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Full text of "Isabelle"

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LiBRARY  ofthe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Jolm  F,  KLinn 


IR    LEW 
~    LOUl 

;  ORUj 


ISABELLE 


~-7- 


ŒUVRES  D'ANDRÉ  GIDE 


Xiry* 


Les  Cahiers  d'André 

Walter. 

Le  Traité  du   Narcisse. 

Les  Poésies  d'André  Walter. 

Le  Voyage  d'Urien. 

La  Tentative   amoureuse. 

Paludes. 

Les  Nourritures  terrestres. 

Réflexions  sur  quelques 

points  de  littérature  et  de 

morale. 

Philoctète. 

Le  Prométiiée  mal 

enchaîné. 

Lettres  a  Angèle 

Le  Roi  Candaule. 

Saul. 

Prétextes. 

Amyntas. 

Le  Retour  de  l'Enfant 

prodigue. 

La  Porte  étroite. 

Oscar  Wilde.  In  memoriam. 

Corydon. 

Isabelle. 

Souvenirs  de   la 

Cour  d'Assises. 

Les   Caves   du  Vatican, 

La  Symphonie  Pastorale. 

Si  le  grain  ne  meurt. 

numquid  et  tu? 

Incidences. 

Les    Faux-Monnayeurs. 


Le  Journal 
DES  Faux-Monnayeurs. 

Voyage  au   Congo. 
Le  Retour  du  Tchad. 
L'École  des  Femmes. 
Essai  sur  Montaigne. 

Robert. 

L'Affaire  Redureau. 

La    Séquestrée  de  Poitiers. 

Œdipe. 

Divers. 

Perséphone. 

Les  Nouvelles  Nourritures. 

Geneviève. 

Retour  de  l'U.  R.  S.  S. 

Retouches    a   mon   Retour. 

de  l'U.  R.  s.  s. 

Journal  1889-1959. 

Découvrons 

Henri  Michaux. 

Interwiews  imaginaires. 

Journal  (1939-1942). 

Thésée. 

Le  Procès. 

L'Arbitraire. 

Correspondance  avec 

Francis  James. 

Correspondance  avec  Paul 

Claudel. 

Littérature  engagée. 

Ainsi  soit-il. 

Correspondance  avec   Paul 

Valéry. 


C/'^^  d'autres  éditeun 


L'Immoraliste. 

Prétextes. 

La  Porte  étroite. 

Oscar  Wilde. 

Nouveaux  prétextes. 

Feuillets  d'automne. 

Parus  dans  h 
La  Symphonie  pastorale. 
Les  Faux-Monnayeurs. 


Dostoïevski. 

Notes  sur  Chopin. 

Et  nunc  manet   in  te. 

Correspondance  avec 

R.  M.   Rilke. 

l^ivre  de  Poche  : 

L'Immoraliste. 
Les  Caves  du  vatican. 


ANDRÉ     GIDE 


Isabelle 


GALLIMARD 


_^ 


©    Librairie  Gallimard,  ig2i. 
Tous  droits  de  traduction,  de  reproduction  et  d'adaptatiji 
réservés  pour  tous  les  pays  y  compris  la  Russie. 


A  ANDRÉ  RUYTERS 


Gérard  Lactise,  cbe^  qui  nous  mus  retrouvâmes 
au  mon  d'août  189.,  nous  mena,  Franck  Jammes 
et  moi,  visiter  le  château  de  la  Ouartfourche  dont 
il  ne  reHera  bientôt  plus  que  des  ruines,  et  son 
grand  parc  délaissé  où  Pété  fastueux  s'éployait  à 
raventure.  Rien  plus  n^en  défendait  rentrée  :  le 
fossé  à  demi  comblé,  la  haie  crevée,  ni  la  grille  des- 
cellée qui  céda  de  travers  à  notre  premier  coup 
d'épaule.  Plus  d'allées;  sur  les  pelouses  débordées 
quelques  vaches  pâturaient  librement  l'herbe  sura- 
bondante et  folle  :  d'autres  cherchaient  le  frais  au 
creux  des  massifs  éventrés;  à  peine  diHinguait-on 
de-ci,   de-là,  parmi  la  profusion    sauvage,    quelque 


t 


J- 


lo  ISABELLE 

fleur  ou  quelque  feuillage  insolite^  patient  refle  des 
anciennes  cultures,  presque  étouffé  déjà  par  les  espèces 
plus  comwunes.  Nous  suivions  Gérard  sans  parler, 
oppressés  par  la  beauté  du  lieu,  de  la  saison,  de 
r heure,  et  parce  que  nous  sentions  aussi  tout  ce  que 
cette  excessive  opulence  pouvait  cacher  d^ abandon 
et  de  deuil.  Nous  parvînmes  devant  le  perron  du 
château,  dont  les  premières  marches  étaient  noyées 
dans  r  herbe,  celles  d'en  haut  disjointes  et  brisées; 
mais,  devant  les  portes-fenêtres  du  salon,  les  volets 
résidants  nous  arrêtèrent.  OeH  par  un  soupirail 
de  la  cave  que,  nous  glissant  comme  des  voleurs, 
nous  entrâmes;  un  escalier  montait  aux  cuisines; 
aucune  porte  intérieure  n* était  close...  Nous  avan- 
cions de  pièce  en  pièce,  précautionneusement  car  le 
plancher  par  endroits  fléchissait  et  faisait  mine  de  se 
rompre;  étouffant  nos  pas,  non  que  quelqu'un  put 
être  là  pour  les  entendre,  mais,  dans  le  grand  silence 
de  cette  maison  vide,  le  bruit  de  notre  présence  reten- 
tissait indécemment,  nous  effrayait  presque.  Aux 
fenêtres  du  re:(i-de-chaussée  plusieurs  carreaux  man- 
quaient ;  entre  les  lames  des  contrevents  un  bignonia 


ISABELLE  11 

poussait,  dans  la  pénombre  de  la  salle  à  manger, 
d'énormes  tiges  blanches  et  molles. 

Gérard  nous  avait  quittés;  nous  pensâmes  qu'il 
préférait  revoir  seul  ces  lieux  dont  il  avait  connu 
les  hôtes,  et  nous  continuâmes  sans  lui  notre  visite. 
Sans  doute  nous  avait-il  précédés  au  premier  étage, 
à  travers  la  désolation  des  chambres  nues  :  dans 
l'une  d'elles  une  branche  de  buis  pendait  encore  au 
mur,  retenue  à  une  sorte  d'agrafe  par  une  faveur 
décolorée;  il  me  parut  qu'elle  balançait  faiblement 
au  bout  de  son  lien,  et  je  me  persuadai  que  Gérard 
en  passant  venait  d'en  détacher  une  ramille. 

Nous  le  retrouvâmes  au  second  étage,  près  de 
la  fenêtre  dévitrée  d'un  corridor  par  laquelle  on 
avait  ramené  vers  l'intérieur  une  corde  tombant  du 
dehors;  c'était  la  corde  d'une  cloche,  et  je  l' allais 
tirer  doucement,  quand  je  me  sentis  saisir  le  bras 
par  Gérard;  son  geffe,  au  contraire  d'arrêter  le 
mien,  l'amplifia  :  soudain  retentit  un  gkis  rauque, 
si  proche  de  nous,  si  brutal,  qu'il  nous  fit  pénible- 
h:ent  tressaillir;  puis,  lorsqu'il  semblait  déjà  que 
se  fût  refermé  le  silence,  deux  notes  pures  tombèrent 


12  ISABELLE 

encore^  espacées^  déjà  lointaines.  Je  ni'êtaii  retourné 

vers  Gérard  et  je  vis  que  ses  lèvres  tremblaient. 

—  Allons-nous-en  y  fit-il.  J'ai  besoin  de  respirer 
un  autre  air. 

Sitôt  dehors  il  s'excusa  de  ne  pouvoir  nous  accom- 
pagner :  il  connaissait  quelqu'un  dans  les  environs^ 
dont  il  voulait  aller  prendre  des  nouvelles.  Compre- 
nant au  ton  de  sa  voix  qu'il  serait  indiscret  de  le 
suivre  y  nous  rentrâmes  seul  s  y  Jammes  et  moi^  à  La  R. 
où  Gérard  nous  rejoignit  dans  la  soirée. 

—  Cher  amiy  lui  dit  bientôt  Jammes^  apprene^ 
que  je  suis  résolu  à  ne  plus  raconter  la  moindre 
hiBoire,  que  vous  ne  nous  aye^  sorti  celle  qu'on  voit 
qui  vous  tient  au  cœur. 

Or  les  récits  de  'Jammes  faisaient  les  délices  de 
nos  veillées. 

—  Je  vous  raconterais  volontiers  le  roman  dont 
la  maison  que  vous  vîtes  tantôt  fut  le  théâtre^ 
commença  Gérard,  misa  outre  que  je  ne  sus  le 
découvrir,  ou  le  reconstituer,  qu'en  pnrtie,  je  crains 
de  ne  pouvoir  apporter  quelque  ordre  dans  mon 
récit  qu'en  dépouillant  chaque  événement  de  l'attrait 


ISABELLE  ^      13 

énigmatique  dont  ma  curiosité  le  revêtait  naguère... 

—  Apporte^  à  votre  récit  tout  le  désordre 
qu'il  vous  plaira,  reprit  Jamnies. 

—  Pourquoi  chercher  à  recomposer  les  faits 
selon  leur  ordre  chronologique,  dis-je;  que  ne  nous 
les  présentef(^-vous  comme  vous  les  avet^  découverts? 

—  Vous  permettref(^  alors  que  je  parle  beau- 
coup de  moi,  dit  Gérard. 

—  Chacun  de  nous  j ait-il  jamais  rien  d'autre! 
repartit  jammes. 

C'efl  le  récit  de  Gérard  que  voici. 


l'ai  presque  peine  à  comprendre  aujour- 
d'I  ui  i'impatience  qui  m'élançait  alors  vers 
la  vie.  A  vingt-c'nq  ar.s  je  n'en  connais- 
sais rien  à  peu  près,  que  par  les  livres; 
et  c'est  pourquoi  sans  doute  je  me  croyas 
romancier;  car  j'ignorais  encore  ave: 
quelle  malignité  les  événements  dérobent 
à  vj  s  yeux  le  côté  par  où  ils  nous  inté- 
resseraient davantage,  et  combien  peu 
de  prise  ils  offrent  à  qui  ne  sait  pas  les 
forcer. 

Je  préparais  alors,  en  vue  de  mon  dofto- 


£6  ISABELLE 

rat,  une  thèse  sur  la  chronologie  des  sermons 
de  Bossuet;  non  que  je  fusse  particulière- 
ment attiré  par  l'éloquence  de  la  chaire  : 
j'avais  choisi  ce  sujet  par  révérence  pour 
mon  vieux  maître  Albert  Desnos,  dont  l'im- 
portante F»  de  Bossue^  achevait  précisé- 
ment de  paraître.  Aussitôt  qu'il  connut  mon 
projet  d'études,  M.  Desnos  s'offrit  à  m'en 
faciliter  les  abords.  Un  de  ses  plus  anciens 
amis.  Benjamin  Floche,  membre  corres- 
pondant de  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  possédait  divers  documents  qui 
sans  doute  pourraient  me  servir;  en  parti- 
culier une  Bible  couverte  d'annotations 
de  la  main  même  de  Bossuet.  M.  Floche 
s'était  retiré  depuis  une  quinzaine  d'années 
à  la  Quartfourche,  qu'on  appelait  plus 
communément  :  le  Carrefour,  propriété 
de  famille  aux  environs  de  Pont-l'Évêque, 
dont  il  ne  bougeait  plus,  où  il  se  ferait 
un  plaisir  de  me  recevoir  et  de  mettre  à 
ma    disposition    ses    papiers,    sa    bibliothèque 


ISABELLE  17 

et   son   érudition   que   M.    Desnos    me   disait 
être  inépuisable. 

Entre  M.  Desnos  et  M.  Floche  des  lettres 
furent  échangées.  Les  documents  s'annon- 
cèrent plus  nombreux  que  ne  me  l'avait 
d'abord  fait  espérer  mon  maître;  il  ne  fut 
bientôt  plus  queftion  d'une  simple  visite  : 
c'e^  un  séjour  au  château  de  la  Quartfour- 
che  que,  sur  la  recommandation  de  M.  Des- 
nos, l'amabilité  de  M.  Floche  me  proposait. 
Bien  que  sans  enfant,  M.  et  Madame  Floche 
n'y  vivaient  pas  seuls  :  quelques  mots  incon- 
sidérés de  M.  Desnos,  dont  mon  imagina- 
tion s'empara,  me  firent  espérer  de  trouver 
là-bas  une  société  avenante,  qui  tout  aussi- 
tôt m'attira  plus  que  les  documents  poudreux 
du  Grand  Siècle;  déjà  ma  thèse  n'était  plus 
qu'un  prétexte;  j'entrais  dans  ce  château 
non  plus  en  scolar,  mais  en  Nejdanof,  en 
Vaîmont;  déjà  je  le  peuplais  d'aventures. 
La  Quartfourche  !  je  répétais  ce  nom  mj^^té- 
rieux  :  c'esT:  ici,  pensais-je,  qu'Hercule  hésite... 


i8  ISABELLE 

Je  sais  de  re^te  ce  qui  l'attend  sur  le  sentier 

de    la    vertu;    mais    l'autre    route?...    l'autre 

route... 

Vers  le  milieu  de  septembre,  je  rassem- 
blai le  meilleur  de  ma  modeste  garde-robe, 
renouvelai  mon  jeu  de  cravates,  et  partis. 

Quand  j'arrivai  à  la  Station  du  Breuil- 
Blangy,  entre  Pont-l'Ëvêque  et  Lisieux,  la 
nuit  était  à  peu  près  close.  J'étais  seul  à 
descendre  du  train.  Une  sorte  de  paysan  en 
livrée  vint  à  ma  rencontre,  prit  ma  valise 
et  m'escorta  vers  la  voiture  qui  Rationnait 
de  l'autre  côté  de  la  gare.  L'aspeft  du  che- 
val et  de  la  voiture  coupa  l'essor  de  mon 
imiagination  ;  on  ne  pouvait  rêver  rien  de 
plus  minable.  Le  paysan-cocher  repartit  pour 
dégager  la  malle  que  j'avais  enregi^rée; 
sous  ce  poids  les  ressorts  de  la  calèche  flé- 
chirent. A  l'intérieur,  une  odeur  de  poulailler 
suffocante...  Je  voulus  baisser  la  vitre  de  la 
portière,  mais  la  poignée  de  cuir  me  re^a 
dans  la  main.  Il  avait  plu  dans  la  journée;  la 


ISABELLE  19 

route  était  tirante;  au  bas  de  la  première  côte, 
une  pièce  du  harnais  céda.  Le  cocher  sortit 
de  dessous  son  siège  un  bout  de  corde  et  se 
mit  en  po^ure  de  rafistoler  le  trait.  J'avais  mis 
pied  à  terre  et  m'offris  à  tenir  la  lanterne 
qu'il  venait  d'allumer;  je  pus  voir  que  la 
livrée  du  pauvre  homme,  non  plus  que  le 
harnachement,  n'en  était  pas  à  son  premier 
rapiéçage. 

—  Le   cuir  e§t  un   peu   vieux,   hasardai-je. 
Il  me  regarda  comme  si  je  lui  avais  dit  une 

injure,  et  presque  brutalement  : 

—  Dites  donc  :  c'e^  tout  de  même  heureux 
qu'on  ait  pu  venir  vous  chercher. 

—  Il  y  a  loin,  d'ici  le  château?  queStion- 
nai-je  de  ma  voix  la  plus  douce.  Il  ne  répondit 
pas  direftement,  mais  : 

—  Pour  sûr  qu'on  ne  fait  pas  le  trajet  tous 
les    jours!    —   Puis    au    bout    d'un   instant    : 

—  Voilà  peut-être  bien  six  mois  qu'elle  n'e^ 
pas  sortie,  la  calèche... 

—  Ah!...  Vos  maîtres  ne  se  promènent  pas 


20  ISABELLE 

souvent?    repris-jc    par    un    effort    désespéré 

d'amorcer   la   conversation. 

—  Vous  pensez!  Si  l'on  n'a  pas  autre 
chose  à  faire! 

Le  désordre  était  réparé  :  d'un  geSte  il 
m'invita  à  remonter  dans  la  voiture,  qui 
repartit. 

Le  cheval  peinait  aux  montées,  trébuchait 
aux  descentes  et  tricotait  aff'reusement  en  ter- 
rain plat;  parfois,  tout  inopinément,  il  Stop- 
pait. —  Du  train  dont  nous  allons,  pensais-je, 
nous  arriverons  au  Carrefour  longtemps  après 
que  mes  hôtes  se  seront  levés  de  table;  et 
même  (nouvel  arrêt  du  cheval)  après  qu'ils 
se  seront  couchés.  J'avais  grand-faim;  ma 
bonne  humeur  tournait  à  l'aigre.  J'essayai 
de  regarder  le  pays  :  sans  que  je  m'en  fusse 
aperçu,  la  voiture  avait  quitté  la  grande  route 
et  s'était  engagée  dans  une  route  plus  étroite 
et  beaucoup  moins  bien  entretenue;  les  lan- 
ternes n'éclairaient  de  droite  et  de  gauche 
qu'une   haie   continue,   touffue   et   haute:   elle 


ISABELLE  21 

semblait  nous  entourer,  barrer  la  route,  s'ou- 
vrir devant  nous  à  l'instant  de  notre  passage, 
puis,  aussitôt  après  se  refermer. 

Au  bas  d'une  montée  plus  raide,  la  voi- 
ture s'arrêta  de  nouveau.  Le  cocher  vint  à 
la  portière  et  l'ouvrit,  puis,   sans  façons   : 

—  Si  Monsieur  voulait  bien  descendre. 
La  côte  e§t  un  peu  dure  pour  le  cheval.  — 
Et  lui-même  fît  la  montée  en  tenant  par  la 
bride  la  haridelle.  A  mi-côte  il  se  retourna 
vers  mioi,  qui  marchais  en  arrière  : 

—  On  c§t  bientôt  rendu,  dit-il  sur  un  ton 
radouci.  Tenez  :  voilà  le  parc.  Et  je  distin- 
guai devant  nous,  encombrant  le  ciel  décou- 
vert, une  sombre  masse  d'arbres.  C'était  une 
avenue  de  grands  hêtres,  sous  laquelle  enfin 
nous  entrâmes,  et  où  nous  rejoignîmes  la  pre- 
mière route  que  nous  avions  quittée.  Le  cocher 
m'invita  à  remonter  dans  la  voiture,  qui  par- 
vint bientôt  à  la  grille;  nous  pénétrâmes  dans 
le  jardin. 


jf 


22  ISABELLE 

Il  faisait  trop  sombre  pour  que  je  pusse 
rien  distinguer  de  la  façade  du  château;  la 
voiture  me  déposa  devant  un  perron  de  trois 
marches,  que  je  gravis,  un  peu  ébloui  par  le 
flambeau  qu'une  femme  sans  âge,  sans  gtâce, 
épaisse  et  médiocrement  vêtue  tenait  à  la  main 
et  dont  elle  rabattait  vers  moi  la  lumière.  Elle 
me  fit  un  salut  un  peu  sec.  Je  m'inclinai  devant 
elle,   incertain... 

—  Madame  Floche,  sans  doute?... 

—  Mademoiselle  Verdure  simplement.  Mon- 
sieur et  Madame  Floche  sont  couchés.  Ils 
vous  prient  d'excuser  s'ils  ne  sont  pas  là 
pour  vous  recevoir;  mais  on  dîne  de  bonne 
heure  ici. 

—  Vous-même,  Mademoiselle,  je  vous  aurai 
fait  veiller  bien  tard. 

—  Oh!  moi,  j'y  suis  faite,  dit-elle  sans  se 
retourner. 

Elle  m'avait  précédé  dans  le  ve^ibule.  — 
Vous  serez  peut-être  content  de  prendre  quelque 
chose? 


ISABELLE  23 

—  Ma  foi,  je  vous  avoue  que  je  n*ai  pas  dîné. 

Elle  me  fit  entrer  dans  une  va^te  salie  à  man- 
ger où  se  trouvait  préparé  un  médianoche 
confortable. 

—  A  cette  heure,  le  fourneau  e^  éteint; 
et  à  la  campagne  il  faut  se  contenter  de  ce 
que  l'on  trouve. 

—  Mais  tout  cela  m'a  l'air  excellent,  dis- 
je  en  m'attablant  devant  un  plat  de  viande 
froide.  Elle  s'assit  de  biais  sur  une  autre 
chaise  près  de  la  porte,  et,  pendant  tout  le 
temps  que  je  mangeais,  re^a  les  yeux  bais- 
sés, les  mains  croisées  sur  les  genoux,  dcli- 
bérérnent  subalterne.  A  plusieurs  reprises, 
comme  la  morne  conversation  retombait,  je 
m'excusai  de  la  retenir;  mais  elle  me  donna 
à  entendre  qu'elle  attendait  que  j'eusse  fini 
pour  desservir  : 

—  Et  votre  chambre,  comment  feriez-vous 
pour  la  trouver  tout  seul?... 

Je  dépêchais  et  mettais  bouchées  doubles 
lorsque   la   porte   du    vestibule   s'ouvrit   :   un 


24  ISABELLE 

abbé   entra,   à   cheveux   gris,    de   figure   rude 

mais  agréable. 

Il  vint  à  moi  la  main  tendue  :. 

—  Je  ne  voulais  pas  remettre  à  demain  le 
plaisir  de  saluer  notre  hôte.  Je  ne  suis  pas 
descendu  plus  tôt  parce  que  je  savais  que 
vous  causiez  avec  Mademoiselle  Olympe  Ver- 
dure, dit-il,  en  tournant  vers  elle  un  sourire 
qui  pouvait  être  malicieux,  cependant  qu'elle 
pinçait  les  lèvres  et  faisait  visage  de  bois  : 
—  Mais  à  présent  que  vous  avez  achevé  de 
manger,  continua-t-il  tandis  que  je  me  levais 
de  table,  nous  allons  laisser  Mademoiselle 
Olympe  remettre  ici  un  peu  d'ordre;  elle 
trouvera  plus  décent,  je  le  présume,  de  laisser 
un  homme  accompagner  Monsieur  Lacase 
jusqu'à  sa  chambre  à  coucher,  et  de  résigner 
ici  ses  fondions. 

11  s'inclina  cérémonieusement  devant  Made- 
moiselle Verdure,  qui  lui  fit  une  révérence 
écourtée. 

—  Oh!    je   résigne;   je   résigne...   Monsieur 


ISABELLE        '  25 

Tabbé,  devant  vous,  vous  le  savez,  je  résigne 
toujours...  Puis  revenant  à  nous  brusquement  : 
—  Vous  alliez  me  faire  oublier  de  demander 
à  Monsieur  Lacase  ce  qu'il  prend  à  son  premier 
déjeuner. 

—  Mais,  ce  que  vous  voudrez.  Mademoi- 
selle... Que  prend-on  d'ordinaire  ici? 

—  De  tout.  On  prépare  du  thé  pour  ces 
dames,  du  café  pour  Monsieur  Floche,  un 
potage  pour  Monsieur  l'abbé,  et  du  racahout 
pour   Monsieur   Casimir. 

—  Et  vous,  Mademoiselle,  vous  ne  prenez 
rien? 

—  Oh!    moi,  du  café  au  lait,  simplement. 

—  Si  vous  le  permettez,  je  prendrai  du 
café  au  lait  avec  vous. 

—  Eh!  eh!  tenez-vous  bien.  Mademoi- 
selle Verdure,  dit  l'abbé  en  me  prenant  pai 
le   bras    —   Monsieur   Lacase   m'a   tout   l'ait 

(^de  vous  faire  la  cour! 

Elle  haussa  les  épaules,  puis  me  fit  un  rapide 
salut,  tandis  que  l'abbé  m'entraînait. 


26  ISABELLE 

Ma  chambre  était  au  premier  étage,  pres- 
que à  l'extrémité  d'un  couloir. 

—  C'eS^t  ici,  dit  l'abbé  en  ouvrant  la  porte 
d'une  pièce  spacieuse,  qu'illuminait  un  grand 
brasier.  —  Dieu  me  pardonne!  on  vous  a 
fait  du  feu!...  Vous  vous  en  seriez  peut-être 
bien  passé...  Il  e^t  vrai  que  les  nuits  de  ce 
pays  sont  humides,  et  la  saison,  cette  année, 
eSt  anormalement  pluvieuse... 

Il  s'était  approché  du  foyer  vers  lequel  il 
tendit  ses  larges  paumes  tout  en  écartant  le 
visage,  comme  un  dévot  qui  repousse  la  ten- 
tation. Il  semblait  disposé  à  causer  plutôt 
qu'à  me  laisser  dormir. 

—  Oui,  commença-t-il,  en  avisant  ma  malle 
et  mon  sac  de  nuit,  —  Gratien  vous  a  monté 
vos  colis. 

—  Gratien,  c'est  le  cocher  qui  m'a  conduit? 
demandai-]  e. 

—  Et  c'e^  aussi  le  jardinier;  car  ses  fonc- 
tions de  cocher  ne  l'occupent  guère. 


ISABELLE  27 

—  Il  m'a  dit  en  effet  que  la  calèche  ne 
sortait  pas  souvent. 

—  Chaque  fois  qu'elle  sort  c'e^  un  évé- 
nement historique.  D'ailleurs  Monsieur  de 
Saint-Auréol  n'a  depuis  longtemps  plus  d'écu- 
rie; dans  les  grandes  occasions,  comme  ce 
soir,  on  emprunte  le  cheval  du  fermier. 

—  Monsieur  de  Saint-Auréol?  répétai-je, 
surpris. 

—  Oui,  dit-il,  je  sais  que  c'e^  Monsieur 
Floche  que  vous  venez  voir;  mais  la  Quartfour- 
che  appartient  à  son  beau-frère.  Demain  vous 
aurez  l'honneur  d'être  présenté  à  Monsieur 
et  à  Madame  de  Saint-Auréol. 

—  Et  qui  c§t  Monsieur  Casimir?  dont  je 
ne  sais  qu'une  chose,  c'eSt  qu'il  prend  du 
racahout  le  matin. 

—  Leur  petit-fîls  et  mon  élève.  Dieu  me 
permet  de  l'instruire  depuis  trois  ans.  Il  avait 
dit  ces  mots  en  fermant  les  yeux  et  avec  une 
componftion  modeSte,  comme  s'il  s'était  agi 
d'un   prince  du   sang. 


28  ISABELLE 

—  Ses  parents  ne  sont  pas  ici?  deman- 
dai-je. 

—  En  voyage.  Il  serra  les  lèvres  fortement 
puis    reprit   aussitôt   : 

—  Je  sais.  Monsieur,  quelles  nobles  et 
saintes  études  vous  amènent... 

—  Oh!  ne  vous  exagérez  pas  leur  sainteté, 
interrompis-] e  aussitôt  en  riant,  c'eât  en  histo- 
rien seulement  qu'elles  m'occupent, 

—  N'importe,  fît-il,  écartant  de  la  main  toute 
pensée  désobligeante;  l'histoire  a  bien  aussi 
ses  droits.  Vous  trouverez  en  Monsieur 
Floche  le  plus  aimable  et  le  plus  sûr  des  guides. 

—  C'est  ce  que  m'affirmait  mon  maître, 
Monsieur    Desnos. 

—  Ah!  Vous  êtes  élève  d'Albert  Desnos? 
Il  serra  les  lèvres  de  nouveau.  J'eus  l'impru- 
dence  de  demander   : 

—  Vous  avez  suivi  de  ses  cours? 

—  Non!  fît-il  rudement.  Ce  que  je  sais  de 
lui  m'a  mis  en  garde...  C'eSt  un  aventurier  de 
la  pensée.  A  votre  âge  on  eSt  assez  facilement 


ISABELLE  29 

séduit  pat  ce  qui  sort  de  l'ordinaire...  Et, 
comme  je  ne  répondais  rien  :  —  Ses  théories 
ont  d'abord  pris  quelque  ascendant  sur  la  jeu- 
nesse; mais  on  en  revient  déjà,  m'a-t-on  dit. 
J'étais  beaucoup  moins  désireux  de  discuter 
que  de  dormir.  Voyant  qu'il  n'obtiendrait  pas 
de  réplique  : 

—  Monsieur  Floche  vous  sera  de  conseil 
plus  tranquille,  reprit-il;  puis,  devant  un  bâil- 
lement que  je  ne  dissimulai  point  : 

—  Il  se  fait  assez  tard  :  demain,  si  vous  le 
permettez,  nous  trouverons  loisir  pour  repren- 
dre cet  entretien.  Après  ce  voyage  vous  devez 
être  fatigué. 

—  Je  vous  avoue.  Monsieur  l'abbé,  que  je 
croule  de  sommeil. 

Dès  qu'il  m'eut  quitté,  je  relevai  les  bûches 
du  foyer,  j'ouvris  la  fenêtre  toute  grande, 
repoussant  les  volets  de  bois.  Un  grand  souffle 
obscur  et  mouillé  vint  incliner  la  flamme  de 
ma  bougie,  que  j'éteignis  pour  contempler  la 
nuit.  Ma  chambre  ouvrait  sur  le  parc,  mais  non 


/ 


30  ISABELLE 

sur  le  devant  de  la  maison  comme  celles  dul  h 
grand  couloir  qui  devaient  sans  doute  jouir 
d'une  vue  plus  étendue;  mon  regard  était  aussi 
tôt  arrêté  par  des  arbres;  au-dessus  d'eux,  à 
peine  refait-il  la  place  d'un  peu  de  ciel  où  le 
croissant  venait  d'apparaître,  recouvert  par 
les  nuages  presque  aussitôt.  Il  avait  plu  de 
nouveau;    les    branches    larmoyaient    encore... 

—  Voici  qui  n'invite  guère  à  la  fête,  pen- 
sai-je,  en  refermant  fenêtre  et  volets.  Cette 
minute  de  contemplation  m'avait  transi,  et 
l'âme  encore  plus  que  la  chair;  je  rabattis 
les  bûches,  ranimai  le  feu,  et  fus  heureux  de 
trouver  dans  mon  lit  une  cruche  d'eau  chaude, 
que  sans  doute  l'attentionnée  Mademoiselle 
Verdure  y  avait  glissée. 

