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Full text of "Collection complette des oeuvres de J.J. Rousseau"

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of  the 

Universitv  of  Toronto 


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University  of  Ottawa 


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COLLECTION 

•  COM  PLETTE 

DES 

ŒU  Y  R  E  S 


D  E 


J,    J.    ROUSSEAU. 


TOME    QUATRIEME. 


EMILE. 


o    i; 


DE  L'ÉDUCATION. 

PAR 

J.    J.    ROUSSEAU- 

CITOYEN      DE      GENÈVE. 


Sanabilibus  zgrotamus  malis  ;  ipfaque   nos  in   reclum  genitos  natura  ,  fi 

emendari  veliraus,  juvar. 

Stn.  de  ira.  L.  II.  c.  t  j. 


TOME     SECOND. 


L    O   N  D  R    E   S. 


M.     Dec.     L  X  X  I  V. 


EMILE, 

o  u 

DE    L'ÉDUCATION. 


SUITE  DU   LIVRE   (QUATRIEME. 

»  ±L  y  a  trente  ans  que,  dans  une  ville  d'Italie,  un  jeune  homme 

»  expatrié  fe  voyoit  réduit  à  la  dernière  misère.   Il  étoit  né  Cal- 

»  vinifte;  mais  par  les  fuites  d'une  étourderie ,  fe  trouvant  fugitif, 

»  en    pays  étranger  ,  fans   reffource ,  il   changea  de  religon    pour 

»  avoir  du  pain.    Il  y  avoit  dans   cette  ville  un  hofpice  pour    les 

»  profélites,  il  y  fut  admis.   En  l'inftruifant  fur  la  controverfe,   on 

»  lui  donna  des  doutes  qu'il  n'avoit  pas,  &  on  -lui  apprit  le  mal 

»  qu'il  ignoroir  •  il  entendit  des  dogmes  nouveaux  ,  il  vit  des  mœurs 

»  encore  plus  nouvelles  ;  il  les  vit,  &  faillit  en  ctrc  la  victime.    II 

»  voulut  fuir,  on  l'enferma  ;  il  fe  plaignit  ;  on  le  punit  de  lès  plain- 

»  tes;  à  la  merci  de  fes  tyrans,  il  fc  vit  traiter  en  criminel  pour 

»  n'avoir  pas  voulu  céder  au  crime.  Que  ceux  qui  favent  comMen 

»  la  première  épreuve  de  la  violence  &  de  l'injuftice  irrite  un  jeune 

»  cœur  fans  expérience  ,  fe  figurent  l'état  du  fien.   Des  larmes  de 

»  rage  couloient  de  fes  yeux  ,  l'indignation  l'étouffoit.   Il  imploroit 

T)  le  ciel  &  les  hommes,  il  fe  confioit  à  tout  le  monde,  &  n 'étoit 

»  écouté  de  perfonne.   Il  ne  voyoit  que  de  vils  domcftiques  fournis 

»  h  l'infâme  qui  l'outrageoit,   ou  des  complices  du  même  crime  , 

a  qui  fe  railloient  de  fa  réfiftance  &  l'excitoient  U  les   imiter.    II 

»  étoit  perdu  fans  un  honnête  Eccléfiaflique  qui  vint  à  l'hofpice 

»  pour  quelque  affaire ,  &  qu'il  trouva  le  moyen  de  confulter  en 

»  fecret.   L'EccIéfiaflique  étoit  pauvre,  fie  avoit  befoin  d^  tout  le 

M  monde;  mais  l'opprimé  avoit  encore  plus  befoin  de  lui  ,   fie  il 

Traité  de  VÈdiic.    Tome  II.  A 


ft  Traité 

*  n'héfita  pas  h  favorifer  fon  évafion,  au  rifque  de  fe  faire  un  dan- 
»  gereux  ennemi. 

»  Échappé  au  vice  pour  rentrer  dans  l'indigence,  le  jeune  hom- 
»  me  iuttoit  fans  fuccès  contre  fa  deftinée;  un  moment  il  fe  crut 
39  au-deflus  d'elle.  A  la  première  lueur  de  fortune,  fes  maux  & 
»  fon  protefleur  furent  oubliés.  Il  fut  bientôt  puni  de  cette  in- 
»  gratitude  ,  toutes  fes  efpérances  s'évanouirent  :  fa  jeuneffe  avoit 
»  beau  le  favorifer  ,  fes  idées  romaiiefques  gâtoient  tout.  N'ayant 
»  ni  affez  de  talent,  ni  affez  d'adrefle  pour  fe  faire  un  chemin  fa- 
»  cile;  ne  fâchant  être  ni  modéré,  ni  méchant,  il  prétendit  k  tant 
»  de  chofes  qu'il  ne  fut  parvenir  k  rien.  Retombé  dans  fa  première 
3»  détreffe,  fans  pain,  fans  afyle,  prêt  k  mourir  de  faim,  il  fe  ref- 
»  fouvint  de  fon  bienfaiteur. 

»  Il  y  retourne ,  il  le  trouve  ,  il  en  efl  bien  reçu  ;  fa  vue  rap- 

»  pelle  k  l'Eccléfiaftique  une  bonne  aftion  qu'il  avoit  faite;  un  tel 

»  fouvenir  réjouit  toujours  l'ame.   Cet  homme  étoit  naturellement 

»  humain,  compatifFant ;  il   fentoit  les  peines  d'autrui  par  les  fien- 

»  nés,  &  le  bien-être  n'avoit  point  endurci  fon  cœur;  enfin  les  le- 

»  çons  de  la  fageffe  &  une  vertu  éclairée  avoient  affermi   fon    bon 

»  naturel.   II  accueille  le  jennp  îiom«^°,   i"'>   «.lierche  un  gîte,   l'y 

»  recommande  ;  il   partage  avec  lui  fon  nécelTaire  ,  k  peine  fufHfant 

»  pour  deux.   Il  fait  plus,   il  l'infîruit ,   le   confole  ,  il  lui    apprend 

»  l'art  difficile  de  fupporter  patiemment  l'adverfité.   Gens  k  préju- 

»  ^'s ,  eft-ce  d'un  Prêtre,  eft-ce  en  Italie  que  vous  euffiez  efpéré 

»  ebut  cela  ? 
,1 

»  Cet  honnête  Eccléfiaftique  étoit  un  pauvre  Vicaire  Savoyard, 

»  qu'une  aventure  de  jeuneffe  avoit  mis  mal   avec  fon  Évêque,  & 

»  qui  avoit  paffé  les  monts  pour  chercher  les  reffources  qui  lui  man- 

»  quoient  dans  fon  pays.   Il  n'étoit  ni  fans  efprit,  ni  fans  lettres;  & 

»  avec  une  figure  intéreffante,  il  avoit  trouvé  des  protefleurs  qui  le 

K  placèrent  chez  un  Miniflre  pour  élever  fon  fils.   Il   préféroit  la 

»  pauvreté  k  la  dépendance,  &  il  ignoroit  comment  il  faut  fe  con- 

»  duire  chez  les  Grands.    Il  ne  refta  pas  long-temps  chez  celui-ci  ; 

»  ea  le  quittant  il  ne  perdit  point  fon  eftime  ;  &  comme  il  vivoit 


DE     V  Éducation.  5 

»  fagement  &  fe  faifoit  aimer  de  tout  le  monde ,  il  fe  flattoit  de 
■  rentrer  en  grâce  auprès  de  fon  Évéque  ,  &  d'en  obtenir  quelque 
»  petite  Cure  dans  les  montagnes,  pour  y  paiïer  le  refte  de  fes  jours. 
•  Tel  étoit  le  dernier  terme  de  fon  ambition. 

»  Un  penchant  naturel  l'intérefToit  au  jeune  fugitif,  &  le  lui  fit 
»  examiner  avec  foin.  Il  vit  que  la  mauvaife  fortune  avoit  déjà  flé- 
»  tri  fon  cœur,  que  l'opprobre  &  le  mépris  avoient  abattu  fon  cou- 

>  rage  ,  &  que  fa  fierté  ,  changée  en  dépit  amer  ,  ne  lui  mon- 
»  troit ,  dans  l'injuftice  &  la  dureté  des  hommes,  que  le  vice  de 
»  leur  nature  &  la  chimère  de  la  vertu.    Il  avoit  vu  que   la  reli- 

>  gion  ne  fert  que  de  mafque  à  l'intérêt,  &  le  culte  facré  de  fau- 
j>  ve-garde  h  l'hypocrifie  :  il  avoit  vu  ,  dans  la  fubtilité  des  vaines 
»  difputes  ,  le  Paradis  &  l*Enfer  mis  pour  prix  à  des  jeux  de  mots; 
»  il  avoit  vu  la  fublime  &  primitive  idée  de  la  Divinité  défigurée 
j)  par  les  fantafques  imaginations  des  hommes;  &  trouvant  que, 
»  pour  croire  en  Dieu ,  il  falloir  renoncer  au  jugement  qu'on  avoir 
»  reçu  de  lui,  il  prit  dans  le  même  dédain  nos  ridicules  rêveries, 
»  &  l'objet  auquel  nous  les  appliquons  :  fans  rien  favoir  de  ce  qui 
»  eft,  fans  rien  imaginer  fur  la  génération  des  chofes,  il  fc  plongea 
»  dans  fa  ftupide  ignorance,  avec  un  profond  mépris  pour  tous  ceux 
»  qui  penfbient  en  favoir  plus  que  lui. 

»  L'oubli  de  toute  religion  conduit  \  l'oubli  des  devoirs  de 
»  l'homme.  Ce  progrès  étoit  déjà  plus  d'à-moitié  fait  dans  le  cœur 
»  du  libertin.  Ce  n'étoit  pas  pourtant  un  enfant  mal  né;  mais  l'in- 
»  crédulité,  la  misère,  étouffant  peu- à-peu  le  naturel,  l'entraî- 
»  nerent  rapidement  a  fa  perte  ,  &  ne  lui  préparoient  que  les  mœurs 
»  d'un  gueux  &  la  morale  d'un  athée. 

»  Le  mal ,  prefque  inévitable ,  n'étoit  pas  abfolument  confom- 
»  mé.  Le  jeune  homme  avoit  des  connoifiances  ,  &  fon  éducation 
»  n'avoit  pas  été  négligée.  Il  étoit  dans  cet  âge  heureux,  où  le 
»  fang  en  fermentation  commence  d'échauffer  l'ame  fans  l'affervir 
»  aux  fureurs  des  fens.  La  fienne  avoit  encore  tout  fon  reflort. 
»  Une  honte  native,  un  caraflèrc  timide  fuppléoient  à  la  gcne  ,  & 
»  prolongeoient ,  pour  lui,  cette  époque  dans  laquelle  vous  main- 

Ai, 


^  Traité 

D  tenez  votre  élevé  avec  tant  de  foins.  L'exemple  odieux  d'une  dé- 
»  pravation  brutale  &  d'un  vice  fans  charme,  loin  d'animer  fon  ima- 
»  gination  ,  l'avoir  amortie.  Long-temps  le  dégoût  lui  tint  lieu  de 
»  vertu  pour  conferver  fon  innocence  ;  elle  ne  devoit  fuccomber 
»  qu'à  de  plus  douces  féduiflions. 

■Si  L'EccLiiSiASTiQUE  vit  le  danger  &  les  refTources.  Lesdifficul- 
»  tés  ne  le  rebutèrent  point  ;  il  fe  eomplaifoit  dans  fon  ouvrage ,  il 
»  réfolut  de  l'achever,  &;  de  rendre  à  la  vertu  la  vidime  qu'il  avoir 
»  arrachée  à  l'infamie.  Il  s'y  prit  de  loin  pour  exécuter  fon  projet; 
»  la  beauté  du  motif  animoit  fon  courage  ,  &  lui  infpiroit  des  moyens 
»  dignes  de  fon  2èle.  Quel  que  fût  le  fuccès ,  il  étoit  sûr  de  n'a- 
»  voir  pas  perdu  fon  temps  ;  on  réuflit  toujours  quand  on  ne  veut 
»  que  bien  faire. 

»  Il  commença  par  gagner  la  confiance  du  profélite  en  ne  lui 
»  vendant  point  fes  bienfaits,  en  ne  fe  rendant  point  importun  ,  en 
»  ne  lui  failânt  point  de  fermons,  en  fc  mettant  toujours  à  fa  por- 
»  tée,  en  fe  faifant  petit  pour  s'égaler  a  lui.  C'étoit,  ce  me  fem- 
»  ble  ,  un  fpeâacle  afTez  touchant ,  de  voir  un  homme  grave  de- 
»  venir  le  camarade  d'un  polifTon  ,  &  la  vertu  fe  prêter  au  ton  de 
»  la  licence,  pour  en  tiiumplici  pius  sûrement.  Quand  l'étourdi 
»  venoit  lui  faire  des  folles  confidences  &  s'épancher  avec  lui  ,  le 
»  Prêtre  l'écoutoit,  le  mettoit  à  fon  aife  ;  fans  approuver  le  mal  ,  il 
»  s'intérefibit  à  tout.  Jamais  une  indifcrette  cenfure  ne  venoit  ar- 
»  rêter  fon  babil  &  refferrer  fon  cœur.  Le  plaifir  avec  lequel  il  fe 
»  croyoit  écouté  ,  augmentoit  celui  qu'il  prenoit  h  tout  dire.  Ainfi 
»  fe  fit  fa  confefTion  générale ,  fans    qu'il  fongeât  à  rien  confefler. 

•n  Après  avoir  bien  étudié  fes  fentimens  &  fon  caraiflère ,  lePrê- 
j»  tre  vit  clairement  que,  fans  être  ignorant  pour  fon  âge,  il  avott 
»  oublié  tout  ce  qu'il  lui  importoit  de  favoir,  &  que  l'opprobre 
»  où  l'avoir  réduit  la  fortune  ,  étoufFoit  en  lui  tout  vrai  fentiment 
»  du  bien  &  du  mal.  Il  eft  un  degré  d'abrutiflement  qui  ôte  la  vie 
5»  k  l'ame  ;  &  la  voix  intérieure  ne  fait  point  fe  faire  entendre  à 
»  celui  qui  ne  fonge  qu'à  fe  nourrir.  Pour  garantir  le  jeune  infor- 
»  tuné  de  cette  mort  morale  dont  il  étoit  fi  près,  il  commença  par 


DE    r  Éducation.  J 

»  réveiller  en  lui  l'amour- propre  &  l'eftime  de  foi -même.  II  lui 
»  montroit  un  avenir  plus  heureux  dans  le  bon  emploi  de  fes  ta- 
»  lens  ;  il  ranimoit  dans  fon  cœur  une  ardeur  généreufe,  par  le  ré- 
»  cit  des  belle?  aflions  d'autrui  ;  en  lui  faifant  admirer  ceux  qui  les 
»  avoient  faites,  il  lui  rendoit  le  defir  d'en  faire  de  fcmblables. 
»  Pour  le  détacher  infenfiblement  de  fa  vie  oifive  &  vagabonde,  il 
»  lui  faifoit  faire  des  extraits  de  livres  choifîs;  &  feignant  d'avoir 
»  befoin  de  ces  extraits  ,  il  nourri/Toit  en  lui  le  noble  fentiment 
»  de  la  reconnoiffance.  Il  l'inflruifoit  indirectement  par  ces  livres; 
»  il  lui  faifoit  reprendre  afTez  bonne  opinion  de  lui-même  pour  ne 
»  pas  fe  croire  un  être  inutile  à  tout  bien,  &  pour  ne  vouloir  plus 
»  fe  rendre  méprifable  k  fes  propres  yeux. 

»  Une  bagatelle  fera  juger  de  l'art  qu'employoit  cet  homme  bien- 
»  faifant  pour  élever  infenfiblement  le  cœur  de  fon  difciple  au-def- 
»  fus  de  la  bafleffe  ,  fans  paroître  fonger  k  fon  inflruflion.  L'Eccié- 
»  fiaftique  avoit  une  probité  fi  bien  reconnue  &  un  difcernement  fi 
»  sûr,  que  plufieurs  perfonnes  aimoient  mieux  faire  paffer  leurs 
»  aumônes  par  fes  mains,  que  par  celles  des  riches  Curés  des  vil- 
»  les.  Un  jour  qu'on  lui  avoit  donné  quelqu 'argent  à  diftribuer 
»  aux  pauvres,  le  jeune  homme  eut,  à  ce  titre,  la  lâcheté  de  lui 
»  en  demander.  Non,  dit-il,  nous  fommes  frères,  vous  m'apparte- 
*  nez  ,  &  je  ne  dois  pas  toucher  à  ce  dépôt  pour  mon  ufage.  En 
•a  fuite  il  lui  donna  de  fon  propre  argent  autant  qu'il  en  avoit  de- 
»  mandé.  Des  leçons  de  cette  efpèce  font  rarement  perdues  dans  le 
»  cœur  des  jeunes  gens  qui  ne  font  pas  tout- à-fait  corrompus- 

n  Je  me  lafTe  de  parler  en  tierce  perfonne,  &  c'efl  un  foin  fort 
»  fuperflu  ;  car  vous  fentez  bien,  cher  concitoyen,  que  ce  malheu- 
»  reux  fupitif,  c'cff  moi  même  ;  je  me  crois  afTez  loin  des  défordrei 
»  de  ma  jeunefTe  pour  ofer  les  avouer;  &  la  main  qui  m'en  tiramé- 
»  rite  bien  qu'aux  dépens  d'un  peu  de  honte,  je  rende,  au  moins, 
»  quelque  honneur  k  fes  bienfaits. 

■  Ce  qui  me  frappoit  le  plus  étoit  de  voir,  dans  la  vie  privée 
»  de  mon  digne  maître,  la  vertu  fans  hypocrifie,  Phumanité  fani 
»  foibleffe,  des  difcours  toujours  droits  &  flmples,  &  une  conduite 


è.  T  R  A  I  T  È 

»  toujours  conforme  k  fes  difcours.  Je  ne  le  voyoîs  point  s'în- 
»  quiéter  fi  ceux  qu'il  aidoit  alloient  à  Vêpres,  s'ils  le  confeflbient 
»  fouvent,  s'ils  jeûnoient  les  jours  prefcrits,  s'ils  faifoient  maigre; 
»  ni  leur  impofer  d'autres  conditions  femblables ,  fans  lefquelles, 
»  dût- on  mourir  de  misère,  on  n'a  nulle  affiflance  k  efpérer  des 
»  dévots. 

»  Encourage  par  ces  obfervations,  loin  d'étaler  moi-même 
»  k  fes  yeux  le  zèle  afFedé  d'un  nouveau  converti ,  je  ne  lui  cachois 
»  point  trop  mes  manières  de  penfer,  &  ne  l'en  voyois  pas  plus  fcan- 
»  dalifé.  Quelquefois  j'aurois  pu  me  dire  :  il  me  pafTe  mon  indif- 
»  férence  pour  le  culte  que  j'ai  embraffé,  en  faveur  de  celle  qu'il 
V  me  voit  aufîi  pour  le  culte  dans  lequel  je  fuis  né;  il  fait  que  mon 
»  dédain  n'eft  plus  une  affaire  de  parti.  Mais  que  devois- je  penfer, 
»  quand  je  l'entendois  quelquefois  approuver  des  dogmes  contraires 
»  a  ceux  de  l'Églife  Romaine,  &  paroître  eflimer  médiocrement 
»  toutes  ces  cérémonies?  Je  l'aurois  cru  proteflant  déguifé  ,  fi  je 
»  i'avois  vu  moins  fidèle  k  ces  mêmes  ufages  ,  dont  il  fembloit  fait» 
»  afTez  peu  de  cas;  mais  fâchant  qu'il  s'acquittoit  fans  témoin  de 
»  fes  devoirs  de  Prêtre  aufli  ponftuellement  que  fous  les  yeux  du 
»  public,  je  ne  favois  plus  que  juger  de  ces  contradidlions.  Au  dé- 
»  faut  près  qui  jadis  avoU  attîni  U  Uli^race,  &  dont  il  n'étoit  pas 
»  trop  bien  corrigé ,  fa  vie  étoit  exemplaire ,  fes  mœurs  étoient  ir- 
»  réprochables ,  fes  difcours  honnêtes  &  judicieux.  En  vivant  avec 
jB  lui  dans  la  plus  grande  intimité,  j'apprenois  k  le  refpefler  chaque 
»  jour  davantage;  &  tant  de  bontés  m'ayant  tout-k-fait  gagné  le 
»  cœur ,  j'attendois  avec  une  curieufe  inquiétude  le  moment  d'ap- 
»  prendre  fur  quel  principe  il  fondoit  l'uniformité  d'une  vie  aufli 
»  fingulière. 

»  Ce  moment  ne  vint  pas  fi- tôt.  Avant  de  s'ouvrir  k  fon  difci- 
»  pie,  il  s'efforça  de  faire  germer  les  femences  de  raifon  &  de  bonté 
»  qu'il  jettoit  dans  fon  ame.  Ce  qu'il  y  avoit  en  moi  de  plus  dif- 
»  ficile  k  détruire  étoit  une  orgueilleufe  mifarithropie  ,  une  certaine 
K  aigreur  contre  les  riches  &  les  heureux  du  monde,  comme  s'ils 
»  l'eudcnt  été  k  mes  dépens,  &  que  leur  prétendu  bonheur  eût  été 
»  ufurpé  fur  le  mien.    La  folle  vanité  de  la  jeunefie  qui  regimbe 


DE     r  ÉDUCATION.  y 

»  contre  l'humiliation  ,  ne  me  donnoit  que  trop  de  penchant  \  cette 
)>  humeur  colère  ;  &  l'amour-propre  que  mon  M-ntor  tâchoit  de 
N  réveiller  en  moi,  me  portant  k  la  fierté,  rendoit  les  hommes 
j»  encore  plus  vils  k  mes  yeux,  &  ne  faifoit  qu'ajouter,  pour  eux, 
»  le  mépris  k  la  haine. 

»  Sans  combattre  direflcment  cet  orgueil,  il  l'empêcha  de  fe 
»  tourner  en  dureté  d'ame  ,  &  fans  m'ôter  l'eftime  de  moi-même, 
»  il  la  rendit  moins  dédaigneufe  pour  mon  prochain.  En  écartant 
»  toujours  la  vaine  apparence  ,  &  me  montrant  les  maux  réels  qu'elle 
»  couvre,  il  m'apprenoit  à  déplorer  les  erreurs  de  mes  femblables, 
»  h  m'attendrir  fur  leurs  misères,  &  à  les  plaindre  plus  qu'à  les  en- 
»  vier.  Ému  de  compaflion  fur  les  foiblefTes  humaines,  par  le  pro- 
»  fond  fentiment  des  Hennés,  il  voyoit  par-tout  les  hommes  vidi- 
»  mes  de  leurs  propres  vices  &  de  ceux  d'autrui;  il  voyoit  les  pau- 
»  vres  gémir  fous  le  joug  des  riches,  &  les  riches  fous  le  joug  des 
»  préjugés.  Croyez- moi,  difoit-il,  nos  illufions  ,  loin  de  nous  cacher 
»  nos  maux,  les  augmentent  ,  en  donnant  un  prix  k  ce  qui  n'en  a 
»  point,  &  nous  rendant  fenfibles  k  mille  fauffes  privations  que  nous 
»  ne  fentirions  pas  fans  elles.  La  paix  de  l'ame  confifte  dans  le  mépris 
»  de  tout  ce  qui  peut  la  troubler  ;  l'homme  qui  fait  le  plus  de  cas 
■a  de  la  vie ,  cft  celui  qui  fait  le  moins  en  jouir ,  &  celui  qui  afpire 
»  le  plus  avidement  au  bonheur,  eft  toujours  le  plus  miférable. 

»  Ah  !  quels  triftes  tableaux ,  m'écriois-je  avec  amertume  !  s'il 
»  faut  fe  refufer  k  tout,  que  nous  a  donc  fervi  de  naître,  &  s'il  faut 
»  méprifer  le  bonheur  même ,  qui  efl-ce  qui  fait  être  heureux  î 
n  C'eft  moi  ,  répondit  un  jour  le  Prêtre ,  d'un  ton  dont  je  fus  frappé. 
»  Heureux ,  vous  !  fi  peu  fortuné  ,  fi  pauvre,  exilé,  perfécuté;  vous 
»  êtes  heureux  !  Et  qu'avez- vous  fait  pour  l'être  î  Mon  enfant,  re- 
»  prit- il,  je  vous  le  dirai  volontiers. 

»  La-dessus  il  me  fit  entendre  qu'après  avoir  reçu  mes  con- 
»  fedions ,  il  vouloit  me  faire  les  Cennes.  J'épancherai  dans  votre 
»  fein,  me  dit-il  en  m'embralfant,  tous  les  fentimens  de  mon  cœur. 
»  Vous  me  verrez,  finon  tel  que  je  fuis,  au  moins  tel  que  je  me 
•  vois  moi-même.  Quand  vous  aurez  reçu  mon  entière  profellioa 


s  Traité 

,,  de  foi ,  quand  vous  connoîtrez  bien  l'état  de  mon  ame ,  vous 
„  faurez  pourquoi  je  m'eftime  heureux,  &,  fl  vous  penfez  com- 
,,  me  moi ,  ce  que  vous  avez  k  '.lire  pour  l'être.  Mais  ces  aveux  ne 
„  font  pas  l'affaire  d'un  moment  ;  il  faut  du  temps  pour  vous  ex- 
„  pofer  tout  ce  que  je  penfe  fur  le  fort  de  l'homme,  &  fur  le  vrai 
„  prix  de  la  vie  :  prenons  une  heure ,  un  lieu  commode  pour  nous 
„  livrer  paifiblement  à  cet  entretien. 

„  Je  marquai  de  l'empreflement  à  l'entendre.  Le  rendez-vous 
„  ne  fut  pas  renvoyé  plus  tard  qu'au  lendemain  matin.  On  étoit 
„  en  été  ;  nous  nous  levâmes  k  la  pointe  du  jour.  Il  me  mena  hors 
„  de  la  ville,  fur  une  haute  colline,  au-defTous  de  laquelle  paflbit 
„  le  Pô ,  dont  on  vdyoit  le  cours  k  travers  les  fertiles  rives  qu'il 
„  baigne.  Dans  l'éloignement,  l'immenfe  chaîne  des  Alpes  cou- 
„  ronnoit  le  payfage.  Les  rayons  du  foleil  levant  rafoient  déjà  les 
„  plaines,  &  projettant  fur  les  champs  par  longues  ombres  les  ar- 
„  bres ,  les  coteaux ,  les  maifons ,  enrichiflbient  de  mille  accidens 
„  de  lumière,  le  plus  beau  tableau,  dont  l'œil  humain  puifTe  être 
„  frappé.  On  eût  dit  que  la  nature  étaloit  k  nos  yeux  toute  fa  ma- 
,,  gnificence  ,  pour  en  offrir  le  texte  k  nos  entretiens.  Ce  fut-lk  , 
,,  qu'après  avoir  quelque  temps  contemplé  ces  objets  en  filence , 
„  l'homme  de  paix  me  parla  oînfi. 


PROFESSION 


P.,<f    s . 


y,',,,  If 


A\  nalMre  Haiont  a  nos  ve\ix  toute  ia  niae;Tin.lîconrc. 


£m/r^/i,f$ 


DE    r  È  D  u 


C  A   T  1  O  N. 


PROFESSION     DE     FOI 

DU   VICAIRE  SAVOYARD, 

i-VJ-ON  enfant,  n'attendez  de  moi  ni  des  difcours  fàvans ,  ni  de 
profonds  raifonnemens.  Je  ne  fuis  pas  un  grand  philofophe ,  &  je 
me  foucie  peu  de  l'être.  Mais  j'ai  quelquefois  du  bon  fens,  &  j'ai- 
me toujours  la  vérité.  Je  ne  veux  pas  argumenter  avec  vous  ,  ni 
même  tenter  de  vous  convaincre;  il  me  fuffit  de  vous  expofer  ce 
que  je  penfe  dans  la  fimplicité  de  mon  cœur.  Confultez  le  vôtre 
durant  mon  difcours  ;  c'eft  tout  ce  que  je  vous  demande.  Si  je  me 
trompe ,  c'eft  de  bonne  foi  ;  cela  fuffit  pour  que  mon  erreur  ne  me 
foit  pas  imputée  k  crime;  quand  vous  vous  tromperiez  de  même, 
il  y  auroit  peu  de  mal  à  cela  :  fi  je  penfe  bien,  la  raifon  nous  efl 
commune,  &  nous  avons  le  même  intérêt  à  l'écouter;  pourquoi 
ne  penferiez-vous  pas  comme  moi  î 

Je  fuis  né  pauvre  &  payfan,  deftiné  par  mon  état  h  cultiver  la 
»erre;  mais  on  crut  plus  beau  que  j'apprifTe  h  gagner  mon  pnin 
dans  le  métier  de  Prêtre,  &  l'on  trouva  le  moyen  de  me  faire 
étudier.  AfTurément  ni  mes  parens ,  ni  moi  ne  fongions  guères  k 
chercher  en  cela  ce  qui  étoit  bon,  véritable,  utile,  mais  ce  qu'il 
falloit  favoir  pour  être  ordonné.  J'appris  ce  qu'on  vouloit  que  j'ap- 
prifTe, je  dis  ce  qu'on  vouloit  que  je  difle  ,  je  m'engageai  comme 
on  voulut,  &  je  fus  fait  Prêtre.  Mais  je  ne  tardai  pas  à  (êntir  qu'en 
m'obligeant  de  n'être  pas  homme,  j'avois  plus  que  je  ne  pouvois 
tenir. 

On  nous  dit  que  la  confcience  eft  l'ouvrage  des  préjugés  ;  ce- 
pendant je  fais  par  mon  expérience  qu'elle  s'obftine  "i  fuivre l'ordre 
de  la  nature  contre  toutes  les  Loix  des  hommes.  On  a  beau  nous 
défendre  ceci  ou  cela,  le  remords  nous  reproche  toujours  foible- 
ment  ce  que  nous  permet  la  nature  bien  ordonnée  ,  k  plus  forte 
raifon  ce  qu'elle  nous  prefcrit.  O  bon  jeune  homme  !  elle  n'a  rien 
dit  encore  k  vos  fens  ;  vivez  long- temps  dans  l'état  heureux  où  (à 
Truite  de  lidui.  Tome  II.  B 


10  Traité 

voix  eft  celle  de  l'innocence.  Souvenez-vous  qu'on  l'ofFenfe  encore 
plus  quand  on  la  prévient,  que  quand  on  la  combat;  il  faut  com- 
mencer par  apprendre  k  réfifter,  pour  favoir  quand  on  peut  céder 
fans  crime. 

Dès  ma  jeuneflè  j'ai  refpeâé  le  mariage  comme  la  première  & 
la  plus  fàinte  inftitution  de  la  nature.  M'étant  ôté  le  droit  de  m'y 
foumettre,  je  réfolus  de  ne  le  point  profaner;  car  malgré  mes 
clafles  &  mes  études ,  ayant  toujours  mené  une  vie  uniforme  & 
fimple  ,  j'avois  confervé  dans  mon  efprit  toute  la  clarté  des  lumiè- 
res primitives;  les  maximes  du  monde  ne  les  avoient  point  obfcur- 
cies  &  ma  pauvreté  m'éloignoit  des  tentations  qui  diâent  les  fo- 
phifmes  du  vice. 

Cette  réfolutîon  fut  précifément  ce  qui  me  perdit;  mon  ref- 
peft  pour  le  lit  d'autrui  laiflà  mes  fautes  k  découvert.  Il  fallut  ex- 
pier le  fcandale  :  arrêté,  interdit,  chafTé ,  je  fus  bien  plus  la  vic- 
time de  mes  fcrupules  que  de  mon  incontinence ,  &  j'eus  lieu  de 
comprendre ,  aux  reproches  dent  ma  dilgrace  fut  accompagnée ,  qu'il 
ne  faut  fouvent  qu'aggraver  la  faute  pour  échapper  au  châtiment. 

Peu  d'expériences  pareilles  mènent  loin  un  elprit  qui  réfléchit; 
Voyant  par  de  trilles  obfervations  renverfer  les  idées  que  j'avois 
du  jufte,  de  l'honnête,  &  de  tous  les  devoirs  de  l'homme,  je  per- 
doi^  chaque  jour  quelqu'une  des  opinions  que  j'avois  reçues  ;  celles 
qui  me  reftoient  ne  fuffifant  plus  pour  faire  enlèmble  un  corps  qui 
pût  le  foutenir  par  lui-même,  je  fentis  peu-k-peu  s'obfcurcir  dans 
mon  efprit  l'évidence  des  principes;  &  réduit  enfin  k  ne  favoir 
plus  que  penfèr  ,  je  parvins  au  même  point  où  vous  êtes  ;  avec  cette 
différence,  que  mon  incrédulité,  fruit  tardif  d'un  âge  plus  mûr, 
s'étoit  formée  avec  plus  de  peine,  &  devoit  être  plus  difficile  à 
détruire. 

J'ÉTOlS  dans  ces  difpofitions  d'incertitude  &  de  doute  ,  que 
Defcartes  exige  pour  la  recherche  de  la  vérité.  Cet  état  eft  peu  fait 
pour  durer,  il  eft  inquiétant  &  pénible;  il  n'y  a  que  l'intérêt  du 
vice  ou  la  parefTe  de  l'ame  qui  nous  y  laifTe.  Je  n'avois  point  le  cœur 
aflez  corrompu  pour  m'y  plaire  ;  &  rien  ne  confervé  mieux  l'habi- 


DE     L'  ÉDUCATION.  is 

fude  de  réfléchir,  que  d'être  plus  content  de   foi  que  (à   fortune. 

Je  méditois  donc  fur  le  trifle  fort  des  mortels,  flottans  fur  cette 
mer  des  opinions  humaines,  fans  gouvernail,  fans  bou/ToIe,  &  H- 
vrés  k  leurs  partions  orageufes,  fans  autre  guide  qu'un  pilote  inex- 
périmenté qui  méconnoît  fa  route,  &  qui  ne  fait  ni  d'où   il  vient, 

j  ni  où  il  va.  Je  me  difois  :  j'aime  la  vérité ,  je  la  cherche  &  ne  puis 
la  reconnoître  ;  qu'on  me  la  montre,  &  j'y  demeure  attaché  ;  pour- 
quoi faut- il  qu'elle  fe  dérobe  à  l'empreflement  d'un  cœi^  fait  pour 

;  l'adorer  ? 

Quoique  j'aie  fouvent  éprouvé  de  plus  grands  maux,  je  n'ai 
jamais  mené  une  vie  auffi  conftamment  défagréable  que  dans  ces 
temps  de  trouble  &  d'anxiété ,  où  fans  cefTe  errant  de  doute  en 
doute,  je  ne  rapportois  de  mes  longues  méditations  qu'incertitude, 
obfcurité,  contradiftions  fur  la  caufe  de  mon  être  &  fur  la  règle 
de  mes  devoirs. 

Comment  peut-on  être  fceptique  par  fyfîéme  &  de  bonne  foi  \ 
Je  ne  faurois  le  comprendre.  Ces  phiiofophes,  ou  n'exiftent  pas, 
ou  font  les  plus  malheureux  des  hommes.  Le  doute  fur  les  chofes 
qu'il  nous  importe  de  connoîtie,  eft  un  état  trop  violent  pour  l'ef- 
prit  humain;  il  n'y  réiîfte  pas  long-temps,  il  fe  décide  malgré  lui 
de  manière  ou  d'autre,  &  il  aime  mieux  fe  tromper  que  ne  rien 
croire. 

Ce  qui  redoubloit  mon  embarras,  étoît  qu'étant  né  dans  une 
Églife  qui  décide  tout,  qui  ne  permet  aucun  doute,  un  feul  point 
rejette  me  faifoit  rejetter  tout  le  refte ,  &  que  l'impollibilité  d'ad- 
mettre tant  de  décifions  abfurdes ,  me  détachoit  aufTi  de  celles  qui 
ne  l'étoient  pas.  En  me  difant  :  croyez  tout ,  on  m'empéchoit  de 
rien  croire,  &  je  ne  favois  plus  où  m'arréter. 

Je  confultai  les  phiiofophes,  je  feuilletai  leurs  livres,  j'exami- 
nai leurs  diverfes  opinions;  je  les  trouvai  tous  fiers,  affirmatifs, 
dogmatiques,  même  dans  leur  fcepticifme  prétendu  ,  n'ignorant 
rien,  ne  prouvant  rien,  fè  moquant  les  uns  des  autres  ;  &  ce  point, 
commun  à  tous,  me  parut  le  feul  fur  lequel  ils  ont  tous  raifon. 

B  ij 


14  Traité^ 

Triomphans  quand  ils  attaquent,  ils  font  fans  vigueur  en  fe  défendant; 
Si  vous  pefez  les  raifons  ,  ils  n'en  ont  que  pour  détruire  ;  fi  vous 
comptez  les  voix,  chacun  eft  réduit  à  la  Iienne  ;  ils  ne  s'accordent 
que  pour  difputer  :  les  écouter  n'étoit  pas  le  moyen  de  fortir  de 
mon  incertitude. 

Je  conçus  que  l'infuffifance  de  l'efprit  humain  eft  la  première 
caufe  de  cette   prodigieufe  diverfîté  de  fentimens,  &  que  l'orgueil 
eft  la  fecoode.    Nous  n'avons  point  les   mefures   de  cette  machine 
immenfe,  nous  n'en  pouvons  calculer  les  rapports;  nous  n'en  con- 
noiflbns  ni  les  premières  loix  ,  ni  la  caufe  finale;  nous  nous  ignorons 
nous-mêmes;  nous  ne  connoiflbns  ni   notre  nature,  ni  notre  prin- 
cipe aftif  ;  à  peine  favons-nous  fi  l'homme  efl  un   être  fimple  ou 
compofé  ;  des  myflères   impénétrables   nous  environnent  de  toutes 
parts  ;  ils  font  au-defllis  de  la  région  fenfible  ;  pour  les  percer  nous 
croyons  avoir  de  l'intelligence  ,  &  nous  n'avons  que  de  l'imagina- 
tion.  Chacun  fe  fraye  ,  k  travers  ce  monde  imaginaire,  une  route 
qu'il  croit  la  bonne  ;   nul  ne  peut  favoir  fi  la  fienne  mené  au  but. 
Cependant  nous    voulons  tout  pénétrer,   tout  connoître.  La  feule 
chofe  que  nous  ne  favons  point,  eft  d'ignorer  ce  que  nous  ne  pouvons 
favoir.   Nous  aimons  mieux  nous  déterminer  au   hazard ,  &  croire 
ce  qui  n'eft  pas  ,  que   d'avouer  qu'aucun  de  nous   ne  peut  voir  ce 
qui  eft.   Petite  partie  d'un  grand  tout  dont  les  bornes  nous  échap- 
pent, &  que  fon  auteur  livre  à  nos  folles   difputes  ,  nous  fommes 
aflèz  vains  pour  vouloir  décider  ce  qu'eft  ce  tout  en  lui-même,  & 
ce  que  nous  fommes  par  rapport  à  lui. 

Quand  les  philofophes  feroient  en  état  de  découvrir  la  vérité, 
qui  d'entre  eux  prendroit  intérêt  à  elle?  Chacun  fait  bien  que  fon 
fyftême  n'eft  pas  mieux  fondé  que  les  autres;  mais  il  le  foutient 
parce  qu'il  eft  à  lui.  Il  n'y  en  a  pas  un  feul ,  qui  ,  venant  à  con- 
noître le  vrai  &  le  faux  ,  ne  préférât  le  menfonge  qu'il  a  trouvé  à 
la  vérité  découverte  par  un  autre.  Où  eft  le  philofophe,  qui,  pour 
fa  gloire  ,  ne  tromperoit  pas  volontiers  le  genre  humain  ?  Où  eft 
celui,  qui,  dans  le  fecret  de  fon  cœur,  fe  propofe  un  autre  objet 
que  de  fe  diftinguer?  Pourvu  qu'il  s'élève  au-deftus  du  vulgaire, 
pourvu  qu'il  efface  l'éclat  de  ks  concourrens ,  que  demande-t-il  de 


DE    r  Éducation.  ij 

plus  ?  L'efTentiel  eft  de  penfer  autrement  que  les  autres.    Chez  Icf 
Croyans  il  eft  athée ,  chez  les  athées  il  feroit  croyant. 

Le  premier  fruit  que  je  tirai  de  ces  réflexions,  fut  d'apprendre 
à  borner  mes  recherches  à  ce  qui  m'inlérefToit  immédiatement;  k 
me  repofer  dans  une  profonde  ignorance  fur  tout  le  relie ,  &  à  ne 
m'inquiétcr,  jufqu'au  doute,  que  des  chofes  qu'il  m'importoit  de 
fevoir. 

Je  compris  encore  que,  loin  de  me  délivrer  de  mes  doutes  inu- 
tiles, les  phiiofophes  ne  feroient  que  multiplier  ceux  qui  me  tour- 
mentoient  ,  &  n'en  réfoudroient  aucun.  Je  pris  donc  un  autre 
guide,  &  je  me  dis  :  confuitons  la  lumière  intérieure,  elle  m'é- 
g^rera  moins  qu'ils  ne  m'égarent ,  ou,  du  moins,  mon  erreur  (êra 
la  mienne,  &  je  me  dépraverai  moins  en  fuivant  mes  propres  illu» 
fions ,  qu'en  me  livrant  "a  leurs  menfonges. 

Alors  repaffant  dans  mon  efprit  les  diverfes  opinions  qui  m'a- 
voient  tour-à-tour  entraîné  depuis  ma  nailTance ,  je  vis  que,  bien 
qu'aucune  d'elles  ne  fût  affez  évidente  pour  produire  immédiate- 
ment la  conviâion ,  elles  avoieni  divers  degrés  de  vraifemblance , 
&  que  l'afTentiment  intérieur  s'y  prêtoit  ou  s'y  refufoit  à  différen- 
tes mefures.  Sur  cette  première  obfervation,  comparant  entr 'elles 
toutes  ces  différentes  idées  dans  le  filence  des  préjugés,  je  trouvai 
que  la  première,  &  la  plus  commune,  étoit  auflî  la  plus  fimple  &c 
la  plus  raifonnable;  &  qu'il  ne  lui  manquoit ,  pour  réunir  tous  les 
fuffrages  ,  que  d'avoir  été  propofée  la  dernière.  Imaginez  tous  vos 
phiiofophes  anciens  &  modernes,  ayant  d'abord  épuifé  leurs  bizar- 
res fyftémes  de  forces ,  de  chances ,  de  fatalité  ,  de  nécelfué  ,  d'a- 
tomes,  de  monde  animé,  de  matière  vivante,  de  matérialifme,  do 
toute efpèce;  &  après  eux  tous  l'illuftre  ClarKe,  éclairant  le  monde, 
annonçant  enfin  l'Etre  des  êtres  &  le  difpenfdteur  des  chofes.  Avec 
quelle  univerfelle  admiration  ,  avec  quel  applaudiffement  unanime 
n'eût  point  été  reçu  ce  nouveau  fyftéme  fi  grand  ,  fi  confolant,  (i 
fublime,  fi  propre  à  élever  l'ame  ,  h  donner  une  bafe  à  la  %'ertu  , 
&  en  même  temps  fi  frappant,  fi  lumineux,  fi  fimple,  &,  ce  me 
femble,  offrant  moins  de  chofes  incompréhenfibles  k  i'efprit  bu- 


ï4  "Traité 

main,  qu'il  n'en  trouve  d'abfurdes  en  tout  autre  fyfiême!  7e  me 
difois  :  les  objections  infolubles  font  communes  à  tous,  parce  que 
l'efprit  de  l'homme  eu  trop  borné  pour  les  réloudre,  elles  ne  prou- 
vent donc  contre  aucun  par  préférence  ;  mais  quelle  différence  en- 
tre les  preuves  diredes  !  Celui-là  feul  qui  explique  tout,  ne  doit-i! 
pas  être  préféré  ,  quand  il  n'a  pas  plus  de  difficulté  que  les  autres  l 

Portant  donc  en  moi  l'amour  de  la  vérité  pour  toute  philo- 
fophie,  &  pour  toute  méthode  une  règle  facile  &  fîmple,  qui  me 
difpenfe  de  la  vaine  fubtilité  des  argumens,  je  reprends  ,  fur  cette 
règle,  l'examen  des  connoiflànces  qui  m'intéreffent ,  réfolu  d'ad- 
mettre pour  évidentes  toutes  celles  auxquelles,  dans  la  fîncérité  de 
mon  cœur,  je  ne  pourrai  refufer  mon  confentement  ;  pour  vraies, 
toutes  celles  qui  me  paroîtront  avoir  une  liaifon  nécelTaire  avec  ces 
premières,  &  de  laiffer  toutes  les  autres  dans  l'incertitude,  fans  les 
rejetterni  les  admettre,  &  fans  me  tourmenter  k  les  éclaircir,  quand 
elles  ne  mènent  à  rien  d'utile  pour  la  pratique. 

Mais  qui  fuis-je?  Quel  droit  ai-ie  déjuger  les  chofes  ,  &  qu'eft- 
ce  qui  détermine  mes  jugemens?  S'ils  font  entraînés  ,  forcés  par  les 
imprelfions  que  je  reçois ,  je  me  fatigue  en  vain  k  ces  recherches , 
elles  ne  fe  feront  point,  ou  fe  feront  d'elles-mêmes,  fans  que  je 
me  mêle  de  les  diriger.  Il  faut  donc  tourner  d'abord  mes  regards 
fur  moi  pour  connoître  l'inllrument  dont  je  veux  me  fervir,  &  juf- 
qu'k  quel  point  je  puis  me  fier  k  fon  ufage. 

J'existe,  &  j'ai  des  fens  par  lefquels  je  fuis  afFedé.  Voilk  la 
première  vérité  qui  me  frappe  ,  &  à  laquelle  je  fuis  forcé  d'acquief- 
cer.  Ai-je  un  fentiment  propre  de  mon  exiftence,  ou  ne  la  fens- je 
que  par  mes  fenfations?  Voilk  mon  premier  doute,  qu'il  m'efl , 
quant  k  préfent,  impoflible  de  réfoudre.  Car  étant  continuellement 
afFedé  de  fenfations,  ou  immédiatement,  ou  par  la  mémoire,  com- 
ment puis-je  favoir  Ci  le  fentiment  de  moi,  efl  quelque  chofe  hors 
de  ces  mêmes  fenfations ,  &  s'il  peut  être  indépendant  d'elles  ? 

Mes  fenfations  fe  pafTent  en  moi,  puifqu'elles  me  font  fentir 
mon  exiftence  ;  mais  leur  caufe  m'eft  étrangère  ,  puifqu'elles  m'af- 
fedent  malgré  que  j'en  aye,  &  qu'il  ne  dépend   de  moi  ni  de  les 


DE    r  Education.  15 

produire,  ni  de  les  anéantir.  Je  conçois  donc  clairement  que  ma 
fenfation  qui  efl  moi,  &  fa  caufe  ou  fon  objet  qui  eft  hors  de  moi, 
ne  font  pas  la  même  chofe. 

Ainsi  non-feulement  j'exifte,  mais  il  exifte  d'autres  êtres ,  fa- 
voir  les  objets  de  mes  fenfations  ;  &  quand  ces  objets  ne  feroient 
que  des  idées,  toujours  eft-il  vrai  que  ces  idées  ne  font  pas  moi. 

Or  ,  tout  ce  que  je  fens  hors  de  moi  &  qui  agit  fur  mes  fens, 
je  l'appelle  matière;  &  toutes  les  portions  de  matière  que  je  con- 
çois réunies  en  êtres  individuels  ,  je  les  appelle  des  corps.  Ainfi 
toutes  les  difputes  des  idéaliftes  &  des  matérialiftes  ne  fignifient  rien 
pour  moi  :  leurs  diftinâions  fur  l'apparence  &  la  réalité  des  corps 
font  des  chimères. 

Me  voici  déjà  tout  aufll  sûr  de  l'exiftence  de  l'Univers  que  de 
la  mienne.  En  fuite  je  réfléchis  fur  les  objets  de  mes  fenfations  ;  & 
trouvant  en  moi  la  faculté  de  les  comparer,  je  me  fens  doué  d'une 
force  adlive  que  je  ne  fàvois  pas  avoir  auparavant. 

AppeRCEVOIR  c'eft  fentir,  comparer  c'eft  juger  :  juger  &  fen- 
tir  ne  font  pas  la  même  chofe.  Par  la  fenfation  ,  les  objets  s'offrent 
k  moi  féparés,  ifolés,  tels  qu'ils  font  dans  la  nature  ;  par  la  compa- 
raifon,  je  les  remue,  je  les  tranfporte,  pour  ainfi  dire,  je  les  pofe 
l'un  fur  l'autre  pour  prononcer  fur  leur  différence  ou  fur  leur  fimi- 
litude,  &  généralement  fur  tous  leurs  rapports.  Selon  moi  la  fa- 
culté diflinflive  de  l'être  aflif  ou  intelligent,  eft  de  pouvoir  don- 
ner un  fens  à  ce  mot  c/?.  Je  cherche  en  vain,  dans  l'être  purement 
fenfîtif,  cette  force  intelligente  qui  fuperpofe  &  puis  qui  prononce  ; 
je  ne  la  faurois  voir  dans  fa  nature.  Cet  être  païïif  fentira  chaque 
objet  féparément,  ou  même  il  fentira  l'objet  total  formé  des  deux  ; 
mais  n'ayant  aucune  force  pour  les  replier  l'un  fur  l'autre,  il  ne  les 
comparera  jamais ,  il  ne  les  jugera  point. 

Voir  deux  objets  h  la  fois  ,  ce  n'eftpas  voir  leurs  rapports,  ni 
juger  de  leurs  différences  ;  appercevoir  plufieurs  objets  les  uns  hors 
des  autres,  n'eft  pas  les  nombrer.  Je  puis  avoir  au  même  inftant  l'i- 
dée d'un  grand  bâton  &  d'un  petit  bâton  fans  Us  comparer,  fjoy 


lé  Traité 

juger  que  l'un  efi  plus  petit  que  l'autre,  comme  je  puis  voir  \  la 
fois  ma  main  entière  fans  faire  le  compte  de  mes  doigts  (  i  ).  Ces 
idées  comparatives,  plus  grand,  plus  petit,  de  même  que  les  idées 
numériques  dW ,  de  deux,  &c.  ne  font  certainement  pas  des  fen- 
fations,  quoique  mon  efprit  ne  les  produife  qu'à  l'occaHoa  de  mes 
fenfations. 

On  nous  dit  que  l'être  fenfitif  diftingue  les  fenfations  les  unes 
des  autres  par  les  différences  qu'ont  entre  elles  ces  mêmes  fenfa- 
tions :  ceci  demande  explication.  Quand  les  fenfations  font  diffé- 
rentes, l'être  fenfitif  les  diftingue  par  leurs  différences  :  quand  elles 
font  femblables ,  il  les  diftingue  parce  qu'il  fent  les  unes  hors  des 
autres.  Autrement,  comment,  dans  une  fenfation  fîmultanée,  dif- 
tingueroit-il  deux  objets  égaux  t  II  faudroit  néceffairement  qu'il 
confondît  ces  deux  objets ,  &  les  prît  pour  le  même ,  fur- tout  dans 
un  fyftême  où  l'on  prétend  que  les  fenfations  repréfentatives  de  l'é- 
tendue ne  font  point  étendues. 

Quand  les  deux  fenfations  h  comparer  font  apperçues ,  leur  im- 
preflion  eft  faite  ,  chaque  objet  eft  fenti  ,  les  deux  font  fentis  ; 
mais  leur  rapport  n'eft  pas  fenti  pour  cela.  Si  le  jugement  de  ce 
rapport  n'étoit  qu'une  fenfation  ,  &  me  venoit  uniquement  de  l'ob- 
jet,  mes  jugemens  ne  me  tromperoient  jamais,  puifqu'il  n'eft  ja- 
mais faux  que  je  fente  ce  que  je  fèns. 

PouRquoi  donc  eft-ce  que  je  me  trompe  fur  le  rapport  de  ces 
deux  bâtons,  fur-tout  s'ils  ne  font  pas  parallèles?  Pourquoi  dis-je, 
par  exemple,  que  le  petit  bâton  eft  le  tiers  du  grand  ,  tandis  qu'il 
n'en  eft  que  le  quart?  Pourquoi  l'image,  qui  eft  la  fenfation,  n'eft- 
elle  pas  conforme  à  fon  modèle  ,  qui  eft  l'objet  ?  C'eft  que  je  fuis 
aftif  quand  je  juge,  que  l'opération  qui  compare  eft  fautive  ,  & 
que  mon  entendement  qui  juge  les  rapports,  mêle  fes  erreurs  à  la 
vérité  des  fenfations  qui  ne  montrent  que  les  objets. 

Ajoutez 

(l)  Les  relations  de  M.  de  la  Con-  foient   ce  peuple  ayant  des  mnins, 

damine  nous  parlent  d'un  peuple  qui  avoient  fouvent  apperçu  leurs  doigts, 

ue  favoit  compter   que  jufqu'à  trois,  fans  l'avoir  compter  jufqu'à  cinq. 
Ce^îcudant  ks  hommes  qui  compo- 


DE       r  ÉDUCATION.  17 

Ajoutez  h  cela  une  réflexion  qui  vous  frappera ,  je  m'afTure 
quand  vous  y  aurez  penfé;  c'eft  que,  fi  nous  étions  purement  paf- 
fifs  dans  l'ufage  de  nos  fens,  il  n'y  auroit  entre  eux  aucune  com- 
munication; il  nous  feroit  impoflible  de  connoître  que  le  corps  que 
nous  touchons,  &  l'objet  que  nous  voyons ,  font  le  même.  Ou  nous 
ne  fentirions  jamais  rien  hors  de  nous,  ou  il  y  auroit  pour  nous 
cinq  fubflances  fênfibles,  dont  nous  n'aurions  nui  moyen  d'apper- 
cevoir  l'identité. 

Qu'on  donne  tel  ou  tel  nom  à  cette  force  de  mon  efprit  qui 
rapproche  &  compare  mes  fenfations;  qu'on  l'appelle  attention  mé- 
ditation, réflexion,  ou  comme  on  voudra;  toujours  eft  -  il  vrai 
qu'elle  eft  en  moi  &  non  dans  les  chofes,  que  c'eft  moi  fèul  qui 
la  produis,  quoique  je  ne  la  produife  qu'à  l'occafion  de  l'impref- 
fion  que  font  fur  moi  les  objets.  Sans  être  maître  de  fentir  ou  de 
ne  pas  fentir  ,  je  le  fuis  d'examiner  plus  ou  moins  ce  que  je  fens. 

Je  ne  fuis  donc  pas  Amplement  un  être  fenfitif  &  pafïïf ,  mais 
un  être  aflif  &  intelligent,  &  quoi  qu'en  dife  la  philofof  hie ,  j'o- 
ferai  prétendre  k  l'honneur  de  penfer.  Je  fais  feulement  que  la  vé- 
rité eft  dans  les  chofes  &  non  pas  dans  mon  efprit  qui  les  juge  & 
que  moins  je  mets  du  mien  dans  les  jugemens  que  j'en  porte,  plus 
je  fuis  sûr  d'approcher  de  la  vérité  :  ainfi  ma  règle  de  me  livrer  au 
fentiment  plus  qu'à  la  raifon,  eft  confirmée  par  la  raifon  même. 

M'ÉTANT,  pour  ainfi  dire,  afTuré  de  moi-même,  je  commence 
à  regarder  hors  de  moi ,  &  je  me  confidère  avec  une  forte  de  fré- 
miffement,  jette,  perdu  dans  ce  vafte  univers  ,  &  comme  noyé  dans 
l'immenfité  des  êtres,  fans  rien  favoir  de  ce  qu'ils  font,  ni  entre 
eux,  pi  par  rapport  à  moi.  Je  les  étudie,  je  les  obferve,  &  le  pre- 
mier objet  qui  fe  préfente  à  moi  pour  les  comparer  ,  c'eft  moi- 
même. 

Tout  ce  que  j'apperçois  par  les  fens  eft  matière  ,  &  je  déduis 
toutes  les  propriétés  effcntielies  de  la  matière  des  qualités  fenfrbles 
qui  me  la  font  appercevoir,  &  qui  en  font  inféparables.   Je  la  vois 

Traité  de  t Educ.  Tome  IL  C 


i8 


Traité 


tantôt  en  mouvement  &  tantôt  en  repos  (i),  d'où  j'infère  que, 
ni  le  repos,  ni  le  mouvement  ne  lui  font  eflentiels  ;  mais  le  mou- 
vement étant  une  aflian ,  eft  l'effet  d'une  caufe  dont  le  repos  n'eft 
que  l'abfence.  Quand  donc  rien  n'agit  fur  la  matière,  elle  ne  fe 
meut  point;  &  par  cels  même  qu'elle  eft  indifférente  au  repos  & 
au  mouvement.  Ion  état  naturel  eft  d'être  en  repos. 

J'appirçois  dans  les  corps  deux  fortes  de  mouvemens,  favoir; 
mouvement  communiqué,  &  mouvement  fpontané  ou  volontaire. 
Dans  le  premier,  la  caufe  motrice  eft  étrangère  au  corps  mû;  & 
dans  le  fécond  elle  eft  en  lui-même.  Je  ne  conclur-ai  pas  de- la  que 
le  mouvement  d'une  montre  ,  par  exemple ,  eft  fpontané  ;  car  fi  rien 
d'étranger  au  reffort  n'agiflbit  fur  lui,  il  ne  tendroit  point  à  fe  re- 
dreffer,  &  ne  tireroit  pas  la  chaîne.  Par  la  même  raifon  je  n'ac- 
corderai point,  non  plus  la  fpontanéité  aux  fluides,  ni  au  feu  mê- 
me qui  fait  leur  fluidité  (  3  ). 

Vous  me  demanderez  fi  les  mouvemens  des  animaux  font  fpon- 
tanés;  je  vous  dirai  que  je  n'en  fais  rien,  mais  que  l'analogie  eft 
pour  l'affirmative.  Vous  me  demanderez  encore  comment  je  fais 
donc  qu'il  y  a  des  mouvemens  fpontanés;  je  vous  dirai  que  je  le 
fais  parce  que  je  le  fens.  Je  veux  mouvoir  mon  bras  &  je  le  meus, 
fans  que  ce  mouvement  ait  d'autre  caufe  immédiate  que  ma  volonté. 
C'eft  en  vain  qu'on  voudroit  raifonner  pour  détruire  en  moi  ce  fen- 
timent,  il  eft  plus  fort  que  toute  évidence;  autant  vaudroit  me 
prouver  que  je  n'exifie  pas. 

S'il  n'y  avoir  aucune  fpontanéité  dans  les  aflions  des  homme?, 
ni  dans  rien  de  ce  qui  fe  fait  fur  la  terre,  on  n'en  feroit  que  plus 


(  2  )  Ce  repos  n'eft  ,  fi  l'on  veut, 
que  relatif;  mais  puifque  nous  obfer- 
vons  du  plus  ou  du  moins  dans  le  mour 
vement ,  nous  concevons  très-  claire- 
ment un  des  deux  termes  extrêmes  qui 
eft  le  repos  ,  &  nous  le  concevons  fi 
bien  que  nous  fommes  enclins  même 
à  prendre  poiu  ablbiu  le  repos  qui  n'eft 
que  relatif.  Or ,  il  n'tfl  pas  vrai  que  le 


mouvement  foit  de  l'efience  de  la  ma- 
tière ,  fi  elle  peut  être  conçue  en  repos» 
(  3  )  Les  chymiftes  regardent  le 
flogiftique  ou  l'élément  du  feu  comme 
épnrs,  immobile,  &  ftagnant  dans  IcS 
mixtes  dont  il  fait  partie  ;  jufqu'à  ce 
que  des  caufes  étrangères  le  dégagent, 
le  réuniQent ,  le  mettent  en  mouveracrt 
&  le  changent  eu  feu. 


DE     L'  È  D  V  C  A  T  I  O  N. 


ï9 


embarrafTé  \  imaginer  la  première  caiife  de  tout  mouvement.  Pour 
moi,  je  me  fens  tellement  perfuadé  que  l'état  naturel  de  la  matière 
eft  d'être  en  repos,  &  qu'elle  n'a  par  elle-même  aucune  force  pour 
agir,  qu'en  voyant  un  corps  en  mouvement  je  juge  aufTî-tôt,  ou 
que  c'eft  un  corps  animé,  ou  que  ce  mouvement  lui  a  été  com- 
muniqué. Mon  efprit  refufe  tout  acquiefcemerrt  à  l'idée  de  la  ma- 
tière non  organifée,  fe  mouvant  d'elle-même,  ou  produifant  quel- 
que aâion. 

Cependant  cet  univers  vifible  eft  matière;  matière  éparfe  & 
morte  (4)  qui  n'a  rien  dans  fon  tout  de  l'union,  de  l'organilâtion 
du  fentiment  commun  des  parties  d'un  corps  animé  ;  puifqu'il  efl 
certain  que  nous,  qui  fommes  parties,  ne  nous  Tentons  nullement 
dans  le  tout.  Ce  même  univers  eft  en  mouvement,  &  dans  fej 
mouvemens  réglés,  uniformes,  afTujettis  à  des  loix  confiantes,  il 
n'a  rien  de  cette  liberté  qui  paroît  dans  les  mouvemens  fpontanés 
de  l'homme  &  des  animaux.  Le  monde  n'efl  donc  pas  un  grand 
animal  qui  fe  meuve  de  lui-même;  il  y  a  donc  de  k%  mouvemens 
quelque  caufe  étrangère  h  lui ,  laquelle  je  n'apperçois  pas  :  mais  la 
perfuafion  intérieure  me  rend  cette  caufe  tellement  fenfible ,  que  je 
ne  puis  voir  rouler  le  foleil  fans  imaginer  une  force  qui  le  pouffe, 
ou  que,  fî  la  terre  tourne,  je  crois  fentir  une  main  qui  la  fait 
tourner. 

S'IL  faut  admettre  des  loix  générales  dont  je  n'apperçois  point 
les  rapports  effentiels  avec  la  matière ,  de  quoi  ferai  -  je  avancé  î 
Ces  loix  n'étant  point  des  êtres  réels  ,  des  fubflances  ,  ont  donc 
quelqu'autre  fondement  qui  m'eft  inconnu.  L'expérience  &  l'obler- 
vation  nous  ont  fait  connoître  les  loix  du  mouvement  :  ces  loix 
déterminent  les  effets  fans  montrer  les  caufes;  elles  ne  fuffifent  point 
pour  expliquer  le  fyftême  du  monde  &    la  marche   de  l'uniN-crs. 

(4)  J'ai  fait  tous  mes  efTorts  pour      toire.  Pour  ndoptcr  ou  rejetter  cette 
concevoir  une  moldcule  vivante,  fans     idde,ilfauilroic  commencer  par  la  com- 
pouvoir  en  venir  ù  bout.  L'idc^c  de  la      prendre,  &  j'avoue  que  je  n'ai  pas  ce 
matière ,  Tentant  fans  avoir  des  fcns,      bonlicur-lA. 
TOC  parok  inintelligible  &  contradic- 

Cij 


20 


Traité 


Defcartes  avec  des  dés  formoit  le  ciel  &  la  terre,  mais  il  ne  put 
donner  le  premier  branle  à  ces  dés,  ni  mettre  en  jeu  fa  force  cen- 
trifuge qu'a  l'aide  d'un  mouvement  de  rotation.  Nevton  a  trouvé 
la  loi  de  l'attraâion;  mais  l'attraftion  feule  réduiroit  bien -tôt  l'u- 
nivers en  une  maflè  immobile  ;  à  cette  loi  ,  il  a  fallu  joindre  une 
force  projeâile  pour  faire  décrire  des  courbes  aux  corps  céleftes. 
Que  Defcartes  nous  dife  quelle  loi  phyfique  a  fait  tourner  fes  tour- 
billons :  que  Newton  nous  montre  la  main  qui  lança  les  planettes 
fur  la  tangente  de  leurs  orbites. 

Les  premières  caufes  du  mouvement  ne  font  point  dans  la  ma- 
tière; elle  reçoit  le  mouvement  &  le  communique,  mais  elle  ne  le 
produit  pas.  Plus  j'obièrve  l'aâion  &  réaftion  des  forces  de  la  na- 
ture agiflant  les  unes  fur  les  autres,  plus  je  trouve  que  ,  d'effets  en 
effets ,  il  faut  toujours  remonter  à  quelque  volonté  pour  première 
caufe  ;  car  fuppofer  un  progrès  de  caufes  à  l'infini ,  c'eft  n'en  point 
fuppofer  du  tout.  En  un  mot ,  tout  mouvement  qui  n'eft  pas  pro- 
duit par  un  autre,  ne  peut  venir  que  d'un  afle  fpontané,  volontai- 
re ;  les  corps  inanimés  n'agiffent  que  par  le  mouvement,  &  il  n'y 
a  point  de  véritable  aftion  fans  volonté.  Voilh  mon  premier  prin- 
cipe. Je  crois  donc  qu'une  volonté  meut  l'univers  &  anime  la  na- 
ture. Voilà  mon  premier  dogme,  ou  mon  premier  article  de  foi. 

Comment  une  volonté  produit-elle  une  aftion  phyfique  & 
corporelle?  Je  n'en  fais  rien,  mais  j'éprouve  en  moi  qu'elle  la  pro- 
duit. Je  veux  agir,  &  j'agis,  je  veux  mouvoir  mon  corps,  &mon 
corps  fe  meut  ;  mais  qu'un  corps  inanimé  &  en  repos  vienne  à  fè 
mouvoir  de  lui-même  ou  produife  le  mouvement,  cela  eft  incom- 
préhenfible  &  fans  exemple.  La  volonté  m'eft  connue  par  fes  ac- 
tes, non  par  fa  nature.  Je  connois  cette  volonté  comme  caufe  mo- 
trice, mais  concevoir  la  matière  produflrice  du  mouvement,  c'eft 
clairement  concevoir  un  effet  fans  caufe  ;  c'eft  ne  concevoir  abfo- 
lument  rien. 

Il  ne  m'eft  pas  plus  pofllble  de  concevoir  comment  ma  volonté 
meut  mon  corps,  que  comment  mes  fenfations  affeflent  mon  ame. 
Je  ne  fais  pas  même  pourquoi  l'un  de  ces  myftères  a  paru  plus  ex- 


DE      r  ÉDUCATION.  21 

pliquable  que  l'autre.  Quant  à  moi,  fort  quand  je  fuis  paffif ,  foit 
quand  je  fuis  aftif ,  le  moyen  d'union  des  deux  fubftances  me  pa- 
roît  abfolument  incompréhenfible.  Il  eft  bien  étrange  qu'on  parte 
de  cette  incompréhenfibilité  même  pour  confondre  les  deux  fubf- 
tances  ,  comme'  fi  des  opérations  de  natures  li  différentes,  s'expli- 
quoient  mieux  dans  un  feul  fujet  que  dans  deux. 

Le  dogme  que  je  viens  d'établir  eft  obfcur,  i!  eft  vrai  :  mais 
enfin  il  offre  un  fens,  &  il  n'a  rien  qui  répugne  à  la  raifon ,  ni  li 
l'obfervation  ;  en  peut-on  dire  autant  du  matérialifme  ?  N'eft-il  pas 
clair  que,  fi  le  mouvement  étoit  effentiel  à  la  matière,  il  en  fe- 
roit  inféparable  ,  il  y  feroit  toujours  en  même  degré  ,  toujours  le 
même  dans  chaque  portion  de  matière,  il  feroit  incommunicable, 
il  ne  pourroit  augmenter  ni  diminuer ,  &  l'on  ne  pourroit  pas  mê- 
me concevoir  la  matière  en  repos.  Quand  on  me  dit  que  le  mou- 
vement ne  lui  eft  pas  effentiel,  mais  néceftàire,  on  veut  me  don- 
ner le  change  par  des  mots  qui  feroient  plus  aifés  k  réfuter  ,  s'ils 
avoient  un  peu  plus  de  fens.  Car,  ou  le  mouvement  de  la  matière 
lui  vient  d'elle-même,  &  alors  il  lui  eft  effentiel  ;  ou  ,  s'il  lui  vient 
d'une  caufe  étrangère,  il  n'eft  néceffaire  à  la  matière  qu'autant  que 
la  caufe  motrice  agit  fur  elle  ;  nous  rentrons  dans  la  première  dif- 
ficulté. 

Les  idées  générales  &  abftraites  font  la  fource  des  plus  grandes 
erreurs  des  hommes  ;  jamais  le  jargon  de  la  métaphyfique  n'a  fait 
découvrir  une  feule  vérité,  &  il  a  rempli  la  philofophie  d'abfurdi- 
tés   dont  on  a  honte  ,   fi-tôt   qu'on   les  dépouille   de  leurs  grands 
mots.   Dites-moi,  mon  ami  ,  fi  ,  quand  on  vous  parle  d'une  force 
aveugle  répandue  dans  toute  la  nature  ,  on  porte  quelque  véritable 
idée  à  votre  efprir?  On  croit  direquelqwe  chofe  par  ces  mots  vagues 
de  force  univerfelie,  de  mouvement  néceffaire  ,   &  l'on  ne  dit  rien 
du  tout.   L'idée  du  mouvement  n'eft  autre  chofe  que  l'idée  du  tranf- 
port  d'un  lieu  \  un  autre  ,  il  n'y  a  point  de  mouvement  fans  quel- 
que diredlion  ;  car  un  être  individuel  ne  fauroit  fè   mouvoir   à  la 
fois  dan'î  tous  les  fêns.    Dans  quel  fens   donc   la  matière  fa  meut- 
elle  néceffairement  ?  Toute  la  matière  en  corps  a- 1- elle  un  mouvo 
ment  uniforme,  ou  chaque  atome  a-t-il  foo  mouvemeot  propre? 


22  Traité 

Selon  la  première  idée ,  l'univers  entier  doit  former  une  maflè 
folide  &  indiviûble  ;  félon  la  féconde  ,  il  ne  doit  former  qu'un  fluide 
épars-&  incohérent,  fans  qu'il  foit  jamais  poflible  que  deux  atomes 
fe  réuniffent.  Sur  quelle  direâion  fe  fera  ce  mouvement  commun 
de  toute  la  matière?  Sera-ce  en  droite  ligne,  en  haut,  en  bas,  k 
droite  ou  k  gauche?  Si  chaque  molécule  de  matière  a  fa  direflion 
particulière,  quelles  feront  les  caufes  de  toutes  ces  direftions  &  de 
toutes  ces  différences  ?  Si  chaque  atome  ou  molécule  de  matière 
ne  faifoit  que  tourner  fur  fon  propre  centre,  jamais  rien  ne  forti- 
roit  de  fa  place,  &  il  n'y  auroit  point  de  mouvement  communi- 
qué ;  encore  même  faudroit-il  que  ce  mouvement  circulaire  fût  dé- 
terminé dans  quelque  fens.  Donner  à  la  matière  le  mouvement  par 
abftraftion  ,  c'eft  dire  des  mots  qui  ne  fignifient  rien  ;  &  lui  don- 
ner un  mouvement  déterminé ,  c'eft  fuppofer  une  caufe  qui  le  dé- 
termine. Plus  je  multiplie  les  forces  particulières,  plus  j'ai  de  nou- 
velles caufes  à  expliquer ,  fans  jamais  trouver  aucun  agent  commun 
qui  les  dirige.  Loin  de  pouvoir  imaginer  aucun  ordre  dans  le  con- 
cours fortuit  des  élémens ,  je  n'en  puis  pas  même  imaginer  le  com- 
bat ,  &  le  cahos  de  l'univers  m'eft  plus  inconcevable  que  fon  har- 
monie. Je  comprends  que  le  méchanifme  du  monde  peut  n'être 
pas  intelligible  k  l'efprit  humain  ;  mais  fi- tôt  qu'un  homme  fe  mêle 
de  l'expliquer,  il  doit  dire  des  chofes  que  les  hommes  entendent. 

Si  la  matière  mue  me  montre  une  volonté  ,  la  matière  mue  fé- 
lon de  certaines  loix ,  me  montre  une  intelligence  :  c'eft  mon  fé- 
cond article  de  foi.  Agir,  comparer,  choifir,  font  des  opérations 
d'un  être  a6Uf  &  penfant  :  donc  cet  être  exifte.  Où  le  voyez-vous 
exifter  m'allez-vous  dire  ?  Non-feulement  dans  les  Cieux  qui  rou- 
lent dans  l'aftre  qui  nous  éclaire;  non-feulement  dans  moi-mê- 
me mais  dans  la  brebis  qui  paît  ,  dans  l'oifeau  qui  vole ,  dans 
la  pierre  qui  tombe,  dans  la  feuille  qu'emporte  le  vent.      „ 

Je  juge  de  l'ordre  du  monde,  quoique  j'en  ignore  îa  fin,  parce 
que  ,  pour  juger  de  cet  ordre  ,  il  me  fuffit  de  comparer  les  parties 
entr'elles,  d'étudier  leur  concours,  leurs  rapports,  d'en  remarquer 
îe  concert.  J'ignore  pourquoi  l'univers  exifte  ;  mais  je  ne  laifie  pas 
de  voir  comment  ii  eft  modifié  ;  je  ne  laifie  pas  d'rppercevoir  l'in- 


DE       V  ÉDUCATION.  2J 

time  correfpondance  par  laquelle  les  êtres  qui  le  compofent  fe  prê- 
tent un  fecours  mutuel.  Je  fuis  comme  un  homme  qui  verroit, 
pour  la  première  fois,  une  montre  ouverte,  &  qui  ne  JaifTeroit  pas 
d'en  admirer  l'ouvrage,  quoiqu'il  ne  connijt  pas  l'ufjge  de  la  ma- 
chine, &  qu'il  n'eût  point  vu  le  cadran.  Je  ne  fais,  Jiroit-il  ,  à 
quoi  le  tout  eft  bon  ;  mais  je  vois  que  chaque  pièce  eft  faite  pour 
les  autres  ;  j'admire  l'ouvrier  dans  le  détail  de  fon  ouvrage  ,  &  je 
fuis  bien  sûr  que  tous  ces  rouages  ne  marchent  ainfi  de  concert, 
que  pour  une  fin  commune  qu'il  m'eft  impoflible  d'appercevoir. 

Comparons  les  fins  particulières  ,  les  moyens  ,  les  rapports  or- 
donnés de  toute  efpèce  ,  puis  écoutons  le  fentimenl  intérieur;  quel 
efprit  fain  peut  fe  refulêr  à  fon  témoignage  ?  A  quels  yeux  non 
prévenus  l'ordre  ftnfible  de  l'univers  n 'annonce- t-il  pas  une  fuprc- 
me  intelligence?  Et  que  de  fophifmes  ne  faut-ii  point  entafTcrpour 
méconnoître  l'harmonie  des  êtres,  &  l'admirable  concours  de  cha- 
que pièce  pour  la  confervation  des  autres  ?  Qu'on  me  parle  tant 
qu'on  voudra  de  combinaifons  &  de  chances  ;  que  vous  fert  de  me 
réduire  au  filence,  fi  vous  ne  pouvez  m'amener  à  la  perfuafion  ? 
Et  comment  m'ôterez-vous  le  fentiment  involontaire  qui  vous  dé- 
ment toujours  malgré  moi  ?  Si  les  corps  organifés  fe  font  combinés 
fortuitement  de  mille  manières  avant  de  prendre  des  formes  conf- 
tantes,  s'il  s'eft  formé  d'abord  des  tftomcics  fans  bouches,  des  pieds 
fans  têtes  ,  des  mains  fans  bras,  des  organes  imparfaits  de  toute  eC- 
pèce  qui  font  péris  faute  de  pouvoir  fe  conferver ,  pourquoi  nul  de 
ces  informes  efiais  ne  frsppe-t-il  plus  nos  regards  ?  Pourquoi  la  na- 
ture s'efl-elle  enfin  prefcrit  des  loix  auxquelles  elle  n'étoit  pas  d'a- 
bord alTujettie  ?  Je  ne  dois  point  être  furpris  qu'une  chofe  arrive 
lorfqu'elle  eft  pofllble,  &  que  la  difficulté  de  l'événement  eft  com- 
penfée  parla  quantité  àc^  jets,  j'en  conviens.  Cependant  fi  l'on  me 
venoit  dire  que  des  caraflères  d'imprimerie,  projettes  au  hazard  , 
ont  donné  l'Enëïde  toute  arrangée ,  je  ne  daignerois  pas  faire  un 
pas,  pour  aller  vérifier  le  menlbnge.  Vous  oubliez,  me  dira-t-on, 
la  quantité  des  jets;  mais  de  ces  jets-là  combien  faut -il  que  j*en 
fuppofe  pour  rendre  la  combinaifon  vralfemblable  ?  Pour  moi ,  qui 
n'en  vois  qu'un  fcul,  j'ai  l'infini  à  parier  contre  un,  que  fonpro- 


14  Traité 

duit  n'eft  point  l'efFet  du  hazard.  Ajoutez  que  des  combînaifons  & 
des  chances  ne  donneront  jamais  que  des  produits  de  même  nature 
que  les  élémens  combinés,  que  l'organifation  &  la  vie  ne  réfulte- 
ront  point  d'un  jet  d'atomes  ,  &  qu'un  chymifte  conibinant  des 
mixtes ,  ne  les  fera  point  fentir  &  penfer  dans  fon  creufet  (  $  ). 

J'ai  lu  Nieuvientit  avec  furprife,  &  prefque  avec  fcandale.  Com- 
ment cet  homme  a-t-il  pu  vouloir  faire  un  livre  des  merveilles 
de  la  nature ,  qui  montrent  la  fagefle  de  fon  auteur  ?  Son  livre 
feroit  aufll  gros  que  le  monde,  qu'il  n'auroit  pas  épuifé  fon  fujet; 
&  fi-tôt  qu'on  veut  entrer  dans  les  détails,  la  plus  grande  mer- 
veille échappe,  qui  eft  l'harmonie  &  l'accord  du  tout.  La  feule 
génération  des  corps  vivans  &  organifés ,  eft  l'abîme  de  l'efprit 
humain  ;  la  barrière  infurmontable  que  la  nature  a  mife  entre  les 
diverfes  efpèces,  afin  qu'elles  ne  fe  confondiffent  pas,  montre  fes 
intentions  avec  la  dernière  évidence.  Elle  ne  s'eft  pas  contentée 
d'établir  l'ordre ,  elle  a  pris  des  mefures  certaines  pour  que  rien 
ne  pût  le  troubler. 

Il  n'y  a  pas  un  être  dans  l'univers  qu'on  ne  puiiTe ,  k  quelque 
égard  ,  regarder  comme  le  centre  commun  de  tous  les  autres  , 
autour  duquel  ils  font  tous  ordonnés,  en  forte  qu'ils  font  tous  ré- 
ciproquement fins  &  moyens  les  uns  relativement  aux  autres.  L'ef- 
prit fe  confond  &  fe  perd  dans  cette  infinité  de  rapports,  dont  pas 
un  n'eft  confondu  ni  perdu  dans  la  foule.  Que  d'abfurdes  fuppofi- 
tions  pour  déduire  toute  cette  harmonie  de  l'aveugle  méchanifme 

de 

(5)Croiroit-on,ri  l'on  n'en  avoit  la  que  les  Pygmées,  les  Faunes,  les  Sa- 

preuve,  que  l'e.xtravagiince  humaine  tyres  &  les  Nymphe»  ont  été  engen- 

pùt  être  portée  à  ce  point;  Amatiis  drés  parla  chymie.  En  effet ,  je  ne  vois 

Lufitanus  affuroit   avoir  vu  un  petit  pas   trop  qu  il  rtfle   délbrmais   autre 

homme  long  d'un  pouce  enfermé  dans  choie  à  faire  pour  établir  la  podibilité 

un  verre,  que  JiiHiis  Camillus,  coni-  de  ces  faits,  fi  ce  n'eft  d'avancer  que 

me  un  autre  Proniéihée,  avoit  fait  par  la  la  niaticre  organique  réfifte  A  l'ardeur 

fcience  alchymique.  Paracell'e,  de  na-  du  feu,  &  que  (es  molécules  peuvent 

îiirà  rerum^  enl'eigne  la  façon  de  pro.  fe  conferver  en  vie  dans  un  fourneau 

duire  C€S  petits  hommes,  &  foutient  de  réverbère. 


DE    L' Éducation.  25 

de  la  matière  mue  fortuitement  !  Ceux  qui  nient  l'unité  d'intention 
qui  fe  manifefte  dans  les  rapports  de  toutes  les  parties  de  ce  grand 
tout,  ont  beau  couvrir  leurs  galimaihias  d'abftraflions,  de  coor- 
dinations, de  principes  généraux  ,  de  termes  emblématiques;  quoi 
qu'ils  fafTent ,  il  m'efl  impoflîble  de  concevoir  un  fyftéme  d'être» 
il  conftamment  ordonné,  que  je  ne  conçoive  une  intelligence  qui 
l'ordonne.  Il  ne  dépend  pas  de  moi  de  croire  que  la  matière  paf- 
five  &  morte  a  pu  produire  des  êtres  vivans  &  fentans  ,  qu'une 
fatalité  aveugle  a  pu  produire  des  êtres  intelligens,  que  ce  qui  ne 
penfe  point  a  pu  produire  des  êtres  qui  penfent. 

Je  crois  donc  que  le  monde  eft  gouverné  par  une  volonté  puif- 
fante  &  fage;  je  le  vois,  ou  plutôt  je  le  fens ,  &  cela  m'importe 
à  favoir  :  mais  ce  même  monde  eft-il  éternel  ou  créé?  Y  a-t-il 
un  principe  unique  des  chofes?  Y  en  a-t-il  deux  ou  piufieurs,  & 
quelle  eft  leur  nature  î  Je  n'en  fais  rien  ;  &  que  m'importe?  A 
mefure  que  ces  connoiflances  me  deviendront  intéreffantes  ,  je  m'ef- 
forcerai de  les  acquérir;  jufques-là  je  renonce  à  des  queftions  oî- 
feufes  qui  peuvent  inquiéter  mon  amour- propre  ,  mais  qui  font 
inutiles  k  ma  conduite  &  fupéricures  à  ma  raifon. 

Souvenez-vous  toujours  que  je  n'enfeigne  point  mon  fen- 
timent,  je  l'expofe.  Que  la  matière  foit  éternelle  ou  créée,  qu'il 
y  ait  un  principe  pafTif  ou  qu'il  n'y  en  ait  point,  toujours  eft-  il 
certain  que  le  tout  eft  un ,  &  annonce  une  intelligence  unique; 
car  je  ne  vois  rien  qui  ne  foit  ordonné  dans  le  même  fyftéme  , 
&  qui  ne  concoure  à  la  même  fin,  favoir  la  confervation  du  tout 
dans  l'ordre  établi.  Cet  Être  qui  veut  &  qui  peut,  cet  ttre  aflif 
par  lui-même;  cet  Ltre,  enfin,  quel  qu'il  foit,  qui  meut  l'uni- 
vers &  ordonne  toutes  chofes,  je  l'appelle  Dieu.  Je  joins  ^  ce  nom 
les  idées  d'intelligence,  de  puiflance,  de  volonté,  que  j'ai  raflim- 
blées,  &  celle  de  bonté  qui  en  eft  une  fuite  néccffaire  ;  mais  je 
n'en  connois  pas  mieux  l'Être  auquel  je  l'ai  donné;  il  fe  dérobe 
également  à  mes  fens  &  h  mon  entendement  ;  plus  j'y  penfe,  plus 
je  me  confonds  :  je  fais  très-certainement  qu'il  exifte,&:  qu'il 
exifte  par  lui  même;  je  fais  que  mon  exiftence  eft  fubordonnéc  h 
la  fienne,  &  que  toutes  les  chofes  qui  me  font  connues ,  font  ab- 

Traité  de  rEduc.   Tome  II.  D 


20  Traité 

folument  dans  le  même  cas.  J'apperçois  Dieu  par- tout  dans  fes  œu- 
vres, je  le  fcns  en  moi,  je  le  vois  tout  autour  de  moi  ;  mais  fi- 
tôt  que  je  veux  le  contempler  en  lui-même,  fitôt  que  je  veux 
chercher  où  il  eft,  ce  qu'il  eft,  quelle  eft  fafubftance,  il  m'échap- 
pe ,  &  mon  efprit  troublé  n'apperçoit  plus  rien. 

Pénétré  de  mon  infuffifance  ,  je  ne  raifonnerai  jamais  fur  la 
nature  de  Dieu,  que  je  n'y  fois  forcé  par  le  fentiment  de  fes  rap- 
ports avec  moi.  Ces  raifonnemens  font  toujours  téméraires;  un 
homme  fage  ne  doit  s'y  livrer  qu'en  tremblant,  &  sûr  qu'il  n'eft 
pas  fait  pour  les  approfondir  :  car  ce  qu'il  y  a  de  plus  injurieux 
à  la  Divinité  ,  n'eft  pas  de  n'y  point  penfer,  mais  d'en  mal  penfer. 

Après  avoir  découvert  ceux  de  fes  attribus  par  lefquels  je  con- 
nois  fon  exiftence,  je  reviens  à  moi  ,  &  je  cherche  quel  rang 
j'occupe  dans  l'ordre  des  chofes  qu'elle  gouverne,  &  que  je  puis 
examiner.  Je  me  trouve  inconteftablement  au  premier  par  mon 
efpèce;  car  par  ma  volonté  &  par  les  inftrumens  qui  font  en  mon 
pouvoir  pour  l'exécuter,  j'ai  plus  de  force  pour  agir  fur  tous  les 
corps  qui  m'environnent ,  ou  pour  me  prêter  ou  me  dérober  com- 
me il  me  plaît  k  leur  aflion,  qu'aucun  d'eux  n'en  a  pour  agir  fur 
moi  malgré  moi  par  la  feule  impulfîon  phyfique;  &,  par  mon 
intelligence ,  je  fuis  le  feul  qui  ait  infpeflion  fur  le  tour.  Quel  être 
ici-bas,  hors  l'homme,  fait  obferver  tous  les  autres,  mefurer, 
calculer,  prévoir  leurs  mouvemens,  leurs  effets,  &  joindre,  pour 
ainfî  dire,  le  fentiment  de  l'exiftence  commune  à  celui  de  fon  exif- 
tence individuelle?  Qu'y  a-t-il  de  fi  ridicule  à  penfer  que  tout  eil 
fait  pour  moi,  fi  je  fuis  le  feul  qui  fâche  tout  rapporter  à  lui? 

Il  eft  donc  vrai  que  l'homme  eft  le  Roi  de  la  terre  qu'il  ha- 
bite; car  non-feuicment  il  dompte  tous  les  animaux,  non- feule- 
ment il  difpofe  des  élémens  par  fon  induftrie  ;  mais  lui  feul  fur 
la  terre  en  fait  difpofer ,  &  il  s'approprie  encore  ,  par  la  contem- 
plation ,  les  aftres  mêmes  dont  il  ne  peut  approcher.  Qu'on  me 
montre  un  autre  animal  fur  la  terre  qui  fâche  faire  ufage  du  feu, 
&  qui  fâche  admirer  le  foleil.  Quoi  !  je  puis  obfbrver  ,  connoitre 
les  êtres  &  leurs  rapports  j  je  puis  fentir  ce  que   c'eft  qu'ordre. 


DE    r  Éducation.  %j 

beauté,  vertu;  je  puis  contempler  l'univers,  m'élever  \  la  maia 
qui  le  gouverne 5  je  puis  aimer  le  bien,  le  faire,  &  je  me  compa- 
rerois  aux  bétes!  Ame  abjeâe,  c'eft  ta  trifte  philofophîe  qui  te  rend 
femblable  à  elles  ;  ou  plutôt  tu  veux  en  vain  t'avilir;  ton  génie  dc- 
pofe  contre  tes  principes  ,  ton  cœur  bienfaifant  dément  ta  doctrine 
&  l'abus  même  de  tes  facultés  prouve  leur  excellence  en  dépit  de  toi. 

Pour  moi,  qui  n'ai  point  de  fyfléme  \  foutenir;  moi ,  homme 
/împle  &  vrai,  que  la  fureur  d'aucun  parti  n'entraîne,  &  qui  n'af- 
pire  point  h  Ihonneur  d'être  chef  de  fede  ,  content  de  la  place  où 
Dieu  m'a  mis,  je  ne  vois  rien,  après  lui,  de  meilleur  que  mon 
efpèce  ;  &,  fi  j'avois  à  choifir  ma  place  dans  l'ordre  des  êtres,  que 
pourrois-je  choifir  de  plus  que  d'être  homme  ? 

Cette  réflexion  m'enorgueillit  moins  qu'elle  ne  me  touche; 
car  cet  état  n'efl  point  de  mon  choix,  &  il  n'étoit  pas  dû  au  mé- 
rite d'un  être  qui  n'exi/loit  pas  encore.  Puis-je  me  voir'  ainfi  dif- 
tingué  fans  me  féliciter  de  remplir  ce  pofte  honorable  ,  &  fans  bé- 
nir la  main  qui  m'y  a  placé  î  De  mon  premier  retour  fur  moi 
naît  dans  mon  cœur  un  fentiment  de  reconnoiflance  &  de  béné- 
diction pour  l'Auteur  de  mon  efpèce,  &  de  ce  fentiment  mon  pre- 
mier hommage  à  la  Divinité  bienfaifante.  J'adore  la  puifTjnce  fu- 
préme  ,  &  je  m'attendris  fur  fes  bienfaits.  Je  n'ai  pas  befoin  qu'on 
m'enfeigne  ce  cuite  ,  il  m'eft  diâé  par  la  nature  elle-même.  N'eft- 
cc  pas  une  conféquence  naturelle  de  l'amour  de  foi ,  d'honorer  es 
qui  nous  protège,  &  d'aimer  ce  qui  nous  veut  du  bien? 

Mais  quand  ,  pour  connoître  en  fuite  ma  place  individuelle  dans 
mon  efpèce ,  j'en  confidère  les  divers  rangs  ,  &  les  hommes  qui 
les  rempIifTent,  que  deviens-jeî  Quel  fpedacle  !  Où  eft  l'ordre 
que  j'avois  obl'ervé  ?  Le  tableau  de  la  nature  ne  m'offroic  qu'har- 
monie &  proportions  ,  celui  du  genre  humain  ne  m'offre  que  con- 
fufion ,  défordrc  !  Le  concert  règne  entre  les  élémens,  &  les  hom- 
mes font  dans  le  cahos  !  Les  animaux  font  heureux,  leur  Roi  feul 
eft  miférable  !  O  figeffc!  Où  font  tes  loix  ?  O  providence!  Eft-ce 
ainfi  que  tu  régis  le  monde!  Ltre  bienfaifant  qu'eft  devenu  ton 
pouvoir  \  Je  vois  le  mal  fur  la  terre. 

D  ij 


28  Traité 

CroiRIEZ-vous,  mon  bon  ami,  que  de  ce?  triftes  réflexions," 
&  de  ces  contrad  dions  apparentes  fe  formèrent,   dans  mon  efprit  , 
les  fublimes  idées  de  l'ame,  qui  n'avoient  point  jufques-Ià  réfulté 
de  mes  recherches?    En  méditant  fur  la  nature   de  l'homme,  j'y 
crus   découvrir  deux  principes  diftinfts,    dont   l'un   l'élevoit  à  l'é- 
tude des  vérités  éternelles  ,  à  l'amour  de  la  juftice  &  du  beau  mo- 
ral ,  aux  régions  du  monde  intelleftuel  dont  la  contemplation  fait 
les  délices  du  fige,  &   dont   l'autre  le  ramenoit  balTement  en  lui- 
même  ,  rafTerviflbit  à  l'empire  des  fens ,  aux  paflions  qui  font  leurs 
miniftres  ,  &  contrarioit  par  elles  tout  ce  que  lui  infpiroit  le  fen- 
timent  du  premier.   En  me  fentant  entraîné,  combattu  par  ces  deux 
mouvemens    contraires,  je  me  difois  :  non,  l'homme  n'eft  point 
un  ;  je  veux  &  je  ne  veux  pas ,  je  me  fens  à  la  fois  efclave  &  li- 
bre ;  je  vois  le  bien  ,  je  l'aime,  &  je  fais  le  mal  :  je  fuis  adif  quand 
j'écoute  la  raifon  ,  paffif  quand  mes  paflions  m'entraînent ,  &  mion 
pire   tourment  ,   quand  je  fuccombe  ,   eft   de   fentir  que  j'ai  pu 
réfifter. 

Jeune  homme,  écoutez  avec  confiance,  je  ferai  toujours  de 
bonne  foi.  Si  la  confcience  eft  l'ouvrage  des  préjugés  ,  j'ai  tort  , 
fans  doute,  &  il  n'y  a  point  de  morale  démontrée  ;  mais  fi  fe 
préférer  ù  tout  efl  un  penchant  naturel  à  l'homme ,  &  fi  pourtant 
le  premier  fentiment  de  la  jufcice  eft  inné  dans  le  cœur  humain, 
que  celui  qui  fait  de  l'homme  un  être  fimple ,  lève  ces  contradic- 
tions ,  &  je  ne  reconnois  plus  qu'une  fubftance. 

Vous  remarquerez  que  par  ce  mot  de  fubftance,  j'entends  en  gé- 
néral l'Etre  doué  de  quelque  qualité  primitive,  &  abftraélion  faite, 
de  toutes  modifications  particulières  ou  fecondaires.  Si  donc  toutes 
les  qualités  primitives  qui  nous  font  connues  ,  peuvent  fe  réunir 
dans  un  même  être,  on  ne  doit  admettre  qu'une  fubftance  ;  mais 
s'il  y  en  a  qui  s'excluent  mutuellement,  il  y  a  autant  de  diverfes 
fubftances  qu'on  peut  faire  de  pareilles  exclufions.  Vous  réfléchi- 
rez fur  cela;  pour  moi  je  n'ai  befoin,  quoi  qu'en  dife  LocKe  ,  de 
connoître  la  matière  que  comme  étendue  &  divifible,  pour  être 
afluré  qu'elle  ne  peut  peiifer  ;  6c  quand  un  philofophe  viendra  ra? 


DE      L'  ÉDUCATION. 


29 


dire  que  les  arbres  fentent,  &  que  les  rochers  penfent  (6),  il 
aura  beau  m'embarrafler  dans  fes  argumens  fubtils ,  je  ne  puis  voir 
en  lui  qu'un  fophifte  de  mauvaife  foi  ,  qui  aime  mieux  donner  1« 
fentiment  aux  pierres,  que  d'accorder  une  ame  à  l'iiomme. 

Supposons  un  fourd  oui  nie  l'exiftence  des  fons,  parce  qu'ils 
n'ont  jamais  frappé  fon  oreille.  Je  mets  fous  fes  yeux  un  inftru- 
ment  k  corde  ,  dont  je  fais  fonner  l'unifTon  par  un  autre  inftru- 
ment  caché  :  le  fourd  voit  frémir  la  corde;  je  lui  dis,  c'eft  le  fon 
qui  fait  cela.  Point  du  tout,  répond-il;  la  caufè  du  frémiffement 
de  la  corde  eft  en  elle-même  ;  c'eft  une  qualité  commune  à  tous  les 
corps  de  frémir  ainfi.  Montrez-moi  donc,  reprends  je  ce  frémiffe- 
ment  dans  les  autres  corps,  ou  du  moins  fa  caufe  dans  cette  corde  1 


(6)  II  me  Temble  que  loin  de  dire 
que  les  rochers  penfent,  la  philofophie 
moderne  a  découvert  au  contraire  que 
les  hommes  ne  penfent  point.  Elle  ne 
reconnoît  plus  que  des  êtres  fenfitifs 
dans  la  nature  ,  &  toute  la  différence 
qu'elle  trouve  entre  un  homme  &  une 
pierre ,  eft  que  l'homme  eft  un  être 
fenfitif  qui  a  des  fenfations,  &  lapier- 
re  un  être  fenfitif  qui  n'en  a  pas.  Mais 
s'ileft  vrai  que  toute  matière  fente,  ou 
concevrai-je  l'unité  fenfitive,  ouïe?»»; 
individuel?  Sera-ce  dans  chaque  mo- 
lécule de  matière ,  ou  dans  de?  corps 
aggrégatifs  ?  Placerai-je  également  cette 
unité  dans  les  fluides  &  dans  les  foli- 
des,  dans  les  mixtes  &  dans  les  éié- 
mens?  H  n'y  a,  dit  on,  que  des  indi- 
vidus dans  la  nature  :  mais  quels  font 
ces  individus?  Cette  pierre  eft-elleun 
individu  ou  une  aggrégation  d'indivi- 
dus^ Eft-elle  un  feul  être  fenfitif,  ou 
en  contient-elle  autant  que  de  grains 
de  fable-'  Si  chaque  atome  élémentaire 
tft  un  être  fenlitif ,  comment  conce- 


vrai je  cette  intime  communication  par 
laquelle  l'un  fe  fent  dans  l'autre,  en 
forte  que  leurs  deux  wo/fe  confondent 
en  un  ?  L'attraftion  peut  être  une  loi 
de  la  nature  dont  le  myftère  nous  eft 
inconnu  ;  mais  nous  concevons  au 
moins  que  l'attradion ,  agiflant  félon 
les  malles ,  n'a  rien  d'incompatible  avec 
l'étendue  &  la  divifibilité.  Concevez- 
vous  la  même  chofe  du  fentiment?  Les 
parties  fcnfibles  font  étendues,  mais 
l'être  fenfuif  eft  indivifible  &  un  ;  il 
ne  fe  partage  pas,  il  eft  tout  entier  ou 
nul  :  l'être  fenfitif  neft  donc  pas  un 
corps.  Je  ne  fais  comment  l'entendent 
nos  matérialiftes,  mais  il  me  femble 
que  les  mêmes  difficultés,  qui  leur  ont 
fait  rejetter  la  penfée ,  leur  devroient 
faire  aufli  rejetter  le  fentiment ,  &jene 
vois  pas  pourquoi ,  ayant  fait  le  pre- 
mier pas,  ils  ne  feroient  pas aufîl  l'au- 
tre; que  leur  en  coûteroit-il  de  plus? 
Et  puifqu'ils  font  silrs  qu'ils  ne  pen- 
fent pas,  comment  ofent-ils  affirmer 
qu'ils  fentent? 


50  T  R'A  I  T  É 

Je  ne  puis,  réplique  le  fourd?  Mais  parce  que  je  ne  conçois  pas 
comment  frémit  cette  corde,  pourquoi  faut-il  que  j'aille  expliquer 
cela  par  vos  fons ,  dont  je  n'ai  pas  la  moindre  idée  ?  C'eft  expli- 
quer un  fait  obicur ,  par  une  caufe  encore  plus  obfcure.  Ou  ren- 
dez-moi vos  fons  fenfibles,  ou  je  dis  qu'ils  n'exiftent  pas. 

Plus  je  réfléchis  fur  la  penfée  &  fur  la  nature  de  l'efprit  hu- 
main ,  plus  je  trouve  que  le  raifonnement  des  matérialiftes  re/Tem- 
ble  à  celui  de  ce  fourd.  Ils  font  fourds,  en  effet,  à  la  voix  inté- 
rieure qui  leur  crie  d'un  ton  difficile  k  méconnoître  :  Une  machi- 
ne ne  penfe  point ,  il  n'y  a  ni  mouvement ,  ni  figure  qui  produilè 
la  réflexion  :  quelque  cholè  en  toi  cherche  k  brifer  les  liens  qui 
le  compriment  :  l'efpace  n'eft  pas  ta  mefure  .  l'univers  entier  n'eft 
pas  aflez  grand  pour  toi  ;  tes  fentimens,  tes  defirs  ,  ton  inquiétu- 
de ,  ton  orgueil  même ,  ont  un  autre  principe  que  ce  corps  étroit 
dans  lequel  tu  te  fens  enchaîné. 

Nul  être  matériel ,  n'eft  aflif  par  lui-même  ;  &  moi ,  je  le  fuis. 
On  a  beau  me  difputer  cela ,  je  le  fens  ;  &  ce  fentiment  qui  me 
parle  eft  plus  fort  que  la  raifon  qui  le  combat.  J'ai  un  corps  fur 
lequel  les  autres  agifîent  &  qui  agit  fur  eux;  cette  aftion  récipro- 
que n'eft  pas  douteufe  ;  mais  ma  volonté  eft  indépendante  de  mes 
lèns,  je  confens  ou  je  réfifte,  je  fuccombe  ou  je  fuis  vainqueur, 
&  je  fens  parfaitement  en  moi-même,  quand  je  fais  ce  que  j'ai 
Toulu  faire,  ou  quand  je  ne  fais  que  céder  k  mes  pafîions.  J'ai 
toujours  la  puiflance  de  vouloir,  non  la  force  d'exécuter.  Quand 
je  me  livre  aux  tentations,  j'agis  félon  l'impulfion  des  objets  ex- 
ternes. Quand  je  me  reproche  cette  foiblefTe  ,  je  n'écoute  que  ma 
volonté;  je  fuis  efclave  par  mes  vices,  &  libre  par  mes  remords; 
le  fentiment  de  ma  liberté  ne  s'efface  en  moi  que  quand  je  me 
déprave  ,  &  que  j'empêche  enfin  la  voix  de  l'ame  de  s'élever  contre 
la  loi  du  corps. 

Je  ne  connois  la  volonté  que  par  le  fentiment  de  la  mienne ,  & 
l'entendement  ne  m'eft  pas  mieux  connu.  Quand  on  me  demande 
quelle  eft  la  caulè  qui  détermine  ma  volonté,  je  demande  à  mon 
tour  quelle  eft  la  caufe  qui  détermine  mon  jugement  :  car  il  eft 


DE    r  Education.  31 

clair  que  ces  deux  caufès  n'en  font  qu'une,  &  fi  l'on  comprend 
bien  que  l'homme  eft  aftif  dans  fes  jugemens,  que  fon  entende- 
ment n'cft  que  le  pouvoir  de  comparer  &  de  juger  ,  on  verra  que 
fa  liberté  n'eft  qu'un  pouvoir  ftmblâble,  ou  dérivé  de  celui-là; 
il  choifit  le  bon  comme  il  a  jugé  le  vrai  ;  s'il  juge  faux  ,  il  choi- 
lît  mal.  Quelle  eft  donc  la  caufe  qui  détermine  fa  volonté  ?  C'eft 
fon  jugement.  Et  quelle  eft  la  caufe  qui  détermine  fon  jugement? 
C'eft  fa  faculté  intelligente,  c'eft  fa  puiftance  de  jug^r;la  caufe 
déterminante  eft  en  lui-même.   Paffé  cela,  je  n'entends  plus  rien. 

Sans  doute  je  ne  fuis  pas  libre  de  ne  pas  vouloir  mon  propre 
bien,  je  ne  fuis  pas  libre  de  vouloir  mon  mal;  mais  ma  liberté 
confifte  en  cela  même  ,  que  je  ne  puis  vouloir  que  ce  qui  m'eft 
convenable,  ou  que  j'eftime  tel,  fans  que  rien  d'étranger  à  moi 
me  détermine.  S'enfuit- il  que  je  ne  fois  pas  mon  maître,  parce 
que  je  ne  fuis  pas  le  maître  d'être  un  autre  que  moi  ? 

Le  principe  de  toute  aftion  eft  dans  la  volonté  d'un  être  libre 
on  ne  fauroit  remonter  au-delà.  Ce  n'eft  pa5  le  mot  de  liberté  qui 
ne  fignifie  rien,  c'eft  celui  de  nécedîté.  Suppofer  quelque  afle, 
quelque  effet  qui  ne  dérive  pas  d'un  principe  aflif  ,  c'eft  vraiment 
fuppofer  des  effets  fans  caufe  ;  c'eft  tomber  dans  le  cercle  vicieux. 
Ou  il  n'y  a  point  de  première  impulfion  ,  ou  toute  première 
împuifion  n'a  nulle  caufe  antérieure  ,  &  il  n'y  a  point  de  vé- 
ritable volonté  fans  liberté.  L'homme  eft  donc  libre  dans  fês 
allions ,  &  comme  tel  animé  d'une  fubftance  immatérielle  •  c'eft 
mon  troifieme  article  de  foi.  De  ces  trois  premiers  vous  déduirez 
aifément  tous  les  autres  ,  fans  que  je  continue  à  les  compter. 

Si  l'homme  eft  aâif&  libre,  il  agit  de  lui  même;  tout  ce  qu'il 
fait  librement  n'entre  point  dans  le  fyftéme  ordonné  par  la  pro- 
vidence, &  ne  peut  lui  être  imputé.  E'Ie  ne  veut  point  le  mal 
que  fait  l'homme,  en  abufant  de  la  liberté  qu'elle  lui  donne  :  mais 
elle  ne  l'empêche  pas  de  le  faire  ;  foit  que  de  la  part  d'un  être  lî 
foible  ce  mal  foit  nul  h  fes  yeux  ;  foit  qu'elle  ne  put  l'empêcher 
fans  gêner  fa  liberté,  &  faire  un  mal  plus  grand  en  dégradant  fà 
nature.  Elle  l'a  fait  libre  afin  qu'il  fit ,  non  le  mal ,  mais  le  biea 


32  Traité 

par  choix.   Elle  l'a  mis  en  état  de  faire  ce   choix,  en  ufant  bien 
des  facultés  dont  elle  l'a   doué  :  mais   elle  a  tellement  borné  fes 
forces  ,  que  l'abus  de  la  liberté  qu'elle  lui  laifTe,  ne  peut  troubler  - 
l'ordre  général.   Le  mal  que  l'homme  fait,  retombe  fur  lui,  fans 
•rien  changer  au    fyftéme  du  monde  ,  fans   empêcher   que  l'efpèce 
humaine  elle-même  ne  fe  conferve   malgré  qu'elle  en   ait.  Mur- 
murer de  ce  que  Dieu  ne  l'empêche  pas  de  faire  le  mal,  c'eft  mur- 
murer de  ce  qu'il  la  fit  d'une  nature  excellente ,  de  ce  qu'il  mit  à 
fes  aélions  la  moralité  qui  les  ennoblit ,  de  ce  qu'il  lui  donna  droit 
à  la  vertu.  La  fupréme  jouifTance  eft  dans  le  contentement  de  foi- 
même  ;  c'eft  pour  mériter  ce  contentement  que  nous  fommes  pla- 
cés fur  la  terre  &  doués  de   la  liberté,  que  nous  fommes  tentés 
par  les  paffions  &  retenus  par  la  confcience.  Que  pouvoit  de  plus 
en  notre  faveur  la  puiflance  divine  elle-même  ?  Pouvoit-elle  mettre 
de  la  contradiction  dans  notre  nature  ,   &   donner  le  prix  d'avoir 
bien  fait  à  qui    n'eut  pas  le  pouvoir  de  mal    faire?  Quoi!  pour 
empêcher  l'homme  d'être  méchant ,  falloit-il  le  borner  k  linftinâ: 
&  le  faire  bête?   Non,   Dieu  de  mon  ame,  je  ne  te  reprocherai 
jamais  de  l'avoir  faite  k  ton  image,  afin  que  je  puffe   être  libre," 
bon  &  heureux  comme  toi. 

C'est  l'abus  de  nos  facultés  qui  nous  rend  malheureux  &  mé- 
chans.  Nos  chagrins ,  nos  foucis  ,  nos  peines  nous  viennent  de  nous. 
Le  mal  moral  eft  inconteftablement  notre  ouvrage ,  &  le  mal  phy- 
fîque  ne  feroit  rien  fans  nos  vices  qui  nous  l'ont  rendu  fenfible. 
N'eft-ce  pas  pour  nous  conferver  que  la  nature  nous  fait  fentir  nos 
befoins  ?  La  douleur  du  corps  n'eft-elle  pas  un  figne  que  la  ma- 
chine fe  dérange,  &  un  avertifltment  d'y  pourvoir?  La  mort. .  . . 
les  méchans  n'empoifonnent-ils  pas  leur  vie  &  la  nôtre?  Qui  eft- 
ce  qui  voudroit  toujours  vivre?  La  mort  eft  le  remède  aux  maux 
que  vous  vous  faites  ;  la  nature  a  voulu  que  vous  ne  foufiriffiez 
pas  toujours.  Combien  l'homme  vivant  dans  la  fimplicité  primi- 
tive, eft  fujet  k  peu  de  maux  !  Il  vit  prefque  fans  maladies  ainfi 
que  fans  pafl.ons,  &  ne  pfévoit  ni  ne  ftnt  la  mort;  quand  il  la 
fent,  fes  misères  la  lui  rendent  defirable  :  dès  lors  elle  n'eft  plus 
un  mal   pour    lui.  Si  nous  cous   contentions  d'être  ce  que  nous 

fommes 


DE      V  ÉDUCATION.  33 

fommes,  nous  n'aurions  point  à  déplorer  notre  fort;  mais  pour 
chercher  un  bien-être  imaginaire,  nous  nous  donnons  mille  maux 
réels.  Qui  ne  fait  pas  fupporter  un  peu  de  fouffrance,  doit  s'at- 
tendre à  beaucoup  fouffrir.  Quand  on  a  gâté  fa  conftitution  par 
une  vie  déréglée,  on  Ja  veut  rétablir  par  des  remèdes;  au  mal 
qu'on  fent  on  ajoute  celui  qu'on  craint;  la  prévoyance  de  la  mort 
la  rend  horrible  &  l'accélère  ;  plus  on  la  veut  fuir  plus  on  la 
fent;  &  l'on  meurt  de  frayeur  durant  toute  fa  vie,  en  murmurant 
contre  la  nature,  des  maux  qu'on  s'eft  fait  en  l'offenfant. 

Homme,  ne  cherche  plus  l'auteur  du  mal;  cet  auteur  c'eft  toi- 
même.  Il  n'exifte  point  d'autre  mal  que  celui  que  tu  fais  ou  que 
tu  foufFres,  &  l'un  &  l'autre  te  vient  de  toi.  Le  mal  général  ne 
peut  être  que  dans  le  défordre  ,  &  Je  vois  dans  le  fyftéme  du  monde 
un  ordre  qui  ne  fe  dément  point.  Le  mal  particulier  n'efl  que 
dans  le  fentiment  de  l'être  qui  fouffre  ;  &  ce  fentiment,  l'homme 
ne  l'a  pas  reçu  de  la  nature,  il  fe  l'eft  donné.  La  douleur  a  peu  de 
prife  fur  quiconque  ,  ayant  peu  réfléchi  ,  n'a  ni  fouvenir,  ni  pré- 
voyance. Otez  nos  funeftes  progrès ,  ôtez  nos  erreurs  &  nos  vi- 
ces ,  ôrez  l'ouvrage  de  l'homme ,  &   tout  eft  bien. 

Ou  tout  eft  bien,  rien  n 'eft  injufte.  La  juftice  eft  inféparable 
de  I2  bonté.  Or,  la  bonté  eft  l'effet  nécefîaire  d'une  puifTance  fins 
bornes,  &  de  l'amour  de  foi,  eftentiel  à  tout  être  qui  fe  fent.  Ce- 
lui qui  peut  tout,  étend,  pour  ainfi  dire,  fon  exiftence  avec  celle 
des  êtres.  Produire  &  conferver  font  l'afle  perpétuel  de  la  puif- 
fance  ;  elle  n'agit  point  fur  ce  qui  n'eft  pas  ;  Disu  n'cft  pas  le  Dieu 
des  morts,  il  ne  pourroit  être  deOru^eur  &  méchant  fans  fe  nuire. 
Celui  qui  peut  tout,  ne  peut  vouloir  que  ce  qui  eft  bien  (7).  Donc 
l'Être  fouverainement  bon,  parce  qu'il  eft  foiiverainemenr  puiftlint, 
doit  être  auffi  fouverainement  jufte  ;  autrement  il  fe  contrediroit 
lui-même;  car  l'amour  de  l'ordre  qui  le  produit,  s'appelle  bonté, 
&  l'amour  de  l'ordre  qui  le  conferve  ,  s'.ippelle  jufîlce. 

(7^  Quand  les  Anciens  .nppclloient      plus  exactement ,  puirque  fa  bontd  vient 
Optimus  n/iiximus ,  le  DieMfuprêine  ,      de  fa  piiiflauce  :  11  eft  bon  parce  qu'il 
ils  difoient  très-vrai  ;  mais  en  difant      eft  grand. 
LLiximiis  0/^ti'iius ,  ils  auroient  parlé* 

Traité  de  l'£duc.  Tome  II.  E 


34 


Traité 


Dieu,  dit-on,  ne  doit  rien  à  fes  créatures  ;  je  crois  qu'il  leur 
doit  tout  ce  qu'il  leur  promit  en  leur  donnant  l'être.  Or,  c'eft 
leur  promettre  un  bien  ,  que  de  leur  en  donner  l'idée  &  de  leur 
en  faire  fentir  le  befoin.  Plus  je  rentre  en  moi,  plus  je  me  conful- 
te,  &  plus  je  lis  ces  mots  écrits  dans  mon  ame  ;  fois  jiijle  &  tu 
feras  heureux.  Il  n'en  eft  rien  pourtant,  à  confidérer  l'état  préfent 
des  chofes  :  le  méchant  profpère ,  &  le  jufte  refte  opprimé.  Voyez 
auflî  quelle  indignation  s'allume  en  nous  quand  cette  attente  eft 
fruftrée!  La  confcience  s'élève  &  murmure  contre  fon  auteur  ;  elle 
lui  crie  en  gémiflant  :  tu  m'as  trompé  ! 

Je  t'ai  trompé,  téméraire!  &  qui  te  l'a  dit?  Ton  ame  eft-elle 
anéantie  ?  As-tu  cefTé  d'exifter  î  O  Brutus  !  ô  mon  fils  !  ne  fouille 
point  ta  noble  vie  en  la  finiflant  :  ne  laifTe  point  ton  elpoir  &  ta 
gloire  avec  ton  corps  aux  champs  de  Philippes.  Pourquoi  dis-tu  : 
la  vertu  n'eft  rien,  quand  tu  vas  jouir  du  prix  de  la  tienne?  Tu 
vas  mourir,  penfes-tu;  non,  tu  vas  vivre  ,  &  c'eft  alors  que  je 
tiendrai  tout  ce  que  je  t'ai  promis. 

On  diroit  ,  aux  murmures  des  impatiens  mortels,  que  Dieu 
leur  doit  la  récompenfe  avant  le  mérite ,  &  qu'il  eft  obligé  de 
payer  leur  vertu  d'avance.  O  !  foyons  bons  premièrement ,  &  puis 
nous  ferons  heureux.  N'exigeons  pas  le  prix  avant  la  viéloire,  ni  le 
falaire  avant  le  travail.  Ce  n'eft  point  dans  la  lifè  ,  difoit  Plutar- 
que ,  que  les  vainqueurs  de  nos  jeux  facrés  font  couronnés;  c'eft 
après  qu'ils  l'ont  parcourue. 

Si  l'ame  eft  immatérielle,  elle  peut  furvivre  au  corps  ;  &  fi 
elle  lui  furvit,  la  providence  eft  juftifiée.  Quand  je  n'aurois  d'autre 
preuve  de  l'immatérialité  de  l'ame,  que  le  triomphe  du  méchant, 
&  l'oppreflîon  du  jufte  en  ce  monde,  cela  feul  m'empêcheroit  d'en 
douter.  Une  fi  choquante  difTonnance  dans  l'harmonie  univerfelle, 
me  feroit  chercher  à  la  réfoudre.  Je  me  dirois  :  tout  ne  finit  pas 
pour  nous  avec  la  vie ,  tout  rentre  dans  l'ordre  à  la  mort.  J'aurois  , 
\  la  vérité,  l'embarras  de  me  demander  où  eft  l'homme,  quand 
tout  ce  qu'il  avoit  de  fenfible  eft  détruit.  Cette  queftion  n'eft  plus 
une  difficulté  pour  moi ,  il- tôt  que  j'ai  reconnu  deux  fubftances. 


DE      r  ÉDUCATION.  35 

Il  eft  très-fimple  que,  durant  ma  vie  corporelle  ,  n'appercevant 
rien  que  par  mes  fens,  ce  qui  ne  leur  eft  point  foumis  m'échappe. 
Quand  l'union  du  corps  &  de  l'ame  efl  rompue,  je  conçois  que 
l'un  peut  fe  difToydre  &  l'autre  fe  conlèrver.  Pourquoi  la  deflruc- 
tion  de  l'un  entraîneroit-eile  la  deftruflion  de  l'autre?  Au  con- 
traire ,  étant  de  natures  fi  différentes ,  ils  étoient,  par  leur  union , 
dans  un  état  violent;  &  quand  cette  union  czfYc ,  ils  rentrent  tous 
deux  dans  leur  état  naturel.  La  fubftance  adive  &  vivante  regagne 
toute  la  force  qu'elle  employoit  à  mouvoir  la  fubftance  paffive  & 
morte.  Hélas!  je  le  fens  trop  par  mes  vice?;  l'homme  ne  vit  qu'k 
moitié  durant  fà  vie,  &  la  vie  de  l'ame  ne  commence  qu'à  la  mort 
du  corps. 

