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COLLECTION
• COM PLETTE
DES
ŒU Y R E S
D E
J, J. ROUSSEAU.
TOME QUATRIEME.
EMILE.
o i;
DE L'ÉDUCATION.
PAR
J. J. ROUSSEAU-
CITOYEN DE GENÈVE.
Sanabilibus zgrotamus malis ; ipfaque nos in reclum genitos natura , fi
emendari veliraus, juvar.
Stn. de ira. L. II. c. t j.
TOME SECOND.
L O N D R E S.
M. Dec. L X X I V.
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
SUITE DU LIVRE (QUATRIEME.
» ±L y a trente ans que, dans une ville d'Italie, un jeune homme
» expatrié fe voyoit réduit à la dernière misère. Il étoit né Cal-
» vinifte; mais par les fuites d'une étourderie , fe trouvant fugitif,
» en pays étranger , fans reffource , il changea de religon pour
» avoir du pain. Il y avoit dans cette ville un hofpice pour les
» profélites, il y fut admis. En l'inftruifant fur la controverfe, on
» lui donna des doutes qu'il n'avoit pas, & on -lui apprit le mal
» qu'il ignoroir • il entendit des dogmes nouveaux , il vit des mœurs
» encore plus nouvelles ; il les vit, & faillit en ctrc la victime. II
» voulut fuir, on l'enferma ; il fe plaignit ; on le punit de lès plain-
» tes; à la merci de fes tyrans, il fc vit traiter en criminel pour
» n'avoir pas voulu céder au crime. Que ceux qui favent comMen
» la première épreuve de la violence & de l'injuftice irrite un jeune
» cœur fans expérience , fe figurent l'état du fien. Des larmes de
» rage couloient de fes yeux , l'indignation l'étouffoit. Il imploroit
T) le ciel & les hommes, il fe confioit à tout le monde, & n 'étoit
» écouté de perfonne. Il ne voyoit que de vils domcftiques fournis
» h l'infâme qui l'outrageoit, ou des complices du même crime ,
a qui fe railloient de fa réfiftance & l'excitoient U les imiter. II
» étoit perdu fans un honnête Eccléfiaflique qui vint à l'hofpice
» pour quelque affaire , & qu'il trouva le moyen de confulter en
» fecret. L'EccIéfiaflique étoit pauvre, fie avoit befoin d^ tout le
M monde; mais l'opprimé avoit encore plus befoin de lui , fie il
Traité de VÈdiic. Tome II. A
ft Traité
* n'héfita pas h favorifer fon évafion, au rifque de fe faire un dan-
» gereux ennemi.
» Échappé au vice pour rentrer dans l'indigence, le jeune hom-
» me iuttoit fans fuccès contre fa deftinée; un moment il fe crut
39 au-deflus d'elle. A la première lueur de fortune, fes maux &
» fon protefleur furent oubliés. Il fut bientôt puni de cette in-
» gratitude , toutes fes efpérances s'évanouirent : fa jeuneffe avoit
» beau le favorifer , fes idées romaiiefques gâtoient tout. N'ayant
» ni affez de talent, ni affez d'adrefle pour fe faire un chemin fa-
» cile; ne fâchant être ni modéré, ni méchant, il prétendit k tant
» de chofes qu'il ne fut parvenir k rien. Retombé dans fa première
3» détreffe, fans pain, fans afyle, prêt k mourir de faim, il fe ref-
» fouvint de fon bienfaiteur.
» Il y retourne , il le trouve , il en efl bien reçu ; fa vue rap-
» pelle k l'Eccléfiaftique une bonne aftion qu'il avoit faite; un tel
» fouvenir réjouit toujours l'ame. Cet homme étoit naturellement
» humain, compatifFant ; il fentoit les peines d'autrui par les fien-
» nés, & le bien-être n'avoit point endurci fon cœur; enfin les le-
» çons de la fageffe & une vertu éclairée avoient affermi fon bon
» naturel. II accueille le jennp îiom«^°, i"'> «.lierche un gîte, l'y
» recommande ; il partage avec lui fon nécelTaire , k peine fufHfant
» pour deux. Il fait plus, il l'infîruit , le confole , il lui apprend
» l'art difficile de fupporter patiemment l'adverfité. Gens k préju-
» ^'s , eft-ce d'un Prêtre, eft-ce en Italie que vous euffiez efpéré
» ebut cela ?
,1
» Cet honnête Eccléfiaftique étoit un pauvre Vicaire Savoyard,
» qu'une aventure de jeuneffe avoit mis mal avec fon Évêque, &
» qui avoit paffé les monts pour chercher les reffources qui lui man-
» quoient dans fon pays. Il n'étoit ni fans efprit, ni fans lettres; &
» avec une figure intéreffante, il avoit trouvé des protefleurs qui le
K placèrent chez un Miniflre pour élever fon fils. Il préféroit la
» pauvreté k la dépendance, & il ignoroit comment il faut fe con-
» duire chez les Grands. Il ne refta pas long-temps chez celui-ci ;
» ea le quittant il ne perdit point fon eftime ; & comme il vivoit
DE V Éducation. 5
» fagement & fe faifoit aimer de tout le monde , il fe flattoit de
■ rentrer en grâce auprès de fon Évéque , & d'en obtenir quelque
» petite Cure dans les montagnes, pour y paiïer le refte de fes jours.
• Tel étoit le dernier terme de fon ambition.
» Un penchant naturel l'intérefToit au jeune fugitif, & le lui fit
» examiner avec foin. Il vit que la mauvaife fortune avoit déjà flé-
» tri fon cœur, que l'opprobre & le mépris avoient abattu fon cou-
> rage , & que fa fierté , changée en dépit amer , ne lui mon-
» troit , dans l'injuftice & la dureté des hommes, que le vice de
» leur nature & la chimère de la vertu. Il avoit vu que la reli-
> gion ne fert que de mafque à l'intérêt, & le culte facré de fau-
j> ve-garde h l'hypocrifie : il avoit vu , dans la fubtilité des vaines
» difputes , le Paradis & l*Enfer mis pour prix à des jeux de mots;
» il avoit vu la fublime & primitive idée de la Divinité défigurée
j) par les fantafques imaginations des hommes; & trouvant que,
» pour croire en Dieu , il falloir renoncer au jugement qu'on avoir
» reçu de lui, il prit dans le même dédain nos ridicules rêveries,
» & l'objet auquel nous les appliquons : fans rien favoir de ce qui
» eft, fans rien imaginer fur la génération des chofes, il fc plongea
» dans fa ftupide ignorance, avec un profond mépris pour tous ceux
» qui penfbient en favoir plus que lui.
» L'oubli de toute religion conduit \ l'oubli des devoirs de
» l'homme. Ce progrès étoit déjà plus d'à-moitié fait dans le cœur
» du libertin. Ce n'étoit pas pourtant un enfant mal né; mais l'in-
» crédulité, la misère, étouffant peu- à-peu le naturel, l'entraî-
» nerent rapidement a fa perte , & ne lui préparoient que les mœurs
» d'un gueux & la morale d'un athée.
» Le mal , prefque inévitable , n'étoit pas abfolument confom-
» mé. Le jeune homme avoit des connoifiances , & fon éducation
» n'avoit pas été négligée. Il étoit dans cet âge heureux, où le
» fang en fermentation commence d'échauffer l'ame fans l'affervir
» aux fureurs des fens. La fienne avoit encore tout fon reflort.
» Une honte native, un caraflèrc timide fuppléoient à la gcne , &
» prolongeoient , pour lui, cette époque dans laquelle vous main-
Ai,
^ Traité
D tenez votre élevé avec tant de foins. L'exemple odieux d'une dé-
» pravation brutale & d'un vice fans charme, loin d'animer fon ima-
» gination , l'avoir amortie. Long-temps le dégoût lui tint lieu de
» vertu pour conferver fon innocence ; elle ne devoit fuccomber
» qu'à de plus douces féduiflions.
■Si L'EccLiiSiASTiQUE vit le danger & les refTources. Lesdifficul-
» tés ne le rebutèrent point ; il fe eomplaifoit dans fon ouvrage , il
» réfolut de l'achever, &; de rendre à la vertu la vidime qu'il avoir
» arrachée à l'infamie. Il s'y prit de loin pour exécuter fon projet;
» la beauté du motif animoit fon courage , & lui infpiroit des moyens
» dignes de fon 2èle. Quel que fût le fuccès , il étoit sûr de n'a-
» voir pas perdu fon temps ; on réuflit toujours quand on ne veut
» que bien faire.
» Il commença par gagner la confiance du profélite en ne lui
» vendant point fes bienfaits, en ne fe rendant point importun , en
» ne lui failânt point de fermons, en fc mettant toujours à fa por-
» tée, en fe faifant petit pour s'égaler a lui. C'étoit, ce me fem-
» ble , un fpeâacle afTez touchant , de voir un homme grave de-
» venir le camarade d'un polifTon , & la vertu fe prêter au ton de
» la licence, pour en tiiumplici pius sûrement. Quand l'étourdi
» venoit lui faire des folles confidences & s'épancher avec lui , le
» Prêtre l'écoutoit, le mettoit à fon aife ; fans approuver le mal , il
» s'intérefibit à tout. Jamais une indifcrette cenfure ne venoit ar-
» rêter fon babil & refferrer fon cœur. Le plaifir avec lequel il fe
» croyoit écouté , augmentoit celui qu'il prenoit h tout dire. Ainfi
» fe fit fa confefTion générale , fans qu'il fongeât à rien confefler.
•n Après avoir bien étudié fes fentimens & fon caraiflère , lePrê-
j» tre vit clairement que, fans être ignorant pour fon âge, il avott
» oublié tout ce qu'il lui importoit de favoir, & que l'opprobre
» où l'avoir réduit la fortune , étoufFoit en lui tout vrai fentiment
» du bien & du mal. Il eft un degré d'abrutiflement qui ôte la vie
5» k l'ame ; & la voix intérieure ne fait point fe faire entendre à
» celui qui ne fonge qu'à fe nourrir. Pour garantir le jeune infor-
» tuné de cette mort morale dont il étoit fi près, il commença par
DE r Éducation. J
» réveiller en lui l'amour- propre & l'eftime de foi -même. II lui
» montroit un avenir plus heureux dans le bon emploi de fes ta-
» lens ; il ranimoit dans fon cœur une ardeur généreufe, par le ré-
» cit des belle? aflions d'autrui ; en lui faifant admirer ceux qui les
» avoient faites, il lui rendoit le defir d'en faire de fcmblables.
» Pour le détacher infenfiblement de fa vie oifive & vagabonde, il
» lui faifoit faire des extraits de livres choifîs; & feignant d'avoir
» befoin de ces extraits , il nourri/Toit en lui le noble fentiment
» de la reconnoiffance. Il l'inflruifoit indirectement par ces livres;
» il lui faifoit reprendre afTez bonne opinion de lui-même pour ne
» pas fe croire un être inutile à tout bien, & pour ne vouloir plus
» fe rendre méprifable k fes propres yeux.
» Une bagatelle fera juger de l'art qu'employoit cet homme bien-
» faifant pour élever infenfiblement le cœur de fon difciple au-def-
» fus de la bafleffe , fans paroître fonger k fon inflruflion. L'Eccié-
» fiaftique avoit une probité fi bien reconnue & un difcernement fi
» sûr, que plufieurs perfonnes aimoient mieux faire paffer leurs
» aumônes par fes mains, que par celles des riches Curés des vil-
» les. Un jour qu'on lui avoit donné quelqu 'argent à diftribuer
» aux pauvres, le jeune homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui
» en demander. Non, dit-il, nous fommes frères, vous m'apparte-
* nez , & je ne dois pas toucher à ce dépôt pour mon ufage. En
•a fuite il lui donna de fon propre argent autant qu'il en avoit de-
» mandé. Des leçons de cette efpèce font rarement perdues dans le
» cœur des jeunes gens qui ne font pas tout- à-fait corrompus-
n Je me lafTe de parler en tierce perfonne, & c'efl un foin fort
» fuperflu ; car vous fentez bien, cher concitoyen, que ce malheu-
» reux fupitif, c'cff moi même ; je me crois afTez loin des défordrei
» de ma jeunefTe pour ofer les avouer; & la main qui m'en tiramé-
» rite bien qu'aux dépens d'un peu de honte, je rende, au moins,
» quelque honneur k fes bienfaits.
■ Ce qui me frappoit le plus étoit de voir, dans la vie privée
» de mon digne maître, la vertu fans hypocrifie, Phumanité fani
» foibleffe, des difcours toujours droits & flmples, & une conduite
è. T R A I T È
» toujours conforme k fes difcours. Je ne le voyoîs point s'în-
» quiéter fi ceux qu'il aidoit alloient à Vêpres, s'ils le confeflbient
» fouvent, s'ils jeûnoient les jours prefcrits, s'ils faifoient maigre;
» ni leur impofer d'autres conditions femblables , fans lefquelles,
» dût- on mourir de misère, on n'a nulle affiflance k efpérer des
» dévots.
» Encourage par ces obfervations, loin d'étaler moi-même
» k fes yeux le zèle afFedé d'un nouveau converti , je ne lui cachois
» point trop mes manières de penfer, & ne l'en voyois pas plus fcan-
» dalifé. Quelquefois j'aurois pu me dire : il me pafTe mon indif-
» férence pour le culte que j'ai embraffé, en faveur de celle qu'il
V me voit aufîi pour le culte dans lequel je fuis né; il fait que mon
» dédain n'eft plus une affaire de parti. Mais que devois- je penfer,
» quand je l'entendois quelquefois approuver des dogmes contraires
» a ceux de l'Églife Romaine, & paroître eflimer médiocrement
» toutes ces cérémonies? Je l'aurois cru proteflant déguifé , fi je
» i'avois vu moins fidèle k ces mêmes ufages , dont il fembloit fait»
» afTez peu de cas; mais fâchant qu'il s'acquittoit fans témoin de
» fes devoirs de Prêtre aufli ponftuellement que fous les yeux du
» public, je ne favois plus que juger de ces contradidlions. Au dé-
» faut près qui jadis avoU attîni U Uli^race, & dont il n'étoit pas
» trop bien corrigé , fa vie étoit exemplaire , fes mœurs étoient ir-
» réprochables , fes difcours honnêtes & judicieux. En vivant avec
jB lui dans la plus grande intimité, j'apprenois k le refpefler chaque
» jour davantage; & tant de bontés m'ayant tout-k-fait gagné le
» cœur , j'attendois avec une curieufe inquiétude le moment d'ap-
» prendre fur quel principe il fondoit l'uniformité d'une vie aufli
» fingulière.
» Ce moment ne vint pas fi- tôt. Avant de s'ouvrir k fon difci-
» pie, il s'efforça de faire germer les femences de raifon & de bonté
» qu'il jettoit dans fon ame. Ce qu'il y avoit en moi de plus dif-
» ficile k détruire étoit une orgueilleufe mifarithropie , une certaine
K aigreur contre les riches & les heureux du monde, comme s'ils
» l'eudcnt été k mes dépens, & que leur prétendu bonheur eût été
» ufurpé fur le mien. La folle vanité de la jeunefie qui regimbe
DE r ÉDUCATION. y
» contre l'humiliation , ne me donnoit que trop de penchant \ cette
)> humeur colère ; & l'amour-propre que mon M-ntor tâchoit de
N réveiller en moi, me portant k la fierté, rendoit les hommes
j» encore plus vils k mes yeux, & ne faifoit qu'ajouter, pour eux,
» le mépris k la haine.
» Sans combattre direflcment cet orgueil, il l'empêcha de fe
» tourner en dureté d'ame , & fans m'ôter l'eftime de moi-même,
» il la rendit moins dédaigneufe pour mon prochain. En écartant
» toujours la vaine apparence , & me montrant les maux réels qu'elle
» couvre, il m'apprenoit à déplorer les erreurs de mes femblables,
» h m'attendrir fur leurs misères, & à les plaindre plus qu'à les en-
» vier. Ému de compaflion fur les foiblefTes humaines, par le pro-
» fond fentiment des Hennés, il voyoit par-tout les hommes vidi-
» mes de leurs propres vices & de ceux d'autrui; il voyoit les pau-
» vres gémir fous le joug des riches, & les riches fous le joug des
» préjugés. Croyez- moi, difoit-il, nos illufions , loin de nous cacher
» nos maux, les augmentent , en donnant un prix k ce qui n'en a
» point, & nous rendant fenfibles k mille fauffes privations que nous
» ne fentirions pas fans elles. La paix de l'ame confifte dans le mépris
» de tout ce qui peut la troubler ; l'homme qui fait le plus de cas
■a de la vie , cft celui qui fait le moins en jouir , & celui qui afpire
» le plus avidement au bonheur, eft toujours le plus miférable.
» Ah ! quels triftes tableaux , m'écriois-je avec amertume ! s'il
» faut fe refufer k tout, que nous a donc fervi de naître, & s'il faut
» méprifer le bonheur même , qui efl-ce qui fait être heureux î
n C'eft moi , répondit un jour le Prêtre , d'un ton dont je fus frappé.
» Heureux , vous ! fi peu fortuné , fi pauvre, exilé, perfécuté; vous
» êtes heureux ! Et qu'avez- vous fait pour l'être î Mon enfant, re-
» prit- il, je vous le dirai volontiers.
» La-dessus il me fit entendre qu'après avoir reçu mes con-
» fedions , il vouloit me faire les Cennes. J'épancherai dans votre
» fein, me dit-il en m'embralfant, tous les fentimens de mon cœur.
» Vous me verrez, finon tel que je fuis, au moins tel que je me
• vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon entière profellioa
s Traité
,, de foi , quand vous connoîtrez bien l'état de mon ame , vous
„ faurez pourquoi je m'eftime heureux, &, fl vous penfez com-
,, me moi , ce que vous avez k '.lire pour l'être. Mais ces aveux ne
„ font pas l'affaire d'un moment ; il faut du temps pour vous ex-
„ pofer tout ce que je penfe fur le fort de l'homme, & fur le vrai
„ prix de la vie : prenons une heure , un lieu commode pour nous
„ livrer paifiblement à cet entretien.
„ Je marquai de l'empreflement à l'entendre. Le rendez-vous
„ ne fut pas renvoyé plus tard qu'au lendemain matin. On étoit
„ en été ; nous nous levâmes k la pointe du jour. Il me mena hors
„ de la ville, fur une haute colline, au-defTous de laquelle paflbit
„ le Pô , dont on vdyoit le cours k travers les fertiles rives qu'il
„ baigne. Dans l'éloignement, l'immenfe chaîne des Alpes cou-
„ ronnoit le payfage. Les rayons du foleil levant rafoient déjà les
„ plaines, & projettant fur les champs par longues ombres les ar-
„ bres , les coteaux , les maifons , enrichiflbient de mille accidens
„ de lumière, le plus beau tableau, dont l'œil humain puifTe être
„ frappé. On eût dit que la nature étaloit k nos yeux toute fa ma-
,, gnificence , pour en offrir le texte k nos entretiens. Ce fut-lk ,
,, qu'après avoir quelque temps contemplé ces objets en filence ,
„ l'homme de paix me parla oînfi.
PROFESSION
P.,<f s .
y,',,, If
A\ nalMre Haiont a nos ve\ix toute ia niae;Tin.lîconrc.
£m/r^/i,f$
DE r È D u
C A T 1 O N.
PROFESSION DE FOI
DU VICAIRE SAVOYARD,
i-VJ-ON enfant, n'attendez de moi ni des difcours fàvans , ni de
profonds raifonnemens. Je ne fuis pas un grand philofophe , & je
me foucie peu de l'être. Mais j'ai quelquefois du bon fens, & j'ai-
me toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous , ni
même tenter de vous convaincre; il me fuffit de vous expofer ce
que je penfe dans la fimplicité de mon cœur. Confultez le vôtre
durant mon difcours ; c'eft tout ce que je vous demande. Si je me
trompe , c'eft de bonne foi ; cela fuffit pour que mon erreur ne me
foit pas imputée k crime; quand vous vous tromperiez de même,
il y auroit peu de mal à cela : fi je penfe bien, la raifon nous efl
commune, & nous avons le même intérêt à l'écouter; pourquoi
ne penferiez-vous pas comme moi î
Je fuis né pauvre & payfan, deftiné par mon état h cultiver la
»erre; mais on crut plus beau que j'apprifTe h gagner mon pnin
dans le métier de Prêtre, & l'on trouva le moyen de me faire
étudier. AfTurément ni mes parens , ni moi ne fongions guères k
chercher en cela ce qui étoit bon, véritable, utile, mais ce qu'il
falloit favoir pour être ordonné. J'appris ce qu'on vouloit que j'ap-
prifTe, je dis ce qu'on vouloit que je difle , je m'engageai comme
on voulut, & je fus fait Prêtre. Mais je ne tardai pas à (êntir qu'en
m'obligeant de n'être pas homme, j'avois plus que je ne pouvois
tenir.
On nous dit que la confcience eft l'ouvrage des préjugés ; ce-
pendant je fais par mon expérience qu'elle s'obftine "i fuivre l'ordre
de la nature contre toutes les Loix des hommes. On a beau nous
défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours foible-
ment ce que nous permet la nature bien ordonnée , k plus forte
raifon ce qu'elle nous prefcrit. O bon jeune homme ! elle n'a rien
dit encore k vos fens ; vivez long- temps dans l'état heureux où (à
Truite de lidui. Tome II. B
10 Traité
voix eft celle de l'innocence. Souvenez-vous qu'on l'ofFenfe encore
plus quand on la prévient, que quand on la combat; il faut com-
mencer par apprendre k réfifter, pour favoir quand on peut céder
fans crime.
Dès ma jeuneflè j'ai refpeâé le mariage comme la première &
la plus fàinte inftitution de la nature. M'étant ôté le droit de m'y
foumettre, je réfolus de ne le point profaner; car malgré mes
clafles & mes études , ayant toujours mené une vie uniforme &
fimple , j'avois confervé dans mon efprit toute la clarté des lumiè-
res primitives; les maximes du monde ne les avoient point obfcur-
cies & ma pauvreté m'éloignoit des tentations qui diâent les fo-
phifmes du vice.
Cette réfolutîon fut précifément ce qui me perdit; mon ref-
peft pour le lit d'autrui laiflà mes fautes k découvert. Il fallut ex-
pier le fcandale : arrêté, interdit, chafTé , je fus bien plus la vic-
time de mes fcrupules que de mon incontinence , & j'eus lieu de
comprendre , aux reproches dent ma dilgrace fut accompagnée , qu'il
ne faut fouvent qu'aggraver la faute pour échapper au châtiment.
Peu d'expériences pareilles mènent loin un elprit qui réfléchit;
Voyant par de trilles obfervations renverfer les idées que j'avois
du jufte, de l'honnête, & de tous les devoirs de l'homme, je per-
doi^ chaque jour quelqu'une des opinions que j'avois reçues ; celles
qui me reftoient ne fuffifant plus pour faire enlèmble un corps qui
pût le foutenir par lui-même, je fentis peu-k-peu s'obfcurcir dans
mon efprit l'évidence des principes; & réduit enfin k ne favoir
plus que penfèr , je parvins au même point où vous êtes ; avec cette
différence, que mon incrédulité, fruit tardif d'un âge plus mûr,
s'étoit formée avec plus de peine, & devoit être plus difficile à
détruire.
J'ÉTOlS dans ces difpofitions d'incertitude & de doute , que
Defcartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état eft peu fait
pour durer, il eft inquiétant & pénible; il n'y a que l'intérêt du
vice ou la parefTe de l'ame qui nous y laifTe. Je n'avois point le cœur
aflez corrompu pour m'y plaire ; & rien ne confervé mieux l'habi-
DE L' ÉDUCATION. is
fude de réfléchir, que d'être plus content de foi que (à fortune.
Je méditois donc fur le trifle fort des mortels, flottans fur cette
mer des opinions humaines, fans gouvernail, fans bou/ToIe, & H-
vrés k leurs partions orageufes, fans autre guide qu'un pilote inex-
périmenté qui méconnoît fa route, & qui ne fait ni d'où il vient,
j ni où il va. Je me difois : j'aime la vérité , je la cherche & ne puis
la reconnoître ; qu'on me la montre, & j'y demeure attaché ; pour-
quoi faut- il qu'elle fe dérobe à l'empreflement d'un cœi^ fait pour
; l'adorer ?
Quoique j'aie fouvent éprouvé de plus grands maux, je n'ai
jamais mené une vie auffi conftamment défagréable que dans ces
temps de trouble & d'anxiété , où fans cefTe errant de doute en
doute, je ne rapportois de mes longues méditations qu'incertitude,
obfcurité, contradiftions fur la caufe de mon être & fur la règle
de mes devoirs.
Comment peut-on être fceptique par fyfîéme & de bonne foi \
Je ne faurois le comprendre. Ces phiiofophes, ou n'exiftent pas,
ou font les plus malheureux des hommes. Le doute fur les chofes
qu'il nous importe de connoîtie, eft un état trop violent pour l'ef-
prit humain; il n'y réiîfte pas long-temps, il fe décide malgré lui
de manière ou d'autre, & il aime mieux fe tromper que ne rien
croire.
Ce qui redoubloit mon embarras, étoît qu'étant né dans une
Églife qui décide tout, qui ne permet aucun doute, un feul point
rejette me faifoit rejetter tout le refte , & que l'impollibilité d'ad-
mettre tant de décifions abfurdes , me détachoit aufTi de celles qui
ne l'étoient pas. En me difant : croyez tout , on m'empéchoit de
rien croire, & je ne favois plus où m'arréter.
Je confultai les phiiofophes, je feuilletai leurs livres, j'exami-
nai leurs diverfes opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs,
dogmatiques, même dans leur fcepticifme prétendu , n'ignorant
rien, ne prouvant rien, fè moquant les uns des autres ; & ce point,
commun à tous, me parut le feul fur lequel ils ont tous raifon.
B ij
14 Traité^
Triomphans quand ils attaquent, ils font fans vigueur en fe défendant;
Si vous pefez les raifons , ils n'en ont que pour détruire ; fi vous
comptez les voix, chacun eft réduit à la Iienne ; ils ne s'accordent
que pour difputer : les écouter n'étoit pas le moyen de fortir de
mon incertitude.
Je conçus que l'infuffifance de l'efprit humain eft la première
caufe de cette prodigieufe diverfîté de fentimens, & que l'orgueil
eft la fecoode. Nous n'avons point les mefures de cette machine
immenfe, nous n'en pouvons calculer les rapports; nous n'en con-
noiflbns ni les premières loix , ni la caufe finale; nous nous ignorons
nous-mêmes; nous ne connoiflbns ni notre nature, ni notre prin-
cipe aftif ; à peine favons-nous fi l'homme efl un être fimple ou
compofé ; des myflères impénétrables nous environnent de toutes
parts ; ils font au-defllis de la région fenfible ; pour les percer nous
croyons avoir de l'intelligence , & nous n'avons que de l'imagina-
tion. Chacun fe fraye , k travers ce monde imaginaire, une route
qu'il croit la bonne ; nul ne peut favoir fi la fienne mené au but.
Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connoître. La feule
chofe que nous ne favons point, eft d'ignorer ce que nous ne pouvons
favoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hazard , & croire
ce qui n'eft pas , que d'avouer qu'aucun de nous ne peut voir ce
qui eft. Petite partie d'un grand tout dont les bornes nous échap-
pent, & que fon auteur livre à nos folles difputes , nous fommes
aflèz vains pour vouloir décider ce qu'eft ce tout en lui-même, &
ce que nous fommes par rapport à lui.
Quand les philofophes feroient en état de découvrir la vérité,
qui d'entre eux prendroit intérêt à elle? Chacun fait bien que fon
fyftême n'eft pas mieux fondé que les autres; mais il le foutient
parce qu'il eft à lui. Il n'y en a pas un feul , qui , venant à con-
noître le vrai & le faux , ne préférât le menfonge qu'il a trouvé à
la vérité découverte par un autre. Où eft le philofophe, qui, pour
fa gloire , ne tromperoit pas volontiers le genre humain ? Où eft
celui, qui, dans le fecret de fon cœur, fe propofe un autre objet
que de fe diftinguer? Pourvu qu'il s'élève au-deftus du vulgaire,
pourvu qu'il efface l'éclat de ks concourrens , que demande-t-il de
DE r Éducation. ij
plus ? L'efTentiel eft de penfer autrement que les autres. Chez Icf
Croyans il eft athée , chez les athées il feroit croyant.
Le premier fruit que je tirai de ces réflexions, fut d'apprendre
à borner mes recherches à ce qui m'inlérefToit immédiatement; k
me repofer dans une profonde ignorance fur tout le relie , & à ne
m'inquiétcr, jufqu'au doute, que des chofes qu'il m'importoit de
fevoir.
Je compris encore que, loin de me délivrer de mes doutes inu-
tiles, les phiiofophes ne feroient que multiplier ceux qui me tour-
mentoient , & n'en réfoudroient aucun. Je pris donc un autre
guide, & je me dis : confuitons la lumière intérieure, elle m'é-
g^rera moins qu'ils ne m'égarent , ou, du moins, mon erreur (êra
la mienne, & je me dépraverai moins en fuivant mes propres illu»
fions , qu'en me livrant "a leurs menfonges.
Alors repaffant dans mon efprit les diverfes opinions qui m'a-
voient tour-à-tour entraîné depuis ma nailTance , je vis que, bien
qu'aucune d'elles ne fût affez évidente pour produire immédiate-
ment la conviâion , elles avoieni divers degrés de vraifemblance ,
& que l'afTentiment intérieur s'y prêtoit ou s'y refufoit à différen-
tes mefures. Sur cette première obfervation, comparant entr 'elles
toutes ces différentes idées dans le filence des préjugés, je trouvai
que la première, & la plus commune, étoit auflî la plus fimple &c
la plus raifonnable; & qu'il ne lui manquoit , pour réunir tous les
fuffrages , que d'avoir été propofée la dernière. Imaginez tous vos
phiiofophes anciens & modernes, ayant d'abord épuifé leurs bizar-
res fyftémes de forces , de chances , de fatalité , de nécelfué , d'a-
tomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialifme, do
toute efpèce; & après eux tous l'illuftre ClarKe, éclairant le monde,
annonçant enfin l'Etre des êtres & le difpenfdteur des chofes. Avec
quelle univerfelle admiration , avec quel applaudiffement unanime
n'eût point été reçu ce nouveau fyftéme fi grand , fi confolant, (i
fublime, fi propre à élever l'ame , h donner une bafe à la %'ertu ,
& en même temps fi frappant, fi lumineux, fi fimple, &, ce me
femble, offrant moins de chofes incompréhenfibles k i'efprit bu-
ï4 "Traité
main, qu'il n'en trouve d'abfurdes en tout autre fyfiême! 7e me
difois : les objections infolubles font communes à tous, parce que
l'efprit de l'homme eu trop borné pour les réloudre, elles ne prou-
vent donc contre aucun par préférence ; mais quelle différence en-
tre les preuves diredes ! Celui-là feul qui explique tout, ne doit-i!
pas être préféré , quand il n'a pas plus de difficulté que les autres l
Portant donc en moi l'amour de la vérité pour toute philo-
fophie, & pour toute méthode une règle facile & fîmple, qui me
difpenfe de la vaine fubtilité des argumens, je reprends , fur cette
règle, l'examen des connoiflànces qui m'intéreffent , réfolu d'ad-
mettre pour évidentes toutes celles auxquelles, dans la fîncérité de
mon cœur, je ne pourrai refufer mon confentement ; pour vraies,
toutes celles qui me paroîtront avoir une liaifon nécelTaire avec ces
premières, & de laiffer toutes les autres dans l'incertitude, fans les
rejetterni les admettre, & fans me tourmenter k les éclaircir, quand
elles ne mènent à rien d'utile pour la pratique.
Mais qui fuis-je? Quel droit ai-ie déjuger les chofes , & qu'eft-
ce qui détermine mes jugemens? S'ils font entraînés , forcés par les
imprelfions que je reçois , je me fatigue en vain k ces recherches ,
elles ne fe feront point, ou fe feront d'elles-mêmes, fans que je
me mêle de les diriger. Il faut donc tourner d'abord mes regards
fur moi pour connoître l'inllrument dont je veux me fervir, & juf-
qu'k quel point je puis me fier k fon ufage.
J'existe, & j'ai des fens par lefquels je fuis afFedé. Voilk la
première vérité qui me frappe , & à laquelle je fuis forcé d'acquief-
cer. Ai-je un fentiment propre de mon exiftence, ou ne la fens- je
que par mes fenfations? Voilk mon premier doute, qu'il m'efl ,
quant k préfent, impoflible de réfoudre. Car étant continuellement
afFedé de fenfations, ou immédiatement, ou par la mémoire, com-
ment puis-je favoir Ci le fentiment de moi, efl quelque chofe hors
de ces mêmes fenfations , & s'il peut être indépendant d'elles ?
Mes fenfations fe pafTent en moi, puifqu'elles me font fentir
mon exiftence ; mais leur caufe m'eft étrangère , puifqu'elles m'af-
fedent malgré que j'en aye, & qu'il ne dépend de moi ni de les
DE r Education. 15
produire, ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma
fenfation qui efl moi, & fa caufe ou fon objet qui eft hors de moi,
ne font pas la même chofe.
Ainsi non-feulement j'exifte, mais il exifte d'autres êtres , fa-
voir les objets de mes fenfations ; & quand ces objets ne feroient
que des idées, toujours eft-il vrai que ces idées ne font pas moi.
Or , tout ce que je fens hors de moi & qui agit fur mes fens,
je l'appelle matière; & toutes les portions de matière que je con-
çois réunies en êtres individuels , je les appelle des corps. Ainfi
toutes les difputes des idéaliftes & des matérialiftes ne fignifient rien
pour moi : leurs diftinâions fur l'apparence & la réalité des corps
font des chimères.
Me voici déjà tout aufll sûr de l'exiftence de l'Univers que de
la mienne. En fuite je réfléchis fur les objets de mes fenfations ; &
trouvant en moi la faculté de les comparer, je me fens doué d'une
force adlive que je ne fàvois pas avoir auparavant.
AppeRCEVOIR c'eft fentir, comparer c'eft juger : juger & fen-
tir ne font pas la même chofe. Par la fenfation , les objets s'offrent
k moi féparés, ifolés, tels qu'ils font dans la nature ; par la compa-
raifon, je les remue, je les tranfporte, pour ainfi dire, je les pofe
l'un fur l'autre pour prononcer fur leur différence ou fur leur fimi-
litude, & généralement fur tous leurs rapports. Selon moi la fa-
culté diflinflive de l'être aflif ou intelligent, eft de pouvoir don-
ner un fens à ce mot c/?. Je cherche en vain, dans l'être purement
fenfîtif, cette force intelligente qui fuperpofe & puis qui prononce ;
je ne la faurois voir dans fa nature. Cet être païïif fentira chaque
objet féparément, ou même il fentira l'objet total formé des deux ;
mais n'ayant aucune force pour les replier l'un fur l'autre, il ne les
comparera jamais , il ne les jugera point.
Voir deux objets h la fois , ce n'eftpas voir leurs rapports, ni
juger de leurs différences ; appercevoir plufieurs objets les uns hors
des autres, n'eft pas les nombrer. Je puis avoir au même inftant l'i-
dée d'un grand bâton & d'un petit bâton fans Us comparer, fjoy
lé Traité
juger que l'un efi plus petit que l'autre, comme je puis voir \ la
fois ma main entière fans faire le compte de mes doigts ( i ). Ces
idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées
numériques dW , de deux, &c. ne font certainement pas des fen-
fations, quoique mon efprit ne les produife qu'à l'occaHoa de mes
fenfations.
On nous dit que l'être fenfitif diftingue les fenfations les unes
des autres par les différences qu'ont entre elles ces mêmes fenfa-
tions : ceci demande explication. Quand les fenfations font diffé-
rentes, l'être fenfitif les diftingue par leurs différences : quand elles
font femblables , il les diftingue parce qu'il fent les unes hors des
autres. Autrement, comment, dans une fenfation fîmultanée, dif-
tingueroit-il deux objets égaux t II faudroit néceffairement qu'il
confondît ces deux objets , & les prît pour le même , fur- tout dans
un fyftême où l'on prétend que les fenfations repréfentatives de l'é-
tendue ne font point étendues.
Quand les deux fenfations h comparer font apperçues , leur im-
preflion eft faite , chaque objet eft fenti , les deux font fentis ;
mais leur rapport n'eft pas fenti pour cela. Si le jugement de ce
rapport n'étoit qu'une fenfation , & me venoit uniquement de l'ob-
jet, mes jugemens ne me tromperoient jamais, puifqu'il n'eft ja-
mais faux que je fente ce que je fèns.
PouRquoi donc eft-ce que je me trompe fur le rapport de ces
deux bâtons, fur-tout s'ils ne font pas parallèles? Pourquoi dis-je,
par exemple, que le petit bâton eft le tiers du grand , tandis qu'il
n'en eft que le quart? Pourquoi l'image, qui eft la fenfation, n'eft-
elle pas conforme à fon modèle , qui eft l'objet ? C'eft que je fuis
aftif quand je juge, que l'opération qui compare eft fautive , &
que mon entendement qui juge les rapports, mêle fes erreurs à la
vérité des fenfations qui ne montrent que les objets.
Ajoutez
(l) Les relations de M. de la Con- foient ce peuple ayant des mnins,
damine nous parlent d'un peuple qui avoient fouvent apperçu leurs doigts,
ue favoit compter que jufqu'à trois, fans l'avoir compter jufqu'à cinq.
Ce^îcudant ks hommes qui compo-
DE r ÉDUCATION. 17
Ajoutez h cela une réflexion qui vous frappera , je m'afTure
quand vous y aurez penfé; c'eft que, fi nous étions purement paf-
fifs dans l'ufage de nos fens, il n'y auroit entre eux aucune com-
munication; il nous feroit impoflible de connoître que le corps que
nous touchons, & l'objet que nous voyons , font le même. Ou nous
ne fentirions jamais rien hors de nous, ou il y auroit pour nous
cinq fubflances fênfibles, dont nous n'aurions nui moyen d'apper-
cevoir l'identité.
Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon efprit qui
rapproche & compare mes fenfations; qu'on l'appelle attention mé-
ditation, réflexion, ou comme on voudra; toujours eft - il vrai
qu'elle eft en moi & non dans les chofes, que c'eft moi fèul qui
la produis, quoique je ne la produife qu'à l'occafion de l'impref-
fion que font fur moi les objets. Sans être maître de fentir ou de
ne pas fentir , je le fuis d'examiner plus ou moins ce que je fens.
Je ne fuis donc pas Amplement un être fenfitif & pafïïf , mais
un être aflif & intelligent, & quoi qu'en dife la philofof hie , j'o-
ferai prétendre k l'honneur de penfer. Je fais feulement que la vé-
rité eft dans les chofes & non pas dans mon efprit qui les juge &
que moins je mets du mien dans les jugemens que j'en porte, plus
je fuis sûr d'approcher de la vérité : ainfi ma règle de me livrer au
fentiment plus qu'à la raifon, eft confirmée par la raifon même.
M'ÉTANT, pour ainfi dire, afTuré de moi-même, je commence
à regarder hors de moi , & je me confidère avec une forte de fré-
miffement, jette, perdu dans ce vafte univers , & comme noyé dans
l'immenfité des êtres, fans rien favoir de ce qu'ils font, ni entre
eux, pi par rapport à moi. Je les étudie, je les obferve, & le pre-
mier objet qui fe préfente à moi pour les comparer , c'eft moi-
même.
Tout ce que j'apperçois par les fens eft matière , & je déduis
toutes les propriétés effcntielies de la matière des qualités fenfrbles
qui me la font appercevoir, & qui en font inféparables. Je la vois
Traité de t Educ. Tome IL C
i8
Traité
tantôt en mouvement & tantôt en repos (i), d'où j'infère que,
ni le repos, ni le mouvement ne lui font eflentiels ; mais le mou-
vement étant une aflian , eft l'effet d'une caufe dont le repos n'eft
que l'abfence. Quand donc rien n'agit fur la matière, elle ne fe
meut point; & par cels même qu'elle eft indifférente au repos &
au mouvement. Ion état naturel eft d'être en repos.
J'appirçois dans les corps deux fortes de mouvemens, favoir;
mouvement communiqué, & mouvement fpontané ou volontaire.
Dans le premier, la caufe motrice eft étrangère au corps mû; &
dans le fécond elle eft en lui-même. Je ne conclur-ai pas de- la que
le mouvement d'une montre , par exemple , eft fpontané ; car fi rien
d'étranger au reffort n'agiflbit fur lui, il ne tendroit point à fe re-
dreffer, & ne tireroit pas la chaîne. Par la même raifon je n'ac-
corderai point, non plus la fpontanéité aux fluides, ni au feu mê-
me qui fait leur fluidité ( 3 ).
Vous me demanderez fi les mouvemens des animaux font fpon-
tanés; je vous dirai que je n'en fais rien, mais que l'analogie eft
pour l'affirmative. Vous me demanderez encore comment je fais
donc qu'il y a des mouvemens fpontanés; je vous dirai que je le
fais parce que je le fens. Je veux mouvoir mon bras & je le meus,
fans que ce mouvement ait d'autre caufe immédiate que ma volonté.
C'eft en vain qu'on voudroit raifonner pour détruire en moi ce fen-
timent, il eft plus fort que toute évidence; autant vaudroit me
prouver que je n'exifie pas.
S'il n'y avoir aucune fpontanéité dans les aflions des homme?,
ni dans rien de ce qui fe fait fur la terre, on n'en feroit que plus
( 2 ) Ce repos n'eft , fi l'on veut,
que relatif; mais puifque nous obfer-
vons du plus ou du moins dans le mour
vement , nous concevons très- claire-
ment un des deux termes extrêmes qui
eft le repos , & nous le concevons fi
bien que nous fommes enclins même
à prendre poiu ablbiu le repos qui n'eft
que relatif. Or , il n'tfl pas vrai que le
mouvement foit de l'efience de la ma-
tière , fi elle peut être conçue en repos»
( 3 ) Les chymiftes regardent le
flogiftique ou l'élément du feu comme
épnrs, immobile, & ftagnant dans IcS
mixtes dont il fait partie ; jufqu'à ce
que des caufes étrangères le dégagent,
le réuniQent , le mettent en mouveracrt
& le changent eu feu.
DE L' È D V C A T I O N.
ï9
embarrafTé \ imaginer la première caiife de tout mouvement. Pour
moi, je me fens tellement perfuadé que l'état naturel de la matière
eft d'être en repos, & qu'elle n'a par elle-même aucune force pour
agir, qu'en voyant un corps en mouvement je juge aufTî-tôt, ou
que c'eft un corps animé, ou que ce mouvement lui a été com-
muniqué. Mon efprit refufe tout acquiefcemerrt à l'idée de la ma-
tière non organifée, fe mouvant d'elle-même, ou produifant quel-
que aâion.
Cependant cet univers vifible eft matière; matière éparfe &
morte (4) qui n'a rien dans fon tout de l'union, de l'organilâtion
du fentiment commun des parties d'un corps animé ; puifqu'il efl
certain que nous, qui fommes parties, ne nous Tentons nullement
dans le tout. Ce même univers eft en mouvement, & dans fej
mouvemens réglés, uniformes, afTujettis à des loix confiantes, il
n'a rien de cette liberté qui paroît dans les mouvemens fpontanés
de l'homme & des animaux. Le monde n'efl donc pas un grand
animal qui fe meuve de lui-même; il y a donc de k% mouvemens
quelque caufe étrangère h lui , laquelle je n'apperçois pas : mais la
perfuafion intérieure me rend cette caufe tellement fenfible , que je
ne puis voir rouler le foleil fans imaginer une force qui le pouffe,
ou que, fî la terre tourne, je crois fentir une main qui la fait
tourner.
S'IL faut admettre des loix générales dont je n'apperçois point
les rapports effentiels avec la matière , de quoi ferai - je avancé î
Ces loix n'étant point des êtres réels , des fubflances , ont donc
quelqu'autre fondement qui m'eft inconnu. L'expérience & l'obler-
vation nous ont fait connoître les loix du mouvement : ces loix
déterminent les effets fans montrer les caufes; elles ne fuffifent point
pour expliquer le fyftême du monde & la marche de l'uniN-crs.
(4) J'ai fait tous mes efTorts pour toire. Pour ndoptcr ou rejetter cette
concevoir une moldcule vivante, fans idde,ilfauilroic commencer par la com-
pouvoir en venir ù bout. L'idc^c de la prendre, & j'avoue que je n'ai pas ce
matière , Tentant fans avoir des fcns, bonlicur-lA.
TOC parok inintelligible & contradic-
Cij
20
Traité
Defcartes avec des dés formoit le ciel & la terre, mais il ne put
donner le premier branle à ces dés, ni mettre en jeu fa force cen-
trifuge qu'a l'aide d'un mouvement de rotation. Nevton a trouvé
la loi de l'attraâion; mais l'attraftion feule réduiroit bien -tôt l'u-
nivers en une maflè immobile ; à cette loi , il a fallu joindre une
force projeâile pour faire décrire des courbes aux corps céleftes.
Que Defcartes nous dife quelle loi phyfique a fait tourner fes tour-
billons : que Newton nous montre la main qui lança les planettes
fur la tangente de leurs orbites.
Les premières caufes du mouvement ne font point dans la ma-
tière; elle reçoit le mouvement & le communique, mais elle ne le
produit pas. Plus j'obièrve l'aâion & réaftion des forces de la na-
ture agiflant les unes fur les autres, plus je trouve que , d'effets en
effets , il faut toujours remonter à quelque volonté pour première
caufe ; car fuppofer un progrès de caufes à l'infini , c'eft n'en point
fuppofer du tout. En un mot , tout mouvement qui n'eft pas pro-
duit par un autre, ne peut venir que d'un afle fpontané, volontai-
re ; les corps inanimés n'agiffent que par le mouvement, & il n'y
a point de véritable aftion fans volonté. Voilh mon premier prin-
cipe. Je crois donc qu'une volonté meut l'univers & anime la na-
ture. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article de foi.
Comment une volonté produit-elle une aftion phyfique &
corporelle? Je n'en fais rien, mais j'éprouve en moi qu'elle la pro-
duit. Je veux agir, & j'agis, je veux mouvoir mon corps, &mon
corps fe meut ; mais qu'un corps inanimé & en repos vienne à fè
mouvoir de lui-même ou produife le mouvement, cela eft incom-
préhenfible & fans exemple. La volonté m'eft connue par fes ac-
tes, non par fa nature. Je connois cette volonté comme caufe mo-
trice, mais concevoir la matière produflrice du mouvement, c'eft
clairement concevoir un effet fans caufe ; c'eft ne concevoir abfo-
lument rien.
Il ne m'eft pas plus pofllble de concevoir comment ma volonté
meut mon corps, que comment mes fenfations affeflent mon ame.
Je ne fais pas même pourquoi l'un de ces myftères a paru plus ex-
DE r ÉDUCATION. 21
pliquable que l'autre. Quant à moi, fort quand je fuis paffif , foit
quand je fuis aftif , le moyen d'union des deux fubftances me pa-
roît abfolument incompréhenfible. Il eft bien étrange qu'on parte
de cette incompréhenfibilité même pour confondre les deux fubf-
tances , comme' fi des opérations de natures li différentes, s'expli-
quoient mieux dans un feul fujet que dans deux.
Le dogme que je viens d'établir eft obfcur, i! eft vrai : mais
enfin il offre un fens, & il n'a rien qui répugne à la raifon , ni li
l'obfervation ; en peut-on dire autant du matérialifme ? N'eft-il pas
clair que, fi le mouvement étoit effentiel à la matière, il en fe-
roit inféparable , il y feroit toujours en même degré , toujours le
même dans chaque portion de matière, il feroit incommunicable,
il ne pourroit augmenter ni diminuer , & l'on ne pourroit pas mê-
me concevoir la matière en repos. Quand on me dit que le mou-
vement ne lui eft pas effentiel, mais néceftàire, on veut me don-
ner le change par des mots qui feroient plus aifés k réfuter , s'ils
avoient un peu plus de fens. Car, ou le mouvement de la matière
lui vient d'elle-même, & alors il lui eft effentiel ; ou , s'il lui vient
d'une caufe étrangère, il n'eft néceffaire à la matière qu'autant que
la caufe motrice agit fur elle ; nous rentrons dans la première dif-
ficulté.
Les idées générales & abftraites font la fource des plus grandes
erreurs des hommes ; jamais le jargon de la métaphyfique n'a fait
découvrir une feule vérité, & il a rempli la philofophie d'abfurdi-
tés dont on a honte , fi-tôt qu'on les dépouille de leurs grands
mots. Dites-moi, mon ami , fi , quand on vous parle d'une force
aveugle répandue dans toute la nature , on porte quelque véritable
idée à votre efprir? On croit direquelqwe chofe par ces mots vagues
de force univerfelie, de mouvement néceffaire , & l'on ne dit rien
du tout. L'idée du mouvement n'eft autre chofe que l'idée du tranf-
port d'un lieu \ un autre , il n'y a point de mouvement fans quel-
que diredlion ; car un être individuel ne fauroit fè mouvoir à la
fois dan'î tous les fêns. Dans quel fens donc la matière fa meut-
elle néceffairement ? Toute la matière en corps a- 1- elle un mouvo
ment uniforme, ou chaque atome a-t-il foo mouvemeot propre?
22 Traité
Selon la première idée , l'univers entier doit former une maflè
folide & indiviûble ; félon la féconde , il ne doit former qu'un fluide
épars-& incohérent, fans qu'il foit jamais poflible que deux atomes
fe réuniffent. Sur quelle direâion fe fera ce mouvement commun
de toute la matière? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, k
droite ou k gauche? Si chaque molécule de matière a fa direflion
particulière, quelles feront les caufes de toutes ces direftions & de
toutes ces différences ? Si chaque atome ou molécule de matière
ne faifoit que tourner fur fon propre centre, jamais rien ne forti-
roit de fa place, & il n'y auroit point de mouvement communi-
qué ; encore même faudroit-il que ce mouvement circulaire fût dé-
terminé dans quelque fens. Donner à la matière le mouvement par
abftraftion , c'eft dire des mots qui ne fignifient rien ; & lui don-
ner un mouvement déterminé , c'eft fuppofer une caufe qui le dé-
termine. Plus je multiplie les forces particulières, plus j'ai de nou-
velles caufes à expliquer , fans jamais trouver aucun agent commun
qui les dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le con-
cours fortuit des élémens , je n'en puis pas même imaginer le com-
bat , & le cahos de l'univers m'eft plus inconcevable que fon har-
monie. Je comprends que le méchanifme du monde peut n'être
pas intelligible k l'efprit humain ; mais fi- tôt qu'un homme fe mêle
de l'expliquer, il doit dire des chofes que les hommes entendent.
Si la matière mue me montre une volonté , la matière mue fé-
lon de certaines loix , me montre une intelligence : c'eft mon fé-
cond article de foi. Agir, comparer, choifir, font des opérations
d'un être a6Uf & penfant : donc cet être exifte. Où le voyez-vous
exifter m'allez-vous dire ? Non-feulement dans les Cieux qui rou-
lent dans l'aftre qui nous éclaire; non-feulement dans moi-mê-
me mais dans la brebis qui paît , dans l'oifeau qui vole , dans
la pierre qui tombe, dans la feuille qu'emporte le vent. „
Je juge de l'ordre du monde, quoique j'en ignore îa fin, parce
que , pour juger de cet ordre , il me fuffit de comparer les parties
entr'elles, d'étudier leur concours, leurs rapports, d'en remarquer
îe concert. J'ignore pourquoi l'univers exifte ; mais je ne laifie pas
de voir comment ii eft modifié ; je ne laifie pas d'rppercevoir l'in-
DE V ÉDUCATION. 2J
time correfpondance par laquelle les êtres qui le compofent fe prê-
tent un fecours mutuel. Je fuis comme un homme qui verroit,
pour la première fois, une montre ouverte, & qui ne JaifTeroit pas
d'en admirer l'ouvrage, quoiqu'il ne connijt pas l'ufjge de la ma-
chine, & qu'il n'eût point vu le cadran. Je ne fais, Jiroit-il , à
quoi le tout eft bon ; mais je vois que chaque pièce eft faite pour
les autres ; j'admire l'ouvrier dans le détail de fon ouvrage , & je
fuis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainfi de concert,
que pour une fin commune qu'il m'eft impoflible d'appercevoir.
Comparons les fins particulières , les moyens , les rapports or-
donnés de toute efpèce , puis écoutons le fentimenl intérieur; quel
efprit fain peut fe refulêr à fon témoignage ? A quels yeux non
prévenus l'ordre ftnfible de l'univers n 'annonce- t-il pas une fuprc-
me intelligence? Et que de fophifmes ne faut-ii point entafTcrpour
méconnoître l'harmonie des êtres, & l'admirable concours de cha-
que pièce pour la confervation des autres ? Qu'on me parle tant
qu'on voudra de combinaifons & de chances ; que vous fert de me
réduire au filence, fi vous ne pouvez m'amener à la perfuafion ?
Et comment m'ôterez-vous le fentiment involontaire qui vous dé-
ment toujours malgré moi ? Si les corps organifés fe font combinés
fortuitement de mille manières avant de prendre des formes conf-
tantes, s'il s'eft formé d'abord des tftomcics fans bouches, des pieds
fans têtes , des mains fans bras, des organes imparfaits de toute eC-
pèce qui font péris faute de pouvoir fe conferver , pourquoi nul de
ces informes efiais ne frsppe-t-il plus nos regards ? Pourquoi la na-
ture s'efl-elle enfin prefcrit des loix auxquelles elle n'étoit pas d'a-
bord alTujettie ? Je ne dois point être furpris qu'une chofe arrive
lorfqu'elle eft pofllble, & que la difficulté de l'événement eft com-
penfée parla quantité àc^ jets, j'en conviens. Cependant fi l'on me
venoit dire que des caraflères d'imprimerie, projettes au hazard ,
ont donné l'Enëïde toute arrangée , je ne daignerois pas faire un
pas, pour aller vérifier le menlbnge. Vous oubliez, me dira-t-on,
la quantité des jets; mais de ces jets-là combien faut -il que j*en
fuppofe pour rendre la combinaifon vralfemblable ? Pour moi , qui
n'en vois qu'un fcul, j'ai l'infini à parier contre un, que fonpro-
14 Traité
duit n'eft point l'efFet du hazard. Ajoutez que des combînaifons &
des chances ne donneront jamais que des produits de même nature
que les élémens combinés, que l'organifation & la vie ne réfulte-
ront point d'un jet d'atomes , & qu'un chymifte conibinant des
mixtes , ne les fera point fentir & penfer dans fon creufet ( $ ).
J'ai lu Nieuvientit avec furprife, & prefque avec fcandale. Com-
ment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles
de la nature , qui montrent la fagefle de fon auteur ? Son livre
feroit aufll gros que le monde, qu'il n'auroit pas épuifé fon fujet;
& fi-tôt qu'on veut entrer dans les détails, la plus grande mer-
veille échappe, qui eft l'harmonie & l'accord du tout. La feule
génération des corps vivans & organifés , eft l'abîme de l'efprit
humain ; la barrière infurmontable que la nature a mife entre les
diverfes efpèces, afin qu'elles ne fe confondiffent pas, montre fes
intentions avec la dernière évidence. Elle ne s'eft pas contentée
d'établir l'ordre , elle a pris des mefures certaines pour que rien
ne pût le troubler.
Il n'y a pas un être dans l'univers qu'on ne puiiTe , k quelque
égard , regarder comme le centre commun de tous les autres ,
autour duquel ils font tous ordonnés, en forte qu'ils font tous ré-
ciproquement fins & moyens les uns relativement aux autres. L'ef-
prit fe confond & fe perd dans cette infinité de rapports, dont pas
un n'eft confondu ni perdu dans la foule. Que d'abfurdes fuppofi-
tions pour déduire toute cette harmonie de l'aveugle méchanifme
de
(5)Croiroit-on,ri l'on n'en avoit la que les Pygmées, les Faunes, les Sa-
preuve, que l'e.xtravagiince humaine tyres & les Nymphe» ont été engen-
pùt être portée à ce point; Amatiis drés parla chymie. En effet , je ne vois
Lufitanus affuroit avoir vu un petit pas trop qu il rtfle délbrmais autre
homme long d'un pouce enfermé dans choie à faire pour établir la podibilité
un verre, que JiiHiis Camillus, coni- de ces faits, fi ce n'eft d'avancer que
me un autre Proniéihée, avoit fait par la la niaticre organique réfifte A l'ardeur
fcience alchymique. Paracell'e, de na- du feu, & que (es molécules peuvent
îiirà rerum^ enl'eigne la façon de pro. fe conferver en vie dans un fourneau
duire C€S petits hommes, & foutient de réverbère.
DE L' Éducation. 25
de la matière mue fortuitement ! Ceux qui nient l'unité d'intention
qui fe manifefte dans les rapports de toutes les parties de ce grand
tout, ont beau couvrir leurs galimaihias d'abftraflions, de coor-
dinations, de principes généraux , de termes emblématiques; quoi
qu'ils fafTent , il m'efl impoflîble de concevoir un fyftéme d'être»
il conftamment ordonné, que je ne conçoive une intelligence qui
l'ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière paf-
five & morte a pu produire des êtres vivans & fentans , qu'une
fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligens, que ce qui ne
penfe point a pu produire des êtres qui penfent.
Je crois donc que le monde eft gouverné par une volonté puif-
fante & fage; je le vois, ou plutôt je le fens , & cela m'importe
à favoir : mais ce même monde eft-il éternel ou créé? Y a-t-il
un principe unique des chofes? Y en a-t-il deux ou piufieurs, &
quelle eft leur nature î Je n'en fais rien ; & que m'importe? A
mefure que ces connoiflances me deviendront intéreffantes , je m'ef-
forcerai de les acquérir; jufques-là je renonce à des queftions oî-
feufes qui peuvent inquiéter mon amour- propre , mais qui font
inutiles k ma conduite & fupéricures à ma raifon.
Souvenez-vous toujours que je n'enfeigne point mon fen-
timent, je l'expofe. Que la matière foit éternelle ou créée, qu'il
y ait un principe pafTif ou qu'il n'y en ait point, toujours eft- il
certain que le tout eft un , & annonce une intelligence unique;
car je ne vois rien qui ne foit ordonné dans le même fyftéme ,
& qui ne concoure à la même fin, favoir la confervation du tout
dans l'ordre établi. Cet Être qui veut & qui peut, cet ttre aflif
par lui-même; cet Ltre, enfin, quel qu'il foit, qui meut l'uni-
vers & ordonne toutes chofes, je l'appelle Dieu. Je joins ^ ce nom
les idées d'intelligence, de puiflance, de volonté, que j'ai raflim-
blées, & celle de bonté qui en eft une fuite néccffaire ; mais je
n'en connois pas mieux l'Être auquel je l'ai donné; il fe dérobe
également à mes fens & h mon entendement ; plus j'y penfe, plus
je me confonds : je fais très-certainement qu'il exifte,&: qu'il
exifte par lui même; je fais que mon exiftence eft fubordonnéc h
la fienne, & que toutes les chofes qui me font connues , font ab-
Traité de rEduc. Tome II. D
20 Traité
folument dans le même cas. J'apperçois Dieu par- tout dans fes œu-
vres, je le fcns en moi, je le vois tout autour de moi ; mais fi-
tôt que je veux le contempler en lui-même, fitôt que je veux
chercher où il eft, ce qu'il eft, quelle eft fafubftance, il m'échap-
pe , & mon efprit troublé n'apperçoit plus rien.
Pénétré de mon infuffifance , je ne raifonnerai jamais fur la
nature de Dieu, que je n'y fois forcé par le fentiment de fes rap-
ports avec moi. Ces raifonnemens font toujours téméraires; un
homme fage ne doit s'y livrer qu'en tremblant, & sûr qu'il n'eft
pas fait pour les approfondir : car ce qu'il y a de plus injurieux
à la Divinité , n'eft pas de n'y point penfer, mais d'en mal penfer.
Après avoir découvert ceux de fes attribus par lefquels je con-
nois fon exiftence, je reviens à moi , & je cherche quel rang
j'occupe dans l'ordre des chofes qu'elle gouverne, & que je puis
examiner. Je me trouve inconteftablement au premier par mon
efpèce; car par ma volonté & par les inftrumens qui font en mon
pouvoir pour l'exécuter, j'ai plus de force pour agir fur tous les
corps qui m'environnent , ou pour me prêter ou me dérober com-
me il me plaît k leur aflion, qu'aucun d'eux n'en a pour agir fur
moi malgré moi par la feule impulfîon phyfique; &, par mon
intelligence , je fuis le feul qui ait infpeflion fur le tour. Quel être
ici-bas, hors l'homme, fait obferver tous les autres, mefurer,
calculer, prévoir leurs mouvemens, leurs effets, & joindre, pour
ainfî dire, le fentiment de l'exiftence commune à celui de fon exif-
tence individuelle? Qu'y a-t-il de fi ridicule à penfer que tout eil
fait pour moi, fi je fuis le feul qui fâche tout rapporter à lui?
Il eft donc vrai que l'homme eft le Roi de la terre qu'il ha-
bite; car non-feuicment il dompte tous les animaux, non- feule-
ment il difpofe des élémens par fon induftrie ; mais lui feul fur
la terre en fait difpofer , & il s'approprie encore , par la contem-
plation , les aftres mêmes dont il ne peut approcher. Qu'on me
montre un autre animal fur la terre qui fâche faire ufage du feu,
& qui fâche admirer le foleil. Quoi ! je puis obfbrver , connoitre
les êtres & leurs rapports j je puis fentir ce que c'eft qu'ordre.
DE r Éducation. %j
beauté, vertu; je puis contempler l'univers, m'élever \ la maia
qui le gouverne 5 je puis aimer le bien, le faire, & je me compa-
rerois aux bétes! Ame abjeâe, c'eft ta trifte philofophîe qui te rend
femblable à elles ; ou plutôt tu veux en vain t'avilir; ton génie dc-
pofe contre tes principes , ton cœur bienfaifant dément ta doctrine
& l'abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.
Pour moi, qui n'ai point de fyfléme \ foutenir; moi , homme
/împle & vrai, que la fureur d'aucun parti n'entraîne, & qui n'af-
pire point h Ihonneur d'être chef de fede , content de la place où
Dieu m'a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon
efpèce ; &, fi j'avois à choifir ma place dans l'ordre des êtres, que
pourrois-je choifir de plus que d'être homme ?
Cette réflexion m'enorgueillit moins qu'elle ne me touche;
car cet état n'efl point de mon choix, & il n'étoit pas dû au mé-
rite d'un être qui n'exi/loit pas encore. Puis-je me voir' ainfi dif-
tingué fans me féliciter de remplir ce pofte honorable , & fans bé-
nir la main qui m'y a placé î De mon premier retour fur moi
naît dans mon cœur un fentiment de reconnoiflance & de béné-
diction pour l'Auteur de mon efpèce, & de ce fentiment mon pre-
mier hommage à la Divinité bienfaifante. J'adore la puifTjnce fu-
préme , & je m'attendris fur fes bienfaits. Je n'ai pas befoin qu'on
m'enfeigne ce cuite , il m'eft diâé par la nature elle-même. N'eft-
cc pas une conféquence naturelle de l'amour de foi , d'honorer es
qui nous protège, & d'aimer ce qui nous veut du bien?
Mais quand , pour connoître en fuite ma place individuelle dans
mon efpèce , j'en confidère les divers rangs , & les hommes qui
les rempIifTent, que deviens-jeî Quel fpedacle ! Où eft l'ordre
que j'avois obl'ervé ? Le tableau de la nature ne m'offroic qu'har-
monie & proportions , celui du genre humain ne m'offre que con-
fufion , défordrc ! Le concert règne entre les élémens, & les hom-
mes font dans le cahos ! Les animaux font heureux, leur Roi feul
eft miférable ! O figeffc! Où font tes loix ? O providence! Eft-ce
ainfi que tu régis le monde! Ltre bienfaifant qu'eft devenu ton
pouvoir \ Je vois le mal fur la terre.
D ij
28 Traité
CroiRIEZ-vous, mon bon ami, que de ce? triftes réflexions,"
& de ces contrad dions apparentes fe formèrent, dans mon efprit ,
les fublimes idées de l'ame, qui n'avoient point jufques-Ià réfulté
de mes recherches? En méditant fur la nature de l'homme, j'y
crus découvrir deux principes diftinfts, dont l'un l'élevoit à l'é-
tude des vérités éternelles , à l'amour de la juftice & du beau mo-
ral , aux régions du monde intelleftuel dont la contemplation fait
les délices du fige, & dont l'autre le ramenoit balTement en lui-
même , rafTerviflbit à l'empire des fens , aux paflions qui font leurs
miniftres , & contrarioit par elles tout ce que lui infpiroit le fen-
timent du premier. En me fentant entraîné, combattu par ces deux
mouvemens contraires, je me difois : non, l'homme n'eft point
un ; je veux & je ne veux pas , je me fens à la fois efclave & li-
bre ; je vois le bien , je l'aime, & je fais le mal : je fuis adif quand
j'écoute la raifon , paffif quand mes paflions m'entraînent , & mion
pire tourment , quand je fuccombe , eft de fentir que j'ai pu
réfifter.
Jeune homme, écoutez avec confiance, je ferai toujours de
bonne foi. Si la confcience eft l'ouvrage des préjugés , j'ai tort ,
fans doute, & il n'y a point de morale démontrée ; mais fi fe
préférer ù tout efl un penchant naturel à l'homme , & fi pourtant
le premier fentiment de la jufcice eft inné dans le cœur humain,
que celui qui fait de l'homme un être fimple , lève ces contradic-
tions , & je ne reconnois plus qu'une fubftance.
Vous remarquerez que par ce mot de fubftance, j'entends en gé-
néral l'Etre doué de quelque qualité primitive, & abftraélion faite,
de toutes modifications particulières ou fecondaires. Si donc toutes
les qualités primitives qui nous font connues , peuvent fe réunir
dans un même être, on ne doit admettre qu'une fubftance ; mais
s'il y en a qui s'excluent mutuellement, il y a autant de diverfes
fubftances qu'on peut faire de pareilles exclufions. Vous réfléchi-
rez fur cela; pour moi je n'ai befoin, quoi qu'en dife LocKe , de
connoître la matière que comme étendue & divifible, pour être
afluré qu'elle ne peut peiifer ; 6c quand un philofophe viendra ra?
DE L' ÉDUCATION.
29
dire que les arbres fentent, & que les rochers penfent (6), il
aura beau m'embarrafler dans fes argumens fubtils , je ne puis voir
en lui qu'un fophifte de mauvaife foi , qui aime mieux donner 1«
fentiment aux pierres, que d'accorder une ame à l'iiomme.
Supposons un fourd oui nie l'exiftence des fons, parce qu'ils
n'ont jamais frappé fon oreille. Je mets fous fes yeux un inftru-
ment k corde , dont je fais fonner l'unifTon par un autre inftru-
ment caché : le fourd voit frémir la corde; je lui dis, c'eft le fon
qui fait cela. Point du tout, répond-il; la caufè du frémiffement
de la corde eft en elle-même ; c'eft une qualité commune à tous les
corps de frémir ainfi. Montrez-moi donc, reprends je ce frémiffe-
ment dans les autres corps, ou du moins fa caufe dans cette corde 1
(6) II me Temble que loin de dire
que les rochers penfent, la philofophie
moderne a découvert au contraire que
les hommes ne penfent point. Elle ne
reconnoît plus que des êtres fenfitifs
dans la nature , & toute la différence
qu'elle trouve entre un homme & une
pierre , eft que l'homme eft un être
fenfitif qui a des fenfations, & lapier-
re un être fenfitif qui n'en a pas. Mais
s'ileft vrai que toute matière fente, ou
concevrai-je l'unité fenfitive, ouïe?»»;
individuel? Sera-ce dans chaque mo-
lécule de matière , ou dans de? corps
aggrégatifs ? Placerai-je également cette
unité dans les fluides & dans les foli-
des, dans les mixtes & dans les éié-
mens? H n'y a, dit on, que des indi-
vidus dans la nature : mais quels font
ces individus? Cette pierre eft-elleun
individu ou une aggrégation d'indivi-
dus^ Eft-elle un feul être fenfitif, ou
en contient-elle autant que de grains
de fable-' Si chaque atome élémentaire
tft un être fenlitif , comment conce-
vrai je cette intime communication par
laquelle l'un fe fent dans l'autre, en
forte que leurs deux wo/fe confondent
en un ? L'attraftion peut être une loi
de la nature dont le myftère nous eft
inconnu ; mais nous concevons au
moins que l'attradion , agiflant félon
les malles , n'a rien d'incompatible avec
l'étendue & la divifibilité. Concevez-
vous la même chofe du fentiment? Les
parties fcnfibles font étendues, mais
l'être fenfuif eft indivifible & un ; il
ne fe partage pas, il eft tout entier ou
nul : l'être fenfitif neft donc pas un
corps. Je ne fais comment l'entendent
nos matérialiftes, mais il me femble
que les mêmes difficultés, qui leur ont
fait rejetter la penfée , leur devroient
faire aufli rejetter le fentiment , &jene
vois pas pourquoi , ayant fait le pre-
mier pas, ils ne feroient pas aufîl l'au-
tre; que leur en coûteroit-il de plus?
Et puifqu'ils font silrs qu'ils ne pen-
fent pas, comment ofent-ils affirmer
qu'ils fentent?
50 T R'A I T É
Je ne puis, réplique le fourd? Mais parce que je ne conçois pas
comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que j'aille expliquer
cela par vos fons , dont je n'ai pas la moindre idée ? C'eft expli-
quer un fait obicur , par une caufe encore plus obfcure. Ou ren-
dez-moi vos fons fenfibles, ou je dis qu'ils n'exiftent pas.
Plus je réfléchis fur la penfée & fur la nature de l'efprit hu-
main , plus je trouve que le raifonnement des matérialiftes re/Tem-
ble à celui de ce fourd. Ils font fourds, en effet, à la voix inté-
rieure qui leur crie d'un ton difficile k méconnoître : Une machi-
ne ne penfe point , il n'y a ni mouvement , ni figure qui produilè
la réflexion : quelque cholè en toi cherche k brifer les liens qui
le compriment : l'efpace n'eft pas ta mefure . l'univers entier n'eft
pas aflez grand pour toi ; tes fentimens, tes defirs , ton inquiétu-
de , ton orgueil même , ont un autre principe que ce corps étroit
dans lequel tu te fens enchaîné.
Nul être matériel , n'eft aflif par lui-même ; & moi , je le fuis.
On a beau me difputer cela , je le fens ; & ce fentiment qui me
parle eft plus fort que la raifon qui le combat. J'ai un corps fur
lequel les autres agifîent & qui agit fur eux; cette aftion récipro-
que n'eft pas douteufe ; mais ma volonté eft indépendante de mes
lèns, je confens ou je réfifte, je fuccombe ou je fuis vainqueur,
& je fens parfaitement en moi-même, quand je fais ce que j'ai
Toulu faire, ou quand je ne fais que céder k mes pafîions. J'ai
toujours la puiflance de vouloir, non la force d'exécuter. Quand
je me livre aux tentations, j'agis félon l'impulfion des objets ex-
ternes. Quand je me reproche cette foiblefTe , je n'écoute que ma
volonté; je fuis efclave par mes vices, & libre par mes remords;
le fentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me
déprave , & que j'empêche enfin la voix de l'ame de s'élever contre
la loi du corps.
Je ne connois la volonté que par le fentiment de la mienne , &
l'entendement ne m'eft pas mieux connu. Quand on me demande
quelle eft la caulè qui détermine ma volonté, je demande à mon
tour quelle eft la caufe qui détermine mon jugement : car il eft
DE r Education. 31
clair que ces deux caufès n'en font qu'une, & fi l'on comprend
bien que l'homme eft aftif dans fes jugemens, que fon entende-
ment n'cft que le pouvoir de comparer & de juger , on verra que
fa liberté n'eft qu'un pouvoir ftmblâble, ou dérivé de celui-là;
il choifit le bon comme il a jugé le vrai ; s'il juge faux , il choi-
lît mal. Quelle eft donc la caufe qui détermine fa volonté ? C'eft
fon jugement. Et quelle eft la caufe qui détermine fon jugement?
C'eft fa faculté intelligente, c'eft fa puiftance de jug^r;la caufe
déterminante eft en lui-même. Paffé cela, je n'entends plus rien.
Sans doute je ne fuis pas libre de ne pas vouloir mon propre
bien, je ne fuis pas libre de vouloir mon mal; mais ma liberté
confifte en cela même , que je ne puis vouloir que ce qui m'eft
convenable, ou que j'eftime tel, fans que rien d'étranger à moi
me détermine. S'enfuit- il que je ne fois pas mon maître, parce
que je ne fuis pas le maître d'être un autre que moi ?
Le principe de toute aftion eft dans la volonté d'un être libre
on ne fauroit remonter au-delà. Ce n'eft pa5 le mot de liberté qui
ne fignifie rien, c'eft celui de nécedîté. Suppofer quelque afle,
quelque effet qui ne dérive pas d'un principe aflif , c'eft vraiment
fuppofer des effets fans caufe ; c'eft tomber dans le cercle vicieux.
Ou il n'y a point de première impulfion , ou toute première
împuifion n'a nulle caufe antérieure , & il n'y a point de vé-
ritable volonté fans liberté. L'homme eft donc libre dans fês
allions , & comme tel animé d'une fubftance immatérielle • c'eft
mon troifieme article de foi. De ces trois premiers vous déduirez
aifément tous les autres , fans que je continue à les compter.
Si l'homme eft aâif& libre, il agit de lui même; tout ce qu'il
fait librement n'entre point dans le fyftéme ordonné par la pro-
vidence, & ne peut lui être imputé. E'Ie ne veut point le mal
que fait l'homme, en abufant de la liberté qu'elle lui donne : mais
elle ne l'empêche pas de le faire ; foit que de la part d'un être lî
foible ce mal foit nul h fes yeux ; foit qu'elle ne put l'empêcher
fans gêner fa liberté, & faire un mal plus grand en dégradant fà
nature. Elle l'a fait libre afin qu'il fit , non le mal , mais le biea
32 Traité
par choix. Elle l'a mis en état de faire ce choix, en ufant bien
des facultés dont elle l'a doué : mais elle a tellement borné fes
forces , que l'abus de la liberté qu'elle lui laifTe, ne peut troubler -
l'ordre général. Le mal que l'homme fait, retombe fur lui, fans
•rien changer au fyftéme du monde , fans empêcher que l'efpèce
humaine elle-même ne fe conferve malgré qu'elle en ait. Mur-
murer de ce que Dieu ne l'empêche pas de faire le mal, c'eft mur-
murer de ce qu'il la fit d'une nature excellente , de ce qu'il mit à
fes aélions la moralité qui les ennoblit , de ce qu'il lui donna droit
à la vertu. La fupréme jouifTance eft dans le contentement de foi-
même ; c'eft pour mériter ce contentement que nous fommes pla-
cés fur la terre & doués de la liberté, que nous fommes tentés
par les paffions & retenus par la confcience. Que pouvoit de plus
en notre faveur la puiflance divine elle-même ? Pouvoit-elle mettre
de la contradiction dans notre nature , & donner le prix d'avoir
bien fait à qui n'eut pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour
empêcher l'homme d'être méchant , falloit-il le borner k linftinâ:
& le faire bête? Non, Dieu de mon ame, je ne te reprocherai
jamais de l'avoir faite k ton image, afin que je puffe être libre,"
bon & heureux comme toi.
C'est l'abus de nos facultés qui nous rend malheureux & mé-
chans. Nos chagrins , nos foucis , nos peines nous viennent de nous.
Le mal moral eft inconteftablement notre ouvrage , & le mal phy-
fîque ne feroit rien fans nos vices qui nous l'ont rendu fenfible.
N'eft-ce pas pour nous conferver que la nature nous fait fentir nos
befoins ? La douleur du corps n'eft-elle pas un figne que la ma-
chine fe dérange, & un avertifltment d'y pourvoir? La mort. . . .
les méchans n'empoifonnent-ils pas leur vie & la nôtre? Qui eft-
ce qui voudroit toujours vivre? La mort eft le remède aux maux
que vous vous faites ; la nature a voulu que vous ne foufiriffiez
pas toujours. Combien l'homme vivant dans la fimplicité primi-
tive, eft fujet k peu de maux ! Il vit prefque fans maladies ainfi
que fans pafl.ons, & ne pfévoit ni ne ftnt la mort; quand il la
fent, fes misères la lui rendent defirable : dès lors elle n'eft plus
un mal pour lui. Si nous cous contentions d'être ce que nous
fommes
DE V ÉDUCATION. 33
fommes, nous n'aurions point à déplorer notre fort; mais pour
chercher un bien-être imaginaire, nous nous donnons mille maux
réels. Qui ne fait pas fupporter un peu de fouffrance, doit s'at-
tendre à beaucoup fouffrir. Quand on a gâté fa conftitution par
une vie déréglée, on Ja veut rétablir par des remèdes; au mal
qu'on fent on ajoute celui qu'on craint; la prévoyance de la mort
la rend horrible & l'accélère ; plus on la veut fuir plus on la
fent; & l'on meurt de frayeur durant toute fa vie, en murmurant
contre la nature, des maux qu'on s'eft fait en l'offenfant.
Homme, ne cherche plus l'auteur du mal; cet auteur c'eft toi-
même. Il n'exifte point d'autre mal que celui que tu fais ou que
tu foufFres, & l'un & l'autre te vient de toi. Le mal général ne
peut être que dans le défordre , & Je vois dans le fyftéme du monde
un ordre qui ne fe dément point. Le mal particulier n'efl que
dans le fentiment de l'être qui fouffre ; & ce fentiment, l'homme
ne l'a pas reçu de la nature, il fe l'eft donné. La douleur a peu de
prife fur quiconque , ayant peu réfléchi , n'a ni fouvenir, ni pré-
voyance. Otez nos funeftes progrès , ôtez nos erreurs & nos vi-
ces , ôrez l'ouvrage de l'homme , & tout eft bien.
Ou tout eft bien, rien n 'eft injufte. La juftice eft inféparable
de I2 bonté. Or, la bonté eft l'effet nécefîaire d'une puifTance fins
bornes, & de l'amour de foi, eftentiel à tout être qui fe fent. Ce-
lui qui peut tout, étend, pour ainfi dire, fon exiftence avec celle
des êtres. Produire & conferver font l'afle perpétuel de la puif-
fance ; elle n'agit point fur ce qui n'eft pas ; Disu n'cft pas le Dieu
des morts, il ne pourroit être deOru^eur & méchant fans fe nuire.
Celui qui peut tout, ne peut vouloir que ce qui eft bien (7). Donc
l'Être fouverainement bon, parce qu'il eft foiiverainemenr puiftlint,
doit être auffi fouverainement jufte ; autrement il fe contrediroit
lui-même; car l'amour de l'ordre qui le produit, s'appelle bonté,
& l'amour de l'ordre qui le conferve , s'.ippelle jufîlce.
(7^ Quand les Anciens .nppclloient plus exactement , puirque fa bontd vient
Optimus n/iiximus , le DieMfuprêine , de fa piiiflauce : 11 eft bon parce qu'il
ils difoient très-vrai ; mais en difant eft grand.
LLiximiis 0/^ti'iius , ils auroient parlé*
Traité de l'£duc. Tome II. E
34
Traité
Dieu, dit-on, ne doit rien à fes créatures ; je crois qu'il leur
doit tout ce qu'il leur promit en leur donnant l'être. Or, c'eft
leur promettre un bien , que de leur en donner l'idée & de leur
en faire fentir le befoin. Plus je rentre en moi, plus je me conful-
te, & plus je lis ces mots écrits dans mon ame ; fois jiijle & tu
feras heureux. Il n'en eft rien pourtant, à confidérer l'état préfent
des chofes : le méchant profpère , & le jufte refte opprimé. Voyez
auflî quelle indignation s'allume en nous quand cette attente eft
fruftrée! La confcience s'élève & murmure contre fon auteur ; elle
lui crie en gémiflant : tu m'as trompé !
Je t'ai trompé, téméraire! & qui te l'a dit? Ton ame eft-elle
anéantie ? As-tu cefTé d'exifter î O Brutus ! ô mon fils ! ne fouille
point ta noble vie en la finiflant : ne laifTe point ton elpoir & ta
gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu :
la vertu n'eft rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne? Tu
vas mourir, penfes-tu; non, tu vas vivre , & c'eft alors que je
tiendrai tout ce que je t'ai promis.
On diroit , aux murmures des impatiens mortels, que Dieu
leur doit la récompenfe avant le mérite , & qu'il eft obligé de
payer leur vertu d'avance. O ! foyons bons premièrement , & puis
nous ferons heureux. N'exigeons pas le prix avant la viéloire, ni le
falaire avant le travail. Ce n'eft point dans la lifè , difoit Plutar-
que , que les vainqueurs de nos jeux facrés font couronnés; c'eft
après qu'ils l'ont parcourue.
Si l'ame eft immatérielle, elle peut furvivre au corps ; & fi
elle lui furvit, la providence eft juftifiée. Quand je n'aurois d'autre
preuve de l'immatérialité de l'ame, que le triomphe du méchant,
& l'oppreflîon du jufte en ce monde, cela feul m'empêcheroit d'en
douter. Une fi choquante difTonnance dans l'harmonie univerfelle,
me feroit chercher à la réfoudre. Je me dirois : tout ne finit pas
pour nous avec la vie , tout rentre dans l'ordre à la mort. J'aurois ,
\ la vérité, l'embarras de me demander où eft l'homme, quand
tout ce qu'il avoit de fenfible eft détruit. Cette queftion n'eft plus
une difficulté pour moi , il- tôt que j'ai reconnu deux fubftances.
DE r ÉDUCATION. 35
Il eft très-fimple que, durant ma vie corporelle , n'appercevant
rien que par mes fens, ce qui ne leur eft point foumis m'échappe.
Quand l'union du corps & de l'ame efl rompue, je conçois que
l'un peut fe difToydre & l'autre fe conlèrver. Pourquoi la deflruc-
tion de l'un entraîneroit-eile la deftruflion de l'autre? Au con-
traire , étant de natures fi différentes , ils étoient, par leur union ,
dans un état violent; & quand cette union czfYc , ils rentrent tous
deux dans leur état naturel. La fubftance adive & vivante regagne
toute la force qu'elle employoit à mouvoir la fubftance paffive &
morte. Hélas! je le fens trop par mes vice?; l'homme ne vit qu'k
moitié durant fà vie, & la vie de l'ame ne commence qu'à la mort
du corps.
Mais quelle eft cette vie, & l'ame ell-elle immortelle par (à
nature î Mon entendement borné ne conçoit rien fans bornes;
tout ce qu'on appelle infini , m'échappe. Que puisje nier, affirmer?
Quels raifonnemens puis-je faire fur ce que je ne puis concevoir ?
Je crois que l'ame furvit au corps afiez pour le maintien de l'or-
dre; qui fait fi c'eft alTez pour durer toujours? Toutefois je con-
çois comment le corps s'ufe , & fe détruit par la divifion des par-
ties , mais je ne puis concevoir une deftruflion pareille de l'être
penfanr ; & n'imaginant point comment il peut mourir , je préfu-
. me qu'il ne meurt pas. Puifque cette préfomption me confole, &
n'a rien de déraifonnable , pourquoi craindrois-je de m'y livrer?
Je fens mon ame , je la connois par le fentiment & par la pen-
fée; je fais qu'elle eft, fans favoir quelle eft fon eflènce; je ne puis
raifonner fur des idées que je n'ai pas. Ce que je fiis bien , c'eft
que l'identité du mol ne fe prolonge que par la mémoire; & que,
pour être le même en efiet, il faut que je me fouvienne d'avoir
été. Or, je ne faurois me rappeiler après ma mort ce que j'ai été
durant ma vie , que je ne me rappelle aufli ce que j'ai fenii , par
confcquent ce que j'ai fait ; & je ne doute point que ce fouvenir
ne (à(^Q un jour la félicité des bons, & le tourment des méchan<r.
Ici-bas mille paffions ardentes abforbent le fentiment interne. Se
donnent le change aux remords. Les humiliations, les difgraces,
qu'auire l'exercice des vertus , empêchent d'en fcntir tous les ihar-
E ij.
^6 Traité
mes. Mais quand , délivrés des illufions que nous font le corps &
les fens , nous jouirons de la contemplation de l'Etre fupréme, &
des vérités éternelles dont il eft la fource , quand la beauté de
l'ordre frappera toutes les puiflànces de notre ame , & que nous fe-
rons uniquement occupés à comparer ce que nous avons fait avec
ce que nous avons dû faire, c'efl alors que la voix de la confcience
reprendra fa force & fon empire; c'eft alors que la volupté pure,
qui naît du contentement de foi-ménie, & le regret amer de s'être
avili, diftingueront par des fentimens inépuifables , le fort que cha-
cun fe fera préparé. Ne me demandez point, ô mon bon ami, s'il
y aura d'autres fources de bonheur & de peines ; je l'ignore , & c'eft
affez de celles que j'imagine pour me confoler de cette vie & m'en
faire efpérer une autre. Je ne dis point que les bons feront récom-
penfés ; car quel autre bien peut attendre un être excellent, que
d'exifter félon fa nature î Mais je dis qu'ils feront heureux , parce
que leur auteur , l'auteur de toute juftice les ayant fait fenfibles ,
ne les a pas faits pour foufFrir; & que n'ayant point abufé de leur
liberté fur la terre, ils n'ont pas trompé leur deftination par leur
faute ; ils ont foufFert pourtant dans cette vie , ils feront donc dé-
dommagés dans une autre. Ce fentiment eft moins fondé fur le
mérite de l'homme, que fur la notion de bonté qui me femble in-
féparable de l'elTence divine. Je ne fais que fuppofer les loix de
l'ordre obfervées, & Dieu confiant k lui-même (8).
Ne me demandez pas non plus fl les tourmens des méchans fe-
ront éternels; je l'ignore encore, & n'ai point la vaine curiofité
d'éclaircir des queftions inutiles. Que m'importe ce que devien-
dront les méchans? Je prends peu d'intérêt à leur fort. Toutefois
j'ai peine à croire qu'ils foient condamnés h des tourmens fans fin.
Si la fupréme jufiice fè venge , elle Ce venge dès cette vie. Vous
& vos erreurs, ô nations, êtes (es miniftres. Elle emploie les
maux que vous vous faites, à punir les crimes qui les ont attirés.
C'eft dans vos cœurs infatiables , rongés d'envie , d'avarice & d'un-
es') IVon pûs />our nous , non pas pour nous , Seigneur,
Mais pour ton nom , mais pour ton propre honneur ,
O Dieu , fais nous revivre.
Pf. 115.
DE r ÉDUCATION. 37
bition , qu'au fein de vos faufles profpërités les paflîons vengeref-
fes puniffènt vos forfaits. Qu'eft-il befoin d'aller chercher l'enfer
dans l'autre vi^ ? Il eft dès celle-ci dans le cœur des méchans.
Ou finifîènt nos befoins périfTables, où cefTent nos defirs in-
fenfés , doivent ceffer auffi nos pafTions & nos crimes. De quelle
perverfité de purs efprits feroient-ils fufceptibles ? N'ayant befoin
de rien, pourquoi feroient-ils méchans î Si , deftitués de nos fên»
grolTîers, tout leur bonheur eft dans la contemplation des êtres, ils
ne fauroient vouloir que le bien ; & quiconque cefTe d'être mé-
chant, peut-il être à jamais miférable ? Voilà ce que j'ai du pen-
chant à croire , fans prendre peine k me décider là-delTùs. O Être
clément & bon! Quels que foient tes décrets, je les adore; fi tu
punis les méchans , j'anéantis ma foible raifon devant ta juftice.
Mais fi les remords de ces infortunés doivent s'éteindre avec le
temps, fi leurs maux doivent finir , & fi la même paix nous attend
tous également un jour, je t'en loue. Le méchant n'eft-il pas mon
frère ? Combien de fois j'ai été tenté de lui reflembler ! Que ,
délivré de fa misère, il perd auffi la malignité qui l'accompagne ;
qu'il foit heureux ainfi que moi : loin d'exciter ma jaloufie, fon
bonheur ne fera qu'ajouter au mien.
C'EST ainfi que, contemplant Dieu dans fès œuvres, & l'étu-
diant par ceux de fes attributs qu'il m'importoit de connoître , je
fuis parvenu à étendre & augmenter par degrés l'idée, d'abord im-
parfaite & bornée , que je me faifois de cet Etre immenfe. Mais fi
cette idée eft devenue plus noble & plus grande, elle eft auffi moini
proportionnée k la raifon humaine. A mefure que j'approche en ef>
prit de l'éternelle lumière, fon éclat m'éblouit, me trouble, & je
fuis forcé d'abandonner toutes les notions terreftres qui m'aidoient
à l'imaginer. Dieu n'eft plus corporel & fcnfible; la fuprême in-
lelligenc.; qui régit le monde n'eft plus le monde même : j'cleve
& fatigue en vain mon efprit à concevoir fon cflence. Quand je
penfe que c'eft elle qui donne la vie & l'aflivité k la fubftance vi-
vante & aélive qui r^git les corps animés; quand j'entends dire
que mon anie eft fpirituelle & que Dieu eft un efprit, je m'indi-
gne contre cet aviliflement de l'eflince divine, comme fi Dieu &
jg Traité
mon ame étoient de même nature ; comme fi Dieu n'étoit paî le
feul être abfolu, le feul vraiment aftif, fentant, penfant, voulant
par lui-même , & duquel nous tenons la penfée , le fentiment, l'adi-
vité , la volonté , la liberté , l'être. Nous ne fommes libres que parce
qu'il veut que nous le foyons , & fa fubftance inexpliquable eft à
nos âmes ce que nos âmes font à nos corps. S'il a créé la matière,
les corps , les efprits , le monde , je n'en fais rien. L'idée de créa-
tion me confond & paflTe ma portée, je la crois autant que je la
puis concevoir ; mais je fais qu'il a formé l'Univers & tout ce qui
exifte , qu'il a tout fait , tout ordonné. Dieu eft éternel , fans
doute ; mais mon efprit peut- il embraffèr l'idée de l'éternité? Pour-
quoi me payer de mots fans idée? Ce que je conçois, c'eft qu'il
eft avant les chofes, qu'il fera tant qu'elles fubfifteront , & qu'il (è-
roit même au-delh, fi tout devoit finir un jour. Qu'un être que
je ne conçois pas donne l'exiftencea d'autres êtres, cela n'eft qu'obf-
cur & incompréhenfible ; mais que l'être & le néant fe convertif-
fent d'eux-mêmes l'un dans l'autre, c'eft une contradidion palpa-
ble , c'eft une claire abfurdité.
Dieu eft intelligent; mais comment l'eft-il ? L'homme eft in-
telligent quand il raifonne , & la fuprême intelligence n'a pas be-
foin de raifonner; il n'y a pour elle ni prémiffes , ni conféquences,
il n'y a pas même de proportions ; elle eft purement intuitive, elle
voit également tout ce qui eft, & tout ce qui peut être 5 toutes
les vérités ne font pour elle qu'une feule idée, comme tous les
lieux un feul point, & tous les temps un feul moment. La puif-
fance humaine agit par des moyens , la pui (Tance divine agit par
elle-même : Dieu peut, parce qu'il veut; fa volonté fait fon pou-
voir. Dieu eft bon , rien n'eft plus manifefte : mais la bonté dans
l'homme eft l'amour de fes femblables, &: la bonté de Dieu eft
l'amour de l'ordre ; car c'eft par l'ordre qu'il maintient ce qui exif-
te, & lie chaque partie avec le tout. Dieu eft jufte ; j'en fuis con-
vaincu : c'eft une fuite de fa bonté ; l'injuftice des hommes eft leur
œuvre & non pas la fienne : le défordre moral qui dépole contre
la providence aux yeux des philofophes, ne fait que la démontrer
aux miens. Mais la juftice de l'homme eft de rendre à chacun cç
B E r È D U C A T i O N. 59
qui lui appartient , & la juftice de Dieu de demander compte k
chacun de ce qu'il lui a donné.
Que fi je viens h découvrir fucceflîvement ces attributs , dont
je n'ai nulle idée abfolue, c'eft par des conféquences forcées, c'eft
par le bon ufage de ma raifon : mais je les affirme fans les compren-
dre; &, dans le fond, c'eft n'affirmer rien. J'ai beau me dire :
Dieu eft ainfi ; je le fens , je me le prouve ; je n'en conçois pas
mieux comment Dieu peut être ainfi.
Enfin, plus je m'efforce de contempler foneffence infinie, moins
je la conçois ; mais elle eft , cela me fuffit : moins je la conçois , plus
je l'adore. Je m'humilie, & lui dis : Etre des êtres, je fuis, parce
que tu es : c'eft m'élever à ma fource que de te méditer fans cefTe.
Le plus digne ufage de ma raifon efl^ de s'anéantir devant toi : c'eft
mon ravinement d'efprit, c'eft le charme de ma foiblelTe de me
fentir accablé de ta grandeur.
.Après avoir ainfi , de l'imprefllon des objets fenfibles , & du
fentiment intérieur qui me porte à juger des caufes félon mes lu-
mières naturelles, déduit les principales vérités qu'il m'importoic
de connoître ; il me refte *a chercher quelles maximes j'en dois tirer
pour ma conduite, & quelles règles je dois me prefcrire pour rem-
plir ma deftination fur la terre, félon l'intention de celui qui m'y
a placé. En fuivant toujours ma méthode, je ne tire point ces rè-
gles des principes d'une haute philofophie , mais je les trouve au
fond de mon cœur écrites par la nature en carafléres ineffaçables.
Je n'ai qu'à me confulter fur ce que je veux faire : tout ce que je
fens être bien eft bien , tout ce que je fens être mal eft mal : le
meilleur de tous les cafuiftes eft la confcience , & ce n'eft que
quand on marchande avec elle , qu'on a recours aux fubtiiités du
raifonnement. Le premier de tous les foins eft celui de foi- même;
cependant combien de fois la voix intérieure nous dit qu'en fai-
fant notre bien aux dépens d'autrui , nous faifons mal ! Nous
croyons fuivre l'impuliîon de la nature, & nous lui réfîftons : en
écoutant ce qu'elle dit à nos fens, nous méprifons ce qu'elle dit
^ nos coeurs ; l'être a^if obéit , l'être paffif commande. La coo-
40
Traité
fcience eft la voix de Partie , les pafîîons font la voix du corps. Eft-
il étonnant que fouvent ces deux langages fe coniredifent, & alors
lequel faut-il écouter? Trop fouvent la raifon nous trompe, nous
n'avons que trop acquis le droit de la recufer; mais la confcience
ne trompe jamais , elle eft le vrai guide de l'homme ; elle eft à l'a-
me ce que l'inflinft eft au corps (9) : qui la fuit, obéit k la na-
ture, & ne craint point de s'égarer. Ce point eft important, pour-
fuivit mon bienfaiteur, voyant que j'allois l'interrompre; fouffrez
que je m'arrête un peu plus a l'éclaircir.
Toute la moralité de nos adlions eft dans le jugement que nous
ea
( 9 ) La philorophie moderne qui
n'admet que ce qu'elle explique, n'a
garde d'admettre cette obfcure faculté
appeliée injlinâ, qui paroît guider fans
aucune connoiffance acquife, les ani-
maux vers quelque fin. L'inftinft , fé-
lon l'un de nos plus fages philofophes ,
n'eft qu'une habiiude privée de ré-
flexion, mais acquife en réflécliiffant;
&, de la manière dont il explique ce
progrès, on doit conclure que les en-
fans réfléchirent plus que les hommes;
paradoxe aflez étrange pour valoir la
peine d'être examiné. Sans entrer ici
dans cette difcuflîon, fe demande quel
nom je dois donner à l'ardeur avec la-
quelle mon chien fait la guerre aux
taupes qu'il ne mange point , à la pa-
tience avec laquelle il les guette quel-
quefois des heures entièrts, & à l'ha-
bileté avec laquelle il les faific, les jette
hors terre au moment qu'elles pouf-
fent, & les tue en fuite pour les lailler
là,fnns que jamais perfonne l'ait dref-
fé à cette challè, & lui ait appris qu'il
y avoit là des t.iupes.? Je demande en-
core, (& ceci eil plus important, )
pourquoi la première fois que j'ai me-
nacé ce même chien, il s'eft jette le
dos contre terre , les pattes repliées ,
dans une attitude fuppliante , & la plus
propre à me toucher i pofture dans la-
quelle il fe fût bien gardéderefter,fi,
fnns me laifler fléchir , je l'eufle bat-
tu dans cet état ? Quoi! mon chien,
tout petit encore, & ne faifant pref«
que que de naître , avoit -il déjà des
idées morales ^ Savoit-il ce que c'étoit
que clémence & générofité ? Sur quel-
les lumières acquifts efpéroit-il m'ap-
paifer en s'abandonnant ainfi à madif-
crétion' Tous les chiens du monde
font à-peu-près la mômechofe dans le
même cas , & je ne dis rien ici que cha-
cun ne puifle vérifier. Que les philofo-
phes, qui rejettent fi dédaigneufement
l'inftind, veuillent bien expliquer ce
fait parle feul jeu des fenfations&des
connoiffances qu'elles nous font ac-
quérir : qu'ils l'expliquent d'une ma-
nière fatisfaifante pour tout homme
fenfé ; alors je n'aurai plus rien à dire,
& je ne parlerai plus dinflicic;.
DE u Éducation. 41
en portons nous-mêmes. S'il efl vrai que le bien foit bien, il doit
l'être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres ; & le premier
prix de la juftice efl: de fentir qu'on la pratique. Si la bonté mo-
rale eft conforme h notre nature, l'homme nefauroit être fain d'ef-
prJt ni bien conftitué, qu'autant qu'il eft bon. Si elle ne l'eft pas,
& que l'homme foit méchant naturellement, il ne peut cefler de
l'être fans fe corrompre, & la bonté n'eft en lui qu'un vice con-
tre nature. Fait pour nuire à fes femblables , comme li loup pour
égorger fa proie, un homme humain feroit un animal auflî dépravé
qu'un loup pitoyable, & la vertu feule nous laifTeroit des remords.
Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons,
tout intérêt perfonnel à part, à quoi nos penchans nous portent.
Quel fpeâacle nous flatte le plus , celui des tourmens ou du bonheur
d'autrui ? Qu'eft-ce qui nous eft le plus doux k faire, & nous laifle
une impreflion plus agréable après l'avoir fait , d'un aâe de bienfai-
fance ou d'un afle de méchanceté ? Pour qui vous intérefTez vous fur
vos théâtres ? Eft-ce au forfait que vous prenez plaifir ? Eft-ce à leurs
auteurs punis que vous donnez des larmes? Tout nous eft indiffé-
rent, difent-ils , hors notre intérêt; & tout au contraire, les dou-
ceurs de l'amitié , de l'humanité , nous confolent dans nos peines ; &
même dans nos plaifirs, nous ferions trop feuls , trop miférables , (i
nous n'avions avec qui les partager. S'il n'y a rien de moral dans le
cœur de l'homme , d'où lui viennent donc ces tranfports d'admiration
pour les allions héroïques, ces raviffèmcns d'amour pour les grande»
âmes? Cet enthoufiafme de la vertu , quel rapport a-t il avec no-
tre intérêt privé ? Pourquoi voudrois-je être Caton qui déchira
fes entrailles, plutôt que Céfar triomphant? Otez de nos cœurs
cet amour du beau , vous ôtez tout le charme Je la vie. Celui
dont les viles paffions ont étouffé dans fon ame étroite ces fcnti-
mens délicieux; celui qui, h force de fe concentrer au-dedans do
lui , vient k bout de n'aimer que lui-même, n'a plus de tranfports,
fon cœur glacé ne palpite plus de joie, un doux attendri (Tcment
n'humeâe jamais fes yeux , il ne jouit plus de rien ; le malheu-
reux ne fent plus , ne vit plus ; il eft déjà mort.
Mais quel que foit le nombre des méchans fur la terre, il eft
Traite de VEduc. Tome IL F
42
Traité
peu de ces âmes cadavereufes, devenues infenfibles, hors leur in-
térêt a tout ce qui eft jufte & bon. L'iniquité ne plaît qu'autant
qu'on en profite; dans tout le refte on veut que l'innocent foit
protégé. Voit-on dans une rue ou fur un chemin quelque aâe de
violence & d'injuftice : h l'inftant un mouvement de colère &
d'indignation s'élève au fond du cœur, & nous porte h prendre la
défenfe de l'opprimé ; mais un devoir plus puifTant nous retient ,
& les loix nous ôtent le droit de protéger l'innocence. Au con-
traire, û quelque a6le de clémence ou de généroflté frappe nos
yeux, quelle admiration, quel amour il nous infpire! Qui eft-ce
qui ne fe dit pas : j'en voudrois avoir fait autant? Il nous ifnporte
sûrement fort peu qu'un homme ait été méchant ou jufle il y a
deux mille ans ; & cependant le même intérêt nous affefle dans
l'hiftoire ancienne, que ù tout cela s'étoit paffé de nos jours. Que
me font à moi les crimes de Catilina? Ai- je peur d'être fa vidi-
me ? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il étoit
mon contemporain ? Nous ne haifTons pas feulement les méchans
parce qu'ils nous nuifent; mais parce qu'ils font méchans. Non-
feulement nous voulons être heureux , nous voulons aufll le bon-
heur d'autrui; & quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il
l'augmente. Enfin l'on a , malgré foi , pitié des infortunés ; quand on
eft témoin de leur mal, on en foufFre. Les plus pervers ne fauroient
perdre tout- li- fait ce penchant : fouvent il les met en contradiâion
avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les pafTans, couvre en-
core la nudité du pauvre; & le plus féroce aflaffin fbutient un
homme tombant en défaillance.
On parle du cri des remords , qui punit en fecret les crimes
cachés, & les met fi fouvent en évidence. Hélas! qui de nous n'en-
tendit jnmais cette importune voix ? On parle par expérience , &
l'on voudroit étoufier ce fentiment tyrannique qui nous donne tant
de tourment. Obtïflbns à la nature, nous connoîtrons avec quelle
douceur elle règne, & quel charme on trouve, après l'avoir écou-
té.e, à fe rendre un bon témoignage de foi. Le méchant le craint
& fe fuit; il s'égaye en fe jettant hors de lui-même; il tourne au-
tour de lui des yeux inquiets, & cherche un objet qui l'amuft :
DE L' É D U C A T I O N. 4)
fans la fatyre amère , fans la raillerie infultante, il feroît toujour»
trifle; le ris moqueur eft fon feul plaifir. Au contraire, la férénité
du jufte eft intérieure; fon ris n'eft point de malignité, mais de
joie : il en porte la fource en lui-même ; il eft aufîi gai fcul qu'au
milieu d'un cercle; il ne tire pas fon contentement de ceux qui
l'approchent, il le leur communique.
Jettez les yeux fur toutes les nations du monde, parcourez
toutes les Hiftoires. Parmi tant de cultes inhumains & bizarres ,
parmi cette prodigieufe diverfité de mœurs & de caraclères , vous
trouverez par-tout les mêmes idées de juftice & d'honnêteté, par-
tout les mêmes notions du bien & du mal. L'ancien paganifme
enfanta des Dieux abominables qu'on eût punis ici-bas comme de$
fcélérats, & qui n'offroient pour tableau du bonheur fuprême, que
des forfaits à commettre & des pafflons h contenter. Mais le vice,
armé d'une autorité facrée , defcendoit en vain du féjour éternel :
i'inftinft moral le repouiïbit du cœur des humains. En célébrant
les débauches de Jupiter, on admiroit la continence de Xénocrate;
la chafte Lucrèce adoroit l'impudique Vénus; l'intrépide Romain
facrifioit h la peur; il invoquoit le Dieu qui mutila fon père, &
mouroit fans"* murmure de la main du fien : les plus méprifables
divinités furent fervies par les plus grands hommes. La fainte voix
de la nature , plus forte que celle des Dieux , fe faifoit refpcfter fur
la terre, & fembloit réléguer dans le ciel le crime avec les coupables.