Au  bout  d'un  ini^tant  je  m'avisai  que  j'avais 
oublie  de  mettre  à  la  porte  mes  chaussures. 
Je  me  relevai  et  sortis  un  infant  dans  le  cou- 
loir; à  l'autre  extrémité  de  la  maison,  je  vis 
passer  Mademoiselle  Verdure.  Sa  chambre 
était  au-dessus  de  la  mienne,  comme  me  l'in- 


ISABELLE  31 

diqua  son  pas  lourd  qui,  peu  de  temps  après, 
commença  d'ébranler  le  plafond.  Puis  il  se 
fît  un  grand  silence  et,  tandis  que  je  plongeais 
dans  le  sommeil,  la  maison  leva  l'ancre  pour 
la  traversée  de  la  nuit. 


/ 


Je  fus  réveillé  d'assez  bon  matin  par  les 
bruits  de  la  cuisine  dont  une  porte  ouvrait 
précisément  sous  ma  fenêtre.  En  poussant 
mes  volets  j'eus  la  joie  de  voir  un  ciel  à  peu 
près  pur;  le  jardin,  mal  ressuyé  d'une  récente 
averse,  brillait;  l'air  était  bleuissant.  J'allais 
refermer  ma  fenêtre,  lorsque  je  vis  sortir  du 
potager  et  accourir  vers  la  cuisine  un  grand 
enfant,  d'âge  incertain  car  son  visage  marquait 
trois  ou  quatre  ans  de  plus  que  son  corps;  tout 
contrefait,  il  portait  de  guingois  :  ses  jambes 
torses  lui  donnaient  une  allure  extraordinaire  : 


A.    GIDE.     ISABELLE. 


54  ISABELLE 

il  avançait  obliquement,  ou  plutôt  procédait 
pat  bonds,  comme  si,  à  marcher  pas  à  pas,  ses 
pieds  eussent  dû  s'entraver...  C'était  évidem- 
ment l'élève  de  l'abbé,  Casimir.  Un  énorme 
chien  de  Terre-Neuve  gambadait  à  ses  côtés, 
sautait  de  conserve  avec  lui,  lui  faisait  fête; 
l'enfant  se  défendait  tant  bien  que  mal  contre 
sa  bousculante  exubérance;  mais  au  moment 
qu'il  allait  atteindre  la  cuisine,  culbuté  par  le 
chien,  soudain  je  le  vis  rouler  dans  la  boue. 
Une  maritorne  épaisse  s'élança,  et  tandis  qu'elle 
relevait   l'enfant   : 

—  Ah  ben!  vous  v'ià  beau!  Si  c'e^  Dieu 
permis  de  s'met'  dans  des  états  pareils!  On 
vous  l'a  pourtant  répété  bien  des  fois  d'quit- 
ter  l'Terno  dans  la  remise!...  Allons!  v'nez- 
vous-en  par  ici  qu'on  vous  essuie... 

Elle  l'entraîna  dans  la  cuisine.  A  ce  moment 
j'entendis  frapper  à  ma  porte;  une  femme  de 
chambre  m'apportait  de  l'eau  chaude  pour 
ma  toilette.  Un  quart  d'heure  après,  la  cloche 
sonna  pour  le  déjeuner. 


ISABELLE  3j 

Comme   j'entrais   dans  la  salle  à   manger  : 
—  Madame  Floche,  je  crois  que  voici  notre 
aimable  hôte,  dit  l'abbé  en  s'avançant  à  ma 
rencontre. 

Madame  Floche  s'était  levée  de  sa  chaise, 
mais  ne  paraissait  pas  plus  grande  debout 
qu'assise;  je  m'inclinai  profondément  devant 
elle;  elle  m'honora  d'un  petit  plongeon  brus- 
que; elle  avait  dû  recevoir  à  un  certain  âge 
quelque  formidable  événement  sur  la  tête  ;  celle- 
ci  en  était  restée  irrémédiablement  enfoncée 
entre  les  épaules;  et  même  un  peu  de  travers. 
Monsieur  Floche  s'était  mis  tout  à  côté  d'elle 
pour  me  tendre  la  main.  Les  deux  petits  vieux 
étaient  exadlement  de  même  taille,  de  même 
habit,  paraissaient  de  même  âge,  de  même 
chair...  Durant  quelques  infants  nous  échan- 
geâmes des  compliments  vagues,  parlant  tous 
les  trois  à  la  fois.  Puis,  il  y  eut  un  noble  silence, 
et  Mademoiselle  Verdure  arriva  portant  la 
théière. 


36  ISABELLE 

—  Mademoiselle  Olympe,  dit  enfin  Madame 
Floche,  qui,  ne  pouvant  tourner  la  tête,  s'adres- 
sait à  vous  de  tout  le  bu^e.  —  Mademoiselle 
Olympe,  notre  amie,  s'inquiétait  beaucoup  de 
savoir  si  vous  aviez  bien  dormi  et  si  le  lit  était 
à  votre  convenance. 

Je  protestai  que  j'y  avais  reposé  on  ne  pou- 
vait mieux  et  que  la  cruche  chaude  que  j'y 
avais  trouvée  en  me  couchant  m'avait  fait  tout 
le  bien  du  monde. 

Mademoiselle  Verdure,  après  m'avoir  sou- 
haité le  bonjour,  ressortit. 

—  Et,  le  matin,  les  bruits  de  la  cuisine  ne 
vous  ont  pas  trop  incommodé? 

Je  renouvelai  mes  protestations. 

—  Il  faut  vous  plaindre,  je  vous  en  prie, 
parce  que  rien  ne  serait  plus  aisé  que  de  vous 
préparer  une  autre  chambre... 

Monsieur  Floche,  sans  rien  dire  lui-même, 
hochait  la  tête  obliquement  et,  d'un  sourire, 
faisait  sien  chaque  propos  de  sa  femme. 

—  Je  vois  bien,  dis-je,  que  la  maison  e§t 


ISABELLE  37 

très  va^te;  mais  je  vous  certifie  que  je  tie  sau- 
rais être  in^allé  plus  agréablement. 

—  Monsieur  et  Madame  Floche,  dit  l'abbé, 
se  plaisent  à  gâter  leurs  hôtes. 

Mademoiselle  Olympe  apportait  sur  une 
assiette  des  tranches  de  pain  grillé;  elle  poussa 
devant  elle  le  petit  ^ropiat  que  j'avais  vu 
culbuter  tout  à  l'heure.  L'abbé  le  saisit  par  le 
bras  : 

—  Allons,  Casimir!  Vous  n'êtes  plus  un 
bébé;  venez  saluer  Monsieur  Lacase  comme 
un  homme.  Tendez  la  main...  Regardez  en 
face!...  Puis  se  tournant  vers  moi  comme 
pour  l'excuser  :  —  Nous  n'avons  pas  encore 
grand  usage  du  monde... 

La  timidité  de  l'enfant  me  gênait  : 

—  C'e^  votre  petit-fils?  demandai-je  à 
Madame  Floche,  oublieux  des  renseigne- 
ments que  l'abbé  m'avait  fournis  la  veille. 

—  Notre  petit-neveu,  répondit-elle;  vous 
verrez  un  peu  plus  tard  mon  beau-frère  et 
ma  sœur,  ses  grands-parents. 


y 


38  ISABELLE 

—  Il  n'osait  pas  rentrer  parce  qu'il  avait 
empli  de  boue  ses  vêtements  en  jouant  avec 
Terno,  expliqua  Mademoiselle  Verdure. 

—  Drôle  de  façon  de  jouer,  dis-je,  en  me 
tournant  affablement  vers  Casimir;  j'étais  à  la 
fenêtre  quand  il  vous  a  culbuté...  Il  ne  vous  a 
pas    fait    mal? 

—  Il  faut  dire  à  Monsieur  Lacase,  expliqua 
l'abbé  à  son  tour,  que  l'équilibre  n'e^t  pas 
notre  fort... 

Parbleu!  je  m'en  apercevais  de  re§te,  sans 
qu'il  fût  nécessaire  de  me  le  signaler.  Ce  grand 
gaillard  d'abbé,  aux  yeux  vairons,  me  devint 
brusquement   antipathique. 

L'enfant  ne  m'avait  pas  répondu,  mais  son 
visage  s'était  empourpré.  Je  regrettai  ma 
phrase  et  qu'il  y  eût  pu  sentir  quelque  allu- 
sion à  son  infirmité.  L'abbé,  son  potage  pris, 
s'était  levé  de  table  et  arpentait  la  pièce;  dès 
qu'il  ne  parlait  plus,  il  gardait  les  lèvres  si 
serrées  que  celle  de  dessus  formait  un  bour- 
relet,  comme   celle   des   vieillards   édentés.   Il 


ISABELLE  59 

s'arrêta  derrière  Casimir,  et  comme  celui-ci 
vidait  son  bol  :  —  Allons!  Allons,  jeune 
homme,  Avenzoar  nous  attend! 

L'enfant  se  leva;  tous  deux  sortirent. 

Sitôt  que  le  déjeuner  fut  achevé.  Monsieur 
Floche  me  ût  signe. 

—  Venez  avec  moi  dans  le  jardin,  mon 
jeune  hôte,  et  me  donnez  des  nouvelles  du  Paris 
penseur. 

Le  langage  de  Monsieur  Floche  fleurissait 
dès  l'aube.  Sans  trop  écouter  mes  réponses, 
il  me  que:>tionna  sur  Gaston  Boissier  son  ami, 
et  sur  plusieurs  autres  savants  que  je  pouvais 
avoir  eus  pour  maîtres  et  avec  qui  il  correspon- 
dait encore  de  loin  en  loin;  il  s'informa  de  mes 
goûts,  de  mes  études...  Je  ne  lui  parlai  natu- 
rellement pas  de  mes  projets  littéraires  et  ne 
laissai  voir  de  moi  que  le  sorbonnien;  puis  il 
entreprit  l'histoire  de  la  Quartfourche,  dont 
il  n'avait  à  peu  près  pas  bougé  depuis  près  de 
quinze  ans,  l'hi^oire  du  parc,  du  château;  il 


40  ISABELLE 

réserva  pour  plus  tard  l'hi^oire  de  la  famille 
qui  l'habitait  précédemment,  mais  commença 
de  me  raconter  comment  il  se  trouvait  en  pos- 
session des  manuscrits  du  xvii®  siècle  qui  pou- 
vaient intéresser  ma  thèse...  Il  marchait  à  petits 
pas  pressés,  ou,  plus  exactement,  il  trottinait 
auprès  de  moi;  je  remarquai  qu'il  portait  son 
pantalon  si  bas  que  la  fourche  en  refait  à  mi- 
cuisse;  sur  le  devant  du  pied,  l'étoffe  retombait 
en  nombreux  plis,  mais  par-derrière  restait 
au-dessus  de  la  chaussure,  suspendue  à  l'aide 
de  je  ne  sais  quel  artifice;  je  ne  l'écoutais  plus 
que  d'une  oreille  di^raite,  l'esprit  engourdi 
par  la  molle  tiédeur  de  l'air  et  par  une  sorte  de 
torpeur  végétale. 

En  suivant  une  allée  de  très  hauts  marronniers 
qui  formaient  voûte  au-dessus  de  nos  têtes,  nous 
étions  parvenus  presque  à  l'extrémité  du  parc. 
Là,  protégé  contre  le  soleil  par  un  buisson 
d'arbres-à-plumes,  se  trouvait  un  banc  où  Mon- 
sieur Floche  m'invita  à  m'asseoir.  Puis  tout  à 
coup  : 


ISABELLE  41 

—  L'abbé  Santal  vous  a-t-il  dit  que  mon 
beau-frère  e§t  un  peu...?  Il  n'acheva  pas,  mais 
se  toucha  le  front  de  l'index. 

Je  fus  trop  interloqué  pour  pouvoir  trouver 
rien  à  répondre.  Il  continua  : 

—  Oui,  le  baron  de  Saint-Auréol,  mon 
beau-frère;  l'abbé  ne  vous  l'a  peut-être  pas  dit 
plus  qu'à  moi...  mais  je  sais  néanmoins  qu'il 
le  pense;  et  je  le  pense  aussi...  Et  de  moi,  l'abbé 
ne  vous  a  pas  dit  que  j'étais  un  peu...? 

—  Oh!  Monsieur  Floche,  comment  pou- 
vez-vous    croire?.., 

—  Mais,  mon  jeune  ami,  dit-il  en  me  tapant 
familièrement  sur  la  main,  je  trouverais  cela 
tout  naturel.  Que  voulez-vous?  nous  avons 
pris  ici  des  habitudes,  à  nous  enfermer  loin  du 
monde,  un  peu...  en  dehors  de  la  circulation. 
Rien  n'apporte  ici  de...  diversion;  comment 
dirais-je?  oui.  Vous  êtes  bien  aimable  d'être 
venu  nous  voir  —  et  comme  j'essayais  un 
geg^te  :  —  je  le  répète  :  bien  aimable,  et  je  le 
récrirai  ce  soir  à  mon  excellent  ami  Desnos: 


/ 


42  ISABELLE 

mais  vous  vous  aviseriez  de  me  raconter  ce 
qui  vous  tient  au  cœur,  les  questions  qui  vous 
troublent,  les  problèmes  qui  vous  intéressent... 
je  suis  sûr  que  je  ne  vous  comprendrais  pas. 

Que  pouvais- je  répondre?  Du  bout  de  ma 
canne  je  grattais  le  sable... 

—  Voyez-vous,  reprit-il,  ici  nous  avons  un 
peu  perdu  le  contaft.  Mais  non,  mais  non! 
ne  protestez  donc  pas;  c'e^  inutile.  Le  baron 
e§t  sourd  comme  une  calebasse;  mais  il  e§t  si 
coquet  qu'il  tient  surtout  à  ne  pas  le  paraître; 
il  feint  d'entendre  plutôt  que  de  faire  hausser 
la  voix.  Pour  moi,  quant  aux  idées  du  jour,  je 
me  fais  l'effet  d'être  tout  aussi  sourd  que  lui; 
et  du  re^le  je  ne  m'en  plains  pas.  Je  ne  fais 
même  pas  grand  effort  pour  entendre.  A  fré- 
quenter Massillon  et  Bossuet,  j'ai  fini  par 
croire  que  les  problèmes  qui  tourmentaient 
ces  grands  esprits  sont  tout  aussi  beaux  et 
importants  que  ceux  qui  passionnaient  ma 
jeunesse...  problèmes  que  ces  grands  esprits 
n'auraient   pas    pu    comprendre    sans    doute... 


ISABELLE  43 

non  plus  que  moi  je  ne  puis  comprendre  ceux 
qui  vous  passionnent  aujourd'hui...  Alors,  si 
vous  le  voulez  bien,  mon  futur  collègue,  vous 
me  parlerez  de  préférence  de  vos  études,  puis- 
que ce  sont  les  miennes  également,  et  vous 
m'excuserez  si  je  ne  vous  interroge  pas  sur  les 
musiciens,  les  poètes,  les  orateurs  que  vous 
aimez,  ni  sur  la  forme  de  gouvernement  que 
vous  croyez  la  préférable. 

Il  regarda  l'heure  à  un  oignon  attaché  à 
un  ruban  noir  : 

—  Rentrons  à  présent,  dit-il  en  se  levant. 
Je  crois  avoir  perdu  ma  journée  quand  je  ne 
suis  pas  au  travail  à  dix  heures. 

Je  lui  offris  m.on  bras  qu'il  accepta,  et  comme, 
à  cause  de  lui,  parfois,  je  ralentissais  mon 
allure  : 

—  Pressons!  Pressons!  me  disait-il.  Les 
pensées  sont  comme  les  fleurs,  celles  qu'on 
cueille  le  matin  se  conservent  le  plus  long- 
temps fraîches. 

La    bibliothèque    de    la    Quartfourche    e^ 


44  ISABELLE 

composée  de  deux  pièces  que  sépare  un  simple 
rideau  :  une,  très  exiguë  et  surhaussée  de  trois 
marches,  où  travaille  Monsieur  Floche,  à 
une  table  devant  une  fenêtre.  Aucune  vue; 
des  rameaux  d'orme  ou  d'aulne  viennent  bat- 
tre les  carreaux;  sur  la  table,  une  antique  lampe 
à  réservoir,  que  coiffe  un  abat- jour  de  porce- 
laine vert;  sous  la  table,  une  énorme  chance- 
lière;  un  petit  poêle  dans  un  coin,  dans  l'autre 
coin,  une  seconde  table,  chargée  de  lexiques; 
entre  deux,  une  armoire  aménagée  en  car- 
tonnier.  La  seconde  pièce  e§t  va§te;  des  livres 
tapissent  le  mur  jusqu'au  plafond;  deux 
fenêtres;  une  grande  table  au  milieu  de  la 
pièce. 

—  C'e§t  ici  que  vous  vous  in^allerez,  me 
dit  Monsieur  Floche;  —  et,  comme  je  me 
récriais   : 

—  Non,  non;  moi,  je  suis  accoutumé  au 
réduit;  à  dire  vrai,  je  m'y  sens  mieux;  il  me 
semble  que  ma  pensée  s'y  concentre.  Occupez 
la  grande  table  sans  vergogne;  et,  si  vous  y 


ISABELLE  45 

tenez,  pour  que  nous  ne  nous  dérangions  pas, 
nous  pourrons  baisser  le  rideau. 

—  Oh!  pas  pour  moi,  prote^tai-je;  jusqu'à 
présent,  si  pour  travailler  j'avais  eu  besoin  de 
solitude,    je    ne... 

• —  Eh  bien!  reprit-il  en  m'interrompant^ 
nous  le  laisserons  donc  relevé.  J'aurai,  pour 
ma  part,  grand  plaisir  à  vous  apercevoir  du 
coin  de  l'œil.  (Et,  de  fait,  les  jours  suivants, 
je  ne  levais  point  la  tête  de  dessus  mon  tra- 
vail sans  rencontrer  le  regard  du  bonhomme, 
qui  me  souriait  en  hochant  la  tête,  ou  qui,  vite, 
par  crainte  de  m'importuner,  détournait  les 
yeux  et  feignait  d'être  plongé  dans  sa  lecture.) 

Il  s'occupa  tout  aussitôt  de  mettre  à  ma  facile 
disposition  les  livres  et  les  manuscrits  qui 
pouvaient  m' intéresser;  la  plupart  se  trouvaient 
serrés  dans  le  cartonnier  de  la  petite  pièce; 
leur  nombre  et  leur  importance  dépassait  tout 
ce  que  m'avait  annoncé  M.  Desnos;  il  m'allait 
falloir  au  moins  une  semaine  pour  relever  les 
précieuses  indications  que  j'y  trouverais.  Enfin 


46  ISABELLE 

M.  Floche  ouvrit,  à  côté  du  cartonnier,  une 
très  petite  armoire  et  en  sortit  la  fameuse  Bible 
de  Bossuet,  sur  laquelle  l'Aigle  de  Meaux 
avait  inscrit,  en  regard  des  versets  pris  pour 
textes,  les  dates  des  sermons  qu'ils  avaient  in- 
spirés. Je  m'étonnai  qu'Albert  Desnos  n'eût 
pas  tiré  parti  de  ces  indications  dans  ses  tra- 
vaux; mais  ce  livre  n'était  tombé  que  depuis 
peu  entre  les  mains  de  M.  Floche. 

—  J'ai  bien  entrepris,  continua-t-il,  un  mé- 
moire à  son  sujet;  et  je  me  félicite  aujourd'hui 
de  n'en  avoir  encore  donné  connaissance  à  per- 
sonne, puisqu'il  pourra  servir  à  votre  thèse 
en   toute    nouveauté! 

Je  me  défendis  de  nouveau  : 

—  Tout  le  mérite  de  ma  thèse,  c'e§t  à  votre 
obligeance  que  je  le  devrai.  Au  moins  en 
accepterez-vous  la  dédicace,  Monsieur  Floche, 
comme  une  faible  marque  de  ma  reconnais- 
sance? 

Il  sourit  un  peu  tri^ement  : 
—  Quand  on  e§t  si  près  de  quitter  la  terre. 


ISABBLLE  47 

on  sourit  volontiers  à  tout  ce  qui  promet  quel- 
que survie. 

Je  crus  malséant  de  surenchérir  à  mon  tour. 

—  A  présent,  reprit-il,  vous  allez  prendre 
possession  de  la  bibliothèque,  et  vous  ne  vous 
souviendrez  de  ma  présence  que  si  vous  avez 
quelque  renseignement  à  me  demander.  Em- 
portez les  papiers  qu'il  vous  faut...  Au  revoir!... 
et  comme  en  descendant  les  trois  marches,  je 
retournais  vers  lui  mon  sourire,  il  agita  sa  main 
devant  ses  yeux  :  —  A  tantôt! 

J'emportai  dans  la  grande  pièce  les  quel- 
ques papiers  qui  devaient  faire  l'objet  de  mon 
premier  travail.  Sans  m'écarter  de  la  table 
devant  laquelle  j'étais  assis,  je  pouvais  distin- 
guer Monsieur  Floche  dans  sa  portioncule  : 
il  s'agita  quelques  instants;  ouvrant  et  refer- 
mant des  tiroirs,  sortant  des  papiers,  les  ren- 
trant, faisant  mine  d'homme  affairé...  Je  soup- 
çonnais en  vérité  qu'il  était  fort  troublé,  sinon 
gêné  par  ma  présence  et  que,  dans  cette  vie  si 


y 


4»  ISABELLE 

rangée,  le  moindre  cbranlement  risquait  de 
compromettre  l'équilibre  de  la  pensée.  Enfin 
il  s'inftalla,  plongea  jusqu'à  mi-jambes  dans  la 
chancelière,  ne  bougea  plus... 

De  mon  côté  je  feignais  de  m'absorber  dans 
mon  travail;  mais  j'avais  grand-peine  à  tenir 
en  laisse  ma  pensée;  et  je  n'y  tâchais  même 
pas;  elle  tournait  autour  de  la  Quartfourche, 
ma  pensée,  comme  autour  d'un  donjon  dont 
il  faut  découvrir  l'entrée.  Que  je  fusse  subtil, 
c'e^  ce  dont  il  m'importait  de  me  convaincre. 
Romancier,  mon  ami,  me  disais-je,  nous  allons 
donc  te  voir  à  l'œuvre.  Décrite!  Ah,  fi!  ce 
n'e§t  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  mais  bien  de  dé- 
couvrir la  réalité  sous  l'aspeft...  En  ce  court 
laps  de  temps  qu'il  t'e^  permis  de  séjourner 
à  la  Quartfourche,  si  tu  laisses  passer  un  ge^te, 
un  tic  sans  t'en  pouvoir  donner  bientôt  l'expU- 
cation  psychologique,  historique  et  complète, 
c'eft  que  tu  ne  sais  pas  ton  métier. 

Alors  je  reportais  mes  yeux  sur  Monsieur 
Floche;  il  s'offrait  à  moi  de  profil;  je  voyais 


ISABELLE  49 

un  grand  nez  mou,  inexpressif,  des  sourcils 
buissonnants,  un  menton  ras  sans  cesse  en 
mouvement  comme  pour  mâcher  une  chique... 
et  je  pensais  que  rien  ne  rend  plus  impénétrable 
un  visage  que  le  masque  de  la  bonté. 

La   cloche  du   second  déjeuner  me  surprit 
au  milieu  de  ces  réflexions. 


/ 


III 


C'e^t  à  ce  déjeuner  que,  sans  précaution  ora- 
toire, brusquement.  Monsieur  Floche  m'amena 
en  présence  du  ménage  Saint-AuréoL  L'abbé 
du  moins,  la  veille  au  soir,  aurait  bien  pu 
m'avertir.  Je  me  souviens  d'avoir  éprouvé 
la  même  ^upeur,  jadis,  quand,  pour  la  première 
fois,  au  Jardin  des  Plantes,  je  fis  connaissance 
avec  le  phœnkopterus  antiquorum  ou  flamant  à 
spatule^.  Du  baron  ou  de  la  baronne  je  n'aurais 
su  dire  lequel  était  le  plus  baroque;  ils  for- 

I.  Gérard  fait  erreur  :  phanicopterus  antiquorum  n'a  pas  le  bec 
en  spatule. 


/ 


52  ISABELLE 

niaient  un  couple  parfait;  tout  comme  les  deux 
Floche,  du  re^e  :  au  Muséum  on  les  eût  mis 
sous  vitrine  l'un  contre  l'autre  sans  hésiter; 
près  des  "  espèces  disparues  ".  J'éprouvai 
devant  eux  d'abord  cette  sorte  d'admiration 
confuse  qui,  devant  les  œuvres  d'art  accompli 
ou  devant  les  merveilles  de  la  Nature,  nous 
laisse,  aux  premiers  instants,  Cupides  et  inca- 
pables d'analyse.  Ce  n'e§t  que  lentement  que 
je  parvins  à  décomposer  mon  impression... 
Le  baron  Narcisse  de  Saint-Auréol  portait 
culottes  courtes,  souliers  à  boucle  très  appa- 
rente, cravate  de  mousseline  et  jabot.  Une 
pomme  d'Adam,  aussi  proéminente  que  le 
menton,  sortait  de  l'échancrure  du  col  et  se 
dissimulait  de  son  mieux  sous  un  bouillon 
de  moussehne;  le  menton,  au  moindre  mou- 
vement de  la  mâchoire  faisait  un  extraordi- 
naire effort  pour  rejoindre  le  nez  qui,  de  son 
côté,  y  mettait  de  la  complaisance.  Un  œil 
restait  hermétiquement  clos;  l'autre,  vers  qui 
remontait  le  coin  de  la  lèvre  et  tendaient  tous 


ISABELLE  53 

les  plis  du  visage,  brillait  clair,  embusqué  der- 
rière la  pommette  et  semblait  dire  :  Attention! 
je  suis  seul,  mais  rien  ne  m'échappe. 

Madame  de  Saint-Auréol  disparaissait  toute 
dans  un  flot  de  fausses  dentelles.  Tapies  au 
fond  des  manches  frissonnantes,  tremblaient 
ses  longues  mains,  chargées  d'énormes  bagues. 
Une  sorte  de  capote  en  taffetas  noir  doublé  de 
lambeaux  de  dentelles  blanches  enveloppait 
tout  le  visage;  sous  le  menton  se  nouaient 
deux  brides  de  taffetas,  blanchies  par  la  pou- 
dre que  le  visage  effroyablement  fardé  laissait 
choir.  Quand  je  fus  entré,  elle  se  campa  devant 
moi  de  profil,  rejeta  la  tête  en  arrière,  et,  d'une 
voix  de  tête  assez  forte  et  non  infléchie  : 

—  Il  y  eut  un  temps,  ma  sœur,  où  l'on  témoi- 
gnait au  nom  de  Saint-Auréol  plus  d'égards... 

A  qui  en  avait-elle?  Sans  doute  tenait-elle 
à  me  faire  sentir,  et  à  faire  sentir  à  sa  sœur, 
que  je  n'étais  pas  ici  chez  les  Floche;  car  elle 
continua,  inclinant  la  tête  de  côté,  minaudière, 
et  levant  vers  moi  sa  main  droite  : 


y 


54  ISABELI.E 

—  Le  baron  et  moi,  nous  sommes  heureux. 
Monsieur,  de  vous  recevoir  à  notre  table. 

Je  donnai  de  la  lèvre  contre  une  bague,  et 
me  relevai  du  baise-main  en  rougissant,  car 
ma  position  entre  les  Saint-Auréol  et  les 
Floche  s'annonçait  gênante.  Mais  Madame 
Floche  ne  semblait  avoir  prêté  aucune  atten- 
tion à  la  sortie  de  sa  sœur.  Quant  au  baron,  sa 
réalité  me  paraissait  problématique,  bien  qu'il 
fit  avec  moi  l'aimable  et  le  sucré.  Durant  tout 
mon  séjour  à  la  Quartfourche,  on  ne  put  le 
persuader  de  m'appeler  autrement  que  Mon- 
sieur de  Las  Cases;  ce  qui  lui  permettait  d'af- 
firmer qu'il  avait  beaucoup  vu  mes  parents 
aux  Tuileries...  un  mien  oncle  principalement 
qui  faisait  avec  lui  son  piquet  : 

—  Ah!  C'était  un  original!  Chaque  fois 
qu'il  abattait  atout,  il  criait  très  fort  :  Domino! ... 

Les  propos  du  baron  étaient  à  peu  près  tous 
de  cette  envergure.  A  table  il  n'y  avait  presque 
que  lui  qui  parlât;  puis,  sitôt  après  le  repas, 
il    s'enfermait    dans    un    silence    de    momie. 


ISABELLE  5  5 

Au  moment  que  nous  quittions  la  salle  à 
manger,  Madame  Floche  s'approcha  de  moi, 
et,  à  voix  basse  : 

—  Peut-être,  Monsieur  Lacase  sera-t-il  assez 
aimable  pour  m'accorder  un  petit  entretien? 
—  Entretien  qu'elle  ne  voulait  pas,  appa- 
remment, qu'on  entendît,  car  elle  commença 
par  m'entraîner  du  côté  du  jardin  potager, 
en  disant  très  haut  qu'elle  voulait  me  mon- 
trer  les    espaliers. 

—  C'est  au  sujet  de  mon  petit-neveu,  com- 
mença-t-elle  dès  qu'elle  fut  assurée  que  l'on 
ne  pouvait  nous  entendre...  Je  ne  voudrais 
pas  vous  paraître  critiquer  l'enseignement  de 
l'abbé  Santal...  mais,  vous  qui  plongez  aux 
sources  mêmes  de  l'inStruftion  (ce  fut  sa  phrase), 
vous  pourrez  peut-être  nous  être  de  bon 
conseil. 

—  Parlez,  Madame;  mon  dévouement  vous 
e^t  acquis. 

—  Voici  :  je  crains  que  le  sujet  de  sa  thèse. 


y 


56  ISABELLE 

pour  un  enfant  si  jeune  encore,  ne  soit  un  peu 

spécial. 

—  Quelle  thèse?  fîs-je,  légèrement  inquiet. 

—  La  thèse  pour  son  baccalauréat. 

—  Ah!  parfaitement,  —  résolu  désormais 
à  ne  m'étonner  plus  de  rien.  —  Sur  quel 
sujet?  repris-je. 

—  Voici  :  Monsieur  l'abbé  craint  que  les 
sujets  Httéraires  ou  proprement  philosophi- 
ques ne  flattent  le  vague  d'un  jeune  esprit 
déjà  trop  enclin  à  la  rêverie...  (c'eSt  du  moins 
ce  que  trouve  Monsieur  l'abbé).  Il  a  donc 
poussé  Casimir  à  choisir  un  sujet  d'histoire. 

—  Mais,  Madame,  voici  qui  peut  très  bien 
se  défendre.  Et  le  sujet  choisi  c'eSt? 

