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LA FEMME E:T LA JEUNE FILLE
DU XVIir SIÈCLE
IL A ETE TlKE DE CET OUVRAGE
3oO EXEMPLAIRES
sua PAPIER nu JAPON
à
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DMO'I .1(1 AU./.<l/,if. Hd ll/.îl lilO'l
Musée (TAngcrs
l'OHTHAIT l)K MADAME 1)K POHCI^
EDMOND PILON
J.-B. GREUZE
PEINTRE DE
LA FEMME ET LA JEUNE FILLE
DU XVIIP SIECLE
L'EDITION U'ART
H. l'IAZZA, i<). UUE BONAPARTE, PARIS
(
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Mtisrc (le Lille
PSYCHK COURONNANT EROS
/Phologrn/ihic llroiiit, Cléiiient iH C")
PREFACE
COMMENT entreprendre un livre sur la femme et la Jeune
fille dons l'œuvre de Greuze sans parler de lui d'abord,
le peintre entre tous charmant qui fit, du secret de son
pinceau, vivre tant de jolis visages et, parmi tant d'étoffes rus-
tiques et simples, d'écharpes molles et longues, frissonner les
tailles les plus souples, les poitrines les plus haletantes, les
épaules les plus blanches et les mains les plus belles? Et com-
ment ne pas dire, au seuil d'un ouvrage oi) il va paraître, à toute
6
page, au milieu des créations les plus séduisantes de son imagi-
nation et de son cœur, comment ne pas dire que Je an- Baptiste
Greuse a été, dès Venfance, attiré^ conquis par cette admira-
tion et cet amour des femmes qui feront de lui, jusqu'au déclin
extrême, un portraitiste si admirable, un intimiste si recueilli
et, par-dessus tout, le peintre de la maternité et de l'inno-
cence ?
Dès ses ans les plus tendres, tandis qu'il Joue, enfant
encore, au pied des coteaux de Tournus, à l'ombre des pam-
pres de son Maçonnais, sa mère Claudine Roch, la femme du
couvreur, sa marraine Antoinette Auberut, la femme du bou-
langer, veillent sur ses pas hésitants, l'entourent d'une solli-
citude constante et attentive. Et, dans ces bonnes mamans,
ces berceuses, ces sevreuses, ces nourrices, ces aïeules à bon-
net de campagne, fichu de toile, liabits de laine dont il peu-
plera un jour /'Accordée, le Gâteau des rois, la Mort tlu
paralytique et tant d'autres ouvrages d'une sensibilité
ingénue, on les reconnaît, inclinées au-dessus des garçonnets
et des fillettes, souvenirs vivants dans /<■ cœur du peintre, la
femme du couvreur et du boulanger.
Ayant atteint plus tard, au début du règne de Napoléon, au
terme d'une dijjicile et féconde carrière, Jean-Baptiste Greuse,
devenu le vieillard obscur et résigné qu'auront abattu tous les
orages, retrouvera , par un charmant rappel de son passé,
dans ses filles et dans les jeunes femmes groupées comme
autant d'élèves autour de lui, la même attention et le même
amour dont, au début de sa vie, sa mère et sa marraine ber-
cèrent, toutes deux, son rêve innocent.
CDllcctioii AUVcd d(; lU)lliscl\il<l
LE BAISKU ENVOYÉ
iriiDloLiTiiiiliic Uraiin. Clihiicnl & C'J
\il\ii->i-iiU>H ■)[> JrnllA ridiJollo;)
Peintre de la femme dans tout ce qu'elle a de jeunesse
et de fraîcheur^ poète de ses sourires, de ses e'mois, de sa
tendresse, Greuse, qui fut Jugé si binllamment, dans des
siècles divers, par un Diderot ou un Goncourt, n'a jamais
été défini mieux, dans son inspiration et dans sa bonté, que
dans ces lignes écrites par une femme, par ces mots que
la plus fidèle de ses disciples, M"*" de Valori, traça dans un
élan d'affection. « Greu:;e, dit M""' de Valori, avait dans le
caractère cette heureuse simplicité, ce désintéressement pres-
que toujours inséparable du génie; il fut, toute sa vie, fier,
naïf et grand; jamais le soupçon ni la défiance, vices des
âmes faibles et petites, ne vinrent arrêter et glacer ses
épanchements. C'était peu de s'ouvrir avec franchise, il
se livrait sans réserve; il s'exprimait alors avec une sorte
de bonhomie touchante qui faisait admirer sa candeur et
chérir sa personne. Fils respectueux, époux et père tendre,
ami solide, artiste généreux et désintéressé, les vertus les
plus douces et les plus nobles s'unissaient chez lui à l'éclat
des talents. »
Le portrait que nous donnons ici, et que l'artiste peignit
dans le temps où il n'était plus, déjà, tout à fait heureux,
reflète bien ces sentiments élevés et simples, ces aspirations
vertueuses et sentimentales. Greuze est là tout entier avec son
idéal naïf et pur, ce visage sérieux et noble auquel il emprun-
tait dans ses tableaux, enfin cet aspect de berger philosophe à
belles boucles, à fines lèvres, à regard plein de langueur dont
il a, plus d'une fois, d'après lui, doté ses modèles. A l'empe-
reur Joseph II qui lui demandait une fois, dans son atelier, au
8
cours d'une visite à Paris : « Où puisez-vous vos sujets ? »
Greuze fit cette belle réponse : « Sire, c'est dans mon cœur! »
Cela est si vrai que Greuze est reste', à nos yeux, en peinture,
le représentant de cette même sensibilité que Gluck portait
dans ce temps-là dans la musique, Diderot au théâtre et
Rousseau dans le roman. Quelques-uns de ses portraits
les plus réussis, ceux de Fabre d'Eglantine et de Bonaparte
lieutenant d'artillerie, sont empreints de cette sensibilité. La
même sensibilité, mais plus élégante, plus raffinée encore,
éclate dans le fin portrait de Jeune homme du Louvre, dans
celui de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, le roué
diplomate dont il/"'^ de Rémusat, qui l'a bien et finement
jugé, a pu dire qu'il « Ji' apprécia jamais la vertu que chez
les autres ». Mais où le génie de Greuze a scintillé et
rayonné, où cette sensibilité s'est communiquée à la couleur
pour la faire palpiter et vivre comme la chair elle-même,
c'est dans ces multijdes portraits de femmes et d'enfants,
dans ces effigies blondes ou brunes de jeunes filles dont il est
le peintre divin et inimitable.
Moncrif, le poète confident de Marie Leczinska, qui
connaissait si bien les femmes et les chats, a écrit à peu près
dans le temps où Greuze débutait, un essai piquant sur l'Art
de plaire. Eh bien! les femmes et les jeunes filles du peintre
de la Philosopliie endormie, de la Cruche cassée et de la
YtsàXihvc sont comme les personnages félins de Moncrif : elles
dégagent une séduction infinie, elles exercent au point le plus
élevé cet art de plaire qui est un enchantement et un sourire,
un embellissement en même temps qu'un bonheur.
Wallaee Collection. Londres
.TRIINK FILLE KN UOBK BLANCHE
ll'hnlni(rapliic ll'.-.l. Mnnsell Ji C'J
n-ilifioj .nohwllo:) l-)l!lli:W
TH aaoH via hjjih ïtvîîjjti.
9
Dei'ant tant de mutins profils, d'adorables i,Hsages, de
minois adolescents de bouquetières, de laitières, de jeunes
filles affiigées, d'innocentes et de i^êi'euses, le public, du temps
même de Greuse, ne se tenait pas d'aise. « La foule se presse
à ses tableaux », écrit Diderot heureux. Aux salons de pein-
ture, au-dcivint de la cymaise où ses toiles paraissent, ce ne
sont qu'enthousiasme , applaudissements, délire. A son atelier,
quels que soient le lieu et l'heure, accourent les amateurs, les
critiques, les femmes. De ces dernières, soutiens les plus
constants, les plus décidés de l'art de Greuse, il en est de
toute condition, de tout ào-e. De la petite Phlipon (qui sera
M^"'' Roland), des demoiselles Cannef, personnes de la bour-
geoisie, à AT"'' de Grammont, belle et grande dame venue
chercher une œuvre pour M. de Choiseul, foutes les femmes
sont là, pâmées, charmées et, devant ces portraits. Jetant des
petits cris, battant des mains, émues parfois et pleurantes.
Seule, plus sérieuse que toutes, attentive et ne manifestant pas
dans le désordre son admiration, la petite Vigée, qui sera
M"^ Lebrun, se hausse un peu pou/- voir. Ce qu'elle entend
découvrir, au fond de ces tableaux si gracieux, si séduisants et
si nouveaux, la fine mouche, ce n'est point seulement le senti-
ment, mais encore a l'explication de ces demi-tons des carna-
tions délicates », c'est la raison de cette fraîcheur de chairs,
d'yeux, de lèvres, la composition de ces teintes, le charme de
cette peinture, et son secret et sa magie !
Pour les hommes, ils n 'aident pas moins que les femmes à
ce grand succès de l'œuvre de Greuze. Randon de Boisset, de
L^alive de Jully, MM. de Praslin et de Lévis sont amateurs
lO
(les grandes et belles toiles ; pour les têtes radieuses de Jillcs,
le graveur Wille, qui en est fou à peu près, vient jusque cite:-
Greuze même les disputer au comte de Vence. Mais le plus
fanatique et le plus idolâtre, celui qui, plus que Wille, plus
que personne, adore ces filles du génie de Greu:-e, ces créa-
tions de son cœur, ces bustes, ces portraits, ces profils, celui-là
c'est Diderot. Au-devant de ces modèles de la beauté, de la
vertu, de la grâce, il ne se tient plus de joie et d'amour; il est
ivre et émerveillé : « Oh! dit-il en les contemplant, la belle
main! la belle main! le beau bras ! » Et le voilà qui s'ap-
proche et saisit le détail davantage : « Voje:-, dit-il, ces
doigts ; et ces fossettes, et cette mollesse, et cette teinte de
rougeur dont la pression de la tête a coloré le bout de ces
doigts délicats, et le charme de tout cela! » Cette main il In
baiserait! Mais, il jr ^ ^« fête : n Que cette tête est belle!
Qu'elle est élégamment coiffée! Que son visage a d'expres-
sion!... Tout enchante en elle! » Ilj- a tout l'ensemble dont
il raffole, dont il est épris, qu'il admire : <( Quand on aperçoit
ce morceau, on f?// Délicieux ! Si l'on s'j- arrête ou qu'on j
revienne, on s'écrie : Délicieux ! Délicieux ! »
Depuis l'époque d'un succès si grand et si total dans la
peinture, cent cinquante ans ont passé. Et voilà que ce succès
n'a pas diminué. Il s'est accru même avec le temps, avec les
années qui ont ajouté à ces têtes si douces, à ces physionomies
si avenantes de jeunes femmes et de jeunes filles une parure
nouvelle, un éclat encore plus chaud et plus vif. Aujourd'hui
comme jadis l'impression est la même. Maintenant comme
toujours, d'instinct, devant ces visages ingénus, rêveurs.
Wallacc Collection, Londres
l'offrande a i/amour
frholof-rnphir U'.-.l. MnnsfU it C'J
i-.'ViliiKjJ .fioi};j*)lluv) •l'Mîllr. //
huok/.'a i fra/îAH'i 'lo'.i
\''.\ 'J, WvAnnVr. .1 -.11 •vn\vvvv-A*>\»i\n\
1 1
souriants, ilélicats, Von <HL comme Diderot : « Délicieux !
Délicieux ! »
En <>ain eltercherait-on un mot d'an sens plus différente
plus dii'ers, p/us neuf.' Délicieux! Délicieux! C'est le seul.
Il n'y en a pas d'autre !
Walliicc (lollci-tioii. Londres
IXNOCKNCE
I l'lu)l<i!(i-(iiiliic ISraun, Ch'inenl it C")
^•rilinoJ .iioil-)')lln;) niiWr.V/
LES INNOCENTES ET LES NAÏVES
LES demoiselles de la maison d'éducalioii de Saint-Gyr,
l'ondée par Mme de Maintenon, étaient réparties selon
les âges de sept à vingt ans. Il y avait là les rouges,
les vertes, les jaunes et les bleues séparées par couleurs, de
l'enfance à l'adolescence et à la jeunesse. Ainsi en est-il dans
Tœuvre de Greuze : de la fillette à la grande fille et à la jeune
femme, toutes les grâces, toutes les successives expressions
des visages apparaissent variées suivant les années, modifiées
suivant les espoirs ou les rêves, les afflictions ou les bon-
heurs différents des modèles. Toutefois ce n'est plus par
couleurs, c'est par sentiments que pourraient être assemblées
les unes et les autres. Nous aurions ainsi, suivant le recueil-
lement, la gravité ou l'animation des visages, depuis les
plus ingénues jusqu'aux plus rustiques en passant par les
plus passionnées : les Innocentes et les Naïves, les Mutines
et les Provocantes^ les Rêveuses^ les Sérieuses, les Sensibles.
enfin les Maternelles et les Villageoises. Et ce serait là une
l4 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'' SIECLE
gamme charmante, une gradation heureuse, une maniles-
tation vraiment complète et multiple de l'art tout féminin de
Greuze !
Les Innocentes et les Naïves^ puisqu'il faut commencer
par elles, n'ont jamais, plus que dans ces tableaux, été naïves
et innocentes. Agnès, l'i^gnès de Molière, faisant, pour
passer le temps, des cornettes et des tartes à la crème, n'offre
pas plus de candeur et, dans la limpidité de ses grands yeux
clairs, ne reflète un ciel ni plus doux ni plus pur.
Ces filles que voilà ont à peine quinze ans.
Quinze ans, Mliyrra, sont à peine voire âge...
diront un jour des paroles de Legouvé sur de la musiqvie de
Villeneuve. Et quinze ans c'est l'âge de Babet, de Manon, de
Fanchon et d'Annette ; quinze ans, c'est l'âge de Mam'zelle
Godiche ! l'âge de l'éveil, des rougeurs, du songe, des
timidités, des craintes! Ah! vous dirai-je, maman!... chan-
teraient volontiers les petites niaises. Mais les petites niaises
ne chanteront et ne diront rien : elles sont les plus igno-
rantes du monde. Et, d'abord, qu'on voie leiu^s visages !
Ce n'est pas elles qui pourraient dire, comme la greffière de
Dancourt dans les Bourgeoises de qualité: « J'ai le teint
brouillé, l'œil nébuleux ! » Si quelqu'un a le teint frais,
l'œil vif et clair, voilé seulement d'un peu de rêve, c'est
bien ces toutes belles. Là, sur ces roses et blancs visages,
nul nuage trojî sombre ne passe, nulle ombre ne vient
troubler la quiétude !
Cela, peut-on demander, tient-il à l'éducation qu'on a
Musée du Louvre, Paris
PORTRAIT DK JEUNE HOMME
(Photographie Braun, Clément et O'j
:>tMl/IOH MVI'IMI. nu TIAHÏMO'I
LES INNOCENTES ET LES NAÏVES l5
donnée à ces enfants ? Il se peut, car bien avant Rousseau,
avant Sopliie, l'éducation des filles est, dans beaucoup de
cas, tout ingénue. L'Adèle de M'"'' de Genlis est une fille
comme cela. A douze ans elle n'a aucune idée : « C'est,
a-t-on dit plaisamment, le moyen qu'elle n'en ait pas de
fausses. » Les petites pudiques des comédies de Picard (les
Filles à Marier), de Dancourt, de CoUin d'Harleville {les
Châteaux en Espagne), de Sedaine, qui reflètent si l)ien
l'image des jeunes filles de la société où fréquentait Greuze,
ont toutes de cette ignorance. Et, pour celles qui savent, par
une sorte de maintien dans la pudeur, de recherche dans la
simplicité, elles s'efforcent, pour ressembler aux autres, à
masquer leur savoir. M"" de Créqui, une très grande dame,
assure aux jeunes personnes que ce n'est point déchoir que
« tenir un état, fût-ce un ménage ». Le chancelier d'Aguesseau
entend que sa peme-fille, M"" Henriette de Fresnes, sache
aussi bien « pâtisser » qu'écrire. « Ce n'est point, lui dit-il,
s'abaisser que faire tourner un rouet. » Balayer le sol, sécher
du linge, écumer le pot : voilà ce qu'il faut qu'elles sachent
— ces filles — en plus du reste. Et Manon Phlipon, qui sera
Manon Roland, l'apprend toute jeune et s'en fait gloire : « Je
saurais, dit-elle, faire ma soupe aussi lestement que Philo-
pœmen coupait du bois. » Les plus riches, les plus instruites,
les plus belles, se plaisent ainsi, dès le jeune âge, tout autant
que leur petite Javotte de servante, à faire la ménagère, la
ravaudeuse, la lingère, à jouer à la Cendrillon, au souillon,
au w torchon », comme disait M""' de Pompadour d'une
femme qu'elle aimait bien : M""- il'Amblimont.
i6
De là, chez les enfants, les jeunes filles élevées un peu à
la rude, en façon de petites femmes, ce côté apaisé du cœur,
cet aspect reposé du visage. De même que Boucher, le frivole
maître, a aimé, justement à cause de son charme un peu
agreste et si frais, Rosine, la fruitière de la rue Sainte- Anne,
de même Greuze, séduit par le franc sourire, la naïveté
honnête, a aimé ces filles toutes pétries des grâces de la
pudeur.
Pâles comme le lys, et, d'autres fois, quand cette pudeur
les colore, vermeilles comme la fleur de l'églantier, telles, au
seuil du musée du maître, paraissent ces beautés virginales.
Bernardin de Saint-Pierre peut venir et montrer, dans une
prose rivale de la peinture, Virginie « douce, modeste,
confiante comme Eve », A^irginie limpide et ineffable, il ne
fera pas mieux que Greuze a fait dans son art.
L'une de ces filles candides, touchées le mieux du monde
d'un pinceau ailé, caressant, tendre, est, semble-t-il, cette
perle jolie, nacrée, nuancée de la collection Morisson : la
Jeune fille effeuillant une marguerite. « Le ravissement de
se sentir jeune », comme M""" de Maintenon le disait de ses
chères élèves, ne s'est jamais trouvé exprimé aussi bien, ni
avec plus d'innocente modestie que dans cette œuvre qui
compose, costume, jeune fille et fleur, une symphonie en
blanc adorable.
M"^ de Pompadour, à qui Boucher avait donné en pein-
ture le goût d'une rusticité un peu apprêtée, elle à qui Van
Loo communiqua, dans un portrait, des grâces de bergerie,
aimait beaucoup cette jeune fille ingénue, interrogeant d'un :
Musée du TjOuvre, Paris
LES CONFIDENCES
riMoyiJianyroo 85i.t
~^
LES INNOCENTES ET LES NAÏVES I7
Un peu, beaucoup, passionnément ! timide et réservé, la fleur
confidente.
Où est la Marguerite ?
Oh gai ! oh gai ! oh gai !
Où est la Marguerite ?
Oh gai. franc cavalier !
Elle est, poiirrait-on dire, dans ce tableau d'un arrange-
ment heureux . Jamais fille, plus que celle-là, n'a été simple.
« Donnez, dit Jean-Jacques Rousseau dans Emile, à une
jeune fille qui ait du goût et qui méprise la mode, des
rubans, de la gaze, de la mousseline et des fleurs ; sans dia-
mants, sans pompons, sans dentelles, elle va se faire un
ajustement qui la rendra cent fois plus charmante que n'eus-
sent fait tous les brillants chiffons de la Duchapt. » Quelques
aunes de toile, un jupon de basin, un petit jusle, im large
fichu aérien enveloppant répaule, un chapeau de campagne
empli de la cueillette des prés suffisent, plus que toutes les
parures, à communiquer à son maintien la grâce, à embellir
sa taille, à donner le charme à son visage ! Pour son teint
d'une délicatesse exquise et si pudiquement coloré, quand il
faut, de rougeur, l'obtint-elle par le vinaigre de Maille et
l'eau de beauté? Elle, point du tout! Sa peau est fraîche
naturellement; comme celle de Marie- Antoinette, étonnant
de sa finesse et de son éclat M"" Lebrun, son peintre, « elle
est si transparente qu'elle ne prend point d'ombre ». Mais
un duvet invisible et velouté la fait, près des lèvres et des
joues, plus caressante et plus douce encore.
Le jeune Marmontel, dans le temps qu'il lisait A^irgile au
l8 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl" SIÈCLE
fond d'un collège de province, retrouvait avec bonheur,
durant les vacances, une petite amie pareille, à peu près, à
cette fille à la marguerite. « Dans sa fraîcheur, elle n'avait
pas, dit-il, ce tendre et doux éclat que l'on nous peint dans
la beauté, lorsqu'on la compare à la rose ; mais le vermillon,
le duvet, la rondeur de la pêche, vous offrent une image qui
lui ressemble assez. » Et Colette, dans le Devin de Rousseau,
était comme cela ! Elle était comme cela Galatée, au moment
que Florian la vit : « Un simple corset, un jupon d'étoffe
commune composaient sa parure ; sa taille seule rendait cet
habit charmant... » Et, dit Florian, qui résume admirable-
ment le tableau pudique et délicat de Greuze, « simple
comme la fleur des champs, elle était belle et ne le savait
pas ».
