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/. <
\.v^/..
N5
r »
INTRODUCTION
A L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES
LITTÉRATURES ORIENTALES.
En vente chez les mêmes Libraires :
Études sur les Hymnes de Rig-Vêda, avec un choix d'Hym-
nes traduits pour la première fois en français.
Louvain.— Paris, 1842, i in-8^
INTRODUCTION
A L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES
1ITTIBATIIRES0RIENTAL18,
LEÇONS FAITES A L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN
PROFESSEUR A LÀ FACULTÉ DE PHILOSOPmE ET LETTRES , MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ
ASIATIQUE DE PARIS.
LOUVAIN,
CHEZ VANLINTHOUT ET VANDENZANDE,
IMPRIMEURS DE l'uMIYERSITÉ.
poua IbA TSLAVcm »
BENJAMIN DUPRAT^ libraire de la
BIBLIOTHÈQUE ROYALE , RUE DU CLOÎTRE
SAINT-BENOtT , N* 7 , A PARIS.
MDCCCXLIV.
POUa l'AX&XMAOHS,
ADOLPHE MARCUS, libraire,
A BONN SUR LE RHIN.
Les Leçons que nous offrons au public appartiennent à
un Cours qui doit figurer à l'avenir dans le programme des
études spéciales du Doctorat en Philosophie et Lettres : la
loi sur l'enseignement supérieur en Belgique, discutée dans
les Chambres et promulguée en 1835, a consacré sous le
titre d^ Introduction à ï étude des Langues Orientales
une nouvelle branche d'étude destinée a compléter la par-
tie littéraire du même programme qui comprend les litté-
ratures Grecque et Latine ainsi que l'Histoire des Littéra-
tures modernes. Si les termes de la loi permettent des
interprétations diverses, il est évident que, sans foire vio-
lence à la pensée du législateur, il faut attribuer à cette
matière de l'examen une valeur et un but littéraires : on
ne concevrait pas que l'obhgation d'acquérir une connais-
sauce élémentaire des langues principales de l'Orient fût
422722
YI PRÉFACE.
imposée indistinctement aux futurs docteurs, soit que la
force de leur esprit les portât aux études philosophiques ,
soit qu'une vocation prononcée les appelât à l'enseignement
de l'histoire ou des langues anciennes dans les étabHsse-
mens d'instruction moyenne; l'étude nécessairement im-
parfaite de la grammaire de quelques langues ne pourrait
qu'être stérile pour tous ceux qui ne seraient point poussés
par un goût personnel et déterminé à leur étude appro-
fondie. Il parait donc indispensable, pour rendre l'article
de la loi susceptible d'application et l'enseignement de
cette branche profitable au plus grand nombre, de la met-
tre en rapport avec les autres études qu'exige l'épreuve du
Doctorat : communiquer une connaissance générale de
l'Orient littéraire, n'est-ce pas à la fois satisfaire aux be-
soins immédiats de la majorité et procurer à quelques
esprits les moyens de poursuivre avec succès des études et
des recherches spéciales?
C'est ce quia été bien compris par mon collègue, Monsieur
G. A. Arendt, qui a donné ce Cours dans les premières
années de la fondation de l'Université Catholique sous le
titre di Introduction aux Langues Orientales : ayant été au
nombre des premiers auditeurs de M' Arendt, je suis heu-
reux de redire ici comment, en accordant une place plus
grande aux faits littéraires qu'aux faits de linguistique, il
a réussi à inspirer un intérêt soutenu pour un sujet jus-
PRÉFACE. VII
qu'alors négligé dans notre patrie et il a donné dans l'ac-
complissement de cette tâche des preuves nouvelles d'un
talent déjà connu. Suspendu quelques années à cause de
la non-application de la loi nouvelle sur le Doctorat, le
Cours vient d'être repris en vue des examens pour lesquels
les dispositions de cette loi seront mises en vigueur. Je de-
meure convaincu de la nécessité de maintenir dans ce Cours
la prédominance du point de vue littéraire et, pour ne pas
laisser de doute sur la nature et la portée des leçons com-
mencées, j'ai cru devoir substituer à l'expression vague de
laloilesmots d' Histoi/re générale des Littératures Orien-
tales; la matière conserve ainsi son utilité première, celle
d'introduction à l'étude des langues elles-mêmes, soit des
langues Sémitiques, dont l'enseignement a été confié de-
puis plusieurs années à M' J. Th. Beelen , soit d'autres
langues Asiatiques, telles que le Sanscrit, l'Arménien, le
Persan, qui, en raison de leur intérêt littéraire ou histori-
que, figurent justement dans le cadre des travaux univer-
sitaires.
En publiant les premières leçons du Cours qui vient de
commencer, j'ai pour but de signaler à quel point de vue
l'histoire des littératures Orientales forme une étude im-
portante et bien distincte, quelles en sont les limites,
quelles en sont les grandes divisions : j'ai aussi en vue de
rattacher cette étude à l'histoire des littératures anciennes
VIII PRÉFACE.
dont je suis chargé depuis trois années. L'histoire httéraire
a des procédés analogues partout où on la transporte et
on l'applique; pour fournir à la critique quelques idées
fécondes, elle exige tout d'abord un plan bien arrêté et
ces divisions clairesqui ont la valeur et les avantages d'une
bonne définition. J'ai dû par conséquent exphquer le prin-
cipe de division httéraire que j'ai puisé dans l'histoire des
religions; j'ai voulu le soumettre à l'appréciation du pu-
bhc instruit qui a quelquefois tourné ses vues vers les lit-
tératures de l'Asie. 11 ne m'a point paru inutile non plus
de présenter des données précises sur la classification des
langues Orientales en l'absence de livres élémentaires et
méthodiques : c'est indiquer les matériaux qui doivent
servir à chaque étude prise à part, c'est chercher dans le
langage le lien extérieur de ces études diverses. Faire em-
brasser d'un coup d'œil tout le développement des études
Orientales depuis le moyen âge jusqu'à notre époque qui
est celle de leur renaissance, c'est montrer la place qu'elles
ont prise aujourd'hui dans le cercle agrandi des études
scientifiques, c'est oflFrir un ensemble d'idées générales in-
dispensable à quiconque veut entendre avec fruit' toutes
les parties du Cours.
Louvain, 1"' Décembre 1844.
HISTOIBE GlËRALE
DES
LITTÉRATURES ORIENTALES.
DISœURS D'OUVERTURE *.
MEsainms,
A la faveur du travail intellectuel qui a depuis un siècle
prodigieusement agrandi le champ de toutes lès sciences,
les études historiques et les études littéraires , fortes dé-
sormais par leur alliance , ont réclamé à leur tour une juste
part dans l'activité générale des esprits; elles ont dû leur
rapide accroissement à la découverte des faits nouveaux
qui ont été soumis à l'examen des critiques avant d'être
proposés au jugement des philosophes : aussi ont-elles déjà
fourni beaucoup de résultats importans, destinés à éclair-
cir les origines et à caractériser dans leurs phases princi*
pales les révolutions du monde social et rehgieux.
(*) Î0 Octobre i844.
— 2 —
Depuis l^époque de la renaissance des lettres jusques
au milieu du XYIIP^ècle, non seulement la connaissance
en quelque sorte exclusÎTC de Fantiquité classique était
restée la base de Térudition; mais encore elle apparaissait
au plus grand nombre comme la condition d'une h^ute
culture de l'intelligence. Il restait à la pensée Européenne
un seul point de contact et pour ainsi parler une seule
voie de communication avec le mystérieux Orient d'où lui
était venue la lumière : c'était la Bible, dépôt des vérités
et des promesses de la Révélation, c'était encore l'étude
de l'hébreu et des langues de l'Asie Occidentale, étude
progressive et féconde qui était appelée par la science
chrétienne à rendre hommage à la véracité des Livres
saints ainsi qu'à leur interprétation authentique et tradi-
tionnelle. Le voile qui dérobait encore la plus grande
partie du continent Asiatique aux regards de l'Europe sa-
vante ne devait être levé qu'au moment où la lutte des
dogmes rehgieux et des opinions philosophiques eut pro-
voqué dans son sein un mouvement extraordinaire qui en-
traîna les penseurs dans des recherches plus étendues sur
la vie des anciens peuples et sur l'histoire des pays les
plus reculés.
Dans le but d'apprécier le degré de civilisation de tous
les peuples anciens et modernes, on se mit à comparer
non seulement leurs croyances, leurs lois, leurs usages,
mais encore les formes littéraires dont ils avaient revêtu
leur pensée^ c'est alors que leurs langues diverses furent
successivement recueillies, bientôt livrées à une analyse,
systématique et classées d'après les données générales de
l'ethnographie : interrogées comme les plus sûrs témoins
des relations primitives des peuples qui les parlaient, elles
sont devenues les meilleurs interprètes de leur civilisation.
— 5^ —
L'étude du vieux monde Oriental , naguère dédaignée
parce que son importance était en partie inconnue, devait
occuper une des premières places dans le nouvel héritage
que la science Européenne allait joindre à ses richesses et
approprier à ses œuvres-, son histoire devait fournir l'intro-
duction nécessaire à l'histoire universelle; elle s'offrait
comme la clef de tant d'énigmes qu'on n'avait pu résoudre
jusqu'alors sur l'origine des races et des religions, sur l'in-
vention des arts , sur le premier développement des
sciences. C'est sous ^empire d'une telle pensée que de
nombreux travaux étaient entrepris sur les monumens
déjà connus des nations Ariatiques, et tandis que des voya-
geurs visitaient dans l'intérêt de la science des régions en-
core inexplorées, des savans essayaient de reconstruire
d'après les sources authentiques les annales du continent
qui vit naître le premier homme et qui fut peuplé par les
premières familles humaines : la religion et la philosophie,
la politique et la législation, les mœurs et les usages, les
arts et la poésie, l'histoire et la géographie, tels furent les
points principaux sur lesquels s'exerça tour à tour leur
profonde sagacité, et que souvent ils s'efforcèrent d'em-
brasser à la fois dans leurs ardentes investigations. Citer le
nom d'Anquetil Duperron (1), c'est rappeler à l'instant la
plus haute puissance du dévouement et les plus heureux
résultats de la persévérance du génie.
Un monde nouveau était découvert : c'était I'Orieht qui
apparaissait enveloppé dans la majesté des sièdes ! En
même temps. Messieurs, l'étude, je dirai presque la
science de l'Orient était née, comme pour venir en aide
dans un moment marqué aux recherches incomplètes de
l'histoire ou aux théories hasardées de quelques études
spéculatives. C'est cette science dont la génération pré-
_ 4 —
sente a recueilli les premiers fruits , dont elle travaille elle-
même à reculer les limites, dont elle transmettra le vaste
domaine à la génération suivante, sans qu'il soit épuisé
par cet incessant labeur. La tâche est grande et difficile ,
puisque tant de &bles nous cachent le berceau des pre*
miers peuples , puisque tant d'empires ont disparu sans
laisser de traces dans une suite interminable de révolu-
tions, puisqu'il est sans doute des mystères à jamais im-
pénétrables aux regards de l'homme dans les traditions
confuses de l'antique Orient : mais d'autre part , ne
sommes-nous point attirés vers la connaissance du passé
par une merveilleuse clarté quo, dans un sentiment mêlé
de crainte et d'espérance, nous entrevoyons à travers le^
ténèbres des âges? Ne savons-nous pas que sur cette terre
qui a été le berceau de l'humanité nous allons retrouver
partout les titres primitife de son histoire, et que nulle
part l'action divine n'a laissé plus de traces de sa présence?
L'Orient a commencé le monde : mais lui-même, il ne
fut pas condamné à une longue et douloureuse enfance; il
entendit retentir les premiers enseignemens que la Provi-
dence dispensait à l'homme dans ces âges reculés où l'in-
telligence créée à l'image divine était encore en possession
de toute sa force et de toute sa spontanéité. Les traditions
primitives y vécurent longtemps au sein des familles pa-
triarcales d'où sortirent les cités, les nations, les empires,
et l'on ne peut nier qu'ime partie de cette énergie créatrice
qui appartenait à l'esprit humain dans les anciens jours ne
se soit encore mani^stée à des époques plus rapprochées
de nous dans les conceptions grandioses des philosophes
et des poëtes. Ahisi , dès l'origine du monde , l'Orient avait
en partage la sagesse d'un vieillard et, s'il est permis de
chercher dans ses livres un symbole de cette maturité pré-
- 5 —
coce de l'intelligence, ne semble-t-il pas personnifié dans
Lao-Tseu, ce philosophe que les traditions Chinoises nous
représentent né avec les cheveux blancs et dont le nom
signifie vieUlcurA-enfant (2)?
Notre siècle, Messieurs, en se tournant vers l'Orient,
n'aborde pas une terre perdue au milieu des océans, où,
naguère rebelle aux efforts de l'homme, la nature est au-
jourd'hui muette, ou bien un sol, comme celui de l'Amé-
rique, sur lequel on foule partout les ruines de civilisations
nées tardivement et rapidement évanouies, où des débris
de langues et de tribus laissent entrevoir l'existence éphé-
mère de quelques peuples, dont l'origine commune re-
monte peut-être à des migrations Asiatiques. L'Orient n'est
pas une terre où tout est nouveau : I'Oriewt! c'est l'ancien
monde, le sol primitif, la terre des prodiges, la patrie des
miracles; c'est le théâtre des grands &its historiques qui
ont précédé la fondation des sociétés de l'Occident, et
peut-êtire la sagesse providentielle qui l'a fait jadis le point
de départ d'une régénération universelle veut-elle de nos
jours l'arracher à un sonmieil séculaire et l'appeler à rem-
plir un nouveau rôle dans les destinées du monde. Mais
que ce regard d'espérance vers l'avenir nous suffise! Si le
moment d'agir est venu pour les puissances Européennes,
si des routes nouvelles favorisent les relations extérieures
et l'échange des produits étrangers, si plusieurs contrées
semblent préparées à l'action du prosélytisme Chrétien, il
fout que la science de son côté prépare des voies plus
larges encore à l'influence de la politique , de l'industrie et
de la religion; la part qui lui revient dans cette mission,
c'est d'étudier l'Orient dans tous les âges de son histoire ,
de l'étudier dans ses traditions et ses souvenir, dans ses
monumens religieux, dans sa poésie toujours pleine de
— 6 —
jeunesse et de beauté. Cette étude ne peut d'ailleurs être
stérile pour les nations qui l'entreprennent; elle doit éten-
dre le cercle des connaissances positives et contribuer ainsi
aux progrès des sciences historiques et philosophiques.
L'Orient est im élément nécessaire dans l'histoire géné-
rale des sociétés; il manquait aux anciens qui ne pouvaient
bien comprendre les questions d'origine; il a manqué aussi
aux vues de Bossuet et à la synthèse de Vico; il n'a pu être
que deviné par le génie puissant de Leibnitz. Sans ce pre-
mier terme toutefois, la philosophie de l'histoire, prise
dans son sens le plus étendu, resterait incomplète; et
c'est la gloire de Herder et de Frédéric Schlegel d'avoir
tenté les premiers, bien qu'avec des vues différentes, la
réhabilitation du monde Oriental dans le domaine du sa-
voir historique. C'est en eflfet un grand spectacle que celui
des civilisations diverses qui se sont succédé sur le sol de
l'Asie, et qui ont laissé chacune son empreinte sur les mo-
numens littéraires transmis jusqu'à nous; leur caractère
particulier s'y dessine nettement avec la différence des
temps et des climats; mais toutes ensemble sont liées l'une
à l'autre par des traits non méconnaissables d'une afl&nité
primordiale. Aussi l'étude philosophique de l'Orient ne
peut être entreprise d'une manière plus large et plus fé-
conde que par la connaissance approfondie des sources;
elle repose alors sur une intelligence plus vraie, plus in-
time de la pensée Orientale. Mais les difficultés des langues
différentes, pour la plupart si riches et si compUquées,
dans lesquelles les œuvi^es nationales de chaque peuple
sont écrites , en ferment l'accès aux hommes qu'un esprit
étendu et philosophique rendrait capables de les apprécier
à leur juste valeur et d'en soumettre le contenu à une
analyse sévère. 11 est donc nécessaire qu'à côté de la science
qui découvre et de la science qui déchififre ou explique les
textes, il existe une étude auxiliaire qui généralise les faits
acquis et en répande la connaissance sous une forme plus
simple et plus familière. C'est VHtstotre générale des
Littératures Orientales qui doit servir ainsi d'intermé-
diaire entre le petit nombre des savans qui travaillent sur
les sources encore inédites ou peu connues et les savans
plus nombreux qui attendent avec impatience et s'empres-
sent d'appliquer les résultats du labeur des premiers^ cette
histoire aura pour but de classer, d'après leur âge et leur
importance, toutes les productions dues aux peuples de
l'Orient, et de fournir à tout homme lettré ime connais-
sance générale des différentes branches de ce sujet et des
travaux qu'elles exigent.
On demandera peut-être si le temps est venu de formu-
ler aujourd'hui une histoire littéraire de l'Orient , avant
que l'étude de toutes les langues ait été approfondie, avant
que la plupart des textes importans aient été publiés et
que les documens de même nature aient été comparés
dans leur ensemble aussi bien qu'éclaircis dans leurs dé-
tails. Sans aucun doute , il est quelques littératures qui ne
sont pas suffisamment' connues dans leurs monumens prin-
cipaux, dont les proportions immenses effrayent jusqu'ici
la patience des érudits ou dépassent la munificence des
gouvememens; il en est d'autres qui présentent encore
bien des problèmes à résoudre sous le rapport de l'âge de
leurs productions et non moins sous celui de l'interpréta-
tion des idées. Mais, si l'on est forcé de laisser plus d'une
question sans réponse décisive, n'y a-t-il pas un intérêt de
premier ordre à recoeiUir les données les plus sûres de la
science et à grouper autour d'elles les hypothèses les mieux
fondées en attendant leur confirmation légitime? S'abste-
— 8 —
nir de ce premier travail , ne serait-ce point faire injuste
ment un mystère de précieuses découTertes qui semble-
raient devoir rester cachées à qui n'est point initié aux
secrets de leur recherche? Aussi, Messieurs, je crois ac-
complir une tâche utile en vous présentant, comme en une
suite de tableaux qui retracent les scènes diverses d'une
même histoire, les destinées si variées de la littérature
chez les Orientaux; je viens de vous avertir des difficultés
inséparables d'une semblable étude qui consumera encore
plus d'une vie d'homme; je dois en outre vous rappeler
qu'il n'existe point pour le prés^it d'ouvrage systématique
qui embrasse les principales Uttératures de l'Asie et qu'on
n'a fait qu'amasser des matériaux pour une telle entre-
prise. Ainsi vous ne serez pas surpris des lacunes que plu-
sieurs de ces littératures nous ofi&iront dans le rapproche-
ment des faits et vous comprendrez aisément quelles sont
les sources de plus d'un genre d'obscurités dans l'appré-
ciation des choses elles-mêmes. Il m'importe maintenant
de vous décrire plus particulièrement la nature du sol que
nous avons à parcourir et à explorer : je rediCTche d'abord
à quelle condition il nous sera donné de contempler dis-
tinctement toutes les parties du tableau si étendu qui va
se dérouler devant nous; je m'attache à déterminer quelle
idée nous allons prendre pour fil conducteur dans un svget
aussi vaste que l'histoire générale des Uttératures de
l'Orient
Il serait difficile d'appUquer à une telle multitude de
peuples et de civiUsations une seule et uniquemesure^ au
point de vue de la culture des lettres' et des so^noes, de
les juger par exemple d'après le système politique qu'ils
ont particuUèrement représenté, et il en serait.de même
d'une idée Uttéraire, d'un principe d'esthétique, d'après
lesquels on prononcerait sur le développement de Tintelli-
gence et du goût chez un peuple ou dans un groupe de
peuples. On voit tout d'abord la nécessité de trouver ici
un principe de synthèse qui ramène la connaissance de
littératiKes si diverses à quelques vues générales dans leur
portée, faciles et uni£Drmes dans leur application : ce prin-
cipe, quand il s'agit de l'étude de l'Orient, découle natu-
rellement de la foi religieuse des nations, qui a été la base
de leiw culture intellectuelle , la règle de leur vie politique.
Ce sera donc l'histoire des religions, considérées dans leur
formatic»! et leur développement, qui offrira la division la
plus naturelle et la plus vraie de toutes les productions du
génie Oriental^ si le principe de vie de chaque littérature
a été la religion du peuple qui lui a donné naissance, il est
incontestable que les rapports de toutes les httératures ne
peuvent être bien compris qu'à la condition de remonter
au même principe! a Dans ce qui concerne la haute anti-
quité et ces temps placés en quelque sorte sur les confins
du monde primitif, a dit un philosophe (3), il feut prind-
palem^it s'attacher à connaitre l'esprit et la pensée de
chaque peuple, c'est-à-dire, sa rehgion. » Si la connais-
sance des religions est indispensable dans l'étude des
temps primitif, elle ne l'est pas moins dans l'histoire de
tous les monumens de l'antiquité Orientale, puisque c'est
le continent Asiatique qui a été dans le cours des siècles le
berceau des grands systèmes religieux, et qui a été aussi
le premier siège de la religion réparatrice, annoncée plus
tard dans l'univers entier.
Gomme c'est la première fois que l'on soumet à ce prin-
cipe de synthèse l'étude historique des httératures Orien-
tales, je crois nécessaire, Messieurs, de vous en exposer
avec quelque détail l'usage et l'appUcation ; ce sera en
2
— 10 —
même temps vous communiquer le plan du cours qui ,
commencé dans le présent semestre, ne pourra en raison
de l'abondance des matières être achevé dans l'espace
d'une seule année. En prenant pour base le domaine ethno-
graphique des religions, je partagerai toutes les littéra-
tm-es de l'Orient, anciennes ou modernes, en trois grandes
classes, en trois groupes principaux : la première classe
renfennera les littératures Cheétiennes de l'Asie Occi-
dentale qui ont pour introduction naturelle l'histoire de
la littérature Biblique*, la seconde classe, les littératures
McsuLM AiîES qui ont fleuri au sein de races difiBérentes de-
puis le VII" siècle de notre ère ; la troisième classe enfin
comprendra les littératures païennes qui se sont déve
loppées dans les vastes régions de l'Asie Occidentale sous
rinfluenced'unjoo/yfAei*«ieidolàtriqueoud'unpa»^Aei^îf*e
idéaliste.
Cette division générale ainsi étabhe, il me reste à vous
communiquer dans un§ esquisse rapidement tracée la clas-
sification des littératures qui trouveront place chacune dans
l'un des trois groupes indiqués. La classification des lan-
gues est d'une auti^e nature, et elle sera l'objet d'un tableau
pailicuher.