Il eft donc au fond des âmes un principe inné de juftice & de
vertu, fur lequel , malgré nos propres maximes, nous jugeons nos
allions & celles d'autrui comme bonnes ou mauvaifes; &c c'eft k
ce principe que je donne le nom de confcience.
Mais k ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des
prétendus fages : erreurs de l'enfance , préjugés de l'éducation,
s'écrient-ils tous de concert! Il n'y a rien dans l'efprit humain que
ce qui s'y introduit par l'expérience ; & nous ne jugeons d'aucune
chofe que fur des idées acquifes. Ils font plus; cet accord évident
& univerfel de toutes les nations, ils l'ofent rejettcr; & contre
l'éclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher
44
Traité
dans les ténèbres quelque exemple obfcur & connu d'eux (èuls ,
comme fi tous les penchans de la nature étoient anéantis par la dé-
pravation d'un peuple, & que, fi tôt qu'il eft des monfires , l'ef-
pèce ne fut plus rien. Mais que fervent au fceptique Montaigne les
tourraens qu'il fe djune pour déterrer , en un coin du monde , une
coutume oppofée aux notions de la juftice ? Que lui fert de don-
ner aux plus furpeds voyageurs l'autorité qu'il refufe aux écrivains
les plus célèbres? Quelques ufages incertains & bizarres, fondés
fur des caufes locales qui nous font inconnues, détruiront-ils l'in-
duftion générale tirée du concours de tous les peuples , oppofés
en tout le refte , & d'accord fur ce feul point? O Montaigne! toi
qui te piques de franchife & de vérité, fois fincère & vrai, fi un
philofophe peut l'être, & dis-moi s'il eft quelque pays fur la terre
où ce foi t un crime de garder fa foi, d'être clément, bienfaifant ,
généreux ; où l'homme de bien foit méprilàble , & le perfide ho-
noré î
Chacun , dît-on, concourt au bien public pour fon intérêt.
Mais d'où vient donc que le jufte y concourt k fon préjudice?
Qu'eft-ce qu'aller à la mort pour fon intérêt? Sans ^oute nul n'a-
git que pour fon bien ; mais s'il n'eft un bien moral dont il faut
tenir compte, on n'expliquera jamais par l'intérêt propre que les
aftions des méchans, il eft même à croire qu'on ne tentera point
d'aller plus loin. Ce feroit une trop abominable philofophie que
celle où l'on feroit embarraftc des aâions vertueufes, où l'on ne
pourroit fe tirer d'affaire qu'en leur controuvant des intentions baf-
fes & des motifs fans vertu, où l'on feroit forcé d'avilir Socrate
& de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doflrines pouvoient
germer parmi nous, la voix de la nature, ainfi que celle de la rai-
fon , s'éleveroient inceftâmment contre elles , & ne laifTeroient ja-
mais à un feul de leurs partifans, l'excufe de l'être de bonne foi.
Mon defTein n'eft pas d'entrer ici dans des difcuflions métaphy-
fiques qui pafTent ma portée & la vôtre, & qui , dans le fond , ne
mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulois pas philofo-
pher avec vous , mais vous aider à confultcr votre cœur. Quaad
DE r ÉDUCATION, 4J
tous les philofophes prouveroient que j'ai tort, fi vous (entez que
j'ai raifon, je n'en veux pas davantage.
Il ne faut pour cela que vous faire diftinguer nos idées acqui-
lês de nos fentimens naturels , car nous fentons avant de connoître;
& comme nous n'apprenons point k vouloir notre bien & k fuir
notre mal , mais que nous tenons cette volonté de la nature , de
même l'amour du bon & la haine du mauvais nous font aufTi natu-
rels que l'amour de nous-mêmes. Les ades de la confcience ne font
pas des jugemens , mais des fentimens; quoique toutes nos idées
nous viennent du dehors , les fentimens qui les apprécient font au-
dedans de nous , & c'eft par eux fêuls que nous connoifTons la con-
venance ou difconvenance qui exifte entre nous , & les chofes que
nous devons rechercher ou fuir.
Exister pour nous, c'eft fehtir ; notre fenfibilité eft incon-
teftablement antérieure à notre intelligence, & nous avons eu des
lèntimens avant des idées. Quelle que foit la caufe de notre être,
elle a pourvu h notre confervation , en nous donnant des fentimens
convenables k notre nature, & l'on ne fauroit nier qu'au moins
ceux-là ne foient innés. Ces fentimens, quant à l'individu, font
l'amour de foi , la crainte de la douleur, l'horreur de la mort , le
defir du bien-être. Mais fi , comme on n'en peut douter , l'homme
eft fociable par fa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne
peut l'être que par d'autres fentimens innés, relatifs à fon efpèce;
car, h ne confidérer que le bcfoin phyfique, il doit certainement
difperfer les hommes au lieu de les rapprocher. Or, c'eft du fyf-
tême moral , formé par ce double rapport, à foi-même & à fes
femblables , que naît l'impulfion de la confcience. Connoitre le
bien, ce n'cft pas l'aimer: l'homme n'en a pas la connaifTance in-
née; mais fi- tôt que fa raifon le lui fait connoitre, ù confcience
le porte \ l'aimer : c'eft ce fentiment qui eft inné.
Je ne crois donc pas, mon ami, qu'il foit impofTible d'expli-
quer par des conféquences de notre nature, le principe immédiat
de la confcience indépendant de la raifon même ; &: quand cela
lèroit impoftlble, encore ne (èroit-il pas néceftaire : car puifque
46
Traité
ceux qui nient ce principe admis, & reconnu par tout le genre
humain , ne prouvent point qu'il n'exifte pas , mais fe contentent
de l'affirmer; quand nous affirmons qu'il exifte, nous fommes tout
aufll bien fondés qu'eux, & nous avons de plus le témoignage in-
térieur , & la voix de la confcience qui dépofe pour elle - mêrne.
Si les premières lueurs du jugement nous éblouifTent, & confondent
d'abord les objets à nos regards, attendons que nos foibles yeux
fe rouvrent, fe raffermirent, & bien-tôt nous reverrons ces mê-
mes objets, aux lumières de la raifon , tels que nous les montroit
d'abord la nature; ou plutôt, foyons plus fimples & moins vains;
bornons-nous aux premiers fentimens que nous trouvons en nous-
mêmes, puifque c'eft toujours à eux que l'étude nous ramène , quand
elle ne nous a point égarés.
Conscience ! confcience ! inftind divin ; immortelle & célefte
/voix; guide afTuré d'un être ignorant .& borné, mais intelligent
& libre; juge infaillible du bien & du mal, qui rends l'homme
femblable à Dieu : c'eft toi qui fais l'excellence de fa nature & la
moralité de fes aftions ; fans toi je ne fens rien en moi qui m'élève
/ au-defTus des bétes , que le trifte privilège de m'égarer d'erreurs en
erreurs à l'aide d'un entendement fans règle , & d'une raifon fans
prmcipe.
Grach au Ciel, nous voila délivrés de tout cet efîrayant ap-
pareil de phiiofophie, nous pouvons être hommes fans être favans ;
difpenfés de confumer notre vie à l'étude de la morale , nous avons
à moindres frais un guide plus afTuré dans ce dédale immenfe des
opinions humaines. Mais ce n'eft pas aflTez que ce guide exifte , il
faut favoir le reconnoître & le fuivre. S'il parle k tous les cœurs ,
pourquoi donc y en a-t-il fi peu qui l'entendent? Eh! c'eft qu'il
nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier.
La confcience eft timide, elle aime la retraite & la paix; le monde
& le bruit l'épouvantent ; les préjugés dont on la fait naître font
fes plus cruels ennemis : elle fuit ou fe tait devant eux ; leur voix
bruyante étouffe la fienne, & l'empêche de fe faire entendre; le
fanatifme ofe la contrefaire , & dider le crime en fon nom. Elle
fe rebute enfin à force d'être éconduite ; elle ne nous parle plus,
D E L' Éd U C A T 1 O N. /^J
elle ne nous répond plus; & après de fi longs mdprîs pour elle,
il en coûte autant de la rappeller qu'il en coûta de la bannir.
Combien de fois je me fuis lafTé dans mes recherches de la
froideur que je fentois en moi? Combien de fois la trifrefle & l'en-
nui , verfant leur poifon fur mes premières méditations , me le»
rendirent infupportabics ! Mon cœur aride ne donnoit qu'un zèle
languiflant & tiède à l'amour de la vérité. Je me difois : pourquoi
me tourmenter à chercher ce qui n'efl: pas ? Le bien moral n'eft
qu'une chimère ; il n'y a rien de bon que les plaifirs des fens. Oh!
quand on a une fois perdu le goût des plaifirs de l'ame , qu'il eft
difficile de le reprendre ! Qu'il eft plus difficile encore de le prendre
quand on ne l'a jamais eu! S'il exiftoit un homme afTez miférable
pour n'avoir rien fait en toute fa vie, dont le fouvenir le rendit
content de lui-même , & bienaife d'avoir vécu , cet homme feroit
incapable de jamais fe connoître; & faute de fentir quelle bonté
convient h fa nature , il refteroit méchant par force , & feroit éter-
nellement malheureux. Mais croyez-vous qu'il y ait fur la terre en-
tière un feul homme aflez dépravé pour n'avoir jamais livré fon
coeur à la tentation de bien faire ? Cette tentation eft fi naturelle
& fi douce, qu'il eft impoffible de lui réfifter toujours ; & le fou-
venir du plaifir qu'elle a produit une fois, fuffit pour la rappeller fins
ceffie. Malheureufement elle eft d'abord pénible à fatisfaire ; on a
mille raifons pour fe refufer au penchant de fon cœur; la faufile
prudence le refferre dans les bornes du moi humain ; il faut mille
efforts de courage pour ofer les franchir. Se plaire à bien faire eft
le prix d'avoir bien fait, 8f ce prix ne s'obtient qu'après l'avoir
mérité. Rien n'eft plus aimable que la vertu, mats il en faut jouir-
pour la trouver telle. Quand on la veut embraffer , (êmblable au
Prothée de la fable, elle prend d'abord mille formes effrayantes,
& ne fe montre enfin fous l'ancienne, qu'à ceux qui n'ont point lâ-
ché prife.
Combattu fans ceffe par mes fentimens naturels qui parloient
pour l'intérêt commun , & par ma raifon qui rapportoit tout \ moi
j'aurois flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative, faifant
le mal, aimant le bien, & toujours contraire à moi-même, fi de
48 • Traité
nouvelles lumières n'eufTent éclairé mon cœur; Ti la vérité , qui
fixa mes opinions, n'eût encore afTuré ma conduite & ne m'eût mis
d'accord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la raifoa-
feule, quelle folide bafe peut-on lui donner? La vertu, difent-ils,
eft l'amour de l'ordre; mais cet amour peut- il donc & doit -il
l'emporter en moi fur celui de mon bien-être? Qu'ils me donnent
une raifon claire & fuffifante pour le préférer. Dans le fond , leur
prétendu principe eft un pur jeu de mots; car je dis auffi moi,
que le vice eft l'amour de l'ordre , pris dans un fens différent. II
y a quelque ordre moral par-tout , où il y a fentiment & intel-
ligence. La différence eft, que le bon s'ordonne par rapport au
tout , & que le méchant ordonne le tout par rapport k lui. Celui-ci
fe fait le centre de toutes chofes , l'autre mefure fon rayon & fè
tient a la circonférence. Alors il eft ordonné, par rapport au centre
/f commun, qui eft Dieu, & par rapport à tous les cercles concen-
triques, qui font les créatures. Si la Divinité n'eft pas, il n'y a
i que le méchant qui raifonne; le bon n'eft qu'un infenfé.
O mon enfant! puifîîez-vous fentir un jour de quel poids on
eft foulage, quand, après avoir épuifé la vanité des opinions hu-
imaines , & goûté l'amertume des paflions, on trouve enfin fi près
de foi la route de la fageffe, le prix des travaux de cette vie, & la
(fource du bonheur dont on a défefpéré. Tous les devoirs de la loi
- naturelle , prefque effacés de mon cœur par l'injuftice des hommes,
s'y retracent au nom de l'éternelle Juftice , qui me les in^pofe &
qui me les voit remplir. Je ne fens plus en moi que l'ouvrage &
.l'inftrument du grand Être qui veut le bien, qui le fait, qui
' fera le mien par le concours de mes volontés aux fiennes , & par le
bon ufage de ma liberté : j'acquiefce à l'ordre qu'il établit , sûr de
jouir moi-même un jour de cet ordre & d'y trouver ma félicité^...
car quelle félicité plus douce que de le fentir ordonné dans un fyf^
tême où tout eft bien ? En proie h la douleur , je la fupporte avec
patience en fongeant qu'elle eft paiïbgère & qu'elle vient d'un corps
qui n'eft point h moi. Si je fais une bonne aftion fans témoins ,
je fais qu'elle eft vue, & je prends a<fle pour l'autre vie de ma con-
duite en celle-ci. En fouffrant une injuftice, je me dis : l'Etre
jufie.
DE r É D U C A T I O N. 49
jufte , qui régit tout , faura bien m'en dédommager. Les befoins
de mon corps , les misères de ma vie me rendent l'idée de la mort
plus fupportable. Ce feront autant de liens de moins à rompre ,
quand il faudra tout quitter.
Pourquoi mon ame eft-elle foumife à mes fens, & enchaînée
à ce corps qui l'afTervit & la gêne? Je n'en fais rien; fuis- je entré
dans les décrets de Dieu ? Mais je puis , fans témérité, former de
modefîes conjeftures. Je me dis : fi l'efprit de l'homme fût refté
libre & pur, quel mérite auroit-il d'aimer & fuivre l'ordre qu'il
verroit établi , & qu'il n'auroit nul intérêt à troubler ? Il feroit
heureux , il eft vrai ; mais il manqueroit à fon bonheur le degré le
plus fublime ; la gloire de la vertu & le bon témoignage de loi; il
ne feroit que comme les Anges , & fans doute l'homme vertueux
fera plus qu'eux. Unie à un corps mortel, par des liens non moins
puilTans qu'incompréhenfibles , le foin de la confervation de ce
corps excite l'ame h rapporter tout k lui, & lui donne un intérêt
contraire à l'ordre général qu'elle eft pourtant capable de voir Se
d'aimer; c'eft alors que le bon ufage de fa liberté devient ï» la fois
le mérite & la récompenfe, & qu'elle fe prépare un bonheur inal-
térable, en combattant fes pafîlons terreftres & fe maintenant dam
fa première volonté.
Que fi même, dans l'état d'abailTement où nous fommes durant
cette vie, tous nos premiers penchans font légitimes, fi tous nos
vices nous viennent de nous , pourquoi nous plaignons- nous d'ê-
tre fubjugués par eux ? Pourquoi reprochons-nous à l'Auteur des
chofes , les maux que nous nous faifons, & les ennemis que nous
armons contre nous-mêmes ? Ah ! ne gâtons point l'homme ; il
fera toujours bon fans peine , & toujours heureux fans remords.'
Les coupables qui fe difent forcés au crime, font aufîî menteurs
que méchans; comment ne voient -ils point que la foibleffe dont
ilsfe plaignent, eft leur propre ouvrage; que leur première dépra-
vation vient de leur volonté ; qu'à force de vouloir céder à leurs
tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux & les rendent irréfifti-
bles ? Sans doute il ne dépend plus d'eux de n'être pas méchans
& foibles; mais il dépendit d'eux de ne le pas devenir. O que
Truite de fEduc, Tome //, G
jo Traité
nous referions aifément maîtres de nous & de nos paHlons, même
durant cette vie, fi , lorfque nos habitudes ne font point encore
acquifes, lorfque notre efprit commence k s'ouvrir, nous favions
l'occuper des objets qu'il doit connoître, pour apprécier ceux qu'il
ne connoît pas; fi nous voulions fincértment nous éclairer; non
pour briller aux yeux des autres , mais pour être bons & fages fé-
lon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos
devoirs! Cette étude nous paroît ennuyeufe & pénible, parce que
nous n'y fongeons que déjà corrompus par le vice, déjà livrés à
nos pariions. Nous fixons nos jugtmens & notre eftime avant de
connoître le bien & le mal; & puis rapportant tout à cette fauflè
mefure, nous ne donnons à rien fa jufie valeur.
Il eft un âge, où le cœur libre encore, mais ardent, inquiet,
avide du bonheur qu'il ne connoît pas , le cherche avec une cu-
rieufe incertitude, & trompé par les fens, fe fixe enfin fur fa vaine
image, & croit le trouver où il n'eft point. Ces illufions ont duré
trop long- temps pour moi. Hélas! je les ai trop tard connues, &
n'ai pu tout-à-fait les détruire; elles dureront autant que ce corps
mortel qui les caufe. Au moins elles ont beau me féduire , elles
ne m'abufent plus; je les connois pour ce qu'elles font, en les
fuivant je les méprife. Loin d'y voir l'objet de mon bonheur, j'y
vois fon obftacle. J'afpire au moment où, délivré des entraves du
corps, je ferai moi fans contradiflion , fans partage, & n'aurai be-
foin que de moi pour être heureux ; en attendant je le fuis dès
cette vie, parce que j'en compte pour peu tous les maux, que je
h regarde comme prefque étrangère a mon être, & que tout le vrai
bien que j'en peux retirer, dépend de moi.
Pour m'élever d'avance, autant qu'il fe peut, à cet état de bon-
heur, de force & de liberté, je m'exerce aux fublimes contempla-
tions. Je médite fur l'ordre de l'Univers, non pour l'expliquer par
de vains fyftémes , mais pour l'admirer (ans ceflè , pour adorer le
fage Auteur qui s'y fait fentir. Je converfe avec lui, je pénètre
toutes mes facultés de fa divine efience ; je m'attendris à fcs bien-
faits , je le bénis de fes dons , mais je ne le prie pas ; que lui de-
manderois-je? Qu'il changeât pour moi le cours des chofes, qu'il
3>£ vÈducation. 5r
fît des miracles en ma faveur ? Moi qui dois aimer par - deflus
tout l'ordre établi par fa fagefle & maintenu par fa providence
voudrois-je que cet ordre fût troublé pour moi ? Non , ce vœu té-
méraire mériteroit d'être plutôt puni qu'exaucé. Je ne lui demande
pas non plus le pouvoir de bien faire; pourquoi lui demander ce
qu'il m'a donné ? Ne m'a-t-il pas donné la confcicncc pour aimer le
bien, la raifon pour le connoître, la liberté pour le choifir? Si ie
fais le mal, je n'ai point d'exculè ; je le fais parce que je le veux : lut
demander de changer ma volonté, c'eft lui demander ce qu'il me
demande ; c'eft vouloir qu'il fafTe mon œuvre, & que j'en recueille
le falaire: n'être pas content de mon état, c'eft ne vouloir plus être
homme; c'eft vouloir autre chofe que ce qui eft ; c'eft vouloir le
défordre & le mal. Source de juftice & de vérité , Dieu clément &
bon! dans ma confiance en toi, le fupréme vœu de mon cœur eft
que ta volonté foit faite. En y joignant la mienne, je fais ce que tu
fais, j'acquiefce k ta bonté; je crois partager d'avaiîce la fupréme
félicité qui en eft le prix.
Dans la jufte défiance de moi-même la feule chofe que je iuî
demande, ou plutôt que j'attends de fa juftice, eft de redrefler
mon erreur fi je m'égare, & fi cette erreur m'eft dangereufe. Pour
être de bonne foi je ne me crois pas infaillible : mes opinions qui
me femblent les plus vraies font peut-être autant de menfongcs;
car quel homme ne tient pas aux fiennes , & combien d'hommes
font d'accord en tout? L'illufion qui m'abufe a beau me venir de
moi , c'eft lui feul qui m'en peut guérir. J'ai fait ce que j'ai pu
pour atteindre à la vérité; mais fa fource eft trop élevée : quand
les forces me manquent pour aller plus loin , de quoi puis-je être
coupable ? C'eft à elle à s'approcher.
Le bon Prêtre avoit parlé avec véhémence; il étoit ému,
je l'étois audî. Je croyois entendre le divin Orphée chanter les
premières Hymnes , & apprendre aux hommes le culte des Dieux.
Cependant je voyois des foules d'objeflions k lui faire; je n'en fis
pas une, parce qu'elles étoicnt moins folides qu'embarrafTantes, &
que la perfuafioa étoit pour lui. A mefure qu'il me parloit feloo
G ij
p Traité
fa confcience, la mienne fembloit me confirmer ce qu*il m'avoit
dit.
Les fentimens que vous venez de m'expofer , lui dis- je , me pa-
roinent plus nouveaux, par ce que vous avouez ignorer, que par ce
que vous dites croire. J'y vois, k peu de chofcs près, le théifme
ou la religion naturelle, que les chrétiens afFeél^nt de confondre
avec l'athéifme ou l'irréligion, qui eft la do6trine direflcment op-
pofée. Mais dans l'état afluel de ma foi, j'ai plus à remonter qu'k
defcendre pour adopter vos opinions , & je trouve difficile de refter
précifément au point où vous êtes , k moins d'être auffi fage que
vous. Pour être, au moins, auflî fincère , je veux confulter avec
moi. C'eft le fentimeiit intérieur qui doit me conduire k votre
exemple, & vous m'avez appris vous-même qu'après lui avoir long-
temps impofé filence, le rappeller n'eft pas l'affaire d'un moment.
J'emporte vos difcours dans mon cœur , il faut que je les médite.
Si, après m'être bien confulté , j'en demeure auflî convaincu que
vous, vous ferez mon dernier apôtre, & je ferai votre profélite
jufqu'k la mort. Continuez, cependant, k m'inftruire ; vous ne
m'avez dit que la moitié de ce que je dois favoir. Parlez-moi de
la révélation , des écritures , de ces dogmes obfcurs , fur lefquels
je vais errant dès mon enfance, fans pouvoir les concevoir ni les
croire , & fans favoir ni les admettre , ni les rejetter.
Oui, mon enfant, dit-il en m'embraflant , j'achèverai de vous
dire ce que je penfe; je ne veux point vous ouvrir mon cœur à
demi : mais le defir que vous me témoignez étoit nécef^aire, pour
m'autorifer a n'avoir aucune réferve avec vous. Je ne vous ai rien
dit jufqu'ici que je ne crufTe pouvoir vous être utile, & dont je ne
fufle intimement perfuadé. L'examen . qui me refle k faire eft
bien différent ; je n'y vois qu'embarras, myf}ère , obfcurité ; je n'y
porte qu'incertitude & défiance. Je ne me détermine qu'en trem-
blant, & je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos fen-
timens étoient plus fiables, j'héfiterois de %'^ous expofer les miens;
mais dans l'état oi] vous êtes, vous gagnerez à penfer comme moi (lo).
(lo) Voilà, je crois, ce que le bon Vicaire pourroit dire à préfent au Public.
DE r Éducation. 5'^
Au refte , ne donnez h mes difcours que l'autorité de la raifon ;
j'ignore fi je fuis dans l'erreur. Il eft difficile quand on difcute,
de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif; mais fouvenez-
vous qu'ici toutes mes affirmations ne font que des raifons de dou-
ter. Cherchez la vérité vous-même ; pour moi je ne vous promets
que de la bonne foi.
Vous ne voyez dans mon expofé que la religion naturelle : il
cfl bien étrange qu'il en faille une autre! Par où connoîtrai-je
cette nécelîité ? De quoi puis- je être coupable en fervant Dieu fé-
lon les lumières qu'il donne k mon efprit, & fclon les fentimens
qu'il infpire à mon cœur? Quelle pureté de morale, quel dogme
utile à l'homme, & honorable 'i fon auteur, puis-je tirer d'une
doflrine pofitive, que je ne puifTe tirer fans elle du bon ufage de
mes facultés ? Montrez- moi ce qu'on peut ajouter pour la gloire
de Dieu , pour le bien de la fociété, & pour mon propre avantage,
aux devoirs de la loi naturelle , & quelle vertu vous ferez naître
d'un nouveau culte , qui ne foit pas une conféquence du mien ?
Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raifon
feule. Voyez le fpeélacle de la nature , écoutez la voix intérieure.
Dieu n'a-t il pas tout dit k nos yeux, à notre confcience , à notre
jugement? Qu'eft-ce que les hommes nous diront de plus? Leurs
révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les partions
humaines. Loin d'éciaircir les notions du grand Ltre, je vois que
les dogmes particuliers les embrouillent; que, loin de les enno-
blir, ils les avilifTent ; qu'aux myftères inconcevables qui l'envi-
ronnent, ils ajoutent des contradi(5lions abfurdes; qu'ils rendent
l'homme orgueilleux, intolérant, cruel; qu'au lieu d'établir la
paix fur la terre , ils y portent le fer & le feu. Je me demande
h quoi bon tout cela , fans favoir me répondre. Je n'y vois que les
crimes des hommes & les misères du genre humain.
On me dit qu'il falloit une révélation pour .npprendre aux hom-
mes la manière dont Dieu vouloit être fervi , on affigne en preuve
la diverfité des cultes bizarres qu'ils ont inflitués ; & l'on ne voit
pas que cette diverfité même vient de la fantaifie des révélations.
Dès que les peuples fe font avifés de faire parler Dieu, chacun l'a
j4 Traité
fait parler \ fa mode, & lui a fait dire ce qu'il a voulu. Si l'on
n'eût écouté que ce que Dieu dit au cœur de l'homme, il n'y au-
roit jamais eu qu'une religion fur la terre.
Il falloir un culte uniforme; je le veux bien : mais ce point
étoit-il donc fi important qu'il fallût tout l'appareil de la puiflan-
ce divine pour l'établir ? Ne confondons point le cérémonial de
la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande eft celui
du cœur; & celui-là, quand il eft fincère , eft toujours uniforme.
C'eft avoir une vanité bien folle, de s'imaginer que Dieu prenne
un fi grand intérêt à la forme de l'habit du Prêtre , à l'ordre
des mots qu'il prononce, aux geftes qu'il fait k l'autel, & à toutes
fes génuflexions. Eh! mon ami , refte de toute ta hauteur, tu fe-
ras toujours afTez près de terre. Dieu veut être adoré en elprit &
en vérité : ce devoir eft de toutes les religions, de tous les pays,
de tous les hommes. Quant au culte extérieur, s'il doit être uni-
forme pour le bon ordre, c'eft purement une affaire de police : il
ne faut point de révélation pour cela.
Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entraîné par
les préjugés de l'éducation, & par ce dangereux amour-propre qui
veut toujours porter l'homme au-deflus de fa fphère , ne pouvant
élever mes foibles conceptions jufqu'au grand Etre, je m'efForçois
de le rabaiffer jufqu'à moi. Je rapprochois les rapports infiniment
éloignés , qu'il a mis entre fa nature & la mienne. Je voulois des
communications plus immédiates, des inftruftions plus particuliè-
res ; & non content de faire Dieu femblable k l'homme , pour être
privilégié moi-même parmi mes femblables , je voulois des lumiè-
res furnaturelles; je voulois un culte exclufif ; je voulois que Dieu
m'eût dit ce qu'il n'avoit pas dit à d'autres, ou ce que d'autres
n'auroient pas entendu comme moi.
Regardant le point où j'étois parvenu comme le point com-
mun d'où partoient tous les croyans pour arriver à un culte plus
éclairé, je ne trouvois dans la religion naturelle que les élémens
de toute religion. Je confidérois cette diverfité de fefles qui rcgncnt
fur la terre, & qui s'accufent mutuellement de menfongc & d'er-
DE L' ÉDUCATION. JJ
reur ; je demandois, quelle ejl la bonne? Chacun me répondoit :
c'eft la mienne ( ii ); chacun difoit : moi fcul & mes partifans
penfons juftes, tous les autres font dans l'erreur. Et comment fa-
ve^vous que votre fecle ejl lu bonne ? Parce que Dieu l'a dit....
Et qui vous dit que Dieu l'a dit ?.. . Mon Pafteur qui le fait bien.
Mon Pafteur me dit d'ainfi croire, & ainfi je crois; il m'aiïure
que tous ceux qui difent autrement que lui , mentent , & je ne les
écoute pas.
Quoi! penfois-je, la vérité n'eft-elle pas une, & ce qui eft vrai
chez moi, peut- il être faux chez vous î Si la méthode de celui qui
fuit la bonne route, & celle de celui qui s'égare eft la même, quel
mérite ou quel tort a l'un de plus que l'autre ? Leur choix eft l'efFtt
du hâzard , le leur imputer eft iniquité ; c'eft récompenfcr ou pu-
nir, pour être né dans tel ou dans tel pays. Ofer dire que Dieu
nous juge ainfi, c'eft outrager fa juftice.
Ou toutes les religions font bonnes & agréables à Dieu, ou,
s'il en eft une qu'il prefcrive aux hommes, & qu'il les punifte de
méconnoître, il lui a donné des fignes certains & manifeftes pour
être diftinguée & connue pour la feule véritable. Ces fîgnes fonc
de tous les temps & de tous les lieux, également lenfibles à tous les
hommes , grands & petits, favans & ignorans , Européens, Indiens,
(II) Tous, dit un bon & fage Prâ- haptifés^ jfuifi, Malométnns, Cbri-
tre , difent quih la tiennent ^ ta tiens avant que nous fâchions que nous
croient, ( ^ tous ufent de ce jargon ,") fomn'.es hommes : la religion n' eft pas
que non des hommes , ne d^ aucune créa- de notre choix Qf éle&ion ; tefmoin après
ture , ains de Dieu. la vie Q* les mœurs fi mal accordantes
Mais à dire vrai, fans rien flatter avec la religion; tefmoin que par oc-
tii déguifer , il n^en efi rien : elles font caftons humaines ijf bien Ic'gères , l'on
quoiqu'on .lie, tenues par mains i^f va contre la teneur de fa religion,
vw^jcns humains; tefmoin premièrement Charron , de la fagtire. L. II. Cliap.
la manière dont les religions ont été 5. p. 157. Edition de Bordeaux i6ot.
reçues au monde, £? font encore tous II y a grande apparence que la lln-
hs jours par les particuliers lia nation , cure profL-lIlon de foi du vertueux
le pays , le lieu donne la religion -.Ton Thénlogal de Condom, n'eût pas i\.i
eft de celle que le lieu auquel on eft ni fort difl'drente de celle du Vicaire Sa-
fif ékvé tient : nous femmes circoncis , voyard.
J6
Traité
Africains, Sauvages. S'il étoit une religion fur la terre hors de la-
quelle il n'y eût que peine éternelle, & qu'en quelque lieu du
monde un feul mortel de bonne foi n'eût pas été frappé de fon évi-
dence, le Dieu de cette religion feroitle plus inique &le plus cruel
des tyrans.
Cherchons - nous donc fincérement la vérité : ne donnons
rien au droit de la nailTance & à l'autorité des pères & des Paf-
teurs, mais rappelions k l'examen de la confcience & de la raifon
tout ce qu'ils nous ont appris dès nôtre enfance. Ils ont beau me
crier : foumets ta raifon ; autant m'en peut dire celui qui me trom-
pe : il me faut des raifons pour foumettre ma raifon.
Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même par l'inf-
pedion de l'univers , & par le bon ufage de mes facultés , fe borne
à ce que je vous ai ci-devant expliqué. Pour en favoir davantage,
il faut recourir k des moyens extraordinaires. Ces moyens ne fau-
roient être l'autorité des hommes : car nul homme n'étant d'une
autre efpèce que moi, tout ce qu'un homme connoît naturellement,
je puis aufli le connoître , & un autre homme peut fe tromper auflî
bien que moi : quand je crois ce qu'il dit, ce n'eft pas parce qu'il
le dit , mais parce qu'il le prouve. Le témoignage des hommes
n'eft donc, au fond, que celui de ma raifon même , & n'ajoute
rien aux moyens naturels que Dieu m'a donnés de connoître la
vérité.
Apôtre de la vérité, qu'avez- vous donc k me dire, dont je ne
refte pas le juge ? Dieu lui-même a parlé ; écoutez fa révélation.
C'eft autre chofe. Dieu a parlé ! voila certes un grand mot. Et k
qui a-t-il parlé ? Il a parié aux hommes. Pourquoi donc n'en ai-je
jien entendu ? Il a chargé d'autres hommes de vous rendre fà pa-
role. J'entends : ce font des hommes qui vont me dire ce que
Dieu a dit. J'aimerois mieux avoir entendu Dieu lui-même; il ne
lui en aurait pas coûté davantage, & j'aurois été à l'abri de la fé-
duâion. Il vous en garantit, en manifcftent la mi/Tion de fes en-
voyés. Comment cela î Par des prodiges. Et où font ces prodiges î
Pans des livres. Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui a
vu
DE r Education. y 7
vu ces prodiges ? Des hommes qui les atteflent. Quoi ! toujouri
des témoignages humains? Toujours des hommes qui me rappor-
tent ce que d'autres hommes ont rapporté ! Que d'hommes entre
Dieu & moi ! Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions.
O fi Dieu eût daigné me difpenfer de tout ce travail, l'en aurois-
je fervi moins de bon cœur ?
Considérez, mon ami, dans quelle horrible difcufïïon me
voilà engagé ; de quelle immenfe érudition j'ai befoin pour remon-
ter dans les plus hautes antiquités; pour examiner, pefèr , con-
fronter les prophéties, les révélations, les faits, tous les monu-
mens de foi propofés dans tous les pays du monde; pour en artî-
gner le temps, les lieux, les auteurs, les occafions ! Quelle jufiefle
de critique m'eft nécefTaire pour diftinguer les pièces authentiques
des pièces fuppofées ; pour comparer les objeflions aux réponfes ,
les traductions aux originaux ; pour juger de l'impartialité des té-
moins , de leur bon fens , de leurs lumières; pour favoir fi l'on n'a
rien fupprimé , rien ajouté, rien tranfpofé, changé, falfifié ; pour
lever les contradiflions qui reftent ; pour juger quel poids doit
avoir le filence des adverfaires dans les faits allégués contre eux ;
fî ces allégations leur ont été connues ; s'ils en ont fait afTcz de
cas pour daigner y répondre ; fi les livres étoient afTcz communs
pour que les nôtres leur parvinrent; fi nous avons été d'afTez bonne
foi pour donner cours aux leurs parmi nous , & pour y laificr
leurs plus fortes objeâions, telles qu'ils les avoient faites.
Tous ces monumens reconnus pour incontefiables , il faut paf-
fer en fuite aux preuves de la mifîîon de leurs auteurs; il faut bien
favoir les loix des forts , les probabilités éventives , pour juger quelle
prédiftion ne peut s'accomplir fans miracle : le génie des langues
originales, pour diftinguer ce qui eft prédiflion dans ces langues,
& ce qui n'eft que figure oratoire ; quels faits font dans l'ordre de
la nature , & quels autres faits n'y font pas , pour dire jufqu'à quel
point un homme adroit peut fafciner les yeux des fimples , peut
étonner même les gens éclairés; chercher de quelle efpèce doit
être un prodige , & quelle authenticité il doit avoir , non-feule-
ment pour être crû, mais pour qu'on foit puniflable d'en douter;
Traite de fÉduc. Tome II. H
5g T R J I T É
comparer les preuves des vrais & des faux prodiges , & trouver les
règles sûres pour les difcerner; dire enfin pourquoi Dieu choifit ,
pour attefter ù parole, des moyens qui ont eux-mêmes fi grand
befoin d'atteftation , comme s'il fe jouoit de la crédulité des hom-
mes , & qu'il évitât à deffein les vrais moyens de les perfuader.
Supposons que la Majefté Divine daigne s'abaifler aflez pour
rendre un homme l'organe de fes volontés facrées ; eft-il raifon-
nable, eft-il jufte d'exiger que tout le genre humain obéifie à la
voix de ce miniftre, fans le lui faire connoître pour tel ? Y a-t-il
de l'équité à ne lui donner , pour toutes lettres de créance , que
quelques fignes particuliers faits devant peu de gens obfcurs , &
dont tout le refte des hommes ne faura jamais rien que par ouï-
dire ? Par tous les pays du monde fi l'on tenoit pour vrais tous les
prodiges que le peuple & les fimples difent avoir vus, chaque fcfte
îeroit la bonne , il y auroit plus de prodiges que d'événemens
naturels; & le plus grand de tous les min-cles feroit que , la où
il y a des fanatiques perfécutés , il n'y eût point de miracles. C'eft
l'ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux l'Etre fuprê-
me ; s'il arrivoit beaucoup d'exceptions , je ne faurois plus qu'en
penfer; & pour moi , je crois trop en Dieu pour croire à tant de
miracles fi peu dignes de lui.
Qu'un homme vienne vous tenir ce langage : mortels, je vous
annonce la volonté du Très- Haut; reconnoifTez h ma voix celui
qui m'envoye, j'ordonne au foleil de changer fa courfe, aux étoi-
les de former un autre arrangement, aux montagnes de s'applanir,
aux flots de s'élever, à la terre de prendre un autre afpefl : ï ces
merveilles , qui ne reconnoîtra pas à l'inftant le maître de la na-
ture î Elle n'obéit point aux impofteurs ; leurs miracles fe font
dans des carrefours , dans des déferts , dans des chambres ; & c'eft
la qu'ils ont bon marché d'un petit nombre de fpeâateurs déjà
difpofés k tout croire. Qui eft-ce qui m'ofera dire combien il faut
de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi ? Si vos
miracles faits pour prouver votre doflrine , ont eux-mêmes befoin
d'être prouvés, de quoi fervent-ils? Autant valoit n'en point
faire.
E r É D U C A T I O N.
59
Reste enfin l'examen le plus important dans la doclrine annon-
cée ; car puifque ceux qui difent que Dieu fait ici-bas des miracles»
prétendent que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges
les mieux atteflés nous ne fommes pas plus avancés qu'auparavant,
6c puifque les magiciens de Pharaon ofoient, en préfence même
de Moïfe , faire les mêmes Cgnes qu'il faifoit par l'ordre exprès
de Dieu , pourquoi dans fon abfence n'eufTent-ils pas, aux mêmes
titres, prétendu la même autorité ? Ainfi donc, après avoir prouvé
la doiflrine par le miracle , il faut prouver le miracle par la doc-
trine ( I i ) , de peur de prendre l'œuvre du démon pour l'œuvre
de Dieu. Que penfez-vous de ce dialèle ?
Cette doflrine venant de Dieu, doit porter le ficré caraflère
de la Divinité; non- feulement elle doit nous éclaircir les idées
confufes que le raifonnement en trace dans notre efprit ; mais elle
doit au/fi nous propofer un culte, une morale, & des maximes con-
venables aux attributs par lefquels feuls nous concevons fon eflence.
Si donc elle ne nous apprenoit que des chofes abfurdes & uns rai-
(14) Cela eft formel en mille en-
droits de l'Ecriture , & entre autres
dans le Deuteronome , Chapitre XIII.
oil il eft dit que, fi un Prophète an-
nonçant des Dieux étrangers , confirme
fes difcours par des prodiges, & que
ce qu'il prédit arrive , loin d'y avoir
aucun égard, on doit mettre ce Pro-
phète à mort. Quand doncles Payens
nieitoienc à mort les Apôtres leur an
nonçant un Dieu étranger, &prouvant
leur mifiion par des prédirions & des
miracles, je ne vois pas ce qu'on avoit
à leur objcder de folide , qu'ils ne puf-
fcnt ù l'inHant rétorquer contre nous.
Or, que faire en pareil cas; une feule
chofe ; revenir au raifonnement , &
laifler là les mirac'es. Mieux eût valu
a y pas recourir. C'tftlà du bouliios
le plus fimple qu'on n'obfcurcit qu'à
force de dillincflions tout au moins trèa-
fubtiles. Des fubtilités dans le Chrif-
tianifme! Mais Jefus Chrift a donc eu
tort de promettre le royaume des Cieux
aux fimples? Il a donc eu tort de com-
mencer le plus beau de fes difcours
par féliciter les pauvres d'efprit ; s'il
faut tant d'efprit pour entendre fadoc-
trine , & pour apprendre à croire en
lui? Quand vous m'aurez prouvé que
je dois me foiimettre , tout ira fijrt
bien; mais pour me prouver cela, met-
tez-vous à ma portée ; mefurez vos
raifonncmens à la capacité d un pau-
vre d'efprit, ou je ne recnnnois plus
en vous le vrai difciple de votre maî-
tre, & ce n'ffl pas fa docltiue que
vous m'annoncez.
H ij
6o T R^i I T É
fon, fi elle ne nous infpiroit que des fentimens d'averfion pour nos
femblables & de frjyeur pour nous-mêmes , fi elle ne nous pi-ignoit
qu'un Dieu colère , jaloux, vengeur, partial , haïfTant les hommes,
un Dieu de la guerre & des combats, toujours prêt a détruire &
foudroyer, toujours parlant de tourmens , de peines, & fe vantant
de punir même les innocens , mon cœur ne feroit point attiré vers
ce Dieu terrible, & je me garderois de quitter la religion natu-
relle pour embrafTer celle la; car vous voyez bien qu'il faudroit
réceflairement opter. Votre Dieu n'eft pas le nôtre, dirai- je à fes
feâateurs. Celui qui commence par fe choifir un feul peuple &
profcrire le refte du genre humain , n'eft pas le père commun des
hommes; celui qui deftine au fippiicc éternel le plus grand nom-
bre de fes créatures , n'eft pas le Dieu clément & bon que ma rai-
fon m'a montré.
A l'égard des dogmes, elle me dit qu'ils doivent être clairs ^
lumineux, frappans parleur évidence. Si la religion naturelle eft
infuffifante, c'eft par l'obfcurité qu'elle laifTe dans les grandes véri-
tés qu'elle nous enfeigne : c'eft à la révélation de nous enfeigner
ces vérités d'une manière fenfible à l'efprit de l'homme , de les
mettre ï fa portée , de les lui faire concevoir afin qu'il les croye.
La foi s'afTure & s'affermit par l'entendement; la meilleure de tou-
tes les religions eft infailliblement la plus claire : celui qui char-
ge de myftères, de contradidions , le culte qu'il me prêche , m'ap-
prend par cela même à m'en défier. Le Dieu que j'adore n'eft
point un Dieu de ténèbres , il ne m'a point doué d'un entende-
ment pour m'en interdire l'ufage ; me dire de foumettre ma raifon,
c'eft outrager fon auteur. Le miniftre de la vérité ne tyrannife point
ma raifon , il l'écIaire.
Nous avons mis à part toute autorité humaine, & fans elle je
ne faurois voir comment un homme en peut convaincre un autre
en lui prêchant une doftrine déraifonnabie. Mettons un moment
ces deux hommes aux prifes , & cherchons ce qu'ils pourront (è
dire daas cette efpèce de langage ordinaire aux deux partis.
DE V Éducation. ^i
L'Infpiré.
» La raifon vous apprend que le tout eft plus grand que (à
» partie; mais moi , je vous apprends, de la part de Dieu, que
> c'eft la partie qui efl plus grande que le tout.
Le Raifonneur.
» Et qui étes-vous , pour m'ofcr dire que Dieu fe contredite
a» Et à qui croirai-je par préférence, de lui, qui m'apprend par la
» raifon les vérités éternelles, ou de vous qui m'annoncez de ù
» part une abfurdité ?
Vinfpiré.
» A moi ; car mon inftruflion eft plus poHtive , & je vais vou>
» prouver invinciblement que c'eft lui qui m'envoye.
Le Raifonneur.
n Comment! vous me prouverez que c'eft Dieu qui vous en-
» voye dépofer contre lui ? Et de quel genre feront vos preuves
» pour me convaincre qu'il eft plus certain que Dieu me parie
» par votre bouche, que par l'entendement qu'il m'a donné \
Vinfpiré.
» L'entendement qu'il vous a donijé ! Homme petit &
» vain ! comme fi vous étiez le premier impie qui s'égare dans fa
a raifon corrompue par le péché!
Le Raifonneur.
r> Homme de Dieu , vous ne feriez pas non plus le premier
» fourbe qui donne fon arrogance pour preuve de fa million.
Vinfpiré.
» Quoi ! les philofophes difcnt aufli des injures !
Le Raifonneur.
» QuELQ^UEFOlS, quand les Saints leur en donnent l'exemple.
62 Traité
L'InJpiré,
> Oh! moi )'ai le droit d'en dire : je parle de la part de Dieu^
Le Raifonneur.
» Il feroit bon de montrer vos titres avant d'ufer de vos privi--
» lèges.
VInfpiré.
» Mes titres font authentiques. La terre & les cieux dépofe-
» ront pour moi. Suivez bien mes raifonnemens , je vous prie.
Lt Raijhnntur.
» Vos raifonnemens ! vous n'y penfez pas. M'apprendre que ma
» raifon me trompe, n'eft-ce pas réfuter ce qu'elle m'aura dit pour
» vous? Quiconque veut reculer la raifon , doit convaincre fans fe
» fervir d'elle. Car, fuppofons qu'en raifonnant vous m'ayez con-
» vaincu; comment faurai-je fi ce n'eft point ma raifon corrompue
» par le péché qui me fait acquiefcer î» ce que vous me dites ?
«D'ailleurs, quelle preuve, quelle démonftration pourrez - vous
M jamais employer , plus évidente que l'axiome qu'elle doit dé-
» truire? Il eft tout aufli croyable qu'un bon fyllogifme eft un men-
» fonge, qu'il l'eft, que la partie eft plus grande que le tout.
VInfpiré.
•o Quelle différence! mes preuves font fans répliques ; elles font
» d'un ordre furnaturel.
Le Raifonneur.
» Surnaturel ! Que fignlfie ce mot? Je ne l'entends pas.
VInfpiré.
» Des changemens dans l'ordre de la nature , des prophéties,
» des miracles , des prodiges de toute efpèce.
Le Raifonneur.
» Des prodiges, des miracles ! je n'ai jamais rien vu de tout cela.
DE VÉ,DUCAT10N, ^65
L'Infpiré,
» D'autres l'ont vu pour vous. Des nuées de témoins.. , ..
» le témoignÊge des peuples. . . .
Le Raifonneur.
9 Le témoignage des peuples eft-il d'un ordre fumaturcl l
L'Infpiré,
n Non : mais quand il eft ananime , il eft inconteflable.
Le Raifonneur.
« Il n'y a rien de plus inconteflable que les principes de la rai-
r> fon, & l'on ne peutautorifer une abfurdité fur le témoignage des
» hommes. Encore une fois, voyons des preuves furnaturelles;
» car l'atteAation du genre humain n'en efl pas une.
L'Infpiré.
» O cœur endurci ! la grâce ne vous parle point.
Le Raifonneur.
» Ce n'eft pas ma faute; car, félon vous, il faut avoir déjà re-
»> çu la grâce pour favoir la demander. Commencez donc à me
» parler au lieu d'elle.
VInfpiré.
» Ah ! c'eft ce que je fais , & vous ne m'écoutez pas : mais que
» dites- vous des prophéties ?
Le Raifonneur.
j» Je dis premièrement que je n'ai pas plus entendu de prophéties ,
» qlie je n'ai vu de miracles. Je dis de plus, qu'aucune prophétie
» ne fàuroit faire autorité fur mot.
LInfpiré.
» Satellith du démon ! Eh! pourquoi les prophéties ne font-
j» elles pas autorité pour vous î
64
Traité
Le Raifomieur.
» Parce que, pour qu'elles la fiflènt, il faudroit trois chofts
» dont le concours eft impoflible : favoir, que j'eufTe été témoin
» de la prophétie, que je fufle témoin de l'événement , & qu'il me
» fût démontré que cet événement n'a pu quadrer fortuitement avec
» la prophétie : car fût-elle plus précife, plus claire, plus lumineu-
» fe qu'un axiome de géométrie ; puifque la clarté d'une prédic-
» tion faite au hazard n'en rend pas l'accomplifTcment impoflible,
» cet accomplifTement , quand il a lieu , ne prouve rien à la rigueur
» pour celui qui l'a prédit.
'» Voyez donc \ quoi fe réduifcnt vos prétendues preuves fur-
X naturelles, vos miracles, vos prophéties. A croire tout cela fur
» la foi d'autrui, & à foumettre h l'autorité des hommes, l'auto-
» rite de Dieu parlant à ma raifon. Si les vérités éternelles que
» mon efprit conçoit, pouvoient foufFrir quelque atteinte, il n'y
» auroit plus pour moi nulle efpèce de certitude, & loin d'être
» sûr que vous me parlez de la part de Dieu, je ne ferois pas
» même afluré qu'il exifte.
Voila bien des difficultés , mon enfant, & ce n'eft pas tout.
Parmi tant de religions diverfes qui fe profcrivent & s'excluent mu-
luellement, une feule efl la bonne, fi tant eft qu'une le foit. Pour
la reconnoître , il ne fuflit pas d'en examiner une, il faut les exa^
miner toutes ; & dans quelque matière que ce foit , on ne doit
point condamner fans entendre (13); il faut comparer les objec-
tions aux preuves; il faut favoir ce que chacun oppofe aux autres,
&
(13) Plutarque rapporte que les prouvé, il a tort, & doit être débouté.
Stoïciens , entr'autres bizarres para- Je trouve que la méthode de tous ceux
doxes, foutenoient que, dans un ju- qui admettent une révélation exclufi-
gement contradidloire , il étoit inutile ve, relTemble beaucoup à celle de ces
d'entendre les deux parties : car , di- Stoïciens. Si-tôt que chacun prétend
foient-ils, ou le premier a prouvé fou avoir feul raifon, pour choillr çntre
dire, ou il ne l'a pas prouvé. S'il l'a tant de partis, il les faut tous écouter,
prouvé , tout efl dit , & la partie adverfe ou l'on eft injufle.
doit Ctre condamnée; s'il ne l'a pas
DE r Education. 65
& ce qu'il leur répond. Plus un fentiment nous paroît dérflontré,
plus nous devons chercher fur quoi tant d'hommes fe fondent pour
ne pas le trouver tel. Il faudroit être bien fimple pour croire qu'il
fuffit d'entendre les dofleurs de fon parti, pour s'inftruire des rai-
ibns du parti contraire. Où font les Théologiens qui fe piquent
de bonne foi? Où font ceux qui, pour réfuter les raifons de leurs
adverfaires, ne commencent pas par les afFoiblir ? Chacun brille
dans fon parti ; mais tel au milieu des fiens eft fier de fès preuves ,
qui feroit un fort fot perfonnage avec ces mêmes preuves parmi
des gens d'un autre parti. Voulez-vous vous inftruire dans les li-
vres ? Quelle érudition il faut acquérir! que de langues il faut ap-
prendre! que de bibliothèques il faut feuilleter! quelle immenlê
lefture il faut faire! Qui me guidera dans le choix? Difficilement
trouvera- t-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire,
k plus forte raifon ceux de tous les partis ; quand on les trouveroic,
ils feroient bientôt réfutés. L'abfent a toujours tort, & de mau-
vaifes raifons dites avec affurance, effacent aifément les bonnes ex-
pofées avec mépris. D'ailleurs, fouvent rien n'eft plus trompeur
que les livres, & ne rend moins fidèlement les fentimens de ceux
qui les ont écrits. Quand vous avez voulu juger de la foi catho-
lique fur le livre de BofTuet, vous vous êtes trouvé loin de compte
après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la do(5lrine avec
laquelle on répond aux Proteflans n'eft point celle qu'on enfeigne
au peuple , & que le livre de Boffuet ne reflemble guères aux inf-
trudions du prône. Pour bien juger d'une religion , il ne faut pas
l'étudier dans les livres de fes fedateurs , il faut aller l'apprendre
chez eux; cela eft fort différent. Chacun a ks traditions, fonfens,
fes coutumes , fes préjugés, qui fontl'efprit de fa croyance , & qu'il
y faut joindre pour en juger.
CoMBiKN de grands peuples n'impriment point de livres & ne
lifent pas les nôtres ! Comment jugeront-ils de nos opinions? com-
ment jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous mépri-
fcnt.; & fi nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur man-
que, pour nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel
pays n'y a-t-il pas des gens fenfés , des gens de bonne foi, d'hoo-
Traité de r£duc. Tome II, %
66 Traité
' nêtes gens amis de la vérité, qui, pour la profeflèr, ne cherchent
ciu'à la connoîtreî Cependant chacun la voit dans fon culte, &
trouve abfurdes les cultes des autres nations ; donc ces cultes étran-
gers ne font pas ii extravagans qu'ils nous femblent, ou la raifon
que nous trouvons dans les nôtres , ne prouve rien.
Nous avons trois principales religions en Europe. L'une admet
une feule révélation , l'autre en admet deux , l'autre en admet trois.
Chacune détefte , maudit les deux autres, les accu fe d'aveuglement,
d'endurciflement , d'opiniâtreté, de menfonge. Quel homme im-
partial ofera juger entr'elles , s'il n'a premièrement bien pefé leurs
preuves , bien écouté leurs raifons î Celle qui n'admet qu'une ré-
vélation eft la plus ancienne, & paroît la plus sûre; celle qui en
admet trois eft la plus moderne, & paroît la plus conféquenre;
celle qui en admet deux & rejette la troifiéme peut bien être la
meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés contre elle;
l'inconféquence faute aux yeux.
Dans les trois révélations , les livres facrés font écrits en des
langues inconnues aux peuples qui les fuivent. Les Juifs n'enten-
dent plus l'Hébreu ; les Chrétiehs n'entendent ni l'Hébreu ni le
Grec; les Turcs ni les Perfans n'entendent point l'Arabe, & les
Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Maho-
met. Ne voilh-t-ilj)as une manière bien fimpie d'inftruire les hom-
mes , de leur parler toujours une langue qu'ils n'entendent point ?
On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponfe ! Qui m'^iïurera que
ces livres font fidèlement traduits , qu'il eft même poflîble qu'ils le
foient , & quand Dieu fait tant que de parler aux hommes , pour-
quoi faut-il qu'il ait befoin d'interprète?
Je ne concevrai jamais que ce que tout homme eft obligé de
favoir, foit enfermé dans des livres, & que celui qui n'eft \ portée
ni de ces livres, ni des gens qui les entendent, foit puni d'une
ignorance involontaire. Toujours des livres ! Quelle manie! Par-
ce que l'europe eft pleine de livres , les européens les regardent
comme indifpenfables, fans fonger que fur les trois quarts delà
terre on n'en a jamais vu. Tous les livres n'ont- ils pas été écrits
DE V Éducation. 6j
par des hommes? Comment donc l'homme en auroit-îl befoin
pour connoître ks devoirs , & quels moyens avoit-il de les con-
noître avant que ces livres fuflent faits ? Ou il apprendra ces de-
voirs de lui-même, ou il eft difpenfé de les favoir.
Nos Catholiques font grand bruit de l'autorité de l'Églife ;
mais que gagnent-ils h cela , s'il leur faut un auffi grand appareil
de preuves pour («tablir cette autorité , qu'aux autres feâes pour
établir direflement leur doârine ? L'Églife décide que l'Églife a
droit de décider. Ne voilh-t-il pas une autorité bien prouvée?
Sortez de-lk , vous rentrez dans toutes nos difcufTions.
CONNOISSEZ-VOUS beaucoup de Chrétiens qui aient pris la
peine d'examiner avec foin ce que le Judaïfme allègue contre eux?
Si quelques-uns en ont vu quelque chofe, c'eft dans les livres des
Chrétiens. Bonne manière de s'inftruire des raifons de leurs adver-
faires ! Mais comment faire ? Si quelqu'un ofoit publier parmi nous
des livres où l'on favoriferoit ouvertement le Judaïfme , nous pu-
nirions l'Auteur, l'Éditeur , le Libraire ( 14 ). Cette police eft
commode & sûre pour avoir toujours raifon. Il y a piaifir à réfu-
ter des gens qui n'ofent parler.
Ceux d'entre nous qui font k portée de converfer avec des
Juifs, ne font guères plus avancés. Les malheureux fe fentent à
notre difcrétion ; la tyrannie qu'on exerce envers eux les rend
craintifs; ils favent combien peu l'injuftice & la cruauté coûtent
à la charité chrétienne : qu'oferont-ils dire fans s'expofer k nous
faire crier au blafphéme? L'avidité nous donne du zèle, & ils font
trop riches pour n'avoir pas tort. Les plus favans, les plus éclairés
font toujours les plus circonfpefts. Vous convertirez quelque mi-
( 14 ;) Entre mille faits connus , en attira de terribles , qui faillirent le per-
voici un qui n'a pas befoin de corn- dre, pour avoir feulement éid d'avis
mentaire. Dans le feizième fiècle , les qu'on pouvoir confervcr ceux de ces
Théologiens catholiques ayant con- livres qui ne failoient rien contre le
damné au feu tous les livres des Juifs, Chriftianifme , & qui traitoient des
fansdiftinftion; rilluare& favantReu- matières indifférentes à la religion,
culin , confulté fut cette aflkire , s'ea
I ii
68 Traité
férable payé pour calomnier fa fede ; vous ferez parler quelques
vils fripiers, qui céderont pour vous flatter; vous triompherez de
leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis que leurs Dofteurs fou-
riront en filence de votre ineptie. Mais croyez-vous que dans les
lieux où ils fe fentiroient en sûreté , l'on eût aufli bon marché
d'eux? En Sorbonne, il efl: clair comme le jour que les prédirions
du Mefîîe fe rapportent h Jefus-Chrift. Chez les Rabbins d'Amf-
terdam , il eft tout auflî clair qu'elles n'y ont pas le moindre rap-
port. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raifons des Juifs,
qu'ils n'ayent un État libre , des Écoles , des Univerfités, où ils
puifTent parler & difputer fans rifque. Alors , feulement, nous pour-
rons favoir ce qu'ils ont à dire.
A Conftantinople , les Turcs difent leurs raifons ; mais nous
n'ofons dire les nôtres : Ik, c 'eft. notre tour de ramper. Si les Turcs
exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point,
le même refpeft que nous exigeons pour Jefus-Chrift des Juifs qui
n'y croient pas davantage, les Turcs ont-il tort, avons-nous rai-
fon? Sur quel principe équitable réfoudrons-nous cette queftion î
Les deux tiers du genre humain ne font ni Juifs , ni Maho-
métans, ni Chrétiens, & combien de millions d'hommes n'ont
jamais ouï parler de Moïfe, de Jefus-Chrift, ni de Mahomet!
On le nie; on foutient que nos Miffionnaires vont par-tout. Cela
eft bientôt dit : mais vont- ils dans le cœur de l'Afrique encore in-
connue , & où jamais européen n'a pénétré jufqu'à préfent? Vont-
ils dans la Tartarie méditerranée , fuivre k cheval les Hordes am-
bulantes dont jamais étranger n'approche, & qui, loin d'avoir ouï
parler du Pape , connoiflent k peine le grand Lama ? Vont-ils dans
les continens immenfes de l'Amérique , où des nations entières ne
favent pas encore que des peuples d'un autre monde ont mis les
pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont leurs manœuvres les
ont fait chaflèr pour jamais , & où leurs prédécefTeurs ne font con-
nus des générations qui naiffent , que comme des intriguans ru-
fés , venus avec un zèle hypocrite pour s'emparer doucement de
l'Empire? Vont ils dans les Harems des Princes de l'Afie, annon-
cer l'Évangile k des milliers de pauvres efdaves î Qu'ont fait les
DE L' ÉDUCATION. 6^
femmes de cette partie du monde, pour qu'aucun Miflionnaire ne
puifTe leur prêcher la Foi ? Iront-elles toutes en enfer pour avoir
été reclufes ?
Quand il feroit vrai que l'Évangile eft annoncé par toute la
terre, qu'y gagneroit-on î La veille du jour que le premier Mif-
fïonnaire eft arrivé dans un pays , il y eft sûrement mort quel-
qu'un qui n'a pu l'entendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de
ce quelqu'un-la î N'y eût- il dans tout l'univers qu'un feul homme
à qui l'on n'auroit jamais prêché Jcfus-Chrift, l'objecSion feroit
auflî forte pour ce feul homme , que pour le quart du genre hu-
main.
Quand les Miniftres de l'Évangile fe font fait entendre aux
peuples éloignés , que leur ont-ils dit qu'on pût raifonnablement
admettre fur leur parole , & qui ne demandât pas la plus axafte
vérification ? Vous m'annoncez un Dieu né & mort il y a deux
mille ans à l'autre extrémité du monde, dans je ne fais quelle pe-
tite ville, & vous me dites que tous ceux qui n'auront point cru
à ce myftère , feront damnés. Voilk des chofes bien étranges pour
les croire fi vite fur la feule autorité d'un homme que je ne con-
nois point ! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver fi loin de moi
les événemens dont il vouloit m'obliger d'être inftruit? Eft- ce un
crime d'ignorer ce qui fe parte aux Antipodes? Puis- je deviner qu'il
y a eu dans un autre hémifphère un peuple Hébreu & une ville de
Jérufalem ? Autant vaudroit m'obliger de favoir ce qui fe fait dans
la lune. Vous venez, dites-vous, me l'apprendre; mais pourquoi
n'étes-vous pas venu l'apprendre h mon père , ou pourquoi dam-
nez-vous ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien su ? Doit-il
être éternellement puni de votre parefTe , lui qui étoit fi bon , fi
bienfaifant , & qui ne cherchoit que la vérité? Soyez de bonne
foi , puis mettez-vous à ma place : voyez fi je dois , fur votre feul
témoignage , croire toutes les chofes incroyables que vous me di-
tes ,& concilier tant d'injufiices avec le Dieu jufie que vous m'an-
noncez. LaifTez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain , où s'o-
pèrent tant de merveilles inouies dans celui ci ; que j'aille favoir
pourquoi les hiibitans de cette /érufalem ont traité Dieu comme
;to Traité
un brigand. Ils ne l'ont pas , dites-vous, reconnu pour Dieu ? Que
ferat-je donc, moi qui n'en ai jamais entendu parler que par vousî
Vous ajoutez qu'ils ont été punis , difperfés , opprimés , afTervis ;
qu'aucun d'eux n'approche plus de la même ville. AlTurément ils
ont bien mérité tout cela : mais les habitans d'aujourd'hui , que
difent-ils du déïcide de leurs prédécefleurs ? Ils le nient, ils ne re«
connoiflent pas non plus Dieu pour Dieu : autant valoit donc laif-
fer les enfans des autres.
Quoi! dans cette même ville où Dieu eft mort, les anciens
ni les nouveaux habitans ne l'ont point reconnu, & vous voulez
que je le reconnoifîe, moi qui fuis né deux mille ans après , k
deux mille lieues de-lk! Ne voyez-vous pas qu'avant que j'ajoute
foi à ce livre que vous appeliez facré , & auquel je ne comprends
rien, je dois favoir, par d'autres que vous , quand & par qui il a
été fait, comment il s'eft confervé , comment il vous eft parvenu ,
ce que difent dans le pays , pour leurs raifons , ceux qji le rejet-
tent, quoiqu'ils fâchent, auflî- bien que vous, tout ce que vous
m'apprenez? Vous fentez bien qu'il faut néceflTairement que j'aille
en Europe, en Afie, en Paieftine, exammer tout par moi-même;
il faudroit que je fufle fou pour vous écouter avant ce temps-là.
Non-seulement ce difcours me paroît raifonnable , mais je
foutiens que tout homme fenfé doit, en pareil cas, parler ainfî,
& renvoyer bien loin le Mifîîonnaire, qui , avant la vérification
des preuves, veut fe dépécher de l'inftruire & de le baptifer. Or,
je foutiens qu'il n'y a pas de révélation contre laquelle les mêmes
objedions n'aient autant & plus de force que contre le Chriftia-
nifme. D'où il fuit que, s'il n'y a qu'une religion véritable, 6c
que tout homme foit obligé de la fuivre fous peine de damnation,
il faut pafler fa vie à les étudier toutes , k les approfondir , à les
comparer, <t parcourir les pays où elles font établies : nul n'eft
exempt du premier devoir de l'homme, nul n'a droit de fe fier au
jugement d'autrui. L'artifan qui ne vit que de fon travail, le la-
boureur qui ne fait pas lire, la jeune fille délicate & timide, l'in-
firme qui peut à peine fbrtir de fon lit, tous, fans exception, doi-
vent étudier, méditer, difputer, voyager, parcourir le monde: il
DE L' Education. 71;
n*y aura plus de peuple fixe & ftable ; la terre entière ne fera cou-
verte que de pèlerins allant, à grands frais & avec de longues fa-
tigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes les cultes di-
vers qu'on y fuit. Alors adieu les métiers, les arts, les fciences
humaines, & toutes les occupations civiles; il ne peut plus y avoir
d'autre étude que celle de religion : k grand'peine celui qui aura
joui de la fanté la plus robufte, le mieux employé fon temps, le
mieux ufé de fa raifbn , vécu le plus d'années, faura-t-il dans fa
vieilltfle à quoi s'en tenir, & ce fera beaucoup s'il apprend avant
ùi mort dans quel culte il auroit dû vivre.
Voulez-vous mitiger cette méthode, & donner la moindre
prife à l'autorité des hommes? A l'inftant vous lui rendez tout*
& fi le fils d'un Chrétien fait bien de fuivre, fans un examen pro-
fond & impartial, la religion de fon père, pourquoi le fils d'un
Turc feroit-il mal de fuivre de même la religion du fien ? Je défie
tous les intolérans du monde de répondre à cela rien qui contente
un homme fenfé.
Pressas par ces raifons, les uns aiment mieux faire Dieu in-
jufte, & punir les innocens du péché de leur père, que de renon-
cer k leur barbare dogme. Les autres fe tirent d'affaire , en envoyant
obligeamment un Ange inftruire quiconque, dans une ignorance
invincible, auroit vécu moralement bien. La belle invention que
cet Ange! Non contens de nous affervir à leurs machines, ils met-
tent Dieu lui -même dans la néceflité d'en employer.
Voyez, mon fils, h quelle abfurdité mènent l'orgueil & l'in-
tolérance, quand chacun veut abonder dans fon fens, & croire avoir
raifon exclufivement au refle du genre humain. Je prends k témoin
ce Dieu de paix que j'adore & que je vous annonce, que toutes
mes recherches ont été fincères ; mais voyant qu'elles étoient,
qu'elles feroient toujours fans fuccès , & que je m'abimois dans un
océan fans rives, je fuis revenu fur mes pas , & j'ai refferré ma
foi dans mes notions primitives. Je n'ai jamais pu croire que Dieu
m'ordonnât, fous peine de l'enfer, d'être fi favant. J'ai donc re-
fermé tous les livres. II en eft un feul ouvert \ tous les yeux,
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c'eft celui de la nature. C'eft dans ce grand fublime livre que j'ap-
prends à fervir & adorer fon divin Auteur. Nul n'eft exculàbie de .
n'y pas lire, parce qu'il parle à tous les hommes une langue in-
telligible h tous les efprits. Quand je ferois né dans une isle défer-
re , quand je n'aurois point vu d'autre homme que moi, quand je
n'aurois jamais appris ce qui s'eft fait anciennement dans un coin
du monde; fi j'exerce ma raifon, fi je la cultive, fi j'ufe bien des
facultés immédiates que Dieu me donne, j'apprendrois de moi-
même h le connoître , a l'aimer , à aimer fes œuvres , à vouloir le
bien qu'il veut, & à remplir, pour lui plaire, tous mes devoirs
fur la terre. Qu'eft-ce que tout le favoir des hommes m'apprendra
de plus ?
A l'égard de la révélation , fi j'étois meilleur raifonneur ou
mieux inflruit, peut-être fentirois-je fa vérité, fon utilité pour
ceux qui ont le bonheur de la reconnoître ; mais fi je vois en fa
faveur des preuves que je ne puis combattre , je vois aulli contr'elle
des objedions que je ne puis réfoudre. Il y a tant de raifons folides
pour & contre, que, ne fâchant à quoi me déterminer, je ne l'ad-
mets ni ne la rejette ; je rejette feulement l'obligation de la recon-
noître , parce que cette obligation prétendue eft: incompatible avec
la juftice de Dieu , & que, loin de lever par- Ik les obftacles au
falut, il les eût multipliés, il les eût rendu infurmontables pour la
plus grande partie du genre humain. A cela près , je refte fur ce
point dans un doute refpedueux. Je n'ai pas la préfomption de me
croire infaillible ; d'autres hommes ont pu décider ce qui me fem-
ble indécis ; je raifonne pour moi & non pas pour eux ; je ne les
blâme ni ne les imite : leur jugement peut être meilleur que le
mien ; mais il n'y a pas de ma faute fi ce n'eft pas le mien.
Je vous avoue auffi que la majefté des écritures m'étonne, la
fainteté de l'Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des phi-
lofophes avec toute leur pompe; qu'ils font petits près de celui-là!
Se peut-il qu'un livre, k la fois fi fublime & fi fimple, foit l'ouvra-
ge des hommes? Se peut-il que celui dont il fait l'hifioire , ne foit
qu'un homme lui-même? Eft-ce-lk le ton d'un enthoiifiafte ou
d'un ambitieux feflaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans Ces
A , ■ jj mœurs!
DE rÈDVCATION. 73
mœurs! quelle grâce touchante dans fes inftrudions! quelle éléva-
tion dans (es maximes! quelle profonde fagefTe dans fes difcours!
quelle préfence d'efprit, quelle finefTe & quelle jufte/Te dans fes ré-
ponfes ! quel empire fur fes paflions ! Où eft l'homme, où eft le
fage qui fait agir, fouffrir & mourir fans foiblefTe & fans often-
tation ? Quand Platon peint fo-^ jufte imaginaire (15) couvert de
tout l'opprobre du crime, & digne de tous les prix de la vertu ,
il peint trait pour trait Jefus-Chrift : la refTemblance efl fi frap-
pante, que tous les pères l'ont fentie, & qu'il n'eft pas poflible de
s'y tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut- il point
avoir pour ofer comparer le fils de Sophronifque au fils de Marieî
Quelle diftance de l'un à l'autre? Socrate mourant fans douleur,
fans ignominie, foutient aifément jufqu'au bout fon perfonnage ,
& fi cette facile mort n'eût honoré fa vie, on douteroit fi Socra-
te, avec tout fon efprit, fut autre chofè qu'un fophifte. Il inventa,
dit-on, la morale. D'autres avant lui l'avoient mile en pratique;
il ne fit que dire ce qu'ils avoient fait, il ne fit que mettre en le-
çons leurs exemples. Ariftide avoir été jufte avant que Socrate eût
dit ce que c'étoit que juftice; Léonidas étoit mort pour fon pays
avant que Socrate eût fait un devoir d'aimer la patrie; Sparte étoit
fobre avant que Socrate eût loué la fobriété : avant qu'il eût défini
la vertu , la Grèce abondoit en hommes vertueux. Mais où Jefus
avoit-il pris chez les fiens cette morale élevée &: pure, dont lui
feul a donné les leçons & l'exemple (16)? Du fein du plus furieux
fanatifme la plus haute fagefTe fe fit entendre, & la fimplicité des plus
héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort
de Socrate, philofophant tranquillement avec fes amis, eft la plus
douce qu'on puifTe defirer ; celle de Jefus expirant dans les tour-
mens, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, eft la plus horri-
ble qu'on puifie craindre. Socrate prenant la coupe empoifonnée,
bénit celui qui la lui préfente & qui pleure ; .Tefus, au milieu d'un
fupp lice affreux, prie pour fès bourreaux acharnés. Oui, fi la vie
(15) De Rep. Diai. i.
(16) Voyez , dans le difcours fur la montagne, le parallèle qu'il fait lui,
infime de la morale de Moïfe à lafienne. Matib. c. 3. A'i 21. ^ fcq.
Traité de VÊdiic, Tome IL K
74
Traité
& la mort de Socrate font d'un fage , la vie & la mort de Jefus font
d'un Dieu. Dirons-nous que l'hiftoire de l'Évangile eft inventée k
plaifir? Mon ami, ce n'eft pas ainfi qu'on invente, & les faits de
Socrate, dont perfonne ne doute, font moins atteftés que ceux
de Jefus-Chrift. Au fond, c'eft reculer la difficulté fans la détrui-
re; il feroit plus inconcevable que plufieurs hommes d'accord euf-
fent fabriqué ce livre, qu'il ne l'eft qu'un feul en ait fourni le
fujet. Jamais des auteurs Juifs n'euflent trouvé ni ce ton , ni cette
morale , & l'Évangile a des caraftères de vérité fi grands , fi frap-
pans, fî parfaitement inimitables, que l'inventeur en feroit plus
étonnant que le héros. Avec tout cela , ce même Evangile eft plein
de chofes incroyables, de chofes qui répugnent à la raifon, & qu'il
eft impofTible à tout homme faifé de concevoir ni d'admettre.
Que faire au milieu de toutes ces contradidlions ? Être toujours
modêfte & circonfpeâ, mon enfant; refpeder en fîlence ce qu'on
nefauroitni rejetter, ni comprendre, & s'humilier devant le grand
Être qui feul fait la vérité.
Voila le fcepticifme involontaire où je fuis reflé ; mais ce
fcepticifme ne m'eft nullement pénible, parce qu'il ne s'étend pas
aux points eflentiels k la pratique , & que je fuis bien décidé fur
les principes de tous mes devoirs. Je fers Dieu dans la fimplicité
de mon cœur ; je ne cherche k favoir que ce qui importe k ma
conduite. Quant aux dogmes qui n'influent ni fur les avions, ni
fur la morale, & dont tant de gens fe tourmentent, je ne m'en
mets nullement en peine. Je regarde toutes les religions particu-
lières , comme autant d'inftitutions falutaires qui prefcrivent dans
chaque pays une manière uniforme d'honorer Dieu par un culte
public, & qui peuvent toutes avoir leurs raifons dans le climat,
dans le gouvernement , dans le génie du peuple , ou dans quel-
que autre caufe locale qui rend l'une préférable k l'autre, félon
les temps & les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y fert
Dieu convenablement : le culte effentiel eft celui du cœur. Dieu
n'en rejette point l'hommage, quand il eft fincère, fous quelque
forme qu'il lui foit offert. Appelle , dans celle que je profefTe , au
fervice de l'Églife, j'y remplis, avec toute l'exaditude poflîble ,
DE r Éducation. 75
les foins qui me (ont prefcrits, & ma confcience me reprocheroit
d'y manquer volontairement en quelque point. Après un long in-
terdit, vous favez que j'obtins, parle crédit de M. de Mellarede,
la permiffion de. reprendre mes fondions, pour m'aider à vivre.
Autrefois je difois la Meflè avec la légèreté qu'on met à la longue
aux chofes les plus graves, quand on les fait trop fouvent. Depuis
mes nouveaux principes, je la célèbre avec plus de vénération : je
me pénètre de la majefté de l'Être fuprême, de fa préfence, de l'in-
fuffifance de l'efprit humain, qui conçoit fl peu ce qui fe rapporte
à fon Auteur. En fongeant que je lui porte les vœux du peuple fous
une forme prefcrite, je fuis avec foin tous les Rites ; je récite at-
tentivement : je m'applique à n'omettre jamais ni le moindre mot,
ni la moindre cérémonie; quand j'approche du moment de la con-
fécration, je me recueille pour la faire avec toutes les difpofitions
qu'exige l'Eglife & la grandeur du Sacrement; je tâche d'anéantir
ma raifon devant la fupréme intelligence ; je me dis : qui es-tu , pour
mefurer la puiflance infinie? Je prononce avec refpedt les mots fa-
cramentaux, & je donne k leur effet toute la foi qui dépend de
moi. Quoi qu'il en foit de ce myftère inconcevable , je ne crains
pas qu'au jour du jugement je fois puni pour l'avoir jamais profané
dans mon cœur.
Honoré du miniflère facré, quoique dans le dernier rang, je
referai, ni ne dirai jamais rien qui me rende indigne d'en rem-
plir les fublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hom-
mes, je les exhorterai toujours à bien faire; & tant que je pourrai ,
je leur en donnerai l'exemple. Il ne tiendra pas h moi de leur ren-
dre la religion aimable; il ne tiendra pas k moi d'affermir leur foi
dans les dogmes vraiment utiles, & que tout homme eft obligé de
croire; mais k Dieu ne plaife que jamais je leur prêche le dogme
cruel de l'intolérance , que jamais je les porte à détefîer leur pro-
chain , k dire k d'autres hommes : vous ferez damnés (17). Si
( 17 ) Le devoir de fuivre & d'aimer rance. C'eft ce dogme horrible qui ar-
ia religion de fon pays ne s'étend pas me les hommes les uns contre les au-
jufqu'aux dogmes contraires à la bon- très, & les rend tous ennemis du genre
ne morale , telle que celui de l'iniulé- humain. La dillinclion entre la tolé»
K ij
76 Traité
j'étois dans un rang plus remarquable , cette réferve pourroît m'at-
tirer des affaires ; mais je fuis trop petit pour avoir beaucoup à
craindre , & je ne puis guères tomber plus bas que je ne fuis.
Quoi qu'il arrive, je ne blafpihemerai point contre lajuftice divi-
ne, & ne mentirai point contre le Saint- Efprit.
J'ai long- temps ambitionné l'honneur d'être Curé; je l'ambi-
tionne encore , mais je ne l'efpère plus. Mon bon ami , je ne trou-
ve rien de fi beau que d'être Curé. Un bon Curé eft un Minif-
tre de bonté , comme un bon Magiftrat eft un Miniftre de juf-
tice. Un Curé n'a jamais de mal k faire, s'il ne peut pas toujours
faire le bien par lui-même, il eft toujours à fa place quand il le
foUicite , & fouvent il l'obtient quand il fait fe faire refpeâer. O
fi jamais dans nos montagnes j'avois quelque pauvre Cure de bon-
nes gens à deflervir , je ferois heureux; car il me fèmble que je
ferois le bonheur de mes Paroiffiens I Je ne les rendrois pas riches,
mais je partagerois leur pauvreté ; j'en ôterois la flétriflure & le
mépris plus infupportable que l'indigence. Je leur ferois aimer la
concorde & l'égalité qui chaflent fouvent la misère & la font tou-
jours fupporter. Quand ils verroient que je ne ferois en rien mieux
qu'eux, & que pourtant je vivrois content, ils apprendroient k fe
confoler de leur fort, & à vivre contens comme moi. Dans mes
inftrudions je m'attacherois moins à l'efprit de l'Églife , qu'à l'ef-
prit de l'Évangile , oii le dogme eft fimple & la morale fublime ,
où l'on voit peu de pratiques religieufes , & beaucoup d'oeuvres de
charité. Avant de leur enfeigner ce qu'il faut faire, je m'efforce-
rois toujours de le pratiquer , afin qu'ils viffent bien que tout ce
que je leur dis, je le penfe. Si j'avois des Proteftans dans mon
voifinage ou dans ma Paroiffe , je ne les diftinguerois point de
mes vrais Paroiffiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne ;
je les porterois tous également à s'entr'aimer, à fe regarder comme
frères, k refpefler toutes les religions, & k vivre en paix chacun
rance théologique » efl puérile & vai- vroient pas en paix avec des hommes
ne. Ces deux tolérances font infépa- qu'ils regarderoient comme les enne*
râbles , & l'on ne peut admettre l'une mis de Dieu,
fans l'autre. Des Anges mêmes ne vi<
DE L' È D U C A T I O N. JJ
dans la fienne. Je penfe que folliciter quelqu'un de quitter celle où
il eft né, c'eft le folliciter de mal faire, & par conféquent faire
mal foi même. En attendant de plus grandes lumières, gardons
l'ordre public; dans tout pays refpeflons les loix , ne troublons
point le culte qu'elles prefcrivent, ne portons point les citoyens k
la défobéiflance ; car nous ne favons point certainement fi c'eft un
bien pour eux de quitter leurs opinions pour d'autres, & nous fa-
vons très-certainement que c'eft un mal de défobéir aux loix.
Je viens , mon jeune ami , de vous réciter de bouche ma pro-
feffion de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur; vous êtes le
premier à qui je l'ai faite; vous êtes le feul peut-être à qui je la
ferai jamais. Tant qu'il refte quelque bonne croyance parmi les
hommes, il ne faut point troubler les âmes paifibles , ni allarmer
la foi des fimples par des difficultés qu'ils ne peuvent réfoudre &
qui les inquiettcnt fans les éclairer. Mais quand une fois tout eft
ébranlé, on doit conferver le tronc aux dépens des branches. J-.QS
confciences, agitées, incertaines , prefque éteintes, & dans l'état
où j'ai vu la vôtre, ont befoin d'être affermies & réveillées, &
pour les rétablir fur la bafe des vérités éternelles, il faut achever
d'arracher les piliers flottans, auxquels elles penfent tenir encore.
Vous êtes dans l'âge critique où l'efprit s'ouvre k la certitude,
où le cœur reçoit fa forme & fon caraflère, & où l'on fe déter-
mine pour toute la vie, foit en bien, foit en mal. Plus tard la
fubftance eft durcie, & les nouvelles empreintes ne marquent plus.
Jeune homme , recevez dans votre ame , encore flexible, le cachet
de la vérité. Si j'étois plus sûr de moi-même, j'aurois pris avec
vous un ton dogmatique & décifif; mais je fuis homme, igno-
rant, fujet à l'erreur; que pouvois-je faire? Je vous ai ouvert
mon cœur fans réferve ; ce que je tiens pour sûr, je vous l'ai
donné pour tel; je vous ai donné mes doutes pour des doutes,
mes opinions pour des opinions ; je vous ai dit mes raifons de dou-
ter & de croire. Maintenant c'eft \ vous de juger : vous avez pris
du temps ; cette précaution eft fage, &: me fait bien penfer de
vous. Commencez par mettre votre confcience en état de vouloir
être éclairée. Soyez fincère avec vous-même. Appropriez-vous de
78
Traité
mes (èntimens ce qui vous aura perfuadé , rejetiez le refte. Vous
n'êtes pas encore affez dépravé par le vice, pour rifquer de mal
choifîr. Je vous propoferois d'en conférer entre nous; mais fi-tôt
qu'on difpute, on s'échauffe; la vanité, l'obftination s'en mêlent,
la bonne foi n'y eft plus. Mon ami , ne difputez jamais ; car on
n'éclaire par la difpute ni foi , ni les autres. Pour moi , ce n'eft
qu'après bien des années de méditation que j'ai pris mon parti ; je
m'y tiens, ma confcieiice eft tranquille , mon cœur eft content.
Si je voulois recommencer un nouvel examen de mes fentimens ,
je n'y porterois pas un plus pur amour de la vérité, & mon efprit,
déjà moins adif, feroit moins en état de la connoître. Je refterai
comme je fuis, de peur qu'infenliblement le goût de la contem-
plation , devenant une paffion oifeufe, ne m'attiédît fur l'exercice de
mes devoirs, & de peur de retomber dans mon premier pyrrho-
nifme , fans retrouver la force d'en fortir. Plus de la moitié de ma
vie eft écoulée; je n'ai plus que le temps qu'il me faut pour en
mettre à profit le refte , & pour effacer mes erreurs par mes vertus.
Si je me trompe , c'eft malgré moi. Celui qui Ht au fond de mon
cœur, fait bien que je n'aime pas mon aveuglement. Dans l'im-
puifTance de m'en tirer par mes propres lumières , le feul moyen
qui me refte pour en fortir, eft une bonne vie; & li des pierres
mêmes Dieu peut fufciter des enfans à Abraham , tout homme a
droit d'efpérer d'être éclairé, lorfqu'il s'en rend digne.
Si mes réflexions vous amènent à penfer comme je penlè, que
mes fentimens foient les vôtres, & que nous ayons la même pro-
felîîon de foi, voici le confeil que je vous donne. N'expofez plus
votre vie aux tentations de la misère & du défefpoir, ne la traînez
plus avec ignominie \ la merci des étrangers , & cefTez de manger
le vil pain de l'aumône. Retournez dans votre patrie, reprenez la
religion de vos pères , fuivez-Ia dans la fincérité de votre cœur ,
& ne la quittez plus ; elle eft très-fimple & très-fainte; je la crois
de toutes les religions qui font fur la terre, celle dont la morale
eft la plus pure , & dont la raifon fe contente le mieux. Quant aux
frais du voyage, n'en foyez point en peine, on y pourvoira. Ne
craignez pas, non plus, la mauvaife home d'un retour humiliant j
DE vÉduCATIO
N.
il faut rougir de faire une faute, & non de la réparer. Vous êtes
encore dans l'âge où tout fe pardonne, mais où .l'on ne pèche plus
impunément. Quand vous voudrez écouter votre confcience, mille
vains obflacles difparoîtront à fa voix. Vous fentirez que , dans
l'incertitude où nous fommes, c'eft une inexcufabie préfomption
de profefTer une autre religion que celle où l'on eft né, & une
faulTeté de ne pas pratiquer fincérement celle qu'on protefTe. Si
l'on s'égare, on s'ôte une grande excufe au tribunal du fouverain
Juge. Ne pardonnera- t-ii pas plutôt l'erreur où l'on fut nourri,
que celle qu'on ofa choilir foi-méme ?
Mon fils, tenez votre ame en état de defirer toujours qu'il y
ait un Dieu, & vous n'en douterez jamais. Au furplus, quelque
parti que vous puidiez prendre, fongez que les vrais devoirs de la
religion font indépendans des inftitutions des hommes ; qu'un
cœur jufte eft le vrai temple de la Divinité ; qu'en tout pajs &
dans toute fefte , aimer Dieu par-defTus tout,& fon prochain com-
me foi-méme, eft le fommaire de la loi; qu'il n'y a point de re-
ligion qui difpenfe des devoirs de la morale; qu'il n'y en a de
vraiment efTentiels que ceux - l!j ; que le culte intérieur eft le
premier de ces devoirs, & que fans la foi nulle véritable vertu
n'exifte.
Fuyez ceux qui, fous prétexte d'expliquer la nature, fèment
dans les cœurs des hommes de défolantes doârines,& dont le
fcepticifme apparent eft cent fois plus affirmatif & plus dogmati-
que que le ton décidé de leurs adverfaires. Sous le hautain pré-
texte qu'eux feuls font éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous fou- n ^^lytrr-
mettent impérieufement à leurs décifions tranchantes, & préten-
dent nous donner, pour les vrais principes des chofes , les inintel-
ligibles fyftémes qu'ils ont bâtis dans leur imagination Du refte ,
renverfant , détruifant , foulant aux pieds tout ce que les hommes
refpeflent, ils ôrent aux affligés la dernière confolation de leur
misère , aux puifTans & aux riches , le (cul frein de leurs pafllons ;
ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l'efpoir de
la vertu, & fe vantent encore d'être \^% bienfaiteurs du genre hu-
8o
Traité
T^C/t .' ,
•^ ^:.
main. Jamais, difent-ils , la vérité n'eft nuifible aux hommes :
je le crois comme eux; & c'eft, k mon avis, une grande preuve
que ce qu'ils enfeignent, n'eft pas la vérité (i8).
Bon
(i8) Les deux partis s'attaquent ré-
ciproquement par tant de fophifmes,
que ce feroit une entreprife immenfe
& téméraire de vouloir les relever tous ;
c'eft déjà beaucoup d'en noter quel-
ques-uns à mefure qu'ils fe préfentent.
Un des plus familiers au parti philo-
fophifte efl: d'oppofer un peuple fuppo*
fé de bons philofophes à un peuple de
mauvais Chrétiens ; comme fiun peu-
ple de vrais philofophes étoit plus facile
à faire qu'un peuple de vrais Chrétiens.
Je ne fais fi , parmi les individus , l'un efl:
plus facile à trouver que l'autre ; mais je
fais bien que, dès qu'il efl: queftionde
peuples, il en faut fuppofer qui abufe-
ront de la philofophie fans religion ,
comme les nôtres abufent de la religion
fans philofophie ; & cela me paroît chan-
ger beaucoup l'état de la queftion.
I Balle a très - bien prouvé que le fa-
natifme efl plus pernicieux que l'a-
théifme, &celaeninconteftable; mais
ce qu'il n'a eu garde de dire , & qui
n'efl: pas moins vrai , c'eft que le fa-
natifme, quoique fanguinaire & cruel,
eft pourtant une paflion grande & forte
qui élevé le cœur de l'homme, qui lui
fait mépriferla mort, qui lui donne un
reffort prodigieux, & qu'il ne faut que
mieux diriger pour en tirer les plusfu-
blimes vertus ; au lieu que l'irréligion ,
& en général l'efprit raironneur& phi-
lofophique attache à la vie , efféminé,
avilie les âmes, concentre toutes les
paflions dans la baflfeire de l'intérôt
particulier , dans l'abjeftion du moi
humain , & fappe ainfi à petit bruit les
vrais fondemens de toute fociété ; car
ce que les intérêts particuliers ont de
commun eft fi peu de chofe, qu'il ne
balancera jamais ce qu'ils ont d'op-
pofé.
Si l'athéifme ne fait pas verfer le
fang des hommes , c'eft moins par
amour pour la paix que par indifféren-
ce pour le bien; comme que toutaille,
peu importe au prétendu fage, pourvu
qu'il refte en repos dans fon cabinet.
Ses principes ne font pas tuer les hom-
mes : mais ils les empêchent de naître
en détruifant les mœurs <iui les multi-
plient, en les détachant de leur efpè-
ce, en réduifant toutes leurs affeftions
à un fecret égoïfme, auflî funefte à la
population qu'à la vertu. L'indifférence
philofophique relTemble àla tranquillité
de l'état fous le defpotifme : c'eft la
tranquillité de la mort ; elle eft plus def-
truftive que la guerre même.
Ainfi le fanatifme , quoique plus
funefte dans les effets immédiats , que
ce qu'on appelle aujourd'hui l'efprit
philofophique , l'eft beaucoup moins
dans fesconféquences. D'ailleurs il eft
aifé d'étaler de belles maximes dans
des livres : mais la queftion eft de fa-
voir fi elles tiennent bien à la doftrine ,
fi elles découlent néceffairement ; &
c'eft ce qui n'a point paru clair juf-
qu'ici. Refte à fnvoir encore fi la phi-
lofophie à fon aife & fur le trône corn*
D £ V E D U C'A T 1 O N.
8i
Bon Jeune homme, foyez fincère & vrai fans orgueil; fâchez
être ignorant , vous ne tromperez ni vous , ni les autres. Si jamais
vos talens cultivés vous mettent en état de parler aux hommes, ne
nianderoit bien à la gloire , à l'inté-
rêt, à l'ambition, aux petites pafïïons
de l'homme, & fi elle pratiqueroic cette
humanicd fi doiice qu'elle nous vante
la plume à la main.
- Par les principes, la j^iilorophie ne
peut faire aucun bien , que la religion
ne le falPe encore mieux ; & la religion
en fait beaucoup, que la philofophie
ne fauroit faire.
Par la pratique, c'eft autre chofe;
mais encore faut -il examiner. Nul
homme ne fuit de tout point fa religion
quand il en a une; cela efl: vrai : la
plupart n'en ont guères & ne fuivent
point du tout celle qu'ils ont; cela efl
encore vrai : mais enfin quelques uns
en ont une, la fuivent du moins en
partie, & il efl indubitable que des
motifs de religion les empêchent fou-
vent de mal faire, & obtiennent d'eux
des vertus , des aftions louables , qui
n'auroient point eu lieu fans ces motifs.
Qu'un Moine nie un dépôt ; que
s'enfuit -il, finon qu'un fotlelui avoit
confié ? Si Pafcal en eût nié un , cela
prouveroit que Pafcal étoit un hypo-
crite, & rien de plus. Mais un Moi-
ne ! Les gens qui font trafic de
la religion font- ils donc ceux qui en
onti' Tous les crimes qui fe fontdans
le Clergé, comme ailleurs ne prouvent
point que la religion foit inutile, mais
que très -peu de gens ont de la reli-
gion.
Nos gouvernemens modernes doi-
Traitc de FEduc. Tome II.
vent inconteflablement au Chriflianif-
me leur plus folide autorité , & leur»
révolutions moins fréquentes ; il les a
rendu eux-mêmes moins fanguinaires;
cela fe prouve par le fait en les com-
parant aux gouvernemensanciens. La
religion mieux connue , écartant le fa-
natifme, a donné plus de douceur aux
mœurs chrétiennes. Ce^changement
n'efi point l'ouvrage des lettres; car
par- tout où elles ont brillé , l'huma-
nité n'en a pas été plus refpcclée; les
cruautés des Athéniens, des Egyp-
tiens, des Empereurs de Rome, des
Chinois en font foi. Que d'œuvres de
miféricorde font l'ouvrage de l'Evan-
gile! Que de rellitutions , de répara-
tions la confefllon ne fait- elle point
faire chez les Catholiques! Chez nous
combien les approches des temps de
communion n'operent-elles point de ré-
conciliations & d'aumônes! Combien
le jubilé des Hébreux ne rendoit-ilpas
les ufurpateurs moins avides ! Que de
misères ne prévenoit-il pas! La frater-
nité légale uiiiflbit toute la na'.ion;ou
ne voyoit pas un mendiant chez eux;
on n'en voit point w^u plus chez les
Turcs, où les fondations pieufes font
innombrables. Ils font, par principe de
religion , hofpitaliers même envers les
ennemis de leur culte.
„ Les Mahométans difent , félon
„ Chardin , qu'après l'examen qui fui-
„ vra la réfurrcc'tion univerfelle, tous
,, les corps iront pafler un pont ap-
82
Traité
leur parlez jamais que félon votre confcience , fans vous embar-
rafler s'ils vous applaudiront. L'abus du favoir produit l'incrédu-
lité. Tout favant dédaigne le fenliment vulgaire ; chacun en veut
avoir un à foi. L'orgueilleufe philofophie mené k l'elprit fort,
comme l'aveugie dévotion mené au fanatifme. Évitez ces extrémi-
tés • reflez toujours ferme dans la voie de la vérité, ou de ce qui
„ ])e]]é Poul-Serrbo , qui eft jette fur
„ le feu éternel , pont qu'on peut ap-
„ peller, di eut ils , le troifiéme &
„ dernier examen & le vrai jugement
„ final , paice que c'eft là où fe fera
„ la réparation des bons d'avec les
„ médians &c.
„ Les Perfans , C pourfuit Chardin ,)
„ font fort infatués de ce pont , &
„ lorfque qnelqu'un foufl're une mjiire
„ dont, par aucune voie, ni dans au-
, cun temps , i! ne peut avoir raifon ,
5, fa dernière confolation efl de dire :
E/j ! bien , par le Dieu vivant , tu
me le payeras au double au dernier
,, jour; tu ne pa feras point le Poul-
„ Serrbo, que tu m me fatisfajf^s aupa-
raviint : je m attacherai au bord de
„ tavejîe &' me jetterai à tes jambes.
l'ai vu beaucoup de genséminens,
& de toutes Ibrtes de profcfllons ,
', qui, appréhendant qu on ne criât
j, ainfi haro fur eux au pallage de ce
„ pont redoutable, ibliicitoient ceux
„ qui fe plaignoient d'eux de leur par-
,, donner : cela ni'ell arrivé cent fois
„ ù moi même. Des gens de qualité
„ qui m avûient fait faire , par impor-
tunité , des démarches autrement
que je n'eulfe voulu, m'abordoient
, au bout de quelque temps , qu'ils
„ penfoienl que le chagrin en étoit
,, palfé, & me difoient : ^e te prie ,
„ ba/'al becon antcbijra , c'tft-à dire,
„ rinds-moi'cette aff'asre licite ou jii/ïe.
, Quelques-uns même m'ont fait des
préltns & rendu des fervices, afin
que Je leur pardonnafle en déclarant
que je le faifois de bon cœur; de
quoi la caufe n'eft autre que cette
créance qu'on ne paflera point le
pont de l'Enfer qu'on n'ait rendu
le dernier quatrin à ceu.K qu'on a
,, oppreiTés. r. 7. in 12. p. 50.
5»
Croirai je que l'idée de ce pont qui
répare tant d'iniquités n'en prévient
jamais ? Que fi l'on ôtoit aux Perfans
cette idée . en leur perfuadant qu'il
n'y a ni Poul Serrbo . ni rien de lem-
blable, où les opprimés foient vengés
de leurs tyrans après la mort , n'eft il
pas clair que cela meitroii ceux-ci fort
à leur aife , & les délivreroit du foin
d appaidr ces malheureux.? H efl donc
faux que cette dfftiine ne lût pas nui-
fible; elle ne feroit donc pas la vérité.
Phi'ofophe, tes loix morales font
fort belles : mai.« montre- m'en, de
grâce, la fauftion. Celle un moment
de battre la campagne, iV dis- moi net-
tement ■ ce que tu mets à la place du
Foul-Serrbo.
DE L' ÉDUCATION. 8g
vous paroîtra l'être dans la fimplicité de votre cœur, fans jamais
vous en détourner par vanité ni par foiblefTe, Ofez confefTtr Dieu
chez les philofophes ; o(èz prêcher l'humanité aux intolérans. Vous
ièrez feul de votre parti, peut-être; mais vous porterez en vous-
même un témoignage qui vous dilpenfcira de ceux des hommes.
Qu'ils vous aiment ou vous hcudent , qu'ils lifent ou raéprifènt vos
écrits, il n'importe. Dites ce qui eft vrai, faites ce qui eft bien;
ce qui importe à l'homme eft de remplir fes devoirs fur la terre,
& c'eft en s'oubliant qu'on travaille pour foi. Mon enfant, l'inté-
rêt particulier nous trompe; il n'y a que l'efpoir du jufte qui ne
trompe point.
Lii
84 Traité
J 'Ai tranfcrit cet écrit , non comme une règle des fentimen»
qu'on doit fuivre en matière de religion , mais comme un exem-
ple de la manière dont on peut raifonner avec fon élevé, pour ne
point s'écarter de la méthode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'on
ne donne rien k l'autorité des hommes , ni aux préjugés du pays
où l'on eft né, les feules lumières de la raifon ne peuvent, dans
l'inftitution de la nature, nous mener plus loin que la religion na-
turelle , & c'eft à quoi je me borne avec mon Emile. S'il en doit
avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit d'être fon guide ; c'ell
à lui feul de la choifîr.
Nous travaillons de concert avec la nature, & tandis qu'elle
forme l'homme phyfique, nous tâchons de former l'homme mo-
ral ; mais nos progrès ne font pas les mêmes. Le corps eft déjà
robufte & fort, que l'ame eft encore languiflante & foible; & quoi
que l'art humain puifte faire, le tempérament précède toujours la
raifon. C'eft k retenir l'un & à exciter l'autre, que nous avons
jufqu'ici donné tous nos foins, afin que l'homme fût toujours un,
le plus qu'il étoit poffible. En développant le naturel , nous avons
donné le change à fa fenfibilité naiffante ; nous l'avons réglée en
cultivant la raifon. Les objets intelleftuels modéroient l'impreflîon
des objets fenfibles. En remontant au principe des chofes , nous l'a-
vons louftrait a l'empire desfens; il étoit fimple de s'élever de l'é-
tude de la nature à la recherche de fon Auteur.
Quand nous en fommes venus Ih, quelles nouvelles prifes nous
nous fommes données fur notre élevé! que de nouveaux moyens
nous avons de parler à fon cœur! C'eft alors feulement qu'il trouve
fon véritable intérêt k être bon , h faire le bien loin des regards des
hommes & fans y être forcé par les loix , à être jufte entre Dieu
& lui , k remplir fon devoir, même aux dépens de fa vie, & k
porter dans fbn cœur la vertu , non- feulement pour l'amour de
l'ordre , auquel chacun préfère toujours l'amour de foi ; mais
pour l'an-iour de l'auteur de fon être , amour qui fe confond
avec ce même amour de foi ; pour jouir enfin du bonheur durable
que le repos d'une bonne confcience , & la contemplation de cet
DE V ÉDUCATION. Z%
Etre fupréme lui promettent dans l'autre vie , après avoir bien ufé
de celle-ci. Sortez de-là, je ne vois plus qu'injuftice, hypocrifie
& menfonge parmi les hommes; l'intérêt particulier qui, dans la
concurrence, l'emporte nécefTairement fur toutes chofès, apprend à
chacun d'eux à parer le vice du mafque de la vertu. Que tous les
autres hommes fafîènt mon bien aux dépens du leur , que tout fe
rapporte à moifeul, que tout le genre humain meure, s'il le faut,
dans la peine & dans la misère pour m'épargner un moment de
douleur ou de faim; tel eft le langage intérieur de tout incrédule
qui raifonne. Oui , ( je le foutiendrai toute ma vie, ) quiconque
a dit dans fon cœur, il n'y a point de Dieu, & parle autrement,
n'eft qu'un menteur, ou un infenfé.
Lecteur, j'aurai beau faire, je fens bien que vous & moi ne
verrons jamais mon Emile fous les mêmes traits ; vous vous le fi-
gurerez toujours femblable à vos jeunes gens; toujours étourdi,
pétulant, volage, errant de fête en fête, d'amufement en amufe-
ment, fans jamais pouvoir fe fixer à rien. Vous rirez de me voir
faire un contemplatif, un philofophe, un vrai théologien , d'un jeune
homme ardent, vif, emporté, fougueux dans l'âge le plus bouil-
lant de la vie. Vous direz : ce rêveur pourfuit toujours fa chi-
mère; en nous donnant un élevé de fa façon, il ne le forme pas
feulement; il le crée, il le tire de fon cerveau , & croyant toujours
fuivre la nature, il s'en écarte à chaque inftant. Moi, comparant
mon élevé aux vôtres , je trouve 2 peine ce qu'ils peuvent avoir de
commun. Nourri fi différemment, c'efl prefque un miracle s'il
leur refTemble en quelque chofe. Comme il a pafTé fon enfance
dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeunefTe, il commence
à prendre dans (à jeunefle la règle à laquelle on les a foumis en-
fans ; cette règle devient leur fléau, ils la prennent en horreur, ils
n'y voient que la longue tyrannie des maîtres, ils croient ne fortir
de l'enfance qu'en fecouant toute efpèce de joug ( i 9 ) ; ils fe dé-
(19') Il n'y a perfonne qui voieren- d'alToftaiion que ceux où l'indgalité
fance avec tant de mdprisque ceux qui n'eft pas grande, & où chacun craint
en fortent, comme il n'y a pasde pays toujours d'être confondu avec fou in-
su les rangs l'oient gardi^s avec plus fdrieui.
86 Traité
dommagent alors de la longue contrainte où l'on les a tenus , com-
me un prifonnier délivré des fers, étend, agite & fléchit fes mem-
bres.
Émue, au contraire, s'honore de fe faire homme & de s'afTu-
jettir au joug de la raifon naifTante; fon corps déjà formé n'a plus
befoin des mêmes mouvemens , & commence h s'arrêter de lui-
même, tandis que fon efprit, à moitié développé, cherche k foa
tour à prendre l'efTor. Ainfi l'âge de raifon n'eft pour les uns que
l'âge de la licence ; pour l'autre il devient l'âge du raifonnenieut.