—  Excusez-moi;  j'ai  peur  d'e^ropier  le 
nom...  :  Averrhoès. 

—  Monsieur  l'abbé  a  sans  doute  eu  ses 
raisons  pour  choisir  ce  sujet,  qui,  à  première 
vue,  peut  en  effet  paraître  un  peu  particulier. 

—  Ils  l'ont  choisi  tous  deux  ensemble. 
Quant  aux   raisons   que   l'abbé  fait   valoir,   je 


ISABELLE  57 

suis  prête  à  m'y  ranger  :  Ce  sujet  présente, 
m'a-t-il  dit,  un  intérêt  anecdotique  particu- 
lièrement propre  à  fixer  l'attention  de  Casi- 
mir, qui  eét  souvent  un  peu  flottante  :  puis 
(et  il  paraît  que  ces  Messieurs  les  examina- 
teurs attachent  à  cela  la  plus  grande  impor- 
tance) le  sujet  n'a  jamais  été  traité. 

—  Il  ne  me  souvient  pas  en  effet... 

—  Et  naturellement,  pour  trouver  un  sujet 
qui  n'ait  encore  jamais  été  traité,  on  e^t  forcé  de 
chercher  un  peu  en  dehors  des  chemins  battus. 

—  Évidemment! 

—  Seulement  je  vais  vous  avouer  ma 
crainte...  mais  j'abuse  peut-être? 

—  Madame,  je  vous  supplie  de  croire  que 
ma  bonne  volonté  et  mon  désir  de  vous  servir 
sont  inépuisables. 

—  Eh  bien!  voici  :  je  ne  mets  pas  en  doute 
que  Casimir  ne  soit  à  même  bientôt  de  passer 
sa  thèse  assez  brillamment,  mais  je  crains  que, 
par  désir  de  spécialiser...  par  désir  un  peu  pré- 
maturé... l'abbé  ne  néglige  un  peu  l'in^ruftion. 


58  ISABELLE 

générale,  le  calcul  par  exemple,  ou  l'agronomie... 

—  Que  pense  Monsieur  Floche  de  tout  cela? 
demandai-je    éperdu. 

—  Oh!  Monsieur  Floche  approuve  tout 
ce  que  fait  et  ce  que  dit  l'abbé. 

—  Les  parents? 

—  Ils  nous  ont  confié  l'enfant,  dit-elle 
après  une  hésitation  légère;  puis,  s'arrêtant 
de  marcher  : 

—  Par  effet  de  votre  complaisance,  cher 
Monsieur  Lacase,  j'aurais  aimé  que  vous  cau- 
siez avec  Casimir,  pour  vous  rendre  compte; 
sans  avoir  l'air  de  l'interroger  diredement... 
et  surtout  pas  devant  Monsieur  l'abbé  qui 
pourrait  en  prendre  quelque  ombrage.  Je 
suis  sûre  qu'ainsi  vous  pourriez... 

—  Le  plus  volontiers  du  monde,  Madame. 
Il  ne  me  sera  sans  doute  pas  difficile  de  trou- 
ver un  prétexte  pour  sortir  avec  votre  petit- 
neveu.  Il  me  fera  visiter  quelque  endroit  du 

parc... 

—  Il    se    montre    d'abord    un    peu    timide 


ISABELLE  59 

avec  ceux  qu'il  ne  connaît  pas  encore,  mais 
sa  nature  eft  confiante. 

—  Je  ne  mets  pas  en  doute  que  nous  ne 
devenions  promptement  bons  amis. 

Un  peu  plus  tard,  le  goûter  nous  ayant  de 
nouveau   rassemblés   : 

—  Casimir,  tu  devrais  montrer  la  carrière 
a  Monsieur  Lacase;  je  suis  sûre  que  cela  l'in- 
téressera. —  Puis  s'approchant  de  moi  : 

—  Partez  vite  avant  que  l'abbé  ne  descende; 
il  voudrait  vous  accompagner. 

Je  ressortis  aussitôt  dans  le  parc;  l'enfant 
clopin-clopant  me  guidait. 

—  C'e^  l'heure  de  la  récréation,  commen- 
çai-je. 

Il  ne  répondit  rien.  Je  repris  : 

—  Vous  ne  travaillez  jamais  après  goûter? 

—  Oh!  si;  mais  aujourd'hui  je  n'avais  plus 
rien   à    copier. 

—  Qu'e^-ce  que  vous  copiez  ainsi? 

—  La  thèse. 

—  Ah!...   Après   quelques  tâtonnements   je 


.-^ 


6o  ISABELLE 

parvins  à  comprendre  que  cette  thèse  était 
un  travail  de  l'abbé,  que  l'abbé  faisait  remet- 
tre au  net  et  copier  par  l'enfant .  dont  l'écri- 
ture était  correfte.  Il  en  tirait  quatre  grosses, 
dans  quatre  cahiers  cartonnés  dont  chaque 
jour  il  noircissait  quelques  pages.  Casimir 
m'affirma  du  re^e  qu'il  se  plaisait  beaucoup 
à  "  copier  ". 

—  Mais  pourquoi  quatre  fois? 

—  Parce  que  je  retiens  difficilement. 

—  Vous  comprenez  ce  que  vous  écrivez? 

—  Quelquefois.  D'autres  fois  l'abbé  m'ex- 
plique; ou  bien  il  dit  que  je  comprendrai 
quand  je  serai  plus  grand. 

L'abbé  avait  tout  bonnement  fait  de  son 
élève  une  manière  de  secrétaire-copiste.  E^-ce 
ainsi  qu'il  entendait  ses  devoirs?  Je  sentais 
mon  cœur  se  gonfler  et  me  proposai  d'avoir 
incessamment  avec  lui  une  conversation  tra- 
gique. L'indignation  m'avait  fait  presser  le 
pas  inconsciemment;  Casimir  prenait  peine 
à  me  suivre;  je  m'aperçus  qu'il  était  en  nage. 


ISABELLE  61 

Je  lui  tendis  une  main  qu'il  garda  dans  la 
sienne,  clopinant  à  côté  de  moi  tandis  que  je 
ralentissais  mon  allure. 

—  C'e^t   votre  seul   travail,   cette  thèse? 

—  Oh!  non,  fit-il  aussitôt;  mais,  en  pous- 
sant plus  loin  mes  quêtions,  je  compris  que 
le  re!>te  se  réduisait  à  peu  de  chose;  et  sans  doute 
fut-il  sensible  à  mon  étonnement  : 

—  Je  lis  beaucoup,  ajouta-t-il,  comme  un 
pauvre  dirait  :  j'ai  d'autres  habits! 

—  Et  qu'est-ce  que  vous  aimez  lire? 

—  Les  grands  voyages;  puis  tournant  vers 
moi  un  regard  où  déjà  l'interrogation  faisait 
place  à  la  confiance  : 

—  L'abbé,  lui,  a  été  en  Chine;  vous  sa- 
viez?... et  le  ton  de  sa  voix  exprimait  pour  son 
maître  une  admiration,  une  vénération  sans 
limites. 

Nous  étions  parvenus  à  cet  endroit  du  parc 
que  Madame  Floche  appelait  "  la  carrière  "  ; 
abandonnée  depuis  longtemps,  elle  formait 
à  flanc  de  coteau  une  sorte  de  grotte  dissi- 


/ 


62  ISABELLE 

mulée  derrière  les  broussailles.  Nous  nous 
assîmes  sur  un  quartier  de  roche  que  tiédis- 
sait le  soleil  déjà  bas.  Le  parc  s'achevait  là 
sans  clôture;  nous  avions  laissé  à  notre  gauche 
un  chemin  qui  descendait  obliquement  et  que 
coupait  une  petite  barrière;  le  dévalement, 
partout  ailleurs  assez  abrupt,  servait  de  pro- 
tedion  naturelle. 

—  Vous,  Casimir,  avez-vous  déjà  voyagé? 
demandai- je. 

Il  ne  répondit  pas;  baissa  le  front...  A  nos 
pieds  le  vallon  s'emplissait  d'ombre;  déjà  le 
soleil  touchait  la  colline  qui  fermait  le  paysage 
devant  nous.  Un  bosquet  de  châtaigniers  et  de 
chênes  y  couronnait  un  tertre  crayeux  criblé  des 
trous  d'une  garenne;  le  site  un  peu  romantique 
tranchait  sur  la  mollesse  uniforme  de  la  contrée. 

—  Regardez  les  lapins,  s'écria  tout  à  coup 
Casimir;  puis,  au  bout  d'un  instant,  il  ajouta, 
indiquant  du  doigt  le  bosquet  : 

—  Un  jour,  avec  Monsieur  l'abbé,  j'ai 
monté  là. 


ISABELLE  65 

En  rentrant  nous  passâmes  auprès  d'une 
mare  couverte  de  conferves.  Je  promis  à 
Casimir  de  lui  apprêter  une  ligne  et  de  lui 
montrer  comment  on  péchait  les  grenouilles. 
Cette  première  soirée,  qui  ne  se  prolongea 
guère  au-delà  de  neuf  heures,  ne  différa  point 
de  celles  qui  suivirent,  ni,  je  pense,  de  celles 
qui  l'avaient  précédée,  car,  pour  moi,  mes 
hôtes  eurent  le  bon  goût  de  ne  se  point  met- 
tre en  dépense.  Sitôt  après  dîner,  nous  ren- 
trions dans  le  salon  où,  pendant  le  repas, 
Gratien  avait  allumé  du  feu.  Une  grande  lampe, 
posée  à  l'extrémité  d'une  table  de  marqueterie, 
éclairait  à  la  fois  la  partie  de  jacquet  que  le 
baron  engageait  avec  l'abbé  à  l'autre  extré- 
mité de  la  table,  et  le  guéridon  où  ces  dames 
menaient  une  sorte  de  bésigue  oriental  et 
mouvementé. 

—  Monsieur  Lacase  qui  e§t  habitué  aux 
distrayions  de  Paris  va  sans  doute  trouver 
notre  amusement  un  peu  terne...  avait  d'abord 
dit  Madame  de  Saint-AuréoL   —  Cependant, 


64  ISABELLE 

Monsieur  Floche,  au  coin  du  feu,  somnolait 
dans  une  bergère;  Casimir,  les  coudes  sur  la 
table,  la  tête  entre  les  mains,  lèvre  tombante 
et  salivant,  progressait  dans  un  "  Tour  du 
Monde  ".  —  Par  contenance  et  politesse  j'avais 
fait  mine  de  prendre  vif  intérêt  au  bésigue 
de  ces  dames;  on  le  pouvait  mener,  comme 
le  whift,  avec  un  mort,  mais  on  le  jouait  de 
préférence  à  quatre,  de  sorte  que  Madame  de 
Saint-Auréol,  avec  empressement,  m'avait  ac- 
cepté pour  partenaire  dès  que  je  m'étais  pro- 
posé. Les  premiers  soirs,  mes  impairs  firent 
la  ruine  de  notre  camp  et  mirent  en  joie  Ma- 
dame Floche  qui,  après  chaque  viâoire,  se 
permettait  sur  mon  bras  une  discrète  taloche 
de  sa  maigre  main  mitainée.  11  y  avait  des  témé- 
rités, des  ruses,  des  délicatesses.  Mademoi- 
selle Olympe  jouait  un  jeu  serré,  concerté. 
Au  début  de  chaque  partie,  on  pointait,  on 
hasardait  la  surenchère  selon  le  jeu  que  l'on 
avait;  cela  laissait  un  peu  de  marge  au  bluff; 
Madame  de  Saint-Auréol   s'aventurait  effron- 


i 


ISABELLE  65 

tément,  les  yeux  luisants,  les  pommettes  ver- 
meilles et  le  menton  frémissant  ;  quand  elle  avait 
vraiment  beau  jeu,  elle  me  lançait  un  grand 
coup  de  pied  sous  la  table;  Mademoiselle 
Olympe  essayait  de  lui  tenir  tête,  mais  elle 
était  désarçonnée  par  la  voix  aiguë  de  la  vieille 
qui  tout  à  coup,  au  lieu  d'un  nouveau  chiffre, 
criait  : 

—  Verdure,  vous  mentez! 

A  la  fin  de  la  première  partie.  Madame  Flo- 
che tirait  sa  montre,  et,  comme  si,  précisément, 
c'était  l'heure  : 

—  Casimir!   Allons,   Casimir;  il  e§t  temps. 
L'enfant    semblait    sortir    péniblement    de 

léthargie,  se  levait,  tendait  aux  Messieurs  sa 
main  molle,  à  ces  dames  son  front,  puis  sor- 
tait en  traînant  un  pied. 

Tandis  que  Madame  de  Saint-Auréol  nous 
invitait  à  la  revanche,  le  premier  jacquet 
finissait;  parfois  alors  Monsieur  Floche  pre- 
nait la  place  de  son  beau-frère;  ni  Monsieur 
Floche,    ni    l'abbé    n'annonçaient    les    coups; 


A.    GIDE.    ISABELLE. 


66  ISABELLE 

on  n'entendait  de  leur  côté  que  le  roulement 
des  dés  dans  le  cornet  et  sur  la  table;  Mon- 
sieur de  Saint-Auréol  dans  la  bergère  mono- 
loguait ou  chantonnait  à  demi-voix,  et  parfois, 
tout  à  coup,  flanquait  un  énorme  coup  de  pin- 
cette  au  travers  du  feu,  si  impertineniment 
qu'il  en  éclaboussait  au  loin  la  braise;  Made- 
moiselle Olympe  accourait  précipitamment  et 
exécutait  sur  le  tapis  ce  que  Madame  de  Saint- 
Auréol  appelait  élégamment  la  danse  des  étin- 
celles... Le  plus  souvent  Monsieur  Floche  lais- 
sait le  baron  aux  prises  avec  l'abbé  et  ne  quit- 
tait pas  son  fauteuil;  de  ma  place  je  pouvais  le 
voir,  non  point  dormant  comme  il  disait,  mais 
hochant  la  tête  dans  l'ombre;  et  le  premier  soir, 
un  sursaut  de  flamme  ayant  éclairé  brusquement 
son   visage,    je   pus   distinguer   qu'il    pleurait. 

A  neuf  heures  et  quart,  le  bésigue  terminé. 
Madame  Floche  éteignait  la  lampe,  tandis  que 
Mademoiselle  Verdure  allumait  deux  flam- 
beaux qu'elle  posait  des  deux  côtés  du  jacquet. 

—  L'abbé,  ne  le  faites  pas  veiller  trop  tard. 


ISABELLE  67 

recommandait  Madame  de  Saint-Auréol,  en  don- 
nant un  coup  d'éventail  sur  l'épaule  de  son  mari. 
J'avais  cru  décent,  dès  le  premier  soir,  d'obéir 
au  signal  de  ces  dames,  laissant  aux  prises 
les  jacqueteurs  et  à  sa  méditation  Monsieur  Flo- 
che qui  ne  montait  que  le  dernier.  Dans  le  vesti- 
bule, chacun  se  saisissait  d'un  bougeoir;  ces 
dames  me  souhaitaient  le  bonsoir  qu'elles 
accompagnaient  des  mêmes  révérences  que  le 
matin.  Je  rentrais  dans  ma  cham.bre;  j'enten- 
dais bientôt  monter  ces  Messieurs.  Bientôt 
tout  se  taisait.  Mais  de  la  lumière  filtrait  encore 
longtemps  sous  certaines  portes.  Mais  plus 
d'une  heure  après  si,  pressé  par  quelque  besoin, 
l'on  sortait  dans  le  corridor,  l'on  risquait  d'y 
rencontrer  Madame  Floche  ou  Mademoiselle 
Verdure,  en  toilette  de  nuit,  vaquant  à  de  der- 
niers rangements.  Plus  tard  encore,  et  quand 
on  eût  cru  tout  éteint,  au  carreau  d'un  petit 
cachibis  qui  prenait  jour  mais  non  accès  sur 
le  couloir,  on  pouvait  voir,  à  son  ombre  chi- 
noise.  Madame   de    Saint-Auréol    ravauder. 


y 


IV 


Ma  seconde  journée  à  la  Quartfourche  fut 
très  sensiblement  pareille  à  la  première; 
d'heure  en  heure;  mais  la  curiosité  que  d'abord 
j'avais  pu  avoir  quant  aux  occupations  de 
mes  hôtes  était  complètement  retombée.  Une 
petite  pluie  fine  emplissait  le  ciel  depuis  le 
matin.  La  promenade  devenant  impossible, 
la  conversation  de  ces  dames  se  faisant  de 
plus  en  plus  insignifiante,  j'occupai  donc  au 
travail  à  peu  près  toutes  les  heures  du  jour. 
A  peine  pus-je  échanger  quelques  propos  avec 
l'abbé;  c'était  après  le  déjeuner;  il  m'invita  à 


y" 


70  ISABELLE 

venir  fumer  une  cigarette  à  quelques  pas  du 
salon,  dans  une  sorte  de  hangar  vitré  que  Ton 
appelait  un  peu  pompeusement  :  l'orangerie, 
où.  l'on  avait  rentré  pour  la  mauvaise  saison 
les  quelques  bancs  et  chaises  du  jardin. 

—  Mais,  cher  Monsieur,  dit-il,  lorsqu'un 
peu  nerveusement  j'abordai  la  que^ion  de 
l'éducation  de  l'enfant,  —  je  n'aurais  pas 
demandé  mieux  que  d'éclairer  Casimir  de 
toutes  mes  faibles  lumières;  ce  n'est  pas  sans 
regrets  que  j'ai  dû  y  renoncer.  E§t-ce  que, 
claudicant  comme  il  t§t,  vous  m'approuve- 
riez si  j'allais  me  mettre  en  tête  de  le  faire 
danser  sur  la  corde  roide?  J'ai  vite  dû  rétrécir 
mes  visées.  S'il  s'occupe  avec  moi  d'Aver- 
rhoès,  c'e^  parce  que  je  me  suis  chargé  d'un 
travail  sur  la  philosophie  d'Ari^tote  et  que, 
plutôt  que  d'ânonner  avec  l'enfant  sur  je  ne 
sais  quels  rudiments,  j'ai  pris  quelque  plaisir 
de  cœur  à  l'entraîner  dans  mon  travail.  Autant 
ce  sujet-là  qu'un  autre;  l'important  c'e^  d'oc- 
cuper Casimir  trois  ou  quatre  heures  par  jour; 


ISABELLE  71 

aurais-je  pu  me  dc'fendre  d'un  peu  d'aigreur 
s'il  avait  dû  me  faire  perdre  le  même  temps? 
et  sans  profit  pour  lui,  je  vous  le  certifie... 
Suffit  sur  ce  sujet,  n'e^t-ce  pas.  —  Là-dessus 
jetant  la  cigarette  qu'il  avait  laissé  éteindre, 
il  se  leva  pour  rentrer  dans  le  salon. 

Le  mauvais  temps  m'empêchait  de  sortir 
avec  Casimir;  nous  dûmes  remettre  au  lende- 
main la  partie  de  pêche  projetée;  mais,  devant 
la  déception  de  l'enfant,  je  m'ingéniai  à  lui 
procurer  quelque  autre  plaisir;  ayant  mis  la 
main  sur  un  échiquier,  je  lui  appris  le  jeu  des 
poules  et  du  renard,  qui  le  passionna  jusqu'au 
souper. 

La  soirée  commença  toute  pareille  à  la  pré- 
cédente; mais  déjà  je  n'écoutais  ni  ne  regardais 
plus  personne;  un  ennui  sans  nom  commen- 
çait de  peser  sur  moi. 

Sitôt  après  dîner,  il  s'éleva  une  espèce  de 
rafale;  à  deux  reprises  Mademoiselle  Verdure 
interrompit  le  bésigue  pour  aller  voir  dans  les 
chambres   d'en  haut   "  si  la  pluie  ne  chassait 


/ 


72  ISABELLE 

pas  ".  Nous  dûmes  prendre  la  revanche  sans 
elle;  le  jeu  manquait  d'entrain.  Au  coin  du 
feu,  dans  un  fauteuil  bas  qu'on  appelait  com- 
munément "  la  berline  ",  Monsieur  Floche, 
bercé  par  le  bruit  de  Taverse,  s'était  positive- 
ment endormi  :  dans  la  bergère,  le  baron  qui 
lui  faisait  face  se  plaignait  de  ses  rhumatismes 
et   grognonnait. 

—  La  partie  de  jacquet  vous  di^rairait, 
répétait  vainement  l'abbé  qui,  faute  d'adver- 
saire, finit  par  se  retirer,  emmenant  coucher 
Casimir. 

Quand,  ce  soir-là,  je  me  retrouvai  seul 
dans  ma  chambre,  une  angoisse  intolérable 
m'étreignit  l'âme  et  le  corps;  mon  ennui 
devenait  presque  de  la  peur.  Un  miur  de 
pluie  me  séparait  du  reste  du  monde,  loin 
de  toute  passion,  loin  de  la  vie,  m'enfer- 
mait dans  un  cauchemar  gris,  parmi  d'étran- 
ges êtres  à  peine  humains,  à  sang  froid,  déco- 
lorés et  dont  le  cœur  depuis  longtemps  ne 
battait  plus.  J'ouvris  ma  valise  et  saisis  mon 


ISABELLE  73 

indicateur  :  Un  train!  A  quelque  heure  que 
ce  soit,  du  jour  ou  de  la  nuit...  qu'il  m'em- 
porte!   J'étoufte   ici..; 

L'impatience  empêcha  longtemps  mon  som- 
meil. 

Lorsque  je  m'éveillai  le  lendemain,  ma  déci- 
sion n'était  peut-être  pas  moins  ferme,  mais 
il  ne  me  paraissait  plus  possible  de  fausser 
politesse  à  mes  hôtes  et  de  partir  sans  inventer 
quelque  excuse  à  l'étranglement  de  mon  séjour. 
N'avais-je  pas  imprudemment  parlé  de  m'at- 
tarder  une  semaine  au  moins  à  la  Quaitfourche! 
Bah!  de  mauvaises  nouvelles  me  rappelleront 
brusquement  à  Paris...  Heureusement  j'avais 
donné  mon  adresse;  on  devait  me  renvoyer 
à  la  Quartfourche  tout  mon  courrier;  c'eft 
bien  miracle,  pensai-je,  s'il  ne  me  parvient  pas 
dès  aujourd'hui  n'importe  quelle  enveloppe 
dont  je  puisse  habilement  me  servir...  et  je 
reportai  mon  espoir  dans  l'arrivée  du  fafteur. 
Celui-ci  s'amenait  peu  après  midi,  à  l'heure  où 
finissait  le  déjeuner;  nous  ne  nous  serions  pas 


74  ISABELLE 

levés  de  table  avant  que  Delphine  n'eût  apporté 
à  Madame  Floche  le  maigre  paquet  de  lettres 
et  d'imprimés  qu'elle  distribuait  aux  convives. 
Par  malheur  il  arriva  que  ce  jour-là  l'abbé 
Santal  était  convié  à  déjeuner  par  le  doyen  de 
Pont-l'Evêque;  vers  onze  heures  il  vint  prendre 
congé  de  M.  Floche  et  de  moi  qui  ne  m'avisai 
pas  aussitôt  qu'il  me  soufflait  ainsi  cheval  et 
carriole. 

Au  déjeuner  je  jouai  donc  la  petite  comédie 
que  j'avais  préméditée  : 

—  Allons  bon!  Quel  ennui!...  murmurai-je 
en  ouvrant  une  des  enveloppes  que  m'avait 
tendues  Madame  Floche;  et  comme,  par  dis- 
crétion, aucun  de  mes  hôtes  ne  relevait  mon 
exclamation,  je  repris  de  plus  belle  :  Quel 
contretemps!  en  jouant  la  surprise  et  la  décon- 
venue, tandis  que  mes  yeux  parcouraient  un 
anodin  billet.  Enfin  Madame  Floche  se  hasarda 
à  me  demander  d'une  voix  timide  : 

—  Quelque  fâcheuse  nouvelle,  cher  Mon- 
sieur? 


ISABELLE  75 

—  Oh!  rien  de  très  grave,  répondis-je  aussi- 
tôt. Mais  hélas!  je  vois  qu'il  va  me  falloir  ren- 
trer à  Paris  sans  retard,  et  de  là  vient  ma  contra- 
riété. 

D'un  bout  à  l'autre  de  la  table  la  ^upeur 
fut  générale,  dépassant  mon  attente  au  point 
que  je  me  sentis  rougir  de  confusion.  Cette 
^upeur  se  traduisit  d'abord  par  un  morne 
silence,  puis  enfin  Monsieur  Floche,  d'une 
voix  un  peu  tremblante  : 

—  E^-il  vraiment  possible,  cher  jeune  ami? 
Mais  votre  travail!  Mais  notre... 

Il  ne  put  achever.  Je  ne  trouvais  rien  à  répon- 
dre, rien  à  dire,  et,  ma  foi,  me  sentais  passa- 
blement ému  moi-même.  Mes  yeux  se  fixaient 
sur  le  sommet  de  la  tête  de  Casimir  qui,  le 
nez  dans  son  assiette,  coupait  une  pomme  en 
petits  morceaux.  Mademoiselle  Verdure  était 
devenue   pourpre   d'indignation. 

—  Je  croirais  indiscret  d'insi^er  pour  vous 
retenir,    hasarda   faiblement    Madame   Floche. 

—  Pour  les  diétraftions  que  peut  offrir  la 


76  ISABELLE 

Quartfourche!  dit  aigrement  Madame  de  Saint- 

Auréol... 

—  Oh!  Madame,  croyez  bien  que  rien  ne... 
essayai-je  de  protester;  mais,  sans  m'écouter, 
la  baronne  criait  à  tue-tête  dans  l'oreille  de  son 
mari  assis  à  côté  d'elle  : 

—  C'e^  Monsieur  Lacase  qui  veut  déjà  nous 
quitter. 

—  Charmant!  Charmant!  très  sensible,  fit 
le  sourd  en  souriant  vers  moi. 

Cependant  Madame  Floche,  vers  Made- 
moiselle Verdure  : 

—  Mais  comment  allons-nous  pouvoir 
faire...?  la  jument  qui  vient  de  partir  avec 
l'abbé. 

Ici  je  rompis  d'une  semelle  : 

—  Pourvu  que  je  sois  à  Paris  demain 
matin  à  la  première  heure...  Au  besoin  le  train 
de  cette  nuit  suffirait. 

—  Que  Gratien  aille  tout  de  suite  voir  si 
le  cheval  de  Bouligny  peut  servir.  Dites  qu'il 
faudrait  mener  quelqu'un   pour  le   train  de... 


ISABELLE  77 

et  se  tournant  vers  moi  :  —  Vraiment  le  train 
de   sept   heures    suffirait? 

—  Oh!  Madame,  je  suis  désolé  de  vous  cau- 
ser tant   d'embarras... 

•  Le  déjeuner  s'acheva  dans  le  silence.  Sitôt 
après,  le  petit  père  Floche  m'entraîna,  et,  dès 
que  nous  fûmes  seuls  dans  le  couloir  qui  menait 
à  la  bibliothèque...  : 

—  Mais,  cher  Monsieur...  cher  ami...  je  ne 
puis  croire  encore...  mais  il  vous  refte  à  pren- 
dre connaissance  d'un  tas  de...  Se  peut-il 
vraiment?  quel  contretemps!  quel  fâcheux 
contretemps!  Justement  j'attendais  la  fin  de 
v^otre  premier  travail  pour  mettre  entre  vos 
mains  d'autres  papiers  que  j'ai  ressortis  hier 
soir  :  je  comptais  sur  eux,  je  l'avoue,  pour 
vous  intéresser  à  neuf  et  pour  vous  retenir 
davantage.  Il  va  donc  me  falloir  vous  mon- 
trer cela  tout  de  suite.  Venez  avec  moi;  vous 
avez  encore  un  peu  de  temps  jusqu'au  soir; 
car  je  n'ose,  n'eft-ce  pas,  vous  demander  de 
revenir...? 


I  / 


78  ISABELLE 

Devant  la  déconvenue  du  vieillard  je  pre- 
nais honte  de  ma  conduite.  J'avais  travaillé 
d'arrache-pied  toute  la  journée  de  la  veille 
et  cette  dernière  matinée,  de  sorte  qu'en  réalité 
il  ne  me  restait  plus  beaucoup  à  glaner  sur  les 
premiers  papiers  que  m'avait  confiés  Mon- 
sieur Floche;  mais  sitôt  que  nous  fûmes  montés 
dans  sa  retraite,  le  voici  qui,  du  fond  d'un  tiroir, 
sortit  avec  un  ge^te  myg^térieux  un  paquet  enve- 
loppé de  toiles  et  ficelé  ;  une  fiche  passée  sous  la 
ficelle  portait,  en  manière  de  table,  la  nomen- 
clature des  papiers,  leur  provenance. 

—  Emportez  tout  le  paquet,  dit-il;  tout  n'y 
e^  sans  doute  pas  bien  fameux;  mais  vous 
aurez  plus  vite  fait  que  moi  de  démêler  là- 
dedans  ce  qui  vous  intéresse. 

Tandis  qu'il  ouvrait  puis  refermait  d'autres 
tiroirs  et  s'affairait,  je  descendis  dans  la  biblio- 
thèque avec  la  liasse  que  je  développai  sur  la 
grande  table. 

Certains  papiers  effeftivement  se  rappor- 
taient à  mon  travail,  mais  ils  étaient  en  petit 


ISABELLE  79 

nombre  et  d'importance  médiocre;  la  plupart, 
de  la  main  même  de  Monsieur  Floche,  avaient 
trait  à  la  vie  de  Massillon,  et,  partant,  ne  me 
touchaient  guère. 

En  vérité  le  pauvre  Floche  comptait-il  là- 
dessus  pour  me  retenir?  Je  le  regardai;  il 
s'était  à  présent  renfoncé  dans  sa  chancelière 
et  s'occupait  à  déboucher  minutieusement 
avec  une  épingle  chacun  des  trous  d'un  petit 
in^rument  qui  versait  de  la  sandaraque.  L'opé- 
ration finie,  il  leva  la  tête  et  rencontra  mon 
regard.  Un  sourire  si  amical  l'éclaira  que  je 
me  dérangeai  pour  causer  avec  lui,  et,  appuyé 
sur  le  linteau,  à  l'entrée  de  sa  portioncule  : 

—  Monsieur  Floche,  lui  dis-je,  pourquoi 
ne  venez-vous  jamais  à  Paris?  on  serait  si  heu- 
reux de  vous  y  voir. 