Il semble que la Jeune fille aux colombes, ses cheveux
dénoués retenus d'un ruban, assise, de face, un panier sur
les genoux, une cage auprès d'elle, ait de cette ignorance et
ne soit pas, plus volontairement, coquette et jolie. Au reste,
dans cette œuvre autant que dans la Jeune fille à la margue-
rite apparaît à nouveau, ravissante de pudeur, de naturel,
de grâce, la Galatée à qui Florian communiqua la langueur
frissonnante, l'ingénue beauté, l'expression innocemment
rêveuse et mutine. Si Greuze, en effet, par la mollesse de
son pinceau, la fadeur piquante du coloris a été, bien sou-
vent, le Florian enrubanné et paré des arts, Florian a jju
être aussi l)icn le Greuze aimable et touchant des lettres.
Cela est si vrai que c'est encore dans Galatée que peut se
lire la description la plus poétique et la plus juste qui soit
Collection Pici'pont Morgan
LA UÉVIDEUSE
I l'liolt>i(rai)hU llraïui, CUhncnl it <',")
Méj'jaaiYC'ia a>i
LES INNOCENTES ET LES NAÏVES 19
du tableau du maître. Galatée Aient offrir à Silvérie, en la
saluant d'un air gracieux, un couple de colombes. Un mo-
ment elle s'arrête, elle sourit, elle badine, un panier dans un
bras, une cage dans l'autre. La voilà enfin, mêlée aux gens
du village, « elle apporte deux tourterelles qu'un valet de
son père venait de prendre au filet. La bergère craint de
leur faire du mal ; ses mains peuvent à peine suffire pour
tenir les deux oiseaux : leurs ailes blanches, leurs becs cou-
leur de rose s'échappent sans cesse entre ses doigts... »
Ces oiseaux tout palpitants et tout craintifs, au roucou-
lement doux, à qui M"" Helvétius, dans son jardin d'Auteuil,
donne à manger de sa main, chez Greuze et chez Florian se
réchauffent à la pression des beaux doigts de Galatée. C'est
là un motif tendre. Les peintres de la fin du xviii'' siècle, les
sculpteurs, les graveurs l'exprimeront à peu près tous dans
des œuvres qui sont bien souvent des chefs-d'œuvre ; et,
juscpie dans les faïences, sur le couvercle des boîtes, sur les
éventails, dans le haut des cadres à dessin rocaille des billets
de mariage, on les verra longtemps se becqueter, les
colombes !
Cet amour innocent des pigeons azurés, des colombes
pâmées s 'efforçant à quitter la cage n'avait d'égal, au même
temps, que l'amour dont les auteurs, les musiciens, les pein-
tres étaient pris pour les beaux troupeaux, les jolis moutons.
Dans Florian, dans Sedaine, dans le jeune Berquin, dans
Grétry, Monsigny, surlout dans François Boucher, ce ne
sont plus que buissons gracieux piqués de laine, houlettes
légères, tambourins, musettes. La pastorale, dans les arts,
30 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl' SIECLE
triomphe, et, Jean-Baptiste Greuze, le garçon de Tonrniis
élevé près des pâturages, à l'exemple des peintres, des musi-
ciens, des poètes ses émules, ne veut pas rester seulement
un oiseleur ; il veut être un berger aussi !
A-t-il lu VAstrée, lui, le petit provincial, avant de quitter
sa lamille et de s'en aller à Lyon, s'essayer à peindre chez
Grondom, l'artiste à la jolie femme? Cela n'est guère croya-
ble. Et, pas plus qu'il n'a lu l'Astrée, il n'a, sur les « bords
fleuris » du Rhône et de la Saône, cherché les « brebis »
d'une poésie précieuse et conventionnelle. Seulement la
« bergerie » est devenue un genre fort en honneur dans le
monde depuis Honoré d'Urfé. Le xvii" siècle avait le goût
des moutons : M"" des Houlières en emplissait ses églogues
et M""" de Mazarin, l'amie piquante et fantasque de Saint-
Evremond, avait poussé le plaisant jusqu'à montrer dans
son salon, au milieu des chats, chiens, des perroquets et
des autres bêtes, de véritables brebis parfumées, peignées,
cravatées de bleu, arrangées avec des pompons et des
faveurs.
Le xviii" siècle, en même temps que de bien d'autres
choses, hérita de ce goût-là ; et, tandis que Gessner et Flo-
rian, dans de petits romans, restauraient la pastorale, André
Chénier s'apprêtait, dans des vers divins, à lui redonner le
sentiment antique ; enfin, tout jeunes encore, plus à part,
plus dans l'ombre, Berquin, Bouilly, celui qui sera le bon
homme Demoustiers, s'eff'orçaient de raviver un mode litté-
raire afladi par le nombre et l'abus du pastiche. Au
xviii' siècle, incliné vers les beautés de la terre, attiré par le
Galerie All^erlina, Vienne
TÊTE DE FEMME (Sanguine)
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LES INNOCENTES ET LES NAÏVES 21
charme élevé de la nature, il appartenait de redonner des cou-
leurs plus vives et plus fraîches à ce genre fané. Aussi, rien
de plus gracieux, de plus spontané, de plus ardent que l'atta-
chement dont les hommes et les femmes d'alors témoignent
pour la campagne en fleurs, pour les travaux agrestes, les
spectacles du labour, des moissons, des vendanges. Une
fois, à Undersee, en Suisse, la fille de Necker et M""' Vigée
assistent à une fête de bergers, à une procession en vieux
costumes où il y a des étendards, des chars ornés, où l'on
entend le ranz des vaches. « M'"" de Staël et moi fûmes si
émues, si attendries de cette procession solennelle, de cette
musique champêtre, écrit alors M"" Leljrun, que nous nous
serrâmes la main sans pouvoir nous dire un seul mot ; mais
nos yeux se remplirent de douces larmes ; je n'oublierai
jamais ce moment de sensibilité réciproque. »
A cette sensibilité printanière, à cette émotion faite de
rusticité et d'abandon, nul n'échappait durant le siècle. Aux
plus sceptiques mêmes il appartenait de témoigner, dans
toutes les circonstances où cela se pouvait, d'un attachement
naïf à la bergerie. Quand M"'" Clairon vint à Ferney rendre,
pour la première fois, visite à Voltaire, Florian — Flovianet
comme Voltaire disait — n'était encore qu'un enfant. Cela
prêtait aux intentions de l'hôte illustre. Et que n 'imagina-t-il
pas pour honorer Clairon, pour célébrer l'interprète la plus
fameuse de son théâtre? Mais de costumer Flovianet en ber-
ger et de l'envoyer à l'entrée de Ferney pour présenter le
compliment à Clairon ! Pour le garçonnet, dit Sainte-Beuve,
« appliqué dans son rôle, il joue au berger blanc et rose avec
3
22 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIir SIECLE
sa bergère ; c'est commencer déjà l'innocente pastorale d'Es-
telle et Némorin. »
Pour Estelle qui est, sans doute, plus que Galatée encore,
la création la plus suave et la plus exquise, dans sa puérilité,
du garçon de Ferney, il ne serait pas autrement audacieux
de prétendre que Jean-Baptiste Greuze en emprunta les
traits pour la fille au mouton qu'il a nommée Y Innocence.
Cette ingénue, cette mignonne, cette beauté naissante et
toute trempée d'aurore, qu'est-elle donc, sinon l'une de ces
bergères qui « cachent sous un chapeau de paille des attraits
dont tant d'autres seraient vaines »? Le chapeau de paille,
certes, ici, est envolé ; mais ce n'est pas par dessus les mou-
lins ; c'est dans la prairie où la fille à la marguerite l'a
ramassé pour l'emplir de pâquerettes et de boutons d'or.
U Estelle de Florian, V Innocence de Greuze, c'est la seule
et même fille, la villageoise aimable aux yeux purs, aux
lèvres roses, vôtue des mêmes rubans et des mêmes voiles.
Voyez ce front doux, ce fin menton, ces belles épaules ! Et
cette candeur ! Voilà une petite bouche qui doit grasseyer,
zézayer joliment, dire des pizons et dire des soiix pour des
pigeons et des choux. S'il est vrai, selon M"' de Lambert, que
« la vertu n'a jamais enlaidi personne », nulle fille, autant
que celle-ci qui est sage, ne peut être plus ravissante et
coquette. Un jour, quand elle sera tout à fait grande, accor-
dée de village ou mère bien-aimée, elle se rappellera, non
sans mélancolie, le temps heureux où elle courait pieds nus,
son mouton entre les bras, Médor à ses côtés, sur le bord du
fleuve aimé de Némorin. Alors elle n'était qu'une petite gar-
Collection de M. Chaix d'Esl-Angc
PORTRAIT
DU PRINCK CHAlU.KS-MAimiCE OK TAT.I.KYRAND-PKRIGORl)
/l'Iiohtfffti/ihir llriiiiii, i'Jvmcnl it C"7
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TIAflïHO'l
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LES INNOCENTES ET LES NAÏVES 33
deuse de troupeaux, une petite paysanne, une petite pas-
toure. Le soir, devant l'âtre, à ses garçonnets ébouriffes, à
ses fillettes naissantes, d'une voix toujours cristalline et tou-
jours fraîche, elle pourra, regrettant le passé et rêvant du
jeune âge, chanter à la manière des bergères d'Auvergne :
Quand j'étais petite,
Petite Margoton,
Je gardais les brebis,
Les brebis et les moutons...
Cet air là, si plaintif, si languissant, quelqu'un l'entendra
un jour en passant dans la campagne, une églantine aux
lèvres. Ce sera Fabre, le charmant poète et dramaturge heu-
reux, Fabre, l'ami futur de Danton et de Desmoulins, le
même que Greuze a représenté en habit français, les cheveux
bouclés, les traits fins et mièvres. Fabre, dans le cœur de
qui l'orage révolutionnaire n'a pas grondé encore, Fabre
dont l'imagination frivole et passionnée se plaît aux airs de
Jean-Jacques, aux écrits de Buffbn, à la musique de Grétry,
s'arrête dans le sentier en fleurs. D'un air plein de surprise
et d'attention, lui, l'auteur badin aimé des femmes, il écoute
cette voix de l'innocence et de la vérité ; il est ému, cette
fois, non seulement parce que la chanson est belle et la fille
jolie ; mais une sorte de parfum venu des bois et des campa-
gnes, une mélodie qui monte des sources et descend des
nids, l'impression de recueillement née de l'aspect de la
nature, tout cela se répand dans son être et gonfle sa poi-
trine au point qu'à son tour il est épris, comme un berger
24 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl" SIÈCLE
OU comme un pâtre, de troupeaux, de moutons, de la poésie
agreste des vallées et des chaumines. De là, cet air si péné-
trant, si mélancolique et si doux qu'à son tour il compose :
Il pleut ^ il pleut bergère...
Bonsoir, bonsoir, ma mère ;
Ma sœur Anne, bonsoir ;
J'amène ma bergère...
Soignons bien, ô ma mère.
Son tant joli troupeau...
L'air fera fortune, la chanson deviendra célèbre. Au mo-
ment où les doigts fins et blancs des marquises fermeront,
avant le départ pour l'exil, les clavecins et les épinettes, il
retentira, se mêlant à des chants plus âpres, plus rudes et
plus militaires. Cette « Marseillaise des voluptés funèbres »
se confondra un moment à l'autre, à la grande Marseillaise
des combats ; elle y ajoutera comme une sourdine et comme
une plainte. Mais, au moment que Greuze peint Fabre
d'Eglantine, à l'instaivt où ce Némorin de la chanson et de la
poésie vient poser devant l'artiste appliqué à chercher, dans
les traits du dessin, dans l'accent de la couleur, les contours
délicats, les tons les plus efféminés et les plus doux, le mo-
dèle n'est encore qu'un aimable amoureux, un précieux
poète.
A la gracieuse enfant un peu consternée, à la petite sotte
sérieuse et rêveuse, à la fille à la fontaine, plus peut-être
qu'à la fille aux colombes, à celles au mouton ou à la mar-
guerite, un peintre aussi respectueux, aussi affable que
Musée d"E(liml)ourg
JEUNE FILLE AVEC SON CANARI MOKT
fl'hotoffrapliie liraun, (Uénienl it C'y
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V'.^ ï. h\-«H"M'.> .1MI>V\V\ ■>llV(\\Vl-0 0\Ol\'\\
LES INNOCENTES ET LES NAÏVES a5
Greuze ne pouvait donner un maintien plus modeste, un
plus joli air tendre. Entre toutes ces candides, ces naïves et
ces ingénues dont le pinceau séduisant de l'artiste a groupé
im bel ensemble, il n'en est pas dont le front se couronne
d'un printemps plus radieux et plus pur, dont le transparent
regard brille avec plus d'innocence. Dans l'ovale des joues
et du menton, dans le contour du nez, la finesse des lèvres,
Greuze n'a pas entendu exprimer le seul agrément des
traits. Ce que son pinceau a voulu traduire avec une gravité
paisible, un recueillement humble — et cela par la seule
magie des couleurs — c'est, du ruban des cheveux au ruban
du sein, mêlés tous deux de fleurs, de la bouche pincée en
une moue légère aux mains hésitantes, le sentiment d'inquié-
tude et de méditation dont la jeune fille est envahie à la fon-
taine.
Ce n'est pas que cette cruche cassée soit un tel malheur !
A la plus prudente, à la plus attentive, à Babet. à Fanchon,
à Javotte ou Rose il est arrivé, plus d'une fois, de casser
des cruches. Mais nulle n'en fut jamais aussi désolée que
cette petite. C'est, dirait Diderot, que Greuze est survenu au
moment. Il a vu sa douleur, il a senti son chagrin. Peut-être
était-il dans des dispositions favorables. Ce minois sédui-
sant, cet habit de marmotte ajusté avec coquetterie, ce décol-
leté heureux, cette attitude où tout indique le regret et
l'appréhension, tout cela a séduit le peintre sentimental.
« Si vous ne pouvez être vrai, a conseillé Greuze à un élève,
au moins soyez piquant. » Et piquant, l'artiste ne Ta jamais
été plus qu'à ce moment ! La jeune fille, immobile, est de-
26 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIII* SIÈCLE
bout devant sa toile et ses pinceaux, A mesure qu'il la peint
l'on sent qu'il la morigène et s'efforce à la consoler. « A pré-
sent, lui dit-il, vous voilà grande fille ! » C'est le mot de
Jean-Jacques à Sophie. Il n'en est pas de plus prévenant et
de plus paternel. Cette fille l'écoute, l'entend, elle est émue
et la voilà, sur la toile, saisie au moment, vrai bijou par sa
gentillesse et sa naïveté.
Beaucoup, à considérer ces yeux-là, cette bouche, cette
taille et ces mains ont, devant la Cruche cassée^ eu je ne sais
quel soupçon. — « Mademoiselle, Mademoiselle, j'ouvre en
effet les yeux et je vous trouve bien moins novice que je ne
me l'étais figuré. » C'est le mot du prince italien à Manon.
Ils l'eussent dit, pour un peu, à cette fille. Et Diderot, peut-
être comme les autres : « C'est une coquine à laquelle je ne
me fierais pas. » Quoi ! cette jolie demoiselle, ce modèle de
candeur, cette enfant modeste, cela est-il possible? Mais
voilà le malheur des jeunes filles de Greuze. Parce qu'elles
sont belles on les redoute, on les soupçonne et les accuse.
« Voilà, dit la Marianne de Marivaux, M"' Marianne la lin-
gère, voilà le tort qu'il y a d'avoir un joli visage ; c'est qu'il
nous donne l'air d'avoir tort quand nous sommes un peu
soupçonnées et qu'en mille occasions il conclut contre
nous. » Rien n'est plus vrai. Marianne a raison contre Dide-
rot, contre les sceptiques et contre nous. Ces filles du génie
de Greuze sont peut-être beaucoup plus simples qu'on ima-
gine ; il ne faut pas, à la hâte, juger contre elles. On peut
être à la fois ingénue et charmante ; même avec la vertu on
peut plaire si la vertu emprunte, à de jeunes visages, un air
Wallacc (/.lUi'ctioii. LoikIi'CS
l'OHTUAlT r)E DAMK
,l'lu,lnar(ii>liir ir.-.l. Mdiisell A- C'/
>"iMhliii.l .ili)il)-ili<., ) iii;lli;7/
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-■» 7. \\;>y.H»\(. .1.-. M ■.■ii\i\iv>\i(>\"iV'\ (
LES INNOCENTES ET LES NAÏVES 2^
de charme et d'abandon. M'"^ la marquise de Lambert, qui
connaissait bien les nuances si variées des sentiments, l'a
conseillé une fois adroitement à sa fille : « Il ne faut pas
avoir une pudeur farouche ; il faut avoir une pudeur ten-
dre, n Est-il un mot plus féminin, plus gracieux et plus
doux ? En est-il un qui peigne plus au vif ces innocents mo-
dèles, ces bergères, ces pastoures, ces enfants qui vont à la
fontaine? Toutes sont sérieuses, naïves, retenues, modestes,
toutes sont pudiques ; mais, en même temps, toutes plaisent
et sont belles.
Musée de Nantes
PORTKAIT l)V COMTE DE SAINT-MORYS ENFANT
(l'Iiolii/fraphie liratin, (Jléntent it C'°J
■\rj:\Y:z\ r-.ïuui/.-ryii/.H :ia mtmod uti TiAflTJio^
II
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES
EST-CE à dire que toutes les jeunes filles campées si
bien par Greuze dans tant de sujets agrestes, de
motifs piquants, d'anecdotes aimables, soient sans
recherche et sans coquetterie? Ces petites personnes gran-
diront et, sans cesser d'être modeste, leur maintien ne sera
pas toujours aussi réservé que dans les épisodes de la jeune
fille aux colombes, de l'enfant à l'agneau, de la mignonne
consternée à la fontaine. Un moment vient oii Fanchette. la
petite paysanne du Mariage de Figaro, que Beaimiarchais
déclare « très naïve », cesse d'avoir douze ans. Alors sa
poitrine s'arrondit, ses mains s'allinent. ses cheveux croissent
et retombent en torsades sur le plus beau cou et la plus
Ijelle épaule dii monde ; les yeux, qu'elle tenait baissés,
osent regarder plus hardiment et plus en face ; et ces
yeux-là, par une sorte de don naturel, savent sourire et se
voiler quand il faut pour le plaisir et pour le rêve. Un
moment encore, un peu d'expérience, quelques bijoux, une
4
3o LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'' SIECLE
jolie robe, et Fanchette, à tout son attrait virgiiial, joindra
cet accent de Mvolité qui émerveillait le Neveu de Rameau.
Le drôle pourra venir. 11 connaît les femmes, sait ce qu'en
vaut Faune ; il verra Fanchette et, se tournant vers le philo-
sophe, il dira, non sans cynisme et une légère pointe :
« — Laissez-la pleurer, minauder, avoir des nerfs agacés
comme les autres, pourvu qu'elle soit jolie, amusante et
coquette. Quoi ! point de danse? »
Et la danse, le jeu même le plus innocent, la toilette
même la moins recherchée, voilà de nouveaux prétextes à
faire valoir la taille souple, le pied léger, la main leste ! « Ne
craignez rien tant que la vanité chez les filles, disait déjà
Fénelon en son temps ; elles naissent avec un désir violent
de plaire. » Jamais parole, appliquée aux modèles de
Greuze, n'a été plus vraie. Admirez-les, ces filles, dans leui*
attitude empruntée à l'art le plus ingénieux, contemplez
leur façon de sourire ou de pleurer, voyez aA-^ec quelle grâce
mutine, quel air entendu elles savent tourner un peu
l'épaule, oflrir à l'admiration la gorge la plus blanche et la
mieux faite, de la manière qu'elles savent marcher, courir
ou se pencher dans le frisson des écharpes et dans les voiles.
Ces filles-là, surprises par le peintre, n'ont pas eu de peine
à passer de l'ignorance de Fanchette, de la timidité de l'en-
fant à la cruche cassée à la rouerie la plus fine, à la frivolité
la plus adroite et la plus vive. Ces jeunes personnes que
Greuze nous montrait hier plus blanches que des brebis ou
plus candides que des lis, il nous les fait voir, dans des
tableaux différents, devenues de séduisantes belles, d'adi'oites.
(>(>llc(lion du Duc de Wellington
l'écolteuse
/l'ItotoffraphU' W.-A. Mannvll & €'/
ii.iltjuilhV/ '»L JuCl iil> noilJ-jlli):)
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES 3l
piquantes et frivoles femmes. Quelques ans de plus, un peu
plus d'accent dans le regard, de recherche et d'élégance dans
les habits, et, de Babet, de Fanchon, de Perrette et de
Javotte, des ravaudeuses, des lingères, des bouquetières,
des soubrettes, des vielleuses, le peintre a fait ces héroïnes
troublantes auxquelles Marivaux a donné de beaux noms
de théâtre : Hortense, Angélique, Silvia et Marianne.
