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UNIVERSITY OF TORONTO
by
Jolm F, KLinn
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ISABELLE
~-7-
ŒUVRES D'ANDRÉ GIDE
Xiry*
Les Cahiers d'André
Walter.
Le Traité du Narcisse.
Les Poésies d'André Walter.
Le Voyage d'Urien.
La Tentative amoureuse.
Paludes.
Les Nourritures terrestres.
Réflexions sur quelques
points de littérature et de
morale.
Philoctète.
Le Prométiiée mal
enchaîné.
Lettres a Angèle
Le Roi Candaule.
Saul.
Prétextes.
Amyntas.
Le Retour de l'Enfant
prodigue.
La Porte étroite.
Oscar Wilde. In memoriam.
Corydon.
Isabelle.
Souvenirs de la
Cour d'Assises.
Les Caves du Vatican,
La Symphonie Pastorale.
Si le grain ne meurt.
numquid et tu?
Incidences.
Les Faux-Monnayeurs.
Le Journal
DES Faux-Monnayeurs.
Voyage au Congo.
Le Retour du Tchad.
L'École des Femmes.
Essai sur Montaigne.
Robert.
L'Affaire Redureau.
La Séquestrée de Poitiers.
Œdipe.
Divers.
Perséphone.
Les Nouvelles Nourritures.
Geneviève.
Retour de l'U. R. S. S.
Retouches a mon Retour.
de l'U. R. s. s.
Journal 1889-1959.
Découvrons
Henri Michaux.
Interwiews imaginaires.
Journal (1939-1942).
Thésée.
Le Procès.
L'Arbitraire.
Correspondance avec
Francis James.
Correspondance avec Paul
Claudel.
Littérature engagée.
Ainsi soit-il.
Correspondance avec Paul
Valéry.
C/'^^ d'autres éditeun
L'Immoraliste.
Prétextes.
La Porte étroite.
Oscar Wilde.
Nouveaux prétextes.
Feuillets d'automne.
Parus dans h
La Symphonie pastorale.
Les Faux-Monnayeurs.
Dostoïevski.
Notes sur Chopin.
Et nunc manet in te.
Correspondance avec
R. M. Rilke.
l^ivre de Poche :
L'Immoraliste.
Les Caves du vatican.
ANDRÉ GIDE
Isabelle
GALLIMARD
_^
© Librairie Gallimard, ig2i.
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptatiji
réservés pour tous les pays y compris la Russie.
A ANDRÉ RUYTERS
Gérard Lactise, cbe^ qui nous mus retrouvâmes
au mon d'août 189., nous mena, Franck Jammes
et moi, visiter le château de la Ouartfourche dont
il ne reHera bientôt plus que des ruines, et son
grand parc délaissé où Pété fastueux s'éployait à
raventure. Rien plus n^en défendait rentrée : le
fossé à demi comblé, la haie crevée, ni la grille des-
cellée qui céda de travers à notre premier coup
d'épaule. Plus d'allées; sur les pelouses débordées
quelques vaches pâturaient librement l'herbe sura-
bondante et folle : d'autres cherchaient le frais au
creux des massifs éventrés; à peine diHinguait-on
de-ci, de-là, parmi la profusion sauvage, quelque
t
J-
lo ISABELLE
fleur ou quelque feuillage insolite^ patient refle des
anciennes cultures, presque étouffé déjà par les espèces
plus comwunes. Nous suivions Gérard sans parler,
oppressés par la beauté du lieu, de la saison, de
r heure, et parce que nous sentions aussi tout ce que
cette excessive opulence pouvait cacher d^ abandon
et de deuil. Nous parvînmes devant le perron du
château, dont les premières marches étaient noyées
dans r herbe, celles d'en haut disjointes et brisées;
mais, devant les portes-fenêtres du salon, les volets
résidants nous arrêtèrent. OeH par un soupirail
de la cave que, nous glissant comme des voleurs,
nous entrâmes; un escalier montait aux cuisines;
aucune porte intérieure n* était close... Nous avan-
cions de pièce en pièce, précautionneusement car le
plancher par endroits fléchissait et faisait mine de se
rompre; étouffant nos pas, non que quelqu'un put
être là pour les entendre, mais, dans le grand silence
de cette maison vide, le bruit de notre présence reten-
tissait indécemment, nous effrayait presque. Aux
fenêtres du re:(i-de-chaussée plusieurs carreaux man-
quaient ; entre les lames des contrevents un bignonia
ISABELLE 11
poussait, dans la pénombre de la salle à manger,
d'énormes tiges blanches et molles.
Gérard nous avait quittés; nous pensâmes qu'il
préférait revoir seul ces lieux dont il avait connu
les hôtes, et nous continuâmes sans lui notre visite.
Sans doute nous avait-il précédés au premier étage,
à travers la désolation des chambres nues : dans
l'une d'elles une branche de buis pendait encore au
mur, retenue à une sorte d'agrafe par une faveur
décolorée; il me parut qu'elle balançait faiblement
au bout de son lien, et je me persuadai que Gérard
en passant venait d'en détacher une ramille.
Nous le retrouvâmes au second étage, près de
la fenêtre dévitrée d'un corridor par laquelle on
avait ramené vers l'intérieur une corde tombant du
dehors; c'était la corde d'une cloche, et je l' allais
tirer doucement, quand je me sentis saisir le bras
par Gérard; son geffe, au contraire d'arrêter le
mien, l'amplifia : soudain retentit un gkis rauque,
si proche de nous, si brutal, qu'il nous fit pénible-
h:ent tressaillir; puis, lorsqu'il semblait déjà que
se fût refermé le silence, deux notes pures tombèrent
12 ISABELLE
encore^ espacées^ déjà lointaines. Je ni'êtaii retourné
vers Gérard et je vis que ses lèvres tremblaient.
— Allons-nous-en y fit-il. J'ai besoin de respirer
un autre air.
Sitôt dehors il s'excusa de ne pouvoir nous accom-
pagner : il connaissait quelqu'un dans les environs^
dont il voulait aller prendre des nouvelles. Compre-
nant au ton de sa voix qu'il serait indiscret de le
suivre y nous rentrâmes seul s y Jammes et moi^ à La R.
où Gérard nous rejoignit dans la soirée.
— Cher amiy lui dit bientôt Jammes^ apprene^
que je suis résolu à ne plus raconter la moindre
hiBoire, que vous ne nous aye^ sorti celle qu'on voit
qui vous tient au cœur.
Or les récits de 'Jammes faisaient les délices de
nos veillées.
— Je vous raconterais volontiers le roman dont
la maison que vous vîtes tantôt fut le théâtre^
commença Gérard, misa outre que je ne sus le
découvrir, ou le reconstituer, qu'en pnrtie, je crains
de ne pouvoir apporter quelque ordre dans mon
récit qu'en dépouillant chaque événement de l'attrait
ISABELLE ^ 13
énigmatique dont ma curiosité le revêtait naguère...
— Apporte^ à votre récit tout le désordre
qu'il vous plaira, reprit Jamnies.
— Pourquoi chercher à recomposer les faits
selon leur ordre chronologique, dis-je; que ne nous
les présentef(^-vous comme vous les avet^ découverts?
— Vous permettref(^ alors que je parle beau-
coup de moi, dit Gérard.
— Chacun de nous j ait-il jamais rien d'autre!
repartit jammes.
C'efl le récit de Gérard que voici.
l'ai presque peine à comprendre aujour-
d'I ui i'impatience qui m'élançait alors vers
la vie. A vingt-c'nq ar.s je n'en connais-
sais rien à peu près, que par les livres;
et c'est pourquoi sans doute je me croyas
romancier; car j'ignorais encore ave:
quelle malignité les événements dérobent
à vj s yeux le côté par où ils nous inté-
resseraient davantage, et combien peu
de prise ils offrent à qui ne sait pas les
forcer.
Je préparais alors, en vue de mon dofto-
£6 ISABELLE
rat, une thèse sur la chronologie des sermons
de Bossuet; non que je fusse particulière-
ment attiré par l'éloquence de la chaire :
j'avais choisi ce sujet par révérence pour
mon vieux maître Albert Desnos, dont l'im-
portante F» de Bossue^ achevait précisé-
ment de paraître. Aussitôt qu'il connut mon
projet d'études, M. Desnos s'offrit à m'en
faciliter les abords. Un de ses plus anciens
amis. Benjamin Floche, membre corres-
pondant de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, possédait divers documents qui
sans doute pourraient me servir; en parti-
culier une Bible couverte d'annotations
de la main même de Bossuet. M. Floche
s'était retiré depuis une quinzaine d'années
à la Quartfourche, qu'on appelait plus
communément : le Carrefour, propriété
de famille aux environs de Pont-l'Évêque,
dont il ne bougeait plus, où il se ferait
un plaisir de me recevoir et de mettre à
ma disposition ses papiers, sa bibliothèque
ISABELLE 17
et son érudition que M. Desnos me disait
être inépuisable.
Entre M. Desnos et M. Floche des lettres
furent échangées. Les documents s'annon-
cèrent plus nombreux que ne me l'avait
d'abord fait espérer mon maître; il ne fut
bientôt plus queftion d'une simple visite :
c'e^ un séjour au château de la Quartfour-
che que, sur la recommandation de M. Des-
nos, l'amabilité de M. Floche me proposait.
Bien que sans enfant, M. et Madame Floche
n'y vivaient pas seuls : quelques mots incon-
sidérés de M. Desnos, dont mon imagina-
tion s'empara, me firent espérer de trouver
là-bas une société avenante, qui tout aussi-
tôt m'attira plus que les documents poudreux
du Grand Siècle; déjà ma thèse n'était plus
qu'un prétexte; j'entrais dans ce château
non plus en scolar, mais en Nejdanof, en
Vaîmont; déjà je le peuplais d'aventures.
La Quartfourche ! je répétais ce nom mj^^té-
rieux : c'esT: ici, pensais-je, qu'Hercule hésite...
i8 ISABELLE
Je sais de re^te ce qui l'attend sur le sentier
de la vertu; mais l'autre route?... l'autre
route...
Vers le milieu de septembre, je rassem-
blai le meilleur de ma modeste garde-robe,
renouvelai mon jeu de cravates, et partis.
Quand j'arrivai à la Station du Breuil-
Blangy, entre Pont-l'Ëvêque et Lisieux, la
nuit était à peu près close. J'étais seul à
descendre du train. Une sorte de paysan en
livrée vint à ma rencontre, prit ma valise
et m'escorta vers la voiture qui Rationnait
de l'autre côté de la gare. L'aspeft du che-
val et de la voiture coupa l'essor de mon
imiagination ; on ne pouvait rêver rien de
plus minable. Le paysan-cocher repartit pour
dégager la malle que j'avais enregi^rée;
sous ce poids les ressorts de la calèche flé-
chirent. A l'intérieur, une odeur de poulailler
suffocante... Je voulus baisser la vitre de la
portière, mais la poignée de cuir me re^a
dans la main. Il avait plu dans la journée; la
ISABELLE 19
route était tirante; au bas de la première côte,
une pièce du harnais céda. Le cocher sortit
de dessous son siège un bout de corde et se
mit en po^ure de rafistoler le trait. J'avais mis
pied à terre et m'offris à tenir la lanterne
qu'il venait d'allumer; je pus voir que la
livrée du pauvre homme, non plus que le
harnachement, n'en était pas à son premier
rapiéçage.
— Le cuir e§t un peu vieux, hasardai-je.
Il me regarda comme si je lui avais dit une
injure, et presque brutalement :
— Dites donc : c'e^ tout de même heureux
qu'on ait pu venir vous chercher.
— Il y a loin, d'ici le château? queStion-
nai-je de ma voix la plus douce. Il ne répondit
pas direftement, mais :
— Pour sûr qu'on ne fait pas le trajet tous
les jours! — Puis au bout d'un instant :
— Voilà peut-être bien six mois qu'elle n'e^
pas sortie, la calèche...
— Ah!... Vos maîtres ne se promènent pas
20 ISABELLE
souvent? repris-jc par un effort désespéré
d'amorcer la conversation.
— Vous pensez! Si l'on n'a pas autre
chose à faire!
Le désordre était réparé : d'un geSte il
m'invita à remonter dans la voiture, qui
repartit.
Le cheval peinait aux montées, trébuchait
aux descentes et tricotait aff'reusement en ter-
rain plat; parfois, tout inopinément, il Stop-
pait. — Du train dont nous allons, pensais-je,
nous arriverons au Carrefour longtemps après
que mes hôtes se seront levés de table; et
même (nouvel arrêt du cheval) après qu'ils
se seront couchés. J'avais grand-faim; ma
bonne humeur tournait à l'aigre. J'essayai
de regarder le pays : sans que je m'en fusse
aperçu, la voiture avait quitté la grande route
et s'était engagée dans une route plus étroite
et beaucoup moins bien entretenue; les lan-
ternes n'éclairaient de droite et de gauche
qu'une haie continue, touffue et haute: elle
ISABELLE 21
semblait nous entourer, barrer la route, s'ou-
vrir devant nous à l'instant de notre passage,
puis, aussitôt après se refermer.
Au bas d'une montée plus raide, la voi-
ture s'arrêta de nouveau. Le cocher vint à
la portière et l'ouvrit, puis, sans façons :
— Si Monsieur voulait bien descendre.
La côte e§t un peu dure pour le cheval. —
Et lui-même fît la montée en tenant par la
bride la haridelle. A mi-côte il se retourna
vers mioi, qui marchais en arrière :
— On c§t bientôt rendu, dit-il sur un ton
radouci. Tenez : voilà le parc. Et je distin-
guai devant nous, encombrant le ciel décou-
vert, une sombre masse d'arbres. C'était une
avenue de grands hêtres, sous laquelle enfin
nous entrâmes, et où nous rejoignîmes la pre-
mière route que nous avions quittée. Le cocher
m'invita à remonter dans la voiture, qui par-
vint bientôt à la grille; nous pénétrâmes dans
le jardin.
jf
22 ISABELLE
Il faisait trop sombre pour que je pusse
rien distinguer de la façade du château; la
voiture me déposa devant un perron de trois
marches, que je gravis, un peu ébloui par le
flambeau qu'une femme sans âge, sans gtâce,
épaisse et médiocrement vêtue tenait à la main
et dont elle rabattait vers moi la lumière. Elle
me fit un salut un peu sec. Je m'inclinai devant
elle, incertain...
— Madame Floche, sans doute?...
— Mademoiselle Verdure simplement. Mon-
sieur et Madame Floche sont couchés. Ils
vous prient d'excuser s'ils ne sont pas là
pour vous recevoir; mais on dîne de bonne
heure ici.
— Vous-même, Mademoiselle, je vous aurai
fait veiller bien tard.
— Oh! moi, j'y suis faite, dit-elle sans se
retourner.
Elle m'avait précédé dans le ve^ibule. —
Vous serez peut-être content de prendre quelque
chose?
ISABELLE 23
— Ma foi, je vous avoue que je n*ai pas dîné.
Elle me fit entrer dans une va^te salie à man-
ger où se trouvait préparé un médianoche
confortable.
— A cette heure, le fourneau e^ éteint;
et à la campagne il faut se contenter de ce
que l'on trouve.
— Mais tout cela m'a l'air excellent, dis-
je en m'attablant devant un plat de viande
froide. Elle s'assit de biais sur une autre
chaise près de la porte, et, pendant tout le
temps que je mangeais, re^a les yeux bais-
sés, les mains croisées sur les genoux, dcli-
bérérnent subalterne. A plusieurs reprises,
comme la morne conversation retombait, je
m'excusai de la retenir; mais elle me donna
à entendre qu'elle attendait que j'eusse fini
pour desservir :
— Et votre chambre, comment feriez-vous
pour la trouver tout seul?...
Je dépêchais et mettais bouchées doubles
lorsque la porte du vestibule s'ouvrit : un
24 ISABELLE
abbé entra, à cheveux gris, de figure rude
mais agréable.
Il vint à moi la main tendue :.
— Je ne voulais pas remettre à demain le
plaisir de saluer notre hôte. Je ne suis pas
descendu plus tôt parce que je savais que
vous causiez avec Mademoiselle Olympe Ver-
dure, dit-il, en tournant vers elle un sourire
qui pouvait être malicieux, cependant qu'elle
pinçait les lèvres et faisait visage de bois :
— Mais à présent que vous avez achevé de
manger, continua-t-il tandis que je me levais
de table, nous allons laisser Mademoiselle
Olympe remettre ici un peu d'ordre; elle
trouvera plus décent, je le présume, de laisser
un homme accompagner Monsieur Lacase
jusqu'à sa chambre à coucher, et de résigner
ici ses fondions.
11 s'inclina cérémonieusement devant Made-
moiselle Verdure, qui lui fit une révérence
écourtée.
— Oh! je résigne; je résigne... Monsieur
ISABELLE ' 25
Tabbé, devant vous, vous le savez, je résigne
toujours... Puis revenant à nous brusquement :
— Vous alliez me faire oublier de demander
à Monsieur Lacase ce qu'il prend à son premier
déjeuner.
— Mais, ce que vous voudrez. Mademoi-
selle... Que prend-on d'ordinaire ici?
— De tout. On prépare du thé pour ces
dames, du café pour Monsieur Floche, un
potage pour Monsieur l'abbé, et du racahout
pour Monsieur Casimir.
— Et vous, Mademoiselle, vous ne prenez
rien?
— Oh! moi, du café au lait, simplement.
— Si vous le permettez, je prendrai du
café au lait avec vous.
— Eh! eh! tenez-vous bien. Mademoi-
selle Verdure, dit l'abbé en me prenant pai
le bras — Monsieur Lacase m'a tout l'ait
(^de vous faire la cour!
Elle haussa les épaules, puis me fit un rapide
salut, tandis que l'abbé m'entraînait.
26 ISABELLE
Ma chambre était au premier étage, pres-
que à l'extrémité d'un couloir.
— C'eS^t ici, dit l'abbé en ouvrant la porte
d'une pièce spacieuse, qu'illuminait un grand
brasier. — Dieu me pardonne! on vous a
fait du feu!... Vous vous en seriez peut-être
bien passé... Il e^t vrai que les nuits de ce
pays sont humides, et la saison, cette année,
eSt anormalement pluvieuse...
Il s'était approché du foyer vers lequel il
tendit ses larges paumes tout en écartant le
visage, comme un dévot qui repousse la ten-
tation. Il semblait disposé à causer plutôt
qu'à me laisser dormir.
— Oui, commença-t-il, en avisant ma malle
et mon sac de nuit, — Gratien vous a monté
vos colis.
— Gratien, c'est le cocher qui m'a conduit?
demandai-] e.
— Et c'e^ aussi le jardinier; car ses fonc-
tions de cocher ne l'occupent guère.
ISABELLE 27
— Il m'a dit en effet que la calèche ne
sortait pas souvent.
— Chaque fois qu'elle sort c'e^ un évé-
nement historique. D'ailleurs Monsieur de
Saint-Auréol n'a depuis longtemps plus d'écu-
rie; dans les grandes occasions, comme ce
soir, on emprunte le cheval du fermier.
— Monsieur de Saint-Auréol? répétai-je,
surpris.
— Oui, dit-il, je sais que c'e^ Monsieur
Floche que vous venez voir; mais la Quartfour-
che appartient à son beau-frère. Demain vous
aurez l'honneur d'être présenté à Monsieur
et à Madame de Saint-Auréol.
— Et qui c§t Monsieur Casimir? dont je
ne sais qu'une chose, c'eSt qu'il prend du
racahout le matin.
— Leur petit-fîls et mon élève. Dieu me
permet de l'instruire depuis trois ans. Il avait
dit ces mots en fermant les yeux et avec une
componftion modeSte, comme s'il s'était agi
d'un prince du sang.
28 ISABELLE
— Ses parents ne sont pas ici? deman-
dai-je.
— En voyage. Il serra les lèvres fortement
puis reprit aussitôt :
— Je sais. Monsieur, quelles nobles et
saintes études vous amènent...
— Oh! ne vous exagérez pas leur sainteté,
interrompis-] e aussitôt en riant, c'eât en histo-
rien seulement qu'elles m'occupent,
— N'importe, fît-il, écartant de la main toute
pensée désobligeante; l'histoire a bien aussi
ses droits. Vous trouverez en Monsieur
Floche le plus aimable et le plus sûr des guides.
— C'est ce que m'affirmait mon maître,
Monsieur Desnos.
— Ah! Vous êtes élève d'Albert Desnos?
Il serra les lèvres de nouveau. J'eus l'impru-
dence de demander :
— Vous avez suivi de ses cours?
— Non! fît-il rudement. Ce que je sais de
lui m'a mis en garde... C'eSt un aventurier de
la pensée. A votre âge on eSt assez facilement
ISABELLE 29
séduit pat ce qui sort de l'ordinaire... Et,
comme je ne répondais rien : — Ses théories
ont d'abord pris quelque ascendant sur la jeu-
nesse; mais on en revient déjà, m'a-t-on dit.
J'étais beaucoup moins désireux de discuter
que de dormir. Voyant qu'il n'obtiendrait pas
de réplique :
— Monsieur Floche vous sera de conseil
plus tranquille, reprit-il; puis, devant un bâil-
lement que je ne dissimulai point :
— Il se fait assez tard : demain, si vous le
permettez, nous trouverons loisir pour repren-
dre cet entretien. Après ce voyage vous devez
être fatigué.
— Je vous avoue. Monsieur l'abbé, que je
croule de sommeil.
Dès qu'il m'eut quitté, je relevai les bûches
du foyer, j'ouvris la fenêtre toute grande,
repoussant les volets de bois. Un grand souffle
obscur et mouillé vint incliner la flamme de
ma bougie, que j'éteignis pour contempler la
nuit. Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non
/
30 ISABELLE
sur le devant de la maison comme celles dul h
grand couloir qui devaient sans doute jouir
d'une vue plus étendue; mon regard était aussi
tôt arrêté par des arbres; au-dessus d'eux, à
peine refait-il la place d'un peu de ciel où le
croissant venait d'apparaître, recouvert par
les nuages presque aussitôt. Il avait plu de
nouveau; les branches larmoyaient encore...
— Voici qui n'invite guère à la fête, pen-
sai-je, en refermant fenêtre et volets. Cette
minute de contemplation m'avait transi, et
l'âme encore plus que la chair; je rabattis
les bûches, ranimai le feu, et fus heureux de
trouver dans mon lit une cruche d'eau chaude,
que sans doute l'attentionnée Mademoiselle
Verdure y avait glissée.
