginaire.  Nous  ne 
pouvons  nous  représenter  un  tout  fait  de  change- 
ments, un  tableau,  un  édifice  de  qualités  multiples, 
que  comme  lieu  des  modalités  d'une  seule  matière 
ou  loij  dont  la  continuité  cachée  est  affirmée  par 
nous  au  même  instant  que  nous  reconnaissons  pour 
un  ensemble,  pour  domaine  limité  de  notre  inves- 
tigation, cet  édifice.  Voici  encore  ce  postulat  psy- 
chique de  continuité  qui  ressemble  dans  notre 
connaissance  au  principe  de  l'inertie  dans  la  méca- 
nique. Seules,  les  combinaisons  purement  abstraites, 
purement  différentielles,  telles  que  les  numériques, 
peuvent  se  construire  à  l'aide  d'unités  déterminées; 
remarquons  qu'elles  sont  dans  le  même  rapport  avec 
les  autres  constructions  possibles  que  les  portions 
régulières  dans  le  monde  avec  celles  qui  ne  le  sont 
pas. 


Il  y  a  dans  l'art  un  mot  qui  peut  en  nommer  tous 
les  modes,  toutes  les  fantaisies  et  qui  supprime  d'un 


82     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

coup  toutes  les  prétendues  difficultés  tenant  à  son 
opposition  ou  à  son  rapprochement  avec  cette  nature, 
jamais  définie,  et  pour  cause  :  c'est  ornement.  Qu'on 
veuille  bien  se  rappeler  successivement  les  groupes 
de  courbes,  les  coïncidences  de  divisions  couvrant 
les  plus  antiques  objets  connus,  les  profils  de  vases 
et  de  temples;  les  carreaux,  les  spires,  les  oves,  les 
stries  des  anciens;  les  cristallisations  et  les  murs 
voluptueux  des  Arabes;  les  ossatures  et  les  symé- 
tries gothiques;  les  ondes,  les  feux,  les  fleurs  sur  la 
laque  et  le  bronze  japonais;  et  dans  chacune  de  ces 
époques,  l'introduction  des  similitudes  des  plantes, 
des  bêtes  et  des  hommes,  le  perfectionnement  de 
ces  ressemblances  :  la  peinture,  la  sculpture.  Qu'on 
évoque  le  langage  et  sa  mélodie  primitive,  la  sépa- 
ration des  paroles  et  de  la  musique,  l'arborescence 
de  chacune,  l'invention  des  verbes,  de  l'écriture,  la 
complexité  figurée  des  phrases  devenant  possible, 
l'intervention  si  curieuse  des  mots  abstraits;  et, 
d'autre  part,  le  système  des  sons  s'assouplissant, 
s'étendant  de  la  voix  aux  résonances  des  matériaux, 
s'approfondissant  par  l'harmonie,  se  variant  par 
l'usage  des  timbres.  Enfin  qu'on  aperçoive  le  paral- 
lèle progrès  des  formations  de  la  pensée  à  travers  les 
sortes   d'onomatopées   psychiques    primitives,    les 


DE    LEONARD    DE    VINCI  83 

symétries  et  les  contrastes  élémentaires,  puis  les 
idées  de  substance,  les  métaphores,  les  bégayements 
de  la  logique,  les  formalismes  et  les  entités,  les  êtres 
métaphysiques... 

Toute  cette  vitalité  multiforme  peut  s'apprécier 
sous  le  rapport  ornemental.  Les  manifestations  énu- 
mérées  peuvent  se  considérer  comme  des  portions 
finies  d'espace  ou  de  temps  contenant  diverses  varia- 
tions, qui  sont  parfois  des  objets  caractérisés  et 
connus,  mais  dont  la  signification  et  l'usage  ordi- 
naire sont  négligés,  pour  que  n'en  subsistent  que 
l'ordre  et  les  réactions  mutuelles.  De  cet  ordre  dépend 
l'efifet.  L'effet  est  le  but  ornemental,  et  l'œuvre  prend 
ainsi  le  caractère  d'un  mécanisme  à  impressionner 
un  public,  à  faire  surgir  les  émotions  et  se  répondre 
les  images. 