Mais  quelle  eft  cette  vie,  &  l'ame  ell-elle  immortelle  par  (à 
nature  î  Mon  entendement  borné  ne  conçoit  rien  fans  bornes; 
tout  ce  qu'on  appelle  infini  ,  m'échappe.  Que  puisje  nier,  affirmer? 
Quels  raifonnemens  puis-je  faire  fur  ce  que  je  ne  puis  concevoir  ? 
Je  crois  que  l'ame  furvit  au  corps  afiez  pour  le  maintien  de  l'or- 
dre; qui  fait  fi  c'eft  alTez  pour  durer  toujours?  Toutefois  je  con- 
çois comment  le  corps  s'ufe ,  &  fe  détruit  par  la  divifion  des  par- 
ties ,  mais  je  ne  puis  concevoir  une  deftruflion  pareille  de  l'être 
penfanr  ;  &  n'imaginant  point  comment  il  peut  mourir  ,  je  préfu- 
.  me  qu'il  ne  meurt  pas.  Puifque  cette  préfomption  me  confole,  & 
n'a  rien  de  déraifonnable ,  pourquoi  craindrois-je  de  m'y  livrer? 

Je  fens  mon  ame ,  je  la  connois  par  le  fentiment  &  par  la  pen- 
fée;  je  fais  qu'elle  eft,  fans  favoir  quelle  eft  fon  eflènce;  je  ne  puis 
raifonner  fur  des  idées  que  je  n'ai  pas.  Ce  que  je  fiis  bien  ,  c'eft 
que  l'identité  du  mol  ne  fe  prolonge  que  par  la  mémoire;  &  que, 
pour  être  le  même  en  efiet,  il  faut  que  je  me  fouvienne  d'avoir 
été.  Or,  je  ne  faurois  me  rappeiler  après  ma  mort  ce  que  j'ai  été 
durant  ma  vie  ,  que  je  ne  me  rappelle  aufli  ce  que  j'ai  fenii ,  par 
confcquent  ce  que  j'ai  fait  ;  &  je  ne  doute  point  que  ce  fouvenir 
ne  (à(^Q  un  jour  la  félicité  des  bons,  &  le  tourment  des  méchan<r. 
Ici-bas  mille  paffions  ardentes  abforbent  le  fentiment  interne.  Se 
donnent  le  change  aux  remords.  Les  humiliations,  les  difgraces, 
qu'auire  l'exercice  des  vertus  ,  empêchent  d'en  fcntir  tous  les  ihar- 

E  ij. 


^6  Traité 

mes.  Mais  quand ,  délivrés  des  illufions  que  nous  font  le  corps  & 
les  fens ,  nous  jouirons  de  la  contemplation  de  l'Etre  fupréme,  & 
des  vérités   éternelles    dont  il  eft  la  fource  ,  quand  la  beauté  de 
l'ordre  frappera  toutes  les  puiflànces  de  notre  ame ,   &  que  nous  fe- 
rons uniquement  occupés  à  comparer  ce   que  nous  avons  fait  avec 
ce  que  nous  avons  dû  faire,  c'efl  alors  que  la  voix  de  la  confcience 
reprendra  fa  force  &  fon  empire;  c'eft  alors   que  la  volupté  pure, 
qui  naît  du  contentement  de  foi-ménie,  &  le  regret  amer  de  s'être 
avili,  diftingueront  par  des  fentimens  inépuifables  ,  le  fort  que  cha- 
cun fe  fera  préparé.  Ne  me  demandez  point,  ô  mon  bon  ami,  s'il 
y  aura  d'autres  fources  de  bonheur  &  de  peines  ;  je  l'ignore ,  &  c'eft 
affez  de  celles  que  j'imagine  pour  me  confoler  de  cette  vie  &  m'en 
faire  efpérer  une  autre.  Je  ne  dis  point  que  les  bons  feront  récom- 
penfés  ;   car  quel   autre  bien  peut  attendre  un  être  excellent,  que 
d'exifter  félon  fa  nature  î   Mais  je  dis  qu'ils  feront  heureux  ,  parce 
que  leur  auteur ,  l'auteur  de  toute  juftice  les  ayant  fait  fenfibles , 
ne  les  a  pas  faits  pour  foufFrir;  &  que  n'ayant  point  abufé  de  leur 
liberté  fur  la  terre,  ils  n'ont  pas  trompé  leur  deftination  par  leur 
faute  ;  ils  ont  foufFert  pourtant  dans  cette  vie ,  ils  feront  donc  dé- 
dommagés dans  une  autre.   Ce  fentiment  eft  moins  fondé  fur  le 
mérite  de  l'homme,  que  fur  la  notion  de  bonté  qui  me  femble  in- 
féparable  de   l'elTence    divine.    Je  ne  fais   que  fuppofer  les  loix  de 
l'ordre  obfervées,  &  Dieu  confiant  k  lui-même  (8). 

Ne  me  demandez  pas  non  plus  fl  les  tourmens  des  méchans  fe- 
ront éternels;  je  l'ignore  encore,   &  n'ai  point  la  vaine  curiofité 
d'éclaircir  des  queftions  inutiles.    Que  m'importe  ce  que  devien- 
dront les  méchans?   Je  prends  peu  d'intérêt  à  leur  fort.   Toutefois 
j'ai  peine  à  croire  qu'ils  foient  condamnés  h  des  tourmens  fans  fin. 
Si  la  fupréme  jufiice  fè  venge  ,  elle  Ce  venge  dès  cette  vie.   Vous 
&  vos  erreurs,   ô  nations,    êtes  (es   miniftres.    Elle  emploie  les 
maux  que  vous  vous  faites,  à  punir  les  crimes  qui  les  ont  attirés. 
C'eft  dans  vos  cœurs  infatiables  ,  rongés  d'envie ,  d'avarice  &  d'un- 
es') IVon  pûs />our  nous ,  non  pas  pour  nous ,  Seigneur, 
Mais  pour  ton  nom  ,  mais  pour  ton  propre  honneur , 
O  Dieu ,  fais  nous  revivre. 

Pf.  115. 


DE      r  ÉDUCATION.  37 

bition ,  qu'au  fein  de  vos  faufles  profpërités  les  paflîons  vengeref- 
fes  puniffènt  vos  forfaits.  Qu'eft-il  befoin  d'aller  chercher  l'enfer 
dans  l'autre  vi^  ?   Il  eft  dès  celle-ci  dans  le  cœur  des  méchans. 

Ou  finifîènt  nos  befoins  périfTables,  où  cefTent  nos  defirs  in- 
fenfés ,  doivent  ceffer  auffi  nos  pafTions  &  nos  crimes.  De  quelle 
perverfité  de  purs  efprits  feroient-ils  fufceptibles  ?  N'ayant  befoin 
de  rien,  pourquoi  feroient-ils  méchans  î  Si ,  deftitués  de  nos  fên» 
grolTîers,  tout  leur  bonheur  eft  dans  la  contemplation  des  êtres,  ils 
ne  fauroient  vouloir  que  le  bien  ;  &  quiconque  cefTe  d'être  mé- 
chant, peut-il  être  à  jamais  miférable  ?  Voilà  ce  que  j'ai  du  pen- 
chant à  croire ,  fans  prendre  peine  k  me  décider  là-delTùs.  O  Être 
clément  &  bon!  Quels  que  foient  tes  décrets,  je  les  adore;  fi  tu 
punis  les  méchans ,  j'anéantis  ma  foible  raifon  devant  ta  juftice. 
Mais  fi  les  remords  de  ces  infortunés  doivent  s'éteindre  avec  le 
temps,  fi  leurs  maux  doivent  finir ,  &  fi  la  même  paix  nous  attend 
tous  également  un  jour,  je  t'en  loue.  Le  méchant  n'eft-il  pas  mon 
frère  ?  Combien  de  fois  j'ai  été  tenté  de  lui  reflembler  !  Que , 
délivré  de  fa  misère,  il  perd  auffi  la  malignité  qui  l'accompagne  ; 
qu'il  foit  heureux  ainfi  que  moi  :  loin  d'exciter  ma  jaloufie,  fon 
bonheur  ne  fera  qu'ajouter  au  mien. 

C'EST  ainfi  que,  contemplant  Dieu  dans  fès  œuvres,  &  l'étu- 
diant par  ceux  de  fes   attributs  qu'il  m'importoit  de  connoître  ,  je 
fuis  parvenu  à  étendre  &  augmenter  par  degrés  l'idée,  d'abord  im- 
parfaite &  bornée ,  que  je  me  faifois  de  cet  Etre  immenfe.  Mais  fi 
cette  idée  eft  devenue  plus  noble  &  plus  grande,  elle  eft  auffi  moini 
proportionnée  k  la  raifon  humaine.  A  mefure  que  j'approche  en  ef> 
prit  de  l'éternelle  lumière,  fon  éclat  m'éblouit,  me  trouble,  &  je 
fuis  forcé  d'abandonner  toutes  les  notions  terreftres  qui  m'aidoient 
à  l'imaginer.  Dieu  n'eft  plus  corporel  &  fcnfible;  la  fuprême  in- 
lelligenc.;  qui  régit  le  monde  n'eft  plus  le  monde  même  :  j'cleve 
&  fatigue  en  vain  mon  efprit  à  concevoir  fon  cflence.    Quand  je 
penfe  que  c'eft  elle  qui  donne  la  vie  &  l'aflivité  k  la  fubftance  vi- 
vante &  aélive  qui   r^git    les  corps   animés;   quand  j'entends  dire 
que  mon  anie  eft  fpirituelle  &  que  Dieu  eft  un  efprit,  je  m'indi- 
gne contre  cet  aviliflement  de  l'eflince  divine,  comme  fi  Dieu  & 


jg  Traité 

mon  ame  étoient  de  même  nature  ;  comme  fi  Dieu  n'étoit  paî  le 
feul  être  abfolu,  le  feul  vraiment  aftif,  fentant,  penfant,  voulant 
par  lui-même  ,  &  duquel  nous  tenons  la  penfée  ,  le  fentiment,  l'adi- 
vité  ,  la  volonté  ,  la  liberté  ,  l'être.  Nous  ne  fommes  libres  que  parce 
qu'il  veut  que  nous  le  foyons ,  &  fa  fubftance  inexpliquable  eft  à 
nos  âmes  ce  que  nos  âmes  font  à  nos  corps.  S'il  a  créé  la  matière, 
les  corps  ,  les  efprits ,  le  monde ,  je  n'en  fais  rien.  L'idée  de  créa- 
tion me  confond  &  paflTe  ma  portée,  je  la  crois  autant  que  je  la 
puis  concevoir  ;  mais  je  fais  qu'il  a  formé  l'Univers  &  tout  ce  qui 
exifte  ,  qu'il  a  tout  fait  ,  tout  ordonné.  Dieu  eft  éternel ,  fans 
doute  ;  mais  mon  efprit  peut- il  embraffèr  l'idée  de  l'éternité?  Pour- 
quoi me  payer  de  mots  fans  idée?  Ce  que  je  conçois,  c'eft  qu'il 
eft  avant  les  chofes,  qu'il  fera  tant  qu'elles  fubfifteront ,  &  qu'il  (è- 
roit  même  au-delh,  fi  tout  devoit  finir  un  jour.  Qu'un  être  que 
je  ne  conçois  pas  donne  l'exiftencea  d'autres  êtres,  cela  n'eft  qu'obf- 
cur  &  incompréhenfible  ;  mais  que  l'être  &  le  néant  fe  convertif- 
fent  d'eux-mêmes  l'un  dans  l'autre,  c'eft  une  contradidion  palpa- 
ble ,  c'eft  une  claire  abfurdité. 

Dieu  eft  intelligent;  mais  comment  l'eft-il  ?  L'homme  eft  in- 
telligent quand  il  raifonne ,  &  la  fuprême  intelligence  n'a  pas  be- 
foin  de  raifonner;  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémiffes ,  ni  conféquences, 
il  n'y  a  pas  même  de  proportions  ;  elle  eft  purement  intuitive,  elle 
voit  également  tout  ce  qui  eft,  &  tout  ce  qui  peut  être  5  toutes 
les  vérités  ne  font  pour  elle  qu'une  feule  idée,  comme  tous  les 
lieux  un  feul  point,  &  tous  les  temps  un  feul  moment.  La  puif- 
fance  humaine  agit  par  des  moyens  ,  la  pui (Tance  divine  agit  par 
elle-même  :  Dieu  peut,  parce  qu'il  veut;  fa  volonté  fait  fon  pou- 
voir. Dieu  eft  bon  ,  rien  n'eft  plus  manifefte  :  mais  la  bonté  dans 
l'homme  eft  l'amour  de  fes  femblables,  &:  la  bonté  de  Dieu  eft 
l'amour  de  l'ordre  ;  car  c'eft  par  l'ordre  qu'il  maintient  ce  qui  exif- 
te, &  lie  chaque  partie  avec  le  tout.  Dieu  eft  jufte  ;  j'en  fuis  con- 
vaincu :  c'eft  une  fuite  de  fa  bonté  ;  l'injuftice  des  hommes  eft  leur 
œuvre  &  non  pas  la  fienne  :  le  défordre  moral  qui  dépole  contre 
la  providence  aux  yeux  des  philofophes,  ne  fait  que  la  démontrer 
aux  miens.  Mais  la  juftice  de  l'homme  eft  de  rendre  à  chacun  cç 


B  E      r  È  D   U  C  A   T  i  O  N.  59 

qui  lui  appartient ,    &  la  juftice  de  Dieu  de  demander  compte  k 
chacun  de  ce  qu'il  lui  a  donné. 

Que  fi  je  viens  h  découvrir  fucceflîvement  ces  attributs ,  dont 
je  n'ai  nulle  idée  abfolue,  c'eft  par  des  conféquences  forcées,  c'eft 
par  le  bon  ufage  de  ma  raifon  :  mais  je  les  affirme  fans  les  compren- 
dre; &,  dans  le  fond,  c'eft  n'affirmer  rien.  J'ai  beau  me  dire  : 
Dieu  eft  ainfi  ;  je  le  fens ,  je  me  le  prouve  ;  je  n'en  conçois  pas 
mieux  comment  Dieu  peut  être  ainfi. 

Enfin,  plus  je  m'efforce  de  contempler  foneffence  infinie,  moins 
je  la  conçois  ;  mais  elle  eft  ,  cela  me  fuffit  :  moins  je  la  conçois ,  plus 
je  l'adore.  Je  m'humilie,  &  lui  dis  :  Etre  des  êtres,  je  fuis,  parce 
que  tu  es  :  c'eft  m'élever  à  ma  fource  que  de  te  méditer  fans  cefTe. 
Le  plus  digne  ufage  de  ma  raifon  efl^  de  s'anéantir  devant  toi  :  c'eft 
mon  ravinement  d'efprit,  c'eft  le  charme  de  ma  foiblelTe  de  me 
fentir  accablé  de  ta  grandeur. 

.Après  avoir  ainfi  ,  de  l'imprefllon  des  objets  fenfibles  ,  &  du 
fentiment  intérieur  qui  me  porte  à  juger  des  caufes  félon  mes  lu- 
mières naturelles,  déduit  les  principales  vérités  qu'il  m'importoic 
de  connoître  ;  il  me  refte  *a  chercher  quelles  maximes  j'en  dois  tirer 
pour  ma  conduite,  &  quelles  règles  je  dois  me  prefcrire  pour  rem- 
plir ma  deftination  fur  la  terre,  félon  l'intention  de  celui  qui  m'y 
a  placé.  En  fuivant  toujours  ma  méthode,  je  ne  tire  point  ces  rè- 
gles des  principes  d'une  haute  philofophie ,  mais  je  les  trouve  au 
fond  de  mon  cœur  écrites  par  la  nature  en  carafléres  ineffaçables. 
Je  n'ai  qu'à  me  confulter  fur  ce  que  je  veux  faire  :  tout  ce  que  je 
fens  être  bien  eft  bien  ,  tout  ce  que  je  fens  être  mal  eft  mal  :  le 
meilleur  de  tous  les  cafuiftes  eft  la  confcience  ,  &  ce  n'eft  que 
quand  on  marchande  avec  elle ,  qu'on  a  recours  aux  fubtiiités  du 
raifonnement.  Le  premier  de  tous  les  foins  eft  celui  de  foi- même; 
cependant  combien  de  fois  la  voix  intérieure  nous  dit  qu'en  fai- 
fant  notre  bien  aux  dépens  d'autrui  ,  nous  faifons  mal  !  Nous 
croyons  fuivre  l'impuliîon  de  la  nature,  &  nous  lui  réfîftons  :  en 
écoutant  ce  qu'elle  dit  à  nos  fens,  nous  méprifons  ce  qu'elle  dit 
^  nos  coeurs  ;  l'être  a^if  obéit ,  l'être  paffif  commande.    La  coo- 


40 


Traité 


fcience  eft  la  voix  de  Partie ,  les  pafîîons  font  la  voix  du  corps.  Eft- 
il  étonnant  que  fouvent  ces  deux  langages  fe  coniredifent,  &  alors 
lequel  faut-il  écouter?  Trop  fouvent  la  raifon  nous  trompe,  nous 
n'avons  que  trop  acquis  le  droit  de  la  recufer;  mais  la  confcience 
ne  trompe  jamais  ,  elle  eft  le  vrai  guide  de  l'homme  ;  elle  eft  à  l'a- 
me  ce  que  l'inflinft  eft  au  corps  (9)  :  qui  la  fuit,  obéit  k  la  na- 
ture,  &  ne  craint  point  de  s'égarer.  Ce  point  eft  important,  pour- 
fuivit  mon  bienfaiteur,  voyant  que  j'allois  l'interrompre;  fouffrez 
que  je  m'arrête  un  peu  plus  a  l'éclaircir. 

Toute  la  moralité  de  nos  adlions  eft  dans  le  jugement  que  nous 

ea 


(  9  )  La  philorophie  moderne  qui 
n'admet  que  ce  qu'elle  explique,  n'a 
garde  d'admettre  cette  obfcure  faculté 
appeliée  injlinâ,  qui  paroît  guider  fans 
aucune  connoiffance  acquife,  les  ani- 
maux vers  quelque  fin.  L'inftinft ,  fé- 
lon l'un  de  nos  plus  fages  philofophes , 
n'eft  qu'une  habiiude  privée  de  ré- 
flexion, mais  acquife  en  réflécliiffant; 
&,  de  la  manière  dont  il  explique  ce 
progrès,  on  doit  conclure  que  les  en- 
fans  réfléchirent  plus  que  les  hommes; 
paradoxe  aflez  étrange  pour  valoir  la 
peine  d'être  examiné.  Sans  entrer  ici 
dans  cette  difcuflîon,  fe  demande  quel 
nom  je  dois  donner  à  l'ardeur  avec  la- 
quelle mon  chien  fait  la  guerre  aux 
taupes  qu'il  ne  mange  point ,  à  la  pa- 
tience avec  laquelle  il  les  guette  quel- 
quefois des  heures  entièrts,  &  à  l'ha- 
bileté  avec  laquelle  il  les  faific,  les  jette 
hors  terre  au  moment  qu'elles  pouf- 
fent, &  les  tue  en  fuite  pour  les  lailler 
là,fnns  que  jamais  perfonne l'ait  dref- 
fé  à  cette  challè,  &  lui  ait  appris  qu'il 
y  avoit  là  des  t.iupes.?  Je  demande  en- 
core, (&  ceci  eil  plus  important,  ) 


pourquoi  la  première  fois  que  j'ai  me- 
nacé ce  même  chien,  il  s'eft  jette  le 
dos  contre  terre  ,  les  pattes  repliées , 
dans  une  attitude  fuppliante ,  &  la  plus 
propre  à  me  toucher  i  pofture  dans  la- 
quelle il  fe  fût  bien  gardéderefter,fi, 
fnns  me  laifler  fléchir  ,  je  l'eufle  bat- 
tu dans  cet  état  ?  Quoi!  mon  chien, 
tout  petit  encore,  &  ne  faifant  pref« 
que  que  de  naître  ,  avoit -il  déjà  des 
idées  morales  ^  Savoit-il  ce  que  c'étoit 
que  clémence  &  générofité  ?  Sur  quel- 
les lumières  acquifts  efpéroit-il  m'ap- 
paifer  en  s'abandonnant  ainfi  à  madif- 
crétion'  Tous  les  chiens  du  monde 
font  à-peu-près  la  mômechofe  dans  le 
même  cas ,  &  je  ne  dis  rien  ici  que  cha- 
cun ne  puifle  vérifier.  Que  les  philofo- 
phes, qui  rejettent  fi  dédaigneufement 
l'inftind,  veuillent  bien  expliquer  ce 
fait  parle  feul  jeu  des  fenfations&des 
connoiffances  qu'elles  nous  font  ac- 
quérir :  qu'ils  l'expliquent  d'une  ma- 
nière fatisfaifante  pour  tout  homme 
fenfé  ;  alors  je  n'aurai  plus  rien  à  dire, 
&  je  ne  parlerai  plus  dinflicic;. 


DE     u  Éducation.  41 

en  portons  nous-mêmes.  S'il  efl  vrai  que  le  bien  foit  bien,  il  doit 
l'être  au  fond  de  nos  cœurs  comme  dans  nos  œuvres  ;  &  le  premier 
prix  de  la  juftice  efl:  de  fentir  qu'on  la  pratique.  Si  la  bonté  mo- 
rale eft  conforme  h  notre  nature,  l'homme  nefauroit  être  fain  d'ef- 
prJt  ni  bien  conftitué,  qu'autant  qu'il  eft  bon.  Si  elle  ne  l'eft  pas, 
&  que  l'homme  foit  méchant  naturellement,  il  ne  peut  cefler  de 
l'être  fans  fe  corrompre,  &  la  bonté  n'eft  en  lui  qu'un  vice  con- 
tre nature.  Fait  pour  nuire  à  fes  femblables  ,  comme  li  loup  pour 
égorger  fa  proie,  un  homme  humain  feroit  un  animal  auflî  dépravé 
qu'un  loup  pitoyable,  &  la  vertu  feule  nous  laifTeroit  des  remords. 

Rentrons  en  nous-mêmes,  ô  mon  jeune  ami!    examinons, 
tout   intérêt  perfonnel  à  part,   à  quoi  nos   penchans  nous  portent. 
Quel  fpeâacle  nous  flatte  le  plus  ,  celui  des  tourmens  ou  du  bonheur 
d'autrui  ?  Qu'eft-ce  qui  nous  eft  le  plus  doux  k  faire,  &  nous  laifle 
une  impreflion  plus  agréable  après  l'avoir  fait  ,  d'un  aâe  de  bienfai- 
fance  ou  d'un  afle  de  méchanceté  ?  Pour  qui  vous  intérefTez  vous  fur 
vos  théâtres  ?  Eft-ce  au  forfait  que  vous  prenez  plaifir  ?  Eft-ce  à  leurs 
auteurs  punis  que  vous  donnez  des  larmes?   Tout  nous  eft  indiffé- 
rent, difent-ils  ,  hors  notre  intérêt;  &  tout  au  contraire,  les  dou- 
ceurs de  l'amitié  ,  de  l'humanité  ,  nous  confolent  dans  nos  peines  ;  & 
même  dans  nos  plaifirs,  nous  ferions  trop  feuls  ,  trop  miférables  ,  (i 
nous  n'avions  avec  qui  les  partager.  S'il  n'y  a  rien  de  moral  dans  le 
cœur  de  l'homme ,  d'où  lui  viennent  donc  ces  tranfports  d'admiration 
pour  les  allions  héroïques,  ces  raviffèmcns  d'amour  pour  les  grande» 
âmes?  Cet  enthoufiafme  de  la  vertu  ,  quel  rapport  a-t  il  avec  no- 
tre intérêt  privé  ?    Pourquoi   voudrois-je   être   Caton    qui   déchira 
fes  entrailles,   plutôt  que  Céfar  triomphant?   Otez  de  nos  cœurs 
cet  amour  du    beau ,  vous  ôtez  tout  le  charme  Je  la  vie.    Celui 
dont  les  viles  paffions  ont  étouffé  dans  fon  ame  étroite  ces  fcnti- 
mens  délicieux;  celui  qui,  h  force  de  fe  concentrer  au-dedans  do 
lui ,  vient  k  bout  de  n'aimer  que  lui-même,  n'a  plus  de  tranfports, 
fon  cœur  glacé  ne  palpite  plus  de  joie,  un   doux   attendri (Tcment 
n'humeâe  jamais  fes  yeux  ,   il  ne  jouit  plus  de  rien  ;   le  malheu- 
reux   ne  fent  plus ,  ne  vit  plus  ;  il  eft  déjà  mort. 

Mais  quel  que  foit  le  nombre  des  méchans  fur  la  terre,  il  eft 
Traite  de  VEduc.    Tome  IL  F 


42 


Traité 


peu  de  ces  âmes  cadavereufes,  devenues  infenfibles,  hors  leur  in- 
térêt a  tout  ce  qui  eft  jufte  &  bon.  L'iniquité  ne  plaît  qu'autant 
qu'on  en  profite;  dans  tout  le  refte  on  veut  que  l'innocent  foit 
protégé.  Voit-on  dans  une  rue  ou  fur  un  chemin  quelque  aâe  de 
violence  &  d'injuftice  :  h  l'inftant  un  mouvement  de  colère  & 
d'indignation  s'élève  au  fond  du  cœur,  &  nous  porte  h  prendre  la 
défenfe  de  l'opprimé  ;  mais  un  devoir  plus  puifTant  nous  retient , 
&  les  loix  nous  ôtent  le  droit  de  protéger  l'innocence.  Au  con- 
traire, û  quelque  a6le  de  clémence  ou  de  généroflté  frappe  nos 
yeux,  quelle  admiration,  quel  amour  il  nous  infpire!  Qui  eft-ce 
qui  ne  fe  dit  pas  :  j'en  voudrois  avoir  fait  autant?  Il  nous  ifnporte 
sûrement  fort  peu  qu'un  homme  ait  été  méchant  ou  jufle  il  y  a 
deux  mille  ans  ;  &  cependant  le  même  intérêt  nous  affefle  dans 
l'hiftoire  ancienne,  que  ù  tout  cela  s'étoit  paffé  de  nos  jours.  Que 
me  font  à  moi  les  crimes  de  Catilina?  Ai- je  peur  d'être  fa  vidi- 
me  ?  Pourquoi  donc  ai-je  de  lui  la  même  horreur  que  s'il  étoit 
mon  contemporain  ?  Nous  ne  haifTons  pas  feulement  les  méchans 
parce  qu'ils  nous  nuifent;  mais  parce  qu'ils  font  méchans.  Non- 
feulement  nous  voulons  être  heureux ,  nous  voulons  aufll  le  bon- 
heur d'autrui;  &  quand  ce  bonheur  ne  coûte  rien  au  nôtre,  il 
l'augmente.  Enfin  l'on  a  ,  malgré  foi ,  pitié  des  infortunés  ;  quand  on 
eft  témoin  de  leur  mal,  on  en  foufFre.  Les  plus  pervers  ne  fauroient 
perdre  tout- li- fait  ce  penchant  :  fouvent  il  les  met  en  contradiâion 
avec  eux-mêmes.  Le  voleur  qui  dépouille  les  pafTans,  couvre  en- 
core la  nudité  du  pauvre;  &  le  plus  féroce  aflaffin  fbutient  un 
homme  tombant  en  défaillance. 

On  parle  du  cri  des  remords ,  qui  punit  en  fecret  les  crimes 
cachés,  &  les  met  fi  fouvent  en  évidence.  Hélas!  qui  de  nous  n'en- 
tendit jnmais  cette  importune  voix  ?  On  parle  par  expérience ,  & 
l'on  voudroit  étoufier  ce  fentiment  tyrannique  qui  nous  donne  tant 
de  tourment.  Obtïflbns  à  la  nature,  nous  connoîtrons  avec  quelle 
douceur  elle  règne,  &  quel  charme  on  trouve,  après  l'avoir  écou- 
té.e,  à  fe  rendre  un  bon  témoignage  de  foi.  Le  méchant  le  craint 
&  fe  fuit;  il  s'égaye  en  fe  jettant  hors  de  lui-même;  il  tourne  au- 
tour de  lui  des  yeux  inquiets,  &  cherche  un   objet  qui  l'amuft  : 


DE      L'  É  D   U  C  A    T  I  O  N.  4) 

fans  la  fatyre  amère  ,  fans  la  raillerie  infultante,  il  feroît  toujour» 
trifle;  le  ris  moqueur  eft  fon  feul  plaifir.  Au  contraire,  la  férénité 
du  jufte  eft  intérieure;  fon  ris  n'eft  point  de  malignité,  mais  de 
joie  :  il  en  porte  la  fource  en  lui-même  ;  il  eft  aufîi  gai  fcul  qu'au 
milieu  d'un  cercle;  il  ne  tire  pas  fon  contentement  de  ceux  qui 
l'approchent,  il  le  leur  communique. 

Jettez  les  yeux  fur  toutes  les  nations  du  monde,  parcourez 
toutes  les  Hiftoires.   Parmi  tant  de  cultes  inhumains  &  bizarres  , 
parmi  cette  prodigieufe  diverfité  de  mœurs  &    de  caraclères  ,  vous 
trouverez  par-tout  les  mêmes  idées  de  juftice  &  d'honnêteté,  par- 
tout les  mêmes    notions  du  bien   &  du  mal.    L'ancien  paganifme 
enfanta  des  Dieux  abominables  qu'on  eût  punis  ici-bas  comme  de$ 
fcélérats,  &  qui  n'offroient  pour  tableau  du  bonheur  fuprême,  que 
des  forfaits  à  commettre  &  des  pafflons  h  contenter.    Mais  le  vice, 
armé  d'une  autorité  facrée  ,  defcendoit  en  vain  du  féjour  éternel  : 
i'inftinft  moral  le  repouiïbit  du  cœur  des  humains.    En  célébrant 
les  débauches  de  Jupiter,  on  admiroit  la  continence  de  Xénocrate; 
la  chafte  Lucrèce  adoroit  l'impudique  Vénus;  l'intrépide  Romain 
facrifioit  h  la  peur;  il   invoquoit  le   Dieu  qui  mutila  fon  père,  & 
mouroit  fans"*  murmure  de  la  main  du  fien    :   les  plus  méprifables 
divinités  furent  fervies  par  les  plus  grands  hommes.    La  fainte  voix 
de  la  nature  ,  plus   forte  que  celle  des  Dieux  ,   fe  faifoit  refpcfter  fur 
la  terre,  &  fembloit  réléguer  dans  le  ciel  le  crime  avec  les  coupables. 

Il  eft  donc  au  fond  des  âmes  un  principe  inné  de  juftice  &  de 
vertu,  fur  lequel ,  malgré  nos  propres  maximes,  nous  jugeons  nos 
allions  &  celles  d'autrui  comme  bonnes  ou  mauvaifes;  &c  c'eft  k 
ce  principe  que  je  donne  le  nom  de  confcience. 

Mais  k  ce  mot  j'entends  s'élever  de  toutes  parts  la  clameur  des 
prétendus  fages  :  erreurs  de  l'enfance  ,  préjugés  de  l'éducation, 
s'écrient-ils  tous  de  concert!  Il  n'y  a  rien  dans  l'efprit  humain  que 
ce  qui  s'y  introduit  par  l'expérience  ;  &  nous  ne  jugeons  d'aucune 
chofe  que  fur  des  idées  acquifes.  Ils  font  plus;  cet  accord  évident 
&  univerfel  de  toutes  les  nations,  ils  l'ofent  rejettcr;  &  contre 
l'éclatante  uniformité  du  jugement  des  hommes,  ils  vont  chercher 


44 


Traité 


dans  les  ténèbres  quelque  exemple  obfcur  &  connu   d'eux   (èuls  , 
comme  fi  tous  les  penchans  de  la  nature  étoient  anéantis  par  la   dé- 
pravation d'un  peuple,  &   que,  fi  tôt  qu'il  eft  des  monfires  ,  l'ef- 
pèce  ne  fut  plus  rien.  Mais  que  fervent  au  fceptique  Montaigne  les 
tourraens  qu'il  fe  djune  pour  déterrer  ,  en  un  coin  du  monde  ,  une 
coutume  oppofée  aux  notions    de  la  juftice  ?  Que  lui  fert  de  don- 
ner aux  plus  furpeds  voyageurs  l'autorité  qu'il  refufe  aux  écrivains 
les  plus  célèbres?  Quelques   ufages    incertains   &  bizarres,   fondés 
fur  des  caufes  locales  qui  nous  font  inconnues,  détruiront-ils  l'in- 
duftion  générale  tirée    du    concours  de   tous  les   peuples  ,  oppofés 
en  tout  le  refte  ,  &  d'accord  fur  ce  feul   point?  O  Montaigne!  toi 
qui  te  piques  de  franchife  &  de  vérité,  fois  fincère  &  vrai,  fi  un 
philofophe  peut  l'être,  &  dis-moi  s'il  eft  quelque  pays  fur  la  terre 
où  ce  foi t  un  crime  de  garder  fa  foi,  d'être  clément,  bienfaifant , 
généreux  ;  où  l'homme  de  bien  foit  méprilàble ,  &  le  perfide  ho- 
noré î 

Chacun  ,  dît-on,  concourt  au   bien  public  pour  fon   intérêt. 
Mais  d'où  vient  donc  que    le    jufte    y  concourt  k  fon   préjudice? 
Qu'eft-ce  qu'aller  à  la  mort  pour  fon  intérêt?  Sans  ^oute  nul  n'a- 
git que  pour  fon  bien  ;  mais  s'il  n'eft  un  bien  moral  dont  il  faut 
tenir  compte,  on  n'expliquera  jamais  par  l'intérêt  propre  que  les 
aftions  des  méchans,  il  eft  même  à  croire  qu'on   ne  tentera  point 
d'aller  plus  loin.    Ce  feroit  une  trop   abominable  philofophie  que 
celle  où  l'on  feroit  embarraftc  des  aâions   vertueufes,  où    l'on   ne 
pourroit  fe  tirer  d'affaire  qu'en  leur  controuvant  des  intentions  baf- 
fes &  des  motifs  fans  vertu,  où  l'on  feroit   forcé   d'avilir  Socrate 
&  de  calomnier  Régulus.  Si  jamais  de  pareilles  doflrines  pouvoient 
germer  parmi  nous,  la  voix  de  la  nature,  ainfi  que  celle  de  la  rai- 
fon  ,  s'éleveroient  inceftâmment  contre  elles  ,    &  ne  laifTeroient  ja- 
mais à  un  feul  de  leurs  partifans,    l'excufe   de  l'être  de  bonne   foi. 

Mon  defTein  n'eft  pas  d'entrer  ici  dans  des  difcuflions  métaphy- 
fiques  qui  pafTent  ma  portée  &  la  vôtre,  &  qui  ,  dans  le  fond  ,  ne 
mènent  à  rien.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  ne  voulois  pas  philofo- 
pher  avec  vous  ,  mais  vous  aider  à  confultcr  votre  cœur.    Quaad 


DE      r  ÉDUCATION,  4J 

tous  les  philofophes  prouveroient   que  j'ai  tort,  fi  vous  (entez   que 
j'ai  raifon,  je  n'en  veux  pas  davantage. 

Il  ne  faut  pour  cela  que  vous  faire  diftinguer  nos  idées  acqui- 
lês  de  nos  fentimens  naturels  ,  car  nous  fentons  avant  de  connoître; 
&  comme  nous  n'apprenons  point  k  vouloir  notre  bien  &  k  fuir 
notre  mal ,  mais  que  nous  tenons  cette  volonté  de  la  nature  ,  de 
même  l'amour  du  bon  &  la  haine  du  mauvais  nous  font  aufTi  natu- 
rels que  l'amour  de  nous-mêmes.  Les  ades  de  la  confcience  ne  font 
pas  des  jugemens  ,  mais  des  fentimens;  quoique  toutes  nos  idées 
nous  viennent  du  dehors  ,  les  fentimens  qui  les  apprécient  font  au- 
dedans  de  nous  ,  &  c'eft  par  eux  fêuls  que  nous  connoifTons  la  con- 
venance ou  difconvenance  qui  exifte  entre  nous  ,  &  les  chofes  que 
nous  devons  rechercher  ou  fuir. 

Exister  pour  nous,  c'eft  fehtir  ;  notre  fenfibilité  eft  incon- 
teftablement  antérieure  à  notre  intelligence,  &  nous  avons  eu  des 
lèntimens  avant  des  idées.  Quelle  que  foit  la  caufe  de  notre  être, 
elle  a  pourvu  h  notre  confervation  ,  en  nous  donnant  des  fentimens 
convenables  k  notre  nature,  &  l'on  ne  fauroit  nier  qu'au  moins 
ceux-là  ne  foient  innés.  Ces  fentimens,  quant  à  l'individu,  font 
l'amour  de  foi  ,  la  crainte  de  la  douleur,  l'horreur  de  la  mort  ,  le 
defir  du  bien-être.  Mais  fi ,  comme  on  n'en  peut  douter ,  l'homme 
eft  fociable  par  fa  nature,  ou  du  moins  fait  pour  le  devenir,  il  ne 
peut  l'être  que  par  d'autres  fentimens  innés,  relatifs  à  fon  efpèce; 
car,  h  ne  confidérer  que  le  bcfoin  phyfique,  il  doit  certainement 
difperfer  les  hommes  au  lieu  de  les  rapprocher.  Or,  c'eft  du  fyf- 
tême  moral  ,  formé  par  ce  double  rapport,  à  foi-même  &  à  fes 
femblables  ,  que  naît  l'impulfion  de  la  confcience.  Connoitre  le 
bien,  ce  n'cft  pas  l'aimer:  l'homme  n'en  a  pas  la  connaifTance  in- 
née; mais  fi- tôt  que  fa  raifon  le  lui  fait  connoitre,  ù  confcience 
le  porte  \  l'aimer  :  c'eft  ce  fentiment  qui  eft  inné. 

Je  ne  crois  donc  pas,  mon  ami,  qu'il  foit  impofTible  d'expli- 
quer par  des  conféquences  de  notre  nature,  le  principe  immédiat 
de  la  confcience  indépendant  de  la  raifon  même  ;  &:  quand  cela 
lèroit  impoftlble,  encore  ne  (èroit-il  pas   néceftaire  :  car  puifque 


46 


Traité 


ceux  qui  nient  ce  principe  admis,  &  reconnu  par  tout  le  genre 
humain ,  ne  prouvent  point  qu'il  n'exifte  pas ,  mais  fe  contentent 
de  l'affirmer;  quand  nous  affirmons  qu'il  exifte,  nous  fommes  tout 
aufll  bien  fondés  qu'eux,  &  nous  avons  de  plus  le  témoignage  in- 
térieur ,  &  la  voix  de  la  confcience  qui  dépofe  pour  elle  -  mêrne. 
Si  les  premières  lueurs  du  jugement  nous  éblouifTent,  &  confondent 
d'abord  les  objets  à  nos  regards,  attendons  que  nos  foibles  yeux 
fe  rouvrent,  fe  raffermirent,  &  bien-tôt  nous  reverrons  ces  mê- 
mes objets,  aux  lumières  de  la  raifon  ,  tels  que  nous  les  montroit 
d'abord  la  nature;  ou  plutôt,  foyons  plus  fimples  &  moins  vains; 
bornons-nous  aux  premiers  fentimens  que  nous  trouvons  en  nous- 
mêmes,  puifque  c'eft  toujours  à  eux  que  l'étude  nous  ramène ,  quand 
elle  ne  nous  a  point  égarés. 

Conscience  !  confcience  !  inftind  divin  ;  immortelle  &  célefte 
/voix;  guide  afTuré  d'un  être  ignorant  .&  borné,  mais  intelligent 
&  libre;  juge  infaillible  du  bien  &  du  mal,  qui  rends  l'homme 
femblable  à  Dieu  :  c'eft  toi  qui  fais  l'excellence  de  fa  nature  &  la 
moralité  de  fes  aftions  ;  fans  toi  je  ne  fens  rien  en  moi  qui  m'élève 
/  au-defTus  des  bétes  ,  que  le  trifte  privilège  de  m'égarer  d'erreurs  en 
erreurs  à  l'aide  d'un  entendement  fans  règle ,  &  d'une  raifon  fans 
prmcipe. 

Grach  au  Ciel,  nous  voila  délivrés  de  tout  cet  efîrayant  ap- 
pareil de  phiiofophie,  nous  pouvons  être  hommes  fans  être  favans  ; 
difpenfés  de  confumer  notre  vie  à  l'étude  de  la  morale  ,  nous  avons 
à  moindres  frais  un  guide  plus  afTuré  dans  ce  dédale  immenfe  des 
opinions  humaines.  Mais  ce  n'eft  pas  aflTez  que  ce  guide  exifte  ,  il 
faut  favoir  le  reconnoître  &  le  fuivre.  S'il  parle  k  tous  les  cœurs  , 
pourquoi  donc  y  en  a-t-il  fi  peu  qui  l'entendent?  Eh!  c'eft  qu'il 
nous  parle  la  langue  de  la  nature,  que  tout  nous  a  fait  oublier. 
La  confcience  eft  timide,  elle  aime  la  retraite  &  la  paix;  le  monde 
&  le  bruit  l'épouvantent  ;  les  préjugés  dont  on  la  fait  naître  font 
fes  plus  cruels  ennemis  :  elle  fuit  ou  fe  tait  devant  eux  ;  leur  voix 
bruyante  étouffe  la  fienne,  &  l'empêche  de  fe  faire  entendre;  le 
fanatifme  ofe  la  contrefaire  ,  &  dider  le  crime  en  fon  nom.  Elle 
fe  rebute  enfin  à  force  d'être  éconduite  ;  elle  ne  nous  parle  plus, 


D  E      L'  Éd   U  C  A   T   1  O   N.  /^J 

elle  ne  nous  répond  plus;  &  après  de  fi  longs  mdprîs  pour  elle, 
il  en  coûte  autant  de  la  rappeller  qu'il  en  coûta  de  la  bannir. 

Combien  de  fois  je  me  fuis  lafTé  dans  mes  recherches  de  la 
froideur  que  je  fentois  en  moi?  Combien  de  fois  la  trifrefle  &  l'en- 
nui ,  verfant  leur  poifon  fur  mes  premières  méditations  ,  me  le» 
rendirent  infupportabics  !  Mon  cœur  aride  ne  donnoit  qu'un  zèle 
languiflant  &  tiède  à  l'amour  de  la  vérité.  Je  me  difois  :  pourquoi 
me  tourmenter  à  chercher  ce  qui  n'efl:  pas  ?  Le  bien  moral  n'eft 
qu'une  chimère  ;  il  n'y  a  rien  de  bon  que  les  plaifirs  des  fens.  Oh! 
quand  on  a  une  fois  perdu  le  goût  des  plaifirs  de  l'ame  ,  qu'il  eft 
difficile  de  le  reprendre  !  Qu'il  eft  plus  difficile  encore  de  le  prendre 
quand  on  ne  l'a  jamais  eu!  S'il  exiftoit  un  homme  afTez  miférable 
pour  n'avoir  rien  fait  en  toute  fa  vie,  dont  le  fouvenir  le  rendit 
content  de  lui-même  ,  &  bienaife  d'avoir  vécu  ,  cet  homme  feroit 
incapable  de  jamais  fe  connoître;  &  faute  de  fentir  quelle  bonté 
convient  h  fa  nature  ,  il  refteroit  méchant  par  force ,  &  feroit  éter- 
nellement malheureux.  Mais  croyez-vous  qu'il  y  ait  fur  la  terre  en- 
tière un  feul  homme  aflez  dépravé  pour  n'avoir  jamais  livré  fon 
coeur  à  la  tentation  de  bien  faire  ?  Cette  tentation  eft  fi  naturelle 
&  fi  douce,  qu'il  eft  impoffible  de  lui  réfifter  toujours  ;  &  le  fou- 
venir du  plaifir  qu'elle  a  produit  une  fois,  fuffit  pour  la  rappeller  fins 
ceffie.  Malheureufement  elle  eft  d'abord  pénible  à  fatisfaire  ;  on  a 
mille  raifons  pour  fe  refufer  au  penchant  de  fon  cœur;  la  faufile 
prudence  le  refferre  dans  les  bornes  du  moi  humain  ;  il  faut  mille 
efforts  de  courage  pour  ofer  les  franchir.  Se  plaire  à  bien  faire  eft 
le  prix  d'avoir  bien  fait,  8f  ce  prix  ne  s'obtient  qu'après  l'avoir 
mérité.  Rien  n'eft  plus  aimable  que  la  vertu,  mats  il  en  faut  jouir- 
pour  la  trouver  telle.  Quand  on  la  veut  embraffer ,  (êmblable  au 
Prothée  de  la  fable,  elle  prend  d'abord  mille  formes  effrayantes, 
&  ne  fe  montre  enfin  fous  l'ancienne,  qu'à  ceux  qui  n'ont  point  lâ- 
ché prife. 

Combattu  fans  ceffe  par  mes  fentimens  naturels  qui  parloient 
pour  l'intérêt  commun  ,  &  par  ma  raifon  qui  rapportoit  tout  \  moi 
j'aurois  flotté  toute  ma  vie  dans  cette  continuelle  alternative,  faifant 
le  mal,  aimant  le  bien,  &  toujours  contraire  à  moi-même,  fi    de 


48     •  Traité 

nouvelles  lumières  n'eufTent  éclairé  mon  cœur;  Ti  la  vérité  ,  qui 
fixa  mes  opinions,  n'eût  encore  afTuré  ma  conduite  &  ne  m'eût  mis 
d'accord  avec  moi.  On  a  beau  vouloir  établir  la  vertu  par  la  raifoa- 
feule,  quelle  folide  bafe  peut-on  lui  donner?  La  vertu,  difent-ils, 
eft  l'amour  de  l'ordre;  mais  cet  amour  peut- il  donc  &  doit -il 
l'emporter  en  moi  fur  celui  de  mon  bien-être?  Qu'ils  me  donnent 
une  raifon  claire  &  fuffifante  pour  le  préférer.  Dans  le  fond ,  leur 
prétendu  principe  eft  un  pur  jeu  de  mots;  car  je  dis  auffi  moi, 
que  le  vice  eft  l'amour  de  l'ordre ,  pris  dans  un  fens  différent.  II 
y  a  quelque  ordre  moral  par-tout ,  où  il  y  a  fentiment  &  intel- 
ligence. La  différence  eft,  que  le  bon  s'ordonne  par  rapport  au 
tout ,  &  que  le  méchant  ordonne  le  tout  par  rapport  k  lui.  Celui-ci 
fe  fait  le  centre  de  toutes  chofes ,  l'autre  mefure  fon  rayon  &  fè 
tient  a  la  circonférence.  Alors  il  eft  ordonné,  par  rapport  au  centre 

/f  commun,  qui  eft  Dieu,  &  par  rapport  à  tous  les  cercles  concen- 
triques, qui  font  les  créatures.    Si  la  Divinité  n'eft  pas,  il  n'y  a 

i  que  le  méchant  qui  raifonne;  le  bon  n'eft  qu'un  infenfé. 

O  mon  enfant!  puifîîez-vous  fentir  un   jour  de   quel  poids  on 
eft  foulage,  quand,  après   avoir  épuifé  la  vanité  des  opinions  hu- 
imaines  ,  &  goûté  l'amertume  des  paflions,  on  trouve   enfin  fi  près 
de  foi  la  route  de  la  fageffe,  le  prix  des  travaux  de  cette  vie,  &  la 
(fource  du  bonheur  dont  on  a  défefpéré.  Tous  les  devoirs  de  la  loi 
-  naturelle  ,  prefque  effacés  de  mon  cœur  par  l'injuftice  des  hommes, 
s'y  retracent  au  nom  de  l'éternelle  Juftice ,  qui   me  les  in^pofe   & 
qui  me  les  voit  remplir.   Je  ne  fens  plus  en  moi  que  l'ouvrage  & 
.l'inftrument   du  grand  Être  qui  veut  le   bien,  qui    le    fait,    qui 
'  fera  le  mien  par  le  concours  de  mes  volontés  aux  fiennes ,  &  par  le 
bon  ufage  de  ma  liberté  :  j'acquiefce  à  l'ordre  qu'il  établit  ,  sûr  de 
jouir  moi-même  un  jour  de  cet  ordre  &  d'y  trouver  ma  félicité^... 
car  quelle  félicité  plus  douce  que  de  le  fentir  ordonné  dans  un  fyf^ 
tême  où  tout  eft  bien  ?  En  proie  h  la  douleur  ,  je  la  fupporte  avec 
patience  en  fongeant  qu'elle  eft  paiïbgère  &  qu'elle  vient  d'un  corps 
qui  n'eft  point  h  moi.    Si  je   fais  une  bonne  aftion  fans  témoins  , 
je  fais  qu'elle  eft  vue,  &  je  prends  a<fle  pour  l'autre  vie  de  ma  con- 
duite en  celle-ci.  En  fouffrant   une   injuftice,  je  me  dis  :   l'Etre 

jufie. 


DE      r  É  D   U  C  A   T  I  O  N.  49 

jufte  ,  qui  régit  tout ,  faura  bien  m'en  dédommager.  Les  befoins 
de  mon  corps  ,  les  misères  de  ma  vie  me  rendent  l'idée  de  la  mort 
plus  fupportable.  Ce  feront  autant  de  liens  de  moins  à  rompre  , 
quand  il  faudra  tout  quitter. 

Pourquoi  mon  ame  eft-elle  foumife  à  mes  fens,  &  enchaînée 
à  ce  corps  qui  l'afTervit  &  la  gêne?  Je  n'en  fais  rien;  fuis- je  entré 
dans  les  décrets  de  Dieu  ?  Mais  je  puis  ,  fans  témérité,  former  de 
modefîes  conjeftures.  Je  me  dis  :  fi  l'efprit  de  l'homme  fût  refté 
libre  &  pur,  quel  mérite  auroit-il  d'aimer  &  fuivre  l'ordre  qu'il 
verroit  établi  ,  &  qu'il  n'auroit  nul  intérêt  à  troubler  ?  Il  feroit 
heureux ,  il  eft  vrai  ;  mais  il  manqueroit  à  fon  bonheur  le  degré  le 
plus  fublime  ;  la  gloire  de  la  vertu  &  le  bon  témoignage  de  loi;  il 
ne  feroit  que  comme  les  Anges  ,  &  fans  doute  l'homme  vertueux 
fera  plus  qu'eux.  Unie  à  un  corps  mortel,  par  des  liens  non  moins 
puilTans  qu'incompréhenfibles ,  le  foin  de  la  confervation  de  ce 
corps  excite  l'ame  h  rapporter  tout  k  lui,  &  lui  donne  un  intérêt 
contraire  à  l'ordre  général  qu'elle  eft  pourtant  capable  de  voir  Se 
d'aimer;  c'eft  alors  que  le  bon  ufage  de  fa  liberté  devient  ï»  la  fois 
le  mérite  &  la  récompenfe,  &  qu'elle  fe  prépare  un  bonheur  inal- 
térable, en  combattant  fes  pafîlons  terreftres  &  fe  maintenant  dam 
fa  première  volonté. 

Que  fi  même,  dans  l'état  d'abailTement  où  nous  fommes  durant 
cette  vie,  tous  nos  premiers  penchans  font  légitimes,  fi  tous  nos 
vices  nous  viennent  de  nous  ,  pourquoi  nous  plaignons-  nous  d'ê- 
tre fubjugués  par  eux  ?  Pourquoi  reprochons-nous  à  l'Auteur  des 
chofes ,  les  maux  que  nous  nous  faifons,  &  les  ennemis  que  nous 
armons  contre  nous-mêmes  ?  Ah  !  ne  gâtons  point  l'homme  ;  il 
fera  toujours  bon  fans  peine  ,  &  toujours  heureux  fans  remords.' 
Les  coupables  qui  fe  difent  forcés  au  crime,  font  aufîî  menteurs 
que  méchans;  comment  ne  voient -ils  point  que  la  foibleffe  dont 
ilsfe  plaignent,  eft  leur  propre  ouvrage;  que  leur  première  dépra- 
vation vient  de  leur  volonté  ;  qu'à  force  de  vouloir  céder  à  leurs 
tentations,  ils  leur  cèdent  enfin  malgré  eux  &  les  rendent  irréfifti- 
bles  ?  Sans  doute  il  ne  dépend  plus  d'eux  de  n'être  pas  méchans 
&  foibles;  mais   il  dépendit  d'eux  de  ne  le  pas  devenir.    O  que 

Truite  de  fEduc,  Tome  //,  G 


jo  Traité 

nous  referions  aifément  maîtres  de  nous  &  de  nos  paHlons,  même 
durant  cette  vie,  fi ,  lorfque  nos  habitudes  ne  font  point  encore 
acquifes,  lorfque  notre  efprit  commence  k  s'ouvrir,  nous  favions 
l'occuper  des  objets  qu'il  doit  connoître,  pour  apprécier  ceux  qu'il 
ne  connoît  pas;  fi  nous  voulions  fincértment  nous  éclairer;  non 
pour  briller  aux  yeux  des  autres ,  mais  pour  être  bons  &  fages  fé- 
lon notre  nature,  pour  nous  rendre  heureux  en  pratiquant  nos 
devoirs!  Cette  étude  nous  paroît  ennuyeufe  &  pénible,  parce  que 
nous  n'y  fongeons  que  déjà  corrompus  par  le  vice,  déjà  livrés  à 
nos  pariions.  Nous  fixons  nos  jugtmens  &  notre  eftime  avant  de 
connoître  le  bien  &  le  mal;  &  puis  rapportant  tout  à  cette  fauflè 
mefure,  nous  ne  donnons  à  rien  fa  jufie  valeur. 

Il  eft  un  âge,  où  le  cœur  libre  encore,  mais  ardent,  inquiet, 
avide  du  bonheur  qu'il  ne  connoît  pas ,  le  cherche  avec  une  cu- 
rieufe  incertitude,  &  trompé  par  les  fens,  fe  fixe  enfin  fur  fa  vaine 
image,  &  croit  le  trouver  où  il  n'eft  point.  Ces  illufions  ont  duré 
trop  long- temps  pour  moi.  Hélas!  je  les  ai  trop  tard  connues,  & 
n'ai  pu  tout-à-fait  les  détruire;  elles  dureront  autant  que  ce  corps 
mortel  qui  les  caufe.  Au  moins  elles  ont  beau  me  féduire  ,  elles 
ne  m'abufent  plus;  je  les  connois  pour  ce  qu'elles  font,  en  les 
fuivant  je  les  méprife.  Loin  d'y  voir  l'objet  de  mon  bonheur,  j'y 
vois  fon  obftacle.  J'afpire  au  moment  où,  délivré  des  entraves  du 
corps,  je  ferai  moi  fans  contradiflion  ,  fans  partage,  &  n'aurai  be- 
foin  que  de  moi  pour  être  heureux  ;  en  attendant  je  le  fuis  dès 
cette  vie,  parce  que  j'en  compte  pour  peu  tous  les  maux,  que  je 
h  regarde  comme  prefque  étrangère  a  mon  être,  &  que  tout  le  vrai 
bien  que  j'en  peux  retirer,  dépend  de  moi. 

Pour  m'élever  d'avance,  autant  qu'il  fe  peut,  à  cet  état  de  bon- 
heur, de  force  &  de  liberté,  je  m'exerce  aux  fublimes  contempla- 
tions. Je  médite  fur  l'ordre  de  l'Univers,  non  pour  l'expliquer  par 
de  vains  fyftémes  ,  mais  pour  l'admirer  (ans  ceflè  ,  pour  adorer  le 
fage  Auteur  qui  s'y  fait  fentir.  Je  converfe  avec  lui,  je  pénètre 
toutes  mes  facultés  de  fa  divine  efience  ;  je  m'attendris  à  fcs  bien- 
faits ,  je  le  bénis  de  fes  dons  ,  mais  je  ne  le  prie  pas  ;  que  lui  de- 
manderois-je?  Qu'il  changeât  pour  moi  le  cours  des  chofes,  qu'il 


3>£     vÈducation.  5r 

fît  des  miracles  en  ma  faveur  ?  Moi  qui  dois  aimer  par  -  deflus 
tout  l'ordre  établi  par  fa  fagefle  &  maintenu  par  fa  providence 
voudrois-je  que  cet  ordre  fût  troublé  pour  moi  ?  Non  ,  ce  vœu  té- 
méraire mériteroit  d'être  plutôt  puni  qu'exaucé.  Je  ne  lui  demande 
pas  non  plus  le  pouvoir  de  bien  faire;  pourquoi  lui  demander  ce 
qu'il  m'a  donné  ?  Ne  m'a-t-il  pas  donné  la  confcicncc  pour  aimer  le 
bien,  la  raifon  pour  le  connoître,  la  liberté  pour  le  choifir?  Si  ie 
fais  le  mal,  je  n'ai  point  d'exculè  ;  je  le  fais  parce  que  je  le  veux  :  lut 
demander  de  changer  ma  volonté,  c'eft  lui  demander  ce  qu'il  me 
demande  ;  c'eft  vouloir  qu'il  fafTe  mon  œuvre,  &  que  j'en  recueille 
le  falaire:  n'être  pas  content  de  mon  état,  c'eft  ne  vouloir  plus  être 
homme;  c'eft  vouloir  autre  chofe  que  ce  qui  eft  ;  c'eft  vouloir  le 
défordre  &  le  mal.  Source  de  juftice  &  de  vérité ,  Dieu  clément  & 
bon!  dans  ma  confiance  en  toi,  le  fupréme  vœu  de  mon  cœur  eft 
que  ta  volonté  foit  faite.  En  y  joignant  la  mienne,  je  fais  ce  que  tu 
fais,  j'acquiefce  k  ta  bonté;  je  crois  partager  d'avaiîce  la  fupréme 
félicité  qui  en  eft  le  prix. 

Dans  la  jufte  défiance  de  moi-même  la  feule  chofe  que  je  iuî 
demande,  ou  plutôt  que  j'attends  de  fa  juftice,  eft  de  redrefler 
mon  erreur  fi  je  m'égare,  &  fi  cette  erreur  m'eft  dangereufe.  Pour 
être  de  bonne  foi  je  ne  me  crois  pas  infaillible  :  mes  opinions  qui 
me  femblent  les  plus  vraies  font  peut-être  autant  de  menfongcs; 
car  quel  homme  ne  tient  pas  aux  fiennes ,  &  combien  d'hommes 
font  d'accord  en  tout?  L'illufion  qui  m'abufe  a  beau  me  venir  de 
moi  ,  c'eft  lui  feul  qui  m'en  peut  guérir.  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu 
pour  atteindre  à  la  vérité;  mais  fa  fource  eft  trop  élevée  :  quand 
les  forces  me  manquent  pour  aller  plus  loin  ,  de  quoi  puis-je  être 
coupable  ?   C'eft  à  elle  à  s'approcher. 

Le  bon  Prêtre  avoit  parlé  avec  véhémence;  il  étoit  ému, 
je  l'étois  audî.  Je  croyois  entendre  le  divin  Orphée  chanter  les 
premières  Hymnes  ,  &  apprendre  aux  hommes  le  culte  des  Dieux. 
Cependant  je  voyois  des  foules  d'objeflions  k  lui  faire;  je  n'en  fis 
pas  une,  parce  qu'elles  étoicnt  moins  folides  qu'embarrafTantes,  & 
que  la  perfuafioa  étoit  pour  lui.    A  mefure  qu'il  me  parloit  feloo 

G  ij 


p  Traité 

fa  confcience,  la  mienne  fembloit  me  confirmer  ce  qu*il  m'avoit 
dit. 

Les  fentimens  que  vous  venez  de  m'expofer  ,  lui  dis- je  ,  me  pa- 
roinent  plus  nouveaux,  par  ce  que  vous  avouez  ignorer,  que  par  ce 
que  vous  dites  croire.   J'y  vois,  k  peu  de  chofcs   près,  le  théifme 
ou  la  religion  naturelle,    que  les  chrétiens  afFeél^nt  de  confondre 
avec  l'athéifme  ou  l'irréligion,  qui  eft  la  do6trine  direflcment  op- 
pofée.   Mais  dans  l'état  afluel  de  ma  foi,  j'ai  plus  à  remonter  qu'k 
defcendre  pour  adopter  vos  opinions  ,  &  je  trouve  difficile  de  refter 
précifément  au  point  où  vous  êtes  ,   k  moins  d'être  auffi  fage  que 
vous.   Pour  être,  au  moins,  auflî  fincère  ,  je   veux  confulter  avec 
moi.     C'eft  le   fentimeiit  intérieur  qui  doit  me  conduire  k   votre 
exemple,  &  vous  m'avez  appris  vous-même  qu'après  lui  avoir  long- 
temps impofé  filence,  le  rappeller  n'eft  pas   l'affaire  d'un  moment. 
J'emporte  vos  difcours  dans  mon  cœur  ,  il  faut  que  je  les  médite. 
Si,  après  m'être  bien  confulté  ,  j'en  demeure  auflî  convaincu  que 
vous,  vous  ferez  mon  dernier   apôtre,  &  je  ferai  votre  profélite 
jufqu'k  la  mort.   Continuez,    cependant,  k  m'inftruire  ;   vous    ne 
m'avez  dit  que  la  moitié  de   ce  que  je  dois  favoir.   Parlez-moi   de 
la  révélation  ,  des  écritures  ,  de  ces  dogmes  obfcurs ,  fur  lefquels 
je  vais  errant  dès  mon  enfance,   fans  pouvoir  les  concevoir  ni  les 
croire ,  &  fans  favoir  ni  les  admettre ,  ni  les  rejetter. 

Oui,  mon  enfant,  dit-il  en  m'embraflant ,  j'achèverai  de  vous 
dire  ce  que  je  penfe;  je  ne  veux  point  vous  ouvrir  mon  cœur  à 
demi  :  mais  le  defir  que  vous  me  témoignez  étoit  nécef^aire,  pour 
m'autorifer  a  n'avoir  aucune  réferve  avec  vous.  Je  ne  vous  ai  rien 
dit  jufqu'ici  que  je  ne  crufTe  pouvoir  vous  être  utile,  &  dont  je  ne 
fufle  intimement  perfuadé.  L'examen  .  qui  me  refle  k  faire  eft 
bien  différent  ;  je  n'y  vois  qu'embarras,  myf}ère  ,  obfcurité  ;  je  n'y 
porte  qu'incertitude  &  défiance.  Je  ne  me  détermine  qu'en  trem- 
blant, &  je  vous  dis  plutôt  mes  doutes  que  mon  avis.  Si  vos  fen- 
timens étoient  plus  fiables,  j'héfiterois  de  %'^ous  expofer  les  miens; 
mais  dans  l'état  oi]  vous  êtes,  vous  gagnerez  à  penfer  comme  moi  (lo). 

(lo)  Voilà,  je  crois,  ce  que  le  bon  Vicaire  pourroit  dire  à  préfent  au  Public. 


DE     r  Éducation.  5'^ 

Au  refte  ,  ne  donnez  h  mes  difcours  que  l'autorité  de  la  raifon  ; 
j'ignore  fi  je  fuis  dans  l'erreur.  Il  eft  difficile  quand  on  difcute, 
de  ne  pas  prendre  quelquefois  le  ton  affirmatif;  mais  fouvenez- 
vous  qu'ici  toutes  mes  affirmations  ne  font  que  des  raifons  de  dou- 
ter. Cherchez  la  vérité  vous-même  ;  pour  moi  je  ne  vous  promets 
que  de  la  bonne  foi. 

Vous  ne  voyez  dans  mon  expofé  que  la  religion  naturelle  :  il 
cfl  bien  étrange  qu'il   en   faille  une   autre!  Par   où    connoîtrai-je 
cette  nécelîité  ?  De  quoi  puis- je  être  coupable  en  fervant  Dieu  fé- 
lon les  lumières  qu'il   donne  k  mon  efprit,  &  fclon   les   fentimens 
qu'il  infpire  à  mon  cœur?  Quelle  pureté  de  morale,  quel  dogme 
utile  à  l'homme,  &  honorable  'i  fon    auteur,   puis-je  tirer  d'une 
doflrine  pofitive,  que  je  ne  puifTe  tirer  fans  elle  du  bon   ufage  de 
mes  facultés  ?   Montrez- moi  ce  qu'on  peut   ajouter  pour  la  gloire 
de  Dieu  ,  pour  le  bien  de  la  fociété,  &  pour  mon  propre  avantage, 
aux  devoirs  de  la  loi  naturelle  ,    &  quelle    vertu  vous   ferez  naître 
d'un  nouveau  culte  ,  qui  ne  foit  pas    une   conféquence  du    mien  ? 
Les  plus  grandes  idées  de  la   Divinité  nous   viennent  par  la  raifon 
feule.   Voyez  le  fpeélacle  de  la  nature ,  écoutez  la  voix  intérieure. 
Dieu  n'a-t  il  pas  tout  dit  k  nos  yeux,  à  notre  confcience  ,  à  notre 
jugement?   Qu'eft-ce  que  les  hommes  nous  diront  de  plus?  Leurs 
révélations  ne  font  que  dégrader  Dieu,  en  lui  donnant  les  partions 
humaines.   Loin   d'éciaircir  les  notions  du  grand  Ltre,  je  vois  que 
les  dogmes  particuliers  les  embrouillent;   que,  loin  de  les   enno- 
blir,  ils  les  avilifTent  ;  qu'aux    myftères   inconcevables    qui  l'envi- 
ronnent, ils  ajoutent    des    contradi(5lions  abfurdes;  qu'ils  rendent 
l'homme    orgueilleux,   intolérant,  cruel;   qu'au    lieu     d'établir  la 
paix  fur  la  terre  ,    ils  y  portent  le   fer  &   le  feu.  Je  me  demande 
h  quoi  bon  tout  cela ,  fans  favoir  me  répondre.   Je  n'y  vois  que  les 
crimes  des  hommes  &  les   misères  du  genre  humain. 

On  me  dit  qu'il  falloit  une  révélation  pour  .npprendre  aux  hom- 
mes la  manière  dont  Dieu  vouloit  être  fervi ,  on  affigne  en  preuve 
la  diverfité  des  cultes  bizarres  qu'ils  ont  inflitués  ;  &  l'on  ne  voit 
pas  que  cette  diverfité  même  vient  de  la  fantaifie  des  révélations. 
Dès  que  les  peuples  fe  font  avifés  de  faire  parler  Dieu,  chacun  l'a 


j4  Traité 

fait  parler  \  fa  mode,  &  lui  a  fait  dire  ce  qu'il  a  voulu.  Si  l'on 
n'eût  écouté  que  ce  que  Dieu  dit  au  cœur  de  l'homme,  il  n'y  au- 
roit  jamais  eu  qu'une  religion  fur  la  terre. 

Il  falloir  un  culte  uniforme;  je  le  veux  bien  :  mais  ce  point 
étoit-il  donc  fi  important  qu'il  fallût  tout  l'appareil  de  la  puiflan- 
ce  divine  pour  l'établir  ?  Ne  confondons  point  le  cérémonial  de 
la  religion  avec  la  religion.  Le  culte  que  Dieu  demande  eft  celui 
du  cœur;  &  celui-là,  quand  il  eft  fincère  ,  eft  toujours  uniforme. 
C'eft  avoir  une  vanité  bien  folle,  de  s'imaginer  que  Dieu  prenne 
un  fi  grand  intérêt  à  la  forme  de  l'habit  du  Prêtre  ,  à  l'ordre 
des  mots  qu'il  prononce,  aux  geftes  qu'il  fait  k  l'autel,  &  à  toutes 
fes  génuflexions.  Eh!  mon  ami  ,  refte  de  toute  ta  hauteur,  tu  fe- 
ras toujours  afTez  près  de  terre.  Dieu  veut  être  adoré  en  elprit  & 
en  vérité  :  ce  devoir  eft  de  toutes  les  religions,  de  tous  les  pays, 
de  tous  les  hommes.  Quant  au  culte  extérieur,  s'il  doit  être  uni- 
forme pour  le  bon  ordre,  c'eft  purement  une  affaire  de  police  :  il 
ne  faut  point  de  révélation  pour  cela. 

Je  ne  commençai  pas  par  toutes  ces  réflexions.  Entraîné  par 
les  préjugés  de  l'éducation,  &  par  ce  dangereux  amour-propre  qui 
veut  toujours  porter  l'homme  au-deflus  de  fa  fphère  ,  ne  pouvant 
élever  mes  foibles  conceptions  jufqu'au  grand  Etre,  je  m'efForçois 
de  le  rabaiffer  jufqu'à  moi.  Je  rapprochois  les  rapports  infiniment 
éloignés ,  qu'il  a  mis  entre  fa  nature  &  la  mienne.  Je  voulois  des 
communications  plus  immédiates,  des  inftruftions  plus  particuliè- 
res ;  &  non  content  de  faire  Dieu  femblable  k  l'homme  ,  pour  être 
privilégié  moi-même  parmi  mes  femblables ,  je  voulois  des  lumiè- 
res furnaturelles;  je  voulois  un  culte  exclufif  ;  je  voulois  que  Dieu 
m'eût  dit  ce  qu'il  n'avoit  pas  dit  à  d'autres,  ou  ce  que  d'autres 
n'auroient  pas  entendu  comme  moi. 

Regardant  le  point  où  j'étois  parvenu  comme  le  point  com- 
mun d'où  partoient  tous  les  croyans  pour  arriver  à  un  culte  plus 
éclairé,  je  ne  trouvois  dans  la  religion  naturelle  que  les  élémens 
de  toute  religion.  Je  confidérois  cette  diverfité  de  fefles  qui  rcgncnt 
fur  la  terre,  &  qui  s'accufent  mutuellement  de  menfongc  &  d'er- 


DE      L'  ÉDUCATION.  JJ 

reur  ;  je  demandois,  quelle  ejl  la  bonne?  Chacun  me  répondoit  : 
c'eft  la  mienne  (  ii  );  chacun  difoit  :  moi  fcul  &  mes  partifans 
penfons  juftes,  tous  les  autres  font  dans  l'erreur.  Et  comment  fa- 
ve^vous  que  votre  fecle  ejl  lu  bonne  ?  Parce  que  Dieu  l'a  dit.... 
Et  qui  vous  dit  que  Dieu  l'a  dit  ?.. .  Mon  Pafteur  qui  le  fait  bien. 
Mon  Pafteur  me  dit  d'ainfi  croire,  &  ainfi  je  crois;  il  m'aiïure 
que  tous  ceux  qui  difent  autrement  que  lui ,  mentent  ,  &  je  ne  les 
écoute  pas. 

Quoi!  penfois-je,  la  vérité  n'eft-elle  pas  une,  &  ce  qui  eft  vrai 
chez  moi,  peut- il  être  faux  chez  vous  î  Si  la  méthode  de  celui  qui 
fuit  la  bonne  route,  &  celle  de  celui  qui  s'égare  eft  la  même,  quel 
mérite  ou  quel  tort  a  l'un  de  plus  que  l'autre  ?  Leur  choix  eft  l'efFtt 
du  hâzard  ,  le  leur  imputer  eft  iniquité  ;  c'eft  récompenfcr  ou  pu- 
nir, pour  être  né  dans  tel  ou  dans  tel  pays.  Ofer  dire  que  Dieu 
nous  juge  ainfi,  c'eft  outrager  fa  juftice. 

Ou  toutes  les  religions  font  bonnes  &  agréables  à  Dieu,  ou, 
s'il  en  eft  une  qu'il  prefcrive  aux  hommes,  &  qu'il  les  punifte  de 
méconnoître,  il  lui  a  donné  des  fignes  certains  &  manifeftes  pour 
être  diftinguée  &  connue  pour  la  feule  véritable.  Ces  fîgnes  fonc 
de  tous  les  temps  &  de  tous  les  lieux,  également  lenfibles  à  tous  les 
hommes ,  grands  &  petits,  favans  &  ignorans  ,  Européens,  Indiens, 

(II)  Tous,  dit  un  bon  &  fage  Prâ-  haptifés^  jfuifi,  Malométnns,  Cbri- 

tre ,  difent  quih  la   tiennent   ^  ta  tiens  avant  que  nous  fâchions  que  nous 

croient,  (  ^  tous  ufent  de  ce  jargon ,")  fomn'.es  hommes  :  la  religion  n' eft  pas 

que  non  des  hommes ,  ne  d^ aucune  créa-  de  notre  choix  Qf  éle&ion  ;  tefmoin  après 

ture ,  ains  de  Dieu.  la  vie  Q*  les  mœurs  fi  mal  accordantes 

Mais  à  dire  vrai,  fans  rien  flatter  avec  la  religion;  tefmoin  que  par  oc- 

tii  déguifer ,  il  n^en  efi  rien  :  elles  font  caftons  humaines  ijf  bien  Ic'gères ,  l'on 

quoiqu'on  .lie,   tenues  par  mains  i^f  va    contre  la   teneur  de  fa   religion, 

vw^jcns  humains;  tefmoin  premièrement  Charron  ,  de  la  fagtire.    L.   II.  Cliap. 

la  manière  dont  les  religions  ont  été  5.  p.  157.  Edition  de  Bordeaux  i6ot. 

reçues  au  monde,  £?  font  encore  tous  II  y  a  grande  apparence  que  la  lln- 

hs  jours  par  les  particuliers  lia  nation ,  cure  profL-lIlon   de    foi    du   vertueux 

le  pays ,  le  lieu  donne  la  religion  -.Ton  Thénlogal  de  Condom,  n'eût  pas  i\.i 

eft  de  celle  que  le  lieu  auquel  on  eft  ni  fort  difl'drente  de  celle  du  Vicaire  Sa- 

fif  ékvé  tient  :  nous  femmes  circoncis ,  voyard. 


J6 


Traité 


Africains,  Sauvages.  S'il  étoit  une  religion  fur  la  terre  hors  de  la- 
quelle il  n'y  eût  que  peine  éternelle,  &  qu'en  quelque  lieu  du 
monde  un  feul  mortel  de  bonne  foi  n'eût  pas  été  frappé  de  fon  évi- 
dence, le  Dieu  de  cette  religion  feroitle  plus  inique  &le  plus  cruel 
des  tyrans. 

Cherchons  -  nous  donc  fincérement  la  vérité  :  ne  donnons 
rien  au  droit  de  la  nailTance  &  à  l'autorité  des  pères  &  des  Paf- 
teurs,  mais  rappelions  k  l'examen  de  la  confcience  &  de  la  raifon 
tout  ce  qu'ils  nous  ont  appris  dès  nôtre  enfance.  Ils  ont  beau  me 
crier  :  foumets  ta  raifon  ;  autant  m'en  peut  dire  celui  qui  me  trom- 
pe :  il  me  faut  des  raifons  pour  foumettre  ma  raifon. 

Toute  la  théologie  que  je  puis  acquérir  de  moi-même  par  l'inf- 
pedion  de  l'univers ,  &  par  le  bon  ufage  de  mes  facultés ,  fe  borne 
à  ce  que  je  vous  ai  ci-devant  expliqué.  Pour  en  favoir  davantage, 
il  faut  recourir  k  des  moyens  extraordinaires.  Ces  moyens  ne  fau- 
roient  être  l'autorité  des  hommes  :  car  nul  homme  n'étant  d'une 
autre  efpèce  que  moi,  tout  ce  qu'un  homme  connoît  naturellement, 
je  puis  aufli  le  connoître  ,  &  un  autre  homme  peut  fe  tromper  auflî 
bien  que  moi  :  quand  je  crois  ce  qu'il  dit,  ce  n'eft  pas  parce  qu'il 
le  dit  ,  mais  parce  qu'il  le  prouve.  Le  témoignage  des  hommes 
n'eft  donc,  au  fond,  que  celui  de  ma  raifon  même  ,  &  n'ajoute 
rien  aux  moyens  naturels  que  Dieu  m'a  donnés  de  connoître  la 
vérité. 

Apôtre  de  la  vérité,  qu'avez- vous  donc  k  me  dire,  dont  je  ne 
refte  pas  le  juge  ?  Dieu  lui-même  a  parlé  ;  écoutez  fa  révélation. 
C'eft  autre  chofe.  Dieu  a  parlé  !  voila  certes  un  grand  mot.  Et  k 
qui  a-t-il  parlé  ?  Il  a  parié  aux  hommes.  Pourquoi  donc  n'en  ai-je 
jien  entendu  ?  Il  a  chargé  d'autres  hommes  de  vous  rendre  fà  pa- 
role. J'entends  :  ce  font  des  hommes  qui  vont  me  dire  ce  que 
Dieu  a  dit.  J'aimerois  mieux  avoir  entendu  Dieu  lui-même;  il  ne 
lui  en  aurait  pas  coûté  davantage,  &  j'aurois  été  à  l'abri  de  la  fé- 
duâion.  Il  vous  en  garantit,  en  manifcftent  la  mi/Tion  de  fes  en- 
voyés. Comment  cela  î  Par  des  prodiges.  Et  où  font  ces  prodiges  î 
Pans  des  livres.  Et  qui  a  fait  ces  livres?  Des  hommes.   Et  qui  a 

vu 


DE    r  Education.  y  7 

vu  ces  prodiges  ?  Des  hommes  qui  les  atteflent.  Quoi  !  toujouri 
des  témoignages  humains?  Toujours  des  hommes  qui  me  rappor- 
tent ce  que  d'autres  hommes  ont  rapporté  !  Que  d'hommes  entre 
Dieu  &  moi  !  Voyons  toutefois,  examinons,  comparons,  vérifions. 
O  fi  Dieu  eût  daigné  me  difpenfer  de  tout  ce  travail,  l'en  aurois- 
je  fervi  moins  de  bon  cœur  ? 

Considérez,  mon  ami,  dans  quelle  horrible  difcufïïon  me 
voilà  engagé  ;  de  quelle  immenfe  érudition  j'ai  befoin  pour  remon- 
ter dans  les  plus  hautes  antiquités;  pour  examiner,  pefèr  ,  con- 
fronter les  prophéties,  les  révélations,  les  faits,  tous  les  monu- 
mens  de  foi  propofés  dans  tous  les  pays  du  monde;  pour  en  artî- 
gner  le  temps,  les  lieux,  les  auteurs,  les  occafions  !  Quelle  jufiefle 
de  critique  m'eft  nécefTaire  pour  diftinguer  les  pièces  authentiques 
des  pièces  fuppofées  ;  pour  comparer  les  objeflions  aux  réponfes  , 
les  traductions  aux  originaux  ;  pour  juger  de  l'impartialité  des  té- 
moins ,  de  leur  bon  fens ,  de  leurs  lumières;  pour  favoir  fi  l'on  n'a 
rien  fupprimé  ,  rien  ajouté,  rien  tranfpofé,  changé,  falfifié  ;  pour 
lever  les  contradiflions  qui  reftent  ;  pour  juger  quel  poids  doit 
avoir  le  filence  des  adverfaires  dans  les  faits  allégués  contre  eux  ; 
fî  ces  allégations  leur  ont  été  connues  ;  s'ils  en  ont  fait  afTcz  de 
cas  pour  daigner  y  répondre  ;  fi  les  livres  étoient  afTcz  communs 
pour  que  les  nôtres  leur  parvinrent;  fi  nous  avons  été  d'afTez  bonne 
foi  pour  donner  cours  aux  leurs  parmi  nous  ,  &  pour  y  laificr 
leurs  plus  fortes  objeâions,  telles  qu'ils  les  avoient  faites. 

Tous  ces  monumens  reconnus  pour  incontefiables ,  il  faut  paf- 
fer  en  fuite  aux  preuves  de  la  mifîîon  de  leurs  auteurs;  il  faut  bien 
favoir  les  loix  des  forts  ,  les  probabilités  éventives  ,  pour  juger  quelle 
prédiftion  ne  peut  s'accomplir  fans  miracle  :  le  génie  des  langues 
originales,  pour  diftinguer  ce  qui  eft  prédiflion  dans  ces  langues, 
&  ce  qui  n'eft  que  figure  oratoire  ;  quels  faits  font  dans  l'ordre  de 
la  nature ,  &  quels  autres  faits  n'y  font  pas  ,  pour  dire  jufqu'à  quel 
point  un  homme  adroit  peut  fafciner  les  yeux  des  fimples ,  peut 
étonner  même  les  gens  éclairés;  chercher  de  quelle  efpèce  doit 
être  un  prodige  ,  &  quelle  authenticité  il  doit  avoir  ,  non-feule- 
ment pour  être  crû,  mais  pour  qu'on  foit  puniflable  d'en  douter; 

Traite  de  fÉduc.  Tome  II.  H 


5g  T  R  J   I   T  É 

comparer  les  preuves  des  vrais  &  des  faux  prodiges  ,  &  trouver  les 
règles  sûres  pour  les  difcerner;  dire  enfin  pourquoi  Dieu  choifit , 
pour  attefter  ù  parole,  des  moyens  qui  ont  eux-mêmes  fi  grand 
befoin  d'atteftation  ,  comme  s'il  fe  jouoit  de  la  crédulité  des  hom- 
mes ,  &  qu'il  évitât  à  deffein  les  vrais  moyens  de  les  perfuader. 

Supposons  que  la  Majefté  Divine  daigne  s'abaifler  aflez  pour 
rendre  un  homme  l'organe  de  fes  volontés  facrées  ;  eft-il  raifon- 
nable,  eft-il  jufte  d'exiger  que  tout  le  genre  humain  obéifie  à  la 
voix  de  ce  miniftre,  fans  le  lui  faire  connoître  pour  tel  ?  Y  a-t-il 
de  l'équité  à  ne  lui  donner ,  pour  toutes  lettres  de  créance ,  que 
quelques  fignes  particuliers  faits  devant  peu  de  gens  obfcurs  ,  & 
dont  tout  le  refte  des  hommes  ne  faura  jamais  rien  que  par  ouï- 
dire  ?  Par  tous  les  pays  du  monde  fi  l'on  tenoit  pour  vrais  tous  les 
prodiges  que  le  peuple  &  les  fimples  difent  avoir  vus,  chaque  fcfte 
îeroit  la  bonne ,  il  y  auroit  plus  de  prodiges  que  d'événemens 
naturels;  &  le  plus  grand  de  tous  les  min-cles  feroit  que  ,  la  où 
il  y  a  des  fanatiques  perfécutés  ,  il  n'y  eût  point  de  miracles.  C'eft 
l'ordre  inaltérable  de  la  nature  qui  montre  le  mieux  l'Etre  fuprê- 
me  ;  s'il  arrivoit  beaucoup  d'exceptions ,  je  ne  faurois  plus  qu'en 
penfer;  &  pour  moi  ,  je  crois  trop  en  Dieu  pour  croire  à  tant  de 
miracles  fi  peu  dignes  de  lui. 

Qu'un  homme  vienne  vous  tenir  ce  langage  :  mortels,  je  vous 
annonce  la  volonté  du  Très- Haut;  reconnoifTez  h  ma  voix  celui 
qui  m'envoye,  j'ordonne  au  foleil  de  changer  fa  courfe,  aux  étoi- 
les de  former  un  autre  arrangement,  aux  montagnes  de  s'applanir, 
aux  flots  de  s'élever,  à  la  terre  de  prendre  un  autre  afpefl  :  ï  ces 
merveilles ,  qui  ne  reconnoîtra  pas  à  l'inftant  le  maître  de  la  na- 
ture î  Elle  n'obéit  point  aux  impofteurs  ;  leurs  miracles  fe  font 
dans  des  carrefours ,  dans  des  déferts  ,  dans  des  chambres  ;  &  c'eft 
la  qu'ils  ont  bon  marché  d'un  petit  nombre  de  fpeâateurs  déjà 
difpofés  k  tout  croire.  Qui  eft-ce  qui  m'ofera  dire  combien  il  faut 
de  témoins  oculaires  pour  rendre  un  prodige  digne  de  foi  ?  Si  vos 
miracles  faits  pour  prouver  votre  doflrine  ,  ont  eux-mêmes  befoin 
d'être  prouvés,  de  quoi  fervent-ils?  Autant  valoit  n'en  point 
faire. 


E     r  É  D  U  C  A  T  I  O  N. 


59 


Reste  enfin  l'examen  le  plus  important  dans  la  doclrine  annon- 
cée ;  car  puifque  ceux  qui  difent  que  Dieu  fait  ici-bas  des  miracles» 
prétendent  que  le  diable  les  imite  quelquefois,  avec  les  prodiges 
les  mieux  atteflés  nous  ne  fommes  pas  plus  avancés  qu'auparavant, 
6c  puifque  les  magiciens  de  Pharaon  ofoient,  en  préfence  même 
de  Moïfe ,  faire  les  mêmes  Cgnes  qu'il  faifoit  par  l'ordre  exprès 
de  Dieu  ,  pourquoi  dans  fon  abfence  n'eufTent-ils  pas,  aux  mêmes 
titres,  prétendu  la  même  autorité  ?  Ainfi  donc,  après  avoir  prouvé 
la  doiflrine  par  le  miracle  ,  il  faut  prouver  le  miracle  par  la  doc- 
trine (  I  i  )  ,  de  peur  de  prendre  l'œuvre  du  démon  pour  l'œuvre 
de  Dieu.  Que  penfez-vous  de  ce  dialèle  ? 

Cette  doflrine  venant  de  Dieu,  doit  porter  le  ficré  caraflère 
de  la  Divinité;  non- feulement  elle  doit  nous  éclaircir  les  idées 
confufes  que  le  raifonnement  en  trace  dans  notre  efprit  ;  mais  elle 
doit  au/fi  nous  propofer  un  culte,  une  morale,  &  des  maximes  con- 
venables aux  attributs  par  lefquels  feuls  nous  concevons  fon  eflence. 
Si  donc  elle  ne  nous  apprenoit  que  des  chofes  abfurdes  &  uns  rai- 


(14)  Cela  eft  formel  en  mille  en- 
droits de  l'Ecriture  ,  &  entre  autres 
dans  le  Deuteronome ,  Chapitre  XIII. 
oil  il  eft  dit  que,  fi  un  Prophète  an- 
nonçant des  Dieux  étrangers ,  confirme 
fes  difcours  par  des  prodiges,  &  que 
ce  qu'il  prédit  arrive  ,  loin  d'y  avoir 
aucun  égard,  on  doit  mettre  ce  Pro- 
phète à  mort.  Quand  doncles  Payens 
nieitoienc  à  mort  les  Apôtres  leur  an 
nonçant  un  Dieu  étranger,  &prouvant 
leur  mifiion  par  des  prédirions  &  des 
miracles,  je  ne  vois  pas  ce  qu'on  avoit 
à  leur  objcder  de  folide ,  qu'ils  ne  puf- 
fcnt  ù  l'inHant  rétorquer  contre  nous. 
Or,  que  faire  en  pareil  cas;  une  feule 
chofe  ;  revenir  au  raifonnement  ,  & 
laifler  là  les  mirac'es.  Mieux  eût  valu 
a  y  pas  recourir.  C'tftlà  du  bouliios 


le  plus  fimple  qu'on  n'obfcurcit  qu'à 
force  de  dillincflions  tout  au  moins  trèa- 
fubtiles.  Des  fubtilités  dans  le  Chrif- 
tianifme!  Mais  Jefus  Chrift  a  donc  eu 
tort  de  promettre  le  royaume  des  Cieux 
aux  fimples?  Il  a  donc  eu  tort  de  com- 
mencer le  plus  beau  de  fes  difcours 
par  féliciter  les  pauvres  d'efprit  ;  s'il 
faut  tant  d'efprit  pour  entendre  fadoc- 
trine ,  &  pour  apprendre  à  croire  en 
lui?  Quand  vous  m'aurez  prouvé  que 
je  dois  me  foiimettre  ,  tout  ira  fijrt 
bien;  mais  pour  me  prouver  cela,  met- 
tez-vous à  ma  portée  ;  mefurez  vos 
raifonncmens  à  la  capacité  d  un  pau- 
vre d'efprit,  ou  je  ne  recnnnois  plus 
en  vous  le  vrai  difciple  de  votre  maî- 
tre, &  ce  n'ffl  pas  fa  docltiue  que 
vous  m'annoncez. 

H  ij 


6o  T  R^i  I  T  É 

fon,  fi  elle  ne  nous  infpiroit  que  des  fentimens  d'averfion  pour  nos 
femblables  &  de  frjyeur  pour  nous-mêmes  ,  fi  elle  ne  nous  pi-ignoit 
qu'un  Dieu  colère  ,  jaloux,  vengeur,  partial  ,  haïfTant  les  hommes, 
un  Dieu  de  la  guerre  &  des  combats,  toujours  prêt  a  détruire  & 
foudroyer,  toujours  parlant  de  tourmens ,  de  peines,  &  fe  vantant 
de  punir  même  les  innocens  ,  mon  cœur  ne  feroit  point  attiré  vers 
ce  Dieu  terrible,  &  je  me  garderois  de  quitter  la  religion  natu- 
relle pour  embrafTer  celle  la;  car  vous  voyez  bien  qu'il  faudroit 
réceflairement  opter.  Votre  Dieu  n'eft  pas  le  nôtre,  dirai- je  à  fes 
feâateurs.  Celui  qui  commence  par  fe  choifir  un  feul  peuple  & 
profcrire  le  refte  du  genre  humain  ,  n'eft  pas  le  père  commun  des 
hommes;  celui  qui  deftine  au  fippiicc  éternel  le  plus  grand  nom- 
bre de  fes  créatures ,  n'eft  pas  le  Dieu  clément  &  bon  que  ma  rai- 
fon  m'a  montré. 

A  l'égard  des  dogmes,  elle  me  dit  qu'ils  doivent  être  clairs  ^ 
lumineux,  frappans  parleur  évidence.  Si  la  religion  naturelle  eft 
infuffifante,  c'eft  par  l'obfcurité  qu'elle  laifTe  dans  les  grandes  véri- 
tés qu'elle  nous  enfeigne  :  c'eft  à  la  révélation  de  nous  enfeigner 
ces  vérités  d'une  manière  fenfible  à  l'efprit  de  l'homme  ,  de  les 
mettre  ï  fa  portée  ,  de  les  lui  faire  concevoir  afin  qu'il  les  croye. 
La  foi  s'afTure  &  s'affermit  par  l'entendement;  la  meilleure  de  tou- 
tes les  religions  eft  infailliblement  la  plus  claire  :  celui  qui  char- 
ge de  myftères,  de  contradidions ,  le  culte  qu'il  me  prêche ,  m'ap- 
prend par  cela  même  à  m'en  défier.  Le  Dieu  que  j'adore  n'eft 
point  un  Dieu  de  ténèbres  ,  il  ne  m'a  point  doué  d'un  entende- 
ment pour  m'en  interdire  l'ufage  ;  me  dire  de  foumettre  ma  raifon, 
c'eft  outrager  fon  auteur.  Le  miniftre  de  la  vérité  ne  tyrannife  point 
ma  raifon  ,  il  l'écIaire. 

Nous  avons  mis  à  part  toute  autorité  humaine,  &  fans  elle  je 
ne  faurois  voir  comment  un  homme  en  peut  convaincre  un  autre 
en  lui  prêchant  une  doftrine  déraifonnabie.  Mettons  un  moment 
ces  deux  hommes  aux  prifes  ,  &  cherchons  ce  qu'ils  pourront  (è 
dire  daas  cette  efpèce  de  langage  ordinaire  aux  deux  partis. 


DE    V  Éducation.  ^i 

L'Infpiré. 

»  La  raifon  vous  apprend  que  le  tout  eft  plus  grand  que  (à 
»  partie;  mais  moi  ,  je  vous  apprends,  de  la  part  de  Dieu,  que 
>  c'eft  la  partie  qui  efl  plus  grande  que  le  tout. 

Le  Raifonneur. 

»  Et  qui  étes-vous  ,  pour  m'ofcr  dire  que  Dieu  fe  contredite 
a»  Et  à  qui  croirai-je  par  préférence,  de  lui,  qui  m'apprend  par  la 
»  raifon  les  vérités  éternelles,  ou  de  vous  qui  m'annoncez  de  ù 
»  part  une  abfurdité  ? 

Vinfpiré. 

»  A  moi  ;  car  mon  inftruflion  eft  plus  poHtive  ,  &  je  vais  vou> 
»  prouver  invinciblement  que  c'eft  lui  qui  m'envoye. 

Le  Raifonneur. 

n  Comment!  vous  me  prouverez  que  c'eft  Dieu  qui  vous  en- 
»  voye  dépofer  contre  lui  ?  Et  de  quel  genre  feront  vos  preuves 
»  pour  me  convaincre  qu'il  eft  plus  certain  que  Dieu  me  parie 
»  par  votre  bouche,  que  par  l'entendement  qu'il  m'a  donné  \ 

Vinfpiré. 

»  L'entendement  qu'il  vous  a  donijé  !  Homme  petit  & 
»  vain  !  comme  fi  vous  étiez  le  premier  impie  qui  s'égare  dans  fa 
a  raifon  corrompue  par  le  péché! 

Le  Raifonneur. 

r>  Homme  de  Dieu  ,  vous  ne  feriez  pas  non  plus  le  premier 
»  fourbe  qui  donne  fon  arrogance  pour  preuve  de  fa  million. 

Vinfpiré. 

»  Quoi  !  les  philofophes  difcnt  aufli  des  injures  ! 

Le  Raifonneur. 

»  QuELQ^UEFOlS,  quand  les  Saints  leur  en  donnent  l'exemple. 


62  Traité 

L'InJpiré, 

>  Oh!  moi  )'ai  le  droit  d'en  dire  :  je  parle  de  la  part  de  Dieu^ 

Le  Raifonneur. 

»  Il  feroit  bon  de  montrer  vos  titres  avant  d'ufer  de  vos  privi-- 
»  lèges. 

VInfpiré. 

»  Mes  titres  font  authentiques.  La  terre  &  les  cieux  dépofe- 
»  ront  pour  moi.  Suivez  bien  mes  raifonnemens ,  je  vous  prie. 

Lt  Raijhnntur. 

»  Vos  raifonnemens  !  vous  n'y  penfez  pas.  M'apprendre  que  ma 
»  raifon  me  trompe,  n'eft-ce  pas  réfuter  ce  qu'elle  m'aura  dit  pour 
»  vous?  Quiconque  veut  reculer  la  raifon  ,  doit  convaincre  fans  fe 
»  fervir  d'elle.  Car,  fuppofons  qu'en  raifonnant  vous  m'ayez  con- 
»  vaincu;  comment  faurai-je  fi  ce  n'eft  point  ma  raifon  corrompue 
»  par  le  péché  qui  me  fait  acquiefcer  î»  ce  que  vous  me  dites  ? 
«D'ailleurs,  quelle  preuve,  quelle  démonftration  pourrez  -  vous 
M  jamais  employer ,  plus  évidente  que  l'axiome  qu'elle  doit  dé- 
»  truire?  Il  eft  tout  aufli  croyable  qu'un  bon  fyllogifme  eft  un  men- 
»  fonge,  qu'il  l'eft,  que  la  partie  eft  plus  grande  que  le  tout. 

VInfpiré. 

•o  Quelle  différence!  mes  preuves  font  fans  répliques  ;  elles  font 
»  d'un  ordre  furnaturel. 

Le  Raifonneur. 

»  Surnaturel  !  Que  fignlfie  ce  mot?  Je  ne  l'entends  pas. 

VInfpiré. 

»  Des  changemens  dans  l'ordre  de  la  nature  ,  des  prophéties, 
»  des  miracles ,  des  prodiges  de  toute  efpèce. 

Le  Raifonneur. 

»  Des  prodiges,  des  miracles  !  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  tout  cela. 


DE     VÉ,DUCAT10N,  ^65 

L'Infpiré, 

»  D'autres  l'ont  vu  pour  vous.  Des  nuées  de  témoins.. , .. 

»  le  témoignÊge  des  peuples. . . . 

Le  Raifonneur. 
9  Le  témoignage  des  peuples  eft-il  d'un  ordre  fumaturcl  l 

L'Infpiré, 
n  Non  :  mais  quand  il  eft  ananime  ,  il  eft  inconteflable. 

Le  Raifonneur. 

«  Il  n'y  a  rien  de  plus  inconteflable  que  les  principes  de  la  rai- 
r>  fon,  &  l'on  ne  peutautorifer  une  abfurdité  fur  le  témoignage  des 
»  hommes.  Encore  une  fois,  voyons  des  preuves  furnaturelles; 
»  car  l'atteAation  du  genre  humain  n'en  efl  pas  une. 

L'Infpiré. 

»  O  cœur  endurci  !  la  grâce  ne  vous  parle  point. 

Le  Raifonneur. 

»  Ce  n'eft  pas  ma  faute;  car,  félon  vous,  il  faut  avoir  déjà  re- 
»>  çu  la  grâce  pour  favoir  la  demander.  Commencez  donc  à  me 
»  parler  au  lieu  d'elle. 

VInfpiré. 

»  Ah  !  c'eft  ce  que  je  fais  ,  &  vous  ne  m'écoutez  pas  :  mais  que 
»  dites- vous  des  prophéties  ? 

Le  Raifonneur. 

j»  Je  dis  premièrement  que  je  n'ai  pas  plus  entendu  de  prophéties , 
»  qlie  je  n'ai  vu  de  miracles.  Je  dis  de  plus,  qu'aucune  prophétie 
»  ne  fàuroit  faire  autorité  fur  mot. 

LInfpiré. 

»  Satellith  du  démon  !  Eh!  pourquoi  les  prophéties  ne  font- 
j»  elles  pas  autorité  pour  vous  î 


64 


Traité 

Le  Raifomieur. 

»  Parce  que,  pour  qu'elles  la  fiflènt,  il  faudroit  trois  chofts 
»  dont  le  concours  eft  impoflible  :  favoir,  que  j'eufTe  été  témoin 
»  de  la  prophétie,  que  je  fufle  témoin  de  l'événement ,  &  qu'il  me 
»  fût  démontré  que  cet  événement  n'a  pu  quadrer  fortuitement  avec 
»  la  prophétie  :  car  fût-elle  plus  précife,  plus  claire,  plus  lumineu- 
»  fe  qu'un  axiome  de  géométrie  ;  puifque  la  clarté  d'une  prédic- 
»  tion  faite  au  hazard  n'en  rend  pas  l'accomplifTcment  impoflible, 
»  cet  accomplifTement ,  quand  il  a  lieu  ,  ne  prouve  rien  à  la  rigueur 
»  pour  celui  qui  l'a  prédit. 

'»  Voyez  donc  \  quoi  fe  réduifcnt  vos  prétendues  preuves  fur- 
X  naturelles,  vos  miracles,  vos  prophéties.  A  croire  tout  cela  fur 
»  la  foi  d'autrui,  &  à  foumettre  h  l'autorité  des  hommes,  l'auto- 
»  rite  de  Dieu  parlant  à  ma  raifon.  Si  les  vérités  éternelles  que 
»  mon  efprit  conçoit,  pouvoient  foufFrir  quelque  atteinte,  il  n'y 
»  auroit  plus  pour  moi  nulle  efpèce  de  certitude,  &  loin  d'être 
»  sûr  que  vous  me  parlez  de  la  part  de  Dieu,  je  ne  ferois  pas 
»  même  afluré  qu'il  exifte. 

Voila  bien  des  difficultés  ,  mon  enfant,  &  ce  n'eft  pas  tout. 
Parmi  tant  de  religions  diverfes  qui  fe  profcrivent  &  s'excluent  mu- 
luellement,  une  feule  efl  la  bonne,  fi  tant  eft  qu'une  le  foit.  Pour 
la  reconnoître  ,  il  ne  fuflit  pas  d'en  examiner  une,  il  faut  les  exa^ 
miner  toutes  ;  &  dans  quelque  matière  que  ce  foit ,  on  ne  doit 
point  condamner  fans  entendre  (13);  il  faut  comparer  les  objec- 
tions aux  preuves;  il  faut  favoir  ce  que  chacun  oppofe  aux  autres, 

& 

(13)  Plutarque  rapporte  que  les  prouvé,  il  a  tort,  &  doit  être  débouté. 

Stoïciens  ,  entr'autres  bizarres  para-  Je  trouve  que  la  méthode  de  tous  ceux 

doxes,  foutenoient  que,  dans  un  ju-  qui  admettent  une  révélation  exclufi- 

gement  contradidloire  ,  il  étoit  inutile  ve,  relTemble  beaucoup  à  celle  de  ces 

d'entendre  les  deux  parties  :  car  ,  di-  Stoïciens.  Si-tôt  que  chacun  prétend 

foient-ils,  ou  le  premier  a  prouvé  fou  avoir  feul  raifon,  pour  choillr  çntre 

dire,  ou  il  ne  l'a  pas  prouvé.   S'il  l'a  tant  de  partis,  il  les  faut  tous  écouter, 

prouvé ,  tout  efl  dit ,  &  la  partie  adverfe  ou  l'on  eft  injufle. 
doit  Ctre  condamnée;  s'il  ne  l'a  pas 


DE    r  Education.  65 

&  ce  qu'il  leur  répond.  Plus  un  fentiment  nous  paroît  dérflontré, 
plus  nous  devons  chercher  fur  quoi  tant  d'hommes  fe  fondent  pour 
ne  pas  le  trouver  tel.  Il  faudroit  être  bien  fimple  pour  croire  qu'il 
fuffit  d'entendre  les  dofleurs  de  fon  parti,  pour  s'inftruire  des  rai- 
ibns  du  parti  contraire.  Où  font  les  Théologiens  qui  fe  piquent 
de  bonne  foi?  Où  font  ceux  qui,  pour  réfuter  les  raifons  de  leurs 
adverfaires,  ne  commencent  pas  par  les  afFoiblir  ?  Chacun  brille 
dans  fon  parti  ;  mais  tel  au  milieu  des  fiens  eft  fier  de  fès  preuves , 
qui  feroit  un  fort  fot  perfonnage  avec  ces  mêmes  preuves  parmi 
des  gens  d'un  autre  parti.  Voulez-vous  vous  inftruire  dans  les  li- 
vres ?  Quelle  érudition  il  faut  acquérir!  que  de  langues  il  faut  ap- 
prendre! que  de  bibliothèques  il  faut  feuilleter!  quelle  immenlê 
lefture  il  faut  faire!  Qui  me  guidera  dans  le  choix?  Difficilement 
trouvera- t-on  dans  un  pays  les  meilleurs  livres  du  parti  contraire, 
k  plus  forte  raifon  ceux  de  tous  les  partis  ;  quand  on  les  trouveroic, 
ils  feroient  bientôt  réfutés.  L'abfent  a  toujours  tort,  &  de  mau- 
vaifes  raifons  dites  avec  affurance,  effacent  aifément  les  bonnes  ex- 
pofées  avec  mépris.  D'ailleurs,  fouvent  rien  n'eft  plus  trompeur 
que  les  livres,  &  ne  rend  moins  fidèlement  les  fentimens  de  ceux 
qui  les  ont  écrits.  Quand  vous  avez  voulu  juger  de  la  foi  catho- 
lique fur  le  livre  de  BofTuet,  vous  vous  êtes  trouvé  loin  de  compte 
après  avoir  vécu  parmi  nous.  Vous  avez  vu  que  la  do(5lrine  avec 
laquelle  on  répond  aux  Proteflans  n'eft  point  celle  qu'on  enfeigne 
au  peuple  ,  &  que  le  livre  de  Boffuet  ne  reflemble  guères  aux  inf- 
trudions  du  prône.  Pour  bien  juger  d'une  religion ,  il  ne  faut  pas 
l'étudier  dans  les  livres  de  fes  fedateurs ,  il  faut  aller  l'apprendre 
chez  eux;  cela  eft  fort  différent.  Chacun  a  ks  traditions,  fonfens, 
fes  coutumes  ,  fes  préjugés,  qui  fontl'efprit  de  fa  croyance  ,  &  qu'il 
y  faut  joindre  pour  en  juger. 

CoMBiKN  de  grands  peuples  n'impriment  point  de  livres  &  ne 
lifent  pas  les  nôtres  !  Comment  jugeront-ils  de  nos  opinions?  com- 
ment jugerons-nous  des  leurs?  Nous  les  raillons,  ils  nous  mépri- 
fcnt.;  &  fi  nos  voyageurs  les  tournent  en  ridicule,  il  ne  leur  man- 
que, pour  nous  le  rendre,  que  de  voyager  parmi  nous.  Dans  quel 
pays  n'y  a-t-il  pas  des  gens  fenfés ,  des  gens  de  bonne  foi,  d'hoo- 

Traité  de  r£duc.   Tome  II,  % 


66  Traité 

'  nêtes  gens  amis  de  la  vérité,  qui,  pour  la  profeflèr,  ne  cherchent 
ciu'à  la  connoîtreî  Cependant  chacun  la  voit  dans  fon  culte,  & 
trouve  abfurdes  les  cultes  des  autres  nations  ;  donc  ces  cultes  étran- 
gers ne  font  pas  ii  extravagans  qu'ils  nous  femblent,  ou  la  raifon 
que  nous  trouvons  dans  les  nôtres  ,  ne  prouve  rien. 

Nous  avons  trois  principales  religions  en  Europe.  L'une  admet 
une  feule  révélation  ,  l'autre  en  admet  deux  ,  l'autre  en  admet  trois. 
Chacune  détefte ,  maudit  les  deux  autres,  les  accu fe  d'aveuglement, 
d'endurciflement ,  d'opiniâtreté,  de  menfonge.  Quel  homme  im- 
partial ofera  juger  entr'elles  ,  s'il  n'a  premièrement  bien  pefé  leurs 
preuves  ,  bien  écouté  leurs  raifons  î  Celle  qui  n'admet  qu'une  ré- 
vélation eft  la  plus  ancienne,  &  paroît  la  plus  sûre;  celle  qui  en 
admet  trois  eft  la  plus  moderne,  &  paroît  la  plus  conféquenre; 
celle  qui  en  admet  deux  &  rejette  la  troifiéme  peut  bien  être  la 
meilleure,  mais  elle  a  certainement  tous  les  préjugés  contre  elle; 
l'inconféquence  faute  aux  yeux. 

Dans  les  trois  révélations ,  les  livres  facrés  font  écrits  en  des 
langues  inconnues  aux  peuples  qui  les  fuivent.  Les  Juifs  n'enten- 
dent plus  l'Hébreu  ;  les  Chrétiehs  n'entendent  ni  l'Hébreu  ni  le 
Grec;  les  Turcs  ni  les  Perfans  n'entendent  point  l'Arabe,  &  les 
Arabes  modernes  eux-mêmes  ne  parlent  plus  la  langue  de  Maho- 
met. Ne  voilh-t-ilj)as  une  manière  bien  fimpie  d'inftruire  les  hom- 
mes ,  de  leur  parler  toujours  une  langue  qu'ils  n'entendent  point  ? 
On  traduit  ces  livres,  dira-t-on.  Belle  réponfe  !  Qui  m'^iïurera  que 
ces  livres  font  fidèlement  traduits ,  qu'il  eft  même  poflîble  qu'ils  le 
foient ,  &  quand  Dieu  fait  tant  que  de  parler  aux  hommes ,  pour- 
quoi faut-il  qu'il  ait  befoin  d'interprète? 

Je  ne  concevrai  jamais  que  ce  que  tout  homme  eft  obligé  de 
favoir,  foit  enfermé  dans  des  livres,  &  que  celui  qui  n'eft  \  portée 
ni  de  ces  livres,  ni  des  gens  qui  les  entendent,  foit  puni  d'une 
ignorance  involontaire.  Toujours  des  livres  !  Quelle  manie!  Par- 
ce que  l'europe  eft  pleine  de  livres  ,  les  européens  les  regardent 
comme  indifpenfables,  fans  fonger  que  fur  les  trois  quarts  delà 
terre  on  n'en  a  jamais  vu.   Tous  les  livres  n'ont- ils  pas  été  écrits 


DE     V  Éducation.  6j 

par  des  hommes?  Comment  donc  l'homme  en  auroit-îl  befoin 
pour  connoître  ks  devoirs ,  &  quels  moyens  avoit-il  de  les  con- 
noître  avant  que  ces  livres  fuflent  faits  ?  Ou  il  apprendra  ces  de- 
voirs de  lui-même,  ou  il  eft  difpenfé  de  les  favoir. 

Nos  Catholiques  font  grand  bruit  de  l'autorité  de  l'Églife  ; 
mais  que  gagnent-ils  h  cela ,  s'il  leur  faut  un  auffi  grand  appareil 
de  preuves  pour  («tablir  cette  autorité  ,  qu'aux  autres  feâes  pour 
établir  direflement  leur  doârine  ?  L'Églife  décide  que  l'Églife  a 
droit  de  décider.  Ne  voilh-t-il  pas  une  autorité  bien  prouvée? 
Sortez  de-lk ,  vous  rentrez  dans  toutes  nos  difcufTions. 

CONNOISSEZ-VOUS  beaucoup  de  Chrétiens  qui  aient  pris  la 
peine  d'examiner  avec  foin  ce  que  le  Judaïfme allègue  contre  eux? 
Si  quelques-uns  en  ont  vu  quelque  chofe,  c'eft  dans  les  livres  des 
Chrétiens.  Bonne  manière  de  s'inftruire  des  raifons  de  leurs  adver- 
faires  !  Mais  comment  faire  ?  Si  quelqu'un  ofoit  publier  parmi  nous 
des  livres  où  l'on  favoriferoit  ouvertement  le  Judaïfme ,  nous  pu- 
nirions l'Auteur,  l'Éditeur  ,  le  Libraire  (  14  ).  Cette  police  eft 
commode  &  sûre  pour  avoir  toujours  raifon.  Il  y  a  piaifir  à  réfu- 
ter des  gens  qui  n'ofent  parler. 

Ceux  d'entre  nous  qui  font  k  portée  de  converfer  avec  des 
Juifs,  ne  font  guères  plus  avancés.  Les  malheureux  fe  fentent  à 
notre  difcrétion  ;  la  tyrannie  qu'on  exerce  envers  eux  les  rend 
craintifs;  ils  favent  combien  peu  l'injuftice  &  la  cruauté  coûtent 
à  la  charité  chrétienne  :  qu'oferont-ils  dire  fans  s'expofer  k  nous 
faire  crier  au  blafphéme?  L'avidité  nous  donne  du  zèle,  &  ils  font 
trop  riches  pour  n'avoir  pas  tort.  Les  plus  favans,  les  plus  éclairés 
font  toujours  les  plus  circonfpefts.   Vous  convertirez  quelque  mi- 

(  14  ;)  Entre  mille  faits  connus ,  en  attira  de  terribles ,  qui  faillirent  le  per- 

voici  un  qui  n'a  pas  befoin  de  corn-  dre,  pour  avoir  feulement  éid  d'avis 

mentaire.  Dans  le  feizième  fiècle ,  les  qu'on  pouvoir  confervcr  ceux   de  ces 

Théologiens   catholiques   ayant  con-  livres  qui  ne  failoient  rien  contre  le 

damné  au  feu  tous  les  livres  des  Juifs,  Chriftianifme  ,  &   qui  traitoient  des 

fansdiftinftion;  rilluare&  favantReu-  matières  indifférentes  à  la  religion, 
culin ,  confulté  fut  cette  aflkire ,  s'ea 

I   ii 


68  Traité 

férable  payé  pour  calomnier  fa  fede  ;  vous  ferez  parler  quelques 
vils  fripiers,  qui  céderont  pour  vous  flatter;  vous  triompherez  de 
leur  ignorance  ou  de  leur  lâcheté,  tandis  que  leurs  Dofteurs  fou- 
riront  en  filence  de  votre  ineptie.  Mais  croyez-vous  que  dans  les 
lieux  où  ils  fe  fentiroient  en  sûreté  ,  l'on  eût  aufli  bon  marché 
d'eux?  En  Sorbonne,  il  efl:  clair  comme  le  jour  que  les  prédirions 
du  Mefîîe  fe  rapportent  h  Jefus-Chrift.  Chez  les  Rabbins  d'Amf- 
terdam ,  il  eft  tout  auflî  clair  qu'elles  n'y  ont  pas  le  moindre  rap- 
port. Je  ne  croirai  jamais  avoir  bien  entendu  les  raifons  des  Juifs, 
qu'ils  n'ayent  un  État  libre  ,  des  Écoles  ,  des  Univerfités,  où  ils 
puifTent  parler  &  difputer  fans  rifque.  Alors  ,  feulement,  nous  pour- 
rons favoir  ce  qu'ils  ont  à  dire. 

A  Conftantinople ,  les  Turcs  difent  leurs  raifons  ;  mais  nous 
n'ofons  dire  les  nôtres  :  Ik,  c 'eft. notre  tour  de  ramper.  Si  les  Turcs 
exigent  de  nous  pour  Mahomet,  auquel  nous  ne  croyons  point, 
le  même  refpeft  que  nous  exigeons  pour  Jefus-Chrift  des  Juifs  qui 
n'y  croient  pas  davantage,  les  Turcs  ont-il  tort,  avons-nous  rai- 
fon?  Sur  quel  principe  équitable  réfoudrons-nous  cette   queftion  î 

Les  deux  tiers  du  genre  humain  ne  font  ni  Juifs ,  ni  Maho- 
métans,  ni  Chrétiens,  &  combien  de  millions  d'hommes  n'ont 
jamais  ouï  parler  de  Moïfe,  de  Jefus-Chrift,  ni  de  Mahomet! 
On  le  nie;  on  foutient  que  nos  Miffionnaires  vont  par-tout.  Cela 
eft  bientôt  dit  :  mais  vont- ils  dans  le  cœur  de  l'Afrique  encore  in- 
connue ,  &  où  jamais  européen  n'a  pénétré  jufqu'à  préfent?  Vont- 
ils  dans  la  Tartarie  méditerranée ,  fuivre  k  cheval  les  Hordes  am- 
bulantes dont  jamais  étranger  n'approche,  &  qui,  loin  d'avoir  ouï 
parler  du  Pape ,  connoiflent  k  peine  le  grand  Lama  ?  Vont-ils  dans 
les  continens  immenfes  de  l'Amérique ,  où  des  nations  entières  ne 
favent  pas  encore  que  des  peuples  d'un  autre  monde  ont  mis  les 
pieds  dans  le  leur?  Vont-ils  au  Japon,  dont  leurs  manœuvres  les 
ont  fait  chaflèr  pour  jamais ,  &  où  leurs  prédécefTeurs  ne  font  con- 
nus des  générations  qui  naiffent ,  que  comme  des  intriguans  ru- 
fés  ,  venus  avec  un  zèle  hypocrite  pour  s'emparer  doucement  de 
l'Empire?  Vont  ils  dans  les  Harems  des  Princes  de  l'Afie,  annon- 
cer l'Évangile  k  des  milliers  de  pauvres  efdaves  î  Qu'ont  fait  les 


DE      L'  ÉDUCATION.  6^ 

femmes  de  cette  partie  du  monde,  pour  qu'aucun  Miflionnaire  ne 
puifTe  leur  prêcher  la  Foi  ?  Iront-elles  toutes  en  enfer  pour  avoir 
été  reclufes  ? 

Quand  il  feroit  vrai  que  l'Évangile  eft  annoncé  par  toute  la 
terre,  qu'y  gagneroit-on  î  La  veille  du  jour  que  le  premier  Mif- 
fïonnaire  eft  arrivé  dans  un  pays  ,  il  y  eft  sûrement  mort  quel- 
qu'un qui  n'a  pu  l'entendre.  Or,  dites-moi  ce  que  nous  ferons  de 
ce  quelqu'un-la  î  N'y  eût- il  dans  tout  l'univers  qu'un  feul  homme 
à  qui  l'on  n'auroit  jamais  prêché  Jcfus-Chrift,  l'objecSion  feroit 
auflî  forte  pour  ce  feul  homme ,  que  pour  le  quart  du  genre  hu- 
main. 