Voulez-vous favoir lefquels d'eux ou de "lui font mieux en
cela dans l'ordre delà nature? Confidérez les différences dans ceux
qui «n font plus ou moins éloignés : obfervez les jeunes gens chez
les villageois , & voyez s'ils font auffi pétulans que les vôtres. Du-
rant Venfanct des Sauvages, dit le Sr. le Beau, on les voit tou-
jours actifs, & s'occupant à différens jeux qui leur agitent le corps ;
mais à peine ont- ils atteint l'âge de Padolefcence, qu'ils deviennent
tranquilles, rêveurs : ils ne s'appliquent plus guères qu'à des jeux
féricux ou de ha^rd (?,o). Emile ayant été élevé dans toute la
liberté des jeunes payfans & des jeunes fauvages , doit changer &
s'arrêter comme eux en grandiffant. Toute la différence efl qu'au
lieu d'agir uniquement pour jouer ou pour fe nourrir, il a, dans fes
travaux & dans fes jeux , appris h penfer. Parvenu donc à ce terme
par cette route, il fe trouve tout difpofé, pour celle où je l'intro-
duis; les fujets de réflexions que je lui préfente , irritent fa cu-
riofité, parce qu'ils font beaux par eux-mêmes, qu'ils font tout
nouveaux pour lui, & qu'il eft en état de les comprendre. Au con-
traire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues mo-
rales, de vos éternels catéchifmes, comment vos jeunes gens ne (e
refuferoient-ils pas à l'application d'efprit qu'on leur a rendu trifle,
aux lourds préceptes dont on n'a ceffé de les accabler , aux médi-
tations fur l'auteur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs
plaifirs? Ils n'ont conçu pour tout cela qu'averfion , dégoût; la
contrainte les en a rebutés : le moyen déformais qu'Us s'y livrent
Cio) Aventure du Sieur C. le Beau, Avocat en Parlement. T. II. p. 70,
DE r ÉDUCATION. ty
quand ils commencent à difpofer d'eux? Il leur faut du nouveau
pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce qu'on dit aux en-
fans. C'eft la même chofe pour mon élevé ; quand il devient hom-
me, je lui parlecomme ï un homme, & ne lui dis que des cho-
fes nouvelles ; c'eft précifément parce qu'elles ennuyeut les autres,
qu'il doit les trouver de fon goût.
Voila comment je lui ftis doublement gagner du temps, en
retardant, au profit de la raifon , le progrés de la nature; mais ai-
je en effet retardé ce progrès? Non ; je n'ai fait qu'empêcher l'i-
magination de l'accélérer; j'ai balancé par des leçons d'une autre
efpece , les leçons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs.
Tandis que le torrent de nos inftitutions l'entraîne; l'attirer en fens
contraire par d'autres inftitutions, ce n'eft pas l'ôter de fa place,
c'eft l'y maintenir.
Le vrai moment de la nature arrive enfin ; il faut qu'il arrive.
Puifqu'il faut que l'homme meurt, il faut qu'il fe reproduife , afin
que l'efpèce dure, ik que l'ordre du monde foit confervé. Quand
par les figues dont j'ai parlé, vous preftèntirez le moment critique,
^ l'inft.^.nt quittez avec lui pour jamais votre ancien ton. C'eft vo-
tre difciple encore, mais ce n'eft plus votre élevé. C'eft votre ami,
c'eft un homme; traitez- le déformais comme tel.
Quoi! faut-il abdiquer mon autorité, lorfqu'elle m'eft le plus
nécclTaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui-même, au moment
qu'il fait le moins fe conduire, & qu'il fait les plus grands écarts?
Faut-il renoncer à mes droits, quand il lui importe le plus que
j'en ufe? Vos dro'ts! Qui vous dit d'y renoncer? Ce n'eft qu'à
préfent qu*ils commencent pour lui. Jufqu'ici vous n'en obteniez
rien que par force ou par rufe ; l'autorité, la loi du devo'r Ufi
ëtoient inconnues ; il fallolt le contraindre ou le tromper pour vous
faire obéir. Mais voyez de combien de nouvelles chaînes vous
avez environné fon cœur. La raifon , l'amitié , la reconnoiffanvC
milles afTcâions lui p.irlent d'un ton qu'il ne peut méconnoitre.
Le vice ne l'a point encore rendu fourd h leur voix. \l u\{\ Itn-
fibie tiicoie qu'aux pafTions de la nature. La première de toutes ^
tB Traité
qui eft l'amour de foi, le livre à vous ; l'habitude vous le livre
encore. Si le tranfport d'un moment vous l'arrache, le regret vous
le ramène à l'inftant ; le fentiment qui l'attache k vous, eft le feul
permanent; tous les autres paffent & s'effacent mutuellement. Ne
le laiflez point corrompre , il fera toujours docile ; il ne commence
d'être rebelle que quand il eft déjà perverti.
J'avoue bien que, fi, heurtant de front fes defirs naiflans, vous
alliez fottement traiter de crimes les nouveaux befoins qui fe font
fentir à lui, vous ne feriez pas long-temps écouté; mais fî-tôt que
vous quitterez ma méthode , je ne vous réponds plus de rien. Son-
gez toujours que vous êtes le miniftre de la nature; vous n'en ferez
jamais l'ennemi.
Mais quel parti prendre î On ne s'attend ici qu'à l'alternative
de favorifer fes penchans, ou de les combattre; d'être fon tyran ,
ou fon complaifant : & tous deux ont de fi dangereufes confé-
quences , qu 'il n'y a que trop à balancer fur le choix.
Le premier moyen qui s'offre pour réfoudre cette difficulté ,
eft de le marier bien vite ; c'eft inconteftablement l'expédient le
plus sûr & le plus naturel. Je doute pourtant que ce foit le meil-
leur , ni le plus utile ; je dirai ci-après mes raifons : en attendant
je conviens qu'il faut marier les jeunes gens k l'âge nubile ; mais
cet âge vient pour eux avant le temps ; c'eft nous qui l'avons ren-
du précoce; on doit le prolonger jufqu'k la maturité.
S'il ne falloit qu'écouter les penchans & fuivre les indications,"
cela feroit bientôt fait; mais il y a tant de contradiâions entre les
droits de la nature, & nos loix fociales, que, pour les concilier,
il faut gauchir & tergiverfer fans cefle : il faut employer beaucoup
d'art pour empêcher l'homme focial d'être tout-k-fait artificiel.
Sur les raifons ci-devant expofées, j'eftime que, par les moyens
que j'ai donnés , & d'autres femblables , on peut au moins étendre ,
jufqu'k vingt ans , l'ignorance des defirs & la pureté des fens; cela
eft fi vrai que, chez les Gc;rmains , un jeune homme qui perdoit
là virginité avant cet âge , en reftoit diffamé ; & les auteurs attri-
buent ,
DE V Éducation. 89
buent , avec raifon, à la continence de ces peuples durant leur jeu-
neffe , la vigueur de leur conilitution & la multitude de leurs
enfans.
On peut même beaucoup prolonger cette époque , & il y a peu
de fiècles que rien n'étoit plus commun dans la France même.
Entre autres exemples connus , le père de Montagne , homme non
moins fcrupuleux & vrai que fort & bien conftitué, juroit s'être
marié vierge k trente- trois ans , après avoir fervi long- temps dans
les guerres d'Italie; & l'on peut voir dans les écrits du fils, quelle
vigueur & quelle gaité confcrvoit le père k plus de foixante ans.
Certainement l'opinion contraire tient plus k nos mœurs & k nos
préjugés , qu'à la connoilTance de l'efpèce en général.
Je puis donc laifTer k part l'exemple de notre jeunefTe, Il ne
prouve rien pour qui n'a pas été élevé comme elle. Confidérant
que la nature n'a point Ik-defTus de terme fixe qu'on ne puifTe
avancer ou retarder, je crois pouvoir, fans fortir de fa loi , fuppo-
fèr Emile refté jufques-là par mes foins dans là primitive innocen-
ce , & je vois cette heureufe époque prête k finir. Entouré de pé-
rils toujours croifTans, il va m'échapper, quoi que je fade. A la
première occafion ( & cette occafion ne tardera pas k naître , ) il va
fuivre l'aveugle inftind des fens ; il y a mille k parier contre ua
qu'il va fe perdre. J'ai trop réfléchi fur les mœurs des hommes ,
pour ne pas voir l'influence invincible de ce premier moment fur
Je refte de là vie. Si je diffimule & feins de ne rien voir , il fe
prévaut de ma foiblefTe ; croyant me tromper, il me m-^prife , &
je fuis le complice de fa perte. Si j'efTaie de le ramener, il n'eft
plus temps , il ne m'écoute plus; je lui deviens incommode,
odieux, infupportable; il ne tardera guères k fe d(?barr3^er de moi.
Je n'ai donc plus qu'un parti raifonnable k prendre, cVft de le
rendre comptable de fes aâions k lui-même, de le garantir au moins
des furprifes de l'erreur, & de lui montrer k découvert les périls
dont il eft environné. Jufqu'ici je l'arrctois par fon ignorance; c'eft
maintenant par fes lumières qu'il faut l'arrêter.
Ces nouvelles inftruflions font importantes, & il convient de
Traité de tÈduc. Tome IL M
90
Traité
reprendre les chofes de plus haut. Voici l'infîant de lui rendre,
pour ainfi dire, mes comptes; de lui montrer l'emploi de fon temps
& du mien ; de lui déclarer ce qu'il eft & ce que je fuis , ce que
j'ai fait, ce qu'il a fait, ce que nous devons l'un k l'autre, toutes
fes relations morales, tous les engagemens qu'il a contradés, tous
ceux qu'on a contraftés avec lui, à quel point il eft parvenu dans
le progrès de fes facultés, quel chemin lui refte k faire, les diffi-
cultés qu'il y trouvera, les moyens de franchir ces difficultés, en
quoi je lui puis aider encore , en quoi lui feul peut déformais s'ai-
der, enfin le point critique où il fe trouve, les nouveaux périls
qui l'environnent, & toutes les folides raifons qui doivent l'enga-
ger à veiller attentivement fur lui-même avant d'écouter fes defirs
nailîans.
Songez que, pour conduire un adulte, il faut prendre le con-
tre-pied de tout ce que vous avez fait pour conduire un enfant.
Ne balancez point à l'inflruire de ces dangereux myftères que vous
lui avez cachés fi long-temps avec tant de foin, Puifqu'il faut en-
fin qu'il les fâche, il importe qu'il ne les apprenne , ni d'un autre,
ni de lui-même, mais de vous feul : puifque le voilà déformais
forcé de combattre, il faut, de peur de furprife, qu'il connoifTe
fon ennemi.
Jamais les jeunes gens qu'on trouve favans fur ces matières , fans
favoir comment ils le font devenus , ne le font devenus impunément.
Cette indifcrette inftruélion ne pouvant avoir un objet honnête,
fouille au moins l'imagination de ceux qui la reçoivent , oc les difpofe
aux vàces de ceux qui la donnent. Ce n'eft pas tout ; des domeftiques
s'infinuent ainlî dans i'elprit d'un enfant , gagnent fa confiance , lui
font envifager fon gouverneur comme un perfonnage trifte & fâ-
cheux , & l'un des fujets favoris de leurs fecrets colloques, eft de
médire de lui. Quand l'élevé en eft là, le maître peut fe retirer,
il n'a plus rien de bon à faire.
Mais pourquoi Tenfant fe choifit-il des confidens particuliers?
Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouvernent. Pourquoi fe
cacheroit-il d'eux, s'il n'étoit forcé de s'en cacher î Pourquoi s'en
DE L' E D U C A T I O N.
91
plaindroit-il, s'il n'avoit nul fujet de s'en plaindre ? Naturellement
ils font fes premiers confidens ; on voit à l'empreiïèment avec le-
quel il vient leur dire ce qu'il penfe , qu'il croit ne l'avoir penfé
qu'à moitié, jufqu'k ce qu'il le leur ait dit. Comptez que, fî l'en-
fant ne craint de votre part, ni fermon , ni réprimande il vous
dira toujours tout , & qu'on n'ofera lui rien confier qu'il vous doive
taire, quand on fera bien sûr qu'il ne vous taira rien.
Ce qui me fait le plus compter fur ma méthode , c'efl qu'en
fuivant fes effets le plus exaftement qu'il m'eft poflible , je ne vois
pas une fituation dans la vie de mon élevé qui ne me laiffe de lui
quelque image agréable. Au moment même où les fureurs du tem-
pérament l'entraînent, & où, révolté contre la main qui l'arrête
il fe débat & commence h m'échapper; dans fes agitations, dans
fes emportemens , je retrouve encore fà première fîmplicité ; fon
cœur aufTi pur que fon corps ne connoit pas plus le déguifement
que le vice; les reproches ni le mépris ne l'ont point rendu lâ-
che; jamais la vile crainte ne lui apprit à fè déguifer : il a toute
l'indifcrétion de l'innocence, il eft naïf fans fcrupule , il ne fait
encore à quoi fert de tromper. Il ne fe paflè pas un mouvement
dans fon ame, que fa bouche ou fes yeux ne le difent; & fouvent
les fentimens qu'il éprouve me font connus plutôt qu'à lui.
Tant qu'il continue de m'ouvrir ainfi librement fon ame &;
de me dire avec plaifir ce qu'il fent, je n'ai rien à craindre; mais
s'il devient plus timide , plus réfervé ; que j'apperçoive dans fes
entretiens le premier embarras de la honte, d^ja l'inftincl fe déve-
loppe , il n'y a plus un moment à perdre; & fi je ne me hâte de
l'inflruire , il fera bien-tôt inflruit malgré moi.
Plus d'un lefleur, même en adoptant mes idées, penfera qu'il
ne s'agit ici que d'une converfation prife au hazard , & que tout efl
fait. Oh! que ce n'eft pas ainfl que le cœur humain fe gouverne!
ce qu'on dit ne fîgnifie rien, fi l'on n'a préparé le moment de le
dire. Avant de femer, il faut labourer la terre : lî femence de la
vertu levé difficilement ; il faut de longs apprêts pour lui faire
prendre racine. Une des chofes qui rendent les prédications le
M ij
92 Traité
plus inutiles , eft qu'on les fait différemment k tout le monde fans
difcernement & fans choix. Comment peut-on penfer que le mê-
me fermon convienne à tant d'auditeurs fi diverfement difpofés,'
û différens d'efprits, d'humeurs, d'âge, de fexe, d'états & d'opi-
nions? Il n'y en a peut-être pas deux auxquels ce qu'on dit k tous,"
puifle être convenable ; & toutes nos affedions ont fi peu de conf-
iance , qu'il n'y a peut-être pas deux momens , dans la vie de cha-
que homme , où le même difcours fît fur lui la même impreflîon.
Jugez 11, quand les fens enflammés aliènent l'entendement & ty-
rannifent la volonté , c'eft le temps d'écouter les graves leçons de
la fageffe. Ne parlez donc jamais raifon aux jeunes gens , même en
âge de raifon, que vous ne les ayez premièrement mis en état de
l'entendre. La plupart des difcours perdus le font bien plus par
la faute des maîtres que par celle des difciples. Le pédant & l'inC-
tituteur difent à-peu-près les mêmes chofes; mais le premier les
dit à tout propos ; le fécond ne les dit que quand il eu. sur de leur
effet.
Comme un fomnambule, errant durant fon fommeil , marche
en dormant fur les bords d'un précipice , dans lequel il tomberoit
s'il étoit éveillé tout-à-coup; ainfi mon Emile, dans le fommeil
de l'ignorance, échappe à des périls qu'il n'apperçoit point : fi je
l'éveille en furfaut, il eft perdu. Tâchons premièrement de l'éloi-
gner du précipice , & puis nous l'éveillerons pour le lui montrer
de plus loin.
La leflure, la folitude, l'oifiveté , la vie molle & fédentaire;
le commerce des femmes & des jeunes gtns ; voilà les fentiers
dangereux à frayer à fon âge, & qui le tiennent fans ceflè à côté
du péril. C'eft par d'autres objets fenfibles que je donne le change
à fes fens; c'eft en traçant un autre cours aux efprits, que je les
détourne de celui qu'ils commençoient à prendre ; c'eft en exer-
çant fon corps à des travaux pénibles, que j'arrête l'aftivité de l'i-
magination qui l'entraîne. Quand les bras travaillent beaucoup, l'i-
magination fe repofe; quand le corps eft bien las, le cœur ne s'é-
chauffe point. La précaution la plus prompte & la plus facile, eft
de l'arracher au danger local. Je l'emmeoe d'abord hors des villes.
Tojne TV.
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U.13 v-îolpnl c-xcrcicc clonlTc les scimliMiieiiis lendres.
DE v Éducation, 93
loin des objets capables de le tenter. Mais ce n'eft pas afTez ; dans
quel défert, dans quel fauvage afyle échappera- 1- il aux images qui
le pourfuivent ? Ce n'eft rien d'éloigner les objets dangereux , fî
je n'en éloigne aufïï le fouvenir, fi je ne trouve l'art de le déta-
cher de tout, fi je ne le diftrais de lui-même; autant valoit le
laifTer où il étoit,
Emile fait un métier, mais ce métier n'eft pas ici notre ref-
fource; il aime &; entend l'agriculture, mais l'agriculture ne nous
fuffit pas; les occupations qu'il connoit, deviennent une routine;
en s'y livrant il eft comme ne faifant rien ; il penfe à toute autre
chofe, la tête & les bras agifTent féparément. Il lui faut une oc-
cupation nouvelle qui l'intérefTe par fa nouveauté , qui le tienne
en haleine, qui lui plaife, qui l'applique, qui l'exerce; une oc-
cupation dont il fe pafTionne, & à laquelle il foit tout entier. Or ,
la feule qui me paroît réunir toutes ces conditions , eft la chaflè.
Si la chafle eft jamais un plaifir innocent, fi jamais elle eft conve-
nable \ l'homme , c'eft à préfent qu'il y faut avoir recours. Emile
a tout ce qu'il faut pour y réufîir; il eft robufte , adroit , patient,
infatigable. Infailliblement il prendra du goût pour est exercice ;
il y mettra toute l'ardeur de fon âge; il y perdra, du moins pour
un temps, les dangereux penchans qui naiffent dans la molle/Te.
La chafTe endurcit le cœur aufli-bien que le corps; elle accoutume
au fang, à la cruauté. On a fait Diane ennemie de l'amour, &
l'allégorie eft très-jufte : les langueurs de l'amour ne naiffent que
dans un doux repos; un violent exercice étouffe les fentimens ten-
dres. Dans les bois, dans les lieux champêtres, l'amant, le chaf-
feur font fi diverfement affeflés , que fur les mêmes objets ils por-
tent des images toutes différentes. Les ombrages frais , les boca-
ges, les doux afyles du premier , ne font pour l'autre que des vian-
dis, des forts, des remifes : où l'un n'entend que rolîîgnols, que
ramages , l'autre le figure les cors & les cris des chiens : l'un n'i-
magine que Dryades & Nymphes, l'autre que piqueurs , meute
& chevaux. Promenez-vous en campagne avec ces deux fortes d'hom-
mes ; \ la différence de leur langage , vous connoîtrez bien-tôt
que la terre n'a pas pour eux un afpeâ fcmblable , & que le tour
de leurs idées eft auftl divers que le choi.x de leurs plaifirs.
94 Traité
Je comprends comment ces goûts fe réunifTent , & comment on
trouve enfin du temps pour tout. Mais les partions de la jeunefle
ne fe partagent pas ainfi : donnez-lui une feule occupation qu'elle
aime, & tout le relie fera bientôt oublié. La variété des defirs
vient de celle des connoiflances , & les premiers plaifirs qu'on con-
noît font long temps les feuls qu'on recherche. Je ne veux pas que
toute la jeuneffe d'Emile fe pafle à tuer des bêtes, & je ne pré-
tends pas même jufîifier en tout cette féroce pafllon ; il me fuffit
qu'elle ferve aflez à fufpendre une pafTion plus dangereufe pour me
faire écouter de fang-froid parlant d'elle , & me donner le temps de
la peindre fans l'exciter.
Il eft des époques dans la vie humaine , qui font faites pour
n'être jamais oubliées. Telle eft, pour Emile, celle de l'inftruc-
tion dont je parle ; elle doit influer fur le refte de fes jours. Tâ-
chons donc de la graver dans fa mémoire, en forte qu'elle ne s'en
efface point. Une des erreurs de notre âge, eft d'employer la raifon
trop nue, comme fi les hommes n'étoient qu'efprit. En négligeant
la langue des lignes qui parlent à l'imagination, l'on a perdu le plus
énergique des langages. L'impreflion de la parole eft toujours foi-
ble, & l'on parle au cœur par les yeux bien mieux que par les
oreilles. En voulant tout donner au raifonnement, nous avons ré-
duit en mots nos préceptes , nous n'avons rien mis dans les ac-
tions. La feule raifon n'eft point aftive ; elle retient quelquefois,
rarement elle excite, & jamais elle n'a rien fait de grand. Toujours
raifonner eft la manie des petits efprits. Les âmes fortes ont bien
un autre langage ; c'eft par ce langage qu'on perfuade & qu'on fait
agir-
J'observe que, dans les fiècles modernes, les hommes n'ont
plus de prife les uns fur les autres que par la force &: par l'intérêt;
au lieu que les anciens agifToient beaucoup plus par la perfuafion ,
par les affedions de l'ame , parce qu'ils ne négligeoient pas la lan-
gue des fignes. Toutes les conventions fe paflbient avec folemnité
pour les rendre plus inviolables : avant que la force fût établie, les
Dieux étoient les Magiftrats du genre humain ; c'eft par-devant eux
que les particuliers faifoient leurs traités, leurs alliances, pronon-
DE L' Éducation. pj
çoient leurs promefles; la face de la terre dtoit le livre où s'en con-
(ervoient les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux de
pierres confacrés par ces afles , & rendus refpeflables aux hommes
barbares, dtoient les feuillets de ce livre, ouvert fans ceHe k tous
les yeux. Le puits du ferment , le puits du vivant & voyant , le vieux
chêne de Mambré , le monceau du témoin ; voilà quels étoient
les monumens groflîers , mais auguftes, de la fainteté des contrats;
nul n'eût ofé d'une main facrilège attenter à ces monumens ; & la
foi des hommes étoit plus alfurée par la garantie de ces témoins
muets, qu'elle ne l'efl aujourd'hui p.ir toute la vaine rigueur des
loix.
Dans le gouvernement, l'augufte appareil de la pu ifTance royale
en iinpofoit aux fujets. Des marques de dignités, un trône, un
fceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau, étoient
pour eux des chofes facrées. Ces fîgnes refpedés leur rendoient vé-
nérable l'homme qu'ils en voyoient orné; fans foldats, fans me-
naces, fî-tôt qu'il parloit, il étoit obéi. Maintenant qu'on affecfle
d'abolir ces fîgnes ( 21 ), qu'arrive- t-il de ce mépris? Que la
majefté royale s'efface de tous les cœurs , que les Rois ne fe font
plus obéir qu'à force de troupes , & que le refped des fujets n'eft
que dans la crainte du châtiment. Les Rois n'ont plus la peine de
porter leur diadème , ni les Grands les marques de leurs dignités ;
mais il faut avoir cent mille bras toujours prêts pour faire exécu-
ter leurs ordres. Quoique cela leur femble plus beau, peut-être,
il eft aifé de voir qu'à la longue cet échange ne leur tournera pas
à profit.
(21) Le Clergé Romain les a très- monde aufTl rcfpcâé que le Doge de
habilement coiircrvc^s, &à ("on exem- Venife , Tans pouvoir, fans auiurité ,
pie quelques Républiques, entre autres mais rendu hcri par fa pompe, & paie
celle de Venife. Audi le Gouvernement fous fa corne ducale d'une cociVure de
Vénitien, malgrd la chute de I Etat , femme. Cette cérémonie du Bncentau-
joutt-il encore, fous l'appareil de fon re, qui fait tant rire les fots, feroit ver-
antique majeflé , de toute l'alf^dion» fer à la populace de Venife tout fon
de toute l'adoration du peuple; & après fang pour le maintien de fon tyranni-
le Pape , orné de fa Tliiare , il n'y a peut- que Gouvcrncincut.
être ni Roi, ni Potentat, ni homme au
^6 Traité
Ce que les anciens ont fait avec l'éloquence efl prodigieux;
mais cette éloquence ne confiftoit pas feulement en beaux difcours
bien arranges, &c jamais elle n'eut phis d'effet que quand l'orateur
parloic le moins. Ce qu'on difoit le plus vivement ne s'exprimoit
pas par des mots, mais par des fignes ; on ne le difoit pas, on le
rnontroit. L'objet qu'on expofe aux yeux ébranle l'imagination ,
excite la curiafité, tient l'efprit dans l'attente de ce qu'on va dire,
& fouvent cet objet feul a tout dit. Trafibule & Tarquin coupant
des têtes de pavots , Alexandre appliquant fon fceau fur la bouche
de fon favori, Diogène marchant devant Zenon, ne parloient - ils
pas mieux que s'ils avoient fait de longs difcours ? Quel circuit de
paroles eût auflî-bien rendu les mêmes idées ? Darius engagé dans
la Scythie avec fon armée, reçoit de la part du Roi des Scythes un
oifeau, une grenouilUe, une fouris & cinq flèches. L'Ambaiïadeur
remet fon préfent, & s'en retourne fans rien dire. De nos jours cet
homme eût paffé pour fou. Cette terrible harangue fut entendue,
& Darius n'eut plus grande hâte que de regagner fon pays comme
il put. Subflituez une lettre a ces fignes; plus elle fera menaçante,
& moins elle effrayera : ce ne fera qu'une fanfaronnade dont Darius
n'eût fait que rire.
Que d'attentions chez les Romains à la langue des fîgnes ! Des
vétemens divers félon les âges , félon les conditions ; des toges ,
desfayes, des prétextes , des bulles des laticlaves , des chaires,
des lifteurs , des faifceaux, des haches, des couronnes d'or, d'her-
bes , de feuilles , des ovations, des triomphes , tout chez eux étoit
appareil, repréfentation , cérémonie, & tout faifoit imprellion fur
les cœurs des citoyens. Il importoit à l'État que le peuple s'afTem-
blât en tel lieu plutôt qu'en tel autre ; qu'il vît ou ne vît pas le
Capitoie ; qu'il fût ou ne fût pas tourné du côté du Sénat; qu'il
délibérât tel ou tel jour par préférence. Les accufés changeoient
d'habit , les candidats en changeoient ; les guerriers ne vantoienc
pas leurs exploits , ils montroient leurs blelTures. A la mort de
Céfar, j'imagine un de nos orateurs voulant émouvoir le peuple,
épuifer tous les lieux communs de l'art, pour faire une pathéti-
que defcription de fes plaies, de fon fàng, de fon cadavre : An-
toine ,
DE rÈDUCATION. 97
toîne, quoîqu 'éloquent, ne dit point tout cela ; il fait apporter le
corps. Quelle rhétorique!
Mais cette digrefîîon m'entraîne infenfiblement loin de mon
fujet , ainli que font beaucoup d'autres, & mes écarts font trop
fréquens pour pouvoir être longs & tolérables : je reviens donc.
Ne raifonncz jamais fëchement avec la jeunefle. Revêtez la rai-
fon d'un corps , fi vous voulez la lui rendre fenfible. Faites pa/Ter
par le cœur le langage de l'efprit , afin qu'il fe fafTe entendre. Je
le répète, les argumens froids peuvent déterminer nos opinions,
non nos aâions ; ils nous font croire & non pas agir ; on démon-
tre ce qu'il faut penfer, & non ce qu'il faut faire. Si cela eft vrai
pour tous les hommes, à plus forte raifon l'efi-il pour les jeunes
gens, encore enveloppés dans leurs fens, & qui ne penfent qu'au-
tant qu'ils imaginent.
Je me garderai donc bien , même après les préparations dont
j'ai parlé , d'aller tout d'un coup dans la chambre d'Emile, lui faire
lourdement un long difcours fur le fujet dont je veux l'infiruire.
Je commencerai par émouvoir fon imagination ; je choifirai le temps,
le lieu, les objets les plus favorables à l'imprefllon que je veux
faire : j'appellerai, pour ainfi dire, toute la nature à témoin de
nos entretiens; j'attefieraj l'Ltre éternel, dont elle eft l'ouvrage,
de la vérité de mes difcours ; je le prendrai pour juge entre Emile
& moi; je marquerai la place où nous fommes, les rochers, les
bois , les montagnes qui nous entourent, pour monumens de fes
engagemens & des miens ; je mettrai dans mes yeux , dans mon
accent, dans mon gefte, l'enthoufiafme & l'ardeur que je lui veux
infpirer. Alors je lui parlerai, & il m'écoutera ; je m'attendrirai,
& il fera ému. En me pénétrant de la faintetc de mes devoirs, je
lui rendrai les fiens plus refpeftables ; j'animerai la force du rai-
(bnnement d'images & de figures; je ne ferai point long & diffus
en froides maximes , mais abondant en fentimens qui débordent;
ma raifon fera grave & fentencieufe , mais mon cœur n'aura jamais
afTez dit. C'cft alors qu'en lui montrant tout ce que j'ai fait pour
lui, je le lui montrerai comme fait pour moi-même : il verra dans
Traite de tÈduc. Tome II. N
98
Traité
ma tendre affeélion la raifon de tous mes foins. Quelle furprife ,
quelle agitation je vais lui donner en changeant tout - à - coup de
langage ! au lieu de lui rétrécir l'ame en lui parlant toujours de fon
intérêt, c'eft du mien feul que je lui parlerai déformais, & je le
toucherai davantage; j'enflammerai fon jeune cœur de tous les fen-
timens d'amitié , de générofité, de reconnoiiïance que j'ai déjà
fait naître , & qui font fi doux à nourrir. Je le prefTerai contre
mon fein , en verfant fur lui des larmes d'attendriflement ; je lui
dirai : tu es mon bien, mon enfant, mon ouvrage, c'eft de ton
bonheur que j'attends le mien; fi tu fruftres mes elpérances, tu me
voles vingt ans de ma vie , & tu fais le malheur de mes vieux jours.
C'eft ainfi qu'on fe fait écouter d'un jeune homme, & qu'on grave,
au fond de fon cœur , le fouvenir de ce qu'on lui dit.
Jusqu'ici j'ai tâché de donner des exemples de la manière
dont un gouverneur doit inftruire fon difciple dans les occafions
difficiles. J'ai tâché d'en faire autant dans celle-ci ; mais après bien
des effais j'y renonce, convaincu que la langue Françoife eft trop
précieufe pour fupporter jamais dans un livre, la naïveté des premiè-
res inftruélions fur certains fujets.
La langue Françoife eft, dit-on , la plus chafte des langues ; je
la crois , moi , la plus obfcène : car il me femble que la chafteté
d'une langue ne confifte pas à éviter avec foin les tours deshonnê-
tes , mais à ne les pas avoir. En effet, pour les éviter , il feut qu'on
y penfe; & il n'y a point de langue où il foit plus difficile de par-
ler purement en tout fens que la Françoife. Le le6leur, toujours
plus habile k trouver des fens obfcènes que l'auteur li les écarter,
fe fcandalife & s'effarouche de tout. Comment ce qui paffe par des
oreilles impures ne contrafleroit-il pas leur fouillure? Au contrai-
re, un peuple de bonnes mœurs a des termes propres pour toutes
chofes ; & ces termes font toujours honnêtes , parce qu'ils font tou-
jours employés honnêtement. Il eft impoffible d'imaginer un lan-
gage plus modefte que celui de la Bible, précifément parce que
tout y eft dit avec naïveté. Pour rendre immodeftes les mêmes
chofes, il fuffit de les traduire en François. Ce que je dois dirç
à mon Emile n'aura rien que d'honnête & de chaiîe k fon oreille ;
DE r Éducation. 99
tnais pour le trouver tel à la ledure , il faudroit avoir un cœur aufli
pur que le fien.
Je penferois même que des réflexions fur la véritable pureté
du difcours , & fur la fauflè délicatefTe du vice, pourroient tenir
une place utile dans les entretiens de morale , où ce fujet nous
conduit; car en apprenant le langage de l'honnêteté, il doit ap-
prendre auflî celui de la décence, & il faut bien qu'il Cîche pour-
quoi ces deux langages font fî difFérens. Quoi qu'il en foit , je
foutiens qu'au lieu des vains préceptes dont on rebat avant le temps
les oreilles de la jeunefTe, & dont elle fe moque k l'âge où ils fe-
roient de fai/bn ; fi l'on attend, fi l'on prépare le moment de fc
•faire entendre ; qu'alors on lui expofe les loix de la nature dans
toute leur vérité ; qu'on lui montre la fanflion de ces mêmes loix
dans les maux phyfiques & moraux qu'attire leur infraflion fur
les coupables ; qu'en lui parlant de cet inconcevable myfière de la
génération, l'on joigne a l'idée de l'attrait que l'Auteur de la na-
ture donne h cet afte, celle de l'attachement exclufif qui le rend
délicieux, celle des devoirs de fidélité, de pudeur qui l'environ-
nent, & qui redoublent fon charme en remplifTant fon objet; qu'en
lui peignant le mariage , non-feulement comme la plus douce des
fociétés , mais comme le plus inviolable & le plus faint de tous les
contrats , on lui dife avec force toutes les raifons qui rendent un
nœud fi facré relpeâable à tous les hommes, & qui couvre de haine
& de malédiftions quiconque ofe en fouiller la pureté ; qu'on lui
fafle un tableau frappant & vrai des horreurs de la débauche , de
fon fiupide abrutifiement, de la pente infenfible par laquelle un
premier défordre conduit à tous, & traîne enfin celui qui s'y livre
à fa perte; fi, dis- je , on lui montre avec évidence comment, au
goût de la chafteté , tiennent la fanté , la force , \e courage , les
vertus, l'amour même, & tous les vrais biens de l'homme; je
foutiens qu'alors on lui rendra cette même chafieté defirable Se
chère, & qu'on trouvera fou efprit docile aux moyens qu'on lui
donnera pour la conferver : car tant qu'on la confervc , on la rcf-
pefle; on ne la méprife qu'après l'avoir perdue.
Jl n'efi point vrai que le penchant au mal foit indomptable, &:
N ij
loo Traité
qu'on ne foit pas maître de le vaincre avant d'avoir pris l'habitude
d'y fuccomber. Aurelius Viftor dit que plufieurs hommes , tranf-
portés d'amour, achetèrent volontairement de leur vie une nuit de
Cléopatre; & ce facrifice n'eft pas impoffible k l'ivrefle de la paf-
fion. Mais fuppofons que l'homme le plus furieux, & qui com-
mande le moins k fes fens, vît l'appareil du fupplice, sûr d'y pé-
rir dans les tourmens un quart-d'heure après; non-feulement cet
homme , dès cet inftant, deviendroit fupérieur aux tentations, il
lui en coûteroit même peu de leur réfifter : bien-tôt l'image af-
freufe dont elles feroient accompagnées, le diftrairoit d'elles ; &
toujours rebutées , elles fe lafleroient de revenir. C'eft la feule tié-
deur de notre volonté qui fait toute notre foiblefle , & l'on eft
toujours fort pour faire ce qu'on veut fortement : Volcnti nihil
difficile. Oh! fi nous déteflions le vice autant que nous aimons la
vie nous nous abftiendrions auflî aifément d'un crime agréable ,
que d'un poifon mortel dans un mets délicieux.
Comment ne voit-on pas que , fi toutes les leçons qu'on
donne fur ce point à un jeune homme, font fans fuccès, c'eft qu'el-
les font fans raifon pour fon âge, & qu'il importe k tout âge de
revêtir la raifon de formes qui la falTent aimer. Parlez-lui grave-
ment quand il le faut ; mais que ce que vous lui dites ait tou-
jours un attrait qui le force k vous écouter. Ne combattez pas
fes defirs avec fécherefle, n'étoulFcz pas fon imagination, guidez-
la de peur qu'elle n'engendre des monftres. Parlez-lui de l'amour,
des femmes, des plaifirs, faites qu'il trouve dans vos converfations
un charme qui flatte fon jeune cœur; n'épargnez rien pour deve-
nir fon confident : ce n'eft qu'k ce titre que vous ferez vraiment
fon maître: alors ne craignez plus que vos entretiens l'ennuyent}
il vous fera parler plus que vous ne voudrez.
Je ne doute pas un inftant que , fi , fur ces maximes , j'ai fu pren-
dre toutes les précautions nécefiaires, & tenir k mon Emile les
difcours convenables k la conjonélure où le progrès des ans l'a fait
arriver, il ne vienne de lui-même au point où je veux le condui-
re ; qu'il ne fe mette avec empreflèment fous ma fîuve-garde, &
qu'il ne me dife avec toute la chaleur de fon âge, frappé des dan-
DE r ÉDUCATION. 101
gers dont il fe voit environné :0 mon ami, mon protefleur , mon
maître ! reprenez l'autorité que vous voulez dépofer au moment
qu'il m'importe le plus qu'elle vous refte ; vous ne l'aviez jufqu 'ici
que par ma foibleffe , vous l'aurez maintenant par ma volonté , flc
elle m'en fera plus facrée. Défendez-moi de tous les ennemis qui
m'afîiegent, & fur tout de ceux que je porte avec moi, & qui me
trahiflent ; veillez fur votre ouvrage , afin qu'il demeure digne de
vous. Je veux obéir à vos loix , je le veux toujours, c'eft ma vo-
lonté confiante; fi jamais je vous défobéis, ce fera malgré moi;
rendez-moi libre en me protégeant contre mes pafllons qui me font
violence; empêchez-moi d'être leur efclave, & forcez- moi d'être
mon propre maître, en n'obéiflant point k mes fens , mais à ma
raifon.
Quand vous aurez amené votre élevé \ ce point, (& s'il n'y
vient pas, ce fera votre faute; ) gardez-vous de le prendre trop
vite au mot, de peur que, fi jamais votre empire lui paroît trop
rude , il ne fe croie en droit de s'y fouflraire en vous accufant de
l'avoir furpris. C'eft en ce moment que la réferve & la gravité
font à leur place, & ce ton lui en impofera d'autant plus, que ce
fera la première fois qu'il vous l'aura vu prendre.
Vous lui direz donc : jeune homme, vous prenez légèrement
des engjgemens pénibles : il faudroit les connoître pour être en
droit de les former; vous ne favez pas avec quelle fureur les fens
entraînent vos pareils dans le gouffre des vices fous l'attrait du
plaifir. Vous n'avez pas une ame abjefle, je le fais bien; vous ne
violerez jamais votre foi , mais combien de fois, peut-être, vous
vous repentirez de l'avoir donnée ! Combien de fois vous maudirez
celui qui vous aime , quand , pour vous dérober aux maux qui vous
menacent, il fe verra forcé de vous déchirer le cœur! Ttl qu'Ulyffe,
ému du chant des firènes, crioit à les conducteurs de le déchaîner ;
féduit par l'attrait des plaifirs, vous voudrez brifer les liens qui vous
gênent ; vous m'importunerez de vo<: plaintes; vous me reprocherez
ma tyrannie , quand je ferai le plus tendrement occupé de vous ; en ne
foiigeant qu'à vous rendre heureux , je m'attirerai votre haine. O mon
Emile! je ne fupporterai jamais la douleur de l'être odieux; ton
102 Traité
bonheur même eft trop cher h ce prix. Bon jeune homme, nâ
voyez-vous pas qu'en vous obligeant à m'obéir, vous m'obligez
à vous conduire, a m'oublier pour me dévouer à vous, à n'écou-
ter ni vos plaintes, ni vos murmures, à combattre inceffamment
vos defirs & les miens? Vous m'impofez un joug plus dur que le
vôtre. Avant de nous en charger tous deux , confultons nos for-
ces ; prenez du temps, donnez-m'en pour y penfer , & fâchez que le
plus lent à promettre eft toujours le plus fidèle à tenir.
Sachez auffi vous-même que plus vous vous rendez difficile
fur l'engagement, & plus vous en facilitez l'exécution. Il importe
que le jeune homme fente qu'il promet beaucoup, & que vous
promettez encore plus. Quand le moment fera venu , & qu'il aura,
pour ainfi dire, figné le contrat, changez alors de langage, met-
tez autant de douceur dans votre empire que vous avez annoncé
de févérité. Vous lui direz : mon jeune ami, l'expérience vous
manque, mais j'ai fait en forte que la raifon ne vous manquât pas.
Vous êtes en état de voir par-tout les motifs de ma conduite; il
ne faut pour cela qu'attendre que vous foyez de fang- froid. Com-
mencez toujours par obéir, & puis demandez-moi compte de mes
ordres ; je ferai prêt à vous en rendre raifon, fi- tôt que vous fe-
rez en état de m'entendre ; & je ne craindrai jamais de vous pren-
dre pour juge entre vous & moi. Vous promettez d'être docile, &
moi je promets de n'ufer de cette docilité que pour vous rendre
le plus heureux des hommes. J'ai pour garant de ma promefle le
fort dont vous avez joui jufqu'ici. Trouvez quelqu'un de votre âge
qui ait pafTé une vie aufli douce que la vôtre, & je ne vous pro-
mets plus rien.
Après l'établiflèment de mon autorité, mon premier foin fera
d'écarter la néceflité d'en faire ufage. Je n'épargnerai rien pour
m 'établir de plus en plus dans fa confiance, pour me rendre de
plus en plus le confident de fon cœur & l'arbitre de fes plaifirs.
Loin de combattre les penchans de fon âge , je les confulterai pour
en être le maître ; j'entrerai dans fes vues pour les diriger; je ne
lui chercherai point , aux dépens du préfent , un bonheur éloigné.
Je ne veux point qu'il foit heureux une fois, mais toujours, s il
efl pofli'ole.
DE r Éducation. 103
Ceux qui veulent conduire fagement la jeunefTe pour la garan-
tir des pièges des fens, lui font horreur de l'amour, & lui feroient
volontiers un crime d'y fonger k fon âge, comme fi l'amour étoit
feit pour les vieillards. Toutes ces leçons trompeufes, que le cœur
dément, ne pcrfuadent point. Le jeune homme, conduit par un
inftinfl plus sûr, rit en fecret des trilles maximes auxquelles il
feint d'acquiefcer, & n'attend que le moment de les rendre vaines.
Tout cela eft contre la nature. En fuivant une route oppofée, j'ar->
riverai plus sûrement au même but. Je ne craindrai point de flat-
ter en lui le doux fentiment dont il eft avide; je le lui peindrai
comme le fupréme bonheur de la vie, parce qu'il l'eft en effet \ en
le lui peignant, je veux qu'il s'y livre. En lui faifant fentir quel
charme ajoute à l'attrait des fèns l'union des cœurs, je le dcgoû-
terai du libertinage, & je le rendrai fage en le rendant amoureux.
Qu'il faut être borné pour ne voir dans les defirs nailTans d'un
Jeune homme qu'un obftacle aux leçons de la raifon ! Moi , j'y
vois le vrai moyen de le rendre docile k ces mêmes leçons. On
n'a de prife fur les pafîions, que par les pallîons ; c'eft par leur
empire qu'il faut combattre leur tyrannie, & c'eft toujours de la
nature elle-même qu'il faut tirer les inftrumens propres à la régler.
Emile n'eft pas fait pour refter toujours folitaire ; membre de
la fociété, il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les
hommes, il doit les connoître. Il connoit l'homme en général;
il lui refte à connoître les individus. Il fait ce qu'on fait dans le
monde ; il lui refte k voir comment on y vit. Il eft temps de lui
montrer l'extérieur de cette grande fcène dont il connoit déjà tous
les jeux cachés. Il n'y portera plus l'admiration ftupide d'un jeune
étourdi , mais le difcernement d'un efprit droit & jufte. Ses paf-
fions pourront l'abufer, fans doute; quand eft-ce qu'elles n'abufent
pas ceux qui s'y livrent ? Mais au moins il ne fera point trompé
par celles des autres. S'il voit, il les verra de l'œil du fage, fans
être entraîné par leurs exemples, ni féduit par leurs préjugés.
Comme il y a un âge propre \ l'étude des fciences, il y en
a un pour bien faifir l'ufage du monde. Quiconque apprend cet
104 Traité
ufage trop jeune , le fuit toute fa vie , fans choix , fans réflexion ;
& , quoiqu'avec fuffifince , fans jamais bien favoir ce qu'il fait.
Mais celui qui l'apprend , 6c qui en voit les raifons , le fuit avec
plus de difcernement , & par conféquent avec plus de juftefle & de
grâce. Donnez-moi un enfant de douze ans qui ne fâche rien du
tout; à quinze ans je dois vous le rendre auJÏÏ favant que celui que
vous avez inftruit dès le premier âge , avec la différence que le
favoir du vôtre ne fera que dans fa mémoire , & que celui du
mien fera dans fon jugement. De même , introduifèz un jeune
homme de vingt ans dans le monde ; bien conduit , il fera dans
un an plus aimable & plus judicieufement poli, que celui qu'on y
ïura nourri dès fon enfance ; car le premier étant capable de fentir
les raifons de tous les procédés relatifs k l'âge, k l'état, au fexe
qui conftituent cet ufage , les peut réduire en principes, & les éten-
dre aux cas non prévus , au lieu que l'autre , n'ayant que fa routine
pour toute règle, eft embarraffé fi-tôt qu'on l'en fort.
Les jeunes demoifelles Françoifes font toutes élevées dans des
Couvens jufqu'k ce qu'on les marie. S'apperçoit-on qu'elles aient
peine alors h prendre ces manières qui leur font fi nouvelles , &
accufera-t-on les femmes de Paris d'avoir l'air gauche & embarraC-
fé , d'ignorer l'ufage du monde , pour n'y avoir pas été mifes dès
leur enfance? Ce préjugé vient des gens du monde eux-mêmes,
qui , ne connoifTant rien de plus important que cette petite fcien-
ce, s'imaginent fauflement qu'on ne peut s'y prendre de trop bonne
heure pour l'acquérir.
Il eft vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a
palTé toute fa jeunefle loin du grand monde , y porte le refte de
fa vie un air embarrafTé, contraint, un propos toujours hors de
propos, des manières lourdes & mal-adroites, dont l'habitude d'y
vivre ne le défait plus, & qui n'acquièrent qu'un nouveau ridicu-
le, par l'effort de s'en délivrer. Chaque forte d'inftruftion a fon
temps propre qu'il faut connoître , & fes dangers qu'il faut éviter.
C'eft fur-tout pour celle-ci qu'ils fe réunifient, mais )e n'y ex-
pofe pas non plus mon élevé fans précautions pour l'en garantir.
Quand
DE r E D U C A T I O N. lOJ
Quand ma méthode remplit d'un même objet toutes leî vues,
& qu'en parant un inconvénient elle en prévient un autre, je juge
alors qu'elle eft bonne , & que je fuis dans le vrai. C'eft ce quo
je crois voir dans l'expérience qu'elle me fuggère ici. Si je veux
être auflère & fec avec mon difciple, je perdrai fa confiance, &
bien-tôt il fe cachera de moi. Si je veux être complaisant, facile,
ou fermer les yeux , de quoi lui fert d'être fous ma garde ? Je ne
fais qu'autor'fer fon défordre , & foulager fa confcience aux dépens
de la mienne. Si je l'introduis dans le monde avec le feul projet
de l'inftruire , il s'inftruira plus que je ne veux. Si je l'en tiens
éloigné jufqu'à la fin, qu'aura-t-il appris de moi ? Tout, peut-être,
hors l'art le plus néceffaire k l'homme & au citoyen , qui eft de
lavoir vivre avec fes femblables. Si je donne à ces foins une uti-
lité trop éloignée, elle fera pour lui comme nulle, il ne fait cas
que du préfent; fi je me contente de lui fournir des amufemens,
quel bien lui fais-je ? Il s'amollit & ne s'inftruit point.
Rien de tout cela. Mon expédient feu! pourvoit à tout. Ton
cœur, dis-je, au jeune homme, a befoin d'une compagne : allons
chercher celle qui te convient; nous ne la trouverons pas aifénient,"
peut-être ; le vrai mérite eft toujours rare; mais ne nous preflbns,
ni ne nous rebutons point. Sans doute il en eft une, & nous la
trouverons à la fin , ou du moins celle qui en approche le plus.
Avec un projet fi flatteur pour lui, je l'introduis dans le monde;
qu'ai-je befoin d'en dire davantage ? Ne voyez - vous pas que j'ai
tout fait?
En lui peignant la maîtrcfie que je lui deftine , im.aginez fi je faurat
m'en faire écouter ; fi je faurai l,ui rendre agréables & chères les qua-
lités qu'il doit aimer ; fi je faurai difpofer tous fes fentimens h ce qu'il
doit rechercher ou fuir? Il faut que je fois le plus mal- adroit des
hommes, fi je ne le rends d'avance pafTionné fans favoir de qui. Il
n'importe que l'objet que je lui peindrai foit imaginaire ; il fuffit qu'il
le dégoûte de ceux qui pourroient le tenter ; il fuffit qu'il trouve par-
tout des comparaifons qui lui fafTent préférer fa chimère aux objets
réels qui le frapperont; & qu'eft-ce que le véritable amour lui-mê-
me, fi cen'eft chimère, menfonge, illufion? On aime bien plus l'i-
Traité de tÈduc. Tome IL O
io6 Traité
mage qu'on fe fait, que l'objet auquel on l'applique. Si l'on voyott
ce qu'on aime exaflement tel qu'il eft, il n'y auroit plus d'amour
fur la terre. Quand on cefTe d'aimer, la perfonne qu'on aimoit,
refte la même qu'auparavant , mais on ne la voit plus la même. Le
voile du preftige tombe, & l'amour s'évanouit. Or, en fourniffant
l'objet imaginaire, je fuis le maître des comparaifons , & j'empê-
che aifément l'illufion des objets réels.
Je ne veux pas pour cela qu'on trompe un jeune homme en lui
peignant un modèle de perfection qui ne puifle exifter; mais je
choifirai tellement les défauts de fa maîtrefTe, qu'ils lui convien-
nent, qu'ils lui plaifent , & qu'ils fervent à corriger les fiens. Je
ne veux pas non plus qu'on lui mente , en affirmant fau/Tement que
l'objet qu'on lui peint, exifte; mais s'il fe complaît k l'image, il
lui fouhaitera bientôt un original. Du fouhait k la fuppofition, le
trajet eft facile; c'eft l'affaire de quelques defcriptions adroites, qui,
fous des traits plus fenfibles , donneront à cet objet imaginaire un
plus grand air de vérité. Je voudrois aller jufqu'à la nommer; je
dirois en riant : appelions Sophie votre future maîtreffe : Sophie
eft un ncm de bon augure ; fi celle que vous choifirez ne le porte
pas, elle fera digne au moins de le porter; nous pouvons lui en
faire honneur d'avance. Après tous ces détails, fi, fans affirmer,
fans nier , on s'échappe par des défaites , fes foupçons fe changeront
en certitude ; il croira qu'on lui fait myftère de l'époufe qu'on lui
deftine , & qu'il la verra quand il fera temps. S'il en eft une fois
là , & qu'on ait bien choifi les traits qu'il faut lui montrer, tout
Je refte eft facile ; on peut l'expofer dans le monde prefque fans rif-
que ; défendez-le feulement de fes fens , fon cœur eft en sûreté. i
Mais, foit qu'il perfonnifie ou non le modèle que j'aurai fu
lui rendre aimable , ce modèle , s'il eft bien fait, ne l'attachera pas
moins k tout ce qui lui refTemble, & ne lui donnera pas moins
d'éloignement pour tout ce qui ne lui reflèmble pas , que s'il avoir
un objet réel. Quel avantage pour préferver fon cœur des dangers
auxquels fa perfonne doit être expofée, pour réprimer fes fens par
fon imagination, pour l'arracher fur- tout k ces donneufes d'éduca-
tion, qui la fo|nt payer fi cher & ne forment un jeune homme k
DE V ÉDUCATION. lOJ
la politefle qu'en lui ôtant toute honnêteté ! Sophie eft fi modefte !
De quel œil verra-t-il leurs avances ? Sophie a tant de fimplicité !
Comment aimera- t-il leurs airs ? Il y a trop loin de fes idées ï. fes
obfervations, pour que celles-ci lui foient jamais dangereufes.
Tous ceux qui parlent du gouvernement des enfans , fuivent les
mêmes préjugés & les mêmes maximes , parce qu'ils obfervent mal ,
& réfléchiflent plus mal encore. Ce n'eft ni par le tempérament,
ni par les fens que commence l'égarement de la jeunefTe ; c'eft
l'opinion. S'il étoit ici queftion des garçons qu'on élevé dans les
collèges, & des filles qu'on élevé dans les couvens, je ferois voir que
cela eft vrai , même h leur égard ; car les premières leçons que
prennent les uns & les autres , les feules qui fruftifient, font celles
du vice; & ce n'eft pas la nature qui les corrompt, c'eft l'exem-
ple : mais abandonnons les penfionnaires des collèges & des cou-
vens k leurs mauvaifes mœurs; elles feront toujours fans remède.
Je ne parle que de l'éducation domeftique. Prenez un jeune hom-
me élevé fagement dans la maifon de fon père en province , &;
l'examinez au moment qu'il arrive k Paris, ou qu'il entre dans Is
monde ; vous le trouverez penfant bien fur les chofes honnêtes ,
& ayant la volonté même auffi faine que la raifon. Vous lui trou-
verez du mépris pour le vice, & de l'horreur pour la débauche.
Au nom feul d'une proftituée , vous verrez dans fes yeux le fcan-
dale de l'innocence. Je foutiens qu'il n'y en a pas un qui pût fe
réfoudre à entrer feul dans les triftes demeures de ces malhcureu-
fes, quand même il_ en fauroit i'ufage , & qu'il en fentiroit le
befoin.
A fix mois de- là, confidérez de nouveau le même jeune hom-
me; vous ne le reconnoîtrez plus. Des propos libres, des maxi-
mes du haut ton, des airs dégagés le feroient prendre pour un au-
tre homme , fi fes plaifanteries fur fa première fimplicité , fa hon-
te, quand on la lui rappelle, ne montroient qu'il eft le même
& qu'il en rougit. O combien il s'eft formé dans peu de temps !
D'où vient un changement fi grand & (\ brufque? Du progrès du
tempérament? Son tempérament n'eùt-tl pas fait le même progrès
dans la maifon paternelle î Et sûrement il n'y eût pris ni ce ton ,
O ij
io8 Traité
ni ces maximes. Des premiers plaifirs des fens? Tout au contraire.
Quand on commence à s'y livrer, on eft craintif, inquiet, oq
fuit le grand jour & le bruit. Les premières voluptés font tou-
jours myftérieufes ; la pudeur les aflaifonne & les cache : la pre-
mière maîtreffe ne rend pas effronté , mais timide. Tout abforbé
dans un état fi nouveau pour lui , le jeune homme fe recueille pour
le goûter, & tremble toujours de le perdre. S'il eft bruyant, il
n'eft ni voluptueux ni tendre; tant qu'il fe vante, il n'a pas joui.
D'autres manières de penfer ont produit feules ces différen-
ces. Son cœur eft encore le même ; mais fes opinions ont changé.
Ses fentimens , plus lents h s'altérer, s'altéreront enfin par elles,
& c'eft alors feulement qu'il fera véritablement corrompu. A peine
eft-il entré dans le monde qu'il y prend une féconde éducation
toute oppofée à la première, par laquelle il apprend à méprifer ce
qu'il eftimoit , & à eftimer ce qu'il méprifoit : on lui fait regar-
der les leçons de fes parens & de fes maîtres, comme un jargon
pédantefque , & les devoirs qu'ils lui ont prêches , comme une mo-
rale puérile qu'on doit dédaigner étant grand. Il fe croit obligé
par honneur à changer de conduite ; il devient entreprenant fans
defirs , & fat par mauvaife honte. Il raille les bonnes mœurs avant
d'avoir pris du goût pour les mauvaifes , & fe pique de débauche
fans favoir être débauché. Je n'oublierai jamais l'aveu d'un jeune
Officier aux Gardes- Suiffes qui s'ennuyoit beaucoup des plaifirs
bruyans de fes camarades, & n'ofoit s'y refufer de peur d'être mo-
qué d'eux. » Je m'exerce à cela, difoit-il, comme k prendre du
» tabac malgré ma répugnance ; le goût viendra par l'habitude ; il
» ne faut pas toujours être enfant.
Ainsi donc c'eft bien moins de la fenfualité, que de la vanité
qu'il faut préferver un jeune homme entrant dans le monde ; il
cède plus aux penchans d'autrui qu'aux fiens , & l'amour- propre
fait plus de libertins que l'amour.
Cela pofé , je demande s'il en eft un fur la terre entière mieux
armé que le mien, contre tout ce qui peut attaquer fes mœurs,
fes fenumens, fes principes î S'il en eft un plus en état de réfifter
DE V ÉDUCATION. IO9
au torrent? Car, contre quelle féduâion n'eft-il pas en défenfe ?
Si fes defirs l'entraînent vers le fexe, il n'y trouve point ce qu'il
cherche, & fon cœur préoccupé le retient. Si fes fens l'agitent & le
preiïent, où trouvera- 1- il à les contenter? L'horreur de l'adultère
& de la débauche l'éloigné également des filles publiques & des
femmes mariées, & c'eft toujours par l'un de ces deux états que
commencent les défordres de la jeunefTe. Une fille à marier peut
être coquette : mais elle ne fera pas effrontée, elle n'ira pas fe jet-
ter à la tête d'un jeune homme qui peut l'époufer s'il la croit fa-
ge; d'ailleurs, elle aura quelqu'un pour la furveillcr. Emile de fon
côté ne fera pas tout-k-fait livré à lui - même : tous deux auront,
au moins, pour gardes , la crainte & la honte , inféparables des pre-
miers defirs ; ils ne paieront point tout d'un coup aux dernières
familiarités , & n'auront pas le temps d'y venir par degrés fans obf-
tacles. Pour s'y prendre autrement, il faut qu'il ait déjà pris leçon
de fes camarades, qu'il ait appris d'eux à fe moquer de fa retenue
à devenir infolent à leur imitation. Mais quel homme au monde
eft moins imitateur qu'Emile ? Quel homme fe mené moins par le
tonplaifant, que celui qui n'a point de préjugés & ne fait rien don-
ner k ceux des autres ? J'ai travaillé vingt ans k l'armer contre les
moqueurs, il leur faudra plus d'un jour pour en faire leur dupe;
car le ridicule n'eft k (ts yeux que la raifon des fots , fie rien ne
rend plus infenfible k la raillerie, que d'être au-delTus de l'opinion.
Au lieu de plaifanteries, il lui faut des raifons, & tant qu'il en fe-
ra-lk, je n'ai pas peur que de jeunes foux me l'enlèvent; j'ai pour
moi la confcience & la vérité. S'il faut que le préjugé s'y mêle,
un attachement de vingt ans eft auffî quelque chofe : on ne lui
fera jamais croire que je l'aie ennuyé de vaines leçons ; & dans un
cœur droit & fenfible, la voix d'un ami fidèle & vrai , faura bien
effacer les cris de vingt fédufleurs. Comme il n'eft alors queftion
que de lui montrer qu'ils le trompent, & qu'en feignant de le trai-
ter en homme, ils le traitent réellement en enfant; j'affl (fierai d'ê-
tre toujours fimple, mais grave fie clair dans mes raifonnemens,
afin qu'il fente que c'eft moi qui le traite en homme. Je lui dirai :
» vous voyez que votre feul intérêt, qui eft le mien , dicte mes
» diicours, je n'en peux avoir aucun autre ; mais pourquoi ces
ïio Traité
»> jeunes gens veulent-ils vous perfuaderî C'eft qu'ils veulent vous
» féduire ; ils ne vous aiment point, ils ne prennent aucun intérêt
» à vous ; ils ont pour tout motif, un dépit fecret de voir que vous
» valez mieux qu'eux; ils veulent vous rabaiflèr à leur petite me-
» fure , & ne vous reprochent de vous laiflèr gouverner , qu'afin
» de vous gouverner eux-mêmes. Pcuvez-vous croire qu'il y eût
» k gagner pour vous dans ce changement? Leur fageffe eft - elle
>3 donc fi fupérieure , & leur attachement d'un jour efl-il plus fort
» que le mien ? Pour donner quelque poids à leur raillerie , il
» faudroit en pouvoir donner à leur autorité, & quelle expérience
» ont-ils pour élever leurs maximes au-deflus des nôtres? ils n'ont
» fait qu'imiter d'autres étourdis, comme ils veulent être imités à
V leur tour. Pour fe mettre au-defTus des prétendus préjugés de
» leurs pères , ils s'afferviflent à ceux de leurs camarades ; je ne
» vois point ce qu'ils gagnent à cela, mais je vois qu'ils y perdent
» sûrement deux grands avantages; celui de l'afFedion paternelle,
» dont les confeils font tendres & fîncères, & celui de l'expérience
3» qui fait juger de ce que l'on connoît ; car les pères ont été enr
» fans, & les enfans n'ont pas été pères.
» Mais les croyez-vous fmcères au moins dans leurs folles maxi-
55 mes ? Pas même cela , cher Emile ; iis fe trompent pour vous
}) tromper, ils ne font point d'accords avec eux-mêmes. Leur cœur
« les dément fans ceflè, & fouvent leur bouche les contredit. Tel
» d'entre eux tourne en dérilîon tout ce qui eft honnête, qui fe-
:> roit au défefpoir que fa femme pensât comme lui. Tel autre
3) pouffera cette indifférence de mœurs , jufqu'à celles de la femme
}^ qu'il n'a point encore, ou pour comble d'infamie, à celles de
j> la femme qu'il a déjà; mais allez plus loin , parlez-lui de fa mè-
» re, & voyez s'il paffera volontiers pour être un enfant d'adultère
« & le fils d'une femme de mauvaife vie, pour prendre h faux le
>) nom d'une famille, pour en voler le patrimoine à l'héritier na-
» turel , enfin s'il fe laiffera patiemment traiter de bâtard. Qui
» d'entre eux voudra qu'on rende k fa fille le déshonneur dont il
» couvre celle d'autrui ? Il n'y en a pas un qui n'attentât même à
3> votre vie, fi vous adoptiez avec lui, dans la pratique, tous Us
DE L' Éducation. m
f> principes qu'il s'efforce de vous donner. C'eft ainfi qu'ils déce-
» lent enfin leur inconféquence , & qu'on fent qu'aucun d'eux ne
» croit ce qu'il dit. Voilà des raifons, cher Emile; pefez les leurs,
» s'ils en ont, & comparez. Si je voulois ufer comme eux de mé-
» pris & de raillerie, vous les verriez prêter le flanc au ridicule,
» autant, peut-être, & plus que moi. Mais je n'ai pas peur d'un
» examen férieux. Le triomphe des moqueurs efl de courte du-
» rée ; la vérité demeure, & leur rire infenfé s'évanouit.
Vous n'imaginez pas comment b vingt ans Emile peut être do-
cile ? Que nous penfons différemment! Moi, je ne conçois pas
comment il a pu l'être à dix; car quelle prife avois-je fur lui k
C€t âge ? Il m'a fallu quinze ans de foins pour me ménager cette
prife. Je ne l'élevois pas alors, je le préparois pour être élevé ; il
l'cft maintenant affez pour être docile, il reconnoît la voix de
l'amitié, & il fait obéir k la raifon. Je lui laifîe, il eft vrai , l'ap-
parence de l'indépendance; mais jamais il ne me fut mieux affujet-
ti : car il l'eft, parce qu'il veut l'être. Tant que je n'ai pu me
rendre maître de fa volonté, je le fuis demeuré de fa perfonne;
je ne le quittois pas d'un pas. Maintenant je le laifle quelquefois
k lui-même, parce que je le gouverne toujours. En le quittant je
l'embraffe , & je lui dis d'un air affuré : Emile, je te confie k mon
ami , je te livre k fon cœur honnête ; c'eft lui qui me répondra
de toi.
Ce n'eft pas l'affaire d'un moment de corrompre des affecflions
faines qui n'ont reçu nulle altération précédente, & d'effjcer des
principes dérivés immédiatement des premières lumières de la rai-
fon. Si quelque changement s'y fait durant mon abfence, elle ne
fera jamais a/lez longue; il ne faura jamais affez bien fè cacher de
moi , pour que je n'apperçoive pas le danger avant le mal , que je
ne fois pas k temps d'y porter remède. Comme on ne fe déprave
pas tout d'un coup , on n'apprend pas tout d'un coup k diflimu-
1er; & fi jamais homme eft mal- adroit en cet art, c'eft Emile,
qui n'eut de fa vie une feule occafion d'en ufer.
Par ces foins, & d'autres femblables , je le crois fi bieo ga-
lia Traité
ranri des objets étrangers & des maximes vulgaires , que j'aime-
rois mieux le voir au milieu de la plus mauvaife fociété de Paris,
que feul dans fa chambre ou dans un parc , livré à toute l'inquié-
tude de fon âge. On a beau faire ; de tous les ennemis qui peu-
vent attaquer un jeune homme , le plus dangereux & le feul qu'on
peut écarter, c'eft lui-même : cet ennemi, pourtant, n'eft dange-
reux que par notre faute; car, comme je l'ai dit mille fois, c'eft
par la feule imagination que s'éveillent les fens. Leur befoin pro-
prement n'eft point un befoin phyfique ; il n'eft pas vrai que ce
fbit un vrai befoin. Si jamais objet lafcif n'eût frappé nos yeux ,
£i jamais idée déshonnéte ne fût entrée dans notre efprit, jamais,
peut-être, ce prétendu befoin ne fe fût fait fentir à nous, & nous
ferions demeurés chaftes fans tentations , fans efforts & fans méri-
te. On ne fait pas quelles fermentations fourdes certaines fituations,
& certains fpeftacles excitent dans le fang de la jeuneffe, fans qu'elle
fâche démêler elle-même la caufe de cette première inquiétude,
qui n'eft pas facile à calmer, & qui ne tarde pas à renaître. Pour
moi, plus je réfléchis k cette importante crife & k fes caufes pro-
chaines ou éloignées, plus je me perfuade qu'un folitaire élevé dans
un défert fans livres, fans inftruftions & fans femmes, y mour-
roit vierge à quelque âge qu'il fût parvenu.
Mais il n'eft pas ici queftion d'un fàuvage de cette efpèce. En
élevant un homme parmi (es femblables , & pour la fociété , il eft
impoflible, il n'eft pas même à propos, de le nourrir toujours dans
cette falutaire ignorance ; & ce qu'il y a de pis pour la fagefTe, eft
d'être favant k demi. Le fouvenir des objets qui nous ont frappés,
les idées que nous avons acquifes , nous fuivent dans la retraite,
la peuplent, malgré nous, d'images plus féduifantes que les objets
mêmes, & rendent la foiitude auffi funefte à celui qui les y por-
te, qu'elle eft utile à celui qui s'y maintient toujours feul.
Veillez donc avec foin fur le jeune homme, il pourra fe ga-
rantir de tout le refte ; mais c'eft k vous de le garantir de lui. Ne le
laiffez feul ni jouriii nuit; couchez, tout au moins, dans fa cham-
bre. Défiez-vous de l'inftinâ fi - tôt que vous ne vous y bornez
plus ; il eft bon tant qu'il agit feul , il eft fufpefl dès qu'il fe mêle
aux
DE r È D U C A T 1 O N. n»
aux inftitutions des hommes; il ne faut pas le détruire, il faut le
régler, & cela peut-être eft plus difficile que de l'anéantir. Il fe_
roit très-dangereux qu'il apprit a votre élevé à donner le change à
fes fens, & fuppiéer.aux occafions de les fatisfaire ; s'il connoît une
fois ce dangereux fupplément, il eft perdu. Dès-lors il aura tou-
iours le corps & le cœur énervés, il portera jufqu'au tombeau les
triftes effets de cette habitude, la plus funefte à laquelle un jeune
homme puiflè être afTujctti. Sans doute il vaudroit mieux encore
Si les fureurs d'un tempérament ardent deviennent invincibles
mon cher Emile , je te plains ; mais je ne balancerai pas un mo-
ment, je ne fouffrirai point que la fin de la nature foit éludée. S'il
faut qu'un tyran te fubjugue, je te livre par préférence h celui
dont je peux te délivrer; quoi qu'il arrive, je t'arracherai plus ai-
fément aux femmes qu'à toi.
Jusqu'à vingt ans le corps croît, il a befoin de toute fa fubf-
tance; la continence eft alors dans l'ordre de la nature , & l'on n'y
manque guères qu'aux dépens de fa conftitution. Depuis vingt anr
la continence eft un devoir de morale ; elle importe pour apprendre
k régner fur foi-méme, à refter le maître de fes appétits, mais
les devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs
règles. Quand la foiblelFe humaine rend une alternative inévitable
de deux maux préférons le moindre ; en tout état de caufe , il vaut
mieux commettre une faute que de contrafler un vice.
Sou VENEZ-VOUS que ce n'eft plus de mon élevé que je parle
ici, c'eft du vôtre. Sespafllons que vous avez 1 ai (Té fermenter vous fub-
juguent; cedcz-leurdoncouvertement, & fans lui déguifer faviéloire.
Si vous favez la lui montrer dans fon jour, il en fera moins fier
que honteux, & vous vous ménagerez le droit de le guider durant
fou égarement , pour lui faire , au moins, éviter les précipices. Il
importe que le difciple ne faffe rien que le miitre ne le fâche tz ne
le veuille, pas même ce qui eft mal; & il vaut ctnt fois mieux
que le gouverneur approuve une faute &: fe trompe, que s'il étoit
trompé par fon élève, & que la faute fe fit f;.ns qu'il en sût rien.
Qui croit devoir fermer les yeux fur quelque chofe, fe voit bien-
tôt forcé de les fermer fur tout ; le premier abus toléré en amène
Truite de tEduc. Tome IL P
114 Traité
un autre , & cette chaîne ne finit plus qu'au renverfement de tout
ordre & au mépris de toute loi.
Une autre erreur que j'ai déjà combattue, mais qui ne fortira
jamais des petits efprits , c'eft d'affeder toujours la dignité magiftra-
le, & de vouloir pafler pour un homme parfait dans l'efprit de fon
difciple. Cette méthode eft à contre- fens. Comment ne voient- ils
pas qu'en voulant affermir leur autorité ils la détruifent , que , pour
faire écouter ce qu'on dit, il faut fe mettre à la place de ceux k
qui l'on s'adrefTe, & qu'il faut être homme pour favoir parler au
cœur humain î Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne perfuadent ;
on fe dit toujours qu'il leur eft bien aifé de combattre des paflîons
qu'ils ne fentent pas. Montrez vos foiblelTes k votre élevé , fi vous
voulez le guérir des fiennes ; qu'il voye en vous les mêmes com-
bats qu'il éprouve , qu'il apprenne à fe vaincre k votre exemple ,
& qu'il ne dife pas comme les autres : Ces vieillards, dépités de
n'être plus jeunes, veulent traiter les jeunes gens en vieillards, & parce
que tous leurs defirs font éteints , ils nous font un crime des nôtres.
Montagne dit qu'il demandoit un jour au Seigneur de Lan-
gey combien de fois, dans fes négociations d'Allemagne, il s'éioit
enivré pour le fervice du Roi. Je demanderois volontiers au gou-
verneur de certain jeune homme combien de fois il eft entré dans
un mauvais lieu pour le fervice de fon élevé. Combien de fois ? Je
me trompe. Si la première n'ôte k jamais au libertin le defir d'y
rentrer, s'il n'en rapporte le repentir & la honte, s'il ne verfe dans
votre fein des torrens de larmes, quittez-le k l'inftant ; il n'eft qu'un
monftre, ou vous n'êtes qu'un imbécille; vous ne lui fervirez jamais
k rien. Mais lailTons ces expédiens extrêmes aulfi triftes que dan-
gereux , & qui n'ont aucun rapport k notre éducation.
Que de précautions k prendre avec un jeune homme bien né,
avant que de l'expofer au fcandale des mœurs du fiècle ! Ces pré-
cautions font pénibles, mais elles font indilpenfables ; c'eft la né-
gligence en ce point qui perd route la jeunefTe; c'eft par le défor-
dre du premier âge que les hommes dégénèrent , & qu'on les voit
devenir ce qu'ils font aujourd'hui. Vils & lâches dans leurs vices
DE V È D U C A T I O N. IIJ
mêmes, ils n'ont que de petites âmes, parce que leurs corps ufés
ont été corrompus de bonne heure; à peine leur refte-t-il afTcz de
vie pour fe mouvoir. Leurs fubtiles penfées marquent des efprits
fans étoffe , ils ne fàvent rien fentir de grand & de noble ; ils n'ont
ni fimplicité ni vigueur. Abjefls en toutes chofes , & baiïement
médians , ils ne font que vains , fripons , faux ; ils n'ont pas mê-
me affez de courage pour être d'illuftres fcélérats. Tels font lej
méprifables hommes que forme la crapule de la jeuneffe ; s'il s'en
trouvoitun feul qui sût être tempérant & fobre , qui sût , su milieu
d'eux, préferver fon cœur, fon fang, fes mœurs de la contagion de
l'exemple, à trente ans il écraferoit tous ces infectes, & devien-
droit leur maître avec moins de peine qu'il n'en eut à relier le fien.
Pour peu que la nailTance ou la fortune eût fait pour Emile,
il feroit cet homme s'il vouloit l'être; mais il les mépriferoit trop
pour daigner les affervir. Voyons-le maintenant au milieu d'eux
entrant dans le monde, non pour y primer, mais pour le con-
noître , & pour y trouver une compagne digne de lui.
Dans quelque rang qu'il puifTe être né, d.ins quelque fociétd
qu'il commence h s'introduire, fon début fera fimple & fans éclat;
à Dieu ne plaife qu'il foit affez malheureux pour y briller : les
qualités qui frappent au premier coup d'œil, ne font pas les flen-
nes , il ne les a ni ne les veut avoir. Il met trop peu de prix aux
jugemens des hommes pour en mettre k leurs préjugés , & ne fe
foucie point qu'on l'eftime avant que de le connoître. Sa manière
de fe préfenter n'eft ni modelle ni vaine, elle efl naturelle & vraie;
il ne connoît ni gêne , ni déguifemcnt , & il ell au milieu d'un
cercle, ce qu'il cft feul & fans témoin. S^ra-t-il pour cela grof-
fier , dédaigneux , fans attention pour perfonne ? Tout au contrai-
re ; fi feul il ne compte pas pour rien les autres hommes , pour-
quoi les compteroit-il pour rien, vivant avec eux? Il ne les pré-
fère point à lui dans fcs manières, parce qu'il ne les préfère pas
h lui dans fon cœur ; mais il ne leur montre pas , non plus , une
indifférence qu'il eft bien éloigné d'avoir : s'il n'a pas les formu-
les de la politelTe, il a les foins de l'humanité. Il n'aime h voir
foufFrir perfonne, il n'offrira pas fa place h un autre par fimagrce
P ij
ii6 Traité
mais il la lui cédera volontiers par bonté ; fi , le voyant oublié ,
il juge que cet oubli le mortifie ; car , il en coûtera moins k mon
jeune homme de refter debout volontairement, que de voir l'autre
y refter par force.
Quoiqu'en général Emile n'eftime pas les hommes , il ne leur
montrera point de mépris , parce qu'il les plaint & s'attendrit fijr
eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels , il leur laifle
les biens de l'opinion dont ils fe contentent, de peur que les leur
étant à pure perte, il ne les rendît plus malheureux qu'auparavant.
Il n'eft donc point difputeur , ni contredifant ; il n'eft pas, non
plus , complaifant & flatteur ; il dit fon avis fans combattre celui
de perfonne, parce qu'il aime la liberté par-deffiis toute chofe, &
que la franchife en eft un des plus beaux droits.
Il parle peu parce qu'il ne fe foucie guères qu'on s'occupe de
lui ; par la même raifon , il ne dit que des chofes utiles : autre-
ment, qu'eft-ce qui l'engageroit à parler? Emile eft trop inftruit
pour être jamais babillard. Le grand caquet vient néceiïairement ,
ou de la prétention k l'efprit, dont je parlerai ci- après , ou du
prix qu'on donne à des bagatelles, dont on croit fortement que
les autres font autant de cas que nous. Celui qui connoît aflez de
chofes, pour donner k toutes leur véritable prix, ne parle jamais
trop; car il fait apprécier auflî l'attention qu'on lui donne, & l'in-
térêt qu'on peut prendre k fes difcours. Généralement les gens qui
favent peu , parlent beaucoup , & les gens qui favent beaucoup ,
parlent peu : il eft fimple qu'un ignorant trouve important tout
ce qu'il fait, & le dife k tout le monde. Mais un homme inftruit
n'ouvre pas aifémentfon répertoire : il auroit trop k dire, & il voit
encore plus k dire après lui ; il fe tait.
Loin de choquer les manières des autres, Emile s'y confor-
me affez volontiers; non pour paroître inftruit des ufages, ni pour
afFeder les airs d'un homme poli ; mais , au contraire , de peur
qu'on ne le diftingue, pour éviter d'être apperçu ; & jamais il n'eft
plus k fon ûife, que quand on ne prend pas garde k lui.
Quoiqu'entrant dans le monde, il en ignore abfolument
DE r ÉDUCATION. II7
les manières : il n'eft pas pour cela timide & craintif; s'il fe dé-
robe, ce n'eft point par embarras; c'eft que, pour bien voir, il
faut n'être pas vu : car ce qu'on penfe de lui , ne l'inquiette guè-
res , & le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait qu'é-
tant toujours tranquille & de fang-froid, il ne fe trouble point
parla mauvaife honte. Soit qu'on le regarde ou non, il fait tou-
jours de fon mieux ce qu'il fait ; & toujours tout à lui pour bien
obferver les autres , il fàifît les ufages avec une aifance que ne peu-
vent avoir les efclaves de l'opinion. On peut dire qu'il prend plu-
tôt l'ufage du monde, précifément parce qu'il en fait peu de cas.
Ne vous trompez pas, cependant, fur fa contenance, & n'allez
pas la comparer à celle de vos jeunes agréables. Il eft ferme &
non fuffifant; fes manières font libres & non dédaigneufes : l'air
infolent n'appartient qu'aux efclaves , l'indépendance n'a rien d'af-
fefté. Je n'ai jamais vu d'homme ayant de la fierté dans l'ame, en
montrer dans fon maintien : cette affectation eft bien plus propre
aux âmes viles & vaines, qui ne peuvent en impofer que par-la.
Je lis dans un livre, qu'un étranger fe préfentant un jour dans la
falle du fameux Marcel , celui-ci lui demanda de quel pays il étoit.
Je fuis Anglais y répondit l'étranger. Vous, Anglais? Réplique le
danfeur; vous Jerie^ de cette IJle où les Citoyens ont part à Vad-
minijîration publique , & font une portion de l^ puijjlince fouverai-
«< ( zz ) ! Non, Monficur ; ce front buijfé y ce regard timide , cettt
démarche incertaine ne m^ annoncent que l'efdivc titré d'un Électeur,
Je ne fais fi ce jugement montre une grande connoiffance du
vrai rapport qui eft entre le caraâère d'un homme & fon extérieur.
Pour moi qui n'ai pas l'honneur d'être maître \ danfer , j'aurois
penfé tout le contraire. J'aurois dit : Cet Anglais n'efl pas courti-
( î2 ") Comme s'il y avoir des Ci- loi^es, enontddiia'urtf l'idJe, au point
toyens qui ne fulTent pas membres de la qu'on n'y conçoit plus rien. Un homme
Cité, &quin'euflentpas, comme tels, qui vient de m'écrire beaucoup de bê.
part à l'autoritd fouveraine. Mais les tifes contre la nouvelle Héloïle , à or-
François ayant jugd à propos d'ufur- né fa fignature du titre de Choyai de
per ce rerpeftable nom de Citoyens , Paimbeuf^ & a cru me faire une ex-
dû jadis aux membres des Cités Gau- celknte plaifanicrie.
îi8 Traité
fan; je n'ai jamais ouï dire que les courtifans eujjent îefronthaijfèf
& la. démarche incertaine : un homme timide che:^ un danfeur , pour'
voit bien ne titre pas dans la Chambre des Communes. Afllirément
ce Marcel-la doit prendre fes compatriotes pour autant deRomaiDs!
Quand on aime on veut être aimé ; Emile aime les hommes,"
il veut donc leur plaire. A plus forte raifon, il veut plaire aux
femmes. Son âge , fes mœurs, fon projet, tout concourt à nourrir
en lui ce defir. Je dis fes mœurs , car elles y font beaucoup ; les
hommes qui en ont, font les vrais adorateurs des femmes. Ils n'ont
pas, comme les autres, je ne fais quel jargon moqueur de galan-
terie, mais ils ont un empreffement plus vrai, plus tendre & qui
part du cœur. Je connoîtrois , près d'une jeune femme, un homme
qui a des mœurs & qui commande à la nature , entre cent mille
débauchés. Jugez de ce que doit être Emile avec un tempérament
tout neuf, & tant de raifons d'y réfifter ! Pour auprès d'elles , je
crois qu'il fera quelquefois timide & embarraiïé ; mais sûrement
cet embarras ne leur déplaira pas , & les moins friponnes n'auront
encore que trop fouvent l'art d'en jouir & de l'augmenter. Au
refle, fon empreflement changera fenfiblement de forme félon les
états. Il fera plus modefte & plus refpeflueux pour les femmes ,
plus vif fk. plus tendre auprès des filles à marier. Il ne perd point
de vue l'objet de fes recherches , & c'eft toujours à ce qui les lui
rappelle , qu'il marque le plus d'attention.
Personne ne fera plus exaâ k tous les égards fondés fur l'or-
dre de la nature, & même fur le bon ordre de la fociété; mais les
premiers feront toujours préférés aux autres , & il refpeftera da-
vantage un particulier plus vieux que lui, qu'un Magiftrat de fon
âge. Étant donc, pour l'ordinaire, un des plus jeunes des fociétés
où il {è trouvera , il fera toujours un des plus modeftes , non par
la vanité de paroître humble, mais par unfentiment naturel & fondé
fur la raifon. Il n'aura point l'impertinent favoir-vivre d'un jeune
fat, qui, pour amufcr la compagnie, parle plus haut que les fa-
ges , & coupe la parole aux anciens : il n'autorifera point , pour
fa part, la réponfe d'un vieux Gentilhomme à Louis XV , qui lui
(îemandoit lequel il préféroit de fon fiècle, ou de celui-ci. Slrc ,
D "E r É D U C A T I O N. I ip
j^ai pajfé ma jeunejfc à refpecler les vieillards , & il faut qut je
pajfc ma vieilleJPe à refpecler les enfans.
Ayant une ame tendre & fenfible , mais n'appréciant rien fur
le taux de l'opinion, quoiqu'il aime à plaire aux autres, il fe fou-
ciera peu d'en être confidérd. D'où il fuit qu'il fera plus afFeclueux
que poli, qu'il n'aura jamais d'airs ni de fafte, & qu'il fera plus tou-
ché d'une carefle, que de mille éloges. Par les mêmes raifons , il ne
négligera ni fes manières , ni fon maintien, il pourra même avoir
quelque recherche dans fa parure, non pour paroitre un homme
de goût, mais pour rendre fa figure plus agréable; il n'aura point
recours au cadre doré, & jamais l'enfeigne de la richeffe ne fouil-
lera fon ajuflement.
On voit que tout cela n'exige point de ma part un étalage de
préceptes , & n'eft qu'un effet de la première éducation. On nous
fait un grand myftère de l'ulage du monde, comme fi dans l'âge
où l'on prend cet ufage , on ne le prenoit pas naturellement , &
comme fi ce n'étoit pas dans un cœur honnête qu'il faut chercher
fes premières loix ! La véritable politefiè confifte à marquer de la
bienveillance aux hommes; elle fe montre fans peine quand on en
a ; c'eft pour celui qui n'en a pas , qu'on efl forcé de réduire en
art fes apparences.
Le plus malheureux effet de la politejfe d" ufage , ejî d'enfeigner *
l'art de fe pajfer des vertus qu'elle imite. Q^LÛon nous infpire , dans
r éducation, l humanité 6f la bienfuijance , nous aurons la politeffe ,
ou nous n'en aurons plus befoin.
Si nous n'avons pas celle qui sdnnonce par les grâces, nous au-
rons celle qui annonce t honnête homme & le citoyen ; nous n'' aurons
pas befoin de recourir à la faujfeté.
Au lieu d'être artificieux pour plaire , il fuffira d'être bon; au
lieu d'être faux pour flatter les foiblejfes des autres , il fuffira d'ê-
tre indulgent.
Ceux avec qui fon aura de tels procédés, n'en /iront ni énor-
120 Traité
gueillis , ni Corrompus; ils ncn feront que reconnoijfans , & en de-
viendront meilleurs ( 2, 3 ) •
Il me femble que, fi quelque éducation doit produire l'efpèce
de politefle qu'exige ici M. Duclos , c'eft celle dont j'ai tracé le
plan jufqu'ici.
Je conviens pourtant qu'avec des maximes fî différentes , Emile
ne fera point comme tout le monde, & Dieu le préferve de l'être
jamais ; mais en ce qu'il fera différent des autres , il ne fera ni fâ-
cheux, ni ridicule ; la différence fera fenfible fans être incommode.
Emile fera, fî l'on veut, un aimable étranger. D'abord on lui par-
donnera fes fmgularités, en difant : il Je formera. Dans la fuite on
fera tout accoutumé à fes manières , & voyant qu'il n'en change
pas, on les lui pardonnera encore, en difant : il eflfait ainfi.
Il ne fera point fêté comme un homme aimable, mais on l'ai-
mera fans favoir pourquoi ; perfonne ne vantera fon efprit , mais on
le prendra volontiers pour juge entre les gens d'efprit;le fien fera
net & borné , il aura le fens droit, & le jugement fain. Ne courant
jamais après les idées neuves, il ne fauroit fe piquer d'efprit. Je lui
ai fait fentir que toutes les idées falutaires & vraiment utiles aux
hommes ont été les premières connues, qu'elles font de tout temps
les feuls vrais liens de la fociété, & qu'il ne refle aux efprits tranf-
cendans qu'à fe diflinguer par des idées pernicieufes & funefles au
genre humain. Cette manière de fe faire admirer ne le touche guè-
res : il fait où il doit trouver le bonheur de fa vie , & en quoi il peut
contribuer au bonheur d'autrui. La fphère de fes connoifTances ne
s'étend pas plus loin que ce qui eft profitable. Sa route efl étroite
& bien marquée; n'étant point tenté d'en fortir, il refle confondu
avec ceux qui la fuivent , il ne veut ni s'égarer , ni briller. Emile
efl un homme de bon fens , & ne veut pas être autre chofe : on
aura beau vouloir l'injurier par ce titre, il s'en tiendra toujours
honoré.
Quoique le defir de plaire ne le laiffe plus abfolument indif-
férent
(23) Confiddiations fur les mœurs de ce fiùc.'e , par M. Duclos , p. 65.
DE r È D V C'A T I O N. 121
fërent fur l'opinion d'aiitrui , il ne prendra de carte opinion que ce
qui fe rapporte immédiatement 2 fa perfonne, làns fe foucier des
appréciations arbitraires , qui n'ont de loi que la mode ou les pré-
jugés. Il aura l'orgueil de vouloir bien faire tout ce qu'il fait,
même de le vouloir faire mieux qu'un autre. A la courfe il vou-
dra être le plus léger, k la lutte le plus fort, au travail le plus ha-
bile, aux jeux d'adrefle le plus adroit; mais il recherchera peu les
avantages qui ne font pas clairs par eux-mêmes, & qui ont befoin
d'être confiâtes par le jugement d'autrui , comme d'avoir plus d'ef-
prit qu'un autre , & de parler mieux , d'être plus favant, &c. encore
moins ceux qui ne tiennent point du tout k la perfonne , comme
d'être d'une plus grande naiffance , d'être eftimé plus riche, plus
en crédit, plus confidéré, d'en ihipofer par un plus grand fafle.
Aimant les hommes parce qu'ils font fes femblables, il aimera
fur-tout ceux qui lui reflemblent le plus, parce qu'il fe fèntira bon,
& jugeant de cette reflembiance par la conformité des goûts dans
les chofes morales, dans tout ce qui tient au bon caraâère, il fera
fort aife d'être approuvé. Il ne fe dira pas précifément , je me ré-
jouis parce qu'on m'approuve : mais, je me réjouis parce qu'on ap-
prouve ce que j'ai fait de bien; je me rejouis de ce que les gens
qui m'honorent fè font honneur; tant qu'ils jugeront aulïï faine-
ment , il fera beau d'obtenir leur eftime.
Étudiant les hommes par leurs mœurs dans le monde, com-
me il les étudioit ci devant par leurs paflions dans l'Hiftoire, il au-
ra fouvent lieu de réfléchir fur ce qui flatte ou choque le cœur hu-
main. Le voilà philofophant fur les principes du goût, & voilà l'é-
tude qui lui convient durant cette époque.
Plus on va chercher loin les définitions du goût, & plus on
s'égare ; le goût n'ell que la faculté de juger de ce qui plaît ou dé-
plaît au plus grand nombre. Sortez de- là, vous ne favez plus ce
que c'cft que le goût. Il ne s'enfuit pas qu'il y ait plus de gens de
goût que d'autres ; car bien que la pluralité juge fainement de cha-
que objet, il y a peu d'hommes qui jugent comme elle fur tous;
&bien que le concours des goûts les plus généraux fafle le bon goût.
Traité de FÊduc. Tome II. Q
122 T R A 1 TÉ
il y a peu de gens de goût; de même qu'il y a peu de belles per-
fonnes, quoique l'afTemblage des traits les plus communs fafle la
beauté.
Il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de ce qu'on aime parce
qu'il nous eft utile, ni de ce qu'on hait parce qu'il nous nuit. Le
goût ne s'exerce que fur les chofes indifférentes, ou d'un intérêt
d'amufement, tout au plus, & non fur celles qui tiennent à nos
befoins ; pour juger de celles-ci , le goût n'eft pas néceflaire , le feul
appétit fuffit. Voilà ce qui rend fi difficiles, &, ce femble , fi ar-
bitraires, les pures décifions du goût ; car hors l'inflinél qui le dé-
termine, on ne voit plus la raifon de ces décifions. On doit diflin-
guer encore fes loix dans les choies morales , & fes loix dans les
chofes phyfiques. Dans celles-ci, les principes de goût femblent
abfolument inexpliquables; mais il importe d'obferver qu'il entre
du moral dans tout ce qui tient à l'imitation (14.) : ainfi l'on ex-
plique des beautés qui paroiffent phyfiques, & qui ne le font réel-
lement point. J'ajouterai que le goût a des règles locales, qui le
rendent en mille chofes dépendant des climats, des mœurs, du
gouvernement , des chofes d'inflitution ; qu'il en a d'autres qui tien-
nent à l'âge, au fèxe, au caradère, & que c'eil en ce fens qu'il ne
faut pas difputer des goûts.
Le goût efl naturel à tous les hommes; mais ils ne l'ont pas
tous en même mefure , il ne fè développe pas dans tous au même
degré , & dans tous il efl fujet à s'altérer par diveffes caufes. La me-
fure du goût qu'on peut avoir, dépend de la fenfibilité qu'on a re-
çue; fa culture & fa forme dépendent des fociétés où l'on a vécu.
Premièrement, il faut vivre dans des fociétés nombreufes pour faire
beaucoup de comparaifons : fecondement, il faut des fociétés d'a-
mufement & d'oifiveté; cardans celles d'affaires on a pour règle, non
le plaifîr, mais l'intérêt : en troifiéme lieu, il faut des fociétés où
l'inégalité ne foit pas trop grande , où la tyrannie de l'opinion foit
modérée, & où règne la volupté plus que la vanité; car dans le
(24') Cela eft prouvé dans un elTai fur h principe de la we'MV , qu'on tiou-
veta dans le recueil de mes écrits.
DE r Éducation.
1^3
cas contraire la mode éroufîè le goût, & l'on ne cherche plus es
qui plaît , mais ce qui diftingue.
Dans ce dernier cas il n'eft plus vrai que le bon goût eft celui
du plus grand nombre. Pourquoi cela? Parce que l'objet change.
Alors la m,iltitude n'a plus de jugement à elle, elle ne juge plut que
d'après ceux qu'elle croit plus éclairés qu'elle; elle approuve , non
ce qui eft bien, mais ce qu'ils ont approuvé. Dans tous les temps,
faites que chaque homme ait fon propre fentiment; & ce qui eft le
plus agréable en foi aura toujours la pluralité des fufFrages.
Les hommes dans leurs travaux ne font rien de beau que par
imitation. Tous les vrais modèles du goût font dans la nature. Plus
nous nous éloignons du maître, plus nos tableaux font défigurés.
C'eft alors des objets que nous aimons que nous tirons nos modè-
les ; & le beau de fantaifie , fujetau caprice & \ l'autorité , n'eft plus
rien que ce qui plait à ceux qui nous guident.
Ceux qui nous guident font les artiftes , les grands , les riches;
& ce qui les guide eux-mêmes, eft leur intérêt ou leur vanité :
ceux-ci , pour étaler leur richefte, & les autres, pour en profiter,
cherchent , à l'envi , de nouveaux moyens de dépenfe. Par -là le
grand luxe établit fon empire, & fait aimer ce qui eft difficile Ce
coûteux ; alors le prétendu beau , loin d'imiter la nature, n'eft
tel qu'à force de la contrarier. Voilà comment le luxe & le mau-
vais goût ibnt inféparables. Par- tout où le goût eft difpendieux , il
eft faux.
C'est fur tout dans le commerce des deux fexes que le goût,
bon ou mauvais, prend fa forme ; fa culture eft un efîèt néccfTaire
de l'objet de cette fociété. Mais quand la facilité de jouir attiédit
le defir de plaire , le goût doit dégénérer; & c'cft-là, ce me fcm-
ble, une autre raifon des plus fenlîbles , pourquoi le bon goût tient
aux bonnes mœurs.
Consultez le goût des femmes dans les chofes phyfiques , i:
qui tiennent au jugement des fens ; celui des hommes dins les
chofes morales, & qui dépendent plus de l'entendement. Quand
Q ij
124 Traité
les femmes feront ce qu'elles doivent être , elles fe borneront aux
chofes de leur compétence , & jugeront toujours bien ; mais de-
puis qu'elles fe font établies les arbitres de la Littérature, depuis
qu'elles fe font mifes à juger les livres & à en faire à toute force ,
elles ne fe connoifFent plus h rien. Les auteurs qui confultent les
favantes fur leurs ouvrages, font toujours sûrs d'être mal confeillés;
les galans qui les confultent fur leur parure, font toujours ridicule-
ment mis. J'aurai bien-tôt occafion de parler des vrais talens de ce
fexe, de la manière de les cultiver, & des chofes fur lefquelles fes
déciflons doivent alors être écoutées.
Voila les confidérations élémentaires que je pofèrai pour prin-
cipes en raifonnant avec mon Emile fur une matière qui ne lui eft
rien moins qu'indifférente dans la circonftance où il fe trouve, &
dans la recherche dont il eft occupé ; & à qui doit-elle être in-
différente î La connoilTance de ce qui peut être agréable ou défa-
gréable aux hommes, n'eft pas feulement néceffaire à celui qui a
befoin d'eux, mais encore à celui qui veut leur être utile; il im-
porte même de leur plaire pour les fervir; & l'art d'écrire n'eft
rien moins qu'une étude oifeufe, quand on l'emploie à faire écou-
ter la vérité.
Si, pour cultiver le goût de mon difciple , j'avois k choifîr en-
tre des pays où cette culture eft encore à naître, & d'autres où
• elle auroit déjà dégénéré, je fuivrois l'ordre rétrograde, je com-
mencerois fa tournée par ces derniers , & je finirois par les pre-
miers.
La raifon de ce choix eft que le goût fe corrompt par une dé-
licatefle exceflîve, qui rend fenfible k des chofes que le gros des
hommes n'apperçoit pas : cette délicateflè mène à l'efprit de dif-
cuflion; car plus on fubtilife les objets, plus ils fe multiplient :
cette fubtilité rend le tad plus délicat & moins uniforme. Il le
forme alors autant de goûts qu'il y a de têtes. Dans les difputes
fur la préférence , la philofophie & les lumières s'étendent ; &
c'eft ainfi qu'on apprend à penfer. Les obfervations fines ne peu-
vent guères être faites que par des gens très-répandus, attendu
DE r È D V C A T I O N. 125
qu'elles frappent après toutes les autres, & que les gens peu ac-
coutumés aux fociétés nombreufes , y épuifent leur attention fur
les grands traits. Il n'y a pas, peut-être, à préfent un lieu policé
fur la terre, où le goût général foit plus mauvais qu'a Paris. Ce-
pendant, c'cft dans cette Capitale que le bon goût fe cultive; & il
paroît peu de livres eftimés dans l'Europe , dont l'auteur n'ait été
fe former à Paris. Ceux qui penfent qu'il fuffit de lire les livres
qui sy font , fe trompent ; on apprend beaucoup plus dans la con-
verfation des auteurs que dans leurs livres ; & les auteurs eux-
mêmes ne font pas ceux avec qui l'on apprend le plus. C'eft l'ef-
prit des fociétés qui développe une tête penfante, & qui porte la
vue auffi loin qu'elle peut aller. Si vous avez une étincelle de gé-
nie, allez paflèr une année à Paris. Bientôt vous ferez tout ce que
vous pouvez être, ou vous ne ferez jamais rien.
On peut apprendre à penfer dans les lieux où le mauvais goût
règne ; mais il ne faut pas penfer comme ceux qui ont ce mau-
vais goût, & il efl bien difficile que cela n'arrive, quand on refle
avec eux trop long-temps. Il faut perfeâionner par leurs foins l'inf-
trument qui juge, en évitant de l'employer comme eux. Je me
garderai dépolir le jugement d'Emile jufqu'à l'altérer; 6c quand
il aura le tad afTez fin pour fentir & comparer les divers goûts
des hommes, c'efl fur des objets plus fîmples que je le ramène-
rai fixer le flen.
Je m'y prendrai de plus loin encore pour lui conferver un goût
pur & fain. Dans le tumulte de la dilîipation je faurai me ména-
ger avec lui des entretiens utiles ; & , les dirigeant toujours fur
des objets qui lui plaifent , j'aurai foin de les lui rendre aufll amu-
fans qu'inflrudifs. Voici le temps de la ledure & des livres agréa-
bles. Voici le temps de lui apprendre \ faire l'analyfe du difcours ,
de le rendre fenfible a toutes les beautés de l'éloquence & de la
diflion. C'efl peu de chofe d'apprendre les langues pour elles-mê-
mes, leur ufage n'efl pas fi important qu'on croit; mais l'étude
des langues mène h celle de la grammaire générale. Il faut ap-
prendre le Latin pour favoir le François; il faut étudier & compa-
rer l'un & l'autre, pour entendre les règles de l'art de parler.
»
126 • Traité
Il y a d'ailleurs une certaine fimplicité de goût qui va au cœuf ^
& qui ne fe trouve que dans les écrits des anciens. Dans l'élo-
quence, dans la poéfie, dans toute efpèce de littérature, il les re-
trouvera , comme dans l'hiftoirc , abondans en chofes , & fobres à
juger. Nos auteurs, au contraire , difent peu & prononcent beau-
coup. Nous donner fans ceffe leur jugement pour loi, n'eft pas le
moyen de former le nôtre. La différence des deux goûts fe fait
fentir dans tous les monumens & jufques fur les tombeaux. Les
nôtres font couverts d'éloges ; fur ceux des anciens on lifoit des
faits.
Sta, viator; Hcroem calcas.
Quand j'aurois trouvé cette épitaphe fur un monument anti-
que, j'aurois d'abord deviné qu'elle étoit moderne : car rien n'eft
fi commun que des héros parmi nous, mais chez les anciens ils
étoient rares. Au lieu de dire qu'un homme étoit un héros, ils
auroient dit ce qu'il avoit fait pour l'être. A l'épitaphe de ce hé»
ros, comparez celle de l'efféminé Sardanapale;
Tai bâti Tharfe & Anchiah en un jour ^
& maintenant je Jais mort.
Laquelle dit plus \ votre avis? Notre ftyle lapidaire, avec fon
enflure, n'eft bon qu'à fouffler des nains, hes anciens montroient
les hommes au naturel, & l'on voyoit que c 'étoient des hommes.
Xénophon honorant la mémoire de quelques guerriers tués eti
trahifon dans la retraite des dix mille, ils moururent , dit-il, irré'
prochables dans la guerre & dans l'amitié. Voilà tout ; mais con-
fidérez dans cet éloge, fi court & fi fimple, de quoi l'auteur de-
voir avoir le cœur plein. Malheur à qui ne trouve pas cela raviffanc !
On lifoit ces mots gravés fur un marbre aux Thermopyles :
Pajfunt , va dire à Sparte que nous fommes morts
ici pour obéir à Jes Jaintes loix.
DE V Éducation. 127
On voit bien que ce n'eft pas l'Académie des Infcriptions qui
a compofé celle-là.
Je fuis trompé fi mon élevé, qui donne fi peu de prix aux
paroles, ne porte fâ première attention fijr ces différences, & fi
elles n'influent fiir le choix de fes leâures. Entraîné par la mâle
éloquence de Démofihène, il dira : c'eft un orateur; mais en lilànt
Cicéron, il dira : c'eft un avocat.
En général , Emile prendra plus de goût pour les livres des
anciens que pour les nôtres, par cela feul qu'étant les premiers,
les anciens font les plus près de la nature, & que leur génie eft
plus à eux. Quoi qu'en aient pu dire la Motte & l'Abbé Terraf
fon, il n'y a point de vrai progrès de raifon dans l'efpèce humai-
ne , parce que tout ce qu'on gagne d'un côté, on le perd de l'au-
tre ; que tous les efprits partent du même point, & que le temps
qu'on emploie k fàvoir ce que d'autres ont penfé étant perdu pour
apprendre à penfer foi-méme, on a plus de lumières acquifes &
moins de vigueur d'efprit. Nos efprits font comme nos bras exer-
cés h tout faire avec des outils, & rien par eux-mêmes. Fontenelle
difoit que toute cette difpute fur les anciens & les modernes , fe
réduifoit à favoir, fi les arbres d'autrefois étoient plus gmnds que
ceux d'aujourd'hui. Si l'agriculture avoit changé, cette queftion
se feroit pas impertinente à faire.
Après l'avoir ainfi fait remonter aux fources de la pure litté-
rature, je lui en montre auflî les égoûts dans les réfervoirs des mo-
dernes compilateurs; journaux, traduélions , diftionnaires, il jette
un coup d'oeil fur tout cela, puis les laifTe pour n'y jamais reve-
nir. Je lui fais entendre , pour le réjouir , le bavardage des Académies ;
je lui fais remarquer que chacun de ceux qui les compofent vaut
toujours mieux feul qu'avec le corps; Ih-deffus il tirera de lui-
même la conféquence de l'utilité de tous ces beaux établiflemens.'
Je le mène aux fpedacles pour étudier, non les mœurs, mais
le goût; car c'eft-lh fur-tout qu'il (è montre à ceux qui favent
réfléchir. Laiflez les préceptes & la morale, lui diroisje; ce fi'eft
pas ici qu'il faut les apprendre. Le théâtre D'cft pas fait pour la
128 Traité
vérité ; il eft; fait pour flatter, pour amufer les hommes; il n'y a
point d'école où l'on apprenne fi bien l'art de leur plaire , & d'inté-
refler le cœur humain. L'étude du théâtre mène k celle de la
poéfie^ elles ont exaftement le même objet. Qu'il ait une étincelle
de goût pour elle, avec quel plaifir il cultivera les langues des poè-
tes , le Grec , le Latin , l'Italien ! Ces études feront pour lui des
amufemens fans contrainte, & n'en profiteront que mieux; elles
lui feront délicieufes dans un âge & des circonftances où le cœur
s'intérefle avec tant de charme à tous les genres de beautés faits
pour le toucher. Figurez-vous d'un côté mon Emile, & de l'autre
un poliflbn de collège lifant le quatrième livre &q l'Éneide, ou
Tibulle , ou le banquet de Platon; quelle différence! Combien le
cœur de l'un eft remué de ce qui n'afFefte pas même l'autre! O
bon jeune homme! arrête, fufpends ta ledlure, je te vois trop
ému : je veux bien que le langage de l'amour te plaife, mais non
pas qu'il t 'égare ; fois homme fenfible, mais fois homme fage. Si
tu n'es que l'un des deux, tu n'es rien. Au refie, qu'il réuflîfle
ou non dans les langues mortes, dans les belles- lettres, dans la
poéfie, peu m'importe. Il n'en vaudra pas moins s'il ne fait rien de
tout cela , & ce n'eft pas de tous ces badinages qu'il s'agit dans
fon éducation.