De  ce  point  de  vue,  la  conception  ornementale 
est  aux  arts  particuliers  ce  que  la  mathématique  est 
aux  autres  sciences.  De  même  que  les  notions  phy- 
siques de  temps,  longueur,  densité,  masse,  etc..  ne 
sont  dans  les  calculs  que  des  quantités  homogènes 
et  ne  retrouvent  leur  individualité  que  dans  l'inter- 
prétation des  résultats,  de  même  les  objets  choisis 
et  ordonnés  en  vue  d'un  effet  sont  comme  détachés 
de  la  plupart  de  leurs  propriétés  et  ne  les  reprennent 


84     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

que  dans  cet  effet,  dans  l'esprit  non  prévenu  du 
spectateur.  C'est  donc  par  une  abstraction  que 
l'œuvre  d'art  peut  se  construire,  et  cette  abstraction 
est  plus  ou  moins  énergique,  plus  ou  moins  facile  à 
définir,  selon  que  les  éléments  empruntés  à  la  réalité 
en  sont  des  portions  plus  ou  moins  complexes. 
Inversement,  c'est  par  une  sorte  d'induction,  par  la 
production  d'images  mentales  que  toute  œuvre  d'art 
et  cette  production  doit  être  également 
ptus  ou  moins  énergique,  plus  ou  moins  fatigante 
selon  qu'un  simple  entrelacs  sur  un  vase  ou  une 
phrase  brisée  de  Pascal  la  sollicite. 


Le  peintre  dispose  sur  un  plan  des  pâtes  colorées 
dont  les  lignes  de  séparation,  les  épaisseurs,  les 
fusions  et  les  heurts  doivent  lui  servir  à  s'exprimer. 
Le  spectateur  n'y  voit  qu'une  image  plus  ou  moins 
fidèle  de  chairs,  de  gestes,  de  paysages,  comme  par 
quelque  fenêtre  du  mur  du  musée.  Le  tableau  se 
juge  dans  l,e  même  esprit  que  la  réalité.  On  se  plaint 
de  la  laideur  de  la  figure,  d'autres  en  tombent  amou- 
reux; certains  se  livrent  à  la  psychologie  la  plus 
verbeuse  ;  quelques-uns  ne  regardent  que  les  mains 
qui  leur  paraissent  toujours  inachevées.  Le  fait  est 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  85 

que,  par  une  insensible  exigence,  le  tableau  doit 
reproduire  les  conditions  physiques  et  naturelles  de 
notre  milieu.  La  pesanteur  s'y  exerce,  la  lumière  s'y 
propage  comme  ici  ;  et,  graduellement,  se  placèrent 
au  premier  rang  des  connaissances  picturales  l'ana- 
tomie  et  la  perspective  :  je  crois  cependant  que  la 
méthode  la  plus  sûre  pour  juger  une  peinture,  c'est 
de  n'y  rien  reconnaître  d'abord  et  de  faire  pas  à  pas 
la  série  d'inductions  que  nécessite  une  présence 
simultanée  de  taches  colorées  sur  un  champ  limité, 
pour  s'élever  de  métaphores  en  métaphores,  de 
suppositions  en  suppositions  à  l'intelligence  du  sujet 
—  parfois  à  la  simple  conscience  du  plaisir  —  qu'on 
n'a  pas  toujours  eu  d'avance. 

Je  ne  pense  pas  pouvoir  donner  un  plus  amusant 
exemple  des  dispositions  générales  à  l'égard  de  la 
peinture  que  la  célébrité  de  ce  «  sourire  de  la 
Joconde  »,  auquel  l'épithète  de  mystérieux  semble 
irrévocablement  fixée.  Ce  pli  de  visage  a  eu  la  for- 
tune de  susciter  la  phraséologie,  que  légitiment, 
dans  toutes  les  littératures,  les  titres  de  «  Sensa- 
tions »  ou  \<  Impressions  »  d'art.  Il  est  enseveli  sous 
l'amas  des  vocables  et  disparaît  parmi  tant  de  para- 
graphes qui  commencent  à  le  déclarer  troublant  et 
finissent   à    une    description    d'âme    généralement 


86     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

vague.   Il  mériterait  cependant  des  études   moins 
enivrantes.  Ce  n'est  pas  d'imprécises  observations 
et  de  signes  arbitraires  que  se  servait  Léonard.  La*"*^ 
Joconde  n'eût  jamais  été  faite.  Une  sagacité  perpé-      / 
tuelle  le  guidait.  •^b—' 

