DWMJL RICHER
DE- L'ACADE MIE 'DE MEDECINE
tm
Igà
É E «S/ *l
1
! P f Wfnfl V
-IV '. T » a ? A V*
U4pr >if>u
■a*’»*»*' *♦• **»’«
1 m
>|S®Wi | ^JkV
n®
1 P /R»
' aT 1 | I i ? j
♦wvgtt^rtâ 1 1 1 T. j
I If v* ^
Um
}r§
ucw
Digitized by the Internet Archive
in 2016
https://archive.org/details/introductionletuOOrich
9
LA FIGURE HUMAINE
COLLECTION ARTISTIQUE ET SCIENTIFIQUE
ILLUSTRÉE
PUBLIEE SOUS LA DIRECTION
rie MM. le Dr Paul RICHER, de l'Académie de médecine
cl Paul GAULTIER
MACON, PltOTAT FRERES, IMPRIMEURS.
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous
pays y compris la Suède et la Norvège.
INTRODUCTION
A L’ÉTUDE
DE
PAH
Le Docteur Paul RICHER
<lc l'Académie de médecine.
55, «UAI UES GRANDS- AUGUST1NS
7, RLE BONAPARTE
AVANT-PROPOS
La science qui a pour objet la connaissance des formes
extérieures du corps humain sous ses divers aspects
existe à peine. Du yvtüOt aea’jTov des anciens, il semble
que les modernes ne se soient attachés qu'à rechercher la
partie la plus abstraite et la plus cachée : les anato-
mistes ont disséqué jusqu'aux fibres les plus ténues de
nos organes, et les philosophes ont poussé très loin la
minutieuse analyse des lois de l'esprit. Mais si nous
connaissons, jusque dans les plus petits détours, l'amé-
nagement intérieur de l'édifice , sa structure extérieure
nous échappe presque complètement .
« La morphologie humaine , écrivions-nous , il y a
quelque douze ans, est moins précise et moins connue
que la morphologie du cheval. » Les choses n'ont guère
changé. Et cependant nous assistons à un réveil très
significatif des sports et des exercices physiques en
général. L homme moderne semble enfin s'être souvenu
que, pour grande que soit la pensée, elle ne saurait
exister sans substratum matériel , et quelle puise jusque
dans les mystérieuses profondeurs de la vie organique
AVANT-PROPOS
les conditions nécessaires de son libre essor et de son
complet épanouissement. A vouloir rompre , au pro/it
de l'esprit, l'équilibre si bien défini par un ancien : « Mens
sana in cor pore sano », on a fini par reconnaître qu'une
semblable méthode ne pouvait conduire qu'à la
déchéance.
Un si heureux retour aux traditions antiques mérite
d'être siqnalé . Il est destiné à remettre en honneur le
culte de la forme humaine qui fut la religion de l'anti-
quité et la gloire de la Renaissance.
Il semble donc qu'il serait opportun et vraiment utile
de réunir tous les travaux épars ayant trait à la forme
humaine et ressortissant aux différentes branches des
sciences , de les grouper en une collection méthodique-
ment ordonnée dont chaque volume étudierait un point
particulier et dont l' ensemble formerait une sorte d'en-
cyclopédie de la morphologie humaine. Ne serait-ce pas ,
en outre , le meilleur moyen de donner à chacun de ces
travaux partiels toute sa valeur et de provoquer même
de nouvelles recherche &?
Mais comme en cette matière les ouvrages des artistes
ont jusqu'à présent tenu le premier rang , il conviendrait
de ne point séparer de la recherche scientifique l'effort
artistique tendant au même but , et de rapprocher au
contraire de la description théorique la représentation
figurée due aux arts plastiques.
Ainsi , seulement , pourrait être embrassée dans son
ensemble cette intéressante question qui a la rare for-
tune de compter parmi ceux qui s'y dévouent des artistes
VII
et des savants, parce quelle relève autant de l'art que de
la science.
De cette rencontre, de cette fréquentation , de celle
intimité entre les deux plus nobles formes de l'acti-
vité humaine , c'est-à-dire la recherche du vrai et
l'amour du beau , devront découler , à n'en pas douter ,
des résultats encore imprévus , aussi précieux pour
l'une que pour l'autre. Tout au moins , pouvons-nous ,
dès maintenant , prévoir que la science y trouverait
une nouvelle source d'information et parfois aussi la
confirmation de ses découvertes , tandis que l'art y pui-
serait des inspirations nouvelles , peut-être une formule
neuve , à coup sûr d'inébranlables assises.
C'est dans cette conviction que nous avons toujours
souhaité voir les artistes et les savants réunir leurs efforts
pour une œuvre commune.
Grâce au concours de M. Paul Gaultier , ce qui n'était
qu'un projet depuis longtemps caressé, se réalise aujour-
d'hui. Nous avons fait appel aux artistes et aux savants
pour fonder cette collection : « la Figure humaine », dont
le titre indique suffisamment l'objet et dans laquelle
— tentative nouvelle — l'art et la science tiendront une
place égale.
Ce premier volume , hors cadre pour ainsi dire , n'est
qu'une entrée en matière. J'ai cru utile de faire précéder
la double série des volumes qui doivent traiter de la
forme humaine au point de vue scientifique et au point
de vue artistique , de quelques considérations générales
sur les rapports de l'art et de la science , sur certaines
VIII AVANT-PROPOS
des questions que soulève l'étude du nu et sur quelques-
uns des problèmes de l'esthétique.
Je n'ai point la prétention en des matières si com-
plexes d'émettre une doctrine. Mon but seulement est
de soulever des idées , de provoquer la discussion, et je
m'estimerai heureux si j'ai pu faire naître quelques
activités nouvelles et faire tomber quelques préjugés.
Paul Hichkk.
INTRODUCTION
A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
PREMIÈRE PARTIE
LA SCIENCE ET LES ARTS PLASTIQUES
CHAPITRE PREMIER
DES RAPPORTS DE l’aRT ET DE LA SCIENCE
Dans son livre sur les Problèmes de l' Esthétique con-
temporaine, M. Guyau rapporte qu’à la fin d’un repas
chez le peintre anglais Ilaydon, le poète John Iveats
leva son verre en proposant le toast suivant: « Honnie
soit la mémoire de Newton ! » Les assistants furent assez
étonnés, et \\ ordsworth, avant de boire demanda une
explication. Keals répondit : « Parce qu’il a détruit la
poésie de l’arc-en-ciel en le réduisant à un prisme ». Et
l’on but à la confusion de Newton.
Ceci se passait au commencement du siècle avant les
La Figure humaine. j
2
INTRODUCTION A l/ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
chemins de fer, les bateaux à vapeur, le télégraphe élec-
trique, le téléphone, la photographie, la bicyclette et l'auto-
mobile. Que ne dirait-il pas aujourd’hui l’idéaliste Keats?
Et ce qu’on pouvait prendre, il y a peu de temps encore,
pour la boutade d’un esprit blessé n’apparaît-il pas
aujourd’hui comme l’expression de la simple vérité?
En présence de la marche envahissante des sciences
à notre époque, comment ne pas croire qu’il y ait anta-
gonisme et incompatibilité entre ces deux antithèses ;
d’un côté, l’art né de l’inspiration, où tout est conven-
tion, fantaisie, illusion, et de l’autre, la science née de
l’observation patiente et méthodique des faits, où tout est
règle et mesure, et qui a pour unique souci la constatation
du réel. Evidemment ceci tuera cela. Ce que nous gagnons,
d’un côté, en confort matériel, ne le perdons-nous pas
de l’autre, en art et en poésie? Avec le règne de la
machine, que devient le sentiment esthétique?
Serait-il vrai qu’il y ait ainsi antagonisme et lutte ouverte
entre l’art et la science? Et en face des conquêtes tou-
jours nouvelles de celle-ci, l’art n’est-il pas condamné
à disparaître dans un délai plus ou moins reculé? L’excès
de la civilisation doit-il à jamais chasser la poésie? Le
progrès industriel, en remplaçant l’homme parla machine,
doit-il tuer l’art un jour? On s’est plu souvent, en effet,
à opposer les savants aux artistes, la science à l’art. Un
grand philosophe, dans une prédiction retentissante, a
été jusqu’à annoncer la mort prochaine de ce dernier.
3
DES RAPPORTS DE l'aRT ET DE LA SCIENCE
Il n est peut-être pas sans intérêt de montrer qu’à côté
de dilïérences et d oppositions qu’il ne faut point mécon-
naître, il existe entre la science et l’art de nombreux
points de contact, même d’étroites affinités, et que l’anti-
nomie que 1 on proclame se trouve plus à la surface que
dans le fond des choses. En tout cas, il n’existe point,
entre les deux, 1 abîme infranchissable que l’on essaie
de creuser ; c est ce qui ressortira — du moins nous
l’espérons— des pages qui vont suivre.
Cherchons d’abord à pénétrer la psychologie de l’artiste
et du savant afin de mettre en lumière les points de
contact, les ressemblances vraiment remarquables qui
relient ces deux espèces d’hommes qu’on a l’habitude de
considérer comme entièrement opposés l’un à l’autre et
pour ainsi dire d’essence différente.
Chez le savant, par exemple, l’étude patiente et régu-
lière des faits n’exclut point l’usage des facultés créa-
trices de l’esprit. Bien au contraire, celte étude ne saurait
conduire à rien sans une certaine dose d’intuition et, pour
ainsi dire, de divination qui, dans un fait des plus vul-
gaires, fait entrevoir de merveilleuses conséquences. Gali-
lée remarque, un jour, dans l’église de Pise, les oscilla-
tions isochrones d’une lampe suspendue à la voûte, et il
découvre les lois du pendule. C’est en voyant une pomme
tomber d un arbre que Newton conçoit la première idée
de la gravitation universelle et du système du monde. Et
cependant, avant ces grands hommes, bien des
gens
4
INTRODUCTION A l’éTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
avaient vu des fruits tomber des branches et des lampes
se balancer aux voûtes des églises ! Qu’avait-il donc man-
qué pour transformer ces faits vulgaires en grandes décou-
vertes? Rien d’autre que cette faculté créatrice qui est
le propre du génie, quel que soit le domaine où se
manifeste son activité.
Il ne faut pas confondre, en effet, la science qui se crée
et la science toute faite. Le pédagogue qui n’est que le
dispensateur de la science, le compilateur qui se contente
d’entasser les travaux faits avant lui, le vulgarisateur
dont la tâche est de répandre les découvertes des autres,
le dilettante qui apprend pour son propre plaisir sans
rien chercher ni découvrir lui-même, ne sont pas plus de
vrais savants que l’artiste qui se contente de copier des
tableaux dans un musée n’est un véritable artiste.
Le raisonnement et la déduction supposent toujours un
un point de départ qui est une idée neuve. Cette idée pré-
conçue n’est autre chose qu’une invention. Même dans les
sciences expérimentales il faut partir de là. « L idée une
fois émise, dit Claude Bernard, on peut seulement dire
comment il faut la soumettre à des préceptes définis, à
des règles logiques précises dont aucun expérimentateur
ne saurait s’écarter : mais son apparition a été toute spon-
tanée et sa nature est tout individuelle. C’est un senti-
ment particulier, un quid proprium qui constitue l’ori-
ginalité, l’invention ou le génie de chacun... La méthode
expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et
DES RAPPORTS DE l’aRT ET DE LA SCIENCE
5
fécondes à ceux qui n’en ont pas ; elle servira seulement
à diriger les idées chez ceux qui en ont, et à les déve-
lopper, afin d’en tirer les meilleurs résultats possibles. »
Le grand physiologiste ajoute : « Les hommes qui ont
le pressentiment des vérités nouvelles sont rares ; dans
toutes les sciences, le plus grand nombre des hommes
développe et poursuit les idées d’un petit nombre d’autres.
Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d’idées
neuves et fécondes. . . La découverte est donc Vidée neuve
qui surgit à propos d’un fait trouvé par hasard ou autre-
ment. Par conséquent, il ne saurait y avoir de méthode
pour faire des découvertes, parce que les théories phi-
losophiques ne peuvent pas plus donner le sentiment
inventif et la justesse de l’esprit à ceux qui ne les pos-
sèdent pas, que la connaissance des théories acoustiques
ou optiques ne peuvent donner une oreille juste ou une
bonne vue à ceux qui en sont naturellement privés. Seu-
lement les bonnes méthodes peuvent nous apprendre à
développer ou à mieux utiliser les facultés que la nature
nous a dévolues, tandis que les mauvaises méthodes
peuvent nous empêcher d’en tirer un heureux profit.
C est ainsi que le génie de l’invention, si précieux dans
les sciences, peut être diminué ou même étouffé par une
mauvaise méthode, tandis qu’une bonne méthode peut
l’accroître et le développer. »
Il est difficile de mieux définir la part de l’invention et
de la méthode dans les sciences, en donnant à la pre-
6
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
mière la place prépondérante que, de l’aveu de tous,
elle occupe dans les arts.
Si, d’autre part, nous considérons l’artiste, il n’y a
pas de doute qu’il ne possède les facultés indispensables
à l’homme de science.
Tous deux également épris des œuvres de la nature,
admirateurs passionnés des spectacles qu’elle déroule
incessamment sous leurs yeux, le savant ne peut-il envier
cette puissance d’observation, cette justesse du coup d’œil,
cette faculté de discernement, cette juste notion des rap-
ports, ce pouvoir de reconstitution et de synthèse qui
fait de l’artiste le meilleur et le plus habile des observa-
teurs ?
D’ailleurs, les faits eux-mêmes ne justifient-ils pas le
rapprochement que nous tentons ici ? Sans remonter
jusqu’à Léonard de Vinci qui est la plus éclatante
personnification de la réunion de l’art et de la science,
nous pourrions facilement trouver, parmi nos con-
temporains, des exemples de grands savants auxquels
les aptitudes artistiques n’ont point manqué.
Vers l’âge de seize ans, Pasteur avait songé à se faire
peintre et l’on possède de lui des dessins, des pastels exé-
cutés à celte époque et qui sont plus que des espérances1.
Ils témoignent hautement d’une sûreté de coup d’œil,
1 Ces œuvres artistiques, dont plusieurs tout à fait remarquables,
sont pieusement conservées dans sa famille.
DES RAPPORTS DE L ART ET DE LA SCIENCE
7
d’une habileté de main et d’une conscience en face de la
nature vraiment surprenantes chez un si jeune adolescent.
Çroit-on que ces qualités remarquables jointes à la
part d’imagination nécessaire pour les mettre en valeur
aient nui dans la suite au splendide développement de
l’œuvre scientifique qui restera la gloire du xixe siècle?
L’histoire de cette œuvre nous montre au contraire quelle
part considérable il convient de leur attribuer dans cette
progression constante et sûre, au travers d’obstacles
sans nombre et de difficultés presque insurmontables,
vers le vrai et vers le bien. Et le récit très simple, pres-
qu’au jour le jour, de ces travaux d’ordre exclusivement
scientifique, — avec l’exposé des plans de campagne, les
lentes mais sures méthodes d’investigation expérimentale
associées aux brusques et éclatantes intuitions du génie,
la grandeur du but à atteindre, puis les joies coupées
d’angoisses de cette marche vers l’inconnu, parfois les
incertitudes presque la désespérance relevée toujours
par une foi ardente dans la vérité, puis encore les assauts
de l’erreur, la lutte sans trêve pour la défense des pro-
vinces conquises, puis enfin les bulletins de victoires,
l’enthousiasme des foules, la richesse rendue comme à
pleines mains à des contrées entières, la mort vaincue par
le génial et patient effort d’un homme penché sur un
microscope au fond d'un laboratoire, — ce récit très
simple, dis-je, revêt à nos yeux la majesté lyrique et le
caractère poignant d’une épopée magnifique et grandiose.
8
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
« Intuitif comme un poète, dit M. Yallery-Radot, dans
le très beau livr^où il a si simplement et si noblement
raconté la vie de Pasteur, son imagination le transpor-
tait jusqu’à tel sommet d’où il entrevoyait d’immenses
horizons. Tout à coup, par un violent effort, il se défiait
de ses intuitions mêmes. Ne tenant aucun compte de ses
élans, il revenait à ras de la méthode expérimentale, et,
dans son besoin de preuves, lentement, péniblement, il
remontait la pente qui menait à ses idées très hautes et
très générales. Combat perpétuel qui avait souvent
quelque chose de dramatique. Dans la révolution scien-
tifique dont il était l’artisan plein de foi et soutenu par une
inlassable volonté, il avait souvent sur les lèvres ces deux
mots souverains : la persévérance dans l’effort. Quand il
les disait, soit comme un conseil, soit comme le pro-
gramme de ses propres travaux, son regard plein de
lumière allait au delà de l’horizon ; quelque chose de
lointain, d’infini, se prolongeait devant sa pensée. »
Nous voyons là se manifester de la façon la plus évi-
dente l’alliance si féconde du génie inventif, de l’observa-
tion expérimentale rigoureuse et du labeur persévérant,
trois conditions auxquelles sont toujours dues les grandes
découvertes scientifiques et dont nous retrouvons l’équi-
valent dans les facteurs nécessaires de l’œuvre d’art.
Çe que nous venons de dire de Pasteur, nous le pour-
rions répéter à propos de Charcot et de son œuvre, de
Charcot, le rénovateur de la neuropathologie, qui, avant
DES RAPPORTS DE L ART ET DE LA SCIENCE
9
de commencer ses études médicales, avait un instant songé
à embrasser la carrière des beaux-arls. Ceux qui ont
suivi son enseignement, ceux qui ont vécu dans son inti-
mité savent à quel degré ce grand savant était artiste.
Et dans son œuvre scientifique qui est considérable il
n’est pas difficile de relever la part qui est due aux émi-
nentes qualités artistiques dont il était doué
Nous croyons donc qu’aucune des aptitudes de l’artiste
ne saurait nuire au savant et réciproquement. Mais,
dans l’exécution de leurs œuvres, tous deux ne mettent-
ils pas en jeu des facultés essentiellement différentes? Il
est bien évident qu’il n’y a pas, dans les deux cas, une
complète similitude de procédés ; mais, d’autre part, il
est aisé de démontrer que le savoir et le raisonnement
qui semblent être l’apanage exclusif de la science,
tiennent dans l’art une place plus importante qu’on ne le
croit généralement.
Mis en face de la nature, l’artiste de génie, pense-t-on
d’ordinaire, en reçoit une impression profonde et toute
personnelle. Et c’est cette impression qu’inconsciemment
il transforme et rend sous forme d’œuvre d’art. L’artiste
est un instinctif. C’est ce qui fait sa force et sa puissance.
Le raisonnement si nécessaire à l’homme de science ne
peut que nuire à la spontanéité, à la force de cette mani-
1 Voir : Charcot artiste , par H. Meige, in Nouvelle Iconographie
de la Salpétrière, 1898, p. 489.
10 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
festalion unique, sorte de réflexe supérieur, qu’est la
création du génie.
Ces idées sur l’imagination créatrice sont celles des
auteurs de Y Encyclopédie qui pensent que « ce que le
génie produit est l’ouvrage d’un moment ». Ils le consi-
dèrent comme une sorte d’inspiration qui se manifeste avec
éclat et spontanément, comme en dehors de la volonté,
véritable entraînement qui rappelle, par plus d’un côté,
la fureur des antiques sybilles en proie au dieu qui les
tourmente et parle par leur bouche. C’est, pourrait-on
dire, un état cérébral exceptionnel en vertu duquel l’œuvre
d’art sort enfantée tout d’une pièce, semblable à l’antique
Athéné s’élançant casquée et armée du cerveau de Zeus.
Les analyses de la psychologie moderne ont montré
qu’il en fallait rabattre. En pénétrant plus avant dans
l’intimité des grands maîtres, en étudiant leurs procédés
de travail et en cherchant à préciser les circonstances qui
ont vu naître les chefs-d’œuvre, on a constaté que le
génie créateur reposait plus qu’on ne pensait sur le raison-
nement. l’esprit de méthode et le bon sens, et qu’il est
souvent fait de patience et de travail obstiné. « Le génie,
avait déjà dit Buffon, n’est qu’une longue patience. » On
en trouvera de nombreux exemples à propos des litté-
rateurs dans les travaux récents auxquels je viens de
faire allusion.
Ce que l’on considère comme la part de l’instinct dans
le génie n’est le plus souvent que la part de l’inconscient.
DES RAPPORTS DE L’ART ET DE LA SCIENCE
1!
Nous savons, en effet, que notre conscience n’embrasse
qu’une bien petite part du travail intellectuel qui s’opère
dans le cerveau. Elle est comme une étroite fenêtre
ouverte sur le champ illimité des processus cérébraux.
Que se passe-t-il en dehors d’elle? Les études de psycho-
physiologie ont montré toute l’étendue de ce travail obscur.
Mais qui dira jamais tout ce qu'il renferme ? Semblables
à ces eaux profondes des abîmes marins ou la lumière
ne pénètre jamais et où vivent inconnus toute une légion
d’êtres étranges et magnifiques que les courants n’amènent
jamais à la surface, ces régions mystérieuses de l'être ne
sont-elles point le théâtre de phénomènes psycholo-
giques, véritables trésors d’art et de poésie, que les
remous de la vie n’amèneront jamais à la conscience et
laisseront pour toujours ignorés ?
Mais le génie, quelque part qu’il doive à l'inconscient,
ne peut réaliser son œuvre qu’en l’appuyant sur les bases
inébranlables de la raison et du raisonnement. On dit
que l’artiste crée d’instinct. Toute création, que ce soit
une tragédie, un tableau, ou un opéra doit, après avoir
été inventée, imaginée, être composée, édifiée, coordon-
née, raisonnée en un mot. Que dans le cours de ce tra-
vail, il se produise des trouvailles imprévues, que la con-
ception même de l’œuvre paraisse le résultat d’une sorte de
germination spontanée dans le cerveau de l’artiste, la
conséquence d’une de ces illuminations subites qui sont
les éclairs du génie, la chose n’est pas douteuse. Et nous
12
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
devons voir là les suites d’un travail intellectuel qui s’est
fait sourdement dans les régions de l'inconscient et qui
vient tout d’un coup éclater en pleine conscience.
Si nous ne considérons que les grands artistes du passé,
nous sommes fort enclins, dans le reculement des âges, et
en présence de chefs-d’œuvre à l’enfantement desquels
nous n’avons pas assisté, nous sommes fort enclins, dis-je,
à les considérer comme des êtres d’essence supérieure,
doués de qualités quasi-surnaturelles, des sortes de demi-
dieux qui créent le beau sans effort et toutnalurellement.
Mais si nous portons nos regards autour de nous, si nous
soumettons à l’analyse les procédés et les méthodes des
grands artistes nos contemporains, de ceux que nous
sommes habitués à voir travailler, nous reconnaîtrons
bientôt que les chefs-d’œuvre qui sortent de leurs mains
sont le fruit de laborieux efforts, que le beau n’est pas
réalisé dans leurs œuvres d'un seul coup et comme par le
fait d’une sorte d'illumination, mais qu’il s’y manifeste
pour ainsi dire peu à peu, au milieu de retouches
incessantes, de douloureuses incertitudes et de nom-
breuses hésitations. Songeons, par exemple, en ce qui
concerne les arts plastiques, à toute la distance qui sépare
la première idée d’une œuvre d’art, croquis ou ma-
quette, de son expression définitive. Il suffit d’avoir vu à
l’œuvre un artiste qui ait véritablement le souci de son
art, pour se rendre compte de combien d’efforts, de
recherches patientes, d'études de toute sorte, de sacrifices
DES RAPPORTS DE l’aRT ET DE LA SCIENCE
13
même et, pour tout dire de travail opiniâtre et prolongé,
se paie la production d’un chef-d’œuvre.
Un des plus grands artistes des temps modernes,
Ingres, le dessinateur impeccable, bien que doué d’une
facilité d’exécution surprenante, n’était jamais satisfait.
Un des élèves qui le connut le mieux, M. Amaury
Duval, raconte qu’il effaçait souvent, ne craignait pas de
recommencer plusieurs fois des morceaux, des figures
entières complètement achevées, toujours en quête du
mieux, et que, pris de désespoir, il lui arrivait parfois de
pleurer comme un enfant devant sa toile. Et c’est l’his-
toire toujours la même des vrais, des grands artistes. Il
nous serait aisé d’en citer, parmi les contemporains, de
nombreux exemples.
Mais si nous remontons le cours des âges, nous con-
statons qu’il en a de tout temps été ainsi, et nous voyons
nos demi-dieux d’autrefois soumis au même labeur, aux
mêmes incertitudes, aux mêmes hésitations.
On raconte que Ghiberti employa quarante ans à exé-
cuter les portes du baptistère de Saint-Jean, ces portes
dont Michel- Ange disait qu’elles étaient dignes d’être les
portes du paradis. Rembrandt lui-même, disent ses histo-
riens, changeait et effaçait sans cesse, et passait deux ou
trois mois à peindre une tête. Léonard de Vinci abandonna
plusieurs de ses ouvrages sans les terminer parce qu’il
cherchait, dit Vasari, l'excellence sur l’excellence, la
perfection sur la perfection.
14
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Est-ce à dire que l’opiniâtreté, la persévérance et la
patience suffisent à l’élaboration de l’œuvre d’art ? Évi-
demment non. Le génie et l’inspiration tiennent la pre-
mière place. Mais il n’en est pas autrement dans la
science qui ne peut se passer de l'instinct créateur. En
art, comme en science, rien ne peut remplacer cette force
première qu’est le génie, sans laquelle le raisonnement et
la patience ne peuvent rien. Sous ce rapport, science et
art se confondent presque.
« Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient
dans la marche de l’esprit, dit M. Guyau, toutes les fois
que son objet n’est pas déterminé à l’avance ; or la
science, en sa partie la plus haute, ne vit comme l’art
même que par la découverte incessante. C'est la même
faculté qui lit deviner à Newton les lois des astres et à
Shakspeare les lois psychologiques qui régissent le carac-
tère d’un Hamlet ou d’un Othello. »
Nous voyons donc que dans l’art comme dans la
science, l’instinct et le génie d’un côté, le raisonnement
et l’opiniâtre labeur de l'autre ont leur place.
Et si nous ajoutons que parfois une circonstance heu-
reuse et imprévue, en un mot le hasard, joue un rôle
décisif, aussi bien dans une découverte scientifique que
dans l’achèvement d’une œuvre d’art, nous aurons marqué
d’un trait de plus les analogies nombreuses qui existent
entre l’une et l’autre, l’œuvre de science et l’œuvre d’art.
Mais il est encore bien d'autres points de ressemblance
DES RAPPORTS DE L’ART ET DE LA SCIENCE
15
entz'e la science et l’art. On dit que l’art est personnel,
mais la science l’est-elle moins ?
Qu’est-ce qui fait la science ? C’est le savant. Si son
œuvre achevée appartient à tous et entre dans le patri-
moine commun, il n’est pas moins vrai qu’elle procède
de son cerveau et qu’elle porte le reflet de sa personna-
lité.
On a répété sur tous les tons que le savant avait le
grand avantage de pouvoir utiliser, dans sa marche en
avant, tous les matériaux amassés par d’autres avant lui.
Nous savons, en effet, que toutes les grandes découvertes
qui ont transformé le monde, ont été précédées d’une
longue série d’efforts préparatoires et qu’il n’en est pas une-
seule, comme l’a très bien fait remarquer M. G. Lebon,
dont on puisse dire qu’elle a été créée par un seul cerveau
humain.
Mais croit-on que l’œuvre d’art soit créée d’un façon
bien différente et que celle-là au moins procède d’un seul
cerveau ? Songez à tout ce que l’artiste reçoit du milieu
qui l’entoure, de la civilisation dans laquelle il vit, et sur-
tout du mouvement artistique qui l’a précédé. Je ne vois
pas Phidias ou Raphaël au milieu d’un siècle de barbarie.
Un grand artiste ne se montre pas sans avoir eu des
prédécesseurs immédiats souvent obscurs et que sa gloire,
dans l’éloignement des âges, contribue encore à effacer,
mais qui lui ont préparé les voies et fourni les moyens
d’atteindre plus haut, qui ont été, en un mol, comme la
16
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
tige et les rameaux sans gloire de la plante dont il est la
glorieuse fleur. Chacune des grandes époques de l’art
témoigne de cette vérité.
Il n’est pas douteux que ce qui caractérise l’artiste
c’est un véritable besoin de créer. Il est poussé comme
malgré lui à produire, et son œuvre, étantdonnées les con-
ditions mêmes de l’art, est une œuvre matérielle. Avant
d’être un cerveau, il est une main. Poète, au sens étymo-
logique, veut dire faiseur, fabricant. Le savant, lui, au
contraire, semble confiné dans les régions immatérielles
de la pensée. Ce qu’il invente, ce qu’il découvre, ce sont
les lois qui gouvernent la matière, lois qui ne sont que
les relations, les rapports des choses matérielles entre
elles. Il est un cerveau, lui. Est-il aussi une main ? Il est
facile de montrer que la technique qui est la partie maté-
rielle delà science joue un rôle plus grand qu’on ne pense
et qu’on lui doit en somme la plus grande part des pro-
grès modernes. Il serait même curieux de rechercher,
dans l’évolution de la science depuis son origine grecque,
la part de la recherche concrète et matérielle à côté de
celle de la spéculation et de l’abstraction. On y verrait
probablement que le progrès se rattache, et se trouve inti-
mement lié, au développement de l’investigation objective,
à l’extension des méthodes expérimentales.
De nos jours, celte vérité éclate à tous les yeux; chaque
progrès nouveau est marqué par un perfectionnement de
la technique.
DES RAPPORTS DE L’ART ET DE LA SCIENCE
17
La chimie a pris naissance dans les creusets de
1 alchimiste. La physique, née de la chimie, ne progressa
que lorsque les expériences se multiplièrent et condui-
sirent à l’invention d’appareils multiples dont chacun
consacre une grande découverte.
Au xve siècle, c’est un grand artiste, Léonard de Vinci,
qui renoue la tradition expérimentale interrompue depuis
Archimède. Il est le précurseur de Galilée.
L anatomie ne date véritablement que du jour où l’on
pratiqua la dissection des cadavres.
La physiologie n’est-elle pas devenue une science nou-
velle entre les mains de Claude Bernard qui y introduisit
le déterminisme expérimental ? L’étude des mouvements
n’a acquis de précision et de certitude que depuis les
travaux de M. Marey, basés sur la méthode graphique
dont la chrono-photographie n’est qu’une application.
De l’invention du microscope et de la technique si
minutieuse qu exige son emploi date une science nou-
velle, 1 histologie, dont les progrès ne sont dus qu'au
perfectionnement incessant des procédés de préparation.
La médecine ne sortit de l'immobilité où la condam-
nait 1 autorité de Galien et d’Aristote que le jour où elle
se dépouilla des préjugés séculaires qui lui faisaient
considérer le travail manuel comme dégradant et
contraire à sa dignité. Aussi, pendant que les médecins
drapés dans leur prétentieuse et ridicule suffisance discu-
taient gravement en latin sur les humeurs ou les
La Figure humaine. 2
18
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DK LA FIGURE HUMAINE
tempéraments, sur les conjonctions d’astres néfastes ou
bienfaisants, et mille autres thèmes obscurs ou puérils,
les barbiers auxquels ils abandonnaient dédaigneusement
les opérations manuelles, inventaient la chirurgie, et l’un
d’eux se nommait Ambroise Paré.
La médecine doit ses plus grands progrès à Cl. Bernard
qui inventa la méthode expérimentale, à Laënnec qui
inventa l’auscultation, et à Pasteur qui inventa la micro-
biologie avec les méthodes de culture des microbes.
En résumé, la science ne peut se passer du laboratoire;
c’est là qu’elle est née, c’est là qu’elle progresse, fille de
la pensée et du travail des mains.
On oppose parfois la science à l’industrie qui se rap-
proche de l’art en ce qu’elle est comme lui créatrice.
Mais la limite qu'on établit ainsi est purement artificielle.
Le savant, en son laboratoire, comme nous l’avons vu,
est toujours un technicien, c’est-à-dire un praticien.
L’expérience est une industrie en petit. Et l'industrie
n’est qu’une expérience reproduite en grand, d’après des
règles certaines, d’où l’hésitation de la recherche est
exclue.
La science procède par analyse, il est vrai ; elle détruit
pour connaître, pour pénétrer dans le mystère de l’in-
time composition des êtres. Mais ensuite elle trouve dans
la synthèse la plus entière confirmation de ses efforts.
Et la synthèse est son pouvoir créateur. Le chimiste qui,
par la combinaison de ses éléments constitutifs, arrive
19
DES II APPORTS DE L’ART ET DE LA SCIENCE
à former une substance, ne crée-t-il pas, ne fait-il pas vrai-
ment œuvre d artiste ? La joie qu’il en éprouve est abso-
lument de même ordre, car elle ne se compose pas seu-
lement de la satisfaction du savant qui a résolu un pro-
blème, elle est faite en sa plus grande partie de l’émo-
tion profonde du créateur. Elle est d’autant plus grande
que la première expérience une fois réussie, le déter-
minisme bien établi, elle peut être répétée avec assu-
rance par n'importe quel observateur qui se placera dans
des conditions identiques. C’est même ce qui constitue le
véritable critérium des faits scientifiquement établis.
Et pour reprendre l’exemple cité plus haut et emprunté
à la chimie, le même corps pourra être reproduit, recréé
pour ainsi dire d’une façon mathématique, un nombre
considérable de fois. C’est là, avons-nous dit, que l’indus-
trie intervient. Mais le simple expérimentateur ou l’in-
dustriel, tout habile qu’il soit, n’est pas plus un véritable
savant que le mouleur n’est un artiste.
Nous constatons là un rapprochement bien intime
entre le vrai savant et 1 artiste. Mais le savant n’est encore
arrivé qu à opérer la synthèse des corps bruts. Les rubis
et les pierres précieuses sortis dans ces derniers temps
des creusets du chimiste ne le cèdent en rien à ceux que
le Créateur a cachés dans les entrailles de la terre. Cette
création, limitée aux corps inanimés, est encore d’ordre
inférieur. Il lui manque le souffle qui anime, l'étincelle
qui fait vivre.