Marianne, la créature inspirée et mobile qui pourrait,
dans l'œuvre de Greuze, jouer tour à tour si bien la Philo-
sophie endormie, la Voluptueuse, le Tendre désir, connaît
mieux que personne ces ressources de la jeunesse et de la
parure. N'est-ce pas elle qui a dit : « Nous avons deux sortes
d'esprit, nous autres femmes. Nous avons d'abord le nôtre
qui est celui rjne nous recevons de la nature, celui qui nous
sert à raisonner. Et puis, nous en avons encore un autre qui
sert à part du nôtre et qui peut se trouver dans les femmes
les plus sottes. C'est l'esprit que la vanité de plaire nous
donne et qu'on appelle, autrement dit, la coquetterie. »
Greuze, Jean-Baptiste Greuze, lui que Fragonard, qui l'avait
vu à Rome, avait surnommé si bien le Chérubin amoureux,
devait être, mieux que personne, avec intelligence, respect
et admiration le peintre averti de cette coquetterie qui a fait
de la jeune fille et de la femme au xviii'^ siècle une créature
unique et fantaisiste, une héi'oïne aimable, une personnalité
frivole et ravissante,
« Greuze, a écrit Goncourt, en présentant le portraitiste
de tant de radieux visages comme le peintre féminin le plus
savoureux de son époque, excelle à représenter cette beauté
Sa LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl^ SIÈCLE
de la femme qui se lève et flotte encore dans les traits de la
petite fille. 11 donne à l'œil de la jeune fille la profondeur et
la flamme voilée ; il sait l'endre le noyé du regard, en atten-
drir l'expression, en mouiller la lueur, faire trembler Fémo-
tion ou la passion dans la douceur d'une larme arrêtée par
les cils. Il anime tout de jeunesse. » Et Goncourt veut
encore, selon le témoignage de Wille, que ce soit d'après les
Rubens du Luxembourg, les Rubens de Marie de Médicis,
les mêmes qu'avait aimés Watteau, qu'avait copiés Boucher,
que Greuze ait découvert ces blancs, ces roses, surpris ces
rouges tendres, ces blonds chauds et vivants des corps dont
le Français gracieux a pétri la gorge, illuminé le front et
coloré les chairs duvetées et fines de ses femmes. Une filia-
tion si haute, le reflet d'un tel maître ont inspiré à Greuze
le mouA'ement et la vie : mais, ce que ni Rubens ni personne
n'enseigna jamais au fils du couvreur, c'est ce secret du
charme et de la coquetterie que le doux Chérubin amoureux
ne pouvait rencontrer que sur quelques visages plus chéris
que les autres : celui de M""" Grondom, la femme de son pre-
mier maître, celui de Laetitia, la fille du duc del Orr... qu'il
manqua bien d'épouser en Italie, enfin sur celui de sa ienime,
Gabrielle Babuti.
M"'' Babuti! « Je l'ai bien aimée, moi, quand j'étais jeune,
a écrit Diderot un jour. Elle occupait une petite boutique de
libraire sur le quai des Augustins. » EUe était là, « poupine,
blanche et droite comme le lis, vermeille comme la rose. »
11 n'en fallait pas plus pour tenter le cœur et le pinceau de
Greuze. A son retour d'Italie le peintre de Septime Séi'ère
Muséo du Loin rc. l'aris
i/aC(:ORT)ÉE DR Vri.lAOK (Dii^iil)
i-.î'ij;'t .•iM7»o,I n[) 'f'yr'.iiU.
(ii,-.j9(i) Kl r-iMmrn:>
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES 33
retrouva M"" Babuti dans la rue Saint- Jacques, vendant tou-
jours des livres, entre un apothicaire et un rôtisseur, vis-à-
vis le coiffeur tenant le fer à friser. « M"^ Babuti, avoua
Greuze plus tard, avait une très belle figure », une frimousse
mignonne, un nez droit, de jolis cheveux, des joues et des
lèvres roses ; son sourire, au fond de ses yeux sans trouble,
avait la sérénité et le bleu des pervenches. 11 n'y avait pas de
fille plus désignée pour être femme et pour être mère. Ainsi
le pensa Greuze : il épousa M""" Babuti. Dès lors, à tous les
instants du jour, il eut près de lui ce modèle à la jolie tête,
aux attitudes souples et élégantes, aux belles mains, aux
beaux yeux, digne d'être peint et d'être aimé.
M"" Greuze de face, de profil, assise, debout, M""^ Greuze
en Mère bien-aimée, eu Philosophie endormie^ en toutes
sortes de poses alanguies, d'attitudes familières, de mouve-
ments prêtant au jeu des étoHes, voilà ce que nous aurons
désormais, dans l'œuvre du peintre, à tous les instants.
Jamais, pense Diderot, Greuze n'a plus de talent que quand
c'est la tendresse ou l'intérêt qui guide son pinceau ; mais
de tendresse réelle, d'intérêt fidèle et affectionné l'artiste n'en
ressent jamais plus que quand il peint sa femme ou qu'il
peint ses enfants. Qu'on se penche sur ces cadres où se
voient tant de scènes rustiques du ménage et de la nature ;
qu'on écarte nn peu ces bonnets légers masquant les visages,
qu'on cherche à démêler, dans l'ombre de la coiffe, les traits
les plus indistincts des figures, et c'est elle, chaque fois, la
jolie libraire, que l'on reconnaîtra, gracieuse et aussi pim-
pante qu'au temps où, sur le quai des Augustins, blanche
34 1-^ FKMMK Kl lA JKl.NK FlLl-K Al WUl' SlKCl K
comnu' lo lis l't vorn\cille oomino la rose. oUc louait boutique
ot \ oiulait ilo- livivs.
Tons ces portraits. q\iaini je la vois.
Elle me les rappelle.
Plus ils sont beaux, et plus je crois
N'avoir jamais peint quelle.
Jamais vcM's ilo \hMU'iit' ii'allôront niioiix à nuolqiruu
qu'à Circu/o dans co U-inp- de sa vio où. l'ailvorsiti.' n'avant
pas onoofo atialtu -"iMI l'ouraC'"- il lurltait il.ms sos labloauN.
ionic sa pousée et tout sou oanir. M Cifou/e. dansées Ixeii-
re\ix jours, aninuiit tout do sa ijràoo autour d'ollo : alors, non
souloiuout olle otait ojnniso Ituuiro ot mère aimante, mais
aussi elle était une iuspiratrico habile à snircérer à Vhomme
qui ne voyait plus qu'ello. au nombre intini de sujot-^. lour
ù tour apaisée, tendre, alleetiunise. iu^euiu-, aimabK' et
eoquette. elle était, dans ees moments-là, au rogarvi oiuijutral
de son peintre, toutes les temutes et tous Us visasres.
En aucune auiN re. toutefois, plu" ([u'ou eelte Philosophie
endormie à jamais célèbre. Joan-Raptiste (.ïrou/e ne tènnugua
mieux de son atlaelu'uu-ut ['our Anue-tiabrielle Uabuti. loi.
les Goueoui-t l'iuU bien demèle. la ressemblanee est plus
inlinu\ l'individualité plus lorte et plus apparente. « iei la
volupté se déijace et parait sous la jeunesse. >> Kt. eela est si
vrai, eette volupté est si visible, elle éveille uu eUarnu^ si
grand dans l'attitude de la femme abandonnée au sommeil
q\i'on ne peut s'empéeher de songer, devant une pose si
nouehalante. à une autre Française, à eette Famw. t'emme
Collection lie lit fainillf! de L.-i \ion\i-
LA MKHK UIKN-AIMKK (|).tj.il>
fl'U<>lo(rrii/)liir Jlraiin, Cléinenl <t C'J
'ifriofl liJ '>l> '(lliiiic'l fil '>!) iKiitjglIti;)
U) ïii-rMiA-ziaui 5ia:îi/i aj
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES 35
d'un certain Lecocq, petit bijoutier de la rue Feydcau, que
Beaumarchais décrit, de son côté, de cette façon : « Si je
voulais peindre la douce et molle volupté, cette volupté
aimable et tranquille aux douceurs d'une tendre union, je
peindrais Fanuy alors qu'elle se repose, se renverse noncha-
lamment sur son siège ; et c'est assez son attitude favorite. »
Mais cette attitude, conforme à l'aspect du tableau, ne
fait point que ce soit là Fanny, la belle bijoutière ! Cette
Philosophie à la gorge oppressée, au bonnet mutin, aux
mules à hauts talons, c'est, avant qui que ce soit, « madame
Greuze surprise dans son sommeil et trahie par le sourire
d'un rêve ». « Assise et comme glissée sur une bergère, elle
a, écrivent les Concourt, la tête renversée de côté contre
l'oreiller jeté sur le dossier du siège. Un battant-l'œil ouvert
et flottant met, autour de ses cheveux roulés, la blancheur et
la légèreté de son chiff'onnage. L'espèce de gilet déboutonné
qui enferme sa poitrine et soutient sa gorge s'écarte sur un
fichu de cou. De ses deux bras abandonnés, l'un pose sur un
livre ouvert que porte une table, l'autre descend le long du
corps jusque sur le genou où veille, couché, un carlin aux
oreilles rognées, au mufle froncé, aux yeux en colère. A ses
pieds elle a laissé tomber son tambour à broder et glisser sa
bobine. Elle dort de tout le corps, le sommeil la possède... »
Mais, en vérité, il la possède de façon à flatter la pose, à la
montrer belle, à trahir la coquetterie adroite avec laquelle
cette épouse rusée a su enchanter son peintre. En dehors du
titre, assez recherché pour plaire à Diderot, rien n'est plus
frivole, on dirait presque; rien n'est plus provocant que cette
36 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl" SIÈCLE
Philosophie oU'erte avec langueur à l'admiratiou. De la
pointe effilée des mules à l'aile du bonnet un air tout volup-
tueux enveloppe cette dormeuse, il l'entoure, il la berce ; il
lui donne cet attrait, ce piquant du rêve auquel n'atteignent
jamais les physionomies éveillées. Pour ce front, pour ces
yeux l'on voit bien qu'ils ont dédaigné de se pencher sur les
livres ; ces lèvres, où passe le souffle étouffe du sommeil, ne
murmurèrent jamais les mots chers à Platon ; et, pour ces
petites mains, plus mignonnes qu'austères, ce sont des
mains qui n'ont fait que cueillir des roses, nouer des rubans
et, dans des tasses à fleurs, offrir le chocolat à Jean-Georges
Wille et à Monsieur Greuze.
De tous les artistes qui fréquentaient chez Greuze, Wille
le graveur, de qui notre peintre a laissé un portrait admi-
rable, était parmi ceux qu'accueillaient le plus volontiers le
maître et sa jolie femme. D'après les détails du Journal,
écrit par Wille lui-même avec une bonhomie souriante et
cordiale, il est facile de pénétrer dans cette intimité qui fit,
jusqu'au bout, des deux hommes, des amis de tous les ins-
tants. Tel matin, Wille est venu apporter une belle cafetière
d'argent à M""" Greuze ; le lendemain M"" AMlle a tenu sur
les fonts de baptême la plus petite des filles de Greuze ; un
autre jour les Greuze et les Wille sont allés tous quatre
ensemble à la campagne ; enfin Wille ne borne point là ses
bontés : mais encore il achète des tableaux à Greuze et prin-
cipalement de ces têtes séduisantes dont Jean-Baptiste pei-
gnait un si grand nombre. « Mon ami M. Greuze, dit le
graveur à l'un des passages de son journal, m'avait livré
Collection (lliarlcs Morrisoii. Esq.
JEUNE FILLE EFFEUILLANT UNE MARGUEKITE
fl'lioluf^riijiliii' lliinin, C.lcmi'nl <t C?'j
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES 3^
une tête de jeune l'emine très gracieuse, même voluptueuse,
qui a les cheveux retroussés et frisés sur les côtés. Son cor-
selet est bleu et un mouchoir de couleur violette lui couvre
négligemment la gorge. »
Si ce n'était ce dernier détail, il y aurait lieu de penser
que Wille a entendu indiquer la tète agréable de jeiine fille
exposée à Montpellier, au musée Fabre ; mais, ici, le modèle
est vu de dos, la tête négligemment tournée du côté de
l'épaule ; la taille n'est vêtue ni d'un mouchoir violet ni
d'un corselet bleu ; seule une large écharpc, en couvrant le
bas du dos, en rehausse la blancheur ; enfin, si les cheveux
sont frisés et retroussés, c'est naturellement.
Passer du portrait de M"" Greuze, apprêté avec trop d'art
et mis en scène avec un soin si voluptueux, à ce frais visage,
à tout cet éveil d'im jeune corps péti'i des teintes naissantes
du jour, c'est opposer l'une à l'autre les images diflerentes
d'une dame mièvre de la ville et d'une saine fille des champs.
Un rapport existe toutefois entre ces deux œuvres, comme
entre toutes les autres compositions féminines de Greuze :
c'est dans la manière avec laquelle l'artiste entend disposer
la gorge, peindre la nuque fuyante, élever, dans un gonfle-
ment de colombe, le cou blanc et pur. Là, dans cette tête
couronnée de mèches et de boucles folles, tournée un peu
avec étonnement, apparaît, mieux qu'en n'importe quel
autre motif du maître, ce talent avec lequel le portraitiste
entend jouer des mouvements divers de la tête, user des
flexions de la nuque et du dos ; là, tout comme dans le por-
trait de M"" Greuze, mais vu d'autre manière, le cou « sou-
38 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl" SIÈCLE
tient la tète à merveille. Il est beau de dessin et de couleur,
et va, comme il doit, s'attacher aux épaules. »
Le cou tournant, mobile, élevé à la façon de ceux des
cygnes, gonflé de sève lorte et d'espoir mais tout de même
élégant, c'est la marque k quoi, dans toutes ces fines tètes,
on connaît Greuze ; mais aussi il y a « ces épaules rondis-
santes et caressantes », ces admirables épaules, d'un galbe
harmonieux, d'une plénitude toute de vigueur et d'abandon ;
encore, pour ces épaules oflertes au milieu des voiles, épa-
nouies avec orgueil, les retrouvera -t-on, à plus d'un détour,
dans Boucher et dans Fragonard ; mais pour ces gorges fra-
giles, ces longs cous pâmés d'amoureuses il faudra, pour en
rencontrer à nouveau l'élégance, attendre ces Andromèdes,
ces Vénus, ces Francesca da Rimini dont M. Ingres, un jour,
dessinera, d'un trait pur, le tour fin et sinueux, l'élancement
et la grâce.
Cette jeune fille du musée de Montpellier, vue de dos et
de trois quarts, si jeune et vivante est-elle donc, entre toutes,
une beauté éclatante? A cela, l'on peut dire qu'il n'y a jamais
de beauté éclatante dans l'œuvre de Greuze. La femme que
représente l'artiste, la jeune fille qu'il peint, c'est la jeune
fille et la femme du xviii" siècle présentée sans nul apprêt
académique, avec un naturel exquis d'élégance. Une physio-
nomie vive et spirituelle, un nez troussé, tourné comme on
disait à la friandise, des lèvres enveloppées de sourire, sou-
vent friponnes, des yeux habitués aux regards de la ten-
dresse, voilà surtout ce qui provoque, à travers ces tableaux,
une séduction heureuse, un attrait infini. La femme, la
Colk'clioii «le M""^ la Comtesse de Goyoïi
PORTUAIT DE ANdE-LAURENT DE LA LIVE DE JULLY
(PhotographU: Ilraun, Clément it C"J
iluyoî) -jI» •ii'.f.atmo'.) i;l ""1/ 'ili iKiilollii.)
i' i.TJI. C'KI H'/IA /.J H(r TVia)HJA.I-?IO/IA JKI TIAMTHO'I
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES Sq
jeune fille, au xviir siècle, remplace bien souvent — et
Greuze le montre — par la joliesse du corps, la pétulance
du caractère, une perfection que n'atteint point son visage.
« Si elle n'est point tout à l'ait une belle personne, a dit d'elle
Bachaumont, sa gentillesse l'en approche tout auprès. »
La gentillesse ! Telle est bien le mot qui convient à ces
visages marqués des nuances les plus tendres de l'espoir,
envahis de la mélancolie adoucie du bonheur. Quel que soit
l'âge, quelle que soit la qualité de ces feïnmes et de ces
jeunes filles, toutes ont cette gentillesse, toutes conservent
un peu de l'allure espiègle et enjouée de l'enfance. A contem-
pler ces êtres folâtres, disposés avec joie pour l'amour et le
rêve, on songe quelquefois à ces adolescentes affinées, élé-
gantes, sveltes, auxquelles les maîtres de l'école anglaise
ont donné une carnation adorable et qui se meuvent, au
milieu de beaux arbres, avec noblesse et lenteur. Romney,
Raeburn, Reynolds ont insufflé à de jeunes miss, à d'ave-
nantes ladies parées de roses et vêtues de longs voiles, ce
même sentiment de la fraîcheur et de rinnocence ; mais, où
le Français triomphe et se fait voir habile par-dessus les
autres, c'est dans la vivacité vraiment frémissante qu'il
étend à tous les sujets. Les coiips d'œil dérobés, les souris
discrets des lèvres, les mouvements caressants, presque
félins souvent des bras, des mains et des épaules, les rou-
geurs, les pâleurs couvrant totir à tour le front et les joues,
les mille manières différentes d'être femme et d'être belle,
voilà qui n'appartient qu'aux coquettes de Greuze. Pour la
séduction ingénue, la grâce provocante, ce grand peintre est
4o LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'' SIÈCLE
passé maître, et nul n'a jamais su, mieux que lui. par les
moyens les p\uH limités du pinceau, atteindre dans les arts
à ce secret du charme et de la volupté.
Une toile, non des plus grandes, de la riche collection
Wallace, exprime bien à quel point Greuze entendait insuf-
fler ce charme enveloppant, cette volupté douce et prenante
à ses personnages. C'est dans le beau portrait, intitulé
Espièglerie, d'on ne sait quel être idéal et jeune. Là, Greuze
ne se contente point d'enchanter à son habitude ; mais
encore, il étonne par le soin qu'il prend de subtiliser davan-
tage, au moyen de ses dons les plus malicieux, dans un art
de plaire où tout n'était déjà que perfection et finesse. A
l'exemple du Vinci, mais sans le grand coup d'aile du
maître, il a, dans cet espiègle, atteint à cette région où la
beauté, sans cesser d'être humaine, emprunte aiix visages
célestes quelque chose de la suavité ambiguë des anges. A
quel enfant de la terre, à la fois fille charmante et garçon
aimable, appartiennent cette bouche et ces yeux énigmati-
ques, ces traits indéfinis qui ne sont ni tout à fait d'un Ché-
rubin osé ni d'une Rosine friponne ? C'est peut-être bien ce
que Greuze, emporté, dans le feu de peindre, au-delà du
réel, n'eût pu dire lui-même. Admettons que cet espiègle,
avec son joli doigt appuyé sur les lèvres, n'est autre chose
ici, parmi tant d'autres êtres si semblables à lui mais plus
imprudents, que le gardien du bonheur, le dieu du silence et
du mystère.
Le mystère exquis de l'amour, son silence éloquent, le
désordre ingénu qui l'accompagne, mais où donc tout cela
r.A VKSTAI.K
(L'holograiihie llrann, Clément & C'I
l'A A.1
LES MUTINES ET LES PROVOCANTES /^l
est-il plus visible encore que dans cette page si belle appelée
par le peintre lui-même : La Jeune fille envoj'ant un baiser
par la fenêtre et brisant des /leurs sans s'en apercevoir ? Le
mouvement hardi et pudique ensemble de la beauté qui
aime, l'élan plein d'ardeur qui l'emporte, comme si elle était
Psyché et que le Zéphire la tînt soulevée et contente, le
regret heureux de l'instant qui n'est plus, l'espoir de ceux
qui vont venir, enfin la volupté dans tout ce qu'elle a d'im-
pulsiC et de tendre, A'oilà ce que cette œuvre exprime
avec une fièvre douce et un feu divin. La jolie fille ! Qu'elle a
de grâce ! Qu'elle est coqviette tout naturellement ! Qu'elle
pense peu à elle en donnant toute son âme dans un baiser
qui n'est pas plus léger qu'un souffle ! Ah! Manon, Manon
elle-même, ne devait pas être une amante plus prompte et
plus belle au moment qu'elle revit des Grieux : « Elle était
dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout
ce qu'on peut décrire. C'était un air si fin, si doux, si enga-
geant : l'air de l'Amour même ! »
C'est cet air là qu'a cette fille ici. Rien qu'à voir ce
tableau exposé au salon, dans le temps que M"" de Gram-
mont décidait de l'offrir à M. de Ghoiseul, Diderot exultait,
clamait, entonnait le triomphe, en un mot il était éperdu et
fou. « J'ai vu ce tableau, disait-il, il est de Greuze. Vous n'y
reconnaîtriez ni le genre ni peut-être le pinceau de l'artiste ;
pour son esprit, sa finesse, ils y sont. Imaginez une fenêtre
sur la rue. A cette fenêtre, un rideau vert entr'ouA^ert ; der-
rière ce rideau une jeune fille charmante sortant de son lit
et n'ayant pas eu le temps de se vêtir. Elle vient de recevoir
43 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'^ SIECLE
lin billet de son amant. Cet amant passe sous ses fenêtres et
elle lui jette un baiser en passant. Il est impossible de vous
peindre toute la volupté de cette figure. Ses yeux, ses pau-
pières en sont chargés ! Quelle main que celle qui a jeté le
baiser ! Quelle physionomie ! Quelle bouche ! Quelles lèvres !