Mon principal objet, en lui apprenant à fentir & aimer le beau
dans tous les genres , eft d'y fixer fes affedions & ks goûts , d'em-
pêcher que fes appétits naturels ne s'altèrent, & qu'il ne cherche
un jour dans fa richefle les moyens d'être heureux, qu'il doit trou-
ver plus près de lui. J'ai dit ailleurs que le goût n'étoit que l'art
de fe connoître en petites chofes , & cela eft très-vrai ; mais puif-
que c'cft d'un tiflu de petites chofes que dépend l'agrément de la
vie, de tels foins ne font rien moins qu'indifFérens ; c'eft par eux
que nous apprenons k la remplir des biens mis k notre portée, dans
toute la vérité qu'ils peuvent avoir pour nous. Je n'entends point
ici les biens moraux qui tiennent k la bonne difpofition de l'ame,
mais feulement ce qui eft de fenfualité , de volupté réelle , mis à
part Jes préjugés & l'opinion.
Qu'on me permette, pour mieux développer mon idée, de laif-
fer
DE r É D U C "A T I O N. I29
fer un moment Emile, dont le cœur pur & fain ne peut plus fervîr
de règle k perfonne , & de chercher en moi-même un exemple plu»
fenfible & plus rapproché des mœurs du leâeur.
Il y a des états qui femblent changer la nature Se refondre,
foit en mieux , foit en pis , les hommes qui les remplifTent. Un
poltron devient brave en entrant dans le régiment de Navarre. Ce
n'eft pas feulement dans le militaire que l'on prend l'esprit du
corps , & ce n'eft pas toujours en bien que Tes efFets fe font fen-
tir. J'ai penfé cent fois, avec effroi , que fi j'avois le malheur de
remplir aujourd'hui tel emploi que je penfe en certain pays, de-
main je ferois prefque inévitablement tyran, concudionnaire, def-
truâeur du peuple, nuifible au Prince, ennemi par état de toute
humanité, de toute équité, de toute efpèce de vertu.
De même, fi j'étois riche, j'aurois fait tout ce qu'il faut pour
le devenir; je ferois donc infolent & bas, fenfîble & délicat pour
moi feul, impitoyable & dur pour tout le monde, fpeclateur dé-
daigneux des misères de la canaille; car je ne donnerois plus d'au-
tre nom aux indigens , pour faire oublier qu'autrefois je fus de
leur claffe. Enfin je ferois de ma fortune l'inflrument de mes plai-
firs, dont je ferois uniquement occupé; & jufques-Ià, je ferois
comme tous les autres.
Mais en quoi je crois que j'en différerois beaucoup, c'eft que
Je ferois fenfuel & voluptueux plutôt qu'orgueilleux & vain, &
que je me livrerois au luxe de molleffe , bien plus qu'au luxe d'of-
tentation. J'aurois même quelque honte d'étaler trop ma richefTè,
& je croirois toujours voir l'envieux que j'écraftrois de mon ùûe ,
dire a fes voifins k l'oreille : voilà un fripon qui a grand peur de
rictre pas connu pour tel.
Dr cette immenfe profufion de bieni qui couvrent la terre,
je chercherois ce qui m'eft le plus agréable, & que je puis le
mieux m'approprier : pour cela, le premier ufage de ma richeffe
feroir d'en acheter du loilîr ôc la liberté, k quoi j'ajouterois la
fanté , fi elle étoit k prix ; mais comme elle ne s'achète qu'avec
Traité de VÉduc, Tome IL R
130 Traité
la tempérance, & qu'il n'y a point, fans la faoté, de vrai plaîfif
dans la vie , je ferois tempérant par fenfualité.
Je refterois toujours aufïi près de la nature qu'il lêroît poflîble^
pour flatter les fens que j'ai reçus d'elle; bien sûr, que plus elle
mettroit du fien dans mes jouifTances, plus j'y trouverois de réa-"
lité. Dans le choix des objets d'imitation, je la prendrois tou-
jours pour modèle; dans mes appétits, je lui donnerois la préfé»
rence; dans mes goûts, je la confulterois toujours; dans les mets,
je voudrois toujours ceux dont elle fait le meilleur apprêt , & qui
paflent par le moins de mains pour parvenir fur nos tables. Je
préviendrois les falfifications de la fraude, j'irois au-devant du plai-
fir. Ma fotte & groflière gourmandife n'enrichiroit point un maî-
tre-d'hôtel ; il ne me vcndroit point, au poids de l'or, du poifon
pour du poiffon ; ma table ne feroit point couverte avec appareil
de magnifiques ordures , & de charognes lointaines ; je prodi-
guerois ma propre peine pour fatisfaire ma fenfualité , puifqu'alors
cette peine efl un plaifir elle-même, & qu'elle ajoute h celui qu'on
en attend. Si je voulois goûter un mets du bout du monde , j'i-
rois, comme Apicius, plutôt l*y chercher, que de l'en faire ve-
nir : car les mets les plus exquis manquent toujours d'un aflaifon-
nement qu'on n'apporte pas avec eux , &c qu'aucun cuifinier ne
leur donne ; l'air du climat qui les a produits.
Par la même raifon, je n'imiterois pas ceux qui ne fe trouvant
bien qu'où ils ne font point , mettent toujours les faifons en contra-
diftion avec elles-mêmes, & les climats en contradiftion avec les
faifons; qui cherchant l'été en hiver, & l'hiver en été, vont avoir
froid en Italie , & chaud dans le Nord ; fans fonger qu'en croyant
fuir la rigueur des fàifons , ils la trouvent dans les lieux où l'on
n'a point appris à s'en garantir. Moi, je refterois en place, ou je
prendrois tout le contre-pied : je voudrois tirer d'une faifon tout
ce qu'elle a d'agréable, & d'un climat tout ce qu'il a de particu-
lier. J'aurois une diverlîté de plaifîrs & d'habitudes qui ne fè ref-
lèmbleroient point, & qui feroient toujours dans la nature; j'irois
pafTer l'été k Napl«s, & l'hiver à Pétcrsbourg; tantôt refpirant un
^oux zéphir à demi- couché dans les fraîches grottes de Tarente ;
DE r É D U C A T 1 O N. I 3 I
tantôt dans l'illumination d'un palais de gla«e, hors d'haleine &
fatigué des plaifirs du bal.
Je voudrois dans le fervice de ma table, dans la parure de mon
logement, imiter, par des ornemens très-fimples, la variété des
faifons, & tirer de chacune toutes fes délices, fans anticiper fur
celles qui la fuivront. Il y a de la peine, & non du goût, à trou-
bler ainfi l'ordre de la nature, k lui arracher des productions invo-
lontaires qu'elle donne à regret, dans fa malédiâion , ic qui,
n'ayant ni qualité ni faveur, ne peuvent ni nourrir l'e/îomac, ni
flatter le palais. Rien n'eft plus infipide qu« les primeurs; ce n'ell
qu'à grands frais que tel riche de Paris , avec fes fourneaux & fes
ferres chaudes , vient h bout de n'avoir fur fa table toute l'année
que de mauvais légumes & de mauvais fruits. Si j'avois des ce-
rifes quand il gelé , ôc des melons ambrés au cœur de l'hiver, avec
quel plaifir les goûterois-je , quand mon palais n'a pas befoin d'ê-
tre humeflé ni rafraîchi ? Dans les ardeurs de la canicule le lourd
marron me feroit-il fort agréable î Le préférerois-je, fortant de
la poêle, à la grofeille , à la fraife, & aux fruits défaltérans , qui
me font offerts fur la terre fans tant de foins î Couvrir fa chemi-
née au mois de Janvier de végétations forcées , de fleurs pâles de
fans odeur, c'eft moins parer l'hiver que déparer le printemps;
c'efl s'ôter le plaifir d'aller dans les bois chercher la première vio-
lette, épier le premier bourgeon, & s'écrier dans un faififTement
de joie; mortels, vous n'êtes pas abandonnés : la nature vit encore!
Pour être bien fervi j'aurois peu de domeftiques ; cela a déjà
été dit, & cela eft bon <i redire encore. Un bourgeois tire plus
de vrai fervice de fon feul laquais, qu'un Duc de dix MefHeurs
qui l'entourent. J'ai penfé cent fois qu'ayant 2l table mon verre
à côté de moi, je bois h l'inftant qu'il me plaît; au lieu que,
fi j'avois un grand couvert, il faudroit que vingt voix répétafTent
à boire, avant que je pufTe étancher ma foif Tout ce qu'on fait
par autrui fe fait mal , comme qu'on s'y prenne. Je n'enverrois
pas chez les marchands , j'irois moi-même. J'irois pour que mes
gens ne traitafTent pas avec eux avant moi , pour choifîr plus sûre-
ment, & payer moins chèrement ; j'irois pour faire un exercice
Rij
1^2 Traité
agréable , pour voir un peu ce qui ie fait hors de chez moi ; cela
récrée, & quelquefois cela inftruit : enfin j'irois pour aller, c'eft
toujours quelque chofe : l'ennui commence par la vie trop féden-
taire • quand on va beaucoup, on s'ennuie peu. Ce font de mau-
vais interprètes qu'un portier & des laquais; je ne voudrois point
avoir toujours ces gens-ih entre moi & le refte du monde, ni mar-
cher toujours avec le fracas d'un carrofTe , comme fi j'avois peur
d'être abordé. Lqs chevaux d'un homme qui fe fert de fes jambes
font toujours prêts : s'ils font fatigués ou malades, il le fait avant
tout autre; & il n'a pas peur d'être obligé de garder le logis fous
ce prétexte, quand fon cocher veut fe donner du bon temps : en
chemin, mille embarras ne le font point fécher d'impatience, ni
refter en place au moment qu'il voudroit voler. Enfin, fi nul ne
nous fert jamais fî bien que nous-mêmes , fût-on plus puiflànt
qu'Alexandre & plus riche que Créfus , on ne doit recevoir des
autres que les fervices qu'on ne peut tirer de foi.
Je ne voudrois point avoir un palais pour demeure; car dans
ce palais je n'habiterois qu'une chambre : toute pièce commune
n'eft à perfonne , & la chambre de chacun de mes gens me feroic
aufli étrangère que celle de mon voifin. Les Orientaux , bien que
très- voluptueux, font tous logés & meublés flmplement. Ils re-
gardent la vie comme un voyage , & leur maifon comme un ca-
baret. Cette raifon prend peu fur nous autres riches, qui nous ar-
rangeons pour vivre toujours ; mais j'en aurois une différente qui
produiroit le même effet. Il me fembleroit que m 'établir avec tant
d'appareil dans un lieu, feroit me bannir de tous les autres, &
m'emprifonner , pour ainfi dire, dans mon palais. C'eft un affez
beau palais que le monde; tout n'eft-il pas au riche quand il veut
jouir? Uhi benc , ibi patria; c'eft-lk fa devife ; fes lares font les
lieux où l'argent peut fout ; fon pays eft par- tout où peut paffer
fon coffre fort, comme Philippe tenoit h lui toute place forte où
pouvoit entrer un mulet chargé d'argent. Pourquoi donc s'aller
circonfcrire par des murs & par des portes comme pour n'en fortir
jamais î Une épidémie, une guerre , une révolte me chaffe-t-elle
d'un lieu : je vais dans un autre , & j y trouve mon hôtel arrivé
DE L' Éducation, 132
avant moi. Pourquoi prendre le foin de m'en faire un moi-même '
tandis qu'on en bâtit pour moi par tout l'univers? Pourquoi, fi
prefTé de vivre , m'appréter de Ci loin des jouiflTances que je puis
trouver dès aujourd'hui ? L'on ne fauroit fe faire un fort agréable
en k mettant fans cefle en contradiâion avec foi. C'eft ainfi qu'Em-
pédocle reprochoit aux Agrigentins d'entafler les plaifirs comme
s'ils n'avoient qu'un jour k vivre, & de bâtir comme s'ils ne dé-
voient jamais mourir.
D'ailleurs, que me {èrt un logement fi vafle, ayant fi peu
de quoi le peupler, & moins de quoi le remplir? Mes meubles
feroient fimples comme mes goûts; je n'aurois ni galerie, ni bi-
bliothèque , fur-tout fi j'aimois la lefture & que je me connufle
en tableaux. Je faurois alors que de telles colleâions ne font jamais
complettes, & que le défaut de ce qui leur manque donne plus
de chagrin que de n'avoir rien. En ceci l'abondance fait la misè-
re; il n'y a pas un faifcur de collerions qui ne l'ait éprouvé.
Quand on s'y connoît, on n'en doit point faire : on n'a guères un
cabinet h montrer aux autres, quand on fait s'en fervir pour foi.
Le jeu n'eft point un amufement d'homme riche, il eu la ref^
fource d'un défœuvré ; & mes plaifirs me donneroient trop d'afFai-
res pour me laifTer bien du temps à fi mal remplir. Je ne joue point
du tout étant folitaire & pauvre , fi ce n'eft quelquefois aux échecs •
& cela de trop. Si j'étois riche, je jouerois moins encore, & feu-
lement un très-petit jeu , pour ne voir point de mécontent , ni
l'être. L'intérêt du jeu manquant de motif dans l'opulence, ne peut
jamais fe changer en fureur que dans un efprit mal-fait. Les profits
qu'un homme riche peut faire au jeu lui font toujours moins fen-
fibles que les pertes; & comme la forme des jeux modérés, qui
en ufe le bénéfice à la longue , fait qu'en général ils vont plus en
pertes qu'en gains; on ne peut, en raifonnant bien, s'afFeflionner
beaucoup i un amuftmcnt où les rifques de toute efpèce font con-
tre foi. Celui qui nourrit fa vanité des préférences de la fortune,
les peut chercher dans des objets beaucoup plus piquans; & ces pré-
férences ne fe marquent pas moins dans le plus petit jeu que dans
le plus grand. Le goût du jeu , fruit de l'avarice & de l'ennui , ne
134 Traité
prend que dans un efprit & dans un cœur vuides ; & il me femblo
que j'aurois affcz de fentiment & de connoifTances pour me pafTei
d'un tel fupplément. On voit rarement les penfeurs fe plaire beaucoup
au jeu , qui fufpend cette habitude ou la tourne fur d'arides com-
binaifons ; aufli l'un des biens, & peut-être le feul qu'ait produit
le goût des fciences , eft d'amortir un peu cette paffion fordide :
on «mera mieux s'exercer à prouver l'utilité du jeu que de s'y li-
vrer. Moi , je le combattrois parmi les joueurs , & j'aurois plus de
plaifir k me moquer d'eux en les voyant perdre, qu'à leur gagner
leur argent.
Je ferois le même dans ma vie privée & dans le commerce du
monde. Je voudrois que ma fortune mît par - tout de l'aifance, &
ne fît jamais fentir d'inégalité. Le clinquant de la parure eft iiv-
commode k mille égards. Pour garder parmi les hommes toute la
liberté poffible , je voudrois être mis de manière que dans tous les
rangs, je parufle k ma place, & qu'on ne me diftinguàt dans au-
cun; que, fans afFeâation , fans changement fur ma perfonne , je
fufTe peuple k la guinguette , & bonne compagnie au Palais-Royal.
Par-là, plus maître de ma conduite, je mettrois toujours à ma
portée les plaifirs de tous les états. Il y a, dit-on, des femmes qui
ferment leur porte aux manchettes brodées, & ne reçoivent per-
fonne qu'en dentelle; j'irois donc pafler ma journée ailleurs : mais
fi ces femmes étoient jeunes & jolies, je pourrois quelquefois pren-
dre de la dentelle pour y pafTer la nuit tout au plus.
Le feul lien de mes fociétés feroit l'attachement mutuel, la con-
formité des goûts, la convenance des caraftères ; je m'y livrerois
comme homme & non comme riche , je ne fouffrirois jamais que
leur charme fût empoifonné par l'intérêt. Si mon opulence m'avoit
lailTé quelque humanité , j'étendrms au loin mes fcrvices & mes bien-
feits ; mais je voudrois avoir autour de moi une fociété & non une
cour , des amis & non des protégés ; je ne ferois point le patron
de mes convives , je ferois leur hôte. L'indépendance & l'égalité
laifferoient à mes liaifons toute la candeur de la bienveillance ; Se
où le devoir ni l'intérêt n'entrcroient pour rien, le plaifir & l'amitié
feraient feuls la loi,
ï) E L' Éducation. 137
On n'acheté ni fon ami , ni fa maîtreflê. Il eft aifé d'avoir
des femmes avec de l'argent ; mais c'eft le moyen de n'être jama»«
l'amant d'aucune. Loin que l'amour foit k vendre , l'argent le tue
infailliblement. Quiconque paye, fût-il le plus aimable des hom-
mes, par cela feul qu'il paye, ne peut être long-temps aimé. Bien-
tôt il payera pour un autre ; ou plutôt cet autre fera payé de fon
argent; &, dans ce double lien formé par l'intérêt, par la débau-
che, fans amour, fans honneur, (ans vrai plaifir, la femme avide,
infidell»& miférable, traitée par le vil , qui reçoit comme elle traite
le fot qui donne , refte ainfi quitte envers tous les deux. Il fcroit
doux d'être libéral envers ce qu'on aime , fi cela ne faifoit un mar-
ché. Je ne connois qu'un moyen de fatisFaire ce penchant avec ù
mai trèfle (ans empoiibnner l'amour; c'eft de lui tout donner, &
d'être enfui te nourri par elle. Refte à favoir où eft la femme avec
qui ce procédé ne fût pas extravagant.
Celui qui difoit : je poflïde Laïs (ans qu'elle me poflède, dî-
foit un mot fans cfprit. La pofTeflion qui n'eft pas réciproque , n'eft
rien : c'eft tout au plus la poflèffion du fexe, mais non pas de l'in-
dividu. Or, où le moral de l'amour n'eft pas, pourquoi faire une
(i grande affaire du refte ? Rien n'eft fi facile k trouver. Un mule-
tier eft Ik-deffus plus près du bonheur qu'un millionnaire.
Oh ! fi l'on pouvoir développer afTez les inconféquences du vice,
combien , lorfqu'il obtient ce qu'il a voulu , on le trouveroit loin
de fon compte ! Pourquoi cette barbare avidité de corrompre l'in-
nocence, de (ê faire une victime d'un jeune objet qu'on eût dû
protéger, & que, de ce premier pas, on traîne inévitablement dans
un gouffre de misères, dont il ne fortira qu'à la mort ? Brutalité,
vanité, fottife, erreur & rien davantage. Ce plaifir même n'eft pas
de la nature, il eft de l'opinion , & de l'opinion la plus vile , puil^
qu'elle tient au mépris de foi. Celui qui fe fent le dernier des hom-
mes » craint la comparaifon de tout autre, & veut pafler le premier
pour être moins odieux. Voyez fi les plus avides de ce ragoût ima-
ginaire font jamais de jeunes gens aimables, dignes de plaire, 8c
qui feroient plus excufables d'être difficiles ? Non , avec de la figu-
re, du mérite & des fcntimens, on craint peu l'expérience de fa
136 Traité
maîtrefle. Dans une jufte confiance , on lui dit : tu connois les plai-
firs , n'importe ; mon cœur t'en promet que tu n'as jamais connus.
Mais un vieux Satyre ufé de débauche , fans agrément, fans ména-
gement, fans égards, fans aucune efpèce d'honnêteté; incapable, indi-
gne de plaire k toute femme qui fe connoît en gens aimables, croit fup-
pléer à tout cela chez une jeune innocente, en gagnant de vîteflè
fur l'expérience, & lui donnant la première émotion des fens. Son
dernier efpoir eft de plaire a la faveur de la nouveauté; c'eft in-
conteftablement Ik le motif fecret de cette fantaifie : mais il fe trom-
pe, l'horreur qu'il fait n'eft pas moins de la nature, que n'en font
les defirs qu'il voudroit exciter : il fe trompe auflî dans fa folle at-
tente ; cette même nature a foin de revendiquer fes droits : toute
fille qui fe vend, s'eft déjà donnée, & s'étant donnée à fon choix,
elle a fait la comparaifon qu'il craint. Il acheté donc un plaifir
imaginaire, & n'en eft pas moins abhorré.
Pour moi, j'aurai beau changer étant riche; il eft un point
oîi je ne changerai jamais. S'il ne me refte ni mœurs, ni vertu,
il me reftera du moins quelque goût, quelque fens, quelque dé-
licatelTe, & cela me garantira d'ufer ma fortune en dupe k courir
après des chimères , d'épuifer ma bourfe & ma vie à me faire trahir
& moquer par des enfans. Si j'étois jeune, je chercherois les plaifirs
de la jeunefFe , & les voulant dans toute leur volupté, je ne les cher-
cherois pas en homme riche. Si je reftois tel que je fuis , ce feroit
autre chofe ; je me bornerois prudemment aux plaifirs de mon
âge; je prendrois les goûts dont je peux jouir, & j'étoufferois ceux
qui ne feroient plus que mon fupplice. Je n'irois point offrir ma
barbe grife aux dédains railleurs des jeunes filles; je ne fuppor-
terois point de voir mes dégoûtantes carefTes leur faire foulever le
cœur, de leur préparer à mes dépens les récits les plus ridicules,
de les imaginer décrivant les vilains plaifirs du vieux finge , de
manière à fe venger de les avoir endurés. Que fi des habitudes
mal combattues avoient tourné mes anciens defirs en befoins , j'y
fatisferois peut-être, mais avec honte , mais en rougiflant de moi.
J'ôterois la paffîon du befoin, je m'affortirois le mieux qu'il me
Ceroit pofFible, & m'en tiendrois-lh; je ne me ferois plus une oc-
cupation
DE r Éducation. 137
CUpation de ma foiblefle, & Je voudrois fur-tout n'en avoir qu'un
feul témoin. La vie humaine a d'autres plaifirs quand ceux-là lui
manquent; en courant vainement après ceux qui fuient, on s'ôte
encore ceux qui nous font laiflTés. Changeons de gojts avec les
années , ne déplaçons pas plus les âges que les faifons : il faut être
foi dans tous les temps, & ne point lutter contre la nature; ce«
Tains efforts ufent la vie , & nous empêchent d'en ufer.
Le peuple ne s'ennuie guères , fa vie eft adive; fi fes amufe-
inens ne font pas variés , ils font rares ; beaucoup de jours de fa-
tigue lui font gourer avec délices quelques jours de fètcs. Une
alternative de longs travaux & de courts loifirs tient lieu d'aflai-
fonnemenr aux plaifirs de fon état. Pour les riches , leur grand
fléau c'eft l'ennui : au fcin de tant d'amufemens raflemblés à grands
frais, au milieu de tant de gens concourans k leur plaire, l'ennui
les confume & les tue ; ils pafTent leur vie a le fuir & à en être
atteints; ils font accablés de fon poids infupportable : les femmes,
fur- tout, qui ne ftvent plus s'occuper, ni s'amufer , en font dé-
vorées fous le nom de vapeurs ; il fe transforme pour elles en ua
mal horrible, qui leur ôte quelquefois la raifon, & enfin la vie.
Pour moi je ne connois point de fort plus affreux que celui d'une
jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui s'attache k
elle, qui, changé de même en femme oifive, s'éloigne ainfi dou-
blement de fon état, & à qui la vanité d'être homme k bonnes
fortunes , fait fupporter la longueur des plus trifles jours qu'ait
jamais paffé créature humaine.
Les bienféances, les modes , les ufages qui dérivent du luxe
& du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus mauffade
uniformité. Le plaifir qu'on veut avoir aux yeux des autres, eft
perdu pour tout le monde , on ne l'a ni pour eux , ni pour foi ( 14).
Le ridicule , que l'opinion redoute fur toutes chofes , eft toujours
( 24 ") Deux femmes du monde , qu'à cinq heures du matin. Dans la ri-
pour avoir l'air de s'amufer beaucoup, {çiieiir de l'hiver leurs gens palTenr la
fe font une lui de ne jamais fe coucher uutidansla tue aies attendre, l'orua>
Traite de ££4uc. Tome IL S
158 Traité
à côté d'elle pour la tyrannifer & pour la punir. On n'eft jamais
ridicule que par des formes déterminées; celui qui fait varier fes
fituations & fes plaifirs , efface aujourd'hui l'impreflion d'hier; il
eft comme nul dans l'efprit des hommes, mais il jouit; car il eft
tout entier à chaque heure & à chaque chofe. Ma feule forme
confiante feroit celle-là; dans chaque fituation je ne m'occuperois
d'aucune autre, & je prendrois chaque jour en lui-même , comme
indépendant de la veille & du lendemain. Comme je ferois peu-
ple avec le peuple, je ferois campagnard aux champs, & quand je
parlerois d'agriculture, le payfan ne fe moqueroit pas de moi. Je
n'irois pas me bâtir une ville en campagne , & mettre au fond
d'une Province les Thuilleries devant mon appartement. Sur le
penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurois une
petite maifon ruftique, une maifon blanche avec des contrevents
verds, & quoiqu'une couverture de chaume foit en toute faifon la
meilleure, je préférerois magnifiquement, non la trifte ardoife,
mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre & plus gai que le
chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maifons dans mon
pays , & que cela me rappelleroit un peu l'heureux temps de ma
jeunefTe. J'aurois pour cour une baffe-cour, & pour écurie une
étabie avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup.
J'aurois un potager pour jardin, & pour parc un joli verger, fem-
blable à celui dont il fera parlé ci-après. Les fruits , à la difcré-
tion des promeneurs , ne feroient ni comptés, ni cueillis par mon
jardinier, & mon avare magnificence n'étaleroit point aux yeux des
efpaliers fuperbes, auxquels h peine on osât toucher. Or, cette pe-
tite prodigalité feroit peu coûteufe, parce que j'aurois choifî mon
afyle dans quelque Province éloignée, où l'on voit peu d'argent &
beaucoup de denrées , & où régnent l'abondance & la pauvreté.
La, je rafîèmblerois une fociété plus choilîe que nombreufè,
d'amis aimant le plaifir & s'y connoiffant , de femmes qui pufTent
barraKs à s'y garantir d'être gelés. 1er les heures Tans les compter ; on les
On entre un foi: , ou pour mieux dire, trouve exactement feules, dormant
un matin , dans l'appartement où ces chacun dans fou fauteuil,
deux peifonoes iï amufées lailToient cou-
Te m If^-
Paq tSg
J<,.y,i,i, /'.tr .1 M Mvnw II /run<^'' ' . ' /l
ï .es lolaircs jeux font les Tprcmicrî^ cmsimers die monde,
^ A/df. T. -■J . P. iSç .
DE V ÉDUCATION. I59
fortir de leur fauteuil & fe prêter aux jeux champêtres , prendre
quelquefois, au lieu de la navette & des cartes, la ligne, les giuaux,
le râteau des faneufes , & le panier des vendangeurs. L'a, tous les
airs de la ville feroient oubliés, & devenus villageois au village ,
nous nous trouverions livrés à des foules d'amufemens divers, qui
ne nous donneroicnt chaque foir que l'embarras du choix pour
le lendemain. L'exercice &c la vie aciive nous feroient un nouvel
eftomac & de nouveaux goûts. Tous nos repas feroient des feflins,
où l'abondance plairoit plus que la délicateflè. La gaieté, les tra-
vaux ruftiques , les folâtres jeux font les premiers cuifiniers du
monde, & les ragoûts fins font bien ridicules à des gens en ha-
leine depuis le lever du foleil. Le fervice n'auroit pas plus d'ordre
que d'élégance; la falle à manger feroit par-tout, dans le jardin,
dans un b.iteau , fous un arbre; quelquefois au loin, près d'une
fourcevive, fur l'iierbe verdoyante & fraîche, fous des touffes
d'aulnes & de coudriers : une longue proceflion de gais convives
porteroit en chantant l'apprét du feftin; on auroit le gazon pour
table & pour chaifes , les bords de la fontaine ferviroient de buf-
fet, & le defTert pendroit aux arbres.
Lhs mets feroient fervis fans ordre, l'appétit difpenferoit des
façons ; chacun fe préférant ouvertement k tout autre , trouveroit
bon que tout autre fe préférât de même à lui : de cette familiarité
"cordiale & modérée, n.iîtroit fans grofïïéreté, fans faufTeté , fans
contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la poii-
teflè, & plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais
épiant nos difcours , critiquant tout bas nos maintiens, comptant
nos morceaux d'un œil avide, s'amufant à nous faire attendre à
boire, & murmurant d'un trop long dîner. Nous ferions nos va-
lets pour être nos maîtres, chacun fjroit fervi par tous, le temps
pafTeroit fans le compter, le repas feroit le rspos & dureroit autant
que l'ardeur du jour. S'il pafFoit près de nous quelque payfan re-
tournant au travail fes outils fur l'épaule, je lui réjouirois le cœur
par quelques bons propos , par quelques coups de bon vin , qui lui
feroient porter plus gaiement fa misère ; & moi j'aurois auffi le plai-
Sij
14^» Traité
(îr de me fentir émouvoir un peu les entrailles, & de me dire en
fecret; je fuis encore homme.
Si quelque fête champêtre raflèmbloit les habitans du lieu, j'y
ferois des premiers avec ma troupe ; fi quelques mariages, plus bé-
nis du ciel que ceux des villes, fe faifoient à mon voifinage, on
fauroit que j'aime la joie , & j'y ferois invité. Je porterois k ces
bonnes gens quelques dons fimpies comme eux, qui contribueroient
i la fête , & j'y trouverois en échange des biens d'un prix inefèi-
mable, des biens fi peu connus de mes égaux , la franchife & le
vrai plaifir. Je fouperois gaiement au bout de leur longue table,
j'y ferois chorus au refrain d'une vieille chanfon ruflique , & je
danferois dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.
Jusqu'ici tout eft k merveille, me dira-t-ou : mais la chafTe?
eft-ce être en campagne que de n'y pas chafîèr î J'entends ; je ne
voulois qu'une métairie, & j'avois tort. Je me fuppofe riche, il
me faut donc des plaifirs exclufifs, des plaifirs deftruftifs ; voici
de tout , autres affaires. Il me faut des terres , des bois, des gardes ,
des redevances, des honneurs feigneuriaux , fur-tolit de l'encens &
de l'eau bénite.
Fort bien; mais cette terre aura des voifins jaloux de leurs
droits, & defireux d'ufurper ceux des autres : nos gardes fe cha-
mailleront, & peut-être les maîtres : voilk des altercations, des
querelles , des haines , des procès tout au moins ; cela n'eft déjà
pas fort agréable. Mes valTaux ne verront point avec plaifir labourer
leurs bleds par mes lièvres, & leurs fèves par mes fangliers ; cha-
cun n'ofant tuer l'ennemi qui détruit fon travail , voudra du moins
le chafier de fon champ : après avoir paflé le jour k cultiver leurs
terres, il faudra qu'ils partent la nuit k les garder ; ils auront des
mâtins , des tambours , des cornets , des fonnettes : avec tout ce
tintamarre ils troubleront mon fommeil : je fongerai malgré moi k
la misère de ces pauvres gens , & ne pourrai m'tmpécher de me la
reprocher. Si j'avois l'honneur d'être Prince, tout cela ne me tou-
cheroit guères ; mais moi , nouveau parvenu, nouveau riche, j'aurai
le cœur encore un peu roturier.
DE r ÉDUCATION. 141
Ce n'eft pas tout; l'abondance du gibier tentera les chafTeurs,
j'aurai bien-tôt des braconniers à punir; il me faudra des prifons,
des geôliers, des archers, des galères : tout cela me paroît afièz
cruel. Les femmes de ces malheureux viendront afîiéger ma porte
& m'importuner de leurs cris, ou bien il faudra qu'on les chafle,
qu'on les maltraite. Les pauvres gens qui n'auront point braconné,
& dont mon gibier aura fouragé la récolte, viendront fe plaindre
de leur côté ; les uns feront punis pour avoir tué le gibier , les
autres ruinés pour l'avoir épargné: quelle trifte alternative! Je ne
verrai de tous côtés qu'objets de misère , je n'entendrai que gé-
miflemens : cela doit troubler beaucoup, ce me fcmble, le plaifir
de maflàcrer à fon aife des foules de perdrix & de lièvres prefque
Ibus ks pieds.
Voulez-vous dégager les plaifirs de leurs peines? ôtez-en
l'exclufion. Plus vous les laifferez communs aux hommes, plus vous
les goûterez toujours purs. Je ne ferai donc point tout ce que
je viens de dire; mais fans changer de goûts, je fuivrai celui que
je me fuppofe, à moindres frais. J'établirai mon féjour champêtre
dans un pays où la chaflè foit libre à tout le monde, & où j'en
puifTe avoir l'amufement fans embarras. Le gibier fera plus rare;
mais il y aura plus d'adrefle h le chercher & de plaifir à l'atteindre.
Je me fouviendrai des battemens de cœur qu'éprouvoit mon père
au vol de la première perdrix, & des tranfports de joie avec lef-
quels il trouvoit le lièvre qu'il avoit cherché tout le jour. Oui,
je foutiens que feul avec fon chien, chargé de fon fufil, de Ion
carnier, de fon fourniment, de fa petite proie, il revenoit le foir,
rendu de fatigue & déchiré des ronces, plus content de fa jour-
née que tous vos chafTeurs de ruelle, qui, fur un bon cheval, fui-
vis de vingt fufiis chargés, ne font qu'en changer, tirer & tuer
autour d'eux, fans art, fans gloire, & prefque fjns exercice. Le
plaifir n'eft donc pas moindre ; & l'inconvénient eft ôré quand on
n'a ni terre à garder, ni braconnier i punir, ni mifcrable à tour-
menter. Voilk donc une folide raifon de préférence. Quoi qu'on
faflc, on ne tourmente point fans fin les hommes , qu'on n'en re-
142 Traité
çoive auHî quelque mal-aife ; & les longues malédiflions du peu-
ple rendent tôt ou tard le gibier amer.
Encore un coup, les plaifirs exclufifs font la mort du plai-
fir. Les vrais amufemens font ceux qu'on partage avec le peuple;
ceux qu'on veut avoir k foi feul, on ne les a plus. Si les murs que
j'élève autour de mon parc m'en font une trille clôture , je n'ai
fait à grands frais que m'cter le plaifir de la promenade ; me
voila forcé de l'aller chercher au loin. Le démon de la propriété
infefte tout ce qu'il touche. Un riche veut être par-tout le maî-
tre, & ns fe trouve bien qu'où il ne l'eft pas; il eft forcé de fe
fuir toujours. Pour moi, je ferai Ik-defTus, dans ma richefle ,
ce que j'ai fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien
des autres que je ne ferai jamais du mien, je m'empare de tout
ce qui me convient dans mon voifinage ; il n'y a pas de conqué-
rant plus déterminé que moi ; j'ufurpe fur les Princes mêmes; je
m'accommode fans diftinâion de tous les terreins ouverts qui me
plaifent ; je leur donne des noms, je fais de l'un mon parc, de
l'autre ma terrafle ; & m'en voilk le maître; dès-lors je m'y pro-
mené impunément, j'y reviens fouvent pour maintenir la poflef-
fion; j'ufe, autant que je veux , le fol \ force d'y marcher ; & l'on
ne me perfuadera jamais que le titulaire du fonds que je m'appro-
prie, tire plus d'ufage de l'argent qu'il lui produit, que j'en tire
de Ton terrein. Que fi l'on vient à me vexer par des fo/Tés , par des
haies , peu m'importe; je prends mon parc fur mes épaules, & je
vais le pofer ailleurs ; les emplacemens ne manquent pas aux envi-
rons, & j'aurai long- temps à piller mes voifins avant de manquer
d'afyle.
Voila quelque elTai du vrai goût dans le choix des loifirs
agréables : voilà dans quel efprit on jouit; tout le refte n'cft qu'il-
lufion, chimère, fotte vanité. Quiconque s'écartera de ces règles,
quelque riche qu'il puiflè être, mangera fon or en fumier, & ne
connoîtra jamais le prix de la vie. «
On m'ubjeflera , fans doute , que de tels amufemens font k la
portée de tous les hommes, & qu'on n'a pas belbin d'être riche
DE r Éducation. 143
pour les goûter. C'efl précift'ment à quoi j'en voulois venir. On
a du plaifir quand on en veut avoir : c'efl l'opinion feule qui rend
tout difficile, qui chafTe le bonheur devant nous; & il eft cent fois
plus aifé d'être heureux que de le paroître. L'homme de goût &
vraiment voluptueux n'a que faire de richefTe ; il lui fuffit d'être
libre, 6c maître de lui. Quiconque jouit de la fanté & ne manque
pas du néceflaire, s'il arrache de fon cœur les biens de l'opinion,
eft aflez riche : c'eft Yaurea mediocritas d'Horace. Gens à coffres-
forts , cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence ; car
pour le plaifir elle n'eft bonne à j-ien. Emile ne fàura pas tout cela
mieux que moi ; mais ayant le cœur plus pur & plus fain , il le
(èntira mieux encore, & toutes fss obfervations dans le monde ne
feront que le lui confirmer.
En pafTant ainfi le temps, nous cherchons toujours Sophie, &
nous ne la trouvons point. Il importoit qu'elle ne fe trouvât pas
fî vite , & nous l'avons cherchée où j'étois bien sûr qu'elle n'é-
toit pas (i$).
Enfin le moment prefTe ; il eft temps de la chercher tout de
bon, de peur qu'il ne s'en fafTe une qu'il prenne pour elle, &
qu'il ne connoifle trop tard fon erreur. Adieu donc Paris, ville
célèbre, ville de bruit, de fumée & de boue, où les femmes ne
croient plus \ l'honneur, ni les hommes à la vertu. Adieu Paris ;
nous cherchons l'amour, le bonheur, l'innocence; nous ne ferons
jamais aflez loin de toi.
(25) MuUerem fortem qtns inveniet'? Procul, ^ de ultimis fînihus pretittin
•jus.
Prov. xxxi. 10.
EMILE,
O U
DE L'ÉDUCATION.
LIVRE CINQUIEME.
i\lO us voici parvenus au dernier ade de la jeunefTe ; mais nous
ne fommes pas encore au dénouement.
Il n'eft pas bon que l'homme foit feul. Emile eft homme; nous
lui avons promis une compagne; il faut la lui donner. Cette com-
pagne eft Sophie. En quels lieux eft fon afyle ? Où la trouverons-
nous î Pour la trouver, il la faut connoître. Sachons première-
ment ce qu'elle efl; nous jugeront mieux des lieux qu'elle ha'j'te •
& quand nous l'aurons trouvée , encore tout ne fera-t-il pas fait.
Puif(]ue notre jeune gentilhomme , a dit Locke , efî prêt à fe marier
il ejl temps de le laijfer auprès de ji maitrejfe. Et là-defTus il finit
fon ouvrage. Pour moi qui n'ai pas l'honneur d'élever uu gentil-
homme , je me garderai d'imiter LocKe en cela.
Traité de TÉdue. Tome IL
Traité
SOPHIE.
ou
l A FEMME'
OOphie doit être femme comme Emile eft homme; c'efl-i-
dire, avoir tout ce qui convient à la conftitution de fon elpèce &
de fon (êxe, pour remplir fa place dans l'ordre phyfique & moral.
Commençons donc par examiner les conformités & les différen-
ces de fon fexe & du nôtre.
En tout ce qui ne tient pas au (èxe, la femme eft: homme; elle
a les mêmes organes, les mêmes befoins & les mêmes facultés; la
machine eft conftruite de la même manière , les pièces en font les
mêmes , le jeu de l'une eft celui de l'autre, la figure eft fembiable,
& fous quelque rapport qu'on les confidere, ils ne différent entre
eux que du plus au moins.
En tout ce qui tient au fexe, la femme & l'homme ont par-
tout des rapports, & par-tout des différences; la difficulté de les
comparer vient de celle de déterminer, dans la conftitution de l'un
& de l'autre, ce qui eft du fexe & ce qui n'en eft pas. Par l'ana-
tomie comparée, & même à la feule infpeélion, l'on trouve entre
eux des différences générales qui paroiffent ne point tenir au fexe ;
elles y tiennent pourtant, mais par des liaifons que nous fomme«
hors d'état d'appercevoir : nous ne favons jufqu'où ces liaifons peu-
vent s'étendre; la feule chofe que nous favons avec certitude, eft
que tout ce qu'ils ont de commun eft de l'efpèce , & que tout ce
qu'ils ont de différent eft du fexe ; fous ce double point de vue ,
nous trouvons entre eux tant de rapports &c tant d'oppofitions ,
que c'eft peut-être une des merveilles de la nature d'avoir pu faire
deux êtres fi femblables , en les conftituant fi différemment.
Ces rapports & ces différences doivent influer fur le moral;
cette conféquence eft fenfible, conforme k l'expérience, & montre
DE V È D U C A T I O h\ 147
la vanité des di/îjutes fur la préférence ou l'égaliré des fèxes ; com-
me fî chacun des deux allant aux fins de la nature, félon fa defli-
nation particulière, n'étoit pas plus parfait en cela que s'il refTem-
bloit davaniage h l'autre. En ce qu'ils ont de commun ils {ont
égaux ; en ce qu'ils ont de différent ils ne font pas comparables :
une femme parfaite & un homme parfait ne doivent pas plus {q
refTembler d'efprit que de vifage, & la perf;ftion n'eft pas fufcep-
tible de plus & de moins.
Dans l'union des fexes , chacun concourt également \ l'objet
commun, mais non pas de la même manière. De cette divcrfité
naît la première différence afîîgnable entre les rapports moraux de
l'un & de l'autre. L'un doit être aflif & fort, l'autre paffif & foi-
ble ; il faut néceffairement que l'un veuille & puiffe ; il fuffit que
l'autre réfifte peu.
Ce principe établi , il s'enfuit que la femme eft faite fpéciale-
ment pour plaire a l'homme : fi l'homme doit lui plaire à fon tour,
c'eft d'une néceffité moins direâe : fon mérite eft dans fa puilTàn-
ce : il plaît par cela feul qu'il eft fort. Ce n'eft pas ici la loi de
l'amour, j'en conviens ; mais c'eft celle de la nature , antérieure à
l'amour même.
Si la femme eft faite pour plaire & pour être fubjuguée, elle
doit fe rendre agréable lj l'homme au lieu de le provoquer : fa
violence à elle eft dans (es charmes; c'eft par eux qu'elle doit le
contraindre k trouver fa force 6c h en ufer. L'art le plus sûr d'ani-
mer Cette force , eft de la rendre nécefTaire par la réfiftance Alors
l 'amour-propre fe joint au dedr, & l'un triomphe de la victoire que
l'autre lui fait remporter. De la naiffent l'attaque & la dcfenfe , l'au-
dace d'un fexe & la timidité de l'autre, enfin la modeftie & la
honte dont la nature arma le foible pour affervir le fort.
Qui eft-ce qui peut pcnfer qu'elle ait prcfcrit indifféremment
les mêmes avances aux uns & aux autres, Sk que le premier à for-
mer des defirs , doive être auffi le premier à les témoigt>erî Quelle
étrange dépravation de jugement! L'entreprife ayant des conféquen-
ccs ft différentes pour les deux fexes, cft-il naturel qu'ils aient la
T ij
14? Traité
même audace k s'y livrer ? Comment ne voit-on pas qu'avec une
fi grande inégalité dans la mife commune, fi la réferve n'impoloit
à l'un la modération que la nature 'impofe à l'autre, il en réfuite-
roit bitntôt la ruine de tous deux , & que le genre humain péri-
roit par les moyens établis pour le conferver ? Avec la facilité
qu'ont les femmes d'émouvoir les fens des hommes, & d'aller
réveiller, au fond de leurs cœurs, les reftes d'un tempérament
prefqu'éteint, s'il étoit quelque malheureux climat fur la terre, où
la philofophie eût introduit cet ufage, fur- tout dans les pays chauds
où il naît plus de femmes que d'hommes , tyrannifés par elles ils
feroient enfin leurs vidimes , & fe verroient tous traîner h la mort
fans qu ils puffent jamais s'en défendre.
Si les femelles des animaux n'ont pas la même honte, que s'en-
fuit-il? Ont-elles, comme les femmes, les defirs illimités auxquels
cette honte fert de frein? Le defir ne vient pour elles qu'avec le
befoin ; le befoin fatisfait, le defir cefTe ; elles ne repoufTent plus le
mâle par feinte ( 26 ), m>ais tout de bon : elles font tout le con-
traire de ce que faifoit la fille d'Augufte ; elles ne reçoivent plus
de paflagers quand le navire a fa cargaifon. Même quand elles font
libres, leurs temps de bonne volonté font courts & bientôt p^fTés,
rinftinft les poufTe & l'infiniâ les arrête ; où fera le fupplément de
cet inftind négatif djns les femmes, quand vous leur aurez ôré la
pudeur ? Attendre qu'elles ne fe foucient plus des hommes , c'eft
attendre qu'ils ne foient plus bons à rien.
L'Être fuprême a voulu faire en tout, honneur à l'cfpèce hu-
maine; en donnant à l'homme des penchans fans mtfure , il lui
donne en même temps la loi qui le*; règle, afin qu'il foit libre &
fe commande k lui-même : en le livrant k des pafTîons immodé-
rées, il joint k ces paffions la raifon pour les gouverner : en livrant
la femme k des defirs illimités, il joint k ces defirs la pudeur pour
( 26) J'ai déjà remarqué que le? re- elles font les plusdifpoféesà fe rendre;
fus de fimagrée& d'agacerie font corn- il faut n'avoir jamais obrervé leur ma-
inuns à prefque toutes les femelk> , ma- nège pour dil'convenir de cela,
me païui ks animaux j&mCme i^uand
DE r Éducation. 149
les contenir. Pour furcroit, il ajoute encore une rëcompenfe ac-
tuelle au bon ufage de fts facultés , favoir le goût qu'on prend aux
chofes honnêtes, iorfqu'on en fait la règle de les aâions. Tout cela
vaut bien, ce me fcmble, l'inflinfl des béces.
Soit donc que la femelle de l'homme partage ou non fes de-
lîrs , & veuille ou non les fatisfaire , elle le repoufTe & fe défend
toujours, mais non pas toujours avec la même force, ni par con-
féquent avec le même fuccès ; pour que l'attaquant foit viclorieux,
il faut que l'attaqué le permette ou l'ordonne; car que de moyens
adroits n'a-t-il pas pour forcer l'aggrefTeur d'ufer de force? Le plus
libre & le plus doux de tous les aâes , n'admet point de violence
réelle; la nature & la raifon s'y oppofent : la nature en ce qu'elle
a pourvu le plus foible d'autant de force qu'il en faut pour réflf-
ter quand il lui plait; la raifon, en ce qu'une violence réelle efl
non- feulement le plus brutal de tous les afles , mais le plus con-
traire h fa fin ; foit parce que l'homme déclare ainfi la guerre à fa
compagne, & l'autorife à défendre fa perfonne 6c fa liberté aux
dépens même de la vie de l'aggreffeur ; foit parce que la femme
feule efl juge de l'état où elle fe trouve, & qu'un enfant n'auroit
point de père, fi tout homme pouvoit en ufurpsr les droits.
Voici donc une troifiéme conféquence de la conflitution des
fexes ; c'efl que le plus fort foit le maitre en apparence & dépende
en effet du plus foible; & cela, non par un frivole ufage de galan-
terie, ni par une orgueilleufe générofité de protedeur, mais par
une invariable loi de la nature , qui , donnant à la femme plus de
facilité d'exciter les dcfirs qu'à l'homme de les fatisfaire, fait dé-
pendre celui-ci, malgré qu'il en ait, du bon plaillr de l'autre, &
le contraint ï chercher à fon tour à lui plaire, pour obtenir qu'elle
confente à le laifTer être le plus fort. Alors ce qu'il y a de plus
doux pour l'homme dans ù vifloire, eft de douter fi cefl la foi-
blefîè qui cède à la force, ou fi c'eft la volonté qui fe rend; &
la rufe ordinaire de la femme efl de laifTer tou)ours ce doute entre
elle & lui. L'cfprit des femmes répond en ceci parfaitement h leur
conflitution . lo'n de ra(ii»ir de leur foiblefTe, elles en font e'oire;
leurs tendres niulcks font fans rciiilânce ; elles afTeâent de ne fioif-
î^o Traité
voir foulever les plus légers fardeaux ; elles auroient honte d'être
fortes : pourquoi cela > Ce n'eft pas feulement pour paroître déli-
cates, c'eft par une précaution plus adroite; elles fe ménagent de
loin des excufes, & le droit d'être foibles au befoin.
Le progrès des lumières acquifes par nos vices, a beaucoup
changé fur ce point les anciennes opinions parmi nous, & l'on ne
parle plus guères de violences, depuis qu'elles font (\ peu néceflaî-
res , & que les hommes n'y croient, plus ( 27 ) ; au lieu qu'elles font
très-communes dans les hautes antiquités Grecques & Juives, par-
ce que ces mêmes opinions font dans la fimplicité de la nature, &
que la feule expérience du libertinage a pu les déraciner. Si l'on
cite de nos jours moins d'aftes de violence, ce n'eft sûrement pas
que les hommes foient plus tempérans, mais c'eft qu'ils ont moins
de crédulité, & que telle plainte, qui jadis eût perfuadé des peuples,
{impies , ne feroit de nos jours qu'attirer les ris des moqueurs ; on
gagne davantage k fe taire. Il y a dans le Deuteronome une loi par
laquelle une fille abufée étoit punie avec le fédufleur, fl le délit
avoit été commis dans la ville ; mais s'il avoic été commis k la
campagne, ou dans des lieux écartés , l'homme feul étoit puni : car,
dit la loi, la fil'c a crié y & n'a point été entendue. Cette bénigne
interprétation apprenoit aux filles k ne pas fe laiflèr furprendre en
des lieux fréquentés.
L'effet de ces diverfités d'opinions fur les mœurs eft fenfi-
ble. La galanterie moderne en eft l'ouvrage. Les hommes , trou-
vant que leurs plaifirs dépendoient plus de la volonté du beau fexe
qu'ils n'avoient cru , ont captivé cette volonté par des complaifances
dont il les a bien dédommagés.
VoYKZ comment le phyfique nous amène infenfiblement au
moral , & comment de la groffière union des fexes nailTent peu-k-
peu les plus douces loix de l'amour. L'empire des femmes n'eft
(i-) Il peut y avoir une telle dif- de la nature ; je les prend tous deux
proportion ii'.1ge& de force qu'une vio- dans le rapport commun qui confti-
lence réele ait lieu ; mais traitant ici tue cet état,
de l'état relatif des ft-xes félon l'ordre
DE L' Éducation. 15/
point à elles, parce que les hommes l'ont voulu , mais parce qu'ain/i
le veut la nature ; il étoit à elles avant qu'elles parurent l'avoir :
ce même Hercule qui crut faire violence aux cinquante filles d«
Thefpitius, fut pourtant contraint de filer près d'Omphale; & le
fortSamfon n'étoit pas fi fort que Dalila. Cet empire eft aux femmes
& ne peut leur être ôté, même quand elles en abufcnt ; fi jamais
elles pouvoient le perdre, il y a long- temps qu'elles l'auroient perdu.
Il n'y a nulle parité entre les deux iexes quant k la conféquence
du fexe. Le mâle n'eft mâle qu'en certains inftans ; la femelle eft
femelle toute fa vie, ou du moins toute fa jeunefie : tout la rnppellc
fans cefle à fon fexe , & pour en bien remplir les fondions , il lui
faut une conftitution qui s'y rapporte. Il lui faut du ménagement
durant fa grofTefiè ; il lui faut du repos dansfes couches; il lui faut
une vie molle & fédentaire pour allaiter ks enfans; il lui faut pour
les élever de la patience & de la douceur, un zèle, une affection
que rien ne rebute : elle fert de liaifon entre eux & leur père, elle
feule les lui fait aimer & lui donne la confiance de les appeller fiens.
Que de tendrefTe & de foins ne lui faut- il point pour maintenir dans
l'union toute la famille! Et enfin tout cela ne doit pas ttre des ver-
tus, mais des goûts, fans quoi l'cfpèce humaine feroit bien-tôt éteinte.
La rigidité des devoirs relatifs des deux fexes n'eft, ni ne peut
être la même. Quand la femme fe plaint là-deflus de l'injufte iné-
galité qu'y met l'homme, elle a tort; cette inégalité n'eft point une
inftitution humaine, ou du moins elle n'eft point l'ouvrage du pré-
jugé, mais de la raifon : c'eft à celui des deux que la nature a chargé
du dépôt des enfans d'en répondre à l'autre. Sans doute il n'eft
permis à perfonne de violer fa foi, & tout mari infidèle, qui prive
fa femme du feul prix des auftères devoirs de fon fexe, eft un hom-
me injufte & barbare : mais la femme infidelle fait plus : elle dif-
fout la famille, & brife tous les liens de la nature; en donnant k
l'homme des enfans qui ne font pas à lui , elle trahit les uns & le»
autres; elle joint la perfidie à l'infidélité. J'ai peine h voir quel dé-
fordre &: quel crime ne tient p.is h celui-là. S'il eft un état affreux
au monde, c'eft celui d'un malheureux père, qui , fans confi.ince
en fa femme, n'ofe fe livrer aux plus doux fentimens de fon cœur.
ijî Traité
qui doute, en embraflfant fon enfant, s'il n'embrafle point l'enfant
d'un autre, le gage de fon déshoaneur, le raviflTeur du bien de fes
propres enfans. Qu'eft ce alors que la fjmiile, fi ce n'eft une fociété
d'ennemis fecrets qu'une femme coupable arme l'un contre l'autre en
les forçant de feindre de s'entre-aimer ?
Il n'importe donc pas feulement que la femme foit fidelle, mais
qu'elle foit jugée telle par ion mari, par les proches, par tout le
monde; il importe qu'elle fo't modefte, attentive, réfervée , & qu'elle
porte aux yeux d'autrui , comme en fa propre confcience, le témoi-
gnage de fa vertu :s'il importe qu'un père aimefcs enfans, il importe
qu'il eftime leur mère. Telles font les raifons qui mettent l'apparence
même au nombre des devoirs des femmes, & leur rendent l'hon-
neur & la réputation non moins indifpenfables que la chafteté. De
ces principes dérive , avec la différence morale des fexes , un motif
nouveau de devoir & de convenance, qui prefcrit fpécialement aux
femmes l'attention la plus fcrupuleufe iur leur conduite , fur leurs
manières, fur leur maintien. Soutenir vaguement que les 'leux fexes
font égaux & que leurs devoirs font les mêmes , c'eft fe perdre en décla-
mations vaines ; c'efl ne rien dire tant qu'on ne répondra pas à cela.
N'est-ce pas une manière de raifonner bien folide de donner
des exceptions pour réponfe ^ des loix générales auflî bien fondées?
Les femmes, dites -vous, ne font pas toujours des enlans. Non,
mais leur deftination propre eft d'en faire. Quoi! parce qu'il y a
dans l'univers une centaine de grandes villes où les femmes, vivant
dans la licence, font peu d'enfans, vous prétendez que l'état des
femmes eft d'en faire peu! Et que deviendroient vos villes, fi les
campagnes éloignées , où les femmes vivent plus fimplement &' plus
chaftement, ne réparoient la ftérilité des Dames? Dans combien
de Provinces les femmes , qui n'ont fait que quatre ou cinq tnfans,
palTent pour peu fécondes ( zS ) ! Enfin que telle ou telle fenime
faflè
( 28 ■) Sans cela l'erpece dépériroit près de b moitié avant qu'ils puifTent
néceffairement : pour qu'elle fe confer- en avoir d'autres, i"^ il en faut deux
ve il faut, tout compenfé ,qiie chique reftants pour repréfenter le père & la
femme fafle à-peu-près quatre enfans: mère. Voyez fi les villes vous fourni-
car des enfans qui naiiïent , il en meurt ront cette population-là.
15 2 VÊ D V C Jt 1 O N. 155
fkffe peu d'enfans , qu'importe ? L'état de la femme eft-il moins
d'être mère , & n'eft-ce pas par des loix générales que la nature
& les mœurs doivent pourvoir k cet état ?
Quand il y auroit, entre les groflèfîès, d'auflî longs interval-
les qu'on le fuppofe , une femme changera-t-elle ainfi brufque-
ment & alternativement de manière de vivre fans péril & ùas
rifque ? Sera-t-elle aujourd'hui nourrice & demain guerrière >
Changera-t-elle de tempérament & de goûts,' comme un camé-
léon de couleurs? PafTera-t-elle tout-à-coup de l'ombre de la clô-
ture, & des foins domeftiques, aux injures de l'air, aux travaux,
aux fatigues, aux périls de la guerre? Sera-t-elle tantôt craintive
(29) & tantôt brave , tantôt délicate & tantôt robufte ? Si les
jeunes gens élevés dans Paris ont peine à fupporter le métier des
armes, des femmes qui n'ont jamais affronté le foleil , & qui favent
à peine marcher, le fupporteront-elles après cinquante ans de mollef-
fe ? Prendront-elles ce dur métier à l'âge où les hommes le quittent t
Il y a des pays où les femmes accouchent prefque fans peine ,
& nourrifTent leurs enfans prefque fans foins ; j'en conviens : mais
dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nuds en tout temps,
terraffent les bétes féroces, portent un canot comme un havre-fac,
font des chafTes de fept ou huit cens lieues , dorment à l'air à pla-
te-terre, fupportent des fatigues incroyables, & pafTent plufieurs
jours fans manger. Quand les femmes deviennent robuftes , les hom-
mes le deviennent encore plus; quand les hommes s'amolliffent ,
les femmes s'amolliflènt davantage : quand les deux termes chan-
gent également, la différence refle la itiéme.
Platon dans fa République donne aux femmes les mêmes exer-
cices qu'aux hommes; je le crois bien. Ayant ôté de fon Gouver-
nement les familles particulières , & ne fâchant plus que faire des fem-
mes, il fe vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avoit tout
combiné , tout prévu : il alloit au - devant d'une obje.5lion que per-
fonne peut- être n'eût fongé à lui faire ; mais il a mal réfolu celle
(29) Ln tiniiditt! des fenimcs efl encore un inflinct de la nature contre le
double rllque qu'elles courcut durant leur grofltfle.
lyaitc de l'Educ. Tome IL V
IJ4 Traité
qu'on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté
de femmes , dont le reproche tant répété , prouve que ceux qui le
lui font ne l'ont jamais lu : je parle de cette promifcuité civile qui
confond par - tout les deux fexes dans les mêmes emplois , dans les
mêmes travaux, & ne peut manquer d'engendrer les plus intoléra-
bles abus ; je parle de cette fubverfion des plus doux fentimens de
la nature immolés h un fentiment artificiel qui ne peut fubfifter
que par eux : comme s'il ne falloir pas une prife naturelle pour
former des liens de convention ; comme il l'amour qu'on a pour
fes proches n'étoit pas le principe de celui qu'on doit k l'Etat : com-
me fi ce n'étoit pas par la petite patrie, qui eft la famille, que le
cœur s'attache k la grande: comme fi ce n'étoient pas le bon fils,
le bon mari , le bon père , qui font le bon citoyen.
Dès qu'une fois il eft démontré que l'homme & la femme ne
font ni ne doivent être conftitués de même , de caraftères ni de
tempérament, il s'enfuit qu'ils ne doivent pas avoir la même édu-
cation. En fuivant les diredions de la nature , ils doivent agir de
concert , mais ils ne doivent pas faire les mêmes chofes ; la fin des
travaux eft commune, mais les travaux font difFérens, & par con-
féquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former
l'homme naturel , pour ne pas laifler imparfait notre ouvxage ,
voyons comment doit fe former auflî la femme qui convient à cet
homme.
Voulez- vous toujours être bien guidé î Suivez toujours les
indications de la nature. Tout ce qui caraélérife le fexe doit être
refpedé comme établi par elle. Vous dites fans cefTe : les femmes
ont tel & tel défaut que nous n'avons pas. Votre orgueil vous trom-
pe; ce feroient des défauts pour vous , ce font des qualités pour
elles ; tout iroit moins bien , fi elles ne les avoient pas. Empêchez
ces prétendus défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les dé-
truire.
Les femmes de leur côté , ne ceflent de crier que nous les éle-
vons pour être vaines & coquettes , que nous les amufons fans cefTe
à des puérilités pour refler plus facilement les maîtres ; elles s'ea
DE r É D V C A T I O N. 1<Ç
i * '
prennent \ nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle fo-
lie ! Et depuis quand font- ce les hommes qui fe mêlent de l'é-
ducation des filles? Qui eft-ce qui empêche les mères de les éle-
ver comme il leur plaît? Elles n'ont point de collèges : grand mal-
heur! Eh! plût \ Dieu qu'il n'y en eût point pour les gar.ons, ilt
feroient plus fenfément &plus honnêtement élevés. Force- 1 on vob
filles à perdre leur temps en niaiferies? Leur fait-on malgré elles
pafTer la moitié de leur vie à leur toilette à votre exemple? Vous
empêche -t-on de les inftruire &: faire inilruire k votre gré? Eft-
ce notre faute fi elles nous plaifent quand elles font belles , (i
leurs minauderies nous féduifent, fi l'art qu'elles apprennent d«
vous nous attire & nous flatte, fi nous aimons \ les voir mifes
avec goût, fi nous leur laifTons affiler à loifir les armes dont elle»
nous fubjugent ? Eh ! prenez le parti de les élever comme des
hommes ; ils y confentiront de bon cœur. Plus elles voudront leur
relTembler, moins elles les gouverneront i & c'efl alors qu'ils fe-
ront vraiment les maîtres.
Toutes les facultés communes aux deux fexes ne leur font
pas également partages; mais, prifes en tout, elles fe compen-
fent; la femme vaut mieux comme femme & moins comme hom-
me; par-tout oîi elle fait valoir fes droits, elle a l'avantage; par-
tout où elle veut ufurper les nôtres , elle refte au-defTus de nous. On
ne peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions ;
confiante manière d'argumenter des galans partifans du beau (êxe.
Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme & négli-
ger celles qui leur font propres, c'eft donc vifiblement travailler \
leur préjudice : les rufées le voient trop bien pour en être les dupes ;
en tâchant d'ufurper nos avantages, elles n'abandonnent pas les
leurs; mais il arrive de-lh que, ne pouvant bien ménager les uns
& les autres, parce qu'ils font incompatibles, elles refient au def-
fous de leur portée fans fe mettre \ la nôtre, &: perdent la moitié
de leur prix. Croyez- moi, mère judicieufe, ne faites point de
votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti
à la nature; faites-en une honnête femme, & foyez sûre qu'elle
eii vaudra mieux pour elle & pour nous,
v.j
ijô Traité
S'ensUIT-IL qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute
chofe, & bornée aux feules fondions du ménage? L'homme fera-
t-il fa fervante de fa compagne, fe privera- t-il auprès d'elle du
plus grand charme de la fociétéî Pour mieux l'afTervir, l'empé-
chera-t-il de rien fentir, de rien connoître? En fera- t-il un vé-
ritable automate? Non, fans doute : ainfi ne l'a pas dit la nature,
qui donne aux femmes un efprit fi agréable & fi délié ; au con-
traire, elle veut qu'elles penfent, qu'elles jugent, qu'elles aiment,
qu'elles connoifient , qu'elles cultivent leur efprit comme leur fi-
o-ure ; ce font les armes qu'elle leur donne pour fuppléer h la force
qui leur manque & pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre
beaucoup de chofes, mais feulement celles qu'il leur convient de
favoir.
Soit que je confidère la deftination particulière du fexe, foic
que j'obferve fes penchans , foit que je compte fes devoirs , tout
concourt également k m'indiquer la forme d'éducation qui lui
convient. La femme & l'homme font faits l'un pour l'autre, mais
leur mutuelle dépendance n'eft pas égale : les hommes dépendent
des femmes par leurs defirs ; les femmes dépendent des hommes,"
& par leurs defirs & par leurs befoins; nous fubfifterions plutôt
fans- elles qu'elles fans nous. Pour qu'elles aient le néceflaire, pour
qu'elles foient dans leur état, il faut que nous le leur donnions,
que nous voulions le leur donner, que nous les en eftimions di-
gnes; elles dépendent de nos fentimens , du prix que nous mettons
à leur mérite , du cas que nous faifons de leurs charmes & de
leurs vertus. Par la loi même de la nature les femmes, tant pour
elles que pour leurs enfans , font à la merci des jugemens des
hommes : il ne fuffit pas qu'elles foient eftimables, il faut qu'elles
foient eftimées; il ne leur fuffit pas d'être belles, il faut qu'elles
plaifent; il ne leur fuffit pas d'être fages, il faut qu'elles foient
reconnues pour telles : leur honneur n'eft pas feulement dans leur
conduite, mais dans leur réputation, & il n'eft pas poffible que
celle qui confent à pafTer pour infâme, pu i fie jamais être honnête.
L'homme en bien faifant ne dépend que de lui-même, & peut bra-
der le jugement public, mais la femme en bien faiiânt n'a fait
DE V E D U C A T 1 O N. IJ7
que la moitié de fa tâche, & ce que l'on penfe d'elle ne lui im-
porte pas moins que ce qu'elle eft en effet. Il fuit de -là que le
fyftéme de fon éducation doit être, à cet égard, contraire h celui
de la nôtre : l'opinion eft le tombeau de la vertu parmi les hom-
mes , & fon trône parmi les femmes.
De la bonne conftitution des mères dépend d'abord celle des
enfans ; du foin des femmes dépend la première éducation des
hommes ; des femmes dépendent encore leurs mœurs , leurs paf-
(îons, leurs goûts, leurs plailirs, leur bonheur même. Ainfi toute
l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plai-
re, leur être utiles, fe faire aimer & honorer d'eux, les élever
jeunes, les foigner grands, les confeiller, les confoler , leur ren-
dre la vie agréable & douce ; voilà les devoirs des femmes dans
tous les temps , & ce qu'on doit leur apprendre dès leur enfance.
Tant qu'on ne remontera pas à ce principe , on s'écartera du but,
& tous les préceptes qu'on leur donnera ne ferviront de rien pour
leur bonheur ni pour le nôtre.
Mais quoique toute femme veuille plaire aux hommes & doive
le vouloir, il y a bien de la différence entre plaire à l'homme d*
mérite , à l'iiomme vraiment aimable, & vouloir plaire à ces petits
agréables qui déshonorent leur fexe & celui qu'ils imitent. Ni la
nature, ni la raifon ne peuvent porter la femme h aimer dans les
hommes ce qui leur relTemble, & ce n'eft pas non plus en prenant
leurs manières qu'elle doit chercher à s'en faire aimer.
LoHS donc que, quittant le ton modefte & pofé de leur fexe,
elles prennent les airs de ces étourdis, loin de fuivre leur vocation
elles y renoncent , elles s'ôtcnt à elles-mêmes les droits qu'elles
penfent ufurper : fi nous étions autrement , difent-elles , nous ne
plairions point aux hommes; elles mentent. II faut être folle pour
aimer les foux ; le defir d'attirer ces gens-lh montre le goût de
celle qui s'y livre. S'il n'y avoit point d'hommes frivoles, elle
fe prcfteroit d'en fiire , & leurs frivolités font bien plus fon ou-
vrage , que les fiennes ne font le leur. La femme qui aime les
vrais hommes & qui veut leur plaire , prend des moyens alFortis )i
,58
T R '^A I T È
(on dcflèin. La femme eft coquette par état , mais fà coquetterie
chance de forme & d'objet félon fes vues ; réglons ces vues fur
celles de la nature , la femme aura l'éducation qui lui convient.
Les petites filles, prefque en naiflant, aiment la parure : non
contentes d'être jolies, elles veulent qu'on les trouve telles; on
voit dans leurs petits airs que ce foin les occupe déjà, & à peine
font-elles en état d'entendre ce qu'on leur dit, qu'on les gouverne
en leur parlant de ce qu'on penfera d'elles. Il s'en faut bien que
le même motif, très-indifcrettement propofé aux petits garçons ,
n'ait fur eux le même empire. Pourvu qu'ils foient indépendans
& qu'ils aient du plaifir, ils fe foucient fort peu de ce qu'on
pourra penfer d'eux. Ce n'eft qu'à force de temps & de peine
qu'on les affujettis à la même loi.
De quelque part que vienne aux filles cette première leçon ,
elle eft très-bonne. Puifque le corps naît, pour ainfi dire, avant
l'ame, la première culture doit être celle du corps : cet ordre eft
commun aux deux fexes , mais l'objet de cette culture eft diffé-
rent ; dans l'un, cet objet eft le développement des forces ; dans
l'autre, il eft celui des agrémens: non que ces qualités doivent être
exclufives dans chaque fexe ; l'ordre feulement eft renverfé : il faut
affez de force aux femmes pour faire tout ce qu'elles font avec
grâce ; il faut affez d'adreffe aux hommes pour faire tout ce qu'ils
font avec facilité.
Par l'extrême mollefTe des femmes commence celle des hom-
mes. Les femmes ne doivent pas être robuftes comme eux , mais
pour eux ; pour que les hommes qui naîtront d'elles le foient auffi.
En ceci les couvens, ou les penfionnaires ont une nourriture grof
fière, mais beaucoup d'ébais , de courfes, de jeux en plein air &
dans des jardins, font à préférer k la maifon paternelle, où une
fille délicatement nourrie , toujours flattée ou tancée, toujours af-
fîfe fous les yeux de fa mère dans une chambre bien clofe, n'ofe
fe lever, ni marcher, ni parler, ni fouffler, & n'a pas un moment
de liberté pour jouer , fauter , courir , crier , fe livrer k la pétu-
lance naturelle h fon âge. Toujours ou relâchement dangereux, ou
DE vÈdVCATTON. 159
févéritë mal entendue; jamais rien félon la raifon. Voilh comment
on ruine le corps & le cœur de la jeunefTe.
Les filles de Sparte s'exerçoient, comme les garçons, aux jeux
militaires, non pour aller à la guerre, mais pour porter un jour
des enfans capables d'en foutenir les fatigues. Ce n'eft pas Ih ce
que j'approuve : il n'eft point nécefTaire, pour donner des foldats
à l'état, que les mères aient porté le moufquet & fait l'exercice
à la Pruflienne ; mais je trouve qu'en général l'éducation Grecque
étoit très-bien entendue en cette partie. Les jeunes filles paroif-
foient fouvent en public, non pas mêlées avec les garçons, mais
raflemblécs entre elles. Il n'y avoit prefque pas une fête, pas un
facrifice, pas une cérémonie où l'on ne vît des bandes de filles des
premiers citoyens couronnées de fleurs, chantant des hymnes , for-
mant des chœurs de danfes, portant des corbeilles, des vafes , des
offrandes, & préfentant aux fens dépravés des Gncs, un fpedacle
charmant & propre a balancer le mauvais effet de leur indécente
gymnaftique. Quelque imprefîion que fît cet ufàge fur les cœurs
des hommes, toujours étoit-il excellent pour donner au fexe une
bonne conftitution dans la jeunefTe, par des exercices agréables,
modérés , falutaires , & pour aiguifer & former fon goût par le
defîr continuel de plaire, fans jamais expofer fes mœurs.
Si-tôt que ces jeunes perfonnes étoient mariées , on ne les
voyoit plus en public; renfermées dans leurs maifons , elles bor-
noient tous leurs foins h leur ménage & k leur famille. Telle eft
la manière de vivre que la nature & la raifon prefcrivent au fexe ;
aufTî de ces mères-la naiffoient les hommes les plus fains, les plus
robuftes, les mieux faits de la terre ; & malgré le mauvais renom
de quelques isles , il eft confiant que de tous les peuple» du monde,
fans en excepter même les Romains, on n'en cite aucun où les
femmes aient été ^ la fois plus fages & plus aimables, 6c aient
mieux réuni les mœurs fie la beauté, que l'ancienne Grèce.
On fait que l'aifance des vétemens qui ne génoient point le
corps, contribuoit beaucoup à lui laiffer dans les deux fexes ces
belles proportions qu'on voit dans leurs ftatues, & qui fervent en-
i6o Traité
core de modèle a l'art , quand la nature défigurée a ceffé de lut
en fournir parmi nous. De toutes ces entraves gothiques , de ces
multitudes de ligatures qui tiennent de toutes parts nos membres
en prefTe , ils n'en avoient pas une feule. Leurs femmes ignoroient
l'ufage de ces corps de baleine , par lefquels les nôtres contrefont
leur taille plutôt qu'elles ne la marquent. Je ne puis concevoir
que Cet abus, pouffé en Angleterre h un point inconcevable, n'y faffe
pas à la fin dégénérer l'efpèce , & je foutiens même que l'objet d'a-
grément qu'on fe propofe en cela , eft de mauvais goût. Il n'eft point
agréable de voir une femme coupée en deux comme une guêpe ;
cela choque la vue & fait fouffrir l'imagination. La finefle de la
taille a, comme tout le refte, fes proportions , fa mefure, paffé la-
quelle elle eft certainement un défaut : ce défaut lèroit même frap-
pant à l'œil fur le nû ; pourquoi feroit-il une beauté fous le vête-
ment ?
Je n'ofe prefTer les raifons fur lesquelles les femmes s'obftinent
h s'encuirafler ainfi ; un fein qui tombe, un ventre qui grofllt , &c.
cela déplaît fort, j'en conviens, dans une perfonne de vingt ans,
mais cela ne choque plus k trente; & comme il faut, en dépit de
nous, être en tout temps ce qu'il plaît à la nature, & que l'œil de
l'homme ne s'y trompe point , ces défauts font moins déplaifans k
tout âge , que la fotte afFeftation d'une petite fille de quarante ans.
Tout ce qui gêne & contraint la nature eft de mauvais goût;
cela eft vrai des parures du corps comme des ornemens de l'efprit :
la vie, la fanté, la raifon, le bien-être doivent aller avant tout;
la grâce ne va point fans l'aifance; la délicateffe n'eft pas la lan-
gueur, & il ne faut pas être mal- faine pour plaire. On excite la
pitié quand on fouftre ; mais le plaifir & le defir cherchent la
fraîcheur été la fanté.
Les enfans des deux fexes ont beaucoup d'amufemens com-
muns, & cela doit être; n'en ont-ils pas de même étant grands î
Ils ont aufli des goûts propres qui les diftinguent. Les garçons
cherchent le mouvement & le bruit; des tambours, des fabots ,
des petits carroffes : les filles aiment mieux ce qui donne dans la
vue
V E r Éducation. k^^i
vue & fert à rornement ; des miroirs, des bijoux, des chiffons,
fur- tout des poupées; la poupée eft l'amufement fpécial de ce fexe;
voilà très^évidemment fon goût déterminé fur fa deftination. Le
phyfique de l'art de plaire eft dans la parure; c'eft tout ce que
des enfans peuvent cultiver de cet art.
Voyez une petite fille pafTer la journée autour de fâ poupée,
lui changer fans cefle d'ajuftement, l'habiller, la déshabiller cent
& cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaifons
d'ornemens bien ou mal aflbrtis , il n'importe : les doigts man-
quent d'adrcfTe, le goût n'eft pas formé, mais déjà le penchant
fe montre; dans cette éternelle occupation le temps coule fans
qu'elle y fonge, les heures pafTent , elle n'en fait rien, elle ou-
blie les repas mêmes, elle a plus faim de parure que d'aliment:
mais, direz -vous, elle pare fa poupée & non fa perfonne; fans
doute, elle voit fa poupée & ne fe voir pas, elle ne peut rien
faire pour elle-même, elle n'eft pas formée, elle n'a ni talent ni
force, elle n'eft rien encore; elle eft toute dans fà poupée, elle
y met toute fa coquetterie , elle ne l'y laifTera pas toujours; elle
attend le moment d'être fa poupée elle-même.
Voila donc un premier goût bien décidé : vous n'avez qu'à
le fuivre & le régler. Il eft sûr que la petite voudroit de tout fon
cœur favoir orner là poupée, faire fes nœuds de manche, fon fichu
fon falbala, fa dentelle; en tout cela on la fait dépendre fi dure-
ment du bon plaifir d'autrui, qu'il lui feroit bien plus commode
de tout devoir \ fon induftrie. Ainfi vient la raitbn des premières
leçons qu'on lui donne ; ce ne font pas des tâches qu'on lui pref-
crit, ce font des bontés qu'on a pour elle. Et en effet prefque tou-
tes les petites filles apprennent avec répugnance à lire & à écrire;
mais , quant \ tenir l'aiguille, c'eft ce qu'elles apprennent toujours
volontiers. Elles s'imaginent d'avance être grandes, & fongent avec
plaifir que ces talcns pourront un jour leur fervir à k parer.
CliTTE première route ouverte eft facile à fuivre : la couture
la broderie, la dentelle viennent d'elles-mêmes : la tapifferie n'eft
plus fi fort à leur gré. Les meubles font trop loin d'elles , ils r*
Traite de VÊduc. Tome IL X
i62 Traité
tiennent point à la perfonne, ils tiennent k d'autres opinions. La
tapiiïerie eft l'amufement des femmes ; des jeunes filles n'y pren-
dront jamais un fort grand plaifir.
Ces progrès volontaires s'étendront aifément jufqu'au deflein ;
car cet art n'efi: pas indifférent à celui de fe mettre avec goût .-mais
je ne voudrois point qu'on les appliquât au payfage; encore moins
à la figure. Des feuillages, des fruits, des fleurs, des draperies,
tout ce qui peut fervir à donner un contour élégant aux ajufte-
mens , & à faire foi-même un patron de broderie quand on n'en
trouve pas h fon gré , cela leur fuffit. En général , s'il importe aux
hommes de borner leurs études à des connoifTances d'ufage , cela
importe encore plus aux femmes; parce que la vie de celles-ci,
bien que moins laborieufe , étant ou devant être plus aflidue à
leurs foins & plus entrecoupée de foins divers , ne leur permet pas
de fe livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs de-
voirs.
Quoi qu'en dilènt les platfans , le bon fens eft également des
deux fexes. Les filles, en général , font plus dociles que les gar-
çons, & l'on doit même ufer fur elles de plus d'autorité, comme je
le dirai tout k l'heure : mais il ne s'enfuit pas que l'on doive exi-
ger d'elles rien dont elles ne puiffent voir l'utilité ; l'art des mères
eft de la leur montrer dans tout ce qu'elles leur prefcrivent, & cela
cft d'autant plus aifé que l'intelligence dans les filles , eft plus pré-
coce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur fexe , ainû
que du nôtre, non-feulement toutes les études oifives qui n'abou-
tiflent à rien de bon, & ne rendent pas même plus agréables aux
autres ceux qui les ont faites, mais même toutes celles dont l'utilité
n'eft pas de l'âge, & où l'enfant ne peut la prévoir dans un âgeplus
avancé. Si je neveux pas qu'on prefle un garçon d'apprendre à lire,
à plus forte raifon je ne veux pas qu'on y force de jeunes filles
avant de leur faire bien fentir à quoi fert la lefture , & dans la ma-
nière dont on leur montre ordinairement cette utilité, on fuit bien
plus fa propre idée que la leur. Après tout , où eft la néceflîté
qu'une fille fâche lire & écrire de fi bonne heure ? Aura-t-clle fi-
tôt un ménage k gouverner ? Il y en a bien peu qui ne faflent plus
DE r Éducation. i6^
d'abus que d'ufage decette fatale fcience , & toutes font un peu trop
curieufes pour ne pas l'apprendre fans qu'on les y force , quand
elles en auront le loifir & l'occafion. Peut-être devroient-elles ap-
pr^pdre à chiffrer avant tout ; car rien n'offre une utilité plus fen-
fible en tout temps , ne demande un plus long ufage , & ne laiflè
tant de prife à l'erreur que les comptes. Si la petite n'avoit les ce-
rifes de fon goûté que par une opération d'arithmétique, je vous
réponds qu'elle fauroit bientôt calculer.
Je connois une jeune perfonne qui apprit à écrire plutôt qu'à
lire , & qui commença d'écrire avec l'aiguille avant que d'écrire
avec la plume. De toute l'écriture elle ne voulut d'abord faire que-
des O. Elle faifoit inccffamment des O grands Se petits , des O de
toutes les tailles, des O les uns dans les autres, &: toujours tracés
à rebours. Malheureufenient, un jour qu'elle étoit occupée à cet
utile exercice, elle fe vit dans un miroir, & trouvant que cette
attitude contrainte lui donnoit mauvaife grâce, comme une autre
Minerve, elle jetta la plume & ne voulut plus faire des O. Son
frère n'aimoit pas plus à écrire qu'elle; mais ce qui le fàchoit étoit
la gêne, & non pas l'air qu'elle lui donnoit. On prit un autre tour
pour la ramener à l'écriture ; la petite fille étoit délicate & vaine,
elle n'entendoit point que fon linge fervît à fes fœurs : on le mar-
quoit, on ne voulut plus le marquer; il fallut apprendre à marquer
elle-même : on conçoit le refle du progrès.
Justifiez toujours les foins que vous impofez aux jeunes fil-
les ; mais impofezleur- en toujours. L'oifivcté & l'indocilité font
les deux défauts les plus dangereux pour elles , & dont on guérir
le moins quand on les a contraâés. Les filles doivent être vigi-
lantes & laborieufes ; ce n'eft pas tout, elles doivent être gênées
de bonne heure. Ce malheur, fi c'en eft un pour elles, efl infé-
parable de leur fexe, & jamais elles ne s'en délivrent que pour en
foufFrir de bien plus cruels. Elles feront toute leur vie afTcrvies a
la gêne la plus continuelle & la plus févère, qui eft celle des bien-
féances : il faut les exercer d'abord h la contrainte, afin qu'elle ne
leur coûte jamais rien; à dompter toutes leurs fantaifies pour les
foumettre aux volontés d'autrui. Si elles vouloient toujours tra-
Xfj
i 64 Traité
vailler, on devroit quelquefois les forcer à ne rien faire. La diflî-
pation , la frivolité, l'inconftance , font des défauts qui naifTent
aifément de leurs premiers goûts corrompus & toujours fuivis.
Pour prévenir cet abus, apprenez-leur (ur-tout à fe vaincre. Dans
nos infenfés établiffemens , la vie de l'honnête femme eft un com-
bat perpétuel contre elle-même ; il eft jufte que ce fexe partage la
peine des maux qu'elle nous a caufés-
Emi-Êchez que les filles ne s'ennuyent dans leurs occupations
& ne fe padîonnent dans leurs amufemens, comme il arrive tou-
jours dans les éducations vulgaires, où l'on met, comme dit Fe-
nelon, tout l'ennui d'un côté & tout le plaifir de l'autre. Le pre-
mier de ces deux inconvéniens n'aura lieu, fi on fuit les règles
précédentes, que quand les perfonnes qui feront avec elles leur dé-
plairont. Une petite fille, qui aimera fa mère ou fa mie, travail-
lera tout le jour à fes côtés fans ennui : le babil feul la dédomma-
gera de toute fa gêne. Mais fi celle qui la gouverne lui eft infup-
portable , elle prendra dans le même dégoût tout ce qu'elle fera
fous fes yeux. Il eft très- difficile que celles qui ne fe plaifent pas
avec leurs mères plus qu'avec perfonne au monde, puiffent un jour
tourner à bien : mais pour juger de leurs vrais fentimens , il faut
les étudier, & non pas fe fier \ ce qu'elles difent; car elles font
flatceules , diffimulées, & favent de bonne heure fe déguifer. On
ne doit pas non plus leur prefcrire d'aimer leur mère; l'afFeâion
ne vient point par devoir, & ce n'eft pas ici que lêrt la contrainte.
L'attachement, les foins, la feule habitude feront aimer la mère
de la fille , fi elle ne fait rien pour s'attirer fa haine. La gêne mê-
me où elle la tient, bien dirigée, loin d'affoiblir cet attachement,
ne fera que l'augmenter , parce que la dépendance étant un état
naturel aux femmes, les filles fe fentent faites pour obéir.
Par la même raifon qu'elles ont, ou doivent avoir peu de
liberté, elles portent h l'excès celle qu'on leur laifie ; extrêmes en
tout , elles fe livrent k leurs jeux avec plus d'emportement encore
que les garçons : c'eft le fécond des inconvéniens dont je viens
de parler. Cet emportement doit être modéré; car il eft la caufe
de plufieurs vices particuliers aux femmes, comme, entr'autres,
DE V Éducation. 165
le caprice & l'engouement, par lefquels une femme fe tranfporte
aujourd'hui pour tel objet qu'elle ne regardera pas demain. L'in-
conftance des goûts leur eft aufli funefts que leur excès, & l'ua
& l'autre leur vient de la même fource. Ne leur ôtez pas la gaieté,
les ris, le bruit, les folâtres jeux : mais empêchez qu'elles ne le
raffafient de l'un pour courir à l'autre; ne foufirez pas qu'un feul
infiant dans leur vie elles ne connoiflènt plus de frein. Accoutu-
mez-les a fe voir interrompre au milieu de leurs jeux, & rame-
ner h d'autres foins fans murmurer. La feule habitude fuffit encore
en ceci, parce qu'elle ne fait que féconder la nature.
Il réfulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les
femmes ont befoin toute leur vie, puifqu'elles ne cefTent jamais
d'être afTujetcies ou à un homme ou aux jugemens des hommes, £c
qu'il ne leur eft jamais permis de fe mettre au-defTus de ces ju-
gemens. La première & la plus importante qualité d'une femme
eft la douceur: faite pour obéir à un être auffi imparfait que l'hom-
me, fouvent fi plein de vices, & toujours fi plein de défauts, elle
doit apprendre de bonne heure à foufFrir même l'injuftice, & à
fupporter les torts d'un mari fans fe plaindre; ce n'eft pas pour lui,
c'eft pour elle qu'elle doit être douce : l'aigreur & l'opiniâtreté des
femmes ne font jamais qu'augmenter leurs maux & les mauvais pro-
cédés des maris; ils fentent quece n'eft pas avec ces armes- là qu'elles
doivent les vaincre. Le ciel ne les fit point infinuantes & perfuafi-
ves pour devenir acariâtres ; il ne les fit point foibles pour être
impérieufes; il ne leur donna point une voix fi douce pour dire
des injures; il ne leur fit point des traits fi délicats pour les dé-
figurer par la colère. Quand elles fe fâchent, elles s'oublient; elles
ont fouvent raifon de le plaindre, mais elles ont toujours tort de
gronder. Chacun doit garder le ton de fon fexe ; un mari trop
doux peut rendre une femme impertinente; mais, à moins qu'un
homme ne foit un monftre , la douceur d'une femme le ramène,
& triomphe de lui tôt ou tard.
Que les filles foient toujours foumifes, mais que les mères ne
foient pas toujours inexorables. Pour rendre docile une jeune per-
(bnne, il ne faut pas la rendre malheureufe; pour la rendre mo-
i66 Traité
defte,il ne faut pas l'abrutir. Au contraire, je ne feroîs pas fâché
qu'on lui laiffat mettre un peu d'adrefle, non pas à éluder la pu-
nition dans fa défobéiflance , mais à fe faire exempter d'obéir. Il
n'eft pas queftion de lui rendre fa dépendance pénible , il fuffit d«
la lui faire fentir. La rufe eft un talent naturel au fexe ; & perfua-
dé que tous les penchans naturels font bons & droits par eux-mê-
mes , je fuis d'avis qu'on cultive celui-là comme les autres : il ne
s'agit que d'en prévenir l'abus.
Je m'en rapporte fur la vérité de cette remarque k tout obfer-
vateur de bonne foi. Je ne veux point qu'on examine là-deffus
les femmes mêmes ; nos gênantes inflitutions peuvent les forcer
d'aiguifer leur efprit. Je veux qu'on examine les filles, les petites
filles qui ne font, pour ainfi dire, que de naître; qu'on les com-
pare avec les petits garçons du même âge ; & fi ceux-ci ne paroif-
lênt lourds, étourdis, bêtes auprès d'elles, j'aurai tort incontefla-
blement. Qu'on me permette un feul exemple pris dans toute la
naïveté puérile.
Il eft très-commun de défendre aux enfans de rien demander
à table ; car on ne croit jamais mieux réuflîr dans leur éducation
qu'en les furchargeant de préceptes inutiles ; comme fi un morceau
de ceci ou de cela n'étoit pas bientôt accordé ou refufé ( 30 ) ,
fans faire mourir fans ceflè un pauvre enfant d'une convoitife ai-
guifée par l'efpérance. Tout le monde fait l'adreffe d'un jeune gar-
çon fourni à cette loi, lequel ayant été oublié à table s'avifa de
demander du fel. Sec. Je ne dirai pas qu'on pouvoit le chicaner
pour avoir demandé direflement du fel & indireélement de la vian-
de ; l'omiffion étoit fi cruelle , que , quand il eût enfreint ouver-
tement la loi , & dit fans détour qu'il avoit faim, je ne puis croire
qu'on l'en eût puni. Mais voici comment s'y prit en ma préfence
une petite fille de fix ans dans un cas beaucoup plus difficile; car,
outre qu'il lui étoit rigoureufement défendu de demander jamais
(30) Un enfant fe rend importun, la même chofe , fi la première rf-
quand il trouve fon compte à l'ôtre: ponfe eft toujours irrévocable,
mais il ne demandera jamais deux fois
DE L' Éducation, i6j
rien ni direâement ni indireftement , la défobéifTance n'eût pas été
graciable, puifqu'elle avoit mangé de tous les plats, hormis un
feul, dont on avoit oublié de lui donner, & qu'elle convoitoit
beaucoup.
Or , pour obtenir qu'on réparât cet oubli fans qu'on pût l'ac-
cufer de défobéinance, elle fit, en avançant fon doigt, la revu*
de tous les plats, difant tout haut ^ mefure qu'elle les montroit,
j'ai mangé de ça , j'ai mangé de ça : mais elle afFe(5la fi vifible-
ment de pafTèr fans rien dire celui dont elle n'avoit point mangé,
que quelqu'un s'en appercevant, lui dit; & de cela, en avez-
vous mangé ? Oh ! non , reprit doucement la petite gourmande,
en baiflant les yeux. Je n'ajouterai rien ; comparez : ce tour-ci eft
une rufe de fille; l'autre eft une rufe de garçon.
Ce qui eft, eft bien, & aucune loi générale n'eft mauvaife.
Cette adrefle particulière donnée au fexe , eft un dédommage-
ment très-équitable de la force qu'il a de moins , (ans quoi la
femme ne feroit pas la compagne de l'homme ; elle feroit fon
efclave ; c'eft par cette fupériorité de talent qu'elle fe maintient
fon égale , & qu'elle le gouverne en lui obéiftant. La femme a
tout contre elle, nos défauts, fa timidité, fa foiblefTe; elle n'a
pour elle que fon art & fa beauté. N'eft- il pas jufte qu'elle
cultive l'un & l'autre ? Mais la beauté n'eft pas générale; elle
périt par mille accidens , elle pafle avec les années , l'habitude en
détruit l'effet. L'e(prit feul eft la véritable reflburce du fexe ; non
ce fbt efprit auquel on donne tant de prix dans le monde , &
qui ne fert h rien pour rendre la vie heureufe ; mais l'elprit de
fon état , l'art de tirer parti du nôtre, &: de fe prévaloir de nos
propres avantages. On ne fait pas combien cette adrefle des fem-
mes nous eft utile à nous-mêmes, combien elle ajoute de charme
à la fociété des deux fexes, combien elle fert à réprimer la pétu-
lance des enfans , combien elle contient de maris brutaux , com-
bien elle maintient de bons ménages que la difcorde troubleroit
làns cela. Les femmes artificieufes & méchantes en abufent , je
le fais bien : mais de quoi le vice o'abufe-t-il pas ? Ne détruifons
i68 Traité
point les inftrumens du bonheur , parce que les méchans s'eû
fervent quelquefois à nuire.
On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la
perfonne; nosajuftemens ne font point nous : fouvent ils déparent
\^ force d'être recherchés , & fouvent ceux qui font le plus
remarquer celle qui les porte , font ceux qu'on remarque le
moins. L'éducation des jeunes filles eft en ce point tout-à-faitk
contre- fens- On leur promet des ornemens pour récompenfe , on
leur fait aimer les atours recherchés ; quelle ejî belle ! leur dit-
on quand elles font fort parées : & tout au contraire , on devroit leur
faire entendre que tant d'ajuftement n'eft fait que pour cacher des
défauts , & que le vrai triomphe de la beauté eft de briller par
elle-même. L'amour des modes eft de mauvais goût, parce que
les vifages ne changent pas avec elles, & que , la figure reftant
la même, ce qui lui fied une fois, lui fied toujours.
Quand je verrois la jeune fille fe pavaner dans fes atours , je
paroitrois inquiet de fa figure ainfi déguifée , & de ce qu'on en
pourra penfer : je dirois ; tous ces ornemens la parent trop ,
c'eft dommage ; croyez - vous qu'elle en pût fupporcer de plus
fimples 1 Eft-elle aflTez belle pour fe pafTcr de ceci ou de cela 1
Peut-être fera-t-elle alors la première à prier qu'on lui ôte cet or-
nement, & qu'on juge: c'eft le cas de l'applaudir s'il y a lieu. Je
ne la louerois jamais tant que quand elle feroit le plus fimplement
mife. Quand elle ne regardera la parure que comme un fupplé-
ment auji grâces de la perfonne, & comme un aveu tacite qu'elle
a befoin de fecours pour plaire, elle ne fera point fière de fon
ajuftement, elle en fera humble; & fi, plus parée que de
coutume , elle s'entend dire , quelle eji belle ! elle en rougira de
dépit.
Au refte , il y a des figures qui ont befoin de parure ; mais il
n'y en a point qui exigent de riches atours. Les parures ruineufei
font la vanité du rang & non de la perfonne , elles tiennent uni-
quement au préjugé. La véritable coquetterie eft quelquefois
recherchée : mais elle n'eft jamais faftueufe, & Junon fe mettoit
plus fuperbement que Vénus, iSV pouvant la faire belle , tu la
fais
DE r ÉDUCATION. l6^
fais riche, difoit Apelles à un mauvais peintre, qui peignoir
Hélène fort chargée d'atours. J'ai auffi remarqué que les plus
pompeufes parures annonçoient le plus fouvent de laides femmes :
on ne fauroit avoir une vanité plus mal- à-droite. Donnez à une
jeune fille qui ait du goût &: qui méprife la mode , des rubans ,
de la gaze , de la moufTeline & des fleurs ; fjns diamans , fant
pompons, fans dentelle, (31) elle va fe faire un ajufïement qui
la rendra cent fois plus charmante, que n'euflènt fait tous le»
brillans chiffons de la Duchapt.
Comme ce qui eft bien eft toujours bien, & qu'il, faut être
toujours le mieux qu'il eft poflible , les femmes qui fe connoif-
fenten ajuftemens, choififîènt les bons, s'y tiennent; & n'en chan-
geant pas tous les jours, elles en font moins occupées que cellei
qui ne favent k quoi fe fixer. Le vrai foin de la parure demande
peu de toilette : les jeunes Demoifelles ont rarement des toi-
lettes d'appareil : le travail, les leçons rempliffent leur journée;
cependant en général elles font mifes , au rouge près, avec autant
de foin que les Dames , & fouvent de meilleur goût. L'abus de
la toilette n'eft pas ce qu'on penfe ; il vient bien plus d'ennui
que de vanité. Une femme qui pafTe fix heures à fa toilette,
n'ignore point qu'elle n'en fort pas mieux mife que celle qui n'y
paffe qu'une demi-heure ; mais c'eft autant de pris fur l'affom-
mante longueur du temps, & il vaut mieux s'amufer de foi que
de s'ennuyer de tout. Sans la toilette que feroit-on de la vie depuis
midi jufqu'à neuf heures î En raflèmblant des femmes autour
de foi on s'amufe k les impatienter, c'eft déjà quelque chofe ;
on évite les tête-h-tête avec un mari qu'on ne voit qu'k cette
heure-là , c'eft beaucoup plus : & puis viennent les Marchandes,
les Brocanteurs , les petits Meflieurs , les petits Auteurs, les
vers , les chanfons , les brochures : fans la toilette , on ne réu-
niroit jamais fi bien tout cela. Le feul profit réel qui tienne à
( 3T ) Les femmes qui ont la peau ■r''Ê'"n"<î toujours de laides perronnes
anezMancliepourfepafierde Jenrclle, qui aiment les modes; auxquelles les
donnci oient bien du diîpit aux autres , belles ont la bétife de s'adujettir.
Il elles n'en portoient pas. Ce font
Iraiti de l'Educ, Tome IL Y
1 70 Traité
la chofe eft le prétexte de s'étaler un peu plus que quand on
eft vêtue ; mais ce profit n'eft peut-être pas fi grand qu'on penfe ,
& les femmes à toilette n'y gagnent pas tant qu'elles diroient
bien. Donnez fans fcrupule une éducation de femme aux femmes,
faites qu'elles aiment les foins de leur fexe , qu'elles aient de la
modeftie, qu'elles fâchent veillera leur ménage & s'occuper dans
leur mai fon ; la grande toilette tombera d'elle - même ,& elles
n'en feront mifes que de meilleur goûf.
La première chofe que remarquent, en grandiflant, les jeunes
perfonnes ^ c'eft que tous ces agrémens étrangers ne leur fuffifent
pas, fi elles n'en ont qui foient à elles. On ne peut jamais fe
donner la beauté, & l'on n'eft pas fi-tôt en état d'acquérir la
coquetterie ; mais on peut déjà chercher \ donner un tour agréa-
ble à fes geftes, un accent flatteur k fa voix, k compofer fon
maintien, k marcher avec légèreté, k prendre des attitudes gra-
cieufes & k choifir par-tout fes avantages. La voix s'étend, s'af-
fermit & prend du timbre; les bras fe développent, la démarche
s'affure, & l'on s'apperçoit que, de quelque manière qu'on foit
mife, il y a un art de fe faire regarder. Dès- lors il ne s'agit
plus feulement d'aiguille & d'induftrie ; de nouveaux talens fe
préfentent, & font déjà fentir leur utilité.
" Je fais que les févères inftituteurs veulent qu'on n'apprenne
aux jeunes filles ni chant, ni danfe, ni aucun des arts agréables.
Cela me paroît plaifant ! & k qui veulent-ils donc qu'on les
apprenne ? Aux garçons ? A qui, des hommes ou des femmes,
appartient - il d'avoir ces talens par préférence ? A perfonne ,
répondront - ils. Les chanfons profanes font autant de crimes;
la danfe eft une invention du démon ; une jeune fille ne doit
avoir d'amufèment que fon travail & la prière. Voilà d'étranges
amufemens pour un enfant de dix ans ! Pour moi , j'ai grand'peur
que toutes ces petites Saintes qu'on force de pafTer leur enfance
à prier Dieu, ne paflent leur jeunefTe k toute autre chofe, & ne
réparent de leur mieux , étant mariées , le temps qu'elles penfènt
avoir perdu filles. J'eftime qu'il faut avoir égard k ce qui con-
vient k l'âge auflî-biea qu'au fexe, qu'une jeune £lle ne doit pas
DE L' ÉDUCATION. 171
vivre comme fa grand'mère, qu'elle doit être vive , enjoude
folâtre, chanter, danfer autant qu'il lui plalt, & goûter tous les
innocens plaifirs de. fon âge : le temps ne viendra que trop tôt
d'être polée , & de prendre un maintien plus férieux.
Mais la néceflité de ce changement même eft - elle bien
réelle ? N'eft - elle point peut - être encore un fruit de nos
préjugés ? En n'afferviflànt les honnêtes femmes qu'à de trifles
devoirs , on a banni du mariage tout ce qui pouvoit le rendre
agréable aux hommes. Faut- il s'étonner fi la taciturnité qu'ils
voient régner chez eux les en chafle , ou s'ils font peu tentés
d'embraflèr un état fi déplaifant ? A force d'outrer tous les de-
voirs, le Chrifiianifme les rend impraticables & vains; a force
d'interdire aux femmes le chant, la danfe & tous les amufemens
du monde, il les rend maufiades, grondeufes, infupporrables dans
leurs maifons. Il n'y a point de religion où le mariage foit foumis
\ des devoirs fi févères , & point où un engagement fi faint foit
fi méprifé. On a tant fait pour empêcher les femmes d'être
aimables , qu'on a rendu les maris indifFérens. Cela ne devroit
pas être... J'entends fort bien: mais moi, je dis que cela devoit
être , puifqu 'enfin les Chrétiens font hommes. Pour moi , je
voudrois qu'une jeune Angloife cultivât avec autant de foin les
talens agréables pour plaire au mari qu'elle aura , qu'une jeune
Albanoife les cultive pour le Harem d'Ifpahan. Les maris , dira-
t-on , ne fe foucient point trop de tous ces talens. Vraiment je
le crois, quand ces talens, loin d'être employés à leur plaire,
ne fervent que d'amorce pour attirer chez eux de jeunes impudens
qui les déshonorent. Mais penlèz-vous qu'une femme aimable
& fage , ornée de pareils talens, & qui les confacreroit à l'amu-
fement de fon mari , n'ajouteroit pas au bonheur de fa vie , 6c
ne l'empêcheroit pas , fortant de fon cabinet la tête épuifée ,
d'aller chercher "des récréations hors de chez lui ? Perfonne n'a-t-
il vu d'hcureufcs familles ainfi réunies , où chacun fait fournir
du fien aux amufcmens communs ? Qu'il dife fi la confiance &
la familiarité qui s'y joint, fi l'innocence & la douceur des plai-
firs qu'on y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaifirs
Y ij
172 Traité
publics ont de plus bruyant. On a trop réduit en art les talens
agréables. On les a trop générai ifés ; on a tout fait maxime &
précepte, & l'on a rendu fort ennuyeux aux jeunes perfonnes
ce qui ne doit être pour elles qu'amuftment & folâtres jeux. Je
ti'imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître à
danfer, ou à chanter, aborder, d'un air refrogné , de jeunes
perfonnes qui ne cherchent qu'à rire , & prendre , pour leur
enfeigner fa frivole fcience , un ton plus pédantefque & plui
magiftral que s'il s'agifToit de leur catéchifme. Eft-ce, par exem-
ple , que l'art de chanter tient k la mufique écrite ? Ne fauroit-
on rendre fa voix flexible & jufte, apprendre à chanter avec
goût, même à s'accompagner , fans connoître une feule note ?
Le même genre de chant va-t-il h toutes les voix ? La même
méthode va-t-elie à tous les efprits î On ne me fera jamais
croire que les mêmes attitudes , les mêmes pas, les mêmes
mouvemens , les mêmes geftes, les mêmes danfes conviennent )i
une petite brune vive & piquante , & à une grande belle blonde aux
yeux languiiïàns. Quand donc je vois un maître donner exaôe-
ment à toutes deux les mêmes leçons , je dis : cet homme fuit
ù routine , mais il n'entend rien à fon art.
On demande s'il faut aux filles des maîtres ou des maîtrefles î
Je ne fais ; je voudrois bien qu'elles n'euflent befoin ni des uns
ni des autres , qu'elles apprifTent librement ce qu'elles ont tant
de penchant à vouloir apprendre, & qu'on ne vît pas fans ceflê
errer dans nos villes tant de baladins chamarrés. J'ai quelque
peine k croire que le commerce de ces gens - Ik ne foit pas plus
nuifible h de jeunes filles, que leurs leçons ne leur font utiles;
& que leur jargon, leur ton, leurs airs ne donnent pas k leurs
écolières le premier goût des frivolités , pour eux fi importantes,
dont elles ne tarderont guères , k leur exemple , de faire leur
•unique occupation.
Dans les arts qui n'ont que l'agrément pour objet, tout peut
ïêrvir de maître aux jeunes perfonnes. Leur père , leur mère ,
4eur frère, leur four, leurs amies , leurs gouvernantes, leur
tniroir , & fur- tout leur prqpre ^ût. On ne doit point offrir de
DE r ÉDUCATION. «7J
leur donner leçon, il faut que ce foient elles qui la demandent;
on ne doit point faire une tâche d'une récompenfe , & c'eft fur-
tout dans ces fortes dYtu des que le premier fuccès eft de vouloir
réulîir. Au refte, s'il faut abfolument des leçons en règle, je ne
déciderai point du fexe de ceux qui les doivent donner. Je ne
fais s'il faut qu'un maître à danfcr prenne une jeune écolière par
fa main délicate & blanche, qu'il lui fafle accourcir la jupe, lever
les yeux , déployer les bras , avancer un fein palpitant; mais je
fais bien que , pour ri«n au monde , je ne voudrois éxre ce
maître- là.