Au bout d'un ini^tant je m'avisai que j'avais
oublie de mettre à la porte mes chaussures.
Je me relevai et sortis un infant dans le cou-
loir; à l'autre extrémité de la maison, je vis
passer Mademoiselle Verdure. Sa chambre
était au-dessus de la mienne, comme me l'in-
ISABELLE 31
diqua son pas lourd qui, peu de temps après,
commença d'ébranler le plafond. Puis il se
fît un grand silence et, tandis que je plongeais
dans le sommeil, la maison leva l'ancre pour
la traversée de la nuit.
/
Je fus réveillé d'assez bon matin par les
bruits de la cuisine dont une porte ouvrait
précisément sous ma fenêtre. En poussant
mes volets j'eus la joie de voir un ciel à peu
près pur; le jardin, mal ressuyé d'une récente
averse, brillait; l'air était bleuissant. J'allais
refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du
potager et accourir vers la cuisine un grand
enfant, d'âge incertain car son visage marquait
trois ou quatre ans de plus que son corps; tout
contrefait, il portait de guingois : ses jambes
torses lui donnaient une allure extraordinaire :
A. GIDE. ISABELLE.
54 ISABELLE
il avançait obliquement, ou plutôt procédait
pat bonds, comme si, à marcher pas à pas, ses
pieds eussent dû s'entraver... C'était évidem-
ment l'élève de l'abbé, Casimir. Un énorme
chien de Terre-Neuve gambadait à ses côtés,
sautait de conserve avec lui, lui faisait fête;
l'enfant se défendait tant bien que mal contre
sa bousculante exubérance; mais au moment
qu'il allait atteindre la cuisine, culbuté par le
chien, soudain je le vis rouler dans la boue.
Une maritorne épaisse s'élança, et tandis qu'elle
relevait l'enfant :
— Ah ben! vous v'ià beau! Si c'e^ Dieu
permis de s'met' dans des états pareils! On
vous l'a pourtant répété bien des fois d'quit-
ter l'Terno dans la remise!... Allons! v'nez-
vous-en par ici qu'on vous essuie...
Elle l'entraîna dans la cuisine. A ce moment
j'entendis frapper à ma porte; une femme de
chambre m'apportait de l'eau chaude pour
ma toilette. Un quart d'heure après, la cloche
sonna pour le déjeuner.
ISABELLE 3j
Comme j'entrais dans la salle à manger :
— Madame Floche, je crois que voici notre
aimable hôte, dit l'abbé en s'avançant à ma
rencontre.
Madame Floche s'était levée de sa chaise,
mais ne paraissait pas plus grande debout
qu'assise; je m'inclinai profondément devant
elle; elle m'honora d'un petit plongeon brus-
que; elle avait dû recevoir à un certain âge
quelque formidable événement sur la tête ; celle-
ci en était restée irrémédiablement enfoncée
entre les épaules; et même un peu de travers.
Monsieur Floche s'était mis tout à côté d'elle
pour me tendre la main. Les deux petits vieux
étaient exadlement de même taille, de même
habit, paraissaient de même âge, de même
chair... Durant quelques infants nous échan-
geâmes des compliments vagues, parlant tous
les trois à la fois. Puis, il y eut un noble silence,
et Mademoiselle Verdure arriva portant la
théière.
36 ISABELLE
— Mademoiselle Olympe, dit enfin Madame
Floche, qui, ne pouvant tourner la tête, s'adres-
sait à vous de tout le bu^e. — Mademoiselle
Olympe, notre amie, s'inquiétait beaucoup de
savoir si vous aviez bien dormi et si le lit était
à votre convenance.
Je protestai que j'y avais reposé on ne pou-
vait mieux et que la cruche chaude que j'y
avais trouvée en me couchant m'avait fait tout
le bien du monde.
Mademoiselle Verdure, après m'avoir sou-
haité le bonjour, ressortit.
— Et, le matin, les bruits de la cuisine ne
vous ont pas trop incommodé?
Je renouvelai mes protestations.
— Il faut vous plaindre, je vous en prie,
parce que rien ne serait plus aisé que de vous
préparer une autre chambre...
Monsieur Floche, sans rien dire lui-même,
hochait la tête obliquement et, d'un sourire,
faisait sien chaque propos de sa femme.
— Je vois bien, dis-je, que la maison e§t
ISABELLE 37
très va^te; mais je vous certifie que je tie sau-
rais être in^allé plus agréablement.
— Monsieur et Madame Floche, dit l'abbé,
se plaisent à gâter leurs hôtes.
Mademoiselle Olympe apportait sur une
assiette des tranches de pain grillé; elle poussa
devant elle le petit ^ropiat que j'avais vu
culbuter tout à l'heure. L'abbé le saisit par le
bras :
— Allons, Casimir! Vous n'êtes plus un
bébé; venez saluer Monsieur Lacase comme
un homme. Tendez la main... Regardez en
face!... Puis se tournant vers moi comme
pour l'excuser : — Nous n'avons pas encore
grand usage du monde...
La timidité de l'enfant me gênait :
— C'e^ votre petit-fils? demandai-je à
Madame Floche, oublieux des renseigne-
ments que l'abbé m'avait fournis la veille.
— Notre petit-neveu, répondit-elle; vous
verrez un peu plus tard mon beau-frère et
ma sœur, ses grands-parents.
y
38 ISABELLE
— Il n'osait pas rentrer parce qu'il avait
empli de boue ses vêtements en jouant avec
Terno, expliqua Mademoiselle Verdure.
— Drôle de façon de jouer, dis-je, en me
tournant affablement vers Casimir; j'étais à la
fenêtre quand il vous a culbuté... Il ne vous a
pas fait mal?
— Il faut dire à Monsieur Lacase, expliqua
l'abbé à son tour, que l'équilibre n'e^t pas
notre fort...
Parbleu! je m'en apercevais de re§te, sans
qu'il fût nécessaire de me le signaler. Ce grand
gaillard d'abbé, aux yeux vairons, me devint
brusquement antipathique.
L'enfant ne m'avait pas répondu, mais son
visage s'était empourpré. Je regrettai ma
phrase et qu'il y eût pu sentir quelque allu-
sion à son infirmité. L'abbé, son potage pris,
s'était levé de table et arpentait la pièce; dès
qu'il ne parlait plus, il gardait les lèvres si
serrées que celle de dessus formait un bour-
relet, comme celle des vieillards édentés. Il
ISABELLE 59
s'arrêta derrière Casimir, et comme celui-ci
vidait son bol : — Allons! Allons, jeune
homme, Avenzoar nous attend!
L'enfant se leva; tous deux sortirent.
Sitôt que le déjeuner fut achevé. Monsieur
Floche me ût signe.
— Venez avec moi dans le jardin, mon
jeune hôte, et me donnez des nouvelles du Paris
penseur.
Le langage de Monsieur Floche fleurissait
dès l'aube. Sans trop écouter mes réponses,
il me que:>tionna sur Gaston Boissier son ami,
et sur plusieurs autres savants que je pouvais
avoir eus pour maîtres et avec qui il correspon-
dait encore de loin en loin; il s'informa de mes
goûts, de mes études... Je ne lui parlai natu-
rellement pas de mes projets littéraires et ne
laissai voir de moi que le sorbonnien; puis il
entreprit l'histoire de la Quartfourche, dont
il n'avait à peu près pas bougé depuis près de
quinze ans, l'hi^oire du parc, du château; il
40 ISABELLE
réserva pour plus tard l'hi^oire de la famille
qui l'habitait précédemment, mais commença
de me raconter comment il se trouvait en pos-
session des manuscrits du xvii® siècle qui pou-
vaient intéresser ma thèse... Il marchait à petits
pas pressés, ou, plus exactement, il trottinait
auprès de moi; je remarquai qu'il portait son
pantalon si bas que la fourche en refait à mi-
cuisse; sur le devant du pied, l'étoffe retombait
en nombreux plis, mais par-derrière restait
au-dessus de la chaussure, suspendue à l'aide
de je ne sais quel artifice; je ne l'écoutais plus
que d'une oreille di^raite, l'esprit engourdi
par la molle tiédeur de l'air et par une sorte de
torpeur végétale.
En suivant une allée de très hauts marronniers
qui formaient voûte au-dessus de nos têtes, nous
étions parvenus presque à l'extrémité du parc.
Là, protégé contre le soleil par un buisson
d'arbres-à-plumes, se trouvait un banc où Mon-
sieur Floche m'invita à m'asseoir. Puis tout à
coup :
ISABELLE 41
— L'abbé Santal vous a-t-il dit que mon
beau-frère e§t un peu...? Il n'acheva pas, mais
se toucha le front de l'index.
Je fus trop interloqué pour pouvoir trouver
rien à répondre. Il continua :
— Oui, le baron de Saint-Auréol, mon
beau-frère; l'abbé ne vous l'a peut-être pas dit
plus qu'à moi... mais je sais néanmoins qu'il
le pense; et je le pense aussi... Et de moi, l'abbé
ne vous a pas dit que j'étais un peu...?
— Oh! Monsieur Floche, comment pou-
vez-vous croire?..,
— Mais, mon jeune ami, dit-il en me tapant
familièrement sur la main, je trouverais cela
tout naturel. Que voulez-vous? nous avons
pris ici des habitudes, à nous enfermer loin du
monde, un peu... en dehors de la circulation.
Rien n'apporte ici de... diversion; comment
dirais-je? oui. Vous êtes bien aimable d'être
venu nous voir — et comme j'essayais un
geg^te : — je le répète : bien aimable, et je le
récrirai ce soir à mon excellent ami Desnos:
/
42 ISABELLE
mais vous vous aviseriez de me raconter ce
qui vous tient au cœur, les questions qui vous
troublent, les problèmes qui vous intéressent...
je suis sûr que je ne vous comprendrais pas.
Que pouvais- je répondre? Du bout de ma
canne je grattais le sable...
— Voyez-vous, reprit-il, ici nous avons un
peu perdu le contaft. Mais non, mais non!
ne protestez donc pas; c'e^ inutile. Le baron
e§t sourd comme une calebasse; mais il e§t si
coquet qu'il tient surtout à ne pas le paraître;
il feint d'entendre plutôt que de faire hausser
la voix. Pour moi, quant aux idées du jour, je
me fais l'effet d'être tout aussi sourd que lui;
et du re^le je ne m'en plains pas. Je ne fais
même pas grand effort pour entendre. A fré-
quenter Massillon et Bossuet, j'ai fini par
croire que les problèmes qui tourmentaient
ces grands esprits sont tout aussi beaux et
importants que ceux qui passionnaient ma
jeunesse... problèmes que ces grands esprits
n'auraient pas pu comprendre sans doute...
ISABELLE 43
non plus que moi je ne puis comprendre ceux
qui vous passionnent aujourd'hui... Alors, si
vous le voulez bien, mon futur collègue, vous
me parlerez de préférence de vos études, puis-
que ce sont les miennes également, et vous
m'excuserez si je ne vous interroge pas sur les
musiciens, les poètes, les orateurs que vous
aimez, ni sur la forme de gouvernement que
vous croyez la préférable.
Il regarda l'heure à un oignon attaché à
un ruban noir :
— Rentrons à présent, dit-il en se levant.
Je crois avoir perdu ma journée quand je ne
suis pas au travail à dix heures.
Je lui offris m.on bras qu'il accepta, et comme,
à cause de lui, parfois, je ralentissais mon
allure :
— Pressons! Pressons! me disait-il. Les
pensées sont comme les fleurs, celles qu'on
cueille le matin se conservent le plus long-
temps fraîches.
La bibliothèque de la Quartfourche e^
44 ISABELLE
composée de deux pièces que sépare un simple
rideau : une, très exiguë et surhaussée de trois
marches, où travaille Monsieur Floche, à
une table devant une fenêtre. Aucune vue;
des rameaux d'orme ou d'aulne viennent bat-
tre les carreaux; sur la table, une antique lampe
à réservoir, que coiffe un abat- jour de porce-
laine vert; sous la table, une énorme chance-
lière; un petit poêle dans un coin, dans l'autre
coin, une seconde table, chargée de lexiques;
entre deux, une armoire aménagée en car-
tonnier. La seconde pièce e§t va§te; des livres
tapissent le mur jusqu'au plafond; deux
fenêtres; une grande table au milieu de la
pièce.
— C'e§t ici que vous vous in^allerez, me
dit Monsieur Floche; — et, comme je me
récriais :
— Non, non; moi, je suis accoutumé au
réduit; à dire vrai, je m'y sens mieux; il me
semble que ma pensée s'y concentre. Occupez
la grande table sans vergogne; et, si vous y
ISABELLE 45
tenez, pour que nous ne nous dérangions pas,
nous pourrons baisser le rideau.
— Oh! pas pour moi, prote^tai-je; jusqu'à
présent, si pour travailler j'avais eu besoin de
solitude, je ne...
• — Eh bien! reprit-il en m'interrompant^
nous le laisserons donc relevé. J'aurai, pour
ma part, grand plaisir à vous apercevoir du
coin de l'œil. (Et, de fait, les jours suivants,
je ne levais point la tête de dessus mon tra-
vail sans rencontrer le regard du bonhomme,
qui me souriait en hochant la tête, ou qui, vite,
par crainte de m'importuner, détournait les
yeux et feignait d'être plongé dans sa lecture.)
Il s'occupa tout aussitôt de mettre à ma facile
disposition les livres et les manuscrits qui
pouvaient m' intéresser; la plupart se trouvaient
serrés dans le cartonnier de la petite pièce;
leur nombre et leur importance dépassait tout
ce que m'avait annoncé M. Desnos; il m'allait
falloir au moins une semaine pour relever les
précieuses indications que j'y trouverais. Enfin
46 ISABELLE
M. Floche ouvrit, à côté du cartonnier, une
très petite armoire et en sortit la fameuse Bible
de Bossuet, sur laquelle l'Aigle de Meaux
avait inscrit, en regard des versets pris pour
textes, les dates des sermons qu'ils avaient in-
spirés. Je m'étonnai qu'Albert Desnos n'eût
pas tiré parti de ces indications dans ses tra-
vaux; mais ce livre n'était tombé que depuis
peu entre les mains de M. Floche.
— J'ai bien entrepris, continua-t-il, un mé-
moire à son sujet; et je me félicite aujourd'hui
de n'en avoir encore donné connaissance à per-
sonne, puisqu'il pourra servir à votre thèse
en toute nouveauté!
Je me défendis de nouveau :
— Tout le mérite de ma thèse, c'e§t à votre
obligeance que je le devrai. Au moins en
accepterez-vous la dédicace, Monsieur Floche,
comme une faible marque de ma reconnais-
sance?
Il sourit un peu tri^ement :
— Quand on e§t si près de quitter la terre.
ISABBLLE 47
on sourit volontiers à tout ce qui promet quel-
que survie.
Je crus malséant de surenchérir à mon tour.
— A présent, reprit-il, vous allez prendre
possession de la bibliothèque, et vous ne vous
souviendrez de ma présence que si vous avez
quelque renseignement à me demander. Em-
portez les papiers qu'il vous faut... Au revoir!...
et comme en descendant les trois marches, je
retournais vers lui mon sourire, il agita sa main
devant ses yeux : — A tantôt!
J'emportai dans la grande pièce les quel-
ques papiers qui devaient faire l'objet de mon
premier travail. Sans m'écarter de la table
devant laquelle j'étais assis, je pouvais distin-
guer Monsieur Floche dans sa portioncule :
il s'agita quelques instants; ouvrant et refer-
mant des tiroirs, sortant des papiers, les ren-
trant, faisant mine d'homme affairé... Je soup-
çonnais en vérité qu'il était fort troublé, sinon
gêné par ma présence et que, dans cette vie si
y
4» ISABELLE
rangée, le moindre cbranlement risquait de
compromettre l'équilibre de la pensée. Enfin
il s'inftalla, plongea jusqu'à mi-jambes dans la
chancelière, ne bougea plus...
De mon côté je feignais de m'absorber dans
mon travail; mais j'avais grand-peine à tenir
en laisse ma pensée; et je n'y tâchais même
pas; elle tournait autour de la Quartfourche,
ma pensée, comme autour d'un donjon dont
il faut découvrir l'entrée. Que je fusse subtil,
c'e^ ce dont il m'importait de me convaincre.
Romancier, mon ami, me disais-je, nous allons
donc te voir à l'œuvre. Décrite! Ah, fi! ce
n'e§t pas de cela qu'il s'agit, mais bien de dé-
couvrir la réalité sous l'aspeft... En ce court
laps de temps qu'il t'e^ permis de séjourner
à la Quartfourche, si tu laisses passer un ge^te,
un tic sans t'en pouvoir donner bientôt l'expU-
cation psychologique, historique et complète,
c'eft que tu ne sais pas ton métier.
Alors je reportais mes yeux sur Monsieur
Floche; il s'offrait à moi de profil; je voyais
ISABELLE 49
un grand nez mou, inexpressif, des sourcils
buissonnants, un menton ras sans cesse en
mouvement comme pour mâcher une chique...
et je pensais que rien ne rend plus impénétrable
un visage que le masque de la bonté.
La cloche du second déjeuner me surprit
au milieu de ces réflexions.
/
III
C'e^t à ce déjeuner que, sans précaution ora-
toire, brusquement. Monsieur Floche m'amena
en présence du ménage Saint-AuréoL L'abbé
du moins, la veille au soir, aurait bien pu
m'avertir. Je me souviens d'avoir éprouvé
la même ^upeur, jadis, quand, pour la première
fois, au Jardin des Plantes, je fis connaissance
avec le phœnkopterus antiquorum ou flamant à
spatule^. Du baron ou de la baronne je n'aurais
su dire lequel était le plus baroque; ils for-
I. Gérard fait erreur : phanicopterus antiquorum n'a pas le bec
en spatule.
/
52 ISABELLE
niaient un couple parfait; tout comme les deux
Floche, du re^e : au Muséum on les eût mis
sous vitrine l'un contre l'autre sans hésiter;
près des " espèces disparues ". J'éprouvai
devant eux d'abord cette sorte d'admiration
confuse qui, devant les œuvres d'art accompli
ou devant les merveilles de la Nature, nous
laisse, aux premiers instants, Cupides et inca-
pables d'analyse. Ce n'e§t que lentement que
je parvins à décomposer mon impression...
Le baron Narcisse de Saint-Auréol portait
culottes courtes, souliers à boucle très appa-
rente, cravate de mousseline et jabot. Une
pomme d'Adam, aussi proéminente que le
menton, sortait de l'échancrure du col et se
dissimulait de son mieux sous un bouillon
de moussehne; le menton, au moindre mou-
vement de la mâchoire faisait un extraordi-
naire effort pour rejoindre le nez qui, de son
côté, y mettait de la complaisance. Un œil
restait hermétiquement clos; l'autre, vers qui
remontait le coin de la lèvre et tendaient tous
ISABELLE 53
les plis du visage, brillait clair, embusqué der-
rière la pommette et semblait dire : Attention!
je suis seul, mais rien ne m'échappe.
Madame de Saint-Auréol disparaissait toute
dans un flot de fausses dentelles. Tapies au
fond des manches frissonnantes, tremblaient
ses longues mains, chargées d'énormes bagues.
Une sorte de capote en taffetas noir doublé de
lambeaux de dentelles blanches enveloppait
tout le visage; sous le menton se nouaient
deux brides de taffetas, blanchies par la pou-
dre que le visage effroyablement fardé laissait
choir. Quand je fus entré, elle se campa devant
moi de profil, rejeta la tête en arrière, et, d'une
voix de tête assez forte et non infléchie :
— Il y eut un temps, ma sœur, où l'on témoi-
gnait au nom de Saint-Auréol plus d'égards...
A qui en avait-elle? Sans doute tenait-elle
à me faire sentir, et à faire sentir à sa sœur,
que je n'étais pas ici chez les Floche; car elle
continua, inclinant la tête de côté, minaudière,
et levant vers moi sa main droite :
y
54 ISABELI.E
— Le baron et moi, nous sommes heureux.
Monsieur, de vous recevoir à notre table.
Je donnai de la lèvre contre une bague, et
me relevai du baise-main en rougissant, car
ma position entre les Saint-Auréol et les
Floche s'annonçait gênante. Mais Madame
Floche ne semblait avoir prêté aucune atten-
tion à la sortie de sa sœur. Quant au baron, sa
réalité me paraissait problématique, bien qu'il
fit avec moi l'aimable et le sucré. Durant tout
mon séjour à la Quartfourche, on ne put le
persuader de m'appeler autrement que Mon-
sieur de Las Cases; ce qui lui permettait d'af-
firmer qu'il avait beaucoup vu mes parents
aux Tuileries... un mien oncle principalement
qui faisait avec lui son piquet :
— Ah! C'était un original! Chaque fois
qu'il abattait atout, il criait très fort : Domino! ...
Les propos du baron étaient à peu près tous
de cette envergure. A table il n'y avait presque
que lui qui parlât; puis, sitôt après le repas,
il s'enfermait dans un silence de momie.
ISABELLE 5 5
Au moment que nous quittions la salle à
manger, Madame Floche s'approcha de moi,
et, à voix basse :
— Peut-être, Monsieur Lacase sera-t-il assez
aimable pour m'accorder un petit entretien?
— Entretien qu'elle ne voulait pas, appa-
remment, qu'on entendît, car elle commença
par m'entraîner du côté du jardin potager,
en disant très haut qu'elle voulait me mon-
trer les espaliers.
— C'est au sujet de mon petit-neveu, com-
mença-t-elle dès qu'elle fut assurée que l'on
ne pouvait nous entendre... Je ne voudrais
pas vous paraître critiquer l'enseignement de
l'abbé Santal... mais, vous qui plongez aux
sources mêmes de l'inStruftion (ce fut sa phrase),
vous pourrez peut-être nous être de bon
conseil.
— Parlez, Madame; mon dévouement vous
e^t acquis.
— Voici : je crains que le sujet de sa thèse.
y
56 ISABELLE
pour un enfant si jeune encore, ne soit un peu
spécial.
— Quelle thèse? fîs-je, légèrement inquiet.
— La thèse pour son baccalauréat.
— Ah! parfaitement, — résolu désormais
à ne m'étonner plus de rien. — Sur quel
sujet? repris-je.
— Voici : Monsieur l'abbé craint que les
sujets Httéraires ou proprement philosophi-
ques ne flattent le vague d'un jeune esprit
déjà trop enclin à la rêverie... (c'eSt du moins
ce que trouve Monsieur l'abbé). Il a donc
poussé Casimir à choisir un sujet d'histoire.