Quelles dents ! Quelle gorge ! » Et, le Aoilà, entraîné par son
lyrisme, qui refait tout le tableau, mais le refait si bien que
cette page de Diderot, c'est comme un reflet de celle de
Greiize, un écho de rafl"ection étroite, de la ressemblance de
cœur qui existait à un point élevé entre ces deux hommes.
Cette jeune fille, on ne peut qu'en lisant ces pages, imaginer
à quel point elle plaît au philosophe. « Comme elle est
coiflee », dit-il. Cela le confond. Et le voilà, lui aussi, qui
détaille et qui peint avec des mots vivants, des mots qui ont
de la couleur de l'œuvre : <( Comme cette tète, explique-t-il,
est bien par plans ! Comme elle est hors de la toile ! Et la
mollesse voluptueuse qui règne depuis l'extrémité des doigts
de la main, et qu'on suit, de là, dans tout le reste de la
figure. Et comme cette mollesse vous gagne ! C'est un
tableau à tourner la tête, la vôtre même qui est bonne. Bon-
soir, mon ami. »
D'où vient que Greuze, à qui l'on peut reprocher bien
souvent de la recherche dans la manière, atteint, ici, plus
directement à l'émotion ? D'où A'ient qu'il plaît et qu'il
touche à la fois? A-t-il mis plus de lui-même dans cette
œuvre? Ah ! si j'osais, je dirais : ce qui a causé ce miracle
c'est que tout, dans ce tableau, a une allusion ! Je dirais : ce
que Greuze a peint là, c'est le roman de ses dix-huit ans.
Musée de Boston
LE CHAPEAU BLANC
(l'iwloirrdi'hir llrnuii, Clément <t C'7
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LES MUTINES ET LES PROVOCANTES ^S
c'est le souvenir de son bonheur. Dans ce temps-là, le meil-
leur qu'il ait connu en sa vie, Jean-Baptiste était jeune ; il
était hardi, il était beau et fier. Accompagné de Saint-Non,
de Gougeuot et du jeune Fragonard, il allait dans Rome et
ne voyait pas que les ruines; mais aussi les avenantes et
jeunes beautés de la ville avaient son homniag'e. Lœtitia, la
fille du duc del Oi-r..., de toutes les demoiselles de la riche
société romaine, lut celle qui répondit le plus volontiers aux
avances flatteuses d'un étranger jeune, de bonne mine et
d'un talent qu'enviaient déjà bien des maîtres. « — Mon-
sieur Greuze, je vous aime ! Répondez-moi franchement,
m'aimez-vous? » Et, comme Greuze hésitait, ne comprenant
pas comment un peintre pauvre pût épouser ainsi la fille
d'un duc, Lœtitia, de crainte et de contusion, « se cachait la
tête dans ses mains et fondait en larmes ». Alors Greuze se
jetait à ses pieds, parlait avec des baisers, laissait déborder
son cœur. « Je puis donc être heureuse ! » s'écriait Laetitia.
En même temps, avec une joie d'enfant, elle frappait des
pieds et battait des mains !
A la réflexion, Greuze comprit bien qu'il fallait renoncer
à cette folie. En vain Laetitia parlait-elle en faveur de cette
union ; en vain disait-elle qu'il travaiDerait, deviendrait
recherché, illustre, plus grand que Titien et Véronèsc. Sa
beauté plaidait pour elle, mais l'amère conscience, la réalité
froide avertissaient Greuze de n'aller pas plus loin dans cette
aventure. Le seul triste bonheur que le peintre put connaître
avant de se retirer, ce fut de peindre Laetitia. « Je peignis
Leetitia, dit-il. Je pus contempler ses traits enchanteurs que
44 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XYIII*^ SIÈCLE
je ne devais bientôt plus voir ; j'en fis un tableau déli-
cieux... » Mais le plus beau tableau était dans son cœur. Il
se fixa en lui au moment que, quittant le palais du duc del
Orr..., il se retourna et vit, dans le cadre de la fenêtre,
avancée au milieu d'un rideau, un bras chiffonnant un billet
au milieu des ileurs, Ltetitia qui se penchait heureuse, un
peu triste et belle, envoyant de ses doigts un baiser au
peintre !
Le sentiment sincère et vif de l'amour, sa joie et ses
transports, voilà donc ce que Greuze a si magnifiquement
réussi à peindre avec la Jeune fille qui envoie un baiser'.
Mais là n'est point tout son talent. Greuze peut, s'il veut,
aller plus loin encore : après l'amour pudique, il peut expri-
mer aussi bien l'amour dionysiaque. C'est ce qu'il a fait avec
la Bacchante au sein nu, aux traits en extase, au front cou-
ronné des pampres de la vigne, cette Bacchante qui appartint
au roi de Pologne et qu'on peut voir aujourd'hui à Londres.
Là, nous sommes loin de la coquetterie et de ses jeux fri-
voles. Celle qui vit dans ce tableau c'est la nymphe admirée
de Chénier, la vendangeuse vermeille aimée de Dufresny :
Dans la vigne à ClautUne.
Les vendangeurs y vont...
Mais une telle créature, ardente, folle, ivre plus qu'à
moitié, ce n'est plus la jeune fille de Greuze. Au milieu de
tant de doux et virginaux visages, elle est le masque païen
et troublé du désir.
Musée de Versailles
PORTRAIT DE NAPOLÉON BONAPARTE
(Photographie Braim, Clément tt C'J
f.'jlUr.i'.'fi'f oJ) •ihi'.ulf.
MTîr/.'iA^oa '/loîtAO'iAY. na tiahtho'i
III
LES SÉRIEUSES ET LES ATTENTIVES
A quoi rêvent les jeunes filles? a deniantlé le poète en
pensant à Ninette et Ninon, les filles du duc Laertc.
Et nous, comme si nous étions le poète et cherchions
aussi à connaître l'énigme, nons nous approchons de ces
cadres oîi songent les femmes de Greuze. A notre tour nous
interrogeons, à notre tour nous voidons connaître. De quelle
pensées couleur d'aurore et couleur de midi, de quelles pen-
sées couleur de soir s'occupent ces créatures tout à coup sé-
rieuses ? Hier elles riaient, elles chantaient, elles dansaient,
elles étaient badines. Aujourd'hui, leur iront phis rembruni,
leur regard moins brillant, leurs traits moins animés sont
voilés de mélancolie. Leurs pensées, autour d'elles, volettent
sans se poser sur les fleurs de la prairie. Elles qu'on vit
pétillantes, qu'on connut espiègles, elles de qui l'innocence
était un sjjcctacle heureux, les voilà recueillies dans la médi-
tation, perdues dans le silence et considérant avec gravité
les aspects divers du monde. Ainsi que pour une de leurs
6
46 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIII* SIECLE
pareilles, cette Belle de Zuylen dont La Tour a laissé un por-
trait vivant, « il se passe bien des choses étranges dans leur
cœur ».
Tourmentées par l'énigme de vivre, elles tournent volon-
tiers vers l'avenir lointain un souriant visage ; à peine si cet
avenir, dont on ne peut discerner tout à lait l'aspect, est
visible pour elles ; malgré tout, de l'élan de leur être, elles
appellent vers lui, aspirent à le connaître, lui tendent leurs
mains adroites à porter des colombes ; mais, comme nul ne
répond, avec la même impatience à leur appel, semblables
à des sensitives, elles se replient sur elles-mêmes, s'aban-
donnent au rêve et donnent à leur visage cette ombre sévère
qu'atténuent à peine — chez ces filles de Greuze — la jeu-
nesse fraîche et la beauté.
Avides d'apprendre tout ce qu'elles ignorent de doux et
d'amer au monde, elles voudraient bien partir à la décou-
verte ; dans aucun temps, dans aucun pays, pas même à
Cythère où Watteau mena ses pèlerins, on ne respira d'air
plus chargé de parfums, on ne vécut sous un ciel plus pro-
pice, au milieu d'un peuple animé des sentiments les plus
délicats, dans la préoccupation la plus continue du bonheur.
Mais, au moment même qu'elles s'élancent, quelque chose
tout ù coup les retient ; comme l'enfant espiègle elles s'arrê-
tent un doigt sur les lèvres. N'est-ce là, chez ces filles, que le
mouvement d'un cœur qui s'écoute, qui tremble et n'ose
avouer son trouble ? Ou faut-il voir encore, dans l'aspect
sérieux que Greuze a répandu sur tous ces visages, les effets
de cette précocité dans l'éducation dont Chardin et lui ont
(Collection Léopold de Rothschild
TÊTE DE JEUNE FILLE
fPliotographir U'.-.l. Mausell et C'J
l)lifl->^.ilJoH aJ) |j)()([ii'').l iioito'illi).')
a.un a/ia:>u. i(i axaT
LES SÉRIEUSES ET LES ATTENTIVES 4?
surpris si bien, dans des œuA'res semblables, le recueillement
et la douceur ?
Le Petit mathématicien^ les portraits du Comte de Saint-
Morj'S, de la Comtesse Mollien enfants, trahissent assez que
chez Greuze, autant que chez Chardin, les soins de l'étude et
de la réflexion atténuent la frivolité, enlèvent beaucoup du
caractère puéril à ces physionomies tendues vers on ne sait
quelles chimères. Ce petit géomètre armé du compas, ce
jeune Saint-Morys appuyé sur un livi'c et regardant, devant
lui, avec le sérieux le plus attentif, cette mignonne demoi-
selle Dutilleul, qui sera, plus tard, femme du comte Mollien
et l'une des beautés du temps de Napoléon, considérez avec
quelle retenue presque hautaine, dans quelle attitude cor-
recte ils se sont présentés à Greuze. Ces bambins, tout
déconcertants de modestie, enveloppés de silence et livrés
déjà, comme de grandes personnes, à la méditation, le
peintre ne les a pas empruntés seulement à Rousseau,
ne les a pas rencontrés seulement chez M""' d'Epinay ;
mais, dans la société des peintres, autour de lui même, aux
galeries du Louvre ou ailleiu's. Chez Wille, chez Vernet, ses
amis, Jean-Baptiste a vu des enfants comme ceux-là, appli-
qués, paisibles, préoccupés de la seule pensée intérieure. Le
Journal de Joseph A''ernet, le document le plus pi'écieux et
le plus vivant qu'on possède peut-être sur l'intimité labo-
rieuse de ces peintres de la fin du xviii^ siècle, apporte un
commentaire exquis à ces portraits si frappants de vérité.
A toute page ce ne sont qu'attentions, soins constants du
ménage Vernet autour des enfants : Livio, l'aîné, Carie, le
48 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'' SIÈCLE
cadet, Emilie qui deviendra la pauvre M™*" Chalgrin. « Donné
à ma fille pour étrennes un chapeau » note, au début d'une
année de son Journal, le bonhomme Yernet ; ou bien :
« Donné à Carie un tambour à l'occasion de ses dents » ; ou
encore : « Payé à JNI. Vincent, maître à dansej", pour toutes
les leçons qu'il a données chez moi, 340 livres. »
Mais la danse ici, beaucoui^ plus encore que chez les
Indifférents, chez les Finettes de Watteau, n'est qu'un jeu
de parade. A travers Diderot, Sedaine, à l'aide des conseils
que M'"" de Lambert écrivit pour sa fille, dans le Théâtre de
VEducation, composé à l'usage des garçonnets et des jeunes
personnes par M™'' de Genlis, nous surprenons mieux à quel
point la peinture de Greuze a répondu aux aspirations de
tout un monde, à quel point elle a été le reflet fidèle et
l'expression vraie d'une société nouvelle appelée à grandir,
dès le début de la Révolution, sur les ruines de l'autre, de la
société ancienne. Les garçonnets, cela se voit avec le jeune
mathématicien, avec le comte de Saint-Morys, touchés si
finement par Greuze, apparaissent ici, dans les tableaux et
dans les livres, les plus sérieux petits bonshommes du
monde. Mais, que dire des filles, élevées pour la plupart,
comme la petite Manon Phlipon, comme la fille de Diderot,
M"" de Yandeul, dans la simplicité et dans la morale ? Elles
sont déconcertantes de sang-froid, de réflexion et de philo-
sophie. L'une d'elles, l'Adèle de M™'' de Genlis, ne laisse pas
d'être le modèle étonnant de beaucoup de ces jeunes per-
sonnes du monde et de la bourgeoisie. « Oui, Monsieur,
écrit-elle une fois à un certain M. de l'Orme, je ne suis ni
Musée du Louvre, Paris
LA CRUCHE CASSÉE
LES SÉRIEUSES ET LES ATTENTIVES 49
surprise ni fâchée que vous m'ayez trouvée si laide, cela est
tout simple , et, lorsqu'on me dit que je suis jolie, je me
doute souvent qu'on se moque de moi, et j'aime bien mieux
être louée sur le peu que je suis et sur mon caractère, parce
que ces louanges-là sont pour maman comme pour moi ; je
vous prie. Monsieur, de ne pas me croire une jeune personne
absurde et frivole : avec la mère que j'ai, je ne serai jamais
ni l'une ni l'autre. »
Voilà, dira-t-on, qui est bien sévère. Certes ! Mais il
faut compter avec le sentiment. C'est lui le sentiment,
le sentiment de la grâce, le doux sentiment de l'amour
qui adoucira ces rigueurs, qui atténuera cette philosophie,
qui fera, de tant de fdlettes sérieuses, des jeunes filles
droites et des femmes honnêtes. Dans cette transformation,
dans ce passage insensible d'un âge à un autre, il faut plus
que de l'observation, l'on dirait maintenant de psychologie ;
il faut une manière de charme sourd, de secrète inclination,
il faut cette disposition à la tendresse à laquelle un peintre
aussi émoiivant que .1 eau-Baptiste atteint axec une aisance et
un art parfaits. Dans plusieurs de ces portraits si fameux de
Greuze, si M""" de Poi'cin est recueillie, si M"" de Courcelles
est grave et si Sophie Arnould songe, aA'cc un abandon si
charmant de tout l'être, c'est qu'un peu de l'enfant attentive,
de la jeune fille studieuse du passé est resté dans la femme ;
mais si cette femme, pourtant, malgré son visage sérieux
n'est ni raide ni sévère, si son maintien est joli, si son geste
dégage une pure élégance, le miracle en est tout entier à cet
homme, à cet artiste divinateur qui sut, de tant d'expressions
5o LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'" SIÈCLE
différentes, d'attitudes complexes, composer ces œuvres où
le charme et la gravité, le recueillement et la séduction se
sont fondus doucement dans les visages.
De toutes ces femmes peintes dans une préoccupation du
calme assuré, du bonheur tranquille et du rêve, M""" de
Porcin est la pins belle. A la considérer dans son cadre
ovale, au milieu de cet arrangement si coquet de A^oiles et de
fleurs, l'on ne peut s'empêcher de se souvenir du portrait
charmant que, pour la première fois, M""" de Boigne traça de
M""" de Staël. « Point de fichu, écrit-elle, une tunique de
mousseline fort décolletée. Elle tenait un petit rameau de
feuillage qu'elle tournait constamment entre ses doigts. Il
était destiné, je crois, à faire remarcjuer une très belle main,
mais il achevait l'élrangeté de son costume. Au bout d'une
heure j'étais sous le charme. » A cela près que M"" de Porcin,
pour bien montrer sa jolie main, ne porte pas un rameau de
feuillage mais un collier entier de fleurs, il faut admirer la
ressemblance de toutes ces femmes, de toutes ces jeunes
filles du xviii" siècle : pour les décrire ou pour les peindre
ce sont les mêmes mots heureux, les mêmes couleurs douces
qui reviennent, cliaque fois, sous la plume ou sur la palette.
]y[me ^^ Porcin, telle que nous la voyons dans le tableau
du musée d'Angers, est assise. Elle est de face ; ses cheveux,
piqués de myosotis, sont relevés et maintenus d'un ruban;
la bouche et le nez sont petits, l'ovale est pur ; seuls, les
yeux fendus de façon un peu oblique, les sourcils arqués à
peine donnent à tout ce minois d'une Française un air léger
d'exotisme, quelque chose de la saveur de ces déesses chi-
National (lallory, Londres
TÊTE DE JEUNE FILLE
/l^holoi^raphic llniiin, (Uéiiirnl iVi (',"1
^■nhnvA ,ri-Aiiii) liinoiifi'/I
LES SERIEUSES ET LES ATTENTIVES OI
noises dont Antoine Watteau empruntait, aux jeunes femmes
de la société de Julienne et de Crozat, la joliesse savante et la
libre allure. De la riche couronne de fleurs que Greuze a
tressée à son intention, M""" de Porcin entoure la tète d'un
petit épagneul, d'une de ces petites chiennes gredines à
queue soyeuse, pattes grêles, oreilles longues, dont les dames
raffolaient dans ce temps-là et dont elles faisaient les com-
pagnons de leurs loisirs, les petits confidents de leur pensée :
chiens de Bologne, chiens de Burgos, appropriés à la mesure
mignonne des mains de leurs maîtresses, chiens minuscules
dont on frottait, eu naissant, pour qu'ils ne grandissent
pas, les articulations avec une eau destinée à couper la
croissance.
Aussi sérieuses que M"'' de Porcin et non moins médita-
tives qu'elle sont ces deux autres dames : la jeune femme au
cou nu, aux admirables yeux noirs, à hi torsade épaisse de
cheveux bruns, de la collection Bichard Wallace, enfin la
jeune femme au chapeau blanc du musée de Boston. Le pre-
mier de ces modèles est tourné légèrement de trois quarts ;
il est décolleté modestement ; mais les Diaiies de la Benais-
sance, taillées à plein marbre au-dessus des portes des châ-
teaux, ne sont pas de plus belle race, n'offrent pas un plus
doux, plus allongé visage ; mais, surtout, nidle d'entre elles,
fût-elle de Jean Goujon ou de Germain Pilon, ne présenta
d'épaule plus fuyante et plus pleine, un col plus renllé, plus
souple, plus voluptueux cent fois que celui du plus beau des
cygnes. Pour le visage, il est empreint de tant de douceur et
cette douceur s'accentue si bien de tout ce que les longs che-
£)2 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'= SIECLE
veux lui ajoutent de grâce qu'on ne peut, en le considérant,
que songer à Cécile, non pas Cécile Volanges, l'héroïne
pudique de Laclos, mais cette autre Cécile dont M™" de
Genlis a pu dire, dans Adèle et Théodore : « Sa figure est
aussi noble qu'intéressante ; elle est grande, faite à peindre
et elle a des yeux que ne peuvent plus oublier ceux qui la
connaissent ; il y a, dans ces beaux yeux, une mélancolie
douce mais profonde, de l'esprit, du sentiment, de tout
enfin : d'ailleurs ils sont d'un bleu foncé et ornés des plus
belles paupières noires que j'aie jamais vues; enfin, pour
achever de me tourner la tète (et c'est bien Greuze qui pour-
rait le dire !) elle est d'une pâleur extrême et elle a un son de
voix charmant. »
Tout cela ne fait pas que la jeune femme au chapeau
blanc du musée de Boston soit indiflerente. Il y a, en elle,
une manière de charme naïf à quoi l'on se laisse prendre
volontiers. Ce portrait vous a quelque chose d'honnête, de
franc, de rustique, enfin un air seyant de retenue, de gravité,
que l'épaule, le sein et le cou découverts ne démentent qu'à
peine et qu'accuse encore le peu de recherche du fichu
croisé, du vêtement uni, du chapeau de campagne. A con-
templer cette figure, présentée par le peintre avec abandon.
Ton pourrait penser que Greuze a voulu représenter là quel-
qu'une de ces belles fermières, de ces fraîches laitières dont
il contempla si souvent les images en allant, avec sa femme
et Wille, du côté de Champigny, voir sa fille en nourrice ;
mais une fermière aurait-elle cette tenue noble, ce sérieux du
visage, cette façon de ménag'er la grâce en ouvrant le fichu
Musée (lu Louvre, Paris
PORTRAIT DE KARRE d'ÉGLANTINE
(Phoio graphie Braiiii, Clément & C"J
-■iij;'! ."riviio.! iili -l'i;-!!!^
HYiir y /ji}H\i a;mA-i :>ta TiAaDioM
LES SÉRIEUSKS ET LES ATTENTIVES 53
sur le bras et sur le seiu ? l^lt quelle laitière coiila jamais
chapeau pareil à belle plume? Ce chapeau, petit, dentelé, ce
chapeau des jardins du genre anglais, la duchesse de Gram-
mont-Caderousse le porta quand elle vint, sans poudre et
vêtue à la paysanne, poser devant M'"" Vigée-Lebrun ; M'"*' de
Warens le portait dans ses promenades ; l'on a vu M""' d'Epi-
nay s'en coiffer à Montmorency !
