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Full text of "Introduction à l'étude de la figure humaine"

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DE-  L'ACADE  MIE 'DE  MEDECINE 


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https://archive.org/details/introductionletuOOrich 


9 


LA  FIGURE  HUMAINE 


COLLECTION  ARTISTIQUE  ET  SCIENTIFIQUE 

ILLUSTRÉE 

PUBLIEE  SOUS  LA  DIRECTION 


rie  MM.  le  Dr  Paul  RICHER,  de  l'Académie  de  médecine 

cl  Paul  GAULTIER 


MACON,  PltOTAT  FRERES,  IMPRIMEURS. 


Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous 
pays  y compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


INTRODUCTION 


A L’ÉTUDE 


DE 


PAH 

Le  Docteur  Paul  RICHER 

<lc  l'Académie  de  médecine. 


55,  «UAI  UES  GRANDS- AUGUST1NS 
7,  RLE  BONAPARTE 


AVANT-PROPOS 


La  science  qui  a pour  objet  la  connaissance  des  formes 
extérieures  du  corps  humain  sous  ses  divers  aspects 
existe  à peine.  Du  yvtüOt  aea’jTov  des  anciens,  il  semble 
que  les  modernes  ne  se  soient  attachés  qu'à  rechercher  la 
partie  la  plus  abstraite  et  la  plus  cachée  : les  anato- 
mistes ont  disséqué  jusqu'aux  fibres  les  plus  ténues  de 
nos  organes,  et  les  philosophes  ont  poussé  très  loin  la 
minutieuse  analyse  des  lois  de  l'esprit.  Mais  si  nous 
connaissons,  jusque  dans  les  plus  petits  détours,  l'amé- 
nagement intérieur  de  l'édifice , sa  structure  extérieure 
nous  échappe  presque  complètement . 

« La  morphologie  humaine , écrivions-nous , il  y a 
quelque  douze  ans,  est  moins  précise  et  moins  connue 
que  la  morphologie  du  cheval.  » Les  choses  n'ont  guère 
changé.  Et  cependant  nous  assistons  à un  réveil  très 
significatif  des  sports  et  des  exercices  physiques  en 
général.  L homme  moderne  semble  enfin  s'être  souvenu 
que,  pour  grande  que  soit  la  pensée,  elle  ne  saurait 
exister  sans  substratum  matériel , et  quelle  puise  jusque 
dans  les  mystérieuses  profondeurs  de  la  vie  organique 


AVANT-PROPOS 


les  conditions  nécessaires  de  son  libre  essor  et  de  son 
complet  épanouissement.  A vouloir  rompre , au  pro/it 
de  l'esprit,  l'équilibre  si  bien  défini  par  un  ancien  : « Mens 
sana  in  cor  pore  sano  »,  on  a fini  par  reconnaître  qu'une 
semblable  méthode  ne  pouvait  conduire  qu'à  la 
déchéance. 

Un  si  heureux  retour  aux  traditions  antiques  mérite 
d'être  siqnalé . Il  est  destiné  à remettre  en  honneur  le 
culte  de  la  forme  humaine  qui  fut  la  religion  de  l'anti- 
quité et  la  gloire  de  la  Renaissance. 

Il  semble  donc  qu'il  serait  opportun  et  vraiment  utile 
de  réunir  tous  les  travaux  épars  ayant  trait  à la  forme 
humaine  et  ressortissant  aux  différentes  branches  des 
sciences , de  les  grouper  en  une  collection  méthodique- 
ment ordonnée  dont  chaque  volume  étudierait  un  point 
particulier  et  dont  l' ensemble  formerait  une  sorte  d'en- 
cyclopédie de  la  morphologie  humaine.  Ne  serait-ce  pas , 
en  outre , le  meilleur  moyen  de  donner  à chacun  de  ces 
travaux  partiels  toute  sa  valeur  et  de  provoquer  même 
de  nouvelles  recherche &? 

Mais  comme  en  cette  matière  les  ouvrages  des  artistes 
ont  jusqu'à  présent  tenu  le  premier  rang , il  conviendrait 
de  ne  point  séparer  de  la  recherche  scientifique  l'effort 
artistique  tendant  au  même  but , et  de  rapprocher  au 
contraire  de  la  description  théorique  la  représentation 
figurée  due  aux  arts  plastiques. 

Ainsi , seulement , pourrait  être  embrassée  dans  son 
ensemble  cette  intéressante  question  qui  a la  rare  for- 
tune de  compter  parmi  ceux  qui  s'y  dévouent  des  artistes 


VII 


et  des  savants,  parce  quelle  relève  autant  de  l'art  que  de 
la  science. 

De  cette  rencontre,  de  cette  fréquentation , de  celle 
intimité  entre  les  deux  plus  nobles  formes  de  l'acti- 
vité humaine , c'est-à-dire  la  recherche  du  vrai  et 
l'amour  du  beau , devront  découler , à n'en  pas  douter , 
des  résultats  encore  imprévus , aussi  précieux  pour 
l'une  que  pour  l'autre.  Tout  au  moins , pouvons-nous , 
dès  maintenant , prévoir  que  la  science  y trouverait 
une  nouvelle  source  d'information  et  parfois  aussi  la 
confirmation  de  ses  découvertes , tandis  que  l'art  y pui- 
serait des  inspirations  nouvelles , peut-être  une  formule 
neuve , à coup  sûr  d'inébranlables  assises. 

C'est  dans  cette  conviction  que  nous  avons  toujours 
souhaité  voir  les  artistes  et  les  savants  réunir  leurs  efforts 
pour  une  œuvre  commune. 

Grâce  au  concours  de  M.  Paul  Gaultier , ce  qui  n'était 
qu'un  projet  depuis  longtemps  caressé,  se  réalise  aujour- 
d'hui. Nous  avons  fait  appel  aux  artistes  et  aux  savants 
pour  fonder  cette  collection  : « la  Figure  humaine  »,  dont 
le  titre  indique  suffisamment  l'objet  et  dans  laquelle 
— tentative  nouvelle  — l'art  et  la  science  tiendront  une 
place  égale. 

Ce  premier  volume , hors  cadre  pour  ainsi  dire , n'est 
qu'une  entrée  en  matière.  J'ai  cru  utile  de  faire  précéder 
la  double  série  des  volumes  qui  doivent  traiter  de  la 
forme  humaine  au  point  de  vue  scientifique  et  au  point 
de  vue  artistique , de  quelques  considérations  générales 
sur  les  rapports  de  l'art  et  de  la  science , sur  certaines 


VIII  AVANT-PROPOS 

des  questions  que  soulève  l'étude  du  nu  et  sur  quelques- 
uns  des  problèmes  de  l'esthétique. 

Je  n'ai  point  la  prétention  en  des  matières  si  com- 
plexes d'émettre  une  doctrine.  Mon  but  seulement  est 
de  soulever  des  idées , de  provoquer  la  discussion,  et  je 
m'estimerai  heureux  si  j'ai  pu  faire  naître  quelques 
activités  nouvelles  et  faire  tomber  quelques  préjugés. 


Paul  Hichkk. 


INTRODUCTION 

A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


PREMIÈRE  PARTIE 

LA  SCIENCE  ET  LES  ARTS  PLASTIQUES 


CHAPITRE  PREMIER 

DES  RAPPORTS  DE  l’aRT  ET  DE  LA  SCIENCE 


Dans  son  livre  sur  les  Problèmes  de  l' Esthétique  con- 
temporaine, M.  Guyau  rapporte  qu’à  la  fin  d’un  repas 
chez  le  peintre  anglais  Ilaydon,  le  poète  John  Iveats 
leva  son  verre  en  proposant  le  toast  suivant:  « Honnie 
soit  la  mémoire  de  Newton  ! » Les  assistants  furent  assez 
étonnés,  et  \\  ordsworth,  avant  de  boire  demanda  une 
explication.  Keals  répondit  : « Parce  qu’il  a détruit  la 
poésie  de  l’arc-en-ciel  en  le  réduisant  à un  prisme  ».  Et 
l’on  but  à la  confusion  de  Newton. 

Ceci  se  passait  au  commencement  du  siècle  avant  les 

La  Figure  humaine.  j 


2 


INTRODUCTION  A l/ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


chemins  de  fer,  les  bateaux  à vapeur,  le  télégraphe  élec- 
trique, le  téléphone,  la  photographie,  la  bicyclette  et  l'auto- 
mobile. Que  ne  dirait-il  pas  aujourd’hui  l’idéaliste  Keats? 
Et  ce  qu’on  pouvait  prendre,  il  y a peu  de  temps  encore, 
pour  la  boutade  d’un  esprit  blessé  n’apparaît-il  pas 
aujourd’hui  comme  l’expression  de  la  simple  vérité? 

En  présence  de  la  marche  envahissante  des  sciences 
à notre  époque,  comment  ne  pas  croire  qu’il  y ait  anta- 
gonisme et  incompatibilité  entre  ces  deux  antithèses  ; 
d’un  côté,  l’art  né  de  l’inspiration,  où  tout  est  conven- 
tion, fantaisie,  illusion,  et  de  l’autre,  la  science  née  de 
l’observation  patiente  et  méthodique  des  faits,  où  tout  est 
règle  et  mesure,  et  qui  a pour  unique  souci  la  constatation 
du  réel.  Evidemment  ceci  tuera  cela.  Ce  que  nous  gagnons, 
d’un  côté,  en  confort  matériel,  ne  le  perdons-nous  pas 
de  l’autre,  en  art  et  en  poésie?  Avec  le  règne  de  la 
machine,  que  devient  le  sentiment  esthétique? 

Serait-il  vrai  qu’il  y ait  ainsi  antagonisme  et  lutte  ouverte 
entre  l’art  et  la  science?  Et  en  face  des  conquêtes  tou- 
jours nouvelles  de  celle-ci,  l’art  n’est-il  pas  condamné 
à disparaître  dans  un  délai  plus  ou  moins  reculé?  L’excès 
de  la  civilisation  doit-il  à jamais  chasser  la  poésie?  Le 
progrès  industriel,  en  remplaçant  l’homme  parla  machine, 
doit-il  tuer  l’art  un  jour?  On  s’est  plu  souvent,  en  effet, 
à opposer  les  savants  aux  artistes,  la  science  à l’art.  Un 
grand  philosophe,  dans  une  prédiction  retentissante,  a 
été  jusqu’à  annoncer  la  mort  prochaine  de  ce  dernier. 


3 


DES  RAPPORTS  DE  l'aRT  ET  DE  LA  SCIENCE 

Il  n est  peut-être  pas  sans  intérêt  de  montrer  qu’à  côté 
de  dilïérences  et  d oppositions  qu’il  ne  faut  point  mécon- 
naître, il  existe  entre  la  science  et  l’art  de  nombreux 
points  de  contact,  même  d’étroites  affinités,  et  que  l’anti- 
nomie que  1 on  proclame  se  trouve  plus  à la  surface  que 
dans  le  fond  des  choses.  En  tout  cas,  il  n’existe  point, 
entre  les  deux,  1 abîme  infranchissable  que  l’on  essaie 
de  creuser  ; c est  ce  qui  ressortira  — du  moins  nous 
l’espérons—  des  pages  qui  vont  suivre. 

Cherchons  d’abord  à pénétrer  la  psychologie  de  l’artiste 
et  du  savant  afin  de  mettre  en  lumière  les  points  de 
contact,  les  ressemblances  vraiment  remarquables  qui 
relient  ces  deux  espèces  d’hommes  qu’on  a l’habitude  de 
considérer  comme  entièrement  opposés  l’un  à l’autre  et 
pour  ainsi  dire  d’essence  différente. 

Chez  le  savant,  par  exemple,  l’étude  patiente  et  régu- 
lière des  faits  n’exclut  point  l’usage  des  facultés  créa- 
trices de  l’esprit.  Bien  au  contraire,  celte  étude  ne  saurait 
conduire  à rien  sans  une  certaine  dose  d’intuition  et,  pour 
ainsi  dire,  de  divination  qui,  dans  un  fait  des  plus  vul- 
gaires, fait  entrevoir  de  merveilleuses  conséquences.  Gali- 
lée remarque,  un  jour,  dans  l’église  de  Pise,  les  oscilla- 
tions isochrones  d’une  lampe  suspendue  à la  voûte,  et  il 
découvre  les  lois  du  pendule.  C’est  en  voyant  une  pomme 
tomber  d un  arbre  que  Newton  conçoit  la  première  idée 
de  la  gravitation  universelle  et  du  système  du  monde.  Et 
cependant,  avant  ces  grands  hommes,  bien  des 


gens 


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INTRODUCTION  A l’éTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


avaient  vu  des  fruits  tomber  des  branches  et  des  lampes 
se  balancer  aux  voûtes  des  églises  ! Qu’avait-il  donc  man- 
qué pour  transformer  ces  faits  vulgaires  en  grandes  décou- 
vertes? Rien  d’autre  que  cette  faculté  créatrice  qui  est 
le  propre  du  génie,  quel  que  soit  le  domaine  où  se 
manifeste  son  activité. 

Il  ne  faut  pas  confondre,  en  effet,  la  science  qui  se  crée 
et  la  science  toute  faite.  Le  pédagogue  qui  n’est  que  le 
dispensateur  de  la  science,  le  compilateur  qui  se  contente 
d’entasser  les  travaux  faits  avant  lui,  le  vulgarisateur 
dont  la  tâche  est  de  répandre  les  découvertes  des  autres, 
le  dilettante  qui  apprend  pour  son  propre  plaisir  sans 
rien  chercher  ni  découvrir  lui-même,  ne  sont  pas  plus  de 
vrais  savants  que  l’artiste  qui  se  contente  de  copier  des 
tableaux  dans  un  musée  n’est  un  véritable  artiste. 

Le  raisonnement  et  la  déduction  supposent  toujours  un 
un  point  de  départ  qui  est  une  idée  neuve.  Cette  idée  pré- 
conçue n’est  autre  chose  qu’une  invention.  Même  dans  les 
sciences  expérimentales  il  faut  partir  de  là.  « L idée  une 
fois  émise,  dit  Claude  Bernard,  on  peut  seulement  dire 
comment  il  faut  la  soumettre  à des  préceptes  définis,  à 
des  règles  logiques  précises  dont  aucun  expérimentateur 
ne  saurait  s’écarter  : mais  son  apparition  a été  toute  spon- 
tanée et  sa  nature  est  tout  individuelle.  C’est  un  senti- 
ment particulier,  un  quid  proprium  qui  constitue  l’ori- 
ginalité, l’invention  ou  le  génie  de  chacun...  La  méthode 
expérimentale  ne  donnera  donc  pas  des  idées  neuves  et 


DES  RAPPORTS  DE  l’aRT  ET  DE  LA  SCIENCE 


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fécondes  à ceux  qui  n’en  ont  pas  ; elle  servira  seulement 
à diriger  les  idées  chez  ceux  qui  en  ont,  et  à les  déve- 
lopper, afin  d’en  tirer  les  meilleurs  résultats  possibles.  » 
Le  grand  physiologiste  ajoute  : « Les  hommes  qui  ont 
le  pressentiment  des  vérités  nouvelles  sont  rares  ; dans 
toutes  les  sciences,  le  plus  grand  nombre  des  hommes 
développe  et  poursuit  les  idées  d’un  petit  nombre  d’autres. 
Ceux  qui  font  des  découvertes  sont  les  promoteurs  d’idées 
neuves  et  fécondes. . . La  découverte  est  donc  Vidée  neuve 
qui  surgit  à propos  d’un  fait  trouvé  par  hasard  ou  autre- 
ment. Par  conséquent,  il  ne  saurait  y avoir  de  méthode 
pour  faire  des  découvertes,  parce  que  les  théories  phi- 
losophiques ne  peuvent  pas  plus  donner  le  sentiment 
inventif  et  la  justesse  de  l’esprit  à ceux  qui  ne  les  pos- 
sèdent pas,  que  la  connaissance  des  théories  acoustiques 
ou  optiques  ne  peuvent  donner  une  oreille  juste  ou  une 
bonne  vue  à ceux  qui  en  sont  naturellement  privés.  Seu- 
lement les  bonnes  méthodes  peuvent  nous  apprendre  à 
développer  ou  à mieux  utiliser  les  facultés  que  la  nature 
nous  a dévolues,  tandis  que  les  mauvaises  méthodes 
peuvent  nous  empêcher  d’en  tirer  un  heureux  profit. 
C est  ainsi  que  le  génie  de  l’invention,  si  précieux  dans 
les  sciences,  peut  être  diminué  ou  même  étouffé  par  une 
mauvaise  méthode,  tandis  qu’une  bonne  méthode  peut 
l’accroître  et  le  développer.  » 

Il  est  difficile  de  mieux  définir  la  part  de  l’invention  et 
de  la  méthode  dans  les  sciences,  en  donnant  à la  pre- 


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INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


mière  la  place  prépondérante  que,  de  l’aveu  de  tous, 
elle  occupe  dans  les  arts. 

Si,  d’autre  part,  nous  considérons  l’artiste,  il  n’y  a 
pas  de  doute  qu’il  ne  possède  les  facultés  indispensables 
à l’homme  de  science. 

Tous  deux  également  épris  des  œuvres  de  la  nature, 
admirateurs  passionnés  des  spectacles  qu’elle  déroule 
incessamment  sous  leurs  yeux,  le  savant  ne  peut-il  envier 
cette  puissance  d’observation,  cette  justesse  du  coup  d’œil, 
cette  faculté  de  discernement,  cette  juste  notion  des  rap- 
ports, ce  pouvoir  de  reconstitution  et  de  synthèse  qui 
fait  de  l’artiste  le  meilleur  et  le  plus  habile  des  observa- 
teurs ? 

D’ailleurs,  les  faits  eux-mêmes  ne  justifient-ils  pas  le 
rapprochement  que  nous  tentons  ici  ? Sans  remonter 
jusqu’à  Léonard  de  Vinci  qui  est  la  plus  éclatante 
personnification  de  la  réunion  de  l’art  et  de  la  science, 
nous  pourrions  facilement  trouver,  parmi  nos  con- 
temporains, des  exemples  de  grands  savants  auxquels 
les  aptitudes  artistiques  n’ont  point  manqué. 

Vers  l’âge  de  seize  ans,  Pasteur  avait  songé  à se  faire 
peintre  et  l’on  possède  de  lui  des  dessins,  des  pastels  exé- 
cutés à celte  époque  et  qui  sont  plus  que  des  espérances1. 
Ils  témoignent  hautement  d’une  sûreté  de  coup  d’œil, 

1 Ces  œuvres  artistiques,  dont  plusieurs  tout  à fait  remarquables, 
sont  pieusement  conservées  dans  sa  famille. 


DES  RAPPORTS  DE  L ART  ET  DE  LA  SCIENCE 


7 


d’une  habileté  de  main  et  d’une  conscience  en  face  de  la 
nature  vraiment  surprenantes  chez  un  si  jeune  adolescent. 

Çroit-on  que  ces  qualités  remarquables  jointes  à la 
part  d’imagination  nécessaire  pour  les  mettre  en  valeur 
aient  nui  dans  la  suite  au  splendide  développement  de 
l’œuvre  scientifique  qui  restera  la  gloire  du  xixe  siècle? 
L’histoire  de  cette  œuvre  nous  montre  au  contraire  quelle 
part  considérable  il  convient  de  leur  attribuer  dans  cette 
progression  constante  et  sûre,  au  travers  d’obstacles 
sans  nombre  et  de  difficultés  presque  insurmontables, 
vers  le  vrai  et  vers  le  bien.  Et  le  récit  très  simple,  pres- 
qu’au  jour  le  jour,  de  ces  travaux  d’ordre  exclusivement 
scientifique,  — avec  l’exposé  des  plans  de  campagne,  les 
lentes  mais  sures  méthodes  d’investigation  expérimentale 
associées  aux  brusques  et  éclatantes  intuitions  du  génie, 
la  grandeur  du  but  à atteindre,  puis  les  joies  coupées 
d’angoisses  de  cette  marche  vers  l’inconnu,  parfois  les 
incertitudes  presque  la  désespérance  relevée  toujours 
par  une  foi  ardente  dans  la  vérité,  puis  encore  les  assauts 
de  l’erreur,  la  lutte  sans  trêve  pour  la  défense  des  pro- 
vinces conquises,  puis  enfin  les  bulletins  de  victoires, 
l’enthousiasme  des  foules,  la  richesse  rendue  comme  à 
pleines  mains  à des  contrées  entières,  la  mort  vaincue  par 
le  génial  et  patient  effort  d’un  homme  penché  sur  un 
microscope  au  fond  d'un  laboratoire,  — ce  récit  très 
simple,  dis-je,  revêt  à nos  yeux  la  majesté  lyrique  et  le 
caractère  poignant  d’une  épopée  magnifique  et  grandiose. 


8 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


« Intuitif  comme  un  poète,  dit  M.  Yallery-Radot,  dans 
le  très  beau  livr^où  il  a si  simplement  et  si  noblement 
raconté  la  vie  de  Pasteur,  son  imagination  le  transpor- 
tait jusqu’à  tel  sommet  d’où  il  entrevoyait  d’immenses 
horizons.  Tout  à coup,  par  un  violent  effort,  il  se  défiait 
de  ses  intuitions  mêmes.  Ne  tenant  aucun  compte  de  ses 
élans,  il  revenait  à ras  de  la  méthode  expérimentale,  et, 
dans  son  besoin  de  preuves,  lentement,  péniblement,  il 
remontait  la  pente  qui  menait  à ses  idées  très  hautes  et 
très  générales.  Combat  perpétuel  qui  avait  souvent 
quelque  chose  de  dramatique.  Dans  la  révolution  scien- 
tifique dont  il  était  l’artisan  plein  de  foi  et  soutenu  par  une 
inlassable  volonté,  il  avait  souvent  sur  les  lèvres  ces  deux 
mots  souverains  : la  persévérance  dans  l’effort.  Quand  il 
les  disait,  soit  comme  un  conseil,  soit  comme  le  pro- 
gramme de  ses  propres  travaux,  son  regard  plein  de 
lumière  allait  au  delà  de  l’horizon  ; quelque  chose  de 
lointain,  d’infini,  se  prolongeait  devant  sa  pensée.  » 

Nous  voyons  là  se  manifester  de  la  façon  la  plus  évi- 
dente l’alliance  si  féconde  du  génie  inventif,  de  l’observa- 
tion expérimentale  rigoureuse  et  du  labeur  persévérant, 
trois  conditions  auxquelles  sont  toujours  dues  les  grandes 
découvertes  scientifiques  et  dont  nous  retrouvons  l’équi- 
valent dans  les  facteurs  nécessaires  de  l’œuvre  d’art. 

Çe  que  nous  venons  de  dire  de  Pasteur,  nous  le  pour- 
rions répéter  à propos  de  Charcot  et  de  son  œuvre,  de 
Charcot,  le  rénovateur  de  la  neuropathologie,  qui,  avant 


DES  RAPPORTS  DE  L ART  ET  DE  LA  SCIENCE 


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de  commencer  ses  études  médicales,  avait  un  instant  songé 
à embrasser  la  carrière  des  beaux-arls.  Ceux  qui  ont 
suivi  son  enseignement,  ceux  qui  ont  vécu  dans  son  inti- 
mité savent  à quel  degré  ce  grand  savant  était  artiste. 
Et  dans  son  œuvre  scientifique  qui  est  considérable  il 
n’est  pas  difficile  de  relever  la  part  qui  est  due  aux  émi- 
nentes qualités  artistiques  dont  il  était  doué 

Nous  croyons  donc  qu’aucune  des  aptitudes  de  l’artiste 
ne  saurait  nuire  au  savant  et  réciproquement.  Mais, 
dans  l’exécution  de  leurs  œuvres,  tous  deux  ne  mettent- 
ils  pas  en  jeu  des  facultés  essentiellement  différentes?  Il 
est  bien  évident  qu’il  n’y  a pas,  dans  les  deux  cas,  une 
complète  similitude  de  procédés  ; mais,  d’autre  part,  il 
est  aisé  de  démontrer  que  le  savoir  et  le  raisonnement 
qui  semblent  être  l’apanage  exclusif  de  la  science, 
tiennent  dans  l’art  une  place  plus  importante  qu’on  ne  le 
croit  généralement. 

Mis  en  face  de  la  nature,  l’artiste  de  génie,  pense-t-on 
d’ordinaire,  en  reçoit  une  impression  profonde  et  toute 
personnelle.  Et  c’est  cette  impression  qu’inconsciemment 
il  transforme  et  rend  sous  forme  d’œuvre  d’art.  L’artiste 
est  un  instinctif.  C’est  ce  qui  fait  sa  force  et  sa  puissance. 
Le  raisonnement  si  nécessaire  à l’homme  de  science  ne 
peut  que  nuire  à la  spontanéité,  à la  force  de  cette  mani- 

1 Voir  : Charcot  artiste , par  H.  Meige,  in  Nouvelle  Iconographie 
de  la  Salpétrière,  1898,  p.  489. 


10  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

festalion  unique,  sorte  de  réflexe  supérieur,  qu’est  la 
création  du  génie. 

Ces  idées  sur  l’imagination  créatrice  sont  celles  des 
auteurs  de  Y Encyclopédie  qui  pensent  que  « ce  que  le 
génie  produit  est  l’ouvrage  d’un  moment  ».  Ils  le  consi- 
dèrent comme  une  sorte  d’inspiration  qui  se  manifeste  avec 
éclat  et  spontanément,  comme  en  dehors  de  la  volonté, 
véritable  entraînement  qui  rappelle,  par  plus  d’un  côté, 
la  fureur  des  antiques  sybilles  en  proie  au  dieu  qui  les 
tourmente  et  parle  par  leur  bouche.  C’est,  pourrait-on 
dire,  un  état  cérébral  exceptionnel  en  vertu  duquel  l’œuvre 
d’art  sort  enfantée  tout  d’une  pièce,  semblable  à l’antique 
Athéné  s’élançant  casquée  et  armée  du  cerveau  de  Zeus. 

Les  analyses  de  la  psychologie  moderne  ont  montré 
qu’il  en  fallait  rabattre.  En  pénétrant  plus  avant  dans 
l’intimité  des  grands  maîtres,  en  étudiant  leurs  procédés 
de  travail  et  en  cherchant  à préciser  les  circonstances  qui 
ont  vu  naître  les  chefs-d’œuvre,  on  a constaté  que  le 
génie  créateur  reposait  plus  qu’on  ne  pensait  sur  le  raison- 
nement. l’esprit  de  méthode  et  le  bon  sens,  et  qu’il  est 
souvent  fait  de  patience  et  de  travail  obstiné.  « Le  génie, 
avait  déjà  dit  Buffon,  n’est  qu’une  longue  patience.  » On 
en  trouvera  de  nombreux  exemples  à propos  des  litté- 
rateurs dans  les  travaux  récents  auxquels  je  viens  de 
faire  allusion. 

Ce  que  l’on  considère  comme  la  part  de  l’instinct  dans 
le  génie  n’est  le  plus  souvent  que  la  part  de  l’inconscient. 


DES  RAPPORTS  DE  L’ART  ET  DE  LA  SCIENCE 


1! 

Nous  savons,  en  effet,  que  notre  conscience  n’embrasse 
qu’une  bien  petite  part  du  travail  intellectuel  qui  s’opère 
dans  le  cerveau.  Elle  est  comme  une  étroite  fenêtre 
ouverte  sur  le  champ  illimité  des  processus  cérébraux. 
Que  se  passe-t-il  en  dehors  d’elle?  Les  études  de  psycho- 
physiologie ont  montré  toute  l’étendue  de  ce  travail  obscur. 
Mais  qui  dira  jamais  tout  ce  qu'il  renferme  ? Semblables 
à ces  eaux  profondes  des  abîmes  marins  ou  la  lumière 
ne  pénètre  jamais  et  où  vivent  inconnus  toute  une  légion 
d’êtres  étranges  et  magnifiques  que  les  courants  n’amènent 
jamais  à la  surface,  ces  régions  mystérieuses  de  l'être  ne 
sont-elles  point  le  théâtre  de  phénomènes  psycholo- 
giques, véritables  trésors  d’art  et  de  poésie,  que  les 
remous  de  la  vie  n’amèneront  jamais  à la  conscience  et 
laisseront  pour  toujours  ignorés  ? 

Mais  le  génie,  quelque  part  qu’il  doive  à l'inconscient, 
ne  peut  réaliser  son  œuvre  qu’en  l’appuyant  sur  les  bases 
inébranlables  de  la  raison  et  du  raisonnement.  On  dit 
que  l’artiste  crée  d’instinct.  Toute  création,  que  ce  soit 
une  tragédie,  un  tableau,  ou  un  opéra  doit,  après  avoir 
été  inventée,  imaginée,  être  composée,  édifiée,  coordon- 
née, raisonnée  en  un  mot.  Que  dans  le  cours  de  ce  tra- 
vail, il  se  produise  des  trouvailles  imprévues,  que  la  con- 
ception même  de  l’œuvre  paraisse  le  résultat  d’une  sorte  de 
germination  spontanée  dans  le  cerveau  de  l’artiste,  la 
conséquence  d’une  de  ces  illuminations  subites  qui  sont 
les  éclairs  du  génie,  la  chose  n’est  pas  douteuse.  Et  nous 


12 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


devons  voir  là  les  suites  d’un  travail  intellectuel  qui  s’est 
fait  sourdement  dans  les  régions  de  l'inconscient  et  qui 
vient  tout  d’un  coup  éclater  en  pleine  conscience. 

Si  nous  ne  considérons  que  les  grands  artistes  du  passé, 
nous  sommes  fort  enclins,  dans  le  reculement  des  âges,  et 
en  présence  de  chefs-d’œuvre  à l’enfantement  desquels 
nous  n’avons  pas  assisté,  nous  sommes  fort  enclins,  dis-je, 
à les  considérer  comme  des  êtres  d’essence  supérieure, 
doués  de  qualités  quasi-surnaturelles,  des  sortes  de  demi- 
dieux  qui  créent  le  beau  sans  effort  et  toutnalurellement. 
Mais  si  nous  portons  nos  regards  autour  de  nous,  si  nous 
soumettons  à l’analyse  les  procédés  et  les  méthodes  des 
grands  artistes  nos  contemporains,  de  ceux  que  nous 
sommes  habitués  à voir  travailler,  nous  reconnaîtrons 
bientôt  que  les  chefs-d’œuvre  qui  sortent  de  leurs  mains 
sont  le  fruit  de  laborieux  efforts,  que  le  beau  n’est  pas 
réalisé  dans  leurs  œuvres  d'un  seul  coup  et  comme  par  le 
fait  d’une  sorte  d'illumination,  mais  qu’il  s’y  manifeste 
pour  ainsi  dire  peu  à peu,  au  milieu  de  retouches 
incessantes,  de  douloureuses  incertitudes  et  de  nom- 
breuses hésitations.  Songeons,  par  exemple,  en  ce  qui 
concerne  les  arts  plastiques,  à toute  la  distance  qui  sépare 
la  première  idée  d’une  œuvre  d’art,  croquis  ou  ma- 
quette, de  son  expression  définitive.  Il  suffit  d’avoir  vu  à 
l’œuvre  un  artiste  qui  ait  véritablement  le  souci  de  son 
art,  pour  se  rendre  compte  de  combien  d’efforts,  de 
recherches  patientes,  d'études  de  toute  sorte,  de  sacrifices 


DES  RAPPORTS  DE  l’aRT  ET  DE  LA  SCIENCE 


13 


même  et,  pour  tout  dire  de  travail  opiniâtre  et  prolongé, 
se  paie  la  production  d’un  chef-d’œuvre. 

Un  des  plus  grands  artistes  des  temps  modernes, 
Ingres,  le  dessinateur  impeccable,  bien  que  doué  d’une 
facilité  d’exécution  surprenante,  n’était  jamais  satisfait. 
Un  des  élèves  qui  le  connut  le  mieux,  M.  Amaury 
Duval,  raconte  qu’il  effaçait  souvent,  ne  craignait  pas  de 
recommencer  plusieurs  fois  des  morceaux,  des  figures 
entières  complètement  achevées,  toujours  en  quête  du 
mieux,  et  que,  pris  de  désespoir,  il  lui  arrivait  parfois  de 
pleurer  comme  un  enfant  devant  sa  toile.  Et  c’est  l’his- 
toire toujours  la  même  des  vrais,  des  grands  artistes.  Il 
nous  serait  aisé  d’en  citer,  parmi  les  contemporains,  de 
nombreux  exemples. 

Mais  si  nous  remontons  le  cours  des  âges,  nous  con- 
statons qu’il  en  a de  tout  temps  été  ainsi,  et  nous  voyons 
nos  demi-dieux  d’autrefois  soumis  au  même  labeur,  aux 
mêmes  incertitudes,  aux  mêmes  hésitations. 

On  raconte  que  Ghiberti  employa  quarante  ans  à exé- 
cuter les  portes  du  baptistère  de  Saint-Jean,  ces  portes 
dont  Michel- Ange  disait  qu’elles  étaient  dignes  d’être  les 
portes  du  paradis.  Rembrandt  lui-même,  disent  ses  histo- 
riens, changeait  et  effaçait  sans  cesse,  et  passait  deux  ou 
trois  mois  à peindre  une  tête.  Léonard  de  Vinci  abandonna 
plusieurs  de  ses  ouvrages  sans  les  terminer  parce  qu’il 
cherchait,  dit  Vasari,  l'excellence  sur  l’excellence,  la 
perfection  sur  la  perfection. 


14 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

Est-ce  à dire  que  l’opiniâtreté,  la  persévérance  et  la 
patience  suffisent  à l’élaboration  de  l’œuvre  d’art  ? Évi- 
demment non.  Le  génie  et  l’inspiration  tiennent  la  pre- 
mière place.  Mais  il  n’en  est  pas  autrement  dans  la 
science  qui  ne  peut  se  passer  de  l'instinct  créateur.  En 
art,  comme  en  science,  rien  ne  peut  remplacer  cette  force 
première  qu’est  le  génie,  sans  laquelle  le  raisonnement  et 
la  patience  ne  peuvent  rien.  Sous  ce  rapport,  science  et 
art  se  confondent  presque. 

« Il  y a quelque  chose  d’instinctif  et  d’inconscient 
dans  la  marche  de  l’esprit,  dit  M.  Guyau,  toutes  les  fois 
que  son  objet  n’est  pas  déterminé  à l’avance  ; or  la 
science,  en  sa  partie  la  plus  haute,  ne  vit  comme  l’art 
même  que  par  la  découverte  incessante.  C'est  la  même 
faculté  qui  lit  deviner  à Newton  les  lois  des  astres  et  à 
Shakspeare  les  lois  psychologiques  qui  régissent  le  carac- 
tère d’un  Hamlet  ou  d’un  Othello.  » 

Nous  voyons  donc  que  dans  l’art  comme  dans  la 
science,  l’instinct  et  le  génie  d’un  côté,  le  raisonnement 
et  l’opiniâtre  labeur  de  l'autre  ont  leur  place. 

Et  si  nous  ajoutons  que  parfois  une  circonstance  heu- 
reuse et  imprévue,  en  un  mot  le  hasard,  joue  un  rôle 
décisif,  aussi  bien  dans  une  découverte  scientifique  que 
dans  l’achèvement  d’une  œuvre  d’art,  nous  aurons  marqué 
d’un  trait  de  plus  les  analogies  nombreuses  qui  existent 
entre  l’une  et  l’autre,  l’œuvre  de  science  et  l’œuvre  d’art. 

Mais  il  est  encore  bien  d'autres  points  de  ressemblance 


DES  RAPPORTS  DE  L’ART  ET  DE  LA  SCIENCE 


15 

entz'e  la  science  et  l’art.  On  dit  que  l’art  est  personnel, 
mais  la  science  l’est-elle  moins  ? 

Qu’est-ce  qui  fait  la  science  ? C’est  le  savant.  Si  son 
œuvre  achevée  appartient  à tous  et  entre  dans  le  patri- 
moine commun,  il  n’est  pas  moins  vrai  qu’elle  procède 
de  son  cerveau  et  qu’elle  porte  le  reflet  de  sa  personna- 
lité. 

On  a répété  sur  tous  les  tons  que  le  savant  avait  le 
grand  avantage  de  pouvoir  utiliser,  dans  sa  marche  en 
avant,  tous  les  matériaux  amassés  par  d’autres  avant  lui. 
Nous  savons,  en  effet,  que  toutes  les  grandes  découvertes 
qui  ont  transformé  le  monde,  ont  été  précédées  d’une 
longue  série  d’efforts  préparatoires  et  qu’il  n’en  est  pas  une- 
seule,  comme  l’a  très  bien  fait  remarquer  M.  G.  Lebon, 
dont  on  puisse  dire  qu’elle  a été  créée  par  un  seul  cerveau 
humain. 

Mais  croit-on  que  l’œuvre  d’art  soit  créée  d’un  façon 
bien  différente  et  que  celle-là  au  moins  procède  d’un  seul 
cerveau  ? Songez  à tout  ce  que  l’artiste  reçoit  du  milieu 
qui  l’entoure,  de  la  civilisation  dans  laquelle  il  vit,  et  sur- 
tout du  mouvement  artistique  qui  l’a  précédé.  Je  ne  vois 
pas  Phidias  ou  Raphaël  au  milieu  d’un  siècle  de  barbarie. 
Un  grand  artiste  ne  se  montre  pas  sans  avoir  eu  des 
prédécesseurs  immédiats  souvent  obscurs  et  que  sa  gloire, 
dans  l’éloignement  des  âges,  contribue  encore  à effacer, 
mais  qui  lui  ont  préparé  les  voies  et  fourni  les  moyens 
d’atteindre  plus  haut,  qui  ont  été,  en  un  mol,  comme  la 


16 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


tige  et  les  rameaux  sans  gloire  de  la  plante  dont  il  est  la 
glorieuse  fleur.  Chacune  des  grandes  époques  de  l’art 
témoigne  de  cette  vérité. 

Il  n’est  pas  douteux  que  ce  qui  caractérise  l’artiste 
c’est  un  véritable  besoin  de  créer.  Il  est  poussé  comme 
malgré  lui  à produire,  et  son  œuvre,  étantdonnées  les  con- 
ditions mêmes  de  l’art,  est  une  œuvre  matérielle.  Avant 
d’être  un  cerveau,  il  est  une  main.  Poète,  au  sens  étymo- 
logique, veut  dire  faiseur,  fabricant.  Le  savant,  lui,  au 
contraire,  semble  confiné  dans  les  régions  immatérielles 
de  la  pensée.  Ce  qu’il  invente,  ce  qu’il  découvre,  ce  sont 
les  lois  qui  gouvernent  la  matière,  lois  qui  ne  sont  que 
les  relations,  les  rapports  des  choses  matérielles  entre 
elles.  Il  est  un  cerveau,  lui.  Est-il  aussi  une  main  ? Il  est 
facile  de  montrer  que  la  technique  qui  est  la  partie  maté- 
rielle delà  science  joue  un  rôle  plus  grand  qu’on  ne  pense 
et  qu’on  lui  doit  en  somme  la  plus  grande  part  des  pro- 
grès modernes.  Il  serait  même  curieux  de  rechercher, 
dans  l’évolution  de  la  science  depuis  son  origine  grecque, 
la  part  de  la  recherche  concrète  et  matérielle  à côté  de 
celle  de  la  spéculation  et  de  l’abstraction.  On  y verrait 
probablement  que  le  progrès  se  rattache,  et  se  trouve  inti- 
mement lié,  au  développement  de  l’investigation  objective, 
à l’extension  des  méthodes  expérimentales. 

De  nos  jours,  celte  vérité  éclate  à tous  les  yeux;  chaque 
progrès  nouveau  est  marqué  par  un  perfectionnement  de 
la  technique. 


DES  RAPPORTS  DE  L’ART  ET  DE  LA  SCIENCE 


17 


La  chimie  a pris  naissance  dans  les  creusets  de 
1 alchimiste.  La  physique,  née  de  la  chimie,  ne  progressa 
que  lorsque  les  expériences  se  multiplièrent  et  condui- 
sirent à l’invention  d’appareils  multiples  dont  chacun 
consacre  une  grande  découverte. 

Au  xve  siècle,  c’est  un  grand  artiste,  Léonard  de  Vinci, 
qui  renoue  la  tradition  expérimentale  interrompue  depuis 
Archimède.  Il  est  le  précurseur  de  Galilée. 

L anatomie  ne  date  véritablement  que  du  jour  où  l’on 
pratiqua  la  dissection  des  cadavres. 

La  physiologie  n’est-elle  pas  devenue  une  science  nou- 
velle entre  les  mains  de  Claude  Bernard  qui  y introduisit 
le  déterminisme  expérimental  ? L’étude  des  mouvements 
n’a  acquis  de  précision  et  de  certitude  que  depuis  les 
travaux  de  M.  Marey,  basés  sur  la  méthode  graphique 
dont  la  chrono-photographie  n’est  qu’une  application. 

De  l’invention  du  microscope  et  de  la  technique  si 
minutieuse  qu  exige  son  emploi  date  une  science  nou- 
velle, 1 histologie,  dont  les  progrès  ne  sont  dus  qu'au 
perfectionnement  incessant  des  procédés  de  préparation. 

La  médecine  ne  sortit  de  l'immobilité  où  la  condam- 
nait 1 autorité  de  Galien  et  d’Aristote  que  le  jour  où  elle 
se  dépouilla  des  préjugés  séculaires  qui  lui  faisaient 
considérer  le  travail  manuel  comme  dégradant  et 
contraire  à sa  dignité.  Aussi,  pendant  que  les  médecins 
drapés  dans  leur  prétentieuse  et  ridicule  suffisance  discu- 
taient gravement  en  latin  sur  les  humeurs  ou  les 

La  Figure  humaine.  2 


18 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DK  LA  FIGURE  HUMAINE 


tempéraments,  sur  les  conjonctions  d’astres  néfastes  ou 
bienfaisants,  et  mille  autres  thèmes  obscurs  ou  puérils, 
les  barbiers  auxquels  ils  abandonnaient  dédaigneusement 
les  opérations  manuelles,  inventaient  la  chirurgie,  et  l’un 
d’eux  se  nommait  Ambroise  Paré. 

La  médecine  doit  ses  plus  grands  progrès  à Cl.  Bernard 
qui  inventa  la  méthode  expérimentale,  à Laënnec  qui 
inventa  l’auscultation,  et  à Pasteur  qui  inventa  la  micro- 
biologie avec  les  méthodes  de  culture  des  microbes. 

En  résumé,  la  science  ne  peut  se  passer  du  laboratoire; 
c’est  là  qu’elle  est  née,  c’est  là  qu’elle  progresse,  fille  de 
la  pensée  et  du  travail  des  mains. 

On  oppose  parfois  la  science  à l’industrie  qui  se  rap- 
proche de  l’art  en  ce  qu’elle  est  comme  lui  créatrice. 
Mais  la  limite  qu'on  établit  ainsi  est  purement  artificielle. 
Le  savant,  en  son  laboratoire,  comme  nous  l’avons  vu, 
est  toujours  un  technicien,  c’est-à-dire  un  praticien. 
L’expérience  est  une  industrie  en  petit.  Et  l'industrie 
n’est  qu’une  expérience  reproduite  en  grand,  d’après  des 
règles  certaines,  d’où  l’hésitation  de  la  recherche  est 
exclue. 

La  science  procède  par  analyse,  il  est  vrai  ; elle  détruit 
pour  connaître,  pour  pénétrer  dans  le  mystère  de  l’in- 
time composition  des  êtres.  Mais  ensuite  elle  trouve  dans 
la  synthèse  la  plus  entière  confirmation  de  ses  efforts. 
Et  la  synthèse  est  son  pouvoir  créateur.  Le  chimiste  qui, 
par  la  combinaison  de  ses  éléments  constitutifs,  arrive 


19 


DES  II APPORTS  DE  L’ART  ET  DE  LA  SCIENCE 

à former  une  substance,  ne  crée-t-il  pas,  ne  fait-il  pas  vrai- 
ment œuvre  d artiste  ? La  joie  qu’il  en  éprouve  est  abso- 
lument de  même  ordre,  car  elle  ne  se  compose  pas  seu- 
lement de  la  satisfaction  du  savant  qui  a résolu  un  pro- 
blème, elle  est  faite  en  sa  plus  grande  partie  de  l’émo- 
tion profonde  du  créateur.  Elle  est  d’autant  plus  grande 
que  la  première  expérience  une  fois  réussie,  le  déter- 
minisme bien  établi,  elle  peut  être  répétée  avec  assu- 
rance par  n'importe  quel  observateur  qui  se  placera  dans 
des  conditions  identiques.  C’est  même  ce  qui  constitue  le 
véritable  critérium  des  faits  scientifiquement  établis. 

Et  pour  reprendre  l’exemple  cité  plus  haut  et  emprunté 
à la  chimie,  le  même  corps  pourra  être  reproduit,  recréé 
pour  ainsi  dire  d’une  façon  mathématique,  un  nombre 
considérable  de  fois.  C’est  là,  avons-nous  dit,  que  l’indus- 
trie intervient.  Mais  le  simple  expérimentateur  ou  l’in- 
dustriel, tout  habile  qu’il  soit,  n’est  pas  plus  un  véritable 
savant  que  le  mouleur  n’est  un  artiste. 

Nous  constatons  là  un  rapprochement  bien  intime 
entre  le  vrai  savant  et  1 artiste.  Mais  le  savant  n’est  encore 
arrivé  qu  à opérer  la  synthèse  des  corps  bruts.  Les  rubis 
et  les  pierres  précieuses  sortis  dans  ces  derniers  temps 
des  creusets  du  chimiste  ne  le  cèdent  en  rien  à ceux  que 
le  Créateur  a cachés  dans  les  entrailles  de  la  terre.  Cette 
création,  limitée  aux  corps  inanimés,  est  encore  d’ordre 
inférieur.  Il  lui  manque  le  souffle  qui  anime,  l'étincelle 
qui  fait  vivre. 


20 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Et  cependant  la  science  a fait  plus  que  de  reconstituer 
des  corps.  Si,  quittant  le  domaine  de  la  chimie,  nous 
entrons  dans  celui  de  la  physique  et  de  la  mécanique, 
nous  verrons  que  la  science  a créé  de  toutes  pièces,  pour 
ainsi  dire,  de  véritables  organismes,  depuis  l'antique 
moulin  à vent  jusqu’à  la  puissante  locomotive,  depuis  le 
gracieux  bateau  à voile  qui  emprunte  sa  force  au  vent  qui 
passe,  jusqu’au  formidable  cuirassé  qui  ne  laisse  rien 
paraître  de  ses  organes  moteurs. 