Quand  les  Miniftres  de  l'Évangile  fe  font  fait  entendre  aux 
peuples  éloignés  ,  que  leur  ont-ils  dit  qu'on  pût  raifonnablement 
admettre  fur  leur  parole ,  &  qui  ne  demandât  pas  la  plus  axafte 
vérification  ?  Vous  m'annoncez  un  Dieu  né  &  mort  il  y  a  deux 
mille  ans  à  l'autre  extrémité  du  monde,  dans  je  ne  fais  quelle  pe- 
tite ville,  &  vous  me  dites  que  tous  ceux  qui  n'auront  point  cru 
à  ce  myftère ,  feront  damnés.  Voilk  des  chofes  bien  étranges  pour 
les  croire  fi  vite  fur  la  feule  autorité  d'un  homme  que  je  ne  con- 
nois  point  !  Pourquoi  votre  Dieu  a-t-il  fait  arriver  fi  loin  de  moi 
les  événemens  dont  il  vouloit  m'obliger  d'être  inftruit?  Eft- ce  un 
crime  d'ignorer  ce  qui  fe  parte  aux  Antipodes?  Puis- je  deviner  qu'il 
y  a  eu  dans  un  autre  hémifphère  un  peuple  Hébreu  &  une  ville  de 
Jérufalem  ?  Autant  vaudroit  m'obliger  de  favoir  ce  qui  fe  fait  dans 
la  lune.  Vous  venez,  dites-vous,  me  l'apprendre;  mais  pourquoi 
n'étes-vous  pas  venu  l'apprendre  h  mon  père  ,  ou  pourquoi  dam- 
nez-vous ce  bon  vieillard  pour  n'en  avoir  jamais  rien  su  ?  Doit-il 
être  éternellement  puni  de  votre  parefTe  ,  lui  qui  étoit  fi  bon  ,  fi 
bienfaifant ,  &  qui  ne  cherchoit  que  la  vérité?  Soyez  de  bonne 
foi  ,  puis  mettez-vous  à  ma  place  :  voyez  fi  je  dois  ,  fur  votre  feul 
témoignage ,  croire  toutes  les  chofes  incroyables  que  vous  me  di- 
tes ,&  concilier  tant  d'injufiices  avec  le  Dieu  jufie  que  vous  m'an- 
noncez. LaifTez-moi,  de  grâce,  aller  voir  ce  pays  lointain  ,  où  s'o- 
pèrent tant  de  merveilles  inouies  dans  celui  ci  ;  que  j'aille  favoir 
pourquoi  les  hiibitans  de  cette  /érufalem  ont  traité  Dieu  comme 


;to  Traité 

un  brigand.  Ils  ne  l'ont  pas ,  dites-vous,  reconnu  pour  Dieu  ?  Que 
ferat-je  donc,  moi  qui  n'en  ai  jamais  entendu  parler  que  par  vousî 
Vous  ajoutez  qu'ils  ont  été  punis ,  difperfés ,  opprimés ,  afTervis  ; 
qu'aucun  d'eux  n'approche  plus  de  la  même  ville.  AlTurément  ils 
ont  bien  mérité  tout  cela  :  mais  les  habitans  d'aujourd'hui ,  que 
difent-ils  du  déïcide  de  leurs  prédécefleurs  ?  Ils  le  nient,  ils  ne  re« 
connoiflent  pas  non  plus  Dieu  pour  Dieu  :  autant  valoit  donc  laif- 
fer  les  enfans  des  autres. 

Quoi!  dans  cette  même  ville  où  Dieu  eft  mort,  les  anciens 
ni  les  nouveaux  habitans  ne  l'ont  point  reconnu,  &  vous  voulez 
que  je  le  reconnoifîe,  moi  qui  fuis  né  deux  mille  ans  après  ,  k 
deux  mille  lieues  de-lk!  Ne  voyez-vous  pas  qu'avant  que  j'ajoute 
foi  à  ce  livre  que  vous  appeliez  facré  ,  &  auquel  je  ne  comprends 
rien,  je  dois  favoir,  par  d'autres  que  vous  ,  quand  &  par  qui  il  a 
été  fait,  comment  il  s'eft  confervé  ,  comment  il  vous  eft  parvenu  , 
ce  que  difent  dans  le  pays ,  pour  leurs  raifons  ,  ceux  qji  le  rejet- 
tent,  quoiqu'ils  fâchent,  auflî- bien  que  vous,  tout  ce  que  vous 
m'apprenez?  Vous  fentez  bien  qu'il  faut  néceflTairement  que  j'aille 
en  Europe,  en  Afie,  en  Paieftine,  exammer  tout  par  moi-même; 
il  faudroit  que  je  fufle  fou  pour  vous  écouter  avant  ce  temps-là. 

Non-seulement  ce  difcours  me  paroît  raifonnable  ,  mais  je 
foutiens  que  tout  homme  fenfé  doit,  en  pareil  cas,  parler  ainfî, 
&  renvoyer  bien  loin  le  Mifîîonnaire,  qui  ,  avant  la  vérification 
des  preuves,  veut  fe  dépécher  de  l'inftruire  &  de  le  baptifer.  Or, 
je  foutiens  qu'il  n'y  a  pas  de  révélation  contre  laquelle  les  mêmes 
objedions  n'aient  autant  &  plus  de  force  que  contre  le  Chriftia- 
nifme.  D'où  il  fuit  que,  s'il  n'y  a  qu'une  religion  véritable,  6c 
que  tout  homme  foit  obligé  de  la  fuivre  fous  peine  de  damnation, 
il  faut  pafler  fa  vie  à  les  étudier  toutes ,  k  les  approfondir  ,  à  les 
comparer,  <t  parcourir  les  pays  où  elles  font  établies  :  nul  n'eft 
exempt  du  premier  devoir  de  l'homme,  nul  n'a  droit  de  fe  fier  au 
jugement  d'autrui.  L'artifan  qui  ne  vit  que  de  fon  travail,  le  la- 
boureur qui  ne  fait  pas  lire,  la  jeune  fille  délicate  &  timide,  l'in- 
firme qui  peut  à  peine  fbrtir  de  fon  lit,  tous,  fans  exception,  doi- 
vent étudier,  méditer,  difputer,  voyager,  parcourir  le  monde:  il 


DE    L' Education.  71; 

n*y  aura  plus  de  peuple  fixe  &  ftable  ;  la  terre  entière  ne  fera  cou- 
verte que  de  pèlerins  allant,  à  grands  frais  &  avec  de  longues  fa- 
tigues,  vérifier,  comparer,  examiner  par  eux-mêmes  les  cultes  di- 
vers qu'on  y  fuit.  Alors  adieu  les  métiers,  les  arts,  les  fciences 
humaines,  &  toutes  les  occupations  civiles;  il  ne  peut  plus  y  avoir 
d'autre  étude  que  celle  de  religion  :  k  grand'peine  celui  qui  aura 
joui  de  la  fanté  la  plus  robufte,  le  mieux  employé  fon  temps,  le 
mieux  ufé  de  fa  raifbn ,  vécu  le  plus  d'années,  faura-t-il  dans  fa 
vieilltfle  à  quoi  s'en  tenir,  &  ce  fera  beaucoup  s'il  apprend  avant 
ùi  mort  dans  quel  culte  il  auroit  dû  vivre. 

Voulez-vous  mitiger  cette  méthode,  &  donner  la  moindre 
prife  à  l'autorité  des  hommes?  A  l'inftant  vous  lui  rendez  tout* 
&  fi  le  fils  d'un  Chrétien  fait  bien  de  fuivre,  fans  un  examen  pro- 
fond &  impartial,  la  religion  de  fon  père,  pourquoi  le  fils  d'un 
Turc  feroit-il  mal  de  fuivre  de  même  la  religion  du  fien  ?  Je  défie 
tous  les  intolérans  du  monde  de  répondre  à  cela  rien  qui  contente 
un  homme  fenfé. 

Pressas  par  ces  raifons,  les  uns  aiment  mieux  faire  Dieu  in- 
jufte,  &  punir  les  innocens  du  péché  de  leur  père,  que  de  renon- 
cer k  leur  barbare  dogme.  Les  autres  fe  tirent  d'affaire ,  en  envoyant 
obligeamment  un  Ange  inftruire  quiconque,  dans  une  ignorance 
invincible,  auroit  vécu  moralement  bien.  La  belle  invention  que 
cet  Ange!  Non  contens  de  nous  affervir  à  leurs  machines,  ils  met- 
tent Dieu  lui  -même  dans  la  néceflité  d'en  employer. 

Voyez,  mon  fils,  h  quelle  abfurdité  mènent  l'orgueil  &  l'in- 
tolérance, quand  chacun  veut  abonder  dans  fon  fens,  &  croire  avoir 
raifon  exclufivement  au  refle  du  genre  humain.  Je  prends  k  témoin 
ce  Dieu  de  paix  que  j'adore  &  que  je  vous  annonce,  que  toutes 
mes  recherches  ont  été  fincères  ;  mais  voyant  qu'elles  étoient, 
qu'elles  feroient  toujours  fans  fuccès  ,  &  que  je  m'abimois  dans  un 
océan  fans  rives,  je  fuis  revenu  fur  mes  pas  ,  &  j'ai  refferré  ma 
foi  dans  mes  notions  primitives.  Je  n'ai  jamais  pu  croire  que  Dieu 
m'ordonnât,  fous  peine  de  l'enfer,  d'être  fi  favant.  J'ai  donc  re- 
fermé tous  les  livres.    II  en  eft  un  feul  ouvert  \  tous  les  yeux, 


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ji  Traité 

c'eft  celui  de  la  nature.  C'eft  dans  ce  grand  fublime  livre  que  j'ap- 
prends à  fervir  &  adorer  fon  divin  Auteur.  Nul  n'eft  exculàbie  de . 
n'y  pas  lire,  parce  qu'il  parle  à  tous  les  hommes  une  langue  in- 
telligible h  tous  les  efprits.  Quand  je  ferois  né  dans  une  isle  défer- 
re ,  quand  je  n'aurois  point  vu  d'autre  homme  que  moi,  quand  je 
n'aurois  jamais  appris  ce  qui  s'eft  fait  anciennement  dans  un  coin 
du  monde;  fi  j'exerce  ma  raifon,  fi  je  la  cultive,  fi  j'ufe  bien  des 
facultés  immédiates  que  Dieu  me  donne,  j'apprendrois  de  moi- 
même  h  le  connoître ,  a  l'aimer ,  à  aimer  fes  œuvres  ,  à  vouloir  le 
bien  qu'il  veut,  &  à  remplir,  pour  lui  plaire,  tous  mes  devoirs 
fur  la  terre.  Qu'eft-ce  que  tout  le  favoir  des  hommes  m'apprendra 
de  plus  ? 

A  l'égard  de  la  révélation  ,  fi  j'étois  meilleur  raifonneur  ou 
mieux  inflruit,  peut-être  fentirois-je  fa  vérité,  fon  utilité  pour 
ceux  qui  ont  le  bonheur  de  la  reconnoître  ;  mais  fi  je  vois  en  fa 
faveur  des  preuves  que  je  ne  puis  combattre  ,  je  vois  aulli  contr'elle 
des  objedions  que  je  ne  puis  réfoudre.  Il  y  a  tant  de  raifons  folides 
pour  &  contre,  que,  ne  fâchant  à  quoi  me  déterminer,  je  ne  l'ad- 
mets ni  ne  la  rejette  ;  je  rejette  feulement  l'obligation  de  la  recon- 
noître ,  parce  que  cette  obligation  prétendue  eft:  incompatible  avec 
la  juftice  de  Dieu  ,  &  que,  loin  de  lever  par-  Ik  les  obftacles  au 
falut,  il  les  eût  multipliés,  il  les  eût  rendu  infurmontables  pour  la 
plus  grande  partie  du  genre  humain.  A  cela  près  ,  je  refte  fur  ce 
point  dans  un  doute  refpedueux.  Je  n'ai  pas  la  préfomption  de  me 
croire  infaillible  ;  d'autres  hommes  ont  pu  décider  ce  qui  me  fem- 
ble  indécis  ;  je  raifonne  pour  moi  &  non  pas  pour  eux  ;  je  ne  les 
blâme  ni  ne  les  imite  :  leur  jugement  peut  être  meilleur  que  le 
mien  ;  mais  il  n'y  a  pas  de  ma  faute  fi  ce  n'eft  pas  le  mien. 

Je  vous  avoue  auffi  que  la  majefté  des  écritures  m'étonne,  la 
fainteté  de  l'Évangile  parle  à  mon  cœur.  Voyez  les  livres  des  phi- 
lofophes  avec  toute  leur  pompe;  qu'ils  font  petits  près  de  celui-là! 
Se  peut-il  qu'un  livre,  k  la  fois  fi  fublime  &  fi  fimple,  foit  l'ouvra- 
ge des  hommes?  Se  peut-il  que  celui  dont  il  fait  l'hifioire  ,  ne  foit 
qu'un  homme  lui-même?  Eft-ce-lk  le  ton  d'un  enthoiifiafte  ou 
d'un  ambitieux  feflaire  ?  Quelle  douceur,  quelle  pureté  dans  Ces 
A  ,     ■  jj  mœurs! 


DE      rÈDVCATION.  73 

mœurs!  quelle  grâce  touchante  dans  fes  inftrudions!  quelle  éléva- 
tion dans  (es  maximes!  quelle  profonde  fagefTe  dans  fes  difcours! 
quelle  préfence  d'efprit,  quelle  finefTe  &  quelle  jufte/Te  dans  fes  ré- 
ponfes  !  quel  empire  fur  fes  paflions  !  Où  eft  l'homme,  où  eft  le 
fage  qui  fait  agir,  fouffrir  &  mourir  fans  foiblefTe  &  fans  often- 
tation  ?  Quand  Platon  peint  fo-^  jufte  imaginaire  (15)  couvert  de 
tout  l'opprobre  du  crime,  &  digne  de  tous  les  prix  de  la  vertu  , 
il  peint  trait  pour  trait  Jefus-Chrift  :  la  refTemblance  efl  fi  frap- 
pante, que  tous  les  pères  l'ont  fentie,  &  qu'il  n'eft  pas  poflible  de 
s'y  tromper.  Quels  préjugés,  quel  aveuglement  ne  faut- il  point 
avoir  pour  ofer  comparer  le  fils  de  Sophronifque  au  fils  de  Marieî 
Quelle  diftance  de  l'un  à  l'autre?  Socrate  mourant  fans  douleur, 
fans  ignominie,  foutient  aifément  jufqu'au  bout  fon  perfonnage  , 
&  fi  cette  facile  mort  n'eût  honoré  fa  vie,  on  douteroit  fi  Socra- 
te, avec  tout  fon  efprit,  fut  autre  chofè  qu'un  fophifte.  Il  inventa, 
dit-on,  la  morale.  D'autres  avant  lui  l'avoient  mile  en  pratique; 
il  ne  fit  que  dire  ce  qu'ils  avoient  fait,  il  ne  fit  que  mettre  en  le- 
çons leurs  exemples.  Ariftide  avoir  été  jufte  avant  que  Socrate  eût 
dit  ce  que  c'étoit  que  juftice;  Léonidas  étoit  mort  pour  fon  pays 
avant  que  Socrate  eût  fait  un  devoir  d'aimer  la  patrie;  Sparte  étoit 
fobre  avant  que  Socrate  eût  loué  la  fobriété  :  avant  qu'il  eût  défini 
la  vertu  ,  la  Grèce  abondoit  en  hommes  vertueux.  Mais  où  Jefus 
avoit-il  pris  chez  les  fiens  cette  morale  élevée  &:  pure,  dont  lui 
feul  a  donné  les  leçons  &  l'exemple  (16)?  Du  fein  du  plus  furieux 
fanatifme  la  plus  haute  fagefTe  fe  fit  entendre,  &  la  fimplicité  des  plus 
héroïques  vertus  honora  le  plus  vil  de  tous  les  peuples.  La  mort 
de  Socrate,  philofophant  tranquillement  avec  fes  amis,  eft  la  plus 
douce  qu'on  puifTe  defirer  ;  celle  de  Jefus  expirant  dans  les  tour- 
mens,  injurié,  raillé,  maudit  de  tout  un  peuple,  eft  la  plus  horri- 
ble qu'on  puifie  craindre.  Socrate  prenant  la  coupe  empoifonnée, 
bénit  celui  qui  la  lui  préfente  &  qui  pleure  ;  .Tefus,  au  milieu  d'un 
fupp lice  affreux,  prie  pour  fès  bourreaux  acharnés.    Oui,  fi   la  vie 

(15)  De  Rep.  Diai.  i. 

(16)  Voyez ,  dans  le  difcours  fur  la  montagne,  le  parallèle  qu'il  fait  lui, 
infime  de  la  morale  de  Moïfe  à  lafienne.  Matib.  c.  3.  A'i  21.  ^  fcq. 

Traité  de  VÊdiic,  Tome  IL  K 


74 


Traité 


&  la  mort  de  Socrate  font  d'un  fage  ,  la  vie  &  la  mort  de  Jefus  font 
d'un  Dieu.  Dirons-nous  que  l'hiftoire  de  l'Évangile  eft  inventée  k 
plaifir?  Mon  ami,  ce  n'eft  pas  ainfi  qu'on  invente,  &  les  faits  de 
Socrate,  dont  perfonne  ne  doute,  font  moins  atteftés  que  ceux 
de  Jefus-Chrift.  Au  fond,  c'eft  reculer  la  difficulté  fans  la  détrui- 
re; il  feroit  plus  inconcevable  que  plufieurs  hommes  d'accord  euf- 
fent  fabriqué  ce  livre,  qu'il  ne  l'eft  qu'un  feul  en  ait  fourni  le 
fujet.  Jamais  des  auteurs  Juifs  n'euflent  trouvé  ni  ce  ton ,  ni  cette 
morale  ,  &  l'Évangile  a  des  caraftères  de  vérité  fi  grands ,  fi  frap- 
pans,  fî  parfaitement  inimitables,  que  l'inventeur  en  feroit  plus 
étonnant  que  le  héros.  Avec  tout  cela  ,  ce  même  Evangile  eft  plein 
de  chofes  incroyables,  de  chofes  qui  répugnent  à  la  raifon,  &  qu'il 
eft  impofTible  à  tout  homme  faifé  de  concevoir  ni  d'admettre. 
Que  faire  au  milieu  de  toutes  ces  contradidlions  ?  Être  toujours 
modêfte  &  circonfpeâ,  mon  enfant;  refpeder  en  fîlence  ce  qu'on 
nefauroitni  rejetter,  ni  comprendre,  &  s'humilier  devant  le  grand 
Être  qui  feul  fait  la  vérité. 

Voila  le  fcepticifme  involontaire  où  je  fuis  reflé  ;  mais  ce 
fcepticifme  ne  m'eft  nullement  pénible,  parce  qu'il  ne  s'étend  pas 
aux  points  eflentiels  k  la  pratique  ,  &  que  je  fuis  bien  décidé  fur 
les  principes  de  tous  mes  devoirs.  Je  fers  Dieu  dans  la  fimplicité 
de  mon  cœur  ;  je  ne  cherche  k  favoir  que  ce  qui  importe  k  ma 
conduite.  Quant  aux  dogmes  qui  n'influent  ni  fur  les  avions,  ni 
fur  la  morale,  &  dont  tant  de  gens  fe  tourmentent,  je  ne  m'en 
mets  nullement  en  peine.  Je  regarde  toutes  les  religions  particu- 
lières ,  comme  autant  d'inftitutions  falutaires  qui  prefcrivent  dans 
chaque  pays  une  manière  uniforme  d'honorer  Dieu  par  un  culte 
public,  &  qui  peuvent  toutes  avoir  leurs  raifons  dans  le  climat, 
dans  le  gouvernement ,  dans  le  génie  du  peuple ,  ou  dans  quel- 
que autre  caufe  locale  qui  rend  l'une  préférable  k  l'autre,  félon 
les  temps  &  les  lieux.  Je  les  crois  toutes  bonnes  quand  on  y  fert 
Dieu  convenablement  :  le  culte  effentiel  eft  celui  du  cœur.  Dieu 
n'en  rejette  point  l'hommage,  quand  il  eft  fincère,  fous  quelque 
forme  qu'il  lui  foit  offert.  Appelle  ,  dans  celle  que  je  profefTe  ,  au 
fervice  de  l'Églife,  j'y   remplis,  avec  toute  l'exaditude  poflîble  , 


DE    r  Éducation.  75 

les  foins  qui  me  (ont  prefcrits,  &  ma  confcience  me  reprocheroit 
d'y  manquer  volontairement  en  quelque  point.  Après  un  long  in- 
terdit, vous  favez  que  j'obtins,  parle  crédit  de  M.  de  Mellarede, 
la  permiffion  de. reprendre  mes  fondions,  pour  m'aider  à  vivre. 
Autrefois  je  difois  la  Meflè  avec  la  légèreté  qu'on  met  à  la  longue 
aux  chofes  les  plus  graves,  quand  on  les  fait  trop  fouvent.  Depuis 
mes  nouveaux  principes,  je  la  célèbre  avec  plus  de  vénération  :  je 
me  pénètre  de  la  majefté  de  l'Être  fuprême,  de  fa  préfence,  de  l'in- 
fuffifance  de  l'efprit  humain,  qui  conçoit  fl  peu  ce  qui  fe  rapporte 
à  fon  Auteur.  En  fongeant  que  je  lui  porte  les  vœux  du  peuple  fous 
une  forme  prefcrite,  je  fuis  avec  foin  tous  les  Rites  ;  je  récite  at- 
tentivement :  je  m'applique  à  n'omettre  jamais  ni  le  moindre  mot, 
ni  la  moindre  cérémonie;  quand  j'approche  du  moment  de  la  con- 
fécration,  je  me  recueille  pour  la  faire  avec  toutes  les  difpofitions 
qu'exige  l'Eglife  &  la  grandeur  du  Sacrement;  je  tâche  d'anéantir 
ma  raifon  devant  la  fupréme  intelligence  ;  je  me  dis  :  qui  es-tu ,  pour 
mefurer  la  puiflance  infinie?  Je  prononce  avec  refpedt  les  mots  fa- 
cramentaux,  &  je  donne  k  leur  effet  toute  la  foi  qui  dépend  de 
moi.  Quoi  qu'il  en  foit  de  ce  myftère  inconcevable  ,  je  ne  crains 
pas  qu'au  jour  du  jugement  je  fois  puni  pour  l'avoir  jamais  profané 
dans  mon  cœur. 

Honoré  du  miniflère  facré,  quoique  dans  le  dernier  rang,  je 
referai,  ni  ne  dirai  jamais  rien  qui  me  rende  indigne  d'en  rem- 
plir les  fublimes  devoirs.  Je  prêcherai  toujours  la  vertu  aux  hom- 
mes, je  les  exhorterai  toujours  à  bien  faire;  &  tant  que  je  pourrai , 
je  leur  en  donnerai  l'exemple.  Il  ne  tiendra  pas  h  moi  de  leur  ren- 
dre la  religion  aimable;  il  ne  tiendra  pas  k  moi  d'affermir  leur  foi 
dans  les  dogmes  vraiment  utiles,  &  que  tout  homme  eft  obligé  de 
croire;  mais  k  Dieu  ne  plaife  que  jamais  je  leur  prêche  le  dogme 
cruel  de  l'intolérance ,  que  jamais  je  les  porte  à  détefîer  leur  pro- 
chain ,  k  dire  k  d'autres  hommes  :  vous  ferez  damnés   (17).     Si 

(  17  )  Le  devoir  de  fuivre  &  d'aimer  rance.  C'eft  ce  dogme  horrible  qui  ar- 
ia religion  de  fon  pays  ne  s'étend  pas  me  les  hommes  les  uns  contre  les  au- 
jufqu'aux  dogmes  contraires  à  la  bon-  très,  &  les  rend  tous  ennemis  du  genre 
ne  morale ,  telle  que  celui  de  l'iniulé-     humain.  La  dillinclion  entre  la  tolé» 

K  ij 


76  Traité 

j'étois  dans  un  rang  plus  remarquable ,  cette  réferve  pourroît  m'at- 
tirer  des  affaires  ;  mais  je  fuis  trop  petit  pour  avoir  beaucoup  à 
craindre ,  &  je  ne  puis  guères  tomber  plus  bas  que  je  ne  fuis. 
Quoi  qu'il  arrive,  je  ne  blafpihemerai  point  contre  lajuftice  divi- 
ne, &  ne  mentirai  point  contre  le  Saint- Efprit. 

J'ai  long- temps  ambitionné  l'honneur  d'être  Curé;  je  l'ambi- 
tionne encore ,  mais  je  ne  l'efpère  plus.  Mon  bon  ami ,  je  ne  trou- 
ve rien  de  fi  beau  que  d'être  Curé.  Un  bon  Curé  eft  un  Minif- 
tre  de  bonté ,  comme  un  bon  Magiftrat  eft  un  Miniftre  de  juf- 
tice.  Un  Curé  n'a  jamais  de  mal  k  faire,  s'il  ne  peut  pas  toujours 
faire  le  bien  par  lui-même,  il  eft  toujours  à  fa  place  quand  il  le 
foUicite ,  &  fouvent  il  l'obtient  quand  il  fait  fe  faire  refpeâer.  O 
fi  jamais  dans  nos  montagnes  j'avois  quelque  pauvre  Cure  de  bon- 
nes gens  à  deflervir  ,  je  ferois  heureux;  car  il  me  fèmble  que  je 
ferois  le  bonheur  de  mes  Paroiffiens  I  Je  ne  les  rendrois  pas  riches, 
mais  je  partagerois  leur  pauvreté  ;  j'en  ôterois  la  flétriflure  &  le 
mépris  plus  infupportable  que  l'indigence.  Je  leur  ferois  aimer  la 
concorde  &  l'égalité  qui  chaflent  fouvent  la  misère  &  la  font  tou- 
jours fupporter.  Quand  ils  verroient  que  je  ne  ferois  en  rien  mieux 
qu'eux,  &  que  pourtant  je  vivrois  content,  ils  apprendroient  k  fe 
confoler  de  leur  fort,  &  à  vivre  contens  comme  moi.  Dans  mes 
inftrudions  je  m'attacherois  moins  à  l'efprit  de  l'Églife ,  qu'à  l'ef- 
prit  de  l'Évangile ,  oii  le  dogme  eft  fimple  &  la  morale  fublime , 
où  l'on  voit  peu  de  pratiques  religieufes  ,  &  beaucoup  d'oeuvres  de 
charité.  Avant  de  leur  enfeigner  ce  qu'il  faut  faire,  je  m'efforce- 
rois  toujours  de  le  pratiquer  ,  afin  qu'ils  viffent  bien  que  tout  ce 
que  je  leur  dis,  je  le  penfe.  Si  j'avois  des  Proteftans  dans  mon 
voifinage  ou  dans  ma  Paroiffe ,  je  ne  les  diftinguerois  point  de 
mes  vrais  Paroiffiens  en  tout  ce  qui  tient  à  la  charité  chrétienne  ; 
je  les  porterois  tous  également  à  s'entr'aimer,  à  fe  regarder  comme 
frères,  k  refpefler  toutes  les  religions,  &  k  vivre  en  paix  chacun 

rance  théologique  »  efl  puérile  &  vai-  vroient  pas  en  paix  avec  des  hommes 

ne.  Ces  deux  tolérances  font  infépa-  qu'ils  regarderoient  comme  les  enne* 

râbles ,  &  l'on  ne  peut  admettre  l'une  mis  de  Dieu, 
fans  l'autre.  Des  Anges  mêmes  ne  vi< 


DE      L'  È  D   U  C  A   T  I  O  N.  JJ 

dans  la  fienne.  Je  penfe  que  folliciter  quelqu'un  de  quitter  celle  où 
il  eft  né,  c'eft  le  folliciter  de  mal  faire,  &  par  conféquent  faire 
mal  foi  même.  En  attendant  de  plus  grandes  lumières,  gardons 
l'ordre  public;  dans  tout  pays  refpeflons  les  loix ,  ne  troublons 
point  le  culte  qu'elles  prefcrivent,  ne  portons  point  les  citoyens  k 
la  défobéiflance  ;  car  nous  ne  favons  point  certainement  fi  c'eft  un 
bien  pour  eux  de  quitter  leurs  opinions  pour  d'autres,  &  nous  fa- 
vons très-certainement  que  c'eft  un  mal  de  défobéir  aux  loix. 

Je  viens ,  mon  jeune  ami ,  de  vous  réciter  de  bouche  ma  pro- 
feffion  de  foi  telle  que  Dieu  la  lit  dans  mon  cœur;  vous  êtes  le 
premier  à  qui  je  l'ai  faite;  vous  êtes  le  feul  peut-être  à  qui  je  la 
ferai  jamais.  Tant  qu'il  refte  quelque  bonne  croyance  parmi  les 
hommes,  il  ne  faut  point  troubler  les  âmes  paifibles ,  ni  allarmer 
la  foi  des  fimples  par  des  difficultés  qu'ils  ne  peuvent  réfoudre  & 
qui  les  inquiettcnt  fans  les  éclairer.  Mais  quand  une  fois  tout  eft 
ébranlé,  on  doit  conferver  le  tronc  aux  dépens  des  branches.  J-.QS 
confciences,  agitées,  incertaines  ,  prefque  éteintes,  &  dans  l'état 
où  j'ai  vu  la  vôtre,  ont  befoin  d'être  affermies  &  réveillées,  & 
pour  les  rétablir  fur  la  bafe  des  vérités  éternelles,  il  faut  achever 
d'arracher  les  piliers  flottans,  auxquels  elles  penfent  tenir  encore. 

Vous  êtes  dans  l'âge  critique  où  l'efprit  s'ouvre  k  la  certitude, 
où  le  cœur  reçoit  fa  forme  &  fon  caraflère,  &  où  l'on  fe  déter- 
mine pour  toute  la  vie,  foit  en  bien,  foit  en  mal.  Plus  tard  la 
fubftance  eft  durcie,  &  les  nouvelles  empreintes  ne  marquent  plus. 
Jeune  homme  ,  recevez  dans  votre  ame  ,  encore  flexible,  le  cachet 
de  la  vérité.  Si  j'étois  plus  sûr  de  moi-même,  j'aurois  pris  avec 
vous  un  ton  dogmatique  &  décifif;  mais  je  fuis  homme,  igno- 
rant, fujet  à  l'erreur;  que  pouvois-je  faire?  Je  vous  ai  ouvert 
mon  cœur  fans  réferve  ;  ce  que  je  tiens  pour  sûr,  je  vous  l'ai 
donné  pour  tel;  je  vous  ai  donné  mes  doutes  pour  des  doutes, 
mes  opinions  pour  des  opinions  ;  je  vous  ai  dit  mes  raifons  de  dou- 
ter &  de  croire.  Maintenant  c'eft  \  vous  de  juger  :  vous  avez  pris 
du  temps  ;  cette  précaution  eft  fage,  &:  me  fait  bien  penfer  de 
vous.  Commencez  par  mettre  votre  confcience  en  état  de  vouloir 
être  éclairée.  Soyez  fincère  avec  vous-même.  Appropriez-vous  de 


78 


Traité 


mes  (èntimens  ce  qui  vous  aura  perfuadé ,  rejetiez  le  refte.  Vous 
n'êtes  pas  encore  affez  dépravé  par  le  vice,  pour  rifquer  de  mal 
choifîr.  Je  vous  propoferois  d'en  conférer  entre  nous;  mais  fi-tôt 
qu'on  difpute,  on  s'échauffe;  la  vanité,  l'obftination  s'en  mêlent, 
la  bonne  foi  n'y  eft  plus.  Mon  ami ,  ne  difputez  jamais  ;  car  on 
n'éclaire  par  la  difpute  ni  foi ,  ni  les  autres.  Pour  moi ,  ce  n'eft 
qu'après  bien  des  années  de  méditation  que  j'ai  pris  mon  parti  ;  je 
m'y  tiens,  ma  confcieiice  eft  tranquille ,  mon  cœur  eft  content. 
Si  je  voulois  recommencer  un  nouvel  examen  de  mes  fentimens  , 
je  n'y  porterois  pas  un  plus  pur  amour  de  la  vérité,  &  mon  efprit, 
déjà  moins  adif,  feroit  moins  en  état  de  la  connoître.  Je  refterai 
comme  je  fuis,  de  peur  qu'infenliblement  le  goût  de  la  contem- 
plation ,  devenant  une  paffion  oifeufe,  ne  m'attiédît  fur  l'exercice  de 
mes  devoirs,  &  de  peur  de  retomber  dans  mon  premier  pyrrho- 
nifme ,  fans  retrouver  la  force  d'en  fortir.  Plus  de  la  moitié  de  ma 
vie  eft  écoulée;  je  n'ai  plus  que  le  temps  qu'il  me  faut  pour  en 
mettre  à  profit  le  refte ,  &  pour  effacer  mes  erreurs  par  mes  vertus. 
Si  je  me  trompe ,  c'eft  malgré  moi.  Celui  qui  Ht  au  fond  de  mon 
cœur,  fait  bien  que  je  n'aime  pas  mon  aveuglement.  Dans  l'im- 
puifTance  de  m'en  tirer  par  mes  propres  lumières ,  le  feul  moyen 
qui  me  refte  pour  en  fortir,  eft  une  bonne  vie;  &  li  des  pierres 
mêmes  Dieu  peut  fufciter  des  enfans  à  Abraham  ,  tout  homme  a 
droit  d'efpérer  d'être  éclairé,  lorfqu'il  s'en  rend  digne. 

Si  mes  réflexions  vous  amènent  à  penfer  comme  je  penlè,  que 
mes  fentimens  foient  les  vôtres,  &  que  nous  ayons  la  même  pro- 
felîîon  de  foi,  voici  le  confeil  que  je  vous  donne.  N'expofez  plus 
votre  vie  aux  tentations  de  la  misère  &  du  défefpoir,  ne  la  traînez 
plus  avec  ignominie  \  la  merci  des  étrangers ,  &  cefTez  de  manger 
le  vil  pain  de  l'aumône.  Retournez  dans  votre  patrie,  reprenez  la 
religion  de  vos  pères ,  fuivez-Ia  dans  la  fincérité  de  votre  cœur , 
&  ne  la  quittez  plus  ;  elle  eft  très-fimple  &  très-fainte;  je  la  crois 
de  toutes  les  religions  qui  font  fur  la  terre,  celle  dont  la  morale 
eft  la  plus  pure  ,  &  dont  la  raifon  fe  contente  le  mieux.  Quant  aux 
frais  du  voyage,  n'en  foyez  point  en  peine,  on  y  pourvoira.  Ne 
craignez  pas,  non  plus,  la  mauvaife  home  d'un  retour  humiliant  j 


DE      vÉduCATIO 


N. 


il  faut  rougir  de  faire  une  faute,  &  non  de  la  réparer.  Vous  êtes 
encore  dans  l'âge  où  tout  fe  pardonne,  mais  où  .l'on  ne  pèche  plus 
impunément.  Quand  vous  voudrez  écouter  votre  confcience,  mille 
vains  obflacles  difparoîtront  à  fa  voix.  Vous  fentirez  que  ,  dans 
l'incertitude  où  nous  fommes,  c'eft  une  inexcufabie  préfomption 
de  profefTer  une  autre  religion  que  celle  où  l'on  eft  né,  &  une 
faulTeté  de  ne  pas  pratiquer  fincérement  celle  qu'on  protefTe.  Si 
l'on  s'égare,  on  s'ôte  une  grande  excufe  au  tribunal  du  fouverain 
Juge.  Ne  pardonnera- t-ii  pas  plutôt  l'erreur  où  l'on  fut  nourri, 
que  celle  qu'on  ofa  choilir  foi-méme  ? 

Mon  fils,  tenez  votre  ame  en  état  de  defirer  toujours  qu'il  y 
ait  un  Dieu,  &  vous  n'en  douterez  jamais.  Au  furplus,  quelque 
parti  que  vous  puidiez  prendre,  fongez  que  les  vrais  devoirs  de  la 
religion  font  indépendans  des  inftitutions  des  hommes  ;  qu'un 
cœur  jufte  eft  le  vrai  temple  de  la  Divinité  ;  qu'en  tout  pajs  & 
dans  toute  fefte ,  aimer  Dieu  par-defTus  tout,&  fon  prochain  com- 
me foi-méme,  eft  le  fommaire  de  la  loi;  qu'il  n'y  a  point  de  re- 
ligion qui  difpenfe  des  devoirs  de  la  morale;  qu'il  n'y  en  a  de 
vraiment  efTentiels  que  ceux  -  l!j  ;  que  le  culte  intérieur  eft  le 
premier  de  ces  devoirs,  &  que  fans  la  foi  nulle  véritable  vertu 
n'exifte. 

Fuyez  ceux  qui,  fous  prétexte  d'expliquer  la  nature,  fèment 
dans  les  cœurs  des  hommes  de  défolantes  doârines,&  dont  le 
fcepticifme  apparent  eft  cent  fois  plus  affirmatif  &  plus  dogmati- 
que que  le  ton  décidé  de  leurs  adverfaires.  Sous  le  hautain  pré- 
texte qu'eux  feuls  font  éclairés,  vrais,  de  bonne  foi,  ils  nous  fou-  n  ^^lytrr- 
mettent  impérieufement  à  leurs  décifions  tranchantes,  &  préten- 
dent nous  donner,  pour  les  vrais  principes  des  chofes  ,  les  inintel- 
ligibles fyftémes  qu'ils  ont  bâtis  dans  leur  imagination  Du  refte  , 
renverfant ,  détruifant ,  foulant  aux  pieds  tout  ce  que  les  hommes 
refpeflent,  ils  ôrent  aux  affligés  la  dernière  confolation  de  leur 
misère  ,  aux  puifTans  &  aux  riches  ,  le  (cul  frein  de  leurs  pafllons  ; 
ils  arrachent  du  fond  des  cœurs  le  remords  du  crime,  l'efpoir  de 
la  vertu,  &  fe  vantent  encore  d'être  \^%  bienfaiteurs  du  genre  hu- 


8o 


Traité 


T^C/t .' , 


•^       ^:. 


main.  Jamais,  difent-ils  ,  la  vérité  n'eft  nuifible  aux  hommes  : 
je  le  crois  comme  eux;  &  c'eft,  k  mon  avis,  une  grande  preuve 
que  ce  qu'ils  enfeignent,  n'eft  pas  la  vérité  (i8). 

Bon 


(i8)  Les  deux  partis  s'attaquent  ré- 
ciproquement par  tant  de  fophifmes, 
que  ce  feroit  une  entreprife  immenfe 
&  téméraire  de  vouloir  les  relever  tous  ; 
c'eft  déjà  beaucoup  d'en  noter  quel- 
ques-uns à  mefure  qu'ils  fe  préfentent. 
Un  des  plus  familiers  au  parti  philo- 
fophifte  efl:  d'oppofer  un  peuple  fuppo* 
fé  de  bons  philofophes  à  un  peuple  de 
mauvais  Chrétiens  ;  comme  fiun  peu- 
ple de  vrais  philofophes  étoit  plus  facile 
à  faire  qu'un  peuple  de  vrais  Chrétiens. 
Je  ne  fais  fi ,  parmi  les  individus ,  l'un  efl: 
plus  facile  à  trouver  que  l'autre  ;  mais  je 
fais  bien  que,  dès  qu'il  efl:  queftionde 
peuples,  il  en  faut  fuppofer  qui  abufe- 
ront  de  la  philofophie  fans  religion , 
comme  les  nôtres  abufent  de  la  religion 
fans  philofophie  ;  &  cela  me  paroît  chan- 
ger beaucoup  l'état  de  la  queftion. 
I  Balle  a  très  -  bien  prouvé  que  le  fa- 
natifme  efl  plus  pernicieux  que  l'a- 
théifme,  &celaeninconteftable;  mais 
ce  qu'il  n'a  eu  garde  de  dire ,  &  qui 
n'efl:  pas  moins  vrai  ,  c'eft  que  le  fa- 
natifme,  quoique  fanguinaire  &  cruel, 
eft  pourtant  une  paflion  grande  &  forte 
qui  élevé  le  cœur  de  l'homme,  qui  lui 
fait  mépriferla  mort,  qui  lui  donne  un 
reffort  prodigieux,  &  qu'il  ne  faut  que 
mieux  diriger  pour  en  tirer  les  plusfu- 
blimes  vertus  ;  au  lieu  que  l'irréligion , 
&  en  général  l'efprit  raironneur&  phi- 
lofophique  attache  à  la  vie  ,  efféminé, 
avilie  les  âmes,  concentre  toutes  les 
paflions  dans  la  baflfeire  de  l'intérôt 


particulier  ,  dans  l'abjeftion  du  moi 
humain ,  &  fappe  ainfi  à  petit  bruit  les 
vrais  fondemens  de  toute  fociété  ;  car 
ce  que  les  intérêts  particuliers  ont  de 
commun  eft  fi  peu  de  chofe,  qu'il  ne 
balancera  jamais  ce  qu'ils  ont  d'op- 
pofé. 

Si  l'athéifme  ne  fait  pas  verfer  le 
fang  des  hommes ,  c'eft  moins  par 
amour  pour  la  paix  que  par  indifféren- 
ce pour  le  bien;  comme  que  toutaille, 
peu  importe  au  prétendu  fage,  pourvu 
qu'il  refte  en  repos  dans  fon  cabinet. 
Ses  principes  ne  font  pas  tuer  les  hom- 
mes :  mais  ils  les  empêchent  de  naître 
en  détruifant  les  mœurs  <iui  les  multi- 
plient, en  les  détachant  de  leur  efpè- 
ce,  en  réduifant  toutes  leurs  affeftions 
à  un  fecret  égoïfme,  auflî  funefte  à  la 
population  qu'à  la  vertu.  L'indifférence 
philofophique  relTemble  àla  tranquillité 
de  l'état  fous  le  defpotifme  :  c'eft  la 
tranquillité  de  la  mort  ;  elle  eft  plus  def- 
truftive  que  la  guerre  même. 

Ainfi  le  fanatifme  ,  quoique  plus 
funefte  dans  les  effets  immédiats ,  que 
ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  l'efprit 
philofophique ,  l'eft  beaucoup  moins 
dans  fesconféquences.  D'ailleurs  il  eft 
aifé  d'étaler  de  belles  maximes  dans 
des  livres  :  mais  la  queftion  eft  de  fa- 
voir  fi  elles  tiennent  bien  à  la  doftrine  , 
fi  elles  découlent  néceffairement  ;  & 
c'eft  ce  qui  n'a  point  paru  clair  juf- 
qu'ici.  Refte  à  fnvoir  encore  fi  la  phi- 
lofophie à  fon  aife  &  fur  le  trône  corn* 


D  £      V  E  D  U  C'A   T  1  O  N. 


8i 


Bon  Jeune  homme,  foyez  fincère  &  vrai  fans  orgueil;  fâchez 
être  ignorant ,  vous  ne  tromperez  ni  vous  ,  ni  les  autres.  Si  jamais 
vos  talens  cultivés  vous  mettent  en  état  de  parler  aux  hommes,  ne 


nianderoit  bien  à  la  gloire  ,  à  l'inté- 
rêt, à  l'ambition,  aux  petites  pafïïons 
de  l'homme,  &  fi  elle  pratiqueroic  cette 
humanicd  fi  doiice  qu'elle  nous  vante 
la  plume  à  la  main. 
-  Par  les  principes,  la  j^iilorophie  ne 
peut  faire  aucun  bien ,  que  la  religion 
ne  le  falPe  encore  mieux  ;  &  la  religion 
en  fait  beaucoup,  que  la  philofophie 
ne  fauroit  faire. 

Par  la  pratique,  c'eft  autre  chofe; 
mais  encore  faut -il  examiner.  Nul 
homme  ne  fuit  de  tout  point  fa  religion 
quand  il  en  a  une;  cela  efl:  vrai  :  la 
plupart  n'en  ont  guères  &  ne  fuivent 
point  du  tout  celle  qu'ils  ont;  cela  efl 
encore  vrai  :  mais  enfin  quelques  uns 
en  ont  une,  la  fuivent  du  moins  en 
partie,  &  il  efl  indubitable  que  des 
motifs  de  religion  les  empêchent  fou- 
vent  de  mal  faire,  &  obtiennent  d'eux 
des  vertus ,  des  aftions  louables ,  qui 
n'auroient  point  eu  lieu  fans  ces  motifs. 

Qu'un  Moine  nie  un  dépôt  ;  que 
s'enfuit -il,  finon  qu'un  fotlelui  avoit 
confié  ?  Si  Pafcal  en  eût  nié  un  ,  cela 
prouveroit  que  Pafcal  étoit  un  hypo- 
crite, &  rien  de  plus.  Mais  un  Moi- 
ne !  Les  gens  qui  font  trafic  de 

la  religion  font-  ils  donc  ceux  qui  en 
onti'  Tous  les  crimes  qui  fe  fontdans 
le  Clergé,  comme  ailleurs  ne  prouvent 
point  que  la  religion  foit  inutile,  mais 
que  très -peu  de  gens  ont  de  la  reli- 
gion. 

Nos  gouvernemens  modernes  doi- 
Traitc  de  FEduc.  Tome  II. 


vent  inconteflablement  au  Chriflianif- 
me  leur  plus  folide  autorité ,  &  leur» 
révolutions  moins  fréquentes  ;  il  les  a 
rendu  eux-mêmes  moins  fanguinaires; 
cela  fe  prouve  par  le  fait  en  les  com- 
parant aux  gouvernemensanciens.  La 
religion  mieux  connue ,  écartant  le  fa- 
natifme,  a  donné  plus  de  douceur  aux 
mœurs  chrétiennes.    Ce^changement 
n'efi  point  l'ouvrage  des  lettres;  car 
par- tout  où  elles  ont  brillé  ,  l'huma- 
nité n'en  a  pas  été  plus  refpcclée;  les 
cruautés  des  Athéniens,   des  Egyp- 
tiens, des  Empereurs  de  Rome,  des 
Chinois  en  font  foi.  Que  d'œuvres  de 
miféricorde  font  l'ouvrage  de  l'Evan- 
gile! Que  de  rellitutions ,  de  répara- 
tions la  confefllon  ne  fait- elle  point 
faire  chez  les  Catholiques!  Chez  nous 
combien  les  approches  des  temps  de 
communion  n'operent-elles  point  de  ré- 
conciliations &  d'aumônes!  Combien 
le  jubilé  des  Hébreux  ne  rendoit-ilpas 
les  ufurpateurs  moins  avides  !  Que  de 
misères  ne  prévenoit-il  pas!  La  frater- 
nité légale  uiiiflbit  toute  la  na'.ion;ou 
ne  voyoit  pas  un  mendiant  chez  eux; 
on  n'en  voit  point  w^u  plus  chez  les 
Turcs,  où  les  fondations  pieufes  font 
innombrables.  Ils  font,  par  principe  de 
religion  ,  hofpitaliers  même  envers  les 
ennemis  de  leur  culte. 

„  Les  Mahométans  difent ,  félon 
„  Chardin ,  qu'après  l'examen  qui  fui- 
„  vra  la  réfurrcc'tion  univerfelle,  tous 
,,  les  corps  iront  pafler  un  pont  ap- 


82 


Traité 


leur  parlez  jamais  que  félon  votre  confcience  ,  fans  vous  embar- 
rafler  s'ils  vous  applaudiront.  L'abus  du  favoir  produit  l'incrédu- 
lité. Tout  favant  dédaigne  le  fenliment  vulgaire  ;  chacun  en  veut 
avoir  un  à  foi.  L'orgueilleufe  philofophie  mené  k  l'elprit  fort, 
comme  l'aveugie  dévotion  mené  au  fanatifme.  Évitez  ces  extrémi- 
tés •  reflez  toujours  ferme  dans  la  voie  de  la  vérité,  ou  de  ce  qui 


„  ])e]]é  Poul-Serrbo ,  qui  eft  jette  fur 
„  le  feu  éternel ,  pont  qu'on  peut  ap- 
„  peller,  di  eut  ils  ,  le  troifiéme  & 
„  dernier  examen  &  le  vrai  jugement 
„  final  ,  paice  que  c'eft  là  où  fe  fera 
„  la  réparation  des  bons  d'avec  les 

„  médians &c. 

„  Les  Perfans ,  C  pourfuit  Chardin ,) 

„  font  fort  infatués  de  ce  pont ,  & 

„  lorfque  qnelqu'un  foufl're  une  mjiire 

„  dont,  par  aucune  voie,  ni  dans  au- 

,  cun  temps  ,  i!  ne  peut  avoir  raifon , 

5,  fa  dernière  confolation  efl  de  dire  : 

E/j  !  bien ,  par  le  Dieu  vivant ,  tu 

me  le  payeras  au  double  au  dernier 

,,  jour;  tu  ne  pa feras  point  le  Poul- 

„  Serrbo,  que  tu  m  me  fatisfajf^s  aupa- 

raviint  :  je  m  attacherai  au  bord  de 

„  tavejîe  &'  me  jetterai  à  tes  jambes. 

l'ai  vu  beaucoup  de  genséminens, 

&  de  toutes  Ibrtes  de  profcfllons , 

',  qui,  appréhendant  qu  on  ne  criât 

j,  ainfi  haro  fur  eux  au  pallage  de  ce 

„  pont  redoutable,  ibliicitoient  ceux 

„  qui  fe  plaignoient  d'eux  de  leur  par- 

,,  donner  :  cela  ni'ell  arrivé  cent  fois 

„  ù  moi  même.  Des  gens  de  qualité 

„  qui  m  avûient  fait  faire ,  par  impor- 

tunité  ,  des  démarches  autrement 

que  je  n'eulfe  voulu,  m'abordoient 

,  au  bout  de  quelque  temps  ,  qu'ils 

„  penfoienl  que  le  chagrin  en  étoit 


,,  palfé,  &  me  difoient  :  ^e  te  prie , 
„  ba/'al  becon  antcbijra ,  c'tft-à  dire, 
„  rinds-moi'cette  aff'asre  licite  ou  jii/ïe. 
,  Quelques-uns  même  m'ont  fait  des 
préltns  &  rendu  des  fervices,  afin 
que  Je  leur  pardonnafle  en  déclarant 
que  je  le  faifois  de  bon  cœur;  de 
quoi  la  caufe  n'eft  autre  que  cette 
créance  qu'on  ne  paflera  point  le 
pont  de  l'Enfer  qu'on  n'ait  rendu 
le  dernier  quatrin  à  ceu.K  qu'on  a 
,,  oppreiTés.  r.  7.  in  12.  p.  50. 


5» 


Croirai  je  que  l'idée  de  ce  pont  qui 
répare  tant  d'iniquités  n'en  prévient 
jamais  ?  Que  fi  l'on  ôtoit  aux  Perfans 
cette  idée  .  en  leur  perfuadant  qu'il 
n'y  a  ni  Poul  Serrbo .  ni  rien  de  lem- 
blable,  où  les  opprimés  foient  vengés 
de  leurs  tyrans  après  la  mort ,  n'eft  il 
pas  clair  que  cela  meitroii  ceux-ci  fort 
à  leur  aife ,  &  les  délivreroit  du  foin 
d  appaidr  ces  malheureux.?  H  efl  donc 
faux  que  cette  dfftiine  ne  lût  pas  nui- 
fible;  elle  ne  feroit  donc  pas  la  vérité. 

Phi'ofophe,  tes  loix  morales  font 
fort  belles  :  mai.«  montre- m'en,  de 
grâce,  la  fauftion.  Celle  un  moment 
de  battre  la  campagne,  iV  dis- moi  net- 
tement ■  ce  que  tu  mets  à  la  place  du 
Foul-Serrbo. 


DE      L'  ÉDUCATION.  8g 

vous  paroîtra  l'être  dans  la  fimplicité  de  votre  cœur,  fans  jamais 
vous  en  détourner  par  vanité  ni  par  foiblefTe,  Ofez  confefTtr  Dieu 
chez  les  philofophes  ;  o(èz  prêcher  l'humanité  aux  intolérans.  Vous 
ièrez  feul  de  votre  parti,  peut-être;  mais  vous  porterez  en  vous- 
même  un  témoignage  qui  vous  dilpenfcira  de  ceux  des  hommes. 
Qu'ils  vous  aiment  ou  vous  hcudent ,  qu'ils  lifent  ou  raéprifènt  vos 
écrits,  il  n'importe.  Dites  ce  qui  eft  vrai,  faites  ce  qui  eft  bien; 
ce  qui  importe  à  l'homme  eft  de  remplir  fes  devoirs  fur  la  terre, 
&  c'eft  en  s'oubliant  qu'on  travaille  pour  foi.  Mon  enfant,  l'inté- 
rêt particulier  nous  trompe;  il  n'y  a  que  l'efpoir  du  jufte  qui  ne 
trompe  point. 


Lii 


84  Traité 

J  'Ai  tranfcrit  cet  écrit  ,  non  comme  une  règle  des  fentimen» 
qu'on  doit  fuivre  en  matière  de  religion ,  mais  comme  un  exem- 
ple de  la  manière  dont  on  peut  raifonner  avec  fon  élevé,  pour  ne 
point  s'écarter  de  la  méthode  que  j'ai  tâché  d'établir.  Tant  qu'on 
ne  donne  rien  k  l'autorité  des  hommes  ,  ni  aux  préjugés  du  pays 
où  l'on  eft  né,  les  feules  lumières  de  la  raifon  ne  peuvent,  dans 
l'inftitution  de  la  nature,  nous  mener  plus  loin  que  la  religion  na- 
turelle ,  &  c'eft  à  quoi  je  me  borne  avec  mon  Emile.  S'il  en  doit 
avoir  une  autre,  je  n'ai  plus  en  cela  le  droit  d'être  fon  guide  ;  c'ell 
à  lui  feul  de  la  choifîr. 

Nous  travaillons  de  concert  avec  la  nature,  &  tandis  qu'elle 
forme  l'homme  phyfique,  nous  tâchons  de  former  l'homme  mo- 
ral ;  mais  nos  progrès  ne  font  pas  les  mêmes.  Le  corps  eft  déjà 
robufte  &  fort,  que  l'ame  eft  encore  languiflante  &  foible;  &  quoi 
que  l'art  humain  puifte  faire,  le  tempérament  précède  toujours  la 
raifon.  C'eft  k  retenir  l'un  &  à  exciter  l'autre,  que  nous  avons 
jufqu'ici  donné  tous  nos  foins,  afin  que  l'homme  fût  toujours  un, 
le  plus  qu'il  étoit  poffible.  En  développant  le  naturel ,  nous  avons 
donné  le  change  à  fa  fenfibilité  naiffante  ;  nous  l'avons  réglée  en 
cultivant  la  raifon.  Les  objets  intelleftuels  modéroient  l'impreflîon 
des  objets  fenfibles.  En  remontant  au  principe  des  chofes ,  nous  l'a- 
vons louftrait  a  l'empire  desfens;  il  étoit  fimple  de  s'élever  de  l'é- 
tude de  la  nature  à  la  recherche  de  fon  Auteur. 

Quand  nous  en  fommes  venus  Ih,  quelles  nouvelles  prifes  nous 
nous  fommes  données  fur  notre  élevé!  que  de  nouveaux  moyens 
nous  avons  de  parler  à  fon  cœur!  C'eft  alors  feulement  qu'il  trouve 
fon  véritable  intérêt  k  être  bon  ,  h  faire  le  bien  loin  des  regards  des 
hommes  &  fans  y  être  forcé  par  les  loix  ,  à  être  jufte  entre  Dieu 
&  lui ,  k  remplir  fon  devoir,  même  aux  dépens  de  fa  vie,  &  k 
porter  dans  fbn  cœur  la  vertu  ,  non- feulement  pour  l'amour  de 
l'ordre  ,  auquel  chacun  préfère  toujours  l'amour  de  foi  ;  mais 
pour  l'an-iour  de  l'auteur  de  fon  être  ,  amour  qui  fe  confond 
avec  ce  même  amour  de  foi  ;  pour  jouir  enfin  du  bonheur  durable 
que  le  repos  d'une  bonne  confcience  ,  &  la  contemplation  de  cet 


DE      V  ÉDUCATION.  Z% 

Etre  fupréme  lui  promettent  dans  l'autre  vie ,  après  avoir  bien  ufé 
de  celle-ci.  Sortez  de-là,  je  ne  vois  plus  qu'injuftice,  hypocrifie 
&  menfonge  parmi  les  hommes;  l'intérêt  particulier  qui,  dans  la 
concurrence,  l'emporte  nécefTairement  fur  toutes  chofès,  apprend  à 
chacun  d'eux  à  parer  le  vice  du  mafque  de  la  vertu.  Que  tous  les 
autres  hommes  fafîènt  mon  bien  aux  dépens  du  leur  ,  que  tout  fe 
rapporte  à  moifeul,  que  tout  le  genre  humain  meure,  s'il  le  faut, 
dans  la  peine  &  dans  la  misère  pour  m'épargner  un  moment  de 
douleur  ou  de  faim;  tel  eft  le  langage  intérieur  de  tout  incrédule 
qui  raifonne.  Oui  ,  (  je  le  foutiendrai  toute  ma  vie,  )  quiconque 
a  dit  dans  fon  cœur,  il  n'y  a  point  de  Dieu,  &  parle  autrement, 
n'eft  qu'un  menteur,  ou  un  infenfé. 

Lecteur,  j'aurai  beau  faire,  je  fens  bien  que  vous  &  moi  ne 
verrons  jamais  mon  Emile  fous  les  mêmes  traits  ;  vous  vous  le  fi- 
gurerez toujours  femblable  à  vos  jeunes  gens;   toujours  étourdi, 
pétulant,  volage,  errant  de  fête  en  fête,  d'amufement  en  amufe- 
ment,  fans  jamais  pouvoir  fe  fixer  à  rien.  Vous  rirez  de  me  voir 
faire  un  contemplatif,  un  philofophe,  un  vrai  théologien  ,  d'un  jeune 
homme  ardent,  vif,  emporté,  fougueux  dans  l'âge  le  plus  bouil- 
lant de   la   vie.    Vous   direz  :  ce  rêveur  pourfuit  toujours  fa  chi- 
mère; en  nous  donnant  un  élevé  de  fa  façon,  il  ne  le  forme  pas 
feulement;  il  le  crée,  il  le  tire  de  fon  cerveau  ,  &  croyant  toujours 
fuivre  la  nature,  il  s'en  écarte  à  chaque  inftant.  Moi,  comparant 
mon  élevé  aux  vôtres  ,  je  trouve  2  peine  ce  qu'ils  peuvent  avoir  de 
commun.    Nourri   fi    différemment,   c'efl   prefque   un  miracle  s'il 
leur  refTemble  en  quelque   chofe.   Comme  il   a  pafTé  fon  enfance 
dans  toute  la  liberté  qu'ils  prennent  dans  leur  jeunefTe,  il  commence 
à  prendre  dans  (à  jeunefle  la  règle  à  laquelle  on  les  a  foumis  en- 
fans  ;  cette  règle  devient  leur  fléau,  ils  la  prennent  en  horreur,  ils 
n'y  voient  que  la  longue  tyrannie  des  maîtres,  ils  croient  ne  fortir 
de  l'enfance  qu'en  fecouant  toute  efpèce  de  joug  (  i  9  )  ;  ils  fe  dé- 

(19')  Il  n'y  a  perfonne  qui  voieren-  d'alToftaiion  que  ceux  où  l'indgalité 
fance  avec  tant  de  mdprisque  ceux  qui  n'eft  pas  grande,  &  où  chacun  craint 
en  fortent,  comme  il  n'y  a  pasde  pays  toujours  d'être  confondu  avec  fou  in- 
su les  rangs  l'oient  gardi^s  avec  plus  fdrieui. 


86  Traité 

dommagent  alors  de  la  longue  contrainte  où  l'on  les  a  tenus ,  com- 
me un  prifonnier  délivré  des  fers,  étend,  agite  &  fléchit  fes  mem- 
bres. 

Émue,  au  contraire,  s'honore  de  fe  faire  homme  &  de  s'afTu- 
jettir  au  joug  de  la  raifon  naifTante;  fon  corps  déjà  formé  n'a  plus 
befoin  des  mêmes  mouvemens ,  &  commence  h  s'arrêter  de  lui- 
même,  tandis  que  fon  efprit,  à  moitié  développé,  cherche  k  foa 
tour  à  prendre  l'efTor.  Ainfi  l'âge  de  raifon  n'eft  pour  les  uns  que 
l'âge  de  la  licence  ;  pour  l'autre  il  devient  l'âge  du  raifonnenieut. 

Voulez-vous  favoir  lefquels  d'eux  ou  de  "lui  font  mieux  en 
cela  dans  l'ordre  delà  nature?  Confidérez  les  différences  dans  ceux 
qui  «n  font  plus  ou  moins  éloignés  :  obfervez  les  jeunes  gens  chez 
les  villageois  ,  &  voyez  s'ils  font  auffi  pétulans  que  les  vôtres.  Du- 
rant Venfanct  des  Sauvages,  dit  le  Sr.   le  Beau,  on   les  voit  tou- 
jours actifs,  &  s'occupant  à  différens  jeux  qui  leur  agitent  le  corps  ; 
mais  à  peine  ont- ils  atteint  l'âge  de  Padolefcence,  qu'ils  deviennent 
tranquilles,  rêveurs  :  ils  ne  s'appliquent  plus  guères  qu'à  des  jeux 
féricux  ou  de  ha^rd  (?,o).  Emile  ayant   été  élevé   dans   toute   la 
liberté   des  jeunes  payfans  &  des  jeunes  fauvages  ,  doit  changer  & 
s'arrêter  comme  eux  en  grandiffant.   Toute  la  différence  efl  qu'au 
lieu  d'agir  uniquement  pour  jouer  ou  pour  fe  nourrir,  il  a,  dans  fes 
travaux  &  dans  fes  jeux ,  appris  h  penfer.  Parvenu  donc  à  ce  terme 
par  cette  route,  il  fe  trouve  tout  difpofé,  pour  celle  où  je  l'intro- 
duis; les  fujets  de  réflexions    que  je  lui  préfente  ,  irritent  fa  cu- 
riofité,  parce  qu'ils  font  beaux    par  eux-mêmes,  qu'ils  font   tout 
nouveaux  pour  lui,  &  qu'il  eft  en  état  de  les  comprendre.  Au  con- 
traire, ennuyés,  excédés  de  vos  fades  leçons,  de  vos  longues  mo- 
rales, de  vos  éternels  catéchifmes,  comment  vos  jeunes  gens  ne  (e 
refuferoient-ils  pas  à  l'application  d'efprit  qu'on  leur  a  rendu  trifle, 
aux  lourds  préceptes  dont  on  n'a  ceffé  de  les  accabler ,  aux  médi- 
tations fur  l'auteur  de  leur  être,  dont  on  a  fait  l'ennemi   de  leurs 
plaifirs?  Ils   n'ont  conçu  pour  tout  cela  qu'averfion  ,   dégoût;  la 
contrainte  les  en  a  rebutés  :  le  moyen  déformais  qu'Us  s'y   livrent 

Cio)  Aventure  du  Sieur  C.  le  Beau,  Avocat  en  Parlement.  T.  II.  p.  70, 


DE    r  ÉDUCATION.  ty 

quand  ils  commencent  à  difpofer  d'eux?  Il  leur  faut  du  nouveau 
pour  leur  plaire,  il  ne  leur  faut  plus  rien  de  ce  qu'on  dit  aux  en- 
fans.  C'eft  la  même  chofe  pour  mon  élevé  ;  quand  il  devient  hom- 
me, je  lui  parlecomme  ï  un  homme,  &  ne  lui  dis  que  des  cho- 
fes  nouvelles  ;  c'eft  précifément  parce  qu'elles  ennuyeut  les  autres, 
qu'il  doit  les  trouver  de  fon  goût. 

Voila  comment  je  lui  ftis  doublement  gagner  du  temps,  en 
retardant,  au  profit  de  la  raifon  ,  le  progrés  de  la  nature;  mais  ai- 
je  en  effet  retardé  ce  progrès?  Non  ;  je  n'ai  fait  qu'empêcher  l'i- 
magination de  l'accélérer;  j'ai  balancé  par  des  leçons  d'une  autre 
efpece  ,  les  leçons  précoces  que  le  jeune  homme  reçoit  d'ailleurs. 
Tandis  que  le  torrent  de  nos  inftitutions  l'entraîne;  l'attirer  en  fens 
contraire  par  d'autres  inftitutions,  ce  n'eft  pas  l'ôter  de  fa  place, 
c'eft  l'y  maintenir. 

Le  vrai  moment  de  la  nature  arrive  enfin  ;  il  faut  qu'il  arrive. 
Puifqu'il  faut  que  l'homme  meurt,  il  faut  qu'il  fe  reproduife  ,  afin 
que  l'efpèce  dure,  ik  que  l'ordre  du  monde  foit  confervé.  Quand 
par  les  figues  dont  j'ai  parlé,  vous  preftèntirez  le  moment  critique, 
^  l'inft.^.nt  quittez  avec  lui  pour  jamais  votre  ancien  ton.  C'eft  vo- 
tre difciple  encore,  mais  ce  n'eft  plus  votre  élevé.  C'eft  votre  ami, 
c'eft  un  homme;  traitez- le  déformais  comme  tel. 

Quoi!  faut-il  abdiquer  mon  autorité,  lorfqu'elle  m'eft  le  plus 
nécclTaire?  Faut-il  abandonner  l'adulte  à  lui-même,  au  moment 
qu'il  fait  le  moins  fe  conduire,  &  qu'il  fait  les  plus  grands  écarts? 
Faut-il  renoncer  à  mes  droits,  quand  il  lui  importe  le  plus  que 
j'en  ufe?  Vos  dro'ts!  Qui  vous  dit  d'y  renoncer?  Ce  n'eft  qu'à 
préfent  qu*ils  commencent  pour  lui.  Jufqu'ici  vous  n'en  obteniez 
rien  que  par  force  ou  par  rufe  ;  l'autorité,  la  loi  du  devo'r  Ufi 
ëtoient  inconnues  ;  il  fallolt  le  contraindre  ou  le  tromper  pour  vous 
faire  obéir.  Mais  voyez  de  combien  de  nouvelles  chaînes  vous 
avez  environné  fon  cœur.  La  raifon  ,  l'amitié  ,  la  reconnoiffanvC 
milles  afTcâions  lui  p.irlent  d'un  ton  qu'il  ne  peut  méconnoitre. 
Le  vice  ne  l'a  point  encore  rendu  fourd  h  leur  voix.  \l  u\{\  Itn- 
fibie  tiicoie  qu'aux  pafTions  de  la  nature.  La  première  de  toutes  ^ 


tB  Traité 

qui  eft  l'amour  de  foi,  le  livre  à  vous  ;  l'habitude  vous  le  livre 
encore.  Si  le  tranfport  d'un  moment  vous  l'arrache,  le  regret  vous 
le  ramène  à  l'inftant  ;  le  fentiment  qui  l'attache  k  vous,  eft  le  feul 
permanent;  tous  les  autres  paffent  &  s'effacent  mutuellement.  Ne 
le  laiflez  point  corrompre ,  il  fera  toujours  docile  ;  il  ne  commence 
d'être  rebelle  que  quand  il  eft  déjà  perverti. 

J'avoue  bien  que,  fi,  heurtant  de  front  fes  defirs  naiflans,  vous 
alliez  fottement  traiter  de  crimes  les  nouveaux  befoins  qui  fe  font 
fentir  à  lui,  vous  ne  feriez  pas  long-temps  écouté;  mais  fî-tôt  que 
vous  quitterez  ma  méthode  ,  je  ne  vous  réponds  plus  de  rien.  Son- 
gez toujours  que  vous  êtes  le  miniftre  de  la  nature;  vous  n'en  ferez 
jamais  l'ennemi. 

Mais  quel  parti  prendre  î  On  ne  s'attend  ici  qu'à  l'alternative 
de  favorifer  fes  penchans,  ou  de  les  combattre;  d'être  fon  tyran  , 
ou  fon  complaifant  :  &  tous  deux  ont  de  fi  dangereufes  confé- 
quences ,  qu  'il  n'y  a  que  trop  à  balancer  fur  le  choix. 

Le  premier  moyen  qui  s'offre  pour  réfoudre  cette  difficulté  , 
eft  de  le  marier  bien  vite  ;  c'eft  inconteftablement  l'expédient  le 
plus  sûr  &  le  plus  naturel.  Je  doute  pourtant  que  ce  foit  le  meil- 
leur ,  ni  le  plus  utile  ;  je  dirai  ci-après  mes  raifons  :  en  attendant 
je  conviens  qu'il  faut  marier  les  jeunes  gens  k  l'âge  nubile  ;  mais 
cet  âge  vient  pour  eux  avant  le  temps  ;  c'eft  nous  qui  l'avons  ren- 
du précoce;  on  doit  le  prolonger  jufqu'k  la  maturité. 

S'il  ne  falloit  qu'écouter  les  penchans  &  fuivre  les  indications," 
cela  feroit  bientôt  fait;  mais  il  y  a  tant  de  contradiâions  entre  les 
droits  de  la  nature,  &  nos  loix  fociales,  que,  pour  les  concilier, 
il  faut  gauchir  &  tergiverfer  fans  cefle  :  il  faut  employer  beaucoup 
d'art  pour  empêcher  l'homme  focial  d'être  tout-k-fait  artificiel. 

Sur  les  raifons  ci-devant  expofées,  j'eftime  que,  par  les  moyens 
que  j'ai  donnés ,  &  d'autres  femblables  ,  on  peut  au  moins  étendre  , 
jufqu'k  vingt  ans  ,  l'ignorance  des  defirs  &  la  pureté  des  fens;  cela 
eft  fi  vrai  que,  chez  les  Gc;rmains ,  un  jeune  homme  qui  perdoit 
là  virginité  avant  cet  âge ,  en  reftoit  diffamé  ;  &  les  auteurs  attri- 
buent , 


DE     V  Éducation.  89 

buent  ,  avec  raifon,  à  la  continence  de  ces  peuples  durant  leur  jeu- 
neffe  ,  la  vigueur  de  leur  conilitution  &  la  multitude  de  leurs 
enfans. 

On  peut  même  beaucoup  prolonger  cette  époque ,  &  il  y  a  peu 
de  fiècles  que  rien  n'étoit  plus  commun  dans  la  France  même. 
Entre  autres  exemples  connus  ,  le  père  de  Montagne  ,  homme  non 
moins  fcrupuleux  &  vrai  que  fort  &  bien  conftitué,  juroit  s'être 
marié  vierge  k  trente-  trois  ans ,  après  avoir  fervi  long-  temps  dans 
les  guerres  d'Italie;  &  l'on  peut  voir  dans  les  écrits  du  fils,  quelle 
vigueur  &  quelle  gaité  confcrvoit  le  père  k  plus  de  foixante  ans. 
Certainement  l'opinion  contraire  tient  plus  k  nos  mœurs  &  k  nos 
préjugés  ,  qu'à  la  connoilTance  de  l'efpèce  en  général. 

Je  puis  donc  laifTer  k  part  l'exemple  de  notre  jeunefTe,  Il  ne 
prouve  rien  pour  qui  n'a  pas  été  élevé  comme  elle.  Confidérant 
que  la  nature  n'a  point  Ik-defTus  de  terme  fixe  qu'on  ne  puifTe 
avancer  ou  retarder,  je  crois  pouvoir,  fans  fortir  de  fa  loi  ,  fuppo- 
fèr  Emile  refté  jufques-là  par  mes  foins  dans  là  primitive  innocen- 
ce ,  &  je  vois  cette  heureufe  époque  prête  k  finir.  Entouré  de  pé- 
rils toujours  croifTans,  il  va  m'échapper,  quoi  que  je  fade.  A  la 
première  occafion  (  &  cette  occafion  ne  tardera  pas  k  naître  ,  )  il  va 
fuivre  l'aveugle  inftind  des  fens  ;  il  y  a  mille  k  parier  contre  ua 
qu'il  va  fe  perdre.  J'ai  trop  réfléchi  fur  les  mœurs  des  hommes , 
pour  ne  pas  voir  l'influence  invincible  de  ce  premier  moment  fur 
Je  refte  de  là  vie.  Si  je  diffimule  &  feins  de  ne  rien  voir  ,  il  fe 
prévaut  de  ma  foiblefTe  ;  croyant  me  tromper,  il  me  m-^prife  ,  & 
je  fuis  le  complice  de  fa  perte.  Si  j'efTaie  de  le  ramener,  il  n'eft 
plus  temps  ,  il  ne  m'écoute  plus;  je  lui  deviens  incommode, 
odieux,  infupportable;  il  ne  tardera  guères  k  fe  d(?barr3^er  de  moi. 
Je  n'ai  donc  plus  qu'un  parti  raifonnable  k  prendre,  cVft  de  le 
rendre  comptable  de  fes  aâions  k  lui-même,  de  le  garantir  au  moins 
des  furprifes  de  l'erreur,  &  de  lui  montrer  k  découvert  les  périls 
dont  il  eft  environné.  Jufqu'ici  je  l'arrctois  par  fon  ignorance;  c'eft 
maintenant  par  fes  lumières  qu'il  faut  l'arrêter. 

Ces  nouvelles  inftruflions  font  importantes,  &   il  convient  de 
Traité  de  tÈduc.  Tome  IL  M 


90 


Traité 


reprendre  les  chofes  de  plus  haut.  Voici  l'infîant  de  lui  rendre, 
pour  ainfi  dire,  mes  comptes;  de  lui  montrer  l'emploi  de  fon  temps 
&  du  mien  ;  de  lui  déclarer  ce  qu'il  eft  &  ce  que  je  fuis ,  ce  que 
j'ai  fait,  ce  qu'il  a  fait,  ce  que  nous  devons  l'un  k  l'autre,  toutes 
fes  relations  morales,  tous  les  engagemens  qu'il  a  contradés,  tous 
ceux  qu'on  a  contraftés  avec  lui,  à  quel  point  il  eft  parvenu  dans 
le  progrès  de  fes  facultés,  quel  chemin  lui  refte  k  faire,  les  diffi- 
cultés qu'il  y  trouvera,  les  moyens  de  franchir  ces  difficultés,  en 
quoi  je  lui  puis  aider  encore ,  en  quoi  lui  feul  peut  déformais  s'ai- 
der, enfin  le  point  critique  où  il  fe  trouve,  les  nouveaux  périls 
qui  l'environnent,  &  toutes  les  folides  raifons  qui  doivent  l'enga- 
ger à  veiller  attentivement  fur  lui-même  avant  d'écouter  fes  defirs 
nailîans. 

Songez  que,  pour  conduire  un  adulte,  il  faut  prendre  le  con- 
tre-pied de  tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  conduire  un  enfant. 
Ne  balancez  point  à  l'inflruire  de  ces  dangereux  myftères  que  vous 
lui  avez  cachés  fi  long-temps  avec  tant  de  foin,  Puifqu'il  faut  en- 
fin qu'il  les  fâche,  il  importe  qu'il  ne  les  apprenne ,  ni  d'un  autre, 
ni  de  lui-même,  mais  de  vous  feul  :  puifque  le  voilà  déformais 
forcé  de  combattre,  il  faut,  de  peur  de  furprife,  qu'il  connoifTe 
fon  ennemi. 

Jamais  les  jeunes  gens  qu'on  trouve  favans  fur  ces  matières  ,  fans 
favoir  comment  ils  le  font  devenus  ,  ne  le  font  devenus  impunément. 
Cette  indifcrette  inftruélion  ne  pouvant  avoir  un  objet  honnête, 
fouille  au  moins  l'imagination  de  ceux  qui  la  reçoivent ,  oc  les  difpofe 
aux  vàces  de  ceux  qui  la  donnent.  Ce  n'eft  pas  tout  ;  des  domeftiques 
s'infinuent  ainlî  dans  i'elprit  d'un  enfant ,  gagnent  fa  confiance  ,  lui 
font  envifager  fon  gouverneur  comme  un  perfonnage  trifte  &  fâ- 
cheux ,  &  l'un  des  fujets  favoris  de  leurs  fecrets  colloques,  eft  de 
médire  de  lui.  Quand  l'élevé  en  eft  là,  le  maître  peut  fe  retirer, 
il  n'a  plus  rien  de  bon  à  faire. 

Mais  pourquoi  Tenfant  fe  choifit-il  des  confidens  particuliers? 
Toujours  par  la  tyrannie  de  ceux  qui  le  gouvernent.  Pourquoi  fe 
cacheroit-il  d'eux,  s'il  n'étoit  forcé  de  s'en  cacher  î  Pourquoi   s'en 


DE      L'  E  D   U  C  A    T  I  O  N. 


91 


plaindroit-il,  s'il  n'avoit  nul  fujet  de  s'en  plaindre  ?  Naturellement 
ils  font  fes  premiers  confidens  ;  on  voit  à  l'empreiïèment  avec  le- 
quel il  vient  leur  dire  ce  qu'il  penfe ,  qu'il  croit  ne  l'avoir  penfé 
qu'à  moitié,  jufqu'k  ce  qu'il  le  leur  ait  dit.  Comptez  que,  fî  l'en- 
fant ne  craint  de  votre  part,  ni  fermon  ,  ni  réprimande  il  vous 
dira  toujours  tout ,  &  qu'on  n'ofera  lui  rien  confier  qu'il  vous  doive 
taire,  quand  on  fera  bien  sûr  qu'il  ne  vous  taira  rien. 

Ce  qui  me  fait  le  plus  compter  fur  ma  méthode ,  c'efl  qu'en 
fuivant  fes  effets  le  plus  exaftement  qu'il  m'eft  poflible ,  je  ne  vois 
pas  une  fituation  dans  la  vie  de  mon  élevé  qui  ne  me  laiffe  de  lui 
quelque  image  agréable.  Au  moment  même  où  les  fureurs  du  tem- 
pérament l'entraînent,  &  où,  révolté  contre  la  main  qui  l'arrête 
il  fe  débat  &  commence  h  m'échapper;  dans  fes  agitations,  dans 
fes  emportemens  ,  je  retrouve  encore  fà  première  fîmplicité  ;  fon 
cœur  aufTi  pur  que  fon  corps  ne  connoit  pas  plus  le  déguifement 
que  le  vice;  les  reproches  ni  le  mépris  ne  l'ont  point  rendu  lâ- 
che; jamais  la  vile  crainte  ne  lui  apprit  à  fè  déguifer  :  il  a  toute 
l'indifcrétion  de  l'innocence,  il  eft  naïf  fans  fcrupule  ,  il  ne  fait 
encore  à  quoi  fert  de  tromper.  Il  ne  fe  paflè  pas  un  mouvement 
dans  fon  ame,  que  fa  bouche  ou  fes  yeux  ne  le  difent;  &  fouvent 
les  fentimens  qu'il  éprouve  me  font  connus  plutôt  qu'à  lui. 

Tant  qu'il  continue  de  m'ouvrir  ainfi  librement  fon  ame  &; 
de  me  dire  avec  plaifir  ce  qu'il  fent,  je  n'ai  rien  à  craindre;  mais 
s'il  devient  plus  timide  ,  plus  réfervé  ;  que  j'apperçoive  dans  fes 
entretiens  le  premier  embarras  de  la  honte,  d^ja  l'inftincl  fe  déve- 
loppe ,  il  n'y  a  plus  un  moment  à  perdre;  &  fi  je  ne  me  hâte  de 
l'inflruire  ,  il  fera  bien-tôt  inflruit  malgré  moi. 

Plus  d'un  lefleur,  même  en  adoptant  mes  idées,  penfera  qu'il 
ne  s'agit  ici  que  d'une  converfation  prife  au  hazard  ,  &  que  tout  efl 
fait.  Oh!  que  ce  n'eft  pas  ainfl  que  le  cœur  humain  fe  gouverne! 
ce  qu'on  dit  ne  fîgnifie  rien,  fi  l'on  n'a  préparé  le  moment  de  le 
dire.  Avant  de  femer,  il  faut  labourer  la  terre  :  lî  femence  de  la 
vertu  levé  difficilement  ;  il  faut  de  longs  apprêts  pour  lui  faire 
prendre  racine.  Une  des    chofes   qui  rendent  les   prédications  le 

M  ij 


92  Traité 

plus  inutiles ,  eft  qu'on  les  fait  différemment  k  tout  le  monde  fans 
difcernement  &  fans  choix.  Comment  peut-on  penfer  que  le  mê- 
me fermon  convienne  à  tant  d'auditeurs  fi  diverfement  difpofés,' 
û  différens  d'efprits,  d'humeurs,  d'âge,  de  fexe,  d'états  &  d'opi- 
nions? Il  n'y  en  a  peut-être  pas  deux  auxquels  ce  qu'on  dit  k  tous," 
puifle  être  convenable  ;  &  toutes  nos  affedions  ont  fi  peu  de  conf- 
iance ,  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  deux  momens ,  dans  la  vie  de  cha- 
que homme  ,  où  le  même  difcours  fît  fur  lui  la  même  impreflîon. 
Jugez  11,  quand  les  fens  enflammés  aliènent  l'entendement  &  ty- 
rannifent  la  volonté  ,  c'eft  le  temps  d'écouter  les  graves  leçons  de 
la  fageffe.  Ne  parlez  donc  jamais  raifon  aux  jeunes  gens ,  même  en 
âge  de  raifon,  que  vous  ne  les  ayez  premièrement  mis  en  état  de 
l'entendre.  La  plupart  des  difcours  perdus  le  font  bien  plus  par 
la  faute  des  maîtres  que  par  celle  des  difciples.  Le  pédant  &  l'inC- 
tituteur  difent  à-peu-près  les  mêmes  chofes;  mais  le  premier  les 
dit  à  tout  propos  ;  le  fécond  ne  les  dit  que  quand  il  eu.  sur  de  leur 
effet. 

Comme  un  fomnambule,  errant  durant  fon  fommeil ,  marche 
en  dormant  fur  les  bords  d'un  précipice  ,  dans  lequel  il  tomberoit 
s'il  étoit  éveillé  tout-à-coup;  ainfi  mon  Emile,  dans  le  fommeil 
de  l'ignorance,  échappe  à  des  périls  qu'il  n'apperçoit  point  :  fi  je 
l'éveille  en  furfaut,  il  eft  perdu.  Tâchons  premièrement  de  l'éloi- 
gner du  précipice  ,  &  puis  nous  l'éveillerons  pour  le  lui  montrer 
de  plus  loin. 

La  leflure,  la  folitude,  l'oifiveté ,  la  vie  molle  &  fédentaire; 
le  commerce  des  femmes  &  des  jeunes  gtns  ;  voilà  les  fentiers 
dangereux  à  frayer  à  fon  âge,  &  qui  le  tiennent  fans  ceflè  à  côté 
du  péril.  C'eft  par  d'autres  objets  fenfibles  que  je  donne  le  change 
à  fes  fens;  c'eft  en  traçant  un  autre  cours  aux  efprits,  que  je  les 
détourne  de  celui  qu'ils  commençoient  à  prendre  ;  c'eft  en  exer- 
çant fon  corps  à  des  travaux  pénibles,  que  j'arrête  l'aftivité  de  l'i- 
magination qui  l'entraîne.  Quand  les  bras  travaillent  beaucoup,  l'i- 
magination fe  repofe;  quand  le  corps  eft  bien  las,  le  cœur  ne  s'é- 
chauffe point.  La  précaution  la  plus  prompte  &  la  plus  facile,  eft 
de  l'arracher  au  danger  local.  Je  l'emmeoe  d'abord  hors  des  villes. 


Tojne   TV. 


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U.13  v-îolpnl  c-xcrcicc  clonlTc  les  scimliMiieiiis  lendres. 


DE    v  Éducation,  93 

loin  des  objets  capables  de  le  tenter.  Mais  ce  n'eft  pas  afTez  ;  dans 
quel  défert,  dans  quel  fauvage  afyle  échappera- 1- il  aux  images  qui 
le  pourfuivent  ?  Ce  n'eft  rien  d'éloigner  les  objets  dangereux  ,  fî 
je  n'en  éloigne  aufïï  le  fouvenir,  fi  je  ne  trouve  l'art  de  le  déta- 
cher de  tout,  fi  je  ne  le  diftrais  de  lui-même;  autant  valoit  le 
laifTer  où  il  étoit, 

Emile  fait  un  métier,  mais  ce  métier  n'eft  pas  ici  notre  ref- 
fource;  il  aime  &;  entend  l'agriculture,  mais  l'agriculture  ne  nous 
fuffit  pas;  les  occupations  qu'il  connoit,  deviennent  une  routine; 
en  s'y  livrant  il  eft  comme  ne  faifant  rien  ;  il  penfe  à  toute  autre 
chofe,  la  tête  &  les  bras  agifTent  féparément.  Il  lui  faut  une  oc- 
cupation nouvelle  qui  l'intérefTe  par  fa  nouveauté ,  qui  le  tienne 
en  haleine,  qui  lui  plaife,  qui  l'applique,  qui  l'exerce;  une  oc- 
cupation dont  il  fe  pafTionne,  &  à  laquelle  il  foit  tout  entier.  Or  , 
la  feule  qui  me  paroît  réunir  toutes  ces  conditions  ,  eft  la  chaflè. 
Si  la  chafle  eft  jamais  un  plaifir  innocent,  fi  jamais  elle  eft  conve- 
nable \  l'homme ,  c'eft  à  préfent  qu'il  y  faut  avoir  recours.  Emile 
a  tout  ce  qu'il  faut  pour  y  réufîir;  il  eft  robufte  ,  adroit  ,  patient, 
infatigable.  Infailliblement  il  prendra  du  goût  pour  est  exercice  ; 
il  y  mettra  toute  l'ardeur  de  fon  âge;  il  y  perdra,  du  moins  pour 
un  temps,  les  dangereux  penchans  qui  naiffent  dans  la  molle/Te. 
La  chafTe  endurcit  le  cœur  aufli-bien  que  le  corps;  elle  accoutume 
au  fang,  à  la  cruauté.  On  a  fait  Diane  ennemie  de  l'amour,  & 
l'allégorie  eft  très-jufte  :  les  langueurs  de  l'amour  ne  naiffent  que 
dans  un  doux  repos;  un  violent  exercice  étouffe  les  fentimens  ten- 
dres. Dans  les  bois,  dans  les  lieux  champêtres,  l'amant,  le  chaf- 
feur  font  fi  diverfement  affeflés  ,  que  fur  les  mêmes  objets  ils  por- 
tent des  images  toutes  différentes.  Les  ombrages  frais  ,  les  boca- 
ges, les  doux  afyles  du  premier  ,  ne  font  pour  l'autre  que  des  vian- 
dis,  des  forts,  des  remifes  :  où  l'un  n'entend  que  rolîîgnols,  que 
ramages  ,  l'autre  le  figure  les  cors  &  les  cris  des  chiens  :  l'un  n'i- 
magine que  Dryades  &  Nymphes,  l'autre  que  piqueurs  ,  meute 
&  chevaux.  Promenez-vous  en  campagne  avec  ces  deux  fortes  d'hom- 
mes ;  \  la  différence  de  leur  langage ,  vous  connoîtrez  bien-tôt 
que  la  terre  n'a  pas  pour  eux  un  afpeâ  fcmblable  ,  &  que  le  tour 
de  leurs  idées  eft  auftl  divers  que  le  choi.x  de  leurs  plaifirs. 


94  Traité 

Je  comprends  comment  ces  goûts  fe  réunifTent ,  &  comment  on 
trouve  enfin  du  temps  pour  tout.  Mais  les  partions  de  la  jeunefle 
ne  fe  partagent  pas  ainfi  :  donnez-lui  une  feule  occupation  qu'elle 
aime,  &  tout  le  relie  fera  bientôt  oublié.  La  variété  des  defirs 
vient  de  celle  des  connoiflances  ,  &  les  premiers  plaifirs  qu'on  con- 
noît  font  long  temps  les  feuls  qu'on  recherche.  Je  ne  veux  pas  que 
toute  la  jeuneffe  d'Emile  fe  pafle  à  tuer  des  bêtes,  &  je  ne  pré- 
tends pas  même  jufîifier  en  tout  cette  féroce  pafllon  ;  il  me  fuffit 
qu'elle  ferve  aflez  à  fufpendre  une  pafTion  plus  dangereufe  pour  me 
faire  écouter  de  fang-froid  parlant  d'elle ,  &  me  donner  le  temps  de 
la  peindre  fans  l'exciter. 

Il  eft  des  époques  dans  la  vie  humaine  ,  qui  font  faites  pour 
n'être  jamais  oubliées.  Telle  eft,  pour  Emile,  celle  de  l'inftruc- 
tion  dont  je  parle  ;  elle  doit  influer  fur  le  refte  de  fes  jours.  Tâ- 
chons donc  de  la  graver  dans  fa  mémoire,  en  forte  qu'elle  ne  s'en 
efface  point.  Une  des  erreurs  de  notre  âge,  eft  d'employer  la  raifon 
trop  nue,  comme  fi  les  hommes  n'étoient  qu'efprit.  En  négligeant 
la  langue  des  lignes  qui  parlent  à  l'imagination,  l'on  a  perdu  le  plus 
énergique  des  langages.  L'impreflion  de  la  parole  eft  toujours  foi- 
ble,  &  l'on  parle  au  cœur  par  les  yeux  bien  mieux  que  par  les 
oreilles.  En  voulant  tout  donner  au  raifonnement,  nous  avons  ré- 
duit en  mots  nos  préceptes  ,  nous  n'avons  rien  mis  dans  les  ac- 
tions. La  feule  raifon  n'eft  point  aftive  ;  elle  retient  quelquefois, 
rarement  elle  excite,  &  jamais  elle  n'a  rien  fait  de  grand.  Toujours 
raifonner  eft  la  manie  des  petits  efprits.  Les  âmes  fortes  ont  bien 
un  autre  langage  ;  c'eft  par  ce  langage  qu'on  perfuade  &  qu'on  fait 

agir- 

J'observe  que,  dans  les  fiècles  modernes,  les  hommes  n'ont 
plus  de  prife  les  uns  fur  les  autres  que  par  la  force  &:  par  l'intérêt; 
au  lieu  que  les  anciens  agifToient  beaucoup  plus  par  la  perfuafion  , 
par  les  affedions  de  l'ame ,  parce  qu'ils  ne  négligeoient  pas  la  lan- 
gue des  fignes.  Toutes  les  conventions  fe  paflbient  avec  folemnité 
pour  les  rendre  plus  inviolables  :  avant  que  la  force  fût  établie,  les 
Dieux  étoient  les  Magiftrats  du  genre  humain  ;  c'eft  par-devant  eux 
que  les  particuliers  faifoient  leurs  traités,  leurs  alliances,  pronon- 


DE    L' Éducation.  pj 

çoient  leurs  promefles;  la  face  de  la  terre  dtoit  le  livre  où  s'en  con- 
(ervoient  les  archives.  Des  rochers,  des  arbres,  des  monceaux  de 
pierres  confacrés  par  ces  afles ,  &  rendus  refpeflables  aux  hommes 
barbares,  dtoient  les  feuillets  de  ce  livre,  ouvert  fans  ceHe  k  tous 
les  yeux.  Le  puits  du  ferment ,  le  puits  du  vivant  &  voyant ,  le  vieux 
chêne  de  Mambré  ,  le  monceau  du  témoin  ;  voilà  quels  étoient 
les  monumens  groflîers ,  mais  auguftes,  de  la  fainteté  des  contrats; 
nul  n'eût  ofé  d'une  main  facrilège  attenter  à  ces  monumens  ;  &  la 
foi  des  hommes  étoit  plus  alfurée  par  la  garantie  de  ces  témoins 
muets,  qu'elle  ne  l'efl  aujourd'hui  p.ir  toute  la  vaine  rigueur  des 
loix. 

Dans  le  gouvernement,  l'augufte  appareil  de  la  pu ifTance royale 
en  iinpofoit  aux  fujets.  Des  marques  de  dignités,  un  trône,  un 
fceptre,  une  robe  de  pourpre,  une  couronne,  un  bandeau,  étoient 
pour  eux  des  chofes  facrées.  Ces  fîgnes  refpedés  leur  rendoient  vé- 
nérable l'homme  qu'ils  en  voyoient  orné;  fans  foldats,  fans  me- 
naces, fî-tôt  qu'il  parloit,  il  étoit  obéi.  Maintenant  qu'on  affecfle 
d'abolir  ces  fîgnes  (  21  ),  qu'arrive-  t-il  de  ce  mépris?  Que  la 
majefté  royale  s'efface  de  tous  les  cœurs  ,  que  les  Rois  ne  fe  font 
plus  obéir  qu'à  force  de  troupes  ,  &  que  le  refped  des  fujets  n'eft 
que  dans  la  crainte  du  châtiment.  Les  Rois  n'ont  plus  la  peine  de 
porter  leur  diadème  ,  ni  les  Grands  les  marques  de  leurs  dignités  ; 
mais  il  faut  avoir  cent  mille  bras  toujours  prêts  pour  faire  exécu- 
ter leurs  ordres.  Quoique  cela  leur  femble  plus  beau,  peut-être, 
il  eft  aifé  de  voir  qu'à  la  longue  cet  échange  ne  leur  tournera  pas 
à  profit. 

(21)  Le  Clergé  Romain  les  a  très-  monde  aufTl  rcfpcâé  que  le  Doge  de 
habilement  coiircrvc^s,  &à  ("on  exem-  Venife ,  Tans  pouvoir,  fans  auiurité  , 
pie  quelques  Républiques,  entre  autres  mais  rendu  hcri  par  fa  pompe,  &  paie 
celle  de  Venife.  Audi  le  Gouvernement  fous  fa  corne  ducale  d'une  cociVure  de 
Vénitien,  malgrd  la  chute  de  I  Etat  ,  femme. Cette  cérémonie  du  Bncentau- 
joutt-il  encore,  fous  l'appareil  de  fon  re,  qui  fait  tant  rire  les  fots,  feroit  ver- 
antique  majeflé  ,  de  toute  l'alf^dion»  fer  à  la  populace  de  Venife  tout  fon 
de  toute  l'adoration  du  peuple;  &  après  fang  pour  le  maintien  de  fon  tyranni- 
le  Pape ,  orné  de  fa  Tliiare ,  il  n'y  a  peut-  que  Gouvcrncincut. 
être  ni  Roi,  ni  Potentat,  ni  homme  au 


^6  Traité 

Ce  que  les   anciens   ont  fait  avec  l'éloquence  efl  prodigieux; 

mais  cette  éloquence  ne  confiftoit  pas  feulement  en  beaux  difcours 

bien  arranges,  &c  jamais  elle  n'eut  phis  d'effet  que  quand  l'orateur 

parloic  le  moins.   Ce  qu'on  difoit  le  plus  vivement  ne  s'exprimoit 

pas  par  des  mots,  mais  par  des  fignes  ;  on  ne  le  difoit  pas,  on  le 

rnontroit.    L'objet  qu'on  expofe  aux  yeux  ébranle  l'imagination  , 

excite  la  curiafité,  tient  l'efprit  dans  l'attente  de  ce  qu'on  va  dire, 

&   fouvent  cet  objet  feul  a  tout  dit.   Trafibule  &  Tarquin  coupant 

des  têtes  de  pavots  ,   Alexandre  appliquant  fon  fceau  fur  la  bouche 

de  fon  favori,  Diogène  marchant  devant  Zenon,  ne  parloient  -  ils 

pas  mieux  que  s'ils  avoient  fait  de  longs  difcours  ?  Quel  circuit  de 

paroles  eût  auflî-bien  rendu  les  mêmes  idées  ?  Darius  engagé  dans 

la  Scythie  avec  fon  armée,  reçoit  de  la  part  du  Roi  des  Scythes  un 

oifeau,  une  grenouilUe,  une  fouris  &  cinq  flèches.  L'Ambaiïadeur 

remet  fon  préfent,  &  s'en  retourne  fans  rien  dire.  De  nos  jours  cet 

homme  eût  paffé  pour  fou.  Cette  terrible  harangue  fut  entendue, 

&  Darius  n'eut  plus  grande  hâte  que  de  regagner  fon  pays  comme 

il  put.  Subflituez  une  lettre  a  ces  fignes;  plus  elle  fera  menaçante, 

&  moins  elle  effrayera  :  ce  ne  fera  qu'une  fanfaronnade  dont  Darius 

n'eût  fait  que  rire. 

Que  d'attentions  chez  les  Romains  à  la  langue  des  fîgnes  !  Des 
vétemens  divers  félon  les  âges ,  félon  les  conditions  ;  des  toges  , 
desfayes,  des  prétextes  ,  des  bulles  des  laticlaves ,  des  chaires, 
des  lifteurs ,  des  faifceaux,  des  haches,  des  couronnes  d'or,  d'her- 
bes ,  de  feuilles ,  des  ovations,  des  triomphes ,  tout  chez  eux  étoit 
appareil,  repréfentation ,  cérémonie,  &  tout  faifoit  imprellion  fur 
les  cœurs  des  citoyens.  Il  importoit  à  l'État  que  le  peuple  s'afTem- 
blât  en  tel  lieu  plutôt  qu'en  tel  autre  ;  qu'il  vît  ou  ne  vît  pas  le 
Capitoie  ;  qu'il  fût  ou  ne  fût  pas  tourné  du  côté  du  Sénat;  qu'il 
délibérât  tel  ou  tel  jour  par  préférence.  Les  accufés  changeoient 
d'habit ,  les  candidats  en  changeoient  ;  les  guerriers  ne  vantoienc 
pas  leurs  exploits ,  ils  montroient  leurs  blelTures.  A  la  mort  de 
Céfar,  j'imagine  un  de  nos  orateurs  voulant  émouvoir  le  peuple, 
épuifer  tous  les  lieux  communs  de  l'art,  pour  faire  une  pathéti- 
que defcription  de  fes  plaies,  de  fon  fàng,  de  fon  cadavre  :  An- 
toine , 


DE      rÈDUCATION.  97 

toîne,  quoîqu 'éloquent,  ne  dit  point  tout  cela  ;  il  fait  apporter  le 
corps.  Quelle  rhétorique! 

Mais  cette  digrefîîon  m'entraîne  infenfiblement  loin  de  mon 
fujet ,  ainli  que  font  beaucoup  d'autres,  &  mes  écarts  font  trop 
fréquens  pour  pouvoir  être  longs  &  tolérables  :  je  reviens  donc. 

Ne  raifonncz  jamais  fëchement  avec  la  jeunefle.  Revêtez  la  rai- 
fon  d'un  corps ,  fi  vous  voulez  la  lui  rendre  fenfible.  Faites  pa/Ter 
par  le  cœur  le  langage  de  l'efprit  ,  afin  qu'il  fe  fafTe  entendre.  Je 
le  répète,  les  argumens  froids  peuvent  déterminer  nos  opinions, 
non  nos  aâions  ;  ils  nous  font  croire  &  non  pas  agir  ;  on  démon- 
tre ce  qu'il  faut  penfer,  &  non  ce  qu'il  faut  faire.  Si  cela  eft  vrai 
pour  tous  les  hommes,  à  plus  forte  raifon  l'efi-il  pour  les  jeunes 
gens,  encore  enveloppés  dans  leurs  fens,  &  qui  ne  penfent  qu'au- 
tant qu'ils  imaginent. 

Je  me  garderai  donc  bien ,  même  après  les  préparations  dont 
j'ai  parlé  ,  d'aller  tout  d'un  coup  dans  la  chambre  d'Emile,  lui  faire 
lourdement  un  long  difcours  fur  le  fujet  dont  je  veux  l'infiruire. 
Je  commencerai  par  émouvoir  fon  imagination  ;  je  choifirai  le  temps, 
le  lieu,  les  objets  les  plus  favorables  à  l'imprefllon  que  je  veux 
faire  :  j'appellerai,  pour  ainfi  dire,  toute  la  nature  à  témoin  de 
nos  entretiens;  j'attefieraj  l'Ltre  éternel,  dont  elle  eft  l'ouvrage, 
de  la  vérité  de  mes  difcours  ;  je  le  prendrai  pour  juge  entre  Emile 
&  moi;  je  marquerai  la  place  où  nous  fommes,  les  rochers,  les 
bois ,  les  montagnes  qui  nous  entourent,  pour  monumens  de  fes 
engagemens  &  des  miens  ;  je  mettrai  dans  mes  yeux ,  dans  mon 
accent,  dans  mon  gefte,  l'enthoufiafme  &  l'ardeur  que  je  lui  veux 
infpirer.  Alors  je  lui  parlerai,  &  il  m'écoutera  ;  je  m'attendrirai, 
&  il  fera  ému.  En  me  pénétrant  de  la  faintetc  de  mes  devoirs,  je 
lui  rendrai  les  fiens  plus  refpeftables  ;  j'animerai  la  force  du  rai- 
(bnnement  d'images  &  de  figures;  je  ne  ferai  point  long  &  diffus 
en  froides  maximes  ,  mais  abondant  en  fentimens  qui  débordent; 
ma  raifon  fera  grave  &  fentencieufe ,  mais  mon  cœur  n'aura  jamais 
afTez  dit.  C'cft  alors  qu'en  lui  montrant  tout  ce  que  j'ai  fait  pour 
lui,  je  le  lui  montrerai  comme  fait  pour  moi-même  :  il  verra  dans 

Traite  de  tÈduc.  Tome  II.  N 


98 


Traité 


ma  tendre  affeélion  la  raifon  de  tous  mes  foins.  Quelle  furprife , 
quelle  agitation  je  vais  lui  donner  en  changeant  tout  -  à  -  coup  de 
langage  !  au  lieu  de  lui  rétrécir  l'ame  en  lui  parlant  toujours  de  fon 
intérêt,  c'eft  du  mien  feul  que  je  lui  parlerai  déformais,  &  je  le 
toucherai  davantage;  j'enflammerai  fon  jeune  cœur  de  tous  les  fen- 
timens  d'amitié  ,  de  générofité,  de  reconnoiiïance  que  j'ai  déjà 
fait  naître  ,  &  qui  font  fi  doux  à  nourrir.  Je  le  prefTerai  contre 
mon  fein ,  en  verfant  fur  lui  des  larmes  d'attendriflement  ;  je  lui 
dirai  :  tu  es  mon  bien,  mon  enfant,  mon  ouvrage,  c'eft  de  ton 
bonheur  que  j'attends  le  mien;  fi  tu  fruftres  mes  elpérances,  tu  me 
voles  vingt  ans  de  ma  vie  ,  &  tu  fais  le  malheur  de  mes  vieux  jours. 
C'eft  ainfi  qu'on  fe  fait  écouter  d'un  jeune  homme,  &  qu'on  grave, 
au  fond  de  fon  cœur  ,  le  fouvenir  de  ce  qu'on  lui  dit. 

Jusqu'ici  j'ai  tâché  de  donner  des  exemples  de  la  manière 
dont  un  gouverneur  doit  inftruire  fon  difciple  dans  les  occafions 
difficiles.  J'ai  tâché  d'en  faire  autant  dans  celle-ci  ;  mais  après  bien 
des  effais  j'y  renonce,  convaincu  que  la  langue  Françoife  eft  trop 
précieufe  pour  fupporter  jamais  dans  un  livre,  la  naïveté  des  premiè- 
res inftruélions  fur  certains  fujets. 

La  langue  Françoife  eft,  dit-on  ,  la  plus  chafte  des  langues  ;  je 
la  crois  ,  moi  ,  la  plus  obfcène  :  car  il  me  femble  que  la  chafteté 
d'une  langue  ne  confifte  pas  à  éviter  avec  foin  les  tours  deshonnê- 
tes ,  mais  à  ne  les  pas  avoir.  En  effet,  pour  les  éviter  ,  il  feut  qu'on 
y  penfe;  &  il  n'y  a  point  de  langue  où  il  foit  plus  difficile  de  par- 
ler purement  en  tout  fens  que  la  Françoife.  Le  le6leur,  toujours 
plus  habile  k  trouver  des  fens  obfcènes  que  l'auteur  li  les  écarter, 
fe  fcandalife  &  s'effarouche  de  tout.  Comment  ce  qui  paffe  par  des 
oreilles  impures  ne  contrafleroit-il  pas  leur  fouillure?  Au  contrai- 
re, un  peuple  de  bonnes  mœurs  a  des  termes  propres  pour  toutes 
chofes  ;  &  ces  termes  font  toujours  honnêtes  ,  parce  qu'ils  font  tou- 
jours employés  honnêtement.  Il  eft  impoffible  d'imaginer  un  lan- 
gage plus  modefte  que  celui  de  la  Bible,  précifément  parce  que 
tout  y  eft  dit  avec  naïveté.  Pour  rendre  immodeftes  les  mêmes 
chofes,  il  fuffit  de  les  traduire  en  François.  Ce  que  je  dois  dirç 
à  mon  Emile  n'aura  rien  que  d'honnête  &  de  chaiîe  k  fon  oreille  ; 


DE     r  Éducation.  99 

tnais  pour  le  trouver  tel  à  la  ledure ,  il  faudroit  avoir  un  cœur  aufli 
pur  que  le  fien. 

Je  penferois  même   que  des  réflexions  fur  la  véritable   pureté 
du  difcours ,  &  fur  la  fauflè   délicatefTe   du  vice,  pourroient   tenir 
une  place  utile  dans  les  entretiens  de  morale ,   où  ce   fujet  nous 
conduit;  car  en  apprenant  le  langage  de  l'honnêteté,  il  doit  ap- 
prendre auflî  celui  de  la  décence,  &  il  faut  bien  qu'il  Cîche  pour- 
quoi ces  deux  langages   font  fî    difFérens.   Quoi   qu'il  en    foit ,  je 
foutiens  qu'au  lieu  des  vains  préceptes  dont  on  rebat  avant  le  temps 
les  oreilles  de  la  jeunefTe,  &  dont  elle  fe  moque  k  l'âge  où  ils  fe- 
roient  de  fai/bn  ;  fi  l'on  attend,  fi  l'on   prépare  le  moment  de   fc 
•faire  entendre  ;  qu'alors  on  lui  expofe  les  loix  de   la   nature   dans 
toute  leur  vérité  ;  qu'on  lui  montre  la  fanflion  de  ces  mêmes  loix 
dans  les  maux  phyfiques   &  moraux   qu'attire  leur  infraflion  fur 
les  coupables  ;  qu'en  lui  parlant  de  cet  inconcevable  myfière  de  la 
génération,  l'on  joigne  a  l'idée  de  l'attrait  que  l'Auteur  de  la  na- 
ture donne  h  cet  afte,  celle  de  l'attachement  exclufif  qui  le  rend 
délicieux,  celle  des  devoirs  de  fidélité,  de  pudeur  qui  l'environ- 
nent, &  qui  redoublent  fon  charme  en  remplifTant  fon  objet;  qu'en 
lui  peignant  le  mariage  ,  non-feulement  comme  la  plus  douce   des 
fociétés ,  mais  comme  le  plus  inviolable  &  le  plus  faint  de  tous  les 
contrats ,  on  lui  dife  avec  force  toutes  les  raifons  qui  rendent  un 
nœud  fi  facré  relpeâable  à  tous  les  hommes,  &  qui  couvre  de  haine 
&  de  malédiftions  quiconque  ofe  en   fouiller  la  pureté  ;  qu'on    lui 
fafle  un  tableau  frappant  &  vrai  des  horreurs   de  la  débauche  ,  de 
fon   fiupide  abrutifiement,  de  la  pente  infenfible  par  laquelle  un 
premier  défordre  conduit  à  tous,  &  traîne  enfin  celui  qui  s'y  livre 
à  fa  perte;  fi,  dis- je  ,  on  lui  montre  avec  évidence  comment,  au 
goût  de  la   chafteté ,  tiennent   la  fanté  ,  la   force  ,   \e  courage ,  les 
vertus,  l'amour  même,  &  tous   les  vrais   biens  de   l'homme;   je 
foutiens  qu'alors  on  lui   rendra  cette  même   chafieté    defirable    Se 
chère,  &  qu'on  trouvera  fou  efprit  docile   aux   moyens  qu'on   lui 
donnera  pour  la  conferver  :  car  tant  qu'on   la  confervc ,  on  la  rcf- 
pefle;  on  ne  la  méprife  qu'après  l'avoir  perdue. 

Jl  n'efi  point  vrai  que  le  penchant  au  mal  foit  indomptable,  &: 

N  ij 


loo  Traité 

qu'on  ne  foit  pas  maître  de  le  vaincre  avant  d'avoir  pris  l'habitude 
d'y  fuccomber.  Aurelius  Viftor  dit  que  plufieurs  hommes  ,  tranf- 
portés  d'amour,  achetèrent  volontairement  de  leur  vie  une  nuit  de 
Cléopatre;  &  ce  facrifice  n'eft  pas  impoffible  k  l'ivrefle  de  la  paf- 
fion.  Mais  fuppofons  que  l'homme  le  plus  furieux,  &  qui  com- 
mande le  moins  k  fes  fens,  vît  l'appareil  du  fupplice,  sûr  d'y  pé- 
rir dans  les  tourmens  un  quart-d'heure  après;  non-feulement  cet 
homme  ,  dès  cet  inftant,  deviendroit  fupérieur  aux  tentations,  il 
lui  en  coûteroit  même  peu  de  leur  réfifter  :  bien-tôt  l'image  af- 
freufe  dont  elles  feroient  accompagnées,  le  diftrairoit  d'elles  ;  & 
toujours  rebutées  ,  elles  fe  lafleroient  de  revenir.  C'eft  la  feule  tié- 
deur de  notre  volonté  qui  fait  toute  notre  foiblefle  ,  &  l'on  eft 
toujours  fort  pour  faire  ce  qu'on  veut  fortement  :  Volcnti  nihil 
difficile.  Oh!  fi  nous  déteflions  le  vice  autant  que  nous  aimons  la 
vie  nous  nous  abftiendrions  auflî  aifément  d'un  crime  agréable  , 
que  d'un  poifon  mortel  dans  un  mets  délicieux. 

Comment  ne  voit-on  pas  que  ,  fi  toutes  les  leçons  qu'on 
donne  fur  ce  point  à  un  jeune  homme,  font  fans  fuccès,  c'eft  qu'el- 
les font  fans  raifon  pour  fon  âge,  &  qu'il  importe  k  tout  âge  de 
revêtir  la  raifon  de  formes  qui  la  falTent  aimer.  Parlez-lui  grave- 
ment quand  il  le  faut  ;  mais  que  ce  que  vous  lui  dites  ait  tou- 
jours un  attrait  qui  le  force  k  vous  écouter.  Ne  combattez  pas 
fes  defirs  avec  fécherefle,  n'étoulFcz  pas  fon  imagination,  guidez- 
la  de  peur  qu'elle  n'engendre  des  monftres.  Parlez-lui  de  l'amour, 
des  femmes,  des  plaifirs,  faites  qu'il  trouve  dans  vos  converfations 
un  charme  qui  flatte  fon  jeune  cœur;  n'épargnez  rien  pour  deve- 
nir fon  confident  :  ce  n'eft  qu'k  ce  titre  que  vous  ferez  vraiment 
fon  maître:  alors  ne  craignez  plus  que  vos  entretiens  l'ennuyent} 
il  vous  fera  parler  plus  que  vous  ne  voudrez. 

Je  ne  doute  pas  un  inftant  que  ,  fi  ,  fur  ces  maximes ,  j'ai  fu  pren- 
dre toutes  les  précautions  nécefiaires,  &  tenir  k  mon  Emile  les 
difcours  convenables  k  la  conjonélure  où  le  progrès  des  ans  l'a  fait 
arriver,  il  ne  vienne  de  lui-même  au  point  où  je  veux  le  condui- 
re ;  qu'il  ne  fe  mette  avec  empreflèment  fous  ma  fîuve-garde,  & 
qu'il  ne  me  dife  avec  toute  la  chaleur  de  fon  âge,  frappé  des  dan- 


DE      r  ÉDUCATION.  101 

gers  dont  il  fe  voit  environné  :0  mon  ami,  mon  protefleur  ,  mon 
maître  !  reprenez  l'autorité  que  vous  voulez  dépofer  au  moment 
qu'il  m'importe  le  plus  qu'elle  vous  refte  ;  vous  ne  l'aviez  jufqu 'ici 
que  par  ma  foibleffe ,  vous  l'aurez  maintenant  par  ma  volonté ,  flc 
elle  m'en  fera  plus  facrée.  Défendez-moi  de  tous  les  ennemis  qui 
m'afîiegent,  &  fur  tout  de  ceux  que  je  porte  avec  moi,  &  qui  me 
trahiflent  ;  veillez  fur  votre  ouvrage  ,  afin  qu'il  demeure  digne  de 
vous.  Je  veux  obéir  à  vos  loix ,  je  le  veux  toujours,  c'eft  ma  vo- 
lonté confiante;  fi  jamais  je  vous  défobéis,  ce  fera  malgré  moi; 
rendez-moi  libre  en  me  protégeant  contre  mes  pafllons  qui  me  font 
violence;  empêchez-moi  d'être  leur  efclave,  &  forcez- moi  d'être 
mon  propre  maître,  en  n'obéiflant  point  k  mes  fens ,  mais  à  ma 
raifon. 

Quand  vous  aurez  amené  votre  élevé  \  ce  point,  (&  s'il  n'y 
vient  pas,  ce  fera  votre  faute;  )  gardez-vous  de  le  prendre  trop 
vite  au  mot,  de  peur  que,  fi  jamais  votre  empire  lui  paroît  trop 
rude  ,  il  ne  fe  croie  en  droit  de  s'y  fouflraire  en  vous  accufant  de 
l'avoir  furpris.  C'eft  en  ce  moment  que  la  réferve  &  la  gravité 
font  à  leur  place,  &  ce  ton  lui  en  impofera  d'autant  plus,  que  ce 
fera  la  première  fois  qu'il  vous  l'aura  vu  prendre. 

Vous  lui  direz  donc  :  jeune  homme,  vous  prenez  légèrement 
des  engjgemens  pénibles  :  il  faudroit  les  connoître  pour  être  en 
droit  de  les  former;  vous  ne  favez  pas  avec  quelle  fureur  les  fens 
entraînent  vos  pareils  dans  le  gouffre  des  vices  fous  l'attrait  du 
plaifir.  Vous  n'avez  pas  une  ame  abjefle,  je  le  fais  bien;  vous  ne 
violerez  jamais  votre  foi  ,  mais  combien  de  fois,  peut-être,  vous 
vous  repentirez  de  l'avoir  donnée  !  Combien  de  fois  vous  maudirez 
celui  qui  vous  aime  ,  quand  ,  pour  vous  dérober  aux  maux  qui  vous 
menacent,  il  fe  verra  forcé  de  vous  déchirer  le  cœur!  Ttl  qu'Ulyffe, 
ému  du  chant  des  firènes,  crioit  à  les  conducteurs  de  le  déchaîner  ; 
féduit  par  l'attrait  des  plaifirs,  vous  voudrez  brifer  les  liens  qui  vous 
gênent  ;  vous  m'importunerez  de  vo<:  plaintes;  vous  me  reprocherez 
ma  tyrannie ,  quand  je  ferai  le  plus  tendrement  occupé  de  vous  ;  en  ne 
foiigeant  qu'à  vous  rendre  heureux  ,  je  m'attirerai  votre  haine.  O  mon 
Emile!  je  ne  fupporterai  jamais  la  douleur  de   l'être  odieux;  ton 


102  Traité 

bonheur  même  eft  trop  cher  h  ce  prix.  Bon  jeune  homme,  nâ 
voyez-vous  pas  qu'en  vous  obligeant  à  m'obéir,  vous  m'obligez 
à  vous  conduire,  a  m'oublier  pour  me  dévouer  à  vous,  à  n'écou- 
ter ni  vos  plaintes,  ni  vos  murmures,  à  combattre  inceffamment 
vos  defirs  &  les  miens?  Vous  m'impofez  un  joug  plus  dur  que  le 
vôtre.  Avant  de  nous  en  charger  tous  deux ,  confultons  nos  for- 
ces ;  prenez  du  temps,  donnez-m'en  pour  y  penfer  ,  &  fâchez  que  le 
plus  lent  à  promettre  eft  toujours  le  plus  fidèle  à  tenir. 

Sachez  auffi  vous-même  que  plus  vous  vous  rendez  difficile 
fur  l'engagement,  &  plus  vous  en  facilitez  l'exécution.  Il  importe 
que  le  jeune  homme  fente  qu'il  promet  beaucoup,  &  que  vous 
promettez  encore  plus.  Quand  le  moment  fera  venu  ,  &  qu'il  aura, 
pour  ainfi  dire,  figné  le  contrat,  changez  alors  de  langage,  met- 
tez autant  de  douceur  dans  votre  empire  que  vous  avez  annoncé 
de  févérité.  Vous  lui  direz  :  mon  jeune  ami,  l'expérience  vous 
manque,  mais  j'ai  fait  en  forte  que  la  raifon  ne  vous  manquât  pas. 
Vous  êtes  en  état  de  voir  par-tout  les  motifs  de  ma  conduite;  il 
ne  faut  pour  cela  qu'attendre  que  vous  foyez  de  fang- froid.  Com- 
mencez toujours  par  obéir,  &  puis  demandez-moi  compte  de  mes 
ordres  ;  je  ferai  prêt  à  vous  en  rendre  raifon,  fi- tôt  que  vous  fe- 
rez en  état  de  m'entendre  ;  &  je  ne  craindrai  jamais  de  vous  pren- 
dre pour  juge  entre  vous  &  moi.  Vous  promettez  d'être  docile,  & 
moi  je  promets  de  n'ufer  de  cette  docilité  que  pour  vous  rendre 
le  plus  heureux  des  hommes.  J'ai  pour  garant  de  ma  promefle  le 
fort  dont  vous  avez  joui  jufqu'ici.  Trouvez  quelqu'un  de  votre  âge 
qui  ait  pafTé  une  vie  aufli  douce  que  la  vôtre,  &  je  ne  vous  pro- 
mets plus  rien. 

