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Full text of "J.B. Greuze, peintre de la femme et la jeune fille du 18è siècle"

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£661  6  Z  d39 


^ 


LA  FEMME  E:T  LA  JEUNE  FILLE 
DU  XVIir  SIÈCLE 


IL  A  ETE  TlKE  DE  CET  OUVRAGE 

3oO  EXEMPLAIRES 

sua  PAPIER  nu  JAPON 


à 


■■'fl      trrr      ^n-T 


<'i'>-;;(lA'fi   •i^i'.fi]/. 
DMO'I     .1(1     AU./.<l/,if.     Hd      ll/.îl  lilO'l 


Musée  (TAngcrs 
l'OHTHAIT    l)K    MADAME    1)K    POHCI^ 


EDMOND    PILON 


J.-B.  GREUZE 


PEINTRE    DE 


LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE 


DU    XVIIP    SIECLE 


L'EDITION    U'ART 


H.  l'IAZZA,   i<).   UUE  BONAPARTE,  PARIS 


( 


N 


\ 


Mtisrc  (le   Lille 
PSYCHK    COURONNANT    EROS 

/Phologrn/ihic  llroiiit,  Cléiiient  iH  C") 


PREFACE 


COMMENT  entreprendre  un  livre  sur  la  femme  et  la  Jeune 
fille  dons  l'œuvre  de  Greuze  sans  parler  de  lui  d'abord, 
le  peintre  entre  tous  charmant  qui  fit,  du  secret  de  son 
pinceau,  vivre  tant  de  jolis  visages  et,  parmi  tant  d'étoffes  rus- 
tiques et  simples,  d'écharpes  molles  et  longues,  frissonner  les 
tailles  les  plus  souples,  les  poitrines  les  plus  haletantes,  les 
épaules  les  plus  blanches  et  les  mains  les  plus  belles?  Et  com- 
ment ne  pas  dire,  au  seuil  d'un  ouvrage  oi)  il  va  paraître,  à  toute 


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page,  au  milieu  des  créations  les  plus  séduisantes  de  son  imagi- 
nation et  de  son  cœur,  comment  ne  pas  dire  que  Je  an- Baptiste 
Greuse  a  été,  dès  Venfance,  attiré^  conquis  par  cette  admira- 
tion et  cet  amour  des  femmes  qui  feront  de  lui,  jusqu'au  déclin 
extrême,  un  portraitiste  si  admirable,  un  intimiste  si  recueilli 
et,  par-dessus  tout,  le  peintre  de  la  maternité  et  de  l'inno- 
cence ? 

Dès  ses  ans  les  plus  tendres,  tandis  qu'il  Joue,  enfant 
encore,  au  pied  des  coteaux  de  Tournus,  à  l'ombre  des  pam- 
pres de  son  Maçonnais,  sa  mère  Claudine  Roch,  la  femme  du 
couvreur,  sa  marraine  Antoinette  Auberut,  la  femme  du  bou- 
langer, veillent  sur  ses  pas  hésitants,  l'entourent  d'une  solli- 
citude constante  et  attentive.  Et,  dans  ces  bonnes  mamans, 
ces  berceuses,  ces  sevreuses,  ces  nourrices,  ces  aïeules  à  bon- 
net de  campagne,  fichu  de  toile,  liabits  de  laine  dont  il  peu- 
plera un  jour  /'Accordée,  le  Gâteau  des  rois,  la  Mort  tlu 
paralytique  et  tant  d'autres  ouvrages  d'une  sensibilité 
ingénue,  on  les  reconnaît,  inclinées  au-dessus  des  garçonnets 
et  des  fillettes,  souvenirs  vivants  dans  /<■  cœur  du  peintre,  la 
femme  du  couvreur  et  du  boulanger. 

Ayant  atteint  plus  tard,  au  début  du  règne  de  Napoléon,  au 
terme  d'une  dijjicile  et  féconde  carrière,  Jean-Baptiste  Greuse, 
devenu  le  vieillard  obscur  et  résigné  qu'auront  abattu  tous  les 
orages,  retrouvera ,  par  un  charmant  rappel  de  son  passé, 
dans  ses  filles  et  dans  les  jeunes  femmes  groupées  comme 
autant  d'élèves  autour  de  lui,  la  même  attention  et  le  même 
amour  dont,  au  début  de  sa  vie,  sa  mère  et  sa  marraine  ber- 
cèrent, toutes  deux,  son  rêve  innocent. 


CDllcctioii  AUVcd   d(;  lU)lliscl\il<l 
LE    BAISKU    ENVOYÉ 

iriiDloLiTiiiiliic  Uraiin.  Clihiicnl  &  C'J 


\il\ii->i-iiU>H  ■)[>  JrnllA  ridiJollo;) 


Peintre  de  la  femme  dans  tout  ce  qu'elle  a  de  jeunesse 
et  de  fraîcheur^  poète  de  ses  sourires,  de  ses  e'mois,  de  sa 
tendresse,  Greuse,  qui  fut  Jugé  si  binllamment,  dans  des 
siècles  divers,  par  un  Diderot  ou  un  Goncourt,  n'a  jamais 
été  défini  mieux,  dans  son  inspiration  et  dans  sa  bonté,  que 
dans  ces  lignes  écrites  par  une  femme,  par  ces  mots  que 
la  plus  fidèle  de  ses  disciples,  M"*"  de  Valori,  traça  dans  un 
élan  d'affection.  «  Greu:;e,  dit  M""'  de  Valori,  avait  dans  le 
caractère  cette  heureuse  simplicité,  ce  désintéressement  pres- 
que toujours  inséparable  du  génie;  il  fut,  toute  sa  vie,  fier, 
naïf  et  grand;  jamais  le  soupçon  ni  la  défiance,  vices  des 
âmes  faibles  et  petites,  ne  vinrent  arrêter  et  glacer  ses 
épanchements.  C'était  peu  de  s'ouvrir  avec  franchise,  il 
se  livrait  sans  réserve;  il  s'exprimait  alors  avec  une  sorte 
de  bonhomie  touchante  qui  faisait  admirer  sa  candeur  et 
chérir  sa  personne.  Fils  respectueux,  époux  et  père  tendre, 
ami  solide,  artiste  généreux  et  désintéressé,  les  vertus  les 
plus  douces  et  les  plus  nobles  s'unissaient  chez  lui  à  l'éclat 
des  talents.  » 

Le  portrait  que  nous  donnons  ici,  et  que  l'artiste  peignit 
dans  le  temps  où  il  n'était  plus,  déjà,  tout  à  fait  heureux, 
reflète  bien  ces  sentiments  élevés  et  simples,  ces  aspirations 
vertueuses  et  sentimentales.  Greuze  est  là  tout  entier  avec  son 
idéal  naïf  et  pur,  ce  visage  sérieux  et  noble  auquel  il  emprun- 
tait dans  ses  tableaux,  enfin  cet  aspect  de  berger  philosophe  à 
belles  boucles,  à  fines  lèvres,  à  regard  plein  de  langueur  dont 
il  a,  plus  d'une  fois,  d'après  lui,  doté  ses  modèles.  A  l'empe- 
reur Joseph  II  qui  lui  demandait  une  fois,  dans  son  atelier,  au 


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cours  d'une  visite  à  Paris  :  «  Où  puisez-vous  vos  sujets  ?  » 
Greuze  fit  cette  belle  réponse  :  «  Sire,  c'est  dans  mon  cœur!  » 
Cela  est  si  vrai  que  Greuze  est  reste',  à  nos  yeux,  en  peinture, 
le  représentant  de  cette  même  sensibilité  que  Gluck  portait 
dans  ce  temps-là  dans  la  musique,  Diderot  au  théâtre  et 
Rousseau  dans  le  roman.  Quelques-uns  de  ses  portraits 
les  plus  réussis,  ceux  de  Fabre  d'Eglantine  et  de  Bonaparte 
lieutenant  d'artillerie,  sont  empreints  de  cette  sensibilité.  La 
même  sensibilité,  mais  plus  élégante,  plus  raffinée  encore, 
éclate  dans  le  fin  portrait  de  Jeune  homme  du  Louvre,  dans 
celui  de  Charles-Maurice  de  Talleyrand-Périgord,  le  roué 
diplomate  dont  il/"'^  de  Rémusat,  qui  l'a  bien  et  finement 
jugé,  a  pu  dire  qu'il  «  Ji' apprécia  jamais  la  vertu  que  chez 
les  autres  ».  Mais  où  le  génie  de  Greuze  a  scintillé  et 
rayonné,  où  cette  sensibilité  s'est  communiquée  à  la  couleur 
pour  la  faire  palpiter  et  vivre  comme  la  chair  elle-même, 
c'est  dans  ces  multijdes  portraits  de  femmes  et  d'enfants, 
dans  ces  effigies  blondes  ou  brunes  de  jeunes  filles  dont  il  est 
le  peintre  divin  et  inimitable. 

Moncrif,  le  poète  confident  de  Marie  Leczinska,  qui 
connaissait  si  bien  les  femmes  et  les  chats,  a  écrit  à  peu  près 
dans  le  temps  où  Greuze  débutait,  un  essai  piquant  sur  l'Art 
de  plaire.  Eh  bien!  les  femmes  et  les  jeunes  filles  du  peintre 
de  la  Philosopliie  endormie,  de  la  Cruche  cassée  et  de  la 
YtsàXihvc  sont  comme  les  personnages  félins  de  Moncrif  :  elles 
dégagent  une  séduction  infinie,  elles  exercent  au  point  le  plus 
élevé  cet  art  de  plaire  qui  est  un  enchantement  et  un  sourire, 
un  embellissement  en  même  temps  qu'un  bonheur. 


Wallaee  Collection.   Londres 
.TRIINK    FILLE    KN    UOBK    BLANCHE 

ll'hnlni(rapliic   ll'.-.l.  Mnnsell  Ji  C'J 


n-ilifioj    .nohwllo:)   l-)l!lli:W 

TH  aaoH  via  hjjih  ïtvîîjjti. 


9 

Dei'ant  tant  de  mutins  profils,  d'adorables  i,Hsages,  de 
minois  adolescents  de  bouquetières,  de  laitières,  de  jeunes 
filles  affiigées,  d'innocentes  et  de  i^êi'euses,  le  public,  du  temps 
même  de  Greuse,  ne  se  tenait  pas  d'aise.  «  La  foule  se  presse 
à  ses  tableaux  »,  écrit  Diderot  heureux.  Aux  salons  de  pein- 
ture, au-dcivint  de  la  cymaise  où  ses  toiles  paraissent,  ce  ne 
sont  qu'enthousiasme ,  applaudissements,  délire.  A  son  atelier, 
quels  que  soient  le  lieu  et  l'heure,  accourent  les  amateurs,  les 
critiques,  les  femmes.  De  ces  dernières,  soutiens  les  plus 
constants,  les  plus  décidés  de  l'art  de  Greuse,  il  en  est  de 
toute  condition,  de  tout  ào-e.  De  la  petite  Phlipon  (qui  sera 
M^"''  Roland),  des  demoiselles  Cannef,  personnes  de  la  bour- 
geoisie, à  AT"''  de  Grammont,  belle  et  grande  dame  venue 
chercher  une  œuvre  pour  M.  de  Choiseul,  foutes  les  femmes 
sont  là,  pâmées,  charmées  et,  devant  ces  portraits.  Jetant  des 
petits  cris,  battant  des  mains,  émues  parfois  et  pleurantes. 
Seule,  plus  sérieuse  que  toutes,  attentive  et  ne  manifestant  pas 
dans  le  désordre  son  admiration,  la  petite  Vigée,  qui  sera 
M"^ Lebrun,  se  hausse  un  peu  pou/-  voir.  Ce  qu'elle  entend 
découvrir,  au  fond  de  ces  tableaux  si  gracieux,  si  séduisants  et 
si  nouveaux,  la  fine  mouche,  ce  n'est  point  seulement  le  senti- 
ment, mais  encore  a  l'explication  de  ces  demi-tons  des  carna- 
tions délicates  »,  c'est  la  raison  de  cette  fraîcheur  de  chairs, 
d'yeux,  de  lèvres,  la  composition  de  ces  teintes,  le  charme  de 
cette  peinture,  et  son  secret  et  sa  magie  ! 

Pour  les  hommes,  ils  n  'aident pas  moins  que  les  femmes  à 
ce  grand  succès  de  l'œuvre  de  Greuze.  Randon  de  Boisset,  de 
L^alive  de  Jully,  MM.  de  Praslin  et  de  Lévis  sont  amateurs 


lO 


(les  grandes  et  belles  toiles  ;  pour  les  têtes  radieuses  de  Jillcs, 
le  graveur  Wille,  qui  en  est  fou  à  peu  près,  vient  jusque  cite:- 
Greuze  même  les  disputer  au  comte  de  Vence.  Mais  le  plus 
fanatique  et  le  plus  idolâtre,  celui  qui,  plus  que  Wille,  plus 
que  personne,  adore  ces  filles  du  génie  de  Greu:-e,  ces  créa- 
tions de  son  cœur,  ces  bustes,  ces  portraits,  ces  profils,  celui-là 
c'est  Diderot.  Au-devant  de  ces  modèles  de  la  beauté,  de  la 
vertu,  de  la  grâce,  il  ne  se  tient  plus  de  joie  et  d'amour;  il  est 
ivre  et  émerveillé  :  «  Oh!  dit-il  en  les  contemplant,  la  belle 
main!  la  belle  main!  le  beau  bras  !  »  Et  le  voilà  qui  s'ap- 
proche et  saisit  le  détail  davantage  :  «  Voje:-,  dit-il,  ces 
doigts  ;  et  ces  fossettes,  et  cette  mollesse,  et  cette  teinte  de 
rougeur  dont  la  pression  de  la  tête  a  coloré  le  bout  de  ces 
doigts  délicats,  et  le  charme  de  tout  cela!  »  Cette  main  il  In 
baiserait!  Mais,  il jr  ^  ^«  fête  :  n  Que  cette  tête  est  belle! 
Qu'elle  est  élégamment  coiffée!  Que  son  visage  a  d'expres- 
sion!... Tout  enchante  en  elle!  »  Ilj-  a  tout  l'ensemble  dont 
il  raffole,  dont  il  est  épris,  qu'il  admire  :  <(  Quand  on  aperçoit 
ce  morceau,  on  f?// Délicieux  !  Si  l'on  s'j-  arrête  ou  qu'on  j 
revienne,  on  s'écrie  :  Délicieux  !  Délicieux  !  » 

Depuis  l'époque  d'un  succès  si  grand  et  si  total  dans  la 
peinture,  cent  cinquante  ans  ont  passé.  Et  voilà  que  ce  succès 
n'a  pas  diminué.  Il  s'est  accru  même  avec  le  temps,  avec  les 
années  qui  ont  ajouté  à  ces  têtes  si  douces,  à  ces  physionomies 
si  avenantes  de  jeunes  femmes  et  de  jeunes  filles  une  parure 
nouvelle,  un  éclat  encore  plus  chaud  et  plus  vif.  Aujourd'hui 
comme  jadis  l'impression  est  la  même.  Maintenant  comme 
toujours,    d'instinct,    devant    ces   visages    ingénus,    rêveurs. 


Wallacc  Collection,   Londres 

l'offrande    a    i/amour 

frholof-rnphir   U'.-.l.  MnnsfU  it  C'J 


i-.'ViliiKjJ    .fioi};j*)lluv)  •l'Mîllr.  // 

huok/.'a    i     fra/îAH'i 'lo'.i 

\''.\  'J,  WvAnnVr.  .1  -.11    •vn\vvvv-A*>\»i\n\ 


1 1 


souriants,  ilélicats,   Von   <HL  comme  Diderot  :  «  Délicieux  ! 
Délicieux  !  » 

En  <>ain  eltercherait-on  un  mot  d'an  sens  plus  différente 
plus  dii'ers,  p/us  neuf.'  Délicieux!  Délicieux!  C'est  le  seul. 
Il  n'y  en  a  pas  d'autre  ! 


Walliicc  (lollci-tioii.   Londres 
IXNOCKNCE 

I l'lu)l<i!(i-(iiiliic  ISraun,  Ch'inenl  it  C") 


^•rilinoJ   .iioil-)')lln;)    niiWr.V/ 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES 


LES  demoiselles  de  la  maison  d'éducalioii  de  Saint-Gyr, 
l'ondée  par  Mme  de  Maintenon,  étaient  réparties  selon 
les  âges  de  sept  à  vingt  ans.  Il  y  avait  là  les  rouges, 
les  vertes,  les  jaunes  et  les  bleues  séparées  par  couleurs,  de 
l'enfance  à  l'adolescence  et  à  la  jeunesse.  Ainsi  en  est-il  dans 
Tœuvre  de  Greuze  :  de  la  fillette  à  la  grande  fille  et  à  la  jeune 
femme,  toutes  les  grâces,  toutes  les  successives  expressions 
des  visages  apparaissent  variées  suivant  les  années,  modifiées 
suivant  les  espoirs  ou  les  rêves,  les  afflictions  ou  les  bon- 
heurs différents  des  modèles.  Toutefois  ce  n'est  plus  par 
couleurs,  c'est  par  sentiments  que  pourraient  être  assemblées 
les  unes  et  les  autres.  Nous  aurions  ainsi,  suivant  le  recueil- 
lement, la  gravité  ou  l'animation  des  visages,  depuis  les 
plus  ingénues  jusqu'aux  plus  rustiques  en  passant  par  les 
plus  passionnées  :  les  Innocentes  et  les  Naïves,  les  Mutines 
et  les  Provocantes^  les  Rêveuses^  les  Sérieuses,  les  Sensibles. 
enfin  les  Maternelles  et  les  Villageoises.  Et  ce  serait  là  une 


l4  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl''    SIECLE 

gamme  charmante,  une  gradation  heureuse,  une  maniles- 
tation  vraiment  complète  et  multiple  de  l'art  tout  féminin  de 
Greuze  ! 

Les  Innocentes  et  les  Naïves^  puisqu'il  faut  commencer 
par  elles,  n'ont  jamais,  plus  que  dans  ces  tableaux,  été  naïves 
et  innocentes.  Agnès,  l'i^gnès  de  Molière,  faisant,  pour 
passer  le  temps,  des  cornettes  et  des  tartes  à  la  crème,  n'offre 
pas  plus  de  candeur  et,  dans  la  limpidité  de  ses  grands  yeux 
clairs,  ne  reflète  un  ciel  ni  plus  doux  ni  plus  pur. 

Ces  filles  que  voilà  ont  à  peine  quinze  ans. 

Quinze  ans,  Mliyrra,  sont  à  peine  voire  âge... 

diront  un  jour  des  paroles  de  Legouvé  sur  de  la  musiqvie  de 
Villeneuve.  Et  quinze  ans  c'est  l'âge  de  Babet,  de  Manon,  de 
Fanchon  et  d'Annette  ;  quinze  ans,  c'est  l'âge  de  Mam'zelle 
Godiche  !  l'âge  de  l'éveil,  des  rougeurs,  du  songe,  des 
timidités,  des  craintes!  Ah!  vous  dirai-je,  maman!...  chan- 
teraient volontiers  les  petites  niaises.  Mais  les  petites  niaises 
ne  chanteront  et  ne  diront  rien  :  elles  sont  les  plus  igno- 
rantes du  monde.  Et,  d'abord,  qu'on  voie  leiu^s  visages  ! 
Ce  n'est  pas  elles  qui  pourraient  dire,  comme  la  greffière  de 
Dancourt  dans  les  Bourgeoises  de  qualité:  «  J'ai  le  teint 
brouillé,  l'œil  nébuleux  !  »  Si  quelqu'un  a  le  teint  frais, 
l'œil  vif  et  clair,  voilé  seulement  d'un  peu  de  rêve,  c'est 
bien  ces  toutes  belles.  Là,  sur  ces  roses  et  blancs  visages, 
nul  nuage  trojî  sombre  ne  passe,  nulle  ombre  ne  vient 
troubler  la  quiétude  ! 

Cela,    peut-on  demander,   tient-il  à  l'éducation  qu'on  a 


Musée  du  Louvre,  Paris 
PORTRAIT    DK    JEUNE    HOMME 

(Photographie  Braun,  Clément  et  O'j 


:>tMl/IOH    MVI'IMI.    nu    TIAHÏMO'I 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  l5 

donnée  à  ces  enfants  ?  Il  se  peut,  car  bien  avant  Rousseau, 
avant  Sopliie,  l'éducation  des  filles  est,  dans  beaucoup  de 
cas,  tout  ingénue.  L'Adèle  de  M'"''  de  Genlis  est  une  fille 
comme  cela.  A  douze  ans  elle  n'a  aucune  idée  :  «  C'est, 
a-t-on  dit  plaisamment,  le  moyen  qu'elle  n'en  ait  pas  de 
fausses.  »  Les  petites  pudiques  des  comédies  de  Picard  (les 
Filles  à  Marier),  de  Dancourt,  de  CoUin  d'Harleville  {les 
Châteaux  en  Espagne),  de  Sedaine,  qui  reflètent  si  l)ien 
l'image  des  jeunes  filles  de  la  société  où  fréquentait  Greuze, 
ont  toutes  de  cette  ignorance.  Et,  pour  celles  qui  savent,  par 
une  sorte  de  maintien  dans  la  pudeur,  de  recherche  dans  la 
simplicité,  elles  s'efforcent,  pour  ressembler  aux  autres,  à 
masquer  leur  savoir.  M""  de  Créqui,  une  très  grande  dame, 
assure  aux  jeunes  personnes  que  ce  n'est  point  déchoir  que 
«  tenir  un  état,  fût-ce  un  ménage  ».  Le  chancelier  d'Aguesseau 
entend  que  sa  peme-fille,  M""  Henriette  de  Fresnes,  sache 
aussi  bien  «  pâtisser  »  qu'écrire.  «  Ce  n'est  point,  lui  dit-il, 
s'abaisser  que  faire  tourner  un  rouet.  »  Balayer  le  sol,  sécher 
du  linge,  écumer  le  pot  :  voilà  ce  qu'il  faut  qu'elles  sachent 
—  ces  filles  —  en  plus  du  reste.  Et  Manon  Phlipon,  qui  sera 
Manon  Roland,  l'apprend  toute  jeune  et  s'en  fait  gloire  :  «  Je 
saurais,  dit-elle,  faire  ma  soupe  aussi  lestement  que  Philo- 
pœmen  coupait  du  bois.  »  Les  plus  riches,  les  plus  instruites, 
les  plus  belles,  se  plaisent  ainsi,  dès  le  jeune  âge,  tout  autant 
que  leur  petite  Javotte  de  servante,  à  faire  la  ménagère,  la 
ravaudeuse,  la  lingère,  à  jouer  à  la  Cendrillon,  au  souillon, 
au  w  torchon  »,  comme  disait  M""'  de  Pompadour  d'une 
femme  qu'elle  aimait  bien  :  M""-  il'Amblimont. 


i6 


De  là,  chez  les  enfants,  les  jeunes  filles  élevées  un  peu  à 
la  rude,  en  façon  de  petites  femmes,  ce  côté  apaisé  du  cœur, 
cet  aspect  reposé  du  visage.  De  même  que  Boucher,  le  frivole 
maître,  a  aimé,  justement  à  cause  de  son  charme  un  peu 
agreste  et  si  frais,  Rosine,  la  fruitière  de  la  rue  Sainte- Anne, 
de  même  Greuze,  séduit  par  le  franc  sourire,  la  naïveté 
honnête,  a  aimé  ces  filles  toutes  pétries  des  grâces  de  la 
pudeur. 

Pâles  comme  le  lys,  et,  d'autres  fois,  quand  cette  pudeur 
les  colore,  vermeilles  comme  la  fleur  de  l'églantier,  telles,  au 
seuil  du  musée  du  maître,  paraissent  ces  beautés  virginales. 
Bernardin  de  Saint-Pierre  peut  venir  et  montrer,  dans  une 
prose  rivale  de  la  peinture,  Virginie  «  douce,  modeste, 
confiante  comme  Eve  »,  A^irginie  limpide  et  ineffable,  il  ne 
fera  pas  mieux  que  Greuze  a  fait  dans  son  art. 

L'une  de  ces  filles  candides,  touchées  le  mieux  du  monde 
d'un  pinceau  ailé,  caressant,  tendre,  est,  semble-t-il,  cette 
perle  jolie,  nacrée,  nuancée  de  la  collection  Morisson  :  la 
Jeune  fille  effeuillant  une  marguerite.  «  Le  ravissement  de 
se  sentir  jeune  »,  comme  M"""  de  Maintenon  le  disait  de  ses 
chères  élèves,  ne  s'est  jamais  trouvé  exprimé  aussi  bien,  ni 
avec  plus  d'innocente  modestie  que  dans  cette  œuvre  qui 
compose,  costume,  jeune  fille  et  fleur,  une  symphonie  en 
blanc  adorable. 

M"^  de  Pompadour,  à  qui  Boucher  avait  donné  en  pein- 
ture le  goût  d'une  rusticité  un  peu  apprêtée,  elle  à  qui  Van 
Loo  communiqua,  dans  un  portrait,  des  grâces  de  bergerie, 
aimait  beaucoup  cette  jeune  fille  ingénue,  interrogeant  d'un  : 


Musée  du  TjOuvre,   Paris 
LES    CONFIDENCES 


riMoyiJianyroo  85i.t 


~^ 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  I7 

Un  peu,  beaucoup,  passionnément  !  timide  et  réservé,  la  fleur 

confidente. 

Où  est  la  Marguerite  ? 
Oh  gai  !  oh  gai  !  oh  gai  ! 
Où  est  la  Marguerite  ? 
Oh  gai.  franc  cavalier  ! 

Elle  est,  poiirrait-on  dire,  dans  ce  tableau  d'un  arrange- 
ment heureux .  Jamais  fille,  plus  que  celle-là,  n'a  été  simple. 
«  Donnez,  dit  Jean-Jacques  Rousseau  dans  Emile,  à  une 
jeune  fille  qui  ait  du  goût  et  qui  méprise  la  mode,  des 
rubans,  de  la  gaze,  de  la  mousseline  et  des  fleurs  ;  sans  dia- 
mants, sans  pompons,  sans  dentelles,  elle  va  se  faire  un 
ajustement  qui  la  rendra  cent  fois  plus  charmante  que  n'eus- 
sent fait  tous  les  brillants  chiffons  de  la  Duchapt.  »  Quelques 
aunes  de  toile,  un  jupon  de  basin,  un  petit  jusle,  im  large 
fichu  aérien  enveloppant  répaule,  un  chapeau  de  campagne 
empli  de  la  cueillette  des  prés  suffisent,  plus  que  toutes  les 
parures,  à  communiquer  à  son  maintien  la  grâce,  à  embellir 
sa  taille,  à  donner  le  charme  à  son  visage  !  Pour  son  teint 
d'une  délicatesse  exquise  et  si  pudiquement  coloré,  quand  il 
faut,  de  rougeur,  l'obtint-elle  par  le  vinaigre  de  Maille  et 
l'eau  de  beauté?  Elle,  point  du  tout!  Sa  peau  est  fraîche 
naturellement;  comme  celle  de  Marie- Antoinette,  étonnant 
de  sa  finesse  et  de  son  éclat  M""  Lebrun,  son  peintre,  «  elle 
est  si  transparente  qu'elle  ne  prend  point  d'ombre  ».  Mais 
un  duvet  invisible  et  velouté  la  fait,  près  des  lèvres  et  des 
joues,  plus  caressante  et  plus  douce  encore. 

Le  jeune  Marmontel,  dans  le  temps  qu'il  lisait  A^irgile  au 


l8  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl"    SIÈCLE 

fond  d'un  collège  de  province,  retrouvait  avec  bonheur, 
durant  les  vacances,  une  petite  amie  pareille,  à  peu  près,  à 
cette  fille  à  la  marguerite.  «  Dans  sa  fraîcheur,  elle  n'avait 
pas,  dit-il,  ce  tendre  et  doux  éclat  que  l'on  nous  peint  dans 
la  beauté,  lorsqu'on  la  compare  à  la  rose  ;  mais  le  vermillon, 
le  duvet,  la  rondeur  de  la  pêche,  vous  offrent  une  image  qui 
lui  ressemble  assez.  »  Et  Colette,  dans  le  Devin  de  Rousseau, 
était  comme  cela  !  Elle  était  comme  cela  Galatée,  au  moment 
que  Florian  la  vit  :  «  Un  simple  corset,  un  jupon  d'étoffe 
commune  composaient  sa  parure  ;  sa  taille  seule  rendait  cet 
habit  charmant...  »  Et,  dit  Florian,  qui  résume  admirable- 
ment le  tableau  pudique  et  délicat  de  Greuze,  «  simple 
comme  la  fleur  des  champs,  elle  était  belle  et  ne  le  savait 
pas  ». 