Au  fond  de  la  Cène,  il  y  a  trois  fenêtres.  Celle  du 
milieu,  qui  s'ouvre  derrière  Jésus,  est  distinguée 
des  autres  par  une  corniche  en  arc  de  cercle.  Si  l'on 
prolonge  cette  courbe,  on  obtient  une  circonférence 
dont  le  centre  est  sur  le  Christ.  Toutes  les  grandes 
lignes  de  la  fresque  aboutissent  à  ce  point  ;  la  symé- 
trie de  l'ensemble  est  relative  à  ce  centre  et  à  la 
longue  ligne  de  la  table  d'agape.  Le  mystère,  s'il 
y  en  a  un,  est  celui  de  savoir  comment  nous 
jugeons  mystérieuses  de  telles  combinaisons;  et 
celui-là,  je  crains,  peut  être  éclairci. 

Ce  n'est  pas  dans  la  peinture,  néanmoins,  que 
nous  choisirons  l'exemple  saisissant  qu'il  faut  de  la 
communication  entre  les  diverses  activités  de  la 
pensée.  La  foule  des  suggestions  émanant  du  besoin 
de  diversifier  et  de  peupler  une  surface,  la  ressem- 
blance des  premières  tentatives  de  cet  ordre  avec 
certaines  ordinations  naturelles,  l'évolution  de  la 
sensibilité  rétinienne  seront  ici  délaissées,  de  crainte 
d'entraîner  le  lecteur  vers  des  spéculations  bien  trop 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  87 

arides.  Un   art   plus  vaste   et  comme  l'ancêtre  de 
celui-ci,  servira  mieux  nos  intentions. 


Le  mot  de  construction  que  j'ai  employé  à  dessein 
—  pour  désigner  plus  fortement  le  problème  de 
l'intervention  humaine  dans  les  choses  du  monde, 
et  pour  donner  à  l'esprit  du  lecteur  une  direction 
vers  la  logique  du  sujet,  une  suggestion  maté- 
rielle —  ce  mot  prend  maintenant  sa  signification 
restreinte.  L'architecture  devient  notre  exemple. 

Le  monument  (qui  compose  la  Cité,  laquelle  est 
presque  toute  la  civilisation)  est  un  être  si  complexe 
que  notre  connaissance  y  épèle  successivement  un 
décor  faisant  partie  du  ciel  et  changeant,  puis  une 
richissime  texture  de  motifs  selon  hauteur,  largeur 
et  profondeur,  infiniment  variés  par  les  perspectives  ; 
puis  une  chose  solide,  résistante,  hardie,  avec  des 
caractères  d'animal  :  une  subordination,  une  mem- 
brure, et,  finalement,  une  machine  dont  la  pesanteur 
est  l'agent,  qui  conduit  de  notions  géométriques  à 
des  considérations  dynamiques  et  jusqu'aux  spécu- 
lations les  plus  ténues  de  la  physique  moléculaire 


88     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

dont  il  suggère  les  théories,  les  modèles  représen- 
tatifs des  structures.  C'est  à  travers  le  monument, 
ou  plutôt  parmi  ses  échafaudages  imaginaires  faits 
pour  accorder  ses  conditions  entre  elles  —  son 
appropriation  avec  sa  stabilité,  ses  proportions  avec 
sa  situation,  sa  forme  avec  sa  matière  —  et  pour 
harmoniser  chacune  de  ces  conditions  avec  elle- 
même,  ses  millions  d'aspects  entre  eux,  ses  équi- 
libres entre  eux,  ses  trois  dimensions  entre  elles, 
que  nous  recomposons  le  mieux  la  clarté  une  d'une 
intelligence  léonardienne.  Elle  peut  se  jouer  à  con- 
cevoir les  sensations  futures  de  l'homme  qui  fera  le 
tour  de  l'édifice,  s'en  rapprochera,  paraîtra  à  une 
fenêtre,  et  ce  qu'il  apercevra;  à  suivre  le  poids  des 
faîtes  conduit  le  long  des  murs  et  des  voussures 
jusqu'à  la  fondation  ;  à  sentir  les  efforts  contrariés 
des  charpentes,  les  vibrations  du  vent  qui  les  obsé- 
dera ;  à  prévoir  les  formes  de  la  lumière  libre  sur  les 
tuiles,  les  corniches,  et  diffuse,  encagée  dans  les 
salles  que  le  soleil  touche  aux  planchers.  Elle  éprou- 
vera et  jugera  le  faix  du  linteau  sur  les  supports, 
l'opportunité  de  l'arc,  les  difficultés  des  voûtes,  les 
cascades  d'escaliers  vomis  de  leurs  perrons,  et  toute 
l'invention  qui  se  termine  en  une  masse  durable, 
ornée,    défendue,    mouillée   de   vitres,    faite   pour 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  89 

nos  vies,  pour  contenir  nos  paroles  et  d'où  fuient 
nos  fumées. 