—  A  mon  âge,  les  déplacements  sont  dif- 
ficiles et  coûteux. 

—  Et  vous  ne  regrettez  pas  trop  la  ville? 

—  Bah!  fit-il  en  soulevant  les  mains,  je 
m'apprêtais  à  la  regretter  davantage.  Les  pre- 


y 


8o  ISABELLE 

miefs  temps,  la  solitude  de  la  campagne  paraît 
un  peu  sévère  à  quiconque  aime  beaucoup 
causer;  puis  on  s'y  fait. 

—  Ce  n'e^  donc  pas  par  goût  que  vous 
êtes  venu  vous  installer  à  la  Quartfourche? 

Il  se  dégagea  de  sa  chancelière,  se  leva,  puis 
posant  sa  main  familièrement  sur  ma  manche  : 

—  J'avais  à  l'Inftitut  quelques  collègues 
que  j'affeélionne,  dont  votre  cher  maître  Albert 
Desnos;  et  je  crois  bien  que  j'étais  en  passe  de 
prendre  bientôt  place  auprès  d'eux... 

Il  semblait  vouloir  parler  davantage;  pour- 
tant je  n'osais  poser  question  trop  direâ:e  : 

—  E§t-ce  Madame  Floche  qu'attirait  à  ce 
point  la  campagne? 

—  N...  on.  C'e^  pourtant  pour  Madame 
Floche  que  j'y  suis  venu;  mais  elle-mxme  y 
était  appelée  par  un  petit  événement  de  famille. 

Il  était  descendu  dans  la  grande  salle  et 
aperçut  la  liasse  que  j'avais  déjà  ficelée. 

—  Ah!  vous  avez  déjà  tout  regardé,  dit-il 
tristement.    Sans   doute   aurez-vous   trouvé   là 


ISABELLE  8i 

peu  de  provende.  Que  voulez-vous?  les  moin- 
dres miettes  je  les  ramasse;  parfois  je  me  dis 
que  je  perds  mon  temps  à  coUeftionner  des 
broutilles;  mais  peut-être  faut-il  des  hommes 
comme  moi  pour  épargner  ces  menus  travaux 
à  d'autres  qui,  comme  vous,  en  sauront  tirer 
un  brillant  parti.  Quand  je  lirai  votre  thèse 
je  serai  heureux  de  me  dire  que  ma  peine  vous 
aura  un  tout  petit  peu  profité. 

La  cloche  du  goûter  nous  appela. 

Comment  arriver  à  connaître  quel  "  petit 
événement  de  famille  ",  pensais-je,  a  sufii 
pour  décider  ainsi  ces  deux  vieux?  L'abbé 
le  connaît-il?  Au  lieu  de  me  buter  contre  lui, 
j'aurais  dû  l'apprivoiser.  N'importe!  Trop 
tard  à  présent.  Il  n'en  re^e  pas  moins  que 
Monsieur  Floche  e§t  un  digne  homme  et  dont 
je  garderai  bon  souvenir... 

Nous  arrivâmes  dans  la  salle  à  manger. 

—  Casimir  n'ose  pas  vous  demander  si 
vous  ne  feriez  pas  encore  un  petit  tour  de  jar- 
din avec  lui;  je  sais  qu'il  en  a  grande  envie, 


/ 


82  ISABELLE 

dit  Madame  Floche;  mais  le  temps  vous  man- 
quera peut-être? 

L'enfant  qui  plongeait  le  visage  dans  un 
bol    de   lait    s'engoua. 

—  J'allais  lui  proposer  de  m'accompagner; 
j'ai  pu  mettre  au  pair  mon  travail  et  vais  être 
libre  jusqu'au  départ.  Précisément  il  ne  pleut 
plus...  Et  j'entraînai  l'enfant  dans  le  parc. 

Au  premier  détour  de  l'allée,  l'enfant  qui 
tenait  une  de  mes  mains  dans  les  deux  siennes, 
longuement  la  pressa  contre  son  visage  brû- 
lant : 

—  Vous  aviez  dit  que  vous  resteriez  huit 
jours... 

—  Mon  pauvre  petit!  je  ne  peux  pas  rester 
plus  longtemps. 

—  Vous  vous  ennuyez. 

—  Non!  mais  il  faut  que  je  parte. 

—  Où    allez-vous? 

—  A  Paris.  Je  reviendrai. 

A  peine  eus- je  lâché  ce  mot  qu'il  me  regarda 
anxieusement. 


ISABELLE  83 

—  C'est  bien  vrai?  Vous  le  promettez? 
L'interrogation  de  cet  enfant  était  si  confiante 

que  je  n'eus  pas  le  cœur  de  me  dédire  : 

—  Veux-tu  que  je  te  l'écrive  sur  un  petit 
papier   que   tu   garderas? 

—  Oh!  oui,  fit-il  en  embrassant  ma  main 
bien  fort  et  manifestant  sa  joie  par  des  bon- 
dissements   frénétiques. 

—  Sais-tu  ce  qui  serait  gentil,  maintenant? 
Au  lieu  d'aller  pêcher,  nous  devrions  cueillir 
des  fleurs  pour  ta  tante;  on  irait  tous  les  deux 
lui  porter  un  gros  bouquet  dans  sa  chambre 
pour  lui  faire  une  belle  surprise. 

Je  m'étais  promis  de  ne  point  quitter  la 
Quartfourche  sans  avoir  visité  la  chambre 
d'une  des  vieilles  dames;  comme  elles  circu- 
laient continuellement  d'un  bout  à  l'autre  de 
la  maison,  je  risquais  fort  d'être  dérangé  dans 
mon  investigation  indiscrète;  je  comptais  sur 
l'enfant  pour  autoriser  ma  présence;  si  peu 
naturel  qu'il  pût  paraître  que  je  pénétrasse  à 
sa  suite  dans  la  chambre  de  sa  grand-mère  ou 


i  / 


84  ISABELLE 

de  sa  tante,  grâce  au  prétexte  du  bouquet  trou- 
verais-je,  en  cas  de  surprise,  une  facile  conte- 
nance. 

Mais  cueillir  des  fleurs  à  la  Quartfourche 
n'était  pas  aussi  aisé  que  je  le  supposais.  Gra- 
tien  exerçait  sur  tout  le  jardin  une  surveillance 
farouche;  non  seulement  il  indiquait  les  fleurs 
qui  supportaient  d'être  cueillies,  mais  encore 
était-il  jalousement  regardant  sur  la  manière 
de  les  cueillir.  Il  y  fallait  sécateur  ou  serpette 
et,  de  plus,  quelles  précautions!  C'e^t  ce  que 
Casimir  m'expliquait.  Gratien  nous  accompa- 
gna jusqu'au  bord  d'une  corbeille  de  dahlias 
superbes  où  l'on  pouvait  prélever  maints  bou- 
quets sans  que  seulement  il  y  parût. 

—  Au-dessus  de  l'œil,  Monsieur  Casimir; 
combien  de  fois  faut-il  qu'on  vous  le  répète? 
coupez  toujours  au-dessus  de  l'œil. 

—  En  cette  fin  de  saison,  cela  n'a  plus  au- 
cune   importance,    m'écriai-je    impatiemment. 

Il  répondit  en  grommelant  que  "  ça  a  tou- 
jours de  l'importance  "  et  que  "  il  n'y  a  pas 


ISABELLE  85 

de  saison  pour  mal  faire  ".  J'ai  horreur  des 
bougons   sentencieux... 

L'enfant  me  précéda,  portant  la  gerbe.  En 
passant  dans  le  vestibule  je  m'étais  emparé 
d'un  vase... 

Dans  la  chambre  régnait  une  paix  religieuse; 
les  volets  étaient  clos;  près  du  lit  enfoncé  dans 
une  alcôve,  un  prie-Dieu  d'acajou  et  de  velours 
grenat  au  pied  d'un  petit  crucifix  d'ivoire  et 
d'ébène;  contre  le  crucifix,  le  cachant  à  demi,  un 
mince  rameau  de  buis  suspendu  à  une  faveur 
rose  et  maintenu  sous  un  bras  de  la  croix.  Le 
recueillement  de  l'heure  appelait  la  prière; 
j'oubliais  ce  que  j'étais  venu  faire  et  la  vaine 
curiosité  qui  m'avait  attiré  en  ce  lieu;  je  laissais 
Casimir  apprêter  à  son  gré  les  fleurs  sur  une 
commode,  et  je  ne  regardais  plus  rien  dans  la 
chambre  :  C'e^t  ici,  dans  ce  grand  lit,  pensais- je, 
que  la  bonne  vieille  Floche  achèvera  bientôt 
de  s'éteindre,  à  l'abri  des  souffles  de  la  vie... 
O  barques  qui  souhaitez  la  tempête!  que  tran- 
quille e^t  ce  port! 


y 


86  ISABELLE 

Casimit  cependant  s'impatientait  contre  les 
fleurs;  les  capitules  pesants  des  dahlias  l'em- 
portaient; tout  le  bouquet  cabriolait  à  terre. 

—  Si  vous  m'aidiez,  dit-il  enfin. 

Mais  tandis  que  je  m'évertuais  à  sa  place, 
il  courait  à  l'autre  bout  de  la  pièce  vers  un 
secrétaire  qu'il  ouvrait. 

—  Je  vais  vous  faire  le  billet  où  vous  pro- 
mettez de  revenir. 

■ —  C'e^  cela,  repartis- je,  me  prêtant  à  la 
simagrée.  Dépêche-toi.  Ta  tante  serait  très 
fâchée  si  elle  te  voyait  fouiller  dans  son  secré- 
taire. 

—  Oh!  ma  tante  cit  occupée  à  la  cuisine; 
et  puis  elle  ne  me  gronde  jamais. 

De  son  écriture  la  plus  appliquée  il  couvrit 
une  feuille  de  papier  à  lettre. 

—  A  présent  venez  signer. 
Je  m'approchai  : 

—  Mais  Casimir,  tu  n'avais  pas  à  signer 
toi-même!  dis-je  en  riant.  L'enfant,  pour  donner 
plus  de  poids,  sans  doute,  à  cet  engagement, 


ISABELLE  87 

et  pour  qu'il  lui  parût  y  engager  lui-même  sa 
parole,  avait  cru  bon  d'écrire  aussi  son  nom  au 
bas  de  la  feuille  où  je  lus  : 

Monsieur  Lacûse  promet  de  revenir  l'* année  pro- 
chaine à  la  Quartfourche . 

Casimir  de  Saint-Auréol. 

Un  infant  il  re§ta  tout  déconcerté  par  ma 
remarque  et  par  mon  rire  :  il  y  allait  de  tout 
son  cœur,  lui!  Ne  le  prenais-je  donc  pas  au 
sérieux?  Il  était  bien  près  de  pleurer. 

—  Laisse-moi  me  mettre  à  ta  place  pour 
que    je    signe. 

11  se  leva  puis,  quand  j'eus  signé  le  billet, 
sauta  de  joie  et  couvrit  ma  main  de  baisers. 
J'allais  partir  :  il  me  retint  par  la  manche  et, 
penché  sur  le  secrétaire  : 

—  Je  vais  vous  montrer  quelque  chose, 
dit-il  en  faisant  jouer  un  ressort  et  glisser 
un  tiroir  dont  il  connaissait  le  secret;  puis, 
ayant  fouillé   parmi   des   rubans   et   des   quit- 


, 


/ 


88  ISABELLE 

tances,    il    me    tendit    une    fragile    miniature 

encadrée  : 

—  Regardez. 

Je  m'approchai  de  la  fenêtre. 

Quel  e§t  ce  conte  où  le  héros  tombe  amou- 
reux du  seul  portrait  de  la  princesse?  Ce  devait 
être  ce  portrait-là.  Je  n'entends  rien  à  la  pein- 
ture et  me  soucie  peu  du  métier;  sans  doute 
un  connaisseur  eût-il  jugé  cette  miniature 
affétée  :  sous  trop  de  complaisante  grâce  s'ef- 
façait presque  le  caraftère  :  mais  cette  pure 
grâce  était  telle  qu'on  ne  la  pût  oublier. 

Peu  m'importaient  vous  dis-je  les  qualités 
ou  les  défauts  de  la  peinture  :  la  jeune  femme 
que  j'avais  devant  moi  et  dont  je  ne  voyais 
que  le  profil,  une  tempe  à  demi  cachée  par 
une  lourde  boucle  noire,  un  œil  languide  et 
tri^em.ent  rêveur,  la  bouche  entrouverte  et 
comme  soupirante,  le  col  fragile  autant  qu'une 
tige  de  fleur,  cette  femme  était  de  la  plus  trou- 
blante, de  la  plus  angélique  beauté.  A  la  con- 
templer j'avais  perdu   conscience  du  lieu,  de 


ISABELLE  89 

rheure;  Casimir  qui  d'abord  s'était  éloigné, 
achevant  d'apprêter  les  fleurs,  revint  à  moi,  se 
pencha  : 

—  C'e^t  maman...  Elle  e^t  bien  jolie,  n'eSt- 
ce  pas! 

J'étais  gêné  devant  l'enfant  de  trouver  sa 
mère  si  belle. 

—  Où  e^-elle  à  présent,  ta  maman? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Pourquoi  n'eft-elle  pas  ici? 

—  Elle  s'ennuie  ici. 

—  Et  ton  papa? 

Un  peu  confusément,  baissant  la  tête  et 
comme  honteux  il  répondit  : 

—  Mon  papa  e§t  mort. 

Mes  questions  l'importunaient;  mais  j'étais 
résolu  à  pousser  plus  avant. 

—  Elle  vient  bien  te  voir  quelquefois,  ta 
maman? 

—  Oh!  oui,  souvent!  dit-il  avec  convidion, 
en  relevant  soudain  la  tête.  Il  ajouta  un  peu  plus 
bas  : 


y 


90  ISABELLE 

—  Elle  vient  causer  avec  ma  tante. 

—  Mais  avec  toi,  elle  cause  bien  aussi? 

—  Oh!  moi,  je  ne  sais  pas  lui  parler...  Et 
puis  quand  elle  vient,  je  suis  couché. 

—  Couché! 

—  Oui,  elle  vient  la  nuit...  Puis,  cédant  à 
sa  confiance  (il  avait  pris  ma  main,  car  j'avais 
reposé  le  portrait),  tendrement  et  comme  en 
secret    : 

—  La  dernière  fois  elle  e§t  venue  m'em- 
brasser  dans   mon  lit. 

—  Elle  ne  t'embrasse  donc  pas  d'ordinaire? 

—  Oh!  si,  beaucoup. 

—  Alors  pourquoi  dis-tu  "  la  dernière  fois  "? 

—  Parce   qu'elle    pleurait. 

—  Elle  était  avec  ta  tante? 

—  Non;  elle  était  entrée  toute  seule  dans 
le  noir;  elle  croyait  que  je  dormais. 

—  Elle  t'a  réveillé? 

—  Oh!    je  ne   dormais   pas.   Je  l'attendais. 

—  Tu  savais  donc  qu'elle  était  là? 

Il  baissa  la  tête  de  nouveau,  sans  répondre. 


ISABELLE  91 

J'insi^ai    ; 

—  Comment  savais-tu  qu'elle  était  là? 
Pas  de  réponse.  Je  repris  : 

—  Dans  le  noir,  comment  as-tu  pu  voir 
qu'elle  pleurait? 

—  Oh!  j'ai  serti. 

—  Tu  ne  lui  as  pas  demandé  de  rester? 

—  Oh!  si.  Elle  était  penchée  sur  mon  lit; 
je  la  tenais  par  les  cheveux... 

—  Et  qu'est-ce  qu'elle  disait? 

—  Elle  riait;  elle  disait  que  je  la  décoiffais; 
mais  qu'il  fallait  qu'elle  s'en  aille. 

—  Elle  ne  t'aime  donc  pas? 

—  Oh!  si;  elle  m'aime  beaucoup,  cria-t-il, 
brusquement  écarté  de  moi  et  le  visage  em- 
pourpré plus  encore,  d'une  voix  si  passionnée 
que  je  pris  honte  de  ma  queé^tion. 

La  voix  de  Madame  Floche  retentit  au  bas 
de  l'escalier  : 

—  Casimir!  Casimir!  va  dire  à  Monsieur  La- 
case  qu'il  serait  temps  de  s'apprêter.  La  voiture 
sera  là  dans  une  demi-heure. 


y 


92  ISABELLE 

je  m'élançai,  dégringolai  Tescalier,  rejoi- 
gnis la  vieille  dans  le  ve^ibule. 

—  Madame  Floche!  quelqu'un  pourrait-il 
porter  une  dépêche?  J'ai  trouvé  un  expédient 
qui  me  permettra  je  crois  de  passer  quelques 
jours  de  plus  près  de  vous. 

Elle  prit  mes  deux  mains  dans  les  deux 
siennes  : 

—  Ah!  Que  c'e^t  improbable!  cher  Mon- 
sieur... Et  comme  son  émotion  ne  trouvait 
rien  d'autre  à  dire,  elle  répétait  :  Que  c'e^t 
improbable!...  puis,  courant  sous  la  fenêtre 
de  Floche  : 

—  Bon  ami!  Bon  ami!  (c'eSt  ainsi  qu'elle 
l'appelait)   Monsieur  Lacase  veut  bien  re^er. 

La  faible  voix  sonnait  comme  un  grelot 
fêlé,  mais  parvint  cependant;  je  vis  la  fenê- 
tre s'ouvrir.  Monsieur  Floche  se  pencher  un 
infant;  puis,  aussitôt  qu'il  eut  compris  : 

—  Je  descends!   Je  descends! 

Casimir  se  joignait  à  lui;  durant  quelques 
instants  je  dus  faire  face  aux  gratulations  de 


ISABELLE  93 

chacun;   on  eût  dit  que  j'étais  de  la  famille. 

Je  rédigeai  je  ne  sais   plus  quel  fantaisi^e 

texte   de   dépêche   que   je   fis   expédier  à   une 

adresse  imaginaire. 

—  J'ai  peur,  à  déjeuner,  d'avoir  été  un 
peu  indiscrète  en  vous  priant  trop  fort,  dit 
Madame  Floche;  puis-je  espérer  que,  si  vous 
re^ez,  vos  affaires  de  Paris  n'en  souffriront 
pas  trop? 

—  J'espère  que  non,  chère  Madame.  Je 
prie  un  ami  de  prendre  soin  de  mes  intérêts. 

Madame  de  Saint-Auréol  était  survenue; 
elle  s'éventait  et  tournait  dans  la  pièce  en 
criant  de  sa  voix  la  plus  aiguë.  —  Qu'il  e^ 
aimable!  Ah!  mille  grâces...  Qu'il  e§t  aima- 
ble!  —  puis  disparut,  et  le  calme  se  rétablit. 

Peu  avant  le  diner  l'abbé  rentra  de  Pont- 
l'Ëvêque;  comme  il  n'avait  pas  eu  connais- 
sance de  ma  velléité  de  départ,  il  ne  put  être 
surpris  d'apprendre  que  je  refais. 

—  Monsieur  Lacase,  dit-il  assez  affable- 
ment,    j'ai    rapporté    de    Pont-l'Évêque    quel- 


y 


94  ISABELLE 

ques  journaux;  pour  moi  je  ne  suis  pas  grand 
amateur  des  racontars  de  gazettes,  mais  j'ai 
pensé  qu'ici  vous  étiez  un  peu  privé  de  nou- 
velles et  que  ces  feuilles  pourraient  vous  inté- 
resser. 

Il  fouillait  sa  soutane  :  —  Allons!  Gratien 
les  aura  montés  dans  ma  chambre  avec  mon 
sac.  Attendez  un  infant;  je  m'en  vais  les 
quérir. 

—  N'en  faites  rien.  Monsieur  l'abbé;  c'e^t 
moi  qui  monterai  les  chercher. 

Je  l'accompagnai  jusqu'à  sa  chambre;  il 
me  pria  d'entrer.  Et  tandis  qu'il  brossait  sa 
soutane  et  s'apprêtait  pour  le  dîner  : 

—  Vous  connaissiez  la  famille  de  Saint- 
Auréol  avant  de  venir  à  la  Quartfourche? 
demandai-je    après    quelques    propos    vagues. 

—  Non,   me   dit-il. 

—  Ni    Monsieur   Floche? 

—  J'ai  passé  brusquement  des  missions  à 
l'enseignement.  Mon  supérieur  avait  été  en 
relations  avec  Monsieur  Floche,  et  m'a  dési- 


ISABELLE  95 

gné  pour  les  fondions  que  je  remplis  présen- 
tement; non,  avant  de  venir  ici  je  ne  connais- 
sais ni  mon  élève  ni  ses  parents. 

—  De  sorte  que  vous  ignorez  quels  évé- 
nements ont  brusquement  poussé  Monsieur  Flo- 
che à  quitter  Paris  il  y  a  quelque  quinze  ans, 
au  moment  qu'il  allait  entrer  à  l'Institut. 

—  Revers   de   fortune,   grommela-t-il. 

—  Eh  quoi!  Monsieur  et  Madame  Floche 
vivraient   ici   aux    crochets    des    Saint-Auréol! 

—  Mais  non,  mais  non,  fît-il  impatienté; 
ce  sont  les  Saint-Auréol  qui  sont  ruinés  ou 
presque;  toutefois  la  Quartfourche  leur  ap- 
partient; les  Floche,  qui  sont  dans  une  situa- 
tion aisée,  habitent  avec  eux  pour  les  aider; 
ils  subviennent  au  train  de  maison  et  per- 
mettent ainsi  aux  Saint-Auréol  de  conserver 
la  Quartfourche,  qui  doit  revenir  plus  tard  à 
Casimir;  c'eSt  je  crois  tout  ce  que  l'enfant  peut 
espérer... 

—  La  belle-fille  e^  sans  fortune? 

—  Quelle   belle-fille?   La  mère   de  Casimir 


y 


96  ISABBLLh 

n'e^t  pas  la  bru,  c'e^t  la  propre  fille  des  Saint- 

Auréol. 

—  Mais  alors,  le  nom  de  l'enfant?  —  Il 
feignit  de  ne  point  comprendre.  —  Ne  s'ap- 
pelle-t-il  pas  Casimir  de  Saint- Auréol? 

—  Vous  croyez!  dit-il  ironiquement.  Eh 
bien!  il  faut  supposer  que  Mademoiselle  de 
Saint-Auréol  aura  épousé  quelque  cousin  du 
même  nom. 

—  Fort  bien!  fis- je,  comprenant  à  demi, 
hésitant  pourtant  à  conclure.  Il  avait  achevé 
de  brosser  sa  soutane;  un  pied  sur  le  rebord 
de  la  fenêtre  il  flanquait  de  grands  coups  de 
mouchoir  pour  épousseter  ses  souliers.  — 
Et  vous  la  connaissez...  Mademoiselle  de 
Saint-Auréol? 

—  Je  l'ai  vue  deux  ou  trois  fois;  mais  elle 
ne  vient  ici  qu'en  courant. 

—  Où    vit-elle? 

Il  se  releva,  jeta  dans  un  coin  de  la  cham- 
bre le  mouchoir  empoussiéré  : 

—  Alors  c'e^  un  interrogatoire?...  puis  se 


ISABELLE  97 

dirigeant  vers  sa  toilette  :  —  On  va  sonner 
pour  le  dîner  et  je  ne  serai  pas  prêt! 

C'était  une  invite  à  le  laisser;  ses  lèvres  ser- 
rées certainement  en  gardaient  gros  à  dire, 
mais  pour  l'instant  ne  laisseraient  plus  rien 
échapper. 


A.    GIDE.    ISABELLE. 


/ 


Quatre  jours  après  j'étais  encore  à  la  Quart- 
fourche;  moins  angoissé  qu'au  troisième  jour, 
mais  plus  las.  Je  n'avais  rien  surpris  de  nou- 
veau, ni  dans  les  événements  de  chaque  jour, 
ni  dans  les  propos  de  mes  hôtes;  d'inanition 
déjà  je  sentais  ma  curiosité  se  mourir.  Il  faut 
donc  renoncer  à  en  découvrir  davantage,  pen- 
sais-je  apprêtant  de  nouveau  mon  départ  : 
autour  de  moi  tout  se  refuse  à  m'in^truire; 
l'abbé  fait  le  muet  depuis  que  j'ai  laissé  paraître 
combien  ce  qu'il  sait  m'intéresse;  à  mesure 
que  Casimir  me  marque  plus  de  confiance,  je 


/ 


loo  ISABELLE 

me  sens  devant  lui  plus  contraint;  je  n*Gse 
plus  l'interroger  et  du  re^e  je  connais  à  pré^ 
sent  tout  ce  qu'il  aurait  à  me  dir«  :  rien  de  plus 
que  le  jour  où  il  me  montrait  le  portrait. 
Si  pourtant;  l'enfant  innocemment  m'avait 
appris  le  prénom  de  sa  mère.  Sans  doute  j'étais 
fou  de  m'exalter  ainsi  sur  une  flatteuse  image 
vraisemblablement  vieille  de  plus  de  quin^^e 
ans;  et  si  même  Isabelle  de  Saint-Auréol, 
durant  mon  séjour  à  la  Quartfourche,  risquait 
une  de  ces  fugitives  apparitions  dont  je  savais 
à  présent  qu'elle  était  coutumière,  sans  doute 
je  ne  pourrais,  n'oserais  me  trouver  sur  son 
passage.  N'importe!  ma  pensée  soudain  tout 
occupée  d'elle  échappait  à  l'ennui;  ces  derniers 
jours  avaient  fui  d'une  fuite  ailée  et  je  m'éton- 
nais que  s'achevât  déjà  cette  semaine.  Il  n'avait 
pas  été  question  que  je  restasse  plus  longtemps 
chez  les  Floche  et  mon  travail  ne  m'offrait  plus 
aucune  raison  de  m'attarder,  mais,  ce  dernier 
matin  encore,  je  parcourais  le  parc  que  l'au- 
tomne rendait  plus  va^te  et  sonore,  appelant 


ISABELLE  loi 

à  demi-voix,  puis  à  voix  plus  haute  :  Isabelle!... 
et  ce  nom  qui  m'avait  déplu  tout  d'abord,  se 
revêtait  à  présent  pour  moi  d'élégance,  se 
pénétrait  d'un  charme  clandeftin...  Isabelle 
de  Saint- Auréol!  Isabelle!  J'imaginais  sa  robe 
blanche  fuir  au  détour  de  chaque  allée;  à  travers 
l'incon^ant  feuillage,  chaque  rayon  rappelait 
son  regard,  son  sourire  mélancolique,  et  comme 
encore  j'ignorais  l'amour,  je  me  figurais  que 
j'aimais  et,  tout  heureux  d'être  amoureux, 
m'écoutais  avec  complaisance. 

Que  le  parc  était  beau!  et  qu'il  s'apprêtait 
noblement  à  la  mélancolie  de  cette  saison  décli- 
nante. J'y  respirais  avec  enivrement  l'odeur 
des  mousses  et  des  feuilles  pourrissantes.  Les 
grands  marronniers  roux,  à  demi  dépouillés 
déjà,  ployaient  leurs  branches  jusqu'à  terre; 
certains  buissons  pourprés  rutilaient  à  travers 
l'averse;  l'herbe,  auprès  d'eux,  prenait  une 
verdeur  aiguë;  il  y  avait  quelques  colchiques 
dans  les  pelouses  du  jardin;  un  peu  plus  bas, 
dans  le  vallon,  une  prairie  en  était  rose,  que 


/ 


I02  ISABELLE 

l'on  apercevait  de  la  carrière  où,  quand  la  pluie 
cessait,  j'allais  m'asseoir  —  sur  cette  même 
pierre  où  je  m'étais  assis  le  premier  jour  avec 
Casimir;  où,  rêveuse.  Mademoiselle  de  Saint- 
Auréol  s'était  assise  naguère,  peut-être...  et  je 
m'imaginais  assis  près  d'elle. 

Casimir  m'accompagnait  souvent,  mais  je 
préférais  marcher  seul.  Et  presque  chaque 
jour  la  pluie  me  surprenait  dans  le  jardin; 
trempé,  je  rentrais  me  sécher  devant  le  feu 
de  la  cuisine.  Ni  la  cuisinière,  ni  Gratien  ne 
m'aimaient;  mes  avances  réitérées  n'avaient 
pu  leur  arracher  trois  paroles.  Du  chien  non 
plus,  caresses  ou  friandises  n'avaient  pu  me 
faire  un  ami;  Terno  passait  presque  toutes  les 
heures  du  jour  couché  dans  l'âtre  va^e,  et  quand 
j'en  approchais  il  grognait.  Casimir  que  je 
retrouvais  souvent,  assis  sur  la  margelle  du 
foyer,  épluchant  des  légumes  ou  lisant,  y  allait 
alors  d'une  tape,  s'affeftant  que  son  chien  ne 
m'accueillît  pas  en  ami.  Prenant  le  livre  des 
mains  de  l'enfant  je  poursuivais  à  haute  voix  sa 


ISABELLE  103 

lefture;  lui,  restait  appuyé  contre  moi;  je  le 
sentais  m'écouter  de  tout  son  corps. 

Mais  ce  matin-là  l'averse  me  surprit  si  brus- 
que et  si  violente  que  je  ne  pus  songer  à  ren- 
trer au  château;  je  courus  m'abriter  au  plus 
proche;  c'était  ce  pavillon  abandonné  que 
vous  avez  pu  voir  à  l'autre  extrémité  du  parc, 
près  de  la  grille;  il  était  à  présent  délabré  : 
pourtant  une  première  salle  assez  va^te  restait 
élégamment  lambrissée  comme  le  salon  d'un 
pavillon  de  plaisance;  mais  les  boiseries  ver- 
moulues  crevaient   au  moindre  choc... 

Quand  j'entrai,  poussant  la  porte  mal  close, 
quelques  chauves-souris  tournoyèrent,  puis 
s'élancèrent  au-dehors  par  la  fenêtre  dévitrée. 
J'avais  cru  l'averse  passagère,  mais,  tandis  que 
je  patientais,  le  ciel  acheva  de  s'assombrir.  Me 
voici  bloqué  pour  longtemps  !  il  était  dix  heures 
et  demie;  on  ne  déjeunait  qu'à  midi.  J'atten- 
drai jusqu'au  premier  coup  de  cloche,  que  l'on 
entend  d'ici  certainement,  pensai-je.  J'avais  sur 
moi  de  quoi  écrire  et,  comme  ma  correspon- 


7 


T04  ISABELLE 

dance  était  en  retard,  je  prétendis  me  prouver 
à  moi-même  qu'il  n'e^t  pas  moins  aisé  d'occu- 
per bien  une  heure  qu'une  journée.  Mais  ma 
pensée  incessamment  me  ramenait  à  mon  inquié- 
tude amoureuse  :  ali!  si  je  savais  que  quelque 
jour  elle  dût  reparaître  en  ce  lieu,  j'incendierais 
ces  murs  de  déclarations  passionnées...  Et  len- 
tement m'imbibait  un  ennui  douloureux,  lourd 
de  larmes.  Je  refais  effondré  dans  un  coin  de 
la  pièce,  n'ayant  trouvé  siège  où  m'asseoir,  et 
comme  un  enfant  perdu  je  pleurais. 