L'histoire de la littérature Biblique et des httéràtures
Chrétiennes a droit d'être étudiée en premier heu, puis-
que non seulement elles ont eu pour théâtre les contrées
de l'Asie les plus rapprochées de notre continent, mais en-
core elles sont l'expression des vérités de notre foi et le
témoignage de ses premières conquêtes : la Bible leur sert
à toutes de préface j et les Uvres qui la composent peuvent
revendiquer une priorité littéraire autant qu'une supério-
rité religieuse^ leur antiquité les rendrait les plus vénéra-
bles d'entre les hvres sacrés des anciens peuples, quand
— 41 —
leur caractère d'inspiration divine ne nous imposerait pas
un saint respect pour leurs doctrines et n'agrandirait point
notre admiration pour la simplicité, la hardiesse et la su-
blimité de leur style. C'est donc l'histoire de la langue et
de la littérature Hébraïques^ qui doit nous donner l'ini-
tiation à une étude intelligente du monde Oriental, où
Terreur vient sans cesse se mêler à la lumière pure de la
vérité : les livres de la Bible, portés aussi loin que la pré-
dication de l'Evangile , ont transmis aux nations Chrétien-
nes de l'Europe et ensuite du Nouveau-Monde non-seule-
ment l'explication, mais encore l'usage de la pensée et de
l'expression Orientales ; ils ont rendu femiher à l'esprit
même du peuple ce qu'elles ont de mystérieux et de vrai-
ment grand; à cet autre point de vue, l'étude littéraire
des Livres saints ne pourrait nous paraître indifiEérente et
rester pour nous complètement étrangère (4). Après avoir
apprécié la valeur esthétique des monumens de l'ancienne
Loi , qui contiennent les premières révélations de Dieu aux
patriarches et aux prophètes hébreux, nous aurons à jeter
un coup d'œil sur deux contrées voisines de la Judée , la
Samia/rie, occupée par un peuple observateur de la loi
de Moïse qu'il possédait dans un dialecte particulier, et la
PhénidCj où tftie nation de race Chananéenne, puissante
par son commerce et ses colonies lointaines, mais enchaînée
aux superstitions de l'idolâtrie, a vécu dans un perpétuel
antagonisme avec les adorateurs du vrai Dieu; puis, nous
serons témoins, en descendant le cours des siècles, des
destinées fatales de cette postérité du peuple élu, qui a
conservé dans la Stivagogue les traditions religieuses
d'Israël, mais bientôt obscurcies et défigurées par les in-
ventions subtiles de ses docteurs. Ce sera le lieu de pré-
senter un tableau Wstorique des grands ouvrages qui font
y
— 12 —
jusqu'aujouixl'hui autorité pour les Juifis dispersés dans le
monde entier, les commentaires Chaldaïques de la Bible
appelés Tha/rgums et les livres principaux appartenant
au corps immense du Thalmud; dans Tétude désœuvrés
Rabbiniquesil faudra aussi comprendre toutes les produo-
tionsprofanes des écoles juives du moyen âge et des temps
modernes, la philosophie et ses commentaires , ainsi que
les diverses branches des compositions poétiques. Cette
excursion une fois faite dans le domaine d'une littérature
qui est la négation du dogme Chrétien et comme un défi
obstiné porté à la civilisation Chrétienne, nous reviendrons
en Asie, autour du berceau du Christianisme, sous l'action
duquel nous verrons plusieurs littératures se former succes-
sivement. La première qui s'ofifre à nos recherches, c'est la
httérature Strieivne qui a eu pour organe le dialecte
Araméen parlé dans la contrée du Liban et appelé spé-
cialement Syriaque : elle a fleuri depuis le IV' siècle jus-
qu'au temps des Croisades , toujours imprégnée d'un
esprit Chrétien et soumise à une tendance parement théo-
logique comme la plupart des littératures dont je vais bien-
tôt parler; elle a survécu à la mine de l'Eglise patriarcale
d'Antiocheaumilieudes populations Maronites et aussi dans
les ouvrages Uturgiques des Nestoriens de la Chaldée. La
littérature Copte a pris naissance parmi les Chrétiens
d'Egypte qui vécurent d'abord rassemblés en grand nom-
bre dans les solitudes de la Thébaïde; elle a pris pour iu::,
strument l'ancienne langue des habitans, enrichie et assou-
plie par le contact des Grecs, et elle a été cultivée avec
succès dans toute la juridiction du patriarcat d'Alexandrie
jusque sous le gouvernement des dynasties Arabes: au
Sud de l'Egypte, dans les pays compris sous le nom géné-
ral et ancien d'ETHiopiE, s'est formée aussi une httérature
— ^3 —
Chrétienne après les prédications de S. Fnimence; elle a
subsisté longtemps au sein des royaumes Chrétiens qui se
sont succédé sur le sol de TAbyssinie. Si nous remontons
vers le Nord, nous trouvons la littérature théologique et
historique de rÂRMÉniE^ qui a été fondée avec son Eglise
au IV' siècle par S. Grégoire l'IUuminateur et dont chaque
période a été marquée par un nombre extraordinaire de
productions originales-, elle est encore cultivée ou, pour
mieux dire, elle est continuée dans un esprit national par
les Arméniens répandus aujourd'hui sur différons points de
l'Asie et de l'Europe. La Géorgie, où l'œuvre de la conver-
sion marcha plus lentement, a possédé au moyen âge ime
littérature dont le développement a été analogue et paral-
lèle à celui de la Uttérature du peuple Arménien. Telles
sont les contrées qui ont dû leur culture littéraire à
l'influence directe et incessante du Christianisme, avant
que le morcellement des états , les intrigues de l'ambition
et surtout l'esprit de schisme aient assuré le triomphe
presque universel des puissances Musulmanes dans l'Asie
antérieure comme à l'Ouest et au Nord de l'Afrique.
La seconde classe des httératures Orientales nous est
fournie exclusivement par les nations Musulmanes répan-
dues sur une immense étendue de pays depuis FInde et
ses dépendances méridionales jusqu'au Maroc et jusqu'à
l'Espagne, leurs frontières historiques à l'Occident : ces
littératures appartiennent à difiBêrens âges et à des peuples
d'origine diverse; mais elles présentent une sorte d'unité,
puisqu'elles ont toutes pour principal fondement la loi
reHgieuse de l'Islamisme. La première dans l'ordre des
temps est la littérature Arabe, dont la langue si riche et si
sonore était celle de la péninsule peuplée par les Enfans
d'hmaél; elle a été consacrée à la propagation et à la dé-
— 44 —
feuse de la religion de Mohammed par le Coran , qui est
resté son chef-d'œuvre et son modèle perpétuel; elle a
été cultivée avec zèle aussi bien à Cordoue que dans Bag-
dad et a servi à tous les besoins de la science dans les con-
trées les plus éloignées où les conquérans Arabes établirent
leur domination. Elle ne consiste pas seulement en pro-
ductions poétiques et oratoires , mais encore en travaux
sérieux de théologie et de jurisprudence Musulmanes,, de
philosophie et de dialectique, d'histoire et de géographie,
de grammaire et de critique : en un mot, elle peut être
appelée la littérature savante de l'Orient infidèle. Trois
siècles après Mohammed , la Perse qui avait été subjuguée
par les armes des Khalifes subit complètement l'influence
de la religion du Prophète et, dans sa langue harmonieuse
qui se mêla et s'enrichit de plus en plus de formes arabes,
elle donna le jour à ime littérature nouvelle, dans laquelle
a été produite jusque dans les derniers temps une masse
innombrable d'ouvrages : c'est surtout dans les genres les
phis variés de la poésie que le génie Persan s'est joué avec
une grâce exquise et une fécondité infinie. La Httérature
Persane à son tour a concouru avec la httérature Arabe à
la formation d'une troisième littérature Musulmane^ celle
des Tùrks ou Osmanlis, qui cultivèrent les lettres et les
sciences après l'époque de leurs invasions dans toute l'Asie
occidentale; de même que leur langue de souche Tartare
a adopté un nombre considérable de mots arabes et per-
sans, leur littérature est née en grande partie de la traduc-
tion ou de l'imitation des œuvres qui étaient le patrimoine
de ses deux sœurs aînées. Un seul groupe des nations
Turques a conservé son dialecte original encore pur en
acceptant les dogmes et la civilisation de l'Islamisme : c'est
celui des peuples Ouïgours et Tchakatéens dont la langue,
— J6 —
caractérisée par le seul nom de Turk oriental^ a été éga-
lement cultivée par des écrivains Musulmans. Il importe
de comprendre dans le même cadre les trois littératures
Arabe j Perscme et Turque ^ puisqu'elles se sont dévelop-
pées sous l'influence du même principe et aussi puis-
qu'elles sont étroitement liées l'une à l'autre par les pro-
cédés de l'imitation ; elles demandent à être étudiées
parallèlement pour qu'on puisse reconnaître ce qu'il y a
d'original ou d'emprunté dans chacune d'elles, et en même
temps faire de leur connais^nce approfondie la base d'un
jugement critique sur l'état moral et religieux des races
Musulmanes et sur le degré de culture intellectuelle qu'elles
ont pu atteindre dans la durée de leur histoire.
Une troisième classe de peuples et de religions servira
à constituer dans notre plan le groupe des littératures
PAÏErîifES, polythéistes oxx pcmthéis tiques ^ qui appartien-
nent presque toutes à l'Asie centrale et orientale : nous cher-
cherions en vain un développement littéraire proprement
dit, qui se serait formé et perpétué sous l'inspiration d'un
culte idolàtrique de la nature ou des Génies^ tel que fut le
Chxmuinisme des nations les plus anciennes de la Sibérie
et de la Tartarie (5):; la plupart des littératures qui ont
joui de longues et glorieuses destinées se sont produites
au sein d'un vaste système de polythéisme naturaUstex[ui
s'est étendu, en manifestant toutefois des' tendances di-
verses, de l'Egypte à la Perse et à l'Inde ancienne. A l'ap-
préciation générale de ce qu'a été la littérature sacrée de
I'Egypte, que nous révèle peu à peu la langue à peine
déchiffrée des Hiéroglyphes ^ succédera un aperçu des
systèmes d'écriture de la Babylonie et de l'Assyrie , qui re-
traçaient en caractères cunéiformes les mots de langues
aujomd'hui perdues : nous pouvons attacher un intérêt
— 16 —
littéraire à cette branche d'étude en présence des succès
déjà obtenus dans la lecture des papyrus Egyptiens et dans
l'interprétation des inscriptions de Persépolis; nous pou-
vons croire que les formules hiératiques qui recouvrent
sans doute les briques et les cylindres de Babylone ne res-
teront plus longtemps inconnues (6). Les productions reh-
gieuses de la Perse ancienne nous seront représentées par
le recueil des livres de Zoroastre, le Zend-Avbstâ , transmis
dans deux idiomes précieux par leur antiquité , le Zend et
le Pehlvi; ici comme dans les ouvrages Indiens, nous ren-
controns des souvenirs de la vie primitive des peuples
Ariens dans une patrie commune au centre de TAsie, la
contrée vénérable célébrée sous le* nom d'IaAiv (7). Mais,
tandis que l'adoration du Feu domine dans le Magisme
Perean, la mythologie Brahmanique est plutôt fondée sur
un puissant syncrétisme de toutes les manifestations de la
pensée religieuse, entraînée à l'idolâtrie par les erreurs du
naturalisme antique : aussi I'Inde nous présente dans sa
littérature le travail prodigieux de l'imagination s'exerçant
sur des conceptions souvent bizarres, toujoui-s grandes et
originales. Le Sanscrit est l'instniment 'pa/rfmt ( comme
le dit son nom ) de l'esprit Indien dans les monumens im-
menses que celui-ci n'a pas cessé de produire d'âge en âge;
il est resté la langue sacrée du Brahmanisme quand déjà
les autres idiomes de l'Inde commençaient à être l'objet
d'une culture littéraire : c'est en Sanscrit que sont rédi-
gées tant d'œuvres poétiques aujourd'hui offertes à nos
études, épopées, drames, légendes, poëmes et traités phi-
losophiques (8)^ les autres langues Indiennes, même celles
qui ne sont point de souche Sanscrite, n'ont fait le plus
souvent que reproduire ce qui avait été composé originai-
rement dans la langue antique et privilégiée des castes su-
-.47 —
périeures; semblables aux lianes et aux plantes parasites
des forêts de Tlndoustan, elles se sont attachées au tronc
de la littérature Sanscrite et elles en ont tiré leur nourri-
ture et leur vie.
Si de l'Inde nous avançons encore vers l'Orient, nous
sommes en présence d'une grande diversité de nations
et de langues du milieu desquelles est sortie en quelque
manière une seule littérature, qu'on peut appeler du nom
collectif de Littératukb Bouddhique (9); en effet chacune
de ces nations n'a joui de son plus haut développement
intellectuel que sous l'influence prédominante de la reli-
gion de Bouddha et leurs httératures ont dû à cette com-
munauté d'idées et de mœurs un style uniforme et une
ressemblance parfaite; elles sont toutes l'expression fidèle
du mysticisme quiotiste qui est au fond des doctrines pan-
théistiques rattachées au nom de Bouddha. Gomme la phi-
losophie idéaliste du Réformateur est sortie de l'Inde, les
littératures particuUères des peuples placés au^lelà du
Gange ou de l'Himalaya reproduisent des conceptions In-
diennes rarement modifiées ou altérées; elles ne possèdent
en réalité les Uvres de Bouddha « qu'à titre de traduc-
tions faites sur le Sanscrit (10). »
Le Bouddhisme, en se répandant à TEst de l'Inde, à
Ceylaiî et dans une grande partie de la presqu'île Trcms-
gcmgéttqtie^ donna naissance à plusieurs httératures qui
eurent pour organe commun le Pâli, langue d'origine
Indienne, qui devint ainsi langue sacrée dans les états
d'Ava, d'Arrakhan, de Pégu, de Siam, de Laos; c'est
aussi le Bouddhisme qui fait le fond des productions
littéraires composées dans les langues Indo-Chinoises,
soit de l'empire Birman, soit des royaumes de Pégu,
de Siam et d'Annam. Pour bien juger l'ascendant qu'a
3
— re-
pris au dehors la religion nouvelle, importée avec ses
livres, il ne Saut pas oublier quel était Tétat des pays
Tranagangétiques avant la propagation successive du
Bouddhisme Indien, qu'on n^ connaissait que le culte
grossier des élémens accompagné de superstitions, que
leurs populations étaient encore plongées dans Tigno-
rance et réduites à une vie nomade. Expulsée de Flnde
par la force, la Réforme Bouddhique fiit d'abord inq>lantée
auNord dans le Tibet dontla langue, dès lorsplus cultivée,
servit à reproduire les livres doctrinaux de la secte et de-
vint dans la suite des temps la langue sacrée de la reli-
gion des Lamas et de son sacerdoce hiérarchique : l'étude
des collections Bouddhiques ne permet plus de douter
« que les Hindous n'aient été les instituteurs des Tibé-
tains, comme des peuples Taetjjles (11), en civihsation,
en morale et en littérature. )> Les peuples encore sauvages
du Nord^Ëst de l'Asie se sont en efifet soumis au même
joug de la métaphysique Indienne : ce sont les mêmes
livres qui ont été traduits dans la langue des Monoois, et
plus tard dans celle des Mahoschous, soit sur les origi-
naux sanscrits, soit sur les versions authentiques en tibé-
tain. Les idiomes de la Tartane étaient incultes avant
l'adoption et Timitation d'une Uttératui*e déjà formée^
les peuples n'étaient point sortis encore d'une vie dure
et sauvage; et rien ne peut justifier l'hypothèse d'une
haute civilisation du monde primitif qui aurait eu son siège
dans la haute Asie, dans les régions désignées par le nom
général de Tdrtanrie (12). Un spectacle dififérent nou3
est oJ9fert par la Chine : dans une antiquité reculée nous
y voyons dominer la reUgîon du Tao ou de la radson
primitive, transformée en philosophie par Lao-Tseu six
siècles environ avant l'ère Chrétienne. D'autre part, le
— 49 —
culte des ancêtres, Fidolàtrie de la coutume , Tascendant
d'une morale pratique et traditionnelle y avaient servi
d'aliment à une suite d'œoyres littéraires, dont le caractère
officiel et sérieux contraste avec le ton enjoué et frivole
de la littérature Chinoise aux époques d'une civilisation
plus raffinée. L'étude de la Chine ancienne devra donc
nous arrêter quelque temps, si nous voulonsbien connaître
lés productions qui datent des siècles de son indépendance
politique et religieuse. Quand la religion de Fo ( c'est le
nom mutilé àjd Bouddha ) vint détrôner en Chine la reli-
gion nationale, il s'opéra une révolution complète dans la
littérature qui prit un plus grand développement entre
les mains des Bouddhistes qu'entre celles des Tao-sse;
c'est cette littérature, mêlée d'ailburs d'élémens |M*o&nes,'
qui se propagea, grâce à la prépondérance du Céleste
Empire y dans les contrées qui l'entourent, à la Corâe et
au Japon : les découvertes, dues à la première civilisation
de la Chine, se fondirent dans sa civilisation nouvelle qui
devait absorber tour à tour ses ferouches vainqueurs et
s'étendre aux îles des mers voisines. Sans nous occuper des
conjectures sur la transmission probable du Bouddhisme
jusqu'en Amérique, où l'auraient porté des colonies Asiati-
ques, il nous est déjà permis de constater quelle a été l'ex-
tension géographique de cette idolâtrie contemplative qui
compte depuis deux mille ans des milUons de secta-
teurs (13), et nous apercevons aussitôt quelle doit être la
volumineuse richesse de la littérature B(mddhique^
dont tant de langues n'ont feit que répéter le» idées fon-
damentales ou les paraphraser avec peu de variété dans
leur interprétation : c'est au point de vue de l'influence
des doctrines autant que de la persistance originale dei^
formes quenous pourrons trouver plus d'un genre d'attrait
— 20 —
à passer en revue les monumens littéraires de Geylan, de
rinde Transgangétique, du Tibet, de la Mongolie et de
la Mandschourie , de la Chine, des pays Coréens et Japo-
nais. En sachant Fintérèt philosophique qui entraine à
l'étude œmplète du Bouddhisme un grand nombre d'es-
prits éminens et les travaux consciencieux qui sont entre-
pris dans cette vue siu* les sources indigènes (14) , on peut
en attendre de grandes découvertes qui contribueront à
éclaircir l'histoire religieuse de l'antiquité Orientale et à
déterminer la marche , les progrès , les vicissitudes de la
vie littéraire dans la partie la plus considérable et Ja plus
peuplée de l'Asie.
Après avoir ainsi suivi dans l'histoire des lettres les des-
tinées diverses du Brahmanisme et du Bouddhisme, nous
n'avons plus qu'à jeter un regard sur la civilisation et la
littérature des peuples Malays qui sont compris dans les
grandes divisions du monde Océanien', mais chez lesquels
l'influence Asiatique s'est fait sentir à diverses époques : ce
sont surtout les peuples de l'archipel Indien qui ont subi
cette influence dans le double domaine de la reUgion et du
langage (15)^ les doctrines Brahmaniques et Bouddhiques
ont régné tour à tour à Sumatra , à Java et dans les îles
adjacentes, avant que la conquête Musulmane ait dans des
temps assez modernes substitué à la culture Indienne les
idées et les formes de la Uttérature Arabe.
En dehors des limites tracées par la nature même des
faits à l'extension des httératures Orientales, nous ne trou-
vons plus sur notre route que de pures hypothèses con-
cernant leur transmission ou leur influence passagère dans
des pays éloignés; nous n'avons pas à nous enquérir de
questions isolées qui entrent dans les recherches spéciales
de la numismatique ou de l'archéologie et qui ne peuvent
— SI —
intervenir qu'à titre d'auxiliaires dans l'histoire détaillée
des letti'es à une époque donnée.
Telle est, Messieurs, la division générale que je me pro-
pose de suivre dans l'étude des littératures de l'Orient ;
elle vous fait connaître leur patrie, où nous devons cher-
cher lem* formation et leur premier développement; elle
repose, comme vqus avez pu l'observer, sur ce qu'il y a
de plus intime , sur ce qu'il y a d'essentiel dans la vie des
nations Asiatiques, la nature des idées religieuses; elle est
favorable aussi à l'appréciation du beau, tel que les grands
peuples de l'Asie l'ont conçu, tel qu'ils l'ont exprimé
dans leurs œuvres presque toutes poétiques parleur forme,
puisque l'inspiration religieuse n'a pas cessé d'être parmi
eux l'âme de la poésie et des beaux-arts. La pensée Orien-
tale est toujours grande, parce qu'elle rapporte les choses
du monde à la conception idéale d'une beauté et d'une
perfection surnaturelles : aussi son expression est-elle em-
preinte d'une imposante élévation et renferme-t-elle toute
la richesse d'imagination qui puisse être réalisée dans les
œuvres d'art. Quand la poésie, s'appliquant aux problèmes
les plus sérieux de l'existence, est en Orient la raison
chantée, elle emprunte encore au langage ses fonnes les
plus variées et ses coulem^les plus brillantes; elle s'adresse
à la fois à toutes les facultés de l'intelligence; si elle est
trop souvent employée à donner un corps à des abstrac-
tions subtiles ou à de riantes illusions, son étude n'est
point cependant sans attraits ou sans intérêt, et il semble
que la 'connaissance même de ses défauts ne soit point
chose inutile à l'éducation littéraire de l'esprit Européen.
Certes, on aurait tort de vanter sans distinction les chefs-
d'œuvre du style Oriental , de les prendre sans discerne-
ment pour des modèles du bon goût ou d'y chercher les rè-
— an-
gles d'une poétique universelle; il gérait également injuste
de les rejeter comme ne satisfaisant pas aux exigences de
la critique moderne, qui s'est formée à l'école des anciens,
mais qui, en acceptant leurs exemples, ne peut sacrifier
sa liberté d'examen et son indépendance littéraire. Il est
donc nécessaire, Messieurs, pour rester dans le vrai, de
juger les productions Orientales sans prévention et surtout
sans admiration exagérée en tenant compte sans cesse de
l'âge et des lieux, d'apprécier leur valeur individuelle par
le rapprochement d'œuvres semblables choisies dans des
littératures mieux connues : c'est l'unique moyen d'assi-
gner à ces productions une importance légitime dans la cul-
ture générale des lettres, comme on la conçoit aujourd'hui
sans exception de temps et de nationalité, et de conseiTer
à leur étude l'utilité incontestable qu'elle présente au point
de vue historique.
— 23 —
NOTES.
<1) Le nom d*Ânquetil n'a rien perdu de sa première célébrité ; il a
même grandi en raison des talens déployés dans la même carrière. Ne
nous montre-t-il pas réunis dans une seule personne le savant et le voya-
geur, rhomme de science et Thomme d'action? Le traducteur du Zend-
Avesta , l'éditeur de VOupnekhat , est aussi Fauteur d'ouvrages d'un intérêt
plus immédiat et plus pratique : la Législation Orientale et V Inde en rapport
avec l'Europe; c'est le publiciste qui succède au linguiste philosophe.
(2) C'est ce que rapporte la Légende de Laô-Tseu , mise par M' Stan.