Communément,  l'architecture  est  méconnue. 
L'opinion  qu'on  en  a  varie  du  décor  de  théâtre  à  la 
maison  de  rapport.  Je  prie  qu'on  se  rapporte  à  la 
notion  de  la  Cité  pour  en  apprécier  la  généralité,  et 
qu'on  veuille  bien,  pour  en  connaître  le  charme  com- 
plexe, se  rappeler  l'infinité  de  ses  aspects  :  l'immo- 
bilité d'un  édifice  est  l'exception  ;  le  plaisir  est  de  se 
déplacer  jusqu'à  le  mouvoir  et  à  jouir  de  toutes  les 
combinaisons  que  donnent  ses  membres,  qui  va- 
rient :  la  colonne  tourne,  les  profondeurs  dérivent, 
des  galeries  glissent,  mille  visions  s'évadent  du 
monument,  mille  accords. 

(Maint  projet  d'une  église,  jamais  réalisée,  se  ren- 
contre dans  les  manuscrits  de  Léonard.  On  y  devine 
généralement  un  Saint-Pierre  de  Rome,  que  fait 
regretter  celui  de  Michel-Ange.  Léonard,  à  la  fin  de 
la  période  ogivale  et  au  milieu  de  l'exhumation  des 
antiques,  retrouve,  entre  ces  deux  types,  le  grand 
dessein  des  Byzantins  ;  l'élévation  d'une  coupole  sur 
des  coupoles,  les  gonflements  superposés  de  dômes 
foisonnant  autour  du  plus  haut,  mais  avec  une  har- 
diesse et  une  pure  ornementation  que  les  architectes 
de  Justinien  n'ont  jamais  connues.) 


90     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

L'être  de  pierre  existe  dans  l'espace  :  ce  qu'on 
appelle  espace  est  relatif  à  la  conception  de  tels  édi- 
fices qu'on  voudra;  l'édifice  architectural  interprète 
l'espace  et  conduit  à  des  hypothèses  sur  sa  nature, 
d'une  manière  toute  particulière,  car  il  est  à  la  fois 
un  équilibre  de  matériaux  par  rapport  à  la  gravi- 
tation, un  ensemble  statique  visible  et,  dans  chacun 
de  ces  matériaux,  un  autre  équilibre,  moléculaire  et 
mal  connu.  Celui  qui  compose  un  monument  se 
représente  d'abord  la  pesanteur  et  pénètre  aussitôt 
après  dans  l'obscur  royaume  atomique.  11  se  heurte 
au  problème  de  la  structure  :  savoir  quelles  combi- 
naisons doivent  s'imaginer  pour  satisfaire  aux 
conditions  de  résistance,  d'élasticité,  etc.,  s'exerçant 
dans  un  espace  donné.  On  voit  quel  est  l'élargisse- 
ment logique  de  la  question,  et  comment,  du  do- 
maine architectural,  si  généralement  abandonné  aux 
praticiens,  l'on  passe  aux  plus  profondes  théories  de 
physique  générale  et  de  mécanique. 

Grâce  à  la  docilité  de  l'imagination,  les  propriétés 
d'un  édifice  et  celles  intimes  d'une  substance  quel- 
conque s'éclairent  mutuellement.  L'espace,  dès  que 
nous  voulons  nous  le  figurer,  cesse  aussitôt  d'être 
vide,  se  remplit  d'une  foule  de  constructions  arbi- 
traires et  peut,  dans  tous  les  cas,  se  remplacer  par 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  91 