Il  semble  que  la  Jeune  fille  aux  colombes,  ses  cheveux 
dénoués  retenus  d'un  ruban,  assise,  de  face,  un  panier  sur 
les  genoux,  une  cage  auprès  d'elle,  ait  de  cette  ignorance  et 
ne  soit  pas,  plus  volontairement,  coquette  et  jolie.  Au  reste, 
dans  cette  œuvre  autant  que  dans  la  Jeune  fille  à  la  margue- 
rite apparaît  à  nouveau,  ravissante  de  pudeur,  de  naturel, 
de  grâce,  la  Galatée  à  qui  Florian  communiqua  la  langueur 
frissonnante,  l'ingénue  beauté,  l'expression  innocemment 
rêveuse  et  mutine.  Si  Greuze,  en  effet,  par  la  mollesse  de 
son  pinceau,  la  fadeur  piquante  du  coloris  a  été,  bien  sou- 
vent, le  Florian  enrubanné  et  paré  des  arts,  Florian  a  jju 
être  aussi  l)icn  le  Greuze  aimable  et  touchant  des  lettres. 
Cela  est  si  vrai  que  c'est  encore  dans  Galatée  que  peut  se 
lire  la  description  la  plus  poétique  et  la  plus  juste  qui  soit 


Collection  Pici'pont  Morgan 
LA    UÉVIDEUSE 

I l'liolt>i(rai)hU  llraïui,  CUhncnl  it  <',") 


Méj'jaaiYC'ia  a>i 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  19 

du  tableau  du  maître.  Galatée  Aient  offrir  à  Silvérie,  en  la 
saluant  d'un  air  gracieux,  un  couple  de  colombes.  Un  mo- 
ment elle  s'arrête,  elle  sourit,  elle  badine,  un  panier  dans  un 
bras,  une  cage  dans  l'autre.  La  voilà  enfin,  mêlée  aux  gens 
du  village,  «  elle  apporte  deux  tourterelles  qu'un  valet  de 
son  père  venait  de  prendre  au  filet.  La  bergère  craint  de 
leur  faire  du  mal  ;  ses  mains  peuvent  à  peine  suffire  pour 
tenir  les  deux  oiseaux  :  leurs  ailes  blanches,  leurs  becs  cou- 
leur de  rose  s'échappent  sans  cesse  entre  ses  doigts...  » 

Ces  oiseaux  tout  palpitants  et  tout  craintifs,  au  roucou- 
lement doux,  à  qui  M""  Helvétius,  dans  son  jardin  d'Auteuil, 
donne  à  manger  de  sa  main,  chez  Greuze  et  chez  Florian  se 
réchauffent  à  la  pression  des  beaux  doigts  de  Galatée.  C'est 
là  un  motif  tendre.  Les  peintres  de  la  fin  du  xviii''  siècle,  les 
sculpteurs,  les  graveurs  l'exprimeront  à  peu  près  tous  dans 
des  œuvres  qui  sont  bien  souvent  des  chefs-d'œuvre  ;  et, 
juscpie  dans  les  faïences,  sur  le  couvercle  des  boîtes,  sur  les 
éventails,  dans  le  haut  des  cadres  à  dessin  rocaille  des  billets 
de  mariage,  on  les  verra  longtemps  se  becqueter,  les 
colombes  ! 

Cet  amour  innocent  des  pigeons  azurés,  des  colombes 
pâmées  s 'efforçant  à  quitter  la  cage  n'avait  d'égal,  au  même 
temps,  que  l'amour  dont  les  auteurs,  les  musiciens,  les  pein- 
tres étaient  pris  pour  les  beaux  troupeaux,  les  jolis  moutons. 
Dans  Florian,  dans  Sedaine,  dans  le  jeune  Berquin,  dans 
Grétry,  Monsigny,  surlout  dans  François  Boucher,  ce  ne 
sont  plus  que  buissons  gracieux  piqués  de  laine,  houlettes 
légères,  tambourins,  musettes.  La  pastorale,  dans  les  arts, 


30  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'    SIECLE 

triomphe,  et,  Jean-Baptiste  Greuze,  le  garçon  de  Tonrniis 
élevé  près  des  pâturages,  à  l'exemple  des  peintres,  des  musi- 
ciens, des  poètes  ses  émules,  ne  veut  pas  rester  seulement 
un  oiseleur  ;  il  veut  être  un  berger  aussi  ! 

A-t-il  lu  VAstrée,  lui,  le  petit  provincial,  avant  de  quitter 
sa  lamille  et  de  s'en  aller  à  Lyon,  s'essayer  à  peindre  chez 
Grondom,  l'artiste  à  la  jolie  femme?  Cela  n'est  guère  croya- 
ble. Et,  pas  plus  qu'il  n'a  lu  l'Astrée,  il  n'a,  sur  les  «  bords 
fleuris  »  du  Rhône  et  de  la  Saône,  cherché  les  «  brebis  » 
d'une  poésie  précieuse  et  conventionnelle.  Seulement  la 
«  bergerie  »  est  devenue  un  genre  fort  en  honneur  dans  le 
monde  depuis  Honoré  d'Urfé.  Le  xvii"  siècle  avait  le  goût 
des  moutons  :  M""  des  Houlières  en  emplissait  ses  églogues 
et  M"""  de  Mazarin,  l'amie  piquante  et  fantasque  de  Saint- 
Evremond,  avait  poussé  le  plaisant  jusqu'à  montrer  dans 
son  salon,  au  milieu  des  chats,  chiens,  des  perroquets  et 
des  autres  bêtes,  de  véritables  brebis  parfumées,  peignées, 
cravatées  de  bleu,  arrangées  avec  des  pompons  et  des 
faveurs. 

Le  xviii"  siècle,  en  même  temps  que  de  bien  d'autres 
choses,  hérita  de  ce  goût-là  ;  et,  tandis  que  Gessner  et  Flo- 
rian,  dans  de  petits  romans,  restauraient  la  pastorale,  André 
Chénier  s'apprêtait,  dans  des  vers  divins,  à  lui  redonner  le 
sentiment  antique  ;  enfin,  tout  jeunes  encore,  plus  à  part, 
plus  dans  l'ombre,  Berquin,  Bouilly,  celui  qui  sera  le  bon 
homme  Demoustiers,  s'eff'orçaient  de  raviver  un  mode  litté- 
raire afladi  par  le  nombre  et  l'abus  du  pastiche.  Au 
xviii'  siècle,  incliné  vers  les  beautés  de  la  terre,  attiré  par  le 


Galerie  All^erlina,   Vienne 
TÊTE    DE    FEMME    (Sanguine) 

/l'ltol<ii,'-rcii)liir  Hrniiit,  C.léiiienl  <t  (}") 


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0  *  Jn!)msiO  ,nHn-\a  •)Ji\i\«-\'^oU>i\"\^ 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  21 

charme  élevé  de  la  nature,  il  appartenait  de  redonner  des  cou- 
leurs plus  vives  et  plus  fraîches  à  ce  genre  fané.  Aussi,  rien 
de  plus  gracieux,  de  plus  spontané,  de  plus  ardent  que  l'atta- 
chement dont  les  hommes  et  les  femmes  d'alors  témoignent 
pour  la  campagne  en  fleurs,  pour  les  travaux  agrestes,  les 
spectacles  du  labour,  des  moissons,  des  vendanges.  Une 
fois,  à  Undersee,  en  Suisse,  la  fille  de  Necker  et  M""'  Vigée 
assistent  à  une  fête  de  bergers,  à  une  procession  en  vieux 
costumes  où  il  y  a  des  étendards,  des  chars  ornés,  où  l'on 
entend  le  ranz  des  vaches.  «  M'""  de  Staël  et  moi  fûmes  si 
émues,  si  attendries  de  cette  procession  solennelle,  de  cette 
musique  champêtre,  écrit  alors  M""  Leljrun,  que  nous  nous 
serrâmes  la  main  sans  pouvoir  nous  dire  un  seul  mot  ;  mais 
nos  yeux  se  remplirent  de  douces  larmes  ;  je  n'oublierai 
jamais  ce  moment  de  sensibilité  réciproque.  » 

A  cette  sensibilité  printanière,  à  cette  émotion  faite  de 
rusticité  et  d'abandon,  nul  n'échappait  durant  le  siècle.  Aux 
plus  sceptiques  mêmes  il  appartenait  de  témoigner,  dans 
toutes  les  circonstances  où  cela  se  pouvait,  d'un  attachement 
naïf  à  la  bergerie.  Quand  M"'"  Clairon  vint  à  Ferney  rendre, 
pour  la  première  fois,  visite  à  Voltaire,  Florian  —  Flovianet 
comme  Voltaire  disait  —  n'était  encore  qu'un  enfant.  Cela 
prêtait  aux  intentions  de  l'hôte  illustre.  Et  que  n 'imagina-t-il 
pas  pour  honorer  Clairon,  pour  célébrer  l'interprète  la  plus 
fameuse  de  son  théâtre?  Mais  de  costumer  Flovianet  en  ber- 
ger et  de  l'envoyer  à  l'entrée  de  Ferney  pour  présenter  le 
compliment  à  Clairon  !  Pour  le  garçonnet,  dit  Sainte-Beuve, 
«  appliqué  dans  son  rôle,  il  joue  au  berger  blanc  et  rose  avec 

3 


22  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIir    SIECLE 

sa  bergère  ;  c'est  commencer  déjà  l'innocente  pastorale  d'Es- 
telle et  Némorin.  » 

Pour  Estelle  qui  est,  sans  doute,  plus  que  Galatée  encore, 
la  création  la  plus  suave  et  la  plus  exquise,  dans  sa  puérilité, 
du  garçon  de  Ferney,  il  ne  serait  pas  autrement  audacieux 
de  prétendre  que  Jean-Baptiste  Greuze  en  emprunta  les 
traits  pour  la  fille  au  mouton  qu'il  a  nommée  Y  Innocence. 
Cette  ingénue,  cette  mignonne,  cette  beauté  naissante  et 
toute  trempée  d'aurore,  qu'est-elle  donc,  sinon  l'une  de  ces 
bergères  qui  «  cachent  sous  un  chapeau  de  paille  des  attraits 
dont  tant  d'autres  seraient  vaines  »?  Le  chapeau  de  paille, 
certes,  ici,  est  envolé  ;  mais  ce  n'est  pas  par  dessus  les  mou- 
lins ;  c'est  dans  la  prairie  où  la  fille  à  la  marguerite  l'a 
ramassé  pour  l'emplir  de  pâquerettes  et  de  boutons  d'or. 

U Estelle  de  Florian,  V Innocence  de  Greuze,  c'est  la  seule 
et  même  fille,  la  villageoise  aimable  aux  yeux  purs,  aux 
lèvres  roses,  vôtue  des  mêmes  rubans  et  des  mêmes  voiles. 
Voyez  ce  front  doux,  ce  fin  menton,  ces  belles  épaules  !  Et 
cette  candeur  !  Voilà  une  petite  bouche  qui  doit  grasseyer, 
zézayer  joliment,  dire  des  pizons  et  dire  des  soiix  pour  des 
pigeons  et  des  choux.  S'il  est  vrai,  selon  M"'  de  Lambert,  que 
«  la  vertu  n'a  jamais  enlaidi  personne  »,  nulle  fille,  autant 
que  celle-ci  qui  est  sage,  ne  peut  être  plus  ravissante  et 
coquette.  Un  jour,  quand  elle  sera  tout  à  fait  grande,  accor- 
dée de  village  ou  mère  bien-aimée,  elle  se  rappellera,  non 
sans  mélancolie,  le  temps  heureux  où  elle  courait  pieds  nus, 
son  mouton  entre  les  bras,  Médor  à  ses  côtés,  sur  le  bord  du 
fleuve  aimé  de  Némorin.  Alors  elle  n'était  qu'une  petite  gar- 


Collection  de  M.  Chaix  d'Esl-Angc 

PORTRAIT 

DU    PRINCK    CHAlU.KS-MAimiCE    OK    TAT.I.KYRAND-PKRIGORl) 

/l'Iiohtfffti/ihir  llriiiiii,  i'Jvmcnl   it  C"7 


•f^ii/.-l-<A'\>  /iiiiJD  .I/i  •)))  iioili'illn! ) 
TIAflïHO'l 

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LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  33 

deuse  de  troupeaux,  une  petite  paysanne,  une  petite  pas- 
toure.  Le  soir,  devant  l'âtre,  à  ses  garçonnets  ébouriffes,  à 
ses  fillettes  naissantes,  d'une  voix  toujours  cristalline  et  tou- 
jours fraîche,  elle  pourra,  regrettant  le  passé  et  rêvant  du 
jeune  âge,  chanter  à  la  manière  des  bergères  d'Auvergne  : 

Quand  j'étais  petite, 

Petite  Margoton, 

Je  gardais  les  brebis, 

Les  brebis  et  les  moutons... 

Cet  air  là,  si  plaintif,  si  languissant,  quelqu'un  l'entendra 
un  jour  en  passant  dans  la  campagne,  une  églantine  aux 
lèvres.  Ce  sera  Fabre,  le  charmant  poète  et  dramaturge  heu- 
reux, Fabre,  l'ami  futur  de  Danton  et  de  Desmoulins,  le 
même  que  Greuze  a  représenté  en  habit  français,  les  cheveux 
bouclés,  les  traits  fins  et  mièvres.  Fabre,  dans  le  cœur  de 
qui  l'orage  révolutionnaire  n'a  pas  grondé  encore,  Fabre 
dont  l'imagination  frivole  et  passionnée  se  plaît  aux  airs  de 
Jean-Jacques,  aux  écrits  de  Buffbn,  à  la  musique  de  Grétry, 
s'arrête  dans  le  sentier  en  fleurs.  D'un  air  plein  de  surprise 
et  d'attention,  lui,  l'auteur  badin  aimé  des  femmes,  il  écoute 
cette  voix  de  l'innocence  et  de  la  vérité  ;  il  est  ému,  cette 
fois,  non  seulement  parce  que  la  chanson  est  belle  et  la  fille 
jolie  ;  mais  une  sorte  de  parfum  venu  des  bois  et  des  campa- 
gnes, une  mélodie  qui  monte  des  sources  et  descend  des 
nids,  l'impression  de  recueillement  née  de  l'aspect  de  la 
nature,  tout  cela  se  répand  dans  son  être  et  gonfle  sa  poi- 
trine au  point  qu'à  son  tour  il  est  épris,  comme  un  berger 


24  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl"    SIÈCLE 

OU  comme  un  pâtre,  de  troupeaux,  de  moutons,  de  la  poésie 
agreste  des  vallées  et  des  chaumines.  De  là,  cet  air  si  péné- 
trant, si  mélancolique  et  si  doux  qu'à  son  tour  il  compose  : 
Il  pleut  ^  il  pleut  bergère... 

Bonsoir,  bonsoir,  ma  mère  ; 
Ma  sœur  Anne,  bonsoir  ; 
J'amène  ma  bergère... 
Soignons  bien,  ô  ma  mère. 
Son  tant  joli  troupeau... 

L'air  fera  fortune,  la  chanson  deviendra  célèbre.  Au  mo- 
ment où  les  doigts  fins  et  blancs  des  marquises  fermeront, 
avant  le  départ  pour  l'exil,  les  clavecins  et  les  épinettes,  il 
retentira,  se  mêlant  à  des  chants  plus  âpres,  plus  rudes  et 
plus  militaires.  Cette  «  Marseillaise  des  voluptés  funèbres  » 
se  confondra  un  moment  à  l'autre,  à  la  grande  Marseillaise 
des  combats  ;  elle  y  ajoutera  comme  une  sourdine  et  comme 
une  plainte.  Mais,  au  moment  que  Greuze  peint  Fabre 
d'Eglantine,  à  l'instaivt  où  ce  Némorin  de  la  chanson  et  de  la 
poésie  vient  poser  devant  l'artiste  appliqué  à  chercher,  dans 
les  traits  du  dessin,  dans  l'accent  de  la  couleur,  les  contours 
délicats,  les  tons  les  plus  efféminés  et  les  plus  doux,  le  mo- 
dèle n'est  encore  qu'un  aimable  amoureux,  un  précieux 
poète. 

A  la  gracieuse  enfant  un  peu  consternée,  à  la  petite  sotte 
sérieuse  et  rêveuse,  à  la  fille  à  la  fontaine,  plus  peut-être 
qu'à  la  fille  aux  colombes,  à  celles  au  mouton  ou  à  la  mar- 
guerite,  un  peintre  aussi   respectueux,    aussi   affable    que 


Musée  d"E(liml)ourg 
JEUNE    FILLE    AVEC    SON    CANARI    MOKT 

fl'hotoffrapliie  liraun,  (Uénienl  it  C'y 


"•lllDlIcilihM'L    'tOHIlI/l 

rsioi/:  iHA/iAO  yioH  jnrA  hjji'i  airuMi. 

V'.^    ï.    h\-«H"M'.>   .1MI>V\V\    ■>llV(\\Vl-0  0\Ol\'\\ 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  a5 

Greuze  ne  pouvait  donner  un  maintien  plus  modeste,  un 
plus  joli  air  tendre.  Entre  toutes  ces  candides,  ces  naïves  et 
ces  ingénues  dont  le  pinceau  séduisant  de  l'artiste  a  groupé 
im  bel  ensemble,  il  n'en  est  pas  dont  le  front  se  couronne 
d'un  printemps  plus  radieux  et  plus  pur,  dont  le  transparent 
regard  brille  avec  plus  d'innocence.  Dans  l'ovale  des  joues 
et  du  menton,  dans  le  contour  du  nez,  la  finesse  des  lèvres, 
Greuze  n'a  pas  entendu  exprimer  le  seul  agrément  des 
traits.  Ce  que  son  pinceau  a  voulu  traduire  avec  une  gravité 
paisible,  un  recueillement  humble  —  et  cela  par  la  seule 
magie  des  couleurs  —  c'est,  du  ruban  des  cheveux  au  ruban 
du  sein,  mêlés  tous  deux  de  fleurs,  de  la  bouche  pincée  en 
une  moue  légère  aux  mains  hésitantes,  le  sentiment  d'inquié- 
tude et  de  méditation  dont  la  jeune  fille  est  envahie  à  la  fon- 
taine. 

Ce  n'est  pas  que  cette  cruche  cassée  soit  un  tel  malheur  ! 
A  la  plus  prudente,  à  la  plus  attentive,  à  Babet.  à  Fanchon, 
à  Javotte  ou  Rose  il  est  arrivé,  plus  d'une  fois,  de  casser 
des  cruches.  Mais  nulle  n'en  fut  jamais  aussi  désolée  que 
cette  petite.  C'est,  dirait  Diderot,  que  Greuze  est  survenu  au 
moment.  Il  a  vu  sa  douleur,  il  a  senti  son  chagrin.  Peut-être 
était-il  dans  des  dispositions  favorables.  Ce  minois  sédui- 
sant, cet  habit  de  marmotte  ajusté  avec  coquetterie,  ce  décol- 
leté heureux,  cette  attitude  où  tout  indique  le  regret  et 
l'appréhension,  tout  cela  a  séduit  le  peintre  sentimental. 
«  Si  vous  ne  pouvez  être  vrai,  a  conseillé  Greuze  à  un  élève, 
au  moins  soyez  piquant.  »  Et  piquant,  l'artiste  ne  Ta  jamais 
été  plus  qu'à  ce  moment  !  La  jeune  fille,  immobile,  est  de- 


26  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIII*    SIÈCLE 

bout  devant  sa  toile  et  ses  pinceaux,  A  mesure  qu'il  la  peint 
l'on  sent  qu'il  la  morigène  et  s'efforce  à  la  consoler.  «  A  pré- 
sent, lui  dit-il,  vous  voilà  grande  fille  !  »  C'est  le  mot  de 
Jean-Jacques  à  Sophie.  Il  n'en  est  pas  de  plus  prévenant  et 
de  plus  paternel.  Cette  fille  l'écoute,  l'entend,  elle  est  émue 
et  la  voilà,  sur  la  toile,  saisie  au  moment,  vrai  bijou  par  sa 
gentillesse  et  sa  naïveté. 

Beaucoup,  à  considérer  ces  yeux-là,  cette  bouche,  cette 
taille  et  ces  mains  ont,  devant  la  Cruche  cassée^  eu  je  ne  sais 
quel  soupçon.  —  «  Mademoiselle,  Mademoiselle,  j'ouvre  en 
effet  les  yeux  et  je  vous  trouve  bien  moins  novice  que  je  ne 
me  l'étais  figuré.  »  C'est  le  mot  du  prince  italien  à  Manon. 
Ils  l'eussent  dit,  pour  un  peu,  à  cette  fille.  Et  Diderot,  peut- 
être  comme  les  autres  :  «  C'est  une  coquine  à  laquelle  je  ne 
me  fierais  pas.  »  Quoi  !  cette  jolie  demoiselle,  ce  modèle  de 
candeur,  cette  enfant  modeste,  cela  est-il  possible?  Mais 
voilà  le  malheur  des  jeunes  filles  de  Greuze.  Parce  qu'elles 
sont  belles  on  les  redoute,  on  les  soupçonne  et  les  accuse. 
«  Voilà,  dit  la  Marianne  de  Marivaux,  M"'  Marianne  la  lin- 
gère,  voilà  le  tort  qu'il  y  a  d'avoir  un  joli  visage  ;  c'est  qu'il 
nous  donne  l'air  d'avoir  tort  quand  nous  sommes  un  peu 
soupçonnées  et  qu'en  mille  occasions  il  conclut  contre 
nous.  »  Rien  n'est  plus  vrai.  Marianne  a  raison  contre  Dide- 
rot, contre  les  sceptiques  et  contre  nous.  Ces  filles  du  génie 
de  Greuze  sont  peut-être  beaucoup  plus  simples  qu'on  ima- 
gine ;  il  ne  faut  pas,  à  la  hâte,  juger  contre  elles.  On  peut 
être  à  la  fois  ingénue  et  charmante  ;  même  avec  la  vertu  on 
peut  plaire  si  la  vertu  emprunte,  à  de  jeunes  visages,  un  air 


Wallacc  (/.lUi'ctioii.  LoikIi'CS 
l'OHTUAlT    r)E    DAMK 

,l'lu,lnar(ii>liir    ir.-.l.  Mdiisell  A-  C'/ 


>"iMhliii.l     .ili)il)-ili<.,  )     iii;lli;7/ 

:iuj.<i  :i<i  TiAJiTMO'i 

-■»  7.   \\;>y.H»\(.  .1.-.  M    ■.■ii\i\iv>\i(>\"iV'\  ( 


LES  INNOCENTES  ET  LES  NAÏVES  2^ 

de  charme  et  d'abandon.  M'"^  la  marquise  de  Lambert,  qui 
connaissait  bien  les  nuances  si  variées  des  sentiments,  l'a 
conseillé  une  fois  adroitement  à  sa  fille  :  «  Il  ne  faut  pas 
avoir  une  pudeur  farouche  ;  il  faut  avoir  une  pudeur  ten- 
dre, n  Est-il  un  mot  plus  féminin,  plus  gracieux  et  plus 
doux  ?  En  est-il  un  qui  peigne  plus  au  vif  ces  innocents  mo- 
dèles, ces  bergères,  ces  pastoures,  ces  enfants  qui  vont  à  la 
fontaine?  Toutes  sont  sérieuses,  naïves,  retenues,  modestes, 
toutes  sont  pudiques  ;  mais,  en  même  temps,  toutes  plaisent 
et  sont  belles. 


Musée  de  Nantes 
PORTKAIT    l)V    COMTE    DE    SAINT-MORYS    ENFANT 

(l'Iiolii/fraphie  liratin,  (Jléntent  it  C'°J 


■\rj:\Y:z\  r-.ïuui/.-ryii/.H  :ia  mtmod  uti  TiAflTJio^ 


II 

LES  MUTINES  ET  LES  PROVOCANTES 


EST-CE  à  dire  que  toutes  les  jeunes  filles  campées  si 
bien  par  Greuze  dans  tant  de  sujets  agrestes,  de 
motifs  piquants,  d'anecdotes  aimables,  soient  sans 
recherche  et  sans  coquetterie?  Ces  petites  personnes  gran- 
diront et,  sans  cesser  d'être  modeste,  leur  maintien  ne  sera 
pas  toujours  aussi  réservé  que  dans  les  épisodes  de  la  jeune 
fille  aux  colombes,  de  l'enfant  à  l'agneau,  de  la  mignonne 
consternée  à  la  fontaine.  Un  moment  vient  oii  Fanchette.  la 
petite  paysanne  du  Mariage  de  Figaro,  que  Beaimiarchais 
déclare  «  très  naïve  »,  cesse  d'avoir  douze  ans.  Alors  sa 
poitrine  s'arrondit,  ses  mains  s'allinent.  ses  cheveux  croissent 
et  retombent  en  torsades  sur  le  plus  beau  cou  et  la  plus 
Ijelle  épaule  dii  monde  ;  les  yeux,  qu'elle  tenait  baissés, 
osent  regarder  plus  hardiment  et  plus  en  face  ;  et  ces 
yeux-là,  par  une  sorte  de  don  naturel,  savent  sourire  et  se 
voiler  quand  il  faut  pour  le  plaisir  et  pour  le  rêve.  Un 
moment  encore,  un  peu  d'expérience,  quelques  bijoux,  une 

4 


3o  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl''    SIECLE 

jolie  robe,  et  Fanchette,  à  tout  son  attrait  virgiiial,  joindra 
cet  accent  de  Mvolité  qui  émerveillait  le  Neveu  de  Rameau. 
Le  drôle  pourra  venir.  11  connaît  les  femmes,  sait  ce  qu'en 
vaut  Faune  ;  il  verra  Fanchette  et,  se  tournant  vers  le  philo- 
sophe, il  dira,  non  sans  cynisme  et  une  légère  pointe  : 
«  —  Laissez-la  pleurer,  minauder,  avoir  des  nerfs  agacés 
comme  les  autres,  pourvu  qu'elle  soit  jolie,  amusante  et 
coquette.  Quoi  !  point  de  danse?  » 

Et  la  danse,  le  jeu  même  le  plus  innocent,  la  toilette 
même  la  moins  recherchée,  voilà  de  nouveaux  prétextes  à 
faire  valoir  la  taille  souple,  le  pied  léger,  la  main  leste  !  «  Ne 
craignez  rien  tant  que  la  vanité  chez  les  filles,  disait  déjà 
Fénelon  en  son  temps  ;  elles  naissent  avec  un  désir  violent 
de  plaire.  »  Jamais  parole,  appliquée  aux  modèles  de 
Greuze,  n'a  été  plus  vraie.  Admirez-les,  ces  filles,  dans  leui* 
attitude  empruntée  à  l'art  le  plus  ingénieux,  contemplez 
leur  façon  de  sourire  ou  de  pleurer,  voyez  aA-^ec  quelle  grâce 
mutine,  quel  air  entendu  elles  savent  tourner  un  peu 
l'épaule,  oflrir  à  l'admiration  la  gorge  la  plus  blanche  et  la 
mieux  faite,  de  la  manière  qu'elles  savent  marcher,  courir 
ou  se  pencher  dans  le  frisson  des  écharpes  et  dans  les  voiles. 
Ces  filles-là,  surprises  par  le  peintre,  n'ont  pas  eu  de  peine 
à  passer  de  l'ignorance  de  Fanchette,  de  la  timidité  de  l'en- 
fant à  la  cruche  cassée  à  la  rouerie  la  plus  fine,  à  la  frivolité 
la  plus  adroite  et  la  plus  vive.  Ces  jeunes  personnes  que 
Greuze  nous  montrait  hier  plus  blanches  que  des  brebis  ou 
plus  candides  que  des  lis,  il  nous  les  fait  voir,  dans  des 
tableaux  différents,  devenues  de  séduisantes  belles,  d'adi'oites. 


(>(>llc(lion  du  Duc  de  Wellington 

l'écolteuse 

/l'ItotoffraphU'  W.-A.  Mannvll  &  €'/ 


ii.iltjuilhV/   '»L    JuCl   iil>  noilJ-jlli):) 


LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  3l 

piquantes  et  frivoles  femmes.  Quelques  ans  de  plus,  un  peu 
plus  d'accent  dans  le  regard,  de  recherche  et  d'élégance  dans 
les  habits,  et,  de  Babet,  de  Fanchon,  de  Perrette  et  de 
Javotte,  des  ravaudeuses,  des  lingères,  des  bouquetières, 
des  soubrettes,  des  vielleuses,  le  peintre  a  fait  ces  héroïnes 
troublantes  auxquelles  Marivaux  a  donné  de  beaux  noms 
de  théâtre  :  Hortense,  Angélique,  Silvia  et  Marianne. 