Après  l'établiflèment  de  mon  autorité,  mon  premier  foin  fera 
d'écarter  la  néceflité  d'en  faire  ufage.  Je  n'épargnerai  rien  pour 
m 'établir  de  plus  en  plus  dans  fa  confiance,  pour  me  rendre  de 
plus  en  plus  le  confident  de  fon  cœur  &  l'arbitre  de  fes  plaifirs. 
Loin  de  combattre  les  penchans  de  fon  âge ,  je  les  confulterai  pour 
en  être  le  maître  ;  j'entrerai  dans  fes  vues  pour  les  diriger;  je  ne 
lui  chercherai  point ,  aux  dépens  du  préfent ,  un  bonheur  éloigné. 
Je  ne  veux  point  qu'il  foit  heureux  une  fois,  mais  toujours,  s  il 
efl  pofli'ole. 


DE    r  Éducation.  103 

Ceux  qui  veulent  conduire  fagement  la  jeunefTe  pour  la  garan- 
tir des  pièges  des  fens,  lui  font  horreur  de  l'amour,  &  lui  feroient 
volontiers  un  crime  d'y  fonger  k  fon  âge,  comme  fi  l'amour  étoit 
feit  pour  les  vieillards.  Toutes  ces  leçons  trompeufes,  que  le  cœur 
dément,  ne  pcrfuadent  point.  Le  jeune  homme,  conduit  par  un 
inftinfl  plus  sûr,  rit  en  fecret  des  trilles  maximes  auxquelles  il 
feint  d'acquiefcer,  &  n'attend  que  le  moment  de  les  rendre  vaines. 
Tout  cela  eft  contre  la  nature.  En  fuivant  une  route  oppofée,  j'ar-> 
riverai  plus  sûrement  au  même  but.  Je  ne  craindrai  point  de  flat- 
ter en  lui  le  doux  fentiment  dont  il  eft  avide;  je  le  lui  peindrai 
comme  le  fupréme  bonheur  de  la  vie,  parce  qu'il  l'eft  en  effet  \  en 
le  lui  peignant,  je  veux  qu'il  s'y  livre.  En  lui  faifant  fentir  quel 
charme  ajoute  à  l'attrait  des  fèns  l'union  des  cœurs,  je  le  dcgoû- 
terai  du  libertinage,  &  je  le  rendrai  fage  en  le  rendant  amoureux. 

Qu'il  faut  être  borné  pour  ne  voir  dans  les  defirs  nailTans  d'un 
Jeune  homme  qu'un  obftacle  aux  leçons  de  la  raifon  !  Moi  ,  j'y 
vois  le  vrai  moyen  de  le  rendre  docile  k  ces  mêmes  leçons.  On 
n'a  de  prife  fur  les  pafîions,  que  par  les  pallîons  ;  c'eft  par  leur 
empire  qu'il  faut  combattre  leur  tyrannie,  &  c'eft  toujours  de  la 
nature  elle-même  qu'il  faut  tirer  les  inftrumens  propres  à  la  régler. 

Emile  n'eft  pas  fait  pour  refter  toujours  folitaire  ;  membre  de 
la  fociété,  il  en  doit  remplir  les  devoirs.  Fait  pour  vivre  avec  les 
hommes,  il  doit  les  connoître.  Il  connoit  l'homme  en  général; 
il  lui  refte  à  connoître  les  individus.  Il  fait  ce  qu'on  fait  dans  le 
monde  ;  il  lui  refte  k  voir  comment  on  y  vit.  Il  eft  temps  de  lui 
montrer  l'extérieur  de  cette  grande  fcène  dont  il  connoit  déjà  tous 
les  jeux  cachés.  Il  n'y  portera  plus  l'admiration  ftupide  d'un  jeune 
étourdi  ,  mais  le  difcernement  d'un  efprit  droit  &  jufte.  Ses  paf- 
fions  pourront  l'abufer,  fans  doute;  quand  eft-ce  qu'elles  n'abufent 
pas  ceux  qui  s'y  livrent  ?  Mais  au  moins  il  ne  fera  point  trompé 
par  celles  des  autres.  S'il  voit,  il  les  verra  de  l'œil  du  fage,  fans 
être  entraîné  par  leurs  exemples,  ni  féduit  par  leurs  préjugés. 

Comme  il  y  a  un  âge  propre  \  l'étude  des  fciences,  il  y  en 
a  un  pour  bien  faifir  l'ufage  du  monde.    Quiconque   apprend  cet 


104  Traité 

ufage  trop  jeune ,  le  fuit  toute  fa  vie ,  fans  choix ,  fans  réflexion  ; 
& ,  quoiqu'avec  fuffifince  ,  fans  jamais  bien  favoir  ce  qu'il  fait. 
Mais  celui  qui  l'apprend ,  6c  qui  en  voit  les  raifons ,  le  fuit  avec 
plus  de  difcernement ,  &  par  conféquent  avec  plus  de  juftefle  &  de 
grâce.  Donnez-moi  un  enfant  de  douze  ans  qui  ne  fâche  rien  du 
tout;  à  quinze  ans  je  dois  vous  le  rendre  auJÏÏ  favant  que  celui  que 
vous  avez  inftruit  dès  le  premier  âge ,  avec  la  différence  que  le 
favoir  du  vôtre  ne  fera  que  dans  fa  mémoire  ,  &  que  celui  du 
mien  fera  dans  fon  jugement.  De  même  ,  introduifèz  un  jeune 
homme  de  vingt  ans  dans  le  monde  ;  bien  conduit ,  il  fera  dans 
un  an  plus  aimable  &  plus  judicieufement  poli,  que  celui  qu'on  y 
ïura  nourri  dès  fon  enfance  ;  car  le  premier  étant  capable  de  fentir 
les  raifons  de  tous  les  procédés  relatifs  k  l'âge,  k  l'état,  au  fexe 
qui  conftituent  cet  ufage  ,  les  peut  réduire  en  principes,  &  les  éten- 
dre aux  cas  non  prévus ,  au  lieu  que  l'autre ,  n'ayant  que  fa  routine 
pour  toute  règle,  eft  embarraffé  fi-tôt  qu'on  l'en  fort. 

Les  jeunes  demoifelles  Françoifes  font  toutes  élevées  dans  des 
Couvens  jufqu'k  ce  qu'on  les  marie.  S'apperçoit-on  qu'elles  aient 
peine  alors  h  prendre  ces  manières  qui  leur  font  fi  nouvelles ,  & 
accufera-t-on  les  femmes  de  Paris  d'avoir  l'air  gauche  &  embarraC- 
fé ,  d'ignorer  l'ufage  du  monde ,  pour  n'y  avoir  pas  été  mifes  dès 
leur  enfance?  Ce  préjugé  vient  des  gens  du  monde  eux-mêmes, 
qui ,  ne  connoifTant  rien  de  plus  important  que  cette  petite  fcien- 
ce,  s'imaginent  fauflement  qu'on  ne  peut  s'y  prendre  de  trop  bonne 
heure  pour  l'acquérir. 

Il  eft  vrai  qu'il  ne  faut  pas  non  plus  trop  attendre.  Quiconque  a 
palTé  toute  fa  jeunefle  loin  du  grand  monde ,  y  porte  le  refte  de 
fa  vie  un  air  embarrafTé,  contraint,  un  propos  toujours  hors  de 
propos,  des  manières  lourdes  &  mal-adroites,  dont  l'habitude  d'y 
vivre  ne  le  défait  plus,  &  qui  n'acquièrent  qu'un  nouveau  ridicu- 
le, par  l'effort  de  s'en  délivrer.  Chaque  forte  d'inftruftion  a  fon 
temps  propre  qu'il  faut  connoître  ,  &  fes  dangers  qu'il  faut  éviter. 
C'eft  fur-tout  pour  celle-ci  qu'ils  fe  réunifient,  mais  )e  n'y  ex- 
pofe  pas  non  plus  mon  élevé  fans  précautions  pour  l'en   garantir. 

Quand 


DE      r  E  D   U  C  A   T  I  O  N.  lOJ 

Quand  ma  méthode  remplit  d'un  même  objet  toutes  leî  vues, 
&  qu'en  parant  un  inconvénient  elle  en  prévient  un  autre,  je  juge 
alors  qu'elle  eft  bonne ,  &  que  je  fuis  dans  le  vrai.  C'eft  ce  quo 
je  crois  voir  dans  l'expérience   qu'elle  me  fuggère  ici.  Si  je  veux 
être  auflère  &  fec  avec  mon  difciple,  je  perdrai    fa  confiance,   & 
bien-tôt  il  fe  cachera  de  moi.  Si  je  veux  être  complaisant,  facile, 
ou  fermer  les  yeux ,  de  quoi  lui  fert  d'être  fous  ma  garde  ?  Je  ne 
fais  qu'autor'fer  fon  défordre ,  &  foulager  fa  confcience  aux  dépens 
de  la  mienne.  Si  je  l'introduis  dans  le  monde  avec  le    feul  projet 
de  l'inftruire  ,  il  s'inftruira  plus  que  je  ne  veux.  Si   je  l'en   tiens 
éloigné  jufqu'à  la  fin,  qu'aura-t-il  appris  de  moi  ?  Tout,  peut-être, 
hors  l'art  le  plus  néceffaire  k  l'homme  &  au  citoyen  ,   qui  eft  de 
lavoir  vivre  avec  fes  femblables.   Si  je  donne  à  ces  foins  une  uti- 
lité trop  éloignée,  elle  fera  pour  lui  comme  nulle,  il  ne  fait  cas 
que  du  préfent;  fi  je  me  contente  de  lui  fournir  des  amufemens, 
quel  bien  lui  fais-je  ?  Il  s'amollit  &  ne  s'inftruit  point. 

Rien  de  tout  cela.  Mon  expédient  feu!  pourvoit  à  tout.  Ton 
cœur,  dis-je,  au  jeune  homme,  a  befoin  d'une  compagne  :  allons 
chercher  celle  qui  te  convient;  nous  ne  la  trouverons  pas  aifénient," 
peut-être  ;  le  vrai  mérite  eft  toujours  rare;  mais  ne  nous  preflbns, 
ni  ne  nous  rebutons  point.  Sans  doute  il  en  eft  une,  &  nous  la 
trouverons  à  la  fin ,  ou  du  moins  celle  qui  en  approche  le  plus. 
Avec  un  projet  fi  flatteur  pour  lui,  je  l'introduis  dans  le  monde; 
qu'ai-je  befoin  d'en  dire  davantage  ?  Ne  voyez  -  vous  pas  que  j'ai 
tout  fait? 

En  lui  peignant  la  maîtrcfie  que  je  lui  deftine ,  im.aginez  fi  je  faurat 
m'en  faire  écouter  ;  fi  je  faurai  l,ui  rendre  agréables  &  chères  les  qua- 
lités qu'il  doit  aimer  ;  fi  je  faurai  difpofer  tous  fes  fentimens  h  ce  qu'il 
doit  rechercher  ou  fuir?  Il  faut  que  je  fois  le  plus  mal- adroit  des 
hommes,  fi  je  ne  le  rends  d'avance  pafTionné  fans  favoir  de  qui.  Il 
n'importe  que  l'objet  que  je  lui  peindrai  foit  imaginaire  ;  il  fuffit  qu'il 
le  dégoûte  de  ceux  qui  pourroient  le  tenter  ;  il  fuffit  qu'il  trouve  par- 
tout des  comparaifons  qui  lui  fafTent  préférer  fa  chimère  aux  objets 
réels  qui  le  frapperont;  &  qu'eft-ce  que  le  véritable  amour  lui-mê- 
me, fi  cen'eft  chimère,  menfonge,  illufion?   On  aime  bien  plus  l'i- 

Traité  de  tÈduc.  Tome  IL  O 


io6  Traité 

mage  qu'on  fe  fait,  que  l'objet  auquel  on  l'applique.  Si  l'on  voyott 
ce  qu'on  aime  exaflement  tel  qu'il  eft,  il  n'y  auroit  plus  d'amour 
fur  la  terre.  Quand  on  cefTe  d'aimer,  la  perfonne  qu'on  aimoit, 
refte  la  même  qu'auparavant ,  mais  on  ne  la  voit  plus  la  même.  Le 
voile  du  preftige  tombe,  &  l'amour  s'évanouit.  Or,  en  fourniffant 
l'objet  imaginaire,  je  fuis  le  maître  des  comparaifons ,  &  j'empê- 
che aifément  l'illufion  des  objets  réels. 

Je  ne  veux  pas  pour  cela  qu'on  trompe  un  jeune  homme  en  lui 
peignant  un  modèle  de  perfection  qui  ne  puifle  exifter;  mais  je 
choifirai  tellement  les  défauts  de  fa  maîtrefTe,   qu'ils  lui  convien- 
nent, qu'ils  lui   plaifent ,   &  qu'ils  fervent  à  corriger  les  fiens.   Je 
ne  veux  pas  non  plus  qu'on  lui  mente ,  en  affirmant  fau/Tement  que 
l'objet  qu'on  lui  peint,  exifte;  mais  s'il  fe  complaît  k  l'image,  il 
lui  fouhaitera  bientôt  un  original.   Du  fouhait  k  la  fuppofition,  le 
trajet  eft  facile;  c'eft  l'affaire  de  quelques  defcriptions  adroites,  qui, 
fous  des  traits  plus  fenfibles  ,  donneront  à  cet  objet  imaginaire  un 
plus  grand  air  de  vérité.  Je  voudrois  aller  jufqu'à  la  nommer;  je 
dirois  en   riant  :  appelions  Sophie  votre  future  maîtreffe   :  Sophie 
eft  un  ncm  de  bon  augure  ;  fi  celle  que  vous  choifirez  ne  le  porte 
pas,   elle  fera  digne  au  moins  de  le  porter;  nous  pouvons  lui  en 
faire  honneur   d'avance.    Après  tous  ces  détails,  fi,  fans  affirmer, 
fans  nier  ,  on  s'échappe  par  des  défaites  ,  fes  foupçons  fe  changeront 
en  certitude  ;  il  croira  qu'on  lui  fait  myftère  de  l'époufe  qu'on  lui 
deftine  ,   &  qu'il  la  verra  quand  il  fera  temps.  S'il  en  eft  une  fois 
là  ,  &  qu'on  ait   bien  choifi  les  traits  qu'il  faut  lui  montrer,  tout 
Je  refte  eft  facile  ;  on  peut  l'expofer  dans  le  monde  prefque  fans  rif- 
que  ;  défendez-le  feulement  de  fes  fens ,  fon  cœur  eft  en  sûreté.       i 

Mais,  foit  qu'il  perfonnifie  ou  non  le  modèle  que  j'aurai  fu 
lui  rendre  aimable  ,  ce  modèle  ,  s'il  eft  bien  fait,  ne  l'attachera  pas 
moins  k  tout  ce  qui  lui  refTemble,  &  ne  lui  donnera  pas  moins 
d'éloignement  pour  tout  ce  qui  ne  lui  reflèmble  pas ,  que  s'il  avoir 
un  objet  réel.  Quel  avantage  pour  préferver  fon  cœur  des  dangers 
auxquels  fa  perfonne  doit  être  expofée,  pour  réprimer  fes  fens  par 
fon  imagination,  pour  l'arracher  fur- tout  k  ces  donneufes  d'éduca- 
tion, qui  la  fo|nt  payer  fi  cher  &  ne  forment  un  jeune  homme  k 


DE     V  ÉDUCATION.  lOJ 

la  politefle  qu'en  lui  ôtant  toute  honnêteté  !  Sophie  eft  fi  modefte  ! 
De  quel  œil  verra-t-il  leurs  avances  ?  Sophie  a  tant  de  fimplicité  ! 
Comment  aimera- t-il  leurs  airs  ?  Il  y  a  trop  loin  de  fes  idées  ï.  fes 
obfervations,  pour  que  celles-ci  lui  foient  jamais  dangereufes. 

Tous  ceux  qui  parlent  du  gouvernement  des  enfans ,  fuivent  les 
mêmes  préjugés  &  les  mêmes  maximes  ,  parce  qu'ils  obfervent  mal , 
&  réfléchiflent  plus  mal  encore.  Ce  n'eft  ni  par  le  tempérament, 
ni  par  les  fens  que  commence  l'égarement  de  la  jeunefTe  ;  c'eft 
l'opinion.  S'il  étoit  ici  queftion  des  garçons  qu'on  élevé  dans  les 
collèges,  &  des  filles  qu'on  élevé  dans  les  couvens,  je  ferois  voir  que 
cela  eft  vrai  ,  même  h  leur  égard  ;  car  les  premières  leçons  que 
prennent  les  uns  &  les  autres  ,  les  feules  qui  fruftifient,  font  celles 
du  vice;  &  ce  n'eft  pas  la  nature  qui  les  corrompt,  c'eft  l'exem- 
ple :  mais  abandonnons  les  penfionnaires  des  collèges  &  des  cou- 
vens k  leurs  mauvaifes  mœurs;  elles  feront  toujours  fans  remède. 
Je  ne  parle  que  de  l'éducation  domeftique.  Prenez  un  jeune  hom- 
me élevé  fagement  dans  la  maifon  de  fon  père  en  province  ,  &; 
l'examinez  au  moment  qu'il  arrive  k  Paris,  ou  qu'il  entre  dans  Is 
monde  ;  vous  le  trouverez  penfant  bien  fur  les  chofes  honnêtes  , 
&  ayant  la  volonté  même  auffi  faine  que  la  raifon.  Vous  lui  trou- 
verez du  mépris  pour  le  vice,  &  de  l'horreur  pour  la  débauche. 
Au  nom  feul  d'une  proftituée ,  vous  verrez  dans  fes  yeux  le  fcan- 
dale  de  l'innocence.  Je  foutiens  qu'il  n'y  en  a  pas  un  qui  pût  fe 
réfoudre  à  entrer  feul  dans  les  triftes  demeures  de  ces  malhcureu- 
fes,  quand  même  il_  en  fauroit  i'ufage  ,  &  qu'il  en  fentiroit  le 
befoin. 

A  fix  mois  de- là,  confidérez  de  nouveau  le  même  jeune  hom- 
me; vous  ne  le  reconnoîtrez  plus.  Des  propos  libres,  des  maxi- 
mes du  haut  ton,  des  airs  dégagés  le  feroient  prendre  pour  un  au- 
tre homme  ,  fi  fes  plaifanteries  fur  fa  première  fimplicité ,  fa  hon- 
te, quand  on  la  lui  rappelle,  ne  montroient  qu'il  eft  le  même 
&  qu'il  en  rougit.  O  combien  il  s'eft  formé  dans  peu  de  temps  ! 
D'où  vient  un  changement  fi  grand  &  (\  brufque?  Du  progrès  du 
tempérament?  Son  tempérament  n'eùt-tl  pas  fait  le  même  progrès 
dans  la  maifon  paternelle  î  Et  sûrement  il  n'y  eût  pris  ni  ce  ton , 

O  ij 


io8  Traité 

ni  ces  maximes.  Des  premiers  plaifirs  des  fens?  Tout  au  contraire. 
Quand  on  commence  à  s'y  livrer,  on  eft  craintif,  inquiet,  oq 
fuit  le  grand  jour  &  le  bruit.  Les  premières  voluptés  font  tou- 
jours myftérieufes  ;  la  pudeur  les  aflaifonne  &  les  cache  :  la  pre- 
mière maîtreffe  ne  rend  pas  effronté ,  mais  timide.  Tout  abforbé 
dans  un  état  fi  nouveau  pour  lui ,  le  jeune  homme  fe  recueille  pour 
le  goûter,  &  tremble  toujours  de  le  perdre.  S'il  eft  bruyant,  il 
n'eft  ni  voluptueux  ni  tendre;  tant  qu'il  fe  vante,  il  n'a  pas   joui. 

D'autres  manières  de  penfer  ont  produit  feules  ces  différen- 
ces. Son  cœur  eft  encore  le  même  ;  mais  fes  opinions  ont  changé. 
Ses  fentimens ,  plus  lents  h  s'altérer,  s'altéreront  enfin  par  elles, 
&  c'eft  alors  feulement  qu'il  fera  véritablement  corrompu.  A  peine 
eft-il  entré  dans  le  monde  qu'il  y  prend  une  féconde  éducation 
toute  oppofée  à  la  première,  par  laquelle  il  apprend  à  méprifer  ce 
qu'il  eftimoit ,  &  à  eftimer  ce  qu'il  méprifoit  :  on  lui  fait  regar- 
der les  leçons  de  fes  parens  &  de  fes  maîtres,  comme  un  jargon 
pédantefque  ,  &  les  devoirs  qu'ils  lui  ont  prêches  ,  comme  une  mo- 
rale puérile  qu'on  doit  dédaigner  étant  grand.  Il  fe  croit  obligé 
par  honneur  à  changer  de  conduite  ;  il  devient  entreprenant  fans 
defirs ,  &  fat  par  mauvaife  honte.  Il  raille  les  bonnes  mœurs  avant 
d'avoir  pris  du  goût  pour  les  mauvaifes  ,  &  fe  pique  de  débauche 
fans  favoir  être  débauché.  Je  n'oublierai  jamais  l'aveu  d'un  jeune 
Officier  aux  Gardes- Suiffes  qui  s'ennuyoit  beaucoup  des  plaifirs 
bruyans  de  fes  camarades,  &  n'ofoit  s'y  refufer  de  peur  d'être  mo- 
qué d'eux.  »  Je  m'exerce  à  cela,  difoit-il,  comme  k  prendre  du 
»  tabac  malgré  ma  répugnance  ;  le  goût  viendra  par  l'habitude  ;  il 
»  ne  faut  pas  toujours  être  enfant. 

Ainsi  donc  c'eft  bien  moins  de  la  fenfualité,  que  de  la  vanité 
qu'il  faut  préferver  un  jeune  homme  entrant  dans  le  monde  ;  il 
cède  plus  aux  penchans  d'autrui  qu'aux  fiens  ,  &  l'amour-  propre 
fait  plus  de  libertins  que  l'amour. 

Cela  pofé ,  je  demande  s'il  en  eft  un  fur  la  terre  entière  mieux 
armé  que  le  mien,  contre  tout  ce  qui  peut  attaquer  fes  mœurs, 
fes  fenumens,  fes  principes  î  S'il  en  eft  un  plus  en  état  de  réfifter 


DE      V  ÉDUCATION.  IO9 

au  torrent?  Car,  contre  quelle  féduâion  n'eft-il  pas  en  défenfe  ? 
Si  fes  defirs  l'entraînent  vers  le  fexe,  il  n'y  trouve  point  ce  qu'il 
cherche,  &  fon  cœur  préoccupé  le  retient.  Si  fes  fens  l'agitent  &  le 
preiïent,  où  trouvera- 1- il  à  les  contenter?  L'horreur  de  l'adultère 
&  de  la  débauche  l'éloigné  également  des  filles  publiques  &  des 
femmes  mariées,  &  c'eft  toujours  par  l'un  de  ces  deux  états  que 
commencent  les  défordres  de  la  jeunefTe.  Une  fille  à  marier  peut 
être  coquette  :  mais  elle  ne  fera  pas  effrontée,  elle  n'ira  pas  fe  jet- 
ter  à  la  tête  d'un  jeune  homme  qui  peut  l'époufer  s'il  la  croit  fa- 
ge;  d'ailleurs,  elle  aura  quelqu'un  pour  la  furveillcr.  Emile  de  fon 
côté  ne  fera  pas  tout-k-fait  livré  à  lui  -  même  :  tous  deux  auront, 
au  moins,  pour  gardes  ,  la  crainte  &  la  honte  ,  inféparables  des  pre- 
miers defirs  ;  ils  ne  paieront  point  tout  d'un  coup  aux  dernières 
familiarités  ,  &  n'auront  pas  le  temps  d'y  venir  par  degrés  fans  obf- 
tacles.  Pour  s'y  prendre  autrement,  il  faut  qu'il  ait  déjà  pris  leçon 
de  fes  camarades,  qu'il  ait  appris  d'eux  à  fe  moquer  de  fa  retenue 
à  devenir  infolent  à  leur  imitation.  Mais  quel  homme  au  monde 
eft  moins  imitateur  qu'Emile  ?  Quel  homme  fe  mené  moins  par  le 
tonplaifant,  que  celui  qui  n'a  point  de  préjugés  &  ne  fait  rien  don- 
ner k  ceux  des  autres  ?  J'ai  travaillé  vingt  ans  k  l'armer  contre  les 
moqueurs,  il  leur  faudra  plus  d'un  jour  pour  en  faire  leur  dupe; 
car  le  ridicule  n'eft  k  (ts  yeux  que  la  raifon  des  fots ,  fie  rien  ne 
rend  plus  infenfible  k  la  raillerie,  que  d'être  au-delTus  de  l'opinion. 
Au  lieu  de  plaifanteries,  il  lui  faut  des  raifons,  &  tant  qu'il  en  fe- 
ra-lk,  je  n'ai  pas  peur  que  de  jeunes  foux  me  l'enlèvent;  j'ai  pour 
moi  la  confcience  &  la  vérité.  S'il  faut  que  le  préjugé  s'y  mêle, 
un  attachement  de  vingt  ans  eft  auffî  quelque  chofe  :  on  ne  lui 
fera  jamais  croire  que  je  l'aie  ennuyé  de  vaines  leçons  ;  &  dans  un 
cœur  droit  &  fenfible,  la  voix  d'un  ami  fidèle  &  vrai ,  faura  bien 
effacer  les  cris  de  vingt  fédufleurs.  Comme  il  n'eft  alors  queftion 
que  de  lui  montrer  qu'ils  le  trompent,  &  qu'en  feignant  de  le  trai- 
ter en  homme,  ils  le  traitent  réellement  en  enfant;  j'affl  (fierai  d'ê- 
tre toujours  fimple,  mais  grave  fie  clair  dans  mes  raifonnemens, 
afin  qu'il  fente  que  c'eft  moi  qui  le  traite  en  homme.  Je  lui  dirai  : 
»  vous  voyez  que  votre  feul  intérêt,  qui  eft  le  mien  ,  dicte  mes 
»  diicours,   je  n'en  peux  avoir  aucun  autre  ;  mais   pourquoi  ces 


ïio  Traité 

»>  jeunes  gens  veulent-ils  vous  perfuaderî  C'eft  qu'ils  veulent  vous 
»  féduire  ;  ils  ne  vous  aiment  point,  ils  ne  prennent  aucun  intérêt 
»  à  vous  ;  ils  ont  pour  tout  motif,  un  dépit  fecret  de  voir  que  vous 
»  valez  mieux  qu'eux;  ils  veulent  vous  rabaiflèr  à  leur  petite  me- 
»  fure  ,  &  ne  vous  reprochent  de  vous  laiflèr  gouverner ,  qu'afin 
»  de  vous  gouverner  eux-mêmes.  Pcuvez-vous  croire  qu'il  y  eût 
»  k  gagner  pour  vous  dans  ce  changement?  Leur  fageffe  eft -  elle 
>3  donc  fi  fupérieure ,  &  leur  attachement  d'un  jour  efl-il  plus  fort 
»  que  le  mien  ?  Pour  donner  quelque  poids  à  leur  raillerie  ,  il 
»  faudroit  en  pouvoir  donner  à  leur  autorité,  &  quelle  expérience 
»  ont-ils  pour  élever  leurs  maximes  au-deflus  des  nôtres?  ils  n'ont 
»  fait  qu'imiter  d'autres  étourdis,  comme  ils  veulent  être  imités  à 
V  leur  tour.  Pour  fe  mettre  au-defTus  des  prétendus  préjugés  de 
»  leurs  pères  ,  ils  s'afferviflent  à  ceux  de  leurs  camarades  ;  je  ne 
»  vois  point  ce  qu'ils  gagnent  à  cela,  mais  je  vois  qu'ils  y  perdent 
»  sûrement  deux  grands  avantages;  celui  de  l'afFedion  paternelle, 
»  dont  les  confeils  font  tendres  &  fîncères,  &  celui  de  l'expérience 
3»  qui  fait  juger  de  ce  que  l'on  connoît  ;  car  les  pères  ont  été  enr 
»  fans,  &  les  enfans  n'ont  pas  été  pères. 

»  Mais  les  croyez-vous  fmcères  au  moins  dans  leurs  folles  maxi- 
55  mes  ?  Pas  même  cela ,  cher  Emile  ;  iis  fe  trompent  pour  vous 
})  tromper,  ils  ne  font  point  d'accords  avec  eux-mêmes.  Leur  cœur 
«  les  dément  fans  ceflè,  &  fouvent  leur  bouche  les  contredit.  Tel 
»  d'entre  eux  tourne  en  dérilîon  tout  ce  qui  eft  honnête,  qui  fe- 
:>  roit  au  défefpoir  que  fa  femme  pensât  comme  lui.  Tel  autre 
3)  pouffera  cette  indifférence  de  mœurs  ,  jufqu'à  celles  de  la  femme 
}^  qu'il  n'a  point  encore,  ou  pour  comble  d'infamie,  à  celles  de 
j>  la  femme  qu'il  a  déjà;  mais  allez  plus  loin ,  parlez-lui  de  fa  mè- 
»  re,  &  voyez  s'il  paffera  volontiers  pour  être  un  enfant  d'adultère 
«  &  le  fils  d'une  femme  de  mauvaife  vie,  pour  prendre  h  faux  le 
>)  nom  d'une  famille,  pour  en  voler  le  patrimoine  à  l'héritier  na- 
»  turel  ,  enfin  s'il  fe  laiffera  patiemment  traiter  de  bâtard.  Qui 
»  d'entre  eux  voudra  qu'on  rende  k  fa  fille  le  déshonneur  dont  il 
»  couvre  celle  d'autrui  ?  Il  n'y  en  a  pas  un  qui  n'attentât  même  à 
3>  votre  vie,  fi  vous  adoptiez  avec  lui,  dans  la  pratique,  tous  Us 


DE    L' Éducation.  m 

f>  principes  qu'il  s'efforce  de  vous  donner.  C'eft  ainfi  qu'ils  déce- 
»  lent  enfin  leur  inconféquence  ,  &  qu'on  fent  qu'aucun  d'eux  ne 
»  croit  ce  qu'il  dit.  Voilà  des  raifons,  cher  Emile;  pefez  les  leurs, 
»  s'ils  en  ont,  &  comparez.  Si  je  voulois  ufer  comme  eux  de  mé- 
»  pris  &  de  raillerie,  vous  les  verriez  prêter  le  flanc  au  ridicule, 
»  autant,  peut-être,  &  plus  que  moi.  Mais  je  n'ai  pas  peur  d'un 
»  examen  férieux.  Le  triomphe  des  moqueurs  efl  de  courte  du- 
»  rée  ;  la  vérité  demeure,  &  leur  rire  infenfé  s'évanouit. 

Vous  n'imaginez  pas  comment  b  vingt  ans  Emile  peut  être  do- 
cile ?  Que  nous  penfons  différemment!  Moi,  je  ne  conçois  pas 
comment  il  a  pu  l'être  à  dix;  car  quelle  prife  avois-je  fur  lui  k 
C€t  âge  ?  Il  m'a  fallu  quinze  ans  de  foins  pour  me  ménager  cette 
prife.  Je  ne  l'élevois  pas  alors,  je  le  préparois  pour  être  élevé  ;  il 
l'cft  maintenant  affez  pour  être  docile,  il  reconnoît  la  voix  de 
l'amitié,  &  il  fait  obéir  k  la  raifon.  Je  lui  laifîe,  il  eft  vrai  ,  l'ap- 
parence de  l'indépendance;  mais  jamais  il  ne  me  fut  mieux  affujet- 
ti  :  car  il  l'eft,  parce  qu'il  veut  l'être.  Tant  que  je  n'ai  pu  me 
rendre  maître  de  fa  volonté,  je  le  fuis  demeuré  de  fa  perfonne; 
je  ne  le  quittois  pas  d'un  pas.  Maintenant  je  le  laifle  quelquefois 
k  lui-même,  parce  que  je  le  gouverne  toujours.  En  le  quittant  je 
l'embraffe ,  &  je  lui  dis  d'un  air  affuré  :  Emile,  je  te  confie  k  mon 
ami ,  je  te  livre  k  fon  cœur  honnête  ;  c'eft  lui  qui  me  répondra 
de  toi. 

Ce  n'eft  pas  l'affaire  d'un  moment  de  corrompre  des  affecflions 
faines  qui  n'ont  reçu  nulle  altération  précédente,  &  d'effjcer  des 
principes  dérivés  immédiatement  des  premières  lumières  de  la  rai- 
fon. Si  quelque  changement  s'y  fait  durant  mon  abfence,  elle  ne 
fera  jamais  a/lez  longue;  il  ne  faura  jamais  affez  bien  fè  cacher  de 
moi ,  pour  que  je  n'apperçoive  pas  le  danger  avant  le  mal ,  que  je 
ne  fois  pas  k  temps  d'y  porter  remède.  Comme  on  ne  fe  déprave 
pas  tout  d'un  coup  ,  on  n'apprend  pas  tout  d'un  coup  k  diflimu- 
1er;  &  fi  jamais  homme  eft  mal- adroit  en  cet  art,  c'eft  Emile, 
qui  n'eut  de  fa  vie  une  feule  occafion  d'en  ufer. 

Par  ces  foins,  &  d'autres  femblables  ,  je  le  crois  fi  bieo  ga- 


lia  Traité 

ranri  des  objets  étrangers  &  des  maximes  vulgaires ,  que  j'aime- 
rois  mieux  le  voir  au  milieu  de  la  plus  mauvaife  fociété  de  Paris, 
que  feul  dans  fa  chambre  ou  dans  un  parc  ,  livré  à  toute  l'inquié- 
tude de  fon  âge.  On  a  beau  faire  ;  de  tous  les  ennemis  qui  peu- 
vent attaquer  un  jeune  homme ,  le  plus  dangereux  &  le  feul  qu'on 
peut  écarter,  c'eft  lui-même  :  cet  ennemi,  pourtant,  n'eft  dange- 
reux que  par  notre  faute;  car,  comme  je  l'ai  dit  mille  fois,  c'eft 
par  la  feule  imagination  que  s'éveillent  les  fens.  Leur  befoin  pro- 
prement n'eft  point  un  befoin  phyfique  ;  il  n'eft  pas  vrai  que  ce 
fbit  un  vrai  befoin.  Si  jamais  objet  lafcif  n'eût  frappé  nos  yeux  , 
£i  jamais  idée  déshonnéte  ne  fût  entrée  dans  notre  efprit,  jamais, 
peut-être,  ce  prétendu  befoin  ne  fe  fût  fait  fentir  à  nous,  &  nous 
ferions  demeurés  chaftes  fans  tentations ,  fans  efforts  &  fans  méri- 
te. On  ne  fait  pas  quelles  fermentations  fourdes  certaines  fituations, 
&  certains  fpeftacles  excitent  dans  le  fang  de  la  jeuneffe,  fans  qu'elle 
fâche  démêler  elle-même  la  caufe  de  cette  première  inquiétude, 
qui  n'eft  pas  facile  à  calmer,  &  qui  ne  tarde  pas  à  renaître.  Pour 
moi,  plus  je  réfléchis  k  cette  importante  crife  &  k  fes  caufes  pro- 
chaines ou  éloignées,  plus  je  me  perfuade  qu'un  folitaire  élevé  dans 
un  défert  fans  livres,  fans  inftruftions  &  fans  femmes,  y  mour- 
roit  vierge  à  quelque  âge  qu'il  fût  parvenu. 

Mais  il  n'eft  pas  ici  queftion  d'un  fàuvage  de  cette  efpèce.  En 
élevant  un  homme  parmi  (es  femblables ,  &  pour  la  fociété ,  il  eft 
impoflible,  il  n'eft  pas  même  à  propos,  de  le  nourrir  toujours  dans 
cette  falutaire  ignorance  ;  &  ce  qu'il  y  a  de  pis  pour  la  fagefTe,  eft 
d'être  favant  k  demi.  Le  fouvenir  des  objets  qui  nous  ont  frappés, 
les  idées  que  nous  avons  acquifes ,  nous  fuivent  dans  la  retraite, 
la  peuplent,  malgré  nous,  d'images  plus  féduifantes  que  les  objets 
mêmes,  &  rendent  la  foiitude  auffi  funefte  à  celui  qui  les  y  por- 
te, qu'elle  eft  utile  à  celui  qui  s'y  maintient  toujours  feul. 

Veillez  donc  avec  foin  fur  le  jeune  homme,  il  pourra  fe  ga- 
rantir  de  tout  le  refte  ;  mais  c'eft  k  vous  de  le  garantir  de  lui.  Ne  le 
laiffez  feul  ni  jouriii  nuit;  couchez,  tout  au  moins,  dans  fa  cham- 
bre. Défiez-vous  de  l'inftinâ  fi  -  tôt  que  vous  ne  vous  y  bornez 
plus  ;  il  eft  bon  tant  qu'il  agit  feul ,  il  eft  fufpefl  dès  qu'il  fe  mêle 

aux 


DE      r  È  D   U  C  A   T  1  O  N.  n» 

aux  inftitutions  des  hommes;  il  ne  faut  pas  le  détruire,  il  faut  le 
régler,  &  cela  peut-être  eft  plus  difficile  que  de  l'anéantir.  Il  fe_ 
roit  très-dangereux  qu'il  apprit  a  votre  élevé  à  donner  le  change  à 
fes  fens,  &  fuppiéer.aux  occafions  de  les  fatisfaire  ;  s'il  connoît  une 
fois  ce  dangereux  fupplément,  il  eft  perdu.  Dès-lors  il  aura  tou- 
iours  le  corps  &  le  cœur  énervés,  il  portera  jufqu'au  tombeau  les 
triftes  effets  de  cette  habitude,  la  plus  funefte  à  laquelle  un  jeune 

homme  puiflè  être  afTujctti.  Sans  doute  il  vaudroit  mieux  encore 

Si  les  fureurs  d'un  tempérament  ardent  deviennent  invincibles 
mon  cher  Emile ,  je  te  plains  ;  mais  je  ne  balancerai  pas  un  mo- 
ment, je  ne  fouffrirai  point  que  la  fin  de  la  nature  foit  éludée.  S'il 
faut  qu'un  tyran  te  fubjugue,  je  te  livre  par  préférence  h  celui 
dont  je  peux  te  délivrer;  quoi  qu'il  arrive,  je  t'arracherai  plus  ai- 
fément  aux  femmes  qu'à  toi. 

Jusqu'à  vingt  ans  le  corps  croît,  il  a  befoin  de  toute  fa  fubf- 
tance;  la  continence  eft  alors  dans  l'ordre  de  la  nature  ,  &  l'on  n'y 
manque  guères  qu'aux  dépens  de  fa  conftitution.  Depuis  vingt  anr 
la  continence  eft  un  devoir  de  morale  ;  elle  importe  pour  apprendre 
k  régner  fur  foi-méme,  à  refter  le  maître  de  fes  appétits,  mais 
les  devoirs  moraux  ont  leurs  modifications,  leurs  exceptions,  leurs 
règles.  Quand  la  foiblelFe  humaine  rend  une  alternative  inévitable 
de  deux  maux  préférons  le  moindre  ;  en  tout  état  de  caufe ,  il  vaut 
mieux  commettre  une  faute  que  de  contrafler  un  vice. 

Sou  VENEZ-VOUS  que  ce  n'eft  plus  de  mon  élevé  que  je  parle 
ici,  c'eft  du  vôtre.  Sespafllons  que  vous  avez  1  ai  (Té  fermenter  vous  fub- 
juguent;  cedcz-leurdoncouvertement,  &  fans  lui  déguifer  faviéloire. 
Si  vous  favez  la  lui  montrer  dans  fon  jour,  il  en  fera  moins  fier 
que  honteux,  &  vous  vous  ménagerez  le  droit  de  le  guider  durant 
fou  égarement  ,  pour  lui  faire  ,  au  moins,  éviter  les  précipices.  Il 
importe  que  le  difciple  ne  faffe  rien  que  le  miitre  ne  le  fâche  tz  ne 
le  veuille,  pas  même  ce  qui  eft  mal;  &  il  vaut  ctnt  fois  mieux 
que  le  gouverneur  approuve  une  faute  &:  fe  trompe,  que  s'il  étoit 
trompé  par  fon  élève,  &  que  la  faute  fe  fit  f;.ns  qu'il  en  sût  rien. 
Qui  croit  devoir  fermer  les  yeux  fur  quelque  chofe,  fe  voit  bien- 
tôt forcé  de  les  fermer  fur  tout  ;  le  premier  abus  toléré  en  amène 

Truite  de  tEduc.  Tome  IL  P 


114  Traité 

un  autre ,  &  cette  chaîne  ne  finit  plus  qu'au  renverfement  de  tout 
ordre  &  au  mépris  de  toute  loi. 

Une  autre  erreur  que  j'ai  déjà  combattue,  mais  qui  ne  fortira 
jamais  des  petits  efprits  ,  c'eft  d'affeder  toujours  la  dignité  magiftra- 
le,  &  de  vouloir  pafler  pour  un  homme  parfait  dans  l'efprit  de  fon 
difciple.  Cette  méthode  eft  à  contre- fens.  Comment  ne  voient- ils 
pas  qu'en  voulant  affermir  leur  autorité  ils  la  détruifent ,  que ,  pour 
faire  écouter  ce  qu'on  dit,  il  faut  fe  mettre  à  la  place  de  ceux  k 
qui  l'on  s'adrefTe,  &  qu'il  faut  être  homme  pour  favoir  parler  au 
cœur  humain  î  Tous  ces  gens  parfaits  ne  touchent  ni  ne  perfuadent  ; 
on  fe  dit  toujours  qu'il  leur  eft  bien  aifé  de  combattre  des  paflîons 
qu'ils  ne  fentent  pas.  Montrez  vos  foiblelTes  k  votre  élevé ,  fi  vous 
voulez  le  guérir  des  fiennes  ;  qu'il  voye  en  vous  les  mêmes  com- 
bats qu'il  éprouve ,  qu'il  apprenne  à  fe  vaincre  k  votre  exemple , 
&  qu'il  ne  dife  pas  comme  les  autres  :  Ces  vieillards,  dépités  de 
n'être  plus  jeunes,  veulent  traiter  les  jeunes  gens  en  vieillards,  &  parce 
que  tous  leurs  defirs  font  éteints  ,  ils  nous  font  un  crime  des  nôtres. 

Montagne  dit  qu'il  demandoit  un  jour  au  Seigneur  de  Lan- 
gey  combien  de  fois,  dans  fes  négociations  d'Allemagne,  il  s'éioit 
enivré  pour  le  fervice  du  Roi.  Je  demanderois  volontiers  au  gou- 
verneur de  certain  jeune  homme  combien  de  fois  il  eft  entré  dans 
un  mauvais  lieu  pour  le  fervice  de  fon  élevé.  Combien  de  fois  ?  Je 
me  trompe.  Si  la  première  n'ôte  k  jamais  au  libertin  le  defir  d'y 
rentrer,  s'il  n'en  rapporte  le  repentir  &  la  honte,  s'il  ne  verfe  dans 
votre  fein  des  torrens  de  larmes,  quittez-le  k  l'inftant  ;  il  n'eft  qu'un 
monftre,  ou  vous  n'êtes  qu'un  imbécille;  vous  ne  lui  fervirez  jamais 
k  rien.  Mais  lailTons  ces  expédiens  extrêmes  aulfi  triftes  que  dan- 
gereux ,  &  qui  n'ont  aucun  rapport  k  notre  éducation. 

Que  de  précautions  k  prendre  avec  un  jeune  homme  bien  né, 
avant  que  de  l'expofer  au  fcandale  des  mœurs  du  fiècle  !  Ces  pré- 
cautions font  pénibles,  mais  elles  font  indilpenfables  ;  c'eft  la  né- 
gligence en  ce  point  qui  perd  route  la  jeunefTe;  c'eft  par  le  défor- 
dre  du  premier  âge  que  les  hommes  dégénèrent ,  &  qu'on  les  voit 
devenir  ce  qu'ils  font  aujourd'hui.  Vils  &  lâches  dans  leurs  vices 


DE       V  È  D   U  C  A   T  I  O  N.  IIJ 

mêmes,  ils  n'ont  que  de  petites  âmes,  parce  que  leurs  corps  ufés 
ont  été  corrompus  de  bonne  heure;  à  peine  leur  refte-t-il  afTcz  de 
vie  pour  fe  mouvoir.  Leurs  fubtiles  penfées  marquent  des  efprits 
fans  étoffe ,  ils  ne  fàvent  rien  fentir  de  grand  &  de  noble  ;  ils  n'ont 
ni  fimplicité  ni  vigueur.  Abjefls  en  toutes  chofes  ,  &  baiïement 
médians  ,  ils  ne  font  que  vains  ,  fripons ,  faux  ;  ils  n'ont  pas  mê- 
me affez  de  courage  pour  être  d'illuftres  fcélérats.  Tels  font  lej 
méprifables  hommes  que  forme  la  crapule  de  la  jeuneffe  ;  s'il  s'en 
trouvoitun  feul  qui  sût  être  tempérant  &  fobre  ,  qui  sût  ,  su  milieu 
d'eux,  préferver  fon  cœur,  fon  fang,  fes  mœurs  de  la  contagion  de 
l'exemple,  à  trente  ans  il  écraferoit  tous  ces  infectes,  &  devien- 
droit  leur  maître  avec  moins  de  peine  qu'il  n'en  eut  à  relier  le  fien. 

Pour  peu  que  la  nailTance  ou  la  fortune  eût  fait  pour  Emile, 
il  feroit  cet  homme  s'il  vouloit  l'être;  mais  il  les  mépriferoit  trop 
pour  daigner  les  affervir.  Voyons-le  maintenant  au  milieu  d'eux 
entrant  dans  le  monde,  non  pour  y  primer,  mais  pour  le  con- 
noître ,  &  pour  y  trouver  une  compagne  digne  de  lui. 

Dans  quelque  rang  qu'il  puifTe  être  né,  d.ins  quelque  fociétd 
qu'il  commence  h  s'introduire,  fon  début  fera  fimple  &  fans  éclat; 
à  Dieu  ne  plaife  qu'il  foit  affez  malheureux  pour  y  briller  :  les 
qualités  qui  frappent  au  premier  coup  d'œil,  ne  font  pas  les  flen- 
nes  ,  il  ne  les  a  ni  ne  les  veut  avoir.  Il  met  trop  peu  de  prix  aux 
jugemens  des  hommes  pour  en  mettre  k  leurs  préjugés ,  &  ne  fe 
foucie  point  qu'on  l'eftime  avant  que  de  le  connoître.  Sa  manière 
de  fe  préfenter  n'eft  ni  modelle  ni  vaine,  elle  efl  naturelle  &  vraie; 
il  ne  connoît  ni  gêne ,  ni  déguifemcnt ,  &  il  ell  au  milieu  d'un 
cercle,  ce  qu'il  cft  feul  &  fans  témoin.  S^ra-t-il  pour  cela  grof- 
fier  ,  dédaigneux  ,  fans  attention  pour  perfonne  ?  Tout  au  contrai- 
re ;  fi  feul  il  ne  compte  pas  pour  rien  les  autres  hommes  ,  pour- 
quoi les  compteroit-il  pour  rien,  vivant  avec  eux?  Il  ne  les  pré- 
fère point  à  lui  dans  fcs  manières,  parce  qu'il  ne  les  préfère  pas 
h  lui  dans  fon  cœur  ;  mais  il  ne  leur  montre  pas ,  non  plus  ,  une 
indifférence  qu'il  eft  bien  éloigné  d'avoir  :  s'il  n'a  pas  les  formu- 
les de  la  politelTe,  il  a  les  foins  de  l'humanité.  Il  n'aime  h  voir 
foufFrir  perfonne,  il  n'offrira  pas  fa  place  h  un  autre  par  fimagrce 

P  ij 


ii6  Traité 

mais  il  la  lui  cédera  volontiers  par  bonté  ;  fi ,  le  voyant  oublié , 
il  juge  que  cet  oubli  le  mortifie  ;  car ,  il  en  coûtera  moins  k  mon 
jeune  homme  de  refter  debout  volontairement,  que  de  voir  l'autre 
y  refter  par  force. 

Quoiqu'en  général  Emile  n'eftime  pas  les  hommes ,  il  ne  leur 
montrera  point  de  mépris  ,  parce  qu'il  les  plaint  &  s'attendrit  fijr 
eux.  Ne  pouvant  leur  donner  le  goût  des  biens  réels ,  il  leur  laifle 
les  biens  de  l'opinion  dont  ils  fe  contentent,  de  peur  que  les  leur 
étant  à  pure  perte,  il  ne  les  rendît  plus  malheureux  qu'auparavant. 
Il  n'eft  donc  point  difputeur  ,  ni  contredifant ;  il  n'eft  pas,  non 
plus ,  complaifant  &  flatteur  ;  il  dit  fon  avis  fans  combattre  celui 
de  perfonne,  parce  qu'il  aime  la  liberté  par-deffiis  toute  chofe,  & 
que  la  franchife  en  eft  un  des  plus  beaux  droits. 

Il  parle  peu  parce  qu'il  ne  fe  foucie  guères  qu'on  s'occupe  de 
lui  ;  par  la  même  raifon  ,  il  ne  dit  que  des  chofes  utiles  :  autre- 
ment, qu'eft-ce  qui  l'engageroit  à  parler?  Emile  eft  trop  inftruit 
pour  être  jamais  babillard.  Le  grand  caquet  vient  néceiïairement , 
ou  de  la  prétention  k  l'efprit,  dont  je  parlerai  ci- après ,  ou  du 
prix  qu'on  donne  à  des  bagatelles,  dont  on  croit  fortement  que 
les  autres  font  autant  de  cas  que  nous.  Celui  qui  connoît  aflez  de 
chofes,  pour  donner  k  toutes  leur  véritable  prix,  ne  parle  jamais 
trop;  car  il  fait  apprécier  auflî  l'attention  qu'on  lui  donne,  &  l'in- 
térêt qu'on  peut  prendre  k  fes  difcours.  Généralement  les  gens  qui 
favent  peu ,  parlent  beaucoup  ,  &  les  gens  qui  favent  beaucoup , 
parlent  peu  :  il  eft  fimple  qu'un  ignorant  trouve  important  tout 
ce  qu'il  fait,  &  le  dife  k  tout  le  monde.  Mais  un  homme  inftruit 
n'ouvre  pas  aifémentfon  répertoire  :  il  auroit  trop  k  dire,  &  il  voit 
encore  plus  k  dire  après  lui  ;  il  fe  tait. 

Loin  de  choquer  les  manières  des  autres,  Emile  s'y  confor- 
me affez  volontiers;  non  pour  paroître  inftruit  des  ufages,  ni  pour 
afFeder  les  airs  d'un  homme  poli  ;  mais  ,  au  contraire  ,  de  peur 
qu'on  ne  le  diftingue,  pour  éviter  d'être  apperçu  ;  &  jamais  il  n'eft 
plus  k  fon  ûife,  que  quand  on  ne  prend  pas  garde  k  lui. 

Quoiqu'entrant  dans  le  monde,  il  en  ignore  abfolument 


DE      r  ÉDUCATION.  II7 

les  manières  :  il  n'eft  pas  pour  cela  timide  &  craintif;  s'il  fe  dé- 
robe, ce  n'eft  point  par  embarras;  c'eft  que,  pour  bien  voir,  il 
faut  n'être  pas  vu  :  car  ce  qu'on  penfe  de  lui ,  ne  l'inquiette  guè- 
res  ,  &  le  ridicule  ne  lui  fait  pas  la  moindre  peur.  Cela  fait  qu'é- 
tant toujours  tranquille  &  de  fang-froid,  il  ne  fe  trouble  point 
parla  mauvaife  honte.  Soit  qu'on  le  regarde  ou  non,  il  fait  tou- 
jours de  fon  mieux  ce  qu'il  fait  ;  &  toujours  tout  à  lui  pour  bien 
obferver  les  autres ,  il  fàifît  les  ufages  avec  une  aifance  que  ne  peu- 
vent avoir  les  efclaves  de  l'opinion.  On  peut  dire  qu'il  prend  plu- 
tôt l'ufage  du  monde,  précifément  parce  qu'il  en  fait  peu  de  cas. 

Ne  vous  trompez  pas,  cependant,  fur  fa  contenance,  &  n'allez 
pas  la  comparer  à  celle  de  vos  jeunes  agréables.  Il  eft  ferme  & 
non  fuffifant;  fes  manières  font  libres  &  non  dédaigneufes  :  l'air 
infolent  n'appartient  qu'aux  efclaves  ,  l'indépendance  n'a  rien  d'af- 
fefté.  Je  n'ai  jamais  vu  d'homme  ayant  de  la  fierté  dans  l'ame,  en 
montrer  dans  fon  maintien  :  cette  affectation  eft  bien  plus  propre 
aux  âmes  viles  &  vaines,  qui  ne  peuvent  en  impofer  que  par-la. 
Je  lis  dans  un  livre,  qu'un  étranger  fe  préfentant  un  jour  dans  la 
falle  du  fameux  Marcel  ,  celui-ci  lui  demanda  de  quel  pays  il  étoit. 
Je  fuis  Anglais  y  répondit  l'étranger.  Vous,  Anglais?  Réplique  le 
danfeur;  vous  Jerie^  de  cette  IJle  où  les  Citoyens  ont  part  à  Vad- 
minijîration  publique  ,  &  font  une  portion  de  l^  puijjlince  fouverai- 
«<  (  zz  )  !  Non,  Monficur  ;  ce  front  buijfé y  ce  regard  timide ,  cettt 
démarche  incertaine  ne  m^ annoncent  que  l'efdivc  titré  d'un  Électeur, 

Je  ne  fais  fi  ce  jugement  montre  une  grande  connoiffance  du 
vrai  rapport  qui  eft  entre  le  caraâère  d'un  homme  &  fon  extérieur. 
Pour  moi  qui  n'ai  pas  l'honneur  d'être  maître  \  danfer ,  j'aurois 
penfé  tout  le  contraire.   J'aurois  dit  :  Cet  Anglais  n'efl  pas  courti- 

(  î2  ")  Comme  s'il  y  avoir  des  Ci-  loi^es,  enontddiia'urtf  l'idJe,  au  point 
toyens  qui  ne  fulTent  pas  membres  de  la  qu'on  n'y  conçoit  plus  rien.  Un  homme 
Cité,  &quin'euflentpas,  comme  tels,  qui  vient  de  m'écrire  beaucoup  de  bê. 
part  à  l'autoritd  fouveraine.  Mais  les  tifes  contre  la  nouvelle  Héloïle  ,  à  or- 
François  ayant  jugd  à  propos  d'ufur-  né  fa  fignature  du  titre  de  Choyai  de 
per  ce  rerpeftable  nom  de  Citoyens  ,  Paimbeuf^  &  a  cru  me  faire  une  ex- 
dû  jadis  aux  membres  des  Cités  Gau-  celknte  plaifanicrie. 


îi8  Traité 

fan;  je  n'ai  jamais  ouï  dire  que  les  courtifans  eujjent  îefronthaijfèf 
&  la.  démarche  incertaine  :  un  homme  timide  che:^  un  danfeur ,  pour' 
voit  bien  ne  titre  pas  dans  la  Chambre  des  Communes.  Afllirément 
ce  Marcel-la  doit  prendre  fes  compatriotes  pour  autant  deRomaiDs! 

Quand  on  aime  on  veut  être  aimé  ;  Emile  aime  les  hommes," 
il  veut  donc  leur  plaire.  A  plus  forte  raifon,  il  veut  plaire  aux 
femmes.  Son  âge  ,  fes  mœurs,  fon  projet,  tout  concourt  à  nourrir 
en  lui  ce  defir.  Je  dis  fes  mœurs ,  car  elles  y  font  beaucoup  ;  les 
hommes  qui  en  ont,  font  les  vrais  adorateurs  des  femmes.  Ils  n'ont 
pas,  comme  les  autres,  je  ne  fais  quel  jargon  moqueur  de  galan- 
terie, mais  ils  ont  un  empreffement  plus  vrai,  plus  tendre  &  qui 
part  du  cœur.  Je  connoîtrois  ,  près  d'une  jeune  femme, un  homme 
qui  a  des  mœurs  &  qui  commande  à  la  nature ,  entre  cent  mille 
débauchés.  Jugez  de  ce  que  doit  être  Emile  avec  un  tempérament 
tout  neuf,  &  tant  de  raifons  d'y  réfifter  !  Pour  auprès  d'elles ,  je 
crois  qu'il  fera  quelquefois  timide  &  embarraiïé  ;  mais  sûrement 
cet  embarras  ne  leur  déplaira  pas ,  &  les  moins  friponnes  n'auront 
encore  que  trop  fouvent  l'art  d'en  jouir  &  de  l'augmenter.  Au 
refle,  fon  empreflement  changera  fenfiblement  de  forme  félon  les 
états.  Il  fera  plus  modefte  &  plus  refpeflueux  pour  les  femmes  , 
plus  vif  fk.  plus  tendre  auprès  des  filles  à  marier.  Il  ne  perd  point 
de  vue  l'objet  de  fes  recherches  ,  &  c'eft  toujours  à  ce  qui  les  lui 
rappelle  ,  qu'il  marque  le  plus  d'attention. 

Personne  ne  fera  plus  exaâ  k  tous  les  égards  fondés  fur  l'or- 
dre de  la  nature,  &  même  fur  le  bon  ordre  de  la  fociété;  mais  les 
premiers  feront  toujours  préférés  aux  autres ,  &  il  refpeftera  da- 
vantage un  particulier  plus  vieux  que  lui,  qu'un  Magiftrat  de  fon 
âge.  Étant  donc,  pour  l'ordinaire,  un  des  plus  jeunes  des  fociétés 
où  il  {è  trouvera ,  il  fera  toujours  un  des  plus  modeftes ,  non  par 
la  vanité  de  paroître  humble,  mais  par  unfentiment  naturel  &  fondé 
fur  la  raifon.  Il  n'aura  point  l'impertinent  favoir-vivre  d'un  jeune 
fat,  qui,  pour  amufcr  la  compagnie,  parle  plus  haut  que  les  fa- 
ges ,  &  coupe  la  parole  aux  anciens  :  il  n'autorifera  point  ,  pour 
fa  part,  la  réponfe  d'un  vieux  Gentilhomme  à  Louis  XV  ,  qui  lui 
(îemandoit  lequel  il  préféroit  de  fon  fiècle,  ou  de  celui-ci.   Slrc  , 


D  "E      r  É  D   U  C  A    T  I  O  N.  I  ip 

j^ai  pajfé  ma  jeunejfc  à  refpecler  les  vieillards  ,    &  il  faut    qut  je 
pajfc  ma  vieilleJPe  à  refpecler  les  enfans. 

Ayant  une  ame  tendre  &  fenfible ,  mais  n'appréciant  rien  fur 
le  taux  de  l'opinion,  quoiqu'il  aime  à  plaire  aux  autres,  il  fe  fou- 
ciera  peu  d'en  être  confidérd.  D'où  il  fuit  qu'il  fera  plus  afFeclueux 
que  poli,  qu'il  n'aura  jamais  d'airs  ni  de  fafte,  &  qu'il  fera  plus  tou- 
ché d'une  carefle,  que  de  mille  éloges.  Par  les  mêmes  raifons ,  il  ne 
négligera  ni  fes  manières  ,  ni  fon  maintien,  il  pourra  même  avoir 
quelque  recherche  dans  fa  parure,  non  pour  paroitre  un  homme 
de  goût,  mais  pour  rendre  fa  figure  plus  agréable;  il  n'aura  point 
recours  au  cadre  doré,  &  jamais  l'enfeigne  de  la  richeffe  ne  fouil- 
lera fon  ajuflement. 

On  voit  que  tout  cela  n'exige  point  de  ma  part  un  étalage  de 
préceptes ,  &  n'eft  qu'un  effet  de  la  première  éducation.  On  nous 
fait  un  grand  myftère  de  l'ulage  du  monde,  comme  fi  dans  l'âge 
où  l'on  prend  cet  ufage ,  on  ne  le  prenoit  pas  naturellement  ,  & 
comme  fi  ce  n'étoit  pas  dans  un  cœur  honnête  qu'il  faut  chercher 
fes  premières  loix  !  La  véritable  politefiè  confifte  à  marquer  de  la 
bienveillance  aux  hommes;  elle  fe  montre  fans  peine  quand  on  en 
a  ;  c'eft  pour  celui  qui  n'en  a  pas ,  qu'on  efl  forcé  de  réduire  en 
art  fes   apparences. 

Le  plus  malheureux  effet  de  la  politejfe  d" ufage ,  ejî  d'enfeigner  * 
l'art  de  fe  pajfer  des  vertus  qu'elle  imite.   Q^LÛon  nous  infpire ,  dans 
r  éducation,  l  humanité  6f  la  bienfuijance  ,  nous  aurons  la  politeffe , 
ou  nous  n'en  aurons  plus  befoin. 

Si  nous  n'avons  pas  celle  qui  sdnnonce  par  les  grâces,  nous  au- 
rons celle  qui  annonce  t  honnête  homme  &  le  citoyen  ;  nous  n'' aurons 
pas  befoin  de  recourir  à  la  faujfeté. 

Au  lieu  d'être  artificieux  pour  plaire ,  il  fuffira  d'être  bon;  au 
lieu  d'être  faux  pour  flatter  les  foiblejfes  des  autres ,  il  fuffira  d'ê- 
tre indulgent. 

Ceux  avec  qui  fon  aura  de  tels  procédés,  n'en  /iront  ni  énor- 


120  Traité 

gueillis  ,  ni  Corrompus;  ils  ncn  feront  que  reconnoijfans ,  &  en  de- 
viendront meilleurs  (  2, 3  )  • 

Il  me  femble  que,  fi  quelque  éducation  doit  produire  l'efpèce 
de  politefle  qu'exige  ici  M.  Duclos ,  c'eft  celle  dont  j'ai  tracé  le 
plan  jufqu'ici. 

Je  conviens  pourtant  qu'avec  des  maximes  fî  différentes ,  Emile 
ne  fera  point  comme  tout  le  monde,  &  Dieu  le  préferve  de  l'être 
jamais  ;  mais  en  ce  qu'il  fera  différent  des  autres  ,  il  ne  fera  ni  fâ- 
cheux, ni  ridicule  ;  la  différence  fera  fenfible  fans  être  incommode. 
Emile  fera,  fî  l'on  veut,  un  aimable  étranger.  D'abord  on  lui  par- 
donnera fes  fmgularités,  en  difant  :  il  Je  formera.  Dans  la  fuite  on 
fera  tout  accoutumé  à  fes  manières  ,  &  voyant  qu'il  n'en  change 
pas,  on  les  lui  pardonnera  encore,  en  difant  :  il  eflfait  ainfi. 

Il  ne  fera  point  fêté  comme  un  homme  aimable,  mais  on  l'ai- 
mera fans  favoir  pourquoi  ;  perfonne  ne  vantera  fon  efprit ,  mais  on 
le  prendra  volontiers  pour  juge  entre  les  gens  d'efprit;le  fien  fera 
net  &  borné  ,  il  aura  le  fens  droit,  &  le  jugement  fain.  Ne  courant 
jamais  après  les  idées  neuves,  il  ne  fauroit  fe  piquer  d'efprit.  Je  lui 
ai  fait  fentir  que  toutes  les  idées  falutaires  &  vraiment  utiles  aux 
hommes  ont  été  les  premières  connues,  qu'elles  font  de  tout  temps 
les  feuls  vrais  liens  de  la  fociété,  &  qu'il  ne  refle  aux  efprits  tranf- 
cendans  qu'à  fe  diflinguer  par  des  idées  pernicieufes  &  funefles  au 
genre  humain.  Cette  manière  de  fe  faire  admirer  ne  le  touche  guè- 
res  :  il  fait  où  il  doit  trouver  le  bonheur  de  fa  vie ,  &  en  quoi  il  peut 
contribuer  au  bonheur  d'autrui.  La  fphère  de  fes  connoifTances  ne 
s'étend  pas  plus  loin  que  ce  qui  eft  profitable.  Sa  route  efl  étroite 
&  bien  marquée;  n'étant  point  tenté  d'en  fortir,  il  refle  confondu 
avec  ceux  qui  la  fuivent ,  il  ne  veut  ni  s'égarer ,  ni  briller.  Emile 
efl  un  homme  de  bon  fens ,  &  ne  veut  pas  être  autre  chofe  :  on 
aura  beau  vouloir  l'injurier  par  ce  titre,  il  s'en  tiendra  toujours 
honoré. 

Quoique  le  defir  de  plaire  ne  le  laiffe  plus  abfolument  indif- 
férent 

(23)  Confiddiations  fur  les  mœurs  de  ce  fiùc.'e  ,  par  M.  Duclos ,  p.  65. 


DE      r  È  D   V  C'A   T  I  O  N.  121 

fërent  fur  l'opinion  d'aiitrui ,  il  ne  prendra  de  carte  opinion  que  ce 
qui  fe  rapporte  immédiatement  2  fa  perfonne,  làns  fe  foucier  des 
appréciations  arbitraires  ,  qui  n'ont  de  loi  que  la  mode  ou  les  pré- 
jugés. Il  aura  l'orgueil  de  vouloir  bien  faire  tout  ce  qu'il  fait, 
même  de  le  vouloir  faire  mieux  qu'un  autre.  A  la  courfe  il  vou- 
dra être  le  plus  léger,  k  la  lutte  le  plus  fort,  au  travail  le  plus  ha- 
bile, aux  jeux  d'adrefle  le  plus  adroit;  mais  il  recherchera  peu  les 
avantages  qui  ne  font  pas  clairs  par  eux-mêmes,  &  qui  ont  befoin 
d'être  confiâtes  par  le  jugement  d'autrui ,  comme  d'avoir  plus  d'ef- 
prit  qu'un  autre  ,  &  de  parler  mieux ,  d'être  plus  favant,  &c.  encore 
moins  ceux  qui  ne  tiennent  point  du  tout  k  la  perfonne ,  comme 
d'être  d'une  plus  grande  naiffance  ,  d'être  eftimé  plus  riche,  plus 
en  crédit,  plus  confidéré,  d'en  ihipofer  par  un  plus  grand  fafle. 

Aimant  les  hommes  parce  qu'ils  font  fes  femblables,  il  aimera 
fur-tout  ceux  qui  lui  reflemblent  le  plus,  parce  qu'il  fe  fèntira  bon, 
&  jugeant  de  cette  reflembiance  par  la  conformité  des  goûts  dans 
les  chofes  morales,  dans  tout  ce  qui  tient  au  bon  caraâère,  il  fera 
fort  aife  d'être  approuvé.  Il  ne  fe  dira  pas  précifément ,  je  me  ré- 
jouis parce  qu'on  m'approuve  :  mais,  je  me  réjouis  parce  qu'on  ap- 
prouve ce  que  j'ai  fait  de  bien;  je  me  rejouis  de  ce  que  les  gens 
qui  m'honorent  fè  font  honneur;  tant  qu'ils  jugeront  aulïï  faine- 
ment ,  il  fera  beau  d'obtenir  leur  eftime. 

Étudiant  les  hommes  par  leurs  mœurs  dans  le  monde,  com- 
me il  les  étudioit  ci  devant  par  leurs  paflions  dans  l'Hiftoire,  il  au- 
ra fouvent  lieu  de  réfléchir  fur  ce  qui  flatte  ou  choque  le  cœur  hu- 
main. Le  voilà  philofophant  fur  les  principes  du  goût,  &  voilà  l'é- 
tude qui  lui  convient  durant  cette  époque. 

Plus  on  va  chercher  loin  les  définitions  du  goût,  &  plus  on 
s'égare  ;  le  goût  n'ell  que  la  faculté  de  juger  de  ce  qui  plaît  ou  dé- 
plaît au  plus  grand  nombre.  Sortez  de- là,  vous  ne  favez  plus  ce 
que  c'cft  que  le  goût.  Il  ne  s'enfuit  pas  qu'il  y  ait  plus  de  gens  de 
goût  que  d'autres  ;  car  bien  que  la  pluralité  juge  fainement  de  cha- 
que objet,  il  y  a  peu  d'hommes  qui  jugent  comme  elle  fur  tous; 
&bien  que  le  concours  des  goûts  les  plus  généraux  fafle  le  bon  goût. 

Traité  de  FÊduc.  Tome  II.  Q 


122  T  R  A  1  TÉ 

il  y  a  peu  de  gens  de  goût;  de  même  qu'il  y  a  peu  de  belles  per- 
fonnes,  quoique  l'afTemblage  des  traits  les  plus  communs  fafle  la 
beauté. 

Il  faut  remarquer  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  ce  qu'on  aime  parce 
qu'il  nous  eft  utile,  ni  de  ce  qu'on  hait  parce  qu'il  nous  nuit.  Le 
goût  ne  s'exerce  que  fur  les  chofes  indifférentes,  ou  d'un  intérêt 
d'amufement,  tout  au  plus,  &  non  fur  celles  qui  tiennent  à  nos 
befoins  ;  pour  juger  de  celles-ci ,  le  goût  n'eft  pas  néceflaire  ,  le  feul 
appétit  fuffit.  Voilà  ce  qui  rend  fi  difficiles,  &,  ce  femble ,  fi  ar- 
bitraires, les  pures  décifions  du  goût  ;  car  hors  l'inflinél  qui  le  dé- 
termine, on  ne  voit  plus  la  raifon  de  ces  décifions.  On  doit  diflin- 
guer  encore  fes  loix  dans  les  choies  morales ,  &  fes  loix  dans  les 
chofes  phyfiques.  Dans  celles-ci,  les  principes  de  goût  femblent 
abfolument  inexpliquables;  mais  il  importe  d'obferver  qu'il  entre 
du  moral  dans  tout  ce  qui  tient  à  l'imitation  (14.)  :  ainfi  l'on  ex- 
plique des  beautés  qui  paroiffent  phyfiques,  &  qui  ne  le  font  réel- 
lement point.  J'ajouterai  que  le  goût  a  des  règles  locales,  qui  le 
rendent  en  mille  chofes  dépendant  des  climats,  des  mœurs,  du 
gouvernement ,  des  chofes  d'inflitution  ;  qu'il  en  a  d'autres  qui  tien- 
nent à  l'âge,  au  fèxe,  au  caradère,  &  que  c'eil  en  ce  fens  qu'il  ne 
faut  pas  difputer  des  goûts. 

Le  goût  efl  naturel  à  tous  les  hommes;  mais  ils  ne  l'ont  pas 
tous  en  même  mefure ,  il  ne  fè  développe  pas  dans  tous  au  même 
degré  ,  &  dans  tous  il  efl  fujet  à  s'altérer  par  diveffes  caufes.  La  me- 
fure du  goût  qu'on  peut  avoir,  dépend  de  la  fenfibilité  qu'on  a  re- 
çue; fa  culture  &  fa  forme  dépendent  des  fociétés  où  l'on  a  vécu. 
Premièrement,  il  faut  vivre  dans  des  fociétés  nombreufes  pour  faire 
beaucoup  de  comparaifons  :  fecondement,  il  faut  des  fociétés  d'a- 
mufement &  d'oifiveté;  cardans  celles  d'affaires  on  a  pour  règle,  non 
le  plaifîr,  mais  l'intérêt  :  en  troifiéme  lieu,  il  faut  des  fociétés  où 
l'inégalité  ne  foit  pas  trop  grande ,  où  la  tyrannie  de  l'opinion  foit 
modérée,  &  où  règne  la  volupté  plus  que  la  vanité;  car  dans  le 

(24')  Cela  eft  prouvé  dans  un  elTai  fur  h  principe  de  la  we'MV ,  qu'on  tiou- 
veta  dans  le  recueil  de  mes  écrits. 


DE     r  Éducation. 


1^3 


cas    contraire  la  mode  éroufîè  le  goût,  &  l'on  ne  cherche  plus  es 
qui  plaît ,  mais  ce  qui  diftingue. 

Dans  ce  dernier  cas  il  n'eft  plus  vrai  que  le  bon  goût  eft  celui 
du  plus  grand  nombre.  Pourquoi  cela?  Parce  que  l'objet  change. 
Alors  la  m,iltitude  n'a  plus  de  jugement  à  elle,  elle  ne  juge  plut  que 
d'après  ceux  qu'elle  croit  plus  éclairés  qu'elle;  elle  approuve  ,  non 
ce  qui  eft  bien,  mais  ce  qu'ils  ont  approuvé.  Dans  tous  les  temps, 
faites  que  chaque  homme  ait  fon  propre  fentiment;  &  ce  qui  eft  le 
plus  agréable  en  foi  aura  toujours  la  pluralité  des  fufFrages. 

Les  hommes  dans  leurs  travaux  ne  font  rien  de  beau  que  par 
imitation.  Tous  les  vrais  modèles  du  goût  font  dans  la  nature.  Plus 
nous  nous  éloignons  du  maître,  plus  nos  tableaux  font  défigurés. 
C'eft  alors  des  objets  que  nous  aimons  que  nous  tirons  nos  modè- 
les ;  &  le  beau  de  fantaifie  ,  fujetau  caprice  &  \  l'autorité ,  n'eft  plus 
rien  que  ce  qui  plait  à  ceux  qui  nous  guident. 

Ceux  qui  nous  guident  font  les  artiftes ,  les  grands  ,  les  riches; 
&  ce  qui  les  guide  eux-mêmes,  eft  leur  intérêt  ou  leur  vanité  : 
ceux-ci  ,  pour  étaler  leur  richefte,  &  les  autres,  pour  en  profiter, 
cherchent  ,  à  l'envi  ,  de  nouveaux  moyens  de  dépenfe.  Par -là  le 
grand  luxe  établit  fon  empire,  &  fait  aimer  ce  qui  eft  difficile  Ce 
coûteux  ;  alors  le  prétendu  beau  ,  loin  d'imiter  la  nature,  n'eft 
tel  qu'à  force  de  la  contrarier.  Voilà  comment  le  luxe  &  le  mau- 
vais goût  ibnt  inféparables.  Par- tout  où  le  goût  eft  difpendieux  ,  il 
eft  faux. 

C'est  fur  tout  dans  le  commerce  des  deux  fexes  que  le  goût, 
bon  ou  mauvais,  prend  fa  forme  ;  fa  culture  eft  un  efîèt  néccfTaire 
de  l'objet  de  cette  fociété.  Mais  quand  la  facilité  de  jouir  attiédit 
le  defir  de  plaire  ,  le  goût  doit  dégénérer;  &  c'cft-là,  ce  me  fcm- 
ble,  une  autre  raifon  des  plus  fenlîbles  ,  pourquoi  le  bon  goût  tient 
aux  bonnes  mœurs. 

Consultez  le  goût  des  femmes  dans  les  chofes  phyfiques ,  i: 
qui  tiennent  au  jugement  des  fens  ;  celui  des  hommes  dins  les 
chofes   morales,  &  qui   dépendent  plus  de  l'entendement.    Quand 

Q   ij 


124  Traité 

les  femmes  feront  ce  qu'elles  doivent  être ,  elles  fe  borneront  aux 
chofes  de  leur  compétence ,  &  jugeront  toujours  bien  ;  mais  de- 
puis qu'elles  fe  font  établies  les  arbitres  de  la  Littérature,  depuis 
qu'elles  fe  font  mifes  à  juger  les  livres  &  à  en  faire  à  toute  force  , 
elles  ne  fe  connoifFent  plus  h  rien.  Les  auteurs  qui  confultent  les 
favantes  fur  leurs  ouvrages,  font  toujours  sûrs  d'être  mal  confeillés; 
les  galans  qui  les  confultent  fur  leur  parure,  font  toujours  ridicule- 
ment mis.  J'aurai  bien-tôt  occafion  de  parler  des  vrais  talens  de  ce 
fexe,  de  la  manière  de  les  cultiver,  &  des  chofes  fur  lefquelles  fes 
déciflons  doivent  alors  être  écoutées. 

Voila  les  confidérations  élémentaires  que  je  pofèrai  pour  prin- 
cipes en  raifonnant  avec  mon  Emile  fur  une  matière  qui  ne  lui  eft 
rien  moins  qu'indifférente  dans  la  circonftance  où  il  fe  trouve,  & 
dans  la  recherche  dont  il  eft  occupé  ;  &  à  qui  doit-elle  être  in- 
différente î  La  connoilTance  de  ce  qui  peut  être  agréable  ou  défa- 
gréable  aux  hommes,  n'eft  pas  feulement  néceffaire  à  celui  qui  a 
befoin  d'eux,  mais  encore  à  celui  qui  veut  leur  être  utile;  il  im- 
porte même  de  leur  plaire  pour  les  fervir;  &  l'art  d'écrire  n'eft 
rien  moins  qu'une  étude  oifeufe,  quand  on  l'emploie  à  faire  écou- 
ter la  vérité. 

Si,  pour  cultiver  le  goût  de  mon  difciple ,  j'avois  k  choifîr  en- 
tre des  pays  où  cette  culture  eft  encore  à  naître,  &  d'autres  où 
•  elle  auroit  déjà  dégénéré,  je  fuivrois  l'ordre  rétrograde,  je  com- 
mencerois  fa  tournée  par  ces  derniers ,  &  je  finirois  par  les  pre- 
miers. 

La  raifon  de  ce  choix  eft  que  le  goût  fe  corrompt  par  une  dé- 
licatefle  exceflîve,  qui  rend  fenfible  k  des  chofes  que  le  gros  des 
hommes  n'apperçoit  pas  :  cette  délicateflè  mène  à  l'efprit  de  dif- 
cuflion;  car  plus  on  fubtilife  les  objets,  plus  ils  fe  multiplient  : 
cette  fubtilité  rend  le  tad  plus  délicat  &  moins  uniforme.  Il  le 
forme  alors  autant  de  goûts  qu'il  y  a  de  têtes.  Dans  les  difputes 
fur  la  préférence  ,  la  philofophie  &  les  lumières  s'étendent  ;  & 
c'eft  ainfi  qu'on  apprend  à  penfer.  Les  obfervations  fines  ne  peu- 
vent guères  être  faites   que  par  des  gens  très-répandus,  attendu 


DE      r  È  D   V  C  A   T  I  O  N.  125 

qu'elles  frappent  après  toutes  les  autres,  &  que  les  gens  peu  ac- 
coutumés aux  fociétés  nombreufes  ,  y  épuifent  leur  attention  fur 
les  grands  traits.  Il  n'y  a  pas,  peut-être,  à  préfent  un  lieu  policé 
fur  la  terre,  où  le  goût  général  foit  plus  mauvais  qu'a  Paris.  Ce- 
pendant, c'cft  dans  cette  Capitale  que  le  bon  goût  fe  cultive;  &  il 
paroît  peu  de  livres  eftimés  dans  l'Europe  ,  dont  l'auteur  n'ait  été 
fe  former  à  Paris.  Ceux  qui  penfent  qu'il  fuffit  de  lire  les  livres 
qui  sy  font ,  fe  trompent  ;  on  apprend  beaucoup  plus  dans  la  con- 
verfation  des  auteurs  que  dans  leurs  livres  ;  &  les  auteurs  eux- 
mêmes  ne  font  pas  ceux  avec  qui  l'on  apprend  le  plus.  C'eft  l'ef- 
prit  des  fociétés  qui  développe  une  tête  penfante,  &  qui  porte  la 
vue  auffi  loin  qu'elle  peut  aller.  Si  vous  avez  une  étincelle  de  gé- 
nie, allez  paflèr  une  année  à  Paris.  Bientôt  vous  ferez  tout  ce  que 
vous  pouvez  être,  ou  vous  ne  ferez  jamais  rien. 

On  peut  apprendre  à  penfer  dans  les  lieux  où  le  mauvais  goût 
règne  ;  mais  il  ne  faut  pas  penfer  comme  ceux  qui  ont  ce  mau- 
vais goût,  &  il  efl  bien  difficile  que  cela  n'arrive,  quand  on  refle 
avec  eux  trop  long-temps.  Il  faut  perfeâionner  par  leurs  foins  l'inf- 
trument  qui  juge,  en  évitant  de  l'employer  comme  eux.  Je  me 
garderai  dépolir  le  jugement  d'Emile  jufqu'à  l'altérer;  6c  quand 
il  aura  le  tad  afTez  fin  pour  fentir  &  comparer  les  divers  goûts 
des  hommes,  c'efl  fur  des  objets  plus  fîmples  que  je  le  ramène- 
rai fixer  le  flen. 

Je  m'y  prendrai  de  plus  loin  encore  pour  lui  conferver  un  goût 
pur  &  fain.  Dans  le  tumulte  de  la  dilîipation  je  faurai  me  ména- 
ger avec  lui  des  entretiens  utiles  ;  &  ,  les  dirigeant  toujours  fur 
des  objets  qui  lui  plaifent ,  j'aurai  foin  de  les  lui  rendre  aufll  amu- 
fans  qu'inflrudifs.  Voici  le  temps  de  la  ledure  &  des  livres  agréa- 
bles. Voici  le  temps  de  lui  apprendre  \  faire  l'analyfe  du  difcours , 
de  le  rendre  fenfible  a  toutes  les  beautés  de  l'éloquence  &  de  la 
diflion.  C'efl  peu  de  chofe  d'apprendre  les  langues  pour  elles-mê- 
mes, leur  ufage  n'efl  pas  fi  important  qu'on  croit;  mais  l'étude 
des  langues  mène  h  celle  de  la  grammaire  générale.  Il  faut  ap- 
prendre le  Latin  pour  favoir  le  François;  il  faut  étudier  &  compa- 
rer l'un  &  l'autre,  pour  entendre  les  règles  de  l'art  de  parler. 


» 


126  •  Traité 

Il  y  a  d'ailleurs  une  certaine  fimplicité  de  goût  qui  va  au  cœuf  ^ 
&  qui  ne  fe  trouve  que  dans  les  écrits  des  anciens.  Dans  l'élo- 
quence, dans  la  poéfie,  dans  toute  efpèce  de  littérature,  il  les  re- 
trouvera ,  comme  dans  l'hiftoirc ,  abondans  en  chofes ,  &  fobres  à 
juger.  Nos  auteurs,  au  contraire  ,  difent  peu  &  prononcent  beau- 
coup. Nous  donner  fans  ceffe  leur  jugement  pour  loi,  n'eft  pas  le 
moyen  de  former  le  nôtre.  La  différence  des  deux  goûts  fe  fait 
fentir  dans  tous  les  monumens  &  jufques  fur  les  tombeaux.  Les 
nôtres  font  couverts   d'éloges  ;  fur  ceux   des  anciens  on  lifoit  des 

faits. 

Sta,  viator;  Hcroem  calcas. 

Quand  j'aurois  trouvé  cette  épitaphe  fur  un  monument  anti- 
que, j'aurois  d'abord  deviné  qu'elle  étoit  moderne  :  car  rien  n'eft 
fi  commun  que  des  héros  parmi  nous,  mais  chez  les  anciens  ils 
étoient  rares.  Au  lieu  de  dire  qu'un  homme  étoit  un  héros,  ils 
auroient  dit  ce  qu'il  avoit  fait  pour  l'être.  A  l'épitaphe  de  ce  hé» 
ros,  comparez  celle  de  l'efféminé  Sardanapale; 

Tai  bâti  Tharfe  &  Anchiah  en  un  jour  ^ 
&  maintenant  je  Jais  mort. 

Laquelle  dit  plus  \  votre  avis?  Notre  ftyle  lapidaire,  avec  fon 
enflure,  n'eft  bon  qu'à  fouffler  des  nains,  hes  anciens  montroient 
les  hommes  au  naturel,  &  l'on  voyoit  que  c 'étoient  des  hommes. 
Xénophon  honorant  la  mémoire  de  quelques  guerriers  tués  eti 
trahifon  dans  la  retraite  des  dix  mille,  ils  moururent ,  dit-il,  irré' 
prochables  dans  la  guerre  &  dans  l'amitié.  Voilà  tout  ;  mais  con- 
fidérez  dans  cet  éloge,  fi  court  &  fi  fimple,  de  quoi  l'auteur  de- 
voir avoir  le  cœur  plein.    Malheur  à  qui  ne  trouve  pas  cela  raviffanc  ! 

On  lifoit  ces  mots  gravés  fur  un  marbre  aux  Thermopyles  : 

Pajfunt ,  va  dire  à  Sparte  que  nous  fommes  morts 
ici  pour  obéir  à  Jes  Jaintes  loix. 


DE    V  Éducation.  127 

On  voit  bien  que  ce  n'eft  pas  l'Académie  des  Infcriptions  qui 
a  compofé  celle-là. 

Je  fuis  trompé  fi  mon  élevé,  qui  donne  fi  peu  de  prix  aux 
paroles,  ne  porte  fâ  première  attention  fijr  ces  différences,  &  fi 
elles  n'influent  fiir  le  choix  de  fes  leâures.  Entraîné  par  la  mâle 
éloquence  de  Démofihène,  il  dira  :  c'eft  un  orateur;  mais  en  lilànt 
Cicéron,  il  dira  :  c'eft  un  avocat. 

En  général ,  Emile  prendra  plus  de  goût  pour  les  livres  des 
anciens  que  pour  les  nôtres,  par  cela  feul  qu'étant  les  premiers, 
les  anciens  font  les  plus  près  de  la  nature,  &  que  leur  génie  eft 
plus  à  eux.  Quoi  qu'en  aient  pu  dire  la  Motte  &  l'Abbé  Terraf 
fon,  il  n'y  a  point  de  vrai  progrès  de  raifon  dans  l'efpèce  humai- 
ne ,  parce  que  tout  ce  qu'on  gagne  d'un  côté,  on  le  perd  de  l'au- 
tre ;  que  tous  les  efprits  partent  du  même  point,  &  que  le  temps 
qu'on  emploie  k  fàvoir  ce  que  d'autres  ont  penfé  étant  perdu  pour 
apprendre  à  penfer  foi-méme,  on  a  plus  de  lumières  acquifes  & 
moins  de  vigueur  d'efprit.  Nos  efprits  font  comme  nos  bras  exer- 
cés h  tout  faire  avec  des  outils,  &  rien  par  eux-mêmes.  Fontenelle 
difoit  que  toute  cette  difpute  fur  les  anciens  &  les  modernes  ,  fe 
réduifoit  à  favoir,  fi  les  arbres  d'autrefois  étoient  plus  gmnds  que 
ceux  d'aujourd'hui.  Si  l'agriculture  avoit  changé,  cette  queftion 
se  feroit  pas  impertinente  à  faire. 

Après  l'avoir  ainfi  fait  remonter  aux  fources  de  la  pure  litté- 
rature, je  lui  en  montre  auflî  les  égoûts  dans  les  réfervoirs  des  mo- 
dernes compilateurs;  journaux,  traduélions  ,  diftionnaires,  il  jette 
un  coup  d'oeil  fur  tout  cela,  puis  les  laifTe  pour  n'y  jamais  reve- 
nir. Je  lui  fais  entendre ,  pour  le  réjouir ,  le  bavardage  des  Académies  ; 
je  lui  fais  remarquer  que  chacun  de  ceux  qui  les  compofent  vaut 
toujours  mieux  feul  qu'avec  le  corps;  Ih-deffus  il  tirera  de  lui- 
même  la  conféquence  de  l'utilité  de  tous  ces  beaux  établiflemens.' 

Je  le  mène  aux  fpedacles  pour  étudier,  non  les  mœurs,  mais 
le  goût;  car  c'eft-lh  fur-tout  qu'il  (è  montre  à  ceux  qui  favent 
réfléchir.  Laiflez  les  préceptes  &  la  morale,  lui  diroisje;  ce  fi'eft 
pas  ici  qu'il  faut  les  apprendre.  Le  théâtre  D'cft  pas  fait  pour  la 


128  Traité 

vérité  ;  il  eft;  fait  pour  flatter,  pour  amufer  les  hommes;  il  n'y  a 
point  d'école  où  l'on  apprenne  fi  bien  l'art  de  leur  plaire ,  &  d'inté- 
refler  le  cœur  humain.  L'étude  du  théâtre  mène  k  celle  de  la 
poéfie^  elles  ont  exaftement  le  même  objet.  Qu'il  ait  une  étincelle 
de  goût  pour  elle,  avec  quel  plaifir  il  cultivera  les  langues  des  poè- 
tes ,  le  Grec ,  le  Latin ,  l'Italien  !  Ces  études  feront  pour  lui  des 
amufemens  fans  contrainte,  &  n'en  profiteront  que  mieux;  elles 
lui  feront  délicieufes  dans  un  âge  &  des  circonftances  où  le  cœur 
s'intérefle  avec  tant  de  charme  à  tous  les  genres  de  beautés  faits 
pour  le  toucher.  Figurez-vous  d'un  côté  mon  Emile,  &  de  l'autre 
un  poliflbn  de  collège  lifant  le  quatrième  livre  &q  l'Éneide,  ou 
Tibulle ,  ou  le  banquet  de  Platon;  quelle  différence!  Combien  le 
cœur  de  l'un  eft  remué  de  ce  qui  n'afFefte  pas  même  l'autre!  O 
bon  jeune  homme!  arrête,  fufpends  ta  ledlure,  je  te  vois  trop 
ému  :  je  veux  bien  que  le  langage  de  l'amour  te  plaife,  mais  non 
pas  qu'il  t 'égare  ;  fois  homme  fenfible,  mais  fois  homme  fage.  Si 
tu  n'es  que  l'un  des  deux,  tu  n'es  rien.  Au  refie,  qu'il  réuflîfle 
ou  non  dans  les  langues  mortes,  dans  les  belles- lettres,  dans  la 
poéfie,  peu  m'importe.  Il  n'en  vaudra  pas  moins  s'il  ne  fait  rien  de 
tout  cela ,  &  ce  n'eft  pas  de  tous  ces  badinages  qu'il  s'agit  dans 
fon  éducation. 

Mon  principal  objet,  en  lui  apprenant  à  fentir  &  aimer  le  beau 
dans  tous  les  genres  ,  eft  d'y  fixer  fes  affedions  &  ks  goûts ,  d'em- 
pêcher que  fes  appétits  naturels  ne  s'altèrent,  &  qu'il  ne  cherche 
un  jour  dans  fa  richefle  les  moyens  d'être  heureux,  qu'il  doit  trou- 
ver plus  près  de  lui.  J'ai  dit  ailleurs  que  le  goût  n'étoit  que  l'art 
de  fe  connoître  en  petites  chofes ,  &  cela  eft  très-vrai  ;  mais  puif- 
que  c'cft  d'un  tiflu  de  petites  chofes  que  dépend  l'agrément  de  la 
vie,  de  tels  foins  ne  font  rien  moins  qu'indifFérens  ;  c'eft  par  eux 
que  nous  apprenons  k  la  remplir  des  biens  mis  k  notre  portée,  dans 
toute  la  vérité  qu'ils  peuvent  avoir  pour  nous.  Je  n'entends  point 
ici  les  biens  moraux  qui  tiennent  k  la  bonne  difpofition  de  l'ame, 
mais  feulement  ce  qui  eft  de  fenfualité ,  de  volupté  réelle ,  mis  à 
part  Jes  préjugés  &  l'opinion. 

Qu'on  me  permette,  pour  mieux  développer  mon  idée,  de  laif- 

fer 


DE      r  É  D   U  C  "A   T  I  O  N.  I29 

fer  un  moment  Emile,  dont  le  cœur  pur  &  fain  ne  peut  plus  fervîr 
de  règle  k  perfonne  ,  &  de  chercher  en  moi-même  un  exemple  plu» 
fenfible  &  plus  rapproché  des  mœurs  du  leâeur. 

Il  y  a  des  états  qui  femblent  changer  la  nature  Se  refondre, 
foit  en  mieux ,  foit  en  pis  ,  les  hommes  qui  les  remplifTent.  Un 
poltron  devient  brave  en  entrant  dans  le  régiment  de  Navarre.  Ce 
n'eft  pas  feulement  dans  le  militaire  que  l'on  prend  l'esprit  du 
corps ,  &  ce  n'eft  pas  toujours  en  bien  que  Tes  efFets  fe  font  fen- 
tir.  J'ai  penfé  cent  fois,  avec  effroi ,  que  fi  j'avois  le  malheur  de 
remplir  aujourd'hui  tel  emploi  que  je  penfe  en  certain  pays,  de- 
main je  ferois  prefque  inévitablement  tyran,  concudionnaire,  def- 
truâeur  du  peuple,  nuifible  au  Prince,  ennemi  par  état  de  toute 
humanité,  de  toute  équité,  de  toute  efpèce  de  vertu. 

De  même,  fi  j'étois  riche,  j'aurois  fait  tout  ce  qu'il  faut  pour 
le  devenir;  je  ferois  donc  infolent  &  bas,  fenfîble  &  délicat  pour 
moi  feul,  impitoyable  &  dur  pour  tout  le  monde,  fpeclateur  dé- 
daigneux des  misères  de  la  canaille;  car  je  ne  donnerois  plus  d'au- 
tre nom  aux  indigens  ,  pour  faire  oublier  qu'autrefois  je  fus  de 
leur  claffe.  Enfin  je  ferois  de  ma  fortune  l'inflrument  de  mes  plai- 
firs,  dont  je  ferois  uniquement  occupé;  &  jufques-Ià,  je  ferois 
comme  tous  les  autres. 

Mais  en  quoi  je  crois  que  j'en  différerois  beaucoup,  c'eft  que 
Je  ferois  fenfuel  &  voluptueux  plutôt  qu'orgueilleux  &  vain,  & 
que  je  me  livrerois  au  luxe  de  molleffe ,  bien  plus  qu'au  luxe  d'of- 
tentation.  J'aurois  même  quelque  honte  d'étaler  trop  ma  richefTè, 
&  je  croirois  toujours  voir  l'envieux  que  j'écraftrois  de  mon  ùûe , 
dire  a  fes  voifins  k  l'oreille  :  voilà  un  fripon  qui  a  grand  peur  de 
rictre  pas  connu  pour  tel. 

Dr  cette  immenfe  profufion  de  bieni  qui  couvrent  la  terre, 
je  chercherois  ce  qui  m'eft  le  plus  agréable,  &  que  je  puis  le 
mieux  m'approprier  :  pour  cela,  le  premier  ufage  de  ma  richeffe 
feroir  d'en  acheter  du  loilîr  ôc  la  liberté,  k  quoi  j'ajouterois  la 
fanté  ,  fi  elle  étoit  k  prix  ;  mais  comme  elle  ne  s'achète  qu'avec 

Traité  de  VÉduc,  Tome  IL  R 


130  Traité 

la  tempérance,  &  qu'il  n'y  a  point,  fans   la  faoté,  de  vrai  plaîfif 
dans  la  vie ,  je  ferois  tempérant  par  fenfualité. 

Je  refterois  toujours  aufïi  près  de  la  nature  qu'il  lêroît  poflîble^ 
pour  flatter  les  fens  que  j'ai  reçus  d'elle;  bien  sûr,  que  plus  elle 
mettroit  du  fien  dans  mes  jouifTances,  plus  j'y  trouverois  de  réa-" 
lité.  Dans  le  choix  des  objets  d'imitation,  je  la  prendrois  tou- 
jours pour  modèle;  dans  mes  appétits,  je  lui  donnerois  la  préfé» 
rence;  dans  mes  goûts,  je  la  confulterois  toujours;  dans  les  mets, 
je  voudrois  toujours  ceux  dont  elle  fait  le  meilleur  apprêt ,  &  qui 
paflent  par  le  moins  de  mains  pour  parvenir  fur  nos  tables.  Je 
préviendrois  les  falfifications  de  la  fraude,  j'irois  au-devant  du  plai- 
fir.  Ma  fotte  &  groflière  gourmandife  n'enrichiroit  point  un  maî- 
tre-d'hôtel  ;  il  ne  me  vcndroit  point,  au  poids  de  l'or,  du  poifon 
pour  du  poiffon  ;  ma  table  ne  feroit  point  couverte  avec  appareil 
de  magnifiques  ordures ,  &  de  charognes  lointaines  ;  je  prodi- 
guerois  ma  propre  peine  pour  fatisfaire  ma  fenfualité ,  puifqu'alors 
cette  peine  efl  un  plaifir  elle-même,  &  qu'elle  ajoute  h  celui  qu'on 
en  attend.  Si  je  voulois  goûter  un  mets  du  bout  du  monde ,  j'i- 
rois, comme  Apicius,  plutôt  l*y  chercher,  que  de  l'en  faire  ve- 
nir :  car  les  mets  les  plus  exquis  manquent  toujours  d'un  aflaifon- 
nement  qu'on  n'apporte  pas  avec  eux ,  &c  qu'aucun  cuifinier  ne 
leur  donne  ;  l'air  du  climat  qui  les  a  produits. 

Par  la  même  raifon,  je  n'imiterois  pas  ceux  qui  ne  fe  trouvant 
bien  qu'où  ils  ne  font  point ,  mettent  toujours  les  faifons  en  contra- 
diftion  avec  elles-mêmes,  &  les  climats  en  contradiftion  avec  les 
faifons;  qui  cherchant  l'été  en  hiver,  &  l'hiver  en  été,  vont  avoir 
froid  en  Italie ,  &  chaud  dans  le  Nord  ;  fans  fonger  qu'en  croyant 
fuir  la  rigueur  des  fàifons ,  ils  la  trouvent  dans  les  lieux  où  l'on 
n'a  point  appris  à  s'en  garantir.  Moi,  je  refterois  en  place,  ou  je 
prendrois  tout  le  contre-pied  :  je  voudrois  tirer  d'une  faifon  tout 
ce  qu'elle  a  d'agréable,  &  d'un  climat  tout  ce  qu'il  a  de  particu- 
lier. J'aurois  une  diverlîté  de  plaifîrs  &  d'habitudes  qui  ne  fè  ref- 
lèmbleroient  point,  &  qui  feroient  toujours  dans  la  nature;  j'irois 
pafTer  l'été  k  Napl«s,  &  l'hiver  à  Pétcrsbourg;  tantôt  refpirant  un 
^oux  zéphir  à  demi- couché  dans  les  fraîches  grottes  de  Tarente  ; 


DE      r  É  D  U  C  A   T  1  O  N.  I  3  I 

tantôt  dans  l'illumination  d'un  palais   de  gla«e,  hors  d'haleine  & 
fatigué  des  plaifirs  du  bal. 

Je  voudrois  dans  le  fervice  de  ma  table,  dans  la  parure  de  mon 
logement,  imiter,   par  des  ornemens  très-fimples,  la  variété  des 
faifons,    &   tirer  de  chacune  toutes  fes   délices,   fans  anticiper  fur 
celles  qui  la  fuivront.  Il  y  a  de  la  peine,  &  non  du  goût,  à  trou- 
bler ainfi  l'ordre  de  la  nature,  k  lui  arracher  des  productions  invo- 
lontaires qu'elle   donne  à    regret,   dans    fa    malédiâion ,    ic    qui, 
n'ayant  ni  qualité  ni   faveur,  ne  peuvent  ni   nourrir  l'e/îomac,  ni 
flatter  le  palais.  Rien  n'eft  plus  infipide  qu«  les  primeurs;  ce  n'ell 
qu'à  grands  frais  que  tel  riche  de  Paris ,  avec  fes  fourneaux  &  fes 
ferres  chaudes  ,  vient  h  bout  de  n'avoir  fur  fa  table  toute  l'année 
que  de  mauvais  légumes  &  de  mauvais  fruits.    Si  j'avois  des  ce- 
rifes  quand  il  gelé ,  ôc  des  melons  ambrés  au  cœur  de  l'hiver,  avec 
quel  plaifir  les  goûterois-je ,  quand  mon  palais  n'a  pas  befoin  d'ê- 
tre humeflé  ni  rafraîchi  ?   Dans  les  ardeurs  de  la  canicule  le  lourd 
marron   me  feroit-il  fort   agréable  î    Le  préférerois-je,  fortant  de 
la  poêle,  à  la  grofeille  ,  à  la  fraife,  &  aux  fruits  défaltérans ,  qui 
me  font  offerts  fur  la  terre  fans  tant  de  foins  î   Couvrir  fa  chemi- 
née au  mois  de  Janvier  de  végétations  forcées ,  de  fleurs  pâles  de 
fans  odeur,   c'eft  moins  parer  l'hiver  que  déparer  le  printemps; 
c'efl  s'ôter  le  plaifir  d'aller  dans  les  bois  chercher  la  première  vio- 
lette, épier  le  premier  bourgeon,  &  s'écrier  dans  un  faififTement 
de  joie;  mortels,  vous  n'êtes  pas  abandonnés  :  la  nature  vit  encore! 

Pour  être  bien  fervi  j'aurois  peu  de  domeftiques  ;  cela  a  déjà 
été  dit,  &  cela  eft  bon  <i  redire  encore.  Un  bourgeois  tire  plus 
de  vrai  fervice  de  fon  feul  laquais,  qu'un  Duc  de  dix  MefHeurs 
qui  l'entourent.  J'ai  penfé  cent  fois  qu'ayant  2l  table  mon  verre 
à  côté  de  moi,  je  bois  h  l'inftant  qu'il  me  plaît;  au  lieu  que, 
fi  j'avois  un  grand  couvert,  il  faudroit  que  vingt  voix  répétafTent 
à  boire,  avant  que  je  pufTe  étancher  ma  foif  Tout  ce  qu'on  fait 
par  autrui  fe  fait  mal  ,  comme  qu'on  s'y  prenne.  Je  n'enverrois 
pas  chez  les  marchands ,  j'irois  moi-même.  J'irois  pour  que  mes 
gens  ne  traitafTent  pas  avec  eux  avant  moi ,  pour  choifîr  plus  sûre- 
ment, &  payer  moins   chèrement  ;  j'irois  pour  faire  un  exercice 

Rij 


1^2  Traité 

agréable ,  pour  voir  un  peu  ce  qui  ie  fait  hors  de  chez  moi  ;  cela 
récrée,  &  quelquefois  cela  inftruit  :  enfin  j'irois  pour  aller,  c'eft 
toujours  quelque  chofe  :  l'ennui  commence  par  la  vie  trop  féden- 
taire  •  quand  on  va  beaucoup,  on  s'ennuie  peu.  Ce  font  de  mau- 
vais interprètes  qu'un  portier  &  des  laquais;  je  ne  voudrois  point 
avoir  toujours  ces  gens-ih  entre  moi  &  le  refte  du  monde,  ni  mar- 
cher toujours  avec  le  fracas  d'un  carrofTe  ,  comme  fi  j'avois  peur 
d'être  abordé.  Lqs  chevaux  d'un  homme  qui  fe  fert  de  fes  jambes 
font  toujours  prêts  :  s'ils  font  fatigués  ou  malades,  il  le  fait  avant 
tout  autre;  &  il  n'a  pas  peur  d'être  obligé  de  garder  le  logis  fous 
ce  prétexte,  quand  fon  cocher  veut  fe  donner  du  bon  temps  :  en 
chemin,  mille  embarras  ne  le  font  point  fécher  d'impatience,  ni 
refter  en  place  au  moment  qu'il  voudroit  voler.  Enfin,  fi  nul  ne 
nous  fert  jamais  fî  bien  que  nous-mêmes ,  fût-on  plus  puiflànt 
qu'Alexandre  &  plus  riche  que  Créfus  ,  on  ne  doit  recevoir  des 
autres  que  les  fervices  qu'on  ne  peut  tirer  de  foi. 

Je  ne  voudrois  point  avoir  un  palais  pour  demeure;  car  dans 
ce  palais  je  n'habiterois  qu'une  chambre  :  toute  pièce  commune 
n'eft  à  perfonne ,  &  la  chambre  de  chacun  de  mes  gens  me  feroic 
aufli  étrangère  que  celle  de  mon  voifin.  Les  Orientaux ,  bien  que 
très- voluptueux,  font  tous  logés  &  meublés  flmplement.  Ils  re- 
gardent la  vie  comme  un  voyage ,  &  leur  maifon  comme  un  ca- 
baret. Cette  raifon  prend  peu  fur  nous  autres  riches,  qui  nous  ar- 
rangeons pour  vivre  toujours  ;  mais  j'en  aurois  une  différente  qui 
produiroit  le  même  effet.  Il  me  fembleroit  que  m 'établir  avec  tant 
d'appareil  dans  un  lieu,  feroit  me  bannir  de  tous  les  autres,  & 
m'emprifonner ,  pour  ainfi  dire,  dans  mon  palais.  C'eft  un  affez 
beau  palais  que  le  monde;  tout  n'eft-il  pas  au  riche  quand  il  veut 
jouir?  Uhi  benc ,  ibi  patria;  c'eft-lk  fa  devife  ;  fes  lares  font  les 
lieux  où  l'argent  peut  fout  ;  fon  pays  eft  par- tout  où  peut  paffer 
fon  coffre  fort,  comme  Philippe  tenoit  h  lui  toute  place  forte  où 
pouvoit  entrer  un  mulet  chargé  d'argent.  Pourquoi  donc  s'aller 
circonfcrire  par  des  murs  &  par  des  portes  comme  pour  n'en  fortir 
jamais  î  Une  épidémie,  une  guerre  ,  une  révolte  me  chaffe-t-elle 
d'un  lieu  :  je  vais  dans  un  autre ,  &  j  y  trouve  mon  hôtel  arrivé 


DE    L' Éducation,  132 

avant  moi.  Pourquoi  prendre  le  foin  de  m'en  faire  un  moi-même  ' 
tandis  qu'on  en  bâtit  pour  moi  par  tout  l'univers?  Pourquoi,  fi 
prefTé  de  vivre ,  m'appréter  de  Ci  loin  des  jouiflTances  que  je  puis 
trouver  dès  aujourd'hui  ?  L'on  ne  fauroit  fe  faire  un  fort  agréable 
en  k  mettant  fans  cefle  en  contradiâion  avec  foi.  C'eft  ainfi  qu'Em- 
pédocle  reprochoit  aux  Agrigentins  d'entafler  les  plaifirs  comme 
s'ils  n'avoient  qu'un  jour  k  vivre,  &  de  bâtir  comme  s'ils  ne  dé- 
voient jamais  mourir. 

D'ailleurs,  que  me  {èrt  un  logement  fi  vafle,  ayant  fi  peu 
de  quoi  le  peupler,  &  moins  de  quoi  le  remplir?  Mes  meubles 
feroient  fimples  comme  mes  goûts;  je  n'aurois  ni  galerie,  ni  bi- 
bliothèque ,  fur-tout  fi  j'aimois  la  lefture  &  que  je  me  connufle 
en  tableaux.  Je  faurois  alors  que  de  telles  colleâions  ne  font  jamais 
complettes,  &  que  le  défaut  de  ce  qui  leur  manque  donne  plus 
de  chagrin  que  de  n'avoir  rien.  En  ceci  l'abondance  fait  la  misè- 
re; il  n'y  a  pas  un  faifcur  de  collerions  qui  ne  l'ait  éprouvé. 
Quand  on  s'y  connoît,  on  n'en  doit  point  faire  :  on  n'a  guères  un 
cabinet  h  montrer  aux  autres,  quand  on  fait  s'en  fervir  pour  foi. 

Le  jeu  n'eft  point  un  amufement  d'homme  riche,  il  eu  la  ref^ 
fource  d'un  défœuvré  ;  &  mes  plaifirs  me  donneroient  trop  d'afFai- 
res  pour  me  laifTer  bien  du  temps  à  fi  mal  remplir.  Je  ne  joue  point 
du  tout  étant  folitaire  &  pauvre  ,  fi  ce  n'eft  quelquefois  aux  échecs  • 
&  cela  de  trop.  Si  j'étois  riche,  je  jouerois  moins  encore,  &  feu- 
lement un  très-petit  jeu  ,  pour  ne  voir  point  de  mécontent ,  ni 
l'être.  L'intérêt  du  jeu  manquant  de  motif  dans  l'opulence,  ne  peut 
jamais  fe  changer  en  fureur  que  dans  un  efprit  mal-fait.  Les  profits 
qu'un  homme  riche  peut  faire  au  jeu  lui  font  toujours  moins  fen- 
fibles  que  les  pertes;  &  comme  la  forme  des  jeux  modérés,  qui 
en  ufe  le  bénéfice  à  la  longue ,  fait  qu'en  général  ils  vont  plus  en 
pertes  qu'en  gains;  on  ne  peut,  en  raifonnant  bien,  s'afFeflionner 
beaucoup  i  un  amuftmcnt  où  les  rifques  de  toute  efpèce  font  con- 
tre foi.  Celui  qui  nourrit  fa  vanité  des  préférences  de  la  fortune, 
les  peut  chercher  dans  des  objets  beaucoup  plus  piquans;  &  ces  pré- 
férences ne  fe  marquent  pas  moins  dans  le  plus  petit  jeu  que  dans 
le  plus  grand.  Le  goût  du  jeu  ,  fruit  de  l'avarice  &  de  l'ennui ,  ne 


134  Traité 

prend  que  dans  un  efprit  &  dans  un  cœur  vuides  ;  &  il  me  femblo 
que  j'aurois  affcz  de  fentiment  &  de  connoifTances  pour  me  pafTei 
d'un  tel  fupplément.  On  voit  rarement  les  penfeurs  fe  plaire  beaucoup 
au  jeu ,  qui  fufpend  cette  habitude  ou  la  tourne  fur  d'arides  com- 
binaifons  ;  aufli  l'un  des  biens,  &  peut-être  le  feul  qu'ait  produit 
le  goût  des  fciences ,  eft  d'amortir  un  peu  cette  paffion  fordide  : 
on  «mera  mieux  s'exercer  à  prouver  l'utilité  du  jeu  que  de  s'y  li- 
vrer. Moi  ,  je  le  combattrois  parmi  les  joueurs ,  &  j'aurois  plus  de 
plaifir  k  me  moquer  d'eux  en  les  voyant  perdre,  qu'à  leur  gagner 
leur  argent. 

Je  ferois  le  même  dans  ma  vie  privée  &  dans  le  commerce  du 
monde.  Je  voudrois  que  ma  fortune  mît  par  -  tout  de  l'aifance,  & 
ne  fît  jamais  fentir  d'inégalité.  Le  clinquant  de  la  parure  eft  iiv- 
commode  k  mille  égards.  Pour  garder  parmi  les  hommes  toute  la 
liberté  poffible  ,  je  voudrois  être  mis  de  manière  que  dans  tous  les 
rangs,  je  parufle  k  ma  place,  &  qu'on  ne  me  diftinguàt  dans  au- 
cun; que,  fans  afFeâation ,  fans  changement  fur  ma  perfonne ,  je 
fufTe  peuple  k  la  guinguette  ,  &  bonne  compagnie  au  Palais-Royal. 
Par-là,  plus  maître  de  ma  conduite,  je  mettrois  toujours  à  ma 
portée  les  plaifirs  de  tous  les  états.  Il  y  a,  dit-on,  des  femmes  qui 
ferment  leur  porte  aux  manchettes  brodées,  &  ne  reçoivent  per- 
fonne qu'en  dentelle;  j'irois  donc  pafler  ma  journée  ailleurs  :  mais 
fi  ces  femmes  étoient  jeunes  &  jolies,  je  pourrois  quelquefois  pren- 
dre de  la  dentelle  pour  y  pafTer  la  nuit  tout  au  plus. 

Le  feul  lien  de  mes  fociétés  feroit  l'attachement  mutuel,  la  con- 
formité des  goûts,  la  convenance  des  caraftères  ;  je  m'y  livrerois 
comme  homme  &  non  comme  riche ,  je  ne  fouffrirois  jamais  que 
leur  charme  fût  empoifonné  par  l'intérêt.  Si  mon  opulence  m'avoit 
lailTé  quelque  humanité ,  j'étendrms  au  loin  mes  fcrvices  &  mes  bien- 
feits  ;  mais  je  voudrois  avoir  autour  de  moi  une  fociété  &  non  une 
cour ,  des  amis  &  non  des  protégés  ;  je  ne  ferois  point  le  patron 
de  mes  convives ,  je  ferois  leur  hôte.  L'indépendance  &  l'égalité 
laifferoient  à  mes  liaifons  toute  la  candeur  de  la  bienveillance  ;  Se 
où  le  devoir  ni  l'intérêt  n'entrcroient  pour  rien,  le  plaifir  &  l'amitié 
feraient  feuls  la  loi, 


ï)  E    L' Éducation.  137 

On  n'acheté  ni  fon  ami  ,  ni  fa  maîtreflê.  Il  eft  aifé  d'avoir 
des  femmes  avec  de  l'argent  ;  mais  c'eft  le  moyen  de  n'être  jama»« 
l'amant  d'aucune.  Loin  que  l'amour  foit  k  vendre ,  l'argent  le  tue 
infailliblement.  Quiconque  paye,  fût-il  le  plus  aimable  des  hom- 
mes, par  cela  feul  qu'il  paye,  ne  peut  être  long-temps  aimé.  Bien- 
tôt il  payera  pour  un  autre  ;  ou  plutôt  cet  autre  fera  payé  de  fon 
argent;  &,  dans  ce  double  lien  formé  par  l'intérêt,  par  la  débau- 
che, fans  amour,  fans  honneur,  (ans  vrai  plaifir,  la  femme  avide, 
infidell»&  miférable,  traitée  par  le  vil ,  qui  reçoit  comme  elle  traite 
le  fot  qui  donne ,  refte  ainfi  quitte  envers  tous  les  deux.  Il  fcroit 
doux  d'être  libéral  envers  ce  qu'on  aime ,  fi  cela  ne  faifoit  un  mar- 
ché. Je  ne  connois  qu'un  moyen  de  fatisFaire  ce  penchant  avec  ù 
mai  trèfle  (ans  empoiibnner  l'amour;  c'eft  de  lui  tout  donner,  & 
d'être  enfui  te  nourri  par  elle.  Refte  à  favoir  où  eft  la  femme  avec 
qui  ce  procédé  ne  fût  pas  extravagant. 

Celui  qui  difoit  :  je  poflïde  Laïs  (ans  qu'elle  me  poflède,  dî- 
foit  un  mot  fans  cfprit.  La  pofTeflion  qui  n'eft  pas  réciproque  ,  n'eft 
rien  :  c'eft  tout  au  plus  la  poflèffion  du  fexe,  mais  non  pas  de  l'in- 
dividu. Or,  où  le  moral  de  l'amour  n'eft  pas,  pourquoi  faire  une 
(i  grande  affaire  du  refte  ?  Rien  n'eft  fi  facile  k  trouver.  Un  mule- 
tier eft  Ik-deffus  plus  près  du  bonheur  qu'un  millionnaire. 

Oh  !  fi  l'on  pouvoir  développer  afTez  les  inconféquences  du  vice, 
combien  ,  lorfqu'il  obtient  ce  qu'il  a  voulu  ,  on  le  trouveroit  loin 
de  fon  compte  !  Pourquoi  cette  barbare  avidité  de  corrompre  l'in- 
nocence, de  (ê  faire  une  victime  d'un  jeune  objet  qu'on  eût  dû 
protéger,  &  que,  de  ce  premier  pas,  on  traîne  inévitablement  dans 
un  gouffre  de  misères,  dont  il  ne  fortira  qu'à  la  mort  ?  Brutalité, 
vanité,  fottife,  erreur  &  rien  davantage.  Ce  plaifir  même  n'eft  pas 
de  la  nature,  il  eft  de  l'opinion  ,  &  de  l'opinion  la  plus  vile  ,  puil^ 
qu'elle  tient  au  mépris  de  foi.  Celui  qui  fe  fent  le  dernier  des  hom- 
mes »  craint  la  comparaifon  de  tout  autre,  &  veut  pafler  le  premier 
pour  être  moins  odieux.  Voyez  fi  les  plus  avides  de  ce  ragoût  ima- 
ginaire font  jamais  de  jeunes  gens  aimables,  dignes  de  plaire,  8c 
qui  feroient  plus  excufables  d'être  difficiles  ?  Non ,  avec  de  la  figu- 
re, du  mérite  &  des  fcntimens,  on  craint  peu  l'expérience  de  fa 


136  Traité 

maîtrefle.  Dans  une  jufte  confiance  ,  on  lui  dit  :  tu  connois  les  plai- 
firs ,  n'importe  ;  mon  cœur  t'en  promet  que  tu  n'as  jamais  connus. 

Mais  un  vieux  Satyre  ufé  de  débauche ,  fans  agrément,  fans  ména- 
gement, fans  égards,  fans  aucune  efpèce  d'honnêteté;  incapable,  indi- 
gne de  plaire  k  toute  femme  qui  fe  connoît  en  gens  aimables,  croit  fup- 
pléer  à  tout  cela  chez  une  jeune  innocente,  en  gagnant  de  vîteflè 
fur  l'expérience,  &  lui  donnant  la  première  émotion  des  fens.  Son 
dernier  efpoir  eft  de  plaire  a  la  faveur  de  la  nouveauté;  c'eft  in- 
conteftablement  Ik  le  motif  fecret  de  cette  fantaifie  :  mais  il  fe  trom- 
pe, l'horreur  qu'il  fait  n'eft  pas  moins  de  la  nature,  que  n'en  font 
les  defirs  qu'il  voudroit  exciter  :  il  fe  trompe  auflî  dans  fa  folle  at- 
tente ;  cette  même  nature  a  foin  de  revendiquer  fes  droits  :  toute 
fille  qui  fe  vend,  s'eft  déjà  donnée,  &  s'étant  donnée  à  fon  choix, 
elle  a  fait  la  comparaifon  qu'il  craint.  Il  acheté  donc  un  plaifir 
imaginaire,  &  n'en  eft  pas  moins  abhorré. 