la  juxtaposition  de  figures  qu'on  sait  rendre  aussi 
petites  qu'il  est  nécessaire.  Un  édifice,  si  complexe 
qu'on  pourra  le  concevoir,  multiplié  et  proportion- 
nellement rapetissé,  représentera  l'élément  d'un 
milieu  dont  les  propriétés  dépendront  de  celles 
de  cet  élément.  Nous  nous  trouvons  ainsi  pris  et 
nous  déplaçant  dans  une  quantité  de  structures. 
Qu'on  remarque  autour  de  soi  de  quelles  façons  dif- 
férentes l'espace  est  occupé,  c'est-à-dire  formé,  con- 
cevable, et  qu'on  fasse  un  effort  vers  les  conditions 
qu'impliquent,  pour  être  perçues,  avec  leurs  qualités 
particulières,  les  choses  diverses,  une  étoffe,  un 
minéral,  un  liquide,  une  fumée,  on  ne  s'en  donnera 
une  idée  nette  qu'en  grossissant  une  particule  de  ces 
textures  et  en  y  intercalant  un  édifice  tel  que  sa 
simple  multiplication  reproduise  une  structure  ayant 
les  mêmes  propriétés  que  celle  considérée...  A 
l'aide  de  ces  conceptions,  nous  pouvons  circuler 
sans  discontinuité  à  travers  les  domaines  apparem- 
ment si  distincts  de  l'artiste  et  du  savant,  de  la 
construction  la  plus  poétique  et  même  la  plus  fantas- 
tique jusqu'à  celle  tangible  et  pondérable.  Les  pro- 
blèmes de  la  composition  sont  réciproques  des 
problèmes  de  l'analyse;  et  c'est  une  conquête/)s>r/ba- 
logique  de  notre  temps  que  l'abandon  de  concepts 


92     INTRODUCTION    A    LA   METHODE 

trop  simples  au  sujet  de  la  constitution  de  la  matière, 
non  moins  que  de  la  formation  des  idées.  Les  rêve- 
ries substantialistes  autant  que  les  explications 
dogmatiques  disparaissent,  et  la  science  de  former 
des  hypothèses,  des  noms,  des  modèles,  se  libère 
des  théories  préconçues  et  de  l'idole  de  la  sim- 
plicité. 

Je  viens  d'indiquer,  avec  une  brièveté  dont  le  lec- 
teur différent  me  saura  gré  ou  m'excusera,  une 
évolution  qui  me  paraît  considérable.  Je  ne  saurais 
mieux  l'exemplifier  qu'en  prenant  dans  les  écrits  de 
Léonard  lui-même  une  phrase  dont  on  dirait  que 
chaque  terme  s'est  compliqué  et  purifié  jusqu'à  ce 
qu'elle  soit  devenue  une  notion  fondamentale  de  la 
connaissance  moderne  du  monde  :  «  L'air,  dit-il,  est 
rempli  d'infinies  lignes  droites  et  rayonnantes,  entre- 
croisées et  tissues  sans  que  l'une  emprunte  jamais 
le  parcours  d'une  autre,  et  elles  représentent  pour 
chaque  objet  la  vraie  forme  de  leur  raison  (de  leur 
explication).  »  Laria  c  piena  d'infinité  Unie  rette  e 
radiose  insieme  intersegate  e  intessute  san^a  ocbupa- 
tione  liina  dellaltra  rapresantano  aqualuncbe  obietto 
laurea forma  delta  lor  cbagione  (Man.  A,  fol.  2).  Cette 
phrase  paraît  contenir  le  premier  germe  de  la  théorie 
des  ondulations  lumineuses,  surtout  si  on  la  rap- 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  93 

proche  de  quelques  autres  sur  le  mêine  sujet  (i). 
Elle  donne  l'image  du  squelette  d'un  système 
d'ondes  dont  toutes  ces  lignes  seraient  les  directions 
de  propagation.  Mais  je  ne  tiens  guère  à  ces  sortes 
de  prophéties  scientifiques,  toujours  suspectes  ;  trop 
de  gens  pensent  que  les  anciens  avaient  tout  inventé. 
Du  reste,  une  théorie  ne  vaut  que  par  ses  dévelop- 
pements logiques  et  expérimentaux.  Nous  ne  possé- 
dons ici  que  quelques  affirmations  dont  l'origine 
intuitive  est  l'observation  des  rayons,  celles  des 
ondes  de  l'eau  et  du  son.  L'intérêt  de  la  citation  est 
dans  sa  forme,  qui  nous  donne  une  clarté  authen- 
tique sur  une  méthode,  la  même  dont  j'ai  parlé  tout 
le  long  de  cette  étude.  Ici,  l'explication  ne  revêt  pas 
encore  le  caractère  d'une  mesure.  Elle  ne  consiste 
que  dans  l'émission  d'une  image,  d'une  relation 
mentale  concrète  entre  des  phénomènes,  —  disons, 
pour  être  rigoureux,  —  entre  les  images  des  phéno- 
mènes. Léonard  semble  avoir  eu  la  conscience  de 
cette  sorte  d'expérimentation  psychique,  et  il  me 
paraît  que,  pendant  trois  siècles  après  sa  mort,  cette 
méthode  n'a  été  reconnue  par  personne,   tout   le 