M'"" d'Epinay ! Il serait plaisant de penser que Greuze la
peignit une fois sous ces traits-là. Nulle, en effet, plus que
cette dame, n'aima dans la peinlui'c la grâce et le naturel,
ne rechercha la rusticité la plus vraie. Diderot la surprit
une l'ois, disposée ainsi à la jardinière, posant devant un
poi'traitiste. « Elle est, écrit-il, appuyée sur une table, la
tête un peu tournée comme si elle regardait de côté ; ses
longs cheveux noirs sont relevés d'un ruban (il faudrait, ici,
mettre un chapeau) qui lui ceint le front ; quelques boucles
se sont échappées de dessous ce ruban ; les unes tombent sur
sa gorge, les autres se répandent sur ses épaules... Son vête-
ment est sinqjle et négligé... » C'est ce vêtement-là, drapé à
la mode de Gonesse bien plus que du Palais-Royal, qu'elle
mettait sur elle quand, par les matins de soleil et de prin-
temps, elle allait à pied, du côté de l'Ermitage, l'endre visite
à Jean-Jacques : pour le petit chapeau elle le coilfa sans
doute la fois qu'avec son beau-frère, Ange-Laurent de Lalive
de Jully, ils allèrent, de Genève, honorer Voltaire à Ferney.
De Lalive de Jully, au service duquel Greuze dépensa
tant de talent et qu'il représenta si bien, assis, pinçant de la
harpe, la tête tournée un j)eu vers le spectateur, habillé d'un
1
54 LA KEMME HT LA JELiXK FILLE AU XYIIT" SIECLE
vèteineul à grands et beaux plis de soie et d'argent, était
inti'odiieteur des ambassadeurs à la cour de France. « Un
peu dévot, un peu musicien, un peu graveur », voilà de la
façon que Grimai, dans sa Correapondance littéraire, montre
M. de Lalive. « Il n'avait pas beaucoup d'esprit, il n'avait
l)as un grand Tonds, mais ajoute Grimm qui l'ait des pointes
sur tous, n'épargne ni les plus grands ni les meilleurs, il
était doux et aimable dans la société, riche d'ailleurs et
d'une ligui-e intéressante. » C'est cette (igure que Greuze a,
dans le tableau de la collection de M'"" la comtesse de Goyon,
si délicatement éclairée d'un beau jour et montrée linement
;idoucie d'un discret sourire. A la vérité, Greuze se devait bien
de peindre ainsi l'amateur averti qui goûtait tant ses œuvres,
qui se fit l'acquéreiu" de beaucoup d'entre elles et qui grava
lui-même avec talent les Fermiers brûlés, l'un des tableaux
les plus émouvants qu'ait conçus Jean-Baptiste. « On trouve,
dit encore Grimm à ce propos, dans le cabinet de M. de
Lalive, les premiers ouvrages de Greuze. » Il faut croire que
cette peinture morale, animée par les épisodes les plus
pathétiques, inspirait de beaux propos à l'introducteur des
ambassadeurs. Le catalogue des peintures et sculptures qu'il
avait chez lui et rédigea lui-même est, en effet, très curieux
et, dit quelqu'un qui l'a lu, « plein de détails de divers
genres et d'appréciations qui quelquefois tournent au
tendre. »
Une telle sensibilité, un goût si profond pour le beau ne
firent pas que M. de Lalive demeurât longtemps indifférent
à M'"'' de Pompadour. Cette femme dominatrice qui, par son
Musée du Louvre, Paris
DESSIN A LA SANGUINE
LES SERIEUSES ET LES ATTENTIVES OD
frère, le marquis de Marigny, exerçait la plus bienfaisante
influence sur les statuaires, sur les graveurs et sur les pein-
tres, aimait à retrouver, chez le frère de M. d'Kpinay et de
M""' d'Houdetot, les mêmes mobiles qui guidaient son idée
dans le gouvernement des arts. M. de LaliA^e devient bien
souvent, à ce propos, pour elle, une manière d'ami, une
façon de conseiller. « Elle le protège hautement », dit
M""' d'Epinay ; pour lui, il prodigue partout, de la marquise,
des « éloges à toute outrance. » Kn véi'ité, ces éloges, nulle
femme, plus que celle-ci, ne mérita de les recevoir. Ce n'était
pas seulement par le plus beau visage, par la séduction dii
regard, de la taille, de la marche même, chez elle si lente et
si cadencée, que M'"" de Pompadour dominait dans cette
société du xviii* siècle ; mais une intelligence fine, im-
promptue, diverse et chatoyante comme le feu de ces pierres
fines qu'elle ciselait elle-même avec le graveur Le Guay, répan-
dait sur son entourage et partout dans le monde les feux de
l'esprit le plus vif, le plus juste et plus hai'di. Deux mots
suffisaient souvent à M'"" de Pompadour pour résumer un
visage, une âme ou un caractère. En quelques phrases, nées
du sentiment plus que de l'observation, elle eût au besoin,
mieux que Diderot même, défini Greuze. N'est-ce pas, en
eflet, en considérant une fois l'image que le peintre avait
faite avec tant d'émotion de la créatrice (V Iphigcnic, de Tiii-
terprète si fameuse de Gluck et de Rameau, ([ue M""^ de Pom-
padour parla, devant le portrait de Sophie Arnould, le chef-
d'œuvre de Greuze, de ce « roman dans le regard » qui
donne aux veux si fins, si doux, si veloutés de la cantatrice
56 r.A FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'" SIÈCLE
un air si vaporeux, si tendre, une expression de grâce noyée,
de langueur flottante indéfinissable.
(( Du roman dans le regard ! » voilà ce que tous ces por-
traits de grandes filles rêveuses, de femmes sérieuses et
graves peints par Greuze ofl*rent d'abord à qui les contemple.
Et ce « roman » n'est pas, chez toutes, que l'indice de la
réflexion intérieure, que l'image de l'àme : il est la révélation
de tout un monde de pensées secrètes, chastes ou passion-
nées, vivant sous les paupières tièdes, scintillant à travers
les cils fins et longs, répandant partout, sur les traits de la
femme ou de la jeune fille, une illumination vive, une sorte
de scintillation douce et palpitante.
Hélas ! contraignez-vous, mes yeux :
Vous avez Tair trop tendre !
rimait joliment M™'" de Cassini, cette sœur du marquis de
Pezay tout aussi spirituelle que son frère. C'est donc que
cette sorte de « roman », de langueur, de nuage à peine
visible enveloppant les yeux, battant sur les paupières de
tous ces visages, n'est mis par le peintre que pour mieux
masquer la préoccupation ou les sentiments du modèle.
« Une jeune fille qui aime, dit à ce propos Bernardin en par-
lant de A'irginie, croit que tout le monde l'ignore. Elle met
sur ses yeux le voile qu'elle a sur le cœur. »
Gretize, en interprétant comme il Ta fait, avec toute la
volupté du pinceau, le Doux regard de Colin, le Doux regard
de Colette, enfin tant d'autres motifs oti de grands yeux
clairs se voient agrandis de fièvre ou cernés par le rêve, a,
Musée (le Montpellier
LK l'KTIT MATHKMATICIKN
ll'hiil(ii>riiiiliii' liriiini. CIriiiriil et (!••/
■i')ill'»|JniilA '(I) •rii'.tilf.
/iMi:)iTy.w:>iHTAi/! nraT a.i
LES SÉRIEUSES ET LES ATTENTIVES 5^
plus que personne, été le peintre de ce voile fluide et léger,
de cette impalpable et toute psychéenne expression du
regard féminin. Toutefois, en nul portrait, plus qu'en celui
de Sophie Arnoiild, le maître n'atteignit, en ce sens, à la
perfection ; c'est qu'en nulle femme peut-être, autant qu'en
celle-ci, le regard enveloppé de tendresse ou pétillant de
malice ne se fit jamais aussi fascinateur ni plus caressant.
« Ses yeux seuls, a dit M'"'^ Yigée-Lebrun de celle qui fut
l'Oriane cVAmadis et l'Aline de la Reine de Golcondc, ses
yeux lui donnaient une physionomie où se peignait l'esprit
remarquable qui l'a rendue célèljre. » C'étaient ces yeux,
aux paupières battantes et soyeuses, aux scintillantes pru-
nelles vivant d'enthousiasme, qui charmèrent les plus spiri-
tuels et divers des hommes : le comte de Lauraguais, le
prince de Conti, Bélanger, l'architecte, François de Neufchâ-
teau, le poète. A Zyrphée du ballet de Zélindor, à Psyché des
Fêtes de Paphos, à Proserpine, à Télaïre, M"" Arnould,
« actrice de l'Académie royale de musique ». prêta ces yeux-
là. Ces yeux, ces grands et beaux yeux de mystère et de dou-
ceur n'étaient cependant pas le seul des charmes qu'on
trouvât en elle ; mais aussi il y avait sa voix, cette voix
insinuante, éloquente, tendre qui soulevait le délire du public,
cette voix qu'elle conserva toujours jeune et fraîche, ce qui
fait que Laharpe a pu dire, une fois, en parlant de Sophie,
qu'elle gai'da jusqu'à la fin « toute la lenteur du chant fran-
çais. »
Elevée dans la nature et dans la liberté, nourrie, dit-on,
toute enfant par une chèvre, ce qui est peut-être une fable,
58 LA FEMME KT LA .lEUXE FILLE AU XVIII^ SIÈCLE
mais une jolie fable, Sophie Arnould, toute jeune encore et
dans les dispositions d'entrer à l'Opéra, fut formée, pour le
geste par M"'' Clairon, pour la voix par M"* Fel ; c'est dire
assez qu'à l'âge où d'autres s'essayent et se cherchent
encore, elle était déjà une manière de chef-d'œuvre. Son
esprit M impromptu, courant, A^olant », « une envolée de
guêpes » ainsi que l'ont écrit les Goncourt, ajoutait à tous
ces dons naturels, une séduction de plus. Charmés, attirés
par tout ce que dégageait de captivant une créature aussi
exceptionnelle, les artistes les plus réputés du marbre et de
la palette accouraient rendre hommage à Sophie ; et tandis
que les poètes l'honoraient d'odes et de madrigaux, les
sculpteurs et les peintres demandaient au marbre et à la
couleur le secret d'exprimer la beauté de la cantatrice, ses
attitudes et sa coquetterie. Houdon, La Tour la représen-
lèrent ainsi, le premier sous le voile d'iphigénie, le second
sous celui de Zyrphé ; mais le mieux inspiré, le phis habile
de ceux qui tentèrent d'immortaliser, au moyen des arts, une
(emme aussi mobile, aussi rayonnante de grâce, tour à tour
vive et langoureuse, apaisée ou ardente, emportée par le
chant ou calmée par le rêve, c'est Jean-Baptiste Greuze.
Le voilà, en effet, se détachant parmi tous les autres
chefs-d'œuvi-e exposés à Hertford-Honse, cet admii'alde poi*-
trait où Greuze. qui ne toucha jamais de si près à la perfec-
tion, mit le meilleur de lui. Assise de coté, la tète un
peu relevée en arrière, appuyée du menton sur la main,
Sophie ortVc, à l'ombre d'un petit chapeau de chasse, son
visage adouci dans la méditation. Le cou. le menton, le bras.
Wallace Collection, Londres
FIDÉLITÉ
(Photographie liraun, CUmenl cL O" )
LKb SKUIEUSES ET LES ATTENTIVES 09
la main sont admirables, mais là, surtout, c'est le visag'e
qui enchante, c'est la bouche c£ui i)arle, ce sont les yeux qui
retiennent ! Que Sophie est donc sérieuse ici. cju'ellc est
grave, que son regard palpite d'émotion intérieure ! Jamais
Greuze ne fut plus touchant de tendresse, de simplicité,
d'élégance. Mais aussi comme il comprenait son modèle et
comme il l'honorait de toutes les préveiumces de son talent !
Greuze, en eilet, ne lit pas que peindre Sophie Arnould,
mais encore il voulut, en façon d'hommage, lui dédier cette
gravure de la Cruche cassée qu'elle dut, plus d'une fois,
dans les lieures d'isolement de plus tard, considérer avec
émotion.
Attentive à contenq)ler le miroir invisible qui la rellèlc
ou le visiteur inconnu qui vient de frapper son l'egaj'd pour
la première fois, M'"° de Gourcelles n'est pas moins t[ue
Sophie Arnould surprise dans une pose de maintien sévère.
Mais, ici, de même que dans toutes les autres compositions
précédentes, le soin de la toilette, le souci de la mise et de
la parure atténuent, sous le pinceau de Greuze. un aspect
tout de silence et de recueillement. M'°* du Deffand qui poi--
traictura, dans le même « style » que Greuze mais avec des
mots, plxis d'un des personnages du même temps, a prêté
beaucoup de l'air de M""^ de Gourcelles à M""' de Boufflers :
« Madame la duchesse de Boufflers, dit-elle, est belle sans
avoir l'air de s'en douter ; sa physionomie est vive et
piquante, son regard exprime tous les mouvements de son
âme ; il n'est pas besoin qu'elle dise ce qu'elle pense ; on le
devine aisément, pour peu qu'on l'observe... »
6o LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIU' SIÈCLE
Greuze, dans le portrait de M""" de Goiircelles, n'a pas eu
à peindre d'une manière diflerente. Il a observé son modèle,
il a lu dans ses yeux, il a surpris sa pensée ; et la grande
dame est là, tout entière admirable, dans l'apprêt délicieux
des parures : la tète, tournée un peu à gauche, est de la
même carnation délicate que la gorge et l'épaule ; les bras,
dégagés des fines engageantes de dentelles, sont largement
découverts tous deux ; mais le droit surtout, orné d'un bra-
celet à médaillon, élevant la main la plus belle qui soit, est
montré jusqu'au coude; et ce coude est svelte, ferme et d'un
dessin plus pur que ce coude même de M"^ de Saint-Ger-
main dont le comte de Gramont, dans le récit d'Hamilton,
était si amoureux.
Achever ce chapitre sur les portraits pensifs de femmes
sans nommer toutes ces autres effigies de jeunes filles écou-
teuses ou curieuses dont le joli visage, les traits animés, les
yeux agrandis interrogent avec anxiété tout autour d'elles,
ce serait diminuer Greuze, ce serait négliger de voir, sous
son aspect total, l'une des manifestations les plus variées de
son talent. UEcouteuse de la collection du duc de Welling-
ton, celle de la collection Richard AVallace, enfin la Jeune
Jîllc à la lettre de la collection Rothschild de Londres,
laquelle, immobile, écoute aussi ce que se dit son cœur, sont
de charmants exemples de ces images sérieuses ou médi-
tatives.
C'est Sénac de Meilhan qui a dit une fois : « Rien
n'échappe à l'active et pénétrante curiosité des femmes. »
Pour illustrer cet aphorisme un peu bien rigoureux, M'"^ de
Wiillarc Odllccliim. Loiidr-cs
l'écoutkusk
( l'hold^n-K/iliir Itriniii, CJrincnl .V- l'.'/
iIkkiJ .iiiiij'j'illoj ■ciiîlIjiV/
LES SÉlllEUSES ET LES ATTENTIVES 6l
Geulis écrivit une comédie : la Petite Curieuse qu'elle lit
monter elle-même sur son théâtre de la Cliaussée d'Antin ;
enfin (Irenze peignit ce ehel'-d'œuvre de la collection Wel-
lington, cette eul'aut jolie et folâtre, à la bouche en cerise,
au nez petit, aux yeux vifs et clairs, à l'épaule mignonne,
occupée d'écouter contre une porte ; il peignit V Ecouteuse de
la coUection Wallace, au minois fripon, à la main belle, aux
lèvres humides, à l'oreille ourlée, à la gorge très blanche et
qui, comme celle tl'Isnabel. dans Mademoiselle de Maupin,
fait, bien que peu formée. « les plus admirables promesses » ;
enfin, il coniposa la Jeune fille à la lettre et montra que ce
qu'une fille écoute plus volontiers que tous les bruits
proches ou lointains du monde, ce sont les voix plus douces
et plus secrètes encore qu'un billet d'amour fait parler en
elle avec émotion. Cette petite, éveillée dans le frais négligé
du matin et qui, à demi-nue, retient de ses bras le vêtement
de imit qui la couvre, est-elle Cécile Volanges au moment
que le billet faussement passionné de Valmont lui parvient?
En réalité, je crois que cela est bien plus simple : c'est une
fille qui songe après la déclaration. Elle est exquise, elle est
jeune, elle est belle ; mais elle redoute encore l'appel du
bonheur; de là le sérieux de son visage, la pudeur de son
maintien. Greuze, cette Jeune fille à la lettre en est la
démonstration, ne sait jamais toucher plus que quand il est
grave.
POHTRAIT DE LA DUCHESSE D ANGOUI.EME
MAHTE THÉRÈSE CHARLOTTE DR FRANCE
I l'hnlogrnphir ISvmm, ('AéinonI it <"'j
HDVIAm an MTTOJilAHa JIHtlHJIHT HUfAU
IV
LES SENSIBLES ET LES AFFLIGÉES
SENSiBELLE ! Yoilà le gracieux nom que le prince de Ligne,
cet étranger qui écrivait un si joli français clair, donna,
dans l'un de ses ouvrages, à la l'emme de son temps.
« Elle a, dit-il, les plus beaux yeux du monde ; c'est un livre
parfaitement relié, où on lit ce qui se passe en elle. Ses ma-
nières sont douces, nobles et aimables, et elle a de l'origina-
lité, ou de la naïveté dans l'esprit, qui lui fournit à tout
moment les traits les plus imprévus et les plus fins, sans
qu'elle s'en doute. Voilà ce qui s'appelle un charmant édifice :
mais, bon Dieu, qu'il est fragile ! Un rien décompose sa
ligure, ternit ses yeux et étonne son esprit. » C'est que
Scnsibelle n'est pas seulement belle : elle est sensible. Un
rien siiffit à répandre un nuage sur sou front, à voiler ses
traits, à faire j)oindrc, entre ses beaux cils, les perles les plus
scintillantes des larmes. L'impression de l'àme, en un seul
moment, modifie ce visage tout à l'heure si souriant et si
jeune ; à la grâce, à la séduction de Scnsibelle, les pleurs.
«4
l'affliction ajoutent quelque chose de plus ; mais cette affliction
est née sans <j,u'on s'y attende, au moindre souffle ; et
pour les pleurs, personne ne connaît le motif qui les fait
répandre.
Ainsi en est-il alors, non seulement dans les lettres mais
aussi dans les arts, et dans l'art de Grcuze plus que dans
tout autre, de beaucoup d'héroïnes. « Pauvres jeunes filles !
a dit d'elles une fois Charles Blanc, elles ont toujours à
pleurer quelque chose. » Tantôt, un fragile miroir s'est brisé
dans leurs mains, leur petit oiseau est mort, elles ont cassé
leur cruche en allant à la fontaine ; mais d'autres fois, elles
pleurent pour un mal moins grand, pour une robe froissée,
pour un ruban perdu, pour une fleur, pour un rien, pour le
plaisir seul de pleurer. Sœurs de cette femme jeune et
dolente dont Charles-Joseph, prince de Ligne, a tracé le
portrait délicat, elles se plaisent dans la douleur; et de même
que dans Boucher, dans Fragonard, toutes les femmes et
jeunes filles sont folâtres, impulsives, portées vers le plaisir
et vers le rire, toutes ici s'affligent, se désolent, toutes joi-
gnent les mains et gémissent, toutes, chez le peintre autant
que chez le poète, sont des Sensibelles.
Collé, qui était une manière de drôle pétillant d'esprit,
vit une fois, au théâtre, une actrice qui pleurait si bien qu'il
écrivit n'avoir jauiais vu encore de « plus belle dotdeur ».
C'est donc que CoUé n'avait pas approché, à ce moment, des
tableaux de Greuze ; c'est donc qu'il n'était pas entré dans
l'atelier du peintre à l'instant de l'exposition du Paraly-
tique ; il se fût, autrement, mêlé à la foule impatiente des
Musée lie Monlpelliei
COQUETTERIE
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LES SENSIBLES ET LES AFFLICxEES
65
admirateurs , il se fût, comme Diderot, pressé à ce spectacle
de la vertu ; comme Diderot, il eût, au-devant du portrait du
vieillard, entendu quelqu'une de ces Sensibelles déclarer
bien haut : « Ah ! mon Dieu ! Comme il me touclie ! Mais si
je le regarde encore, je crois que je vais pleurer. » Mais
cette « belle douleur » que Collé n'avait rencontrée qu'au
théâtre, elle existait pourtant! Elle existait dans Diderot, de
qui le Père de famille arrachait des pleui's à Marniontel ;
elle existait dans Beaumarchais, lequel appelait Eugénie, sa
première œuvre, une « enl'ant de sa sensibilité »; mais sur-
tout— ah! surtout — elle existait dans Jean-Jacques.