Comme  les  forces  de  la  nature  qu’ils  mettent  en  jeu, 
domestiquées  et  asservies,  ces  êtres  artificiels  ont  leur 
beauté,  et  celui  qui  les  a créées  n’a-t-il  pas  fait  œuvre 
d’artiste  ? 

Il  est  vrai  qu’ici  l’artiste  est  un  être  collectif  : il  se 
compose  souvent  d’une  longue  succession  de  générations 
humaines  qui  toutes  ont  apporté  leur  part  à l’œuvre 
commune. 

Mais,  comme  nous  l’avons  vu  plus  haut,  ce  n’est  point 
là  une  différence  radicale  entre  la  science  et  l’art  qui 
pousse  ses  racines  au  delà  de  l’individu,  au  delà  même 
d’une  génération. 

Faisons  un  rêve.  Si  la  science  arrivait  un  jour  à mettre 
en  action,  à son  gré,  les  forces  mystérieuses  qui  consti- 
tuent la  vie,  si  elle  parvenait  à créer  un  être  vivant, 
plante  ou  animal,  si  bas  qu’il  fût  dans  l’échelle  des  êtres, 
le  savant  ne  deviendrait-il  pas  le  suprême  artiste,  le  véri- 
table créateur?  C’est  parce  qu’il  ne  peut  faire  mieux  que 


L ART  DANS  LA  SCIENCE,  LA  SCIENCE  DANS  L'ART 


21 


l’artiste  nous  donne  l’image  de  la  vie.  « La  fiction,  dit 
M.  Guyau,  n’est  point  comme  on  l’a  prétendu  une  des 
conditions  nécessaires  du  beau...  La  fiction,  au  contraire, 
en  est  une  limitation.  La  vie,  la  réalité,  voilà  la  vraie  fin 
de  l’art  ; c’est  par  une  sorte  d’avortement  qu’il  n’arrive 
pas  jusque  là.  Les  Michel- Ange  et  les  Titien  sont  des 
Jéhovas  manqués.  » 

C’est  ainsi  que  l’art  et  la  science  se  complètent 
mutuellement.  L’homme  par  la  science  ne  pouvant  créer 
la  vie,  s’en  donne  au  moins,  par  l’art,  l’illusion. 


CHAPITRE  II 


l’art  dans  la  science,  la  science  dans  l’art 


Nous  venons  de  constater  que  l’art  était  avant  tout 
une  création  matérielle  et  que  dans  les  progrès  de  la 
science  une  part  considérable  revenait  à cette  partie 
objective  et  manuelle  de  la  technique  et  des  divers 
procédés.  On  en  pourrait  conclure  que  la  technique  est 
pour  ainsi  dire  la  part  de  l’art  dans  la  science.  Car  toutes 
les  formes  de  l'art  se  tiennent,  depuis  le  plus  humble 
des  arts  mécaniques  jusqu’au  plus  élevé  des  beaux-arts. 
Tous  ont  un  point  commun  qui  est  de  créer  quelque  chose 
qui  tombe  sous  les  sens,  et  ce  n’est  point  abuser  des 
mots  que  de  qualifier  art  le  travail  scientifique  dans  ce 
qu’il  a de  matériel.  On  peut  mettre,  en  effet,  beaucoup 
d’art  — et  la  chose  n’est  point  indifférente  au  point  de 
vue  du  résultat  — dans  une  analyse  chimique,  dans  une 
expérience  de  physique  ou  de  physiologie,  dans  une  pré- 
paration anatomique,  dans  une  coupe  microscopique, 
dans  une  opération  chirurgicale  ou  ‘dans  l’examen  d’un 
malade. 


l’art  dans  la  science,  la  science  dans  l’art 


23 


Chaque  science  en  somme  se  double  d’un  art,  dans 
lequel  tous  les  vrais  savants  ont  excellé. 

Mais  si  nous  ne  considérons  que  les  arts  plastiques  et 
en  particulier  l’art  du  dessin,  nous  verrons  que  sans 
jouer  un  rôle  primordial,  il  s’applique  indistinctement 
à toutes  les  sciences  et  leur  est  de  la  plus  grande  utilité. 
Le  savant  qui,  dans  l’observation  des  phénomènes  natu- 
rels, peut  joindre  à la  description  écrite  qu’il  en  donne, 
leur  représentation  dessinée,  double  pour  ainsi  dire 
ses  moyens  d’action  ; son  œuvre  plastique  fixe,  précise 
et  complète  son  œuvre  scientifique.  Son  observation  aug- 
mente ainsi  d’acuité.  La  comparaison  entre  des  phéno- 
mènes éloignés  dans  le  temps  ou  dans  l’espace  est  rendue 
plus  facile,  grâce  à l’image  qu’il  en  a tracée.  Cette  image 
seule,  par  ce  qu  elle  est  morphologiquement  superpo- 
sable à la  nature,  peut  rendre  la  physionomie  entière 
d’un  objet  ou  d’un  phénomène  mieux  qu’aucune  descrip- 
tion ne  le  saurait  faire,  si  minutieuse  lût-elle. 

A défaut  du  dessin,  la  photographie  rend  aujour- 
d’hui des  services  analogues.  Et  il  y a lieu  d’insister 
ici  sur  le  rôle  chaque  jour  grandissant  que  la  photo- 
graphie, qui  est  une  forme  de  l’art,  joue  dans  les  sciences. 
Mais  il  faut  distinguer  entre  les  deux  procédés  de  repré- 
sentation graphique.  L’un  et  l’autre  ont  leurs  avantages; 
l’un  et  l’autre  leurs  inconvénients.  Le  dessin,  par 
exemple,  exécuté  par  le  savant  lui-même,  l’emporte  de 
beaucoup  sur  la  photographie,  car  il  vaut  ce  que  vaut 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


24 

l'homme  ; il  11’est  point  une  opération  mécanique  aveugle 
et  quelquefois  trompeuse,  il  est  révélateur  du  génie 
scientifique,  il  est  le  résultat  de  l’art  et  de  la  science 
confondus,  il  procède  autant  du  cerveau  que  de  la 
main.  Cette  fusion  du  savant  et  de  l’artiste  en  une  même 
individualité,  je  me  plais  à le  répéter,  n’a  jamais  été  portée 
au  plus  haut  degré  que  chez  Léonard  de  Vinci,  auquel  on 
doit,  ainsi  que  l’a  bien  démontré  M.  Gabriel  Séai lies,  faire 
remonter  les  origines  de  la  science  moderne,  cent  ans 
avant  Galilée,  Bacon  et  Descartes. 

Mais  ce  qui  fait  le  grand  avantage  du  dessin  dans  les 
conditions  que  je  viens  d’exposer,  c’est-à-dire  lorsqu’il  est 
de  la  main  d’un  maître,  devient  un  véritable  danger  lors- 
qu’il est  exécuté  par  un  artiste  sans  talent  ou  par  un 
savant  incomplet.  C’est  alors  que  le  document  photo- 
graphique impersonnel  acquiert  une  inestimable  valeur. 
On  l’a  bien  vu  à la  façon  dont  la  photographie  s’est 
répandue,  s’est  mêlée  à toutes  les  sciences  dont  elle  est 
devenue  l’auxiliaire  indispensable,  sans  parler  même  de 
ses  perfectionnements  plus  récents,  la  chrono-photogra- 
phie  et  la  radiographie.  Pour  en  montrer  l’importance,  il 
faudrait  passer  en  revue  toutes  les  sciences.  Et  pour 
l’histoire  de  l’art  elle-même  quels  inappréciables  ser- 
vices la  reproduction  photographique  ne  rend-elle  pas? 
On  n’est  pas  encore  arrivé  à la  perfection  puisqu’on  ne 
peut  rendre  la  couleur  d’un  tableau.  Mais  quelle  supério- 
rité néanmoins  sur  les  anciennes  gravures,  copies  toujours 


25 


l’art  dans  la  science,  la  science  dans  l’art 

infidèles  et  au  sujet  desquelles  on  peut  répéter  sans 
crainte  de  se  tromper  le  dicton  « Traduttore,  traditore  ». 

Si  l’art  rend  à la  science  d’incontestables  services, 
la  réciproque  est  également  vraie.  Et  c’est  ce  côté  de  la 
question  que  je  me  propose  d’examiner  tout  spécialement 
et  avec  quelques  détails. 

Je  voudrais  montrer  quelle  salutaire  influence  la 
science  est  destinée  à exercer  sur  l’art,  et  que,  loin  de  la 
fuir,  l’art  doit  trouver  aujourd’hui  en  elle  une  des  condi- 
tions essentielles  de  sa  propre  existence  et  de  ses  progrès 

futurs. 

Dans  toute  œuvre  d’art,  il  y a deux  choses  : l’invention 
et  1 exécution.  L’œuvre  d’art  est  la  traduction  d’une  idée 
dans  un  langage  matériel.  Pour  citer  la  sculpture  en 
exemple,  les  formes  sont  les  moyens  d’expression  que 
possède  l’artiste  pour  exprimer  sa  pensée. 

Deux  éléments  entrent  donc  dans  la  composition  de 
1 œuvre  d art  : la  pensée  et  sa  traduction,  l’art  et  le 
métier.  Mais  il  faut  ajouter  que  ce  sont  là  deux  parties 
d un  même  tout,  aussi  indissolublement  unies  que  l ame  et 
le  corps  dans  la  nature  humaine  et  aussi  indispensables 
l’iyie  que  l’autre  à sa  constitution. 

Et  si,  d’un  côté,  la  conception  première,  l’idée  créa- 
trice naît  dans  le  cerveau  de  l’artiste  sans  apprentissage 
spécial,  la  forme  matérielle  dont  elle  doit  être  revêtue  ne 
saurait  exister  sans  de  fortes  et  multiples  études,  et  c’est 
là  que  la  science  devient  nécessaire. 


2G 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Sur  ce  point,  il  est,  je  crois,  peu  de  dissidents.  Tout 
le  monde  est  d’accord  pour  dire  qu’on  ne  peut  savoir 
son  métier,  en  art  comme  en  autres  choses,  qu’à  la  con  - 
dition de  l'apprendre  tout  d’abord.  Ce  sont  préceptes  néan- 
moins qu’il  est  bon  de  répéter  aujourd  hui.  Mais  je  donne 
ici  au  mot  métier  une  signification  plus  étendue  que 
celle  qu’il  comporte  généralement  et  qui  consiste  dans  la 
connaissance  approfondie  de  l’emploi  des  couleurs,  du 
maniement  de  la  glaise,  ou  encore  de  la  taille  du  marbre. 
Ceci  est  la  partie  la  plus  matérielle  de  l’art.  Mais  il 
faut  en  plus  que  l’artiste  ait  à sa  disposition  les  moyens 
d’expression  appropriés.  Dans  les  arts  plastiques,  par 
exemple,  il  faut  qu’il  apprenne  à connaître  ces  formes 
matérielles  qui  deviendront  comme  le  langage  qu’il  doit 
parler.  Et  ces  connaissances  qui  lui  sont  indispensables 
font  en  réalité  partie  intégrante  du  domaine  scientifique. 
Il  ne  faut  pas  se  laisser  effrayer  par  les  mots.  Qui  dit 
savoir  dit  science.  Et  1 artiste  atteindra  d autant  plus 
sûrement  le  but  qu'il  se  propose  qu  il  saura  davantage, 
qu’il  aura  à sa  disposition  un  plus  grand  nombre  de 
moyens  pour  exprimer  sa  pensée  et  qu’il  en  disposera 
plus  librement. 

Théophile  Gautier  ne  disait-il  pas  que  s il  écrivait  bien, 
c’est  qu’il  avait  beaucoup  appris  et  qu’il  possédait  un 
vocabulaire  plus  riche. 

Et  si  nous  continuons  à envisager  les  arts  plastiques, 
qui  nous  occupent  exclusivement  ici,  nous  trouverons,  en 


l’art  dans  la  science,  la  science  dans  l'art 


27 


remonlantle  cours  des  âges,  et  en  jetant  un  coup  d’œil  sur 
l’évolution  et  les  vicissitudes  diverses  qu’ils  ont  subies, 
les  enseignements  les  plus  clairs  et  les  plus  probants. 

Dans  l’antiquité,  Platon  lui-même  dit  qu’en  ce  qui 
concerne  les  arts  dont  le  but  est  l imitation,  la  perfection 
de  leurs  ouvrages  dépend  de  l’égalité  qui  se  trouve  entre 
l’imitation  et  la  chose  imitée.  Aristote  émet  les  mêmes 
idées.  Et  ces  philosophes  ne  faisaient  que  reproduire 
l’opinion  généralement  admise  par  les  Grecs  que  la  vérité 
de  l’imitation  était  le  premier  mérite  d’une  statue. 

Il  est  vrai  que  cette  opinion  émise  par  Emeric  David 
dans  un  livre  trop  peu  lu  aujourd’hui,  a été  vivement 
combattue  par  Qualtremère  de  Quincy  et  Ch.  Lévêque 
qui  veulent  que  les  artistes  grecs  aient  été  guidés,  non 
par  la  nature,  mais  par  un  idéal  en  dehors  et  au-dessus 
d’elle.  Les  témoignages  sur  lesquels  s’appuie  Emeric 
David  n’en  subsistent  pas  moins.  Ils  sont  nombreux.  Il 
sera  instructif  d’en  citer  quelques-uns  : 

« Myron  avait  fait  une  vache,  Elle  était  si  vraie  que 
les  troupeaux,  disait-on,  s’y  trompaient.  Anacréon  dit  de 
cette  figure  : « Berger,  mène  paître  tes  vaches  plus  loin, 
de  crainte  que  tu  n’emmènes  avec  elles  celle  de  Myron.  — 
Non,  Myron  ne  l’a  pas  modelée;  le  temps  l’avait  chan- 
gée en  métal,  et  il  a fait  croire  qu’elle  était  son  ouvrage. — 
Si  ses  mamelles  ne  contiennent  point  de  lait,  c’est  la  faute 
de  l’airain  ; ô Myron,  ce  n’est  pas  ta  faute  ! » 

« Le  même  sculpteur  avait  fait  la  statue  iconique  de 


28 


INTRODUCTION  A 


l’étude  de  la  figure  humaine 

Ladas.  Il  avait  représenté  cet  athlète  courant.  Cette  figure 
était  d’une  vérité  admirable  comme  tous  les  ouvrages  de 
Mvron.  On  disait  que  le  soufïle  agitait  les  poumons  de 
l’athlète,  que  la  statue  allait  quitter  sa  base,  qu’elle  s’élan- 
çait pour  saisir  la  couronne...  Que  disait-on  d’un  cheval 
de  Lysippe?  Voyez  ce  cheval  prodige  d’imitation,  sa 
tête  superbe,  le  feu  qui  sort  de  ces  naseaux  ; si  un  cava- 
lier veut  le  presser  des  talons,  il  va  l’emporter  dans  la 
carrière,  car  ce  bronze  a la  vie. 

« On  disait  d’un  satyre  endormi,  modelé  par  Stradoni- 
cus  : Ce  satyre  n’est  pas  un  ouvrage  de  Slradonicus  ; 
l’artiste  l’a  pris  tout  endormi,  et  l’a  posé  sur  cette 
pierre.  — Il  dort,  parles-en  tout  bas  crainte  que  lu  ne 
l’éveilles.  — C’est  le  statuaire  qui  l’a  endormi;  pousse-le, 
tu  l’éveilleras 

« On  disait  en  général  d’une  statue  : elle  trompe  le 
sens,  elle  fait  illusion,  comme  cela  doit  être.  On  vou- 
lait y voir  la  vie  et  la  respiration.  » 

Nous  pourrions  multiplier  les  citations  analogues: 
« Pour  réunir  enfin,  dit  Emeric  David,  dans  une  même 
allégorie,  le  précepte  le  plus  important  de  l'art  et  son 
plus  bel  éloge,  on  inventa  la  fable  de  Pygmalion.  » 
N’est-il  pas  curieux  de  retrouver  aussi  nettement  défi- 
nies ces  idées  d’imitation  scrupuleuse  de  la  nature  à une 
époque  qui  a laissé  dans  l’art  une  trace  si  glorieuse, 
et  dont  la  perfection  des  œuvres  demeurées  encore 
aujourd’hui  sans  rivales,  ont  conduit  les  modernes  à pen- 


l’art  dans  la  science,  la  science  dans  l’art 


29 


ser,  avec  Qualtremère  de  Quincy  el  Ch.  Levêque,  que 
ces  inimitables  artistes  avaient  modifié,  corrigé,  perfec- 
tionné la  nature,  alors  qu’ils  se  contentaient  de  la  copier 
dans  ce  qu’elle  avait,  il  est  vrai,  de  plus  irréprochable 
et  de  plus  parfait? 

Plus  lard,  lorsque  l’art  romain,  héritier  de  l’art  grec, 
eut  sombré  avec  la  chute  de  l’Empire  d’Occident,  et 
qu' après  de  longs  siècles  de  barbarie,  l’art  commença  à 
sortir  de  son  engourdissement,  on  le  vit,  au  seuil  du 
moyen  âge,  d’abord  tâtonnant,  chercher  des  formules  à 
Rome  ou  à Byzance.  Mais  il  n’atteignit  tout  son  éclat  que 
vers  le  xmc  siècle,  lorsque  les  artistes,  qui  peuplaient  nos 
cathédrales  de  tout  un  monde  de  statues,  puisèrent  leurs 
modèles  autour  d’eux,  dans  la  nature,  et,  aussi  bien  dans 
la  construction  de  leurs  figures  que  dans  le  choix  de 
l’ornementation,  devinrent  de  sincères  el  admirables 
réalistes. 

Et  plus  tard  encore,  lorsque  cet  amour  de  la  nature  se 
porta  sur  un  objet  plus  haut  dont  le  culte  domine  l’art 
tout  entier,  sur  la  forme  humaine  dépouillée  de  ses  voiles, 
dans  la  splendeur  de  sa  nudité,  nous  assistons  à ce  grand 
renouveau  qui  d’Italie  a gagné  toute  l’Europe  et  que  l’on 
a désigné  du  nom  symbolique  de  Renaissance. 

Ainsi  partout  où  l’art  a fleuri  nous  retrouvons  le  culte 
du  vrai,  l’amour  de  la  nature. 

Mais,  me  dira-t-on,  tous  ces  grands  épris  de  la  nature 
étaient-ils  pour  cela  des  savants  ? 


30 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Qu'on  me  permette  de  poursuivre  ma  démonstration. 
Remarquons  encore  qu'aux  diverses  époques  de  l’art, 
l’imitation  de  la  nature  a eu  une  influence  décisive  sur 
son  évolution.  Nous  la  retrouvons,  en  effet,  au  début 
lorsque  l’art  progresse  ; quand  il  décline  c’est  qu’il  s’en 
éloigne.  Chacune  des  périodes  de  l’histoire  de  l’art  com- 
prend ces  deux  phases.  Tout  d’abord  l’artiste  n’a  qu’un 
but,  celui  de  rendre  avec  une  perfection  de  plus  en  plus 
grande  le  modèle  qu’il  a sous  les  yeux.  Son  seul  maître 
est  la  nature.  Et,  dans  toutes  ses  compositions,  quelques 
variées  qu’elles  soient,  c’est  dans  cette  mine  si  féconde 
qu’il  puise  pour  rendre  sa  pensée.  A ce  moment,  l’art 
est  individuel.  Chaque  artiste  a sa  manière  propre  de 
rendre  ce  qu’il  voit.  C’est  la  phase  d’ascension.  L’art 
progresse. 

Puis  un  jour  — la  chose  est  fatale  — un  artiste  arrive  à 
une  perfection  qui  soulève  l’admiration  générale.  Son 
succès  fait  naître  l’envie  et,  sur  sa  trace,  se  pressent  les 
geais  qui  se  parent  des  plumes  du  paon.  Sa  gloire  attire 
les  jeunes  autour  de  lui.  Il  fait  école.  Au  lieu  de  cher- 
cher leur  inspiration  dans  la  nature,  les  apprentis  de 
l’art  la  cherchent  dans  ses  œuvres  qu’ils  imitent  ou  copient. 
Le  maître  est  né.  Et  avec  lui  la  tradition,  l’académie,  le 
poncif.  Dès  ce  moment,  c’est  le  déclin  de  l’art.,  c’est  la 
décadence  qu’un  retour  seul  à la  nature  permet  d’arrêter 
quelquefois. 

Il  est  donc  démontré  par  l’histoire  que  l’étude  de  la 
nature  peut  seule  faire  progresser  l’art. 


31 


l’art  dans  la  science,  la  science  dans  l’art 

Or  cette  étude  de  la  nature,  et  c’est  là  où  je  veux  en 
venir,  qu  est-ce  sinon  1 unique  objet,  la  seule  préoccupa- 
tion de  la  science  ? 

L histoire  dit  aux  artistes  : Si  vous  avez  le  souci  de 
votre  art,  observez  avec  soin,  étudiez  la  nature,  copiez- 
la,  avant  tout  faites  vrai.  Le  progrès  est  à ce  prix.  Mais 
cette  recherche  de  la  vérité,  quels  sont  les  moyens  que 
l'homme  possède  pour  s’y  livrer,  si  ce  n’est  ceux  que  la 
science  met  à sa  disposition  ? 

L’artiste  donc,  s’il  ne  veut  pas,  à lui  tout  seul,  et 
pour  son  compte  personnel,  refaire  la  science,  aurait 
grand  tort  de  la  négliger. 

On  conviendra  facilement  je  pense,  que  l’artiste 
n’est  rien,  ne  peut  rien  sans  la  nature.  Mais  je 
prévois  l’objection.  Pour  la  comprendre  et  la  copier 
est-il  besoin  d’être  si  grand  clerc?  Et  ne  sufïîl-il  pas 
à l’artiste  de  se  placer  en  face  d’elle  et  de  la  regarder? 
Pourquoi  des  études  qui  paraissent  plutôt  destinées  à sup- 
pléer à son  observation  ? La  bonne  mère  nature  n’est-elle 
pas  toujours  présente,  et,  si  l’artiste  en  a besoin,  n’est-il 
pas  toujours  assuré  de  la  trouver  prête  à le  servir  pour 
le  plus  grand  profit  de  son  œuvre? 

Que  l’on  ne  s’y  trompe  pas,  la  nature  ne  livre  pas  son 
secret  à ceux  qui  passent.  C’est  la  Gœa  de  la  mythologie 
antique  qui  ne  se  découvre  que  devant  ses  fervents. 

En  effet,  bien  observer  et  bien  voir  n’est  pas  aujour- 
d'hui chose  si  simple  et  si  facile  qu’on  le  suppose. 


32 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


L’éducation,  les  préjugés  de  toutes  sortes  acquis  ou 
héréditaires,  l’élude  des  maîtres  ont  mis  devant  nos  yeux 
un  prisme  qui  déforme  les  objets  et  dont  nous  ne  pou- 
vons que  bien  difficilement  nous  défaire.  Ce  que  nous 
voyons  dans  la  nature  est  plus  l’image  mentale  que  nous 
portons  en  nous  réveillée  par  la  présence  de  l’objet,  que 
l’image  vraie  de  l'objet  ou  du  phénomène  que  nous  obser- 
vons. Il  y a longtemps  déjà  que  Montaigne  a dit  : « c’est 
l’esprit  qui  oye  et  qui  veoid  »,  ce  que  Peisse  a excellem- 
ment traduit  en  disant  : « L’œil  ne  voit  dans  les  choses 
que  ce  qu’il  y regarde  et  il  ne  regarde  que  ce  qui  est  déjà 
en  idée  dans  l’esprit.  » 

C’est-à-dire  que  nous  ne  voyons  les  choses  que  comme 
nous  avons  appris  à les  voir,  et  nous  ne  retenons  de  l’image 
qui  frappe  notre  rétine  que  ce  qui  est  en  accord  avec 
l'image  mentale  préconçue  et  créée  par  l’éducation. 

Voir  les  choses  telles  qu  elles  sont  dans  la  réalité  n’est 
point  le  fait  d’un  esprit  vulgaire.  Et  c’est  la  science  qui 
nous  donnera  les  moyens  de  bien  voir  et  de  bien  obser- 
ver par  nous-mêmes.  C’est  la  science  qui  nous  délivrera 
des  lunettes  d’autrui. 


CHAPITRE  III 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


R histoire  comme  la  théorie  sont  donc  d’accord  pour 
nous  montrer  les  services  que  la  science  rend  aux  arts. 
Mais,  poussant  plus  loin  notre  enquête,  nous  pouvons 
recueillir  l’opinion  des  premiers  intéressés,  celle  des 
artistes  eux-mêmes.  Or  les  partisans  de  l’art  appuyé  sur 
la  science  sont  nombreux,  aussi  bien  parmi  les  anciens 
que  parmi  les  modernes  et  comptent  les  plus  grands  noms. 
J’en  citerai  quelques  exemples. 

Dès  les  débuts  de  la  peinture  en  Italie,  Cennino 
Cennini,  1 auteur  du  Livre  de  l'Art , manuel  des  peintres 
gioltesques,  écrivait  que  la  véritable  entrée  de  l’art  était 
« la  porte  triomphale  de  l’élude  de  la  nature  1 »>. 

Léonard  de  Vinci,  génie  universel,  ne  nous  a pas  seu- 
lement laissé  sur  les  différentes  branches  de  la  science 
et  en  particulier  sur  l’anatomie  qui  n’en  était  encore 
qu  à ses  débuts,  les  observations  les  plus  étendues,  telle- 

1 Cité  par  Bayet,  Précis  d'histoire  de  l'Art,  p.  197. 

La  Figure  humaine.  3 


34 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


ment  én  avance  sur  son  siècle  qu’elles  rejoignent  presque 
le  nôtre;  il  nous  a donné  en  outre,  dans  un  passage  sou- 
vent cité,  la  formule  exacte  des  relations  de  la  science  et 
de  l’art,  formule  que  nous  pouvons  prendre  aujourd’hui 
pour  règle  : 

((  D’une  manière  générale,  dit-il,  la  science  a pour 
office  de  distinguer  ce  qui  est  impossible  de  ce  qui  est 
possible.  L’imagination  livrée  à elle-même  s’abandon- 
nerait à des  rêves  irréalisables.  La  science  la  contient  en 
nous  enseignant  ce  qui  ne  peut  pas  être.  Il  ne  suit  pas 
de  là  que  la  science  renferme  le  principe  de  l’art,  mais 
qu’on  doit  étudier  la  science  ou  avant  l’art  ou  en  même 
temps,  pour  apprendre  dans  quelles  limites  il  est  con- 
traint de  se  renfermer.  » 

Ce  qui  distingue  la  science  anatomique  de  Léonard  de 
Vinci,  c’est  qu’elle  n’est  pour  lui  que  l’introduction  à 
l’étude  de  la  vie. 

Le  livre  qu’il  avait  rêvé  d’écrire  pour  les  artistes  et 
dont  nous  ne  possédons  que  des  notes  éparses  et  non 
coordonnées,  bien  qu’en  nombre  considérable,  aurait  été, 
si  nous  en  jugeons  par  ces  notes  mêmes,  véritablement 
le  livre  de  la  science  du  nu.  L'étude  des  attitudes  et  des 
mouvements  les  plus  variés,  y aurait  tenu  la  plus  large 
place. 

Il  est  curieux  de  remarquer  avec  quelle  ardeur  les 
artistes  de  la  Renaissance  se  livrèrent  à l’étude  de  l’ana- 
tomie. C’était  le  temps  où  cette  science  commençait 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


35 


seulement  à chercher  dans  la  dissection  des  cadavres 
humains  les  seules  bases  solides  qu’elle  pût  avoir. 

De  combien  de  tâtonnements,  de  combien  de  difficul- 
tés matérielles,  sans  compter  les  obstacles  nés  des  préju- 
gés sociaux,  furent  entourés  ces  débuts  ! La  collabo- 
ration active  des  artistes  de  cette  époque  fut  pour  les 
premiers  anatomistes  du  plus  grand  secours. 

Marc  Antonio  délia  Torre,  éminent  philosophe,  qui 
enseignait  à Pavie  et  un  des  premiers  à étudier  l’ana- 
tomie, fut,  au  dire  de  Vasari,  « admirablement  servi  par 
le  talent  de  Léonard  pour  faire  un  livre  de  dessins  au 
crayon  rouge  rehaussé  à la  plume  ; on  y voyait  repré- 
sentée toute  l’ossature,  sur  laquelle  étaient  disposées, 
dans  leur  ordre,  toutes  les  parties  nerveuses  et  muscu- 
laires '.  » 

C’est  Benvenuto  Cellini  lui-même  qui  nous  apprend, 
dans  ses  Mémoires,  combien  il  fut  lié  avec  les  anatomistes 
Yidus  Vidius  et  Bérenger  de  Carpi,  et  comment  il  parta- 
geait leurs  travaux. 

Enfin  la  tradition  attribue  au  Titien  les  fort  belles 
planches  du  Livre  du  célèbre  anatomiste  André  Vésale. 
On  sait  aujourd’hui  qu’elles  sont  d’un  de  ses  élèves, 
Jean  Calcar,  et  n’en  ont  pas  moins  une  grande  valeur 
artistique. 

Mon  intention  n’est  point  d’exposer  ici  l’œuvre  anato- 


1 Vasari,  t.  IV,  p.  13. 


INTRODUCTION  A L 'ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


36 

mique  des  artistes.  Elle  est  plus  importante  qu'on  ne  le 
croit.  Presque  tous  les  artistes  de  la  Renaissance,  Michel- 
Ange  et  Raphaël  à leur  tète,  sans  parler  de  Léonard  de 
Vinci  à qui  on  revient  toujours,  y ont  leur  part.  Elle 
démontre,  avec  la  dernière  évidence,  cette  union  intime 
de  la  science  et  de  l’art  que  nous  préconisons. 

Je  voudrais  seulement  rapporter  comment  cette  union 
a été  comprise  par  quelques  grands  artistes. 

Albert  Durer  donne  les  conseils  suivants  à celui  qui  se 
consacre  à l’étude  du  dessin  : 

« Applique-toi  à observer  la  nature,  laisse-toi  guider 
par  elle  et  ne  t’en  laisse  pas  détourner  pour  suivre  ton 
bon  plaisir,  en  te  figurant  que  tu  trouverais  mieux  toi- 
même.  Car  alors  tu  ferais  fausse  route. 

« En  vérité  l'Art  a ses  racines  dans  la  nature.  Celui 
qui  l’y  cherche,  l’y  trouve...  » 

Et  ailleurs  : 

« L’art  du  vrai  se  trouve  seul  dans  la  nature  ; lu  pour- 
ras, l’ayant  en  main,  éviter  beaucoup  de  fautes  dans  ton 
œuvre. 

Tu  te  garderas  bien  de  penser  faire  quelque  chose  de 
plus  parfait  que  l'œuvre  que  Dieu  a forgée,  car  toutes 
les  œuvres  tendant  à ce  but  seront  sans  force  et  sans 
vigueur.  On  peut  donc  affirmer  que  personne  ne  peut 
exprimer  la  beauté  de  son  propre  sens  et  par  sa  seule 
pensée , et  qu’il  est  nécessaire  que  cette  beauté  qu’il  croira 
tirer  de  son  propre  fonds  ait  été  auparavant  mise  en  lui 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


37 

par  l’étude  et  par  une  soigneuse  et  diligente  imitation  de 
la  nature.  » 

J’ai  souligné  dans  ces  deux  citations  les  passages  qui 
montrent  combien  le  maître  allemand  était  loin  de  la 
théorie  de  l’idéal  telle  qu  elle  a été  formulée  par  les 
modernes  et  comment  il  ne  voyait  rien  de  plus  beau  que 
la  nature  elle-même. 

Un  peintre  anglais  du  xvme  siècle,  Sir  Josué  Reynolds, 
a exprimé  la  même  idée  avec  plus  de  précision  encore  : 

« L étude  de  la  nature,  dit-il,  est  le  commencement  et 
la  fin  de  la  théorie  de  l’art.  C’est  dans  la  nature  seule 
qu’on  peut  trouver  cette  beauté  qui  fait  le  grand  objet  du 
peintre,  et  ne  doit  être  cherchée  nulle  part  ailleurs. 

Il  est  aussi  impossible  de  se  former  l’idée  d’une  beauté 
supérieure  à celle  qu’offre  la  nature,  qu’il  l’est  de  con- 
cevoir celle  d’un  sixième  sens  ou  de  quelque  autre  per- 
fection au-dessus  de  la  portée  de  l’esprit  humain'.  >» 

« La  nature  est  et  sera  toujours,  dit-il,  dans  un  de  ses 
discours  sur  la  Peinture,  la  seule  source  inépuisable 
dont  toutes  les  perfections  doivent  tirer  leur  origine.  » 

Nous  trouvons  chez  les  artistes  contemporains  les 
mêmes  idées  formulées  avec  non  moins  de  force. 

Ingres,  que  nous  voyons  aujourd’hui  à travers  tant  de 
préjugés,  était  loin  d’être  un  chaud  partisan  des  étude 
anatomiques.  Ce  qui  ne  l’empêchait  pas  de  dire  : 

1 Notes  de  Reynolds,  dans  l'Art  de  peindre  (de  arte  graphicâ), 
de  Dufresnoy. 


38  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

« Il  faut  trouver  le  secret  du  beau  par  le  vrai  »,  et 
encore  : « Il  faut  donner  de  la  santé  à la  forme.  » 

Nul  plus  que  lui  ne  réprouvait  la  manière  et  le  chic. 
Il  voulait  que  l’artiste  se  contentât  de  copier  la  nature 
servilement,  convaincu  qu’il  n’y  avait  pas  de  beauté  en 
dehors  d’elle.  Il  prétendait  n’avoir  d’autre  souci  que  de 
se  conformer  à ces  principes  et  se  défendait  énergi- 
quement de  toute  tendance  à reproduire  un  idéal  quel- 
conque. Rien  n’est  plus  curieux  à ce  propos  que  la  scène 
qui  se  passa  entre  lui  et  Granger,  un  de  ses  anciens 
camarades,  devant  le  tableau  d’Œdipe.  M.  AmauryDuval 
raconte  ainsi  le  fait  : 

« A peine  entré,  Granger  fit  force  compliments 
à M.  Ingres  sur  son  tableau  d’Œdipe. 

« Je  reconnais  ton  modèle,  lui  dit-il. 

— Ah  ! n'est-ce  pas?  C’est  bien  lui. 

— Oui,  mais  tu  l’as  fièrement  embelli  ! 

— - Gomment,  embelli  ! Mais  je  l’ai  copié,  copié 
servilement. 

— Tant  que  tu  voudras,  mais  il  n’était  pas  si  beau 
que  cela.  » 

« Il  n’y  avait  rien  de  plus  curieux  que  de  voir  l’exas- 
pération de  M.  Ingres,  qui,  devant  ses  élèves,  s’entendait 
accuser  de  ne  pas  suivre  ses  propres  doctrines. 

Aussi  comme  il  s’emportait  ! 

« Mais  vois  donc,  puisque  tu  te  rappelles,  c’est  son 
portrait... 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


39 


— Idéalisé...  » 

Ce  mot  fut  le  dernier  coup,  d’autant  plus  que  Granger 
disait  cela  fort  galamment  et  comme  un  éloge. 

« Enfin  ! dit  M.  Ingres,  penses-en  ce  que  tu  voudras; 
mais  j’ai  la  prétention  de  copier  mon  modèle,  d’en  être 
le  très  humble  serviteur,  et  je  ne  l'idéalise  pas...  » 

« La  haine  de  toute  beauté  de  convention,  ajoute  plus 
loin  M.  Amaury  Duval,  était  poussée  chez  M.  Ingres 
à un  tel  point  qu’il  avait  érigé  en  principe  absolu  la  règle 
de  copier,  copier  servilement  ce  qu’on  avait  sous  les 
yeux1.  » 

Rude,  l'illustre  sculpteur,  mettait  tous  ses  soins  à 
copier  exactement  la  nature.  L’anecdote  que  nous  rappor- 
tons un  peu  plus  bas  en  est  une  preuve  indiscutable. 

Un  de  ses  élèves,  aujourd’hui  un  de  nos  plus  grands 
statuaires,  M.  Frémiet,  me  disait  dernièrement  combien 
Rude  leur  enseignait  l’amour  du  vrai,  le  respect  de  la 
nature,  et  comment  lui-même  plaçait  au-dessus  de  toutes 
les  productions  artistiques  la  beauté  qui  se  trouve  dans 
la  nature  elle-même. 

Un  jour,  raconte  M.  Frémiet,  entre,  dans  l’atelier  où 
Rude  travaillait  avec  ses  élèves,  un  italien  qui  venait 
se  proposer  comme  modèle.  A peine  est-il  déshabillé 
que  le  maître  est  frappé  des  ressemblances  de  ce  jeune 
homme  avec  le  célèbre  torse  de  Phidias,  l’Ilissus  dont 


L'Atelier  d'Ingres , par  Amaury  Duval.  Paris,  1878,  p.  89. 


40 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


le  moulage  était  près  de  là.  Il  fait  part  de  cette  remarque 
à ses  élèves,  et  place  le  modèle  vivant  dans  la  même  atti- 
tude, tout  près  du  plâtre.  Et  Rude  alors  n’eut  pas  de  peine 
à montrer  combien  la  nature  est  encore  supérieure  à 
l’œuvre  de  Phidias  lui-même.  A côté  du  modèle,  l’Ilissus 
« dégringolait  ». 

Rude,  pour  bien  montrer  à ses  élèves  l’importance  de 
la  construction  anatomique  de  l’ensemble,  avait  coutume 
de  leur  dire  : « Lorsque  la  nuit  vous  voyez  arriver  de  loin 
un  de  vos  amis,  vous  le  reconnaissez  sans  qu’il  vous  soit 
besoin  de  percevoir  les  traits  de  sa  physionomie  et  les 
détails  de  son  costume.  Ça,  c’est  la  charpente,  c’est  l’ana- 
tomie. » 

La  nécessité  d’un  dessous  anatomique  précis  a été  préco- 
nisée parplus  d’un  grand  sculpteur.  Barye,  le  maître  ani- 
malier, ne  procédait  pas  autrement,  ainsi  qu’en  témoigne 
M.  Frémiet.Le  fait  est  ainsi  rapporté  parM.  Guillaume  : 
« M.  Frémiel,  étant  allé  en  1846  visiter  Barye,  se  trouva 
en  présence  du  Lion  assis , qui  n’était  encore  qu’à  l’état 
d’ébauche.  Toutes  les  lignes  en  étaient  arrêtées.  La  pré- 
paration était  anatomique.  Ce  n’était  pas  si  l’on  veut  le 
squelette  lui-même  avec  tous  les  détails,  mais  bien  le 
crâne,  la  colonne  vertébrale,  la  cage  des  côtes,  les  os  des 
membres  antérieurs  et  postérieurs  mis  en  place  et  rigou- 
reusement déterminés  dans  leurs  conditions  normales. 
Cette  larve  de  lion,  ce  spectre  vivant  et  décharné,  avait, 
paraît-il,  quelque  chose  de  fantastique  et  de  souveraine- 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


41 


ment  imposant.  M.  Frémiet  en  a conservé  un  souvenir 
très  vif,  en  est  resté  profondément  frappé.  En  effet,  bien 
que  la  forme  n’existât  pas  encore,  l’idée  du  lion  était 
irrévocablement  fixée  rien  que  par  les  proportions  et  par 
l’ossature,  indispensable  support  du  reste  '.  » 

Nous  retrouverons  plus  loin  la  même  idée  dans  les 
notes  deM.  Gérôme. 

J’ai  recueilli  de  la  bouche  de  M.  Frémiet  lui-même 
une  confession  que  pour  l’instruction  des  jeunes  généra- 
tions d’artistes  je  désire  consigner  ici  : 

« J’ai  passé  plusieurs  années  de  ma  jeunesse,  me  dit- 
il,  à faire  un  métier  que  beaucoup  considéreront  peut- 
être  comme  bien  infime  et  bien  ingrat.  Je  dessinais  au 
Muséum,  pour  l’allas  d'anatomie  comparée  de  deBlainville, 
des  ossements  à l’aide  du  diagraphe.  Le  but  scientifique 
que  poursuivait  l’auteur  exigeait  l’usage  de  cet  instrument 
qui  me  permettait  de  reproduire,  avec  toute  la  rigueur 
d’un  décalque,  les  pièces  anatomiques. 

« Je  vous  avouerai  que  c’était  plutôt  par  besoin  que  par 
goût  que  je  me  livrais  avec  ardeur  à ce  travail  qui  était 
d’ailleurs  assez  maigrement  rétribué. 

« Eh  ! bien,  aujourd’hui,  je  bénis  la  nécessité  qui  me  fit 
travailler  ainsi  pendant  trois  ou  quatre  ans.  Et  je  consi- 
dère que  ce  fut  pour  moi  le  meilleur  apprentissage  du 
métier  d’artiste.  Cette  nécessité  oii  l’instrument  me  met- 


1 E.  Guillaume,  Notices  et  discours , p.  2 t0. 


42 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


tait  de  serrer  de  très  près  la  réalité,  cette  obligation  de 
faire  vrai,  cette  communion  intime  avec  la  nature  ont  eu 
certainement  la  plus  grande  influence  sur  toute  ma  car- 
rière. 

« Dans  le  même  ordre  d’idées,  j’ai  fait  une  remarque 
qui  peut-être  vous  intéressera. 

« En  consultant  l’œuvre  d’IIolbein,  j’ai  constaté  que  les 
portraits  des  princes  et  des  grands  seigneurs  ne  valent 
rien  à côté  des  autres  qui  représentent  des  personnages 
d’une  condition  inférieure  et  qui  sont  d’un  si  merveilleux 
dessin . 

« Ces  inégalités  dans  l’œuvre  d’un  maître  aussi  habile 
s’expliquent  suivant  moi  d’une  façon  bien  simple,  et  je 
reste  persuadé  qu’Holbein,  pour  assurer  et  préciser  son 
dessin,  employait  d’habitude  le  procédé  de  la  vitre.  Or  ce 
procédé  exige,  de  la  part  du  modèle,  quelques  condescen- 
dances que  le  peintre,  par  respect,  n’osait  point  demander 
aux  grands  seigneurs.  Ingres,  ainsi,  dessinait  à la  vitre.  » 

Carpeaux,  le  sculpteur  puissant  dont  la  fougue  parait  à 
peine  contenue,  avait  tout  le  temps  le  compas  à la  main. 
Il  mesurait  beaucoup.  Au  dire  d’un  de  ses  élèves,  aujour- 
d’hui un  grand  maître  aussi,  le  sculpteur  Dalou,  il  mesu- 
rait jusqu’aux  mèches  de  cheveux.  Il  mettait  tant  de 
conscience  à copier  la  nature  qu’il  ne  travaillait  jamais 
en  l’absence  du  modèle.  Dans  l’édification  d’une  statue, 
il  apportait  la  plus  grande  importance  à la  construction, 
à la  mise  en  place  : « Le  difficile,  disait-il,  n’est  pas  de 
modeler  un  œil,  mais  de  le  bien  placer.  » 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


43 


Il  écrivait  à un  peintre  de  ses  amis  : « Que  la  nature 
soit  ton  guide  constant  ! Vis  avec  elle,  étudie-la  sans 
cesse.  Pas  un  coup  de  crayon,  pas  un  coup  de  pinceau 
sans  l’avoir  sous  les  yeux.  Elle  seule  donne  la  vie'...  ! » 

« Si  mouvementés  que  soient  les  personnages  de 
Carpeaux,  dit  M.  Guillaume,  la  structure  en  est  toujours 
irréprochable,  l’ensemble  exact  et  le  détail  correct. 
D’ailleurs,  en  présence  de  la  nature,  il  procédait  avec  une 
sûreté  mathématique...  Qu’on  ne  s'y  trompe  pas,  Car- 
peaux a dû  à sa  science  profonde,  quoiqu’elle  soit  toujours 
voilée,  d’avoir  créé  des  œuvres  qui  se  sont  imposées  bien 
plus  qu’elles  n’ont  été  acceptées,  et  qui,  par  leur  fond 
solide,  inattaquable,  sont  destinées  à durer5.  » 

M.  Dalou  a gardé  de  son  maître  Carpeaux  l’amour  et 
le  besoin  du  compas. 

Toutes  ses  œuvres  dans  chacune  de  leurs  parties  ont  été 
mesurées  avec  un  soin  minutieux.  Il  se  rapproche  autant 
qu’il  le  peut  du  modèle  choisi,  et  n’est  satisfait  que  si  de 
justes  proportions  et  d’exactes  mesures  donnent  à son 
œuvre  l’accent  de  la  vérité. 

Il  travaille  entouré  de  compas  de  toutes  dimensions 
auxquels  il  a incessamment  recours  pour  mettre  chaque 
détail,  chaque  forme  bien  à sa  place. 

1 J.-  B.  Carpeaux , par  E.  Chypeau,  p.  176. 

2 Guilllaume,  Supplément  aux  sept  premières  éditions  du  « Dic- 
tionnaire général  de  Géographie  et  d' Histoire  »,  par  Ch.  Dezobry 

et  Th.  Bachelet. 


44 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Si,  dans  le  travail  de  la  composition,  il  a,  comme  tous 
les  grands  artistes,  de  nombreuses  hésitations,  s’il  cherche 
constamment  le  mieux,  s’il  retouche,  modifie,  détruit 
même  et  recommence  bien  des  fois  avant  de  se  déclarer 
satisfait,  il  n’en  est  plus  de  même  une  fois  l’esquisse  bien 
arrêtée  et  précisée,  selon  sa  coutume,  d’après  le  modèle. 

Alors,  c’est  sûrement,  méthodiquement,  je  dirai  même 
scientifiquement,  que  le  maître,  dès  la  première  touche 
jusqu’à  la  fin,  conduit  son  travail  sans  se  presser,  sûr  de 
lui-même.  A chaque  séance,  l'œuvre  se  complète  et  se 
précise,  sans  repentirs  ni  retouches.  Chaque  coup  de 
pouce  ou  d’ébauchoir  porte.  El  sans  précipitation  l’œuvre 
s’achève,  semblable  à ces  beaux  fruits  dont  un  heureux 
climat  favorise  la  croissance  régulière  et  qui,  parvenus  à 
maturité,  se  détachent  de  l’arbre  sans  effort. 