Par l'induftrie & les talens le goût fë forme ; par Je goiit
l'efprit s'ouvre infenfiblement aux idées du beau dans tous le«
genres, & enfin aux notions morales qui s'y rapportent. C'efl
peut-être une des raifons pourquoi le fentiment de la décence &
de l'honnêteté s'infinue plutôt chez les filles que chez les gic-
çons ; car pour croire que ce fentiment précoce foit l'ouvrage
des gouvernantes, il faudroit être fort mal inftruit de la tournure
■de leurs leçons & de la marche de l'efprit humain. Le talent de
parler tient le premier rang dans l'art de plaire, c'eft par lui
îeul qu'on peut ajouter de nouveaux charmes \ ceux auxquels
l'habitude accoutume les fens. C'eft l'efprit qui non - feulement
vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque forte; c'eft
par la fuccelTion des fentim::ns & des idées, qu'il anime & %'arie
la phyfionomie ; & c'eft par les difcours qu'il infpire , que
l'attention , tenue en haleine , foutient long - temps le même
intérêt fur le même objet. C'eft , je crois , par toutes ces raifont
que les jeunes filles acquièrent fi vite un petit babil agréable ,
qu'elles mettent de l'accent dans leurs propos , même avant que
de les fentir , fie que les hommes s'amufent fi-tôt h les écouter,
même avant qu'elles puifTent les entendre; ils épient le premier
-moment de cette intelligence pour pénétrer aiofi celui du
iêntiment.
Les femmes ont la langue flexible; elles parlent plutôt , plu»
aifément & plus agréablement que les hommes ; on les accufè
aufll de parler davantage : cela doit être , & je cbangeraii
174
Traité
volontiers ce reproche en éloge : la bouche & les yeux oht chez
elles la même adivité, & par la même raifon l'homme dit ce
qu'il fait ; la femme dit ce qui plaît : l'un , pour parler, a
befoin de connoiflances , & l'autre de goût : l'un doit avoir
pour objet principal les chofes utiles ; l'autre les agréables. Leurs
difcours ne doivent avoir de formes communes que celles de
la vérité.
On ne doit donc pas contenir le babil des filles comme celui
des garçons , par cette interrogation dure : à quoi cela ejî-il bon ?
Mais par cette autre, à laquelle il n'eft pas pius aifé de répon-
dre : quel effet cela fera -t - il ? Dans ce premier âge où , ne
pouvant difcerner encore le bien & le mal , elles ne font les
juges de perfonne, elles doivent s'impofer pour loi de ne jamais
rien dire que d'agréable k ceux a qui elles parlent; & ce qui
rend la pratique de cette règle plus difficile , eft; qu'elle refle
toujours fubordonnée k la première, qui eft de ne jamais mentir.
J'y vois bien d'autres difficultés encore, mais elles font d'un
âge plus avancé. Quant à préfent, il n'en peut coûter aux
jeunes filles, pour être vraies , que de l'être fans groffiéreté ,
& comme naturellement cette groflîéreté leur répugne , l'éduca-
tion leur apprend aifément à l'éviter. Je remarque en général,
dans le commerce du monde, que la politeflè des hommes eft
plus officieufe, & celle des femmes plus careflânte. Cette diffé-
rence n'eft point d'inftitution , elle eft naturelle. L'homme paroît
chercher davantage à vous fervir, & la femme à vous agréer. II
fuit de-là que , quoi qu'il en foit du caraâère des femmes , leur
politefTe eft moins fauffie que la nôtre, elle ne fait qu'étendre
leur premier inftinfl; mais quand un homme feint de préférer
mon intérêt au fien propre, de quelque démonftration qu'il colore
ce menfonge, je fuis très-sûr qu'il en fait un. Il n'en coûte donc
guères aux femmes d'être polies, ni par conféquent aux filles
d'apprendre h le devenir, La première leçon vient de la nature,
l'art ne fait plus que la fuivre, & déterminer fnivant nos ufiges
fous quelle forme elle doit fe montrer. A l'égard de leur politefîè
entre elles , c'eft toute autre chofe. Elles y mettent ua air û
V E r Education. 175;
contraint , & des attentions fi froides , qu'en fe gênant mutuel-
lement elles n'ont pas grand foin de cacher leur gène, & fem-
blent fincères dans leur menfonge , en ne cherchant guères à le
déguifer. Cependant les jeunes perfonnes fe font quelquefois tout
de bon des amitiés plus franches. A leur âge la gaieté tient lieu
de bon naturel , & contentes d'elles , elles le font de tout le
inonde. Il eft confiant aufll qu'elles fc baifent de meilleur cœur,
& fe careflent avec plus de grâce devant les hommes , fièrei
d'aiguifer impunément leur convoitife par l'image des faveurs
qu'elles favent leur faire envier.
Si l'on ne doit pas permettre aux jeunes garçons des quef-
tions indifcrettes , à plus forte raifon doit-on les interdire à de
jeunes filles, dont la curiofité fatisfaite, ou mal éludée , eft bien
d'une autre conféquence , vu leur pénétration k prefTentir les
myftères qu'on leur cache, & leur adreflè à les découvrir. Mais
fans fouffrir leurs interrogations , je voudrois qu'on les interrogeât
beaucoup elles-mêmes , qu'on eût foin de les faire caufer, qu'on
les agaçât pour les exciter h parler aifément , pour les rendre
vives à la ripofte , pour leur délier l'efprit & la langue , tandis
qu'on le peut fans danger. Ces converfuions , toujours tournées
en gaieté , mais ménagées avec art & bien dirigées , feroient un
amufement charmant pour cet âge, & pourroient porter dans les
cœurs innocens de ces jeunes perfonnes, les premières, & peut-
être les plus utiles leçons de morale qu'elles prendront de leur
vie, en leur apprenant, fous l'attrait du plaifir & de la vanité,
k quelles qualités les hommes accordent véritablement leur efti-
me, & en quoi conûfte la gloire & le bonheur d'une honnête
femme.
On comprend bien que, fi les enfans mâles font hors d'état
de fe former aucune véritable idée de religion, \ plus forte raifon
la même idée eft-clle au-defTus de la conception des filles. C'eft
pour cela même que je voudrois en parler h celles-ci de meil-
leure heure ; car s'il falloir attendre qu'elles fufTent en état de
difcuter méthodiquement ces queftions profondes , on courroit
rifque ds ne leur en parler jamais. La raifon des femmes efl une
iy6
Traité
faifon pratique, quî leur fait trouver très -habilement les moyenf
d'arriver a une fin connue, mais qui ne leur fait pas trouver
cette fin. La relation fociale des fèxes eft admirable. De cette
fociété réfulte une perfonne morale dont la femme eft l'œil &
l'homme le bras , mais avec une telle dépendance l'une de
l'autre, que c'eft de l'homme que la femme apprend ce qu'il
faut voir, & de la femme que l'homme apprend ce qu'il faut
faire. Si la femme pouvoit remonter, audî-bien que l'homme, aux
principes, & que l'homme eût, aulïï-bien qu'elle , l'efprit des
détails, toujours indépendans l'un de l'autre, ils vivroient dans
une difcorde éternelle , & leur fociété ne pourroit fubfifter.
Mais dans l'harmonie qui règne entr'eux, tout tend à la fin com-
mune, on ne fait lequel met le plus du fien ; chacun fuit l'im-
pulfion de l'autre ; chacun obéit, & tous deux font les maîtres.
Par cela même que la conduite de la femme eft afTervie à
l'opinion publiquft , (à croyance eft aflervie k l'autorité. Toute
fille doit avoir la religion de fa mère, & toute femme celle de
fon mari. Quand cette religion feroit fauiïe , la docilité qui
foumet la mère & la fille k l'ordre de la nature , efface auprès
de Dieu le péché de l'erreur. Hors d'état d'être juges elles-
mêmes, elles doivent recevoir la décifion des pères & des maris
comme celle de l'Églife.
Ne pouvant tirer d'elles feules la règle de leur foi , les femme»
ne peuvent lui donner pour bornes celles de l'évidence & de la
raifon : mais fe laiffant entraîner par mille impulfions étrangères,
elles font toujours au-deçà ou au-delk du vrai. Toujours extrêmes,
elles font toutes libertines ou dévotes; on n'en voit point favoir
réunir la fageffe k la piété. La (burce du mal n'eft pas {èulement
dans le caradère outré de leur fexe , mais auïïî dans l'autorité
mal réglée du nôtre ; le libertinage des mœurs la fait méprrfer,
l'effroi du repentir la rend tyrannique ; & voilk comment on en
fait toujours trop ou trop peu.
Puisque l'autorité doit régler la religion des femmes, il ne
l'ijgit pas tant de leur expliquer les raifons qu'on a de croire,
que
DE r ÉDUCATION. IJJ
que de leur expofer nettement ce qu'on croit : car la foi qu'on
donne à des idées obfcures, eft la première fource du fanatifme,
& celle qu'on exige pour des chofes abfurdes, mené à la folie ou à
l'incrédulité. Je ne- fais à quoi nos catéchifmes portent le plus ,
d'être impie ou fanatique : mais je fais bien qu'ils font néce/Tai-
rement l'un ou l'autre.
Premièrement, pour enfeigner la religion k de jeunes filles,
n'en faites jamais pour elles un objet de triftefTe & de gène, ja-
mais une tâche ni un devoir; par conféquent ne leur faites jamais
rien apprendre par cœur qui s'y rapporte, pas même les prières.
Contentez-vous de faire régulièrement les vôtres devant elles , làns
les forcer pourtant d'y affifter. Faites-les courtes félon l'inftruc-
tion de Jefus-Chrift. Faites-les toujours avec le recueillement &
le refpeét convenables ; fongez qu'en demandant à l'Etre fupréme
de l'attention pour nous écouter , cela vaut bien qu'on en mette à
ce qu'on va lui dire.
Il importe moins que de jeune filles fâchent fi-tôt leur reli-
gion, qu'il n'importe qu'elles la fâchent bien, & fur-tout qu'elles
l'aiment. Quand vous la leur rendez onéreufe , quand vous leur
peignez toujours Dieu fâché contre elles , quand vous leur impo-
fez en fon nom mille devoirs pénibles qu'elles ne voient jamais
remplir, que peuvent elles penfer, finon que (avoir fon catéchif-
me & prier Dieu , font les devoirs des petites filles ; & defircr d'ê-
tre grandes pour s'exempter , comme vous , de tout cet affujettiflè-
ment? L'exemple, l'exemple 1 fans cela jamais on ne réuffit à rien
auprès des enfans.
Quand vous leur expliquez des articles de foi , que ce foit en
forme d'inflrudion direfle , & non pnr demandes & par réponfes.
Elles ne doivent jamais répondre que ce qu'elles penfenr, & non ce
qu'on leur a didé. Toutes les réponfes du catéchifme font à con-
tre-fens, c'eft l'écolier qui inflruit le maître; elles font même des
menfonges dans la bouche des enfans, puisqu'ils expliquent ce qu'ils
n'entendent point, & qu'ils affirment ce qu'ils font hors d'état de
Traité de l'£duc. Tome JI. Z
178 Traité
croire. Parmi les hommes les plus intelligens , qu'on me montre
ceux qui ne mentent pas en difant leur catéchifme.
La première queftion que je vois dans le nôtre eft celle-ci :
Qui vous il créée & mife au monde? A quoi la petite fille, croyant
bien que c'efl: fa mère , dit pourtant fans héfiter que c'eft Dieu.
La feule chofe qu'elle voit Ik , c'eft: qu'à une demande qu'elle
n'entend guères, elle fait une réponfe qu'elle n'entend point du
tout.
Je voudrois qu'un homme, qui connoîtroit bien la marche de
Tefprit des enfans , voulût faire pour eux un catéchifme. Ce feroit
peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit , & ce ne fe-
roit pas, k mon avis, celui qui feroit le moins d'honneur k fon
auteur. Ce qu'il y a de bien sûr, c'eft que, fl ce livre étoit bon,
il ne reffembleroit guères aux nôtres.
Un tel catéchifme ne fera bon que quand, fur les feules de-
mandes , l'enfant fera de lui-même les réponfes /ans les apprendre.
Bien entendu qu'il fera quelquefois dans le cas d'interroger k fon
tour. Pour faire entendre ce que je veux dire, il faudroit une ef-
pèce de modèle, & je fens bien ce qui me manque pour le tracer.
J'eflTaierai du moins d'en donner quelque légère idée.
Je m'imagine donc que, pour venir k la première queftîon de
notre catéchifme, il faudroit que celui-lk commençât k-peu-prè«
ainfi.
La Bonne.
Vous Ibuvenez vous du temps que votre mère étoit fille î
La Petite.
Non, ma Bonne.
La Bonne. ^
P0URQ.U01, non? Vous qui avez fi bonne mémoire.
La Petite.
C'est que je n'étois pas au monde.
DE r Éducation. i 79
La. Bonne,
Vous n'avez donc pas toujours vécuî
La Petite.
Non.
La Bonne.
ViVREZ-vous toujours î
La Petite.
Oui.
La Bonne.
Etes - vous jeune ou vieille ?
Lu Petite.
Je fuis jeune.
La Bonne.
Et votre grand'-maman , eft - elle jeune ou vieille l
La Petite.
Elle eft vieille.
La Bonnci
A-T-ELLE été jeune?
La Petite.
Oui.
La Bonne'.
Pourquoi ne l'eft-elle plus ?
La Petite.
C'est qu'elle a vieilli.
La Bonne.
Vieillirez- vous comme elle?
La Petite.
Je ne fais (31).
{%■!) Si pnr-tont où j'ai mis,ycr ne fais , la Petite rdpoud antretntnt, il faut fe
défier de fa réponfe & la lui faire expliquer avec foia
Z ij
i8o Traité
La Bonne.
Ou font vos robes de l'année paflee l
Ltt Petite^
Oh les a défaites.
La Bonne,
Et pourquoi les a-t-on défaites l
La Petite:
Parce qu'elles m'étoient trop petites.
La Bonne.
Ex pourquoi vous étoient-elles trop petites î
La Petite.
Parce que j'ai grandi.
La Bonne.
Grandirez-vous encore?
La Petite.
Oh ! oui.
La Bonne,
Et que deviennent les grandes filles î
La Petite.
Elles deviennent femmes.
* La Bonne.
Et que deviennent les femmes ?
La Petite.
Elles deviennent mèrec.
DE rÉDVCATION. l8l
La Bonne.
Et les mères, que deviennent- elles î
La Petite.
ElLES deviennent vieilles.
La Bonne.
Vous deviendrez donc vieille ?
La Petite.
Quand je ferai mère.
La Bonne.
Et que deviennent les vieilles gens ?
La Petite^
Je ne fais.
La Bonne.
Qu'est devenu votre grand-papa ?
La Petite,
Il eft mort (33).
La Bonne.
Et pourquoi eft-il mort?
La Petite.
Parce qu'il étoit vieux.
La Bonne.
Que deviennent donc les vieilles gens î
(33) La Petite dira cela , parce poème d'Abel un exemple de la nu.
qu'elle l'a entendu dire,- mais il faut nière dont ou doit la leur donner. Ce
vérifier fi elle a quelque jnfit idée de charmant ouvrage refplre une fimplj,
la mort ; car cette idée n'cfl pas fi cité délicieufe dont on ne peut tropfe
fimple , ni fi à la portée des en fans que nourrir pour converfer avec les cnfauî,
l'on penlé. On peut voir dans le petit
l82 T R A 1 TÉ
la Pefke-
Ils meurent.
La Bonne.
Et vous , quand vous ferez vieille; que ......
La Petite , V interrompant.
Oh ! ma Bonne, je ne veux pas mourir.
La Bonne.
Mon enfant , perfonne ne veut mourir , & tout le monde
meurt.
La Petite.
m-
Comment! eft-ce que maman mourra auflîî
La Bonne.
Comme tout le monde. Les femmes vieilliflent ainlî que les
hommes , & la vieillefTe mène à la mort.
La Petite.
Que faut-il faire pour vieillir bien tard 2
La Bonne.
Vivre fagement tandis qu'on eft jeune.
La Petite.
Ma Bonne, je ferai toujours fage,
La Bonne.
Tant mieux pour vous. Mais, enfin, croyez -vous de vivre
toujours? La Petite.^
Quand je ferai bien vieille, bien vieille......
DE r É D U C A T I O N. 1 8 3
La Bonne.
Hé bien î
La Petite.
Enfin , quand on cft fi vieille , vous dites qu'il fiiut bien
mourir.
La Bonne.
Vous mourrez donc une fois î
La Petite.
H:éiAS ! oui.
La Bonne,
Qui eft-ce qui vivoit avant vous ?
La Petite.
Mon père & ma mère.
La Bonne.
Qui eft-ce qui vivoit avant eux?
La Petite:
Leurs pères & leurs mères.
La Bonne.
Qui eft-ce qui vivra après vous ?
La Petite.
Mes enfans.
La Bonne.
Qui eft-ce qui vivra après eux l
La Petite:
Leurs enfans , &c.
En fuivant cette route, on trou^-e à la race humaine, par des
i84 Traité
inductions fenfibles, un commencement & une fin, comme à tou-
tes chofes; c'eft- à-dire, un père & une mère qui n'ont eu ni père
ni mère , & des enfans qui n'auront point d'enfans (34), Ce n'eft
qu'après une longue fuite de queftions pareilles , que la première
queftion du catéchifme eft fuffifamment préparée. Alors feulement
on peut la faire, & l'enfant peut l'entendre. Mais delà jufqu'à la
deuxième réponfe, qui eft, pour ainfî dire, la définition de l'ef-
fence divine, quel faut immenfe ! Quand cet intervalle fera-t-il
rempli ? Dieu eft un efprit! Et qu'eft-ce qu'un efprit? Irai-je em-
barquer celui d'un enfant dans cette obfcure métaphyfique dont
les hommes ont tant de peine à fe tirer? Ce n'eft pas à une petite
fille à réfoudre ces queftions , c'eft tout au plus à elle à \ts faire.
Alors je lui répondrois Amplement ; vous me demandez ce que
c'eft que Dieu : cela n'eft pas facile k dire. On ne peut entendre,
ni voir, ni toucher Dieu; on ne le connoît que par fes œuvres.
Pour juger ce qu'il eft , attendez de favoir ce qu'il a fait.
Si nos dogmes font tous de la même vérité, tous ne font pas
pour cela de la même importance. Il eft fort indifférent à la gloire
de Dieu qu'elle nous foit connue en toutes chofes: mais il importe
à la fociété humaine & à chacun de fes membres, que tout homme
connoiffe & remplifle les devoirs que lui impofe la loi de Dieu en-
vers fon prochain & envers foi-méme. Voilà ce que nous devons
incefTamment nous enfeigner les uns aux autres, & voilà fur- tout
de quoi les pères & les mères font tenus d'inftruire leurs enfans.
Qu'une Vierge foit la mère de fon Créateur, qu'elle ait enfanté
Dieu ou feulement un homme auquel Dieu s'eft joint, que la
fubftance du Père & du Fils foit la même ou ne foit que fembla-
ble, que l'efprit procède de l'un des deux qui font le même, ou
de tous deux conjointement; je ne vois pas que la décifion de ces
quefiions, en apparence eflentielles , importe plus à l'efpèce hu-
maine, que de favoir quel jour de la lune on doit célébrer la
Pàque ,
[31] L'idde de l'ëternitë ne fau- prit. Toute rucceffion numérique , ré-
roit s'appliquer aux générations hu- diiite en afte , eft incompatible avec
«laînes avec Is confentetnent de l'ct cette idée.
DE r È' D U C'A T 1 O N. igj
Pâque, s'il faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler La-
tin ou François à l'Eglife^orner les murs d'images , dire ou enten-
dre la MefTe, & n'avoir point de femmes en propre. Que chacun
penfe Ik-defTus coinme il lui plaira ^ j'ignore en quoi cela peut in-
térefTer les autres : quant k moi cela ne m'intéreffè point du tout.
Mais ce qui m'intéreflè, moi & tous mes femblables , c'eft que cha-
cun fâche qu'il exifte un arbitre du fort des humains , duquel nous
fommes tous les enfans, qui nous prefcrit à tous d'être juHes , de
nous aimer les uns les autres , d'être bienfaifans & miféricordicux,
de tenir nos engagemens envers tout le monde, même envers nos
«nnemis & les fiens ; que l'apparent bonheur de cette vie n'efl rien j
qu'il en eft une autre après elle , dans laquelle cet Etre fuprême
fera le rémunérateur des bons & le juge des méchans. Ces dogmes
& les dogmes femblables font ceux qu'il importe d'enfèigner à la
jeuneflè & de perfuadcr à tous les citoyens. Quiconque les combat
mérite châtiment, fans doute; il eft le perturbateur de l'ordre &
l'ennemi de la fociété. Quiconque les pafle , & veut nous aflèrvir
k fes opinions particulières, vient au même point par une route
cppofée. Pour établir l'ordre à fa manière, il trouble la paix •
dans fon téméraire orgueil il fe rend l'interprète de la Divinité t
il exige en fon nom les hommages & les refpefls des hommes ; il
fe fait Dieu , tant qu'il peut, à fa place : on devroit le punir com-
me facrilège , quand on ne le puniroit pas comme intolérant.
NEGLIGEZ donc tous ces dogmes myftérieux qui ne font pour
nous que des mots fans idées, toutes ces doârines bifarres dont la
vaine étude tient lieu de vertus h ceux qui s'y livrent , & fert
plutôt k les rendre foux que bons. Maintenez toujours vos enfans
dans le cercle étroit des dogmes qui tient à la morale. Pcrfuadez-
leur bien qu'il n'y a rien pour nous d'utile k favoir que ce qui
nous apprend k bien faire. Ne faites point de vos filles des théo-
logiennes & des raifcnneufes , ne leur apprenez des chofes du CitI
que ce qui fcrt h la figcllè humaine : accoutumez-les k fê fentir
toujours fous les yeux de Dieu , \ l'avoir pour témoin de leurs
aâions, de leurs pcnfées, de leur vertu , de leurs plaifirs ; à faire
le bien fans oftentation , parce qu'il l'aime; à foulfrir le mal fins
Traite de r£Juc. Tomç IL A a
i86 Traité
murmure, parce qu'il les en dédommagera; à être, enfin, tous
les jours de leur vie ce qu'elles feront bien-aifes d'avoir été lorf-
qu 'elles comparoîtront devant lui. Voilà la véritable religion,
voilà la feule qui n'eft fufceptible ni d'abus, ni d'impiété, ni de
fanatifme. Qu'on en prêche tant qu'on voudra de plus fublimesî
pour moi, je n'en reconnois point d'autre que celle-là.
Au refte , il eft bon d'obferver que jufqu'à l'âge où la raifon
s'éclaire & où le fentiment naiflant fait parler la confcience , ce qui
cft bien ou mal pour les jeunes perfonnes, eft ce que les gens qui
les entourent ont décidé tel. Ce qu'on leur commande eft bien,
ce qu'on leur défend eft mal; elles n'en doivent pas favoir davanta-
ge; par où l'on voit de quelle importance eft, encore plus pour elles
que pour les garçons , le choix des perfonnes qui doivent les appro-
cher & avoir quelque autorité fur elles. Enfin, le moment vient
où elles commencent à juger des chofes par elles-mêmes , & alors
il eft temps de changer le plan de leur éducation.
J'en ai trop dit jufqu'ici peut-être, A quoi réduirons-nous les
femmes , fï nous ne leur donnons pour loi que les préjugés pu-
blics ? N'abbaiflbns pas à ce point le fexe qui nous gouverne, &
qui nous honore quand nous ne l'avons pas avili. Il exifte pour
toute l'efpèce humaine une règle antérieure à l'opinion. C'eft à l'in-
flexible direftion de cette règle que fc doivent rapporter toutes les
autres; elle juge le préjugé même, & ce n'eft qu'autant que l'ef-
tirae des hommes s'accorde avec elle, que cette eftime doit faire
autorité pour nous.
Cette règle eft le fentiment intérieur. Je ne répéterai point
ce qui en a été dit ci-devant : il me fuffit de remarquer que, fi
ces deux règles ne concourent à l'éducation des femmes, elle fera
toujours défeflueufe. Le fentiment, fans l'opinion, ne leur don-
nera point cette délicatefle d'ame qui pare les bonnes mœurs de
l'honneur du monde ; & l'opinion, fans le fentiment, n'en fera ja-
mais que des femmes fauffes & deshonnêtes, qui mettent l'appa-
rence à la place de la vertu.
' Il leur importe donc de cultiver une faculté qui ferve d'arbi-
DE L' Éducation. 187
tre entre les deux guides, qui ne laifTe point égarer la confcience
& qui redre/Tc les erreurs du préjugé. Cette faculté cft la raifon :
mais, à ce mot, que de quertions s'élèvent ! les femmes font-elles
capables d'un folide raifonnement ? Imporre-t-il qu'elles le culti-
vent? Le cultiveront-elles avec fuccès ? Cette culture e/l-elle utile
aux fondions qui leur font impofées? Eft-ells compatible avec la
fimpiicité qui leur convient ?
LtS diverlès manières d'envifager & de réfoudre ces queftions
font que, donnant dans les excès contraires, \<is uns bornent la
femme h coudre & filer dans fon ménage avec fës fervantes , &
n'en font ainll que la première (èrvante du maître : les autres,
non eontens d'afTurer fès droits, lui font encore ufurperles nôtres*
car, la laifler au-dcfius de nous dans les qualités propres à fon fexe,
& la rendre notre égale dans les qualités communes aux deux
qu'efl-ce autre chofe que tranfporter à la femme la primauté que
la nature donne au mari ?
La raifon qui mené l'homme k la connoifTance de ks devoirs
n'efl pas fort compofée ; la raifon qui mené la femme à la connoif-
fance des fiensefi: plus fimple encore, L'obéi/Tance & la fidélité qu'elle
doit h fon mari , la tendrefie & les foins qu'elle doit à fes enfans,
font des" conféqufcnces fi naturelles & fi fenfibles de fa condition,
qu'elle ne peut fans mauvaife foi refufer fon confentement au fen-
timent intérieur qui la guide , ni méconnoître le devoir dans le
penchant qui n'efl point encore altéré.
Je ne blàmerois pas fans diftinflion qu'une femme fût bornée
aux feuls travaux de fon fexe , & qu'on la laifsât dans une profonde
ignorance fur tout le rcfte ; mais il faudroit pour cela des mœurs
publiques, trcs-fimples, très-faines , ou une manière de vivre très-
retirée. Dans de grandes villes & parmi des hommes corrompus,
cette femme feroit trop facile h féduire ; fouvent fa vertu ne tien-
droit qu'aux occafions ; dans ce fiecle philofophc il lui en faut une
h l'épreuvj. Il faut qu'elle fâche d'avance, & ce qu'on lui peut
dire, 8c ce qu'elle en doit penfer.
D'AllLliURS , foumifc au jugement des hommes , elle doit
Aa i)
i88 Traité
mériter leur eftime ; elle doit fur-tout obtenir celle de fon époux ;
elle ne doit pas feulement lui faire aimer fa perfonne , mais lui
faire approuver fà conduite; elle doit juftifier devant le public le
choix qu'il a fait, & faire honorer le mari, de l'honneur qu'on
rend à ia femme. Or, comment s'y prendra t-elle pour tout cela,
fi elle ignore nos infiitutions, û elle ne fait rien de nos ufages,
de nos bienféances. Ci elle ne connoît ni la fource des jugemens
humains , ni les paffions qui les déterminent ? Dès-là qu'elle dé-
pend k la fois de fa propre confcience & des opinions des autres,
il faut qu'elle apprenne à comparer ces deux règles, à les conci-
lier , & a ne préférer la première que quand elies font en oppofi-
tion. Elle devient le juge de fes juges, elle décide quand elle
doit s'y foumettre & quand elle doit les recufer. Avant de rejetter
ou d'admettre leurs préjugés, elle les pefe ; elle apprend à remon-
tera leur fource , k les prévenir, à fe les rendre favorables; elle
a foin de ne jamais s'attirer le blâme quand fon devoir lui per-
met de l'éviter. Rien de tout cela ne peut bien fe faire fans culti-
ver fon efprit & fa raifon.
Je reviens toujours au principe, & il me fournit la folution de
coûtes mes difficultés. J'étudie ce qui eft, j'en recherche la caufe,
& je trouve enfin que ce qui eft, eft bien. J'entre dans des maifons
ouvertes dont le maître & la maîtrefle font conjointement les hon-
neurs. Tous deux ont eu la même éducaion , tous deux font d'une
égale politefle , tous deux également pourvus de goût & defprit,
tous deux animés du même defir de bien recevoir leur monde &
de renvoyer chacun content d'eux. Le mari n'omet aucun foin
pour être attentif k tout ; il va, vient, fait la ronde & fe donne
mille peines ; il voudroit être tout attention. La femme rcfle à là
place; un petit cercle fe rafiembie autour d'elle, & femble lui ca-
cher le refte de l'aflemblée ; cependant il ne s'y pafTe rien qu'elle
n'appcrçoive , il n'en fort perfonne à qui elle n'ait parlé ; elle n'a
rien omis de ce qui pouvoit intérefTer tout le monde, elle n'a rien
dit a chacun qui ne lui foit agrézble, & fans rien troubler à l'ordre,
le moindre de la compagnie n'eft pas plus oublié que le premier.
On eft fervi, l'on fe met à table} l'homme, inftruit des gens qui
DE v Éducation. 189
fe conviennent, les placera félon ce qu'il fait; la femme fans rien
favoir , ne j'y trompera pas. Elle aura déjà lu dans les yeux , dans
le maintien, toutes les convenances , & chacun fe trouvera placé
comme il veut l'être. Je ne dis point qu'au fervice perfonne n'eft
oublié. Le maître de la maifon, en faifant la ronde, nura pu n'ou-
blier perfonne. Mais la femme devine ce qu'on regarde avec plai-
fîr, & vous en offre; en parlant à fon voifin elle a l'œil au bout
de la table; elle difcerne celui qui ne mange point, parce qu'il n'a
pas faim , & celui qui n'ofe fe fervir ou demander, parce qu'il eft
mal-adroit ou timide. En fortant de table chacun croit qu'elle n'a
fongé qu'à lui ; tous ne penfent pas qu'elle ait eu le temps de man-
ger un feul morceau : mais la vérité eft qu'elle a mangé plus quo
perfonne.
Quand tout le monde eft parti , l'on parle de ce qui s'efl pafTé.
L'homme rapporte ce qu'on lui a dit, ce qu'ont dit & fait ceux
avec lefquels il s'eft entretenu. Si ce n'eft pas toujous Ik-defTu»
que la femme eft le plus exaâe, en revanche elle a vu ce qui
s'eft dit tout bas à l'autre bout de la falle; elle fait ce qu'un tel a
penfé , à quoi tenoit tel propos ou tel gefte ; il s'eft fait à peine un
mouvement expreflîf , dont elle n'ait l'interprétation toute prête &
préfque toujours conforme à la vérité.
Le même tour d'efprit qui fait exceller une femme du monde
dans l'art de tenir la maifon, fait exceller une coquette dans l'art
d'amufer plufieurs foupirans. Le manège de la coquetterie exige
un difcernement encore plus fin que celui de la poIitefTe; car pour-
vu qu'une femme polie le foit envers tout le monde, elle a tou-
jours afTez bien fait; mais la coquette perdroit bien- tôt fon em-
pire par cette uniformité maladroite. A force de vouloir obliger
tous fes amans , elle les rebuteroit tous. Dans la fociété les ma-
nières qu'on prend avec tous les hommes ne laiffent pas de plaire
^ chacun ; pourvu qu'on foit bien traité , l'on n'y regarde pas de
f\ près fur les prcfférences : mais en amour une faveur qui n'eft
pas exclufive eft une injure. Un homme fenfible aimeroit cent fois
mieux être feul maltraité que carefTé avec tous les autres , & ce
qui peut arriver de pis eft de n'être point diftingué. Il faut donc
aço Traité
«lu'une femme qui veut conferv'er plufieurs amans , perfuade k cha-
cun d'eux qu'elle le préfère, & qu'elle le lui perfuade fous les
yeux de tous les autres, à qui elle en perfuade autant fous les
(îens.
VOUIEZ-VOUS voir un perfonnage embarrafle } Placez un
homme entre deux femmes avec chacune defquelles il aura des liai-
fons fecrettes , puis obfervez quelle fptce figure il y fera. Placez en
même cas une femme entre deux hommes , ( & sûrement l'exem-
ple ne fera pas plus rare ) vous ferez émerveillé de l'adrefTe avec
laquelle elle donnera le change h tous deux , & fera que chacun (e
rira de l'autre. Or , fi cette femme leur témoignoit la même con-
fiance & prenoit avec eux la m.îme familiarité, comment feroient-
ils un inftanl fes dupes > En les traitant également ne montreroit-
elle pas qu'ils ont les mêmes droits fur elle > Oh ! qu'elle s'y prend
bien mieux que cela ! Loin de les traiter de la même manière ,
elle affeâe de mettre entr'eux de l'inégalité ; elle fait fi bien que
celui qu'elle flatte , croit que c'eft par tendrefle , & que celui qu'elle
maltraite croit que c'eft par dépit. Ainfi chacun content de fon
partage la voit toujours s'occuper de lui, tandis qu'elle ne s'occupe
en effet que d'elle feule.
Dans le defir général de plaire, la coquetterie fuggère de fem-
blablss moyens; les caprices ne feroient que rebuter, s'ils n'é-
toient fagement ménagés ; & c'eft en les difpenfant avec art qu'elle
en fait les plus fortes chaînes de fes efclaves.
Vfa ognarte la Donna , onde fia colto
JKella fua rete alcun novdlo amante ;
iVe con tutti , ne fempre un Jlcjfo volto
Serba; ma cargia a tempo atto e jenih'uinte.
A quoi tient tout cet art, fi ce n'eft à des obfervations fines &
continuelles qui lui font voir h chaque inftant ce qui fe paffe dans
les cœurs des hommes, & qui la difpofent h porter h chaque mou-
DE L' ÉDUCATION. 191
veroent fecret qu'elle apperçoit, la force qu'il faut pour le fufpen-
dre ou l'accélérer? Or, cet art s'apprend - il î Non : il naît avec
les femmes; elles l'ont toutes, & jamais les hommes ne l'ont au
même degré. Tel eft un des caraftères diftinâifs du fexe. La pré-
fence d'efprit , la pénétration , les oblèrvations fines font la fcience
à&s femmes ; l'habileté de s'en prévaloir eft leur talent.
Voila ce qui eft, & l'on a vu pourquoi cela doit être. Les
femmes font faufles , nous dit- on. Elles le deviennent. Le don
qui leur eft propre eft l'adrefTe & non pas la faufleté; dans les vrais
penchans de leur fèxe, même en mentant, elles ne font point fauf-
fes. Pourquoi confultez-vous leur bouche , quand ce n'eft pas elle
qui doit parler. Confultez leurs yeux, leur teint, leur refpiration,
leur air craintif, leur molle réfiftance : voilà le langage que la na-
ture leur donne pour vous répondre. La bouche dit toujours non ,
& doit le dire; mais l'accent qu'elle y joint n'eft pas toujours le
même , & cet accent ne fait point mentir. La femme n'a - t - elle
pas les mêmes befoins que l'homme, fans avoir le même droit de
les témoigner ? Son fort feroit trop cruel , fi , même dans les de-
firs légitimes, elle n'avoit un langage équivalent à celui qu'elle
n'ofe tenir? Faut- il que fa pudeur la rende malheureufe ? Ne lui
faut-il pas un art de communiquer fes penchans fans les découvrir?
De quelle adreffe n'a-t-elle pas befoin pour faire qu'on lui dérobe
ce qu'elle brûle d'accorder ? Combien ne lui importe-t-il point
d'apprendre à toucher le cœur de l'homme fans paroître fonger à
lui ? Quel difcours charmant n'eft-ce pas que la pomme de Gnla-
thée & fa fuite mal-adroite? Que faudra-t-il qu'elle ajoute à cela?
Ira-t-elle dire au Berger qui la fuit entre les faules qu'elle n'y fuit,
qu'h deflein de l'attirer? Elle mentiroit , pour ainfi dire; car alors
elle ne l'attireroit plus. Plus une femme a de réferve, plus elle doit
avoir d'art, même avec fon mari. Oui, je foutiens qu'en tenant la
coquetterie dans ft;s limites, on la rend modefte & vraie, on en
fait une loi de l'honnêteté.
La vertu eft une , difoit très-bien un de mes adverfiires; on
ne la décompofe pas pour admettre une partie & rejetter l'autre.
Quand on l'aime, on l'aime dans toute fon intégrité, & l'on rcfufe
Ï92 Tn'AîtÈ
Ton cœur quand on peut, & toujours fa bouche aux fentimens
qu'on ne doit point avoir. La vérité morale n'eftpas ce quteft, maïs
ce qui eft bien; ce qui eft mal ne devroit point être, & ne doit
point être avoué, fur-tout quand cet aveu lui donne un effet qu'il
n'auroit pas eu fans cela. Si j'étois tenté de voler & qu'en le difant
je tentalfe un autre d'être mon complice , lui déclarer ma tenta-
tion, ne feroit-ce pas y fuccomber ? Pourquoi dites - vous que la
pudeur rend les femmes fauffes ? Celles qui la perdent le plus ,
îbnt-elles, au refte , plus vraies que les autres ? Tant s'en faut i
elles font plus fauffes mille fois. On n'arrive à ce point de dépra-
vation qu'à force de vices qu'on garde tous, & qui ne régnent qu'à
la faveur de l'intrigue & du menfonge ^35). Au contraire, celles
qui ont encore de la honte, qui ne s'énorgueillilîènt point de leurs
fautes, qui fàvent cacher leurs delîrs k ceux mêmes qui les infpi-
rent , celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine ,
font d'ailleurs les plus vraies, les plus fincères, les plus conftantes
dans tous leurs engagemens, & celles fur la foi defquelles on peut
généralement le plus compter.
Je ne fâche que la (èule Mademoifelle de l'Enclos qu'on ait p4
citer pour exception connue à ces remarques. Auflî Mademoifelle
de l'Enclos a t-elle palTé pour un prodige. Dans le mépris des ver-
tus de fon fexe, elle avoit , dit-on, confer\'é celles du nôtre : on
vante fa franchife, fa droiture , la sûreté de fon commerce, fa fi-
délité dans l'amitié. Enfin , pour achever le tableau de fa gloire ,
on dit qu'elle s'étoit faite homme : à la bonne heure. Mais avec
toute fa haute réputation, je n'aurois pas plus voulu de cet hom-
me-lk pour mon ami que pour ma maîtrefle. Toux
(35) Je fais que les femmes qui ont tienne , & de quel honneur feront-elles
ouvertement pris leur parti fur un cer- cas , aprùs avoir renoncé à celui qui
tain point, prétendent bien fe faire leur eft propre? Ayant mis une fois
valoir de cette franchife , & jurent qu'à leurs pafTions A l'aife , elles n'ont plus
cela près il n'y a rien d'eftimable qu'on aucun intdrêt d'y réfifter : mcfembia,
ne trouve en elles; mais Je fais bien anvfsd pudicitià ,aUaabnuent.]ira3\i
auflTi qu'elles n'ont jamais perfiiadé cela Auteur connut-il mieux le cœur Iiu-
qu'à des fots. Le plus grand frein de main dans les deux fexes, que celui
kur fexe ûlc , que refte-t-il qui les re- qui a dit cela î
DE r É D U C A T I O N. 1 9 J
Tout ceci n'cft pas fî hors de propos qu'il paroît l'être. Je
vois où tendent les maximes de la philofophie moderne en tour-
nant en dérifion la pudeur du fexe & fa faufferé prétendue; & je
vois que l'effet le plus afTuré de cette philofophie , fera d'ôter aux
femmes de notre fiècle le peu d'honneur qui leur eft refté.
Sur ces confidérations je crois qu'on peut déterminer en gé-
néral quelle efpèce de culture convient k l'efprit des femmes , &
fur quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jeunelTe.
Je l'ai déjà dit, les devoirs de leur fexe font plus aifés à voir
qu'à remplir. La première chofè qu'elles doivent apprendre eft à
les aimer par la confidéraiion de leurs avantages ; c'eft le feul
moyen de les leur rendre faciles. Chaque état & chaque âge a fe»
devoirs. On connoît bien-tôt les fiens , pourvu qu'on les aime.
Honorez votre état de femme, & , dans quelque rang que le Ciel
vous place, vous ferez toujours une femme de bien. L'effentiel
eft d'être ce que nous fit la nature; on n'eft toujours que trop ce
que les hommes veulent que l'on foit.
La recherche des vérités abftraites & fpéculatives, des princi-
pes, des axiomes dans les fciences, tout ce qui tend à généralifer
les idées, n'eft point du refTort des femmes ; leurs études doivent
fe rapporter toutes à la pratique; c'eft à elles à faire l'application
des principes que l'homme a trouvés, & c'eft h elles de faire les
obfervations qui mènent l'homme à l'établiffjment des principes.
Toutes les réflexions des femmes, en ce qui ne tient pas inmié-
diatement k leurs devoirs, doivent tendre à l'étude des hommes,
ou aux connoilTances agréables qui n'ont que le goût pour oNlet;
car quant aux ouvrages de gdnie ils paffent leur portée, elles n'ont
pas, non plus, afTez de jufteffe & d'attention pour réulîir aux
fciences exaâes , & quant aux connoiffances piislîques, c'eft ^
celui des deux qui eft le plus agilTant , le plus allant , qui voit
le plus d'objets ; c'eft h celui qui a le plus de force , 2: qui
l'exerce davantage, h juger des rapports des êtres fenlibles & des
loix de la nature. La femme , qui eft foible &: qui ne voit rien
au-dehors, apprécie & juge les mobiles qu'elle peut mettre en œu-
Truits de lEduc. Tome IL B b
194
Traité
vre pour fuppléer k fa foibleflè, & ces mobiles font les paflîons de
l'homme. Sa méchanique à elle eft plus forte que la nôtre, tous
fes leviers vont ébranler le cœur humain. Tout ce que fon fexe
ne peut faire par lui-même & qui lui eft néceflaire ou agréable,
il faut qu'il ait l'art de nous le faire vouloir : il faut donc qu'elle
étudie k fond l'elprit de l'homme , non par abftraflion i'efprit de
l'homme en général, mais I'efprit des hommes qui l'entourent, des
hommes auxquels elle eft afllijettie, foit par la loi, foit par l'opinion.
Il faut qu'elle apprenne à pénétrer leurs fentimens par leurs difcours ,
par leurs adions , par leurs regards , par leurs geftes. Il faut que par
fes difcours, par fes aftions, par fes regards, par fes geftes , elle fâche
leur donner les fentimens qu'il lui plaît 3 fans même paroi tre y fonger.
Ils philofopheront mieux qu'elle fur le cœur humain ; mais elle lira
mieux qu'eux dans les cœurs des hommes. C'eft aux femmes à trou-
ver, pour ainfi dire , la morale expérimentale; à nous à la réduire en
fyftéme. La femme a plus d'efprit, & l'homme plus de génie, la
femme obferve, & l'homme raifonne : de ce concours réfuitent
la lumière la plus claire, & la fcience la plus complette que puiflè
acquérir de lui-même I'efprit humain , la plus sûre connoiflànce,
en un mot, de foi & des autres qui foit k la portée de notre ef-
pèce; & voilà comment l'art peut tendre inceflamment à perfec-
tionner l'inftrument donné par la nature.
Le monde eft le livre des femmes ; quand elles y lifent mal , c'eft
leur faute , ou quelque paflîon les aveugle. Cependant la véritable
mère de famille, loin d'être une femme du monde , n'eft guè-
res moins reclufe dans fa maifon que la religieufe dans fon cloî-
tre. II faudroit donc faire , pour les jeunes perfonnes qu'on marie,
comme on fait ou comme on doit faire pour celles qu'on met
dans des couvens; leur montrer les plaifirs qu'elles quittent avant
de les y lailfer renoncer, de peur que la fauffe image de ces plai-
firs qui leur font inconnus, ne vienne un jour égarer leurs cœurs
& troubler le bonheur de leurs retraites. En France , les filles vi-
vent dans des couvens , & les femmes courent le monde. Chez
les anciens, c'étoit tout le contraire : les filles avoient, comme
je l'ai dit, beaucoup de jeux & de fêtes publiques : les femmes
DE V ÉDUCATION. I95
vivoient retirées. C&t ufàge étoit plus raifonnable & maintenoit
mieux les mœurs. Une forte de coquetterie eft permife aux filles
à marier; s'amufer eft leur grande affaire. Les femmes ont d'au-
tres foins chez elles, & n'ont plus de maris à chercher ; mais el-
les ne trouveroient pas leur compte à cette réforme, & malheureu-
fement elles donnent le ton. Mères , faites du moins vos compa-
gnes de vos filles. Donnez-leur un fens droit & une ame honnê-
te , puis ne leur cachez rien de ce qu'un œil chafte peut regarder.
Le bal, les feftins, les jeux, même le théâtre; tout ce qui, mal
vu, fait le charme d'une imprudente jeunefTe, peut être offert fans
rifque à des yeux fains. Mieux elles verront ces bruyans plaifirs,
plutôt elles en feront dégoûtées.
J'entends la clameur qui s'élève contre moi. Quelle fille ré-
fifte à ce dangereux exemple? A peine ont elles vu le monde que
la tête leur tourne à routes ; pas une d'elles ne veut le quitter. Cela
peut être; mais avant de leur offrir ce tableau trompeur, les avez-
vous bien préparées à le voir fans émotion ? Leur avez-vous bien
annoncé les objets qu'il repréfente ? Les leur avez-vous bien peints
tels qu'ils font ? h&s avez-vous bien armées contre les illufions
de la vanité? Avez-vous porté dans leurs jeunes cœurs le goût des
vrais plaifirs qu'on- ne trouve point dans ce tumulte? Quelles pré-
cautions, quelles mefures avez-vous prifes pour les préferver du
faux goût qui les égare ? Loin de rien oppofer dans leur efprit k
l'empire" des préjugés publics , vous les y avez nourries. Vous leur
avez fait aimer d'avance tous les frivoles amufemcns qu'elles trou-
vent. Vous les leur faites aimer encore en s'y livrant. De jeunes
perfonnes , entrant dans le monde , n'ont d'.iutre gouvernante que
leur mère, fouvent plus folle qu'elles, & qui ne peut leur mon-
trer les objets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple, plus
fort que la raifon même , les juftific a leurs propres yeux , & l'au-
torité de la mère eft pour la fille une excufe fans réplique. Quand
je veux qu'une mère introduife fa fille dans le monde, c'eft en fup-
pofant qu'elle le lui fera voir tel qu'il eft.
Le mal commence plutôt encore. Les couvens font de véritables
écoles de coquetterie; non de cette coquetterie honnête dont j'ii
Bb ij
196 Traité
parlé , mats de celle qui produit tous les travers des femmes , &
fait les plus extravagantes petites-maîtrefles. En fortant de-là pour
entrer tout d'un coup iians des fociétés bruyantes , de jeunes fem-
mes s'y fentent d'abord à leur place. Elles ont été élevées pour y
vivre ; faut-îl s'étonner qu'elles s'y trouvent bien. Je n'avancerai
point ce que je vais dire fans crainte de prendre un préjugé pour
une obfervation ; mais il me femble qu'en général dans les pays
protcftans il y a plus d'attachement de famille, de plus dignes
époufes & de plus tendres mères que dans les pays catholiques;
& fi cela eft, on ne peut douter que cette différence ne foit due
en partie à l'éducation des couvens.
Pour aimer la vie paifible & domeftique , il faut la connoître ;
il faut en avoir fenti les douceurs dès l'enfance. Ce n'cft que dans
la maifon paternelle qu'on prend du goût pour fa propre maifon,
& toute femme que fa mère n'a point élevée, n'aimera point éle-
ver fes enfans. Malheureufement il n'y a plus d'éducation privée
dans les grandes villes. La fociété cft fi générale & fi mêlée qu'il
ne refte plus d'afyle pour la retraite, & qu'on eft en public juf-
ques chez foi. A force de vivre avec tout le monde, on n'a plus
de famille , k peine conn JÎt-on fes parens ; on les voit en étran-
gers , & la fimplicité des mœurs domeftiques s'éteint avec la douce
familiarité qui en faifoit le charme. C'eft ainfi qu'on fuce avec le
lait le goût des plaifirs du fiècle & des maximes qu'on y voit ré-
gner.
On impolê aux filles une gène apparente pour trouver des du-
pes qui les époufent fur leur maintien. Mais étudiez un moment
ces jeunes perfonnes; fous un air contraint elles déguifent mal la
conv'oitife qui les dévore, & déjà on lit dans leurs yeux l'ardent
defir d'imiter leurs mères. Ce qu'elles convoitent n'eft pas un ma-
ri/mais la licence du mariage. Qu'a- 1- on bt.foin d'un mari avec
tant de refiburces pour s'en pafTer ? Mais on a befoin d'un mari
pour couvrir ces reffources { ]6). La modeftie eft fur leur vifage,
C 3^) I.a voie de l'homnie dans fa jeuiieffe étoit une des quatre chofes que
le Sage ne pouvoit comprendre : la cinquième étoit l'impudence de la femme
DE r Ê D U C A T I O N. içy
&. le libertinage eft au fond de leur cœur ; cette feinte modeftie
elle-même en ejft un figne. Elles ne l'affeélent que pour pouvoir
s'en débarraflcr plutôt. Femmes de Paris & de Londres , pardon-
nez-le-moi, je vousfupplie. Nul féjour n'exclut les miracles, mais
pour moi je n'en connois point; & fî une feule d'entre vous a l'a-
me vraiment honnête ; je n'entends rien à nos inflitutions.
Toutes ces éducations diverfes livrent également de jeunei
perfonnes au goût des plaifirs du grand monde , & aux paffions qui
naifTent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dépravation
commence avec la vie , & dans les petites elle commence avec
la raifon. De jeunes provinciales, inftruites k méprilèr l'heureufè
/implicite de leurs mœurs, s'emprefTent à venir à Paris partager la
corruption des nôtres ; les vices ornés du beau nom de talens , font
l'unique objet de leur voyage; & honteufes, en arrivant, de fe
trouver fî loin de la noble licence des femmes du pays , elles ne
tardent pas à mériter d'être auffi de la capitale. Où commence
le mal à votre avis ? Dans les lieux où l'on fe projette , ou dans
ceux où l'on l'accomplit î
Je ne veux pas que de la province une mère fenfée amène fà fille
à Paris pour lui montrer ces tableaux fi pernicieux pour d'autres;
mais je dis que quand cela feroit, ou cette fille efî mal élevée,
ou ces tableaux feront peu dangereux pour elle. Avec du goût,
du fens , & l'amour des chofes honnêtes , on ne les trouve pas fî
attrayans qu'ils le font pour ceux qui s'en laiflènt charmer. On
remarque k Paris les jeunes écervelées qui viennent fe hâter de
prendre le ton du pays , & fe mettre a la mode fix mois durant
pour fe faire filîler le refle de leur vie; mais qui efl-ce qui re-
marque celles qui, rebutées de tout ce fracas , s'en retournent dans
leur province, contentes de leur fort, après l'avoir comparé à ce-
lui qu'envient les autres î Combien j'ai vu de jeunes femmes ame-
nées dans la capitale par des maris complaifans & maîtres de s'y
fixer, les en détourner elles-mêmes, repartir plus volontiers qu'el-
adiijfère , |7'/<e eomedît , ^ tergens os Juum , dicit : non fum cperaia mu-
ium. Prov. XXX. ao.
198
Traité
les n'étoîent venues, & dire avec attendriffement la veille de leur
départ; ah! retournons dans notre chaumière : on y vit plus heu-
reux que dans les palais d'ici. On ne fait pas combien il refte en-
core de bonnes gens qui n'ont point fléchi le genou devant l'idole,
& qui méprifent Ton culte infenfé. Il n'y a de bruyantes que les
folles ; les femmes fages ne font point de fenfation.
Que û, malgré la corruption générale, malgré lès préjugés
univerfels , malgré la mauvaife éducation des filles , plufieurs gar-
dent encore un jugement à l'épreuve, que fera-ce quand ce juge-
ment aura été nourri par des inftrudions convenables, ou, pour
mieux dire, quand on ne l'aura point altéré par des inftruftions
vicieufes? Car tout confifte toujours à conferver ou rétablir les
fentimens naturels. Il ne s'agit point pour cela d'ennuyer de jeu-
nes filles de vos longs prônes , ni de leur débiter vos sèches mo-
ralités. Les moralités pour les deux fexes font la mort de toute
bonne éducation. De triftes leçons ne font bonnes qu'à faire pren-
dre en haine, & ceux qui les donnent, & tout ce qu'ils difenr.
Il ne s'agit point , en parlant k de jeunes perfonnes , de leur faire
peur de leurs devoirs , ni d'aggraver le joug qui leur eft impofé
par la nature. En leur expofant ces devoirs, foyez précife & facile,
ne leur laifTez pas croire qu'on eft chagrine quand on les remplit;
point d'air fâché, point de morgue. Tout ce qui doit pafler au
cœur , doit en fortir ; leur catéchifme de morale doit être aulïï
court & auffî clair que leur catéchifme de religion, mais il ne doit
pas être aufll grave. Montrez-leur dans les mêmes devoirs la fource
de leurs plaifirs & le fondement de leurs droits. Eft- il 11 pénible
d'aimer pour être aimée & fe rendre aimable pour être heureufè,
de fe rendre eftimable pour être obéie, de s'honorer pour fc faire
honorer ? Que ces droits font beaux ! qu'ils font refpcdables ! qu'ils
font chers au cœur de l'homme quand la femme f)it les faire va-
loir! Il ne faut point attendre les ans ni la vieilleflè pour en jouir.
Son empire commence avec fes vertus ; k peine fes attraits fe dé-
veloppent, qu'elle règne déjà par la douceur de fon ciraiflère, &
rend fa modeftie impofante. Quel homme infenfible & barbare
n'adoucit pas fa fierté , & ne prend pas des manières plus attenti-.
DE V Éducation. 199
▼es près d'une fille de feize ans, aimable & fàge, qui parle peu,
qui écoute , qui met de la décence dans fon maintien & de l'hon-
uéteté dans (es propos, h qui fa beauté ne fait oublier ni fon fexo
ni fà jeuneHe , qui fait intérefîèr par fa timidité même , & s'atti-
rer le refpeft qu'elle porte a tout le monde?
Ces témoignages , bien qu'extérieurs , ne font point frivoles j
ils ne font point fondés feulement fur l'attrait des fêns ; ils par-
tent de ce fentiment intime que nous avons tous , que les femmes
font les juges naturels du mérite des hommes. Qui efl-ce qui veut
être méprifé des femmes? Perfonne au monde; non pas même
celui qui ne veut plus les aimer. Et mbi qui leur dis des vérités
fî dures; croyez-vous que leurs jugemens me fbient indifTérens l
Non , leurs fufTrages me font plus chers que les vôtres , ledeurs
fouvent plus femmes qu'elles. En méprifant leurs mœurs, je veux
encore honorer leur juftice. Peu m'importe qu'elles me haïfîènt,
fi je les force k m'eflimer.
Que de grandes chofes on feroit avec ce reflbrt , fî l'on favoit
le mettre en œuvre ! Malheur au fiècle où les femmes perdent leur
afccndant , & où leurs jugemens ne font plus rien aux hommes!
C'efl le dernier degré de la dépravation. Tous les peuples qui ont
eu des mœurs, ont refpedé les femmes. Voyez Sparte, voyez les
Germains, voyez Rome; Rome le fiege de la gloire & de la vertu,
fj jamais elles en eurent un fur la terre. C'efl W que les femmes
honoroient les exploits des grands Généraux , qu'elles pleuroient
publiquement les pères de la patrie , que leurs vœux ou leur dueil
étoient confacrés comme le plus folemnel jugement de la républi-
que. Toutes les grandes révolutions y vinrent des femmes ; par
une femme Rome acquit la liberté, par une femme les Plébéyens
obtinrent le Confulat , par une femme finit la tyrannie des Dé-
cemvirs , par les femmes Rome aflîégée fut fauvée des mains d'un
Profcrit. Galans François , qu'euffîez-vous dit en voyant paffer
cette proceflion, fi ridicule à vos yeux moqueurs? Vous l'eufTiez
ncccmpagnée de vos huées. Que nous voyons d'un œil différent
les mêmes objets! & peut-être avons-nous raifbn. Formez ce cor-
tège de belles Dames Fraiiçoifes ; je n'en connois point de plus
%n6 Traité
indécent : mais compofez-Ie de Romaines , vous aurez tous les yeur
des Volfques , & le cœur de Coriolan.
Je dirai davantage, & je foutiens que la vertu n'eft pas moins
favorable à l'amour qu'aux autres droits de la nature, & que l'au-
torité des maîtrefles n'y gagne pas moins que celle des femmes
& des mères. Il n'y a point de véritable amour fans enthoufiafme,
& point d'entlioufiafme fans un objet de perfeftion réel ou chi-
mérique, mais toujours exiftant dans l'imagination. De quoi s'en-
flammeront des amans pour qui cette perfeftion n'eft plus rien , &
qui ne voient dans ce qu'ils aiment que l'objet du plaifir des fensî
Non, ce n'eft pas ainfi que l'ame s'échauffe, & fe livre k ces tranf-
ports fublimes qui font le délire des amans & le charme de leur
pafîîon. Tout n'eft qu'ilkiiion dans l'amour, je l'avoue; mais ce
qui eft réel , ce font les fentimens dont il nous anime pour le vrai
beau qu'il nous fait aimer. Ce beau n'eft point dans l'objet qu'on
aime, il eft l'ouvrage de nos erreurs. Eh! qu'importe? En facri-
fie-t-on moins tous fes fentimens bas à ce modèle imaginaire? En
pénètre- t-on moins fon cœur des vertus qu'on prête à ce qu'il
chérit? S'en dérange-t-on moins de la bafreffe du moi humain ?
Où eft le véritable amant qui n'eft pas prêt à immoler fa vie à fa
maîtreffe , & où eft la pafliou fenfuelle & grofllère dans un homme
qui veut mourir? Nous nous moquons des Paladins ! c'eft qu'ils
connoilToient l'amour , & que nous ne connoifTons plus que la dé-
bauche. Quand ces maximes romanefques commencèrent k deve-
nir ridicules, ce changement fut moins l'ouvrage de la raifon que
celui des mauvaifes mœurs.
Dans quelque fiède que ce foit les relations naturelles ne chan-
gent point; la convenance ou difconvenance qui en réfulte, refte
la même; les préjugés, fous le vain nom de raifon, n'en changent
que l'apparence. Il fera toujours grand & beau de régner fur foi ,
fût-ce pour obéir à des opinions fantaftiques; & les vrais motifs
d'honneur parleront toujours au cœur de toute femme de juge-
ment, qui faura chercher dans fon état le bonheur de la vie. La
cliafteté doit être une vertu délicieulè pour une belle femme qui a
quelque élévation dans l'axne. Tandis qu'elle voit toute la terre k
fe<
DE rÈDVCATION. 201
(es pieds, elle triomphe de tout & d'elle-même : elle s'élève danr
fon |>ropre cœur un trône auquel tout vient rendre hommage ; lei
fèntimens tendres ou jaloux , mais toujours refpedueux , des deux
fexes ; l'eftime univerfelle & la fîenne propre, lui payent fans cefTe
en tribut de gloire les combats de quelques inftans. hts priva-
tions font pafTagères , mais le prix en eft permanent; quelle jouif-
(ànce pour une ame noble, que l'orgueil de la vertu jointe à ia
beauté ! Réalifcz une héroïne de Roman , elle goûtera des voluptés
plus cxquifes que les Laïs & les Cléopatres; & quand fa beauté
ne fera plus , fa gloire & fes plaifirs reftcront encore; elle feule
faura jouir du pafTé.
Plus les devoirs font grands & pénibles, plus les raifons fjr
lefquelles on les fonde doivent être fenfibles & fortes. Il y a un
certain langage dévot, dont, fur les fujets les plus graves, on re-
bat les oreilles des jeunes perfonnes fans produire laperfuafion. De
ce langage trop dilproportionné à leurs idées, & du peu de cas
qu'elles en font en fecret , naît la facilité de céder à leurs pen-
chans , faute de raifons d'y réfifter tirées des chofcs mêmes. Une
fille élevée fagement & pieufement» a fans doute de fortes armet
contre les tentations : mais celle dont on nourrit uniquement le
cœur, ou plutôt les oreilles, du jargon myftique, devient infail-
liblement la proie du premier fédudcur adroit qui l'entreprend.
Jamais une jeune & belle perfonne ne méprifera fon corps, jamais
elle ne s'affligera de bonne foi des grands péchés que fa beauté
fait commettre, jamais elle ne pleurera fincérement & devant Dieu
d'être un objet de convoitife , jamais elle ne pourra croire en elle-
même que le plus doux fentiment du cœur foit une invention de
Satan. Donnez-lui d'autres raifons en dedans & pour elle-mémej
car celles-là ne pénétreront pas. Ce fera pis encore fi l'on met,
comme on n'y manque guères , de la contradiflion dans fes idées,
& qu'après l'avoir humiliée en avililTant fon corps & fes charmes
comme la fouillure du péché, on lui fjfTe enfuite refpeâer comme
le temple de Jefus-Chrift, ce même corps qu'on lui a rendu fi
méprila'ûle. Les idées trop fublimes & trop baffes font également
infufFifantes & ne peuvent s'alTocicr : il faut une raifon à la porctc
Traité d« r Èduc. Tome II. Ce
202 Traité
du fexe & de l'âge. La confidération du devoir n*a de force qu'au-
tant qu'on y joint des motifs qui nous portent k le remplir :
Q^ua , quia non liceat, non faut , illa facit.
On ne fe douteroit pas que c'eft Ovide qui porte un jugement
i\ févère. .
Voulez- VOUS donc infpirer l'amour des bonnes mœurs aux
jeunes perfonnes : fans leur dire inceflàmment , foyez fages ; don-
nez-leur un grand intérêt à l'être ; faites - leur fentir tout le prix
de la fageffe, & vous la leur ferez aimer. Il ne fuffit pas de pren-
dre cet intérêt au loin dans l'avenir; montrez- le-leur dans le mo-
ment même, dans les relations de leur âge, dans le caraflère ds
leurs amans. Dépeignez-leur l'homme de bien, l'homme de mé-
rite ; apprenez-leur à le reconnoître, à l'aimer, & à l'aimer pour
elles; prouvez-leur qu'amies, femmes ou maîtreiïès , cet homme
feul peut les rendre heureufes. Amenez la vertu par la raifon : fai-
tes-leur fentir que l'empire de leur fexe & tous fes avantages ne
tiennent pas feulement à fa bonne conduite, a fes mœurs , mais
encore k celles des hommes; qu'elles ont peu de prife fur des âmes
. viles & baflès , & qu'on ne fait fervir fa maîtrefle que comme on
fait fèrvir la vertu. Soyez sûrs qu'alors, en leur dépeignant les
mœurs de nos jours , vous leur en infpirerez un dégoût fmcère :
en leur montrant les gens à la mode , vous les leur ferez méprifer,
vous ne leur donnerez qu'éloignement pour leurs maximes, aver-
fion pour leurs fentimens, dédain pour leurs vaines galanteries;
vous leur ferez naître une ambition plus noble, celle de régner
fur des âmes grandes & fortes , celle des femmes de Sparte , qui
étoit de commander à des hommes. Une femme hardie , effrontée,
intrigante , qui ne fait attirer fes amans que par la coquetterie , ni
les conferver que par les faveurs, les fait obéir comme des valets
dans les chofes ferviles & communes ; dans les chofes importantes
& graves , elle eft fans autorité fur eux. Mais la femme k la fois
honnête, aimable & fage , celle qui force les fiens k la refpefter , celle
qui a de la réferve & de la modeftie, celle, en un mot, qui fou-
tient l'amour par l'eftime, les envoie d'un fîgne au bout du monde.
DE V Ê D U C A tl O N.
203
au comljat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît; cet empire cft
beau , ce mefemble, & vaut bien la peine d'être acheté ( iy ),
Voila dans quel efprit Sophie a été élevée avec plus de foin
que de peine, & plutôt en fuivant fon goût qu'en le gênant. Di-
fons maintenant un mot de fa perfonne, félon le portrait que j'en
ai fait à Emile, & félon qu'il imagine lui-même l'époufe qui peut
le rendre heureux.
Je ne redirai jamais trop que je lailTe h part les prodiges. Emile
n'enefi pas un, Sophie n'en eft pas un non plus. Emile tft hom-
me , & Sophie eft femme ; voilk toute leur gloire. Dans la con-
fufion des fexes qui règne entre nous , c'eft prefque un prodige
d'être du fien.
Sophie eft bien née, elle eft d'un bon naturel ; elle a le cœur
très-fenfible , & cette extrême fenfibilité lui donne quelquefois
une aftivité d'imagination difficile à modérer. Elle a l'efprit moins
jufte que pénétrant; l'humeur facile & pourtant inégale; la figure
commune, mais agréable; une phyhonomie qui promet une ame
& qui ne ment pas; on peut l'aborder avec indifférence, mais non
pas la quitter fans émotion. D'autres ont de bonnes qualités qui
lui manquent; d'autres ont à plus grande mefure celles qu'elle a;
mais nulle n'a des qualités mieux afforties pour faire un heureux
caraâère. Elle fjit tirer parti de fes défauts mêmes ; & fi elleétoit
plus parfaite, elle plairoit beaucoup moins.
Sophie n'eft pas belle , mais auprès d'elle les hommes oublient
C37) Brantôine dit que , du temps vnnta de le guérir fur- le champ, & le
de François Premier, une jeune per- fit avec ce feu! mot; parkz. N'y a-t-
foiine ayant un amant babillard , lui il pas quelque chofe de grand & d'hé-
impcfa un filence abfolu & illimité, rôï>iue dans cet amour-là^ Qu'eût fait
qu'il garda (i fidèlement deux ans eir de plus la pliilofophie de Pithagore
tiers , qu'on le crut devenu muet par avec tout fon farte? Quelle femme
maladie. Un jour en pleine afiVmblJe, aujourd'hui pourroit compter fur un
fa maîtrefle, qui, dans ces temps où pareil filence un feul jour, dût-elle le
Tamour fe faifoit avec mydère, n'é* payer de tout le prix quelle y peut
toit point connue pour telle , fe mettre?
Ce ij
204
Traité
les belles femmes , & les belles femmes font mécontentes d'elles*-'
mêmes. A peineeft elle jolie au premier afpeâ, mais plus on la voit
& plus elle s'embellit; elle gagne où tant d'autres perdent, & ce
qu'elle gagne elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux
yeux , une plus belle bouche , une figure plus impofante ; mais on
ne fauroit avoir une taille mieux prife, un plus beau teint, une maiû
plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus doux, une
phyfionomie plus touchante. Sans éblouir elle intéreflè, elle char-
me, & l'on ne fauroit dire pourquoi.
Sophie aime la parure & s'y connoît ; là mère n'a point d'au-
tre femme- de- chambre qu'elle : elle a beaucoup de goût pour (è
mettre avec avantage, mais elle ha'ît les riches habillemens ; on
voit toujours dans le fien la fimplicité jointe à l'élégance ; elle
n'aime point ce qui brille ,. mats ce qui fied. Elle ignore quelles
Ibnt les couleurs à la mode , mais elle fait à merveille celles qui
lui font favorables. Il n'y a pas une jeune perfonne qui paroide
mife avec moins de recherche, & dont l'ajuftement foit plus re-
cherché; pas une pièce du fien n'eft prife au hafard , & l'art ne pa-
roît dans aucune. Sa parure eft très-modefte en apparence & très-
coquette en effet; elle n'étale point fes charmes , elle les couvre :
mais en les couvrant, elle fait les faire imaginer. En la voyant on
dit, voilk une fille modefle & fige : mais tant qu'on refte auprès
d'elle , les yeux & le cœur errent fur toute fa perfonne , fans qu'on
puifle les en détacher, & l'on diroit que tout cet ajufîement fi
fîmple n'eft mis à là place, que pour en être ôté pièce à pièce par
l'imagination.
Sophie a des talens naturels ; elle les fent & ne les a pas né-
gligés ; mais n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à
leur culture, elle s'eft contentée d'exercer fa jolie voix à chanter
jufte & avec goût, fes petits pieds cl marcher légèrement, facile-
ment, avec grâce , à faire la révérence en toutes fortes de fituations
fans gène & fans mal-adrelfe. Du refte, elle n'a eu de maître à
chanter que fon père, de maîtrefle à danfer que fa mère, & un
organifte du voifinage lui a donné fur le clavecin quelques leçons
d'accompagnement qu'elle a depuis cultivé feule. D'abord elle ne
DE r ÉDUCATION. lOJ
fongeoit qu'à faire paroître fa main avec avantage fur lés touche»
noires ; enfuite elle trouva que le fon aigre & fec du clavecin ren-
doit plus doux le fon de la voix, peu-a-peu elle devint fenfible à
l'harmonie; enfin ,- en grandiffant, elle a commencé de fentir les
charmes de l'expreffion, & d'aimer la mufîque pour elle-même.
Mais c'eft un goût plutôt qu'un talent; elle ne fait point déchif-
frer un air fur la note.
Ce que Sophie fait le mieux & qu'on lui a fait apprendre avec
le plus de loin, ce font les travaux de fon fexe, même ceux dont
on ne s'avife point, comme de tailler & coudre fès robes. Il n'y
a pas un ouvrage k l'aiguille qu'elle ne fâche faire & qu'elle ne
faffe avec plai/îr ; mais le travail qu'elle préfère à tout autre , eft la
dentelle, parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus
agréable, & où les doigts s'exercent avec plus de grâce & de lé-
gèreté. Elle s'cft appliquée auffi à tous les détails du ménage. Elle
entend la cuifme & l'office; elle fait les prix des denrées, elle etï
connoît les qualités ; elle fait fort bien tenir les comptes , elle fcrt
de maître- d'hôtel à fa mère. Faite pour être un jour mère de fa-
mille elle-même , en gouvernant la maifon paternelle elle apprend
à gouverner la fienne; elle peut fuppléer aux fondions des domef-
tiques & le fait toujours volontiers. On ne fait jamais bien com-
mander que ce qu'on fait exécuter foi-même : c'eft la raifon de fa
mère pour l'occuper ainfi ; pour Sophie, elle ne va pas Ci loin. Son
premier devoir eft celui de fille , & c'cft maintenant le feul qu'elle
fonge k remplir. Son unique vue eft de fervir fa mère &: de la fou-
lager d'une partie de fcs foins. Il eft pourtant vrai qu'elle ne lei
remplit pas tous avec un plaifirégal. Par exemple, quoiqu'elle foit
gourmande, elle n'aime pas la cuifine : le détail en a quelque chofc
qui la dégoûte ; elle n'y trouve jamais aflez de propreté. Elle eft
là-deffus d'une délicatefle extrême , & cette délicatene , poufTée h
l'excès, eft devenue un de fes défauts : elle laifTeroit plutôt aller
tout le dincr par le feu que de tacher fa manchette. Elle n'a ja-
mais voulu de l'infpedion du jardin par la même raifon. La terre
lui paroi t mal- propre ; fi-tôt qu'elle voit du fumier, elle croit ca
fèntir l'odeur.
aoi^ Traité
Elle doit ce défaut aux leçons de fa mère. Selon elle, entre
les devoirs de la femme , un des premiers eft la propreté : devoir
Ipécial , indifpenfable , impofé par la nature; il n'y a pas au monde
un objet plus dégoûtant qu'une femme mal-propre , & le mari qui
s'en dégoûte n'a jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir k fa fille
dès fon enfance ; elle en a tant exigé de propreté fur fa perfonne ,
tant pour fes hardes , pour fon appartement , pour fon travail , pour
fa toilette, que toutes ces attentions tournées en habitude prennent
une aflez grande partie de fon temps & préfident encore a l'autre;
en forte que bien faire ce qu'elle fait , n'eft que le fécond de fes
foins; le premier eft toujours de le faire proprement.
CEfENDANT tout Cela n'a point dégénéré en vaine afFeftatioa
ni en mollefTe ; les rafinemens du luxe n'y font pour rien. Jamais
il n'entra dans fon appartement que de l'eau fimple; elle ne con-
noît d'autre parfum que celui des fleurs , Se jamais fon mari n'en
refpirera de plus doux que fon haleine. Enfin l'attention qu'elle
donne à l'extérieur ne lui fait pas oublier qu'elle doit fa vie & fon
temps h des foins plus nobles : elle ignore ou dédaigne cette
excefîive propreté du corps qui fouille l'ame ; Sophie eft bien plus
que propre , elle eft pure.
J'ai dit que Sophie étoit gourmande. Elle l'étoit naturellement;
mais elle eft devenue fobre par habitude, & maintenant elle l'eft
par vertu. Il n'en eft pas des filles comme des garçons , qu'on peut
jufqu'à certain point gouverner par la gourmandife. Ce penchant
n'eft point fans conféquence pour le fexe ; il eft trop dangereux
de le lui laifter. La petite Sophie, dans fon enfance, entrant feule
dans le cabinet de fa mère , n'en revenoit pas toujours a vuide, &
n'étoit pas d'une fidélité à toute épreuve fur les dragées & fur les
bonbons. Sa mère la furprit, la reprit, la punit , la fit jeûner. Elle
vint enfin à bout de lui perfuader que les bonbons gâtoient les
dents, & que de trop manger grofiifToit la taille. Ainfi Sophie fe
corrigea; en grandiffant elle a pris d'autres goûts qui l'ont détour-
né de cette fenfualité baffe. Dans les femmes , comme dans les
hommes, fi-tôt que le cœur s'anime, la gourmandife n'eft plus un
vice dominant. Sophie a confcrvé le goût propre de fon fexe ; eîle
DE V Éducation. 207
aîme le laitage & les fucreries, elle aime la pâtifTerie & les entre-
mets, mais fort peu la viande; elle n'a jamais goûtd ni vin, ni
liqueurs fortes. Au furplus elle mange de tout très-mcdiocrement;
fon fexe , moins laborieux que le nôtre, a moins befoin de répa-
ration. En toute chofe elle aime ce qui eft bon & le fait goûter;
elle fait aiifli s'accommoder de ce qui ne l'eft pas, fans que cette
privation lui coûte.
Soi'HlE a l'efprit agréable fans être brillant , &: folide (ans être
profond, un efprit dont on ne dit rien, parce qu'on ne lui en trouve
jamais ni plus ni moins qu'à foi. Elle a toujours celui qui plaît
aux gens qui lui parlent, quoiqu'il ne foit pas fort orné, félon
l'idée que nous avons de la culture de l'elprit des femmes : car le
Tien ne s'eft point formé par la lefture ; mais feulement par les con-
verfations de fon père & de fà mère, par (es propres réflexions,
& par les obfervations qu'elle a faites dans le peu de monde qu'elle
a vu. Sophie a naturellement de la gaieté; elle étoit même folâtre
dans (on enfance, mais peu-à-peu fa mère a pris foin de réprimer
fes airs évaporés , de peur que bien-tôt un changement trop fubit
n'inftruisît du moment qu'il l'avoit rendu nécelfaire. Elle eft donc
devenue modefte &: réfervée même avant le temps de l'être ; &:
maintenant que ce temps eft venu, il lui eft plus aifé de garder le
ton qu'elle a pris, qu'il ne lui feroit de le prendre fans indiquer
la raifon de ce changement ; c'eft une chofe plaifante de la voir fc
livrer quelquefois par un refte d'habitude à des vivacités de l'en-
fance, puis tout d'un coup rentrer en elle-même, fe taire, baifler
les yeux & rougir; il faut bien que le terme intermédiaire entre
les deux âges participe un peu de chacun des deux.
Sophie eft d'une (ènfibilité trop grande pour conferver une
parfaite égalité d'humeur : mais elle a trop de douceur pour que
cette fenfibilité foit fort importune aux autres ; c'eft à elle feule
qu'elle fait du mal. Qu'on dife un feul mot qui la blefle , elle ne
boude pas , mais fon cœur fe gonfle; elle tâche de s'échapper pour
aller pleurer. Qu'au milieu de fes pleurs fon père ou fi mère la
rappelle & dife un feul mot, elle vient à l'infl.int jouer & rire en
s'effuyant adroitement les yeux, & tâchant d'étoullcr Çzs fanglots.
ao8 Traité
Elle n'eft pas , non plus , tout-k-fait exempte de caprice. Soe
humeur, un peu trop poufTée, dégénère en mutinerie, & alors elle
eft fujette à s'oublier. Mais laifTez-iui le temps de revenir à elle ,
& fa manière d'effacer fon tort lui en fera prefque un mérite. Si
on la punit , elle eft docile & foumife , & l'on voit que fa honte
ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit
rien, jamais elle ne manque de la réparer d'elle-même, mais Q.
franchement & de fi bonne grâce, qu'il n'eft pas poflîble d'en gar-
der la rancune. EUe baiferoit la terre devant le dernier domefti-
que , fans que cet abbaifleraent lui fit la moindre peine , & fi-tôt
qu'elle eft pardonnée , fa joie & fes carefTes montrent de quel poids
fon ban cœur eft foulage. En un mot , elle foufFre avec patience
les torts des autres , & répare avec plaifir les fiens. Tel eft l'aima-
ble naturel de fon fexe avant que nous l'ayons gâté. La femme eft
faite pour céder h l'homme & pour fupporter même fon injuftice;
vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point. Le
fentiment intérieur s'élève & fe révolte en eux contre l'injuftice ;
la nature ne les fit pas pour la tolérer.
gravem
Ptîidce Jiomachum cedere nefcii.
Soi'HiE a de la religion , mais une religion raifonnable & Am-
ple, peu de dogmes & moins de pratiques de dévotion; ou plu-
tôt, ne connoiflant de pratique eflèntielle que la morale, elle dé-
voue fa vie entière k fervir Dieu en faifant le bien. Dans toutes les
inftruflions que fes parens lui ont données fur ce fujet, ils l'ont
accoutumée à une foumiffion refpeftueufe en lui difant toujours:
» Ma fille, ces connoifiances ne font pas de votre âge; votre mari
» vous en inftruira quand il fera temps ". Du rcfte, au lieu de
longs difcours de piété, ils fe contentent de la lui prêcher parleur
exemple , & cet exemple eft gravé dans fon cœur.
Sophie aime la vertu; cet amour eft devenu fa paiïîon domi-
nante. Elle l'aime, parce qu'il n'y a rien de fi beau que la vertu;
elle l'aime, parce que la vertu fait la gloire de la femme, & qu'une
femme
DE r É D U C A T 1 O N.
209
femme vertueufe lui paroît prefque égale aux anges ; elle l'aime com-
me la feule route du vrai bonheur , & parce qu'elle ne voit que mi-
sère, abandon, malheur, ignominie dans la vie d'une femme des-
honnéte ; elle l'aime enfin comme chère à fon refpedable père , à fà
tendre & digne mère; non contens d'être heureux de leur propre
vertu , ils veulent l'être auffi de la fienne, & fon premier bonheur
k elle-même eft l'efpoir de faire le leur. Tous ces fentimens lui
infpirent un enthoufiafme qui lui élève l'ame, & tient tous fes pe-
tits penchans afTervis h une pafîlon fi noble. Sophie fera charte &
humaine jufqu'à fon dernier foupir ; elle l'a juré dans le fond de
fon ame, & elle l'a juré dans un temps où elle fentoit déjà tout
ce qu'un tel (èrment coûte à tenir : elle l'a juré quand elle en au-
roit dû révoquer l'engagement, fi fes fens étoient faits pour ré-
gner fur elle.
Sophie n'a pas le bonheur d'être une aimable Françoife, froide
par tempérament & coquette par vanité , voulant plutôt briller que
plaire, cherchant l'amufement & non leplaifir. Le feul befoin d'ai-
mer la dévore, il vient la diftraire & troubler fon cœur dans les
fêtes ; elle a perdu fon ancienne gaieté ; les folâtres jeux ne font
plus faits pour elle ; loin de craindre l'ennui de la folitude , elle
la cherche : elle y penfe k celui qui doit la lui rendre douce ;
tous les indifFérens l'importunent ; il ne lui faut pas une cour,
mais un amant; elle aime mieux plaire à un feul honnête homme,
& lui plaire toujours , que d'élever en fi faveur le cri de la mode
qui dure un jour, & le lendemain fe change en huée.
Les femmes ont le jugement plutôt formé que les hommes f
étant fur la défenfive prefque dès leur enfance, & chargL^cs d'un
di'pôt difficile à garder, le bien Se le mal leur font nécefidi rement
plutôt connus. Sophie, précoce en tout, parce que fon tempéra-
ment la porte à l'être, a auffi le jugement plutôt formé que d'au-
tres filles de fon âge. Il n'y a rien à cela de fort extraordinaire :
la maturité n'eft pas par-tout la même en même temps.
Sophie eft inftruite des devoirs & des droits de fon fexe & du
nôtre. Elle connoît les défauts des hommes & les vices des fera-
Traité de tÈduc. Tome II. Dd
2IO
Traité
mes; elle connoh auffi les qualités, les vertus contraires, & les a
toutes empreintes au fond de fon cœur. On ne peut pas avoir une
plus haute idée de l'honnête femme que celle qu'elle en a conçue,
& cette idée ne l'épouvante point : mais elle penfe avec plus de
complaifance à l'honnête homme , à l'homme de mérite ; elle fent
qu'elle eft faite pour cet homme-là, qu'elle en eft digne, qu'elle
peut lui rendre le bonheur qu'elle recevra de lui ; elle fent qu'elle
faura bien le reconnoître , il ne s'agit que de le trouver.
Les femmes font les juges naturels du mérite des hommes ,
comme ils le font du mérite des femmes; cela eft de leur droit
réciproque, & ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie con-
noît ce droit & en ufe, mais avec la modeftie qui convient à fa
jeuntlTe, à fon inexpérience , à fon état ; elle ne juge que des chofes
qui font à fa portée , & elle n'en juge que quand cela fert à déve-
lopper quelque maxime utile. Elle ne parle des abfens qu'avec la
plus grande circonfpeélion , fur- tout fl ce font des femmes. Elle
penfe que ce qui les rend médifantes & fatyriques, eft de parler
as leur fexe : tant qu'elles fe bornent h parler du nôtre , elles ne
font qu'équitables. Sophie s'y borne donc. Quant aux femmes,
elle n'en parle jamais que pour en dire le bien qu'elle fait : c'eft
un honneur qu'elle croit devoir h (on fexe ; & pour celles dont elle
ne fait aucun bien à dire, elle n'en dit rien du tout ; 6c cela s'en-
tend.
Sophie a peu d'ufage du monde ; mais elle eft obligeante, at-
.tentive, & met de la grâce à tout ce qu'elle fait. Un heureux na-
turel la fert mieux que beaucoup d'art. Elle a une certaine poli-
tefle à elle qui ne tient point aux formules, qui n'eft point afler-
vie aux modes, qui ne change point avec elles, qui ne fait rien
par ufage , mais qui vient d'un vrai defir de plaire , & qui plaît.
Elle ne fait point les complimens triviaux & n'en invente point de
plus recherchés; elle ne dit pas qu'elle eft très - obligée , qu'on
lui fait beaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas la peine, &c.
elle s'avife encore moins de tourner des phrafes. Pour une atten-
tion, pour une politefle établie, elle répond par une révérence
ou par un fimple , je vous remercie ; mais ce mot dit de fa bou-
DE r Éducation. 211
che en vaut bien un autre. Pour un vrai fervice elle lai/Te parler
fon cœur, & ce n'eft pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a
jamais foufFert que l'ufage François l'afîcrvît au joug des fimagrécs,
comme d'étendre, (à main en paftant cfune chambré à l'autre fur
un bras fexagénaire qu'elle auroit grande envie de foutenir. Quand
un galand mufqué lui offre cet impertinent fervice, elle laiitê l'of-
ficieux bras fur l'efcalier & s'élance en deux fauts dans la cham-
bre , en difant qu'elle n'eft pas boiteufe. En ëf&t, quoiqu'elle ne
ibit pas grande , elle n'a jamais voulu de talons hauts : elle a les
pieds alTez petits pour s'en pafTer.
Non-seulement elle fe tient dans le filence & dans le ref-
peâ avec les femmes, mais même avec les hommes mariés, ou
beaucoup plus âgés qu'elle; e^e n'acceptera jamais de place au-def-
fus d'eux que par obéiflance , & reprendra la fienne au-deffous fi-
tôt qu'elle le pourra ; car elle fait que les droits de l'âge vont avant
ceux du fexe, comme ayant pour eux le préjugé de la ù^tÇ^t ^ qui
doit être honorée avant tout.
Avec les jeunes gens de fon âge, c'eft autre chofe ; elle a bs-
foin d'un ton différent pour leur en impofer, & elle fait le pren-
dre fans quitter l'air modefle qui lui convient. S'ils font modeftes
& réfervés eux mêmes , elle gardera volontiers avec eux l'aimable
familiarité de la jeuntffe; leurs entretiens pleins d'innocence feront
badins, mais décens; s'ils deviennent férieux , elle veut qu'ils
foient utiles; s'ils dégénèrent en fadeurs, elle les fera bientôt cef-
fer; car elle méprife fur- tout le petit jargon de la galanterie, com-
me très - offenfant pour fon fcxe. Elle fait bien que l'homme
qu'elle cherche n'a pas ce jargon -Ih , & jamais elle ne fouffte vo-
lontiers d'un autre ce qui ne convient pas h celui dont elle a le
caraflère empreint au fond du cœur. La haute opinion qu'elle a
des droits de fon fexe , la fierté d'ame que lui donne la pureté de
fes fentimens, cette énergie de la vertu qu'elle fcnt en elle mê-
me , & qui la rend refpcâable )t fes propres yeux , lui font écou-
ter avec indignation les propos doucereux dont on prétend l'amu-
fer. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente , mais avec
un ironique applaudiffcment qui déconcerte, ou d'un ton froid
Dd ij
2ià Traité
auquel on ne s'attend point. Qu'un beau Phébus lui débite (es
gentillefles , la loue avec efprit fur le fien, fur fa beauté, fur fes
grâces, fur le prix du bonheur de lui plaire, elle eft fi!!e à l'in-
terrompre, en lui dilânt poliment : » Monfieur, j'ai grand'peurde
» favoir ces chofes-là mieux que vous; fi nous n'avons rien de plus
» curieux à dire , je crois que nous pouvons finir ici l'entretien ».
Accompagner ces mots d'une grande révérence, & puis fe trouver
Il vingt pas de lui, n'eft pour elle que l'affaire d'un inft^nt. De-
mandez à vos agréables s'il eft aifé d'étaler fon caquet avec un
efprit auffi rebours que celui-lk.
Ce n'eft pas pourtant qu'elle n'aime fort h être louée, pourvu
que ce foit tout de bon, & qu'elle puiflè croire qu'on penfe en ef-
fet le bien qu'on lui dit d'elle. Pour paroître touché de fon mé-
rite , il faut commencer par en montrer. Un hommage fondé fur
l'eftime peut flatter fon cœur altier : mais tout galant perfifflage eft
toujours rebuté ; Sophie n'eft pas faite pour exercer les petits ta-,
lens d'un baladin.
Avec une fi grande maturité de jugement, & formée k tous
égards comme une fille de vingt ans , Sophie à quinze ne fera
point traitée en enfant par fes parens. A peine appercevront-ils en
elle la première inquiétude de la jeunefTe , qu'avant le progrès ils
fe hâteront d'y pourvoir ; ils lui tiendront des difcours tendres &
fenfés. Les difcours tendres & fenfés font de fon âge & de fon ca-
radère. Si ce caraftère eft tel que je l'imagine, pourquoi fon père
ne lui parleroitil pas à peu près ainfi ? « Sophie, vous voilà
5) grande fille , & ce n'eft pas pour l'être toujours qu'on le devient.
» Nous voulons que vous foyez heureufe ; c'eft pour nous que nous
» le voulons , parce que notre bonheur dépend du vôtre. Le bon-
» heur d'une honnête fille eft de faire celui d'un honnête homme:
» il faut donc penfer à vous marier, il y faut penfer de bonne
» heure; car du mariage dépend le fort de la vie, & l'on n'a jamais
» trop de temps pour y penfer.
» Rien n'eft plus difficile que le choix d'un bon mari, fi ce
ut n'eft peut-être celui d'une bonne femme. Sophie, vous ferez cette
t) E r É D U C Â T Ï'O N. 2ïf
» femme rare, vous ferez la gloire de notre vie & le bonheur de
» nos vieux jours; mais, de quelque mérite que vous foyez pour-
» vue, la terre ne manque pas d'hommes qui en ont encore plus
» que vous. Il n'y en a pas un qui ne dût s'honorer de vous ob-
» tenir; il y en a beaucoup qui vous honoreroient davantage. Dans
» ce nombre, il s'agit d'en trouver un qui vous convienne, de le
» connoître & de vous faire connoître k lui.
» Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de con-
» venances , que c'eft une folie de les vouloir toutes ralTembler.
» Il faut d'abord s'alTurer des plus importantes; quand les autres
» s'y trouvent, on s'en prévaut; quand elles manquent, on s'en
» pafîè. Le bonheur parfait n'eft pas fur la terre; mais le plus
» grand des malheurs, & celui qu'on peut toujours éviter, eft
p d'être malheureux par fa faute.
» Il y a des convenances naturelles, il y en a d'inftitution, il
» y en a qui ne tiennent qu'à l'opinion feule. Les parens font ju-
» ges des deux dernières efpèces , les enfans feuls le font de la
» première. Dans les mariages qui fe font par l'autorité des pères ,
» on fe règle uniquement fur les convenances- d'inftitution & d'opi-
« nion ; ce ne font pas les perfonnes que l'on marie, ce font les
» conditions & les biens; mais tout cela peut changer, les per-
» fonnes feules reftent toujours , elles fe portent par- tout avec
r> elles; en dépit de la fortune, ce n'eft que par les rapports per-
» fonnels qu'un mariage peut être heureux ou malheureux.
» Votre mèreétoitde condition , j'étois riche ; voilà les feules
» confidérations qui portèrent nos parens à nous unir. J'ai perdu
» mes biens, elle a perdu fon nom; oubliée de fa famille, que lui
» fert aujourd'hui d'être née Demoifclle ? Dans nos dcfalîres, l'u-
» nion de nos cœurs nous a confolés de tour; la conformité de
» nos goûts nous a fait choifir cette retraite ; nous y vivons heu-
j> reux dans la pauvreté , nous nous tenons lieu de tout l'un à
» l'autre : Sophie eft notre tréfor commun ; nous bénifTons le ciel
M de nous avoir donné celui-là, & de nous avoir ôté tout le rtfle.
» Voyez, mon enfant, où nous a conduit la Providence! Les con*
-214 Traité
» venanccs qui nous firent marier font évanouies; nous ne fpnx-
» n^es heureux que par celles qvie l'on compta pour rien.
n C'eft aux époux à s'aflbrtir. Le penchant mutuel doit être
» leur premier lien : leurs yeux , leurs cœurs doivent être leurs
» premiers guides ; car comme leur premier devoir , étant unis ,
» eft de s'aimer , & qu'aimer ou n'aimer pas ne dépend point de
» nous-mêmes, ce devoir en emporte néceffairement un autre,
» qui eft de commencer par s'aimer avant de s'unir. C'eft-lk te
» droit de la nature que rien ne peut abroger : ceux qui l'ont gê-
» née par tant de loix civiles, ont eu beaucoup plus d'égard à
» l'ordre apparent qu'au bonheur du mariage & aux mœurs des ct-
» toyens. Vous voyez, ma Sophie, que nous ne vous prêchons
» pas une morale difficile. Elle ne tend qu'à vous rendre maîtrelTe
» de vous-même, & à nous eu rapporter k vous fur le choix de
» votre épouï.
» Après vous avoir dit nos raifbns pour vous laiflèr une en-
» tière liberté, il eft jufte de vous parier auflî des vôtres pour en
» ufer avec fagefle. Ma fille, vous êtes bonne & raifonnable, voui
» avez de la droiture & de la piété , vous avez les talens qui con-
» viennent <t d'honnêtes femmes, & vous n'êtes pas dépourvue
» d'agrémens ; mais vous êtes pauvre; vous avez les biens les plus
» efiimables, & vous manquez de ceux qu'on eftime le plus. N'af-
» pirez donc qu'à ce que vous pouvez obtenir, & réglez votre ani-
» bition , non fur vos jugemens ni fur les nôtres , mais fur l'opinion
» des hommes. S'il n'étoit queftion que d'une égalité de mérite,
» j'ignore k quoi je devrois borner vos efpérances : mais ne les
» élevez point au-delTus de votre fortune, & n'oubliez pas qu'elle
» eft au plus bas rang. Bien qu'un homme digne de vous ne compte
» pas cette inégalité pour un obftacle, vous devez faire alors ce
» qu'il ne fera pas : Sophie doit imiter fa mère , & n'entrer que
» dans une famille qui s'honore d'elle. Vous n'avez point vu notrtj
■o opulence, vous êtes née durant notre pauvreté; vous nous Fa
» rendez douce, & vous la partagez fans peine. Croyez-moi, So-
n phie, ne cherchez point des biens dont nous béniffons le ciel de
» nous avoir délivrés : nous n'avons goûte le bonheur qu'après
» avoir perdu la richefle.
DE L Éducation. 215
» Vous êtes trop aimable pour ne plaire \ perfonne , & votrft
» misère n'eft pas telle qu'un honnête homme fe trouve embar-
»> rafTé de vous. Vous ferez recherchée, & vous pourrez l'être de
j> gens qui ne vous vaudront pas. S'ils fe montroient à vous tels
» qu'ils font, vous les eftimeriez ce qu'ils valent : tout leur fafte
» ne vous en impoferoit pas long - temps ; mais , quoique vous
>} ayez le jugement bon , & que vous vous connoiniez en mérite,
» vous manquez d'expérience & vous ignorez jufqu'où les hom-
» mes peuvent fe contrefaire. Un fourbe adroit peut étudier vos
» goûts pour vous féduire, & feindre auprès de vous des vertus
» qu'il n'aura point. Il vous perdroit, Sophie, avant que vous
» vous en fuffiez apperçue , & vous ne connoîtriez votre erreur
î> que pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les pièges, &
» le feul que la raifon ne peut éviter, eft celui des fens; fi jamais
» vous avez le malheur d'y tomber, vous ne verrez plus qu'iJlu-
» fions & chimères, vos yeux fe fafcineront , votre jugement fe
» troublera, votre volonté fera corrompue, votre erreur même
» vous fera chère, & quand vous feriez en état de la connoitre,
» vous n'en voudriez pas revenir. Ma fille, c'efi \ la raifon de
» Sophie que je vous livre ; je ne vous livre point au penchant
» de fon cœur. Tant que vous ferez de fang- froid , refiez votre
» propre juge; mais fi tôt que vous aimerez, rendez à votre mère
X le foin de vous.
» Je vous propofe un accord qui vous marque notre efiime &
» rétablifîè entre nous l'ordre naturel. Les parens choififTent l'é-
» poux de leur fille , & ne la confultent que pour la forme ; tel
» eft l'ufage. Nous ferons entre nous tout le contraire ; vous choi-
» firez & nous ferons confultés. Ufez de votre droit, Sophie;
» ufez-en librement & fagement. L'époux qui vous convient doit
» être de votre choix & non pas du nôtre : mais c'eft h nous de
» juger fi vous ne vous trompez pas fur les convenances , & fi ,
» fans le favoir, vous ne fiites point autre chofe que ce que vous
*> voulez. La naiffance, les biens, le rang, l'opinion n'entreront
» pour rien dans nos raifons. Prenez un honnête homme dont \i
» perfonne vous plaife, & dont le caraélère vous convienne, quel
tl6 T R ^A I T É
» qu'il foit d'ailleurs , nous l'acceptons pour notre gencire. Son
» bien fera toujours affez grand, s'il a des bras, des mœurs, &
» qu'il aime fa famille. Son rang fera toujours aflez illuftre, s'il
j) l'annoblit par la vertu. Quand toute la terre nous blâmeroit ,
» qu'importe ? Nous ne cherchons pas l'approbation publique ; il
» nous fuffit de votre bonheur.
Lecteur, j'ignore quel effet feroit un pareil difcours fur le»
filles élevées à votre manière. Quant à Sophie, elle pourra n'y
pas répondre par des paroles. La honte & l'attendriflement ne la
laifleroient pas aifément s'exprimer : mais je fuis bien sûr qu'il
reliera gravé dans fon cœur le refte de fa vie , & que , fi l'on peut
compter fur quelque réfolution humaine, c'efl fur celle qu'il lui
fera faire d'être digne de l'ellime de fes parens.
Mettons la chofe au pis, & donnons - lui un tempérament
ardent qui lui rende pénible une longue attente. Je dis que fon
jugement, fes connoiflânces , fon goût, fa délicateflè, & fur- tout
les fentimens dont fon cœur a été nourri dans fon enfance , oppo-
feront k l'impétuofité des fens un contrepoids qui lui fuffira pour
les vaincre, ou du moins pour leur réfif ^r longr-temps. Elle mour-
roit plutôt martyre de fon état, que d'affliger lès parens, d'épou-
fer un homme fans mérite , & de s'expofer aux malheurs d'un ma-
riage mal aflbrti. La liberté même qu'elle a reçue ne fait que lui
donner une nouvelle élévation d'ame, & la rendre plus difficile
fur le choix de fon maître. Avec le tempérament d'une Italienne
& la fenfibilité d'une Angloife, elle a, pour contenir fon cœur &
fes fens , la fierté d'une Efpagnole , qui , même en cherchant un
amant, ne trouve pas aifément celui qu'elle eftime digne d'elle.
Il n'appartient pas k tout le monde de fentir quel reffort l'a-
mour des chofes honnêtes peut donner k l'amc, & quelle force on
peut trouver en foi quand on veut être fincéremenr vertueux- II
y a des gens à qui tout ce qui eft grand paroît chimérique , & qui
dans leur baffe & vile raifon, ne connoitront jamais ce que peut
fur les pallions humaines la folie même de la vertu. Il ne faut
parler k ces gens-là que par des exemples : tant pis pour eux s'ils
s'obftiiienr
t> E V ÉDUCATION. HJ
s'obftinent \ les nier. Si je leur difois que Sophie n'eft point un
être imaginaire , que fon nom fsul eft de mon invention , que fon
éducation, fes mœurs, (on caraâère , fa figure même ont réelle-
ment exiftd , & qu6 ù mémoire coûte encore., des larmes à toute
une honnête famille, fans doute ils n'en croiroicnt rien : mais en-
fin , que rifqiierai-je d'achever fans détour l'hiftoire d'une fille fi
femblable à Sophie , que cette hiftoire pourroit être la fienne fans
qu'on dût en être furpris. Qu'on la croye véritable ou non, peu
importe ; j'aurai , fi l'on veut , raconté des fictions , mais j 'aurai
toujours expliqué ma méthode, & j'irai toujours à mes fins.
La jeune perfonne, avec le tempérament dont je viens de char-
ger Sophie, avoit d'ailleurs avec elle toutes les conformités qui
pouvoient lui en faire mériter le nom , & je le lui laifîè. Après
l'entretien que j'ai rapporté, fon père & fa mère jugeant que les
partis ne viendroient pas s'offrir dans le hameau qu'ils habitoient ,
l'envoyèrent paffcr un hiver à la ville , chez une tante qu'on inf-
truifit en fecret du fujet de ce voyage. Car la fière Sophie portoit
au fond de fon cœur le noble orgueil de favoir triompher d'elle,
& quelque befoin qu'elle eût d'un mari, elle fût morte fille plu-
tôt que de fe réfoudré k l'aller chercher.
Pour répondre aux vues de fes parens, fa tante la préfenta dans
les maifons , la mena dans les fociétés , dans les fêtes ; lui fit voir
le monde ou plutôt l'y fit voir, car Sophie fe foucioit peu de tout
ce fracas. On remarqua pourtant qu'elle ne fuyoit pas les jeunes
gens d'une figure agréable qui paroiffoient décens & modc-ftcs.
Elle avoit dans fa réferve même un certain art de les attirer, qui
refTembloit afL-z à de la coquetterie : mais après s'être entretenue
avec eux deux ou trois fois, elle s'en rebutoit. Bientôt h cet air
d'autorité, qui femble accepter les hommages, elle fubftituoit un
maintien plus humble & une politeffe plus repoufTante. Toujours
attentive fur elle-même, elle ne leur laiflbit plus l'occafion de lui
rendre le moindre fervicc : c'étoit dire afTez qu'elle ne vouloit pas
être leur maitrefle.
Jamais les cœurs fenfibles n'aimèrent les plaifirs bruyans, vaio
Traite de VMduc. Tome IL E e
2i8 Traité
& fîérile bonheur des gens qui ne fentent rien, & qui croient qu'é-
tourdir fa vie, c'eft en jouir. Sophie ne trouvant point ce qu'elle
cherchoit, & défefpérant de le trouver ainfi, s'ennuya de la ville.
Elle aimoit tendrement fes parens, rien ne la dédommageoit d'eux,
rien n'étoit propre k les lui faire oublier ; elle retourna les joiiidre
long- temps avant le terme fixé pour fon retour.
A peine eût-elle repris fes fondions dans la maifon paternelle ,
qu'on vit, qu'en gardant la même conduite, elle avoit changé
d'humeur. Elle avoit des difîraflions, de l'impatience, elle étoic
trifte & rêveufe, elle fe cachoit pour pleurer. On crut d'abord
qu'elle aimoit & qu'elle en avoit honte : on lui en parla, elle s'en
dfc'fendit. Elle proteila n'avoir vu perfonne qui pût toucher fon
cœur, & Sophie ne mentoit point.
Cependant fa langueur augmentoit fans cefTe, & fa fanté
commençoit à s'altérer. Sa mère, inquiette de ce changement, ré-
foiut enfin d'en favoir la caufe. Elle la prit en particulier & mit
en œuvre auprès d'elle ce langage infinuant & ces careiïes invinci-
bles que la feule tendrefle maternelle fait employer. Ma fille, toi,
que j'ai portée dans mes entrailles & que je porte incefTamment
dans mon cœur, verfe les fecrets du tien dans le fein de ta mère.
Quels font donc ces fecretj qu'une mère ne peut favoir ? Qui efl-
ce qui plaint tes peines? Qui eft-ce qui les partage? Qui eft-ce
qui veut les foulager, fi ce n'eft ton père & moi? Ah! mon en-
fant, veux-tu que je meure de ta douleur fans la connoître î
Loin de cacher fes chagrins à fa mère, la jeune fille ne de-
niandoit pas mieux que de l'avoir pour confolatrice & pour con-
fidente. Mais la honte l'empéchoit de parler, & fa modeflie ne
trouvoit point de langage pour décrire un état fi peu digne d'elle,
que l'émotion qui troubloit fes fens malgré qu'elle en eût. Enfin,
fa honte même fcrvant d'indice à la mère , elle lui arracha ces hu-
milians aveux. Loin de l'affliger par d'injuftes réprimandes, elle
la confola, la plaignit, pleura fur elle; elle étoit trop fage pour
lui faire un crime d'un mal que fa vertu feule rendoit fi cruel.