Certes  le  mot  Ennui  e§t  bien  faible  pour 
exprimer  ces  détresses  intolérables  à  quoi  je 
fus  sujet  de  tout  temps;  elles  s'emparent  de 
nous  tout  à  coup;  la  qualité  de  l'heure  les 
déclare;  l'infant  auparavant  tout  vous  riait 
et  l'on  riait  à  toute  chose;  tout  à  coup  une 
vapeur  fuligineuse  s'essore  du  fond  de  l'âme 
et  s'interpose  entre  le  désir  et  la  vie;  elle  forme 
un  écran  livide,  nous  sépare  du  ttSte  du  monde 
dont  la  chaleur,  l'amour,  la  couleur,  l'harmonie 
ne  nous  parviennent  plus  que  réfraftés  en  une 


ISABELLE  105 

transposition  abstraite  :  on  con^ate,  on  n'e^t 
plus  ému;  et  l'effort  désespéré  pour  crever 
l'écran  isolateur  de  l'âme  nous  mènerait  à  tous 
les  crimes,  au  meurtre  ou  au  suicide,  à  la  folie... 
Ainsi  rêvais-je  en  écoutant  ruisseler  la  pluie. 
Je  gardais  à  la  main  le  canif  que  j'avais  ouvert 
pour  tailler  mon  crayon,  mais  la  feuille  de  mon 
carnet  restait  vide;  à  présent,  de  la  pointe  de 
ce  canif,  sur  le  panneau  voisin  je  tâchais  de 
sculpter  son  nom;  sans  conviftion,  mais  parce 
que  je  savais  que  les  amants  transis  ont  accou- 
tumé d'ainsi  faire;  à  tout  instant  le  bois  pourri 
cédait;  un  trou  venait  en  place  de  la  lettre; 
bientôt,  sans  plus  d'application,  par  désœu- 
vrement, imbécile  besoin  de  détruire,  je  com- 
mençai de  taillader  au  hasard.  Le  lambris  que 
j'abîmais  se  trouvait  immédiatement  sous  la 
fenêtre;  le  cadre  en  était  disjoint  à  la  partie 
supérieure,  de  sorte  que  le  panneau  tout  entier 
pouvait  glisser  de  bas  en  haut  dans  les  rainures 
latérales;  c'eist  ce  que  je  remarquai  lorsque  l'ef- 
fort de  mon  couteau  inopinément  le  souleva. 


/ 


io6  ISABELLE 

Quelques  instants  après  j'achevais  d'émiet- 
ter  le  lambris.  Avec  le  débris  de  bois,  une  enve- 
loppe tomba  sur  le  plancher;  tachée,  moisie, 
elle  avait  pris  le  ton  de  la  muraille,  au  point 
que  tout  d'abord  elle  n'étonna  point  mon 
regard;  non,  je  ne  m'étonnai  pas  de  la  voir; 
il  ne  me  paraissait  pas  surprenant  qu'elle  fût 
là  et  telle  était  mon  apathie  que  je  ne  cherchai 
pas  aussitôt  à  l'ouvrir.  Laide,  grise,  souillée, 
on  eût  dit  un  plâtras,  vous  dis-je.  C'e^t  par 
désœuvrement  que  je  la  pris;  c'e§t  machinale- 
ment que  je  la  déchirai.  J'en  sortis  deux  feuillets 
couverts  d'une  grande  écriture  désordonnée, 
pâlie,  presque  effacée  par  endroits.  Que  venait 
faire  là  cette  lettre?  Je  regardai  la  signature  et  1 
j'eus  un  éblouissement  :  le  nom  d'Isabelle 
était  au  bas  de  ces  feuillets! 

Elle  occupait  à  ce  point  mon  esprit...  j'eus  un 
instant  l'illusion  qu'elle  m'écrivait  à  moi-même  : 

Mon  amour ^  voici  ma  dernière  lettre...  disait-elle. 
Vite  ces  quelques  mots  encore ,  car  je  sais  que  ce  soir 


ISABELLE  107 

Je  ne  pourrai  phs  rien  te  dire;  mes  lèvres^  près  de 
toi^  ne  sauront  plus  trouver  que  des  baisers.  Vite, 
pendant  que  je  puis  parler  encore;  écoute  : 

,On^e  heures  c^eH  trop  tôt;  mieux  vaut  minuit. 
Tu  sais  que  Je  meurs  d^ impatience  et  que  r attente 
m^.exténue,  mais  pour  que  Je  m^ éveille  à  toi  il  jaut 
que  toute  la  maison  dorme.  Oui,  minuit;  pas  avant. 
Viens  à  ma  rencontre  Jusqu'à  la  porte  de  la  cuisine 
(en  suivant  le  mur  du  potager  qui  est  dans  r  ombre 
et  ensuite  il  y  a  des  buissons),  attends-moi  là  et 
non  pas  devant  la  grille,  non  que  J'aie  peur  de  tra- 
verser seule  le  Jardin,  mais  parce  que  le  sac  ou  J'em- 
porte un  peu  de  vêtements  sera  très  lourd  et  que  je 
n'aurai  pas  la  jorce  de  le  porter  longtemps. 

Un  ejfet  il  vaut  mieux  que  la  voiture  reste  en  bcvs 
de  la  ruelle  où  nous  la  retrouverons  facilement.  A 
cause  des  cfjiens  de  la  ferme  qui  pourraient  aboyer 
et  donner  l'éveil,  c'est  plus  prudent. 

ALiis  .non,  mon  ami,  il  n'y  avait  pas  moyen,  tu 
le  sais,  de  nous  voir  davantage  et  de  convenir  de  tout 
ceci  de  vive  voix.  Tu  sais  qu'ici  je  vis  captive  et  que 
les  vieux  ne  me  laissent  pas  plus  sortir  qu'ils  ne  te 


/ 


io8  ISABELLE 

permettent  à  toi  de  rentrer.  Ah!  de  quel  cachot  Je 
fu  échappe...  Oui  j'' aurai  soin  de  prendre  des  souliers 
de  rechange  que  je  mettrai  sitôt  que  nous  serons  dans 
la  voiture^  car  F  herbe  du  bas  du  jardin  e[t  trempée. 

Comment  peux-tu  me  demander  encore  si  je 
suis  résolue  et  prête?  Alais  mon  amour ^  voici  des 
mois  que  je  me  prépare  et  que  je  me  tiens  prête! 
des  années  que  je  vis  dans  r attente  de  cet  inftant!  — 
Et  si  je  ne  vais  rien  regretter?  —  Tu  n^as  donc  pas 
compris  que  i''ai  pris  tous  ceux  qui  s^ attachent  à  moi 
en  horreur,  tous  ceux  qui  f?/ attachent  ici.  Efi-ce 
vraiment  la  douce  et  la  craintive  Isa  qui  parle? 
Mon  ami,  mon  amant,  qu^ave^^-vous  fait  de  moi, 
mon    amour?... 

y  étouffe  ici  ;  je  songe  à  tout  railleurs  qui  s'entrou- 
vre... j'ai  soij... 

J'allais  oublier  de  te  dire  qu'il  n'y  a  pas  eu 
moyen  d'enlever  les  saphirs  de  l'écrin,  parce  que  ma 
tante  n'a  plus  laissé  ses  clejs  dans  sa  chambre; 
aucune  de  celles  que  j'ai  essayées  n'a  pu  aller  au 
tiroir...  Ne  me  gronde  pas  ;  j'ai  le  bracelet  de  maman, 
la   chaîne   émaillée   et  deux   bagues   —   qui  n'ont 


ISABELLE  T09 

sa^s  doute  pas  grande  valeur  puhqu^elk  ne  les  met 
pas  ;  mais  Je  crois  que  la  chaîne  efî  très  belle.  Pour  de 
r argent...  je  ferai  mon  possible;  mais  tu  feras  tout 
de  même  bien  de  t'en  procurer. 

A.   toi  de   toutes  mes  prières.   A   bientôt,   ton 

Isa. 

Ce  11  oâobre,  anniversaire  de  ma  vingt-deuxième 
année  et  veille  de  mon  évasion. 

Je  songe  avec  terreur,  si  j'avais  à  cuisiner 
en  roman  cette  histoire,  aux  quatre  ou  cinq 
pages  de  développements  qu'il  siérait  ici  de 
gonfler  :  réflexions  après  lefture  de  cette 
lettre,  interrogations,  perplexités...  En  vérité, 
comme  après  un  très  violent  choc,  j'étais 
tombé  dans  un  état  semi-léthargique.  Quand 
enfin  parvint  à  mon  oreille,  à  travers  la  confuse 
rumeur  de  mon  sang,  un  son  de  cloche,  qui 
redoubla  :  c'e^t  le  second  appel  du  déjeuner, 
pensai-je;  comment  n'ai-je  pas  entendu  le 
premier?  Je  tirai  ma  montre  :  midi  !  Aussitôt 
bondissant   au-dehors,   l'ardente  lettre  pressée 


/ 


iio  ISABELLE 

contre  mon  cœur,  je  m'élançai  tête  nue  sous 

l'averse. 

Les  Floche  déjà  s'inquiétaient  de  moi  et, 
quand  j'arrivai  tout  soufflant  : 

—  Mais  vous  êtes  trempé!  complètement 
trempé,  cher  IMonsieur!  —  Puis  ils  protes- 
tèrent que  personne  ne  se  mettrait  à  table 
que  je  n'eusse  changé  de  vêtements  :  et  dès 
que  je  fus  redescendu,  ils  questionnèrent  avec 
sollicitude;  je  dus  raconter  que,  retenu  dans 
le  pavillon,  j'attendais  en  vain  un  répit  de 
l'averse;  alors  ils  s'excusèrent  du  mauvais 
temps,  de  l'afFreux  état  des  allées,  de  ce  que 
l'on  avait  sans  doute  sonné  le  second  coup  plus 
tôt,  le  premier  coup  moins  fort  qu'à  l'ordinaire... 
Mademoiselle  Verdure  avait  été  chercher  un 
châle  dont  on  me  supplia  de  couvrir  mes 
épaules,  parce  que  j'étais  encore  en  sueur  et 
que  je  risquais  de^  prendre  mal.  L'abbé  cepen- 
dant m'observait  sans  mot  dire,  les  lèvres  ser- 
rées jusqu'à  la  grimace;  et  j'étais  si  nerveux 
que,  sous  l'investigation  de  son  regard,  je  me 


ISABELLE  m 

sentais  rougir  et  me  troubler  comme  un  enfant 
fautif.  Il  importe  pourtant  de  Tamadouer, 
pensais-je,  car  désormais  je  n'apprendrai  rien 
que  par  lui  seul;  lui  seul  peut  m'éclairer  le 
détour  de  cette  ténébreuse  histoire  où  m'ache- 
mine déjà  moins  de  curiosité  que  d'amour. 
Après  le  café,  la  cigarette  que  j'offrais  à 
l'abbé  servait  de  prétexte  au  dialogue  :  pour 
ne  point  incommoder  la  baronne  nous  allions 
fumer  dans   l'orangerie. 

—  Je  croyais  que  vous  ne  deviez  rester  ici 
que  huit  jours,  commença-t-il  sur  un  ton  d'iro- 
nie. 

—  Je  comptais  sans  l'amabilité  de  nos  hôtes. 

—  Alors,  les  documents  de  Monsieur  Flo- 
che...? 

—  Assimilés...  Mais  j'ai  trouvé  de  quoi 
m'occuper  davantage. 

J'attendais  une  interrogation;  rien  ne  vint. 

—  Vous  devez  connaître  dans  les  coins  le 
double  fond  de  ce  château,  repartis-je  impa- 
tiemment. 


y 


112  ISABELLE 

Il  ouvrit  de  grands  yeux,  plissa  son  front,  prit 
un  air  de  candeur  é^tupide. 

—  Pourquoi  Madame  ou  Mademoiselle  de 
Saint-Auréol,  la  mère  de  votre  élève,  n'e:st-elle 
pas  ici,  près  de  nous,  à  partager  ses  soins  entre 
son  fils  infirme  et  ses  vieux  parents? 

Pour  mieux  jouer  l'étonnement  il  jeta  sa 
cigarette  et  ouvrit  les  mains  en  parenthèses 
des  deux  côtés  de  son  visage. 

—  Sans  doute  que  ses  occupations  la  retien- 
nent ailleurs...  marmonna-t-il.  Quelle  insidieuse 
question  e^-ce  là? 

—  En  souhaitez-vous  une  plus  précise  : 
Qu'a  fait  Madame  ou  Mademoiselle  de  Saint- 
Auréol,  la  mère  de  votre  élève,  certaine  nuit 
du  22  oftobre  que  devait  venir  l'enlever  son 
amant? 

Il  campa  ses  poings  sur  ses  hanches  : 

—  Eh  là!  Eh  là!  Monsieur  le  romancier  — 
(par  vanité,  par  faiblesse,  je  m'étais  laissé  aller 
précédemment  à  ce  genre  de  confidences  que 
devrait  n'inspirer  jamais  qu'une  profonde  sympa- 


ni 


ISABELLE  113 

thie;  et  depuis  qu'il  savait  mes  prétentions  il 
s'amusait  de  moi  d'une  manière  qui  déjà  me  deve- 
nait insupportable)  —  N'allez-vous  pas  un  peu 
trop  vite?...  Et  puis- je  vous  demander  à  mon 
tour  comment  vous  êtes  si  bien  renseigné? 

—  Parce  que  la  lettre  qu'Isabelle  de  Saint- 
Auréol  écrivait  à  son  amant  ce  jour-là,  ce  n'e§t 
pas  lui  qui  l'a  reçue;  c'eêt  moi. 

Décidément  il  fallait  compter  avec  moi; 
l'abbé  à  ce  moment  aperçut  une  petite  tache 
sur  la  manche  de  sa  soutane  et  commença 
de  la  gratter  du  bout  de  l'ongle;  il  entrait 
en  composition. 

—  J'admire  ceci...  que  dès  qu'on  se  croit 
né  romancier,  on  s'accorde  aussitôt  tous  les 
droits.  Un  autre  y  regarderait  à  deux  fois 
avant  de  prendre  connaissance  d'une  lettre 
qui  ne  lui  e^  pas  adressée. 

—  J'espère  plutôt.  Monsieur  l'abbé,  qu'il 
n'en  prendrait  pas  connaissance  du  tout. 

Je  le  considérais  fixement;  mais  il  grattait 
toujours,  les  yeux  baissés. 


/ 


ÏI4  ISABELLE 

—  Je  ne  suppose  pourtant  pas  qu'on  vous 
Tait  donnée  à  lire. 

—  Cette  lettre  e^  tombée  dans  mes  mains 
par  hasard;  l'enveloppe,  vieille,  sale,  à  demi 
déchirée,  ne  portait  aucune  trace  d'écriture; 
en  l'ouvrant  j'ai  vu  une  lettre  de  Mademoiselle 
de  Saint-Auréol;  mais  adressée  à  qui?...  Allons! 
Monsieur  l'abbé,  secondez-moi  :  qui  était,  il 
y  a  quatorze  ans,  l'amant  de  Mademoiselle  de 
Saint-Auréol? 

L'abbé  s'était  levé;  il  commença  de  marcher 
à  petits  pas  de  long  en  large,  la  tête  basse,  les 
mains  croisées  dans  le  dos;  repassant  derrière 
ma  chaise,  il  s'arrêta;  et  brusquement  je  sentis 
ses  mains  s'abattre  sur  mes  épaules  : 

—  Montrez-moi   cette    lettre. 

—  Parlerez -vous? 

Je  sentis  frémir  d'impatience  son  étreinte. 

—  Ah!  pas  de  conditions,  je  vous  en  prie! 
Montrez-moi  cette  lettre...  simplement. 

—  Laissez  que  j'aille  la  chercher,  dis-je  en 
essayant  de  me  dégager. 


ISABELLE  115 

—  Vous  l'avez  là  dans  votre  poche. 

Ses  yeux  visaient  au  bon  endroit,  comme  si 
ma  ve^e  eût  été  transparente;  il  n'allait  pour- 
tant pas  me  fouiller!... 

J'étais  très  mal  posé  pour  me.  défendre,  et 
contre  un  grand  gaillard  plus  fort  que  moi; 
puis,  quel  moyen,  ensuite,  de  le  décider  à  par- 
ler? Je  me  retournai  pour  voir  presque  contre 
le  mien  son  visage;  un  visage  gonflé,  conges- 
tionné, où  se  marquaient  subitement  deux 
grosses  veines  sur  le  front  et  de  vilaines  poches 
sous  les  yeux.  Alors  me  forçant  de  rire  par 
crainte  de  voir  tout  se  gâter  : 

—  Parbleu  l'abbé,  avouez  que  vous  aussi 
vous  savez  ce  que  c'e^  que  la  curiosité! 

Il  lâcha  prise;  je  me  levai  tout  aussitôt  et 
fis  mine  de  sortir. 

—  Si  vous  n'aviez  pas  eu  ces  manières  de 
brigand,  je  vous  l'aurais  déjà  montrée;  puis, 
le  prenant  par  le  bras  :  —  mais  rapprochons- 
nous  du  salon,  que  je  puisse  appeler  au 
secours. 


/ 


ii6  ISABELLE 

Par  grand  effort  de  volonté  je  gardais  un  ton 
enjoué,  mais  mon  cœur  battait  fort. 

—  Tenez  :  lisez-la  devant  moi,  dis-je  en 
tirant  la  lettre  de  ma  poche;  je  veux  apprendre 
de  quel  œil  un  abbé  lit  une  lettre  d'amour. 

Mais,  de  nouveau  maître  de  lui,  il  ne  laissait 
paraître  son  émotion  qu'à  l'irrépressible  titil- 
lement  d'un  petit  muscle  de  sa  joue.  Il  lut; 
puis  huma  le  papier,  renifla,  en  fronçant 
âprement  les  sourcils  de  manière  qu'il 
semblait  que  ses  yeux  s'indignassent  de  la 
gourmandise  de  son  nez;  puis  repliant  le 
papier  et  me  le  rendant,  dit  d'un  ton  un  peu 
solennel  : 

—  Ce  même  22  o6lobre  mourait  le  Vicomte 
Biaise  de  Gonfreville,  viftime  d'un  accident 
de  chasse. 

—  Vous  me  faites  frémir!  (mon  imagina- 
tion aussitôt  construisait  un  drame  épouvan- 
table). Sachez  que  j'ai  trouvé  cette  lettre  der- 
rière une  boiserie  du  pavillon  où  certainement 
il  eût  dû  venir  la  chercher. 


ISABELLE  117 

L'abbé  m'apprit  alors  que  le  fils  aîné  des 
Goiifreville,  dont  la  propriété  touchait  à  celle 
des  Saint-Auréol,  avait  été  retrouvé  sans  vie 
au  pied  d'une  barrière  qu'apparemment  il 
s'apprêtait  à  franchir,  lorsqu'un  mouvement 
maladroit  avait  fait  partir  son  fusil.  Pour- 
tant, dans  le  canon  du  fusil  ne  se  trouvait  pas 
de  cartouche.  Aucun  renseignement  ne  put 
être  donné  par  personne;  le  jeune  homme  était 
sorti  seul  et  personne  ne  l'avait  vu;  mais,  le 
lendemain,  un  chien  de  la  Quartfourche  fut 
surpris  près  du  pavillon  léchant  une  flaque  de 
sang. 

—  Je  n'étais  pas  encore  à  la  Quartfourche, 
continua-t-il,  mais,  d'après  les  renseignements 
que  j'ai  pu  recueillir,  il  me  semble  avéré  que  le 
crime  a  été  commis  par  Gratien,  qui  sans  doute 
avait  surpris  les  relations  de  sa  maîtresse  avec 
le  vicomte,  et  peut-être  avait  éventé  son  projet 
de  fuite  (projet  que  j'ignorais  moi-même  avant 
d'avoir  lu  cette  lettre);  c'eSt  un  vieux  serviteur 
buté,  butor  même  au  besoin,  qui  pour  défendre 


/ 


ii8  ISABELLE 

]e  bien  de  ses  maîtres  ne  croit  devoir  reculer 

devant  rien. 

—  Comment  ne  l'a-t-on  pas  arrêté? 

—  Personne  n'avait  intérêt  à  le  poursui- 
vre, et  les  deux  familles  de  Gonfreville  et  de 
Saint-Auréol  craignaient  également  le  bruit 
autour  de  cette  fâcheuse  hi^oire;  car,  quel- 
ques mois  après,  Mademoiselle  de  Saint- 
Auréol  mettait  au  monde  un  malheureux 
enfant.  On  attribue  l'infirmité  de  Casimir 
aux  soins  que  sa  mère  avait  pris  pour  dissi- 
muler sa  grossesse;  mais  Dieu  nous  enseigne 
que  c'e^t  souvent  sur  les  enfants  que  retombe 
le  châtiment  des  pères.  Vene2  avec  moi  jus- 
qu'au pavillon;  je  suis  curieux  de  voir  l'en- 
droit où  vous  avez  trouvé  la  lettre. 

Le  ciel  s'était  éclairci;  nous  nous  achemi- 
nâmes ensemble. 

Tout  alla  fort  bien  à  l'aller;  l'abbé  m'avait 
pris  le  bras:  nous  marchions  d'un  mxme  pas 
et  causions  sans  heurts.  Mais  au  retour  tout 


ISABELLE  119 

se  gâta.  Sans  doute  re§tions-nous  passable- 
ment exaltés  l'un  et  l'autre  par  l'étrangeté 
de  l'aventure;  mais  chacun  très  différem- 
ment; moi,  vite  désarmé  par  la  complaisance 
souriante  que  l'abbé  finalement  avait  mise  à 
me  renseigner,  déjà  j'oubliais  sa  soutane, 
ma  retenue,  je  me  laissais  aller  à  lui  parler 
comme  à  un  homme.  Voici  je  crois  comment 
la  brouille  commença  : 

—  Qui  nous  racontera,  disais- je,  ce  que  fit 
Mademoiselle  de  Saint-Auréol  cette  nuit-là! 
Sans  doute  elle  n'apprit  que  le  lendemain  la 
mort  du  comte?  L'attendit-elle,  et  jusqu'à 
quand,  dans  le  jardin?  Que  pensait-elle  en 
ne  le  voyant  pas  venir? 

L'abbé  se  taisait,  complètement  insensible 
à  mon  lyrisme  psychologique;   je  reprenais   : 

—  Imaginez  cette  délicate  jeune  fille,  le 
cœur  lourd  d'amour  et  d'ennui,  la  tête  folle  : 
Isabelle  la  passionnée... 

—  Isabelle  la  dévergondée,  soufflait  l'abbé 
à   demi-voix. 


/ 


I20  ISABELLE 

Je  continuais  comme  si  je  n'avais  pas  en- 
tendu, mais  déjà  prenant  élan  pour  riposter 
à  rinterjeâ:ion  prochaine  : 

—  Songez  à  tout  ce  qu'il  a  fallu  d'espé- 
rance et  de  désespoir,  de... 

—  Pourquoi  songer  à  tout  cela?  interrom- 
pit-il sèchement  :  Nous  n'avons  pas  à  connaître 
des  événements  plus  que  ce  qui  peut  nous 
instruire. 

—  Mais  suivant  que  nous  en  connaissons 
plus  ou  moins,  ils  nous  instruisent  diftcrem- 
ment... 

—  Que   prétendez-vous   dire? 

—  Que  la  comiaissance  superficielle  des 
événements  ne  concorde  pas  toujours,  pas 
souvent  même,  avec  la  connaissance  profonde 
que  nous  en  pouvons  prendre  ensuite,  et  que 
l'enseignement  que  l'on  en  peut  tirer  n'eSt  pas 
le  même;  qu'il  eét  bon  d'examiner  avant  de 
conclure.... 

—  Mon  jeune  ami,  faites  attention  que 
l'esprit   d'examen  et  de  curiosité  critique  e^^t 


ISABELLE  121 

la  larve  de  l'esprit  de  révolte.  Le  grand  hom- 
me que  vous  avez  pris  pour  modèle  aurait  bien 
pu  vous  avertir  que... 

—  Celui  sur  qui  j'écris  ma  thèse,  voulez- 
vous    dire... 

—  Quel  ergoteur  vous  faites!  C'e^t  avec  un 
pareil  esprit  que... 

—  Mais  enfin,  cher  Monsieur  l'abbé,  j'ai- 
merais bien  savoir  si  ce  n'e^t  pas  cette  même 
curiosité  qui  vous  fait  m'accompagner,  à 
cette  heure,  qui  vous  penchait  il  y  a  quel- 
ques instants  sur  ce  lambris  crevé,  et  qui 
vous  a  lentement  poussé  à  connaître  de  cette 
lii^oire  tout  ce  que  vous  m'en  avez  rapporté!... 

Son  pas  se  faisait  plus  saccadé,  sa  voix  plus 
brève;  avec  sa  canne  il  frappait  le  sol  imipa- 
tiemment. 

—  Sans  chercher  comme  vous  des  expli- 
cations d'explications,  quand  j'ai  connu  le 
fait,  je  m'y  tiens.  Les  événements  lamenta- 
bles que  je  vous  ai  dits  m'enseigneraient, 
s'il  en  était  encore  besoin,  l'horreur  du  péché 


/ 


122  ISABELLE 

de  la  chair;  ils  sont  la  condamnation  du  divorce 
et  de  tout  ce  que  l'homme  a  inventé  pour 
essayer  de  pallier  les  conséquences  de  ses 
fautes.   Voici  qui  suffit,  n'e^t-ce  pasl 

—  Voici  qui  ne  me  suffit  pas.  Le  fait  ne 
m'e^t  de  rien  tant  que  je  ne  pénètre  pas  sa  cause. 
Connaître  la  vie  secrète  d'Isabelle  de  Saint- 
Auréol;  savoir  par  quels  chemins  parfumés, 
pathétiques   et  ténébreux... 

—  Jeune  homme,  méfîez-vous!  vous  com- 
mencez à  en  devenir  amoureux!... 

—  Ah!  j'attendais  cela!  Parce  que  l'appa- 
rence ne  me  suffit  pas,  que  je  ne  me  paie  pas 
de  mots,  ni  de  ge^es...  Ëtes-vous  sûr  de  ne 
pas  méjuger  cette  femme? 

—  Une    gourgandine! 

L'indignation  chauffait  mon  front;  je  ne  la 
contenais  plus  qu'à  grand -peine. 

—  Monsieur  ilabbé,  de  tels  mots  surpren- 
nent dans  votre  bouche.  Il  me  semble  que 
le  Christ  nous  enseigne  plus  à  pardonner 
qu'à  sévir. 


ISABELLE  125 

—  De  l'indulgence  à  la  complaisance  il  n'y 
a  qu'un  pas.  ■ 

—  Lui  du  moins  ne  l'eût  pas  condamnée 
comme  vous  faites. 

—  D'abord,  ça  vous  n'en  savez  rien.  Puis 
Celui  qui  eét  sans  péché  peut  se  permettre 
pour  le  péché  d'autrui  plus  d'indulgence  que 
celui  dont...  je  veux  dire  que  nous  autres 
pécheurs  nous  n'avons  pas  à  chercher  plus 
ou  moins  d'excuse  au  péché,  mais  tout  sim- 
plement  à   nous   en   détourner   avec   horreur. 

—  Après  l'avoir  bien  reniflé  comme  vous 
avez   fait   cette   lettre. 

—  Vous  êtes  un  impertinent.  —  Et  quit- 
tant l'allée  brusquement,  il  partit  à  pas  préci- 
pités par  un  petit  chemin  de  traverse,  jetant 
encore  à  la  manière  des  Parthes  des  phrases 
acérées  où  je  ne  distinguais  que  les  mots  :  ensei- 
gnement moderne...  sorbonnard...   socinien!... 

Quand  nous  nous  retrouvâmes  au  dîner, 
il  gardait  un  air  renfrogné,   mais   en  sortant 


y 


124  ISABELLE 

de  table  il  vint  à  moi  en  souriant  et  me  tendit 

une  main  qu'en  souriant  aussi  je  serrai. 

La  soirée  me  parut  plus  morne  encore  qu'à 
l'ordinaire.  Le  baron  geignait  doucement  au 
coin  du  feu;  Monsieur  Floche  et  l'abbé  pous- 
saient leurs  pions  sans  mot  dire.  Du  coin 
de  l'œil  je  voyais  Casimir,  la  tête  enfouie 
dans  ses  mains,  saliver  lentement  sur  son 
livre  que  par  in!>tants  il  épongeait  d'un  coup 
de  mouchoir.  Je  ne  prêtais  à  la  partie  de  bési- 
gue  que  ce  qu'il  fallait  d'attention  pour  ne 
pas  faire  perdre  trop  ignominieusement  ma 
partenaire;  Madame  Floche  s'apercevait  et 
s'inquiétait  de  mon  ennui;  elle  faisait  de  grands 
efforts  pour  animer  un  peu  la  partie  : 

—  Allons,  Olympe!  c'eft  à  vous  de  jouer. 
Vous  dormez? 

Non  ce  n'était  pas  le  sommeil,  mais  la  mort 
dont  je  sentais  déjà  le  ténébreux  engourdisse- 
ment glacer  mes  hôtes;  et  moi-même,  une 
angoisse,  une  sorte  d'horreur,  m'étreignait. 
O  printemps!  ô  vents  du  large,  parfums  volup- 


ISABELLE  125 

tueux,  musiques  aérées,  juqu'ici  vous  ne  par- 
viendrez plus  jamais!  me  disais-je;  et  je  son- 
geais à  vous,  Isabelle.  De  quelle  tombe  aviez- 
vous  su  vous  évader!  vers  quelle  vie?  Là,  dans 
la  calme  clarté  de  la  lampe,  je  vous  imaginais, 
sur  vos  doigts  délicats,  laissant  peser  votre 
front  pâle;  une  boucle  de  cheveux  noirs  touche, 
caresse  votre  poignet.  Comme  vos  yeux  regar- 
dent loin!  de  quel  ennui  sans  nom  de  votre 
chair  et  de  votre  âme,  raconte-t-il  la  plainte, 
ce  soupir  qu'ils  n'entendent  pas?  Et  de  moi- 
même,  à  mon  insu,  s'échappait  un  soupir 
énorme  qui  tenait  du  bâillement,  du  sanglot, 
de  sorte  que  Madame  de  Saint-Auréol,  jetant 
son  dernier  atout  sur  la  table,  s'écriait  : 

—  Je  crois  que  Monsieur  Lacase  a  grande 
envie  de  s'en  aller  coucher.  —  Pauvre  femme! 