20
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Et cependant la science a fait plus que de reconstituer
des corps. Si, quittant le domaine de la chimie, nous
entrons dans celui de la physique et de la mécanique,
nous verrons que la science a créé de toutes pièces, pour
ainsi dire, de véritables organismes, depuis l'antique
moulin à vent jusqu’à la puissante locomotive, depuis le
gracieux bateau à voile qui emprunte sa force au vent qui
passe, jusqu’au formidable cuirassé qui ne laisse rien
paraître de ses organes moteurs.
Comme les forces de la nature qu’ils mettent en jeu,
domestiquées et asservies, ces êtres artificiels ont leur
beauté, et celui qui les a créées n’a-t-il pas fait œuvre
d’artiste ?
Il est vrai qu’ici l’artiste est un être collectif : il se
compose souvent d’une longue succession de générations
humaines qui toutes ont apporté leur part à l’œuvre
commune.
Mais, comme nous l’avons vu plus haut, ce n’est point
là une différence radicale entre la science et l’art qui
pousse ses racines au delà de l’individu, au delà même
d’une génération.
Faisons un rêve. Si la science arrivait un jour à mettre
en action, à son gré, les forces mystérieuses qui consti-
tuent la vie, si elle parvenait à créer un être vivant,
plante ou animal, si bas qu’il fût dans l’échelle des êtres,
le savant ne deviendrait-il pas le suprême artiste, le véri-
table créateur? C’est parce qu’il ne peut faire mieux que
L ART DANS LA SCIENCE, LA SCIENCE DANS L'ART
21
l’artiste nous donne l’image de la vie. « La fiction, dit
M. Guyau, n’est point comme on l’a prétendu une des
conditions nécessaires du beau... La fiction, au contraire,
en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin
de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive
pas jusque là. Les Michel- Ange et les Titien sont des
Jéhovas manqués. »
C’est ainsi que l’art et la science se complètent
mutuellement. L’homme par la science ne pouvant créer
la vie, s’en donne au moins, par l’art, l’illusion.
CHAPITRE II
l’art dans la science, la science dans l’art
Nous venons de constater que l’art était avant tout
une création matérielle et que dans les progrès de la
science une part considérable revenait à cette partie
objective et manuelle de la technique et des divers
procédés. On en pourrait conclure que la technique est
pour ainsi dire la part de l’art dans la science. Car toutes
les formes de l'art se tiennent, depuis le plus humble
des arts mécaniques jusqu’au plus élevé des beaux-arts.
Tous ont un point commun qui est de créer quelque chose
qui tombe sous les sens, et ce n’est point abuser des
mots que de qualifier art le travail scientifique dans ce
qu’il a de matériel. On peut mettre, en effet, beaucoup
d’art — et la chose n’est point indifférente au point de
vue du résultat — dans une analyse chimique, dans une
expérience de physique ou de physiologie, dans une pré-
paration anatomique, dans une coupe microscopique,
dans une opération chirurgicale ou ‘dans l’examen d’un
malade.
l’art dans la science, la science dans l’art
23
Chaque science en somme se double d’un art, dans
lequel tous les vrais savants ont excellé.
Mais si nous ne considérons que les arts plastiques et
en particulier l’art du dessin, nous verrons que sans
jouer un rôle primordial, il s’applique indistinctement
à toutes les sciences et leur est de la plus grande utilité.
Le savant qui, dans l’observation des phénomènes natu-
rels, peut joindre à la description écrite qu’il en donne,
leur représentation dessinée, double pour ainsi dire
ses moyens d’action ; son œuvre plastique fixe, précise
et complète son œuvre scientifique. Son observation aug-
mente ainsi d’acuité. La comparaison entre des phéno-
mènes éloignés dans le temps ou dans l’espace est rendue
plus facile, grâce à l’image qu’il en a tracée. Cette image
seule, par ce qu elle est morphologiquement superpo-
sable à la nature, peut rendre la physionomie entière
d’un objet ou d’un phénomène mieux qu’aucune descrip-
tion ne le saurait faire, si minutieuse lût-elle.
A défaut du dessin, la photographie rend aujour-
d’hui des services analogues. Et il y a lieu d’insister
ici sur le rôle chaque jour grandissant que la photo-
graphie, qui est une forme de l’art, joue dans les sciences.
Mais il faut distinguer entre les deux procédés de repré-
sentation graphique. L’un et l’autre ont leurs avantages;
l’un et l’autre leurs inconvénients. Le dessin, par
exemple, exécuté par le savant lui-même, l’emporte de
beaucoup sur la photographie, car il vaut ce que vaut
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
24
l'homme ; il 11’est point une opération mécanique aveugle
et quelquefois trompeuse, il est révélateur du génie
scientifique, il est le résultat de l’art et de la science
confondus, il procède autant du cerveau que de la
main. Cette fusion du savant et de l’artiste en une même
individualité, je me plais à le répéter, n’a jamais été portée
au plus haut degré que chez Léonard de Vinci, auquel on
doit, ainsi que l’a bien démontré M. Gabriel Séai lies, faire
remonter les origines de la science moderne, cent ans
avant Galilée, Bacon et Descartes.
Mais ce qui fait le grand avantage du dessin dans les
conditions que je viens d’exposer, c’est-à-dire lorsqu’il est
de la main d’un maître, devient un véritable danger lors-
qu’il est exécuté par un artiste sans talent ou par un
savant incomplet. C’est alors que le document photo-
graphique impersonnel acquiert une inestimable valeur.
On l’a bien vu à la façon dont la photographie s’est
répandue, s’est mêlée à toutes les sciences dont elle est
devenue l’auxiliaire indispensable, sans parler même de
ses perfectionnements plus récents, la chrono-photogra-
phie et la radiographie. Pour en montrer l’importance, il
faudrait passer en revue toutes les sciences. Et pour
l’histoire de l’art elle-même quels inappréciables ser-
vices la reproduction photographique ne rend-elle pas?
On n’est pas encore arrivé à la perfection puisqu’on ne
peut rendre la couleur d’un tableau. Mais quelle supério-
rité néanmoins sur les anciennes gravures, copies toujours
25
l’art dans la science, la science dans l’art
infidèles et au sujet desquelles on peut répéter sans
crainte de se tromper le dicton « Traduttore, traditore ».
Si l’art rend à la science d’incontestables services,
la réciproque est également vraie. Et c’est ce côté de la
question que je me propose d’examiner tout spécialement
et avec quelques détails.
Je voudrais montrer quelle salutaire influence la
science est destinée à exercer sur l’art, et que, loin de la
fuir, l’art doit trouver aujourd’hui en elle une des condi-
tions essentielles de sa propre existence et de ses progrès
futurs.
Dans toute œuvre d’art, il y a deux choses : l’invention
et 1 exécution. L’œuvre d’art est la traduction d’une idée
dans un langage matériel. Pour citer la sculpture en
exemple, les formes sont les moyens d’expression que
possède l’artiste pour exprimer sa pensée.
Deux éléments entrent donc dans la composition de
1 œuvre d art : la pensée et sa traduction, l’art et le
métier. Mais il faut ajouter que ce sont là deux parties
d un même tout, aussi indissolublement unies que l ame et
le corps dans la nature humaine et aussi indispensables
l’iyie que l’autre à sa constitution.
Et si, d’un côté, la conception première, l’idée créa-
trice naît dans le cerveau de l’artiste sans apprentissage
spécial, la forme matérielle dont elle doit être revêtue ne
saurait exister sans de fortes et multiples études, et c’est
là que la science devient nécessaire.
2G
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Sur ce point, il est, je crois, peu de dissidents. Tout
le monde est d’accord pour dire qu’on ne peut savoir
son métier, en art comme en autres choses, qu’à la con -
dition de l'apprendre tout d’abord. Ce sont préceptes néan-
moins qu’il est bon de répéter aujourd hui. Mais je donne
ici au mot métier une signification plus étendue que
celle qu’il comporte généralement et qui consiste dans la
connaissance approfondie de l’emploi des couleurs, du
maniement de la glaise, ou encore de la taille du marbre.
Ceci est la partie la plus matérielle de l’art. Mais il
faut en plus que l’artiste ait à sa disposition les moyens
d’expression appropriés. Dans les arts plastiques, par
exemple, il faut qu’il apprenne à connaître ces formes
matérielles qui deviendront comme le langage qu’il doit
parler. Et ces connaissances qui lui sont indispensables
font en réalité partie intégrante du domaine scientifique.
Il ne faut pas se laisser effrayer par les mots. Qui dit
savoir dit science. Et 1 artiste atteindra d autant plus
sûrement le but qu'il se propose qu il saura davantage,
qu’il aura à sa disposition un plus grand nombre de
moyens pour exprimer sa pensée et qu’il en disposera
plus librement.
Théophile Gautier ne disait-il pas que s il écrivait bien,
c’est qu’il avait beaucoup appris et qu’il possédait un
vocabulaire plus riche.
Et si nous continuons à envisager les arts plastiques,
qui nous occupent exclusivement ici, nous trouverons, en
l’art dans la science, la science dans l'art
27
remonlantle cours des âges, et en jetant un coup d’œil sur
l’évolution et les vicissitudes diverses qu’ils ont subies,
les enseignements les plus clairs et les plus probants.
Dans l’antiquité, Platon lui-même dit qu’en ce qui
concerne les arts dont le but est l imitation, la perfection
de leurs ouvrages dépend de l’égalité qui se trouve entre
l’imitation et la chose imitée. Aristote émet les mêmes
idées. Et ces philosophes ne faisaient que reproduire
l’opinion généralement admise par les Grecs que la vérité
de l’imitation était le premier mérite d’une statue.
Il est vrai que cette opinion émise par Emeric David
dans un livre trop peu lu aujourd’hui, a été vivement
combattue par Qualtremère de Quincy et Ch. Lévêque
qui veulent que les artistes grecs aient été guidés, non
par la nature, mais par un idéal en dehors et au-dessus
d’elle. Les témoignages sur lesquels s’appuie Emeric
David n’en subsistent pas moins. Ils sont nombreux. Il
sera instructif d’en citer quelques-uns :
« Myron avait fait une vache, Elle était si vraie que
les troupeaux, disait-on, s’y trompaient. Anacréon dit de
cette figure : « Berger, mène paître tes vaches plus loin,
de crainte que tu n’emmènes avec elles celle de Myron. —
Non, Myron ne l’a pas modelée; le temps l’avait chan-
gée en métal, et il a fait croire qu’elle était son ouvrage. —
Si ses mamelles ne contiennent point de lait, c’est la faute
de l’airain ; ô Myron, ce n’est pas ta faute ! »
« Le même sculpteur avait fait la statue iconique de
28
INTRODUCTION A
l’étude de la figure humaine
Ladas. Il avait représenté cet athlète courant. Cette figure
était d’une vérité admirable comme tous les ouvrages de
Mvron. On disait que le soufïle agitait les poumons de
l’athlète, que la statue allait quitter sa base, qu’elle s’élan-
çait pour saisir la couronne... Que disait-on d’un cheval
de Lysippe? Voyez ce cheval prodige d’imitation, sa
tête superbe, le feu qui sort de ces naseaux ; si un cava-
lier veut le presser des talons, il va l’emporter dans la
carrière, car ce bronze a la vie.
« On disait d’un satyre endormi, modelé par Stradoni-
cus : Ce satyre n’est pas un ouvrage de Slradonicus ;
l’artiste l’a pris tout endormi, et l’a posé sur cette
pierre. — Il dort, parles-en tout bas crainte que lu ne
l’éveilles. — C’est le statuaire qui l’a endormi; pousse-le,
tu l’éveilleras
« On disait en général d’une statue : elle trompe le
sens, elle fait illusion, comme cela doit être. On vou-
lait y voir la vie et la respiration. »
Nous pourrions multiplier les citations analogues:
« Pour réunir enfin, dit Emeric David, dans une même
allégorie, le précepte le plus important de l'art et son
plus bel éloge, on inventa la fable de Pygmalion. »
N’est-il pas curieux de retrouver aussi nettement défi-
nies ces idées d’imitation scrupuleuse de la nature à une
époque qui a laissé dans l’art une trace si glorieuse,
et dont la perfection des œuvres demeurées encore
aujourd’hui sans rivales, ont conduit les modernes à pen-
l’art dans la science, la science dans l’art
29
ser, avec Qualtremère de Quincy el Ch. Levêque, que
ces inimitables artistes avaient modifié, corrigé, perfec-
tionné la nature, alors qu’ils se contentaient de la copier
dans ce qu’elle avait, il est vrai, de plus irréprochable
et de plus parfait?
Plus lard, lorsque l’art romain, héritier de l’art grec,
eut sombré avec la chute de l’Empire d’Occident, et
qu' après de longs siècles de barbarie, l’art commença à
sortir de son engourdissement, on le vit, au seuil du
moyen âge, d’abord tâtonnant, chercher des formules à
Rome ou à Byzance. Mais il n’atteignit tout son éclat que
vers le xmc siècle, lorsque les artistes, qui peuplaient nos
cathédrales de tout un monde de statues, puisèrent leurs
modèles autour d’eux, dans la nature, et, aussi bien dans
la construction de leurs figures que dans le choix de
l’ornementation, devinrent de sincères el admirables
réalistes.
Et plus tard encore, lorsque cet amour de la nature se
porta sur un objet plus haut dont le culte domine l’art
tout entier, sur la forme humaine dépouillée de ses voiles,
dans la splendeur de sa nudité, nous assistons à ce grand
renouveau qui d’Italie a gagné toute l’Europe et que l’on
a désigné du nom symbolique de Renaissance.
Ainsi partout où l’art a fleuri nous retrouvons le culte
du vrai, l’amour de la nature.
Mais, me dira-t-on, tous ces grands épris de la nature
étaient-ils pour cela des savants ?
30
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Qu'on me permette de poursuivre ma démonstration.
Remarquons encore qu'aux diverses époques de l’art,
l’imitation de la nature a eu une influence décisive sur
son évolution. Nous la retrouvons, en effet, au début
lorsque l’art progresse ; quand il décline c’est qu’il s’en
éloigne. Chacune des périodes de l’histoire de l’art com-
prend ces deux phases. Tout d’abord l’artiste n’a qu’un
but, celui de rendre avec une perfection de plus en plus
grande le modèle qu’il a sous les yeux. Son seul maître
est la nature. Et, dans toutes ses compositions, quelques
variées qu’elles soient, c’est dans cette mine si féconde
qu’il puise pour rendre sa pensée. A ce moment, l’art
est individuel. Chaque artiste a sa manière propre de
rendre ce qu’il voit. C’est la phase d’ascension. L’art
progresse.
Puis un jour — la chose est fatale — un artiste arrive à
une perfection qui soulève l’admiration générale. Son
succès fait naître l’envie et, sur sa trace, se pressent les
geais qui se parent des plumes du paon. Sa gloire attire
les jeunes autour de lui. Il fait école. Au lieu de cher-
cher leur inspiration dans la nature, les apprentis de
l’art la cherchent dans ses œuvres qu’ils imitent ou copient.
Le maître est né. Et avec lui la tradition, l’académie, le
poncif. Dès ce moment, c’est le déclin de l’art., c’est la
décadence qu’un retour seul à la nature permet d’arrêter
quelquefois.
Il est donc démontré par l’histoire que l’étude de la
nature peut seule faire progresser l’art.
31
l’art dans la science, la science dans l’art
Or cette étude de la nature, et c’est là où je veux en
venir, qu est-ce sinon 1 unique objet, la seule préoccupa-
tion de la science ?
L histoire dit aux artistes : Si vous avez le souci de
votre art, observez avec soin, étudiez la nature, copiez-
la, avant tout faites vrai. Le progrès est à ce prix. Mais
cette recherche de la vérité, quels sont les moyens que
l'homme possède pour s’y livrer, si ce n’est ceux que la
science met à sa disposition ?
L’artiste donc, s’il ne veut pas, à lui tout seul, et
pour son compte personnel, refaire la science, aurait
grand tort de la négliger.
On conviendra facilement je pense, que l’artiste
n’est rien, ne peut rien sans la nature. Mais je
prévois l’objection. Pour la comprendre et la copier
est-il besoin d’être si grand clerc? Et ne sufïîl-il pas
à l’artiste de se placer en face d’elle et de la regarder?
Pourquoi des études qui paraissent plutôt destinées à sup-
pléer à son observation ? La bonne mère nature n’est-elle
pas toujours présente, et, si l’artiste en a besoin, n’est-il
pas toujours assuré de la trouver prête à le servir pour
le plus grand profit de son œuvre?
Que l’on ne s’y trompe pas, la nature ne livre pas son
secret à ceux qui passent. C’est la Gœa de la mythologie
antique qui ne se découvre que devant ses fervents.
En effet, bien observer et bien voir n’est pas aujour-
d'hui chose si simple et si facile qu’on le suppose.
32
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
L’éducation, les préjugés de toutes sortes acquis ou
héréditaires, l’élude des maîtres ont mis devant nos yeux
un prisme qui déforme les objets et dont nous ne pou-
vons que bien difficilement nous défaire. Ce que nous
voyons dans la nature est plus l’image mentale que nous
portons en nous réveillée par la présence de l’objet, que
l’image vraie de l'objet ou du phénomène que nous obser-
vons. Il y a longtemps déjà que Montaigne a dit : « c’est
l’esprit qui oye et qui veoid », ce que Peisse a excellem-
ment traduit en disant : « L’œil ne voit dans les choses
que ce qu’il y regarde et il ne regarde que ce qui est déjà
en idée dans l’esprit. »
C’est-à-dire que nous ne voyons les choses que comme
nous avons appris à les voir, et nous ne retenons de l’image
qui frappe notre rétine que ce qui est en accord avec
l'image mentale préconçue et créée par l’éducation.
Voir les choses telles qu elles sont dans la réalité n’est
point le fait d’un esprit vulgaire. Et c’est la science qui
nous donnera les moyens de bien voir et de bien obser-
ver par nous-mêmes. C’est la science qui nous délivrera
des lunettes d’autrui.
CHAPITRE III
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
R histoire comme la théorie sont donc d’accord pour
nous montrer les services que la science rend aux arts.
Mais, poussant plus loin notre enquête, nous pouvons
recueillir l’opinion des premiers intéressés, celle des
artistes eux-mêmes. Or les partisans de l’art appuyé sur
la science sont nombreux, aussi bien parmi les anciens
que parmi les modernes et comptent les plus grands noms.
J’en citerai quelques exemples.
Dès les débuts de la peinture en Italie, Cennino
Cennini, 1 auteur du Livre de l'Art , manuel des peintres
gioltesques, écrivait que la véritable entrée de l’art était
« la porte triomphale de l’élude de la nature 1 »>.
Léonard de Vinci, génie universel, ne nous a pas seu-
lement laissé sur les différentes branches de la science
et en particulier sur l’anatomie qui n’en était encore
qu à ses débuts, les observations les plus étendues, telle-
1 Cité par Bayet, Précis d'histoire de l'Art, p. 197.
La Figure humaine. 3
34
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
ment én avance sur son siècle qu’elles rejoignent presque
le nôtre; il nous a donné en outre, dans un passage sou-
vent cité, la formule exacte des relations de la science et
de l’art, formule que nous pouvons prendre aujourd’hui
pour règle :
(( D’une manière générale, dit-il, la science a pour
office de distinguer ce qui est impossible de ce qui est
possible. L’imagination livrée à elle-même s’abandon-
nerait à des rêves irréalisables. La science la contient en
nous enseignant ce qui ne peut pas être. Il ne suit pas
de là que la science renferme le principe de l’art, mais
qu’on doit étudier la science ou avant l’art ou en même
temps, pour apprendre dans quelles limites il est con-
traint de se renfermer. »
Ce qui distingue la science anatomique de Léonard de
Vinci, c’est qu’elle n’est pour lui que l’introduction à
l’étude de la vie.
Le livre qu’il avait rêvé d’écrire pour les artistes et
dont nous ne possédons que des notes éparses et non
coordonnées, bien qu’en nombre considérable, aurait été,
si nous en jugeons par ces notes mêmes, véritablement
le livre de la science du nu. L'étude des attitudes et des
mouvements les plus variés, y aurait tenu la plus large
place.
Il est curieux de remarquer avec quelle ardeur les
artistes de la Renaissance se livrèrent à l’étude de l’ana-
tomie. C’était le temps où cette science commençait
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
35
seulement à chercher dans la dissection des cadavres
humains les seules bases solides qu’elle pût avoir.
De combien de tâtonnements, de combien de difficul-
tés matérielles, sans compter les obstacles nés des préju-
gés sociaux, furent entourés ces débuts ! La collabo-
ration active des artistes de cette époque fut pour les
premiers anatomistes du plus grand secours.
Marc Antonio délia Torre, éminent philosophe, qui
enseignait à Pavie et un des premiers à étudier l’ana-
tomie, fut, au dire de Vasari, « admirablement servi par
le talent de Léonard pour faire un livre de dessins au
crayon rouge rehaussé à la plume ; on y voyait repré-
sentée toute l’ossature, sur laquelle étaient disposées,
dans leur ordre, toutes les parties nerveuses et muscu-
laires '. »
C’est Benvenuto Cellini lui-même qui nous apprend,
dans ses Mémoires, combien il fut lié avec les anatomistes
Yidus Vidius et Bérenger de Carpi, et comment il parta-
geait leurs travaux.
Enfin la tradition attribue au Titien les fort belles
planches du Livre du célèbre anatomiste André Vésale.
On sait aujourd’hui qu’elles sont d’un de ses élèves,
Jean Calcar, et n’en ont pas moins une grande valeur
artistique.
Mon intention n’est point d’exposer ici l’œuvre anato-
1 Vasari, t. IV, p. 13.
INTRODUCTION A L 'ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
36
mique des artistes. Elle est plus importante qu'on ne le
croit. Presque tous les artistes de la Renaissance, Michel-
Ange et Raphaël à leur tète, sans parler de Léonard de
Vinci à qui on revient toujours, y ont leur part. Elle
démontre, avec la dernière évidence, cette union intime
de la science et de l’art que nous préconisons.
Je voudrais seulement rapporter comment cette union
a été comprise par quelques grands artistes.
Albert Durer donne les conseils suivants à celui qui se
consacre à l’étude du dessin :
« Applique-toi à observer la nature, laisse-toi guider
par elle et ne t’en laisse pas détourner pour suivre ton
bon plaisir, en te figurant que tu trouverais mieux toi-
même. Car alors tu ferais fausse route.
« En vérité l'Art a ses racines dans la nature. Celui
qui l’y cherche, l’y trouve... »
Et ailleurs :
« L’art du vrai se trouve seul dans la nature ; lu pour-
ras, l’ayant en main, éviter beaucoup de fautes dans ton
œuvre.
Tu te garderas bien de penser faire quelque chose de
plus parfait que l'œuvre que Dieu a forgée, car toutes
les œuvres tendant à ce but seront sans force et sans
vigueur. On peut donc affirmer que personne ne peut
exprimer la beauté de son propre sens et par sa seule
pensée , et qu’il est nécessaire que cette beauté qu’il croira
tirer de son propre fonds ait été auparavant mise en lui
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
37
par l’étude et par une soigneuse et diligente imitation de
la nature. »
J’ai souligné dans ces deux citations les passages qui
montrent combien le maître allemand était loin de la
théorie de l’idéal telle qu elle a été formulée par les
modernes et comment il ne voyait rien de plus beau que
la nature elle-même.
Un peintre anglais du xvme siècle, Sir Josué Reynolds,
a exprimé la même idée avec plus de précision encore :
« L étude de la nature, dit-il, est le commencement et
la fin de la théorie de l’art. C’est dans la nature seule
qu’on peut trouver cette beauté qui fait le grand objet du
peintre, et ne doit être cherchée nulle part ailleurs.
Il est aussi impossible de se former l’idée d’une beauté
supérieure à celle qu’offre la nature, qu’il l’est de con-
cevoir celle d’un sixième sens ou de quelque autre per-
fection au-dessus de la portée de l’esprit humain'. >»
« La nature est et sera toujours, dit-il, dans un de ses
discours sur la Peinture, la seule source inépuisable
dont toutes les perfections doivent tirer leur origine. »
Nous trouvons chez les artistes contemporains les
mêmes idées formulées avec non moins de force.
Ingres, que nous voyons aujourd’hui à travers tant de
préjugés, était loin d’être un chaud partisan des étude
anatomiques. Ce qui ne l’empêchait pas de dire :
1 Notes de Reynolds, dans l'Art de peindre (de arte graphicâ),
de Dufresnoy.
38 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
« Il faut trouver le secret du beau par le vrai », et
encore : « Il faut donner de la santé à la forme. »
Nul plus que lui ne réprouvait la manière et le chic.
Il voulait que l’artiste se contentât de copier la nature
servilement, convaincu qu’il n’y avait pas de beauté en
dehors d’elle. Il prétendait n’avoir d’autre souci que de
se conformer à ces principes et se défendait énergi-
quement de toute tendance à reproduire un idéal quel-
conque. Rien n’est plus curieux à ce propos que la scène
qui se passa entre lui et Granger, un de ses anciens
camarades, devant le tableau d’Œdipe. M. AmauryDuval
raconte ainsi le fait :
« A peine entré, Granger fit force compliments
à M. Ingres sur son tableau d’Œdipe.
« Je reconnais ton modèle, lui dit-il.
— Ah ! n'est-ce pas? C’est bien lui.
— Oui, mais tu l’as fièrement embelli !
— - Gomment, embelli ! Mais je l’ai copié, copié
servilement.
— Tant que tu voudras, mais il n’était pas si beau
que cela. »
« Il n’y avait rien de plus curieux que de voir l’exas-
pération de M. Ingres, qui, devant ses élèves, s’entendait
accuser de ne pas suivre ses propres doctrines.
Aussi comme il s’emportait !
« Mais vois donc, puisque tu te rappelles, c’est son
portrait...
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
39
— Idéalisé... »
Ce mot fut le dernier coup, d’autant plus que Granger
disait cela fort galamment et comme un éloge.
« Enfin ! dit M. Ingres, penses-en ce que tu voudras;
mais j’ai la prétention de copier mon modèle, d’en être
le très humble serviteur, et je ne l'idéalise pas... »
« La haine de toute beauté de convention, ajoute plus
loin M. Amaury Duval, était poussée chez M. Ingres
à un tel point qu’il avait érigé en principe absolu la règle
de copier, copier servilement ce qu’on avait sous les
yeux1. »
Rude, l'illustre sculpteur, mettait tous ses soins à
copier exactement la nature. L’anecdote que nous rappor-
tons un peu plus bas en est une preuve indiscutable.
Un de ses élèves, aujourd’hui un de nos plus grands
statuaires, M. Frémiet, me disait dernièrement combien
Rude leur enseignait l’amour du vrai, le respect de la
nature, et comment lui-même plaçait au-dessus de toutes
les productions artistiques la beauté qui se trouve dans
la nature elle-même.
Un jour, raconte M. Frémiet, entre, dans l’atelier où
Rude travaillait avec ses élèves, un italien qui venait
se proposer comme modèle. A peine est-il déshabillé
que le maître est frappé des ressemblances de ce jeune
homme avec le célèbre torse de Phidias, l’Ilissus dont
L'Atelier d'Ingres , par Amaury Duval. Paris, 1878, p. 89.
40
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
le moulage était près de là. Il fait part de cette remarque
à ses élèves, et place le modèle vivant dans la même atti-
tude, tout près du plâtre. Et Rude alors n’eut pas de peine
à montrer combien la nature est encore supérieure à
l’œuvre de Phidias lui-même. A côté du modèle, l’Ilissus
« dégringolait ».
Rude, pour bien montrer à ses élèves l’importance de
la construction anatomique de l’ensemble, avait coutume
de leur dire : « Lorsque la nuit vous voyez arriver de loin
un de vos amis, vous le reconnaissez sans qu’il vous soit
besoin de percevoir les traits de sa physionomie et les
détails de son costume. Ça, c’est la charpente, c’est l’ana-
tomie. »
La nécessité d’un dessous anatomique précis a été préco-
nisée parplus d’un grand sculpteur. Barye, le maître ani-
malier, ne procédait pas autrement, ainsi qu’en témoigne
M. Frémiet.Le fait est ainsi rapporté parM. Guillaume :
« M. Frémiel, étant allé en 1846 visiter Barye, se trouva
en présence du Lion assis , qui n’était encore qu’à l’état
d’ébauche. Toutes les lignes en étaient arrêtées. La pré-
paration était anatomique. Ce n’était pas si l’on veut le
squelette lui-même avec tous les détails, mais bien le
crâne, la colonne vertébrale, la cage des côtes, les os des
membres antérieurs et postérieurs mis en place et rigou-
reusement déterminés dans leurs conditions normales.
Cette larve de lion, ce spectre vivant et décharné, avait,
paraît-il, quelque chose de fantastique et de souveraine-
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
41
ment imposant. M. Frémiet en a conservé un souvenir
très vif, en est resté profondément frappé. En effet, bien
que la forme n’existât pas encore, l’idée du lion était
irrévocablement fixée rien que par les proportions et par
l’ossature, indispensable support du reste '. »
Nous retrouverons plus loin la même idée dans les
notes deM. Gérôme.
J’ai recueilli de la bouche de M. Frémiet lui-même
une confession que pour l’instruction des jeunes généra-
tions d’artistes je désire consigner ici :
« J’ai passé plusieurs années de ma jeunesse, me dit-
il, à faire un métier que beaucoup considéreront peut-
être comme bien infime et bien ingrat. Je dessinais au
Muséum, pour l’allas d'anatomie comparée de deBlainville,
des ossements à l’aide du diagraphe. Le but scientifique
que poursuivait l’auteur exigeait l’usage de cet instrument
qui me permettait de reproduire, avec toute la rigueur
d’un décalque, les pièces anatomiques.
« Je vous avouerai que c’était plutôt par besoin que par
goût que je me livrais avec ardeur à ce travail qui était
d’ailleurs assez maigrement rétribué.
« Eh ! bien, aujourd’hui, je bénis la nécessité qui me fit
travailler ainsi pendant trois ou quatre ans. Et je consi-
dère que ce fut pour moi le meilleur apprentissage du
métier d’artiste. Cette nécessité oii l’instrument me met-
1 E. Guillaume, Notices et discours , p. 2 t0.
42
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
tait de serrer de très près la réalité, cette obligation de
faire vrai, cette communion intime avec la nature ont eu
certainement la plus grande influence sur toute ma car-
rière.
« Dans le même ordre d’idées, j’ai fait une remarque
qui peut-être vous intéressera.
« En consultant l’œuvre d’IIolbein, j’ai constaté que les
portraits des princes et des grands seigneurs ne valent
rien à côté des autres qui représentent des personnages
d’une condition inférieure et qui sont d’un si merveilleux
dessin .
« Ces inégalités dans l’œuvre d’un maître aussi habile
s’expliquent suivant moi d’une façon bien simple, et je
reste persuadé qu’Holbein, pour assurer et préciser son
dessin, employait d’habitude le procédé de la vitre. Or ce
procédé exige, de la part du modèle, quelques condescen-
dances que le peintre, par respect, n’osait point demander
aux grands seigneurs. Ingres, ainsi, dessinait à la vitre. »
Carpeaux, le sculpteur puissant dont la fougue parait à
peine contenue, avait tout le temps le compas à la main.
Il mesurait beaucoup. Au dire d’un de ses élèves, aujour-
d’hui un grand maître aussi, le sculpteur Dalou, il mesu-
rait jusqu’aux mèches de cheveux. Il mettait tant de
conscience à copier la nature qu’il ne travaillait jamais
en l’absence du modèle. Dans l’édification d’une statue,
il apportait la plus grande importance à la construction,
à la mise en place : « Le difficile, disait-il, n’est pas de
modeler un œil, mais de le bien placer. »
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
43
Il écrivait à un peintre de ses amis : « Que la nature
soit ton guide constant ! Vis avec elle, étudie-la sans
cesse. Pas un coup de crayon, pas un coup de pinceau
sans l’avoir sous les yeux. Elle seule donne la vie'... ! »
« Si mouvementés que soient les personnages de
Carpeaux, dit M. Guillaume, la structure en est toujours
irréprochable, l’ensemble exact et le détail correct.
D’ailleurs, en présence de la nature, il procédait avec une
sûreté mathématique... Qu’on ne s'y trompe pas, Car-
peaux a dû à sa science profonde, quoiqu’elle soit toujours
voilée, d’avoir créé des œuvres qui se sont imposées bien
plus qu’elles n’ont été acceptées, et qui, par leur fond
solide, inattaquable, sont destinées à durer5. »
M. Dalou a gardé de son maître Carpeaux l’amour et
le besoin du compas.
Toutes ses œuvres dans chacune de leurs parties ont été
mesurées avec un soin minutieux. Il se rapproche autant
qu’il le peut du modèle choisi, et n’est satisfait que si de
justes proportions et d’exactes mesures donnent à son
œuvre l’accent de la vérité.
Il travaille entouré de compas de toutes dimensions
auxquels il a incessamment recours pour mettre chaque
détail, chaque forme bien à sa place.
1 J.- B. Carpeaux , par E. Chypeau, p. 176.
2 Guilllaume, Supplément aux sept premières éditions du « Dic-
tionnaire général de Géographie et d' Histoire », par Ch. Dezobry
et Th. Bachelet.
44
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Si, dans le travail de la composition, il a, comme tous
les grands artistes, de nombreuses hésitations, s’il cherche
constamment le mieux, s’il retouche, modifie, détruit
même et recommence bien des fois avant de se déclarer
satisfait, il n’en est plus de même une fois l’esquisse bien
arrêtée et précisée, selon sa coutume, d’après le modèle.