Julien en tète de sa magnifique traduction du Tao-te-King, Le même phi-
losophe a aussi reçu le nom de Lao-Kiun, ou vieillard-prince ^ eu égard
sans doute à l'origine merveilleuse et à la supériorité intellectuelle qui lui
ont été attribuées. — Il y a également une signification symbolique dans
la tradition du Schah-Nameh ou Livre des Rois qui représente un des héros
de la Perse , Sâlser , fils de Sâm , né avec la chevelure d*un vieillard :
« L'enfant, dit Ferdousr, surpassait la splendeur du. soleil par l'éclat de
son visage ; mais sa chevelure était entièrement blanche. s> Le berceau du
futur guerrier, d'après l'épopée héroïque, fut le nid de Simourg, l'oiseau
fabuleux du mont Elbourz.
(3) Fréd. de ScHLEGEL , Philosophie de l'histoire , leçon IV« (trad. franc,
t. I, p. iOl ). — L'auteur du Génie des Religions a exprimé la même idée,
sans doute dans, des intentions opposées , mais avec une force de convic-
tion qui conviendrait au langage de la vérité ( p. 4-5). « Si vous connaissez le
dogme d'une société, dit-il, vous savez vraiment pourquoi et comment
elle vit ; vous possédez son secret... »
(4) Cette considération est développée par l'illustre critique déjà cité ,
Fr. de Schlegel , dans son ouvrage sur la Langue et la Sagesse des
Indiens. (Livre III, histoire. — Trad. fr. de Mazure, p. 198-99.)
(5) Le nom de ce fétichisme septentrional est tiré de celui de ses
prêtres ou devins qui évoquent les esprits et pratiquent la magie : sehaman
ou plutôt saman , pluriel samana , est un mot qui ne peut être d'origine
Indienne et se rapporter aux prêtres Bouddhiques ; il appartient exclusi-
vement à la langue des Toungouses et il est attribué par les sources Chi-
noises seulement aux prêtres magiciens de la Haute-Asie. (Schott, iiber.
den Doppelsinn des fFortes Schamane, — Lu à l'Académie de Berlin ,
en 1842.)
(6) Je n'ai besoin que de rappeler les ingénieuses conjectures de
M' G. Grotefend , de Hanovre , déposées dans une suite de publications
— 24 —
détachées. Il faut savoir gré aassi à la Société Asiatique de Paris d^avoir
inséré naguère dans son Journal les inscriptions cunéiformes de Van et plus
récemment celles de Ninive recueillies par M' Botta avec de nombreux
dessins de sculptures , afin de les proposer aussitôt que possible aux études
des linguistes et des archéologues.
(7) ^Ges souvenirs précieux à recueillir pour l'histoire des lettres, comme
pour celle des religions Asiatiques , se retrouvent dans les noms de pays
et de peuples : VIran des poètes persans rappelle YEriene des livres Zends
et la contrée dite Ariana par les géographes anciens; Vâryâvarta des
ouvrages sanscrits est le siège le plus ancien de la civilisation Brahmanique.
Les peuples qui ont reçu de leurs voisins d'autres noms plus connus con-
servent le nom di' Ariens comme leur nom national ; les Indiens , celui
d'ÀRYAs, ou excellents, vénérables; les peuples Zends, celui d'AiRvA : les
Mèdes , qu'Hérodote appelait H^tct , sont appelés Arikh par les Arméniens
dont le nom semble avoir la même étymologie. L'analogie de signification
des noms cités et leur valeur ethnographique ont été jugées par M'' Lassen
dans un résumé complet de la question qui ouvre son nouvel ouvrage sur
rinde {Indische Altcrthumskunde , 1. 1 , part. I , p. 4-9 , p. 527 suivant. —
Bonn, 1844).
(8) Depuis vingt années on a fait connattre à l'Europe la plupart des gen-
res de la littérature Sanscrite dans des textes ou des traductions et une saine
critique, s'élevant au-dessus des préjugés nationaux, a pu faire sur le
champ la part de l'éloge et du blâme ; la masse du public littéraire était
libre cette fois encore de juger selon ses caprices , de louer ou de mé-
priser d'après ses instincts du moment ; mais il est pour ainsi dire incroya-
ble qu'une grande partie du public savant, se piquant d'ailleurs d'érudition
classique, ait affecté si longtemps le dédain de l'ignorance, sans concevoir
que pour comprendre les productions Sanscrites , il faut les rapprocher
patiemment et , pour les bien juger , reconstruire en pensée le monde qui
les a créées avec le climat qui leur a imprimé ses vives couleurs. Qu'on les
condamne, mais seulement au nom de ce sens d'une critique intelligente,
qui est propre aux grands peuples du monde civilisé et qui conçoit la beauté
des formes de l'art comme inséparable de l'harmonie constante des pro-
portions !
(9) Pouvions-nous mieux faire que d'emprunter à M. Abel-Réhusat cette
épithète heureuse qui définit si brièvement une vaste littérature , com-
mune à tous les peuples de même croyance sans appartenir à aucun en par-
ticulier? Nous complétons sa définition de la littérature Bouddhique par les
termes dont il s'est servi lui-même pour l'expliquer: «... c'est la théologie
» de Bouddha qui en est la base. De vastes traités de morale, de métaphy*
— 25 — ^
» sSqae et de cosmologie , apportés de Geyian ou de THiiidoustan , et
D attribués à Bouddha lui-même, des romaBs historiques ou mythologique»
» où sont racontées Içs aventures fabuleuses des dieux , des plus illustres
T» pénitens , des bienfaiteurs de la religion , des rituels , des prières , de
» longues formules pour les invocations, les exorcismes : voilà quel en est le
» fond, que chaque peuple a ensuite brodé, en ajoutant ses traditions
» particulières , ses légendes nationales , la vie des héros et des saints les
» plus célèbres de chaque contrée. On voit par là en quoi doivent se
» ressembler et en quoi doivent différer les matières qui constituent la
» littérature chez les peuples Bouddhistes et il faut surtout remar
» quer que nous entendons toujours ici par littérature Tensemble des
)) connaissances d'une nation , depuis Tart d'écrire jusqu'à la poésie, de-
)) puis les élémens des sciences les plus vulgaires jusqu'à la métaphy-
» sique et à la théologie. Ce serait peut-être philosophie qu'il faudrait
» dire , car la théologie de ces nations comprend tout... y> ( Recherches sur
LES LANGUES TARTARES OU Ménioircs SUT diffévens points de la grammaire
et de la littérature des Mandschous, des Mongols , etc. etc., tomel,
Paris, I. R., 1820, 4», p. 377-78),
(10) Heeherches, ibid. p. 379, p. 387-88,
<11) Rech., ibid. , p. 393 et la Conclusion, p. 394-^8,
(12) Tandis qu*Abel Rémusat, dans le Discours préliminaire de son
grand ouvrage déjà cité, ruinait à jamais par de solides raisons l'hypothèse
de Bailly qui expliquait toute l'histoire primitive sans égard aux traditions
Mosaïques, l'étude des lois du globe servait à l'illustre naturaliste, Alex,
de Humboldt, à démontrer la fausseté d'une hypothèse longtemps accré-
ditée dans les mêmes vues, celle d'un plateau central de VAsie, qu'on
avait aussi nommé plateau de la Grande-Tartarie.
(13) Nous ne pouvons nous empêcher de rapporter ici comment une des
raisons immédiates de la diff'usion rapide du Bouddhisme chez plus de vingt
nations de l'Asie a été appréciée par M' Landresse dans une introduction
qu'il a consacrée à une histoire des études des modernes sur cette matière
(Edit. du FoE KOUE ki ou ficlation des royaumes Bouddhiques , trad. d'Abel
Rémusat , Paris, 1836 , 4® — p. Vlll) : les fictions du Bouddhisme ne pré-
sentaient pas un seul côté d'application ; elles avaient « le double avantage
d'offrir du merveilleux au vulgaire , et aux esprits contemplatifs des sujets
de méditations » ; c'est par cette cause peu remarquée qu'elles ont exercé
un égal ascendant sur les tribus de l'Asie septentrionale et sur les nations
policées comme l'étaient les Chinois.
(14) Le plus grand des philosophes de l'Italie contemporaine , Af Vinç,
4
— 26 -
GioBERTi, a saisi toute la portée des recherches sur le Bouddhisme et il en
a tiré admirablement parti dans .son livre Del buano, quand il recherche
l'idée du bien chez les peuples hétérodoxes. La tâche que la mort a em-
pêché Àbel Rémusat d'accomplir, l'histoire du Bouddhisme, est reprise
avec ardeu rpar son illustre et ingénieux compatriote , M'' Eugène Burnouf,
qui s'y est préparé par d'immenses études : Vlntroduction à l'histoire du
Bouddhisme Indien, qu'il est près de livrer à la publicité, répandra avec
l'appréciation des doctrines la connaissance critique de nouvelles sources
littéraires. La personne de Bouddha ne peut manquer non plus d'une his-
toire ; on devra bientôt à M** Ph. Ed. Foucaux la publication du LcUita
Vistara , qui est la Légende du Réformateur , d'après les textes sanscrit
et tibétain.
(15) La Hollande a eu longtemps le monopole des travaux littéraires
sur les langues de l'Archipel indien ; si elle partage avec l'Angleterre
l'avantage de posséder de riches collections de manuscrits , elle peut
s'enorgueillir du plus grand nombre de belles publications , comme celles
des Roorda Van Eysingha , des Gericke et des Élout , qui complètent les
ouvrages de Marsden et les récits de J. Crawfurd , l'historien de la Ma-
laisie. La France va la suivre sur le même terrain , grâce à l'enseigne-
ment et aux travaux que M' Ed. Dulaurier a entrepris à un point de vue
d'émulation scientifique et d'utilité nationale : le spirituel Mémoire où
il exposait ses vues sur les langues et la littérature de l'archipel d'Asie
sous le rai)port ethnographique , littéraire et commercial , a été réuni aux
Lettres et Rapports relatifs à ses cours et à ses voyages ( Paris , 1843, in-8") ;
la littérature des Malays et des Javanais nous y est décrite comme égale-
ment riche en poèmes, en documens historiques, en monumens d'une
législation très remarquable , dont l'auteur se propose de faire connaître
sous peu une partie importante , celle des lois maritimes de Malaca et
des principaux états Màlays.
— 27
DE L'ÉTUDE ET DE LA CXASSIFICATION
DES LANGUES DE L'ORIENT DANS LEUR RAPPORT
AVEC L'HISTOIRE LITTÉRAIRE*.
xMessieubs ,
Je vous ai faits juges des raisons qui m'ont porté à cher-
cher dans la vie des nations et en dehors de Taffînité des
langues le principe d*une division synthétique des littératures
Orientales ; si je n'ai point classé les littératures d'après les
langues qui en ont été les organes , j'ai voulu éviter les dif-
ficultés que présentent à l'historien les destinées de tant de
langues qui se transforment et s'altèrent dans le cours des
siècles, en même temps que leur culture littéraire est sou-
mise à des influences d'une nature opposée; c'est à dessein
que j'ai renoncé à renfermer dans les limites géographiques
d'un idiome ancien et longtemps cultivé l'histoire d'un dé-
veloppement littéraire qui a pu s'étendre à un grand nombre
de contrées. Chaque littérature a ses frontières naturelles,
qui lui sont tracées par l'empire des idées qu'elle représente
et qu'elle propage : assujétir son étude aux exigences de
sciences particulières, telles que la linguistique et l'ethno-
graphie, ce serait sacrifier en quelque sorte l'intelligence
(*) Leçons du 5 et du i 2 Novembre
à la matière, les idées à des noms propres de personnes et
de lieux.
Cependant, une connaissance précise de la nature et
des rapports des langues Orientales est un élément essen-
tiel qui doit entrer dans Tbistoire des littératures; aussi
sans empiéter sur un autre domaine, le domaine indépen-
dant de la grammaire et de la linguistique, je trouve la
matière d*une introduction utile à ces leçons dans quelques
aperçlis généraux sur les langues elles-mêmes; c'est dans cette
vue que je vais examiner tour à tour les questions suivantes :
ce qu'il faut entendre par langues Orientales , à quels points
de vue diflFérens on peut envisager l'étude des langues
Orientales; par quelles méthodes on a recherché dans les
temps modernes leur affinité ou leur filiation. C'est seule-
ment , après avoir exposé les procédés de la philologie com-
parée dans son appBcation aux langues de POrient, que
je pourrai présenter une classification de ces langues qui
repose sur des bases scientifiques ; en mettant ainsi en œuvre
les résultats d'une science qui , s'agrandissant tous les jours,
a besoin d'être cultivée à part , je me crois obligé à faire
mention des sources les plus importantes auxquelles pour-
raient puiser ceux à qui les études spéciales de linguistique
offriraient de plus puissans attraits (1).
Le nom de langues Orientales est susceptible d'interpréta-
tions diverses^ en raison même du sens étendu que présente
le mot Orient; sa signification a en efiet varié dans le langage
du monde savant , et il ne sera pas inutile de dire sa pre-
mière acception avant de déterminer quelle idée nous de-
(1) n ne s*agit pas ici d'une bibliographie complète , comme un traité de
linguistique le comporterait , mais seulement des documens les plus néces-
saires sur des livres qui peuvent servir à différentes branches d'études , à
l'histoire, à la géographie, à l'ethnographie, comme à toutes les branches
de la philologie.
— 29 —
vons y attacher. Od n'a entendu longtemps par langues
Orientales que les langues de la seule famille Sémitique ,
parlées surtout dans les contrées occidentales de F Asie; le
nom ainsi compris est resté en usage jusqu'à la fin du siècle
dernier, tant que Thébreu et les idiomes auxiliaires de la même
souche ont été l'objet exclusif d'une culture sérieuse et sys-
tématique dans les écoles et les académies de l'Europe (1).
Aujourd'hui la signification des mots langues Orientales ne
peut être aussi restreinte , puisque les langues des autres fa-
milles de peuples Asiatiques ont réclamé à leur tour une place
dans l'enseignement ou dansies travaux de la science. En
présence de la carrière bien plus vaste qui est ouverte à nos
recherches , les mêmes mots nous révèlent à l'instant une
idée plus grande aussi : ils désignent l'ensemble des langues
parlées et cultivées dans toute l'étendue de l'Asie , ainsi que
dans une partie de l'Afrique et de l'Océanie où leurs rejetons
se sont propagés, en un mot toutes les langues qui appar-
tiennent au groupe immense des pays situés à l'Est de l'Europe
et tour à tour éclairés par les formes multiples de la civili-
sation Asiatique. Telle est la portée nouvelle de la déno-
mination anciennement usitée de langues Orientales; elle
s'applique aux langues originales du vaste continent d'où
plusieurs idiomes , à la suite des révolutions intérieures et
de la migration des plus grands peuples , se sont répandus avec
eux sur d'autres terres et ont porté dans d'autres climats
l'influence de leurs mœurs et de leur pensée. Il y a un
intérêt naturel à suivre les langues d'origine Asiatique dans
leurs conquêtes lointaines sur le continent de l'Afrique , dans
l'archipel Malay ou dans la Polynésie; cependant, pour mieux
rapporter cette étude à son but littéraire , il importe de lui
(i) C*est en vain que dans la Préface des Mines de l'Orient et ailleurs
M' de Hammer cherche à revendiquer le titre exclusif de langues Orientales
pour trois langues , F Arabe , le Persan et le Turk , celles auxquelles l'in-
terprète impérial de Vienne a voué dès sa jeunesse un culte pavssionné.
— 30 —
assigner certaines limites : ainsi TÉthiopi^ii, le Copte,
l'Arabe des états barbaresques seront compris dans le tableau
des langues Orientales par des raisons historiques d'affinité,
et il en sera de même des' langues Malayes fortement impré-
gnées d'élémens Indiens; mais il n'entrera pas dans notre plan
de classer à la suite des langues de l'Orient les langues de
l'intérieur de l'Afrique, langues informes et pauvres la plupart,
parlées par des peuplades sauvages, ou bien les langues de
l'Amérique, mélangées et multipliées à l'infini, comme les
tribus qui en ont gardé quelques débris. Je ne fais qu'indi-
quer en passant des études spéciales qui supposent la con-
naissance des langues Asiatiques comme un critérium infail-
lible dans le jugement des questions d'origine et de parenté :
les recherches déjà entreprises sur les langues Africaines,
Polynésiennes et Américaines , ont fourni d'assez abondans
matériaux pour constituer dès à présent un genre d'étude bien
distinct , et qui promet de grands résultats à la philosophie
comme à l'histoire, si la philologie y apporte les procédés
d'une synthèse intelligente (1).
L'étude des langues Orientales offre une grande variété
d'application , surtout si on les prend chacune en particu-
lier et dans un but spécial; considérée dans ce qu'elle a
de plus général , elle peut être ramenée à une triple destina-
tion : leur étude peut être grammaticale, littéraire, compa-
rative d'après le point de vue qui dirige les recherches indi-
viduelles.
(1) Si Alexandre de Humboldt â eu la gloire de décrire , avec ce génie
qui devine les progrès de la science , la nature du sol et les lois du climat
de rAmérique , il était réservé à son illustre frère , le baron Guillaume de
Humboldt, d'analyser le premier les langues à peine recueillies de ce
double continent ; son immense ouvrage sur les langues Américaines , digne
pendant de son travail déjà connu sur les langues de Tarchipel Malay et de la
Polynésie, est déposé à la bibliothèque royale de Berlin ; la publication en est
confiée encore au professeur Buschmann , qui a parcouru lui-même plu-
sieurs contrées de l'Amérique pour réunir de nouveaux vocabulaires.
— 31 —
Le premier genre d'étude, la grammaire, fournit la con-
naissance même d'une ou de plusieurs langues, connaissance
élémentaire et pratique quand elle n'est envisagée que comme
préparation à d'autres études, connaissance approfondie et
théorique, quand il s'agitde recueillir les élémenset de formuler
les lois essentielles d'une langue donnée. Des recherches sur
l'alphabet d'une langue Asiatique et sur son système d'écri-
ture, recherches dont l'ensemble constituerait la Paléogra-
phie Orientale , et celles qui ont pour objet la formation
des formes du langage , les propriétés et les ressources de
la phraséologie , concourent à ce double but , qui fait de la
science grammaticale l'auxiliaire de la plupart des travaux
scientifiques.
Une deuxième étude, celle que j'appellerais l'étude littéraire
des langues Orientales , présuppose la première ; elle se pro-
duit sous des formes diverses, interprétation des textes, criti-
que littéraire, histoire littéraire, et si elle acquiert ainsi sous
plusieurs rapports une importance légitime, elle n'atteint pas
un but moins utile et moins élevé en mettant l'intelligence'
en possession de jouissances nouvelles, en donnant à l'esthéti-
que la matière de nouveaux jugemens et de nouvelles règles.
L'étude de la grammaire et des lettres a tiré de nos jours
des secours nombreux et puissans d'une troisième étude
qui peut être désignée par le nom d'étude comparative des
langues Orientales , mais qui a reçu plusieurs noms dans les
diverses écoles : synglossey grammaire comparée, linguistique,
ou philologie comparative. Cette étude qui, envisagée dans sa
direction et ses tendances nouvelles , a déjà mérité le titre
de science eu égard à la rigueur et à l'enchaînement de ses
principes, a pour but de constater l'affinité des langues et
de déterminer quel est ou quel a été le domaine des langues
de chaque famille ; elle est intimement liée à I'Ethnographie
générale parce qu'elle fournit à cette branche des sciences his-
toriques les moyens de reconnaître l'origine des peuples dont
— 5â —
rhistoire positive est à jamais perdue. La grammaire comparée
est une étude toute moderne ; elle est parvenue après des
essais infructueux à des conclusions d'une haute importance
dont la plupart sont considérées avec raison comme des vé-
rités acquises à la science; énumérer les résultats généraux
obtenus par la linguistique reviendrait à une histoire de sa
marche et de ses travaux : matière trop vaste et trop étran-
gère à mon sujet, pour que je puisse lui donner place ici ,
malgré l'intérêt et Finstruction qui s'y attachent (1). Il me
suffit de signaler à quel point la synglosse a contribué à ré-
soudre tant de problèmes dans l'histoire et les antiquités de
rOrient en jetant un jour nouveau sur le placement primitif
des races Asiatiques, sur leurs mutations et leurs guerres, sur
le passage de leurs migrations soit en Europe , soit sur le
sol d'autres continens. La philologie comparative qui a em-
prunté à l'étude systématique des langues Orientales ces
données précieuses , mais inespérées qui manquaient encore
à l'histoire , est aussi la science qui doit nous servir de guide
dans la classification de ces mêmes langues : avant de vous
en présenter le tableau , je suis dans l'obligation de vous faire
connaître les procédés de la linguistique moderne dans l'étude
comparative de toutes les langues que nous comprenons à
l'avenir sous le nom d'Orientales.
Depuis le XVP siècle qui s'est déjà préoccupé de l'affinité
universelle des langues , trois méthodes principales ont été
(1) Il est à désirer qu'un semblable tableau de Tétude comparative des
langues en Europe soit entrepris par un linguiste qui traite le sujet dans
toute son étendue et qui puisse porter personnellement des jugeinens dé-
cisifs sur ses diverses parties. On ne possède jusqu'ici qu'un résumé histo-
rique fait avec habileté par Mh' Wiseman en vue de relever les témoignages
de la linguistique et de l'ethnographie en faveur de la science chrétienne :
c'est l'objet des deux premiers discours dans son ouvrage Sw les rapports
entre la science et la religion révélée , déjà traduit de l'anglais en français
et en allemand.
— 55 —
appliquées par les modernes soit à la découverte de leur
affinité, soit à la recherche de leur filiation; les idiomes de
rOrient , en raison même de leur caractère d'antiquité , ont
joué dès le principe un grand rôle dans les rapprochemens
téméraires ou forcés, le plus souvent infructueux, qui fiirent
tentés dans l'enfance de cette branche d'étude , avec une per-
sévérance qui honore leurs auteurs ; l'abus que l'on a fait à
divei^ses reprises de l'une ou de l'autre des langues Asiatiques,
afin de rendre raison de toutes les autres, nous surprendra
moins , si nous tenons compte de la marche longtemps in-
certaine des linguistes, qui se réduisaient volontairement à
l'emploi exclusif d'un seul système d'investigation. Après avoir
apprécié la portée des deux méthodes d'abord employées ,
Yune j généalogique, l'autre, physiologique, nous verrons com-
ment une troisième , la méthode ethnographique a fait justice
des conjectures et des erreurs accumulées laborieusement
par l'emploi des deux premières.