Mais pourquoi fupporter fans nccefiïté un mai dont le remède étoit
b E r Éducation. 219
fi facile & fi légitime? Que n'ufoit-elle de la libertt- qu'on lui
Bvoit donnée? Que n'acceptoit-elle un mari, que ne le choififloir-
elle? Ne favoit-elle pas que fon fort dcpendoit d'elle feule, & que
quel que fût fon choix, il feroit confirmé, puifqu'elle n'en pou-
voit faire un qui ne fût honnête? On l'avoir envoyée à la vilje,
elle n'y avoit point voulu refter; plufieurs partis s'éroient préfen-
tés, elle les avoir tous rebutés. Qu'attendoit-elle donc? Que vou-
loir-elle ? Quelle inexplicable contradiâion !
La réponfe éroir fimple. S'il ne s'agifToit que d'un fecours pour
la jeunefle, le choix feroir bientôt fait : mais un maître pour
toute la vie n'eft pas fi facile à choifir ; & puifqu'on ne peut fé-
parer ces deux choix , il faut bien attendre , & fouvent perdre fa
jeunefTe, avant de trouver l'homme avec qui l'on veut paffer fej
jours. Tel étoit le cas de Sophie : elle avoir befoin d'un amant
mais cet amant devoir être un mari ; & pour le cœur qu'il falloir
au fien, l'un étoit prefque auflî difficile à trouver que l'autre.
Tous ces jeunes gens fi brilians n'avoient avec elle que la conve-
nance de l'âge, les autres leur manquoienr toujours ; leur efJDrit
fuperficiel, leur vaniré , leur jargon, leurs mœurs fans règle, leuri
frivoles imitations la dégoûtoient d'eux. Elle therchoir un hom-
me, & ne trouvoit que des finges; elle cherchoit une ame, &
n'en trouvoir point.
Que je fuis malheureufe, difoir - elle k fa mère, j'ai befoin
d'aimer & ne vois rien qui me plaife. Mon cœur repoufTe tous
ceux qu'attirent mes fèns. Je n'en vois pas un qui n'excite mes de-
firs , & pas un qui ne les réprime; un goût fans eflime ne peut
durer. Ah ! ce n'eft pas Ik l'homme qu'il faut k votre Sophie : fon
charmant modèle eft empreint rrop avanr dans fon ame. Elle ne
peur aimer qua lui, elle ne peur rendre heureux que lui, elle ne
peur erre heureufe qu'avec lui feul. Elle aime mieux fe confu-
mer & combattre fans ccfTe , elle aime mieux mourir malheureulê
& libre, que défefpdrée auprès d'un homme qu'elle n'aimeroit pas
& qu'elle rendroit malheureux lui-même ; il vaut mieux a'cire
plus que de n'être que pour fouifrir.
Ee ij
220 Traité
Frappée de ces fingulariiés, fa mère les trouva trop bifarres
pour n'y pas foupçonner quelque myflère. Sophie' n'étoit ni pré-
cieufe ni ridicule. Comment cette délicatefiè outrée avoit-elJe pu
lui convenir , à elle à qui l'on n'avoit rien tant appris dès fon en-
fance qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avoit à vivre, &
à faire de néceffité vertu? Ce modèle de l'homme aimable, du-
quel elle étoit fi enchantée, & qui revenoit fi fouvent dans tous
fss entretiens , fit conjecturer à fa mère.que ce caprice avoit quel-
que autre fondement qu'elle ignoroit encore, & que Sophie n'a-
voit pas tout dit. L'infortunée, furchargée de fa peine fecrette,
ne cherchoit qu'à s'épancher. Sa mère la preffe ; elle héfite, elle
fe rend enfin, & fortant fans rien dire, elle rentre un moment
après un livre à la main. Plaignez votre malheureufe fille , fa trif-
teffe eft fans remède , fes pleurs ne peuvent tarir. Vous en vou-
lez favoir la caufe : eh ! bien la voila, dit-elle , en jettant le livre
fur la table. La mère prend le livre & l'ouvre ; c'étoient les aven-
tures de Télémaque. Elle ne comprend rien d'abord a cette éni-
gme : à force de queftions & de réponfes obfcures, elle voit en-
fin avec une furpriîe facile à concevoir , que fa fille eft la rivale
d'Eucharis.
Sophie aimoit Télémaque , & l'aimoit avec une paflîon dont rieu
ne put la guérir. Si- tôt que fon père & fa mère connurent fa manie,
ils en rirent & crurent la ramener par la raifon. Ils fe trompèrent : la
raifon n'étoit pas toute de leur côté ; Sophie avoit auffi la lienne &
favoit la faire valoir. Combien de fois elle les réduifit au filence en
fe fervanr contr'eux de leurs propres raifonnemens, en leur montrant
qu'ils avoient fait tout le mal eux-mêmes , qu'ils ne l'avoient point
formée pour un homme de fon fiècle, qu'il faudroit néceflairement
qu'elle adoptât les manières de penfer de fon mari ou qu'elle lui donnât
les fiennes ; qu'ils lui avoient rendu le premier moyen impolTible
par la manière dont ils l'avoient élevée, & que l'autre étoit pré-
cifément ce qu'elle cherchoit. Donnez-mot, difoitelle, un hom-
me imbu de mes maximes, ou que j'y puifie amener, & je l'é-
poufe; mais jufques-là pourquoi me grondez-vous ? Plaignez-moi.
Je fuis malheureufe & non pas folle. Le cœur dépend- il de U vo-
ï> E L' Éducation, 221
lonté? Mon père ne l'a-t-il pas dit lui-même ? Eft-ce ma faut»
fi j'aime ce qui n'eft pas? Je ne fuis point vifionnaire ; je n«
veux point un Prince , je ne cherche point Télémaque , je fais
qu'il n'eft qu'une fiâion ; je cherche quelqu'un qui lui refTemble;
& pourquoi ce quelqu'un ne peut-il exifter , puifque j'exifte , moi
qui me fens un cœur fi femblable au fien ? Non , ne deshono-
rons pas ainfi l'humanité \ ne penfons pas qu'un homme aimable
& vertueux ne foit qu'une chimère. Il exifte, il vit, il me cher-
che peut-être; il cherche une ame qui le fâche aimer. Mais qu'eft-
il ? Où eft-il? Je l'ignore ; il n'eft aucun de ceux que j'ai vus;
fans doute il n'eft aucun de ceux que je verrai. O ma mère ! pour-
quoi m'avez- vous rendu la vertu trop aimable? Si je ne puis aimcï
qu'elle , le tort en eft moins à moi qu'k vous.
Amenhrai-JE ce trifte récit jufqu'à fa cataftrophe ? Dirai-je
les longs débats qui la précédèrent? Repréfenterai - je une mère
impatientée changeant en rigueurs fes premières careflès ? Mon-
trerai-je un père irrité oubliant fes premiers engagemens, & trai-
tant comme une folle la plus vertueufe des filles? Peindrai-je en-
fin l'infortunée, encore plus attachée à fa chimère par la perfécu-
tion qu'elle lui fait fouffrir , marchant b pas lents vers la mort
& defcendant dans la tombe au moment qu'on croit l'entraîner k
l'autel? Non , j'écarte ces objets funtftes. Je n'ai pas befoin d'al-
ler fi loin pour montrer, par un exemple afTez frappant , ce me fem-
ble , que malgré les préjugés qui naifTent des mœurs du fiècle
l'enthoufiafnie de l'honnête & du beau n'eft pas plus étranger aux
femmes qu'aux hommes, & qu'il n'y a rien que, fous la direâioo
de la nature, on ne puiftè obtenir d'elles comme de nous.
On m'arrête ici pour me demander fi c'eft la nature qui nouspref-
crit de prendre tant de peines pour réprimer des defirs immodé-
rés? Je réponds que non, mais quaufli ce n'eft point la nature
qui nous donne tant de defirs immodérés. Or, tout ce qui n'eft
pas d'elle eft coiitr'elle; j'ai prouvé cela mille fois.
Rkndons à notre Emile fa Sophie; reftufcitons cette aimahie
fille pour lui donner une imagination moins vive & un dtftio
222 Traité
plus heufeax. Te voulois peindre une femme ordinaire , & \
force de lui élever l'ame , j'ai troublé fa raifon ; je me fuis
égaré moi-même. Revenons fur nos pas. Sophie n'a qu'un bon
naturel dans une ame commune ; tout ce qu'elle a de plus que
les autres, eft l'effet de fon éducation.
DE L' É D (J C A T I O N. I25
^j E me fuis propofé dans ce Livre de dire tout ce qui fepouvoit
taire , laifTant à chacun Je choix de ce qui eft h fa portée dnns ce
que je puis avoir dit de bien. J'avois penfé dès le commencement
à former de loin la compagne d'Emile, & li les éltver l'un pour
l'autre & l'un avec l'autre. Mais en y iéfléchifTant, j'ai trouvé que
tous ces arrangemens trop prémat;:rti croient mal-enteniHis , &: qu'il
ëtoit abfurde de defiiner deux enfans à s'unir," avant de pouvoir
connoitre fi cette union étoit dans l'ordre de la nature , & s'ils
auroient entr'eux les rapports convenables pour la former. Il ne
faut pas confondre ce qui eft naturel à l'état fauvage , & ce qui eft
naturel à l'état civil. Dans le premier état toutes les femmes con-
viennent à tous les hommes , parce que les uns & les autres n'ont
encore que la forme primitive & commune; dans le fécond , chaque
caradère étant développé par les inftitutions fociales , & chaque efprit
ayant reçu Cz forme propre & déterminée, non de l'éducation feule,
mais du concours bien ou mal ordonné du naturel & de l'éduca-
tion, on ne peut plus les afTortir qu'en 'es préfèntant l'un à l'au-
tre pour voir s'ils fe conviennent 11 tous égards, ou pour préférer
au moins le choix qui donne le plus de ces convenances.
Le mal eft qu'en développant les cara6lères, l'état focial diftin-
gue les rangs , & que l'un de ces deux ordres n'étant point fem-
blable à l'autre, plus on diftingue les conditions, plus on confond
les car^iflères. De-lh les mariages mal aflortis & tous les dcfor-
dres qui en dérivent; d'où l'on voit, par une conlu'quence évi-
dente, que plus on s'éloigne de l'égalité, plus les fentimens naturels
s'altèrent; plus l'intervalle des grands aux petits s'accroît, plus le
lien conjugal fe relâche ; plus il y a de riches & de pauvres ,
moins il y a de pères & de maris. Le maître ni l'efclave n'ont
plus de famille, chacun des deux ne voit que fon état.
Voulez-vous prévenir les abus & faire d'heureux mariages?
Etouffez les préjugés, oubliez les inftitutions humaines, confultez
la nature. N'unifTez pas des gens qui ne fc convicfinent qu;. dans
une condition donnée, & qui re fc conviendront plus, cette cnndi»
224 Traité
tion venant k changer; mais des gens qui fe conviendront dans
quelque fituation qu'ils fe trouvent , dans quelque pays qu'ils ha-
bitent, dans quelque rang qu'ils puiflent tomber. Je ne dis pas
que les rapports conventionnels foient indifFérens dans le mariage,
mais je dis que l'influence des rapports naturels l'emporte telle-
ment fur la leur, que c'eft elle feule qui décide du fort de la vie,
& qu'il y a telle convenance de goûts, d'humeurs, de fentimens,
de caradères qui devroit engager un père fage, fût-il Prince, fût-
il Monarque, k donner fans balancer k fonfils, la fille avec laquelle
il auroit toutes ces convenances, fût-elle née d'une famille deshon-
néte, fût-elle la fille du bourreau. Oui, je foutiens que, tous les
malheurs imaginables duffent-ils tomber fur deux époux bien unis,
ils jouiront d'un plus vrai bonheur k pleurer enfemble , qu'ils n'en
auroient dans toutes les fortunes de la terre, empoifonnées par la
défunion des cœurs.
Au lieu donc de deftiner dès l'enfance un époulê à mon Emile,
j'ai attendu de connoître celle qui lui convient. Ce n'eft point moi
qui fais cette deflination, c'eft la nature; mon affaire eft de trou-
ver le choix qu'elle a fait : mon affaire , je dis la mienne , & non
celle du père; car en me confiant fon fils il m.e cède fa place, il
fubflitue mon droit au fien; c'eft moi qui fuis le vrai père d'Emi-
le, c'eft moi qui l'ai fait homme. J'aurois refufé de l'élever, fi je
n'avois pas été le maître de le marier à fon choix, c'eft-à-dire, au
mien. Il ny a que le plaifir de faire un heureux, qui puiffe payer
ce qu'il en coûte pour mettre un homme en état de le devenir.
Mais ne croyez pas non plus que j'aie attendu, pour trouver
l'époufe d'Emile, que je le miffe en devoir de la chercher. Cette
feinte recherche n'eft qu'un prétexte pour lui faire connoître les
femmes , afin qu'il fente le prix de celle qui lut convient. Dès
long-temps Sophie eft trouvée; peut-être Emile l'a-t-il déjà vue ;
mais il ne la reconnoîtra que quand il en fera temps.
Quoique l'égalité des conditions ne foit pas néceflaire au ma-
riage , quand cette égalité fe joint aujj autres convenances, elle
leur donne un nouveau prix; elle n'entre en balance avec aucune,
mais la fait pancher quand tout eft égal. Un
DE V Éducation. 225
Un homme, \ moins qu'il ne foit Monarque, ne peut pas
chercher une femme dans tous les états; car les préjugés qu'il
n'aura pas, il les trouvera dans les autres , & telle fiile lui convien-
droit peut-être qu'il ne l'obtiendroit pas pour cela. Il y a donc
des maximes de prudence qui doivent borner \gs recherches d'un
père judicieux. Il ne doit point vouloir donner à fon élevé un
établilîèment au-deflTus de fon rang ; car cela ne dépend pas de lui.
Quand il le pourroit , il ne devroit pas le vouloir encore ; car
qu'importe le rang au jeune homme, du moins au mien? Et ce-
pendant, en montant , il s'expofe à mille maux réels qu'il fentira
toute fa vie. Je dis même qu'il ne doit pas vouloir compenfer des
biens de différentes natures , comme la noblefTe & l'argent, parce
que chacun des deux ajoute moins de prix à l'autre qu'il n'en re-
çoit d'altération; que de plus on ne s'accorde jamais fur l'eftima-'
tion commune ; qu'enfin la préférence que chacun donne à fa mife
prépare la difcorde entre deux familles , & fouvent entre deux
époux.
Il eft encore fort différent pour l'ordre du mariage, que l'hom-
me s'allie au-deflus ou au-deffous de lui. Le premier cas eft tout-
k-fait contraire h la raifon, le fécond y eft plus conforme : com-
me la famille ne tient à la fociété que par fon chef, c'eft l'état
de ce chef qui règle celui de la famille entière. Quand il s'allie
dans un rang plus bas, il ne defcend point, il élevé fon époufe ;
au contraire, en prenant une femme au - deffus de lui, il l'abaifle
fans s'élever : ainfi, dans le premier cas, il y a du bien fans mal,
& dans le fécond du mal fans bien. De plus , il eft dans l'ordre
de la nature que la femme obéifle k l'homme. Quand donc il la
prend dans un rang inférieur, l'ordre naturel & l'ordre civil s'ac-
cordent, & tout va bien. C'eft le contraire quand, s'alliant au-
deffus de lui , l'homme fe met dans l'alternative de blelTcr fon droit
ou fa reconnoilfance, & d'être ingrat ou méprifé. Alors la fem-
me, prétendant h l'autorité, fe rend le tyran de fon chef; & le
maître devenu l'efclave fe trouve la plus ridicule & la plus miférable
des créatures.
Tels font ces malheureux favoris que les Rois de l'Afic hono-
Traitc de tÉduc. Tome II. Ff
226 Traité
rent & tourmentent de leur alliance, & qui , dit-on , pour coucher
avec leurs femmes , n'ofent entrer dans le lit que par le pied.
Je m'attends que beaucoup de ledleurs , fe fouvenant que je
donne à la femme un talent naturel pour gouverner l'homme ,
m'accuferont ici de contradiftion ; ils fe tromperont pourtant. Il
y a bien de la différence entre s'arroger le droit de -commander,
& gouverner celui qui commande. L'empire de la femme eft un
empire de douceur, d'adrefle & de complaifance ; fes ordres font
des carefles , fes menaces font des pleurs. Elle doit régner dans la
maifon comme un Miniftre dans l'État, en fe faifant commander
ce qu'elle veut faire. En ce fens , il eft conftant que les meilleurs
ménages font ceux où la femme a le plus d'autorité. Mais quand
elle méconnoît la voix du chef , qu'elle veut ufurper fes droits &
commander elle-même , il ne réfulte jamais de ce défordre que
misère, fcandale & deshonneur.
Reste le choix entre fes égales & fes inférieures, & je crois
qu'il y a encore quelque reftridion h faire pour ces dernières; car
il eft difficile de trouver, dans la lie du peuple, une époufe capable
de faire le bonheur d'un honnête homme : non qu'on foit plus
vicieux dans les derniers rangs que dans les premiers , mais parce
qu'on y a peu d'idées de ce qui eft beau & honnête, & que l'in-
juftice des autres états fait voir à celui-ci la juftice dans fes vices
mêmes.
Naturellement l'homme ne penfe guères. Penfer eft un
art qu'il apprend comme tous les autres & même plus difficile-
ment. Je ne connois pour les deux fexes que deux claffes réellement
diftingiiées ; l'une des gens qui penfent , l'autre des gens qui ne
penfent point ; & cette différence vient prefque uniquement de
l'éducation. Un homme de la première de ces deux claffes ne doit
point s'allier dans l'autre; car le plus grand charme de la fociété
manque a la fienne, lorfqu'ayant une femme il eft réduit k penfer
fèul. Les gens qui pafîent exaâement la vie entière à travailler
pour vivre, n'ont d'autre idée que celle de leur travail ou de leur
intérêt, 6c tout leur efprit femble être au bout de leurs bras.
DE r Education. 227
Cette ignorance ne nuit ni à la probité ni aux mœurs ; fouvent
même elle y fert; fouvent on compofe avec fes devoirs à force d'y
réfléchir , & l'on finit par mettre un jargon à la place des chofcs.
La confcience eft le plus éclairé des philofophes : on n'a pas befoin
de favoir les offices de Cicéron pour être homme de bien; & la
femme du monde la plus honnête fait peut-être le moins ce que c'eft
qu'honnêteté. Mais il n'en eft pas moins vrai qu'un efprit cultivé
rend feul le commerce agréable, & c'eft une trifte chofe pour un
père de famille, qui fe plaît dans fa maifon , d'être forcé de s'y ren-
fermer en lui-même, & de ne pouvoir s'y faire entendre à per-
fonne.
D'ailleurs, comment une femme, qui n'a nulle habitude de
réfléchir, élèvera- 1 -elle fes enfans ? Comment difcernera-t-elle ce
qui leur convient? Comment les difpofera-t-elle aux vertus qu'elle
ne connoit pas , au mérite dont elle n'a nulle idée ? Elle ne faura
que les flatter ou les menacer, les rendre infolens ou craintifs;
elle en fera des finges maniérés ou d'étourdis poliçons, jamais de
bons efprits ni des enfans aimables.
Il ne convient donc pas h un homme qui a de l'éducation , de
prendre une femme qui n'en ait point, ni par conféquent dans un
rang où l'on ne fauroit en avoir. Mats j'aimerois encore cent fois
mieux une fille fimple & groffiérement élevée, qu'une fille favante
& bel-elprit qui viendroit établir dans ma maifon un tribunal de
littérature dont elle fe feroit la préfidente. Une femme bel -efprit
eft le fléau de fon mari , de fes enfuis , de fes amis , de (es valets ,
de tout le monde. De la fublime élévation de fon beau génie ,
elle dédaigne tous fes devoirs de femme, & commence toujours
par fe faire homme h la manière de Mademoifelle de l'Enclos. Au-
dehors elle eft toujours ridicule & très-juftement critiquée, parce
qu'on ne peut manquer de l'être auflltôt qu'on fort de fon état,
& qu'on n'eft point fait pour celui qu'on veut prendre. Toutes
ces femmes à grands talens n'en inipofent jamais qu'aux fots. On
fait toujours quel eft l'artiflc ou l'ami qui tient la plume ou le
pinceau quand elles travaillent. On fait quel eft le difcret homme
de lettres qui leur dicle en fecret leurs oracles. Toute cette char-
Ff ii
228 Traita
latanerie efl indigne d'une honnête femme. Quand elle auroit de
vrais talens , fa prétention les aviliroit. Sa dignité eft d'être igno-
rée; fa gloire eft dans l'eftime de fon mari; fes plaifirs fonr dans
le bonheur de fa famille. Lefteur, je m'en rapporte k vous-même;
foyez de bonne foi. Lequel vous donne meilleure opinion d'une
femme en entrant dans fa chambre , lequel vous la fait aborder
avec plus de refpeft, de la voir occupée des travaux de fon fexe ,
des foins de fon ménage, environnée des hardes de fes enfiins,
ou de la trouver écrivant des vers fur fa toilette, entourée de bro-
chures de toutes les fortes, & de petits billets peints de toutes les
couleurs? Toute fille lettrée reftera fille toute fa vie, quand il n'y
aura que des hommes fenfés fur la terre :
Quœris cur nolim te ductre , Gallu ? Dijerta es.
Après ces confîdérations vient celle de la figure; c'eft la pre-
mière qui frappe & la dernière qu'on doit faire , mais encore ne
la faut-il pas compter pour rien. La grande beauté me paroît plu-
tôt à fuir qu'à rechercher dans le mariage. La beauté s'ufe promp-
tement par la poflefïïon ; au bout de fix femaines elle n'eft plus
rien pour le pofleffeur , mais fes dangers durent autant qu'elle. A
moins qu'une belle femme ne foit un ange , fon mari eft le plus
malheureux des hommes; & quand elle feroit un ange , comment
empêchera t-elle qu'il ne foit fans ceffe entouré d'ennemis ? Si l'ex-
trême laideur n'éroit pas dégoûtante, je la prétérerois k l'extrême
beauté ; car en peu de temps l'une & l'autre étant nulle pour le
mari , la beauté devient un inconvénient , & la laideur un avanta-
ge : mais la laideur qui produit le dégoût , eft le plus grand des
malheurs; ce fentiment , loin de s'effacer, augmente fans ceftè &
fe tourne en haine. C'eft un enfer qu'un pareil mariage; il vau-
droit mieux être morts qu'unis ainfi.
Desirez en tout la médiocrité, fans en excepter la beauté
même. Une figure agréable & prévenante, qui n'infpire pas l'a-
mour, mais la bienveillance, eft ce qu'on doit préférer; elle eft
fans préjudice pour le mari , & l'avantage en tourne au profit
DE r É D V C A T I O N. 2^9
commun. Les grâces ne s'ufent pas comme la beauté ; elles ont
de la vie , elles fe renouvellent fans cefle ; & au bout de trente ans
de mariage , une honnête femme avec des grâces plaît à fon mari
comme le premier jour.
Telles font les réflexions qui m'ont déterminé dans le choix
de Sophie. Élevé de la nature , ainfi qu'Emile, elle eft faite pour
lui plus qu'aucune autre; elle fera la femme de l'homme. Elle eft
fon égale par la naiffance & par le mérite, fon inférieure par la
fortune. Elle n'enchante pas au premier coup - d'œil , mais elle
plaît chaque jour davantage. Son plus grand charme n'agit que par
degrés, il ne fe déploie que dans l'intimité du commerce, & fon
mari le fentira plus que perfonne au monde; fon éducation n'eft
ni brillante ni négligée; elle a du goût fans étude, des talens fans
art, du jugement fans connoifTances. Son efprit ne fait pas, mais
il eft cultivé pour apprendre; c'eft une terre bien préparée qui
n'attend que le grain pour rapporter. Elle n'a jamais lu de livre
que Barréme, & Télémaque qui lui tomba par hazard dans les
mains ; mais une fille capable de fe pafîîonner pour Télémaque a-
t-clle un cœur fans fèntiment & un efprit fans délicatefTe? O l'ai-
mable ignorante! Heureux celui qu'on deftine h l'inftruire ! Elle
ne fera point le profefîèur de fon mari, mais fon difciple; loin
de vouloir l'afTujettir à fes goûts, elle prendra les fiens. Elle vau-
dra mieux pour lui que fi elle étoit favante : il aura le plaifir de
lui tout cnfeigner. Il eft temps, enfin, qu'ils fe voyant; travail-
lons à les rapprocher.
Nous partons de Paris triftes & rêveurs. Ce lieu de babil n'eft
pas notre centre. Emile tourne un œil de dédain vers cette grande
Ville, & dit avec dépit; que de jours perdus en vaines recherches!
Ah ! ce n'eft pas Ik qu'eft l'époufe de mon cœur : mon ami , vous
le faviezbien; mais mon temps ne vous coûte gucres, tSc mes maux
vous font peu fouffrir. Je le regarde fixement fie lui dis fjns m'é-
mouvoir : Emile, croyez- vous ce que vous dites? A l'inftant il
me fiute au cou tout confus, & me ferre dans fcs bras fans ré-
pondre. C'eft toujours fa rcponfe quand il a tort.
2^o Traité
Nous voicî par les champs en vrais Chevaliers errans ; non pas
tomme eux cherchant les aventures : nous les fuyons au contraire J
en quittant Paris; mais imitant afièz leur allure errante, inégale,
tantôt piquant des deux , & tantôt marchant à petits pas. A force
de fuivre ma pratique, on en aura pris enfin l'efprit ; & je n'ima-
gine aucun lefteur encore afTez prévenu par les ufages , pour nous
fuppofer tous deux endormis dans une bonne chaife de pofte bien
fermée, marchant fans rien voir, fans rien obferver, rendant nul
pour nous l'intervalle du départ à l'arrivée, & dans la vîteflè de
notre marche , perdant le temps pour le ménager.
Les hommes difent que la vie eft courte, & je vois qu'ils
s'efforcent de la rendre telle. Ne fâchant pas l'employer, ils le
plaignent de la rapidité du temps ; & je vois qu'il coule trop
lentement à leur gré. Toujours pleins de l'objet auquel ils ten-
dent , ils voient a regret l'intervalle qui les en fépare : l'un vou-
droit être h demain , l'autre au mois prochain , l'autre k dix ans
de-lâ ; nul ne veut vivre aujourd'hui ; nul n'eft content de l'heure
préfente , tous la trouvent trop lente k pafler. Quand ils fe plai-
gnent que le terrips coule trop vite, ils mentent; ils paieroient vo-
lontiers le pouvoir de l'accélérer. Ils emploieroient volontiers leur
fortune à confumer leur vie entière; & il n'y en a peut-être pas
un qui n'eût réduit fes ans k très-peu d'heures , s'il eût été le
maître d'en ôter au gré defon ennui celles qui lui étoient à charge,
& au gré de fon impatience celles qui le féparoient du moment
defiré. Tel pafTe la moitié de fa vie à fe rendre de Paris à Ver-
failles, de Verfailles h Paris , de la ville k la campagne , de la
campagne k la ville, & d'un quartier k l'autre, qui feroit fort
embarrafTé de fes heures s'il n'avoit le fecret de les perdre ainfi , &
qui s'éloigne exprès de fes affaires pour s'occuper k les aller cher-
cher : il croit gagner le temps qu'il y met de plus , & dont au-
trement il ne fauroit que faire, ou bien, au contraire, il court
pour courir, & vient en pofle fans autre objet que de retourner
de même. Mortels, ne cefTerez-vous jamais de calomnier la nature î
Pourquoi vous plaindre que la vie eft courte , puifqu'elle ne l'efl
pas encore zlTcz k votre gré? S'il efl un feul d'entre vous qui
DE v Éducation. 251
fâche mettre aflez de tempérance "i fes defirs pour ne jamais fou-
haiter que le temps s'écoute, celui-là ne l'eftimera point trop courte.
Vivre & jouir feront pour lui la même chofe ; & dût-il mourir
jeune, il ne mourra que raffafié de jours.
Quand je n'aurois que cet avantage dans ma méthode, par cela
feul il la faudrort préférer à toute autre. Je n'ai point élevé mon
Emile pour defîrer ni pour attendre, mais pour jouir; fie quand
il porte fes defirs au-delà du préfent, ce n'eft point avec une ar-
deur aflez impétueufe pour être importuné de la lenteur du temps.
Il ne jouira pas feulement du plaifir de defirer, mais de celui
d'aller à l'objet qu'il defire; & ks paffions font tellement modé-
rées , qu'il eft toujours plus où il eft , qu'où il fera.
Nous ne voyagons donc point en couriers, mais en voyageurs.
Nous ne fongeons pas feulement aux deux termes , mais à l'in-
tervalle qui les fépare. Le voyage même eft un plaifir pour nous.
Nous ne le faifons point triftement aflîs & comme emprifonnés dans
une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mol-
lefle & dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand
air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la commo-
dité de les contempler à notre gré quand il nous plaît. Emile
n'entra jamais dans une chaife de porte , & ne court guèrcs en
pofte s'il n'eft preffé. Mais de quoi jamais Emile peut- il être pref-
fé ? D'une feule chofe, de jouir de la vie. Ajouterai-je , & de
faire du bien quand il le peut? Non, car cela même eft jouir
de la vie.
Je ne conçois qu'une manière de voyager plus agréable que
d'aller à cheval; c'cft d'aller à pied. On part à fon moment,
on s'arrête à fa volonté, on fait tant & fi peu d'exercice qu'on
veut. On oblèrve tout le pays; on fc détourne à droite à gauche ;
on examine tout ce qui nous flatte ; on s'arrête à tous les points
de vue. Apperçois-je une rivière ; je la cotoye : un bois touffu ;
je vais fous fon ombre : une grotte; je la vilîte : une carrière;
j'examine les minéraux. Par-tout où je me plais , j'y reftc. A
l'inft^t que je m'ennuie , je m'en vais. Je ne dépends ni des
23» Traité
chevaux ni du portillon. Je n'ai pas befoin de choifir des chemin*
tout faits , des routes commodes , je pafle par-tout où un homme
peut paflèr; je vois tout ce qu'un homme peut voir, & ne dé-
pendant que de moi-même , je jouis de toute la liberté dont un
homme peut jouir. Si le mauvais temps m'arrête & que l'ennui
me gagne , alors je prends des chevaux. Si je fuis las
mais Emile ne fe lafTe guères ; il eft robufte. Et pourquoi fe laffe-
roit-il ? Il n'eft point preflë. S'il s'arrête, comment peut-il s'en-
nuyer î II porte par-tout de quoi s'amufer. Il entre chez un maî-
tre. Il travaille; il exerce fes bras pour repofer fes pieds.
Voyager à pied, c'eft voyager comme Thaïes, Platon, Pi-
thagore. J'ai peine à comprendre comment un philofophe peut fe
réfoudre à voyager autrement , & s'arracher à l'examen des richef-
fes qu'il foule aux pieds, & que la terre prodigue à fa vue. Qui
eft-ce qui, aimant un peu l'agriculture , ne veut pas connoître les
produâions particulières au climat des lieux qu'il traverfè, & la
manière de les cultiver? Qui eft-ce qui , ayant un peu de goût
pour l'hiftoire naturelle , peut fe réfoudre h paflTer un terrein fans
l'examiner, un rocher fans l'écorner, des montagnes fans herbo-
rifer, des cailloux fans chercher des foflîles ? Vos philofophes de
ruelles étudient l'hiftoire naturelle dans des cabinets ; ils ont des
colifichets, ils favent des noms & n'ont aucune idée de la nature.
Mais le cabinet d'Emile eft plus riche que ceux des Rois ; ce ca-
binet eft' la terre entière. Chaque chofeyeft à fa place : le natura-
lifte, qui en prend foin, a rangé le tout dans un fort bel ordre ;
d'Aubenton ne feroit pas mieux.
Combien de plaifirs difFérens on raffemble par cette agréable
manière de voyager! fans compter la fanté qui s'affermit, l'hu-
meur qui s'égaye. J'ai toujours vu ceux qui voyageoient dans de
bonnes voitures bien douces, rêveurs, triftes , grondans ou fouf-
frans; & les piétons toujours gais, légers , & contens de tout.
Combien le cœur rit quand on approche du gîte ! Combien un
repas groffier paroît favoureux ! Avec quel plaifir on fe repofe à
table ! Quel bon fommeil on fait dans un mauvais lit ! Quand on
ne veut qu'arriver, on peut courir en cliaife de pofte ; mais quand
on veut voyager, il faut aller k pied. Si,.
î) E V ÉDUCATION.
^33
Si, avant que nous ayons fait cinquante lieues de la manière
que j'imagine, Sophie n'eflpas oubliée, il faut que je ne fois guères
adroit, ou qu'Emile foit bien peu curieux : car avec tant de con-
noiflànccs élémentaires , il eft difficile qu'il ne foit pas tenté d'en
acquérir davantage. On n'eft curieux qu'à proportion qu'on eft
inftruit; il fait précifément affez pour vouloir apprendre.
Cependant un objet en attire un autre, & nous avançoni
toujours. J'ai mis à notre première courfe un terme éloigné : le
prétexte en eft facile j en fortant de Paris, il faut aller chercher
une femme au loin.
Quelque jour, après nous être égarés plus qu'à l'ordinaire
dans des vallons, dans âes montagnes où l'on n'apperçoit aucun
chemin , nous ne fàvons retrouver le nôtre. Peu nous importe
tous chemins font bons pourvu qu'on arrive : mais encore faut-il
arriver quelque part quand on a faim. Hexireufement nous trou-
vons un payfan qui nous mène dans fà chaumière ; nous mangeons
de grand appétit fon maigre dîner. En nous voyant fi fatigués
ft affamés , il nous dit : fi le bon Dieu vous eût conduits de l'autre
côté de la colline, vous euftiez été mieux reçus vous auriez
trouvé une maifon de paix des gens fi charitables de fi
bonnes gens! .... Ils n'ont pas meilleur cœur que moi, mais ils
font plus riches, quoiqu'on dife qu'ils l'étoient bien plus autre-
fois .... ils ne pâtiffent pas , Dieu merci ; & tout le pays fe fent
de ce qui leur refte.
A ce mot de bonnes gens , le cœur du bon Emile s'épanouit.
Mon ami, dit-il, en me regardant, allons à cette maifon dont
les maîtres font bénis dans le voifinage : je ferois bien aife de les
voir; peut-être feront-ils bien aifes de nous voir aufll. Je fuis sur
qu'ils nous recevront bien : s'ils font des nôtres , nous ferons des
leurj.
La maifon bien indiquée, on part, on erre dans les bois; une
grande pluie nous furprcnd en chemin , elle nous retarde fans
nous arrêter. Enfin l'on fe retrouve, & le foir nous arrivons à la
maifon défignée. Dans le hameau qui l'entoure , cette feule mair
Traiti de i'Educ. Tome II, G g
234
T R A I T È
fon, quoique fimple, a quelque apparence; nous nous préfentons,
nous demandons l'hofpitaliré : l'on nous fait parler au maître, il
nous queftionne , mais poliment : fans dire lefujet de notre voyage,
nous difons celui de notre détour. Il a gardé de fon ancienne opu-
lence la facilité de connoître l'état des gens dans leurs manières :
quiconque a vécu dans le grand monde, fe trompe rarement Ik-
delTus ; fur ce pafleport nous fommes admis.
On nous montre un appartement fort petit, mais propre & com-
mode; on y fait du feu, nous y trouvons du linge, "des nippes,
tout ce qu'il nous faut. Quoi! dit Emile tout furpris , on diroit
que nous étions attendus. O que le payfan avoit bien raifon î
quelle attention , quelle bonté , quelle prévoyance ! & pour des
inconnus ! je crois être au temps d'Homère. Soyez fenfible à tout
cela , lui dis - je, mais ne vous en étonnez pas; par-tout où les
étrangers font rares , ils font bien venus ; rien ne rend plus hofpi-
talier que de n'avoir pas fou vent befoin de l'être : c'eft l'affluence
des hôtes qui détruit l'hofpitalité. Du temps d'Homère on ne
voyageoit guères , & les voyageurs étoient bien reçus par - tout.
Nous fommes peut-être les feuls paflagers qu'on ait vus ici de tou-
te l'année. N'importe, reprend-il, cela même eft un éloge , de
favoir fe pafîèr d'hôtes , & de les recevoir toujours bien.
SÈCHES & rajuftés, noui allons rejoindre le maître de la mai-
fon; il nous préfente k fa femme; elle nous reçoit, non pas feu-
lement avec politefle, mais avec bonté. L'honneur de fes coups*-
d'oeil eft pour Emile. Une mère dans le cas où elle eft, voit ra-
rement fans inquiétude, ou du moins fans curiofité, entrer chez
elle un homme de cet âge.
On fait hâter le fouper pour l'amour de nous. En entrant dam
la (allé à manger nous voyons cinq couverts; nous nous plaçons,
il en refte un vuide. Une jeune perfonne entre , fait une grande
révérence, & s'afîîed modeftement fans parler. Emile, occupé de
fa faim ou de fes réponfes , la falue, parle & mange. Le principal
objet de fon voyage eft aufli loin de fa penfée, qu'il fe croit lui-
même encore loin du terme. L'entretien roule fur l'égarement de
DE L' ÉDUCATION.
15
nos voyageurs. Monfieur , lui dit le maître de la maifon , vous
me paroiiïèz un jeune homme aimable & fage; & cela me fait fon-
ger que vous êtes arrivés ici, votre Gouverneur & vous, las &
mouillés, comme Télémaque & Mentor dans l'isle de Calypfo.
Il eft vrai , répond Emile, que nous trouvons ici l'hofpitalité de
Calypfo. Son Mentor ajoute; & les charmes d'Eucharis. Mais
Emile connoît l'Odyflée, & n'a point lu Télémaque; il ne fait ce
que c'eft qu'Eucharis. Pour la jeune perfonne, je la vois rougir
jufqu'aux yeux, les baifTer fur fon a/Tîette, & n'ofer fouffler. La
mère, qui remarque fon embarras, fait Cgne au père, & celui-ci
change de converfation. En parlant de fa folitude, il s'engage in-
fenfiblement dans le récit des événemens qui l'y ont confiné ; les
malheurs de ft vie, la conAance de fon époufe, les confolations
qu'ils ont trouvées dans leur union , la vie douce Sa paifible qu'ils
mènent dans leur retraite, & toujours fans dire un mot de Ja
jeune perfonne; tout cela forme un récit agréable & touchant,
qu'on ne peut entendre fans intérêt. Emile ému, attendri, cefle
de manger pour écouter. Enfin, à l'endroit où le plus honnête
des hommes s'étend avec plus de plaifir fur l'attachement de la
plus digne des femmes , le jeune voyageur , hors de lui , ferre une
main du mari qu'il a faifie , & de l'autre prend auflî la main de
la femme , fur laquelle il fe panche avec tranfport en l'arrofant de
pleurs. La naïve vivacité du jeune homme enchante tout le mon-
de : mais la fille, plus fenfible que perfonne \ cette marque de
fon bon cœur, croit voir Télémaque affedé des malheurs de Phi-
loâete. Elle porte ^ la dérobée les yeux fur lui pour mieux exa-
miner f/figure, elle n'y trouve rien qui démente la comparaifon.
Son air aifé a de la liberté fans arrogance; fes manières font vi-
ves fans étourderie; fa fenfibilité rend fon regard plus doux, fà
phyfionomie plus touchante : la jeune perfonne le voy;înt pleurer
eft prête h mêler fes larmes aux fiennes. Dans un fi beau pré-
texte , une honte fecrettc la retient : elle fe reproche déjà les pleurs
prêts k s'échapper de fes yeux, cogimc s'il étoit mai d'en verfer
pour fa famille.
La mère, qui, dès le commencement du fouper, n'a ceHe de
1
jé Traité
veiller fur elle, voit fa contrainte, & l'en délivre en l'envoyant
faire une commiflïon. Une minute après la jeune fille rentre, mais
fl mal remife que fon défordre eft vifible à tous les yeux. La
mère lui dit avec douceur : Sophie, remettez-vous ; ne ceflerez*
vous point de pleurer les malheurs de vos parens ? Vous qui les
en confolez , n'y foyez pas plus fenfible qu'eux-mêmes.
A ce nom de Sophie, vous eufliez vu treflaillir Emile. Frappé
d'un nom il cher , il fe réveille en furfaut, & jette un regard avide
fur celle qui l'ofe porter. Sophie, ô Sophie! eft-ce vous que mon
cœur cherche ? Eft - ce vous que mon cœur aime ? Il l'obferve ,
il la contemple avec une forte de crainte & de défiance. Il ne voit
point exadement la figure qu'il s'étoit peinte ; il ne fait fi celle
qu'il voit vaut mieux ou moins. Il pt^^'f ^^Ua^uc rrait, il épie
chaque mouvemtui, chaque gefte, il trouve à tout mille interpré-
tations confufes; il donneroit la moitié de fa vie pour qu'elle vou-
lût dire un feul mot. Il me regarde inquiet & troublé ; fes yeux
me font à la fois cent queftions, cent reproches. Il femble me
dire à chaque regard; guidez-moi, tandis qu'il eft temps : fi mon
cœur fe livre & fe trompe, je n'en reviendrai de mes jours.
Emile eft l'homme du monde qui fait le moins fe dé^uifèr;
Comment fe déguiferoit-il dans le plus grand trouble de fa vie,
entre quatre fpeftateurs qui l'examinent , &. dont le plus diftrait en
apparence, eft en effet le plus attentif? Son défordre n'échappe
point aux yeux pénétran:; de Sophie ; les fiens l'inftruifent de rcfte
qu'elle en efl l'objet : eiie voit que cette inquiétude n'eft pas de
l'amour encore, mais qu'importe? Il s'occupe d'elle, & cela fuf-
fit ; elle fera bien malheureufe , s'il s'en occupe impunément.
Les mères ont des yeux comme leurs iîlles, & l'expérience
de plus. La mère de Sophie fourit du fuccès de nos projets. Elle
lit dans les cœurs des deux jeunes gens ; elle voit qu'il eft temps
de fixer celui du nouveau Télémaque ; elle fait parler fa fille. Sa
fille , avec fa douceur naturelle, répond d'un ton timide, qui ne
fait que mieux fon effet. Au premier fon de cette voix, Emile eft
rendu; c'tfi Sophie, il n'en doute plus. Ce ne la feroit pas , qu'il
feroit trop tard pour s'en dédire,
7:.,n /\
P.Il -J T',
SdiiiiK' l'CMiicKox vous;
AtmJi- 7: . /• f.V .
SE r Ê D V c A î I 0 ^. t^y
C'est alors que les charmes de cette fille enchanterefle vont
par torrens k fon cœur, & qu'il commence d'avaler k longs traits
le poifon dont elle l'enivre. Il ne parle plus, il ne répond plus,
il ne voit que Sophie , il n'entend que Sophie : fi elle dit un mot,
il ouvre la bouche; fi elle baifTe les yeux, il les baifTc; s'il la
voit refpirer, il foupire; c'cft l'ame de Sophie qui paroît l'animer.
Que la fienne a changé dans peu d'infians ! Ce n'eft plus le tour
de Sophie de trembler , c'eft celui d'Emile. Adieu la liberté, la
naïveté, la franchifc. Confus, embarralTé, craintif, il n'ofc plus
regarder autour de lui , de peur de voir qu'on le regarde. Honteux
de fc laiflTer pénétrer , il voudroit fe rendre invifible \ tout le
monde, pour fe rafTafier de la contempler fans être obfcrvé. So-
phie, au contraire, fe raflure de la crainte d'Emile; elle voit fon
triomphe, elle en jouit.
Nol mofi, J. già , benche in fuo cor ne rida.
£llb D'à pas changé de contenance ; mais malgré cet air mo-
dcfte , & ces yeux baifKa, fon icmlrc cipur palpiff Ap joie, fie lui
dit que iélémaque elt trouvé.
Si j'entre ici dans l'hiftoire trop naiVe & trop fimple , peut-
être , de leurs innocentes amours , on regardera ces détails comme
un jeu frivole ; & l'on aura tort. On ne confidère pas afTez l'in-
fluence que doit avoir la première liaifon d'un homme avec une
femme dans le cours de la vie de l'un «k de l'autre. On ne voit
pas qu'une première impreffion , aufli vive que celle de l'amour
ou du penchant qui tient fa place, a de longs effets, dont on
n'apperçoit point la chaîne dans le progrès des ans , mais qui ne
cefTent d'agir jufqu'i la mort. On nous donne dans les Traités
d'éducation de grands verbiages inutiles & pédantefques fur les chi-
mériques devoirs des enfans ; & l'on ne nous dit pas un mot de
la partie la plus importante & la plus difficile de toute l'éducation :
favoir la crife qui fert de paffage de l'enfance h l'état d'homme.
Si j'ai pu rendre ces elT.iis utiles par quelque endroit , ce fera fur-
tout pour m'y être étendu fort au long fur cette partie efFentitlIi
238
Traité
omife par tous les autres, & pour ne m'étre point laifTé rebuter
dans cette entreprifè par de faufTes délicatefîès, ni effrayer par des
difficultés de langue. Si j'ai dit ce qu'il faut faire , j'ai dit ce que
j'ai dû dire : il m'importe fort peu d'avoir écrit un Roman. C'eft
un aflèz beau Roman que celui de la nature humaine. S'il ne fe
trouve que dans cet écrit , eft-ce ma faute î Ce devroit être l'hiC-
toire de mon efpèce : vous qui la dépravez, c'eft vous qui faites
un Roman de mon Livre.
Une autre confidération , qui renforce la première, eft qu'il ne
s'agit pas ici d'un jeune homme livré dès l'enfance à la crainte , à
la convoitife, à l'envie, à l'orgueil, & k toutes les partions qui
fervent d'inftrument aux éducations communes; qu'il s'agit d'un
jeune homme dont c'eft ici, non- feulement le premier amour,
mais la première paflîon de toute efpèce ; que de cette paffion ,
l'unique , peut-être, qu'il fentira vivement dans toute fa vie, dé-
pend la dernière forme que doit prendre fon caraélère. Ses maniè-
res de penfer, fes fentimens , fes goûts fixés par une paflion dura-
ble, vont acquérir une confiftance qui ne leur permettra plus ds
s'altérer.
On conçoit qu'entre Emile & moi, la nuit qui fuit une pareille
foirée ne fe paffe pas toute à dormir. Quoi donc! la feule confor-
mité d'un nom doit - elle avoir tant de pouvoir fur un homme
fage? N'y a-t-il qu'une Sophie au monde? Se reflTemblent-elles
toutes d'ame comme de nom? Toutes celles qu'il verra font-elles
la fîenne ? Eft - il fou de fe paiïïonner ainft pour une inconnue k
laquelle il n'a jamais parlé? Attendez, jeune homme; examinez,
obfervez. Vous ne favez pas même encore chez qui vous êtes;
& à vous entendre, on vous croiroit déjà dans votre maifon.
Ce n'eft pas le temps des leçons, & celles-ci ne font pas faî-
tes pour être écoutées. Elles ne font que donner au jeune homme
un nouvel intérêt pour Sophie, par le defir de juftifier fon pen-
chant. Ce rapport des noms, cette rencontre qu'il croit fortuite,
ma réferve même , ne font qu'irriter fa vivacité : déjà Sophie lui
paroît trop eftimable pour qu'il ne foit pas sûr de me la faire aimer.
DE V Éducation. 259
Le matin, je me doute bien que dans fon mauvais habit de
voyage, Emile tâchera de fe mettre avec plus de foin. Il n'y man-
que pas ; mais je ris de fon empreffement à s'accommoder du
linge de la maifon. .Je pénètre fa penfée ; j'y lis avec plaifir qu'il
cherche, en fe préparant des reftitutions, des échanges, à s'éta-
blir une efpèce de correfpondance qui le mette en droit d'y ren-
voyer & d'y revenir.
Je m'étois attendu de trouver Sophie un peu plus ajuflée aiiflî
de fon côté; je me fuis trompé. Cette vulgaire coquetterie efl
bonne pour ceux à qui l'on ne veut que plaire. Celle du véritable
amour eft plus rafinée; elle a bien d'autres prétentions. Sophie eft
mife encore plus fimplement que la veille, & même plus négli-
gemment, quoiqu'avec une propreté toujours fcrupuleufe. Je ne
vois de la coquetterie dans cette négligence, que parce que j'y
vois de l'afleftation. Sophie fait bien qu'une parure plus recherchée
eft une déclaration : mais elle ne fait pas qu'une parure plus négli-
gée en eft une autre ; elle montre qu'on ne fe contente pas de
plaire par l'ajuftement, qu'on veut plaire auffi par la perfonne. Eh!
qu'importe k l'amant comment on foit mife, pourvu qu'il voyc
qu'on s'occupe de lui ? Déjà sûre de fon empire , Sophie ne fc
borne pas à frapper par fes charmes les yeux d'Emile, fi fon cœur
ne va les chercher; il ne lui fuffit plus qu'il les voye, elle
veut qu'il les fuppofe. N'en a-t-il pas afl"ez vu pour être obligé
de deviner le refte.
Il eft k croire que, durant nos entretiens de cette nuit, Sophie (Se
fa mère n'ont pas non plus refté muettes. Il y a eu des aveux arra-
chés , des inftruâions données. Le lendemain on fe rafTcmble bien
préparés. Il n'y a pas douze heures que nos jeunes gens fè font vus ;
ils ne fe font pas dit encore un (lui mot, & déjà on voit qu'ils
s'entendent. Leur abord n'eft pas familier; il eft embarrafTé, ti-
mide, ils ne fe parlent point; leurs yeux baiffés femblent s'éviter,
& cela même eft un fîgne d'intelligence : ils s'évitent, mais de
concert; ils fentent déjà le befoin du myftère avant de s'être riea
dit. En partant, nous demandons la permiffion de venir nous-mê-
mes rapporter ce que nous emportons. La bouche d'Emile de-
240 Traité
mande cette permiflîon au père , a la mère , tandis que Ces yeut
inquiets tournés fur la fille, la lui demandent beaucoup plus inf-
tamment. Sophie ne dit rien , ne fait aucun fîgne, ne paroît rien
voir, rien entendre ; mais elle rougit , & cette rougeur eft une ré-
ponfe encore plus claire que celle de fes parens.
On nous permet de revenir, fans nous inviter k refter. Cette
conduite eft convenable; on donne le couvert à des paflans em-
barrafTés de leur gîte : mais il n'eft pas décent qu'un amant cou-
che dans la maifon de fa maîtreffe,
A peine fommes-nous hors de cette maifon chérie, qu'Emile
fonge à nous établir aux environs ; la chaumière la plus voifme lui
femble déjà trop éloignée. Il voudroit coucher dans les fofTés du
Château. Jeune étourdi ! lui dis- je , d'un tcn de pitié , quoi! déjà
la paffion vous aveugle ! Vous ne voyez déjà plus ni les bienféan-
ces, ni la raifon ! Malheureux! vous croyez aimer, & vous voulez
deshonorer votre maîtrefle! Que dira-t-on d'elle , quand on faurâ
qu'un jeune homme qui fort de fa maifon , couche aux environs?
Vous l'aimez, dites-vous! Eft-ce donc à vous de la perdre de
réputation ? Eft tc-1* le piii de l'holpitaliri? qns fes paren» vous
ont accordée ? Fcrez-vous l'opprobre de celle dont vous attendez
votre bonheur ? Eh! qu'importent, répond-il avec vivacité, les
vains difcours des hommes & leurs injuftes foupçons î Ne m'avcz-
vous pas appris vous-même k n'en faire aucun cas! Qui fait mieur
que moi combien j'honore Sophie , combien je la veux refpefler?
Mon attachement ne fera point fa honte , il fera fa gloire, il fera
cligne d'elle. Quand mon cœur & mes foins lui rendront par- tout
l'hommage qu'elle mérite, en quoi puis- je l'outrager? Cher Emile ,
reprends-je en l'embraflant, vous raifonnez pour vous; apprenez à
faifonner pour elle. Ne comparez point l'honneur d'un fexe à celui
de l'autre; ils ont des principes tout difFérens. Ces principes font
également félidés & raifonnables ; parce qu'ils dérivent également
de la nature, & que la même vertu qui vous fait méprifer pour
vous les difcours des hommes , vous oblige k les refpeâer pour
votre maitrefTe. Votre honneur cft en vous feul ; & le fien dépend
d 'autrui. Le négliger fçroit blefler le vôtre pjçoje; & vous ne vous
rendez
î) È rÈ DUCAT ion. 241
rendez point ce que vous vous devez, fî vous êtes caufe qu'on ac
lui rende pas ce qui lui eft dû.
Alors lui expliquant les raifons de ces différences, je lui fais
fentir quelle injuflice il y auroit à vouloir les compter pour rien.
Qui eft ce qui lui a dit qu'il fera l'époux de Sophie, elle dont il
ignore les lentimens , elle dont le cœur ou les parens ont peut-
être des engagemens antérieurs, elle qu'il ne connoît point , &
qui n'a peut-être avec lui pas une des convenances qui peuvent
rendre un mariage heureux ? Ignore-t-il que tout fcandale eft pour
une fille une tache indélébile , que n'efface pas même fon mariage
avec celui qui l'a caufé ? Eh ! quel eft l'homme fenfible qui veut
perdre celle qu'il aime ? Quel eft l'honnêre homme qui veut faire
pleurer à jamais à une infortunée le malheur de lui avoir pIû.
Le jeune homme, effrayé des conféquences que je lui fais en-
vifager , & toujours extrême dans fes idées , croit déjà n'être ja-
mais affez loin du féjour de Sophie : il double le pas pour fuir plus
promprement ; il regarde autour de nous fi nous ne fommes point
écoutés; il facrifieroit mille fois fon bonheur à l'honneur de celle
qu'il aime, il aimcroic mieux ne la revoir de la vie que dç lui eau-
fer un feul déplaifir. C'eft le premier fruit des foins que j'ai pris
dès fa jeuneffe de lui former un cœur qui fâche aimer.
Il s'agit donc de trouver un afyle éloigné , mais à portée. Nous
cherchons, nous nous informons : nous apprenons qu'à deux gran-
des lieues eft une ville; nous allons chercher à nous y loger , plu-
tôt que dans des villages plus proches où notre féjour deviendroit
fufpeél. C'eft- Ik qu'arrive enfin le nouvel amant plein d'amour
d'efpoir, de joie, & fur-tout de bons fentinicjis; & voila comment,
dirigeant peu-à-peu fa paflîon naiffante vers ce qui eft bon & hon-
nête , je difpofe infenfiblement tous fcs penchans à prendre le mê-
me pli.
J'AFPROCHE du terme de ma carrière; je l'appirçois déjà de
loin. Toutes les grandes difficultés font vaincues, tous les grands
obftacles font furmontés; il ne me rcfte plus rien de pénible à
faire que de ne pas gâter mon ouvrage eo me hâtant de le coa-«
Traité dtfiiiuc. Tome II, H h
24^
Traité
fommer. Dans l'incertitude de la vie humaine, évitons fur-tout la
faufle prudence d'immoler le préfent à l'avenir ; c'elt fouvent im-
moler ce qui eft à ce qui ne fera point. Rendons l'homme heureux
dans tous les âges, de peur qu'après bien des foins il ne meure
avant de, l'avoir été. Or, s'il eft un temps pour jouir de la vie,
c'eft aflu rément la fin de l'adolefcence , où les facultés du corps &
de l'ame ont acquis leur plus grande vigueur, & où l'homme, au
milieu de fa courfe , voit de plus loin les deux termes qui lui en
font fentir la brièveté. Si l'imprudente jeunefle fe trompe , ce
ii'eft pas en ce qu'elle veut jouir ; c'eft en ce qu'elle cherche la
jouiflTance où elle n'eft point, & qu'en s'apprétant un avenir mifé-
rable , elle ne fait pas même ufer du moment préfent.
Considérez mon Emile, k vingt ans paffés, bien formé,
bien conftitué d'efprit & de corps , fort, fain , difpos , adroit , ro-
bufte , plein de fens , de raifon , de bonté , d'humanité , ayant des
mœurs, du goût, aimant le beau, faifant le bien, libre de l'em-
pire des pafTîons cruelles, exempt du joug de l'opinion, mais fou-
rnis à la loi de la fagefle, & docile k la voix de l'amitié, poflTédant
toas les talcns utiles, ^ plufieurs talens agréables, fe fouciantpeu
des richefTes , portant fa reflburce au bout de fes bras , & n'ayant
pas peur de manquer de pain, quoi qu'il arrive. Le voilà main-
tenant enivré d'une paflîon naiffante : fon cœur s'ouvre aux pre-
miers feux de l'amour ; fès douces illufîons lui font un nouvel
univers de délices & de jouifTance; il aime un objet aimable, &
plus aimable encore par fon caraflère que par fa perfonne ; il ef-
père , il attend un retour qu'il fent lui être dû ; c'eft du rapport
des cœurs, c'eft du concours des fentimens honnêtes, que s'eft
formé leur premier penchant. Ce penchant doit être durable : il
fe livre avec confiance , avec raifon même , au plus charmant dé-
lire, fans crainte, fans regret, fans remords , fans autre inquiétude
que celle dont le fentiment du bonheur eft inféparable. Que peut-
il manquer au fien ? Voyez, cherchez, imaginez ce qu'il lui faut
encore, & qu'on puiffe accorder avec ce qu'il a. Il réunit tous les
biens qu'on peut obtenir k la fois, on n'y en peut ajouter aucun
qu'aux dépens d'un autre j il eft heureux autant qu'un homme
DE VhDUCATlON. 245
peut l'être. Irai-je en ce moment abréger un defîin fi doux t
Jrai-j'e troubler une volupté fi pure? Ah! tout le prix de Ja vie
cft dans la félicité qu'il goûte. Que pourrois-je lui rendre qui
valût ce que je lui aurois ôté ? Même en mettant le comble h Ton
bonheur , j'en détruirois le plus grand charme. Ce bonheur Ai-
préme eft cent fois plus doux k efpérer qu'à obtenir; on en jouit
mieux quand on l'attend que quand on le goûte. O bon Emile!
aime, & fois aimé. Jouis longtemps avant que de pofTéder; jouis
à la fois de l'amour & de l'innocence; fais ton paradis fur la terre
en attendant l'autre : je n'abrégerai point cet heureux temps de ta
vie : j'en filerai pour toi l'enchantement; je le prolongerai le plus
qu'il fera poffîble. Hélas! il faut qu'il finiflc, & qu'il fini/Te en
peu de temps ; mais je ferai du moins qu'il dure toujours dans
ta mémoire, & que tu ne te repentes jamais de l'avoir goûté.
Emile n'oublie pas que nous avons des refiitutions à faire.
Si-tôt qu'elles font prêtes, nous prenons des chevaux, nous allons
grand train; pour cette fois, en partant, il voudroit être arrivé.
Quand le cœur s'ouvre aux pafïïons , il s'ouvre à l'ennui de la vie.
Si je n'ai pas perdu mon temps , la fienne pnticre ne fc paflcra
pas ainfi.
Malheureusement la route eft fort coupée & le pays diffi-
cile. Nous nous égarons , il s'en appcrçoit le premier, & , fans s'im-
patienter, fans fe plaindre, il met toute fon attention a retrouver
fon chemin; il erre long-temps avant de fe reconnoîire, fie tou-
jours avec le même fang- froid. Ceci n'eft rien pour vous, mais
c'eft beaucoup pour moi qui connois fon naturel emporté : je vois
le fruit des foins que j'ai mis dès .on enfance à l'endurcir aux
coups de la néceflîté.
Nous arrivons enfin. La réception qu'on nous fait eft bien plus
fimple & plus obligeante que la pr'-inière fois; nous fommes déjà
d'anciennes connoifl'ances. Emile & Sophie fe faluent avec un peu
d'embarras, & ne fe parlent toujour' ^loint : que fe diroient-ils en
notre préfence ? L'entretien ci'il leur faut n'a pas befoin de témoins.
L'on fe promens dans le jard:u ; ce jjrdin a pour parterre un potager
Hh ij
244
Traité
très- bien entendu , pour parc un verger couvert de grands & beaux
arbres fruitiers de toute efpece, coupé en divers fens de jolis ruif-
feaux , & de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu! s'écrie
Emile, plein de fon Homère & toujours dans l'enthoufiafme ; je
crois voir le jardin d'Alcinoiis. La fille voudroit favoir ce que
c'efl: qu'Alcinoiis, & la mère le demande. Alcinoiis, leur dis-je,
étoit un Roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère,
eft critiqué par des gens de goût, comme trop fimple & trop
peu paré ( 38 ). Cet Alcinoiis avoit une fille aimable , qui, la
veille qu'un étranger reçut l'hofpitalité chez fon père , fongea
qu'elle auroit bientôt un mari. Sophie, interdite, rougit, baiffe
les yeux, fe mord la langue; on ne peut imaginer une pareille
confufion. Le père, qui fe plaît à l'augmenter, prend la parole
& dit, que la jeune Princefîè alloit elle-même laver le linge k la
rivière; croyez-vous, pourfuit-il, qu'elle eût dédaigné de toucher
aux ferviettes fales, en difant qu'elles fentoient le graillon ? Sophie,
fur qui le coup porte , oubliant fa timidité naturelle , s'excufe
avec vivacité; fon papa fait bien que tout le menu linge n'eue
( 38 ) " En fortant du Palais , on
n trouve un vafte jardin de quatre ar-
» pens , enceint & clos tout a l'entour,
» planté de grands arbres fleuris ,
» produifans des poires , des pommes
» des grenades & d'autres des plus bel-
}i les efpèces , des figuiers au doux
)) fruit , & des oliviers verdoyans.
» Jamais durant l'année entière ces
j> beaux arbres ne reftent fans fruits :
» l'hiver & l'été , la douce haleine du
» vent d'oueft fait a la fois nouer les
j» uns & mûrir les autres. On voit
» la poire & la pomme vieillir & fé-
» cher fur leur arbre , la figue fur le
» figuier & la grappe fur la fouche.
» La vigne inépuifable ne ceffe d'y
» porter de nouveaux raifins ; on fait
j> cuire & confire les uns au foleil
» fur upe aire , tandis qu'on ça vea*
» dange d'autres , laifTant fur la plante
» ceux qui font encore en fleur , en
" verjus , ou qui commencent à noir-
!' cir. A l'un des bouts, deux quar-
» rés bien cultivés & couverts de
>' fleurs toute l'année , font ornés de
>' deux fontaines , dont l'une eft diP<
» tribuée dans tout le jardin , & l'au-
» tre , après avoir traverfé le Palais,
>i eft conduite à un bâtiment élevé
» dans la ville pour abreuver les Ci-f
» toyens.
Telle eft la defcription du jardllt
royal d'Alcinoiis au feptiéme livre
de rodyflee , dans lequel , à la honte
de ce vieux rêveur d'Homère & de»
Princes de fon temps , on ne voit ni
treillages , ni flatues , ni cafcades , ni
boulingrins.
DE r E D U C A TI O N. 24c
point eu d'autre blanchifTeiifc qu'elle , il on l'avoit laifTé faire ( 39 ),
& qu'elle en eût fait davantage avec plaifir, fi on le lui eût or-
donné. Durant ces mots, elle me regarde à la dérobée avec une
inquiétude dont je ne puis m'empécher de rire, en lifant dans fon
cœur ingénu les al larmes qui la font parler. Son père a la cruauté
de relever cette étourderie, en lui demandant d'un ton railleur, à
quel propos elle parle ici pour elle, & ce qu'elle a de commun
avec la fille d'Alcinoiisî Honteufe & tremblante elle n'ofe plus
foufRer , ni regarder perfonne. Fille charmante! il n'cft plus temps
de feindre ; vous voilà déclarée en dépit de vous.
Bien- TÔT cette petite fcène efl oubliée ou paroît l'être; très-
heureufemcnt pour Sophie, Emile efl: le feul qui n'y a rien com-
pris. La promenade fe continue, & nos jeunes gens, qui d'a-
bord étoient k nos côtés , ont peine k fe régler fur la lenteur
de notre marche; infenfiblement ils nous précèdent, ils s'appro-
chent , ils s'accoftent à la fin ; & nous les voyons afTcz loin devant
nous. Sophie femble attentive & pofée ; Emile parle & gefticule
avec feu : il ne paroît pas que l'entretien les ennuie. Au bout
d'une grande heure on retourne, on les rappelle: ils reviennent,
mais lentement k leur tour, & l'on voir qu'ils mettent le temps
k profit. Enfin, tout-à-coup leur entretien cefTe avant qu'on foit
à portée de les entendre, & ils doublent le pas pour nous re-
joindre. Emile nous aborde avec un air ouvert & careflant; fes
yeux pétillent de joie ; il les tourne pourtant avec un peu d'in-
quiétude vers la mère de Sophie, pourvoir la réception qu'elle
lui fera. Sophie n'a pas, k beaucoup près, un maintien fi dé*,
gagé; en approchant elle femble toute confufe de fê voir téte-à-
téte avec un jeune homme , elle qui s'y eft fi fouvcnt trouvée
avec d'autres fans en être embarrafTée , & fans qu'on l'ait jamais
trouvé mauvais. Elle fe hâte d'accourir k (à mère , un peu cfTouf-
flée en dilànt quelques mots qui ne fignifient pas grand'-chofe,
comme pour avoir l'air d'être là depuis long- temps,
( 39 ) J'avoue que je fais quelque mains aufll douces que les fienncs , U
gré à la mère de Sophie de ne lui qu'Emile doit baifer Û fouvent.
avoir pas laiffé gîter dans le favon de»
24^
Traité
A la férénîté qui fe peint fur le vifage de ces aimables enfans;
on voit que cet entretien a foulage leurs jeunes cœurs d'un grand
poids. Ils ne font pas moins réfervés l'un avec l'autre, mais leur
réferve eft moins embarrafTée. Elle ne vient plus que du refpe<S
d'Emile, de la modeftie de Sophie , & de l'honnêteté de tous deux.
Emile ofe lui adrelTer quelques mots, quelquefois elle ofe re'pon-
dre ; mais jamais elle n'ouvre la bouche pour cela fans jetter les
yeux fur ceux de fa mère. Le changement qui paroît le plus fen-
fible en elle eft envers moi. Elle me témoigne une confidération
plus emprelfée, elle me regarde avec intérêt, elle me parle afFec-
tueufement, elle eft attentive à ce qui peut me plaire; je vois
qu'elle m'honore de fon eftime , & qu'il ne lui eft pas indifférent
d'obtenir la mienne. Je comprends qu'Emile lui a parlé de moi ;
on diroit qu'ils ont déjà comploté de me gagner : il n'en eft rien
pourtant, & Sophie elle - même ne fe gagne pas li vite. Il aura
peut-être plus befoin de ma faveur auprès d'elle, que de la fienne
auprès de moi. Couple charmant !... . En fongeant que le cœur
fenfible de mon jeune ami m'a fait entrer pour beaucoup dans fon
premier entretien avec fa maîtreffe, je jouis du prix de ma peine;
fon amitié m'a tout payé.
Les vifites fe réitèrent. Les converlàtions entre nos jeunes gens
deviennent plus fréquentes. Emile enivré d'amour croit déjà tou-
cher à fon bonheur. Cependant il n'obtient point d'aveu formel de
Sophie; elle l'écoute & ne lui dit rien. Emile connoît toute fà mo-
deftie; tant de retenue l'étonné peu ; il fent qu'il n'eft pas mal au-
près d'elle ; il fait que ce font les pères qui marient les enfans ; il
fuppofe que Sophie attend un ordre de fes parens, il lui demande
la permiflion de le foUiciter ; elle ne s'y oppofe pas. Il m'en parle,
j'en parle en fon nom, même en fa préfence. Quelle furprife pour
lui d'apprendre que Sophie dépend d'elle feule, & que, pour le
rendre heureux, elle n'a qu'à le vouloir! Il commence à ne plus
rien comprendre à fa conduite. Sa confiance diminue. Il s'allarme,
il fe voit moins avancé qu'il ne penfoit l'être, & c'eft alors que
l'amour le plus tendre emploie foa langage le plus touchant pour
la fléchir.
DE V È D V C A T 1 O N. 247
Emile n'efî pas fait pour devir.er ce qui lui nuit : fi on ne
lui dit , il ne le faura de fes jours , & Sophie cft trop fière pour le
lui dire. Lçs difficultés qui l'arrêtent feroitnt l'emprefTement d'une
autre; elle n'a pas oublié les leçons de fes parens. Elle efl pauvre;
Emile efl riche, elle le fait. Combien il a befoin de fe faire ef-
timer d'elle! Quel mérite ne lui faut- il point pour effacer cette
inégalité? Mais comment forigeroit-il à ces obftacles ? Emile fait-
il s'il efl riche? Daigne i il même s'en informer ? Grâce au Ciel
il n'a nul befoin de l'être, il fait être bienfaifant fans cela. Il tire
le bien qu'il fait de fon cœur & non de fa bourfe. Il donne aux
malheureux fon temps, fes foins, fes afTeflions , fa perfonne ; & dans
l'eflimation de fes bienfaits, à peine ofe-t-il compter pour quelque
chofe l'argent qu'il répand fur les indigens.
Ne fâchant k quoi s'en prendre de fa difgrace , il l'attribue à
fa propre faute : car qui oferoit accufer de caprice l'objet de fes
adorations ? L'humiliation de l'amour propre augmente les regrets
de l'amour éconduit. Il n'approche plus de Sophie avec cette ai-
niable confiance d'un cœur qui fe fent digne du ficn; il eft craintif
& tremblant devant elle. Il n'efpère plus la toucher par la tendrcflë ,
il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois fi patience fe laffe;
le dépit efl prêt à lui fuccéder. Sophie femble preffentir ces em-
portemens, & le regarde. Ce feul regard le défarme & l'intimide :
il efl plus fournis qu'auparavant.
Troublé de cette réfiflance obflinée & de ce fîlence invin-
cible , il épanche fon cœur dans celui de fon ami. Il y dépofe les
. douleurs de ce cœur navré de trifle/Te ; il implore fon afTlflance &
fes confeils. Quel impénétrable myflère ! Elle s'intéreffe à mon
fort, je n'en puis douter : loin de m'éviter, elle fe plaît avec moi.
Quand j'arrive elle marque de la joie, & du regret quand je pars;
elle reçoit mes foins avec bonté; mes fervices paroiffent lui plaire;
elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres.
Cependant elle rejette mes follicitations, mes prières. Quand j'of:;
parler d'union, elle m'impofe impérieufcment fiIence, fie fi j'ajoute
un mot, elle me quitte \ l'inflant. Par quelle étrange raifon veut-
elle bien que je fois 2i elle fans vouloir entendre parler d'être à
T RA I T È
moi? Vous qu'elle lionore , vous qu'elle aime & qu'elle n'ofe'ra
faire taire, parlez, faites - la parler; fervez votre ami, couronnez
votre ouvrage ; ne rendez pas vos foins funeftes à votre élevé : ah I
ce qu'il tient de vous fera fa misère , fi vous n'achevez fon bon-
heur.
Je parle k Sophie, & j'en arrache avec peu de peine un fecreE
que je favois avant qu'elle me^ l'eût dit. J'obtiens plus difficilement
la permiffion d'en inftruire Emile ; je l'obtiens enfin , & j'en ufe.
Cette explication le jette dans un étonncment dont il ne peut re-
venir. Il n'entend rien h cette délicateflè ; il n'imagine pas ce que
des écus de plus ou de moins font au caraftère & au mérite. Quand
je lui fais entendre ce qu'ils font aux préjugés, il fe met k rire;
& tranfporté de joie , il veut partir àl'inftant, aller tout déchirer,
toutjetter, renoncer h tout , pour avoir l'honneur d'être auflî pau-
vre que Sophie, & revenir digne d'être fbn époux.
Hé quoi! di$-je en l'arrêtant, & riant à mon tour de fon
impétuofité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point, & après avoir
philofophé toute votre vie, n'apprendrez-vous jamais à raifonnerî
Comment ne voyez-vous pas qu'en fuivant votre infenfé projet,
vous allez empirer votre fituation & rendre Sophie plus intrai-
table .'' C'eft un petit avantage d'avoir quelques biens de plus
qu'elle , c'en feroit un très-grand de les lui avoir tous facrifiés,
& fi fa fierté ne peut fe réfoudre k vous avoir la première obli-
gation, comment fe réfoudroit-elle k vous avoir l'autre? Si elle
ne peut fouffrir qu'un mari puifîè lui reprocher de l'avoir enri-
chie, foufFrira-t-elle qu'il puiffe lui reprocher de s'être appauvri
pour elle ? Eh malheureux ! tremblez qu'elle ne vous foupçonne
d'avoir eu ce projet. Devenez au contraire économe & foigneur
pour l'amour d'elle, de peur qu'elle ne vous accufe de vouloir
la gagner par adrefTe , & de lui facrifier volontairement ce que
vous perdrez par négligence.
Croyez-vous au fond que de grands biens lui fafient peur,
& que fes oppofitions viennent précifément des richelfes ? Non ,
gher Emile, elles ont une caufe plus folide & plus grave dans
l'effe:
DE r Ê D U C A T T O N, 249
l'effet que produifent ces richefles dans l'ame du poffeffeur. Elle
(ait que les biens de la fortune font toujours préférés à tout par
ceux qui les ont. Tous les riches comptent l'or avant le mérite.
Dans la mife commune de l'argent & des fervices, ils trouvent
toujours que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre, & ptnfent qu'on
leur en doit de reUe quand on a paffé là vie à les fervir en man-
geant leur pain. Qu'avez -vous donc à faire, ô Emile, pour la
rafTurer fur fcs craintes? Faites -vous bien connoitre k elle ; ce
n'eft pas l'affaire d'un jour. Montrez -lui dans les tréfors de votre
ame noble de quoi racheter ceux dont vous avez le malheur d'être
partagé. A force de confiance & de temps furmontez fa réfiffance : k
force de fentimens grands & généreux, forcez -la d'oublier vos
richeffes, aimez la, fervez-Ia, fervez fês refpeclables p'arens. Prouvez-
lui que ces foin« ne font pas l'elîec d'une paflîon folle & pafTagèrc ,
mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre cœur.
Honorez dignement le mérite outragé par la fortune; c'eft le feu!
moyen de le réconcilier avec le mérite qu'elle a favorifé.
On conçoit quels tranfports de joie ce difcours donne au jeune
homme; combien il lui rend de confiante &• d'cfpoir; combien
fon honnête cœur fe félicite d'avoir à faire , pour plaire à Sophie
tout ce qu'il feroit de lui-même quand Sophie n'exifteroit pa*,
ou qu'il ne fèroit pas amoureux d'elle. Pour peu qu'on ait com-
pris fon caraâère, qui eft-ce qui n'imaginera pas fa conduite en
cette occafiun ?
Me voila donc le confident de mes deux bonnes gens & le
médiateur de leurs amours ! Bel emploi pour un gouverneur!...
Cl beau que je ne fis de ma vie rien qui m'élevât tant à met
propres yeux, & qui me rendit fi content de moi-même. Au
refte, cet emploi ne laiflè pas d'avoir fes agrémens : je ne fui«
pas mal venu dans la maifon ; l'on s'y fie à moi du foin d'y
tenir les amans dans l'ordre : Emile , toujours tremblant de ma
déplaire, ne fut jamais i\ docile. La petite perfonne m'accable
d'amitiés dont je ne fuis pas la dupe , & dont je ne prends pour
moi que ce qui m'en revient. C'ell ainfi qu'elle fc dédommage
indi reniement du rcfpeft dans lequel elle tient Emile. Elle lui fait
Traité de PÊduc. Tome II. ii
250 Traité
en moi mille tendres carefTes , qu'elle aimeroit mieux mourir
que de lui faire k lui-même; & lui qui fait que je ne veux
pas nuire k fes intérêts , eft charmé de ma bonne intelligence
avec elle. Il fe confole quand elle refufè fon bras k la promenade
& que c'eft pour lui préférer le mien. Il s'éloigne fans murmure
en me ferrant la main , & me difant tout bas de la voix & de
l'œil : ami, parlez pour moi. II nous fuit des yeux avec intérêt:
il tâche de lire nos fentimens fur nos vifages , & d'interpréter nos
difcours par nos geftes : il fait que rien de ce qui fe dit entre
nous ne lui eft indifférent. Bonne Sophie , combien votre cœur
iîncère eft k fon aife , quand , fans être entendue de Téléma-
que, vous pouvez vous entretenir avec fon Mentor! Avec quelle
aimable franchife vous lui laifTez lire dans ce tendre cœur tout
ce qui s'y pafle! Avec quel plaiiîr vous lui montrez toute votre
eftime pour fon élevé! Avec quelle ingénuité touchante vous lui
laiffez pénétrer des (èntimens plus doux ! Avec quelle feinte colère
vous renvoyez l'importun , quand l'impatience le force k vous
interrompre ! Avec quel charmant dépit vous lui reprochez fon
indifcrétion, quand il vient vous empêcher de dire du bien de
lui , d'en entendre , & de tirer toujours de mes réponfes quel»
que nouvelle raifon de l'aimer !
Ainsi parvenu k fe faire foufFrir comme amant déclaré , Emile
en fait valoir tous les droits; il parle, il prefTe , il follicite , il
importune. Qu'on lui parle durement, qu'on le maltraite, peu
lui importe pourvu qu'il fe faflê écouter. Enfin, il obtient, noa
fans peine, que Sophie de fon côté veuille bien prendre ou-
vertement fur lui l'autorité d'une maîtreiTe, qu'elle lui prefcrive
ce qu'il doit faire, qu'elle commande au lieu de prier, qu'elle
accepte au lieu de remercier , qu'elle règle le nombre & le
temps des vifites, qu'elle lui défende de venir jufqu'k tel jour,
& de refter paffé telle heure. Tout cela ne fe fait point par
jeu, mais très - férieufement , & fi elle accepte ces droits avec
peine , elle en ufe avec une rigueur qui réduit fouvent le pau-
vre Emile au regret de les lui avoir donnés. Mais quoi qu'elle
ordonne, il ne réplique point, & fouvent en parunt pour obéir.
E r Éducation.
251
il me regarde avec des yeux pleins de joie qui me difent ; vous
voyez qu'elle a pris pon"efnon de moi. Cependant l'orgueilleufe
robferve en - defTous , & fourit en fecret de la fierté de fon
efclave.
Albane & Raphaëf , prêtez-moi le pinceau de la volupté.
Divin Milton, apprends à ma plume groflïère à décrire les plaî-
firs de l'amour & de l'innocence. Mais non, cachez vos arts
menfongers devant la fainte vérité de la nature. Ayez feulement
des cœurs fenfibles , des âmes honnêtes; puis laiflez errer votre
imngination fans contrainte fur les tranfports de deux jeunes amans,
qui, fous les yeux de leurs pare'ns & de leurs guides, fe livrent
/ans trouble à la douce illufion qui les flatte, & dans l'ivrefTe
des defirs s'avançant lentement vers le terme, entrelacent de fleurs
& de guirlandes l'heureux lien qui doit les unir jufqu'au tom-
beau. Tant d'images charmantes m'enivrent , je les raflèmble fans
ordre & fans fuite , le délire qu'elles me caufent m'empêche de
les lier. Oh ! qui eft-ce qui a un cœur, & qui ne faura pas faire
en lui-même le tableau délicieux des fituations diverlès du père
de la mère, de la fille, du gouverneur, de l'élevé, & du con-
cours des uns & des autres k l'unioa du plus charmant couple
dont l'amour & la venu puifTent faire le bonheur?
C'est h préfent que, devenu véritablement emprefTé de plaire
Emile commence à fentir le prix des talens agréables qu'il s'eft
donnés. Sophie aime k chanter , il chante avec elle ; il fait plus
il lui apprend la mufique. Elle eft vive & légère, elle aime à
fauter, il danfe avec elle; il change fes fauts en pas, il la per-
fectionne. Ces leçons font charmantes, la gaieté folâtre les anime
elle adoucit le timide refpeâ de l'amour; il eft permis à un amant
de donner des leçons avec volupté, il eft permis d'être le maitre
de fa maitrefte.
On a un vieux clavecin tout dérangé. Emile l'accommode &
l'accorde. Il eft fadeur, il eft luthier aufïï-bien que menuifier-
il eut toujours pour maxime d'apprendre 2i fe pad'er du fccours
d'autrui dans tout ce qu'il pouvoit faire lui-mcmc. La raaifon
li ij
2^2 Traité
eft dans une fituatîon pittorefque , il en tire difFërentes vues aux-
quelles Sophie a quelquefois mis la main, & dont elle orne le
cabinet de fon père. Les cadres n'en font point dorés & n'ont
pas befoin de l'être. En voyant defliner Emile, en l'imitant, elle
fe perfectionne k fon exemple, elle cultive tous les talens , & fon
charme les embellit tous. Son père & fa mère fe rappellent leur
ancienne opulence en' revoyant briller autour d'eux les beaux arts
qui feuls la leur rendoient chère ; l'amour a paré toute leur mai-
fon ; lui feul y fait régner, fans frais & fans peine, les mêmes
plaifirs qu'ils n'y raflembloient autrefois qu'à force d'argent &
d'ennui.
Comme l'idolâtre enrichit des tréfors qu'il eftime l'objet de
fon culte , & pare fur l'autel le Dieu qu'il adore ; l'amant a beau
voir fa maître/Te parfaite , il lui veut fans ceffè ajouter de nou-
veaux ornemens. Elle n'en a pas befoin pour lui plaire ; mais
il a befoin lui de la parer : c'eft un nouvel hommage qu'il croit
lui rendre ; c'eft un nouvel intérêt qu'il donne au plaifir de la
contempler. Il lui femble que rien de beau n'eft à fa place quand
îl n'orne pas la fuprême beauté. C'eft un fpeflale à la fois tou-
chant & rifible, de voir Emile empreffé d'apprendre à Sophie
tout ce qu'il fait, fans confulter fi ce qu'il lui veut apprendre
eft de fon goût ou lui convient. Il lui parle de tout , il lui ex-
plique tout avec un empreflement puérile; il croit qu'il n'a qu'à
dire, & qu'à l'inftant elle l'entendra : il fe figure d'avance le
plaifir qu'il aura de raifonner, de philofopher avec elle ; il re-
garde comme inutile tout l'acquis qu'il ne peut point étaler à fes
yeux : il rougit prefque de favoir quelque chofe qu'elle ne fait pas.
Le voilk donc lui donnant leçons de philofophie, de phyfique,
de mathématique, d'hiftoire, de tout, en un mot. Sophie fe prête
avec plaifir à fon zèle, & tâche d'en profiter. Quand il peut obte-
nir de donner fes leçons k genoux devant elle, qu'Emile eft con-.
tent! Il croit voir les cieux ouverts. Cependant cette fituatioa
plus gênante pour l'écolière que pour le maître, n'eft pas la plus
favorable k riaftruflion. L'on ne fait pas trop alors que faire de
f) E L' È D Û C 'A T l 0 a. 2J5
Ses yeux pour éviter ceux qui les pourfuivent , & quand ils fe rcn-.
contrent , la leçon n'en va pas mieux.
L'art de penfer n'eft pas étranger aux femmes, mais elles ne
doivent faire qu'effleurer les fciences de raifonnement. Sophie
conçoit tout & ne retient pas grand'chofe. Ses plus grands pro-
grès font dans la morale & les chofes de goût; pour la phyfique,
elle n'en retient que quelque idée des loix générales & du fyftê-
medu monde; quelquefois dans leurs promenades , en contemplant
les merveilles de la nature, leurs cœurs innocens & purs ofent s'é-
lever jufqu'k fon Auteur. Ils ne craignent pas fa préfencc, ils s'é-;
panchent conjointement devant lui.
Quoi ! deux amans dans la fleur de l'âge emploient leurs téte-
k-têtes h parler de Religion ! Ils palTent leur temps à dire leur
catéchifme ! . . . Que fert d'avilir ce qui eft fublime ? Oui, fans
doute , ils le difent dans rillulîon qui les charme : ils fe voient
parfaits , ils s'aiment, ils s'entretiennent avec enthoufiafme de ce
qui donne un prix à la vertu. Les facrifices qu'ils lui font, la leur
rendent chère. Dans des tranfports qu'il faut vaincre, ils verfent
quelquefois enfemhie des larmes plus pures que la rofce du Ciel ,
& ces douces larmes font l'enchantement de leur vie; ils font dins
le plus charmant délire qu'aient jamais éprouvé des âmes humai-
nes. Les privations mêmes ajoutent à leur bonheur & les honorent
à leurs propres v^^x de leurs fjcrifices. Hommes fenfuels , corps
fans âmes , ils connoîtront un jour vos plaiflrs , & regretteront
toute leur vie l'heureux temps où ils fe les font tefufés.
Malgré cette bonne intelligence, il ne laifTe pas d'y avoir
quelquefois des dilTenfions, même des querelles; la maitrefTs n'eft
pas fans caprice , ni l'amant fans emportement : mais ces petits ora-
ges palTeiit rapidement & ne font que raffermir l'union ; l'expérience
même apprend à Emile à ne les plus tant craindre, les raccommo-
demens lui font toujours plus avantageux que les brouilleries ne
lui font nuifibles. Le fruit de la première lui en a fait cfpérer .iu-
tant des autres; il s'if} trompé : mais enfin, s'il n'en rapporte pas
toujours un profit aufli feoilble , il y gagne toujours Je voir coa-
fty4 T R J 1 T_Ê
firmer par Sophie l'intérêt fîncère qu'elle prend à fon cœur. On
veut favoir quel eft donc ce profit. J'y confens d'autant plus vo-
lontiers que cet exemple me donnera lieu d'expofer une maxima
très-utile, & d'en combattre une très-funefte.
Emile aime ; il n'eft donc pas téméraire ; & l'on conçoit encore
mieux que l'impérieufe Sophie n'eft pas fille k lui paflèr des familia-
rités. Comme la fagefTe a fon terme en toute chofe , on la taxeroit
bien plutôt de trop de dureté que de trop d'indulgence , & fon père
lui-même craint quelquefois que fon extrême fierté ne dégénère
en hauteur. Dans les tête-à-tétes les plus fecrets , Emile n'olèroit
foUiciter la moindre faveur , pas même y paroître afpirer ; & quand
elle veut bien paffer fon bras fous le fien à la promenade , grâce
qu'elle ne laifle pas changer en droit, à peine ofe-t-il quelquefois,'
en foupirant, preffèr ce bras contre fa poitrine. Cependant, après
une longue contrainte, il fe hafarde à baifer furtivement fa robe,
& plufieurs fois il eft aflèz heureux pour qu'elle veuille bien ne s'ea
pas appercevoir. Un jour qu'il veut prendre un peu plus ouverte-
ment la même liberté, elle s'avife de le trouver très-mauvais. II
s'obftine, elle s'irrite : le dépit lui dide quelques mots piquans 5
Emile ne les endure pas lans réplique : le refte du jour fe paffe en
bouderie, & l'on fe fépare très-mécontens.
Sophie eft mal à fon aife. Sa mère eft fa confidente ; comment
lui cacheroit-elle fon chagrin ? C'eft fa première brouillerie; &
une brouillerie d'une heure eft une fi grande affaire ! Elle fe repenC
de fa faute ; fa mère lui permet de la réparer , fon père le lui orr
donne.
Le lendemain, Emile inquiet, revient plutôt qu'à l'ordinaire^
Sophie eft k la toilette de fa mère; le père eft auflî dans la
même chambre : Emile entre avec refpeft, mais d'un air trifte.
A peine le père & la mère l'ont -ils falué, que Sophie fe retour-
ne; & lui préfentant la main, lui demande, d'un ton careflànt,
comment il fe porte? Il eft clair que cette jolie main ne s'a-
vance ainfi que pour être baifée : il la reçoit, & ne la baife
pas. Sophie, un peu honteufe, la retire d'auffi bonne grâce qu'il
t> E r Éducation. 255
lui eft poïïlble. Emile, qui n'efl: pas fait aux manières des fem-
mes, & qui ne fait k quoi le caprice efl bon , ne l'oublie pas
aifément , & ne s'appaife pas fi vite. Le père de Sophie la voyant
embarrafTée , achevé de la déconcerter par des railleries. La pauvre
fîlle, confufe , humiliée, ne fait plus ce qu'elle fait, & donne-
roit tout au monde pour ofer pleurer. Plus elle fe contraint,
plus fon cœur fe gonfle ; une larme s'échappe enfin malgré qu'el-
le en ait. Emile voit cette larme, fe précipite à fes genoux,
lui prend la main, la baife plufieurs fois avec faififTement. Ma
foi, vous êtes trop bon, dit le père en éclatant de rire; j'au-
rois moins d'indulgence pour toutes ces folles, &: je puniroîs
la bouche qui m'auroit ofFenfé. Emile, enhardi par ce difcours,
tourne un œil fuppliant vers la mère ; & croyant voir un fignc
de confenrement, s'approche, en tremblant, du vifàge de Sophie,
qui détourne la tête, &, pour fauver la bouche, expofe une joue
de rofes. L'indifcret ne s'en contente pas ; on réfifte foiblement.
Quel baifèr, s'il n'étoit pas pris fous les yeux d'une mère!
Sévère Sophie, prenez - garde à vous : on vous demandera fbu-
vcnt votre robe à baifer , à condition que vous la refuferez quel-
quefois.
Après cette exemplaire punition , le père fort pour quelque
affaire , la mère envoie Sophie fous quelque prétexte ; puis elle
adrefle la parole à Emile, & lui dit d'un ton afTez férieux :
s Monfieur , je crois qu'un jeune homme aufli-bien ré , aulïï-
»> bien élevé que vous, qui a des fentimens & des mœurs, ne
» voudroit pas payer du deshonneur d'une famille, l'amitié qu'el-
» le lui témoigne. Je ne fuis ni farouche, ni prude; je fais ce qu'il
•> faut palTer à la jeunefTe folâtre, ta ce que j'ai fouffert fous mes
» yeux, vous le prouve affez. Confultez votre ami fur vos devoirs,
•> il vous dira quelle différence il y a entre les jeux que la pré-
• fence d'un père & d'une mère autorife , & les libertés qu'on prend
ï) loin d'eux, en abufaiit de leur confiance, 4: tournant en pièges
» les mêmes faveurs qui , fous leurs yeux , ne font qu'innocentes.
» Il vous dira, Monfieur, que ma fille n'a eu d'autre tort avec
«> vous^ que celui de ne pas voir, dès Ja première fois, ce qu'elle
256
Traité
» ne devoir jamais foufFrir : il vous dira que tout ce qu'on prend
y pour faveur, en devient une, & qu'il eft indigne d'un homme
» d'honneur d'abufer de la fimplicité d'une jeune fille , pour ufur-
» per en fecret les mêmes libertés qu'elle peut fouffrir devant tout
» le monde : car on fait ce que la bienféance peut tolérer en pu«
» blic ; mais on ignore où s'arrête, dans l'ombre du myftère, ce-
» lui qui fe fait feul juge de fes fantaifîes. «
Après cette jufte réprimande, bien plus adreffée a moi qu'à
mon élevé, cette fage mère nous quitte, Se me laiffe dans l'admi-
ration de fa rare prudence , qui compte pour peu qu'on baife de-
vant elle la bouche de fa fille , & qui s'effraye qu'on ofe baifer fa
robe en particulier. En réfléchiflant k la folie de nos maximes , qui
làcrifient toujours k la décence la véritable honnêteté , je comprends
pourquoi le langage eft d'autant plus chaftc, que les cœurs font
plus corrompus , & pourquoi les procédés font d'autant plus exaâs,
que ceux qui les ont font plus malhonnêtes-
En pénétrant, à cette occafion, le cœur d'Emile, des devoirs
que j'aurois dû plutôt lui dider , il me vient une réflexion nou-
velle, qui fait peut-être le plus d'honneur à Sophie, & que je me
garde pourtant bien de communiquer k fon amant. C'eft qu'il eft clair
que cette prétendue fierté qu'on lui reproche, n'eft qu'une précau-
tion très-fage pour fe garantir d'elle-même. Ayant le malheur de
fe fentir un tempérament combuftible, elle redoute la première
étincelle, & l'éloigné de tout fon pouvoir- Ce n'eft pas par fierté
qu'elle eft févère; c'eft par humilité- Elle prend fur Emile l'em-
pire qu'elle craint de n'avoir pas fur Sophie; elle fe fert de l'un pour
combattre l'autre. Si elle étoit plus confiante, elle feroit bien moins
fière. Otez ce feul point , quelle fille au monde eft plus facile &
plus douce? Qui eft-ce qui fupporte plus patiemment une offenfeî
Qui eft-ce qui craint plus d'en faire k autrui ? Qui eft-ce qui a
moins de prétentions en tout genre, hors la vertu? Encore n'eft-
ce pas de fa vertu qu'elle eft fière, elle ne l'eft que pour la con-
ferver; & quand elle peut fe livrer fans rifque au penchant de fon
cœur , elle carefTe jufqu'k fon amant. Mais fa difcrette mère ne
fait pas tous ces détails à foa père même : les hommes ne doivent
pas tout iàvoii:. Loin
r.,^ n.V'-.
7\-», //
>r. K.. k.-,-j,. ..V...V ./a
CM
cil narre ic l'eHh'axnc avec pcmCo
D £ r Ê D U C A T I O N. 2^J
Loin même qu'elle femble s'enorgueillir de fa conquête , So-
phie en eft devenue encore plus affable, & moins exigeante avec
tout le monde, hors peut-être le feul qui produit ce change-
ment. Le fentiment de l'indépendance n'enfle plus fon noble cœur.
Elle triomphe avec modeftie d'une vi(5loire qui lui coûte fa li-
berté. Elle a le maintien moins libre & le parler plus timide,
depuis qu'elle n'entend plus le mot d'amant fans rougir. Mais
le contentement perce k travers fon embarras , & cette honte
elle-même n'efl: pas un fentiment fâcheux. C'cft fur- tout avec
les jeunes furvenans que la différence de fa conduite efl le plus
fenfibie. Depuis qu'elle ne les craint plus , l'extrême réfcrve
qu'elle avoit avec eux , s'eft beaucoup relâchée. Décidée dans
fon choix, elle fe montre, fans fcrupule, gracieufe aux indiffé-
rens; moins difficile fur leur mérite depuis qu'elle n'y prend
plus d'intérêt : elle les trouve toujours afTez aimables pour des
gens qui ne lui feront jamais rien.
Si îe véritable amour pouvoit ufer de coquetterie, j'en crof»-
rois même voir quelques traces dans la manière dont Sophie fe
comporte avec eux en préfence de fon amant. On diroit que ,
non contente de l'ardente paHlon Hom elle l'embrafe par un
mélange exquis de léi'erve & de carefTe, elle n'eft pas fâchée en-
core d'irriter cette même paillon par un peu d'inquiétude. On
diroit qu'égayant k deflein fes jeunes hôtes, elle defline au tour-
ment d'Emile les grâces d'un enjouement qu'elle n'ofe avoir
avec lui : mais Sophie efl trop attentive , trop bonne, trop ju-
dicieufe pour le tourmenter en effet. Pour tempérer ce dange-
reux flimulant , l'amour & l'honnêteté lui tiennent lieu de pru-
dence : elle fait l'allarmer & le raflurer précifément quand il faut;
& fi quelquefois elle l'inquiette, elle ne l'attrifle jamais. Par-
donnons le fouci qu'elle donne k ce qu'elle aime, à la peur qu'elle
a qu'il ne foit jamais affcz enlacé.
Mais quel effet ce petit manège fera-t-il fur Emile? Sera-til
jaloux , ne le fera-t-il pas? C'efè ce qu'il faut examiner; car d»
telles digreflîons entrent aufïï dans l'objet de mon livre, & ro^
loigneiit peu de mon fujet.
Traité d( fLduc. Tornc II, K K
258 T R A I T Ê
J'AI fait voir précédemment comment, dans les chofes qui
ne tiennent qu'à l'opinion, cette paflion s'introduit dans le cœur
de l'homme. Mais en amour c'eft autre chofe; la jaloufie paroît
alors tenir de fi près à la nature, qu'on a bien de la peine à croire
qu'elle n'en vienne pas , & l'exemple même des animaux, dont
plufieurs font jaloux jufqu'à la fureur, fembie établir le fenti-
ment oppofé fans réplique. Eft ce l'opinion des hommes qui ap-
prend aux coqs k fe mettre en pièces, & aux taureaux à fe bat-
tre jufqu'à la mort î
L'aversion contre tout ce qui trouble & combat nos plaifirs
eft un mouvement naturel , cela eft incontcftable. Jufqu'à certain
point le defir de pofTéder exclufivement ce qui nous plaît , eft en-
core dans le même cas. Mais quand ce defir, devenu pafTion ,
k transforme en fureur ou en une fantaifie ombrageufe & cha-
grine, appellée jaloufie, alors c'eft autre chofe ; cette paflîou peut
être naturelle ou ne l'être pas j il faut diftinguer.
L'exempie tiré des animaux a été ci -devant examiné dans
le difcours fur l'inégalité ; & maintenant que j'y réfléchis de
nouveau, cet examen me paroîr a{îez folide pour ofer y renvoyer
les ledeurs. J'ajouterai feulement aux diftinâions que j'ai faites
dans cet écrit , que la jaloufie qui vient de la nature, tient beau-
coup à la puiflance du fexe, & que, quand cette puiffance eft ou
paroît être illimitée, cette jaloufie eft à fon comble : car le mâle
alors mefurant fes droits fur fes befoins, ne peut jamais voir un
autre mâle que comme un importun concurrent. Dans ces mêmes
efpèces les femelles obéiftant toujours au premier venu, n'appar-
tiennent aux mâles que par droit de conquête , & caufent entr'eux
des combats éternels.
Au contraire, dans les efpèces où un s'unit avec une, où l'ac-
couplement produit une forte de lien moral, une forte de mariage,
la femelle appartenant par fbn choix au mâle qu'elle s'eft donné,
& refufe communément à tout autre, & le mâle ayant pour garant
de fa fidélité cette afFeâion de préférence, s'inquiette auflî moins de
la vue des autres miles, & vit plus paiûblement avec eux. Dans
DE V Éducation. 259
cesefpèces le mâle partage le foin des petits , & par une de ces loix
de la nature qu'on n'obferve point fans attendrifTement, il femble
que la femelle rende au père l'attachement qu'il a pour fes enfans.
On, , h confidérer l'efpèce humaine dans fa fimplicité primitive,
il eft aifé de voir par la puiflance bornée du mâle, & par la tem-
pérance de fes defirs, qu'il eft deftiné par la nature à fe contenter
d'une feule femelle; ce qui fe confirme par l'égalité numérique
des individus des deux fexes, au moins dans nos climats ; égalité
qui n'a pas lieu, à beaucoup près, dans les efpèces où la plus grande
force des mâles réunit plufieurs femelles à un feul. Et, bien que
l'homme ne couve pas comme le pigeon, & que, n'ayant pas non
plus des mammelles pour allaiter , il foit à cet égard dans la claflè
des quadrupèdes; les enfans font fi long-temps rampans & foibles,
que la mère & eux fe pafleroient difficilement de l'attachement
du père, & des foins qui en font l'effet.
Toutes les obfervations concourent donc à prouver que la fu-
reur jaloulê des mâles dans quelques efpèces d'animaux , ne con-
clut point du tout pour l'homme; & l'exception même des climats
méridionaux où la polygamie eft établie, ne fait que mieux con-
firmer le principe, puifquo c'eft de la pluralité des femmes, que
vient la tyrannique précaution des maris , & que le lêntiment de
fa propre foibleiïe porte l'homme à recourir à la contrainte, pour
éluder les loix de la nature.
Parmi nous, où ces mêmes loix, en cela moins éludées, le
font dans un fens contraire & plus odieux , la jaloufie a fon motif
dans les pafîions fociales, plus que dans l'inflinâ primitif. Dans
-la plupart des liaifons de galanterie, l'amant hait bien plus Ççs ri-
vaux, qu'il n'aime fa maîtreffe; s'il craint de n'être pas fci:l écou-
té, c'eft l'effet de cette amour- propre dont j'ai montré l'origin?,
& la vanité pâtit en lui bien plus que l'amour. D'ailleurs nos mal-a-
droites inftitutions ont rendu les femmes fi dillîmulées (40), &
(40) L'efpèce de difTimulation que la nature ; l'une confiAe K déjruiler
j'en rends ici, eft oppofée à celle qwi les fcntinicns qu'elles ont, & lauire
leur convient &: ou'ellcs ticnncnc de à feindre ceux qu'elles n'ont pjs.
Kk ij
26o Traité
ont fi fort allumé leurs appétits , qu'on peut k peine compter fur
leur attachement le mieux prouvé, & qu'elles ne peuvent plus
marquer de préférences qui raffurent fur la crainte des concurrens.
Pour l'amour véritable, c'eft autre chofe. J'ai fait voir dan»
l'écrit déjà cité , que ce fentiment n'eft pas aufli naturel que l'on
penfe ; &; il y a bien de la différence entre la douce habitude qui
affedionne l'homme à fa compagne , & cette ardeur effrénée qui
l'enivre des chimériques attraits d'un objet qu'il ne voit plus tel
qu'il eft. Cette paffion qui ne refpire qu'exclufions & préférences ,
ne diffère en ceci de la vanité , qu'en ce que la vanité exigeant
tout & n'accordant rien, eft toujours inique; au lieu que l'amour
donnant autant qu'il exige, eft par lui-même un fentiment rem-
pli d'équité. D'ailleurs, plus il eft exigeant, plus il eft crédule :
la même illullon qui le caufe, le rend facile h perfuader. Si l'a-
mour eft inquiet, l'eftime eft confiante ; & jamais l'amour fans l'ef-
time n'exifta dans un cœur honnête, parce que nul n'aime , dans ce
qu'il aime, que les qualités dont il fait cas.
Tout ceci bien éclairci , l'on peut dire k coup sûr, de quelle
forte de jaloufie Emile fera capable ; car puifqu'à peine cette paf-
fion a-t-elle un germe dans le cœur humain , fa forme eft déter-
minée uniquement par l'éducation, Emile amoureux & jaloux ne
fera point colère , ombrageux , méfiant ; mais délicat , fenfible &
craintif: il fera plus allarmé qu'irrité; il s'attachera bien plus k
gagner fa maîtreffe, qu'à menacer fon rival , il l'écartera, s'il peut,
comme un obftacle , fans le haïr comme un ennemi ; s'il le hait,
ce ne fera pas pour l'audace de lui dilputcr un cœur auquel il pré-
tend, mais pour le danger réel qu'il lui fait courir de le perdre;
fon injufte orgueil ne s'offenfera point fottement qu'on ofe entrer
en concurrence avec lui. Comprenant que le droit de préférence
eft uniquement fondé fur le mérite , & que l'honneur eft dans le
fuccès, il redoublera de foins pour fe rendre aimable, & probable-
ment il réuffira. La généreufe Sophie , en irritant fon amour par
Toutes les femmes du monde paiïent leur vie à faire trophée de lew pré-ï
teadue fenjîbilité , & o'aiment jamais rien qu'eUes-mémes.
» £ r É D tj c A T 1 ô ??. a6i
quelques allarmes, faura bien les régler , l'en dédommager; & les
concurrens , qui n'étoient foufFerts que pour le mettre a l'épreuve,
ne tarderont pas d'être écartés.
Mais où me fens-je infenriblement entraîné? O Emile! qu'es-
tu devenu? Puis-je reconnoître en toi mon élevé? Combien je te
vois déchu ! Où eft ce jeune homme formé fi durement, qui bra-
voit les rigueurs des faifons, qui livroit fon corps aux plus rudes
travaux , Se fon ame aux feules loix de la fagefTe ; inacceflible aux
préjugés , aux partions; qui n'aimoit que la vérité, qui ne cédoit
qu'à la raifon, & ne tenoit h rien de ce qui n'étoitpas lui ? Main-
tenant amolli dans une vie oifive , il fe laifTe gouverner par des
femmes ; leurs amufemens font fes occupations , leurs volontés font
fes loix; une jeune fille eft l'arbitre de fa deflinée ; il rampe &.
fléchit devant elle : le grave Emile eft le jouet d'un enfant !