Marianne,  la  créature  inspirée  et  mobile  qui  pourrait, 
dans  l'œuvre  de  Greuze,  jouer  tour  à  tour  si  bien  la  Philo- 
sophie endormie,  la  Voluptueuse,  le  Tendre  désir,  connaît 
mieux  que  personne  ces  ressources  de  la  jeunesse  et  de  la 
parure.  N'est-ce  pas  elle  qui  a  dit  :  «  Nous  avons  deux  sortes 
d'esprit,  nous  autres  femmes.  Nous  avons  d'abord  le  nôtre 
qui  est  celui  rjne  nous  recevons  de  la  nature,  celui  qui  nous 
sert  à  raisonner.  Et  puis,  nous  en  avons  encore  un  autre  qui 
sert  à  part  du  nôtre  et  qui  peut  se  trouver  dans  les  femmes 
les  plus  sottes.  C'est  l'esprit  que  la  vanité  de  plaire  nous 
donne  et  qu'on  appelle,  autrement  dit,  la  coquetterie.  » 
Greuze,  Jean-Baptiste  Greuze,  lui  que  Fragonard,  qui  l'avait 
vu  à  Rome,  avait  surnommé  si  bien  le  Chérubin  amoureux, 
devait  être,  mieux  que  personne,  avec  intelligence,  respect 
et  admiration  le  peintre  averti  de  cette  coquetterie  qui  a  fait 
de  la  jeune  fille  et  de  la  femme  au  xviii'^  siècle  une  créature 
unique  et  fantaisiste,  une  héi'oïne  aimable,  une  personnalité 
frivole  et  ravissante, 

«  Greuze,  a  écrit  Goncourt,  en  présentant  le  portraitiste 
de  tant  de  radieux  visages  comme  le  peintre  féminin  le  plus 
savoureux  de  son  époque,  excelle  à  représenter  cette  beauté 


Sa  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl^    SIÈCLE 

de  la  femme  qui  se  lève  et  flotte  encore  dans  les  traits  de  la 
petite  fille.  11  donne  à  l'œil  de  la  jeune  fille  la  profondeur  et 
la  flamme  voilée  ;  il  sait  l'endre  le  noyé  du  regard,  en  atten- 
drir l'expression,  en  mouiller  la  lueur,  faire  trembler  Fémo- 
tion  ou  la  passion  dans  la  douceur  d'une  larme  arrêtée  par 
les  cils.  Il  anime  tout  de  jeunesse.  »  Et  Goncourt  veut 
encore,  selon  le  témoignage  de  Wille,  que  ce  soit  d'après  les 
Rubens  du  Luxembourg,  les  Rubens  de  Marie  de  Médicis, 
les  mêmes  qu'avait  aimés  Watteau,  qu'avait  copiés  Boucher, 
que  Greuze  ait  découvert  ces  blancs,  ces  roses,  surpris  ces 
rouges  tendres,  ces  blonds  chauds  et  vivants  des  corps  dont 
le  Français  gracieux  a  pétri  la  gorge,  illuminé  le  front  et 
coloré  les  chairs  duvetées  et  fines  de  ses  femmes.  Une  filia- 
tion si  haute,  le  reflet  d'un  tel  maître  ont  inspiré  à  Greuze 
le  mouA'ement  et  la  vie  :  mais,  ce  que  ni  Rubens  ni  personne 
n'enseigna  jamais  au  fils  du  couvreur,  c'est  ce  secret  du 
charme  et  de  la  coquetterie  que  le  doux  Chérubin  amoureux 
ne  pouvait  rencontrer  que  sur  quelques  visages  plus  chéris 
que  les  autres  :  celui  de  M"""  Grondom,  la  femme  de  son  pre- 
mier maître,  celui  de  Laetitia,  la  fille  du  duc  del  Orr...  qu'il 
manqua  bien  d'épouser  en  Italie,  enfin  sur  celui  de  sa  ienime, 
Gabrielle  Babuti. 

M"''  Babuti!  «  Je  l'ai  bien  aimée,  moi,  quand  j'étais  jeune, 
a  écrit  Diderot  un  jour.  Elle  occupait  une  petite  boutique  de 
libraire  sur  le  quai  des  Augustins.  »  EUe  était  là,  «  poupine, 
blanche  et  droite  comme  le  lis,  vermeille  comme  la  rose.  » 
11  n'en  fallait  pas  plus  pour  tenter  le  cœur  et  le  pinceau  de 
Greuze.  A  son  retour  d'Italie  le  peintre  de  Septime  Séi'ère 


Muséo  du  Loin  rc.    l'aris 
i/aC(:ORT)ÉE    DR    Vri.lAOK    (Dii^iil) 


i-.î'ij;'t    .•iM7»o,I   n[)  'f'yr'.iiU. 

(ii,-.j9(i)  Kl   r-iMmrn:> 


LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  33 

retrouva  M""  Babuti  dans  la  rue  Saint- Jacques,  vendant  tou- 
jours des  livres,  entre  un  apothicaire  et  un  rôtisseur,  vis-à- 
vis  le  coiffeur  tenant  le  fer  à  friser.  «  M"^  Babuti,  avoua 
Greuze  plus  tard,  avait  une  très  belle  figure  »,  une  frimousse 
mignonne,  un  nez  droit,  de  jolis  cheveux,  des  joues  et  des 
lèvres  roses  ;  son  sourire,  au  fond  de  ses  yeux  sans  trouble, 
avait  la  sérénité  et  le  bleu  des  pervenches.  11  n'y  avait  pas  de 
fille  plus  désignée  pour  être  femme  et  pour  être  mère.  Ainsi 
le  pensa  Greuze  :  il  épousa  M"""  Babuti.  Dès  lors,  à  tous  les 
instants  du  jour,  il  eut  près  de  lui  ce  modèle  à  la  jolie  tête, 
aux  attitudes  souples  et  élégantes,  aux  belles  mains,  aux 
beaux  yeux,  digne  d'être  peint  et  d'être  aimé. 

M""  Greuze  de  face,  de  profil,  assise,  debout,  M""^  Greuze 
en  Mère  bien-aimée,  eu  Philosophie  endormie^  en  toutes 
sortes  de  poses  alanguies,  d'attitudes  familières,  de  mouve- 
ments prêtant  au  jeu  des  étoHes,  voilà  ce  que  nous  aurons 
désormais,  dans  l'œuvre  du  peintre,  à  tous  les  instants. 
Jamais,  pense  Diderot,  Greuze  n'a  plus  de  talent  que  quand 
c'est  la  tendresse  ou  l'intérêt  qui  guide  son  pinceau  ;  mais 
de  tendresse  réelle,  d'intérêt  fidèle  et  affectionné  l'artiste  n'en 
ressent  jamais  plus  que  quand  il  peint  sa  femme  ou  qu'il 
peint  ses  enfants.  Qu'on  se  penche  sur  ces  cadres  où  se 
voient  tant  de  scènes  rustiques  du  ménage  et  de  la  nature  ; 
qu'on  écarte  nn  peu  ces  bonnets  légers  masquant  les  visages, 
qu'on  cherche  à  démêler,  dans  l'ombre  de  la  coiffe,  les  traits 
les  plus  indistincts  des  figures,  et  c'est  elle,  chaque  fois,  la 
jolie  libraire,  que  l'on  reconnaîtra,  gracieuse  et  aussi  pim- 
pante qu'au  temps  où,  sur  le  quai  des  Augustins,  blanche 


34  1-^    FKMMK     Kl     lA    JKl.NK    FlLl-K    Al     WUl'    SlKCl  K 

comnu'  lo  lis  l't  vorn\cille  oomino  la  rose.  oUc  louait  boutique 
ot  \  oiulait  ilo-  livivs. 

Tons  ces  portraits.  q\iaini  je  la  vois. 

Elle  me  les  rappelle. 
Plus  ils  sont  beaux,  et  plus  je  crois 

N'avoir  jamais  peint  quelle. 

Jamais  vcM's  ilo  \hMU'iit'  ii'allôront  niioiix  à  nuolqiruu 
qu'à  Circu/o  dans  co  U-inp-  de  sa  vio  où.  l'ailvorsiti.'  n'avant 
pas  onoofo  atialtu  -"iMI  l'ouraC'"-  il  lurltait  il.ms  sos  labloauN. 
ionic  sa  pousée  et  tout  sou  oanir.  M  Cifou/e.  dansées  Ixeii- 
re\ix  jours,  aninuiit  tout  do  sa  ijràoo  autour  d'ollo  :  alors,  non 
souloiuout  olle  otait  ojnniso  Ituuiro  ot  mère  aimante,  mais 
aussi  elle  était  une  iuspiratrico  habile  à  snircérer  à  Vhomme 
qui  ne  voyait  plus  qu'ello.  au  nombre  intini  de  sujot-^.  lour 
ù  tour  apaisée,  tendre,  alleetiunise.  iu^euiu-,  aimabK'  et 
eoquette.  elle  était,  dans  ees  moments-là,  au  rogarvi  oiuijutral 
de  son  peintre,  toutes  les  temutes  et  tous  Us  visasres. 

En  aucune  auiN  re.  toutefois,  plu"  ([u'ou  eelte  Philosophie 
endormie  à  jamais  célèbre.  Joan-Raptiste  (.ïrou/e  ne  tènnugua 
mieux  de  son  atlaelu'uu-ut  ['our  Anue-tiabrielle  Uabuti.  loi. 
les  Goueoui-t  l'iuU  bien  demèle.  la  ressemblanee  est  plus 
inlinu\  l'individualité  plus  lorte  et  plus  apparente.  «  iei  la 
volupté  se  déijace  et  parait  sous  la  jeunesse.  >>  Kt.  eela  est  si 
vrai,  eette  volupté  est  si  visible,  elle  éveille  uu  eUarnu^  si 
grand  dans  l'attitude  de  la  femme  abandonnée  au  sommeil 
q\i'on  ne  peut  s'empéeher  de  songer,  devant  une  pose  si 
nouehalante.  à  une  autre  Française,  à  eette  Famw.  t'emme 


Collection  lie  lit   fainillf!  de  L.-i   \ion\i- 
LA    MKHK    UIKN-AIMKK     (|).tj.il> 
fl'U<>lo(rrii/)liir  Jlraiin,  Cléinenl  <t  C'J 


'ifriofl   liJ  '>l>  '(lliiiic'l   fil  '>!)  iKiitjglIti;) 

U)    ïii-rMiA-ziaui  5ia:îi/i  aj 


LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  35 

d'un  certain  Lecocq,  petit  bijoutier  de  la  rue  Feydcau,  que 
Beaumarchais  décrit,  de  son  côté,  de  cette  façon  :  «  Si  je 
voulais  peindre  la  douce  et  molle  volupté,  cette  volupté 
aimable  et  tranquille  aux  douceurs  d'une  tendre  union,  je 
peindrais  Fanuy  alors  qu'elle  se  repose,  se  renverse  noncha- 
lamment sur  son  siège  ;  et  c'est  assez  son  attitude  favorite.  » 
Mais  cette  attitude,  conforme  à  l'aspect  du  tableau,  ne 
fait  point  que  ce  soit  là  Fanny,  la  belle  bijoutière  !  Cette 
Philosophie  à  la  gorge  oppressée,  au  bonnet  mutin,  aux 
mules  à  hauts  talons,  c'est,  avant  qui  que  ce  soit,  «  madame 
Greuze  surprise  dans  son  sommeil  et  trahie  par  le  sourire 
d'un  rêve  ».  «  Assise  et  comme  glissée  sur  une  bergère,  elle 
a,  écrivent  les  Concourt,  la  tête  renversée  de  côté  contre 
l'oreiller  jeté  sur  le  dossier  du  siège.  Un  battant-l'œil  ouvert 
et  flottant  met,  autour  de  ses  cheveux  roulés,  la  blancheur  et 
la  légèreté  de  son  chiff'onnage.  L'espèce  de  gilet  déboutonné 
qui  enferme  sa  poitrine  et  soutient  sa  gorge  s'écarte  sur  un 
fichu  de  cou.  De  ses  deux  bras  abandonnés,  l'un  pose  sur  un 
livre  ouvert  que  porte  une  table,  l'autre  descend  le  long  du 
corps  jusque  sur  le  genou  où  veille,  couché,  un  carlin  aux 
oreilles  rognées,  au  mufle  froncé,  aux  yeux  en  colère.  A  ses 
pieds  elle  a  laissé  tomber  son  tambour  à  broder  et  glisser  sa 
bobine.  Elle  dort  de  tout  le  corps,  le  sommeil  la  possède...  » 
Mais,  en  vérité,  il  la  possède  de  façon  à  flatter  la  pose,  à  la 
montrer  belle,  à  trahir  la  coquetterie  adroite  avec  laquelle 
cette  épouse  rusée  a  su  enchanter  son  peintre.  En  dehors  du 
titre,  assez  recherché  pour  plaire  à  Diderot,  rien  n'est  plus 
frivole,  on  dirait  presque;  rien  n'est  plus  provocant  que  cette 


36  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl"    SIÈCLE 

Philosophie  oU'erte  avec  langueur  à  l'admiratiou.  De  la 
pointe  effilée  des  mules  à  l'aile  du  bonnet  un  air  tout  volup- 
tueux enveloppe  cette  dormeuse,  il  l'entoure,  il  la  berce  ;  il 
lui  donne  cet  attrait,  ce  piquant  du  rêve  auquel  n'atteignent 
jamais  les  physionomies  éveillées.  Pour  ce  front,  pour  ces 
yeux  l'on  voit  bien  qu'ils  ont  dédaigné  de  se  pencher  sur  les 
livres  ;  ces  lèvres,  où  passe  le  souffle  étouffe  du  sommeil,  ne 
murmurèrent  jamais  les  mots  chers  à  Platon  ;  et,  pour  ces 
petites  mains,  plus  mignonnes  qu'austères,  ce  sont  des 
mains  qui  n'ont  fait  que  cueillir  des  roses,  nouer  des  rubans 
et,  dans  des  tasses  à  fleurs,  offrir  le  chocolat  à  Jean-Georges 
Wille  et  à  Monsieur  Greuze. 

De  tous  les  artistes  qui  fréquentaient  chez  Greuze,  Wille 
le  graveur,  de  qui  notre  peintre  a  laissé  un  portrait  admi- 
rable, était  parmi  ceux  qu'accueillaient  le  plus  volontiers  le 
maître  et  sa  jolie  femme.  D'après  les  détails  du  Journal, 
écrit  par  Wille  lui-même  avec  une  bonhomie  souriante  et 
cordiale,  il  est  facile  de  pénétrer  dans  cette  intimité  qui  fit, 
jusqu'au  bout,  des  deux  hommes,  des  amis  de  tous  les  ins- 
tants. Tel  matin,  Wille  est  venu  apporter  une  belle  cafetière 
d'argent  à  M"""  Greuze  ;  le  lendemain  M""  AMlle  a  tenu  sur 
les  fonts  de  baptême  la  plus  petite  des  filles  de  Greuze  ;  un 
autre  jour  les  Greuze  et  les  Wille  sont  allés  tous  quatre 
ensemble  à  la  campagne  ;  enfin  Wille  ne  borne  point  là  ses 
bontés  :  mais  encore  il  achète  des  tableaux  à  Greuze  et  prin- 
cipalement de  ces  têtes  séduisantes  dont  Jean-Baptiste  pei- 
gnait un  si  grand  nombre.  «  Mon  ami  M.  Greuze,  dit  le 
graveur  à  l'un  des  passages  de  son  journal,   m'avait  livré 


Collection   (lliarlcs  Morrisoii.   Esq. 
JEUNE    FILLE    EFFEUILLANT    UNE    MARGUEKITE 

fl'lioluf^riijiliii'   lliinin,   C.lcmi'nl   <t  C?'j 


LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  3^ 

une  tête  de  jeune  l'emine  très  gracieuse,  même  voluptueuse, 
qui  a  les  cheveux  retroussés  et  frisés  sur  les  côtés.  Son  cor- 
selet est  bleu  et  un  mouchoir  de  couleur  violette  lui  couvre 
négligemment  la  gorge.  » 

Si  ce  n'était  ce  dernier  détail,  il  y  aurait  lieu  de  penser 
que  Wille  a  entendu  indiquer  la  tète  agréable  de  jeiine  fille 
exposée  à  Montpellier,  au  musée  Fabre  ;  mais,  ici,  le  modèle 
est  vu  de  dos,  la  tête  négligemment  tournée  du  côté  de 
l'épaule  ;  la  taille  n'est  vêtue  ni  d'un  mouchoir  violet  ni 
d'un  corselet  bleu  ;  seule  une  large  écharpc,  en  couvrant  le 
bas  du  dos,  en  rehausse  la  blancheur  ;  enfin,  si  les  cheveux 
sont  frisés  et  retroussés,  c'est  naturellement. 

Passer  du  portrait  de  M""  Greuze,  apprêté  avec  trop  d'art 
et  mis  en  scène  avec  un  soin  si  voluptueux,  à  ce  frais  visage, 
à  tout  cet  éveil  d'im  jeune  corps  péti'i  des  teintes  naissantes 
du  jour,  c'est  opposer  l'une  à  l'autre  les  images  diflerentes 
d'une  dame  mièvre  de  la  ville  et  d'une  saine  fille  des  champs. 
Un  rapport  existe  toutefois  entre  ces  deux  œuvres,  comme 
entre  toutes  les  autres  compositions  féminines  de  Greuze  : 
c'est  dans  la  manière  avec  laquelle  l'artiste  entend  disposer 
la  gorge,  peindre  la  nuque  fuyante,  élever,  dans  un  gonfle- 
ment de  colombe,  le  cou  blanc  et  pur.  Là,  dans  cette  tête 
couronnée  de  mèches  et  de  boucles  folles,  tournée  un  peu 
avec  étonnement,  apparaît,  mieux  qu'en  n'importe  quel 
autre  motif  du  maître,  ce  talent  avec  lequel  le  portraitiste 
entend  jouer  des  mouvements  divers  de  la  tête,  user  des 
flexions  de  la  nuque  et  du  dos  ;  là,  tout  comme  dans  le  por- 
trait de  M""  Greuze,  mais  vu  d'autre  manière,  le  cou  «  sou- 


38  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl"    SIÈCLE 

tient  la  tète  à  merveille.  Il  est  beau  de  dessin  et  de  couleur, 
et  va,  comme  il  doit,  s'attacher  aux  épaules.  » 

Le  cou  tournant,  mobile,  élevé  à  la  façon  de  ceux  des 
cygnes,  gonflé  de  sève  lorte  et  d'espoir  mais  tout  de  même 
élégant,  c'est  la  marque  k  quoi,  dans  toutes  ces  fines  tètes, 
on  connaît  Greuze  ;  mais  aussi  il  y  a  «  ces  épaules  rondis- 
santes  et  caressantes  »,  ces  admirables  épaules,  d'un  galbe 
harmonieux,  d'une  plénitude  toute  de  vigueur  et  d'abandon  ; 
encore,  pour  ces  épaules  oflertes  au  milieu  des  voiles,  épa- 
nouies avec  orgueil,  les  retrouvera -t-on,  à  plus  d'un  détour, 
dans  Boucher  et  dans  Fragonard  ;  mais  pour  ces  gorges  fra- 
giles, ces  longs  cous  pâmés  d'amoureuses  il  faudra,  pour  en 
rencontrer  à  nouveau  l'élégance,  attendre  ces  Andromèdes, 
ces  Vénus,  ces  Francesca  da  Rimini  dont  M.  Ingres,  un  jour, 
dessinera,  d'un  trait  pur,  le  tour  fin  et  sinueux,  l'élancement 
et  la  grâce. 

Cette  jeune  fille  du  musée  de  Montpellier,  vue  de  dos  et 
de  trois  quarts,  si  jeune  et  vivante  est-elle  donc,  entre  toutes, 
une  beauté  éclatante?  A  cela,  l'on  peut  dire  qu'il  n'y  a  jamais 
de  beauté  éclatante  dans  l'œuvre  de  Greuze.  La  femme  que 
représente  l'artiste,  la  jeune  fille  qu'il  peint,  c'est  la  jeune 
fille  et  la  femme  du  xviii"  siècle  présentée  sans  nul  apprêt 
académique,  avec  un  naturel  exquis  d'élégance.  Une  physio- 
nomie vive  et  spirituelle,  un  nez  troussé,  tourné  comme  on 
disait  à  la  friandise,  des  lèvres  enveloppées  de  sourire,  sou- 
vent friponnes,  des  yeux  habitués  aux  regards  de  la  ten- 
dresse, voilà  surtout  ce  qui  provoque,  à  travers  ces  tableaux, 
une   séduction   heureuse,    un  attrait    infini.    La  femme,  la 


Colk'clioii  «le  M""^  la  Comtesse  de  Goyoïi 
PORTUAIT    DE    ANdE-LAURENT    DE    LA    LIVE    DE    JULLY 

(PhotographU:  Ilraun,  Clément  it  C"J 


iluyoî)   -jI»   •ii'.f.atmo'.)   i;l   ""1/    'ili   iKiilollii.) 
i'  i.TJI.    C'KI    H'/IA    /.J    H(r    TVia)HJA.I-?IO/IA    JKI     TIAMTHO'I 


LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  Sq 

jeune  fille,  au  xviir  siècle,  remplace  bien  souvent  —  et 
Greuze  le  montre  —  par  la  joliesse  du  corps,  la  pétulance 
du  caractère,  une  perfection  que  n'atteint  point  son  visage. 
«  Si  elle  n'est  point  tout  à  l'ait  une  belle  personne,  a  dit  d'elle 
Bachaumont,  sa  gentillesse  l'en  approche  tout  auprès.  » 

La  gentillesse  !  Telle  est  bien  le  mot  qui  convient  à  ces 
visages  marqués  des  nuances  les  plus  tendres  de  l'espoir, 
envahis  de  la  mélancolie  adoucie  du  bonheur.  Quel  que  soit 
l'âge,  quelle  que  soit  la  qualité  de  ces  feïnmes  et  de  ces 
jeunes  filles,  toutes  ont  cette  gentillesse,  toutes  conservent 
un  peu  de  l'allure  espiègle  et  enjouée  de  l'enfance.  A  contem- 
pler ces  êtres  folâtres,  disposés  avec  joie  pour  l'amour  et  le 
rêve,  on  songe  quelquefois  à  ces  adolescentes  affinées,  élé- 
gantes, sveltes,  auxquelles  les  maîtres  de  l'école  anglaise 
ont  donné  une  carnation  adorable  et  qui  se  meuvent,  au 
milieu  de  beaux  arbres,  avec  noblesse  et  lenteur.  Romney, 
Raeburn,  Reynolds  ont  insufflé  à  de  jeunes  miss,  à  d'ave- 
nantes ladies  parées  de  roses  et  vêtues  de  longs  voiles,  ce 
même  sentiment  de  la  fraîcheur  et  de  rinnocence  ;  mais,  où 
le  Français  triomphe  et  se  fait  voir  habile  par-dessus  les 
autres,  c'est  dans  la  vivacité  vraiment  frémissante  qu'il 
étend  à  tous  les  sujets.  Les  coiips  d'œil  dérobés,  les  souris 
discrets  des  lèvres,  les  mouvements  caressants,  presque 
félins  souvent  des  bras,  des  mains  et  des  épaules,  les  rou- 
geurs, les  pâleurs  couvrant  totir  à  tour  le  front  et  les  joues, 
les  mille  manières  différentes  d'être  femme  et  d'être  belle, 
voilà  qui  n'appartient  qu'aux  coquettes  de  Greuze.  Pour  la 
séduction  ingénue,  la  grâce  provocante,  ce  grand  peintre  est 


4o  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl''    SIÈCLE 

passé  maître,  et  nul  n'a  jamais  su,  mieux  que  lui.  par  les 
moyens  les  p\uH  limités  du  pinceau,  atteindre  dans  les  arts 
à  ce  secret  du  charme  et  de  la  volupté. 

Une  toile,  non  des  plus  grandes,  de  la  riche  collection 
Wallace,  exprime  bien  à  quel  point  Greuze  entendait  insuf- 
fler ce  charme  enveloppant,  cette  volupté  douce  et  prenante 
à  ses  personnages.  C'est  dans  le  beau  portrait,  intitulé 
Espièglerie,  d'on  ne  sait  quel  être  idéal  et  jeune.  Là,  Greuze 
ne  se  contente  point  d'enchanter  à  son  habitude  ;  mais 
encore,  il  étonne  par  le  soin  qu'il  prend  de  subtiliser  davan- 
tage, au  moyen  de  ses  dons  les  plus  malicieux,  dans  un  art 
de  plaire  où  tout  n'était  déjà  que  perfection  et  finesse.  A 
l'exemple  du  Vinci,  mais  sans  le  grand  coup  d'aile  du 
maître,  il  a,  dans  cet  espiègle,  atteint  à  cette  région  où  la 
beauté,  sans  cesser  d'être  humaine,  emprunte  aiix  visages 
célestes  quelque  chose  de  la  suavité  ambiguë  des  anges.  A 
quel  enfant  de  la  terre,  à  la  fois  fille  charmante  et  garçon 
aimable,  appartiennent  cette  bouche  et  ces  yeux  énigmati- 
ques,  ces  traits  indéfinis  qui  ne  sont  ni  tout  à  fait  d'un  Ché- 
rubin osé  ni  d'une  Rosine  friponne  ?  C'est  peut-être  bien  ce 
que  Greuze,  emporté,  dans  le  feu  de  peindre,  au-delà  du 
réel,  n'eût  pu  dire  lui-même.  Admettons  que  cet  espiègle, 
avec  son  joli  doigt  appuyé  sur  les  lèvres,  n'est  autre  chose 
ici,  parmi  tant  d'autres  êtres  si  semblables  à  lui  mais  plus 
imprudents,  que  le  gardien  du  bonheur,  le  dieu  du  silence  et 
du  mystère. 