La plus ancienne des méthodes usitées dans l'étude com-
parative des langues , c'est la méthode généalogique, ainsi
nommée, parce qu'elle reposait sur l'idée préconçue de faire
remonter toutes les langues à une souche unique ; elle a
conduit à rattacher de proche en proche tous les idiomes
écrits et parlés à une seule langue , prise pour la mère de
toutes les autres , et cependant choisie arbitrairement. Dans
les applications diverses de cette méthode que l'on a faites et
répétées mainte fois avec uoe égale confiance, la prétendue
harmonie des langues n'était basée que sur des rapprochemens
faux, hasardés, en réalité inadmissibles : la ressemblance
syllabique de quelques mots suffisait pour qu'une langue fût
déclarée , avec la majorité des autres , appartenir à la même
descendance d'une langue réputée primitive sans égard ni à
l'ensemble des racines ni aux formes grammaticales. Mais le
sort en était jeté ; tout devait découler d'une seule et même
source , et l'on fondait la scienc^e du langage universel sur
5
— 54 —
la nature de la langue privilégiée, décorée du nom àeprimitive,
sans qu'elle réunit les caractères constitutifs de cet idiome
unique des premiers jours du monde, idiome mystérieux, qui
était le signe de Fempire de l'homme sur la nature, mais qui
est à jamais perdu pour la postérité d'Adam et que des hypo-
thèses philosophiques sont impuissantes à reconstmire. Un
penseur. Court de Gébelin, a indiqué une vérité incontestable,
et toutefois indémontrable par des faits , quand il a dit que
c toutes les langues ne sont que des dialectes d'une seule » :
mais qu'une langue primitive ait réellement existé , comme
la logique, d'accord avec la tradition, nous porte à le croire;
ses mots , ses formes, son génie, nous ont à jamais échappé ,
et combien sera toujours vain le travail de ceux qui préten-
dront encore refaire des élémens les plus simples d'idiomes
vraiment anciens une langue simple, antique, rudimentaire,
vrai prototype des autres !
Tout le monde sait que Vhébreu a été longtemps choisi
exclusivement comme langue mère universelle , et qu'en
vue de lui assurer une telle prérogative, aucun effort n'a
été épargné pour y rapporter violemment toutes les langues
de la terre. L'erreur est aujourd'hui bien constatée et géné-
ralement reconnue; elle n*^est plus renouvelée que par quel-
ques esprits qui s'obstinent à poursuivre les hypothèses favo-
rites de leur pédantisme, par exemple en Angleterre où des
adeptes de l'église officielle mettent tout leur savoir bibli-
que et classique au service d'une opinion repoussée par les
plus éclairés des hébraïsans juifs et chrétiens (1). Qu'on ne
croie point toutefois que l'abandon de cette opinion porte
quelque préjudice au respect légitime que commande le ca-
ractère antique et inspiré de la langue sainte : l'autorité du
{{) Pour invoquer à Tappui de cette assertion des noms qui font auto-
rité dans toutes les écoles , je n'ai besoin que de citer ceux de Drach et de
Molitor , d*Ewald et de Gesenius , de Delitzsch et de J. Fûrst , le célèbre
éditeur de la dernière Concordance hébraïque de la Bible.
-- 35 —
texte original de la Bibte n'en reste pas moins grande, et
la voix des prophètes moins solennelle. La prétention de
faire de l'Hébreu la langue primitive n'est pas entrée dans
l'esprit des écrivains sacrés; on peut donc sans crainte lui
refuser un titre que l'Ecriture elle-même n'a point revendi-
qué pour lui.
Un sort analogue était réservé aux systèmes également
faux qui faisaient dériver toutes les langues , soit du Grec ,
soit du Latin ; et que méritaient, sinon une vogue éphémère,
les hypothèses plus extraordinaires ^encore, qui ont salué
tour à tour la langue primitive dans le Celtique , dans le
Basque , dans le Flamand et même dans le Chinois (l)?C'en
est assez , pour établir que la méthode généalogique n'a pu
saisir que des analogies partielles , et qu'elle n'a produit en
réalité que des résultats exclusifs et souvent opposés; si
elle est restée dominante jusqu'aux dernières années du
XVIIP siècle , on peut dire qu'elle n'a plus de valeur au-
jourd'hui et qu'elle est rejetée par la majorité des linguistes
contemporains.
La méthode pAt/jtoIogftgue dont je ferai mention en second
lieu n'a pas produit de meilleurs fruits , faute d'une marche
uniforme et systématique ; elle a consisté à établir l'afQnité
des langues d'après des traits extérieurs de ressemblance,
à supposer des rapports de parenté entre certaines langues
ou certains groupes de langues en raison de l'identité de
quelques mots ou de l'analogie de quelques constructions.
Sans être aussi exclusive que la précédente , cette méthode
a manqué de principes fixes et sûrs pour parvenir à une
classification historique des langues en groupes et en familles.
(1) On n'est pas peu surpris de voir que ce dernier genre d'illusion n'a
pas manqué à la jeunesse querelleuse d'un des grands Orientalistes de
notre temps : le paradoxe a d'abord été soutenu sérieusement en laveur du
Chinois par J. Klaproth dans une brochure intitulée : Hic et vbique ou
vestiges de la langue primitive recueillis dans le Chinois (in-4% sans date)*
— 56 —
Elle n'a pu fournir que des distinctions vagues et stériles (1),
ou bien des rapprochemens isolés et sans portée; aussi n'est-
elle point venue au secours de la philologie Orientale dès
qu'il s'est agi d'expliquer l'affinité originelle de plusieurs
idiomes en usage dans des pays fort éloignés l'un de l'autre,
et l'on a reconnu l'insuffisance d'une méthode qui n'avait le
plus souvent qu'entassé des analogies illusoires (2).
Il est une troisième méthode qui a paru satisfaire jus-
qu'ici à toutes les exigences d'une comparaison systématique
des langues, telle que la concevait et la souhaitait Leibnitz,
entrevoyant, il y a deux siècles, la portée des rapproche-
mens et des jugemens de la linguistique. C'est la ipéthode
qu'on peut nommer ethnographiquey parce qu'elle met l'histoire
(1) Je prendrai pour exemple de ce défaut la distinction adoptée par
I. G. EiGHORNj en faisant Thistoire de la linguistique chez les modernes jus-
qu'aux premières années duXIX" siècle, distinction qui sépare les langues
Orientales en deux groupes , les langues monosyllabiques et les langues
polysyllabiques {Geschichte der Literatur , B. V. , 1* AbtheiK , Goettin-
gen, 1807); il n*en est pas de même d'une autre distinction qui est
fondée sur Tobservation générale de l'organisme des langues, si d'ailleurs
elle ne peut éclaircir leur classification individuelle : c'est la distinction
des langues à flexions , dont la grammaire est formée par les mutations
euphoniques de la racine , et des langues à suffixes, dans lesquelles la racine
immuable dans sa forme reçoit sa valeur grammaticale par l'accession de
certains mots juxta-posés ; ce sont les idiomes Américains qui ont surtout
fourni avec le Chinois Texemple de cette seconde classe de langues par
l'application perpétuelle de ce système d^affïxes ou suffixes , indépendant
de la variété des radicaux.
(2) Dans son Introduction^ TAtlas ethnographique (p. XVIÏI), Balbi a
bien apprécié le vice de la méthode physiologique avant de caractériser les
procédés meilleurs qui lui ont succédé : « L'identité ou la ressemblance de
quelques terminaisons , de quelques mots isolés , offertes par des langues
séparées par des espaces immenses et appartenant à des règnes ethnogra-
phiques différens, ne sont que l'effet du hasard, et ne sont d'aucun poids
pour prouver l'affinité de deux langues. Ces analogies fortuites se ren-
contrent surtout parmi les monosyllabes et les dissyllabes des idiomes les
plus distincts, vu le nombre borné de ces sons différens que nos organes
sont capables de prononcer».
— 37 —
des langues en rapport avec celle des nations. Elle prend en
effet pour point de départ la parenté historique d'un groupe
de peuples, et soumet ensuite leurs langues à un examen
raisonné qui constate la nature et détermine le degré de leur
affinité réciproque ; quand lé tableau des racines lui a fourni
un premier terme de comparaison, elle rapproche les di-
verses parties du discours , et prononce sur l'analogie ou la
diversité des flexions grammaticales dans les langues de
même origine. C'est à l'aide dune telle méthode que l'on a
pu, en abandonnant l'espoir de retrouver une langue primi-
tive, distribuer en quelques groupés la plupart des langues
Orientales et travailler ensuite à établir des principes d'af-
finité entre les familles d'un même groupe. Presque toujours
on voit une langue se subdiviser elle-même dans la suite des
temps en plusieurs dicUectes, et se partager aussi en langues
dérivées ; mais plusieurs langues, prises dans leur état d'affi-
nité originelle , forment ensemble une famille , et si plusieurs
familles possèdent les mêmes caractères , il en résulte un
groupe de familles qui comprend les langues presque iden-
tiques d'un nombre immense de peuples.
C'est ainsi que l'on parvient à décrire le règne ethnogra-
phique des langues : dans chaque groupe principal se dessi-
nent plusieurs familles caractérisées par des qualités qui
leur sont particulières, mais conservant en propriété com-
mune un même organisme, et, pour ainsi parler^ les mêmes
habitudes grammaticales ; dans chaque famille les langues les
plus anciennes se sont développées en liberté et se sont fixées
régulièrement , sans perdre les traits d'une consanguinité
primitive; enfin c'est au sein de chaque langue en particu-
lier qu'il se forme un nombre plus ou moins grand de dia-
lectes ou bien de langues dérivées qui remplacent bientôt
dans l'usage des peuples leur souche commune. D après ce
mode de classification qui est fourni par 1 investigation ana-
lytique des langues, on ne peut plus prétendre donner dans
— 58 —
chaque groupe 1 une ou l'autre langue comme la mère des
autres : la langue qui réunit à une haute antiquité le déve-
loppement complet de ses formes et des caractères marqués
de perfection grammaticale peut être prise comme un des
termes nécessaires de comparaison dans les opérations de
la synglosse; mais elle n'est pas avec les langues les plus
anciennes du même groupe dans un autre rapport que dans
celui de sœur, et toutes ensemble sont des langues a/^hVe^,
remontant à un idiome perdu dont toutes les familles ont
conservé les lois principales dans leur originalité individuelle ;
c'est ainsi que la langue Sanscrite n'est pas langue mère en
dehors de la famille indienne, mais seulement langue somr
des langues les plus anciennes de chaque famille dans le
groupe des idiomes congénères de TEurope et de l'Inde.
Il est évident que , grâce à une analyse plus rigoureuse
de l'organisme des langues , à un examen de la partie essen-
tielle de leur vocabulaire et de la nature de leurs flexions,
leurs affinités réelles peuvent être solidement établies et l'on
voit en même temps que leur prodigieuse diversité s'eflTace
peu à peu par la formation successive de groupes qui em-
brassent de nombreuses familles de langues et de peuples.
C'est ainsi que , tandis que la connaissance générale des lan-
gues est simplifiée , l'histoire des nations primitives tend à
être de plus en plus éclaircie. Tout fait présager que la même
unité, qui est rétablie d'une manière irréfragable entre les
langues d'une multitude de peuples éloignés , sera reconnue
plus tard comme existant également entre les grandes'fa-
milles qui , dans l'état actuel de la philologie , semblent
encore complètement séparées l'une de l'autre (1) : ce sera à
(1) Il ne sera pas sans intérêt de faire ici mention des efforts déjà tentés
pour rapprocher les langues des deux groupes Sémitique et Indo-Européen
qui ont le plus d'importance sous le rapport littéraire : c*est le Copte qui
a paru une sorte d'intermédiaire entre ces deux groupes de langues eu
égard à la formation analogue de certaines parties du discours ; aux essais
— so-
dé nouveaux progrès de la science que Ton devra la démon-
stration non moins exacte et moins sûre de Tunité primitive
du langage confirmant Tunité de la race humaine, que déjà
Ton a reconnue à travers la diversité des trois races princi-
pales admises par la physiologie. Les deux ordres de recher-
ches me semblent avoir une analogie frappante et incontes-
table : si des observations multipliées sur les caractères
distinctife des races ont fait découvrir des types intermédiaires
qui fournissent une transition naturelle entre les configura-
tions les plus opposées et^attestent l'unité originelle, sinon
ridentité organique de Tespèce^sila science la plus haute
se refuse à conclure de quelques différences plus ou moins
marquées t l'origine propre, c'est-à-dire, l'indépendance
absolue des races humaines (1) », il en sera de même pour le
langage dont on a nié l'unité originelle en raison de ses formes
de R. Lepsius appliqués surtout aux pronoms et aux noms de nombre ,
vient s'ajouter la nouvelle tentative de Th. Benfey qui met en rapport
les formes grammaticales du Copte avec celles des langues Sémitiques
et promet la comparaison des vocabulaires (I'* partie, Leipzig, iSAA).
En attendant que les rapprochemens du professeur de Gœttingen soient
admis et confirmés par la critique , il faut aussi tenir compte des analo-
gies découvertes dans les élémens des deux groupes cités et exposés pour
la première fois par Fr. Delitzsch dans son Jesurun ou introduction à la
grammaire hébraïque (Grimma, 1858); il y a plus d'arbitraire dans les
rapprochemens proposés par Wullner pour établir la parenté de ces mêmes
langues (Munster, 1838 ) , à cause de Textension qu'il attribue aux inter-
jections comme fondemens du langage.
(1) Dans son mémoire sur la pluralité des espèces humaines , M' Forichon
a rapproché des données de la science les témoignages désintéressés des
voyageurs et des navigateurs , afin de démontrer qu'il n'y a point une ligne
de démarcation précise entre les 'principales divisions que l'on établit dans
le genre humain. Mettant à profit ses propres observations pour mieux
juger celles de Buffon et de Cuvier , M' Flocbens , secrétaire perpétuel
de l'Acad. des Sciences de Paris , vient de consacrer un chapitre décisif
à Vunité de l'homme qu'il défend contre l'hypothèse des races distinctes ,
en prouvant « que Vespèce seule a une origine primitive et propre. »
( Buffon, histoire de ses travaux et de ses idées, Paris, Paulin, 1844.)
— 40 — !
multiples; on découvrira dans des idiomes isolés et encore i
peu connus des termes intermédiaires qui lieront Pun à
l'autre les groupes de langues , déclarés sans affinité réci- '
proque. La tradition rapportée par Moïse sur Tunité du lan-
gage des hommes après le déluge sera justifiée par les résul- <
tats successifs dune étude comparative > mais systématique
des langues, puis de leuTS groupes ou règnes principaux. Sans
doute, la multiplication en quelque sorte infinie des idiomes
humains s'est opérée sous des influences différentes dans le
cours de Thistoire; cependant il semble inadmissible que
la diversité essentielle et la séparation profonde des grandes
familles de langues proviennent uniquement d'une altération
naturelle qui aurait été produite par Faction du climat y par
réloignement des races , par la différence des usages , oo
bien encore par la volonté même de l'homme ': on est porté
à soutenir avec les Rémusat et les G. de Humboldt, qu'elles
sont dues à une scission subite et violente , ce qui revient
. à dire , à un événement anté-historique , comme cette con-
fusion de Babel décrite par Moïse. Ainsi nous voyons des
vérités historiques ^ qui étaient naguère traitées avec dédain,
justifiées 1 une après l'autre par les découvertes tentées en
linguistique fort souvent même dans un but tout à fait op-
posé (1). Déjà, à la vue des travaux entrepris jusquici,
nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu'une puis-
sance providentielle a dirigé les esprits dans d'aussi pénibles
labeurs , afin de mettre dans un plus grand jour des faits
qu'une science encore confuse avait déclarés insoutenables.
Si j ai insisté autant sur l'application et les résultats de
(1) Balbi a déjà pu dire, il y a quinze aoB, dans la Dédicace de son
grand ouvrage d'ethnographie : « L* étonnante diversité et à la fois les traits
de ressemblance des langues humaines , appartenant aui contrées les plus
éloignées , obligent aujourd'hui à vénérer dans cette étude , comme dans
les autres , les traces de ces antiques révolutions dont la sainte Écriture
nous a transmis l'important souvenir. »
— 41 —
la méthode ethnographique , c'est en raison de la révolution
qu'elle a réellement opérée dans I étude des langues Orien-
tales. De plus amples détails appartiendraient à un cours de
grammaire générale ou de linguistique comparative; la dis-
cussion même des principes deviendrait nécessaire dans des
leçons sur la philosophie du langage : en me bornant ici à
définir les principes, j*ai eu en vue de vous rendre compte
des procédés bien plus solides qui ont servi de base à la
classification des langues de l'Orient, telle qu'elle est géné-
ralement admise aujourd'hui ; vous accepterez ainsi avec plus
de confiance des divisions qui ont été créées et vérifiées dans
un même esprit systématique. Je ne crois pas inutile de vous
faire connaître en même temps, en Joignant une courte
appréciation de leur valeur , les ouvrages de notre époque
qui ont surtout contribué a établir et à répandre la classifica-
tion ethnographique des langues du monde et en particuHer
des langues Orientales.
. Les premiers recueils dignes d'être cités sont les ouvrages
de L. Hervas , Jésuite Espagiwl, qui avait fait un long séjour
en Amérique (4), et du célèbre Pallas, naturaliste Allemand,
qui avait voyagé dans l'Asie Septentrionale sous les auspices
de la Russie (2) : mais, malgré la reconnaissance qui est due
au zèfe de leurs auteurs , on doit les considérer comme des
compilations où l'on a réuni les langues d'un même pays sans
essayer une classification systématique , sans adopter quel-
ques principes uniformes de comparaison. Un travail plus
(ij De ses travaux de linguistique, le plu^ important est Tédition es-
pagnole de son Catalogue des langues des nations connues (Madrid, 6 vol.
in-4°, 1800-5). Le second volume est consacré aux langues des îles du
grand Océan et du continent Asiatique.
(2) L'impératrice Catherine prit part à la publication qu'elle fit exécuter
par le savant voyageur en fournissant l'ordre de la liste des mots : Focabu-
laria linguarum totius orbis coniparativa , St.-Pétersbourg , 2. vol. 1787-89,
— 2« éd. 4 vol in-4«, 1790-91.
G
— 42 —
scientifique , mais encore incomplet , est celui de Frédéric
Adelung, intitulé le Mithridate en souvenir du royal poly-
glotte de l'antiquité (i) : résidant à Pétersbourg, il a pror-
fité des ressources préparées sous le règne de Catherine II
et a pu faire usage des collections encore manuscrites de
nombreux vocabulaires. Une application plus rigoureuse des
principes de raffînité ou de la parenté originelle des langues
( Stammverw andtschaft ) a été faite par Jules Klàproth dans
son Asie Polyglotte (2), qui présente encore pour la lin-
guistique la même importance que ses Tableaux de TÂsie
pour l'histoire (3) : l'auteur y a donné les premiers rap--
prochemens entre plusieurs langues regardées jusque là
comme dissemblables et y a publié les vocabulaires de lan-
gues inconnues de l'Asie Septentrionale et Orientale , voca-
bulaires qu'il a tirés de sources inédites ou recueillis dans
ses propres voyages ; on lui a reproché avec raison d'avoir
accordé trop de poids aux analogies du lexique , trop peu
à celles de la grammaire dans la décision des questions
d'affinité. Le baron de Mérian,* auteur d'un immense recueil
fait sans ordre et plein de rapprochemens hasardés (4),
avait adopté des idées analogues à celles de Kkproth dans
la partie théorique de ses travaux (5). L'essai le plus étendu
(1) MiTHRiDATES oder allg. Sprachkunde mit dem Voter Unser als Sprach-
probe in beynahe 300 Sprachen und Mundarten. L'ouvrage , achevé par
J. â. Vater, a été publié à Berlin de 1805 à 1816, 4 vol. in-8° en cinq
parties : le premier volume comprend les langues de TAsie.
(2) AsiA PoLYGLOTTA, Paiis , 1823, 4» (en allem. ), avec atlas in-folio
contenant des listes de mots dans les langues les moins connues et une
carte de l'Asie où les nations sont classées d'après les rapports des langues.
(3) Tableaux historiques de VAsie , depuis la monarchie de Cyrus jusqu'à
nos jours, Paris, 1826 (27 cartes ou tableaux in-folio, avec un texte
explicatif et des mémoires historiques in-4» ).
(4) Tripartitum sive de analogia linguarum libellus , Viennae , 4 vol.
in-folio, 1820-23.
(5) Principes de Vétude comparative des langues, Paris, 1828, 1 in-8*»
( publié par J. Klàproth ).
— 43 --
d une application des recherches de la linguistique à Fethno^
graphie est V Atlas du célèbre géographe Italien, Adrien de
Bàlbi , qui a mis en œuvre les meilleures sources et qui en
outre a obtenu des renseignements neufs et inédits d'un
grand nombre de savans (i). Ces diverses publications, qui
ne sont pas exemptes d'ailleurs d'inexactitudes , renferment
nécessairement bien des erreurs de fait et aussi bien des
lacunes , qui étaient en quelque sorte inévitables à Tépoque
où elles ont paru : mais en attendant qu'elles soient rem*
placées par des ouvrages plus parfaits, elles forment encore
une partie indispensable de Farsenal du linguiste* Sous le
rapport de Tbistoire et de lethnographie, elles sont com^
plétées par le travail fondamental qui a été entrepris sur
l'Asie par le plus savant des géographes contemporains,
M. Charles Ritter, professeur à l'université de Berlin (â),
et qui prouve un égal talent dans la combinaison des faits et
dans la vérité des descriptioifs. Sous le rapport philologique,
les premiers ouvrages de linguistique comparée sont cor*
rigés ou complétés par des travaux partiels qui* se rappor-
tent aux principales familles de langues aujourd'hui étudiées
et qui , pour la plupart récents ou peu connus , méritent
d'être mentionnés dans les cadres qu'une classification gé*
nérale des langues Orientales assigne à chaque famille.
En terminant cette partie de Tintroduction à l'histoire des
littératures par le tableau des langues Orientales , je n'ou-
blierai pas que je vous le présente comme destiné surtout
(1) Atlas ethnographique du Globe en classification des peuples anciens
et modernes d'après leurs langues, Paris. 1826 (41 tableaux in-fol.,
avec un volume A* Introduction în-8**).
(2) Die Erdkunde von Àsien forme la seconde partie de la Géographie
^générale et comparative envisagée par l'auteur «dans son rapport avec
la nature et avec l'histoire de l'homme». La deuxième édition de ce mo-
nument colossal d'érudition est déjà parvenue au VIÏ« volume de la partie
Asiatique.