Cette  nuit  je  fis  un  rêve  absurde;  un  rêve 
qui  n'était  d'abord  que  la  continuation  de  la 
réalité   : 
~   La  soirée  n'était  pas  achevée;  j'étais  encore 


y 


126  ISABELLE 

dans  le  salon,  près  de  mes  hôtes,  mais  à  eux 
s'adjoignait  une  société  dont  le  nombre 
incessamment  croissait,  bien  que  je  ne  visse 
point  précisément  arriver  de  personnes  nou- 
velles; je  reconnaissais  Casimir  assis  à  la  table 
devant  un  jeu  de  patience  vers  lequel  trois  ou 
quatre  figures  se  penchaient.  On  parlait  à  voix 
basse,  de  sorte  que  je  ne  distinguais  aucune 
phrase,  mais  je  comprenais  que  chacun  signa- 
lait à  son  voisin  quelque  chose  d'extraordi- 
naire et  dont  le  voisin  à  son  tour  s'étonnait; 
l'attention  se  portait  vers  un  point,  là  près  de 
Casimir,  où  tout  à  coup,  je  reconnus,  assise  à 
table  (comment  ne  l'avais-je  pas  distinguée  plus 
tôt?)  Isabelle  de  Saint-Auréol.  Seule  parmi  les 
costumes  sombres,  elle  était  vêtue  tout  en 
blanc.  D'abord  elle  m'apparut  charmante,  assez 
semblable  à  ce  que  la  montrait  le  médaillon; 
mais  au  bout  d'un  inStant  j'étais  frappé  par 
l'immobilité  de  ses  traits,  la  fixité  de  son  regard, 
et  soudain  je  comprenais  ce  que  l'on  se  chu- 
chotait à  l'oreille  :  ce  n'était  pas  là  la  véritable 


ISABELLE  127 

Isabelle,  mais  une  poupée  à  sa  ressemblance, 
qu'on  mettait  à  sa  place  durant  l'absence  de 
la  vraie.  Cette  poupée  à  présent  me  paraissait 
affreuse;  j'étais  gêné  jusqu'à  l'angoisse  par 
son  air  de  prétentieuse  g^tupidité;  on  l'eût  dite 
immobile,  mais,  tandis  que  je  la  regardais  fixe- 
ment, je  la  voyais  lentement  pencher  de  côté, 
pencher...  elle  allait  chavirer,  quand  Mademoi- 
selle Olympe,  s'élançant  de  l'autre  extrémité  du 
salon,  se  courba  jusqu'à  terre,  souleva  la  housse 
du  fauteuil  et  remonta  je  ne  sais  quel  rouage 
qui  faisait  un  grincement  bizarre  et  remettait 
le  mannequin  d'aplomb  en  communiquant  à 
ses  bras  une  grotesque  gesticulation  d'auto- 
mate. Puis  chacun  se  leva,  l'heure  étant  sonnée 
du  couvre-feu;  on  allait  laisser  la  fausse  Isa- 
belle là  seule;  en  partant  chacun  la  saluait  à  la 
turque,  excepté  le  baron  qui  s'approcha  irré- 
vérencieusement, lui  saisit  à  pleine  main  la 
perruque  et  lui  appliqua  sur  le  sinciput  deux 
gros  baisers  sonores  en  rigolant.  Dès  que  la 
société  avait  achevé  de  déserter  le  salon  —  et 


/ 


128  ISABELLE 

j'avais  vu  sortir  une  foule  —  dès  que  l'obscu- 
rité s'ctait  faite,  je  voyais,  oui,  dans  l'obscurité, 
je  voyais  la  poupée  pâlir,  frémir  et  prendre  vie. 
Elle  se  soulevait  lentement,  et  c'était  Mademoi- 
selle de  Saint-Auréol  elle-même;  elle  glissait 
à  moi  sans  bruit;  tout  à  coup  je  sentais  autour 
de  mon  cou  ses  bras  tièdes,  et  je  me  réveillais 
dans  la  moiteur  de  son  haleine  au  moment  I 
qu'elle  me   disait   :  j 

—  Pour  eux  je  fais  l'absente,  mais  pour  toi 
je  suis  là.  j 

Je  ne  suis  ni  super^itieux  ni  craintif;  si  je 
rallumai  ma  bougie,  ce  fut  pour  chasser  de  mes 
yeux  et  de  mon  cerveau  cette  obsédante  image; 
j'y  eus  du  mal.  Malgré  moi  j'épiais  tous  les  î 
bruits.  Si  elle  était  là  pourtant!  En  vain  je  ; 
m'efforçai  de  lire;  je  ne  pouvais  prêter  attention 
à  rien  d'autre;  c'e^t  en  pensant  à  elle  que  je  me 
rendormis  au  matin. 


Ainsi  retombaient  les  sursauts  de  ma  curio- 
sité amoureuse.  Je  ne  pouvais  pourtant  différer 
plus  longtemps  un  départ  que  de  nouveau  j'avais 
annoncé  à  mes  hôtes,  et  ce  jour  était  le  dernier 
que  je  devais  passer  à  la  Quartfourche.  Ce  jour- 
là... 

Nous  sommes  à  déjeuner.  L'on  attend  le 
courrier  que  Delphine,  la  femme  de  Gratien, 
reçoit  du  faéfeur  et  nous  apporte  d'ordinaire 
peu  d'infants  avant  le  dessert.  C'e^t  à  Madame 
Floche,  je  vous  l'ai  dit,  qu'elle  le  remet;  puis 
celle-ci  répartit  les  lettres  et  tend  le  Journal  des 


A.    GIDE.    ISABELLE. 


/ 


I50  ISABELLE 

Débats  à  Monsieur  Floche,  qui  disparaît  der- 
rière jusqu'à  ce  que  nous  nous  levions  de  table. 
Ce  jour-là,  une  enveloppe  mauve,  prise  à  demi 
dans  la  bande  du  journal,  s'échappe  du  paquet 
et  va  voler  sur  la  table  près  de  l'assiette  de 
Madame  Floche;  j'ai  ju§te  le  temps  de  recon- 
naître la  grande  écriture  dégingandée  qui,  la 
veille,  m'avait  fait  déjà  battre  le  cœur;  Madame 
Floche  aussi,  apparemment,  l'a  reconnue;  elle 
fait  un  ge^te  précipité  pour  couvrir  l'enveloppe 
avec  son  assiette;  l'assiette  s'en  va  cogner  un 
verre,  qui  se  brise  et  répand  du  vin  sur  la 
nappe;  tout  cela  fait  un  grand  vacarme  et  la 
bonne  Madame  Floche  profite  de  la  confusion 
générale  pour  subtiliser  l'enveloppe  dans  sa 
mitaine. 

—  J'ai  voulu  écraser  une  araignée,  dit-elle 
gauchement  comme  un  enfant  qui  s'excuse. 
(Elle  appelle  indifféremment  :  araignées,  les 
cloportes  et  les  perce-oreilles  qui  s'échappent 
parfois  de  la  corbeille  de  fruits.) 

—  Et   je   parie   que   vous   l'ave  i   manquée, 


ISABELLE  131 

dit  Madame  de  Saint-Auréol  d'un  ton  aigre, 
en  se  levant  et  jetant  sa  serviette  non  piiée  sur 
la  table.  Vous  viendrez  dans  le  salon  me  re- 
joindre, ma  sœur.  Ces  Messieurs  m'excuseront  : 
j'ai  ma  crampe  de  nombril. 

Le  repas  s'achève  en  silence.  Monsieur  Flo- 
che n'a  rien  vu,  Monsieur  de  Saint-Auréol 
rien  compris;  Mademoiselle  Verdure  et  l'abbé 
gardent  les  yeux  fixés  sur  leur  assiette;  si  Casi- 
mir ne  se  mouchait  pas,  je  crois  qu'on  le  verrait 
pleurer... 

Il  fait  presque  tiède.  On  a  porté  le  café  sur 
la  petite  terrasse  que  forme  le  perron  du  salon. 
Je  suis  seul  à  en  prendre  avec  Mademoiselle 
Verdure  et  l'abbé;  du  salon  où  sont  enfermées 
ces  deux  dames,  des  éclats  de  voix  nous  par- 
viennent; puis  plus  rien;  ces  dames  sont 
montées. 

C'e^  alors,  s'il  me  souvient  bien,  qu'éclata 
la  ca^tille  du  hêtre-à-feuille-de-persil. 

Mademoiselle    Verdure    et    l'abbé    vivaient 


/ 


152  ISABELLE 

en  état  de  guerre.  Les  combats  n'étaient  pas 
bien  sérieux  et  l'abbé  ne  faisait  qu'en  rire; 
mais  rien  n'irritait  tant  Mademoiselle  Ver- 
dure que  le  ton  persifleur  qu'il  prenait  alors; 
elle  se  découvrait  à  tous  coups  et  l'abbé  tirait 
dans  le  vif.  Presque  aucun  jour  ne  passait  sans 
qu'éclatât  entre  eux  quelqu'une  de  ces  escar- 
mouches que  l'abbé  nommait  des  "  ca^tilles  ". 
Il  prétendait  que  la  vieille  fille  en  avait  besoin 
pour  sa  santé;  il  la  faisait  monter  à  l'arbre 
comme  on  emmène  un  chien  faire  un  tour.  Il 
n'y  apportait  peut-être  pas  de  méchanceté,  mais 
certainement  de  la  malice  et  s'y  m^ontrait  assez 
provocant.  Cela  les  occupait  tous  deux  et  assai- 
sonnait  leur   journée. 

Le  petit  incident  du  dessert  nous  avait  laisses 
nerveux.  Je  cherchais  une  diversion  et,  tandis 
que  l'abbé  versait  les  tasses,  ma  main  rencontra 
dans  la  poche  de  mon  veston  un  paquet  de 
feuilles,  ramille  d'un  arbre  bizarre  qui  croissait  | 
près  de  la  grille  d'entrée  et  que  j'avais  cueillie 
le  matin  pour  en  demander  le  nom  à  Made- 


ISABELLE  155 

•moiselle  Verdure;  non  que  je  fusse  bien  curieux 
de  le  connaître,  mais  elle  se  trouvait  flattée 
qu'on  fît  appel  à  son  savoir. 
-Car  elle  s'occupait  de  botanique.  Certains 
"jours  elle  partait  herboriser,  portant  en  ban- 
■  l'doulière  sur  ses  robustes  épaules  une  boîte 
:verte  qui  lui  donnait  l'aspeél  bizarre  d'une 
cantinière;  elle  passait  entre  son  herbier  et 
<sa  "  loupe  montée  "  le  temps  que  lui  laissaient 
les  soins  domestiques...  Donc  Mademoiselle 
Olympe  prit  la  ramille  et  sans  hésiter  : 

—  Ceci,  déclara-t-elle,  c'e§t  du  hêtre-à-feuille- 
de-persil. 

—  Curieuse  appellation!  hasardai-je;  ces 
feuilles  lancéolées  n'ont  pourtant  aucun  rap- 
port avec  celles  du... 

L'abbé  depuis  un  instant  souriait  avec  per- 
tinence : 

—  C'eSt    ainsi    qu'on   appelle    à   la    Quart- 
.  fourche    'e     Fa^us    persicijolia^     fit-il     comme 

négligemment.  Mademoiselle  Verdure  soubre- 
sauta  : 


/ 


134  ISABELLE 

—  Je  ne  vous  savais  pas  si  tort  en  botani- 
que. 

—  Non;  mais  j'entends  un  peu  le  latin. 
Puis,  incliné  vers  moi  :  Ces  dames  sont  vic- 
times d'un  involontaire  calembour.  Persicus, 
chère  Mademoiselle,  persicus  veut  dire  pêcher, 
non  persil.  Le  Vagus  pers'icijolia  dont  Monsieur 
Lacase  remarquait  les  feuilles  qu'il  appelle  si 
justement  lancéolées,  le  ¥agus  persicifolia  e§t  un 
"  hêtre  à  feuilles  de  pêcher  ". 

Mademoiselle  Olympe  était  devenue  cra- 
moisie :  le  calme  qu'affedait  l'abbé  achevait 
de  la  décomposer. 

—  La  vraie  botanique  ne  s'occupe  pas  des 
anomalies  et  des  monstruosités,  sut-elle  trou- 
ver à  dire  sans  tourner  un  regard  vers  l'abbé; 
puis  vidant  sa  tasse  d'un  trait  elle  partit  en 
coup  de  vent. 

L'abbé  avait  froncé  sa  bouche  en  cul  de 
poule,  d'où  s'échappaient  des  manières  de 
petits  pets.  J'avais  grand-peine  à  retenir  mon 
rire. 


ISABELLE  135 

—  Seriez-vous   méchant,    Monsieur   Tabbé? 

—  Mais  non!  mais  non...  Cette  bonne 
demoiselle,  qui  ne  prend  pas  assez  d'exercice, 
a  besoin  qu'on  lui  fouette  le  sang.  Elle  e§t  très 
combative,  croyez-moi;  quand  je  re^te  trois 
jours  sans  pousser  ma  pointe  c'e^t  elle  qui  vient 
ferrailler.  A  la  Quartfourche  les  distrayions 
ne  sont  pas  si  nombreuses!... 

Et  tous  deux  alors,  sans  parler,  nous  com- 
mençâmes de  penser  à  la  lettre  du  déjeuner. 

—  Vous  avez  reconnu  cette  écriture?  me 
hasardai-je  à  demander  enfin. 

11  haussa  les  épaules  : 

—  Un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  c'e^ 
la  lettre  qu'on  reçoit  à  la  Quartfourche  deux 
fois  par  an,  après  le  paiement  des  fermages, 
et  par  laquelle  elle  annonce  à  Madame  Floche 
sa  venue. 

—  Elle  va  venir?  m'écriai-je. 

—  Calmez-vous!  Calmez-vous  :  vous  ne 
la  verrez  pas. 

—  Et  pourquoi  ne  la  pourrai-je  point  voir? 


/ 


136  ISABELLE 

—  Parce  qu'elle  vient  au  milieu  de  la  nuit, 
qu'elle  repart  presque  aussitôt,  qu'elle  fuit  les 
regards  et...  méfiez-vous  de  Gratien.  Son 
regard  me  scrutait  :  je  ne  bronchai  point;  il 
reprit  sur  un  ton  irrité  : 

—  Vous  ne  tiendrez  aucun  compte  de  ce 
que  je  vous  en  dis;  je  le  vois  à  votre  air;  mais 
vous  êtes  averti.  Allez!  faites  à  votre  guise; 
demain  matin  vous  m'en  donnerez  des  nou- 
velles. 

Il  se  leva,  me  laissa,  sans  que  j'aie  pu  démê- 
ler s'il  cherchait  à  refréner  ma  curiosité  ou 
s'il  ne  s'amusait  pas  à  l'éperonner  au  contraire. 

Jusqu'au  soir  mon  esprit,  dont  je  renonce 
à  peindre  le  désordre,  fut  uniquement  occupé 
par  l'attente.  Pouvais-je  aimer  vraiment  Isa- 
belle? Non  sans  doute,  mais,  amusé  jus- 
qu'au cœur  par  une  excitation  si  violente, 
comment  ne  me  fussé-je  pas  mépris?  recon- 
naissant à  ma  curiosité  toute  la  frémissante 
ardeur,  la  fougue,  l'impatience  de  l'amour. 
Les  dernières  paroles  de  l'abbé  n'avaient  sen  i 


ISABELLE  137 

qu'à  me  Stimuler  davantage;  que  pouvait 
contre  moi  Gratien?  J'aurais  traversé  fourré 
d'épines    et    brasiers! 

Certainement  quelque  chose  d'anormal  se 
préparait.  Ce  soir-Là  personne  ne  proposa  de 
partie.  Sitôt  après  souper,  Madame  de  Saint- 
Auréol  commença  de  se  plaindre  de  ce  qu'elle 
appelait  "  sa  gaêtérite  "  et  se  retira  sans  façons, 
tandis  que  Mademoiselle  Verdure  lui  prépa- 
rait une  infusion.  Peu  d'instants  après.  Mada- 
me Floche  envoya  se  coucher  Casimir;  puis, 
sitôt  que  l'enfant  fut  parti  : 

—  Je  crois  que  Monsieur  Lacase  a  grande 
envie  d'en  faire  autant;  il  a  l'air  de  tomber 
de  sommeil. 

Et  comme  je  ne  répondais  pas  assez  prompte- 
ment  à  son  invite  : 

—  Ah!  je  crois  qu'aucun  de  nous  ne  va 
prolonger  bien  tard  la  veillée. 

Mademoiselle  Verdure  se  leva  pour  allu- 
mer les  bougeoirs;  l'abbé  et  moi  nous  la  sui- 
vîmes; je  vis  Madame  Floche  se  pencher  sur 


/ 


138  ISABELLE 

l'épaule  de  son  mari  qui  sommeillait  au  coin 
du  feu  dans  la  berline;  il  se  leva  tout  aussitôt, 
puis  entraîna  par  le  bras  le  baron  qui  se  laissa 
faire,  comme  s'il  comprenait  ce  que  cela  signi- 
fiait. Sur  le  palier  du  premier  étage,  où  chacun, 
muni  d'un  bougeoir,  se  retirait  de  son  côté  : 

—  Bonne  nuit!  Dormez  bien  —  me  dit 
l'abbé  avec  un  sourire  ambigu. 

Je  refermai  la  porte  de  ma  chambre;  puis 
j'attendis.  Il  n'était  encore  que  neuf  heures. 
J'entendis  monter  Madame  Floche,  puis  Ma- 
demoiselle Verdure.  Il  y  eut  sur  le  palier,  entre 
Madame  Floche  et  Madame  de  Saint-Auréol 
qui  était  ressortie  de  sa  chambre,  reprise  d'une 
querelle  assez  vive,  trop  loin  de  moi  pour  que 
j'en  pusse  di^inguer  les  paroles;  puis  un  bruit 
de  portes  claquées;  puis  rien. 

Je  m'étendis  sur  mon  lit  pour  mieux  réflé- 
chir. Je  songeais  à  l'ironique  souhait  de  bon 
sommeil  dont  l'abbé  avait  accompagné  sa 
dernière  poignée  de  main;  j'aurais  voulu 
savoir  si  lui,  de  son  côté,  s'apprêtait  au  som- 


ISABELLE  139 

me,  ou  si  cette  curiosité  qu'il  se  défendait 
d'avoir  devant  moi,  il  allait  lui  lâcher  la  bride?... 
mais  il  couchait  dans  une  autre  partie  du  châ- 
teau, faisant  pendant  à  celle  que  j'occupais,  et 
où  aucun  motif  plausible  ne  m'appelait.  Pour- 
tant, qui  de  nous  deux  serait  le  plus  penaud, 
si  nous  nous  surprenions  l'un  l'autre  dans  le 
couloir?'*...  Ainsi  méditant  il  m'advint  quelque 
chose  d'inavouable,  d'absurde,  de  confondant  : 
je  m'endormis. 

Oui,  moins  surexcité  sans  doute  qu'épuisé 
par  l'attente  et  fatigué  en  outre  par  la  mau- 
vaise nuit  de  la  veille,  je  m'endormis  profon- 
dément. 

Le  crépitement  de  la  bougie  qui  achevait 
de  se  consumer  m'éveilla;  ou,  peut-être,  vague- 
ment perçu  à  travers  mon  sommeil,  un  ébran- 
lement sourd  du  plancher  :  certainement  quel- 
qu'un avait  marché  dans  le  couloir.  Je  me  dressai 
sur  mon  séant.  Ma  bougie  à  ce  moment  s'étei- 
gnit; je  demeurai,  dans  le  noir,  tout  pantois. 


/ 


I40  ISABELLE 

Je  n'avais  plus  pour  m'éclairer  que  quelques 
allumettes;  j'en  grattai  une  afin  de  regarder 
à  ma  montre  :  il  était  près  d'onze  heures  et 
demie;  j'écarquillai  l'oreille...  plus  un  bruit. 
A  tâtons  je  gagnai  la  porte  et  l'ouvris.  ■  - 

Non,  le  cœur  ne  me  battait  point;  je  me  sen- 
tais de  corps  agile,  impondérable;  d'esprit 
calme,    subtil,    résolu. 

A  l'autre  extrémité  du  couloir,  une  grande 
fenêtre  versait  jusqu'à  moi  une  clarté  non  point 
égale  comme  celle  des  nuits  tranquilles,  mais 
palpitante  et  défaillante  par  instants,  car  le  ciel 
était  pluvieux  et,  devant  la  lune,  le  vent  char- 
riait d'épais  nuages.  Je  m'étais  déchaussé; 
j'avançais  sans  bruit...  Je  n'avais  pas  besoin 
d'y  voir  davantage  pour  gagner  le  po§te  d'ob- 
servation que  je  m'étais  ménagé  :  c'était,  à 
côté  de  celle  de  Madame  Floche,  où  vraisem- 
blablement se  tenait  le  conciliabule,  une  petite 
chambre  inhabitée,  qu'avait  occupée  d'abord 
Monsieur  Floche  (il  préférait  à  présent  le  voi- 
sinage de  ses  livres  à  celui  de  sa  femme);  la 


ISABELLE  141 

porte  de  communication,  dont  j'avais  soigneu- 
sement tiré  le  verrou  pour  me  mettre  à  l'abri 
d'une  surprise,  avait  un  peu  fléclii,  et  je  m'étais 
assuré  qu'immédiatement  sous  le  chambranle 
je  pouvais  glisser  mon  regard;  il  me  fallait, 
pour  y  atteindre,  me  jucher  sur  une  com- 
mode que  j'avais  poussée  tout  auprès. 

A  présent  passait  par  cette  fente  un  peu  de 
lumière  qui,  renvoyée  par  le  plafond  blanc, 
me  permettait  de  me  guider.  Je  retrouvai  tout 
comme  je  l'avais  laissé  dans  le  jour.  Je  me  hissai 
sur  la  commode,  plongeai  mes  regards  dans  la 
chambre   voisine... 

Isabelle  de  Saint-Auréol  était  là. 

Elle  était  devant  moi,  à  quelques  pas  de 
moi...  Elle  était  assise  sur  un  de  ces  disgra- 
cieux sièges  bas  sans  dossier,  qu'on  appelait 
je  crois  des  "  poufs  ",  dont  la  présence  éton- 
nait un  peu  dans  cette  chambre  ancienne  et 
que  je  ne  me  souvenais  point  d'y  avoir  vu 
lorsque    j'étais   entré   porter    des    fleurs.    Ma- 


/ 


142  ISABELLE 

dame  Floche  se  tenait  enfoncée  dans  un  grand 
fauteuil  en  tapisserie;  une  lampe  posée  sur  un 
guéridon  près  du  fauteuil  les  éclairait  discrè- 
tement toutes  deux.  Isabelle  me  tournait  le 
dos;  elle  s'inclinait  en  avant,  presque  cou- 
chée sur  les  genoux  de  sa  vieille  tante,  de  sorte 
que  d'abord  je  ne  vis  pas  son  visage;  bientôt 
elle  releva  la  tête.  Je  m'attendais  à  la  trouver 
davantage  vieillie;  pourtant  je  reconnaissais 
à  peine  en  elle  la  jeune  fille  du  médaillon; 
non  moins  belle  sans  doute,  elle  était  d'une 
beauté  très  différente,  plus  terrestre  et  comme 
humanisée;  l'angélique  candeur  de  la  minia- 
ture le  cédait  à  une  langueur  passionnée,  et  je 
ne  sais  quel  dégoût  froissait  le  coin  de  ses 
lèvres  que  le  peintre  avait  dessinées  entrou- 
vertes. Un  grand  manteau  de  voyage,  une  sorte 
de  waterproof,  d'une  étoffe  assez  commune 
semblait-il,  la  recouvrait,  mais  relevé  de  côté, 
laissait  voir  une  jupe  noire  de  taffetas  luisant 
sur  lequel  sa  main  dégantée,  qu'elle  laissait 
pendre  et   qui   tenait   un   mouchoir  chiffonné, 


ISABELLE  145 

paraissait  extraordinairement  pâle  et  fragile. 
Une  petite  capote  de  feutre  et  de  plumes  moi- 
rées, à  brides  de  taffetas,  la  coiffait;  une  boucle 
de  cheveux  très  noirs,  repassait  par-dessus  la 
bride  et,  dès  qu'elle  baissait  la  tête,  revenait 
en  avant  cacher  la  tempe.  On  l'aurait  dite 
en  deuil  sans  un  ruban  vert  scarabée  qu'elle 
portait  autour  du  cou.  Madame  Floche  ni  elle  ne 
disaient  rien;  mais,  de  sa  main  droite,  Isabelle 
caressait  le  bras,  la  main  de  Madame  Floche  et 
l'attirait  à  elle,  et  puis  la  couvrait  de  baisers. 
A  présent  elle  secouait  la  tête  et  ses  boucles 
flottaient  de  gauche  à  droite;  alors,  comme  si 
elle  reprenait  une  phrase  : 

—  Tous  les  moyens,  dit-elle;  j'ai  vraiment 
essayé  tous  les  moyens;  je  te  jure  que... 

—  Ne  jurez  point,  ma  pauvre  enfant;  je 
vous  crois  sans  cela,  interrompit  la  pauvre 
vieille  en  lui  posant  la  main  sur  le  front. 
Toutes  deux  parlaient  à  voix  très  basse  comme 
si  elles  eussent  craint  d'être  entendues. 

Madame  Floche  se  redressa,  repoussa  dou- 


144  ISABELLE 

cernent  sa  nièce,  et,  s'appuyant  sur  les  deux 
bras  de  son  fauteuil,  se  leva.  Mademoiselle  de 
Saint-Auréol  se  leva  pareillement,  et  tandis 
que  sa  tante  se  dirigeait  vers  le  secrétaire  d'où 
Casimir,  avant-hier,  avait  sorti  le  médaillon, 
elle  fit  quelques  pas  dans  le  même  sens,  s'ar- 
rêta devant  une  console  qui  supportait  un 
grand  miroir  et,  pendant  que  la  vieille  fouillait 
dans  un  tiroir,  s'avisant  à  son  reflet  du  ruban 
émeraude  qu'elle  portait  autour  du  cou,  elle  le 
détacha  prestement,  le  roula  autour  de  son 
doigt...  Avant  que  Madame  Floche  ne  se  fût 
retournée,  le  ruban  vif  avait  disparu,  Isabelle 
avait  pris  une  attitude  méditative,  les  mains 
retombées  et  croisées  devant  elle,  le  regard 
perdu... 

La  pauvre  vieille  Floche  tenait  encore  d'une 
main  son  trousseau  de  clefs,  de  l'autre  la  mai- 
gre liasse  qu'elle  avait  été  quérir  dans  le  tiroir; 
elle  allait  se  rasseoir  dans  son  fauteuil,  quand 
la  porte,  en  face  de  celle  où  j'étais  poSté,  s'ou- 
vrit brusquement  toute  grande  —  et  je  faillis 


ISABELLE  145 

crier  de  Stupeur.  La  baronne  apparaissait  dans 
l'embrasure,  guindée,  décolletée,  fardée,  en 
grand  coîTtume  d'apparat  et  le  chef  surmonté 
d'une  sorte  de  plumeau-marabout  gigantesque. 
Elle  brandissait  de  son  mieux  un  grand  candé- 
labre à  six  branches,  toutes  bougies  allumées, 
qui  la  baignait  d'une  tremblotante  lumière, 
et  répandait  des  pleurs  de  cire  sur  le  plancher, 
A  bout  de  forces  sans  doute,  elle  commença 
par  courir  poser  le  candélabre  sur  la  console 
devant  la  glace;  puis  reprenant  en  quatre 
petits  bonds  sa  position  dans  l'embrasure,  elle 
s'avança  de  nouveau,  à  pas  rythmés,  solennelle, 
portant  loin  devant  elle  étendue  sa  main  chargée 
d'énormes  bagues.  Au  milieu  de  la  chambre 
elle  s'arrêta,  se  tourna  tout  d'une  pièce  du 
côté  de  sa  fille,  le  ge^te  toujours  tendu,  et,  avec 
une  voix  aiguë  à  percer  les  murailles  : 

—  Arrière  de  moi,  fille  ingrate!  Je  ne  me 
laisserai  plus  émouvoir  par  vos  larmes,  et  vos 
protestations  ont  perdu  pour  jamais  le  chemin 
de  mon   cœur. 


/ 


146  ISABELLE 

Tout  cela  était  débité,  crié  sur  le  même  faus- 
set sans  nuances.  Isabelle  cependant  s'était  jetée 
aux  pieds  de  sa  mère,  dont  elle,  avait  saisi  la 
jupe,  et  la  tirait,  découvrant  deux  ridicules 
petits  escarpins  de  satin  blanc,  cependant  que 
de  son  front  elle  heurtait  le  plancher  qu'un 
tapis  recouvrait  à  cet  endroit.  Madame  de 
Saint-Auréol  ne  baissa  pas  les  yeux  un  instant, 
continua  de  lancer  droit  devant  elle  des  regards 
aigus  et  glacés  comme  sa  voix  : 

—  Ne  vous  aura-t-il  pas  suffi  d'apporter 
au  foyer  de  vos  parents  la  misère;  prétendez- 
vous  poursuivre  plus  loin  les... 

Ici  brusquement  la  voix  lui  manqua;  alors 
se  tournant  vers  Madame  Floche  qui  se  fai- 
sait toute  petite  et  qui  tremblait  dans  son 
fauteuil   : 

—  Et  quant  à  vous,  ma  sœur,  si  vous  avez 
encore  la  faiblesse...  —  puis  se  reprenant  :  — 
Si  vous  avez  la  coupable  faiblesse  de  céder 
encore  à  ces  supplications,  fût-ce  pour  un 
baiser,  fût-ce  pour  une  obole,  aussi  vrai  que  je 


ISABELLE  147 

uis  votre  sœur  aînée,  je  vous  quitte,  je  recom- 
nande  à  Dieu  mes  pénates,  et  je  ne  vous  revois 
le  ma  vie. 