Alors, c’est sûrement, méthodiquement, je dirai même
scientifiquement, que le maître, dès la première touche
jusqu’à la fin, conduit son travail sans se presser, sûr de
lui-même. A chaque séance, l'œuvre se complète et se
précise, sans repentirs ni retouches. Chaque coup de
pouce ou d’ébauchoir porte. El sans précipitation l’œuvre
s’achève, semblable à ces beaux fruits dont un heureux
climat favorise la croissance régulière et qui, parvenus à
maturité, se détachent de l’arbre sans effort.
Un maître de la peinture de la vie champêtre qui est
en même temps un poète et un écrivain de premier
ordre, M. Jules Breton, a écrit plusieurs volumes du plus
haut intérêt pour la psychologie de l’artiste. On y trouve
les renseignements les plus précieux sur la genèse des
œuvres d’art, la technique, les théories esthétiques et
l’histoire de l’art. Il s’est consulté lui-même, il a analysé
ses impressions et ses procédés, il a jugé les œuvres de
ses confrères, et s’est fait une esthétique fondée sur
l’expérience. Eh bien ! Ce peintre dont l’œuvre tout
entier trahit la recherche inquiète de l'idéal le plus élevé,
qui au-dessus de la matérialité des êtres tâche d’atteindre
LA SCIENCE ET LES AUTISTES
4o
le sentiment et la vie qu’ils expriment, ce poète ennemi
de tout plat réalisme, qui a écrit sur la peinture de la vie
des êtres et des choses des pages vibrantes, affirme la
nécessité de la science à la base de l’œuvre d’art.
« Le caprice seul, dit-il, est impuissant à rien produire
de durable. La nature a des lois essentielles qu’il est abso-
lument nécessaire de connaître et d'approfondir. L’obser-
vation de ces lois, loin de nuire à l’originalité de cha-
cun, ne fait que la développer en intensité et lui per-
mettre sans danger les plus grandes audaces'. »
Il est impossible de formuler avec plus de précision l’uti-
lité première et le rôle préservateur de la science dans les
arts. C’est exactement la même idée que Léonard de Vinci
avait émise dans un passage que nous avons rapporté
plus haut.
M. Jules Breton répudie naturellement le chic et la
manière. Si l’esquisse est faite précipitamment et d’inspi-
ration, l’achèvement de l’œuvre est le résultat de la rai-
son, du savoir et de la patience.
« Arriver à ce résultat qui paraît si simple (l’œuvre
finie) est tout ce qu’il y a de plus difficile. Il n’est réalisé
que par les forts. Savoir finir c’est faire des chefs-d’œuvre.
La pochade promet tout, elle ne réalise rien... »
Et le maître fort de son expérience conclut: « On ne
crée pas une œuvre véritable sans mettre de l’ordre dans
Nos peintres du siècle , par Jules Breton, p. 203.
INTRODUCTION A l’ÉTODE DE LA FIGURE HUMAINE
46
sa création. Pour être durable, elle ne doit pas être impro-
visée. »
Mais parmi les artistes modernes il n’en est pas qui se
soient prononcés dans cette question avec plus de vigueur
que MM. Guillaume et Gérôme, le premier dans ses
ouvrages, le second dans des conversations qu’il a pris la
peine de résumer lui-même et que je suis heureux de pou-
voir mettre ici sous les yeux du lecteur.
Voici ce que m’écrit M. Gérôme :
« Mon cher Docteur,
« Je vous envoie quelques observations que vous m’avez
« demandées au sujet des rapports qu’il y a entre l’art
« et la science. J’ai déjà souvent causé avec vous sur
« ce sujet et je vous résume ici ce que je vous ai déjà dit,
'« avec quelques exemples à l’appui.
« Quand on est jeune et par conséquent sans expé-
« rience, on se livre à un art de sentiment, et on a la
« fausse idée qu’il doit en être ainsi, que trop d'étude,
« trop de vérité enlèvent aux œuvres la vie et le mouve-
k ment. Quand on a vieilli sous le harnais, quand on a
« beaucoup travaillé, beaucoup observé, beaucoup com-
« paré, les idées changent complètement, et on arrive à
« des conclusions absolument opposées à celles de jadis,
« à la suite de tentatives nombreuses et réitérées.
« Un de nos plus grands sculpteurs, Rude, était l’ami
« de Monge, le mathématicien ; un jour que celui-ci était
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
47
dans l’atelier, Rude lui dit, en lui parlant du modèle
qu’il employait en ce moment : Comme on ferait une
magnifique statue, si on pouvait rendre cette belle nature
exactement et au plus près! — Rien n’est plus facile,
reprit Monge, allons acheter des compas Et c’est de
ce moment que Rude est devenu le grand sculpteur,
qui honore l’école française ; c’est qu’il n’y a qu’une
chose qui soit vraiment belle et bonne, c’est la Vérité,
et pour arriver à la rendre les moyens les meilleurs
sont les moyens mathématiques.
« La nature seule a des audaces au-dessus de tout
esprit humain, elle seule est originale et pittoresque.
C’est donc à elle qu’il faut nous attacher, si nous vou-
lons intéresser et émouvoir le spectateur.
« Quand un sculpteur monte une figure, s’il a pris
avec soin les principales dimensions, bien mis à leur
place les têtes d’os, il est tout étonné, bien qu’il n’y
ait encore que des masses informes, de voir que c’est
déjà ressemblant au modèle, que l’œuvre est déjà très
avancée et que l’exécution n’est pour ainsi dire qu’une
question d’heures de travail.
« Voici une petite histoire qui m’est personnelle et que
je crois vous avoir déjà racontée. J’avais fait un tableau
représentant un muezzin chantant la nuit, au clair de
la lune, sur le minaret. Le ciel était relativement assez
grand pour le reste du tableau, et j’avais imprudem-
ment placé les étoiles à tort et à travers, n’importe
48
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
« comment et n’importe où. J’y avais pris beaucoup de
« peine, et mon travail terminé je m’aperçus qu’il était
« très mauvais, détestable même, malgré tous les soins
« que j’avais pris pour arriver à bien. Et alors qu’ai-je
« fait ? J'ai tout simplement porté à mon confrère Janssen
« l’astronome, un croquis du tableau, le priant de me
« dessiner exactement, avec leurs grandeurs diverses,
« les étoiles d’une portion de la carte du ciel ; et le pro-
« blême fut résolu à ma satisfaction, caria science aidant,
« j’avais parlé le langage de la vérité.
« Vous qui vous êtes occupé sérieusement des lois du
« mouvement, qui avez pu constater la convention qui a
« présidé à tout ce qui s’est fait jusqu’ici dans ce genre,
« vous ne vous étonnerez pas si je vous dis que je ne peux
« plus regarder les tableaux des époques encore près de
« nous, dans lesquelles se trouvent des chevaux soit au pas,
« soit au galop, car non seulement ils sont faux dans leurs
« allures, mais archifaux dans les dimensions relatives
« des diverses parties du corps : oh! la routine... Eh
« bien, il y a encore des gens qui protestent contre la
« photographie instantanée !
« On ne peut, disent-ils, percevoir certains moments
« d’un mouvement rapide, et ils le croient, car ils sont
« un peu aveugles, et que d’ailleurs ils n’ont jamais
« regardé ; tandis que les Grecs avaient vu et les cou-
« reurs et les chevaux dans leurs allures ; tandis qu’aussi
« les Japonais ont vu les oiseaux et leur vol ; mais voilà ;
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
49
« depuis des siècles et des siècles nous avons été élevés
“ de père en fils dans le mensonge, et quand on nous
« parle le langage de la vérité, nous ne le comprenons
« pas ; mais les temps sont proches, et depuis trente ans
« nous avons fait de grands progrès, et nous corïtinue-
« rons malgré tout, contre vent et marée, la marche en
« avant. La photographie, cette admirable découverte du
« xixe siècle, nous aidera dans nos efforts, et j’estime que
« dans peu de temps on aura vaincu toutes les résis-
« tances et toutes les mauvaises volontés.
« Permettez-moi de rappeler un vieux souvenir, qui date
« de vingt-cinq ans, c est-à-dire antérieur à la phologra-
« phie instantanée : J étais à New-Market et je voyais dans
« la plaine entraîner des chevaux de course quatre par
« quatre. Ils passaient devant moi de profil, et comme
« je regardais avec attention j’aperçus, non sans étonne-
« ment, un enchevêtrement singulier des jambes de ces
“ chevaux à allures rapides, formant une espèce de roue
« sous le ventre des animaux. En rentrant je fis plusieurs
« croquis de même dimension dans tous les moments
« d un mouvement de galop ; je les décalquai les uns
« derrière les autres, et l’effet vrai était reproduit. On
« s’étonne que des artistes de grande valeur comme Géri-
« cault et Horace Vernet se soient arrêtés toujours à un
« mouvement commun et routinier, quand la moindre
« observation un peu sérieuse aurait dû leur ouvrir les
<« yeux.
La Figure humaine. 4
50 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
« Je suis obligé de conclure que nous n’avons pas
« comme les Grecs et les Japonais le sens de l’œil très
« développé, et qu’il n’est pas dans la nature de notre
« esprit d’observer avec assez d’attention pour retenir les
« aspects de la nature dans ses mouvements rapides.
« Pour terminer ces observations, j’estime qu’il ne sau-
« rait y avoir d’œuvre durable et sérieuse, si elle n’est
« basée sur la raison et la mathématique, s’il n’y a pas
« alliance intime entre l’art et la science. »
Dans une magistrale étude sur le sculpteur Barye, M.
Eugène Guillaume aborde cette question des rapports
intimes de la science et de l’art. Il montre dans l’œuvre
du maître animalier la part considérable qui revient au
savoir et à la méthode scientifique ; il soutient la cause
que nous défendons ici avec tant de conviction et de
justesse que c’est véritablement pour nous une bonne for-
tune que de pouvoir nous appuyer sur une si haute
autorité.
« Parmi les plus grands artistes, dit-il en commençant,
il en est qui se font de la science un puissant auxiliaire
et qui cherchent en elle la sûreté de leur inspiration. On
dirait qu’ils leur empruntent ses méthodes et ses procé-
dés ; ils ne créent rien sans avoir mûrement observé, et
ils ne représentent les formes qu après en avoir acquis
la connaissance certaine. Savoir est pour eux un premier
besoin, un devoir rigoureux et comme un point d’honneur.
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
51
Si brillamment doués qu’ils soient, ils n’exercent jamais
leur talent sans faire appel à des informations précises
et sans interroger leur conscience : leur vie est un per-
pétuel hommage rendu â la vérité. » Il est difficile de
mieux peindre cette recherche du vrai qui fait la préoccu-
pation constante des plus grands artistes. Mais chercher
la science, n est point abdiquer toute personnalité. Aussi
1 auteur ajoute : « Mais cette subordination volontaire ne
les amoindrit pas. Grâce au sentiment de l’art dont ils
sont animés, ils transportent la réalité dans un domaine
supérieur ; la nature telle qu’ils nous la rendent est toute
pénétrée de leur idéal. En même temps le principe de
sincérité et de logique d’après lequel ils se sont guidés
restent acquis à leurs successeurs. Et si leur génie dans
sa personnalité reste insaisissable, ils laissent un exemple
salutaire et ouvrent la voie dans laquelle d’autres, après
eux, s avancent sans crainte de s’égarer. »
C’est ainsi que, dans ces quelques lignes, M. E. Guil-
laume définit très nettement et le rôle nécessaire de la
science et la part inaliénable du génie artistique ainsi que
l’influence considérable de la méthode scientifique dans
les progrès de l’art. L’œuvre du statuaire Barye est la con-
firmation de cette théorie. Je ne puis qu’engager le lec-
teur à lire tout au long cette très remarquable notice. Il
y trouvera sûrement grand plaisir et profit. Je n’entre-
prendrai pas ici de la résumer, car il faudrait tout citer.
Mais je veux en extraire quelques passages bien typiques.
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
T)2
M. Guillaume insiste sur le soin que Barye apportait
à l’exécution matérielle : « Dans son travail, dit-il, il y
avait deux choses : d’une part, l’observation et les idées,
et, de l’autre, un ensemble d’exercices pratiques. Le des-
sin et le modelage y tenaient le premier rang, et Barye
leur donnait un caractère d’extrême précision : il faisait
un usage incessant du compas. »
Nous avons vu plus haut comment Monge en mettant
entre les mains de Rude un compas lui donna la clé des
formes exactes, et pour ainsi dire la méthode qui lit de
lui le grand sculpteur que l’on sait. De nos jours le com-
pas tient la première place dans la pratique des maîtres
tels que Gérôme, Dalou et beaucoup d’autres.
« Le compas, dit M. Guillaume, est un instrument assez
dédaigné par les artistes, mais qui cependant leur est
indispensable et dont il faut qu’ils apprennent à se ser-
vir. Tout le monde ne sait pas mesurer, et parfois, avec
la meilleure volonté, on se trompe par inexpérience et
aussi par quelque complaisance que l’on a pour soi-même.
Barye avait la science et la conscience du compas... »
Quelles remarques plus judicieuses et plus fines ! Comme
elles sont bien non seulement d’un maître, mais aussi
d’un philosophe et d’un praticien !
Quelques personnes craignent que le savoir anato-
mique ne nuise à la sincérité, à la naïveté de l’artiste.
« Il est certain, répond M. Guillaume, que si cette con-
naissance devait engendrer la manière, que si l’on devait,
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
53
sousjjrétexte que les choses existent réellement, les mon-
trer telles que la dissection les met à découvert, et non
avec leur variété, qui est infinie, il faudrait s’en défier.
Mais envisagée comme propre à rendre compte de l’orga-
nisme, elle est indispensable à qui veut représenter les
êtres vivants. Il n'est pas inutile de bien comprendre ce
que l’on voit et ce que l’on fait ; cela n’est pas contraire
à la naïveté qu’il ne faut pas confondre avec l’ignorance. »
Et le maître sculpteur ajoute à l’adresse de son contra-
dicteur supposé, cet argument ad hominem vraiment
sans réplique : « La naïveté est assez délicate à définir :
en tout cas, son caractère essentiel est d’être inconsciente,
Une naïveté préméditée qui se bouche volontairement
les yeux et les oreilles, qui se confesse à elle-même et
se dit : « Je commence ici et je finis là ; je dois savoir
telle chose et négliger telle autre » ; — une pareille
naïveté n’est plus dans les arts qu’une convention. Elle
ne vaut pas mieux que la convention contraire qui con-
sisterait à dire : « Je sais ce qui est ; je ne le vois pas,
mais je le sais et je le fais. »
Plus loin l’auteur fait allusion aux difficultés que ren-
contre à notre époque la libre observation de la nature :
« L’étude de la nature, dit-il, est le fond des arts d’imi-
tation ; mais il y a bien des manières de l’aborder et
d’en tirer parti. Dans un temps comme le nôtre, on a
peu de chances de voir la réalité telle qu elle est, c’est-à-
dire affranchie des traditions et des idées ambiantes. On
54 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
peut au moins s’efforcer de la connaître dans son inté-
gralité, et c’est ce que Barye a fait avec une conscience
infatigable. Ensuite, et sans qu’il s’inquiétât du com-
ment, sa personnalité s’ajoutait aux données acquises. Ses
matériaux étant scrupuleusement rassemblés, son génie
faisait le reste. »
Enfin l’illustre maître termine son étude par une con-
clusion que je demande la permission de reproduire
intégralement, car on y trouvera soulevés quelques-uns
des problèmes qui font l’objet de cet ouvrage et au sujet
de la solution desquels l’auteur prend nettement posi-
tion dans le sens que nous avons indiqué.
« En dernière analyse, la théorie de Barye repose sur
l’union de l’art et de la science ; une pareille association
est-elle possible? Nous pourrions nous dispenser de
répondre, l'œuvre que nous venons d’analyser se char-
geant de parler pour nous. Mais cette question se rattache
à l’un des plus grands problèmes qui se posent aujour-
d’hui. A entendre d’éminents esprits, les deux éléments,
loin de pouvoir s’accorder, seraient, en principe, dans
un antagonisme irrémédiable. Bien plus, 1 art devrait dis-
paraître un jour et la science occuper tout le domaine du
sentiment: la poésie toucherait à sa fin. Que la science
prenne dans l’avenir une place toujours plus considé-
rable, cela n’est pas douteux. Que notre besoin de con-
naître trouve de plus en plus à se satisfaire, cela est con-
forme à l’idée de progrès. Mais, à cause de cela, la faculté
LA SCIENCE ET LES ARTISTES
55
d’éprouver les profondes émotions qui naissent du rappro-
chementde notre âme avec la nature cessera-t-elle d’exister,
et n’éprouverons-nous plus ces impressions particulières
que nous avons besoin de traduire au moyen des formes?
On ne saurait l’admettre. Pour en arriver là, il faudrait
que la science eût le pouvoir de supprimer une partie de
l’homme.
« Pour rentrer dans mon sujet, je dirai d’abord que les
facultés de sentir et de connaître, que l’analyse philoso-
phique isole, sont inséparables dans notre esprit; que le
sentiment n’exclut pas le savoir et que le savoir n’em-
pêche pas d’être ému. Loin de là, les deux facultés se
pénètrent et s’entr’aident. Le savant imagine le sujet de
ses recherches, pourquoi l’artiste ne pourrait-il pas
créer en sachant? En tout cas, la science l’aidera tou-
jours à introduire dans ses ouvrages l’ordre, qui est une
des conditions de la beauté.
« Au fond, l’art et la science ont pour objet la vérité.
Us ont pour but suprême d'isoler les faits généraux de
la multitude des détails et des accidents, pour faire appa-
raître cette vérité dans toute sa splendeur. Il faut donc
reconnaître qu’ils ne sont pas divisés en principe et qu’ils
ne s excluent pas. Ils s apphquentà deux côtés des choses
qui sont nécessaires aussi bien que distincts. A tout
prendre, chaque fiction de l’art se présente à nous comme
vraie et elle a tout au moins besoin d’être plausible.
Or ne sera-t-elle pas d’autant plus vraisemblable quelle
contiendra une plus grande somme de vérité?
56
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
<( Ces idées nous sont suggérées par Barye. Ses ouvrages,
du fait de sa théorie, sont destinés à durer ; ils sont pla-
cés à la fois au-dessus de la critique de l’artiste et de
celle du savant. Nous pouvons les présenter à la posté-
rité avec la conviction que nos jugements sont déjà ceux
de l histoire. En même temps ils restent pour nous tous
comme une leçon féconde.
« N’est-ce pas, en définitive, à faire profiter l’art des
sûretés de la science que l’enseignement doit s’appli-
quer ? »
DEUXIÈME PARTIE
QUELQUES CHAPITRES DE LA SCIENCE DU NU
CHAPITRE PREMIER
LES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN. CANONS ARTIS-
TIQUES ET CANONS SCIENTIFIQUES
Un des principaux chapitres de la science du nu est sans
contredit l’étude des proportions du corps humain. C'est
vraiment, pourrait-on dire, la base de l’édifice qu’il
faut établir solidement avant de construire.
Qu’est-ce que les proportions du corps humain et
qu’entend-on par le mot « canon » appliqué à la question
qui nous occupe? Canon vient du mot grec xavcov,
qui veut dire règle, et prend, dans le langage des arts
du dessin, le sens spécial de règle de proportion. « C’est
un système de mesure, dit M. Guillaume, qui doit être
58
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
tel que l’on puisse conclure des dimensions de l’une des
parties à celles du tout, et des dimensions du tout à
celles de la moindre des parties. »
C’est là une question qui, de tout temps, a fort pré-
occupé les artistes. A toutes les époques de l’art, nous
voyons les plus grands maîtres y consacrer leurs efforts;
et lés ouvrages sur la matière sont très nombreux.
Sans avoir la prétention de les passer tous ici en revue,
je crois utile de jeter un coup d’œil sur les plus impor-
tants.
L’usage du canon artistique remonte très certainement
aux premiers temps de l’art.
Il résulte d’un passage de Diodore de Sicile que les
Egyptiens étaient en possession d’un ou plusieurs canons
artistiques. Ce passage est assez curieux pour être cité :
« Les Égyptiens, dit-il, réclament comme leurs disciples
les plus anciens sculpteurs grecs, surtout Téléclès et Théo-
dore, tous deux fils de Rhæcus, qui exécutèrent pour
les habitants de Samos la statue d’Apollon Pylhien. La
moitié de cette statue fut, disent-ils, faite à Samos par
Téléclès, et l’autre moitié fut achevée à Éphèse par Théo-
dore, et ces deux parties s’adaptèrent si bien ensemble
que la statue entière semblait l’œuvre d’un seul artiste.
Les Égyptiens, ajoute Diodore, après avoir arrangé et
taillé la pierre, exécutent leur ouvrage de manière que
toutes les parties s’adaptent les unes aux autres jusque
dans les moindres détails. C’est pourquoi ils divisent
LES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN
59
le corps humain en 21 parties 1/4, et règlent là-dessus
toute la symétrie de l’œuvre. »
Mais si Diodore affirme très nettement l’existence du
canon égyptien, il ne donne aucun détail sur sa nature,
et ouvre par là le champ à toutes les suppositions. Aussi
n’ont-elles point manqué.
Les auteurs admettent les uns deux canons égyptiens,
les autres jusqu’à trois. Quant à l’unité de mesure qui
aurait été adoptée dans ces canons, ils sont loin d’être
d’accord. Wilkinson et Lepsius la cherchent dans la
longueur du pied, Prisse et Ch. Blanc dans celle du
médius.
Ce qui est vrai, c’est que les figures égyptiennes se
rattachent à deux types qui, sans avoir été exclusivement
employés, ont prédominé aux diverses époques. Dans les
premiers temps, le type préféré est trapu et vigoureux.
Plus tard, on recherche l’élégance, et les figures s’allongent
en s’amincissant.
Mais, dans l’étal actuel de la science, il est difficile
d’aller plus loin et d’indiquer avec quelque précision
quelles sont les règles canoniques qui régissent ces deux
conceptions différentes de la figure humaine.
Les indications que nous possédons sur les canons
employés par les Grecs ne sont pas beaucoup plus pré-
cises. Là aussi il y eut plusieurs canons en faveur.
Le plus célèbre est celui de Polyclète. Il jouissait d’une
réputation universelle. Polyclète y avait consacré une
60
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
statue et un écrit qui en était le commentaire. Malheu-
reusement, l’écrit n’est pas arrivé jusqu’à nous. Nous pou-
vons du moins admirer la statue connue sous le nom de
Doryphore (porteur de lance). Elle représente un jeune
homme aux formes viriles et correspondant à l’idée que
se faisaient les Grecs de l’athlète accompli, également
apte aux luttes du gymnase et au maniement des armes
de guerre.
Les artistes de son temps ne pouvaient se lasser d’admi-
rer cette belle figure. Ils en étudiaient et en imitaient
les proportions, la considérant, selon le dire de Pline,
comme une sorte de loi.
C’est à propos d’elle que les contemporains avaient
coutume de dire que Polyclète avait mis l’art tout entier
dans une œuvre d’art.
M. Guillaume pense que la mesure choisie par Poly-
clète était le palme, c’est-à-dire la largeur de la main à la
racine des doigts.
Dans le type créé par cet artiste, la tête est contenue
sept fois et demie dans la hauteur totale. Nous verrons
que cette proportion répond à la moyenne scientifique.
Sans être trapu, il représente un heureux équilibre entre
les mesures de hauteur et les largeurs.
Un autre sculpteur grec, Lysippe, qui prétendait avoir
appris son art rien qu’en étudiant le Doryphore,
n’en créa pas moins des figures conçues d’après un prin-
cipe différent et pour ainsi dire opposé. Lysippe répétait
LKS PROPORTIONS Di: CORPS HUMAIN
61
souvenl qu’il voulait représenter l'homme, non tel qu’il
est, mais tel qu’il devrait être. Et il imagina qu’il devait
être grand. Aussi lui donne-t-il les proportions élancées
qui se remarquent dans ses ouvrages et dans beaucoup
d’autres de son école ; telles sont les ligures bien connues
sous le nom de l’ Apoxyomènos, du Méféagre , du Gladia-
teur, du Germanicus , etc.
Le système de mesure qui repose sur le palme ne
s'adapte plus à ces statues.
Suivant M. Guillaume, le canon de Lysippe est celui
qui nous a été conservé par Yitruve, dont nous parle-
rons dans un instant ; celui que suivaient les Byzantins
et qui fut ensuite adopté par la plupart des artistes de la
Renaissance. Dans ce canon, c’est la tête avec ses subdivi-
sions qui sert de module. On peut constater que l’ Apoxyo-
mènos de Lysippe mesure huit têtes de hauteur.
Je ne dirai que quelques mots de Yitruve, architecte
romain né vers 85 avant Jésus-Christ. Le passage où il
parle du canon humain est assez court et présente
quelques obscurités. Il n’en a pas moins, au point de
vue de l’histoire des canons artistiques, un haut inté-
rêt, car il en est la première formule écrite que nous pos-
sédions, et a été le point de départ de tous les travaux
des artistes modernes sur la question. On y voit que la
tête est la huitième partie de la taille et le pied la sixième.
Je n’insiste pas sur les autres mesures. Enfin Yitruve
signale le nombril comme étant le centre du corps et
62
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
indique que l’homme étendu les bras ouverts peut être
inscrit dans un cercle et dans un carré. Cette dernière
proposition a besoin d’une interprétation fort heureuse-
ment donnée dans la suite par Léonard de Vinci, comme
nous le verrons tout à l’heure.
Avec la Renaissance, trois grands noms d’artistes
s’attachent à l’histoire des proportions et rayonnent au-
dessus des autres comme un glorieux triumvirat : c’est
un Italien, Léonard de Vinci; un Allemand, Albert
Durer, et un Français, Jean Cousin.
Les dessins anatomiques de Léonard de Vinci sont des
plus remarquables. Il ne se contenta pas de dessiner et
de décrire les os et les muscles qui sont les seuls organes
utiles à connaître pour l’artiste ; il étudia aussi les veines,
les nerfs et jusqu’aux viscères, dont la connaissance
semble exclusivement réservée aux médecins.
Mais ce qui ne le préoccupa pas moins que la recherche
des parties profondes et constituantes du corps humain,
ce fut l’étude des dimensions relatives des divers seg-
ments dont il se compose. Aussi trouvons-nous dans ses
manuscrits de nombreuses notes relatives aux propor-
tions.
Léonard adopte d’une manière générale les données de
Vitruve, le principe de l’homme mesurant huit têtes de
hauteur.
On connaît son dessin le plus remarquable sur ce sujet.
Il donne l’explication de la théorie entrevue par
LES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN
63
Vitruve et connue sous le nom de « carré des anciens ».
Il montre que l’homme, s’il élève les bras en croix, peut
être inscrit dans un carré. S’il élève un peu plus les mains,
à la hauteur d’une ligne horizontale tangente au vertex,
il s’inscrit alors dans un cercle dont le centre est au nom-
bril, les extrémités des mains et les pieds touchant à la
circonférence.
Cette proportion de huit têtes, si souvent adoptée par
les artistes, ne se trouve dans la nature qu’exception-
nellement ; elle n’existe que dans les grandes tailles, les
tailles de lm 80, et au delà.
L égalité signalée ici entre la taille et l’envergure n’est
pas plus exacte. Les anthropologistes ont montré que si
l’on représente la taille par 100, l’envergure est égale à
104, c est-à-dire la dépasse d’une quantité fort appré-
ciable.
J’arrive maintenant aux travaux d’Albert Durer, qui
s est distingué, en outre, comme géomètre et comme
ingénieur. Il avait vraiment le génie des sciences exactes,
et alla jusqu’à chercher à appliquer les mathématiques à
la construction des figures humaines.
Son ouvrage sur les proportions, publié en 1528,
1 année de sa mort, représente une somme de travail con-
sidérable, et dénote un esprit d’observation des plus
remarquables. Il eut d’ailleurs, auprès de ses contempo-
rains, un très grand succès et fut rapidement traduit en
plusieurs langues. Mais la multiplicité des mesures que
64 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
donne l’auteur et l’usage qu’il fait des procédés géomé-
triques en rendent la lecture difïicile. D’ailleurs, il n’est
pas toujours exempt d’obscurités.
Ses figures sont mesurées en quantièmes du corps tout
entier, ce qui est peu commode dans la pratique.
Il ne se contente pas de formuler un seul type à
l’exemple des autres artistes ; il en étudie, aussi bien
chez l'homme que chez la femme, un certain nombre,
destinés à représenter les tailles courtes et trapues, les
tailles sveltes et élancées, et les tailles intermédiaires.
C’est ainsi qu'il donne les proportions d’une figure de
sept têtes de haut, une autre de huit têtes ; puis il ne
craint pas de dépasser la nature et donne des figures de
neuf et même de dix têtes.
Je ne m’attarderai pas à décrire les procédés spéciaux
qu’il indique pour construire la figure humaine, et je
passe à l’exposé du canon de Jean Cousin.
Son livre sur les proportions n’a pas le volume de celui
d’Albert Durer. Mais il est d’une grande clarté et d’une
grande simplicité, qui ont prolongé jusqu’à nos jours la
faveur dont il a toujours joui parmi les artistes. Il en a
été fait un nombre considérable d’éditions.
Comme Léonard de Vinci, Jean Cousin adopte la pro-
portion de huit têtes. Je n’insisterai pas ici sur la façon dont
ces huit têtes se répartissent dans la hauteur de la figure.
Cousin admet également l’égalité entre l’envergure et
la taille.
LES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN
65
Le livre de Jean Cousin est un progrès. Il laisse de
côté les divisions en quantièmes de la taille elles chiffres
qui encombrent les figures d’Albert Dürer. Il choisit la
tête comme unité de mesure, et il donne sur cette base
une théorie complète de la figure humaine, — ce que
n’avait pas fait Léonard de Vinci, — théorie remarquable
par sa simplicité.
Mais il y a une ombre au tableau. Il nous faut ajou-
ter que cette clarté du canon de J. Cousin est obtenue
un peu aux dépens de la précision ; il y règne un certain
vague, et si les figures, destinées à faciliter l’intelligence
du texte, sont nombreuses et nettement démonstratives,
elles ne concordent pas toujours entre elles et jettent par
là même un peu de confusion là où elles étaient destinées
à faire la lumière.
Comme je l’ai déjà dit, la proportion de huit têtes,
adoptée par la majorité des artistes, ne se rencontre
qu’exceptionnellement dans la nature. Aussi Ch. Blanc,
désireux de ramener le canon de J. Cousin à des pro-
portions plus humaines, a-t-il en l’idée de le modifier en
le ramenant à sept têtes et demie, ce qui est d’ailleurs la
moyenne scientifique. Dans sa Grammaire des arts du
dessin , Ch. Blanc donne ce nouveau canon comme étant
en usage dans les écoles et les ateliers. Il semble donc
qu’il n’ait fait que le recueillir. D’ailleurs, il est incom-
plet et peu en rapport avec les données scientifiques dont
je parlerai dans un instant. Il n’a donné lieu à aucune
La Figure humaine. 5
66
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
formule figurée et nous n’en connaissons aucune image.
Ce qui précède suffît pour montrer comment, dans
l’œuvre des artistes, la figure humaine a été dotée des
proportions les plus diverses et comment le problème que
soulève le canon humain a reçu, presque à toutes les
époques de l’art, les solutions les plus différentes et les
plus opposées. Devons-nous nous en étonner? Pas le
moins du monde.
En effet, qu’est-ce qu'un canon artistique? C’est tout
simplement la réalisation, la mise en formule, si l’on
veut, d’un certain idéal d’art, c’est-à-dire de l’idée que se
fait son auteur de la beauté plastique. Oi* l’idéal varie
avec les artistes, et chacun, suivant son tempérament ou
son génie, se crée sa formule. J’ajouterai même qu’il
doit en être ainsi, et qu’un canon artistique universelle-
ment accepté serait la pire des choses, puisqu’il empri-
sonnerait dans un moule unique toutes les formes de
l’art et entraverait tout essor individuel.
Mais alors, en présence de ces variations du canon
artistique, de ces représentations si diverses de la figure
humaine, une idée ne nous vient-elle pas à 1 esprit ?
Quelles sont en réalité, dans la nature, les proportions
du corps humain? Quelle en est la loi. la règle scienti-
fique? Et puisqu’un canon artistique ne saurait être une
règle à suivre aveuglément, mais plutôt un thème à inter-
préter et à modifier, suivant le sentiment de chacun, n’y
aurait-il pas pour l’artiste grand avantage à connaître les
LES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN
67
proportions vraies du corps humain? Ainsi placé en face
de la nature, ne gagnerait-il pas à spéculer directement
sur elle, à pouvoir entreprendre une interprétation de
première main pour ainsi dire, au lieu d’interpréter un
canon artistique qui est déjà lui-même une interpréta-
tion ?
Ce serait rendre à l’artiste toute son indépendance et
le délivrer, tout au moins en ce qui concerne la figure
humaine, des entraves d’une formule toute faite et d’au-
tant plus obsédante qu’elle s’autorise d’un nom plus
illustre, — et cela en lui fournissant des hases scienti-
fiques solides et assurées sur lesquelles il puisse, en
toute liberté, asseoir ses propres conceptions.
La science plus directement en cause ici est l’anthro-
pologie, science née d’hier, pour ainsi dire, mais dont
les progrès ont été si rapides. A proprement parler, il
s’agit plutôt ici de mesures que de proportions, et jus-
qu’à présent les savants se sont contentés d’entasser des
chiffres, sans en chercher les rapports. En tout cas,
leur méthode diffère essentiellement de celle des artistes,
et la recherche d’une unité de mesure, ou module, prise
dans une partie du corps lui-même, est le moindre de
leur souci. M. Topinard accentue les oppositions : « Dans
cette question, dit-il, les artistes et les anthropologistes
sont aux antipodes. Les premiers créent un canon, celui
qui répond le mieux à leur sentiment ; les seconds le
cherchent et ne tiennent compte que des chiffres bru-
68
INTRODUCTION A l/ ÉTUDE DE'LA FIGURE HUMAINE
talement alignés. Les premiers rendent ce qu’ils croient
devoir considérer comme la règle de l’art à adopter, les
seconds expriment ce qui ressort de leurs mensurations
sur des nombres considérables de sujets. » En deux mots,
nous dirons que les artistes cherchent à exprimer ce qui
doit être, d’après l’idée qu'ils se font de la beauté, et les
savants simplement ce qui est.