Le  mystère  exquis  de  l'amour,  son  silence  éloquent,  le 
désordre  ingénu  qui  l'accompagne,  mais  où  donc  tout  cela 


r.A    VKSTAI.K 

(L'holograiihie  llrann,  Clément  &  C'I 


l'A    A.1 


LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  /^l 

est-il  plus  visible  encore  que  dans  cette  page  si  belle  appelée 
par  le  peintre  lui-même  :  La  Jeune  fille  envoj'ant  un  baiser 
par  la  fenêtre  et  brisant  des  /leurs  sans  s'en  apercevoir  ?  Le 
mouvement  hardi  et  pudique  ensemble  de  la  beauté  qui 
aime,  l'élan  plein  d'ardeur  qui  l'emporte,  comme  si  elle  était 
Psyché  et  que  le  Zéphire  la  tînt  soulevée  et  contente,  le 
regret  heureux  de  l'instant  qui  n'est  plus,  l'espoir  de  ceux 
qui  vont  venir,  enfin  la  volupté  dans  tout  ce  qu'elle  a  d'im- 
pulsiC  et  de  tendre,  A'oilà  ce  que  cette  œuvre  exprime 
avec  une  fièvre  douce  et  un  feu  divin.  La  jolie  fille  !  Qu'elle  a 
de  grâce  !  Qu'elle  est  coqviette  tout  naturellement  !  Qu'elle 
pense  peu  à  elle  en  donnant  toute  son  âme  dans  un  baiser 
qui  n'est  pas  plus  léger  qu'un  souffle  !  Ah!  Manon,  Manon 
elle-même,  ne  devait  pas  être  une  amante  plus  prompte  et 
plus  belle  au  moment  qu'elle  revit  des  Grieux  :  «  Elle  était 
dans  sa  dix-huitième  année.  Ses  charmes  surpassaient  tout 
ce  qu'on  peut  décrire.  C'était  un  air  si  fin,  si  doux,  si  enga- 
geant :  l'air  de  l'Amour  même  !  » 

C'est  cet  air  là  qu'a  cette  fille  ici.  Rien  qu'à  voir  ce 
tableau  exposé  au  salon,  dans  le  temps  que  M""  de  Gram- 
mont  décidait  de  l'offrir  à  M.  de  Ghoiseul,  Diderot  exultait, 
clamait,  entonnait  le  triomphe,  en  un  mot  il  était  éperdu  et 
fou.  «  J'ai  vu  ce  tableau,  disait-il,  il  est  de  Greuze.  Vous  n'y 
reconnaîtriez  ni  le  genre  ni  peut-être  le  pinceau  de  l'artiste  ; 
pour  son  esprit,  sa  finesse,  ils  y  sont.  Imaginez  une  fenêtre 
sur  la  rue.  A  cette  fenêtre,  un  rideau  vert  entr'ouA^ert  ;  der- 
rière ce  rideau  une  jeune  fille  charmante  sortant  de  son  lit 
et  n'ayant  pas  eu  le  temps  de  se  vêtir.  Elle  vient  de  recevoir 


43  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'^    SIECLE 

lin  billet  de  son  amant.  Cet  amant  passe  sous  ses  fenêtres  et 
elle  lui  jette  un  baiser  en  passant.  Il  est  impossible  de  vous 
peindre  toute  la  volupté  de  cette  figure.  Ses  yeux,  ses  pau- 
pières en  sont  chargés  !  Quelle  main  que  celle  qui  a  jeté  le 
baiser  !  Quelle  physionomie  !  Quelle  bouche  !  Quelles  lèvres  ! 
Quelles  dents  !  Quelle  gorge  !  »  Et,  le  Aoilà,  entraîné  par  son 
lyrisme,  qui  refait  tout  le  tableau,  mais  le  refait  si  bien  que 
cette  page  de  Diderot,  c'est  comme  un  reflet  de  celle  de 
Greiize,  un  écho  de  rafl"ection  étroite,  de  la  ressemblance  de 
cœur  qui  existait  à  un  point  élevé  entre  ces  deux  hommes. 
Cette  jeune  fille,  on  ne  peut  qu'en  lisant  ces  pages,  imaginer 
à  quel  point  elle  plaît  au  philosophe.  «  Comme  elle  est 
coiflee  »,  dit-il.  Cela  le  confond.  Et  le  voilà,  lui  aussi,  qui 
détaille  et  qui  peint  avec  des  mots  vivants,  des  mots  qui  ont 
de  la  couleur  de  l'œuvre  :  <(  Comme  cette  tète,  explique-t-il, 
est  bien  par  plans  !  Comme  elle  est  hors  de  la  toile  !  Et  la 
mollesse  voluptueuse  qui  règne  depuis  l'extrémité  des  doigts 
de  la  main,  et  qu'on  suit,  de  là,  dans  tout  le  reste  de  la 
figure.  Et  comme  cette  mollesse  vous  gagne  !  C'est  un 
tableau  à  tourner  la  tête,  la  vôtre  même  qui  est  bonne.  Bon- 
soir, mon  ami.  » 

D'où  vient  que  Greuze,  à  qui  l'on  peut  reprocher  bien 
souvent  de  la  recherche  dans  la  manière,  atteint,  ici,  plus 
directement  à  l'émotion  ?  D'où  A'ient  qu'il  plaît  et  qu'il 
touche  à  la  fois?  A-t-il  mis  plus  de  lui-même  dans  cette 
œuvre?  Ah  !  si  j'osais,  je  dirais  :  ce  qui  a  causé  ce  miracle 
c'est  que  tout,  dans  ce  tableau,  a  une  allusion  !  Je  dirais  :  ce 
que  Greuze  a  peint  là,  c'est   le  roman  de  ses  dix-huit  ans. 


Musée  de  Boston 
LE    CHAPEAU    BLANC 

(l'iwloirrdi'hir  llrnuii,  Clément  <t  C'7 


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LES    MUTINES    ET    LES    PROVOCANTES  ^S 

c'est  le  souvenir  de  son  bonheur.  Dans  ce  temps-là,  le  meil- 
leur qu'il  ait  connu  en  sa  vie,  Jean-Baptiste  était  jeune  ;  il 
était  hardi,  il  était  beau  et  fier.  Accompagné  de  Saint-Non, 
de  Gougeuot  et  du  jeune  Fragonard,  il  allait  dans  Rome  et 
ne  voyait  pas  que  les  ruines;  mais  aussi  les  avenantes  et 
jeunes  beautés  de  la  ville  avaient  son  homniag'e.  Lœtitia,  la 
fille  du  duc  del  Oi-r...,  de  toutes  les  demoiselles  de  la  riche 
société  romaine,  lut  celle  qui  répondit  le  plus  volontiers  aux 
avances  flatteuses  d'un  étranger  jeune,  de  bonne  mine  et 
d'un  talent  qu'enviaient  déjà  bien  des  maîtres.  «  —  Mon- 
sieur Greuze,  je  vous  aime  !  Répondez-moi  franchement, 
m'aimez-vous?  »  Et,  comme  Greuze  hésitait,  ne  comprenant 
pas  comment  un  peintre  pauvre  pût  épouser  ainsi  la  fille 
d'un  duc,  Lœtitia,  de  crainte  et  de  contusion,  «  se  cachait  la 
tête  dans  ses  mains  et  fondait  en  larmes  ».  Alors  Greuze  se 
jetait  à  ses  pieds,  parlait  avec  des  baisers,  laissait  déborder 
son  cœur.  «  Je  puis  donc  être  heureuse  !  »  s'écriait  Laetitia. 
En  même  temps,  avec  une  joie  d'enfant,  elle  frappait  des 
pieds  et  battait  des  mains  ! 

A  la  réflexion,  Greuze  comprit  bien  qu'il  fallait  renoncer 
à  cette  folie.  En  vain  Laetitia  parlait-elle  en  faveur  de  cette 
union  ;  en  vain  disait-elle  qu'il  travaiDerait,  deviendrait 
recherché,  illustre,  plus  grand  que  Titien  et  Véronèsc.  Sa 
beauté  plaidait  pour  elle,  mais  l'amère  conscience,  la  réalité 
froide  avertissaient  Greuze  de  n'aller  pas  plus  loin  dans  cette 
aventure.  Le  seul  triste  bonheur  que  le  peintre  put  connaître 
avant  de  se  retirer,  ce  fut  de  peindre  Laetitia.  «  Je  peignis 
Leetitia,  dit-il.  Je  pus  contempler  ses  traits  enchanteurs  que 


44  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XYIII*^    SIÈCLE 

je  ne  devais  bientôt  plus  voir  ;  j'en  fis  un  tableau  déli- 
cieux... »  Mais  le  plus  beau  tableau  était  dans  son  cœur.  Il 
se  fixa  en  lui  au  moment  que,  quittant  le  palais  du  duc  del 
Orr...,  il  se  retourna  et  vit,  dans  le  cadre  de  la  fenêtre, 
avancée  au  milieu  d'un  rideau,  un  bras  chiffonnant  un  billet 
au  milieu  des  ileurs,  Ltetitia  qui  se  penchait  heureuse,  un 
peu  triste  et  belle,  envoyant  de  ses  doigts  un  baiser  au 
peintre  ! 

Le  sentiment  sincère  et  vif  de  l'amour,  sa  joie  et  ses 
transports,  voilà  donc  ce  que  Greuze  a  si  magnifiquement 
réussi  à  peindre  avec  la  Jeune  fille  qui  envoie  un  baiser'. 
Mais  là  n'est  point  tout  son  talent.  Greuze  peut,  s'il  veut, 
aller  plus  loin  encore  :  après  l'amour  pudique,  il  peut  expri- 
mer aussi  bien  l'amour  dionysiaque.  C'est  ce  qu'il  a  fait  avec 
la  Bacchante  au  sein  nu,  aux  traits  en  extase,  au  front  cou- 
ronné des  pampres  de  la  vigne,  cette  Bacchante  qui  appartint 
au  roi  de  Pologne  et  qu'on  peut  voir  aujourd'hui  à  Londres. 
Là,  nous  sommes  loin  de  la  coquetterie  et  de  ses  jeux  fri- 
voles. Celle  qui  vit  dans  ce  tableau  c'est  la  nymphe  admirée 
de  Chénier,  la  vendangeuse  vermeille  aimée  de  Dufresny  : 

Dans  la  vigne  à  ClautUne. 
Les  vendangeurs  y  vont... 

Mais  une  telle  créature,  ardente,  folle,  ivre  plus  qu'à 
moitié,  ce  n'est  plus  la  jeune  fille  de  Greuze.  Au  milieu  de 
tant  de  doux  et  virginaux  visages,  elle  est  le  masque  païen 
et  troublé  du  désir. 


Musée  de  Versailles 
PORTRAIT    DE    NAPOLÉON    BONAPARTE 

(Photographie  Braim,  Clément  tt  C'J 


f.'jlUr.i'.'fi'f  oJ)  •ihi'.ulf. 

MTîr/.'iA^oa  '/loîtAO'iAY.  na  tiahtho'i 


III 

LES  SÉRIEUSES  ET  LES  ATTENTIVES 


A  quoi  rêvent  les  jeunes  filles?  a  deniantlé  le  poète  en 
pensant  à  Ninette  et  Ninon,  les  filles  du  duc  Laertc. 
Et  nous,  comme  si  nous  étions  le  poète  et  cherchions 
aussi  à  connaître  l'énigme,  nons  nous  approchons  de  ces 
cadres  oîi  songent  les  femmes  de  Greuze.  A  notre  tour  nous 
interrogeons,  à  notre  tour  nous  voidons  connaître.  De  quelle 
pensées  couleur  d'aurore  et  couleur  de  midi,  de  quelles  pen- 
sées couleur  de  soir  s'occupent  ces  créatures  tout  à  coup  sé- 
rieuses ?  Hier  elles  riaient,  elles  chantaient,  elles  dansaient, 
elles  étaient  badines.  Aujourd'hui,  leur  iront  phis  rembruni, 
leur  regard  moins  brillant,  leurs  traits  moins  animés  sont 
voilés  de  mélancolie.  Leurs  pensées,  autour  d'elles,  volettent 
sans  se  poser  sur  les  fleurs  de  la  prairie.  Elles  qu'on  vit 
pétillantes,  qu'on  connut  espiègles,  elles  de  qui  l'innocence 
était  un  sjjcctacle  heureux,  les  voilà  recueillies  dans  la  médi- 
tation, perdues  dans  le  silence  et  considérant  avec  gravité 
les  aspects  divers  du  monde.  Ainsi  que  pour  une  de  leurs 

6 


46  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIII*    SIECLE 

pareilles,  cette  Belle  de  Zuylen  dont  La  Tour  a  laissé  un  por- 
trait vivant,  «  il  se  passe  bien  des  choses  étranges  dans  leur 
cœur  ». 

Tourmentées  par  l'énigme  de  vivre,  elles  tournent  volon- 
tiers vers  l'avenir  lointain  un  souriant  visage  ;  à  peine  si  cet 
avenir,  dont  on  ne  peut  discerner  tout  à  lait  l'aspect,  est 
visible  pour  elles  ;  malgré  tout,  de  l'élan  de  leur  être,  elles 
appellent  vers  lui,  aspirent  à  le  connaître,  lui  tendent  leurs 
mains  adroites  à  porter  des  colombes  ;  mais,  comme  nul  ne 
répond,  avec  la  même  impatience  à  leur  appel,  semblables 
à  des  sensitives,  elles  se  replient  sur  elles-mêmes,  s'aban- 
donnent au  rêve  et  donnent  à  leur  visage  cette  ombre  sévère 
qu'atténuent  à  peine  —  chez  ces  filles  de  Greuze  —  la  jeu- 
nesse fraîche  et  la  beauté. 

Avides  d'apprendre  tout  ce  qu'elles  ignorent  de  doux  et 
d'amer  au  monde,  elles  voudraient  bien  partir  à  la  décou- 
verte ;  dans  aucun  temps,  dans  aucun  pays,  pas  même  à 
Cythère  où  Watteau  mena  ses  pèlerins,  on  ne  respira  d'air 
plus  chargé  de  parfums,  on  ne  vécut  sous  un  ciel  plus  pro- 
pice, au  milieu  d'un  peuple  animé  des  sentiments  les  plus 
délicats,  dans  la  préoccupation  la  plus  continue  du  bonheur. 
Mais,  au  moment  même  qu'elles  s'élancent,  quelque  chose 
tout  ù  coup  les  retient  ;  comme  l'enfant  espiègle  elles  s'arrê- 
tent un  doigt  sur  les  lèvres.  N'est-ce  là,  chez  ces  filles,  que  le 
mouvement  d'un  cœur  qui  s'écoute,  qui  tremble  et  n'ose 
avouer  son  trouble  ?  Ou  faut-il  voir  encore,  dans  l'aspect 
sérieux  que  Greuze  a  répandu  sur  tous  ces  visages,  les  effets 
de  cette  précocité  dans  l'éducation  dont  Chardin  et  lui  ont 


(Collection  Léopold  de  Rothschild 
TÊTE    DE    JEUNE    FILLE 

fPliotographir  U'.-.l.  Mausell  et  C'J 


l)lifl->^.ilJoH  aJ)  |j)()([ii'').l  iioito'illi).') 

a.un  a/ia:>u.    i(i  axaT 


LES    SÉRIEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  4? 

surpris  si  bien,  dans  des  œuA'res  semblables,  le  recueillement 
et  la  douceur  ? 

Le  Petit  mathématicien^  les  portraits  du  Comte  de  Saint- 
Morj'S,  de  la  Comtesse  Mollien  enfants,  trahissent  assez  que 
chez  Greuze,  autant  que  chez  Chardin,  les  soins  de  l'étude  et 
de  la  réflexion  atténuent  la  frivolité,  enlèvent  beaucoup  du 
caractère  puéril  à  ces  physionomies  tendues  vers  on  ne  sait 
quelles  chimères.  Ce  petit  géomètre  armé  du  compas,  ce 
jeune  Saint-Morys  appuyé  sur  un  livi'c  et  regardant,  devant 
lui,  avec  le  sérieux  le  plus  attentif,  cette  mignonne  demoi- 
selle Dutilleul,  qui  sera,  plus  tard,  femme  du  comte  Mollien 
et  l'une  des  beautés  du  temps  de  Napoléon,  considérez  avec 
quelle  retenue  presque  hautaine,  dans  quelle  attitude  cor- 
recte ils  se  sont  présentés  à  Greuze.  Ces  bambins,  tout 
déconcertants  de  modestie,  enveloppés  de  silence  et  livrés 
déjà,  comme  de  grandes  personnes,  à  la  méditation,  le 
peintre  ne  les  a  pas  empruntés  seulement  à  Rousseau, 
ne  les  a  pas  rencontrés  seulement  chez  M""'  d'Epinay  ; 
mais,  dans  la  société  des  peintres,  autour  de  lui  même,  aux 
galeries  du  Louvre  ou  ailleiu's.  Chez  Wille,  chez  Vernet,  ses 
amis,  Jean-Baptiste  a  vu  des  enfants  comme  ceux-là,  appli- 
qués, paisibles,  préoccupés  de  la  seule  pensée  intérieure.  Le 
Journal  de  Joseph  A''ernet,  le  document  le  plus  pi'écieux  et 
le  plus  vivant  qu'on  possède  peut-être  sur  l'intimité  labo- 
rieuse de  ces  peintres  de  la  fin  du  xviii^  siècle,  apporte  un 
commentaire  exquis  à  ces  portraits  si  frappants  de  vérité. 
A  toute  page  ce  ne  sont  qu'attentions,  soins  constants  du 
ménage  Vernet  autour  des  enfants  :  Livio,  l'aîné,  Carie,  le 


48  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl''    SIÈCLE 

cadet,  Emilie  qui  deviendra  la  pauvre  M™*"  Chalgrin.  «  Donné 
à  ma  fille  pour  étrennes  un  chapeau  »  note,  au  début  d'une 
année  de  son  Journal,  le  bonhomme  Yernet  ;  ou  bien  : 
«  Donné  à  Carie  un  tambour  à  l'occasion  de  ses  dents  »  ;  ou 
encore  :  «  Payé  à  JNI.  Vincent,  maître  à  dansej",  pour  toutes 
les  leçons  qu'il  a  données  chez  moi,  340  livres.  » 

Mais  la  danse  ici,  beaucoui^  plus  encore  que  chez  les 
Indifférents,  chez  les  Finettes  de  Watteau,  n'est  qu'un  jeu 
de  parade.  A  travers  Diderot,  Sedaine,  à  l'aide  des  conseils 
que  M'""  de  Lambert  écrivit  pour  sa  fille,  dans  le  Théâtre  de 
VEducation,  composé  à  l'usage  des  garçonnets  et  des  jeunes 
personnes  par  M™''  de  Genlis,  nous  surprenons  mieux  à  quel 
point  la  peinture  de  Greuze  a  répondu  aux  aspirations  de 
tout  un  monde,  à  quel  point  elle  a  été  le  reflet  fidèle  et 
l'expression  vraie  d'une  société  nouvelle  appelée  à  grandir, 
dès  le  début  de  la  Révolution,  sur  les  ruines  de  l'autre,  de  la 
société  ancienne.  Les  garçonnets,  cela  se  voit  avec  le  jeune 
mathématicien,  avec  le  comte  de  Saint-Morys,  touchés  si 
finement  par  Greuze,  apparaissent  ici,  dans  les  tableaux  et 
dans  les  livres,  les  plus  sérieux  petits  bonshommes  du 
monde.  Mais,  que  dire  des  filles,  élevées  pour  la  plupart, 
comme  la  petite  Manon  Phlipon,  comme  la  fille  de  Diderot, 
M""  de  Yandeul,  dans  la  simplicité  et  dans  la  morale  ?  Elles 
sont  déconcertantes  de  sang-froid,  de  réflexion  et  de  philo- 
sophie. L'une  d'elles,  l'Adèle  de  M™''  de  Genlis,  ne  laisse  pas 
d'être  le  modèle  étonnant  de  beaucoup  de  ces  jeunes  per- 
sonnes du  monde  et  de  la  bourgeoisie.  «  Oui,  Monsieur, 
écrit-elle  une   fois  à  un  certain  M.  de  l'Orme,  je  ne  suis  ni 


Musée  du  Louvre,  Paris 
LA      CRUCHE      CASSÉE 


LES    SÉRIEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  49 

surprise  ni  fâchée  que  vous  m'ayez  trouvée  si  laide,  cela  est 
tout  simple  ,  et,  lorsqu'on  me  dit  que  je  suis  jolie,  je  me 
doute  souvent  qu'on  se  moque  de  moi,  et  j'aime  bien  mieux 
être  louée  sur  le  peu  que  je  suis  et  sur  mon  caractère,  parce 
que  ces  louanges-là  sont  pour  maman  comme  pour  moi  ;  je 
vous  prie.  Monsieur,  de  ne  pas  me  croire  une  jeune  personne 
absurde  et  frivole  :  avec  la  mère  que  j'ai,  je  ne  serai  jamais 
ni  l'une  ni  l'autre.  » 

Voilà,  dira-t-on,  qui  est  bien  sévère.  Certes  !  Mais  il 
faut  compter  avec  le  sentiment.  C'est  lui  le  sentiment, 
le  sentiment  de  la  grâce,  le  doux  sentiment  de  l'amour 
qui  adoucira  ces  rigueurs,  qui  atténuera  cette  philosophie, 
qui  fera,  de  tant  de  fdlettes  sérieuses,  des  jeunes  filles 
droites  et  des  femmes  honnêtes.  Dans  cette  transformation, 
dans  ce  passage  insensible  d'un  âge  à  un  autre,  il  faut  plus 
que  de  l'observation,  l'on  dirait  maintenant  de  psychologie  ; 
il  faut  une  manière  de  charme  sourd,  de  secrète  inclination, 
il  faut  cette  disposition  à  la  tendresse  à  laquelle  un  peintre 
aussi  émoiivant  que  .1  eau-Baptiste  atteint  axec  une  aisance  et 
un  art  parfaits.  Dans  plusieurs  de  ces  portraits  si  fameux  de 
Greuze,  si  M"""  de  Poi'cin  est  recueillie,  si  M""  de  Courcelles 
est  grave  et  si  Sophie  Arnould  songe,  aA'cc  un  abandon  si 
charmant  de  tout  l'être,  c'est  qu'un  peu  de  l'enfant  attentive, 
de  la  jeune  fille  studieuse  du  passé  est  resté  dans  la  femme  ; 
mais  si  cette  femme,  pourtant,  malgré  son  visage  sérieux 
n'est  ni  raide  ni  sévère,  si  son  maintien  est  joli,  si  son  geste 
dégage  une  pure  élégance,  le  miracle  en  est  tout  entier  à  cet 
homme,  à  cet  artiste  divinateur  qui  sut,  de  tant  d'expressions 


5o  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'"    SIÈCLE 

différentes,  d'attitudes  complexes,  composer  ces  œuvres  où 
le  charme  et  la  gravité,  le  recueillement  et  la  séduction  se 
sont  fondus  doucement  dans  les  visages. 

De  toutes  ces  femmes  peintes  dans  une  préoccupation  du 
calme  assuré,  du  bonheur  tranquille  et  du  rêve,  M"""  de 
Porcin  est  la  pins  belle.  A  la  considérer  dans  son  cadre 
ovale,  au  milieu  de  cet  arrangement  si  coquet  de  A^oiles  et  de 
fleurs,  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  se  souvenir  du  portrait 
charmant  que,  pour  la  première  fois,  M"""  de  Boigne  traça  de 
M"""  de  Staël.  «  Point  de  fichu,  écrit-elle,  une  tunique  de 
mousseline  fort  décolletée.  Elle  tenait  un  petit  rameau  de 
feuillage  qu'elle  tournait  constamment  entre  ses  doigts.  Il 
était  destiné,  je  crois,  à  faire  remarcjuer  une  très  belle  main, 
mais  il  achevait  l'élrangeté  de  son  costume.  Au  bout  d'une 
heure  j'étais  sous  le  charme.  »  A  cela  près  que  M""  de  Porcin, 
pour  bien  montrer  sa  jolie  main,  ne  porte  pas  un  rameau  de 
feuillage  mais  un  collier  entier  de  fleurs,  il  faut  admirer  la 
ressemblance  de  toutes  ces  femmes,  de  toutes  ces  jeunes 
filles  du  xviii"  siècle  :  pour  les  décrire  ou  pour  les  peindre 
ce  sont  les  mêmes  mots  heureux,  les  mêmes  couleurs  douces 
qui  reviennent,  cliaque  fois,  sous  la  plume  ou  sur  la  palette. 

]y[me  ^^  Porcin,  telle  que  nous  la  voyons  dans  le  tableau 
du  musée  d'Angers,  est  assise.  Elle  est  de  face  ;  ses  cheveux, 
piqués  de  myosotis,  sont  relevés  et  maintenus  d'un  ruban; 
la  bouche  et  le  nez  sont  petits,  l'ovale  est  pur  ;  seuls,  les 
yeux  fendus  de  façon  un  peu  oblique,  les  sourcils  arqués  à 
peine  donnent  à  tout  ce  minois  d'une  Française  un  air  léger 
d'exotisme,  quelque  chose  de  la  saveur  de  ces  déesses  chi- 


National  (lallory,  Londres 
TÊTE     DE     JEUNE     FILLE 

/l^holoi^raphic  llniiin,  (Uéiiirnl  iVi  (',"1 


^■nhnvA  ,ri-Aiiii)  liinoiifi'/I 


LES    SERIEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  OI 

noises  dont  Antoine  Watteau  empruntait,  aux  jeunes  femmes 
de  la  société  de  Julienne  et  de  Crozat,  la  joliesse  savante  et  la 
libre  allure.  De  la  riche  couronne  de  fleurs  que  Greuze  a 
tressée  à  son  intention,  M"""  de  Porcin  entoure  la  tète  d'un 
petit  épagneul,  d'une  de  ces  petites  chiennes  gredines  à 
queue  soyeuse,  pattes  grêles,  oreilles  longues,  dont  les  dames 
raffolaient  dans  ce  temps-là  et  dont  elles  faisaient  les  com- 
pagnons de  leurs  loisirs,  les  petits  confidents  de  leur  pensée  : 
chiens  de  Bologne,  chiens  de  Burgos,  appropriés  à  la  mesure 
mignonne  des  mains  de  leurs  maîtresses,  chiens  minuscules 
dont  on  frottait,  eu  naissant,  pour  qu'ils  ne  grandissent 
pas,  les  articulations  avec  une  eau  destinée  à  couper  la 
croissance. 

Aussi  sérieuses  que  M"''  de  Porcin  et  non  moins  médita- 
tives qu'elle  sont  ces  deux  autres  dames  :  la  jeune  femme  au 
cou  nu,  aux  admirables  yeux  noirs,  à  hi  torsade  épaisse  de 
cheveux  bruns,  de  la  collection  Bichard  Wallace,  enfin  la 
jeune  femme  au  chapeau  blanc  du  musée  de  Boston.  Le  pre- 
mier de  ces  modèles  est  tourné  légèrement  de  trois  quarts  ; 
il  est  décolleté  modestement  ;  mais  les  Diaiies  de  la  Benais- 
sance,  taillées  à  plein  marbre  au-dessus  des  portes  des  châ- 
teaux, ne  sont  pas  de  plus  belle  race,  n'offrent  pas  un  plus 
doux,  plus  allongé  visage  ;  mais,  surtout,  nidle  d'entre  elles, 
fût-elle  de  Jean  Goujon  ou  de  Germain  Pilon,  ne  présenta 
d'épaule  plus  fuyante  et  plus  pleine,  un  col  plus  renllé,  plus 
souple,  plus  voluptueux  cent  fois  que  celui  du  plus  beau  des 
cygnes.  Pour  le  visage,  il  est  empreint  de  tant  de  douceur  et 
cette  douceur  s'accentue  si  bien  de  tout  ce  que  les  longs  che- 


£)2  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'=    SIECLE 

veux  lui  ajoutent  de  grâce  qu'on  ne  peut,  en  le  considérant, 
que  songer  à  Cécile,  non  pas  Cécile  Volanges,  l'héroïne 
pudique  de  Laclos,  mais  cette  autre  Cécile  dont  M™"  de 
Genlis  a  pu  dire,  dans  Adèle  et  Théodore  :  «  Sa  figure  est 
aussi  noble  qu'intéressante  ;  elle  est  grande,  faite  à  peindre 
et  elle  a  des  yeux  que  ne  peuvent  plus  oublier  ceux  qui  la 
connaissent  ;  il  y  a,  dans  ces  beaux  yeux,  une  mélancolie 
douce  mais  profonde,  de  l'esprit,  du  sentiment,  de  tout 
enfin  :  d'ailleurs  ils  sont  d'un  bleu  foncé  et  ornés  des  plus 
belles  paupières  noires  que  j'aie  jamais  vues;  enfin,  pour 
achever  de  me  tourner  la  tète  (et  c'est  bien  Greuze  qui  pour- 
rait le  dire  !)  elle  est  d'une  pâleur  extrême  et  elle  a  un  son  de 
voix  charmant.  » 

Tout  cela  ne  fait  pas  que  la  jeune  femme  au  chapeau 
blanc  du  musée  de  Boston  soit  indiflerente.  Il  y  a,  en  elle, 
une  manière  de  charme  naïf  à  quoi  l'on  se  laisse  prendre 
volontiers.  Ce  portrait  vous  a  quelque  chose  d'honnête,  de 
franc,  de  rustique,  enfin  un  air  seyant  de  retenue,  de  gravité, 
que  l'épaule,  le  sein  et  le  cou  découverts  ne  démentent  qu'à 
peine  et  qu'accuse  encore  le  peu  de  recherche  du  fichu 
croisé,  du  vêtement  uni,  du  chapeau  de  campagne.  A  con- 
templer cette  figure,  présentée  par  le  peintre  avec  abandon. 
Ton  pourrait  penser  que  Greuze  a  voulu  représenter  là  quel- 
qu'une de  ces  belles  fermières,  de  ces  fraîches  laitières  dont 
il  contempla  si  souvent  les  images  en  allant,  avec  sa  femme 
et  Wille,  du  côté  de  Champigny,  voir  sa  fille  en  nourrice  ; 
mais  une  fermière  aurait-elle  cette  tenue  noble,  ce  sérieux  du 
visage,  cette  façon  de  ménag'er  la  grâce  en  ouvrant  le  fichu 


Musée  (lu  Louvre,  Paris 
PORTRAIT    DE    KARRE    d'ÉGLANTINE 

(Phoio graphie  Braiiii,  Clément  &  C"J 


-■iij;'!    ."riviio.!    iili  -l'i;-!!!^ 

HYiir y /ji}H\i  a;mA-i   :>ta  TiAaDioM 


LES    SÉRIEUSKS    ET    LES    ATTENTIVES  53 

sur  le  bras  et  sur  le  seiu  ?  l^lt  quelle  laitière  coiila  jamais 
chapeau  pareil  à  belle  plume?  Ce  chapeau,  petit,  dentelé,  ce 
chapeau  des  jardins  du  genre  anglais,  la  duchesse  de  Gram- 
mont-Caderousse  le  porta  quand  elle  vint,  sans  poudre  et 
vêtue  à  la  paysanne,  poser  devant  M'""  Vigée-Lebrun  ;  M'"*'  de 
Warens  le  portait  dans  ses  promenades  ;  l'on  a  vu  M""'  d'Epi- 
nay  s'en  coiffer  à  Montmorency  ! 