— Mais, Madame, voici qui peut très bien
se défendre. Et le sujet choisi c'eSt?
— Excusez-moi; j'ai peur d'e^ropier le
nom... : Averrhoès.
— Monsieur l'abbé a sans doute eu ses
raisons pour choisir ce sujet, qui, à première
vue, peut en effet paraître un peu particulier.
— Ils l'ont choisi tous deux ensemble.
Quant aux raisons que l'abbé fait valoir, je
ISABELLE 57
suis prête à m'y ranger : Ce sujet présente,
m'a-t-il dit, un intérêt anecdotique particu-
lièrement propre à fixer l'attention de Casi-
mir, qui eét souvent un peu flottante : puis
(et il paraît que ces Messieurs les examina-
teurs attachent à cela la plus grande impor-
tance) le sujet n'a jamais été traité.
— Il ne me souvient pas en effet...
— Et naturellement, pour trouver un sujet
qui n'ait encore jamais été traité, on e^t forcé de
chercher un peu en dehors des chemins battus.
— Évidemment!
— Seulement je vais vous avouer ma
crainte... mais j'abuse peut-être?
— Madame, je vous supplie de croire que
ma bonne volonté et mon désir de vous servir
sont inépuisables.
— Eh bien! voici : je ne mets pas en doute
que Casimir ne soit à même bientôt de passer
sa thèse assez brillamment, mais je crains que,
par désir de spécialiser... par désir un peu pré-
maturé... l'abbé ne néglige un peu l'in^ruftion.
58 ISABELLE
générale, le calcul par exemple, ou l'agronomie...
— Que pense Monsieur Floche de tout cela?
demandai-je éperdu.
— Oh! Monsieur Floche approuve tout
ce que fait et ce que dit l'abbé.
— Les parents?
— Ils nous ont confié l'enfant, dit-elle
après une hésitation légère; puis, s'arrêtant
de marcher :
— Par effet de votre complaisance, cher
Monsieur Lacase, j'aurais aimé que vous cau-
siez avec Casimir, pour vous rendre compte;
sans avoir l'air de l'interroger diredement...
et surtout pas devant Monsieur l'abbé qui
pourrait en prendre quelque ombrage. Je
suis sûre qu'ainsi vous pourriez...
— Le plus volontiers du monde, Madame.
Il ne me sera sans doute pas difficile de trou-
ver un prétexte pour sortir avec votre petit-
neveu. Il me fera visiter quelque endroit du
parc...
— Il se montre d'abord un peu timide
ISABELLE 59
avec ceux qu'il ne connaît pas encore, mais
sa nature eft confiante.
— Je ne mets pas en doute que nous ne
devenions promptement bons amis.
Un peu plus tard, le goûter nous ayant de
nouveau rassemblés :
— Casimir, tu devrais montrer la carrière
a Monsieur Lacase; je suis sûre que cela l'in-
téressera. — Puis s'approchant de moi :
— Partez vite avant que l'abbé ne descende;
il voudrait vous accompagner.
Je ressortis aussitôt dans le parc; l'enfant
clopin-clopant me guidait.
— C'e^ l'heure de la récréation, commen-
çai-je.
Il ne répondit rien. Je repris :
— Vous ne travaillez jamais après goûter?
— Oh! si; mais aujourd'hui je n'avais plus
rien à copier.
— Qu'e^-ce que vous copiez ainsi?
— La thèse.
— Ah!... Après quelques tâtonnements je
.-^
6o ISABELLE
parvins à comprendre que cette thèse était
un travail de l'abbé, que l'abbé faisait remet-
tre au net et copier par l'enfant . dont l'écri-
ture était correfte. Il en tirait quatre grosses,
dans quatre cahiers cartonnés dont chaque
jour il noircissait quelques pages. Casimir
m'affirma du re^e qu'il se plaisait beaucoup
à " copier ".
— Mais pourquoi quatre fois?
— Parce que je retiens difficilement.
— Vous comprenez ce que vous écrivez?
— Quelquefois. D'autres fois l'abbé m'ex-
plique; ou bien il dit que je comprendrai
quand je serai plus grand.
L'abbé avait tout bonnement fait de son
élève une manière de secrétaire-copiste. E^-ce
ainsi qu'il entendait ses devoirs? Je sentais
mon cœur se gonfler et me proposai d'avoir
incessamment avec lui une conversation tra-
gique. L'indignation m'avait fait presser le
pas inconsciemment; Casimir prenait peine
à me suivre; je m'aperçus qu'il était en nage.
ISABELLE 61
Je lui tendis une main qu'il garda dans la
sienne, clopinant à côté de moi tandis que je
ralentissais mon allure.
— C'e^t votre seul travail, cette thèse?
— Oh! non, fit-il aussitôt; mais, en pous-
sant plus loin mes quêtions, je compris que
le re!>te se réduisait à peu de chose; et sans doute
fut-il sensible à mon étonnement :
— Je lis beaucoup, ajouta-t-il, comme un
pauvre dirait : j'ai d'autres habits!
— Et qu'est-ce que vous aimez lire?
— Les grands voyages; puis tournant vers
moi un regard où déjà l'interrogation faisait
place à la confiance :
— L'abbé, lui, a été en Chine; vous sa-
viez?... et le ton de sa voix exprimait pour son
maître une admiration, une vénération sans
limites.
Nous étions parvenus à cet endroit du parc
que Madame Floche appelait " la carrière " ;
abandonnée depuis longtemps, elle formait
à flanc de coteau une sorte de grotte dissi-
/
62 ISABELLE
mulée derrière les broussailles. Nous nous
assîmes sur un quartier de roche que tiédis-
sait le soleil déjà bas. Le parc s'achevait là
sans clôture; nous avions laissé à notre gauche
un chemin qui descendait obliquement et que
coupait une petite barrière; le dévalement,
partout ailleurs assez abrupt, servait de pro-
tedion naturelle.
— Vous, Casimir, avez-vous déjà voyagé?
demandai- je.
Il ne répondit pas; baissa le front... A nos
pieds le vallon s'emplissait d'ombre; déjà le
soleil touchait la colline qui fermait le paysage
devant nous. Un bosquet de châtaigniers et de
chênes y couronnait un tertre crayeux criblé des
trous d'une garenne; le site un peu romantique
tranchait sur la mollesse uniforme de la contrée.
— Regardez les lapins, s'écria tout à coup
Casimir; puis, au bout d'un instant, il ajouta,
indiquant du doigt le bosquet :
— Un jour, avec Monsieur l'abbé, j'ai
monté là.
ISABELLE 65
En rentrant nous passâmes auprès d'une
mare couverte de conferves. Je promis à
Casimir de lui apprêter une ligne et de lui
montrer comment on péchait les grenouilles.
Cette première soirée, qui ne se prolongea
guère au-delà de neuf heures, ne différa point
de celles qui suivirent, ni, je pense, de celles
qui l'avaient précédée, car, pour moi, mes
hôtes eurent le bon goût de ne se point met-
tre en dépense. Sitôt après dîner, nous ren-
trions dans le salon où, pendant le repas,
Gratien avait allumé du feu. Une grande lampe,
posée à l'extrémité d'une table de marqueterie,
éclairait à la fois la partie de jacquet que le
baron engageait avec l'abbé à l'autre extré-
mité de la table, et le guéridon où ces dames
menaient une sorte de bésigue oriental et
mouvementé.
— Monsieur Lacase qui e§t habitué aux
distrayions de Paris va sans doute trouver
notre amusement un peu terne... avait d'abord
dit Madame de Saint-AuréoL — Cependant,
64 ISABELLE
Monsieur Floche, au coin du feu, somnolait
dans une bergère; Casimir, les coudes sur la
table, la tête entre les mains, lèvre tombante
et salivant, progressait dans un " Tour du
Monde ". — Par contenance et politesse j'avais
fait mine de prendre vif intérêt au bésigue
de ces dames; on le pouvait mener, comme
le whift, avec un mort, mais on le jouait de
préférence à quatre, de sorte que Madame de
Saint-Auréol, avec empressement, m'avait ac-
cepté pour partenaire dès que je m'étais pro-
posé. Les premiers soirs, mes impairs firent
la ruine de notre camp et mirent en joie Ma-
dame Floche qui, après chaque viâoire, se
permettait sur mon bras une discrète taloche
de sa maigre main mitainée. 11 y avait des témé-
rités, des ruses, des délicatesses. Mademoi-
selle Olympe jouait un jeu serré, concerté.
Au début de chaque partie, on pointait, on
hasardait la surenchère selon le jeu que l'on
avait; cela laissait un peu de marge au bluff;
Madame de Saint-Auréol s'aventurait effron-
i
ISABELLE 65
tément, les yeux luisants, les pommettes ver-
meilles et le menton frémissant ; quand elle avait
vraiment beau jeu, elle me lançait un grand
coup de pied sous la table; Mademoiselle
Olympe essayait de lui tenir tête, mais elle
était désarçonnée par la voix aiguë de la vieille
qui tout à coup, au lieu d'un nouveau chiffre,
criait :
— Verdure, vous mentez!
A la fin de la première partie. Madame Flo-
che tirait sa montre, et, comme si, précisément,
c'était l'heure :
— Casimir! Allons, Casimir; il e§t temps.
L'enfant semblait sortir péniblement de
léthargie, se levait, tendait aux Messieurs sa
main molle, à ces dames son front, puis sor-
tait en traînant un pied.
Tandis que Madame de Saint-Auréol nous
invitait à la revanche, le premier jacquet
finissait; parfois alors Monsieur Floche pre-
nait la place de son beau-frère; ni Monsieur
Floche, ni l'abbé n'annonçaient les coups;
A. GIDE. ISABELLE.
66 ISABELLE
on n'entendait de leur côté que le roulement
des dés dans le cornet et sur la table; Mon-
sieur de Saint-Auréol dans la bergère mono-
loguait ou chantonnait à demi-voix, et parfois,
tout à coup, flanquait un énorme coup de pin-
cette au travers du feu, si impertineniment
qu'il en éclaboussait au loin la braise; Made-
moiselle Olympe accourait précipitamment et
exécutait sur le tapis ce que Madame de Saint-
Auréol appelait élégamment la danse des étin-
celles... Le plus souvent Monsieur Floche lais-
sait le baron aux prises avec l'abbé et ne quit-
tait pas son fauteuil; de ma place je pouvais le
voir, non point dormant comme il disait, mais
hochant la tête dans l'ombre; et le premier soir,
un sursaut de flamme ayant éclairé brusquement
son visage, je pus distinguer qu'il pleurait.
A neuf heures et quart, le bésigue terminé.
Madame Floche éteignait la lampe, tandis que
Mademoiselle Verdure allumait deux flam-
beaux qu'elle posait des deux côtés du jacquet.
— L'abbé, ne le faites pas veiller trop tard.
ISABELLE 67
recommandait Madame de Saint-Auréol, en don-
nant un coup d'éventail sur l'épaule de son mari.
J'avais cru décent, dès le premier soir, d'obéir
au signal de ces dames, laissant aux prises
les jacqueteurs et à sa méditation Monsieur Flo-
che qui ne montait que le dernier. Dans le vesti-
bule, chacun se saisissait d'un bougeoir; ces
dames me souhaitaient le bonsoir qu'elles
accompagnaient des mêmes révérences que le
matin. Je rentrais dans ma cham.bre; j'enten-
dais bientôt monter ces Messieurs. Bientôt
tout se taisait. Mais de la lumière filtrait encore
longtemps sous certaines portes. Mais plus
d'une heure après si, pressé par quelque besoin,
l'on sortait dans le corridor, l'on risquait d'y
rencontrer Madame Floche ou Mademoiselle
Verdure, en toilette de nuit, vaquant à de der-
niers rangements. Plus tard encore, et quand
on eût cru tout éteint, au carreau d'un petit
cachibis qui prenait jour mais non accès sur
le couloir, on pouvait voir, à son ombre chi-
noise. Madame de Saint-Auréol ravauder.
y
IV
Ma seconde journée à la Quartfourche fut
très sensiblement pareille à la première;
d'heure en heure; mais la curiosité que d'abord
j'avais pu avoir quant aux occupations de
mes hôtes était complètement retombée. Une
petite pluie fine emplissait le ciel depuis le
matin. La promenade devenant impossible,
la conversation de ces dames se faisant de
plus en plus insignifiante, j'occupai donc au
travail à peu près toutes les heures du jour.
A peine pus-je échanger quelques propos avec
l'abbé; c'était après le déjeuner; il m'invita à
y"
70 ISABELLE
venir fumer une cigarette à quelques pas du
salon, dans une sorte de hangar vitré que Ton
appelait un peu pompeusement : l'orangerie,
où. l'on avait rentré pour la mauvaise saison
les quelques bancs et chaises du jardin.
— Mais, cher Monsieur, dit-il, lorsqu'un
peu nerveusement j'abordai la que^ion de
l'éducation de l'enfant, — je n'aurais pas
demandé mieux que d'éclairer Casimir de
toutes mes faibles lumières; ce n'est pas sans
regrets que j'ai dû y renoncer. E§t-ce que,
claudicant comme il t§t, vous m'approuve-
riez si j'allais me mettre en tête de le faire
danser sur la corde roide? J'ai vite dû rétrécir
mes visées. S'il s'occupe avec moi d'Aver-
rhoès, c'e^ parce que je me suis chargé d'un
travail sur la philosophie d'Ari^tote et que,
plutôt que d'ânonner avec l'enfant sur je ne
sais quels rudiments, j'ai pris quelque plaisir
de cœur à l'entraîner dans mon travail. Autant
ce sujet-là qu'un autre; l'important c'e^ d'oc-
cuper Casimir trois ou quatre heures par jour;
ISABELLE 71
aurais-je pu me dc'fendre d'un peu d'aigreur
s'il avait dû me faire perdre le même temps?
et sans profit pour lui, je vous le certifie...
Suffit sur ce sujet, n'e^t-ce pas. — Là-dessus
jetant la cigarette qu'il avait laissé éteindre,
il se leva pour rentrer dans le salon.
Le mauvais temps m'empêchait de sortir
avec Casimir; nous dûmes remettre au lende-
main la partie de pêche projetée; mais, devant
la déception de l'enfant, je m'ingéniai à lui
procurer quelque autre plaisir; ayant mis la
main sur un échiquier, je lui appris le jeu des
poules et du renard, qui le passionna jusqu'au
souper.
La soirée commença toute pareille à la pré-
cédente; mais déjà je n'écoutais ni ne regardais
plus personne; un ennui sans nom commen-
çait de peser sur moi.
Sitôt après dîner, il s'éleva une espèce de
rafale; à deux reprises Mademoiselle Verdure
interrompit le bésigue pour aller voir dans les
chambres d'en haut " si la pluie ne chassait
/
72 ISABELLE
pas ". Nous dûmes prendre la revanche sans
elle; le jeu manquait d'entrain. Au coin du
feu, dans un fauteuil bas qu'on appelait com-
munément " la berline ", Monsieur Floche,
bercé par le bruit de Taverse, s'était positive-
ment endormi : dans la bergère, le baron qui
lui faisait face se plaignait de ses rhumatismes
et grognonnait.
— La partie de jacquet vous di^rairait,
répétait vainement l'abbé qui, faute d'adver-
saire, finit par se retirer, emmenant coucher
Casimir.
Quand, ce soir-là, je me retrouvai seul
dans ma chambre, une angoisse intolérable
m'étreignit l'âme et le corps; mon ennui
devenait presque de la peur. Un miur de
pluie me séparait du reste du monde, loin
de toute passion, loin de la vie, m'enfer-
mait dans un cauchemar gris, parmi d'étran-
ges êtres à peine humains, à sang froid, déco-
lorés et dont le cœur depuis longtemps ne
battait plus. J'ouvris ma valise et saisis mon
ISABELLE 73
indicateur : Un train! A quelque heure que
ce soit, du jour ou de la nuit... qu'il m'em-
porte! J'étoufte ici..;
L'impatience empêcha longtemps mon som-
meil.
Lorsque je m'éveillai le lendemain, ma déci-
sion n'était peut-être pas moins ferme, mais
il ne me paraissait plus possible de fausser
politesse à mes hôtes et de partir sans inventer
quelque excuse à l'étranglement de mon séjour.
N'avais-je pas imprudemment parlé de m'at-
tarder une semaine au moins à la Quaitfourche!
Bah! de mauvaises nouvelles me rappelleront
brusquement à Paris... Heureusement j'avais
donné mon adresse; on devait me renvoyer
à la Quartfourche tout mon courrier; c'eft
bien miracle, pensai-je, s'il ne me parvient pas
dès aujourd'hui n'importe quelle enveloppe
dont je puisse habilement me servir... et je
reportai mon espoir dans l'arrivée du fafteur.
Celui-ci s'amenait peu après midi, à l'heure où
finissait le déjeuner; nous ne nous serions pas
74 ISABELLE
levés de table avant que Delphine n'eût apporté
à Madame Floche le maigre paquet de lettres
et d'imprimés qu'elle distribuait aux convives.
Par malheur il arriva que ce jour-là l'abbé
Santal était convié à déjeuner par le doyen de
Pont-l'Evêque; vers onze heures il vint prendre
congé de M. Floche et de moi qui ne m'avisai
pas aussitôt qu'il me soufflait ainsi cheval et
carriole.
Au déjeuner je jouai donc la petite comédie
que j'avais préméditée :
— Allons bon! Quel ennui!... murmurai-je
en ouvrant une des enveloppes que m'avait
tendues Madame Floche; et comme, par dis-
crétion, aucun de mes hôtes ne relevait mon
exclamation, je repris de plus belle : Quel
contretemps! en jouant la surprise et la décon-
venue, tandis que mes yeux parcouraient un
anodin billet. Enfin Madame Floche se hasarda
à me demander d'une voix timide :
— Quelque fâcheuse nouvelle, cher Mon-
sieur?
ISABELLE 75
— Oh! rien de très grave, répondis-je aussi-
tôt. Mais hélas! je vois qu'il va me falloir ren-
trer à Paris sans retard, et de là vient ma contra-
riété.
D'un bout à l'autre de la table la ^upeur
fut générale, dépassant mon attente au point
que je me sentis rougir de confusion. Cette
^upeur se traduisit d'abord par un morne
silence, puis enfin Monsieur Floche, d'une
voix un peu tremblante :
— E^-il vraiment possible, cher jeune ami?
Mais votre travail! Mais notre...
Il ne put achever. Je ne trouvais rien à répon-
dre, rien à dire, et, ma foi, me sentais passa-
blement ému moi-même. Mes yeux se fixaient
sur le sommet de la tête de Casimir qui, le
nez dans son assiette, coupait une pomme en
petits morceaux. Mademoiselle Verdure était
devenue pourpre d'indignation.
— Je croirais indiscret d'insi^er pour vous
retenir, hasarda faiblement Madame Floche.
— Pour les diétraftions que peut offrir la
76 ISABELLE
Quartfourche! dit aigrement Madame de Saint-
Auréol...
— Oh! Madame, croyez bien que rien ne...
essayai-je de protester; mais, sans m'écouter,
la baronne criait à tue-tête dans l'oreille de son
mari assis à côté d'elle :
— C'e^ Monsieur Lacase qui veut déjà nous
quitter.
— Charmant! Charmant! très sensible, fit
le sourd en souriant vers moi.
Cependant Madame Floche, vers Made-
moiselle Verdure :
— Mais comment allons-nous pouvoir
faire...? la jument qui vient de partir avec
l'abbé.
Ici je rompis d'une semelle :
— Pourvu que je sois à Paris demain
matin à la première heure... Au besoin le train
de cette nuit suffirait.
— Que Gratien aille tout de suite voir si
le cheval de Bouligny peut servir. Dites qu'il
faudrait mener quelqu'un pour le train de...
ISABELLE 77
et se tournant vers moi : — Vraiment le train
de sept heures suffirait?
— Oh! Madame, je suis désolé de vous cau-
ser tant d'embarras...
• Le déjeuner s'acheva dans le silence. Sitôt
après, le petit père Floche m'entraîna, et, dès
que nous fûmes seuls dans le couloir qui menait
à la bibliothèque... :
— Mais, cher Monsieur... cher ami... je ne
puis croire encore... mais il vous refte à pren-
dre connaissance d'un tas de... Se peut-il
vraiment? quel contretemps! quel fâcheux
contretemps! Justement j'attendais la fin de
v^otre premier travail pour mettre entre vos
mains d'autres papiers que j'ai ressortis hier
soir : je comptais sur eux, je l'avoue, pour
vous intéresser à neuf et pour vous retenir
davantage. Il va donc me falloir vous mon-
trer cela tout de suite. Venez avec moi; vous
avez encore un peu de temps jusqu'au soir;
car je n'ose, n'eft-ce pas, vous demander de
revenir...?
I /
78 ISABELLE
Devant la déconvenue du vieillard je pre-
nais honte de ma conduite. J'avais travaillé
d'arrache-pied toute la journée de la veille
et cette dernière matinée, de sorte qu'en réalité
il ne me restait plus beaucoup à glaner sur les
premiers papiers que m'avait confiés Mon-
sieur Floche; mais sitôt que nous fûmes montés
dans sa retraite, le voici qui, du fond d'un tiroir,
sortit avec un ge^te myg^térieux un paquet enve-
loppé de toiles et ficelé ; une fiche passée sous la
ficelle portait, en manière de table, la nomen-
clature des papiers, leur provenance.
— Emportez tout le paquet, dit-il; tout n'y
e^ sans doute pas bien fameux; mais vous
aurez plus vite fait que moi de démêler là-
dedans ce qui vous intéresse.
Tandis qu'il ouvrait puis refermait d'autres
tiroirs et s'affairait, je descendis dans la biblio-
thèque avec la liasse que je développai sur la
grande table.
Certains papiers effeftivement se rappor-
taient à mon travail, mais ils étaient en petit
ISABELLE 79
nombre et d'importance médiocre; la plupart,
de la main même de Monsieur Floche, avaient
trait à la vie de Massillon, et, partant, ne me
touchaient guère.
En vérité le pauvre Floche comptait-il là-
dessus pour me retenir? Je le regardai; il
s'était à présent renfoncé dans sa chancelière
et s'occupait à déboucher minutieusement
avec une épingle chacun des trous d'un petit
in^rument qui versait de la sandaraque. L'opé-
ration finie, il leva la tête et rencontra mon
regard. Un sourire si amical l'éclaira que je
me dérangeai pour causer avec lui, et, appuyé
sur le linteau, à l'entrée de sa portioncule :
— Monsieur Floche, lui dis-je, pourquoi
ne venez-vous jamais à Paris? on serait si heu-
reux de vous y voir.