Ainsi considérée, la question des proportions du corps
humain devient éminemment complexe. Ce n’est plus un
type unique qu’il s’agit de rechercher, mais autant de
types qu’il y a de races différentes. Il faut tenir compte
également des conditions d’âge, de sexe, de milieu, etc.
L’on voit de suite combien ces recherches s’étendent et
de quelles difficultés elles se trouvent entourées, si l’on
songe, en outre, que chaque type ne peut être établi que '
sur un nombre considérable de mensurations, qui sont
elles-mêmes comme autant d’obstacles à surmonter.
Aussi, malgré le nombre considérable des travaux
récents, il n’est pas surprenant de constater que la
science de l’anthropométrie est loin d’être achevée.
Mais si elle en est encore à une période qui ne permet
pas de juger l’édifice dans son ensemble, certaines par-
ties de la construction sont assez avancées pour per-
mettre un jugement partiel. C’est ainsi que les documents
qui concernent la race blanche — qui est celle qui inté-
resse plus particulièrement les artistes — sont assez nom-
breux pour qu’il soit possible, dès maintenant, d’établir.
LES PROPORTIONS DE CORPS HUMAIN
69
tout au moins clans ses grandes lignes, un type d’ensemble,
véritable canon scient ifique.
La première tentative faite dans cette direction, en
mettant à contribution l’ensemble des travaux antérieurs,
est relative à l'homme européen adulte, et appartient à
M. Paul Topinard. Elle date de ces dernières années, et
forme comme une première étape d’où l’on peut recon-
naître le chemin déjà franchi et mesurertoute l’étendue de
celui qui reste encore à parcourir. Mais, quel que soit
l’intérêt de ce premier essai de récapitulation et pour
ainsi dire d’inventaire scientifique, il ne saurait faire
oublier les travaux sur lesquels il s’appuie.
Au premier rang, il faut citer un savant belge, Qué-
telet, dont l’ouvrage publié il y a plus de vingt ans con-
stitue un véritable monument d’anthropométrie scienti-
fique. Appliquante loi des probabilités à la détermination
des variations de la taille et des autres parties du corps dans
une agglomération homogène d’individus, il établit scien-
tifiquement que les diverses tailles se répartissent en
groupes plus ou moins nombreux, d’après une loi qui est
toujours la même. Par groupes de 10, il mesure plus de
500 sujets des deux sexes et de tous les âges, et il donne
des tables de proportion de l’homme et de la femme
depuis la naissance à tous les âges de la vie. C’est un
travail vraiment colossal.
Ses observations ont exclusivement porté sur des Belges,
et le seul reproche qu’on puisse lui faire est d’avoir opéré
sur des groupes d’individus trop peu nombreux.
70
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Par opposition, nous pouvons citer les statistiques
vraiment formidables de Gould et de Baxter, en Amé-
rique, qui comprennent plus d’un million d’individus.
En France, les statistiques de M. Alphonse Bertillon,
le distingué chef du service d’identification à la Préfecture
de police, méritent également d’être signalées. Ses
mesures ne sont pas très nombreuses, mais elles sont
prises avec une grande rigueur et portent sur plusieurs
centaines de mille d’individus.
Nous sommes donc actuellement en possession de maté-
riaux suffisants pour établir un type scientifique des pro-
portions du corps humain, tout au moins en ce qui con-
cerne la race blanche.
Mais si l’artiste, désireux de mettre à profil les données
de la science, cherche ces proportions dans les ouvrages
spéciaux, il les trouvera formulées de deux façons en
chiffres bruts, en mesures absolues, ou en centièmes de
la taille, et, par suite, il se voit dans l’impossibilité presque
absolue d’en tirer parti. En effet, l’anthropologiste lui
dit, par exemple, si la taille = 1 00, la hauteur de la tête
est de 13,3, celle du tronc y compris la tête est de 53,6,
la longueur du membre supérieur en totalité est de 45,
celle du membre inférieur de 47,3, et ainsi de suite.
Bien évidemment cette méthode ne saurait convenir
aux artistes. Que faire alors et comment combler le fossé
que la différence des méthodes a creusé entre l’œuvre du
savant et les besoins de l’artiste ? Par quel moyen rendre
LES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN
71
pratique l’usage du canon scientifique dont nous avons
reconnu le haut intérêt pour les arts?
La marche à suivre était toute tracée. La première
chose à faire était de donner une forme, un corps à cet
assemblage de chiffres qu’est le canon scientifique, de
l’animer, de le vivifier, d’en faire pour ainsi dire la syn-
thèse vivante, en construisant un type dont toutes les
mesures répondissent exactement aux données de la
science. Puis, cette figure une fois faite (et cette figure,
pour la précision et la facilité des mensurations, ne
pouvait être qu’une statue), il fallait en rechercher
l’harmonie intérieure, la symétrie, comme disaient les
Grecs, et pour cela lui appliquer les procédés en usage
dans les canons artistiques, c’est-à-dire chercher les rap-
ports des diverses parties entre elles et de chacune d’elles
avec le tout, au moyen d’une commune mesure prise dans
le type lui-même.
Dans ces conditions, il était permis de penser que
l’artiste, retrouvant dans un canon scientifique toutes les
facilités qu’il a coutume de trouver dans les canons artis-
tiques, n’éprouverait plus à s’en servir la moindre hésita-
tion.
Mais ce projet était-il réalisable ? Le type scientifique
se prêterait-il au morcellement du canon artistique? Nous
avons pensé que la chose valait au moins la peine d’être
tentée, et nous avons modelé une statue conçue, je me
hâte de le dire, en dehors de toute préoccupation esthé-
72
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
tique, et dont le seul mérite est d’incarner en elle les
deux sortes de canons. Elle est à la fois un canon scien-
tifique par les mesures absolues qu’elle comporte, et un
canon artistique par les rapports qui sont établis entre ses
diverses parties.
Mais je ne veux pas entrer ici dans des détails plus cir-
constanciés et qui sont exposés tout au long ailleurs1. Je
dirai seulement que l’unité de mesure ou module est la
hauteur de la tête subdivisée elle-même en moitiés et
en quarts. La tête est comprise sept fois et demie dans
la hauteur du corps, du vertex à la plante des pieds, et
elle se répartit au torse et aux membres suivant un sys-
tème de mesure fort simple et d’une précision plus grande
que ne le comportent d’ordinaire les canons artistiques.
Mais ce canon, tout en reposant sur des mesures réelles,
n’est en somme qu’une abstraction . Il est fait de moyennes.
11 est comme le centre autour duquel gravitent les varia-
tions individuelles. Aussi, je le répète et liens à le décla-
rer hautement, comme tous les canons artistiques, il n’est
point une règle à laquelle doivent s’astreindre les artistes,
encore moins un modèle à reproduire dans leurs œuvres.
Ils ne doivent y voir qu’un guide, en face de la nature,
qui leur permettra d’apprécier, en toute connaissance de
cause, les proportions des différents modèles qu’ils auront
sous les yeux. C’est une œuvre de renseignements.
* Canon des proportions du corps humain, par Paul Richer;
Paris, Librairie Delagrave.
LES PROPORTIONS DI' CORPS Ht MAIN
7.3
Au demeurant, l’élude de la nature contient en germe
tous les principes et pourrait certainement suffire à l’artiste.
Mais combien de temps lui faudrait-il pour dégager ces
enseignements de la multitude des faits et de la foule des
observations? Pourquoi l’artiste dédaignerait-il l’expé-
rience d’autrui? N’est-il pas logique qu’il mette à profit
la somme des connaissances entassées par ceux qui l’on
précédé dans 1 étude de la nature ? C’est là, en définitive,
1 unique but de la science appliquée aux beaux-arts,
I unique motif de cet essai du canon scientifique et artis-
tique à la fois.
Cette moyenne, basée sur un nombre considérable
d’individualités qui ne représente exactement aucune de
ces individualités, et, d’autre part, se rapproche le plus
de toutes à la fois, constitue, à vrai dire, comme la règle
générale qui régit les rapports des diverses parties du
corps entre elles, et qui guidera l’artiste dans l’élude de
la nature qui s’impose à lui.
On dira peut-être cpte la moyenne n’est point le fait de
l’artiste, que ce qu’il cherche dans la nature, c’est plus
l’exception que la règle, plus l’individu que le type, plus
les extrêmes que la moyenne. A quoi, je pourrais
répondre que la connaissance de la règle lui permettra de
mieux juger des exceptions, la connaissance du type accen-
tuera les caractères des individus, et la connaissance de la
moyenne donnera une plus juste notion des extrêmes.
En résumé, le canon scientifique possède sur les canons
74
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
artistiques le grand avantage de n’être la formule d’aucun
artiste et d’aucune école. Il n’est qu’un simple guide sans
valeur esthétique et qui laissera à l’interprétation que
l’artiste doit en faire toute sa valeur et toute son origi-
nalité.
La science, en effet, ne doit pas être une entrave pour
l’art. Elle n’a d’autre but que de lui assurer toute sa
liberté d’action en le mettant en pleine possession de tous
ses moyens d’expression. « Quels que soient les dons du
génie, dit M. Guillaume, c’est grâce à des connaissances
positives que l’on acquiert dans l’art cette sûreté sans
laquelle la facilité ne serait rien. »
CHAPITRE II
l’anatomie plastique
Nous avons vu que l’antiquité grecque avait usé de
canons des proportions du corps humain, et qu’elle avait
certainement mesuré ses modèles. Mais il est démontré
aujourd’hui que l’anatomie humaine n’existait pas à cette
époque. Les artistes de l’antiquité, pas plus que les méde-
cins, n’ont disséqué le cadavre humain. C’est un fait que
le Dr Chéreau, dans un remarquable article du Diction-
naire encyclopédique des Sciences médicales, et le Pro-
fesseur Laboulbène, dans son travail sur les Anatomistes
anciens , ont parfaitement démontré. Comment se fait-il
alors que les artistes grecs dont l’art n’a point été égalé
aient pu se passer de l’anatomie qui de toutes les sciences
paraît certainement la plus indispensable aux arts plas-
tiques?
Si les Grecs qui ont produit de si magnifiques chefs-
d’œuvre n’ont pas étudié l’anatomie, pourquoi la conseil-
lons-nous si fort à nos artistes d’aujourd’hui? Elle ne
semble donc pas si nécessaire que nous le pensons.
76
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Cette objection provient de la façon dont on a l’habi-
tude d’entendre l’anatomie cpie l’on enseigne aux artistes,
et qui est la dissection et l’étude du mort. Il est aisé d’y
répondre.
Il ne faut pas confondre, en effet, l’anatomie et la mor-
phologie, la science que donne la dissection du cadavre
et celle que donne l’inspection de la forme vivante et agis-
sante. Il y a loin, en effet, plus loin qu’on ne pense géné-
ralement entre l’étude des parties constituantes du corps
humain et sa conformation extérieure. Et le jeune artiste
qu’on accable de notions anatomiques se trompe étran-
gement s’il croit connaître la forme humaine.
Je vais plus loin, je dis que l'anatomiste de profession,
qui a beaucoup disséqué, qui connaît jusque dans ses plus
petits détails la structure du corps, se trompe également
s’il croit posséder, en outre et comme par surcroît,
l’entière connaissance de la forme extérieure.
Entre l’anatomie et le nu, il y a toute la distance du
cadavre au vivant. Le médecin, l’anatomiste lui-même le
plus exercé a de singulières surprises si, sans autre pré-
paration que ses connaissances puisées sur le mort, il est
mis en présence de la nature qui vit.
C’est que l’anatomie, ainsi que son nom même l’indique,
n’arrive à ses fins qu’à la condition de couper, de sépa-
rer les organes, d’en détruire les rapports ; et ce cadavre
qui est la matière sur laquelle elle concentre ses efforts,
avant de devenir ce « je ne sais quoi qui n’a de nom dans
L ANATOMIE PLASTIQUE
il
aucune langue » commence, dès les premiers moments, à
perdre l’accent individuel de la forme que seules peuvent
donner la souplesse et la fermeté des tissus où circule la
vie.
Ce n’est pas à l’anatomie que les grands maîtres qui
ont disséqué doivent d’avoir fait des chefs-d’œuvre. Les
dessins anatomiques de Léonard de Vinci sont là pour
montrer nombre d’erreurs anatomiques qui dépendent
tout simplement de mauvais procédés de dissection.
L’écorché de Michel-Ange nous apparaît comme un
simple jeu, une pure œuvre d’imagination. Ce n’est point
une œuvre de science, et je délie l’anatomiste le plus
habile de mettre un nom sur chacune des saillies muscu-
laires qui y sont figurées. Ce n’est donc pas à cause de
leur science anatomique, mais malgré elle, que ces grands
artistes ont exécuté tant d’œuvres si justement admirées.
En résumé, l’élude de la forme est la synthèse vivante
de l’anatomie du mort. Elle a pour fondements, il est
vrai, les notions que fournit le cadavre, mais les an-
ciens nous ont montré qu’elles ne lui sont pas rigoureu-
sement indispensables.
Son procédé est la synthèse, son moyen l’observa-
tion du nu ; son but est d'en décrire les formes multiples
en mouvement et de les rattacher à leurs causes. La forme
demande donc à être étudiée en elle-même et pour elle-
même, car elle fournit des connaissances que l’anatomie
pure et simple ne peut donner.
78
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
J’ajouterai que, étant tous composés des mêmes organes,
des mêmes tissus, des mêmes os et des mêmes muscles,
l’anatomie est identique pour nous tous. Combien au con-
traire la forme diffère avec chacun de nous ! Et je ne
parle pas seulement du visage, mais du corps tout entier.
Le corps lui aussi a sa forme et son expression propre.
L’anatomie est une généralisation, qui concerne l’es-
pèce ; la forme au contraire est relative à l’individu.
Et voilà pourquoi les anciens qui n’étaient pas des ana-
tomistes ont créé néanmoins de si magnifiques figures du
corps humain. C’est qu’ils connaissaient, jusque dans ses
moindres détails et ses moindres changements, cette forme
humaine à laquelle ils avaient voué un culte si profond qu’ils
en avaient revêtu leurs dieux.
Comment avaient-ils acquis cette science ? Est-ce dans
la fréquentation journalière des gymnases, dans l’assis-
tance au Jeux Olympiques où se montraient les plus forts
et les plus agiles ? La chose est plus que vraisemblable.
Ce qui est certain, c’est que cette science du nu était
pour eux l’objet d’un véritable culte. Ils estimaient
divine la beauté du corps humain. L’Olympe était peuplé
de nudités idéales et magnifiques qui n’étaient que la
nature elle-même divinisée dans ce qu’elle a de plus
parfait.
Ainsi l’admiration des belles formes était en quelque
sorte le dogme de leur religion, dont la science du nu
devenait le catéchisme. Ce goût perpétuel de la beauté
L ANATOMIE PLASTIQUE
79
plastique pénétrait jusque dans le peuple. Et les artistes,
qui condensèrent toutes ses notions éparses, en réali-
sant, dans leurs œuvres, l’idéal de toute une nation,
apparaissent comme les radieuses floraisons d’une souche
commune.
Il n’est donc pas surprenant qu’appelés à traduire,
dans le marbre, les aspirations de ce peuple, qu’on
a appelé avec raison un peuple de sculpteurs, ils aient
donné tous leurs soins à l’étude du nu. Aucun traité
didactique sur la matière n’est parvenu jusqu’à nous,
mais il en a très certainement existé. Nous avons vu qu’un
des plus grands arttistes, Polyclète, a laissé une statue
qu’il a appelée Canon , ou Règle des proportions du corps
humain , et nous savons que la statue était accompagnée
d’un ouvrage qui malheureusement a été perdu.
D ailleurs il n’importe. Les œuvres sont là qui témoignent
d une science du nu si étonnante qu’en leur présence
nous nous demandons lequel nous devons le plus admi-
rer, ou de l’artiste qui a modelé de telles formes, ou du
savant qui les a construites.
Et cette science est si profonde, si vraie, qu’elle ne se
laisse pas voir. Elle est, suivant l’expression de Beulé,
comme la santé dans le corps qui n’est jamais meilleure
que lorsqu’elle ne s’y fait point sentir. C’est qu’en effet
la science ne doit point dominer et attirer l’attention
du spectateur à son profit. Elle est faite au contraire pour
servir. Son rôle vis-à-vis de l’art est tout de modestie et
80
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
d’effacement. C’est elle qui construit les fondations et tout
le gros œuvre de l’édifice que l’art parera ensuite à son gré.
Mais, bien que cachée, son action n’en a pas moins une
importance capitale, car c’est elle qui rend l'œuvre viable et
lui assure la durée : telles ces sublimes phalanges de dieux
et de déesses sorties des mains des artistes grecs, et dont
la radieuse nudité, sans laisser rien voir de la charpente
osseuse qui la soutient, nous illumine, nous profanes,
après des siècles, comme au jour même où elles furent
créées, elles éblouirent les flots pressés de leurs adorateurs.
Les artistes grecs se trouvaient pour acquérir celte
science du nu dans des conditions exceptionnellement
favorables. Ainsi que Taine l’a bien fait ressortir en étu-
diant l’influence des milieux sur le développement de
l’art, tout à cette époque, l’éducation, les mœurs, le goût
public, la religion, jusqu’au climat, concourait au même
but. Il est bien loin d’en être ainsi de nos jours. Nos
artistes ne semblent-ils pas, au contraire, se heurter à
des difficultés croissantes? Et sous le rapport de l’élude
du nu qui est vraiment la base fondamentale des arts plas-
tiques, il est bien certain que l’artiste d’aujourd’hui est de
beaucoup moins bien partagé que ne l’étaient ses ancêtres
de Grèce.
Les occasions qu’il a d’étudier le nu sont rares, défec-
tueuses, et ce nu lui-même quel est-il? N’y a- t-il pas lieu
de croire qu'à notre époque, la forme corporelle n’est plus
ce qu elle était au temps des Grecs. Les nécessités du cli-
L ANATOMIE PLASTIQUE
81
mat, les conventions sociales et religieuses, jusqu’à nos
exigences scientifiques et littéraires, semblent autant de
causes liguées ensemble pour amener un abaissement de
la plastique humaine.
Il ne faut rien exagérer cependant; il est possible de
montrer que la pensée moderne n’a point ravalé, autant
qu on pense, son inséparable et matériel compagnon.
D'ailleurs, même en Grèce, la beauté ne courait pas
les rues. Cicéron dit que, parmi la foule des jeunes gens
que l’on voyait de son temps à Athènes, c’était à peine
s’il s’en trouvait un qui fût véritablement beau, hit de nos
jours l’immortelle nature n’a pas perdu le moule ou
furent coulés les héros de l’antiquité. Seulement les temps
sont changés. Ceux que la Grèce eût mis sur des autels
peinent aux derniers degrés de l’échelle sociale : il y a tel
Apollon qui s’est fait clown ou cycliste; Hercule « tra-
vaille » à la barrière du Trône.
On a pu croire un instant que le siècle de la science
verrait l’abâtardissement physique des classes libérales.
Heureusement il n’en est rien. La renaissance des exer-
cices du corps à laquelle nous assistons depuis une ving-
taine d’années nous en donne la preuve. Il suffît d’avoir
assisté aux matchs de football pour découvrir, parmi
ces jeunes gens qui sont les savants de l’avenir, des types
plastiques dignes de rivaliser avec les anciens. On dit que
Platon, Chrysippe, le poète Timocréon avaient été d’abord
athlètes. Pylhagore passait pour avoir eu le prix du pugi-
La l igure hum
lame.
82
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
lat, et Euripide fut couronné comme athlète aux jeux
Eleusiniens. On ne peut que souhaiter à notre jeunesse
le retour à ces antiques traditions.
Il nous est donc permis d’affirmer que, même aujour-
d’hui, l’artiste peut contempler la beauté plastique du nu,
mais à condition de la chercher là où elle est. Et je
dirais à celui qui veut l’étudier : « Méfiez-vous du modèle
d’atelier, Antinous de profession, qui ne se découvre que
pour l’immobilité de la pose et passe l’autre partie de son
temps soigneusement vêtu et dans l’oisiveté. Allez plutôt
aux foires où les « faiseurs de poids » ont raison d’être
fiers de leurs travaux ; allez au cirque, où les acrobates
et les clowns sont souvent de véritables modèles de formes
bien pondérées. Fréquentez les réunions sportives. Vous
verrez aux jeux de football des jeunes gens se livrer aux
mouvements les plus variés, et parfois les plus violents.
Allez au£si au vélodrome ; si l'attitude du coureur sur sa
machine vous choque parfois, voyez-le, lorsqu’il entre
dans l’arène, les jambes entièrement nues, le buste voilé
d’un simple maillot, et vous ne serez pas longtemps à
vous convaincre que cet exercice est un de ceux qui
assurent, au corps, avec une heureuse harmonie des
formes, la force et la souplesse.
S’il arrive à un artiste de voir un de ces hommes
dans un atelier apparaître entièrement nu, les modèles de
profession feront piètre figure. Il saura ce que devient le
nu qui agit, et ce qu'est la forme humaine dans la pléni-
tude de la vie et de l’action. .
L ANATOMIE PLASTIQUE
83
Notre civilisation artistique, il est vrai, n'en ménage pas
moins les occasions de voir et d’admirer le nu. Ce n’est
plus dès l'enfance et comme en se jouant que l’artiste
apprend à parler cette langue que les Grecs possédaient
si bien, et d’instinct pour ainsi dire. Il devra y consacrer
beaucoup d’efforts. Mais l'infériorité où le mettent
aujourd’hui, vis-à-vis de ses confrères de l’antiquité,
d autres usages, d’autres mœurs, un autre climat, se
trouve largement compensée, d’autre part, par toutes
les ressources que la science met à sa disposition.
De là le rôle aujourd’hui indispensable des sciences
anatomiques dans l’enseignement des beaux-arts.
Mais il importe ici de bien définir ce rôle. Si elle a été
prônée par de grands artistes, l’anatomie appliquée aux
beaux-arts a eu aussi ses détracteurs ; elle a soulevé de
la part des meilleurs esprits des appréhensions qui, à
mon avis, sont nées d’un emploi défectueux de la méthode
et ne sauraient reposer que sur un malentendu.
Ces craintes ont été très nettement formulées par
Diderot dans son Essai sur la peinture : « L’étude de
l’écorché, dit-il, a sans doute ses avantages, mais n’est-il
pas à craindre que cet écorché ne reste perpétuellement
dans 1 imagination ; que l’artiste n’en devienne entêté de
se montrer savant... et que je ne retrouve ce maudit
écorché même dans ses figures de femme?... »
Ch. Blanc raconte qu’un jour, Ingres, entrant dans son
atelier, aperçut quelques-uns de ses élèves qui dessinaient
8i
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE I.A FIGURE HUMAINE
à l’écart, d'après une réduction en plâtre de « l’écorché » de
Houdon, et que, s’avançant aussitôt vers eux, il brisa la
figure de plâtre. Ce grand maître entendait-il par là pros-
crire d’une façon absolue les études anatomiques ? — Non,
bien certainement. — Comme Diderot, il en craignait les
abus, et voulait simplement en régler la méthode. Il
entendait subordonner les études anatomiques à celles de la
forme extérieure.
D’ailleurs, il dit très expressément, dans ses Noies et
pensées , qu’il est nécessaire de bien connaître le sque-
lette et aussi de se rendre compte de l’ordre et de la dis-
position relative des muscles. Mais il ajoute : « Trop de
science nuit à la sincérité du dessin et peut détourner de
l’expression caractéristique pour conduire à une image
banale de la forme. » Cette dernière phrase nous montre
bien le rôle que cet artiste assignait à l’anatomie. Pour
lui, ce n’était qu’un moyen d’arriver à une connaissance
plus complète et plus précise de son modèle, c’est-à-dire
du nu vivant et agissant.
Ainsi donc, la véritable anatomie plastique est celle
qu’on étudie sur le vivant. Dans renseignement de l’ana-
toinie fait aux artistes, point n’est besoin du cadavre et des
dissections. Ce sont là des pratiques qu’il faut réserver
aux futurs médecins. Le spectacle de la mort répugnante
et amorphe n’a rien à apprendre à ceux qui doivent à
pleines mains répandre la vie. Et il faut avouer que l’ana-
tomie plastique n’a pas toujours donné aux artistes ce
qu’ils étaient en droit d’attendre d’elle.
L ANATOMIE PEASTIQl'E
85
« L’écorché » lui-même répond-il bien à leurs besoins,
et n’est-il pas fait plutôt pour les induire en erreur que
pour les instruire ? L’abus se mesure au nombre consi-
dérable de statues d’ « écorchés » qui existent dans les
ateliers. Ingres n’avait-il pas raison de les détruire?
Car « l’écorché » est un non-sens tel qu’on le repré-
sente d’habitude dans une pose animée. Semblable,
avec quelques muscles de plus, à ces statues de la mort
qu’on voit sur les tombeaux du xvie siècle, il n'est autre
chose qu’un cadavre galvanisé. Il dérive en ligne droite
de ces figures des anciens traités d’anatomie qui repré-
sentent des cadavres, le ventre ouvert, les muscles partiel-
lement détachés, toujours dans une attitude vivante, éta-
lant souvent aux yeux du spectateur des lambeaux de leur
propre chair qu’ils soulèvent de leurs bras décharnés.
Comment l’artiste y surprendrait-il le secret de la
vie? On dit quelquefois d’un modèle chez lequel les
muscles se lisent aisément sous la peau, que c’est un
véritable écorché vivant. Hien n’est plus faux. La peau
n’est pas comme un voile uniforme étendu sur les muscles.
Elle est doublée d’une couche graisseuse qui adhère inti-
mement à sa face profonde et dont l’épaisseur varie, même
chez les plus maigres, suivant les régions. De plus, les
muscles sont recouverts d une enveloppe membraneuse
qui les relie les uns aux autres et dont la résistance variable
modifie complètement l’aspect des parties. Sur « l’écor-
ché », chaque muscle, soigneusement isolé par la sec-
86 INTRODUCTION A ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
lion des membranes aponévrotiques et l’ablation des
couches graisseuses, est parfaitement distinct. Il n’en est
plus de même sur le nu vivant où les reliefs musculaires
sont souvent dus à la réunion de plusieurs corps charnus
musculaires, ou ^ien au contraire à une portion plus ou
moins grande d’un seul muscle. Une saillie qui s’observe
sur le vivant — je ne parle pas des saillies osseuses — n’est
souvent pas simple comme chez « l’écorché » ; il y entre
en proportion variable des muscles, de la graisse, des
vaisseaux, le tout recouvert et uniformisé par la peau.
Sur « l’écorché », les sillons qui bordent les reliefs mus-
culaires correspondent exactement aux cloisons aponé-
vrotiques qui séparent les muscles les uns des autres, il
n’en existe pas d’autres. Sur le vivant, les aponévroses
d’enveloppe jouent un rôle capital, bouleversent les reliefs
de « l’écorché », subdivisent en plusieurs saillies un même
corps charnu.
Il n’est pas difficile de montrer par quelques exemples
les grossières erreurs des statues d’écorchés. Et je ne
parle pas ici des fautes anatomiques qui sont nombreuses,
mais seulement des contre-sens physiologiques.
Un des plus répandus et des plus célèbres est « l’écor-
ché » de Houdon '. La pose dans son ensemble en est
1 II existe deux « écorchés » de Houdon à peu près semblables. Ils
ne diffèrent qu’en ce que l’un a le bras droit relevé au-dessus de la
tête, tandis que, sur l’autre, le même bras est étendu horizontalement
en avant.
l’anatomie plastique
87
agréable et bien pondérée. Mais aucun de ces muscles
représentés ne vit. Ils ont tous une forme de convention,
qui n’est ni le relâchement ni la contraction, et dans
aucune région ils ne répondent à l’attitude du sujet. Le
deltoïde du bras levé n’est pas plus contracté que celui
du côté opposé. Nulle différence entre les muscles des
cuisses sur le membre portant et sur celui qui est légè-
rement reporté en arrière, malgré tout ce que le
modèle vivant en révèle. De même pour les muscles du
mollet: Le modelé des épaules et du dos est encore plus
fautif. Le trapèze semble réduit à une mince membrane
uniformément étalée sur les parties profondes, et cepen-
dant, dans ce mouvement contrarié des deux épaules que
Houdon a donné à sa statue, chacune de ses parties, agis-
sant comme muscle distinct, affecte une forme spéciale,
bien caractérisée, et bien différente des deux côtés. De
même pour les muscles sous-épineux, les muscles lom-
baires, etc., etc...
Parmi les anciens « écorchés », celui dit de Bandinelli
est un des plus curieux. Les muscles ont une apparence
de vie, mais les saillies qu’ils forment sont pour la plupart
sans raison et à contre-sens. Il en est de même du petit
écorché attribué à Michel-Ange, dont nous avons dit un
mot plus haut. Je n’en donnerai qu’une preuve. Sur ce
dernier écorché, un bras est levé, l’autre est abaissé; or,
le grand pectoral est plus volumineux du côté où il devrait
être aplati par son allongement dû à l’écartement de ses
88
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
points d'attache, tandis que du côté opposé où il devrait
être plus saillant il est au contraire absolument pial.
Un des meilleurs « écorchés » devrait être celui fait
d’après le Gladiateur combattant , d’Agasias, puisqu’il a
pour modèle une statue particulièrement animée. Nous
n’avons pu en juger complètement. Les exemplaires que
nous avons eu sous les yeux n’ont pas répondu à notre
attente, Tun en particulier, sur lequel l’auteur, vraisembla-
blement dans le désir de faire plus vrai et plus saisissant,
a poussé jusqu’à l’exagération le morcellement anato-
mique transformant ainsi les muscles en véritables paquets
de ficelles qui ne répondent plus à rien de réel, même sur
le cadavre.
Mais si « l’écorché » ne renseigne que très imparfai-
tement l'artiste sur la forme du nu vivant, peut-il être au
moins un document anatomique sérieux et utile? C’est
évidemment le seul but auquel il puisse prétendre. Mais
là encore, il ne faut pas oublier que la myologie superfi-
cielle est complètement insuffisante à qui veut pénétrer le
mécanisme des mouvements et étudier d’un peu près
l’action musculaire. Ce n’est pas les muscles qui paraissent
à la surface que l’artiste doit connaître, mais tous les
muscles, aussi bien les muscles profonds que les muscles
superficiels : il doit les suivre tous jusqu’à leurs insertions
plus ou moins profondes sur les os. De sorte que « l'écor-
ché » même, fût-il parfaitement exact, ne saurait en aucune
façon dispenser d’une étude myologique plus complète.
l’anatomie plastique
89
Il ne peut apparaître, en effet, aux yeux du débutant que
comme une énigme indéchiffrable. Il ne doit être que la
conclusion, le couronnement d’études anatomiques très
sérieuses et très étendues. A ce compte, et, sous les
réserves faites plus haut au sujet de ses rapports avec le
nu, il ne peut qu’être utile. Mais nous ne saurions trop
mettre en garde ceux qui seraient tentés de faire de « l’écor-
ché » leur étude anatomique exclusive, car la science de
l’écorché, ainsi comprise, ne saurait être qu’une demi-
science remplie de lacunes et d’erreurs, plus nuisible en
somme que l’ignorance.
Comment devons-nous donc comprendre l’étude de
l’anatomie plastique ?
L’anatomie plastique ou anatomie appliquée aux beaux-
arts doit être composée de deux parties : la première
purement anatomique, la seconde morphologique.
Dans la première partie, on étudiera en premier lieu le
squelette, puis les muscles, enfin les vaisseaux superficiels,
la peau et le tissu cellulaire graisseux qui la double. Les
os seront d’abord décrits un à un et sous leurs diverses
faces, indépendamment des rapports qu’ils affectent les
uns avec les autres ; mais ils seront réunis et groupés
comme ils se trouvent sur le vivant, pour composer des
parties de plus en plus étendues du squelette. Les liga-
ments seront figurés à la suite des os qu’ils servent à main-
tenir. L’étude des muscles commencera parles couches les
plus profondes, celles qui reposent directement sur le
00
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
squelette; viendront ensuite les couches moyennes en
progressant méthodiquement jusqu’à la surface. C’est
ainsi que le lecteur verra le squelette s’habiller pour ainsi
dire de ses revêtements musculaires successifs, et, du
centre jusqu’à la périphérie, rien ne lui sera inconnu de
ce qui constitue véritablement la masse du corps et par
suite contribue à lui donner la forme qui lui est propre.
Alors l’écorché superficiel ne cachera plus de mystères ;
préparé par lesnolionsquiontprécédé, il apparaîtra comme
la conclusion naturelle et logique de toute la myologie.
J’ajouterai que si les muscles profonds n’ont pas une
influence immédiate sur la forme extérieure, ils inter-
viennent au même degré que les muscles superficiels dans
les différents mouvements, et que par suite leur rôle phy-
siologique ne saurait être négligé.
La seconde partie est entièrement consacrée à l’étude
des formes extérieures. Elle est en somme le principal
objet de l’ouvrage dont la partie anatomique n’est que
la préparation. Elle doit comprendre la description des
différentes parties du corps au repos, dans l’immobilité de
l’attitude choisie pour l’étude, puis indiquer les modifi-
cations qui surviennent dans leurs formes extérieures
à la suite des divers mouvements de chacun des seg-
ments du corps.
Mais ce n’est pas tout. Les mouvements partiels sont
comme les mots qui servent à composer les phrases qui
sont les positions ou les mouvements d’ensemble. Et ici
l’anatomie plastique 91
nous entrons à proprement parler clans le domaine de la
physiologie qui fait partie intégrante de l’anatomie plas-
tique et dont nous allons dire quelques mots.