_ 4.4 —
à l'éclaircissement des faits littéraires , et je me croirai sous
ce rapport dispensé de longues digressions sur les langues
peu connues de Tune ou l'autre famille , ou bien sur la divi-
sion en dialectes des langues qui n'ont point eu de littéra-
ture : laissant les détails aux tableaux ethnographiques des
langues et les discussions aux traités spéciaux , je dois atta^
cher ici une importance bien plus grande à la simplicité et à
la clarté de la classification. Je partagerai les langues Orien-
tales en six Groupes , que je nommerai groupes Indo-Euro-
péen, Sémitique y Caucasien, Sibérien, Tartare, Transgangé-
tique; c'est dans le même ordre que je vais vous faire
connaître les Familles qui composent chacun de ces groupes,
en vous faisant observer que l'Asie polyglotte se trouve ainsi
divisée en deux vastes régions , Tune Occidentale , où se trou-
vent les langues des grands peuples historiques : Hébreux ,
Arabes, Mèdes et Perses, Indiens, nations du Caucase;
l'autre , Orientale , qui comprend les idiomes Sibériens du
Nord , les langues dites Tartares , le Chinois et ses dépen-
dances littéraires. Vous remarquerez en même temps que ces
deux régions , distinctes par leurs idiomes , sont aussi par-
tagées entre deux races caractérisées par leur configuration
et leur couleur , la race blanche ou Caucasienne, à l'Occident,
la race jaune, dite Mongolique, à l'Orient. J'ajoute aux six
groupes des langues Asiatiques un septième qui renferme
les langues de l'archipel d'Asie appelé aussi archipel Indien
ou Malay , et qu'on pourrait appeler en général groupe Ma-
layen.
I. Groupe Indo-Européen.
Je donne la première, place dans cet aperçu ethnogra-
phique au groupe de langues qui relie l'Asie à l'Europe ;
appelé successivement Indo-Persan, Indo-Germanique, d'a-
près l'extension qu'on lui attribuait, il est désigné plus
justement peut-être par le nom d'Indo-Européen , parce que
— 45 —
les langues qui lui appartiennent sont répandues du centre
de l'Asie à l'extrémité Occidentale de l'Europe, de l'Inde
à l'Islande." Il a été aussi appelé Japhétique, parce qu'il em-
brasse la portion de la terre couverte très anciennement
par les peuples descendants de Japhet (i). Ce groupe est
un des mieux connus aujourd'hui , depuis que son étude
s'est accrue par la réunion successive de langues qui naguère
lui semblaient étrangères (2); les analogies du Persan avec les
langues Germaniques, déjà observées par les savans du
XVIP siècle , ont été confirmées par le premier examen du
Zend et du Sanscrit, et les langues classiques de l'antiquité
sont dès lors entrées dans le même domaine. L'organisme
commun de ces langues nous est maintenant révélé par la
comparaison systématique des idiomes qui sont les repré-
sentans les plus anciens et les plus complets.de chaque fa-
mille (5) : sans parler de l'intérêt historique qui résulte de
la découverte de leur affinité, nous pouvons mieux juger
quel est le caractère distinctif des langues de ce groupe ,
quelles sont la souplesse et la régularité de leurs formes , par
quel génie elles sont éminemment propres à l'expression des
(1) Les Indo-GebmaIns , peuples pri?ilégiés des ethnographes modernes,
ne sont autres que les Grecs et les Barbares de l'histoire ancienne , les
Gentils de l'histoire sainte , les Japhétites de Moïse.
(2) L*état de la science a déjà permis de résumer les faits acquis : c'est
la tâche utile qu'a remplie M' F. G. Eichoff , aujourd'hui professeur à la
Faculté des Lettres de Lyon , en publiant son Parallèle des langues de
l'Europe et de l'Inde (Paris, I. R. 1836, 1 in-4"). Plus tard est venu
M' A. F. PoTT , qui a présenté avec une grande rigueur de critique tous les
résultats obtenus par la philologie comparée dans son mémoire étendu
intitulé : Indogermanischer Sprachstamm et inséré dans V Encyclopédie
allemande de Ersch et Gruber (Sect. Il , Th. 18, p. 1-112 , Leipzig , 1840 ).
(3) La comparaison grammaticale n'a été établie nulle part avec plus de
netteté et de logique que dans le principal ouvrage de M*" F. Bopp , prof, à
Tuniv. de Berlin , qui est aussi Tauteur d'un grand nombre de dissertations
détachées sur la même matière : c'est la Fergleichende Grammatik des
Sanskrit^ Zend, u. s. w., dont quatre parties ont paru (Berlin, 1833-42, 4").
— 46 —
idées scientifiques et elles ont répondu à la vocation littéraire
et philosophique des grands peuples anciens et modernes.
Des six familks qui composent le groupe Indo-Européen,
deux seulement , la famille Indienne et la famille Persane,
appartiennent proprement à rAsie; les quatre autres sont
Européennes : ce sont la famille Thraco-Pélasgiquey dont le
Grec et le Latin forment les deux branches principales , la
famille Slavonne qui embrasse toutes les langues de TEst de
l'Europe , la famille Germaniqm dont les ramifications nom-
breuses s'étendent des bords du Danube aux forêts de la Scan-
dinavie, la famille Celtique dans ses deux rameaux Gaélique
et Cymrique (4).
Les langues des familles Indienne et Persane qui doivent
ici nous occuper exclusivement pourraient être appelées d'un
nom commun , celui de langues Ariennes , qui indiquerait
bien leur étroite afiinité ; il aurait une signification histo-
rique , puisqu'il se retrouve également dans les livres et les
noms propres des deux races qui se sont répandues , l'une
dans rinde , l'autre dans la Médie et la Perse , et se sont
montrées opposées de mœurs et ennemies de croyance , après
être sorties du même 'foyer, la Bactriane des Grecs, la terre
sacrée de. Ylran. Le nom d'Ariennes ou d'Iraniennes , donné
à ces langues serait un témoignage de l'antique confrater-
nité des peuples (2) : cependant il semble devoir céder dans
(1) Je m'éloignerais de mon sujet en descendant aux subdivisions des
familles ici nommées ; je me borne à observer que la famille Celtique est
une des dernières conquêtes réunies au règne des langues Indo-Européen-
nes, grâce aux résultats affîrmatifs obtenus par M' Ad. Pictet, de Genève,
(de Taffinité des langues Celtiques avec le Sanscrit, Paris, 1837, 8**),
et confirmés par les recbercbes postérieures de M. Bopp ( Die Céltischen
Sprcxhen in ihrem yerhàltnisse zum Sanscrit u. s. w., 1839, 4").
(2) On a proposé dé donner le même nom ù*Àriennc8 à toutes les
langues du groupe Indo-Européen en raison de Tantiquitë de U double
branche Arienne; mais puisque les ûimilles de TEurope n'en sont point
des rejetons , le .mot ferait supposer ^ tort une filiation qui n*existe pas.
— 47 —
l'usage littéraire et grammatical aux deux noms qui établis-
sent la distinction historique et géographique des deux fa-
milles. Le mot serait plus justement appliqué à la seule
famille Persane, dont les peuples ont maintenu d'une ma-
nière plus expresse la tradition d'une mystérieuse patrie,
illustrée par des faits héroïques; il pourrait être pris au moins
comme un poétique synonyme de la première épithète.
A. FAMU.LE Indienne.
Les langues Indiennes, si nous comprenons sous ce nom
les langues dominantes des pays qui s'étendent de la vallée
de Cachemire à l'extrémité méridionale de la péninsule dite
Dekkan et qui forment pour TEurope I'Inde par excellence , se
présentent à nous avec un principe d'unité; anciennes ou dé-
rivées, elles se rapportent presque toutes à une même souche :
Le Sanscrit, idiome antique, riche, cultivé, ofDciel de
la religion et de la science Brahmaniques ; langue sonore ,
achevée dans ses formes (1) , assouplie par l'improvisation
poétique ; langue sacrée , dite langage des Dieux ( Surabàni,
dévabâni), de même que son alphabet est appelé écriture
des Dieux ( dévanàgari ). C'est une des langues qui ont eu
la plus longue existence littéraire, et nous possédons toute
son histoire dans une série de monumens écrits , depuis les
hymnes du Rig-Yéda , chants religieux des pasteurs de l'Hi-
malaya, jusques aux commentaires des Pandits de l'Inde
Anglaise.
C'est ici le lieu de citer la langue nommée Fan , qui n'est
Il en serait de même de la dénomination de Sanscritique proposée par
lé baron G. de Humboldt : elle constituerait en apparence une langue-
mère an lieu d*un idiome ancien pris pour premier terme de comparaison,
(i) Tel est le sens du mot Sanscrita : ce qui est composé et orné comme
ii doit rètre , ce qui est achevé en soi-même ( compositiim , adomatum ,
perfectum ).
48
autre que le Sanscrit altéré des Bouddhistes répandus hors
de rinde, et qui nous est connue par leurs anciens livres
retrouvés dans les cloîtres du Népal et du Tibet : le mot Fan
est une mutilation du mot chinois Fan-lan-ma, qui est lui-
même la transcription des mots sanscrits brahma ou brah-
mana, et par conséquent il doit désigner parmi les sectes la
langue de l'Inde ou des Brahmanes.
Deux langues anciennes ont coexisté dans les contrées flo-
rissantes de rinde avec le Sanscrit d'où elles étaient issues ;
elles s'en sont le plus rapprochées par leurs formes gram-
maticales et par l'extension de leur culture littéraire. Ce sont :
te) Le Pâli, premier né du Sanscrit, répandu dans une
grande partie de l'Inde , d'où il fut expulsé violemment avec
le Bouddhisme et porté par le prosélytisme des fugitifs dans
tous les pays situés à l'Est de la péninsule Indienne ;
/S ) Le Pracrit , ou plutôt l'ensemble des dialectes Pracrits:
si le nom de Pracrita, signifiant dénvé, inférieur, impar-
fait, est donné dans les sources indigènes ai toutes les langues
secondaires de l'Inde , dérivées du Sanscrit pris pour leur
type originel , il faut restreindre l'usage littéraire du même
nom à certains dialectes provinciaux consacrés surtout aux
compositions dramatiques dont les rôles inférieurs ne pou-
vaient être écrits dans la langue savante ; le Pracrit de la
scène , qui n'a pas manqué de grammairiens et de commen-
tateurs chez les Hindous , a déjà trouvé en Europe un ha-
bile interprète et un ingénieux historien (1).
Viennent ensuite les langues dérivées postérieurement du
Sanscrit et restreintes à des provinces déterminées d'où elles
ont tiré leur nom. Les plus connues d'entre elles, parce
(1) Après M*" HoEFER qui a tiré les règles du Pracrit des textes des
drames Indiens {De prakrita dialecto libri duo, Berolini, 1836, 8®) , est
venu M' Lassen qui a basé à la fois sur les textes et sur les grammaires
Indigènes ses Institutiones linguœ Pracriticœ (Bonnae, 1837, lin 8").
— 49 —
qn'elles ont joui de la plus longue culture dans les siècles
modernes de l'Inde, sont :
y) Le Bengali ou Gaure, encore parlé par trente millions
d'hommes dans le Bengale, le N^alais, le Cachemirim, le
Pmjàbien, le GuzaraU, le Bikanérim avec le Braj-bhdkhd et
les autres dialectes de THindoustan proprement dit, le
Mdghadiqm, le Mahratte (1).
f) En dehors de ces langues provinciales existe une lan-
gue qui n'a pas de domaine nettement circonscrit , mais qui
est cotnmune aux classes supérieures de toute l'Inde centrale
depuis Calcutta jusqu'à Bombay : c'est VHindoustani , formé
des dialectes Indiens de l'Hindoustan , mêlé d'une foule de
mots arabes et persans, cultivé dans l'esprit des littératures
Musulmanes; k l'Hindoustani , langue du commerce et des
relations sociales , se rattache Y Hindi qui , resté plus pur de
mots étrangers , est devenu la langue des poètes nationaux
au centre de l'Inde (2).
I ) Il faut joindre aux langues de l'Inde septentrionale le
Zingane, parlé dans les contrées voisines de l'Indus par les
Zinganes avant leur émigration en Europe qui ne date que
de quelques siècles. Quoique disséminés au milieu de popu-
lations hétérogènes, sous les noms de Zigeuner, Zingani,
Gitanos, Bohémiens, Gypsies, ils ont conservé leur type et
leur couleur , leurs mœurs et leurs superstitions , ainsi que
le fond de leur langue de souche sanscrite ^ dont les élémens ,
recueillis et analysés par quelques savans , viennent d'être
réunis sous la forme systâolatique de grammaire (3).
(1) Dans un excurstts de sa grammaire pracrite , M' Lassen elasse les
langues vulgaires d'origine sanscrite et en compte jusqu'à Tingt-quatre ,
y comprenant l'Hindoustani , p. 17 — 26.
(2) L'intérêt littéraire de ces deux idiomes est maintenant bien connu
en Europe , grâce aux publications multipliées de Itf' Garcin de Tassy ,
digne émule des Indianistes anglais.
(3) C'est la première partie de l'ouvrage du D' Pott, professeur à
Halle : die Zigeuner inEuropaund Mien (1844,S°), ouvrage d'ethno-
— 50 — ^
Les langues de Flnde , étrangères à la souche sanscrite »
sont répandues surtout dans sa partie méridionale , restée en
dehors des plus anciennes conquêtes de la race civilisatrice
des Aryâs ; mais , quoique leur grammaire soit indépendante
de celle du Sanscrit , elles relèvent de son influence sous
le rapport littéraire ; car elles ont servi aussi à chanter les
Dieux et les héros du monde Brahmanique. Les principales
d'entre elles sont : le Tamauly le Malabar ou Malayalam, le
Telinga ou Telugu, le Carndtique ou Cannadi, le Taiava.
B. Famille Persane.
Celte famille de langues, que Ton a appelée aussi Médo-
Persane en vue de l'histoire des peuples , et que quelques
auteurs ont pu nommer Arienne dans le sens restreint qui a
été défini précédemment , nous est connue dans un idiome
fort ancien et en même temps dans plusieurs langues dissé-
minées entre Flndus et le Tigre, depuis les frontières du
Penjab Jusque dans les gorges du Caucase :
a) Le Zend est la langue hiératique des peuples Médo-Per-
sans y adorateurs du feu : consacré par Zoroastre aux dogmes
du Magisme dans les trois parties du Vendidad-Sadé, il a
cessé d'exister comme langue vivante avant Fère Chrétienne ;
analogue dans ses formes au Sanscrit primitif , Tidiome des
Védas , il est aussi l'expression naïve de la pensée antique.
Le Pehlvi, dans lequel est écrite la partie cosmogonique
du Zend-Avesta , le Boundehesch, est une langue mixte , plu-
tôt Sémitique par son organisme , mais remplie de mots
Zends ou Persans en raison de sa destination religieuse ou
politique.* Quelques auteurs en ont voulu faire une classe
séparée sous le nom de langue Médique.
h) Le Parsi, recueillant l'héritage du Zend, a fleuri dans
graphie et de linguistique, intéressant par remploi de sources encore
inédites , et qui sera terminé par un dictionnaire et un choix de textes
dans rétrange idiome des Bohémiens.
— 5i —
la monarchie des Arsacides et des Sassanides comme langue
usuelle et littéraire; demeuré pur et indépendant jusque dans
les premiers siècles de notre ère, il s'est altéré après l'époque
des invasions Musulmanes, par le mélange d'élémens étran-
gers dans la double transformation qu'il a subie : le Gebri ou
langue des Guèbres ignicoles , aujourd'hui dispersés dans les
contrées occidentales de Tlnde , et le Persan moderne, lan-
gue de fe province de Fars ou du Farsistan, perpétuée glo-
rieusement par plusieurs générations de poètes sous les
dynasties indépendantes de la Perse, mais pénétrée dans
sa phraséologie de formes et de locutions Arabes.
c) L'Afghan, dit aussi Pouschtou, s'est conservé au sein
d'une population belliqueuse de montagnards placée entre
la Perse etTInde et capable encore d'humilier dans ces der-
niers temps l'orgueil Britannique (1).
d) Le Béloudsche est l'idiome d'un vaste pays , voisin de
rindus , resserré entre les montagnes de l'Afghanistan et
la mer et occupé par la confédération des Béloudschis (2).
e) Le Kurde est resté usité jusqu'à nos jours parmi les
peuplades sauvages et guerrières qui habitent les montagnes
et les défilés du Kurdistan (5).
f) L'Arménien, qui a été longtemps considéré comme une
langue indépendante , mais qui appartient à la famille Per-
sane par ses racines et ses flexions grammaticales (4) , est
(1) La découverte de raffinité était due à J. Klaproth qui la commu-
niqua dans un mémoire spécial ( St.-Pétersb., 1810, 4®); les recherches
les plus complètes sur le Puschiu ou langue des Afghans ont été insérées
par B. DoRN dans le t. V ( Q^ série ) , 1840 , des Mémoires de TAcad. de
St.-Péter!d)ourg ( Sciences historiques ).
(2) Un recueil de mots , établissant la parenté , a été donné par J. Kla-
proth dans VJsia Polyglotta, p. 74-75.
(3) Son affinité lexicographique et grammaticale avec les autres langues
Persanes a été démontrée par Rœdiger et Pott dans une suite de mé-
moires intitulés : Kurdische Studien (Zeitschrift fôr die Kunde des Mor-
genlandes , B. lïl-V ).
(4) Les preuves en ont été fournies par les études faites parallèlement
— 52 —
la langue nationale du peuple Arménien qui Ta fait servir
à tous les besoins de sa vie intellectuelle même dans les
temps d'une domination étrangère. L'Arménien liitéral nous
est connu par une série non interrompue d'ouvrages origi<*
naux depuis quatorze siècles ; TArménien vuigaire est encore
répandu, mais partagé en plusieurs dialectes, dans les po-
pulations Chrétiennes du Levant.
g) LOssète ou Ossétique est l'idiome d'un petit peuple ren-
fermé dans les montagnes du Caucase; il confirme par l'analogie
des racines et des formes la consanguinité qui unit aux nations
de race Arienne les Irons ( ou Iraniens), comme se nomme
lui-même le peuple à qui ses voisins ont donné le nom
i'Ossi et l'Europe celui à'Ossètes (1). Il est probable que les
peuples des bords de la mer Caspienne, appelés Albanims
par les anciens et Agkovans par les Arméniens , appartenaient
à la même race, comme la philologie l'a conclu de la ressem-
blance radicale de leur nom , et parlaient une langue d'ori- *
gine Persane.
IL Groupe Sémitique.
Le groupe ainsi nommé, parce qu'il comprend les langues
des peuples que l'Ecriture nous ditjssus du patriarche Sem,
se partage en plusieurs familles qui ont elles-mêmes formé
des branches nouvelles; les langues de ce groupe sont en
possession des mêmes racines et d'un même génie gramma-
tical, qui les rend merveilleusement proprés à l'expression
par deux orientalistes de l'Allemagne , M^ PETERiiAiifï ( Grammatica linguœ
Armeniacœ, Berolini, 1857) et M' Fréd. Windischmann. {Die Grundlage
des Àrmenischen im Arischen Sprachstamme, — Travail depuis longtemps
terminé , mais qui vient de paraître dans les Mémoires de Facadémie de
Munich — P« Classe, IV. Bd. Abtb. II. )
(i) Les recherches comparatives , commencées par J. Klaproth ( dans son
Asia Polyglotta , p. 82-97 , et dans le Voyage au Mont Caucase , t. II ) ,
viennent d*être couronnées par la publication de la Grammaire Osse'thique
de M'Sjôgren (Mém. de Facad. de St.-Pétersb., 1843).
— 53 —
du symbolisme religieux» de la prière, de la prophétie, du
commandement ou de Tèxhortation ; cependant elles affectent
une forme distincte par le degré de richesse de leur vocabu**
laire , par la variété de leurs flexions et par les idiotismes
de leur syntaxe,
Nous distinguerons quatre rameaux ou quatre familles dans
le domaine des langues Sémitiques :
a) La famille Hébraïqm ou Cananéenne, qui renferme f Hé-
breu, langue du peuple d'Israël et des Livres saints, le PW-
niden, reconstruit à l'aide des inscriptions et des médailles,
le Punique, porté sur les côtes Africaines par les fondateurs
de Carthage. Le Rabbiniqm est une transformation posté-
rieure de l'Hébreu , qui devait rester la langue scientifique et
religieuse des Juifs, quand, sortis de la Palestine , ils ont été
exposés au contact de différens peuples; il porte la mar-
que de nombreux emprunts faits à des langues d'une nature
étrangère au Sémitisme.
b) La famille Chaldéenne ou Araméenne (i) , à qui appar-
tient le Chaldéen primitif, une des plus anciennes formes du
Sémitisme, mais qui s'est plus tard séparée en deux idiomes
distincts par leur grammaire : le Chaldéen , usité à TËst du
pays d'Aram , langue des livres de Daniel et d'Esdras, ainsi
que des Thargums, du Zohar et de plusieurs autres livres
des anciennes écoles Juives de la Palestine ou de la Baby-
lonie, et le Syriaque, cultivé dès les premiers siècles du
Christianisme dans tout le Libanon et subdivisé en plusieurs
dialectes d'après les locaBtés. Le Samaritain n'est autre chose
qu'une branche de la famille Chaldéenne , mais mêlée de
formes hébraïques.
c) La famille Arabe, répandue de bonne heure dans toute la
(1) Ce double nom en détermine la position géographique, d*une part,
le pays des Ghaldéens ( Chasdim) sur les rives du Tigre et de TEuphrate ,
d*atttre part , la vaste contrée nommée Arah dans l*Ëcriture , s'étendant
des bords de l'Euphrate à la Méditerranée.
— 54 -
péninsule Arabique chez les peuples nomades , pasteurs ou
marchands , indociles descendans dlsmaël , et partagée plus
tard en deux idiomes ou dialectes : le dialecte Himyarite,
qui s'est perdu après Tépoque de Mohammed, et dont nous de-
vons demander la connaissance aux nombreuses inscriptions
récemment recueillies par des voyageurs Européens, et le
dialecte Koréischite qui, usité à la Mecque et dans l'Arabie
occidentale , est devenu par suite des conquêtes des Arabes
la langue de la plupart des pays convertis par la force des
armes à la religion du Coran.
d) La famille Ethiopienne ou Abyssinique, dont les langues
offrent la plus grande analogie avec l'Arabe, surtout avec
le dialecte Himyarite parlé à l'Est et au Sud de l'Arabie, et
qui s'est répandue à l'Ouest de l'Afrique dans de nombreux
dialectes qui peuvent se ramener à deux idiomes dominans :
le Gheez , langue ancienne du royaume d'Axum dans l'Abys-
sinie , et VAmharique, langue cultivée dans le royaume d'Am-
hara et dans d'autres royaumes Abyssins jusque dans les
siècles modernes.
Le Copte , dérivation de l'ancien Egyptien , qui convenait
par sa concision et sa roideur au laconisme des divers systèmes
d'écriture hiéroglyphique, n'appartient pas au groupe Sémiti-
que ; cependant un examen plus rigoureux de ses élémens
constitutifs a fait découvrir une double affinité avec les lan-
gues Asiatiques des deux groupes , que Je viens de décrire (i).
IIL Groupe Caucasien.
Nous comprendrons sous ce titre les idiomes presque in-
nombrables , qui ont existé dans la grande chaîne des mon-
tagnes du Caucase entre les deux mers qui la défendent (2) ,
(i) Voir plus haut la note !'• , page 58.
(2) Consulter pour les détails le tableau l\* de V Atlas de Balbi : Langues
de la région Caucasienne.