— A mon âge, les déplacements sont dif-
ficiles et coûteux.
— Et vous ne regrettez pas trop la ville?
— Bah! fit-il en soulevant les mains, je
m'apprêtais à la regretter davantage. Les pre-
y
8o ISABELLE
miefs temps, la solitude de la campagne paraît
un peu sévère à quiconque aime beaucoup
causer; puis on s'y fait.
— Ce n'e^ donc pas par goût que vous
êtes venu vous installer à la Quartfourche?
Il se dégagea de sa chancelière, se leva, puis
posant sa main familièrement sur ma manche :
— J'avais à l'Inftitut quelques collègues
que j'affeélionne, dont votre cher maître Albert
Desnos; et je crois bien que j'étais en passe de
prendre bientôt place auprès d'eux...
Il semblait vouloir parler davantage; pour-
tant je n'osais poser question trop direâ:e :
— E§t-ce Madame Floche qu'attirait à ce
point la campagne?
— N... on. C'e^ pourtant pour Madame
Floche que j'y suis venu; mais elle-mxme y
était appelée par un petit événement de famille.
Il était descendu dans la grande salle et
aperçut la liasse que j'avais déjà ficelée.
— Ah! vous avez déjà tout regardé, dit-il
tristement. Sans doute aurez-vous trouvé là
ISABELLE 8i
peu de provende. Que voulez-vous? les moin-
dres miettes je les ramasse; parfois je me dis
que je perds mon temps à coUeftionner des
broutilles; mais peut-être faut-il des hommes
comme moi pour épargner ces menus travaux
à d'autres qui, comme vous, en sauront tirer
un brillant parti. Quand je lirai votre thèse
je serai heureux de me dire que ma peine vous
aura un tout petit peu profité.
La cloche du goûter nous appela.
Comment arriver à connaître quel " petit
événement de famille ", pensais-je, a sufii
pour décider ainsi ces deux vieux? L'abbé
le connaît-il? Au lieu de me buter contre lui,
j'aurais dû l'apprivoiser. N'importe! Trop
tard à présent. Il n'en re^e pas moins que
Monsieur Floche e§t un digne homme et dont
je garderai bon souvenir...
Nous arrivâmes dans la salle à manger.
— Casimir n'ose pas vous demander si
vous ne feriez pas encore un petit tour de jar-
din avec lui; je sais qu'il en a grande envie,
/
82 ISABELLE
dit Madame Floche; mais le temps vous man-
quera peut-être?
L'enfant qui plongeait le visage dans un
bol de lait s'engoua.
— J'allais lui proposer de m'accompagner;
j'ai pu mettre au pair mon travail et vais être
libre jusqu'au départ. Précisément il ne pleut
plus... Et j'entraînai l'enfant dans le parc.
Au premier détour de l'allée, l'enfant qui
tenait une de mes mains dans les deux siennes,
longuement la pressa contre son visage brû-
lant :
— Vous aviez dit que vous resteriez huit
jours...
— Mon pauvre petit! je ne peux pas rester
plus longtemps.
— Vous vous ennuyez.
— Non! mais il faut que je parte.
— Où allez-vous?
— A Paris. Je reviendrai.
A peine eus- je lâché ce mot qu'il me regarda
anxieusement.
ISABELLE 83
— C'est bien vrai? Vous le promettez?
L'interrogation de cet enfant était si confiante
que je n'eus pas le cœur de me dédire :
— Veux-tu que je te l'écrive sur un petit
papier que tu garderas?
— Oh! oui, fit-il en embrassant ma main
bien fort et manifestant sa joie par des bon-
dissements frénétiques.
— Sais-tu ce qui serait gentil, maintenant?
Au lieu d'aller pêcher, nous devrions cueillir
des fleurs pour ta tante; on irait tous les deux
lui porter un gros bouquet dans sa chambre
pour lui faire une belle surprise.
Je m'étais promis de ne point quitter la
Quartfourche sans avoir visité la chambre
d'une des vieilles dames; comme elles circu-
laient continuellement d'un bout à l'autre de
la maison, je risquais fort d'être dérangé dans
mon investigation indiscrète; je comptais sur
l'enfant pour autoriser ma présence; si peu
naturel qu'il pût paraître que je pénétrasse à
sa suite dans la chambre de sa grand-mère ou
i /
84 ISABELLE
de sa tante, grâce au prétexte du bouquet trou-
verais-je, en cas de surprise, une facile conte-
nance.
Mais cueillir des fleurs à la Quartfourche
n'était pas aussi aisé que je le supposais. Gra-
tien exerçait sur tout le jardin une surveillance
farouche; non seulement il indiquait les fleurs
qui supportaient d'être cueillies, mais encore
était-il jalousement regardant sur la manière
de les cueillir. Il y fallait sécateur ou serpette
et, de plus, quelles précautions! C'e^t ce que
Casimir m'expliquait. Gratien nous accompa-
gna jusqu'au bord d'une corbeille de dahlias
superbes où l'on pouvait prélever maints bou-
quets sans que seulement il y parût.
— Au-dessus de l'œil, Monsieur Casimir;
combien de fois faut-il qu'on vous le répète?
coupez toujours au-dessus de l'œil.
— En cette fin de saison, cela n'a plus au-
cune importance, m'écriai-je impatiemment.
Il répondit en grommelant que " ça a tou-
jours de l'importance " et que " il n'y a pas
ISABELLE 85
de saison pour mal faire ". J'ai horreur des
bougons sentencieux...
L'enfant me précéda, portant la gerbe. En
passant dans le vestibule je m'étais emparé
d'un vase...
Dans la chambre régnait une paix religieuse;
les volets étaient clos; près du lit enfoncé dans
une alcôve, un prie-Dieu d'acajou et de velours
grenat au pied d'un petit crucifix d'ivoire et
d'ébène; contre le crucifix, le cachant à demi, un
mince rameau de buis suspendu à une faveur
rose et maintenu sous un bras de la croix. Le
recueillement de l'heure appelait la prière;
j'oubliais ce que j'étais venu faire et la vaine
curiosité qui m'avait attiré en ce lieu; je laissais
Casimir apprêter à son gré les fleurs sur une
commode, et je ne regardais plus rien dans la
chambre : C'e^t ici, dans ce grand lit, pensais- je,
que la bonne vieille Floche achèvera bientôt
de s'éteindre, à l'abri des souffles de la vie...
O barques qui souhaitez la tempête! que tran-
quille e^t ce port!
y
86 ISABELLE
Casimit cependant s'impatientait contre les
fleurs; les capitules pesants des dahlias l'em-
portaient; tout le bouquet cabriolait à terre.
— Si vous m'aidiez, dit-il enfin.
Mais tandis que je m'évertuais à sa place,
il courait à l'autre bout de la pièce vers un
secrétaire qu'il ouvrait.
— Je vais vous faire le billet où vous pro-
mettez de revenir.
■ — C'e^ cela, repartis- je, me prêtant à la
simagrée. Dépêche-toi. Ta tante serait très
fâchée si elle te voyait fouiller dans son secré-
taire.
— Oh! ma tante cit occupée à la cuisine;
et puis elle ne me gronde jamais.
De son écriture la plus appliquée il couvrit
une feuille de papier à lettre.
— A présent venez signer.
Je m'approchai :
— Mais Casimir, tu n'avais pas à signer
toi-même! dis-je en riant. L'enfant, pour donner
plus de poids, sans doute, à cet engagement,
ISABELLE 87
et pour qu'il lui parût y engager lui-même sa
parole, avait cru bon d'écrire aussi son nom au
bas de la feuille où je lus :
Monsieur Lacûse promet de revenir l'* année pro-
chaine à la Quartfourche .
Casimir de Saint-Auréol.
Un infant il re§ta tout déconcerté par ma
remarque et par mon rire : il y allait de tout
son cœur, lui! Ne le prenais-je donc pas au
sérieux? Il était bien près de pleurer.
— Laisse-moi me mettre à ta place pour
que je signe.
11 se leva puis, quand j'eus signé le billet,
sauta de joie et couvrit ma main de baisers.
J'allais partir : il me retint par la manche et,
penché sur le secrétaire :
— Je vais vous montrer quelque chose,
dit-il en faisant jouer un ressort et glisser
un tiroir dont il connaissait le secret; puis,
ayant fouillé parmi des rubans et des quit-
,
/
88 ISABELLE
tances, il me tendit une fragile miniature
encadrée :
— Regardez.
Je m'approchai de la fenêtre.
Quel e§t ce conte où le héros tombe amou-
reux du seul portrait de la princesse? Ce devait
être ce portrait-là. Je n'entends rien à la pein-
ture et me soucie peu du métier; sans doute
un connaisseur eût-il jugé cette miniature
affétée : sous trop de complaisante grâce s'ef-
façait presque le caraftère : mais cette pure
grâce était telle qu'on ne la pût oublier.
Peu m'importaient vous dis-je les qualités
ou les défauts de la peinture : la jeune femme
que j'avais devant moi et dont je ne voyais
que le profil, une tempe à demi cachée par
une lourde boucle noire, un œil languide et
tri^em.ent rêveur, la bouche entrouverte et
comme soupirante, le col fragile autant qu'une
tige de fleur, cette femme était de la plus trou-
blante, de la plus angélique beauté. A la con-
templer j'avais perdu conscience du lieu, de
ISABELLE 89
rheure; Casimir qui d'abord s'était éloigné,
achevant d'apprêter les fleurs, revint à moi, se
pencha :
— C'e^t maman... Elle e^t bien jolie, n'eSt-
ce pas!
J'étais gêné devant l'enfant de trouver sa
mère si belle.
— Où e^-elle à présent, ta maman?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi n'eft-elle pas ici?
— Elle s'ennuie ici.
— Et ton papa?
Un peu confusément, baissant la tête et
comme honteux il répondit :
— Mon papa e§t mort.
Mes questions l'importunaient; mais j'étais
résolu à pousser plus avant.
— Elle vient bien te voir quelquefois, ta
maman?
— Oh! oui, souvent! dit-il avec convidion,
en relevant soudain la tête. Il ajouta un peu plus
bas :
y
90 ISABELLE
— Elle vient causer avec ma tante.
— Mais avec toi, elle cause bien aussi?
— Oh! moi, je ne sais pas lui parler... Et
puis quand elle vient, je suis couché.
— Couché!
— Oui, elle vient la nuit... Puis, cédant à
sa confiance (il avait pris ma main, car j'avais
reposé le portrait), tendrement et comme en
secret :
— La dernière fois elle e§t venue m'em-
brasser dans mon lit.
— Elle ne t'embrasse donc pas d'ordinaire?
— Oh! si, beaucoup.
— Alors pourquoi dis-tu " la dernière fois "?
— Parce qu'elle pleurait.
— Elle était avec ta tante?
— Non; elle était entrée toute seule dans
le noir; elle croyait que je dormais.
— Elle t'a réveillé?
— Oh! je ne dormais pas. Je l'attendais.
— Tu savais donc qu'elle était là?
Il baissa la tête de nouveau, sans répondre.
ISABELLE 91
J'insi^ai ;
— Comment savais-tu qu'elle était là?
Pas de réponse. Je repris :
— Dans le noir, comment as-tu pu voir
qu'elle pleurait?
— Oh! j'ai serti.
— Tu ne lui as pas demandé de rester?
— Oh! si. Elle était penchée sur mon lit;
je la tenais par les cheveux...
— Et qu'est-ce qu'elle disait?
— Elle riait; elle disait que je la décoiffais;
mais qu'il fallait qu'elle s'en aille.
— Elle ne t'aime donc pas?
— Oh! si; elle m'aime beaucoup, cria-t-il,
brusquement écarté de moi et le visage em-
pourpré plus encore, d'une voix si passionnée
que je pris honte de ma queé^tion.
La voix de Madame Floche retentit au bas
de l'escalier :
— Casimir! Casimir! va dire à Monsieur La-
case qu'il serait temps de s'apprêter. La voiture
sera là dans une demi-heure.
y
92 ISABELLE
je m'élançai, dégringolai Tescalier, rejoi-
gnis la vieille dans le ve^ibule.
— Madame Floche! quelqu'un pourrait-il
porter une dépêche? J'ai trouvé un expédient
qui me permettra je crois de passer quelques
jours de plus près de vous.
Elle prit mes deux mains dans les deux
siennes :
— Ah! Que c'e^t improbable! cher Mon-
sieur... Et comme son émotion ne trouvait
rien d'autre à dire, elle répétait : Que c'e^t
improbable!... puis, courant sous la fenêtre
de Floche :
— Bon ami! Bon ami! (c'eSt ainsi qu'elle
l'appelait) Monsieur Lacase veut bien re^er.
La faible voix sonnait comme un grelot
fêlé, mais parvint cependant; je vis la fenê-
tre s'ouvrir. Monsieur Floche se pencher un
infant; puis, aussitôt qu'il eut compris :
— Je descends! Je descends!
Casimir se joignait à lui; durant quelques
instants je dus faire face aux gratulations de
ISABELLE 93
chacun; on eût dit que j'étais de la famille.
Je rédigeai je ne sais plus quel fantaisi^e
texte de dépêche que je fis expédier à une
adresse imaginaire.
— J'ai peur, à déjeuner, d'avoir été un
peu indiscrète en vous priant trop fort, dit
Madame Floche; puis-je espérer que, si vous
re^ez, vos affaires de Paris n'en souffriront
pas trop?
— J'espère que non, chère Madame. Je
prie un ami de prendre soin de mes intérêts.
Madame de Saint-Auréol était survenue;
elle s'éventait et tournait dans la pièce en
criant de sa voix la plus aiguë. — Qu'il e^
aimable! Ah! mille grâces... Qu'il e§t aima-
ble! — puis disparut, et le calme se rétablit.
Peu avant le diner l'abbé rentra de Pont-
l'Ëvêque; comme il n'avait pas eu connais-
sance de ma velléité de départ, il ne put être
surpris d'apprendre que je refais.
— Monsieur Lacase, dit-il assez affable-
ment, j'ai rapporté de Pont-l'Évêque quel-
y
94 ISABELLE
ques journaux; pour moi je ne suis pas grand
amateur des racontars de gazettes, mais j'ai
pensé qu'ici vous étiez un peu privé de nou-
velles et que ces feuilles pourraient vous inté-
resser.
Il fouillait sa soutane : — Allons! Gratien
les aura montés dans ma chambre avec mon
sac. Attendez un infant; je m'en vais les
quérir.
— N'en faites rien. Monsieur l'abbé; c'e^t
moi qui monterai les chercher.
Je l'accompagnai jusqu'à sa chambre; il
me pria d'entrer. Et tandis qu'il brossait sa
soutane et s'apprêtait pour le dîner :
— Vous connaissiez la famille de Saint-
Auréol avant de venir à la Quartfourche?
demandai-je après quelques propos vagues.
— Non, me dit-il.
— Ni Monsieur Floche?
— J'ai passé brusquement des missions à
l'enseignement. Mon supérieur avait été en
relations avec Monsieur Floche, et m'a dési-
ISABELLE 95
gné pour les fondions que je remplis présen-
tement; non, avant de venir ici je ne connais-
sais ni mon élève ni ses parents.
— De sorte que vous ignorez quels évé-
nements ont brusquement poussé Monsieur Flo-
che à quitter Paris il y a quelque quinze ans,
au moment qu'il allait entrer à l'Institut.
— Revers de fortune, grommela-t-il.
— Eh quoi! Monsieur et Madame Floche
vivraient ici aux crochets des Saint-Auréol!
— Mais non, mais non, fît-il impatienté;
ce sont les Saint-Auréol qui sont ruinés ou
presque; toutefois la Quartfourche leur ap-
partient; les Floche, qui sont dans une situa-
tion aisée, habitent avec eux pour les aider;
ils subviennent au train de maison et per-
mettent ainsi aux Saint-Auréol de conserver
la Quartfourche, qui doit revenir plus tard à
Casimir; c'eSt je crois tout ce que l'enfant peut
espérer...
— La belle-fille e^ sans fortune?
— Quelle belle-fille? La mère de Casimir
y
96 ISABBLLh
n'e^t pas la bru, c'e^t la propre fille des Saint-
Auréol.
— Mais alors, le nom de l'enfant? — Il
feignit de ne point comprendre. — Ne s'ap-
pelle-t-il pas Casimir de Saint- Auréol?
— Vous croyez! dit-il ironiquement. Eh
bien! il faut supposer que Mademoiselle de
Saint-Auréol aura épousé quelque cousin du
même nom.
— Fort bien! fis- je, comprenant à demi,
hésitant pourtant à conclure. Il avait achevé
de brosser sa soutane; un pied sur le rebord
de la fenêtre il flanquait de grands coups de
mouchoir pour épousseter ses souliers. —
Et vous la connaissez... Mademoiselle de
Saint-Auréol?
— Je l'ai vue deux ou trois fois; mais elle
ne vient ici qu'en courant.
— Où vit-elle?
Il se releva, jeta dans un coin de la cham-
bre le mouchoir empoussiéré :
— Alors c'e^ un interrogatoire?... puis se
ISABELLE 97
dirigeant vers sa toilette : — On va sonner
pour le dîner et je ne serai pas prêt!
C'était une invite à le laisser; ses lèvres ser-
rées certainement en gardaient gros à dire,
mais pour l'instant ne laisseraient plus rien
échapper.
A. GIDE. ISABELLE.
/
Quatre jours après j'étais encore à la Quart-
fourche; moins angoissé qu'au troisième jour,
mais plus las. Je n'avais rien surpris de nou-
veau, ni dans les événements de chaque jour,
ni dans les propos de mes hôtes; d'inanition
déjà je sentais ma curiosité se mourir. Il faut
donc renoncer à en découvrir davantage, pen-
sais-je apprêtant de nouveau mon départ :
autour de moi tout se refuse à m'in^truire;
l'abbé fait le muet depuis que j'ai laissé paraître
combien ce qu'il sait m'intéresse; à mesure
que Casimir me marque plus de confiance, je
/
loo ISABELLE
me sens devant lui plus contraint; je n*Gse
plus l'interroger et du re^e je connais à pré^
sent tout ce qu'il aurait à me dir« : rien de plus
que le jour où il me montrait le portrait.
Si pourtant; l'enfant innocemment m'avait
appris le prénom de sa mère. Sans doute j'étais
fou de m'exalter ainsi sur une flatteuse image
vraisemblablement vieille de plus de quin^^e
ans; et si même Isabelle de Saint-Auréol,
durant mon séjour à la Quartfourche, risquait
une de ces fugitives apparitions dont je savais
à présent qu'elle était coutumière, sans doute
je ne pourrais, n'oserais me trouver sur son
passage. N'importe! ma pensée soudain tout
occupée d'elle échappait à l'ennui; ces derniers
jours avaient fui d'une fuite ailée et je m'éton-
nais que s'achevât déjà cette semaine. Il n'avait
pas été question que je restasse plus longtemps
chez les Floche et mon travail ne m'offrait plus
aucune raison de m'attarder, mais, ce dernier
matin encore, je parcourais le parc que l'au-
tomne rendait plus va^te et sonore, appelant
ISABELLE loi
à demi-voix, puis à voix plus haute : Isabelle!...
et ce nom qui m'avait déplu tout d'abord, se
revêtait à présent pour moi d'élégance, se
pénétrait d'un charme clandeftin... Isabelle
de Saint- Auréol! Isabelle! J'imaginais sa robe
blanche fuir au détour de chaque allée; à travers
l'incon^ant feuillage, chaque rayon rappelait
son regard, son sourire mélancolique, et comme
encore j'ignorais l'amour, je me figurais que
j'aimais et, tout heureux d'être amoureux,
m'écoutais avec complaisance.
Que le parc était beau! et qu'il s'apprêtait
noblement à la mélancolie de cette saison décli-
nante. J'y respirais avec enivrement l'odeur
des mousses et des feuilles pourrissantes. Les
grands marronniers roux, à demi dépouillés
déjà, ployaient leurs branches jusqu'à terre;
certains buissons pourprés rutilaient à travers
l'averse; l'herbe, auprès d'eux, prenait une
verdeur aiguë; il y avait quelques colchiques
dans les pelouses du jardin; un peu plus bas,
dans le vallon, une prairie en était rose, que
/
I02 ISABELLE
l'on apercevait de la carrière où, quand la pluie
cessait, j'allais m'asseoir — sur cette même
pierre où je m'étais assis le premier jour avec
Casimir; où, rêveuse. Mademoiselle de Saint-
Auréol s'était assise naguère, peut-être... et je
m'imaginais assis près d'elle.
Casimir m'accompagnait souvent, mais je
préférais marcher seul. Et presque chaque
jour la pluie me surprenait dans le jardin;
trempé, je rentrais me sécher devant le feu
de la cuisine. Ni la cuisinière, ni Gratien ne
m'aimaient; mes avances réitérées n'avaient
pu leur arracher trois paroles. Du chien non
plus, caresses ou friandises n'avaient pu me
faire un ami; Terno passait presque toutes les
heures du jour couché dans l'âtre va^e, et quand
j'en approchais il grognait. Casimir que je
retrouvais souvent, assis sur la margelle du
foyer, épluchant des légumes ou lisant, y allait
alors d'une tape, s'affeftant que son chien ne
m'accueillît pas en ami. Prenant le livre des
mains de l'enfant je poursuivais à haute voix sa
ISABELLE 103
lefture; lui, restait appuyé contre moi; je le
sentais m'écouter de tout son corps.
Mais ce matin-là l'averse me surprit si brus-
que et si violente que je ne pus songer à ren-
trer au château; je courus m'abriter au plus
proche; c'était ce pavillon abandonné que
vous avez pu voir à l'autre extrémité du parc,
près de la grille; il était à présent délabré :
pourtant une première salle assez va^te restait
élégamment lambrissée comme le salon d'un
pavillon de plaisance; mais les boiseries ver-
moulues crevaient au moindre choc...
Quand j'entrai, poussant la porte mal close,
quelques chauves-souris tournoyèrent, puis
s'élancèrent au-dehors par la fenêtre dévitrée.