Pour  moi,  j'aurai  beau  changer  étant  riche;  il   eft  un  point 
oîi  je  ne  changerai  jamais.  S'il  ne  me  refte  ni  mœurs,  ni  vertu, 
il  me  reftera  du  moins  quelque  goût,   quelque  fens,  quelque  dé- 
licatelTe,  &  cela  me  garantira  d'ufer  ma  fortune  en  dupe  k  courir 
après  des  chimères  ,  d'épuifer  ma  bourfe  &  ma  vie  à  me  faire  trahir 
&  moquer  par  des  enfans.  Si  j'étois  jeune,  je  chercherois  les  plaifirs 
de  la  jeunefFe  ,  &  les  voulant  dans  toute  leur  volupté,  je  ne  les  cher- 
cherois pas  en  homme  riche.   Si  je  reftois  tel  que  je  fuis ,  ce  feroit 
autre   chofe  ;  je  me  bornerois  prudemment  aux    plaifirs   de  mon 
âge;  je  prendrois  les  goûts  dont  je  peux  jouir,  &  j'étoufferois  ceux 
qui  ne  feroient  plus  que  mon  fupplice.   Je  n'irois  point  offrir  ma 
barbe  grife  aux  dédains  railleurs  des  jeunes  filles;  je  ne  fuppor- 
terois  point  de  voir  mes  dégoûtantes  carefTes  leur  faire  foulever  le 
cœur,  de  leur  préparer  à  mes  dépens  les  récits  les  plus  ridicules, 
de  les   imaginer    décrivant  les   vilains  plaifirs  du  vieux    finge ,  de 
manière  à  fe  venger  de  les  avoir  endurés.    Que  fi  des  habitudes 
mal  combattues  avoient  tourné  mes  anciens  defirs  en  befoins ,  j'y 
fatisferois  peut-être,  mais  avec  honte  ,  mais  en  rougiflant  de  moi. 
J'ôterois  la  paffîon  du   befoin,   je  m'affortirois  le  mieux  qu'il  me 
Ceroit  pofFible,  &  m'en  tiendrois-lh;  je  ne  me  ferois  plus  une  oc- 
cupation 


DE    r  Éducation.         137 

CUpation  de  ma  foiblefle,  &  Je  voudrois  fur-tout  n'en  avoir  qu'un 
feul  témoin.  La  vie  humaine  a  d'autres  plaifirs  quand  ceux-là  lui 
manquent;  en  courant  vainement  après  ceux  qui  fuient,  on  s'ôte 
encore  ceux  qui  nous  font  laiflTés.  Changeons  de  gojts  avec  les 
années  ,  ne  déplaçons  pas  plus  les  âges  que  les  faifons  :  il  faut  être 
foi  dans  tous  les  temps,  &  ne  point  lutter  contre  la  nature;  ce« 
Tains  efforts  ufent  la  vie ,  &  nous  empêchent  d'en  ufer. 

Le  peuple  ne  s'ennuie  guères ,  fa  vie  eft  adive;  fi  fes  amufe- 
inens  ne  font  pas  variés ,  ils  font  rares  ;  beaucoup  de  jours  de  fa- 
tigue lui  font  gourer  avec  délices  quelques  jours  de  fètcs.  Une 
alternative  de  longs  travaux  &  de  courts  loifirs  tient  lieu  d'aflai- 
fonnemenr  aux  plaifirs  de  fon  état.  Pour  les  riches  ,  leur  grand 
fléau  c'eft  l'ennui  :  au  fcin  de  tant  d'amufemens  raflemblés  à  grands 
frais,  au  milieu  de  tant  de  gens  concourans  k  leur  plaire,  l'ennui 
les  confume  &  les  tue  ;  ils  pafTent  leur  vie  a  le  fuir  &  à  en  être 
atteints;  ils  font  accablés  de  fon  poids  infupportable  :  les  femmes, 
fur- tout,  qui  ne  ftvent  plus  s'occuper,  ni  s'amufer  ,  en  font  dé- 
vorées fous  le  nom  de  vapeurs  ;  il  fe  transforme  pour  elles  en  ua 
mal  horrible,  qui  leur  ôte  quelquefois  la  raifon,  &  enfin  la  vie. 
Pour  moi  je  ne  connois  point  de  fort  plus  affreux  que  celui  d'une 
jolie  femme  de  Paris,  après  celui  du  petit  agréable  qui  s'attache  k 
elle,  qui,  changé  de  même  en  femme  oifive,  s'éloigne  ainfi  dou- 
blement de  fon  état,  &  à  qui  la  vanité  d'être  homme  k  bonnes 
fortunes  ,  fait  fupporter  la  longueur  des  plus  trifles  jours  qu'ait 
jamais  paffé  créature  humaine. 

Les  bienféances,  les  modes  ,  les  ufages  qui  dérivent  du  luxe 
&  du  bon  air,  renferment  le  cours  de  la  vie  dans  la  plus  mauffade 
uniformité.  Le  plaifir  qu'on  veut  avoir  aux  yeux  des  autres,  eft 
perdu  pour  tout  le  monde  ,  on  ne  l'a  ni  pour  eux  ,  ni  pour  foi  (  14). 
Le  ridicule ,  que  l'opinion  redoute  fur  toutes  chofes ,  eft  toujours 

(  24  ")  Deux  femmes  du  monde  ,  qu'à  cinq  heures  du  matin.  Dans  la  ri- 
pour  avoir  l'air  de  s'amufer  beaucoup,  {çiieiir  de  l'hiver  leurs  gens  palTenr  la 
fe  font  une  lui  de  ne  jamais  fe  coucher      uutidansla  tue  aies  attendre,  l'orua> 

Traite  de  ££4uc.  Tome  IL  S 


158  Traité 

à  côté  d'elle  pour  la  tyrannifer  &  pour  la  punir.  On  n'eft  jamais 
ridicule  que  par  des  formes  déterminées;  celui  qui  fait  varier  fes 
fituations  &  fes  plaifirs ,  efface  aujourd'hui  l'impreflion  d'hier;  il 
eft  comme  nul  dans  l'efprit  des  hommes,  mais  il  jouit;  car  il  eft 
tout  entier  à  chaque  heure  &  à  chaque  chofe.  Ma  feule  forme 
confiante  feroit  celle-là;  dans  chaque  fituation  je  ne  m'occuperois 
d'aucune  autre,  &  je  prendrois  chaque  jour  en  lui-même  ,  comme 
indépendant  de  la  veille  &  du  lendemain.  Comme  je  ferois  peu- 
ple avec  le  peuple,  je  ferois  campagnard  aux  champs,  &  quand  je 
parlerois  d'agriculture,  le  payfan  ne  fe  moqueroit  pas  de  moi.  Je 
n'irois  pas  me  bâtir  une  ville  en  campagne  ,  &  mettre  au  fond 
d'une  Province  les  Thuilleries  devant  mon  appartement.  Sur  le 
penchant  de  quelque  agréable  colline  bien  ombragée,  j'aurois  une 
petite  maifon  ruftique,  une  maifon  blanche  avec  des  contrevents 
verds,  &  quoiqu'une  couverture  de  chaume  foit  en  toute  faifon  la 
meilleure,  je  préférerois  magnifiquement,  non  la  trifte  ardoife, 
mais  la  tuile,  parce  qu'elle  a  l'air  plus  propre  &  plus  gai  que  le 
chaume,  qu'on  ne  couvre  pas  autrement  les  maifons  dans  mon 
pays ,  &  que  cela  me  rappelleroit  un  peu  l'heureux  temps  de  ma 
jeunefTe.  J'aurois  pour  cour  une  baffe-cour,  &  pour  écurie  une 
étabie  avec  des  vaches,  pour  avoir  du  laitage  que  j'aime  beaucoup. 
J'aurois  un  potager  pour  jardin,  &  pour  parc  un  joli  verger, fem- 
blable  à  celui  dont  il  fera  parlé  ci-après.  Les  fruits  ,  à  la  difcré- 
tion  des  promeneurs  ,  ne  feroient  ni  comptés,  ni  cueillis  par  mon 
jardinier,  &  mon  avare  magnificence  n'étaleroit  point  aux  yeux  des 
efpaliers  fuperbes,  auxquels  h  peine  on  osât  toucher.  Or,  cette  pe- 
tite prodigalité  feroit  peu  coûteufe,  parce  que  j'aurois  choifî  mon 
afyle  dans  quelque  Province  éloignée,  où  l'on  voit  peu  d'argent  & 
beaucoup  de  denrées  ,  &  où  régnent  l'abondance  &  la  pauvreté. 

La,  je  rafîèmblerois  une  fociété  plus  choilîe  que  nombreufè, 
d'amis  aimant  le  plaifir  &  s'y  connoiffant ,  de  femmes  qui  pufTent 

barraKs  à  s'y  garantir  d'être  gelés.  1er  les  heures  Tans  les  compter  ;  on  les 

On  entre  un  foi: ,  ou  pour  mieux  dire,  trouve    exactement   feules,  dormant 

un  matin ,  dans  l'appartement  où  ces  chacun  dans  fou  fauteuil, 
deux  peifonoes  iï  amufées  lailToient  cou- 


Te  m     If^- 


Paq    tSg 


J<,.y,i,i,  /'.tr  .1  M  Mvnw  II  /run<^''  '  .  '  /l 

ï  .es  lolaircs  jeux  font  les  Tprcmicrî^  cmsimers  die  monde, 

^  A/df.  T.  -■J  .  P.  iSç  . 


DE      V  ÉDUCATION.  I59 

fortir  de  leur  fauteuil  &  fe  prêter  aux  jeux  champêtres ,  prendre 
quelquefois,  au  lieu  de  la  navette  &  des  cartes,  la  ligne,  les  giuaux, 
le  râteau  des  faneufes  ,  &  le  panier  des  vendangeurs.  L'a,  tous  les 
airs  de  la  ville  feroient  oubliés,  &  devenus  villageois  au  village  , 
nous  nous  trouverions  livrés  à  des  foules  d'amufemens  divers,  qui 
ne  nous  donneroicnt  chaque  foir  que  l'embarras  du  choix  pour 
le  lendemain.  L'exercice  &c  la  vie  aciive  nous  feroient  un  nouvel 
eftomac  &  de  nouveaux  goûts.  Tous  nos  repas  feroient  des  feflins, 
où  l'abondance  plairoit  plus  que  la  délicateflè.  La  gaieté,  les  tra- 
vaux ruftiques  ,  les  folâtres  jeux  font  les  premiers  cuifiniers  du 
monde,  &  les  ragoûts  fins  font  bien  ridicules  à  des  gens  en  ha- 
leine depuis  le  lever  du  foleil.  Le  fervice  n'auroit  pas  plus  d'ordre 
que  d'élégance;  la  falle  à  manger  feroit  par-tout,  dans  le  jardin, 
dans  un  b.iteau ,  fous  un  arbre;  quelquefois  au  loin,  près  d'une 
fourcevive,  fur  l'iierbe  verdoyante  &  fraîche,  fous  des  touffes 
d'aulnes  &  de  coudriers  :  une  longue  proceflion  de  gais  convives 
porteroit  en  chantant  l'apprét  du  feftin;  on  auroit  le  gazon  pour 
table  &  pour  chaifes ,  les  bords  de  la  fontaine  ferviroient  de  buf- 
fet, &  le  defTert  pendroit  aux  arbres. 

Lhs  mets  feroient  fervis  fans  ordre,  l'appétit  difpenferoit  des 
façons  ;  chacun  fe  préférant  ouvertement  k  tout  autre  ,  trouveroit 
bon  que  tout  autre  fe  préférât  de  même  à  lui  :  de  cette  familiarité 
"cordiale  &  modérée,  n.iîtroit  fans  grofïïéreté,  fans  faufTeté ,  fans 
contrainte,  un  conflit  badin,  plus  charmant  cent  fois  que  la  poii- 
teflè,  &  plus  fait  pour  lier  les  cœurs.  Point  d'importuns  laquais 
épiant  nos  difcours ,  critiquant  tout  bas  nos  maintiens,  comptant 
nos  morceaux  d'un  œil  avide,  s'amufant  à  nous  faire  attendre  à 
boire,  &  murmurant  d'un  trop  long  dîner.  Nous  ferions  nos  va- 
lets pour  être  nos  maîtres,  chacun  fjroit  fervi  par  tous,  le  temps 
pafTeroit  fans  le  compter,  le  repas  feroit  le  rspos  &  dureroit  autant 
que  l'ardeur  du  jour.  S'il  pafFoit  près  de  nous  quelque  payfan  re- 
tournant au  travail  fes  outils  fur  l'épaule,  je  lui  réjouirois  le  cœur 
par  quelques  bons  propos  ,  par  quelques  coups  de  bon  vin  ,  qui  lui 
feroient  porter  plus  gaiement  fa  misère  ;  &  moi  j'aurois  auffi  le  plai- 

Sij 


14^»  Traité 

(îr  de  me  fentir  émouvoir  un  peu  les  entrailles,  &  de  me  dire  en 
fecret;  je  fuis  encore  homme. 

Si  quelque  fête  champêtre  raflèmbloit  les  habitans  du  lieu,  j'y 
ferois  des  premiers  avec  ma  troupe  ;  fi  quelques  mariages,  plus  bé- 
nis du  ciel  que  ceux  des  villes,  fe  faifoient  à  mon  voifinage,  on 
fauroit  que  j'aime  la  joie ,  &  j'y  ferois  invité.  Je  porterois  k  ces 
bonnes  gens  quelques  dons  fimpies  comme  eux,  qui  contribueroient 
i  la  fête ,  &  j'y  trouverois  en  échange  des  biens  d'un  prix  inefèi- 
mable,  des  biens  fi  peu  connus  de  mes  égaux  ,  la  franchife  &  le 
vrai  plaifir.  Je  fouperois  gaiement  au  bout  de  leur  longue  table, 
j'y  ferois  chorus  au  refrain  d'une  vieille  chanfon  ruflique  ,  &  je 
danferois  dans  leur  grange  de  meilleur  cœur  qu'au  bal  de  l'Opéra. 

Jusqu'ici  tout  eft  k  merveille,  me  dira-t-ou  :  mais  la  chafTe? 
eft-ce  être  en  campagne  que  de  n'y  pas  chafîèr  î  J'entends  ;  je  ne 
voulois  qu'une  métairie,  &  j'avois  tort.  Je  me  fuppofe  riche,  il 
me  faut  donc  des  plaifirs  exclufifs,  des  plaifirs  deftruftifs  ;  voici 
de  tout ,  autres  affaires.  Il  me  faut  des  terres ,  des  bois,  des  gardes , 
des  redevances,  des  honneurs  feigneuriaux ,  fur-tolit  de  l'encens  & 
de  l'eau  bénite. 

Fort  bien;  mais  cette  terre  aura  des  voifins  jaloux  de  leurs 
droits,  &  defireux  d'ufurper  ceux  des  autres  :  nos  gardes  fe  cha- 
mailleront, &  peut-être  les  maîtres  :  voilk  des  altercations,  des 
querelles  ,  des  haines  ,  des  procès  tout  au  moins  ;  cela  n'eft  déjà 
pas  fort  agréable.  Mes  valTaux  ne  verront  point  avec  plaifir  labourer 
leurs  bleds  par  mes  lièvres,  &  leurs  fèves  par  mes  fangliers  ;  cha- 
cun n'ofant  tuer  l'ennemi  qui  détruit  fon  travail ,  voudra  du  moins 
le  chafier  de  fon  champ  :  après  avoir  paflé  le  jour  k  cultiver  leurs 
terres,  il  faudra  qu'ils  partent  la  nuit  k  les  garder  ;  ils  auront  des 
mâtins ,  des  tambours ,  des  cornets ,  des  fonnettes  :  avec  tout  ce 
tintamarre  ils  troubleront  mon  fommeil  :  je  fongerai  malgré  moi  k 
la  misère  de  ces  pauvres  gens ,  &  ne  pourrai  m'tmpécher  de  me  la 
reprocher.  Si  j'avois  l'honneur  d'être  Prince,  tout  cela  ne  me  tou- 
cheroit  guères  ;  mais  moi ,  nouveau  parvenu,  nouveau  riche,  j'aurai 
le  cœur  encore  un  peu  roturier. 


DE      r  ÉDUCATION.  141 

Ce  n'eft  pas  tout;  l'abondance  du  gibier  tentera  les  chafTeurs, 
j'aurai  bien-tôt  des  braconniers  à  punir;  il  me  faudra  des  prifons, 
des  geôliers,  des  archers,  des  galères  :  tout  cela  me  paroît  afièz 
cruel.  Les  femmes  de  ces  malheureux  viendront  afîiéger  ma  porte 
&  m'importuner  de  leurs  cris,  ou  bien  il  faudra  qu'on  les  chafle, 
qu'on  les  maltraite.  Les  pauvres  gens  qui  n'auront  point  braconné, 
&  dont  mon  gibier  aura  fouragé  la  récolte,  viendront  fe  plaindre 
de  leur  côté  ;  les  uns  feront  punis  pour  avoir  tué  le  gibier  ,  les 
autres  ruinés  pour  l'avoir  épargné:  quelle  trifte  alternative!  Je  ne 
verrai  de  tous  côtés  qu'objets  de  misère  ,  je  n'entendrai  que  gé- 
miflemens  :  cela  doit  troubler  beaucoup,  ce  me  fcmble,  le  plaifir 
de  maflàcrer  à  fon  aife  des  foules  de  perdrix  &  de  lièvres  prefque 
Ibus  ks  pieds. 

Voulez-vous  dégager  les  plaifirs  de  leurs  peines?  ôtez-en 
l'exclufion.  Plus  vous  les  laifferez communs  aux  hommes,  plus  vous 
les   goûterez   toujours  purs.    Je    ne  ferai  donc   point  tout  ce  que 
je  viens  de  dire;  mais  fans  changer  de  goûts,  je  fuivrai  celui  que 
je  me  fuppofe,  à  moindres  frais.  J'établirai  mon  féjour  champêtre 
dans  un  pays  où  la  chaflè  foit  libre  à  tout  le  monde,  &  où  j'en 
puifTe  avoir  l'amufement  fans  embarras.   Le  gibier  fera  plus   rare; 
mais  il  y  aura  plus  d'adrefle  h  le  chercher  &  de  plaifir  à  l'atteindre. 
Je  me  fouviendrai  des  battemens  de  cœur  qu'éprouvoit  mon  père 
au  vol  de  la  première  perdrix,  &  des  tranfports   de  joie  avec  lef- 
quels  il  trouvoit  le  lièvre  qu'il   avoit  cherché  tout  le  jour.   Oui, 
je  foutiens  que  feul  avec  fon  chien,  chargé  de  fon  fufil,  de  Ion 
carnier,  de  fon  fourniment,  de  fa  petite  proie,  il  revenoit  le  foir, 
rendu  de  fatigue  &  déchiré  des  ronces,  plus  content  de  fa  jour- 
née que  tous  vos  chafTeurs  de  ruelle,  qui,  fur  un  bon  cheval,  fui- 
vis  de  vingt  fufiis   chargés,  ne  font  qu'en   changer,   tirer  &  tuer 
autour  d'eux,  fans  art,  fans  gloire,  &   prefque   fjns  exercice.    Le 
plaifir  n'eft  donc  pas  moindre  ;  &  l'inconvénient  eft  ôré  quand  on 
n'a  ni  terre  à  garder,  ni  braconnier  i   punir,  ni  mifcrable  à  tour- 
menter.  Voilk  donc  une  folide  raifon  de  préférence.    Quoi   qu'on 
faflc,  on  ne  tourmente  point  fans  fin  les  hommes ,  qu'on  n'en  re- 


142  Traité 

çoive  auHî  quelque  mal-aife  ;  &  les  longues  malédiflions  du  peu- 
ple rendent  tôt  ou  tard  le  gibier  amer. 

Encore  un  coup,  les  plaifirs  exclufifs  font  la  mort  du  plai- 
fir.  Les  vrais  amufemens  font  ceux  qu'on  partage  avec  le  peuple; 
ceux  qu'on  veut  avoir  k  foi  feul,  on  ne  les  a  plus.  Si  les  murs  que 
j'élève  autour   de  mon  parc  m'en  font  une  trille  clôture  ,  je  n'ai 
fait  à  grands    frais    que    m'cter  le  plaifir  de  la  promenade  ;    me 
voila  forcé  de  l'aller  chercher  au  loin.  Le  démon  de  la  propriété 
infefte  tout  ce  qu'il  touche.    Un  riche  veut  être  par-tout  le  maî- 
tre, &  ns  fe  trouve  bien  qu'où  il  ne  l'eft  pas;   il  eft  forcé  de  fe 
fuir    toujours.    Pour  moi,   je  ferai    Ik-defTus,  dans  ma  richefle , 
ce  que  j'ai  fait  dans  ma  pauvreté.    Plus  riche  maintenant  du  bien 
des  autres  que  je  ne  ferai  jamais  du   mien,  je  m'empare  de  tout 
ce  qui  me  convient  dans  mon  voifinage  ;  il  n'y  a  pas  de  conqué- 
rant plus  déterminé  que  moi  ;  j'ufurpe  fur  les  Princes  mêmes;  je 
m'accommode  fans  diftinâion  de  tous  les  terreins  ouverts  qui  me 
plaifent  ;  je  leur   donne  des  noms,  je   fais  de  l'un  mon  parc,   de 
l'autre  ma  terrafle  ;   &  m'en  voilk  le  maître;  dès-lors  je  m'y  pro- 
mené impunément,  j'y   reviens  fouvent  pour   maintenir  la  poflef- 
fion;  j'ufe,  autant  que  je  veux  ,  le  fol  \  force  d'y  marcher  ;  &  l'on 
ne  me  perfuadera  jamais  que  le  titulaire  du  fonds  que  je  m'appro- 
prie, tire  plus  d'ufage   de  l'argent  qu'il  lui  produit,  que  j'en  tire 
de  Ton  terrein.   Que  fi  l'on  vient  à  me  vexer  par  des  fo/Tés  ,  par  des 
haies ,  peu  m'importe;  je  prends  mon  parc  fur  mes  épaules,  &  je 
vais  le  pofer  ailleurs  ;  les  emplacemens  ne  manquent  pas  aux  envi- 
rons, &  j'aurai  long- temps  à  piller  mes  voifins  avant  de  manquer 
d'afyle. 

Voila  quelque  elTai  du  vrai  goût  dans  le  choix  des  loifirs 
agréables  :  voilà  dans  quel  efprit  on  jouit;  tout  le  refte  n'cft  qu'il- 
lufion,  chimère,  fotte  vanité.  Quiconque  s'écartera  de  ces  règles, 
quelque  riche  qu'il  puiflè  être,  mangera  fon  or  en  fumier,  &  ne 
connoîtra  jamais  le  prix  de  la  vie.  « 

On  m'ubjeflera ,  fans  doute ,  que  de  tels  amufemens  font  k  la 
portée  de  tous  les  hommes,  &  qu'on  n'a  pas  belbin  d'être  riche 


DE    r  Éducation.  143 

pour  les  goûter.  C'efl  précift'ment  à  quoi  j'en  voulois  venir.  On 
a  du  plaifir  quand  on  en  veut  avoir  :  c'efl  l'opinion  feule  qui  rend 
tout  difficile,  qui  chafTe  le  bonheur  devant  nous;  &  il  eft  cent  fois 
plus  aifé  d'être  heureux  que  de  le  paroître.  L'homme  de  goût  & 
vraiment  voluptueux  n'a  que  faire  de  richefTe  ;  il  lui  fuffit  d'être 
libre,  6c  maître  de  lui.  Quiconque  jouit  de  la  fanté  &  ne  manque 
pas  du  néceflaire,  s'il  arrache  de  fon  cœur  les  biens  de  l'opinion, 
eft  aflez  riche  :  c'eft  Yaurea  mediocritas  d'Horace.  Gens  à  coffres- 
forts  ,  cherchez  donc  quelque  autre  emploi  de  votre  opulence  ;  car 
pour  le  plaifir  elle  n'eft  bonne  à  j-ien.  Emile  ne  fàura  pas  tout  cela 
mieux  que  moi  ;  mais  ayant  le  cœur  plus  pur  &  plus  fain  ,  il  le 
(èntira  mieux  encore,  &  toutes  fss  obfervations  dans  le  monde  ne 
feront  que  le  lui  confirmer. 

En  pafTant  ainfi  le  temps,  nous  cherchons  toujours  Sophie,  & 
nous  ne  la  trouvons  point.  Il  importoit  qu'elle  ne  fe  trouvât  pas 
fî  vite ,  &  nous  l'avons  cherchée  où  j'étois  bien  sûr  qu'elle  n'é- 
toit  pas  (i$). 

Enfin  le  moment  prefTe ;  il  eft  temps  de  la  chercher  tout  de 
bon,  de  peur  qu'il  ne  s'en  fafTe  une  qu'il  prenne  pour  elle,  & 
qu'il  ne  connoifle  trop  tard  fon  erreur.  Adieu  donc  Paris,  ville 
célèbre,  ville  de  bruit,  de  fumée  &  de  boue,  où  les  femmes  ne 
croient  plus  \  l'honneur,  ni  les  hommes  à  la  vertu.  Adieu  Paris  ; 
nous  cherchons  l'amour,  le  bonheur,  l'innocence;  nous  ne  ferons 
jamais  aflez  loin  de  toi. 

(25)  MuUerem  fortem  qtns  inveniet'?  Procul,  ^  de  ultimis  fînihus  pretittin 
•jus. 

Prov.  xxxi.  10. 


EMILE, 

O  U 

DE    L'ÉDUCATION. 


LIVRE    CINQUIEME. 

i\lO us  voici  parvenus  au  dernier  ade  de  la  jeunefTe  ;  mais  nous 
ne  fommes  pas  encore  au  dénouement. 

Il  n'eft  pas  bon  que  l'homme  foit  feul.  Emile  eft  homme;  nous 
lui  avons  promis  une  compagne;  il  faut  la  lui  donner.  Cette  com- 
pagne eft  Sophie.  En  quels  lieux  eft  fon  afyle  ?  Où  la  trouverons- 
nous  î  Pour  la  trouver,  il  la  faut  connoître.  Sachons  première- 
ment ce  qu'elle  efl;  nous  jugeront  mieux  des  lieux  qu'elle  ha'j'te  • 
&  quand  nous  l'aurons  trouvée  ,  encore  tout  ne  fera-t-il  pas  fait. 
Puif(]ue  notre  jeune  gentilhomme  ,  a  dit  Locke  ,  efî  prêt  à  fe  marier 
il  ejl  temps  de  le  laijfer  auprès  de  ji  maitrejfe.  Et  là-defTus  il  finit 
fon  ouvrage.  Pour  moi  qui  n'ai  pas  l'honneur  d'élever  uu  gentil- 
homme ,  je  me  garderai  d'imiter  LocKe  en  cela. 


Traité  de  TÉdue.   Tome  IL 


Traité 


SOPHIE. 

ou 

l     A  FEMME' 

OOphie  doit  être  femme  comme  Emile  eft  homme;  c'efl-i- 
dire,  avoir  tout  ce  qui  convient  à  la  conftitution  de  fon  elpèce  & 
de  fon  (êxe,  pour  remplir  fa  place  dans  l'ordre  phyfique  &  moral. 
Commençons  donc  par  examiner  les  conformités  &  les  différen- 
ces de  fon  fexe  &  du  nôtre. 

En  tout  ce  qui  ne  tient  pas  au  (èxe,  la  femme  eft:  homme;  elle 
a  les  mêmes  organes,  les  mêmes  befoins  &  les  mêmes  facultés;  la 
machine  eft  conftruite  de  la  même  manière ,  les  pièces  en  font  les 
mêmes  ,  le  jeu  de  l'une  eft  celui  de  l'autre,  la  figure  eft  fembiable, 
&  fous  quelque  rapport  qu'on  les  confidere,  ils  ne  différent  entre 
eux  que  du  plus  au  moins. 

En  tout  ce  qui  tient  au  fexe,  la  femme  &  l'homme  ont  par- 
tout des  rapports,  &  par-tout  des  différences;  la  difficulté  de  les 
comparer  vient  de  celle  de  déterminer,  dans  la  conftitution  de  l'un 
&  de  l'autre,  ce  qui  eft  du  fexe  &  ce  qui  n'en  eft  pas.  Par  l'ana- 
tomie  comparée,  &  même  à  la  feule  infpeélion,  l'on  trouve  entre 
eux  des  différences  générales  qui  paroiffent  ne  point  tenir  au  fexe  ; 
elles  y  tiennent  pourtant,  mais  par  des  liaifons  que  nous  fomme« 
hors  d'état  d'appercevoir  :  nous  ne  favons  jufqu'où  ces  liaifons  peu- 
vent s'étendre;  la  feule  chofe  que  nous  favons  avec  certitude,  eft 
que  tout  ce  qu'ils  ont  de  commun  eft  de  l'efpèce ,  &  que  tout  ce 
qu'ils  ont  de  différent  eft  du  fexe  ;  fous  ce  double  point  de  vue  , 
nous  trouvons  entre  eux  tant  de  rapports  &c  tant  d'oppofitions  , 
que  c'eft  peut-être  une  des  merveilles  de  la  nature  d'avoir  pu  faire 
deux  êtres  fi  femblables  ,  en  les  conftituant  fi  différemment. 

Ces  rapports  &  ces  différences  doivent  influer  fur  le  moral; 
cette  conféquence  eft  fenfible,  conforme  k  l'expérience,  &  montre 


DE       V  È  D   U  C  A   T  I  O  h\  147 

la  vanité  des  di/îjutes  fur  la  préférence  ou  l'égaliré  des  fèxes  ;  com- 
me fî  chacun  des  deux  allant  aux  fins  de  la  nature,  félon  fa  defli- 
nation  particulière,  n'étoit  pas  plus  parfait  en  cela  que  s'il  refTem- 
bloit  davaniage  h  l'autre.  En  ce  qu'ils  ont  de  commun  ils  {ont 
égaux  ;  en  ce  qu'ils  ont  de  différent  ils  ne  font  pas  comparables  : 
une  femme  parfaite  &  un  homme  parfait  ne  doivent  pas  plus  {q 
refTembler  d'efprit  que  de  vifage,  &  la  perf;ftion  n'eft  pas  fufcep- 
tible  de  plus  &  de  moins. 

Dans  l'union  des  fexes  ,  chacun  concourt  également  \  l'objet 
commun,  mais  non  pas  de  la  même  manière.  De  cette  divcrfité 
naît  la  première  différence  afîîgnable  entre  les  rapports  moraux  de 
l'un  &  de  l'autre.  L'un  doit  être  aflif  &  fort,  l'autre  paffif  &  foi- 
ble  ;  il  faut  néceffairement  que  l'un  veuille  &  puiffe  ;  il  fuffit  que 
l'autre  réfifte  peu. 

Ce  principe  établi  ,  il  s'enfuit  que  la  femme  eft  faite  fpéciale- 
ment  pour  plaire  a  l'homme  :  fi  l'homme  doit  lui  plaire  à  fon  tour, 
c'eft  d'une  néceffité  moins  direâe  :  fon  mérite  eft  dans  fa  puilTàn- 
ce  :  il  plaît  par  cela  feul  qu'il  eft  fort.  Ce  n'eft  pas  ici  la  loi  de 
l'amour,  j'en  conviens  ;  mais  c'eft  celle  de  la  nature  ,  antérieure  à 
l'amour  même. 

Si  la  femme  eft  faite  pour  plaire  &  pour  être  fubjuguée,  elle 
doit  fe  rendre  agréable  lj  l'homme  au  lieu  de  le  provoquer  :  fa 
violence  à  elle  eft  dans  (es  charmes;  c'eft  par  eux  qu'elle  doit  le 
contraindre  k  trouver  fa  force  6c  h  en  ufer.  L'art  le  plus  sûr  d'ani- 
mer Cette  force  ,  eft  de  la  rendre  nécefTaire  par  la  réfiftance  Alors 
l 'amour-propre  fe  joint  au  dedr,  &  l'un  triomphe  de  la  victoire  que 
l'autre  lui  fait  remporter.  De  la  naiffent  l'attaque  &  la  dcfenfe  ,  l'au- 
dace d'un  fexe  &  la  timidité  de  l'autre,  enfin  la  modeftie  &  la 
honte  dont  la  nature  arma  le  foible  pour  affervir  le  fort. 

Qui  eft-ce  qui  peut  pcnfer  qu'elle  ait  prcfcrit  indifféremment 
les  mêmes  avances  aux  uns  &  aux  autres,  Sk  que  le  premier  à  for- 
mer des  defirs ,  doive  être  auffi  le  premier  à  les  témoigt>erî  Quelle 
étrange  dépravation  de  jugement!  L'entreprife  ayant  des  conféquen- 
ccs  ft  différentes  pour  les  deux  fexes,  cft-il  naturel  qu'ils  aient  la 

T  ij 


14?  Traité 

même  audace  k  s'y  livrer  ?  Comment  ne  voit-on  pas  qu'avec  une 
fi  grande  inégalité  dans  la  mife  commune,  fi  la  réferve  n'impoloit 
à  l'un  la  modération  que  la  nature 'impofe  à  l'autre,  il  en  réfuite- 
roit  bitntôt  la  ruine  de  tous  deux  ,  &  que  le  genre  humain  péri- 
roit  par  les  moyens  établis  pour  le  conferver  ?  Avec  la  facilité 
qu'ont  les  femmes  d'émouvoir  les  fens  des  hommes,  &  d'aller 
réveiller,  au  fond  de  leurs  cœurs,  les  reftes  d'un  tempérament 
prefqu'éteint,  s'il  étoit  quelque  malheureux  climat  fur  la  terre,  où 
la  philofophie  eût  introduit  cet  ufage,  fur- tout  dans  les  pays  chauds 
où  il  naît  plus  de  femmes  que  d'hommes  ,  tyrannifés  par  elles  ils 
feroient  enfin  leurs  vidimes ,  &  fe  verroient  tous  traîner  h  la  mort 
fans  qu  ils  puffent  jamais  s'en  défendre. 

Si  les  femelles  des  animaux  n'ont  pas  la  même  honte,  que  s'en- 
fuit-il?  Ont-elles,  comme  les  femmes,  les  defirs  illimités  auxquels 
cette  honte  fert  de  frein?  Le  defir  ne  vient  pour  elles  qu'avec  le 
befoin  ;  le  befoin  fatisfait,  le  defir  cefTe  ;  elles  ne  repoufTent  plus  le 
mâle  par  feinte  (  26  ),  m>ais  tout  de  bon  :  elles  font  tout  le  con- 
traire de  ce  que  faifoit  la  fille  d'Augufte  ;  elles  ne  reçoivent  plus 
de  paflagers  quand  le  navire  a  fa  cargaifon.  Même  quand  elles  font 
libres,  leurs  temps  de  bonne  volonté  font  courts  &  bientôt  p^fTés, 
rinftinft  les  poufTe  &  l'infiniâ  les  arrête  ;  où  fera  le  fupplément  de 
cet  inftind  négatif  djns  les  femmes,  quand  vous  leur  aurez  ôré  la 
pudeur  ?  Attendre  qu'elles  ne  fe  foucient  plus  des  hommes ,  c'eft 
attendre  qu'ils  ne  foient  plus  bons  à  rien. 

L'Être  fuprême  a  voulu  faire  en  tout,  honneur  à  l'cfpèce  hu- 
maine; en  donnant  à  l'homme  des  penchans  fans  mtfure ,  il  lui 
donne  en  même  temps  la  loi  qui  le*;  règle,  afin  qu'il  foit  libre  & 
fe  commande  k  lui-même  :  en  le  livrant  k  des  pafTîons  immodé- 
rées, il  joint  k  ces  paffions  la  raifon  pour  les  gouverner  :  en  livrant 
la  femme  k  des  defirs  illimités,  il  joint  k  ces  defirs  la  pudeur  pour 

(  26)  J'ai  déjà  remarqué  que  le?  re-  elles  font  les  plusdifpoféesà  fe  rendre; 

fus  de  fimagrée&  d'agacerie  font  corn-  il  faut  n'avoir  jamais  obrervé  leur  ma- 

inuns  à  prefque  toutes  les  femelk> ,  ma-  nège  pour  dil'convenir  de  cela, 
me  païui  ks  animaux  j&mCme  i^uand 


DE    r  Éducation.  149 

les  contenir.  Pour  furcroit,  il  ajoute  encore  une  rëcompenfe  ac- 
tuelle au  bon  ufage  de  fts  facultés ,  favoir  le  goût  qu'on  prend  aux 
chofes  honnêtes,  iorfqu'on  en  fait  la  règle  de  les  aâions.  Tout  cela 
vaut  bien,  ce  me  fcmble,  l'inflinfl  des  béces. 

Soit  donc  que  la  femelle  de  l'homme  partage  ou  non  fes  de- 
lîrs ,  &  veuille  ou  non  les  fatisfaire  ,  elle  le  repoufTe  &  fe  défend 
toujours,  mais  non  pas  toujours  avec  la  même  force,  ni  par  con- 
féquent  avec  le  même  fuccès  ;  pour  que  l'attaquant  foit  viclorieux, 
il  faut  que  l'attaqué  le  permette  ou  l'ordonne;  car  que  de  moyens 
adroits  n'a-t-il  pas  pour  forcer  l'aggrefTeur  d'ufer  de  force?  Le  plus 
libre  &  le  plus  doux  de  tous  les  aâes  ,  n'admet  point  de  violence 
réelle;  la  nature  &  la  raifon  s'y  oppofent  :  la  nature  en  ce  qu'elle 
a  pourvu  le  plus  foible  d'autant  de  force  qu'il  en  faut  pour  réflf- 
ter  quand  il  lui  plait;  la  raifon,  en  ce  qu'une  violence  réelle  efl 
non- feulement  le  plus  brutal  de  tous  les  afles ,  mais  le  plus  con- 
traire h  fa  fin  ;  foit  parce  que  l'homme  déclare  ainfi  la  guerre  à  fa 
compagne,  &  l'autorife  à  défendre  fa  perfonne  6c  fa  liberté  aux 
dépens  même  de  la  vie  de  l'aggreffeur  ;  foit  parce  que  la  femme 
feule  efl  juge  de  l'état  où  elle  fe  trouve,  &  qu'un  enfant  n'auroit 
point  de  père,  fi  tout  homme  pouvoit  en  ufurpsr  les  droits. 

Voici  donc  une  troifiéme  conféquence  de  la  conflitution  des 
fexes  ;  c'efl  que  le  plus  fort  foit  le  maitre  en  apparence  &  dépende 
en  effet  du  plus  foible;  &  cela,  non  par  un  frivole  ufage  de  galan- 
terie, ni  par  une  orgueilleufe  générofité  de  protedeur,  mais  par 
une  invariable  loi  de  la  nature  ,  qui ,  donnant  à  la  femme  plus  de 
facilité  d'exciter  les  dcfirs  qu'à  l'homme  de  les  fatisfaire,  fait  dé- 
pendre celui-ci,  malgré  qu'il  en  ait,  du  bon  plaillr  de  l'autre,  & 
le  contraint  ï  chercher  à  fon  tour  à  lui  plaire,  pour  obtenir  qu'elle 
confente  à  le  laifTer  être  le  plus  fort.  Alors  ce  qu'il  y  a  de  plus 
doux  pour  l'homme  dans  ù  vifloire,  eft  de  douter  fi  cefl  la  foi- 
blefîè  qui  cède  à  la  force,  ou  fi  c'eft  la  volonté  qui  fe  rend;  & 
la  rufe  ordinaire  de  la  femme  efl  de  laifTer  tou)ours  ce  doute  entre 
elle  &  lui.  L'cfprit  des  femmes  répond  en  ceci  parfaitement  h  leur 
conflitution  .  lo'n  de  ra(ii»ir  de  leur  foiblefTe,  elles  en  font  e'oire; 
leurs  tendres  niulcks  font  fans  rciiilânce  ;  elles  afTeâent  de  ne  fioif- 


î^o  Traité 

voir  foulever  les  plus  légers  fardeaux  ;  elles  auroient  honte  d'être 
fortes  :  pourquoi  cela  >  Ce  n'eft  pas  feulement  pour  paroître  déli- 
cates, c'eft  par  une  précaution  plus  adroite;  elles  fe  ménagent  de 
loin  des  excufes,  &  le  droit  d'être  foibles  au  befoin. 

Le  progrès  des  lumières  acquifes  par  nos  vices,  a  beaucoup 
changé  fur  ce  point  les  anciennes  opinions  parmi  nous,  &  l'on  ne 
parle  plus  guères  de  violences,  depuis  qu'elles  font  (\  peu  néceflaî- 
res  ,  &  que  les  hommes  n'y  croient, plus  (  27  )  ;  au  lieu  qu'elles  font 
très-communes  dans  les  hautes  antiquités  Grecques  &  Juives,  par- 
ce que  ces  mêmes  opinions  font  dans  la  fimplicité  de  la  nature,  & 
que  la  feule  expérience  du  libertinage  a  pu  les  déraciner.  Si  l'on 
cite  de  nos  jours  moins  d'aftes  de  violence,  ce  n'eft  sûrement  pas 
que  les  hommes  foient  plus  tempérans,  mais  c'eft  qu'ils  ont  moins 
de  crédulité,  &  que  telle  plainte,  qui  jadis  eût  perfuadé  des  peuples, 
{impies ,  ne  feroit  de  nos  jours  qu'attirer  les  ris  des  moqueurs  ;  on 
gagne  davantage  k  fe  taire.  Il  y  a  dans  le  Deuteronome  une  loi  par 
laquelle  une  fille  abufée  étoit  punie  avec  le  fédufleur,  fl  le  délit 
avoit  été  commis  dans  la  ville  ;  mais  s'il  avoic  été  commis  k  la 
campagne,  ou  dans  des  lieux  écartés  ,  l'homme  feul  étoit  puni  :  car, 
dit  la  loi,  la  fil'c  a  crié  y  &  n'a  point  été  entendue.  Cette  bénigne 
interprétation  apprenoit  aux  filles  k  ne  pas  fe  laiflèr  furprendre  en 
des  lieux  fréquentés. 

L'effet  de  ces  diverfités  d'opinions  fur  les  mœurs  eft  fenfi- 
ble.  La  galanterie  moderne  en  eft  l'ouvrage.  Les  hommes  ,  trou- 
vant que  leurs  plaifirs  dépendoient  plus  de  la  volonté  du  beau  fexe 
qu'ils  n'avoient  cru  ,  ont  captivé  cette  volonté  par  des  complaifances 
dont  il  les  a  bien  dédommagés. 

VoYKZ  comment  le  phyfique  nous  amène  infenfiblement  au 
moral ,  &  comment  de  la  groffière  union  des  fexes  nailTent  peu-k- 
peu  les  plus   douces  loix  de  l'amour.  L'empire  des  femmes  n'eft 

(i-)  Il  peut  y  avoir  une  telle  dif-  de  la  nature  ;  je  les  prend  tous  deux 

proportion  ii'.1ge&  de  force  qu'une  vio-  dans  le  rapport  commun  qui  confti- 

lence  réele  ait  lieu  ;  mais  traitant  ici  tue  cet  état, 
de  l'état  relatif  des  ft-xes  félon  l'ordre 


DE     L' Éducation.  15/ 

point  à  elles,  parce  que  les  hommes  l'ont  voulu  ,  mais  parce  qu'ain/i 
le  veut  la  nature  ;  il  étoit  à  elles  avant  qu'elles  parurent  l'avoir  : 
ce  même  Hercule  qui  crut  faire  violence  aux  cinquante  filles  d« 
Thefpitius,  fut  pourtant  contraint  de  filer  près  d'Omphale;  &  le 
fortSamfon  n'étoit  pas  fi  fort  que  Dalila.  Cet  empire  eft  aux  femmes 
&  ne  peut  leur  être  ôté,  même  quand  elles  en  abufcnt  ;  fi  jamais 
elles  pouvoient  le  perdre,  il  y  a  long- temps  qu'elles  l'auroient  perdu. 

Il  n'y  a  nulle  parité  entre  les  deux  iexes  quant  k  la  conféquence 
du  fexe.  Le  mâle  n'eft  mâle  qu'en  certains  inftans  ;  la  femelle  eft 
femelle  toute  fa  vie,  ou  du  moins  toute  fa  jeunefie  :  tout  la  rnppellc 
fans  cefle  à  fon  fexe  ,  &  pour  en  bien  remplir  les  fondions  ,  il  lui 
faut  une  conftitution  qui  s'y  rapporte.  Il  lui  faut  du  ménagement 
durant  fa  grofTefiè  ;  il  lui  faut  du  repos  dansfes  couches;  il  lui  faut 
une  vie  molle  &  fédentaire  pour  allaiter  ks  enfans;  il  lui  faut  pour 
les  élever  de  la  patience  &  de  la  douceur,  un  zèle,  une  affection 
que  rien  ne  rebute  :  elle  fert  de  liaifon  entre  eux  &  leur  père,  elle 
feule  les  lui  fait  aimer  &  lui  donne  la  confiance  de  les  appeller  fiens. 
Que  de  tendrefTe  &  de  foins  ne  lui  faut- il  point  pour  maintenir  dans 
l'union  toute  la  famille!  Et  enfin  tout  cela  ne  doit  pas  ttre  des  ver- 
tus, mais  des  goûts,  fans  quoi  l'cfpèce  humaine  feroit  bien-tôt  éteinte. 

La  rigidité  des  devoirs  relatifs  des  deux  fexes  n'eft,  ni  ne  peut 
être  la  même.  Quand  la  femme  fe  plaint  là-deflus  de  l'injufte  iné- 
galité qu'y  met  l'homme,  elle  a  tort;  cette  inégalité  n'eft  point  une 
inftitution  humaine,  ou  du  moins  elle  n'eft  point  l'ouvrage  du  pré- 
jugé, mais  de  la  raifon  :  c'eft  à  celui  des  deux  que  la  nature  a  chargé 
du  dépôt  des  enfans  d'en  répondre  à  l'autre.  Sans  doute  il  n'eft 
permis  à  perfonne  de  violer  fa  foi,  &  tout  mari  infidèle,  qui  prive 
fa  femme  du  feul  prix  des  auftères  devoirs  de  fon  fexe,  eft  un  hom- 
me injufte  &  barbare  :  mais  la  femme  infidelle  fait  plus  :  elle  dif- 
fout  la  famille,  &  brife  tous  les  liens  de  la  nature;  en  donnant  k 
l'homme  des  enfans  qui  ne  font  pas  à  lui ,  elle  trahit  les  uns  &  le» 
autres;  elle  joint  la  perfidie  à  l'infidélité.  J'ai  peine  h  voir  quel  dé- 
fordre  &:  quel  crime  ne  tient  p.is  h  celui-là.  S'il  eft  un  état  affreux 
au  monde,  c'eft  celui  d'un  malheureux  père,  qui  ,  fans  confi.ince 
en  fa  femme,  n'ofe  fe  livrer  aux  plus  doux  fentimens  de  fon  cœur. 


ijî  Traité 

qui  doute,  en  embraflfant  fon  enfant,  s'il  n'embrafle  point  l'enfant 
d'un  autre,  le  gage  de  fon  déshoaneur,  le  raviflTeur  du  bien  de  fes 
propres  enfans.  Qu'eft  ce  alors  que  la  fjmiile,  fi  ce  n'eft  une  fociété 
d'ennemis  fecrets  qu'une  femme  coupable  arme  l'un  contre  l'autre  en 
les  forçant  de  feindre  de  s'entre-aimer  ? 

Il  n'importe  donc  pas  feulement  que  la  femme  foit  fidelle,  mais 
qu'elle  foit  jugée  telle  par  ion  mari,  par  les  proches,  par  tout  le 
monde;  il  importe  qu'elle fo't  modefte,  attentive,  réfervée  ,  &  qu'elle 
porte  aux  yeux  d'autrui ,  comme  en  fa  propre  confcience,  le  témoi- 
gnage de  fa  vertu  :s'il  importe  qu'un  père  aimefcs  enfans,  il  importe 
qu'il  eftime  leur  mère.  Telles  font  les  raifons  qui  mettent  l'apparence 
même  au  nombre  des  devoirs  des  femmes,  &  leur  rendent  l'hon- 
neur &  la  réputation  non  moins  indifpenfables  que  la  chafteté.  De 
ces  principes  dérive  ,  avec  la  différence  morale  des  fexes  ,  un  motif 
nouveau  de  devoir  &  de  convenance,  qui  prefcrit  fpécialement  aux 
femmes  l'attention  la  plus  fcrupuleufe  iur  leur  conduite  ,  fur  leurs 
manières,  fur  leur  maintien.  Soutenir  vaguement  que  les  'leux  fexes 
font  égaux  &  que  leurs  devoirs  font  les  mêmes ,  c'eft  fe  perdre  en  décla- 
mations vaines  ;  c'efl  ne  rien  dire  tant  qu'on  ne  répondra  pas  à  cela. 

N'est-ce  pas  une  manière  de  raifonner  bien  folide  de  donner 
des  exceptions  pour  réponfe  ^  des  loix  générales  auflî  bien  fondées? 
Les  femmes,  dites -vous,  ne  font  pas  toujours  des  enlans.  Non, 
mais  leur  deftination  propre  eft  d'en  faire.  Quoi!  parce  qu'il  y  a 
dans  l'univers  une  centaine  de  grandes  villes  où  les  femmes,  vivant 
dans  la  licence,  font  peu  d'enfans,  vous  prétendez  que  l'état  des 
femmes  eft  d'en  faire  peu!  Et  que  deviendroient  vos  villes,  fi  les 
campagnes  éloignées  ,  où  les  femmes  vivent  plus  fimplement  &'  plus 
chaftement,  ne  réparoient  la  ftérilité  des  Dames?  Dans  combien 
de  Provinces  les  femmes  ,  qui  n'ont  fait  que  quatre  ou  cinq  tnfans, 
palTent  pour  peu  fécondes  (  zS  )  !  Enfin  que  telle  ou  telle  fenime 

faflè 

(  28  ■)  Sans  cela  l'erpece  dépériroit  près  de  b  moitié  avant  qu'ils  puifTent 
néceffairement  :  pour  qu'elle  fe  confer-  en  avoir  d'autres,  i"^  il  en  faut  deux 
ve il  faut, tout  compenfé  ,qiie  chique  reftants  pour  repréfenter  le  père  &  la 
femme fafle  à-peu-près  quatre  enfans:  mère.  Voyez  fi  les  villes  vous  fourni- 
car  des  enfans  qui  naiiïent ,  il  en  meurt  ront  cette  population-là. 


15  2     VÊ  D  V  C  Jt  1  O  N.  155 

fkffe  peu  d'enfans  ,  qu'importe  ?  L'état  de  la  femme  eft-il  moins 
d'être  mère ,  &  n'eft-ce  pas  par  des  loix  générales  que  la  nature 
&  les  mœurs  doivent  pourvoir  k  cet  état  ? 

Quand  il  y  auroit,  entre  les  groflèfîès,  d'auflî  longs  interval- 
les qu'on  le  fuppofe ,  une  femme  changera-t-elle  ainfi  brufque- 
ment  &  alternativement  de  manière  de  vivre  fans  péril  &  ùas 
rifque  ?  Sera-t-elle  aujourd'hui  nourrice  &  demain  guerrière  > 
Changera-t-elle  de  tempérament  &  de  goûts,'  comme  un  camé- 
léon de  couleurs?  PafTera-t-elle  tout-à-coup  de  l'ombre  de  la  clô- 
ture, &  des  foins  domeftiques,  aux  injures  de  l'air,  aux  travaux, 
aux  fatigues,  aux  périls  de  la  guerre?  Sera-t-elle  tantôt  craintive 
(29)  &  tantôt  brave  ,  tantôt  délicate  &  tantôt  robufte  ?  Si  les 
jeunes  gens  élevés  dans  Paris  ont  peine  à  fupporter  le  métier  des 
armes,  des  femmes  qui  n'ont  jamais  affronté  le  foleil ,  &  qui  favent 
à  peine  marcher,  le  fupporteront-elles  après  cinquante  ans  de  mollef- 
fe  ?  Prendront-elles  ce  dur  métier  à  l'âge  où  les  hommes  le  quittent  t 

Il  y  a  des  pays  où  les  femmes  accouchent  prefque  fans  peine , 
&  nourrifTent  leurs  enfans  prefque  fans  foins  ;  j'en  conviens  :  mais 
dans  ces  mêmes  pays  les  hommes  vont  demi-nuds  en  tout  temps, 
terraffent  les  bétes  féroces,  portent  un  canot  comme  un  havre-fac, 
font  des  chafTes  de  fept  ou  huit  cens  lieues  ,  dorment  à  l'air  à  pla- 
te-terre, fupportent  des  fatigues  incroyables,  &  pafTent  plufieurs 
jours  fans  manger.  Quand  les  femmes  deviennent  robuftes  ,  les  hom- 
mes le  deviennent  encore  plus;  quand  les  hommes  s'amolliffent , 
les  femmes  s'amolliflènt  davantage  :  quand  les  deux  termes  chan- 
gent également,  la  différence  refle  la  itiéme. 

Platon  dans  fa  République  donne  aux  femmes  les  mêmes  exer- 
cices qu'aux  hommes;  je  le  crois  bien.  Ayant  ôté  de  fon  Gouver- 
nement les  familles  particulières ,  &  ne  fâchant  plus  que  faire  des  fem- 
mes, il  fe  vit  forcé  de  les  faire  hommes.  Ce  beau  génie  avoit  tout 
combiné  ,  tout  prévu  :  il  alloit  au  -  devant  d'une  obje.5lion  que  per- 
fonne  peut-  être  n'eût  fongé  à  lui  faire  ;  mais  il  a  mal  réfolu  celle 

(29)  Ln  tiniiditt!  des  fenimcs  efl  encore  un  inflinct  de  la  nature  contre  le 
double  rllque  qu'elles  courcut  durant  leur  grofltfle. 

lyaitc  de  l'Educ.  Tome  IL  V 


IJ4  Traité 

qu'on  lui  fait.  Je  ne  parle  point  de  cette  prétendue   communauté 
de  femmes ,  dont  le  reproche  tant  répété ,  prouve  que  ceux  qui  le 
lui  font  ne  l'ont  jamais  lu  :  je  parle  de  cette  promifcuité  civile  qui 
confond  par  -  tout  les  deux  fexes  dans  les  mêmes  emplois  ,  dans  les 
mêmes  travaux,  &  ne  peut  manquer  d'engendrer  les  plus  intoléra- 
bles abus  ;  je  parle  de  cette  fubverfion  des  plus  doux  fentimens  de 
la  nature  immolés  h  un  fentiment  artificiel  qui  ne  peut  fubfifter 
que  par  eux  :  comme   s'il   ne  falloir  pas  une  prife   naturelle  pour 
former  des  liens  de  convention  ;  comme  il  l'amour  qu'on  a  pour 
fes  proches  n'étoit  pas  le  principe  de  celui  qu'on  doit  k  l'Etat  :  com- 
me fi  ce  n'étoit  pas  par  la  petite  patrie,  qui  eft  la  famille,  que  le 
cœur  s'attache  k  la  grande:  comme  fi  ce  n'étoient  pas  le  bon  fils, 
le  bon  mari ,  le  bon  père ,  qui  font  le  bon  citoyen. 

Dès  qu'une  fois  il  eft  démontré  que  l'homme  &  la  femme  ne 
font  ni  ne  doivent  être  conftitués  de  même ,  de  caraftères  ni  de 
tempérament,  il  s'enfuit  qu'ils  ne  doivent  pas  avoir  la  même  édu- 
cation. En  fuivant  les  diredions  de  la  nature  ,  ils  doivent  agir  de 
concert  ,  mais  ils  ne  doivent  pas  faire  les  mêmes  chofes  ;  la  fin  des 
travaux  eft  commune,  mais  les  travaux  font  difFérens,  &  par  con- 
féquent  les  goûts  qui  les  dirigent.  Après  avoir  tâché  de  former 
l'homme  naturel ,  pour  ne  pas  laifler  imparfait  notre  ouvxage , 
voyons  comment  doit  fe  former  auflî  la  femme  qui  convient  à  cet 
homme. 

Voulez-  vous  toujours  être  bien  guidé  î  Suivez  toujours  les 
indications  de  la  nature.  Tout  ce  qui  caraélérife  le  fexe  doit  être 
refpedé  comme  établi  par  elle.  Vous  dites  fans  cefTe  :  les  femmes 
ont  tel  &  tel  défaut  que  nous  n'avons  pas.  Votre  orgueil  vous  trom- 
pe; ce  feroient  des  défauts  pour  vous ,  ce  font  des  qualités  pour 
elles  ;  tout  iroit  moins  bien  ,  fi  elles  ne  les  avoient  pas.  Empêchez 
ces  prétendus  défauts  de  dégénérer,  mais  gardez-vous  de  les  dé- 
truire. 

Les  femmes  de  leur  côté ,  ne  ceflent  de  crier  que  nous  les  éle- 
vons pour  être  vaines  &  coquettes  ,  que  nous  les  amufons  fans  cefTe 
à  des  puérilités  pour  refler  plus  facilement  les  maîtres  ;  elles  s'ea 


DE      r  É  D   V  C  A  T  I  O  N.  1<Ç 

i  *  ' 

prennent  \  nous  des  défauts  que  nous  leur  reprochons.  Quelle  fo- 
lie !  Et  depuis  quand  font- ce  les  hommes  qui  fe  mêlent  de  l'é- 
ducation des  filles?  Qui  eft-ce  qui  empêche  les  mères  de  les  éle- 
ver comme  il  leur  plaît?  Elles  n'ont  point  de  collèges  :  grand  mal- 
heur! Eh!  plût  \  Dieu  qu'il  n'y  en  eût  point  pour  les  gar.ons,  ilt 
feroient  plus  fenfément  &plus  honnêtement  élevés.  Force- 1  on  vob 
filles  à  perdre  leur  temps  en  niaiferies?  Leur  fait-on  malgré  elles 
pafTer  la  moitié  de  leur  vie  à  leur  toilette  à  votre  exemple?  Vous 
empêche -t-on  de  les  inftruire  &:  faire  inilruire  k  votre  gré?  Eft- 
ce  notre  faute  fi  elles  nous  plaifent  quand  elles  font  belles ,  (i 
leurs  minauderies  nous  féduifent,  fi  l'art  qu'elles  apprennent  d« 
vous  nous  attire  &  nous  flatte,  fi  nous  aimons  \  les  voir  mifes 
avec  goût,  fi  nous  leur  laifTons  affiler  à  loifir  les  armes  dont  elle» 
nous  fubjugent  ?  Eh  !  prenez  le  parti  de  les  élever  comme  des 
hommes  ;  ils  y  confentiront  de  bon  cœur.  Plus  elles  voudront  leur 
relTembler,  moins  elles  les  gouverneront  i  &  c'efl  alors  qu'ils  fe- 
ront vraiment  les  maîtres. 

Toutes  les  facultés  communes  aux  deux  fexes  ne  leur  font 
pas  également  partages;  mais,  prifes  en  tout,  elles  fe  compen- 
fent;  la  femme  vaut  mieux  comme  femme  &  moins  comme  hom- 
me; par-tout  oîi  elle  fait  valoir  fes  droits,  elle  a  l'avantage;  par- 
tout où  elle  veut  ufurper  les  nôtres  ,  elle  refte  au-defTus  de  nous.  On 
ne  peut  répondre  à  cette  vérité  générale  que  par  des  exceptions  ; 
confiante  manière  d'argumenter  des  galans  partifans  du  beau  (êxe. 

Cultiver  dans  les  femmes  les  qualités  de  l'homme  &  négli- 
ger celles  qui  leur  font  propres,  c'eft  donc  vifiblement  travailler  \ 
leur  préjudice  :  les  rufées  le  voient  trop  bien  pour  en  être  les  dupes  ; 
en  tâchant  d'ufurper  nos  avantages,  elles  n'abandonnent  pas  les 
leurs;  mais  il  arrive  de-lh  que,  ne  pouvant  bien  ménager  les  uns 
&  les  autres,  parce  qu'ils  font  incompatibles,  elles  refient  au  def- 
fous  de  leur  portée  fans  fe  mettre  \  la  nôtre,  &:  perdent  la  moitié 
de  leur  prix.  Croyez- moi,  mère  judicieufe,  ne  faites  point  de 
votre  fille  un  honnête  homme,  comme  pour  donner  un  démenti 
à  la  nature;  faites-en  une  honnête  femme,  &  foyez  sûre  qu'elle 
eii  vaudra  mieux  pour  elle  &  pour  nous, 

v.j 


ijô  Traité 

S'ensUIT-IL  qu'elle  doive  être  élevée  dans  l'ignorance  de  toute 
chofe,  &  bornée  aux  feules  fondions  du  ménage?  L'homme  fera- 
t-il  fa  fervante  de  fa  compagne,  fe  privera- t-il  auprès  d'elle  du 
plus  grand  charme  de  la  fociétéî  Pour  mieux  l'afTervir,  l'empé- 
chera-t-il  de  rien  fentir,  de  rien  connoître?  En  fera- t-il  un  vé- 
ritable automate?  Non,  fans  doute  :  ainfi  ne  l'a  pas  dit  la  nature, 
qui  donne  aux  femmes  un  efprit  fi  agréable  &  fi  délié  ;  au  con- 
traire, elle  veut  qu'elles  penfent,  qu'elles  jugent,  qu'elles  aiment, 
qu'elles  connoifient ,  qu'elles  cultivent  leur  efprit  comme  leur  fi- 
o-ure  ;  ce  font  les  armes  qu'elle  leur  donne  pour  fuppléer  h  la  force 
qui  leur  manque  &  pour  diriger  la  nôtre.  Elles  doivent  apprendre 
beaucoup  de  chofes,  mais  feulement  celles  qu'il  leur  convient  de 
favoir. 

Soit  que  je  confidère  la  deftination  particulière  du  fexe,  foic 
que  j'obferve  fes  penchans  ,  foit  que  je  compte  fes  devoirs ,  tout 
concourt  également  k  m'indiquer  la  forme  d'éducation  qui  lui 
convient.  La  femme  &  l'homme  font  faits  l'un  pour  l'autre,  mais 
leur  mutuelle  dépendance  n'eft  pas  égale  :  les  hommes  dépendent 
des  femmes  par  leurs  defirs  ;  les  femmes  dépendent  des  hommes," 
&  par  leurs  defirs  &  par  leurs  befoins;  nous  fubfifterions  plutôt 
fans-  elles  qu'elles  fans  nous.  Pour  qu'elles  aient  le  néceflaire,  pour 
qu'elles  foient  dans  leur  état,  il  faut  que  nous  le  leur  donnions, 
que  nous  voulions  le  leur  donner,  que  nous  les  en  eftimions  di- 
gnes; elles  dépendent  de  nos  fentimens  ,  du  prix  que  nous  mettons 
à  leur  mérite  ,  du  cas  que  nous  faifons  de  leurs  charmes  &  de 
leurs  vertus.  Par  la  loi  même  de  la  nature  les  femmes,  tant  pour 
elles  que  pour  leurs  enfans ,  font  à  la  merci  des  jugemens  des 
hommes  :  il  ne  fuffit  pas  qu'elles  foient  eftimables,  il  faut  qu'elles 
foient  eftimées;  il  ne  leur  fuffit  pas  d'être  belles,  il  faut  qu'elles 
plaifent;  il  ne  leur  fuffit  pas  d'être  fages,  il  faut  qu'elles  foient 
reconnues  pour  telles  :  leur  honneur  n'eft  pas  feulement  dans  leur 
conduite,  mais  dans  leur  réputation,  &  il  n'eft  pas  poffible  que 
celle  qui  confent  à  pafTer  pour  infâme,  pu i fie  jamais  être  honnête. 
L'homme  en  bien  faifant  ne  dépend  que  de  lui-même,  &  peut  bra- 
der le  jugement  public,  mais  la  femme  en  bien  faiiânt  n'a   fait 


DE      V  E  D  U  C  A   T  1  O  N.  IJ7 

que  la  moitié  de  fa  tâche,  &  ce  que  l'on  penfe  d'elle  ne  lui  im- 
porte pas  moins  que  ce  qu'elle  eft  en  effet.  Il  fuit  de -là  que  le 
fyftéme  de  fon  éducation  doit  être,  à  cet  égard,  contraire  h  celui 
de  la  nôtre  :  l'opinion  eft  le  tombeau  de  la  vertu  parmi  les  hom- 
mes ,  &  fon  trône  parmi  les   femmes. 

De  la  bonne  conftitution  des  mères  dépend  d'abord  celle  des 
enfans  ;  du  foin  des  femmes  dépend  la  première  éducation  des 
hommes  ;  des  femmes  dépendent  encore  leurs  mœurs ,  leurs  paf- 
(îons,  leurs  goûts,  leurs  plailirs,  leur  bonheur  même.  Ainfi  toute 
l'éducation  des  femmes  doit  être  relative  aux  hommes.  Leur  plai- 
re, leur  être  utiles,  fe  faire  aimer  &  honorer  d'eux,  les  élever 
jeunes,  les  foigner  grands,  les  confeiller,  les  confoler ,  leur  ren- 
dre la  vie  agréable  &  douce  ;  voilà  les  devoirs  des  femmes  dans 
tous  les  temps ,  &  ce  qu'on  doit  leur  apprendre  dès  leur  enfance. 
Tant  qu'on  ne  remontera  pas  à  ce  principe ,  on  s'écartera  du  but, 
&  tous  les  préceptes  qu'on  leur  donnera  ne  ferviront  de  rien  pour 
leur  bonheur  ni  pour  le  nôtre. 

Mais  quoique  toute  femme  veuille  plaire  aux  hommes  &  doive 
le  vouloir,  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  plaire  à  l'homme  d* 
mérite  ,  à  l'iiomme  vraiment  aimable,  &  vouloir  plaire  à  ces  petits 
agréables  qui  déshonorent  leur  fexe  &  celui  qu'ils  imitent.  Ni  la 
nature,  ni  la  raifon  ne  peuvent  porter  la  femme  h  aimer  dans  les 
hommes  ce  qui  leur  relTemble,  &  ce  n'eft  pas  non  plus  en  prenant 
leurs  manières  qu'elle  doit  chercher  à  s'en  faire  aimer. 

LoHS  donc  que,  quittant  le  ton  modefte  &  pofé  de  leur  fexe, 
elles  prennent  les  airs  de  ces  étourdis,  loin  de  fuivre  leur  vocation 
elles  y  renoncent  ,  elles  s'ôtcnt  à  elles-mêmes  les  droits  qu'elles 
penfent  ufurper  :  fi  nous  étions  autrement  ,  difent-elles  ,  nous  ne 
plairions  point  aux  hommes;  elles  mentent.  II  faut  être  folle  pour 
aimer  les  foux  ;  le  defir  d'attirer  ces  gens-lh  montre  le  goût  de 
celle  qui  s'y  livre.  S'il  n'y  avoit  point  d'hommes  frivoles,  elle 
fe  prcfteroit  d'en  fiire  ,  &  leurs  frivolités  font  bien  plus  fon  ou- 
vrage ,  que  les  fiennes  ne  font  le  leur.  La  femme  qui  aime  les 
vrais  hommes  &  qui  veut  leur  plaire ,  prend  des  moyens  alFortis  )i 


,58 


T  R   '^A   I    T  È 


(on  dcflèin.  La  femme  eft  coquette  par  état ,  mais  fà  coquetterie 
chance  de  forme  &  d'objet  félon  fes  vues  ;  réglons  ces  vues  fur 
celles  de  la  nature ,  la  femme  aura  l'éducation  qui  lui  convient. 

Les  petites  filles,  prefque  en  naiflant,  aiment  la  parure  :  non 
contentes  d'être  jolies,  elles  veulent  qu'on  les  trouve  telles;  on 
voit  dans  leurs  petits  airs  que  ce  foin  les  occupe  déjà,  &  à  peine 
font-elles  en  état  d'entendre  ce  qu'on  leur  dit,  qu'on  les  gouverne 
en  leur  parlant  de  ce  qu'on  penfera  d'elles.  Il  s'en  faut  bien  que 
le  même  motif,  très-indifcrettement  propofé  aux  petits  garçons  , 
n'ait  fur  eux  le  même  empire.  Pourvu  qu'ils  foient  indépendans 
&  qu'ils  aient  du  plaifir,  ils  fe  foucient  fort  peu  de  ce  qu'on 
pourra  penfer  d'eux.  Ce  n'eft  qu'à  force  de  temps  &  de  peine 
qu'on  les  affujettis  à  la  même  loi. 

De  quelque  part  que  vienne  aux  filles  cette  première  leçon  , 
elle  eft  très-bonne.  Puifque  le  corps  naît,  pour  ainfi  dire,  avant 
l'ame,  la  première  culture  doit  être  celle  du  corps  :  cet  ordre  eft 
commun  aux  deux  fexes  ,  mais  l'objet  de  cette  culture  eft  diffé- 
rent ;  dans  l'un,  cet  objet  eft  le  développement  des  forces  ;  dans 
l'autre,  il  eft  celui  des  agrémens:  non  que  ces  qualités  doivent  être 
exclufives  dans  chaque  fexe  ;  l'ordre  feulement  eft  renverfé  :  il  faut 
affez  de  force  aux  femmes  pour  faire  tout  ce  qu'elles  font  avec 
grâce  ;  il  faut  affez  d'adreffe  aux  hommes  pour  faire  tout  ce  qu'ils 
font  avec  facilité. 

Par  l'extrême  mollefTe  des  femmes  commence  celle  des  hom- 
mes. Les  femmes  ne  doivent  pas  être  robuftes  comme  eux  ,  mais 
pour  eux  ;  pour  que  les  hommes  qui  naîtront  d'elles  le  foient  auffi. 
En  ceci  les  couvens,  ou  les  penfionnaires  ont  une  nourriture  grof 
fière,  mais  beaucoup  d'ébais  ,  de  courfes,  de  jeux  en  plein  air  & 
dans  des  jardins,  font  à  préférer  k  la  maifon  paternelle,  où  une 
fille  délicatement  nourrie ,  toujours  flattée  ou  tancée,  toujours  af- 
fîfe  fous  les  yeux  de  fa  mère  dans  une  chambre  bien  clofe,  n'ofe 
fe  lever,  ni  marcher,  ni  parler,  ni  fouffler,  &  n'a  pas  un  moment 
de  liberté  pour  jouer  ,  fauter  ,  courir  ,  crier ,  fe  livrer  k  la  pétu- 
lance naturelle  h  fon  âge.  Toujours  ou  relâchement  dangereux,  ou 


DE      vÈdVCATTON.  159 

févéritë  mal  entendue;  jamais  rien  félon  la  raifon.  Voilh  comment 
on  ruine  le  corps  &  le  cœur  de  la  jeunefTe. 

Les  filles  de  Sparte  s'exerçoient,  comme  les  garçons,  aux  jeux 
militaires,  non  pour  aller  à  la  guerre,  mais  pour  porter  un  jour 
des  enfans  capables  d'en  foutenir  les  fatigues.  Ce  n'eft  pas  Ih  ce 
que  j'approuve  :  il  n'eft  point  nécefTaire,  pour  donner  des  foldats 
à  l'état,  que  les  mères  aient  porté  le  moufquet  &  fait  l'exercice 
à  la  Pruflienne  ;  mais  je  trouve  qu'en  général  l'éducation  Grecque 
étoit  très-bien  entendue  en  cette  partie.  Les  jeunes  filles  paroif- 
foient  fouvent  en  public,  non  pas  mêlées  avec  les  garçons,  mais 
raflemblécs  entre  elles.  Il  n'y  avoit  prefque  pas  une  fête,  pas  un 
facrifice,  pas  une  cérémonie  où  l'on  ne  vît  des  bandes  de  filles  des 
premiers  citoyens  couronnées  de  fleurs,  chantant  des  hymnes ,  for- 
mant des  chœurs  de  danfes,  portant  des  corbeilles,  des  vafes ,  des 
offrandes,  &  préfentant  aux  fens  dépravés  des  Gncs,  un  fpedacle 
charmant  &  propre  a  balancer  le  mauvais  effet  de  leur  indécente 
gymnaftique.  Quelque  imprefîion  que  fît  cet  ufàge  fur  les  cœurs 
des  hommes,  toujours  étoit-il  excellent  pour  donner  au  fexe  une 
bonne  conftitution  dans  la  jeunefTe,  par  des  exercices  agréables, 
modérés ,  falutaires  ,  &  pour  aiguifer  &  former  fon  goût  par  le 
defîr  continuel  de  plaire,  fans  jamais  expofer  fes  mœurs. 

Si-tôt  que  ces  jeunes  perfonnes  étoient  mariées ,  on  ne  les 
voyoit  plus  en  public;  renfermées  dans  leurs  maifons ,  elles  bor- 
noient  tous  leurs  foins  h  leur  ménage  &  k  leur  famille.  Telle  eft 
la  manière  de  vivre  que  la  nature  &  la  raifon  prefcrivent  au  fexe  ; 
aufTî  de  ces  mères-la  naiffoient  les  hommes  les  plus  fains,  les  plus 
robuftes,  les  mieux  faits  de  la  terre  ;  &  malgré  le  mauvais  renom 
de  quelques  isles ,  il  eft  confiant  que  de  tous  les  peuple»  du  monde, 
fans  en  excepter  même  les  Romains,  on  n'en  cite  aucun  où  les 
femmes  aient  été  ^  la  fois  plus  fages  &  plus  aimables,  6c  aient 
mieux  réuni  les  mœurs  fie  la  beauté,  que  l'ancienne  Grèce. 

On  fait  que  l'aifance  des  vétemens  qui  ne  génoient  point  le 
corps,  contribuoit  beaucoup  à  lui  laiffer  dans  les  deux  fexes  ces 
belles  proportions  qu'on  voit  dans  leurs  ftatues,  &  qui  fervent  en- 


i6o  Traité 

core  de  modèle  a  l'art ,  quand  la  nature   défigurée  a  ceffé  de  lut 
en  fournir  parmi  nous.   De  toutes  ces  entraves  gothiques ,  de  ces 
multitudes  de  ligatures  qui  tiennent  de  toutes  parts  nos  membres 
en  prefTe ,  ils  n'en  avoient  pas  une  feule.  Leurs  femmes  ignoroient 
l'ufage  de  ces  corps  de  baleine ,  par  lefquels  les  nôtres  contrefont 
leur  taille  plutôt  qu'elles  ne   la  marquent.  Je  ne  puis  concevoir 
que  Cet  abus,  pouffé  en  Angleterre  h  un  point  inconcevable,  n'y  faffe 
pas  à  la  fin  dégénérer  l'efpèce  ,  &  je  foutiens  même  que  l'objet  d'a- 
grément qu'on  fe  propofe  en  cela ,  eft  de  mauvais  goût.  Il  n'eft  point 
agréable  de  voir  une  femme  coupée  en  deux  comme  une  guêpe  ; 
cela  choque  la  vue  &  fait  fouffrir  l'imagination.    La  finefle  de  la 
taille  a,  comme  tout  le  refte,  fes  proportions ,  fa  mefure,  paffé  la- 
quelle elle  eft  certainement  un  défaut  :  ce  défaut  lèroit  même  frap- 
pant à  l'œil  fur  le  nû  ;  pourquoi  feroit-il  une  beauté  fous  le  vête- 
ment ? 

Je  n'ofe  prefTer  les  raifons  fur  lesquelles  les  femmes  s'obftinent 
h  s'encuirafler  ainfi  ;  un  fein  qui  tombe,  un  ventre  qui  grofllt ,  &c. 
cela  déplaît  fort,  j'en  conviens,  dans  une  perfonne  de  vingt  ans, 
mais  cela  ne  choque  plus  k  trente;  &  comme  il  faut,  en  dépit  de 
nous,  être  en  tout  temps  ce  qu'il  plaît  à  la  nature,  &  que  l'œil  de 
l'homme  ne  s'y  trompe  point ,  ces  défauts  font  moins  déplaifans  k 
tout  âge ,  que  la  fotte  afFeftation  d'une  petite  fille  de  quarante  ans. 

Tout  ce  qui  gêne  &  contraint  la  nature  eft  de  mauvais  goût; 
cela  eft  vrai  des  parures  du  corps  comme  des  ornemens  de  l'efprit  : 
la  vie,  la  fanté,  la  raifon,  le  bien-être  doivent  aller  avant  tout; 
la  grâce  ne  va  point  fans  l'aifance;  la  délicateffe  n'eft  pas  la  lan- 
gueur, &  il  ne  faut  pas  être  mal- faine  pour  plaire.  On  excite  la 
pitié  quand  on  fouftre  ;  mais  le  plaifir  &  le  defir  cherchent  la 
fraîcheur  été  la  fanté. 

Les  enfans  des  deux  fexes  ont  beaucoup  d'amufemens  com- 
muns, &  cela  doit  être;  n'en  ont-ils  pas  de  même  étant  grands  î 
Ils  ont  aufli  des  goûts  propres  qui  les  diftinguent.  Les  garçons 
cherchent  le  mouvement  &  le  bruit;  des  tambours,  des  fabots , 
des  petits  carroffes  :  les  filles  aiment  mieux  ce  qui  donne  dans  la 

vue 


V  E    r  Éducation.         k^^i 

vue  &  fert  à  rornement  ;  des  miroirs,  des  bijoux,  des  chiffons, 
fur- tout  des  poupées;  la  poupée  eft  l'amufement  fpécial  de  ce  fexe; 
voilà  très^évidemment  fon  goût  déterminé  fur  fa  deftination.  Le 
phyfique  de  l'art  de  plaire  eft  dans  la  parure;  c'eft  tout  ce  que 
des  enfans  peuvent  cultiver  de  cet  art. 

Voyez  une  petite  fille  pafTer  la  journée  autour  de  fâ  poupée, 
lui  changer  fans  cefle  d'ajuftement,  l'habiller,  la  déshabiller  cent 
&  cent  fois,  chercher  continuellement  de  nouvelles  combinaifons 
d'ornemens  bien  ou  mal  aflbrtis ,  il  n'importe  :  les  doigts  man- 
quent d'adrcfTe,  le  goût  n'eft  pas  formé,  mais  déjà  le  penchant 
fe  montre;  dans  cette  éternelle  occupation  le  temps  coule  fans 
qu'elle  y  fonge,  les  heures  pafTent ,  elle  n'en  fait  rien,  elle  ou- 
blie les  repas  mêmes,  elle  a  plus  faim  de  parure  que  d'aliment: 
mais,  direz -vous,  elle  pare  fa  poupée  &  non  fa  perfonne;  fans 
doute,  elle  voit  fa  poupée  &  ne  fe  voir  pas,  elle  ne  peut  rien 
faire  pour  elle-même,  elle  n'eft  pas  formée,  elle  n'a  ni  talent  ni 
force,  elle  n'eft  rien  encore;  elle  eft  toute  dans  fà  poupée,  elle 
y  met  toute  fa  coquetterie  ,  elle  ne  l'y  laifTera  pas  toujours;  elle 
attend  le  moment  d'être  fa  poupée  elle-même. 

Voila  donc  un  premier  goût  bien  décidé  :  vous  n'avez  qu'à 
le  fuivre  &  le  régler.  Il  eft  sûr  que  la  petite  voudroit  de  tout  fon 
cœur  favoir  orner  là  poupée,  faire  fes  nœuds  de  manche,  fon  fichu 
fon  falbala,  fa  dentelle;  en  tout  cela  on  la  fait  dépendre  fi  dure- 
ment du  bon  plaifir  d'autrui,  qu'il  lui  feroit  bien  plus  commode 
de  tout  devoir  \  fon  induftrie.  Ainfi  vient  la  raitbn  des  premières 
leçons  qu'on  lui  donne  ;  ce  ne  font  pas  des  tâches  qu'on  lui  pref- 
crit,  ce  font  des  bontés  qu'on  a  pour  elle.  Et  en  effet  prefque  tou- 
tes les  petites  filles  apprennent  avec  répugnance  à  lire  &  à  écrire; 
mais  ,  quant  \  tenir  l'aiguille,  c'eft  ce  qu'elles  apprennent  toujours 
volontiers.  Elles  s'imaginent  d'avance  être  grandes,  &  fongent  avec 
plaifir  que  ces  talcns  pourront  un  jour  leur  fervir  à  k  parer. 

CliTTE  première  route  ouverte  eft   facile  à  fuivre  :  la  couture 
la  broderie,  la  dentelle  viennent  d'elles-mêmes  :  la  tapifferie  n'eft 
plus  fi  fort  à  leur  gré.   Les  meubles  font  trop  loin  d'elles ,  ils  r* 

Traite  de  VÊduc.    Tome  IL  X 


i62  Traité 

tiennent  point  à  la  perfonne,  ils  tiennent  k  d'autres  opinions.  La 
tapiiïerie  eft  l'amufement  des  femmes  ;  des  jeunes  filles  n'y  pren- 
dront jamais  un  fort  grand  plaifir. 

Ces  progrès  volontaires  s'étendront  aifément  jufqu'au  deflein  ; 
car  cet  art  n'efi:  pas  indifférent  à  celui  de  fe  mettre  avec  goût  .-mais 
je  ne  voudrois  point  qu'on  les  appliquât  au  payfage;  encore  moins 
à  la  figure.  Des  feuillages,  des  fruits,  des  fleurs,  des  draperies, 
tout  ce  qui  peut  fervir  à  donner  un  contour  élégant  aux  ajufte- 
mens ,  &  à  faire  foi-même  un  patron  de  broderie  quand  on  n'en 
trouve  pas  h  fon  gré ,  cela  leur  fuffit.  En  général ,  s'il  importe  aux 
hommes  de  borner  leurs  études  à  des  connoifTances  d'ufage ,  cela 
importe  encore  plus  aux  femmes;  parce  que  la  vie  de  celles-ci, 
bien  que  moins  laborieufe  ,  étant  ou  devant  être  plus  aflidue  à 
leurs  foins  &  plus  entrecoupée  de  foins  divers ,  ne  leur  permet  pas 
de  fe  livrer  par  choix  à  aucun  talent  au  préjudice  de  leurs  de- 
voirs. 

Quoi  qu'en  dilènt  les  platfans ,  le  bon  fens  eft  également  des 
deux  fexes.  Les  filles,  en  général ,  font  plus  dociles  que  les  gar- 
çons, &  l'on  doit  même  ufer  fur  elles  de  plus  d'autorité,  comme  je 
le  dirai  tout  k  l'heure  :  mais  il  ne  s'enfuit  pas  que  l'on  doive  exi- 
ger d'elles  rien  dont  elles  ne  puiffent  voir  l'utilité  ;  l'art  des  mères 
eft  de  la  leur  montrer  dans  tout  ce  qu'elles  leur  prefcrivent,  &  cela 
cft  d'autant  plus  aifé  que  l'intelligence  dans  les  filles  ,  eft  plus  pré- 
coce que  dans  les  garçons.  Cette  règle  bannit  de  leur  fexe  ,  ainû 
que  du  nôtre,  non-feulement  toutes  les  études  oifives  qui  n'abou- 
tiflent  à  rien  de  bon,  &  ne  rendent  pas  même  plus  agréables  aux 
autres  ceux  qui  les  ont  faites,  mais  même  toutes  celles  dont  l'utilité 
n'eft  pas  de  l'âge,  &  où  l'enfant  ne  peut  la  prévoir  dans  un  âgeplus 
avancé.  Si  je  neveux  pas  qu'on  prefle  un  garçon  d'apprendre  à  lire, 
à  plus  forte  raifon  je  ne  veux  pas  qu'on  y  force  de  jeunes  filles 
avant  de  leur  faire  bien  fentir  à  quoi  fert  la  lefture  ,  &  dans  la  ma- 
nière dont  on  leur  montre  ordinairement  cette  utilité,  on  fuit  bien 
plus  fa  propre  idée  que  la  leur.  Après  tout ,  où  eft  la  néceflîté 
qu'une  fille  fâche  lire  &  écrire  de  fi  bonne  heure  ?  Aura-t-clle  fi- 
tôt  un  ménage  k  gouverner  ?  Il  y  en  a  bien  peu  qui  ne  faflent  plus 


DE    r  Éducation.  i6^ 

d'abus  que  d'ufage  decette  fatale fcience  ,  &  toutes  font  un  peu  trop 
curieufes  pour  ne  pas  l'apprendre  fans  qu'on  les  y  force  ,  quand 
elles  en  auront  le  loifir  &  l'occafion.  Peut-être  devroient-elles  ap- 
pr^pdre  à  chiffrer  avant  tout  ;  car  rien  n'offre  une  utilité  plus  fen- 
fible  en  tout  temps  ,  ne  demande  un  plus  long  ufage  ,  &  ne  laiflè 
tant  de  prife  à  l'erreur  que  les  comptes.  Si  la  petite  n'avoit  les  ce- 
rifes  de  fon  goûté  que  par  une  opération  d'arithmétique,  je  vous 
réponds  qu'elle  fauroit  bientôt  calculer. 

Je  connois  une  jeune  perfonne  qui  apprit  à  écrire  plutôt  qu'à 
lire  ,  &  qui  commença  d'écrire  avec  l'aiguille  avant  que  d'écrire 
avec  la  plume.  De  toute  l'écriture  elle  ne  voulut  d'abord  faire  que- 
des  O.  Elle  faifoit  inccffamment  des  O  grands  Se  petits ,  des  O  de 
toutes  les  tailles,  des  O  les  uns  dans  les  autres,  &:  toujours  tracés 
à  rebours.  Malheureufenient,  un  jour  qu'elle  étoit  occupée  à  cet 
utile  exercice,  elle  fe  vit  dans  un  miroir,  &  trouvant  que  cette 
attitude  contrainte  lui  donnoit  mauvaife  grâce,  comme  une  autre 
Minerve,  elle  jetta  la  plume  &  ne  voulut  plus  faire  des  O.  Son 
frère  n'aimoit  pas  plus  à  écrire  qu'elle;  mais  ce  qui  le  fàchoit  étoit 
la  gêne,  &  non  pas  l'air  qu'elle  lui  donnoit.  On  prit  un  autre  tour 
pour  la  ramener  à  l'écriture  ;  la  petite  fille  étoit  délicate  &  vaine, 
elle  n'entendoit  point  que  fon  linge  fervît  à  fes  fœurs  :  on  le  mar- 
quoit,  on  ne  voulut  plus  le  marquer;  il  fallut  apprendre  à  marquer 
elle-même  :  on  conçoit  le  refle  du  progrès. 

Justifiez  toujours  les  foins  que  vous  impofez  aux  jeunes  fil- 
les ;  mais  impofezleur- en  toujours.  L'oifivcté  &  l'indocilité  font 
les  deux  défauts  les  plus  dangereux  pour  elles  ,  &  dont  on  guérir 
le  moins  quand  on  les  a  contraâés.  Les  filles  doivent  être  vigi- 
lantes &  laborieufes  ;  ce  n'eft  pas  tout,  elles  doivent  être  gênées 
de  bonne  heure.  Ce  malheur,  fi  c'en  eft  un  pour  elles,  efl  infé- 
parable  de  leur  fexe,  &  jamais  elles  ne  s'en  délivrent  que  pour  en 
foufFrir  de  bien  plus  cruels.  Elles  feront  toute  leur  vie  afTcrvies  a 
la  gêne  la  plus  continuelle  &  la  plus  févère,  qui  eft  celle  des  bien- 
féances  :  il  faut  les  exercer  d'abord  h  la  contrainte,  afin  qu'elle  ne 
leur  coûte  jamais  rien;  à  dompter  toutes  leurs  fantaifies  pour  les 
foumettre  aux  volontés    d'autrui.  Si  elles  vouloient  toujours  tra- 

Xfj 


i  64  Traité 

vailler,  on  devroit  quelquefois  les  forcer  à  ne  rien  faire.  La  diflî- 
pation  ,  la  frivolité,  l'inconftance ,  font  des  défauts  qui  naifTent 
aifément  de  leurs  premiers  goûts  corrompus  &  toujours  fuivis. 
Pour  prévenir  cet  abus,  apprenez-leur  (ur-tout  à  fe  vaincre.  Dans 
nos  infenfés  établiffemens  ,  la  vie  de  l'honnête  femme  eft  un  com- 
bat perpétuel  contre  elle-même  ;  il  eft  jufte  que  ce  fexe  partage  la 
peine  des  maux  qu'elle  nous  a  caufés- 

Emi-Êchez  que  les  filles  ne  s'ennuyent  dans  leurs  occupations 
&  ne  fe  padîonnent  dans  leurs  amufemens,  comme  il  arrive  tou- 
jours dans  les  éducations  vulgaires,  où  l'on  met,  comme  dit  Fe- 
nelon,  tout  l'ennui  d'un  côté  &  tout  le  plaifir  de  l'autre.  Le  pre- 
mier de  ces  deux  inconvéniens  n'aura  lieu,  fi  on  fuit  les  règles 
précédentes,  que  quand  les  perfonnes  qui  feront  avec  elles  leur  dé- 
plairont. Une  petite  fille,  qui  aimera  fa  mère  ou  fa  mie,  travail- 
lera tout  le  jour  à  fes  côtés  fans  ennui  :  le  babil  feul  la  dédomma- 
gera de  toute  fa  gêne.  Mais  fi  celle  qui  la  gouverne  lui  eft  infup- 
portable  ,  elle  prendra  dans  le  même  dégoût  tout  ce  qu'elle  fera 
fous  fes  yeux.  Il  eft  très- difficile  que  celles  qui  ne  fe  plaifent  pas 
avec  leurs  mères  plus  qu'avec  perfonne  au  monde,  puiffent  un  jour 
tourner  à  bien  :  mais  pour  juger  de  leurs  vrais  fentimens ,  il  faut 
les  étudier,  &  non  pas  fe  fier  \  ce  qu'elles  difent;  car  elles  font 
flatceules  ,  diffimulées,  &  favent  de  bonne  heure  fe  déguifer.  On 
ne  doit  pas  non  plus  leur  prefcrire  d'aimer  leur  mère;  l'afFeâion 
ne  vient  point  par  devoir,  &  ce  n'eft  pas  ici  que  lêrt  la  contrainte. 
L'attachement,  les  foins,  la  feule  habitude  feront  aimer  la  mère 
de  la  fille  ,  fi  elle  ne  fait  rien  pour  s'attirer  fa  haine.  La  gêne  mê- 
me où  elle  la  tient,  bien  dirigée,  loin  d'affoiblir  cet  attachement, 
ne  fera  que  l'augmenter ,  parce  que  la  dépendance  étant  un  état 
naturel  aux  femmes,  les  filles  fe  fentent  faites  pour  obéir. 

Par  la  même  raifon  qu'elles  ont,  ou  doivent  avoir  peu  de 
liberté,  elles  portent  h  l'excès  celle  qu'on  leur  laifie  ;  extrêmes  en 
tout  ,  elles  fe  livrent  k  leurs  jeux  avec  plus  d'emportement  encore 
que  les  garçons  :  c'eft  le  fécond  des  inconvéniens  dont  je  viens 
de  parler.  Cet  emportement  doit  être  modéré;  car  il  eft  la  caufe 
de  plufieurs  vices  particuliers  aux  femmes,  comme,   entr'autres, 


DE     V  Éducation.  165 

le  caprice  &  l'engouement,  par  lefquels  une  femme  fe  tranfporte 
aujourd'hui  pour  tel  objet  qu'elle  ne  regardera  pas  demain.  L'in- 
conftance  des  goûts  leur  eft  aufli  funefts  que  leur  excès,  &  l'ua 
&  l'autre  leur  vient  de  la  même  fource.  Ne  leur  ôtez  pas  la  gaieté, 
les  ris,  le  bruit,  les  folâtres  jeux  :  mais  empêchez  qu'elles  ne  le 
raffafient  de  l'un  pour  courir  à  l'autre;  ne  foufirez  pas  qu'un  feul 
infiant  dans  leur  vie  elles  ne  connoiflènt  plus  de  frein.  Accoutu- 
mez-les a  fe  voir  interrompre  au  milieu  de  leurs  jeux,  &  rame- 
ner h  d'autres  foins  fans  murmurer.  La  feule  habitude  fuffit  encore 
en  ceci,  parce  qu'elle  ne  fait  que  féconder  la  nature. 

Il  réfulte  de  cette  contrainte  habituelle  une  docilité  dont  les 
femmes  ont  befoin  toute  leur  vie,  puifqu'elles  ne  cefTent  jamais 
d'être  afTujetcies  ou  à  un  homme  ou  aux  jugemens  des  hommes,  £c 
qu'il  ne  leur  eft  jamais  permis  de  fe  mettre  au-defTus  de  ces  ju- 
gemens. La  première  &  la  plus  importante  qualité  d'une  femme 
eft  la  douceur:  faite  pour  obéir  à  un  être  auffi  imparfait  que  l'hom- 
me, fouvent  fi  plein  de  vices,  &  toujours  fi  plein  de  défauts,  elle 
doit  apprendre  de  bonne  heure  à  foufFrir  même  l'injuftice,  &  à 
fupporter  les  torts  d'un  mari  fans  fe  plaindre;  ce  n'eft  pas  pour  lui, 
c'eft  pour  elle  qu'elle  doit  être  douce  :  l'aigreur  &  l'opiniâtreté  des 
femmes  ne  font  jamais  qu'augmenter  leurs  maux  &  les  mauvais  pro- 
cédés des  maris;  ils  fentent  quece  n'eft  pas  avec  ces  armes- là  qu'elles 
doivent  les  vaincre.  Le  ciel  ne  les  fit  point  infinuantes  &  perfuafi- 
ves  pour  devenir  acariâtres  ;  il  ne  les  fit  point  foibles  pour  être 
impérieufes;  il  ne  leur  donna  point  une  voix  fi  douce  pour  dire 
des  injures;  il  ne  leur  fit  point  des  traits  fi  délicats  pour  les  dé- 
figurer par  la  colère.  Quand  elles  fe  fâchent,  elles  s'oublient;  elles 
ont  fouvent  raifon  de  le  plaindre,  mais  elles  ont  toujours  tort  de 
gronder.  Chacun  doit  garder  le  ton  de  fon  fexe  ;  un  mari  trop 
doux  peut  rendre  une  femme  impertinente;  mais,  à  moins  qu'un 
homme  ne  foit  un  monftre ,  la  douceur  d'une  femme  le  ramène, 
&  triomphe  de  lui  tôt  ou  tard. 

Que  les  filles  foient  toujours  foumifes,  mais  que  les  mères  ne 
foient  pas  toujours  inexorables.  Pour  rendre  docile  une  jeune  per- 
(bnne,  il  ne  faut  pas  la  rendre  malheureufe;  pour  la  rendre  mo- 


i66  Traité 

defte,il  ne  faut  pas  l'abrutir.  Au  contraire,  je  ne  feroîs  pas  fâché 
qu'on  lui  laiffat  mettre  un  peu  d'adrefle,  non  pas  à  éluder  la  pu- 
nition dans  fa  défobéiflance ,  mais  à  fe  faire  exempter  d'obéir.  Il 
n'eft  pas  queftion  de  lui  rendre  fa  dépendance  pénible ,  il  fuffit  d« 
la  lui  faire  fentir.  La  rufe  eft  un  talent  naturel  au  fexe  ;  &  perfua- 
dé  que  tous  les  penchans  naturels  font  bons  &  droits  par  eux-mê- 
mes ,  je  fuis  d'avis  qu'on  cultive  celui-là  comme  les  autres  :  il  ne 
s'agit  que  d'en  prévenir  l'abus. 

Je  m'en  rapporte  fur  la  vérité  de  cette  remarque  k  tout  obfer- 
vateur  de  bonne  foi.  Je  ne  veux  point  qu'on  examine  là-deffus 
les  femmes  mêmes  ;  nos  gênantes  inflitutions  peuvent  les  forcer 
d'aiguifer  leur  efprit.  Je  veux  qu'on  examine  les  filles,  les  petites 
filles  qui  ne  font,  pour  ainfi  dire,  que  de  naître;  qu'on  les  com- 
pare avec  les  petits  garçons  du  même  âge  ;  &  fi  ceux-ci  ne  paroif- 
lênt  lourds,  étourdis,  bêtes  auprès  d'elles,  j'aurai  tort  incontefla- 
blement.  Qu'on  me  permette  un  feul  exemple  pris  dans  toute  la 
naïveté  puérile. 

Il  eft  très-commun  de  défendre  aux  enfans  de  rien  demander 
à  table  ;  car  on  ne  croit  jamais  mieux  réuflîr  dans  leur  éducation 
qu'en  les  furchargeant  de  préceptes  inutiles  ;  comme  fi  un  morceau 
de  ceci  ou  de  cela  n'étoit  pas  bientôt  accordé  ou  refufé  (  30  )  , 
fans  faire  mourir  fans  ceflè  un  pauvre  enfant  d'une  convoitife  ai- 
guifée  par  l'efpérance.  Tout  le  monde  fait  l'adreffe  d'un  jeune  gar- 
çon fourni  à  cette  loi,  lequel  ayant  été  oublié  à  table  s'avifa  de 
demander  du  fel.  Sec.  Je  ne  dirai  pas  qu'on  pouvoit  le  chicaner 
pour  avoir  demandé  direflement  du  fel  &  indireélement  de  la  vian- 
de ;  l'omiffion  étoit  fi  cruelle  ,  que ,  quand  il  eût  enfreint  ouver- 
tement la  loi ,  &  dit  fans  détour  qu'il  avoit  faim,  je  ne  puis  croire 
qu'on  l'en  eût  puni.  Mais  voici  comment  s'y  prit  en  ma  préfence 
une  petite  fille  de  fix  ans  dans  un  cas  beaucoup  plus  difficile;  car, 
outre  qu'il  lui  étoit  rigoureufement  défendu  de   demander  jamais 

(30)  Un  enfant  fe  rend  importun,     la  même  chofe  ,  fi  la  première  rf- 
quand  il  trouve  fon  compte  à  l'ôtre:     ponfe  eft  toujours  irrévocable, 
mais  il  ne  demandera  jamais  deux  fois 


DE    L' Éducation,  i6j 

rien  ni  direâement  ni  indireftement ,  la  défobéifTance  n'eût  pas  été 
graciable,  puifqu'elle  avoit  mangé  de  tous  les  plats,  hormis  un 
feul,  dont  on  avoit  oublié  de  lui  donner,  &  qu'elle  convoitoit 
beaucoup. 

Or  ,  pour  obtenir  qu'on  réparât  cet  oubli  fans  qu'on  pût  l'ac- 
cufer  de  défobéinance,  elle  fit,  en  avançant  fon  doigt,  la  revu* 
de  tous  les  plats,  difant  tout  haut  ^  mefure  qu'elle  les  montroit, 
j'ai  mangé  de  ça  ,  j'ai  mangé  de  ça  :  mais  elle  afFe(5la  fi  vifible- 
ment  de  pafTèr  fans  rien  dire  celui  dont  elle  n'avoit  point  mangé, 
que  quelqu'un  s'en  appercevant,  lui  dit;  &  de  cela,  en  avez- 
vous  mangé  ?  Oh  !  non  ,  reprit  doucement  la  petite  gourmande, 
en  baiflant  les  yeux.  Je  n'ajouterai  rien  ;  comparez  :  ce  tour-ci  eft 
une  rufe    de   fille;   l'autre  eft   une  rufe  de  garçon. 

Ce  qui  eft,  eft  bien,  &  aucune  loi  générale  n'eft  mauvaife. 
Cette  adrefle  particulière  donnée  au  fexe  ,  eft  un  dédommage- 
ment très-équitable  de  la  force  qu'il  a  de  moins  ,  (ans  quoi  la 
femme  ne  feroit  pas  la  compagne  de  l'homme  ;  elle  feroit  fon 
efclave  ;  c'eft  par  cette  fupériorité  de  talent  qu'elle  fe  maintient 
fon  égale  ,  &  qu'elle  le  gouverne  en  lui  obéiftant.  La  femme  a 
tout  contre  elle,  nos  défauts,  fa  timidité,  fa  foiblefTe;  elle  n'a 
pour  elle  que  fon  art  &  fa  beauté.  N'eft- il  pas  jufte  qu'elle 
cultive  l'un  &  l'autre  ?  Mais  la  beauté  n'eft  pas  générale;  elle 
périt  par  mille  accidens  ,  elle  pafle  avec  les  années  ,  l'habitude  en 
détruit  l'effet.  L'e(prit  feul  eft  la  véritable  reflburce  du  fexe  ;  non 
ce  fbt  efprit  auquel  on  donne  tant  de  prix  dans  le  monde  ,  & 
qui  ne  fert  h  rien  pour  rendre  la  vie  heureufe  ;  mais  l'elprit  de 
fon  état  ,  l'art  de  tirer  parti  du  nôtre,  &:  de  fe  prévaloir  de  nos 
propres  avantages.  On  ne  fait  pas  combien  cette  adrefle  des  fem- 
mes nous  eft  utile  à  nous-mêmes,  combien  elle  ajoute  de  charme 
à  la  fociété  des  deux  fexes,  combien  elle  fert  à  réprimer  la  pétu- 
lance des  enfans  ,  combien  elle  contient  de  maris  brutaux  ,  com- 
bien elle  maintient  de  bons  ménages  que  la  difcorde  troubleroit 
làns  cela.  Les  femmes  artificieufes  &  méchantes  en  abufent  ,  je 
le  fais  bien  :  mais  de  quoi  le  vice  o'abufe-t-il  pas  ?  Ne  détruifons 


i68  Traité 

point  les    inftrumens   du  bonheur  ,    parce  que  les  méchans  s'eû 
fervent  quelquefois  à  nuire. 

On  peut  briller  par  la  parure,  mais  on  ne  plaît  que  par  la 
perfonne;  nosajuftemens  ne  font  point  nous  :  fouvent  ils  déparent 
\^  force  d'être  recherchés  ,  &  fouvent  ceux  qui  font  le  plus 
remarquer  celle  qui  les  porte ,  font  ceux  qu'on  remarque  le 
moins.  L'éducation  des  jeunes  filles  eft  en  ce  point  tout-à-faitk 
contre- fens-  On  leur  promet  des  ornemens  pour  récompenfe  ,  on 
leur  fait  aimer  les  atours  recherchés  ;  quelle  ejî  belle  !  leur  dit- 
on  quand  elles  font  fort  parées  :  &  tout  au  contraire  ,  on  devroit  leur 
faire  entendre  que  tant  d'ajuftement  n'eft  fait  que  pour  cacher  des 
défauts ,  &  que  le  vrai  triomphe  de  la  beauté  eft  de  briller  par 
elle-même.  L'amour  des  modes  eft  de  mauvais  goût,  parce  que 
les  vifages  ne  changent  pas  avec  elles,  &  que  ,  la  figure  reftant 
la  même,  ce  qui  lui  fied  une  fois,  lui  fied  toujours. 

Quand  je  verrois  la  jeune  fille  fe  pavaner  dans  fes  atours  ,  je 
paroitrois  inquiet  de  fa  figure  ainfi  déguifée  ,  &  de  ce  qu'on  en 
pourra  penfer  :  je  dirois  ;  tous  ces  ornemens  la  parent  trop  , 
c'eft  dommage  ;  croyez  -  vous  qu'elle  en  pût  fupporcer  de  plus 
fimples  1  Eft-elle  aflTez  belle  pour  fe  pafTcr  de  ceci  ou  de  cela  1 
Peut-être  fera-t-elle  alors  la  première  à  prier  qu'on  lui  ôte  cet  or- 
nement, &  qu'on  juge:  c'eft  le  cas  de  l'applaudir  s'il  y  a  lieu.  Je 
ne  la  louerois  jamais  tant  que  quand  elle  feroit  le  plus  fimplement 
mife.  Quand  elle  ne  regardera  la  parure  que  comme  un  fupplé- 
ment  auji  grâces  de  la  perfonne,  &  comme  un  aveu  tacite  qu'elle 
a  befoin  de  fecours  pour  plaire,  elle  ne  fera  point  fière  de  fon 
ajuftement,  elle  en  fera  humble;  &  fi,  plus  parée  que  de 
coutume  ,  elle  s'entend  dire  ,  quelle  eji  belle  !  elle  en  rougira  de 
dépit. 

Au  refte  ,  il  y  a  des  figures  qui  ont  befoin  de  parure  ;  mais  il 
n'y  en  a  point  qui  exigent  de  riches  atours.  Les  parures  ruineufei 
font  la  vanité  du  rang  &  non  de  la  perfonne ,  elles  tiennent  uni- 
quement au  préjugé.  La  véritable  coquetterie  eft  quelquefois 
recherchée  :  mais  elle  n'eft  jamais  faftueufe,  &  Junon  fe  mettoit 
plus   fuperbement   que  Vénus,  iSV  pouvant  la  faire   belle ,  tu   la 

fais 


DE       r  ÉDUCATION.  l6^ 

fais  riche,  difoit  Apelles  à  un  mauvais  peintre,  qui  peignoir 
Hélène  fort  chargée  d'atours.  J'ai  auffi  remarqué  que  les  plus 
pompeufes  parures  annonçoient  le  plus  fouvent  de  laides  femmes  : 
on  ne  fauroit  avoir  une  vanité  plus  mal- à-droite.  Donnez  à  une 
jeune  fille  qui  ait  du  goût  &:  qui  méprife  la  mode  ,  des  rubans , 
de  la  gaze ,  de  la  moufTeline  &  des  fleurs  ;  fjns  diamans  ,  fant 
pompons,  fans  dentelle,  (31)  elle  va  fe  faire  un  ajufïement  qui 
la  rendra  cent  fois  plus  charmante,  que  n'euflènt  fait  tous  le» 
brillans  chiffons  de  la  Duchapt. 

Comme  ce  qui  eft  bien  eft  toujours  bien,  &  qu'il,  faut  être 
toujours  le  mieux    qu'il    eft  poflible ,  les   femmes  qui  fe  connoif- 
fenten  ajuftemens,  choififîènt  les  bons,  s'y  tiennent;  &  n'en  chan- 
geant pas  tous  les  jours,  elles  en  font  moins  occupées  que  cellei 
qui  ne  favent  k  quoi   fe  fixer.   Le  vrai   foin  de  la  parure  demande 
peu   de   toilette  :    les   jeunes    Demoifelles   ont   rarement    des  toi- 
lettes   d'appareil  :  le    travail,  les  leçons  rempliffent  leur  journée; 
cependant  en  général  elles  font  mifes  ,  au  rouge  près,  avec  autant 
de  foin  que   les  Dames ,  &  fouvent  de  meilleur  goût.    L'abus  de 
la    toilette  n'eft  pas  ce  qu'on  penfe  ;  il  vient  bien    plus    d'ennui 
que   de   vanité.    Une  femme    qui    pafTe  fix  heures  à  fa  toilette, 
n'ignore  point   qu'elle  n'en  fort  pas  mieux  mife  que  celle   qui  n'y 
paffe  qu'une  demi-heure  ;  mais    c'eft  autant  de  pris  fur    l'affom- 
mante  longueur  du  temps,  &  il  vaut  mieux  s'amufer  de  foi  que 
de  s'ennuyer  de  tout.   Sans  la  toilette  que  feroit-on  de  la  vie  depuis 
midi  jufqu'à    neuf  heures  î  En    raflèmblant    des  femmes  autour 
de   foi   on  s'amufe  k  les  impatienter,  c'eft    déjà    quelque  chofe  ; 
on    évite  les  tête-h-tête  avec  un  mari   qu'on  ne  voit  qu'k  cette 
heure-là  ,   c'eft  beaucoup  plus  :  &  puis  viennent  les   Marchandes, 
les    Brocanteurs  ,  les    petits   Meflieurs  ,    les    petits    Auteurs,    les 
vers ,  les  chanfons  ,  les    brochures  :  fans  la  toilette  ,    on  ne  réu- 
niroit  jamais    fi   bien  tout  cela.   Le  feul  profit  réel   qui  tienne   à 

(  3T  )  Les  femmes  qui  ont  la  peau  ■r''Ê'"n"<î  toujours  de  laides  perronnes 

anezMancliepourfepafierde  Jenrclle,  qui  aiment  les  modes;  auxquelles  les 

donnci  oient  bien  du  diîpit  aux  autres ,  belles  ont  la  bétife  de  s'adujettir. 
Il  elles  n'en   portoient   pas.    Ce  font 

Iraiti  de  l'Educ,  Tome  IL  Y 


1 70  Traité 

la  chofe  eft  le  prétexte  de  s'étaler  un  peu  plus  que  quand  on 
eft  vêtue  ;  mais  ce  profit  n'eft  peut-être  pas  fi  grand  qu'on  penfe , 
&  les  femmes  à  toilette  n'y  gagnent  pas  tant  qu'elles  diroient 
bien.  Donnez  fans  fcrupule  une  éducation  de  femme  aux  femmes, 
faites  qu'elles  aiment  les  foins  de  leur  fexe ,  qu'elles  aient  de  la 
modeftie,  qu'elles  fâchent  veillera  leur  ménage  &  s'occuper  dans 
leur  mai fon  ;  la  grande  toilette  tombera  d'elle  -  même  ,&  elles 
n'en  feront  mifes  que  de  meilleur  goûf. 

La  première  chofe  que  remarquent,  en  grandiflant,  les  jeunes 
perfonnes  ^  c'eft  que  tous  ces  agrémens  étrangers  ne  leur  fuffifent 
pas,  fi  elles  n'en  ont  qui  foient  à  elles.  On  ne  peut  jamais  fe 
donner  la  beauté,  &  l'on  n'eft  pas  fi-tôt  en  état  d'acquérir  la 
coquetterie  ;  mais  on  peut  déjà  chercher  \  donner  un  tour  agréa- 
ble à  fes  geftes,  un  accent  flatteur  k  fa  voix,  k  compofer  fon 
maintien,  k  marcher  avec  légèreté,  k  prendre  des  attitudes  gra- 
cieufes  &  k  choifir  par-tout  fes  avantages.  La  voix  s'étend,  s'af- 
fermit &  prend  du  timbre;  les  bras  fe  développent,  la  démarche 
s'affure,  &  l'on  s'apperçoit  que,  de  quelque  manière  qu'on  foit 
mife,  il  y  a  un  art  de  fe  faire  regarder.  Dès- lors  il  ne  s'agit 
plus  feulement  d'aiguille  &  d'induftrie  ;  de  nouveaux  talens  fe 
préfentent,  &  font  déjà  fentir  leur  utilité. 

"  Je  fais  que  les  févères  inftituteurs  veulent  qu'on  n'apprenne 
aux  jeunes  filles  ni  chant,  ni  danfe,  ni  aucun  des  arts  agréables. 
Cela  me  paroît  plaifant  !  &  k  qui  veulent-ils  donc  qu'on  les 
apprenne  ?  Aux  garçons  ?  A  qui,  des  hommes  ou  des  femmes, 
appartient  -  il  d'avoir  ces  talens  par  préférence  ?  A  perfonne  , 
répondront  -  ils.  Les  chanfons  profanes  font  autant  de  crimes; 
la  danfe  eft  une  invention  du  démon  ;  une  jeune  fille  ne  doit 
avoir  d'amufèment  que  fon  travail  &  la  prière.  Voilà  d'étranges 
amufemens  pour  un  enfant  de  dix  ans  !  Pour  moi ,  j'ai  grand'peur 
que  toutes  ces  petites  Saintes  qu'on  force  de  pafTer  leur  enfance 
à  prier  Dieu,  ne  paflent  leur  jeunefTe  k  toute  autre  chofe,  &  ne 
réparent  de  leur  mieux  ,  étant  mariées  ,  le  temps  qu'elles  penfènt 
avoir  perdu  filles.  J'eftime  qu'il  faut  avoir  égard  k  ce  qui  con- 
vient k  l'âge  auflî-biea  qu'au  fexe,   qu'une  jeune  £lle  ne  doit  pas 


DE      L'  ÉDUCATION.  171 

vivre    comme   fa    grand'mère,  qu'elle  doit    être    vive  ,  enjoude 
folâtre,  chanter,    danfer   autant  qu'il  lui  plalt,  &  goûter  tous   les 
innocens  plaifirs  de.  fon  âge  :  le    temps  ne  viendra  que    trop  tôt 
d'être    polée  ,  &  de  prendre  un  maintien    plus  férieux. 

Mais  la  néceflité  de  ce  changement  même  eft  -  elle  bien 
réelle  ?  N'eft  -  elle  point  peut  -  être  encore  un  fruit  de  nos 
préjugés  ?  En  n'afferviflànt  les  honnêtes  femmes  qu'à  de  trifles 
devoirs ,  on  a  banni  du  mariage  tout  ce  qui  pouvoit  le  rendre 
agréable  aux  hommes.  Faut- il  s'étonner  fi  la  taciturnité  qu'ils 
voient  régner  chez  eux  les  en  chafle  ,  ou  s'ils  font  peu  tentés 
d'embraflèr  un  état  fi  déplaifant  ?  A  force  d'outrer  tous  les  de- 
voirs, le  Chrifiianifme  les  rend  impraticables  &  vains;  a  force 
d'interdire  aux  femmes  le  chant,  la  danfe  &  tous  les  amufemens 
du  monde,  il  les  rend  maufiades,  grondeufes,  infupporrables  dans 
leurs  maifons.  Il  n'y  a  point  de  religion  où  le  mariage  foit  foumis 
\  des  devoirs  fi  févères  ,  &  point  où  un  engagement  fi  faint  foit 
fi  méprifé.  On  a  tant  fait  pour  empêcher  les  femmes  d'être 
aimables  ,  qu'on  a  rendu  les  maris  indifFérens.  Cela  ne  devroit 
pas  être...  J'entends  fort  bien:  mais  moi,  je  dis  que  cela  devoit 
être  ,  puifqu 'enfin  les  Chrétiens  font  hommes.  Pour  moi  ,  je 
voudrois  qu'une  jeune  Angloife  cultivât  avec  autant  de  foin  les 
talens  agréables  pour  plaire  au  mari  qu'elle  aura  ,  qu'une  jeune 
Albanoife  les  cultive  pour  le  Harem  d'Ifpahan.  Les  maris  ,  dira- 
t-on  ,  ne  fe  foucient  point  trop  de  tous  ces  talens.  Vraiment  je 
le  crois,  quand  ces  talens,  loin  d'être  employés  à  leur  plaire, 
ne  fervent  que  d'amorce  pour  attirer  chez  eux  de  jeunes  impudens 
qui  les  déshonorent.  Mais  penlèz-vous  qu'une  femme  aimable 
&  fage  ,  ornée  de  pareils  talens,  &  qui  les  confacreroit  à  l'amu- 
fement  de  fon  mari  ,  n'ajouteroit  pas  au  bonheur  de  fa  vie  ,  6c 
ne  l'empêcheroit  pas ,  fortant  de  fon  cabinet  la  tête  épuifée  , 
d'aller  chercher  "des  récréations  hors  de  chez  lui  ?  Perfonne  n'a-t- 
il  vu  d'hcureufcs  familles  ainfi  réunies  ,  où  chacun  fait  fournir 
du  fien  aux  amufcmens  communs  ?  Qu'il  dife  fi  la  confiance  & 
la  familiarité  qui  s'y  joint,  fi  l'innocence  &  la  douceur  des  plai- 
firs   qu'on   y    goûte,    ne  rachètent  pas  bien    ce  que   les    plaifirs 

Y  ij 


172  Traité 

publics  ont  de  plus  bruyant.  On  a  trop  réduit  en  art  les  talens 
agréables.  On  les  a  trop  générai ifés  ;  on  a  tout  fait  maxime  & 
précepte,  &  l'on  a  rendu  fort  ennuyeux  aux  jeunes  perfonnes 
ce  qui  ne  doit  être  pour  elles  qu'amuftment  &  folâtres  jeux.  Je 
ti'imagine  rien  de  plus  ridicule  que  de  voir  un  vieux  maître  à 
danfer,  ou  à  chanter,  aborder,  d'un  air  refrogné  ,  de  jeunes 
perfonnes  qui  ne  cherchent  qu'à  rire  ,  &  prendre  ,  pour  leur 
enfeigner  fa  frivole  fcience ,  un  ton  plus  pédantefque  &  plui 
magiftral  que  s'il  s'agifToit  de  leur  catéchifme.  Eft-ce,  par  exem- 
ple ,  que  l'art  de  chanter  tient  k  la  mufique  écrite  ?  Ne  fauroit- 
on  rendre  fa  voix  flexible  &  jufte,  apprendre  à  chanter  avec 
goût,  même  à  s'accompagner  ,  fans  connoître  une  feule  note  ? 
Le  même  genre  de  chant  va-t-il  h  toutes  les  voix  ?  La  même 
méthode  va-t-elie  à  tous  les  efprits  î  On  ne  me  fera  jamais 
croire  que  les  mêmes  attitudes  ,  les  mêmes  pas,  les  mêmes 
mouvemens  ,  les  mêmes  geftes,  les  mêmes  danfes  conviennent  )i 
une  petite  brune  vive  &  piquante ,  &  à  une  grande  belle  blonde  aux 
yeux  languiiïàns.  Quand  donc  je  vois  un  maître  donner  exaôe- 
ment  à  toutes  deux  les  mêmes  leçons  ,  je  dis  :  cet  homme  fuit 
ù  routine  ,  mais  il   n'entend  rien  à   fon  art. 