— 55 -~
et qui ont fait surnommer sa r^on Orientale montagne des
langues ( djebal-allesan ) par les Arabes : on n'a pu jusqu'ici
ramener avec sûreté les langues du Caucase à l'un ou l'autre
des groupes précédents, malgré les rapports offerts par quel-
ques parties de leur vocabulaire. Nous distinguerons dans
ce troisième groupe des langues Orientales les familles sui-
vantes qui n'ont pas toutes joui d'un développement littéraire,
mais qui nous sont désignées par les recherches des voya-
geurs comme les plus importantes eu égard à la prépondé-
rance historique des peuples :
a) La famille Géorgienne y ou plutôt Ibérienne, pour re-
prendre un nom qui vient des géographes de l'antiquité et
qui embrasse plusieurs nations (1); elle comprend, d'abord,
\e Géorgien ouKarthouli, qui s'est maintenu jusqu'à nos jours
dans le Caucase méridional et dont Fétude a été recommandée
aux encouragemens intéressés de la Russie par l'abondance
des sources historiques; puis, le Mingrélienj le Souane, le
Lasien parlé par le peuple autrefois puissant des Lasis : la
tentative qui a été faite de rattacher le Géorgien et le Lasien
aux langues affiliées au Sanscrit a besoin d'être confirmée par
de nouveaux faits , comme le reconnaissent ses auteurs (â) ;
il s'agit d'établir que le Géorgien tient par l'Arménien aux
antiques idiomes de la Perse et par leur intermédiaire au
Sanscrit.
b) La famille des langues Lesghiennes, qui sont parlées
par les nations dites Lesghis et dont la branche principale
I est V Avare avec ses nombreuses ramifications (3) ;
(1) V. sur les langues des peuples Géorgiens VÀsia Polyglotta de Kla-
j proth, p. 109 suiv.
] (2) M. M. Brosset et Bopp, l'un dans plusieurs articles du Journal
Asiatique , Tautre dans un des bulletins les plus récens des séances de
l*Âcad. de Berlin {Berichtu. s. «;. aus dem Jahre 1844, 8**).
(3) V. Klaprolh , Àsia PolygL, p. 124 suiv., et le tome 11® du Voyage
au Mont Caucase et en Géorgie , où des listes de mots assez étendues sont
données pour les langues principales.
— 56 —
e) La famille Mizdjêghi, répandue dans la Circassie méri-
dionale ;
d) La famille Circassienne ou Tcherkesse qai est dominante
parmi les tribus belliqueuses de la Circassie , dont l'Europe
admire encore la résistance héroïque aux armes étrangères ;
e) La famille Abasse ou Abme, dont les langues appartien-
nent aux différentes hordes des peuples du même nom au
sud du Caucase.
IV. Groupe Sibérien.
Ce groupe renferme les langues encore incultes qui do-
minent chez les peuples de FAsie Septentrionale adonnés
au fétichisme grossier qui porte le nom général de Chamor
nisme ; caractérisées par des sons âpres et durs , douées d'un
organisme particulier, possédant quelques racines analogues
à celles des langues de l'Asie centrale , elles ont déjà attiré
l'attention des linguistes et mérité un examen comparatif
en l'absence d'études littéraires (i).
Les principales familles du groupe Sibérien sont :
u) La famille Samoyède, qui se présente la première, en
allant de l'ouest à l'est, comme parlée par un grand nombre
de nations nomades fort anciennes ;
fi) La famille Jenisséi, qui comprend aussi la langue des
Youkaghires , dont les tribus habitent les bords de TOcéan-
Glacial ;
y) La famille Koryèke, au N. E. de l'Asie ;
it) La famille Kamtschadale, dans la presqu'île du Kamt-
schatka ;
f) La famille Kourilienne, qui comprend les langues de
l'archipel Kourilien , au sud des familles précédentes.
On ne peut oublier ici les langues d'origine Finnoise qui
(1) V. le Ubleau IX« de r Atlas ethnographique de Balbi, et YÀsia Polygl.
p. 158 sniv., p. 164 snW.
— S7 —
s'étendent au nord-ouest de TAsie comme au nord-est de
l'Europe et qui feraient nommées avec justesse Ouraliennes
en raison du séjour primitif de la race qui les parle dans
les monts Ourâls , limite des deux eontinens.
V. Groupe Tartare ou Tatare.
Le nom de ce groupe de peuples et de langues est une
dénomination vague dont les historiens Européens ont étran-
gement abusé; il a été appliqué aux races du nord de l'Asie
sans distinction ; cependant il ne convient qu'à la seule race
des Mongols, ain^ appelés le plus souvent par les écrivains
étrangers (1). Evidemment , le nom de Tartares ne peut être
donné que par convention à l'immense groupe de peuples
et de langues échelonné dans l'Asie septentrionale des fron-
tières de la Chine aux bords de la mer Caspienne. Peut-être
serait-il mieux de l'appeler groupe de la haute Asie ( hoch
asiatisch), comme l'a proposé un Orientaliste allemand dans
un travail grammatical sur cette classe de langues (2). L'usage
a consacré jusqu'ici le mot Tartares, qui n'est pas même
d'orthographe Asiatique et qui ne provient en réaUté que
d'un jeu de mots, mainte fois rapporté : il faudrait s'en tenir
au nom indigène, Tatar, Tatares, comme on le trouve
dans les sources Chinoises ainsi que dans la plupart des livres
Orientaux et des historiens Musulmans.
Nous trouvons dans Je groupe des langues Tartares ou
Tatares trois familles principales qui sans doute n'ont point
de rapport nécessaire et qui sembleraient être trois souches
différentes de langues , mais qui d'autre part sont rappro-
chées par le même lien qui unit dans l'histoire les peuples
envahisseurs de la haute Asie (3) :
(i; « Was sind Tataren?» Klaproth, Àsia Poty^fZ., p 202-9.
(2) W. ScHOTT, prof, à Tuniv. de Berlin, dans sa dissertation intitulée:
yersuchûber die Tatarischen Sprachen (Berlin , 1856, 4** — p. 2).
(3) Des études spéciales sur le groupe entier sont déposées dans Tou-
8
- 58 —
i'' La famille Toungouse est celle qui répond aux peuples
de rAsie Orientale, habitant la Mandschoarie entre la Chine
et les déserts du Nord : ses langues sont divisées en général ,
comme les populations elles-mêmes, en deux classes, celle
des Mandschous, race conquérante de Fempire Chinois, et
celle des Toungouses, restés barbares à l'Est de la Sibérie
même sous la domination Russe.
^ La famille Mongole est celle qu'on peut appeler propre-
ment Tatare; elle appartient aux populations placées entre
les puissans états de la Russie, de la Chine et du Tibet,
et elle se subdivise dans les idiomes suivans : le Mongol,
langue cultivée sous l'influence des idées Bouddhiques, le
Bouréte , le Kalmoiick ou OUte,
S"* La famille Turque, répandue à l'Ouest des deux familles
précédentes, possède un grand nombre de langues cultivées
par une race puissante, mêlée à toutes les révolutions inté-
rieures de l'Asie. Les branches principales de cette famille de
langues sont :
a) L'OuïGOUR ou Turk orientai, dont l'alphabet , réputé
longtemps d'une antiquité fabuleuse, a été emprunté aux
caractères Estrangelo portés dans l'Asie centrale par les Nes-
toriens de la Syrie; b) le Tchakatéen, poli comme l'Ouïgour
par une culture littéraire ; c) le Kuptschak, parlé par les Turks
civilisés des gouvememens Russes de Kasan et d'Astrakan :
d) Le Turk ou Osmanli, qui règne dans les Turquies
d'Europe et d'Asie avec la race Ottomane , maîtresse de Con-
stantinople , et qui a été propagé par son influence jusque
sur les côtes de Barbarie :
e) Le KiRGHis, qui domine dans les vastes régions du Tur-
kestan ; f) trois dialectes qu'on peut regarder comme langues
vrage d'Abel Rémusat {Recherches sur les langues Tartares) et dans
Vj4sia Polygl. de J. Klaproth (p. 210 suiv. ) : elles sont mises à profit
par Balbi dans le tableau VIII" de son Atlas ethnographique.
- 59 -
sœurs : le Nogaïs avec leTchoulym ; le Yakoute, usité au N. E.
de la Sibérie, le Tchouwache, répandu dans la Sibérie méri-
dionale.
VI. Groupe Transgangétique.
Ce groupe renfermé les langues de la plupart des pays
situés au-delà du Gange qui les sépare de Flnde propre-
ment dite : Tibet, Chine, Ava, Pégu, Siam, Annam, Cam-
boge, etc. Ces langues sont presque toutes monosyllabiqites ,
mais variées prodigieusement par l'accentuation , et mêlées
le plus souvent d'élémens étrangers (i). Nous distinguerons
encore dans ce groupe trois grandes familles :
4® La famille Tibétaine, dont la langue principale est le
Tibétain des livres Bouddhiques : c'est un idiome polysylla-
bique dans la plupart de -ses mots, mais dont la véritable
nature n'est pas encore bien connue ; plusieurs auteurs ont
voulu lui donner une origine commune avec le Chinois;
M. Abel Rémusat n'a point prononcé sur la question dans
la partie de ses Recherches consacrée au Tibétain , qu'il ran-
geait encore parmi les langues Tartares (2). Un dernier sys-
tème , qui est dû à l'un des plus ingénieux philologues de
l'Allemagne (3), fait du Tibétfidn un merveilleux intermédiaire
entre les groupes connus , possédant les racines communes
avec le Sémitique et l'Indo-Germanique , mais usant de pro-
cédés particuliers dans la formation des verbes et de la masse
des mots.
2** La famille Indo-Chinoise, dont les langues sont mono-
syllabiques par leur nature , mais ont été soumises dans leur
(i) V. Balbi, tableau V* de VJtlas. — Langues de la région Transgan-
gétique. — Introduction ^ p. 136 suiv.
(2) Recherches. — Chap. VII. De la langue Tibétaine, pag. 330 suiv.
pag. 351 suiv. ^
(3) Fr. Wûllner, ûber die Ferwandtschaft des Indo-Germanischen ,
Ssmitischen und Tibetanischen , § 28>33 (fifûnster , 1838, 8®).
— 60 —
culture à l'influence des idiomes de l'Inde et surtout du Pâli ;
ce sont les langues : a) Rulcheng-Barma dans la plus grande
partie de l'empire Birman; bj Moan onPégtmne dans le royaume
de Pégu; c) Siamoise ou Laos-Siamoise, dans la région des
Taï ou Thay , nommée Siam par les Européens , Shan dans
une des langues indigènes ; dj Annamite , qui comprend le
Tonquinois et le Cochinchinois parmi ses dialectes.
3** La famille Chinoise, qui offre d'abord à nos études la
langue de YEmpire du Milieu, le Chinois , admettant la dis-
tinction littéraire du Kou-wen ou style antique et du Kouan-
hoa , style moderne et officiel , et partagé d'un autre côté
en nombreux dialectes différant de province en province :
deux branches de cette famille sont le Coréen y répandu aux
frontières septentrionales de la Chine , et le Japonais, langue
polysyllabique et sonore des habitans de l'archipel du Japon ;
elles ont dû , sous le rapport littéraire , emprunter beaucoup
au Chinois , des caractères , des mots, des termes scientifiques.
VIL Groupe Malayen.
Nous détachons ce groupe de l'immense domaine des
idiomes de l'Océanie , étudiés systématiquement et classés
d'après leurs caractères généraux d'affinité par le plus pro-
fond des linguistes de notre siècle, G. deHumboldt, dans
le monument d'érudition philologique qu'il a laissé presque
entièrement achevé (1) : parmi les cinq rameaux qui répon-
dent aux divisions de l'ethnographie fondées sur la variété
des races et qui s'étendent de l'archipel Indien à Madagas-
car et aux iles de la Polynésie Orientale , celui qui nous
offre le plus d'intérêt est le rameau Malay ou Malayen, qui
est le plus rapproché du continent Asiatique et dont les
langues ont possédé les élémens d'une culture plus com-
(1) Ucber die Kawi-sprache auf der Insel Java (publié après la mort
de Vauteur par M. Buschmaan ) , Berlin, 1836-39, 3 vol. in-^^".
-^ 01 -
plète (1). La race Malaye , caractérisée par sa couleur brune,
sa bouche grande, ses cheveux frisés, est encore répandue
dans des parties plus éloignées du monde Océanien; mais
nous ne devons l'étudier ici que dans son siège principal ,
Fensemble des iles riches et fertiles qui porte le nom de
Malaisie. C'est dans ces dépendances de l'Asie Méridionale,
dispersées dans l'Océan , que nous trouvons deux classes de
langues qiii se rattachent, sinon par leur organisme, du moins
par l'esprit de leurs productions , aux langues Asiatiques.
La première classe, celle des langues Javanaises, nous
présente un phénomène bien remarquable dans la longue
existence d'un idiome indigène , devenu langue littéraire et
sacrée à la condition d'emprunter de nouveaux élémens à
une richesse étrangère : c'est le Kâwi des iles de Java, de
Madoura et de Bali , ^Océanien dans sa grammaire , Sanscrit
dans la majeure partie de son vocabulaire importé par les
prosélytes du Brahmanisme Indien. En dehors de cet anti-
que instrument de la pensée religieuse a subsisté le Java-
nais, distinguant trois formes de langage admises dans la
conversation comme dans les ouvrages de littérature (2).
La seconde classe est formée par les langues à qui l'on peut
donner le nom commun de Maiayes; le centre de leur do-
maine est l'île de Sumatra ; mais le Malay, dit aussi Malayou,
est répandu , dans ses principaux dialectes , comme langue
commerciale bien au-delà des limites historiques que la lin-
guistique pourrait lui assigner ; il est compris sur toutes les
(1 ) Les autres rameaux comprennent les langues de Tîle Gélèbes et des
Moluques , celles de Itfadagascar , celles des Philippines et de Ttle For*
mose , et enfin celles de la Polynésie Orientale. — Balbi a consacré son
XXH« Tableau aux langues Malaies , et le Yoyageur Domeni de Rienzi a
inséré des documens curieux sur les langues et les chants de plusieurs peu-
ples dans la description de TOgéanie ( Univers de Didot , 5 vol. in-8^ ).
(2) Le Krama ou Kromo , ou haut Javanais ; le Madhjo , langue inter-
médiaire; le Ngoko^ dialecte populaire.
— 6i —
côtes de FOcéan Indien ; il est devenu depuis une longue
suite de siècles la langue Franque de Farchipel d'Asie , et à
ce titre il est un des idiomes du globe qui aient eu le plus
d'extension géographique.
Ces deux classes de langues , qui sont les bornes de nos
recherches au sud-est de l'Asie , ont subi dans une mesure
plus ou moins grande l'influence des langues de l'Inde : mais
l'examen des questions d'origine ne laisse plus de doute sur
leur indépendance primitive. C'est en vain qu'un célèbre phi-
lologue qui a rendu d'ailleurs les plus grands services à la
science de la grammaire comparée a voulu établir h parenté
des langues Malayes et Polynésiennes avec les langues Indo-
Européennes , en donnant les premières comme des filles dé-
générées du Sanscrit (1); la part de l'influence indienne sur
cette division des langues de l'Océanie revient en dernière
analyse à des emprunts faits nécessairement au Sanscrit , lan-
gue plus riche et plus polie , pour exprimer les idées inhé-
rentes à une religion plus savante et à une civilisation plus
avancée. La ressemblance problématique de quelques noms
de nombre, de pronoms ou de prépositions, ne prouve rien
contre la nature particulière de ses langues en l'absence d'a-
nalogies grammaticales ; nous dirons qu'elles forment un
groupe indépendant , tant qu'on ne sera point parvenu à les
rattacher aux groupes les mieux connus, non par des traces
extérieures de ressemblance , mais par des preuves d^une
afiSnité intime et constante.
(1) Cette prétendae démonstration est Tobjet d'ane dissertation qui fait
grand tort à la méthode appliquée ailleurs avec tant de justesse et de pré-
cision par M. Bopp : Çeber die Ferwandtschaft der malayisch- polynesi-
schen Sprachen mitden Indisch-Europàiscken (lu à Tacadémie de Berlin en
décembre 1840), Berlin 1S41 , p. 164, in-4*'. Qu'on prouve tout ce que
rhypothèse du savant académicien a cette fois d'arbitraire et d'incomplet ,
mais qu'on n'oublie jamais à quelle reconnaissance a droit celui qui a consacré
par tant de travaux les rigoureux principes de l'analyse grammaticale des
langues !
-~ 63 —
TABLEAU HISTORIQUE
DE LA MARCHE DES ÉTUDES ORIENTALES
EN EUROPE f).
Messieurs ,
Je crois augmenter l'intérêt qu'offre en elle-même Thistoire
littéraire de TOrient , en la mettant en rapport avec la des-
tinée et les progrès des études Orientales en Europe depuis
le moyen âge jusqu'à nos jours : c'est dans cette vue que
j'ai voulu compléter l'introduction à l'histoire des littératures
par un tableau des travaux de l'érudition , que je me propose
de développer dans les mêmes proportions que la matière
principale du cours. Je ne fais que vous donner aujourd'hui
le programme de la dernière partie de ces leçons sous la
forme d'une esquisse historique qui vous fera passer en re-
vue les recherches et les études consacrées par chaque siècle
aux langues,, à l'histoire, à la civilisation des peuples Orien-
taux ; avec cette réserve , je n'ai à citer ici ni les sources
qui appartiennent à chaque nation et à ses écoles , ni les
ouvrages spéciaux qui attestent la culture de quelques lan-
gues et de quelques littératures : c'est la portée des travaux
que je dois signaler , c'est le mérite scientifique de chaque
époque que je dois mettre en lumière.
L'histoire des études Orientales chez les peuples de l'Europe
savante n'a pas encore été traitée avec l'étendue que com-
porte la multiplicité de ses branches; mais elle est assez
connue par des faits généraux , pour que l'on puisse trouver
dans les temps qu'elle embrasse quelques points saillans , qui
(*) Leçon du 21 novembre.
— 64 —
marquent des progrès partiels ou simultanés et qui établis-
sent une division naturelle dans ce sujet de recherches
longtemps encoreinépuisables. Nous pouvons renfermer cette
histoire en trois périodes, qui répondent aux grandes phases
de la vie intellectuelle des nations modernes et qui sont ca-
ractérisées par Fextension des études elles-mêmes ainsi que
par Fesprit qui les dirige.
La première n'aura point de limites rigoureusement déter-
minées; elle s'étendra des temps du moyen âge que remplit
le mouvement des Croisades au premier siècle de la renais-
sance qui est un siècle de voyages et de découvertes : c'est
à partir du XV® siècle que l'imprimerie et le haut enseigne-
ment ont favorisé une culture plus générale et surtout plus
systématique des langues Orientales.
La deuxième période^ qui appartient à l'histoire littéraire
des temps modernes, comprendra trois siècles environ , du
commencement duXVPau milieu du XVIIP; cet intervalle est
marqué par des progrès iucessans dans l'étude des langue»
dites alors Orientales, en même temps que de nouvelles lan-
gues et de nouvelles littératures reçoivent droit de cité dans
le domaine des langues savantes et des littératures anciennes.
La troisième période, qui commence avec la seconde moitié
du dernier siècle se prolonge jusque dans le nôtre; elle s'achève
de nos jours par les travaux combinés des grands peuples de
l'Europe. Le XIX* siècle, c'est l'époque où s'accomplit la Re-
naissance Orientale, comme le XVP qui a vu s'accomplir la
Renaissance Gréco-Romaine : l'une ne détruit pas l'autre ; il
y a assez de force dans l'esprit Européen pour recevoir leur
double action sans les confondre, assez d'indépendance pour
faire tourner à ses desseins leur double influence sans la
subir passivement.
Au milieu des siècles du moyen âge qui succèdent à l'épo-
que trop courte de l'unité Carlovingienne, nous voyons les
— 65 -~
populations Chrétiennes de l'Occident entrer par la lutte en
communication directe avec les peuples belliqueux de FAsie
qui étaient souvent leurs aggresseurs et qui restaient tou-
jours leurs ennemis. Quand ces hostilités héroïques cessè-
rent avec la dernière des Croisades, il y avait trêve , et non
pas réconciliation : Fopposition des croyances devait con-
tribuer à rendre longtemps encore étrangères l'une à l'autre,
les deux fractions du monde civilisé, l'Europe catholique,
l'Asie et l'Afrique musulmanes. A certaines époques de la
lutte , les lettres et les arts de l'Asie ont pu exercer quelque
empire sur la vie des nations Occidentales; ils ont obtenu
un facile ascendant à la faveur de la paix sur les mœurs
chevaleresques des populations Espagnoles demeurées en
contact avec les Maures; ils ont pu même une fois, à la
cour d'un empereur Romain , Frédéric II , mettre en péril
la conscience Chrétienne : on ne peut révoquer en doute le
dangers de l'apostasie en suivant dans ses dernières et mal-
heureuses destinées l'ordre jadis si redoutable des Templiers.
Mais , à part ces exemples de l'influence momentanée d'une
civilisation brillante et matérielle, en dehors de l'activité de
quelques hommes qui se sont initiés à la langue et aux
sciences des Arabes par la fréquentation de leurs écoles, les
langues et les lettres de l'Orient ne sont point connues ou
cultivées parmi les Chrétiens dans les siècles du moyen &ge :
c'est d'abord l'effet des circonstances extérieures , la consé-
quence de la séparation géographique des peuples, ainsi que
de la distinction sociale et politique des races; c'est aussi,
et dans une mesure bien plus grande , le résultat de l'aver-
sion naturelle des Chrétiens pour les nations ennemies de
l'Evangile , pour leurs langues et leurs écrits , comme pour
leurs mœurs et leurs usages; au milieu d'eux sont les Juifs
qui nient et provoquent, et autour d'eux, les Musulmans
qui attaquent et détruisent. Ainsi placé sous l'empire d'un
sentiment légitime de défiance et de crainte , le plus grand
9
— 66 —
nombre ne peut apercevoir de quel avantage serait pour la
défense de la république Chrétienne la connaissance des
idées et des croyances répandues en dehors d'elle et soulevées
contre elle. L'utilité religieuse de ^eette connaissance com-
mence à être mieux comprise en présence des désastres qui ,
dans les dernières guerres du Levant, rendent inutiles les
efforts de la chevalerie , le dévouement des masses et les
sacrifices de deux grands siècles; l'attention se porte alors
sur l'étude des idiomes et des opinions de l'Orient en vue
de la polémique que les Chrétiens pourront soutenir contre
les Infidèles, non plus les armes à la main, mais par la dis-
cussion , par la controverse, par la science. C'est dans le
cours du XIIP siècle que sont faites les premières tentatives
de cette Croisade intellectmlle , et aussitôt plusieurs Papes la
favorisent par tous les moyens que leur fournit l'ascendant
du pouvoir spirituel (1) : parmi les hommes éclairés , qui
travaillent efficacement à répandre la connaissance des lan-
gues Hébraïque et Arabe comme instrumens de controverse
et de conversion, se trouve le fameux Raymund LuUe (2),
qui enseigne et qui établit des écoles, qui excite le prosé-
lytisme .des princes, qui organise le nouveau plan d'attaque,
et qui lui-même meurt à la peine. C'est dans le même siècle
que les voyages des Marco-Polo et des Rubruquis dans l'Asie
centrale répandent dans les états de l'Occident des relations
qui décrivent assez fidèlement des pays inconnus, mais qui ont
en apparence le caractère merveilleux de la fable ; le moment
(1) Quatre Pontifes de ce siècle ont surtout recommandé Tétude de
l'Arabe et ordonné son enseignement à l'université de Paris : Innocent ÏV,
Alexandre IV , Clément IV et Honorius IV.