J'avais cru l'averse passagère, mais, tandis que
je patientais, le ciel acheva de s'assombrir. Me
voici bloqué pour longtemps ! il était dix heures
et demie; on ne déjeunait qu'à midi. J'atten-
drai jusqu'au premier coup de cloche, que l'on
entend d'ici certainement, pensai-je. J'avais sur
moi de quoi écrire et, comme ma correspon-
7
T04 ISABELLE
dance était en retard, je prétendis me prouver
à moi-même qu'il n'e^t pas moins aisé d'occu-
per bien une heure qu'une journée. Mais ma
pensée incessamment me ramenait à mon inquié-
tude amoureuse : ali! si je savais que quelque
jour elle dût reparaître en ce lieu, j'incendierais
ces murs de déclarations passionnées... Et len-
tement m'imbibait un ennui douloureux, lourd
de larmes. Je refais effondré dans un coin de
la pièce, n'ayant trouvé siège où m'asseoir, et
comme un enfant perdu je pleurais.
Certes le mot Ennui e§t bien faible pour
exprimer ces détresses intolérables à quoi je
fus sujet de tout temps; elles s'emparent de
nous tout à coup; la qualité de l'heure les
déclare; l'infant auparavant tout vous riait
et l'on riait à toute chose; tout à coup une
vapeur fuligineuse s'essore du fond de l'âme
et s'interpose entre le désir et la vie; elle forme
un écran livide, nous sépare du ttSte du monde
dont la chaleur, l'amour, la couleur, l'harmonie
ne nous parviennent plus que réfraftés en une
ISABELLE 105
transposition abstraite : on con^ate, on n'e^t
plus ému; et l'effort désespéré pour crever
l'écran isolateur de l'âme nous mènerait à tous
les crimes, au meurtre ou au suicide, à la folie...
Ainsi rêvais-je en écoutant ruisseler la pluie.
Je gardais à la main le canif que j'avais ouvert
pour tailler mon crayon, mais la feuille de mon
carnet restait vide; à présent, de la pointe de
ce canif, sur le panneau voisin je tâchais de
sculpter son nom; sans conviftion, mais parce
que je savais que les amants transis ont accou-
tumé d'ainsi faire; à tout instant le bois pourri
cédait; un trou venait en place de la lettre;
bientôt, sans plus d'application, par désœu-
vrement, imbécile besoin de détruire, je com-
mençai de taillader au hasard. Le lambris que
j'abîmais se trouvait immédiatement sous la
fenêtre; le cadre en était disjoint à la partie
supérieure, de sorte que le panneau tout entier
pouvait glisser de bas en haut dans les rainures
latérales; c'eist ce que je remarquai lorsque l'ef-
fort de mon couteau inopinément le souleva.
/
io6 ISABELLE
Quelques instants après j'achevais d'émiet-
ter le lambris. Avec le débris de bois, une enve-
loppe tomba sur le plancher; tachée, moisie,
elle avait pris le ton de la muraille, au point
que tout d'abord elle n'étonna point mon
regard; non, je ne m'étonnai pas de la voir;
il ne me paraissait pas surprenant qu'elle fût
là et telle était mon apathie que je ne cherchai
pas aussitôt à l'ouvrir. Laide, grise, souillée,
on eût dit un plâtras, vous dis-je. C'e^t par
désœuvrement que je la pris; c'e§t machinale-
ment que je la déchirai. J'en sortis deux feuillets
couverts d'une grande écriture désordonnée,
pâlie, presque effacée par endroits. Que venait
faire là cette lettre? Je regardai la signature et 1
j'eus un éblouissement : le nom d'Isabelle
était au bas de ces feuillets!
Elle occupait à ce point mon esprit... j'eus un
instant l'illusion qu'elle m'écrivait à moi-même :
Mon amour ^ voici ma dernière lettre... disait-elle.
Vite ces quelques mots encore , car je sais que ce soir
ISABELLE 107
Je ne pourrai phs rien te dire; mes lèvres^ près de
toi^ ne sauront plus trouver que des baisers. Vite,
pendant que je puis parler encore; écoute :
,On^e heures c^eH trop tôt; mieux vaut minuit.
Tu sais que Je meurs d^ impatience et que r attente
m^.exténue, mais pour que Je m^ éveille à toi il jaut
que toute la maison dorme. Oui, minuit; pas avant.
Viens à ma rencontre Jusqu'à la porte de la cuisine
(en suivant le mur du potager qui est dans r ombre
et ensuite il y a des buissons), attends-moi là et
non pas devant la grille, non que J'aie peur de tra-
verser seule le Jardin, mais parce que le sac ou J'em-
porte un peu de vêtements sera très lourd et que je
n'aurai pas la jorce de le porter longtemps.
Un ejfet il vaut mieux que la voiture reste en bcvs
de la ruelle où nous la retrouverons facilement. A
cause des cfjiens de la ferme qui pourraient aboyer
et donner l'éveil, c'est plus prudent.
ALiis .non, mon ami, il n'y avait pas moyen, tu
le sais, de nous voir davantage et de convenir de tout
ceci de vive voix. Tu sais qu'ici je vis captive et que
les vieux ne me laissent pas plus sortir qu'ils ne te
/
io8 ISABELLE
permettent à toi de rentrer. Ah! de quel cachot Je
fu échappe... Oui j'' aurai soin de prendre des souliers
de rechange que je mettrai sitôt que nous serons dans
la voiture^ car F herbe du bas du jardin e[t trempée.
Comment peux-tu me demander encore si je
suis résolue et prête? Alais mon amour ^ voici des
mois que je me prépare et que je me tiens prête!
des années que je vis dans r attente de cet inftant! —
Et si je ne vais rien regretter? — Tu n^as donc pas
compris que i''ai pris tous ceux qui s^ attachent à moi
en horreur, tous ceux qui f?/ attachent ici. Efi-ce
vraiment la douce et la craintive Isa qui parle?
Mon ami, mon amant, qu^ave^^-vous fait de moi,
mon amour?...
y étouffe ici ; je songe à tout railleurs qui s'entrou-
vre... j'ai soij...
J'allais oublier de te dire qu'il n'y a pas eu
moyen d'enlever les saphirs de l'écrin, parce que ma
tante n'a plus laissé ses clejs dans sa chambre;
aucune de celles que j'ai essayées n'a pu aller au
tiroir... Ne me gronde pas ; j'ai le bracelet de maman,
la chaîne émaillée et deux bagues — qui n'ont
ISABELLE T09
sa^s doute pas grande valeur puhqu^elk ne les met
pas ; mais Je crois que la chaîne efî très belle. Pour de
r argent... je ferai mon possible; mais tu feras tout
de même bien de t'en procurer.
A. toi de toutes mes prières. A bientôt, ton
Isa.
Ce 11 oâobre, anniversaire de ma vingt-deuxième
année et veille de mon évasion.
Je songe avec terreur, si j'avais à cuisiner
en roman cette histoire, aux quatre ou cinq
pages de développements qu'il siérait ici de
gonfler : réflexions après lefture de cette
lettre, interrogations, perplexités... En vérité,
comme après un très violent choc, j'étais
tombé dans un état semi-léthargique. Quand
enfin parvint à mon oreille, à travers la confuse
rumeur de mon sang, un son de cloche, qui
redoubla : c'e^t le second appel du déjeuner,
pensai-je; comment n'ai-je pas entendu le
premier? Je tirai ma montre : midi ! Aussitôt
bondissant au-dehors, l'ardente lettre pressée
/
iio ISABELLE
contre mon cœur, je m'élançai tête nue sous
l'averse.
Les Floche déjà s'inquiétaient de moi et,
quand j'arrivai tout soufflant :
— Mais vous êtes trempé! complètement
trempé, cher IMonsieur! — Puis ils protes-
tèrent que personne ne se mettrait à table
que je n'eusse changé de vêtements : et dès
que je fus redescendu, ils questionnèrent avec
sollicitude; je dus raconter que, retenu dans
le pavillon, j'attendais en vain un répit de
l'averse; alors ils s'excusèrent du mauvais
temps, de l'afFreux état des allées, de ce que
l'on avait sans doute sonné le second coup plus
tôt, le premier coup moins fort qu'à l'ordinaire...
Mademoiselle Verdure avait été chercher un
châle dont on me supplia de couvrir mes
épaules, parce que j'étais encore en sueur et
que je risquais de^ prendre mal. L'abbé cepen-
dant m'observait sans mot dire, les lèvres ser-
rées jusqu'à la grimace; et j'étais si nerveux
que, sous l'investigation de son regard, je me
ISABELLE m
sentais rougir et me troubler comme un enfant
fautif. Il importe pourtant de Tamadouer,
pensais-je, car désormais je n'apprendrai rien
que par lui seul; lui seul peut m'éclairer le
détour de cette ténébreuse histoire où m'ache-
mine déjà moins de curiosité que d'amour.
Après le café, la cigarette que j'offrais à
l'abbé servait de prétexte au dialogue : pour
ne point incommoder la baronne nous allions
fumer dans l'orangerie.
— Je croyais que vous ne deviez rester ici
que huit jours, commença-t-il sur un ton d'iro-
nie.
— Je comptais sans l'amabilité de nos hôtes.
— Alors, les documents de Monsieur Flo-
che...?
— Assimilés... Mais j'ai trouvé de quoi
m'occuper davantage.
J'attendais une interrogation; rien ne vint.
— Vous devez connaître dans les coins le
double fond de ce château, repartis-je impa-
tiemment.
y
112 ISABELLE
Il ouvrit de grands yeux, plissa son front, prit
un air de candeur é^tupide.
— Pourquoi Madame ou Mademoiselle de
Saint-Auréol, la mère de votre élève, n'e:st-elle
pas ici, près de nous, à partager ses soins entre
son fils infirme et ses vieux parents?
Pour mieux jouer l'étonnement il jeta sa
cigarette et ouvrit les mains en parenthèses
des deux côtés de son visage.
— Sans doute que ses occupations la retien-
nent ailleurs... marmonna-t-il. Quelle insidieuse
question e^-ce là?
— En souhaitez-vous une plus précise :
Qu'a fait Madame ou Mademoiselle de Saint-
Auréol, la mère de votre élève, certaine nuit
du 22 oftobre que devait venir l'enlever son
amant?
Il campa ses poings sur ses hanches :
— Eh là! Eh là! Monsieur le romancier —
(par vanité, par faiblesse, je m'étais laissé aller
précédemment à ce genre de confidences que
devrait n'inspirer jamais qu'une profonde sympa-
ni
ISABELLE 113
thie; et depuis qu'il savait mes prétentions il
s'amusait de moi d'une manière qui déjà me deve-
nait insupportable) — N'allez-vous pas un peu
trop vite?... Et puis- je vous demander à mon
tour comment vous êtes si bien renseigné?
— Parce que la lettre qu'Isabelle de Saint-
Auréol écrivait à son amant ce jour-là, ce n'e§t
pas lui qui l'a reçue; c'eêt moi.
Décidément il fallait compter avec moi;
l'abbé à ce moment aperçut une petite tache
sur la manche de sa soutane et commença
de la gratter du bout de l'ongle; il entrait
en composition.
— J'admire ceci... que dès qu'on se croit
né romancier, on s'accorde aussitôt tous les
droits. Un autre y regarderait à deux fois
avant de prendre connaissance d'une lettre
qui ne lui e^ pas adressée.
— J'espère plutôt. Monsieur l'abbé, qu'il
n'en prendrait pas connaissance du tout.
Je le considérais fixement; mais il grattait
toujours, les yeux baissés.
/
ÏI4 ISABELLE
— Je ne suppose pourtant pas qu'on vous
Tait donnée à lire.
— Cette lettre e^ tombée dans mes mains
par hasard; l'enveloppe, vieille, sale, à demi
déchirée, ne portait aucune trace d'écriture;
en l'ouvrant j'ai vu une lettre de Mademoiselle
de Saint-Auréol; mais adressée à qui?... Allons!
Monsieur l'abbé, secondez-moi : qui était, il
y a quatorze ans, l'amant de Mademoiselle de
Saint-Auréol?
L'abbé s'était levé; il commença de marcher
à petits pas de long en large, la tête basse, les
mains croisées dans le dos; repassant derrière
ma chaise, il s'arrêta; et brusquement je sentis
ses mains s'abattre sur mes épaules :
— Montrez-moi cette lettre.
— Parlerez -vous?
Je sentis frémir d'impatience son étreinte.
— Ah! pas de conditions, je vous en prie!
Montrez-moi cette lettre... simplement.
— Laissez que j'aille la chercher, dis-je en
essayant de me dégager.
ISABELLE 115
— Vous l'avez là dans votre poche.
Ses yeux visaient au bon endroit, comme si
ma ve^e eût été transparente; il n'allait pour-
tant pas me fouiller!...
J'étais très mal posé pour me. défendre, et
contre un grand gaillard plus fort que moi;
puis, quel moyen, ensuite, de le décider à par-
ler? Je me retournai pour voir presque contre
le mien son visage; un visage gonflé, conges-
tionné, où se marquaient subitement deux
grosses veines sur le front et de vilaines poches
sous les yeux. Alors me forçant de rire par
crainte de voir tout se gâter :
— Parbleu l'abbé, avouez que vous aussi
vous savez ce que c'e^ que la curiosité!
Il lâcha prise; je me levai tout aussitôt et
fis mine de sortir.
— Si vous n'aviez pas eu ces manières de
brigand, je vous l'aurais déjà montrée; puis,
le prenant par le bras : — mais rapprochons-
nous du salon, que je puisse appeler au
secours.
/
ii6 ISABELLE
Par grand effort de volonté je gardais un ton
enjoué, mais mon cœur battait fort.
— Tenez : lisez-la devant moi, dis-je en
tirant la lettre de ma poche; je veux apprendre
de quel œil un abbé lit une lettre d'amour.
Mais, de nouveau maître de lui, il ne laissait
paraître son émotion qu'à l'irrépressible titil-
lement d'un petit muscle de sa joue. Il lut;
puis huma le papier, renifla, en fronçant
âprement les sourcils de manière qu'il
semblait que ses yeux s'indignassent de la
gourmandise de son nez; puis repliant le
papier et me le rendant, dit d'un ton un peu
solennel :
— Ce même 22 o6lobre mourait le Vicomte
Biaise de Gonfreville, viftime d'un accident
de chasse.
— Vous me faites frémir! (mon imagina-
tion aussitôt construisait un drame épouvan-
table). Sachez que j'ai trouvé cette lettre der-
rière une boiserie du pavillon où certainement
il eût dû venir la chercher.
ISABELLE 117
L'abbé m'apprit alors que le fils aîné des
Goiifreville, dont la propriété touchait à celle
des Saint-Auréol, avait été retrouvé sans vie
au pied d'une barrière qu'apparemment il
s'apprêtait à franchir, lorsqu'un mouvement
maladroit avait fait partir son fusil. Pour-
tant, dans le canon du fusil ne se trouvait pas
de cartouche. Aucun renseignement ne put
être donné par personne; le jeune homme était
sorti seul et personne ne l'avait vu; mais, le
lendemain, un chien de la Quartfourche fut
surpris près du pavillon léchant une flaque de
sang.
— Je n'étais pas encore à la Quartfourche,
continua-t-il, mais, d'après les renseignements
que j'ai pu recueillir, il me semble avéré que le
crime a été commis par Gratien, qui sans doute
avait surpris les relations de sa maîtresse avec
le vicomte, et peut-être avait éventé son projet
de fuite (projet que j'ignorais moi-même avant
d'avoir lu cette lettre); c'eSt un vieux serviteur
buté, butor même au besoin, qui pour défendre
/
ii8 ISABELLE
]e bien de ses maîtres ne croit devoir reculer
devant rien.
— Comment ne l'a-t-on pas arrêté?
— Personne n'avait intérêt à le poursui-
vre, et les deux familles de Gonfreville et de
Saint-Auréol craignaient également le bruit
autour de cette fâcheuse hi^oire; car, quel-
ques mois après, Mademoiselle de Saint-
Auréol mettait au monde un malheureux
enfant. On attribue l'infirmité de Casimir
aux soins que sa mère avait pris pour dissi-
muler sa grossesse; mais Dieu nous enseigne
que c'e^t souvent sur les enfants que retombe
le châtiment des pères. Vene2 avec moi jus-
qu'au pavillon; je suis curieux de voir l'en-
droit où vous avez trouvé la lettre.
Le ciel s'était éclairci; nous nous achemi-
nâmes ensemble.
Tout alla fort bien à l'aller; l'abbé m'avait
pris le bras: nous marchions d'un mxme pas
et causions sans heurts. Mais au retour tout
ISABELLE 119
se gâta. Sans doute re§tions-nous passable-
ment exaltés l'un et l'autre par l'étrangeté
de l'aventure; mais chacun très différem-
ment; moi, vite désarmé par la complaisance
souriante que l'abbé finalement avait mise à
me renseigner, déjà j'oubliais sa soutane,
ma retenue, je me laissais aller à lui parler
comme à un homme. Voici je crois comment
la brouille commença :
— Qui nous racontera, disais- je, ce que fit
Mademoiselle de Saint-Auréol cette nuit-là!
Sans doute elle n'apprit que le lendemain la
mort du comte? L'attendit-elle, et jusqu'à
quand, dans le jardin? Que pensait-elle en
ne le voyant pas venir?
L'abbé se taisait, complètement insensible
à mon lyrisme psychologique; je reprenais :
— Imaginez cette délicate jeune fille, le
cœur lourd d'amour et d'ennui, la tête folle :
Isabelle la passionnée...
— Isabelle la dévergondée, soufflait l'abbé
à demi-voix.
/
I20 ISABELLE
Je continuais comme si je n'avais pas en-
tendu, mais déjà prenant élan pour riposter
à rinterjeâ:ion prochaine :
— Songez à tout ce qu'il a fallu d'espé-
rance et de désespoir, de...
— Pourquoi songer à tout cela? interrom-
pit-il sèchement : Nous n'avons pas à connaître
des événements plus que ce qui peut nous
instruire.
— Mais suivant que nous en connaissons
plus ou moins, ils nous instruisent diftcrem-
ment...
— Que prétendez-vous dire?
— Que la comiaissance superficielle des
événements ne concorde pas toujours, pas
souvent même, avec la connaissance profonde
que nous en pouvons prendre ensuite, et que
l'enseignement que l'on en peut tirer n'eSt pas
le même; qu'il eét bon d'examiner avant de
conclure....
— Mon jeune ami, faites attention que
l'esprit d'examen et de curiosité critique e^^t
ISABELLE 121
la larve de l'esprit de révolte. Le grand hom-
me que vous avez pris pour modèle aurait bien
pu vous avertir que...
— Celui sur qui j'écris ma thèse, voulez-
vous dire...
— Quel ergoteur vous faites! C'e^t avec un
pareil esprit que...
— Mais enfin, cher Monsieur l'abbé, j'ai-
merais bien savoir si ce n'e^t pas cette même
curiosité qui vous fait m'accompagner, à
cette heure, qui vous penchait il y a quel-
ques instants sur ce lambris crevé, et qui
vous a lentement poussé à connaître de cette
lii^oire tout ce que vous m'en avez rapporté!...
Son pas se faisait plus saccadé, sa voix plus
brève; avec sa canne il frappait le sol imipa-
tiemment.
— Sans chercher comme vous des expli-
cations d'explications, quand j'ai connu le
fait, je m'y tiens. Les événements lamenta-
bles que je vous ai dits m'enseigneraient,
s'il en était encore besoin, l'horreur du péché
/
122 ISABELLE
de la chair; ils sont la condamnation du divorce
et de tout ce que l'homme a inventé pour
essayer de pallier les conséquences de ses
fautes. Voici qui suffit, n'e^t-ce pasl
— Voici qui ne me suffit pas. Le fait ne
m'e^t de rien tant que je ne pénètre pas sa cause.
Connaître la vie secrète d'Isabelle de Saint-
Auréol; savoir par quels chemins parfumés,
pathétiques et ténébreux...
— Jeune homme, méfîez-vous! vous com-
mencez à en devenir amoureux!...
— Ah! j'attendais cela! Parce que l'appa-
rence ne me suffit pas, que je ne me paie pas
de mots, ni de ge^es... Ëtes-vous sûr de ne
pas méjuger cette femme?
— Une gourgandine!
L'indignation chauffait mon front; je ne la
contenais plus qu'à grand -peine.
— Monsieur ilabbé, de tels mots surpren-
nent dans votre bouche. Il me semble que
le Christ nous enseigne plus à pardonner
qu'à sévir.
ISABELLE 125
— De l'indulgence à la complaisance il n'y
a qu'un pas. ■
— Lui du moins ne l'eût pas condamnée
comme vous faites.
— D'abord, ça vous n'en savez rien. Puis
Celui qui eét sans péché peut se permettre
pour le péché d'autrui plus d'indulgence que
celui dont... je veux dire que nous autres
pécheurs nous n'avons pas à chercher plus
ou moins d'excuse au péché, mais tout sim-
plement à nous en détourner avec horreur.
— Après l'avoir bien reniflé comme vous
avez fait cette lettre.
— Vous êtes un impertinent. — Et quit-
tant l'allée brusquement, il partit à pas préci-
pités par un petit chemin de traverse, jetant
encore à la manière des Parthes des phrases
acérées où je ne distinguais que les mots : ensei-
gnement moderne... sorbonnard... socinien!...
Quand nous nous retrouvâmes au dîner,
il gardait un air renfrogné, mais en sortant
y
124 ISABELLE
de table il vint à moi en souriant et me tendit
une main qu'en souriant aussi je serrai.
La soirée me parut plus morne encore qu'à
l'ordinaire. Le baron geignait doucement au
coin du feu; Monsieur Floche et l'abbé pous-
saient leurs pions sans mot dire. Du coin
de l'œil je voyais Casimir, la tête enfouie
dans ses mains, saliver lentement sur son
livre que par in!>tants il épongeait d'un coup
de mouchoir. Je ne prêtais à la partie de bési-
gue que ce qu'il fallait d'attention pour ne
pas faire perdre trop ignominieusement ma
partenaire; Madame Floche s'apercevait et
s'inquiétait de mon ennui; elle faisait de grands
efforts pour animer un peu la partie :
— Allons, Olympe! c'eft à vous de jouer.
Vous dormez?
Non ce n'était pas le sommeil, mais la mort
dont je sentais déjà le ténébreux engourdisse-
ment glacer mes hôtes; et moi-même, une
angoisse, une sorte d'horreur, m'étreignait.