On  demande  s'il  faut  aux  filles  des  maîtres  ou  des  maîtrefles  î 
Je  ne  fais  ;  je  voudrois  bien  qu'elles  n'euflent  befoin  ni  des  uns 
ni  des  autres  ,  qu'elles  apprifTent  librement  ce  qu'elles  ont  tant 
de  penchant  à  vouloir  apprendre,  &  qu'on  ne  vît  pas  fans  ceflê 
errer  dans  nos  villes  tant  de  baladins  chamarrés.  J'ai  quelque 
peine  k  croire  que  le  commerce  de  ces  gens  -  Ik  ne  foit  pas  plus 
nuifible  h  de  jeunes  filles,  que  leurs  leçons  ne  leur  font  utiles; 
&  que  leur  jargon,  leur  ton,  leurs  airs  ne  donnent  pas  k  leurs 
écolières  le  premier  goût  des  frivolités ,  pour  eux  fi  importantes, 
dont  elles  ne  tarderont  guères  ,  k  leur  exemple ,  de  faire  leur 
•unique  occupation. 

Dans  les  arts  qui  n'ont  que  l'agrément  pour  objet,  tout  peut 
ïêrvir  de  maître  aux  jeunes  perfonnes.  Leur  père  ,  leur  mère  , 
4eur  frère,  leur  four,  leurs  amies  ,  leurs  gouvernantes,  leur 
tniroir  ,  &  fur- tout  leur  prqpre  ^ût.    On  ne  doit  point  offrir  de 


DE      r  ÉDUCATION.  «7J 

leur  donner  leçon,  il  faut  que  ce  foient  elles  qui  la  demandent; 
on  ne  doit  point  faire  une  tâche  d'une  récompenfe ,  &  c'eft  fur- 
tout  dans  ces  fortes  dYtu des  que  le  premier  fuccès  eft  de  vouloir 
réulîir.  Au  refte,  s'il  faut  abfolument  des  leçons  en  règle,  je  ne 
déciderai  point  du  fexe  de  ceux  qui  les  doivent  donner.  Je  ne 
fais  s'il  faut  qu'un  maître  à  danfcr  prenne  une  jeune  écolière  par 
fa  main  délicate  &  blanche,  qu'il  lui  fafle  accourcir  la  jupe,  lever 
les  yeux  ,  déployer  les  bras  ,  avancer  un  fein  palpitant;  mais  je 
fais  bien  que ,  pour  ri«n  au  monde  ,  je  ne  voudrois  éxre  ce 
maître- là. 

Par  l'induftrie  &  les  talens   le  goût  fë    forme  ;  par    Je  goiit 
l'efprit    s'ouvre    infenfiblement  aux   idées  du  beau    dans    tous   le« 
genres,  &   enfin    aux     notions  morales    qui    s'y  rapportent.  C'efl 
peut-être   une  des   raifons   pourquoi    le  fentiment  de  la  décence  & 
de   l'honnêteté  s'infinue    plutôt    chez  les  filles    que  chez  les  gic- 
çons  ;  car   pour  croire    que   ce  fentiment  précoce  foit   l'ouvrage 
des  gouvernantes,    il  faudroit  être  fort  mal  inftruit  de  la  tournure 
■de    leurs   leçons  &  de  la  marche  de  l'efprit  humain.  Le  talent  de 
parler   tient  le    premier   rang    dans   l'art    de    plaire,  c'eft  par  lui 
îeul    qu'on    peut  ajouter  de   nouveaux  charmes    \  ceux  auxquels 
l'habitude  accoutume  les  fens.    C'eft  l'efprit  qui  non  -  feulement 
vivifie  le    corps,   mais  qui  le  renouvelle   en  quelque   forte;  c'eft 
par  la  fuccelTion     des  fentim::ns  &  des  idées,   qu'il  anime  &  %'arie 
la    phyfionomie  ;    &    c'eft    par    les    difcours    qu'il    infpire ,   que 
l'attention  ,    tenue   en    haleine  ,    foutient   long  -  temps    le    même 
intérêt    fur  le  même  objet.  C'eft  ,   je  crois  ,  par  toutes  ces  raifont 
que  les  jeunes  filles  acquièrent  fi  vite   un  petit    babil  agréable  , 
qu'elles  mettent  de  l'accent   dans  leurs  propos  ,  même   avant  que 
de   les  fentir  ,  fie  que  les  hommes   s'amufent  fi-tôt  h  les  écouter, 
même  avant   qu'elles  puifTent  les   entendre;  ils  épient  le  premier 
-moment    de     cette    intelligence    pour    pénétrer     aiofi    celui    du 
iêntiment. 

Les  femmes  ont  la  langue  flexible;  elles  parlent  plutôt  ,  plu» 
aifément  &  plus  agréablement  que  les  hommes  ;  on  les  accufè 
aufll    de    parler    davantage  :  cela    doit  être  ,     &  je    cbangeraii 


174 


Traité 


volontiers  ce  reproche  en  éloge  :  la  bouche  &  les  yeux  oht  chez 
elles  la  même  adivité,  &  par  la  même  raifon  l'homme  dit  ce 
qu'il  fait  ;  la  femme  dit  ce  qui  plaît  :  l'un  ,  pour  parler,  a 
befoin  de  connoiflances  ,  &  l'autre  de  goût  :  l'un  doit  avoir 
pour  objet  principal  les  chofes  utiles  ;  l'autre  les  agréables.  Leurs 
difcours  ne  doivent  avoir  de  formes  communes  que  celles  de 
la  vérité. 

On  ne  doit  donc  pas  contenir  le  babil  des  filles  comme  celui 
des  garçons ,  par  cette  interrogation  dure  :  à  quoi  cela  ejî-il  bon  ? 
Mais  par  cette  autre,  à  laquelle  il  n'eft  pas  pius  aifé  de  répon- 
dre :  quel  effet  cela  fera  -t  -  il  ?  Dans  ce  premier  âge  où  ,  ne 
pouvant  difcerner  encore  le  bien  &  le  mal ,  elles  ne  font  les 
juges  de  perfonne,  elles  doivent  s'impofer  pour  loi  de  ne  jamais 
rien  dire  que  d'agréable  k  ceux  a  qui  elles  parlent;  &  ce  qui 
rend  la  pratique  de  cette  règle  plus  difficile  ,  eft;  qu'elle  refle 
toujours  fubordonnée  k  la  première,  qui  eft  de  ne  jamais  mentir. 

J'y  vois  bien  d'autres  difficultés  encore,  mais  elles  font  d'un 
âge  plus  avancé.  Quant  à  préfent,  il  n'en  peut  coûter  aux 
jeunes  filles,  pour  être  vraies  ,  que  de  l'être  fans  groffiéreté  , 
&  comme  naturellement  cette  groflîéreté  leur  répugne  ,  l'éduca- 
tion leur  apprend  aifément  à  l'éviter.  Je  remarque  en  général, 
dans  le  commerce  du  monde,  que  la  politeflè  des  hommes  eft 
plus  officieufe,  &  celle  des  femmes  plus  careflânte.  Cette  diffé- 
rence n'eft  point  d'inftitution  ,  elle  eft  naturelle.  L'homme  paroît 
chercher  davantage  à  vous  fervir,  &  la  femme  à  vous  agréer.  II 
fuit  de-là  que ,  quoi  qu'il  en  foit  du  caraâère  des  femmes  ,  leur 
politefTe  eft  moins  fauffie  que  la  nôtre,  elle  ne  fait  qu'étendre 
leur  premier  inftinfl;  mais  quand  un  homme  feint  de  préférer 
mon  intérêt  au  fien  propre,  de  quelque  démonftration  qu'il  colore 
ce  menfonge,  je  fuis  très-sûr  qu'il  en  fait  un.  Il  n'en  coûte  donc 
guères  aux  femmes  d'être  polies,  ni  par  conféquent  aux  filles 
d'apprendre  h  le  devenir,  La  première  leçon  vient  de  la  nature, 
l'art  ne  fait  plus  que  la  fuivre,  &  déterminer  fnivant  nos  ufiges 
fous  quelle  forme  elle  doit  fe  montrer.  A  l'égard  de  leur  politefîè 
entre  elles  ,   c'eft    toute   autre   chofe.  Elles  y  mettent  ua  air  û 


V  E    r  Education.         175; 

contraint ,  &  des  attentions  fi  froides  ,  qu'en  fe  gênant  mutuel- 
lement elles  n'ont  pas  grand  foin  de  cacher  leur  gène,  &  fem- 
blent  fincères  dans  leur  menfonge  ,  en  ne  cherchant  guères  à  le 
déguifer.  Cependant  les  jeunes  perfonnes  fe  font  quelquefois  tout 
de  bon  des  amitiés  plus  franches.  A  leur  âge  la  gaieté  tient  lieu 
de  bon  naturel  ,  &  contentes  d'elles  ,  elles  le  font  de  tout  le 
inonde.  Il  eft  confiant  aufll  qu'elles  fc  baifent  de  meilleur  cœur, 
&  fe  careflent  avec  plus  de  grâce  devant  les  hommes  ,  fièrei 
d'aiguifer  impunément  leur  convoitife  par  l'image  des  faveurs 
qu'elles  favent    leur  faire    envier. 

Si  l'on  ne  doit  pas  permettre  aux  jeunes  garçons  des  quef- 
tions  indifcrettes  ,  à  plus  forte  raifon  doit-on  les  interdire  à  de 
jeunes  filles,  dont  la  curiofité  fatisfaite,  ou  mal  éludée  ,  eft  bien 
d'une  autre  conféquence ,  vu  leur  pénétration  k  prefTentir  les 
myftères  qu'on  leur  cache,  &  leur  adreflè  à  les  découvrir.  Mais 
fans  fouffrir  leurs  interrogations  ,  je  voudrois  qu'on  les  interrogeât 
beaucoup  elles-mêmes  ,  qu'on  eût  foin  de  les  faire  caufer,  qu'on 
les  agaçât  pour  les  exciter  h  parler  aifément ,  pour  les  rendre 
vives  à  la  ripofte ,  pour  leur  délier  l'efprit  &  la  langue  ,  tandis 
qu'on  le  peut  fans  danger.  Ces  converfuions ,  toujours  tournées 
en  gaieté  ,  mais  ménagées  avec  art  &  bien  dirigées  ,  feroient  un 
amufement  charmant  pour  cet  âge,  &  pourroient  porter  dans  les 
cœurs  innocens  de  ces  jeunes  perfonnes,  les  premières,  &  peut- 
être  les  plus  utiles  leçons  de  morale  qu'elles  prendront  de  leur 
vie,  en  leur  apprenant,  fous  l'attrait  du  plaifir  &  de  la  vanité, 
k  quelles  qualités  les  hommes  accordent  véritablement  leur  efti- 
me,  &  en  quoi  conûfte  la  gloire  &  le  bonheur  d'une  honnête 
femme. 

On  comprend  bien  que,  fi  les  enfans  mâles  font  hors  d'état 
de  fe  former  aucune  véritable  idée  de  religion,  \  plus  forte  raifon 
la  même  idée  eft-clle  au-defTus  de  la  conception  des  filles.  C'eft 
pour  cela  même  que  je  voudrois  en  parler  h  celles-ci  de  meil- 
leure heure  ;  car  s'il  falloir  attendre  qu'elles  fufTent  en  état  de 
difcuter  méthodiquement  ces  queftions  profondes  ,  on  courroit 
rifque  ds  ne  leur  en  parler  jamais.  La  raifon   des  femmes  efl  une 


iy6 


Traité 


faifon  pratique,  quî  leur  fait  trouver  très -habilement  les  moyenf 
d'arriver  a  une  fin  connue,  mais  qui  ne  leur  fait  pas  trouver 
cette  fin.  La  relation  fociale  des  fèxes  eft  admirable.  De  cette 
fociété  réfulte  une  perfonne  morale  dont  la  femme  eft  l'œil  & 
l'homme  le  bras  ,  mais  avec  une  telle  dépendance  l'une  de 
l'autre,  que  c'eft  de  l'homme  que  la  femme  apprend  ce  qu'il 
faut  voir,  &  de  la  femme  que  l'homme  apprend  ce  qu'il  faut 
faire.  Si  la  femme  pouvoit  remonter,  audî-bien  que  l'homme,  aux 
principes,  &  que  l'homme  eût,  aulïï-bien  qu'elle ,  l'efprit  des 
détails,  toujours  indépendans  l'un  de  l'autre,  ils  vivroient  dans 
une  difcorde  éternelle  ,  &  leur  fociété  ne  pourroit  fubfifter. 
Mais  dans  l'harmonie  qui  règne  entr'eux,  tout  tend  à  la  fin  com- 
mune,  on  ne  fait  lequel  met  le  plus  du  fien  ;  chacun  fuit  l'im- 
pulfion  de  l'autre  ;   chacun  obéit,  &  tous  deux  font  les  maîtres. 

Par  cela  même  que  la  conduite  de  la  femme  eft  afTervie  à 
l'opinion  publiquft  ,  (à  croyance  eft  aflervie  k  l'autorité.  Toute 
fille  doit  avoir  la  religion  de  fa  mère,  &  toute  femme  celle  de 
fon  mari.  Quand  cette  religion  feroit  fauiïe  ,  la  docilité  qui 
foumet  la  mère  &  la  fille  k  l'ordre  de  la  nature  ,  efface  auprès 
de  Dieu  le  péché  de  l'erreur.  Hors  d'état  d'être  juges  elles- 
mêmes,  elles  doivent  recevoir  la  décifion  des  pères  &  des  maris 
comme   celle    de   l'Églife. 

Ne  pouvant  tirer  d'elles  feules  la  règle  de  leur  foi ,  les  femme» 
ne  peuvent  lui  donner  pour  bornes  celles  de  l'évidence  &  de  la 
raifon  :  mais  fe  laiffant  entraîner  par  mille  impulfions  étrangères, 
elles  font  toujours  au-deçà  ou  au-delk  du  vrai.  Toujours  extrêmes, 
elles  font  toutes  libertines  ou  dévotes;  on  n'en  voit  point  favoir 
réunir  la  fageffe  k  la  piété.  La  (burce  du  mal  n'eft  pas  {èulement 
dans  le  caradère  outré  de  leur  fexe ,  mais  auïïî  dans  l'autorité 
mal  réglée  du  nôtre  ;  le  libertinage  des  mœurs  la  fait  méprrfer, 
l'effroi  du  repentir  la  rend  tyrannique  ;  &  voilk  comment  on  en 
fait  toujours  trop  ou  trop  peu. 

Puisque  l'autorité  doit  régler  la  religion  des  femmes,  il  ne 
l'ijgit  pas  tant   de  leur  expliquer  les  raifons   qu'on  a  de  croire, 

que 


DE      r  ÉDUCATION.  IJJ 

que  de  leur  expofer  nettement  ce  qu'on  croit  :  car  la  foi  qu'on 
donne  à  des  idées  obfcures,  eft  la  première  fource  du  fanatifme, 
&  celle  qu'on  exige  pour  des  chofes  abfurdes,  mené  à  la  folie  ou  à 
l'incrédulité.  Je  ne-  fais  à  quoi  nos  catéchifmes  portent  le  plus , 
d'être  impie  ou  fanatique  :  mais  je  fais  bien  qu'ils  font  néce/Tai- 
rement  l'un  ou  l'autre. 

Premièrement,  pour  enfeigner  la  religion  k  de  jeunes  filles, 
n'en  faites  jamais  pour  elles  un  objet  de  triftefTe  &  de  gène,  ja- 
mais une  tâche  ni  un  devoir;  par  conféquent  ne  leur  faites  jamais 
rien  apprendre  par  cœur  qui  s'y  rapporte,  pas  même  les  prières. 
Contentez-vous  de  faire  régulièrement  les  vôtres  devant  elles ,  làns 
les  forcer  pourtant  d'y  affifter.  Faites-les  courtes  félon  l'inftruc- 
tion  de  Jefus-Chrift.  Faites-les  toujours  avec  le  recueillement  & 
le  refpeét  convenables  ;  fongez  qu'en  demandant  à  l'Etre  fupréme 
de  l'attention  pour  nous  écouter ,  cela  vaut  bien  qu'on  en  mette  à 
ce  qu'on  va  lui  dire. 

Il  importe  moins  que  de  jeune  filles  fâchent  fi-tôt  leur  reli- 
gion,  qu'il  n'importe  qu'elles  la  fâchent  bien,  &  fur-tout  qu'elles 
l'aiment.  Quand  vous  la  leur  rendez  onéreufe  ,  quand  vous  leur 
peignez  toujours  Dieu  fâché  contre  elles  ,  quand  vous  leur  impo- 
fez  en  fon  nom  mille  devoirs  pénibles  qu'elles  ne  voient  jamais 
remplir,  que  peuvent  elles  penfer,  finon  que  (avoir  fon  catéchif- 
me  &  prier  Dieu ,  font  les  devoirs  des  petites  filles  ;  &  defircr  d'ê- 
tre grandes  pour  s'exempter  ,  comme  vous  ,  de  tout  cet  affujettiflè- 
ment?  L'exemple,  l'exemple  1  fans  cela  jamais  on  ne  réuffit  à  rien 
auprès  des  enfans. 

Quand  vous  leur  expliquez  des  articles  de  foi ,  que  ce  foit  en 
forme  d'inflrudion  direfle  ,  &  non  pnr  demandes  &  par  réponfes. 
Elles  ne  doivent  jamais  répondre  que  ce  qu'elles  penfenr,  &  non  ce 
qu'on  leur  a  didé.  Toutes  les  réponfes  du  catéchifme  font  à  con- 
tre-fens,  c'eft  l'écolier  qui  inflruit  le  maître;  elles  font  même  des 
menfonges  dans  la  bouche  des  enfans,  puisqu'ils  expliquent  ce  qu'ils 
n'entendent  point,  &  qu'ils  affirment  ce  qu'ils  font  hors  d'état  de 

Traité  de  l'£duc.  Tome  JI.  Z 


178  Traité 

croire.  Parmi  les  hommes  les  plus  intelligens ,   qu'on  me  montre 
ceux  qui  ne  mentent  pas  en  difant  leur  catéchifme. 

La  première  queftion  que  je  vois  dans  le  nôtre  eft  celle-ci  : 
Qui  vous  il  créée  &  mife au  monde?  A  quoi  la  petite  fille,  croyant 
bien  que  c'efl:  fa  mère  ,  dit  pourtant  fans  héfiter  que  c'eft  Dieu. 
La  feule  chofe  qu'elle  voit  Ik  ,  c'eft:  qu'à  une  demande  qu'elle 
n'entend  guères,  elle  fait  une  réponfe  qu'elle  n'entend  point  du 
tout. 

Je  voudrois  qu'un  homme,  qui  connoîtroit  bien  la  marche  de 
Tefprit  des  enfans ,  voulût  faire  pour  eux  un  catéchifme.  Ce  feroit 
peut-être  le  livre  le  plus  utile  qu'on  eût  jamais  écrit ,  &  ce  ne  fe- 
roit pas,  k  mon  avis,  celui  qui  feroit  le  moins  d'honneur  k  fon 
auteur.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  sûr,  c'eft  que,  fl  ce  livre  étoit  bon, 
il  ne  reffembleroit  guères  aux  nôtres. 

Un  tel  catéchifme  ne  fera  bon  que  quand,  fur  les  feules  de- 
mandes ,  l'enfant  fera  de  lui-même  les  réponfes  /ans  les  apprendre. 
Bien  entendu  qu'il  fera  quelquefois  dans  le  cas  d'interroger  k  fon 
tour.  Pour  faire  entendre  ce  que  je  veux  dire,  il  faudroit  une  ef- 
pèce  de  modèle,  &  je  fens  bien  ce  qui  me  manque  pour  le  tracer. 
J'eflTaierai  du  moins  d'en  donner  quelque  légère  idée. 

Je  m'imagine  donc  que,  pour  venir  k  la  première  queftîon  de 
notre  catéchifme,  il  faudroit  que  celui-lk  commençât  k-peu-prè« 
ainfi. 

La  Bonne. 

Vous  Ibuvenez  vous  du  temps  que  votre  mère  étoit  fille  î 

La  Petite. 
Non,  ma  Bonne. 

La  Bonne.  ^ 

P0URQ.U01,  non?  Vous  qui  avez  fi  bonne  mémoire. 

La  Petite. 
C'est  que  je  n'étois  pas  au  monde. 


DE    r  Éducation.  i  79 

La.  Bonne, 
Vous  n'avez  donc  pas  toujours  vécuî 

La  Petite. 

Non. 

La  Bonne. 
ViVREZ-vous  toujours  î 

La  Petite. 
Oui. 

La  Bonne. 

Etes  -  vous  jeune  ou  vieille  ? 

Lu  Petite. 
Je  fuis  jeune. 

La  Bonne. 

Et  votre  grand'-maman ,  eft  -  elle  jeune  ou  vieille  l 

La  Petite. 
Elle  eft  vieille. 

La  Bonnci 
A-T-ELLE  été  jeune? 

La  Petite. 
Oui. 

La  Bonne'. 

Pourquoi  ne  l'eft-elle  plus  ? 

La  Petite. 
C'est  qu'elle  a  vieilli. 

La  Bonne. 

Vieillirez- vous  comme  elle? 

La  Petite. 
Je  ne  fais  (31). 

{%■!)  Si  pnr-tont  où  j'ai  mis,ycr  ne  fais ,  la  Petite  rdpoud  antretntnt,  il  faut  fe 
défier  de  fa  réponfe  &  la  lui  faire  expliquer  avec  foia 

Z  ij 


i8o  Traité 

La  Bonne. 
Ou  font  vos  robes  de  l'année  paflee  l 

Ltt  Petite^ 
Oh  les  a  défaites. 

La  Bonne, 

Et  pourquoi  les  a-t-on  défaites  l 

La  Petite: 

Parce  qu'elles  m'étoient  trop  petites. 

La  Bonne. 

Ex  pourquoi  vous  étoient-elles  trop  petites  î 

La  Petite. 
Parce  que  j'ai  grandi. 

La  Bonne. 

Grandirez-vous  encore? 

La  Petite. 
Oh  !  oui. 

La  Bonne, 

Et  que  deviennent  les  grandes  filles  î 

La  Petite. 

Elles  deviennent  femmes. 

*  La  Bonne. 

Et  que  deviennent  les  femmes  ? 

La  Petite. 

Elles  deviennent  mèrec. 


DE      rÉDVCATION.  l8l 

La  Bonne. 

Et  les  mères,  que  deviennent- elles  î 

La  Petite. 

ElLES  deviennent  vieilles. 

La  Bonne. 

Vous  deviendrez  donc  vieille  ? 

La  Petite. 
Quand  je  ferai  mère. 

La  Bonne. 

Et  que  deviennent  les  vieilles  gens  ? 

La  Petite^ 
Je  ne  fais. 

La  Bonne. 

Qu'est  devenu  votre  grand-papa  ? 

La  Petite, 
Il  eft  mort  (33). 

La  Bonne. 
Et  pourquoi  eft-il  mort? 

La  Petite. 
Parce  qu'il  étoit  vieux. 

La  Bonne. 

Que  deviennent  donc  les  vieilles  gens  î 

(33)  La  Petite  dira  cela  ,  parce  poème  d'Abel  un  exemple  de  la  nu. 

qu'elle  l'a  entendu  dire,-  mais  il  faut  nière  dont  ou  doit  la  leur  donner.  Ce 

vérifier  fi  elle  a  quelque  jnfit  idée  de  charmant  ouvrage  refplre  une  fimplj, 

la  mort  ;  car  cette  idée  n'cfl  pas  fi  cité  délicieufe  dont  on  ne  peut  tropfe 

fimple ,  ni  fi  à  la  portée  des  en  fans  que  nourrir  pour  converfer  avec  les  cnfauî, 
l'on  penlé.  On  peut  voir  dans  le  petit 


l82  T  R  A  1   TÉ 

la  Pefke- 

Ils  meurent. 

La  Bonne. 

Et  vous  ,  quand  vous  ferez  vieille;  que  ...... 

La  Petite  ,  V interrompant. 

Oh  !  ma  Bonne,  je  ne  veux  pas  mourir. 

La   Bonne. 

Mon  enfant  ,   perfonne  ne  veut  mourir  ,  &   tout    le   monde 

meurt. 

La  Petite. 

m- 

Comment!  eft-ce  que  maman  mourra  auflîî 

La  Bonne. 

Comme  tout  le  monde.    Les  femmes  vieilliflent  ainlî   que  les 
hommes ,  &  la  vieillefTe  mène  à  la  mort. 

La  Petite. 
Que  faut-il  faire  pour  vieillir  bien  tard  2 

La  Bonne. 
Vivre  fagement  tandis  qu'on  eft  jeune. 

La  Petite. 
Ma  Bonne,  je  ferai  toujours  fage, 

La  Bonne. 

Tant  mieux  pour  vous.   Mais,  enfin,   croyez -vous  de  vivre 
toujours?  La  Petite.^ 

Quand  je  ferai  bien  vieille,  bien  vieille...... 


DE      r  É  D   U  C  A   T  I  O  N.  1  8  3 

La  Bonne. 
Hé  bien  î 

La  Petite. 

Enfin  ,  quand  on  cft   fi   vieille  ,  vous  dites  qu'il  fiiut  bien 
mourir. 

La  Bonne. 

Vous   mourrez  donc  une  fois  î 

La  Petite. 
H:éiAS  !  oui. 

La  Bonne, 

Qui  eft-ce  qui  vivoit  avant  vous  ? 

La  Petite. 
Mon  père  &  ma  mère. 

La  Bonne. 

Qui  eft-ce  qui  vivoit  avant  eux? 

La  Petite: 

Leurs  pères  &  leurs  mères. 

La  Bonne. 

Qui  eft-ce  qui  vivra  après  vous  ? 

La  Petite. 

Mes  enfans. 

La  Bonne. 

Qui  eft-ce  qui  vivra  après  eux  l 

La  Petite: 
Leurs  enfans ,  &c. 

En  fuivant  cette  route,  on  trou^-e  à  la  race  humaine,  par  des 


i84  Traité 

inductions  fenfibles,  un  commencement  &  une  fin,  comme  à  tou- 
tes chofes;  c'eft- à-dire,  un  père  &  une  mère  qui  n'ont  eu  ni  père 
ni  mère  ,  &  des  enfans  qui  n'auront  point  d'enfans  (34),  Ce  n'eft 
qu'après  une  longue  fuite  de  queftions  pareilles ,  que  la  première 
queftion  du  catéchifme  eft  fuffifamment  préparée.   Alors  feulement 
on  peut  la  faire,  &  l'enfant  peut  l'entendre.   Mais  delà  jufqu'à  la 
deuxième  réponfe,  qui  eft,  pour  ainfî  dire,  la  définition  de  l'ef- 
fence  divine,   quel  faut  immenfe  !  Quand  cet   intervalle  fera-t-il 
rempli  ?  Dieu  eft  un  efprit!  Et  qu'eft-ce  qu'un  efprit?  Irai-je em- 
barquer celui  d'un  enfant  dans  cette  obfcure  métaphyfique  dont 
les  hommes  ont  tant  de  peine  à  fe  tirer?  Ce  n'eft  pas  à  une  petite 
fille  à  réfoudre  ces  queftions ,  c'eft  tout  au  plus  à  elle   à  \ts  faire. 
Alors  je  lui  répondrois  Amplement  ;   vous  me  demandez  ce   que 
c'eft  que  Dieu  :  cela  n'eft  pas  facile  k  dire.   On  ne  peut  entendre, 
ni  voir,  ni  toucher  Dieu;  on  ne   le  connoît  que  par  fes  œuvres. 
Pour  juger  ce  qu'il  eft  ,  attendez  de  favoir  ce  qu'il  a  fait. 

Si  nos  dogmes  font  tous  de  la  même  vérité,  tous  ne    font  pas 
pour  cela  de  la  même  importance.   Il  eft  fort  indifférent  à  la  gloire 
de  Dieu  qu'elle  nous  foit  connue  en  toutes  chofes: mais  il  importe 
à  la  fociété  humaine  &  à  chacun  de  fes  membres,  que  tout  homme 
connoiffe  &  remplifle  les  devoirs  que  lui  impofe  la  loi  de  Dieu  en- 
vers fon  prochain  &  envers  foi-méme.  Voilà  ce  que  nous  devons 
incefTamment  nous  enfeigner  les  uns  aux  autres,  &  voilà  fur- tout 
de  quoi  les  pères  &  les  mères  font  tenus   d'inftruire  leurs  enfans. 
Qu'une  Vierge  foit  la  mère  de  fon  Créateur,  qu'elle    ait  enfanté 
Dieu    ou    feulement  un  homme  auquel   Dieu  s'eft   joint,  que  la 
fubftance  du  Père  &  du  Fils  foit  la  même  ou  ne  foit  que  fembla- 
ble,  que  l'efprit  procède  de  l'un  des  deux  qui  font  le  même,  ou 
de  tous  deux  conjointement;  je  ne  vois  pas  que  la  décifion  de  ces 
quefiions,  en  apparence  eflentielles ,    importe  plus  à    l'efpèce  hu- 
maine, que  de  favoir  quel   jour  de   la  lune  on   doit  célébrer  la 

Pàque  , 

[31]  L'idde  de  l'ëternitë  ne  fau-  prit.  Toute  rucceffion  numérique ,  ré- 
roit  s'appliquer  aux  générations  hu-  diiite  en  afte ,  eft  incompatible  avec 
«laînes  avec  Is  confentetnent  de  l'ct     cette  idée. 


DE     r  È' D   U  C'A   T  1  O  N.  igj 

Pâque,  s'il  faut  dire  le  chapelet,  jeûner,  faire  maigre,  parler  La- 
tin ou  François  à  l'Eglife^orner  les  murs  d'images ,  dire  ou  enten- 
dre la  MefTe,  &  n'avoir  point  de  femmes  en  propre.   Que  chacun 
penfe  Ik-defTus  coinme  il  lui  plaira  ^  j'ignore  en  quoi  cela  peut  in- 
térefTer  les  autres  :  quant  k  moi  cela  ne  m'intéreffè  point  du  tout. 
Mais  ce  qui  m'intéreflè,  moi  &  tous  mes  femblables  ,  c'eft  que  cha- 
cun fâche  qu'il  exifte  un  arbitre  du  fort  des  humains ,  duquel  nous 
fommes  tous  les  enfans,  qui  nous  prefcrit  à  tous  d'être  juHes ,  de 
nous  aimer  les  uns  les  autres  ,  d'être  bienfaifans  &  miféricordicux, 
de  tenir  nos  engagemens  envers  tout  le  monde,  même  envers  nos 
«nnemis  &  les  fiens  ;  que  l'apparent  bonheur  de  cette  vie  n'efl  rien  j 
qu'il  en  eft  une  autre  après  elle ,  dans  laquelle   cet  Etre  fuprême 
fera  le  rémunérateur  des  bons  &  le  juge  des  méchans.  Ces  dogmes 
&  les  dogmes  femblables  font  ceux  qu'il  importe  d'enfèigner  à   la 
jeuneflè  &  de  perfuadcr  à  tous  les  citoyens.   Quiconque  les  combat 
mérite  châtiment,  fans  doute;  il  eft  le  perturbateur  de  l'ordre  & 
l'ennemi  de  la  fociété.  Quiconque  les  pafle ,  &  veut  nous  aflèrvir 
k  fes  opinions  particulières,  vient  au  même   point  par  une   route 
cppofée.   Pour   établir   l'ordre  à  fa  manière,   il    trouble   la  paix  • 
dans  fon  téméraire  orgueil   il  fe  rend  l'interprète  de  la  Divinité  t 
il  exige  en  fon  nom  les  hommages  &  les  refpefls  des  hommes  ;  il 
fe  fait  Dieu  ,  tant  qu'il  peut,  à  fa  place  :  on  devroit  le  punir  com- 
me facrilège ,  quand  on  ne  le  puniroit  pas  comme  intolérant. 

NEGLIGEZ  donc  tous  ces  dogmes  myftérieux  qui  ne  font  pour 
nous  que  des  mots  fans  idées,  toutes  ces  doârines  bifarres  dont  la 
vaine  étude  tient  lieu  de  vertus  h  ceux  qui  s'y  livrent ,  &  fert 
plutôt  k  les  rendre  foux  que  bons.  Maintenez  toujours  vos  enfans 
dans  le  cercle  étroit  des  dogmes  qui  tient  à  la  morale.  Pcrfuadez- 
leur  bien  qu'il  n'y  a  rien  pour  nous  d'utile  k  favoir  que  ce  qui 
nous  apprend  k  bien  faire.  Ne  faites  point  de  vos  filles  des  théo- 
logiennes &  des  raifcnneufes ,  ne  leur  apprenez  des  chofes  du  CitI 
que  ce  qui  fcrt  h  la  figcllè  humaine  :  accoutumez-les  k  fê  fentir 
toujours  fous  les  yeux  de  Dieu  ,  \  l'avoir  pour  témoin  de  leurs 
aâions,  de  leurs  pcnfées,  de  leur  vertu  ,  de  leurs  plaifirs  ;  à  faire 
le  bien  fans  oftentation ,  parce  qu'il  l'aime;  à  foulfrir  le  mal  fins 

Traite  de  r£Juc.  Tomç  IL  A  a 


i86  Traité 

murmure,  parce  qu'il  les  en  dédommagera;  à  être,  enfin,  tous 
les  jours  de  leur  vie  ce  qu'elles  feront  bien-aifes  d'avoir  été  lorf- 
qu 'elles  comparoîtront  devant  lui.  Voilà  la  véritable  religion, 
voilà  la  feule  qui  n'eft  fufceptible  ni  d'abus,  ni  d'impiété,  ni  de 
fanatifme.  Qu'on  en  prêche  tant  qu'on  voudra  de  plus  fublimesî 
pour  moi,  je  n'en  reconnois  point  d'autre  que  celle-là. 

Au  refte ,  il  eft  bon  d'obferver  que  jufqu'à  l'âge  où  la  raifon 
s'éclaire  &  où  le  fentiment  naiflant  fait  parler  la  confcience ,  ce  qui 
cft  bien  ou  mal  pour  les  jeunes  perfonnes,  eft  ce  que  les  gens  qui 
les  entourent  ont  décidé  tel.  Ce  qu'on  leur  commande  eft  bien, 
ce  qu'on  leur  défend  eft  mal;  elles  n'en  doivent  pas  favoir  davanta- 
ge; par  où  l'on  voit  de  quelle  importance  eft,  encore  plus  pour  elles 
que  pour  les  garçons  ,  le  choix  des  perfonnes  qui  doivent  les  appro- 
cher &  avoir  quelque  autorité  fur  elles.  Enfin,  le  moment  vient 
où  elles  commencent  à  juger  des  chofes  par  elles-mêmes ,  &  alors 
il  eft  temps  de  changer  le  plan  de  leur  éducation. 

J'en  ai  trop  dit  jufqu'ici  peut-être,  A  quoi  réduirons-nous  les 
femmes  ,  fï  nous  ne  leur  donnons  pour  loi  que  les  préjugés  pu- 
blics ?  N'abbaiflbns  pas  à  ce  point  le  fexe  qui  nous  gouverne,  & 
qui  nous  honore  quand  nous  ne  l'avons  pas  avili.  Il  exifte  pour 
toute  l'efpèce  humaine  une  règle  antérieure  à  l'opinion.  C'eft  à  l'in- 
flexible direftion  de  cette  règle  que  fc  doivent  rapporter  toutes  les 
autres;  elle  juge  le  préjugé  même,  &  ce  n'eft  qu'autant  que  l'ef- 
tirae  des  hommes  s'accorde  avec  elle,  que  cette  eftime  doit  faire 
autorité  pour  nous. 

Cette  règle  eft  le  fentiment  intérieur.  Je  ne  répéterai  point 
ce  qui  en  a  été  dit  ci-devant  :  il  me  fuffit  de  remarquer  que,  fi 
ces  deux  règles  ne  concourent  à  l'éducation  des  femmes,  elle  fera 
toujours  défeflueufe.  Le  fentiment,  fans  l'opinion,  ne  leur  don- 
nera point  cette  délicatefle  d'ame  qui  pare  les  bonnes  mœurs  de 
l'honneur  du  monde  ;  &  l'opinion,  fans  le  fentiment,  n'en  fera  ja- 
mais que  des  femmes  fauffes  &  deshonnêtes,  qui  mettent  l'appa- 
rence à  la  place  de  la  vertu. 

'  Il  leur  importe  donc  de  cultiver  une  faculté  qui  ferve  d'arbi- 


DE    L' Éducation.  187 

tre  entre  les  deux  guides,  qui  ne  laifTe  point  égarer  la  confcience 
&  qui  redre/Tc  les  erreurs  du  préjugé.  Cette  faculté  cft  la  raifon  : 
mais,  à  ce  mot,  que  de  quertions  s'élèvent  !  les  femmes  font-elles 
capables  d'un  folide  raifonnement  ?  Imporre-t-il  qu'elles  le  culti- 
vent? Le  cultiveront-elles  avec  fuccès  ?  Cette  culture  e/l-elle  utile 
aux  fondions  qui  leur  font  impofées?  Eft-ells  compatible  avec  la 
fimpiicité  qui  leur  convient  ? 

LtS  diverlès  manières  d'envifager  &  de  réfoudre  ces  queftions 
font  que,  donnant  dans  les  excès  contraires,  \<is  uns  bornent  la 
femme  h  coudre  &  filer  dans  fon  ménage  avec  fës  fervantes  ,  & 
n'en  font  ainll  que  la  première  (èrvante  du  maître  :  les  autres, 
non  eontens  d'afTurer  fès  droits,  lui  font  encore  ufurperles  nôtres* 
car,  la  laifler  au-dcfius  de  nous  dans  les  qualités  propres  à  fon  fexe, 
&  la  rendre  notre  égale  dans  les  qualités  communes  aux  deux 
qu'efl-ce  autre  chofe  que  tranfporter  à  la  femme  la  primauté  que 
la  nature  donne  au  mari  ? 

La  raifon  qui  mené  l'homme  k  la  connoifTance  de  ks  devoirs 
n'efl  pas  fort  compofée  ;  la  raifon  qui  mené  la  femme  à  la  connoif- 
fance  des  fiensefi:  plus  fimple  encore,  L'obéi/Tance  &  la  fidélité  qu'elle 
doit  h  fon  mari ,  la  tendrefie  &  les  foins  qu'elle  doit  à  fes  enfans, 
font  des"  conféqufcnces  fi  naturelles  &  fi  fenfibles  de  fa  condition, 
qu'elle  ne  peut  fans  mauvaife  foi  refufer  fon  confentement  au  fen- 
timent  intérieur  qui  la  guide  ,  ni  méconnoître  le  devoir  dans  le 
penchant  qui  n'efl  point  encore  altéré. 

Je  ne  blàmerois  pas  fans  diftinflion  qu'une  femme  fût  bornée 
aux  feuls  travaux  de  fon  fexe ,  &  qu'on  la  laifsât  dans  une  profonde 
ignorance  fur  tout  le  rcfte  ;  mais  il  faudroit  pour  cela  des  mœurs 
publiques,  trcs-fimples,  très-faines  ,  ou  une  manière  de  vivre  très- 
retirée.  Dans  de  grandes  villes  &  parmi  des  hommes  corrompus, 
cette  femme  feroit  trop  facile  h  féduire  ;  fouvent  fa  vertu  ne  tien- 
droit  qu'aux  occafions  ;  dans  ce  fiecle  philofophc  il  lui  en  faut  une 
h  l'épreuvj.  Il  faut  qu'elle  fâche  d'avance,  &  ce  qu'on  lui  peut 
dire,  8c  ce  qu'elle  en  doit  penfer. 

D'AllLliURS  ,  foumifc  au  jugement   des   hommes ,  elle  doit 

Aa  i) 


i88  Traité 

mériter  leur  eftime  ;  elle  doit  fur-tout  obtenir  celle  de  fon  époux  ; 
elle  ne  doit  pas  feulement  lui  faire  aimer  fa  perfonne ,  mais  lui 
faire  approuver  fà  conduite;  elle  doit  juftifier  devant  le  public  le 
choix  qu'il  a  fait,  &  faire  honorer  le  mari,  de  l'honneur  qu'on 
rend  à  ia  femme.  Or,  comment  s'y  prendra  t-elle  pour  tout  cela, 
fi  elle  ignore  nos  infiitutions,  û  elle  ne  fait  rien  de  nos  ufages, 
de  nos  bienféances.  Ci  elle  ne  connoît  ni  la  fource  des  jugemens 
humains ,  ni  les  paffions  qui  les  déterminent  ?  Dès-là  qu'elle  dé- 
pend k  la  fois  de  fa  propre  confcience  &  des  opinions  des  autres, 
il  faut  qu'elle  apprenne  à  comparer  ces  deux  règles,  à  les  conci- 
lier ,  &  a  ne  préférer  la  première  que  quand  elies  font  en  oppofi- 
tion.  Elle  devient  le  juge  de  fes  juges,  elle  décide  quand  elle 
doit  s'y  foumettre  &  quand  elle  doit  les  recufer.  Avant  de  rejetter 
ou  d'admettre  leurs  préjugés,  elle  les  pefe  ;  elle  apprend  à  remon- 
tera leur  fource  ,  k  les  prévenir,  à  fe  les  rendre  favorables;  elle 
a  foin  de  ne  jamais  s'attirer  le  blâme  quand  fon  devoir  lui  per- 
met de  l'éviter.  Rien  de  tout  cela  ne  peut  bien  fe  faire  fans  culti- 
ver fon  efprit  &  fa  raifon. 

Je  reviens  toujours  au  principe,  &  il  me  fournit  la  folution  de 
coûtes  mes  difficultés.  J'étudie  ce  qui  eft,  j'en  recherche  la  caufe, 
&  je  trouve  enfin  que  ce  qui  eft,  eft  bien.  J'entre  dans  des  maifons 
ouvertes  dont  le  maître  &  la  maîtrefle  font  conjointement  les  hon- 
neurs. Tous  deux  ont  eu  la  même  éducaion  ,  tous  deux  font  d'une 
égale  politefle  ,  tous  deux  également  pourvus  de  goût  &  defprit, 
tous  deux  animés  du  même  defir  de  bien  recevoir  leur  monde  & 
de  renvoyer  chacun  content  d'eux.  Le  mari  n'omet  aucun  foin 
pour  être  attentif  k  tout  ;  il  va,  vient,  fait  la  ronde  &  fe  donne 
mille  peines  ;  il  voudroit  être  tout  attention.  La  femme  rcfle  à  là 
place;  un  petit  cercle  fe  rafiembie  autour  d'elle,  &  femble  lui  ca- 
cher le  refte  de  l'aflemblée  ;  cependant  il  ne  s'y  pafTe  rien  qu'elle 
n'appcrçoive  ,  il  n'en  fort  perfonne  à  qui  elle  n'ait  parlé  ;  elle  n'a 
rien  omis  de  ce  qui  pouvoit  intérefTer  tout  le  monde,  elle  n'a  rien 
dit  a  chacun  qui  ne  lui  foit  agrézble,  &  fans  rien  troubler  à  l'ordre, 
le  moindre  de  la  compagnie  n'eft  pas  plus  oublié  que  le  premier. 
On  eft  fervi,  l'on  fe  met  à  table}  l'homme,  inftruit  des  gens  qui 


DE    v  Éducation.  189 

fe  conviennent,  les  placera  félon  ce  qu'il  fait;  la  femme  fans  rien 
favoir ,  ne  j'y  trompera  pas.  Elle  aura  déjà  lu  dans  les  yeux  ,  dans 
le  maintien,  toutes  les  convenances  ,  &  chacun  fe  trouvera  placé 
comme  il  veut  l'être.  Je  ne  dis  point  qu'au  fervice  perfonne  n'eft 
oublié.  Le  maître  de  la  maifon,  en  faifant  la  ronde,  nura  pu  n'ou- 
blier perfonne.  Mais  la  femme  devine  ce  qu'on  regarde  avec  plai- 
fîr,  &  vous  en  offre;  en  parlant  à  fon  voifin  elle  a  l'œil  au  bout 
de  la  table;  elle  difcerne  celui  qui  ne  mange  point,  parce  qu'il  n'a 
pas  faim  ,  &  celui  qui  n'ofe  fe  fervir  ou  demander,  parce  qu'il  eft 
mal-adroit  ou  timide.  En  fortant  de  table  chacun  croit  qu'elle  n'a 
fongé  qu'à  lui  ;  tous  ne  penfent  pas  qu'elle  ait  eu  le  temps  de  man- 
ger un  feul  morceau  :  mais  la  vérité  eft  qu'elle  a  mangé  plus  quo 
perfonne. 

Quand  tout  le  monde  eft  parti ,  l'on  parle  de  ce  qui  s'efl  pafTé. 
L'homme  rapporte  ce  qu'on  lui  a  dit,  ce  qu'ont  dit  &  fait  ceux 
avec  lefquels  il  s'eft  entretenu.  Si  ce  n'eft  pas  toujous  Ik-defTu» 
que  la  femme  eft  le  plus  exaâe,  en  revanche  elle  a  vu  ce  qui 
s'eft  dit  tout  bas  à  l'autre  bout  de  la  falle;  elle  fait  ce  qu'un  tel  a 
penfé ,  à  quoi  tenoit  tel  propos  ou  tel  gefte  ;  il  s'eft  fait  à  peine  un 
mouvement  expreflîf ,  dont  elle  n'ait  l'interprétation  toute  prête  & 
préfque  toujours  conforme  à  la  vérité. 

Le  même  tour  d'efprit  qui  fait  exceller  une  femme  du  monde 
dans  l'art  de  tenir  la  maifon,  fait  exceller  une  coquette  dans  l'art 
d'amufer  plufieurs  foupirans.  Le  manège  de  la  coquetterie  exige 
un  difcernement  encore  plus  fin  que  celui  de  la  poIitefTe;  car  pour- 
vu qu'une  femme  polie  le  foit  envers  tout  le  monde,  elle  a  tou- 
jours afTez  bien  fait;  mais  la  coquette  perdroit  bien- tôt  fon  em- 
pire par  cette  uniformité  maladroite.  A  force  de  vouloir  obliger 
tous  fes  amans ,  elle  les  rebuteroit  tous.  Dans  la  fociété  les  ma- 
nières qu'on  prend  avec  tous  les  hommes  ne  laiffent  pas  de  plaire 
^  chacun  ;  pourvu  qu'on  foit  bien  traité ,  l'on  n'y  regarde  pas  de 
f\  près  fur  les  prcfférences  :  mais  en  amour  une  faveur  qui  n'eft 
pas  exclufive  eft  une  injure.  Un  homme  fenfible  aimeroit  cent  fois 
mieux  être  feul  maltraité  que  carefTé  avec  tous  les  autres  ,  &  ce 
qui  peut  arriver  de  pis  eft  de  n'être  point  diftingué.  Il  faut  donc 


aço  Traité 

«lu'une  femme  qui  veut  conferv'er  plufieurs  amans ,  perfuade  k  cha- 
cun d'eux  qu'elle  le  préfère,  &  qu'elle  le  lui  perfuade  fous  les 
yeux  de  tous  les  autres,  à  qui  elle  en  perfuade  autant  fous  les 
(îens. 

VOUIEZ-VOUS  voir  un  perfonnage  embarrafle  }  Placez  un 
homme  entre  deux  femmes  avec  chacune  defquelles  il  aura  des  liai- 
fons  fecrettes ,  puis  obfervez  quelle  fptce  figure  il  y  fera.  Placez  en 
même  cas  une  femme  entre  deux  hommes ,  (  &  sûrement  l'exem- 
ple ne  fera  pas  plus  rare  )  vous  ferez  émerveillé  de  l'adrefTe  avec 
laquelle  elle  donnera  le  change  h  tous  deux ,  &  fera  que  chacun  (e 
rira  de  l'autre.  Or ,  fi  cette  femme  leur  témoignoit  la  même  con- 
fiance &  prenoit  avec  eux  la  m.îme  familiarité,  comment  feroient- 
ils  un  inftanl  fes  dupes  >  En  les  traitant  également  ne  montreroit- 
elle  pas  qu'ils  ont  les  mêmes  droits  fur  elle  >  Oh  !  qu'elle  s'y  prend 
bien  mieux  que  cela  !  Loin  de  les  traiter  de  la  même  manière  , 
elle  affeâe  de  mettre  entr'eux  de  l'inégalité  ;  elle  fait  fi  bien  que 
celui  qu'elle  flatte ,  croit  que  c'eft  par  tendrefle  ,  &  que  celui  qu'elle 
maltraite  croit  que  c'eft  par  dépit.  Ainfi  chacun  content  de  fon 
partage  la  voit  toujours  s'occuper  de  lui,  tandis  qu'elle  ne  s'occupe 
en  effet  que  d'elle  feule. 

Dans  le  defir  général  de  plaire,  la  coquetterie  fuggère  de  fem- 
blablss  moyens;  les  caprices  ne  feroient  que  rebuter,  s'ils  n'é- 
toient  fagement  ménagés  ;  &  c'eft  en  les  difpenfant  avec  art  qu'elle 
en  fait  les  plus  fortes  chaînes  de  fes  efclaves. 

Vfa  ognarte  la  Donna ,    onde  fia  colto 
JKella  fua  rete  alcun  novdlo  amante  ; 
iVe  con  tutti ,  ne  fempre  un  Jlcjfo   volto 
Serba;  ma  cargia  a  tempo  atto  e  jenih'uinte. 

A  quoi  tient  tout  cet  art,  fi  ce  n'eft  à  des  obfervations  fines  & 
continuelles  qui  lui  font  voir  h  chaque  inftant  ce  qui  fe  paffe  dans 
les  cœurs  des  hommes,  &  qui  la  difpofent  h  porter  h  chaque  mou- 


DE      L'  ÉDUCATION.  191 

veroent  fecret  qu'elle  apperçoit,  la  force  qu'il  faut  pour  le  fufpen- 
dre  ou  l'accélérer?  Or,  cet  art  s'apprend  -  il  î  Non  :  il  naît  avec 
les  femmes;  elles  l'ont  toutes,  &  jamais  les  hommes  ne  l'ont  au 
même  degré.  Tel  eft  un  des  caraftères  diftinâifs  du  fexe.  La  pré- 
fence  d'efprit ,  la  pénétration ,  les  oblèrvations  fines  font  la  fcience 
à&s  femmes  ;  l'habileté  de  s'en  prévaloir  eft  leur  talent. 

Voila  ce  qui  eft,  &  l'on  a  vu  pourquoi  cela  doit  être.  Les 
femmes  font  faufles  ,  nous  dit- on.  Elles  le  deviennent.  Le  don 
qui  leur  eft  propre  eft  l'adrefTe  &  non  pas  la  faufleté;  dans  les  vrais 
penchans  de  leur  fèxe,  même  en  mentant,  elles  ne  font  point  fauf- 
fes.  Pourquoi  confultez-vous  leur  bouche  ,  quand  ce  n'eft  pas  elle 
qui  doit  parler.  Confultez  leurs  yeux,  leur  teint,  leur  refpiration, 
leur  air  craintif,  leur  molle  réfiftance  :  voilà  le  langage  que  la  na- 
ture leur  donne  pour  vous  répondre.  La  bouche  dit  toujours  non , 
&  doit  le  dire;  mais  l'accent  qu'elle  y  joint  n'eft  pas  toujours  le 
même  ,  &  cet  accent  ne  fait  point  mentir.  La  femme  n'a  -  t  -  elle 
pas  les  mêmes  befoins  que  l'homme,  fans  avoir  le  même  droit  de 
les  témoigner  ?  Son  fort  feroit  trop  cruel  ,  fi  ,  même  dans  les  de- 
firs  légitimes,  elle  n'avoit  un  langage  équivalent  à  celui  qu'elle 
n'ofe  tenir?  Faut- il  que  fa  pudeur  la  rende  malheureufe  ?  Ne  lui 
faut-il  pas  un  art  de  communiquer  fes  penchans  fans  les  découvrir? 
De  quelle  adreffe  n'a-t-elle  pas  befoin  pour  faire  qu'on  lui  dérobe 
ce  qu'elle  brûle  d'accorder  ?  Combien  ne  lui  importe-t-il  point 
d'apprendre  à  toucher  le  cœur  de  l'homme  fans  paroître  fonger  à 
lui  ?  Quel  difcours  charmant  n'eft-ce  pas  que  la  pomme  de  Gnla- 
thée  &  fa  fuite  mal-adroite?  Que  faudra-t-il  qu'elle  ajoute  à  cela? 
Ira-t-elle  dire  au  Berger  qui  la  fuit  entre  les  faules  qu'elle  n'y  fuit, 
qu'h  deflein  de  l'attirer?  Elle  mentiroit ,  pour  ainfi  dire;  car  alors 
elle  ne  l'attireroit  plus.  Plus  une  femme  a  de  réferve,  plus  elle  doit 
avoir  d'art,  même  avec  fon  mari.  Oui,  je  foutiens  qu'en  tenant  la 
coquetterie  dans  ft;s  limites,  on  la  rend  modefte  &  vraie,  on  en 
fait  une  loi  de  l'honnêteté. 

La  vertu  eft  une  ,  difoit  très-bien  un  de  mes  adverfiires;  on 
ne  la  décompofe  pas  pour  admettre  une  partie  &  rejetter  l'autre. 
Quand  on  l'aime,  on  l'aime  dans  toute  fon  intégrité,  &  l'on  rcfufe 


Ï92  Tn'AîtÈ 

Ton  cœur  quand  on  peut,  &  toujours  fa  bouche  aux  fentimens 
qu'on  ne  doit  point  avoir.  La  vérité  morale  n'eftpas  ce  quteft,  maïs 
ce  qui  eft  bien;  ce  qui  eft  mal  ne  devroit  point  être,  &  ne  doit 
point  être  avoué,  fur-tout  quand  cet  aveu  lui  donne  un  effet  qu'il 
n'auroit  pas  eu  fans  cela.  Si  j'étois  tenté  de  voler  &  qu'en  le  difant 
je  tentalfe  un  autre  d'être  mon  complice  ,  lui  déclarer  ma  tenta- 
tion, ne  feroit-ce  pas  y  fuccomber  ?  Pourquoi  dites  -  vous  que  la 
pudeur  rend  les  femmes  fauffes  ?  Celles  qui  la  perdent  le  plus , 
îbnt-elles,  au  refte  ,  plus  vraies  que  les  autres  ?  Tant  s'en  faut  i 
elles  font  plus  fauffes  mille  fois.  On  n'arrive  à  ce  point  de  dépra- 
vation qu'à  force  de  vices  qu'on  garde  tous,  &  qui  ne  régnent  qu'à 
la  faveur  de  l'intrigue  &  du  menfonge  ^35).  Au  contraire,  celles 
qui  ont  encore  de  la  honte,  qui  ne  s'énorgueillilîènt  point  de  leurs 
fautes,  qui  fàvent  cacher  leurs  delîrs  k  ceux  mêmes  qui  les  infpi- 
rent ,  celles  dont  ils  en  arrachent  les  aveux  avec  le  plus  de  peine  , 
font  d'ailleurs  les  plus  vraies,  les  plus  fincères,  les  plus  conftantes 
dans  tous  leurs  engagemens,  &  celles  fur  la  foi  defquelles  on  peut 
généralement  le  plus  compter. 

Je  ne  fâche  que  la  (èule  Mademoifelle  de  l'Enclos  qu'on  ait  p4 
citer  pour  exception  connue  à  ces  remarques.  Auflî  Mademoifelle 
de  l'Enclos  a  t-elle  palTé  pour  un  prodige.  Dans  le  mépris  des  ver- 
tus de  fon  fexe,  elle  avoit ,  dit-on,  confer\'é  celles  du  nôtre  :  on 
vante  fa  franchife,  fa  droiture  ,  la  sûreté  de  fon  commerce,  fa  fi- 
délité dans  l'amitié.  Enfin  ,  pour  achever  le  tableau  de  fa  gloire , 
on  dit  qu'elle  s'étoit  faite  homme  :  à  la  bonne  heure.  Mais  avec 
toute  fa  haute  réputation,  je  n'aurois  pas  plus  voulu  de  cet  hom- 
me-lk  pour  mon  ami  que  pour  ma  maîtrefle.  Toux 

(35)  Je  fais  que  les  femmes  qui  ont  tienne ,  &  de  quel  honneur  feront-elles 

ouvertement  pris  leur  parti  fur  un  cer-  cas  ,  aprùs  avoir  renoncé  à  celui  qui 

tain  point,  prétendent  bien  fe  faire  leur  eft  propre?  Ayant  mis  une  fois 

valoir  de  cette  franchife ,  &  jurent  qu'à  leurs  pafTions  A  l'aife ,  elles  n'ont  plus 

cela  près  il  n'y  a  rien  d'eftimable  qu'on  aucun  intdrêt  d'y  réfifter  :  mcfembia, 

ne  trouve  en  elles;  mais  Je  fais  bien  anvfsd pudicitià ,aUaabnuent.]ira3\i 

auflTi  qu'elles  n'ont  jamais  perfiiadé  cela  Auteur  connut-il  mieux  le  cœur  Iiu- 

qu'à  des  fots.  Le  plus  grand  frein  de  main  dans  les  deux  fexes,  que  celui 

kur  fexe  ûlc ,  que  refte-t-il  qui  les  re-  qui  a  dit  cela  î 


DE     r  É  D  U  C  A  T  I  O  N.  1 9  J 

Tout  ceci  n'cft  pas  fî  hors  de  propos  qu'il  paroît  l'être.  Je 
vois  où  tendent  les  maximes  de  la  philofophie  moderne  en  tour- 
nant en  dérifion  la  pudeur  du  fexe  &  fa  faufferé  prétendue;  &  je 
vois  que  l'effet  le  plus  afTuré  de  cette  philofophie ,  fera  d'ôter  aux 
femmes  de  notre  fiècle  le  peu  d'honneur  qui  leur  eft  refté. 

Sur  ces  confidérations  je  crois  qu'on  peut  déterminer  en  gé- 
néral quelle  efpèce  de  culture  convient  k  l'efprit  des  femmes  ,  & 
fur  quels  objets  on  doit  tourner  leurs  réflexions  dès  leur  jeunelTe. 

Je  l'ai  déjà  dit,  les  devoirs  de  leur  fexe  font  plus  aifés  à  voir 
qu'à  remplir.  La  première  chofè  qu'elles  doivent  apprendre  eft  à 
les  aimer  par  la  confidéraiion  de  leurs  avantages  ;  c'eft  le  feul 
moyen  de  les  leur  rendre  faciles.  Chaque  état  &  chaque  âge  a  fe» 
devoirs.  On  connoît  bien-tôt  les  fiens ,  pourvu  qu'on  les  aime. 
Honorez  votre  état  de  femme,  &  ,  dans  quelque  rang  que  le  Ciel 
vous  place,  vous  ferez  toujours  une  femme  de  bien.  L'effentiel 
eft  d'être  ce  que  nous  fit  la  nature;  on  n'eft  toujours  que  trop  ce 
que  les  hommes  veulent  que  l'on  foit. 

La  recherche  des  vérités  abftraites  &  fpéculatives,  des  princi- 
pes, des  axiomes  dans  les  fciences,  tout  ce  qui  tend  à  généralifer 
les  idées,  n'eft  point  du  refTort  des  femmes  ;  leurs  études  doivent 
fe  rapporter  toutes  à  la  pratique;  c'eft  à  elles  à  faire  l'application 
des  principes  que  l'homme  a  trouvés,  &  c'eft  h  elles  de  faire  les 
obfervations  qui  mènent  l'homme  à  l'établiffjment  des  principes. 
Toutes  les  réflexions  des  femmes,  en  ce  qui  ne  tient  pas  inmié- 
diatement  k  leurs  devoirs,  doivent  tendre  à  l'étude  des  hommes, 
ou  aux  connoilTances  agréables  qui  n'ont  que  le  goût  pour  oNlet; 
car  quant  aux  ouvrages  de  gdnie  ils  paffent  leur  portée,  elles  n'ont 
pas,  non  plus,  afTez  de  jufteffe  &  d'attention  pour  réulîir  aux 
fciences  exaâes  ,  &  quant  aux  connoiffances  piislîques,  c'eft  ^ 
celui  des  deux  qui  eft  le  plus  agilTant  ,  le  plus  allant ,  qui  voit 
le  plus  d'objets  ;  c'eft  h  celui  qui  a  le  plus  de  force  ,  2:  qui 
l'exerce  davantage,  h  juger  des  rapports  des  êtres  fenlibles  &  des 
loix  de  la  nature.  La  femme  ,  qui  eft  foible  &:  qui  ne  voit  rien 
au-dehors,  apprécie  &  juge  les  mobiles  qu'elle  peut  mettre  en  œu- 
Truits  de  lEduc.   Tome  IL  B  b 


194 


Traité 


vre  pour  fuppléer  k  fa  foibleflè,  &  ces  mobiles  font  les  paflîons  de 
l'homme.  Sa  méchanique  à  elle  eft  plus  forte  que  la  nôtre,  tous 
fes  leviers  vont  ébranler  le  cœur  humain.  Tout  ce  que  fon  fexe 
ne  peut  faire  par  lui-même  &  qui  lui  eft  néceflaire  ou  agréable, 
il  faut  qu'il  ait  l'art  de  nous  le  faire  vouloir  :  il  faut  donc  qu'elle 
étudie  k  fond  l'elprit  de  l'homme ,  non  par  abftraflion  i'efprit  de 
l'homme  en  général,  mais  I'efprit  des  hommes  qui  l'entourent,  des 
hommes  auxquels  elle  eft  afllijettie,  foit  par  la  loi,  foit  par  l'opinion. 
Il  faut  qu'elle  apprenne  à  pénétrer  leurs  fentimens  par  leurs  difcours , 
par  leurs  adions ,  par  leurs  regards ,  par  leurs  geftes.  Il  faut  que  par 
fes  difcours,  par  fes  aftions,  par  fes  regards,  par  fes  geftes  ,  elle  fâche 
leur  donner  les  fentimens  qu'il  lui  plaît  3  fans  même  paroi tre  y  fonger. 
Ils  philofopheront  mieux  qu'elle  fur  le  cœur  humain  ;  mais  elle  lira 
mieux  qu'eux  dans  les  cœurs  des  hommes.  C'eft  aux  femmes  à  trou- 
ver, pour  ainfi  dire  ,  la  morale  expérimentale;  à  nous  à  la  réduire  en 
fyftéme.  La  femme  a  plus  d'efprit,  &  l'homme  plus  de  génie,  la 
femme  obferve,  &  l'homme  raifonne  :  de  ce  concours  réfuitent 
la  lumière  la  plus  claire,  &  la  fcience  la  plus  complette  que  puiflè 
acquérir  de  lui-même  I'efprit  humain  ,  la  plus  sûre  connoiflànce, 
en  un  mot,  de  foi  &  des  autres  qui  foit  k  la  portée  de  notre  ef- 
pèce;  &  voilà  comment  l'art  peut  tendre  inceflamment  à  perfec- 
tionner l'inftrument  donné  par  la  nature. 

Le  monde  eft  le  livre  des  femmes  ;  quand  elles  y  lifent  mal ,  c'eft 
leur  faute  ,  ou  quelque  paflîon  les  aveugle.  Cependant  la  véritable 
mère  de  famille,  loin  d'être  une  femme  du  monde  ,  n'eft  guè- 
res  moins  reclufe  dans  fa  maifon  que  la  religieufe  dans  fon  cloî- 
tre. II  faudroit  donc  faire  ,  pour  les  jeunes  perfonnes  qu'on  marie, 
comme  on  fait  ou  comme  on  doit  faire  pour  celles  qu'on  met 
dans  des  couvens;  leur  montrer  les  plaifirs  qu'elles  quittent  avant 
de  les  y  lailfer  renoncer,  de  peur  que  la  fauffe  image  de  ces  plai- 
firs qui  leur  font  inconnus,  ne  vienne  un  jour  égarer  leurs  cœurs 
&  troubler  le  bonheur  de  leurs  retraites.  En  France ,  les  filles  vi- 
vent dans  des  couvens  ,  &  les  femmes  courent  le  monde.  Chez 
les  anciens,  c'étoit  tout  le  contraire  :  les  filles  avoient,  comme 
je  l'ai  dit,  beaucoup  de  jeux  &  de  fêtes  publiques  :  les  femmes 


DE      V  ÉDUCATION.  I95 

vivoient  retirées.  C&t  ufàge  étoit  plus  raifonnable  &  maintenoit 
mieux  les  mœurs.  Une  forte  de  coquetterie  eft  permife  aux  filles 
à  marier;  s'amufer  eft  leur  grande  affaire.  Les  femmes  ont  d'au- 
tres foins  chez  elles,  &  n'ont  plus  de  maris  à  chercher  ;  mais  el- 
les ne  trouveroient  pas  leur  compte  à  cette  réforme,  &  malheureu- 
fement  elles  donnent  le  ton.  Mères ,  faites  du  moins  vos  compa- 
gnes de  vos  filles.  Donnez-leur  un  fens  droit  &  une  ame  honnê- 
te ,  puis  ne  leur  cachez  rien  de  ce  qu'un  œil  chafte  peut  regarder. 
Le  bal,  les  feftins,  les  jeux,  même  le  théâtre;  tout  ce  qui,  mal 
vu,  fait  le  charme  d'une  imprudente  jeunefTe,  peut  être  offert  fans 
rifque  à  des  yeux  fains.  Mieux  elles  verront  ces  bruyans  plaifirs, 
plutôt  elles  en  feront  dégoûtées. 

J'entends  la  clameur  qui  s'élève  contre  moi.  Quelle  fille  ré- 
fifte  à  ce  dangereux  exemple?  A  peine  ont  elles  vu  le  monde  que 
la  tête  leur  tourne  à  routes  ;  pas  une  d'elles  ne  veut  le  quitter.  Cela 
peut  être;  mais  avant  de  leur  offrir  ce  tableau  trompeur,  les  avez- 
vous  bien  préparées  à  le  voir  fans  émotion  ?  Leur  avez-vous  bien 
annoncé  les  objets  qu'il  repréfente  ?  Les  leur  avez-vous  bien  peints 
tels  qu'ils  font  ?  h&s  avez-vous  bien  armées  contre  les  illufions 
de  la  vanité?  Avez-vous  porté  dans  leurs  jeunes  cœurs  le  goût  des 
vrais  plaifirs  qu'on- ne  trouve  point  dans  ce  tumulte?  Quelles  pré- 
cautions, quelles  mefures  avez-vous  prifes  pour  les  préferver  du 
faux  goût  qui  les  égare  ?  Loin  de  rien  oppofer  dans  leur  efprit  k 
l'empire"  des  préjugés  publics  ,  vous  les  y  avez  nourries.  Vous  leur 
avez  fait  aimer  d'avance  tous  les  frivoles  amufemcns  qu'elles  trou- 
vent. Vous  les  leur  faites  aimer  encore  en  s'y  livrant.  De  jeunes 
perfonnes ,  entrant  dans  le  monde  ,  n'ont  d'.iutre  gouvernante  que 
leur  mère,  fouvent  plus  folle  qu'elles,  &  qui  ne  peut  leur  mon- 
trer les  objets  autrement  qu'elle  ne  les  voit.  Son  exemple,  plus 
fort  que  la  raifon  même ,  les  juftific  a  leurs  propres  yeux  ,  &  l'au- 
torité de  la  mère  eft  pour  la  fille  une  excufe  fans  réplique.  Quand 
je  veux  qu'une  mère  introduife  fa  fille  dans  le  monde,  c'eft  en  fup- 
pofant  qu'elle  le  lui  fera  voir  tel  qu'il  eft. 

Le  mal  commence  plutôt  encore.  Les  couvens  font  de  véritables 
écoles  de  coquetterie;  non  de  cette  coquetterie  honnête  dont  j'ii 

Bb  ij 


196  Traité 

parlé ,  mats  de  celle  qui  produit  tous  les  travers  des  femmes ,  & 
fait  les  plus  extravagantes  petites-maîtrefles.  En  fortant  de-là  pour 
entrer  tout  d'un  coup  iians  des  fociétés  bruyantes  ,  de  jeunes  fem- 
mes s'y  fentent  d'abord  à  leur  place.  Elles  ont  été  élevées  pour  y 
vivre  ;  faut-îl  s'étonner  qu'elles  s'y  trouvent  bien.  Je  n'avancerai 
point  ce  que  je  vais  dire  fans  crainte  de  prendre  un  préjugé  pour 
une  obfervation  ;  mais  il  me  femble  qu'en  général  dans  les  pays 
protcftans  il  y  a  plus  d'attachement  de  famille,  de  plus  dignes 
époufes  &  de  plus  tendres  mères  que  dans  les  pays  catholiques; 
&  fi  cela  eft,  on  ne  peut  douter  que  cette  différence  ne  foit  due 
en  partie  à  l'éducation  des  couvens. 

Pour  aimer  la  vie  paifible  &  domeftique  ,  il  faut  la  connoître  ; 
il  faut  en  avoir  fenti  les  douceurs  dès  l'enfance.  Ce  n'cft  que  dans 
la  maifon  paternelle  qu'on  prend  du  goût  pour  fa  propre  maifon, 
&  toute  femme  que  fa  mère  n'a  point  élevée,  n'aimera  point  éle- 
ver fes  enfans.  Malheureufement  il  n'y  a  plus  d'éducation  privée 
dans  les  grandes  villes.  La  fociété  cft  fi  générale  &  fi  mêlée  qu'il 
ne  refte  plus  d'afyle  pour  la  retraite,  &  qu'on  eft  en  public  juf- 
ques  chez  foi.  A  force  de  vivre  avec  tout  le  monde,  on  n'a  plus 
de  famille ,  k  peine  conn  JÎt-on  fes  parens  ;  on  les  voit  en  étran- 
gers ,  &  la  fimplicité  des  mœurs  domeftiques  s'éteint  avec  la  douce 
familiarité  qui  en  faifoit  le  charme.  C'eft  ainfi  qu'on  fuce  avec  le 
lait  le  goût  des  plaifirs  du  fiècle  &  des  maximes  qu'on  y  voit  ré- 
gner. 

On  impolê  aux  filles  une  gène  apparente  pour  trouver  des  du- 
pes qui  les  époufent  fur  leur  maintien.  Mais  étudiez  un  moment 
ces  jeunes  perfonnes;  fous  un  air  contraint  elles  déguifent  mal  la 
conv'oitife  qui  les  dévore,  &  déjà  on  lit  dans  leurs  yeux  l'ardent 
defir  d'imiter  leurs  mères.  Ce  qu'elles  convoitent  n'eft  pas  un  ma- 
ri/mais  la  licence  du  mariage.  Qu'a- 1- on  bt.foin  d'un  mari  avec 
tant  de  refiburces  pour  s'en  pafTer  ?  Mais  on  a  befoin  d'un  mari 
pour  couvrir  ces  reffources  {  ]6).  La  modeftie  eft  fur  leur  vifage, 

C  3^)  I.a  voie  de  l'homnie  dans  fa  jeuiieffe  étoit  une  des  quatre  chofes  que 
le  Sage  ne  pouvoit  comprendre  :  la  cinquième  étoit  l'impudence  de  la  femme 


DE     r  Ê  D  U  C  A  T  I  O  N.  içy 

&.  le  libertinage  eft  au  fond  de  leur  cœur  ;  cette  feinte  modeftie 
elle-même  en  ejft  un  figne.  Elles  ne  l'affeélent  que  pour  pouvoir 
s'en  débarraflcr  plutôt.  Femmes  de  Paris  &  de  Londres ,  pardon- 
nez-le-moi, je  vousfupplie.  Nul  féjour  n'exclut  les  miracles,  mais 
pour  moi  je  n'en  connois  point;  &  fî  une  feule  d'entre  vous  a  l'a- 
me  vraiment  honnête  ;  je  n'entends  rien  à  nos  inflitutions. 

Toutes  ces  éducations  diverfes  livrent  également  de  jeunei 
perfonnes  au  goût  des  plaifirs  du  grand  monde ,  &  aux  paffions  qui 
naifTent  bientôt  de  ce  goût.  Dans  les  grandes  villes  la  dépravation 
commence  avec  la  vie ,  &  dans  les  petites  elle  commence  avec 
la  raifon.  De  jeunes  provinciales,  inftruites  k  méprilèr  l'heureufè 
/implicite  de  leurs  mœurs,  s'emprefTent  à  venir  à  Paris  partager  la 
corruption  des  nôtres  ;  les  vices  ornés  du  beau  nom  de  talens ,  font 
l'unique  objet  de  leur  voyage;  &  honteufes,  en  arrivant,  de  fe 
trouver  fî  loin  de  la  noble  licence  des  femmes  du  pays ,  elles  ne 
tardent  pas  à  mériter  d'être  auffi  de  la  capitale.  Où  commence 
le  mal  à  votre  avis  ?  Dans  les  lieux  où  l'on  fe  projette  ,  ou  dans 
ceux  où  l'on  l'accomplit  î 

Je  ne  veux  pas  que  de  la  province  une  mère  fenfée  amène  fà  fille 
à  Paris  pour  lui  montrer  ces  tableaux  fi  pernicieux  pour  d'autres; 
mais  je  dis  que  quand  cela  feroit,  ou  cette  fille  efî  mal  élevée, 
ou  ces  tableaux  feront  peu  dangereux  pour  elle.  Avec  du  goût, 
du  fens ,  &  l'amour  des  chofes  honnêtes ,  on  ne  les  trouve  pas  fî 
attrayans  qu'ils  le  font  pour  ceux  qui  s'en  laiflènt  charmer.  On 
remarque  k  Paris  les  jeunes  écervelées  qui  viennent  fe  hâter  de 
prendre  le  ton  du  pays  ,  &  fe  mettre  a  la  mode  fix  mois  durant 
pour  fe  faire  filîler  le  refle  de  leur  vie;  mais  qui  efl-ce  qui  re- 
marque celles  qui,  rebutées  de  tout  ce  fracas ,  s'en  retournent  dans 
leur  province,  contentes  de  leur  fort,  après  l'avoir  comparé  à  ce- 
lui qu'envient  les  autres  î  Combien  j'ai  vu  de  jeunes  femmes  ame- 
nées dans  la  capitale  par  des  maris  complaifans  &  maîtres  de  s'y 
fixer,  les  en  détourner  elles-mêmes,  repartir  plus  volontiers  qu'el- 

adiijfère  ,  |7'/<e  eomedît ,  ^  tergens  os  Juum  ,  dicit  :  non  fum  cperaia  mu- 
ium.  Prov.  XXX.  ao. 


198 


Traité 


les  n'étoîent  venues,  &  dire  avec  attendriffement  la  veille  de  leur 
départ;  ah!  retournons  dans  notre  chaumière  :  on  y  vit  plus  heu- 
reux que  dans  les  palais  d'ici.  On  ne  fait  pas  combien  il  refte  en- 
core de  bonnes  gens  qui  n'ont  point  fléchi  le  genou  devant  l'idole, 
&  qui  méprifent  Ton  culte  infenfé.  Il  n'y  a  de  bruyantes  que  les 
folles  ;  les  femmes  fages  ne  font  point  de  fenfation. 

Que  û,  malgré  la  corruption  générale,   malgré   lès   préjugés 
univerfels  ,  malgré  la  mauvaife  éducation  des  filles ,  plufieurs  gar- 
dent encore  un  jugement  à  l'épreuve,  que  fera-ce  quand  ce  juge- 
ment aura  été  nourri  par  des  inftrudions    convenables,  ou,  pour 
mieux  dire,  quand  on  ne  l'aura  point  altéré  par  des  inftruftions 
vicieufes?  Car  tout  confifte  toujours   à  conferver  ou   rétablir   les 
fentimens  naturels.   Il  ne  s'agit  point  pour  cela  d'ennuyer  de  jeu- 
nes filles  de  vos  longs  prônes ,  ni  de  leur  débiter  vos  sèches  mo- 
ralités.  Les  moralités   pour  les  deux  fexes  font   la    mort  de  toute 
bonne  éducation.  De  triftes  leçons  ne  font  bonnes  qu'à  faire  pren- 
dre en  haine,  &  ceux  qui  les  donnent,  &  tout  ce  qu'ils  difenr. 
Il  ne  s'agit  point ,  en  parlant  k  de  jeunes  perfonnes  ,  de   leur  faire 
peur  de  leurs  devoirs ,  ni  d'aggraver  le  joug  qui  leur  eft  impofé 
par  la  nature.  En  leur  expofant  ces  devoirs,  foyez  précife  &  facile, 
ne  leur  laifTez  pas  croire  qu'on  eft  chagrine  quand  on  les  remplit; 
point  d'air  fâché,  point  de  morgue.   Tout  ce   qui  doit  pafler  au 
cœur ,  doit  en  fortir  ;  leur   catéchifme    de   morale  doit    être   aulïï 
court  &  auffî  clair  que  leur  catéchifme  de  religion,  mais  il  ne  doit 
pas  être  aufll  grave.  Montrez-leur  dans  les  mêmes  devoirs  la  fource 
de  leurs  plaifirs  &  le  fondement  de  leurs  droits.  Eft- il  11  pénible 
d'aimer  pour  être  aimée  &  fe  rendre  aimable  pour  être  heureufè, 
de  fe  rendre  eftimable  pour  être  obéie,  de  s'honorer  pour  fc  faire 
honorer  ?  Que  ces  droits  font  beaux  !  qu'ils  font  refpcdables  !  qu'ils 
font  chers  au  cœur  de  l'homme  quand  la  femme  f)it  les  faire  va- 
loir! Il  ne  faut  point  attendre  les  ans  ni  la  vieilleflè  pour  en  jouir. 
Son  empire  commence  avec  fes  vertus  ;  k  peine  fes  attraits  fe  dé- 
veloppent,  qu'elle  règne   déjà  par  la  douceur  de  fon  ciraiflère,  & 
rend   fa    modeftie  impofante.   Quel  homme   infenfible  &   barbare 
n'adoucit  pas  fa  fierté  ,  &  ne  prend  pas  des  manières  plus  attenti-. 


DE    V Éducation.  199 

▼es  près  d'une  fille  de  feize  ans,  aimable  &  fàge,  qui  parle  peu, 
qui  écoute ,  qui  met  de  la  décence  dans  fon  maintien  &  de  l'hon- 
uéteté  dans  (es  propos,  h  qui  fa  beauté  ne  fait  oublier  ni  fon  fexo 
ni  fà  jeuneHe ,  qui  fait  intérefîèr  par  fa  timidité  même ,  &  s'atti- 
rer le  refpeft  qu'elle  porte  a  tout  le  monde? 

Ces  témoignages ,  bien  qu'extérieurs ,  ne  font  point  frivoles  j 
ils  ne  font  point  fondés  feulement  fur  l'attrait  des  fêns  ;  ils  par- 
tent de  ce  fentiment  intime  que  nous  avons  tous ,  que  les  femmes 
font  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes.  Qui  efl-ce  qui  veut 
être  méprifé  des  femmes?  Perfonne  au  monde;  non  pas  même 
celui  qui  ne  veut  plus  les  aimer.  Et  mbi  qui  leur  dis  des  vérités 
fî  dures;  croyez-vous  que  leurs  jugemens  me  fbient  indifTérens  l 
Non  ,  leurs  fufTrages  me  font  plus  chers  que  les  vôtres ,  ledeurs 
fouvent  plus  femmes  qu'elles.  En  méprifant  leurs  mœurs,  je  veux 
encore  honorer  leur  juftice.  Peu  m'importe  qu'elles  me  haïfîènt, 
fi  je  les  force  k  m'eflimer. 

Que  de  grandes  chofes  on  feroit  avec  ce  reflbrt ,  fî  l'on  favoit 
le  mettre  en  œuvre  !  Malheur  au  fiècle  où  les  femmes  perdent  leur 
afccndant ,  &  où  leurs  jugemens  ne  font  plus  rien   aux   hommes! 
C'efl  le  dernier  degré  de  la  dépravation.   Tous  les  peuples  qui  ont 
eu  des  mœurs,  ont  refpedé  les  femmes.   Voyez  Sparte,  voyez  les 
Germains,  voyez  Rome;  Rome  le  fiege  de  la  gloire  &  de  la  vertu, 
fj  jamais  elles  en  eurent  un  fur  la  terre.   C'efl  W  que  les  femmes 
honoroient  les  exploits  des   grands  Généraux ,  qu'elles    pleuroient 
publiquement  les  pères  de  la  patrie ,  que  leurs  vœux  ou  leur  dueil 
étoient  confacrés  comme  le  plus  folemnel  jugement  de  la  républi- 
que. Toutes  les  grandes  révolutions  y  vinrent  des  femmes  ;  par 
une  femme  Rome  acquit  la  liberté,  par  une  femme  les  Plébéyens 
obtinrent  le   Confulat ,  par  une  femme  finit  la  tyrannie  des  Dé- 
cemvirs  ,  par  les  femmes  Rome  aflîégée  fut  fauvée  des  mains  d'un 
Profcrit.   Galans    François  ,  qu'euffîez-vous    dit   en   voyant  paffer 
cette  proceflion,  fi  ridicule  à  vos  yeux  moqueurs?  Vous  l'eufTiez 
ncccmpagnée  de  vos  huées.   Que  nous  voyons  d'un   œil  différent 
les  mêmes  objets!  &  peut-être  avons-nous  raifbn.  Formez  ce  cor- 
tège de  belles  Dames  Fraiiçoifes  ;  je  n'en  connois  point  de  plus 


%n6  Traité 

indécent  :  mais  compofez-Ie  de  Romaines ,  vous  aurez  tous  les  yeur 
des  Volfques ,  &  le  cœur  de  Coriolan. 

Je  dirai  davantage,  &  je  foutiens  que  la  vertu  n'eft  pas  moins 
favorable  à  l'amour  qu'aux  autres  droits  de  la  nature,  &  que  l'au- 
torité des  maîtrefles   n'y  gagne  pas   moins  que  celle  des  femmes 
&  des  mères.  Il  n'y  a  point  de  véritable  amour  fans  enthoufiafme, 
&  point  d'entlioufiafme  fans  un  objet  de   perfeftion  réel  ou  chi- 
mérique, mais  toujours  exiftant  dans  l'imagination.  De  quoi  s'en- 
flammeront des  amans  pour  qui  cette  perfeftion  n'eft  plus  rien ,  & 
qui  ne  voient  dans  ce  qu'ils  aiment  que  l'objet  du  plaifir  des  fensî 
Non,  ce  n'eft  pas  ainfi  que  l'ame  s'échauffe,  &  fe  livre  k  ces  tranf- 
ports  fublimes  qui  font  le  délire  des  amans  &  le  charme  de  leur 
pafîîon.    Tout  n'eft  qu'ilkiiion  dans   l'amour,  je  l'avoue;  mais   ce 
qui  eft  réel ,  ce  font  les  fentimens  dont  il  nous  anime  pour  le  vrai 
beau  qu'il  nous  fait  aimer.   Ce  beau  n'eft  point  dans  l'objet  qu'on 
aime,  il  eft  l'ouvrage  de  nos  erreurs.  Eh!  qu'importe?  En  facri- 
fie-t-on  moins  tous  fes  fentimens  bas  à  ce  modèle  imaginaire?  En 
pénètre- t-on  moins   fon  cœur  des   vertus  qu'on  prête  à  ce  qu'il 
chérit?  S'en  dérange-t-on  moins  de  la  bafreffe  du  moi    humain  ? 
Où  eft  le  véritable  amant   qui  n'eft  pas  prêt  à  immoler  fa  vie  à  fa 
maîtreffe ,  &  où  eft  la  pafliou  fenfuelle  &  grofllère  dans  un  homme 
qui  veut  mourir?  Nous  nous  moquons  des  Paladins  !  c'eft   qu'ils 
connoilToient  l'amour ,  &  que  nous  ne  connoifTons  plus  que  la  dé- 
bauche.  Quand  ces  maximes  romanefques  commencèrent  k  deve- 
nir ridicules,  ce  changement  fut  moins  l'ouvrage  de  la  raifon  que 
celui  des  mauvaifes  mœurs. 

Dans  quelque  fiède  que  ce  foit  les  relations  naturelles  ne  chan- 
gent point;  la  convenance  ou  difconvenance  qui  en  réfulte,  refte 
la  même;  les  préjugés,  fous  le  vain  nom  de  raifon,  n'en  changent 
que  l'apparence.  Il  fera  toujours  grand  &  beau  de  régner  fur  foi  , 
fût-ce  pour  obéir  à  des  opinions  fantaftiques;  &  les  vrais  motifs 
d'honneur  parleront  toujours  au  cœur  de  toute  femme  de  juge- 
ment, qui  faura  chercher  dans  fon  état  le  bonheur  de  la  vie.  La 
cliafteté  doit  être  une  vertu  délicieulè  pour  une  belle  femme  qui  a 
quelque  élévation  dans  l'axne.  Tandis  qu'elle  voit  toute  la  terre  k 

fe< 


DE      rÈDVCATION.  201 

(es  pieds,  elle  triomphe  de  tout  &  d'elle-même  :  elle  s'élève  danr 
fon  |>ropre  cœur  un  trône  auquel  tout  vient  rendre  hommage  ;  lei 
fèntimens  tendres  ou  jaloux  ,  mais  toujours  refpedueux ,  des  deux 
fexes  ;  l'eftime  univerfelle  &  la  fîenne  propre,  lui  payent  fans  cefTe 
en  tribut  de  gloire  les  combats  de  quelques  inftans.  hts  priva- 
tions font  pafTagères  ,  mais  le  prix  en  eft  permanent;  quelle  jouif- 
(ànce  pour  une  ame  noble,  que  l'orgueil  de  la  vertu  jointe  à  ia 
beauté  !  Réalifcz  une  héroïne  de  Roman ,  elle  goûtera  des  voluptés 
plus  cxquifes  que  les  Laïs  &  les  Cléopatres;  &  quand  fa  beauté 
ne  fera  plus  ,  fa  gloire  &  fes  plaifirs  reftcront  encore;  elle  feule 
faura  jouir  du  pafTé. 

Plus  les   devoirs  font  grands  &  pénibles,  plus  les  raifons  fjr 
lefquelles  on  les  fonde  doivent  être  fenfibles   &  fortes.   Il  y  a  un 
certain  langage  dévot,  dont,  fur  les  fujets  les  plus  graves,  on  re- 
bat  les  oreilles  des  jeunes  perfonnes  fans  produire  laperfuafion.  De 
ce  langage  trop   dilproportionné  à  leurs   idées,  &  du  peu  de    cas 
qu'elles  en  font  en  fecret ,  naît  la  facilité  de  céder  à  leurs  pen- 
chans ,  faute  de  raifons  d'y  réfifter  tirées  des  chofcs  mêmes.    Une 
fille  élevée  fagement  &  pieufement»  a  fans  doute  de  fortes  armet 
contre  les  tentations  :   mais  celle  dont  on  nourrit  uniquement  le 
cœur,  ou  plutôt  les  oreilles,  du  jargon  myftique,  devient  infail- 
liblement la  proie  du   premier  fédudcur  adroit  qui  l'entreprend. 
Jamais  une  jeune  &  belle  perfonne  ne  méprifera  fon  corps,  jamais 
elle  ne  s'affligera  de  bonne  foi  des  grands  péchés    que  fa  beauté 
fait  commettre,  jamais  elle  ne  pleurera  fincérement  &  devant  Dieu 
d'être  un  objet  de  convoitife ,  jamais  elle  ne  pourra  croire  en  elle- 
même  que  le  plus  doux  fentiment  du  cœur  foit  une   invention   de 
Satan.   Donnez-lui  d'autres  raifons  en  dedans  &  pour  elle-mémej 
car  celles-là  ne  pénétreront   pas.   Ce  fera  pis   encore  fi  l'on   met, 
comme  on  n'y  manque  guères ,  de  la  contradiflion  dans  fes  idées, 
&  qu'après  l'avoir  humiliée  en  avililTant  fon  corps  &  fes   charmes 
comme  la  fouillure  du  péché,  on  lui  fjfTe  enfuite  refpeâer  comme 
le  temple  de  Jefus-Chrift,  ce   même  corps   qu'on  lui  a   rendu  fi 
méprila'ûle.  Les  idées  trop  fublimes  &  trop  baffes  font  également 
infufFifantes  &  ne  peuvent  s'alTocicr  :  il  faut  une  raifon  à  la  porctc 

Traité d«  r Èduc.  Tome  II.  Ce 


202  Traité 

du  fexe  &  de  l'âge.  La  confidération  du  devoir  n*a  de  force  qu'au- 
tant qu'on  y  joint  des  motifs  qui  nous  portent  k  le  remplir  : 

Q^ua ,  quia  non  liceat,  non  faut ,  illa  facit. 

On  ne  fe  douteroit  pas  que    c'eft  Ovide  qui  porte  un  jugement 
i\  févère.  . 

Voulez- VOUS  donc  infpirer  l'amour   des  bonnes  mœurs  aux 
jeunes  perfonnes  :  fans  leur  dire  inceflàmment ,  foyez  fages  ;  don- 
nez-leur un  grand  intérêt  à  l'être  ;   faites  -  leur  fentir  tout  le  prix 
de  la  fageffe,  &  vous  la  leur  ferez  aimer.   Il  ne  fuffit  pas  de  pren- 
dre cet  intérêt  au  loin  dans  l'avenir;    montrez- le-leur  dans  le  mo- 
ment même,  dans  les  relations  de  leur  âge,  dans  le  caraflère  ds 
leurs  amans.   Dépeignez-leur  l'homme  de  bien,  l'homme  de  mé- 
rite ;  apprenez-leur  à  le  reconnoître,   à  l'aimer,  &  à   l'aimer  pour 
elles;  prouvez-leur  qu'amies,   femmes  ou  maîtreiïès ,  cet  homme 
feul  peut  les  rendre  heureufes.  Amenez  la  vertu  par  la  raifon  :  fai- 
tes-leur fentir  que  l'empire  de  leur  fexe  &  tous  fes  avantages  ne 
tiennent  pas  feulement  à  fa  bonne  conduite,  a  fes  mœurs  ,  mais 
encore  k  celles  des  hommes;  qu'elles  ont  peu  de  prife  fur  des  âmes 
.  viles  &  baflès ,  &  qu'on  ne  fait  fervir  fa  maîtrefle  que  comme  on 
fait  fèrvir  la  vertu.    Soyez  sûrs   qu'alors,  en  leur  dépeignant  les 
mœurs  de  nos  jours ,   vous  leur  en  infpirerez  un  dégoût  fmcère  : 
en  leur  montrant  les  gens  à  la  mode ,  vous  les  leur  ferez  méprifer, 
vous  ne  leur  donnerez  qu'éloignement  pour  leurs   maximes,  aver- 
fion  pour  leurs  fentimens,  dédain   pour  leurs  vaines  galanteries; 
vous  leur  ferez  naître  une  ambition  plus   noble,  celle   de  régner 
fur  des  âmes  grandes  &  fortes ,  celle  des  femmes  de  Sparte  ,   qui 
étoit  de  commander  à  des  hommes.  Une  femme  hardie ,  effrontée, 
intrigante ,  qui  ne  fait  attirer  fes  amans  que  par  la  coquetterie  ,  ni 
les  conferver  que  par  les  faveurs,  les  fait  obéir  comme  des  valets 
dans  les  chofes  ferviles  &  communes  ;  dans  les  chofes  importantes 
&  graves ,   elle  eft  fans  autorité  fur  eux.  Mais  la  femme  k  la  fois 
honnête,  aimable  &  fage ,  celle  qui  force  les  fiens  k  la  refpefter ,  celle 
qui  a  de  la  réferve  &  de  la  modeftie,  celle,  en  un   mot,   qui  fou- 
tient  l'amour  par  l'eftime,  les  envoie  d'un  fîgne  au  bout  du  monde. 


DE       V  Ê  D   U  C  A   tl  O  N. 


203 


au  comljat,  à  la  gloire,  à  la  mort,  où  il  lui  plaît;  cet  empire  cft 
beau  ,  ce  mefemble,  &  vaut  bien  la  peine  d'être  acheté  (  iy  ), 

Voila  dans  quel  efprit  Sophie  a  été  élevée  avec  plus  de  foin 
que  de  peine,  &  plutôt  en  fuivant  fon  goût  qu'en  le  gênant.  Di- 
fons  maintenant  un  mot  de  fa  perfonne,  félon  le  portrait  que  j'en 
ai  fait  à  Emile,  &  félon  qu'il  imagine  lui-même  l'époufe  qui  peut 
le  rendre  heureux. 

Je  ne  redirai  jamais  trop  que  je  lailTe  h  part  les  prodiges.  Emile 
n'enefi  pas  un,  Sophie  n'en  eft  pas  un  non  plus.  Emile  tft  hom- 
me ,  &  Sophie  eft  femme  ;  voilk  toute  leur  gloire.  Dans  la  con- 
fufion  des  fexes  qui  règne  entre  nous  ,  c'eft  prefque  un  prodige 
d'être  du  fien. 

Sophie  eft  bien  née,  elle  eft  d'un  bon  naturel  ;  elle  a  le  cœur 
très-fenfible  ,  &  cette  extrême  fenfibilité  lui  donne  quelquefois 
une  aftivité  d'imagination  difficile  à  modérer.  Elle  a  l'efprit  moins 
jufte  que  pénétrant;  l'humeur  facile  &  pourtant  inégale;  la  figure 
commune,  mais  agréable;  une  phyhonomie  qui  promet  une  ame 
&  qui  ne  ment  pas;  on  peut  l'aborder  avec  indifférence,  mais  non 
pas  la  quitter  fans  émotion.  D'autres  ont  de  bonnes  qualités  qui 
lui  manquent;  d'autres  ont  à  plus  grande  mefure  celles  qu'elle  a; 
mais  nulle  n'a  des  qualités  mieux  afforties  pour  faire  un  heureux 
caraâère.  Elle  fjit  tirer  parti  de  fes  défauts  mêmes  ;  &  fi  elleétoit 
plus  parfaite,  elle  plairoit  beaucoup  moins. 

Sophie  n'eft  pas  belle  ,  mais  auprès  d'elle  les  hommes  oublient 

C37)  Brantôine  dit  que  ,  du  temps  vnnta  de  le  guérir  fur- le  champ,  &  le 

de  François  Premier,  une  jeune  per-  fit  avec  ce  feu!  mot;  parkz.  N'y  a-t- 

foiine  ayant  un   amant  babillard ,  lui  il  pas  quelque  chofe  de  grand  &  d'hé- 

impcfa  un  filence  abfolu  &  illimité,  rôï>iue  dans  cet  amour-là^  Qu'eût  fait 

qu'il  garda  (i  fidèlement  deux  ans  eir  de  plus  la  pliilofophie  de  Pithagore 

tiers ,  qu'on  le  crut  devenu  muet  par  avec  tout  fon  farte?    Quelle  femme 

maladie.  Un  jour  en  pleine  afiVmblJe,  aujourd'hui  pourroit  compter  fur  un 

fa  maîtrefle,  qui,  dans  ces  temps  où  pareil  filence  un  feul  jour,  dût-elle  le 

Tamour  fe  faifoit  avec  mydère,  n'é*  payer  de  tout  le  prix  quelle  y  peut 

toit    point    connue    pour  telle  ,    fe  mettre? 

Ce   ij 


204 


Traité 


les  belles  femmes ,  &  les  belles  femmes  font  mécontentes  d'elles*-' 
mêmes.  A  peineeft  elle  jolie  au  premier  afpeâ,  mais  plus  on  la  voit 
&  plus  elle  s'embellit;  elle  gagne  où  tant  d'autres  perdent,  &  ce 
qu'elle  gagne  elle  ne  le  perd  plus.  On  peut  avoir  de  plus  beaux 
yeux  ,  une  plus  belle  bouche  ,  une  figure  plus  impofante  ;  mais  on 
ne  fauroit  avoir  une  taille  mieux  prife,  un  plus  beau  teint,  une  maiû 
plus  blanche,  un  pied  plus  mignon,  un  regard  plus  doux,  une 
phyfionomie  plus  touchante.  Sans  éblouir  elle  intéreflè,  elle  char- 
me, &  l'on  ne  fauroit  dire  pourquoi. 

Sophie  aime  la  parure  &  s'y  connoît  ;  là  mère  n'a  point  d'au- 
tre femme- de- chambre  qu'elle  :  elle  a  beaucoup  de  goût  pour  (è 
mettre  avec  avantage,  mais  elle  ha'ît  les  riches  habillemens  ;  on 
voit  toujours  dans  le  fien  la  fimplicité  jointe  à  l'élégance  ;  elle 
n'aime  point  ce  qui  brille  ,.  mats  ce  qui  fied.  Elle  ignore  quelles 
Ibnt  les  couleurs  à  la  mode  ,  mais  elle  fait  à  merveille  celles  qui 
lui  font  favorables.  Il  n'y  a  pas  une  jeune  perfonne  qui  paroide 
mife  avec  moins  de  recherche,  &  dont  l'ajuftement  foit  plus  re- 
cherché; pas  une  pièce  du  fien  n'eft  prife  au  hafard  ,  &  l'art  ne  pa- 
roît  dans  aucune.  Sa  parure  eft  très-modefte  en  apparence  &  très- 
coquette  en  effet;  elle  n'étale  point  fes  charmes  ,  elle  les  couvre  : 
mais  en  les  couvrant,  elle  fait  les  faire  imaginer.  En  la  voyant  on 
dit,  voilk  une  fille  modefle  &  fige  :  mais  tant  qu'on  refte  auprès 
d'elle ,  les  yeux  &  le  cœur  errent  fur  toute  fa  perfonne ,  fans  qu'on 
puifle  les  en  détacher,  &  l'on  diroit  que  tout  cet  ajufîement  fi 
fîmple  n'eft  mis  à  là  place,  que  pour  en  être  ôté  pièce  à  pièce  par 
l'imagination. 

Sophie  a  des  talens  naturels  ;  elle  les  fent  &  ne  les  a  pas  né- 
gligés ;  mais  n'ayant  pas  été  à  portée  de  mettre  beaucoup  d'art  à 
leur  culture,  elle  s'eft  contentée  d'exercer  fa  jolie  voix  à  chanter 
jufte  &  avec  goût,  fes  petits  pieds  cl  marcher  légèrement,  facile- 
ment, avec  grâce ,  à  faire  la  révérence  en  toutes  fortes  de  fituations 
fans  gène  &  fans  mal-adrelfe.  Du  refte,  elle  n'a  eu  de  maître  à 
chanter  que  fon  père,  de  maîtrefle  à  danfer  que  fa  mère,  &  un 
organifte  du  voifinage  lui  a  donné  fur  le  clavecin  quelques  leçons 
d'accompagnement  qu'elle  a  depuis  cultivé  feule.   D'abord  elle  ne 


DE     r  ÉDUCATION.  lOJ 

fongeoit  qu'à  faire  paroître  fa  main  avec  avantage  fur  lés  touche» 
noires  ;  enfuite  elle  trouva  que  le  fon  aigre  &  fec  du  clavecin  ren- 
doit  plus  doux  le  fon  de  la  voix,  peu-a-peu  elle  devint  fenfible  à 
l'harmonie;  enfin  ,- en  grandiffant,  elle  a  commencé  de  fentir  les 
charmes  de  l'expreffion,  &  d'aimer  la  mufîque  pour  elle-même. 
Mais  c'eft  un  goût  plutôt  qu'un  talent;  elle  ne  fait  point  déchif- 
frer un  air  fur  la  note. 

Ce  que  Sophie  fait  le  mieux  &  qu'on  lui  a  fait  apprendre  avec 
le  plus  de  loin,  ce  font  les  travaux  de  fon  fexe,  même  ceux  dont 
on  ne  s'avife  point,  comme  de  tailler  &  coudre  fès  robes.  Il  n'y 
a  pas  un  ouvrage  k  l'aiguille  qu'elle  ne  fâche  faire  &  qu'elle  ne 
faffe  avec  plai/îr  ;  mais  le  travail  qu'elle  préfère  à  tout  autre ,  eft  la 
dentelle,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  un  qui  donne  une  attitude  plus 
agréable,  &  où  les  doigts  s'exercent  avec  plus  de  grâce  &  de  lé- 
gèreté. Elle  s'cft  appliquée  auffi  à  tous  les  détails  du  ménage.  Elle 
entend  la  cuifme  &  l'office;  elle  fait  les  prix  des  denrées,  elle  etï 
connoît  les  qualités  ;  elle  fait  fort  bien  tenir  les  comptes ,  elle  fcrt 
de  maître- d'hôtel  à  fa  mère.  Faite  pour  être  un  jour  mère  de  fa- 
mille elle-même ,  en  gouvernant  la  maifon  paternelle  elle  apprend 
à  gouverner  la  fienne;  elle  peut  fuppléer  aux  fondions  des  domef- 
tiques  &  le  fait  toujours  volontiers.  On  ne  fait  jamais  bien  com- 
mander que  ce  qu'on  fait  exécuter  foi-même  :  c'eft  la  raifon  de  fa 
mère  pour  l'occuper  ainfi  ;  pour  Sophie,  elle  ne  va  pas  Ci  loin.  Son 
premier  devoir  eft  celui  de  fille ,  &  c'cft  maintenant  le  feul  qu'elle 
fonge  k  remplir.  Son  unique  vue  eft  de  fervir  fa  mère  &:  de  la  fou- 
lager  d'une  partie  de  fcs  foins.  Il  eft  pourtant  vrai  qu'elle  ne  lei 
remplit  pas  tous  avec  un  plaifirégal.  Par  exemple,  quoiqu'elle  foit 
gourmande,  elle  n'aime  pas  la  cuifine  :  le  détail  en  a  quelque  chofc 
qui  la  dégoûte  ;  elle  n'y  trouve  jamais  aflez  de  propreté.  Elle  eft 
là-deffus  d'une  délicatefle  extrême  ,  &  cette  délicatene  ,  poufTée  h 
l'excès,  eft  devenue  un  de  fes  défauts  :  elle  laifTeroit  plutôt  aller 
tout  le  dincr  par  le  feu  que  de  tacher  fa  manchette.  Elle  n'a  ja- 
mais voulu  de  l'infpedion  du  jardin  par  la  même  raifon.  La  terre 
lui  paroi t  mal- propre  ;  fi-tôt  qu'elle  voit  du  fumier,  elle  croit  ca 
fèntir  l'odeur. 


aoi^  Traité 

Elle  doit  ce  défaut  aux  leçons  de  fa  mère.  Selon  elle,  entre 
les  devoirs  de  la  femme  ,  un  des  premiers  eft  la  propreté  :  devoir 
Ipécial  ,  indifpenfable  ,  impofé  par  la  nature;  il  n'y  a  pas  au  monde 
un  objet  plus  dégoûtant  qu'une  femme  mal-propre ,  &  le  mari  qui 
s'en  dégoûte  n'a  jamais  tort.  Elle  a  tant  prêché  ce  devoir  k  fa  fille 
dès  fon  enfance  ;  elle  en  a  tant  exigé  de  propreté  fur  fa  perfonne  , 
tant  pour  fes  hardes  ,  pour  fon  appartement ,  pour  fon  travail ,  pour 
fa  toilette,  que  toutes  ces  attentions  tournées  en  habitude  prennent 
une  aflez  grande  partie  de  fon  temps  &  préfident  encore  a  l'autre; 
en  forte  que  bien  faire  ce  qu'elle  fait ,  n'eft  que  le  fécond  de  fes 
foins;  le  premier  eft  toujours  de  le  faire  proprement. 

CEfENDANT  tout  Cela  n'a  point  dégénéré  en  vaine  afFeftatioa 
ni  en  mollefTe  ;  les  rafinemens  du  luxe  n'y  font  pour  rien.  Jamais 
il  n'entra  dans  fon  appartement  que  de  l'eau  fimple;  elle  ne  con- 
noît  d'autre  parfum  que  celui  des  fleurs ,  Se  jamais  fon  mari  n'en 
refpirera  de  plus  doux  que  fon  haleine.  Enfin  l'attention  qu'elle 
donne  à  l'extérieur  ne  lui  fait  pas  oublier  qu'elle  doit  fa  vie  &  fon 
temps  h  des  foins  plus  nobles  :  elle  ignore  ou  dédaigne  cette 
excefîive  propreté  du  corps  qui  fouille  l'ame  ;  Sophie  eft  bien  plus 
que  propre ,  elle  eft  pure. 

J'ai  dit  que  Sophie  étoit  gourmande.  Elle  l'étoit  naturellement; 
mais  elle  eft  devenue  fobre  par  habitude,  &  maintenant  elle  l'eft 
par  vertu.  Il  n'en  eft  pas  des  filles  comme  des  garçons  ,  qu'on  peut 
jufqu'à  certain  point  gouverner  par  la  gourmandife.  Ce  penchant 
n'eft  point  fans  conféquence  pour  le  fexe  ;  il  eft  trop  dangereux 
de  le  lui  laifter.  La  petite  Sophie,  dans  fon  enfance,  entrant  feule 
dans  le  cabinet  de  fa  mère  ,  n'en  revenoit  pas  toujours  a  vuide,  & 
n'étoit  pas  d'une  fidélité  à  toute  épreuve  fur  les  dragées  &  fur  les 
bonbons.  Sa  mère  la  furprit,  la  reprit,  la  punit ,  la  fit  jeûner.  Elle 
vint  enfin  à  bout  de  lui  perfuader  que  les  bonbons  gâtoient  les 
dents,  &  que  de  trop  manger  grofiifToit  la  taille.  Ainfi  Sophie  fe 
corrigea;  en  grandiffant  elle  a  pris  d'autres  goûts  qui  l'ont  détour- 
né de  cette  fenfualité  baffe.  Dans  les  femmes ,  comme  dans  les 
hommes,  fi-tôt  que  le  cœur  s'anime,  la  gourmandife  n'eft  plus  un 
vice  dominant.   Sophie  a  confcrvé  le  goût  propre  de  fon  fexe  ;  eîle 


DE    V  Éducation.  207 

aîme  le  laitage  &  les  fucreries,  elle  aime  la  pâtifTerie  &  les  entre- 
mets, mais  fort  peu  la  viande;  elle  n'a  jamais  goûtd  ni  vin,  ni 
liqueurs  fortes.  Au  furplus  elle  mange  de  tout  très-mcdiocrement; 
fon  fexe  ,  moins  laborieux  que  le  nôtre,  a  moins  befoin  de  répa- 
ration. En  toute  chofe  elle  aime  ce  qui  eft  bon  &  le  fait  goûter; 
elle  fait  aiifli  s'accommoder  de  ce  qui  ne  l'eft  pas,  fans  que  cette 
privation  lui  coûte. 

Soi'HlE  a  l'efprit  agréable  fans  être  brillant ,  &:  folide  (ans  être 
profond,  un  efprit  dont  on  ne  dit  rien,  parce  qu'on  ne  lui  en  trouve 
jamais  ni  plus  ni  moins  qu'à  foi.  Elle  a  toujours  celui  qui  plaît 
aux  gens  qui  lui  parlent,  quoiqu'il  ne  foit  pas  fort  orné,  félon 
l'idée  que  nous  avons  de  la  culture  de  l'elprit  des  femmes  :  car  le 
Tien  ne  s'eft  point  formé  par  la  lefture  ;  mais  feulement  par  les  con- 
verfations  de  fon  père  &  de  fà  mère,  par  (es  propres  réflexions, 
&  par  les  obfervations  qu'elle  a  faites  dans  le  peu  de  monde  qu'elle 
a  vu.  Sophie  a  naturellement  de  la  gaieté;  elle  étoit  même  folâtre 
dans  (on  enfance,  mais  peu-à-peu  fa  mère  a  pris  foin  de  réprimer 
fes  airs  évaporés ,  de  peur  que  bien-tôt  un  changement  trop  fubit 
n'inftruisît  du  moment  qu'il  l'avoit  rendu  nécelfaire.  Elle  eft  donc 
devenue  modefte  &:  réfervée  même  avant  le  temps  de  l'être  ;  &: 
maintenant  que  ce  temps  eft  venu,  il  lui  eft  plus  aifé  de  garder  le 
ton  qu'elle  a  pris,  qu'il  ne  lui  feroit  de  le  prendre  fans  indiquer 
la  raifon  de  ce  changement  ;  c'eft  une  chofe  plaifante  de  la  voir  fc 
livrer  quelquefois  par  un  refte  d'habitude  à  des  vivacités  de  l'en- 
fance, puis  tout  d'un  coup  rentrer  en  elle-même,  fe  taire,  baifler 
les  yeux  &  rougir;  il  faut  bien  que  le  terme  intermédiaire  entre 
les  deux  âges  participe  un  peu  de  chacun  des  deux. 

Sophie  eft  d'une  (ènfibilité  trop  grande  pour  conferver  une 
parfaite  égalité  d'humeur  :  mais  elle  a  trop  de  douceur  pour  que 
cette  fenfibilité  foit  fort  importune  aux  autres  ;  c'eft  à  elle  feule 
qu'elle  fait  du  mal.  Qu'on  dife  un  feul  mot  qui  la  blefle ,  elle  ne 
boude  pas ,  mais  fon  cœur  fe  gonfle;  elle  tâche  de  s'échapper  pour 
aller  pleurer.  Qu'au  milieu  de  fes  pleurs  fon  père  ou  fi  mère  la 
rappelle  &  dife  un  feul  mot,  elle  vient  à  l'infl.int  jouer  &  rire  en 
s'effuyant  adroitement  les  yeux,  &  tâchant  d'étoullcr  Çzs  fanglots. 


ao8  Traité 

Elle  n'eft  pas ,  non  plus ,  tout-k-fait  exempte  de  caprice.  Soe 
humeur,  un  peu  trop  poufTée,  dégénère  en  mutinerie,  &  alors  elle 
eft  fujette  à  s'oublier.  Mais  laifTez-iui  le  temps  de  revenir  à  elle  , 
&  fa  manière  d'effacer  fon  tort  lui  en  fera  prefque  un  mérite.  Si 
on  la  punit ,  elle  eft  docile  &  foumife ,  &  l'on  voit  que  fa  honte 
ne  vient  pas  tant  du  châtiment  que  de  la  faute.  Si  on  ne  lui  dit 
rien,  jamais  elle  ne  manque  de  la  réparer  d'elle-même,  mais  Q. 
franchement  &  de  fi  bonne  grâce,  qu'il  n'eft  pas  poflîble  d'en  gar- 
der la  rancune.  EUe  baiferoit  la  terre  devant  le  dernier  domefti- 
que  ,  fans  que  cet  abbaifleraent  lui  fit  la  moindre  peine  ,  &  fi-tôt 
qu'elle  eft  pardonnée  ,  fa  joie  &  fes  carefTes  montrent  de  quel  poids 
fon  ban  cœur  eft  foulage.  En  un  mot ,  elle  foufFre  avec  patience 
les  torts  des  autres  ,  &  répare  avec  plaifir  les  fiens.  Tel  eft  l'aima- 
ble naturel  de  fon  fexe  avant  que  nous  l'ayons  gâté.  La  femme  eft 
faite  pour  céder  h  l'homme  &  pour  fupporter  même  fon  injuftice; 
vous  ne  réduirez  jamais  les  jeunes  garçons  au  même  point.  Le 
fentiment  intérieur  s'élève  &  fe  révolte  en  eux  contre  l'injuftice  ; 
la  nature  ne  les  fit  pas  pour  la  tolérer. 

gravem 
Ptîidce  Jiomachum  cedere  nefcii. 

Soi'HiE  a  de  la  religion  ,  mais  une  religion  raifonnable  &  Am- 
ple,  peu  de  dogmes  &  moins  de  pratiques  de  dévotion;  ou  plu- 
tôt, ne  connoiflant  de  pratique  eflèntielle  que  la  morale,  elle  dé- 
voue fa  vie  entière  k  fervir  Dieu  en  faifant  le  bien.  Dans  toutes  les 
inftruflions  que  fes  parens  lui  ont  données  fur  ce  fujet,  ils  l'ont 
accoutumée  à  une  foumiffion  refpeftueufe  en  lui  difant  toujours: 
»  Ma  fille,  ces  connoifiances  ne  font  pas  de  votre  âge;  votre  mari 
»  vous  en  inftruira  quand  il  fera  temps  ".  Du  rcfte,  au  lieu  de 
longs  difcours  de  piété,  ils  fe  contentent  de  la  lui  prêcher  parleur 
exemple  ,  &  cet  exemple  eft  gravé  dans  fon  cœur. 

Sophie  aime  la  vertu;  cet  amour  eft  devenu  fa  paiïîon  domi- 
nante. Elle  l'aime,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  fi  beau  que  la  vertu; 
elle  l'aime,  parce  que  la  vertu  fait  la  gloire  de  la  femme,  &  qu'une 

femme 


DE      r  É  D   U  C  A   T   1  O  N. 


209 


femme  vertueufe  lui  paroît  prefque  égale  aux  anges  ;  elle  l'aime  com- 
me la  feule  route  du  vrai  bonheur ,  &  parce  qu'elle  ne  voit  que  mi- 
sère, abandon,  malheur,  ignominie  dans  la  vie  d'une  femme  des- 
honnéte  ;  elle  l'aime  enfin  comme  chère  à  fon  refpedable  père  ,  à  fà 
tendre  &  digne  mère;  non  contens  d'être  heureux  de  leur  propre 
vertu  ,  ils  veulent  l'être  auffi  de  la  fienne,  &  fon  premier  bonheur 
k  elle-même  eft  l'efpoir  de  faire  le  leur.  Tous  ces  fentimens  lui 
infpirent  un  enthoufiafme  qui  lui  élève  l'ame,  &  tient  tous  fes  pe- 
tits penchans  afTervis  h  une  pafîlon  fi  noble.  Sophie  fera  charte  & 
humaine  jufqu'à  fon  dernier  foupir  ;  elle  l'a  juré  dans  le  fond  de 
fon  ame,  &  elle  l'a  juré  dans  un  temps  où  elle  fentoit  déjà  tout 
ce  qu'un  tel  (èrment  coûte  à  tenir  :  elle  l'a  juré  quand  elle  en  au- 
roit  dû  révoquer  l'engagement,  fi  fes  fens  étoient  faits  pour  ré- 
gner fur  elle. 

Sophie  n'a  pas  le  bonheur  d'être  une  aimable  Françoife,  froide 
par  tempérament  &  coquette  par  vanité  ,  voulant  plutôt  briller  que 
plaire,  cherchant  l'amufement  &  non  leplaifir.  Le  feul  befoin  d'ai- 
mer la  dévore,  il  vient  la  diftraire  &  troubler  fon  cœur  dans  les 
fêtes  ;  elle  a  perdu  fon  ancienne  gaieté  ;  les  folâtres  jeux  ne  font 
plus  faits  pour  elle  ;  loin  de  craindre  l'ennui  de  la  folitude  ,  elle 
la  cherche  :  elle  y  penfe  k  celui  qui  doit  la  lui  rendre  douce  ; 
tous  les  indifFérens  l'importunent  ;  il  ne  lui  faut  pas  une  cour, 
mais  un  amant;  elle  aime  mieux  plaire  à  un  feul  honnête  homme, 
&  lui  plaire  toujours ,  que  d'élever  en  fi  faveur  le  cri  de  la  mode 
qui  dure  un  jour,  &  le  lendemain  fe  change  en  huée. 

Les  femmes  ont  le  jugement  plutôt  formé  que  les  hommes  f 
étant  fur  la  défenfive  prefque  dès  leur  enfance,  &  chargL^cs  d'un 
di'pôt  difficile  à  garder,  le  bien  Se  le  mal  leur  font  nécefidi rement 
plutôt  connus.  Sophie,  précoce  en  tout,  parce  que  fon  tempéra- 
ment la  porte  à  l'être,  a  auffi  le  jugement  plutôt  formé  que  d'au- 
tres filles  de  fon  âge.  Il  n'y  a  rien  à  cela  de  fort  extraordinaire  : 
la  maturité  n'eft  pas  par-tout  la  même  en  même  temps. 