CHAPITRE III
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
Le but des arts plastiques est de représenter la vie
sous toutes ses formes. L’anatomie, en ce qui concerne
le nu, aura donné à l’artiste la connaissance des formes
qu’il lui reste à mettre en action. Il a, à sa disposition,
les mots de la langue qu’il doit parler. A lui maintenant
de composer les phrases, d’écrire le poème.
Mais, dans cette composition, il reste encore soumis
à certaines lois de grammaire et de syntaxe. Dans le lan-
gage du nu, lesmots sont fournis par l'anatomie plastique,
les lois sont formulées par la physiologie.
Aux temps heureux de l'antiquité grecque, ces lois
du mouvement devaient, comme nous l’avons dit, s’ap-
prendre très probablement sans études techniques spé-
ciales, et pour ainsi dire par les « leçons de choses »
perpétuelles qu’offraient la vie des gymnases, les exer-
cices athlétiques, les jeux olympiques et autres, mieux
encore l’observation quotidienne des mouvements les plus
simples des diverses parties du corps qu’un costume fait
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
93
de draperies légères laissait à découvert ou ne voilait
qu’à demi.
Aujourd’hui le vêtement moderne laisse à peine
entrevoir le visage et les mains. Je n'ai pas à faire son
procès. Le modelé du nu agissant est remplacé par des
plis d’étoffes. Mais si le détail de la forme échappe, il
n’en reste pas moins à l’artiste qui sait voir, un vaste
champ d’observation, pour l’élude de la direction géné-
rale et de l’ensemble des mouvements.
Pour ce qui est des modifications que ceux-ci pro-
duisent dans la morphologie du nu, la physiologie lui
fournira tous les renseignements nécessaires.
En dehors de ces données de l’observation et de la
science, quel peut bien être le guide de l’artiste dans la
représentation du mouvement? Est-ce un certain idéal,
une certaine idée de beauté?
On dit, en effet, un beau mouvement, une belle action,
au sens plastique. Mais si nous nous demandons ce qu’il
faut entendre par là, nous serons assez embarrassés pour
répondre. El si nous nous adressons aux artistes, je
crains fort que nous ne soyons pas beaucoup plus
avancés. Autant d’artistes, autant d’avis différents.
L’un nous dira par exemple qu’un beau mouvement est
celui qui détermine un ensemble harmonieux de lignes,
qui obéit à la loi des contrastes et aussi à celle du
balancement, tandis qu’un autre le définira par lu nou-
veauté, 1 étrange ou l’imprévu. C’est ainsi que nous
94
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
verrons les plus grandes divergences exister entre les
diverses écoles lorsqu’il s’agira d’apprécier la valeur
esthétique d’un mouvement. La raison en est que toutes
les règles se réduisent en somme à une affaire de goût
et d’appréciation individuelle.
Si nous nous demandons au contraire ce qu’est un
mouvement vrai, nous pouvons, forts des données scien-
tifiques, répondre que le mouvement vrai sera celui qui
s’adaptera le mieux au but à atteindre et s'accomplira
suivant la loi du moindre effort. En un mot ce sera celui
qui s’exécutera conformément aux lois de la physiologie,
et qui constituerait une faute s’il était exécuté autrement.
Prenons un exemple. Considérons, si l’on veut, le mou-
vement du semeur. Si sur la figüre qu’en fait l’artiste, le
bras qui lance le grain se trouve en arrière en même temps
que la jambe qui est du même côté, nous serons obligés
de dire que celte figure est fausse et contradictoire,
quelque harmonieuses qu’en fussent les lignes, parce que
le mouvement dont elle est animée est anti-physiologique
et ne saurait exister. Nous savons, en effet, que ce mou-
vement ne peut s’exécuter normalement qu’en se confor-
mant à la loi du balancement alternatif et en diagonale
des membres, loi qui régit la marche. C’est ainsi que
dans la nature nous constatons qu’au moment où le bras
du semeur est en arrière, la jambe du même côté est en
avant, et inversement. Le semeur de Millet est admirable
de vérité, ce qui n’enlève rien à la beauté du tableau.
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
95
J’ai pris cet exemple parce qu’il est très connu.
Mais il est très facile d’en trouver d’autres.
Supposons un faucheur, un botteleur, un forgeron
Chacune des actions auxquelles se livrent les manou-
vriers en question s’exécute d’une certaine manière dans
la nature. Elles mettent en jeu certains muscles et ceux-là
seulement qui sont nécessaires. La loi du moindre eifort
domine la situation. Il appartient à l’observation physio-
logique de nous renseigner sur la trajectoire exacte des
mouvements, et d’en pénétrer le mécanisme.
« Je ne saurais m’empêcher de croire qu’en sculpture,
dit Diderot, une figure qui fait bien ce quelle fait, ne
fasse bien ce quelle fait et par conséquent ne soit belle,
de tous côtés. Chercher entre ses membres des opposi-
tions purement techniques, y sacrifier la vérité rigoureuse
de son action, voilà l’origine du style antithétique et
petit. »
Pour représenter un mouvement donné, il faut que
1 altiste le prenne sur nature et dans les conditions maté-
rielles où il s’exécute d’ordinaire. Il ne saurait se conten-
ter du simulacre toujours imparfait et faux que lui donne
le modèle d’atelier.
Reprenons les exemples cités tout à l’heure.
Il ai rivera qu un sculpteur voulant représenter un
faucheur placera son modèle les jambes écartées, la faux
en main reportée très en arrière, dans un geste vigoureux
de torsion de tout le haut du corps. La tête, par contraste,
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
96
sera tournée la face dirigée du côté opposé. La pose
sera peut-être très mouvementée, très académique, mais
elle ne sera point naturelle. Regardons dans les champs.
Le dur faucheur, avec sa large lame, avance
Pensif et pas à pas vers le restant du blé.
Là rien d’exagéré, rien de théâtral. C’est tout le long
du jour, que, le torse penché en avant, le tâcheron
manie le lourd oulil dans un mouvement de va-et-vient
continuel. Lorsqu’au début du mouvement la faux se
trouve lancée à droite loin du corps, la torsion du torse
est à peine indiquée et ce n’est qu’ensuite, lorsque l'in-
strument ramené vers la gauche coupe les épis, que le
mouvement de torsion s’accentue de plus en plus, s’ajou-
tant à l’effort des bras pour exécuter le travail. Quant à
son regard, il ne quitte pas le blé, parcourant l’andain
transversalement de droite à gauche.
Un botteleur en plâtre, à l’une de nos dernières exposi-
tions, en même temps qu’il exécutait sa besogne, levait
la tête en l’air afin, sans doute, de permettre au specta-
teur de contempler son visage. L’artiste apparemment
voulait que rien de son travail ne fût perdu. Sans décrire
les mouvements naturels du botteleur, est-il besoin d’ajou-
ter qu’il doit porter plus d’attention à sa besogne?
Voyez, dans l’atelier, le modèle aux mains duquel vous
mettez le marteau du forgeron. Il le brandil d’une façon
exagérée, avec des hanchements, des torsions du corps
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
97
qui font saillir les muscles ; il s’imagine que pour frap-
per fort il doit prendre un air furieux. Contemplez ensuite
le forgeron chez lui, à la forge, et vous constaterez com-
bien le mouvement, sans perdre de sa puissance, est pon-
déré, calme et précis.
Si, poussant pins loin l’analyse, nous recherchons quels
sont les muscles qui entrent en jeu. ^<>us verrons qu'ils
diffèrent suivant que le membre s’abaisse, s’élève ou sim-
plement se maintient immobile à son point culminant.
Dans ces différents cas, le modelé du membre et aussi du
thorax différera sensiblement. Si, par exemple, le modelé
était celui qui accompagne la position du membre main-
tenu en l’air, nous n’aurions plus l’image du travail qui
s’accomplit, mais simplement la figure d’un homme qui
lève le bras. Pour que l’action soit clairement exprimée,
il faut que l’artiste nous représente le moment précis où
le marteau levé est vigoureusement entraîné en bas par
l'effort musculaire sur le fer qu’il s’agit de battre.
ht dans ce cas, les muscles en action sont nettement
définis. Ils impriment à la racine du membre et au thorax
où ils s’attachent une forme spéciale et nettement carac-
téristique. Ala seule inspection du nu, il faut que l’homme
expérimenté puisse dire d’une figure représentée le bras
en l’air : voilà un membre tenu immobile ou voilà un
membre qui s’abaisse. Supposons, par exemple, deux
statues qui lèvent le bras droit en l’air, l’une représen-
tant un guerrier qui dresse le glaive en signe de défi ou de
La Figure humaine. -j
98
INTRODUCTION A I? ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
bravoure et l’autre un forgeron qui frappe le fer. Les deux
mouvements sont violents, ils sont comparables. L’action
musculaire est entièrement différente et l’on pourrait dire
opposée. Dans le premier cas, ce sont les muscles éléva-
teurs qui sont en jeu , dans le second cas, les muscles abais-
seurs. Il est bien clair que le modelé ne saurait être le
même et qu’il doi^complèlement différer dans deux cir-
constances aussi dissemblables. Nous verrons plus loin
dans quelle mesure le modelé d’une région est à même
de nous renseigner sur le sens et la direction d’un mou-
vement.
Il est bien évident que le spectateur ordinaire ne
sera pas ù même de se rendre compte de ces recherches
fines que nous venons d’indiquer. Est-ce une raison
pour les négliger? Certainement non. Du moment que
l’œuvre gagnera en vérité, il est impossible qu’elle 11e
gagne pas en expression.
Dans son beau drame antique sur Phidias, Beulé, à
propos de l’introduction des lignes courbes dans l’archi-
tecture du Parthénon, nous montre l’architecte Ici inus
encore hésitant, encouragé par Phidias. « Mais comme
tous ceux qui essayent une chose nouvelle, dit Ictinus,
je crains l’effet qu’elle produira...
Phidias... La ligne droite n’existe pas dans la nature...
c’est une fiction que les géomètres tracent sur l’ardoise et
que les architectes ont appliqué à leurs édifices. Un artiste
tel que Ictinus saura dérober à la nature le secret de ses
courbes et en tirer des beautés exquises.
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
99
Ictinus. La foule comprendra-t-elle ces beautés?
Phidias. Elle ne les comprendra pas, elle les sentira.
La plupart des spectateurs ne s’en apercevront même pas,
parce que les courbes seront légères, peu accusées, et
donneront à l’ensemble du Parthénon quelque chose
d’harmonieux qui pénétrera leur âme à leur insu. »
Le grand nombre, en effet, n’analyse pas les œuvres
d’art, il est touché, ou ému, et se contente d’admirer.
Il n’est pas nécessaire qu’il en perçoive nettement les
motifs. Ceci n’est réservé qu’au petit nombre des instruits
et des délicats.
Je ne m’étendrai pas ici sur la part importante qui
revient à la physiologie dans cette science du « nu » si
nécessaire à l’artiste. Elle seule peut le renseigner sur le
mécanisme des différentes attitudes : station droite, pen-
chée, assise, à genoux etc..., et de tous les mouvements :
mouvements de locomotion, marche, course, sauts, mou-
vements de force et d’adresse, mouvements profession-
nels, mouvements expressifs, etc...
Je me contenterai, à titre d’indication, de donner
quelques aperçus à un point de vue général sur la forme
du corps en mouvement.
Si l’on songe que le système musculaire compose à lui
seul la grande masse du corps, qu’il est en grande partie
situé immédiatement sous la peau, on comprendra toute
l’importance qu’acquiert, au point de vue de la morpho-
logie du mouvement, l’état physiologique des muscles.
100 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Cet état se traduira nécessairement par une modification
de la forme extérieure correspondante, et tout mouve-
vemenl musculaire correspondra extérieurement à des
formes spéciales qui varieront avec sa nature et son éten-
due. Ce sont ces formes qui intéressent particulièrement
les artistes.
Je demande au lecteur la permission d’entrer dans
quelques détails techniques qui le mettront à même de
comprendre tout l’intérêt artistique qui s’attache à ces
questions de physiologie musculaire.
Au point de vue morphologique il faut distinguer trois
états physiologiques du muscle : le relâchement, la con-
traction et la distension.
1° Le relâchement d’un muscle existe lorsqu’il est
inactif et qu’en même temps ses points d’attache sont
rapprochés. Or, sur le vivant, le relâchement musculaire
se traduit extérieurement par un relief uniforme plus ou
moins arrondi, quelquefois marqué de sillons perpendicu-
laires à la direction des fibres charnues. Ces sillons sont
dus soit au froncement des fibres charnues repliées sur
elles-mêmes, soit à la compression de certaines brides
aponévroliques. Enfin les tendons sont peu saillants et
se fondent avec les parties voisines.
2° La distension existe lorsque le muscle, tout en res-
tant dans l'inaction, est tiré par ses extrémités, en raison
de l’éloignement de ses points d’attache, occasionné par
une cause quelconque, soit purement mécanique, soit phy-
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE 101
siologique, comme la contraction des muscles antago-
nistes.
La distension, qui est donc toujours accompagnée de
rallongement du muscle, est la cause d’une forme exté-
rieure tout à fait différente de celle du relâchement. Le
relief est moindre. Il se produit un aplatissement plus ou
moins considérable suivant le degré de la distension. On
observe, en outre, quelques sillons parallèles cette fois
à la direction des fibres charnues et correspondant aux
cloisons de séparation des faisceaux secondaires.
3° Knfin la contraction est l’état actif du muscle ; mais
le point sur lequel je veux insister, c’est qu’elle peut sur-
venir sur un muscle relâché ou sur un muscle distendu,
avec celte différence toutefois que le relâchement cesse
par le fait même de la contraction, tandis que la disten-
sion peut persister à ses degrés divers malgré l’état de con-
traction du muscle. C’est là d’ailleurs un fait bien connu
des physiologistes, et la contraction musculaire est fort
mal définie lorsqu’on dit qu’elle consiste dans le raccourcis-
sement et le gonflement du muscle, car elle peut aussi
bien exister avec son allongement et son amincissement.
Sur l’homme vivant il faut donc distinguer la contrac-
tion qui s’accompagne de raccourcissement et celle qui
s’accompagne d’allongement, car les formes extérieures
ne sont naturellement pas les mêmes dans les deux
cas.
Un muscle contracté et raccourci est remarquable par
102
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
la saillie de ses fibres charnues el par le relief distinct des
faisceaux secondaires cjui le composent. La forme d’un
muscle contracte e t distendu participe à la fois aux formes
spéciales à la contraction et à la distension, c’est-à-dire
qu’il se distingue par l’accentuation des divers faisceaux
dont il se compose, par un relief des fibres charnues
variable avec le degré de la distension, mais toujours
moindre que le relief dû au simple relâchement muscu-
laire.
La conclusion de ceci, aussi intéressante pour le phy-
siologiste qui veut étudier sur le nu le jeu de la machine
humaine, que pour l’artiste qui veut représenter le corps
humain en mouvement, c’est que la saillie que fait un
muscle ne saurait à elle seule constituer un indice certain
de l’état d’activité ou contraction, pas plus que son apla-
tissement ne coïncide toujours avec l’état de repos ou
relâchement.
On verra presque toujours sur un muscle distendu la
contraction diminuer le relief au lieu de l’exagérer. Pour
juger sûrement de l’état d’activité ou de repos musculaire,
il faut faire intervenir un autre élément d’appréciation qui
consiste dans le modelé spécial de la région.
Pour chaque muscle, il y aurait donc lieu d’étudier ces
trois formes nettement tranchées, que nous venons d’indi-
quer, reliées entre elles par tous les degrés intermé-
diaires.
Les caractères morphologiques que nous venons d’as-
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE 103
signer à chacun de ces trois états des muscles sont d’ordre
général. Ils revêtent, pour chaque muscle superficiel, des
caractères particuliers avec lesquels l’artiste doit se fami-
liariser, guidé par les notions générales que nous venons
de lui soumettre.
Voyons maintenant comment se combinent ces diffé-
rentes formes musculaires dans les mouvements partiels
des membres ou du corps humain tout entier.
D'après ce qui précède, on pourrait croire que, dans
un mouvement quelconque, les muscles contractés sont
toujours ceux qui se trouvent du côté où se produit le
mouvement, par exemple les fléchisseurs, si la flexion se
produit, les extenseurs si c’est l’extension, et ainsi du
reste, pendant que les muscles distendus sont du côté
opposé. La chose serait vraie si la pesanteur était suppri-
mée, si le corps se mouvait dans un milieu aussi dense
que lui. Elle est presque exacte pour un homme plongé
dans l’eau, pour un nageur par exemple. Mais dans les
conditions ordinaires de la vie, il n’en va plus de même.
Et les choses ne sont pas aussi simples.
Il ne faut pas oublier, en effet, que tous les mouve-
ments du corps résultent du conflit ou du concours de
deux forces agissant simultanément, le muscle d’un côté,
et de l’autre la pesanteur. Ces deux forces agissent sur
les os qui font office de leviers. Parfois l’action muscu-
laire doit vaincre la pesanteur, comme lorsqu'un membre
se soulève ; d’autre fois, elle laisse la pesanteur l’emporter
104 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
et commande ce mouvement comme lorsque ce membre
s’abaisse lentement. Le muscle alors résiste et fait office
de frein régulateur. Enfin, dans d’autres cas, l’action
musculaire s’ajoute à la pesanteur, ce qui a lieu, par
exemple, lorsque le membre est abaissé avec une vitesse
plus grande que celle que la pesanteur seule lui aurait
imprimée.
On comprend que pour un même mouvement l’action
musculaire se modifie suivant les cas et change de place.
Ainsi, dans les exemples cités plus haut, lorsque le
membre s’élève l’emportant sur la pesanteur, l'action est
concentrée dans les muscles élévateurs; si au contraire le
membre s’abaisse lentement en cédant partiellement à la
pesanteur, ce ne seront point les muscles abaisseurs qui
agiront, comme la direction du mouvement le pourrait
faire croire à un observateur superficiel, mais bien,
comme dans le premier cas, les muscles élévateurs,
quoiqu’il y ait abaissement du membre. Enfin, s’il y a
abaissement très rapide, les muscles abaisseurs entrent
en jeu pour en accélérer le mouvement en s’ajoutant à la
pesanteur.
Il résulte de tout ceci des variations morphologiques
assez considérables et qui dans certains cas seront assez
accentuées, pour indiquer le sens du mouvement sur
l’image immobile du membre qui se meut.
J’ai fait, avec mon ami A. Londe, un très grand
nombre de chronophotographies s’appliquant aux dilïe-
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
105
rents mouvements des membres et du corps humain tout
entier, dans des conditions variables de vitesse et de posi-
tion. Elles confirment la théorie qui précède et consti-
tuent des documents des plus curieux et des plus instruc-
tifs pour les artistes1.
Je me contenterai pour l’instant de tirer de nos études
les conclusions suivantes qui sont comme des lois géné-
rales dont l’artiste trouve à chaque instant à faire l’appli-
cation dans ses œuvres.
A. — Dans les mouvements lents , il faut distinguer
deux catégories :
1° Ceux qui s' exécutent dans un plan vertical ou plus
ou moins oblique ;
2° Ceux qui ont lieu dans un plan horizontal.
Les premiers sont influencés par la pesanteur ; dans les
seconds , elle n entre pas en ligne de compte
Dans les premiers, quel que soit le sens du mouvement ,
l'action musculaire est dirigée toujours du même côté, du
côté de l'effort à faire pour vaincre entièrement la pesan-
teur ou pour lui résister partiellement.
Exemples : dans la flexion ou l’extension de l’avant-
bras sur le bras, celui-ci restant vertical, l’effort muscu-
1 Très prochainement nous publierons ces documents photogra-
phiques, car ils nous semblent destinés à apporter les meilleurs ren-
seignements à tous ceux qui sont appelés à rendre sur la toile ou
dans le marbre les mouvements si complexes et si variés du corps
humain.
106 INTRODUCTION A l’ÉTL’DE DE I.A FIGURE HUMAINE
laire est toujours au biceps ; dans la flexion du corps en
avant ou dans son redressement, l’action musculaire est
toujours aux extenseurs spinaux et fessiers ; dans l’éléva-
tion du bras en dehors ou dans son abaissement, l’action
musculaire est toujours aux muscles élévateurs, deltoïde,
grand dentelé ; dans la flexion de la jambe sur la cuisse
— celle-ci demeurant dans le voisinage de la verticale —
ou dans son extension, Faction musculaire est toujours aux
fléchisseurs (muscles postérieurs de la cuisse). Les choses
changent si la cuisse fléchie sur le bassin est maintenue
horizontale. L’extension de la jambe est alors produite
par l’extenseur triceps fémoral, qui entre encore en con-
traction dans le mouvement de la jambe en sens
inverse, etc.
Dans tous ces cas, la forme du membre en action ne
changera guère, quel que soit le sens du mouvement.
Dans la deuxième série des mouvements lents , ceux qui
ont lieu dans le plan horizontal , les choses changent
complètement et l'action musculaire se produit du côté
même où s' effectue le mouvement . Exemple : sile membre
supérieur étendu horizontalement en dehors est mû alter-
nativement en avant et en arrière, ce sont des muscles
différents qui entrent en action dans les deux mouvements :
muscles situés en avant de l’épaule (tiers antérieur du
deltoïde, partie supérieure du grand pectoral) pour le
mouvement en avant, muscles situés en arrière (tiers
postérieur du deltoïde) pour le mouvement inverse.
LA PHYSIOLOGIE ARTISTIQUE
107
Les mouvements de rotation des membres sur leurs axes
obéissent aux mêmes lois. La rotation en dehors s’obtient
par l’action d’autres muscles que la rotation en dedans.
Dans les mouvements lents, j’ajouterai que les anta-
gonistes du mouvement sont d’ordinaire légèrement
contractés.
B. — Dans les mouvements très rapides , il n'y a pas
de catégorie à établir; toujours , les choses se passent
comme dans les mouvements qui ne sont pas influ-
encés par la pesanteur. L'action musculaire se montre
du côté du sens du mouvement ; par exemple, dans les
fléchisseurs lors de la flexion, dans les extenseurs, lors
de l’extension, et les muscles antagonistes sont manifeste-
ment relâchés.
Dans ces cas, la figuration artistique du membre en
action devra être telle qu'à la seule inspection on puisse
déduire le sens dans lequel le membre se meut.
CHAPITRE IV
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
Ingres, dit-on, prétendait que l’artiste devait s’habituer
à saisir assez vite la silhouette du modèle en mouvement
pour qu’il lui fût possible, à la rigueur, de dessiner de
mémoire et sans faute un homme tombant d’un toit.
Evidemment, le conseil était bon, mais il est difficilement
applicable. En présence d’un mouvement lent, l’œil en
saisit facilement les différentes phases, mais aussitôt que
le mouvement atteint une certaine vitesse, l’organe de la
vision devient impuissant et la forme qui se meut échappe
plus ou moins à notre investigation. C’est alors que la
photographie, qui fixe en une image durable le plus fugi-
tif des mouvements, vienten aide à l’impuissance de nos
organes et rend au physiologiste les services les plus
importants. Nous avons vu, dans le chapitre précédent,
comment elle pouvait nous renseigner sur la morphologie
exacte des diverses parties du corps en mouvement.
Mais la photographie instantanée, dont le haut intérêt
LA PHOTOGKAPHIK INSTANTANÉE
109
scientifique est indiscutable, a-t-elle, au point de vue
artistique, la même importance? Je sais qu’elle effraye
quelques artistes. Et l'on peut se demander, en effet, si
elle n’est pas faite pour induire l’artiste en erreur en lui
faisant accepter, sous le couvert de la vérité, les formes
les plus étranges et les plus inattendues.
Il est bien certain que si toutes les images fournies
par l’appareil des phases successives d’un même mouve-
ment ont une valeur scientifique égale, on n’en saurait
dire autant de leur valeur esthétique. Il faut évidemment
faire un choix. Et c’est dans ce choix même que l’artiste
reconquiert toute son indépendance. La photographie
instantanée ne lui apporte qu’un document. A lui de l’ap-
précier en dernier ressort, mais il est impossible d’en
contester la valeur.
La photographie, en outre, est appelée à rendre à
l’artiste l’inappréciable service de lui apprendre à bien
voir la nature. Nous avons dit combien il est difficile en
face d’un phénomène naturel de se dépouiller des pré-
jugés, des idées préconçues qui faussent non seulement
notre jugement mais jusqu’à nos impressions sensorielles.
La photographie instantanée est une aide qui nous per-
met de retrouver dans la nature des images jusque là
insoupçonnées.
Lorsqu’ont paru les premières photographies instan-
tanées des allures du cheval, l’étonnement fut grand,
tellement elles rompaient avec la tradition artistique. En
410
INTRODUCTION A c’ ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
effet, la formule du galop inscrite sur les bas-reliefs
assyriens et qui consiste dans l’écartement symétrique
des quatre membres de la bête, les postérieurs touchant
le sol et les antérieurs vivement projetés en avant, a tra-
versé les siècles pour arriver jusqu’à nos jours sans subir
de notables changements. On la retrouve dans l’art grec,
mais non d’une façon exclusive. M. le colonel Duhousset
a montré que certains chevaux de la frise du Parthénon
ont au galop une allure si vraie qu’elle semblerait emprun-
tée aux séries chronophotographiques.
Mais ces tendances naturalistes, si nettement affirmées
dans l’art grec, n’ont pas eu d’écho dans la suite.
Toute la Renaissance a vécu sur l’antique formule du
galop. Dans l’art moderne, Lebrun, le Bourguignon,
Van der Meulen, Wouwermans, Salvator Rosa, Joseph
Parrocel, Casanova, Louis David, Gérard, Gros, pour ne
citer que ceux qui ont peint des batailles, n’y ont rien
changé. Carie Vernet, sans rien modifier à l’attitude
d’ensemble, détache les pieds de derrière du sol au-
dessus duquel l’animal semble planer. Son exemple est
suivi par Horace Vernet, Géricault, Alfred de Dreux,
Charlet, Raffet et par bien d’autres moins illustres.
Jusque là, nul ne s’était élevé contre cette convention
appliquée au galop du cheval et étendue ensuite aux
autres animaux, et qui, en outre de la monotonie qu'elle
engendrait, puisqu’elle était unique, avait le grave défaut
d’être contraire à la nature. Il est bien vraisemblable
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
111
d’admettre que les artistes, et à leur suite le public, trom-
pés et tyrannisés par la tradition, s’imaginaient de bonne
foi voir les chevaux courir ainsi dans la réalité.
La photographie instantanée a dessillé les yeux. La
révolution ne s’est pas opérée sans résistance, mais
elle est aujourd’hui un fait accompli.
Avec le peintre Morot, l’image vraie du galop est
entrée dans l’art. Nous en avons ressenti le contre-coup.
A l'antique et unique formule, se sont substituées,
dans notre esprit, des formes nouvelles plus adéquates à
la réalité, tant et si bien que nous ne pouvons plus
aujourd’hui nous défendre d’une certaine gêne devant,
par exemple, la fameuse course d’Epsom de Géricault,
naguère encore admirée sans réserve.
Il nous paraît donc légitime de nous demander si sem-
blable retour ne s’opérera pas au sujet de la représenta-
tion des allures de l’homme.
La photographie instantanée nous fournit de l’homme
qui marche des images absolument imprévues qui nous
déconcertent de prime abord, mais qu’il nous est loisible
de retrouver ensuite si nous regardons la nature avec
quelque peu d’attention. Il ne suit pas de là, ainsi que je
l’ai déjà dit, que l’artiste doive copier .servilement toute
image retenue par la plaque sensible. Mais il est incon-
testable que le document photographique aura appris à
l’artiste à mieux voir la nature et par suite à la mieux
U 2 INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Nous trouverons dans l’étude des figures de la course
de l’homme, que nous a laissées l'art des différentes
époques, de précieux renseignements.
Les recherches que nous avons faites dans ce sens nous
ont conduit à des résultats imprévus et que nous croyons
utile d’exposer ici avec quelque détail.
On y trouvera, pensons-nous, la preuve des grands
services que la science peut rendre à l’art, en même
temps qu’un exemple des plus topiques de la souveraineté
de celui-ci, toujours libre de suivre à son gré les ensei-
gnements de la science, ou de s’en écarter selon sa fan-
taisie et son inspiration.
Exposons d’abord aussi brièvement que possible les
résultats que nous donne la chronopholographie dans
l’étude des mouvements successifs du coureur.
Parmi les images photographiques dont le nombre,
pendant le temps d'un seul pas de course, peut être con-
sidérable, il en est trois qui, par l’accentuation des traits
qui les caractérisent, prennent une importance particu-
lière. Toutes les autres ne sont pour ainsi dire que des
transitions.
On sait que, pendant la course, le corps est alternati-
vement soutenu par chacun des membres inférieurs, dont
les appuis se succèdent à des intervalles égaux, et que ces
phases d’appui unilatéral sont séparées par un moment
où le corps est complètement suspendu en l’air, comme
dans le saut et contrairement à ce qui a lieu dans la marche.
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
113
Sur les trois images principales, dont il vient d’être
question et qui se rapportent à trois moments différents
de course, deux correspondent à la phase d’appui — l’une
au début, l’autre à la fin — et la troisième à la phase
de suspension.
A. Au début de la phase d'appui , le pied, projeté en
avant, prend contact avec le sol, dans la généralité des
cas, par le talon, puis presque immédiatement par toute la
plante. Ce n’est qu’exceptionnellement que le pied aborde
le sol par la pointe. Le fait cependant s’observe dans la
course très rapide et à pas précipités. A ce moment, la
jambe est oblique en haut et en arrière, le genou est
modérément fléchi et tout le poids du corps se trouve
reporté bien en arrière delà base de sustentation. L’autre
membre inférieur est fortement rejeté en arrière, le genou
fléchi.
B. A la fin de la phase d'appui , au moment où le corps
va être projeté dans l’espace, le pied du membre portant
ne touche le sol que par les orteils, et tout le membre
est voisin de l’extension. Le corps tout entier est penché
en avant, et l’autre membre inférieur, fortement fléchi
dans ses différents segments, est situé en avant.
Entre ces deux positions extrêmes reliées entre elles
par des gradations insensibles, il en est une située à égale
distance des deux et dans laquelle le membre portant,
en flexion légère, est situé immédiatement au-dessous du
corps, pendant que le membre au levé, fortement fléchi,
en croise la direction.
La Figure humaine. g
114 INTRODUCTION A l/ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
C. Dans la troisième image, qui correspond au milieu
de la phase de suspension , les deux membres inférieurs
très écartés l'un de l’autre sont diversement fléchis et les
pieds ne touchent point le sol.
Telle est ce qu’on pourrait appeler la formule scienti-
fique de la course. Un coureur, sous peine de chute, ne
peut s’éloigner des positions que nous venons de décrire.
Il les prend instinctivement. Il faut néanmoins distinguer
entre la partie supérieure du corps et les jambes. Le
torse et les membres supérieurs peuvent affecter les atti-
tudes les plus diverses sans entraver l’acte physiologique
qu’est la course ; mais les mouvements des membres
inférieurs ne sauraient sensiblement différer de ce que
nous a révélé l’appareil photographique.
Si nous examinons maintenant la plupart des types de
coureurs créés par les artistes, il est curieux de constater
qu’il y a sur ce point divergence complète entre l’art et
la nature. D’une manière générale, on pourrait dire que
les récentes découvertes de la science n’ont point con-
firmé les résultats de l’observation artistique, et que les
coureurs de l’art ne ressemblent point à ceux de la réa-
lité. Physiologiquement les artistes se sont trompés. Je
sais bien qu’on me répondra qu’il importe peu, s’ils ont
réussi au point de vue de l’art. Je n’y contredis point et
je le montrerai dans un instant. Mais je tiens, dès main-
tenant, à signaler qu’il existe, dans l’art antique, de bien
intéressantes figurations de la course, où la science aussi
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
115
bien que l’art trouve son compte. J’y reviendrai plus
loin.
Pour le moment il n’est question que du type artis-
tique de la course adopté par la généralité des artistes
depuis la Renaissance. Nous pouvons citer comme
exemples les figures du jardin des Tuileries. Elles sont au
nombre de quatre : une Atalante de Lepautre et un Hip-
pomène de G. Coustou dans la salle de verdure du côté
du quai, et, dans celle qui avoisine la rue de Rivoli, un
Apollon qui fait pendant à une Daphné également de
Coustou \
Toutes ces figures, et bien d’autres qui offrent les
mêmes caractères, peuvent être ramenés au type sui-
vant :
Un des pieds touche le sol — le plus souvent, mais non
toujours — par la pointe. Il se trouve ramené au-dessous
du corps plus ou moins incliné en avant, de telle sorte
que le centre de gravité passe par la base de sustentation
1 On peut y joindre d’autres exemples pris un peu au hasard parmi
beaucoup d’autres; par exemple: la célèbre figure de la fresque de
Raphaël « Héliodore chassé du temple » ; un dessin de Fra Barto-
lomeo, au Musée de Windsor, qui représente une femme fuyant
devant un cavalier; deux nymphes du tableau du Dominiquin, « la
Chasse de Diane, » à la Galerie Borghèse, à Rome ; « Apollon et
Daphné » de 1 Albane, au Musée du Louvre; le couple amoureux de
la « Fontaine d’amour», de Fragonard, que la gravure a popularisé,
et, parmi les contemporains : « le Vainqueur aux combats de coq »
et « la Nymphe chasseresse » de Falguière, « l'Hippomène » d’In-
jalbert, et « Au but » de Boucher.
116 INTRODUCTION A L'ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
ou bien franchement en avant d’elle. L’autre membre
inférieur plus ou moins fléchi est fortement rejeté en
arrière .
Il est facile de démontrer que cette attitude est incom-
patible avec les lois physiologiques de la course et qu’un
véritable coureur ayant à vaincre et la pesanteur et la résis-
tance de l’air ne saurait courir de cette façon sans s’expo-
ser à une chute immédiate1.