M'""  d'Epinay  !  Il  serait  plaisant  de  penser  que  Greuze  la 
peignit  une  fois  sous  ces  traits-là.  Nulle,  en  effet,  plus  que 
cette  dame,  n'aima  dans  la  peinlui'c  la  grâce  et  le  naturel, 
ne  rechercha  la  rusticité  la  plus  vraie.  Diderot  la  surprit 
une  l'ois,  disposée  ainsi  à  la  jardinière,  posant  devant  un 
poi'traitiste.  «  Elle  est,  écrit-il,  appuyée  sur  une  table,  la 
tête  un  peu  tournée  comme  si  elle  regardait  de  côté  ;  ses 
longs  cheveux  noirs  sont  relevés  d'un  ruban  (il  faudrait,  ici, 
mettre  un  chapeau)  qui  lui  ceint  le  front  ;  quelques  boucles 
se  sont  échappées  de  dessous  ce  ruban  ;  les  unes  tombent  sur 
sa  gorge,  les  autres  se  répandent  sur  ses  épaules...  Son  vête- 
ment est  sinqjle  et  négligé...  »  C'est  ce  vêtement-là,  drapé  à 
la  mode  de  Gonesse  bien  plus  que  du  Palais-Royal,  qu'elle 
mettait  sur  elle  quand,  par  les  matins  de  soleil  et  de  prin- 
temps, elle  allait  à  pied,  du  côté  de  l'Ermitage,  l'endre  visite 
à  Jean-Jacques  :  pour  le  petit  chapeau  elle  le  coilfa  sans 
doute  la  fois  qu'avec  son  beau-frère,  Ange-Laurent  de  Lalive 
de  Jully,  ils  allèrent,  de  Genève,  honorer  Voltaire  à  Ferney. 

De  Lalive  de  Jully,  au  service  duquel  Greuze  dépensa 
tant  de  talent  et  qu'il  représenta  si  bien,  assis,  pinçant  de  la 
harpe,  la  tête  tournée  un  j)eu  vers  le  spectateur,  habillé  d'un 

1 


54  LA    KEMME    HT    LA    JELiXK    FILLE    AU    XYIIT"    SIECLE 

vèteineul  à  grands  et  beaux  plis  de  soie  et  d'argent,  était 
inti'odiieteur  des  ambassadeurs  à  la  cour  de  France.  «  Un 
peu  dévot,  un  peu  musicien,  un  peu  graveur  »,  voilà  de  la 
façon  que  Grimai,  dans  sa  Correapondance  littéraire,  montre 
M.  de  Lalive.  «  Il  n'avait  pas  beaucoup  d'esprit,  il  n'avait 
l)as  un  grand  Tonds,  mais  ajoute  Grimm  qui  l'ait  des  pointes 
sur  tous,  n'épargne  ni  les  plus  grands  ni  les  meilleurs,  il 
était  doux  et  aimable  dans  la  société,  riche  d'ailleurs  et 
d'une  ligui-e  intéressante.  »  C'est  cette  (igure  que  Greuze  a, 
dans  le  tableau  de  la  collection  de  M'""  la  comtesse  de  Goyon, 
si  délicatement  éclairée  d'un  beau  jour  et  montrée  linement 
;idoucie  d'un  discret  sourire.  A  la  vérité,  Greuze  se  devait  bien 
de  peindre  ainsi  l'amateur  averti  qui  goûtait  tant  ses  œuvres, 
qui  se  fit  l'acquéreiu"  de  beaucoup  d'entre  elles  et  qui  grava 
lui-même  avec  talent  les  Fermiers  brûlés,  l'un  des  tableaux 
les  plus  émouvants  qu'ait  conçus  Jean-Baptiste.  «  On  trouve, 
dit  encore  Grimm  à  ce  propos,  dans  le  cabinet  de  M.  de 
Lalive,  les  premiers  ouvrages  de  Greuze.  »  Il  faut  croire  que 
cette  peinture  morale,  animée  par  les  épisodes  les  plus 
pathétiques,  inspirait  de  beaux  propos  à  l'introducteur  des 
ambassadeurs.  Le  catalogue  des  peintures  et  sculptures  qu'il 
avait  chez  lui  et  rédigea  lui-même  est,  en  effet,  très  curieux 
et,  dit  quelqu'un  qui  l'a  lu,  «  plein  de  détails  de  divers 
genres  et  d'appréciations  qui  quelquefois  tournent  au 
tendre.  » 

Une  telle  sensibilité,  un  goût  si  profond  pour  le  beau  ne 
firent  pas  que  M.  de  Lalive  demeurât  longtemps  indifférent 
à  M'"''  de  Pompadour.  Cette  femme  dominatrice  qui,  par  son 


Musée  du  Louvre,  Paris 
DESSIN     A     LA     SANGUINE 


LES    SERIEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  OD 

frère,  le  marquis  de  Marigny,  exerçait  la  plus  bienfaisante 
influence  sur  les  statuaires,  sur  les  graveurs  et  sur  les  pein- 
tres, aimait  à  retrouver,  chez  le  frère  de  M.  d'Kpinay  et  de 
M""'  d'Houdetot,  les  mêmes  mobiles  qui  guidaient  son  idée 
dans  le  gouvernement  des  arts.  M.  de  LaliA^e  devient  bien 
souvent,  à  ce  propos,  pour  elle,  une  manière  d'ami,  une 
façon  de  conseiller.  «  Elle  le  protège  hautement  »,  dit 
M""'  d'Epinay  ;  pour  lui,  il  prodigue  partout,  de  la  marquise, 
des  «  éloges  à  toute  outrance.  »  Kn  véi'ité,  ces  éloges,  nulle 
femme,  plus  que  celle-ci,  ne  mérita  de  les  recevoir.  Ce  n'était 
pas  seulement  par  le  plus  beau  visage,  par  la  séduction  dii 
regard,  de  la  taille,  de  la  marche  même,  chez  elle  si  lente  et 
si  cadencée,  que  M'""  de  Pompadour  dominait  dans  cette 
société  du  xviii*  siècle  ;  mais  une  intelligence  fine,  im- 
promptue, diverse  et  chatoyante  comme  le  feu  de  ces  pierres 
fines  qu'elle  ciselait  elle-même  avec  le  graveur  Le  Guay,  répan- 
dait sur  son  entourage  et  partout  dans  le  monde  les  feux  de 
l'esprit  le  plus  vif,  le  plus  juste  et  plus  hai'di.  Deux  mots 
suffisaient  souvent  à  M'""  de  Pompadour  pour  résumer  un 
visage,  une  âme  ou  un  caractère.  En  quelques  phrases,  nées 
du  sentiment  plus  que  de  l'observation,  elle  eût  au  besoin, 
mieux  que  Diderot  même,  défini  Greuze.  N'est-ce  pas,  en 
eflet,  en  considérant  une  fois  l'image  que  le  peintre  avait 
faite  avec  tant  d'émotion  de  la  créatrice  (V Iphigcnic,  de  Tiii- 
terprète  si  fameuse  de  Gluck  et  de  Rameau,  ([ue  M""^  de  Pom- 
padour parla,  devant  le  portrait  de  Sophie  Arnould,  le  chef- 
d'œuvre  de  Greuze,  de  ce  «  roman  dans  le  regard  »  qui 
donne  aux  veux  si  fins,  si  doux,  si  veloutés  de  la  cantatrice 


56  r.A    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'"    SIÈCLE 

un  air  si  vaporeux,  si  tendre,  une  expression  de  grâce  noyée, 
de  langueur  flottante  indéfinissable. 

((  Du  roman  dans  le  regard  !  »  voilà  ce  que  tous  ces  por- 
traits de  grandes  filles  rêveuses,  de  femmes  sérieuses  et 
graves  peints  par  Greuze  ofl*rent  d'abord  à  qui  les  contemple. 
Et  ce  «  roman  »  n'est  pas,  chez  toutes,  que  l'indice  de  la 
réflexion  intérieure,  que  l'image  de  l'àme  :  il  est  la  révélation 
de  tout  un  monde  de  pensées  secrètes,  chastes  ou  passion- 
nées, vivant  sous  les  paupières  tièdes,  scintillant  à  travers 
les  cils  fins  et  longs,  répandant  partout,  sur  les  traits  de  la 
femme  ou  de  la  jeune  fille,  une  illumination  vive,  une  sorte 
de  scintillation  douce  et  palpitante. 

Hélas  !  contraignez-vous,  mes  yeux  : 
Vous  avez  Tair  trop  tendre  ! 

rimait  joliment  M™'"  de  Cassini,  cette  sœur  du  marquis  de 
Pezay  tout  aussi  spirituelle  que  son  frère.  C'est  donc  que 
cette  sorte  de  «  roman  »,  de  langueur,  de  nuage  à  peine 
visible  enveloppant  les  yeux,  battant  sur  les  paupières  de 
tous  ces  visages,  n'est  mis  par  le  peintre  que  pour  mieux 
masquer  la  préoccupation  ou  les  sentiments  du  modèle. 
«  Une  jeune  fille  qui  aime,  dit  à  ce  propos  Bernardin  en  par- 
lant de  A'irginie,  croit  que  tout  le  monde  l'ignore.  Elle  met 
sur  ses  yeux  le  voile  qu'elle  a  sur  le  cœur.  » 

Gretize,  en  interprétant  comme  il  Ta  fait,  avec  toute  la 
volupté  du  pinceau,  le  Doux  regard  de  Colin,  le  Doux  regard 
de  Colette,  enfin  tant  d'autres  motifs  oti  de  grands  yeux 
clairs  se  voient  agrandis  de  fièvre  ou  cernés  par  le  rêve,  a, 


Musée  (le  Montpellier 
LK      l'KTIT     MATHKMATICIKN 

ll'hiil(ii>riiiiliii'   liriiini.   CIriiiriil   et   (!••/ 


■i')ill'»|JniilA  '(I)  •rii'.tilf. 
/iMi:)iTy.w:>iHTAi/!    nraT    a.i 


LES    SÉRIEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  5^ 

plus  que  personne,  été  le  peintre  de  ce  voile  fluide  et  léger, 
de    cette   impalpable   et   toute    psychéenne   expression   du 
regard  féminin.  Toutefois,  en  nul  portrait,  plus  qu'en  celui 
de  Sophie  Arnoiild,  le  maître  n'atteignit,  en  ce  sens,  à  la 
perfection  ;  c'est  qu'en  nulle  femme  peut-être,  autant  qu'en 
celle-ci,  le  regard  enveloppé   de  tendresse  ou  pétillant  de 
malice  ne  se  fit  jamais  aussi  fascinateur  ni  plus  caressant. 
«   Ses  yeux  seuls,  a  dit  M'"'^  Yigée-Lebrun  de  celle  qui  fut 
l'Oriane  cVAmadis  et  l'Aline  de  la  Reine  de  Golcondc,   ses 
yeux  lui  donnaient  une  physionomie  où  se  peignait  l'esprit 
remarquable  qui  l'a  rendue  célèljre.  »   C'étaient  ces  yeux, 
aux  paupières  battantes  et  soyeuses,  aux  scintillantes  pru- 
nelles vivant  d'enthousiasme,  qui  charmèrent  les  plus  spiri- 
tuels et  divers  des  hommes  :  le  comte  de  Lauraguais,  le 
prince  de  Conti,  Bélanger,  l'architecte,  François  de  Neufchâ- 
teau,  le  poète.  A  Zyrphée  du  ballet  de  Zélindor,  à  Psyché  des 
Fêtes  de   Paphos,    à   Proserpine,    à  Télaïre,    M""  Arnould, 
«  actrice  de  l'Académie  royale  de  musique  ».  prêta  ces  yeux- 
là.  Ces  yeux,  ces  grands  et  beaux  yeux  de  mystère  et  de  dou- 
ceur  n'étaient   cependant   pas  le   seul  des    charmes    qu'on 
trouvât  en  elle  ;  mais  aussi  il  y  avait  sa  voix,   cette   voix 
insinuante,  éloquente,  tendre  qui  soulevait  le  délire  du  public, 
cette  voix  qu'elle  conserva  toujours  jeune  et  fraîche,  ce  qui 
fait  que  Laharpe  a  pu  dire,  une  fois,  en  parlant  de  Sophie, 
qu'elle  gai'da  jusqu'à  la  fin  «  toute  la  lenteur  du  chant  fran- 
çais. » 

Elevée  dans  la  nature  et  dans  la  liberté,  nourrie,  dit-on, 
toute  enfant  par  une  chèvre,  ce  qui  est  peut-être  une  fable, 


58  LA    FEMME    KT    LA    .lEUXE    FILLE    AU   XVIII^    SIÈCLE 

mais  une  jolie  fable,  Sophie  Arnould,  toute  jeune  encore  et 
dans  les  dispositions  d'entrer  à  l'Opéra,  fut  formée,  pour  le 
geste  par  M"''  Clairon,  pour  la  voix  par  M"*  Fel  ;  c'est  dire 
assez  qu'à  l'âge  où  d'autres  s'essayent  et  se  cherchent 
encore,  elle  était  déjà  une  manière  de  chef-d'œuvre.  Son 
esprit  M  impromptu,  courant,  A^olant  »,  «  une  envolée  de 
guêpes  »  ainsi  que  l'ont  écrit  les  Goncourt,  ajoutait  à  tous 
ces  dons  naturels,  une  séduction  de  plus.  Charmés,  attirés 
par  tout  ce  que  dégageait  de  captivant  une  créature  aussi 
exceptionnelle,  les  artistes  les  plus  réputés  du  marbre  et  de 
la  palette  accouraient  rendre  hommage  à  Sophie  ;  et  tandis 
que  les  poètes  l'honoraient  d'odes  et  de  madrigaux,  les 
sculpteurs  et  les  peintres  demandaient  au  marbre  et  à  la 
couleur  le  secret  d'exprimer  la  beauté  de  la  cantatrice,  ses 
attitudes  et  sa  coquetterie.  Houdon,  La  Tour  la  représen- 
lèrent  ainsi,  le  premier  sous  le  voile  d'iphigénie,  le  second 
sous  celui  de  Zyrphé  ;  mais  le  mieux  inspiré,  le  phis  habile 
de  ceux  qui  tentèrent  d'immortaliser,  au  moyen  des  arts,  une 
(emme  aussi  mobile,  aussi  rayonnante  de  grâce,  tour  à  tour 
vive  et  langoureuse,  apaisée  ou  ardente,  emportée  par  le 
chant  ou  calmée  par  le  rêve,  c'est  Jean-Baptiste  Greuze. 

Le  voilà,  en  effet,  se  détachant  parmi  tous  les  autres 
chefs-d'œuvi-e  exposés  à  Hertford-Honse,  cet  admii'alde  poi*- 
trait  où  Greuze.  qui  ne  toucha  jamais  de  si  près  à  la  perfec- 
tion, mit  le  meilleur  de  lui.  Assise  de  coté,  la  tète  un 
peu  relevée  en  arrière,  appuyée  du  menton  sur  la  main, 
Sophie  ortVc,  à  l'ombre  d'un  petit  chapeau  de  chasse,  son 
visage  adouci  dans  la  méditation.  Le  cou.  le  menton,  le  bras. 


Wallace  Collection,   Londres 
FIDÉLITÉ 

(Photographie   liraun,    CUmenl    cL   O" ) 


LKb    SKUIEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  09 

la  main  sont  admirables,  mais  là,  surtout,  c'est  le  visag'e 
qui  enchante,  c'est  la  bouche  c£ui  i)arle,  ce  sont  les  yeux  qui 
retiennent  !  Que  Sophie  est  donc  sérieuse  ici.  cju'ellc  est 
grave,  que  son  regard  palpite  d'émotion  intérieure  !  Jamais 
Greuze  ne  fut  plus  touchant  de  tendresse,  de  simplicité, 
d'élégance.  Mais  aussi  comme  il  comprenait  son  modèle  et 
comme  il  l'honorait  de  toutes  les  préveiumces  de  son  talent  ! 
Greuze,  en  eilet,  ne  lit  pas  que  peindre  Sophie  Arnould, 
mais  encore  il  voulut,  en  façon  d'hommage,  lui  dédier  cette 
gravure  de  la  Cruche  cassée  qu'elle  dut,  plus  d'une  fois, 
dans  les  lieures  d'isolement  de  plus  tard,  considérer  avec 
émotion. 

Attentive  à  contenq)ler  le  miroir  invisible  qui  la  rellèlc 
ou  le  visiteur  inconnu  qui  vient  de  frapper  son  l'egaj'd  pour 
la  première  fois,  M'"°  de  Gourcelles  n'est  pas  moins  t[ue 
Sophie  Arnould  surprise  dans  une  pose  de  maintien  sévère. 
Mais,  ici,  de  même  que  dans  toutes  les  autres  compositions 
précédentes,  le  soin  de  la  toilette,  le  souci  de  la  mise  et  de 
la  parure  atténuent,  sous  le  pinceau  de  Greuze.  un  aspect 
tout  de  silence  et  de  recueillement.  M'°*  du  Deffand  qui  poi-- 
traictura,  dans  le  même  «  style  »  que  Greuze  mais  avec  des 
mots,  plxis  d'un  des  personnages  du  même  temps,  a  prêté 
beaucoup  de  l'air  de  M""^  de  Gourcelles  à  M""'  de  Boufflers  : 
«  Madame  la  duchesse  de  Boufflers,  dit-elle,  est  belle  sans 
avoir  l'air  de  s'en  douter  ;  sa  physionomie  est  vive  et 
piquante,  son  regard  exprime  tous  les  mouvements  de  son 
âme  ;  il  n'est  pas  besoin  qu'elle  dise  ce  qu'elle  pense  ;  on  le 
devine  aisément,  pour  peu  qu'on  l'observe...  » 


6o  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIU'    SIÈCLE 

Greuze,  dans  le  portrait  de  M"""  de  Goiircelles,  n'a  pas  eu 
à  peindre  d'une  manière  diflerente.  Il  a  observé  son  modèle, 
il  a  lu  dans  ses  yeux,  il  a  surpris  sa  pensée  ;  et  la  grande 
dame  est  là,  tout  entière  admirable,  dans  l'apprêt  délicieux 
des  parures  :  la  tète,  tournée  un  peu  à  gauche,  est  de  la 
même  carnation  délicate  que  la  gorge  et  l'épaule  ;  les  bras, 
dégagés  des  fines  engageantes  de  dentelles,  sont  largement 
découverts  tous  deux  ;  mais  le  droit  surtout,  orné  d'un  bra- 
celet à  médaillon,  élevant  la  main  la  plus  belle  qui  soit,  est 
montré  jusqu'au  coude;  et  ce  coude  est  svelte,  ferme  et  d'un 
dessin  plus  pur  que  ce  coude  même  de  M"^  de  Saint-Ger- 
main dont  le  comte  de  Gramont,  dans  le  récit  d'Hamilton, 
était  si  amoureux. 

Achever  ce  chapitre  sur  les  portraits  pensifs  de  femmes 
sans  nommer  toutes  ces  autres  effigies  de  jeunes  filles  écou- 
teuses  ou  curieuses  dont  le  joli  visage,  les  traits  animés,  les 
yeux  agrandis  interrogent  avec  anxiété  tout  autour  d'elles, 
ce  serait  diminuer  Greuze,  ce  serait  négliger  de  voir,  sous 
son  aspect  total,  l'une  des  manifestations  les  plus  variées  de 
son  talent.  UEcouteuse  de  la  collection  du  duc  de  Welling- 
ton, celle  de  la  collection  Richard  AVallace,  enfin  la  Jeune 
Jîllc  à  la  lettre  de  la  collection  Rothschild  de  Londres, 
laquelle,  immobile,  écoute  aussi  ce  que  se  dit  son  cœur,  sont 
de  charmants  exemples  de  ces  images  sérieuses  ou  médi- 
tatives. 

C'est  Sénac  de  Meilhan  qui  a  dit  une  fois  :  «  Rien 
n'échappe  à  l'active  et  pénétrante  curiosité  des  femmes.  » 
Pour  illustrer  cet  aphorisme  un  peu  bien  rigoureux,  M'"^  de 


Wiillarc   Odllccliim.    Loiidr-cs 

l'écoutkusk 

(  l'hold^n-K/iliir   Itriniii,   CJrincnl   .V-   l'.'/ 


iIkkiJ   .iiiiij'j'illoj  ■ciiîlIjiV/ 


LES    SÉlllEUSES    ET    LES    ATTENTIVES  6l 

Geulis  écrivit  une  comédie  :  la  Petite  Curieuse  qu'elle  lit 
monter  elle-même  sur  son  théâtre  de  la  Cliaussée  d'Antin  ; 
enfin  (Irenze  peignit  ce  ehel'-d'œuvre  de  la  collection  Wel- 
lington, cette  eul'aut  jolie  et  folâtre,  à  la  bouche  en  cerise, 
au  nez  petit,  aux  yeux  vifs  et  clairs,  à  l'épaule  mignonne, 
occupée  d'écouter  contre  une  porte  ;  il  peignit  V Ecouteuse  de 
la  coUection  Wallace,  au  minois  fripon,  à  la  main  belle,  aux 
lèvres  humides,  à  l'oreille  ourlée,  à  la  gorge  très  blanche  et 
qui,  comme  celle  tl'Isnabel.  dans  Mademoiselle  de  Maupin, 
fait,  bien  que  peu  formée.  «  les  plus  admirables  promesses  »  ; 
enfin,  il  coniposa  la  Jeune  fille  à  la  lettre  et  montra  que  ce 
qu'une  fille  écoute  plus  volontiers  que  tous  les  bruits 
proches  ou  lointains  du  monde,  ce  sont  les  voix  plus  douces 
et  plus  secrètes  encore  qu'un  billet  d'amour  fait  parler  en 
elle  avec  émotion.  Cette  petite,  éveillée  dans  le  frais  négligé 
du  matin  et  qui,  à  demi-nue,  retient  de  ses  bras  le  vêtement 
de  imit  qui  la  couvre,  est-elle  Cécile  Volanges  au  moment 
que  le  billet  faussement  passionné  de  Valmont  lui  parvient? 
En  réalité,  je  crois  que  cela  est  bien  plus  simple  :  c'est  une 
fille  qui  songe  après  la  déclaration.  Elle  est  exquise,  elle  est 
jeune,  elle  est  belle  ;  mais  elle  redoute  encore  l'appel  du 
bonheur;  de  là  le  sérieux  de  son  visage,  la  pudeur  de  son 
maintien.  Greuze,  cette  Jeune  fille  à  la  lettre  en  est  la 
démonstration,  ne  sait  jamais  toucher  plus  que  quand  il  est 
grave. 


POHTRAIT     DE     LA     DUCHESSE     D  ANGOUI.EME 
MAHTE    THÉRÈSE    CHARLOTTE    DR    FRANCE 

I l'hnlogrnphir  ISvmm,  ('AéinonI  it  <"'j 


HDVIAm    an    MTTOJilAHa    JIHtlHJIHT    HUfAU 


IV 
LES  SENSIBLES  ET  LES  AFFLIGÉES 


SENSiBELLE  !  Yoilà  le  gracieux  nom  que  le  prince  de  Ligne, 
cet  étranger  qui  écrivait  un  si  joli  français  clair,  donna, 
dans  l'un  de  ses  ouvrages,  à  la  l'emme  de  son  temps. 
«  Elle  a,  dit-il,  les  plus  beaux  yeux  du  monde  ;  c'est  un  livre 
parfaitement  relié,  où  on  lit  ce  qui  se  passe  en  elle.  Ses  ma- 
nières sont  douces,  nobles  et  aimables,  et  elle  a  de  l'origina- 
lité, ou  de  la  naïveté  dans  l'esprit,  qui  lui  fournit  à  tout 
moment  les  traits  les  plus  imprévus  et  les  plus  fins,  sans 
qu'elle  s'en  doute.  Voilà  ce  qui  s'appelle  un  charmant  édifice  : 
mais,  bon  Dieu,  qu'il  est  fragile  !  Un  rien  décompose  sa 
ligure,  ternit  ses  yeux  et  étonne  son  esprit.  »  C'est  que 
Scnsibelle  n'est  pas  seulement  belle  :  elle  est  sensible.  Un 
rien  siiffit  à  répandre  un  nuage  sur  sou  front,  à  voiler  ses 
traits,  à  faire  j)oindrc,  entre  ses  beaux  cils,  les  perles  les  plus 
scintillantes  des  larmes.  L'impression  de  l'àme,  en  un  seul 
moment,  modifie  ce  visage  tout  à  l'heure  si  souriant  et  si 
jeune  ;  à  la  grâce,    à  la  séduction  de  Scnsibelle,  les  pleurs. 


«4 


l'affliction  ajoutent  quelque  chose  de  plus  ;  mais  cette  affliction 
est  née  sans  <j,u'on  s'y  attende,  au  moindre  souffle  ;  et 
pour  les  pleurs,  personne  ne  connaît  le  motif  qui  les  fait 
répandre. 

Ainsi  en  est-il  alors,  non  seulement  dans  les  lettres  mais 
aussi  dans  les  arts,  et  dans  l'art  de  Grcuze  plus  que  dans 
tout  autre,  de  beaucoup  d'héroïnes.  «  Pauvres  jeunes  filles  ! 
a  dit  d'elles  une  fois  Charles  Blanc,  elles  ont  toujours  à 
pleurer  quelque  chose.  »  Tantôt,  un  fragile  miroir  s'est  brisé 
dans  leurs  mains,  leur  petit  oiseau  est  mort,  elles  ont  cassé 
leur  cruche  en  allant  à  la  fontaine  ;  mais  d'autres  fois,  elles 
pleurent  pour  un  mal  moins  grand,  pour  une  robe  froissée, 
pour  un  ruban  perdu,  pour  une  fleur,  pour  un  rien,  pour  le 
plaisir  seul  de  pleurer.  Sœurs  de  cette  femme  jeune  et 
dolente  dont  Charles-Joseph,  prince  de  Ligne,  a  tracé  le 
portrait  délicat,  elles  se  plaisent  dans  la  douleur;  et  de  même 
que  dans  Boucher,  dans  Fragonard,  toutes  les  femmes  et 
jeunes  filles  sont  folâtres,  impulsives,  portées  vers  le  plaisir 
et  vers  le  rire,  toutes  ici  s'affligent,  se  désolent,  toutes  joi- 
gnent les  mains  et  gémissent,  toutes,  chez  le  peintre  autant 
que  chez  le  poète,  sont  des  Sensibelles. 

Collé,  qui  était  une  manière  de  drôle  pétillant  d'esprit, 
vit  une  fois,  au  théâtre,  une  actrice  qui  pleurait  si  bien  qu'il 
écrivit  n'avoir  jauiais  vu  encore  de  «  plus  belle  dotdeur  ». 
C'est  donc  que  CoUé  n'avait  pas  approché,  à  ce  moment,  des 
tableaux  de  Greuze  ;  c'est  donc  qu'il  n'était  pas  entré  dans 
l'atelier  du  peintre  à  l'instant  de  l'exposition  du  Paraly- 
tique ;  il  se  fût,  autrement,  mêlé  à  la  foule  impatiente  des 


Musée  lie  Monlpelliei 
COQUETTERIE 


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LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLICxEES 


65 


admirateurs ,  il  se  fût,  comme  Diderot,  pressé  à  ce  spectacle 
de  la  vertu  ;  comme  Diderot,  il  eût,  au-devant  du  portrait  du 
vieillard,  entendu  quelqu'une  de  ces  Sensibelles  déclarer 
bien  haut  :  «  Ah  !  mon  Dieu  !  Comme  il  me  touclie  !  Mais  si 
je  le  regarde  encore,  je  crois  que  je  vais  pleurer.  »  Mais 
cette  «  belle  douleur  »  que  Collé  n'avait  rencontrée  qu'au 
théâtre,  elle  existait  pourtant!  Elle  existait  dans  Diderot,  de 
qui  le  Père  de  famille  arrachait  des  pleui's  à  Marniontel  ; 
elle  existait  dans  Beaumarchais,  lequel  appelait  Eugénie,  sa 
première  œuvre,  une  «  enl'ant  de  sa  sensibilité  »;  mais  sur- 
tout—  ah!  surtout  —  elle  existait  dans  Jean-Jacques. 