Un  maître  de  la  peinture  de  la  vie  champêtre  qui  est 
en  même  temps  un  poète  et  un  écrivain  de  premier 
ordre,  M.  Jules  Breton,  a écrit  plusieurs  volumes  du  plus 
haut  intérêt  pour  la  psychologie  de  l’artiste.  On  y trouve 
les  renseignements  les  plus  précieux  sur  la  genèse  des 
œuvres  d’art,  la  technique,  les  théories  esthétiques  et 
l’histoire  de  l’art.  Il  s’est  consulté  lui-même,  il  a analysé 
ses  impressions  et  ses  procédés,  il  a jugé  les  œuvres  de 
ses  confrères,  et  s’est  fait  une  esthétique  fondée  sur 
l’expérience.  Eh  bien  ! Ce  peintre  dont  l’œuvre  tout 
entier  trahit  la  recherche  inquiète  de  l'idéal  le  plus  élevé, 
qui  au-dessus  de  la  matérialité  des  êtres  tâche  d’atteindre 


LA  SCIENCE  ET  LES  AUTISTES 


4o 


le  sentiment  et  la  vie  qu’ils  expriment,  ce  poète  ennemi 
de  tout  plat  réalisme,  qui  a écrit  sur  la  peinture  de  la  vie 
des  êtres  et  des  choses  des  pages  vibrantes,  affirme  la 
nécessité  de  la  science  à la  base  de  l’œuvre  d’art. 

« Le  caprice  seul,  dit-il,  est  impuissant  à rien  produire 
de  durable.  La  nature  a des  lois  essentielles  qu’il  est  abso- 
lument nécessaire  de  connaître  et  d'approfondir.  L’obser- 
vation de  ces  lois,  loin  de  nuire  à l’originalité  de  cha- 
cun, ne  fait  que  la  développer  en  intensité  et  lui  per- 
mettre sans  danger  les  plus  grandes  audaces'.  » 

Il  est  impossible  de  formuler  avec  plus  de  précision  l’uti- 
lité première  et  le  rôle  préservateur  de  la  science  dans  les 
arts.  C’est  exactement  la  même  idée  que  Léonard  de  Vinci 
avait  émise  dans  un  passage  que  nous  avons  rapporté 
plus  haut. 

M.  Jules  Breton  répudie  naturellement  le  chic  et  la 
manière.  Si  l’esquisse  est  faite  précipitamment  et  d’inspi- 
ration, l’achèvement  de  l’œuvre  est  le  résultat  de  la  rai- 
son, du  savoir  et  de  la  patience. 

« Arriver  à ce  résultat  qui  paraît  si  simple  (l’œuvre 
finie)  est  tout  ce  qu’il  y a de  plus  difficile.  Il  n’est  réalisé 
que  par  les  forts.  Savoir  finir  c’est  faire  des  chefs-d’œuvre. 
La  pochade  promet  tout,  elle  ne  réalise  rien...  » 

Et  le  maître  fort  de  son  expérience  conclut:  « On  ne 
crée  pas  une  œuvre  véritable  sans  mettre  de  l’ordre  dans 


Nos  peintres  du  siècle , par  Jules  Breton,  p.  203. 


INTRODUCTION  A l’ÉTODE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


46 

sa  création.  Pour  être  durable,  elle  ne  doit  pas  être  impro- 
visée. » 

Mais  parmi  les  artistes  modernes  il  n’en  est  pas  qui  se 
soient  prononcés  dans  cette  question  avec  plus  de  vigueur 
que  MM.  Guillaume  et  Gérôme,  le  premier  dans  ses 
ouvrages,  le  second  dans  des  conversations  qu’il  a pris  la 
peine  de  résumer  lui-même  et  que  je  suis  heureux  de  pou- 
voir mettre  ici  sous  les  yeux  du  lecteur. 

Voici  ce  que  m’écrit  M.  Gérôme  : 

« Mon  cher  Docteur, 

« Je  vous  envoie  quelques  observations  que  vous  m’avez 
« demandées  au  sujet  des  rapports  qu’il  y a entre  l’art 
« et  la  science.  J’ai  déjà  souvent  causé  avec  vous  sur 
« ce  sujet  et  je  vous  résume  ici  ce  que  je  vous  ai  déjà  dit, 
'«  avec  quelques  exemples  à l’appui. 

« Quand  on  est  jeune  et  par  conséquent  sans  expé- 
« rience,  on  se  livre  à un  art  de  sentiment,  et  on  a la 
« fausse  idée  qu’il  doit  en  être  ainsi,  que  trop  d'étude, 
« trop  de  vérité  enlèvent  aux  œuvres  la  vie  et  le  mouve- 
k ment.  Quand  on  a vieilli  sous  le  harnais,  quand  on  a 
« beaucoup  travaillé,  beaucoup  observé,  beaucoup  com- 
« paré,  les  idées  changent  complètement,  et  on  arrive  à 
« des  conclusions  absolument  opposées  à celles  de  jadis, 
« à la  suite  de  tentatives  nombreuses  et  réitérées. 

« Un  de  nos  plus  grands  sculpteurs,  Rude,  était  l’ami 
« de  Monge,  le  mathématicien  ; un  jour  que  celui-ci  était 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


47 


dans  l’atelier,  Rude  lui  dit,  en  lui  parlant  du  modèle 
qu’il  employait  en  ce  moment  : Comme  on  ferait  une 
magnifique  statue,  si  on  pouvait  rendre  cette  belle  nature 
exactement  et  au  plus  près!  — Rien  n’est  plus  facile, 

reprit  Monge,  allons  acheter  des  compas Et  c’est  de 

ce  moment  que  Rude  est  devenu  le  grand  sculpteur, 
qui  honore  l’école  française  ; c’est  qu’il  n’y  a qu’une 
chose  qui  soit  vraiment  belle  et  bonne,  c’est  la  Vérité, 
et  pour  arriver  à la  rendre  les  moyens  les  meilleurs 
sont  les  moyens  mathématiques. 

« La  nature  seule  a des  audaces  au-dessus  de  tout 
esprit  humain,  elle  seule  est  originale  et  pittoresque. 
C’est  donc  à elle  qu’il  faut  nous  attacher,  si  nous  vou- 
lons intéresser  et  émouvoir  le  spectateur. 

« Quand  un  sculpteur  monte  une  figure,  s’il  a pris 
avec  soin  les  principales  dimensions,  bien  mis  à leur 
place  les  têtes  d’os,  il  est  tout  étonné,  bien  qu’il  n’y 
ait  encore  que  des  masses  informes,  de  voir  que  c’est 
déjà  ressemblant  au  modèle,  que  l’œuvre  est  déjà  très 
avancée  et  que  l’exécution  n’est  pour  ainsi  dire  qu’une 
question  d’heures  de  travail. 

« Voici  une  petite  histoire  qui  m’est  personnelle  et  que 
je  crois  vous  avoir  déjà  racontée.  J’avais  fait  un  tableau 
représentant  un  muezzin  chantant  la  nuit,  au  clair  de 
la  lune,  sur  le  minaret.  Le  ciel  était  relativement  assez 
grand  pour  le  reste  du  tableau,  et  j’avais  imprudem- 
ment placé  les  étoiles  à tort  et  à travers,  n’importe 


48 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


« comment  et  n’importe  où.  J’y  avais  pris  beaucoup  de 
« peine,  et  mon  travail  terminé  je  m’aperçus  qu’il  était 
« très  mauvais,  détestable  même,  malgré  tous  les  soins 
« que  j’avais  pris  pour  arriver  à bien.  Et  alors  qu’ai-je 
« fait  ? J'ai  tout  simplement  porté  à mon  confrère  Janssen 
« l’astronome,  un  croquis  du  tableau,  le  priant  de  me 
« dessiner  exactement,  avec  leurs  grandeurs  diverses, 
« les  étoiles  d’une  portion  de  la  carte  du  ciel  ; et  le  pro- 
« blême  fut  résolu  à ma  satisfaction,  caria  science  aidant, 
« j’avais  parlé  le  langage  de  la  vérité. 

« Vous  qui  vous  êtes  occupé  sérieusement  des  lois  du 
« mouvement,  qui  avez  pu  constater  la  convention  qui  a 
« présidé  à tout  ce  qui  s’est  fait  jusqu’ici  dans  ce  genre, 
« vous  ne  vous  étonnerez  pas  si  je  vous  dis  que  je  ne  peux 
« plus  regarder  les  tableaux  des  époques  encore  près  de 
« nous,  dans  lesquelles  se  trouvent  des  chevaux  soit  au  pas, 
« soit  au  galop,  car  non  seulement  ils  sont  faux  dans  leurs 
« allures,  mais  archifaux  dans  les  dimensions  relatives 
« des  diverses  parties  du  corps  : oh!  la  routine...  Eh 
« bien,  il  y a encore  des  gens  qui  protestent  contre  la 
« photographie  instantanée  ! 

« On  ne  peut,  disent-ils,  percevoir  certains  moments 
« d’un  mouvement  rapide,  et  ils  le  croient,  car  ils  sont 
« un  peu  aveugles,  et  que  d’ailleurs  ils  n’ont  jamais 
« regardé  ; tandis  que  les  Grecs  avaient  vu  et  les  cou- 
« reurs  et  les  chevaux  dans  leurs  allures  ; tandis  qu’aussi 
« les  Japonais  ont  vu  les  oiseaux  et  leur  vol  ; mais  voilà  ; 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


49 

« depuis  des  siècles  et  des  siècles  nous  avons  été  élevés 
“ de  père  en  fils  dans  le  mensonge,  et  quand  on  nous 
« parle  le  langage  de  la  vérité,  nous  ne  le  comprenons 
« pas  ; mais  les  temps  sont  proches,  et  depuis  trente  ans 
« nous  avons  fait  de  grands  progrès,  et  nous  corïtinue- 
« rons  malgré  tout,  contre  vent  et  marée,  la  marche  en 
« avant.  La  photographie,  cette  admirable  découverte  du 
« xixe  siècle,  nous  aidera  dans  nos  efforts,  et  j’estime  que 
« dans  peu  de  temps  on  aura  vaincu  toutes  les  résis- 
« tances  et  toutes  les  mauvaises  volontés. 

« Permettez-moi  de  rappeler  un  vieux  souvenir,  qui  date 
« de  vingt-cinq  ans,  c est-à-dire  antérieur  à la  phologra- 
« phie  instantanée  : J étais  à New-Market  et  je  voyais  dans 
« la  plaine  entraîner  des  chevaux  de  course  quatre  par 
« quatre.  Ils  passaient  devant  moi  de  profil,  et  comme 
« je  regardais  avec  attention  j’aperçus,  non  sans  étonne- 
« ment,  un  enchevêtrement  singulier  des  jambes  de  ces 
“ chevaux  à allures  rapides,  formant  une  espèce  de  roue 
« sous  le  ventre  des  animaux.  En  rentrant  je  fis  plusieurs 
« croquis  de  même  dimension  dans  tous  les  moments 
« d un  mouvement  de  galop  ; je  les  décalquai  les  uns 
« derrière  les  autres,  et  l’effet  vrai  était  reproduit.  On 
« s’étonne  que  des  artistes  de  grande  valeur  comme  Géri- 
« cault  et  Horace  Vernet  se  soient  arrêtés  toujours  à un 
« mouvement  commun  et  routinier,  quand  la  moindre 
« observation  un  peu  sérieuse  aurait  dû  leur  ouvrir  les 
<«  yeux. 

La  Figure  humaine.  4 


50  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

« Je  suis  obligé  de  conclure  que  nous  n’avons  pas 
« comme  les  Grecs  et  les  Japonais  le  sens  de  l’œil  très 
« développé,  et  qu’il  n’est  pas  dans  la  nature  de  notre 
« esprit  d’observer  avec  assez  d’attention  pour  retenir  les 
« aspects  de  la  nature  dans  ses  mouvements  rapides. 

« Pour  terminer  ces  observations,  j’estime  qu’il  ne  sau- 
« rait  y avoir  d’œuvre  durable  et  sérieuse,  si  elle  n’est 
« basée  sur  la  raison  et  la  mathématique,  s’il  n’y  a pas 
« alliance  intime  entre  l’art  et  la  science.  » 

Dans  une  magistrale  étude  sur  le  sculpteur  Barye,  M. 
Eugène  Guillaume  aborde  cette  question  des  rapports 
intimes  de  la  science  et  de  l’art.  Il  montre  dans  l’œuvre 
du  maître  animalier  la  part  considérable  qui  revient  au 
savoir  et  à la  méthode  scientifique  ; il  soutient  la  cause 
que  nous  défendons  ici  avec  tant  de  conviction  et  de 
justesse  que  c’est  véritablement  pour  nous  une  bonne  for- 
tune que  de  pouvoir  nous  appuyer  sur  une  si  haute 
autorité. 

« Parmi  les  plus  grands  artistes,  dit-il  en  commençant, 
il  en  est  qui  se  font  de  la  science  un  puissant  auxiliaire 
et  qui  cherchent  en  elle  la  sûreté  de  leur  inspiration.  On 
dirait  qu’ils  leur  empruntent  ses  méthodes  et  ses  procé- 
dés ; ils  ne  créent  rien  sans  avoir  mûrement  observé,  et 
ils  ne  représentent  les  formes  qu  après  en  avoir  acquis 
la  connaissance  certaine.  Savoir  est  pour  eux  un  premier 
besoin,  un  devoir  rigoureux  et  comme  un  point  d’honneur. 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


51 

Si  brillamment  doués  qu’ils  soient,  ils  n’exercent  jamais 
leur  talent  sans  faire  appel  à des  informations  précises 
et  sans  interroger  leur  conscience  : leur  vie  est  un  per- 
pétuel hommage  rendu  â la  vérité.  » Il  est  difficile  de 
mieux  peindre  cette  recherche  du  vrai  qui  fait  la  préoccu- 
pation constante  des  plus  grands  artistes.  Mais  chercher 
la  science,  n est  point  abdiquer  toute  personnalité.  Aussi 
1 auteur  ajoute  : « Mais  cette  subordination  volontaire  ne 
les  amoindrit  pas.  Grâce  au  sentiment  de  l’art  dont  ils 
sont  animés,  ils  transportent  la  réalité  dans  un  domaine 
supérieur  ; la  nature  telle  qu’ils  nous  la  rendent  est  toute 
pénétrée  de  leur  idéal.  En  même  temps  le  principe  de 
sincérité  et  de  logique  d’après  lequel  ils  se  sont  guidés 
restent  acquis  à leurs  successeurs.  Et  si  leur  génie  dans 
sa  personnalité  reste  insaisissable,  ils  laissent  un  exemple 
salutaire  et  ouvrent  la  voie  dans  laquelle  d’autres,  après 
eux,  s avancent  sans  crainte  de  s’égarer.  » 

C’est  ainsi  que,  dans  ces  quelques  lignes,  M.  E.  Guil- 
laume définit  très  nettement  et  le  rôle  nécessaire  de  la 
science  et  la  part  inaliénable  du  génie  artistique  ainsi  que 
l’influence  considérable  de  la  méthode  scientifique  dans 
les  progrès  de  l’art.  L’œuvre  du  statuaire  Barye  est  la  con- 
firmation de  cette  théorie.  Je  ne  puis  qu’engager  le  lec- 
teur à lire  tout  au  long  cette  très  remarquable  notice.  Il 
y trouvera  sûrement  grand  plaisir  et  profit.  Je  n’entre- 
prendrai pas  ici  de  la  résumer,  car  il  faudrait  tout  citer. 
Mais  je  veux  en  extraire  quelques  passages  bien  typiques. 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


T)2 

M.  Guillaume  insiste  sur  le  soin  que  Barye  apportait 
à l’exécution  matérielle  : « Dans  son  travail,  dit-il,  il  y 
avait  deux  choses  : d’une  part,  l’observation  et  les  idées, 
et,  de  l’autre,  un  ensemble  d’exercices  pratiques.  Le  des- 
sin et  le  modelage  y tenaient  le  premier  rang,  et  Barye 
leur  donnait  un  caractère  d’extrême  précision  : il  faisait 
un  usage  incessant  du  compas.  » 

Nous  avons  vu  plus  haut  comment  Monge  en  mettant 
entre  les  mains  de  Rude  un  compas  lui  donna  la  clé  des 
formes  exactes,  et  pour  ainsi  dire  la  méthode  qui  lit  de 
lui  le  grand  sculpteur  que  l’on  sait.  De  nos  jours  le  com- 
pas tient  la  première  place  dans  la  pratique  des  maîtres 
tels  que  Gérôme,  Dalou  et  beaucoup  d’autres. 

« Le  compas,  dit  M.  Guillaume,  est  un  instrument  assez 
dédaigné  par  les  artistes,  mais  qui  cependant  leur  est 
indispensable  et  dont  il  faut  qu’ils  apprennent  à se  ser- 
vir. Tout  le  monde  ne  sait  pas  mesurer,  et  parfois,  avec 
la  meilleure  volonté,  on  se  trompe  par  inexpérience  et 
aussi  par  quelque  complaisance  que  l’on  a pour  soi-même. 
Barye  avait  la  science  et  la  conscience  du  compas...  » 
Quelles  remarques  plus  judicieuses  et  plus  fines  ! Comme 
elles  sont  bien  non  seulement  d’un  maître,  mais  aussi 
d’un  philosophe  et  d’un  praticien  ! 

Quelques  personnes  craignent  que  le  savoir  anato- 
mique ne  nuise  à la  sincérité,  à la  naïveté  de  l’artiste. 

« Il  est  certain,  répond  M.  Guillaume,  que  si  cette  con- 
naissance devait  engendrer  la  manière,  que  si  l’on  devait, 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


53 


sousjjrétexte  que  les  choses  existent  réellement,  les  mon- 
trer telles  que  la  dissection  les  met  à découvert,  et  non 
avec  leur  variété,  qui  est  infinie,  il  faudrait  s’en  défier. 
Mais  envisagée  comme  propre  à rendre  compte  de  l’orga- 
nisme, elle  est  indispensable  à qui  veut  représenter  les 
êtres  vivants.  Il  n'est  pas  inutile  de  bien  comprendre  ce 
que  l’on  voit  et  ce  que  l’on  fait  ; cela  n’est  pas  contraire 
à la  naïveté  qu’il  ne  faut  pas  confondre  avec  l’ignorance.  » 
Et  le  maître  sculpteur  ajoute  à l’adresse  de  son  contra- 
dicteur supposé,  cet  argument  ad  hominem  vraiment 
sans  réplique  : « La  naïveté  est  assez  délicate  à définir  : 
en  tout  cas,  son  caractère  essentiel  est  d’être  inconsciente, 
Une  naïveté  préméditée  qui  se  bouche  volontairement 
les  yeux  et  les  oreilles,  qui  se  confesse  à elle-même  et 
se  dit  : « Je  commence  ici  et  je  finis  là  ; je  dois  savoir 
telle  chose  et  négliger  telle  autre  » ; — une  pareille 
naïveté  n’est  plus  dans  les  arts  qu’une  convention.  Elle 
ne  vaut  pas  mieux  que  la  convention  contraire  qui  con- 
sisterait à dire  : « Je  sais  ce  qui  est  ; je  ne  le  vois  pas, 
mais  je  le  sais  et  je  le  fais.  » 

Plus  loin  l’auteur  fait  allusion  aux  difficultés  que  ren- 
contre à notre  époque  la  libre  observation  de  la  nature  : 
« L’étude  de  la  nature,  dit-il,  est  le  fond  des  arts  d’imi- 
tation ; mais  il  y a bien  des  manières  de  l’aborder  et 
d’en  tirer  parti.  Dans  un  temps  comme  le  nôtre,  on  a 
peu  de  chances  de  voir  la  réalité  telle  qu  elle  est,  c’est-à- 
dire  affranchie  des  traditions  et  des  idées  ambiantes.  On 


54  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

peut  au  moins  s’efforcer  de  la  connaître  dans  son  inté- 
gralité, et  c’est  ce  que  Barye  a fait  avec  une  conscience 
infatigable.  Ensuite,  et  sans  qu’il  s’inquiétât  du  com- 
ment, sa  personnalité  s’ajoutait  aux  données  acquises.  Ses 
matériaux  étant  scrupuleusement  rassemblés,  son  génie 
faisait  le  reste.  » 

Enfin  l’illustre  maître  termine  son  étude  par  une  con- 
clusion que  je  demande  la  permission  de  reproduire 
intégralement,  car  on  y trouvera  soulevés  quelques-uns 
des  problèmes  qui  font  l’objet  de  cet  ouvrage  et  au  sujet 
de  la  solution  desquels  l’auteur  prend  nettement  posi- 
tion dans  le  sens  que  nous  avons  indiqué. 

« En  dernière  analyse,  la  théorie  de  Barye  repose  sur 
l’union  de  l’art  et  de  la  science  ; une  pareille  association 
est-elle  possible?  Nous  pourrions  nous  dispenser  de 
répondre,  l'œuvre  que  nous  venons  d’analyser  se  char- 
geant de  parler  pour  nous.  Mais  cette  question  se  rattache 
à l’un  des  plus  grands  problèmes  qui  se  posent  aujour- 
d’hui. A entendre  d’éminents  esprits,  les  deux  éléments, 
loin  de  pouvoir  s’accorder,  seraient,  en  principe,  dans 
un  antagonisme  irrémédiable.  Bien  plus,  1 art  devrait  dis- 
paraître un  jour  et  la  science  occuper  tout  le  domaine  du 
sentiment:  la  poésie  toucherait  à sa  fin.  Que  la  science 
prenne  dans  l’avenir  une  place  toujours  plus  considé- 
rable, cela  n’est  pas  douteux.  Que  notre  besoin  de  con- 
naître trouve  de  plus  en  plus  à se  satisfaire,  cela  est  con- 
forme à l’idée  de  progrès.  Mais,  à cause  de  cela,  la  faculté 


LA  SCIENCE  ET  LES  ARTISTES 


55 


d’éprouver  les  profondes  émotions  qui  naissent  du  rappro- 
chementde  notre  âme  avec  la  nature  cessera-t-elle  d’exister, 
et  n’éprouverons-nous  plus  ces  impressions  particulières 
que  nous  avons  besoin  de  traduire  au  moyen  des  formes? 
On  ne  saurait  l’admettre.  Pour  en  arriver  là,  il  faudrait 
que  la  science  eût  le  pouvoir  de  supprimer  une  partie  de 
l’homme. 

« Pour  rentrer  dans  mon  sujet,  je  dirai  d’abord  que  les 
facultés  de  sentir  et  de  connaître,  que  l’analyse  philoso- 
phique isole,  sont  inséparables  dans  notre  esprit;  que  le 
sentiment  n’exclut  pas  le  savoir  et  que  le  savoir  n’em- 
pêche pas  d’être  ému.  Loin  de  là,  les  deux  facultés  se 
pénètrent  et  s’entr’aident.  Le  savant  imagine  le  sujet  de 
ses  recherches,  pourquoi  l’artiste  ne  pourrait-il  pas 
créer  en  sachant?  En  tout  cas,  la  science  l’aidera  tou- 
jours à introduire  dans  ses  ouvrages  l’ordre,  qui  est  une 
des  conditions  de  la  beauté. 

« Au  fond,  l’art  et  la  science  ont  pour  objet  la  vérité. 
Us  ont  pour  but  suprême  d'isoler  les  faits  généraux  de 
la  multitude  des  détails  et  des  accidents,  pour  faire  appa- 
raître cette  vérité  dans  toute  sa  splendeur.  Il  faut  donc 
reconnaître  qu’ils  ne  sont  pas  divisés  en  principe  et  qu’ils 
ne  s excluent  pas.  Ils  s apphquentà  deux  côtés  des  choses 
qui  sont  nécessaires  aussi  bien  que  distincts.  A tout 
prendre,  chaque  fiction  de  l’art  se  présente  à nous  comme 
vraie  et  elle  a tout  au  moins  besoin  d’être  plausible. 
Or  ne  sera-t-elle  pas  d’autant  plus  vraisemblable  quelle 
contiendra  une  plus  grande  somme  de  vérité? 


56 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


<(  Ces  idées  nous  sont  suggérées  par  Barye.  Ses  ouvrages, 
du  fait  de  sa  théorie,  sont  destinés  à durer  ; ils  sont  pla- 
cés à la  fois  au-dessus  de  la  critique  de  l’artiste  et  de 
celle  du  savant.  Nous  pouvons  les  présenter  à la  posté- 
rité avec  la  conviction  que  nos  jugements  sont  déjà  ceux 
de  l histoire.  En  même  temps  ils  restent  pour  nous  tous 
comme  une  leçon  féconde. 

« N’est-ce  pas,  en  définitive,  à faire  profiter  l’art  des 
sûretés  de  la  science  que  l’enseignement  doit  s’appli- 
quer ? » 


DEUXIÈME  PARTIE 


QUELQUES  CHAPITRES  DE  LA  SCIENCE  DU  NU 


CHAPITRE  PREMIER 

LES  PROPORTIONS  DU  CORPS  HUMAIN.  CANONS  ARTIS- 

TIQUES ET  CANONS  SCIENTIFIQUES 


Un  des  principaux  chapitres  de  la  science  du  nu  est  sans 
contredit  l’étude  des  proportions  du  corps  humain.  C'est 
vraiment,  pourrait-on  dire,  la  base  de  l’édifice  qu’il 
faut  établir  solidement  avant  de  construire. 

Qu’est-ce  que  les  proportions  du  corps  humain  et 
qu’entend-on  par  le  mot  « canon  » appliqué  à la  question 
qui  nous  occupe?  Canon  vient  du  mot  grec  xavcov, 
qui  veut  dire  règle,  et  prend,  dans  le  langage  des  arts 
du  dessin,  le  sens  spécial  de  règle  de  proportion.  « C’est 
un  système  de  mesure,  dit  M.  Guillaume,  qui  doit  être 


58 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


tel  que  l’on  puisse  conclure  des  dimensions  de  l’une  des 
parties  à celles  du  tout,  et  des  dimensions  du  tout  à 
celles  de  la  moindre  des  parties.  » 

C’est  là  une  question  qui,  de  tout  temps,  a fort  pré- 
occupé les  artistes.  A toutes  les  époques  de  l’art,  nous 
voyons  les  plus  grands  maîtres  y consacrer  leurs  efforts; 
et  lés  ouvrages  sur  la  matière  sont  très  nombreux. 

Sans  avoir  la  prétention  de  les  passer  tous  ici  en  revue, 
je  crois  utile  de  jeter  un  coup  d’œil  sur  les  plus  impor- 
tants. 

L’usage  du  canon  artistique  remonte  très  certainement 
aux  premiers  temps  de  l’art. 

Il  résulte  d’un  passage  de  Diodore  de  Sicile  que  les 
Egyptiens  étaient  en  possession  d’un  ou  plusieurs  canons 
artistiques.  Ce  passage  est  assez  curieux  pour  être  cité  : 
« Les  Égyptiens,  dit-il,  réclament  comme  leurs  disciples 
les  plus  anciens  sculpteurs  grecs,  surtout  Téléclès  et  Théo- 
dore, tous  deux  fils  de  Rhæcus,  qui  exécutèrent  pour 
les  habitants  de  Samos  la  statue  d’Apollon  Pylhien.  La 
moitié  de  cette  statue  fut,  disent-ils,  faite  à Samos  par 
Téléclès,  et  l’autre  moitié  fut  achevée  à Éphèse  par  Théo- 
dore, et  ces  deux  parties  s’adaptèrent  si  bien  ensemble 
que  la  statue  entière  semblait  l’œuvre  d’un  seul  artiste. 
Les  Égyptiens,  ajoute  Diodore,  après  avoir  arrangé  et 
taillé  la  pierre,  exécutent  leur  ouvrage  de  manière  que 
toutes  les  parties  s’adaptent  les  unes  aux  autres  jusque 
dans  les  moindres  détails.  C’est  pourquoi  ils  divisent 


LES  PROPORTIONS  DU  CORPS  HUMAIN 


59 


le  corps  humain  en  21  parties  1/4,  et  règlent  là-dessus 
toute  la  symétrie  de  l’œuvre.  » 

Mais  si  Diodore  affirme  très  nettement  l’existence  du 
canon  égyptien,  il  ne  donne  aucun  détail  sur  sa  nature, 
et  ouvre  par  là  le  champ  à toutes  les  suppositions.  Aussi 
n’ont-elles  point  manqué. 

Les  auteurs  admettent  les  uns  deux  canons  égyptiens, 
les  autres  jusqu’à  trois.  Quant  à l’unité  de  mesure  qui 
aurait  été  adoptée  dans  ces  canons,  ils  sont  loin  d’être 
d’accord.  Wilkinson  et  Lepsius  la  cherchent  dans  la 
longueur  du  pied,  Prisse  et  Ch.  Blanc  dans  celle  du 
médius. 

Ce  qui  est  vrai,  c’est  que  les  figures  égyptiennes  se 
rattachent  à deux  types  qui,  sans  avoir  été  exclusivement 
employés,  ont  prédominé  aux  diverses  époques.  Dans  les 
premiers  temps,  le  type  préféré  est  trapu  et  vigoureux. 
Plus  tard,  on  recherche  l’élégance,  et  les  figures  s’allongent 
en  s’amincissant. 

Mais,  dans  l’étal  actuel  de  la  science,  il  est  difficile 
d’aller  plus  loin  et  d’indiquer  avec  quelque  précision 
quelles  sont  les  règles  canoniques  qui  régissent  ces  deux 
conceptions  différentes  de  la  figure  humaine. 

Les  indications  que  nous  possédons  sur  les  canons 
employés  par  les  Grecs  ne  sont  pas  beaucoup  plus  pré- 
cises. Là  aussi  il  y eut  plusieurs  canons  en  faveur. 

Le  plus  célèbre  est  celui  de  Polyclète.  Il  jouissait  d’une 
réputation  universelle.  Polyclète  y avait  consacré  une 


60 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


statue  et  un  écrit  qui  en  était  le  commentaire.  Malheu- 
reusement, l’écrit  n’est  pas  arrivé  jusqu’à  nous.  Nous  pou- 
vons du  moins  admirer  la  statue  connue  sous  le  nom  de 
Doryphore  (porteur  de  lance).  Elle  représente  un  jeune 
homme  aux  formes  viriles  et  correspondant  à l’idée  que 
se  faisaient  les  Grecs  de  l’athlète  accompli,  également 
apte  aux  luttes  du  gymnase  et  au  maniement  des  armes 
de  guerre. 

Les  artistes  de  son  temps  ne  pouvaient  se  lasser  d’admi- 
rer cette  belle  figure.  Ils  en  étudiaient  et  en  imitaient 
les  proportions,  la  considérant,  selon  le  dire  de  Pline, 
comme  une  sorte  de  loi. 

C’est  à propos  d’elle  que  les  contemporains  avaient 
coutume  de  dire  que  Polyclète  avait  mis  l’art  tout  entier 
dans  une  œuvre  d’art. 

M.  Guillaume  pense  que  la  mesure  choisie  par  Poly- 
clète était  le  palme,  c’est-à-dire  la  largeur  de  la  main  à la 
racine  des  doigts. 

Dans  le  type  créé  par  cet  artiste,  la  tête  est  contenue 
sept  fois  et  demie  dans  la  hauteur  totale.  Nous  verrons 
que  cette  proportion  répond  à la  moyenne  scientifique. 
Sans  être  trapu,  il  représente  un  heureux  équilibre  entre 
les  mesures  de  hauteur  et  les  largeurs. 

Un  autre  sculpteur  grec,  Lysippe,  qui  prétendait  avoir 
appris  son  art  rien  qu’en  étudiant  le  Doryphore, 
n’en  créa  pas  moins  des  figures  conçues  d’après  un  prin- 
cipe différent  et  pour  ainsi  dire  opposé.  Lysippe  répétait 


LKS  PROPORTIONS  Di:  CORPS  HUMAIN 


61 


souvenl  qu’il  voulait  représenter  l'homme,  non  tel  qu’il 
est,  mais  tel  qu’il  devrait  être.  Et  il  imagina  qu’il  devait 
être  grand.  Aussi  lui  donne-t-il  les  proportions  élancées 
qui  se  remarquent  dans  ses  ouvrages  et  dans  beaucoup 
d’autres  de  son  école  ; telles  sont  les  ligures  bien  connues 
sous  le  nom  de  l’ Apoxyomènos,  du  Méféagre , du  Gladia- 
teur, du  Germanicus , etc. 

Le  système  de  mesure  qui  repose  sur  le  palme  ne 
s'adapte  plus  à ces  statues. 

Suivant  M.  Guillaume,  le  canon  de  Lysippe  est  celui 
qui  nous  a été  conservé  par  Yitruve,  dont  nous  parle- 
rons dans  un  instant  ; celui  que  suivaient  les  Byzantins 
et  qui  fut  ensuite  adopté  par  la  plupart  des  artistes  de  la 
Renaissance.  Dans  ce  canon,  c’est  la  tête  avec  ses  subdivi- 
sions qui  sert  de  module.  On  peut  constater  que  l’ Apoxyo- 
mènos de  Lysippe  mesure  huit  têtes  de  hauteur. 

Je  ne  dirai  que  quelques  mots  de  Yitruve,  architecte 
romain  né  vers  85  avant  Jésus-Christ.  Le  passage  où  il 
parle  du  canon  humain  est  assez  court  et  présente 
quelques  obscurités.  Il  n’en  a pas  moins,  au  point  de 
vue  de  l’histoire  des  canons  artistiques,  un  haut  inté- 
rêt, car  il  en  est  la  première  formule  écrite  que  nous  pos- 
sédions, et  a été  le  point  de  départ  de  tous  les  travaux 
des  artistes  modernes  sur  la  question.  On  y voit  que  la 
tête  est  la  huitième  partie  de  la  taille  et  le  pied  la  sixième. 
Je  n’insiste  pas  sur  les  autres  mesures.  Enfin  Yitruve 
signale  le  nombril  comme  étant  le  centre  du  corps  et 


62 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


indique  que  l’homme  étendu  les  bras  ouverts  peut  être 
inscrit  dans  un  cercle  et  dans  un  carré.  Cette  dernière 
proposition  a besoin  d’une  interprétation  fort  heureuse- 
ment donnée  dans  la  suite  par  Léonard  de  Vinci,  comme 
nous  le  verrons  tout  à l’heure. 

Avec  la  Renaissance,  trois  grands  noms  d’artistes 
s’attachent  à l’histoire  des  proportions  et  rayonnent  au- 
dessus  des  autres  comme  un  glorieux  triumvirat  : c’est 
un  Italien,  Léonard  de  Vinci;  un  Allemand,  Albert 
Durer,  et  un  Français,  Jean  Cousin. 

Les  dessins  anatomiques  de  Léonard  de  Vinci  sont  des 
plus  remarquables.  Il  ne  se  contenta  pas  de  dessiner  et 
de  décrire  les  os  et  les  muscles  qui  sont  les  seuls  organes 
utiles  à connaître  pour  l’artiste  ; il  étudia  aussi  les  veines, 
les  nerfs  et  jusqu’aux  viscères,  dont  la  connaissance 
semble  exclusivement  réservée  aux  médecins. 

Mais  ce  qui  ne  le  préoccupa  pas  moins  que  la  recherche 
des  parties  profondes  et  constituantes  du  corps  humain, 
ce  fut  l’étude  des  dimensions  relatives  des  divers  seg- 
ments dont  il  se  compose.  Aussi  trouvons-nous  dans  ses 
manuscrits  de  nombreuses  notes  relatives  aux  propor- 
tions. 

Léonard  adopte  d’une  manière  générale  les  données  de 
Vitruve,  le  principe  de  l’homme  mesurant  huit  têtes  de 
hauteur. 

On  connaît  son  dessin  le  plus  remarquable  sur  ce  sujet. 
Il  donne  l’explication  de  la  théorie  entrevue  par 


LES  PROPORTIONS  DU  CORPS  HUMAIN 


63 


Vitruve  et  connue  sous  le  nom  de  « carré  des  anciens  ». 
Il  montre  que  l’homme,  s’il  élève  les  bras  en  croix,  peut 
être  inscrit  dans  un  carré.  S’il  élève  un  peu  plus  les  mains, 
à la  hauteur  d’une  ligne  horizontale  tangente  au  vertex, 
il  s’inscrit  alors  dans  un  cercle  dont  le  centre  est  au  nom- 
bril, les  extrémités  des  mains  et  les  pieds  touchant  à la 
circonférence. 

Cette  proportion  de  huit  têtes,  si  souvent  adoptée  par 
les  artistes,  ne  se  trouve  dans  la  nature  qu’exception- 
nellement  ; elle  n’existe  que  dans  les  grandes  tailles,  les 
tailles  de  lm  80,  et  au  delà. 

L égalité  signalée  ici  entre  la  taille  et  l’envergure  n’est 
pas  plus  exacte.  Les  anthropologistes  ont  montré  que  si 
l’on  représente  la  taille  par  100,  l’envergure  est  égale  à 
104,  c est-à-dire  la  dépasse  d’une  quantité  fort  appré- 
ciable. 

J’arrive  maintenant  aux  travaux  d’Albert  Durer,  qui 
s est  distingué,  en  outre,  comme  géomètre  et  comme 
ingénieur.  Il  avait  vraiment  le  génie  des  sciences  exactes, 
et  alla  jusqu’à  chercher  à appliquer  les  mathématiques  à 
la  construction  des  figures  humaines. 

Son  ouvrage  sur  les  proportions,  publié  en  1528, 

1 année  de  sa  mort,  représente  une  somme  de  travail  con- 
sidérable, et  dénote  un  esprit  d’observation  des  plus 
remarquables.  Il  eut  d’ailleurs,  auprès  de  ses  contempo- 
rains, un  très  grand  succès  et  fut  rapidement  traduit  en 
plusieurs  langues.  Mais  la  multiplicité  des  mesures  que 


64  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

donne  l’auteur  et  l’usage  qu’il  fait  des  procédés  géomé- 
triques en  rendent  la  lecture  difïicile.  D’ailleurs,  il  n’est 
pas  toujours  exempt  d’obscurités. 

Ses  figures  sont  mesurées  en  quantièmes  du  corps  tout 
entier,  ce  qui  est  peu  commode  dans  la  pratique. 

Il  ne  se  contente  pas  de  formuler  un  seul  type  à 
l’exemple  des  autres  artistes  ; il  en  étudie,  aussi  bien 
chez  l'homme  que  chez  la  femme,  un  certain  nombre, 
destinés  à représenter  les  tailles  courtes  et  trapues,  les 
tailles  sveltes  et  élancées,  et  les  tailles  intermédiaires. 
C’est  ainsi  qu'il  donne  les  proportions  d’une  figure  de 
sept  têtes  de  haut,  une  autre  de  huit  têtes  ; puis  il  ne 
craint  pas  de  dépasser  la  nature  et  donne  des  figures  de 
neuf  et  même  de  dix  têtes. 

Je  ne  m’attarderai  pas  à décrire  les  procédés  spéciaux 
qu’il  indique  pour  construire  la  figure  humaine,  et  je 
passe  à l’exposé  du  canon  de  Jean  Cousin. 

Son  livre  sur  les  proportions  n’a  pas  le  volume  de  celui 
d’Albert  Durer.  Mais  il  est  d’une  grande  clarté  et  d’une 
grande  simplicité,  qui  ont  prolongé  jusqu’à  nos  jours  la 
faveur  dont  il  a toujours  joui  parmi  les  artistes.  Il  en  a 
été  fait  un  nombre  considérable  d’éditions. 

Comme  Léonard  de  Vinci,  Jean  Cousin  adopte  la  pro- 
portion de  huit  têtes.  Je  n’insisterai  pas  ici  sur  la  façon  dont 
ces  huit  têtes  se  répartissent  dans  la  hauteur  de  la  figure. 

Cousin  admet  également  l’égalité  entre  l’envergure  et 
la  taille. 


LES  PROPORTIONS  DU  CORPS  HUMAIN 


65 


Le  livre  de  Jean  Cousin  est  un  progrès.  Il  laisse  de 
côté  les  divisions  en  quantièmes  de  la  taille  elles  chiffres 
qui  encombrent  les  figures  d’Albert  Dürer.  Il  choisit  la 
tête  comme  unité  de  mesure,  et  il  donne  sur  cette  base 
une  théorie  complète  de  la  figure  humaine,  — ce  que 
n’avait  pas  fait  Léonard  de  Vinci,  — théorie  remarquable 
par  sa  simplicité. 

Mais  il  y a une  ombre  au  tableau.  Il  nous  faut  ajou- 
ter que  cette  clarté  du  canon  de  J.  Cousin  est  obtenue 
un  peu  aux  dépens  de  la  précision  ; il  y règne  un  certain 
vague,  et  si  les  figures,  destinées  à faciliter  l’intelligence 
du  texte,  sont  nombreuses  et  nettement  démonstratives, 
elles  ne  concordent  pas  toujours  entre  elles  et  jettent  par 
là  même  un  peu  de  confusion  là  où  elles  étaient  destinées 
à faire  la  lumière. 

Comme  je  l’ai  déjà  dit,  la  proportion  de  huit  têtes, 
adoptée  par  la  majorité  des  artistes,  ne  se  rencontre 
qu’exceptionnellement  dans  la  nature.  Aussi  Ch.  Blanc, 
désireux  de  ramener  le  canon  de  J.  Cousin  à des  pro- 
portions plus  humaines,  a-t-il  en  l’idée  de  le  modifier  en 
le  ramenant  à sept  têtes  et  demie,  ce  qui  est  d’ailleurs  la 
moyenne  scientifique.  Dans  sa  Grammaire  des  arts  du 
dessin , Ch.  Blanc  donne  ce  nouveau  canon  comme  étant 
en  usage  dans  les  écoles  et  les  ateliers.  Il  semble  donc 
qu’il  n’ait  fait  que  le  recueillir.  D’ailleurs,  il  est  incom- 
plet et  peu  en  rapport  avec  les  données  scientifiques  dont 
je  parlerai  dans  un  instant.  Il  n’a  donné  lieu  à aucune 

La  Figure  humaine.  5 


66 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


formule  figurée  et  nous  n’en  connaissons  aucune  image. 

Ce  qui  précède  suffît  pour  montrer  comment,  dans 
l’œuvre  des  artistes,  la  figure  humaine  a été  dotée  des 
proportions  les  plus  diverses  et  comment  le  problème  que 
soulève  le  canon  humain  a reçu,  presque  à toutes  les 
époques  de  l’art,  les  solutions  les  plus  différentes  et  les 
plus  opposées.  Devons-nous  nous  en  étonner?  Pas  le 
moins  du  monde. 

En  effet,  qu’est-ce  qu'un  canon  artistique?  C’est  tout 
simplement  la  réalisation,  la  mise  en  formule,  si  l’on 
veut,  d’un  certain  idéal  d’art,  c’est-à-dire  de  l’idée  que  se 
fait  son  auteur  de  la  beauté  plastique.  Oi*  l’idéal  varie 
avec  les  artistes,  et  chacun,  suivant  son  tempérament  ou 
son  génie,  se  crée  sa  formule.  J’ajouterai  même  qu’il 
doit  en  être  ainsi,  et  qu’un  canon  artistique  universelle- 
ment accepté  serait  la  pire  des  choses,  puisqu’il  empri- 
sonnerait dans  un  moule  unique  toutes  les  formes  de 
l’art  et  entraverait  tout  essor  individuel. 

Mais  alors,  en  présence  de  ces  variations  du  canon 
artistique,  de  ces  représentations  si  diverses  de  la  figure 
humaine,  une  idée  ne  nous  vient-elle  pas  à 1 esprit  ? 
Quelles  sont  en  réalité,  dans  la  nature,  les  proportions 
du  corps  humain?  Quelle  en  est  la  loi.  la  règle  scienti- 
fique? Et  puisqu’un  canon  artistique  ne  saurait  être  une 
règle  à suivre  aveuglément,  mais  plutôt  un  thème  à inter- 
préter et  à modifier,  suivant  le  sentiment  de  chacun,  n’y 
aurait-il  pas  pour  l’artiste  grand  avantage  à connaître  les 


LES  PROPORTIONS  DU  CORPS  HUMAIN 


67 


proportions  vraies  du  corps  humain?  Ainsi  placé  en  face 
de  la  nature,  ne  gagnerait-il  pas  à spéculer  directement 
sur  elle,  à pouvoir  entreprendre  une  interprétation  de 
première  main  pour  ainsi  dire,  au  lieu  d’interpréter  un 
canon  artistique  qui  est  déjà  lui-même  une  interpréta- 
tion ? 

Ce  serait  rendre  à l’artiste  toute  son  indépendance  et 
le  délivrer,  tout  au  moins  en  ce  qui  concerne  la  figure 
humaine,  des  entraves  d’une  formule  toute  faite  et  d’au- 
tant plus  obsédante  qu’elle  s’autorise  d’un  nom  plus 
illustre,  — et  cela  en  lui  fournissant  des  hases  scienti- 
fiques solides  et  assurées  sur  lesquelles  il  puisse,  en 
toute  liberté,  asseoir  ses  propres  conceptions. 

La  science  plus  directement  en  cause  ici  est  l’anthro- 
pologie, science  née  d’hier,  pour  ainsi  dire,  mais  dont 
les  progrès  ont  été  si  rapides.  A proprement  parler,  il 
s’agit  plutôt  ici  de  mesures  que  de  proportions,  et  jus- 
qu’à présent  les  savants  se  sont  contentés  d’entasser  des 
chiffres,  sans  en  chercher  les  rapports.  En  tout  cas, 
leur  méthode  diffère  essentiellement  de  celle  des  artistes, 
et  la  recherche  d’une  unité  de  mesure,  ou  module,  prise 
dans  une  partie  du  corps  lui-même,  est  le  moindre  de 
leur  souci.  M.  Topinard  accentue  les  oppositions  : « Dans 
cette  question,  dit-il,  les  artistes  et  les  anthropologistes 
sont  aux  antipodes.  Les  premiers  créent  un  canon,  celui 
qui  répond  le  mieux  à leur  sentiment  ; les  seconds  le 
cherchent  et  ne  tiennent  compte  que  des  chiffres  bru- 


68 


INTRODUCTION  A l/ ÉTUDE  DE'LA  FIGURE  HUMAINE 


talement  alignés.  Les  premiers  rendent  ce  qu’ils  croient 
devoir  considérer  comme  la  règle  de  l’art  à adopter,  les 
seconds  expriment  ce  qui  ressort  de  leurs  mensurations 
sur  des  nombres  considérables  de  sujets.  » En  deux  mots, 
nous  dirons  que  les  artistes  cherchent  à exprimer  ce  qui 
doit  être,  d’après  l’idée  qu'ils  se  font  de  la  beauté,  et  les 
savants  simplement  ce  qui  est. 