(2) Rayhundus Lullus, né dans l'île de Majorque en 1235, mourut
en 1314 , après une longue carrière d'étude , d'agitation et de souffrance;
celui qui avait prêché le christianisme aux Musulmans dans leur langue
est le philosophe chrétien, auteur de la célèbre méthode qu'il a com-
prise sous le nom d'Àrs magna sive generalis et qu'il a appliquée prin-
eipalement à la démonstration de la foi catholique.
— 67 —
n'est pas venu , où les peuples de l'Europe peuvent porter si
loin leurs vues ; comme le merveilleux est trop voisin de Fin-
croyable, c'est à peine s'ils doivent croire à la riche et brillante
culture de la haute Asie ,felle qu'elle est décrite dans les pre-
miers récits. L'insouciance des peuples à l'égard de promesses
qu'ils traitent encore d'illusions s'explique d'ailleurs par leurs
préoccupations du présent. Un profond découragement a fait
place au premier enthousiasme des guerres saintes et l'aflFai-
blissement des états Chrétiens est résulté du morcellement
de leur territoire et des querelles de leurs princes.
Au XIV® siècle , alors que les forces divisées de l'Occident
ne suffisent plus pour renouveler la Croisade , reste la voie
de la prédication , et les Pontifes ne désespèrent point encore
de l'ardeur scientifique des Chrétiens : la création de chaires
spéciales pour l'Hébreu , l'Arabe et le Chaldéen est décrétée
en 1311 par le concile général de Vienne (1), et dès lors elle
est étendue des écoles de Rome et de l'université de Paris
aux grandes Universités de la Chrétienté, Bologne , Oxford,
Salamanque. Son but religieux inspire d'abord pour ce genre
d'étude un grand élan , qui n'est comprimé dans le cours
du même siècle que par l'issue malheureuse des événemens
extérieurs ; les rapports des peuples deviennent plus rares
et les tentatives de conversion presque impossibles par suite
de l'infériorité politique des Chrétiens devant les Infidèles;
l'étude des langues envisagées comme moyens d'attaque et
de défense semble avoir perdu toute son utiUté et toute sa
force , quand , au milieu du XV* siècle , on voit s'avancer
sur le sol de l'Europe , et jusque sur les rives du Danube,
les Osmanlis, conquérans de l'empire Byzantin sous Moham-
med IL II faut clore ici la première période des études Orien-
tales qui , à l'exception des encouragemens donnés par les
(1) C'est le pape Clément Vqui a ainsi renouvelé solennellement Tordre
donné par plusieurs de ses prédécesseurs.
- 68 -
chefs de l'Eglise , ne darent leur existence le plus souvent
qu*à des vocations rares et individuelles : la science des apo-
logistes , ou Chrétiens ou Juifs convertis (1) , pouvait être
grande , comme leur zèle qui nous étonne ; mais l'exemple
et renseignement de quelques hommes ne pouvaient propager
efficacement le goût de ces études dont la portée n'était guère
bien conçue en dehors des centres scientifiques.
Une autre période , la seconde , s'ouvrit pour les études
Orientales au cominencement du XVP siècle à la faveur du
réveil de l'esprit littéraire et des moyens nouveaux qui lui
assuraient un aliment : ce fut d'une part l'application de l'im-
primerie à la reproduction des textes , et l'on comprend qu'il
ne s'est agi longtemps que de textes Hébreux , et d'autre
part , ce fut la place importante accordée d'abord à l'Hébreu,
puis aux langues de la même famille , dans l'enseignement
des universités. La culture de l'Hébreu comme langue sa-
vante fut dès lors mise en concurrence avec celle des lettres
Grecques et Latines, sources et objets de l'érudition dite
classique; elle s'étendit de l'Italie et de l'Espagne à la France
et à l'Angleterre, aux Pays-Bas et à l'Allemagne; elle fiit
reconnue comme une des branches essentielles des hautes
études par la fondation du Collège des Trois-Langues à Lou-
vain , du Collège royal à Paris, et d'établissemens semblables
à Oxford , à Alcala , ainsi que dans les principaux foyers
d'instruction (1). C'était le temps où la grammaire hébraïque,
(1) II suffit de rappeler ici avec le nom de S. Raimond de Pennafort,
contemporain de Raymond LuUe , les noms de deux illustres néophyte ,
Raymond Martini , dominicain Espagnol du XIU' siècle et Nicolas de Lyra ,
franciscain Normand du XIV«.
(2) La renommée du Collegium trilingue ouvert en 1518 s'étendit bien-
tôt et fit sentir dans plusieurs pays la nécessité de la même institution ;
guidé par les conseils d*Erasme et de Budé , François I fonda le Collège
de Krance par lettres patentes du 25 mars 1529 ; c*est vers la même époque
que les universités d'Oxford et d' Alcala furent dotées par leurs illustres
- 69 --
en passant des mains des Juifs dans celles des Chrétiens ,
acquérait des formes plus claires et plus méthodiques , où
rétude de la langue sainte , rendue ainsi plus facile , deve-
nait aussi plus familière et plus générale : on ne peut
douter de Tardeur et de l'habileté des hébraïsans Chrétiens
du XVP siècle, en voyant la multitude des travaux qui leur
sont dus, grammaires, lexiques, paraphrases, commentaires,
en considérant l'étendue des matériaux rassemblés par eux
pour l'exécution d'œuvres achevées, telles que la Polyglotte
d'Alcala ou de Complute et la Bible royale ou Polyglotte
d'Anvers. Pendant que ces travaux d'une profonde érudition
s'accomplissaient par le concours des écoles de l'Europe , les
voyages de découverte et de colonisation préparaient l'agran-
dissement futur du domaine delà science Orientale : à peine
les Portugais avaient-ils pénétré dans les mers de l'Inde et
jeté suries côtes méridionales de l'Asie les fondemens de
leur puissance , que déjà les missionnaires de plusieurs ordres
catholiques , et surtout de la Compagnie de Jésus, exploraient
l'Inde, la presqu'île de Malacca, la Chine et le Japon, et
envoyaient à l'Europe les premiers documens officiels sur le
climat et les habitans de ces contrées : le prosélytisme reli-
gieux qui inspirait de si grands sacrifices devait faire con-
courir dès lors à ses nobles entreprises l'activité ingénieuse
d'un grand nombre d'hommes qui s'exerçait en vue du même
but sur la connaissance des peuples nouveaux, sur 1 obser-
vation de leurs mœurs et sur la culture de leurs langues.
Les efforts d'un zèle éclairé , qui n'avaient pas. cessé pen-
dant un siècle entier , furent couronnés par la fondation de
h Propagande, institution Romaine par son siège, par son
esprit et par son universalité (1) ; asile ouvert aux hommes
protecteurs , les cardinaux Ricb. Fox et Ximenès , d*un enseignement spécial
pour les trois langues savantes.
(1) Cette institution permanente et spéciale n'a pas existé officiellement
à Rome avant le XVIÏ» siècle; c'est en 1622 que Grégoire XV a établi la
— 70 —
de tontes les nations , elle est deyenae en Europe le premier
centre des étndes Orientales; elle leur a offert de bonne heure
le secours d'nne des imprimeries les plus riches en caractères
exotiques et elle a donné le jour à une masse d'ouirrages utiles
aux savans et de textes destinés aux diverses nations de
lAsie.
Le XYIP siècle a perfectionné plusieurs branches de 1 éru-
dition Orientale : il lui était réservé de compléter et d'éclair-
cir l'étude de l'Hébreu par celle des autres langues Sémiti-
ques qui n'avaient été jusque là Fobjet que de travaig;: partiels;
la grammaire de ces langues, dites OrientalespaLT excellence (1)»
est alors combinée et simplifiée par procédé de comparaison ;
leur lexique, expliqué et augmenté par la même voie, réunit
bientôt à l'Hébreu et au Chaldéen le Syriaque , l'Arabe ,
1 Ethiopien. Quelques savans essaient de réaliser dans des
ouvrages systématiques ce qu'ils peuvent appeler sans pré-
somption Tharm&nie des langues Orientales : Louis de Dieu,
Hottinger, Sennert, pourla grammaire; Castell, Schindler,
Micolaï , pour la lexicographie. La critique philologique ne
manque pas non plus aux premiers éditeurs des textes Orien-
taux dont le choix est encore très limité : l'étude de quel-
ques langues dans les sources originales est le partage d'hom-
mes infatigables qui ne balancent pas d'y vouer leur vie; aussi
leurs noms restent attachés à des études particulières, -comme
les noms du P. Kircher et de F. Ludolf à l'étude du Copte
et de l'Ethiopien , de J. Morin et de Chr. Cellarius à celle du
Samaritain. Une connaissance plus complète de l'Arabe, qui
embrasse désormais la lecture de ses monumens littéraires ,
Congrégation de la Propaga!(de, dont le Collège, destiné anx élèves-
missionnaires de toutes les parties du monde, fut institué en 1627 par
Urbain VIII : elle est encore aujourd'hui une vivante image de T union
religieuse des nations , consacrée par la plus haute expression de l'auto-
rité spirituelle.
(1) Voir plus haut, p. 28-29.
— Ti-
rait Tillustration de l'époque qui réunit Fr. Raphelengius ,
Th. Erpenius, J. Golius en Hollande, Ed. Pocockeet J. Grea-
yes en Angleterre ; Abr. Hinckelmann et L. Maracci publient
les premières éditions complètes du Coran (1). Le Persan
commence aussi à être mieux connu : tandis que l'esprit de
sa littérature revit dans les traductions d'OIearius et de
Gentius, il devient l'auxiliaire des recherches historiques et
philologiques dans les ouvrages des Th. Hyde et des Schic-
khard. Si les anciens idiomes de Tlndene sont encore repré-
sentés que par la langue du Malabar (2), le Chinois est déjà
révélé à TEurope dans quelques productions littéraires que
les missionnaires ont choisies dans la multitude des ouvrages
indigènes : livres classiques , traités moraux , romans his^
toriques. C'en est assez de ces traductions et des notes in-
telligentes qu y ont jointes leurs auteurs, les Intorcetta , les
Rougemont , les Couplet , pour faire connaître la vie inté-
rieure de la Chine, le caractère de sa civilisation , l'étrangeté
de sa langue et les particularités de ses mœurs. Toutes ces
choses, dépeintes au naturel par de si savans interprètes (3),
ont formé bientôt un ensemble de faits capables de consti-
tuer l'opinion du monde Occidental sur l'antique empire qui
n'est pas encore ouvert aujourd'hui à l'influence politique
des états de l'Europe.
(1) Le premier, à Hambourg (1694, 4"), et le second, à Pa(loue,avec
traduction latine, commentaire, réfutation (1698, 1 in-folio).
(2) Le Malabar a pu être donné longtemps comme la langue principale
de rinde ; c'est sa partie littéraire qui a reçu dans les relations des Euro-
péens le nom de Grantham , c'est-à-dire , langue des livres , avant qne
le même mot fût appliqué au Sanscrit.
(3) On ne peut oublier quelle expérience avaient acquise en Chine les
Lecomte et les Verbiest au milieu des hauts emplois que leur science
leur avait valus : leurs travaux et leurs services ne sont que résumés par
le P. Dubalde dans son édition des Lettres édifiantes et dans sa Description
de la Chine , restée classique parmi les ouvrages spéciaux des modernes
(4 vol. in-fol. ou in-4*, plusieurs fois réimprimés).
— 74 —
La grammaire, la littérature, l'histoire, ont fourni trois
points de vue principaux danâ l'étude de TOrient au XYIP siè-
cle : l'exégèse Biblique , la Science sacrée, est venue puiser
à son tour à la même source et elle en a tiré des accrois-
semens considérables; elle s'est enrichie des différentes dé-
couvertes de la géographie Orientale , quand de la Judée ,
théâtre de Thistoire sainte , l'interprète eut porté ses regards
sur les contrées voisines; elle a recueilli comme de droit
tous les résultats des sciences positives, géographie, bo-
tanique, zoologie, et les a déposés dans des livres con-
sciencieux comme ceux des Sam. Bochart et desD. Calmet;
ell^ s'est approprié les fruits de l'érudition profane , dont elle
avait naguère, à elle seule, provoqué la naissance. Les Po-
lyglottes de Paris et de Londres sont restées, pour ainsi dire,
les colonnes qui marquent à leur époque le terme possible
d'incroyables, mais fructueux efforts; l'exactitude et la perfec-
tion des détails n'y ont point souffert des vastes proportions
de l'entreprise : dans de telles œuvres , nous trouvons les
travaux d'un siècle entier assemblés et coordonnés par des
hommes d'un génie patient.
Le XVIP siècle , qui a uni la gloire de l'érudition à la
gloire des lettres , devait laissef , à côté des publications aussi
importantes que variées que nous venons de passer en revue,
des monumensnon moins durables du prodigieux savoir alors
déployé dans l'étude des sources Orientales; il lui a été donné
d'ajouter à sa couronne scientifique l'essai d'une somme ,
d'une espèce d'encyclopédie de l'Orient, mais de l'Orient
Biblique et Musulman , tel qu'il était connu par l'Ecriture
et dépeint par les historiens Arabes : après les tentatives
déjà remarquables du savant Hottinger (1), parut laBtMo-
(1) Parmi les nombreux ouvrages de J. H. Hottinger, théologien et
professeur de Zurich (1620-67), les suivans se rapportent à une étude
encyclopédique de TOrient : Historia Orientalis ex variis monumentis
collecta, Tiguri,1651 et 1660,in-4«, Smegma OrientcUc , Heidelbergse,
1657, et Promptuarium sive Bihliotheca Orientàliê ^ ibid., 1658, in-4*.
~ 75 —
théque OrientcUe de (I'Herbelot, œuvre colossale, tirée labo*
rieusementpar son auteur de sources manuscrites^ Arabes ,
Persanes et Turques , la plupart encore inconnues ; malgré
les défauts inséparables de Texécution d'un si vaste plan ,
elle est un trésor dont les richesses conservent tout leur prix,
jusqu'à ce que le texte complet des mêmes sources ait été
publié 9 ou qu'on ait mis au jour une nouvelle biblioUièque
rédigée dans un ordre encore plus systématique, puisée aussi
dans les ouvrages originaux et par dessus tout s'étendant à
toutes les nations de l'Asie. Un autre monument fut un demi-
siècle après élevé par la France à une branche non moins
considérable des mêmes études : comme la Bibliothèque de
d'Herbelot , œuvre contemporaine de la traduction des iUUe et
une nuits par A* Galland, était consacrée à l'histoire de
1 Orient Musulman (1), le travail du P. Lequien, qui mérite-
rait également le nom de Bibliothèque, embrassait l'histoire
de YOrient Chrétien, traitée d'une manière complète et d'après
des documens authentiques (2); il réalisait sur l'histoire des
Eglises Orientales des recherches neuves comme celles
qu'Eus. Renaudot avait faites sur leurs Liturgies (3). Un troi-
sième monument qui remonte à la même époque vit le jour
à Rome sous les auspices de l'autorité pontificale : c'est la
Bibliothèque Orientale du Vatican , publiée à l'imprimerie de
(1) Bibliothèque Orientale ou Dictionnaire universel , contenant géné-
ralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de l'Orient,
Paris, 1697, in-folio. Parmi les meilleures éditions de l'ouvrage, il faut
compter celle de Maestrîcht, 1776, avec le Supplément par le P. Visdelou
et- A. Galland , 4780 , in-fol., et celle de La Haye (1777-82 , A vol. in-4«) ,
enrichie des corrections de Schultens et de Reiske.
(2) Oriens Christianus , in quatuor patriarchatus distributus ; quo ex^
hibentur eccleslse, patriarchae, caeterique praesules totius Orientis. Paris,
I. R., 1740, 3 vol. in-fol.
(3) Liturgiarum Orientalium coUectio , Paris, 1716, 2 vol. in-4«: ou-
vrage que n'a pas fait oublier la partie orientale du Codex liturgicus
Ecclesiœ universœ (Rome, 1749-66, 13 voh 4*»).
iO
- 74 —
la Propagande par les soins de J. S. Assemani , le plus ancien
membre de la famille des savans Maronites du même nom ,
et restée jusqu'ici le dépôt le plus considérable des textes
Syriaques (1).
Les travaux que le XVIP siècle avait consacrés à l'Orient
ont été achevés dans la première partie du XVIII*, comme
le prouve la date des dernières publications qui se ratta-
chent par leur méthode et leur portée à Tentreprise de d'Her-
belot ; mais il n'y a alors, pour ainsi dire, aucune manifes-
tation de l'esprit de conquête qui animera les représentans
de l'érudition Orientale dans la seconde moitié du même
siècle : car c'est là l'aurore d'un jour nouveau , le principe
du mouvement qui poursuit aujourd'hui son cours.
Une troisième période a commencé vers 1750 pour les
études Orientales; elle est marquée par les grandes entre-
prises de quelques hommes réduits à leurs propres forces,
avant qu'il se soit formé des associations spéciales comme
celles de notre temps : mais c'est l'instinct du génie qui
détermine et dirige leur vocation; c'est la puissance du génie
qui opère leurs étonnantes découvertes et qui signale leurs
conceptions et leurs œuvres. Voyons d'abord quel genre de
progrès s'est manifesté dans les branches déjà cultivées de
la Uttérature Asiatique.
La philologie Sémitique est approfondie dans toutes ses
ramifications ; l'Arabe est pris non seulement comme terme
de comparaison , mais encore comme la clef des difficultés
et comme la mesure des lacunes , que présentent la grammaire
et le lexique des autres idiomes de la même souche. C est au
sein de l'école Batave, alors illustrée par Alb. Schultens,
(4) Bibliotheca Orientalis Clementino- Vaticana , etc. etc. — Jussu et
rounificentiâ démentis XI. — Romae, i7i9-28, \\\ tomes en 4 parties,
in-folio. — L'éditeur de cette belle collection a aussi coopéré à la publi-
cation feite peu après de» œuvres de S' Ephrem en Grec et en Syriaque
d'après les manuscrits du Vatican (Rome, 1732-54 , 6 vol. in-fol. ).
— Ib ~
que s'est produite surtout cette tendance à expliquer par la
nature et les propriétés de FArabe l'oi^anisme des langues
Sémitiques, même de l'Hébreu assez distinct par ses carac*
tères d'ancienneté. On doit à la même école la publication
d'un grand nombre d'ouvrages de la littérature Arabe dans
le texte original ; TAllemagne, qui prit part à ces différentes
études vers la même époque , peut s'enorgueillir des éditions
de Reiske et de la réimpression plus complète et plus scien-
tifique du Trésor de Meninski , comprenant le dictionnair£î
des langues Turque, Arabe et Persane (1).
L'étude exégétique de la Bible est éclaircie, au moins dans
les questions de détail , et elle est agrandie extérieurement
par les progrès simultanés de la philologie et de l'histoire ;
elle est l'occasion des recherches variées, déposées dans des '
collections périodiques ou dans les Bibliothèques Orientales et
Bibliques, dont les principales sont celles de F. D. Michaelis
et de J. G. Eichom.
La littérature Arménienne , qui a été importée en Europe
par l'établissement des presses d'Amsterdam et de Marseille
a désormais un siège et un asile dans l'île de S*-Lazare,
en face de Venise; établie par son fondateur dans cette re-
traite ouverte à ses frères d'Orient , la congrégation des
moines Mékhitaristes ne cesse pas depuis un siècle de com-
muniquer à l'Europe la connaissance des monumens natio-
naux , dont elle est restée la dépositaire et l'interprète.
L'étude du Chinois et des langues de l'Asie Orientale reçoit
de nouveaux secours des missionnaires du XVIIP siècle;
le P. Prémare laisse des travaux de grammaire qui font encore
autorité ; le P. Amiot rassemble les matériaux nécessaires à
une connaissance raisonnée du Tartare-Mandschou; ses re-
cherches et celles de ses savans confrères, mémoires , lettres ,
(1) Lexicon turcico-arabico-persicum , nunc secundis curis recognitum
et auctum, Viennœ, 1780,4 vol. in- fol.
— 76 -
documens et observations , composent la collection curieuse
intitulée : Mémoires concernant thistoire, les sciences et les arts
des Chinois (i). En même temps, aux théories vagues et arbi-
traires de Fourmont sur la langue et la civilisation de la
Chine succèdent les travaux sérieux de J. De Guignes : son
Histoire générale des Huns a démontré toute l'importance
des sources Chinoises pour Thistoire de l'Asie Orientale qui
est venue dès lors élargir le cercle des recherches histori-
ques (2).
Deux découvertes inespérées contribuent surtout à agran-
dir le champ des études Orientales en proposant des faits
nouveaux aux méditations des savans : c'est d'abord celle
des livres de Zoroastre , retrouvés par Anquetil Duperron
au milieu des Parsis ou Guèbres de l'Inde (3) ; le voyageur
intrépide , qui est aussi leur traducteur , les a apportés en
Europe comme le plus beau trophée de sa patience et de
son courage; il a sauvé les débris uniquesd'une langue an-
cienne et savante , que l'on croyait à jamais perdue , dans
leur texte Zend , restitué avec bonheur par un des plus spi-
rituels critiques de notre époque. Presque vers le même temps
avait lieu la révélation non moins subite et inattendue de
l'Inde Brahmanique à l'Europe savante , par les travaux des
Anglais qui , affermis dans leurs possessions d'Asie par de lon-
gues guerres, s'occupaient déjà d'étudier l'histoire et les lan-
gues de leurs nouveaux sujets dans l'intérêt de leur domina-
tion : quelques savans , Halhed, Wilford , et surtout le fameux
W. Jones , ont recueilli avec habileté les documens les plus
propres à signaler tout d'abord l'importance des connaissances
qu'ils puisaient à des sources nouvelles; c'est la publication
(1) Paris, 1776-91, 18 vol. in-4^
(2) Cet ouvrage , digne d'être placé à côté de la Bibliothèque de d'Her-
belot, a paru à Paris, 1736-58, en 5 vol. in-4".
(5) Le Zmd'Avestay ouvr. de Zoroastre, Paris, 1771 , 3 vol. in-4*.
— 77 —
des Recherches Asiatiques de Calcutta qui a le plus puissam-'
ment concouru avec les ouvrages de Jones à répandre en
Angleterre et ensuite sur le continent les faits généraux qui
allaient constituer Tétude historique et littéraire de Flnde (1).