O printemps! ô vents du large, parfums volup-
ISABELLE 125
tueux, musiques aérées, juqu'ici vous ne par-
viendrez plus jamais! me disais-je; et je son-
geais à vous, Isabelle. De quelle tombe aviez-
vous su vous évader! vers quelle vie? Là, dans
la calme clarté de la lampe, je vous imaginais,
sur vos doigts délicats, laissant peser votre
front pâle; une boucle de cheveux noirs touche,
caresse votre poignet. Comme vos yeux regar-
dent loin! de quel ennui sans nom de votre
chair et de votre âme, raconte-t-il la plainte,
ce soupir qu'ils n'entendent pas? Et de moi-
même, à mon insu, s'échappait un soupir
énorme qui tenait du bâillement, du sanglot,
de sorte que Madame de Saint-Auréol, jetant
son dernier atout sur la table, s'écriait :
— Je crois que Monsieur Lacase a grande
envie de s'en aller coucher. — Pauvre femme!
Cette nuit je fis un rêve absurde; un rêve
qui n'était d'abord que la continuation de la
réalité :
~ La soirée n'était pas achevée; j'étais encore
y
126 ISABELLE
dans le salon, près de mes hôtes, mais à eux
s'adjoignait une société dont le nombre
incessamment croissait, bien que je ne visse
point précisément arriver de personnes nou-
velles; je reconnaissais Casimir assis à la table
devant un jeu de patience vers lequel trois ou
quatre figures se penchaient. On parlait à voix
basse, de sorte que je ne distinguais aucune
phrase, mais je comprenais que chacun signa-
lait à son voisin quelque chose d'extraordi-
naire et dont le voisin à son tour s'étonnait;
l'attention se portait vers un point, là près de
Casimir, où tout à coup, je reconnus, assise à
table (comment ne l'avais-je pas distinguée plus
tôt?) Isabelle de Saint-Auréol. Seule parmi les
costumes sombres, elle était vêtue tout en
blanc. D'abord elle m'apparut charmante, assez
semblable à ce que la montrait le médaillon;
mais au bout d'un inStant j'étais frappé par
l'immobilité de ses traits, la fixité de son regard,
et soudain je comprenais ce que l'on se chu-
chotait à l'oreille : ce n'était pas là la véritable
ISABELLE 127
Isabelle, mais une poupée à sa ressemblance,
qu'on mettait à sa place durant l'absence de
la vraie. Cette poupée à présent me paraissait
affreuse; j'étais gêné jusqu'à l'angoisse par
son air de prétentieuse g^tupidité; on l'eût dite
immobile, mais, tandis que je la regardais fixe-
ment, je la voyais lentement pencher de côté,
pencher... elle allait chavirer, quand Mademoi-
selle Olympe, s'élançant de l'autre extrémité du
salon, se courba jusqu'à terre, souleva la housse
du fauteuil et remonta je ne sais quel rouage
qui faisait un grincement bizarre et remettait
le mannequin d'aplomb en communiquant à
ses bras une grotesque gesticulation d'auto-
mate. Puis chacun se leva, l'heure étant sonnée
du couvre-feu; on allait laisser la fausse Isa-
belle là seule; en partant chacun la saluait à la
turque, excepté le baron qui s'approcha irré-
vérencieusement, lui saisit à pleine main la
perruque et lui appliqua sur le sinciput deux
gros baisers sonores en rigolant. Dès que la
société avait achevé de déserter le salon — et
/
128 ISABELLE
j'avais vu sortir une foule — dès que l'obscu-
rité s'ctait faite, je voyais, oui, dans l'obscurité,
je voyais la poupée pâlir, frémir et prendre vie.
Elle se soulevait lentement, et c'était Mademoi-
selle de Saint-Auréol elle-même; elle glissait
à moi sans bruit; tout à coup je sentais autour
de mon cou ses bras tièdes, et je me réveillais
dans la moiteur de son haleine au moment I
qu'elle me disait : j
— Pour eux je fais l'absente, mais pour toi
je suis là. j
Je ne suis ni super^itieux ni craintif; si je
rallumai ma bougie, ce fut pour chasser de mes
yeux et de mon cerveau cette obsédante image;
j'y eus du mal. Malgré moi j'épiais tous les î
bruits. Si elle était là pourtant! En vain je ;
m'efforçai de lire; je ne pouvais prêter attention
à rien d'autre; c'e^t en pensant à elle que je me
rendormis au matin.
Ainsi retombaient les sursauts de ma curio-
sité amoureuse. Je ne pouvais pourtant différer
plus longtemps un départ que de nouveau j'avais
annoncé à mes hôtes, et ce jour était le dernier
que je devais passer à la Quartfourche. Ce jour-
là...
Nous sommes à déjeuner. L'on attend le
courrier que Delphine, la femme de Gratien,
reçoit du faéfeur et nous apporte d'ordinaire
peu d'infants avant le dessert. C'e^t à Madame
Floche, je vous l'ai dit, qu'elle le remet; puis
celle-ci répartit les lettres et tend le Journal des
A. GIDE. ISABELLE.
/
I50 ISABELLE
Débats à Monsieur Floche, qui disparaît der-
rière jusqu'à ce que nous nous levions de table.
Ce jour-là, une enveloppe mauve, prise à demi
dans la bande du journal, s'échappe du paquet
et va voler sur la table près de l'assiette de
Madame Floche; j'ai ju§te le temps de recon-
naître la grande écriture dégingandée qui, la
veille, m'avait fait déjà battre le cœur; Madame
Floche aussi, apparemment, l'a reconnue; elle
fait un ge^te précipité pour couvrir l'enveloppe
avec son assiette; l'assiette s'en va cogner un
verre, qui se brise et répand du vin sur la
nappe; tout cela fait un grand vacarme et la
bonne Madame Floche profite de la confusion
générale pour subtiliser l'enveloppe dans sa
mitaine.
— J'ai voulu écraser une araignée, dit-elle
gauchement comme un enfant qui s'excuse.
(Elle appelle indifféremment : araignées, les
cloportes et les perce-oreilles qui s'échappent
parfois de la corbeille de fruits.)
— Et je parie que vous l'ave i manquée,
ISABELLE 131
dit Madame de Saint-Auréol d'un ton aigre,
en se levant et jetant sa serviette non piiée sur
la table. Vous viendrez dans le salon me re-
joindre, ma sœur. Ces Messieurs m'excuseront :
j'ai ma crampe de nombril.
Le repas s'achève en silence. Monsieur Flo-
che n'a rien vu, Monsieur de Saint-Auréol
rien compris; Mademoiselle Verdure et l'abbé
gardent les yeux fixés sur leur assiette; si Casi-
mir ne se mouchait pas, je crois qu'on le verrait
pleurer...
Il fait presque tiède. On a porté le café sur
la petite terrasse que forme le perron du salon.
Je suis seul à en prendre avec Mademoiselle
Verdure et l'abbé; du salon où sont enfermées
ces deux dames, des éclats de voix nous par-
viennent; puis plus rien; ces dames sont
montées.
C'e^ alors, s'il me souvient bien, qu'éclata
la ca^tille du hêtre-à-feuille-de-persil.
Mademoiselle Verdure et l'abbé vivaient
/
152 ISABELLE
en état de guerre. Les combats n'étaient pas
bien sérieux et l'abbé ne faisait qu'en rire;
mais rien n'irritait tant Mademoiselle Ver-
dure que le ton persifleur qu'il prenait alors;
elle se découvrait à tous coups et l'abbé tirait
dans le vif. Presque aucun jour ne passait sans
qu'éclatât entre eux quelqu'une de ces escar-
mouches que l'abbé nommait des " ca^tilles ".
Il prétendait que la vieille fille en avait besoin
pour sa santé; il la faisait monter à l'arbre
comme on emmène un chien faire un tour. Il
n'y apportait peut-être pas de méchanceté, mais
certainement de la malice et s'y m^ontrait assez
provocant. Cela les occupait tous deux et assai-
sonnait leur journée.
Le petit incident du dessert nous avait laisses
nerveux. Je cherchais une diversion et, tandis
que l'abbé versait les tasses, ma main rencontra
dans la poche de mon veston un paquet de
feuilles, ramille d'un arbre bizarre qui croissait |
près de la grille d'entrée et que j'avais cueillie
le matin pour en demander le nom à Made-
ISABELLE 155
•moiselle Verdure; non que je fusse bien curieux
de le connaître, mais elle se trouvait flattée
qu'on fît appel à son savoir.
-Car elle s'occupait de botanique. Certains
"jours elle partait herboriser, portant en ban-
■ l'doulière sur ses robustes épaules une boîte
:verte qui lui donnait l'aspeél bizarre d'une
cantinière; elle passait entre son herbier et
<sa " loupe montée " le temps que lui laissaient
les soins domestiques... Donc Mademoiselle
Olympe prit la ramille et sans hésiter :
— Ceci, déclara-t-elle, c'e§t du hêtre-à-feuille-
de-persil.
— Curieuse appellation! hasardai-je; ces
feuilles lancéolées n'ont pourtant aucun rap-
port avec celles du...
L'abbé depuis un instant souriait avec per-
tinence :
— C'eSt ainsi qu'on appelle à la Quart-
. fourche 'e Fa^us persicijolia^ fit-il comme
négligemment. Mademoiselle Verdure soubre-
sauta :
/
134 ISABELLE
— Je ne vous savais pas si tort en botani-
que.
— Non; mais j'entends un peu le latin.
Puis, incliné vers moi : Ces dames sont vic-
times d'un involontaire calembour. Persicus,
chère Mademoiselle, persicus veut dire pêcher,
non persil. Le Vagus pers'icijolia dont Monsieur
Lacase remarquait les feuilles qu'il appelle si
justement lancéolées, le ¥agus persicifolia e§t un
" hêtre à feuilles de pêcher ".
Mademoiselle Olympe était devenue cra-
moisie : le calme qu'affedait l'abbé achevait
de la décomposer.
— La vraie botanique ne s'occupe pas des
anomalies et des monstruosités, sut-elle trou-
ver à dire sans tourner un regard vers l'abbé;
puis vidant sa tasse d'un trait elle partit en
coup de vent.
L'abbé avait froncé sa bouche en cul de
poule, d'où s'échappaient des manières de
petits pets. J'avais grand-peine à retenir mon
rire.
ISABELLE 135
— Seriez-vous méchant, Monsieur Tabbé?
— Mais non! mais non... Cette bonne
demoiselle, qui ne prend pas assez d'exercice,
a besoin qu'on lui fouette le sang. Elle e§t très
combative, croyez-moi; quand je re^te trois
jours sans pousser ma pointe c'e^t elle qui vient
ferrailler. A la Quartfourche les distrayions
ne sont pas si nombreuses!...
Et tous deux alors, sans parler, nous com-
mençâmes de penser à la lettre du déjeuner.
— Vous avez reconnu cette écriture? me
hasardai-je à demander enfin.
11 haussa les épaules :
— Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'e^
la lettre qu'on reçoit à la Quartfourche deux
fois par an, après le paiement des fermages,
et par laquelle elle annonce à Madame Floche
sa venue.
— Elle va venir? m'écriai-je.
— Calmez-vous! Calmez-vous : vous ne
la verrez pas.
— Et pourquoi ne la pourrai-je point voir?
/
136 ISABELLE
— Parce qu'elle vient au milieu de la nuit,
qu'elle repart presque aussitôt, qu'elle fuit les
regards et... méfiez-vous de Gratien. Son
regard me scrutait : je ne bronchai point; il
reprit sur un ton irrité :
— Vous ne tiendrez aucun compte de ce
que je vous en dis; je le vois à votre air; mais
vous êtes averti. Allez! faites à votre guise;
demain matin vous m'en donnerez des nou-
velles.
Il se leva, me laissa, sans que j'aie pu démê-
ler s'il cherchait à refréner ma curiosité ou
s'il ne s'amusait pas à l'éperonner au contraire.
Jusqu'au soir mon esprit, dont je renonce
à peindre le désordre, fut uniquement occupé
par l'attente. Pouvais-je aimer vraiment Isa-
belle? Non sans doute, mais, amusé jus-
qu'au cœur par une excitation si violente,
comment ne me fussé-je pas mépris? recon-
naissant à ma curiosité toute la frémissante
ardeur, la fougue, l'impatience de l'amour.
Les dernières paroles de l'abbé n'avaient sen i
ISABELLE 137
qu'à me Stimuler davantage; que pouvait
contre moi Gratien? J'aurais traversé fourré
d'épines et brasiers!
Certainement quelque chose d'anormal se
préparait. Ce soir-Là personne ne proposa de
partie. Sitôt après souper, Madame de Saint-
Auréol commença de se plaindre de ce qu'elle
appelait " sa gaêtérite " et se retira sans façons,
tandis que Mademoiselle Verdure lui prépa-
rait une infusion. Peu d'instants après. Mada-
me Floche envoya se coucher Casimir; puis,
sitôt que l'enfant fut parti :
— Je crois que Monsieur Lacase a grande
envie d'en faire autant; il a l'air de tomber
de sommeil.
Et comme je ne répondais pas assez prompte-
ment à son invite :
— Ah! je crois qu'aucun de nous ne va
prolonger bien tard la veillée.
Mademoiselle Verdure se leva pour allu-
mer les bougeoirs; l'abbé et moi nous la sui-
vîmes; je vis Madame Floche se pencher sur
/
138 ISABELLE
l'épaule de son mari qui sommeillait au coin
du feu dans la berline; il se leva tout aussitôt,
puis entraîna par le bras le baron qui se laissa
faire, comme s'il comprenait ce que cela signi-
fiait. Sur le palier du premier étage, où chacun,
muni d'un bougeoir, se retirait de son côté :
— Bonne nuit! Dormez bien — me dit
l'abbé avec un sourire ambigu.
Je refermai la porte de ma chambre; puis
j'attendis. Il n'était encore que neuf heures.
J'entendis monter Madame Floche, puis Ma-
demoiselle Verdure. Il y eut sur le palier, entre
Madame Floche et Madame de Saint-Auréol
qui était ressortie de sa chambre, reprise d'une
querelle assez vive, trop loin de moi pour que
j'en pusse di^inguer les paroles; puis un bruit
de portes claquées; puis rien.
Je m'étendis sur mon lit pour mieux réflé-
chir. Je songeais à l'ironique souhait de bon
sommeil dont l'abbé avait accompagné sa
dernière poignée de main; j'aurais voulu
savoir si lui, de son côté, s'apprêtait au som-
ISABELLE 139
me, ou si cette curiosité qu'il se défendait
d'avoir devant moi, il allait lui lâcher la bride?...
mais il couchait dans une autre partie du châ-
teau, faisant pendant à celle que j'occupais, et
où aucun motif plausible ne m'appelait. Pour-
tant, qui de nous deux serait le plus penaud,
si nous nous surprenions l'un l'autre dans le
couloir?'*... Ainsi méditant il m'advint quelque
chose d'inavouable, d'absurde, de confondant :
je m'endormis.
Oui, moins surexcité sans doute qu'épuisé
par l'attente et fatigué en outre par la mau-
vaise nuit de la veille, je m'endormis profon-
dément.
Le crépitement de la bougie qui achevait
de se consumer m'éveilla; ou, peut-être, vague-
ment perçu à travers mon sommeil, un ébran-
lement sourd du plancher : certainement quel-
qu'un avait marché dans le couloir. Je me dressai
sur mon séant. Ma bougie à ce moment s'étei-
gnit; je demeurai, dans le noir, tout pantois.
/
I40 ISABELLE
Je n'avais plus pour m'éclairer que quelques
allumettes; j'en grattai une afin de regarder
à ma montre : il était près d'onze heures et
demie; j'écarquillai l'oreille... plus un bruit.
A tâtons je gagnai la porte et l'ouvris. ■ -
Non, le cœur ne me battait point; je me sen-
tais de corps agile, impondérable; d'esprit
calme, subtil, résolu.
A l'autre extrémité du couloir, une grande
fenêtre versait jusqu'à moi une clarté non point
égale comme celle des nuits tranquilles, mais
palpitante et défaillante par instants, car le ciel
était pluvieux et, devant la lune, le vent char-
riait d'épais nuages. Je m'étais déchaussé;
j'avançais sans bruit... Je n'avais pas besoin
d'y voir davantage pour gagner le po§te d'ob-
servation que je m'étais ménagé : c'était, à
côté de celle de Madame Floche, où vraisem-
blablement se tenait le conciliabule, une petite
chambre inhabitée, qu'avait occupée d'abord
Monsieur Floche (il préférait à présent le voi-
sinage de ses livres à celui de sa femme); la
ISABELLE 141
porte de communication, dont j'avais soigneu-
sement tiré le verrou pour me mettre à l'abri
d'une surprise, avait un peu fléclii, et je m'étais
assuré qu'immédiatement sous le chambranle
je pouvais glisser mon regard; il me fallait,
pour y atteindre, me jucher sur une com-
mode que j'avais poussée tout auprès.
A présent passait par cette fente un peu de
lumière qui, renvoyée par le plafond blanc,
me permettait de me guider. Je retrouvai tout
comme je l'avais laissé dans le jour. Je me hissai
sur la commode, plongeai mes regards dans la
chambre voisine...
Isabelle de Saint-Auréol était là.
Elle était devant moi, à quelques pas de
moi... Elle était assise sur un de ces disgra-
cieux sièges bas sans dossier, qu'on appelait
je crois des " poufs ", dont la présence éton-
nait un peu dans cette chambre ancienne et
que je ne me souvenais point d'y avoir vu
lorsque j'étais entré porter des fleurs. Ma-
/
142 ISABELLE
dame Floche se tenait enfoncée dans un grand
fauteuil en tapisserie; une lampe posée sur un
guéridon près du fauteuil les éclairait discrè-
tement toutes deux. Isabelle me tournait le
dos; elle s'inclinait en avant, presque cou-
chée sur les genoux de sa vieille tante, de sorte
que d'abord je ne vis pas son visage; bientôt
elle releva la tête. Je m'attendais à la trouver
davantage vieillie; pourtant je reconnaissais
à peine en elle la jeune fille du médaillon;
non moins belle sans doute, elle était d'une
beauté très différente, plus terrestre et comme
humanisée; l'angélique candeur de la minia-
ture le cédait à une langueur passionnée, et je
ne sais quel dégoût froissait le coin de ses
lèvres que le peintre avait dessinées entrou-
vertes. Un grand manteau de voyage, une sorte
de waterproof, d'une étoffe assez commune
semblait-il, la recouvrait, mais relevé de côté,
laissait voir une jupe noire de taffetas luisant
sur lequel sa main dégantée, qu'elle laissait
pendre et qui tenait un mouchoir chiffonné,
ISABELLE 145
paraissait extraordinairement pâle et fragile.
Une petite capote de feutre et de plumes moi-
rées, à brides de taffetas, la coiffait; une boucle
de cheveux très noirs, repassait par-dessus la
bride et, dès qu'elle baissait la tête, revenait
en avant cacher la tempe. On l'aurait dite
en deuil sans un ruban vert scarabée qu'elle
portait autour du cou. Madame Floche ni elle ne
disaient rien; mais, de sa main droite, Isabelle
caressait le bras, la main de Madame Floche et
l'attirait à elle, et puis la couvrait de baisers.
A présent elle secouait la tête et ses boucles
flottaient de gauche à droite; alors, comme si
elle reprenait une phrase :
— Tous les moyens, dit-elle; j'ai vraiment
essayé tous les moyens; je te jure que...
— Ne jurez point, ma pauvre enfant; je
vous crois sans cela, interrompit la pauvre
vieille en lui posant la main sur le front.
Toutes deux parlaient à voix très basse comme
si elles eussent craint d'être entendues.
Madame Floche se redressa, repoussa dou-
144 ISABELLE
cernent sa nièce, et, s'appuyant sur les deux
bras de son fauteuil, se leva. Mademoiselle de
Saint-Auréol se leva pareillement, et tandis
que sa tante se dirigeait vers le secrétaire d'où
Casimir, avant-hier, avait sorti le médaillon,
elle fit quelques pas dans le même sens, s'ar-
rêta devant une console qui supportait un
grand miroir et, pendant que la vieille fouillait
dans un tiroir, s'avisant à son reflet du ruban
émeraude qu'elle portait autour du cou, elle le
détacha prestement, le roula autour de son
doigt... Avant que Madame Floche ne se fût
retournée, le ruban vif avait disparu, Isabelle
avait pris une attitude méditative, les mains
retombées et croisées devant elle, le regard
perdu...
La pauvre vieille Floche tenait encore d'une
main son trousseau de clefs, de l'autre la mai-
gre liasse qu'elle avait été quérir dans le tiroir;
elle allait se rasseoir dans son fauteuil, quand
la porte, en face de celle où j'étais poSté, s'ou-
vrit brusquement toute grande — et je faillis
ISABELLE 145
crier de Stupeur. La baronne apparaissait dans
l'embrasure, guindée, décolletée, fardée, en
grand coîTtume d'apparat et le chef surmonté
d'une sorte de plumeau-marabout gigantesque.
Elle brandissait de son mieux un grand candé-
labre à six branches, toutes bougies allumées,
qui la baignait d'une tremblotante lumière,
et répandait des pleurs de cire sur le plancher,
A bout de forces sans doute, elle commença
par courir poser le candélabre sur la console
devant la glace; puis reprenant en quatre
petits bonds sa position dans l'embrasure, elle
s'avança de nouveau, à pas rythmés, solennelle,
portant loin devant elle étendue sa main chargée
d'énormes bagues. Au milieu de la chambre
elle s'arrêta, se tourna tout d'une pièce du
côté de sa fille, le ge^te toujours tendu, et, avec
une voix aiguë à percer les murailles :
— Arrière de moi, fille ingrate! Je ne me
laisserai plus émouvoir par vos larmes, et vos
protestations ont perdu pour jamais le chemin
de mon cœur.
/
146 ISABELLE
Tout cela était débité, crié sur le même faus-
set sans nuances. Isabelle cependant s'était jetée
aux pieds de sa mère, dont elle, avait saisi la
jupe, et la tirait, découvrant deux ridicules
petits escarpins de satin blanc, cependant que
de son front elle heurtait le plancher qu'un
tapis recouvrait à cet endroit. Madame de
Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant,
continua de lancer droit devant elle des regards
aigus et glacés comme sa voix :
— Ne vous aura-t-il pas suffi d'apporter
au foyer de vos parents la misère; prétendez-
vous poursuivre plus loin les...
Ici brusquement la voix lui manqua; alors
se tournant vers Madame Floche qui se fai-
sait toute petite et qui tremblait dans son
fauteuil :
— Et quant à vous, ma sœur, si vous avez
encore la faiblesse... — puis se reprenant : —
Si vous avez la coupable faiblesse de céder
encore à ces supplications, fût-ce pour un
baiser, fût-ce pour une obole, aussi vrai que je
ISABELLE 147
uis votre sœur aînée, je vous quitte, je recom-
nande à Dieu mes pénates, et je ne vous revois
le ma vie.