« Sophie, écrit à ce propos l'auteur (VEmile, est d'une
sensibilité trop grande pour conserver une parfaite égalité
d'humeur, mais elle a trop de douceur pour que cette sensi-
bilité soit fort importune aux autres ; c'est à elle seule qu'elle
fait du mal. Qu'on dise un seul mot qui la blesse, elle ne
boude pas, mais son cœur se gonfle; elle tache de s'échapper
pour aller pleurer. » Et la jeune fille du Père de famille,
VEagênie que Beaumarchais a fait vivre sont, toutes deux, de
cette nature ! Elles ont cette expression animée des larmes.
Que Greuze survienne ! Qu'il voie Sophie, qu'il voie
Eugénie ! Qu'il entende les exclamations de ces filles ! Qu'il
surprenne leurs soupirs et leurs pleurs ! Qu'il fixe cela avec
son pinceau ! Et les grandes douleurs de ces Sensibelles,
elles apparaîtront les spectacles les mieux faits pour frapper
nos cœurs et toucher nos âmes. De même que Diderot,
Beaumarchais, Rousseau savaient trouver les mots magi-
ques, les mots admirables et simples, susceptibles d'émou-
6() LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AV XVIIl'' SIÈCLE
voir, lui, le peintre, il savait assembler les couleurs, dessiner
les lignes et, par le secret le plus habile de son art, éveiller,
devant ces ouvrages de son génie, l'intérêt le plus vif et le
plus humain.
Cette nervosité, cette tendresse, cette spontanéité même
dans l'affliction, Greuze l'a observée autour de lui, dans sa
société et dans son monde, à tous les moments et dans tons
les âges. Avant d'être des femmes tourmentées par l'amour
et touchées par la nature, ces Sensibelles du maître ont été,
nous l'avons dit déjà, des petites bonnes femmes graves, des
enfants réfléchies, et, quand il le fallait, des boudeuses. La
tête de jeune fille ou plutôt de fillette de la collection Roths-
child, de Londres, est bien représentative de ces sentiments ;
on peut dire même qu'elle les résume tous. Cette mignonne,
à la façon de la petite Sophie Arnould encore enfant, elle
porte « sur sa petite personne des vêtements de soie, des
colliers de mareassite, des fleurs dans les cheveux ». des
fleurs dans les mains ; sur son corset elle a une belle éeharpe.
Et, pourtant, son petit visage est sévère ; elle a le regard fixe,
sa bouche fait la moue, ses traits se contractent ; on peut
croire qu'elle se défend de pleurer.
Ainsi sont-elles toutes, dans les œuvres de Greuze, dès
le plus jeune âge. Au moment qu'elles croissent en années,
s'élèvent en grâce et en raison, ces filles ne cessent point de
présenter, développés encore, tous ces caractères de l'émo-
tion. Le cœur fragile qui bat dans leur poitrine, à l'abri d'un
voile de mousseline, d'un corset à fleurs, connaît, dès l'ado-
lescence tous les combats, tous les tourments, tous les
Collection Ernest Diitilleux
J'OUTIt.VlT DE LA COMTESSE MOLLIEN ENFANT
(l'Itologriiiiliii' llriiiin. Clément A C'J
/ir)llilri(l )i<')iii['l ii(iij')'jll<i')
vr.i.'-vr.'A /liihi.iOM awwaTKo:) /..i :i<i ri/jiDio'i
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LES SENSIBLES ET LES AFFLIGÉES 1)7
espoirs ; de là, dans les yeux et sur les visages, ces l'ellcls
fugitifs, cette animation des pensées, et, dans le désordre,
dans le choc des sentiments, cette rosée des larmes. Artiste
adroit, notateur habile et prompt à tout surprendre et à
tout voir, Jean-Baptiste excelle à fixer, dans ses croquis,
dans ses projets, dans ses dessins, ces colorations des visages,
cette expression multiple et ditîérente. cette fugace et vive
beauté du moment. La jeune lille, à la figure songeuse,
appuyée sur sa main, coiifée à demi d'un voile, sanguine
qu'on peut voir au Louvre, cette autre jeune et belle tête,
également à la sanguine, exposée à l'Albertina de Vienne,
montrent, l'une et l'autre, avec quel art Greuze savait, des
simples effets du dessin, tirer des variations féminines ravis-
santes. Le petit air triste et boudeur que Manon avait en
sortant du coche d'Arras pour aller au couvent, ce petit air
qui fit le malheur de des Grieux, on le retrouve tout entiei-
dans la seconde de ces sanguines. Ici. dans le modelé de la
bouche, la petitesse du nez, l'ovale du front, des joues et du
menton, dans le regard qui tremble et se détourne avec hési-
tation du côté du rêve, on devine une âme occupée d'amour,
écoutant la voix du mystère et considérant, dans les jeux du
soleil, le fantôme entrevu du bonheur.
Emule attendrissant des poètes et des écrivains princi-
paux de son temps, Greuze, autant que le berger Némorin,
a tôt fait, dépassant la mesure et poussant à l'extrême, de
<( tomber dans le sentiment ». Alors, autant que Sedaine et
Marmontel, autant que Gessner, il excelle à peindre les
traits les plus consternés du chagrin, à montrer les tableaux
68 LA FEMME ET LA JEUiNE FILLE AU XVlll" SIÈCLE
de la désolation la plus eufaiitine. A la fille à la cruche, à
celle au miroir, à l'imprudente qui cassa ses œufs ou répandit
son lait, îi la Perrettc de la fable, il a communiqué cette
expression aflligéc dont Diderot railblait et dont Manon
Phlipon trouvait presque qu'il était sobre. « Tout ce qu'on
serait en droit de reprocher à M. Greuze, écrit à ce propos
Manon aux demoiselles Cannet, c'est de ne pas avoir fait sa
petite assez fâchée pour qu'à l'avenir elle n'ait plus la tenta-
tion de retourner à la fonlaine ; je le lui ai dit, la plaisanterie
nous a amusés. » Mais que Manon Phlipon, nourrie d'Emile
et de VHclo'ise, toujours inclinée vers la méditation roma-
nesque, n'a-t-ellc considéré, de son cher peintre, la Jeune
Jille qui pleure son oiseau mort? « Cette douleur ! à son âge !
et pour un oiseau!,.. » voilà qui confondait Diderot; voilà
qui l'eût confondue elle-même !
« Les dames, disait le cynique et franc Collé, le Collé des
Halles et des écosseuses, les dames ne veulent plus que des
spectacles qui les fassent pleurnichci'. » Ce goût larmoyant
du théâtre et du livre, elles l' étendent à tous les petits évé-
nements quotidiens, aux faits les plus menus, aux accidents
les plus naturels de la vie. Kn cela elles sont bien les descen-
dantes fragiles, les petites-filles délicates d'Agnès, de cette
Agnès du xvn^ siècle dont Molière nous dit qu'elle ne pou-
vait « sans pleurer voir un poulet mourir ». Mais un poulet,
qu'est-ce auprès d'un oiseau chéri, d'un oiseau préféré à tous
les autres oiseaux du monde? « // était un oiseau gris... »,
chante-t-on langoureusement dans Rose et Colas, un oiseau
charmant, un oiseau gazouilleur ; il faisait les délices de cette
Galoi'ie Albertina. Vienne
I.R CAFÉ
I l'iKilii^rd/ihir llrniin, Ch-niciii >t '."/
■iifil'iiV ./iiitlTull/. •)i[')Ifii')
LES SENSIBLES ET LES AFFLIGÉES 69
fille ; elle l'avait logé, au bord de sa mansarde, dans une
cage d'osier ; chaque jour elle le nourrissait de ses mains et
de ses lèvres; c'était son compagnon, c'était sa gaîté. Peut-
être bien que, de sa fenêtre de la rue Taranne, tandis qu'il
rêvait, enveloppé dans sa vieille robe de chamljre, à M"" Vol-
land, Diderot apercevait ce modèle de son peintre ; el comme
il avait l'àme bonne et haute, intéressée de tous les spectacles
de rinnocence, il considérait cette petite et participait à sa
joie d'admirer, de soigner et d'élever son oiseau.
Et puis, voilà que, tout-à-coup, l'oiseau est mort! Greuze
a vu cela, il en a été touché ; il en a fait un chef-d'œuvre ; et
du tableau, de la jeune fille, de l'oiseau, du peintre, Diderot
a laissé le poème émouvant de ces pages écrites dans le feu
de son premier passage au Salon. « La pauAre petite! dit-il
avec une exaltation aussi sincère qu'instinctive, la pauvre
petite!» Elle est de face, «sa tête est appuyée sur sa main
gauche : l'oiseau mort est j^osé sur le boni supéi'iem- de la
cage, la tête pendante, les ailes traînantes, les pattes en l'air.
Le joli catafalque que cette cage ! Que cette guirlande de
verdure qui serpente autoui' a de grâces ! la pauvre petite !
ah ! qu'elle est affligée ! »
11 pourrait dire encore : « Qu'elle est simph', innocente
au milieu de sa peine ! Que les pleurs lui vont bien ! Que son
affliction est intéressante ! » Mais, s'il la voyait, surprise ou
craintive, ainsi que Greuze l'a vue un autre jour, après un
désastre encore plus efl'rayant que la mort d'un oiseau, quel
accent dramatique enflerait sa voix ! Comme il gémirait avec
cette enfant ! De quel ton d'un père il s'efforcerait à la rassu-
9
'JO LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVUl'^ SIECLE
x'er ! Cette même lîlle dont Greiize a tracé Tefligie accablée,
elle a grandi en ibrce, en beauté, mais il faut le dire aussi en
sentiment tendre, en effusion extrême. Ses chagrins, ses
pauvres petits chagrins d'innocente, ont grandi avec elle.
Maintenant ce n'est plus seulement pour un oiseau qu'elle
larmoie, pour un pot brisé, pour un panier d'œufs, pour un
miroir ! Il y a des maux bien pis que ceux-là encore ! A l'âge
qu'elle a, tous les spectacles de la douleur lui ont été offerts
dans sa famille. Elle a vu sa mère accablée de peine et de
labeur ; elle a vu son frère, emportant la malédiction de
tous les siens, quitter le foyer d'enfance ; elle a vu la dame
bienfaisante apporter l'aumône ; mais, ce qu'elle a vu de
plus terrible, c'est la mort de son père paralytique ! Elle
était, ce jour-là — telle qu'elle est encore dans le tableau de
l'Ermitage — assise près de sa mère, devant le grabat du
pauvre ; elle tenait, sur ses genoux, le livre des psaumes ;
elle fixait le moribond tout décharné qui râlait ; et la tète de
jeune fille, aujourd'hui au Louvre, montrée de profil, l'œil
effrayé, regardant fixement, c'est sans doute elle encore,
épouvantée de la mort à laquelle elle assiste !
Les sentiments pathétiques éprouvés, dans les boulever-
sements les plus vifs du cœur, par toutes les héroïnes plain-
tives de Louvet, de Laclos, de Riehardson, par la pauvre
Victorine du Philosophe sans le savoir, Greuze, mieux que
n'importe quel autre peintre, a su les exprimer en son temps
dans ces tètes chaudes et belles, ces figures anxieuses, ces
visages baignés de pleurs, ravagés de deuil ou pâlis par l'an-
goisse. Qu'est donc, en effet, ce modèle de la Surprise,
Musée d"E(liinl)(iui-iv
JEUNE FILI.E AUX MAINS JOINTES
/l'lioto!>-rniiliir lirniiii, Clriiicnl it '.'"7
LES SENSIBLES ET LES AFFLIGEES 71
exposé à Chantilly, au musée Condé, sinon Paniéla, Victo-
rine, Cécile ou Lodoïska, quelqu'une de ces gémissantes
belles à l'âme romanesque, au eœur passionné, aux aspira-
tions les plus emportées et les plus folles? « L'amour, dit
Marianne à quelque endroit, chez Marivaux, c'est d'abord
un mélange de trouble, de plaisir et de peur. » Les jeunes
fdles de Greuze éprouvent toutes, dans le désir, cette crainte
qui domine Marianne. Elles sont surprises, étonnées,
effrayées de l'amour même ; elles le redoutent. « Ah ! mon
ami, s'écrie Estelle en enlaçant Némoriu, ne crains rien, ne
crains pas que je t'oublie: craignons plutôt... Tes terreurs
Adennent de passer dans mon âme ; j'éprouve comme toi
d'affreux pressentiments. Hier au soir, l'oiseau de nuit est
venu sur ma fenêtre ; j'ai entendu ses cris funèbres jusqu'au
jour... » Et c'est Virginie, pressentant le naufrage, hésitant
de quitter Paul ! C'est Manon, svir le pont du navire,
endormie à moitié auprès de des Grieux, frissonnant déjà du
froid du tombeau !
A ces affligées, à ces désolées, à ces victimes tendres et
toujours plaintives, rien ne va mieux que le voile qui cache
à demi le visage, que l'écharpe volante ou l'étoffe légère.
L'étoffe fluide et mince, soulevée par les soupirs de la gorge,
l'écharpe molle enveloppant la taille, le voile flottant comme
une buée autour du visage ajoutent encore au tourment de
ces ])elles, elles l'atténuent et le poétisent. Parmi les peintres
du xv!!!"" siècle, il n'y a pas que La Tour, Perronneau,
Duereux ou M"'^ Vigée-Lebrun qui sachent employer des
mousselines bouillonnées, des dentelles fluides, des gazes.
72 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVITI^ SIECLE
toutes les jolies façons des modes ; mais Greiizc aussi le sait,
mieux que personne. Il en use à tous les moments; d'un
coup large du pinceau il l'exprime, s'attarde et n'a de cesse
que cette sorte d'envelopjjement de l'étoffe sur la femme et
de la femme par l'étoffe atteigne à la perfection. « Greuze,
écrit à ce propos Wille. ayant trouvé que le mouchoir violet
ne faisait pas bien à une des têtes qu'il m'a faites, l'a changé
ou totalement ôté ; il a substitué une mousseline blanche et
transparente ; cela fait mieux et le tout est admirablement
présenté. » Cela l'est si bien même que cette sorte d'artifice
est devenu nécessaire à Greuze ; ses filles dolentes, plain-
tives et langoureuses ne se conçoivent plus sans cet accom-
pagnement des écharpes et des voiles. Quand Prud'hon
viendra et peindra, dans sa mélancolie accablée de grandeur,
l'impératrice créole, il ne fera pas axitrement ni mieux que
Greuze.
« De ce blanc, des transparences du linon, de cette batiste
en désordre, demandent les Goncourt en interrogeant, quelle
femme, quelle figure fait sortir le peintre de la Cruche
cassée, de V Oiseau mort, du Miroir brisé? » Mais, le plus
souvent, une figure de rêve, d'idéal amour, une beauté de
Keepsake et de légende, Héchissante, souple, à la taille en
Iphigénie. « Sa taille légère et élevée se dessinait parfaite-
ment sous son corset, dit, de Virginie, Bernardin de Saint-
Pierre. Elle était vêtue de mousseline blanche doublée de
taffetas rose et ses cheveux blonds, tressés à double tresse,
accompagnaient admirablement sa tête virginale. » On le
voit. Bernardin n'oublie pas l'écharpe ; comme Grevize, il
Wallacc (Collection. Londres
JRUNR FII.I.K AUX COI.OMRES
HHfllf.OUy) X'TA ?I.I.lI-t nVJVAl
LES SENSIBLES ET LES AFFLIGÉES 78
emploie la mousseline ; il donne de Virginie une image
pareille à celle que Jean-Baptiste imagine de peindre, dans
son chef-d'œuvre du Louvre, des Deux Andes courant, cou-
ronnées d'un voile, enlacées dans les champs.
Ce que Greuze, dans une pareille œuvre, nous montre
avec la persuasion du talent, ce n'est pas seulement que ces
filles sont jeunes, belles, étincelantes de fraîcheur et char-
mantes de grâce ; mais aussi, ce qu'il fait voir avec poésie,
avec expression, avec une force éloquente et douce, c'est
qu'une confiance, une affection infinies existent entre ces
Amies unies l'une à l'autre; c'est que, sous cette écharpe et
sous ces mèches folles, il n'y a qu'une pensée, qu'un désir ;
c'est qu'au-dessous de ces seins exquis qui s'abaissent et
montent dans les deux poitrines, il n'y a qu'un cœur qui bat
pour un seul émoi, dans un rêve unique. M'"'' de Maintenon,
au précédent siècle, semble avoir redouté l'entraînement
de ces sortes d'amitiés trop vives. Fénelon, s'efforcant
d'éduquer les filles, ajoutait de son côté que les amitiés
trop tendres off'rent bien du péril. « Mais, Monseigneur,
voudrait-on lui répondre, rien ne va contre l'élan d'un cœur
emporté d'affection ! F]t, dans ce nouveau siècle où les
mères écoutent encore les conseils de vos livres, l'amitié
des femmes est la préparation la plus éloquente aux amours
des hommes! »
Un attachement sans nuage ni laideur, un abandon entier
de l'âme donnaient, à ces sortes de liaisons pudiques, une
sincérité pure, une beauté sans mélange. « Dans ces liaisons,
disent même les Goncourt qui commentent tout cela fort
74 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XYIlT SIÈCLE
bien, il y avait plus que des soins, exclusivement réservés à
la famille, plus qu'un intérêt, banale politesse de cœur
qu'une femme laissait tomber sur une douzaine de per-
sonnes ; il y avait un sentiment, une illusion vive, une sorte
de passion. On se jurait une amitié qui devait durer toute la
vie. On ne pouvait se quitter, A'ivre l'une sans l'autre: et
tous les matins, c'étaient des lettres. Mon cœur, mon amour,
ma reine, on ne s'appelait qu'ainsi d'une voix claire et traî-
nante, en penchant doucement la tète. On n'allait qu'aux
soupers où l'on était priées ensemble, et il fallait iuA'iter
l'une pour avoir l'autre. » Là-dessus, sur ce joli thème de
l'attachement fidèle, il y a de gracieuses pages de M""* de
Genlis que ne citent pas les Goncourt, mais dont le texte est
le commentaire éloquent de tout ce que Greuze entend
exprimer dans son oeuvre. Il s'agit, dans ces pages, de deux
amies de pension qui avaient pu obtenir de leurs parents —
tellement elles s'aimaient ! — « d'être toujours vêtues de la
même manière n. L'vme s'appelait Olympe, l'autre Céline.
« Olympe n'avait pas une seule robe ni le moindre bijou que
Céline n'en eût autant : celle-ci ne portait pas un chapeau ni
le plus simple ruban que son amie ne lui ressemblât par
l'haliillement et la coiffure : on eût dit enfin que la nature
avait tout disposé pour leur amitié si constante en leur don-
nant quelque ressemblance dans les traits, dans la démarche
et jusqtie dans le son de la voix. Chacun, en les voyant,
croyait voir les deux sœurs. » C'est aussi ce que chacun
pense au-devant de l'œuvre de Greuze : et, vraiment, ce ne
sont plus deux amies, mais deux sœurs, ces filles si parfaite-
Musée du Louvre, Paris
TÈTE DK JEUNE FILLE
(Photographie Brauri, Clément it C"j
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LES SENSIBLES ET LES AFFLIGEES 70
ment semblables el jolies, couronnées d'un voile, se confiant
tout bas un secret l'une à l'autre.
A l'aide de ce voile, de ces mousselines toutes ilottantes,
enlaçantes et qui semblenl, autour de la femme, ainsi que la
palpitation infinie d'un soupir, Greuze a rendu touchants
bien d'autres visages, il a donné, à bien d'autres figures, un
attrait délicat de langueur. Ici, le souvenir ne s'attache pas
seulement à la Jeune rt'Mrc, dite encore la Frileuse^ apparte-
nant à M. le comte André Pastré, il évoque la Vestale
— une veuve aussi ! — dont nous donnons l'image embellie
de pudeur, enveloppée de lumière chaste et douce. Un jour
qu'elle était à l'un de ses moments heureux d'efl'usion,
M'"* de Staël revêtit, dans son roman, Delphine de longs
voiles pareils. « Delphine ou le Modèle des jeunes vernies » se
laisse-t-elle aller un moment à dire ! Ce modèle même des
veuves, Greuze l'a peint comme Chénier l'a chanté ; mais
alors ce n'est plus Delphine affligée exhalant des plaintes,
c'est Clytie frappée de la stupeur du veuvage : « O dieux ! »
s'écrie-t-elle,
... dieux de la mort, ennemis des épouses,
Que vous avais-je l'ait? A peine étais-je à lui !
Trois mois coulaient à peine ! O salutaire ennui !
O tombe 1 ouvre tes bras à la veuve expirante...