«  Sophie,  écrit  à  ce  propos  l'auteur  (VEmile,  est  d'une 
sensibilité  trop  grande  pour  conserver  une  parfaite  égalité 
d'humeur,  mais  elle  a  trop  de  douceur  pour  que  cette  sensi- 
bilité soit  fort  importune  aux  autres  ;  c'est  à  elle  seule  qu'elle 
fait  du  mal.  Qu'on  dise  un  seul  mot  qui  la  blesse,  elle  ne 
boude  pas,  mais  son  cœur  se  gonfle;  elle  tache  de  s'échapper 
pour  aller  pleurer.  »  Et  la  jeune  fille  du  Père  de  famille, 
VEagênie  que  Beaumarchais  a  fait  vivre  sont,  toutes  deux,  de 
cette  nature  !  Elles  ont  cette  expression  animée  des  larmes. 
Que  Greuze  survienne  !  Qu'il  voie  Sophie,  qu'il  voie 
Eugénie  !  Qu'il  entende  les  exclamations  de  ces  filles  !  Qu'il 
surprenne  leurs  soupirs  et  leurs  pleurs  !  Qu'il  fixe  cela  avec 
son  pinceau  !  Et  les  grandes  douleurs  de  ces  Sensibelles, 
elles  apparaîtront  les  spectacles  les  mieux  faits  pour  frapper 
nos  cœurs  et  toucher  nos  âmes.  De  même  que  Diderot, 
Beaumarchais,  Rousseau  savaient  trouver  les  mots  magi- 
ques, les  mots  admirables  et  simples,  susceptibles  d'émou- 


6()  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AV    XVIIl''    SIÈCLE 

voir,  lui,  le  peintre,  il  savait  assembler  les  couleurs,  dessiner 
les  lignes  et,  par  le  secret  le  plus  habile  de  son  art,  éveiller, 
devant  ces  ouvrages  de  son  génie,  l'intérêt  le  plus  vif  et  le 
plus  humain. 

Cette  nervosité,  cette  tendresse,  cette  spontanéité  même 
dans  l'affliction,  Greuze  l'a  observée  autour  de  lui,  dans  sa 
société  et  dans  son  monde,  à  tous  les  moments  et  dans  tons 
les  âges.  Avant  d'être  des  femmes  tourmentées  par  l'amour 
et  touchées  par  la  nature,  ces  Sensibelles  du  maître  ont  été, 
nous  l'avons  dit  déjà,  des  petites  bonnes  femmes  graves,  des 
enfants  réfléchies,  et,  quand  il  le  fallait,  des  boudeuses.  La 
tête  de  jeune  fille  ou  plutôt  de  fillette  de  la  collection  Roths- 
child, de  Londres,  est  bien  représentative  de  ces  sentiments  ; 
on  peut  dire  même  qu'elle  les  résume  tous.  Cette  mignonne, 
à  la  façon  de  la  petite  Sophie  Arnould  encore  enfant,  elle 
porte  «  sur  sa  petite  personne  des  vêtements  de  soie,  des 
colliers  de  mareassite,  des  fleurs  dans  les  cheveux  ».  des 
fleurs  dans  les  mains  ;  sur  son  corset  elle  a  une  belle  éeharpe. 
Et,  pourtant,  son  petit  visage  est  sévère  ;  elle  a  le  regard  fixe, 
sa  bouche  fait  la  moue,  ses  traits  se  contractent  ;  on  peut 
croire  qu'elle  se  défend  de  pleurer. 

Ainsi  sont-elles  toutes,  dans  les  œuvres  de  Greuze,  dès 
le  plus  jeune  âge.  Au  moment  qu'elles  croissent  en  années, 
s'élèvent  en  grâce  et  en  raison,  ces  filles  ne  cessent  point  de 
présenter,  développés  encore,  tous  ces  caractères  de  l'émo- 
tion. Le  cœur  fragile  qui  bat  dans  leur  poitrine,  à  l'abri  d'un 
voile  de  mousseline,  d'un  corset  à  fleurs,  connaît,  dès  l'ado- 
lescence tous  les  combats,    tous   les    tourments,    tous    les 


Collection  Ernest  Diitilleux 
J'OUTIt.VlT    DE    LA    COMTESSE    MOLLIEN    ENFANT 

(l'Itologriiiiliii'  llriiiin.  Clément  A  C'J 


/ir)llilri(l    )i<')iii['l    ii(iij')'jll<i') 

vr.i.'-vr.'A  /liihi.iOM  awwaTKo:)   /..i  :i<i    ri/jiDio'i 

'.1   J,   VhhhM'.^  .iMiwiU   'l'll^l\^v^v.n^»lV'\\ 


LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLIGÉES  1)7 

espoirs  ;  de  là,  dans  les  yeux  et  sur  les  visages,  ces  l'ellcls 
fugitifs,  cette  animation  des  pensées,  et,  dans  le  désordre, 
dans  le  choc  des  sentiments,  cette  rosée  des  larmes.  Artiste 
adroit,  notateur  habile  et  prompt  à  tout  surprendre  et  à 
tout  voir,  Jean-Baptiste  excelle  à  fixer,  dans  ses  croquis, 
dans  ses  projets,  dans  ses  dessins,  ces  colorations  des  visages, 
cette  expression  multiple  et  ditîérente.  cette  fugace  et  vive 
beauté  du  moment.  La  jeune  lille,  à  la  figure  songeuse, 
appuyée  sur  sa  main,  coiifée  à  demi  d'un  voile,  sanguine 
qu'on  peut  voir  au  Louvre,  cette  autre  jeune  et  belle  tête, 
également  à  la  sanguine,  exposée  à  l'Albertina  de  Vienne, 
montrent,  l'une  et  l'autre,  avec  quel  art  Greuze  savait,  des 
simples  effets  du  dessin,  tirer  des  variations  féminines  ravis- 
santes. Le  petit  air  triste  et  boudeur  que  Manon  avait  en 
sortant  du  coche  d'Arras  pour  aller  au  couvent,  ce  petit  air 
qui  fit  le  malheur  de  des  Grieux,  on  le  retrouve  tout  entiei- 
dans  la  seconde  de  ces  sanguines.  Ici.  dans  le  modelé  de  la 
bouche,  la  petitesse  du  nez,  l'ovale  du  front,  des  joues  et  du 
menton,  dans  le  regard  qui  tremble  et  se  détourne  avec  hési- 
tation du  côté  du  rêve,  on  devine  une  âme  occupée  d'amour, 
écoutant  la  voix  du  mystère  et  considérant,  dans  les  jeux  du 
soleil,  le  fantôme  entrevu  du  bonheur. 

Emule  attendrissant  des  poètes  et  des  écrivains  princi- 
paux de  son  temps,  Greuze,  autant  que  le  berger  Némorin, 
a  tôt  fait,  dépassant  la  mesure  et  poussant  à  l'extrême,  de 
<(  tomber  dans  le  sentiment  ».  Alors,  autant  que  Sedaine  et 
Marmontel,  autant  que  Gessner,  il  excelle  à  peindre  les 
traits  les  plus  consternés  du  chagrin,  à  montrer  les  tableaux 


68  LA    FEMME    ET    LA    JEUiNE    FILLE    AU    XVlll"    SIÈCLE 

de  la  désolation  la  plus  eufaiitine.  A  la  fille  à  la  cruche,  à 
celle  au  miroir,  à  l'imprudente  qui  cassa  ses  œufs  ou  répandit 
son  lait,  îi  la  Perrettc  de  la  fable,  il  a  communiqué  cette 
expression  aflligéc  dont  Diderot  railblait  et  dont  Manon 
Phlipon  trouvait  presque  qu'il  était  sobre.  «  Tout  ce  qu'on 
serait  en  droit  de  reprocher  à  M.  Greuze,  écrit  à  ce  propos 
Manon  aux  demoiselles  Cannet,  c'est  de  ne  pas  avoir  fait  sa 
petite  assez  fâchée  pour  qu'à  l'avenir  elle  n'ait  plus  la  tenta- 
tion de  retourner  à  la  fonlaine  ;  je  le  lui  ai  dit,  la  plaisanterie 
nous  a  amusés.  »  Mais  que  Manon  Phlipon,  nourrie  d'Emile 
et  de  VHclo'ise,  toujours  inclinée  vers  la  méditation  roma- 
nesque, n'a-t-ellc  considéré,  de  son  cher  peintre,  la  Jeune 
Jille  qui  pleure  son  oiseau  mort?  «  Cette  douleur  !  à  son  âge  ! 
et  pour  un  oiseau!,..  »  voilà  qui  confondait  Diderot;  voilà 
qui  l'eût  confondue  elle-même  ! 

«  Les  dames,  disait  le  cynique  et  franc  Collé,  le  Collé  des 
Halles  et  des  écosseuses,  les  dames  ne  veulent  plus  que  des 
spectacles  qui  les  fassent  pleurnichci'.  »  Ce  goût  larmoyant 
du  théâtre  et  du  livre,  elles  l' étendent  à  tous  les  petits  évé- 
nements quotidiens,  aux  faits  les  plus  menus,  aux  accidents 
les  plus  naturels  de  la  vie.  Kn  cela  elles  sont  bien  les  descen- 
dantes fragiles,  les  petites-filles  délicates  d'Agnès,  de  cette 
Agnès  du  xvn^  siècle  dont  Molière  nous  dit  qu'elle  ne  pou- 
vait «  sans  pleurer  voir  un  poulet  mourir  ».  Mais  un  poulet, 
qu'est-ce  auprès  d'un  oiseau  chéri,  d'un  oiseau  préféré  à  tous 
les  autres  oiseaux  du  monde?  «  //  était  un  oiseau  gris...  », 
chante-t-on  langoureusement  dans  Rose  et  Colas,  un  oiseau 
charmant,  un  oiseau  gazouilleur  ;  il  faisait  les  délices  de  cette 


Galoi'ie  Albertina.  Vienne 
I.R    CAFÉ 

I l'iKilii^rd/ihir   llrniin,  Ch-niciii  >t  '."/ 


■iifil'iiV    ./iiitlTull/.  •)i[')Ifii') 


LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLIGÉES  69 

fille  ;  elle  l'avait  logé,  au  bord  de  sa  mansarde,  dans  une 
cage  d'osier  ;  chaque  jour  elle  le  nourrissait  de  ses  mains  et 
de  ses  lèvres;  c'était  son  compagnon,  c'était  sa  gaîté.  Peut- 
être  bien  que,  de  sa  fenêtre  de  la  rue  Taranne,  tandis  qu'il 
rêvait,  enveloppé  dans  sa  vieille  robe  de  chamljre,  à  M""  Vol- 
land,  Diderot  apercevait  ce  modèle  de  son  peintre  ;  el  comme 
il  avait  l'àme  bonne  et  haute,  intéressée  de  tous  les  spectacles 
de  rinnocence,  il  considérait  cette  petite  et  participait  à  sa 
joie  d'admirer,  de  soigner  et  d'élever  son  oiseau. 

Et  puis,  voilà  que,  tout-à-coup,  l'oiseau  est  mort!  Greuze 
a  vu  cela,  il  en  a  été  touché  ;  il  en  a  fait  un  chef-d'œuvre  ;  et 
du  tableau,  de  la  jeune  fille,  de  l'oiseau,  du  peintre,  Diderot 
a  laissé  le  poème  émouvant  de  ces  pages  écrites  dans  le  feu 
de  son  premier  passage  au  Salon.  «  La  pauAre  petite!  dit-il 
avec  une  exaltation  aussi  sincère  qu'instinctive,  la  pauvre 
petite!»  Elle  est  de  face,  «sa  tête  est  appuyée  sur  sa  main 
gauche  :  l'oiseau  mort  est  j^osé  sur  le  boni  supéi'iem-  de  la 
cage,  la  tête  pendante,  les  ailes  traînantes,  les  pattes  en  l'air. 
Le  joli  catafalque  que  cette  cage  !  Que  cette  guirlande  de 
verdure  qui  serpente  autoui'  a  de  grâces  !  la  pauvre  petite  ! 
ah  !  qu'elle  est  affligée  !  » 

11  pourrait  dire  encore  :  «  Qu'elle  est  simph',  innocente 
au  milieu  de  sa  peine  !  Que  les  pleurs  lui  vont  bien  !  Que  son 
affliction  est  intéressante  !  »  Mais,  s'il  la  voyait,  surprise  ou 
craintive,  ainsi  que  Greuze  l'a  vue  un  autre  jour,  après  un 
désastre  encore  plus  efl'rayant  que  la  mort  d'un  oiseau,  quel 
accent  dramatique  enflerait  sa  voix  !  Comme  il  gémirait  avec 
cette  enfant  !  De  quel  ton  d'un  père  il  s'efforcerait  à  la  rassu- 

9 


'JO  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVUl'^    SIECLE 

x'er  !  Cette  même  lîlle  dont  Greiize  a  tracé  Tefligie  accablée, 
elle  a  grandi  en  ibrce,  en  beauté,  mais  il  faut  le  dire  aussi  en 
sentiment  tendre,  en  effusion  extrême.  Ses  chagrins,  ses 
pauvres  petits  chagrins  d'innocente,  ont  grandi  avec  elle. 
Maintenant  ce  n'est  plus  seulement  pour  un  oiseau  qu'elle 
larmoie,  pour  un  pot  brisé,  pour  un  panier  d'œufs,  pour  un 
miroir  !  Il  y  a  des  maux  bien  pis  que  ceux-là  encore  !  A  l'âge 
qu'elle  a,  tous  les  spectacles  de  la  douleur  lui  ont  été  offerts 
dans  sa  famille.  Elle  a  vu  sa  mère  accablée  de  peine  et  de 
labeur  ;  elle  a  vu  son  frère,  emportant  la  malédiction  de 
tous  les  siens,  quitter  le  foyer  d'enfance  ;  elle  a  vu  la  dame 
bienfaisante  apporter  l'aumône  ;  mais,  ce  qu'elle  a  vu  de 
plus  terrible,  c'est  la  mort  de  son  père  paralytique  !  Elle 
était,  ce  jour-là  —  telle  qu'elle  est  encore  dans  le  tableau  de 
l'Ermitage  —  assise  près  de  sa  mère,  devant  le  grabat  du 
pauvre  ;  elle  tenait,  sur  ses  genoux,  le  livre  des  psaumes  ; 
elle  fixait  le  moribond  tout  décharné  qui  râlait  ;  et  la  tète  de 
jeune  fille,  aujourd'hui  au  Louvre,  montrée  de  profil,  l'œil 
effrayé,  regardant  fixement,  c'est  sans  doute  elle  encore, 
épouvantée  de  la  mort  à  laquelle  elle  assiste  ! 

Les  sentiments  pathétiques  éprouvés,  dans  les  boulever- 
sements les  plus  vifs  du  cœur,  par  toutes  les  héroïnes  plain- 
tives de  Louvet,  de  Laclos,  de  Riehardson,  par  la  pauvre 
Victorine  du  Philosophe  sans  le  savoir,  Greuze,  mieux  que 
n'importe  quel  autre  peintre,  a  su  les  exprimer  en  son  temps 
dans  ces  tètes  chaudes  et  belles,  ces  figures  anxieuses,  ces 
visages  baignés  de  pleurs,  ravagés  de  deuil  ou  pâlis  par  l'an- 
goisse.  Qu'est  donc,  en  effet,   ce   modèle    de   la  Surprise, 


Musée  d"E(liinl)(iui-iv 
JEUNE    FILI.E    AUX    MAINS   JOINTES 

/l'lioto!>-rniiliir   lirniiii,  Clriiicnl   it   '.'"7 


LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLIGEES  71 

exposé  à  Chantilly,  au  musée  Condé,  sinon  Paniéla,  Victo- 
rine,  Cécile  ou  Lodoïska,  quelqu'une  de  ces  gémissantes 
belles  à  l'âme  romanesque,  au  eœur  passionné,  aux  aspira- 
tions les  plus  emportées  et  les  plus  folles?  «  L'amour,  dit 
Marianne  à  quelque  endroit,  chez  Marivaux,  c'est  d'abord 
un  mélange  de  trouble,  de  plaisir  et  de  peur.  »  Les  jeunes 
fdles  de  Greuze  éprouvent  toutes,  dans  le  désir,  cette  crainte 
qui  domine  Marianne.  Elles  sont  surprises,  étonnées, 
effrayées  de  l'amour  même  ;  elles  le  redoutent.  «  Ah  !  mon 
ami,  s'écrie  Estelle  en  enlaçant  Némoriu,  ne  crains  rien,  ne 
crains  pas  que  je  t'oublie:  craignons  plutôt...  Tes  terreurs 
Adennent  de  passer  dans  mon  âme  ;  j'éprouve  comme  toi 
d'affreux  pressentiments.  Hier  au  soir,  l'oiseau  de  nuit  est 
venu  sur  ma  fenêtre  ;  j'ai  entendu  ses  cris  funèbres  jusqu'au 
jour...  »  Et  c'est  Virginie,  pressentant  le  naufrage,  hésitant 
de  quitter  Paul  !  C'est  Manon,  svir  le  pont  du  navire, 
endormie  à  moitié  auprès  de  des  Grieux,  frissonnant  déjà  du 
froid  du  tombeau  ! 

A  ces  affligées,  à  ces  désolées,  à  ces  victimes  tendres  et 
toujours  plaintives,  rien  ne  va  mieux  que  le  voile  qui  cache 
à  demi  le  visage,  que  l'écharpe  volante  ou  l'étoffe  légère. 
L'étoffe  fluide  et  mince,  soulevée  par  les  soupirs  de  la  gorge, 
l'écharpe  molle  enveloppant  la  taille,  le  voile  flottant  comme 
une  buée  autour  du  visage  ajoutent  encore  au  tourment  de 
ces  ])elles,  elles  l'atténuent  et  le  poétisent.  Parmi  les  peintres 
du  xv!!!""  siècle,  il  n'y  a  pas  que  La  Tour,  Perronneau, 
Duereux  ou  M"'^  Vigée-Lebrun  qui  sachent  employer  des 
mousselines  bouillonnées,  des  dentelles  fluides,  des  gazes. 


72  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVITI^    SIECLE 

toutes  les  jolies  façons  des  modes  ;  mais  Greiizc  aussi  le  sait, 
mieux  que  personne.  Il  en  use  à  tous  les  moments;  d'un 
coup  large  du  pinceau  il  l'exprime,  s'attarde  et  n'a  de  cesse 
que  cette  sorte  d'envelopjjement  de  l'étoffe  sur  la  femme  et 
de  la  femme  par  l'étoffe  atteigne  à  la  perfection.  «  Greuze, 
écrit  à  ce  propos  Wille.  ayant  trouvé  que  le  mouchoir  violet 
ne  faisait  pas  bien  à  une  des  têtes  qu'il  m'a  faites,  l'a  changé 
ou  totalement  ôté  ;  il  a  substitué  une  mousseline  blanche  et 
transparente  ;  cela  fait  mieux  et  le  tout  est  admirablement 
présenté.  »  Cela  l'est  si  bien  même  que  cette  sorte  d'artifice 
est  devenu  nécessaire  à  Greuze  ;  ses  filles  dolentes,  plain- 
tives et  langoureuses  ne  se  conçoivent  plus  sans  cet  accom- 
pagnement des  écharpes  et  des  voiles.  Quand  Prud'hon 
viendra  et  peindra,  dans  sa  mélancolie  accablée  de  grandeur, 
l'impératrice  créole,  il  ne  fera  pas  axitrement  ni  mieux  que 
Greuze. 

«  De  ce  blanc,  des  transparences  du  linon,  de  cette  batiste 
en  désordre,  demandent  les  Goncourt  en  interrogeant,  quelle 
femme,  quelle  figure  fait  sortir  le  peintre  de  la  Cruche 
cassée,  de  V Oiseau  mort,  du  Miroir  brisé?  »  Mais,  le  plus 
souvent,  une  figure  de  rêve,  d'idéal  amour,  une  beauté  de 
Keepsake  et  de  légende,  Héchissante,  souple,  à  la  taille  en 
Iphigénie.  «  Sa  taille  légère  et  élevée  se  dessinait  parfaite- 
ment sous  son  corset,  dit,  de  Virginie,  Bernardin  de  Saint- 
Pierre.  Elle  était  vêtue  de  mousseline  blanche  doublée  de 
taffetas  rose  et  ses  cheveux  blonds,  tressés  à  double  tresse, 
accompagnaient  admirablement  sa  tête  virginale.  »  On  le 
voit.  Bernardin  n'oublie  pas  l'écharpe  ;   comme  Grevize,  il 


Wallacc  (Collection.   Londres 
JRUNR    FII.I.K    AUX    COI.OMRES 


HHfllf.OUy)    X'TA    ?I.I.lI-t    nVJVAl 


LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLIGÉES  78 

emploie  la  mousseline  ;  il  donne  de  Virginie  une  image 
pareille  à  celle  que  Jean-Baptiste  imagine  de  peindre,  dans 
son  chef-d'œuvre  du  Louvre,  des  Deux  Andes  courant,  cou- 
ronnées d'un  voile,  enlacées  dans  les  champs. 

Ce  que  Greuze,  dans  une  pareille  œuvre,  nous  montre 
avec  la  persuasion  du  talent,  ce  n'est  pas  seulement  que  ces 
filles  sont  jeunes,  belles,  étincelantes  de  fraîcheur  et  char- 
mantes de  grâce  ;  mais  aussi,  ce  qu'il  fait  voir  avec  poésie, 
avec  expression,  avec  une  force  éloquente  et  douce,  c'est 
qu'une  confiance,  une  affection  infinies  existent  entre  ces 
Amies  unies  l'une  à  l'autre;  c'est  que,  sous  cette  écharpe  et 
sous  ces  mèches  folles,  il  n'y  a  qu'une  pensée,  qu'un  désir  ; 
c'est  qu'au-dessous  de  ces  seins  exquis  qui  s'abaissent  et 
montent  dans  les  deux  poitrines,  il  n'y  a  qu'un  cœur  qui  bat 
pour  un  seul  émoi,  dans  un  rêve  unique.  M'"''  de  Maintenon, 
au  précédent  siècle,  semble  avoir  redouté  l'entraînement 
de  ces  sortes  d'amitiés  trop  vives.  Fénelon,  s'efforcant 
d'éduquer  les  filles,  ajoutait  de  son  côté  que  les  amitiés 
trop  tendres  off'rent  bien  du  péril.  «  Mais,  Monseigneur, 
voudrait-on  lui  répondre,  rien  ne  va  contre  l'élan  d'un  cœur 
emporté  d'affection  !  F]t,  dans  ce  nouveau  siècle  où  les 
mères  écoutent  encore  les  conseils  de  vos  livres,  l'amitié 
des  femmes  est  la  préparation  la  plus  éloquente  aux  amours 
des  hommes!  » 

Un  attachement  sans  nuage  ni  laideur,  un  abandon  entier 
de  l'âme  donnaient,  à  ces  sortes  de  liaisons  pudiques,  une 
sincérité  pure,  une  beauté  sans  mélange.  «  Dans  ces  liaisons, 
disent   même  les  Goncourt  qui  commentent  tout  cela   fort 


74  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XYIlT    SIÈCLE 

bien,  il  y  avait  plus  que  des  soins,  exclusivement  réservés  à 
la  famille,  plus  qu'un  intérêt,  banale  politesse  de  cœur 
qu'une  femme  laissait  tomber  sur  une  douzaine  de  per- 
sonnes ;  il  y  avait  un  sentiment,  une  illusion  vive,  une  sorte 
de  passion.  On  se  jurait  une  amitié  qui  devait  durer  toute  la 
vie.  On  ne  pouvait  se  quitter,  A'ivre  l'une  sans  l'autre:  et 
tous  les  matins,  c'étaient  des  lettres.  Mon  cœur,  mon  amour, 
ma  reine,  on  ne  s'appelait  qu'ainsi  d'une  voix  claire  et  traî- 
nante, en  penchant  doucement  la  tète.  On  n'allait  qu'aux 
soupers  où  l'on  était  priées  ensemble,  et  il  fallait  iuA'iter 
l'une  pour  avoir  l'autre.  »  Là-dessus,  sur  ce  joli  thème  de 
l'attachement  fidèle,  il  y  a  de  gracieuses  pages  de  M""*  de 
Genlis  que  ne  citent  pas  les  Goncourt,  mais  dont  le  texte  est 
le  commentaire  éloquent  de  tout  ce  que  Greuze  entend 
exprimer  dans  son  oeuvre.  Il  s'agit,  dans  ces  pages,  de  deux 
amies  de  pension  qui  avaient  pu  obtenir  de  leurs  parents  — 
tellement  elles  s'aimaient  !  —  «  d'être  toujours  vêtues  de  la 
même  manière  n.  L'vme  s'appelait  Olympe,  l'autre  Céline. 
«  Olympe  n'avait  pas  une  seule  robe  ni  le  moindre  bijou  que 
Céline  n'en  eût  autant  :  celle-ci  ne  portait  pas  un  chapeau  ni 
le  plus  simple  ruban  que  son  amie  ne  lui  ressemblât  par 
l'haliillement  et  la  coiffure  :  on  eût  dit  enfin  que  la  nature 
avait  tout  disposé  pour  leur  amitié  si  constante  en  leur  don- 
nant quelque  ressemblance  dans  les  traits,  dans  la  démarche 
et  jusqtie  dans  le  son  de  la  voix.  Chacun,  en  les  voyant, 
croyait  voir  les  deux  sœurs.  »  C'est  aussi  ce  que  chacun 
pense  au-devant  de  l'œuvre  de  Greuze  :  et,  vraiment,  ce  ne 
sont  plus  deux  amies,  mais  deux  sœurs,  ces  filles  si  parfaite- 


Musée  du  Louvre,  Paris 
TÈTE      DK     JEUNE      FILLE 

(Photographie  Brauri,  Clément  it  C"j 


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LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLIGEES  70 

ment  semblables  el  jolies,  couronnées  d'un  voile,  se  confiant 
tout  bas  un  secret  l'une  à  l'autre. 

A  l'aide  de  ce  voile,  de  ces  mousselines  toutes  ilottantes, 
enlaçantes  et  qui  semblenl,  autour  de  la  femme,  ainsi  que  la 
palpitation  infinie  d'un  soupir,  Greuze  a  rendu  touchants 
bien  d'autres  visages,  il  a  donné,  à  bien  d'autres  figures,  un 
attrait  délicat  de  langueur.  Ici,  le  souvenir  ne  s'attache  pas 
seulement  à  la  Jeune  rt'Mrc,  dite  encore  la  Frileuse^  apparte- 
nant à  M.  le  comte  André  Pastré,  il  évoque  la  Vestale 
—  une  veuve  aussi  !  —  dont  nous  donnons  l'image  embellie 
de  pudeur,  enveloppée  de  lumière  chaste  et  douce.  Un  jour 
qu'elle  était  à  l'un  de  ses  moments  heureux  d'efl'usion, 
M'"*  de  Staël  revêtit,  dans  son  roman,  Delphine  de  longs 
voiles  pareils.  «  Delphine  ou  le  Modèle  des  jeunes  vernies  »  se 
laisse-t-elle  aller  un  moment  à  dire  !  Ce  modèle  même  des 
veuves,  Greuze  l'a  peint  comme  Chénier  l'a  chanté  ;  mais 
alors  ce  n'est  plus  Delphine  affligée  exhalant  des  plaintes, 
c'est  Clytie  frappée  de  la  stupeur  du  veuvage  :  «  O  dieux  !  » 
s'écrie-t-elle, 

...  dieux  de  la  mort,  ennemis  des  épouses, 
Que  vous  avais-je  l'ait?  A  peine  étais-je  à  lui  ! 
Trois  mois  coulaient  à  peine  !  O  salutaire  ennui  ! 
O  tombe  1  ouvre  tes  bras  à  la  veuve  expirante... 

La  jeune  Jîlle  à  Vécharpe  de  gaze,  de  la  collection  Wal- 
lace,  au  gracieux  visage  un  peu  moutonnier  de  bergère,  aux 
yeux  agrandis  par  un  tourment  tendre,  un  désir  refréné  de 
pleurs  chauds  et  lourds,  ne  cache  pas  seulement  sous  une 


76  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVlll"    SIÈCLE 

échappe  nouée  avec  négligence  ces  nudités  de  gorge  que 
l'auteur  chrétien  de  Télémaque  appelait  des  «  immodesties  »  ; 
mais,  ce  qu'elle  dissimule  encore  par  le  même  moyen,  la 
petite  conti'ite,  la  petite  pincée  qui  a  peur  des  larmes,  c'est  le 
battement  désordonné  d'un  cœur  qui  s'éveille  dans  le  mal 
d'aimer.  Cette  petite,  sa  mère  ou  son  galant  l'ont  menée  à 
l'Opéra  un  soir  !  Elle  a  entendu  l'air  ^Orphée  :  J'ai  perdu 
mon  Eurjydice,  «  cet  air  qui  me  déchire...  »  disait  M"''  de  Les- 
pinasse.  Et,  de  lait,  depuis,  elle  en  est  accablée;  une  sorte 
d'abattement  la  domine,  et,  la  mélancolie  indicible  de  ses 
yeux,  la  pâleur  de  son  front  et  de  ses  joues  sont  la  révélation 
du  trouble  intérieur  qui  tait  qu'elle  est  triste. 