1 Nous constatons, en effet, d’après les séries chronophotogra-
phiques, que les trois caractères que nous venons de relever sur
le type artistique de la course — : 1° membre porté en avant
touchant le sol ; 2° centre de gravité de la figure passant par cette
base de sustentation ou reporté en avant d’elle; 3° l'autre membre
inférieur fléchi et fortement rejeté en arrière — ne sauraient coexister
à un même moment de la course. Lorsque le membre inférieur
porté en avant prend contact avec le sol, ce n’est qu'exceptionnel-
Iement qu’il le fait par les orteils ; le plus souvent c’est par le talon,
puis presque aussitôt par toute la plante. Il est un moment où con-
stamment le corps repose sur les orteils, c’est à la fin de la phase
d'appui et non au début, et alors le membre au levé n’est pas situé
en arrière mais bien en avant.
Au début de la phase d’appui, lorsque, par suite du mouvement
de translation, le torse d’abord en arrière du pied qui pose à terre,
se porte en avant, de telle sorte que le centre de gravité passe par
la base de sustentation ou en avant d'elle, ainsi que l'ont figuré les
artistes, le membre inférieur qui était demeuré bien en arrière s’est
déplacé, il est descendu en se fléchissant dans ses divers segments
et il s’est rapproché du membre qui porte à terre et dont il croise la
direction ou peu s’en faut. Bientôt il va se porter en avant pour
empêcher la chute en prenant à son tour contact avec le sol. Çe
mouvement de translation ou pluLôt d’oscillation d’arrière en avant
du membre au levé s’accomplit avec une grande rapidité. Mais l’on
comprend que si ce membre, au moment précis où la ligne de gra-
vité de la figure est située au niveau de la base de sustentation, ou
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
117
Mais, si d’un côté nous pouvons affirmer que, physio-
logiquement, les figures des artistes courent mal, nous
nous empressons d’ajouter que ces mêmes figures sont,
de l’avis de tous, de fort belles créations artistiques, parce
que l’on s’accorde à trouver qu’elles rendent à merveille
ce qu’elles veulent exprimer, en donnant au spectateur,
et au plus haut degré, l'impression, la sensation de la
course avec sa vitesse. Bien plus, nous ajouterons que
plus ces figures sont fausses au point de vue scientifique,
c’est-à dire plus la ligne de gravité passe en avant du
pied qui porte à terre, plus elles paraissent rendre avec
intensité l’action qu’elles entendent représenter. J’accor-
derai même volontiers, si l’on veut, qu’à ce point de
vue, aucune des images des séries chronophotographiques
ne saurait rivaliser avec elles.
Nous arrivons donc à cette conclusion contraire aux
principes que nous défendons que les figures qui
paraissent le mieux exprimer l’idée de la course sont
justement celles qui s’en éloignent le plus au point de
vue de la vérité vraie, au point de vue de la vérité scienti-
fique. Mais hâtons-nous d’ajouter que cette contradiction
est plus apparente que réelle.
en avant, est encore très loin en arrière, comme le représentent les
artistes, et non au niveau ou très proche du membre portant,
comme le montrent les photographies, il se trouve avoir, dans
l’exécution du mouvement qui doit le porter en avant, un retard tel
qu'il n’arrivera jamais assez à temps pour toucher le sol au moment
voulu.
118 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Si nous cherchons à analyser l'impression qui se dégage,
par exemple, des statues des Tuileries, qui paraissent
réaliser avec tant de bonheur le type artistique de la
course, nous constatons que ces figures nous séduisent
par l’aisance, en même temps que par la rapidité de leur
mouvement. Pas trace d’effort pénible. Elles courent si
bien qu’elles semblent ne pas poser. Elles paraissent
vraiment affranchies des lois de la pesanteur, tant elles
sont légères.
Elles sont, à proprement parler, la traduction plastique
d’une image littéraire, devenue banale. Que de fois ne com-
pare-l-on pas l’homme qui court à l’oiseau qui fend l’air
de ses ailes, si bien que le mot voler lui-même est souvent
pris dans le sens de courir avec une grande vitesse.
Va, cours, vole et nous venge,
dit don Diègue à Rodrigue.
Les artistes, quand ils ont voulu peindre un coureur,
ont donc fait comme les littérateurs, et, dans la course,
c’est surtout la légèreté et la rapidité qu’ils ont voulu
représenter. Aussi ont-ils tout naturellement figuré le
coureur touchant à peine terre par la pointe du pied,
le corps fortement penché en avant et comme soutenu par
des ailes invisibles.
Et alors il n’était plus besoin de s’occuper des lois de
la pesanteur qui obligent le coureur à des allitudespénibles,
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
119
parfois disgracieuses, ainsi que la photographie nous les
a révélées.
L’artiste a pu, sans sortir de la vérité artistique, repré-
senter des coureurs comme il représentait d’autre part des
personnages qui volent. Et, de même que le vol a été
figuré par lui naturel et facile tout en restant antiphysio-
logique, de même il a créé des figures de coureurs anti-
scientifiques, mais qui n’en représentent pas moins fidè-
lement l’idée que nous nous faisons de la course.
Ce rapprochement entre le vol et la course s’est si bien
établi dans l’esprit des artistes qu’à une certaine époque
nous les voyons confondre dans une même formule
et user des mêmes figures pour représenter indiffé-
remment l’un ou l’autre de ces deux mouvements.
Le Pérugin, par exemple, donne aux anges de ses ta-
bleaux une attitude qui est exactement celle de la course ;
la ressemblance est d’autant plus complète que le pied de
l’ange repose sur un tout petit nuage à contours nette-
ment limités, comme s’il avait besoin d'un soutien. Celte
même altitude se retrouve dans le petit amour courant
et tirant de l’arc du médaillon de Vénus au plafond du
Tribunal « del Cambio », à Pérouse1.
* Le Pérugin donne encore la même attitude à plusieurs
petites figures qui courent dans le lointain de la fresque de la
chapelle Sixtine : « Jésus donnant à saint Pierre les clefs du
royaume du ciel », ainsi que dans la peinture d’Apollon et dans
« les grotesques » du tribunal « del Cambio ».
Dans le tableau du Louvre, « le Combat de l’Amour et de la
120
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Et nous pourrions multiplier ces exemples. Il nous
suffirait de puiser dans les œuvres de peintres comme
Signorelli, Botticelli, Pinturicchio, Manni, Spagna,
Fra Bartolomeo, Giovanni Sanli, le père de Raphaël,
Raphaël lui-même, etc..., ou de sculpteurs comme Bene-
detta da Majano, Sansovino, Mino da Fiesole, etc..., qui
tous ont représenté des figures volantes dans l'altitude
de la course *.
La célèbre figure de l’ange qui chasse Héliodore du
temple dans la frescpie de Raphaël i chambre d’Héliodore
au Vatican) est plutôt, bien que sans ailes, une figure
qui vole qu’une figure qui court.
Je citerai encore un exemple et non des moins illustres.
Il s’agit d’un dessin de Michel-Ange conservé à la biblio-
thèque royale de Windsor et connu sous le nom « il
Bersaglio », ou « les Tireurs d’arc ». Il représente un
groupe de personnages nus, qui se précipitent vers un
but en tirant de l’arc. Nous voyons, dans ce dessin,
comme la synthèse de la figuration de la course et du
vol dans les arts. En effet, deux des figures principales du
premier plan ont à peu de chose près la même position.
Chasteté », on observe au bas du tableau plusieurs petits amours
qui courent et dont l’attitude est identique à celle d’un petit Mer-
cure volant qui se trouve dans les airs.
' Sous ce rapport, les représentations de Mercure sont fort
intéressantes à étudier ; elles figurent pour la plupart Mercure
au milieu des airs, dans l’attitude du coureur.
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
121
Fortement penchées en avant, elles touchent à peine
terre par la pointe d'un pied, l’autre jambe très relevée
en arrière, tandis que d’autres figures emportées dans le
même mouvement sont entièrement soulevées du sol.
C’est ainsi que, dans un même groupe et dans une
même action, la course et le vol sont confondus. Mais il
est bien certain qu’ici la course, dans la pensée de l’ar-
tiste, n’est qu’une manière de vol et que ces deux figures
qui touchent terre par la pointe du pied, n’en sont pas
moins soulevées et entraînées par le même élan que les
autres personnages’.
I II existe un autre croquis de Michel-Ange du même sujet, au
Musée Brera à Milan. Raphaël n’a point traité le même motif.
Mais il existait, dans la villa dite de Raphaël située dans le parc
de la grande villa Borghèse, une fresque exécutée par les élèves
de Raphaël, d’après le dessin de Michel-Ange, et que Passavant,
à qui j'emprunte ces détails, décrit ainsi : les Passions, figures allé-
goriques qui, pendant le sommeil de l’Amour, tirent contre une
cible (Passavant, Raphaël d'Urhin et son père , Giovanni Santi, édit,
française, 1860, p. 239).
Comme bien on pense, en passant par les mains de peintres de
second ordre, l’œuvre de Michel-Ange n'a pas gagné. Il suffit pour
s'en convaincre de comparer la photographie du dessin de Windsor
au très bon dessin qu’a fait M. Richomme de la fresque de la
villa Raphaël, et qui se trouve à l’École des Beaux-Arts. Les modi-
fications apportées à la disposition des personnages sont très
légères. Il en est une cependant qui nous intéresse plus spéciale-
ment. Des deux figures du premier plan, dont l’attitude a été exacte-
ment conservée, la seconde, au lieu de poser sur le sol par la
pointe du pied, est entièrement soulevée de terre.
II est curieux de comparer ces deux figures au groupe des
« Coureurs » d’un sculpteur moderne, M. Boucher.
122
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Il me semble que nous pouvons trouver dans ce qui
précède les raisons pour lesquelles les figures de coureurs
dont nous avons parlé échappent à la critique qu’on
pourrait se croire en droit de leur adresser au nom des
récentes données scientifiques. Elles planent, au-dessus
de nos discussions, dans la sereine atmosphère de l’art
où les échos de la science peuvent bien parvenir, mais
où ses lois ne sauraient jamais s’imposer.
Estrce à dire que l’art, en ce qui concerne la repré-
sentation de la course, soit condamné à refaire perpé-
tuellement cette même figure légère et aérienne, véri-
table génie sans ailes, idéalisation du coureur, transfi-
guration de la course, fixée sur la toile par Raphaël ou
taillée dans le marbre par Coustou ?
L’artiste ne saurait-il échapper à la domination de tels
maîtres et se soustraire à la tyrannie de leurs œuvres ?
Ne lui serait-il pas permis de représenter de vrais cou-
reurs, en chair et en os, luttant avec leurs muscles contre
la pesanteur, et contre la résistance de l’air? Ne pour-
rait-il trouver dans la vérité vraie de la nature, dans les
documents que peut lui fournir la sciencé, des formes
nouvelles et variées pour figurer la course? C’est le
secret de l’avenir, et nous livrons le problème aux
artistes.
S’il leur fallait un encouragement pour suivre cette
voie ils le trouveront certainement dans certaines figures
de l’art grec dont nous avons omis de parler à dessein
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
123
jusqu’ici parce qu’elles sont demeurées sans imitateurs.
Ces œuvres de l’art antique, fort nombreuses, consistent
surtout en peintures sur vase et en bas-reliefs. Néanmoins,
nous pouvons citer tout un groupe de statues grecques
dont plusieurs représentent manifestement la course ;
mais, à notre connaissance du moins, ce sont les seules
œuvres de ce genre de grande dimension et taillées en
ronde bosse, abstraction faite de quelques petits
bronzes.
Je veux parler des statues de Néréides, qui, du monu-
ment de Xanthos en Lycie, sont passées au Musée Bri-
tannique. Biles méritent une mention spéciale au point
de vue qui nous occupe. Et sur les reproductions qu’en
donnent les Monumenti dal Instiluto di corrispon-
denza archeologica, de Rome, pl. XI, vol. X, nous
en distinguons trois tout à fait remarquables dont nous
parlerons plus loin.
Dans toutes ces œuvres, consacrées à la figuration de
la course, peintures sur vase, bas-reliefs ou statues, l’art
antique s’est montré observateur aussi habile que scru-
puleux de la nature. El ce n’est pas sans une certaine
surprise que nous y retrouvons les diverses altitudes que
la photographie instantanée nous a révélées.
Il me suffira d’en citer quelques exemples puisés
au hasard dans le grand nombre de documents que
nous fournit I art antique, en les classant en trois calé-
124
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
gories répondant aux trois types de la formule scienti-
fique de la course 1 :
a) Fin de la phase d’appui ; b) phase de suspension ;
c) commencement de la phase d’appui.
a) Représentation de la fin de la phase d'appui. —
Le coureur est figuré un membre inférieur tendu en
arrière et touchant terre par la pointe, pendant que l’autre
membre, porté en avant et plus ou moins fléchi au genou,
s’élève au-dessus du sol. Ce type de coureur, complète-
ment ignoré de l’art moderne, est au contraire très fré-
quent dans l’art grec. M. Maurice Emmanuel croit en
saisir la formation sur le bas-relief d’Assos (Louvre) ,
dans les figures des Néréides que met en fuite la lutte
d’Héraclès et de Triton. Toutes droites, roides, les mains
tendues en avant, elles paraissent plutôt marcher que cou-
rir. Mais l’on remarque que, sur l’une d’entre elles, les
deux pieds ne portent pas également sur le sol. L’artiste
a relevé la jambe de devant, esquissant ainsi, bien que
fort timidement, le moment de la course dont il s’agit.
Sur le même bas-relief, un groupe de centaures fuyant
les flèches d’IIéraclès nous montre le même mouvement
plus résolument accentué.
Mais c'est sur les amphores panathénaïques du ve et
1 Je ne parle pas ici de l’Atalante du Musée des Antiques du
Louvre, parce qu'il y a lieu d'élever des doutes sérieux sur la
légitimité des nombreuses et importantes restaurations dont elle a
été l’objet.
125
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
vie siècle qu’il est reproduit avec la plus grande har-
diesse et répété un grand nombre de fois. Une des sta-
tues du monument des Néréides représente le même
moment de la course'.
b) Représentation de la phase de suspension. — Elle
est figurée avec une vérité absolue sur une amphore
panathénaïque ( Monumenti , vol. X, t. XLV1II). Quatre
coureurs armés s’avancent vers la gauche. On remar-
quera sur la jambe qui est en avant que la pointe du
pied se relève, de manière que le talon est tourné en bas
vers le sol. Trois d’entre eux, les nos 1,2 et 4, pré-
sentent entre les bras et les membres inférieurs une
opposition de mouvement absolument correcte, pen-
1 Les positions des membres supérieurs ne sont pas toujours
absolument correctes.
Dans la course, comme dans la marche, les bras exécutent un
mouvement de balancement en sens contraire de celui des jambes,
c'est-à-dire que lorsqu'une jambe est en avant, le bras du même
côté est en arrière. Ce mouvement contrarié des bras et des jambes
est bien exactement représenté sur certains vases; sur d’autres, au
contraire, bras et jambe du même côté se portent en même temps
en avant ou en arrière. Il en résulte une allure comparable à
l'amble des quadrupèdes. Doit-on voir là un efîet de l’inexpérience
du dessinateur ou bien ces dessins représentent-ils un genre de
course spécial, usité dans l’antiquité? Il nous est difficile de
répondre catégoriquement. Cependant on pourrait faire valoir, en
faveur de la seconde hypothèse, qu’il existe en Angleterre une
méthode d’entraînement pour les pédestrians et qui consiste à faire
avancer ensemble le bras et la jambe du même côté, de manière
à donner à l’allure les caractères de l’amble des quadrupèdes.
126
INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
dant que le n° 3, comme pour mettre un peu de
diversion dans le dessin, court de cette façon spéciale
qui rappelle l’amble.
Sur le même vase, trois coureurs nus, les poings collés
au corps, n’offrent pas une attitude moins exacte, avec
cette seule différence que le pied qui est en avant baisse
un peu la pointe vers le sol.
La même observation peut être faite à propos des cou-
reurs armés d’une amphore de la Cyrénaïque du Musée
du Louvre. Mais il ne faut pas oublier que la course sur
la pointe du pied, bien qu'exceptionnelle, se rencontre
également dans la nature.
Un autre exemple de la phase de suspension qui se
trouve reproduit dans les Monumenti..., vol. X, pl.
XLVIII, offre ceci de particulier que les quatre cou-
reurs font mouvoir leurs bras étendus dans le même sens
que les membres inférieurs, suivant le type déjà signalé.
De nombreuses peintures de vases consacrées à des scènes
autres que les courses panathénaïques représentent cette
même phase.
Enfin une statue du monument des Néréides se
rattache évidemment à la même série. Les pieds ne
touchent point terre et la statue se trouve soutenue par
le flot de draperie qui, dans l’écartement de deux jambes,
traîne sur le sol.
Il faut rattacher également à la phase de suspension
certaines figures de l’art archaïque déjà signalées par
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
127
Curtius comme devant représenter une course très rapide,
et nettement assimilées par M. Salomon Reinach aux
photogrammes de M. Marey représentant la période de
suspension du saut. On sait qu’il n’y a pas de limites net-
tement tranchées entre la course et le saut, la course pou-
vant être considérée comme une succession de sauts exé-
cutés alternativement d’une jambe sur l'autre. Les figures
dont il s’agit représentent des personnages appuyés sur
un genou fléchi, l’autre jambe étant relevée en avant.
Celte attitude. qui, si l’on supprime l’appui, devient abso-
lument comparable à la phase de suspension du saut ou
de la course, est devenue presque classique, dans l’ancien
style, pour les Gorgones et les Erinnyes.
Sur une amphore de la Cyrénaïque nous voyons
un athlète nu courant et qui offre ceci de particulier
qu’il est représenté tout à la fin de la phase de suspension.
Son pied va toucher le sol. Comme les précédents il
court sur la pointe du pied. Cette figure nous conduit au
troisième type du coureur correspondant au début de la
phase d’appui.
c) Représentation du commencement de la phase
d'appui. La caractéristique de ce type de coureur est dans
le passage de la ligne de gravité, bien en arrière de la
base de sustentation, c’est-à-dire en arrière du pied
qui pose sur le sol. Reproduit très exceptionnellement à
la Renaissance et dans l’art moderne, nous en pouvons
citer dans l’art antique de nombreux et beaux exemples.
128 INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Il existe au Louvre deux bas-reliefs de petite dimen-
sion, d'origine grecque, et dont l’un surtout reproduit le
type en question d’une façon saisissante. Il s’agit d’un
cavalier suivi d’un coureur à pied. Ce dernier tient la
queue du cheval d'une main, pendant que l’autre pose
sur la croupe. Le torse est droit, la jambe droite en avant
touche le sol par les orteils, pendant que la jambe gauche,
fléchie au genou, se relève en arrière. Le second petit
bas-relief offre un peu moins d’intérêt. Il représente deux
éphèbes. L’un d’eux court vers la droite, le torse presque
de face. Le membre inférieur gauche, un peu fléchi au
genou, porte à pleine plante sur le sol, pendant que
l’autre, en partie détruit, se relève en arrière, le genou
fortement fléchi.
Un des plus beaux spécimens du genre nous est donné
par un des deux bas-reliefs du duc de Loulé, actuelle-
ment au Musée de Lisbonne. Je veux parler de celui
dans lequel le coureur, qui précède le char lancé à toute
vitesse, pose à terre par la pointe du pied droit, pendant
([ue la jambe gauche se relève en arrière, le genou fléchi.
Malgré une légère inclinaison de torse en avant on peut
constater que la ligne de gravité passe bien en arrière de
la base de sustentation.
Sur un autre petit bas-relief d’une stèle du Musée
d’Athènes, ce déplacement en arrière de la ligne de
gravité est encore plus accentué. Il s’agit d’un joueur de
cerceau sculpté en bas-relief sur la panse d’un lékithos.
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
129
Le pied gauche porté en avant louche le sol, pendant
que la jambe droite se relève en arrière et que tout le
corps est incliné en ce sens.
Les bas-reliefs du monument de Lysicrate et ceux du
Mausolée d’IIalicarnasse en fournissent d’admirables
exemples, qu’on dirait copiés sur des photographies
instantanées.
Je puis citer encore la gravure d’une cyste prénestine,
la peinture d’une tombe de Chiusi et de nombreuses pein-
tures sur vases*. Enfin une statue de Néréide représente
très vraisemblablement ce même moment de la course.
Le pied qui est en avant est brisé, mais la position de la
jambe est telle qu’il posait certainement à terre.
C’est ici que nous pourrions également citer, parmi les
figures en ronde bosse, un certain nombre de petits
bronzes.^ Mais la plupart de ces bronzes ont eu le soclé
brisé, de telle sorte que leur orientation, par rapport à la
ligne de terre, n’offre rien de certain. Ils sont donc loin
d’avoir la valeur que présentent au point de vue où
nous nous plaçons, les peintures et les bas-reliefs.
L on voit, par les exemples qui précèdent, combien
sont variés et conformes à la réalité, les types que l’art
grec a créés pour représenter la course. Il y aurait lieu
1 Un Komatès peint sur un psystère du Louvre, cité par M.
Emmanuel, le reproduit, ainsi qu’un certain nombre des figures
d’un vase peint gravé dans le Nouveau Manuel complet d'archéolo-
gie de M. Ü. Muller.
La Figure humaine. 3
130 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
d’en signaler encore un autre dans lequel les deux pieds
touchent à terre, les jambes étant placées dans une atti-
tude qui rappelle celle du « Gladiateur combattant »,
mais ce type s’éloigne de la nature et il nous faudrait
entrer à ce propos dans des considérations qui nous dis-
trairaient de notre sujet.
Ce que nous tenons à faire remarquer c’est que l’art
grec ne connaît pas le type de la course qui a dominé
dans la suite, et conquis la Renaissance ainsi que l’art
moderne, ce type dont nous avons longuement parlé et
dans lequel la ligne de gravité passe par la base de sus-
tentation ou en avant d’elle \
Pour conclure, nous dirons que les Grecs ont su repré-
senter la course avec des attitudes variées qui trouvent
aujourd’hui leur consécration dans les plus récentes
découvertes scientifiques. Parmi ces attitudes, entièrement
délaissées depuis par les artistes, le type adopté par la
Renaissance et l’art moderne ne trouve pas sa place. Il y
a là un contraste bien frappant, et ce retour par la science
aux formes primitives de l’art comporte plus d’un ensei-
gnement. Il montre avec quelle sûreté et précision ces
premiers artistes, que les entraves de la tradition
1 M. Emmanuel en cite bien un exemple — et c’est d’ailleurs
le seul — sur un vase à figures noires du commencement du
vi® siècle. Mais il se rapporte à une figure faisant partie d’un
groupe de Ivomastès dansant, ‘si bien que l’on est en droit de se
demander s’il s’agit bien là d’une représentation de la course.
LA PHOTOGRAPHIE INSTANTANÉE
131
n’avaient point encore enchaînés, savaient voir et obser-
ver la nature. Et, s’il est vrai que sans la photographie
instantanée les Grecs avaient vu juste, il n’est pas
moins vrai que c’est à elle que nous devons de mieux
comprendre leurs œuvres jusque là méconnues et restées
sans imitateurs. C’est aussi la justification de ceux qui,
parmi les modernes, ne veulent point négliger dans l’étude
et la représentation du mouvement l’appoint si impor-
tant que leur apporte ce nouveau et précieux mode d’in-
vestigation.
TROISIÈME PARTIE
ESSAI D’ESTHÉTIQUE SCIENTIFIQUE
CHAPITRE PREMIER
l’idéal dans l’art
Nous avons essayé de montrer, dans la première par-
tie de cet ouvrage, qu’à peu d’exceptions près et confor-
mément aux idées émises par les philosophes grecs, le
but des arts plastiques est l’imitation exacte de la nature
et qu’avant tout l’artiste doit chercher à faire vrai. Mais
cette opinion n’a-t-elle pas quelque chose de trop exclusif,
et en la prenant au pied de la lettre n’arriverait-on pas
à d’étranges conclusions?
Rien de plus banal, par exemple, aujourd’hui, que
d’entendre comparer la chambre noire du photographe au
crayon de l’artiste, et réclamer l’entrée de la photo-
134 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE La FIGURE HUMAINE
graphie dans le domaine de l’art, au même titre que le
dessin. Le temps n’est pas loin où la photographie en
couleur demandera de traiter d’égal à égal avec la
peinture.
Si le seul but de l’art est la parfaite ressemblance
avec la nature, la prétention n’est-elle pas justifiée?
Quelle supériorité peut avoir la main de l’artiste sur
l’objectif de la chambre noire, si le but à atteindre est le
même. Dans ce cas, il semble que tous les avantages soient
du côté de l’appareil, il est plus sûr et aussi plus rapide.
Ce serait donc à brève échéance la fin de l’art de peindre,
à moins toutefois que l’art ne soit autre chose que la
reproduction exacte d’un modèle.
Il est évident que l’artiste doit faire vrai. Ne le serait-il
pas aussi qu’il y a, en art, un très grand nombre de
« vrais », autant au moins que d’artistes? Raphaël,
Michel-Ange, Léonard de Vinci, Velasquez, Rembrandt,
Rubens, s'ils pouvaient revivre en même temps, placés
en face d’un même modèle sauraient assurément le
reproduire avec exactitude, et cependant quelles diffé-
rences, quels contrastes même entre les œuvres qui sor-
tiraient de leurs mains ! L'image photographique bien
plus exacte encore pourrait-elle prétendre les dépasser?
C’est qu’il ne suffit pas pour faire une œuvre d’art de
copier servilement la nature. La vérité n’est qu’un fac-
teur. Il y en a un autre, qui est la contribution person-
nelle de l’artiste, ce que Bacon appelle « homo additus
l’idéal dans l’art
133
naturæ ». « La nature n’est que le prétexte, se plaisait à
répéter le paysagiste J. Dupré. L’art est le but en passant
par l’individu. Pourquoi dit-on un van Dyck, un Rem-
brandt, avant de dire ce que le tableau représente ? C’est
que le sujet disparaît et que l’individu, le créateur seul
subsiste. En veut-on un autre exemple? On dit commu-
nément « bêle comme un chou » ; mais qui oserait dire
bête comme un chou peint par Chardin ? C’est que l’in-
dividu, l’être humain a passé par là. »
Cet apport personnel, que l’artiste ajoute au vrai de la
nature pour constituer l’œuvre d’art, ne va-t-il pas à
l’encontre de notre thèse? Car, en somme, si tout l’art
consiste dans ces modifications plus ou moins étendues
que l'artiste fait subir à la réalité, dans ce parti pris
adopté par lui et que Taine définit si bien « une altéra-
tion systématique du rapport réel des choses », que
devient la rigueur scientifique, puisque science il y a ?
Un contemporain n’a-l-il pas eu raison d écrire que le
commencement de l’art est la déformation?
Même en tenant pour bien fondées ces observations
sur la nécessité qui s'impose à l’artiste d’altérer le « rap-
port réel des choses » — et nous aurons à nous expli-
quer sur ce qu’il convient d’entendre par là — je ne
pense pas que cette constatation soit de nature à dimi-
nuer le rôle de la science vis-à-vis de l'art? J’y verrais,
au contraire, une des meilleures preuves de son impor-
tance pour l’artiste.
INTRODUCTION A l’ÉTLDE DE LA FIGURE HUMAINE
I3G
Il me semble, en effet, qu’en outre du sentiment esthé-
tique qui est ce que Topffer appelle le sixième sens ou « la
bosse » et sans lequel il n’y a pas d’arlisle, le degré de
science permettrait d’établir entre les artistes une sorte
de hiérarchie.
D’abord au bas de l’échelle, je placerais ceux qui ne
savent rien. Malgré tous les dons artistiques, il est bien
clair qu’ils ne peuvent faire que des œuvres incomplètes,
les moyens d’expression leur manquant. Puis au-dessus
il y aurait ceux qui savent, mais de façon insuffisante.
S’ils réussissent c’est comme par hasard, car bien des
connaissances leur échappent, et c’est sans sûreté ni
maîtrise qu’ils marchent vers le but proposé.
Enfin, il y aurait les vrais, les grands artistes. Ce
sont ceux qui capables de reproduire, dans leur exac-
titude absolue, les rapports réels des choses, les modifient
sciemment au gré de leur fantaisie ou de leur génie. Ceux-
là, tout en restant des artistes, sont en même temps de
grands savants. Grâce à de laborieuses études, ils con-
naissent le jeu des lumières sur la surface vivante, les
nuances infinies des formes humaines dans le repos et
dans l’action. La nature, en un mot, semble leur avoir
livré tous ses secrets, et, lorsqu’en la copiant, ils en
altèrent certains traits, c’est en pleine connaissance de
cause; s’ils transforment, c’est dans la plénitude de leurs
moyens.
C’est donc grâce à la science que l’artiste se voit déli-
l’idéal dans l’art
137
vré de la tradition du maître, de l’obsession de l’école.
Elle lui permet d’être lui-même. Placé face à face avec la
nature, le seul, l’unique maître, l’artiste reconquiert sa
liberté et ne relève plus que de son génie.
Il me semble donc que l’objection ainsi soulevée loin
de la renverser vient à l’appui de notre théorie.
En supposant même que l’artiste ne doive pas se con-
tenter d’imiter la nature, mais bien la modifier de parti
pris en la copiant, l’on voit que le rôle de la science au lieu
de diminuer ne fait que grandir. Il y a lieu cependant
de se demander ce que doit être cette altération systé-
matique de la réalité qui semble résumer ainsi l’art tout
entier.
Il est certaines productions de l’art où se trouve
réduite autant que faire se peut cette part d’imitation
servile. Je veux parler des esquisses et des maquettes.
L’on sait, en effet, quelle intensité d’expression et pour
tout dire quelle somme d’art se rencontre dans ces
œuvres si éloignées cependant de la réalité.
Diderot l’avait bien compris. Après avoir dit que les
esquisses ont communément un feu que le tableau n’a
pas, que c’est le moment de chaleur de l’artiste, de verve
pure sans le mélange de l’apprêt que la réflexion met à
tout, il ajoute : « C’est l ame du peintre qui se répand
librement sur la toile. La pensée rapide caractérise d'un
trait ; or, plus l’expression est vague, plus l'imagination
est à 1 aise. » Et c’est bien là, ce me semble, le nœud de
la question.
138 INTRODUCTION A l’ÉTÜDE DE LA FIGURE HUMAINE
Si nous cherchons, en effet, à analyser l’impression
produite par la vue de l’esquisse, nous verrons qu'elle
jouit de ce privilège de laisser à l’imagination du specta-
teur le soin de l’achever. Et l’imagination la complète
bien mieux que l’artiste le plus habile le pourrait faire.
Nulle image, en effet, n’est plus adéquate à notre senti-
ment esthétique, car elle est plus dans notre esprit que
sur la toile. Elle est plus notre création que celle de l’ar-
tiste. L’œuvre de l’artiste, réduite pour ainsi dire à l’état
de signe, réveille, dans notre esprit, toute la masse des
souvenirs que nous portons en nous relatifs au sujet repré-
senté et avec lesquels notre imagination construit une
œuvre nouvelle, dont celle que perçoit notre rétine, n’est
que l’occasion et le prétexte. L’œuvre d’art, dans ce
cas, ce n’est, pas l’artiste qui la fait, c’est le spectateur.
Et c’est là la raison — en dehors de celles tirées de
l’envahissement du snobisme — du succès d’un certain
faire mis à la mode par quelques artistes qui profitent con-
sciemment ou non de cette tendance de notre esprit.
Il y a, en effet, toute une école de sculpture qui ne
livre au public que des esquisses, des morceaux ina-
chevés. Il est vrai que, le plus souvent, la foule passe
sans rien comprendre. Mais les raffinés y découvrent des
beautés cachées, des intentions mirifiques, des tendances
géniales dont, le plus souvent, l’artiste est innocent.
Il ne faut donc pas confondre les esquisses avec l’œuvre
d'art achevée. Et si nous prisons fort les esquisses parce
l’idéal dans l’art
139
qu’elles nous livrent sans fard et sans apprêt la première
pensée de l’artiste, il n’en faut point conclure qu’elles
soient le but et la fin de l’art.
Le difficile en art, disait un jour un grand sculpteur,
n’est pas de commencer, c’est de finir. Jules Breton,
comme nous l’avons vu plus haut, émet la même idée.
Et, en effet, tous les vrais artistes racontent la genèse
de l’œuvre de la même façon.
C’est au début, l’esquisse enlevée avec enthousiasme.
Cette esquisse se complète dans la joie de produire, dans
la félicité de l’idéal entrevu que l’œuvre doit réaliser.
Puis le travail avance, les détails se précisent, et voilà
qu’avec cette précision peu à peu le rêve s’envole. Il
semble que la divine chimère refuse de se laisser maté-
rialiser. Achevée, l’œuvre ne laisse, le plus souvent, à
l’artiste qu’un sentiment d’impuissance, une incurable
mélancolie.
Qui le conduit et le dirige dans les modifications qu’il
doit faire subir à la nature ? Et qu’est cet idéal qu’il
lente de réaliser dans ses œuvres?
On pense généralement que l’artiste trouve son guide
en dedans de lui-même, dans un sentiment inné et tout
personnel qu’il se fait de la beauté. Mais c’est là une
opinion dangereuse parce qu elle semble légitimer toutes
les fantaisies et toutes les aberrations.
Que peut bien être, en effet, cette idée de beauté ou
cet idéal, même chez le plus grand artiste, si ce n’est un
140 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
assemblage de souvenirs puisés dans la nature, et le plus
souvent même aujourd’hui, dans les ouvrages si parfaits
de l’art grec. Mais l’art grec lui-même ne connaissait
point cet idéal dont on parle tant, qui plane au-dessus de
la nature et la régente au besoin. Il se contentait de la
suivre de près et de l’imiter avec discernement. Il a su
faire un choix des formes qu’elle lui présentait, et c’est
en les copiant qu’il a créé ces types immortels représen-
tant les sentiments les plus divers : Jupiter, la puissance ;
Hercule, la force physique ; Apollon, le rayonnement
de l’intelligence uni à l’harmonieux développement du
corps; Mars, la vertu guerrière; Mercure, l’agilité;
Vénus, la grâce; Junon, la beauté altière, etc. Et par-
tout et toujours, c’est la nature humaine elle-même non
torturée ni violentée, mais épanouie dans ce qu’elle a de
meilleur et de plus parfait. L’art grec n’a point cherché
la réalisation d’un idéal surhumain, et, tout en suivant
une méthode qui peut sembler bien terre à terre, les
sommets qu’il a atteints sont si hauts qu’ils sont habités
par les dieux et que nous y voyons aujourd’hui le refuge
de ce qu depuis nous avons appelé Y idéale beauté.