(1)  Voir  le  manuscrit  A,  Siccome  la  pi*tra gittala  n/ll'  acqua...,ttc.; 
voir  aussi  la  curieuse  et  vivante  Histoirt  dis  Scituces  matbématiqufs, 
par  G.  LtBRi,  et  V Essai  sur  Us  ouvrages  mathématiques  de  Léonard,  par 
J.-B.  Venturi.  Paris,  an  V  (1797). 


94     INTRODUCTION   A   LA   MÉTHODE 

monde  s'en  servant,  —  nécessairement.  Je  crois 
également,  —  peut-être  est-ce  beaucoup  s'avancer  ! 
—  que  la  fameuse  et  séculaire  question  du  plein  et 
du  vide  peut  se  rattacher  à  la  conscience  ou  à  l'in- 
conscience de  cette  logique  imaginative .  Une  action 
à  distance  est  une  chose  inimaginable.  C'est  par  une 
abstraction  que  nous  la  déterminons.  Dans  notre 
esprit,  une  abstraction  seule  poicst  facere  saltiis. 
Newton  lui-même,  qui  a  donné  leur  forme  analy- 
tique aux  actions  à  distance,  connaissait  leur  insuf- 
fisance explicative.  Mais  il  était  réservé  à  Faraday  de 
retrouver  dans  la  science  physique  la  méthode  de 
Léonard.  Après  les  glorieux  travaux  mathématiques 
des  Lagrange,  des  d'Alembert,  des  Laplace,  des 
Ampère  et  de  bien  d'autres,  il  apporta  des  concep- 
tions d'une  hardiesse  admirable,  qui  ne  furent  litté- 
ralement que  le  prolongement,  par  son  imagination, 
des  phénomènes  observés;  et  son  imagination  était 
si  remarquablement  lucide  «  que  ses  idées  pouvaient 
s'exprimer  sous  la  forme  mathématique  ordinaire  et 
se  comparer  à  celle  des  mathématiciens  de  profes- 
sion (i)  ».  Les  combinaisons  régulières  que  forme  la 
limaille  autour  des  pôles  de  l'aimant  furent,  dans 

(i)  Clerk  Maxwell,  préface  au   Traité  d'ilectriciti  et  de  magnètismt, 
trad.  Seligmann-Lui. 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  95 

son  esprit,  les  modèles  de  la  transmission  des  an^ 
ciennes  actions  à  distance.  Lui  aussi  voyait  des  sys- 
tèmes de  lignes  unissant  tous  les  corps,  remplissant 
tout  l'espace,  pour  expliquer  les  phénomènes  élec- 
triques et  même  la  gravitation  ;  ces  lignes  de  force, 
nous  les  apprécions  ici  comme  celles  de  la  moindre 
résistance  de  compréhension  !  Faraday  n'était  pas 
mathématicien,  mais  il  ne  différait  des  mathéma- 
ticiens que  par  l'expression  de  sa  pensée,  par  l'ab- 
sence des  symboles  de  l'analyse.  «  Faraday  voyait, 
par  les  yeux  de  son  esprit,  des  lignes  de  force  traver- 
sant tout  l'espace  où  les  mathématiciens  voyaient 
des  centres  de  force  s'attirant  à  distance;  Faraday 
voyait  un  milieu  où  ils  ne  voyaient  que  la  dis- 
tance (i)  ».  Une  nouvelle  période  s'ouvrit  pour  la 
science  physique  à  la  suite  de  Faraday;  et  quand 
J.  Clerk  Maxwell  eut  traduit  dans  le  langage 
mathématique  les  idées  de  son  maître,  les  imagina- 
tions scientifiques  s'emplirent  de  telles  visions  domi- 
nantes. L'étude  du  milieu  qu'il  avait  formé,  siège 
des  actions  électriques  et  lieu  des  relations  intermo- 
léculaires, demeure  la  principale  occupation  de  la 
physique  moderne.   La  précision  de  plus  en  plus 

(1)  Cl£RK  Maxwell,  préface  au  Traité  d'iUctriciti  et  dt  maptitiimt, 
trad.  Seligmann-Lui. 