Ainsi  considérée,  la  question  des  proportions  du  corps 
humain  devient  éminemment  complexe.  Ce  n’est  plus  un 
type  unique  qu’il  s’agit  de  rechercher,  mais  autant  de 
types  qu’il  y a de  races  différentes.  Il  faut  tenir  compte 
également  des  conditions  d’âge,  de  sexe,  de  milieu,  etc. 

L’on  voit  de  suite  combien  ces  recherches  s’étendent  et 
de  quelles  difficultés  elles  se  trouvent  entourées,  si  l’on 
songe,  en  outre,  que  chaque  type  ne  peut  être  établi  que  ' 
sur  un  nombre  considérable  de  mensurations,  qui  sont 
elles-mêmes  comme  autant  d’obstacles  à surmonter. 

Aussi,  malgré  le  nombre  considérable  des  travaux 
récents,  il  n’est  pas  surprenant  de  constater  que  la 
science  de  l’anthropométrie  est  loin  d’être  achevée. 

Mais  si  elle  en  est  encore  à une  période  qui  ne  permet 
pas  de  juger  l’édifice  dans  son  ensemble,  certaines  par- 
ties de  la  construction  sont  assez  avancées  pour  per- 
mettre un  jugement  partiel.  C’est  ainsi  que  les  documents 
qui  concernent  la  race  blanche  — qui  est  celle  qui  inté- 
resse plus  particulièrement  les  artistes — sont  assez  nom- 
breux pour  qu’il  soit  possible,  dès  maintenant,  d’établir. 


LES  PROPORTIONS  DE  CORPS  HUMAIN 


69 

tout  au  moins  clans  ses  grandes  lignes,  un  type  d’ensemble, 
véritable  canon  scient ifique. 

La  première  tentative  faite  dans  cette  direction,  en 
mettant  à contribution  l’ensemble  des  travaux  antérieurs, 
est  relative  à l'homme  européen  adulte,  et  appartient  à 
M.  Paul  Topinard.  Elle  date  de  ces  dernières  années,  et 
forme  comme  une  première  étape  d’où  l’on  peut  recon- 
naître le  chemin  déjà  franchi  et  mesurertoute  l’étendue  de 
celui  qui  reste  encore  à parcourir.  Mais,  quel  que  soit 
l’intérêt  de  ce  premier  essai  de  récapitulation  et  pour 
ainsi  dire  d’inventaire  scientifique,  il  ne  saurait  faire 
oublier  les  travaux  sur  lesquels  il  s’appuie. 

Au  premier  rang,  il  faut  citer  un  savant  belge,  Qué- 
telet, dont  l’ouvrage  publié  il  y a plus  de  vingt  ans  con- 
stitue un  véritable  monument  d’anthropométrie  scienti- 
fique. Appliquante  loi  des  probabilités  à la  détermination 
des  variations  de  la  taille  et  des  autres  parties  du  corps  dans 
une  agglomération  homogène  d’individus,  il  établit  scien- 
tifiquement  que  les  diverses  tailles  se  répartissent  en 
groupes  plus  ou  moins  nombreux,  d’après  une  loi  qui  est 
toujours  la  même.  Par  groupes  de  10,  il  mesure  plus  de 
500  sujets  des  deux  sexes  et  de  tous  les  âges,  et  il  donne 
des  tables  de  proportion  de  l’homme  et  de  la  femme 
depuis  la  naissance  à tous  les  âges  de  la  vie.  C’est  un 
travail  vraiment  colossal. 

Ses  observations  ont  exclusivement  porté  sur  des  Belges, 
et  le  seul  reproche  qu’on  puisse  lui  faire  est  d’avoir  opéré 
sur  des  groupes  d’individus  trop  peu  nombreux. 


70 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Par  opposition,  nous  pouvons  citer  les  statistiques 
vraiment  formidables  de  Gould  et  de  Baxter,  en  Amé- 
rique, qui  comprennent  plus  d’un  million  d’individus. 

En  France,  les  statistiques  de  M.  Alphonse  Bertillon, 
le  distingué  chef  du  service  d’identification  à la  Préfecture 
de  police,  méritent  également  d’être  signalées.  Ses 
mesures  ne  sont  pas  très  nombreuses,  mais  elles  sont 
prises  avec  une  grande  rigueur  et  portent  sur  plusieurs 
centaines  de  mille  d’individus. 

Nous  sommes  donc  actuellement  en  possession  de  maté- 
riaux suffisants  pour  établir  un  type  scientifique  des  pro- 
portions du  corps  humain,  tout  au  moins  en  ce  qui  con- 
cerne la  race  blanche. 

Mais  si  l’artiste,  désireux  de  mettre  à profil  les  données 
de  la  science,  cherche  ces  proportions  dans  les  ouvrages 
spéciaux,  il  les  trouvera  formulées  de  deux  façons  en 
chiffres  bruts,  en  mesures  absolues,  ou  en  centièmes  de 
la  taille,  et,  par  suite,  il  se  voit  dans  l’impossibilité  presque 
absolue  d’en  tirer  parti.  En  effet,  l’anthropologiste  lui 
dit,  par  exemple,  si  la  taille  = 1 00,  la  hauteur  de  la  tête 
est  de  13,3,  celle  du  tronc  y compris  la  tête  est  de  53,6, 
la  longueur  du  membre  supérieur  en  totalité  est  de  45, 
celle  du  membre  inférieur  de  47,3,  et  ainsi  de  suite. 

Bien  évidemment  cette  méthode  ne  saurait  convenir 
aux  artistes.  Que  faire  alors  et  comment  combler  le  fossé 
que  la  différence  des  méthodes  a creusé  entre  l’œuvre  du 
savant  et  les  besoins  de  l’artiste  ? Par  quel  moyen  rendre 


LES  PROPORTIONS  DU  CORPS  HUMAIN 


71 


pratique  l’usage  du  canon  scientifique  dont  nous  avons 
reconnu  le  haut  intérêt  pour  les  arts? 

La  marche  à suivre  était  toute  tracée.  La  première 
chose  à faire  était  de  donner  une  forme,  un  corps  à cet 
assemblage  de  chiffres  qu’est  le  canon  scientifique,  de 
l’animer,  de  le  vivifier,  d’en  faire  pour  ainsi  dire  la  syn- 
thèse vivante,  en  construisant  un  type  dont  toutes  les 
mesures  répondissent  exactement  aux  données  de  la 
science.  Puis,  cette  figure  une  fois  faite  (et  cette  figure, 
pour  la  précision  et  la  facilité  des  mensurations,  ne 
pouvait  être  qu’une  statue),  il  fallait  en  rechercher 
l’harmonie  intérieure,  la  symétrie,  comme  disaient  les 
Grecs,  et  pour  cela  lui  appliquer  les  procédés  en  usage 
dans  les  canons  artistiques,  c’est-à-dire  chercher  les  rap- 
ports des  diverses  parties  entre  elles  et  de  chacune  d’elles 
avec  le  tout,  au  moyen  d’une  commune  mesure  prise  dans 
le  type  lui-même. 

Dans  ces  conditions,  il  était  permis  de  penser  que 
l’artiste,  retrouvant  dans  un  canon  scientifique  toutes  les 
facilités  qu’il  a coutume  de  trouver  dans  les  canons  artis- 
tiques, n’éprouverait  plus  à s’en  servir  la  moindre  hésita- 
tion. 

Mais  ce  projet  était-il  réalisable  ? Le  type  scientifique 
se  prêterait-il  au  morcellement  du  canon  artistique?  Nous 
avons  pensé  que  la  chose  valait  au  moins  la  peine  d’être 
tentée,  et  nous  avons  modelé  une  statue  conçue,  je  me 
hâte  de  le  dire,  en  dehors  de  toute  préoccupation  esthé- 


72 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


tique,  et  dont  le  seul  mérite  est  d’incarner  en  elle  les 
deux  sortes  de  canons.  Elle  est  à la  fois  un  canon  scien- 
tifique par  les  mesures  absolues  qu’elle  comporte,  et  un 
canon  artistique  par  les  rapports  qui  sont  établis  entre  ses 
diverses  parties. 

Mais  je  ne  veux  pas  entrer  ici  dans  des  détails  plus  cir- 
constanciés et  qui  sont  exposés  tout  au  long  ailleurs1.  Je 
dirai  seulement  que  l’unité  de  mesure  ou  module  est  la 
hauteur  de  la  tête  subdivisée  elle-même  en  moitiés  et 
en  quarts.  La  tête  est  comprise  sept  fois  et  demie  dans 
la  hauteur  du  corps,  du  vertex  à la  plante  des  pieds,  et 
elle  se  répartit  au  torse  et  aux  membres  suivant  un  sys- 
tème de  mesure  fort  simple  et  d’une  précision  plus  grande 
que  ne  le  comportent  d’ordinaire  les  canons  artistiques. 

Mais  ce  canon,  tout  en  reposant  sur  des  mesures  réelles, 
n’est  en  somme  qu’une  abstraction . Il  est  fait  de  moyennes. 
11  est  comme  le  centre  autour  duquel  gravitent  les  varia- 
tions individuelles.  Aussi,  je  le  répète  et  liens  à le  décla- 
rer hautement,  comme  tous  les  canons  artistiques,  il  n’est 
point  une  règle  à laquelle  doivent  s’astreindre  les  artistes, 
encore  moins  un  modèle  à reproduire  dans  leurs  œuvres. 
Ils  ne  doivent  y voir  qu’un  guide,  en  face  de  la  nature, 
qui  leur  permettra  d’apprécier,  en  toute  connaissance  de 
cause,  les  proportions  des  différents  modèles  qu’ils  auront 
sous  les  yeux.  C’est  une  œuvre  de  renseignements. 

* Canon  des  proportions  du  corps  humain,  par  Paul  Richer; 
Paris,  Librairie  Delagrave. 


LES  PROPORTIONS  DI'  CORPS  Ht  MAIN 


7.3 


Au  demeurant,  l’élude  de  la  nature  contient  en  germe 
tous  les  principes  et  pourrait  certainement  suffire  à l’artiste. 
Mais  combien  de  temps  lui  faudrait-il  pour  dégager  ces 
enseignements  de  la  multitude  des  faits  et  de  la  foule  des 
observations?  Pourquoi  l’artiste  dédaignerait-il  l’expé- 
rience d’autrui?  N’est-il  pas  logique  qu’il  mette  à profit 
la  somme  des  connaissances  entassées  par  ceux  qui  l’on 
précédé  dans  1 étude  de  la  nature  ? C’est  là,  en  définitive, 
1 unique  but  de  la  science  appliquée  aux  beaux-arts, 
I unique  motif  de  cet  essai  du  canon  scientifique  et  artis- 
tique à la  fois. 

Cette  moyenne,  basée  sur  un  nombre  considérable 
d’individualités  qui  ne  représente  exactement  aucune  de 
ces  individualités,  et,  d’autre  part,  se  rapproche  le  plus 
de  toutes  à la  fois,  constitue,  à vrai  dire,  comme  la  règle 
générale  qui  régit  les  rapports  des  diverses  parties  du 
corps  entre  elles,  et  qui  guidera  l’artiste  dans  l’élude  de 
la  nature  qui  s’impose  à lui. 

On  dira  peut-être  cpte  la  moyenne  n’est  point  le  fait  de 
l’artiste,  que  ce  qu’il  cherche  dans  la  nature,  c’est  plus 
l’exception  que  la  règle,  plus  l’individu  que  le  type,  plus 
les  extrêmes  que  la  moyenne.  A quoi,  je  pourrais 
répondre  que  la  connaissance  de  la  règle  lui  permettra  de 
mieux  juger  des  exceptions,  la  connaissance  du  type  accen- 
tuera les  caractères  des  individus,  et  la  connaissance  de  la 
moyenne  donnera  une  plus  juste  notion  des  extrêmes. 

En  résumé,  le  canon  scientifique  possède  sur  les  canons 


74 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


artistiques  le  grand  avantage  de  n’être  la  formule  d’aucun 
artiste  et  d’aucune  école.  Il  n’est  qu’un  simple  guide  sans 
valeur  esthétique  et  qui  laissera  à l’interprétation  que 
l’artiste  doit  en  faire  toute  sa  valeur  et  toute  son  origi- 
nalité. 

La  science,  en  effet,  ne  doit  pas  être  une  entrave  pour 
l’art.  Elle  n’a  d’autre  but  que  de  lui  assurer  toute  sa 
liberté  d’action  en  le  mettant  en  pleine  possession  de  tous 
ses  moyens  d’expression.  « Quels  que  soient  les  dons  du 
génie,  dit  M.  Guillaume,  c’est  grâce  à des  connaissances 
positives  que  l’on  acquiert  dans  l’art  cette  sûreté  sans 
laquelle  la  facilité  ne  serait  rien.  » 


CHAPITRE  II 


l’anatomie  plastique 


Nous  avons  vu  que  l’antiquité  grecque  avait  usé  de 
canons  des  proportions  du  corps  humain,  et  qu’elle  avait 
certainement  mesuré  ses  modèles.  Mais  il  est  démontré 
aujourd’hui  que  l’anatomie  humaine  n’existait  pas  à cette 
époque.  Les  artistes  de  l’antiquité,  pas  plus  que  les  méde- 
cins, n’ont  disséqué  le  cadavre  humain.  C’est  un  fait  que 
le  Dr  Chéreau,  dans  un  remarquable  article  du  Diction- 
naire encyclopédique  des  Sciences  médicales,  et  le  Pro- 
fesseur Laboulbène,  dans  son  travail  sur  les  Anatomistes 
anciens , ont  parfaitement  démontré.  Comment  se  fait-il 
alors  que  les  artistes  grecs  dont  l’art  n’a  point  été  égalé 
aient  pu  se  passer  de  l’anatomie  qui  de  toutes  les  sciences 
paraît  certainement  la  plus  indispensable  aux  arts  plas- 
tiques? 

Si  les  Grecs  qui  ont  produit  de  si  magnifiques  chefs- 
d’œuvre  n’ont  pas  étudié  l’anatomie,  pourquoi  la  conseil- 
lons-nous si  fort  à nos  artistes  d’aujourd’hui?  Elle  ne 
semble  donc  pas  si  nécessaire  que  nous  le  pensons. 


76 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Cette  objection  provient  de  la  façon  dont  on  a l’habi- 
tude d’entendre  l’anatomie  cpie  l’on  enseigne  aux  artistes, 
et  qui  est  la  dissection  et  l’étude  du  mort.  Il  est  aisé  d’y 
répondre. 

Il  ne  faut  pas  confondre,  en  effet,  l’anatomie  et  la  mor- 
phologie, la  science  que  donne  la  dissection  du  cadavre 
et  celle  que  donne  l’inspection  de  la  forme  vivante  et  agis- 
sante. Il  y a loin,  en  effet,  plus  loin  qu’on  ne  pense  géné- 
ralement entre  l’étude  des  parties  constituantes  du  corps 
humain  et  sa  conformation  extérieure.  Et  le  jeune  artiste 
qu’on  accable  de  notions  anatomiques  se  trompe  étran- 
gement s’il  croit  connaître  la  forme  humaine. 

Je  vais  plus  loin,  je  dis  que  l'anatomiste  de  profession, 
qui  a beaucoup  disséqué,  qui  connaît  jusque  dans  ses  plus 
petits  détails  la  structure  du  corps,  se  trompe  également 
s’il  croit  posséder,  en  outre  et  comme  par  surcroît, 
l’entière  connaissance  de  la  forme  extérieure. 

Entre  l’anatomie  et  le  nu,  il  y a toute  la  distance  du 
cadavre  au  vivant.  Le  médecin,  l’anatomiste  lui-même  le 
plus  exercé  a de  singulières  surprises  si,  sans  autre  pré- 
paration que  ses  connaissances  puisées  sur  le  mort,  il  est 
mis  en  présence  de  la  nature  qui  vit. 

C’est  que  l’anatomie,  ainsi  que  son  nom  même  l’indique, 
n’arrive  à ses  fins  qu’à  la  condition  de  couper,  de  sépa- 
rer les  organes,  d’en  détruire  les  rapports  ; et  ce  cadavre 
qui  est  la  matière  sur  laquelle  elle  concentre  ses  efforts, 
avant  de  devenir  ce  « je  ne  sais  quoi  qui  n’a  de  nom  dans 


L ANATOMIE  PLASTIQUE 


il 

aucune  langue  » commence,  dès  les  premiers  moments,  à 
perdre  l’accent  individuel  de  la  forme  que  seules  peuvent 
donner  la  souplesse  et  la  fermeté  des  tissus  où  circule  la 
vie. 

Ce  n’est  pas  à l’anatomie  que  les  grands  maîtres  qui 
ont  disséqué  doivent  d’avoir  fait  des  chefs-d’œuvre.  Les 
dessins  anatomiques  de  Léonard  de  Vinci  sont  là  pour 
montrer  nombre  d’erreurs  anatomiques  qui  dépendent 
tout  simplement  de  mauvais  procédés  de  dissection. 
L’écorché  de  Michel-Ange  nous  apparaît  comme  un 
simple  jeu,  une  pure  œuvre  d’imagination.  Ce  n’est  point 
une  œuvre  de  science,  et  je  délie  l’anatomiste  le  plus 
habile  de  mettre  un  nom  sur  chacune  des  saillies  muscu- 
laires qui  y sont  figurées.  Ce  n’est  donc  pas  à cause  de 
leur  science  anatomique,  mais  malgré  elle,  que  ces  grands 
artistes  ont  exécuté  tant  d’œuvres  si  justement  admirées. 

En  résumé,  l’élude  de  la  forme  est  la  synthèse  vivante 
de  l’anatomie  du  mort.  Elle  a pour  fondements,  il  est 
vrai,  les  notions  que  fournit  le  cadavre,  mais  les  an- 
ciens nous  ont  montré  qu’elles  ne  lui  sont  pas  rigoureu- 
sement indispensables. 

Son  procédé  est  la  synthèse,  son  moyen  l’observa- 
tion du  nu  ; son  but  est  d'en  décrire  les  formes  multiples 
en  mouvement  et  de  les  rattacher  à leurs  causes.  La  forme 
demande  donc  à être  étudiée  en  elle-même  et  pour  elle- 
même,  car  elle  fournit  des  connaissances  que  l’anatomie 
pure  et  simple  ne  peut  donner. 


78 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


J’ajouterai  que,  étant  tous  composés  des  mêmes  organes, 
des  mêmes  tissus,  des  mêmes  os  et  des  mêmes  muscles, 
l’anatomie  est  identique  pour  nous  tous.  Combien  au  con- 
traire la  forme  diffère  avec  chacun  de  nous  ! Et  je  ne 
parle  pas  seulement  du  visage,  mais  du  corps  tout  entier. 

Le  corps  lui  aussi  a sa  forme  et  son  expression  propre. 
L’anatomie  est  une  généralisation,  qui  concerne  l’es- 
pèce ; la  forme  au  contraire  est  relative  à l’individu. 

Et  voilà  pourquoi  les  anciens  qui  n’étaient  pas  des  ana- 
tomistes ont  créé  néanmoins  de  si  magnifiques  figures  du 
corps  humain.  C’est  qu’ils  connaissaient,  jusque  dans  ses 
moindres  détails  et  ses  moindres  changements,  cette  forme 
humaine  à laquelle  ils  avaient  voué  un  culte  si  profond  qu’ils 
en  avaient  revêtu  leurs  dieux. 

Comment  avaient-ils  acquis  cette  science  ? Est-ce  dans 
la  fréquentation  journalière  des  gymnases,  dans  l’assis- 
tance au  Jeux  Olympiques  où  se  montraient  les  plus  forts 
et  les  plus  agiles  ? La  chose  est  plus  que  vraisemblable. 

Ce  qui  est  certain,  c’est  que  cette  science  du  nu  était 
pour  eux  l’objet  d’un  véritable  culte.  Ils  estimaient 
divine  la  beauté  du  corps  humain.  L’Olympe  était  peuplé 
de  nudités  idéales  et  magnifiques  qui  n’étaient  que  la 
nature  elle-même  divinisée  dans  ce  qu’elle  a de  plus 
parfait. 

Ainsi  l’admiration  des  belles  formes  était  en  quelque 
sorte  le  dogme  de  leur  religion,  dont  la  science  du  nu 
devenait  le  catéchisme.  Ce  goût  perpétuel  de  la  beauté 


L ANATOMIE  PLASTIQUE 


79 


plastique  pénétrait  jusque  dans  le  peuple.  Et  les  artistes, 
qui  condensèrent  toutes  ses  notions  éparses,  en  réali- 
sant, dans  leurs  œuvres,  l’idéal  de  toute  une  nation, 
apparaissent  comme  les  radieuses  floraisons  d’une  souche 
commune. 

Il  n’est  donc  pas  surprenant  qu’appelés  à traduire, 
dans  le  marbre,  les  aspirations  de  ce  peuple,  qu’on 
a appelé  avec  raison  un  peuple  de  sculpteurs,  ils  aient 
donné  tous  leurs  soins  à l’étude  du  nu.  Aucun  traité 
didactique  sur  la  matière  n’est  parvenu  jusqu’à  nous, 
mais  il  en  a très  certainement  existé.  Nous  avons  vu  qu’un 
des  plus  grands  arttistes,  Polyclète,  a laissé  une  statue 
qu’il  a appelée  Canon , ou  Règle  des  proportions  du  corps 
humain , et  nous  savons  que  la  statue  était  accompagnée 
d’un  ouvrage  qui  malheureusement  a été  perdu. 

D ailleurs  il  n’importe.  Les  œuvres  sont  là  qui  témoignent 
d une  science  du  nu  si  étonnante  qu’en  leur  présence 
nous  nous  demandons  lequel  nous  devons  le  plus  admi- 
rer, ou  de  l’artiste  qui  a modelé  de  telles  formes,  ou  du 
savant  qui  les  a construites. 

Et  cette  science  est  si  profonde,  si  vraie,  qu’elle  ne  se 
laisse  pas  voir.  Elle  est,  suivant  l’expression  de  Beulé, 
comme  la  santé  dans  le  corps  qui  n’est  jamais  meilleure 
que  lorsqu’elle  ne  s’y  fait  point  sentir.  C’est  qu’en  effet 
la  science  ne  doit  point  dominer  et  attirer  l’attention 
du  spectateur  à son  profit.  Elle  est  faite  au  contraire  pour 
servir.  Son  rôle  vis-à-vis  de  l’art  est  tout  de  modestie  et 


80 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


d’effacement.  C’est  elle  qui  construit  les  fondations  et  tout 
le  gros  œuvre  de  l’édifice  que  l’art  parera  ensuite  à son  gré. 
Mais,  bien  que  cachée,  son  action  n’en  a pas  moins  une 
importance  capitale,  car  c’est  elle  qui  rend  l'œuvre  viable  et 
lui  assure  la  durée  : telles  ces  sublimes  phalanges  de  dieux 
et  de  déesses  sorties  des  mains  des  artistes  grecs,  et  dont 
la  radieuse  nudité,  sans  laisser  rien  voir  de  la  charpente 
osseuse  qui  la  soutient,  nous  illumine,  nous  profanes, 
après  des  siècles,  comme  au  jour  même  où  elles  furent 
créées,  elles  éblouirent  les  flots  pressés  de  leurs  adorateurs. 

Les  artistes  grecs  se  trouvaient  pour  acquérir  celte 
science  du  nu  dans  des  conditions  exceptionnellement 
favorables.  Ainsi  que  Taine  l’a  bien  fait  ressortir  en  étu- 
diant l’influence  des  milieux  sur  le  développement  de 
l’art,  tout  à cette  époque,  l’éducation,  les  mœurs,  le  goût 
public,  la  religion,  jusqu’au  climat,  concourait  au  même 
but.  Il  est  bien  loin  d’en  être  ainsi  de  nos  jours.  Nos 
artistes  ne  semblent-ils  pas,  au  contraire,  se  heurter  à 
des  difficultés  croissantes?  Et  sous  le  rapport  de  l’élude 
du  nu  qui  est  vraiment  la  base  fondamentale  des  arts  plas- 
tiques, il  est  bien  certain  que  l’artiste  d’aujourd’hui  est  de 
beaucoup  moins  bien  partagé  que  ne  l’étaient  ses  ancêtres 
de  Grèce. 

Les  occasions  qu’il  a d’étudier  le  nu  sont  rares,  défec- 
tueuses, et  ce  nu  lui-même  quel  est-il?  N’y  a-  t-il  pas  lieu 
de  croire  qu'à  notre  époque,  la  forme  corporelle  n’est  plus 
ce  qu  elle  était  au  temps  des  Grecs.  Les  nécessités  du  cli- 


L ANATOMIE  PLASTIQUE 


81 


mat,  les  conventions  sociales  et  religieuses,  jusqu’à  nos 
exigences  scientifiques  et  littéraires,  semblent  autant  de 
causes  liguées  ensemble  pour  amener  un  abaissement  de 
la  plastique  humaine. 

Il  ne  faut  rien  exagérer  cependant;  il  est  possible  de 
montrer  que  la  pensée  moderne  n’a  point  ravalé,  autant 
qu  on  pense,  son  inséparable  et  matériel  compagnon. 

D'ailleurs,  même  en  Grèce,  la  beauté  ne  courait  pas 
les  rues.  Cicéron  dit  que,  parmi  la  foule  des  jeunes  gens 
que  l’on  voyait  de  son  temps  à Athènes,  c’était  à peine 
s’il  s’en  trouvait  un  qui  fût  véritablement  beau,  hit  de  nos 
jours  l’immortelle  nature  n’a  pas  perdu  le  moule  ou 
furent  coulés  les  héros  de  l’antiquité.  Seulement  les  temps 
sont  changés.  Ceux  que  la  Grèce  eût  mis  sur  des  autels 
peinent  aux  derniers  degrés  de  l’échelle  sociale  : il  y a tel 
Apollon  qui  s’est  fait  clown  ou  cycliste;  Hercule  « tra- 
vaille » à la  barrière  du  Trône. 

On  a pu  croire  un  instant  que  le  siècle  de  la  science 
verrait  l’abâtardissement  physique  des  classes  libérales. 
Heureusement  il  n’en  est  rien.  La  renaissance  des  exer- 
cices du  corps  à laquelle  nous  assistons  depuis  une  ving- 
taine d’années  nous  en  donne  la  preuve.  Il  suffît  d’avoir 
assisté  aux  matchs  de  football  pour  découvrir,  parmi 
ces  jeunes  gens  qui  sont  les  savants  de  l’avenir,  des  types 
plastiques  dignes  de  rivaliser  avec  les  anciens.  On  dit  que 
Platon,  Chrysippe,  le  poète  Timocréon  avaient  été  d’abord 
athlètes.  Pylhagore  passait  pour  avoir  eu  le  prix  du  pugi- 

La  l igure  hum 


lame. 


82 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


lat,  et  Euripide  fut  couronné  comme  athlète  aux  jeux 
Eleusiniens.  On  ne  peut  que  souhaiter  à notre  jeunesse 
le  retour  à ces  antiques  traditions. 

Il  nous  est  donc  permis  d’affirmer  que,  même  aujour- 
d’hui, l’artiste  peut  contempler  la  beauté  plastique  du  nu, 
mais  à condition  de  la  chercher  là  où  elle  est.  Et  je 
dirais  à celui  qui  veut  l’étudier  : « Méfiez-vous  du  modèle 
d’atelier,  Antinous  de  profession,  qui  ne  se  découvre  que 
pour  l’immobilité  de  la  pose  et  passe  l’autre  partie  de  son 
temps  soigneusement  vêtu  et  dans  l’oisiveté.  Allez  plutôt 
aux  foires  où  les  « faiseurs  de  poids  » ont  raison  d’être 
fiers  de  leurs  travaux  ; allez  au  cirque,  où  les  acrobates 
et  les  clowns  sont  souvent  de  véritables  modèles  de  formes 
bien  pondérées.  Fréquentez  les  réunions  sportives.  Vous 
verrez  aux  jeux  de  football  des  jeunes  gens  se  livrer  aux 
mouvements  les  plus  variés,  et  parfois  les  plus  violents. 
Allez  au£si  au  vélodrome  ; si  l'attitude  du  coureur  sur  sa 
machine  vous  choque  parfois,  voyez-le,  lorsqu’il  entre 
dans  l’arène,  les  jambes  entièrement  nues,  le  buste  voilé 
d’un  simple  maillot,  et  vous  ne  serez  pas  longtemps  à 
vous  convaincre  que  cet  exercice  est  un  de  ceux  qui 
assurent,  au  corps,  avec  une  heureuse  harmonie  des 
formes,  la  force  et  la  souplesse. 

S’il  arrive  à un  artiste  de  voir  un  de  ces  hommes 
dans  un  atelier  apparaître  entièrement  nu,  les  modèles  de 
profession  feront  piètre  figure.  Il  saura  ce  que  devient  le 
nu  qui  agit,  et  ce  qu'est  la  forme  humaine  dans  la  pléni- 
tude de  la  vie  et  de  l’action.  . 


L ANATOMIE  PLASTIQUE 


83 


Notre  civilisation  artistique,  il  est  vrai,  n'en  ménage  pas 
moins  les  occasions  de  voir  et  d’admirer  le  nu.  Ce  n’est 
plus  dès  l'enfance  et  comme  en  se  jouant  que  l’artiste 
apprend  à parler  cette  langue  que  les  Grecs  possédaient 
si  bien,  et  d’instinct  pour  ainsi  dire.  Il  devra  y consacrer 
beaucoup  d’efforts.  Mais  l'infériorité  où  le  mettent 
aujourd’hui,  vis-à-vis  de  ses  confrères  de  l’antiquité, 
d autres  usages,  d’autres  mœurs,  un  autre  climat,  se 
trouve  largement  compensée,  d’autre  part,  par  toutes 
les  ressources  que  la  science  met  à sa  disposition. 

De  là  le  rôle  aujourd’hui  indispensable  des  sciences 
anatomiques  dans  l’enseignement  des  beaux-arts. 

Mais  il  importe  ici  de  bien  définir  ce  rôle.  Si  elle  a été 
prônée  par  de  grands  artistes,  l’anatomie  appliquée  aux 
beaux-arts  a eu  aussi  ses  détracteurs  ; elle  a soulevé  de 
la  part  des  meilleurs  esprits  des  appréhensions  qui,  à 
mon  avis,  sont  nées  d’un  emploi  défectueux  de  la  méthode 
et  ne  sauraient  reposer  que  sur  un  malentendu. 

Ces  craintes  ont  été  très  nettement  formulées  par 
Diderot  dans  son  Essai  sur  la  peinture  : « L’étude  de 
l’écorché,  dit-il,  a sans  doute  ses  avantages,  mais  n’est-il 
pas  à craindre  que  cet  écorché  ne  reste  perpétuellement 
dans  1 imagination  ; que  l’artiste  n’en  devienne  entêté  de 
se  montrer  savant...  et  que  je  ne  retrouve  ce  maudit 
écorché  même  dans  ses  figures  de  femme?...  » 

Ch.  Blanc  raconte  qu’un  jour,  Ingres,  entrant  dans  son 
atelier,  aperçut  quelques-uns  de  ses  élèves  qui  dessinaient 


8i 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  I.A  FIGURE  HUMAINE 


à l’écart,  d'après  une  réduction  en  plâtre  de  « l’écorché  » de 
Houdon,  et  que,  s’avançant  aussitôt  vers  eux,  il  brisa  la 
figure  de  plâtre.  Ce  grand  maître  entendait-il  par  là  pros- 
crire d’une  façon  absolue  les  études  anatomiques  ? — Non, 
bien  certainement.  — Comme  Diderot,  il  en  craignait  les 
abus,  et  voulait  simplement  en  régler  la  méthode.  Il 
entendait  subordonner  les  études  anatomiques  à celles  de  la 
forme  extérieure. 

D’ailleurs,  il  dit  très  expressément,  dans  ses  Noies  et 
pensées , qu’il  est  nécessaire  de  bien  connaître  le  sque- 
lette et  aussi  de  se  rendre  compte  de  l’ordre  et  de  la  dis- 
position relative  des  muscles.  Mais  il  ajoute  : « Trop  de 
science  nuit  à la  sincérité  du  dessin  et  peut  détourner  de 
l’expression  caractéristique  pour  conduire  à une  image 
banale  de  la  forme.  » Cette  dernière  phrase  nous  montre 
bien  le  rôle  que  cet  artiste  assignait  à l’anatomie.  Pour 
lui,  ce  n’était  qu’un  moyen  d’arriver  à une  connaissance 
plus  complète  et  plus  précise  de  son  modèle,  c’est-à-dire 
du  nu  vivant  et  agissant. 

Ainsi  donc,  la  véritable  anatomie  plastique  est  celle 
qu’on  étudie  sur  le  vivant.  Dans  renseignement  de  l’ana- 
toinie  fait  aux  artistes,  point  n’est  besoin  du  cadavre  et  des 
dissections.  Ce  sont  là  des  pratiques  qu’il  faut  réserver 
aux  futurs  médecins.  Le  spectacle  de  la  mort  répugnante 
et  amorphe  n’a  rien  à apprendre  à ceux  qui  doivent  à 
pleines  mains  répandre  la  vie.  Et  il  faut  avouer  que  l’ana- 
tomie plastique  n’a  pas  toujours  donné  aux  artistes  ce 
qu’ils  étaient  en  droit  d’attendre  d’elle. 


L ANATOMIE  PEASTIQl'E 


85 

« L’écorché  » lui-même  répond-il  bien  à leurs  besoins, 
et  n’est-il  pas  fait  plutôt  pour  les  induire  en  erreur  que 
pour  les  instruire  ? L’abus  se  mesure  au  nombre  consi- 
dérable de  statues  d’  « écorchés  » qui  existent  dans  les 
ateliers.  Ingres  n’avait-il  pas  raison  de  les  détruire? 
Car  « l’écorché  » est  un  non-sens  tel  qu’on  le  repré- 
sente d’habitude  dans  une  pose  animée.  Semblable, 
avec  quelques  muscles  de  plus,  à ces  statues  de  la  mort 
qu’on  voit  sur  les  tombeaux  du  xvie  siècle,  il  n'est  autre 
chose  qu’un  cadavre  galvanisé.  Il  dérive  en  ligne  droite 
de  ces  figures  des  anciens  traités  d’anatomie  qui  repré- 
sentent des  cadavres,  le  ventre  ouvert,  les  muscles  partiel- 
lement détachés,  toujours  dans  une  attitude  vivante,  éta- 
lant souvent  aux  yeux  du  spectateur  des  lambeaux  de  leur 
propre  chair  qu’ils  soulèvent  de  leurs  bras  décharnés. 
Comment  l’artiste  y surprendrait-il  le  secret  de  la 
vie?  On  dit  quelquefois  d’un  modèle  chez  lequel  les 
muscles  se  lisent  aisément  sous  la  peau,  que  c’est  un 
véritable  écorché  vivant.  Hien  n’est  plus  faux.  La  peau 
n’est  pas  comme  un  voile  uniforme  étendu  sur  les  muscles. 
Elle  est  doublée  d’une  couche  graisseuse  qui  adhère  inti- 
mement à sa  face  profonde  et  dont  l’épaisseur  varie,  même 
chez  les  plus  maigres,  suivant  les  régions.  De  plus,  les 
muscles  sont  recouverts  d une  enveloppe  membraneuse 
qui  les  relie  les  uns  aux  autres  et  dont  la  résistance  variable 
modifie  complètement  l’aspect  des  parties.  Sur  « l’écor- 
ché »,  chaque  muscle,  soigneusement  isolé  par  la  sec- 


86  INTRODUCTION  A ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

lion  des  membranes  aponévrotiques  et  l’ablation  des 
couches  graisseuses,  est  parfaitement  distinct.  Il  n’en  est 
plus  de  même  sur  le  nu  vivant  où  les  reliefs  musculaires 
sont  souvent  dus  à la  réunion  de  plusieurs  corps  charnus 
musculaires,  ou  ^ien  au  contraire  à une  portion  plus  ou 
moins  grande  d’un  seul  muscle.  Une  saillie  qui  s’observe 
sur  le  vivant  — je  ne  parle  pas  des  saillies  osseuses  — n’est 
souvent  pas  simple  comme  chez  « l’écorché  » ; il  y entre 
en  proportion  variable  des  muscles,  de  la  graisse,  des 
vaisseaux,  le  tout  recouvert  et  uniformisé  par  la  peau. 

Sur  « l’écorché  »,  les  sillons  qui  bordent  les  reliefs  mus- 
culaires correspondent  exactement  aux  cloisons  aponé- 
vrotiques qui  séparent  les  muscles  les  uns  des  autres,  il 
n’en  existe  pas  d’autres.  Sur  le  vivant,  les  aponévroses 
d’enveloppe  jouent  un  rôle  capital,  bouleversent  les  reliefs 
de  « l’écorché  »,  subdivisent  en  plusieurs  saillies  un  même 
corps  charnu. 

Il  n’est  pas  difficile  de  montrer  par  quelques  exemples 
les  grossières  erreurs  des  statues  d’écorchés.  Et  je  ne 
parle  pas  ici  des  fautes  anatomiques  qui  sont  nombreuses, 
mais  seulement  des  contre-sens  physiologiques. 

Un  des  plus  répandus  et  des  plus  célèbres  est  « l’écor- 
ché » de  Houdon  '.  La  pose  dans  son  ensemble  en  est 

1 II  existe  deux  « écorchés  » de  Houdon  à peu  près  semblables.  Ils 
ne  diffèrent  qu’en  ce  que  l’un  a le  bras  droit  relevé  au-dessus  de  la 
tête,  tandis  que,  sur  l’autre,  le  même  bras  est  étendu  horizontalement 
en  avant. 


l’anatomie  plastique 


87 


agréable  et  bien  pondérée.  Mais  aucun  de  ces  muscles 
représentés  ne  vit.  Ils  ont  tous  une  forme  de  convention, 
qui  n’est  ni  le  relâchement  ni  la  contraction,  et  dans 
aucune  région  ils  ne  répondent  à l’attitude  du  sujet.  Le 
deltoïde  du  bras  levé  n’est  pas  plus  contracté  que  celui 
du  côté  opposé.  Nulle  différence  entre  les  muscles  des 
cuisses  sur  le  membre  portant  et  sur  celui  qui  est  légè- 
rement reporté  en  arrière,  malgré  tout  ce  que  le 
modèle  vivant  en  révèle.  De  même  pour  les  muscles  du 
mollet:  Le  modelé  des  épaules  et  du  dos  est  encore  plus 
fautif.  Le  trapèze  semble  réduit  à une  mince  membrane 
uniformément  étalée  sur  les  parties  profondes,  et  cepen- 
dant, dans  ce  mouvement  contrarié  des  deux  épaules  que 
Houdon  a donné  à sa  statue,  chacune  de  ses  parties,  agis- 
sant comme  muscle  distinct,  affecte  une  forme  spéciale, 
bien  caractérisée,  et  bien  différente  des  deux  côtés.  De 
même  pour  les  muscles  sous-épineux,  les  muscles  lom- 
baires, etc.,  etc... 

Parmi  les  anciens  « écorchés  »,  celui  dit  de  Bandinelli 
est  un  des  plus  curieux.  Les  muscles  ont  une  apparence 
de  vie,  mais  les  saillies  qu’ils  forment  sont  pour  la  plupart 
sans  raison  et  à contre-sens.  Il  en  est  de  même  du  petit 
écorché  attribué  à Michel-Ange,  dont  nous  avons  dit  un 
mot  plus  haut.  Je  n’en  donnerai  qu’une  preuve.  Sur  ce 
dernier  écorché,  un  bras  est  levé,  l’autre  est  abaissé;  or, 
le  grand  pectoral  est  plus  volumineux  du  côté  où  il  devrait 
être  aplati  par  son  allongement  dû  à l’écartement  de  ses 


88 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


points  d'attache,  tandis  que  du  côté  opposé  où  il  devrait 
être  plus  saillant  il  est  au  contraire  absolument  pial. 

Un  des  meilleurs  « écorchés  » devrait  être  celui  fait 
d’après  le  Gladiateur  combattant , d’Agasias,  puisqu’il  a 
pour  modèle  une  statue  particulièrement  animée.  Nous 
n’avons  pu  en  juger  complètement.  Les  exemplaires  que 
nous  avons  eu  sous  les  yeux  n’ont  pas  répondu  à notre 
attente,  Tun  en  particulier,  sur  lequel  l’auteur,  vraisembla- 
blement dans  le  désir  de  faire  plus  vrai  et  plus  saisissant, 
a poussé  jusqu’à  l’exagération  le  morcellement  anato- 
mique transformant  ainsi  les  muscles  en  véritables  paquets 
de  ficelles  qui  ne  répondent  plus  à rien  de  réel,  même  sur 
le  cadavre. 

Mais  si  « l’écorché  » ne  renseigne  que  très  imparfai- 
tement l'artiste  sur  la  forme  du  nu  vivant,  peut-il  être  au 
moins  un  document  anatomique  sérieux  et  utile?  C’est 
évidemment  le  seul  but  auquel  il  puisse  prétendre.  Mais 
là  encore,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  myologie  superfi- 
cielle est  complètement  insuffisante  à qui  veut  pénétrer  le 
mécanisme  des  mouvements  et  étudier  d’un  peu  près 
l’action  musculaire.  Ce  n’est  pas  les  muscles  qui  paraissent 
à la  surface  que  l’artiste  doit  connaître,  mais  tous  les 
muscles,  aussi  bien  les  muscles  profonds  que  les  muscles 
superficiels  : il  doit  les  suivre  tous  jusqu’à  leurs  insertions 
plus  ou  moins  profondes  sur  les  os.  De  sorte  que  « l'écor- 
ché » même,  fût-il  parfaitement  exact,  ne  saurait  en  aucune 
façon  dispenser  d’une  étude  myologique  plus  complète. 


l’anatomie  plastique 


89 


Il  ne  peut  apparaître,  en  effet,  aux  yeux  du  débutant  que 
comme  une  énigme  indéchiffrable.  Il  ne  doit  être  que  la 
conclusion,  le  couronnement  d’études  anatomiques  très 
sérieuses  et  très  étendues.  A ce  compte,  et,  sous  les 
réserves  faites  plus  haut  au  sujet  de  ses  rapports  avec  le 
nu,  il  ne  peut  qu’être  utile.  Mais  nous  ne  saurions  trop 
mettre  en  garde  ceux  qui  seraient  tentés  de  faire  de  « l’écor- 
ché » leur  étude  anatomique  exclusive,  car  la  science  de 
l’écorché,  ainsi  comprise,  ne  saurait  être  qu’une  demi- 
science  remplie  de  lacunes  et  d’erreurs,  plus  nuisible  en 
somme  que  l’ignorance. 

Comment  devons-nous  donc  comprendre  l’étude  de 
l’anatomie  plastique  ? 

L’anatomie  plastique  ou  anatomie  appliquée  aux  beaux- 
arts  doit  être  composée  de  deux  parties  : la  première 
purement  anatomique,  la  seconde  morphologique. 

Dans  la  première  partie,  on  étudiera  en  premier  lieu  le 
squelette,  puis  les  muscles,  enfin  les  vaisseaux  superficiels, 
la  peau  et  le  tissu  cellulaire  graisseux  qui  la  double.  Les 
os  seront  d’abord  décrits  un  à un  et  sous  leurs  diverses 
faces,  indépendamment  des  rapports  qu’ils  affectent  les 
uns  avec  les  autres  ; mais  ils  seront  réunis  et  groupés 
comme  ils  se  trouvent  sur  le  vivant,  pour  composer  des 
parties  de  plus  en  plus  étendues  du  squelette.  Les  liga- 
ments seront  figurés  à la  suite  des  os  qu’ils  servent  à main- 
tenir. L’étude  des  muscles  commencera  parles  couches  les 
plus  profondes,  celles  qui  reposent  directement  sur  le 


00 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


squelette;  viendront  ensuite  les  couches  moyennes  en 
progressant  méthodiquement  jusqu’à  la  surface.  C’est 
ainsi  que  le  lecteur  verra  le  squelette  s’habiller  pour  ainsi 
dire  de  ses  revêtements  musculaires  successifs,  et,  du 
centre  jusqu’à  la  périphérie,  rien  ne  lui  sera  inconnu  de 
ce  qui  constitue  véritablement  la  masse  du  corps  et  par 
suite  contribue  à lui  donner  la  forme  qui  lui  est  propre. 
Alors  l’écorché  superficiel  ne  cachera  plus  de  mystères  ; 
préparé  par  lesnolionsquiontprécédé,  il  apparaîtra  comme 
la  conclusion  naturelle  et  logique  de  toute  la  myologie. 
J’ajouterai  que  si  les  muscles  profonds  n’ont  pas  une 
influence  immédiate  sur  la  forme  extérieure,  ils  inter- 
viennent au  même  degré  que  les  muscles  superficiels  dans 
les  différents  mouvements,  et  que  par  suite  leur  rôle  phy- 
siologique ne  saurait  être  négligé. 

La  seconde  partie  est  entièrement  consacrée  à l’étude 
des  formes  extérieures.  Elle  est  en  somme  le  principal 
objet  de  l’ouvrage  dont  la  partie  anatomique  n’est  que 
la  préparation.  Elle  doit  comprendre  la  description  des 
différentes  parties  du  corps  au  repos,  dans  l’immobilité  de 
l’attitude  choisie  pour  l’étude,  puis  indiquer  les  modifi- 
cations qui  surviennent  dans  leurs  formes  extérieures 
à la  suite  des  divers  mouvements  de  chacun  des  seg- 
ments du  corps. 

Mais  ce  n’est  pas  tout.  Les  mouvements  partiels  sont 
comme  les  mots  qui  servent  à composer  les  phrases  qui 
sont  les  positions  ou  les  mouvements  d’ensemble.  Et  ici 


l’anatomie  plastique  91 

nous  entrons  à proprement  parler  clans  le  domaine  de  la 
physiologie  qui  fait  partie  intégrante  de  l’anatomie  plas- 
tique et  dont  nous  allons  dire  quelques  mots. 