J'étais comme au speftacle. Mais puis-
qu'elles ne se savaient pas observées, pour
pi ces deux marionnettes jouaient-elles la
ragédie? Les attitudes et les ge^es de la
ïlle me paraissaient aussi exagérés, aussi faux
:jue ceux de la mère... Celle-ci me faisait face,
de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, pros-
:ernée, gardait sa pose d'E^ther suppliante;
tout à coup je remarquai ses pieds : ils étaient
chaussés en pou-de-soie couleur prune, autant
qu'il me sembla et que l'on en pouvait juger
encore sous la couche de boue qui recouvrait
les bottines; au-dessus, un bas blanc, où le
volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fan-
geux, avait fait une traînée sale... Et soudain,
plus haut que la déclamation de la vieille,
retentit en moi tout ce que ces pauvres objets
racontaient d'aventureux, de misérable. Un
sanglot m'étreignit la gorge; et je me promis.
y
148 ISABELLE
quand Isa quitterait la maison, de la suivre à
travers le jardin.
Madame de Saint-Auréol cependant avait
fait trois pas vers e fauteuil de Madame Flo-
che :
— Allons! donnez-moi ces billets! Pen-
sez-vous que sous votre mitaine je ne voie
pas se froisser le papier? Me croyez- vous
aveugle, ou folle? Donnez-moi cet argent, vous
dis-je! — Et, mélodramatiquement, appro-
chant les billets dont elle s'était emparée, de
la flamme d'une des bougies du candélabre :
— Je préférerais brûler le tout (faut-il dire
qu'elle n'en faisait rien) plutôt que de lui donner
un liard.
Elle glissa les billets dans sa poche et reprit
son geSte déclamatoire :
— Fille ingrate! Fille dénaturée! Le che-
min qu'ont pris mes bracelets et mes colliers,
vous saurez l'apprendre à mes bagues! — Ce
disant, d'un ge^te habile de sa main étendue,
elle en fit tomber deux ou trois sur le tapis.
ISABELLE 149
Comme un chien affamé se jette sur un os,
Isabelle s'en saisit.
— Partez, à présent : nous n'avons plus
rien à nous dire, et je ne vous reconnais
plus.
Puis ayant été prendre un éteignoir sur la
table de nuit, elle en coiffa successivement
chaque bougie du candélabre, et partit.
La pièce à présent paraissait sombre. Isa-
belle cependant s'était relevée; elle passait
ses doigts sur ses tempes, rejetait en arrière
ses boucles éparses et rajustait son chapeau.
D'une secousse elle remonta son manteau qui
avait un peu glissé de ses épaules, et se pencha
vers Madame Floche pour lui dire adieu. Il
me parut que la pauvre femme cherchait à
lui parler, mais c'était d'une voix si faible
que je ne pus rien distinguer. Isabelle sans
rien dire pressa une des tremblantes mains
de la vieille contre ses lèvres. Un instant
après je m'élançais à sa poursuite dans le
couloir.
,/
i.jo ISABELLE
Au moment de descendre l'escalier, un
bruit de voix m'arrêta. Je reconnus celle de
Mademoiselle Verdure qu'Isabelle avait dcjà
rejointe dans le vestibule, et je les aperçus
toutes deux en me penchant par-dessus la
rampe. Olympe Verdure tenait une petite
lanterne à la main.
— Tu vas partir sans l'embrasser? disait-
elle, — et je compris qu'il s'agissait de
Casimir. — Tu ne veux donc pas le
voir?
— Non, Loly; je suis trop pressée. Il ne
doit pas savoir que je suis venue.
Il y eut un silence, une pantomime que
d'abord je ne compris pas bien. La lanterne
s'agita projetant des ombres bondissantes.
Mademoiselle Verdure s'avançant, Isabelle se
reculant, toutes deux se déplacèrent de quel-
ques pas; puis j'entendis :
— Si; si; en souvenir de moi. Je le gardais
depuis longtemps. A présent que je suis vieille,
qu'est-ce que je ferais de cela?
ISABELLE 151
— Loly! Loly! Vous êtes ce que je laisse
ici de meilleur.
Mademoiselle Verdure la pressait entre ses
bras :
— Ah! pauvrette! comme elle e^ trempée!
— Mon manteau seulement... ce n'eS^t rien.
Laisse-moi partir vite.
— Prends un parapluie au moins.
— 11 ne pleut plus.
— La lanterne.
— Qu'eSt-ce que j'en ferais? La voiture
e:>t tout près. Adieu.
— Allons! Adieu, ma pauvre enfant! Que
Dieu te... le re^te se perdit dans un sanglot.
Mademoiselle Verdure rcbta quelques instants
penchée dans la nuit, et une bouffée d'air
humide monta du dehors dans la cage de l'es-
calier; puis, sur la porte refermée, je l'entendis
pousser les verrous...
|e ne pouvais passer devant Mademoi-
selle Verdure. Gratien emportait chaque soir
la clef de la porte de la cuisine. Une autre
7
152
ISABELLE
porte ouvrait de l'autre côté
de la maison,
par
où facilement j
'eusse pu sortir, mais c'était
un
détour énorme.
Avant que je ne l'aie retrouvée,
Isabelle aurait
déjà rejoint sa voiture. Ah
! si
de ma fenêtre
je l'appelais...
Je courus à
ma
chambre. La
une était de
nouveau recou- "
verte; guettant
un bruit de
pas j'attendis
un
instant; un souffle puissant s'éleva et, tandis
que Gratien rentrait par la cuisine, à travers
la chuchotante agitation des arbres, j'entendis
la voiture d'Isabelle de Saint-Auréol s'éloi-
gner.
VII
Je m'étais mis fort en retard, et, sitôt de
retour à Paris, s'emparèrent de moi mille
soucis qui déroutèrent enfin mes pensées. La
résolution que j'avais prise de retourner l'été
suivant à la Quartfourche tempérait mes
regrets de n'avoir su pousser plus loin une
aventure que je commençais d'oublier lors-
que, vers la fin de janvier, je reçus un double
faire-part. Les époux Floche avaient tous
deux exhalé vers Dieu leur âme tremblante
et douce, à quelques jours d'intervalle. Je
reconnus sur l'enveloppe du faire-part l'écri-
/
154 ISABELLE
ture de Mademoiselle Verdure; mais c'e^t à
Casimir que j'envoyai l'expression banale de
mes regrets et de ma sympathie. Deux semai-
nes après je reçus cette lettre :
Mon cher Monsieur Gérard,
(L'enfant n'avait jamais pu se décider à
m'appeler par mon nom de famille.
— Comment vous appelez-vous, vous?
m'avait-il demandé dans une promenade, pré-
cisément le jour où j'avais commencé à le
tutoyer.
— Mais tu le sais bien, Casimir; je m'ap-
pelle Monsieur Lacase.
— Non; pas ce nom-là; l'autre? réclamait-il.)
Vous êtes bien bon de m^avoir écrit, et votre
lettre a été bien bonne parce qu'à présent la Quart-
fourche e§i bien triBe. Ma grand-maman avait eu
Jeudi une attaque et ne pouvait plus quitter sa
chambre; alors fîiaman e§t revenue à la Quartfourche
et rabbé efi parti parce qu^il avait été curé du
ISABELLE 15 î
Brei^il. C*efi après fa que mon onde et ma tante
sont morts. D'abord mon onde e^ mort^ qui vous
aimait hien^ et puis dimandje après ma tante qui a
été malade trois Jours. Maman ji'était plus là.
y étais tout seul avec Lolj et Delphine, la femme de
Gratien, qui m'aime bien; et fa été très triste parce
que ma tante ne voulait pas me quitter. Mais il a
bien fallu. Alors maintenant Je couche dans la
chambre à côté de Delphine, parce que l^oly a été
rappelée dans F Or ne par son frère. Gratien aussi
elî très bon pour moi. Il m' a montré à faire des bou-
tures et des greffes, ce qui efî très amusant, et puis
^'aide à abattre les arbres.
Vous savei^, votre petit papier ousque vous
ave^ écrit votre promesse, il faut l'oublier parce
qu'il n'y aurait plus personne ici pour vous rece-
voir. Mais ça me fait beaucoup de chagrin de ne
pas vous revoir parce que Je vous aimais bien. JMais
Je ne vous oublie pas.
Votre petit ami.
Casimir.
/
156 ISABELLE
La mort de Monsieur er Madame Floche
m'avait laissé assez indifférent, mais cette
lettre maladroite et dépourvue me remua. Je
n'étais pas libre en ce moment, mais je me
promis, dès les vacances de Pâques, de pous-
ser une reconnaissance jusqu'à la Quartfour-
che. Que m'importait qu'on ne pût m'y rece-
voir? Je descendrais à Pont-l'Évêque et louerais
une voiture. Ai-je besoin d'ajouter que la pen-
sée d'y retrouver peut-être la my^érieuse
Isabelle m'y attirait autant que ma grande
pitié pour l'enfant. Certains passages de cette
lettre me restaient incompréhensibles; j'en-
chaînais mal les faits... L'attaque de la vieille,
l'arrivée d'Isabelle à la Quartfourche, le départ
de l'abbé, la mort des vieux à laquelle leur nièce
n'assi^ait point, le départ de Mademoiselle ]
Verdure... ne fallait-il voir là qu'une suite fortuite
d'événements, ou chercher entre eux quelque
rapport? Ni Casimir n'aurait su, ni l'abbé voulu
m'en instruire. Force était d'attendre avril.
Dès mon second jour de liberté, je partis.
£^
ISABELLE 157
A la station du Breuil, j'aperçus l'abbé
Santal qui s'apprêtait à prendre mon train;
je le hélai :
— Vous revoilà dans le pays, fît-il
— Je ne pensais pas en effet y revenir si
tôt.
Il monta dans mon compartiment. Nous
étions seuls.
— Eh bien! Il y a eu du nouveau depuis
votre visite.
— Oui; j'ai appris que vous desserviez à.
présent la cure du Breuil.
— Ne parlons pas de cela; et il étendait
la main d'un gefte que je reconnus. Vous avez
reçu un faire-part?
— Et j'ai envoyé aussitôt mes condoléances
à votre élève; c'e§t par lui que j'ai eu ensuite
des nouvelles; mais il m'a peu renseigné. J'ai
failli vous écrire pour vous demander quel-
ques détails.
— Il fallait le faire.
— , J'ai pensé que vous ne me rensci-
ijS ISABELLE
gneriez pas volontiers, ajoutai-je en riant.
Mais, sans doute tenu à moins de discré-
tion que du temps où il était à la Quartfour-
che, l'abbé semblait disposé à parler.
— Croyez-vous que c'e^t malheureux, ce
qui se passe là-bas? dit-il. Toutes les avenues
vont y passer!
Je ne comprenais point d'abord; puis la
phrase de Casimir me revint à la mémoire :
" J'aide à abattre des arbres... "
— Pourquoi fait-on cela? demandai-je naï-
vement.
— Pourquoi? mon bon Monsieur. Allez
donc le demander aux créanciers. Au re^te
ça n'eSt pas eux que ça regarde, et tout se
fait derrière leur dos. La propriété eél cou-
verte d'hypothèques. Mademoiselle de Saint-
Auréol enlève tout ce qu'elle peut.
— Elle est là-bas?
— Comme si vous ne le saviez pas!
— Je le supposais simplement d'après quel-
ques mots de...
ISABELLE 159
— C*e5t depuis qu'elle e§t là-bas que
tout va mal. — Il se ressaisit un instant;
mais cette fois le besoin de parler l'emporta;
I il n'attendait même plus mes que!>tions et
je jugeai plus sage de n'en point faire; il
reprit :
— Comment a-t-elle appris la paralysie
de sa mère? c'e^ ce que je n'ai pas pu m'ex-
pliquer. Quand elle a su que la vieille baronne
ne pouvait plus quitter son fauteuil, elle s'e^t
amenée avec son bagage, et Madame Floche
n'a pas eu le courage de la mettre dehors. C'e^t
alors que moi je suis parti.
— 11 e^t très triste que vous ayez ainsi laissé
Casimir.
— C'e^ possible, mais ma place n'e§t pas
auprès d'une créature... J'oublie que vous la
défendiez!...
— Je le ferais peut-être encore, Monsieur
le curé.
— Allez toujours. Oui, oui; Mademoi-
selle Verdure aussi la défendait. Elle l'a défen-
i6o ISABELLE
due jusqu'au temps qu'elle ait vu mourir ses
maîtres.
J'admirais que l'abbé eût à peu près complè-
tement dépouillé cette élégance de langage
qu'il revêtait à la Quartfourche ; il avait adopté
déjà le geSte et le parler propres aux curés des
villages normands. Il reprit, poursuivant son
propos :
— A elle aussi ça a paru drôle de les voir
mourir tous les deux à la fois.
— E^t-ce que...?
— Je ne dis rien; — et il gonflait sa lèvre
supérieure par vieille habitude, mais repartait
tout aussitôt :
— N'empêche que dans le pays on jasait.
Ça déplaisait de voir hériter la nièce. Et vous
voyez qu'elle aussi, la Verdure, a jugé préfé-
rable de s'en aller.
— Qui reéte auprès de Casimir?
— Ah! vous avez tout de même compris
que sa mère n'e§t pas une société pour l'en-
fant. Eh bien! il passe presque tout son temps
ISABELLE i6i
chez les Chointreui], vous savez bien : le iar-
dinier et sa femme.
— Gratien?
— Oui, Gratien; qui voulait s'opposer à
ce qu'on abattît des arbres dans le parc; mais
il n'a pu empêcher rien du tout. C'e^t la
misère.
— Les Floche n'étaient pourtant pas sans
argent.
— Mais tout était mangé, du premier
jour, mon bon Monsieur. Sur trois fermes
de la Quartfourche, Madame Floche en pos-
sédait deux qu'on a vendues, il y a beau temps,
aux fermiers. La troisième, la petite ferme des
Fonds, appartient encore à la baronne; elle
n'était plus affermée, Gratien en surveillait
le faire-valoir; mais elle sera bientôt mise en
vente avec le re^te.
— La Quartfourche va être mise en vente!
— Par adjudication. Mais ça ne pourra
pas se faire avant la fin de l'été. En atten-
dant je vous prie de croire que la demoiselle
A. GIDE. ISABELLE.
i6i ISABELLE
profite. Il lui faudra bien finir par mettre les
pouces; quand on aura déjà enlevé la moitié
des arbres...
— Comment se trouve-t-il quelqu'un pour
les lui acheter, si elle n'a pas le droit de les
vendre?
— Ah! vous êtes jeune encore. Quand on
vend à vil prix, on trouve toujours acquéreur.
— Le moindre huissier peut empêcher
cela.
— L'huissier s'entend avec l'homme d'af-
faires des créanciers, qui s'eSt installé là-bas
et — il se pencha vers mon oreille — qui
couche avec elle, puisqu'il vous plaît de tout
savoir.
— Les livres et les papiers de Monsieur Flo-
che? demandai-je, sans paraître ému par sa
dernière phrase.
— Le mobilier du château et la biblio-
thèque feront l'effet d'une vente prochaine;
ou pour parler mieux : d'une saisie. Là-bas,
personne heureusement ne se doute de la
ISABELLE 163
valeur de certains ouvrages; sans quoi ceux-
ci auraient disparu depuis longtemps.
— Un coquin peut surgir...
— A présent les scellés sont posés; n'aye2
crainte; on ne les lèvera qu'à l'occasion de
l'inventaire.
— Que dit de tout cela la baronne?
— '■ Elle ne se doute de rien; on lui porte à
manger dans sa chambre; elle ne sait seulement
pas que sa fille e§t là.
■■ — Vous ne dites rien du baron?
— Il e^t mort il y a trois semaines, à Caen,
dans une maison de retraite où nous venions
de le faire accepter.
Nous arrivions à Pont-FÉvêque. Un prêtre
était venu à la rencontre de l'abbé Santal, qui
prit congé de moi après m'avoir indiqué un
hôtel et un loueur de voitures.
La voiture que je louai le lendemain me
déposa à l'entrée du parc de la Quartfourche;
il fut convenu qu'elle viendrait me reprendre
dans une couple d'heures, après que les che-
i64 ISABELLE
vaux se seraient reposés dans l'écurie d'une des
fermes.
Je trouvai la grille du parc grande ouverte;
le sol de l'allée était abîmé par les charrois.
Je m'attendais au plus affreux saccage et fus
joyeusement surpris, à l'entrée, de reconnaître
bourgeonnant le " hêtre à feuilles de pêcher »,
connaissance illustre; je ne réfléchis pas que
sans doute il ne devait la vie qu'à la médiocre
qualité de son bois; en avançant, je constatai
que la hache avait déjà frappé les plus beaux
arbres. Avant de m'enfoncer dans le parc, je
voulus revoir le petit pavillon où j'avais décou-
vert la lettre d'Isabelle; mais, suppléant la
serrure brisée, un cadenas maintenait la porte
(j'appris ensuite que les bûcherons serraient
dans ce pavillon des outils et des vêtements),
je m'acheminai vers le château. L'allée que je
suivais était droite, bordée de buissons bas;
elle ne donnait pas sur la façade, mais sur
le côté des communs; elle menait à la cuisine
et, presque vis-à-vis de celle-ci, s'ouvrait la
ISABELLE 165
petite barrière du jardin potager; j'en étais
encore assez éloigné lorsque je vis sortir du
Dotager Gratien avec un panier de légumes;
I m'aperçut, mais ne me reconnut pas d'abord;
e le hélai; il vint à ma rencontre, et brusque-
Tient :
— Ah ben. Monsieur Lacase! pour sûr
qu'on ne vous attendait pas à cette heure!
II restait à me regarder, hochant la tête et ne
dissimulant pas la contrariété que lui causait
ma présence; pourtant il ajouta, plus douce-
ment :
— Tout de même le petit sera content de
vous revoir.
Nous avions fait quelques pas sans parler,
du côté de la cuisine; il me fit signe de l'at-
tendre et entra poser son panier.
— Alors vous êtes venu voir ce qui se
passe à la Quartfourche, dit-il, en revenant
à moi, plus civilement.
— Et il paraît que ça n'y va pas bien fort?
Je le regardai; son menton tremblait; il
i66 ISABELLE
restait sans me répondre; brusquement il me
saisit par le bras et m'entraîna vers la pelouse
qui s'étendait devant le perron du salon.
Là gisait le cadavre d'un chêne énorme, sous
lequel je me souvins de m'être abrité de la
pluie à l'automne : autour de lui s'entassaient
en bûches et en fagots ses branches dont,
avant de l'abattre, on l'avait dépouillé.
— Savez-vous combien ça vaut, un arbre
comme ça? me dit-il : Douze piétoles. Et
savez-vous combien ils l'ont payé? — Celui-
là tout comme les autres... Cent sous.
Je ne savais pas que dans ce pays ils appe-
laient pi^^toles les écus de dix francs; mais
ce n'était pas le moment de demander un
éclaircissement. Gratien parlait d'une voix
contraftée. Je me tournai vers lui; il essuya
du revers de sa main, sur son visage, larmes
ou sueur puis, serrant les poings :
— Oh! les bandits! les bandits! Quand
je les entends taper du couperet ou de la
hache. Monsieur, je deviens fou; leurs coups
dgaasas^B
ISABELLE iGj
me portent sur la tête; j'ai envie de crier au
secours! au voleur! j'ai envie de cogner à
mon tour; j'ai envie de tuer. Avant-hier j'ai
passé la moitié du jour dans la cave; j'enten-
dais moins... Au commencement, le petit,
ça l'amusait de voir travailler les bûcherons;
quand l'arbre était près de tomber, on l'appe-
lait pour tirer sur la corde; et puis, quand ces
brigands se sont approchés du château, abat-
tant toujours, le petit a commencé à trouver ça
moins drôle; il disait : ah! pas celui-ci! pas
celui-là! — Mon pauvre gars, que je lui ai
dit, celui-là ou un autre, c'e^t toujours pas
pour toi qu'on les laisse. Je lui ai bien dit qu'il
ne pourrait pas demeurer à la Quartfourche;
mais c'e^t trop jeune; il ne comprend pas que
rien n'eSt déjà plus à lui. Si seulement on pou-
vait nous garder sur la petite ferme; je l'y pren-
drais bien volontiers avec nous, pour sûr; mais
qui sait seulement qui va l'acheter, et le gre-
din qu'on va vouloir y mettre à notre place!...
Voyez-vous, Monsieur, je ne suis pas encore
i68 ISABELLE
bien vieux, mais j'aurais mieux aimé mourir
avant d'avoir vu tout cela.
— Qui e^t-ce qui habite au château, main-
tenant?
— Je ne veux pas le savoir. Le petit mange
avec nous à la cuisine; ça vaut mieux. Madame
la baronne ne quitte plus sa chambre; heureu-
sement pour elle, la pauvre dame... C'e§t Del-
phine qui lui porte ses repas, en passant par l'es-
calier de service rapport à ceux qu'elle ne veut
pas croiser. Les autres ont quelqu'un qui les
sert et à qui nous ne parlons pas.
— Eft-ce qu'on ne doit pas bientôt faire
une saisie du mobilier?
— Alors on tâchera d'emmener Madame
la baronne sur la ferme, en attendant qu'on
mette la ferme en vente avec le château.
— Et Made... et sa fille? demandai-je en
hésitant, car je ne savais comment la nommer.
— Elle peut bien aller où il lui plaira; mais
pas chez nous. C'e§t pourtant à cause d'elle,
tout ce qui arrive.
■^».ji.T.--»ain,^i^-^
ISABELLE 169
Sa voix tremblait d'une si grave colère que
je compris à ce moment comment cet homme
avait pu aller jusqu'au crime pour protéger
rhonneur de ses maîtres.
— Elle eft dans le château, maintenant?
— A l'heure qu'il e§t, elle doit se promener
clans le parc. Paraît que ça ne lui fait pas de mal,
a elle; elle regarde les ébrancheurs; il y a même
cies jours qu'elle cause avec eux, sans honte.
Mais quand il pleut, elle ne quitte pas sa cham-
bre; tenez, celle qui fait le coin; elle se tient
rout contre la vitre et regarde dans le jardin.
Si son homm.e n'était pas à Lisieux pour le quart
d'heure, je ne sortirais pas comme je fais. Ah!
on peut dire que c'e^t du beau monde. Mon-
sieur Lacase; pour sûr! Si seulement nos
pauvres vieux maîtres revenaient pour voir
ça chez eux, ils retourneraient bien vite où
ils reposent.