Les élémens du Sanscrit , donné comme langue savante de
l'antique civilisation des Indiens^ étaient à peine propagés
dans des ébauches de grammaire , que déjà l'attention d une
certaine classe du public savant témoignait assez qu'il entre-
voyait et devinait Futilité multiple d'une connaissance appro-
fondie de cette langue. Son attente n'a pas été trompée;
une littérature nouvelle, connue successivement dans ses plus
anciennes productions, a été mise en comparaison, sinon
en concurrence avec les littératures classiques de l'antiquité;
une langue parfaite dans son euphonie et dans ses flexions
est venue apporter la lumière dans les procédés encore in-
certains de la linguistique ; c'est en communiquant plus de
logique aux recherches , plus de force et de fixité aux con-
clusions, que cette langue a été prise comme un des fonde-
mens de l'étude comparative des langues Européennes. L'œu-
vre que les Anglais avaient commencée dans l'Inde au siècle
dernier a été reprise de nos Jours avec l'ardeur de l'émulation
par les peuples les plus avancés de l'Europe : l'étude gramma-
ticale du Sanscrit et la critique des textes ne doivent pas moins
aux eflforts persévérans de la France et de l'Allemagne qu'à la
science des deux Indianistes Anglais, Colebrooke et Wilson,
dont les noms valent l'illustration de toute une école.
Telle était déjà l'extension acquise aux études Orientales
avant la fin du XVIIF siècle par les recherches simultanées
(1) Le recueil a paru à Calcutta sous la surveillance de la Société Asia-
tique instituée en 1784 et présidée longtemps par Sir W. Jones; il a pour
titre : Asutig Researches , or Transdctions of thB Society instituted in
Bengal, Calcutta, 1788 et années suiv., vol. I-XX in-4"; on y a fait en
outre une édition in-8* des premiers volumes. — Les œuvres de Jones
ont été réunies à Londres, 1807 , en 6 vol. in-4® ou en 13 vol. in-S**.
— 78 —
des Toyageurs et des savans. Le XW poursuit ces recherches
et il les complète : il agrandit le domaine de diaque litté*
rature en rapportant à rhistoire des lettres chez un peuple
tous les faits qui appartiennent à la même époque et dépen-
dent de la même civilisation: c*est ainsi qu'il forme par la
comparaison systématique des sources une sorte d'encydo-'
pédie historique et littéraire qui résume la pensée du monde
Oriental, Qu'on observe bien qu'il ne s'agit pas seulement des
patientes et graves études de l'érudition: les productions de
ce monde qui est si loin de nous ont joui d'un empire plus
immédiat et plus réel sur l'intelligence des contemporains;
elles ont fourni à l'opinion des idées nouvelles et imprimé
des formes nouvelles au style littéraire. N'est-ce pas avec
raison que nous donnerions au mouvement opéré par ces
idées et ces formes le nom de Renaissance Orientale (i) ? Ne
voyons-nous pas depuis le commencement de ce siècle phi-
losophes et historiens, prosateurs et poètes , payer tribut aux
concepticms du génie Oriental répandues en Europe sous
toutes les formes? Le chantre Allemand des Héros de TIran,
rival de. Ferdousi dans son énergique paraphrase, J. Goe&res a
tiré des premiers livres apportés d'Orient son ingâaieuse His-
taire des mythes du monde Asiatique; F. GuEnzER , venu après
lui, a puisé dans les mêmes fragmens la partie comparative
de sa Symbolique des peuples de l'antiquité. On sait que
Fr. Sghlegel, comme Herder, a donné la première place à
l'Orient dans l'histoire primitive de l'humanité; que J. F. Mo*
LrroR a recherché dans les sources hébraïques la PhUosophie
(i) M. Edgar Quinet s*est servi de ia même expression dans son Génie
des Religions où il esquisse en termes poétiqaes le mouTement Oriental
des temps modernes ; il lui donne toutefois une extension bien plus grande
en faisant remonter cette seconde renaissance aux découvertes des Por-
tugais chantées par Camoens; puis , dans son style ée prophète , il conclut
par la prédiction d*une réforme religieuse et civile qui se manifeste i
dans le panthéisme Oriental de TAllemagne.
— 79 —
d€ la Tradition ; que J. Ch. Windischmann a interrogé stir les
problèmes des sciences spéculatives la sagesse de Tlndeet de
la Chine , et enfin que Hégei^ lui-même n*a pas dédaigné de
mêler à sa nébuleuse métaphysique les abstractions déro-
bées aux enseignemens philosophiques des écoles Orientales.
Goethe et Byron ont emprunté aux poèmes de l'Orient des
conceptions et des images qu'ils ont fait servir à Texpression
de la prasée plus sérieuse et aussi plus inquiète de l'Occi-
dent. Fr. RùcKERT a tenté avec un merveilleux succès d'as-
souplir la langue des Germains à toutes les formes, à tous
les rhythmes de la poésie Orientale : la réaction romantique
y a cherché les motifs d'une libre inspiration et en même
temps l'exemple de ses propres hardiesses; un poète Fran-
çais a fait succéder un recueil d'Oriêntaieê à ses Odes et Bal-
lades; un autre poète a demandé à la nature de l'Orient des
pensées et des impressions , des images pour ses tableaux,
des tons pour de nouvelles harmonies.
Telle est Tinfluence en quelque sorte naturelle et directe
de la littérature Oriratale sur la pensée de l'époque et en
particulier sur celle des poètes; mais revenons à cette lit-
térature prise dans son ensemble comme objet de recherches
scientifiques ; voyons comment son étude promet d'être fé-
conde en résultats et combien de labeurs et d'efforts elle exige
pour répondre à sa destination. Nous ne serons point étonnés
du concours des travailleurs en présence d'une mine dont
les richesses sont dispersées en un si grand nombre de ré-
gions : le dévdoppement des lettres Orientales a constitué
en effet des branches d'étude aussi distinctes qu'il y a eu de
grands peuples sur la surface du continent Asiatique. Il
importait à la science Européenne de créer des moyens d'in-
vestigations sans cesse plus nombreux et plus efficaces : les
collections de manuscrits, les imprimeries , les académies et
les universités, les associations, les recueils périodiques
ont été les instrumens extérieurs de la propagation rapide
des études Orientales depuis cinquante années.
^ 80 —
Les collections de manuscrits Orientaux, rassemblées
dans quelques capitales , ont été mises en œuvre de notre
temps avec plus d'ardeur et surtout avec plus d'accord dans
le choix deâ ouvrages destinés à voir le jour : des acquisitions
précieuses et souvent considérables sont venues accroître le
fond Oriental des bibliothèques de Paris , de Rome, de Leyde,
de Londres et d'Oxford, de Berlin et de Dresde, de Gotha,
de Vienne et de Munich ; les musées et les bibliothèques de
S^-Pétersbourg ont pris place parmi les dépôts les'plus im-
portans d'antiquités et de livres Asiatiques. Les grandes im-
primeries ont perfectionné les procédés appliqués à l'impres-
sion des diverses écritures Orientales et elles se sont enrichies
de nouveaux corps de caractères dans des langues auparavant
à peine connues. Les universités des grandes monarchies de
l'Europe ont vu créer dans leur sein des chaires spéciales pour
l'enseignement des langues et des littératures de l'Orient;
tandis que les universités de l'Allemagne ont déjà pu at-
teindre une gloire différente , mais également grande, dans
le cercle particulier de leurs travaux, l'Ecole spéciale des
langues Orientales et le Collège de France perpétuent à Paris
Téclat que les Chézy , les Rémusat , les Silvestre de Sacy ont
jeté naguère sur cette partie de la science, honneur héréditaire
de leur patrie. L'Institut de France et les célèbres académies
de Berlin, de Munich, de Turin et de Pétersbourg, ont
donné place dans leurs mémoires à des dissertations éten-
dues sur l'histoire et la littérature des Orientaux ; il faudrait
rappeler ici les noms de leurs auteurs la plupart encore vi-
vans , pour faire ressortir la valeur de chacune de ces collec-
tions académiques. Des recueils ont été fondés dès le com-
mencement de ce siècle pour mettre au jour les trésors encore
enfouis dans les dépôts de manuscrits ou pour en faire con-
naître le prix par de savantes analyses ; c'est le but qu ont
atteint des publications telles que les Mines de tOrieni (1)
(i) Fundgrvhm des Orients, Vienne, i 809-1 9 , 6 vol. în-folio. Leur
— 8i —
ainsi que les Notices et Extraits des maDuscrits lie la Biblio-
thèque du Roi (1) ; c'est aussi celui que se proposent les
deux comités établis en Angleterre, Tun pour llropression
des traductions d'ouvrages Orientaux , l'autre pour la publi-
cation des textes (2). Il faut rapprocher de ces grandes en-
treprises les recueils périodiques dirigés par les membres de
quelques sociétés savantes en vue de communiquer à un
public nombreux les travaux commencés ou bien les décou-
vertes déjà obtenues : les principaux de ces organes de la
science progressive sont les Journaux Asiatiques de Calcutta,
de Madras, de Bombay, de Londres et de Paris, ainsi que
le Journal pour la connaissance de t Orient publié par les phi-
lologues les plus distingués de l'Allemagne sous la direction
de M' Chr. Lassen (5). L'union des hommes qui cultivent
les langues et les littératures Orientales n'était pas moins
nécessaire que la publicité rapide des recherches scientifi-
ques; c'est ce qui a déterminé la fondation des Sociétés Asia-
tiques du Bengale, de Paris, de la Grande-Bretagne et de
l'Irlande , et plus récemment de la société Orientale de Bos-
ton ; l'influence de ces difi*érentes sociétés est plus ou moins
étendue d'après l'activité des hommes qui dirigent leurs tra-
principal éditeur est , J. de Hammer , célèbre par la sagacité avec laquelle
il a puisé dans un usage plus complet des sources la connaissance des
monumens et de l'histoire des deux littératures Persane et Turque.
(1) Dans cette collection , publiée par des membres de TAcad. des In-
scriptions et Belles-Lettres et parvenue à son XIV« tome (1788-43, Pa-
ris, I. R., 4^), la première partie de chaque volume est consacrée exclu-
sivement à la littérature Orientale.
(2) Le premier ( Oriental translation fund) a d^à publié plus de cin-
quante ouvrages depuis 1828, époque de sa création; le second (Society
for the publication of Oriental texts ) ne fait que jeter les bases de son
entreprise.
(3) Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes. — Ce recueil , com-
mencé en 1837 à Gœttingen , et arrivé déjà au VI' volume , paraît main-
tenant à Bonn sur le Rhin.
il
-- 82 —
vaux et en Vaison des ressources dont chacune d'elles peut
disposer. L'Allemagne à laquelle le mobile de Fémulation
littéraire n'a d'ailleurs jamais manqué n'a point possédé jus-
qu'à présent une semblable association ; elle a compté de-
puis longtemps des noms illustres dans les diverses branches
de la science Orientale ; mais pour la première fois , elle
vient de rallier ceux de ses enfants qui se vouent à l'étude
de 1 Asie dans le congrès annuel de ses philologues, en y
conviant avec eux les Orientalistes des autres pays de 1 Eu-
rope. Le congrès de Dresde , qui est à peine terminé, a com-
pris cette fois une section i Orientalistes dont les conférences
ont eu pour but la propagation et l'encouragement des dif-
férentes études qui concernent l'Asie ; c'est là une première
tentative d'unir ceux qui , quoique séparés par de grandes
distances , sont occupés de la réalisation de semblables des-
seins et doivent joindre leurs forces en vue d'un plus rapide
accomplissement. 11 est digne de remarque que le nom même
qui a cours aujourd'hui pour désigner collectivement cette
classe d'hommes dans la république des lettres est d'un usage
tout moderne : Orientaliste est un mot nouveau , dont la for-
mation et remploi sont dus à la création d'une science nou-
velle qui, quelque restreinte qu'elle soit ou qu'elle paraisse,
exige des études longues et spéciales pour donner des fruits
abondans.On pourrait avec non moins de justesse comprendre
sous le nom dOrientaiisme l'ensemble des travaux de toute
nature entrepris avec une heureuse persévérance pour par-
venir à une connaissance complète et vr^ie du monde Orien-
tat, tel qu'il apparaît dans le cours entier de l'histoire. Ces
mots sont au nombre de ceux qui naissent dans les langues ,
quand la chose qu'ils expriment est née elle-même dans
l'intelligence des peuples , quand tous les esprits ont con-
science de la réalité d'un nouvel ordre d'idées et de faits.
Vous venez de voir. Messieurs , dans quelles circonstances
et par quels moyens le cercle des études Orientales s'est
— 85 —
élargi sans cesse depuis un siècle , au point de constituer
en quelque sorte une carrière nouvelle et spéciale parmi
les carrières scientifiques; je dois .attirer encore votre atten-
tion sur les intérêts divers y mais également puissans, qui
déjà y ont fait entrer un grand nombre d'hommes. Un genre
d'intérêt qu'on peut appeler historique a poussé des esprits
élevés , voués à des sciences particulières et capables d'en
étendre les limites, à les appliquer à Fétude approfondie de
FAsie; les derniers progrès de quelques sciences, histoire ,
ethnographie, géographie, climatologie, ont en effet été mar-
qués par de grands ouvrages consacrés par leurs auteurs au
continent Asiatique : telles sont les compositions historiques
des Heeren et desKlaproth (1), des Hammer et desMouradja
d^Ohsson (2) ; telles sont la description ethnographique de
l'Asie, due aux recherches savamment groupées de C. Ritter,
et sa description géographique , entreprise par H. Berghaus
en rapport avec les exigences des sciences mathématiques
et les découvertes des sciences naturelles (5) ; telles sont
encore les publications d'Alexandre de Humboldt, expliquant
à l'aide d'une étude comparative des grandes divisions du
globe les lois géologiques et météorologiques de FAsie et
(i) Les anciens peuples de l'Asie sont Tobjet des premières recherches
DE Heeren , dans ses Idées sur la politique et le commerce des peuples de
V antiquité ; Klaproth a la gloire d'avoir demandé aux livres indigènes
l'histoire des peuples presque inconnus de la haute Asie , ainsi que des
nations du Caucase.
(2) On doit au premier , outre plusieurs ouvrages historiques d'un grand
mérite, V Histoire de l'empire Ottoman (10 vol. in-8*. — 2«éd. Pesth und
Leipzig , 1840 , 4 vol, gr. in-8° en allemand ) , et au second le Tableau
général de l'empire Ottoman (Z vol. gr. in-folio, avec planches, Paris,
1787-1821, ou 7 voL in-8°).
(3) Auteur d'une géographie générale qui le place à côté des Maltebrun
et des Balbi , M' H. Bergqàus a commencé la publication d'un grand Àtla»
de l'AsiE , accompagné de mémoires scientifiques ( Gotha , Perthes , ann^
1832 sq. ). .
— 8-1 —
surtout de sa région centrale (l).En vous citant les œuvres qui
représentent la science la plus avancée , je vous indique quelle
large place a été faite à la connaissance de cette partie du
monde dans les travaux les plus considérables des modernes.
Une activité non moins grande et non moins heureuse a été
déployée dans la culture des branches plus spéciales de l'éru-
dition Asiatique , et Ton pourrait , en raison de sa portée
générale , nommer philosophique l'intérêt qui a guidé toutes
les classes des Orientalistes dans leurs études diverse em-
brassant le plus souvent des objets nouveaux : c'est cet intérêt
qui les a entraînés vers les littératures inconnues de l'Orient,
qui les a conduits à l'analyse et à la comparaison des lan-
gues , qui les a soutenus au milieu des difficultés des recher-
ches les plus minutieuses, et qui les a éclairés dans la critique
des sources. Je vous ai déjà entretenus de l'étude philoso-
phique de l'Orient ; j'ai signalé aussi les procédés ingénieux
et sûrs de la linguistique comparative ; je devrais redire ici
avec quelle sagacité quelques esprits ont interrogé les plus
anciens systèmes d'écriture pour y découvrir la langue et la
pensée des peuples, s'il suffisait de quelques définitions pour
caractériser les progrès de la grammaire philosophique du
Chinois , la lecture d'une partie des inscriptions cunéiformes
et surtout le déchiifrement des hiéroglyphes de l'Egypte. Met-
tant au nombre des expressions multiples de la pensée Orien-
tale l'antique écriture de la monarchie des Pharaons , je
prends pour exemple des plus heureuses découvertes de
l'époque l'œuvre de ChampoUion le Jeune , la recomposition
du système hiéroglyphique qui avait caché aux regards de tant
de siècles la vie religieuse et politique d'une grande nation;
(1) La publication la plus récente du voyageur naturaliste, qui a pour
titre : Asie centrale ( Paris, 18^3 , 2 in-8<» ) , résume ses vues et embrasse
ses recherches sur les chaînes de montagnes et la climatologie comparée;
on y joindra naturellement Texposition scientifique de ses voyages en Amé-
rique et en Asie , mise au jour par J, Lôwenberg (Berlin , 1842-43 , 2B.in-8*').
— 85 —
un seul homme a tiré de ces caractères mystérieux et jus-
qu'alors incompris une langue hiératique dont il a reconstruit
la grammaire et le dictionnaire (1); depuis lors on n'a guère
fait que répéter la substance de ses recherches ou les ampli-
fier dans un cercle restreint d'applications (2). Les études
Egyptiennes , dont la première phase remonte k l'Expédition
Française et dont la seconde a été marquée par les découii
•vertes de Champollion , ont paru sommeiller depuis quelques
années ; mais une splendeur nouvelle leur semble réservée
par les résultats de la nouvelle expédition d'Egypte , entre-
prise par des savans Allemands sous la direction de Rich.
Lepsius et avec la protection du gouvernement Prussien. La
Chine, l'Inde, la Perse n'ont rien à envier à ces études Egyp-
tiennes, que nous voyons encouragées avec une munificence
royale et favorisées plus puissamment encore par l'attente
de l'opinion ; c'est le même intérêt philosophique qui a sus-
cité dans toute l'Europe de patientes, recherches ou de longs
et ardens travaux sur l'écriture, la langue, la littérature , la
religion et l'histoire des plus grands peuples de l'Asie. Un
intérêt social vient s'ajouter aux deux autres et leur donne
plus de force en leur communiquant sa propre actualité :
l'Europe transporte sur le sol de l'Asie les questions de pré-
pondérance politique qui s'agitent entre ses gouvernemens ;
elle assure son influence chez les peuples à qui elle trans-
met les arts de la civilisation; elle accroît en même temps
(i) La^ base de la théorie était jetée dans le Précis du système hiéro-
glyphique des anciefis Egyptiens ( 2" éd., Paris 1828 , 8* ) ; la grammaire
Egyptienne^ publiée après la mort deTauteur (1 vol. petit in-fol.,Didot),
renferme les principes généraux de l'écriture sacrée appliqués à la langue
parlée ; le Dictionnaire hiéroglyphique , dont la publication vient d'être
achevée, sera le complément des règles d*inter prêta tion.
(2) Par ex., dans deux ouvrages assez récens de l'érudition allemande ,
le Hertnapion de J. L. Ideler, et ï Egypte ancienne du D^ Schwartze que
vient de couronner l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
sa puissance maritime et crée pour son commerce d'impor-
tans débouchés. Quand on se représente l'immense con-
tinent , voisin du nôtre , ainsi cerné ou plutôt envahi de
toutes parts , on ne peut s'empêcher d'ajouter foi à une réno-
vation sociale de l'Asie qui est déjà en voie d*accomplissement
et que l'Europe semble destinée à mener à son terme , à la
condition d'une politique généreuse qui vienne en aide aux in-
térêts religieux et moraux des peuples Asiatiques jion moins
qu'à leurs besoins d'un ordre matériel.
Si la question d'Orient, transportée de l'Egypte à la Syrie,
de la Perse à la Chine, a pris en peu d'années des aspects «
divers et a grandi pour ainsi dire à vue d'œil dans d'ef-
frayantes proportions, l'importance scientifique de l'Orient
s'est fait sentir longtemps auparavant dans la vie intellec-
tuelle de l'Europe; il est évident qu'une ère nouvelle a été
dès la fin du dernier siècle ouverte à la science par la concep-
tion plus large de tous les élémens qui doivent entrer dans
l'étude philosophique de l'humanité, et Ton ne peut mécon-
naître en même temps qu'une telle révolution avait un but
élevé , providentiel , caché d'abord aux prévisions humaines.
Car, si les progrès de la science ont semblé quelquefois
menacer les fondemens de nos croyances et opposer des té-
moignages contradictoires aux traditions positives qui s'y
rattachent si étroitement , une science plus avancée, et par
conséquent plus complète, est toujours venue proclamer la
sublimité du dogme Chrétien, ainsi que la certitude et la su-
périorité des traditions Bibliques perpétuées par l'enseigne-
mens de l'Eglise. Vous savez. Messieurs, que les études Orien-
tales ontmisdenosjours des armes puissantes entre les mains
d*illustres apologistes depuis le comte Frédéric de Stolberg
jusqu'au savant N. Wiseman (1). Que des attaques non moins
(1) Voiries premiers volumes de l'ouvrage de Stolberg : Gcschichte der
Jieligion Jesu Christi , et parmi les ouvrages de Mgr. Wiseman, les Horœ
— 87 —
violentes ni moins perfides que celles du siècle dernier soient
dirigées mainte fois encore contre le Christianisme au nom
de la science par l'esprit négatif de quelques écoles où domi-
nent dans une mesure fatale les procédés de l'analyse (1) :
et vous verrez de nouveau la vérité des faits, mise tout à
coup dans un jour plus éclatant , faire rentrer dans Toubli ,
les doutes et les hypothèses qu'une critique orgueilleuse ne
craint pas de formuler. N'oubliez pas que la guerre de destruc-
tion qui se poursuit encore aujourd'hui dans quelques par-
ties de l'érudition Orientaletrouveranécessairement un terme
'dans les excès mêmes du scepticisme historique; du milieu
des ruines qu'il aura accumulées s'élèveront de plus vastes
édifices, reconstruits par le génie patient et laborieux de
générations croyantes.
Syriacœ (Rome, 1827, 8") et le 10" elle 11* Discours de son recueil déjà
cité sur les rapports des sciences et de la religion.
(1) C'est le reproche qu*OA peut adresser au nom d'une saine philoso-
phie surtout aux écoles philologiques de rAllemagne qui ont réalisé de
magnifiques recherches sur les questions d'une nature positive et matérielle ,
mais qui ont méconnu la tradition des siècles et foulé aux pieds la raison
et la vraisemblance en niant les faits qui sont la seule lumière de l'his^
toire primitive de l'humanité , sans les remplacer même par de poétiques
TAIiliE:.
Page
Préface. t
Histoire générale des littératures Orientales ( Discours d*ouverture ). 1
Notes. 25
De rétude et de la classification des langues de TOrient dans leur
rapport avec Thistoire littéraire. 27
Tableau historique de la marche des études Orientales en Europe. 63
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