Sophie  eft  inftruite  des  devoirs  &  des  droits  de  fon  fexe  &  du 
nôtre.  Elle  connoît  les  défauts  des  hommes  &  les  vices  des  fera- 

Traité  de  tÈduc.  Tome  II.  Dd 


2IO 


Traité 


mes;  elle  connoh  auffi  les  qualités,  les  vertus  contraires,  &  les  a 
toutes  empreintes  au  fond  de  fon  cœur.  On  ne  peut  pas  avoir  une 
plus  haute  idée  de  l'honnête  femme  que  celle  qu'elle  en  a  conçue, 
&  cette  idée  ne  l'épouvante  point  :  mais  elle  penfe  avec  plus  de 
complaifance  à  l'honnête  homme ,  à  l'homme  de  mérite  ;  elle  fent 
qu'elle  eft  faite  pour  cet  homme-là,  qu'elle  en  eft  digne,  qu'elle 
peut  lui  rendre  le  bonheur  qu'elle  recevra  de  lui  ;  elle  fent  qu'elle 
faura  bien  le  reconnoître ,  il  ne  s'agit  que  de  le  trouver. 

Les  femmes  font  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes  , 
comme  ils  le  font  du  mérite  des  femmes;  cela  eft  de  leur  droit 
réciproque,  &  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  l'ignorent.  Sophie  con- 
noît  ce  droit  &  en  ufe,  mais  avec  la  modeftie  qui  convient  à  fa 
jeuntlTe,  à  fon  inexpérience  ,  à  fon  état  ;  elle  ne  juge  que  des  chofes 
qui  font  à  fa  portée  ,  &  elle  n'en  juge  que  quand  cela  fert  à  déve- 
lopper quelque  maxime  utile.  Elle  ne  parle  des  abfens  qu'avec  la 
plus  grande  circonfpeélion ,  fur- tout  fl  ce  font  des  femmes.  Elle 
penfe  que  ce  qui  les  rend  médifantes  &  fatyriques,  eft  de  parler 
as  leur  fexe  :  tant  qu'elles  fe  bornent  h  parler  du  nôtre  ,  elles  ne 
font  qu'équitables.  Sophie  s'y  borne  donc.  Quant  aux  femmes, 
elle  n'en  parle  jamais  que  pour  en  dire  le  bien  qu'elle  fait  :  c'eft 
un  honneur  qu'elle  croit  devoir  h  (on  fexe  ;  &  pour  celles  dont  elle 
ne  fait  aucun  bien  à  dire,  elle  n'en  dit  rien  du  tout  ;  6c  cela  s'en- 
tend. 

Sophie  a  peu  d'ufage  du  monde  ;  mais  elle  eft  obligeante,  at- 
.tentive,  &  met  de  la  grâce  à  tout  ce  qu'elle  fait.  Un  heureux  na- 
turel la  fert  mieux  que  beaucoup  d'art.  Elle  a  une  certaine  poli- 
tefle  à  elle  qui  ne  tient  point  aux  formules,  qui  n'eft  point  afler- 
vie  aux  modes,  qui  ne  change  point  avec  elles,  qui  ne  fait  rien 
par  ufage ,  mais  qui  vient  d'un  vrai  defir  de  plaire ,  &  qui  plaît. 
Elle  ne  fait  point  les  complimens  triviaux  &  n'en  invente  point  de 
plus  recherchés;  elle  ne  dit  pas  qu'elle  eft  très  -  obligée ,  qu'on 
lui  fait  beaucoup  d'honneur,  qu'on  ne  prenne  pas  la  peine,  &c. 
elle  s'avife  encore  moins  de  tourner  des  phrafes.  Pour  une  atten- 
tion,  pour  une  politefle  établie,  elle  répond  par  une  révérence 
ou  par  un  fimple  ,  je  vous  remercie  ;  mais  ce  mot  dit  de  fa  bou- 


DE    r  Éducation.  211 

che  en  vaut  bien  un  autre.  Pour  un  vrai  fervice  elle  lai/Te  parler 
fon  cœur,  &  ce  n'eft  pas  un  compliment  qu'il  trouve.  Elle  n'a 
jamais  foufFert  que  l'ufage  François  l'afîcrvît  au  joug  des  fimagrécs, 
comme  d'étendre,  (à  main  en  paftant  cfune  chambré  à  l'autre  fur 
un  bras  fexagénaire  qu'elle  auroit  grande  envie  de  foutenir.  Quand 
un  galand  mufqué  lui  offre  cet  impertinent  fervice,  elle  laiitê  l'of- 
ficieux bras  fur  l'efcalier  &  s'élance  en  deux  fauts  dans  la  cham- 
bre ,  en  difant  qu'elle  n'eft  pas  boiteufe.  En  ëf&t,  quoiqu'elle  ne 
ibit  pas  grande ,  elle  n'a  jamais  voulu  de  talons  hauts  :  elle  a  les 
pieds  alTez  petits  pour  s'en  pafTer. 

Non-seulement  elle  fe  tient  dans  le  filence  &  dans  le  ref- 
peâ  avec  les  femmes,  mais  même  avec  les  hommes  mariés,  ou 
beaucoup  plus  âgés  qu'elle;  e^e  n'acceptera  jamais  de  place  au-def- 
fus  d'eux  que  par  obéiflance  ,  &  reprendra  la  fienne  au-deffous  fi- 
tôt  qu'elle  le  pourra  ;  car  elle  fait  que  les  droits  de  l'âge  vont  avant 
ceux  du  fexe,  comme  ayant  pour  eux  le  préjugé  de  la  ù^tÇ^t  ^  qui 
doit  être  honorée  avant  tout. 

Avec  les  jeunes  gens  de  fon  âge,  c'eft  autre  chofe  ;  elle  a  bs- 
foin  d'un  ton  différent  pour  leur  en  impofer,  &  elle  fait  le  pren- 
dre fans  quitter  l'air  modefle  qui  lui  convient.  S'ils  font  modeftes 
&  réfervés  eux  mêmes  ,  elle  gardera  volontiers  avec  eux  l'aimable 
familiarité  de  la  jeuntffe;  leurs  entretiens  pleins  d'innocence  feront 
badins,  mais  décens;  s'ils  deviennent  férieux  ,  elle  veut  qu'ils 
foient  utiles;  s'ils  dégénèrent  en  fadeurs,  elle  les  fera  bientôt  cef- 
fer;  car  elle  méprife  fur- tout  le  petit  jargon  de  la  galanterie,  com- 
me très  -  offenfant  pour  fon  fcxe.  Elle  fait  bien  que  l'homme 
qu'elle  cherche  n'a  pas  ce  jargon -Ih  ,  &  jamais  elle  ne  fouffte  vo- 
lontiers d'un  autre  ce  qui  ne  convient  pas  h  celui  dont  elle  a  le 
caraflère  empreint  au  fond  du  cœur.  La  haute  opinion  qu'elle  a 
des  droits  de  fon  fexe  ,  la  fierté  d'ame  que  lui  donne  la  pureté  de 
fes  fentimens,  cette  énergie  de  la  vertu  qu'elle  fcnt  en  elle  mê- 
me ,  &  qui  la  rend  refpcâable  )t  fes  propres  yeux  ,  lui  font  écou- 
ter avec  indignation  les  propos  doucereux  dont  on  prétend  l'amu- 
fer.  Elle  ne  les  reçoit  point  avec  une  colère  apparente  ,  mais  avec 
un   ironique  applaudiffcment    qui  déconcerte,  ou    d'un   ton  froid 

Dd  ij 


2ià  Traité 

auquel  on  ne  s'attend  point.  Qu'un  beau  Phébus  lui  débite  (es 
gentillefles  ,  la  loue  avec  efprit  fur  le  fien,  fur  fa  beauté,  fur  fes 
grâces,  fur  le  prix  du  bonheur  de  lui  plaire,  elle  eft  fi!!e  à  l'in- 
terrompre, en  lui  dilânt  poliment  :  »  Monfieur,  j'ai  grand'peurde 
»  favoir  ces  chofes-là  mieux  que  vous;  fi  nous  n'avons  rien  de  plus 
»  curieux  à  dire ,  je  crois  que  nous  pouvons  finir  ici  l'entretien  ». 
Accompagner  ces  mots  d'une  grande  révérence,  &  puis  fe  trouver 
Il  vingt  pas  de  lui,  n'eft  pour  elle  que  l'affaire  d'un  inft^nt.  De- 
mandez à  vos  agréables  s'il  eft  aifé  d'étaler  fon  caquet  avec  un 
efprit  auffi   rebours   que  celui-lk. 

Ce  n'eft  pas  pourtant  qu'elle  n'aime  fort  h  être  louée,  pourvu 
que  ce  foit  tout  de  bon,  &  qu'elle  puiflè  croire  qu'on  penfe  en  ef- 
fet le  bien  qu'on  lui  dit  d'elle.  Pour  paroître  touché  de  fon  mé- 
rite ,  il  faut  commencer  par  en  montrer.  Un  hommage  fondé  fur 
l'eftime  peut  flatter  fon  cœur  altier  :  mais  tout  galant  perfifflage  eft 
toujours  rebuté  ;  Sophie  n'eft  pas  faite  pour  exercer  les  petits  ta-, 
lens  d'un  baladin. 

Avec  une  fi  grande  maturité  de  jugement,  &  formée  k  tous 
égards  comme  une  fille  de  vingt  ans  ,  Sophie  à  quinze  ne  fera 
point  traitée  en  enfant  par  fes  parens.  A  peine  appercevront-ils  en 
elle  la  première  inquiétude  de  la  jeunefTe ,  qu'avant  le  progrès  ils 
fe  hâteront  d'y  pourvoir  ;  ils  lui  tiendront  des  difcours  tendres  & 
fenfés.  Les  difcours  tendres  &  fenfés  font  de  fon  âge  &  de  fon  ca- 
radère.  Si  ce  caraftère  eft  tel  que  je  l'imagine,  pourquoi  fon  père 
ne  lui  parleroitil  pas  à  peu  près  ainfi  ?  «  Sophie,  vous  voilà 
5)  grande  fille  ,  &  ce  n'eft  pas  pour  l'être  toujours  qu'on  le  devient. 
»  Nous  voulons  que  vous  foyez  heureufe  ;  c'eft  pour  nous  que  nous 
»  le  voulons  ,  parce  que  notre  bonheur  dépend  du  vôtre.  Le  bon- 
»  heur  d'une  honnête  fille  eft  de  faire  celui  d'un  honnête  homme: 
»  il  faut  donc  penfer  à  vous  marier,  il  y  faut  penfer  de  bonne 
»  heure;  car  du  mariage  dépend  le  fort  de  la  vie,  &  l'on  n'a  jamais 
»  trop  de  temps  pour  y  penfer. 

»  Rien  n'eft  plus  difficile  que  le  choix  d'un  bon  mari,  fi  ce 
ut  n'eft  peut-être  celui  d'une  bonne  femme.  Sophie,  vous  ferez  cette 


t)  E      r  É  D  U  C  Â   T  Ï'O  N.  2ïf 

»  femme  rare,  vous  ferez  la  gloire  de  notre  vie  &  le  bonheur  de 
»  nos  vieux  jours;  mais,  de  quelque  mérite  que  vous  foyez  pour- 
»  vue,  la  terre  ne  manque  pas  d'hommes  qui  en  ont  encore  plus 
»  que  vous.  Il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne  dût  s'honorer  de  vous  ob- 
»  tenir;  il  y  en  a  beaucoup  qui  vous  honoreroient  davantage.  Dans 
»  ce  nombre,  il  s'agit  d'en  trouver  un  qui  vous  convienne,  de  le 
»  connoître  &  de  vous  faire  connoître  k  lui. 

»  Le  plus  grand  bonheur  du  mariage  dépend  de  tant  de  con- 
»  venances  ,  que  c'eft  une  folie  de  les  vouloir  toutes  ralTembler. 
»  Il  faut  d'abord  s'alTurer  des  plus  importantes;  quand  les  autres 
»  s'y  trouvent,  on  s'en  prévaut;  quand  elles  manquent,  on  s'en 
»  pafîè.  Le  bonheur  parfait  n'eft  pas  fur  la  terre;  mais  le  plus 
»  grand  des  malheurs,  &  celui  qu'on  peut  toujours  éviter,  eft 
p  d'être  malheureux  par  fa  faute. 

»  Il  y  a  des  convenances  naturelles,  il  y  en  a  d'inftitution,  il 
»  y  en  a  qui  ne  tiennent  qu'à  l'opinion  feule.  Les  parens  font  ju- 
»  ges  des  deux  dernières  efpèces  ,  les  enfans  feuls  le  font  de  la 
»  première.  Dans  les  mariages  qui  fe  font  par  l'autorité  des  pères , 
»  on  fe  règle  uniquement  fur  les  convenances- d'inftitution  &  d'opi- 
«  nion  ;  ce  ne  font  pas  les  perfonnes  que  l'on  marie,  ce  font  les 
»  conditions  &  les  biens;  mais  tout  cela  peut  changer,  les  per- 
»  fonnes  feules  reftent  toujours  ,  elles  fe  portent  par- tout  avec 
r>  elles;  en  dépit  de  la  fortune,  ce  n'eft  que  par  les  rapports  per- 
»  fonnels  qu'un  mariage  peut  être  heureux  ou  malheureux. 

»  Votre  mèreétoitde  condition  ,  j'étois  riche  ;  voilà  les  feules 
»  confidérations  qui  portèrent  nos  parens  à  nous  unir.  J'ai  perdu 
»  mes  biens,  elle  a  perdu  fon  nom;  oubliée  de  fa  famille,  que  lui 
»  fert  aujourd'hui  d'être  née  Demoifclle  ?  Dans  nos  dcfalîres,  l'u- 
»  nion  de  nos  cœurs  nous  a  confolés  de  tour;  la  conformité  de 
»  nos  goûts  nous  a  fait  choifir  cette  retraite  ;  nous  y  vivons  heu- 
j>  reux  dans  la  pauvreté ,  nous  nous  tenons  lieu  de  tout  l'un  à 
»  l'autre  :  Sophie  eft  notre  tréfor  commun  ;  nous  bénifTons  le  ciel 
M  de  nous  avoir  donné  celui-là,  &  de  nous  avoir  ôté  tout  le  rtfle. 
»  Voyez,  mon  enfant,  où  nous  a  conduit  la  Providence!   Les  con* 


-214  Traité 

»  venanccs  qui  nous  firent  marier  font  évanouies;  nous  ne  fpnx- 
»  n^es  heureux  que  par  celles  qvie  l'on  compta  pour  rien. 

n  C'eft  aux  époux  à  s'aflbrtir.  Le  penchant  mutuel  doit  être 
»  leur  premier  lien  :  leurs  yeux ,  leurs  cœurs  doivent  être  leurs 
»  premiers  guides  ;  car  comme  leur  premier  devoir ,  étant  unis , 
»  eft  de  s'aimer ,  &  qu'aimer  ou  n'aimer  pas  ne  dépend  point  de 
»  nous-mêmes,  ce  devoir  en  emporte  néceffairement  un  autre, 
»  qui  eft  de  commencer  par  s'aimer  avant  de  s'unir.  C'eft-lk  te 
»  droit  de  la  nature  que  rien  ne  peut  abroger  :  ceux  qui  l'ont  gê- 
»  née  par  tant  de  loix  civiles,  ont  eu  beaucoup  plus  d'égard  à 
»  l'ordre  apparent  qu'au  bonheur  du  mariage  &  aux  mœurs  des  ct- 
»  toyens.  Vous  voyez,  ma  Sophie,  que  nous  ne  vous  prêchons 
»  pas  une  morale  difficile.  Elle  ne  tend  qu'à  vous  rendre  maîtrelTe 
»  de  vous-même,  &  à  nous  eu  rapporter  k  vous  fur  le  choix  de 
»  votre  épouï. 

»  Après  vous  avoir  dit  nos  raifbns  pour  vous  laiflèr  une  en- 
»  tière  liberté,  il  eft  jufte  de  vous  parier  auflî  des  vôtres  pour  en 
»  ufer  avec  fagefle.  Ma  fille,  vous  êtes  bonne  &  raifonnable,  voui 
»  avez  de  la  droiture  &  de  la  piété ,  vous  avez  les  talens  qui  con- 
»  viennent  <t  d'honnêtes  femmes,  &  vous  n'êtes  pas  dépourvue 
»  d'agrémens  ;  mais  vous  êtes  pauvre;  vous  avez  les  biens  les  plus 
»  efiimables,  &  vous  manquez  de  ceux  qu'on  eftime  le  plus.  N'af- 
»  pirez  donc  qu'à  ce  que  vous  pouvez  obtenir,  &  réglez  votre  ani- 
»  bition  ,  non  fur  vos  jugemens  ni  fur  les  nôtres  ,  mais  fur  l'opinion 
»  des  hommes.  S'il  n'étoit  queftion  que  d'une  égalité  de  mérite, 
»  j'ignore  k  quoi  je  devrois  borner  vos  efpérances  :  mais  ne  les 
»  élevez  point  au-delTus  de  votre  fortune,  &  n'oubliez  pas  qu'elle 
»  eft  au  plus  bas  rang.  Bien  qu'un  homme  digne  de  vous  ne  compte 
»  pas  cette  inégalité  pour  un  obftacle,  vous  devez  faire  alors  ce 
»  qu'il  ne  fera  pas  :  Sophie  doit  imiter  fa  mère  ,  &  n'entrer  que 
»  dans  une  famille  qui  s'honore  d'elle.  Vous  n'avez  point  vu  notrtj 
■o  opulence,  vous  êtes  née  durant  notre  pauvreté;  vous  nous  Fa 
»  rendez  douce,  &  vous  la  partagez  fans  peine.  Croyez-moi,  So- 
n  phie,  ne  cherchez  point  des  biens  dont  nous  béniffons  le  ciel  de 
»  nous  avoir  délivrés  :  nous  n'avons  goûte  le  bonheur  qu'après 
»  avoir  perdu  la  richefle. 


DE    L Éducation.  215 

»  Vous  êtes  trop  aimable  pour  ne  plaire  \  perfonne  ,  &  votrft 
»  misère  n'eft  pas  telle  qu'un  honnête  homme  fe  trouve  embar- 
»>  rafTé  de  vous.  Vous  ferez  recherchée,  &  vous  pourrez  l'être  de 
j>  gens  qui  ne  vous  vaudront  pas.  S'ils  fe  montroient  à  vous  tels 
»  qu'ils  font,  vous  les  eftimeriez  ce  qu'ils  valent  :  tout  leur  fafte 
»  ne  vous  en  impoferoit  pas  long  -  temps  ;  mais ,  quoique  vous 
>}  ayez  le  jugement  bon ,  &  que  vous  vous  connoiniez  en  mérite, 
»  vous  manquez  d'expérience  &  vous  ignorez  jufqu'où  les  hom- 
»  mes  peuvent  fe  contrefaire.  Un  fourbe  adroit  peut  étudier  vos 
»  goûts  pour  vous  féduire,  &  feindre  auprès  de  vous  des  vertus 
»  qu'il  n'aura  point.  Il  vous  perdroit,  Sophie,  avant  que  vous 
»  vous  en  fuffiez  apperçue  ,  &  vous  ne  connoîtriez  votre  erreur 
î>  que  pour  la  pleurer.  Le  plus  dangereux  de  tous  les  pièges,  & 
»  le  feul  que  la  raifon  ne  peut  éviter,  eft  celui  des  fens;  fi  jamais 
»  vous  avez  le  malheur  d'y  tomber,  vous  ne  verrez  plus  qu'iJlu- 
»  fions  &  chimères,  vos  yeux  fe  fafcineront ,  votre  jugement  fe 
»  troublera,  votre  volonté  fera  corrompue,  votre  erreur  même 
»  vous  fera  chère,  &  quand  vous  feriez  en  état  de  la  connoitre, 
»  vous  n'en  voudriez  pas  revenir.  Ma  fille,  c'efi  \  la  raifon  de 
»  Sophie  que  je  vous  livre  ;  je  ne  vous  livre  point  au  penchant 
»  de  fon  cœur.  Tant  que  vous  ferez  de  fang- froid  ,  refiez  votre 
»  propre  juge;  mais  fi  tôt  que  vous  aimerez,  rendez  à  votre  mère 
X  le  foin  de  vous. 

»  Je  vous  propofe  un  accord  qui  vous  marque  notre  efiime  & 
»  rétablifîè  entre  nous  l'ordre  naturel.  Les  parens  choififTent  l'é- 
»  poux  de  leur  fille ,  &  ne  la  confultent  que  pour  la  forme  ;  tel 
»  eft  l'ufage.  Nous  ferons  entre  nous  tout  le  contraire  ;  vous  choi- 
»  firez  &  nous  ferons  confultés.  Ufez  de  votre  droit,  Sophie; 
»  ufez-en  librement  &  fagement.  L'époux  qui  vous  convient  doit 
»  être  de  votre  choix  &  non  pas  du  nôtre  :  mais  c'eft  h  nous  de 
»  juger  fi  vous  ne  vous  trompez  pas  fur  les  convenances  ,  &  fi , 
»  fans  le  favoir,  vous  ne  fiites  point  autre  chofe  que  ce  que  vous 
*>  voulez.  La  naiffance,  les  biens,  le  rang,  l'opinion  n'entreront 
»  pour  rien  dans  nos  raifons.  Prenez  un  honnête  homme  dont  \i 
»  perfonne  vous  plaife,  &  dont  le  caraélère  vous  convienne,  quel 


tl6  T  R   ^A   I    T  É 

»  qu'il  foit  d'ailleurs  ,  nous  l'acceptons  pour  notre  gencire.  Son 
»  bien  fera  toujours  affez  grand,  s'il  a  des  bras,  des  mœurs,  & 
»  qu'il  aime  fa  famille.  Son  rang  fera  toujours  aflez  illuftre,  s'il 
j)  l'annoblit  par  la  vertu.  Quand  toute  la  terre  nous  blâmeroit , 
»  qu'importe  ?  Nous  ne  cherchons  pas  l'approbation  publique  ;  il 
»  nous  fuffit  de  votre  bonheur. 

Lecteur,  j'ignore  quel  effet  feroit  un  pareil  difcours  fur  le» 
filles  élevées  à  votre  manière.  Quant  à  Sophie,  elle  pourra  n'y 
pas  répondre  par  des  paroles.  La  honte  &  l'attendriflement  ne  la 
laifleroient  pas  aifément  s'exprimer  :  mais  je  fuis  bien  sûr  qu'il 
reliera  gravé  dans  fon  cœur  le  refte  de  fa  vie ,  &  que  ,  fi  l'on  peut 
compter  fur  quelque  réfolution  humaine,  c'efl  fur  celle  qu'il  lui 
fera  faire  d'être  digne  de  l'ellime  de  fes  parens. 

Mettons  la  chofe  au  pis,  &  donnons  -  lui  un  tempérament 
ardent  qui  lui  rende  pénible  une  longue  attente.  Je  dis  que  fon 
jugement,  fes  connoiflânces ,  fon  goût,  fa  délicateflè,  &  fur- tout 
les  fentimens  dont  fon  cœur  a  été  nourri  dans  fon  enfance  ,  oppo- 
feront  k  l'impétuofité  des  fens  un  contrepoids  qui  lui  fuffira  pour 
les  vaincre,  ou  du  moins  pour  leur  réfif  ^r  longr-temps.  Elle  mour- 
roit  plutôt  martyre  de  fon  état,  que  d'affliger  lès  parens,  d'épou- 
fer  un  homme  fans  mérite  ,  &  de  s'expofer  aux  malheurs  d'un  ma- 
riage mal  aflbrti.  La  liberté  même  qu'elle  a  reçue  ne  fait  que  lui 
donner  une  nouvelle  élévation  d'ame,  &  la  rendre  plus  difficile 
fur  le  choix  de  fon  maître.  Avec  le  tempérament  d'une  Italienne 
&  la  fenfibilité  d'une  Angloife,  elle  a,  pour  contenir  fon  cœur  & 
fes  fens ,  la  fierté  d'une  Efpagnole ,  qui  ,  même  en  cherchant  un 
amant,  ne  trouve  pas  aifément  celui  qu'elle  eftime  digne  d'elle. 

Il  n'appartient  pas  k  tout  le  monde  de  fentir  quel  reffort  l'a- 
mour des  chofes  honnêtes  peut  donner  k  l'amc,  &  quelle  force  on 
peut  trouver  en  foi  quand  on  veut  être  fincéremenr  vertueux-  II 
y  a  des  gens  à  qui  tout  ce  qui  eft  grand  paroît  chimérique  ,  &  qui 
dans  leur  baffe  &  vile  raifon,  ne  connoitront  jamais  ce  que  peut 
fur  les  pallions  humaines  la  folie  même  de  la  vertu.  Il  ne  faut 
parler  k  ces  gens-là  que  par  des  exemples  :  tant  pis  pour  eux  s'ils 

s'obftiiienr 


t>  E      V  ÉDUCATION.  HJ 

s'obftinent  \  les  nier.  Si  je  leur  difois  que  Sophie  n'eft  point  un 
être  imaginaire ,  que  fon  nom  fsul  eft  de  mon  invention  ,  que  fon 
éducation,  fes  mœurs,  (on  caraâère ,  fa  figure  même  ont  réelle- 
ment exiftd  ,  &  qu6  ù  mémoire  coûte  encore.,  des  larmes  à  toute 
une  honnête  famille,  fans  doute  ils  n'en  croiroicnt  rien  :  mais  en- 
fin ,  que  rifqiierai-je  d'achever  fans  détour  l'hiftoire  d'une  fille  fi 
femblable  à  Sophie  ,  que  cette  hiftoire  pourroit  être  la  fienne  fans 
qu'on  dût  en  être  furpris.  Qu'on  la  croye  véritable  ou  non,  peu 
importe  ;  j'aurai  ,  fi  l'on  veut ,  raconté  des  fictions  ,  mais  j 'aurai 
toujours  expliqué  ma  méthode,  &  j'irai   toujours  à  mes  fins. 

La  jeune  perfonne,  avec  le  tempérament  dont  je  viens  de  char- 
ger Sophie,  avoit  d'ailleurs  avec  elle  toutes  les  conformités  qui 
pouvoient  lui  en  faire  mériter  le  nom  ,  &  je  le  lui  laifîè.  Après 
l'entretien  que  j'ai  rapporté,  fon  père  &  fa  mère  jugeant  que  les 
partis  ne  viendroient  pas  s'offrir  dans  le  hameau  qu'ils  habitoient , 
l'envoyèrent  paffcr  un  hiver  à  la  ville  ,  chez  une  tante  qu'on  inf- 
truifit  en  fecret  du  fujet  de  ce  voyage.  Car  la  fière  Sophie  portoit 
au  fond  de  fon  cœur  le  noble  orgueil  de  favoir  triompher  d'elle, 
&  quelque  befoin  qu'elle  eût  d'un  mari,  elle  fût  morte  fille  plu- 
tôt que  de  fe  réfoudré  k  l'aller  chercher. 

Pour  répondre  aux  vues  de  fes  parens,  fa  tante  la  préfenta  dans 
les  maifons  ,  la  mena  dans  les  fociétés  ,  dans  les  fêtes  ;  lui  fit  voir 
le  monde  ou  plutôt  l'y  fit  voir,  car  Sophie  fe  foucioit  peu  de  tout 
ce  fracas.  On  remarqua  pourtant  qu'elle  ne  fuyoit  pas  les  jeunes 
gens  d'une  figure  agréable  qui  paroiffoient  décens  &  modc-ftcs. 
Elle  avoit  dans  fa  réferve  même  un  certain  art  de  les  attirer,  qui 
refTembloit  afL-z  à  de  la  coquetterie  :  mais  après  s'être  entretenue 
avec  eux  deux  ou  trois  fois,  elle  s'en  rebutoit.  Bientôt  h  cet  air 
d'autorité,  qui  femble  accepter  les  hommages,  elle  fubftituoit  un 
maintien  plus  humble  &  une  politeffe  plus  repoufTante.  Toujours 
attentive  fur  elle-même,  elle  ne  leur  laiflbit  plus  l'occafion  de  lui 
rendre  le  moindre  fervicc  :  c'étoit  dire  afTez  qu'elle  ne  vouloit  pas 
être  leur  maitrefle. 

Jamais  les  cœurs  fenfibles  n'aimèrent  les  plaifirs  bruyans,  vaio 
Traite  de  VMduc.   Tome  IL  E  e 


2i8  Traité 

&  fîérile  bonheur  des  gens  qui  ne  fentent  rien,  &  qui  croient  qu'é- 
tourdir fa  vie,  c'eft  en  jouir.  Sophie  ne  trouvant  point  ce  qu'elle 
cherchoit,  &  défefpérant  de  le  trouver  ainfi,  s'ennuya  de  la  ville. 
Elle  aimoit  tendrement  fes  parens,  rien  ne  la  dédommageoit  d'eux, 
rien  n'étoit  propre  k  les  lui  faire  oublier  ;  elle  retourna  les  joiiidre 
long- temps  avant  le  terme  fixé  pour  fon  retour. 

A  peine  eût-elle  repris  fes  fondions  dans  la  maifon  paternelle  , 
qu'on  vit,  qu'en  gardant  la  même  conduite,  elle  avoit  changé 
d'humeur.  Elle  avoit  des  difîraflions,  de  l'impatience,  elle  étoic 
trifte  &  rêveufe,  elle  fe  cachoit  pour  pleurer.  On  crut  d'abord 
qu'elle  aimoit  &  qu'elle  en  avoit  honte  :  on  lui  en  parla,  elle  s'en 
dfc'fendit.  Elle  proteila  n'avoir  vu  perfonne  qui  pût  toucher  fon 
cœur,  &  Sophie  ne  mentoit  point. 

Cependant  fa  langueur  augmentoit  fans  cefTe,  &  fa  fanté 
commençoit  à  s'altérer.  Sa  mère,  inquiette  de  ce  changement,  ré- 
foiut  enfin  d'en  favoir  la  caufe.  Elle  la  prit  en  particulier  &  mit 
en  œuvre  auprès  d'elle  ce  langage  infinuant  &  ces  careiïes  invinci- 
bles que  la  feule  tendrefle  maternelle  fait  employer.  Ma  fille,  toi, 
que  j'ai  portée  dans  mes  entrailles  &  que  je  porte  incefTamment 
dans  mon  cœur,  verfe  les  fecrets  du  tien  dans  le  fein  de  ta  mère. 
Quels  font  donc  ces  fecretj  qu'une  mère  ne  peut  favoir  ?  Qui  efl- 
ce  qui  plaint  tes  peines?  Qui  eft-ce  qui  les  partage?  Qui  eft-ce 
qui  veut  les  foulager,  fi  ce  n'eft  ton  père  &  moi?  Ah!  mon  en- 
fant, veux-tu  que  je  meure  de  ta  douleur  fans  la  connoître  î 

Loin  de  cacher  fes  chagrins  à  fa  mère,  la  jeune  fille  ne  de- 
niandoit  pas  mieux  que  de  l'avoir  pour  confolatrice  &  pour  con- 
fidente. Mais  la  honte  l'empéchoit  de  parler,  &  fa  modeflie  ne 
trouvoit  point  de  langage  pour  décrire  un  état  fi  peu  digne  d'elle, 
que  l'émotion  qui  troubloit  fes  fens  malgré  qu'elle  en  eût.  Enfin, 
fa  honte  même  fcrvant  d'indice  à  la  mère ,  elle  lui  arracha  ces  hu- 
milians  aveux.  Loin  de  l'affliger  par  d'injuftes  réprimandes,  elle 
la  confola,  la  plaignit,  pleura  fur  elle;  elle  étoit  trop  fage  pour 
lui  faire  un  crime  d'un  mal  que  fa  vertu  feule  rendoit  fi  cruel. 
Mais  pourquoi  fupporter  fans  nccefiïté  un  mai  dont  le  remède  étoit 


b  E    r  Éducation.         219 

fi  facile  &  fi  légitime?  Que  n'ufoit-elle  de  la  libertt-  qu'on  lui 
Bvoit  donnée?  Que  n'acceptoit-elle  un  mari,  que  ne  le  choififloir- 
elle?  Ne  favoit-elle  pas  que  fon  fort  dcpendoit  d'elle  feule,  &  que 
quel  que  fût  fon  choix,  il  feroit  confirmé,  puifqu'elle  n'en  pou- 
voit  faire  un  qui  ne  fût  honnête?  On  l'avoir  envoyée  à  la  vilje, 
elle  n'y  avoit  point  voulu  refter;  plufieurs  partis  s'éroient  préfen- 
tés,  elle  les  avoir  tous  rebutés.  Qu'attendoit-elle  donc?  Que  vou- 
loir-elle  ?  Quelle  inexplicable  contradiâion  ! 

La  réponfe  éroir  fimple.  S'il  ne  s'agifToit  que  d'un  fecours  pour 
la  jeunefle,  le  choix  feroir  bientôt  fait  :  mais  un  maître  pour 
toute  la  vie  n'eft  pas  fi  facile  à  choifir  ;  &  puifqu'on  ne  peut  fé- 
parer  ces  deux  choix ,  il  faut  bien  attendre  ,  &  fouvent  perdre  fa 
jeunefTe,  avant  de  trouver  l'homme  avec  qui  l'on  veut  paffer  fej 
jours.  Tel  étoit  le  cas  de  Sophie  :  elle  avoir  befoin  d'un  amant 
mais  cet  amant  devoir  être  un  mari  ;  &  pour  le  cœur  qu'il  falloir 
au  fien,  l'un  étoit  prefque  auflî  difficile  à  trouver  que  l'autre. 
Tous  ces  jeunes  gens  fi  brilians  n'avoient  avec  elle  que  la  conve- 
nance de  l'âge,  les  autres  leur  manquoienr  toujours  ;  leur  efJDrit 
fuperficiel,  leur  vaniré ,  leur  jargon,  leurs  mœurs  fans  règle,  leuri 
frivoles  imitations  la  dégoûtoient  d'eux.  Elle  therchoir  un  hom- 
me,  &  ne  trouvoit  que  des  finges;  elle  cherchoit  une  ame,  & 
n'en  trouvoir  point. 

Que  je  fuis  malheureufe,  difoir  -  elle  k  fa  mère,  j'ai  befoin 
d'aimer  &  ne  vois  rien  qui  me  plaife.  Mon  cœur  repoufTe  tous 
ceux  qu'attirent  mes  fèns.  Je  n'en  vois  pas  un  qui  n'excite  mes  de- 
firs  ,  &  pas  un  qui  ne  les  réprime;  un  goût  fans  eflime  ne  peut 
durer.  Ah  !  ce  n'eft  pas  Ik  l'homme  qu'il  faut  k  votre  Sophie  :  fon 
charmant  modèle  eft  empreint  rrop  avanr  dans  fon  ame.  Elle  ne 
peur  aimer  qua  lui,  elle  ne  peur  rendre  heureux  que  lui,  elle  ne 
peur  erre  heureufe  qu'avec  lui  feul.  Elle  aime  mieux  fe  confu- 
mer  &  combattre  fans  ccfTe  ,  elle  aime  mieux  mourir  malheureulê 
&  libre,  que  défefpdrée  auprès  d'un  homme  qu'elle  n'aimeroit  pas 
&  qu'elle  rendroit  malheureux  lui-même  ;  il  vaut  mieux  a'cire 
plus   que  de  n'être  que  pour  fouifrir. 

Ee  ij 


220  Traité 

Frappée  de  ces  fingulariiés,  fa  mère  les  trouva  trop  bifarres 
pour  n'y  pas  foupçonner  quelque  myflère.  Sophie' n'étoit  ni  pré- 
cieufe  ni  ridicule.  Comment  cette  délicatefiè  outrée  avoit-elJe  pu 
lui  convenir ,  à  elle  à  qui  l'on  n'avoit  rien  tant  appris  dès  fon  en- 
fance qu'à  s'accommoder  des  gens  avec  qui  elle  avoit  à  vivre,  & 
à  faire  de  néceffité  vertu?  Ce  modèle  de  l'homme  aimable,  du- 
quel elle  étoit  fi  enchantée,  &  qui  revenoit  fi  fouvent  dans  tous 
fss  entretiens ,  fit  conjecturer  à  fa  mère.que  ce  caprice  avoit  quel- 
que autre  fondement  qu'elle  ignoroit  encore,  &  que  Sophie  n'a- 
voit pas  tout  dit.  L'infortunée,  furchargée  de  fa  peine  fecrette, 
ne  cherchoit  qu'à  s'épancher.  Sa  mère  la  preffe  ;  elle  héfite,  elle 
fe  rend  enfin,  &  fortant  fans  rien  dire,  elle  rentre  un  moment 
après  un  livre  à  la  main.  Plaignez  votre  malheureufe  fille  ,  fa  trif- 
teffe  eft  fans  remède  ,  fes  pleurs  ne  peuvent  tarir.  Vous  en  vou- 
lez favoir  la  caufe  :  eh  !  bien  la  voila,  dit-elle  ,  en  jettant  le  livre 
fur  la  table.  La  mère  prend  le  livre  &  l'ouvre  ;  c'étoient  les  aven- 
tures de  Télémaque.  Elle  ne  comprend  rien  d'abord  a  cette  éni- 
gme :  à  force  de  queftions  &  de  réponfes  obfcures,  elle  voit  en- 
fin avec  une  furpriîe  facile  à  concevoir ,  que  fa  fille  eft  la  rivale 
d'Eucharis. 

Sophie  aimoit Télémaque  ,  &  l'aimoit  avec  une  paflîon  dont  rieu 
ne  put  la  guérir.  Si- tôt  que  fon  père  &  fa  mère  connurent  fa  manie, 
ils  en  rirent  &  crurent  la  ramener  par  la  raifon.  Ils  fe  trompèrent  :  la 
raifon  n'étoit  pas  toute  de  leur  côté  ;  Sophie  avoit  auffi  la  lienne  & 
favoit  la  faire  valoir.  Combien  de  fois  elle  les  réduifit  au  filence  en 
fe  fervanr contr'eux  de  leurs  propres  raifonnemens,  en  leur  montrant 
qu'ils  avoient  fait  tout  le  mal  eux-mêmes  ,  qu'ils  ne  l'avoient  point 
formée  pour  un  homme  de  fon  fiècle,  qu'il  faudroit  néceflairement 
qu'elle  adoptât  les  manières  de  penfer  de  fon  mari  ou  qu'elle  lui  donnât 
les  fiennes  ;  qu'ils  lui  avoient  rendu  le  premier  moyen  impolTible 
par  la  manière  dont  ils  l'avoient  élevée,  &  que  l'autre  étoit  pré- 
cifément  ce  qu'elle  cherchoit.  Donnez-mot,  difoitelle,  un  hom- 
me imbu  de  mes  maximes,  ou  que  j'y  puifie  amener,  &  je  l'é- 
poufe;  mais  jufques-là  pourquoi  me  grondez-vous  ?  Plaignez-moi. 
Je  fuis  malheureufe  &  non  pas  folle.  Le  cœur  dépend- il  de  U  vo- 


ï>  E    L' Éducation,         221 

lonté?  Mon  père  ne  l'a-t-il  pas  dit  lui-même  ?  Eft-ce  ma  faut» 
fi  j'aime  ce  qui  n'eft  pas?  Je  ne  fuis  point  vifionnaire  ;  je  n« 
veux  point  un  Prince  ,  je  ne  cherche  point  Télémaque  ,  je  fais 
qu'il  n'eft  qu'une  fiâion  ;  je  cherche  quelqu'un  qui  lui  refTemble; 
&  pourquoi  ce  quelqu'un  ne  peut-il  exifter  ,  puifque  j'exifte  ,  moi 
qui  me  fens  un  cœur  fi  femblable  au  fien  ?  Non  ,  ne  deshono- 
rons pas  ainfi  l'humanité  \  ne  penfons  pas  qu'un  homme  aimable 
&  vertueux  ne  foit  qu'une  chimère.  Il  exifte,  il  vit,  il  me  cher- 
che peut-être;  il  cherche  une  ame  qui  le  fâche  aimer.  Mais  qu'eft- 
il  ?  Où  eft-il?  Je  l'ignore  ;  il  n'eft  aucun  de  ceux  que  j'ai  vus; 
fans  doute  il  n'eft  aucun  de  ceux  que  je  verrai.  O  ma  mère  !  pour- 
quoi m'avez- vous  rendu  la  vertu  trop  aimable?  Si  je  ne  puis  aimcï 
qu'elle ,  le  tort  en  eft  moins  à  moi  qu'k  vous. 

Amenhrai-JE  ce  trifte  récit  jufqu'à  fa  cataftrophe  ?  Dirai-je 
les  longs  débats  qui  la  précédèrent?  Repréfenterai  -  je  une  mère 
impatientée  changeant  en  rigueurs  fes  premières  careflès  ?  Mon- 
trerai-je  un  père  irrité  oubliant  fes  premiers  engagemens,  &  trai- 
tant comme  une  folle  la  plus  vertueufe  des  filles?  Peindrai-je  en- 
fin l'infortunée,  encore  plus  attachée  à  fa  chimère  par  la  perfécu- 
tion  qu'elle  lui  fait  fouffrir  ,  marchant  b  pas  lents  vers  la  mort 
&  defcendant  dans  la  tombe  au  moment  qu'on  croit  l'entraîner  k 
l'autel?  Non  ,  j'écarte  ces  objets  funtftes.  Je  n'ai  pas  befoin  d'al- 
ler fi  loin  pour  montrer,  par  un  exemple  afTez  frappant ,  ce  me  fem- 
ble  ,  que  malgré  les  préjugés  qui  naifTent  des  mœurs  du  fiècle 
l'enthoufiafnie  de  l'honnête  &  du  beau  n'eft  pas  plus  étranger  aux 
femmes  qu'aux  hommes,  &  qu'il  n'y  a  rien  que,  fous  la  direâioo 
de  la  nature,  on  ne  puiftè  obtenir  d'elles  comme  de  nous. 

On  m'arrête  ici  pour  me  demander  fi  c'eft  la  nature  qui  nouspref- 
crit  de  prendre  tant  de  peines  pour  réprimer  des  defirs  immodé- 
rés? Je  réponds  que  non,  mais  quaufli  ce  n'eft  point  la  nature 
qui  nous  donne  tant  de  defirs  immodérés.  Or,  tout  ce  qui  n'eft 
pas  d'elle  eft  coiitr'elle;  j'ai  prouvé  cela  mille  fois. 

Rkndons  à  notre  Emile  fa  Sophie;  reftufcitons  cette  aimahie 
fille   pour  lui  donner  une  imagination  moins  vive  &   un  dtftio 


222  Traité 

plus  heufeax.  Te  voulois  peindre  une  femme  ordinaire  ,  &  \ 
force  de  lui  élever  l'ame  ,  j'ai  troublé  fa  raifon  ;  je  me  fuis 
égaré  moi-même.  Revenons  fur  nos  pas.  Sophie  n'a  qu'un  bon 
naturel  dans  une  ame  commune  ;  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  que 
les  autres,  eft  l'effet  de  fon  éducation. 


DE      L'  É  D   (J  C  A   T  I  O  N.  I25 


^j  E  me  fuis  propofé  dans  ce  Livre  de  dire  tout  ce  qui  fepouvoit 
taire  ,  laifTant  à  chacun  Je  choix  de  ce  qui  eft  h  fa  portée  dnns  ce 
que  je  puis  avoir  dit  de  bien.  J'avois  penfé  dès  le  commencement 
à  former  de  loin  la  compagne  d'Emile,  &  li  les  éltver  l'un  pour 
l'autre  &  l'un  avec  l'autre.  Mais  en  y  iéfléchifTant,  j'ai  trouvé  que 
tous  ces  arrangemens  trop  prémat;:rti  croient  mal-enteniHis ,  &:  qu'il 
ëtoit  abfurde  de  defiiner  deux  enfans  à  s'unir,"  avant  de  pouvoir 
connoitre  fi  cette  union  étoit  dans  l'ordre  de  la  nature  ,  &  s'ils 
auroient  entr'eux  les  rapports  convenables  pour  la  former.  Il  ne 
faut  pas  confondre  ce  qui  eft  naturel  à  l'état  fauvage ,  &  ce  qui  eft 
naturel  à  l'état  civil.  Dans  le  premier  état  toutes  les  femmes  con- 
viennent à  tous  les  hommes ,  parce  que  les  uns  &  les  autres  n'ont 
encore  que  la  forme  primitive  &  commune;  dans  le  fécond  ,  chaque 
caradère  étant  développé  par  les  inftitutions  fociales ,  &  chaque  efprit 
ayant  reçu  Cz  forme  propre  &  déterminée,  non  de  l'éducation  feule, 
mais  du  concours  bien  ou  mal  ordonné  du  naturel  &  de  l'éduca- 
tion,  on  ne  peut  plus  les  afTortir  qu'en  'es  préfèntant  l'un  à  l'au- 
tre pour  voir  s'ils  fe  conviennent  11  tous  égards,  ou  pour  préférer 
au  moins  le  choix  qui  donne  le  plus  de  ces  convenances. 

Le  mal  eft  qu'en  développant  les  cara6lères,  l'état  focial  diftin- 
gue  les  rangs ,  &  que  l'un  de  ces  deux  ordres  n'étant  point  fem- 
blable  à  l'autre,  plus  on  diftingue  les  conditions,  plus  on  confond 
les  car^iflères.  De-lh  les  mariages  mal  aflortis  &  tous  les  dcfor- 
dres  qui  en  dérivent;  d'où  l'on  voit,  par  une  conlu'quence  évi- 
dente, que  plus  on  s'éloigne  de  l'égalité,  plus  les  fentimens  naturels 
s'altèrent;  plus  l'intervalle  des  grands  aux  petits  s'accroît,  plus  le 
lien  conjugal  fe  relâche  ;  plus  il  y  a  de  riches  &  de  pauvres , 
moins  il  y  a  de  pères  &  de  maris.  Le  maître  ni  l'efclave  n'ont 
plus  de  famille,  chacun  des  deux  ne  voit  que  fon  état. 

Voulez-vous  prévenir  les  abus  &  faire  d'heureux  mariages? 
Etouffez  les  préjugés,  oubliez  les  inftitutions  humaines,  confultez 
la  nature.  N'unifTez  pas  des  gens  qui  ne  fc  convicfinent  qu;.  dans 
une  condition  donnée,  &  qui  re  fc  conviendront  plus,  cette  cnndi» 


224  Traité 

tion  venant  k  changer;  mais  des  gens  qui  fe  conviendront  dans 
quelque  fituation  qu'ils  fe  trouvent ,  dans  quelque  pays  qu'ils  ha- 
bitent, dans  quelque  rang  qu'ils  puiflent  tomber.  Je  ne  dis  pas 
que  les  rapports  conventionnels  foient  indifFérens  dans  le  mariage, 
mais  je  dis  que  l'influence  des  rapports  naturels  l'emporte  telle- 
ment fur  la  leur,  que  c'eft  elle  feule  qui  décide  du  fort  de  la  vie, 
&  qu'il  y  a  telle  convenance  de  goûts,  d'humeurs,  de  fentimens, 
de  caradères  qui  devroit  engager  un  père  fage,  fût-il  Prince,  fût- 
il  Monarque,  k  donner  fans  balancer  k  fonfils,  la  fille  avec  laquelle 
il  auroit  toutes  ces  convenances,  fût-elle  née  d'une  famille  deshon- 
néte,  fût-elle  la  fille  du  bourreau.  Oui,  je  foutiens  que,  tous  les 
malheurs  imaginables  duffent-ils  tomber  fur  deux  époux  bien  unis, 
ils  jouiront  d'un  plus  vrai  bonheur  k  pleurer  enfemble  ,  qu'ils  n'en 
auroient  dans  toutes  les  fortunes  de  la  terre,  empoifonnées  par  la 
défunion  des  cœurs. 

Au  lieu  donc  de  deftiner  dès  l'enfance  un  époulê  à  mon  Emile, 
j'ai  attendu  de  connoître  celle  qui  lui  convient.  Ce  n'eft  point  moi 
qui  fais  cette  deflination,  c'eft  la  nature;  mon  affaire  eft  de  trou- 
ver le  choix  qu'elle  a  fait  :  mon  affaire ,  je  dis  la  mienne ,  &  non 
celle  du  père;  car  en  me  confiant  fon  fils  il  m.e  cède  fa  place,  il 
fubflitue  mon  droit  au  fien;  c'eft  moi  qui  fuis  le  vrai  père  d'Emi- 
le, c'eft  moi  qui  l'ai  fait  homme.  J'aurois  refufé  de  l'élever,  fi  je 
n'avois  pas  été  le  maître  de  le  marier  à  fon  choix,  c'eft-à-dire,  au 
mien.  Il  ny  a  que  le  plaifir  de  faire  un  heureux,  qui  puiffe  payer 
ce  qu'il  en  coûte  pour  mettre  un  homme  en  état  de  le  devenir. 

Mais  ne  croyez  pas  non  plus  que  j'aie  attendu,  pour  trouver 
l'époufe  d'Emile,  que  je  le  miffe  en  devoir  de  la  chercher.  Cette 
feinte  recherche  n'eft  qu'un  prétexte  pour  lui  faire  connoître  les 
femmes ,  afin  qu'il  fente  le  prix  de  celle  qui  lut  convient.  Dès 
long-temps  Sophie  eft  trouvée;  peut-être  Emile  l'a-t-il  déjà  vue  ; 
mais  il  ne  la  reconnoîtra  que  quand  il  en  fera  temps. 

Quoique  l'égalité  des  conditions  ne  foit  pas  néceflaire  au  ma- 
riage ,  quand  cette  égalité  fe  joint  aujj  autres  convenances,  elle 
leur  donne  un  nouveau  prix;  elle  n'entre  en  balance  avec  aucune, 
mais  la  fait  pancher  quand  tout  eft  égal.  Un 


DE     V  Éducation.  225 

Un  homme,  \  moins  qu'il  ne  foit  Monarque,  ne  peut  pas 
chercher  une  femme  dans  tous  les  états;  car  les  préjugés  qu'il 
n'aura  pas,  il  les  trouvera  dans  les  autres  ,  &  telle  fiile  lui  convien- 
droit  peut-être  qu'il  ne  l'obtiendroit  pas  pour  cela.  Il  y  a  donc 
des  maximes  de  prudence  qui  doivent  borner  \gs  recherches  d'un 
père  judicieux.  Il  ne  doit  point  vouloir  donner  à  fon  élevé  un 
établilîèment  au-deflTus  de  fon  rang  ;  car  cela  ne  dépend  pas  de  lui. 
Quand  il  le  pourroit ,  il  ne  devroit  pas  le  vouloir  encore  ;  car 
qu'importe  le  rang  au  jeune  homme,  du  moins  au  mien?  Et  ce- 
pendant, en  montant ,  il  s'expofe  à  mille  maux  réels  qu'il  fentira 
toute  fa  vie.  Je  dis  même  qu'il  ne  doit  pas  vouloir  compenfer  des 
biens  de  différentes  natures ,  comme  la  noblefTe  &  l'argent,  parce 
que  chacun  des  deux  ajoute  moins  de  prix  à  l'autre  qu'il  n'en  re- 
çoit d'altération;  que  de  plus  on  ne  s'accorde  jamais  fur  l'eftima-' 
tion  commune  ;  qu'enfin  la  préférence  que  chacun  donne  à  fa  mife 
prépare  la  difcorde  entre  deux  familles ,  &  fouvent  entre  deux 
époux. 

Il  eft  encore  fort  différent  pour  l'ordre  du  mariage,  que  l'hom- 
me s'allie  au-deflus  ou  au-deffous  de  lui.  Le  premier  cas  eft  tout- 
k-fait  contraire  h  la  raifon,  le  fécond  y  eft  plus  conforme  :  com- 
me la  famille  ne  tient  à  la  fociété  que  par  fon  chef,  c'eft  l'état 
de  ce  chef  qui  règle  celui  de  la  famille  entière.  Quand  il  s'allie 
dans  un  rang  plus  bas,  il  ne  defcend  point,  il  élevé  fon  époufe  ; 
au  contraire,  en  prenant  une  femme  au  -  deffus  de  lui,  il  l'abaifle 
fans  s'élever  :  ainfi,  dans  le  premier  cas,  il  y  a  du  bien  fans  mal, 
&  dans  le  fécond  du  mal  fans  bien.  De  plus  ,  il  eft  dans  l'ordre 
de  la  nature  que  la  femme  obéifle  k  l'homme.  Quand  donc  il  la 
prend  dans  un  rang  inférieur,  l'ordre  naturel  &  l'ordre  civil  s'ac- 
cordent, &  tout  va  bien.  C'eft  le  contraire  quand,  s'alliant  au- 
deffus  de  lui ,  l'homme  fe  met  dans  l'alternative  de  blelTcr  fon  droit 
ou  fa  reconnoilfance,  &  d'être  ingrat  ou  méprifé.  Alors  la  fem- 
me, prétendant  h  l'autorité,  fe  rend  le  tyran  de  fon  chef;  &  le 
maître  devenu  l'efclave  fe  trouve  la  plus  ridicule  &  la  plus  miférable 
des  créatures. 

Tels  font  ces  malheureux  favoris  que  les  Rois  de  l'Afic  hono- 
Traitc  de  tÉduc.  Tome  II.  Ff 


226  Traité 

rent  &  tourmentent  de  leur  alliance,  &  qui ,  dit-on ,  pour  coucher 
avec  leurs  femmes ,  n'ofent  entrer  dans  le  lit  que  par  le  pied. 

Je  m'attends  que  beaucoup  de  ledleurs ,  fe  fouvenant  que  je 
donne  à  la  femme  un  talent  naturel  pour  gouverner  l'homme  , 
m'accuferont  ici  de  contradiftion  ;  ils  fe  tromperont  pourtant.  Il 
y  a  bien  de  la  différence  entre  s'arroger  le  droit  de  -commander, 
&  gouverner  celui  qui  commande.  L'empire  de  la  femme  eft  un 
empire  de  douceur,  d'adrefle  &  de  complaifance ;  fes  ordres  font 
des  carefles ,  fes  menaces  font  des  pleurs.  Elle  doit  régner  dans  la 
maifon  comme  un  Miniftre  dans  l'État,  en  fe  faifant  commander 
ce  qu'elle  veut  faire.  En  ce  fens ,  il  eft  conftant  que  les  meilleurs 
ménages  font  ceux  où  la  femme  a  le  plus  d'autorité.  Mais  quand 
elle  méconnoît  la  voix  du  chef  ,  qu'elle  veut  ufurper  fes  droits  & 
commander  elle-même  ,  il  ne  réfulte  jamais  de  ce  défordre  que 
misère,  fcandale  &  deshonneur. 

Reste  le  choix  entre  fes  égales  &  fes  inférieures,  &  je  crois 
qu'il  y  a  encore  quelque  reftridion  h  faire  pour  ces  dernières;  car 
il  eft  difficile  de  trouver,  dans  la  lie  du  peuple, une  époufe  capable 
de  faire  le  bonheur  d'un  honnête  homme  :  non  qu'on  foit  plus 
vicieux  dans  les  derniers  rangs  que  dans  les  premiers ,  mais  parce 
qu'on  y  a  peu  d'idées  de  ce  qui  eft  beau  &  honnête,  &  que  l'in- 
juftice  des  autres  états  fait  voir  à  celui-ci  la  juftice  dans  fes  vices 
mêmes. 

Naturellement  l'homme  ne  penfe  guères.  Penfer  eft  un 
art  qu'il  apprend  comme  tous  les  autres  &  même  plus  difficile- 
ment. Je  ne  connois  pour  les  deux  fexes  que  deux  claffes  réellement 
diftingiiées  ;  l'une  des  gens  qui  penfent ,  l'autre  des  gens  qui  ne 
penfent  point  ;  &  cette  différence  vient  prefque  uniquement  de 
l'éducation.  Un  homme  de  la  première  de  ces  deux  claffes  ne  doit 
point  s'allier  dans  l'autre;  car  le  plus  grand  charme  de  la  fociété 
manque  a  la  fienne,  lorfqu'ayant  une  femme  il  eft  réduit  k  penfer 
fèul.  Les  gens  qui  pafîent  exaâement  la  vie  entière  à  travailler 
pour  vivre,  n'ont  d'autre  idée  que  celle  de  leur  travail  ou  de  leur 
intérêt,  6c   tout  leur   efprit  femble  être  au  bout  de  leurs  bras. 


DE    r  Education.  227 

Cette  ignorance  ne  nuit  ni  à  la  probité  ni  aux  mœurs  ;  fouvent 
même  elle  y  fert;  fouvent  on  compofe  avec  fes  devoirs  à  force  d'y 
réfléchir ,  &  l'on  finit  par  mettre  un  jargon  à  la  place  des  chofcs. 
La  confcience  eft  le  plus  éclairé  des  philofophes  :  on  n'a  pas  befoin 
de  favoir  les  offices  de  Cicéron  pour  être  homme  de  bien;  &  la 
femme  du  monde  la  plus  honnête  fait  peut-être  le  moins  ce  que  c'eft 
qu'honnêteté.  Mais  il  n'en  eft  pas  moins  vrai  qu'un  efprit  cultivé 
rend  feul  le  commerce  agréable,  &  c'eft  une  trifte  chofe  pour  un 
père  de  famille,  qui  fe  plaît  dans  fa  maifon ,  d'être  forcé  de  s'y  ren- 
fermer en  lui-même,  &  de  ne  pouvoir  s'y  faire  entendre  à  per- 
fonne. 

D'ailleurs,  comment  une  femme,  qui  n'a  nulle  habitude  de 
réfléchir,  élèvera- 1 -elle  fes  enfans  ?  Comment  difcernera-t-elle  ce 
qui  leur  convient?  Comment  les  difpofera-t-elle  aux  vertus  qu'elle 
ne  connoit  pas ,  au  mérite  dont  elle  n'a  nulle  idée  ?  Elle  ne  faura 
que  les  flatter  ou  les  menacer,  les  rendre  infolens  ou  craintifs; 
elle  en  fera  des  finges  maniérés  ou  d'étourdis  poliçons,  jamais  de 
bons  efprits  ni  des  enfans  aimables. 

Il  ne  convient  donc  pas  h  un  homme  qui  a  de  l'éducation  ,  de 
prendre  une  femme  qui  n'en  ait  point,  ni  par  conféquent  dans  un 
rang  où  l'on  ne  fauroit  en  avoir.  Mats  j'aimerois  encore  cent  fois 
mieux  une  fille  fimple  &  groffiérement  élevée,  qu'une  fille  favante 
&  bel-elprit  qui  viendroit  établir  dans  ma  maifon  un  tribunal  de 
littérature  dont  elle  fe  feroit  la  préfidente.  Une  femme  bel -efprit 
eft  le  fléau  de  fon  mari ,  de  fes  enfuis ,  de  fes  amis  ,  de  (es  valets , 
de  tout  le  monde.  De  la  fublime  élévation  de  fon  beau  génie  , 
elle  dédaigne  tous  fes  devoirs  de  femme,  &  commence  toujours 
par  fe  faire  homme  h  la  manière  de  Mademoifelle  de  l'Enclos.  Au- 
dehors  elle  eft  toujours  ridicule  &  très-juftement  critiquée,  parce 
qu'on  ne  peut  manquer  de  l'être  auflltôt  qu'on  fort  de  fon  état, 
&  qu'on  n'eft  point  fait  pour  celui  qu'on  veut  prendre.  Toutes 
ces  femmes  à  grands  talens  n'en  inipofent  jamais  qu'aux  fots.  On 
fait  toujours  quel  eft  l'artiflc  ou  l'ami  qui  tient  la  plume  ou  le 
pinceau  quand  elles  travaillent.  On  fait  quel  eft  le  difcret  homme 
de  lettres  qui  leur  dicle  en  fecret  leurs  oracles.    Toute  cette  char- 

Ff  ii 


228  Traita 

latanerie  efl  indigne  d'une  honnête  femme.  Quand  elle  auroit  de 
vrais  talens ,  fa  prétention  les  aviliroit.  Sa  dignité  eft  d'être  igno- 
rée; fa  gloire  eft  dans  l'eftime  de  fon  mari;  fes  plaifirs  fonr  dans 
le  bonheur  de  fa  famille.  Lefteur,  je  m'en  rapporte  k  vous-même; 
foyez  de  bonne  foi.  Lequel  vous  donne  meilleure  opinion  d'une 
femme  en  entrant  dans  fa  chambre ,  lequel  vous  la  fait  aborder 
avec  plus  de  refpeft,  de  la  voir  occupée  des  travaux  de  fon  fexe , 
des  foins  de  fon  ménage,  environnée  des  hardes  de  fes  enfiins, 
ou  de  la  trouver  écrivant  des  vers  fur  fa  toilette,  entourée  de  bro- 
chures de  toutes  les  fortes,  &  de  petits  billets  peints  de  toutes  les 
couleurs?  Toute  fille  lettrée  reftera  fille  toute  fa  vie,  quand  il  n'y 
aura  que  des  hommes  fenfés  fur  la  terre  : 

Quœris  cur  nolim  te  ductre ,  Gallu  ?   Dijerta  es. 

Après  ces  confîdérations  vient  celle  de  la  figure;  c'eft  la  pre- 
mière qui  frappe  &  la  dernière  qu'on  doit  faire  ,  mais  encore  ne 
la  faut-il  pas  compter  pour  rien.  La  grande  beauté  me  paroît  plu- 
tôt à  fuir  qu'à  rechercher  dans  le  mariage.  La  beauté  s'ufe  promp- 
tement  par  la  poflefïïon  ;  au  bout  de  fix  femaines  elle  n'eft  plus 
rien  pour  le  pofleffeur ,  mais  fes  dangers  durent  autant  qu'elle.  A 
moins  qu'une  belle  femme  ne  foit  un  ange ,  fon  mari  eft  le  plus 
malheureux  des  hommes;  &  quand  elle  feroit  un  ange  ,  comment 
empêchera  t-elle  qu'il  ne  foit  fans  ceffe  entouré  d'ennemis  ?  Si  l'ex- 
trême laideur  n'éroit  pas  dégoûtante,  je  la  prétérerois  k  l'extrême 
beauté  ;  car  en  peu  de  temps  l'une  &  l'autre  étant  nulle  pour  le 
mari  ,  la  beauté  devient  un  inconvénient ,  &  la  laideur  un  avanta- 
ge :  mais  la  laideur  qui  produit  le  dégoût ,  eft  le  plus  grand  des 
malheurs;  ce  fentiment ,  loin  de  s'effacer,  augmente  fans  ceftè  & 
fe  tourne  en  haine.  C'eft  un  enfer  qu'un  pareil  mariage;  il  vau- 
droit  mieux  être  morts  qu'unis  ainfi. 

Desirez  en  tout  la  médiocrité,  fans  en  excepter  la  beauté 
même.  Une  figure  agréable  &  prévenante,  qui  n'infpire  pas  l'a- 
mour, mais  la  bienveillance,  eft  ce  qu'on  doit  préférer;  elle  eft 
fans  préjudice  pour   le   mari ,   &  l'avantage  en  tourne  au   profit 


DE      r  É  D   V  C  A   T  I  O  N.  2^9 

commun.  Les  grâces  ne  s'ufent  pas  comme  la  beauté  ;  elles  ont 
de  la  vie ,  elles  fe  renouvellent  fans  cefle  ;  &  au  bout  de  trente  ans 
de  mariage ,  une  honnête  femme  avec  des  grâces  plaît  à  fon  mari 
comme  le  premier  jour. 

Telles  font  les  réflexions  qui  m'ont  déterminé  dans  le  choix 
de  Sophie.  Élevé  de  la  nature  ,  ainfi  qu'Emile,  elle  eft  faite  pour 
lui  plus  qu'aucune  autre;  elle  fera  la  femme  de  l'homme.  Elle  eft 
fon  égale  par  la  naiffance  &  par  le  mérite,  fon  inférieure  par  la 
fortune.  Elle  n'enchante  pas  au  premier  coup  -  d'œil  ,  mais  elle 
plaît  chaque  jour  davantage.  Son  plus  grand  charme  n'agit  que  par 
degrés,  il  ne  fe  déploie  que  dans  l'intimité  du  commerce,  &  fon 
mari  le  fentira  plus  que  perfonne  au  monde;  fon  éducation  n'eft 
ni  brillante  ni  négligée;  elle  a  du  goût  fans  étude,  des  talens  fans 
art,  du  jugement  fans  connoifTances.  Son  efprit  ne  fait  pas,  mais 
il  eft  cultivé  pour  apprendre;  c'eft  une  terre  bien  préparée  qui 
n'attend  que  le  grain  pour  rapporter.  Elle  n'a  jamais  lu  de  livre 
que  Barréme,  &  Télémaque  qui  lui  tomba  par  hazard  dans  les 
mains  ;  mais  une  fille  capable  de  fe  pafîîonner  pour  Télémaque  a- 
t-clle  un  cœur  fans  fèntiment  &  un  efprit  fans  délicatefTe?  O  l'ai- 
mable ignorante!  Heureux  celui  qu'on  deftine  h  l'inftruire  !  Elle 
ne  fera  point  le  profefîèur  de  fon  mari,  mais  fon  difciple;  loin 
de  vouloir  l'afTujettir  à  fes  goûts,  elle  prendra  les  fiens.  Elle  vau- 
dra mieux  pour  lui  que  fi  elle  étoit  favante  :  il  aura  le  plaifir  de 
lui  tout  cnfeigner.  Il  eft  temps,  enfin,  qu'ils  fe  voyant;  travail- 
lons à  les  rapprocher. 

Nous  partons  de  Paris  triftes  &  rêveurs.  Ce  lieu  de  babil  n'eft 
pas  notre  centre.  Emile  tourne  un  œil  de  dédain  vers  cette  grande 
Ville,  &  dit  avec  dépit;  que  de  jours  perdus  en  vaines  recherches! 
Ah  !  ce  n'eft  pas  Ik  qu'eft  l'époufe  de  mon  cœur  :  mon  ami  ,  vous 
le  faviezbien;  mais  mon  temps  ne  vous  coûte  gucres,  tSc  mes  maux 
vous  font  peu  fouffrir.  Je  le  regarde  fixement  fie  lui  dis  fjns  m'é- 
mouvoir  :  Emile,  croyez- vous  ce  que  vous  dites?  A  l'inftant  il 
me  fiute  au  cou  tout  confus,  &  me  ferre  dans  fcs  bras  fans  ré- 
pondre. C'eft  toujours  fa  rcponfe  quand  il  a  tort. 


2^o  Traité 

Nous  voicî  par  les  champs  en  vrais  Chevaliers  errans  ;  non  pas 
tomme  eux  cherchant  les  aventures  :  nous  les  fuyons  au  contraire  J 
en  quittant  Paris;  mais  imitant  afièz  leur  allure  errante,  inégale, 
tantôt  piquant  des  deux ,  &  tantôt  marchant  à  petits  pas.  A  force 
de  fuivre  ma  pratique,  on  en  aura  pris  enfin  l'efprit  ;  &  je  n'ima- 
gine aucun  lefteur  encore  afTez  prévenu  par  les  ufages  ,  pour  nous 
fuppofer  tous  deux  endormis  dans  une  bonne  chaife  de  pofte  bien 
fermée,  marchant  fans  rien  voir,  fans  rien  obferver,  rendant  nul 
pour  nous  l'intervalle  du  départ  à  l'arrivée,  &  dans  la  vîteflè  de 
notre  marche ,  perdant  le  temps  pour  le  ménager. 

Les  hommes  difent  que  la    vie   eft    courte,  &  je  vois  qu'ils 
s'efforcent   de  la  rendre  telle.  Ne    fâchant  pas  l'employer,  ils  le 
plaignent   de  la  rapidité    du  temps  ;   &  je  vois    qu'il    coule   trop 
lentement  à   leur  gré.  Toujours  pleins  de  l'objet  auquel    ils  ten- 
dent ,  ils  voient  a  regret  l'intervalle  qui  les  en  fépare  :  l'un  vou- 
droit  être  h  demain ,  l'autre   au  mois  prochain ,  l'autre  k  dix  ans 
de-lâ  ;  nul  ne  veut  vivre  aujourd'hui  ;  nul  n'eft  content  de  l'heure 
préfente  ,  tous  la  trouvent  trop  lente  k  pafler.   Quand  ils  fe  plai- 
gnent que  le  terrips  coule  trop  vite,  ils  mentent;  ils  paieroient  vo- 
lontiers le  pouvoir  de  l'accélérer.  Ils  emploieroient  volontiers  leur 
fortune  à  confumer  leur  vie  entière;  &  il  n'y  en  a  peut-être  pas 
un  qui  n'eût    réduit   fes  ans  k   très-peu  d'heures  ,  s'il  eût  été  le 
maître  d'en  ôter  au  gré  defon  ennui  celles  qui  lui  étoient  à  charge, 
&  au  gré  de  fon  impatience  celles   qui  le  féparoient  du   moment 
defiré.  Tel  pafTe  la  moitié  de  fa  vie  à  fe  rendre  de  Paris  à  Ver- 
failles,   de  Verfailles  h  Paris  ,  de  la   ville  k  la  campagne  ,  de    la 
campagne   k  la  ville,  &  d'un    quartier  k  l'autre,   qui  feroit   fort 
embarrafTé  de  fes  heures  s'il  n'avoit  le  fecret  de  les  perdre  ainfi ,  & 
qui  s'éloigne  exprès  de  fes  affaires  pour  s'occuper  k  les  aller  cher- 
cher :  il  croit  gagner  le  temps  qu'il  y  met  de  plus ,  &  dont  au- 
trement il  ne  fauroit  que  faire,  ou  bien,  au  contraire,  il  court 
pour  courir,  &  vient  en  pofle  fans  autre  objet  que  de  retourner 
de  même.  Mortels,  ne  cefTerez-vous  jamais  de  calomnier  la  nature î 
Pourquoi  vous  plaindre  que   la  vie  eft  courte  ,  puifqu'elle  ne  l'efl 
pas  encore   zlTcz  k  votre  gré?   S'il  efl  un  feul   d'entre  vous  qui 


DE    v  Éducation.  251 

fâche  mettre  aflez  de  tempérance  "i  fes  defirs  pour  ne  jamais  fou- 
haiter  que  le  temps  s'écoute,  celui-là  ne  l'eftimera  point  trop  courte. 
Vivre  &  jouir  feront  pour  lui  la  même  chofe  ;  &  dût-il  mourir 
jeune,  il  ne  mourra  que  raffafié  de  jours. 

Quand  je  n'aurois  que  cet  avantage  dans  ma  méthode,  par  cela 
feul  il  la  faudrort  préférer  à  toute  autre.  Je  n'ai  point  élevé  mon 
Emile  pour  defîrer  ni  pour  attendre,  mais  pour  jouir;  fie  quand 
il  porte  fes  defirs  au-delà  du  préfent,  ce  n'eft  point  avec  une  ar- 
deur aflez  impétueufe  pour  être  importuné  de  la  lenteur  du  temps. 
Il  ne  jouira  pas  feulement  du  plaifir  de  defirer,  mais  de  celui 
d'aller  à  l'objet  qu'il  defire;  &  ks  paffions  font  tellement  modé- 
rées ,    qu'il  eft  toujours  plus  où  il  eft ,    qu'où  il  fera. 

Nous  ne  voyagons  donc  point  en  couriers,  mais  en  voyageurs. 
Nous  ne  fongeons  pas  feulement  aux  deux  termes  ,  mais  à  l'in- 
tervalle qui  les  fépare.  Le  voyage  même  eft  un  plaifir  pour  nous. 
Nous  ne  le  faifons  point  triftement  aflîs  &  comme  emprifonnés  dans 
une  petite  cage  bien  fermée.  Nous  ne  voyageons  point  dans  la  mol- 
lefle  &  dans  le  repos  des  femmes.  Nous  ne  nous  ôtons  ni  le  grand 
air,  ni  la  vue  des  objets  qui  nous  environnent,  ni  la  commo- 
dité de  les  contempler  à  notre  gré  quand  il  nous  plaît.  Emile 
n'entra  jamais  dans  une  chaife  de  porte ,  &  ne  court  guèrcs  en 
pofte  s'il  n'eft  preffé.  Mais  de  quoi  jamais  Emile  peut- il  être  pref- 
fé  ?  D'une  feule  chofe,  de  jouir  de  la  vie.  Ajouterai-je  ,  &  de 
faire  du  bien  quand  il  le  peut?  Non,  car  cela  même  eft  jouir 
de  la  vie. 

Je  ne  conçois  qu'une  manière  de  voyager  plus  agréable  que 
d'aller  à  cheval;  c'cft  d'aller  à  pied.  On  part  à  fon  moment, 
on  s'arrête  à  fa  volonté,  on  fait  tant  &  fi  peu  d'exercice  qu'on 
veut.  On  oblèrve  tout  le  pays;  on  fc  détourne  à  droite  à  gauche  ; 
on  examine  tout  ce  qui  nous  flatte  ;  on  s'arrête  à  tous  les  points 
de  vue.  Apperçois-je  une  rivière  ;  je  la  cotoye  :  un  bois  touffu  ; 
je  vais  fous  fon  ombre  :  une  grotte;  je  la  vilîte  :  une  carrière; 
j'examine  les  minéraux.  Par-tout  où  je  me  plais  ,  j'y  reftc.  A 
l'inft^t    que  je  m'ennuie ,  je  m'en   vais.  Je  ne  dépends  ni  des 


23»  Traité 

chevaux  ni  du  portillon.  Je  n'ai  pas  befoin  de  choifir  des  chemin* 
tout  faits  ,  des  routes  commodes ,  je  pafle  par-tout  où  un  homme 
peut  paflèr;  je  vois  tout  ce  qu'un  homme  peut  voir,  &  ne  dé- 
pendant que  de  moi-même  ,  je  jouis  de  toute  la  liberté  dont  un 
homme  peut  jouir.  Si  le  mauvais  temps  m'arrête  &    que  l'ennui 

me  gagne ,   alors  je   prends    des    chevaux.   Si   je  fuis    las 

mais  Emile  ne  fe  lafTe  guères  ;  il  eft  robufte.  Et  pourquoi  fe  laffe- 
roit-il  ?  Il  n'eft  point  preflë.  S'il  s'arrête,  comment  peut-il  s'en- 
nuyer î  II  porte  par-tout  de  quoi  s'amufer.  Il  entre  chez  un  maî- 
tre. Il  travaille;  il  exerce  fes  bras  pour  repofer  fes  pieds. 

Voyager  à  pied,  c'eft  voyager  comme  Thaïes,  Platon,  Pi- 
thagore.  J'ai  peine  à  comprendre  comment  un  philofophe  peut  fe 
réfoudre  à  voyager  autrement ,  &  s'arracher  à  l'examen  des  richef- 
fes  qu'il  foule  aux  pieds,  &  que  la  terre  prodigue  à  fa  vue.  Qui 
eft-ce  qui,  aimant  un  peu  l'agriculture  ,  ne  veut  pas  connoître  les 
produâions  particulières  au  climat  des  lieux  qu'il  traverfè,  &  la 
manière  de  les  cultiver?  Qui  eft-ce  qui  ,  ayant  un  peu  de  goût 
pour  l'hiftoire  naturelle ,  peut  fe  réfoudre  h  paflTer  un  terrein  fans 
l'examiner,  un  rocher  fans  l'écorner,  des  montagnes  fans  herbo- 
rifer,  des  cailloux  fans  chercher  des  foflîles  ?  Vos  philofophes  de 
ruelles  étudient  l'hiftoire  naturelle  dans  des  cabinets  ;  ils  ont  des 
colifichets,  ils  favent  des  noms  &  n'ont  aucune  idée  de  la  nature. 
Mais  le  cabinet  d'Emile  eft  plus  riche  que  ceux  des  Rois  ;  ce  ca- 
binet eft' la  terre  entière.  Chaque  chofeyeft  à  fa  place  :  le  natura- 
lifte,  qui  en  prend  foin,  a  rangé  le  tout  dans  un  fort  bel  ordre  ; 
d'Aubenton  ne  feroit  pas  mieux. 

Combien  de  plaifirs  difFérens  on  raffemble  par  cette  agréable 
manière  de  voyager!  fans  compter  la  fanté  qui  s'affermit,  l'hu- 
meur qui  s'égaye.  J'ai  toujours  vu  ceux  qui  voyageoient  dans  de 
bonnes  voitures  bien  douces,  rêveurs,  triftes ,  grondans  ou  fouf- 
frans;  &  les  piétons  toujours  gais,  légers  ,  &  contens  de  tout. 
Combien  le  cœur  rit  quand  on  approche  du  gîte  !  Combien  un 
repas  groffier  paroît  favoureux  !  Avec  quel  plaifir  on  fe  repofe  à 
table  !  Quel  bon  fommeil  on  fait  dans  un  mauvais  lit  !  Quand  on 
ne  veut  qu'arriver,  on  peut  courir  en  cliaife  de  pofte  ;  mais  quand 
on  veut  voyager,  il  faut  aller  k  pied.  Si,. 


î)  E      V  ÉDUCATION. 


^33 


Si,  avant  que  nous  ayons  fait  cinquante  lieues  de  la  manière 
que  j'imagine,  Sophie  n'eflpas  oubliée,  il  faut  que  je  ne  fois  guères 
adroit,  ou  qu'Emile  foit  bien  peu  curieux  :  car  avec  tant  de  con- 
noiflànccs  élémentaires  ,  il  eft  difficile  qu'il  ne  foit  pas  tenté  d'en 
acquérir  davantage.  On  n'eft  curieux  qu'à  proportion  qu'on  eft 
inftruit;  il  fait  précifément  affez  pour  vouloir  apprendre. 

Cependant  un  objet  en  attire  un  autre,  &  nous  avançoni 
toujours.  J'ai  mis  à  notre  première  courfe  un  terme  éloigné  :  le 
prétexte  en  eft  facile  j  en  fortant  de  Paris,  il  faut  aller  chercher 
une  femme  au  loin. 

Quelque  jour,  après  nous  être  égarés  plus  qu'à  l'ordinaire 
dans  des  vallons,  dans  âes  montagnes  où  l'on  n'apperçoit  aucun 
chemin  ,  nous  ne  fàvons  retrouver  le  nôtre.  Peu  nous  importe 
tous  chemins  font  bons  pourvu  qu'on  arrive  :  mais  encore  faut-il 
arriver  quelque  part  quand  on  a  faim.  Hexireufement  nous  trou- 
vons un  payfan  qui  nous  mène  dans  fà  chaumière  ;  nous  mangeons 
de  grand  appétit  fon  maigre  dîner.  En  nous  voyant  fi  fatigués 
ft  affamés  ,  il  nous  dit  :  fi  le  bon  Dieu  vous  eût  conduits  de  l'autre 

côté  de  la  colline,  vous  euftiez  été  mieux  reçus vous  auriez 

trouvé  une  maifon  de  paix des  gens  fi  charitables de  fi 

bonnes  gens!  ....  Ils  n'ont  pas  meilleur  cœur  que  moi,  mais  ils 
font  plus  riches,  quoiqu'on  dife  qu'ils  l'étoient  bien  plus  autre- 
fois ....  ils  ne  pâtiffent  pas ,  Dieu  merci  ;  &  tout  le  pays  fe  fent 
de  ce  qui  leur  refte. 

A  ce  mot  de  bonnes  gens ,  le  cœur  du  bon  Emile  s'épanouit. 
Mon  ami,  dit-il,  en  me  regardant,  allons  à  cette  maifon  dont 
les  maîtres  font  bénis  dans  le  voifinage  :  je  ferois  bien  aife  de  les 
voir;  peut-être  feront-ils  bien  aifes  de  nous  voir  aufll.  Je  fuis  sur 
qu'ils  nous  recevront  bien  :  s'ils  font  des  nôtres  ,  nous  ferons  des 
leurj. 

La  maifon  bien  indiquée,  on  part,  on  erre  dans  les  bois;  une 
grande  pluie  nous  furprcnd  en  chemin  ,  elle  nous  retarde  fans 
nous  arrêter.  Enfin  l'on  fe  retrouve,  &  le  foir  nous  arrivons  à  la 
maifon  défignée.   Dans  le  hameau  qui  l'entoure ,  cette  feule  mair 

Traiti  de  i'Educ.  Tome  II,  G  g 


234 


T  R    A    I    T  È 


fon,  quoique  fimple,  a  quelque  apparence;  nous  nous  préfentons, 
nous  demandons  l'hofpitaliré  :  l'on  nous  fait  parler  au  maître,  il 
nous  queftionne  ,  mais  poliment  :  fans  dire  lefujet  de  notre  voyage, 
nous  difons  celui  de  notre  détour.  Il  a  gardé  de  fon  ancienne  opu- 
lence la  facilité  de  connoître  l'état  des  gens  dans  leurs  manières  : 
quiconque  a  vécu  dans  le  grand  monde,  fe  trompe  rarement  Ik- 
delTus  ;  fur  ce  pafleport  nous  fommes  admis. 

On  nous  montre  un  appartement  fort  petit,  mais  propre  &  com- 
mode; on  y  fait  du  feu,  nous  y  trouvons  du  linge,  "des  nippes, 
tout  ce  qu'il  nous  faut.  Quoi!  dit  Emile  tout  furpris  ,  on  diroit 
que  nous  étions  attendus.  O  que  le  payfan  avoit  bien  raifon  î 
quelle  attention  ,  quelle  bonté  ,  quelle  prévoyance  !  &  pour  des 
inconnus  !  je  crois  être  au  temps  d'Homère.  Soyez  fenfible  à  tout 
cela  ,  lui  dis  -  je,  mais  ne  vous  en  étonnez  pas;  par-tout  où  les 
étrangers  font  rares ,  ils  font  bien  venus  ;  rien  ne  rend  plus  hofpi- 
talier  que  de  n'avoir  pas  fou  vent  befoin  de  l'être  :  c'eft  l'affluence 
des  hôtes  qui  détruit  l'hofpitalité.  Du  temps  d'Homère  on  ne 
voyageoit  guères ,  &  les  voyageurs  étoient  bien  reçus  par  -  tout. 
Nous  fommes  peut-être  les  feuls  paflagers  qu'on  ait  vus  ici  de  tou- 
te l'année.  N'importe,  reprend-il,  cela  même  eft  un  éloge  ,  de 
favoir  fe  pafîèr  d'hôtes ,  &  de  les  recevoir  toujours  bien. 

SÈCHES  &  rajuftés,  noui  allons  rejoindre  le  maître  de  la  mai- 
fon;  il  nous  préfente  k  fa  femme;  elle  nous  reçoit,  non  pas  feu- 
lement avec  politefle,  mais  avec  bonté.  L'honneur  de  fes  coups*- 
d'oeil  eft  pour  Emile.  Une  mère  dans  le  cas  où  elle  eft,  voit  ra- 
rement fans  inquiétude,  ou  du  moins  fans  curiofité,  entrer  chez 
elle  un  homme  de  cet  âge. 

On  fait  hâter  le  fouper  pour  l'amour  de  nous.  En  entrant  dam 
la  (allé  à  manger  nous  voyons  cinq  couverts;  nous  nous  plaçons, 
il  en  refte  un  vuide.  Une  jeune  perfonne  entre ,  fait  une  grande 
révérence,  &  s'afîîed  modeftement  fans  parler.  Emile,  occupé  de 
fa  faim  ou  de  fes  réponfes ,  la  falue,  parle  &  mange.  Le  principal 
objet  de  fon  voyage  eft  aufli  loin  de  fa  penfée,  qu'il  fe  croit  lui- 
même  encore  loin  du  terme.  L'entretien  roule  fur  l'égarement  de 


DE      L'  ÉDUCATION. 


15 


nos  voyageurs.  Monfieur ,  lui  dit  le  maître  de  la  maifon ,  vous 
me  paroiiïèz  un  jeune  homme  aimable  &  fage;  &  cela  me  fait  fon- 
ger  que  vous  êtes  arrivés   ici,  votre  Gouverneur  &  vous,  las   & 
mouillés,  comme  Télémaque  &  Mentor   dans  l'isle  de  Calypfo. 
Il  eft  vrai  ,  répond  Emile,  que  nous  trouvons  ici  l'hofpitalité  de 
Calypfo.    Son  Mentor  ajoute;   &   les  charmes   d'Eucharis.    Mais 
Emile  connoît  l'Odyflée,  &  n'a  point  lu  Télémaque;  il  ne  fait  ce 
que  c'eft  qu'Eucharis.   Pour  la  jeune  perfonne,  je  la  vois  rougir 
jufqu'aux  yeux,  les   baifTer  fur  fon  a/Tîette,  &  n'ofer  fouffler.    La 
mère,  qui  remarque  fon  embarras,  fait  Cgne  au  père,  &  celui-ci 
change  de  converfation.  En  parlant  de  fa  folitude,  il  s'engage  in- 
fenfiblement  dans  le  récit  des  événemens  qui  l'y  ont  confiné  ;  les 
malheurs  de  ft  vie,  la  conAance  de  fon  époufe,  les  confolations 
qu'ils  ont  trouvées  dans  leur  union  ,  la  vie  douce  Sa  paifible  qu'ils 
mènent  dans    leur  retraite,   &   toujours  fans    dire  un   mot  de    Ja 
jeune  perfonne;  tout  cela  forme   un  récit  agréable  &  touchant, 
qu'on  ne  peut  entendre  fans  intérêt.  Emile  ému,  attendri,  cefle 
de  manger  pour  écouter.   Enfin,  à  l'endroit  où   le   plus    honnête 
des  hommes  s'étend    avec  plus  de   plaifir  fur  l'attachement  de   la 
plus  digne  des  femmes ,  le  jeune  voyageur ,  hors  de  lui ,  ferre  une 
main  du  mari  qu'il  a  faifie ,  &  de  l'autre  prend  auflî  la  main  de 
la  femme ,  fur  laquelle  il  fe  panche  avec  tranfport  en  l'arrofant  de 
pleurs.  La  naïve  vivacité  du  jeune  homme  enchante  tout  le  mon- 
de :  mais   la   fille,  plus   fenfible  que  perfonne  \  cette  marque  de 
fon  bon  cœur,  croit  voir  Télémaque  affedé  des  malheurs  de  Phi- 
loâete.  Elle  porte  ^  la  dérobée  les  yeux  fur  lui  pour  mieux  exa- 
miner f/figure,  elle  n'y  trouve  rien  qui  démente  la  comparaifon. 
Son  air  aifé  a  de  la  liberté  fans  arrogance;  fes  manières  font   vi- 
ves fans  étourderie;  fa  fenfibilité  rend  fon  regard   plus  doux,   fà 
phyfionomie  plus  touchante  :  la  jeune  perfonne  le  voy;înt  pleurer 
eft  prête  h  mêler  fes  larmes   aux  fiennes.    Dans  un    fi  beau  pré- 
texte ,  une  honte  fecrettc  la  retient  :  elle  fe  reproche  déjà  les  pleurs 
prêts  k  s'échapper  de  fes  yeux,  cogimc  s'il  étoit  mai  d'en  verfer 
pour  fa  famille. 

La  mère,  qui,  dès  le  commencement  du  fouper,  n'a  ceHe  de 


1 


jé  Traité 

veiller  fur  elle,  voit  fa  contrainte,  &  l'en  délivre  en  l'envoyant 
faire  une  commiflïon.  Une  minute  après  la  jeune  fille  rentre,  mais 
fl  mal  remife  que  fon  défordre  eft  vifible  à  tous  les  yeux.  La 
mère  lui  dit  avec  douceur  :  Sophie,  remettez-vous  ;  ne  ceflerez* 
vous  point  de  pleurer  les  malheurs  de  vos  parens  ?  Vous  qui  les 
en  confolez ,  n'y  foyez  pas  plus  fenfible  qu'eux-mêmes. 

A  ce  nom  de  Sophie,  vous  eufliez  vu  treflaillir  Emile.  Frappé 
d'un  nom  il  cher ,  il  fe  réveille  en  furfaut,  &  jette  un  regard  avide 
fur  celle  qui  l'ofe  porter.  Sophie,  ô  Sophie!  eft-ce  vous  que  mon 
cœur  cherche  ?  Eft  -  ce  vous  que  mon  cœur  aime  ?  Il  l'obferve , 
il  la  contemple  avec  une  forte  de  crainte  &  de  défiance.  Il  ne  voit 
point  exadement  la  figure  qu'il  s'étoit  peinte  ;  il  ne  fait  fi  celle 
qu'il  voit  vaut  mieux  ou  moins.  Il  pt^^'f  ^^Ua^uc  rrait,  il  épie 
chaque  mouvemtui,  chaque  gefte,  il  trouve  à  tout  mille  interpré- 
tations confufes;  il  donneroit  la  moitié  de  fa  vie  pour  qu'elle  vou- 
lût dire  un  feul  mot.  Il  me  regarde  inquiet  &  troublé  ;  fes  yeux 
me  font  à  la  fois  cent  queftions,  cent  reproches.  Il  femble  me 
dire  à  chaque  regard;  guidez-moi,  tandis  qu'il  eft  temps  :  fi  mon 
cœur  fe  livre  &  fe  trompe,  je  n'en  reviendrai  de  mes  jours. 

Emile  eft  l'homme  du  monde  qui  fait  le  moins  fe  dé^uifèr; 
Comment  fe  déguiferoit-il  dans  le  plus  grand  trouble  de  fa  vie, 
entre  quatre  fpeftateurs  qui  l'examinent ,  &.  dont  le  plus  diftrait  en 
apparence,  eft  en  effet  le  plus  attentif?  Son  défordre  n'échappe 
point  aux  yeux  pénétran:;  de  Sophie  ;  les  fiens  l'inftruifent  de  rcfte 
qu'elle  en  efl  l'objet  :  eiie  voit  que  cette  inquiétude  n'eft  pas  de 
l'amour  encore,  mais  qu'importe?  Il  s'occupe  d'elle,  &  cela  fuf- 
fit  ;  elle  fera  bien  malheureufe ,  s'il  s'en  occupe  impunément. 

Les  mères  ont  des  yeux  comme  leurs  iîlles,  &  l'expérience 
de  plus.  La  mère  de  Sophie  fourit  du  fuccès  de  nos  projets.  Elle 
lit  dans  les  cœurs  des  deux  jeunes  gens  ;  elle  voit  qu'il  eft  temps 
de  fixer  celui  du  nouveau  Télémaque  ;  elle  fait  parler  fa  fille.  Sa 
fille  ,  avec  fa  douceur  naturelle,  répond  d'un  ton  timide,  qui  ne 
fait  que  mieux  fon  effet.  Au  premier  fon  de  cette  voix,  Emile  eft 
rendu;  c'tfi  Sophie,  il  n'en  doute  plus.  Ce  ne  la  feroit  pas  ,  qu'il 
feroit  trop  tard  pour  s'en  dédire, 


7:.,n  /\ 


P.Il     -J  T', 


SdiiiiK'   l'CMiicKox    vous; 


AtmJi-  7:  .    /•  f.V  . 


SE    r  Ê  D  V  c  A  î  I  0  ^.  t^y 

C'est  alors  que  les  charmes  de  cette  fille  enchanterefle  vont 
par  torrens  k  fon  cœur,  &  qu'il  commence  d'avaler  k  longs  traits 
le  poifon  dont  elle  l'enivre.  Il  ne  parle  plus,  il  ne  répond  plus, 
il  ne  voit  que  Sophie  ,  il  n'entend  que  Sophie  :  fi  elle  dit  un  mot, 
il  ouvre  la  bouche;  fi  elle  baifTe  les  yeux,  il  les  baifTc;  s'il  la 
voit  refpirer,  il  foupire;  c'cft  l'ame  de  Sophie  qui  paroît  l'animer. 
Que  la  fienne  a  changé  dans  peu  d'infians  !  Ce  n'eft  plus  le  tour 
de  Sophie  de  trembler  ,  c'eft  celui  d'Emile.  Adieu  la  liberté,  la 
naïveté,  la  franchifc.  Confus,  embarralTé,  craintif,  il  n'ofc  plus 
regarder  autour  de  lui ,  de  peur  de  voir  qu'on  le  regarde.  Honteux 
de  fc  laiflTer  pénétrer  ,  il  voudroit  fe  rendre  invifible  \  tout  le 
monde,  pour  fe  rafTafier  de  la  contempler  fans  être  obfcrvé.  So- 
phie, au  contraire,  fe  raflure  de  la  crainte  d'Emile;  elle  voit  fon 
triomphe,  elle  en  jouit. 

Nol  mofi,  J.  già  ,  benche  in  fuo  cor  ne  rida. 

£llb  D'à  pas  changé  de  contenance  ;  mais  malgré  cet  air  mo- 
dcfte  ,  &  ces  yeux  baifKa,  fon  icmlrc  cipur  palpiff  Ap  joie,  fie  lui 
dit  que  iélémaque  elt  trouvé. 

Si  j'entre  ici  dans  l'hiftoire  trop  naiVe  &  trop  fimple  ,  peut- 
être  ,  de  leurs  innocentes  amours  ,  on  regardera  ces  détails  comme 
un  jeu  frivole  ;  &  l'on  aura  tort.  On  ne  confidère  pas  afTez  l'in- 
fluence que  doit  avoir  la  première  liaifon  d'un  homme  avec  une 
femme  dans  le  cours  de  la  vie  de  l'un  «k  de  l'autre.  On  ne  voit 
pas  qu'une  première  impreffion ,  aufli  vive  que  celle  de  l'amour 
ou  du  penchant  qui  tient  fa  place,  a  de  longs  effets,  dont  on 
n'apperçoit  point  la  chaîne  dans  le  progrès  des  ans  ,  mais  qui  ne 
cefTent  d'agir  jufqu'i  la  mort.  On  nous  donne  dans  les  Traités 
d'éducation  de  grands  verbiages  inutiles  &  pédantefques  fur  les  chi- 
mériques devoirs  des  enfans  ;  &  l'on  ne  nous  dit  pas  un  mot  de 
la  partie  la  plus  importante  &  la  plus  difficile  de  toute  l'éducation  : 
favoir  la  crife  qui  fert  de  paffage  de  l'enfance  h  l'état  d'homme. 
Si  j'ai  pu  rendre  ces  elT.iis  utiles  par  quelque  endroit ,  ce  fera  fur- 
tout  pour  m'y  être  étendu  fort  au  long  fur  cette  partie  efFentitlIi 


238 


Traité 


omife  par  tous  les  autres,  &  pour  ne  m'étre  point  laifTé  rebuter 
dans  cette  entreprifè  par  de  faufTes  délicatefîès,  ni  effrayer  par  des 
difficultés  de  langue.  Si  j'ai  dit  ce  qu'il  faut  faire  ,  j'ai  dit  ce  que 
j'ai  dû  dire  :  il  m'importe  fort  peu  d'avoir  écrit  un  Roman.  C'eft 
un  aflèz  beau  Roman  que  celui  de  la  nature  humaine.  S'il  ne  fe 
trouve  que  dans  cet  écrit ,  eft-ce  ma  faute  î  Ce  devroit  être  l'hiC- 
toire  de  mon  efpèce  :  vous  qui  la  dépravez,  c'eft  vous  qui  faites 
un  Roman  de  mon  Livre. 

Une  autre  confidération  ,  qui  renforce  la  première,  eft  qu'il  ne 
s'agit  pas  ici  d'un  jeune  homme  livré  dès  l'enfance  à  la  crainte ,  à 
la  convoitife,  à  l'envie,  à  l'orgueil,  &  k  toutes  les  partions  qui 
fervent  d'inftrument  aux  éducations  communes;  qu'il  s'agit  d'un 
jeune  homme  dont  c'eft  ici,  non- feulement  le  premier  amour, 
mais  la  première  paflîon  de  toute  efpèce  ;  que  de  cette  paffion  , 
l'unique  ,  peut-être,  qu'il  fentira  vivement  dans  toute  fa  vie,  dé- 
pend la  dernière  forme  que  doit  prendre  fon  caraélère.  Ses  maniè- 
res de  penfer,  fes  fentimens  ,  fes  goûts  fixés  par  une  paflion  dura- 
ble, vont  acquérir  une  confiftance  qui  ne  leur  permettra  plus  ds 
s'altérer. 

On  conçoit  qu'entre  Emile  &  moi,  la  nuit  qui  fuit  une  pareille 
foirée  ne  fe  paffe  pas  toute  à  dormir.  Quoi  donc!  la  feule  confor- 
mité d'un  nom  doit  -  elle  avoir  tant  de  pouvoir  fur  un  homme 
fage?  N'y  a-t-il  qu'une  Sophie  au  monde?  Se  reflTemblent-elles 
toutes  d'ame  comme  de  nom?  Toutes  celles  qu'il  verra  font-elles 
la  fîenne  ?  Eft  -  il  fou  de  fe  paiïïonner  ainft  pour  une  inconnue  k 
laquelle  il  n'a  jamais  parlé?  Attendez,  jeune  homme;  examinez, 
obfervez.  Vous  ne  favez  pas  même  encore  chez  qui  vous  êtes; 
&  à  vous  entendre,  on  vous  croiroit  déjà  dans  votre  maifon. 

Ce  n'eft  pas  le  temps  des  leçons,  &  celles-ci  ne  font  pas  faî- 
tes pour  être  écoutées.  Elles  ne  font  que  donner  au  jeune  homme 
un  nouvel  intérêt  pour  Sophie,  par  le  defir  de  juftifier  fon  pen- 
chant. Ce  rapport  des  noms,  cette  rencontre  qu'il  croit  fortuite, 
ma  réferve  même ,  ne  font  qu'irriter  fa  vivacité  :  déjà  Sophie  lui 
paroît  trop  eftimable  pour  qu'il  ne  foit  pas  sûr  de  me  la  faire  aimer. 


DE    V  Éducation.  259 

Le  matin,  je  me  doute  bien  que  dans  fon  mauvais  habit  de 
voyage,  Emile  tâchera  de  fe  mettre  avec  plus  de  foin.  Il  n'y  man- 
que pas  ;  mais  je  ris  de  fon  empreffement  à  s'accommoder  du 
linge  de  la  maifon.  .Je  pénètre  fa  penfée  ;  j'y  lis  avec  plaifir  qu'il 
cherche,  en  fe  préparant  des  reftitutions,  des  échanges,  à  s'éta- 
blir une  efpèce  de  correfpondance  qui  le  mette  en  droit  d'y  ren- 
voyer &  d'y  revenir. 

Je  m'étois  attendu  de  trouver  Sophie  un  peu  plus  ajuflée  aiiflî 
de  fon  côté;  je  me  fuis  trompé.  Cette  vulgaire  coquetterie  efl 
bonne  pour  ceux  à  qui  l'on  ne  veut  que  plaire.  Celle  du  véritable 
amour  eft  plus  rafinée;  elle  a  bien  d'autres  prétentions.  Sophie  eft 
mife  encore  plus  fimplement  que  la  veille,  &  même  plus  négli- 
gemment, quoiqu'avec  une  propreté  toujours  fcrupuleufe.  Je  ne 
vois  de  la  coquetterie  dans  cette  négligence,  que  parce  que  j'y 
vois  de  l'afleftation.  Sophie  fait  bien  qu'une  parure  plus  recherchée 
eft  une  déclaration  :  mais  elle  ne  fait  pas  qu'une  parure  plus  négli- 
gée en  eft  une  autre  ;  elle  montre  qu'on  ne  fe  contente  pas  de 
plaire  par  l'ajuftement,  qu'on  veut  plaire  auffi  par  la  perfonne.  Eh! 
qu'importe  k  l'amant  comment  on  foit  mife,  pourvu  qu'il  voyc 
qu'on  s'occupe  de  lui  ?  Déjà  sûre  de  fon  empire  ,  Sophie  ne  fc 
borne  pas  à  frapper  par  fes  charmes  les  yeux  d'Emile,  fi  fon  cœur 
ne  va  les  chercher;  il  ne  lui  fuffit  plus  qu'il  les  voye,  elle 
veut  qu'il  les  fuppofe.  N'en  a-t-il  pas  afl"ez  vu  pour  être  obligé 
de   deviner   le  refte. 

Il  eft  k  croire  que,  durant  nos  entretiens  de  cette  nuit,  Sophie  (Se 
fa  mère  n'ont  pas  non  plus  refté  muettes.  Il  y  a  eu  des  aveux  arra- 
chés ,  des  inftruâions  données.  Le  lendemain  on  fe  rafTcmble  bien 
préparés.  Il  n'y  a  pas  douze  heures  que  nos  jeunes  gens  fè  font  vus  ; 
ils  ne  fe  font  pas  dit  encore  un  (lui  mot,  &  déjà  on  voit  qu'ils 
s'entendent.  Leur  abord  n'eft  pas  familier;  il  eft  embarrafTé,  ti- 
mide, ils  ne  fe  parlent  point;  leurs  yeux  baiffés  femblent  s'éviter, 
&  cela  même  eft  un  fîgne  d'intelligence  :  ils  s'évitent,  mais  de 
concert;  ils  fentent  déjà  le  befoin  du  myftère  avant  de  s'être  riea 
dit.  En  partant,  nous  demandons  la  permiffion  de  venir  nous-mê- 
mes rapporter  ce  que  nous  emportons.  La  bouche  d'Emile  de- 


240  Traité 

mande  cette  permiflîon  au  père ,  a  la  mère ,  tandis  que  Ces  yeut 
inquiets  tournés  fur  la  fille,  la  lui  demandent  beaucoup  plus  inf- 
tamment.  Sophie  ne  dit  rien  ,  ne  fait  aucun  fîgne,  ne  paroît  rien 
voir,  rien  entendre  ;  mais  elle  rougit ,  &  cette  rougeur  eft  une  ré- 
ponfe  encore  plus  claire  que  celle  de  fes  parens. 

On  nous  permet  de  revenir,  fans  nous  inviter  k  refter.  Cette 
conduite  eft  convenable;  on  donne  le  couvert  à  des  paflans  em- 
barrafTés  de  leur  gîte  :  mais  il  n'eft  pas  décent  qu'un  amant  cou- 
che dans  la  maifon  de  fa  maîtreffe, 

A  peine  fommes-nous  hors  de  cette  maifon  chérie,  qu'Emile 
fonge  à  nous  établir  aux  environs  ;  la  chaumière  la  plus  voifme  lui 
femble  déjà  trop  éloignée.   Il  voudroit  coucher  dans  les  fofTés  du 
Château.    Jeune  étourdi  !  lui  dis- je  ,  d'un  tcn  de  pitié ,  quoi!  déjà 
la  paffion  vous  aveugle  !  Vous  ne  voyez  déjà  plus  ni  les  bienféan- 
ces,  ni  la  raifon  !  Malheureux!  vous  croyez  aimer,  &  vous  voulez 
deshonorer  votre  maîtrefle!   Que  dira-t-on  d'elle  ,  quand  on  faurâ 
qu'un  jeune  homme  qui  fort  de  fa  maifon  ,  couche   aux  environs? 
Vous  l'aimez,  dites-vous!   Eft-ce  donc  à  vous   de   la  perdre   de 
réputation  ?    Eft  tc-1*  le  piii  de  l'holpitaliri?    qns  fes   paren»  vous 
ont  accordée  ?  Fcrez-vous  l'opprobre  de  celle  dont  vous  attendez 
votre  bonheur  ?  Eh!   qu'importent,  répond-il  avec  vivacité,  les 
vains  difcours  des  hommes  &  leurs  injuftes  foupçons  î  Ne  m'avcz- 
vous  pas  appris  vous-même  k  n'en  faire  aucun  cas!  Qui  fait  mieur 
que  moi  combien  j'honore  Sophie  ,  combien  je  la  veux  refpefler? 
Mon  attachement  ne  fera  point  fa  honte  ,  il  fera   fa  gloire,  il  fera 
cligne  d'elle.   Quand  mon  cœur  &  mes  foins  lui  rendront  par- tout 
l'hommage  qu'elle  mérite,  en  quoi  puis- je  l'outrager?  Cher  Emile , 
reprends-je  en  l'embraflant,  vous  raifonnez  pour  vous;  apprenez  à 
faifonner  pour  elle.  Ne  comparez  point  l'honneur  d'un  fexe  à  celui 
de  l'autre;  ils  ont  des  principes  tout  difFérens.   Ces  principes  font 
également  félidés  &  raifonnables  ;  parce  qu'ils  dérivent  également 
de  la  nature,    &  que  la  même  vertu  qui  vous  fait  méprifer  pour 
vous  les  difcours  des  hommes ,  vous  oblige  k  les  refpeâer  pour 
votre  maitrefTe.    Votre  honneur  cft  en  vous  feul  ;  &  le  fien  dépend 
d 'autrui.  Le  négliger  fçroit  blefler  le  vôtre  pjçoje;  &  vous  ne  vous 

rendez 


î)  È      rÈ  DUCAT  ion.  241 

rendez  point  ce  que  vous  vous  devez,  fî  vous  êtes  caufe  qu'on  ac 
lui  rende  pas  ce  qui  lui  eft  dû. 

Alors  lui  expliquant  les  raifons  de  ces  différences,  je  lui  fais 
fentir  quelle  injuflice  il  y  auroit  à  vouloir  les  compter  pour  rien. 
Qui  eft  ce  qui  lui  a  dit  qu'il  fera  l'époux  de  Sophie,  elle  dont  il 
ignore  les  lentimens ,  elle  dont  le  cœur  ou  les  parens  ont  peut- 
être  des  engagemens  antérieurs,  elle  qu'il  ne  connoît  point ,  & 
qui  n'a  peut-être  avec  lui  pas  une  des  convenances  qui  peuvent 
rendre  un  mariage  heureux  ?  Ignore-t-il  que  tout  fcandale  eft  pour 
une  fille  une  tache  indélébile  ,  que  n'efface  pas  même  fon  mariage 
avec  celui  qui  l'a  caufé  ?  Eh  !  quel  eft  l'homme  fenfible  qui  veut 
perdre  celle  qu'il  aime  ?  Quel  eft  l'honnêre  homme  qui  veut  faire 
pleurer  à  jamais  à  une  infortunée  le  malheur  de  lui  avoir  pIû. 

Le  jeune  homme,  effrayé  des  conféquences  que  je  lui  fais  en- 
vifager  ,  &  toujours  extrême  dans  fes  idées ,  croit  déjà  n'être  ja- 
mais affez  loin  du  féjour  de  Sophie  :  il  double  le  pas  pour  fuir  plus 
promprement  ;  il  regarde  autour  de  nous  fi  nous  ne  fommes  point 
écoutés;  il  facrifieroit  mille  fois  fon  bonheur  à  l'honneur  de  celle 
qu'il  aime,  il  aimcroic  mieux  ne  la  revoir  de  la  vie  que  dç  lui  eau- 
fer  un  feul  déplaifir.  C'eft  le  premier  fruit  des  foins  que  j'ai  pris 
dès  fa  jeuneffe  de  lui  former  un  cœur  qui  fâche  aimer. 

Il  s'agit  donc  de  trouver  un  afyle  éloigné  ,  mais  à  portée.  Nous 
cherchons,  nous  nous  informons  :  nous  apprenons  qu'à  deux  gran- 
des lieues  eft  une  ville;  nous  allons  chercher  à  nous  y  loger  ,  plu- 
tôt que  dans  des  villages  plus  proches  où  notre  féjour  deviendroit 
fufpeél.  C'eft- Ik  qu'arrive  enfin  le  nouvel  amant  plein  d'amour 
d'efpoir,  de  joie,  &  fur-tout  de  bons  fentinicjis;  &  voila  comment, 
dirigeant  peu-à-peu  fa  paflîon  naiffante  vers  ce  qui  eft  bon  &  hon- 
nête ,  je  difpofe  infenfiblement  tous  fcs  penchans  à  prendre  le  mê- 
me pli. 

J'AFPROCHE  du  terme  de  ma  carrière;  je  l'appirçois  déjà  de 

loin.  Toutes  les  grandes  difficultés  font  vaincues,  tous  les  grands 

obftacles  font  furmontés;   il  ne  me  rcfte  plus  rien    de   pénible  à 

faire  que  de  ne  pas  gâter  mon  ouvrage  eo  me  hâtant  de  le  coa-« 

Traité  dtfiiiuc.  Tome  II,  H  h 


24^ 


Traité 


fommer.  Dans  l'incertitude  de  la  vie  humaine,  évitons  fur-tout  la 
faufle  prudence  d'immoler  le  préfent  à  l'avenir  ;  c'elt  fouvent  im- 
moler ce  qui  eft  à  ce  qui  ne  fera  point.  Rendons  l'homme  heureux 
dans  tous  les  âges,  de  peur  qu'après  bien  des  foins  il  ne  meure 
avant  de,  l'avoir  été.  Or,  s'il  eft  un  temps  pour  jouir  de  la  vie, 
c'eft  aflu rément  la  fin  de  l'adolefcence ,  où  les  facultés  du  corps  & 
de  l'ame  ont  acquis  leur  plus  grande  vigueur,  &  où  l'homme,  au 
milieu  de  fa  courfe  ,  voit  de  plus  loin  les  deux  termes  qui  lui  en 
font  fentir  la  brièveté.  Si  l'imprudente  jeunefle  fe  trompe  ,  ce 
ii'eft  pas  en  ce  qu'elle  veut  jouir  ;  c'eft  en  ce  qu'elle  cherche  la 
jouiflTance  où  elle  n'eft  point,  &  qu'en  s'apprétant  un  avenir  mifé- 
rable ,  elle  ne  fait  pas  même  ufer  du  moment  préfent. 

Considérez  mon  Emile,  k  vingt  ans  paffés,   bien  formé, 
bien  conftitué  d'efprit  &  de  corps  ,  fort,  fain  ,  difpos  ,  adroit ,  ro- 
bufte  ,  plein  de  fens ,  de  raifon  ,  de  bonté ,  d'humanité  ,  ayant  des 
mœurs,  du  goût,  aimant  le  beau,  faifant  le  bien,  libre  de  l'em- 
pire des  pafTîons  cruelles,  exempt  du  joug  de  l'opinion,  mais  fou- 
rnis à  la  loi  de  la  fagefle,  &  docile  k  la  voix  de  l'amitié,  poflTédant 
toas  les  talcns  utiles,  ^  plufieurs  talens  agréables,  fe  fouciantpeu 
des  richefTes ,  portant  fa  reflburce  au  bout  de  fes  bras ,  &  n'ayant 
pas  peur  de  manquer  de  pain,  quoi  qu'il  arrive.  Le  voilà  main- 
tenant enivré  d'une  paflîon  naiffante  :  fon   cœur  s'ouvre  aux  pre- 
miers  feux  de  l'amour  ;  fès  douces  illufîons    lui   font  un  nouvel 
univers  de  délices  &  de  jouifTance;  il  aime  un  objet   aimable,   & 
plus  aimable  encore  par  fon  caraflère  que  par  fa  perfonne  ;  il  ef- 
père  ,  il  attend  un  retour  qu'il  fent  lui  être  dû  ;  c'eft  du  rapport 
des  cœurs,  c'eft    du  concours  des  fentimens  honnêtes,   que  s'eft 
formé  leur  premier  penchant.  Ce  penchant  doit  être  durable  :  il 
fe  livre  avec  confiance ,  avec  raifon  même ,  au  plus  charmant  dé- 
lire,  fans  crainte,  fans  regret,  fans  remords  ,  fans  autre  inquiétude 
que  celle  dont  le  fentiment  du  bonheur  eft  inféparable.  Que  peut- 
il   manquer  au  fien  ?  Voyez,  cherchez,  imaginez  ce  qu'il  lui  faut 
encore,  &  qu'on  puiffe  accorder  avec  ce  qu'il  a.   Il  réunit  tous  les 
biens  qu'on  peut  obtenir  k  la  fois,  on  n'y   en  peut  ajouter  aucun 
qu'aux  dépens  d'un  autre  j  il  eft  heureux  autant  qu'un  homme 


DE      VhDUCATlON.  245 

peut  l'être.  Irai-je  en  ce  moment  abréger  un  defîin  fi  doux  t 
Jrai-j'e  troubler  une  volupté  fi  pure?  Ah!  tout  le  prix  de  Ja  vie 
cft  dans  la  félicité  qu'il  goûte.  Que  pourrois-je  lui  rendre  qui 
valût  ce  que  je  lui  aurois  ôté  ?  Même  en  mettant  le  comble  h  Ton 
bonheur ,  j'en  détruirois  le  plus  grand  charme.  Ce  bonheur  Ai- 
préme  eft  cent  fois  plus  doux  k  efpérer  qu'à  obtenir;  on  en  jouit 
mieux  quand  on  l'attend  que  quand  on  le  goûte.  O  bon  Emile! 
aime,  &  fois  aimé.  Jouis  longtemps  avant  que  de  pofTéder;  jouis 
à  la  fois  de  l'amour  &  de  l'innocence;  fais  ton  paradis  fur  la  terre 
en  attendant  l'autre  :  je  n'abrégerai  point  cet  heureux  temps  de  ta 
vie  :  j'en  filerai  pour  toi  l'enchantement;  je  le  prolongerai  le  plus 
qu'il  fera  poffîble.  Hélas!  il  faut  qu'il  finiflc,  &  qu'il  fini/Te  en 
peu  de  temps  ;  mais  je  ferai  du  moins  qu'il  dure  toujours  dans 
ta  mémoire,   &  que  tu    ne  te  repentes  jamais  de  l'avoir  goûté. 

Emile  n'oublie  pas  que  nous  avons  des  refiitutions  à  faire. 
Si-tôt  qu'elles  font  prêtes,  nous  prenons  des  chevaux,  nous  allons 
grand  train;  pour  cette  fois,  en  partant,  il  voudroit  être  arrivé. 
Quand  le  cœur  s'ouvre  aux  pafïïons ,  il  s'ouvre  à  l'ennui  de  la  vie. 
Si  je  n'ai  pas  perdu  mon  temps  ,  la  fienne  pnticre  ne  fc  paflcra 
pas  ainfi. 

Malheureusement  la  route  eft  fort  coupée  &  le  pays  diffi- 
cile. Nous  nous  égarons ,  il  s'en  appcrçoit  le  premier,  &  ,  fans  s'im- 
patienter, fans  fe  plaindre,  il  met  toute  fon  attention  a  retrouver 
fon  chemin;  il  erre  long-temps  avant  de  fe  reconnoîire,  fie  tou- 
jours avec  le  même  fang- froid.  Ceci  n'eft  rien  pour  vous,  mais 
c'eft  beaucoup  pour  moi  qui  connois  fon  naturel  emporté  :  je  vois 
le  fruit  des  foins  que  j'ai  mis  dès  .on  enfance  à  l'endurcir  aux 
coups  de  la  néceflîté. 

Nous  arrivons  enfin.  La  réception  qu'on  nous  fait  eft  bien  plus 
fimple  &  plus  obligeante  que  la  pr'-inière  fois;  nous  fommes  déjà 
d'anciennes  connoifl'ances.  Emile  &  Sophie  fe  faluent  avec  un  peu 
d'embarras,  &  ne  fe  parlent  toujour'  ^loint  :  que  fe  diroient-ils  en 
notre  préfence  ?  L'entretien  ci'il  leur  faut  n'a  pas  befoin  de  témoins. 
L'on  fe  promens  dans  le  jard:u  ;  ce  jjrdin  a  pour  parterre  un  potager 

Hh  ij 


244 


Traité 


très- bien  entendu  ,  pour  parc  un  verger  couvert  de  grands  &  beaux 
arbres  fruitiers  de  toute  efpece,  coupé  en  divers  fens  de  jolis  ruif- 
feaux  ,   &  de  plates-bandes  pleines  de  fleurs.  Le  beau  lieu!  s'écrie 
Emile,   plein  de  fon  Homère  &  toujours  dans  l'enthoufiafme  ;  je 
crois   voir  le  jardin   d'Alcinoiis.  La   fille    voudroit  favoir   ce  que 
c'efl:  qu'Alcinoiis,  &  la  mère  le  demande.  Alcinoiis,  leur  dis-je, 
étoit  un  Roi  de   Corcyre,  dont    le  jardin,  décrit  par   Homère, 
eft   critiqué   par  des   gens    de  goût,  comme  trop  fimple  &  trop 
peu  paré  (  38  ).    Cet  Alcinoiis  avoit   une  fille  aimable  ,   qui,    la 
veille    qu'un   étranger    reçut    l'hofpitalité   chez    fon    père ,  fongea 
qu'elle  auroit  bientôt  un  mari.    Sophie,  interdite,  rougit,  baiffe 
les  yeux,    fe  mord  la  langue;  on   ne  peut  imaginer  une  pareille 
confufion.    Le  père,   qui  fe   plaît  à   l'augmenter,   prend  la  parole 
&  dit,  que  la  jeune  Princefîè  alloit  elle-même  laver  le  linge  k  la 
rivière;  croyez-vous,  pourfuit-il,  qu'elle  eût  dédaigné  de  toucher 
aux  ferviettes  fales,  en  difant  qu'elles  fentoient  le  graillon  ?  Sophie, 
fur    qui   le   coup    porte ,   oubliant  fa  timidité   naturelle ,  s'excufe 
avec  vivacité;  fon  papa  fait  bien   que  tout  le  menu    linge  n'eue 


(  38  )  "  En  fortant  du  Palais  ,  on 

n  trouve  un  vafte  jardin  de  quatre  ar- 

»  pens ,  enceint  &  clos  tout  a  l'entour, 

»  planté    de    grands   arbres   fleuris  , 

»  produifans  des  poires ,  des  pommes 

»  des  grenades  &  d'autres  des  plus  bel- 

}i  les  efpèces  ,  des  figuiers  au  doux 

))  fruit ,    &    des    oliviers   verdoyans. 