J'étais  comme  au  speftacle.  Mais  puis- 
qu'elles ne  se  savaient  pas  observées,  pour 
pi  ces  deux  marionnettes  jouaient-elles  la 
ragédie?  Les  attitudes  et  les  ge^es  de  la 
ïlle  me  paraissaient  aussi  exagérés,  aussi  faux 
:jue  ceux  de  la  mère...  Celle-ci  me  faisait  face, 
de  sorte  que  je  voyais  de  dos  Isabelle  qui,  pros- 
:ernée,  gardait  sa  pose  d'E^ther  suppliante; 
tout  à  coup  je  remarquai  ses  pieds  :  ils  étaient 
chaussés  en  pou-de-soie  couleur  prune,  autant 
qu'il  me  sembla  et  que  l'on  en  pouvait  juger 
encore  sous  la  couche  de  boue  qui  recouvrait 
les  bottines;  au-dessus,  un  bas  blanc,  où  le 
volant  de  la  jupe,  en  se  relevant,  mouillé,  fan- 
geux, avait  fait  une  traînée  sale...  Et  soudain, 
plus  haut  que  la  déclamation  de  la  vieille, 
retentit  en  moi  tout  ce  que  ces  pauvres  objets 
racontaient  d'aventureux,  de  misérable.  Un 
sanglot  m'étreignit  la  gorge;  et  je  me  promis. 


y 


148  ISABELLE 

quand  Isa  quitterait  la  maison,  de  la  suivre  à 

travers    le    jardin. 

Madame  de  Saint-Auréol  cependant  avait 
fait  trois  pas  vers  e  fauteuil  de  Madame  Flo- 
che : 

—  Allons!  donnez-moi  ces  billets!  Pen- 
sez-vous que  sous  votre  mitaine  je  ne  voie 
pas  se  froisser  le  papier?  Me  croyez- vous 
aveugle,  ou  folle?  Donnez-moi  cet  argent,  vous 
dis-je!  —  Et,  mélodramatiquement,  appro- 
chant les  billets  dont  elle  s'était  emparée,  de 
la  flamme  d'une  des  bougies  du  candélabre  : 
—  Je  préférerais  brûler  le  tout  (faut-il  dire 
qu'elle  n'en  faisait  rien)  plutôt  que  de  lui  donner 
un  liard. 

Elle  glissa  les  billets  dans  sa  poche  et  reprit 
son  geSte   déclamatoire   : 

—  Fille  ingrate!  Fille  dénaturée!  Le  che- 
min qu'ont  pris  mes  bracelets  et  mes  colliers, 
vous  saurez  l'apprendre  à  mes  bagues!  —  Ce 
disant,  d'un  ge^te  habile  de  sa  main  étendue, 
elle  en  fit  tomber  deux  ou  trois  sur  le  tapis. 


ISABELLE  149 

Comme  un  chien  affamé  se  jette  sur  un  os, 
Isabelle  s'en  saisit. 

—  Partez,  à  présent  :  nous  n'avons  plus 
rien  à  nous  dire,  et  je  ne  vous  reconnais 
plus. 

Puis  ayant  été  prendre  un  éteignoir  sur  la 
table  de  nuit,  elle  en  coiffa  successivement 
chaque  bougie  du  candélabre,  et  partit. 

La  pièce  à  présent  paraissait  sombre.  Isa- 
belle cependant  s'était  relevée;  elle  passait 
ses  doigts  sur  ses  tempes,  rejetait  en  arrière 
ses  boucles  éparses  et  rajustait  son  chapeau. 
D'une  secousse  elle  remonta  son  manteau  qui 
avait  un  peu  glissé  de  ses  épaules,  et  se  pencha 
vers  Madame  Floche  pour  lui  dire  adieu.  Il 
me  parut  que  la  pauvre  femme  cherchait  à 
lui  parler,  mais  c'était  d'une  voix  si  faible 
que  je  ne  pus  rien  distinguer.  Isabelle  sans 
rien  dire  pressa  une  des  tremblantes  mains 
de  la  vieille  contre  ses  lèvres.  Un  instant 
après  je  m'élançais  à  sa  poursuite  dans  le 
couloir. 


,/ 


i.jo  ISABELLE 

Au  moment  de  descendre  l'escalier,  un 
bruit  de  voix  m'arrêta.  Je  reconnus  celle  de 
Mademoiselle  Verdure  qu'Isabelle  avait  dcjà 
rejointe  dans  le  vestibule,  et  je  les  aperçus 
toutes  deux  en  me  penchant  par-dessus  la 
rampe.  Olympe  Verdure  tenait  une  petite 
lanterne  à  la  main. 

—  Tu  vas  partir  sans  l'embrasser?  disait- 
elle,  —  et  je  compris  qu'il  s'agissait  de 
Casimir.  —  Tu  ne  veux  donc  pas  le 
voir? 

—  Non,  Loly;  je  suis  trop  pressée.  Il  ne 
doit  pas  savoir  que  je  suis  venue. 

Il  y  eut  un  silence,  une  pantomime  que 
d'abord  je  ne  compris  pas  bien.  La  lanterne 
s'agita  projetant  des  ombres  bondissantes. 
Mademoiselle  Verdure  s'avançant,  Isabelle  se 
reculant,  toutes  deux  se  déplacèrent  de  quel- 
ques pas;  puis  j'entendis  : 

—  Si;  si;  en  souvenir  de  moi.  Je  le  gardais 
depuis  longtemps.  A  présent  que  je  suis  vieille, 
qu'est-ce  que  je  ferais  de  cela? 


ISABELLE  151 

—  Loly!  Loly!  Vous  êtes  ce  que  je  laisse 
ici  de  meilleur. 

Mademoiselle  Verdure  la  pressait  entre  ses 
bras  : 

—  Ah!  pauvrette!  comme  elle  e^  trempée! 

—  Mon  manteau  seulement...  ce  n'eS^t  rien. 
Laisse-moi  partir  vite. 

—  Prends  un  parapluie  au  moins. 

—  11  ne  pleut  plus. 

—  La   lanterne. 

—  Qu'eSt-ce  que  j'en  ferais?  La  voiture 
e:>t   tout   près.   Adieu. 

—  Allons!  Adieu,  ma  pauvre  enfant!  Que 
Dieu  te...  le  re^te  se  perdit  dans  un  sanglot. 
Mademoiselle  Verdure  rcbta  quelques  instants 
penchée  dans  la  nuit,  et  une  bouffée  d'air 
humide  monta  du  dehors  dans  la  cage  de  l'es- 
calier; puis,  sur  la  porte  refermée,  je  l'entendis 
pousser   les   verrous... 

|e  ne  pouvais  passer  devant  Mademoi- 
selle Verdure.  Gratien  emportait  chaque  soir 
la  clef  de  la  porte  de  la  cuisine.   Une  autre 


7 


152 

ISABELLE 

porte  ouvrait  de  l'autre  côté 

de  la  maison, 

par 

où  facilement  j 

'eusse  pu  sortir,  mais  c'était 

un 

détour  énorme. 

Avant  que  je  ne  l'aie  retrouvée, 

Isabelle  aurait 

déjà  rejoint  sa  voiture.  Ah 

!  si 

de  ma  fenêtre 

je  l'appelais... 

Je  courus  à 

ma 

chambre.    La 

une    était    de 

nouveau    recou-  " 

verte;  guettant 

un  bruit  de 

pas  j'attendis 

un 

instant;  un  souffle  puissant  s'éleva  et,  tandis 
que  Gratien  rentrait  par  la  cuisine,  à  travers 
la  chuchotante  agitation  des  arbres,  j'entendis 
la  voiture  d'Isabelle  de  Saint-Auréol  s'éloi- 
gner. 


VII 


Je  m'étais  mis  fort  en  retard,  et,  sitôt  de 
retour  à  Paris,  s'emparèrent  de  moi  mille 
soucis  qui  déroutèrent  enfin  mes  pensées.  La 
résolution  que  j'avais  prise  de  retourner  l'été 
suivant  à  la  Quartfourche  tempérait  mes 
regrets  de  n'avoir  su  pousser  plus  loin  une 
aventure  que  je  commençais  d'oublier  lors- 
que, vers  la  fin  de  janvier,  je  reçus  un  double 
faire-part.  Les  époux  Floche  avaient  tous 
deux  exhalé  vers  Dieu  leur  âme  tremblante 
et  douce,  à  quelques  jours  d'intervalle.  Je 
reconnus  sur  l'enveloppe  du  faire-part  l'écri- 


/ 


154  ISABELLE 

ture  de  Mademoiselle  Verdure;  mais  c'e^t  à 
Casimir  que  j'envoyai  l'expression  banale  de 
mes  regrets  et  de  ma  sympathie.  Deux  semai- 
nes après  je  reçus  cette  lettre  : 

Mon  cher  Monsieur  Gérard, 

(L'enfant  n'avait  jamais  pu  se  décider  à 
m'appeler  par  mon  nom  de  famille. 

—  Comment  vous  appelez-vous,  vous? 
m'avait-il  demandé  dans  une  promenade,  pré- 
cisément le  jour  où  j'avais  commencé  à  le 
tutoyer. 

—  Mais  tu  le  sais  bien,  Casimir;  je  m'ap- 
pelle Monsieur  Lacase. 

—  Non;  pas  ce  nom-là;  l'autre?  réclamait-il.) 

Vous  êtes  bien  bon  de  m^avoir  écrit,  et  votre 
lettre  a  été  bien  bonne  parce  qu'à  présent  la  Quart- 
fourche  e§i  bien  triBe.  Ma  grand-maman  avait  eu 
Jeudi  une  attaque  et  ne  pouvait  plus  quitter  sa 
chambre;  alors  fîiaman  e§t  revenue  à  la  Quartfourche 
et  rabbé  efi  parti  parce  qu^il  avait  été  curé  du 


ISABELLE  15  î 

Brei^il.  C*efi  après  fa  que  mon  onde  et  ma  tante 
sont  morts.  D'abord  mon  onde  e^  mort^  qui  vous 
aimait  hien^  et  puis  dimandje  après  ma  tante  qui  a 
été  malade  trois  Jours.  Maman  ji'était  plus  là. 
y  étais  tout  seul  avec  Lolj  et  Delphine,  la  femme  de 
Gratien,  qui  m'aime  bien;  et  fa  été  très  triste  parce 
que  ma  tante  ne  voulait  pas  me  quitter.  Mais  il  a 
bien  fallu.  Alors  maintenant  Je  couche  dans  la 
chambre  à  côté  de  Delphine,  parce  que  l^oly  a  été 
rappelée  dans  F  Or  ne  par  son  frère.  Gratien  aussi 
elî  très  bon  pour  moi.  Il  m' a  montré  à  faire  des  bou- 
tures et  des  greffes,  ce  qui  efî  très  amusant,  et  puis 
^'aide  à  abattre  les  arbres. 

Vous  savei^,  votre  petit  papier  ousque  vous 
ave^  écrit  votre  promesse,  il  faut  l'oublier  parce 
qu'il  n'y  aurait  plus  personne  ici  pour  vous  rece- 
voir. Mais  ça  me  fait  beaucoup  de  chagrin  de  ne 
pas  vous  revoir  parce  que  Je  vous  aimais  bien.  JMais 
Je  ne  vous  oublie  pas. 

Votre  petit  ami. 
Casimir. 


/ 


156  ISABELLE 

La  mort  de  Monsieur  er  Madame  Floche 
m'avait  laissé  assez  indifférent,  mais  cette 
lettre  maladroite  et  dépourvue  me  remua.  Je 
n'étais  pas  libre  en  ce  moment,  mais  je  me 
promis,  dès  les  vacances  de  Pâques,  de  pous- 
ser une  reconnaissance  jusqu'à  la  Quartfour- 
che.  Que  m'importait  qu'on  ne  pût  m'y  rece- 
voir? Je  descendrais  à  Pont-l'Évêque  et  louerais 
une  voiture.  Ai-je  besoin  d'ajouter  que  la  pen- 
sée d'y  retrouver  peut-être  la  my^érieuse 
Isabelle  m'y  attirait  autant  que  ma  grande 
pitié  pour  l'enfant.  Certains  passages  de  cette 
lettre  me  restaient  incompréhensibles;  j'en- 
chaînais mal  les  faits...  L'attaque  de  la  vieille, 
l'arrivée  d'Isabelle  à  la  Quartfourche,  le  départ 
de  l'abbé,  la  mort  des  vieux  à  laquelle  leur  nièce 
n'assi^ait  point,  le  départ  de  Mademoiselle  ] 
Verdure...  ne  fallait-il  voir  là  qu'une  suite  fortuite 
d'événements,  ou  chercher  entre  eux  quelque 
rapport?  Ni  Casimir  n'aurait  su,  ni  l'abbé  voulu 
m'en  instruire.  Force  était  d'attendre  avril. 
Dès  mon  second  jour  de  liberté,  je  partis. 


£^ 


ISABELLE  157 

A  la  station  du  Breuil,  j'aperçus  l'abbé 
Santal  qui  s'apprêtait  à  prendre  mon  train; 
je  le  hélai  : 

—  Vous  revoilà  dans  le  pays,  fît-il 

—  Je  ne  pensais  pas  en  effet  y  revenir  si 
tôt. 

Il  monta  dans  mon  compartiment.  Nous 
étions  seuls. 

—  Eh  bien!  Il  y  a  eu  du  nouveau  depuis 
votre   visite. 

—  Oui;  j'ai  appris  que  vous  desserviez  à. 
présent  la  cure  du  Breuil. 

—  Ne  parlons  pas  de  cela;  et  il  étendait 
la  main  d'un  gefte  que  je  reconnus.  Vous  avez 
reçu  un  faire-part? 

—  Et  j'ai  envoyé  aussitôt  mes  condoléances 
à  votre  élève;  c'e§t  par  lui  que  j'ai  eu  ensuite 
des  nouvelles;  mais  il  m'a  peu  renseigné.  J'ai 
failli  vous  écrire  pour  vous  demander  quel- 
ques détails. 

—  Il  fallait  le  faire. 

— ,  J'ai    pensé    que    vous    ne    me    rensci- 


ijS  ISABELLE 

gneriez    pas    volontiers,    ajoutai-je    en     riant. 
Mais,  sans  doute  tenu  à  moins  de  discré- 
tion que  du  temps  où  il  était  à  la  Quartfour- 
che,  l'abbé  semblait  disposé  à  parler. 

—  Croyez-vous  que  c'e^t  malheureux,  ce 
qui  se  passe  là-bas?  dit-il.  Toutes  les  avenues 
vont  y   passer! 

Je  ne  comprenais  point  d'abord;  puis  la 
phrase  de  Casimir  me  revint  à  la  mémoire  : 
"  J'aide  à  abattre  des  arbres...  " 

—  Pourquoi  fait-on  cela?  demandai-je  naï- 
vement. 

—  Pourquoi?  mon  bon  Monsieur.  Allez 
donc  le  demander  aux  créanciers.  Au  re^te 
ça  n'eSt  pas  eux  que  ça  regarde,  et  tout  se 
fait  derrière  leur  dos.  La  propriété  eél  cou- 
verte d'hypothèques.  Mademoiselle  de  Saint- 
Auréol  enlève  tout  ce  qu'elle  peut. 

—  Elle  est  là-bas? 

—  Comme  si  vous  ne  le  saviez  pas! 

—  Je  le  supposais  simplement  d'après  quel- 
ques  mots   de... 


ISABELLE  159 

—  C*e5t  depuis  qu'elle  e§t  là-bas  que 
tout  va  mal.  —  Il  se  ressaisit  un  instant; 
mais  cette  fois  le  besoin  de  parler  l'emporta; 

I  il  n'attendait  même  plus  mes  que!>tions  et 
je  jugeai  plus  sage  de  n'en  point  faire;  il 
reprit  : 

—  Comment  a-t-elle  appris  la  paralysie 
de  sa  mère?  c'e^  ce  que  je  n'ai  pas  pu  m'ex- 
pliquer.  Quand  elle  a  su  que  la  vieille  baronne 
ne  pouvait  plus  quitter  son  fauteuil,  elle  s'e^t 
amenée  avec  son  bagage,  et  Madame  Floche 
n'a  pas  eu  le  courage  de  la  mettre  dehors.  C'e^t 
alors  que  moi  je  suis  parti. 

—  11  e^t  très  triste  que  vous  ayez  ainsi  laissé 
Casimir. 

—  C'e^  possible,  mais  ma  place  n'e§t  pas 
auprès  d'une  créature...  J'oublie  que  vous  la 
défendiez!... 

—  Je  le  ferais  peut-être  encore,  Monsieur 
le   curé. 

—  Allez  toujours.  Oui,  oui;  Mademoi- 
selle Verdure  aussi  la  défendait.  Elle  l'a  défen- 


i6o  ISABELLE 

due  jusqu'au  temps  qu'elle  ait  vu  mourir  ses 

maîtres. 

J'admirais  que  l'abbé  eût  à  peu  près  complè- 
tement dépouillé  cette  élégance  de  langage 
qu'il  revêtait  à  la  Quartfourche  ;  il  avait  adopté 
déjà  le  geSte  et  le  parler  propres  aux  curés  des 
villages  normands.  Il  reprit,  poursuivant  son 
propos  : 

—  A  elle  aussi  ça  a  paru  drôle  de  les  voir 
mourir  tous  les  deux  à  la  fois. 

—  E^t-ce    que...? 

—  Je  ne  dis  rien;  —  et  il  gonflait  sa  lèvre 
supérieure  par  vieille  habitude,  mais  repartait 
tout  aussitôt  : 

—  N'empêche  que  dans  le  pays  on  jasait. 
Ça  déplaisait  de  voir  hériter  la  nièce.  Et  vous 
voyez  qu'elle  aussi,  la  Verdure,  a  jugé  préfé- 
rable de  s'en  aller. 

—  Qui  reéte  auprès  de  Casimir? 

—  Ah!  vous  avez  tout  de  même  compris 
que  sa  mère  n'e§t  pas  une  société  pour  l'en- 
fant. Eh  bien!  il  passe  presque  tout  son  temps 


ISABELLE  i6i 

chez  les  Chointreui],  vous  savez  bien  :  le  iar- 
dinier  et  sa  femme. 

—  Gratien? 

—  Oui,  Gratien;  qui  voulait  s'opposer  à 
ce  qu'on  abattît  des  arbres  dans  le  parc;  mais 
il  n'a  pu  empêcher  rien  du  tout.  C'e^t  la 
misère. 

—  Les  Floche  n'étaient  pourtant  pas  sans 
argent. 

—  Mais  tout  était  mangé,  du  premier 
jour,  mon  bon  Monsieur.  Sur  trois  fermes 
de  la  Quartfourche,  Madame  Floche  en  pos- 
sédait deux  qu'on  a  vendues,  il  y  a  beau  temps, 
aux  fermiers.  La  troisième,  la  petite  ferme  des 
Fonds,  appartient  encore  à  la  baronne;  elle 
n'était  plus  affermée,  Gratien  en  surveillait 
le  faire-valoir;  mais  elle  sera  bientôt  mise  en 
vente  avec  le  re^te. 

—  La  Quartfourche  va  être  mise  en  vente! 

—  Par  adjudication.  Mais  ça  ne  pourra 
pas  se  faire  avant  la  fin  de  l'été.  En  atten- 
dant je  vous  prie  de  croire  que  la  demoiselle 


A.    GIDE.    ISABELLE. 


i6i  ISABELLE 

profite.  Il  lui  faudra  bien  finir  par  mettre  les 
pouces;  quand  on  aura  déjà  enlevé  la  moitié 
des   arbres... 

—  Comment  se  trouve-t-il  quelqu'un  pour 
les  lui  acheter,  si  elle  n'a  pas  le  droit  de  les 
vendre? 

—  Ah!  vous  êtes  jeune  encore.  Quand  on 
vend  à  vil  prix,  on  trouve  toujours  acquéreur. 

—  Le  moindre  huissier  peut  empêcher 
cela. 

—  L'huissier  s'entend  avec  l'homme  d'af- 
faires des  créanciers,  qui  s'eSt  installé  là-bas 
et  —  il  se  pencha  vers  mon  oreille  —  qui 
couche  avec  elle,  puisqu'il  vous  plaît  de  tout 
savoir. 

—  Les  livres  et  les  papiers  de  Monsieur  Flo- 
che? demandai-je,  sans  paraître  ému  par  sa 
dernière  phrase. 

—  Le  mobilier  du  château  et  la  biblio- 
thèque feront  l'effet  d'une  vente  prochaine; 
ou  pour  parler  mieux  :  d'une  saisie.  Là-bas, 
personne    heureusement    ne    se    doute    de    la 


ISABELLE  163 

valeur  de  certains  ouvrages;  sans  quoi  ceux- 
ci  auraient  disparu  depuis  longtemps. 

—  Un  coquin  peut  surgir... 

—  A  présent  les  scellés  sont  posés;  n'aye2 
crainte;  on  ne  les  lèvera  qu'à  l'occasion  de 
l'inventaire. 

—  Que  dit  de  tout  cela  la  baronne? 

— '■  Elle  ne  se  doute  de  rien;  on  lui  porte  à 
manger  dans  sa  chambre;  elle  ne  sait  seulement 
pas  que  sa  fille  e§t  là. 

■■ —  Vous  ne  dites  rien  du  baron? 

—  Il  e^t  mort  il  y  a  trois  semaines,  à  Caen, 
dans  une  maison  de  retraite  où  nous  venions 
de  le  faire  accepter. 

Nous  arrivions  à  Pont-FÉvêque.  Un  prêtre 
était  venu  à  la  rencontre  de  l'abbé  Santal,  qui 
prit  congé  de  moi  après  m'avoir  indiqué  un 
hôtel  et  un  loueur  de  voitures. 

La  voiture  que  je  louai  le  lendemain  me 
déposa  à  l'entrée  du  parc  de  la  Quartfourche; 
il  fut  convenu  qu'elle  viendrait  me  reprendre 
dans  une  couple  d'heures,  après  que  les  che- 


i64  ISABELLE 

vaux  se  seraient  reposés  dans  l'écurie  d'une  des 

fermes. 

Je  trouvai  la  grille  du  parc  grande  ouverte; 
le  sol  de  l'allée  était  abîmé  par  les  charrois. 
Je  m'attendais  au  plus  affreux  saccage  et  fus 
joyeusement  surpris,  à  l'entrée,  de  reconnaître 
bourgeonnant  le  "  hêtre  à  feuilles  de  pêcher  », 
connaissance  illustre;  je  ne  réfléchis  pas  que 
sans  doute  il  ne  devait  la  vie  qu'à  la  médiocre 
qualité  de  son  bois;  en  avançant,  je  constatai 
que  la  hache  avait  déjà  frappé  les  plus  beaux 
arbres.  Avant  de  m'enfoncer  dans  le  parc,  je 
voulus  revoir  le  petit  pavillon  où  j'avais  décou- 
vert la  lettre  d'Isabelle;  mais,  suppléant  la 
serrure  brisée,  un  cadenas  maintenait  la  porte 
(j'appris  ensuite  que  les  bûcherons  serraient 
dans  ce  pavillon  des  outils  et  des  vêtements), 
je  m'acheminai  vers  le  château.  L'allée  que  je 
suivais  était  droite,  bordée  de  buissons  bas; 
elle  ne  donnait  pas  sur  la  façade,  mais  sur 
le  côté  des  communs;  elle  menait  à  la  cuisine 
et,   presque   vis-à-vis   de   celle-ci,   s'ouvrait   la 


ISABELLE  165 

petite  barrière  du  jardin  potager;  j'en  étais 
encore  assez  éloigné  lorsque  je  vis  sortir  du 
Dotager  Gratien  avec  un  panier  de  légumes; 

I  m'aperçut,  mais  ne  me  reconnut  pas  d'abord; 
e  le  hélai;  il  vint  à  ma  rencontre,  et  brusque- 
Tient  : 

—  Ah  ben.  Monsieur  Lacase!  pour  sûr 
qu'on   ne   vous   attendait   pas   à   cette   heure! 

II  restait  à  me  regarder,  hochant  la  tête  et  ne 
dissimulant  pas  la  contrariété  que  lui  causait 
ma  présence;  pourtant  il  ajouta,  plus  douce- 
ment : 

—  Tout  de  même  le  petit  sera  content  de 
vous   revoir. 

Nous  avions  fait  quelques  pas  sans  parler, 
du  côté  de  la  cuisine;  il  me  fit  signe  de  l'at- 
tendre et  entra  poser  son  panier. 

—  Alors  vous  êtes  venu  voir  ce  qui  se 
passe  à  la  Quartfourche,  dit-il,  en  revenant 
à  moi,  plus  civilement. 

—  Et  il  paraît  que  ça  n'y  va  pas  bien  fort? 
Je   le    regardai;    son    menton   tremblait;    il 


i66  ISABELLE 

restait  sans  me  répondre;  brusquement  il  me 
saisit  par  le  bras  et  m'entraîna  vers  la  pelouse 
qui  s'étendait  devant  le  perron  du  salon. 
Là  gisait  le  cadavre  d'un  chêne  énorme,  sous 
lequel  je  me  souvins  de  m'être  abrité  de  la 
pluie  à  l'automne  :  autour  de  lui  s'entassaient 
en  bûches  et  en  fagots  ses  branches  dont, 
avant  de  l'abattre,  on  l'avait  dépouillé. 

—  Savez-vous  combien  ça  vaut,  un  arbre 
comme  ça?  me  dit-il  :  Douze  piétoles.  Et 
savez-vous  combien  ils  l'ont  payé?  —  Celui- 
là  tout  comme  les  autres...  Cent  sous. 

Je  ne  savais  pas  que  dans  ce  pays  ils  appe- 
laient pi^^toles  les  écus  de  dix  francs;  mais 
ce  n'était  pas  le  moment  de  demander  un 
éclaircissement.  Gratien  parlait  d'une  voix 
contraftée.  Je  me  tournai  vers  lui;  il  essuya 
du  revers  de  sa  main,  sur  son  visage,  larmes 
ou  sueur  puis,  serrant  les  poings  : 

—  Oh!  les  bandits!  les  bandits!  Quand 
je  les  entends  taper  du  couperet  ou  de  la 
hache.  Monsieur,  je  deviens  fou;  leurs  coups 


dgaasas^B 


ISABELLE  iGj 

me  portent  sur  la  tête;  j'ai  envie  de  crier  au 
secours!  au  voleur!  j'ai  envie  de  cogner  à 
mon  tour;  j'ai  envie  de  tuer.  Avant-hier  j'ai 
passé  la  moitié  du  jour  dans  la  cave;  j'enten- 
dais moins...  Au  commencement,  le  petit, 
ça  l'amusait  de  voir  travailler  les  bûcherons; 
quand  l'arbre  était  près  de  tomber,  on  l'appe- 
lait pour  tirer  sur  la  corde;  et  puis,  quand  ces 
brigands  se  sont  approchés  du  château,  abat- 
tant toujours,  le  petit  a  commencé  à  trouver  ça 
moins  drôle;  il  disait  :  ah!  pas  celui-ci!  pas 
celui-là!  —  Mon  pauvre  gars,  que  je  lui  ai 
dit,  celui-là  ou  un  autre,  c'e^t  toujours  pas 
pour  toi  qu'on  les  laisse.  Je  lui  ai  bien  dit  qu'il 
ne  pourrait  pas  demeurer  à  la  Quartfourche; 
mais  c'e^t  trop  jeune;  il  ne  comprend  pas  que 
rien  n'eSt  déjà  plus  à  lui.  Si  seulement  on  pou- 
vait nous  garder  sur  la  petite  ferme;  je  l'y  pren- 
drais bien  volontiers  avec  nous,  pour  sûr;  mais 
qui  sait  seulement  qui  va  l'acheter,  et  le  gre- 
din  qu'on  va  vouloir  y  mettre  à  notre  place!... 
Voyez-vous,  Monsieur,  je  ne  suis  pas  encore 


i68  ISABELLE 

bien  vieux,  mais  j'aurais  mieux  aimé  mourir 

avant  d'avoir  vu  tout  cela. 

—  Qui  e^t-ce  qui  habite  au  château,  main- 
tenant? 

—  Je  ne  veux  pas  le  savoir.  Le  petit  mange 
avec  nous  à  la  cuisine;  ça  vaut  mieux.  Madame 
la  baronne  ne  quitte  plus  sa  chambre;  heureu- 
sement pour  elle,  la  pauvre  dame...  C'e§t  Del- 
phine qui  lui  porte  ses  repas,  en  passant  par  l'es- 
calier de  service  rapport  à  ceux  qu'elle  ne  veut 
pas  croiser.  Les  autres  ont  quelqu'un  qui  les 
sert  et  à  qui  nous  ne  parlons  pas. 

—  Eft-ce  qu'on  ne  doit  pas  bientôt  faire 
une  saisie  du  mobilier? 

—  Alors  on  tâchera  d'emmener  Madame 
la  baronne  sur  la  ferme,  en  attendant  qu'on 
mette  la  ferme  en  vente  avec  le  château. 

—  Et  Made...  et  sa  fille?  demandai-je  en 
hésitant,  car  je  ne  savais  comment  la  nommer. 

—  Elle  peut  bien  aller  où  il  lui  plaira;  mais 
pas  chez  nous.  C'e§t  pourtant  à  cause  d'elle, 
tout  ce  qui  arrive. 


■^».ji.T.--»ain,^i^-^ 


ISABELLE  169 

Sa  voix  tremblait  d'une  si  grave  colère  que 

je  compris  à  ce  moment  comment  cet  homme 

avait   pu   aller   jusqu'au   crime   pour  protéger 

rhonneur  de  ses  maîtres. 

—  Elle  eft  dans  le  château,  maintenant? 

—  A  l'heure  qu'il  e§t,  elle  doit  se  promener 
clans  le  parc.  Paraît  que  ça  ne  lui  fait  pas  de  mal, 
a  elle;  elle  regarde  les  ébrancheurs;  il  y  a  même 
cies  jours  qu'elle  cause  avec  eux,  sans  honte. 
Mais  quand  il  pleut,  elle  ne  quitte  pas  sa  cham- 
bre; tenez,  celle  qui  fait  le  coin;  elle  se  tient 
rout  contre  la  vitre  et  regarde  dans  le  jardin. 
Si  son  homm.e  n'était  pas  à  Lisieux  pour  le  quart 
d'heure,  je  ne  sortirais  pas  comme  je  fais.  Ah! 
on  peut  dire  que  c'e^t  du  beau  monde.  Mon- 
sieur Lacase;  pour  sûr!  Si  seulement  nos 
pauvres  vieux  maîtres  revenaient  pour  voir 
ça  chez  eux,  ils  retourneraient  bien  vite  où 
ils   reposent. 