Le  voile,  le  voile  encore,  mieux  que  la  veste  à  grandes 
basques,  la  palatine  de  chenille  ou  le  casaquin  de  satin  bleu 
turc  auréole  à  ravir,  sous  le  pinceau  de  Greuze,  la  tête  à  l'œil 
vil",  aux  traits  fins,  aux  boucles  épanouies  de  Marie-Thérèse- 
Charlotte  de  France,  la  même  (jui  sera  un  jour  duchesse 
d'Augoulème.  Ici,  dans  ce  poi'trait  d'un  beau  style,  aux 
grands  traits,  à  la  touche  large  et  hardie,  un  voile  ample 
drapé  sur  la  femme  ajoute  à  sa  grâce,  il  l'entoure  et  — 
comme  il  est  sombre  —  il  aide  à  montrer  la  beauté  du  teint. 
Echarpe  de  tulle,  tissu  de  foulard,  tichu  des  Indes,  ce  voile 

—  dont  les  plis  nombreux  éveillent  plus  d'une  idée  funèbre 

—  accompagne,  de  son  deuil,  Marie-Tliérèse-Charlotte  de 
France.  Celle  qui  fut  Madame  Royale  et  qui  comptait  qua- 
torze ans  au  10  Août,  n'est  point  montrée,  ici,  de  même  que 
dans  les  œuvres  de  M'"''  Lebrun,  à  côté  de  sa  mèi'e  Marie- 
Antoinette,   de  son  jeune  frère,  le   Dauphin,  duc  de  Nor- 


I.A    PHILOSOPHIE    ENDORMIR 

Porli-ail    (le   iMiidaiiio  Greuze 

[d'après  In  fr,'iiviifc  ilc    I.-M.'JSldrPnit) 


ix  fMnO  oiiwîljijl/l  oli  lii;iln)M 


LES    SENSIIJLES    ET    LES    AFFLIGEES  77 

mandie.  Celle  dont  Napoléon  a  dit  justement  qu'elle 
était  «  le  seul  homme  de  sa  famille  »  est  là  bien  à  part, 
droite,  lière,  audacieuse.  Un  jour,  beaucoup  plus  tard,  le 
baron  Gros  la  fera  voir,  commandant  anx  marins  et  aux 
soldats,  s' embarquant  à  Pauillac  et,  le  bras  tendu,  la  tête 
haute,  haranguant  la  foule  ;  avec  un  art  tout  romantique,  il 
peindra,  dressée,  sa  silhouette  frémissante  ;  mais,  Greuze, 
plus  mesuré,  avec  moins  d'emphase  aura,  bien  avant  Gros, 
surpris  dans  l'attitude  noble,  le  regard  assuré  de  Marie-Thé- 
rèse-Charlotte, cette  fermeté  de  l'âme  et  ce  mépris  de  la  mort 
qui  n'étaient  pas,  chez  la  duchesse,  les  marques  les  moins 
dignes  du  caractère. 

Les  yeux  levés  au  ciel,  la  gorge  charmante  contractée 
d'un  désir  de  larmes,  les  mains  jointes  dressées  dans  un 
geste  ardent  de  crainte  ou  de  supplication,  voilà  la  pose  que 
Greuze  adopte,  pour  la  jeime  fille  ou  la  femme,  en  beaucoup 
de  ses  œuvres.  Tel  ce  maître  à  chauler  qui  disait,  en  se 
fâchant,  à  de  jeunes  élèves  :  «  Trop  de  froideur  à  chanter  ! 
Mettez  donc  de  l'àme  !  »  il  est  là,  devant  son  chevalet,  la 
palette  et  le  pinceau  à  la  main.  11  contemple  ces  modèles 
exquis  de  l'amour  et  de  la  douleiu"  :  «  Allons,  leur  dirait-il 
volontiers,  tournez  vers  moi  votre  visage  ;  faites  voir  vos 
sentiments  dans  vos  yeux  ;  que  le  feu  de  votre  cœur  donne 
à  tous  vos  traits  cette  animation  qui  vous  transfigure  !  »  Et 
ces  filles,  semble-t-il,  l'entendent,  tournent  un  moment  la 
tête,  offrent  un  visage  éploré,  im  regard  plein  d'angoisse  et 
de  souffrance  ;  si  fragiles  elles  soupirent,  si  tendres  elles 
gémissent  et  leurs  petites  mains  sont  tordues  par  la  honte 

10 


78  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl''    SIECLE 

OU  jointes  par  la  prière  !  En  aucun  art,  dans  aucune  école, 
nul  ne  sut  jamais,  autant  que  Greuze,  exprimer  ainsi,  dans 
de  touchants  portraits  juvéniles,  ces  «  démonstrations  pas- 
sionnées »  dont  M""'  de  Genlis  a  parlé  si  souvent. 

La  Jeune  fille  de  la  National  Gallery  d'Edimbourg  est 
bien,  entre  tant  d'images  de  la  femme,  celle  où  le  peintre  a 
mis  le  plus  de  vive  flamme.  Inclinée,  mains  jointes,  la  face 
un  peu  douloureuse,  elle  peut  être  aussi  bien,  dans  son 
^'expression  de  la  tendresse  affligée,  la  Claire  d'Albe  de 
M""^  Gottin,  l'Ernestine  de  M"'  Riccoboni,  la  Mélanie  de  La 
Harpe.  Aimée  de  Goigny,  dans  son  cachot  de  la  Terreur,  se 
montrera  à  Ghénier  sous  cet  aspect  des  larmes  ;  mais  Julie 
de  Lespinasse,  au  moment  qu'elle  écrit,  au  colonel-comte  de 
Guibert,  des  billets  déchirants,  n'est  pas  plus  consumée  par 
le  mal  de  l'àme.  «  Je  suis  condamnée  à  vous  aimer  tant  que 
je  respirerai.  Quand  mes  forces  sont  épuisées  par  la  douleur, 
je  vous  aime  avec  tendresse  ;  et  quand  je  suis  animée,  que 
mon  âme  a  du  ressort,  je  vous  aime  avec  passion.  Mon  ami, 
le  dernier  souffle  de  ma  vie  sera  encore  une  expression  de 
mon  sentiment  !  »  Cette  expression  de  Julie,  cette  expression 
unique  de  la  femme  emportée  par  le  maître  des  maîtres,  par 
l'Amour  dominateur,  Greuze  a  fait  qu'elle  rayonne  dans  le 
portrait  charmant  de  cette  fille  aux  mains  jointes.  Mais,  dans 
le  tableau  intitulé  la  Fidélité,  de  la  collection  Wallace,  il  est 
revenu  encore  sur  cette  expression. 

Foiitenelle,  le  vieillard  à  la  longue  expérience,  a  parlé 
une  fois  de  tout  «  l'agréable  mélange  de  plaisirs  et  de  peines 
que  l'on  appelle  amour  ».   Cet  «  agréable  mélange  »,  où  le 


Wallacc  Collection.   Londi-(>s 
JEUNE     KILLE     A     1>'ÉCHA111'E 

(Photographie   U'.-.l.  Mansfll  ,t  C'J 


'■nliiKkl    .rioil'i'tllo!)   ■oclli:// 

MM Ji/v iioà'.i    /.    rf.i.irr    m/ijhi. 

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LES    SENSIBLES    ET    LES    AFFLIGEES  79 

chagrin  même  est  bonheur,  aucune  jeune  fille  ne  l'a  ressenti 
plus  intensément  que  cette  Fidélité  qui,  tandis  qu'elle  em- 
brasse un  petit  chien  épagneul,  songe  à  l'amant  ingrat  qui 
l'a  délaissée.  Le  soupçon,  la  désolation,  l'appel  aux  puis- 
sances célestes  capables  de  commander  sur  le  cœur  de 
l'homme,  voilà  tout  ce  qu'exprime,  avec  pathétique,  une 
physionomie  avissi  charmante.  «  Il  arriva  une  heure  plus 
tard  que  de  coutume,  dit  l'Angélique  de  Dancourt  à  sa  ser- 
vante fidèle,  il  demeura  beaucoup  moins;  il  était  chagrin, 
inquiet,  interdit,  embarrassé  ;  il  commençait  à  ne  plus 
m'aimer.  Lisette  et  l'absence  l'ont  fait  m'oublier  tout  à  fait.  » 
Il  n'y  a  rien  de  tout  cela  que  n'exprime  l'œuvre  de  Greuze. 
Mais  peut-être  Ijien  que  cette  Fidélité  est  aussi  la  figure  de 
la  femme  abattue  par  la  trahison  :  «  Ah  !  ma  chère  Téolinde, 
s'écrie  un  moment  Galatée  en  pensant  à  son  pâtre,  rien  ne 
peut  me  consoler...  11  est  parti...  il  est  parti...  et,  ce  matin, 
j'ai  vu  la  bergère  Léocadie  avec  le  ruban  couleur  de  rose  que 
j'avais  donné  l'autre  jour  à  cet  ingrat  !  » 

Il  est  une  chose  toutefois  au  monde  qui  console,  qui 
berce  et  calme,  en  l'élevant  à  Dieu,  l'âme  meurtrie  des 
amantes.  Greuze  a  voulu  que  ce  soit  la  prière. 

Allez  à  Montpellier  ;  entrez  au  musée  Fabre.  Vous  la 
verrez  aussitôt,  agenouillée,  mains  jointes,  les  yeux  levés 
vers  le  ciel,  l'adorable  enfant  !  Oh  !  direz-vous,  qu'elle  est 
belle  !  Ses  pieds  et  ses  mains  sont  faits  à  ravir  ;  l'enveloppe- 
ment de  l'écharpe  ajoute  à  son  attitude;  mais,  la  préoccupa- 
tion de  sa  donleur  n'enlève  rien  à  sa  grâce.  Avant  de  prier 
Dieu,  la  coquette  .1   du  penser  à  consulter  son   miroir  ;  elle 


8o  LA    FEMMK    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl^    SIÈCLE 

s'est  coiffée  en  bandeaux  ;  sur  son  épaule  nue  elle  a  négli- 
gemment laissé  ses  cheveux  fins  retomber  en  torsades.  Gela 
est  bien  tendre  et  bien  voluptueux.  Est-ce  là  cette  fille  em- 
preinte de  l'idée  de  la  religion  dont  M""^  de  Maintenon  disait 
qvi'elle  «  commence  la  journée  par  adorer  Dieu  de  tout  son 
cœur  »  :  cette  fille  qiii  «  se  lève  promptement,  s'habille  avec 
diligence,  modestie  et  le  plus  propi'ement  qu'elle  peut  ;  fait 
bien  son  lit,  arrange  bien  ses  hardes,  aide  aux  plus  petites 
si  elle  a  du  temps  de  reste?  »  Mais  non,  cette  fille-là  ce  n'est 
pas  la  même  !  Nous  ne  sommes  pas  à  Saint-Cyr,  dans  une 
cellule  ;  nous  sommes  à  Paris,  dans  une  belle  chambre  avec 
des  rideaux.  Cette  fille  en  prière,  c'est  Greuze  qui  l'a  peinte  ; 
et  cela  est  bien  de  l'homme  qui,  comme  disent  les  Concourt, 
«  changea  la  croix  en  flèches  brisées  dans  les  mains  de 
Sainte-Marie  l'Egyptienne  ». 

D'un  amour  de  Dieu  si  profane  à  l'amour  de  l'Amour,  il 
y  a  peu  de  distance  ;  la  petite  de  Greuze  l'entend  assez  vite. 
Bientôt  ses  pieds  nus  ont  chaussé  les  sandales,  elle  a  vêtu  sa 
tunique  la  plus  molle,  la  plus  blanche,  celle  dont  les  plis 
sont  l'écho  des  lignes  de  son  corps.  Elle  a  quitté  sa  chambre  ; 
la  voilà  dans  des  bois  pareils  à  ceux  d'Amathonte  et  de 
Paphos  ;  et,  dans  le  chef-d'œuvre  délicieux  de  la  Wallace, 
nous  l'apercevons,  semblable  à  la  Psyché  du  poète,  age- 
nouillée au  pied  de  l'autel  de  l'Amour,  (c  La  tête  de  la  jeune 
fille  qui  fait  la  prière  au  pied  de  l'autel  de  l'Amour  est  char- 
mante »,  écrit  Diderot  qui  la  vante.  Elle  est  mieux  que  cela 
encore  :  elle  est  extasiée,  rayonnante  ;  elle  est  vive  et  belle  ; 
l'Amour  la  transfigure,  il  sèche  ses  larmes  et  la  fait  soiirire. 


Wallaee  Collection,  Londres 
POUTRAIT    DK    SOPHIK    ARNOULD 


vitlmii.l    .iiuil)'jno;)  'o/jHj;// 


LES  MATERNELLES  ET  LES  VILLAGEOISES 


CE  n'est  pas  seulement  dans  Diderot,  Marmontel,  La 
Harpe,  Sedaine  ou  M""  de  Genlis  que  se  rencontrent, 
vers  la  fin  du  xviii^  siècle,  dans  le  livre  oti  le  théâtre, 
la  préoccupation  constante  de  la  morale  et  de  la  vertu  ;  c'est 
aussi  dans  le  plus  pomponné  des  auteurs,  le  plus  fade  et  le 
plus  joli,  dans  Jean-Pierre  Claris  de  Florian.  Le  Bon  père, 
la  Bonne  mère,  le  Bon  Jils,  le  Bon  ménage,  voilà  quelques 
titres  communs  à  l'honnête  auteur.  «  Je  voulus  donner  à  toutes 
mes  pièces,  écrit  ta  ce  propos  Florian,  un  but  de  morale  et  d'uti- 
lité... Je  voulus  surtout  présenter  le  tableau  de  ces  vertus 
familières,  de  ces  vertus  de  tous  les  jours,  les  plus  utiles 
peut-être,  les  plus  nécessaires  au  bonheur.  »  En  réalité,  Jean- 
Baptiste  Greuze  n'a  pas  eu,  dans  beaucoup  de  ses  œuvres, 
un  but  bien  différent.  Lui  aussi,  l'ami  du  franc  bonhomme 
de  Wille,  le  mari  de  M''"  Babuti,  le  père  de  ces  bonnes  et 
charmantes  filles  qui  seront  la  seule  consolation  de  sa  vieil- 
lesse, il  a  entendu  honorer  la  famille  et  vanter,  dans  des 


Sa  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIII^    SIÈCLE 

scènes  tovichantes,  le  bonheur  simple  et  les  mœurs  pures, 
ce  Le  but  du  mariage  :  deux  êtres  se  réunissent  pour  se  garer 
des  malheurs  de  la  *>ne...  Je  suppose  que  la  ^ne  est  un  fleuve.  » 
«  J'ai  vu  cela,  écrit  Edmond  de  Goncourt,  crayonné  de  la 
main  de  Greuze,  à  la  hâte,  sous  un  bateau,  voguant  au  gré 
de  l'eau,  qui  portait  un  homme,  une  femme  et  des  enfants.  » 

Et,  de  fait,  Greuze  est  bien  là,  tout  entier,  dans  sa  can- 
deur, dans  sa  rusticité  de  paysan  de  Tournus.  Le  peintre  de 
la  Privation  sensible  ou  l'Enfant  em^oj'é  en  nourrice  a  mis 
beaucoup  de  lui,  de  son  foyer,  de  sa  vie  de  «  tous  les  jours  », 
comme  Florian  disait,  dans  ces  panneaux  empreints  de  sen- 
timents paternels  et  conjugaux  élevés,  dans  ces  toiles  qui 
sont,  de  concert  avec  celles  de  Chardin,  la  représentation,  à 
peine  embellie,  de  la  vie  laborieuse  et  doucement  paisible  de 
la  moyenne  bourgeoisie  et  du  petit  peuple.  Tandis  qu'avec 
Vernet,  A^^ille  et  la  Babuti  ils  reviennent  de  Champigny, 
banlieue  d'ombrages,  d'eau  claire  et  de  friture,  ou  de  Saint- 
Gloud  peut-être,  pays  où  M'""  Greuze,  après  avoir  été 
embrasser  ses  enfants,  croqua  des  w  p'tits  gâteaux  de  Nan- 
terre  »  et  but  du  vin  d'Argenteuil,  il  a,  tout  en  rêvant  le 
long  de  la  Marne  ou  de  la  Seine,  conçu  ces  ouvrages  de  la 
maternité  dont  la  contemplation  dut,  à  un  point  extrême, 
enchanter  Jean-Jacques. 

«  La  mère,  dit  Rousseau,  doit  nourrir  son  enfant...  Le 
devoir  des  femmes,  là-dessus,  n'est  pas  douteux.  »  Et  le  phi- 
losophe de  Genève  et  d'Ermenonville  ajoute,  en  vantant 
l'attrait  do  la  vie  domestique  :  «  Le  tracas  des  enfants,  qu'on 
croit  importun,  devient  agréable;  il  rend  le  père  et  la  mère 


Musée  de  Montpellier 
LA    PHIÈRE    DU    MATIN 

ll^hoto^rajjliie  llriiim,  (Uihiient  it  f.'''/ 


•iMill-)i|lMul/   'il)  n^i-.Dlf. 

y.iTJif.   Kl   :!}i:'n}i'i   /..i 

••'. I   J.  \\vuwi\'\  .n\\\v\'.\  •\ii\nivi-nii\iirt»\i 


LES   MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  83 

plus  nécessaires,  plus  chers  l'un  à  l'autre  ;  il  resserre  entre 
eux  le  lien  conjugal.  Quand  la  famille  est  vivante  et  animée, 
les  soins  du  foyer  font  la  plus  chère  occupation  de  la  femme 
et  le  plus  doux  amusement  du  mari.  »  Greuze,  imbu  de 
pi'incipes  si  respectables  et  d'une  vertu  si  lielle,  n'a  pas 
entendu  exprimer  autre  chose  quand  il  a  peint  la  Mère  bien- 
aimée,  quand  il  nous  a  montré  M"'"  Greuze  elle-même  entou- 
rée d'une  xr^ie  fricassée  d'enfants.  «  La  scène,  écrit  Diderot, 
que  cette  sorte  d'ouvrage  enthousiasmait  au-dessus  des 
autres,  la  scène  se  passe  à  la  campagne  ;  on  voit,  dans  une 
salle  basse,  en  allant  de  la  droite  à  la  gauche,  un  lit  ;  au- 
devant  du  lit  un  chat  sur  un  tabouret  ;  puis  la  mère  bien- 
aimée  renversée  sur  sa  chaise  longue  et  tous  ses  enfants 
répandus  sur  elle...  La  mère  de  ces  enfants  a  la  joie  et  la 
tendresse  peintes  sur  son  visage.  »  Cette  mère,  elle  est  jeune, 
elle  est  belle,  elle  est  épanouie  ;  elle  a  un  laisser-aller  ado- 
rable :  son  bonheur  est  de  s'abandonner  à  tout  ce  petit 
monde.  Pour  un  peu,  comme  M'"*'  d'Epinay  à  ses  fils,  elle 
pourrait  dire,  au  petit  garçon  qui  l'embrasse  par-dessus  la 
tète  :  «  Mon  affection  s'est  partagée  entre  vos  sœurs  et  vous. 
Depuis  que  je  suis  mère,  j'ai  mis  mon  bonheur  dans  mes 
soins  pour  mes  enfants.  » 

Dans  le  Cajé,  cette  jolie  composition  dessinée  (à  l'Alber- 
tina  de  Vienne),  Greuze  semble  avoir  mis  une  sourdine 
légère  à  ses  effusions.  Cette  fois  la  Mère  bien-aimée,  toujours 
dans  son  fauteuil,  est  assise  devant  la  cheminée,  une  seule 
de  ses  filles  auprès  d'elle.  Sur  la  table,  à  laquelle  elle  s'ac- 
coude, elle  a  préparé  du  café,  sans  doute  dans  la  belle  café- 


84  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVlIl'    SIÈCLE 

tière  en  argent  de  Jean-Georges  Wille,  et  s'apprête  à  le  boire. 
Alors  la  vogue  du  café  n'a  fait  que  croître  parmi  les  grandes 
dames  et  les  bourgeoises,  depuis  la  Régence.  «  Ces  belles 
dames  que  vous  voyez  dans  les  modes  de  Bonnard,  humer 
leur  petite  tasse,  éci'it  Michelet  de  ces  Françaises,  elles  y 
prennent  l'arôme  du  très  fin  café  d'Arabie.  Et  de  quoi  cau- 
sent-elles ?  ajoute-t-il  ;  mais  du  Sérail  de  Chardin,  de  la 
Coiffure  â  la  Sultane,  des  Mille  et  une  Nuits.  »  Sous  le  règne 
de  Louis  XVI,  la  conversation,  aux  galeries  du  Louvre, 
n'est  plus  tout  à  fait  la  même  ;  et,  dans  la  société  préférée 
de  Diderot,  de  Bulfon,  ces  amis  du  café,  ce  sont  de  plus 
graves  débats  qui  préoccupent,  autour  des  tasses  fines  de 
porcelaine,  les  dames  et  demoiselles  qui  boivent  en  philo- 
sophant. 

Ce  calé,  est-ce  à  dire  que  les  nobles  et  bourgeois  peuvent, 
seuls,  en  savourer  l'arôme  ?  Mais,  pas  tout  à  fait  !  Les  pauvres, 
les  faméliques,  les  déclassés,  dans  les  petits  cabarets  situés 
autour  de  la  foire  Saint-Germain,  du  côté  du  Procope,  au 
Palais-Royal,  à  deux  pas  de  la  Rotonde,  en  usent  volontiers 
aussi  pour  deux  ou  trois  sols.  Ainsi  faisait  le  Neveu  de 
Rameau,  les  jours  qu'il  n'allait  pas  paresser  dans  l'allée  de 
Foy  et  considérer  les  jeunes  dissolus  passer  sous  les  om- 
brages. Greuze,  l'observateur  toujours  averti  des  mœurs,  sait 
cela  aussi  bien  que  Diderot.  Ce  fils  du  couvreur  maçonnais 
n'a  aucun  mépris.  Les  petites  gens  dédaignés,  les  travailleurs 
mercenaires,  les  pauvres  retiennent,  à  tous  les  moments,  sa 
pitié  et  son  attention.  «  Les  deux  hommes  qui  ont  senti  le 
peuple,  la  grâce  souff'rante  et  le  sourire  de  douleur,  Greuze, 


Muséo  (lu   I^ouvi'c.   Paris 

LA      CRUCHE      CASSÉE     (O.lail) 

I l'Iioliiarii/iliic  Itriiuii,  tllriiicnl   .V  (',"/ 


(ii«i')a)    iikfiir'.A:)    >iiu);jji;>    /.,i 


LES    MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  85 

Prud'hon  ont  été  les  fils  inspirés  de  la  pauvreté.  »  Ainsi  dit 
Michelet  justement  ;  et,  eela  est  si  vrai  qu'il  faut  voir  dans 
cette  participation  à  la  pauvreté,  et,  surtout  vers  la  fin, 
dans  cette  âpre  lutte  avec  la  douleur,  les  mobiles  qui  gui- 
dèrent plus  d'une  l'ois  Greuzc  dans  la  reclierclie  de  ses  sujets. 

Depuis  les  Le  Nain  on  ne  voit  guère  que  Chardin  et  lui 
qui  se  soient  faits  les  interprètes  de  la  vie  rurale  et,  soit  aux 
champs,  soit  à  la  ville,  de  l'intimité  de  la  vie  domes- 
tique ;  encore  Chardin  ne  va-t-il  pas  beaucoup  plus  loin  que 
l'office  où  la  Pourvoyeuse  a  déposé  le  lait  écumant,  le  pain 
craquelé,  le  poisson  et  les  fruits.  Greuze,  plus  agreste,  dans 
des  dispositions  plus  proches  encore  de  la  nature,  abandoinie 
la  ville  ;  il  va  dans  les  villages.  Seulement  ce  n'est  plus,  avec 
lui,  l'art  attentif,  sobre  et  fort  des  Le  Nain.  Bien  souvent, 
dans  ses  tableaux  du  genre  de  V Accordée,  du  Retour  ou  du 
Départ  en  nourrice,  du  Gâteau  des  rois,  la  nature,  ornée 
avec  recherche,  ressemble  trop  à  celle  des  opéras-comiques  ; 
trop  souvent,  ainsi  que  dans  Rose  et  Colas,  «  le  théâtre  repré- 
sente l'intérieur  d'une  chaumière  n  ;  cl.  dans  cette  chaumière, 
il  y  a  des  vieillards  à  tète  vénérable  et  Ijouclée,  il  y  a 
des  mères  charmantes,  il  y  a  de  beaux  enfants;  il  y  a,  sur- 
tout, des  petits  bouts  de  filles  en  jolis  sabots,  en  tablier 
d'indienne  et  en  coifle,  et  des  filles  plus  grandes,  à  l'œil  vif, 
au  maintien  assuré,  fraîches,  appétissantes,  grasses  et  qui, 
comme  la  Cunégonde  de  Voltaire,  n'ont  pas  dix-sept  ans. 

Dans  ces  filles  de  campagne,  parmi  ces  laveuses,  ces 
balayeuses  et  ces  écureuses,  au  nombre  de  ces  savonneuses 
et  de  ces  marchandes,  Greuze,  avec  une  intuition  tout  ins- 


86  LA    FEMME    ET    LA    JEUXE    FILLE    AU    XVIII^    SIÈCLE 

pirée,  découvre  à  chaque  instant  des  modèles.  Un  jour,  c'est 
la  «  petite  blanchisseuse  penchée  sur  sa  terrine,  pressant  du 
linge  entre  ses  mains  »  et  dont  Diderot  est  émerveillé  ;  le 
lendemain  c'est  «  une  cuisinière  debout  contre  une  armoire, 
lisant  ou  calculant  dans  son  livre  de  dépense  après  son 
retour  du  marché  »  et  que  lui  achète  Wille  ;  d'autres  fois,  de 
même  que  dans  la  romance  de  Philidor,  c'est  une  «  gentille 
boidaiigère  »  penchée  siu*  son  four  :  c'est  une  laitière  qui 
revient  de  vendre  son  lait  ;  c'est  une  tille  de  la  ferme  qui 
porte  un  panier  rempli  de  pommes.  A  toutes,  quels  que 
soient  l'âge,  la  taille  et  les  occupations,  Greuze  a  donné  le 
même  air  liité  de  gentillesse,  la  même  décence  heureuse  ;  et 
lui  qui,  comme  Rousseau,  a  bien  souvent  le  goût  savoyard, 
il  a  vêtu  toutes  ces  filles  à  peu  près  de  la  même  sorte  :  en 
bonne  grosse  étoffe  de  marmotte,  en  petit  juste  et  bonnet 
plat  de  servante.  Aux  plus  coquettes,  aux  mieux  mises,  à 
celles  qui  fréquentent  à  la  ville  et  viennent,  à  Bezons,  à 
Chaillot,  le  Temple  et  le  faubourg  du  Roule,  se  mêler  aux 
abbés,  aux  musards,  danser  sous  les  guinguettes  avec  les 
sergents  et  soldats  des  petits  corps,  il  a  mis  deux  doigts  de 
poudre,  une  dentelle,  un  ruban,  une  croix  à  la  Jeannette. 
De  là,  parmi  ces  villageoises,  ces  rustiques,  ces  paysannes, 
tant  de  frimousses  diverses,  de  minois  différents,  des  filles 
des  champs  semblables  à  celles  que  Chardin  a  peintes  et 
d'autres,  plus  éveillées,  mieux  troussées,  à  taille  souple,  à 
mains  fines,  du  genre  de  celles  qu'observaient  Restif  et 
Alei'cier,  que  peignait  Jeaurat,  du  côté  des  Halles  et  de  la 
place  Maubert. 