CHAPITRE  III 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


Le  but  des  arts  plastiques  est  de  représenter  la  vie 
sous  toutes  ses  formes.  L’anatomie,  en  ce  qui  concerne 
le  nu,  aura  donné  à l’artiste  la  connaissance  des  formes 
qu’il  lui  reste  à mettre  en  action.  Il  a,  à sa  disposition, 
les  mots  de  la  langue  qu’il  doit  parler.  A lui  maintenant 
de  composer  les  phrases,  d’écrire  le  poème. 

Mais,  dans  cette  composition,  il  reste  encore  soumis 
à certaines  lois  de  grammaire  et  de  syntaxe.  Dans  le  lan- 
gage du  nu,  lesmots  sont  fournis  par  l'anatomie  plastique, 
les  lois  sont  formulées  par  la  physiologie. 

Aux  temps  heureux  de  l'antiquité  grecque,  ces  lois 
du  mouvement  devaient,  comme  nous  l’avons  dit,  s’ap- 
prendre très  probablement  sans  études  techniques  spé- 
ciales, et  pour  ainsi  dire  par  les  « leçons  de  choses  » 
perpétuelles  qu’offraient  la  vie  des  gymnases,  les  exer- 
cices athlétiques,  les  jeux  olympiques  et  autres,  mieux 
encore  l’observation  quotidienne  des  mouvements  les  plus 
simples  des  diverses  parties  du  corps  qu’un  costume  fait 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


93 


de  draperies  légères  laissait  à découvert  ou  ne  voilait 
qu’à  demi. 

Aujourd’hui  le  vêtement  moderne  laisse  à peine 
entrevoir  le  visage  et  les  mains.  Je  n'ai  pas  à faire  son 
procès.  Le  modelé  du  nu  agissant  est  remplacé  par  des 
plis  d’étoffes.  Mais  si  le  détail  de  la  forme  échappe,  il 
n’en  reste  pas  moins  à l’artiste  qui  sait  voir,  un  vaste 
champ  d’observation,  pour  l’élude  de  la  direction  géné- 
rale et  de  l’ensemble  des  mouvements. 

Pour  ce  qui  est  des  modifications  que  ceux-ci  pro- 
duisent dans  la  morphologie  du  nu,  la  physiologie  lui 
fournira  tous  les  renseignements  nécessaires. 

En  dehors  de  ces  données  de  l’observation  et  de  la 
science,  quel  peut  bien  être  le  guide  de  l’artiste  dans  la 
représentation  du  mouvement?  Est-ce  un  certain  idéal, 
une  certaine  idée  de  beauté? 

On  dit,  en  effet,  un  beau  mouvement,  une  belle  action, 
au  sens  plastique.  Mais  si  nous  nous  demandons  ce  qu’il 
faut  entendre  par  là,  nous  serons  assez  embarrassés  pour 
répondre.  El  si  nous  nous  adressons  aux  artistes,  je 
crains  fort  que  nous  ne  soyons  pas  beaucoup  plus 
avancés.  Autant  d’artistes,  autant  d’avis  différents. 
L’un  nous  dira  par  exemple  qu’un  beau  mouvement  est 
celui  qui  détermine  un  ensemble  harmonieux  de  lignes, 
qui  obéit  à la  loi  des  contrastes  et  aussi  à celle  du 
balancement,  tandis  qu’un  autre  le  définira  par  lu  nou- 
veauté, 1 étrange  ou  l’imprévu.  C’est  ainsi  que  nous 


94 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


verrons  les  plus  grandes  divergences  exister  entre  les 
diverses  écoles  lorsqu’il  s’agira  d’apprécier  la  valeur 
esthétique  d’un  mouvement.  La  raison  en  est  que  toutes 
les  règles  se  réduisent  en  somme  à une  affaire  de  goût 
et  d’appréciation  individuelle. 

Si  nous  nous  demandons  au  contraire  ce  qu’est  un 
mouvement  vrai,  nous  pouvons,  forts  des  données  scien- 
tifiques, répondre  que  le  mouvement  vrai  sera  celui  qui 
s’adaptera  le  mieux  au  but  à atteindre  et  s'accomplira 
suivant  la  loi  du  moindre  effort.  En  un  mot  ce  sera  celui 
qui  s’exécutera  conformément  aux  lois  de  la  physiologie, 
et  qui  constituerait  une  faute  s’il  était  exécuté  autrement. 

Prenons  un  exemple.  Considérons,  si  l’on  veut,  le  mou- 
vement du  semeur.  Si  sur  la  figüre  qu’en  fait  l’artiste,  le 
bras  qui  lance  le  grain  se  trouve  en  arrière  en  même  temps 
que  la  jambe  qui  est  du  même  côté,  nous  serons  obligés 
de  dire  que  celte  figure  est  fausse  et  contradictoire, 
quelque  harmonieuses  qu’en  fussent  les  lignes,  parce  que 
le  mouvement  dont  elle  est  animée  est  anti-physiologique 
et  ne  saurait  exister.  Nous  savons,  en  effet,  que  ce  mou- 
vement ne  peut  s’exécuter  normalement  qu’en  se  confor- 
mant à la  loi  du  balancement  alternatif  et  en  diagonale 
des  membres,  loi  qui  régit  la  marche.  C’est  ainsi  que 
dans  la  nature  nous  constatons  qu’au  moment  où  le  bras 
du  semeur  est  en  arrière,  la  jambe  du  même  côté  est  en 
avant,  et  inversement.  Le  semeur  de  Millet  est  admirable 
de  vérité,  ce  qui  n’enlève  rien  à la  beauté  du  tableau. 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


95 

J’ai  pris  cet  exemple  parce  qu’il  est  très  connu. 
Mais  il  est  très  facile  d’en  trouver  d’autres. 

Supposons  un  faucheur,  un  botteleur,  un  forgeron 

Chacune  des  actions  auxquelles  se  livrent  les  manou- 
vriers  en  question  s’exécute  d’une  certaine  manière  dans 
la  nature.  Elles  mettent  en  jeu  certains  muscles  et  ceux-là 
seulement  qui  sont  nécessaires.  La  loi  du  moindre  eifort 
domine  la  situation.  Il  appartient  à l’observation  physio- 
logique de  nous  renseigner  sur  la  trajectoire  exacte  des 
mouvements,  et  d’en  pénétrer  le  mécanisme. 

« Je  ne  saurais  m’empêcher  de  croire  qu’en  sculpture, 
dit  Diderot,  une  figure  qui  fait  bien  ce  quelle  fait,  ne 
fasse  bien  ce  quelle  fait  et  par  conséquent  ne  soit  belle, 
de  tous  côtés.  Chercher  entre  ses  membres  des  opposi- 
tions purement  techniques,  y sacrifier  la  vérité  rigoureuse 
de  son  action,  voilà  l’origine  du  style  antithétique  et 
petit.  » 

Pour  représenter  un  mouvement  donné,  il  faut  que 
1 altiste  le  prenne  sur  nature  et  dans  les  conditions  maté- 
rielles où  il  s’exécute  d’ordinaire.  Il  ne  saurait  se  conten- 
ter du  simulacre  toujours  imparfait  et  faux  que  lui  donne 
le  modèle  d’atelier. 

Reprenons  les  exemples  cités  tout  à l’heure. 

Il  ai  rivera  qu  un  sculpteur  voulant  représenter  un 
faucheur  placera  son  modèle  les  jambes  écartées,  la  faux 
en  main  reportée  très  en  arrière,  dans  un  geste  vigoureux 
de  torsion  de  tout  le  haut  du  corps.  La  tête,  par  contraste, 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


96 

sera  tournée  la  face  dirigée  du  côté  opposé.  La  pose 
sera  peut-être  très  mouvementée,  très  académique,  mais 
elle  ne  sera  point  naturelle.  Regardons  dans  les  champs. 

Le  dur  faucheur,  avec  sa  large  lame,  avance 
Pensif  et  pas  à pas  vers  le  restant  du  blé. 

Là  rien  d’exagéré,  rien  de  théâtral.  C’est  tout  le  long 
du  jour,  que,  le  torse  penché  en  avant,  le  tâcheron 
manie  le  lourd  oulil  dans  un  mouvement  de  va-et-vient 
continuel.  Lorsqu’au  début  du  mouvement  la  faux  se 
trouve  lancée  à droite  loin  du  corps,  la  torsion  du  torse 
est  à peine  indiquée  et  ce  n’est  qu’ensuite,  lorsque  l'in- 
strument ramené  vers  la  gauche  coupe  les  épis,  que  le 
mouvement  de  torsion  s’accentue  de  plus  en  plus,  s’ajou- 
tant à l’effort  des  bras  pour  exécuter  le  travail.  Quant  à 
son  regard,  il  ne  quitte  pas  le  blé,  parcourant  l’andain 
transversalement  de  droite  à gauche. 

Un  botteleur  en  plâtre,  à l’une  de  nos  dernières  exposi- 
tions, en  même  temps  qu’il  exécutait  sa  besogne,  levait 
la  tête  en  l’air  afin,  sans  doute,  de  permettre  au  specta- 
teur de  contempler  son  visage.  L’artiste  apparemment 
voulait  que  rien  de  son  travail  ne  fût  perdu.  Sans  décrire 
les  mouvements  naturels  du  botteleur,  est-il  besoin  d’ajou- 
ter qu’il  doit  porter  plus  d’attention  à sa  besogne? 

Voyez,  dans  l’atelier,  le  modèle  aux  mains  duquel  vous 
mettez  le  marteau  du  forgeron.  Il  le  brandil  d’une  façon 
exagérée,  avec  des  hanchements,  des  torsions  du  corps 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


97 


qui  font  saillir  les  muscles  ; il  s’imagine  que  pour  frap- 
per fort  il  doit  prendre  un  air  furieux.  Contemplez  ensuite 
le  forgeron  chez  lui,  à la  forge,  et  vous  constaterez  com- 
bien le  mouvement,  sans  perdre  de  sa  puissance,  est  pon- 
déré, calme  et  précis. 

Si,  poussant  pins  loin  l’analyse,  nous  recherchons  quels 
sont  les  muscles  qui  entrent  en  jeu.  ^<>us  verrons  qu'ils 
diffèrent  suivant  que  le  membre  s’abaisse,  s’élève  ou  sim- 
plement se  maintient  immobile  à son  point  culminant. 
Dans  ces  différents  cas,  le  modelé  du  membre  et  aussi  du 
thorax  différera  sensiblement.  Si,  par  exemple,  le  modelé 
était  celui  qui  accompagne  la  position  du  membre  main- 
tenu en  l’air,  nous  n’aurions  plus  l’image  du  travail  qui 
s’accomplit,  mais  simplement  la  figure  d’un  homme  qui 
lève  le  bras.  Pour  que  l’action  soit  clairement  exprimée, 
il  faut  que  l’artiste  nous  représente  le  moment  précis  où 
le  marteau  levé  est  vigoureusement  entraîné  en  bas  par 
l'effort  musculaire  sur  le  fer  qu’il  s’agit  de  battre. 

ht  dans  ce  cas,  les  muscles  en  action  sont  nettement 
définis.  Ils  impriment  à la  racine  du  membre  et  au  thorax 
où  ils  s’attachent  une  forme  spéciale  et  nettement  carac- 
téristique. Ala  seule  inspection  du  nu,  il  faut  que  l’homme 
expérimenté  puisse  dire  d’une  figure  représentée  le  bras 
en  l’air  : voilà  un  membre  tenu  immobile  ou  voilà  un 
membre  qui  s’abaisse.  Supposons,  par  exemple,  deux 
statues  qui  lèvent  le  bras  droit  en  l’air,  l’une  représen- 
tant un  guerrier  qui  dresse  le  glaive  en  signe  de  défi  ou  de 

La  Figure  humaine.  -j 


98 


INTRODUCTION  A I? ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


bravoure  et  l’autre  un  forgeron  qui  frappe  le  fer.  Les  deux 
mouvements  sont  violents,  ils  sont  comparables.  L’action 
musculaire  est  entièrement  différente  et  l’on  pourrait  dire 
opposée.  Dans  le  premier  cas,  ce  sont  les  muscles  éléva- 
teurs qui  sont  en  jeu  , dans  le  second  cas,  les  muscles  abais- 
seurs.  Il  est  bien  clair  que  le  modelé  ne  saurait  être  le 
même  et  qu’il  doi^complèlement  différer  dans  deux  cir- 
constances aussi  dissemblables.  Nous  verrons  plus  loin 
dans  quelle  mesure  le  modelé  d’une  région  est  à même 
de  nous  renseigner  sur  le  sens  et  la  direction  d’un  mou- 
vement. 

Il  est  bien  évident  que  le  spectateur  ordinaire  ne 
sera  pas  ù même  de  se  rendre  compte  de  ces  recherches 
fines  que  nous  venons  d’indiquer.  Est-ce  une  raison 
pour  les  négliger?  Certainement  non.  Du  moment  que 
l’œuvre  gagnera  en  vérité,  il  est  impossible  qu’elle  11e 
gagne  pas  en  expression. 

Dans  son  beau  drame  antique  sur  Phidias,  Beulé,  à 
propos  de  l’introduction  des  lignes  courbes  dans  l’archi- 
tecture du  Parthénon,  nous  montre  l’architecte  Ici  inus 
encore  hésitant,  encouragé  par  Phidias.  « Mais  comme 
tous  ceux  qui  essayent  une  chose  nouvelle,  dit  Ictinus, 
je  crains  l’effet  qu’elle  produira... 

Phidias...  La  ligne  droite  n’existe  pas  dans  la  nature... 
c’est  une  fiction  que  les  géomètres  tracent  sur  l’ardoise  et 
que  les  architectes  ont  appliqué  à leurs  édifices.  Un  artiste 
tel  que  Ictinus  saura  dérober  à la  nature  le  secret  de  ses 
courbes  et  en  tirer  des  beautés  exquises. 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


99 


Ictinus.  La  foule  comprendra-t-elle  ces  beautés? 

Phidias.  Elle  ne  les  comprendra  pas,  elle  les  sentira. 
La  plupart  des  spectateurs  ne  s’en  apercevront  même  pas, 
parce  que  les  courbes  seront  légères,  peu  accusées,  et 
donneront  à l’ensemble  du  Parthénon  quelque  chose 
d’harmonieux  qui  pénétrera  leur  âme  à leur  insu.  » 

Le  grand  nombre,  en  effet,  n’analyse  pas  les  œuvres 
d’art,  il  est  touché,  ou  ému,  et  se  contente  d’admirer. 
Il  n’est  pas  nécessaire  qu’il  en  perçoive  nettement  les 
motifs.  Ceci  n’est  réservé  qu’au  petit  nombre  des  instruits 
et  des  délicats. 

Je  ne  m’étendrai  pas  ici  sur  la  part  importante  qui 
revient  à la  physiologie  dans  cette  science  du  « nu  » si 
nécessaire  à l’artiste.  Elle  seule  peut  le  renseigner  sur  le 
mécanisme  des  différentes  attitudes  : station  droite,  pen- 
chée, assise,  à genoux  etc...,  et  de  tous  les  mouvements  : 
mouvements  de  locomotion,  marche,  course,  sauts,  mou- 
vements de  force  et  d’adresse,  mouvements  profession- 
nels, mouvements  expressifs,  etc... 

Je  me  contenterai,  à titre  d’indication,  de  donner 
quelques  aperçus  à un  point  de  vue  général  sur  la  forme 
du  corps  en  mouvement. 

Si  l’on  songe  que  le  système  musculaire  compose  à lui 
seul  la  grande  masse  du  corps,  qu’il  est  en  grande  partie 
situé  immédiatement  sous  la  peau,  on  comprendra  toute 
l’importance  qu’acquiert,  au  point  de  vue  de  la  morpho- 
logie du  mouvement,  l’état  physiologique  des  muscles. 


100  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Cet  état  se  traduira  nécessairement  par  une  modification 
de  la  forme  extérieure  correspondante,  et  tout  mouve- 
vemenl  musculaire  correspondra  extérieurement  à des 
formes  spéciales  qui  varieront  avec  sa  nature  et  son  éten- 
due. Ce  sont  ces  formes  qui  intéressent  particulièrement 
les  artistes. 

Je  demande  au  lecteur  la  permission  d’entrer  dans 
quelques  détails  techniques  qui  le  mettront  à même  de 
comprendre  tout  l’intérêt  artistique  qui  s’attache  à ces 
questions  de  physiologie  musculaire. 

Au  point  de  vue  morphologique  il  faut  distinguer  trois 
états  physiologiques  du  muscle  : le  relâchement,  la  con- 
traction et  la  distension. 

1°  Le  relâchement  d’un  muscle  existe  lorsqu’il  est 
inactif  et  qu’en  même  temps  ses  points  d’attache  sont 
rapprochés.  Or,  sur  le  vivant,  le  relâchement  musculaire 
se  traduit  extérieurement  par  un  relief  uniforme  plus  ou 
moins  arrondi,  quelquefois  marqué  de  sillons  perpendicu- 
laires à la  direction  des  fibres  charnues.  Ces  sillons  sont 
dus  soit  au  froncement  des  fibres  charnues  repliées  sur 
elles-mêmes,  soit  à la  compression  de  certaines  brides 
aponévroliques.  Enfin  les  tendons  sont  peu  saillants  et 
se  fondent  avec  les  parties  voisines. 

2°  La  distension  existe  lorsque  le  muscle,  tout  en  res- 
tant dans  l'inaction,  est  tiré  par  ses  extrémités,  en  raison 
de  l’éloignement  de  ses  points  d’attache,  occasionné  par 
une  cause  quelconque,  soit  purement  mécanique,  soit  phy- 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE  101 

siologique,  comme  la  contraction  des  muscles  antago- 
nistes. 

La  distension,  qui  est  donc  toujours  accompagnée  de 
rallongement  du  muscle,  est  la  cause  d’une  forme  exté- 
rieure tout  à fait  différente  de  celle  du  relâchement.  Le 
relief  est  moindre.  Il  se  produit  un  aplatissement  plus  ou 
moins  considérable  suivant  le  degré  de  la  distension.  On 
observe,  en  outre,  quelques  sillons  parallèles  cette  fois 
à la  direction  des  fibres  charnues  et  correspondant  aux 
cloisons  de  séparation  des  faisceaux  secondaires. 

3°  Knfin  la  contraction  est  l’état  actif  du  muscle  ; mais 
le  point  sur  lequel  je  veux  insister,  c’est  qu’elle  peut  sur- 
venir sur  un  muscle  relâché  ou  sur  un  muscle  distendu, 
avec  celte  différence  toutefois  que  le  relâchement  cesse 
par  le  fait  même  de  la  contraction,  tandis  que  la  disten- 
sion peut  persister  à ses  degrés  divers  malgré  l’état  de  con- 
traction du  muscle.  C’est  là  d’ailleurs  un  fait  bien  connu 
des  physiologistes,  et  la  contraction  musculaire  est  fort 
mal  définie  lorsqu’on  dit  qu’elle  consiste  dans  le  raccourcis- 
sement et  le  gonflement  du  muscle,  car  elle  peut  aussi 
bien  exister  avec  son  allongement  et  son  amincissement. 

Sur  l’homme  vivant  il  faut  donc  distinguer  la  contrac- 
tion qui  s’accompagne  de  raccourcissement  et  celle  qui 
s’accompagne  d’allongement,  car  les  formes  extérieures 
ne  sont  naturellement  pas  les  mêmes  dans  les  deux 
cas. 

Un  muscle  contracté  et  raccourci  est  remarquable  par 


102 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


la  saillie  de  ses  fibres  charnues  el  par  le  relief  distinct  des 
faisceaux  secondaires  cjui  le  composent.  La  forme  d’un 
muscle  contracte  e t distendu  participe  à la  fois  aux  formes 
spéciales  à la  contraction  et  à la  distension,  c’est-à-dire 
qu’il  se  distingue  par  l’accentuation  des  divers  faisceaux 
dont  il  se  compose,  par  un  relief  des  fibres  charnues 
variable  avec  le  degré  de  la  distension,  mais  toujours 
moindre  que  le  relief  dû  au  simple  relâchement  muscu- 
laire. 

La  conclusion  de  ceci,  aussi  intéressante  pour  le  phy- 
siologiste qui  veut  étudier  sur  le  nu  le  jeu  de  la  machine 
humaine,  que  pour  l’artiste  qui  veut  représenter  le  corps 
humain  en  mouvement,  c’est  que  la  saillie  que  fait  un 
muscle  ne  saurait  à elle  seule  constituer  un  indice  certain 
de  l’état  d’activité  ou  contraction,  pas  plus  que  son  apla- 
tissement ne  coïncide  toujours  avec  l’état  de  repos  ou 
relâchement. 

On  verra  presque  toujours  sur  un  muscle  distendu  la 
contraction  diminuer  le  relief  au  lieu  de  l’exagérer.  Pour 
juger  sûrement  de  l’état  d’activité  ou  de  repos  musculaire, 
il  faut  faire  intervenir  un  autre  élément  d’appréciation  qui 
consiste  dans  le  modelé  spécial  de  la  région. 

Pour  chaque  muscle,  il  y aurait  donc  lieu  d’étudier  ces 
trois  formes  nettement  tranchées,  que  nous  venons  d’indi- 
quer, reliées  entre  elles  par  tous  les  degrés  intermé- 
diaires. 

Les  caractères  morphologiques  que  nous  venons  d’as- 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE  103 

signer  à chacun  de  ces  trois  états  des  muscles  sont  d’ordre 
général.  Ils  revêtent,  pour  chaque  muscle  superficiel,  des 
caractères  particuliers  avec  lesquels  l’artiste  doit  se  fami- 
liariser, guidé  par  les  notions  générales  que  nous  venons 
de  lui  soumettre. 

Voyons  maintenant  comment  se  combinent  ces  diffé- 
rentes formes  musculaires  dans  les  mouvements  partiels 
des  membres  ou  du  corps  humain  tout  entier. 

D'après  ce  qui  précède,  on  pourrait  croire  que,  dans 
un  mouvement  quelconque,  les  muscles  contractés  sont 
toujours  ceux  qui  se  trouvent  du  côté  où  se  produit  le 
mouvement,  par  exemple  les  fléchisseurs,  si  la  flexion  se 
produit,  les  extenseurs  si  c’est  l’extension,  et  ainsi  du 
reste,  pendant  que  les  muscles  distendus  sont  du  côté 
opposé.  La  chose  serait  vraie  si  la  pesanteur  était  suppri- 
mée, si  le  corps  se  mouvait  dans  un  milieu  aussi  dense 
que  lui.  Elle  est  presque  exacte  pour  un  homme  plongé 
dans  l’eau,  pour  un  nageur  par  exemple.  Mais  dans  les 
conditions  ordinaires  de  la  vie,  il  n’en  va  plus  de  même. 
Et  les  choses  ne  sont  pas  aussi  simples. 

Il  ne  faut  pas  oublier,  en  effet,  que  tous  les  mouve- 
ments du  corps  résultent  du  conflit  ou  du  concours  de 
deux  forces  agissant  simultanément,  le  muscle  d’un  côté, 
et  de  l’autre  la  pesanteur.  Ces  deux  forces  agissent  sur 
les  os  qui  font  office  de  leviers.  Parfois  l’action  muscu- 
laire doit  vaincre  la  pesanteur,  comme  lorsqu'un  membre 
se  soulève  ; d’autre  fois,  elle  laisse  la  pesanteur  l’emporter 


104  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


et  commande  ce  mouvement  comme  lorsque  ce  membre 
s’abaisse  lentement.  Le  muscle  alors  résiste  et  fait  office 
de  frein  régulateur.  Enfin,  dans  d’autres  cas,  l’action 
musculaire  s’ajoute  à la  pesanteur,  ce  qui  a lieu,  par 
exemple,  lorsque  le  membre  est  abaissé  avec  une  vitesse 
plus  grande  que  celle  que  la  pesanteur  seule  lui  aurait 
imprimée. 

On  comprend  que  pour  un  même  mouvement  l’action 
musculaire  se  modifie  suivant  les  cas  et  change  de  place. 
Ainsi,  dans  les  exemples  cités  plus  haut,  lorsque  le 
membre  s’élève  l’emportant  sur  la  pesanteur,  l'action  est 
concentrée  dans  les  muscles  élévateurs;  si  au  contraire  le 
membre  s’abaisse  lentement  en  cédant  partiellement  à la 
pesanteur,  ce  ne  seront  point  les  muscles  abaisseurs  qui 
agiront,  comme  la  direction  du  mouvement  le  pourrait 
faire  croire  à un  observateur  superficiel,  mais  bien, 
comme  dans  le  premier  cas,  les  muscles  élévateurs, 
quoiqu’il  y ait  abaissement  du  membre.  Enfin,  s’il  y a 
abaissement  très  rapide,  les  muscles  abaisseurs  entrent 
en  jeu  pour  en  accélérer  le  mouvement  en  s’ajoutant  à la 
pesanteur. 

Il  résulte  de  tout  ceci  des  variations  morphologiques 
assez  considérables  et  qui  dans  certains  cas  seront  assez 
accentuées,  pour  indiquer  le  sens  du  mouvement  sur 
l’image  immobile  du  membre  qui  se  meut. 

J’ai  fait,  avec  mon  ami  A.  Londe,  un  très  grand 
nombre  de  chronophotographies  s’appliquant  aux  dilïe- 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


105 


rents  mouvements  des  membres  et  du  corps  humain  tout 
entier,  dans  des  conditions  variables  de  vitesse  et  de  posi- 
tion. Elles  confirment  la  théorie  qui  précède  et  consti- 
tuent des  documents  des  plus  curieux  et  des  plus  instruc- 
tifs pour  les  artistes1. 

Je  me  contenterai  pour  l’instant  de  tirer  de  nos  études 
les  conclusions  suivantes  qui  sont  comme  des  lois  géné- 
rales dont  l’artiste  trouve  à chaque  instant  à faire  l’appli- 
cation dans  ses  œuvres. 

A.  — Dans  les  mouvements  lents , il  faut  distinguer 
deux  catégories  : 

1°  Ceux  qui  s' exécutent  dans  un  plan  vertical  ou  plus 
ou  moins  oblique  ; 

2°  Ceux  qui  ont  lieu  dans  un  plan  horizontal. 

Les  premiers  sont  influencés  par  la  pesanteur  ; dans  les 
seconds , elle  n entre  pas  en  ligne  de  compte 

Dans  les  premiers, quel  que  soit  le  sens  du  mouvement , 
l'action  musculaire  est  dirigée  toujours  du  même  côté,  du 
côté  de  l'effort  à faire  pour  vaincre  entièrement  la  pesan- 
teur ou  pour  lui  résister  partiellement. 

Exemples  : dans  la  flexion  ou  l’extension  de  l’avant- 
bras  sur  le  bras,  celui-ci  restant  vertical,  l’effort  muscu- 

1 Très  prochainement  nous  publierons  ces  documents  photogra- 
phiques, car  ils  nous  semblent  destinés  à apporter  les  meilleurs  ren- 
seignements à tous  ceux  qui  sont  appelés  à rendre  sur  la  toile  ou 
dans  le  marbre  les  mouvements  si  complexes  et  si  variés  du  corps 

humain. 


106  INTRODUCTION  A l’ÉTL’DE  DE  I.A  FIGURE  HUMAINE 


laire  est  toujours  au  biceps  ; dans  la  flexion  du  corps  en 
avant  ou  dans  son  redressement,  l’action  musculaire  est 
toujours  aux  extenseurs  spinaux  et  fessiers  ; dans  l’éléva- 
tion du  bras  en  dehors  ou  dans  son  abaissement,  l’action 
musculaire  est  toujours  aux  muscles  élévateurs,  deltoïde, 
grand  dentelé  ; dans  la  flexion  de  la  jambe  sur  la  cuisse 
— celle-ci  demeurant  dans  le  voisinage  de  la  verticale  — 
ou  dans  son  extension,  Faction  musculaire  est  toujours  aux 
fléchisseurs  (muscles  postérieurs  de  la  cuisse).  Les  choses 
changent  si  la  cuisse  fléchie  sur  le  bassin  est  maintenue 
horizontale.  L’extension  de  la  jambe  est  alors  produite 
par  l’extenseur  triceps  fémoral,  qui  entre  encore  en  con- 
traction dans  le  mouvement  de  la  jambe  en  sens 
inverse,  etc. 

Dans  tous  ces  cas,  la  forme  du  membre  en  action  ne 
changera  guère,  quel  que  soit  le  sens  du  mouvement. 

Dans  la  deuxième  série  des  mouvements  lents , ceux  qui 
ont  lieu  dans  le  plan  horizontal , les  choses  changent 
complètement  et  l'action  musculaire  se  produit  du  côté 
même  où  s' effectue  le  mouvement . Exemple  : sile  membre 
supérieur  étendu  horizontalement  en  dehors  est  mû  alter- 
nativement en  avant  et  en  arrière,  ce  sont  des  muscles 
différents  qui  entrent  en  action  dans  les  deux  mouvements  : 
muscles  situés  en  avant  de  l’épaule  (tiers  antérieur  du 
deltoïde,  partie  supérieure  du  grand  pectoral)  pour  le 
mouvement  en  avant,  muscles  situés  en  arrière  (tiers 
postérieur  du  deltoïde)  pour  le  mouvement  inverse. 


LA  PHYSIOLOGIE  ARTISTIQUE 


107 


Les  mouvements  de  rotation  des  membres  sur  leurs  axes 
obéissent  aux  mêmes  lois.  La  rotation  en  dehors  s’obtient 
par  l’action  d’autres  muscles  que  la  rotation  en  dedans. 

Dans  les  mouvements  lents,  j’ajouterai  que  les  anta- 
gonistes du  mouvement  sont  d’ordinaire  légèrement 
contractés. 

B.  — Dans  les  mouvements  très  rapides , il  n'y  a pas 
de  catégorie  à établir;  toujours , les  choses  se  passent 
comme  dans  les  mouvements  qui  ne  sont  pas  influ- 
encés par  la  pesanteur.  L'action  musculaire  se  montre 
du  côté  du  sens  du  mouvement  ; par  exemple,  dans  les 
fléchisseurs  lors  de  la  flexion,  dans  les  extenseurs,  lors 
de  l’extension,  et  les  muscles  antagonistes  sont  manifeste- 
ment relâchés. 

Dans  ces  cas,  la  figuration  artistique  du  membre  en 
action  devra  être  telle  qu'à  la  seule  inspection  on  puisse 
déduire  le  sens  dans  lequel  le  membre  se  meut. 


CHAPITRE  IV 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


Ingres,  dit-on,  prétendait  que  l’artiste  devait  s’habituer 
à saisir  assez  vite  la  silhouette  du  modèle  en  mouvement 
pour  qu’il  lui  fût  possible,  à la  rigueur,  de  dessiner  de 
mémoire  et  sans  faute  un  homme  tombant  d’un  toit. 
Evidemment,  le  conseil  était  bon,  mais  il  est  difficilement 
applicable.  En  présence  d’un  mouvement  lent,  l’œil  en 
saisit  facilement  les  différentes  phases,  mais  aussitôt  que 
le  mouvement  atteint  une  certaine  vitesse,  l’organe  de  la 
vision  devient  impuissant  et  la  forme  qui  se  meut  échappe 
plus  ou  moins  à notre  investigation.  C’est  alors  que  la 
photographie,  qui  fixe  en  une  image  durable  le  plus  fugi- 
tif des  mouvements,  vienten  aide  à l’impuissance  de  nos 
organes  et  rend  au  physiologiste  les  services  les  plus 
importants.  Nous  avons  vu,  dans  le  chapitre  précédent, 
comment  elle  pouvait  nous  renseigner  sur  la  morphologie 
exacte  des  diverses  parties  du  corps  en  mouvement. 

Mais  la  photographie  instantanée,  dont  le  haut  intérêt 


LA  PHOTOGKAPHIK  INSTANTANÉE 


109 


scientifique  est  indiscutable,  a-t-elle,  au  point  de  vue 
artistique,  la  même  importance?  Je  sais  qu’elle  effraye 
quelques  artistes.  Et  l'on  peut  se  demander,  en  effet,  si 
elle  n’est  pas  faite  pour  induire  l’artiste  en  erreur  en  lui 
faisant  accepter,  sous  le  couvert  de  la  vérité,  les  formes 
les  plus  étranges  et  les  plus  inattendues. 

Il  est  bien  certain  que  si  toutes  les  images  fournies 
par  l’appareil  des  phases  successives  d’un  même  mouve- 
ment ont  une  valeur  scientifique  égale,  on  n’en  saurait 
dire  autant  de  leur  valeur  esthétique.  Il  faut  évidemment 
faire  un  choix.  Et  c’est  dans  ce  choix  même  que  l’artiste 
reconquiert  toute  son  indépendance.  La  photographie 
instantanée  ne  lui  apporte  qu’un  document.  A lui  de  l’ap- 
précier en  dernier  ressort,  mais  il  est  impossible  d’en 
contester  la  valeur. 

La  photographie,  en  outre,  est  appelée  à rendre  à 
l’artiste  l’inappréciable  service  de  lui  apprendre  à bien 
voir  la  nature.  Nous  avons  dit  combien  il  est  difficile  en 
face  d’un  phénomène  naturel  de  se  dépouiller  des  pré- 
jugés, des  idées  préconçues  qui  faussent  non  seulement 
notre  jugement  mais  jusqu’à  nos  impressions  sensorielles. 
La  photographie  instantanée  est  une  aide  qui  nous  per- 
met de  retrouver  dans  la  nature  des  images  jusque  là 
insoupçonnées. 

Lorsqu’ont  paru  les  premières  photographies  instan- 
tanées des  allures  du  cheval,  l’étonnement  fut  grand, 
tellement  elles  rompaient  avec  la  tradition  artistique.  En 


410 


INTRODUCTION  A c’ ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


effet,  la  formule  du  galop  inscrite  sur  les  bas-reliefs 
assyriens  et  qui  consiste  dans  l’écartement  symétrique 
des  quatre  membres  de  la  bête,  les  postérieurs  touchant 
le  sol  et  les  antérieurs  vivement  projetés  en  avant,  a tra- 
versé les  siècles  pour  arriver  jusqu’à  nos  jours  sans  subir 
de  notables  changements.  On  la  retrouve  dans  l’art  grec, 
mais  non  d’une  façon  exclusive.  M.  le  colonel  Duhousset 
a montré  que  certains  chevaux  de  la  frise  du  Parthénon 
ont  au  galop  une  allure  si  vraie  qu’elle  semblerait  emprun- 
tée aux  séries  chronophotographiques. 

Mais  ces  tendances  naturalistes,  si  nettement  affirmées 
dans  l’art  grec,  n’ont  pas  eu  d’écho  dans  la  suite. 

Toute  la  Renaissance  a vécu  sur  l’antique  formule  du 
galop.  Dans  l’art  moderne,  Lebrun,  le  Bourguignon, 
Van  der  Meulen,  Wouwermans,  Salvator  Rosa,  Joseph 
Parrocel,  Casanova,  Louis  David,  Gérard,  Gros,  pour  ne 
citer  que  ceux  qui  ont  peint  des  batailles,  n’y  ont  rien 
changé.  Carie  Vernet,  sans  rien  modifier  à l’attitude 
d’ensemble,  détache  les  pieds  de  derrière  du  sol  au- 
dessus  duquel  l’animal  semble  planer.  Son  exemple  est 
suivi  par  Horace  Vernet,  Géricault,  Alfred  de  Dreux, 
Charlet,  Raffet  et  par  bien  d’autres  moins  illustres. 

Jusque  là,  nul  ne  s’était  élevé  contre  cette  convention 
appliquée  au  galop  du  cheval  et  étendue  ensuite  aux 
autres  animaux,  et  qui,  en  outre  de  la  monotonie  qu'elle 
engendrait,  puisqu’elle  était  unique,  avait  le  grave  défaut 
d’être  contraire  à la  nature.  Il  est  bien  vraisemblable 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


111 


d’admettre  que  les  artistes,  et  à leur  suite  le  public,  trom- 
pés et  tyrannisés  par  la  tradition,  s’imaginaient  de  bonne 
foi  voir  les  chevaux  courir  ainsi  dans  la  réalité. 

La  photographie  instantanée  a dessillé  les  yeux.  La 
révolution  ne  s’est  pas  opérée  sans  résistance,  mais 
elle  est  aujourd’hui  un  fait  accompli. 

Avec  le  peintre  Morot,  l’image  vraie  du  galop  est 
entrée  dans  l’art.  Nous  en  avons  ressenti  le  contre-coup. 
A l'antique  et  unique  formule,  se  sont  substituées, 
dans  notre  esprit,  des  formes  nouvelles  plus  adéquates  à 
la  réalité,  tant  et  si  bien  que  nous  ne  pouvons  plus 
aujourd’hui  nous  défendre  d’une  certaine  gêne  devant, 
par  exemple,  la  fameuse  course  d’Epsom  de  Géricault, 
naguère  encore  admirée  sans  réserve. 

Il  nous  paraît  donc  légitime  de  nous  demander  si  sem- 
blable retour  ne  s’opérera  pas  au  sujet  de  la  représenta- 
tion des  allures  de  l’homme. 

La  photographie  instantanée  nous  fournit  de  l’homme 
qui  marche  des  images  absolument  imprévues  qui  nous 
déconcertent  de  prime  abord,  mais  qu’il  nous  est  loisible 
de  retrouver  ensuite  si  nous  regardons  la  nature  avec 
quelque  peu  d’attention.  Il  ne  suit  pas  de  là,  ainsi  que  je 
l’ai  déjà  dit,  que  l’artiste  doive  copier  .servilement  toute 
image  retenue  par  la  plaque  sensible.  Mais  il  est  incon- 
testable que  le  document  photographique  aura  appris  à 
l’artiste  à mieux  voir  la  nature  et  par  suite  à la  mieux 


U 2 INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Nous  trouverons  dans  l’étude  des  figures  de  la  course 
de  l’homme,  que  nous  a laissées  l'art  des  différentes 
époques,  de  précieux  renseignements. 

Les  recherches  que  nous  avons  faites  dans  ce  sens  nous 
ont  conduit  à des  résultats  imprévus  et  que  nous  croyons 
utile  d’exposer  ici  avec  quelque  détail. 

On  y trouvera,  pensons-nous,  la  preuve  des  grands 
services  que  la  science  peut  rendre  à l’art,  en  même 
temps  qu’un  exemple  des  plus  topiques  de  la  souveraineté 
de  celui-ci,  toujours  libre  de  suivre  à son  gré  les  ensei- 
gnements de  la  science,  ou  de  s’en  écarter  selon  sa  fan- 
taisie et  son  inspiration. 

Exposons  d’abord  aussi  brièvement  que  possible  les 
résultats  que  nous  donne  la  chronopholographie  dans 
l’étude  des  mouvements  successifs  du  coureur. 

Parmi  les  images  photographiques  dont  le  nombre, 
pendant  le  temps  d'un  seul  pas  de  course,  peut  être  con- 
sidérable, il  en  est  trois  qui,  par  l’accentuation  des  traits 
qui  les  caractérisent,  prennent  une  importance  particu- 
lière. Toutes  les  autres  ne  sont  pour  ainsi  dire  que  des 
transitions. 

On  sait  que,  pendant  la  course,  le  corps  est  alternati- 
vement soutenu  par  chacun  des  membres  inférieurs,  dont 
les  appuis  se  succèdent  à des  intervalles  égaux,  et  que  ces 
phases  d’appui  unilatéral  sont  séparées  par  un  moment 
où  le  corps  est  complètement  suspendu  en  l’air,  comme 
dans  le  saut  et  contrairement  à ce  qui  a lieu  dans  la  marche. 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


113 


Sur  les  trois  images  principales,  dont  il  vient  d’être 
question  et  qui  se  rapportent  à trois  moments  différents 
de  course,  deux  correspondent  à la  phase  d’appui  — l’une 
au  début,  l’autre  à la  fin  — et  la  troisième  à la  phase 
de  suspension. 

A.  Au  début  de  la  phase  d'appui , le  pied,  projeté  en 
avant,  prend  contact  avec  le  sol,  dans  la  généralité  des 
cas,  par  le  talon,  puis  presque  immédiatement  par  toute  la 
plante.  Ce  n’est  qu’exceptionnellement  que  le  pied  aborde 
le  sol  par  la  pointe.  Le  fait  cependant  s’observe  dans  la 
course  très  rapide  et  à pas  précipités.  A ce  moment,  la 
jambe  est  oblique  en  haut  et  en  arrière,  le  genou  est 
modérément  fléchi  et  tout  le  poids  du  corps  se  trouve 
reporté  bien  en  arrière  delà  base  de  sustentation.  L’autre 
membre  inférieur  est  fortement  rejeté  en  arrière,  le  genou 
fléchi. 

B.  A la  fin  de  la  phase  d'appui , au  moment  où  le  corps 
va  être  projeté  dans  l’espace,  le  pied  du  membre  portant 
ne  touche  le  sol  que  par  les  orteils,  et  tout  le  membre 
est  voisin  de  l’extension.  Le  corps  tout  entier  est  penché 
en  avant,  et  l’autre  membre  inférieur,  fortement  fléchi 
dans  ses  différents  segments,  est  situé  en  avant. 

Entre  ces  deux  positions  extrêmes  reliées  entre  elles 
par  des  gradations  insensibles,  il  en  est  une  située  à égale 
distance  des  deux  et  dans  laquelle  le  membre  portant, 
en  flexion  légère,  est  situé  immédiatement  au-dessous  du 
corps,  pendant  que  le  membre  au  levé,  fortement  fléchi, 
en  croise  la  direction. 

La  Figure  humaine.  g 


114  INTRODUCTION  A l/ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


C.  Dans  la  troisième  image,  qui  correspond  au  milieu 
de  la  phase  de  suspension , les  deux  membres  inférieurs 
très  écartés  l'un  de  l’autre  sont  diversement  fléchis  et  les 
pieds  ne  touchent  point  le  sol. 

Telle  est  ce  qu’on  pourrait  appeler  la  formule  scienti- 
fique de  la  course.  Un  coureur,  sous  peine  de  chute,  ne 
peut  s’éloigner  des  positions  que  nous  venons  de  décrire. 
Il  les  prend  instinctivement.  Il  faut  néanmoins  distinguer 
entre  la  partie  supérieure  du  corps  et  les  jambes.  Le 
torse  et  les  membres  supérieurs  peuvent  affecter  les  atti- 
tudes les  plus  diverses  sans  entraver  l’acte  physiologique 
qu’est  la  course  ; mais  les  mouvements  des  membres 
inférieurs  ne  sauraient  sensiblement  différer  de  ce  que 
nous  a révélé  l’appareil  photographique. 

Si  nous  examinons  maintenant  la  plupart  des  types  de 
coureurs  créés  par  les  artistes,  il  est  curieux  de  constater 
qu’il  y a sur  ce  point  divergence  complète  entre  l’art  et 
la  nature.  D’une  manière  générale,  on  pourrait  dire  que 
les  récentes  découvertes  de  la  science  n’ont  point  con- 
firmé les  résultats  de  l’observation  artistique,  et  que  les 
coureurs  de  l’art  ne  ressemblent  point  à ceux  de  la  réa- 
lité. Physiologiquement  les  artistes  se  sont  trompés.  Je 
sais  bien  qu’on  me  répondra  qu’il  importe  peu,  s’ils  ont 
réussi  au  point  de  vue  de  l’art.  Je  n’y  contredis  point  et 
je  le  montrerai  dans  un  instant.  Mais  je  tiens,  dès  main- 
tenant, à signaler  qu’il  existe,  dans  l’art  antique,  de  bien 
intéressantes  figurations  de  la  course,  où  la  science  aussi 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


115 


bien  que  l’art  trouve  son  compte.  J’y  reviendrai  plus 

loin. 

Pour  le  moment  il  n’est  question  que  du  type  artis- 
tique de  la  course  adopté  par  la  généralité  des  artistes 
depuis  la  Renaissance.  Nous  pouvons  citer  comme 
exemples  les  figures  du  jardin  des  Tuileries.  Elles  sont  au 
nombre  de  quatre  : une  Atalante  de  Lepautre  et  un  Hip- 
pomène  de  G.  Coustou  dans  la  salle  de  verdure  du  côté 
du  quai,  et,  dans  celle  qui  avoisine  la  rue  de  Rivoli,  un 
Apollon  qui  fait  pendant  à une  Daphné  également  de 
Coustou  \ 

Toutes  ces  figures,  et  bien  d’autres  qui  offrent  les 
mêmes  caractères,  peuvent  être  ramenés  au  type  sui- 
vant : 

Un  des  pieds  touche  le  sol  — le  plus  souvent,  mais  non 
toujours  — par  la  pointe.  Il  se  trouve  ramené  au-dessous 
du  corps  plus  ou  moins  incliné  en  avant,  de  telle  sorte 
que  le  centre  de  gravité  passe  par  la  base  de  sustentation 


1 On  peut  y joindre  d’autres  exemples  pris  un  peu  au  hasard  parmi 
beaucoup  d’autres;  par  exemple:  la  célèbre  figure  de  la  fresque  de 
Raphaël  « Héliodore  chassé  du  temple  » ; un  dessin  de  Fra  Barto- 
lomeo,  au  Musée  de  Windsor,  qui  représente  une  femme  fuyant 
devant  un  cavalier;  deux  nymphes  du  tableau  du  Dominiquin,  « la 
Chasse  de  Diane,  » à la  Galerie  Borghèse,  à Rome  ; « Apollon  et 
Daphné  » de  1 Albane,  au  Musée  du  Louvre;  le  couple  amoureux  de 
la  « Fontaine  d’amour»,  de  Fragonard,  que  la  gravure  a popularisé, 
et,  parmi  les  contemporains  : « le  Vainqueur  aux  combats  de  coq  » 
et  « la  Nymphe  chasseresse  » de  Falguière,  « l'Hippomène  » d’In- 
jalbert,  et  « Au  but  » de  Boucher. 


116  INTRODUCTION  A L'ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 

ou  bien  franchement  en  avant  d’elle.  L’autre  membre 
inférieur  plus  ou  moins  fléchi  est  fortement  rejeté  en 
arrière . 

Il  est  facile  de  démontrer  que  cette  attitude  est  incom- 
patible avec  les  lois  physiologiques  de  la  course  et  qu’un 
véritable  coureur  ayant  à vaincre  et  la  pesanteur  et  la  résis- 
tance de  l’air  ne  saurait  courir  de  cette  façon  sans  s’expo- 
ser à une  chute  immédiate1. 