Tel eft le changement des fcènes de la vie ; chaque âge a
fes reflbrts qui le font mouvoir; mais l'homme eft toujours le
même. A dix ans, il eft mené par des gâteaux; k vingt, par
une maîtrefle ; k trente par les plaifirs ; à quarante par l'ambi-
tion ; k cinquante, par l'avarice: quand ne court -il qu'après la
fagefle? Heureux celui qu*on y conduit malgré lui! Qu'importe
de quel guide on fe ferve, pourvu qu'il le mené au but? Lts
héros, les fages eux-mêmes ont payé ce tribut à la foiblefle
humaine; & tel dont les doigts ont cafTé des fufeaux , n'en fut
pas pour cela moins grand homme.
Voulez- vous étendre fur la vie entière l'efFet d'une heureuf»
éducation ? Prolongez durant la jcunefTe les bonnes habitudes de
l'enfance; & quand votre élevé eft ce qu'il doit être, faitcf
qu'il foit le même dans tous les temps. Voilk la dernière per-
feflion qui vous refte k donner k votre ouvrage. C'cft pour cela
fur -tout qu'il importe de laifler un gouverneur aux jeunes hom-
m.es ; car, d'ailleurs, il eft peu k craindre qu'ils ne fâchent pa$
faire l'amour fans lui. Ce qui trompe les inftituteurs, & fur- tout
les pères, c'eft qu'ils croient qu'une manière de vivre en exclut
vne autre, & qu'aufll-tôt qu'on eft grand^ on doit renoncer ki
202 Irai t è
tout ce qu'on faifolt étant petit. Si cela étoit, k quoi r;rviroît
de foigner l'enfance 1 Puifque le bon ou le mauvais ufage qu'on
en feroit s'évanouiroit avec elle, & qu'en prenant des manières
de vivre abfolument différentes , on prendroit néceffairement d'au-
tres façons de penfer.
Comme il n'y a que de grandes maladies qui faffent folution
de continuité dans la mémoire , il n'y a guères que de grandes
partions qui la faflent dans les mœurs. Bien que nos goûts & nos
inclinations changent, ce changement, quelquefois affez brufque,
efl adouci par les habitudes. Dans la fucceffion de nos penchans,
comme dans une bonne dégradation de douleurs , l'habile artifte
doit rendre les partages imperceptibles , confondre & mêler les
teintes, & pour qu'aucune ne tranche, en étendre plufieurs fur
tout fon travail. Cette règle eft confirmée par l'expérience : les
gens immodérés changent tous les jours d'affeétions, de goûts,
de fentimens, & n'ont pour toute confiance que l'habitude du
changement ; mais l'homme réglé revient toujours k fes ancien-
nes pratiques , & ne perd pas , même dans fa vieillefTe , le goût
des plaifirs qu'il aimoit enfant.
Si vous faites qu'en pafl^ant dans un nouvel âge, les jeunes
gens ne prennent point en mépris celui qui l'a précédé ; qu'en
contrariant de nouvelles habitudes , ils n'abandonnent point les
anciennes, & qu'ils aiment toujours h faire ce qui eft bien, fans
égard au temps où ils ont commencé : alors feulement vous
aurez fauve votre ouvrage, & vous ferez sûrs d'eux j'ufqu'à la
fin de leurs jours : car la révolution la plus à craindre, efl celle
de l'âge fur lequel vous veillez maintenant. Comme on le re-
rrrette toujours, on perd difficilement dans la fuite les goûts qu'on
y a confervés : au lieu que , quand ils font interrompus , on ne
ks reprend de la vie,
La plupart des habitudes que vous croyez faire contrarier
aux enfans & aux jeunes gens , ne font point de véritables ha-
bitudes, parce qu'ils ne les ont prifes que par force, & que les
l^-iivant malgré eux, ils n'attendv.'nt que l'occafion de s'en déli'
DE V Éducation. 26^
vrer. On ne prend point le goût d'être en prifon , à force d'y
demeurer : l'iiabitude alors , loin de diminuer l'averfion , l'au-
gmente. Il n'en eft pas ainfî d'Emile, qui n'ayant rien fait dans
fon enfance que volontairement & avec plaifir, ne fait, en conti-
nuant d'agir de même étant homme, qu'ajouter l'empire de l'ha
bitude aux douceurs de la liberté. La vie aflive, le travail des bras,
l'exercice, le mouvement lui font tellement devenus néceffaires,
qu'il n'y pourroit renoncer fans fouffrir. Le réduire tout-à-coup
à une vie molle & fédentaire, feroit l'empoifonner , l'enchaîner,
le tenir dans un état violent & contraint; je ne doute pas que fon
humeur & fa hmé n'en fufîent également altérées. A peine peut-
il refpirer ^ fon aife dans une chambre bien fermée; il lui faut le
grand air, le mouvement, la fatigue. Aux genoux mêmes de So-
phie , il ne peut s'empêcher de regarder quelquefois la campagne
du coin de l'œil , & de defirer de la parcourir avec elle. Il refte
pourtant quand il faut refter ; mais il eft inquiet, agité; il fem-
ble fe débattre; il refte, parce qu'il eft dans les fers. Voilk donc,
allez-vous dire, des befoins auxquels je l'ai fournis, des afTujettifle-
mens que je lui ai donnés : & tout cela eft vrai ; je l'ai afiujetii
h l'état d'homme.
Emile aime Sophie; mais quels font les premiers charmes qui
l'ont attaché? La fenfibilité , la vertu, l'amour des chofes honnê-
tes. En aimant cet amour dans fa maîtrefl'e, l'auroit - il perdu
pour lui même? A quel prix, à fon tour, Sophie s'cft-elle mifc ?
A celui de tous les fentimens qui font naturels au cœur de fon
amant. L'eftime des vrais biens , la frugalité, la fimplicité, le gé-
néreux défmtéreflemeDt, le mépris du fafte & des richelTes. Emile
avoir cts vertus avant que l'amour les lui eût impofées. En quoi
donc Emile eft- il véritablement changé? Il a de nouvelle* raifons
d'être lui-même; c'eft le feul point où il foit différent de ce qu'il
^toit.
Je n'imagine pas qu'en lifant ce livre avec quelque attention ,
perfonnc puiffe croire que toutes les circonftances de la fituation
où il fe trouve, fe foient ainfi raffemblécs autour de lui par liazard.
£fl-ce par hazard que les villes fourniflant tant de filles almôbief.
264 Traité
celle qui lui plaît ne fe trouve qu'au fond d'une retraite éloignée?
Eft-ce par hazard qu'il la rencontre ? Eft-ce par hazard qu'ils fe
conviennent ? Eft-ce par hazard qu'ils ne peuvent loger dans le
même lieu? Eft-ce par hazard qu'il ne trouve un afyle que ft loin
d'elle? Eft-ce par hazard qu'il la voit fî rarement, & qu'il eft forcé
d'acheter par tant de fatigues le plaifir de la voir quelquefois ? II
s'efFémine , dites-vous ? Il s'endurcit, au contraire; il faut qu'il
foit aufïï robufte que je l'ai fait, pour réfifter aux fatigues que So-
phie lui fait fupporter.
Il loge à deux grandes lieues d'elle. Cette diftance eft le fouf-
flet de la forge ; c'eft par elle que je trempe les traits de l'amour.
S'ils logeoient porte k porte, ou qu'il pût l'aller voir mollement
aflîs dans un bon carrofTe , il l'aimeroit k fon aife, il l'aimeroit en
Parifien. Léandre eût-il voulu mourir pour Héro, fi la mer ne l'eût
féparé d'elle ? Leâeur, épargnez-moi des paroles; fi vous êtes fait
pour m'ent.endre, vous fuivrez affez mes règles dans mes détails.
Les premières fois que nous fommes allés voir Sophie, nous
avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous trouvons cet expé-
dient commode, & a la cinquième fois nous continuons de pren-
dre des chevaux. Nous étions attendus ; h plus d'une demi - lieue
de la maifon, nous appercevons du monde fur le chemin. Emile
obferve , le cœur lui bat, il approche, il reconnoit Sophie, il fe
précipite k bas de fon cheval, il part, il vole, il eft aux pieds
de l'aimable famille. Emile aime les beaux chevaux; le fien eft
vif, il fe fent libre, il s'échappe à travers champ : je le fuis, je
l'atteints avec peine , je le ramène. Malheureufement Sophie a peur
des chevaux, je n'ofe approcher d'elle. Emile ne voit rien; mais
Sophie l'avertit k l'oreille de la peine qu'il a lailTé prendre à fon
ami. Emile accourt tout honteux , prend les chevaux , refte en ar-
rière ; il eft jufte que chacun ait fon tour. II part le premier
pour fe dcbarrafTer de nos montures. En biffant ainfi Sophie der-
rière lui , il ne trouve plus le cheval une voiture aufli commode.
Il revient efToufflé , & nous rencontre à moitié chemin.
- ^y voyage fuivant, Emile ne veut plus de chevaux. Pourquoi,
î> E V È D V C A f 1 0 N. 26 J
ïui dis-je î Nous n'avons qu'à prendre un laquais pour en avoir
foin. Ah! dit-il, furchargerons-nous ainfi la refpectable famille?
Vous voyez bien qu'elle veut tout nourrir, hommes & chevaux.
Il eft vrai, reprends-je , qu'ils ont la noble hofpitalité de l'indi-
gence. Les riches, avares dans leur falle, ne logent que leurs
amis ; mais les pauvres logent auHî les chevaux de leurs amis. Al-
lons à pied, dit- il; n'en avez-vous pas le courage, vous qui par-
tagez de fx bon cœur les fatigans plaifirs de votre enfant ? Très-
Tolontiers , reprends -je k l'inftant ; aulTi-bien l'amour, à ce qu'il
me femble , ne veut pas être fait avec tant de bruit.
En approchant, nous trouvons la mère & la fille plus loin en-
core que la première fois. Nous fommes venus comme un trair.
Emile eft tout en nage : une main chérie daigne lui nafler un mou-
choir fur les joues. Il y auroit bien des chevaux au monde, avant
que nous fulTions déformais tentés de nous en fcrvir.
Cependant il eft afTez cruel de ne pouvoir jamais pafler la
foirée enfemble. L'été s'avance , les jours commencent à diminuer.
Quoi que nous puiftions dire, on ne nous permet jamais de nous
en retourner de nuit, & quand nous ne venons pas dès le matin
il faut prefque repartir auffi-tôt qu'on eft arrivé. A force de nous
plaindre & de s'inquietter de nous , la mère penfe enfin qu'à la vé-
rité l'on ne peut nous loger décemment dans la maifon , mais qu'on
peut nous trouver un gîte au village pour y coucher quelquefois.
A ces mots Emile frappe des mains, trefTailiit de joie; & Sophie
fans y fonger , bailè un peu plus fouvent fa mère le jour qu'elle a
trouvé cet expédient.
Peu-a-1'EU la douceur de l'amitié, la familiarité de l'innocence
«'établiflent & s'afFcrmiftent entre nous. Les jours prcfcrits par So-
phie ou par fa mère , je viens ordirtairement avec mon ami ; quel-
quefois auflî je le laifte aller feul. La confiance élevé l'amc , & l'on
ne doit plus traiter un homme en enfant; & qu'aurr.Js-je avancé juf-
ques-là fi mon élevé ne méritoit pas moneftime? 11 m 'arrive au fli
d'aller fans lui : alors il eft trifte &c ne murmure point ; que fcr-
TÎroient fes murmures? Et puis, il fait bien que je ne vais pa*
Traité de VÈduc. Tome IL L 1
266 Traité
nuire à fes intérêts. Au refte, que nous allions enfemble ou fcpa-
rément, on conçoit qu'aucun temps ne nous arrête, tout fiers d'ar-
river dans un état à pouvoir être plaints. Malheureufement Sophie
nous interdit cet honneur , & défend qu'on vienne par le mauvais
temps. C'eft la feule fois que je la trouve rebelle aux règles que
je lui diôe^en fecret.
Un jour qu'il eft allé feul, & que je ne l'attends quels lendemain,
je le vois arriver lefoir même, & je lui dis en l'embraflant; quoi!
cher Emile , tu reviens h ton ami. Mais au lieu de répondre \ mes
carefles, il me dit avec un peu d'humeur : ne croyez pas que je
revienne fi-tôt de mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu
que je vinffe ; je viens pour elle & non pas pour vous. Touché
de cette naïveté, je l'embrafle derechef, en lui difant; ame fran-
che , ami fincère , ne me dérobe pas ce qui m'appartient. Si tu
viens pour elle , c'efl pour moi que tu le dis ; ton retour eft fon
ouvrage , mais ta franchife eft le mien. Garde à jamais cette no-
ble candeur des belles âmes. On peut laifTer penlèr aux indifFérens
ce qu'ils veulent : mais c'eft un crime de fouffrir qu'un ami nous
fafle un mérite de ce que nous n'avons pas fait pour lui.
Je me garde bien d'avilir k lès yeux le prix de cet aveu, en
y trouvant plus d'amour que de générofité, & en lui diûnt qu'il
veut moins s'ôter le mérite de ce retour , que le donner k Sophie.
Mais voici comment il me dévoile le fond de fon cœur fans y fon-
ger : s'il eft venu k fon aife, k petits pas , & rêvant à fes amours ,
Emile n'eft que l 'amant de Sophie ; s'il arrive à grands pas , échauf-
fé, quoiqu'un peu grondeur, Emile eft l'ami de fon Mentor.
On voit par cei arrangemens que mon jeune homme eft bieo
éloigné de pafler fa vie auprès de Sophie & de la voir autant qu'il
voudroit. Un voyage ou deux par femaine bornent les permi/Tions
qu'il reçoit ; & fes vifites , fouvent d'une feule demi - journée ,
s'étendent rarement au lendemain. Il emploie bien plus de temps
k efpérer de la voir ou fe féliciter de l'avoir vue, qu'à la voir en
effet. Dans celui même qu'il donne à fes voyages, il en paiTemoinr
auprès d'elle qu'à s'en approcher ou s'en éloigner. Ses plaifuf ,
DE L'ÈDUCATIOIf. 267
vtiis, purs, délicieux, mais moins réels qu'imaginaires, irritent
fon amour fans efFéminer fon cœur.
Les jours qu'il ne la voit point, il n'eft pas oifif & fédentaire.
Ces jours-là, c'eft Emile encore; il n'eft point du tout transfor-
mé. Le plus fouvent il court les campagnes des environs , il fuit
fon hiftoire naturelle, il obferve , il examine les terres, leurs pro-
ductions , leur culture ; il compare les travaux qu'il voit à ceux qu'il
connoit; il cherche les raifons des différences; quand il juge d'au-
tres méthodes préférables à celles du lieu , il les donne aux cul-
tivateurs ; s'il propofè une meilleure forme de charrue, il en fait
faire fur fès defleins ; s'il trouve une carrière de marne, il leur
en apprend l'ufage iiicbnnu dans le pays ; fouvent il met lui-même
la main à l'œuvre : ils font tous étonnés de lui voir manier leur»
outils plus aifément qu'ils ne font cux-mémcs , tracer des fillon*
plus profonds & plus droits que les leurs , femcr avec plus d'éga-
lité , diriger des ados avec plus d'intelligence. Ils ne fe moquent
pas de lui comme d'un beau difeur d'agriculture ; ils voient qu'il
la fait en effet. En un mot, il étend fon zèle & fes foins à tout ce
qui efl d'utilité première &c générale; même il ne s'y borne pas.
Il vifite les maifons des payfans , s'informe de leur état, de leur»
familles, du nombre de leurs enfans, de la quantité de leurs ter-
res , de la nature du produit, de leurs débouchés, de leurs fa-
cultés , de leurs charges , de leurs dettes , &c. Il donne peu d'ar-
gent, fâchant que pour l'ordinaire il eft mal employé; mais il en
dirige l'emploi lui-même, & le leur rend utile malgré qu'ils en
aient. Il leur fournit des ouvriers , 6c fouvent leur paye leurs pro-
pres journées pour les travaux dont ils ont befoin. A l'un il fait
relever ou couvrir fa chaumière à demi tombée, \ l'autre i! fait
dcfrichir fâ terre abandonnée faute de moyens , k l'autre il four-
nit une vache, un cheval, du bétail de toute efpèce k la place de
celui qu'il a perdu : deux voifms font prêts d'entrer en procès, il les
gagne , il les accommode ; un payfan tombe malade , il le fait foigncr ,
il le foignc lui-même (41 ); un autre eft vexé par un voifin puiffaoc,
( 41 ) Soigner un payfan malade , ce n'eft pas le purger , lui donner ie»
drogues, lui envoyer un Chirurgion. Ci n'cft pas de tout cela qu'ont be»
LI ij
x68 Traité
il le protège & le recommande ; de pauvres jeunes gens fe rechef-
chent il aide k les marier ; une bonne femme a perdu fon enfant
chéri il va la voir, il la confole, il ne fort point aufli-tôt qu'il
eft entré il ne dédaigne point les indigens , il n'eft point preffé
de quitter les malheureux ; il prend fouvent fon repas chez les
payfans qu'il affilie, il l'accepte auffi chez ceux qui n'ont pas bsfoin
de lui; en devenant le bienfaiteur des uns & l'ami des autres, il
ne ceflè point d'être leur égal. Enfin , il fait toujours de fa per-
fonne autant de bien que de fon argent.
Quelquefois il dirige fes tournées du côté de l'heureux fé-
îour : il pourroit efpérer de voir Sophie à la dérobée , de la voir
îi la promenade fans en être vu. Mais Emile eft toujours fans dé-
tour dans fa conduite , il ne fait & ne veut rien éluder. Il a cette
aimable délicatefTe qui flatte & nourrit l'amour- propre du bon té-
moignage de foi. Il garde à la rigueur fon ban, & n'approche ja-
mais aflez pour tenir du hazard ce qu'il ne veut devoir qu'à So-
phie. En revanche il erre avec plaifir dans les environs, recher-
chant les traces des pas de fa maîtrefTe, s'attendriflant fur les pei-
nes qu'elle a prifes & fur les courfes qu'elle a bien voulu faire par
complaifance pour lui. La veille des jours qu'il doit la voir, il ira
dans quelque ferme voifine ordonner une collation pour le lende-
main. La promenade fe dirige de ce côté fans qu'il y paroifle; on
entre comme par hazard , on trouve des fruits , des gâteaux , de
îa crème. La friande Sophie n'eft pas infenfible à ces attentions,
& fait volontiers honneur k notre prévoyance ; car j'ai toujours
ma part au compliment , n'en euffé-je aucune au foin qui l'attire ;
c'eft un détour de petite fille pour être moins embarraffée en re-
merciant. Le père & moi mangeons des gâteaux & buvons du vin :
mais Emile eft de l'écot des femmes , toujours au guet pour vo-
ler quelque aflîette de crème où la cuillier de Sophie ait trempé.
foin ces pauvres gens dans leurs ma- toutes leurs maladies viennent de mi-
ladies • c'eft de nourriture meilleure sère & d'épuifement : leur meilleure
& plus abondante. Jeûnez , vous au- prifanne eft dans votre cave : leur
très , quand vous avez la fièvre ; mais feul Apodiicaire doit eue votre boo--!
quand vos payfans l'ont , donnez- ch«r.
Jisuf de la viande Si du \ïa : prefque
DE r È D U C 'A J 1 O li. 269
A propos de gâteaux , je parle à Emile de fes anciennes courfcs.
On veut favoir ce que c'eft que ces courfes : je l'explique, on en
rit , on lui demande s'il fait courir encore î Mieux que jamais ,
répond- il; je fcrois bien fâché de l'avoir oublié. Quelqu'un de
la coinpagnie auroit grande envie de le voir courir , & n'ofe le dire;
quelqu'autre fc charge delà propofition; il l'accepte : on faitrafTcm-
bler deux ou trois jeunes gens des environs , on décerne un prix, &
pour mieux imiter les anciens jeux , on met un gâteau fur le buf
chacun fe tient prêt; le papa donne le figna! en frappant des mains.
L'agile Emile fend l'air, & fe trouve au bout de la carrière qu'à
peine mes trois lourdauts font partis. Emile reçoit le prix des mains
de Sophie , & non moins généreux qu'Énée, fait des préfcns k tous
les vaincus.
Au milieu de l'éclat du triomphe, Sophie ofe défier le vain-
queur, & fe vante de courir aufïi-bien que lui. Il ne refulè point
d'entrer en lice avec elle; & tandis qu'elle s'apprête à l'entrée de
la carrière, qu'elle retroufTe fa robe des deux côtés, & que, plus
curieufe d'étaler une jambe fine aux yeux d'Emile que de le vain-
cre à ce combat , elle regarde fi les jupes font afTez courtes il
dit un mot h l'oreille de la mère ; elle fourit & fait un figne d'ap-
probation. Il vient alors fe placer à côté de fa concurrente , Se le
fignal n'eft pas plutôt donné qu'on la voit partir & voler comme
un oifeau.
Les femmes ne (ont pas faites pour courir ; quand elles fuient '
c'eft pour être atteintes. La courfe n'eft pas la feule chofe qu'ellet
falTent mal-adroitement, mais c'eft la lêule qu'elles fafTent de mau-
vaife grâce : leurs coudes en arrière & collés contre leur corps leur
donnent une attitude rifible , & les hauts talons fur lefquels ellej
font juchées, les font paroître autant de fauterelles qui voudroient
courir fans fauter.
Emile n'imaginant point que Sophie coure mieux qu'une au-
tre femme , ne daigne pas fortir de fa place &: la voit partir avec
un fouris moqueur. Mais Sophie cft légère & porte des talons bas-
elle n'a pas befoio d'artifice pour paroître avoir le pied petit; ellr
270 Traité
prend le devant d'une telle rapidité, que pour atteindre cette nou-
velle Atalante, il n'a que le temps qu'il lui faut quand il l'apper-
çoir fi loin devant lui. II part donc à fon tour femblable k l'aigle
qui fond fur fa proie ; il la pourfuit, la talonne, l'atteint enfin toute
eflbufflée , pafîè doucement fon bras gauche autour d'elle , l'enlève
comme une plume , & preflant fur fon cœur cette douce charge ,
il achève ainfî la courfe, lui fait toucher le but la première; puis
criant, vicloire à Sophie, met devant elle un genou en terre, &
fe reconnoît le vaincu.
A ces occupations diverfes fe joint celle du métier que nous
avons appris. Au moins un jour par femaine , & tous. ceux ou le
mauvais temps ne nous permet pas de tenir la campagne , nous
allons Emile & moi , travailler chez un maitre. Nous n'y tra-
vaillons pas pour la forme, en gens au-deffus de cet état, mais
tout de bon & en vrais ouvriers. Le père de Sophie nous venant
voir nous trouve une fois h l'ouvrage, & ne manque pas de rap-
porter avec admiration à fa femme & k fa fille ce qu'il a vu. Al-
lez voir dit-il, ce jeune homme k l'attelier , & vous verrez s'il
méprife la condition du pauvre ! On peut imaginer fi Sophie en-
tend ce difcours avec plaifir ! On en reparle , on voudroit le fur-
prendre k l'ouvrage. On me queftionne fans faire femblant de
rien , & après s'être affûtées d'un de nos jours, la mère & la fille
prennent une calèche, & viennent à la ville le même jour.
En entrant dans l'attelier , Sophie apperçoit à l'autre bout un
jeune homme en vefte , les cheveux négligemment rattachés , &
fi occupé de ce qu'il fait qu'il ne la voit point; elle s'arrête &
fait figne à fa mère. Emile un cifeau d'une main & le maillet de
l'autre achevé une mortaife. Puis il fcie une planche & en met une
pièce fous le valet pour la polir. Ce fpeclacle ne fait point rire So-
phie; il la touche, il eft refpectable. Femme, honore ton chef;
c'eft lui qui travaille pour toi, qui te gagne ton pain , qui te nour-
rit ; voilà l'homriie.
Tandis qu'elles font attentives k l'obferver, je les apperçoîs ,
Ja tire Emile par la manche; il fc retourne , les voit , jette fes ou-
DE L' Éducation. 271
tils & s'élance avec un cri de joie. Après s'être livré k fes premiers
tranfports , il les fait afleoir & reprend fon travail. Mais Sophie
ne peut refler aflife ; elle fe levé avec vivacité, parcourt l'attelier,
examine les outils, touche le poli des planches , ramafTe des cou-
peaux par terre, regarde à nos mains, & puis dit qu'elle aime ce
métier parce qu'il eft propre. La folâtre eflaye même d'imiter
Emile. De fa blanche & débile main elle poufTe un rabot fur la
planche ; le rabot glifTe & ne mord point. Je crois voir l'Amour
dans les airs rire & battre des ailes; je crois l'entendre pouffer
des cris d'allégreffc & dire Hercule eji vengé.
Cependant la mère queftionne le maître, Monfieur, com-
bien payez- vous ces garçons-là? Madame, je leur donne k chacun
vingt fols par jour fie je les nourris ; mais fl ce jeune homme vou-
loit, il gagneroit bien davantage; car c'eft le meilleur ouvrjer du
pays. Vingt fols par jour, & vous les nourriflez ! dit la mère en
nous regardant avec attendrilîèment. Madame, il eft ainfi, reprend
le maître. A ces mots elle court à Emile , rembraffe , le prefTe
contre fon fein en verlànt fur lui des larmes, 6c fans pouvoir dire
autre chofe que de répéter pluHeurs fois mon fils ! ô mon fils !
Après avoir paffé quelque temps k caufer avec nous, mais fans
nous détourner : allons-nous-en , dit la mère à la fille; il fe fait
tard , il ne faut pas nous faire attendre. Puis s'approchant d'Emi-
le, elle lui donne un petit coup fur la joue en lui difant : Hé!
bien, bon ouvrier, ne voulez- vous pas venir avec nous? Il lui ré-
pond d'un ton fort trifle : je fuis engagé , demandez au maître.
On demande au maître s'il veut bien fe pafler de bous. Il répond
qu'il ne peut. J'ai, dit-il, de l'ouvrage qui preffe & qu'il faut
rendre après-demain. Comptant fur ces Meilleurs, j'ai refufé des
ouvriers .qui fe font préfentés; fi ceux-ci me manquent, je ne fait
plus où en prendre d'autres, & je ne pourrai rendre l'ouvrage au
jour promis. La mère ne réplique rien ; elle attend qu'Emile par-
le. Emile baiffe la tête & fe tait. Monfieur, lui dit - elle un peu
furprife de ce filencc, n'avcz-vous rien 'i dire k cela? Emile ré-
garde tendrement la fille & ne répond que ces mots ; vous voyea
bien qu'il faut que je refte. L'a-delfus les Damec partent & sous lai(^
•x-jz Traité
fent, Emile les accompagne jufqu'à la porte , les fuit des yeux au-
tant qu'il peut , foupire , & revient fe mettre au travail fan»
parler.
En chemin la mère piquée parle à fa fille delà bizarrerie de ce
procédé. Quoi! dit-elle, étoit-il fi difficile de contenter le maître
îans être obligé de refter ? Et ce jeune homme fi prodigue qui
verfe l'argent fans néceffité, n'en fait- il plus trouver dans les oc-
cafions convenables? O maman! répond Sophie; k Dieu ne plaife
qu'Emile donne tant de force à l'argent qu'il s'en ferve pour rom-
pre un engagement perfonnel, pour violer impunément fa parole,
& faire violer celle d'autruil Je fais qu'il dédommageroit aifément
l'ouvrier du léger préjudice que lui cauferoit fon abfence; mais ce-
pendant il afferviroit fon ame aux richeflès , il s'accoutumeroit à
les mettre k la place de fes devoirs, & à croire qu'on eft difpenfé
de tout pourvu qu'on paye. Emile a d'autres manières depenlêr,
& j'efpère de n'être pas cauf« qu'il en change. Croyez-vous qu'il
ne lui en ait rien coûté de refter > Maman , ne vous y trompez
pas ; c'eft pour moi qu'il refte ; je l'ai bien vu dans fes yeux.
Ce n'eft pas que Sophie foit indulgente fur les vrais foins de
l'amour. Au contraire , elle eft impérieufe , exigeante ; elle ai-
meroit mieux n'être point aimée que de l'être modérément. Elle
% le noble orgueil du mérite qui fe fent, qui s'eftime, & qui
veut être honoré comme il s'honore. Elle dédaigneroit un cœur
qui ne fentiroit pas tout le prix du fien , qui ne l'aimeroit pas
pour fes vertus , autant & plus que pour fes charmes ; un cœur
qui ne lui préféreroit pas fon propre devoir, & qui ne la pré-
féreroit pas à toute autre chofe. Elle n'a point voulu d'amani
qui ne connût de loi que la fienne : elle veut régner fur un
homme qu'elle n'ait point défiguré. C'eft ainfi qu'ayant avili les
compagnons d'Ulifle , Circé les dédaigne, & fe donne à lui feu!
qu'elle n'a pu changer.
Mais , ce droit inviolable & facré mis h part, jaloufe h l'excès
de tous les fiens, elle épie avec quel fcrupule Emile les refpefte,
avec quel zèle il accomplit fes volontés, avec quelle adreffe il les
devine,
De rÉDVC'ATioiî. 275
devine, avec quelle vigilance il arrive au moment prefcrit; elle
ne veut ni qu'il retarde , ni qu'il anticipe ; elle veut qu'il foit
exaél. Anticiper, c'eft fe préférer à elle; retarder, c'eft la négliger.
Négliger Sophie ! cela n'arri^eroit pas deux fois. L'injufle foup-
çon d'une a failli tout perdre; mais Sophie ell équitable fli fait
bien réparer fes torts.
Un foir nous fommes attendus : Emile a reçu l'ordre. On
Tient au-devant de nous ; nous n'arrivons point. Que font - ils
devenus ? Quel malheur leur eft-il arrivé ? Perfonne de leur
part ! La foirée s'écoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous
croit morts ; elle fe défoie, elle fe tourmente , elle palFc la nuit
^ pleurer. Dès le foir on a expédié un mefTager pour aller s'in-
former de nous , & rapporter de nos nouvelles le lendemain
matin. Le melLger revient accompagné d'un autre de notre part
qui fait nos excules de bouche, & dit que nous nous portons
bien. Un moment après nous paroifibns nous-mêmes. Alors la
fcène change; Sophie efTuie fes pleurs, ou û elle en verfe, ils
font de rage. Son cœur altier n'a pas gagné a fe ralTurer fur notre
vie : Emile vit &c s'eft fait attendre inutilement.
A notre arrivée elle veut s'enfermer. On veut qu'elle relie; il
faut relier : mais prenant à l'inllant fon parti, elle alFede un air
tranquille &z content qui en impoferoit à d'autres. Le père vient
au-devant de nous & nous dit : vous avez tenu vos amis en peine;
il y a ici des gens qui ne vous le pardonneront pas aifément. Qui
donc , mon papa ? dit Sophie avec une manière de fourire le plus
gracieux qu'elle puifle afFefler. Que vous importe, répond le père,
pourvu que ce ne foit pas vous ? Sophie ne réplique point &: baille
les yeux fur fon ouvrage. La mère nous reçoit d'un air froid &
compofé. Emile embarrafié n'ofc aborder Sophie. Elle lui parle
la première , lui demande comment il fe porte : l'invite à s'afl'eoir,
& fe contrefait fi bien que le pauvre jeune homme, qui n'entend
rien encore au langage des paflîons violentes , eft la dupe de ce
fang-froid, & prelque fur le point d'en être piqué lui-même.
Pour, le défabufcr je vais prendre la luain de Sophie, j'y veux
Traité de tÊdut. Tome II. Mm
274 T R A I T È
porter mes lèvres comme je fais quelquefois : elle la retire bruf-
quement avec un mot de Monfieur fi fmguliérement prononcé ,
que ce mouvement involontaire la décèle k l'inftant aux yeux d'Emile.
SoPHiK elle-même, voyant qu'elle s'eft trahie, fe contraint
moins. Son fang-froid apparent fe change en un mépris ironique.
Elle répond a tout ce qu'on lui dit par des monofyllabes pronon-
cés d'une voix lente & mal-affurée , comme craignant d'y lailTer
trop percer l'accent de l'indignation. Emile, demi-mort d'effroi,
la regarde avec douleur , & tâche de l'engager à jetter les yeux
fur les fiens, pour y mieux lire fes vrais fentimens. Sophie, plus
irritée de fa confiance , lui lance un regard qui lui ôte l'envie d'en
folliciter un fécond. Emile interdit, tremblant, n'ofe plus, très-
heureufement pour lui , ni lui parler , ni la regarder : car , n'eût-
il pas été coupable , s'il eût pu fupporter fa colère , elle ne lui eût
jamais pardonné.
Voyant alors que c'eft mon tour , & qu'il eft temps de s'ex-
pliquer , je reviens à Sophie. Je reprends fa main qu'elle ne retire
plus ; car elle eft prête h fe trouver mal. Je lui dis avec douceur :
chère Sophie, nous fommes malheureux, mais vous êtes raifonna-
ble & jufte; vous ne nous jugerez pas fans nous entendre : écou-
tez-nous. Elle ne répond rien, & je parle ainfi.
» Nous fommes partis hier k quatre heures ; il nous éroit pref-
» crit d'arriver k fept, & nous prenons toujours plus de temps
j> qu'il ne nous eft néceflaire, afin de nous repofer en approchant
» d'ici. Nous avions déjà fait les trois quarts du chemin , quand
» des lamentations douloureufes nous frappent l'oreille; elles par-
ï) toient d'une gorge de la colline k quelque diftance de nous. Nous
n accourons aux cris; nous trouvons un malheureux payfan , qui
» revenant de la ville un peu pris de vin fur fon cheval, en étoit
» tombé fi lourdement qu'il s'étoit cafTé la jambe. Nous crions ,
» nous appelions du fecours ; perfonne ne répond ; nous elTayons
» de remettre le bleffé fur fon cheval, nous n'eu pouvons venir à
» bout : au moindre mouvement le malheureux foiiflre des dou-
■» leurs horribles; nous prenons le parti d'attacher le cheval dans
DE V Éducation. 275
» le bois k l'écart, puis faifant un brancard de nos bras, nous y
» pofons le bleflé & le portons le plus doucement qu'il eft pofTible,
» en fuivant fes indications fur la route qu'il falloit tenir pour al-
» 1er chez lui. Le- trajet étoit long, il fallut nous repoftr plufieurs
» fois. Nous arrivons enfin rendus de fatigue ; nous trouvons avec
» une furprife amère que nous connoilfions déjà la maifon, & que
» ce miférable que nous rapportons avec tant de peine, étoit le
» même qui nous avoit fi cordialement reçus le jour de notre pre-
» mière arrivée ici. Dans le trouble où nous étions tous , nous
» ne nous étions point reconnus jufqu'à ce moment.
» Il n'avoit que deux petits enfans. Prête à lui en donner un
» troifième , fa femme fut fi faifie en le voyant arriver, qu'elle
■ fentit des douleurs aigiies & accoucha peu d'heures après. Que
» faire en cet état dans une chaumière écartée où l'on ne pouvoir
» efpérer aucun fecours ? Emile prit le parti d'aller prendre le che-
J» val que nous avions laifle d.ins le bois, de le monter, de courir
* k toute bride chercher un Chirurgien k la ville. Il donna le che-
» val au Chirurgien, & n'ayant pu trouver afiez tôt une garde, il
» revint k pied avec un domcfiique, après vous avoir expédié un
» exprès; tandis qu'embarraffé, comme vous pouvez croire, entre
» un homme ayant une jambe cafTée & une femme en travail , je
» préparois dans la maifon tout ce que je pouvois prévoir être
» néceflaire pour le fecours de tous les deux.
» Je ne vous ferai point le détail du refte ; ce n'eft pas de cela
■ qu'il eft queftion. Il étoit deux heures après minuit avant que
» nous ayons eu ni l'un ni l'autre un moment de relâche. Enfin
» nous fommes revenus avant le jour d.ms notre afyle ici proche,
» où nous avons attendu l'heure de votre réveil pour vous rendre
1» compte de notre accident.
Je me tais fans rien ajouter. Mais avant que perfonne parle ,
Emile s'approche de fa maîtrefle, élève la voix, & lui dit avec
plus de fermeté que je ne m'y ftrois attendu : Sophie , vous êtes
l'arbitre de mon fort , vous le favez bien. Voik pouvez me fiire
mourir de douleur; mais n'efpérez pas me faire oubIi:r les droits
Mm ij
I'j(i T R A I TÉ
de rhumanîté : ils me font plus facrés que les vôtres ; je n'y re^
noncerai jamais pour vous.
Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, fe lève, lui paflè
un bras autour du cou , lui donne un baifer fur la joue, puis lui
tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit : Emile,
preuvJs cette main , elle efl à toi. Sois quand tu voudras mon époux
&■ mon maître. Je tâcherai de mériter cet honneur.
A peine l'a- 1- elle embrafTé , que le père enchanté frappe des
mains en criant bis, bis; & Sophie, fans fe faire prefler, lui donne
aufTi-tôt deux baifers fur l'autre joue; mais prefque au même inf-
tant , effrayée de tout ce qu'elle vient de faire, elle fe fauve dans
les bras de fa mère , & cache dans ce fein maternel fon vifage en-
flammé de honte.
Je ne décrirai point la commune joie; tout le monde la doit
fentir. Après le dîner, Sophie demande s'il y auroit trop loin
pour aller voir ces pauvres malades. Sophie le defire, & c'eft
une bonne œuvre : on y va. On les trouve dans deux lits fépa-
rés; Emile enavoit fait apporter un : on trouve autour d'eux du
monde pour les foulager ; Emile y avoir pourvu. Mais au fur-
plus tous deux font h mal en ordre, qu'ils fouffrent autant du
mal - aife que de leur état. Sophie fe fait donner un tablier de
la bonne femme, & va l'arranger dans fon lit; elle en fait en-
fuite autant à l'homme; fà main douce & légère fait aller cher-
cher tout ce qui~ les blèfle, & faire pofer plus mollement leurs
membres endoloris. Ils fe fentent déjà foulages a fon approche ;
on diroit qu'elle devine tout ce qui leur fait mal. Cette fille fi
délicate ne (è rebute ni de la mal-propreté , ni de la mauvaifc
odeur, & fait faire difparoître l'une & l'autre fans mettre per-
fonne en œuvre, & fans que les malades foient tourmentés. Elle
qu'on voit toujours fi modefte & quelquefois fi dédaigneufe, elle
^ui, pour tout au monde, n'auroit pas touche du bout du doigt
le lit d'un homme, retourne & change le blefFé fins aucun fcru-
^ulc , & le met dans une fituation plus commode pour y pou-
voir relier long -temps. Le zèle de la charité vaut bien la mo-
7) E r Éducation. 2JJ
Ifleftie ; ce qu'elle fait, elle le fait fi légèrement & avec tant
d'adrefTe qu'il fe fent foulage fans prefque s'être appcrçu qu'on
l'ait touché. La femme & le mari bénifTcnt de conctrc l'aimiblc
fille qui les fert-, qui les plaint, qui les confole. C'efl un inge
du ciel que Dieu leur envoie; elle en a la figure & la bonne
grâce, elle en a la douceur & la bonté. Emile attendri, la con-
temple en filence. Homme, aime ta compagne : Dieu te la don-
ne pour te confoler dans tes peines , pour te foulager dans tes
maux : voilà la femme.
On fait baptifer le nouveau né. Les deux amans le préfcntenf,
brûlant au fond de leurs cœurs d'en donner autant 'i faire \
d'autres. Ils afpirent au moment defiré ; ils croient y toucher ;
tous les fcrupules de Sophie font levés : mais les miens vien-
nent. Ils n'en font pas encore où ils penfent : il faut que cha-
cun ait fon tour.
Un matin qu'ils ne fe font vus depuis deux jours, j'entre dan»
la chambre d'Emile une lettre à la main , & je lui dis en le
regardant fixement; que feriez -vous fi l'on vous apprenoit que
Sophie eft morte? Il fait un grand cri, fe levé en frappant-des
mains, &, fans dire un feul mot, me regarde d'un œil égaré.
Répondez donc , pourfuis-je avec la même tranquillité. Alors ,
irrité de mon fang- froid, il s'approche les yeux enflammés de
colère , & s'arrêtant dans une attitude prefque menaçante ; ce que
je ferois ! je n'en fais rien; mais ce que je fais, c'eft que je
ne reverrois de ma vie celui qui me Tauroit appris. Rafïïirez-vous ,
réponds-je en fouriant : elle vit, elle fe porte bien, eilepenfek
vous , & nous fommes attendus ce foir. Mais allons faire un tour
de pron^enade , & nous caufèrons.
La pafîion dont il eft préoccupé ne lui permet plus de fe li-
vrer commQ auparavant k des entretiens purement raifonnés ; il
faut l'intéreflcr par cette pafTion même \ fe rendre attentif \ mes
leçons. C'eft ce que j'ai fait par ce terrible préambule ; je fuii
bien sûr maintenant qu'il m'écoutcni.
> Il faut être bçurcux, cher Emile j c'eft la fin Je tout ctrs
zfà T Z A I T È
» fenfible ; c'eft le premier defir que nous imprima la nature, 9c
n le feul qui ne nous quitte jamais. Mais où eft le bonheur ?
» Qui le fait? Chacun le cherche, & nul ne le trouve. On ufe
a la vie à le pourfuivre, & l'on meurt fans l'avoir atteint. Mon
» jeune ami, quand, k ta naiflance, je te pris dans mes bras,
» & qu'atteftant l'Etre fupréme de l'engagement que j'ofai con-
» tracter, je vouai mes jours au bonheur des tiens, favois-je
«moi-même à quoi je m'engageois ? Non, je favois feulement
» qu'en te rendant heureux j'étois sûr de l'être. En faifant pour toi
» cette utile recherche , je la rendois commune à tous deux.
» Tant que nous ignorons ce que nous devons faire , la
» fageffe confifte k refter dans l'inaélion. C'eft de toutes les
» maximes celle dont l'homme a le plus grand befoin, & celle
» qu'il lait le moins fuivre. Chercher le bonheur fans favoir où
» il eft, c'eft s'expofer à le fuir, c'eft courir autant de rifques
» contraires qu'il y a de routes pour s'égarer. Mais il n'appartient
» pas à tout le monde de favoir ne point agir. Dans l'inquiétude
» où nous tient l'ardeur du bien-être, nous aimons mieux nous
s tromper à le pourfuivre que de ne rien faire pour le chercher ,
«'Ct fofîis une fois de la place où nous pouvons le connoître, nous
» n'y favons plus revenir.
» Avec la même ignorance j'effayai d'éviter la même faute.
A En prenant foin de toi, je réfolus de ne pas faire un pas inutile
j» & de t'empécher d'en faire. Je me tins dans la route de la natu-
» re, en attendant qu'elle me montrât celle du bonheur. Il s 'eft
V trouvé qu'elle étoit la même , & qu'en n'y penfant pas je l'avois
» fuivie.
» Sois mon témoin, fois mon Juge, je ne te récuferai jamais.
» Tes premiers ans n'ont point été facrifiés k ceux qui les dévoient
>> fuivre; tu as joui de tous les biens que la nature t'avoit donnés.
» Des maux auxquels elle t'afTujettit , & dont j'ai pu te garantir,
» tu n'as fenti que ceux qui pouvoient t'endurcir aux autres. Tu
» n'en as jamais fouffert aucun que pour en éviter un plus grand.
» Tu n'as connu ni la haine, ni l'efclavage. Libre & content, tu
DE r ÉDUCATION. 279
» es refté jufte & bon : car la peine & le vice font infdparables ,
* & jamais l'homme ne devient méchant que lorfqu'il eft malheu-
9 reux. PuifTe le fouvenir de ton enfance fe prolonger jufqu'k tes
» vieux jours : je ne crains pas que jamais ton bon cœur fe la rap-
» pelle fans donner quelques bénédidions \ la main qui la gou-
» verna.
» Quand tu es entré dans l'âge de raifon , je t'ai garanti de
» l'opinion des hommes ; quand ton cœur eft devenu fenfible , je
» t'ai préfervé de l'empire des pafTion?. Si j'avois pu prolonger ce
» calme intérieur jufqu'k la fin de ta vie, j'aurois mis mon ouvrage
» en sûreté , & tu ferois toujours heureux autant qu'un homme
» peut l'être : mais cher Emile, j'ai eu beau tremper ton ame dans
j» le Styx ; je n'ai pu la rendre par - tout invulnérable; il s'élève
» un nouvel ennemi que tu n'as pas encore appris k vaincre, &
» dont je ne puis plus te fauver : cet ennemi , c'eft toi même. La
3» nature & la fortune t'avoient lailTé libre. Tu pouvois endurer la
» misère ; tu pouvois fupporter les douleurs du corps , celles de
» l'ame t'étoient inconnues ; tu ne tenois h rien qu'à la condition
3» humaine , & maintenant tu tiens k tous les attachemens que tu
j) t'es donnés; en apprenant k dcfirer, tu t'es rendu l'efclave de tes
y> def rs. Sans que rien change en toi , fans que rien t'ofFenfc , fans
■» que rien touche k ton être , que de douleurs peuvent attaquer
j» ton ame ! Que de maux tu peux fentir fans être malade ! Que
» de morts tu peux fouffrir fans mourir! Un menfonge, une er-
j» reur, un doute peut te mettre au délèfpoir.
rt Tu voyois au théâtre les héros livrés k des douleurs extrêmes
» faire retentir la fcène de leurs cris infenfés , s'affliger comme
« des femmes , pleurer comme des enfans , & mériter ainfi les ap-
r> plaudiiïemens publics. Souviens- toi du fcandale que te caufo'cnt
» ces lamentations , ces cris , ces plaintes , dans des hommes dont
1» on ne devoit attendre que des afles de confiance & de fernitté.
B Quoi ! difois-tu tout indigné, ce font-lk les exemples qu'on nous
» donne k fuivre, les modèles qu'on nous offre k imiter! A-t-
)> on peur que l'hom'me ne foit pas afR-z petit, afTez malheureux,
» aflez foible, fi l'on ne vient encore cncenfcr fa foibicfic fous la
28o Traité
» faufle image de la vertu ? Mon jeune ami , fois plus indulgent
» déformais pour la fcèue : te voilà devenu l'un de fes héros.
» Tu fais fouffrir & mourir ; tu fais endurer la loi de la nécefilté
7> dans les maux phyfiques, mais tu n'as point encore impofé de
» loix aux appétits de ton cœur, & c'eft de nos affeflions, bien
» plus que de nos befoins , que naît le trouble de notre vie. Nos
» defirs font étendus , notre force eft prefque nulle. L'homme
» tient par fes vœux à mille chofes, & par lui-même il ne tient à
» rien, pas même à fa propre vie; plus il augmente fes attache-
» mens, plus il multiplie fes peines. Tout ne fait que pafler fur la
» terre : tout ce que nous aimons nous échappera tôt ou tard , &
» nous y tenons comme s'il devoit durer éternellemenr. Quel ef-
3» froi fur le feul foupçon de la mort de Sophie ! As - tu donc
3» compté qu'elle vivroit toujours ? Nemeurtil perfonne à fon kgel
» Elle doit mourir , mon enfant , & peut-être avant toi. Qui fait fi
» elle eft vivante k préfent même î La nature ne t'avoit aflervi qu'à
» une feule mort ; tu t'aflervis à une féconde ; te voilà dans le ca»
» de mourir deux fois.
» Ainsi fournis à tes pafîîons déréglées, que tu vas refter à
» plaindre? Toujours des privations, toujours des pertes, toujours
» des allarmes ; tu ne jouiras pas même de ce qui te fera laifTé.
» La crainte de tout perdre t'empêchera de rien pofféder ; pour
3» n'avoir voulu fuivre que tes partions , jamais tu ne les pourras
>» fatisfaire. Tu chercheras toujours le repos , il fuira toujours
j> devant toi ; tu firas miférable & tu deviendras méchant : &
y comment pourrois-tu ne pas l'être, n'ayant de loi que tes de-
» firs effrénés î Si tu ne peux fupporter des privations involon-
M taires, comment t'en impofcras-tu volontairement? Comment
» fauras-tu facrifier le penchant au devoir, & réfîfter à ton cœur
V pour écouter ta raifon? Toi qui ne veux déjà plus voir celui
» qui t'apprendra la mort de ta maitrefle, comment vcrrois-tu
M celui qui voudroit te l'ôter vivante ? Celui qui t'oferoit dire :
» elle eft morte pour toi , la vertu te fépare d'elle î S'il faut vi-
33 vre avec elle quoi qu'il arrive, que Sophie foit mariée ou non,
w qua tu fois libre ou ne le fois pas, qu'elle t'aime ou te haïfle,
» qu'on
DE L' Éducation. 281
i qu'on te l'accorde ou qu'on te la rcfufe, n'importe, tu la veux
» il la faut pofTéder a quelque prix que ce foir. Apprends- moi
» donc à quel crime s'arrête celui qui n'a de loix que les vœux
» de fon cœur , & ne fait réfifler à rien de ce qu'il délire ?
• Mon enfant, il n'y a point de bonheur fans courage, ni de
» vertu fans combat. Le mot de vertu vient de force ; la force
» eft la bafe de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être
j» foible par fa nature & fort par fa volonté; c'eft en cela que
• confifte le mérite de l'homme jufte, & quoique nous appellions
» Dieu bon, nous ne l'appelions pas vertueux, parce qu'il n'a
» pas befûin d'effort pour bien faire. Pour t'expliquer ce mot fî
» profané, j'ai attendu que tu fufTcs en état de m'entendre. Tant
» que la vertu ne coûte rien )i pratiquer , on a peu befoin de
» la connoitre. Ce befoin vient quand les pallions s'éveillent : il
» eft déjà venu pour toi.
>i En t'élevant dans toute la fimplicité de la nature, au lieu
» de te prêcher de pénibles devoirs, je t'ai garanti des vices
» qui rendent ces devoirs pénibles , je t'ai moins rendu le men-
» fonge odieux qu'inutile; je t'a'i moins appris k rendre h cha-
» cun ce qui lui appartient qu'à ne te foucier que de ce qui eft
» h toi. Je t'ai fait plutôt bon que vertueux : mais celui qui
» n'eft que bon , ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaifir k
» l'être : la bonté fe prife & périt fous le choc des paflîons hu-
» maines; l'homme qui n'eft que bon, n'eft bon que pour lui.
» Qu'est-ce donc'que Thomme vertueux? C'eft celui qui
» fait vaincre fes afftâions; car alori il fuit fa raifon, fi con-
» fcience, il fait fon devoir, il fe tient dans l'ordre, & rien ne
» l'en peut écarter. Jufqu'ici tu n'étois libre qu'en apparence; tu
» n'avois que la liberté précaire d'un efclave h qui l'on n'a rien
» commandé. Maintenant fois libre en effet ; apprends h devenir
» ton propre maître; commande à ton cœur, ô Emile! & lu
■ » feras vertueux.
» Voila, donc un autre apprentiflage \ faire, & cet appren-
» tifTage eft plus pénible que le premier : car la nature nouf
Traite de VEduc, Tome II. N o
agi Traité
» délivre des maux qu^elle nous impofe, ou nous apprend "k les
» fupporter; mais elle ne nous dit rien pour ceux qui noiw
» viennent de nous; elle nous abandonnne à nous - mêmes ; elle
» nous laifle, viflimes de nos paflions, fuccomber à nos vaines
» douleurs , & nous glorifier encore des pleurs dont nous aurions
9 dû rougir.
» C'est ici ta première paflîon. C'eft la feule, peut-être, qui
» foit digne de toi. Si tu la fais régir en homme , elle fera la
» dernière; tu fubjugueras toutes les autres, & tu n'obéiras qu'à
» celle de la vertu.
» Cette paflîon n'eft pas criminelle, je le fais bien, elle eft
» aufli pure que les âmes qui la refTentenr. L'honnêteté la forma,
» l'innocence l'a nourrie. Heureux amans! les charmes de la vertu
T> ne font qu'ajouter pour vous k ceux de l'amour ; & le doux
» lien qui vous attend, n'eft pas moins le prix de votre fagefle,
« que celui de votre attachement. Mafs dis-moi , homme fincère;
» cette paflîon fî pure t'en a-t-elle moins fubjugué? T'en es - tu
7) moins rendu l'efclave , & fi demain elle cefl~oit d'être innocente,
» l'écoufFerois-tu dès demain? C'eft à préfent le moment d'eflayer
» tes forces ; il n'eft plus temps quand il les faut employer. Ces
« dangereux elTais doivent fe faire loin du péril. On ne s'exerce
» point au combat devant l'ennemi; on s'y prépare avant la guerre ;
» on s'y préfente déjà tout préparé.
n Cest une erreur de diftinguer les paflions en permifes fit
» défendues , pour fe livrer aux premières & fe refufer aux autres.
» Toutes (ont bonnes quand on en refte le maître, toutes font
» mauvaifes quand on s'y laifle afliijettir. Ce qui nous eft défendu
» par la nature , c'eft d'étendre nos attachemens plus loin que nos
» forces ; ce qui nous eft défendu par la raifon , c'eft de vouloir
w ce que nous ne pouvons obtenir ; ce qui nous eft défendu par
T> la confcience, n'eft pas d'être tentés, mais de nous laifltr vain-
3> cre aux tentations. Il ne dépend pas de nous d'avoir ou de n'a-
9 voir pas des paflions : mais il dépend de nous de régner fur elles;
» Tous les fentimens que nous dominons font légitimes , tous
DR V È D U C A T I O N. 283
;, ceux qui nous dominent font criminels. Un homme n'eft pas
„ coupable d'aimer la femme d'aurrui , s'iJ tient cette pafllon mal-
,, heureufe afTervie \ la loi du devoir : il eft coupable d'aimer (à
»» propre femme au point d'immoler tout à cet amour.
„ N'attends pas de moi de longs préceptes de morale, je
„ n'en ai qu'un feul à te donner, & celui-là comprend tous les
„ autres. Sois homme; retire ton cœur dans les bornes de ta con-
„ dition. Etudie & connois ces bornes; quelque étroites qu'elles
„ foient, on n'eft point malheureux tant qu'on s'y renferme : on
„ ne l'cft que quand on veut les pafler ; on l'eft quand, dans ks
„ defirs infenfés, on met au rang des poHlbles ce qui ne l'eft pas;
„ on l'eft quand on oublie fon état d'homme pour s'en forger d'i-
„ maginaires , defquels on retombe toujours dans le fien. Les feuîs
„ biens dont la privation coûte , font ceux auxquels on croit avoir
„ droit. L'évidente impoflibilité de les obtenir en détache , les
,, fouhaits fans efpoir ne tourmentent point. Un gueux n'eft point
„ tourmenté du delir d'être Roi ; un Roi ne veut être Dieu que
„ quand il croit n'être plus homme.
„ Les illufions de l'orgueil font la fource de nos plus grands
„ maux : mais la contemplation de la misère humaine rend le fa-
nge toujours modéré. Il fe tient à fa place, il ne s'agite point
„ pour en fortir, il n'ufc point inutilement fes forces pour jouir
„ de ce qu'il ne peut conferver , & les employant toutes h bien
„ pofTéder ce qu'il a , il eft en effet plus puiffjnt & plus riche de
„ tout ce qu'il defire de moms que nous. Être mortel &: périf-
„ fable, irai- je me former des nœuds éternels fur cette terre, où
„ tout change, où tout pafTe , & dont je difparoîtrai demain? O
„ Emile , ô mon fils, en te perdant que me refteroit-il de moi ?
„ Et pourtant il faut que j'apprenne k te perdre : car qui fait quand
„ tu me feras ôté î
„ Veux-tu donc vivre heureux & (iige? N'arrache ton cœur
„ qu'h la beauté qui ne pc^rit point : que ta condition borne tes
„ defirs, que tes devoirs aillent avant ics penchans ; étends la loi
„ de la nécellité aux chofes morales : apprends à perdre ce qui peut
Nn ij
^84
Traité
„ t'étre enlevé; apprends atout quitter quand la vertu l'ordonne, itô
„ mettre au-defTus des événemens, à détacher ton cœur fans qu'ils le
„ déchirent , à erre courageux dans l'adverfité ; enfin h n'être jamais
,, miférable; à être ferme dans ton devoir , afin de n'être jamais cri-
„ mine!. Alors tu feras heureux malgré la fortune, & fage malgré les
„ pafîions. Alors tu trouveras dans la pofieflion même des biens fra-
,, giies , une volupté que rien ne pourra troubler ; tu les polTéderas
,, fans qu'ils te poflèdent , & tu fentiras que l'homme à qui tout
,, échappe, ne jouit que de ce qu'il fait perdre. Tu n'auras point,-
„ il eft vrai, l'illufion des plaifirs imaginaires; tu n'auras point
,, aufli les douleurs qui en font le fruit. Tu gagneras beaucoup à
„ cet échange; car ces douleurs font fréquentes & réelles, & ces
„ plaifirs font rares & vains. Vainqueur de tant d'opinions trom-
,, peufes , TU le feras encore de celle qui donne un fi grand prix k
„ la vie. Tu palTeras la tienne fans trouble & la termineras fans
„ effroi ; tu t'en détacheras comme de toutes chofes. Que d'autres ,
„ faifis d'horreur, penfent en la quittant ceffer d'être; inftruit de
f, fon néant , tu croiras commencer. La mort eft la fin de la vie
„ du méchant, & le commencement de celle du jufte ".
Emile m'écoute avec une attention mêlée d'inquiétude. Il craint
à ce préambule quelque condufion finiftre. Il preiïent qu'en lui
montrant la néceflité d'exercer la force de l'âme, je veux le fou-
mettre kce dur exercice, &, comme un blelTé qui frémit en voyant
approcher le Chirurgien, il croit déjà fentir fur fa plaie la main
douloureufe, mais falutaire, qui l'empêche de tomber en corrup-
tion.
Incertain , troublé , prefTé de favoir où j'en veux venir, au
lieu de répondre, il m'interroge, mais avec crainte. Que faut - il
faire, me dit-il, prefqu'en tremblant, & fans ofer lever les yeuxî
Ce qu'il faut faire , réponds-je d'un ton ferme ! il faut quitter
Sophie. Que dites- vous, s'écrie-t-il avec emportement? Quitter
Sophie ! la quitter, la tromper, être un traître, un fourbe, un
parjure! .... Quoi ! reprends -je en l'interrompant; c'eft de moi
qu'Emile craint d'apprendre h mériter de pareils noms î Non , coa-
tlnue-l-il avec U même impétuofité, ni de vous ni d'un autre : je
^ E r ÉDUCATION. 285
laurai , malgré vous, conferver votre ouvrage; je faurat ne les pas
mériter.
Je me fuis attendu i cette première furie : je la laifTe pafTer fjni
m'émouvoir. Si je n'avois pas la modération que je lui prêche
j'aurois bonne grâce h la lui prêcher ! Emile me connoit trop pour
me croire capable d'exiger de lui rien qui foit mal , & il fait bien
qu'il feroit mal de quitter Sophie , dans le fens qu'il donne à ce
mot. Il attend donc enfin que je m'explique. Alors, je reprends
mon difcours.
,, Croyfz-vous, cher Emile, qu'un homme, en quelque
;, fituation qu'il fe trouve, puifle être plus heureux que vous l'êtes
„ depuis trois mois ? Si vous le croyez, détrompez- vous. Avant
„ de goûter les plaifirs de la vie , vous en avez épulCé le bonheur.
,, Il n'y a rien au-delà de ce que vous avez fenti. La félicité des
„ fens cft paflagère. L'état habituel du cœur y perd toujours. Vous
„ avez plus joui par l'efpérance, que vous ne jouirez jamais en
„ réalité. L'imagination qui pare ce qu'on defire,. l'abandonne dans
„ la pofTeffion. Hors le feul être exiflant par lui-même, il n'y a
„ rien de beau que ce qui n'eft pas. Si cet état eût pu durer tou-
„ jours, vous auriez trouvé le bonheur fuprémc. Mais tout ce qui
„ tient h l'homme fe fent de fa caducité; tout eft fini , tout efl
„ pafTager dans la vie humaine , & quand l'état qui nous rend heu-
„ rcux dureroit fans cefTe , l'habitude d'en jouir nous en ôteroit le
„ goût. Si rien ne change au-dchors, le cœur change; le bonheur
,, nous quitte, ou nous le quittons.
„ Le temps que vous ne mefuriez pas, s'écouloit durant votre
„ délire. L'été finit, l'hiver s'approche. Quand nous pourrions
,, continuer nos courfcs dans une faifon fi rude , on ne le fouffri-
,, roit jamais. Il faut bien , malgré nous, charger de manière de
,, vivre ; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux impa-
„ tiens que cette difficulté ne vous embarrafTe guères ; l'aveu de
„ Sophie & vos propres defirs vous fuggèrent un mo)en facile d'é-
„ viter la neige, & de n'avoir plus de voyag; i faire pour
„ l'aller voir. L'expédient efl commode fans doute ; mais , le prin-
t86 Traité
„ temps venu , la neige fond & le mariage refis ; il y faut penfer
„ pour toutes les faifons.
„ Vous voulez époufer Sophie , & il n'y a pas cinq mois que
„ vous la connoiflez! Vous voulez l'époufer , non parce qu'elle
„ vous convient , mais parce qu'elle vous plaît ; comme fi l'amour
„ ne fe trompoit jamais fur les convenances, & que ceux qui com-
„ mencent par s'aimer, ne finiflent jamais par fe haïr. Elle eft vertueu-
„ fe , je le fais ; mais en cft-ce aflèz ? Suffit-il d'être honnêtes gens
„ pour fe convenir ? Ce n'eft pas fa vertu que je mets en doute , c'eft
,, fon cara«51ère. Celui d'une femme fe montre-t-il en un jour î Savez-
„ vous en combien de fituations il faut l'avoir vue pour connoître à
,, fond fon humeur ? Quatre mois d'attachement vous répondent- ils
„ de toute la vie ? Peut-être deux mois d'abfence vous feront- ils ou-
,, blier d'elle; peut-être un autre n'attend-il que votre éloignement
„ pour vous effacer de fon cœur ; peut-être k votre retour la trouvc-
,, rez-vous aufli indifférente que vous l'avez trouvé fenfible jufqu'à
„ préfent. Les fentimens ne dépendent pas des principes ; elle peut
,, refter fort honnête , & ceffer de vous aimer. Elle fera confiante &
„ fidelle , je panche à le croire ; mais qui vous répond d'elle & qui
,, lui répond de vous , tant que vous ne vous êtes point mis à l'é-
„ preuve? Attendrez-vous , pour cette épreuve, qu'ellevous de-
,, vienne inutile? Attendrez-vous, pour vous connoître, que vous
„ ne puilliez plus vous féparer.
,, Sophie n'a pas dix-huit ans, à peine en paflèz-vous vîngt-
,, deux; cet âge efl celui de l'amour, mais non celui du mariage.
„ Quel père & quelle mère de famille ! Eh! pour favoir élever
,, des enfans, attendez au moins de cefTer de l'être. Savez -vous
,, k combien de jeunes perfonnes les fatigues de la groflèdè fup-
„ portées avant l'âge ont affoibli la conflitution, ruiné lafanté,
,, abrégé la vie? Savez-vous combien d'enfans font reftés languif-
,, fans & foibles , faute d'avoir été nourris dans un corps alTez
„ formé î Quand la mère & l'enfant croiffent k la fois, & que
„ la fubflance néceflaire k raccroiffement de chacun des deux fe
,, partage, ni l'un ni l'autre n'a ce que lui deflinoit la nature:
„ comment fe peut -il que tous deux n'en fouffrcnt pas ? Ou je
DE V ÉDUCATION. 287
„ connois fort mal Emile, ou il aimera mieux avoir une fem-
„ me & des enfans robuftes , que de contenter fon impatience
„ aux dépens de leur vie & de leur fanté.
» Parlons d^vous. En afpirant à l'état d'époux & de père,
„ en avez -vous bien médité les devoirs? En devenant chef de
„ famille, vous allez devenir membre de l'État, & qu'eft-ce
„ qu'être membre de l'État? Le favez-vous? Savez- vous ce que
„ c'eft que gouvernement, loix , patrie? Savez- vous k quel prix
(, il vous eft permis de vivre, & pour qui vous devez mourir l
t, Vous croyez avoir tout appris, & vous ne favcz rien encore.
*, Avant de prendre une place dans l'ordre civil , apprenez \ le
,j connoître & h favoir quel rang vous y convient.
„ Emile, il faut quitter Sophie; je ne dis pas l'abandonner:
„ fi vous en étiez capable, elle feroit trop heureufe de ne vous
„ avoir point époufé ; il la faut quitter pour revenir digne d'elle,
„ Ne foyez pas aflèz vain pour croire déjà la mériter. O com-
„ bien il vous refte k faire! Venez remplir cette noble tâche;
„ venez apprendre à fupporter l'abfence ; venez gagner le prix
„ de la fidélité, afin qu'à votre retour vous puiffiez vous ho-
t, norer de quelque chofe auprès d'elle & demander fa main ,
„ non comme une grâce, mais comme une récompenfe.
Non encore exercé h lutter contre lui-même, non encore
accoutumé à dcfirer une chofe & à en vouloir une autre, le
jeune homme ne (è rend pas; il réfifte , il difpute. Pourquoi fe
refuferoit- il au bonheur qui l'attend ? Ne feroit -ce pas dédai-
gner la main qui lui eft offerte que de tarder \ l'accepter ? Qu'cft-
il befoin de s'éloigner d'elle pour s'inftruire de ce qu'il doit
favoir? Et quand cela feroit néceiïaire , pourquoi ne lui laifle-
roit-il pas, dans des nœuds indifiblubles, le gage alTuré de foit
retour? Qu'il foit fon époux, & il eft prêt à me fuivre; qu'iU
foient unis, & il la quitte fans crainte Vous unir pour vous
quitter, cher Emile, quelle contndidion ! Il eft beau qu'un amant
puifTe vivre fans fa maitrcfTe, mais un mari ne doit jamais quit-
ter fa femme fans nécelUté. Pour guérir vos fcrupulcs, je voù»
288 Traité
que vos délais doivent être involontaires : il faut que vous puif-
fiez dire à Sophie que vous la quittez malgré vous. Hé! bien,
foyez content; puifque vous n'obéifftz pas k la raifon, reconnoif-
fez un autre maître. Vous n'avez pas oublié, l'engagement que
vous avez pris avec moi. Emile, il faut quitter Sophie : je le
veux.
A ce mot il baiflè la tête, fe tait, rêve un moment, & puis me
regardant avec afTurance , il me dit : quand partons - nous ? Dans
huit jours , lui dis-je , il faut préparer Sophie à ce départ. Les fem-
mes font plus foibles, on leur doit des ménagemens , & cette ab-
fence n'étant pas un devoir pour elle, comme pour vous, il lui eft
permis de la fupporter avec moins de courage.
Je ne fuis que trop tenté de prolonger jufqu'a la féparation de
mes jeunes gens le journal de leurs amours ; mais j'abufe depuis
long - temps de l'indulgence des lefleurs : abrégeons pour finir une
fois. Emile ofera-t-il porter aux pieds de fa maîtrefle la même af-
furance qu'il vient de montrer k fon ami î Pour moi, je le crois;
c'eft de la vérité même de fon amour qu'il doit tirer cette affuran-
ce. Il feroit plus confus devant elle, s'il lui en coûtoit moins de
la quitter; il la quitteroit en coupable, & ee rôle eft toujours
embarraflant pour un cœur honnête. Mais plus le facrificelui coà-
je , plus il s'en honore aux yeux de celle qui le lui rend pénible.
Il n'a pas peur qu'elle prenne le change fur le motif qui le déter-
mine. Il femble lui dire à chaque regard : ô Sophie! lis dans mon
cœur, & fois fidelle; tu n'as pas un Amant fans vertu.
La fière Sophie, de fon côté, tâche de fupporter avec dignité
ïe coup imprévu qui la frappe. Elle s'efforce d'y paroître inftnfi-
blç; mais comme elle n'a pas ainfî qu'Emile, l'honneur du com-
bat & de la viifloire, fa fermeté fe foutient moins. Elle pleure,
elle gémit en dépit d'elle, & la frayeur d'être oubliée, aigrit la
douleur de la féparation. Ce n'eft pas devant fon amant qu'elle
pleure, ce n'eft pas k lui qu'elle montre fes frayeurs; elle étouf-
feroit plutôt que de laiflTer échapper un foupir en fa préfence : c'eft
;9j9i, qui reçois fes plaintes, qui vois lès larmes, qu'elle affefle
de
DE r Éducation. 289
de prendre pour confident. Les femmes font sdroitcs & favent Ce
déguifer : plus elle murmure en fecret contre ma tyrannie, plu*
elle eft attentive à me flatter ; elle fent que fon fort eft dans mes
mains.
Je la confole, je la raffure, je lui réponds de fon amant, ou
plutôt de fon époux : qu'elle lui garde la même fidciité qu'il
aura paur elle, & dans deux ans il le fera, je le jure. Elle
m'eftime affviz , pour croire que je ne veux pas Ja tromper. Je
fuis garant de chacun des deux envers l'autre. Leurs cœurs, leur
vertu, ma probité, la confiance de leurs parens , tout les raf-
fure ; mais que fert la raifon contre la foiblefle ? Ils fe féparent
comme s'ils ne dévoient plus fe voir.
C'est alors que Sophie fe rappelle les regrets d'Eucharis, &
fe croit réellement à fa place. Ne laifFons point durant l'abfence
réveiller ces fantafques amours. Sophie, lui dis -je un jour,
faites avec Emile un échange de livres. Donnez -lui votre Té-
lémaque, afin qu'il apprenne à lui refTembler , & qu'il vous
donne le Speflateur, dont vous aimez la lecture. Étudiez- y les
devoirs des honnêtes femmes , & fongez que dans deux ans ces
devoirs feront les vôtres. Cet échange plaît à tous deux , &
leur donne de la confiance. Enfin vient le trifle jour , il faut (e
féparer.
Le digne père de Sophie, avec lequel j'ai tout concerté;
m'embrafTe en recevant mes adieux; puis me prenant à part, il
me dit ces mots d'un ton grave & d'un accent un peu appuyé.
,, J'ai tout fait pour vous complaire; je fjvois que je traitois
,, avec un homme d'honneur ! il ne me refte qu'un mot à vous
,, dire. Souvenez- vous que votre élevé a fîgné fon contrat do
„ mariage fur la bouche de ma fille ".
Quelle difTérence dans la contenance des deux amans î
Emile impétueux, ardent, agité, hors de lui, poufle des cris,
verfe des torrens de pleurs fur les mains du père, de la mère,
de la fille, embraffe en fangluttant tous les gens de la mailon,
& répète mille fois les mêmes chofes avec un défordre qui fe-
Traitc de F Edite. Tome II, O o
2Ç0 T R A I T È
roit rire en toute autre occafion. Sophie morne, pâle, l'œil
éteint, le regard fombre, refte en repos, ne dit rien, ne pleure
point, ne voit perfonne , pas même Emile. Il a beau lui prendre
tes mains, la prefler dans fes bras; elle refte immobile, infen-
fible k fes pleurs, k fes carefles, k tout ce qu'il fait; il eft déjà
parti pour elle. Combien cet objet eft plus touchant que la plainte
importune & les regrets bruyans de fon amant! Il le voit, il le
fent , il en eft navré ; je l'entraîne avec peine : fi je le laifle
encore un moment, il ne voudra plus partir. Je fuis charmé
qu'il emporte avec lui cette trifte image. Si jamais il eft tenté
d'oublier ce qu'il doit à Sophie, en la lui rappellant telle qu'il
la vit au moment de fon départ, il faudra qu'il ait le cœur bien
aliéné , il je ne le ramené pas k elle.
DE r Éducation.
291
DES VOYAGES.
V-/N demande s'il eft bon que les jeunes gens voyagent , & l'oi»
difpute beaucoup Ik-defTus. Si l'on propofoit autrement la quef-
tion , & qu'on demandât s'il eft bon que les hommes aient
voyagé, peut-être ne difputeroit-on pas tant.
L'abus des livres tue la fcience. Croyant favoir ce qu'on a
lu , on fe croit dirpenfé de l'apprendre. Trop de Icdure ne fert
qu'à faire de préfomptueux ignorans. De tous les fiècles de lit-
térature, il n'y en a point eu où l'on lût tant que dans celui-ci,
& point où l'on fût moins favant : de tous les pays de l'Europe,
il n'y en a point où l'on imprime tant d'hiftoires, de relations de
voyages, qu'en France, & point où l'on connoilTe moins le gé-
nie & les mœurs des autres nations. Tant de livres nous font
négliger le livre du monde; ou, fi nous y lifons encore, cha-
cun s'en tient à fon feuillet. Quand le mot peut -on être Perfan ?
me feroit inconnu, je devinerois, à l'entendre dire, qu'il vient
du pays où les préjugés nationaux font le plus en règne, & du
fexe qui les propage le plus.
Un Parifîen croit connoître les hommes , & ne connoît que
les François; dans fa ville, toujours pleine d'étrangers, il re-
garde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui
n'a rien d'égal dans le relie de l'Univers. Il faut avoir vu de près
les bourgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux
pour croire qu'avec tant d'cfprit on puifTe ('tre auflî ftupide. Ce
qu'il y a de bifarre eft que chacun d'eux a lu dix fois, peut-être
la defcription du pays dont un habitant va fi fort lénicrveiller.
C'est trop d'avoir à percer à la fois les préjugés des auteuri
& les nôtres pour arriver \ la vérité. J'ai palTé ma vie h lire des
relations de voyages , & je n'en ai jamais trouvé deux qui m'aient
donné la même idée du même peuple. En comparant le peu quj
je pouvois obferver avec ce que j'avois lu, j'ai fini par LiifTcr - U
Oo ij
292
Traité
Jes voyageurs , & regretter le temps que j'avois donné pour m'inf-
truire h leur leâure , bien convaincu qu'en fait d'obfervations de
toute efpèce, il ne faut pas lire, il faut voir. Cela feroit vrai dans
cette occafion , quand tous les voyageurs feroient fîncères , qu'ils
ne diraient que ce qu'ils ont vu ou ce qu'ils croient, & qu'ils ne
déguiferoient la vérité que par les faullès couleurs qu'elle prend K
leurs yeux. Que doit-ce être? quand il la faut démêler encore à
travers leurs menfonges & leur mauvaife foi ?
Laissons donc la reflburce des livres qu'on nous vante, k ceux
qui font faits pour s'en contenter. Elle eft bonne, ainfî que l'art
de Raymond LuUe, pour apprendre à babiller de ce qu'on ne fait
poiiit. Elle eft bonne pour dreflèr des Platons de quinze ans h.
philofopher dans des cercles , & à inftruire une compagnie des
wfages de l'Egypte & des Indes, fur la foi de Paul-Lucas ou de
Tavernier.
Je tiens pour maxime inconteftable que quiconque n'a vu qu'un
peuple, au lieu de connoître les hommes , ne connoît que les gens
avec Icfquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de
pofer la même queftion des voyages. Suffit- il qu'un homme bien
élevé ne connoifle que fes compatriotes, ou s'il lui importe de
connoître les hommes en général ? Il ne refte plus ici ni difpute
ni doute. Voyez combien la folution d'une queftion difficile dé-
pend quelquefois de la manière de la pofer!
Mais pour étudier les hommes faut-il parcourir la terre entière ?
Faut-il aller au Japon obferver les Européens? Pour connoître l'ef-
pècs , faut-il connoître tous les individus ? Non, il y a des hommes
qui fe reflèmblent fi fort que ce n'eft pas la peine de les étudier fé-
parément. Qui a vu dix François les a tous vus ; quoiqu'on n'en piiifle
pas dire autant des Anglois & de quelques autres peuples , il eft pour-
tant certain que chaque nation a fon caraflère propre & Ipécifique
qui fe tire par induélion , non de l'obfervation d'un feul de Ces
membres , mais de plufieurs. Celui qui a comparé dix peuple»
connoit les hommes, comme celui qui a vu dix François coq-
noit les François.
'DE r ÉDUCATION. 295
Il ne fuffir pas, pour s'inftruire, de courir les pays ; il faut
favoir voyager. Pour obferver il faut avoir des yeux , & les tour-
ner vers l'objît qu'on veut connoitre. Il y a beaucoup de gens
que les voyages . inftruifent encore moins que les livres; parce
qu'ils ignorent l'art de penfer; que, dans la leflure, leur efprit
eft moins guidé par l'auteur ; & que, dans leurs voyages, ils
ne favent rien voir d'eux-mêmes. D'autres ne s'inflruifcnt point,
parce qu'ils ne veulent pas s'indruire. Leur objet eft fi difFérent
que celui-lk ne les frappe guères ; c'eft grand hazarJ (i l'on voit
exaflement ce qu'on ne fe foucie point de regarder. De tous les
peuples du monde le François eft celui qui voyage le plus : mais
plein de fes ufages, il confond tout ce qui n'y reflemble pas. Il
y a des François dans tous les coins du monde. Il n'y a point
de pays où l'on trouve plus de gens qui aient voyagé qu'on en
trouve en France. Avec cela pourtant , de tous les peuples de
l'Europe celui qui en voit le plus, les connoit le moins. L'An-
glois voyage aufTi , mais d'une autre manière ; il faut que ces
deux peuples foient contraires en tour. La NoblefTe Angloife
voyage, la NoblefTe Françoife ne voyage point : le peuple Fran-
çois voyage, le peuple Anglois ne voyage point. Cette différence
me paroît honorable au dernier. Les François ont prefque tou-
jours quelque vue d'intérêt dans leurs voyages : mais les Anglois
ne vont point chercher fortune chez les autres Nations , fi ce n'eft
par le commerce , & les mains pleines ; quand ils y voyagent ,
c'eft pour y verfer leur argent , non pour vivre d'induftrie ; ils
font trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait auflî
qu'ils s'inftruifent mieux chez l'étranger que ne le font les Fran-
çois , qui ont un tout autre objet en tête, l^ts Anglois ont
pourtant auffi leurs préjugés nationaux ; ils en ont même plus
que perfonne ; mais ces préjugés tiennent moins h l'ignorance
qu'k la pafTion. L'Anglois a les préjugés de l'orgueil , &: le Fran-
çois ceux de la vanité.
Comme les peuples les moins cultivés font généralement les,
plus fages , ceux qui voyagent le moins , voy.igent le mieux ;
parce qu'étant moins avancés que nous d^ins nos recherches fri-
iay4 Traité
voles, & moins occupés des objets de notre vaine curiofité ; ils
donnent toute leur attention ^ es qui eft véritablement utile. Je
ne connois guères que les Efpagnols qui voyagent de cette manière.
Tandis qu'un François court chez les artiftes d'un pays , qu'un
Anglois en fait deffiner quelque antique , & qu'un Allemand porte
fon album chez tous les favans, l'Efpagnol étudie en filence le
gouvernement, les mœurs, la police, & il eft le feul des quatre
qui , de retour chez lui , rapporte de ce qu'il ^ vu quelque
remarque utile à fon pays.
Les anciens vôyageoient peu , lifoient peu , faifoient peu de
livres , & pourtant on voit dans ceux qui nous reftent d'eux ,
qu'ils s'obfervoient mieux les uns les autres que nous n'obfervons
nos contemporains. Sans remonter aux écrits d'Homère , le feul
Poëte qui nous tranfporte dans les pays qu'il décrit, on ne peut
refufer à Hérodote l'honneur d'avoir peint les mœurs dans fon
Hiftoire , quoiqu'elle foit plus en narrations qu'en réflexions ,
mieux que ne font tous les Hiftoriens , en chargeant leurs livres
de portraits & de caraftères. Tacite a mieux décrit les Germains
de fon temps qu'aucun Écrivain n'a décrit les Allemands d'aujour-
d'hui. Inconteftablement ceux qui font verfés dans l'Hiftoire an-
cienne, connoifTent mieux les Grecs, les Carthaginois, les Ro-
mains , les Gaulois , les Perfes , qu'aucun peuple de nos jours
ne connoît fes voifîns.
Il faut avouer auflî que , les caraflères originaux des peuples
s'effacent de jour en jour, deviennent en même raifon plus diffi-
ciles k faifîr. A mefure que les races fs mêlent , & que les peu-
ples fe confondent, on voit peu-k-peu difparoître ces différences
nationales qui frappoient jadis au premier coup d'œil. Autrefois
chaque nation reftoit plus enfermée en elle-même, il y avoir moins
de communication , moins de voyages , moins d'intérêt communs
ou contraires , moins de liaifons politiques & civiles de peuple à
peuple; point tant de ces tracafferi es royales appellées négociations,
point d'Ambaffadeurs ordinaires ou réfidens continuellement ; les
grandes navigations étoient rares , il y avoir peu de commerce
éloigné , & le peu qu'il y en avoir , éioit fait par le Prince mé-
V E V ÉDUCATION.
195
me qui s'y fervoit d'étrangers, ou par des gens méprifés qui ne
donnoient le ton k perfonne, & ne rapprochoicnt point les nations.
Il y a cent fois plus de liaifon maintenant entre l'Europe & l'Afie,
qu'il n'y en avoit jadis entre la Gaule & l'Efpagne : l'Europe fcuie
étoit plus éparfe que la terre entière ne l'eft aujourd'hui.
Ajoutez à cela, que les anciens peuples fè regardant la plu-
part comme Autochtones, ou originaires de leur propre pays , l'oc-
cupoient depuis afTez long-temps, pour avoir perdu la mémoire
des fiècles reculés où leurs ancêtres s'y étoient établis , & pour
avoir laifîé le temps au climat de faire fur eux des imprefTions du-
rables; au lieu que parmi nous, après les invafions des Romains,
les récentes émigrations des Barbares ont tout mêlé, tout confondu.
Les François d'aujourd'hui ne font plus ces grands corps blonds
& blancs d'autrefois ; les Grecs ne font plus ces beaux hommes
faits pour fervir de modèle à l'art ; la figure des Romains eux-
mêmes a changé de caractère, ainfi que leur naturel : les Perfans
originaires de Tartarie , perdent chaque jour de leur laideur pri-
mitive, par le mélange du fang Circaflîen. Les Européens ne font
plus Gaulois , Germains, Ibériens, Allobroges; ils ne font tous
que des Scythes diverfement dégénérés quant à la figure, & en-
core plus quant aux mœurs.
Voila pourquoi les antiques diftinclions de race, les quali-
tés de l'air & du terroir , marquoient plus fortement de peu-
ple k peuple les tempéramens , les figures , les mœurs , les cirac-
tères, que tout cela ne peut fe marquer de nos jours, où l'in-
conflance Européenne ne lailTè h nulle caufe naturelle, le temps de
faire fes imprefîions , & où les forêts abattues , les marais def-
féchés , la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée,
ne laifTent plus, même au phyfique, la même différence de terre
à terre & de pays h pays,
PhUT-ÉTRE avec de femblables réflexions fe prefTeroit- oq
moins de tourner en ridicule Hérodote, Créfias, Pline, pour
avoir rcpréfenté les habitans de divers pays, avec des traits origi-
naux & des différtnces marquées que nous ne Itur voyons plus.
296
Traité
Il faudroît retrouver les mêmes hommes, pour reconnoître ea
eux les mêmes figures, il faudroit que rien ne les eût changé ,
pour qu'ils fufTent reftés les mêmes. Si nous pouvions confi-
dérer à la fois tous les hommes qui ont été, peut- on douter
que nous ne les trouvafîîons plus variés de fiècle à fiècle, qu'on
ne les trouve aujourd'hui de nation k nation ?
En même temps que les obfervations deviennent plus diffici-
les, elles fe font plus négligemment & plus mal; c'eft une au-
tre raifon du peu de fuccès de nos recherches dans l'Hiftoire na-
turelle du genre humain. L'inftrudion qu'on retire des voyages
fe rapporte à l'objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet
eft un fyftême de philofophie, le voyageur ne voit jamais que ce
qu'il veut voir : quand cet objet eft l'intérêt, il abforbe toute
l'attention de ceux qui s'y livrent. Le commerce & les arts,
qui mêlent & confondent les peuples, les empêchent aufli de
s'étudier. Quand ils favent le profit qu'ils peuvent faire l'un avec
l'autre, qu'ont- ils de plus h favoirî
Il eft utile h l'homme de connoître tous les lieux où l'on
peut vivre, afin de choilir enfuite ceux où l'on peut vivre le
plus commodément. Si chacun fe fuffifoit à lui-même, il ne lui
importeroit de connoître que le pays qui peut le nourrir. Le
fauvage , qui n'a befoin de perfonne , & ne convoite rien au
monde, ne connoît & ne chercha à connoître d'autres pays que
le fien. S'il eft forcé ds s'étendre pour fubfifter, il fuit les lieux
habités par les hommes; il n'en veut qu'aux bêtes, & n'a befoin
que d'elles pour fe nourrir. Mais pour nous à qui la vie civile
eft néceffaire , & qui ne pouvons plus nous pafTer de manger des
hommes , l'intérêt de chacun de nous eft de fréquenter les pays
où l'on en trouve le plus. Voilà pourquoi tout afflue k Rome,
h Paris , à Londres. C'eft toujours dans les capitales que le fang
humain fe vend à meilleur marché. Ainfi l'on ne connoît que
les grands peuples, & les grands peuples fe reffemblent tous.
Nous avons, dit-on, des favans qui voyagent pour s'inftruire;
c'eft une erreur. Les favans voyagent par intérêt comme les au-
tres.
DE V Éducation. 297
très. Les Platons, les Pithagores, ne fe trouvent plus, ou s'il y
en a, c'efl bien loin de nous. Nos favans ne voyagent que par
ordre de la Cour ; on les dépêche , on les défraye , on les paye
pour voir tel ou tel objet, qui, très- sûrement, n'eft pas un objet
moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique, ils font
trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si dans quelque pays
que ce puilTe être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce n'eft
jamais pour étudier les hommes, c'efl pour les inftruire. Ce n'eft
pas de fcience qu'ils ont befoin, mais d'oftentation. Comment
apprendroient-iis dans leurs voyages h fccouer le joug de l'opinion?
Ils ne les font que pour elle.
Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ,
ou pour voir des peuples. Le premier objet eft toujours celui des
curieux, l'autre n'eft pour eux qu'accenbire. Ce doit être tout le
contraire pour celui qui veut philofopher. L'enfant oblèrve les
chofes , en attendant qu'il puifFe obferver les hommes. L'homme
doit commencer par obferver fes femblables, & puis il obfcrve
les chofes s'il en a le temps.
C'est donc mal raifonner , que de conclure que les voyages
font inutiles , de ce que nous voyageons mal. Mais l'utilité des
voyages reconnue, s'enfuivra- t - il qu'ils conviennent à tout le
monde? Tant s'en faut; ils ne conviennent, au contraire qu'à
très-peu de gens : ils ne conviennent qu'aux hommes afTez fer-
mes fur eux-mêmes, pour écouter les leçons de l'erreur fans fe
laifter féduire, & pour voir l'exemple du vice fans fe lai/Tcr entraî-
ner. Les voyages poufTent le naturel vers fa pente , & achèvent de
rendre l'homme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir
le monde, eft , à fon retour, ce qu'il ftra toute fa vie; il en re-
vient plus de méchans que de bons , parce qu'il en part plus d'en-
clins au mal qu'au bien. Les jeunes gens mal élevés & mal con-
duits , contrarient dans leurs voyages tous les vices des peuples
qu'ils fréquentent, & pas une des vertus dont ces vices font mê-
lés : mais ceux qui font heurcufcmcnt nés , ceux dont on a bien
cultivé le bon naturel , & qui voyagent dans le vrai defllin de
s'inftruirc , reviennent tous meilleurs , & plus fages qu'ils n'é-
Traitc de tÊduc. Tome IL V d
29^
Traité
toient partis. Ainfi voyagera mon Emile : âinfi avoit voyagé es
jeune homme, digne d'un meilleur fiècie, dont l'Europe éton-
née adm'ra le mérite , qui mourut pour fon pays à la fleur de
fes ans, mais qui méritoit de vivre, & dont la tombe , ornée de
fes feules vertus, attendoit, pour être honorée, qu'une main étran-
gère y femât des fleurs.
Tout ce qui fe fait par raifon , doit avoir fes règles. "Lqs
voyages, pris comme une partie de l'éducation, doivent avoir les
leurs. Voyager pour voyager, c'eft errer, être vagabond; voya-
ger pour s'inftruire eft encore un objet trop vague : l'inflrudion
qui n'a pas un but déterminé, n'eft rien. Je voudrois donner au
jeune homme un intérêt fenlible à s'inflruire, ik cet intérêt bien
choifî fixeroit encore la nature de l'inftrudion. C'eft toujours la
fuite de la méthode que j'ai tâché de pratiquer.
Or , après s'être confidéré par fes rapports phyfiques avec les
autres êtres, par fes rapports moraux avec les autres hommes, il
lui refte à fe confidérer par fes rapports civils avec ks concitoyens.
Il faut , pour cela , qu'il commtnce par étudier la nature du gou-
vernement en général , les diverfcs formes de gouvernement, enfin
le gouvernement particulier fous lequel il eft né , pour favoir s'il
lui convient d'y vivre : car par un droit que rien ne peut abro-
ger , chaque homme en devenant majeur & maître de lui-même,
devient maître aufli de renoncer au contrat par lequel il tient à la
communauté, en quittant le pays dans lequel elle eft établie. Ce
n'eft que par le féjour qu il y fait aprè<: l'âge de raifon , qu'il efl
cenfé confirmer tacitement l'engagement qu'ont pris (es ancêtres.
Il acquiert le droit de renoncer à fa patrie , comme à la iuccef-
lîon de fon père : encore, le lieu de la naifïïmce étant un don de
la n;nure, cede-t-on du fien en y renonçant? Par le droit rigou-
reux chaque homme n.fte libre à fes rifques en quelque lieu qu'il
nai/Te , à moins qu'il ne fe foumettc volontairement aux loix , pour
acquérir le droit d'en être protégé.
Je lui dirois donc, par exemple : jufqu'ici vous avez vécu fous
xna dircftion , vous étiez hors d'état de vous gouverner vous-mé-
DE r È D V C'A T I O U. 299
me. Mais vous approchez de l'âge où les loix , vous laifTant la dif-
pofition de votre bien , vous rendent maître de votre pcrfonne.
Vous allez vous trouver fcul dans la fociété , dépendant de tout ,
même de votre- patrimoine. Vous avez en vue un établintment.
Cette vue eft louable, elle efl un des devoirs de l'homme; mais
avant de vous marier , il faut favoir quel homme vous voulez être,
<l quoi vous voulez paffer votre vie, quelles mefures vous voulez
prendre pour afTurer du pain h vous & \ votre famille; car bien
qu'il ne faille pas faire d'un tel foin fa principale affaire , il y faut pour-
tant fonger une fois. Voulez-vous vous engager dans la dépendance
des hommes que vous méprifezî Voulez-vous établir votre fortune
& fixer votre ét.it par des relations civiles , qui vous mettront fans
ceflè <i la difcrétion d'autrui , & vous forceront, pour échapper
aux fripons, de devenir fripon vous-même?
La -DESSUS je lui décrirai tous les moyens poflîbles de faire
valoir fon bien , foit dans le commerce , foit dans les charges , foit
dans la finance, & je lui montrerai qu'il n'y en a pas un qui ne
lui laifie de rifque k courir , qui ne le mette dans un état précaire
& dépendant, & ne le force de régler fes mœurs, fcs fentimens,
fa conduite , fur l'exemple & les préjugés d'autrui.
Il y a, lui dirai-je, un autre moyen d'employer fon temps &
fa perfonne; c'efl de fe mettre au fervice, c'eft-h-dire, de fe louer
à très-bon compte , pour aller tuer des gens qui ne nous ont point
fait de mal. Ce métier eft en grande eftime parmi les hommes ,
& ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne font bons qu'à cela.
Au furplus, loin de vous difpenfer des autres refTources , il ne vous
les rend que plus néceffaires ; car il entre auflî dans l'honneur de
cet état de ruiner ceux qui s'y dévouent. Il eft vrai qu'ils ne s'y
ruinent pas tous. La mode vient même infcnfiblcment de s'y en-
richir comme dans les autres. Mais je doute qu'en vous e^pliquant
comment s'y prennent pour cela ceux qui réuUînènt, je vous
rende cuiieux de les imiter.
Vous fjurez encore que dans ce métier même il ne s*agit plus
de couxage ni de valeur, fi ce n'eft peut-être auprès des femmes;
Pp ij
500 T R A I T É
qu'au contraire le plus rampant , le plus bas , le plus fervile eft
toujours le plus honoré; que fi vous vous avifez de vouloir faire
tout de bon votre métier, vous ferez méprifé , haï, chafTé peut-
être, tout au moins accablé de paffe- droits & fupplanté par tous
vos camarades, pour avoir fait votre fervice k la tranchée, tandis
qu'ils faifoient le leur k la toilette.
On fe doute bien que tous ces emplois divers ne feront pas
fort du goût d'Emile. Eh quoi! me dira-t-il, ai - je oublié les
jeux de mon enfance î Ai-je perdu mes bras? Ma force efl-elle.
épuiféeî Ne fais-je plus travailler? Que m'importent tous vos
beaux emplois , & toutes les fottes opinions des hommes ? Je ne
connois point d'autre gloire que d'être bienfaifant & jufte ; je ne
connois point d'autre bonheur que de vivre indépendant avec ce
qu'on aime , en gagnant tous les jours de l'appétit & de la fanté
par fon travail. Tous ces embarras dont vous me parlez ne me tou-
chent guères. Je ne veux pour tout bien qu'une petite métairie dans
quelque coin du monde. Je mettrai toute mon avarice à la faire
valoir , & je vivrai fans inquiétude. Sophie & mon champ , & je
ferai riche.
Oui , mon ami, c'eft aflez pour le bonheur du fage d'une
femme & d'un champ qui foient k lui. Mais ces tréfors , bien
que modeftes , ne font pas fi communs que vous penfez . Le plus
rare eil trouvé pour vous ; parlons de l'autre.
Un champ qui foit k vous, cher Emile! & dans quel lieu
le choifirez- vous? En quel coin de la terre pourrez-vous dire:
je fuis ici mon maître & celui du tcrrein qui m'appartient. On
fait en quels lieux il eft aifé de fe faire riche, mais qui fait où
l'on peut fe paflèr de l'être î Qui fait où l'on peut vivre indé-
pendant & libre, fans avoir befoin de faire mal k perfonne & fans
-crainte d'en recevoir? Croyez-vous que le pays où il eft io\i~
^urs permis d'être honnête homme foit fi facile k trouver? S'il
eft quelque moyen légitime & sûr <îe fubfifler (ans intrigue ;
fans affaire, (ans dépendance ; c'eft, j'en conviens, de vivre du
travail de fes mains, en cultivant fa propre terre : mais où efl
E r ÉDUCATION.
501
l'état où l'on peut fe dire : la terre que je foule eft à mot ? Avant
de choifîr cette heureufc terre, alTurez-vous bien d'y trouver la
paix que vous cherchez ; gardez qu'un gouvernement violent
qu'une religion perfécutente, que des mœurs perverfes ne vous
y viennent troubler. Mettez -vous à l'abri des impôts fans mefure
qui dévoreroient le fruit de vos peines , des procès fans fin qui
confumeroient votre fonds. Faites en forte qu'en vivant juge-
ment vous n'ayez point à faire votre cour à des intendans k
leurs fubftituts , à des juges, à des prêtres, k des puifTans voi-
fms, \ des fripons de toute cfpece, toujours prêts à vous tour-
menter , a vous les négligez. Mettez- vous fur -tout îi l'abri des
vexations des grands & des riches ; fongez que par- tout leurs ter-
res peuvent confiner h la vigne de Naboth. Si votre malheur veut
qu'un homme en place acheté ou bâtifle une maifon près de vo-
tre chaumière, répondez- vous qu'il ne trouvera pas le moyen , fous
quelque prétexte, d'envahir votre héritage pour s'arrondir, ou
que vous ne verrez pas, dès demain peut-être, abforber toutes vos
refTources dans un large grand-chemin. Que fi vous vous confer-
vez du crédit pour parer à tous ces inconvéniens, autant vaut con-
ferver aullî vos richeflcs; car elles ne vous coûteront pas plus à
garder. La richefle & le crédit s'étayent mutuellement ; l'un fc
foutient toujours mal (ans l'autre.
J'AI plus d'expérience que vous, cher Emile; je vois mieux la
difficulté de votre projet. Il eft beau ; pourtant , il eft honnête :
il V)us rendroit heureux en efièt , efforçons- nous de l'exécuter.
J'ai une propofition à vous faire. Confierons les deux ans que nous
avons pris jufqu'à votre retour, à choifîr un afyle en Europe où
vous puiniez vivre heureux avec votre famille h l'abri de tous les
dangers dont je viens de vous parler. Si nous réufîîfTons, vous au-
rez trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant d'autres &
vous n'aurez pas regret à votre temps. Si nous ne réufTifTons pas,
vous ferez guéri d'une chimère; vous vous confolerez d'un malheur
inévitable, & vous vous foumettrez k la loi de la néceffité.
Je ne fais fi tous mes leâeurs appercevront jufqu'oîi va nous
smcner cette recherche ainfi propofée ; mais je fais bien que fi, au
^02 Traité
retour de fes voyages commencés & continués dans cette vue ;
Emile n'en revient pas verfé dans toutes les matières de gouver-
nement, de mœurs publiques, & de maximes d'état de toute ef-
pèce, il faut que lui ou moi foyons bien dépourvus, l'un d'intel-
ligence , & l'autre de jugement.
Le droit politique eft encore à naître , & il eft a préfuraer qu'il
ne naîtra jamais. Grotius , le maître de tous nos fdvans en cette
partie, n'eft qu'un enfant, &, qui pis eft , un enfant de mauvaife
foi. Quand j'entends élever Grotius jufqu'aux nues, & couvrir Hob-
bes d'exécration , je vois combien d'hommes fenfés lifent ou com-
prennent ces deux auteurs. La vérité eft que leurs principes font
exaftement femblables, ils ne diffèrent que par les exprefîions. Ils
diffèrent aufïï par la méthode. Hobbes s'appuye fur des fophifmes,
& Grotius fur des poètes : tout le refte leur eft commun.
Le feul moderne, en état de créer cette grande & inutile fcience,
eût été l'illuftre Montefquieu. Mais il n'eut garde de traiter des
principes du droit politique ; il fe content", de traiter du droit po-
fltif des gouvcrneraens établis ; & rien au monde n'eft plus diffé-
rent que ces deux études.
Celui pourtant qui veut juger fainement des gouvernemens
tels qu'ils exiftent , eft obligé de les réunir toutes deux ; il faut
favoir ce qui doit être, pour bien juger de ce qui eft. La plus
grande difficulté , pour éclaircir ces importantes matières , eft d'in-
téreffer un particulier à les difcuter, de répondre a ces deux quef-
tions : que m'importe, & qu'y puis -je faire ? Nous avons mis
notre Emile en état de fe répondre à toutes deux.
La deuxième difficulté vient des préjugés de l'enfance, des
maximes dans lefquelles on a été nourri, fur-tout de la partialité
des auteurs , qui , parlant toujours de la vérité dont ils ne fc fou-
cient guères, ne fongent qu'à leur intérêt dont ils ne parlent point.
Or, le peuple ne donne ni chiires, ni penfions , ni places d'Aca-
démies; qu'on juge comment fes droits doivent être établis par ces
gens-lu! J'ai fait en forte que cette difficulté fût encore nulle pour
Emile. A psine fait- il ce que c'eft que gouvernement; la feule
DE r È D U C A T J O N. 2o2
chofe qui lui importe eft de trouver le meilleur ; fon objet n'eft
point de faire des livres, & fi jamais il en fait, ce ne fera point
pour faire fa cour aux puiflances , mais pour établir les droits de
l'humanité.
Il refte une troifième difficulté plus fpécieufe que folide &
que je ne veux ni réloudre , ni propofer : il me fuffit qu'elle n'effraye
point mon zèle ; bien sûr qu'en des rechtrches de cette efpèce
de grands taiens font moins néteflaires qu'un fincère amour de la
juftice & un vrai relj cft pour la vérité. Si donc les matières de
gouvernement peuvent être équitabicment traitées, en voici félon
moi, le cas, ou jamais.
Avant d'obferver , il faut fe faire des règles pour fes obfèr-
vations : il faut fe taire une échelle pour y rapporter les nitfures
qu'on prend. Nos principes de droit politique font cette échelle-
nos mefures font les loix politiques de chaque pays.
Nos élémens feront clairs, fimples , pris immédiatement dam
la nature des chofes. lis fe formeront des queftions difcutécs en-
tre nous , & que nous ne convertirons en principes que quand
elles feront fufliiamment réfolues.
Par exemple, remontant d'abord ^ l'état de nature, nous exa-
minerons fi les hommes naifTcnt efclaves ou libres, affociés ou in-
dépendans î S'ils fe réunifTcnt volontairement ou pjr force ? Si ja-
mais la force qui les réunit peut former un droit permanent , par
lequ-l cette force antérieure oblige, même quand elle eft furmon-
tée par une autre; en forte que depuis la force du Roi Nembror
qui, dit-on , lui fournit les premiers peuples, toutes les autres
forces qui ont détruit celle- là foient devenues miques & ufurpa-
toires, & qu'il n'y ait plus de légitimes Rois que les dcfcen-
dans de Nembrot ou fes ayans-caule? Ou bien fi cette première
force venant à cefler , la foice qui lui fuccède oblige à fon tour
& détruit l'obligation de l'autre , en forte qu'on ne fojt obligé d'o-
btïr qu'autant qu'on tft foicé, & qu'on en foit difpenfé, fi - tôt
qu'on peut faire réliftancc : droit qui , ce femble , n'ajouteroir pas
grand-chofe à la force, & ne fcroit guères qu'un jeu de mots î
^o4 T R J 1 T É
Nous examinerons fi l'on ne peut pas dire que toute maladie
vient de Dieu , & s'il s'enfuit pour cela que ce foit un crime d'ap-
peller le médecin ?
Nous examinerons encore fi l'on eft obligé en confçîence de
donner fa bourfè k un bandit qui nous la demande fur le grand
chemin, quand même on pourroit la lui cacher > Car enfin, le pif-
tolet qu'il tient eft aulTî une puiflànce.
Si ce mot de puiflànce en cette occafion veut dire autre chofè
qu'une puiflànce légitime , & par conféquent foumife aux loix
dont elle tient fon être î
Supposé qu'on rejette ce droit de force , & qu'on admette ce-
lui de la nature, ou l'autorité paternelle comme principe des fo-
ciétés, nous rechercherons la mefure de cette autorité , comment
elle eft fondée dans la nature, & fi elle a d'autre raifon que l'utilité
de l'enfant, fa foiblefle , & l'amour naturel que le père a pour luiî
Si donc, la foiblefle de l'enfant venant k cefler , & ù raifon à mû-
rir, il ne devient pas feul juge naturel de ce qui convient à fa
confervation , par conféquent fon propre maître, & indépendant de
tout autre homme , même de fon père ? Car il eft encore plus sûr
que le fils s'aime lui-même, qu'il n'eft sûr que le père aime foa
fils.
Si , le père mort , les enfans font tenus d'obéir k leur aîné ou
k quelque autre qui n'aura pas pour eux l'attachement naturel d'un
père; & fi , de race en race, il y aura toujours un chef unique ,
auquel toute la famille foit tenue d'obéir? Auquel cas on chercheroit
comment l'autorité pourroit jamais être partagée , & de quel droit
il y auroit , fur la terre entière , plus d'un chef qui gouvernât le
genre humain ?
Supposé que les peuples fe fuflent formés par choix , nous dif-
tinguerons alors le droit, du fait ; & nous demanderons fi, s'é-
tantainfifoumis à leurs frères, oncles ou parens , non qu'ils y fufl!ènc
obligés , mais parce qu'ils l'ont bien voulu , cette forte de fociété
ne rentre pas toujours dans l'aflbciation libre & volontaire ?