Où l’artiste pourrait-il puiser l’idée qu’il se fait du
beau, si ce n’est dans la nature elle-même? Car, on le
sait, « riihil est in intellect u quod non prius fuerit in
sensu ». Il ne saurait être question d'une illumination
intérieure, sorte de révélation faite à l’artiste par un
principe supérieur et en dehors de la voie des sens. Et si
l’idéal daks l’art
ut
alors cet idéal, au nom duquel vous voulez corriger la
nature, n’a d’autre origine que cette meme nature, dont
il n’est en somme qu’un souvenir composite et affaibli,
comment peut-il jouer le rôle que vous lui assignez?
D’ailleurs, si l’on veut bien y réfléchir, l’on verra
que celte idée de la beauté, cette sorte de modèle inté-
rieur que l’artiste porte en soi, ne se formule dans son
esprit que d'une manière bien vague et bien incomplète.
La représentation mentale qu’il s’en fait est si peu pré-
cise qu’elle ne peut le guider avec quelque sûreté. La
preuve en est dans ses hésitations continuelles, dans sa
constante incertitude d’avoir atteint l’idéal entrevu.
Et cet idéal, comme il est pauvre si la nature ne vient
pas le féconder ! J’entendais un artiste dire un jour avec
beaucoup de vérité : « Nous ne portons qu’une figure
dans notre esprit ». La chose est si vraie qu’il est des
artistes qui, même en face de la nature, ne peuvent se
soustraire à la tyrannie de celte forme unique qui les
possède et dont on retrouve les traits dans toutes leurs
œuvres.
Mais n’est-il pas à craindre, d’autre part, que l’art main-
tenu dans une dépendance trop étroite de la nature ne
devienne jamais que le rival inférieur de la photographie
ou du moulage surnature?
Je ne le pense pas, car il est facile de montrer que tout
en demeurant le plus près possible de la nature, l’artiste
n’abdique point sa personnalité, qu’il y a toujours place
142
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
pour une interprétation personnelle de la forme et qu’en
aucun cas il ne sera réduit au rôle de machine à copier.
A-t-on songé quelquefois à ce que pouvait être une
imitation parfaitement exacte de la nature? Elle est
matériellement impossible . Et même en sculpture, qui
est l’art qui s’en rapproche le plus, puisqu’il reproduit les
objets sous les trois dimensions, la copie ne peut pas être
absolument adéquate à l’original. Sans parler des poils,
de la barbe et des cheveux, dans l’imitation desquels il
entre toujours une part énorme de convention, le nu lui-
même ne se laisse point si facilement saisir.
C’est un préjugé de croire, par exemple, que le mou-
lage reproduit très fidèlement la nature. Il suffit d’avoir
vu un masque moulé sur une figure vivante pour con-
stater qu’il n’en est rien. Sans tenir compte même de
l’occlusion des yeux nécessitée par l’opération du mou-
lage, ce masque ressemble plutôt à un mort qu’à un
vivant. Le nez est effilé, les joues sont aplaties, les
tempes sont creusées. Le portrait est méconnaissable. La
déformation s’explique facilement par l'immobilité obli-
gée du modèle et par le poids même du plâtre qui com-
prime les tissus, en expulse les liquides et, par suite, en
diminue le volume dans des proportions vraiment éton-
nantes.
1 Cette remarque a déjà été faite avant nous, par Thoré, J. Bre-
ton, G. Larroumet et bien d'autres.
l’idéal dans l’art
143
Dans un masque, ces déformations sautent aux yeux,
parce que les fçrmes ici plus délicates se laissent plus
facilement altérer. Mais le résultat est le même, quoique
moins saillant, pour toute autre partie du corps, pour les
mains, les bras, les jambes, etc...
Il est un fait scientifique que l’on connaît peu, mais
qui me semble éclairer d’un nouveau jour le problème
de la représentation artistique des formes. C’est le sui-
vant : le volume des diverses parties de notre corps n’est
pas constamment le même, il est, au contraire, dans un étal
perpétuellement instable. Il change pour ainsi dire à tout
moment, avec nos attitudes, nos actes, nos sentiments,
nos émotions, avec nos pensées même. C’est un des
attributs de la vie que ces changements incessants
dans le volume des membres et par suite dans leur
forme. D'où il suit que, dans la nature, la forme elle-
même est variable, fugitive et inconstante. C’est le
propre de l’art de la fixer au moment qui convient. Le
sculpteur sait combien, dans le millimètre de matière
que laisse le praticien autour de l’œuvre inachevée, il y a
place pour les formes les plus variées, presque les plus
opposées. Et, dans ce cas, le déplacement matériel des
surfaces ne dépasse pas ce qui se produit réellement, dans
la nature, sous l’influence vitale.
On voit par là combien, tout en serrant de très près la
réalité, l’artiste trouve place pour un choix personnel de
la forme. Et puisque la nature est changeante, l’opération
144 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
qui consiste à la fixer dans une forme immuable, quel
que soit le degré d’exactitude qu’elle comporte, est tou-
jours une interprétation.
Ce que je viens de dire s’applique à la forme elle-même,
immobile pour ainsi dire, abstraction faite des change-
ments incessants et des nuances si variées que le mouve-
ment y introduit. A plus forte raison, les mêmes réflexions
peuvent-elles être faites, si l’artiste reproduit une action
qu’il est impossible au modèle de figurer exactement
dans l’atelier et qui, le plus souvent, ne s’observe, dans
la nature, que pendant un temps relativement très court.
Et c'est là cependant le but suprême de l’art qui doit
surtout nous donner une image de la vie avec son cor-
tège de mouvements, d’émotions et de sentiments.
Où l’artiste, par exemple, trouvera-t-il l'image de la
frayeur si ce n’est sur le visage de cet homme que
menace un imminent danger? Croyez que l’idée qu’il
s’en pourrait faire serait bien fausse et bien pâle à côté
de cette image-là.
Si je m’élève contre les tendances qui consistent à se
passer de la nature ou à la maltraiter de parti pris, je
n’en pense pas moins que l'artiste est une intelligence qui
doit la comprendre, un cœur qui doit la sentir, et que,
dans son œuvre, la part de l’interprétation, pour res-
treintes qu’en soient les limites, n’en a pas moins une
importance capitale.
Il reste toujours vrai que c’est dans la nature et non
l’idéal dans l’art
145
dans son imagination, que l’artiste doit incessamment
puiser ses modèles. Il doit en être l’observateur assidu,
le suivant fidèle. C’est le seul maître qu’il puisse suivre
sans crainte, sans servitude. Car il conserve la liberté
de choisir dans les formes multiples qu’elle lui offre, et
c est dans ce choix raisonné ou instinctif que réside la
supériorité de l’art.
Et nous savons qu’il y a place ici pour les longues
recherches, les patientes éludes, les hésitations nom-
breuses et parfois aussi les déboires cruels. Si ce n’est
point le décevant fantôme de l’idéal que l’artiste poursuit,
c’est la vie elle-même sous ses aspects multiples et
changeants.
Et il se crée alors un idéal nouveau, s’il convient d’ap-
peler ainsi le but vers lequel tendent tous les efforts de
1 artiste. Mais cet idéal n’a rien de commun avec l’ancien
que le nom. Au lieu de chercher sa formule aux époques
disparues de l’art, ou dans les régions trompeuses de
1 imagination pure, il borne ses recherches au monde qui
nous entoure, il essaye de surprendre le secret de la vie
des êtres qui composent notre univers et de la faire
palpiter dans ses œuvres. La tâche est vaste et digne de
ses efforts. Mieux il saura la remplir, plus il sera
grand.
Le but certes est difficile à atteindre, mais il n’est point
hors de sa portée. Les moyens dont il dispose pour y
arriver n’ont rien de mystérieux, il les trouvera autour
La Figure humaine.
10
146 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
de lui, dans les expressions phénoménales de la nature
dont l’observation et la compréhension lni seront singu-
lièrement facilitées par le secours que la science peut lui
apporter.
Si je fais descendre l’artiste du piédestal où l’aveugle
admiration des modernes l’a installé, ce n’est point pour
l’amoindrir. Songeons que les admirables artistes du
moyen âge se considéraient comme des ouvriers de
l’image, des imagiers. Pour les Grecs, les artistes étaient
simplement des « faiseurs ». Sans déchoir, l’artiste peut
fouler le sol où nous marchons. Il y puisera, nouvel
Antée, les forces nécessaires pour remplir sa mission. Car
s’il n'est plus le demi-dieu d'autrefois, il reste le prêtre
de la nature qu’il doit révéler aux autres hommes.
Toute imitation du passé est stérile, toute invention
pure reste vaine. Le vrai seul dure. La beauté n’existe
pas hors de la nature. C’est à l’artiste de l’y saisir et de
la répandre dans ses ouvrages.
CHAPITRE II
LE PROBLÈME DU BEAU
Nous avons montré que l’artiste ne doit point se laisser
égarer à la poursuite d’un idéal chimérique souvent
irréalisable ; qu’il doit prendre au contraire la nature
pour modèle ; mais que toute copie qu’il en voudrait
faire ne lui serait jamais adéquate de par les conditions
mêmes de l’art qui font qu’à son insu sa personnalité
y tient toujours une place importante ; qu’en somme il
est maître de donner à cette interprétation l’étendue
qui lui convient, bien que les limites extrêmes en soient
fixées par la science ; que le propre de celle-ci est juste-
ment de marquer les limites du vraisemblable : que,
si minime qu il soit, l’écart entre l’interprétation de l’ar-
tiste et la nature est plus que suffisant pour permettre
à sa propre personnalité de s’affirmer ; qu’en outre dans
la réalité tout n’est pas bon à prendre, qu’il y a néces-
sairement un choix à faire; qu’en définitive puisque le
beau est plus dans la nature que dans l’imagination de
118 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
l’artiste, c’est à lui de l’y chercher, de le découvrir et de
le faire sien.
Qui alors servira de guide à l’artiste dans celte recherche
et dans ce choix? Le moment est venu d’aborder ce pro-
blème : Qu’est-ce que le beau? Qui montrera aux artistes
où il est?
Les donneurs de conseils n’ont certes pas manqué.
Depuis Baumgarlen, une science nouvelle est née qui
cherche la solution si désirée. Les traités ont succédé aux
traités, les discussions aux discussions, le nombre des
ouvrages sur l’esthétique est aujourd’hui considérable,
on y trouve les dissertations les plus élégantes, les plus
ingénieuses, les plus profondes et souvent aussi les plus
obscures. Et nous ne sommes pas plus avancés qu’au
premier jour. Le bilan des théories du beau a été récem-
ment dressé par Tolstoï. Il aboutit à la faillite.
Tous les systèmes se résument en deux définitions
de la beauté, l’une objective, l’autre subjective.
Objectivement le beau est indéfinissable. Lorsqu'on dit
que la beauté est la concordance entre les parties, la
symétrie, l’harmonie, ou bien encore l’unité dans la
variété, etc..., on ne nous donne qu’une notion bien vague
et incomplète, en tout cas incapable de nous aider à la
reconnaître là où elle est avec quelque sécurité.
Quant aux définitions subjectives de la beauté qui se
résument en ceci, qu’elle est « ce qui plaît », elles ne
sauraient pas davantage nous guider dans sa recherche.
LE PROBLÈME DU BEAU
149
Ce qui plaît à l’un peut déplaire à l’autre. Rien de fixe,
rien de stable, ne peut être construit sur de telles
bases.
On objecte qu’en somme toutes ces spéculations inté-
ressent peu l’artiste, qui a comme l’intuition du beau et
le trouve d’instinct. Un sens intime et profond le lui
révèle. Ce sens ne serait autre chose — nous l’avons vu
— que l’idéal qu’il porte en lui et qui est une certaine idée
qu’il se fait de la beauté, idéal au travers duquel il voit
la nature, bien plus qu’il ne lui sert à la juger, idéal
vague, infidèle et incertain. Nous en avons pour gage
les hésitations, les tâtonnements des artistes conscien-
cieux, même des plus grands. On se rappelle ce mot de
Michel-Ange lui-même : « Mon désir est toujours trompé
quand ma statue sort du marbre comme une femme qui
s’élance hors du bain. Au travers de l’imagination comme
au travers de l’onde, on rêve des formes élégantes et
pures qui perdent leur beauté une fois sous le soleil. »
Qui oserait dire, après ces paroles d’un aussi grand
maître, que ce qu’on appelle l’idéal soit autre chose qu’une
sorte de rêve, c’est-à-dire, rien de précis, rien de nette-
ment défini.
Malgré tout, l’art ne saurait se désintéresser des
recherches de l’esthétique dans l’espoir d’y découvrir un
critérium non trouvé encore.
Sans avoir la prétention d’éclairer en toutes ses parties
une question aussi complexe et qui a soulevé déjà tant
150 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
et de si vives polémiques, je voudrais essayer tout au
moins, en m’appuyant sur la science, d’y apporter
quelques clartés nouvelles, si faibles qu’elles puissent
être.
Remontant le cours des ouvrages sur la matière, je
reprendrai la définition de Baumgartcn : « la beauté est
le parfait perçu par les sens », et mettant de côté le
terme « beau »,sur le sens duquel il est si difficile, sinon
impossible de s’entendre, je le remplacerai momentané-
ment par l’expression de « parfait », dont il importe de
préciser la signification.
L’idée de perfection appliquée aux êtres vivants ne se
réalise que sous certaines conditions qui me paraissent
être les suivantes :
Il faut d’abord — ceci est bien évident — que cet être
soit entier et exempt de toute maladie, de toute infirmité.
Il faut ensuite qu’il ait atteint son plein développe-
ment.
Il faut enfin qu’il réunisse dans sa plénitude tous les
caractères qui l’identifient et le distinguent des autres êtres.
Intégrité et santé ; plein développement, identité ou
caractère. Telles sont les trois conditions de la perfection
d’un être vivant. Le complet développement d’un être
n’est d’ailleurs que le plein épanouissement de son carac-
tère en tant qu’individu, comme il est ce qui le diffé-
rencie des autres espèces.
LE PROBLÈME DU BEAU
151
En résumé, un être vivant est parfait s’il est indemne
de toute tare et de toute maladie, s'il est complètement
lui-même et s’il est, en outre, le plus lui-même.
Prenonsun exemple. Un chien sera parfait s’il n’ad’abord
ni difformités ni maladies, ensuite s’il est à l’âge de son
complet développement ni trop jeune ni trop vieux, enfin
s’il présente tous les caractères de l’espèce et de la race
à laquelle il appartient. Il est inutile d’insister pour mon-
trer qu’un chien qui aurait une maladie de peau, une
patte de travers ou telle autre difformité ne saurait être
un chien parfait, de même s’il est trop jeune ou décrépit;
enfin on sait que les connaisseurs font état de la pureté
de la race. C’est ainsi que des jambes courtes et torses,
qui sont un défaut grave chez la plupart des chiens,
deviennent une qualité fort appréciée chez certaines
races.
Essayons d’appliquer maintenant ces règles à l’être
qui tient dans l’art la plus grande place, à la figure
humaine elle-même.
Il est bien évident que la condition première de la
perfection chez l’homme, comme chez les autres êtres,
sera de n'être porteur d’aucune infirmité, de ne présen-
ter aucun signe de maladie acquise ou héréditaire.
L’homme parfait doit être complètement sain de corps et
d’esprit. D’un mot, il doit être normal. Mais à quoi recon-
naître l’homme normal ? C’est ici que le physiologiste
et le médecin nous viendront en aide. Leur tâche ne sera
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE UA FIGURE HUMAINE
152
pas toujours des plus aisées. Rien de plus simple s’il
existe des signes de maladie acquise ou héréditaires suffi-
samment grossiers. C’est là un premier départ que le
médecin fera facilement, et son œil exercé relèvera bien
des lares qui généralement passent inaperçues. Mais l’état
de santé est-il toujours sidistinctde la maladie? N’existe-
t-il pas souvent un état intermédiaire dont les limites sont
indécises? Où commence la maladie, où finit la santé?
Je ne parle pas bien entendu des maladies aiguës dont
l’invasion est nette et les symptômes évidents, mais des
maladies chroniques, des affections constitutionnelles,
desdiathèses qui constituent plutôt une manière d’être de
l’individu qu’une véritable maladie. Dans ces cas, on
pourra toujours s’en tenir à la physiologie qui définit
l'homme normal celui dont l’intégrité des organes assure
le plein exercice des fonctions dans le double but de
conservation et de reproduction. Le médecin peut
donc toujours s’assurer de régularité des fonctions et
de là conclure à l’intégrité des organes.
Mais existe-t-il une morphologie des organes révé-
lant l’intégrité de leur fonctionnement ? L’homme
normal a-t-il une morphologie spéciale et unique ? Évi-
demment non. Il suffit de jeter les yeux autour de nous
pour constater que l'état de santé est compatible avec
les formes extérieures les plus diverses.
Par exemple, il est indifférent, pour l’exercice libre et
facile des fonctions, que le crâne, pourvu qu’il ail une
LE PROBLÈME DU BEAU
153
capacité suffisante, soit court et haut, ou bas et allongé ;
que les yeux, pourvu qu'ils aient une bonne structure,
soient relevés en haut et en dehors ou bien horizontaux ;
que les pavillons des oreilles, pourvu que l’oreille interne
soit bien constituée, soient bordés ou non bordés, collés
au crâne ou détachés en formes d’anses; que le nez,
pourvu que la pituitaire soit intacte, soit droit ou
recourbé ; que la bouche, pourvu que les dents soient
bien plantées, soit elle-même grande ou petite ; que le
menton soit rond ou en pointe ; que le torse soit court et
les jambes longues ou inversement sans cependant que
cette disproportion dépasse certaines limites. On ne
peut énumérer tous les cas de ce genre. Le nombre en
est illimité. 11 est bien certaines formes extrêmes que
la science est à même de fixer et qui deviennent
incompatibles avec l’intégrité des fonctions. Mais, dans
l’intervalle, il est toute une série de formes intermé-
diaires qui sont indifférentes à la santé et peuvent être
sans distinction l’apanage de l'homme normal.
Nous avons donc formé ainsi un premier groupe ten-
dant vers la perfection, et dont se trouvent rayés tous les
débiles, infirmes et malades. Il se compose d’une grande
variété d’individus, d’une foule hétéroclite bien portante,
c’est déjà quelque chose, mais il nous faut, par de nou-
velles éliminations, serrer de plus près le problème
à résoudre.
C’est le moment de faire intervenir le second carac-
154 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
1ère. Il nous permettra de retrancher les individus qui
ne jouissent pas encore de la plénitude de leurs facultés
physiques et intellectuelles, par suite de leur jeune âge,
et ceux qui, au contraire, déjà sur le déclin, subissent un
amoindrissement de leur être.
Peut-on alors fixer un âge, ou plutôt une certaine
période, en deçà et au delà de laquelle tout individu sera
déclaré incomplet ou déchu? Cela peut être d’une manière
générale. Il est, en effet, admis que de 25 à 45 ans
l’homme a acquis et conserve sa pleine maturité. Mais
nous savons aussi que tous les individus ne se déve-
loppent pas de la même façon. Soit à cause de leur con-
stitution même, soit à cause des influences du milieu, il
en est de précoces, il en est de tardifs, ces derniers
pouvant atteindre un degré de développement aussi par-
fait. C’est donc par l’étude des lois de la croissance et
par la connaissance approfondie des caractères morpho-
logiques des diverses étapes que traverse l’homme depuis
la naissance jusqu’à la mort naturelle, que nous arrive-
rons à reconnaître les caractères du plein épanouisse-
ment de l’individu. Mais cet homme absolument sain de
corps et d’esprit, ni trop jeune, ni trop vieux, nous pré-
sente encore toutes les variétés morphologiques que nous
indiquions tout à l’heure et dont certaines semblent
s’exclure.
Il nous faut cependant faire un choix entre toutes ces
formes, et pour cela nous ferons appel au troisième
critérium dont il a été parlé.
LE PROBLÈME DU BEAU
155
Nous chercherons parmi les individus déjà triés ceux
qui présentent les caractères les plus humains. Nous
éliminerons donc sans merci tous ceux qui offriraient
des traits morphologiques ayant quelque ressemblance
avec ceux des espèces animales qui, dans l’échelle des
êtres, lui sont inférieurs.
La science a montré que l’homme moderne n’est
point un être à part, une sorte de roi de droit divin
autour duquel gravitent tous les autres êtres, ses esclaves.
Entre les types humains les plus inférieurs et les animaux
les plus élevés, il n'existe pas d’abîme insondable, qui
ne puisse être franchi.
Les faits aujourd’hui ne se comptent plus qui
témoignent de l’origine animale de l’homme et montrent
par quelles racines profondes son organisme plonge
jusque dans l’animalité la plus éloignée.
Parmi ces faits, je ne citerai ici que ceux qui ont été
signalés sous le nom d 'anomalies régressives. Ils con-
sistent en des écarts accidentels du type humain, repro-
duisant quelque disposition anatomique d’une des espèces
animales qui forment la longue chaîne des êtres dont il
est aujourd’hui le dernier anneau. Ces anomalies sont
fort nombreuses, elles portent sur les os, les muscles, sur
les différents viscères. Plusieurs ne se révèlent à l’exté-
rieur par aucun signe. Mais il en est d’autres qui touchent
à la forme et intéressent les artistes au plus haut point.
Ce sont ces traces d’atavisme, ces retours partiels au type
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
136
ancestral qui sont naturellement incompatibles avec la
perfection humaine.
Certaines de ces déviations sont telles qu’elles prennent
rang dans les troubles pathologiques, et je citerai au
hasard les déformations crâniennes, l’asymétrie faciale,
le bec-de-lièvre, les anomalies dentaires, les doigts sur-
numéraires, les doigts et les orteils soudés ou palmés, le
pied et la main bots, etc... Il est même d’autres stigmates
qui. n’apportant aucun trouble fonctionnel appréciable,
ne sauraient rentrer dans le cadre de la pathologie et
néanmoins ont un caractère régressif très évident. Qu’il
me suffise de citer comme exemple, la soudure du lobule
de l’oreille, le pavillon non ourlé qui rappellent les
oreilles de singes, la brièveté du pouce, son opposition
affaiblie, la longueur des membres supérieurs qui sont
également des caractères simiesques.
On connaît cette longue suite de gravures d’après
Le Brun, qui représente toute une série de faces hu-
maines se rapprochant des animaux les plus divers : on y
voit le bœuf, le cheval, l’âne, le chien....
Ces images plus ou moins fantaisistes n’ont évidem-
ment rien de scientifique. Mais elles reposent sur un fait
d’observation très juste et que chacun a pu constater.
Il avait été d’ailleurs déjà signalé par Aristote et plus
tard par Porta.
Il faut encore tenir compte de la manière d’être en
général, des gestes, de l’attitude. Il est des mouvements
LE PROBLÈME DU BEAU
157
qui rappellent ceux des animaux. L’horizontalité du bas-
sin, en même temps que son étroitesse exagérée, l'absence
d’ensellure lombaire, les bras tombant en avant des
cuisses, les mains la paume tournée en arrière, sont
autant designesqui rappellent l'altitude des quadrupèdes.
Mais ce n’est pas tout. Il ne suffît pas à l’homme d’être
parfaitement humain. Car l’humanité est double et il
faut distinguer entre les deux moitiés, entre l’homme
et la femme. Nous savons, en effet, que morphologi-
quement l’homme et la femme dérivent du même proto-
type.
Dans le jeune âge, les deux sexes, à part bien
entendu les organes spéciaux, ne diffèrent guère l’un
de l’autre. Ce n’est que vers la puberté que la différen-
ciation s'accuse nettement pour se compléter plus tard.
Or il arrive parfois que, par suite d’un trouble dans
l’évolution, cette différenciation morphologique ne se fait
pas, ou se fait dans une fausse direction. Si elle ne se
fait pas, les caractères de l’enfance persistent dans l’un
comme dans l’autre sexe, ce sont les « infantiles » ; si elle se
fait dans une fausse direction, nous verrons les caractères
secondaires des sexes se trouver mélangés chez un même
individu. Des hommes auront les attributs du sexe fémi-
nin, comme l’absence de poils, excepté au pubis et sous
les aisselles, la largeur du bassin, les mamelles, les
membres arrondis, etc..., pendant que des femmes au
contraire verront leur musculature s’accentuer, les seins
158
INTRODUCTION A 1,’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
faire défaut, le bassin manquer d’ampleur, et la surface
du corps, jusqu’au visage, se couvrir de poils. Entre
cet homme-femme et celte femme-homme plus ou moins
réussis, et qui forment les types extrêmes de ces dévia-
tions de l’évolution sexuelle, il y a tous les degrés inter-
médiaires. Et c'est là le point qui intéresse plus particu-
lièrement les artistes. Car il ne s’agit plus là de mons-
truosités pour ainsi dire faciles à reconnaître. Ce sont
des hommes ou des femmes, d’autre part parfaitement
bien constitués, mais qui, sur un point ou deux seule-
ment, s’écartent dans leur morphologie du type de leur
sexe. Par exemple, c’est un homme parfaitement bâti
d’autre part mais dont le bassin aura une largeur exagé-
rée; ou bien c’est une femme qui, avec des seins bien
développés et tous les attributs de son sexe, aura la lar-
geur des épaules et l’étroitesse du bassin du sexe fort. Il
y a là comme un mélange à dose variée des formes des
deux sexes qui conduit nécessairement à un nombre
indéfini de spécimens divers dont l’interprétation exige
une connaissance approfondie de l’anatomie plastique
qui traite, dans tous ses détails, de la conformation exté-
rieure des diverses parties du corps humain.
Il nous faudrait maintenant, dans le groupe encore con-
sidérable des individus pouvant prétendre à la perfection
des formes, établir des subdivisions suivant les races,
et supprimer tous ceux qui ne présenteraient pas bien
développés les caractères de la race à laquelle ils appar-
LE PROBLÈME DU BEAU
159
tiennent. On pourrait ensuite se demander quelle race est
plus parfaite que les autres. Pour ce qui est des races
inférieures, primitives ou sauvages, il n’y a pas de diffi-
cultés. Elles portent encore trop de marques évidentes
de l’animalité d’où elles sortent pour pouvoir prétendre
à représenter la perfection humaine. Mais il n’en va plus
de même pour ce qui est des races supérieures. Le pro-
blème est ici difficile à résoudre. On conçoit toutefois
qu’il ne soit pas insoluble. On peut appliquer aux races
ce qui est vrai des individus. Les faibles, les imparfaits,
sont appelés à disparaître.
La race la plus parfaite, celle qui aura droit au pre-
mier rangdans la hiérarchie à établir, sera donc celle qui
aura poussé ses rameaux vigoureux le plus loin, celle qui,
dans la lutte pour la vie, aura montré la plus grande
supériorité, celle qui aura conquis la place la plus large
au soleil.
Grâce à la science, ou plutôt aux diverses branches des
sciences, nous arriverons donc à rayer, comme ne pou-
vant prétendre à représenter la perfection humaine, un
bon nombre d’individus : d'abord tous ceux qui sont
déformés par des causes morbides ou autres, puis ceux
qui ne sont pas suffisamment développés, ceux qui offrent
encore quelques signes extérieurs de l’animalité, ceux
qui présentent un mélange même atténué des attributs
sexuels; enfin ceux qui ne représentent pas dans toute sa
pureté le type de la race la plus résistante.
160 INTRODUCTION A l'ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
C’est ainsi qu’en suivant la voie que nous nous sommes
tracée nous arrivons à découvrir une perfection humaine
de plus en plus grande. Mais arrivés là, nous devons
nous arrêter. La science positive et expérimentale ne
nous permet pas d'aller plus loin.
On remarquera que dans tout ce qui précède nous
avons procédé par élimination et que nous avons plutôt
dit ce que la perfection n’était pas que ce qu’elle était en
réalité.
Et d’éliminations en éliminations successives, nous
sommes arrivés à constituer un groupe ou plusieurs
groupes terminaux, comprenant chacun un nombre plus
ou moins considérable d’individus répondant tous indis-
tinctement aux conditions exigées pour la perfection,
mais non à un type unique de la perfection. La raison en
est la suivante. Un type unique ne saurait être autre
chose qu’une abstraction, un idéal, une création de l’es-
prit. Il n’existe pas en réalité, dans la nature, en chair et
en os. Pour sortir du domaine de la spéculation, pour
s’incarner dans un être matériel, la perfection est obligée
de devenir concrète, de s’individualiser en un mot. En
outre des caractères propres au groupe auquel il appar-
tient, l’individu possède des caractères propres qui le dis-
tinguent des autres individus de même rang. Ainsi, dans
notre groupe terminal, tous les individus sont considérés
parnouscomme parfaits, et cependant aucun ne ressemble
à ses voisins. C’est le propre de l'individualité d'être dis-
LE PROBLÈME DU BEAU
161
tincte. C’est ici la variété dans l’unité. El voilà très pro-
bablement la raison pour laquelle la perfection tangible,
l’être humain parfait est si difficile à définir. C’est qu’il
est multiple et varié. La méthode que nous avons suivie
nous apparaît maintenant comme nécessaire.
Nous avons jusqu’ici cherché à définir le type humain
le plus parfait et celui-ci se résout en un nombre plus ou
moins considérable d’individualités également parfaites.
Mais il y a des perfections d’ordre inférieur qui obéissent
aux mêmes lois. A côté du type principal, il y a les types
secondaires.
Par exemple, 1 adolescent le plus parfait sera celui qui,
en outre des caractères d’intégrité, de santé, d’humànité
et de sexualité... offrira dans la plus grande mesure les
attributs propres à l’adolescence. Tout signe de sénilité,
de maturité même précoce devra être un motif d’çxclu-
sion.
De même pour le vieillard. Et pour l’un comme pour
l’autre le type ne sera pas unique, mais il comprendra
tout un groupe.
Le type de l’homme mûr comprendra aussi un certain
nombre de types secondaires, si nous considérons plus
particulièrement, par exemple, l’athlète, le soldat, le
citadin ou le paysan.
Les professions impriment à l’homme des caractères
bien définis dont les plus saillants résultent de déforma-
tions acquises dans la pratique quotidienne du métier.
La Figure humaine.
162 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Ces déformations, qui sont des défauts au point de vue
du type primordial, sont au contraire des éléments de
perfection pour la constitution du type secondaire auquel
elles se rapportent Nous ne comprenons pas plus l’homme
de la ville avec les grosses mains du travailleur, que le
paysan avec des mains fines et douces.
Le paysan le plus parfait sera celui qui nous montrera
la face halée, les traits fortement accentués, tirés parla
fatigue ; le torse puissant et maigre conserve, de l’attitude
continuellement courbée vers la terre, une voussure plus
ou moins accentuée; l’ossature est solide, les muscles n’ont
point le volume de ceux des athlètes, ils sont fermes et
bien écrits, ils ne représentent point l’effort exclusif et
momentané, mais ils disent le travail persistant, indéfini-
ment répété, continué sans trêve du lever du jour au cou-
cher du soleil ; la démarche lourde est celle de ceux qui
portent de gros souliers ou des sabots dans les labours;
les gestes des bras habitués aux lourds fardeaux ou aux
pesants outils sont lents et mesurés ; les mains sont grosses
et caleuses, etc... C’est ainsi que ce qui est considéré
d’autre part comme un élément de perfection, comme
la blancheur de la peau, la sveltesse de la taille, la
légèreté de la démarche, la finesse des extrémités, serait
ici de graves défauts.
La liste de ces types secondaires est indéfinie. Les
quelques exemples que je viens de citer suffisent pour
montrer qu’ils peuvent être cependant définis scientili-
LE PROBLÈME DU BEAU
163
quement, en quelque sorte expérimentalement et par la
mise en œuvre des procédés qui nous ont servi pour
isoler un type primordial.
Il es^bon de remarquer que pour arriver à ce résultat,
c est-a-direà la constitution des types, nous avons fait appel
exclusivement aux procédés scientifiques, laissant com-
plètement de côté les appréciations du goût, ou les pré-
férences individuelles. Notre guide a ainsi été plus sûr,
parce qu’il est resté au-dessus des fluctuations de la
mode, et des incertitudes de l’imagination. A l’idée
esthétique du beau nous avons substitué la notion scien-
tifique du parfait.
Nous avons vu que le parfait était objectif, qu’il exis-
tait en dehors de nous dans la nature, et qu’il était sou-
mis à des lois que la science établit avec certitude. Grâce
à elle nous pouvons donc le reconnaître là où il est. Il ne
dépend pas de nous et nous ne pouvons rien sur lui. Il a
une existence propre.
Sommes-nous autorisés cependant en art, à substituer à
1 idée du beau, celle du parfait perçu par nos sens, sui-
vant la définition de Baumgarten?
Il est certain que la clarté et la logique du discours ne
pourraient que gagner à restreindre les applications du
terme « beau » dont on se sert à tort et à travers, si bien
qu’il se trouve accouplé journellement à des substantifs
qui en sont pour ainsi dire la négation. Il est d’usage
courant, de dire un beau bossu, un beau malade, ce qui
est en somme un contresens.
164 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Et cependant de semblables locutions répondent à une
idée. Mais comme elle s’éclaire cette idée si au terme
« beau » nous substituons celui de « parfait ». Un bossu
parfait sera celui dont parle Sully- Prudhomme, digne du
ciseau du sculpteur.