1 Nous  constatons,  en  effet,  d’après  les  séries  chronophotogra- 
phiques,  que  les  trois  caractères  que  nous  venons  de  relever  sur 
le  type  artistique  de  la  course  — : 1°  membre  porté  en  avant 
touchant  le  sol  ; 2°  centre  de  gravité  de  la  figure  passant  par  cette 
base  de  sustentation  ou  reporté  en  avant  d’elle;  3°  l'autre  membre 
inférieur  fléchi  et  fortement  rejeté  en  arrière  — ne  sauraient  coexister 
à un  même  moment  de  la  course.  Lorsque  le  membre  inférieur 
porté  en  avant  prend  contact  avec  le  sol,  ce  n’est  qu'exceptionnel- 
Iement  qu’il  le  fait  par  les  orteils  ; le  plus  souvent  c’est  par  le  talon, 
puis  presque  aussitôt  par  toute  la  plante.  Il  est  un  moment  où  con- 
stamment le  corps  repose  sur  les  orteils,  c’est  à la  fin  de  la  phase 
d'appui  et  non  au  début,  et  alors  le  membre  au  levé  n’est  pas  situé 
en  arrière  mais  bien  en  avant. 

Au  début  de  la  phase  d’appui,  lorsque,  par  suite  du  mouvement 
de  translation,  le  torse  d’abord  en  arrière  du  pied  qui  pose  à terre, 
se  porte  en  avant,  de  telle  sorte  que  le  centre  de  gravité  passe  par 
la  base  de  sustentation  ou  en  avant  d'elle,  ainsi  que  l'ont  figuré  les 
artistes,  le  membre  inférieur  qui  était  demeuré  bien  en  arrière  s’est 
déplacé,  il  est  descendu  en  se  fléchissant  dans  ses  divers  segments 
et  il  s’est  rapproché  du  membre  qui  porte  à terre  et  dont  il  croise  la 
direction  ou  peu  s’en  faut.  Bientôt  il  va  se  porter  en  avant  pour 
empêcher  la  chute  en  prenant  à son  tour  contact  avec  le  sol.  Çe 
mouvement  de  translation  ou  pluLôt  d’oscillation  d’arrière  en  avant 
du  membre  au  levé  s’accomplit  avec  une  grande  rapidité.  Mais  l’on 
comprend  que  si  ce  membre,  au  moment  précis  où  la  ligne  de  gra- 
vité de  la  figure  est  située  au  niveau  de  la  base  de  sustentation,  ou 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


117 


Mais,  si  d’un  côté  nous  pouvons  affirmer  que,  physio- 
logiquement, les  figures  des  artistes  courent  mal,  nous 
nous  empressons  d’ajouter  que  ces  mêmes  figures  sont, 
de  l’avis  de  tous,  de  fort  belles  créations  artistiques,  parce 
que  l’on  s’accorde  à trouver  qu’elles  rendent  à merveille 
ce  qu’elles  veulent  exprimer,  en  donnant  au  spectateur, 
et  au  plus  haut  degré,  l'impression,  la  sensation  de  la 
course  avec  sa  vitesse.  Bien  plus,  nous  ajouterons  que 
plus  ces  figures  sont  fausses  au  point  de  vue  scientifique, 
c’est-à  dire  plus  la  ligne  de  gravité  passe  en  avant  du 
pied  qui  porte  à terre,  plus  elles  paraissent  rendre  avec 
intensité  l’action  qu’elles  entendent  représenter.  J’accor- 
derai même  volontiers,  si  l’on  veut,  qu’à  ce  point  de 
vue,  aucune  des  images  des  séries  chronophotographiques 
ne  saurait  rivaliser  avec  elles. 

Nous  arrivons  donc  à cette  conclusion  contraire  aux 
principes  que  nous  défendons  que  les  figures  qui 
paraissent  le  mieux  exprimer  l’idée  de  la  course  sont 
justement  celles  qui  s’en  éloignent  le  plus  au  point  de 
vue  de  la  vérité  vraie,  au  point  de  vue  de  la  vérité  scienti- 
fique. Mais  hâtons-nous  d’ajouter  que  cette  contradiction 
est  plus  apparente  que  réelle. 

en  avant,  est  encore  très  loin  en  arrière,  comme  le  représentent  les 
artistes,  et  non  au  niveau  ou  très  proche  du  membre  portant, 
comme  le  montrent  les  photographies,  il  se  trouve  avoir,  dans 
l’exécution  du  mouvement  qui  doit  le  porter  en  avant,  un  retard  tel 
qu'il  n’arrivera  jamais  assez  à temps  pour  toucher  le  sol  au  moment 
voulu. 


118  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Si  nous  cherchons  à analyser  l'impression  qui  se  dégage, 
par  exemple,  des  statues  des  Tuileries,  qui  paraissent 
réaliser  avec  tant  de  bonheur  le  type  artistique  de  la 
course,  nous  constatons  que  ces  figures  nous  séduisent 
par  l’aisance,  en  même  temps  que  par  la  rapidité  de  leur 
mouvement.  Pas  trace  d’effort  pénible.  Elles  courent  si 
bien  qu’elles  semblent  ne  pas  poser.  Elles  paraissent 
vraiment  affranchies  des  lois  de  la  pesanteur,  tant  elles 
sont  légères. 

Elles  sont,  à proprement  parler,  la  traduction  plastique 
d’une  image  littéraire,  devenue  banale.  Que  de  fois  ne  com- 
pare-l-on  pas  l’homme  qui  court  à l’oiseau  qui  fend  l’air 
de  ses  ailes,  si  bien  que  le  mot  voler  lui-même  est  souvent 
pris  dans  le  sens  de  courir  avec  une  grande  vitesse. 

Va,  cours,  vole  et  nous  venge, 
dit  don  Diègue  à Rodrigue. 

Les  artistes,  quand  ils  ont  voulu  peindre  un  coureur, 
ont  donc  fait  comme  les  littérateurs,  et,  dans  la  course, 
c’est  surtout  la  légèreté  et  la  rapidité  qu’ils  ont  voulu 
représenter.  Aussi  ont-ils  tout  naturellement  figuré  le 
coureur  touchant  à peine  terre  par  la  pointe  du  pied, 
le  corps  fortement  penché  en  avant  et  comme  soutenu  par 
des  ailes  invisibles. 

Et  alors  il  n’était  plus  besoin  de  s’occuper  des  lois  de 
la  pesanteur  qui  obligent  le  coureur  à des  allitudespénibles, 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


119 


parfois  disgracieuses,  ainsi  que  la  photographie  nous  les 
a révélées. 

L’artiste  a pu,  sans  sortir  de  la  vérité  artistique,  repré- 
senter des  coureurs  comme  il  représentait  d’autre  part  des 
personnages  qui  volent.  Et,  de  même  que  le  vol  a été 
figuré  par  lui  naturel  et  facile  tout  en  restant  antiphysio- 
logique, de  même  il  a créé  des  figures  de  coureurs  anti- 
scientifiques, mais  qui  n’en  représentent  pas  moins  fidè- 
lement l’idée  que  nous  nous  faisons  de  la  course. 

Ce  rapprochement  entre  le  vol  et  la  course  s’est  si  bien 
établi  dans  l’esprit  des  artistes  qu’à  une  certaine  époque 
nous  les  voyons  confondre  dans  une  même  formule 
et  user  des  mêmes  figures  pour  représenter  indiffé- 
remment l’un  ou  l’autre  de  ces  deux  mouvements. 

Le  Pérugin,  par  exemple,  donne  aux  anges  de  ses  ta- 
bleaux une  attitude  qui  est  exactement  celle  de  la  course  ; 
la  ressemblance  est  d’autant  plus  complète  que  le  pied  de 
l’ange  repose  sur  un  tout  petit  nuage  à contours  nette- 
ment limités,  comme  s’il  avait  besoin  d'un  soutien.  Celte 
même  altitude  se  retrouve  dans  le  petit  amour  courant 
et  tirant  de  l’arc  du  médaillon  de  Vénus  au  plafond  du 
Tribunal  « del  Cambio  »,  à Pérouse1. 

* Le  Pérugin  donne  encore  la  même  attitude  à plusieurs 
petites  figures  qui  courent  dans  le  lointain  de  la  fresque  de  la 
chapelle  Sixtine  : « Jésus  donnant  à saint  Pierre  les  clefs  du 
royaume  du  ciel  »,  ainsi  que  dans  la  peinture  d’Apollon  et  dans 
« les  grotesques  » du  tribunal  « del  Cambio  ». 

Dans  le  tableau  du  Louvre,  « le  Combat  de  l’Amour  et  de  la 


120 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Et  nous  pourrions  multiplier  ces  exemples.  Il  nous 
suffirait  de  puiser  dans  les  œuvres  de  peintres  comme 
Signorelli,  Botticelli,  Pinturicchio,  Manni,  Spagna, 
Fra  Bartolomeo,  Giovanni  Sanli,  le  père  de  Raphaël, 
Raphaël  lui-même,  etc...,  ou  de  sculpteurs  comme  Bene- 
detta  da  Majano,  Sansovino,  Mino  da  Fiesole,  etc...,  qui 
tous  ont  représenté  des  figures  volantes  dans  l'altitude 
de  la  course  *. 

La  célèbre  figure  de  l’ange  qui  chasse  Héliodore  du 
temple  dans  la  frescpie  de  Raphaël  i chambre  d’Héliodore 
au  Vatican)  est  plutôt,  bien  que  sans  ailes,  une  figure 
qui  vole  qu’une  figure  qui  court. 

Je  citerai  encore  un  exemple  et  non  des  moins  illustres. 
Il  s’agit  d’un  dessin  de  Michel-Ange  conservé  à la  biblio- 
thèque royale  de  Windsor  et  connu  sous  le  nom  « il 
Bersaglio  »,  ou  « les  Tireurs  d’arc  ».  Il  représente  un 
groupe  de  personnages  nus,  qui  se  précipitent  vers  un 
but  en  tirant  de  l’arc.  Nous  voyons,  dans  ce  dessin, 
comme  la  synthèse  de  la  figuration  de  la  course  et  du 
vol  dans  les  arts.  En  effet,  deux  des  figures  principales  du 
premier  plan  ont  à peu  de  chose  près  la  même  position. 

Chasteté  »,  on  observe  au  bas  du  tableau  plusieurs  petits  amours 
qui  courent  et  dont  l’attitude  est  identique  à celle  d’un  petit  Mer- 
cure volant  qui  se  trouve  dans  les  airs. 

' Sous  ce  rapport,  les  représentations  de  Mercure  sont  fort 
intéressantes  à étudier  ; elles  figurent  pour  la  plupart  Mercure 
au  milieu  des  airs,  dans  l’attitude  du  coureur. 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


121 


Fortement  penchées  en  avant,  elles  touchent  à peine 
terre  par  la  pointe  d'un  pied,  l’autre  jambe  très  relevée 
en  arrière,  tandis  que  d’autres  figures  emportées  dans  le 
même  mouvement  sont  entièrement  soulevées  du  sol. 

C’est  ainsi  que,  dans  un  même  groupe  et  dans  une 
même  action,  la  course  et  le  vol  sont  confondus.  Mais  il 
est  bien  certain  qu’ici  la  course,  dans  la  pensée  de  l’ar- 
tiste, n’est  qu’une  manière  de  vol  et  que  ces  deux  figures 
qui  touchent  terre  par  la  pointe  du  pied,  n’en  sont  pas 
moins  soulevées  et  entraînées  par  le  même  élan  que  les 
autres  personnages’. 

I II  existe  un  autre  croquis  de  Michel-Ange  du  même  sujet,  au 
Musée  Brera  à Milan.  Raphaël  n’a  point  traité  le  même  motif. 
Mais  il  existait,  dans  la  villa  dite  de  Raphaël  située  dans  le  parc 
de  la  grande  villa  Borghèse,  une  fresque  exécutée  par  les  élèves 
de  Raphaël,  d’après  le  dessin  de  Michel-Ange,  et  que  Passavant, 
à qui  j'emprunte  ces  détails,  décrit  ainsi  : les  Passions,  figures  allé- 
goriques qui,  pendant  le  sommeil  de  l’Amour,  tirent  contre  une 
cible  (Passavant,  Raphaël  d'Urhin  et  son  père , Giovanni  Santi,  édit, 
française,  1860,  p.  239). 

Comme  bien  on  pense,  en  passant  par  les  mains  de  peintres  de 
second  ordre,  l’œuvre  de  Michel-Ange  n'a  pas  gagné.  Il  suffit  pour 
s'en  convaincre  de  comparer  la  photographie  du  dessin  de  Windsor 
au  très  bon  dessin  qu’a  fait  M.  Richomme  de  la  fresque  de  la 
villa  Raphaël,  et  qui  se  trouve  à l’École  des  Beaux-Arts.  Les  modi- 
fications apportées  à la  disposition  des  personnages  sont  très 
légères.  Il  en  est  une  cependant  qui  nous  intéresse  plus  spéciale- 
ment. Des  deux  figures  du  premier  plan,  dont  l’attitude  a été  exacte- 
ment conservée,  la  seconde,  au  lieu  de  poser  sur  le  sol  par  la 
pointe  du  pied,  est  entièrement  soulevée  de  terre. 

II  est  curieux  de  comparer  ces  deux  figures  au  groupe  des 
« Coureurs  » d’un  sculpteur  moderne,  M.  Boucher. 


122 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Il  me  semble  que  nous  pouvons  trouver  dans  ce  qui 
précède  les  raisons  pour  lesquelles  les  figures  de  coureurs 
dont  nous  avons  parlé  échappent  à la  critique  qu’on 
pourrait  se  croire  en  droit  de  leur  adresser  au  nom  des 
récentes  données  scientifiques.  Elles  planent,  au-dessus 
de  nos  discussions,  dans  la  sereine  atmosphère  de  l’art 
où  les  échos  de  la  science  peuvent  bien  parvenir,  mais 
où  ses  lois  ne  sauraient  jamais  s’imposer. 

Estrce  à dire  que  l’art,  en  ce  qui  concerne  la  repré- 
sentation de  la  course,  soit  condamné  à refaire  perpé- 
tuellement cette  même  figure  légère  et  aérienne,  véri- 
table génie  sans  ailes,  idéalisation  du  coureur,  transfi- 
guration de  la  course,  fixée  sur  la  toile  par  Raphaël  ou 
taillée  dans  le  marbre  par  Coustou  ? 

L’artiste  ne  saurait-il  échapper  à la  domination  de  tels 
maîtres  et  se  soustraire  à la  tyrannie  de  leurs  œuvres  ? 
Ne  lui  serait-il  pas  permis  de  représenter  de  vrais  cou- 
reurs, en  chair  et  en  os,  luttant  avec  leurs  muscles  contre 
la  pesanteur,  et  contre  la  résistance  de  l’air?  Ne  pour- 
rait-il trouver  dans  la  vérité  vraie  de  la  nature,  dans  les 
documents  que  peut  lui  fournir  la  sciencé,  des  formes 
nouvelles  et  variées  pour  figurer  la  course?  C’est  le 
secret  de  l’avenir,  et  nous  livrons  le  problème  aux 
artistes. 

S’il  leur  fallait  un  encouragement  pour  suivre  cette 
voie  ils  le  trouveront  certainement  dans  certaines  figures 
de  l’art  grec  dont  nous  avons  omis  de  parler  à dessein 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


123 


jusqu’ici  parce  qu’elles  sont  demeurées  sans  imitateurs. 
Ces  œuvres  de  l’art  antique,  fort  nombreuses,  consistent 
surtout  en  peintures  sur  vase  et  en  bas-reliefs.  Néanmoins, 
nous  pouvons  citer  tout  un  groupe  de  statues  grecques 
dont  plusieurs  représentent  manifestement  la  course  ; 
mais,  à notre  connaissance  du  moins,  ce  sont  les  seules 
œuvres  de  ce  genre  de  grande  dimension  et  taillées  en 
ronde  bosse,  abstraction  faite  de  quelques  petits 
bronzes. 

Je  veux  parler  des  statues  de  Néréides,  qui,  du  monu- 
ment de  Xanthos  en  Lycie,  sont  passées  au  Musée  Bri- 
tannique. Biles  méritent  une  mention  spéciale  au  point 
de  vue  qui  nous  occupe.  Et  sur  les  reproductions  qu’en 
donnent  les  Monumenti  dal  Instiluto  di  corrispon- 
denza  archeologica,  de  Rome,  pl.  XI,  vol.  X,  nous 
en  distinguons  trois  tout  à fait  remarquables  dont  nous 
parlerons  plus  loin. 

Dans  toutes  ces  œuvres,  consacrées  à la  figuration  de 
la  course,  peintures  sur  vase,  bas-reliefs  ou  statues,  l’art 
antique  s’est  montré  observateur  aussi  habile  que  scru- 
puleux de  la  nature.  El  ce  n’est  pas  sans  une  certaine 
surprise  que  nous  y retrouvons  les  diverses  altitudes  que 
la  photographie  instantanée  nous  a révélées. 

Il  me  suffira  d’en  citer  quelques  exemples  puisés 
au  hasard  dans  le  grand  nombre  de  documents  que 
nous  fournit  I art  antique,  en  les  classant  en  trois  calé- 


124 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


gories  répondant  aux  trois  types  de  la  formule  scienti- 
fique de  la  course 1 : 

a)  Fin  de  la  phase  d’appui  ; b)  phase  de  suspension  ; 
c)  commencement  de  la  phase  d’appui. 

a)  Représentation  de  la  fin  de  la  phase  d'appui.  — 
Le  coureur  est  figuré  un  membre  inférieur  tendu  en 
arrière  et  touchant  terre  par  la  pointe,  pendant  que  l’autre 
membre,  porté  en  avant  et  plus  ou  moins  fléchi  au  genou, 
s’élève  au-dessus  du  sol.  Ce  type  de  coureur,  complète- 
ment ignoré  de  l’art  moderne,  est  au  contraire  très  fré- 
quent dans  l’art  grec.  M.  Maurice  Emmanuel  croit  en 
saisir  la  formation  sur  le  bas-relief  d’Assos  (Louvre) , 
dans  les  figures  des  Néréides  que  met  en  fuite  la  lutte 
d’Héraclès  et  de  Triton.  Toutes  droites,  roides,  les  mains 
tendues  en  avant,  elles  paraissent  plutôt  marcher  que  cou- 
rir. Mais  l’on  remarque  que,  sur  l’une  d’entre  elles,  les 
deux  pieds  ne  portent  pas  également  sur  le  sol.  L’artiste 
a relevé  la  jambe  de  devant,  esquissant  ainsi,  bien  que 
fort  timidement,  le  moment  de  la  course  dont  il  s’agit. 
Sur  le  même  bas-relief,  un  groupe  de  centaures  fuyant 
les  flèches  d’IIéraclès  nous  montre  le  même  mouvement 
plus  résolument  accentué. 

Mais  c'est  sur  les  amphores  panathénaïques  du  ve  et 

1 Je  ne  parle  pas  ici  de  l’Atalante  du  Musée  des  Antiques  du 
Louvre,  parce  qu'il  y a lieu  d'élever  des  doutes  sérieux  sur  la 
légitimité  des  nombreuses  et  importantes  restaurations  dont  elle  a 
été  l’objet. 


125 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 

vie  siècle  qu’il  est  reproduit  avec  la  plus  grande  har- 
diesse et  répété  un  grand  nombre  de  fois.  Une  des  sta- 
tues du  monument  des  Néréides  représente  le  même 
moment  de  la  course'. 

b)  Représentation  de  la  phase  de  suspension.  — Elle 
est  figurée  avec  une  vérité  absolue  sur  une  amphore 
panathénaïque  ( Monumenti , vol.  X,  t.  XLV1II).  Quatre 
coureurs  armés  s’avancent  vers  la  gauche.  On  remar- 
quera sur  la  jambe  qui  est  en  avant  que  la  pointe  du 
pied  se  relève,  de  manière  que  le  talon  est  tourné  en  bas 
vers  le  sol.  Trois  d’entre  eux,  les  nos  1,2  et  4,  pré- 
sentent entre  les  bras  et  les  membres  inférieurs  une 
opposition  de  mouvement  absolument  correcte,  pen- 


1 Les  positions  des  membres  supérieurs  ne  sont  pas  toujours 
absolument  correctes. 

Dans  la  course,  comme  dans  la  marche,  les  bras  exécutent  un 
mouvement  de  balancement  en  sens  contraire  de  celui  des  jambes, 
c'est-à-dire  que  lorsqu'une  jambe  est  en  avant,  le  bras  du  même 
côté  est  en  arrière.  Ce  mouvement  contrarié  des  bras  et  des  jambes 
est  bien  exactement  représenté  sur  certains  vases;  sur  d’autres,  au 
contraire,  bras  et  jambe  du  même  côté  se  portent  en  même  temps 
en  avant  ou  en  arrière.  Il  en  résulte  une  allure  comparable  à 
l'amble  des  quadrupèdes.  Doit-on  voir  là  un  efîet  de  l’inexpérience 
du  dessinateur  ou  bien  ces  dessins  représentent-ils  un  genre  de 
course  spécial,  usité  dans  l’antiquité?  Il  nous  est  difficile  de 
répondre  catégoriquement.  Cependant  on  pourrait  faire  valoir,  en 
faveur  de  la  seconde  hypothèse,  qu’il  existe  en  Angleterre  une 
méthode  d’entraînement  pour  les  pédestrians  et  qui  consiste  à faire 
avancer  ensemble  le  bras  et  la  jambe  du  même  côté,  de  manière 
à donner  à l’allure  les  caractères  de  l’amble  des  quadrupèdes. 


126 


INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


dant  que  le  n°  3,  comme  pour  mettre  un  peu  de 
diversion  dans  le  dessin,  court  de  cette  façon  spéciale 
qui  rappelle  l’amble. 

Sur  le  même  vase,  trois  coureurs  nus,  les  poings  collés 
au  corps,  n’offrent  pas  une  attitude  moins  exacte,  avec 
cette  seule  différence  que  le  pied  qui  est  en  avant  baisse 
un  peu  la  pointe  vers  le  sol. 

La  même  observation  peut  être  faite  à propos  des  cou- 
reurs armés  d’une  amphore  de  la  Cyrénaïque  du  Musée 
du  Louvre.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  course  sur 
la  pointe  du  pied,  bien  qu'exceptionnelle,  se  rencontre 
également  dans  la  nature. 

Un  autre  exemple  de  la  phase  de  suspension  qui  se 
trouve  reproduit  dans  les  Monumenti...,  vol.  X,  pl. 
XLVIII,  offre  ceci  de  particulier  que  les  quatre  cou- 
reurs font  mouvoir  leurs  bras  étendus  dans  le  même  sens 
que  les  membres  inférieurs,  suivant  le  type  déjà  signalé. 
De  nombreuses  peintures  de  vases  consacrées  à des  scènes 
autres  que  les  courses  panathénaïques  représentent  cette 
même  phase. 

Enfin  une  statue  du  monument  des  Néréides  se 
rattache  évidemment  à la  même  série.  Les  pieds  ne 
touchent  point  terre  et  la  statue  se  trouve  soutenue  par 
le  flot  de  draperie  qui,  dans  l’écartement  de  deux  jambes, 
traîne  sur  le  sol. 

Il  faut  rattacher  également  à la  phase  de  suspension 
certaines  figures  de  l’art  archaïque  déjà  signalées  par 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


127 


Curtius  comme  devant  représenter  une  course  très  rapide, 
et  nettement  assimilées  par  M.  Salomon  Reinach  aux 
photogrammes  de  M.  Marey  représentant  la  période  de 
suspension  du  saut.  On  sait  qu’il  n’y  a pas  de  limites  net- 
tement tranchées  entre  la  course  et  le  saut,  la  course  pou- 
vant être  considérée  comme  une  succession  de  sauts  exé- 
cutés alternativement  d’une  jambe  sur  l'autre.  Les  figures 
dont  il  s’agit  représentent  des  personnages  appuyés  sur 
un  genou  fléchi,  l’autre  jambe  étant  relevée  en  avant. 
Celte  attitude. qui,  si  l’on  supprime  l’appui,  devient  abso- 
lument comparable  à la  phase  de  suspension  du  saut  ou 
de  la  course,  est  devenue  presque  classique,  dans  l’ancien 
style,  pour  les  Gorgones  et  les  Erinnyes. 

Sur  une  amphore  de  la  Cyrénaïque  nous  voyons 
un  athlète  nu  courant  et  qui  offre  ceci  de  particulier 
qu’il  est  représenté  tout  à la  fin  de  la  phase  de  suspension. 
Son  pied  va  toucher  le  sol.  Comme  les  précédents  il 
court  sur  la  pointe  du  pied.  Cette  figure  nous  conduit  au 
troisième  type  du  coureur  correspondant  au  début  de  la 
phase  d’appui. 

c)  Représentation  du  commencement  de  la  phase 
d'appui.  La  caractéristique  de  ce  type  de  coureur  est  dans 
le  passage  de  la  ligne  de  gravité,  bien  en  arrière  de  la 
base  de  sustentation,  c’est-à-dire  en  arrière  du  pied 
qui  pose  sur  le  sol.  Reproduit  très  exceptionnellement  à 
la  Renaissance  et  dans  l’art  moderne,  nous  en  pouvons 
citer  dans  l’art  antique  de  nombreux  et  beaux  exemples. 


128  INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Il  existe  au  Louvre  deux  bas-reliefs  de  petite  dimen- 
sion, d'origine  grecque,  et  dont  l’un  surtout  reproduit  le 
type  en  question  d’une  façon  saisissante.  Il  s’agit  d’un 
cavalier  suivi  d’un  coureur  à pied.  Ce  dernier  tient  la 
queue  du  cheval  d'une  main,  pendant  que  l’autre  pose 
sur  la  croupe.  Le  torse  est  droit,  la  jambe  droite  en  avant 
touche  le  sol  par  les  orteils,  pendant  que  la  jambe  gauche, 
fléchie  au  genou,  se  relève  en  arrière.  Le  second  petit 
bas-relief  offre  un  peu  moins  d’intérêt.  Il  représente  deux 
éphèbes.  L’un  d’eux  court  vers  la  droite,  le  torse  presque 
de  face.  Le  membre  inférieur  gauche,  un  peu  fléchi  au 
genou,  porte  à pleine  plante  sur  le  sol,  pendant  que 
l’autre,  en  partie  détruit,  se  relève  en  arrière,  le  genou 
fortement  fléchi. 

Un  des  plus  beaux  spécimens  du  genre  nous  est  donné 
par  un  des  deux  bas-reliefs  du  duc  de  Loulé,  actuelle- 
ment au  Musée  de  Lisbonne.  Je  veux  parler  de  celui 
dans  lequel  le  coureur,  qui  précède  le  char  lancé  à toute 
vitesse,  pose  à terre  par  la  pointe  du  pied  droit,  pendant 
([ue  la  jambe  gauche  se  relève  en  arrière,  le  genou  fléchi. 
Malgré  une  légère  inclinaison  de  torse  en  avant  on  peut 
constater  que  la  ligne  de  gravité  passe  bien  en  arrière  de 
la  base  de  sustentation. 

Sur  un  autre  petit  bas-relief  d’une  stèle  du  Musée 
d’Athènes,  ce  déplacement  en  arrière  de  la  ligne  de 
gravité  est  encore  plus  accentué.  Il  s’agit  d’un  joueur  de 
cerceau  sculpté  en  bas-relief  sur  la  panse  d’un  lékithos. 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


129 


Le  pied  gauche  porté  en  avant  louche  le  sol,  pendant 
que  la  jambe  droite  se  relève  en  arrière  et  que  tout  le 
corps  est  incliné  en  ce  sens. 

Les  bas-reliefs  du  monument  de  Lysicrate  et  ceux  du 
Mausolée  d’IIalicarnasse  en  fournissent  d’admirables 
exemples,  qu’on  dirait  copiés  sur  des  photographies 
instantanées. 

Je  puis  citer  encore  la  gravure  d’une  cyste  prénestine, 
la  peinture  d’une  tombe  de  Chiusi  et  de  nombreuses  pein- 
tures sur  vases*.  Enfin  une  statue  de  Néréide  représente 
très  vraisemblablement  ce  même  moment  de  la  course. 
Le  pied  qui  est  en  avant  est  brisé,  mais  la  position  de  la 
jambe  est  telle  qu’il  posait  certainement  à terre. 

C’est  ici  que  nous  pourrions  également  citer,  parmi  les 
figures  en  ronde  bosse,  un  certain  nombre  de  petits 
bronzes.^  Mais  la  plupart  de  ces  bronzes  ont  eu  le  soclé 
brisé,  de  telle  sorte  que  leur  orientation,  par  rapport  à la 
ligne  de  terre,  n’offre  rien  de  certain.  Ils  sont  donc  loin 
d’avoir  la  valeur  que  présentent  au  point  de  vue  où 
nous  nous  plaçons,  les  peintures  et  les  bas-reliefs. 

L on  voit,  par  les  exemples  qui  précèdent,  combien 
sont  variés  et  conformes  à la  réalité,  les  types  que  l’art 
grec  a créés  pour  représenter  la  course.  Il  y aurait  lieu 

1 Un  Komatès  peint  sur  un  psystère  du  Louvre,  cité  par  M. 
Emmanuel,  le  reproduit,  ainsi  qu’un  certain  nombre  des  figures 
d’un  vase  peint  gravé  dans  le  Nouveau  Manuel  complet  d'archéolo- 
gie de  M.  Ü.  Muller. 

La  Figure  humaine.  3 


130  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


d’en  signaler  encore  un  autre  dans  lequel  les  deux  pieds 
touchent  à terre,  les  jambes  étant  placées  dans  une  atti- 
tude qui  rappelle  celle  du  « Gladiateur  combattant  », 
mais  ce  type  s’éloigne  de  la  nature  et  il  nous  faudrait 
entrer  à ce  propos  dans  des  considérations  qui  nous  dis- 
trairaient de  notre  sujet. 

Ce  que  nous  tenons  à faire  remarquer  c’est  que  l’art 
grec  ne  connaît  pas  le  type  de  la  course  qui  a dominé 
dans  la  suite,  et  conquis  la  Renaissance  ainsi  que  l’art 
moderne,  ce  type  dont  nous  avons  longuement  parlé  et 
dans  lequel  la  ligne  de  gravité  passe  par  la  base  de  sus- 
tentation ou  en  avant  d’elle  \ 

Pour  conclure,  nous  dirons  que  les  Grecs  ont  su  repré- 
senter la  course  avec  des  attitudes  variées  qui  trouvent 
aujourd’hui  leur  consécration  dans  les  plus  récentes 
découvertes  scientifiques.  Parmi  ces  attitudes,  entièrement 
délaissées  depuis  par  les  artistes,  le  type  adopté  par  la 
Renaissance  et  l’art  moderne  ne  trouve  pas  sa  place.  Il  y 
a là  un  contraste  bien  frappant,  et  ce  retour  par  la  science 
aux  formes  primitives  de  l’art  comporte  plus  d’un  ensei- 
gnement. Il  montre  avec  quelle  sûreté  et  précision  ces 
premiers  artistes,  que  les  entraves  de  la  tradition 


1 M.  Emmanuel  en  cite  bien  un  exemple  — et  c’est  d’ailleurs 
le  seul  — sur  un  vase  à figures  noires  du  commencement  du 
vi®  siècle.  Mais  il  se  rapporte  à une  figure  faisant  partie  d’un 
groupe  de  Ivomastès  dansant, ‘si  bien  que  l’on  est  en  droit  de  se 
demander  s’il  s’agit  bien  là  d’une  représentation  de  la  course. 


LA  PHOTOGRAPHIE  INSTANTANÉE 


131 


n’avaient  point  encore  enchaînés,  savaient  voir  et  obser- 
ver la  nature.  Et,  s’il  est  vrai  que  sans  la  photographie 
instantanée  les  Grecs  avaient  vu  juste,  il  n’est  pas 
moins  vrai  que  c’est  à elle  que  nous  devons  de  mieux 
comprendre  leurs  œuvres  jusque  là  méconnues  et  restées 
sans  imitateurs.  C’est  aussi  la  justification  de  ceux  qui, 
parmi  les  modernes,  ne  veulent  point  négliger  dans  l’étude 
et  la  représentation  du  mouvement  l’appoint  si  impor- 
tant que  leur  apporte  ce  nouveau  et  précieux  mode  d’in- 
vestigation. 


TROISIÈME  PARTIE 


ESSAI  D’ESTHÉTIQUE  SCIENTIFIQUE 


CHAPITRE  PREMIER 

l’idéal  dans  l’art 


Nous  avons  essayé  de  montrer,  dans  la  première  par- 
tie de  cet  ouvrage,  qu’à  peu  d’exceptions  près  et  confor- 
mément aux  idées  émises  par  les  philosophes  grecs,  le 
but  des  arts  plastiques  est  l’imitation  exacte  de  la  nature 
et  qu’avant  tout  l’artiste  doit  chercher  à faire  vrai.  Mais 
cette  opinion  n’a-t-elle  pas  quelque  chose  de  trop  exclusif, 
et  en  la  prenant  au  pied  de  la  lettre  n’arriverait-on  pas 
à d’étranges  conclusions? 

Rien  de  plus  banal,  par  exemple,  aujourd’hui,  que 
d’entendre  comparer  la  chambre  noire  du  photographe  au 
crayon  de  l’artiste,  et  réclamer  l’entrée  de  la  photo- 


134  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  La  FIGURE  HUMAINE 


graphie  dans  le  domaine  de  l’art,  au  même  titre  que  le 
dessin.  Le  temps  n’est  pas  loin  où  la  photographie  en 
couleur  demandera  de  traiter  d’égal  à égal  avec  la 
peinture. 

Si  le  seul  but  de  l’art  est  la  parfaite  ressemblance 
avec  la  nature,  la  prétention  n’est-elle  pas  justifiée? 
Quelle  supériorité  peut  avoir  la  main  de  l’artiste  sur 
l’objectif  de  la  chambre  noire,  si  le  but  à atteindre  est  le 
même.  Dans  ce  cas,  il  semble  que  tous  les  avantages  soient 
du  côté  de  l’appareil,  il  est  plus  sûr  et  aussi  plus  rapide. 
Ce  serait  donc  à brève  échéance  la  fin  de  l’art  de  peindre, 
à moins  toutefois  que  l’art  ne  soit  autre  chose  que  la 
reproduction  exacte  d’un  modèle. 

Il  est  évident  que  l’artiste  doit  faire  vrai.  Ne  le  serait-il 
pas  aussi  qu’il  y a,  en  art,  un  très  grand  nombre  de 
« vrais  »,  autant  au  moins  que  d’artistes?  Raphaël, 
Michel-Ange,  Léonard  de  Vinci,  Velasquez,  Rembrandt, 
Rubens,  s'ils  pouvaient  revivre  en  même  temps,  placés 
en  face  d’un  même  modèle  sauraient  assurément  le 
reproduire  avec  exactitude,  et  cependant  quelles  diffé- 
rences, quels  contrastes  même  entre  les  œuvres  qui  sor- 
tiraient de  leurs  mains  ! L'image  photographique  bien 
plus  exacte  encore  pourrait-elle  prétendre  les  dépasser? 

C’est  qu’il  ne  suffit  pas  pour  faire  une  œuvre  d’art  de 
copier  servilement  la  nature.  La  vérité  n’est  qu’un  fac- 
teur. Il  y en  a un  autre,  qui  est  la  contribution  person- 
nelle de  l’artiste,  ce  que  Bacon  appelle  « homo  additus 


l’idéal  dans  l’art 


133 


naturæ  ».  « La  nature  n’est  que  le  prétexte,  se  plaisait  à 
répéter  le  paysagiste  J.  Dupré.  L’art  est  le  but  en  passant 
par  l’individu.  Pourquoi  dit-on  un  van  Dyck,  un  Rem- 
brandt, avant  de  dire  ce  que  le  tableau  représente  ? C’est 
que  le  sujet  disparaît  et  que  l’individu,  le  créateur  seul 
subsiste.  En  veut-on  un  autre  exemple?  On  dit  commu- 
nément « bêle  comme  un  chou  » ; mais  qui  oserait  dire 
bête  comme  un  chou  peint  par  Chardin  ? C’est  que  l’in- 
dividu, l’être  humain  a passé  par  là.  » 

Cet  apport  personnel,  que  l’artiste  ajoute  au  vrai  de  la 
nature  pour  constituer  l’œuvre  d’art,  ne  va-t-il  pas  à 
l’encontre  de  notre  thèse?  Car,  en  somme,  si  tout  l’art 
consiste  dans  ces  modifications  plus  ou  moins  étendues 
que  l'artiste  fait  subir  à la  réalité,  dans  ce  parti  pris 
adopté  par  lui  et  que  Taine  définit  si  bien  « une  altéra- 
tion systématique  du  rapport  réel  des  choses  »,  que 
devient  la  rigueur  scientifique,  puisque  science  il  y a ? 
Un  contemporain  n’a-l-il  pas  eu  raison  d écrire  que  le 
commencement  de  l’art  est  la  déformation? 

Même  en  tenant  pour  bien  fondées  ces  observations 
sur  la  nécessité  qui  s'impose  à l’artiste  d’altérer  le  « rap- 
port réel  des  choses  » — et  nous  aurons  à nous  expli- 
quer sur  ce  qu’il  convient  d’entendre  par  là  — je  ne 
pense  pas  que  cette  constatation  soit  de  nature  à dimi- 
nuer le  rôle  de  la  science  vis-à-vis  de  l'art?  J’y  verrais, 
au  contraire,  une  des  meilleures  preuves  de  son  impor- 
tance pour  l’artiste. 


INTRODUCTION  A l’ÉTLDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


I3G 

Il  me  semble,  en  effet,  qu’en  outre  du  sentiment  esthé- 
tique qui  est  ce  que  Topffer  appelle  le  sixième  sens  ou  « la 
bosse  » et  sans  lequel  il  n’y  a pas  d’arlisle,  le  degré  de 
science  permettrait  d’établir  entre  les  artistes  une  sorte 
de  hiérarchie. 

D’abord  au  bas  de  l’échelle,  je  placerais  ceux  qui  ne 
savent  rien.  Malgré  tous  les  dons  artistiques,  il  est  bien 
clair  qu’ils  ne  peuvent  faire  que  des  œuvres  incomplètes, 
les  moyens  d’expression  leur  manquant.  Puis  au-dessus 
il  y aurait  ceux  qui  savent,  mais  de  façon  insuffisante. 
S’ils  réussissent  c’est  comme  par  hasard,  car  bien  des 
connaissances  leur  échappent,  et  c’est  sans  sûreté  ni 
maîtrise  qu’ils  marchent  vers  le  but  proposé. 

Enfin,  il  y aurait  les  vrais,  les  grands  artistes.  Ce 
sont  ceux  qui  capables  de  reproduire,  dans  leur  exac- 
titude absolue,  les  rapports  réels  des  choses,  les  modifient 
sciemment  au  gré  de  leur  fantaisie  ou  de  leur  génie.  Ceux- 
là,  tout  en  restant  des  artistes,  sont  en  même  temps  de 
grands  savants.  Grâce  à de  laborieuses  études,  ils  con- 
naissent le  jeu  des  lumières  sur  la  surface  vivante,  les 
nuances  infinies  des  formes  humaines  dans  le  repos  et 
dans  l’action.  La  nature,  en  un  mot,  semble  leur  avoir 
livré  tous  ses  secrets,  et,  lorsqu’en  la  copiant,  ils  en 
altèrent  certains  traits,  c’est  en  pleine  connaissance  de 
cause;  s’ils  transforment,  c’est  dans  la  plénitude  de  leurs 
moyens. 

C’est  donc  grâce  à la  science  que  l’artiste  se  voit  déli- 


l’idéal  dans  l’art 


137 


vré  de  la  tradition  du  maître,  de  l’obsession  de  l’école. 
Elle  lui  permet  d’être  lui-même.  Placé  face  à face  avec  la 
nature,  le  seul,  l’unique  maître,  l’artiste  reconquiert  sa 
liberté  et  ne  relève  plus  que  de  son  génie. 

Il  me  semble  donc  que  l’objection  ainsi  soulevée  loin 
de  la  renverser  vient  à l’appui  de  notre  théorie. 

En  supposant  même  que  l’artiste  ne  doive  pas  se  con- 
tenter d’imiter  la  nature,  mais  bien  la  modifier  de  parti 
pris  en  la  copiant,  l’on  voit  que  le  rôle  de  la  science  au  lieu 
de  diminuer  ne  fait  que  grandir.  Il  y a lieu  cependant 
de  se  demander  ce  que  doit  être  cette  altération  systé- 
matique de  la  réalité  qui  semble  résumer  ainsi  l’art  tout 
entier. 

Il  est  certaines  productions  de  l’art  où  se  trouve 
réduite  autant  que  faire  se  peut  cette  part  d’imitation 
servile.  Je  veux  parler  des  esquisses  et  des  maquettes. 
L’on  sait,  en  effet,  quelle  intensité  d’expression  et  pour 
tout  dire  quelle  somme  d’art  se  rencontre  dans  ces 
œuvres  si  éloignées  cependant  de  la  réalité. 

Diderot  l’avait  bien  compris.  Après  avoir  dit  que  les 
esquisses  ont  communément  un  feu  que  le  tableau  n’a 
pas,  que  c’est  le  moment  de  chaleur  de  l’artiste,  de  verve 
pure  sans  le  mélange  de  l’apprêt  que  la  réflexion  met  à 
tout,  il  ajoute  : « C’est  l ame  du  peintre  qui  se  répand 
librement  sur  la  toile.  La  pensée  rapide  caractérise  d'un 
trait  ; or,  plus  l’expression  est  vague,  plus  l'imagination 
est  à 1 aise.  » Et  c’est  bien  là,  ce  me  semble,  le  nœud  de 
la  question. 


138  INTRODUCTION  A l’ÉTÜDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Si  nous  cherchons,  en  effet,  à analyser  l’impression 
produite  par  la  vue  de  l’esquisse,  nous  verrons  qu'elle 
jouit  de  ce  privilège  de  laisser  à l’imagination  du  specta- 
teur le  soin  de  l’achever.  Et  l’imagination  la  complète 
bien  mieux  que  l’artiste  le  plus  habile  le  pourrait  faire. 
Nulle  image,  en  effet,  n’est  plus  adéquate  à notre  senti- 
ment esthétique,  car  elle  est  plus  dans  notre  esprit  que 
sur  la  toile.  Elle  est  plus  notre  création  que  celle  de  l’ar- 
tiste. L’œuvre  de  l’artiste,  réduite  pour  ainsi  dire  à l’état 
de  signe,  réveille,  dans  notre  esprit,  toute  la  masse  des 
souvenirs  que  nous  portons  en  nous  relatifs  au  sujet  repré- 
senté et  avec  lesquels  notre  imagination  construit  une 
œuvre  nouvelle,  dont  celle  que  perçoit  notre  rétine,  n’est 
que  l’occasion  et  le  prétexte.  L’œuvre  d’art,  dans  ce 
cas,  ce  n’est,  pas  l’artiste  qui  la  fait,  c’est  le  spectateur. 

Et  c’est  là  la  raison  — en  dehors  de  celles  tirées  de 
l’envahissement  du  snobisme  — du  succès  d’un  certain 
faire  mis  à la  mode  par  quelques  artistes  qui  profitent  con- 
sciemment ou  non  de  cette  tendance  de  notre  esprit. 
Il  y a,  en  effet,  toute  une  école  de  sculpture  qui  ne 
livre  au  public  que  des  esquisses,  des  morceaux  ina- 
chevés. Il  est  vrai  que,  le  plus  souvent,  la  foule  passe 
sans  rien  comprendre.  Mais  les  raffinés  y découvrent  des 
beautés  cachées,  des  intentions  mirifiques,  des  tendances 
géniales  dont,  le  plus  souvent,  l’artiste  est  innocent. 

Il  ne  faut  donc  pas  confondre  les  esquisses  avec  l’œuvre 
d'art  achevée.  Et  si  nous  prisons  fort  les  esquisses  parce 


l’idéal  dans  l’art 


139 


qu’elles  nous  livrent  sans  fard  et  sans  apprêt  la  première 
pensée  de  l’artiste,  il  n’en  faut  point  conclure  qu’elles 
soient  le  but  et  la  fin  de  l’art. 

Le  difficile  en  art,  disait  un  jour  un  grand  sculpteur, 
n’est  pas  de  commencer,  c’est  de  finir.  Jules  Breton, 
comme  nous  l’avons  vu  plus  haut,  émet  la  même  idée. 

Et,  en  effet,  tous  les  vrais  artistes  racontent  la  genèse 
de  l’œuvre  de  la  même  façon. 

C’est  au  début,  l’esquisse  enlevée  avec  enthousiasme. 
Cette  esquisse  se  complète  dans  la  joie  de  produire,  dans 
la  félicité  de  l’idéal  entrevu  que  l’œuvre  doit  réaliser. 
Puis  le  travail  avance,  les  détails  se  précisent,  et  voilà 
qu’avec  cette  précision  peu  à peu  le  rêve  s’envole.  Il 
semble  que  la  divine  chimère  refuse  de  se  laisser  maté- 
rialiser. Achevée,  l’œuvre  ne  laisse,  le  plus  souvent,  à 
l’artiste  qu’un  sentiment  d’impuissance,  une  incurable 
mélancolie. 

Qui  le  conduit  et  le  dirige  dans  les  modifications  qu’il 
doit  faire  subir  à la  nature  ? Et  qu’est  cet  idéal  qu’il 
lente  de  réaliser  dans  ses  œuvres? 

On  pense  généralement  que  l’artiste  trouve  son  guide 
en  dedans  de  lui-même,  dans  un  sentiment  inné  et  tout 
personnel  qu’il  se  fait  de  la  beauté.  Mais  c’est  là  une 
opinion  dangereuse  parce  qu  elle  semble  légitimer  toutes 
les  fantaisies  et  toutes  les  aberrations. 