96     INTRODUCTION   A   LA  MÉTHODE 

grande  demandée  à  la  figuration  des  modes  de 
l'énergie,  la  volonté  de  voir,  et  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  manie  cinétique,  ont  fait  apparaître  des 
constructions  hypothétiques  d'un  intérêt  logique  et 
psychologique  immense.  Pour  lord  Kelvin,  par  ex- 
emple, le  besoin  d'exprimer  les  plus  subtiles  actions 
naturelles  par  une  liaison  mentale,  poussée  jusqu'à 
pouvoir  se  réaliser  matériellement,  est  si  vif  que  toute 
explication  lui  paraît  devoir  aboutir  h  un  modèle 
mécanique.  Un  tel  esprit  substitue  à  l'atome  inerte, 
ponctuel,  et  démodé  de  Boscovitch  et  des  physi- 
ciens du  commencement  de  ce  siècle,  un  mécanisme 
déjà  extraordinairement  complexe,  pris  dans  la  trame 
de  l'éther,  qui  devient  lui-même  une  construction  assez 
perfectionnée  pour  satisfaire  aux  très  diverses  condi- 
tions qu'elle  doit  remplir.  Cet  esprit  ne  fait  aucun 
effort  pour  passer  de  l'architecture  cristalline  à  celle 
de  pierre  ou  de  fer;  il  retrouve  dans  nos  viaducs, 
dans  les  symétries  des  trabes  et  des  entretoises,  les 
symétries  de  résistance  que  les  gypses  et  les  quartz 
offrent  à  la  compression,  au  clivage,  —  ou,  diffé- 
remment, au  trajet  de  l'onde  lumineuse. 

De  tels  hommes  nous  paraissent  avoir  eu  l'intui- 
tion des  méthodes  que  nous  avons  indiquées  ;  nous 
nous  permettons  même  d'étendre  ces  méthodes  au 


DE    LÉONARD    DE    VINCI  97 

delà  de  la  science  physique:  nous  croyons  qu'il  ne 
serait  ni  absurde  ni  tout  à  fait  impossible  de  vouloir 
se  créer  un  modèle  de  la  continuité  des  opérations 
intellectuelles  d'un  Léonard  de  Vinci  ou  de  tout 
autre  esprit  déterminé  par  l'analyse  des  conditions  à 
remplir... 


Les  artistes  et  les  amoureux  d'art  qui  auraient 
feuilleté  ceci  dans  l'espoir  d'y  retrouver  quelques- 
unes  des  impressions  obtenues  au  Louvre,  à  Flo- 
rence ou  à  Milan,  devront  me  pardonner  la  déception 
présente.  Néanmoins,  je  ne  crois  pas  m'être  trop 
éloigné  de  leur  occupation  favorite,  malgré  l'appa- 
rence. Je  pense,  au  contraire,  avoir  effleuré  le  pro- 
blème, capital  pour  eux,  de  la  composition.  J'en 
étonnerai,  sans  doute,  plusieurs  en  disant  que  de 
telles  difficultés  relatives  à  l'effet  sont  généralement 
abordées  et  résolues  ù  l'aide  de  notions  et  de  mots 
extraordinairements  obscurs  et  entraînant  mille  em- 
barras.Plus  d'un  passe  son  temps  à  changer  sa 
définition  du  beau,   de  la  vie  ou  du  mystère.  Dix 