« Un vrai statuaire peut faire un chef-d’œuvre du buste
d’un bossu, s'il a pénétré et exprimé par le concert des
formes l’intime solidarité vitale qui fait influer la gibbo-
sité sur l’angle facial et sur les traits mêmes du visage,
car les bossus les plus différents se ressemblent par le
rayonnement de leur commun caractère ; ils ont la bosse
partout \ »
Le malade « parfait » sera celui qui présentera dévelop-
pés au plus haut point les symptômes propres de la maladie
dont il est atteint, s’ils sont au complet, et de plus s’ils
se présentent sans mélange de signes appartenant à
une autre maladie. Nous aurons ainsi de véritables
types morbides, rares dans la nature, mais devant les-
quels le médecin ne pourra s’empêcher de s'écrier :
« quel beau cas! » C’est la recherche de ces types qui
facilite la tâche du nosographe et concourt au progrès de
la science. Ce sont eux qui ont fait la fortune scientifique
des Duchenne de Boulogne et des Charcot. Ainsi, nouveau
rapprochement, la méthode des types n’est pas moins
utile à la science qu’à l'art. Elle l’est évidemment à ce
L'Expression dans les œuvres d’ art , p. 204.
LE PROBLÈME Dü BEAU
165
dernier qui, au lieu de voir son champ d’aclion limité
h une seule catégorie d’êtres qualifiés beaux par con-
vention, peut prendre pour modèle tout ce que, dans
l'infinie variété de ses formes, lui offre la nature, à con-
dition qu’il choisisse ses types parmi ceux qui réunissent
les caractères les plus parfaits dans leur genre.
Car il existe pour chaque catégorie d’êtres vivants,
malades ou sains, difformes ou bien constitués, un type
de perfection dont ils se rapprochent plus ou moins. Ce
type n’est pas une abstraction. Il existe en réalité. Il est
formé, à travers les variations individuelles, par la syn-
thèse de tous les caractères qui, pleinement développés,
le réalisent le mieux.
N’est-ce pas ces types que doit rechercher l’art, sans
s’occuper s’ils sont beaux ou laids, uniquement parce
qu’ils sont au plus haut degré expressifs, qu’ils sont bien
et uniquement ce qu’ils sont.
Cependant le beau se confond-il avec le parfait ?
Y a-t-il identité complète? Nous ne le pensons pas
et nous nous séparons ici de Baumgarlen. Certes le
parfait est une bonne partie, la plus grande partie du
beau, mais il n’est pas tout le beau. Le parfait est la par-
tie scientifique du beau. Le parfait est-il le vrai? Oui.
Mais il n'est, pas non plus tout le vrai. L’imperfection
existe dans la nature à côté de la perfection. La science
a pour objet l’étude de l’une comme de l’autre. Que
manque-t-il au parfait pour devenir le beau ? Il lui
166 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
manque ce qui est le propre de l’art et ce que la science
ne peut lui donner. Car la science et l’art ne se con-
fondent pas. Ils ont chacun leur domaine propre. L’art
vit d’images, la science d’idées. L’art parle aux sens, la
science à l’esprit. La science n’a pas à s’occuper de l’ex-
pression des êtres vivants qu’elle décrit, par la raison
bien simple qu’elle n’a pas à les reproduire sous une
forme tangible, accessible aux sens, en un mot à nous en
donner une image, tandis qu’au contraire c’est le but
même de l’art, c’est à quoi tendent tous ses efforts. D’où
le rôle capital que joue dans l’art l’expression qui est
vraiment le fruit de l’arbre de vie. La science donne le
parfait à l’art qui l’anime et le vivifie. Le beau chez
l’être vivant c’est le parfait expressif de la vie, c’est le
parfait avec l’étincelle sacrée, le parfait animé du souffle
divin. Le parfait provoque l’admiration ; le beau, dans
ses plus hautes formes, provoque l’amour.
Il y a forcément des degrés dans le beau, suivant les
objets auxquels il s’applique. Une belle sphère sera simple-
ment une sphère parfaite, parce que la sphère n’appar-
tient qu’au seul domaine physique. Un bel animal sera
un animal parfait avec l’expression de la vie physique,
de la vigueur, de la santé, parce qu’il est déjà du domaine
de la vie ; un bel homme sera un homme parfait physi-
quement, mais avec une idée au front, parce que ces deux
éléments sont nécessaires pour rendre l’expression pro-
prement humaine.
LE PROBLÈME DU BEAU
167
C’esl tellement de l’essence même de l’art de donner la
vie, qu'il anime jusqu’aux choses mortes, et que jusque
dans la représentation des êtres inanimés nous lui deman-
dons de nous révéler la vie latente qui sommeille au fond
des choses.
Là est la différence profonde qui sépare l’art de la
science. Nous la résumerons d’un mot : La science donne
la matière que l’art fait vivre.
Nous avons vu comment la science, en ce qui concerne
les êtres vivants, nous permet de distinguer un certain
nombre d’individus de choix qui se trouvent être
l’expression la plus haute de la nature ; mais entre les-
quels il ne lui est plus permis de faire un choix. Et
cependant les individualités qui composent ce groupe
terminal, bien qu’également parfaites au point de vue
scientifique, sont absolument distinctes les unes des
autres. Il n’en est pas deux semblables. Laquelle doit
l’emporter sur les autres? Laquelle doit servir de modèle
à l’artiste. C’est ici que l’art retrouve toute son indé-
pendance et règne en maître absolu, car la science lui
cède le pas incapable désormais de le guider en aucune
façon.
On nous dira peut-être qu’avec la notion scienti-
fique du « parfait» nous avons simplement déplacé la ques-
tion, reculé la difficulté et qu’en définitive nous n’en
sommes pas moins amené à affirmer la suprématie de
l’art en lui concédant un domaine où il ne peut plus
168 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
trouver qu'en lui-même son guide et sa direction. La
remarque n’est pas pour nous déplaire, car nous n’avons
jamais songé que la science doive prendre l’art en tutelle
et lui dicter ses lois. La science propose, mais l’art
décide en dernier ressort. On conviendra néanmoins
qu’en conduisant l’artiste jusqu’à celte région habitée par
les types de la perfection, la science peut lui rendre
d’éminents services. Elle lui permet de choisir ses
modèles sans crainte ni hésitation, certain qu’il est avec
son concours d’atteindre aux sources mêmes de la vie et
de nous donner avec le réel dans sa forme la plus com-
plète et la plus pure, son expression la plus haute et
la plus vraie.
CHAPITRE III
SCIENCE ET CONSCIENCE
On nous accordera peut-être, après ce qui précède, que
la science, loin de nuire à l’œuvre d’art, est appelée à
lui fournir les éléments de méthode, d’exactitude et de
raison qui sont nécessaires à sa manifestation et lui
assurent la durée.
Est-ce à dire que l’artiste doive borner là son ambi-
tion de connaître et se contenter de l’élude qui lui met-
tra en main la technique approfondie de son art même
au sens le plus large ? Nous verrons dans un instant que
pour remplir dignement la mission qui lui est échue, il
doit avoir des visées plus hautes. Mais il n’est pas sans
intérêt de faire remarquer dès maintenant que déjà ce
premier degré du savoir — le plus nécessaire, on pour-
rait dire 1 indispensable — exerce son action jusque dans
la sphère des qualités morales sans lesquelles, d'autre
part, toute science risque de demeurer stérile. A la science,
en effet, doit s’ajouter la conscience.
Or si la conscience, qualité morale, existe en dehors
170
INTRODUCTION A l’ÉTÜDE DE LA FIGURE HUMAINE
des facultés intellectuelles, il n’en n’est pas moins vrai
que le savoir en augmente la puissance et en favorise
singulièrement l’exercice.
Comment, en effet, celui qui, en vue de l’exécution
d’une œuvre, aura mis tout son zèle à rechercher les docu-
ments de toute nature destinés à le renseigner intégra-
lement, n’emploirait-il pas à les mettre en œuvre tout le
soin possible ? Comment ne serait-il pas un consciencieux?
Lors de l’exécution définitive, pourquoi craindrait-il de
s’attacher aux moindres détails, puisqu’il possède tous
les moyens de les placer dans leur valeur relative et de
leur donner la précision qu’ils comportent? Com-
ment s’en tiendrait-il aux à peu près de l’esquisse, lui
qui possède toutes les ressources nécessaires pour mener
son œuvre jusqu’au degré de perfection que son génie
lui permet d’atteindre?
Mais il faut bien remarquer qu’il ne saurait être
question ici de cet amour du fini et de la minutie qui
pour quelques-uns constitue le summum de l’art. Cette
forme inférieure de la conscience se passe d’ordinaire de
la science et ne saurait conduire qu’à de médiocres résul-
tats. Elle est l’apanage des époques de décadence et finit
par la préciosité. La conscience dont nous parlons est
cette vertu qui empêche l’artiste de se contenter des
faciles esquisses, qui le pousse sans trêve jusqu’à l’achè-
vement complet sans lequel il n’y a pas de chef-d’œuvre.
Cette conscience-là trouve dans la science un ferme et
solide appui.
SCIENCE ET CONSCIENCE
171
Nons avons dit que l’artiste, pour être complet, devait
dépasser les limites des seules connaissances exigées par
son art. L’histoire nous montre que les grands artistes
qui ont été des hommes vraiment supérieurs excellaient
dans plusieurs arts à la fois et que certains mêmes ont
compté parmi les premiers savants de leur époque.
« Il est avéré qu’en Grèce, dit M. Ch. Lévêque, les
artistes cultivaient les sciences et se gardaient de dédai-
gner les théories. »
La Renaissance italienne nous offre tout un groupe
d’artistes aux aptitudes les plus variées. Giolto fut
à la fois peintre, sculpteur et architecte. Au xve
siècle, un grand nombre de peintres excellaient dans
1 orfèvrerie et dans l’art du médailleur ; on peut en citer
d autres qui se sont distingués dans la peinture et dans
la sculpture ' .
Léonard de \ inci, dont nous avons déjà tant de fois
prononcé le nom, réalise le type le plus complet de
I artiste uni au savant. Il est peintre, sculpteur, ingé-
nieur civil et militaire, architecte. Michel-Ange, sculpteur,
peintre et architecte, était également un génie complet.
II a laissé des poésies qui sont mises au rang des monu-
ments de la langue italienne à côté de la Vita nuova et
des Sonnets du Dante. Raphaël lui-même, le peintre
dont la gloire n a pas été surpassée, s’occupa aussi d ar-
1 Francesco di Giorgio Martini, Verrochio, les Pollajuolo, Léo-
nard de Vinci (Muntz, tiaphaël , sa vie , son œuvre et son temps).
172
INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
chitecture. Il fut désigné par Bramante pour lui succéder
dans la direction des travaux de Saint-Pierre. Sur la
fin de sa vie, il aurait également manié l’ébauchoir. Albert
Durer fut peintre, graveur, sculpteur, géomètre, archi-
tecte, mathématicien. Jean Cousin était aussi peintre,
sculpteur, architecte et graveur.
Poussin , que les Romains comparèrent eux-mêmes «à
Raphaël, s’occupa aussi de sculpture.
Rubens, au milieu d’une production picturale vrai-
ment prodigieuse, trouvait le temps de s’occuper d’érudi-
tion et d’archéologie. Il a laissé une volumineuse corres-
pondance qui prouve combien son désir de connaître
s’étendait au delà des besoins de son art. Il fut chargé
de plusieurs missions diplomatiques. Et il serait bien
facile de multiplier ces exemples en étudiant la vie des
maîtres de toutes les écoles et de tous les temps.
Tous ces enseignements du passé n’empêcheront
peut-être pas de taxer d’exagération notre manière de
voir et de penser que nous demandons l’impossible en
conseillant aux artistes d’acquérir des connaissances
aussi étendues et variées.
On raconte que le sculpteur Perraud, en présence
d'une composition quelque peu recherchée, ne se gênait
pas pour dire : — A quoi bon tant d’efforts ! La sculpture,
c’est plus bête que ça ! Cette appréciation, qui, dans la
bouche du grand artiste, auteur du « Faune à l’enfant. »
et du « Désespoir », n’était évidemment qu’une boutade
SCIENCE ET CONSCIENCE
173
dirigée contre la recherche exagérée de la littérature
dans l’art, est devenue comme la devise de toute une caté-
gorie d’artistes pour qui l’art se résume tout entier dans
l’exécution, et qui, ne recherchant rien au delà des habi-
letés du métier, se condamnent toute leur vie à n'exécuter
que des morceaux. Evidemment ce n’est pas là le but
suprême de l’art.
Il ne faut pas craindre de répéter que l’artiste aujour-
d’hui doit apprendre et apprendre beaucoup. Les tradi-
tions de l’atelier ne lui suffisent plus. Le conseil que
donnait Carpeaux à ses élèves d’observer la nature, un
cahier de notes à la main, pour en fixer par le dessin
chaque mouvement, chaque expression, est certes excel-
lent; mais cette pratique, quelque utile qu’elle soit, ne
saurait suppléer au reste. Que l’artiste continue ses
observations personnelles, rien de mieux. Mais, qu’il ne
délaisse pas celles que d’autres ont faites avant lui et
coordonnées dans des ouvrages spéciaux. Qu’il fréquente
les bibliothèques. Qu’en dehors des sciences variées en
rapport plus ou moins intime avec son art, il ne néglige
rien de ce qui peut éclairer son esprit, meubler son intelli-
gence ; qu’il étudie les lettres, la philosophie, l’histoire. Il
verra le cercle de son horizon monter toujours ets’élargiren
proportion du degré de son instruction, A-l-on remarqué,
aux expositions annuelles, combien est restreinte la liste
des sujets traités par les artistes ? Il y aurait un relevé
bien curieux à faire sur les catalogues. On y verrait que
174 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
les mêmes titres reviennent chaque année avec une pério-
dicité inquiétante. Cette pauvreté d’idées, cette mono-
tonie d’œuvres ne sont-elles pas la conséquence d’un
manque d’instruction?
Mais alors, dira-t-on, avec de semblables tendances
nous aurons des lettrés, des savants, mais non des
artistes. Le malheureux élève, s’il s’astreint à suivre un
semblable programme, saura tout.... à l’exception de son
art qu’il n’aura pas le temps d’apprendre.
A vrai dire, la seule chose à enseigner dans les écoles
d’arL, c’est le métier au sens le plus étroit, c’est-à-dire la
partie la plus technique, la plus matérielle de l’art. Pour
quelqu’un doué d’aptitudes naturelles — et il n’y a pas
d’artistes sans cela — ce n’est véritablement qu’un jeu,
et plutôt un délassement qu’un travail.
Mais ce qu’on ne devrait pas enseigner, c’est l’art lui-
même. Ingres n’avait pas tort lorsqu’il disait avec
quelque véhémence à un de ses élèves : « n’allez-pas à
l’Ecole, car je vous le dis, je le sais, c'est un endroit de
perdition. Quand on ne peut faire autrement il faut bien
en passer par là ; mais on ne devrait y aller qu’en se
bouchant les oreilles (et il en faisait le geste) et sans
regarder ni à gauche ni à droite 1 ».
Et, en effet, que peut-on apprendre au jeune artiste si
ce n’est un art déterminé, c’est-à-dire une formule, l’art
1 Amaury Duval, L'Atelier d'Ingres , p. 94.
SCIENCE ET CONSCIENCE
175
antique ou celui de la Renaissance ? Ces magnifiques
époques ainsi enseignées pèsent de tout leur poids sur ses
épaules et il ne peut que perdre sous ce fardeau toute ori-
ginalité personnelle.
Les grandes époques de l’art du passé sont admirables,
mais il ne s’agit pas aujourd'hui de les pasticher et de
les refaire. Elles sont faites et bien faites ; et nul artiste
de nos jours n’y atteindra, car ce n’est pas en imitant
qu’on arrive aux sommets. Cessons de montrer aux
artistes la décourageante perfection de l’art grec. Il y a
autre chose à faire et pourquoi pas d’aussi grand?
Empruntons au passé ses méthodes. Éludions les grands
artistes d’autrefois pour pénétrer le secret de leur maî-
trise et de leur supériorité. Gardons cet enseignement que
toujours l’art a été grand lorsqu’il s’est rapproché de la
nature et qu’il y a puisé ses modèles, lorsqu’il a
cherché ses inspirations dans l’atmosphère même
où il vivait, dans le milieu social où il s’est épa-
noui. Si l’art gothique ne ressemble pas à la Renaissance,
ni la Renaissance à l’art gothique, c’est que le milieu où
ces arts ont éclos et grandi était différent, c’est que la
nature même que l’artiste a prise pour conseillère et
pour maîtresse était différente. Notre temps ne res-
semble à aucune de ces époques et l’art qui y poussera
ses racines ne ressemblera à aucun autre.
Ce qui caractérise le siècle où nous vivons, c’est bien
le progrès indéfini des sciences, et ce progrès doit avoir
sa répercussion dans les arts.
176
INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
« Un résultat essentiel à obtenir avant tout, dit
M. Ch. Lévêque *, c’est que les artistes soient convaincus
de la nécessité absolue d’élargir par une instruction
solide et variée le cercle de leurs connaissances. »
« Ce qui nous paraît infiniment probable, dit M. Guyau
de son côté, c’est que le poète, et en général l’artiste,
acquerra de plus en plus d’une part l'esprit scientifique ,
qui montre la réalité telle qu’elle est, d’autre part l'esprit
philosophique qui, dépassant la réalité actuellement con-
nue, se pose les éternels problèmes sur le fond des
choses2 . »
M. Sully-Prud’homme est encore plus explicite :
« L'idéal moderne, dit-il, pressenti et inauguré par le
génie des artistes de la Renaissance, semble aujourd’hui
recevoir des sciences, sa formule plus exacte3. »
Enfin M. Guillaume, que nous aimons à citer à cause
de sa grande compétence en ces matières, s’exprime
ainsi :
« Nous avons derrière nous un long passé, des auto-
rités et des exemples qu'on peut dire éternels. L’histoire
a enregistré des faits nombreux, l’archéologie a accu-
mulé des richesses; l’instruction s’est répandue. Dans
ces conditions, l’art ne peut plus vivre à part. Désor-
mais il doit être pénétré d’éléments empruntés à la
K Le Spiritualisme dans l'art , p. 54.
2 Problèmes de l'esthétique contemporaine , p. 161.
3 De l'expression, p. 301.
SCIENCE ET CONSCIENCE
177
science : il doit être érudit. Non qu’il ait à fléchir sous
un savoir accablant ; mais il faut qu a sa manière, il
porte témoignage de nos connaissances et rende hom-
mage à la vérité. C’est surtout par là qu’il sera
moderne'. »
L’artiste doit donc aujourd’hui cultiver les sciences.
Mais ce principe, tout bien démontré qu’il paraisse, est-il
suffisant pour relever le niveau de l’art, pour créer un
art nouveau ?
On pourrait nous objecter que, presqu’en dehors de
toute influence scientifique, alors que les sciences qui
font notre orgueil étaient à peine nées, de brillantes
époques d’art ont pu fleurir et n’ont dû leur glorieux
développement qu’aux hautes qualités morales des
artistes contemporains. Si nous relevons, en effet,
dans les statues qui peuplent nos cathédrales gothiques,
dans le tableau d’un Memling ou d’un Bealo Angelico
des pauvretés de forme, des disproportions, des erreurs
anatomiques, combien néanmoins ces œuvres, toutes
imprégnées de l’idéal d’une croyance, ne s’imposent-elles
pas à notre admiration? Cette inexpérience de la tech-
nique, cette naïveté dans les formes et dans l’expression
des sentiments qui sont l’apanage de l’art à ses débuts,
loin de ruiner l’efïet artistique, donnent au contraire à
ces œuvres primitives un incomparable charme.
1 Aug. Guillaume, Notices et Discours, p. 75.
La Figure humaine.
12
178 INTRODUCTION A L ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
Il arrive même, aux périodes de déclin, que des esprits
délicats, mais peu originaux, particulièrement frappés de
ces qualités ingénues, s’en éprennent au point de les
imiter et de les remettre en honneur. C’est l’histoire de
l’école archaïsante de Rome au temps de l’empereur
Adrien, c’est l’histoire de nos préraphaëlistes modernes.
Mais cette inexpérience voulue, cette naïveté qui se
connaît perdent toute force et toute valeur. Les pastiches
ainsi réalisés, semblables à ces statues de terre qu’au-
cune armature ne soutient, sont destinées à s'effondrer
parce qu’il leur manque le souffle qui a fait vivre les
modèles.
C’est qu’en effet, un des facteurs les plus puissants de
l’art, puisqu’en certaines circonstances il a pu se passer
de la science, consiste dans l’ensemble des qualités indivi-
duelles de l’artiste. Elles se résument dans la conscience
au sens le plus élevé du mot, dans la conscience
morale.
Le grand artiste de demain, nous le rêvons avec toute la
science moderne réchauffée et vivifiée par la passion de
tout ce qui est noble, de tout ce qui est grand. Nous vou-
lons le voir réunissant en lui d’un côté tout le savoir,
héritage des siècles passés et conquête des temps pré-
sents, et de l’autre toutes les vertus, toutes les qualités
morales qui firent les grands artistes d’autrefois.
Yigneul-Marville raconte qu’un jour ayant demandé
à Poussin par quelle voie il était arrivé à ce grand point
SCIENCE ET CONSCIENCE
179
de perfection qui lui donnait un rang considérable
entre les plus grands peintres de l’Italie, celui-ci répon-
dit simplement ces paroles : « Je n’ai rien négligé. »
C’est une réponse analogue que faisait Newton à quel-
qu’un qui lui demandait comment il avait fait ses grandes
découvertes : « En y pensant toujours », disait-il.
En science comme en art, la conscience ne se manifeste
pas de deux façons. C’est que derrière l’artiste ou le
savant, il y a toujours l’homme moral qui domine.
Nouveau rapprochement entre l’art et la science. L’un et
l’autre n’atteignent leur complet épanouissement et ne
donnent tous leurs fruits que lorsqu’ils sont soutenus par
l’enthousiasme, le désintéressement, l’amour du bien. Le
but poursuivi est si élevé qu’aucun effort ne doit être
négligé pour y atteindre, que tout ce qui est amour du
lucre, poursuite des honneurs devient indigne ou négli-
geable; à une telle hauteur la recherche du vrai, et
le culte du beau ont pour corollaire obligé l’amour et la
pratique du bien.
Que l’artiste sorte du cénacle des raffinés et des dilet-
tantes, foyer de sceptiscisme. Qu’il ouvre son intelligence
à toutes les vérités, son cœur à toutes les nobles et les
grandes émotions. Qu’il vibre à l’unisson de toutes les
joies, de toutes les douleurs de l’humanité. C’est de lui
qu’en vérité on peut dire que rien de ce qui est humain
ne lui doit être étranger. Et il deviendra comme la harpe
divine qui recueille les frissons de l’air qui passe pour
180 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
les transformer en sublimes mélodies. Et son œuvre
s’élèvera fière et forte, semblable au monument d’airain
du poète que l’action dissolvante du temps ne peut
entamer.
Cette personnalité morale que la science ne crée pas,
mais qu’elle contribue à affermir, se reflète dans les
œuvres de l’artiste, sans qu’il le veuille et vraiment à
son insu. Nous avons dit que l’artiste, en présence de la
nature, devait, aidé par la science, en fixer les aspects
changeants et faire un choix parmi les formes si variées
qu’elle lui présentait. S'il se permet quelquefois de l’alté-
rer en certaines parties pour la transporter dans ses
œuvres, ce ne doit pas être d’après une idée préconçue
puisée dans la tradition ou issue de sa propre imagi-
nation, mais bien en suivant les enseignements tirés de
la réalité. S’il apporte quelques modifications au modèle
qu’il a sous les yeux, c’est d’après les observations faites
sur d’autres modèles. En un mot s’il corrige la nature
c’est avec la nature elle-même.
C’est donc la science qui lui permettra d’approcher de
la perfection matérielle. Mais nous ajouterons maintenant
que l’interprétation nécessaire qu’il fait de cette forme
choisie pour la fixer dans son œuvre n’est plus autre chose
que la répercussion inconsciente de sa propre personna-
lité.
Le rustre qui disait un jour à Th. llousseau peignant
un chêne : « Pourquoi faites-vous cet arbre, puisqu’il
SCIENCE ET CONSCIENCE
181
est déjà fait? » aurait eu raison si le paysagiste n’avait
eu pour but qu’une reproduction exacte et matérielle
de ce chêne. « Rousseau, ajoute à ce propos M. Jules
Breton, ne rendait pas l’arbre lui-même, mais l’expres-
sion qu il lui prêtait, l’impression qu’il en ressentait ; et
cela peut-être bien sans s’en rendre compte... croyant
copier servilement 1 ». Le même auteur dit ailleurs, avec
plus de précision encore : « Le peintre ne doit pas corri-
ger de parti pris la nature, mais bien avoir l’intention de
rendre ce qu il voit et conçoit, comme il le voit et le con-
çoit. Et c'est à son insu que se feront les modifications
qui différencient son œuvre de la nature elle-même.
Je rappellerai ici ce passage déjà cité plus haut,
dans lequel M. Guillaume, après avoir dit que Barye
s efforçait de connaître la réalité avec une conscience
infatigable, ajoute : « Ensuite et sans qu'il s'inquiétât
du comment , sa personnalité s' ajoutait aux données
acquises. Ses matériaux étaient scrupuleusement rassem-
blés, son génie faisait le reste. »
Ce n est donc pas par un effort de sa volonté que l’ar-
tiste donne à son œuvre l’empreinte personnelle. Il ne dit
pas : en faisant comme ceci ou comme cela, je vais
elre tendre ou fort, simple ou sublime. Il ne se demande
pas comment faire pour être soi-même et pour créer une
œuvre originale.
Et alors nous voyons avec des dons naturels artistiques
' Jules Breton, La vie d'un artiste , p. 291.
182 INTRODUCTION A L’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
égaux, avec un métier semblable, avec une science
acquise de même étendue , des artistes créer des
ouvrages essentiellement différents et souvent d’une
valeur artistique fort inégale. C’est que l’homme qui
double toujours l’artiste a une personnalité morale diffé-
rente et pour ainsi dire une qualité d’âme d’inégale
valeur. C’est là le secret de la fragilité de certaines renom-
mées retentissantes et de la pérennité d’autres œuvresqui
peuvent être un instant méconnues, mais qui, reposant
sur les assises inébranlables de la dignité et de la
valeur morale, finissent toujours par s’imposer.
Nous pourrions dire, sans nous engager dans les régions
abstraites et toujours un peu vagues de la métaphysique,
l’œuvre d’art est constituée par une copie de la nature
en laquelle se reflète toujours et inconsciemment la per-
sonnalité morale de son auteur.
CONCLUSION
Quelles que soient les lacunes et les imperfections de ce
travail, avons-nous atteint le but que nous nous sommes
proposé ? Quelques préventions relatives au rôle de la
science vis-à-vis de l’art sont-elles tombées ? Rempli d’une
juste admiration pour lis glorieux et admirables monu-
ments de l’art des temps passés, le lecteur qui a bien voulu
nous suivre portera-t-il néanmoins, avec quelque con-
fiance, ses regards vers l’avenir. Le présent, trop décrié
sous son apparence sceptique et blasée, apparaîtra-t-il
encore comme une terre inféconde où la plante rare de
l’art ne peut plus fleurir?
Evidemment, les idées changent, l’instruction se répand,
les préjugés disparaissent et les objets vers lesquels se
tournent les aspirations du présent ne sont plus les
mêmes qu autrefois. Mais, malgré de paradoxales et reten-
tissantes affirmations la science n’a pas failli. Ellen’aborde
pas les insolubles problèmes, mais ce quelle promet elle
le donne. La vérité n’est point contraire à la morale. Et
si nous laissons de côté quelques exceptions scandaleuses
18i INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
d’autant plus connues qu’elles se produisent dans un
rang plus élevé de la société, nous constaterons, sans
crainte de démenti, que les grandes idées de probité, de
dévouement, de devoir et de justice n’ont jamais été plus
répandues et mises en pratique qu’aujourd’hui dans
les modestes sphères où se recrute la majorité des
artistes et des savants.
L’art apparaîtra de plus en plus intimement lié à la
science, l’un et l’autre n’étant que les deux faces d’un
même problème et comme une manifestation différente
d’un même principe, le vrai. Et de même qu’on ne sau-
rait assigner de limites aux progrès de la science, de
même il est impossible de prévoir où l’art s’arrêtera. Il
n’est pas vrai de dire avee un grand philosophe contem-
porain que le règne de la sculpture est fini, le jour où
l’on cesse d’aller à demi nu. Car le nu restera toujours
la suprême expression de l'Homme, et je crois avoir mon-
tré que la science permettait aujourd’hui d’en pénétrer
tous les secrets. Il n’est pas plus vrai de dire avec le
même auteur qu’il n’y a pas d'épopée avec l’artillerie.
Car les guerres à venir verront hélas de trop grandioses
et tragiques hécatombes. L’héroïsme individuel s’élèvera
jusqu’à la mort obscure et sans gloire, et il sera d’autant
plus grand qu’il demandera plus de calme, d’abné-
gation et de sacrifice. Lorsque les batteries d’artillerie,
au grand galop de leurs chevaux, dévalent , comme une
trombe dans la plaine, quel plus imposant et saisissant
CONCLUSION
185
spectacle ! Sur un signe, l'ouragan s’est arrêté. En un
clin d’œil, les pièces sont en ligne, chaque servant est à
son poste de combat. Et tout aussitôt le tonnerre gronde
et les coups répercutés par les collines de l’horizon se suc-
cèdent à intervalles réguliers. C’est la foudre non plus
aveugle et inconsciente, mais mise au service d’une intel-
ligence, qui en dirige les coups. Puis, les salves tirées,
les lourds attelages s’ébranlent à nouveau pour dispa-
raître dans un tourbillon de poussière, allant poursuivre
sur un autre théâtre leur œuvre de dévastation et de
mort. Puissance effrayante, mobilité des déplacements
rapides, inexorable justesse d’un instrument de précision,
tout obéit à la volonté d’un homme.
Certes, les combats de demain ne ressembleront plus
à la lutte d’IIector et d’Achille sous les murs d’Illion,
mais sans crainte un nouvel Homère peut naître qui en
perpétuera la terrible grandeur et l’effroyable beauté !
Comment les progrès de l’industrie, sous le prétexte
que l’homme est remplacé par la machine, verraient-ils
la fin de l’art ? Mais la machine elle-même aura sa poésie
parce qu’elle est l’œuvre de l’homme et que c’est l’homme
qui la conduit. Il a dompté par son intelligence les forces
aveugles de la nature. Son travail opiniâtre a produit
des résultats qui effrayent aujourd'hui l’imagination, et ce
que l’avenir fait entrevoir nous donne le vertige. Il a
porté à des distances incalculées le champ de son
action. Les instruments qu'il invente sont une émanation
186 INTRODUCTION A l’ÉTUDE DE LA FIGURE HUMAINE
de lui-même et comme de nouveaux organes qu’il s’est
donné. La matière est son esclave, et les travaux des
cyclopes de la fable ne sont que jeux d’enfant auprès de
la prodigieuse production des usines dont les hautes che-
minées vomissent des tourbillons de flammes et de
fumée. Et de là sortent les puissantes locomotives qui
sillonnent la terre entière ; de là sortent ces rois de la
mer, les cuirassés formidables, qu’on prendrait de loin
pour des châteaux forts flottants. Et au milieu de ce
travail de géant, l’homme est là qui domine et grandit
moralement de toute la distance qui sépare sa taille exiguë
de celle des monstres de fer qu’il met en mouvement.
L’homme est maître de l’espace sur terre et sur mer.
Les routes de l’air s’ouvriront bientôt devant lui.
Que l’artiste s’éveille ! Les longs espoirs et les vastes
pensées lui sont permis. Qu’il cherche son inspiration
et ses modèles non dans le passé qui ne peut renaître,
mais dans le présent qui vit et palpite autour de lui. C’est
là qu’il trouvera les semences de l’art nouveau.
Tout se transforme. Le genre humain évolue. L’âge
d’or des temps païens n’est plus, et avec lui le blanc
cortège des nymphes et des déesses a disparu. Les temps
de foi ne sont plus qui virent naître et fleurir l’art naïf
et sublime du Moyen Age.
La science domine le siècle et devant elle les fantômes
du passé s’évanouissent. Elle poursuit sa marche fatale-
ment, irrésistiblement. Noble est son but, hautes ses
CONCLUSION
187
visées ; mais, tel un conquérant, elle laisse parfois der-
rière elle des deuils. Dans cet âge de la houille et du fer,
la noire fumée du charbon nous enveloppe d’un voile qui
trop souvent cache le ciel à nos regards. Mais du milieu
de ces incertitudes et de ces angoisses, l’action bienfai-
sante de la science de plus en plus se dégage.
Sous son constant effort, lentement mais sûrement
le progrès poursuit sa marche et l’avenir lui appartient.
Appuyé sur la science, l’art nous ouvrira l’accès des
régions sereines et nous emportera vers les hauts som-
mets envahis de lumière.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos v
PREMIÈRE PARTIE
LA SCIENCE ET LES ARTS PLASTIQUES
Chapitre premier. — Des rapports de l’art et de la science. . 1
Ciiap. II. — L’art dans la science, la science dans l’art 22
Chap. III. — La science et les artistes 33
DEUXIÈME PARTIE
QUELQUES CHAPITRES DE LA SCIENCE DU NU
Chapitre premier. — Les proportions du corps humain.
Canons artistiques et canons scientifiques 57
Chap. IL — L’anatomie plastique 73
Chap. III. — La physiologie artistique 92
Chap. IV. — La photographie instantanée 108
190
TABLE DES MATIÈRES
TROISIÈME PARTIE
ESSAI D’ESTHÉTIQUE SCIENTIFIQUE
Chapitre premier. — L’idéal dans l’art 133
Chap. II. — Le problème du beau 147
Chap. III. — Science et conscience 169
Conclusion. — 183
MACON. PROTAT FRÈRES, IMPRIMEURS.
GETTY CENTER LIBRARY
3 3125 00821 7727
[^V^LlL ÆJr