Que  peut  bien  être,  en  effet,  cette  idée  de  beauté  ou 
cet  idéal,  même  chez  le  plus  grand  artiste,  si  ce  n’est  un 


140  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


assemblage  de  souvenirs  puisés  dans  la  nature,  et  le  plus 
souvent  même  aujourd’hui,  dans  les  ouvrages  si  parfaits 
de  l’art  grec.  Mais  l’art  grec  lui-même  ne  connaissait 
point  cet  idéal  dont  on  parle  tant,  qui  plane  au-dessus  de 
la  nature  et  la  régente  au  besoin.  Il  se  contentait  de  la 
suivre  de  près  et  de  l’imiter  avec  discernement.  Il  a su 
faire  un  choix  des  formes  qu’elle  lui  présentait,  et  c’est 
en  les  copiant  qu’il  a créé  ces  types  immortels  représen- 
tant les  sentiments  les  plus  divers  : Jupiter,  la  puissance  ; 
Hercule,  la  force  physique  ; Apollon,  le  rayonnement 
de  l’intelligence  uni  à l’harmonieux  développement  du 
corps;  Mars,  la  vertu  guerrière;  Mercure,  l’agilité; 
Vénus,  la  grâce;  Junon,  la  beauté  altière,  etc.  Et  par- 
tout et  toujours,  c’est  la  nature  humaine  elle-même  non 
torturée  ni  violentée,  mais  épanouie  dans  ce  qu’elle  a de 
meilleur  et  de  plus  parfait.  L’art  grec  n’a  point  cherché 
la  réalisation  d’un  idéal  surhumain,  et,  tout  en  suivant 
une  méthode  qui  peut  sembler  bien  terre  à terre,  les 
sommets  qu’il  a atteints  sont  si  hauts  qu’ils  sont  habités 
par  les  dieux  et  que  nous  y voyons  aujourd’hui  le  refuge 
de  ce  qu  depuis  nous  avons  appelé  Y idéale  beauté. 

Où  l’artiste  pourrait-il  puiser  l’idée  qu’il  se  fait  du 
beau,  si  ce  n’est  dans  la  nature  elle-même?  Car,  on  le 
sait,  « riihil  est  in  intellect u quod  non  prius  fuerit  in 
sensu  ».  Il  ne  saurait  être  question  d'une  illumination 
intérieure,  sorte  de  révélation  faite  à l’artiste  par  un 
principe  supérieur  et  en  dehors  de  la  voie  des  sens.  Et  si 


l’idéal  daks  l’art 


ut 


alors  cet  idéal,  au  nom  duquel  vous  voulez  corriger  la 
nature,  n’a  d’autre  origine  que  cette  meme  nature,  dont 
il  n’est  en  somme  qu’un  souvenir  composite  et  affaibli, 
comment  peut-il  jouer  le  rôle  que  vous  lui  assignez? 

D’ailleurs,  si  l’on  veut  bien  y réfléchir,  l’on  verra 
que  celte  idée  de  la  beauté,  cette  sorte  de  modèle  inté- 
rieur que  l’artiste  porte  en  soi,  ne  se  formule  dans  son 
esprit  que  d'une  manière  bien  vague  et  bien  incomplète. 
La  représentation  mentale  qu’il  s’en  fait  est  si  peu  pré- 
cise qu’elle  ne  peut  le  guider  avec  quelque  sûreté.  La 
preuve  en  est  dans  ses  hésitations  continuelles,  dans  sa 
constante  incertitude  d’avoir  atteint  l’idéal  entrevu. 

Et  cet  idéal,  comme  il  est  pauvre  si  la  nature  ne  vient 
pas  le  féconder  ! J’entendais  un  artiste  dire  un  jour  avec 
beaucoup  de  vérité  : « Nous  ne  portons  qu’une  figure 
dans  notre  esprit  ».  La  chose  est  si  vraie  qu’il  est  des 
artistes  qui,  même  en  face  de  la  nature,  ne  peuvent  se 
soustraire  à la  tyrannie  de  celte  forme  unique  qui  les 
possède  et  dont  on  retrouve  les  traits  dans  toutes  leurs 
œuvres. 

Mais  n’est-il  pas  à craindre,  d’autre  part,  que  l’art  main- 
tenu dans  une  dépendance  trop  étroite  de  la  nature  ne 
devienne  jamais  que  le  rival  inférieur  de  la  photographie 
ou  du  moulage  surnature? 

Je  ne  le  pense  pas,  car  il  est  facile  de  montrer  que  tout 
en  demeurant  le  plus  près  possible  de  la  nature,  l’artiste 
n’abdique  point  sa  personnalité,  qu’il  y a toujours  place 


142 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


pour  une  interprétation  personnelle  de  la  forme  et  qu’en 
aucun  cas  il  ne  sera  réduit  au  rôle  de  machine  à copier. 

A-t-on  songé  quelquefois  à ce  que  pouvait  être  une 
imitation  parfaitement  exacte  de  la  nature?  Elle  est 
matériellement  impossible  . Et  même  en  sculpture,  qui 
est  l’art  qui  s’en  rapproche  le  plus,  puisqu’il  reproduit  les 
objets  sous  les  trois  dimensions,  la  copie  ne  peut  pas  être 
absolument  adéquate  à l’original.  Sans  parler  des  poils, 
de  la  barbe  et  des  cheveux,  dans  l’imitation  desquels  il 
entre  toujours  une  part  énorme  de  convention,  le  nu  lui- 
même  ne  se  laisse  point  si  facilement  saisir. 

C’est  un  préjugé  de  croire,  par  exemple,  que  le  mou- 
lage reproduit  très  fidèlement  la  nature.  Il  suffit  d’avoir 
vu  un  masque  moulé  sur  une  figure  vivante  pour  con- 
stater qu’il  n’en  est  rien.  Sans  tenir  compte  même  de 
l’occlusion  des  yeux  nécessitée  par  l’opération  du  mou- 
lage, ce  masque  ressemble  plutôt  à un  mort  qu’à  un 
vivant.  Le  nez  est  effilé,  les  joues  sont  aplaties,  les 
tempes  sont  creusées.  Le  portrait  est  méconnaissable.  La 
déformation  s’explique  facilement  par  l'immobilité  obli- 
gée du  modèle  et  par  le  poids  même  du  plâtre  qui  com- 
prime les  tissus,  en  expulse  les  liquides  et,  par  suite,  en 
diminue  le  volume  dans  des  proportions  vraiment  éton- 
nantes. 

1 Cette  remarque  a déjà  été  faite  avant  nous,  par  Thoré,  J.  Bre- 
ton, G.  Larroumet  et  bien  d'autres. 


l’idéal  dans  l’art 


143 


Dans  un  masque,  ces  déformations  sautent  aux  yeux, 
parce  que  les  fçrmes  ici  plus  délicates  se  laissent  plus 
facilement  altérer.  Mais  le  résultat  est  le  même,  quoique 
moins  saillant,  pour  toute  autre  partie  du  corps,  pour  les 
mains,  les  bras,  les  jambes,  etc... 

Il  est  un  fait  scientifique  que  l’on  connaît  peu,  mais 
qui  me  semble  éclairer  d’un  nouveau  jour  le  problème 
de  la  représentation  artistique  des  formes.  C’est  le  sui- 
vant : le  volume  des  diverses  parties  de  notre  corps  n’est 
pas  constamment  le  même,  il  est,  au  contraire,  dans  un  étal 
perpétuellement  instable.  Il  change  pour  ainsi  dire  à tout 
moment,  avec  nos  attitudes,  nos  actes,  nos  sentiments, 
nos  émotions,  avec  nos  pensées  même.  C’est  un  des 
attributs  de  la  vie  que  ces  changements  incessants 
dans  le  volume  des  membres  et  par  suite  dans  leur 
forme.  D'où  il  suit  que,  dans  la  nature,  la  forme  elle- 
même  est  variable,  fugitive  et  inconstante.  C’est  le 
propre  de  l’art  de  la  fixer  au  moment  qui  convient.  Le 
sculpteur  sait  combien,  dans  le  millimètre  de  matière 
que  laisse  le  praticien  autour  de  l’œuvre  inachevée,  il  y a 
place  pour  les  formes  les  plus  variées,  presque  les  plus 
opposées.  Et,  dans  ce  cas,  le  déplacement  matériel  des 
surfaces  ne  dépasse  pas  ce  qui  se  produit  réellement,  dans 
la  nature,  sous  l’influence  vitale. 

On  voit  par  là  combien,  tout  en  serrant  de  très  près  la 
réalité,  l’artiste  trouve  place  pour  un  choix  personnel  de 
la  forme.  Et  puisque  la  nature  est  changeante,  l’opération 


144  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


qui  consiste  à la  fixer  dans  une  forme  immuable,  quel 
que  soit  le  degré  d’exactitude  qu’elle  comporte,  est  tou- 
jours une  interprétation. 

Ce  que  je  viens  de  dire  s’applique  à la  forme  elle-même, 
immobile  pour  ainsi  dire,  abstraction  faite  des  change- 
ments incessants  et  des  nuances  si  variées  que  le  mouve- 
ment y introduit.  A plus  forte  raison,  les  mêmes  réflexions 
peuvent-elles  être  faites,  si  l’artiste  reproduit  une  action 
qu’il  est  impossible  au  modèle  de  figurer  exactement 
dans  l’atelier  et  qui,  le  plus  souvent,  ne  s’observe,  dans 
la  nature,  que  pendant  un  temps  relativement  très  court. 
Et  c'est  là  cependant  le  but  suprême  de  l’art  qui  doit 
surtout  nous  donner  une  image  de  la  vie  avec  son  cor- 
tège de  mouvements,  d’émotions  et  de  sentiments. 

Où  l’artiste,  par  exemple,  trouvera-t-il  l'image  de  la 
frayeur  si  ce  n’est  sur  le  visage  de  cet  homme  que 
menace  un  imminent  danger?  Croyez  que  l’idée  qu’il 
s’en  pourrait  faire  serait  bien  fausse  et  bien  pâle  à côté 
de  cette  image-là. 

Si  je  m’élève  contre  les  tendances  qui  consistent  à se 
passer  de  la  nature  ou  à la  maltraiter  de  parti  pris,  je 
n’en  pense  pas  moins  que  l'artiste  est  une  intelligence  qui 
doit  la  comprendre,  un  cœur  qui  doit  la  sentir,  et  que, 
dans  son  œuvre,  la  part  de  l’interprétation,  pour  res- 
treintes qu’en  soient  les  limites,  n’en  a pas  moins  une 
importance  capitale. 

Il  reste  toujours  vrai  que  c’est  dans  la  nature  et  non 


l’idéal  dans  l’art 


145 


dans  son  imagination,  que  l’artiste  doit  incessamment 
puiser  ses  modèles.  Il  doit  en  être  l’observateur  assidu, 
le  suivant  fidèle.  C’est  le  seul  maître  qu’il  puisse  suivre 
sans  crainte,  sans  servitude.  Car  il  conserve  la  liberté 
de  choisir  dans  les  formes  multiples  qu’elle  lui  offre,  et 
c est  dans  ce  choix  raisonné  ou  instinctif  que  réside  la 
supériorité  de  l’art. 

Et  nous  savons  qu’il  y a place  ici  pour  les  longues 
recherches,  les  patientes  éludes,  les  hésitations  nom- 
breuses et  parfois  aussi  les  déboires  cruels.  Si  ce  n’est 
point  le  décevant  fantôme  de  l’idéal  que  l’artiste  poursuit, 
c’est  la  vie  elle-même  sous  ses  aspects  multiples  et 
changeants. 

Et  il  se  crée  alors  un  idéal  nouveau,  s’il  convient  d’ap- 
peler ainsi  le  but  vers  lequel  tendent  tous  les  efforts  de 
1 artiste.  Mais  cet  idéal  n’a  rien  de  commun  avec  l’ancien 
que  le  nom.  Au  lieu  de  chercher  sa  formule  aux  époques 
disparues  de  l’art,  ou  dans  les  régions  trompeuses  de 
1 imagination  pure,  il  borne  ses  recherches  au  monde  qui 
nous  entoure,  il  essaye  de  surprendre  le  secret  de  la  vie 
des  êtres  qui  composent  notre  univers  et  de  la  faire 
palpiter  dans  ses  œuvres.  La  tâche  est  vaste  et  digne  de 
ses  efforts.  Mieux  il  saura  la  remplir,  plus  il  sera 
grand. 

Le  but  certes  est  difficile  à atteindre,  mais  il  n’est  point 
hors  de  sa  portée.  Les  moyens  dont  il  dispose  pour  y 
arriver  n’ont  rien  de  mystérieux,  il  les  trouvera  autour 

La  Figure  humaine. 


10 


146  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


de  lui,  dans  les  expressions  phénoménales  de  la  nature 
dont  l’observation  et  la  compréhension  lni  seront  singu- 
lièrement facilitées  par  le  secours  que  la  science  peut  lui 
apporter. 

Si  je  fais  descendre  l’artiste  du  piédestal  où  l’aveugle 
admiration  des  modernes  l’a  installé,  ce  n’est  point  pour 
l’amoindrir.  Songeons  que  les  admirables  artistes  du 
moyen  âge  se  considéraient  comme  des  ouvriers  de 
l’image,  des  imagiers.  Pour  les  Grecs,  les  artistes  étaient 
simplement  des  « faiseurs  ».  Sans  déchoir,  l’artiste  peut 
fouler  le  sol  où  nous  marchons.  Il  y puisera,  nouvel 
Antée,  les  forces  nécessaires  pour  remplir  sa  mission.  Car 
s’il  n'est  plus  le  demi-dieu  d'autrefois,  il  reste  le  prêtre 
de  la  nature  qu’il  doit  révéler  aux  autres  hommes. 

Toute  imitation  du  passé  est  stérile,  toute  invention 
pure  reste  vaine.  Le  vrai  seul  dure.  La  beauté  n’existe 
pas  hors  de  la  nature.  C’est  à l’artiste  de  l’y  saisir  et  de 
la  répandre  dans  ses  ouvrages. 


CHAPITRE  II 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


Nous  avons  montré  que  l’artiste  ne  doit  point  se  laisser 
égarer  à la  poursuite  d’un  idéal  chimérique  souvent 
irréalisable  ; qu’il  doit  prendre  au  contraire  la  nature 
pour  modèle  ; mais  que  toute  copie  qu’il  en  voudrait 
faire  ne  lui  serait  jamais  adéquate  de  par  les  conditions 
mêmes  de  l’art  qui  font  qu’à  son  insu  sa  personnalité 
y tient  toujours  une  place  importante  ; qu’en  somme  il 
est  maître  de  donner  à cette  interprétation  l’étendue 
qui  lui  convient,  bien  que  les  limites  extrêmes  en  soient 
fixées  par  la  science  ; que  le  propre  de  celle-ci  est  juste- 
ment de  marquer  les  limites  du  vraisemblable  : que, 
si  minime  qu  il  soit,  l’écart  entre  l’interprétation  de  l’ar- 
tiste et  la  nature  est  plus  que  suffisant  pour  permettre 
à sa  propre  personnalité  de  s’affirmer  ; qu’en  outre  dans 
la  réalité  tout  n’est  pas  bon  à prendre,  qu’il  y a néces- 
sairement un  choix  à faire;  qu’en  définitive  puisque  le 
beau  est  plus  dans  la  nature  que  dans  l’imagination  de 


118  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


l’artiste,  c’est  à lui  de  l’y  chercher,  de  le  découvrir  et  de 
le  faire  sien. 

Qui  alors  servira  de  guide  à l’artiste  dans  celte  recherche 
et  dans  ce  choix?  Le  moment  est  venu  d’aborder  ce  pro- 
blème : Qu’est-ce  que  le  beau?  Qui  montrera  aux  artistes 
où  il  est? 

Les  donneurs  de  conseils  n’ont  certes  pas  manqué. 
Depuis  Baumgarlen,  une  science  nouvelle  est  née  qui 
cherche  la  solution  si  désirée.  Les  traités  ont  succédé  aux 
traités,  les  discussions  aux  discussions,  le  nombre  des 
ouvrages  sur  l’esthétique  est  aujourd’hui  considérable, 
on  y trouve  les  dissertations  les  plus  élégantes,  les  plus 
ingénieuses,  les  plus  profondes  et  souvent  aussi  les  plus 
obscures.  Et  nous  ne  sommes  pas  plus  avancés  qu’au 
premier  jour.  Le  bilan  des  théories  du  beau  a été  récem- 
ment dressé  par  Tolstoï.  Il  aboutit  à la  faillite. 

Tous  les  systèmes  se  résument  en  deux  définitions 
de  la  beauté,  l’une  objective,  l’autre  subjective. 

Objectivement  le  beau  est  indéfinissable.  Lorsqu'on  dit 
que  la  beauté  est  la  concordance  entre  les  parties,  la 
symétrie,  l’harmonie,  ou  bien  encore  l’unité  dans  la 
variété,  etc...,  on  ne  nous  donne  qu’une  notion  bien  vague 
et  incomplète,  en  tout  cas  incapable  de  nous  aider  à la 
reconnaître  là  où  elle  est  avec  quelque  sécurité. 

Quant  aux  définitions  subjectives  de  la  beauté  qui  se 
résument  en  ceci,  qu’elle  est  « ce  qui  plaît  »,  elles  ne 
sauraient  pas  davantage  nous  guider  dans  sa  recherche. 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


149 

Ce  qui  plaît  à l’un  peut  déplaire  à l’autre.  Rien  de  fixe, 
rien  de  stable,  ne  peut  être  construit  sur  de  telles 
bases. 

On  objecte  qu’en  somme  toutes  ces  spéculations  inté- 
ressent peu  l’artiste,  qui  a comme  l’intuition  du  beau  et 
le  trouve  d’instinct.  Un  sens  intime  et  profond  le  lui 
révèle.  Ce  sens  ne  serait  autre  chose  — nous  l’avons  vu 
— que  l’idéal  qu’il  porte  en  lui  et  qui  est  une  certaine  idée 
qu’il  se  fait  de  la  beauté,  idéal  au  travers  duquel  il  voit 
la  nature,  bien  plus  qu’il  ne  lui  sert  à la  juger,  idéal 
vague,  infidèle  et  incertain.  Nous  en  avons  pour  gage 
les  hésitations,  les  tâtonnements  des  artistes  conscien- 
cieux, même  des  plus  grands.  On  se  rappelle  ce  mot  de 
Michel-Ange  lui-même  : « Mon  désir  est  toujours  trompé 
quand  ma  statue  sort  du  marbre  comme  une  femme  qui 
s’élance  hors  du  bain.  Au  travers  de  l’imagination  comme 
au  travers  de  l’onde,  on  rêve  des  formes  élégantes  et 
pures  qui  perdent  leur  beauté  une  fois  sous  le  soleil.  » 

Qui  oserait  dire,  après  ces  paroles  d’un  aussi  grand 
maître,  que  ce  qu’on  appelle  l’idéal  soit  autre  chose  qu’une 
sorte  de  rêve,  c’est-à-dire,  rien  de  précis,  rien  de  nette- 
ment défini. 

Malgré  tout,  l’art  ne  saurait  se  désintéresser  des 
recherches  de  l’esthétique  dans  l’espoir  d’y  découvrir  un 
critérium  non  trouvé  encore. 

Sans  avoir  la  prétention  d’éclairer  en  toutes  ses  parties 
une  question  aussi  complexe  et  qui  a soulevé  déjà  tant 


150  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


et  de  si  vives  polémiques,  je  voudrais  essayer  tout  au 
moins,  en  m’appuyant  sur  la  science,  d’y  apporter 
quelques  clartés  nouvelles,  si  faibles  qu’elles  puissent 
être. 

Remontant  le  cours  des  ouvrages  sur  la  matière,  je 
reprendrai  la  définition  de  Baumgartcn  : « la  beauté  est 
le  parfait  perçu  par  les  sens  »,  et  mettant  de  côté  le 
terme  « beau  »,sur  le  sens  duquel  il  est  si  difficile,  sinon 
impossible  de  s’entendre,  je  le  remplacerai  momentané- 
ment par  l’expression  de  « parfait  »,  dont  il  importe  de 
préciser  la  signification. 

L’idée  de  perfection  appliquée  aux  êtres  vivants  ne  se 
réalise  que  sous  certaines  conditions  qui  me  paraissent 
être  les  suivantes  : 

Il  faut  d’abord  — ceci  est  bien  évident  — que  cet  être 
soit  entier  et  exempt  de  toute  maladie,  de  toute  infirmité. 

Il  faut  ensuite  qu’il  ait  atteint  son  plein  développe- 
ment. 

Il  faut  enfin  qu’il  réunisse  dans  sa  plénitude  tous  les 
caractères  qui  l’identifient  et  le  distinguent  des  autres  êtres. 

Intégrité  et  santé  ; plein  développement,  identité  ou 
caractère.  Telles  sont  les  trois  conditions  de  la  perfection 
d’un  être  vivant.  Le  complet  développement  d’un  être 
n’est  d’ailleurs  que  le  plein  épanouissement  de  son  carac- 
tère en  tant  qu’individu,  comme  il  est  ce  qui  le  diffé- 
rencie des  autres  espèces. 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


151 


En  résumé,  un  être  vivant  est  parfait  s’il  est  indemne 
de  toute  tare  et  de  toute  maladie,  s'il  est  complètement 
lui-même  et  s’il  est,  en  outre,  le  plus  lui-même. 

Prenonsun  exemple.  Un  chien  sera  parfait  s’il  n’ad’abord 
ni  difformités  ni  maladies,  ensuite  s’il  est  à l’âge  de  son 
complet  développement  ni  trop  jeune  ni  trop  vieux,  enfin 
s’il  présente  tous  les  caractères  de  l’espèce  et  de  la  race 
à laquelle  il  appartient.  Il  est  inutile  d’insister  pour  mon- 
trer qu’un  chien  qui  aurait  une  maladie  de  peau,  une 
patte  de  travers  ou  telle  autre  difformité  ne  saurait  être 
un  chien  parfait,  de  même  s’il  est  trop  jeune  ou  décrépit; 
enfin  on  sait  que  les  connaisseurs  font  état  de  la  pureté 
de  la  race.  C’est  ainsi  que  des  jambes  courtes  et  torses, 
qui  sont  un  défaut  grave  chez  la  plupart  des  chiens, 
deviennent  une  qualité  fort  appréciée  chez  certaines 
races. 

Essayons  d’appliquer  maintenant  ces  règles  à l’être 
qui  tient  dans  l’art  la  plus  grande  place,  à la  figure 
humaine  elle-même. 

Il  est  bien  évident  que  la  condition  première  de  la 
perfection  chez  l’homme,  comme  chez  les  autres  êtres, 
sera  de  n'être  porteur  d’aucune  infirmité,  de  ne  présen- 
ter aucun  signe  de  maladie  acquise  ou  héréditaire. 
L’homme  parfait  doit  être  complètement  sain  de  corps  et 
d’esprit.  D’un  mot,  il  doit  être  normal.  Mais  à quoi  recon- 
naître l’homme  normal  ? C’est  ici  que  le  physiologiste 
et  le  médecin  nous  viendront  en  aide.  Leur  tâche  ne  sera 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  UA  FIGURE  HUMAINE 


152 

pas  toujours  des  plus  aisées.  Rien  de  plus  simple  s’il 
existe  des  signes  de  maladie  acquise  ou  héréditaires  suffi- 
samment grossiers.  C’est  là  un  premier  départ  que  le 
médecin  fera  facilement,  et  son  œil  exercé  relèvera  bien 
des  lares  qui  généralement  passent  inaperçues.  Mais  l’état 
de  santé  est-il  toujours  sidistinctde  la  maladie?  N’existe- 
t-il  pas  souvent  un  état  intermédiaire  dont  les  limites  sont 
indécises?  Où  commence  la  maladie,  où  finit  la  santé? 
Je  ne  parle  pas  bien  entendu  des  maladies  aiguës  dont 
l’invasion  est  nette  et  les  symptômes  évidents,  mais  des 
maladies  chroniques,  des  affections  constitutionnelles, 
desdiathèses  qui  constituent  plutôt  une  manière  d’être  de 
l’individu  qu’une  véritable  maladie.  Dans  ces  cas,  on 
pourra  toujours  s’en  tenir  à la  physiologie  qui  définit 
l'homme  normal  celui  dont  l’intégrité  des  organes  assure 
le  plein  exercice  des  fonctions  dans  le  double  but  de 
conservation  et  de  reproduction.  Le  médecin  peut 
donc  toujours  s’assurer  de  régularité  des  fonctions  et 
de  là  conclure  à l’intégrité  des  organes. 

Mais  existe-t-il  une  morphologie  des  organes  révé- 
lant l’intégrité  de  leur  fonctionnement  ? L’homme 
normal  a-t-il  une  morphologie  spéciale  et  unique  ? Évi- 
demment non.  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  autour  de  nous 
pour  constater  que  l'état  de  santé  est  compatible  avec 
les  formes  extérieures  les  plus  diverses. 

Par  exemple,  il  est  indifférent,  pour  l’exercice  libre  et 
facile  des  fonctions,  que  le  crâne,  pourvu  qu’il  ail  une 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


153 

capacité  suffisante,  soit  court  et  haut,  ou  bas  et  allongé  ; 
que  les  yeux,  pourvu  qu'ils  aient  une  bonne  structure, 
soient  relevés  en  haut  et  en  dehors  ou  bien  horizontaux  ; 
que  les  pavillons  des  oreilles,  pourvu  que  l’oreille  interne 
soit  bien  constituée,  soient  bordés  ou  non  bordés,  collés 
au  crâne  ou  détachés  en  formes  d’anses;  que  le  nez, 
pourvu  que  la  pituitaire  soit  intacte,  soit  droit  ou 
recourbé  ; que  la  bouche,  pourvu  que  les  dents  soient 
bien  plantées,  soit  elle-même  grande  ou  petite  ; que  le 
menton  soit  rond  ou  en  pointe  ; que  le  torse  soit  court  et 
les  jambes  longues  ou  inversement  sans  cependant  que 
cette  disproportion  dépasse  certaines  limites.  On  ne 
peut  énumérer  tous  les  cas  de  ce  genre.  Le  nombre  en 
est  illimité.  11  est  bien  certaines  formes  extrêmes  que 
la  science  est  à même  de  fixer  et  qui  deviennent 
incompatibles  avec  l’intégrité  des  fonctions.  Mais,  dans 
l’intervalle,  il  est  toute  une  série  de  formes  intermé- 
diaires qui  sont  indifférentes  à la  santé  et  peuvent  être 
sans  distinction  l’apanage  de  l'homme  normal. 

Nous  avons  donc  formé  ainsi  un  premier  groupe  ten- 
dant vers  la  perfection,  et  dont  se  trouvent  rayés  tous  les 
débiles,  infirmes  et  malades.  Il  se  compose  d’une  grande 
variété  d’individus,  d’une  foule  hétéroclite  bien  portante, 
c’est  déjà  quelque  chose,  mais  il  nous  faut,  par  de  nou- 
velles éliminations,  serrer  de  plus  près  le  problème 
à résoudre. 

C’est  le  moment  de  faire  intervenir  le  second  carac- 


154  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


1ère.  Il  nous  permettra  de  retrancher  les  individus  qui 
ne  jouissent  pas  encore  de  la  plénitude  de  leurs  facultés 
physiques  et  intellectuelles,  par  suite  de  leur  jeune  âge, 
et  ceux  qui,  au  contraire,  déjà  sur  le  déclin,  subissent  un 
amoindrissement  de  leur  être. 

Peut-on  alors  fixer  un  âge,  ou  plutôt  une  certaine 
période,  en  deçà  et  au  delà  de  laquelle  tout  individu  sera 
déclaré  incomplet  ou  déchu?  Cela  peut  être  d’une  manière 
générale.  Il  est,  en  effet,  admis  que  de  25  à 45  ans 
l’homme  a acquis  et  conserve  sa  pleine  maturité.  Mais 
nous  savons  aussi  que  tous  les  individus  ne  se  déve- 
loppent pas  de  la  même  façon.  Soit  à cause  de  leur  con- 
stitution même,  soit  à cause  des  influences  du  milieu,  il 
en  est  de  précoces,  il  en  est  de  tardifs,  ces  derniers 
pouvant  atteindre  un  degré  de  développement  aussi  par- 
fait. C’est  donc  par  l’étude  des  lois  de  la  croissance  et 
par  la  connaissance  approfondie  des  caractères  morpho- 
logiques des  diverses  étapes  que  traverse  l’homme  depuis 
la  naissance  jusqu’à  la  mort  naturelle,  que  nous  arrive- 
rons à reconnaître  les  caractères  du  plein  épanouisse- 
ment de  l’individu.  Mais  cet  homme  absolument  sain  de 
corps  et  d’esprit,  ni  trop  jeune,  ni  trop  vieux,  nous  pré- 
sente encore  toutes  les  variétés  morphologiques  que  nous 
indiquions  tout  à l’heure  et  dont  certaines  semblent 
s’exclure. 

Il  nous  faut  cependant  faire  un  choix  entre  toutes  ces 
formes,  et  pour  cela  nous  ferons  appel  au  troisième 
critérium  dont  il  a été  parlé. 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


155 


Nous  chercherons  parmi  les  individus  déjà  triés  ceux 
qui  présentent  les  caractères  les  plus  humains.  Nous 
éliminerons  donc  sans  merci  tous  ceux  qui  offriraient 
des  traits  morphologiques  ayant  quelque  ressemblance 
avec  ceux  des  espèces  animales  qui,  dans  l’échelle  des 
êtres,  lui  sont  inférieurs. 

La  science  a montré  que  l’homme  moderne  n’est 
point  un  être  à part,  une  sorte  de  roi  de  droit  divin 
autour  duquel  gravitent  tous  les  autres  êtres,  ses  esclaves. 
Entre  les  types  humains  les  plus  inférieurs  et  les  animaux 
les  plus  élevés,  il  n'existe  pas  d’abîme  insondable,  qui 
ne  puisse  être  franchi. 

Les  faits  aujourd’hui  ne  se  comptent  plus  qui 
témoignent  de  l’origine  animale  de  l’homme  et  montrent 
par  quelles  racines  profondes  son  organisme  plonge 
jusque  dans  l’animalité  la  plus  éloignée. 

Parmi  ces  faits,  je  ne  citerai  ici  que  ceux  qui  ont  été 
signalés  sous  le  nom  d 'anomalies  régressives.  Ils  con- 
sistent en  des  écarts  accidentels  du  type  humain,  repro- 
duisant quelque  disposition  anatomique  d’une  des  espèces 
animales  qui  forment  la  longue  chaîne  des  êtres  dont  il 
est  aujourd’hui  le  dernier  anneau.  Ces  anomalies  sont 
fort  nombreuses,  elles  portent  sur  les  os,  les  muscles,  sur 
les  différents  viscères.  Plusieurs  ne  se  révèlent  à l’exté- 
rieur par  aucun  signe.  Mais  il  en  est  d’autres  qui  touchent 
à la  forme  et  intéressent  les  artistes  au  plus  haut  point. 
Ce  sont  ces  traces  d’atavisme,  ces  retours  partiels  au  type 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


136 

ancestral  qui  sont  naturellement  incompatibles  avec  la 
perfection  humaine. 

Certaines  de  ces  déviations  sont  telles  qu’elles  prennent 
rang  dans  les  troubles  pathologiques,  et  je  citerai  au 
hasard  les  déformations  crâniennes,  l’asymétrie  faciale, 
le  bec-de-lièvre,  les  anomalies  dentaires,  les  doigts  sur- 
numéraires, les  doigts  et  les  orteils  soudés  ou  palmés,  le 
pied  et  la  main  bots,  etc...  Il  est  même  d’autres  stigmates 
qui.  n’apportant  aucun  trouble  fonctionnel  appréciable, 
ne  sauraient  rentrer  dans  le  cadre  de  la  pathologie  et 
néanmoins  ont  un  caractère  régressif  très  évident.  Qu’il 
me  suffise  de  citer  comme  exemple,  la  soudure  du  lobule 
de  l’oreille,  le  pavillon  non  ourlé  qui  rappellent  les 
oreilles  de  singes,  la  brièveté  du  pouce,  son  opposition 
affaiblie,  la  longueur  des  membres  supérieurs  qui  sont 
également  des  caractères  simiesques. 

On  connaît  cette  longue  suite  de  gravures  d’après 
Le  Brun,  qui  représente  toute  une  série  de  faces  hu- 
maines se  rapprochant  des  animaux  les  plus  divers  : on  y 
voit  le  bœuf,  le  cheval,  l’âne,  le  chien.... 

Ces  images  plus  ou  moins  fantaisistes  n’ont  évidem- 
ment rien  de  scientifique.  Mais  elles  reposent  sur  un  fait 
d’observation  très  juste  et  que  chacun  a pu  constater. 
Il  avait  été  d’ailleurs  déjà  signalé  par  Aristote  et  plus 
tard  par  Porta. 

Il  faut  encore  tenir  compte  de  la  manière  d’être  en 
général,  des  gestes,  de  l’attitude.  Il  est  des  mouvements 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


157 


qui  rappellent  ceux  des  animaux.  L’horizontalité  du  bas- 
sin, en  même  temps  que  son  étroitesse  exagérée,  l'absence 
d’ensellure  lombaire,  les  bras  tombant  en  avant  des 
cuisses,  les  mains  la  paume  tournée  en  arrière,  sont 
autant  designesqui  rappellent  l'altitude  des  quadrupèdes. 

Mais  ce  n’est  pas  tout.  Il  ne  suffît  pas  à l’homme  d’être 
parfaitement  humain.  Car  l’humanité  est  double  et  il 
faut  distinguer  entre  les  deux  moitiés,  entre  l’homme 
et  la  femme.  Nous  savons,  en  effet,  que  morphologi- 
quement l’homme  et  la  femme  dérivent  du  même  proto- 
type. 

Dans  le  jeune  âge,  les  deux  sexes,  à part  bien 
entendu  les  organes  spéciaux,  ne  diffèrent  guère  l’un 
de  l’autre.  Ce  n’est  que  vers  la  puberté  que  la  différen- 
ciation s'accuse  nettement  pour  se  compléter  plus  tard. 
Or  il  arrive  parfois  que,  par  suite  d’un  trouble  dans 
l’évolution,  cette  différenciation  morphologique  ne  se  fait 
pas,  ou  se  fait  dans  une  fausse  direction.  Si  elle  ne  se 
fait  pas,  les  caractères  de  l’enfance  persistent  dans  l’un 
comme  dans  l’autre  sexe,  ce  sont  les  « infantiles  » ; si  elle  se 
fait  dans  une  fausse  direction,  nous  verrons  les  caractères 
secondaires  des  sexes  se  trouver  mélangés  chez  un  même 
individu.  Des  hommes  auront  les  attributs  du  sexe  fémi- 
nin, comme  l’absence  de  poils,  excepté  au  pubis  et  sous 
les  aisselles,  la  largeur  du  bassin,  les  mamelles,  les 
membres  arrondis,  etc...,  pendant  que  des  femmes  au 
contraire  verront  leur  musculature  s’accentuer,  les  seins 


158 


INTRODUCTION  A 1,’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


faire  défaut,  le  bassin  manquer  d’ampleur,  et  la  surface 
du  corps,  jusqu’au  visage,  se  couvrir  de  poils.  Entre 
cet  homme-femme  et  celte  femme-homme  plus  ou  moins 
réussis,  et  qui  forment  les  types  extrêmes  de  ces  dévia- 
tions de  l’évolution  sexuelle,  il  y a tous  les  degrés  inter- 
médiaires. Et  c'est  là  le  point  qui  intéresse  plus  particu- 
lièrement les  artistes.  Car  il  ne  s’agit  plus  là  de  mons- 
truosités pour  ainsi  dire  faciles  à reconnaître.  Ce  sont 
des  hommes  ou  des  femmes,  d’autre  part  parfaitement 
bien  constitués,  mais  qui,  sur  un  point  ou  deux  seule- 
ment, s’écartent  dans  leur  morphologie  du  type  de  leur 
sexe.  Par  exemple,  c’est  un  homme  parfaitement  bâti 
d’autre  part  mais  dont  le  bassin  aura  une  largeur  exagé- 
rée; ou  bien  c’est  une  femme  qui,  avec  des  seins  bien 
développés  et  tous  les  attributs  de  son  sexe,  aura  la  lar- 
geur des  épaules  et  l’étroitesse  du  bassin  du  sexe  fort.  Il 
y a là  comme  un  mélange  à dose  variée  des  formes  des 
deux  sexes  qui  conduit  nécessairement  à un  nombre 
indéfini  de  spécimens  divers  dont  l’interprétation  exige 
une  connaissance  approfondie  de  l’anatomie  plastique 
qui  traite,  dans  tous  ses  détails,  de  la  conformation  exté- 
rieure des  diverses  parties  du  corps  humain. 

Il  nous  faudrait  maintenant,  dans  le  groupe  encore  con- 
sidérable des  individus  pouvant  prétendre  à la  perfection 
des  formes,  établir  des  subdivisions  suivant  les  races, 
et  supprimer  tous  ceux  qui  ne  présenteraient  pas  bien 
développés  les  caractères  de  la  race  à laquelle  ils  appar- 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


159 


tiennent.  On  pourrait  ensuite  se  demander  quelle  race  est 
plus  parfaite  que  les  autres.  Pour  ce  qui  est  des  races 
inférieures,  primitives  ou  sauvages,  il  n’y  a pas  de  diffi- 
cultés. Elles  portent  encore  trop  de  marques  évidentes 
de  l’animalité  d’où  elles  sortent  pour  pouvoir  prétendre 
à représenter  la  perfection  humaine.  Mais  il  n’en  va  plus 
de  même  pour  ce  qui  est  des  races  supérieures.  Le  pro- 
blème est  ici  difficile  à résoudre.  On  conçoit  toutefois 
qu’il  ne  soit  pas  insoluble.  On  peut  appliquer  aux  races 
ce  qui  est  vrai  des  individus.  Les  faibles,  les  imparfaits, 
sont  appelés  à disparaître. 

La  race  la  plus  parfaite,  celle  qui  aura  droit  au  pre- 
mier rangdans  la  hiérarchie  à établir,  sera  donc  celle  qui 
aura  poussé  ses  rameaux  vigoureux  le  plus  loin,  celle  qui, 
dans  la  lutte  pour  la  vie,  aura  montré  la  plus  grande 
supériorité,  celle  qui  aura  conquis  la  place  la  plus  large 
au  soleil. 

Grâce  à la  science,  ou  plutôt  aux  diverses  branches  des 
sciences,  nous  arriverons  donc  à rayer,  comme  ne  pou- 
vant prétendre  à représenter  la  perfection  humaine,  un 
bon  nombre  d’individus  : d'abord  tous  ceux  qui  sont 
déformés  par  des  causes  morbides  ou  autres,  puis  ceux 
qui  ne  sont  pas  suffisamment  développés,  ceux  qui  offrent 
encore  quelques  signes  extérieurs  de  l’animalité,  ceux 
qui  présentent  un  mélange  même  atténué  des  attributs 
sexuels;  enfin  ceux  qui  ne  représentent  pas  dans  toute  sa 
pureté  le  type  de  la  race  la  plus  résistante. 


160  INTRODUCTION  A l'ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


C’est  ainsi  qu’en  suivant  la  voie  que  nous  nous  sommes 
tracée  nous  arrivons  à découvrir  une  perfection  humaine 
de  plus  en  plus  grande.  Mais  arrivés  là,  nous  devons 
nous  arrêter.  La  science  positive  et  expérimentale  ne 
nous  permet  pas  d'aller  plus  loin. 

On  remarquera  que  dans  tout  ce  qui  précède  nous 
avons  procédé  par  élimination  et  que  nous  avons  plutôt 
dit  ce  que  la  perfection  n’était  pas  que  ce  qu’elle  était  en 
réalité. 

Et  d’éliminations  en  éliminations  successives,  nous 
sommes  arrivés  à constituer  un  groupe  ou  plusieurs 
groupes  terminaux,  comprenant  chacun  un  nombre  plus 
ou  moins  considérable  d’individus  répondant  tous  indis- 
tinctement aux  conditions  exigées  pour  la  perfection, 
mais  non  à un  type  unique  de  la  perfection.  La  raison  en 
est  la  suivante.  Un  type  unique  ne  saurait  être  autre 
chose  qu’une  abstraction,  un  idéal,  une  création  de  l’es- 
prit. Il  n’existe  pas  en  réalité,  dans  la  nature,  en  chair  et 
en  os.  Pour  sortir  du  domaine  de  la  spéculation,  pour 
s’incarner  dans  un  être  matériel,  la  perfection  est  obligée 
de  devenir  concrète,  de  s’individualiser  en  un  mot.  En 
outre  des  caractères  propres  au  groupe  auquel  il  appar- 
tient, l’individu  possède  des  caractères  propres  qui  le  dis- 
tinguent des  autres  individus  de  même  rang.  Ainsi,  dans 
notre  groupe  terminal,  tous  les  individus  sont  considérés 
parnouscomme  parfaits,  et  cependant  aucun  ne  ressemble 
à ses  voisins.  C’est  le  propre  de  l'individualité  d'être  dis- 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


161 


tincte.  C’est  ici  la  variété  dans  l’unité.  El  voilà  très  pro- 
bablement la  raison  pour  laquelle  la  perfection  tangible, 
l’être  humain  parfait  est  si  difficile  à définir.  C’est  qu’il 
est  multiple  et  varié.  La  méthode  que  nous  avons  suivie 
nous  apparaît  maintenant  comme  nécessaire. 

Nous  avons  jusqu’ici  cherché  à définir  le  type  humain 
le  plus  parfait  et  celui-ci  se  résout  en  un  nombre  plus  ou 
moins  considérable  d’individualités  également  parfaites. 
Mais  il  y a des  perfections  d’ordre  inférieur  qui  obéissent 
aux  mêmes  lois.  A côté  du  type  principal,  il  y a les  types 
secondaires. 

Par  exemple,  1 adolescent  le  plus  parfait  sera  celui  qui, 
en  outre  des  caractères  d’intégrité,  de  santé,  d’humànité 
et  de  sexualité...  offrira  dans  la  plus  grande  mesure  les 
attributs  propres  à l’adolescence.  Tout  signe  de  sénilité, 
de  maturité  même  précoce  devra  être  un  motif  d’çxclu- 
sion. 

De  même  pour  le  vieillard.  Et  pour  l’un  comme  pour 
l’autre  le  type  ne  sera  pas  unique,  mais  il  comprendra 
tout  un  groupe. 

Le  type  de  l’homme  mûr  comprendra  aussi  un  certain 
nombre  de  types  secondaires,  si  nous  considérons  plus 
particulièrement,  par  exemple,  l’athlète,  le  soldat,  le 
citadin  ou  le  paysan. 

Les  professions  impriment  à l’homme  des  caractères 
bien  définis  dont  les  plus  saillants  résultent  de  déforma- 
tions acquises  dans  la  pratique  quotidienne  du  métier. 

La  Figure  humaine. 


162  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Ces  déformations,  qui  sont  des  défauts  au  point  de  vue 
du  type  primordial,  sont  au  contraire  des  éléments  de 
perfection  pour  la  constitution  du  type  secondaire  auquel 
elles  se  rapportent  Nous  ne  comprenons  pas  plus  l’homme 
de  la  ville  avec  les  grosses  mains  du  travailleur,  que  le 
paysan  avec  des  mains  fines  et  douces. 

Le  paysan  le  plus  parfait  sera  celui  qui  nous  montrera 
la  face  halée,  les  traits  fortement  accentués,  tirés  parla 
fatigue  ; le  torse  puissant  et  maigre  conserve,  de  l’attitude 
continuellement  courbée  vers  la  terre,  une  voussure  plus 
ou  moins  accentuée;  l’ossature  est  solide,  les  muscles  n’ont 
point  le  volume  de  ceux  des  athlètes,  ils  sont  fermes  et 
bien  écrits,  ils  ne  représentent  point  l’effort  exclusif  et 
momentané,  mais  ils  disent  le  travail  persistant,  indéfini- 
ment répété,  continué  sans  trêve  du  lever  du  jour  au  cou- 
cher du  soleil  ; la  démarche  lourde  est  celle  de  ceux  qui 
portent  de  gros  souliers  ou  des  sabots  dans  les  labours; 
les  gestes  des  bras  habitués  aux  lourds  fardeaux  ou  aux 
pesants  outils  sont  lents  et  mesurés  ; les  mains  sont  grosses 
et  caleuses,  etc...  C’est  ainsi  que  ce  qui  est  considéré 
d’autre  part  comme  un  élément  de  perfection,  comme 
la  blancheur  de  la  peau,  la  sveltesse  de  la  taille,  la 
légèreté  de  la  démarche,  la  finesse  des  extrémités,  serait 
ici  de  graves  défauts. 

La  liste  de  ces  types  secondaires  est  indéfinie.  Les 
quelques  exemples  que  je  viens  de  citer  suffisent  pour 
montrer  qu’ils  peuvent  être  cependant  définis  scientili- 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


163 


quement,  en  quelque  sorte  expérimentalement  et  par  la 
mise  en  œuvre  des  procédés  qui  nous  ont  servi  pour 
isoler  un  type  primordial. 

Il  es^bon  de  remarquer  que  pour  arriver  à ce  résultat, 
c est-a-direà  la  constitution  des  types,  nous  avons  fait  appel 
exclusivement  aux  procédés  scientifiques,  laissant  com- 
plètement de  côté  les  appréciations  du  goût,  ou  les  pré- 
férences individuelles.  Notre  guide  a ainsi  été  plus  sûr, 
parce  qu’il  est  resté  au-dessus  des  fluctuations  de  la 
mode,  et  des  incertitudes  de  l’imagination.  A l’idée 
esthétique  du  beau  nous  avons  substitué  la  notion  scien- 
tifique du  parfait. 

Nous  avons  vu  que  le  parfait  était  objectif,  qu’il  exis- 
tait en  dehors  de  nous  dans  la  nature,  et  qu’il  était  sou- 
mis à des  lois  que  la  science  établit  avec  certitude.  Grâce 
à elle  nous  pouvons  donc  le  reconnaître  là  où  il  est.  Il  ne 
dépend  pas  de  nous  et  nous  ne  pouvons  rien  sur  lui.  Il  a 
une  existence  propre. 

Sommes-nous  autorisés  cependant  en  art,  à substituer  à 
1 idée  du  beau,  celle  du  parfait  perçu  par  nos  sens,  sui- 
vant la  définition  de  Baumgarten? 

Il  est  certain  que  la  clarté  et  la  logique  du  discours  ne 
pourraient  que  gagner  à restreindre  les  applications  du 
terme  « beau  » dont  on  se  sert  à tort  et  à travers,  si  bien 
qu’il  se  trouve  accouplé  journellement  à des  substantifs 
qui  en  sont  pour  ainsi  dire  la  négation.  Il  est  d’usage 
courant,  de  dire  un  beau  bossu,  un  beau  malade,  ce  qui 
est  en  somme  un  contresens. 