Musée  de  Chantilly 
TKTE    I)K    .TEl'XE    FILLE 

I l'Iiotngrn/tliif  llriiitn.  Clément  it  f'"/ 


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LES    MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  87 

La  Jeune  fille  en  robe  blanche,  vue  à  la  collection  Wal- 
lace,  coiffée  simplement,  le  cou  nu,  regardant  devant  elle, 
est  parmi  les  plus  simples.  Que  considère-t-elle  donc,  cette 
petite,  ainsi,  avec  attention  ?  Les  charlatans  du  Pont-Neuf, 
les  mariniers  du  bas  de  Seine  ou  ces  comédiens  de  bois  du 
bonhomme  Audinot  au-devant  desquels  le  dessinateur 
Swebach-Desfontaines  assemblera  tout  un  public  d'enfants, 
de  femmes  et  de  badauds?  Mais  rien  de  cela,  sans  doute. 
Cette  enfant,  c'est  la  «  fille  placée  au  coin  de  la  rue,  le  nez 
en  l'ail-,  lisant  l'affiche  en  attendant  le  chaland  »  et  dont 
Diderot  écrit  que  c'est  «  un  morceau  de  la  plus  grande 
vigueur  de  couleur  !  » 

Pour  la  Dé^'ideuse  (coll.  Pierpont  Morgan)  c'est  une 
mignonne  moins  fruste.  Celle-là,  elle  a  déjà  le  bonnet  serré 
d'un  ruban,  le  jupon  à  raies,  un  caraco  de  l'espèce  de  ceux 
que  Chardin  donne  à  ses  femmes.  Lorsqu'Edmond  de  Con- 
court parle  de  «  la  jeune  personne  qui,  retournée  sur  sa 
chaise,  s'amuse  à  agacer  un  chat  avec  un  peloton  de  fil  ». 
c'est  elle  qu'il  entend  nommer.  Grciize,  ainsi  qiie  Chardin, 
ainsi  que  Jeaurat,  de  même  que  le  Watteau  de  Y  Occupation 
selon  ràgc,  affectionnait  ce  sujet  gracieux  de  la  fille  dévi- 
dant sa  laine.  Il  y  revint  plusieurs  fois.  Un  M.  de  Saint- 
Victor,  magistrat  au  Parlement  de  Normandie,  nous  le  laisse 
assez  cntendi'c.  «  Je  ne  vous  parlerai  point,  écrit-il  à  son 
ami,  le  peintre  Desfriches,  d'Orléans,  d'un  charmant  Greuze 
que  j'ai  acquis  l'année  dernière  ;  c'est  une  jeune  fille  qui 
joue  avec  un  chat  et  un  peloton  au  lieu  d'écouter  les  leçons 
de  sa  bonne  mamiui.  » 


88  I.A    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'    SIÈCLE 

La  Tête  tic  Jeune  fille,  également  coiffée  d'un  bonnet  serré 
d'un  ruban,  un  peu  inclinée,  du  musée  Condé,  adossée  sur 
une  chaise  de  bois,  appartient,  comme  la  précédente,  à  la 
même  famille  juvénile;  celle-là,  ce  n'est  pas  seulement  du 
côté  du  Louvre,  dans  le  voisinage  des  quais,  qu'on  l'a  A'ue  ; 
c'est  aussi  du  côté  de  la  rue  Princesse  et  de  la  rue  du  Four, 
à  peu  près  à  l'endroit  où  le  fils  du  menuisier  Chardin  com- 
mença de  peindre  avec  attention,  d'un  pinceau  appliqué,  des 
servantes  actives,  des  petites  souillons  occupées,  dans  la 
cour  ou  dans  la  cuisine,  à  savonner  le  linge  ou  frotter  les 
cuivres. 

D'aspect  plantureux  et  plus  ferme  encore  est  la  villa- 
geoise à  visage  vermeil,  à  cou  solide,  à  l'épaule  robuste,  de 
la  National  Gallery.  Coiffée  à  chignon,  les  cheveux  bas,  le 
visage  très  rond,  la  bouche  et  le  nez  petits,  les  joues  sem- 
blables a  de  belles  pommes  mliries  par  un  soleil  généreux, 
elle  emplit  de  sa  santé,  de  la  poussée  pleine  de  sève  de  son 
corps,  le  cadre  où  l'artiste  l'a  placée.  Au  Petit  trou,  au  Port- 
aii-bled,  au  Grand  ^'ainqueuv,  dans  tous  les  menus  cabarets 
du  bord  de  l'eau,  du  coin  des  ponts,  au  long  de  la  Grève, 
apparaissent  des  servantes  pareilles  à  cette  luronne.  Il  y  en 
a  de  semblables  aux  Halles,  du  côté  des  écaillères  et  des 
harengères,  à  l'étal  des  poissardes  criant  la  marée.  Là,  point 
de  fadeur,  nulle  recherche,  aucune  poudre  et  pas  d'affi- 
quets  ;  mais  la  tenue  la  plus  dégagée,  un  épanouissement  et 
un  rayonnement,  quelque  chose  de  libre  à  quoi  ne  nous  a 
point  accoutumés  Greuze. 

Mais,  de  ces  paysannes  du  Devin  de  village,  élevées  au 


Musée  du  I.ouvre.   I*ai-is 
LA    LAITIÈKK 


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LES    MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  89 

son  des  musettes  et  dont  le  charme  sans  apprêt  inspire  à 
tout  moment  le  peintre,  il  en  est  peu  qui  séduisent  plus  le 
regard,  retiennent  plus  l'attention  et  méritent  mieux  d'être 
aimées  que  cei\e  iolic  Jeune  /iile  au  panîer  di\  musée  Fabre. 
Dans  la  série  agreste  où,  parla  magie  d'un  fin  pinceau  spiri- 
tuel, s'assemblent  tant  de  fermières,  de  bouquetières,  de 
laitières,  de  rosières  comme  à  Salency,  cette  enfant  qui 
passe,  un  panier  au  bras,  est  la  préférée.  Avec  un  petit  air 
nonchalant  de  la  tête,  un  regard  adouci  des  yeux  et  sa  mine 
mutine  de  caresser  son  visage  avec  sa  main,  de  comparer 
pour  ainsi  dire  au  duvet  des  fruits  le  duA'et  de  ses  joues,  elle 
sait,  mieux  qu'une  dame  des  villes,  attacher  le  regard  et 
fixer  le  cœur.  Cette  fille  au  panier,  à  l'air  languissant,  aux 
belles  dents,  aux  doux  regards,  elle  inquiète  un  peu  qui  la 
contemple.  Avec  sa  peau  blanche  et  sa  main  élégante,  elle 
éveille  assez  le  soupçon  de  n'être  point  aussi  villageoise 
qu'elle  paraît.  Miss  Jennings,  la  blonde  fille  d'honneur 
déguisée  en  bouquetière,  qu'Hamilton  fait  voir,  vendant  des 
oranges  à  la  porte  de  la  Comédie,  devait,  dans  les  Mémoires 
de  Gvaniont,  oft'rir  ce  mélange  piquant  de  noblesse  et  de 
paysannerie.  Et,  de  même,  Lolotte,  ce  modèle  de  la  Bergère 
des  Alpes  de  Marmontel,  que  lord  Albemarle  avait  été  cher- 
cher dans  la  montagne  !  Et  M"'  Bellemont,  quand  elle  sera 
Fanchon,  aux  heures  du  Consulat,  ne  sera  pas,  plus  tard, 
une  enfant  moins  délurée  de  la  campagne  ;  sous  son  petit 
bonnet  iin  à  brides,  elle  aura  la  même  rudesse  mêlée  de 
grâce  troublante. 

En  s'enivrant   de   Jean-Jacques,  en   se  grisant   de   cam- 


QO  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl^    SIECLE 

pagne  et  de  musique,  en  associant  la  nature  à  leur  ten- 
dresse, il  arrivait  alors  que  les  plus  grandes  des  dames  de 
la  bourgeoisie,  de  la  noblesse,  la  reine  même,  ne  rêvaient 
plus  que  d'être  ramenées  à  la  condition  la  plus  petite,  à 
s'humilier  dans  les  métiers  les  plus  bas  du  peuple.  En  1785, 
quatre  ans  avant  la  Révolution,  du  temps  même  où  Greuze 
excitait  la  vogue.  M""  Roland,  qui  n'était  pas  pourtant  du 
commun,  pouvait  de  sa  province  écrire  à  peu  près  à  son 
ami  Rose  :  «  Je  fais  des  poires  tapées  qui  seront  délicieuses  ; 
nous  séchons  des  raisins  et  des  prunes  ;  on  fait  des  lessives, 
on  travaille  au  linge;  on  déjeune  au  vin  blanc,  on  se  couche 
sur  l'herbe  pour  le  cuver,  on  suit  les  vendangeurs,  on  se 
repose  au  bois  ou  dans  les  prés  ;  on  abat  des  noix.  »  Toutes, 
femmes  du  Tiers,  épouses  de  dignitaires,  de  maréchaux,  de 
princes,  répudiant  le  souvenir  des  frivolités  à  la  Pompadour, 
n'aspirent  plus  qu'au  délice  de  vivre  ainsi,  loin  du  monde, 
au  milieu  des  troupeaux,  dans  la  compagnie  des  bouviers, 
des  pâtres.  Travesties  le  plus  joliment  du  monde,  «  on  les 
voit,  écrit  M""^  d'Epinay,  en  robe  à  Tangiaise,  en  tablier  de 
mousseline,  en  fichu  pointu,  en  petit  chapeau,  assises  à 
une  espèce  de  comptoir  où  se  trouvent  des  oranges,  des 
biscuits,  des  brochures  et  tous  les  papiers  publics.  »  A 
Trianon,  l'on  ne  fera  pas  moins  qu'à  Montmorency.  «  On  y 
avait,  dit  M.  de  Nolhac,  représenté  une  foire  dont  les  dames 
de  la  cour  étaient  les  marchandes.  Une  place  publique 
était  figurée  sur  la  pelouse  au  moyen  de  planches  et  de 
châssis.  Il  y  avait  des  échoppes  de  boulangerie,  pâtisserie, 
charcuterie,   jusqu'à    des    i<^tisseries   en   plein   vent,  toutes 


('.ollcclioii   (le   lii    l'aiiiillr   île   CiOUrcelk'S 
l'OHTRAlT    I)K    MADAMK    DE    COUUCKLLKS 

(l'hologTrii)liir  Uraiin.  Ch'iiinil  «t  <^"/ 


KtlIa-j'iuoD  ttl)  01111111:1    lîl  -il»  ri(»iJ);)ll<i:j 


LES    MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  9I 

reliées  par  des  guirlandes  de  fleurs.  La  reine  tenait  une 
guinguette...  »  Et  c'était  une  chose  charmante  de  la  A'oir, 
vêtue  à  la  paysanne,  aimable,  accueillante,  jouant  fort  bien 
son  rôle.  Pour  un  peu,  la  Lailwrc  de  Greuze,  appuyée  d'un 
bras  sur  son  cheval,  en  blanc  jupon,  en  blanc  corset,  rêvant 
sous  la  coiffe,  c'eût  été  Marie-Antoinette  !  N'avait-elle  pas  dit 
un  jour,  elle,  la  reine,  femme  de  roi  et  fille  d'empereur,  ces 
délicieux  mots  à  propos  de  l'impression  que  les  livres  de 
Florian  lui  avaient  laissée  :  «  C'est  comme  si  l'on  buvait  une 
tasse  de  bon  lait.  » 

Un  mot  semblaljle,  dit  à  propos  de  Greuze,  n'eût  pas  été 
moins  juste,  il  n'eût  pas  moins  convenu  a  cette  figure  de  la 
Laitière  exquise,  coquette,  tendre,  jolie,  ah  !  si  jolie  qu'il 
semble  bien  que  Jean-Baptiste,  pour  la  peindre  si  bien,  en 
ait  été  amoureux.  Et  certes,  cette  Laitière  si  pimpante,  si 
fringante,  à  la  gorge  divine,  au  bras  ravissant,  elle  n'a  rien 
de  fruste,  rien  de  grossier.  La  Laitière  de  Vermeer  de  Delft, 
au  musée  d'Amsterdam,  occupée  de  son  métier  si  activement, 
n'est  rien  auprès  d'elle.  Pour  la  décrire,  pour  la  présenter 
avec  des  mots  rivaux  des  couleurs  de  Greuze,  il  faudrait 
emprunter  à  La  Fontaine  au  moment  qu'il  fait  voir  Perrette, 
allant,  dans  la  Laitière  et  le  pot  au  lait,  <(  légère  et  court 
vêtue  », 

Cotillon  simple  et  souliers  plats... 

Il  faudrait  demander  au  chevalier  de  Boufflers  quelques- 
uns  des  traits  qu'il  emploie  si  bien,  dans  la  Reine  de  Gol- 
conde,  à  dépeindre  Aline,  dans  l'instant  qu'il  l'aperçut,  «  en 


92  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIH'^    SIÈCLE 

corset  et  cotillon  blanc,  un  pot  au  lait  sur  la  tête  ».  «  Je  la 
vis,  avoue-t-il,  avec  un  secret  plaisir,  passer  sur  une  planche 
qui  servait  de  pont  au  ruisseau,  et  suivre  un  sentier  qui 
devait  conduire  ses  pas  auprès  de  l'endroit  où  j'étais  assis. 
En  m'approcliant,  elle  me  parut  d'une  g^rande  fraîcheur  ;  et 
sans  rien  concevoir  de  ce  qui  se  passait  au-dedans  de  moi, 
je  me  levai  pour  aller  à  sa  rencontre.  Chaque  pas  que  je  fai- 
sais l'embellissait  à  mes  yeux;  la  Géorgie  et  la  Gircassie  ne 
produisent  que  des  monstres  en  compai'aison  de  ma  petite 
laitière.  » 

Ces  derniers  mots,  qui  s'appliquent  si  étroitement  au 
tableau  du  Louvre,  Greuze  eût  pu  les  reporter  sur  son 
œuvre.  Son  tableau  de  la  Laitière  est  délicieux.  Pour  celui 
de  V Accordée  de  Village,  dont  la  composition  est  beaucoup 
plus  grande,  d'un  «  faire  »  plus  large,  d'un  sentiment  mieux 
exprimé  dans  l'ensemble,  il  retient  encore  plus  vivement 
l'intérêt.  On  sait  qu'il  s'agit,  dans  cette  toile,  d'accordailles 
chez  des  paysans.  Diderot,  plus  explicite,  veut  que  ce  soit 
Un  père  qui  vient  de  payer  la  dot  de  sa  fille.  Il  est  si  frappé 
de  la  vérité  des  attitudes,  de  la  douce  gravité  des  figures, 
qu'il  ne  peut  que  dire,  épris  de  ce  tableau  comme  des 
autres  :  «  c'est  la  chose  comme  elle  a  dû  se  passer.  »  Et,  de 
fait,  cela  se  passait  assez  souvent  de  cette  façon.  Quand 
Sophie  Arnould,  retirée  à  la  campagne,  marie  le  fils  de  sa 
cuisinière  avec  la  fille  de  son  jardinier  et  donne  une  fête 
pour  cela,  c'est,  sous  le  ciel  de  Luzarches,  le  même  piquant 
tableau,  pris  en  réalité  dans  la  vie  champêtre. 

Le  public  du  moment,  préparé  par  la  philosophie  la  plus 


Collection  AKred  de  Rothschild 
LA    LETTRE 

(Phnfographi,'  llrniin,  Ck'nwnt  it  C") 


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LES    MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  qB 

ingénue,  à  l'amour,  à  rtidniiration  de  Greuze,  fit,  à  ï Accor- 
dée, une  sorte  de  triomphe.  Ce  fut,  disent  les  Goiicourt, 
«  une  acclamation,  une  émeute  d'enthousiasme,  un  prodi- 
gieux succès  répandu  partout,  qui  remplissait  les  salons,  • 
qui  montait  même  sm*  les  théâtres  :  dans  les  Noces  d'Arle- 
quin, jouées  la  même  année,  le  Théâtre-Italien  taisait  au 
peintre  l'honneur,  jusqu'alors  sans  exemple,  de  représenter 
son  tableau  sur  la  scène.  »  A  M""^  de  Valori,  la  propre  nièce 
du  maître,  il  appartiendra  de  composer  un  jour  une  autre 
œuvre,  appelée  l'Accordée  de  Village,  et  de  la  donner  en 
spectacle.  Cette  parenté  étroite  du  tableau  de  Jean-Baptiste 
avec  le  livre,  avec  la  comédie,  est  bien  significatiAc  de  cette 
sensibilité  répandue  partout  et  dont  s'inspiraient  aussi  bien 
les  musiciens  et  les  poètes  que  les  peintres.  Diderot,  qui  s'y 
connaissait,  veut  que  l'Accordée  de  Greuze  ne  soit  pas  autre 
chose  qu'une  «  jolie  bouquetière  »  ;  le  liancé  n'est  autre 
qu'un  garçon  de  village  ;  comme  dans  le  De^ùn,  c'est  Colin, 
c'est  Colette  ;  mais  aussi  bien,  comme  dans  le  récit  de  Mar- 
montel,  ce  peut  être  Annette,  ce  peut  être  Lubin  ;  et  Sedaine 
lui-môme  a  illustré  Greuze.  Il  a,  dans  Rose  et  Colas,  porté  sur 
la  scène  une  Accordée  de  village.  «  Le  père,  écrit  Diderot 
A^olontiers  devant  le  père  de  l'Accordée,  est  un  vieillard  de 
soixante  ans,  en  cheveux  gris,  un  mouchoir  tortillé  autour 
de  son  cou  ;  il  a  un  air  de  bonhomie  qui  plaît.  »  Mais  la 
bonhomie  de  Mathurin.  le  père  de  Rose,  dans  Rose  et  Colas, 
n'est  pas  moins  heureuse.  Ecoutez  Mathurin,  dans  l'ouvrage 
de  Sedaine,  doter  son  entant  :  «  Je  lui  donne,  dit-il,  le  trous- 
seau qu'elle  a  filé,  tous  les  joyaux  de  sa  mère,  ses  hardes, 


94  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIIl'    SIÈCLE 

son  linge,  ses  garnitures,  ses  coiffes,  sa  croix  d'or,  ses  bou- 
cles d'or  (elle  les  a  déjà  !),  les  gants  de  soie,  le  collier,  le 
ruban  ;  je  veux  qu'elle  paraisse  !  »  N'est-ce  pas  du  meilleur 
Greuze  ?  Et  Diderot,  dans  son  Salon  enthousiaste,  ne  fait 
pas  causer  le  père  du  peintre  bien  ditféreniment  :  «  Jean- 
nette, dit  le  paysan  à  son  gendre,  est  douce  et  sage  ;  elle  fera 
ton  bonheur;  songe  à  faire  le  sien...  » 

Suzon  sortait  de  son  village!...  murmure  un  air  gracieux 
de  Dalayrac,  au  son  d'un  claA'ecin  ou  d'une  épinette.  Mais 
Suzon,  c'est  aussi  bien  Rose,  Annette,  Colette  ou  Jeannette. 
Il  en  est,  de  la  plupart  de  ces  filles  comme  des  paysannes  de 
Greuze  ;  toutes  se  ressemblent  ;  toutes  ont  le  même  air,  le 
même  sentiment  et  la  même  grâce.  Alors,  dans  la  comédie, 
les  tableaux  ou  la  musique,  toutes  étaient  sœurs,  toutes 
avaient  la  même  façon  de  sourire.  «  Il  semble,  a  dit  foi-t 
joliment  Monselet  à  ce  propos,  il  semble  que  les  poètes  et 
les  peintres  du  xviir'  siècle  aient  emporté  avec  eux  la  recette 
de  ces  impalpables  créatures,  toutes  calquées  sur  V Accordée 
de  village,  avec  des  roses  sur  les  joues  et  des  bluets  dans  les 
yeux  :  jolie  et  remuante  population  de  ravaudeuses  et  de 
bouquetières  en  belles  petites  coiffes  blanches,  en  jupons  à 
raies,  montées  sur  des  mules  à  hauts  talons  ;  monde  coquet 
dont  Moreau  le  jeune  a  dessiné  le  dernier  sourire  et  le  Cousin 
Jacques  a  noté  le  dernier  soupir...  »  C'est  ce  monde-là  dont 
Greuze  a  été  le  peintre,  dont  il  a  été  le  confident,  l'observa- 
teur attentif  et  simple.  Ces  petits  modèles  de  la  Cruche 
cassée,  de  V Oiseau  mort,  de  la  Prière  du  matin,  àeV Offrande 
à  l'amour,  du  Baiser  envoj-é,  elles  lui  rendirent  bien  sa  ten- 


Musée  (le  Montpellier 
.IKUNE    FILLE    AU    PANIER 

(l'holoffi-aphie  Jiraim,  Clément  et  C"J 


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LES    MATERNELLES    ET    LES    VILLAGEOISES  QÔ 

dresse.  C'est  quand,  sous  les  traits  de  sa  fille  Anna,  de  sa 
filleule  Caroline  (M'"''  de  Valori),  de  M™'  Jubo,  de  M"''  Ledoux, 
de  M"*"  Mayer.  ses  enfants,  ses  disciples,  les  élèves  de  son 
imagination  et  de  son  cœur,  elles  se  groupèrent  autour  de 
Greuzc  vieillissant  et  lui  firent  cortège. 

Alors,  dans  ces  années-là,  les  années  de  la  Révolution  et 
du  Consulat.  Greuze  était  devenit  pauvre  ;  l'oubli  s'était  fait 
sur  son  nom  ;  sa  femme  l'avait  quitté.  Comme  un  dément, 
comme  un  malheureux,  il  allait,  seul,  perdu,  dans  Paris. 
Vêtu  d'un  habit  écarlate.  la  canne  à  la  main,  mêlé  aux 
Incroyables,  aux  hussards,  aux  muscadins  et  aux  musca- 
dines,  il  n'était  plus  que  le  fantôme  de  lui-même,  que 
l'image  vieillie  d'un  homme  qui  avait  été,  jadis,  le  plus 
célèbre  et  fêté  des  arts.  Son  pinceau  lui  restait  sans  doute, 
mais  hésitant,  mais  tremblant,  n'ayant  plus  la  hardiesse. 
L'une  des  dernières  œuvres  auxquelles  il  consacra  ses  forces 
expirantes  fut  le  portrait  de  Napoléon  Bonaparte^  lieutenant 
d'artillerie,  actuellement  à  Versailles.  Lui,  le  maître  âgé 
dont  le  génie  déclinait,  dont  les  chagrins  avaient  usé  le 
cœur  et  courbé  la  taille,  il  trouvait  assez  d'énergie  encore,  il 
apportait  un  réveil  final  de  talent  à  peindre  le  portrait  de  ce 
jeune  homme  qui  s'élevait  avec  son  destin,  qui  grandissait 
avec  les  événements  et  dont  la  gloire  allait  rayonner  sur  le 
monde.  Là,  dans  ce  portrait,  ce  n'est  pas  encore  Bonaparte 
général,  Bonaparte  consul  ;  c'est  presque  encore  Bonaparte  à 
Brienne  ;  mais,  dans  l'autorité  du  regard,  la  finesse  des 
traits,  la  volonté  de  la  bouche  on  reconnaît  déjà  celui  dont 
M"""  de  Staël  disait  qu'elle  ne  pouvait  ni  l'approcher  ni  le 


Ç)G  LA    FEMME    ET    LA    JEUNE    FILLE    AU    XVIII^    SIÈCLE 

voir  sans  éprouver  cette  «  dîfïiculté  de  respirer  »  qui  tenait 
du  vertige,  delà  crainte  et  de  l'admiration. 

Au  moment  où  mourut  Greuze,  en  i8o5,  le  petit  lieute- 
nant d'artillerie  était  devenu  empereur  et  roi.  César  victo- 
rieux il  obligeait  l'Europe  à  le  prendre  pour  maître  ;  mais 
lui,  le  souverain  acclamé,  ne  se  souvenait  pas  du  vieux  et 
malheureux  peintre.  Seules  quelques  femmes,  au  nombre 
desquelles  étaient  M™"  de  Yalori,  M"^  Maj^er,  M""^  Jubo,  por- 
tèrent quelques  fleurs  sur  le  cercueil  de  l'homme  qui  avait 
été  honoré  de  l'amitié  d'un  Chardin,  d'un  Diderot,  d'un 
Vernet,  dont  les  financiers  s'étaient  disputé  les  œuvres,  à 
qui  les  plus  grands  des  princes  et  princesses  avaient 
demandé  des  portraits.  «  Lorsque  tu  seras  au  moment  de 
quitter  la  vie,  avait  écrit  un  jour  Diderot  à  Greuze  dans  un 
moment  d'abattement  (Salon  de  iy63),  il  n'y  aura  aucune 
de  tes  compositions  que  tu  ne  puisses  te  rappeler  avec 
plaisir.  »  Mais,  parmi  ces  compositions,  c'étaient  encore 
celles  oîi  il  avait  peint  la  femme  charmante  et  mutine,  la 
jeune  fille  radieuse  qui  apparaissaient  à  sa  pensée.  Le  sou- 
venir des  Accordées  de  \'illage,  des  Cruches  cassées,  des 
jeunes  filles  priant  Dieu  ou  l'amour,  des  jeunes  filles 
envoyant  des  baisers,  accompagna  jusqu'à  l'instant  dernier 
du  tombeau,  le  merveilleux  maître  qui  avait  employé, 
durant  une  vie  longue,  tout  son  génie  et  tout  son  cœur  à 
peindre,  dans  toutes  les  attitudes  de  leur  sensibilité,  de  leur 
grâce  tendre  et  douce,  la  jeune  fille  et  la  femme. 


Wallace  Collection,  Londres 
BACCHANTE 

(l'hntog-rniihip   11. -A.  Mniiscll  X-  C°J 


-■ni.iioj    .flOfl'jaJJoD   •))i;lli;7/ 
MÏVïAHaO/.H 


TABLE  DES  CHAPITRES 


Pages 

Préface      5 

I     Les  Innocentes  et  les  Naïves      ...  i3 

II     Les  Mutines  et  les  Provocantes      .      .  29 

III  Les  Sérieuses  et  les  Attentives      .      .  4^ 

IV  Les  Sensibles  et  les  Affligées  .      .      .  03 
V     Les  Maternelles  et  les  Villageoises   .  81 


TABLE   DES    ILLUSTRATIONS 


Portrait  de  M'"-^  de  Porcin Frontispice 

Portrait  de  J.-B.  Greuze    ........  4 

Psyché  couronnant  Eros 5 

Le  Baiser  envojé 6 

Jeune  Fille  en  Robe  blanche 8 

L'Offrande  à  l'Amour  ..........  lo 

Innocence      .......      12 

Portrait  déjeune  Homme i4 

Les  Confidences 16 

La  Dévideuse 18 

Tête  de  Femme  (sanguine) 20 

Portrait  du  Prince  Ch.-M.  de  Talleyrand-Périgord   .  22 

Jeune  Fille  av^ec  son  Canari  mort 24 

Portrait  de  Dame 26 

Portrait  du  Comte  de  Saint-Morjs  enfant  ....  28 

L'Écouteuse •  3o 

L'Accordée  de  Village  (détail) 32 


Wallace  Collection.  Londres 
ESPIÈGLERIE 

/Phologiaiihie  Braiin,  Clément  et  (?°J 


■nlmo. I    .noiJ-j'ilîo.')  ■i-mllr,'// 


TABLE    DES    ILLUSTRATIOXS 


La  Mère  bien-aimée  (détail) 34 

Jeune  Fille  effeuillant  une  Marguerite 36 

Portrait  de  Ange-Laurent  de  la  Lii''e  de  Jullj   .      .      .  38 

La  Vestale 4^ 

Le  Chapeau  blanc 4^ 

Portrait  de  Napoléon  Bonaparte .  44 

Tête  déjeune  Fille 4^ 

La  Cruche  cassée 4^ 

Tête  déjeune  Fille 5o 

Portrait  de  Fabre  d'Eglantine 52 

Dessin  (sanguine) .  54 

Le  petit  Mathématicien 56 

Fidélité 58 

L'Ecouteuse 6o 

Portrait  de  la  Duchesse  d'Angoulênie 6a 

Coquetterie 64 

Portrait  de  la  Comtesse  Mollien  enfant 66 

Le  Café 68 

Jeune  Fille  aux  Mains  Jointes 70 

Jeune  Fille  aux  Colombes 72 

Tête  de  jeune  Fille 74 

La  Philosophie  endormie 76 

Jeune  Fille  à  l'Echarpe 78 


•^ 


TABLE    DES    ILLUSTRATIONS 

Portrait  de  Sophie  Arnoiild 80 

La  Prière  du  Matin 8a 

La  Cruche  cassée  (détail)  .........  84 

Tête  déjeune  Fille 86 

La  Laitière 88 

Portrait  de  M"^"  de  Courcelles 90 

La  Lettre. .  .  93 

Jeune  Fille  au  Panier 94 

Bacchante 96 

Espièglerie 98 


ACHEVÉ    d'imprimer 


LE  lO  OCTOBRE   I912 
PAR    FRAZIER-SOYE    A    PARIS 


1J 


SFP  2  0  1993