— Casimir e^ par là?
— Je pense qu'il se promène dans le parc
lui aussi. Voulez- vous que je l'appelle?
lyo ISABELLE
— Non; je saurai bien le trouver. A tantôt.
Je vous reverrai sans doute, Delphine et vous,
avant de partir.
Le saccage des bûcherons paraissait plus
atroce encore à ce moment de l'année où
tout s'apprêtait à revivre. Dans l'air attiédi
les rameaux déjà se gonflaient; des bourgeons
éclataient et, coupée, chaque branche pleu-
rait sa sève. J'avançais lentement, non point
tant tri^e moi-même qu'exalté par la douleur
du paysage, grisé peut-être un peu par la puis-
sante odeur végétale que l'arbre mourant et |
la terre en travail exhalaient. A peine étais-je '
sensible au contracte de ces morts avec le ,
renouveau du printemps; le parc, ainsi, s'ou-
vrait plus largement à la lumière qui baignait
et dorait également mort et vie; m.ais cepen-
dant, au loin, le chant tragique des cognées,
occupant l'air d'une solennité funèbre, ryth-
mait secrètement les battements heureux de
mon cœur, et la vieille lettre d'amour, que
j'avais emportée, dont je m'étais promis de
ISABELLE 171
ne me point servir, mais que par instants
je pressais sur mon cœur, le brûlait. Rien
plus ne saurait m'empêcher aujourd'hui, me
redisais-je, et je souriais de sentir mes pas
se presser à la seule pensée d'Isabelle; ma
volonté n'y pouvait, mais une force intérieure
m'aftivait. J'admirais par quel excès de vie
cet accent de sauvagerie que la déprédation
apportait à la beauté du paysage en aiguisait
pour moi la jouissance; j'admirais que les
médisances de l'abbé eussent si peu fait pour
me détacher d'Isabelle et que tout ce que je
découvrais d'elle avivât inavouablement mon
désir... Qu'est-ce qui l'attachait encore à ces
lieux, peuplés de hideux souvenirs? De la
Quartfourche vendue, je le savais, rien ne
devait lui rester ni lui revenir. Que ne s'en-
fuyait-elle? Et je rêvais de l'enlever ce soir
dans ma voiture; je précipitais mon allure; je
courais presque, quand soudain, loin devant
moi, je l'aperçus. C'était elle, à n'en pas douter,
en deuil et nu-tête, assise sur le tronc d'un arbre
172 ISABELLE
abattu en travers de l'allée. Mon cœur battit si
fort que je dus m'arrêter quelques instants;
puis, vers elle, lentement j'avançaii tranquille
et indifférent promeneur.
— Excusez-moi, Madame... je suis bien ici
à la Quartfourche?
Un petit panier à ouvrage était posé sur le
tronc d'arbre à côté d'elle plein de bobines,
d'instruments de couture, de morceaux de
crêpe enroulés sur eux-mêmes ou défaits, et
elle s'occupait à en disposer quelques lam-
beaux sur une modeste capote de feutre qu'elle
tenait à la main; un ruban vert, que sans
doute elle venait d'en arracher, traînait à terre.
Un très court mantelet de drap noir couvrait
ses épaules, et, quand elle leva la tête, je remar-
quai l'agrafe vulgaire qui en retenait le col
clos. Sans doute m'avait-elle aperçu de loin,
car ma voix ne parut pas la surprendre.
— Vous veniez pour acheter la propriété?
dit-elle, et sa voix que je reconnus me fit battre
le cœur. Que son front découvert était beau!
ISABELLE 173
— Oh! je venais en simple visiteur. Les
grilles étaient ouvertes et j'ai vu des gens circu-
ler. Mais peut-être était-il indiscret d'entrer?
— A présent, peut bien entrer qui veut!
Elle soupira profondément, mais se reprit à
son ouvrage comme si nous ne pouvions
avoir rien de plus à nous dire.
Ne sachant comment continuer un entre-
tien qui peut-être serait unique, qui devait
être décisif, mais que le temps ne me paraissait
pas venu de brusquer; soucieux d'y apporter
quelque précaution, et la tête et le cœur uni-
quement pleins d'attente et de quêtions que
je n'osais encore poser, je demeurais devant
elle, chassant du bout de ma canne de menus
éclats de bois, si gêné, si impertinent à la fois
et si gauche, qu'à la fin elle releva les yeux, me
dévisagea et je crus qu'elle allait éclater de rire;
mais elle me dit simplement, sans doute parce
qu'alors je portais un chapeau mou sur des
cheveux longs, et parce que ne me pressait
apparemment aucune occupation pratique :
X'
174 ISABELLE
— Vous êtes artié^te?
— Hélas! non, rcpliquai-je en souriant;
mais qu'à cela ne tienne; je sais goûter la
poésie. Et sans oser la regarder encore, je
sentais son regard m'envelopper. L'hypocrite
banalité de nos propos m'e^t odieuse et je
souffre à les rapporter...
— Comme ce parc e^^t beau, reprenais-je.
11 me parut qu'elle ne demandait qu'à causer
et n'était embarrassée, ainsi que moi, que de
savoir comment engager l'entretien; car elle
se récria que je ne pouvais malheureusement
juger en cette saison de ce que pouvait devenir
à l'automne ce parc, encore grelottant et mal
réveillé de l'hiver — du moins ce qu'il avait
pu devenir, reprit-elle; qu'en re^era-t-il désor-
mais après l'affreux travail des bûcherons?...
— Ne pouvait-on les empêcher? m'écriai-je.
— Les empêcher! répéta-t-elle ironique-
ment en levant très haut les épaules; et je
crus qu'elle me montrait son misérable cha-
peau de feutre pour témoigner de sa détresse,
ISABELLE 175
mais elle le levait pour le reposer sur sa tête,
rejeté en arrière et laissant découvert son
front; puis elle commença de ranger ses mor-
ceaux de crêpe comme si elle s'apprêtait à par-
tir. Je me baissai, ramassai à ses pieds le ruban
vert, le lui tendis.
— Qu'en ferais-) e, à présent? dit-elle sans
le prendre. Vous voyez que je suis en deuil.
Aussitôt je l'assurai de la tristesse avec
laquelle j'avais appris la mort de Monsieur
et Madame Floche, puis enfin celle du baron;
et comme elle s'étonnait que j'eusse connu
ses parents, je lui laissai savoir que j'avais vécu
auprès d'eux douze jours du dernier oftobre.
— Alors pourquoi tout à l'heure avez-
vous feint de ne savoir où vous étiez? repartit-
elle brusquement.
— Je ne savais comment vous aborder.
Puis, sans trop me découvrir encore, je com-
mençai de lui raconter quelle passionnée
curiosité m'avait retenu de jour en jour à la
Quartfourche dans l'espoir de la rencontrer
176 ISABELLE
et (car je ne lui parlai pas de la nuit où mon
indiscrétion l'avait surprise) mes regrets enfin
de regagner Paris sans l'avoir vue..
— Qu'eS^t-ce donc qui vous avait donné si
frrand désir de me connaître?
Elle ne faisait plus mine de partir. J'avais
traîné jusqu'en face d'elle, près d'elle, un épais
fagot 011 je m'étais assis; plus bas qu'elle, je
levais les yeux pour la voir; elle s'occupait
cnfantinement à pelotonner des rubans de
crêpe et je ne saisissais plus son regard. Je lui
parlai de sa miniature et m'inquiétai de ce
qu'avait pu devenir ce portrait dont j'étais
amoureux; mais elle ne le savait point.
— Sans doute le retrouvera-t-on en levant
les scellés... Et il sera mis en vente avec le
re^te, ajouta-t-elle avec un rire dont la séche-
resse me fit mal. — Pour quelques sous vous
pourrez l'acquérir, si le cœur vous en dit
toujours.
Je protestai de mon chagrin de la voir ne
prendre pas au sérieux un sentiment dont
ISABELLE 177
'expression seule était brusque, mais qui
depuis longtemps m'occupait; mais à présent
lie demeurait impassible et semblait résolue
à ne plus écouter rien de moi. Le temps pres-
sait. N'avais-je pas sur moi de quoi violenter
son silence? L'ardente lettre frémissait sous
mes doigts. J'avais préparé je ne sais quelle
histoire d'anciemics relations de ma famille
avec celle de Gonfreville, pensant l'amener
incidemment à parler; mais à ce moment je ne
sentis plus que l'absurdité de ce mensonge et
commençai de raconter tout simplement par
quel mystérieux hasard cette lettre — et je la
lui tendis — était tombée entre mes mains.
— Ah! je vous en conjure, Madame! ne
déchirez pas ce papier! Rendez-le-moi...
Elle était devenue mortellement pâle et
garda quelques infants sans la lire la lettre
ouverte sur ses genoux; le regard vague, les
paupières battantes, elle murmurait :
— Oublié de la reprendre! Comment avais-
je pu l'oublier?
178 ISABELLE
— Sans doute aurez-vous cru qu'elle lui
était parvenue, qu'il était venu la chercher...
Elle ne m'écoutait toujours pas. Je fis un
mouvement pour me ressaisir de la lettre;
mais elle se méprit à mon ge^te :
— Laissez-moi, cria-t-elle en repoussant bru-
talement ma main. Elle se souleva, voulut
fuir. A genoux devant elle, je la retins.
— N'ayez pas peur de moi. Madame; vous
voyez bien que je ne vous veux aucun mal; et,
comme elle se rasseyait, ou plutôt retombait
sans force, je la suppliai de ne pas m'en vou-
loir si le hasard avait choisi pour elle un confi-
dent involontaire, mais de me continuer une
confiance que je jurai de ne point trahir; ah!
que ne me parlait-elle à présent comme à un
ami véritable et comme si je ne savais rien d'elle
qu'elle-même ne m'eût appris?
Les larmes que je répandais en parlant firent
peut-être plus pour la convaincre que mes
paroles.
— Hélas! repris-je, je sais quelle mort mise-
ISABELLE 17c
able enlevait, ce même soir, votre amant...
vlais comment avez-vous appris votre deuil?
Zette nuit que vous l'attendiez, prête à fuir
ivec lui, que pensiez-vous? que fites-vous en
le le voyant pas apparaître?
— Puisque vous savez tout, dit-elle d'une
voix désolée, vous savez bien que je n'avais
plus à l'attendre, après que j'avais averti Gra-
den.
J'eus de l'affreuse vérité une intuition si
subite que ces mots m'échappèrent comme
un cri :
— Quoi? c'e^t vous qui l'avez fait tuer?
Alors laissant tomber à terre la lettre et
le panier dont les menus objets se répandi-
rent, elle courba son front dans ses mains
et commença de sangloter éperdument. Je
me penchai vers elle et tentai de prendre une
de ses mains dans les miennes.
— Non! vous êtes ingrat et brutal.
Mon imprudente exclamation coupait
court à sa confidence; elle se raidissait à pré-
i8o ISABELLE
sent contre moi; cependant je restais assis
devant elle, bien résolu à ne la quitter point
qu'elle ne se fût expliquée davantage. Ses
sanglots enfin s'apaisèrent; je lui persuadai
doucement qu'elle avait déjà trop parlé pour
pouvoir impunément se taire, mais qu'une
confession sincère ne saurait la diminuer à
mes yeux et qu'aucun aveu ne me serait plus
pénible que son silence. Les coudes sur les
genoux, ses mains croisées cachant son front,
voici ce qu'elle me raconta.
La nuit qui précéda celle qu'elle avait
fixée pour sa fuite, dans l'amoureuse exalta-
tion de la veillée, elle avait écrit cette lettre;
le lendemain, elle l'avait portée au pavillon,
glissée en -cet endroit secret que Biaise de
Gonfreville connaissait et oii elle savait que
bientôt il viendrait la prendre. Mais sitôt de
retour au château, lorsqu'elle s'était retrou-
vée dans cette chambre qu'elle voulait quitter
pour jamais, une angoisse indicible l'avait
saisie, la peur de cette liberté inconnue qu'elle
ISABELLE i8i
vait si sauvagement désirée, la peur de cet
mant qu'elle appelait encore, de soi-même
t de ce qu'elle craignait d'oser. Oui la réso-
ution était prise, oui le scrupule refoulé, la
lonte bue, mais à présent que rien ne la rete-
lait plus, devant la porte ouverte pour sa fuite,
e cœur brusquement lui manquait. L'idée de
:ette fuite lui devenait odieuse, intolérable;
îlle courait dire à Gratien que le baron de
jonfreville avait projeté de l'enlever aux siens
ette nuit même, qu'on le trouverait rôdant
ivant le soir auprès du pavillon de la gril'e.
dont il fallait déjà l'empêcher d'approcher.
Je m'étonnai qu'elle ne fût point allée sim-
plement rechercher elle-même cette lettre et
la remplacer par une autre où d'une si folle
entreprise elle eût découragé son amant. Mais
aux questions que je lui posais elle se dérobait
sans cesse, répétant en pleurant qu'elle savait
bien que je ne la pouvais comprendre et qu'elle-
même ne se pouvait mieux expliquer, mais
qu'elle ne se sentait alors non plus capable de
i82 ISABELLE
rebuter son amant que le suivre; que la peur
l'avait à ce point paralysée, qu'il devenait au-
dessus de ses forces de retourner au pavillon;
que d'ailleurs, à cette heure du jour, ses parents
redoutés la surveillaient, et que c'eSt pour cela
qu'elle avait dû recourir à Gratien.
— Pouvais-je supposer qu'il prendrait au
sérieux des paroles échappées à mon délire?
Je pensais qu'il l'écarterait seulement... J'eus
un sursaut en entendant, une heure après,
un coup de fusil du côté de la grille; mais ma
pensée se détourna d'une supposition horrible
et que je me refusais d'envisager; au contraire,
depuis que j'avais averti Gratien, l'esprit et le
cœur dégagés, je me sentais presque joyeuse...
Mais quand la nuit vint, mais quand approcha
l'heure qui eût dû être celle de ma fuite, ah!
malgré moi je commençai d'attendre, je recom-
mençai d'espérer; du moins une sorte de
confiance, et que je savais mensongère, se
mêlait à mon désespoir; je ne pouvais réaliser
que la lâcheté, la défaillance d'un moment
ISABELLE 185
-ussent ruiné d'un coup mon long rêve; je
l'en étais pas réveillée; oui, comme en rêve,
e suis descendue dans le jardin, épiant chaque
Druit, chaque ombre; j'attendais encore...
Elle recommença de sangloter :
— Non, je n'attendais plus, reprit-elle; je
cherchais à me tromper moi-même, et par
pitié pour moi j'imitais celle qui attend. Je
m'étais assise devant la pelouse, sur la plus
basse marche du perron; le cœur sec à ne pou-
voir verser une larme; et je ne pensais plus à
rien, ne savais plus qui j'étais, ni où j'étais,
ni ce que j'étais venue faire. La lune qui tout à
l'heure éclairait le gazon disparut; alors un
frisson me saisit; j'aurais voulu qu'il m'en-
gourdît jusqu'à la mort. Le lendemain ;e tombai
gravement malade et le médecin qu'on appela
révéla ma grossesse à ma mère.
Elle s'arrêta quelques instants.
— Vous savez à présent ce que vous dési-
riez savoir. Si je continuais mon histoire, ce
serait celle d'une autre femme où vous ne
i84 ISABELLE
reconnaîtriez plus Tlsabelle du médaillon.
Déjà je reconnaissais assez mal celle dont
mon imagination s'était éprise. Elle coupait
ce récit d'interjeétions, il e^t vrai, récrimi-
nant contre le destin, et elle déplorait que
dans ce monde la poésie et le sentiment eus-
sent toujours tort; mais je m'attri^ais de ne
distinguer point dans la mélodie de sa voix
les chaudes harmoniques du cœur. Pas un mot
de regret que pour elle! Quoi! pensais- je, e^-ce
là comme elle savait aimer?...
A présent je ramassais les menus objets de
la corbeille renversée, qui s'étaient éparpillés
sur le sol. Je ne me sentais plus aucun désir
de la questionner davantage; subitement in-
curieux de sa personne et de sa vie, je restais
devant elle comme un enfant devant un jouet
qu'il a brisé pour en découvrir le myStère; et
même l'attrait physique dont encore elle se
revêtait n'éveillait plus en ma chair aucun
trouble, ni le battement voluptueux de ses
paupières, qui tantôt me faisait tressaillir. Nous
ISABELLE 185
causions de son dénuement; et comme je lui
demandais ce qu'elle se proposait de faire :
— Je chercherai à donner des leçons, répon-
dit-elle; des leçons de piano; ou de chant.
J'ai. une très bonne méthode.
— Ah! vous chantez?
— Oui; et je joue du piano. Dans le temps
j'ai beaucoup travaillé. J'étais élève de Thal-
berg... J'aime aussi beaucoup la poésie.
Et comme je ne trouvais rien à lui dire :
— Je suis sûre que vous en savez par
cœur! Vous ne voudriez pas m'en réciter?
Le dégoût, l'écœurement de cette trivia-
lité poétique achevait de chasser l'amour de
mon âme. Je me levai pour prendre congé
d'elle.
— Quoi! vous partez déjà?
— Hélas! vous sentez bien vous aussi
qu'il vaut mieux maintenant que je vous
quitte. Figurez-vous qu'auprès de vos parents,
à l'automne dernier, dans la torpeur de la
Quartfourche, je m'étais endormi, que je
i86 ISABELLE
m'étais épris d'un rêve, et que je viens de
m'éveiller. Adieu.
Une petite forme claudicante apparut à
l'extrémité tournante de l'allée.
— Je crois que j'aperçois Casimir, qui sera
content de me revoir.
— Il vient. Attendez-le.
L'enfant se rapprochait à petits bonds; il
portait un râteau sur l'épaule.
— Permettez-moi d'aller à sa rencontre.
Il serait peut-être gêné de me retrouver près
de vous. Excusez-moi... Et brusquant mon
adieu de la manière la plus gauche, je saluai
respeâ:ueusement et partis.
Je ne revis plus Isabelle de Saint-Auréol
et n'appris rien de plus sur elle. Si pourtant :
lorsque je retournai à la Quartfourche l'au-
tomne suivant, Gratien me dit que, la veille
de la saisie du mobilier, abandonnée par
l'homme d'affaires, elle s'était enfuie avec un
cocher.
— Voyez-vous, Monsieur Lacase, ajoutait-
ISABELLE 187
il sentencieusement, — elle n'a jamais pu rester
seule; il lui en a toujours fallu un.
La bibliothèque de la Quartfourche fut ven-
due au milieu de l'été. Malgré les in^truftions
que j'avais laissées, je ne fus point averti; et je
crois que le libraire de Caen qui fut appelé à
présider la vente se souciait fort peu de m'y
inviter non plus qu'aucun autre sérieux ama-
teur. J'appris ensuite avec une Stupeur indi-
gnée que la Bible fameuse s'était vendue 70 fr.
à un bouquiniste du pays; puis revendue 300 fr.
aussitôt après, je ne pus savoir à qui. Quant
aux manuscrits du xvii*^ siècle, ils n'étaient
même pas mentionnés dans la vente et furent
adjugés comme vieux papiers.
J'eusse voulu du moins assi^er à la vente
du mobilier, car je me proposais d'acheter
quelques menus objets en souvenir des Flo-
che; mais prévenu trop tard je ne pus arriver
à Pont-l'Êvêque que pour la vente des fermes
et de la propriété. La Quartfourche fut acquise
à vil- prix par le marchand de biens Moser-
i88 ISABELLE
Schmidt, qui se disposait à convertir le parc
en prairies, lorsqu'un amateur américain la
lui racheta; je ne sais trop pourquoi, car il
n'e^t pas revenu dans le pays, et laisse parc et
château dans l'état que vous avez pu voir.
Peu fortuné comme j'étais alors, je pensais
n'assister à la vente qu'en curieux, mais, dans
la matinée, j'avais revu Casimir, et, tandis
que j'écoutais les enchères, une telle angoisse
me prit à songer, à la détresse de ce petit que,
soudain, je résolus de lui assurer l'existence
sur la ferme que souhaitait occuper Gratien.
Vous ne saviez pas que j'en étais devenu pro-
priétaire? Presque sans m'en rendre compte
j'avais poussé l'enchère; c'était folie; mais
combien me récompensa la triSte joie du pauvre
enfant...
J'allai passer les vacances de Pâques et celles
de l'été suivant dans cette petite ferme, chez
Gratien, près de Casimir. La vieille Saint-
Auréol vivait encore; nous nous étions arran-
gés tant bien que mal pour lui laisser la meil-
ISABELLE 189
Icure chambre; elle était tombée en enfance,
mais pourtant elle me reconnut et se souvint
à peu près de mon nom.
— Que c'est aimable, Monsieur de Las
Cases! Que c'eft aimable à vous, répétait-elle
quand elle me revit d'abord. Car elle s'était
flatteusement persuadée que j'étais revenu
dans le pays uniquement pour lui rendre
visite.
— Ils font des réparations au château. Cela
sera très beau! me disait-elle confidentiellement,
comme pour m'expliquer son dénuement, ou
se l'expliquer à elle-même.
Le jour de la vente du mobilier, on l'avait
d'abord sortie sur le perron du salon, dans
son grand fauteuil à oreillettes; l'huissier lui
fut présenté comme un célèbre architefte
venu de Paris tout exprès pour surveiller les
travaux à entreprendre (elle croyait sans peine
à tout ce qui la flattait), puis Gratien, Casimir
et Delphine l'avaient transportée jusque dans
cette chambre qu'elle ne devait plus quitter.
I90 ISABELLE
mais où elle vécut encore près de trois ans.
C'eft pendant ce premier été de villégiature
sur ma ferme, que je fis connaissance avec les
B. dont j'épousai plus tard la fille aînée. La R..,,
qui depuis la mort de mes beaux-parents nous
appartient, n'e^ pas, vous l'avez vu, très dis-
tante de la Quartfourche ; deux ou trois fois jj,
par an, je retourne causer avec Gratien et Casi-
mir, qui cultivent fort bien leurs terres et me
versent régulièrement le montant de leur
modeste fermage. C'e^ là que je m'en fus tantôt
après que je vous eus quittés.
La nuit était bien avancée lorsque Gérard
acheva son récit. C'e^t pourtant cette même
nuit que Jammes, avant de s'endormir, écrivit
sa quatrième élégie :
Quand tu f?fas demandé de faire une élégie sur
ce domaine abandonné où le grand vent...
0
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