Passant
DE V É D U C A T I O N. 305
Passant enfuite au droit d'efclavage, nous examinerons n un
homme peut légitimement s'aliéner à un autre , fans reftriâion ,
fans réferve, fans aucune efpèce de condition? C'eft - k-dire, s'il
peut renoncer k fa perfonne, à fa vie, à fa raifon, à fon moi, à
toute moralité dans fes allions , & cefTer, en un mot , d'exifter avant
fa mort, malgré la nature qui le charge immédiatement de fà
propre confervation , & malgré fa confcience & fa raifon qui lui
prefcrivent ce qu'il doit faire & ce dont il doit s'abftenir î
Que s'il y a quelque réferve, quelque reftriftion dans l'afle
d'efclavage, nous difcuterons fi cet aâe ne devient pas alors un vrai
contrat, dans lequel chacun des deux contraftans, n'ayant point,
en cette qualité, de fupérieur commun ( 41 ) , relîent leurs pro-
pres juges quant aux conditions du contrat, par conféquent libres
chacun dans cette partie , & maîtres de le rompre, il- tôt qu'ils
s'eftiment léfés ?
Que fî donc un efclave ne peut s'aliéner fans réferve k fon maî-
tre, comment un peuple peut-il s'aliéner fans réferve à fon chef?
Et fi l'efclave refle juge de l'obfervation du contrat par fon maitre,
comment le peuple ne reflera-t-il pas juge de l'obfervation du con-
trat par fon chef?
Forcés de revenir ainfi fur nos pas, & confidérant le fens de
ce mot coUeflif de peuple, nous chercherons fi, pour l'établir , il
ne faut pas un contrat, au moins tacite, antérieur a celui que nom
fuppofons ?
PuisqU'avant de s'élire un Roi, le peuple efl un peuple,
■qu'eft-ce qui l'a fait tel finon le contrat focial ? Le contrat focial
efl donc la bafe de toute fociété civile, 6: c'cfl dans la nature de
cet aâe qu'il faut chercher celle de la fociété qu'il forme.
Nous rechercherons quelle eft la teneur de ce contrat, & fi l'on
tie peut pas à-peu-près l'énoncer par Cîtte formule c C/'-j-nn âc rur.^
(41) S'ils en avoient Urt , ce Supérieur commun ne feioit autre que le Sou-
verain , & alors le droit d'efclavage fonde fur le droit de fouvcr-in. rJ i. < n
feroit pas le principe.
Traïti de. Vtduc. Tome IL Q q
3o6 Traité
met en commun fes Mens , fa perfonne, fa vie & toute fa puiffancs
fous la fupréme direclion de la volonté générale, & nous recevons en
corps chaque membre , comme partie indivifible du tout.
Ceci fuppofé; pour définir les termes dont nous avons befoin,
nous remarquerons qu'au lieu de la perfonne particulière de chaque
contraflant , cet afle d'aflbciation produit un corps moral & collec-
tif, compofé d'autant de membres que l'aflemblée a de voix.
Cette perfonne publique prend en général le nom de Corps politi-
que : lequel efl: appelle par fes membres Etat quand il eft paffif ,
Souverain quand il eft actif, Puijfance en le comparant k fes fem-
blables. A l'égard des membres eux-mêmes , ils prennent le nom
de Peuple coUeélivement , & s'appellent en particulier Citoyens ,
comme membres de la Cité, ou participans à l'autorité fouveraine;
& Sujets, comme foumis k la même autorité»
Nous remarquerons que cet afle d'alTociation , renferme un
engagement réciproque du public & des particuliers, & que chaque
individu, contraftant, pour ainfi dire, avec lui-même, fe trouve
engagé fous un double rapport; favoir, comme membre du fouve-
rain , envers les particuliers ; & comme membre d'état , envers le
fouveraia.
Nous remarquerons encore, que nul n'étant tenu aux engage-
mens qu'on n'a pris qu'avec foi, la délibération publique, qui peut
obliger tous les fujets envers le fouverain , à caufe des deux dif-
férens rapports fous lefqueis chacun d'eux eft enviftgé , ne peut
obliger l'état envers lui-même. Par où l'on voit qu'il n'y a ni ne
peut y avoir d'autre loi fondamentale , proprement dite, que le feul
pafte focial. Ce qui ne fîgnifie pas que le corps politique ne puifle,
à certains égards, s'engager envers autrui; car par rapport à l'é-
tranger, il devient alors un être fimple, un individu.
Les deux parties contraflantes , favoir , chaque particulier & le
public, n'ayant aucun fupérieur commun qui puifle juger leurs dif-
férends, nous examinerons fi chacun des deux refte le maître de
rompre le contrat quand il lui plaîc; c'eft-à-dire , d'y renoncer
pour fà part, fi-tôt qu'il fe croit léfé.
DE r Éducation. 507
Pour éclaircir cette queftion, nous obfervons que, félon le
pade focial , le fouverain ne pouvant agir que par des volontés
communes & générales, fes afles ne doivent de même avoir que
des objets généraux & communs; d'où il fuit qu'un particulier ne
fauroit être léfé direftement par le fouverain , qu'ils ne le foient
tous ; ce qui ne fe peut , puifque ce feroit vouloir fe faire du mal
à foi-même. Ainfi le contrat focial n'a Jamais befoin d'autre garant
que la force publique; parce que la léfion ne peut jamais venir
que des particuliers, & alors ils ne font pas pour cela libres de
leur engagement , mais punis de l'avoir violé.
Pour bien décider toutes les queftions femblables, nous au-
rons foin de nous rappeller toujours que le paâe focial eft d'une
nature particulière , & propre à lui feul , en ce que le peuple ne
con trafic qu'avec lui-même , c'eft-à-dire, le peuple en corps comme
fouverain , avec les particuliers comme fujets. Condition qui fait
tout l'artifice & le jeu de la machine politique, & qui feule rend
légitimes, raifonnables & fans danger, des engagemens qui fans
cela feroient abfurdes, tyranniques, 6c fujets aux plus énormes
sbu5.
Les particuliers ne s'étant foumis qu'au fouverain, & l'autorité
fouveraine n'étant autre chofe que la volonté générale, nous verrons
comment chaque homme obéiffànt au fouverain, n'obéit qu'à lui-
même, & comment on eft plus libre dans le pacte focial , que dans
l'état de la nature.
Après avoir fait la comparaifon de la liberté naturelle avec
la liberté civile quant aux perfonnes , nous ferons, quant aux
biens , celle du droit de propriété avec le droit de fouveraineté,
du domaine particuliar avec le domaine éminent. Si c'eft fur
le droit de propriété qu'eft fondée l'autorité fouveraine, ce droit
eft celui qu'elle doit le plus refpefler; il eft inviolable Se facré
pour elle, tant qu'il demeure un droit particulier & individuel:
lî-tôt qu'il eft confidéré comme commun a tous les citoyens,
il eft foumis k la volonté générale , 6c cette volonté peut l'a-
néantir. Ainfi le fouverain n'a nul droit de toucher au bien d'un
Qqij
3o8 1 R A I T È
particulier, ni de plufieurs ; mais il peut légitimement s'amparer
du bien de tous , comme cela fe fit k Sparte au temps de
Lycurgue : au lieu que l'abolition des dettes par Solon , fut ua
ade illégitime.
Puisque rien n'oblige les fujets que la volonté générale, nous
rechercherons comment fe manifefte cette volonté, h quels fl-
gnes on eft sûr de la reconnoître, ce que c'eft qu'une loi, &
quels font les vrais caraftères de la loi ? Ce fujet eft tout neuf:
la définition de la loi eft encore à faire^
A l'inftant que le peuple confidère en particulier un ou plu-
fieurs de fes membres , le peuple fe divife. Il fe forme entre le
tout & fa partie, une relation qui en fait deux êtres féparés ,
dont la partie eft l'un , & le tout moins cette partie eft l'autre.
Mais le tout moins une partie n'eft pas le tout ; tant que ce
rapport fubfifte, il n'y a donc plus de tout, mais deux parties
inégales.
Au contraire , quand tout le peuple ftatue fur tout le peu-
ple, il ne confidère que lui-même, & s*il fe forme un rapport^
c'eft de l'objet entier fous un point de vue à l'objet entier fous
un autre point de vue, fans aucune divifion du tout. Alors l'ob-
jet fur lequel on ftatue eft général , & la volonté qui ftatue eft
auflî générale. _^Nous examinerons s'il y a quelque autre efpèce
d'afle qui puilTe porter le nom de loi.
Si le fouverain ne peut parler que par des loix, & fi la loi
ne peut jamais avoir qu'un objet général & relatif également à
tous les membres de l'État, il s'enfuit que le fouverain n'a ja-
mais le pouvoir de rien ftatuer fur un objet particulier; & com-
me il importe cependant à la confervation de l'état, qu'il foit
aufli décidé des chofes particulières » nous rechercherons com-
ment cela fe peut faire^
Lks acles du fouverain ne peuvent être que des afles de vo-
lonté générale , des loix; il faut enfuite des actes déterminans,
des ades de force ou de gouvernement pour l'exécution de ces
înéxnes loix , & ceux-ci, au contraire, ne peuvent avoir que
DE r Éducation. 309
des objets particuliers. Ainfi l'acte par lequel le fouverain ftatue
qu'on élira un chef, cft une loi, & l'aâe par lequel on élit ce
chef en exécution de la loi, n'cft qu'un afle de gouvernement.
Voici donc un troifiéme rapport fous lequel le peuple afTem-
blé peut être confidéré ; favoir, comme magifirat ou exécuteur
de la loi qu'il a portée comme fouverain ( 43 ).
Nous examinerons s'il eft poflîble que le peuple fe dépouille
de fon droit de fouveraineté pour en revêtir un homme ou plu-
fleurs j car l'ade d'éleflion n'étant pas une loi, 6c dans cet afle
le peuple n'étant pas fouverain lui-même, on ne voit point
comment alors il peut transférer un droit qu'il n'a pas.
L'essence de la fouveraineté confiftant dans la volonté gé-
nérale , on ne voit point non plus comment on peut s'afTurer
qu'une volonté particulière fera toujours d'accord avec cette vo-
lonté générale. On doit bien plutôt préfumer qu'elle y fera fou-
vent contraire; car l'intérêt privé tend toujours aux préférences ,
& l'intérêt public à l'égalité ; & quand cet accord feroit polTi-
ble, il fuffiroit qu'il ne fut pas néceiïaire & indeftruâible pour
que le droit fouverain n'en pût réfulter.
Nous rechercherons fi , fans violer le paâe focial , les chefs
du peuple, fous quelque nom qu'il foient élus, peuvent jamais
être autre chofe que les officiers du peuple , auxquels il ordonne
de faire exécuter les loix ? Si ces chefs ne lui doivent pas compte
de leur adminiflration, & ne font pas fournis eux-mêmes aux
loix qu'ils font chargés de faire obferver ?
Si le peuple ne peut aliéner fon droit fuprême, peut -il le
confier pour un temps ? S'il ne peut fe donner un maître ,
peut- il fe donner des repréfentans î Cette qucftion eft impor-
tante & mérite difcuflîon.
(43) Ces qucflions & propofitions confultcr mes forces, & abandonné
font 11 plupart extraites du traité nu depuis long -temps. Le petit traité
Contrat Social , extrait lui-mcme que j'en ai détache, & dont c'cft ici
-d'.un plus grand ouvrage entrepris fans Je foramairc, fera publié - piri-
jio Traité
Si le peuple ne peut avoir ni fouverain ni repréfentans , nous
examinerons comment il peut porter fes loix lui-même; s'il
doit avoir beaucoup de loix, s'il doit les changer fouventi *''
eft aifé qu'un grand peuple foit fon propre législateur?
Si le peuple Romain n'étoit pas un grand peuple }
S'il eft bon qu'il ait de grands peuples?
Il fuit des confidérations précédentes, qu'il y a dans l'état un
corps intermédiaire entre les fujets & le fouverain ; & ce corps in-
termédiaire, formé d'un ou de plufieurs membres, eft chargé de
l'adminiftration publique, de l'exécution des loix, & du maintien
de la liberté civile & politique.
Les membres de ce corps s'appellent Magljlrats ou Rois , c'eft-
à-dire. Gouverneurs, Le corps entier confidéré par les hommes
qui le compofent s'appelle Prince, & confidéré par fon adion , il
s'appelle Gouvernement.
Si nous confidérons l'aâion du corps entier agiflant fur lui-mê-
me , c'eft-à-dire , le rapport du tout au tout, ou du fouverain à
l'état , nous pouvons comparer ce rapport à celui des extrêmes
d'une proportion continue , dont le gouvernement donne le moyen
terme. Le magiftrat reçoit du fouverain les ordres qu'il donne au
peuple ; & tout compenfé , fon produit ou fa puiflance eft au même
degré que le produit ou la puiflance des citoyens, qui font fujets
d'un côté, & fouverain de l'autre. On ne fauroit altérer aucun des
trois termes fans rompre k l'inftant la proportion. Si le fouverain
veut gouverner , ou fi le prince veut donner des loix , ou fi le fu-
jet refufe d'obéir, le défordre fuccède k la règle, & l'état diflbut,
tombe dans le defpotifme ou dans l'anarchie.
Supposons que l'état foit compofé de dix mille citoyens. Le
fouverain ne peut être confidéré que colleélivement & en corps ;
mais chaque particulier a, comme fujet, une exiftence individuelle
fie indépendante, Ainfi le fouverain eft au fujet comme dix mille
k un : c'cft-k-dire, que chaque membre de l'ét.u n'a pour ù part
que la dix-millième partie de l'autorité fouveraine, quoiqu'il lui
DE L' Ê D U C 'A T I O N. 3 1 1
lôit (bumis tout entier. Que le peuple foit compofé de cent mille
hommes; l'état des fujets ne change pas , & chacun porte toujours
tout l'empire des loix , tandis que fon fuffrage réduit h un cent-
millième, a dix fois moins d'influence dans leur rédaâion. Ainfi
le fujet reftant toujours un , le rapport du fouverain augmente en
raifon du nombre des citoyens. D'où il fuit, que plus l'état s'a-
grandit , plus la liberté diminue.
Or , moins les volontés particulières fe rapportent à la volonté
générale , c'eft-à-dire, les mœurs aux loix , plus la force réprimante
doit augmenter. D'un autre côté, la grandeur de l'état donnant
aux dépofitaires de l'autorité publique, plus de tentations & de
moyens d'en abufer ; plus le gouvernement a de force pour conte-
nir le peuple, plus le fouverain doit en avoir, à fon tour, pour con-
tenir le gouvernement.
Il fuit de ce double rapport que la proportion continue entre
le fouverain, le prince & le peuple n'eu point une idée arbitraire,
mais une conféquence de la nature de l'état. Il fuit encore que
l'un des extrêmes, favoir le peuple, étant fixe, toutes les fois que
la raifon doublée augmente ou diminue , la raifon fimple augmente
ou diminue à fon tour , ce qui ne peut fe faire fans que le moyen
terme change autant de fois. D'où nous pouvons tirer cette con-
féquence , qu'il n'y a pas une conftitution de gouvernement uni-
que & abfolue ; mais qu'il doit y avoir autant de gouvernemens
différcns en nature , qu'il y a d'états différens en grandeur.
Si, plus le peuple eft nombreux, moins les mœurs fe rappor-
tent aux loix, nous examinerons fi , par une analogie aflez éviden-
te, on ne peut pas dire aufTi que plus les magiftrats font nombreux ,
plus le gouvernement eft foible?
Pour éclaircir cette maxime, nous diftinguerons dans Ta p;r-
fonne de chaque magiflr.it trois volontés enènticllement différen-
tes. Premièrement, la volonté propre de l'individu qui ne tend
qu'i fon avantage particulier : fecondement, la volonté commune
des magiftrats, qui fe rapporte uniquement au profit du prince ;
volonté qu'on peut appeller volonté de corps, laquelle cfl générale
$
r« .!3r it 2 7 T ^
par rapport au gouvernement, & particulière par rapport a l'état
dont le gouvernement fait partie : en troifième lieu , la volonté du
peuple ou la volonté fouveraine , laquelle eft générale , tant par
rapport à l'état confîdéré comme le tout, que par rapport au gou-
vernement confidéré comme partie du tout. Dans une législation
parfaite , la volonté particulière & individuelle doit être prefque nulle ,
la volonté de corps propre au gouvernement très- fubordonnée, & par
canféquent la volonté générale &: fouveraine eft la règle de toutes
les autres. Au contraire, félon l'ordre naturel , ces différentes vo-
lontés deviennent plus aflives h mefure qu'elles fe concentrent ; la
volonté générale eft toujours la plus foible ; la volonté de corps a
le fécond rang, & la volonté particulière eft préférée à tout : en
forte que chacun eft premicrement foi-méme , & puis magiftrat ,
& puis citoyen. Gradation direétement oppofée k celle qu'exige
l'ordre focial.
Cela pofé, nous fuppoferons le gouvernement entre les mains
d'un feul homme. Voilk la volonté particulière & la volonté de
corps parfaitement réunies , & par conféquent celle-ci au plus haut
degré d'intenfité qu'elle puiffe avoir. Or, comme c'eft de ce de-
gré que dépend l'ufage de la force , & que la force abfolue du gou-
vernement étant toujours celle du peuple, ne varie point; il s'en-
fuit que le plus aftif des gouvernemens eft celui d'un feul.
Au contraire, unifTons le gouvernement à l'autorité fupréme :
faifons le prince du fouverain, & des citoyens autant de magiftrats.
Alors la volonté de corps parfaitement confondue avec la volonté
générale, n'aura pas plus d'aélivité qu'elle, & laiiïèra la volonté
particulière dans toute fa force. Ainfi le gouvernement, toujours
avec la même force abfolue, fera dans fon minimum d'adlivité.
Ces règles font inconteftabîes, & d'auttes confidérations fer-
vent h les confirmer. On voit , par exemple , que les magiftrats font
plus adifs dans leur corps que le citoyen n'eft dans le fîen , & que
par conféquent la volonté particulière y a beaucoup plus d'influen-
ce. Car chaque magiftrat eft prefque toujours chargé de quelque
icnélion particulière de gouvernement; au lieu que chaque citoyen
pris
DE L'Éducation. 313
pris h part, n'a aucune fonflion de la fouverairieté. D'ailleurs plus
l'état s'e'tend, plus fa force réelle augmente , quoiqu'elle n'au-
gmente pas en raifon de fon étendue : mais l'état rt/lant le mê-
me, les magiftrats ont beau fe multiplier, le gouvernement n'en
acquiert pas une plus grande force réslle , parce qu'il eft dé-
pofîtaire de celle de l'état que nous fuppofons toujours égale.
Ainfi par cette pluralité l'aflivité du gouvernement diminue fan*
que fa force puifTe augmenter.
Après avoir trouvé que le gouvernement fe relâche k mefure
que les magiftrats fe multiplient , & que , plus le peuple eft
nombreux, plus la force réprimante du gouvernement doit au-
gmenter, nous conclurons que le rapport des magiftrats au gou-
vernement doit être inverfè de celui des fujets au fouverain :
c'eft-à-dire, que plus l'état s'agrandit, plus le gouvernement
doit fe refferrer, tellement que le nombre des chefs diminue
en raifon de l'augmentation du peuple.
Pour fixer enfuite cette diverfité de formes fous des déno-
minations plus précifes, nous remarquerons en premier lieu que
le fouverain peut commettre le dépôt du gouvernement à tout
le peuple ou h la plus grande partie du peuple, en forte qu'il
y ait plus de citoyens magiftrats que de citoyens fîmples par-
ticuliers. On donne le nom de démocratie à cette forme de
gouvernement.
Ou bien il peut refTerrer le gouvernement entre les mains
d'un moindre nombre , en forte qu'il y ait plus de fîmples ci-
toyens que de magiftrats, & cette forme porte le nom d'arif-
tocratie.
Enfin , il peut concentrer tout le gouvernement entre les
mains d'un magiflrat unique. Cette troiiieme forme eft la plus
commune, & s'appelle monarchie ou gouvernement royal.
Nous remarquerons que toutes ces formes , ou du moins Icj
deux premières, font fufceptibles de plus & de moins, & ont
même une afTez grande latitude. Car la démocratie peut cra-
Traitc de FEduc. Tome II. Rr
314 Traité
brafler tout le peuple , ou fe reflerrer jufqu'k la moitié. L'arif-
tocratie, à fon tour , peut de la moitié du peuple fe reflerrer in-
déterminément jufqu'aux plus petits nombres : la royauté même
admet quelquefois un partage , foit entre le père & le fils , foie
entre deux frères, foit autrement. Il y avoit toujours deux Rois
à Sparte , & l'on a vu dans l'Empire Romain jufqu'k huit Empe-
reurs h la fois , fans qu'on pût dire que l'Empire fût divifé. Il y
a un point où chaque forme de gouvernement fe confond avec la
fuivante ; & fous trois dénominations fpécifiques le gouvernement
cft réellement capable d'autant de formes que l'état a de citoyens.
Il y a plus ; chacun de ces gouvernemens pouvant , à certains
égards, fe fubdivifer en diverfes parties, l'une adminiftrée d'une
manière, & l'autre d'une autre , il peut réfulter de ces trois for-
mes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune eft
multipliable par toutes les formes fimples.
On a de tout temps beaucoup difputé fur la meilleure forme de
gouvernement , fans conlidérer que chacune eft la meilleure en cer-
tains cas , & la pire en d'autres. Pour nous, fi dans les différens
états le nombre des magiftrats (44 ) doit être inverfe de celui des
citoyens , nous conclurons qu'en général le gouvernement démo-
cratique convient aux petits états, l'ariftocratique aux médiocres,
& le monarchique aux grands.
C'est par le fil de ces recherches , que nous parviendrons k fa-
voir quels font les devoirs & les droits des citoyens, & fi l'on peut
féparer les uns des autres ? Ce que c'eft que la patrie ; en quoi pré-
cifément elle confifte, & à quoi chacun peut connoître s'il a une
patrie ou s'il n'en a point?
Après avoir ainfi confidéré chaque efpèce de fociété civile en
elle-même, nous les comparerons pour en obferver les divers rap-
ports : les unes grandes, les autres petites ; les unes fortes , les au-
tres foibles ; s'attaquant, s'offenfant, s'entre-décruifant , &, dans
[44] On fe fouviendra que je n'entends parler ici que de magiftrats fu-
j>réniesou chefs de la nation j les auues n'étant que leurs fubflituts en telle
ou telle partie.
DE V ÉDUCATION. 315
cette a£^i on & réaction continuelle, faifant plus de mtférables , fie
coûtant la vie à plus d'hommes , que s'ils avoient tous gardé leur
première liberté. Nous examinerons fi l'on n'en a pas fait trop ou
trop peu dans l'iîiftiturion fociale. Si les individus fournis aux loix
& aux hommes, tandis que les fociétés gardent entr'eiles l'indé-
pendance de la nature, ne reftent pas expofés aux maux des deux
états , fans en avoir les avantages, & s'il ne vaudroit pas mieux
qu'il n'y eût point de fociété civile au monde, que d'y en avoir
plufieurs? N'eft-ce pas cet état mixte qui participe à tous deux,
& n'afTure ni l'un ni l'autre, per quem neutriim licet , nec tanquam
in hdlo paratum ejfe , nec tanquam in pace fccurum ? N'cfl-ce pas
cette aflbciation partielle & imparfaite, qui produit la tyrannie fie
la guerre ? Et la tyrannie & la guerre ne font- elles pas les plus
grands fléaux de l'humanité ?
Nous examinerons enfin l'efpèce de remèdes qu'on a cherchés
à ces inconvéniens, p^ les ligues &c confédérations , qui , laifTant
chaque état fon maître au-dedans, l'arme au-dehors contre tout
agrefTeur injufte. Nous rechercherons comment on peut établir
une bonne afTociation fédérative, ce qui peut la rendre durable,
& jufqu'à quel point on peut étendre le droit de la confédération,
fans nuire k celui de la fouveraineté.
L'Abbé de S. Pierre avoit propofé une afTociation de tous les
états de l'Europe, pour maintenir entr'eux une paix perpétuelle.
Cette afTociation étoit-elle praticable, &, fuppofant qu'elle eût été
établie, étoit-il à préfumer qu'elle eût duré (4'5 )? Ces recher-
ches nous mènent direftement à routes les queftions de droit pu-
blic, qui peuvent achever d'éclaircir celles du droit politique.
Enfin , nous poferons les vrais principes du droit de la guerre
&: nous examinerons pourquoi Grotius tSc les autres n'en ont donné
que de faux.
[4T] Depuis que j'ccrivois ceci, paru folides , fe trouveront d.inç la
les raifons pour ont été expofées Recueil de mes écrits h la fuite de ce
dans l'extrait de ce projet j le-; raifons tncme extrait.
CONTRE , du moins celles qui m'ont
Rr il
316
Traité
Jh ne fèrois pas étonné qu'au milieu de tous nos raifonnemens,
mon jeune homme, qui a du bon fens, me dît en m'interrora-
pant : on diroit que nous bâtiiïbns notre édifice avec du bois , &
non pas avec des hommes , tant nous alignons exadement chaque
pièce k la règle . . . Il eft vrai , mon ami , mais fongez que le droit
ne fe plie point aux paffions des hommes , & qu'il s'agiflbit etnre
nous d'établir d'abord les vrais principes du droit politique. A
préfent que nos fondemens font pofés , venez examiner ce que les
hommes ont bâti defllis , & vous verrez de belles chofes!
Alors je lui fais lire Télémaque, & pourfuivre fa route : nous
cherchons l'heureufe Salente, & le bon Idoménée rendu fage h
force de malheurs. Chemin faifant nous trouvons beaucoup de
Protéfilas , & point de Philoclès ; Adrafle, Roi des Dauniens,
n'eft pas non plus introuvable. Mais laiflbns les ledeurs imaginer
nos voyages, ou les faire h notre place un Télémaque à la main,
& ne leur fuggérons point des applications- affligeantes , que l'au-
teur même écarte , ou fait malgré lui.
Au refte, Emile n'étant pas Roi, ni moi Dieu, nous ne nous
tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque & Mentor,
dans le bien qu'ils faifoient aux hommes : perfonne ne fait mieux
que nous fe tenir h là place, & ne defire moins d'en fortir. Nous
favons que la même tâche eft donnée k tous , que quiconque aime
le bien de tout fon cteur , & le fait de tout fon pouvoir , l'a rem-
plie. Nous favons que Télémaque & Mentor font des chimères. Emile
ne voyage pas en homme oifif, & fait plus de bien que s'il étoit
prince. Si nous étions Rois, nous ne ferions plus bienfaifans ; fi
nous étions Rois & bienfaifans, nous ferions fans le favoir mille
maux réels pour un bien apparent que nous croirions faire ; fi nous
étions Rois & (âges , le premier bien que nous voudrions faire à
nous-mêmes & aux autres, feroit d'abdiquer la royauté , & de
redevenir ce que nous fommes.
J'ai dit ce qui rend les voyages infruélueux k tout le monde.
Ce qui les rend encore plus infruftueux à la jeuneffe, c'eft la ma-
nière dont on les lui fait faire. Les gouverneurs , plus curieux de
leur amufement que de fon inftruêlion , la mènent de ville en villC;^
DE r ÉDUCATION. 317
I3e palais en palais, de cercle en cercle, ou, s'ils font favans & gens
de lettres, ils lui font paffer fon temps à courir des bibliothèques,
îl vifiter des antiquaires, à fouiller de vieux monumens, à tranf-
crire de vieilles infcriptions. Dans chaque pays ils s'occupent d'un
autre fiècle; c'cft comme s'ils s'occupoient d'un autre pays, en forte
qu'après avoir, à grand frais, parcouru l'Europe, livrés aux fri-
volités ou k l'ennui, ils reviennent fans avoir rien vu de ce qui
peut les intérefler, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.
TouTiS les capitales fe refTemblent; tous les peuples s'y mê-
lent, toutes" les mœurs s'y confondent; ce n'eft pas l'a qu'il faut
aller étudier les nations. Paris & Londres ne font à mes yeux que
la même ville. Leurs habitans ont quelques préjugés différens ,
mais ils n'en ont pas moins les uns que les autres, & toutes leurs
maximes pratiques font les mêmes. On fait quelles efpèces d'hom-
mes doivent fe raffembler dans les cours. On fait quelles mœurs
l'entaflement du peuple & l'inégalité des fortunes doit par- tout pro-
duire. Si-tôt qu'on me parle d'une ville compofée de deux cens
mille âmes, je fais d'avance comment on y vit. Ce que je faurois
déplus fur les lieux, ne vaut pas la peine d'aller l'apprendre,
C'EST dans les provinces reculées , où il y a moins de mou-
vemens, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les
habitans fe déplacent moins, changent moins de fortune & d'état,
qu'il faut aller étudier le génie fie les mœurs d'une nation. Voyez
en pafTant la capitale , mais allez obfèrver au loin le pays. Les
François ne font pas à Paris , ils font en Touraine;Ies Anglois font
plus Anglois en Mercie ,qu'à Londres, & les Efpagnols plus Espa-
gnols en Gîlice, qu'à Madrid. C'cft k ces grandes diftances qu'un
peuple fe caraé^érife, & fe montre tel qu'il eft fnns mélange : c'efl-
ïi que les bons & les mauvais efftts du gouvernement fe font mieux
fentir; comme au bout d'un plus grand rayon la mefure des arcs
cft plus cxafle.
Lhs rapports néceffaires des mœurs au gouvernement ont été fi
bien expofés dans le livre de l'Efprit des Loix , qu'on ne peut mieux
faire que de recourir k cet ouvrage pour étudier c&s rapports. Mais
3i8
Traité
en général , H y a deux règles faciles & fimples, pour juger de la
bonté relative des gouvernemens. L'une eft la population. Dans
tout pays qui fe dépeuple , l'état tend à fa ruine ; & le pays qui
peuple le plus, fût-il le plus pauvre, eft infailliblement le mieux
gouverné.
Mais il faut pour cela, que cette population foit un efFet na-
turel du gouvernement & des mœurs; car fi elle fe faifoit par des
colonies , ou par d'autres voies accidentelles & pafTagères , alors
elles prouveroient le mal par le remède. Quand Augufte porta des
ioix contre le célibat , ces loix montroient déjà le déclm de l'Em-
pire Romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les ci-
toyens à fe marier, &non pas que la loi les y contraigne: il ne faut
pas examiner ce qui fe fait par force , car la loi qui combat la conf-
titution , s'élude & devient vaine ; mais ce qui fe fait par l'in-
fluence des mœurs & par la pente naturelle du gouvernement , car
ces moyens ont feuls un effet conftant. C'étoit la politique du bon
Abbé de S. Pierre , de chercher toujours un petit remède à cha-
que mal particulier , au lieu de remonter h leur fource commune ,
& de voir qu'on ne les pouvoit guérir que tous à la fois. Il ne s'agit
pas de traiter féparément chaque ulcère qui vient fur le corps d'un
malade, mais d'épurer la maiïè du fang qui les produit tous. Oq
dit qu'il y a des prix en Angleterre pour l'agriculture; je n'ea
veux pas d'avantage : cela feul me prouve qu'elle n'y brillera pas
long-temps.
La féconde marque de la bonté relative du gouvernement & des
loix, fe tire aufîî de la population, mais d'une autre manière ; c'eft-
a-dire, de fa diftribution, & non pas de fa quantité. Deux états
égaux en grandeur & en nombre d'hommes peuvent être fort iné-
gaux en force; & le plus puiflànt des deux , eft toujours celui
dont les habitans font le plus également répandus fur le territoire :
celui qui n'a pas de fi grandes villes, & qui par conféquent brille
le moins, battra toujours l'autre. Ce font les grandes villes quiépui-
fent un état & font fa foibieffe : la richeffe qu'elles produifent, eft
une richeffe apparente & iilufoire : c'eft beaucoup d'argent & peu
d'eiTet. On dit que la ville de Paris vaut une Province au Roi de
DE r E D V C A T 1 O N. 319
France; moi je crois qu'elle lui en coûte plufieurs , que c'eft à
plus d'un égard que Paris eft nourri par les Provinces , & que la
plupart de leurs revenus fe verfent dans cette ville & y reftent ,
fans jamais retourner au peuple ni au Roi. Il eft inconcevable que,
dans ce fiècle de calculateurs , il n'y en ait pas un qui fâche voir
que la France feroit beaucoup plus puiiïante , fi Paris étoit anéan-
ti. Non-feulement le peuple mal diftribué n'eft pas avantageux h
l'état ; mais il eft plus ruineux que la dépopulation même , en ce
que la dépopulation ne donne qu'un produit nul, & que la confom-
mation mal entendue donne un produit négatif. Quand j'entends
un François & un Anglois, tout fiers de la grandeur de leurs ca-
pitales, difputer entr'eux , lequel de Paris ou de Londres contient
le plus d'habitans , c'eft pour moi comme s'ils difputoient enfem-
ble , lequel des deux peuples a l'honneur d'être le plus mal gou-
verné.
Étudiez un peuple hors de fes villes; ce n'eft qu'ainfi que
vous le connoîtrez. Ce n'eft rien de voir la forme apparente d'un
gouvernement, fardée par l'appareil de l'adminiftration !c par le
jargon des adminiftrateurs , fi l'on n'en étudie auffi la nature par
les effets qu'il produit fur le peuple , & dans tous les degrés de
l'adminiftration. La différence de la forme au fond fe trouvant par-
tagée entre tous ces degrés , ce n'eft qu'en les embraffant tous,
que l'on connoît cette différence. Dans tel pays , c'eft par les ma-
nœuvres des fubdélégués qu'on commence à fentir l'efprit du mi-
niftère ; dans tel autre, il faut voir élire les membres du Parle-
ment , pour juger s'il eft vrai que la nation foit libre; dans quel-
que pays que ce foit, il eft impoftîble que qui n'a vu que les vil-
les , connoifls le gouvernement, attendu que l'efprit n'en tft jamais
le même , pour la ville & pour la campagne. Or , c'eft la campa-
gne qui fait le pays , &c. c'eft le peuple de la campagne qui fait la
nation.
Cette étude des divers peuples dans leurs provinces reculées,
& dans la fimplicité de leur génie originel, donne une oblèrvation
générale bien favorable à mon épigraphe, & bien confolante pour
le cœur humain. C'eft que toutes les nations ainfi obfervées pa-:
320 T R Al T È
roifTent en valoir beaucoup mieux ; plus elles fe rapprochent de ï*
nature, plus la bonté domine dans leur caraâère : ce n'eft qu'en
fe renfermant dans les villes, ce n'eft qu'en s'altérant à force de
culture qu'elles fe dépravent, & qu'elles changent en vices agréa-
bles & pernicieux , quelques défauts plus groiïiers que malfaifans.
De cette obfervation, réfulte un nouvel avantage dans la manière
de voyager que je propofe, en ce que les jeunes gens, féjournant
peu dans les grandes villes où règne une horrible corruption , font
moins expofés à la contracter , & conlèrvent parmi des hommes
plus fimples, & dans des fociétës moins nombreufes , un jugement
plus sûr, un goût plus fain, des mœurs plus honnêtes. Mais au
refte , cette contagion n'eft guères à craindre pour mon Emile ; il
a tout ce qu'il faut pour s'en garantir. Parmi toutes les précautions
que j'ai prifes pour cela, je compte pour beaucoup l'attachement
qu'il a dans le cœur.
On ne fait plus ce que peut le véritable amour fur les inclina-
tions des jeunes gens, parce que ne le connoiflant pas mieux qu'eux,
ceux qui les gouvernent les en détournent. Il faut pourtant qu'un
îeune homme aime ou qu'il foit débauché. Il eft aifé d'en impo-
fer par les apparences. On me citera mille jeunes gens qui , dit-on,
vivent fort chaftement fans amour ; mais qu'on me cite un hom-
me fait, un véritable homme qui dife avoir ainli palTé fa jeunefle,
& qui foit de bonne foi. Dans toutes les vertus , dans tous les de-
voirs on ne cherche que l'apparence; moi je cherche la réalité; &
je fuis trompé, s'il y a, pour y parvenir, d'autres moyens que
ceux que je donne.
L'idée de rendre Emile amoureux avant de le faire voyager,
n'eft pas de mon invention. Voici le trait qui me l'a fuggérée.
J'ÉTOIS k Venife , en vifite chez le gouverneur d'un jeune
Anglois. C'étoit en hiver, nous étions autour du feu. Le gouver-
neur reçoit fes lettres de la pofte. Il les lit, & puis en relit une
tout haut a fon élevé. Elle étoit en Anglois : je n'y compris rien;
mais durant la lefture , je vis le jeune homme déchirer de très-
belles manchettes de point qu'il portoit, & les jctter au feu l'une
après
DE L' É D U C A T I O N.
321
après l'autre, le plus doucement qu'il put, afin qu'on ne s'en ap-
perçût pas : furpris de ce caprice , je le regarde au vifage & crois
y voir de l'émotion; mais les lignes extérieurs des paflions, quoi-
qu'aflez femblables chez tous les hommes , ont des différences
nationales , fur lefquelles il eft facile de fe tromper. Les peuples
ont divers langages fi;r le vifage auffi-bien que dans la bouche.
J'attends la fin de la leflure, & puis montrant au gouverneur lei
poignets nuds de fon élevé, qu'il cachoit pourtant de fon mieux,
je lui dis; peut-on favoir ce que cela fignifie ?
Le gouverneur, voyant ce qui s'étoit paflTé, fe mit à rire, em-
brafl~a fon élevé d'un air de fatisfaâion , & , après avoir obtenu fon
confentement, il me donna l'explication que je fouhaitois.
Les manchettes, me dit-il, que M. John vient de déchirer*
font un préfent qu'une Dame de cette ville lui a fait, il n'y a pas
long-temps. Or, vous faurez que M. John eft promis dans fon
pays à une jeune Demoifelle pour laquelle il a beaucoup d'amour,
& qui en mérite encore d'avantage. Cette lettre eft de la mère de
fa maîtreffe, & je vais vous en traduire l'endroit qui a caufé le dé-
gât dont vous avez été le témoin.
» Luci ne quitte point les manchettes de Lord John. Mi.TBetti
» Roldham vint hier pafTer l'après-midi avec elle, &c voulut a toute
» force travailler à fon ouvrage. Sachant que Luci s'étoit levée
» aujourd'hui plutôt qu'à l'ordinaire, j'ai voulu voir ce qu'elle
)■> faifoir, & je l'ai trouvé occupée à défaire tout ce qu'avoit fait
» hierMifTBctti. Elle ne veut pas qu'il y ait, dans fon préfent, un
» feul point d'une autre main que la fiennc.
M. John fortit un moment après pour prendre d'autres man-
chettes, & je dis à fon gouverneur; vous avez un éîeve d'un ex-
cellent naturel, mais parlez-moi vrai. La lettre de la mère de Mi fT
Luci, n'eft-elle point arrangée? N'eft-ce point un expédient de
votre façon contre la Dame aux manchettes? Non, me dit- il, la
chofe c([ réelle; je n'ai pas mis tant d'art k mes foins; j'y ai mis
de la lîmplicité, du zèle , & Dieu a béni mon travail.
Traité Je rÈduc. Tome IL Sf
322 Traité
Le trait de ce jeune homme n'eft point forti de ma mémoire;
il n'étoit pas propre à ne rien produire dans la tête d'un rêveur
comme moi.
Il efl temps de finir. Ramenons Lord John k MifT Luci , c'eft-
à-dire, Emile h Sophie. Il lui rapporte, avec un cœur non moins
tendre qu'avant fon départ, un efprit plus éclairé, & il rapporte
dans fon pays l'avantage d'avoir connu les gouvernemens par tous
leurs vices , & les peuples par toutes leurs vertus. J'ai même pris
foin qu'il fe liât dans chaque nation avec quelque homme de mé-
rite par un traité d'hofpitalité à la manière des anciens , & je ne
ferai pas fâché qu'il cultive ces connoiflances par un commerce de
lettres. Outre qu'il peut être utile Se qu'il eft toujours agréable
d'avoir des correfpondances dans les pays éloignés , c'efl une ex-
cellente précaution contre l'empire des préjugés nationaux , qui,
nous attaquant toute la vie , ont tôt ou tard quelque prife fur nous.
Rien n'eft plus propre k leur ôter cette prifè que le commerce dé-
fintérelTé de gens fenfés qu'on eflime , lefquels n'ayant point ces
préjugés & les combattant par les leurs, nous donnent les moyens
d'oppofer fans cefTe les uns aux autres , & de nous garantir ainfî
de tous. Ce n'eft point la même chofè de commencer avec les
étrangers chez nous ou chez eux. Dans le premier cas, ils ont tou-
jours, pour le pays où ils vivent, un ménagement qui leur fait dé-
guifer ce qu'ils en penfent ou qui leur en fait penfer favorablement,
tandis qu'ils y font : de retour chez eux, ils en rabattent & ne font
que juftes. Je ferois bien aife que l'étranger que jeconfuite, eût
vu mon pays , mais je ne lui en demanderai fon avis que dons le ficn.
'D E r Éducation.
3*J
i/aPrÈS avoir prefque employé deux ans h parcourir quelques-
uns des grands états de l'Europe & beaucoup plus des petits;
après en avoir appris les deux ou trois principales langues ; après
y avoir vu ce qu'il y a de vraiment curieux , foit en hiftoire
naturelle, foit en gouvernement, foit en arts, foit en hommes,
Emile dévoré d'impatience m'avertit que notre terme approche.
Alors je lui dis : Hé ! bien, mon ami, vous vous fouvenez du
principal objet de nos voyages ; vous avez vu , vous avez obfervé.
Quel eft enfin le réfultat de vos obfervations ? A quoi vous
fixez-vous ? Ou je me fuis trompé dans ma méthode , ou il doit
me répondre à- peu-près ainfi :
» A quoi je me fixe ? A refter tel que vous m'avez fait ûre
» & k n'ajouter volontairement aucune autre chaîne h celle dont
j» me chargent la nature & les loix. Plus j'examine l'ouvrage dea
I) hommes dans leurs inftitutions, plus je vois qu'à force de vou-
» loir être indépendans ils fe font efclaves , & qu'ils ufent leur
» liberté même en vains efforts pour l'aflurer. Pour ne pas céder
» au torrent des chofes, ils fe font mille attachemens ; puis, fi-
» tôt qu'ils veulent faire un pas , ils ne peuvent, & font étonnés
» de tenir à tout. Il me femble que, pour fe rendre libre, on
» n'a rien k faire ; il fuffit de ne pas vouloir celTer de l'être.
» C'eft vous , ô mon maître , qui m'avez fait libre en m'ap-
» prenant k céder h la néceflîté. Qu'elle vienne quand il lui plaît,
>3 je m'y hiiïe entraîner fans contrainte, & comme je ne veux
» pas la combattre , je ne m'attache h rien pour me retenir.
» J'ai cherché dans nos voyages fi je trouverois quelque coin
« de terre où je pufTe être abfolument mien ; mais en quel lieu
« parmi les hommes ne dépend-on plus de leurs pafîîons ? Tout
3> bien examiné, j'ai trouvé que mon fouhait même étoit con-
» tradiêloire; car dulTé-je ne tenir k autre chofe , je tiendrois au
» moins k la terre où je me ferois fixé : ma vie feroit aiiichéc
» k cette terre comme celle des Dryades l'étoit k leurs arbrts ;
» j'ai trouvé qu'empire & liberté étanideux mots incompatibles,
Sf ij
324 Traité
» je ne pouvois être maître d'une chaumière qu'en ceflant de
» l'être de moi.
Hoc crat in votis modus agri non ita magnus.
» Je me fouviens que mes biens furent la caufe de nos re-
» cherches. Vous prouviez très - folidement que je ne pouvois
» garder à la fois ma richeffe & ma liberté : mais quand vous
» vouliez que je fuflè à la fois libre & fans befoins , vous vou-
» liez deux chofes incompatibles ; car je ne faurois me tirer de
» la dépendance des hommes , qu'en rentrant fous celle de la
» nature. Que ferai-je donc avec la fortune que mes parens
» m'ont laifTée ? Je commencerai par n'en point dépendre ; je
» relâcherai tous les liens qui m'y attachent : fi on me la laifle,
» elle me reftera ; fi on me l'ôte , on ne m'entraînera point
» avec elle. Je ne me tourmenterai point pour la retenir, mais
» je refterai ferme à ma place. Riche ou pauvre je ferai libre.
» Je ne le ferai point feulement en tel pays , en telle contrée ; je le
» ferai par toute la terre. Pour moi , toutes les chaînes de l'opi-
» nion font brifées; je ne connois que celles de la néceffité.
» J'appris à les porter, dès ma nailTance , & je les porterai jufqu'k
» la mort; car je fuis homme; & pourquoi ne faurois-jè pas les
» porter étant libre, puifqu'étant efclave il les faudroit bien por-
» ter encore , & celles de l'efclavage pour furcroîr.
» Que m'importe ma condition fur la terre? Que m'importe
» où je fois î Par-tout où il y a des hommes , je fuis chez mes
)» frères; par-tout où il n'y en pas, je fuis chez moi. Tant que
» je pourrai refter indépendant & riche, j'ai du bien pour vivre
» & je vivrai. Quand mon bien m'afTujettira , je l'abandonnerai fans
» peine; j'ai des bras pour travailler, & je vivrai. Quand mes
» bras me manqueront, je vivrai fi l'on me nourrit; je mourrai
» fi l'on m'abandonne : je mourrai bien auflî quoiqu'on ne m'a-
» bandonne pas; car la mort n'eft pas une peine de la pauvreté ,
» mais une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort
» vienne, je la défie : elle ne me furprendra jamais faifant des pré-
» paratifs pour vivre; elle ne m'empêchera jamais d'avoir vécu.
2?r L' Éducation. 32J
Voila , mon père , à quoi je me fixe. » Si j'étois fan»
W pafllons, je ferois, dans mon état d'homme, indépendant com-
• me Dieu même , puifque ne voulant que ce qui eft , je
» n'aurois jamais à lutter contre la deflinée. Au moins, je n'ai
» qu'une chaîne , c'eft la feule que je porterai jamais , & je puis
m m'en glorifier. Venez donc, donnez-moi Sophie, & je fuis libre.
» Cher Emile , je fuis bien aife d'entendre fortir de ta
9 bouché des difcours d'homme , & d'en voir les fentimens
» dans ton cœur. Ce défintéreflement outré ne me déplaît pas k
» ton âge. Il diminuera quand tu auras des enfans, & tu feras alori,
» précifément ce que doit être un bon père de famille & un hom-
» me fage. Avant tes voyages, je favois que! en feroit l'effet ; je
j) favois qu'en regardant de près nos inftitutions tu ferois bien
» éloigné d'y prendre la confiance qu'elles ne méritent pas. C'eft
» en vain qu'on afpire à la liberté fous la fauve-garde des loix.
» Des loix ! où eft-ce qu'il y en a, & où eft-ce qu'elles font ref-
» pedées? Par-tout tu n'as vu régner fous ce nom que l'intérci
» particulier & les padions des hommes. Mais les loix éternelles
ï> de la nature & de l'ordre exiftent. Elles tiennent lieu de loi po-
» fitive au fage, elles font écrites au fond de fon cœur par la con-
» fcience & par la raifon ; c'eft à cellcs-la qu'il doit s'afTlrvir pour
» être libre, & il n'y a d'efciave que celui qui fait mal; car il le
» fait toujours malgré lui. La liberté n'cft dans aucune forme de
« gouvernement, elle eft dans le cœur de l'homme libre, il la porte
» par-tout avec lui. L'homme vil porte par-tout la fervitude. L'un
» feroit efclave h Genève, & l'autre libre à Paris.
» Si je te parlois des devoirs du citoyen , tu me demandcroi»
» peut-être où eft la patrie, & tu croirois m'avoir confondu. Tu
» te tromperois , pourtant, cher Emile ; car qui n'a pas une patrie
I) a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement 5c des fi-
y> mulacres de loix fous lefquels il a vécu tranquille. Que le con-
» trat focial n'ait point été obfcrvé , qu'importe fi Tintérct parti-
» culier l'a protégé comme auroit fait la volonté générale, fi la
» violence publique l'a garanti des violences particulières, fi le mal
» qu'il a vu faire lui a fait aimer ce qui étoit bien, & Ci nos inf-
526 Traité
» titutlons mêmes lui ont fait connoîcre & haïr leurs propres inî-
» quités? O Emile! où eft l'homme de bien qui ne doit rien à
» fon pays? Quel qu'il foit , il lui doit ce qu'il y a de plus pré-
» cieux pour l'homme, la moralité de fes aftions & l'amour de la
» vertu. Né dans le fond d'un bois , il eût vécu plus heureux &
» plus libre; mais n'ayant rien à combattre pour fuivre fes pen-
» chans , il eût été bon fans mérite, il n'eût point été vertueux,
» & maintenant il fait l'être malgré fes paffions, La feule apparence
» de l'ordre le porte à le connoître, à l'aimer. Le bien public,
» qui ne fert que de prétexte aux autres, eft pour lui feul un motif
» réel. Il apprend à fe combattre , à fe vaincre , à facrifier fon inté-
» rêt à l'intérêt commun. Il n'eft pas vrai qu'il ne tire aucun pro-
» fit des loix ; elles lui donnent le courage d'être jufte, même par-
30 mi les méchans. Il n'eft pas vrai qu'elles ne l'ont pas rendu libre j
» elles lui ont appris à régner fur lui.
» Ne dis donc pas : que m'importe où que je fois î II t'im-
» porte d'être où tu peux remplir tous tes devoirs, & l'un de ces
» devoirs eft l'attachement pour le lieu de ta naiiïance. Tes com-
» patriotes te protégèrent enfant ; tu dois les aimer étant homme.
» Tu dois vivre au milieu d'eux, ou du moins en lieu d'où tu
3) puilTes leur être utile autant que tu peux l'être, & où ils fâchent
» où te prendre fi j'amais ils ont befoin de toi. Il y a telle circonf-
j» tance où un homme peut être plus utile k fes concitoyens hors
» de fa patrie, que s'il vivoit dans fon fein. Alors il doit n'écou-
» ter que fon zèle & fupporter fon exil fans murmure ; cet exiï
» même eft un de fes devoirs. Mais toi , bon Emile , à qui rien
» n'impofe ces douloureux facrifices; toi qui n'as pas pris le trifte
» emploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu d'eux,
» cultive leur amitié dans un doux commerce , fois leur bienfai-
» teur, leur modèle : ton exemple leur fervira plus que tous nos
» livres , & le bien qu'ils te verront faire les touchera plus que tous
j» nos vains difcours.
» Je ne t'exhorte pas pour cela d'aller vivre dans les grandes
» villes ; au contraire , un des exemples que les bons doivent don-
» lier aux autres, eft celui de la vie patriarchale & champêtre , la
DE r È D U C A T I O N. 3!/
)» première vie de l'homme , la plus paifible , la plus naturelle, (k.
» la plus douce à qui n'a pas le cœur corrompu. Heureux, mon
j> jeune ami , le pays où l'on n'a pas befoin d'aller chercher la paix
7) dans un défert ! Mais où eft ce pays ? Un homme bienfaifant
» fatisfait mal fon penchant au milieu des villes , où il ne trouve
» prefque a exercer fon zèle que pour des intriguans ou pour des
» fripons. L'accueil qu'on y fait aux fainéans qui viennent y chér-
is cher fortune , ne fait qu'achever de dévafter le pays, qu'au con-
» traire il faudroit repeupler aux dépens des villes. Tous les hom-
» mes qui fe retirent de la grande fociété font utiles précifément
» parce qu'ils s'en retirent, puifque tous fes vices lui viennent d'ê-
» tre trop nombreufe. Ils font encore utiles lorfqu'ils peuvent ra-
» mener dans les lieux déferts la vie, la culture, & l'amourde leur
» premier état. Je m'attendris en fongcant combien de leur fim-
» pie retraite Emile tk. Sophie peuvent répandre de bienfaits autour
» d'eux; combien ils peuvent vivifier la campagne & ranimer Je
» zèle éteint de l'infortuné villageois. Je crois voir le peuple fe
» multiplier, les champs fe fertilifer, la terre prendre une nou-
» velle parure, la multitude & l'abondance transformer les travaux
i> en fêtes \ les cris de joie & les bénédiâions s'élcver du milieu des
» jeux autour du couple aimable qui les a ranimés. On traite l'âge
» d'or de chimère, & c'en fera toujours une pour quiconque a le
B cœur & le goût gâtés. Il n'cft pas même vrai qu'on le regrette,
» puifque ces regrets font toujours vains. Que faudroit -il dore
M pour le faire renaître? XJnQ feule chofe, mais impofTible ; ce fe-
j» roit de l'aimer.
» Il femble déjà renaître autour de l'habitation de Sophie ;
3» vous ne ferez qu'achever enfemble ce que fes dignes parens ont
j> commencé. M::is, cher Emile, qu'une vie fi douce ne te dé-
» goûte pas des devoirs pénibles, fi jamais ils te font impofës:
» fouviens-toi que les Romains pafToicnt de la charrue au con-
» fuLit. Si le prince ou l'état t'appelle r.u fervice de la patrie ,
» quitte tout pour aller remplir, dans le poftc qu'on t'aflTîgne ,
" l'honorable fondion de citoyen. Si cette fonâion t'cft onér.ufc,
» il eft un moyen honnête & sûr de t'eo affranchir; c'cll de U
p?
Traité
» remplir avec afTez d'intégrité pour qu'elle ne te foit pas long-
» temps laifTée. Au refte , crains peu l'embarras d'une pareille
» charge ; tant qu'il y aura des hommes de ce fiècle , ce n'eft
» pas toi qu'on viendra chercher pour fervir l'état.
Que ne m'eft-il permis de peindre le retour d'Emile auprès
de Sophie & la fin de leurs amours , ou plutôt le commencement
de l'amour conjugal qui les unitî Amour fondé fur l'eftime qui
dure autant que la vie, fur les vertus qui ne s'effacent point avec
la beauté, fur les convenances des caradères qui rendent le com-
merce aimable & prolongent dans la vieilleffe le charme de la pre-
mière union. Mais tous c£s détails pourroient plaire fans être uti-
les, & jufqu'ici je ne me fuis permis de détails agréables que ceux
dont j'ai cru voir l'utilité. Quitterois-je cette règle à la fia de ma
tâche? Non : je fens auffi-bien, que ma plume eft laflee. Trop
foiblepour des travaux de H longue haleine, j'abandonnerois celui-
ci, s'il étoit moins avancé : pour ne pas le laiflèr imparfait, il eft
temps que j'achève.
Enfin, je vois naître le plus charmant des jours d'Emile, &
le plus heureux des miens; je vois couronner mes foins & je com-
mence d'en goûter le fruit. Le digne couple s'unit d'une chaîne
indiffoluble, leur bouche prononce, & leur cœur confirme des
fermens qui ne feront point vains : ils font époux. En revenant
du Temple ils fe laiffent conduire ; ils ne favent où ils font, où
ils vont, ce qu'on fait autour d'eux. Ils n'entendent point, ils ne
répondent que des mots confus , leurs yeux troublés ne voient plus
rien. O délire! ô foiblefTe humaine! Le fentiment du bonheur
écrafe l'homme; il n'eft pas aflez fort pour le fupporter.
Il y a bien peu de gens qui fâchent , un jour de mariage, pren-
dre un ton convenable avec les nouveaux époux. La morne dé-
cence des uns & le propos léger des autres me femblent également
déplacés. J'aimerois mieux qu'on laifsât ces jeunes cœurs fe replier
fur eux-mêmes, (k fe livrer à une agitation qui n'eft pas fans
charme, que de les en diftraire fi cruellement pour les attrifter par
une fauffe bienféance, ou pour les embarraffer par de mauvaifes
plaifanteries ,
tf E L'ÈdUCàTJON. 329
plaifanteries, qui, duiïent-elles leur plaire en rout autre temps,
Itur font très-sûrement importunes un pareil jour.
Je vois mes deux jeunes gens, dans la douce langueur qui les
trouble, n'écouter aucun des difcours qu'on leur tient : moi , qui
veux qu'on jouifTe de tous les jours de ia vie, leur en laifTerai-je
perdre un li précieux ? Non : je veux qu'ils le goûtent , qu'ils le
iàvourenr, qu'il ait pour eux fes voluptés. Je les arrache à la foule
indifcrette qui "les accable; & les menant promener à l'écart, je
les rappelle à eux-mêmes en leur parlant d'eux. Ce n'cft pas feu-
lement à leurs oreilles que je veux parler, c'cft à leurs cœurs ; &
je n'ignore pas quel eft le fujet unique dont ils peuvent s'occuper
ce jour-là.
MtS enfans, leur dis-je , en les prenant tous deux par la main
il y a trois ans que j'ai vu naitre cette flamme vive &: pure qui
feit votre bonheur aujourd'hui. Elle n'a fait qu'augmenter fans
ceflè ; je vois dans vos ytux qu'elle eft à fon dernier degié de vé-
hémence; elle ne peut plus que s'afFoiblir. Ledeur ne voyez- vous
pas les tranfport«, les emportemens , les fermens d'Emile, l'air
dédiiigneux dont Sophie dégage fa main de la mienne, &: le; ten-
dres proteftjtions que leurs yeux fe font mutuellement de s'adorer
jufqu'au dernier foupirî Je les laifTe faire , & puis je reprends.
J'ai fouvent penfé que , fi l'on pouvoit prolonger le bonheur
de l'amour dans le mariai^c , on auroit le paradis fir la terre. Cela
ne s'eft jamais vu jufqu'ici. Mais fi la chofe n'efi pas tout- h- fait
impofîible , vous êtes bien dignes l'un & l'autre de donner un
exemple que vous n'aurez reçu de perfonne , & que peu d'époux
fauront imiter. Voulez vous, mes enfans, que je vous dife un
moyen que j'imagine pour cela, fie que je crois être le fcul pof-
fible ?
Ils fe regardent, en fouriant & fc moquant de ma fimplicitc :
JÈmile me remercie nettement de ma recette , tn ilifant qu'il croit
que Sophie en a une meilleure , & que, quant a lui , celle- là lui
fuffit. Sophie approuve , & p.iroît tout aulîî confiante. Ct pendant
^ travers fon air de raillerie, je crois démêler un peu de curiofité.
Traite de VLduc. Tome IL T c
33» Traité
J'examine Emile : fes yeux ardens dévorent les charmes de foH
époufe : c'eft la feule chofe dont il foit curieux , & tous mes pro-
pos ne l'embarraflent guères. Je fouris à mon tour en difant en moi-
même : je faurai bien-tôt te rendre attentif.
La différence prefque imperceptible de ces mouvemens fecrets ,'
en marque une bien caradériftique dans les deux fexes, & bien
contraire aux préjugés reçus : c'eft que généralement les hommes
font moins conftans que les femmes , & fè rebutent plutôt qu'el-
les de l'amour heureux. La femme preflent de loin l'inconftance de
l'homme, & s'en inquiette ; c'eft ce qui la rend auflî plus jaloufe.
Quand il commence à s'attiédir, forcée k lui rendre, pour le gar-
der, tous les foins qu'il prit autrefois pour lui plaire, elle pleure,
elle s'humilie à fon tour, & rarement avec le même fuccès. L'at-
tachement & les foins gagnent les cœurs : mais ils ne les recou-
vrent guères. Je reviens à ma recette contre le refroidiflement de
l'amour dans le mariage.
Elle eft fimple & facile, reprends-je ; c'eft de continuer d'ê-
tre amans quand on eft époux. En effet, dit Emile en riant du Ce-
cret , elle ne nous fera pas pénible.
Plus pénible à vous qui parlez que vous ne penfez, peut-être.
Laiffez-moi , je vous prie, le temps de m'expliquer.
Les nœuds qu'on veut trop ferrer rompent. Voilà ce qui arrive
^ celui du mariage, quand on veut lui donner plus de force qu il
n'en doit avoir. La fidélité qu'il impofe aux deux époux eft le plus
faint de tous les droits, mais le pouvoir qu'il donne à chacun des
deux fur l'autre , eft de trop. La contrainte & l'amour vont mal
enfemble, & le plaifir ne fe commande pas. Ne rougiffez point,
ô Sophie, & ne fongez pas à fuir. A Dieu ne piaife que je veuille
offenfer votre modeftie ; mais il s'agit du deftin de vos jours. Pour
un fi grand objet fouffrez, entre un époux &: un père , des difcours
que vous ne fupporteriez pas ailleurs.
Ce n'^n pas tant la pofTe/îîon que l'affujettiffement qui raflà/îe,
& l'on garde pour une fille entretenue un bien plus long attache-
DE r É D V C A T 1 O K 3 3 I
ment que pour une femme. Comment a-t-on pu faire un devoir
des plus tendres carefTes , & un droit des plus doux témoignages de
l'amour? C'eft le dcTir mutuel qui fait le droit, la nature n'en
connoît point d'autre. La loi peut reftreindre ce droit, mais elle
ne fauroit l'entendre. La volupté eft fi douce par elle-même! doit-
elle recevoir de la trifte gène la force qu'elle n'aura pu tirer de fes
propres attraits? Non, mes enfans, dans le mariage les cœurs font
liés, mais les corps ne font point afTervis. Vous vous devez la fi-
délité, non la coniplaifance. Chacun des deux ne peut être qu'à
l'autre; mais nul des deux ne doit être à l'autre qu'autant qu'il
lui plaît.
S'il eft donc vrai, cher Emile, que vous vouliez erre l'amant
de votre femme, qu'elle foit toujours votre maîtrefTe & lafienne;
foyez amant heureux, mais refpeflueux ; obtenez tout de l'amour
fans rien exiger du devoir, & que les moindres faveurs ne foient
jamais pour vous des droits, mais des grâces. Je fais que la pu-
deur fuit les aveux formels & demande d'être vaincue; mais avec
de la déiicatefTe & du véritable amour, l'amant fe trompe- t-il
fur la volonté fecrette ? Ignore -t-il quand le cœur & les yeux
accordent ce que la bouche feint de refufer ? Que chacun des
deux , toujours maître de fa perfonne & de fes careHes , ait droit
de ne les difpenfer h l'autre qu'à fa propre volonté. Souvenez-
vous toujours que, même dans le mariage, le plaifir n'eft légitime
que quand le dcfir eft partagé. Ne craignez pas, mes enfans, que
cette loi vous tienne éloignés ; au contraire, elle vous rendra tous
deux plus attentifs à vous pldire , & préviendra la f.uiété. Bornés
uniquement l'un h l'autre, la nature & l'amour vous rapproche-
ront afTez.
A ces propos & d'autres fembîables Emile fê fâche , fe récrie ;
Sophie honteufe tient fon éventail fur fes yeux &: ne dit rien.
Le plus mécontent des deux, |)eut - être , n'eft pas celui qui fe
plaint le plus. J'infific impitoyablement : je fais rougir Emile de
fon peu de délicatefTc; je me rends caution pour Sophie qu'elle
accepte pour fn part le tr.iité. Je la provoque h parler, on fe doute
bien qu'elle n'ofe me dJmentir. Emile inquiet confulte les yeux
Ttij
15* Traité
de ù jeune époufe; il les voit, h travers leur embarras, pleins
d'un trouble voluptueux qui le raflure contre le rifque de la con-
fiance. Il f;i jette k fes pieds , baife avec tranfport la main qu'elle
lui tend, & jure que , hors la fidélité promife, il renonce à tout
autre droit fiir elle. Sois, lui dit- il, chère époufe , l'arbitre de
mes plaifirs comme tu l'es de mes jours & de ma deftinée. Dût
ta cruauté me coûter la vie , je te rends mes droits les plus chers.
Je ne veux rien devoir à ta complaifance, je veux tout tenir de toa
cœur.
Bon Emile ! rsflure-tot : Sophie eft trop généreufe elle-même
pour te laifler mourir viftime de ta générofité.
Le foir, prêt h les quitter, je leur dis, du ton le plus grave
qu'il m'eft poflîble : fouvenez-vous tous deux que vous êtes libres
& qu'il n'eft pas ici queftion des devoirs d'époux; croyez-moi,
point de faufle déférence. Emile, veux- tu venir? Sophie le per-
met. Emile en fureur voudra me battre. Et vous, Sophie, qu'en
dites-vous? Faut-il que je l'emmené? La menteufe en rougifTant
dira qu'oui. Charmant & doux menfonge, qui vaut mieux que
la vérité !
Le lendemain L'image de la félicité ne flatte plus les
hommes •, la corruption du vice n'a pas moins dépravé leur goût
que leurs cœurs. Ils ne favent plus fentir ce qui eft touchant, ni
voir ce qui eft aimable. Vous qui, pour peindre la volupté,
n'imaginez jamais que d'heureux amans nageant dans le fein des
délices , que vos tableaux font encore imparfaits ! Vous n'en avez
que la moitié la plus groflière; les plus doux attraits de la volupté
n'y font point. O ! qui de vous n'a jamais vu deux jeunes époux
unis fous d'heureux aufpices fortant du lit nuptial, & portante
la fois dans leurs regards hnguiflans & chaftes , l'ivrefTc des doux
plaifirs qu'ils viennent de goûter, l'aimable fécurité de l'innocence,
& la certitude alors fi charmante de couler enfembie le refte de
leurs jours ? Voilh l'objet le plus ravifiant qui puifTe être offert
au cœur de l'homme ; voila le vrai tableau de la volupté ! Vous
l'avez vu cent fois fans le reconnoître; vos cœurs endurcis ne font
DE r ÉDUCATION. 53 J.
|)Ius faits pour l'aimer. Sophie heurcufe & paifible pafTe le jour
dans les bras de fa tendre mère ; c'eil un repos bien doux à pren-
dre , après avoir pafTtf la nuit dans ceux d'un époux.
Le fur- lendemain , j'apperçois déjà quelque changement de
fcène. Emile veut paroître un peu mécontent; mais à travers cette
affectation je remarque un empreffement fi "tendre & -même tant
de foumifllon , que je n'en augure rien de bien fâcheux. Pour
Sophie, elle eft plus gaie que la veille; je vois briller dans ks
yeux un air fatisfait. Elle eft charmante avec Emile ; elle lui fait
prefque des agaceries dont il n'eft que plus dépité.
Ces changemens font peu fenfibles, mais ils ne m'échappent
pas; je m'en inquiette, j'interroge Emile en particulier; j'apprends
qu'à fon grand regret & malgré toutes C^s infiances, il a fallu
faire lit à part la nuit précédente. L'impérieufe s'tfl hàtéc d'ufer
de fon droit. On a un éclairciflement : Emile fe plaint amèrement
Sophie plaifante ; mais enfin le voyant prêt à fc fâcher tout de
bon, elle lui jette un regard plein de douceur & d'amour, & me
ferrant la main ne prononce que ce feul mot, mais d'un ton qui
va chercher l'ame ; l'ingrat! Emile eft fi bcte qu'il n'entend rien
\ cela. Moi, je l'entends /j'écarte Emile, & je prends à fon tour
Sophie en particulier.
Je vois, lui dis- je, la raifon de ce caprice. On ne fjuroit avoir
plus de délicatefTe ni l'employer plus mal - à- propos. Chère Sophie,
ra/îlirez- vous ; c'eft un homme que je vous ai donné , ne crai-
gnez pas de le prendre pour tel : vous avez eu les prémices de fa
jeunefTe ; il ne l'a prodiguée à perfonne : il la confcrvera long - temps
pour vous.
,, Il faut , ma chère enfant , que je vous explique mes %'ues
„ dans la converfation que nous eûmes tous trois avant-hier, ^'"ous
„ n'y avez peut-être apperçu qu'un art de ménager vos plaifirs pour
„ les rendre durables. O Sophie! elle eut un autre objet plus diçne
„ de mes foins. En devenant votre époux , Emile tft devenu votre
» chef; c'eft h vous d'oSéir, ainfi l'a voulu la nature. Quand la fcm-
» me refTcmble à SopUie, il eft pourunt bon que l'homme /bit
334 T R'A I T È
„ coDi^Liirpar elle; c'eft encore une loi de la nature; & c'eft pour
,, vous rendre autant d'autorité fur fon cœur , que fon fexe lui en
„ donne fur votre perfonne, que je vous ai fait l'arbitre de fes plai-
„ firs. Il vous en coûtera des privations pénibles , mais vous régnerez
„ fur lui , fi vous favez régner fur vous ; & ce qui s'efl: déjà paffé
,, me montre que cet art difficile n'eft pas au-deffus de votre
,, courage. Vojs régnerez long- temps par l'amour, fi vous rendez
j, vos faveurs rares & précieufes , fi vous (avez les faire valoir.
„ Voulez-vous voir votre mari fans cefTe à vos pieds ? Tenez - le
j, toujours h quelque diftance de votre perfonne. Mais dans vo-
„ tre févérité mettez de la modeftie , & non pas du caprice ; qu'il
„ vous voye refervée , & non pas fantafque ; gardez qu'en ména-
,, géant fon amour , vous ne le fafïïez douter du vôtre. Faites- vous
chérir par vos faveurs , & refpefter par vos refus ; qu'il honore
„ la chafteté de fa femme, fans avoir à fe plaindre de fa froideur.
,, C'FST ainfî, mon enfant, qu'il vous donnera fa confiance,
'„ qu'il écoutera vos avis , qu'il vous confultera dans fes affaires,
,, & ne réfoudra rien fans en délibérer avec vous. C'eft ainfî que
,, vous pouvez le rappeller à la fageffe , quand il s'égare, le ra-
„ mener par une douce perfuafion , vous rendre aimable pour vous
„ rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la vertu,
„ & l'amour au profit de la rai fon.
» Ne croyez pas avec tout cela , que cet art même puifle
» vous fervir toujours. Quelque précaution qu'on puifle prendre ,
» la jouifTance ufe les plaifirs, & Trimour avant tous le? nurres.
» Mais quand l'amour a duré long- temps, une douce habitude
» en remplit le vuide , & l'attrait de la confiance fuccède aux
j) tranfports de la paHion. Les enfans forment entre ceux qui
» leur ont donné l'être , une liaifon non moins douce & fouvent
» plus forte que l'amour même. Quand vous cefierez d'être la
» maîtrefle d'Emile , vous ferez fa femme & fon amie : vous
)» ferez la mère de fes enfans. Alors, au lieu de votre première
1) réferve, établifTez entre vous la plus grande intimité; plus de
» lit à part, plus de refus, plus de caprice. Devenez tellement là
p moitié, qu'il ne puiffe plus fe pafTer de vous, & que, fi - tôc
D £ V Ê D U
CATION. 335-
» qu'il vous quitte, il fe fente loin de lui-même. Vous qui fi tes
» fi bien régner les charmes de la vie domeftique dans la maifon
» paternelle , faites-les régner ainfi dans la vôtre. Tout homme
» qui fe plaît dans fa maifon , aime fa femme. Souvenez-vous
» que ù votre époux vit heureux chez lui , vous ferez une femme
» heureufe.
» Quant k préfent, ne foyez pas fi févère à votre amant : il
» a mérité plus de complaifance : il s'offenferoit de vos allarmes ;
» ne ménagez plus fi fort fa fanté aux dépens de fon bonheur &
» jouiflèz du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût, ni rebuter
» le defir; il ne faut point refufer pour refufer, mais pour faire
» valoir ce qu'on accorde.
Ensuite les réunifiant, je dis devant elle à fon jeune époux:
il faut bien fupporter le joug qu'on s'eft impofé. Méritez qu'il
vousfoit rendu léger. Sur-tout, facrifiez aux grâces, & n'imaginez
pas vous rendre plus aimable en boudant. La paix n'efi pas diffi-
cile à faire , & chacun fe doute aifément des conditions. Le traité
fe figne par un baifer ; après quoi je dis à mon élevé : cher Emile,
un homme a befoin toute fa vie de confeil & de guide. J'ai fait
de mon mieux pour remplir jufqu'à préfent ce devoir enver? vous ;
ici finit ma longue tâche, & commence celle d'un autre. J'abdique
aujourd'hui l'autorité que vous m'avez confiée, & voici déformais
votre gouverneur.
Peu- A- PEU le premier délire fe calme, & leur lai/Tc goûter
en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amans, dignes
époux! Pour honorer leurs vertus , pour peindre leur félicité, il
faudroit faire l'hiftoire de leur vie. Combien de fois contemplant en
eux mon ouvrage, je me fens faifi d'un ravifTement qui fait palpi-
ter mon cœur ! Combien de fois je joins leurs mains dans les
miennes en béniffant la providence, & pouffant d'ardens foupirs !
Que de bailèrs j'applique fur ces deux mains qui fe ferrent! De
combien de larmes de joie ils me les fentent arrofer! Ils s'atten-
drifTcnt ï leur tour , en partage.int mes tranfports. Leurs rcfpcfla-
blcsparens jouiflent encore uns fois de leur jeunclTc dans celle de
336 Traîté de L'Éducation.
leurs enfan? ;ils recommencent, pour aînfi dire , de vivre en eux J
ou plutôt ils connoilTent pour la première fois le prix de la vie :
ils maudi/Iènt leurs anciennes richeflès qui les empêchèrent , au
même âge, de goûter d'un fort fi charmant. S'il y a du bonheur
fur la terre , c'eft dans l'afyle où nous vivons qu'il faut le cher-
cher.
Au bout de quelques mois, Emile entre un matin dans ma
chambre & me dit en m'embraflant : mon maître , félicitez votre
enfant; il efpère avoir bientôt l'honneur d'être père. O! quels
foins vont être impofés à notre zèle, & que nouî. allons avoir be-
foin de vous ! A Dieu ne plaife que je vous laifTa encore élever
le fils, après avoir élevé le père. A Dieu ne piaife qu'un devoir
{i faint & fi doux foie jamais rempli par un autre que moi, duffé-
je aufTî-bien choifir pour lui, qu'on a choifi pour moi-même :
mais reftez le maître des jeunes maîtres. Confeillez-nous, gou-
vernez-nous; nous ferons dociles : tant que je vivrai, j'aurai be-
foin de vous. J'en ai plus befoin que jamais , maintenant que mes
fondions d'homme commencent. Vous avez rempli les vôtres j
guidez-moi pour vous imiter, & repofez-vous ; il en eft temps»
FIN.
5 37
Â. jfsL 3S Xi EL
DES MATIERES
Contenues en ce Volume.
N. Défignc les Notes.
^1-Cad^mies. Page 12.7
Agr'igtnùns, grands bdtijfcurs. laj
Adolefcens , doivent être traités en hommes, 8.7
Et inflruits de ce quon leur a caché. ai
Mais avec quelles préparations. oi, 07
Moyen de les expojer dans le monde , prefquc fans rif^ue. 10^
& fuiv.
Plus dociles que dans leur enfance, i 1 1
Adrafte , Roi des Dauiiiens. 5 i 6
Album, des Voyageurs Allemands, i^^
Alc'mo'ùs , /bn jardin. N. 244
Alexandre. ç6
Amatus Lufitanus. v. 14
Ame de l'homme , fin immatérialité prouvée. ^ <;
Sa dejiruclion ne peut fi concevoir. IhiJ.
Amour, Jentiment rempli d'équité. 260
Son pouvoir fur les inclinations des jeunes gens. aïo
ht\c\cns , fiurces delà pure littérature. 117
Anglois & François , comparés par rapport aux voyages. 193 , x^^
Antoine. a 6
Apelles. 169
Ariftide. y-t
Arinocratie , ce que cef. 5 i ^
Ses limites. Ibid.
Traité de FÈduc. Tome II. Vr
33? Table
Convient aux états médiocres. Page 31^
Argent , tue l'amour. 135
Apicius. 130
Arts , d'agrément , n'ont pas hefoin de profejfeurs. 171
Athéifme, N. 80 & fuiv.
Atomes. 2Z , N. 19
Aubenton (M. d'). 232,
Aurelius Vidor cité. 100
Auteurs , leur converfation plus profitable que leurs livres. 125
JDAyle. KT. 80
Beau ( le Sieur le ) , ce qu'il dit des Sauvages. 86
Beauté, Jon vrai triomphe ejl de briller par elle-même. i 6S
Grande beauté moins à rechercher qu 'à fuir dans le mariage, z z 8
Bible, modepie de fon langage. 58
Bonheur (le) fin de tout être fcnfiblc. 277
Sa route, celle de la nature, 278
Braconniers. 141
Brantôme, trait fingulier qiC il rapporte. N. Z03
Bucentaure. N- 9$
V-v AriTALES ( Villes ) fe rejfemblent toutes. 317
Il ne faut pas y aller étudier les nations. Ibïd,
Catéchifme. 178
Modèle d'injîruâion. Ibid. & fuiv.
Catilina. 4Z
Caton. 41
Céfar. Ibid.
Charron cité. ^- SS
ChafTe (la) fon utilité relativement à l'éducation. 93
Ses inconvéniens où elle n'ejl pas libre, 141
Cicéron, comparé à Démofhène. 127
Circé. * 272
Citoyens , fens de ce mot. 306
Les François en ont dénaturé V idée, V. 117^
D E s M A T I i R E s. 359
Clarke. Page 13
Cléopâtre. 100
Cœur , nécejfité (Timpofer des loîx à fes appétits. z8o
Collerions de tableaux Ù délivres toujours incomplettes. 133
Compilateurs modernes. x%y
Condamine (M. de la) , fingularité qu^it rapporte. 16
Confiance , moyen de gagner celle des perfonnes quon veut rame-
ner au bien. ^
Confcience, le meilleur des cafuijîes, 39 ^ /ùtV.
Le phis éclairé des philo jophes. 217
Autres notions, 43 i 4*^
Pourquoi /i peu écoutée. 46
Contrat jocial. q o Ç
Produit un corps moral & colleclif. "loG
Seule loi fondamentale. Ibid.
N'a jamais befoin d'autre garant que la Jorce publique. 307
Rend thommeplus libre qu'il nejeroit dans l'état de nature. Ibid.
Convenances , par rapport au mariage ; combien de fortes. 1 1 ^
yoyc:^ Mariage.
Coquettes , leur manège. 189
Sans autorité Jur les amans dans les chofes importantes. zoz.
Coriolan. ioo
Corps politique , jes diverfcs dénominations. 506
Différentes dénominations de fes membres, & relativement à quoi.
Ibid.
Corps intermédiaire entre les fujets 6* le fouveraîn. 3 i o
Le corps entier confidcrc Jous dijfcrcns rapports , prend différent
tes dénominations. Ibid.
Comment s'appellent les membres de ce corps. IhiJ.
Couvens , en quoi préférables pour les filles à la maifon paternelle.
1586' fuiv.
Véritables écoles du coquetterie, 1 9 5
Crcfias. 195
r ijj
34<^ T A È L Ë
U PiLlLk.
Page ifj
Darius, en Scyth'u.
96
Quel préfent lui envoie le Roi des Scyteti
Ibid.
Efèt qu'il produit.
Ibid.
Décemvirs.
199
Démocratie, ce que c'eji.
3^3
Convient aux petits états.
3^4
Démofthène, comparé à Cicéron,
"7
Defcartes.
10 , lo
Deuteronome.
N. 59
Adoucijfement d'une defes toixl
150
Diane.
9Î
Dieu , incomprihenjîble.
•î> 37» 39
Puiffant , bon , jufle.
33. 38
Immatériel.
37
Éternel.
38
Intelligent; & comment.
Ibid,
Diogène.
96
Dogmes importans , guels ?
185 Ofuiv.
Domeftiques , il en faut avoir peu pour être
bien fervi. 131
Droit politique.
301.
Droit de force.
304,
Droit de nature.
Ibid.
Droit d'efclavage.
30Î
Droit de propriété.
306
Droit de fouveraincté.
Ibid.
Droit public.
3M
Droit de la guerre
Ibid.
Dryades.
32.3
Duclos ( M. ) , yê,î maximes d'éducation relatives à la
poUteJfe. I 1 9
&fuiv.
È
DucATiON, moyens d'en étendre, F e^et fur la vie entière. 16 1
Doit (tre dans toute la /implicite de la nature^ t^K
DES Matières. 341
El, pour un adulte, toute oppofèe à celle d'un enfant. Page 90
Voit ùrc différente pour les deux fixes. 1 5 4^
Écritures ( les ) , leur majefé. 71
Emile , parvenu à Vâge de l adolefcence. 87
Son entrée dans le monde , & comment il s'y comporte. 1 1 $
Ses manières auprès du fexe. 118
Qjlels avantages il recherche ou mcprife, izi
Part avec fan infituteur de Paris. lij
Leurs voyages. 131
A quelle fin. 1 3 J
Bien reçus che:^ le père de Sophie. 134.
Commencement de fes amours. 13')
Va Je loger avec fin ami à deux lieues loin de Sophie. Z4I
Revient che-^elle. 143
Lui parle & en ef écouté. 145 & Juiv.
Amant déclaré. 250
Donne des levons à fa maitreffe en différens genres d'arts & de
fciences. ' 5 i » 2. 5 i
Brouillcrie entre les deux Amans , & à quel fujet, 154
Raccommodement , & à quel prix. ^S%
Réprimande que lui fait la mère de Sophie. Ibid. Sf fuiv.
De quelle firte de juloufe il fera capable. i6o
I^ef point changé par l'amour. 163
Ses différens voyages che^ le père de Sophie. z6q
Ses occupations, les jours qu'il ne voit point Sophie. z6j
Sa conduite envers les payfans. Ibid. y fuiv.
Comment vaincu par Sophie à la courfe. lyo
Vif té à Vattelier par le père de Sophie. Ibid.
Par Sophie accompagnée de fa mère. Ibid.
Refus de s'en retourner avec elles , Çf par quel motif. 171
préfente un enfant au baptême avec Sophie , & dans quelle oà-
cafion. 17J
Exhorté par fon infituteur à quitter pour un temps Sophie. 284,
Son trouble & fon emportement. Ibid.
Obéit enfin à l'ordre qu'il reçoit de partir. i88
Promcffe, de retour au bout de deux ans. t'i^
34* Table
Séparation. P"g6 zço
JnJIruâions relatives aux voyages qu'il doit faire. 300 & fuiv.
Avec quelles connoiffances il en reviendra. 301
Rcfultat de fes ohjérvations pendant fes voyages. 3a3
Son retour auprès de Sophie. 318
Son mariage avec elle. Ibid.
Prêt à devenir père. ' "ili^
Succède à fon inflituteur. Ibid.
Empedocle , reproche qu il fait aux Agrigentins. 133
Enclos (Mademoifelle de I'). 191, 117
Enfans , leur bonne conjîitution dépend de celle des mères. l'^j
Amufement communs des enfans des deux fexes. \6o
Goûts propres qui les diftinguent. i6ï
Epitaphe dun Héros moderne , comparée à celle de Sardanapale. izS
Efpagnols, leur manière de voyager. 294.
"Éiztjfens de ce mot. 306
États de la vie, refondent fouvent ceux qui les remplirent. i%()
Éternité. N. 184.
Évangile {V), fa fainteté. 7 1
Exifte ( j' } , première vérité connue, 14.
Exiftence ( 1' ), des objets de nos fenfations , féconde vérité connue,
M
JT Anatisme. n. 80 Ci fuiv.
Femelles des animaux , fans honte vis-à-vis des mâles. 148
Sans dejir le befoin fatisfait. Ibid.
Leur manège en amour. N. Ibid.
Accouplement exclufif dans certaines efpèces. 258
Femmes , examen des conformités & des différences de leur fexe &
du nôtre. 146
Hommes, & en quoi. Ibid.
Leur dejlination. 147
Leurs armes pour affcrvir l'homme. Ibid.
Font gloire de leur foibleffe. 149
Toujours femmes , relativement à leur fexe. 15c
Ce qu il faut pour en bien remplir les fonâionSt Ihid'.
Des m j t I e r e s. 343
Leur înfldclué plus criminelle que celle de l'homme. Page i 5 1
Doivent mettre l'apparence même au nombre de leurs devoirs.
Ibid.
Tlus fécondes dans les campagnes que dans les grandes villes ,
& pourquoi. J[,iJ^
Leur éducation doit être contraire à celle de t homme , & à quel
égard. I ^ s
Et relative aux hommes. lej
Leur dépendance de Thomme , €• en quoi. i 5 6
Comment renoncent à leur vocation. i c 7
Leur plus importante qualité. 165
Leur véritable rejfburce. 1S6 & fuiv.
Leur polit eJPe. 1746" f^iv.
Sont plutôt adroites que Jliujfes. loi
Nejont point faites pour la recherche des vérités abjlraites. 193
Sûreté de leur goût dans les chofes phvjiques. 113
Sont les juges naturels du mérite des hommes. ^ 9 9 1 ^ ^ ^
Furent cauje , che^ les Romains , des plus grandes révolutions, i 9 9
Ce qui les rend médifantes & fatyriques. no
Femmes à grands talens, leur charlatanerie. xij
Femmes fans ^uAcut , plus faujfes que les autres, N. 191
Filles , leur goût pour la parure dès l'enfance. i $ S , 161
A quelles occupations il les décide. Ibid.
Plus dociles que les gardons. i 6 i
Plutôt intelligentes. Ibid.
Et plutôt af celées du fcntinient de la décence & de F honnêteté. 173
Ne doivent point apprendre à lire Q à écrire de bonne heure, i 6z
Mais peut-être à chifrer avant tout. 162
Doivent être d'abord exercées à la contrainte. Ibid.
Pourquoi. I g ç
Extrêmes en tout. ' i 6a
D'où naiffent plufieurs vices particuliers aux femmes. i 6 «
Leur babil agréable. 17 a
Motif J'ecrcts des carcjfes mutuelles que fe font les filles devant
les hommes. i-ic
Cène apparetitc quon leur impofe , & à quels fins. 1^6
Page zol
Ibid.
N. Z03
M9
161
ï66
Ibid. & fuiv.
175 & fuiv.
Ibid.
N. 18
Moyen de les rendre vraiment fages,
ïmpire qiH elles acquièrent par-là.
Exemple.
Comment élevées à Sparte,
Filles (petites } , leur répugnance à lire & à écrire.
plus rujées que les jeunes garçons.
Exemple.
Soin qu'on doit avoir de les faire caufer.
Fruit qu'on en retire,
Flogiflique.
Fontenelle, ce qu^ildifoit de la difpute fur les Anciens & les Mo-
dernes. ^ tzj
François, connoijfent peu les autres peuples. 291
François & Anglois, comparés par rapport aux voyages. 253,25^
VT Al ATHÉE, 191
Galanterie , quelle forte de jaloujîe elle produit. 259
Gir(^ons,feroient mieux élevés, s'il n'y av oit point de collèges, i^^
Germains ( les) , leur continence & fes effets. 88
Leur refpecl pour les femmes. 1^6
Goût, confîdérations fur le goût. m & fuiv.
Différence du goût des Anciens à celui des Modernes. iz6
Où doit être étudié. 127
Gouvernement , fens de ce mot. 310
Ses différentes formes. ^i^ & fuiv.
Celui d'un feul, le plus aclif de tous. 312
Règles faciles & fimples pour juger de la bonté relative des gow
vernemens. 318
L'efprit n'en ejî jamais le même pour la ville & pour la cam-
pagne. 319
Grotius, cité par rapport au droit politique. 301
N'a donné que de faux principes du droit de la guerre. 315
XT. AbitudïS, l'éducation ordinaire n'en donne point de vérita-
bles aux enfans, ni aux jeunes gens. 262
Hercule. 1 5 1
H<froclote ,
DES Matières. 34J
Ziétodote, peintre des moeurs. Page 194
Mril- à-propos tourné en ridicule. ^gi
Hobbcs , cité par rapport au droit politique. 502 & fuiv.
Homme , çuel rang il occupe dans V ordre des chofes, a. 6
Compofé de deux fuh fiances, 28,34.
Xe moyen de leur union ejl incomprihenjiblt. x i , 40
Sa dignité. 2.6
Elle efl pour lui un motif de reconnoiffance. 27
Auteur du mal. a ■*
Plaît à la femme comme plus fort qu'elle. 14,7
Dépend de la femme à fon tour, & en quoi. '49» ^5$
Sa politcjfe plus officieufe que celle de la femme. 174
Juge naturel du mérite des femmes. i l o
Dcfiiné par la nature à Je contenter d'une feule. i e a
Toujours le même dans chaque âge, x6o
Hommes (les) , injuflice de leurs plaintes fur la brièveté de la vie. 230
XDj^ALISTES & Matérialiftes , chimère de leurs difiinclions. i ^
Idées , comparatives & numériques , ne font pas des fenfations. i 6
Abfiraites , fources des grandes erreurs. 1 1
De juftice & d'honnêteté , par-tout les mêmes. 41
Acquijés , difiinguées des fentimens naturels, ^
Idomenée. 3 i 6
Imitation , fource du beau dans les travaux des hommes. x 1 3
Inftitut. N. 40
Inftituteur (!') d'Emile, confident de fon élevé & de Sophie, &
médiateur de leurs amours. 24a
Se glorifie de cet emploi. Ibid.
Fait voyager Emile, le ramené à Sophie, a la confolation de les
. voir mariés , vit avec eux dans le repos. F'oyr^EmiIe& Sophie.
Inftitutcurs ordinaires , leur trop de féverité vis-à-vis des jeunes filles.
Tort qu'ils ont à regard de leurs élevés devenus grands. i6 i
Jaloufie, en amour, vient de lu nature. 2^8
Preuve tirée des animaux. Ibid.
Tient beaucoup â la puiffance du fcxc, Ibid,
Traité de VEduc, Tome 11. Xx
346 Table
A /on motif dans les pajfions faciales plutôt que dans PinJUnci
primitif. Page 259
Jeu , rejfource d'un défœuvré. 1 3 3
Juger , diffère de fentir , & en quoi. i 5
N'appartient qu'à l'ùrc actif ou intelligent. Ibid.
Julius Camillus. "S. 14
J-uAngue Françoise. 98
Langue des fîgnes. Voye:^ Signes.
Leçons, leur mauvais effet quand elles font trljîes, «93
Législation parfaite. 3 1 1
Léonidas. 73
Liberté , en quoi elle conftRe. 3 '
Son principe immatériel. Ibld.
Pourquoi nous a été donnée. 3 x
Effets de fon bon ou mauvais ufagt. 49
Liberté , terme incompatible avec celui tf'empire. 314.
Et avec l'exemption des befoins. 32$
On y afpire en vain fous la fauvegarde des loix. Ibid.
Ifejl dans aucune forme de gouvernement. Jbid.
Mais dans le cœur de l'homme libre. Ibid.
Livres , leur abus. 2. 9 i
Font négliger le livre du monde. Ibid.
LocKe. 18
Quand il quitte fin élevé. • -^4$
Loi,yâ définition ejl encore à faire. 308
Lucrèce. 45
M,
Agiciensdf. Pharaon. 59
Magiftrats , fins de ce mot. 3 i o
Magiftrat, trois volontés ejfcntiellement différentes à diftingiicr djns
fa perfonne. 3116' fiiv.
Maîtres à danfer & à chanter. 172
Marcel , maître à danfer. 117
Mariage, première inffitution delà naturel. ïo
Ze plus fuint de tous les contrats. 59
y) £ s Matières. 347
Mariages mal ajjortis , leur caufe. Page 22}
Mariages heureux , cT où ils dépendant, zz^ , 224,22^, 226,
228 &/uiv.
Maris , caufe de leur indifférence. 171
Matérialifme, yo/ï abfurdité. ti , n, 29
Matérialiftes. i j
Leur raijonnement comparé à celui d'un Jourd. 30
Matière,yo/z état naturel. 17
Ne peut penfer. 2 8 , N. 2 9
Mères , maîtreffes de l'éducation de leurs filles. 154.
Comment elles doivent les élever. l 6 Ç
Quand elles peuvent les introduira dans h monde. 194
Réponfe à une objeclion. Ibid. & fuiv.
Millionnaires. 68
Monarchie , ce que c'ejî. 5 i ^
Convient aux grands états. 3 '4 > voye^^ Royauté.
Monde ( le ) ,peu dangereux pour une fille bien élevée. lay
Montaigne. ^^^ 11^
Continence de fon père. 89
Montefquieux cité. 501
Moralité de nos avions, en quoi confifle. 41 , 46
Objeâion réfutée. * 9 i 1 191
Mort, ce quelle efî par rapport au jufle. 34, 35, 284
Par rapport au méchant. Ibid.
Motte (la) cité ^ & fur quoi. 127
Mouvement , n'ef pas de Veffence de la matière. 18, 21, N. 18
De deux fortes. JbiJ.
Quel chei^ les animaux. Ibid.
Preuve d'une première caufi. 20, 22
•i-^ Axions, chacune a fin caraSère propre. rot,
Comment difparoiffcnt les différences nationales. *94 i 318
Newton. 20
Nieuventir. 14
vJmphale, içt
Orgueil, fcs illufions , fouru de nos plus grands maux. iSj
Xx ij
548 Table
Orientaux , ( les ) comment regardent la vis.
Page 132
Orphée.
Jl A G A N I s M E , /« Dieux ahomiaaHcs,
5»
43
Paladins , connoijfent Vamour,
100
Palais , leur inutilité.
tji
Leur inconvénient.
■ Ibid.
Paracelfe.
N. 24
Paris , /legs du goût.
tx^ & fuiv.
Et du vice.
143
Parifien, en quoifiupide avec beaucoup à'efprit.
191
Parures , leur incommodité.
134
J2 éducation des jeunes filles ejl en ce point tout-à-fait â contre-
fens.
I6S
tiécejfaires à certaines figures.
Ibid.
Parures ruineufes , vanité du rang, non di la ptrfonne. Ibid,
Paflîons , comment bonnes au mauvaises.
i8x
Peuple, fèns de ce mot en politique.
^06
Peuple, (le) pourquoi ne s'ennuie point.
n?
Philippe. ►
131
Phiioclès.
316
P'hilofbphes.
II
Caufes de la diverfité de leurs fentimens.
IX
2Ve prennent point intérêt à la vérité.
3id.
Leur unique objet.
n
Leurs bifurres /} fiemes.
13» *■')> 43
Philofophie, Jon pouvoir relativement aux mœurs comparé à celui
de la religion. N. 8 1
Pierre, ( Abbé Ce St ) cité. 3 1 $
Pithagore, comment voyageoit. 131
Pbîfirs, leur mer t. 141
FJc.ton , fcn jujQc imaginaire, 7 3
Pourquoi dans fa. république donne aux femmes les mêmes exer-
cices qu'eux hommis, i ç 3
Comment voyageoit. 131
PKt)éïeDS| obtinrent h Confuîatpar umfenimç, 1^9
DES Ma t î e r e s. 549
Plîne; Page 195
Plutarque. -^^
Polygamie. . 1 ^ ^
Politefle, en giioi confifle la. véritable. 1 19
PaJJ'ages de M. Duclos fur ce fujet. Ibid. & fuiy.
Celle des hommes. Voye^ Hommes.
Celle des femmes. Voye^^ Femmes.
"Poul-Scrrho , ce que c'e^ chéries Mahométans. N. 8i
Préjugés, ne changent point les relations naturelles. 100
Primeurs, leur in/ipidfté, 131
Protéfilas. 316
Providence, (la) confidérée relativement à la liberté de [homme. 31
Comment jujïifice. 3^
Et par rapport à quoi. Ibid.
Puiflànce , Jens de ce mot en politique. 306
Jtv.AvMOND LuLlE , à quoijon art ejl bon. 19 r
Régulus. 44.
Religion, on n^en doit point faire dans tenfeignement un objet de
trijlejfe & de gène. 177
Son pouvoir pour empêcher h mal & procurer le bien. N. 8 1
Les principales de r Europe. 66
Remords. 41
Réponfe, d^un vieux Gentilhomme à Louis XV. ïi8
Reuculin. 6y
Ridicule, ( le ) toujours à côté de l'opinion. 137
Riches, ce qu'ils font ordinairement. iitj
Cc^ju'ils devroicnt faire pour jouir réellement de leurs richejfes.
Ibid. & fuiv.
Toujours ennuyés, Ibid. & fuiv.
Quel ejl le vrai riche. 143
Royauté , fujctptible de partage. 3 1 4
Exemples. Ibid.
Rois. 3 1 •
Rome, fon refp cet pour les femmes. iqi)
iSauvée par elles des mains d'un profcriu Ibid,
^jo Tablé
Devenue libre par une femme. Page 19^
Romains , leur attention à la langue des ftgnes, 5 S
^^ AiSONS , ne point anticiper fur elles pour le fervlcedela tahlci"^ t
Salente , ( une autre ) objet des recherches £ Emile. 316
Samfon. 151
Sardanapale , fan épitaphe. i x 6
Sauvages , leur enfance. 8 6
Leur adolefcence. Ibid.
Sceptiques , leur malheur. 1 1
Senfations , différentes de leur caufe ou de leur objet, i 5
Comment dijlinguées par l'être fcnfitif. 1 5
Sens , dans leur ufage nous ne fommes pas purement pajfifs. 1 7
Sentiment du moi, doute fur fa nature. 14,
Sentiment intérieur, relativement à V ordre fenfibh de Vunivers-X"^, 3 9
Difficile à rappeller. ' 5 r
Sentimens naturels , de deux fortes. 4 ç
Antérieurs à notre intelligence. Ibid.
Sentir , en quoi diffère de juger. 1 5
Sexes, vanité des dijjmtes fur la préférence ou égalité des fexes. 147
En quoi font égaux. Ibid.
En quoi non comparables. Ibid.
Dans leur union concourent différemment au même objet. Ibid.
De cette union naijfent les plus douces loix de l'amour. 6
Leurs devoirs relatifs ne peuvent avoir la même rigidité. Ibid.
Sexes, comment doit être refpeclcy ce qui les caraSirifè. 10
En quoi leur relation faciale admirable. 3 i
Signes , énergie de leur langage. 94 > 9^ & fuiv.
Relativement à V éducation. 97
Sparte, fon refpecl pour les femmes. 199
Spontanéité. 1 8
Stoïciens, Z'wn de leurs bifarres paradoxes. N. 64
Sociétés , leur vrai lien. 134.
Socrate. 44» 75
Solon , acle illégitime de ce Lcgifateur. 30?
Sophie, compagne future d'Emile. J4j,
DES Matières. 351
'Son portrait. Page ^03 & fuir.
Aime la parure & s'y connoît. 20 .
Ses talens naturels. juj
Ceux qu'elle a cultivés. ^qa Ofuiv.
Ses occupations domejîiques. Jbid.
Entend tous les détails du ménage. Ibid.
Sa délicatejfe extrême fur la propreté. Hid.
Doit ce défaut aux leçons de fa mère, 206
Excès qu'elle évite en ce point. Jbid.
Naturellement gourmande, puis devenue foira Jbid.
Qualités de fon efprit, 107
Idée de fon caraclère. Ibid.
A de la religion Ù quelle. 2.08
Aime la vertu , & par quels motifs. Ibid. & fuiv.
Dévorée du fculbefoin d'aimer. log 2.1 a
Infruite des devoirs & des droits de Jon fext 0 du nôtre. 209
A peu d'ufage du monde. 2^ i ^
Y fupplce par une politejfe à elle. Ibid.
Dédaigne les fimagrées Françoifes. 211
Son Jilence & fon refpeS , & avec quelles perfonnes. Ibid.
Son ton impojant & modejîe en même temps avec les jeunes gens
de fon âge. ^ mj^
Sa manière de répondre aux propos galans. 211
EJl flattée des louanges fincères , & d'un hommage fondé par
l'eflime. jy^j^
Dif cours que lui tient fon père penfant à la marier. 11 z & fuiv.
Etat pajfe de fes père & mère. 2 i J
Leur état acluel. Ibid.
Heureux dans leur pauvreté. juj
Efl livrée à elle-même fur le choix de fon époui. % i <
Chargée par fuppoftion d'un tempérament ardent. 216
Contrepoids. jbid.
Envoyée à la ville , & pourquoi. 2 1 7
Revient che^fes parens. 2 1 S
Sa langueur. Ibid:
nivale d'Eucharis. a^ic
35» T A B Z M
Voit Èmih & /on Injîituteur , conduits par hafard che^ J^n
père. P,2ge 134
Croit avoir trouve Têlémaq^ue dans Emile. 235
V écoute favorablement, 24'}
Prend ouvertement fur lui l'autorité d'une maîtrejfe. i 5 o
Reçoit en différens genres d'arts & de Jciencis des leçons de fort
amant. 2 ■) i » 2. S 2,
Irrite fa pajjîon par un peu d inquiétude, i Î7
Comment règle fes allarmes. 261
Sa viBoire fur Emile à la courfe. 2- 6 9 0 fuiv.
Accompagnée de fa mère va le voir à Pattelier. xjo
L'accepte pour époux , Ù dans quelle occafîon. 27^
P refente avec lui un enfant au baptême. ^77
Préparée à une féparation de deux ans. 288
Sa douleur muette au départ d'£milf. 290
Pn/in répoufe. 328
Devient enceinte. 33^
Souverain , fens de ce mot en politique. 306
Sujets , relativement au contrat focial; fens de te mot tn politique.
Ibid.
J- AciTE, cité. a 94
Talens , leurs bons effets. 173
Lequel tient le premier rang dans Tart de plaire, l^'id.
Talens agréables, trop réduits en art. 17^
Tarquin. 9 6
TerrafTon (l'Abbé), combattu & fur quoi. 117
Thaïes , comment voyageait. 232
Théâtre ( le ) , ce qu'on y apprend. 127
A quoi mené fon étude. 128
Thermopyles , infcription qu'on y lifoit. i%6
Thefpicius, fes cinquante filles. i S *
Toilette, d'oà vient fon abus. 1^9
Trafibule. 9^
JlYSSE.
x> j; s Matières. ^^^
u.
LySSE, ému du chant des Syrenes. loi
Ses compagnons avilis par Circé. iji.
Uni vers, yo/2 harmonie démontre une intelligence fupréme. Z3, 2.4
V Enise, pourquoi fon gouvernement adoré du peuple. N. 95
Vertu (la) comparée au Prothée de la Fable. 47
J<l'ejî pas moins favorable à l'amour qu'aux autres droits de /u
nature. ioo
Ètymologie de ce mot, 2. S i
Qiielle eji la bafe de toute vertu. Ihid,
Ce que cejî que l'homme vertueux. Ibid.
Vêtemens , aifance de ceux des anciens Grecs, 159
Cènes des nôtres. 160
De ceux des femmes , & fur-tout en Angleterre. Ibid,
Vice y fes inconféquences. * 3 $ ^ /"'*'•
Village, moyen d'y mener une vie agréable. 139
Villes ( les grandes ) épuifent un état, 3 1 8
Violences en amour , très-communes dans les Antiquités Grecques
& Juives, 1 s o
Plus rares de nos jours, & pourquoi. Ibid,
Vifages, ne changent point avec les modes, 168
Voyager , non en courier mais en voyageur. 13^
Agrément qu'il y a d'aller à pied. Ibid.
En voyageant on doit obfcrvcr les peuples avant les chofes. Z97
Voyages, quejlion propofi-e à ce Jitjet. 191
Manière de pofer autrement la quejlion, Ibid,
Autre manière, 191
Pourquoi injlruifent certaines gens moins que les livres. 193
A quoife rapporte Vinflruâion qu'on en retire, 196
Ne conviennent qu'à très-peu de gens & à qui, 197
Pris comme une partie de l'éducation , doivent avoir leurs règles.
198
Ce qui les rend infrucluci/x à L jeunejfe- 3 i 6
Pourquoi les jeunes gens doivent fejourner peu dans les grandes
Villes, 310
Traité de l'Èduc. Tome II. V y
354 Table des Matières.
Voyageurs, leurs menfonges & leur mauyaije JbL apr
But des favans qui voyagent. 297
Volfques. zoo
-^Énocrate. ' 43
Xénophon cité. 116
Zt
NON. g6
Fia ds'Ia Table.'
^'
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"JÊL
f-'-^jF'
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MI^ÉI
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