164  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Et  cependant  de  semblables  locutions  répondent  à une 
idée.  Mais  comme  elle  s’éclaire  cette  idée  si  au  terme 
« beau  » nous  substituons  celui  de  « parfait  ».  Un  bossu 
parfait  sera  celui  dont  parle  Sully- Prudhomme,  digne  du 
ciseau  du  sculpteur. 

« Un  vrai  statuaire  peut  faire  un  chef-d’œuvre  du  buste 
d’un  bossu,  s'il  a pénétré  et  exprimé  par  le  concert  des 
formes  l’intime  solidarité  vitale  qui  fait  influer  la  gibbo- 
sité sur  l’angle  facial  et  sur  les  traits  mêmes  du  visage, 
car  les  bossus  les  plus  différents  se  ressemblent  par  le 
rayonnement  de  leur  commun  caractère  ; ils  ont  la  bosse 
partout  \ » 

Le  malade  « parfait  » sera  celui  qui  présentera  dévelop- 
pés au  plus  haut  point  les  symptômes  propres  de  la  maladie 
dont  il  est  atteint,  s’ils  sont  au  complet,  et  de  plus  s’ils 
se  présentent  sans  mélange  de  signes  appartenant  à 
une  autre  maladie.  Nous  aurons  ainsi  de  véritables 
types  morbides,  rares  dans  la  nature,  mais  devant  les- 
quels le  médecin  ne  pourra  s’empêcher  de  s'écrier  : 

« quel  beau  cas!  » C’est  la  recherche  de  ces  types  qui 
facilite  la  tâche  du  nosographe  et  concourt  au  progrès  de 
la  science.  Ce  sont  eux  qui  ont  fait  la  fortune  scientifique 
des  Duchenne  de  Boulogne  et  des  Charcot.  Ainsi,  nouveau 
rapprochement,  la  méthode  des  types  n’est  pas  moins 
utile  à la  science  qu’à  l'art.  Elle  l’est  évidemment  à ce 


L'Expression  dans  les  œuvres  d’ art , p.  204. 


LE  PROBLÈME  Dü  BEAU 


165 

dernier  qui,  au  lieu  de  voir  son  champ  d’aclion  limité 
h une  seule  catégorie  d’êtres  qualifiés  beaux  par  con- 
vention, peut  prendre  pour  modèle  tout  ce  que,  dans 
l'infinie  variété  de  ses  formes,  lui  offre  la  nature,  à con- 
dition qu’il  choisisse  ses  types  parmi  ceux  qui  réunissent 
les  caractères  les  plus  parfaits  dans  leur  genre. 

Car  il  existe  pour  chaque  catégorie  d’êtres  vivants, 
malades  ou  sains,  difformes  ou  bien  constitués,  un  type 
de  perfection  dont  ils  se  rapprochent  plus  ou  moins.  Ce 
type  n’est  pas  une  abstraction.  Il  existe  en  réalité.  Il  est 
formé,  à travers  les  variations  individuelles,  par  la  syn- 
thèse de  tous  les  caractères  qui,  pleinement  développés, 
le  réalisent  le  mieux. 

N’est-ce  pas  ces  types  que  doit  rechercher  l’art,  sans 
s’occuper  s’ils  sont  beaux  ou  laids,  uniquement  parce 
qu’ils  sont  au  plus  haut  degré  expressifs,  qu’ils  sont  bien 
et  uniquement  ce  qu’ils  sont. 

Cependant  le  beau  se  confond-il  avec  le  parfait  ? 
Y a-t-il  identité  complète?  Nous  ne  le  pensons  pas 
et  nous  nous  séparons  ici  de  Baumgarlen.  Certes  le 
parfait  est  une  bonne  partie,  la  plus  grande  partie  du 
beau,  mais  il  n’est  pas  tout  le  beau.  Le  parfait  est  la  par- 
tie scientifique  du  beau.  Le  parfait  est-il  le  vrai?  Oui. 
Mais  il  n'est,  pas  non  plus  tout  le  vrai.  L’imperfection 
existe  dans  la  nature  à côté  de  la  perfection.  La  science 
a pour  objet  l’étude  de  l’une  comme  de  l’autre.  Que 
manque-t-il  au  parfait  pour  devenir  le  beau  ? Il  lui 


166  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


manque  ce  qui  est  le  propre  de  l’art  et  ce  que  la  science 
ne  peut  lui  donner.  Car  la  science  et  l’art  ne  se  con- 
fondent pas.  Ils  ont  chacun  leur  domaine  propre.  L’art 
vit  d’images,  la  science  d’idées.  L’art  parle  aux  sens,  la 
science  à l’esprit.  La  science  n’a  pas  à s’occuper  de  l’ex- 
pression des  êtres  vivants  qu’elle  décrit,  par  la  raison 
bien  simple  qu’elle  n’a  pas  à les  reproduire  sous  une 
forme  tangible,  accessible  aux  sens,  en  un  mot  à nous  en 
donner  une  image,  tandis  qu’au  contraire  c’est  le  but 
même  de  l’art,  c’est  à quoi  tendent  tous  ses  efforts.  D’où 
le  rôle  capital  que  joue  dans  l’art  l’expression  qui  est 
vraiment  le  fruit  de  l’arbre  de  vie.  La  science  donne  le 
parfait  à l’art  qui  l’anime  et  le  vivifie.  Le  beau  chez 
l’être  vivant  c’est  le  parfait  expressif  de  la  vie,  c’est  le 
parfait  avec  l’étincelle  sacrée,  le  parfait  animé  du  souffle 
divin.  Le  parfait  provoque  l’admiration  ; le  beau,  dans 
ses  plus  hautes  formes,  provoque  l’amour. 

Il  y a forcément  des  degrés  dans  le  beau,  suivant  les 
objets  auxquels  il  s’applique.  Une  belle  sphère  sera  simple- 
ment une  sphère  parfaite,  parce  que  la  sphère  n’appar- 
tient qu’au  seul  domaine  physique.  Un  bel  animal  sera 
un  animal  parfait  avec  l’expression  de  la  vie  physique, 
de  la  vigueur,  de  la  santé,  parce  qu’il  est  déjà  du  domaine 
de  la  vie  ; un  bel  homme  sera  un  homme  parfait  physi- 
quement, mais  avec  une  idée  au  front,  parce  que  ces  deux 
éléments  sont  nécessaires  pour  rendre  l’expression  pro- 
prement humaine. 


LE  PROBLÈME  DU  BEAU 


167 


C’esl  tellement  de  l’essence  même  de  l’art  de  donner  la 
vie,  qu'il  anime  jusqu’aux  choses  mortes,  et  que  jusque 
dans  la  représentation  des  êtres  inanimés  nous  lui  deman- 
dons de  nous  révéler  la  vie  latente  qui  sommeille  au  fond 
des  choses. 

Là  est  la  différence  profonde  qui  sépare  l’art  de  la 
science.  Nous  la  résumerons  d’un  mot  : La  science  donne 
la  matière  que  l’art  fait  vivre. 

Nous  avons  vu  comment  la  science,  en  ce  qui  concerne 
les  êtres  vivants,  nous  permet  de  distinguer  un  certain 
nombre  d’individus  de  choix  qui  se  trouvent  être 
l’expression  la  plus  haute  de  la  nature  ; mais  entre  les- 
quels il  ne  lui  est  plus  permis  de  faire  un  choix.  Et 
cependant  les  individualités  qui  composent  ce  groupe 
terminal,  bien  qu’également  parfaites  au  point  de  vue 
scientifique,  sont  absolument  distinctes  les  unes  des 
autres.  Il  n’en  est  pas  deux  semblables.  Laquelle  doit 
l’emporter  sur  les  autres?  Laquelle  doit  servir  de  modèle 
à l’artiste.  C’est  ici  que  l’art  retrouve  toute  son  indé- 
pendance et  règne  en  maître  absolu,  car  la  science  lui 
cède  le  pas  incapable  désormais  de  le  guider  en  aucune 
façon. 

On  nous  dira  peut-être  qu’avec  la  notion  scienti- 
fique du  « parfait»  nous  avons  simplement  déplacé  la  ques- 
tion, reculé  la  difficulté  et  qu’en  définitive  nous  n’en 
sommes  pas  moins  amené  à affirmer  la  suprématie  de 
l’art  en  lui  concédant  un  domaine  où  il  ne  peut  plus 


168  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


trouver  qu'en  lui-même  son  guide  et  sa  direction.  La 
remarque  n’est  pas  pour  nous  déplaire,  car  nous  n’avons 
jamais  songé  que  la  science  doive  prendre  l’art  en  tutelle 
et  lui  dicter  ses  lois.  La  science  propose,  mais  l’art 
décide  en  dernier  ressort.  On  conviendra  néanmoins 
qu’en  conduisant  l’artiste  jusqu’à  celte  région  habitée  par 
les  types  de  la  perfection,  la  science  peut  lui  rendre 
d’éminents  services.  Elle  lui  permet  de  choisir  ses 
modèles  sans  crainte  ni  hésitation,  certain  qu’il  est  avec 
son  concours  d’atteindre  aux  sources  mêmes  de  la  vie  et 
de  nous  donner  avec  le  réel  dans  sa  forme  la  plus  com- 
plète et  la  plus  pure,  son  expression  la  plus  haute  et 
la  plus  vraie. 


CHAPITRE  III 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


On  nous  accordera  peut-être,  après  ce  qui  précède,  que 
la  science,  loin  de  nuire  à l’œuvre  d’art,  est  appelée  à 
lui  fournir  les  éléments  de  méthode,  d’exactitude  et  de 
raison  qui  sont  nécessaires  à sa  manifestation  et  lui 
assurent  la  durée. 

Est-ce  à dire  que  l’artiste  doive  borner  là  son  ambi- 
tion de  connaître  et  se  contenter  de  l’élude  qui  lui  met- 
tra en  main  la  technique  approfondie  de  son  art  même 
au  sens  le  plus  large  ? Nous  verrons  dans  un  instant  que 
pour  remplir  dignement  la  mission  qui  lui  est  échue,  il 
doit  avoir  des  visées  plus  hautes.  Mais  il  n’est  pas  sans 
intérêt  de  faire  remarquer  dès  maintenant  que  déjà  ce 
premier  degré  du  savoir  — le  plus  nécessaire,  on  pour- 
rait dire  1 indispensable  — exerce  son  action  jusque  dans 
la  sphère  des  qualités  morales  sans  lesquelles,  d'autre 
part,  toute  science  risque  de  demeurer  stérile.  A la  science, 
en  effet,  doit  s’ajouter  la  conscience. 

Or  si  la  conscience,  qualité  morale,  existe  en  dehors 


170 


INTRODUCTION  A l’ÉTÜDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


des  facultés  intellectuelles,  il  n’en  n’est  pas  moins  vrai 
que  le  savoir  en  augmente  la  puissance  et  en  favorise 
singulièrement  l’exercice. 

Comment,  en  effet,  celui  qui,  en  vue  de  l’exécution 
d’une  œuvre,  aura  mis  tout  son  zèle  à rechercher  les  docu- 
ments de  toute  nature  destinés  à le  renseigner  intégra- 
lement, n’emploirait-il  pas  à les  mettre  en  œuvre  tout  le 
soin  possible  ? Comment  ne  serait-il  pas  un  consciencieux? 
Lors  de  l’exécution  définitive,  pourquoi  craindrait-il  de 
s’attacher  aux  moindres  détails,  puisqu’il  possède  tous 
les  moyens  de  les  placer  dans  leur  valeur  relative  et  de 
leur  donner  la  précision  qu’ils  comportent?  Com- 
ment s’en  tiendrait-il  aux  à peu  près  de  l’esquisse,  lui 
qui  possède  toutes  les  ressources  nécessaires  pour  mener 
son  œuvre  jusqu’au  degré  de  perfection  que  son  génie 
lui  permet  d’atteindre? 

Mais  il  faut  bien  remarquer  qu’il  ne  saurait  être 
question  ici  de  cet  amour  du  fini  et  de  la  minutie  qui 
pour  quelques-uns  constitue  le  summum  de  l’art.  Cette 
forme  inférieure  de  la  conscience  se  passe  d’ordinaire  de 
la  science  et  ne  saurait  conduire  qu’à  de  médiocres  résul- 
tats. Elle  est  l’apanage  des  époques  de  décadence  et  finit 
par  la  préciosité.  La  conscience  dont  nous  parlons  est 
cette  vertu  qui  empêche  l’artiste  de  se  contenter  des 
faciles  esquisses,  qui  le  pousse  sans  trêve  jusqu’à  l’achè- 
vement complet  sans  lequel  il  n’y  a pas  de  chef-d’œuvre. 
Cette  conscience-là  trouve  dans  la  science  un  ferme  et 
solide  appui. 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


171 


Nons  avons  dit  que  l’artiste,  pour  être  complet,  devait 
dépasser  les  limites  des  seules  connaissances  exigées  par 
son  art.  L’histoire  nous  montre  que  les  grands  artistes 
qui  ont  été  des  hommes  vraiment  supérieurs  excellaient 
dans  plusieurs  arts  à la  fois  et  que  certains  mêmes  ont 
compté  parmi  les  premiers  savants  de  leur  époque. 

« Il  est  avéré  qu’en  Grèce,  dit  M.  Ch.  Lévêque,  les 
artistes  cultivaient  les  sciences  et  se  gardaient  de  dédai- 
gner les  théories.  » 

La  Renaissance  italienne  nous  offre  tout  un  groupe 
d’artistes  aux  aptitudes  les  plus  variées.  Giolto  fut 
à la  fois  peintre,  sculpteur  et  architecte.  Au  xve 
siècle,  un  grand  nombre  de  peintres  excellaient  dans 
1 orfèvrerie  et  dans  l’art  du  médailleur  ; on  peut  en  citer 
d autres  qui  se  sont  distingués  dans  la  peinture  et  dans 
la  sculpture  ' . 

Léonard  de  \ inci,  dont  nous  avons  déjà  tant  de  fois 
prononcé  le  nom,  réalise  le  type  le  plus  complet  de 

I artiste  uni  au  savant.  Il  est  peintre,  sculpteur,  ingé- 
nieur civil  et  militaire,  architecte.  Michel-Ange,  sculpteur, 
peintre  et  architecte,  était  également  un  génie  complet. 

II  a laissé  des  poésies  qui  sont  mises  au  rang  des  monu- 
ments de  la  langue  italienne  à côté  de  la  Vita  nuova  et 
des  Sonnets  du  Dante.  Raphaël  lui-même,  le  peintre 
dont  la  gloire  n a pas  été  surpassée,  s’occupa  aussi  d ar- 

1 Francesco  di  Giorgio  Martini,  Verrochio,  les  Pollajuolo,  Léo- 
nard de  Vinci  (Muntz,  tiaphaël , sa  vie , son  œuvre  et  son  temps). 


172 


INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


chitecture.  Il  fut  désigné  par  Bramante  pour  lui  succéder 
dans  la  direction  des  travaux  de  Saint-Pierre.  Sur  la 
fin  de  sa  vie,  il  aurait  également  manié  l’ébauchoir.  Albert 
Durer  fut  peintre,  graveur,  sculpteur,  géomètre,  archi- 
tecte, mathématicien.  Jean  Cousin  était  aussi  peintre, 
sculpteur,  architecte  et  graveur. 

Poussin , que  les  Romains  comparèrent  eux-mêmes  «à 
Raphaël,  s’occupa  aussi  de  sculpture. 

Rubens,  au  milieu  d’une  production  picturale  vrai- 
ment prodigieuse,  trouvait  le  temps  de  s’occuper  d’érudi- 
tion et  d’archéologie.  Il  a laissé  une  volumineuse  corres- 
pondance qui  prouve  combien  son  désir  de  connaître 
s’étendait  au  delà  des  besoins  de  son  art.  Il  fut  chargé 
de  plusieurs  missions  diplomatiques.  Et  il  serait  bien 
facile  de  multiplier  ces  exemples  en  étudiant  la  vie  des 
maîtres  de  toutes  les  écoles  et  de  tous  les  temps. 

Tous  ces  enseignements  du  passé  n’empêcheront 
peut-être  pas  de  taxer  d’exagération  notre  manière  de 
voir  et  de  penser  que  nous  demandons  l’impossible  en 
conseillant  aux  artistes  d’acquérir  des  connaissances 
aussi  étendues  et  variées. 

On  raconte  que  le  sculpteur  Perraud,  en  présence 
d'une  composition  quelque  peu  recherchée,  ne  se  gênait 
pas  pour  dire  : — A quoi  bon  tant  d’efforts  ! La  sculpture, 
c’est  plus  bête  que  ça  ! Cette  appréciation,  qui,  dans  la 
bouche  du  grand  artiste,  auteur  du  « Faune  à l’enfant.  » 
et  du  « Désespoir  »,  n’était  évidemment  qu’une  boutade 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


173 


dirigée  contre  la  recherche  exagérée  de  la  littérature 
dans  l’art,  est  devenue  comme  la  devise  de  toute  une  caté- 
gorie d’artistes  pour  qui  l’art  se  résume  tout  entier  dans 
l’exécution,  et  qui,  ne  recherchant  rien  au  delà  des  habi- 
letés du  métier,  se  condamnent  toute  leur  vie  à n'exécuter 
que  des  morceaux.  Evidemment  ce  n’est  pas  là  le  but 
suprême  de  l’art. 

Il  ne  faut  pas  craindre  de  répéter  que  l’artiste  aujour- 
d’hui doit  apprendre  et  apprendre  beaucoup.  Les  tradi- 
tions de  l’atelier  ne  lui  suffisent  plus.  Le  conseil  que 
donnait  Carpeaux  à ses  élèves  d’observer  la  nature,  un 
cahier  de  notes  à la  main,  pour  en  fixer  par  le  dessin 
chaque  mouvement,  chaque  expression,  est  certes  excel- 
lent; mais  cette  pratique,  quelque  utile  qu’elle  soit,  ne 
saurait  suppléer  au  reste.  Que  l’artiste  continue  ses 
observations  personnelles,  rien  de  mieux.  Mais,  qu’il  ne 
délaisse  pas  celles  que  d’autres  ont  faites  avant  lui  et 
coordonnées  dans  des  ouvrages  spéciaux.  Qu’il  fréquente 
les  bibliothèques.  Qu’en  dehors  des  sciences  variées  en 
rapport  plus  ou  moins  intime  avec  son  art,  il  ne  néglige 
rien  de  ce  qui  peut  éclairer  son  esprit,  meubler  son  intelli- 
gence ; qu’il  étudie  les  lettres,  la  philosophie,  l’histoire.  Il 
verra  le  cercle  de  son  horizon  monter  toujours  ets’élargiren 
proportion  du  degré  de  son  instruction,  A-l-on  remarqué, 
aux  expositions  annuelles,  combien  est  restreinte  la  liste 
des  sujets  traités  par  les  artistes  ? Il  y aurait  un  relevé 
bien  curieux  à faire  sur  les  catalogues.  On  y verrait  que 


174  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


les  mêmes  titres  reviennent  chaque  année  avec  une  pério- 
dicité inquiétante.  Cette  pauvreté  d’idées,  cette  mono- 
tonie d’œuvres  ne  sont-elles  pas  la  conséquence  d’un 
manque  d’instruction? 

Mais  alors,  dira-t-on,  avec  de  semblables  tendances 
nous  aurons  des  lettrés,  des  savants,  mais  non  des 
artistes.  Le  malheureux  élève,  s’il  s’astreint  à suivre  un 
semblable  programme,  saura  tout....  à l’exception  de  son 
art  qu’il  n’aura  pas  le  temps  d’apprendre. 

A vrai  dire,  la  seule  chose  à enseigner  dans  les  écoles 
d’arL,  c’est  le  métier  au  sens  le  plus  étroit,  c’est-à-dire  la 
partie  la  plus  technique,  la  plus  matérielle  de  l’art.  Pour 
quelqu’un  doué  d’aptitudes  naturelles  — et  il  n’y  a pas 
d’artistes  sans  cela  — ce  n’est  véritablement  qu’un  jeu, 
et  plutôt  un  délassement  qu’un  travail. 

Mais  ce  qu’on  ne  devrait  pas  enseigner,  c’est  l’art  lui- 
même.  Ingres  n’avait  pas  tort  lorsqu’il  disait  avec 
quelque  véhémence  à un  de  ses  élèves  : « n’allez-pas  à 
l’Ecole,  car  je  vous  le  dis,  je  le  sais,  c'est  un  endroit  de 
perdition.  Quand  on  ne  peut  faire  autrement  il  faut  bien 
en  passer  par  là  ; mais  on  ne  devrait  y aller  qu’en  se 
bouchant  les  oreilles  (et  il  en  faisait  le  geste)  et  sans 
regarder  ni  à gauche  ni  à droite  1 ». 

Et,  en  effet,  que  peut-on  apprendre  au  jeune  artiste  si 
ce  n’est  un  art  déterminé,  c’est-à-dire  une  formule,  l’art 


1 Amaury  Duval,  L'Atelier  d'Ingres , p.  94. 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


175 

antique  ou  celui  de  la  Renaissance  ? Ces  magnifiques 
époques  ainsi  enseignées  pèsent  de  tout  leur  poids  sur  ses 
épaules  et  il  ne  peut  que  perdre  sous  ce  fardeau  toute  ori- 
ginalité personnelle. 

Les  grandes  époques  de  l’art  du  passé  sont  admirables, 
mais  il  ne  s’agit  pas  aujourd'hui  de  les  pasticher  et  de 
les  refaire.  Elles  sont  faites  et  bien  faites  ; et  nul  artiste 
de  nos  jours  n’y  atteindra,  car  ce  n’est  pas  en  imitant 
qu’on  arrive  aux  sommets.  Cessons  de  montrer  aux 
artistes  la  décourageante  perfection  de  l’art  grec.  Il  y a 
autre  chose  à faire  et  pourquoi  pas  d’aussi  grand? 
Empruntons  au  passé  ses  méthodes.  Éludions  les  grands 
artistes  d’autrefois  pour  pénétrer  le  secret  de  leur  maî- 
trise et  de  leur  supériorité.  Gardons  cet  enseignement  que 
toujours  l’art  a été  grand  lorsqu’il  s’est  rapproché  de  la 
nature  et  qu’il  y a puisé  ses  modèles,  lorsqu’il  a 
cherché  ses  inspirations  dans  l’atmosphère  même 
où  il  vivait,  dans  le  milieu  social  où  il  s’est  épa- 
noui. Si  l’art  gothique  ne  ressemble  pas  à la  Renaissance, 
ni  la  Renaissance  à l’art  gothique,  c’est  que  le  milieu  où 
ces  arts  ont  éclos  et  grandi  était  différent,  c’est  que  la 
nature  même  que  l’artiste  a prise  pour  conseillère  et 
pour  maîtresse  était  différente.  Notre  temps  ne  res- 
semble à aucune  de  ces  époques  et  l’art  qui  y poussera 
ses  racines  ne  ressemblera  à aucun  autre. 

Ce  qui  caractérise  le  siècle  où  nous  vivons,  c’est  bien 
le  progrès  indéfini  des  sciences,  et  ce  progrès  doit  avoir 
sa  répercussion  dans  les  arts. 


176 


INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


« Un  résultat  essentiel  à obtenir  avant  tout,  dit 
M.  Ch.  Lévêque  *,  c’est  que  les  artistes  soient  convaincus 
de  la  nécessité  absolue  d’élargir  par  une  instruction 
solide  et  variée  le  cercle  de  leurs  connaissances.  » 

« Ce  qui  nous  paraît  infiniment  probable,  dit  M.  Guyau 
de  son  côté,  c’est  que  le  poète,  et  en  général  l’artiste, 
acquerra  de  plus  en  plus  d’une  part  l'esprit  scientifique , 
qui  montre  la  réalité  telle  qu’elle  est,  d’autre  part  l'esprit 
philosophique  qui,  dépassant  la  réalité  actuellement  con- 
nue, se  pose  les  éternels  problèmes  sur  le  fond  des 
choses2 . » 

M.  Sully-Prud’homme  est  encore  plus  explicite  : 
« L'idéal  moderne,  dit-il,  pressenti  et  inauguré  par  le 
génie  des  artistes  de  la  Renaissance,  semble  aujourd’hui 
recevoir  des  sciences,  sa  formule  plus  exacte3.  » 

Enfin  M.  Guillaume,  que  nous  aimons  à citer  à cause 
de  sa  grande  compétence  en  ces  matières,  s’exprime 
ainsi  : 

« Nous  avons  derrière  nous  un  long  passé,  des  auto- 
rités et  des  exemples  qu'on  peut  dire  éternels.  L’histoire 
a enregistré  des  faits  nombreux,  l’archéologie  a accu- 
mulé des  richesses;  l’instruction  s’est  répandue.  Dans 
ces  conditions,  l’art  ne  peut  plus  vivre  à part.  Désor- 
mais il  doit  être  pénétré  d’éléments  empruntés  à la 

K Le  Spiritualisme  dans  l'art , p.  54. 

2 Problèmes  de  l'esthétique  contemporaine , p.  161. 

3 De  l'expression,  p.  301. 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


177 


science  : il  doit  être  érudit.  Non  qu’il  ait  à fléchir  sous 
un  savoir  accablant  ; mais  il  faut  qu  a sa  manière,  il 
porte  témoignage  de  nos  connaissances  et  rende  hom- 
mage à la  vérité.  C’est  surtout  par  là  qu’il  sera 
moderne'.  » 

L’artiste  doit  donc  aujourd’hui  cultiver  les  sciences. 
Mais  ce  principe,  tout  bien  démontré  qu’il  paraisse,  est-il 
suffisant  pour  relever  le  niveau  de  l’art,  pour  créer  un 
art  nouveau  ? 

On  pourrait  nous  objecter  que,  presqu’en  dehors  de 
toute  influence  scientifique,  alors  que  les  sciences  qui 
font  notre  orgueil  étaient  à peine  nées,  de  brillantes 
époques  d’art  ont  pu  fleurir  et  n’ont  dû  leur  glorieux 
développement  qu’aux  hautes  qualités  morales  des 
artistes  contemporains.  Si  nous  relevons,  en  effet, 
dans  les  statues  qui  peuplent  nos  cathédrales  gothiques, 
dans  le  tableau  d’un  Memling  ou  d’un  Bealo  Angelico 
des  pauvretés  de  forme,  des  disproportions,  des  erreurs 
anatomiques,  combien  néanmoins  ces  œuvres,  toutes 
imprégnées  de  l’idéal  d’une  croyance,  ne  s’imposent-elles 
pas  à notre  admiration?  Cette  inexpérience  de  la  tech- 
nique, cette  naïveté  dans  les  formes  et  dans  l’expression 
des  sentiments  qui  sont  l’apanage  de  l’art  à ses  débuts, 
loin  de  ruiner  l’efïet  artistique,  donnent  au  contraire  à 
ces  œuvres  primitives  un  incomparable  charme. 


1 Aug.  Guillaume,  Notices  et  Discours,  p.  75. 
La  Figure  humaine. 


12 


178  INTRODUCTION  A L ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


Il  arrive  même,  aux  périodes  de  déclin,  que  des  esprits 
délicats,  mais  peu  originaux,  particulièrement  frappés  de 
ces  qualités  ingénues,  s’en  éprennent  au  point  de  les 
imiter  et  de  les  remettre  en  honneur.  C’est  l’histoire  de 
l’école  archaïsante  de  Rome  au  temps  de  l’empereur 
Adrien,  c’est  l’histoire  de  nos  préraphaëlistes  modernes. 

Mais  cette  inexpérience  voulue,  cette  naïveté  qui  se 
connaît  perdent  toute  force  et  toute  valeur.  Les  pastiches 
ainsi  réalisés,  semblables  à ces  statues  de  terre  qu’au- 
cune armature  ne  soutient,  sont  destinées  à s'effondrer 
parce  qu’il  leur  manque  le  souffle  qui  a fait  vivre  les 
modèles. 

C’est  qu’en  effet,  un  des  facteurs  les  plus  puissants  de 
l’art,  puisqu’en  certaines  circonstances  il  a pu  se  passer 
de  la  science,  consiste  dans  l’ensemble  des  qualités  indivi- 
duelles de  l’artiste.  Elles  se  résument  dans  la  conscience 
au  sens  le  plus  élevé  du  mot,  dans  la  conscience 
morale. 

Le  grand  artiste  de  demain,  nous  le  rêvons  avec  toute  la 
science  moderne  réchauffée  et  vivifiée  par  la  passion  de 
tout  ce  qui  est  noble,  de  tout  ce  qui  est  grand.  Nous  vou- 
lons le  voir  réunissant  en  lui  d’un  côté  tout  le  savoir, 
héritage  des  siècles  passés  et  conquête  des  temps  pré- 
sents, et  de  l’autre  toutes  les  vertus,  toutes  les  qualités 
morales  qui  firent  les  grands  artistes  d’autrefois. 

Yigneul-Marville  raconte  qu’un  jour  ayant  demandé 
à Poussin  par  quelle  voie  il  était  arrivé  à ce  grand  point 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


179 


de  perfection  qui  lui  donnait  un  rang  considérable 
entre  les  plus  grands  peintres  de  l’Italie,  celui-ci  répon- 
dit simplement  ces  paroles  : « Je  n’ai  rien  négligé.  » 

C’est  une  réponse  analogue  que  faisait  Newton  à quel- 
qu’un qui  lui  demandait  comment  il  avait  fait  ses  grandes 
découvertes  : « En  y pensant  toujours  »,  disait-il. 

En  science  comme  en  art,  la  conscience  ne  se  manifeste 
pas  de  deux  façons.  C’est  que  derrière  l’artiste  ou  le 
savant,  il  y a toujours  l’homme  moral  qui  domine. 
Nouveau  rapprochement  entre  l’art  et  la  science.  L’un  et 
l’autre  n’atteignent  leur  complet  épanouissement  et  ne 
donnent  tous  leurs  fruits  que  lorsqu’ils  sont  soutenus  par 
l’enthousiasme,  le  désintéressement,  l’amour  du  bien.  Le 
but  poursuivi  est  si  élevé  qu’aucun  effort  ne  doit  être 
négligé  pour  y atteindre,  que  tout  ce  qui  est  amour  du 
lucre,  poursuite  des  honneurs  devient  indigne  ou  négli- 
geable; à une  telle  hauteur  la  recherche  du  vrai,  et 
le  culte  du  beau  ont  pour  corollaire  obligé  l’amour  et  la 
pratique  du  bien. 

Que  l’artiste  sorte  du  cénacle  des  raffinés  et  des  dilet- 
tantes, foyer  de  sceptiscisme.  Qu’il  ouvre  son  intelligence 
à toutes  les  vérités,  son  cœur  à toutes  les  nobles  et  les 
grandes  émotions.  Qu’il  vibre  à l’unisson  de  toutes  les 
joies,  de  toutes  les  douleurs  de  l’humanité.  C’est  de  lui 
qu’en  vérité  on  peut  dire  que  rien  de  ce  qui  est  humain 
ne  lui  doit  être  étranger.  Et  il  deviendra  comme  la  harpe 
divine  qui  recueille  les  frissons  de  l’air  qui  passe  pour 


180  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


les  transformer  en  sublimes  mélodies.  Et  son  œuvre 
s’élèvera  fière  et  forte,  semblable  au  monument  d’airain 
du  poète  que  l’action  dissolvante  du  temps  ne  peut 
entamer. 

Cette  personnalité  morale  que  la  science  ne  crée  pas, 
mais  qu’elle  contribue  à affermir,  se  reflète  dans  les 
œuvres  de  l’artiste,  sans  qu’il  le  veuille  et  vraiment  à 
son  insu.  Nous  avons  dit  que  l’artiste,  en  présence  de  la 
nature,  devait,  aidé  par  la  science,  en  fixer  les  aspects 
changeants  et  faire  un  choix  parmi  les  formes  si  variées 
qu’elle  lui  présentait.  S'il  se  permet  quelquefois  de  l’alté- 
rer en  certaines  parties  pour  la  transporter  dans  ses 
œuvres,  ce  ne  doit  pas  être  d’après  une  idée  préconçue 
puisée  dans  la  tradition  ou  issue  de  sa  propre  imagi- 
nation, mais  bien  en  suivant  les  enseignements  tirés  de 
la  réalité.  S’il  apporte  quelques  modifications  au  modèle 
qu’il  a sous  les  yeux,  c’est  d’après  les  observations  faites 
sur  d’autres  modèles.  En  un  mot  s’il  corrige  la  nature 
c’est  avec  la  nature  elle-même. 

C’est  donc  la  science  qui  lui  permettra  d’approcher  de 
la  perfection  matérielle.  Mais  nous  ajouterons  maintenant 
que  l’interprétation  nécessaire  qu’il  fait  de  cette  forme 
choisie  pour  la  fixer  dans  son  œuvre  n’est  plus  autre  chose 
que  la  répercussion  inconsciente  de  sa  propre  personna- 
lité. 

Le  rustre  qui  disait  un  jour  à Th.  llousseau  peignant 
un  chêne  : « Pourquoi  faites-vous  cet  arbre,  puisqu’il 


SCIENCE  ET  CONSCIENCE 


181 


est  déjà  fait?  » aurait  eu  raison  si  le  paysagiste  n’avait 
eu  pour  but  qu’une  reproduction  exacte  et  matérielle 
de  ce  chêne.  « Rousseau,  ajoute  à ce  propos  M.  Jules 
Breton,  ne  rendait  pas  l’arbre  lui-même,  mais  l’expres- 
sion qu  il  lui  prêtait,  l’impression  qu’il  en  ressentait  ; et 
cela  peut-être  bien  sans  s’en  rendre  compte...  croyant 
copier  servilement 1 ».  Le  même  auteur  dit  ailleurs,  avec 
plus  de  précision  encore  : « Le  peintre  ne  doit  pas  corri- 
ger de  parti  pris  la  nature,  mais  bien  avoir  l’intention  de 
rendre  ce  qu  il  voit  et  conçoit,  comme  il  le  voit  et  le  con- 
çoit. Et  c'est  à son  insu  que  se  feront  les  modifications 
qui  différencient  son  œuvre  de  la  nature  elle-même. 

Je  rappellerai  ici  ce  passage  déjà  cité  plus  haut, 
dans  lequel  M.  Guillaume,  après  avoir  dit  que  Barye 
s efforçait  de  connaître  la  réalité  avec  une  conscience 
infatigable,  ajoute  : « Ensuite  et  sans  qu'il  s'inquiétât 
du  comment , sa  personnalité  s' ajoutait  aux  données 
acquises.  Ses  matériaux  étaient  scrupuleusement  rassem- 
blés, son  génie  faisait  le  reste.  » 

Ce  n est  donc  pas  par  un  effort  de  sa  volonté  que  l’ar- 
tiste donne  à son  œuvre  l’empreinte  personnelle.  Il  ne  dit 
pas  : en  faisant  comme  ceci  ou  comme  cela,  je  vais 
elre  tendre  ou  fort,  simple  ou  sublime.  Il  ne  se  demande 
pas  comment  faire  pour  être  soi-même  et  pour  créer  une 
œuvre  originale. 

Et  alors  nous  voyons  avec  des  dons  naturels  artistiques 

' Jules  Breton,  La  vie  d'un  artiste , p.  291. 


182  INTRODUCTION  A L’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


égaux,  avec  un  métier  semblable,  avec  une  science 
acquise  de  même  étendue , des  artistes  créer  des 
ouvrages  essentiellement  différents  et  souvent  d’une 
valeur  artistique  fort  inégale.  C’est  que  l’homme  qui 
double  toujours  l’artiste  a une  personnalité  morale  diffé- 
rente et  pour  ainsi  dire  une  qualité  d’âme  d’inégale 
valeur.  C’est  là  le  secret  de  la  fragilité  de  certaines  renom- 
mées retentissantes  et  de  la  pérennité  d’autres  œuvresqui 
peuvent  être  un  instant  méconnues,  mais  qui,  reposant 
sur  les  assises  inébranlables  de  la  dignité  et  de  la 
valeur  morale,  finissent  toujours  par  s’imposer. 

Nous  pourrions  dire,  sans  nous  engager  dans  les  régions 
abstraites  et  toujours  un  peu  vagues  de  la  métaphysique, 
l’œuvre  d’art  est  constituée  par  une  copie  de  la  nature 
en  laquelle  se  reflète  toujours  et  inconsciemment  la  per- 
sonnalité morale  de  son  auteur. 


CONCLUSION 


Quelles  que  soient  les  lacunes  et  les  imperfections  de  ce 
travail,  avons-nous  atteint  le  but  que  nous  nous  sommes 
proposé  ? Quelques  préventions  relatives  au  rôle  de  la 
science  vis-à-vis  de  l’art  sont-elles  tombées  ? Rempli  d’une 
juste  admiration  pour  lis  glorieux  et  admirables  monu- 
ments de  l’art  des  temps  passés,  le  lecteur  qui  a bien  voulu 
nous  suivre  portera-t-il  néanmoins,  avec  quelque  con- 
fiance, ses  regards  vers  l’avenir.  Le  présent,  trop  décrié 
sous  son  apparence  sceptique  et  blasée,  apparaîtra-t-il 
encore  comme  une  terre  inféconde  où  la  plante  rare  de 
l’art  ne  peut  plus  fleurir? 

Evidemment,  les  idées  changent,  l’instruction  se  répand, 
les  préjugés  disparaissent  et  les  objets  vers  lesquels  se 
tournent  les  aspirations  du  présent  ne  sont  plus  les 
mêmes  qu  autrefois.  Mais,  malgré  de  paradoxales  et  reten- 
tissantes affirmations  la  science  n’a  pas  failli.  Ellen’aborde 
pas  les  insolubles  problèmes,  mais  ce  quelle  promet  elle 
le  donne.  La  vérité  n’est  point  contraire  à la  morale.  Et 
si  nous  laissons  de  côté  quelques  exceptions  scandaleuses 


18i  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


d’autant  plus  connues  qu’elles  se  produisent  dans  un 
rang  plus  élevé  de  la  société,  nous  constaterons,  sans 
crainte  de  démenti,  que  les  grandes  idées  de  probité,  de 
dévouement,  de  devoir  et  de  justice  n’ont  jamais  été  plus 
répandues  et  mises  en  pratique  qu’aujourd’hui  dans 
les  modestes  sphères  où  se  recrute  la  majorité  des 
artistes  et  des  savants. 

L’art  apparaîtra  de  plus  en  plus  intimement  lié  à la 
science,  l’un  et  l’autre  n’étant  que  les  deux  faces  d’un 
même  problème  et  comme  une  manifestation  différente 
d’un  même  principe,  le  vrai.  Et  de  même  qu’on  ne  sau- 
rait assigner  de  limites  aux  progrès  de  la  science,  de 
même  il  est  impossible  de  prévoir  où  l’art  s’arrêtera.  Il 
n’est  pas  vrai  de  dire  avee  un  grand  philosophe  contem- 
porain que  le  règne  de  la  sculpture  est  fini,  le  jour  où 
l’on  cesse  d’aller  à demi  nu.  Car  le  nu  restera  toujours 
la  suprême  expression  de  l'Homme,  et  je  crois  avoir  mon- 
tré que  la  science  permettait  aujourd’hui  d’en  pénétrer 
tous  les  secrets.  Il  n’est  pas  plus  vrai  de  dire  avec  le 
même  auteur  qu’il  n’y  a pas  d'épopée  avec  l’artillerie. 
Car  les  guerres  à venir  verront  hélas  de  trop  grandioses 
et  tragiques  hécatombes.  L’héroïsme  individuel  s’élèvera 
jusqu’à  la  mort  obscure  et  sans  gloire,  et  il  sera  d’autant 
plus  grand  qu’il  demandera  plus  de  calme,  d’abné- 
gation et  de  sacrifice.  Lorsque  les  batteries  d’artillerie, 
au  grand  galop  de  leurs  chevaux,  dévalent , comme  une 
trombe  dans  la  plaine,  quel  plus  imposant  et  saisissant 


CONCLUSION 


185 


spectacle  ! Sur  un  signe,  l'ouragan  s’est  arrêté.  En  un 
clin  d’œil,  les  pièces  sont  en  ligne,  chaque  servant  est  à 
son  poste  de  combat.  Et  tout  aussitôt  le  tonnerre  gronde 
et  les  coups  répercutés  par  les  collines  de  l’horizon  se  suc- 
cèdent à intervalles  réguliers.  C’est  la  foudre  non  plus 
aveugle  et  inconsciente,  mais  mise  au  service  d’une  intel- 
ligence, qui  en  dirige  les  coups.  Puis,  les  salves  tirées, 
les  lourds  attelages  s’ébranlent  à nouveau  pour  dispa- 
raître dans  un  tourbillon  de  poussière,  allant  poursuivre 
sur  un  autre  théâtre  leur  œuvre  de  dévastation  et  de 
mort.  Puissance  effrayante,  mobilité  des  déplacements 
rapides,  inexorable  justesse  d’un  instrument  de  précision, 
tout  obéit  à la  volonté  d’un  homme. 

Certes,  les  combats  de  demain  ne  ressembleront  plus 
à la  lutte  d’IIector  et  d’Achille  sous  les  murs  d’Illion, 
mais  sans  crainte  un  nouvel  Homère  peut  naître  qui  en 
perpétuera  la  terrible  grandeur  et  l’effroyable  beauté  ! 

Comment  les  progrès  de  l’industrie,  sous  le  prétexte 
que  l’homme  est  remplacé  par  la  machine,  verraient-ils 
la  fin  de  l’art  ? Mais  la  machine  elle-même  aura  sa  poésie 
parce  qu’elle  est  l’œuvre  de  l’homme  et  que  c’est  l’homme 
qui  la  conduit.  Il  a dompté  par  son  intelligence  les  forces 
aveugles  de  la  nature.  Son  travail  opiniâtre  a produit 
des  résultats  qui  effrayent  aujourd'hui  l’imagination,  et  ce 
que  l’avenir  fait  entrevoir  nous  donne  le  vertige.  Il  a 
porté  à des  distances  incalculées  le  champ  de  son 
action.  Les  instruments  qu'il  invente  sont  une  émanation 


186  INTRODUCTION  A l’ÉTUDE  DE  LA  FIGURE  HUMAINE 


de  lui-même  et  comme  de  nouveaux  organes  qu’il  s’est 
donné.  La  matière  est  son  esclave,  et  les  travaux  des 
cyclopes  de  la  fable  ne  sont  que  jeux  d’enfant  auprès  de 
la  prodigieuse  production  des  usines  dont  les  hautes  che- 
minées vomissent  des  tourbillons  de  flammes  et  de 
fumée.  Et  de  là  sortent  les  puissantes  locomotives  qui 
sillonnent  la  terre  entière  ; de  là  sortent  ces  rois  de  la 
mer,  les  cuirassés  formidables,  qu’on  prendrait  de  loin 
pour  des  châteaux  forts  flottants.  Et  au  milieu  de  ce 
travail  de  géant,  l’homme  est  là  qui  domine  et  grandit 
moralement  de  toute  la  distance  qui  sépare  sa  taille  exiguë 
de  celle  des  monstres  de  fer  qu’il  met  en  mouvement. 

L’homme  est  maître  de  l’espace  sur  terre  et  sur  mer. 
Les  routes  de  l’air  s’ouvriront  bientôt  devant  lui. 

Que  l’artiste  s’éveille  ! Les  longs  espoirs  et  les  vastes 
pensées  lui  sont  permis.  Qu’il  cherche  son  inspiration 
et  ses  modèles  non  dans  le  passé  qui  ne  peut  renaître, 
mais  dans  le  présent  qui  vit  et  palpite  autour  de  lui.  C’est 
là  qu’il  trouvera  les  semences  de  l’art  nouveau. 

Tout  se  transforme.  Le  genre  humain  évolue.  L’âge 
d’or  des  temps  païens  n’est  plus,  et  avec  lui  le  blanc 
cortège  des  nymphes  et  des  déesses  a disparu.  Les  temps 
de  foi  ne  sont  plus  qui  virent  naître  et  fleurir  l’art  naïf 
et  sublime  du  Moyen  Age. 

La  science  domine  le  siècle  et  devant  elle  les  fantômes 
du  passé  s’évanouissent.  Elle  poursuit  sa  marche  fatale- 
ment, irrésistiblement.  Noble  est  son  but,  hautes  ses 


CONCLUSION 


187 


visées  ; mais,  tel  un  conquérant,  elle  laisse  parfois  der- 
rière elle  des  deuils.  Dans  cet  âge  de  la  houille  et  du  fer, 
la  noire  fumée  du  charbon  nous  enveloppe  d’un  voile  qui 
trop  souvent  cache  le  ciel  à nos  regards.  Mais  du  milieu 
de  ces  incertitudes  et  de  ces  angoisses,  l’action  bienfai- 
sante de  la  science  de  plus  en  plus  se  dégage. 

Sous  son  constant  effort,  lentement  mais  sûrement 
le  progrès  poursuit  sa  marche  et  l’avenir  lui  appartient. 
Appuyé  sur  la  science,  l’art  nous  ouvrira  l’accès  des 
régions  sereines  et  nous  emportera  vers  les  hauts  som- 
mets envahis  de  lumière. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Avant-propos v 

PREMIÈRE  PARTIE 

LA  SCIENCE  ET  LES  ARTS  PLASTIQUES 

Chapitre  premier.  — Des  rapports  de  l’art  et  de  la  science. . 1 

Ciiap.  II.  — L’art  dans  la  science,  la  science  dans  l’art 22 

Chap.  III.  — La  science  et  les  artistes 33 

DEUXIÈME  PARTIE 

QUELQUES  CHAPITRES  DE  LA  SCIENCE  DU  NU 

Chapitre  premier.  — Les  proportions  du  corps  humain.  

Canons  artistiques  et  canons  scientifiques 57 

Chap.  IL — L’anatomie  plastique 73 

Chap.  III.  — La  physiologie  artistique 92 

Chap.  IV.  — La  photographie  instantanée 108 


190 


TABLE  DES  MATIÈRES 


TROISIÈME  PARTIE 

ESSAI  D’ESTHÉTIQUE  SCIENTIFIQUE 


Chapitre  premier.  — L’idéal  dans  l’art 133 

Chap.  II.  — Le  problème  du  beau 147 

Chap.  III.  — Science  et  conscience 169 

Conclusion.  — 183 


MACON.  PROTAT  FRÈRES,  IMPRIMEURS. 


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