La jeune Jîlle à Vécharpe de gaze, de la collection Wal-
lace, au gracieux visage un peu moutonnier de bergère, aux
yeux agrandis par un tourment tendre, un désir refréné de
pleurs chauds et lourds, ne cache pas seulement sous une
76 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVlll" SIÈCLE
échappe nouée avec négligence ces nudités de gorge que
l'auteur chrétien de Télémaque appelait des « immodesties » ;
mais, ce qu'elle dissimule encore par le même moyen, la
petite conti'ite, la petite pincée qui a peur des larmes, c'est le
battement désordonné d'un cœur qui s'éveille dans le mal
d'aimer. Cette petite, sa mère ou son galant l'ont menée à
l'Opéra un soir ! Elle a entendu l'air ^Orphée : J'ai perdu
mon Eurjydice, « cet air qui me déchire... » disait M"'' de Les-
pinasse. Et, de lait, depuis, elle en est accablée; une sorte
d'abattement la domine, et, la mélancolie indicible de ses
yeux, la pâleur de son front et de ses joues sont la révélation
du trouble intérieur qui tait qu'elle est triste.
Le voile, le voile encore, mieux que la veste à grandes
basques, la palatine de chenille ou le casaquin de satin bleu
turc auréole à ravir, sous le pinceau de Greuze, la tête à l'œil
vil", aux traits fins, aux boucles épanouies de Marie-Thérèse-
Charlotte de France, la même (jui sera un jour duchesse
d'Augoulème. Ici, dans ce poi'trait d'un beau style, aux
grands traits, à la touche large et hardie, un voile ample
drapé sur la femme ajoute à sa grâce, il l'entoure et —
comme il est sombre — il aide à montrer la beauté du teint.
Echarpe de tulle, tissu de foulard, tichu des Indes, ce voile
— dont les plis nombreux éveillent plus d'une idée funèbre
— accompagne, de son deuil, Marie-Tliérèse-Charlotte de
France. Celle qui fut Madame Royale et qui comptait qua-
torze ans au 10 Août, n'est point montrée, ici, de même que
dans les œuvres de M'"'' Lebrun, à côté de sa mèi'e Marie-
Antoinette, de son jeune frère, le Dauphin, duc de Nor-
I.A PHILOSOPHIE ENDORMIR
Porli-ail (le iMiidaiiio Greuze
[d'après In fr,'iiviifc ilc I.-M.'JSldrPnit)
ix fMnO oiiwîljijl/l oli lii;iln)M
LES SENSIIJLES ET LES AFFLIGEES 77
mandie. Celle dont Napoléon a dit justement qu'elle
était « le seul homme de sa famille » est là bien à part,
droite, lière, audacieuse. Un jour, beaucoup plus tard, le
baron Gros la fera voir, commandant anx marins et aux
soldats, s' embarquant à Pauillac et, le bras tendu, la tête
haute, haranguant la foule ; avec un art tout romantique, il
peindra, dressée, sa silhouette frémissante ; mais, Greuze,
plus mesuré, avec moins d'emphase aura, bien avant Gros,
surpris dans l'attitude noble, le regard assuré de Marie-Thé-
rèse-Charlotte, cette fermeté de l'âme et ce mépris de la mort
qui n'étaient pas, chez la duchesse, les marques les moins
dignes du caractère.
Les yeux levés au ciel, la gorge charmante contractée
d'un désir de larmes, les mains jointes dressées dans un
geste ardent de crainte ou de supplication, voilà la pose que
Greuze adopte, pour la jeime fille ou la femme, en beaucoup
de ses œuvres. Tel ce maître à chauler qui disait, en se
fâchant, à de jeunes élèves : « Trop de froideur à chanter !
Mettez donc de l'àme ! » il est là, devant son chevalet, la
palette et le pinceau à la main. 11 contemple ces modèles
exquis de l'amour et de la douleiu" : « Allons, leur dirait-il
volontiers, tournez vers moi votre visage ; faites voir vos
sentiments dans vos yeux ; que le feu de votre cœur donne
à tous vos traits cette animation qui vous transfigure ! » Et
ces filles, semble-t-il, l'entendent, tournent un moment la
tête, offrent un visage éploré, im regard plein d'angoisse et
de souffrance ; si fragiles elles soupirent, si tendres elles
gémissent et leurs petites mains sont tordues par la honte
10
78 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl'' SIECLE
OU jointes par la prière ! En aucun art, dans aucune école,
nul ne sut jamais, autant que Greuze, exprimer ainsi, dans
de touchants portraits juvéniles, ces « démonstrations pas-
sionnées » dont M""' de Genlis a parlé si souvent.
La Jeune fille de la National Gallery d'Edimbourg est
bien, entre tant d'images de la femme, celle où le peintre a
mis le plus de vive flamme. Inclinée, mains jointes, la face
un peu douloureuse, elle peut être aussi bien, dans son
^'expression de la tendresse affligée, la Claire d'Albe de
M""^ Gottin, l'Ernestine de M"' Riccoboni, la Mélanie de La
Harpe. Aimée de Goigny, dans son cachot de la Terreur, se
montrera à Ghénier sous cet aspect des larmes ; mais Julie
de Lespinasse, au moment qu'elle écrit, au colonel-comte de
Guibert, des billets déchirants, n'est pas plus consumée par
le mal de l'àme. « Je suis condamnée à vous aimer tant que
je respirerai. Quand mes forces sont épuisées par la douleur,
je vous aime avec tendresse ; et quand je suis animée, que
mon âme a du ressort, je vous aime avec passion. Mon ami,
le dernier souffle de ma vie sera encore une expression de
mon sentiment ! » Cette expression de Julie, cette expression
unique de la femme emportée par le maître des maîtres, par
l'Amour dominateur, Greuze a fait qu'elle rayonne dans le
portrait charmant de cette fille aux mains jointes. Mais, dans
le tableau intitulé la Fidélité, de la collection Wallace, il est
revenu encore sur cette expression.
Foiitenelle, le vieillard à la longue expérience, a parlé
une fois de tout « l'agréable mélange de plaisirs et de peines
que l'on appelle amour ». Cet « agréable mélange », où le
Wallacc Collection. Londi-(>s
JEUNE KILLE A 1>'ÉCHA111'E
(Photographie U'.-.l. Mansfll ,t C'J
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LES SENSIBLES ET LES AFFLIGEES 79
chagrin même est bonheur, aucune jeune fille ne l'a ressenti
plus intensément que cette Fidélité qui, tandis qu'elle em-
brasse un petit chien épagneul, songe à l'amant ingrat qui
l'a délaissée. Le soupçon, la désolation, l'appel aux puis-
sances célestes capables de commander sur le cœur de
l'homme, voilà tout ce qu'exprime, avec pathétique, une
physionomie avissi charmante. « Il arriva une heure plus
tard que de coutume, dit l'Angélique de Dancourt à sa ser-
vante fidèle, il demeura beaucoup moins; il était chagrin,
inquiet, interdit, embarrassé ; il commençait à ne plus
m'aimer. Lisette et l'absence l'ont fait m'oublier tout à fait. »
Il n'y a rien de tout cela que n'exprime l'œuvre de Greuze.
Mais peut-être Ijien que cette Fidélité est aussi la figure de
la femme abattue par la trahison : « Ah ! ma chère Téolinde,
s'écrie un moment Galatée en pensant à son pâtre, rien ne
peut me consoler... 11 est parti... il est parti... et, ce matin,
j'ai vu la bergère Léocadie avec le ruban couleur de rose que
j'avais donné l'autre jour à cet ingrat ! »
Il est une chose toutefois au monde qui console, qui
berce et calme, en l'élevant à Dieu, l'âme meurtrie des
amantes. Greuze a voulu que ce soit la prière.
Allez à Montpellier ; entrez au musée Fabre. Vous la
verrez aussitôt, agenouillée, mains jointes, les yeux levés
vers le ciel, l'adorable enfant ! Oh ! direz-vous, qu'elle est
belle ! Ses pieds et ses mains sont faits à ravir ; l'enveloppe-
ment de l'écharpe ajoute à son attitude; mais, la préoccupa-
tion de sa donleur n'enlève rien à sa grâce. Avant de prier
Dieu, la coquette .1 du penser à consulter son miroir ; elle
8o LA FEMMK ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl^ SIÈCLE
s'est coiffée en bandeaux ; sur son épaule nue elle a négli-
gemment laissé ses cheveux fins retomber en torsades. Gela
est bien tendre et bien voluptueux. Est-ce là cette fille em-
preinte de l'idée de la religion dont M""^ de Maintenon disait
qvi'elle « commence la journée par adorer Dieu de tout son
cœur » : cette fille qiii « se lève promptement, s'habille avec
diligence, modestie et le plus propi'ement qu'elle peut ; fait
bien son lit, arrange bien ses hardes, aide aux plus petites
si elle a du temps de reste? » Mais non, cette fille-là ce n'est
pas la même ! Nous ne sommes pas à Saint-Cyr, dans une
cellule ; nous sommes à Paris, dans une belle chambre avec
des rideaux. Cette fille en prière, c'est Greuze qui l'a peinte ;
et cela est bien de l'homme qui, comme disent les Concourt,
« changea la croix en flèches brisées dans les mains de
Sainte-Marie l'Egyptienne ».
D'un amour de Dieu si profane à l'amour de l'Amour, il
y a peu de distance ; la petite de Greuze l'entend assez vite.
Bientôt ses pieds nus ont chaussé les sandales, elle a vêtu sa
tunique la plus molle, la plus blanche, celle dont les plis
sont l'écho des lignes de son corps. Elle a quitté sa chambre ;
la voilà dans des bois pareils à ceux d'Amathonte et de
Paphos ; et, dans le chef-d'œuvre délicieux de la Wallace,
nous l'apercevons, semblable à la Psyché du poète, age-
nouillée au pied de l'autel de l'Amour, (c La tête de la jeune
fille qui fait la prière au pied de l'autel de l'Amour est char-
mante », écrit Diderot qui la vante. Elle est mieux que cela
encore : elle est extasiée, rayonnante ; elle est vive et belle ;
l'Amour la transfigure, il sèche ses larmes et la fait soiirire.
Wallaee Collection, Londres
POUTRAIT DK SOPHIK ARNOULD
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LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES
CE n'est pas seulement dans Diderot, Marmontel, La
Harpe, Sedaine ou M"" de Genlis que se rencontrent,
vers la fin du xviii^ siècle, dans le livre oti le théâtre,
la préoccupation constante de la morale et de la vertu ; c'est
aussi dans le plus pomponné des auteurs, le plus fade et le
plus joli, dans Jean-Pierre Claris de Florian. Le Bon père,
la Bonne mère, le Bon Jils, le Bon ménage, voilà quelques
titres communs à l'honnête auteur. « Je voulus donner à toutes
mes pièces, écrit ta ce propos Florian, un but de morale et d'uti-
lité... Je voulus surtout présenter le tableau de ces vertus
familières, de ces vertus de tous les jours, les plus utiles
peut-être, les plus nécessaires au bonheur. » En réalité, Jean-
Baptiste Greuze n'a pas eu, dans beaucoup de ses œuvres,
un but bien différent. Lui aussi, l'ami du franc bonhomme
de Wille, le mari de M''" Babuti, le père de ces bonnes et
charmantes filles qui seront la seule consolation de sa vieil-
lesse, il a entendu honorer la famille et vanter, dans des
Sa LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIII^ SIÈCLE
scènes tovichantes, le bonheur simple et les mœurs pures,
ce Le but du mariage : deux êtres se réunissent pour se garer
des malheurs de la *>ne... Je suppose que la ^ne est un fleuve. »
« J'ai vu cela, écrit Edmond de Goncourt, crayonné de la
main de Greuze, à la hâte, sous un bateau, voguant au gré
de l'eau, qui portait un homme, une femme et des enfants. »
Et, de fait, Greuze est bien là, tout entier, dans sa can-
deur, dans sa rusticité de paysan de Tournus. Le peintre de
la Privation sensible ou l'Enfant em^oj'é en nourrice a mis
beaucoup de lui, de son foyer, de sa vie de « tous les jours »,
comme Florian disait, dans ces panneaux empreints de sen-
timents paternels et conjugaux élevés, dans ces toiles qui
sont, de concert avec celles de Chardin, la représentation, à
peine embellie, de la vie laborieuse et doucement paisible de
la moyenne bourgeoisie et du petit peuple. Tandis qu'avec
Vernet, A^^ille et la Babuti ils reviennent de Champigny,
banlieue d'ombrages, d'eau claire et de friture, ou de Saint-
Gloud peut-être, pays où M'"" Greuze, après avoir été
embrasser ses enfants, croqua des w p'tits gâteaux de Nan-
terre » et but du vin d'Argenteuil, il a, tout en rêvant le
long de la Marne ou de la Seine, conçu ces ouvrages de la
maternité dont la contemplation dut, à un point extrême,
enchanter Jean-Jacques.
« La mère, dit Rousseau, doit nourrir son enfant... Le
devoir des femmes, là-dessus, n'est pas douteux. » Et le phi-
losophe de Genève et d'Ermenonville ajoute, en vantant
l'attrait do la vie domestique : « Le tracas des enfants, qu'on
croit importun, devient agréable; il rend le père et la mère
Musée de Montpellier
LA PHIÈRE DU MATIN
ll^hoto^rajjliie llriiim, (Uihiient it f.'''/
•iMill-)i|lMul/ 'il) n^i-.Dlf.
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LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES 83
plus nécessaires, plus chers l'un à l'autre ; il resserre entre
eux le lien conjugal. Quand la famille est vivante et animée,
les soins du foyer font la plus chère occupation de la femme
et le plus doux amusement du mari. » Greuze, imbu de
pi'incipes si respectables et d'une vertu si lielle, n'a pas
entendu exprimer autre chose quand il a peint la Mère bien-
aimée, quand il nous a montré M"'" Greuze elle-même entou-
rée d'une xr^ie fricassée d'enfants. « La scène, écrit Diderot,
que cette sorte d'ouvrage enthousiasmait au-dessus des
autres, la scène se passe à la campagne ; on voit, dans une
salle basse, en allant de la droite à la gauche, un lit ; au-
devant du lit un chat sur un tabouret ; puis la mère bien-
aimée renversée sur sa chaise longue et tous ses enfants
répandus sur elle... La mère de ces enfants a la joie et la
tendresse peintes sur son visage. » Cette mère, elle est jeune,
elle est belle, elle est épanouie ; elle a un laisser-aller ado-
rable : son bonheur est de s'abandonner à tout ce petit
monde. Pour un peu, comme M'"*' d'Epinay à ses fils, elle
pourrait dire, au petit garçon qui l'embrasse par-dessus la
tète : « Mon affection s'est partagée entre vos sœurs et vous.
Depuis que je suis mère, j'ai mis mon bonheur dans mes
soins pour mes enfants. »
Dans le Cajé, cette jolie composition dessinée (à l'Alber-
tina de Vienne), Greuze semble avoir mis une sourdine
légère à ses effusions. Cette fois la Mère bien-aimée, toujours
dans son fauteuil, est assise devant la cheminée, une seule
de ses filles auprès d'elle. Sur la table, à laquelle elle s'ac-
coude, elle a préparé du café, sans doute dans la belle café-
84 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVlIl' SIÈCLE
tière en argent de Jean-Georges Wille, et s'apprête à le boire.
Alors la vogue du café n'a fait que croître parmi les grandes
dames et les bourgeoises, depuis la Régence. « Ces belles
dames que vous voyez dans les modes de Bonnard, humer
leur petite tasse, éci'it Michelet de ces Françaises, elles y
prennent l'arôme du très fin café d'Arabie. Et de quoi cau-
sent-elles ? ajoute-t-il ; mais du Sérail de Chardin, de la
Coiffure â la Sultane, des Mille et une Nuits. » Sous le règne
de Louis XVI, la conversation, aux galeries du Louvre,
n'est plus tout à fait la même ; et, dans la société préférée
de Diderot, de Bulfon, ces amis du café, ce sont de plus
graves débats qui préoccupent, autour des tasses fines de
porcelaine, les dames et demoiselles qui boivent en philo-
sophant.
Ce calé, est-ce à dire que les nobles et bourgeois peuvent,
seuls, en savourer l'arôme ? Mais, pas tout à fait ! Les pauvres,
les faméliques, les déclassés, dans les petits cabarets situés
autour de la foire Saint-Germain, du côté du Procope, au
Palais-Royal, à deux pas de la Rotonde, en usent volontiers
aussi pour deux ou trois sols. Ainsi faisait le Neveu de
Rameau, les jours qu'il n'allait pas paresser dans l'allée de
Foy et considérer les jeunes dissolus passer sous les om-
brages. Greuze, l'observateur toujours averti des mœurs, sait
cela aussi bien que Diderot. Ce fils du couvreur maçonnais
n'a aucun mépris. Les petites gens dédaignés, les travailleurs
mercenaires, les pauvres retiennent, à tous les moments, sa
pitié et son attention. « Les deux hommes qui ont senti le
peuple, la grâce souff'rante et le sourire de douleur, Greuze,
Muséo (lu I^ouvi'c. Paris
LA CRUCHE CASSÉE (O.lail)
I l'Iioliiarii/iliic Itriiuii, tllriiicnl .V (',"/
(ii«i')a) iikfiir'.A:) >iiu);jji;> /.,i
LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES 85
Prud'hon ont été les fils inspirés de la pauvreté. » Ainsi dit
Michelet justement ; et, eela est si vrai qu'il faut voir dans
cette participation à la pauvreté, et, surtout vers la fin,
dans cette âpre lutte avec la douleur, les mobiles qui gui-
dèrent plus d'une l'ois Greuzc dans la reclierclie de ses sujets.
Depuis les Le Nain on ne voit guère que Chardin et lui
qui se soient faits les interprètes de la vie rurale et, soit aux
champs, soit à la ville, de l'intimité de la vie domes-
tique ; encore Chardin ne va-t-il pas beaucoup plus loin que
l'office où la Pourvoyeuse a déposé le lait écumant, le pain
craquelé, le poisson et les fruits. Greuze, plus agreste, dans
des dispositions plus proches encore de la nature, abandoinie
la ville ; il va dans les villages. Seulement ce n'est plus, avec
lui, l'art attentif, sobre et fort des Le Nain. Bien souvent,
dans ses tableaux du genre de V Accordée, du Retour ou du
Départ en nourrice, du Gâteau des rois, la nature, ornée
avec recherche, ressemble trop à celle des opéras-comiques ;
trop souvent, ainsi que dans Rose et Colas, « le théâtre repré-
sente l'intérieur d'une chaumière n ; cl. dans cette chaumière,
il y a des vieillards à tète vénérable et Ijouclée, il y a
des mères charmantes, il y a de beaux enfants; il y a, sur-
tout, des petits bouts de filles en jolis sabots, en tablier
d'indienne et en coifle, et des filles plus grandes, à l'œil vif,
au maintien assuré, fraîches, appétissantes, grasses et qui,
comme la Cunégonde de Voltaire, n'ont pas dix-sept ans.
Dans ces filles de campagne, parmi ces laveuses, ces
balayeuses et ces écureuses, au nombre de ces savonneuses
et de ces marchandes, Greuze, avec une intuition tout ins-
86 LA FEMME ET LA JEUXE FILLE AU XVIII^ SIÈCLE
pirée, découvre à chaque instant des modèles. Un jour, c'est
la « petite blanchisseuse penchée sur sa terrine, pressant du
linge entre ses mains » et dont Diderot est émerveillé ; le
lendemain c'est « une cuisinière debout contre une armoire,
lisant ou calculant dans son livre de dépense après son
retour du marché » et que lui achète Wille ; d'autres fois, de
même que dans la romance de Philidor, c'est une « gentille
boidaiigère » penchée siu* son four : c'est une laitière qui
revient de vendre son lait ; c'est une tille de la ferme qui
porte un panier rempli de pommes. A toutes, quels que
soient l'âge, la taille et les occupations, Greuze a donné le
même air liité de gentillesse, la même décence heureuse ; et
lui qui, comme Rousseau, a bien souvent le goût savoyard,
il a vêtu toutes ces filles à peu près de la même sorte : en
bonne grosse étoffe de marmotte, en petit juste et bonnet
plat de servante. Aux plus coquettes, aux mieux mises, à
celles qui fréquentent à la ville et viennent, à Bezons, à
Chaillot, le Temple et le faubourg du Roule, se mêler aux
abbés, aux musards, danser sous les guinguettes avec les
sergents et soldats des petits corps, il a mis deux doigts de
poudre, une dentelle, un ruban, une croix à la Jeannette.
De là, parmi ces villageoises, ces rustiques, ces paysannes,
tant de frimousses diverses, de minois différents, des filles
des champs semblables à celles que Chardin a peintes et
d'autres, plus éveillées, mieux troussées, à taille souple, à
mains fines, du genre de celles qu'observaient Restif et
Alei'cier, que peignait Jeaurat, du côté des Halles et de la
place Maubert.
Musée de Chantilly
TKTE I)K .TEl'XE FILLE
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LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES 87
La Jeune fille en robe blanche, vue à la collection Wal-
lace, coiffée simplement, le cou nu, regardant devant elle,
est parmi les plus simples. Que considère-t-elle donc, cette
petite, ainsi, avec attention ? Les charlatans du Pont-Neuf,
les mariniers du bas de Seine ou ces comédiens de bois du
bonhomme Audinot au-devant desquels le dessinateur
Swebach-Desfontaines assemblera tout un public d'enfants,
de femmes et de badauds? Mais rien de cela, sans doute.