98    INTRODUCTION  A   LA  MÉTHODE 

minutes  de  simple  attention   à  soi-même   doivent 
suffire   pour   faire  justice   de  ces  idola  specus  et 
.        .  <y»    pour  reconnaître  l'inconsistance  de  l'accouplement 
■  d'un  nom  abstrait,  toujours  vide,  à  une  vision  tou- 

jours personnelle  et  rigoureusement  personnelle.  De 
même,  la  plupart  des  désespoirs  d'artistes  se  fondent 
sur  la  difficulté  ou  l'impossibilité  de  rendre  par  les 
moyens  de  leur  art  une  image  qui  leur  semble  se  dé- 
colorer et  se  faner  en  la  captant  dans  une  phrase, 
sur  une  toile  ou  sur  une  portée.  Quelques  autres  mi- 
nutes de  conscience  peuvent  se  dépenser  à  constater 
qu'il  est  illusoire  de  vouloir  produire  dans  l'esprit 
d'autrui  les  fantaisies  du  sien  propre.  Ce  projet  est 
même  à  peu  près  inintelligible.  Ce  qu'on  appelle  une 
réalisation  est  un  véritable  problème  de  rendement 
dans  lequel  n'entre  à  aucun  degré  le  sens  particulier, 
la  clef  que  chaque  auteur  attribue  à  ses  matériaux, 
mais  seulement  la  nature  de  ces  matériaux  et  l'esprit 
du  public.  Edgar  Poe  qui  fut,  dans  ce  siècle  littéraire 
troublé,  l'éclair  même  de  la  confusion  et  de  l'orage 
poétique  et  de  qui  l'analyse  s'achève  parfois,  comme 
celle  de  Léonard,  en  sourires  mystérieux,  a  établi 
clairement  sur  la  psychologie,  sur  la  probabilité  des 
effets,  l'attaque  de  son  lecteur.  De  ce  point  de  vue, 
tout  déplacement  d'éléments  fait  pour  être  aperçu  et 


DE    LÉONARD    DE   VINCI 


99 


jugé  dépend  de  quelques  lois  générales  et  d'une  ap- 
propriation particulière,  définie  d'avance  pour  une 
catégorie  prévue  d'esprits  auxquels  il  s'adressent  spé- 
cialement ;  et  l'œuvre  d'art  devient  une  machine  des- 
tinée à  exciter  et  à  combiner  les  formations  indivi- 
duelles de  ces  esprits.  Je  devine  l'indignation  qu'une 
telle  suggestion,  tout  à  fait  éloignée  du  sublime  ordi- 
naire, peut  susciter;  mais  l'indignation  elle-même 
sera  une  bonne  preuve  de  ce  que  j'avance  —  sans, 
d'ailleurs,  que  ceci  soit  en  rien  une  œuvre  d'art. 


je  vois  Léonard  de  Vinci  approfondir  cette  mécani- 
que, qu'il  appelait  le  paradis  des  sciences,  avec  la 
même  puissance  naturelle  qu'il  s'adonnait  à  l'inven- 
tion de  visages  purs  et  fumeux.  Et  la  même  étendue 
lumineuse  avec  ses  dociles  êtres  possibles  est  le  lieu 
de  ces  actions  qui  se  ralentirent  en  œuvres  distinctes. 
Lui  n'y  trouvait  pas  des  passions  différentes  :  à  la 
dernière  page  du  mince  cahier,  tout  mangé  de  son 
écriture  secrète  et  des  calculs  aventureux  où  tâtonne 
sa  recherche  la  préférée,  l'aviation,  il  s'écrie,  — 
foudroyant  son  labeur  imparfait,  illuminant  sa  pa- 


loo     INTRODUCTION   A   LA   METHODE 

tience  et  les  obstacles  par  l'apparition  d'une  suprême 
vue  spirituelle,  obstinée  certitude  :  Le  grand  oiseau 
prendra  son  premier  vol  monté  sur  un  grand  cygne; 
et  remplissant  l'univers  de  stupeur,  remplissant  de 
sa  gloire  toutes  les  écritures,  louange  éternelle  au  nid 
où  il  naquit  !»  —  «  Piglierà  il  primo  volo  il 
grande  uccello  sopra  del  dosso  del  suo  magnio  cecero 
e  empiendo  l'universo  di  stupore,  empiendo  di  sue 
fama  tuttc  le  scritture  e  grogria  eterna  al  nido  dove 
nacqiie.  » 


IMPRIME  PAR  JULIEN  CREMIEU 
13  ET  15,  RUE  PIERRE-DUPONT 
A    SURESNES    (SEINE) 


ND  Valéry,  Paul 

623       Introduction  à  la  méthode  de 

L5V335  Léonard  de  Vinci  2.  éd. 

1919 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


/  i