—  Casimir  e^  par  là? 

—  Je  pense  qu'il  se  promène  dans  le  parc 
lui  aussi.  Voulez- vous  que  je  l'appelle? 


lyo  ISABELLE 

—  Non;  je  saurai  bien  le  trouver.  A  tantôt. 
Je  vous  reverrai  sans  doute,  Delphine  et  vous, 
avant  de  partir. 

Le  saccage  des  bûcherons  paraissait  plus 
atroce  encore  à  ce  moment  de  l'année  où 
tout  s'apprêtait  à  revivre.  Dans  l'air  attiédi 
les  rameaux  déjà  se  gonflaient;  des  bourgeons 
éclataient  et,  coupée,  chaque  branche  pleu- 
rait sa  sève.  J'avançais  lentement,  non  point 
tant  tri^e  moi-même  qu'exalté  par  la  douleur 
du  paysage,  grisé  peut-être  un  peu  par  la  puis- 
sante odeur  végétale  que  l'arbre  mourant  et  | 
la  terre  en  travail  exhalaient.  A  peine  étais-je  ' 
sensible  au  contracte  de  ces  morts  avec  le  , 
renouveau  du  printemps;  le  parc,  ainsi,  s'ou- 
vrait plus  largement  à  la  lumière  qui  baignait 
et  dorait  également  mort  et  vie;  m.ais  cepen- 
dant, au  loin,  le  chant  tragique  des  cognées, 
occupant  l'air  d'une  solennité  funèbre,  ryth- 
mait secrètement  les  battements  heureux  de 
mon  cœur,  et  la  vieille  lettre  d'amour,  que 
j'avais   emportée,   dont   je   m'étais   promis   de 


ISABELLE  171 

ne  me  point  servir,  mais  que  par  instants 
je  pressais  sur  mon  cœur,  le  brûlait.  Rien 
plus  ne  saurait  m'empêcher  aujourd'hui,  me 
redisais-je,  et  je  souriais  de  sentir  mes  pas 
se  presser  à  la  seule  pensée  d'Isabelle;  ma 
volonté  n'y  pouvait,  mais  une  force  intérieure 
m'aftivait.  J'admirais  par  quel  excès  de  vie 
cet  accent  de  sauvagerie  que  la  déprédation 
apportait  à  la  beauté  du  paysage  en  aiguisait 
pour  moi  la  jouissance;  j'admirais  que  les 
médisances  de  l'abbé  eussent  si  peu  fait  pour 
me  détacher  d'Isabelle  et  que  tout  ce  que  je 
découvrais  d'elle  avivât  inavouablement  mon 
désir...  Qu'est-ce  qui  l'attachait  encore  à  ces 
lieux,  peuplés  de  hideux  souvenirs?  De  la 
Quartfourche  vendue,  je  le  savais,  rien  ne 
devait  lui  rester  ni  lui  revenir.  Que  ne  s'en- 
fuyait-elle? Et  je  rêvais  de  l'enlever  ce  soir 
dans  ma  voiture;  je  précipitais  mon  allure;  je 
courais  presque,  quand  soudain,  loin  devant 
moi,  je  l'aperçus.  C'était  elle,  à  n'en  pas  douter, 
en  deuil  et  nu-tête,  assise  sur  le  tronc  d'un  arbre 


172  ISABELLE 

abattu  en  travers  de  l'allée.  Mon  cœur  battit  si 
fort  que  je  dus  m'arrêter  quelques  instants; 
puis,  vers  elle,  lentement  j'avançaii  tranquille 
et  indifférent  promeneur. 

—  Excusez-moi,  Madame...  je  suis  bien  ici 
à  la  Quartfourche? 

Un  petit  panier  à  ouvrage  était  posé  sur  le 
tronc  d'arbre  à  côté  d'elle  plein  de  bobines, 
d'instruments  de  couture,  de  morceaux  de 
crêpe  enroulés  sur  eux-mêmes  ou  défaits,  et 
elle  s'occupait  à  en  disposer  quelques  lam- 
beaux sur  une  modeste  capote  de  feutre  qu'elle 
tenait  à  la  main;  un  ruban  vert,  que  sans 
doute  elle  venait  d'en  arracher,  traînait  à  terre. 
Un  très  court  mantelet  de  drap  noir  couvrait 
ses  épaules,  et,  quand  elle  leva  la  tête,  je  remar- 
quai l'agrafe  vulgaire  qui  en  retenait  le  col 
clos.  Sans  doute  m'avait-elle  aperçu  de  loin, 
car  ma  voix  ne  parut  pas  la  surprendre. 

—  Vous  veniez  pour  acheter  la  propriété? 
dit-elle,  et  sa  voix  que  je  reconnus  me  fit  battre 
le  cœur.  Que  son  front  découvert  était  beau! 


ISABELLE  173 

—  Oh!  je  venais  en  simple  visiteur.  Les 
grilles  étaient  ouvertes  et  j'ai  vu  des  gens  circu- 
ler. Mais  peut-être  était-il  indiscret  d'entrer? 

—  A  présent,  peut  bien  entrer  qui  veut! 
Elle  soupira  profondément,  mais  se  reprit  à 
son  ouvrage  comme  si  nous  ne  pouvions 
avoir  rien  de  plus  à  nous  dire. 

Ne  sachant  comment  continuer  un  entre- 
tien qui  peut-être  serait  unique,  qui  devait 
être  décisif,  mais  que  le  temps  ne  me  paraissait 
pas  venu  de  brusquer;  soucieux  d'y  apporter 
quelque  précaution,  et  la  tête  et  le  cœur  uni- 
quement pleins  d'attente  et  de  quêtions  que 
je  n'osais  encore  poser,  je  demeurais  devant 
elle,  chassant  du  bout  de  ma  canne  de  menus 
éclats  de  bois,  si  gêné,  si  impertinent  à  la  fois 
et  si  gauche,  qu'à  la  fin  elle  releva  les  yeux,  me 
dévisagea  et  je  crus  qu'elle  allait  éclater  de  rire; 
mais  elle  me  dit  simplement,  sans  doute  parce 
qu'alors  je  portais  un  chapeau  mou  sur  des 
cheveux  longs,  et  parce  que  ne  me  pressait 
apparemment    aucune    occupation    pratique    : 


X' 


174  ISABELLE 

—  Vous  êtes  artié^te? 

—  Hélas!  non,  rcpliquai-je  en  souriant; 
mais  qu'à  cela  ne  tienne;  je  sais  goûter  la 
poésie.  Et  sans  oser  la  regarder  encore,  je 
sentais  son  regard  m'envelopper.  L'hypocrite 
banalité  de  nos  propos  m'e^t  odieuse  et  je 
souffre  à   les   rapporter... 

—  Comme   ce   parc   e^^t   beau,   reprenais-je. 
11  me  parut  qu'elle  ne  demandait  qu'à  causer 

et  n'était  embarrassée,  ainsi  que  moi,  que  de 
savoir  comment  engager  l'entretien;  car  elle 
se  récria  que  je  ne  pouvais  malheureusement 
juger  en  cette  saison  de  ce  que  pouvait  devenir 
à  l'automne  ce  parc,  encore  grelottant  et  mal 
réveillé  de  l'hiver  —  du  moins  ce  qu'il  avait 
pu  devenir,  reprit-elle;  qu'en  re^era-t-il  désor- 
mais   après    l'affreux  travail  des   bûcherons?... 

—  Ne  pouvait-on  les  empêcher?  m'écriai-je. 

—  Les  empêcher!  répéta-t-elle  ironique- 
ment en  levant  très  haut  les  épaules;  et  je 
crus  qu'elle  me  montrait  son  misérable  cha- 
peau de  feutre  pour  témoigner  de  sa  détresse, 


ISABELLE  175 

mais  elle  le  levait  pour  le  reposer  sur  sa  tête, 
rejeté  en  arrière  et  laissant  découvert  son 
front;  puis  elle  commença  de  ranger  ses  mor- 
ceaux de  crêpe  comme  si  elle  s'apprêtait  à  par- 
tir. Je  me  baissai,  ramassai  à  ses  pieds  le  ruban 
vert,  le  lui  tendis. 

—  Qu'en  ferais-) e,  à  présent?  dit-elle  sans 
le  prendre.  Vous  voyez  que  je  suis  en  deuil. 

Aussitôt  je  l'assurai  de  la  tristesse  avec 
laquelle  j'avais  appris  la  mort  de  Monsieur 
et  Madame  Floche,  puis  enfin  celle  du  baron; 
et  comme  elle  s'étonnait  que  j'eusse  connu 
ses  parents,  je  lui  laissai  savoir  que  j'avais  vécu 
auprès  d'eux  douze  jours  du  dernier  oftobre. 

—  Alors  pourquoi  tout  à  l'heure  avez- 
vous  feint  de  ne  savoir  où  vous  étiez?  repartit- 
elle  brusquement. 

—  Je  ne  savais  comment  vous  aborder. 
Puis,  sans  trop  me  découvrir  encore,  je  com- 
mençai de  lui  raconter  quelle  passionnée 
curiosité  m'avait  retenu  de  jour  en  jour  à  la 
Quartfourche   dans   l'espoir   de   la   rencontrer 


176  ISABELLE 

et  (car  je  ne  lui  parlai  pas  de  la  nuit  où  mon 
indiscrétion  l'avait  surprise)  mes  regrets  enfin 
de  regagner  Paris  sans  l'avoir  vue.. 

—  Qu'eS^t-ce  donc  qui  vous  avait  donné  si 
frrand  désir  de  me  connaître? 

Elle  ne  faisait  plus  mine  de  partir.  J'avais 
traîné  jusqu'en  face  d'elle,  près  d'elle,  un  épais 
fagot  011  je  m'étais  assis;  plus  bas  qu'elle,  je 
levais  les  yeux  pour  la  voir;  elle  s'occupait 
cnfantinement  à  pelotonner  des  rubans  de 
crêpe  et  je  ne  saisissais  plus  son  regard.  Je  lui 
parlai  de  sa  miniature  et  m'inquiétai  de  ce 
qu'avait  pu  devenir  ce  portrait  dont  j'étais 
amoureux;  mais  elle  ne  le  savait  point. 

—  Sans  doute  le  retrouvera-t-on  en  levant 
les  scellés...  Et  il  sera  mis  en  vente  avec  le 
re^te,  ajouta-t-elle  avec  un  rire  dont  la  séche- 
resse me  fit  mal.  —  Pour  quelques  sous  vous 
pourrez  l'acquérir,  si  le  cœur  vous  en  dit 
toujours. 

Je  protestai  de  mon  chagrin  de  la  voir  ne 
prendre    pas    au    sérieux    un    sentiment    dont 


ISABELLE  177 

'expression  seule  était  brusque,  mais  qui 
depuis  longtemps  m'occupait;  mais  à  présent 
lie  demeurait  impassible  et  semblait  résolue 
à  ne  plus  écouter  rien  de  moi.  Le  temps  pres- 
sait. N'avais-je  pas  sur  moi  de  quoi  violenter 
son  silence?  L'ardente  lettre  frémissait  sous 
mes  doigts.  J'avais  préparé  je  ne  sais  quelle 
histoire  d'anciemics  relations  de  ma  famille 
avec  celle  de  Gonfreville,  pensant  l'amener 
incidemment  à  parler;  mais  à  ce  moment  je  ne 
sentis  plus  que  l'absurdité  de  ce  mensonge  et 
commençai  de  raconter  tout  simplement  par 
quel  mystérieux  hasard  cette  lettre  —  et  je  la 
lui  tendis  —  était  tombée  entre  mes  mains. 

—  Ah!  je  vous  en  conjure,  Madame!  ne 
déchirez  pas  ce  papier!  Rendez-le-moi... 

Elle  était  devenue  mortellement  pâle  et 
garda  quelques  infants  sans  la  lire  la  lettre 
ouverte  sur  ses  genoux;  le  regard  vague,  les 
paupières  battantes,  elle  murmurait  : 

—  Oublié  de  la  reprendre!  Comment  avais- 
je  pu  l'oublier? 


178  ISABELLE 

—  Sans  doute  aurez-vous  cru  qu'elle  lui 
était  parvenue,  qu'il  était  venu  la  chercher... 

Elle  ne  m'écoutait  toujours  pas.  Je  fis  un 
mouvement  pour  me  ressaisir  de  la  lettre; 
mais  elle  se  méprit  à  mon  ge^te  : 

—  Laissez-moi,  cria-t-elle  en  repoussant  bru- 
talement ma  main.  Elle  se  souleva,  voulut 
fuir.  A  genoux  devant  elle,  je  la  retins. 

—  N'ayez  pas  peur  de  moi.  Madame;  vous 
voyez  bien  que  je  ne  vous  veux  aucun  mal;  et, 
comme  elle  se  rasseyait,  ou  plutôt  retombait 
sans  force,  je  la  suppliai  de  ne  pas  m'en  vou- 
loir si  le  hasard  avait  choisi  pour  elle  un  confi- 
dent involontaire,  mais  de  me  continuer  une 
confiance  que  je  jurai  de  ne  point  trahir;  ah! 
que  ne  me  parlait-elle  à  présent  comme  à  un 
ami  véritable  et  comme  si  je  ne  savais  rien  d'elle 
qu'elle-même  ne  m'eût  appris? 

Les  larmes  que  je  répandais  en  parlant  firent 
peut-être  plus  pour  la  convaincre  que  mes 
paroles. 

—  Hélas!  repris-je,  je  sais  quelle  mort  mise- 


ISABELLE  17c 

able  enlevait,  ce  même  soir,  votre  amant... 
vlais  comment  avez-vous  appris  votre  deuil? 
Zette  nuit  que  vous  l'attendiez,  prête  à  fuir 
ivec  lui,  que  pensiez-vous?  que  fites-vous  en 
le  le  voyant  pas  apparaître? 

—  Puisque  vous  savez  tout,  dit-elle  d'une 
voix  désolée,  vous  savez  bien  que  je  n'avais 
plus  à  l'attendre,  après  que  j'avais  averti  Gra- 
den. 

J'eus  de  l'affreuse  vérité  une  intuition  si 
subite  que  ces  mots  m'échappèrent  comme 
un  cri  : 

—  Quoi?  c'e^t  vous  qui  l'avez  fait  tuer? 
Alors   laissant   tomber  à   terre   la   lettre   et 

le  panier  dont  les  menus  objets  se  répandi- 
rent, elle  courba  son  front  dans  ses  mains 
et  commença  de  sangloter  éperdument.  Je 
me  penchai  vers  elle  et  tentai  de  prendre  une 
de  ses  mains  dans  les  miennes. 

—  Non!  vous  êtes  ingrat  et  brutal. 

Mon  imprudente  exclamation  coupait 
court  à  sa  confidence;  elle  se  raidissait  à  pré- 


i8o  ISABELLE 

sent  contre  moi;  cependant  je  restais  assis 
devant  elle,  bien  résolu  à  ne  la  quitter  point 
qu'elle  ne  se  fût  expliquée  davantage.  Ses 
sanglots  enfin  s'apaisèrent;  je  lui  persuadai 
doucement  qu'elle  avait  déjà  trop  parlé  pour 
pouvoir  impunément  se  taire,  mais  qu'une 
confession  sincère  ne  saurait  la  diminuer  à 
mes  yeux  et  qu'aucun  aveu  ne  me  serait  plus 
pénible  que  son  silence.  Les  coudes  sur  les 
genoux,  ses  mains  croisées  cachant  son  front, 
voici  ce  qu'elle  me  raconta. 

La  nuit  qui  précéda  celle  qu'elle  avait 
fixée  pour  sa  fuite,  dans  l'amoureuse  exalta- 
tion de  la  veillée,  elle  avait  écrit  cette  lettre; 
le  lendemain,  elle  l'avait  portée  au  pavillon, 
glissée  en  -cet  endroit  secret  que  Biaise  de 
Gonfreville  connaissait  et  oii  elle  savait  que 
bientôt  il  viendrait  la  prendre.  Mais  sitôt  de 
retour  au  château,  lorsqu'elle  s'était  retrou- 
vée dans  cette  chambre  qu'elle  voulait  quitter 
pour  jamais,  une  angoisse  indicible  l'avait 
saisie,  la  peur  de  cette  liberté  inconnue  qu'elle 


ISABELLE  i8i 

vait  si  sauvagement  désirée,  la  peur  de  cet 
mant  qu'elle  appelait  encore,  de  soi-même 
t  de  ce  qu'elle  craignait  d'oser.  Oui  la  réso- 
ution  était  prise,  oui  le  scrupule  refoulé,  la 
lonte  bue,  mais  à  présent  que  rien  ne  la  rete- 
lait  plus,  devant  la  porte  ouverte  pour  sa  fuite, 
e  cœur  brusquement  lui  manquait.  L'idée  de 
:ette  fuite  lui  devenait  odieuse,  intolérable; 
îlle  courait  dire  à  Gratien  que  le  baron  de 
jonfreville  avait  projeté  de  l'enlever  aux  siens 
ette  nuit  même,  qu'on  le  trouverait  rôdant 
ivant  le  soir  auprès  du  pavillon  de  la  gril'e. 
dont  il  fallait  déjà  l'empêcher  d'approcher. 

Je  m'étonnai  qu'elle  ne  fût  point  allée  sim- 
plement rechercher  elle-même  cette  lettre  et 
la  remplacer  par  une  autre  où  d'une  si  folle 
entreprise  elle  eût  découragé  son  amant.  Mais 
aux  questions  que  je  lui  posais  elle  se  dérobait 
sans  cesse,  répétant  en  pleurant  qu'elle  savait 
bien  que  je  ne  la  pouvais  comprendre  et  qu'elle- 
même  ne  se  pouvait  mieux  expliquer,  mais 
qu'elle  ne  se  sentait  alors  non  plus  capable  de 


i82  ISABELLE 

rebuter  son  amant  que  le  suivre;  que  la  peur 
l'avait  à  ce  point  paralysée,  qu'il  devenait  au- 
dessus  de  ses  forces  de  retourner  au  pavillon; 
que  d'ailleurs,  à  cette  heure  du  jour,  ses  parents 
redoutés  la  surveillaient,  et  que  c'eSt  pour  cela 
qu'elle  avait  dû  recourir  à  Gratien. 

—  Pouvais-je  supposer  qu'il  prendrait  au 
sérieux  des  paroles  échappées  à  mon  délire? 
Je  pensais  qu'il  l'écarterait  seulement...  J'eus 
un  sursaut  en  entendant,  une  heure  après, 
un  coup  de  fusil  du  côté  de  la  grille;  mais  ma 
pensée  se  détourna  d'une  supposition  horrible 
et  que  je  me  refusais  d'envisager;  au  contraire, 
depuis  que  j'avais  averti  Gratien,  l'esprit  et  le 
cœur  dégagés,  je  me  sentais  presque  joyeuse... 
Mais  quand  la  nuit  vint,  mais  quand  approcha 
l'heure  qui  eût  dû  être  celle  de  ma  fuite,  ah! 
malgré  moi  je  commençai  d'attendre,  je  recom- 
mençai d'espérer;  du  moins  une  sorte  de 
confiance,  et  que  je  savais  mensongère,  se 
mêlait  à  mon  désespoir;  je  ne  pouvais  réaliser 
que   la   lâcheté,    la    défaillance    d'un   moment 


ISABELLE  185 

-ussent  ruiné   d'un  coup   mon  long   rêve;   je 
l'en  étais  pas  réveillée;  oui,  comme  en  rêve, 
e  suis  descendue  dans  le  jardin,  épiant  chaque 
Druit,  chaque  ombre;  j'attendais  encore... 
Elle  recommença  de  sangloter  : 

—  Non,  je  n'attendais  plus,  reprit-elle;  je 
cherchais  à  me  tromper  moi-même,  et  par 
pitié  pour  moi  j'imitais  celle  qui  attend.  Je 
m'étais  assise  devant  la  pelouse,  sur  la  plus 
basse  marche  du  perron;  le  cœur  sec  à  ne  pou- 
voir verser  une  larme;  et  je  ne  pensais  plus  à 
rien,  ne  savais  plus  qui  j'étais,  ni  où  j'étais, 
ni  ce  que  j'étais  venue  faire.  La  lune  qui  tout  à 
l'heure  éclairait  le  gazon  disparut;  alors  un 
frisson  me  saisit;  j'aurais  voulu  qu'il  m'en- 
gourdît jusqu'à  la  mort.  Le  lendemain  ;e  tombai 
gravement  malade  et  le  médecin  qu'on  appela 
révéla  ma  grossesse  à  ma  mère. 

Elle  s'arrêta  quelques  instants. 

—  Vous  savez  à  présent  ce  que  vous  dési- 
riez savoir.  Si  je  continuais  mon  histoire,  ce 
serait   celle   d'une   autre   femme   où    vous    ne 


i84  ISABELLE 

reconnaîtriez    plus    Tlsabelle    du    médaillon. 

Déjà  je  reconnaissais  assez  mal  celle  dont 
mon  imagination  s'était  éprise.  Elle  coupait 
ce  récit  d'interjeétions,  il  e^t  vrai,  récrimi- 
nant contre  le  destin,  et  elle  déplorait  que 
dans  ce  monde  la  poésie  et  le  sentiment  eus- 
sent toujours  tort;  mais  je  m'attri^ais  de  ne 
distinguer  point  dans  la  mélodie  de  sa  voix 
les  chaudes  harmoniques  du  cœur.  Pas  un  mot 
de  regret  que  pour  elle!  Quoi!  pensais- je,  e^-ce 
là  comme  elle  savait  aimer?... 

A  présent  je  ramassais  les  menus  objets  de 
la  corbeille  renversée,  qui  s'étaient  éparpillés 
sur  le  sol.  Je  ne  me  sentais  plus  aucun  désir 
de  la  questionner  davantage;  subitement  in- 
curieux de  sa  personne  et  de  sa  vie,  je  restais 
devant  elle  comme  un  enfant  devant  un  jouet 
qu'il  a  brisé  pour  en  découvrir  le  myStère;  et 
même  l'attrait  physique  dont  encore  elle  se 
revêtait  n'éveillait  plus  en  ma  chair  aucun 
trouble,  ni  le  battement  voluptueux  de  ses 
paupières,  qui  tantôt  me  faisait  tressaillir.  Nous 


ISABELLE  185 

causions  de  son  dénuement;  et  comme  je  lui 
demandais   ce  qu'elle  se  proposait  de  faire  : 

—  Je  chercherai  à  donner  des  leçons,  répon- 
dit-elle; des  leçons  de  piano;  ou  de  chant. 
J'ai. une  très  bonne  méthode. 

—  Ah!   vous   chantez? 

—  Oui;  et  je  joue  du  piano.  Dans  le  temps 
j'ai  beaucoup  travaillé.  J'étais  élève  de  Thal- 
berg...   J'aime  aussi  beaucoup  la  poésie. 

Et  comme  je  ne  trouvais  rien  à  lui  dire  : 

—  Je  suis  sûre  que  vous  en  savez  par 
cœur!   Vous  ne  voudriez  pas  m'en  réciter? 

Le  dégoût,  l'écœurement  de  cette  trivia- 
lité poétique  achevait  de  chasser  l'amour  de 
mon  âme.  Je  me  levai  pour  prendre  congé 
d'elle. 

—  Quoi!  vous  partez  déjà? 

—  Hélas!  vous  sentez  bien  vous  aussi 
qu'il  vaut  mieux  maintenant  que  je  vous 
quitte.  Figurez-vous  qu'auprès  de  vos  parents, 
à  l'automne  dernier,  dans  la  torpeur  de  la 
Quartfourche,    je    m'étais    endormi,    que    je 


i86  ISABELLE 

m'étais  épris   d'un   rêve,   et   que   je   viens   de 

m'éveiller.  Adieu. 

Une  petite  forme  claudicante  apparut  à 
l'extrémité   tournante   de   l'allée. 

—  Je  crois  que  j'aperçois  Casimir,  qui  sera 
content  de  me  revoir. 

—  Il  vient.  Attendez-le. 

L'enfant  se  rapprochait  à  petits  bonds;  il 
portait  un  râteau  sur  l'épaule. 

—  Permettez-moi  d'aller  à  sa  rencontre. 
Il  serait  peut-être  gêné  de  me  retrouver  près 
de  vous.  Excusez-moi...  Et  brusquant  mon 
adieu  de  la  manière  la  plus  gauche,  je  saluai 
respeâ:ueusement    et    partis. 

Je  ne  revis  plus  Isabelle  de  Saint-Auréol 
et  n'appris  rien  de  plus  sur  elle.  Si  pourtant  : 
lorsque  je  retournai  à  la  Quartfourche  l'au- 
tomne suivant,  Gratien  me  dit  que,  la  veille 
de  la  saisie  du  mobilier,  abandonnée  par 
l'homme  d'affaires,  elle  s'était  enfuie  avec  un 
cocher. 

—  Voyez-vous,  Monsieur  Lacase,  ajoutait- 


ISABELLE  187 

il  sentencieusement,  —  elle  n'a  jamais  pu  rester 
seule;  il  lui  en  a  toujours  fallu  un. 

La  bibliothèque  de  la  Quartfourche  fut  ven- 
due au  milieu  de  l'été.  Malgré  les  in^truftions 
que  j'avais  laissées,  je  ne  fus  point  averti;  et  je 
crois  que  le  libraire  de  Caen  qui  fut  appelé  à 
présider  la  vente  se  souciait  fort  peu  de  m'y 
inviter  non  plus  qu'aucun  autre  sérieux  ama- 
teur. J'appris  ensuite  avec  une  Stupeur  indi- 
gnée que  la  Bible  fameuse  s'était  vendue  70  fr. 
à  un  bouquiniste  du  pays;  puis  revendue  300  fr. 
aussitôt  après,  je  ne  pus  savoir  à  qui.  Quant 
aux  manuscrits  du  xvii*^  siècle,  ils  n'étaient 
même  pas  mentionnés  dans  la  vente  et  furent 
adjugés  comme  vieux  papiers. 

J'eusse  voulu  du  moins  assi^er  à  la  vente 
du  mobilier,  car  je  me  proposais  d'acheter 
quelques  menus  objets  en  souvenir  des  Flo- 
che; mais  prévenu  trop  tard  je  ne  pus  arriver 
à  Pont-l'Êvêque  que  pour  la  vente  des  fermes 
et  de  la  propriété.  La  Quartfourche  fut  acquise 
à  vil-  prix  par  le  marchand  de  biens  Moser- 


i88  ISABELLE 

Schmidt,  qui  se  disposait  à  convertir  le  parc 
en  prairies,  lorsqu'un  amateur  américain  la 
lui  racheta;  je  ne  sais  trop  pourquoi,  car  il 
n'e^t  pas  revenu  dans  le  pays,  et  laisse  parc  et 
château  dans  l'état  que  vous  avez  pu  voir. 

Peu  fortuné  comme  j'étais  alors,  je  pensais 
n'assister  à  la  vente  qu'en  curieux,  mais,  dans 
la  matinée,  j'avais  revu  Casimir,  et,  tandis 
que  j'écoutais  les  enchères,  une  telle  angoisse 
me  prit  à  songer,  à  la  détresse  de  ce  petit  que, 
soudain,  je  résolus  de  lui  assurer  l'existence 
sur  la  ferme  que  souhaitait  occuper  Gratien. 
Vous  ne  saviez  pas  que  j'en  étais  devenu  pro- 
priétaire? Presque  sans  m'en  rendre  compte 
j'avais  poussé  l'enchère;  c'était  folie;  mais 
combien  me  récompensa  la  triSte  joie  du  pauvre 
enfant... 

J'allai  passer  les  vacances  de  Pâques  et  celles 
de  l'été  suivant  dans  cette  petite  ferme,  chez 
Gratien,  près  de  Casimir.  La  vieille  Saint- 
Auréol  vivait  encore;  nous  nous  étions  arran- 
gés tant  bien  que  mal  pour  lui  laisser  la  meil- 


ISABELLE  189 

Icure  chambre;  elle  était  tombée  en  enfance, 
mais  pourtant  elle  me  reconnut  et  se  souvint 
à  peu  près  de  mon  nom. 

—  Que  c'est  aimable,  Monsieur  de  Las 
Cases!  Que  c'eft  aimable  à  vous,  répétait-elle 
quand  elle  me  revit  d'abord.  Car  elle  s'était 
flatteusement  persuadée  que  j'étais  revenu 
dans  le  pays  uniquement  pour  lui  rendre 
visite. 

—  Ils  font  des  réparations  au  château.  Cela 
sera  très  beau!  me  disait-elle  confidentiellement, 
comme  pour  m'expliquer  son  dénuement,  ou 
se  l'expliquer  à  elle-même. 

Le  jour  de  la  vente  du  mobilier,  on  l'avait 
d'abord  sortie  sur  le  perron  du  salon,  dans 
son  grand  fauteuil  à  oreillettes;  l'huissier  lui 
fut  présenté  comme  un  célèbre  architefte 
venu  de  Paris  tout  exprès  pour  surveiller  les 
travaux  à  entreprendre  (elle  croyait  sans  peine 
à  tout  ce  qui  la  flattait),  puis  Gratien,  Casimir 
et  Delphine  l'avaient  transportée  jusque  dans 
cette  chambre  qu'elle  ne  devait  plus  quitter. 


I90  ISABELLE 

mais  où  elle  vécut  encore  près  de  trois  ans. 
C'eft  pendant  ce  premier  été  de  villégiature 
sur  ma  ferme,  que  je  fis  connaissance  avec  les 
B.  dont  j'épousai  plus  tard  la  fille  aînée.  La  R..,, 
qui  depuis  la  mort  de  mes  beaux-parents  nous 
appartient,  n'e^  pas,  vous  l'avez  vu,  très  dis- 
tante de  la  Quartfourche  ;  deux  ou  trois  fois  jj, 
par  an,  je  retourne  causer  avec  Gratien  et  Casi- 
mir, qui  cultivent  fort  bien  leurs  terres  et  me 
versent  régulièrement  le  montant  de  leur 
modeste  fermage.  C'e^  là  que  je  m'en  fus  tantôt 
après  que  je  vous  eus  quittés. 

La  nuit  était  bien  avancée  lorsque  Gérard 
acheva  son  récit.  C'e^t  pourtant  cette  même 
nuit  que  Jammes,  avant  de  s'endormir,  écrivit 
sa   quatrième   élégie   : 

Quand  tu  f?fas  demandé  de  faire  une  élégie  sur 
ce  domaine  abandonné  où  le  grand  vent... 


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