Cette enfant, c'est la « fille placée au coin de la rue, le nez
en l'ail-, lisant l'affiche en attendant le chaland » et dont
Diderot écrit que c'est « un morceau de la plus grande
vigueur de couleur ! »
Pour la Dé^'ideuse (coll. Pierpont Morgan) c'est une
mignonne moins fruste. Celle-là, elle a déjà le bonnet serré
d'un ruban, le jupon à raies, un caraco de l'espèce de ceux
que Chardin donne à ses femmes. Lorsqu'Edmond de Con-
court parle de « la jeune personne qui, retournée sur sa
chaise, s'amuse à agacer un chat avec un peloton de fil ».
c'est elle qu'il entend nommer. Grciize, ainsi qiie Chardin,
ainsi que Jeaurat, de même que le Watteau de Y Occupation
selon ràgc, affectionnait ce sujet gracieux de la fille dévi-
dant sa laine. Il y revint plusieurs fois. Un M. de Saint-
Victor, magistrat au Parlement de Normandie, nous le laisse
assez cntendi'c. « Je ne vous parlerai point, écrit-il à son
ami, le peintre Desfriches, d'Orléans, d'un charmant Greuze
que j'ai acquis l'année dernière ; c'est une jeune fille qui
joue avec un chat et un peloton au lieu d'écouter les leçons
de sa bonne mamiui. »
88 I.A FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl' SIÈCLE
La Tête tic Jeune fille, également coiffée d'un bonnet serré
d'un ruban, un peu inclinée, du musée Condé, adossée sur
une chaise de bois, appartient, comme la précédente, à la
même famille juvénile; celle-là, ce n'est pas seulement du
côté du Louvre, dans le voisinage des quais, qu'on l'a A'ue ;
c'est aussi du côté de la rue Princesse et de la rue du Four,
à peu près à l'endroit où le fils du menuisier Chardin com-
mença de peindre avec attention, d'un pinceau appliqué, des
servantes actives, des petites souillons occupées, dans la
cour ou dans la cuisine, à savonner le linge ou frotter les
cuivres.
D'aspect plantureux et plus ferme encore est la villa-
geoise à visage vermeil, à cou solide, à l'épaule robuste, de
la National Gallery. Coiffée à chignon, les cheveux bas, le
visage très rond, la bouche et le nez petits, les joues sem-
blables a de belles pommes mliries par un soleil généreux,
elle emplit de sa santé, de la poussée pleine de sève de son
corps, le cadre où l'artiste l'a placée. Au Petit trou, au Port-
aii-bled, au Grand ^'ainqueuv, dans tous les menus cabarets
du bord de l'eau, du coin des ponts, au long de la Grève,
apparaissent des servantes pareilles à cette luronne. Il y en
a de semblables aux Halles, du côté des écaillères et des
harengères, à l'étal des poissardes criant la marée. Là, point
de fadeur, nulle recherche, aucune poudre et pas d'affi-
quets ; mais la tenue la plus dégagée, un épanouissement et
un rayonnement, quelque chose de libre à quoi ne nous a
point accoutumés Greuze.
Mais, de ces paysannes du Devin de village, élevées au
Musée du I.ouvre. I*ai-is
LA LAITIÈKK
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Mil/
LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES 89
son des musettes et dont le charme sans apprêt inspire à
tout moment le peintre, il en est peu qui séduisent plus le
regard, retiennent plus l'attention et méritent mieux d'être
aimées que cei\e iolic Jeune /iile au panîer di\ musée Fabre.
Dans la série agreste où, parla magie d'un fin pinceau spiri-
tuel, s'assemblent tant de fermières, de bouquetières, de
laitières, de rosières comme à Salency, cette enfant qui
passe, un panier au bras, est la préférée. Avec un petit air
nonchalant de la tête, un regard adouci des yeux et sa mine
mutine de caresser son visage avec sa main, de comparer
pour ainsi dire au duvet des fruits le duA'et de ses joues, elle
sait, mieux qu'une dame des villes, attacher le regard et
fixer le cœur. Cette fille au panier, à l'air languissant, aux
belles dents, aux doux regards, elle inquiète un peu qui la
contemple. Avec sa peau blanche et sa main élégante, elle
éveille assez le soupçon de n'être point aussi villageoise
qu'elle paraît. Miss Jennings, la blonde fille d'honneur
déguisée en bouquetière, qu'Hamilton fait voir, vendant des
oranges à la porte de la Comédie, devait, dans les Mémoires
de Gvaniont, oft'rir ce mélange piquant de noblesse et de
paysannerie. Et, de même, Lolotte, ce modèle de la Bergère
des Alpes de Marmontel, que lord Albemarle avait été cher-
cher dans la montagne ! Et M"' Bellemont, quand elle sera
Fanchon, aux heures du Consulat, ne sera pas, plus tard,
une enfant moins délurée de la campagne ; sous son petit
bonnet iin à brides, elle aura la même rudesse mêlée de
grâce troublante.
En s'enivrant de Jean-Jacques, en se grisant de cam-
QO LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl^ SIECLE
pagne et de musique, en associant la nature à leur ten-
dresse, il arrivait alors que les plus grandes des dames de
la bourgeoisie, de la noblesse, la reine même, ne rêvaient
plus que d'être ramenées à la condition la plus petite, à
s'humilier dans les métiers les plus bas du peuple. En 1785,
quatre ans avant la Révolution, du temps même où Greuze
excitait la vogue. M"" Roland, qui n'était pas pourtant du
commun, pouvait de sa province écrire à peu près à son
ami Rose : « Je fais des poires tapées qui seront délicieuses ;
nous séchons des raisins et des prunes ; on fait des lessives,
on travaille au linge; on déjeune au vin blanc, on se couche
sur l'herbe pour le cuver, on suit les vendangeurs, on se
repose au bois ou dans les prés ; on abat des noix. » Toutes,
femmes du Tiers, épouses de dignitaires, de maréchaux, de
princes, répudiant le souvenir des frivolités à la Pompadour,
n'aspirent plus qu'au délice de vivre ainsi, loin du monde,
au milieu des troupeaux, dans la compagnie des bouviers,
des pâtres. Travesties le plus joliment du monde, « on les
voit, écrit M""^ d'Epinay, en robe à Tangiaise, en tablier de
mousseline, en fichu pointu, en petit chapeau, assises à
une espèce de comptoir où se trouvent des oranges, des
biscuits, des brochures et tous les papiers publics. » A
Trianon, l'on ne fera pas moins qu'à Montmorency. « On y
avait, dit M. de Nolhac, représenté une foire dont les dames
de la cour étaient les marchandes. Une place publique
était figurée sur la pelouse au moyen de planches et de
châssis. Il y avait des échoppes de boulangerie, pâtisserie,
charcuterie, jusqu'à des i<^tisseries en plein vent, toutes
('.ollcclioii (le lii l'aiiiillr île CiOUrcelk'S
l'OHTRAlT I)K MADAMK DE COUUCKLLKS
(l'hologTrii)liir Uraiin. Ch'iiinil «t <^"/
KtlIa-j'iuoD ttl) 01111111:1 lîl -il» ri(»iJ);)ll<i:j
LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES 9I
reliées par des guirlandes de fleurs. La reine tenait une
guinguette... » Et c'était une chose charmante de la A'oir,
vêtue à la paysanne, aimable, accueillante, jouant fort bien
son rôle. Pour un peu, la Lailwrc de Greuze, appuyée d'un
bras sur son cheval, en blanc jupon, en blanc corset, rêvant
sous la coiffe, c'eût été Marie-Antoinette ! N'avait-elle pas dit
un jour, elle, la reine, femme de roi et fille d'empereur, ces
délicieux mots à propos de l'impression que les livres de
Florian lui avaient laissée : « C'est comme si l'on buvait une
tasse de bon lait. »
Un mot semblaljle, dit à propos de Greuze, n'eût pas été
moins juste, il n'eût pas moins convenu a cette figure de la
Laitière exquise, coquette, tendre, jolie, ah ! si jolie qu'il
semble bien que Jean-Baptiste, pour la peindre si bien, en
ait été amoureux. Et certes, cette Laitière si pimpante, si
fringante, à la gorge divine, au bras ravissant, elle n'a rien
de fruste, rien de grossier. La Laitière de Vermeer de Delft,
au musée d'Amsterdam, occupée de son métier si activement,
n'est rien auprès d'elle. Pour la décrire, pour la présenter
avec des mots rivaux des couleurs de Greuze, il faudrait
emprunter à La Fontaine au moment qu'il fait voir Perrette,
allant, dans la Laitière et le pot au lait, <( légère et court
vêtue »,
Cotillon simple et souliers plats...
Il faudrait demander au chevalier de Boufflers quelques-
uns des traits qu'il emploie si bien, dans la Reine de Gol-
conde, à dépeindre Aline, dans l'instant qu'il l'aperçut, « en
92 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIH'^ SIÈCLE
corset et cotillon blanc, un pot au lait sur la tête ». « Je la
vis, avoue-t-il, avec un secret plaisir, passer sur une planche
qui servait de pont au ruisseau, et suivre un sentier qui
devait conduire ses pas auprès de l'endroit où j'étais assis.
En m'approcliant, elle me parut d'une g^rande fraîcheur ; et
sans rien concevoir de ce qui se passait au-dedans de moi,
je me levai pour aller à sa rencontre. Chaque pas que je fai-
sais l'embellissait à mes yeux; la Géorgie et la Gircassie ne
produisent que des monstres en compai'aison de ma petite
laitière. »
Ces derniers mots, qui s'appliquent si étroitement au
tableau du Louvre, Greuze eût pu les reporter sur son
œuvre. Son tableau de la Laitière est délicieux. Pour celui
de V Accordée de Village, dont la composition est beaucoup
plus grande, d'un « faire » plus large, d'un sentiment mieux
exprimé dans l'ensemble, il retient encore plus vivement
l'intérêt. On sait qu'il s'agit, dans cette toile, d'accordailles
chez des paysans. Diderot, plus explicite, veut que ce soit
Un père qui vient de payer la dot de sa fille. Il est si frappé
de la vérité des attitudes, de la douce gravité des figures,
qu'il ne peut que dire, épris de ce tableau comme des
autres : « c'est la chose comme elle a dû se passer. » Et, de
fait, cela se passait assez souvent de cette façon. Quand
Sophie Arnould, retirée à la campagne, marie le fils de sa
cuisinière avec la fille de son jardinier et donne une fête
pour cela, c'est, sous le ciel de Luzarches, le même piquant
tableau, pris en réalité dans la vie champêtre.
Le public du moment, préparé par la philosophie la plus
Collection AKred de Rothschild
LA LETTRE
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LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES qB
ingénue, à l'amour, à rtidniiration de Greuze, fit, à ï Accor-
dée, une sorte de triomphe. Ce fut, disent les Goiicourt,
« une acclamation, une émeute d'enthousiasme, un prodi-
gieux succès répandu partout, qui remplissait les salons, •
qui montait même sm* les théâtres : dans les Noces d'Arle-
quin, jouées la même année, le Théâtre-Italien taisait au
peintre l'honneur, jusqu'alors sans exemple, de représenter
son tableau sur la scène. » A M""^ de Valori, la propre nièce
du maître, il appartiendra de composer un jour une autre
œuvre, appelée l'Accordée de Village, et de la donner en
spectacle. Cette parenté étroite du tableau de Jean-Baptiste
avec le livre, avec la comédie, est bien significatiAc de cette
sensibilité répandue partout et dont s'inspiraient aussi bien
les musiciens et les poètes que les peintres. Diderot, qui s'y
connaissait, veut que l'Accordée de Greuze ne soit pas autre
chose qu'une « jolie bouquetière » ; le liancé n'est autre
qu'un garçon de village ; comme dans le De^ùn, c'est Colin,
c'est Colette ; mais aussi bien, comme dans le récit de Mar-
montel, ce peut être Annette, ce peut être Lubin ; et Sedaine
lui-môme a illustré Greuze. Il a, dans Rose et Colas, porté sur
la scène une Accordée de village. « Le père, écrit Diderot
A^olontiers devant le père de l'Accordée, est un vieillard de
soixante ans, en cheveux gris, un mouchoir tortillé autour
de son cou ; il a un air de bonhomie qui plaît. » Mais la
bonhomie de Mathurin. le père de Rose, dans Rose et Colas,
n'est pas moins heureuse. Ecoutez Mathurin, dans l'ouvrage
de Sedaine, doter son entant : « Je lui donne, dit-il, le trous-
seau qu'elle a filé, tous les joyaux de sa mère, ses hardes,
94 LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIIl' SIÈCLE
son linge, ses garnitures, ses coiffes, sa croix d'or, ses bou-
cles d'or (elle les a déjà !), les gants de soie, le collier, le
ruban ; je veux qu'elle paraisse ! » N'est-ce pas du meilleur
Greuze ? Et Diderot, dans son Salon enthousiaste, ne fait
pas causer le père du peintre bien ditféreniment : « Jean-
nette, dit le paysan à son gendre, est douce et sage ; elle fera
ton bonheur; songe à faire le sien... »
Suzon sortait de son village!... murmure un air gracieux
de Dalayrac, au son d'un claA'ecin ou d'une épinette. Mais
Suzon, c'est aussi bien Rose, Annette, Colette ou Jeannette.
Il en est, de la plupart de ces filles comme des paysannes de
Greuze ; toutes se ressemblent ; toutes ont le même air, le
même sentiment et la même grâce. Alors, dans la comédie,
les tableaux ou la musique, toutes étaient sœurs, toutes
avaient la même façon de sourire. « Il semble, a dit foi-t
joliment Monselet à ce propos, il semble que les poètes et
les peintres du xviir' siècle aient emporté avec eux la recette
de ces impalpables créatures, toutes calquées sur V Accordée
de village, avec des roses sur les joues et des bluets dans les
yeux : jolie et remuante population de ravaudeuses et de
bouquetières en belles petites coiffes blanches, en jupons à
raies, montées sur des mules à hauts talons ; monde coquet
dont Moreau le jeune a dessiné le dernier sourire et le Cousin
Jacques a noté le dernier soupir... » C'est ce monde-là dont
Greuze a été le peintre, dont il a été le confident, l'observa-
teur attentif et simple. Ces petits modèles de la Cruche
cassée, de V Oiseau mort, de la Prière du matin, àeV Offrande
à l'amour, du Baiser envoj-é, elles lui rendirent bien sa ten-
Musée (le Montpellier
.IKUNE FILLE AU PANIER
(l'holoffi-aphie Jiraim, Clément et C"J
îiriiK/.'t 1/, M. KHI i/;j:ii.
LES MATERNELLES ET LES VILLAGEOISES QÔ
dresse. C'est quand, sous les traits de sa fille Anna, de sa
filleule Caroline (M'"'' de Valori), de M™' Jubo, de M"'' Ledoux,
de M"*" Mayer. ses enfants, ses disciples, les élèves de son
imagination et de son cœur, elles se groupèrent autour de
Greuzc vieillissant et lui firent cortège.
Alors, dans ces années-là, les années de la Révolution et
du Consulat. Greuze était devenit pauvre ; l'oubli s'était fait
sur son nom ; sa femme l'avait quitté. Comme un dément,
comme un malheureux, il allait, seul, perdu, dans Paris.
Vêtu d'un habit écarlate. la canne à la main, mêlé aux
Incroyables, aux hussards, aux muscadins et aux musca-
dines, il n'était plus que le fantôme de lui-même, que
l'image vieillie d'un homme qui avait été, jadis, le plus
célèbre et fêté des arts. Son pinceau lui restait sans doute,
mais hésitant, mais tremblant, n'ayant plus la hardiesse.
L'une des dernières œuvres auxquelles il consacra ses forces
expirantes fut le portrait de Napoléon Bonaparte^ lieutenant
d'artillerie, actuellement à Versailles. Lui, le maître âgé
dont le génie déclinait, dont les chagrins avaient usé le
cœur et courbé la taille, il trouvait assez d'énergie encore, il
apportait un réveil final de talent à peindre le portrait de ce
jeune homme qui s'élevait avec son destin, qui grandissait
avec les événements et dont la gloire allait rayonner sur le
monde. Là, dans ce portrait, ce n'est pas encore Bonaparte
général, Bonaparte consul ; c'est presque encore Bonaparte à
Brienne ; mais, dans l'autorité du regard, la finesse des
traits, la volonté de la bouche on reconnaît déjà celui dont
M""" de Staël disait qu'elle ne pouvait ni l'approcher ni le
Ç)G LA FEMME ET LA JEUNE FILLE AU XVIII^ SIÈCLE
voir sans éprouver cette « dîfïiculté de respirer » qui tenait
du vertige, delà crainte et de l'admiration.
Au moment où mourut Greuze, en i8o5, le petit lieute-
nant d'artillerie était devenu empereur et roi. César victo-
rieux il obligeait l'Europe à le prendre pour maître ; mais
lui, le souverain acclamé, ne se souvenait pas du vieux et
malheureux peintre. Seules quelques femmes, au nombre
desquelles étaient M™" de Yalori, M"^ Maj^er, M""^ Jubo, por-
tèrent quelques fleurs sur le cercueil de l'homme qui avait
été honoré de l'amitié d'un Chardin, d'un Diderot, d'un
Vernet, dont les financiers s'étaient disputé les œuvres, à
qui les plus grands des princes et princesses avaient
demandé des portraits. « Lorsque tu seras au moment de
quitter la vie, avait écrit un jour Diderot à Greuze dans un
moment d'abattement (Salon de iy63), il n'y aura aucune
de tes compositions que tu ne puisses te rappeler avec
plaisir. » Mais, parmi ces compositions, c'étaient encore
celles oîi il avait peint la femme charmante et mutine, la
jeune fille radieuse qui apparaissaient à sa pensée. Le sou-
venir des Accordées de \'illage, des Cruches cassées, des
jeunes filles priant Dieu ou l'amour, des jeunes filles
envoyant des baisers, accompagna jusqu'à l'instant dernier
du tombeau, le merveilleux maître qui avait employé,
durant une vie longue, tout son génie et tout son cœur à
peindre, dans toutes les attitudes de leur sensibilité, de leur
grâce tendre et douce, la jeune fille et la femme.
Wallace Collection, Londres
BACCHANTE
(l'hntog-rniihip 11. -A. Mniiscll X- C°J
-■ni.iioj .flOfl'jaJJoD •))i;lli;7/
MÏVïAHaO/.H
TABLE DES CHAPITRES
Pages
Préface 5
I Les Innocentes et les Naïves ... i3
II Les Mutines et les Provocantes . . 29
III Les Sérieuses et les Attentives . . 4^
IV Les Sensibles et les Affligées . . . 03
V Les Maternelles et les Villageoises . 81
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Portrait de M'"-^ de Porcin Frontispice
Portrait de J.-B. Greuze ........ 4
Psyché couronnant Eros 5
Le Baiser envojé 6
Jeune Fille en Robe blanche 8
L'Offrande à l'Amour .......... lo
Innocence ....... 12
Portrait déjeune Homme i4
Les Confidences 16
La Dévideuse 18
Tête de Femme (sanguine) 20
Portrait du Prince Ch.-M. de Talleyrand-Périgord . 22
Jeune Fille av^ec son Canari mort 24
Portrait de Dame 26
Portrait du Comte de Saint-Morjs enfant .... 28
L'Écouteuse • 3o
L'Accordée de Village (détail) 32
Wallace Collection. Londres
ESPIÈGLERIE
/Phologiaiihie Braiin, Clément et (?°J
■nlmo. I .noiJ-j'ilîo.') ■i-mllr,'//
TABLE DES ILLUSTRATIOXS
La Mère bien-aimée (détail) 34
Jeune Fille effeuillant une Marguerite 36
Portrait de Ange-Laurent de la Lii''e de Jullj . . . 38
La Vestale 4^
Le Chapeau blanc 4^
Portrait de Napoléon Bonaparte . 44
Tête déjeune Fille 4^
La Cruche cassée 4^
Tête déjeune Fille 5o
Portrait de Fabre d'Eglantine 52
Dessin (sanguine) . 54
Le petit Mathématicien 56
Fidélité 58
L'Ecouteuse 6o
Portrait de la Duchesse d'Angoulênie 6a
Coquetterie 64
Portrait de la Comtesse Mollien enfant 66
Le Café 68
Jeune Fille aux Mains Jointes 70
Jeune Fille aux Colombes 72
Tête de jeune Fille 74
La Philosophie endormie 76
Jeune Fille à l'Echarpe 78
•^
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Portrait de Sophie Arnoiild 80
La Prière du Matin 8a
La Cruche cassée (détail) ......... 84
Tête déjeune Fille 86
La Laitière 88
Portrait de M"^" de Courcelles 90
La Lettre. . . 93
Jeune Fille au Panier 94
Bacchante 96
Espièglerie 98
ACHEVÉ d'imprimer
LE lO OCTOBRE I912
PAR FRAZIER-SOYE A PARIS
1J
SFP 2 0 1993