»  Jamais  durant  l'année   entière   ces 

j>  beaux  arbres  ne  reftent  fans  fruits  : 

»  l'hiver  &  l'été  ,  la  douce  haleine  du 

»  vent  d'oueft  fait  a  la  fois  nouer  les 

j»  uns  &  mûrir  les    autres.    On  voit 

»  la  poire  &  la  pomme  vieillir  &  fé- 

»  cher  fur  leur  arbre  ,  la  figue  fur  le 

»  figuier  &  la  grappe  fur  la  fouche. 

»  La   vigne  inépuifable  ne  ceffe  d'y 

»  porter  de  nouveaux  raifins  ;  on  fait 

j>  cuire   &  confire  les  uns  au  foleil 

»  fur  upe  aire ,  tandis  qu'on  ça  vea* 


»  dange  d'autres  ,  laifTant  fur  la  plante 
»  ceux  qui  font  encore  en  fleur ,  en 
"  verjus ,  ou  qui  commencent  à  noir- 
!'  cir.  A  l'un  des  bouts,  deux  quar- 
»  rés  bien  cultivés  &  couverts  de 
>'  fleurs  toute  l'année  ,  font  ornés  de 
>'  deux  fontaines  ,  dont  l'une  eft  diP< 
»  tribuée  dans  tout  le  jardin  ,  &  l'au- 
»  tre  ,  après  avoir  traverfé  le  Palais, 
>i  eft  conduite  à  un  bâtiment  élevé 
»  dans  la  ville  pour  abreuver  les  Ci-f 
»  toyens. 

Telle  eft  la  defcription  du  jardllt 
royal  d'Alcinoiis  au  feptiéme  livre 
de  rodyflee  ,  dans  lequel ,  à  la  honte 
de  ce  vieux  rêveur  d'Homère  &  de» 
Princes  de  fon  temps ,  on  ne  voit  ni 
treillages  ,  ni  flatues  ,  ni  cafcades ,  ni 
boulingrins. 


DE      r  E  D   U  C  A   TI  O  N.  24c 

point  eu  d'autre  blanchifTeiifc  qu'elle  ,  il  on  l'avoit  laifTé  faire  (  39  ), 
&  qu'elle  en  eût  fait  davantage  avec  plaifir,  fi  on  le  lui  eût  or- 
donné. Durant  ces  mots,  elle  me  regarde  à  la  dérobée  avec  une 
inquiétude  dont  je  ne  puis  m'empécher  de  rire,  en  lifant  dans  fon 
cœur  ingénu  les  al  larmes  qui  la  font  parler.  Son  père  a  la  cruauté 
de  relever  cette  étourderie,  en  lui  demandant  d'un  ton  railleur,  à 
quel  propos  elle  parle  ici  pour  elle,  &  ce  qu'elle  a  de  commun 
avec  la  fille  d'Alcinoiisî  Honteufe  &  tremblante  elle  n'ofe  plus 
foufRer ,  ni  regarder  perfonne.  Fille  charmante!  il  n'cft  plus  temps 
de  feindre  ;  vous   voilà  déclarée  en  dépit   de  vous. 

Bien- TÔT  cette  petite  fcène  efl  oubliée  ou  paroît  l'être;  très- 
heureufemcnt  pour  Sophie,  Emile  efl:  le   feul  qui  n'y  a  rien  com- 
pris.   La   promenade   fe  continue,  &  nos  jeunes   gens,   qui    d'a- 
bord   étoient  k  nos  côtés ,    ont  peine   k  fe  régler  fur    la  lenteur 
de  notre  marche;  infenfiblement  ils  nous  précèdent,  ils  s'appro- 
chent ,  ils  s'accoftent  à  la  fin  ;  &  nous  les  voyons  afTcz  loin  devant 
nous.   Sophie  femble  attentive  &  pofée  ;  Emile  parle   &   gefticule 
avec   feu  :  il   ne  paroît  pas  que  l'entretien   les  ennuie.    Au    bout 
d'une  grande  heure  on  retourne,  on  les  rappelle:  ils  reviennent, 
mais    lentement  k  leur  tour,  &   l'on  voir  qu'ils  mettent  le  temps 
k  profit.  Enfin,  tout-à-coup  leur  entretien   cefTe  avant  qu'on  foit 
à  portée  de   les    entendre,  &  ils  doublent  le  pas  pour  nous    re- 
joindre.  Emile   nous  aborde  avec  un  air  ouvert  &  careflant;  fes 
yeux  pétillent  de  joie  ;  il  les  tourne  pourtant  avec  un   peu   d'in- 
quiétude  vers  la   mère  de  Sophie,   pourvoir  la  réception   qu'elle 
lui  fera.    Sophie  n'a  pas,  k  beaucoup   près,   un  maintien  fi    dé*, 
gagé;  en  approchant  elle  femble  toute  confufe  de  fê  voir  téte-à- 
téte  avec   un  jeune  homme  ,    elle  qui  s'y  eft   fi   fouvcnt   trouvée 
avec  d'autres   fans  en  être  embarrafTée  ,  &  fans  qu'on  l'ait  jamais 
trouvé  mauvais.  Elle  fe  hâte  d'accourir  k  (à  mère  ,  un  peu  cfTouf- 
flée  en  dilànt  quelques  mots  qui    ne   fignifient  pas  grand'-chofe, 
comme  pour  avoir  l'air  d'être  là   depuis  long- temps, 

(  39  )  J'avoue  que  je  fais  quelque      mains  aufll  douces  que  les  fienncs  ,  U 
gré  à  la  mère  de   Sophie   de  ne   lui      qu'Emile  doit  baifer  Û  fouvent. 
avoir  pas  laiffé  gîter  dans  le  favon  de» 


24^ 


Traité 


A  la  férénîté  qui  fe  peint  fur  le  vifage  de  ces  aimables  enfans; 
on  voit  que  cet  entretien  a  foulage  leurs  jeunes  cœurs  d'un  grand 
poids.  Ils  ne  font  pas  moins  réfervés  l'un  avec  l'autre,  mais  leur 
réferve  eft  moins  embarrafTée.  Elle  ne  vient  plus  que  du  refpe<S 
d'Emile,  de  la  modeftie  de  Sophie ,  &  de  l'honnêteté  de  tous  deux. 
Emile  ofe  lui  adrelTer  quelques  mots,  quelquefois  elle  ofe  re'pon- 
dre  ;  mais  jamais  elle  n'ouvre  la  bouche  pour  cela  fans  jetter  les 
yeux  fur  ceux  de  fa  mère.  Le  changement  qui  paroît  le  plus  fen- 
fible  en  elle  eft  envers  moi.  Elle  me  témoigne  une  confidération 
plus  emprelfée,  elle  me  regarde  avec  intérêt,  elle  me  parle  afFec- 
tueufement,  elle  eft  attentive  à  ce  qui  peut  me  plaire;  je  vois 
qu'elle  m'honore  de  fon  eftime ,  &  qu'il  ne  lui  eft  pas  indifférent 
d'obtenir  la  mienne.  Je  comprends  qu'Emile  lui  a  parlé  de  moi  ; 
on  diroit  qu'ils  ont  déjà  comploté  de  me  gagner  :  il  n'en  eft  rien 
pourtant,  &  Sophie  elle  -  même  ne  fe  gagne  pas  li  vite.  Il  aura 
peut-être  plus  befoin  de  ma  faveur  auprès  d'elle,  que  de  la  fienne 
auprès  de  moi.  Couple  charmant  !... .  En  fongeant  que  le  cœur 
fenfible  de  mon  jeune  ami  m'a  fait  entrer  pour  beaucoup  dans  fon 
premier  entretien  avec  fa  maîtreffe,  je  jouis  du  prix  de  ma  peine; 
fon  amitié  m'a  tout  payé. 

Les  vifites  fe  réitèrent.  Les  converlàtions  entre  nos  jeunes  gens 
deviennent  plus  fréquentes.  Emile  enivré  d'amour  croit  déjà  tou- 
cher à  fon  bonheur.  Cependant  il  n'obtient  point  d'aveu  formel  de 
Sophie;  elle  l'écoute  &  ne  lui  dit  rien.  Emile  connoît  toute  fà  mo- 
deftie;  tant  de  retenue  l'étonné  peu  ;  il  fent  qu'il  n'eft  pas  mal  au- 
près d'elle  ;  il  fait  que  ce  font  les  pères  qui  marient  les  enfans  ;  il 
fuppofe  que  Sophie  attend  un  ordre  de  fes  parens,  il  lui  demande 
la  permiflion  de  le  foUiciter  ;  elle  ne  s'y  oppofe  pas.  Il  m'en  parle, 
j'en  parle  en  fon  nom,  même  en  fa  préfence.  Quelle  furprife  pour 
lui  d'apprendre  que  Sophie  dépend  d'elle  feule,  &  que,  pour  le 
rendre  heureux,  elle  n'a  qu'à  le  vouloir!  Il  commence  à  ne  plus 
rien  comprendre  à  fa  conduite.  Sa  confiance  diminue.  Il  s'allarme, 
il  fe  voit  moins  avancé  qu'il  ne  penfoit  l'être,  &  c'eft  alors  que 
l'amour  le  plus  tendre  emploie  foa  langage  le  plus  touchant  pour 
la  fléchir. 


DE      V  È   D    V  C  A    T  1  O  N.  247 

Emile  n'efî  pas  fait  pour  devir.er  ce  qui  lui  nuit  :  fi  on  ne 
lui  dit  ,  il  ne  le  faura  de  fes  jours ,  &  Sophie  cft  trop  fière  pour  le 
lui  dire.  Lçs  difficultés  qui  l'arrêtent  feroitnt  l'emprefTement  d'une 
autre;  elle  n'a  pas  oublié  les  leçons  de  fes  parens.  Elle  efl  pauvre; 
Emile  efl  riche,  elle  le  fait.  Combien  il  a  befoin  de  fe  faire  ef- 
timer  d'elle!  Quel  mérite  ne  lui  faut-  il  point  pour  effacer  cette 
inégalité?  Mais  comment  forigeroit-il  à  ces  obftacles  ?  Emile  fait- 
il  s'il  efl  riche?  Daigne  i  il  même  s'en  informer  ?  Grâce  au  Ciel 
il  n'a  nul  befoin  de  l'être,  il  fait  être  bienfaifant  fans  cela.  Il  tire 
le  bien  qu'il  fait  de  fon  cœur  &  non  de  fa  bourfe.  Il  donne  aux 
malheureux  fon  temps,  fes  foins,  fes  afTeflions  ,  fa  perfonne  ;  &  dans 
l'eflimation  de  fes  bienfaits,  à  peine  ofe-t-il  compter  pour  quelque 
chofe  l'argent  qu'il  répand  fur  les  indigens. 

Ne  fâchant  k  quoi  s'en  prendre  de  fa  difgrace ,  il  l'attribue  à 
fa  propre  faute  :  car  qui  oferoit  accufer  de  caprice  l'objet  de  fes 
adorations  ?  L'humiliation  de  l'amour  propre  augmente  les  regrets 
de  l'amour  éconduit.  Il  n'approche  plus  de  Sophie  avec  cette  ai- 
niable  confiance  d'un  cœur  qui  fe  fent  digne  du  ficn;  il  eft  craintif 
&  tremblant  devant  elle.  Il  n'efpère  plus  la  toucher  par  la  tendrcflë  , 
il  cherche  à  la  fléchir  par  la  pitié.  Quelquefois  fi  patience  fe  laffe; 
le  dépit  efl  prêt  à  lui  fuccéder.  Sophie  femble  preffentir  ces  em- 
portemens,  &  le  regarde.  Ce  feul  regard  le  défarme  &  l'intimide  : 
il  efl  plus  fournis  qu'auparavant. 

Troublé  de  cette  réfiflance  obflinée  &  de  ce  fîlence  invin- 
cible ,  il  épanche  fon  cœur  dans  celui  de  fon  ami.  Il  y  dépofe  les 
.  douleurs  de  ce  cœur  navré  de  trifle/Te  ;  il  implore  fon  afTlflance  & 
fes  confeils.  Quel  impénétrable  myflère  !  Elle  s'intéreffe  à  mon 
fort,  je  n'en  puis  douter  :  loin  de  m'éviter,  elle  fe  plaît  avec  moi. 
Quand  j'arrive  elle  marque  de  la  joie,  &  du  regret  quand  je  pars; 
elle  reçoit  mes  foins  avec  bonté;  mes  fervices  paroiffent  lui  plaire; 
elle  daigne  me  donner  des  avis,  quelquefois  même  des  ordres. 
Cependant  elle  rejette  mes  follicitations,  mes  prières.  Quand  j'of:; 
parler  d'union,  elle  m'impofe  impérieufcment  fiIence,  fie  fi  j'ajoute 
un  mot,  elle  me  quitte  \  l'inflant.  Par  quelle  étrange  raifon  veut- 
elle  bien  que  je  fois  2i  elle  fans  vouloir  entendre  parler   d'être  à 


T  RA  I  T  È 

moi?  Vous  qu'elle  lionore ,  vous  qu'elle  aime  &  qu'elle  n'ofe'ra 
faire  taire,  parlez,  faites  -  la  parler;  fervez  votre  ami,  couronnez 
votre  ouvrage  ;  ne  rendez  pas  vos  foins  funeftes  à  votre  élevé  :  ah  I 
ce  qu'il  tient  de  vous  fera  fa  misère ,  fi  vous  n'achevez  fon  bon- 
heur. 

Je  parle  k  Sophie,  &  j'en  arrache  avec  peu  de  peine  un  fecreE 
que  je  favois  avant  qu'elle  me^  l'eût  dit.  J'obtiens  plus  difficilement 
la  permiffion  d'en  inftruire  Emile  ;  je  l'obtiens  enfin ,  &  j'en  ufe. 
Cette  explication  le  jette  dans  un  étonncment  dont  il  ne  peut  re- 
venir. Il  n'entend  rien  h  cette  délicateflè  ;  il  n'imagine  pas  ce  que 
des  écus  de  plus  ou  de  moins  font  au  caraftère  &  au  mérite.  Quand 
je  lui  fais  entendre  ce  qu'ils  font  aux  préjugés,  il  fe  met  k  rire; 
&  tranfporté  de  joie  ,  il  veut  partir  àl'inftant,  aller  tout  déchirer, 
toutjetter,  renoncer  h  tout ,  pour  avoir  l'honneur  d'être  auflî  pau- 
vre que  Sophie,  &  revenir  digne  d'être  fbn  époux. 

Hé  quoi!  di$-je  en  l'arrêtant,  &  riant  à  mon  tour  de  fon 
impétuofité,  cette  jeune  tête  ne  mûrira-t-elle  point,  &  après  avoir 
philofophé  toute  votre  vie,  n'apprendrez-vous  jamais  à  raifonnerî 
Comment  ne  voyez-vous  pas  qu'en  fuivant  votre  infenfé  projet, 
vous  allez  empirer  votre  fituation  &  rendre  Sophie  plus  intrai- 
table .''  C'eft  un  petit  avantage  d'avoir  quelques  biens  de  plus 
qu'elle  ,  c'en  feroit  un  très-grand  de  les  lui  avoir  tous  facrifiés, 
&  fi  fa  fierté  ne  peut  fe  réfoudre  k  vous  avoir  la  première  obli- 
gation, comment  fe  réfoudroit-elle  k  vous  avoir  l'autre?  Si  elle 
ne  peut  fouffrir  qu'un  mari  puifîè  lui  reprocher  de  l'avoir  enri- 
chie,  foufFrira-t-elle  qu'il  puiffe  lui  reprocher  de  s'être  appauvri 
pour  elle  ?  Eh  malheureux  !  tremblez  qu'elle  ne  vous  foupçonne 
d'avoir  eu  ce  projet.  Devenez  au  contraire  économe  &  foigneur 
pour  l'amour  d'elle,  de  peur  qu'elle  ne  vous  accufe  de  vouloir 
la  gagner  par  adrefTe ,  &  de  lui  facrifier  volontairement  ce  que 
vous  perdrez  par  négligence. 

Croyez-vous  au  fond  que  de  grands  biens  lui  fafient  peur, 
&  que  fes  oppofitions  viennent  précifément  des  richelfes  ?  Non , 
gher  Emile,   elles   ont   une  caufe  plus   folide  &  plus  grave  dans 

l'effe: 


DE     r  Ê  D  U  C  A  T  T  O  N,  249 

l'effet  que  produifent  ces  richefles  dans  l'ame  du  poffeffeur.  Elle 
(ait  que  les  biens  de  la  fortune  font  toujours  préférés  à  tout  par 
ceux  qui  les  ont.  Tous  les  riches  comptent  l'or  avant  le  mérite. 
Dans  la  mife  commune  de  l'argent  &  des  fervices,  ils  trouvent 
toujours  que  ceux-ci  n'acquittent  jamais  l'autre,  &  ptnfent  qu'on 
leur  en  doit  de  reUe  quand  on  a  paffé  là  vie  à  les  fervir  en  man- 
geant leur  pain.  Qu'avez -vous  donc  à  faire,  ô  Emile,  pour  la 
rafTurer  fur  fcs  craintes?  Faites -vous  bien  connoitre  k  elle  ;  ce 
n'eft  pas  l'affaire  d'un  jour.  Montrez -lui  dans  les  tréfors  de  votre 
ame  noble  de  quoi  racheter  ceux  dont  vous  avez  le  malheur  d'être 
partagé.  A  force  de  confiance  &  de  temps  furmontez  fa  réfiffance  :  k 
force  de  fentimens  grands  &  généreux,  forcez -la  d'oublier  vos 
richeffes,  aimez  la,  fervez-Ia,  fervez  fês  refpeclables  p'arens.  Prouvez- 
lui  que  ces  foin«  ne  font  pas  l'elîec  d'une  paflîon  folle  &  pafTagèrc  , 
mais  des  principes  ineffaçables  gravés  au  fond  de  votre  cœur. 
Honorez  dignement  le  mérite  outragé  par  la  fortune;  c'eft  le  feu! 
moyen  de  le  réconcilier  avec  le  mérite  qu'elle   a   favorifé. 

On  conçoit  quels  tranfports  de  joie  ce  difcours  donne  au  jeune 
homme;  combien  il  lui  rend  de  confiante  &•  d'cfpoir;  combien 
fon  honnête  cœur  fe  félicite  d'avoir  à  faire ,  pour  plaire  à  Sophie 
tout  ce  qu'il  feroit  de  lui-même  quand  Sophie  n'exifteroit  pa*, 
ou  qu'il  ne  fèroit  pas  amoureux  d'elle.  Pour  peu  qu'on  ait  com- 
pris fon  caraâère,  qui  eft-ce  qui  n'imaginera  pas  fa  conduite  en 
cette  occafiun  ? 

Me  voila  donc  le  confident  de  mes  deux  bonnes  gens  &  le 
médiateur  de  leurs  amours  !  Bel  emploi  pour  un  gouverneur!... 
Cl  beau  que  je  ne  fis  de  ma  vie  rien  qui  m'élevât  tant  à  met 
propres  yeux,  &  qui  me  rendit  fi  content  de  moi-même.  Au 
refte,  cet  emploi  ne  laiflè  pas  d'avoir  fes  agrémens  :  je  ne  fui« 
pas  mal  venu  dans  la  maifon  ;  l'on  s'y  fie  à  moi  du  foin  d'y 
tenir  les  amans  dans  l'ordre  :  Emile ,  toujours  tremblant  de  ma 
déplaire,  ne  fut  jamais  i\  docile.  La  petite  perfonne  m'accable 
d'amitiés  dont  je  ne  fuis  pas  la  dupe ,  &  dont  je  ne  prends  pour 
moi  que  ce  qui  m'en  revient.  C'ell  ainfi  qu'elle  fc  dédommage 
indi reniement  du  rcfpeft  dans  lequel  elle  tient  Emile.  Elle  lui  fait 
Traité  de  PÊduc.  Tome  II.  ii 


250  Traité 

en  moi  mille  tendres  carefTes ,  qu'elle  aimeroit  mieux  mourir 
que  de  lui  faire  k  lui-même;  &  lui  qui  fait  que  je  ne  veux 
pas  nuire  k  fes  intérêts  ,  eft  charmé  de  ma  bonne  intelligence 
avec  elle.  Il  fe  confole  quand  elle  refufè  fon  bras  k  la  promenade 
&  que  c'eft  pour  lui  préférer  le  mien.  Il  s'éloigne  fans  murmure 
en  me  ferrant  la  main ,  &  me  difant  tout  bas  de  la  voix  &  de 
l'œil  :  ami,  parlez  pour  moi.  II  nous  fuit  des  yeux  avec  intérêt: 
il  tâche  de  lire  nos  fentimens  fur  nos  vifages  ,  &  d'interpréter  nos 
difcours  par  nos  geftes  :  il  fait  que  rien  de  ce  qui  fe  dit  entre 
nous  ne  lui  eft  indifférent.  Bonne  Sophie ,  combien  votre  cœur 
iîncère  eft  k  fon  aife ,  quand  ,  fans  être  entendue  de  Téléma- 
que,  vous  pouvez  vous  entretenir  avec  fon  Mentor!  Avec  quelle 
aimable  franchife  vous  lui  laifTez  lire  dans  ce  tendre  cœur  tout 
ce  qui  s'y  pafle!  Avec  quel  plaiiîr  vous  lui  montrez  toute  votre 
eftime  pour  fon  élevé!  Avec  quelle  ingénuité  touchante  vous  lui 
laiffez  pénétrer  des  (èntimens  plus  doux  !  Avec  quelle  feinte  colère 
vous  renvoyez  l'importun ,  quand  l'impatience  le  force  k  vous 
interrompre  !  Avec  quel  charmant  dépit  vous  lui  reprochez  fon 
indifcrétion,  quand  il  vient  vous  empêcher  de  dire  du  bien  de 
lui ,  d'en  entendre ,  &  de  tirer  toujours  de  mes  réponfes  quel» 
que  nouvelle  raifon  de  l'aimer  ! 

Ainsi  parvenu  k  fe  faire  foufFrir  comme  amant  déclaré ,  Emile 
en  fait  valoir  tous  les  droits;  il  parle,  il  prefTe  ,  il  follicite  ,  il 
importune.  Qu'on  lui  parle  durement,  qu'on  le  maltraite,  peu 
lui  importe  pourvu  qu'il  fe  faflê  écouter.  Enfin,  il  obtient,  noa 
fans  peine,  que  Sophie  de  fon  côté  veuille  bien  prendre  ou- 
vertement fur  lui  l'autorité  d'une  maîtreiTe,  qu'elle  lui  prefcrive 
ce  qu'il  doit  faire,  qu'elle  commande  au  lieu  de  prier,  qu'elle 
accepte  au  lieu  de  remercier  ,  qu'elle  règle  le  nombre  &  le 
temps  des  vifites,  qu'elle  lui  défende  de  venir  jufqu'k  tel  jour, 
&  de  refter  paffé  telle  heure.  Tout  cela  ne  fe  fait  point  par 
jeu,  mais  très  -  férieufement ,  &  fi  elle  accepte  ces  droits  avec 
peine  ,  elle  en  ufe  avec  une  rigueur  qui  réduit  fouvent  le  pau- 
vre Emile  au  regret  de  les  lui  avoir  donnés.  Mais  quoi  qu'elle 
ordonne,  il  ne  réplique  point,  &  fouvent  en  parunt  pour  obéir. 


E    r  Éducation. 


251 


il  me  regarde  avec  des  yeux  pleins  de  joie  qui  me  difent  ;  vous 
voyez  qu'elle  a  pris  pon"efnon  de  moi.  Cependant  l'orgueilleufe 
robferve  en  -  defTous  ,  &  fourit  en  fecret  de  la  fierté  de  fon 
efclave. 

Albane    &    Raphaëf ,  prêtez-moi   le  pinceau    de  la  volupté. 
Divin   Milton,  apprends  à   ma  plume  groflïère  à  décrire  les  plaî- 
firs  de   l'amour  &    de   l'innocence.   Mais    non,    cachez  vos    arts 
menfongers   devant  la  fainte  vérité  de  la  nature.  Ayez  feulement 
des    cœurs  fenfibles  ,  des  âmes  honnêtes;  puis  laiflez  errer  votre 
imngination  fans  contrainte  fur  les  tranfports  de  deux  jeunes  amans, 
qui,  fous  les  yeux  de  leurs  pare'ns  &  de   leurs  guides,  fe  livrent 
/ans    trouble  à  la   douce   illufion   qui   les   flatte,   &    dans  l'ivrefTe 
des  defirs  s'avançant  lentement  vers  le  terme,  entrelacent  de  fleurs 
&   de  guirlandes   l'heureux  lien  qui   doit    les  unir  jufqu'au   tom- 
beau.  Tant  d'images  charmantes  m'enivrent ,  je  les  raflèmble  fans 
ordre  &  fans  fuite  ,  le  délire    qu'elles  me  caufent   m'empêche  de 
les  lier.    Oh  !   qui  eft-ce  qui   a  un  cœur,  &  qui  ne  faura  pas  faire 
en  lui-même  le  tableau  délicieux  des  fituations  diverlès  du  père 
de  la  mère,    de  la  fille,  du  gouverneur,  de  l'élevé,  &  du  con- 
cours des  uns   &   des  autres  k  l'unioa  du    plus    charmant  couple 
dont  l'amour  &  la  venu  puifTent   faire   le  bonheur? 

C'est  h  préfent  que,  devenu  véritablement  emprefTé  de  plaire 
Emile  commence  à  fentir  le  prix  des  talens  agréables  qu'il   s'eft 
donnés.  Sophie  aime  k  chanter ,  il    chante  avec  elle  ;  il  fait  plus 
il  lui   apprend  la    mufique.    Elle  eft  vive  &  légère,   elle  aime  à 
fauter,   il  danfe  avec  elle;  il  change  fes  fauts  en   pas,    il  la  per- 
fectionne. Ces  leçons  font  charmantes,  la  gaieté  folâtre  les  anime 
elle  adoucit  le  timide  refpeâ  de  l'amour;  il  eft  permis  à  un  amant 
de  donner  des  leçons  avec  volupté,  il  eft  permis  d'être  le  maitre 
de  fa  maitrefte. 

On  a  un  vieux  clavecin  tout  dérangé.  Emile  l'accommode  & 
l'accorde.  Il  eft  fadeur,  il  eft  luthier  aufïï-bien  que  menuifier- 
il  eut  toujours  pour  maxime  d'apprendre  2i  fe  pad'er  du  fccours 
d'autrui  dans  tout  ce  qu'il  pouvoit  faire  lui-mcmc.    La  raaifon 

li   ij 


2^2  Traité 

eft  dans  une  fituatîon  pittorefque ,  il  en  tire  difFërentes  vues  aux- 
quelles Sophie  a  quelquefois  mis  la  main,  &  dont  elle  orne  le 
cabinet  de  fon  père.  Les  cadres  n'en  font  point  dorés  &  n'ont 
pas  befoin  de  l'être.  En  voyant  defliner  Emile,  en  l'imitant,  elle 
fe  perfectionne  k  fon  exemple,  elle  cultive  tous  les  talens ,  &  fon 
charme  les  embellit  tous.  Son  père  &  fa  mère  fe  rappellent  leur 
ancienne  opulence  en' revoyant  briller  autour  d'eux  les  beaux  arts 
qui  feuls  la  leur  rendoient  chère  ;  l'amour  a  paré  toute  leur  mai- 
fon  ;  lui  feul  y  fait  régner,  fans  frais  &  fans  peine,  les  mêmes 
plaifirs  qu'ils  n'y  raflembloient  autrefois  qu'à  force  d'argent  & 
d'ennui. 

Comme   l'idolâtre   enrichit  des   tréfors  qu'il   eftime  l'objet  de 
fon  culte ,  &   pare  fur  l'autel  le  Dieu  qu'il  adore  ;   l'amant  a  beau 
voir    fa   maître/Te  parfaite ,  il  lui  veut  fans  ceffè  ajouter   de  nou- 
veaux ornemens.    Elle  n'en  a    pas    befoin    pour  lui   plaire  ;   mais 
il  a  befoin  lui  de  la  parer  :  c'eft  un  nouvel  hommage  qu'il  croit 
lui    rendre  ;   c'eft  un  nouvel  intérêt  qu'il  donne  au    plaifir  de  la 
contempler.  Il  lui  femble  que  rien  de  beau  n'eft  à  fa  place  quand 
îl   n'orne  pas  la  fuprême   beauté.  C'eft  un  fpeflale   à  la   fois  tou- 
chant &   rifible,   de    voir  Emile  empreffé    d'apprendre  à  Sophie 
tout  ce   qu'il    fait,  fans   confulter  fi   ce  qu'il   lui   veut  apprendre 
eft   de   fon  goût  ou  lui  convient.  Il   lui   parle  de  tout  ,   il  lui  ex- 
plique tout  avec  un   empreflement  puérile;  il  croit  qu'il  n'a  qu'à 
dire,  &  qu'à    l'inftant    elle    l'entendra  :   il   fe    figure    d'avance   le 
plaifir  qu'il  aura  de  raifonner,    de    philofopher   avec  elle  ;  il  re- 
garde comme  inutile  tout  l'acquis  qu'il  ne  peut  point  étaler  à  fes 
yeux  :  il  rougit  prefque  de  favoir  quelque  chofe  qu'elle  ne  fait  pas. 

Le  voilk  donc  lui  donnant  leçons  de  philofophie,  de  phyfique, 
de  mathématique,  d'hiftoire,  de  tout,  en  un  mot.  Sophie  fe  prête 
avec  plaifir  à  fon  zèle,  &  tâche  d'en  profiter.  Quand  il  peut  obte- 
nir de  donner  fes  leçons  k  genoux  devant  elle,  qu'Emile  eft  con-. 
tent!  Il  croit  voir  les  cieux  ouverts.  Cependant  cette  fituatioa 
plus  gênante  pour  l'écolière  que  pour  le  maître,  n'eft  pas  la  plus 
favorable  k  riaftruflion.  L'on  ne  fait  pas  trop  alors  que  faire  de 


f)  E      L'  È  D   Û  C  'A   T  l  0  a.  2J5 

Ses  yeux  pour  éviter  ceux  qui  les  pourfuivent ,  &  quand  ils  fe  rcn-. 
contrent  ,  la  leçon  n'en  va  pas  mieux. 

L'art  de  penfer  n'eft  pas  étranger  aux  femmes,  mais  elles  ne 
doivent  faire  qu'effleurer  les  fciences  de  raifonnement.  Sophie 
conçoit  tout  &  ne  retient  pas  grand'chofe.  Ses  plus  grands  pro- 
grès font  dans  la  morale  &  les  chofes  de  goût;  pour  la  phyfique, 
elle  n'en  retient  que  quelque  idée  des  loix  générales  &  du  fyftê- 
medu  monde;  quelquefois  dans  leurs  promenades  ,  en  contemplant 
les  merveilles  de  la  nature,  leurs  cœurs  innocens  &  purs  ofent  s'é- 
lever jufqu'k  fon  Auteur.  Ils  ne  craignent  pas  fa  préfencc,  ils  s'é-; 
panchent  conjointement  devant  lui. 

Quoi  !  deux  amans  dans  la  fleur  de  l'âge  emploient  leurs  téte- 
k-têtes  h  parler  de  Religion  !  Ils  palTent  leur  temps  à  dire  leur 
catéchifme  ! . . .  Que  fert  d'avilir  ce  qui  eft  fublime  ?  Oui,  fans 
doute  ,  ils  le  difent  dans  rillulîon  qui  les  charme  :  ils  fe  voient 
parfaits  ,  ils  s'aiment,  ils  s'entretiennent  avec  enthoufiafme  de  ce 
qui  donne  un  prix  à  la  vertu.  Les  facrifices  qu'ils  lui  font,  la  leur 
rendent  chère.  Dans  des  tranfports  qu'il  faut  vaincre,  ils  verfent 
quelquefois  enfemhie  des  larmes  plus  pures  que  la  rofce  du  Ciel  , 
&  ces  douces  larmes  font  l'enchantement  de  leur  vie;  ils  font  dins 
le  plus  charmant  délire  qu'aient  jamais  éprouvé  des  âmes  humai- 
nes. Les  privations  mêmes  ajoutent  à  leur  bonheur  &  les  honorent 
à  leurs  propres  v^^x  de  leurs  fjcrifices.  Hommes  fenfuels ,  corps 
fans  âmes ,  ils  connoîtront  un  jour  vos  plaiflrs  ,  &  regretteront 
toute  leur  vie  l'heureux  temps  où  ils  fe  les  font  tefufés. 

Malgré  cette  bonne  intelligence,  il  ne  laifTe  pas  d'y  avoir 
quelquefois  des  dilTenfions,  même  des  querelles;  la  maitrefTs  n'eft 
pas  fans  caprice ,  ni  l'amant  fans  emportement  :  mais  ces  petits  ora- 
ges palTeiit  rapidement  &  ne  font  que  raffermir  l'union  ;  l'expérience 
même  apprend  à  Emile  à  ne  les  plus  tant  craindre,  les  raccommo- 
demens  lui  font  toujours  plus  avantageux  que  les  brouilleries  ne 
lui  font  nuifibles.  Le  fruit  de  la  première  lui  en  a  fait  cfpérer  .iu- 
tant  des  autres;  il  s'if}  trompé  :  mais  enfin,  s'il  n'en  rapporte  pas 
toujours  un  profit  aufli  feoilble ,  il  y  gagne  toujours  Je  voir  coa- 


fty4  T  R  J  1  T_Ê 

firmer  par  Sophie  l'intérêt  fîncère  qu'elle  prend  à  fon  cœur.  On 
veut  favoir  quel  eft  donc  ce  profit.  J'y  confens  d'autant  plus  vo- 
lontiers que  cet  exemple  me  donnera  lieu  d'expofer  une  maxima 
très-utile,  &  d'en  combattre  une  très-funefte. 

Emile  aime  ;  il  n'eft  donc  pas  téméraire  ;  &  l'on  conçoit  encore 
mieux  que  l'impérieufe  Sophie  n'eft  pas  fille  k  lui  paflèr  des  familia- 
rités. Comme  la  fagefTe  a  fon  terme  en  toute  chofe ,  on  la  taxeroit 
bien  plutôt  de  trop  de  dureté  que  de  trop  d'indulgence ,  &  fon  père 
lui-même  craint  quelquefois  que  fon  extrême  fierté  ne  dégénère 
en  hauteur.  Dans  les  tête-à-tétes  les  plus  fecrets ,  Emile  n'olèroit 
foUiciter  la  moindre  faveur ,  pas  même  y  paroître  afpirer  ;  &  quand 
elle  veut  bien  paffer  fon  bras  fous  le  fien  à  la  promenade ,  grâce 
qu'elle  ne  laifle  pas  changer  en  droit,  à  peine  ofe-t-il  quelquefois,' 
en  foupirant,  preffèr  ce  bras  contre  fa  poitrine.  Cependant,  après 
une  longue  contrainte,  il  fe  hafarde  à  baifer  furtivement  fa  robe, 
&  plufieurs  fois  il  eft  aflèz  heureux  pour  qu'elle  veuille  bien  ne  s'ea 
pas  appercevoir.  Un  jour  qu'il  veut  prendre  un  peu  plus  ouverte- 
ment la  même  liberté,  elle  s'avife  de  le  trouver  très-mauvais.  II 
s'obftine,  elle  s'irrite  :  le  dépit  lui  dide  quelques  mots  piquans  5 
Emile  ne  les  endure  pas  lans  réplique  :  le  refte  du  jour  fe  paffe  en 
bouderie,  &  l'on  fe  fépare  très-mécontens. 

Sophie  eft  mal  à  fon  aife.  Sa  mère  eft  fa  confidente  ;  comment 
lui  cacheroit-elle  fon  chagrin  ?  C'eft  fa  première  brouillerie;  & 
une  brouillerie  d'une  heure  eft  une  fi  grande  affaire  !  Elle  fe  repenC 
de  fa  faute  ;  fa  mère  lui  permet  de  la  réparer  ,  fon  père  le  lui  orr 
donne. 

Le  lendemain,  Emile  inquiet,  revient  plutôt  qu'à  l'ordinaire^ 
Sophie  eft  k  la  toilette  de  fa  mère;  le  père  eft  auflî  dans  la 
même  chambre  :  Emile  entre  avec  refpeft,  mais  d'un  air  trifte. 
A  peine  le  père  &  la  mère  l'ont -ils  falué,  que  Sophie  fe  retour- 
ne; &  lui  préfentant  la  main,  lui  demande,  d'un  ton  careflànt, 
comment  il  fe  porte?  Il  eft  clair  que  cette  jolie  main  ne  s'a- 
vance ainfi  que  pour  être  baifée  :  il  la  reçoit,  &  ne  la  baife 
pas.  Sophie,  un  peu  honteufe,  la  retire  d'auffi  bonne  grâce  qu'il 


t>  E    r  Éducation.  255 

lui  eft  poïïlble.  Emile,  qui  n'efl:  pas  fait  aux  manières  des  fem- 
mes, &  qui  ne  fait  k  quoi  le  caprice  efl  bon ,  ne  l'oublie  pas 
aifément ,  &  ne  s'appaife  pas  fi  vite.  Le  père  de  Sophie  la  voyant 
embarrafTée ,  achevé  de  la  déconcerter  par  des  railleries.  La  pauvre 
fîlle,  confufe  ,  humiliée,  ne  fait  plus  ce  qu'elle  fait,  &  donne- 
roit  tout  au  monde  pour  ofer  pleurer.  Plus  elle  fe  contraint, 
plus  fon  cœur  fe  gonfle  ;  une  larme  s'échappe  enfin  malgré  qu'el- 
le en  ait.  Emile  voit  cette  larme,  fe  précipite  à  fes  genoux, 
lui  prend  la  main,  la  baife  plufieurs  fois  avec  faififTement.  Ma 
foi,  vous  êtes  trop  bon,  dit  le  père  en  éclatant  de  rire;  j'au- 
rois  moins  d'indulgence  pour  toutes  ces  folles,  &:  je  puniroîs 
la  bouche  qui  m'auroit  ofFenfé.  Emile,  enhardi  par  ce  difcours, 
tourne  un  œil  fuppliant  vers  la  mère  ;  &  croyant  voir  un  fignc 
de  confenrement,  s'approche,  en  tremblant,  du  vifàge  de  Sophie, 
qui  détourne  la  tête,  &,  pour  fauver  la  bouche,  expofe  une  joue 
de  rofes.  L'indifcret  ne  s'en  contente  pas  ;  on  réfifte  foiblement. 
Quel  baifèr,  s'il  n'étoit  pas  pris  fous  les  yeux  d'une  mère! 
Sévère  Sophie,  prenez  -  garde  à  vous  :  on  vous  demandera  fbu- 
vcnt  votre  robe  à  baifer ,  à  condition  que  vous  la  refuferez  quel- 
quefois. 

Après  cette  exemplaire  punition  ,  le  père  fort  pour  quelque 
affaire ,  la  mère  envoie  Sophie  fous  quelque  prétexte  ;  puis  elle 
adrefle  la  parole  à  Emile,  &  lui  dit  d'un  ton  afTez  férieux  : 
s  Monfieur  ,  je  crois  qu'un  jeune  homme  aufli-bien  ré  ,  aulïï- 
»>  bien  élevé  que  vous,  qui  a  des  fentimens  &  des  mœurs,  ne 
»  voudroit  pas  payer  du  deshonneur  d'une  famille,  l'amitié  qu'el- 
»  le  lui  témoigne.  Je  ne  fuis  ni  farouche,  ni  prude;  je  fais  ce  qu'il 
•>  faut  palTer  à  la  jeunefTe  folâtre,  ta  ce  que  j'ai  fouffert  fous  mes 
»  yeux,  vous  le  prouve  affez.  Confultez  votre  ami  fur  vos  devoirs, 
•>  il  vous  dira  quelle  différence  il  y  a  entre  les  jeux  que  la  pré- 
•  fence  d'un  père  &  d'une  mère  autorife ,  &  les  libertés  qu'on  prend 
ï)  loin  d'eux,  en  abufaiit  de  leur  confiance,  4:  tournant  en  pièges 
»  les  mêmes  faveurs  qui ,  fous  leurs  yeux  ,  ne  font  qu'innocentes. 
»  Il  vous  dira,  Monfieur,  que  ma  fille  n'a  eu  d'autre  tort  avec 
«>  vous^  que  celui  de  ne  pas  voir,  dès  Ja  première  fois,  ce  qu'elle 


256 


Traité 


»  ne  devoir  jamais  foufFrir  :  il  vous  dira  que  tout  ce  qu'on  prend 
y  pour  faveur,  en  devient  une,  &  qu'il  eft  indigne  d'un  homme 
»  d'honneur  d'abufer  de  la  fimplicité  d'une  jeune  fille ,  pour  ufur- 
»  per  en  fecret  les  mêmes  libertés  qu'elle  peut  fouffrir  devant  tout 
»  le  monde  :  car  on  fait  ce  que  la  bienféance  peut  tolérer  en  pu« 
»  blic  ;  mais  on  ignore  où  s'arrête,  dans  l'ombre  du  myftère,  ce- 
»  lui  qui  fe  fait  feul  juge  de  fes  fantaifîes.  « 

Après  cette  jufte  réprimande,  bien  plus  adreffée  a  moi  qu'à 
mon  élevé,  cette  fage  mère  nous  quitte,  Se  me  laiffe  dans  l'admi- 
ration de  fa  rare  prudence ,  qui  compte  pour  peu  qu'on  baife  de- 
vant elle  la  bouche  de  fa  fille ,  &  qui  s'effraye  qu'on  ofe  baifer  fa 
robe  en  particulier.  En  réfléchiflant  k  la  folie  de  nos  maximes ,  qui 
làcrifient  toujours  k  la  décence  la  véritable  honnêteté  ,  je  comprends 
pourquoi  le  langage  eft  d'autant  plus  chaftc,  que  les  cœurs  font 
plus  corrompus  ,  &  pourquoi  les  procédés  font  d'autant  plus  exaâs, 
que  ceux  qui  les  ont  font  plus  malhonnêtes- 

En  pénétrant,  à  cette  occafion,  le  cœur  d'Emile,  des  devoirs 
que  j'aurois  dû  plutôt  lui  dider ,  il  me  vient  une  réflexion  nou- 
velle, qui  fait  peut-être  le  plus  d'honneur  à  Sophie,  &  que  je  me 
garde  pourtant  bien  de  communiquer  k  fon  amant.  C'eft  qu'il  eft  clair 
que  cette  prétendue  fierté  qu'on  lui  reproche,  n'eft  qu'une  précau- 
tion très-fage  pour  fe  garantir  d'elle-même.  Ayant  le  malheur  de 
fe  fentir  un  tempérament  combuftible,  elle  redoute  la  première 
étincelle,  &  l'éloigné  de  tout  fon  pouvoir-  Ce  n'eft  pas  par  fierté 
qu'elle  eft  févère;  c'eft  par  humilité-  Elle  prend  fur  Emile  l'em- 
pire qu'elle  craint  de  n'avoir  pas  fur  Sophie;  elle  fe  fert  de  l'un  pour 
combattre  l'autre.  Si  elle  étoit  plus  confiante,  elle  feroit  bien  moins 
fière.  Otez  ce  feul  point ,  quelle  fille  au  monde  eft  plus  facile  & 
plus  douce?  Qui  eft-ce  qui  fupporte  plus  patiemment  une  offenfeî 
Qui  eft-ce  qui  craint  plus  d'en  faire  k  autrui  ?  Qui  eft-ce  qui  a 
moins  de  prétentions  en  tout  genre,  hors  la  vertu?  Encore  n'eft- 
ce  pas  de  fa  vertu  qu'elle  eft  fière,  elle  ne  l'eft  que  pour  la  con- 
ferver;  &  quand  elle  peut  fe  livrer  fans  rifque  au  penchant  de  fon 
cœur  ,  elle  carefTe  jufqu'k  fon  amant.  Mais  fa  difcrette  mère  ne 
fait  pas  tous  ces  détails  à  foa  père  même  :  les  hommes  ne  doivent 
pas  tout  iàvoii:.  Loin 


r.,^  n.V'-. 


7\-»,     // 


>r.  K..  k.-,-j,.  ..V...V  ./a 


CM 


cil  narre   ic  l'eHh'axnc  avec  pcmCo 


D  £      r  Ê  D   U  C  A   T  I  O  N.  2^J 

Loin  même  qu'elle  femble  s'enorgueillir  de  fa  conquête  ,  So- 
phie en  eft  devenue  encore  plus  affable,  &  moins  exigeante  avec 
tout  le  monde,  hors  peut-être  le  feul  qui  produit  ce  change- 
ment. Le  fentiment  de  l'indépendance  n'enfle  plus  fon  noble  cœur. 
Elle  triomphe  avec  modeftie  d'une  vi(5loire  qui  lui  coûte  fa  li- 
berté. Elle  a  le  maintien  moins  libre  &  le  parler  plus  timide, 
depuis  qu'elle  n'entend  plus  le  mot  d'amant  fans  rougir.  Mais 
le  contentement  perce  k  travers  fon  embarras ,  &  cette  honte 
elle-même  n'efl:  pas  un  fentiment  fâcheux.  C'cft  fur- tout  avec 
les  jeunes  furvenans  que  la  différence  de  fa  conduite  efl  le  plus 
fenfibie.  Depuis  qu'elle  ne  les  craint  plus  ,  l'extrême  réfcrve 
qu'elle  avoit  avec  eux ,  s'eft  beaucoup  relâchée.  Décidée  dans 
fon  choix,  elle  fe  montre,  fans  fcrupule,  gracieufe  aux  indiffé- 
rens;  moins  difficile  fur  leur  mérite  depuis  qu'elle  n'y  prend 
plus  d'intérêt  :  elle  les  trouve  toujours  afTez  aimables  pour  des 
gens  qui  ne   lui   feront   jamais  rien. 

Si  îe  véritable  amour  pouvoit  ufer  de  coquetterie,  j'en  crof»- 
rois  même  voir  quelques  traces  dans  la  manière  dont  Sophie  fe 
comporte  avec  eux  en  préfence  de  fon  amant.  On  diroit  que  , 
non  contente  de  l'ardente  paHlon  Hom  elle  l'embrafe  par  un 
mélange  exquis  de  léi'erve  &  de  carefTe,  elle  n'eft  pas  fâchée  en- 
core d'irriter  cette  même  paillon  par  un  peu  d'inquiétude.  On 
diroit  qu'égayant  k  deflein  fes  jeunes  hôtes,  elle  defline  au  tour- 
ment d'Emile  les  grâces  d'un  enjouement  qu'elle  n'ofe  avoir 
avec  lui  :  mais  Sophie  efl  trop  attentive  ,  trop  bonne,  trop  ju- 
dicieufe  pour  le  tourmenter  en  effet.  Pour  tempérer  ce  dange- 
reux flimulant ,  l'amour  &  l'honnêteté  lui  tiennent  lieu  de  pru- 
dence :  elle  fait  l'allarmer  &  le  raflurer  précifément  quand  il  faut; 
&  fi  quelquefois  elle  l'inquiette,  elle  ne  l'attrifle  jamais.  Par- 
donnons le  fouci  qu'elle  donne  k  ce  qu'elle  aime,  à  la  peur  qu'elle 
a  qu'il  ne  foit  jamais  affcz  enlacé. 

Mais  quel  effet  ce  petit  manège  fera-t-il  fur  Emile?  Sera-til 
jaloux  ,  ne  le  fera-t-il  pas?  C'efè  ce  qu'il  faut  examiner;  car  d» 
telles  digreflîons  entrent  aufïï  dans  l'objet  de  mon  livre,  &  ro^ 
loigneiit  peu  de  mon  fujet. 

Traité  d(  fLduc.  Tornc  II,  K  K 


258  T  R   A   I    T  Ê 

J'AI  fait  voir  précédemment  comment,  dans  les  chofes  qui 
ne  tiennent  qu'à  l'opinion,  cette  paflion  s'introduit  dans  le  cœur 
de  l'homme.  Mais  en  amour  c'eft  autre  chofe;  la  jaloufie  paroît 
alors  tenir  de  fi  près  à  la  nature,  qu'on  a  bien  de  la  peine  à  croire 
qu'elle  n'en  vienne  pas  ,  &  l'exemple  même  des  animaux,  dont 
plufieurs  font  jaloux  jufqu'à  la  fureur,  fembie  établir  le  fenti- 
ment  oppofé  fans  réplique.  Eft  ce  l'opinion  des  hommes  qui  ap- 
prend aux  coqs  k  fe  mettre  en  pièces,  &  aux  taureaux  à  fe  bat- 
tre jufqu'à  la  mort  î 

L'aversion  contre  tout  ce  qui  trouble  &  combat  nos  plaifirs 
eft  un  mouvement  naturel ,  cela  eft  incontcftable.  Jufqu'à  certain 
point  le  defir  de  pofTéder  exclufivement  ce  qui  nous  plaît ,  eft  en- 
core dans  le  même  cas.  Mais  quand  ce  defir,  devenu  pafTion , 
k  transforme  en  fureur  ou  en  une  fantaifie  ombrageufe  &  cha- 
grine, appellée  jaloufie,  alors  c'eft  autre  chofe  ;  cette  paflîou  peut 
être  naturelle  ou  ne  l'être  pas  j  il  faut  diftinguer. 

L'exempie  tiré  des  animaux  a  été  ci -devant  examiné  dans 
le  difcours  fur  l'inégalité  ;  &  maintenant  que  j'y  réfléchis  de 
nouveau,  cet  examen  me  paroîr  a{îez  folide  pour  ofer  y  renvoyer 
les  ledeurs.  J'ajouterai  feulement  aux  diftinâions  que  j'ai  faites 
dans  cet  écrit ,  que  la  jaloufie  qui  vient  de  la  nature,  tient  beau- 
coup à  la  puiflance  du  fexe,  &  que,  quand  cette  puiffance  eft  ou 
paroît  être  illimitée,  cette  jaloufie  eft  à  fon  comble  :  car  le  mâle 
alors  mefurant  fes  droits  fur  fes  befoins,  ne  peut  jamais  voir  un 
autre  mâle  que  comme  un  importun  concurrent.  Dans  ces  mêmes 
efpèces  les  femelles  obéiftant  toujours  au  premier  venu,  n'appar- 
tiennent aux  mâles  que  par  droit  de  conquête  ,  &  caufent  entr'eux 
des  combats  éternels. 

Au  contraire,  dans  les  efpèces  où  un  s'unit  avec  une,  où  l'ac- 
couplement produit  une  forte  de  lien  moral,  une  forte  de  mariage, 
la  femelle  appartenant  par  fbn  choix  au  mâle  qu'elle  s'eft  donné, 
&  refufe  communément  à  tout  autre,  &  le  mâle  ayant  pour  garant 
de  fa  fidélité  cette  afFeâion  de  préférence,  s'inquiette  auflî  moins  de 
la  vue  des  autres  miles,  &  vit  plus  paiûblement  avec  eux.  Dans 


DE    V  Éducation.  259 

cesefpèces  le  mâle  partage  le  foin  des  petits  ,  &  par  une  de  ces  loix 
de  la  nature  qu'on  n'obferve  point  fans  attendrifTement,  il  femble 
que  la  femelle  rende  au  père  l'attachement  qu'il  a  pour  fes  enfans. 

On,  ,  h  confidérer  l'efpèce  humaine  dans  fa  fimplicité  primitive, 
il  eft  aifé  de  voir  par  la  puiflance  bornée  du  mâle,  &  par  la  tem- 
pérance de  fes  defirs,  qu'il  eft  deftiné  par  la  nature  à  fe  contenter 
d'une  feule  femelle;  ce  qui  fe  confirme  par  l'égalité  numérique 
des  individus  des  deux  fexes,  au  moins  dans  nos  climats  ;  égalité 
qui  n'a  pas  lieu,  à  beaucoup  près,  dans  les  efpèces  où  la  plus  grande 
force  des  mâles  réunit  plufieurs  femelles  à  un  feul.  Et,  bien  que 
l'homme  ne  couve  pas  comme  le  pigeon,  &  que,  n'ayant  pas  non 
plus  des  mammelles  pour  allaiter  ,  il  foit  à  cet  égard  dans  la  claflè 
des  quadrupèdes;  les  enfans  font  fi  long-temps  rampans  &  foibles, 
que  la  mère  &  eux  fe  pafleroient  difficilement  de  l'attachement 
du  père,  &  des  foins  qui   en  font  l'effet. 

Toutes  les  obfervations  concourent  donc  à  prouver  que  la  fu- 
reur jaloulê  des  mâles  dans  quelques  efpèces  d'animaux ,  ne  con- 
clut point  du  tout  pour  l'homme;  &  l'exception  même  des  climats 
méridionaux  où  la  polygamie  eft  établie,  ne  fait  que  mieux  con- 
firmer le  principe,  puifquo  c'eft  de  la  pluralité  des  femmes,  que 
vient  la  tyrannique  précaution  des  maris  ,  &  que  le  lêntiment  de 
fa  propre  foibleiïe  porte  l'homme  à  recourir  à  la  contrainte,  pour 
éluder  les  loix  de  la  nature. 

Parmi  nous,  où  ces  mêmes  loix,  en  cela  moins  éludées,  le 
font  dans  un  fens  contraire  &  plus  odieux  ,  la  jaloufie  a  fon  motif 
dans  les  pafîions  fociales,  plus  que  dans  l'inflinâ  primitif.  Dans 
-la  plupart  des  liaifons  de  galanterie,  l'amant  hait  bien  plus  Ççs  ri- 
vaux, qu'il  n'aime  fa  maîtreffe;  s'il  craint  de  n'être  pas  fci:l  écou- 
té, c'eft  l'effet  de  cette  amour- propre  dont  j'ai  montré  l'origin?, 
&  la  vanité  pâtit  en  lui  bien  plus  que  l'amour.  D'ailleurs  nos  mal-a- 
droites  inftitutions  ont  rendu  les  femmes  fi  dillîmulées  (40),  & 

(40)  L'efpèce  de  difTimulation  que  la  nature  ;  l'une  confiAe  K  déjruiler 
j'en  rends  ici,  eft  oppofée  à  celle  qwi  les  fcntinicns  qu'elles  ont,  &  lauire 
leur  convient  &:  ou'ellcs  ticnncnc  de      à    feindre    ceux    qu'elles    n'ont    pjs. 

Kk  ij 


26o  Traité 

ont  fi  fort  allumé  leurs  appétits  ,  qu'on  peut  k  peine  compter  fur 
leur  attachement  le  mieux  prouvé,  &  qu'elles  ne  peuvent  plus 
marquer  de  préférences  qui  raffurent  fur  la  crainte  des  concurrens. 

Pour   l'amour   véritable,  c'eft  autre  chofe.  J'ai  fait  voir  dan» 
l'écrit   déjà  cité ,  que  ce  fentiment  n'eft  pas  aufli  naturel  que  l'on 
penfe  ;  &;  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  la  douce  habitude  qui 
affedionne  l'homme  à  fa  compagne  ,  &  cette  ardeur  effrénée   qui 
l'enivre  des  chimériques  attraits  d'un  objet  qu'il  ne  voit  plus  tel 
qu'il  eft.   Cette  paffion  qui  ne  refpire  qu'exclufions  &  préférences  , 
ne  diffère  en  ceci  de  la  vanité  ,  qu'en  ce   que    la  vanité  exigeant 
tout  &  n'accordant  rien,  eft  toujours  inique;  au  lieu  que  l'amour 
donnant  autant  qu'il  exige,   eft  par  lui-même  un  fentiment  rem- 
pli d'équité.   D'ailleurs,   plus  il   eft  exigeant,  plus  il  eft  crédule  : 
la  même  illullon  qui  le  caufe,  le  rend  facile  h  perfuader.  Si  l'a- 
mour eft  inquiet,  l'eftime  eft  confiante  ;  &  jamais  l'amour  fans  l'ef- 
time  n'exifta  dans  un  cœur  honnête,  parce  que  nul  n'aime ,  dans  ce 
qu'il  aime,  que  les  qualités  dont  il  fait  cas. 

Tout  ceci   bien  éclairci ,  l'on  peut  dire  k  coup  sûr,  de  quelle 
forte  de  jaloufie  Emile  fera  capable  ;  car  puifqu'à  peine  cette  paf- 
fion a-t-elle  un  germe  dans  le  cœur  humain  ,  fa  forme  eft  déter- 
minée uniquement  par  l'éducation,  Emile  amoureux  &  jaloux  ne 
fera  point  colère ,  ombrageux  ,  méfiant  ;   mais  délicat ,  fenfible  & 
craintif:  il  fera  plus  allarmé  qu'irrité;  il  s'attachera   bien  plus  k 
gagner  fa  maîtreffe,  qu'à  menacer  fon  rival ,  il  l'écartera,  s'il  peut, 
comme  un  obftacle ,  fans  le  haïr  comme  un  ennemi  ;  s'il  le  hait, 
ce  ne  fera  pas  pour  l'audace  de  lui  dilputcr  un  cœur  auquel  il  pré- 
tend, mais  pour  le  danger  réel  qu'il  lui  fait  courir  de  le  perdre; 
fon  injufte  orgueil  ne  s'offenfera  point  fottement  qu'on  ofe  entrer 
en  concurrence  avec  lui.   Comprenant  que  le  droit  de  préférence 
eft  uniquement  fondé  fur  le  mérite ,  &  que  l'honneur  eft  dans  le 
fuccès,  il  redoublera  de  foins  pour  fe  rendre  aimable,  &  probable- 
ment il  réuffira.  La  généreufe  Sophie ,  en  irritant  fon  amour  par 

Toutes  les  femmes  du  monde    paiïent  leur  vie  à  faire  trophée  de  lew  pré-ï 
teadue  fenjîbilité ,  &  o'aiment  jamais  rien  qu'eUes-mémes. 


»  £    r  É  D  tj  c  A  T  1  ô  ??.  a6i 

quelques  allarmes,  faura  bien  les  régler  ,  l'en  dédommager;  &  les 
concurrens ,  qui  n'étoient  foufFerts  que  pour  le  mettre  a  l'épreuve, 
ne  tarderont  pas  d'être  écartés. 

Mais  où  me  fens-je  infenriblement  entraîné?  O  Emile!  qu'es- 
tu  devenu?  Puis-je  reconnoître  en  toi  mon  élevé?  Combien  je  te 
vois  déchu  !  Où  eft  ce  jeune  homme  formé  fi  durement,  qui  bra- 
voit  les  rigueurs  des  faifons,  qui  livroit  fon  corps  aux  plus  rudes 
travaux ,  Se  fon  ame  aux  feules  loix  de  la  fagefTe  ;  inacceflible  aux 
préjugés  ,  aux  partions;  qui  n'aimoit  que  la  vérité,  qui  ne  cédoit 
qu'à  la  raifon,  &  ne  tenoit  h  rien  de  ce  qui  n'étoitpas  lui  ?  Main- 
tenant amolli  dans  une  vie  oifive ,  il  fe  laifTe  gouverner  par  des 
femmes  ;  leurs  amufemens  font  fes  occupations  ,  leurs  volontés  font 
fes  loix;  une  jeune  fille  eft  l'arbitre  de  fa  deflinée  ;  il  rampe  &. 
fléchit  devant  elle  :  le  grave  Emile  eft  le  jouet  d'un  enfant  ! 

Tel  eft  le  changement  des  fcènes  de  la  vie  ;  chaque  âge  a 
fes  reflbrts  qui  le  font  mouvoir;  mais  l'homme  eft  toujours  le 
même.  A  dix  ans,  il  eft  mené  par  des  gâteaux;  k  vingt,  par 
une  maîtrefle  ;  k  trente  par  les  plaifirs  ;  à  quarante  par  l'ambi- 
tion ;  k  cinquante,  par  l'avarice:  quand  ne  court -il  qu'après  la 
fagefle?  Heureux  celui  qu*on  y  conduit  malgré  lui!  Qu'importe 
de  quel  guide  on  fe  ferve,  pourvu  qu'il  le  mené  au  but?  Lts 
héros,  les  fages  eux-mêmes  ont  payé  ce  tribut  à  la  foiblefle 
humaine;  &  tel  dont  les  doigts  ont  cafTé  des  fufeaux  ,  n'en  fut 
pas  pour  cela  moins  grand  homme. 

Voulez- vous  étendre  fur  la  vie  entière  l'efFet  d'une  heureuf» 
éducation  ?  Prolongez  durant  la  jcunefTe  les  bonnes  habitudes  de 
l'enfance;  &  quand  votre  élevé  eft  ce  qu'il  doit  être,  faitcf 
qu'il  foit  le  même  dans  tous  les  temps.  Voilk  la  dernière  per- 
feflion  qui  vous  refte  k  donner  k  votre  ouvrage.  C'cft  pour  cela 
fur -tout  qu'il  importe  de  laifler  un  gouverneur  aux  jeunes  hom- 
m.es  ;  car,  d'ailleurs,  il  eft  peu  k  craindre  qu'ils  ne  fâchent  pa$ 
faire  l'amour  fans  lui.  Ce  qui  trompe  les  inftituteurs,  &  fur- tout 
les  pères,  c'eft  qu'ils  croient  qu'une  manière  de  vivre  en  exclut 
vne  autre,  &   qu'aufll-tôt  qu'on  eft  grand^  on  doit  renoncer  ki 


202  Irai  t  è 

tout  ce  qu'on  faifolt  étant  petit.  Si  cela  étoit,  k  quoi  r;rviroît 
de  foigner  l'enfance  1  Puifque  le  bon  ou  le  mauvais  ufage  qu'on 
en  feroit  s'évanouiroit  avec  elle,  &  qu'en  prenant  des  manières 
de  vivre  abfolument  différentes ,  on  prendroit  néceffairement  d'au- 
tres façons  de  penfer. 

Comme  il  n'y  a  que  de  grandes  maladies  qui  faffent  folution 
de  continuité  dans  la  mémoire  ,  il  n'y  a  guères  que  de  grandes 
partions  qui  la  faflent  dans  les  mœurs.  Bien  que  nos  goûts  &  nos 
inclinations  changent,  ce  changement,  quelquefois  affez  brufque, 
efl  adouci  par  les  habitudes.  Dans  la  fucceffion  de  nos  penchans, 
comme  dans  une  bonne  dégradation  de  douleurs  ,  l'habile  artifte 
doit  rendre  les  partages  imperceptibles  ,  confondre  &  mêler  les 
teintes,  &  pour  qu'aucune  ne  tranche,  en  étendre  plufieurs  fur 
tout  fon  travail.  Cette  règle  eft  confirmée  par  l'expérience  :  les 
gens  immodérés  changent  tous  les  jours  d'affeétions,  de  goûts, 
de  fentimens,  &  n'ont  pour  toute  confiance  que  l'habitude  du 
changement  ;  mais  l'homme  réglé  revient  toujours  k  fes  ancien- 
nes pratiques ,  &  ne  perd  pas ,  même  dans  fa  vieillefTe ,  le  goût 
des  plaifirs    qu'il  aimoit   enfant. 

Si  vous  faites  qu'en  pafl^ant  dans  un  nouvel  âge,  les  jeunes 
gens  ne  prennent  point  en  mépris  celui  qui  l'a  précédé  ;  qu'en 
contrariant  de  nouvelles  habitudes ,  ils  n'abandonnent  point  les 
anciennes,  &  qu'ils  aiment  toujours  h  faire  ce  qui  eft  bien,  fans 
égard  au  temps  où  ils  ont  commencé  :  alors  feulement  vous 
aurez  fauve  votre  ouvrage,  &  vous  ferez  sûrs  d'eux  j'ufqu'à  la 
fin  de  leurs  jours  :  car  la  révolution  la  plus  à  craindre,  efl  celle 
de  l'âge  fur  lequel  vous  veillez  maintenant.  Comme  on  le  re- 
rrrette  toujours,  on  perd  difficilement  dans  la  fuite  les  goûts  qu'on 
y  a  confervés  :  au  lieu  que ,  quand  ils  font  interrompus  ,  on  ne 
ks  reprend  de  la  vie, 

La  plupart  des  habitudes  que  vous  croyez  faire  contrarier 
aux  enfans  &  aux  jeunes  gens  ,  ne  font  point  de  véritables  ha- 
bitudes,  parce  qu'ils  ne  les  ont  prifes  que  par  force,  &  que  les 
l^-iivant   malgré   eux,  ils  n'attendv.'nt  que   l'occafion   de  s'en  déli' 


DE    V  Éducation.  26^ 

vrer.  On  ne  prend  point  le  goût  d'être  en  prifon ,  à  force  d'y 
demeurer  :  l'iiabitude  alors  ,  loin  de  diminuer  l'averfion  ,  l'au- 
gmente. Il  n'en  eft  pas  ainfî  d'Emile,  qui  n'ayant  rien  fait  dans 
fon  enfance  que  volontairement  &  avec  plaifir,  ne  fait,  en  conti- 
nuant d'agir  de  même  étant  homme,  qu'ajouter  l'empire  de  l'ha 
bitude  aux  douceurs  de  la  liberté.  La  vie  aflive,  le  travail  des  bras, 
l'exercice,  le  mouvement  lui  font  tellement  devenus  néceffaires, 
qu'il  n'y  pourroit  renoncer  fans  fouffrir.  Le  réduire  tout-à-coup 
à  une  vie  molle  &  fédentaire,  feroit  l'empoifonner ,  l'enchaîner, 
le  tenir  dans  un  état  violent  &  contraint;  je  ne  doute  pas  que  fon 
humeur  &  fa  hmé  n'en  fufîent  également  altérées.  A  peine  peut- 
il  refpirer  ^  fon  aife  dans  une  chambre  bien  fermée;  il  lui  faut  le 
grand  air,  le  mouvement,  la  fatigue.  Aux  genoux  mêmes  de  So- 
phie ,  il  ne  peut  s'empêcher  de  regarder  quelquefois  la  campagne 
du  coin  de  l'œil  ,  &  de  defirer  de  la  parcourir  avec  elle.  Il  refte 
pourtant  quand  il  faut  refter  ;  mais  il  eft  inquiet,  agité;  il  fem- 
ble  fe  débattre;  il  refte,  parce  qu'il  eft  dans  les  fers.  Voilk  donc, 
allez-vous  dire,  des  befoins  auxquels  je  l'ai  fournis,  des  afTujettifle- 
mens  que  je  lui  ai  donnés  :  &  tout  cela  eft  vrai  ;  je  l'ai  afiujetii 
h  l'état  d'homme. 

Emile  aime  Sophie;  mais  quels  font  les  premiers  charmes  qui 
l'ont  attaché?  La  fenfibilité ,  la  vertu,  l'amour  des  chofes  honnê- 
tes. En  aimant  cet  amour  dans  fa  maîtrefl'e,  l'auroit  -  il  perdu 
pour  lui  même?  A  quel  prix,  à  fon  tour,  Sophie  s'cft-elle  mifc  ? 
A  celui  de  tous  les  fentimens  qui  font  naturels  au  cœur  de  fon 
amant.  L'eftime  des  vrais  biens  ,  la  frugalité,  la  fimplicité,  le  gé- 
néreux défmtéreflemeDt,  le  mépris  du  fafte  &  des  richelTes.  Emile 
avoir  cts  vertus  avant  que  l'amour  les  lui  eût  impofées.  En  quoi 
donc  Emile  eft- il  véritablement  changé?  Il  a  de  nouvelle*  raifons 
d'être  lui-même;  c'eft  le  feul  point  où  il  foit  différent  de  ce  qu'il 
^toit. 

Je  n'imagine  pas  qu'en  lifant  ce  livre  avec  quelque  attention  , 
perfonnc  puiffe  croire  que  toutes  les  circonftances  de  la  fituation 
où  il  fe  trouve,  fe  foient  ainfi  raffemblécs  autour  de  lui  par  liazard. 
£fl-ce  par  hazard  que  les  villes  fourniflant  tant  de  filles  almôbief. 


264  Traité 

celle  qui  lui  plaît  ne  fe  trouve  qu'au  fond  d'une  retraite  éloignée? 
Eft-ce  par  hazard  qu'il  la  rencontre  ?  Eft-ce  par  hazard  qu'ils  fe 
conviennent  ?  Eft-ce  par  hazard  qu'ils  ne  peuvent  loger  dans  le 
même  lieu?  Eft-ce  par  hazard  qu'il  ne  trouve  un  afyle  que  ft  loin 
d'elle?  Eft-ce  par  hazard  qu'il  la  voit  fî  rarement,  &  qu'il  eft  forcé 
d'acheter  par  tant  de  fatigues  le  plaifir  de  la  voir  quelquefois  ?  II 
s'efFémine  ,  dites-vous  ?  Il  s'endurcit,  au  contraire;  il  faut  qu'il 
foit  aufïï  robufte  que  je  l'ai  fait,  pour  réfifter  aux  fatigues  que  So- 
phie lui  fait  fupporter. 

Il  loge  à  deux  grandes  lieues  d'elle.  Cette  diftance  eft  le  fouf- 
flet  de  la  forge  ;  c'eft  par  elle  que  je  trempe  les  traits  de  l'amour. 
S'ils  logeoient  porte  k  porte,  ou  qu'il  pût  l'aller  voir  mollement 
aflîs  dans  un  bon  carrofTe  ,  il  l'aimeroit  k  fon  aife,  il  l'aimeroit  en 
Parifien.  Léandre  eût-il  voulu  mourir  pour  Héro,  fi  la  mer  ne  l'eût 
féparé  d'elle  ?  Leâeur,  épargnez-moi  des  paroles;  fi  vous  êtes  fait 
pour  m'ent.endre,  vous  fuivrez  affez  mes  règles  dans  mes  détails. 

Les  premières  fois  que  nous  fommes  allés  voir  Sophie,  nous 
avons  pris  des  chevaux  pour  aller  plus  vite.  Nous  trouvons  cet  expé- 
dient commode,  &  a  la  cinquième  fois  nous  continuons  de  pren- 
dre des  chevaux.  Nous  étions  attendus  ;  h  plus  d'une  demi  -  lieue 
de  la  maifon,  nous  appercevons  du  monde  fur  le  chemin.  Emile 
obferve  ,  le  cœur  lui  bat,  il  approche,  il  reconnoit  Sophie,  il  fe 
précipite  k  bas  de  fon  cheval,  il  part,  il  vole,  il  eft  aux  pieds 
de  l'aimable  famille.  Emile  aime  les  beaux  chevaux;  le  fien  eft 
vif,  il  fe  fent  libre,  il  s'échappe  à  travers  champ  :  je  le  fuis,  je 
l'atteints  avec  peine  ,  je  le  ramène.  Malheureufement  Sophie  a  peur 
des  chevaux,  je  n'ofe  approcher  d'elle.  Emile  ne  voit  rien;  mais 
Sophie  l'avertit  k  l'oreille  de  la  peine  qu'il  a  lailTé  prendre  à  fon 
ami.  Emile  accourt  tout  honteux ,  prend  les  chevaux  ,  refte  en  ar- 
rière ;  il  eft  jufte  que  chacun  ait  fon  tour.  II  part  le  premier 
pour  fe  dcbarrafTer  de  nos  montures.  En  biffant  ainfi  Sophie  der- 
rière lui ,  il  ne  trouve  plus  le  cheval  une  voiture  aufli  commode. 
Il  revient  efToufflé ,  &  nous  rencontre  à  moitié  chemin. 

-    ^y  voyage  fuivant,  Emile  ne  veut  plus  de  chevaux.  Pourquoi, 


î>  E      V  È  D  V  C  A  f  1  0  N.  26  J 

ïui  dis-je  î  Nous  n'avons  qu'à  prendre  un  laquais  pour  en  avoir 
foin.  Ah!  dit-il,  furchargerons-nous  ainfi  la  refpectable  famille? 
Vous  voyez  bien  qu'elle  veut  tout  nourrir,  hommes  &  chevaux. 
Il  eft  vrai,  reprends-je ,  qu'ils  ont  la  noble  hofpitalité  de  l'indi- 
gence. Les  riches,  avares  dans  leur  falle,  ne  logent  que  leurs 
amis  ;  mais  les  pauvres  logent  auHî  les  chevaux  de  leurs  amis.  Al- 
lons à  pied,  dit- il;  n'en  avez-vous  pas  le  courage,  vous  qui  par- 
tagez de  fx  bon  cœur  les  fatigans  plaifirs  de  votre  enfant  ?  Très- 
Tolontiers  ,  reprends -je  k  l'inftant  ;  aulTi-bien  l'amour,  à  ce  qu'il 
me  femble ,  ne  veut  pas  être  fait  avec  tant  de  bruit. 

En  approchant,  nous  trouvons  la  mère  &  la  fille  plus  loin  en- 
core que  la  première  fois.  Nous  fommes  venus  comme  un  trair. 
Emile  eft  tout  en  nage  :  une  main  chérie  daigne  lui  nafler  un  mou- 
choir fur  les  joues.  Il  y  auroit  bien  des  chevaux  au  monde,  avant 
que  nous  fulTions  déformais  tentés  de  nous  en  fcrvir. 

Cependant  il  eft  afTez  cruel  de  ne  pouvoir  jamais  pafler  la 
foirée  enfemble.  L'été  s'avance  ,  les  jours  commencent  à  diminuer. 
Quoi  que  nous  puiftions  dire,  on  ne  nous  permet  jamais  de  nous 
en  retourner  de  nuit,  &  quand  nous  ne  venons  pas  dès  le  matin 
il  faut  prefque  repartir  auffi-tôt  qu'on  eft  arrivé.  A  force  de  nous 
plaindre  &  de  s'inquietter  de  nous  ,  la  mère  penfe  enfin  qu'à  la  vé- 
rité l'on  ne  peut  nous  loger  décemment  dans  la  maifon  ,  mais  qu'on 
peut  nous  trouver  un  gîte  au  village  pour  y  coucher  quelquefois. 
A  ces  mots  Emile  frappe  des  mains,  trefTailiit  de  joie;  &  Sophie 
fans  y  fonger ,  bailè  un  peu  plus  fouvent  fa  mère  le  jour  qu'elle  a 
trouvé  cet  expédient. 

Peu-a-1'EU  la  douceur  de  l'amitié,  la  familiarité  de  l'innocence 
«'établiflent  &  s'afFcrmiftent  entre  nous.  Les  jours  prcfcrits  par  So- 
phie ou  par  fa  mère  ,  je  viens  ordirtairement  avec  mon  ami  ;  quel- 
quefois auflî  je  le  laifte  aller  feul.  La  confiance  élevé  l'amc ,  &  l'on 
ne  doit  plus  traiter  un  homme  en  enfant;  &  qu'aurr.Js-je  avancé  juf- 
ques-là  fi  mon  élevé  ne  méritoit  pas  moneftime?  11  m 'arrive  au  fli 
d'aller  fans  lui  :  alors  il  eft  trifte  &c  ne  murmure  point  ;  que  fcr- 
TÎroient  fes  murmures?  Et  puis,  il  fait  bien  que  je   ne  vais  pa* 

Traité  de  VÈduc.   Tome  IL  L 1 


266  Traité 

nuire  à  fes  intérêts.  Au  refte,  que  nous  allions  enfemble  ou  fcpa- 
rément,  on  conçoit  qu'aucun  temps  ne  nous  arrête,  tout  fiers  d'ar- 
river dans  un  état  à  pouvoir  être  plaints.  Malheureufement  Sophie 
nous  interdit  cet  honneur ,  &  défend  qu'on  vienne  par  le  mauvais 
temps.  C'eft  la  feule  fois  que  je  la  trouve  rebelle  aux  règles  que 
je  lui  diôe^en  fecret. 

Un  jour  qu'il  eft  allé  feul,  &  que  je  ne  l'attends  quels  lendemain, 
je  le  vois  arriver  lefoir  même,  &  je  lui  dis  en  l'embraflant;  quoi! 
cher  Emile  ,  tu  reviens  h  ton  ami.  Mais  au  lieu  de  répondre  \  mes 
carefles,  il  me  dit  avec  un  peu  d'humeur  :  ne  croyez  pas  que  je 
revienne  fi-tôt  de  mon  gré,  je  viens  malgré  moi.  Elle  a  voulu 
que  je  vinffe  ;  je  viens  pour  elle  &  non  pas  pour  vous.  Touché 
de  cette  naïveté,  je  l'embrafle  derechef,  en  lui  difant;  ame  fran- 
che ,  ami  fincère ,  ne  me  dérobe  pas  ce  qui  m'appartient.  Si  tu 
viens  pour  elle  ,  c'efl  pour  moi  que  tu  le  dis  ;  ton  retour  eft  fon 
ouvrage ,  mais  ta  franchife  eft  le  mien.  Garde  à  jamais  cette  no- 
ble candeur  des  belles  âmes.  On  peut  laifTer  penlèr  aux  indifFérens 
ce  qu'ils  veulent  :  mais  c'eft  un  crime  de  fouffrir  qu'un  ami  nous 
fafle  un  mérite  de  ce  que  nous  n'avons  pas  fait  pour  lui. 

Je  me  garde  bien  d'avilir  k  lès  yeux  le  prix  de  cet  aveu,  en 
y  trouvant  plus  d'amour  que  de  générofité,  &  en  lui  diûnt  qu'il 
veut  moins  s'ôter  le  mérite  de  ce  retour ,  que  le  donner  k  Sophie. 
Mais  voici  comment  il  me  dévoile  le  fond  de  fon  cœur  fans  y  fon- 
ger  :  s'il  eft  venu  k  fon  aife,  k  petits  pas ,  &  rêvant  à  fes  amours  , 
Emile  n'eft  que  l 'amant  de  Sophie  ;  s'il  arrive  à  grands  pas ,  échauf- 
fé, quoiqu'un  peu  grondeur,  Emile  eft  l'ami  de  fon  Mentor. 

On  voit  par  cei  arrangemens  que  mon  jeune  homme  eft  bieo 
éloigné  de  pafler  fa  vie  auprès  de  Sophie  &  de  la  voir  autant  qu'il 
voudroit.  Un  voyage  ou  deux  par  femaine  bornent  les  permi/Tions 
qu'il  reçoit  ;  &  fes  vifites ,  fouvent  d'une  feule  demi  -  journée  , 
s'étendent  rarement  au  lendemain.  Il  emploie  bien  plus  de  temps 
k  efpérer  de  la  voir  ou  fe  féliciter  de  l'avoir  vue,  qu'à  la  voir  en 
effet.  Dans  celui  même  qu'il  donne  à  fes  voyages,  il  en  paiTemoinr 
auprès  d'elle  qu'à  s'en  approcher  ou  s'en  éloigner.  Ses  plaifuf , 


DE      L'ÈDUCATIOIf.  267 

vtiis,   purs,   délicieux,  mais  moins  réels  qu'imaginaires,  irritent 
fon  amour  fans  efFéminer  fon  cœur. 

Les  jours  qu'il  ne  la  voit  point,  il  n'eft  pas  oifif  &  fédentaire. 
Ces  jours-là,  c'eft  Emile  encore;  il  n'eft  point  du  tout  transfor- 
mé. Le  plus  fouvent  il  court  les  campagnes  des  environs  ,  il  fuit 
fon  hiftoire  naturelle,  il  obferve ,  il  examine  les  terres,  leurs  pro- 
ductions ,  leur  culture  ;  il  compare  les  travaux  qu'il  voit  à  ceux  qu'il 
connoit;  il  cherche  les  raifons  des  différences;  quand  il  juge  d'au- 
tres méthodes  préférables  à  celles  du  lieu ,  il  les  donne  aux  cul- 
tivateurs ;  s'il  propofè  une  meilleure  forme  de  charrue,  il  en  fait 
faire  fur  fès  defleins  ;  s'il  trouve  une  carrière  de  marne,  il  leur 
en  apprend  l'ufage  iiicbnnu  dans  le  pays  ;  fouvent  il  met  lui-même 
la  main  à  l'œuvre  :  ils  font  tous  étonnés  de  lui  voir  manier  leur» 
outils  plus  aifément  qu'ils  ne  font  cux-mémcs  ,  tracer  des  fillon* 
plus  profonds  &  plus  droits  que  les  leurs ,  femcr  avec  plus  d'éga- 
lité ,  diriger  des  ados  avec  plus  d'intelligence.  Ils  ne  fe  moquent 
pas  de  lui  comme  d'un  beau  difeur  d'agriculture  ;  ils  voient  qu'il 
la  fait  en  effet.  En  un  mot,  il  étend  fon  zèle  &  fes  foins  à  tout  ce 
qui  efl  d'utilité  première  &c  générale;  même  il  ne  s'y  borne  pas. 
Il  vifite  les  maifons  des  payfans  ,  s'informe  de  leur  état,  de  leur» 
familles,  du  nombre  de  leurs  enfans,  de  la  quantité  de  leurs  ter- 
res ,  de  la  nature  du  produit,  de  leurs  débouchés,  de  leurs  fa- 
cultés ,  de  leurs  charges ,  de  leurs  dettes ,  &c.  Il  donne  peu  d'ar- 
gent, fâchant  que  pour  l'ordinaire  il  eft  mal  employé;  mais  il  en 
dirige  l'emploi  lui-même,  &  le  leur  rend  utile  malgré  qu'ils  en 
aient.  Il  leur  fournit  des  ouvriers  ,  6c  fouvent  leur  paye  leurs  pro- 
pres journées  pour  les  travaux  dont  ils  ont  befoin.  A  l'un  il  fait 
relever  ou  couvrir  fa  chaumière  à  demi  tombée,  \  l'autre  i!  fait 
dcfrichir  fâ  terre  abandonnée  faute  de  moyens  ,  k  l'autre  il  four- 
nit une  vache,  un  cheval,  du  bétail  de  toute  efpèce  k  la  place  de 
celui  qu'il  a  perdu  :  deux  voifms  font  prêts  d'entrer  en  procès,  il  les 
gagne ,  il  les  accommode  ;  un  payfan  tombe  malade ,  il  le  fait  foigncr , 
il  le  foignc  lui-même  (41  );  un  autre  eft  vexé  par  un  voifin  puiffaoc, 

(  41  )  Soigner  un  payfan  malade ,   ce  n'eft  pas  le  purger ,    lui  donner  ie» 
drogues,  lui  envoyer  un  Chirurgion.  Ci  n'cft  pas  de  tout  cela  qu'ont  be» 

LI  ij 


x68  Traité 

il  le  protège  &  le  recommande  ;  de  pauvres  jeunes  gens  fe  rechef- 
chent  il  aide  k  les  marier  ;  une  bonne  femme  a  perdu  fon  enfant 
chéri  il  va  la  voir,  il  la  confole,  il  ne  fort  point  aufli-tôt  qu'il 
eft  entré  il  ne  dédaigne  point  les  indigens ,  il  n'eft  point  preffé 
de  quitter  les  malheureux  ;  il  prend  fouvent  fon  repas  chez  les 
payfans  qu'il  affilie,  il  l'accepte  auffi  chez  ceux  qui  n'ont  pas  bsfoin 
de  lui;  en  devenant  le  bienfaiteur  des  uns  &  l'ami  des  autres,  il 
ne  ceflè  point  d'être  leur  égal.  Enfin  ,  il  fait  toujours  de  fa  per- 
fonne  autant  de  bien  que  de  fon  argent. 

Quelquefois  il  dirige  fes  tournées  du  côté  de  l'heureux  fé- 
îour  :  il  pourroit  efpérer  de  voir  Sophie  à  la  dérobée ,  de  la  voir 
îi  la  promenade  fans  en  être  vu.  Mais  Emile  eft  toujours  fans  dé- 
tour dans  fa  conduite ,  il  ne  fait  &  ne  veut  rien  éluder.  Il  a  cette 
aimable  délicatefTe  qui  flatte  &  nourrit  l'amour- propre  du  bon  té- 
moignage de  foi.  Il  garde  à  la  rigueur  fon  ban,  &  n'approche  ja- 
mais aflez  pour  tenir  du  hazard  ce  qu'il  ne  veut  devoir  qu'à  So- 
phie. En  revanche  il  erre  avec  plaifir  dans  les  environs,  recher- 
chant les  traces  des  pas  de  fa  maîtrefTe,  s'attendriflant  fur  les  pei- 
nes qu'elle  a  prifes  &  fur  les  courfes  qu'elle  a  bien  voulu  faire  par 
complaifance  pour  lui.  La  veille  des  jours  qu'il  doit  la  voir,  il  ira 
dans  quelque  ferme  voifine  ordonner  une  collation  pour  le  lende- 
main. La  promenade  fe  dirige  de  ce  côté  fans  qu'il  y  paroifle;  on 
entre  comme  par  hazard ,  on  trouve  des  fruits  ,  des  gâteaux ,  de 
îa  crème.  La  friande  Sophie  n'eft  pas  infenfible  à  ces  attentions, 
&  fait  volontiers  honneur  k  notre  prévoyance  ;  car  j'ai  toujours 
ma  part  au  compliment ,  n'en  euffé-je  aucune  au  foin  qui  l'attire  ; 
c'eft  un  détour  de  petite  fille  pour  être  moins  embarraffée  en  re- 
merciant. Le  père  &  moi  mangeons  des  gâteaux  &  buvons  du  vin  : 
mais  Emile  eft  de  l'écot  des  femmes ,  toujours  au  guet  pour  vo- 
ler quelque  aflîette  de  crème  où  la  cuillier  de  Sophie  ait  trempé. 

foin  ces  pauvres  gens  dans  leurs  ma-  toutes  leurs  maladies  viennent  de  mi- 

ladies  •   c'eft  de  nourriture  meilleure  sère  &  d'épuifement  :  leur  meilleure 

&  plus  abondante.  Jeûnez  ,  vous  au-  prifanne  eft   dans   votre   cave    :   leur 

très  ,  quand  vous  avez  la  fièvre  ;  mais  feul  Apodiicaire  doit  eue  votre  boo--! 

quand  vos   payfans    l'ont  ,    donnez-  ch«r. 
Jisuf  de  la  viande  Si  du  \ïa  :  prefque 


DE      r  È  D   U  C  'A   J  1  O  li.  269 

A  propos  de  gâteaux ,  je  parle  à  Emile  de  fes  anciennes  courfcs. 
On  veut  favoir  ce  que  c'eft  que  ces  courfes  :  je  l'explique,  on  en 
rit ,  on  lui  demande  s'il  fait  courir  encore  î  Mieux  que  jamais  , 
répond- il;  je  fcrois  bien  fâché  de  l'avoir  oublié.  Quelqu'un  de 
la  coinpagnie  auroit  grande  envie  de  le  voir  courir  ,  &  n'ofe  le  dire; 
quelqu'autre  fc  charge  delà propofition;  il  l'accepte  :  on  faitrafTcm- 
bler  deux  ou  trois  jeunes  gens  des  environs ,  on  décerne  un  prix,  & 
pour  mieux  imiter  les  anciens  jeux  ,  on  met  un  gâteau  fur  le  buf 
chacun  fe  tient  prêt;  le  papa  donne  le  figna!  en  frappant  des  mains. 
L'agile  Emile  fend  l'air,  &  fe  trouve  au  bout  de  la  carrière  qu'à 
peine  mes  trois  lourdauts  font  partis.  Emile  reçoit  le  prix  des  mains 
de  Sophie  ,  &  non  moins  généreux  qu'Énée,  fait  des  préfcns  k  tous 
les  vaincus. 

Au  milieu  de  l'éclat  du  triomphe,  Sophie  ofe  défier  le  vain- 
queur, &  fe  vante  de  courir  aufïi-bien  que  lui.  Il  ne  refulè  point 
d'entrer  en  lice  avec  elle;  &  tandis  qu'elle  s'apprête  à  l'entrée  de 
la  carrière,  qu'elle  retroufTe  fa  robe  des  deux  côtés,  &  que,  plus 
curieufe  d'étaler  une  jambe  fine  aux  yeux  d'Emile  que  de  le  vain- 
cre à  ce  combat ,  elle  regarde  fi  les  jupes  font  afTez  courtes  il 
dit  un  mot  h  l'oreille  de  la  mère  ;  elle  fourit  &  fait  un  figne  d'ap- 
probation. Il  vient  alors  fe  placer  à  côté  de  fa  concurrente ,  Se  le 
fignal  n'eft  pas  plutôt  donné  qu'on  la  voit  partir  &  voler  comme 
un  oifeau. 

Les  femmes  ne  (ont  pas  faites  pour  courir  ;  quand  elles  fuient  ' 
c'eft  pour  être  atteintes.  La  courfe  n'eft  pas  la  feule  chofe  qu'ellet 
falTent  mal-adroitement,  mais  c'eft  la  lêule  qu'elles  fafTent  de  mau- 
vaife  grâce  :  leurs  coudes  en  arrière  &  collés  contre  leur  corps  leur 
donnent  une  attitude  rifible ,  &  les  hauts  talons  fur  lefquels  ellej 
font  juchées,  les  font  paroître  autant  de  fauterelles  qui  voudroient 
courir  fans  fauter. 

Emile  n'imaginant  point  que  Sophie  coure  mieux  qu'une  au- 
tre femme ,  ne  daigne  pas  fortir  de  fa  place  &:  la  voit  partir  avec 
un  fouris  moqueur.  Mais  Sophie  cft  légère  &  porte  des  talons  bas- 
elle  n'a  pas  befoio  d'artifice  pour  paroître  avoir  le  pied  petit;  ellr 


270  Traité 

prend  le  devant  d'une  telle  rapidité,  que  pour  atteindre  cette  nou- 
velle Atalante,  il  n'a  que  le  temps  qu'il  lui  faut  quand  il  l'apper- 
çoir  fi  loin  devant  lui.  II  part  donc  à  fon  tour  femblable  k  l'aigle 
qui  fond  fur  fa  proie  ;  il  la  pourfuit,  la  talonne,  l'atteint  enfin  toute 
eflbufflée  ,  pafîè  doucement  fon  bras  gauche  autour  d'elle ,  l'enlève 
comme  une  plume ,  &  preflant  fur  fon  cœur  cette  douce  charge , 
il  achève  ainfî  la  courfe,  lui  fait  toucher  le  but  la  première;  puis 
criant,  vicloire  à  Sophie,  met  devant  elle  un  genou  en  terre,  & 
fe  reconnoît  le  vaincu. 

A  ces  occupations  diverfes  fe  joint  celle  du  métier  que  nous 
avons  appris.  Au  moins  un  jour  par  femaine  ,  &  tous. ceux  ou  le 
mauvais  temps  ne  nous  permet  pas  de  tenir  la  campagne  ,  nous 
allons  Emile  &  moi ,  travailler  chez  un  maitre.  Nous  n'y  tra- 
vaillons pas  pour  la  forme,  en  gens  au-deffus  de  cet  état,  mais 
tout  de  bon  &  en  vrais  ouvriers.  Le  père  de  Sophie  nous  venant 
voir  nous  trouve  une  fois  h  l'ouvrage,  &  ne  manque  pas  de  rap- 
porter avec  admiration  à  fa  femme  &  k  fa  fille  ce  qu'il  a  vu.  Al- 
lez voir  dit-il,  ce  jeune  homme  k  l'attelier  ,  &  vous  verrez  s'il 
méprife  la  condition  du  pauvre  !  On  peut  imaginer  fi  Sophie  en- 
tend ce  difcours  avec  plaifir  !  On  en  reparle  ,  on  voudroit  le  fur- 
prendre  k  l'ouvrage.  On  me  queftionne  fans  faire  femblant  de 
rien  ,  &  après  s'être  affûtées  d'un  de  nos  jours,  la  mère  &  la  fille 
prennent  une  calèche,  &  viennent  à  la  ville  le  même  jour. 

En  entrant  dans  l'attelier ,  Sophie  apperçoit  à  l'autre  bout  un 
jeune  homme  en  vefte  ,  les  cheveux  négligemment  rattachés ,  & 
fi  occupé  de  ce  qu'il  fait  qu'il  ne  la  voit  point;  elle  s'arrête  & 
fait  figne  à  fa  mère.  Emile  un  cifeau  d'une  main  &  le  maillet  de 
l'autre  achevé  une  mortaife.  Puis  il  fcie  une  planche  &  en  met  une 
pièce  fous  le  valet  pour  la  polir.  Ce  fpeclacle  ne  fait  point  rire  So- 
phie; il  la  touche,  il  eft  refpectable.  Femme,  honore  ton  chef; 
c'eft  lui  qui  travaille  pour  toi,  qui  te  gagne  ton  pain  ,  qui  te  nour- 
rit ;  voilà  l'homriie. 

Tandis  qu'elles  font  attentives  k  l'obferver,  je  les  apperçoîs  , 
Ja  tire  Emile  par  la  manche;  il  fc  retourne ,  les  voit ,  jette  fes  ou- 


DE    L' Éducation.  271 

tils  &  s'élance  avec  un  cri  de  joie.  Après  s'être  livré  k  fes  premiers 
tranfports  ,  il  les  fait  afleoir  &  reprend  fon  travail.  Mais  Sophie 
ne  peut  refler  aflife  ;  elle  fe  levé  avec  vivacité,  parcourt  l'attelier, 
examine  les  outils,  touche  le  poli  des  planches ,  ramafTe  des  cou- 
peaux  par  terre,  regarde  à  nos  mains,  &  puis  dit  qu'elle  aime  ce 
métier  parce  qu'il  eft  propre.  La  folâtre  eflaye  même  d'imiter 
Emile.  De  fa  blanche  &  débile  main  elle  poufTe  un  rabot  fur  la 
planche  ;  le  rabot  glifTe  &  ne  mord  point.  Je  crois  voir  l'Amour 
dans  les  airs  rire  &  battre  des  ailes;  je  crois  l'entendre  pouffer 
des  cris  d'allégreffc  &  dire  Hercule  eji  vengé. 

Cependant  la  mère  queftionne  le  maître,  Monfieur,  com- 
bien payez- vous  ces  garçons-là?  Madame,  je  leur  donne  k  chacun 
vingt  fols  par  jour  fie  je  les  nourris  ;  mais  fl  ce  jeune  homme  vou- 
loit,  il  gagneroit  bien  davantage;  car  c'eft  le  meilleur  ouvrjer  du 
pays.  Vingt  fols  par  jour,  &  vous  les  nourriflez  !  dit  la  mère  en 
nous  regardant  avec  attendrilîèment.  Madame,  il  eft  ainfi,  reprend 
le  maître.  A  ces  mots  elle  court  à  Emile ,  rembraffe ,  le  prefTe 
contre  fon  fein  en  verlànt  fur  lui  des  larmes,  6c  fans  pouvoir  dire 
autre  chofe  que  de  répéter  pluHeurs  fois  mon  fils  !  ô  mon  fils  ! 

Après  avoir  paffé  quelque  temps  k  caufer  avec  nous,  mais  fans 
nous  détourner  :  allons-nous-en ,  dit  la  mère  à  la  fille;  il  fe  fait 
tard ,  il  ne  faut  pas  nous  faire  attendre.  Puis  s'approchant  d'Emi- 
le, elle  lui  donne  un  petit  coup  fur  la  joue  en  lui  difant  :  Hé! 
bien,  bon  ouvrier,  ne  voulez- vous  pas  venir  avec  nous?  Il  lui  ré- 
pond d'un  ton  fort  trifle  :  je  fuis  engagé ,  demandez  au  maître. 
On  demande  au  maître  s'il  veut  bien  fe  pafler  de  bous.  Il  répond 
qu'il  ne  peut.  J'ai,  dit-il,  de  l'ouvrage  qui  preffe  &  qu'il  faut 
rendre  après-demain.  Comptant  fur  ces  Meilleurs,  j'ai  refufé  des 
ouvriers  .qui  fe  font  préfentés;  fi  ceux-ci  me  manquent,  je  ne  fait 
plus  où  en  prendre  d'autres,  &  je  ne  pourrai  rendre  l'ouvrage  au 
jour  promis.  La  mère  ne  réplique  rien  ;  elle  attend  qu'Emile  par- 
le. Emile  baiffe  la  tête  &  fe  tait.  Monfieur,  lui  dit  -  elle  un  peu 
furprife  de  ce  filencc,  n'avcz-vous  rien  'i  dire  k  cela?  Emile  ré- 
garde tendrement  la  fille  &  ne  répond  que  ces  mots  ;  vous  voyea 
bien  qu'il  faut  que  je  refte.  L'a-delfus  les  Damec  partent  &  sous  lai(^ 


•x-jz  Traité 

fent,  Emile  les  accompagne  jufqu'à  la  porte  ,  les  fuit  des  yeux  au- 
tant qu'il  peut ,  foupire  ,  &  revient  fe  mettre  au  travail  fan» 
parler. 

En  chemin  la  mère  piquée  parle  à  fa  fille  delà  bizarrerie  de  ce 
procédé.  Quoi!  dit-elle,  étoit-il  fi  difficile  de  contenter  le  maître 
îans  être   obligé  de   refter  ?  Et  ce  jeune  homme  fi  prodigue  qui 
verfe  l'argent  fans  néceffité,  n'en  fait- il  plus  trouver  dans  les  oc- 
cafions  convenables?   O  maman!  répond  Sophie;  k  Dieu  ne  plaife 
qu'Emile  donne  tant  de  force  à  l'argent  qu'il  s'en  ferve  pour  rom- 
pre un  engagement  perfonnel,  pour  violer  impunément  fa  parole, 
&  faire  violer  celle  d'autruil  Je  fais  qu'il  dédommageroit  aifément 
l'ouvrier  du  léger  préjudice  que  lui  cauferoit  fon  abfence;  mais  ce- 
pendant il  afferviroit  fon  ame   aux  richeflès ,   il  s'accoutumeroit  à 
les  mettre  k  la  place  de  fes  devoirs,  &  à  croire  qu'on  eft  difpenfé 
de  tout  pourvu  qu'on  paye.  Emile  a  d'autres  manières  depenlêr, 
&  j'efpère  de  n'être  pas  cauf«  qu'il  en  change.   Croyez-vous  qu'il 
ne  lui  en  ait  rien   coûté  de  refter  >  Maman ,  ne  vous  y  trompez 
pas  ;  c'eft  pour  moi  qu'il  refte  ;  je  l'ai  bien  vu  dans  fes  yeux. 

Ce  n'eft  pas  que  Sophie  foit  indulgente  fur  les  vrais  foins  de 
l'amour.  Au  contraire ,  elle  eft  impérieufe ,  exigeante  ;  elle  ai- 
meroit  mieux  n'être  point  aimée  que  de  l'être  modérément.  Elle 
%  le  noble  orgueil  du  mérite  qui  fe  fent,  qui  s'eftime,  &  qui 
veut  être  honoré  comme  il  s'honore.  Elle  dédaigneroit  un  cœur 
qui  ne  fentiroit  pas  tout  le  prix  du  fien ,  qui  ne  l'aimeroit  pas 
pour  fes  vertus ,  autant  &  plus  que  pour  fes  charmes  ;  un  cœur 
qui  ne  lui  préféreroit  pas  fon  propre  devoir,  &  qui  ne  la  pré- 
féreroit  pas  à  toute  autre  chofe.  Elle  n'a  point  voulu  d'amani 
qui  ne  connût  de  loi  que  la  fienne  :  elle  veut  régner  fur  un 
homme  qu'elle  n'ait  point  défiguré.  C'eft  ainfi  qu'ayant  avili  les 
compagnons  d'Ulifle ,  Circé  les  dédaigne,  &  fe  donne  à  lui  feu! 
qu'elle  n'a  pu  changer. 

Mais  ,  ce  droit  inviolable  &  facré  mis  h  part,  jaloufe  h  l'excès 
de  tous  les  fiens,  elle  épie  avec  quel  fcrupule  Emile  les  refpefte, 
avec  quel  zèle  il  accomplit  fes  volontés,  avec  quelle  adreffe  il  les 

devine, 


De    rÉDVC'ATioiî.  275 

devine,  avec  quelle  vigilance  il  arrive  au  moment  prefcrit;  elle 
ne  veut  ni  qu'il  retarde ,  ni  qu'il  anticipe  ;  elle  veut  qu'il  foit 
exaél.  Anticiper,  c'eft  fe  préférer  à  elle;  retarder,  c'eft  la  négliger. 
Négliger  Sophie  !  cela  n'arri^eroit  pas  deux  fois.  L'injufle  foup- 
çon  d'une  a  failli  tout  perdre;  mais  Sophie  ell  équitable  fli  fait 
bien  réparer    fes   torts. 

Un  foir  nous  fommes  attendus  :  Emile  a  reçu  l'ordre.  On 
Tient  au-devant  de  nous  ;  nous  n'arrivons  point.  Que  font  -  ils 
devenus  ?  Quel  malheur  leur  eft-il  arrivé  ?  Perfonne  de  leur 
part  !  La  foirée  s'écoule  à  nous  attendre.  La  pauvre  Sophie  nous 
croit  morts  ;  elle  fe  défoie,  elle  fe  tourmente  ,  elle  palFc  la  nuit 
^  pleurer.  Dès  le  foir  on  a  expédié  un  mefTager  pour  aller  s'in- 
former de  nous  ,  &  rapporter  de  nos  nouvelles  le  lendemain 
matin.  Le  melLger  revient  accompagné  d'un  autre  de  notre  part 
qui  fait  nos  excules  de  bouche,  &  dit  que  nous  nous  portons 
bien.  Un  moment  après  nous  paroifibns  nous-mêmes.  Alors  la 
fcène  change;  Sophie  efTuie  fes  pleurs,  ou  û  elle  en  verfe,  ils 
font  de  rage.  Son  cœur  altier  n'a  pas  gagné  a  fe  ralTurer  fur  notre 
vie  :  Emile  vit  &c  s'eft  fait  attendre  inutilement. 

A  notre  arrivée  elle  veut  s'enfermer.  On  veut  qu'elle  relie;  il 
faut  relier  :  mais  prenant  à  l'inllant  fon  parti,  elle  alFede  un  air 
tranquille  &z  content  qui  en  impoferoit  à  d'autres.  Le  père  vient 
au-devant  de  nous  &  nous  dit  :  vous  avez  tenu  vos  amis  en  peine; 
il  y  a  ici  des  gens  qui  ne  vous  le  pardonneront  pas  aifément.  Qui 
donc  ,  mon  papa  ?  dit  Sophie  avec  une  manière  de  fourire  le  plus 
gracieux  qu'elle  puifle  afFefler.  Que  vous  importe,  répond  le  père, 
pourvu  que  ce  ne  foit  pas  vous  ?  Sophie  ne  réplique  point  &:  baille 
les  yeux  fur  fon  ouvrage.  La  mère  nous  reçoit  d'un  air  froid  & 
compofé.  Emile  embarrafié  n'ofc  aborder  Sophie.  Elle  lui  parle 
la  première  ,  lui  demande  comment  il  fe  porte  :  l'invite  à  s'afl'eoir, 
&  fe  contrefait  fi  bien  que  le  pauvre  jeune  homme,  qui  n'entend 
rien  encore  au  langage  des  paflîons  violentes  ,  eft  la  dupe  de  ce 
fang-froid,  &  prelque  fur  le  point   d'en  être  piqué  lui-même. 

Pour,  le  défabufcr  je  vais  prendre  la  luain  de  Sophie,  j'y  veux 
Traité  de  tÊdut.  Tome  II.  Mm 


274  T  R  A  I    T  È 

porter  mes  lèvres  comme  je  fais  quelquefois  :  elle  la  retire  bruf- 
quement  avec  un  mot  de  Monfieur  fi  fmguliérement  prononcé  , 
que  ce  mouvement  involontaire  la  décèle  k  l'inftant  aux  yeux  d'Emile. 

SoPHiK  elle-même,  voyant   qu'elle  s'eft  trahie,  fe  contraint 
moins.   Son  fang-froid  apparent  fe  change  en  un  mépris  ironique. 
Elle  répond  a  tout  ce  qu'on  lui  dit  par  des  monofyllabes  pronon- 
cés d'une  voix  lente  &  mal-affurée  ,  comme  craignant  d'y  lailTer 
trop  percer  l'accent  de  l'indignation.  Emile,  demi-mort  d'effroi, 
la  regarde  avec  douleur ,  &  tâche  de  l'engager  à  jetter  les  yeux 
fur  les  fiens,  pour  y  mieux  lire  fes  vrais  fentimens.  Sophie,  plus 
irritée  de  fa  confiance  ,  lui  lance  un  regard  qui  lui  ôte  l'envie  d'en 
folliciter  un  fécond.   Emile  interdit,  tremblant,  n'ofe  plus,  très- 
heureufement  pour  lui ,  ni  lui  parler  ,  ni   la  regarder  :  car ,  n'eût- 
il  pas  été  coupable ,  s'il  eût  pu  fupporter  fa  colère ,  elle  ne  lui  eût 
jamais  pardonné. 

Voyant  alors  que  c'eft  mon  tour ,  &  qu'il  eft  temps  de  s'ex- 
pliquer ,  je  reviens  à  Sophie.  Je  reprends  fa  main  qu'elle  ne  retire 
plus  ;  car  elle  eft  prête  h  fe  trouver  mal.  Je  lui  dis  avec  douceur  : 
chère  Sophie,  nous  fommes  malheureux,  mais  vous  êtes  raifonna- 
ble  &  jufte;  vous  ne  nous  jugerez  pas  fans  nous  entendre  :  écou- 
tez-nous. Elle  ne  répond  rien,  &  je  parle  ainfi. 

»  Nous  fommes  partis  hier  k  quatre  heures  ;  il  nous  éroit  pref- 

»  crit  d'arriver  k  fept,   &  nous  prenons  toujours   plus   de  temps 

j>  qu'il  ne  nous  eft  néceflaire,  afin  de  nous  repofer  en  approchant 

»  d'ici.  Nous  avions  déjà  fait  les  trois  quarts  du   chemin ,  quand 

»  des  lamentations  douloureufes  nous  frappent  l'oreille;  elles  par- 

ï)  toient  d'une  gorge  de  la  colline  k  quelque  diftance  de  nous.  Nous 

n  accourons  aux  cris;  nous  trouvons   un  malheureux  payfan  ,   qui 

»  revenant  de  la  ville  un  peu  pris  de  vin  fur  fon  cheval,  en  étoit 

»  tombé  fi  lourdement  qu'il  s'étoit  cafTé  la  jambe.   Nous  crions  , 

»  nous  appelions  du  fecours  ;  perfonne  ne  répond  ;  nous  elTayons 

»  de  remettre  le  bleffé  fur  fon  cheval,  nous  n'eu  pouvons  venir  à 

»  bout  :  au   moindre  mouvement  le  malheureux  foiiflre  des  dou- 

■»  leurs  horribles;  nous  prenons  le  parti  d'attacher  le  cheval  dans 


DE    V  Éducation.         275 

»  le  bois  k  l'écart,  puis  faifant  un  brancard  de  nos  bras,  nous  y 
»  pofons  le  bleflé  &  le  portons  le  plus  doucement  qu'il  eft  pofTible, 
»  en  fuivant  fes  indications  fur  la  route  qu'il  falloit  tenir  pour  al- 
»  1er  chez  lui.  Le-  trajet  étoit  long,  il  fallut  nous  repoftr  plufieurs 
»  fois.  Nous  arrivons  enfin  rendus  de  fatigue  ;  nous  trouvons  avec 
»  une  furprife  amère  que  nous  connoilfions  déjà  la  maifon,  &  que 
»  ce  miférable  que  nous  rapportons  avec  tant  de  peine,  étoit  le 
»  même  qui  nous  avoit  fi  cordialement  reçus  le  jour  de  notre  pre- 
»  mière  arrivée  ici.  Dans  le  trouble  où  nous  étions  tous  ,  nous 
»  ne  nous  étions  point  reconnus  jufqu'à  ce  moment. 

»  Il  n'avoit  que  deux  petits  enfans.  Prête  à  lui  en  donner  un 
»  troifième  ,   fa  femme  fut  fi   faifie  en  le  voyant  arriver,  qu'elle 

■  fentit  des  douleurs  aigiies  &  accoucha  peu  d'heures  après.  Que 
»  faire  en  cet  état  dans  une  chaumière  écartée  où  l'on  ne  pouvoir 
»  efpérer  aucun  fecours  ?  Emile  prit  le  parti  d'aller  prendre  le  che- 
J»  val  que  nous  avions  laifle  d.ins  le  bois,  de  le  monter,  de  courir 
*  k  toute  bride  chercher  un  Chirurgien  k  la  ville.  Il  donna  le  che- 
»  val  au  Chirurgien,  &  n'ayant  pu  trouver  afiez  tôt  une  garde,  il 
»  revint  k  pied  avec  un  domcfiique,  après  vous  avoir  expédié  un 
»  exprès;  tandis  qu'embarraffé,  comme  vous  pouvez  croire,  entre 
»  un  homme  ayant  une  jambe  cafTée  &  une  femme  en  travail ,  je 
»  préparois  dans  la  maifon  tout  ce  que  je  pouvois  prévoir  être 
»  néceflaire  pour  le  fecours  de  tous  les  deux. 

»  Je  ne  vous  ferai  point  le  détail  du  refte  ;  ce  n'eft  pas  de  cela 

■  qu'il  eft  queftion.  Il  étoit  deux  heures  après  minuit  avant  que 
»  nous  ayons  eu  ni  l'un  ni  l'autre  un  moment  de  relâche.  Enfin 
»  nous  fommes  revenus  avant  le  jour  d.ms  notre  afyle  ici  proche, 
»  où  nous  avons  attendu  l'heure  de  votre  réveil  pour  vous  rendre 
1»  compte  de  notre  accident. 

Je  me  tais  fans  rien  ajouter.  Mais  avant  que  perfonne  parle  , 
Emile  s'approche  de  fa  maîtrefle,  élève  la  voix,  &  lui  dit  avec 
plus  de  fermeté  que  je  ne  m'y  ftrois  attendu  :  Sophie ,  vous  êtes 
l'arbitre  de  mon  fort ,  vous  le  favez  bien.  Voik  pouvez  me  fiire 
mourir  de  douleur;  mais  n'efpérez  pas  me  faire  oubIi:r  les  droits 

Mm  ij 


I'j(i  T  R   A   I    TÉ 

de  rhumanîté  :  ils  me  font  plus  facrés  que  les  vôtres  ;  je  n'y  re^ 
noncerai  jamais  pour  vous. 

Sophie,  à  ces  mots,  au  lieu  de  répondre,  fe  lève,  lui  paflè 
un  bras  autour  du  cou  ,  lui  donne  un  baifer  fur  la  joue,  puis  lui 
tendant  la  main  avec  une  grâce  inimitable,  elle  lui  dit  :  Emile, 
preuvJs  cette  main  ,  elle  efl  à  toi.  Sois  quand  tu  voudras  mon  époux 
&■  mon  maître.  Je  tâcherai  de  mériter  cet  honneur. 

A  peine  l'a- 1- elle  embrafTé  ,  que  le  père  enchanté  frappe  des 
mains  en  criant  bis,  bis;  &  Sophie,  fans  fe  faire  prefler,  lui  donne 
aufTi-tôt  deux  baifers  fur  l'autre  joue;  mais  prefque  au  même  inf- 
tant ,  effrayée  de  tout  ce  qu'elle  vient  de  faire,  elle  fe  fauve  dans 
les  bras  de  fa  mère ,  &  cache  dans  ce  fein  maternel  fon  vifage  en- 
flammé de  honte. 

Je  ne  décrirai  point  la  commune  joie;  tout  le  monde  la  doit 
fentir.  Après  le  dîner,  Sophie  demande  s'il  y  auroit  trop  loin 
pour  aller  voir  ces  pauvres  malades.  Sophie  le  defire,  &  c'eft 
une  bonne  œuvre  :  on  y  va.  On  les  trouve  dans  deux  lits  fépa- 
rés;  Emile  enavoit  fait  apporter  un  :  on  trouve  autour  d'eux  du 
monde  pour  les  foulager  ;  Emile  y  avoir  pourvu.  Mais  au  fur- 
plus  tous  deux  font  h  mal  en  ordre,  qu'ils  fouffrent  autant  du 
mal  -  aife  que  de  leur  état.  Sophie  fe  fait  donner  un  tablier  de 
la  bonne  femme,  &  va  l'arranger  dans  fon  lit;  elle  en  fait  en- 
fuite  autant  à  l'homme;  fà  main  douce  &  légère  fait  aller  cher- 
cher tout  ce  qui~  les  blèfle,  &  faire  pofer  plus  mollement  leurs 
membres  endoloris.  Ils  fe  fentent  déjà  foulages  a  fon  approche  ; 
on  diroit  qu'elle  devine  tout  ce  qui  leur  fait  mal.  Cette  fille  fi 
délicate  ne  (è  rebute  ni  de  la  mal-propreté  ,  ni  de  la  mauvaifc 
odeur,  &  fait  faire  difparoître  l'une  &  l'autre  fans  mettre  per- 
fonne  en  œuvre,  &  fans  que  les  malades  foient  tourmentés.  Elle 
qu'on  voit  toujours  fi  modefte  &  quelquefois  fi  dédaigneufe,  elle 
^ui,  pour  tout  au  monde,  n'auroit  pas  touche  du  bout  du  doigt 
le  lit  d'un  homme,  retourne  &  change  le  blefFé  fins  aucun  fcru- 
^ulc  ,  &  le  met  dans  une  fituation  plus  commode  pour  y  pou- 
voir relier  long -temps.  Le  zèle  de  la  charité  vaut  bien  la  mo- 


7)  E    r  Éducation.  2JJ 

Ifleftie  ;  ce  qu'elle  fait,  elle  le  fait  fi  légèrement  &  avec  tant 
d'adrefTe  qu'il  fe  fent  foulage  fans  prefque  s'être  appcrçu  qu'on 
l'ait  touché.  La  femme  &  le  mari  bénifTcnt  de  conctrc  l'aimiblc 
fille  qui  les  fert-,  qui  les  plaint,  qui  les  confole.  C'efl  un  inge 
du  ciel  que  Dieu  leur  envoie;  elle  en  a  la  figure  &  la  bonne 
grâce,  elle  en  a  la  douceur  &  la  bonté.  Emile  attendri,  la  con- 
temple en  filence.  Homme,  aime  ta  compagne  :  Dieu  te  la  don- 
ne pour  te  confoler  dans  tes  peines ,  pour  te  foulager  dans  tes 
maux  :  voilà   la  femme. 

On  fait  baptifer  le  nouveau  né.  Les  deux  amans  le  préfcntenf, 
brûlant  au  fond  de  leurs  cœurs  d'en  donner  autant  'i  faire  \ 
d'autres.  Ils  afpirent  au  moment  defiré  ;  ils  croient  y  toucher  ; 
tous  les  fcrupules  de  Sophie  font  levés  :  mais  les  miens  vien- 
nent. Ils  n'en  font  pas  encore  où  ils  penfent  :  il  faut  que  cha- 
cun   ait  fon  tour. 

Un  matin  qu'ils  ne  fe  font  vus  depuis  deux  jours,  j'entre  dan» 
la  chambre  d'Emile  une  lettre  à  la  main  ,  &  je  lui  dis  en  le 
regardant  fixement;  que  feriez -vous  fi  l'on  vous  apprenoit  que 
Sophie  eft  morte?  Il  fait  un  grand  cri,  fe  levé  en  frappant-des 
mains,  &,  fans  dire  un  feul  mot,  me  regarde  d'un  œil  égaré. 
Répondez  donc  ,  pourfuis-je  avec  la  même  tranquillité.  Alors  , 
irrité  de  mon  fang- froid,  il  s'approche  les  yeux  enflammés  de 
colère ,  &  s'arrêtant  dans  une  attitude  prefque  menaçante  ;  ce  que 

je  ferois  ! je  n'en  fais  rien;  mais   ce  que  je  fais,  c'eft  que  je 

ne  reverrois  de  ma  vie  celui  qui  me  Tauroit  appris.  Rafïïirez-vous  , 
réponds-je  en  fouriant  :  elle  vit,  elle  fe  porte  bien,  eilepenfek 
vous  ,  &  nous  fommes  attendus  ce  foir.  Mais  allons  faire  un  tour 
de  pron^enade ,  &  nous  caufèrons. 

La  pafîion  dont  il  eft  préoccupé  ne  lui  permet  plus  de  fe  li- 
vrer commQ  auparavant  k  des  entretiens  purement  raifonnés  ;  il 
faut  l'intéreflcr  par  cette  pafTion  même  \  fe  rendre  attentif  \  mes 
leçons.  C'eft  ce  que  j'ai  fait  par  ce  terrible  préambule  ;  je  fuii 
bien    sûr  maintenant  qu'il  m'écoutcni. 

>  Il   faut  être  bçurcux,  cher  Emile  j  c'eft  la  fin  Je  tout  ctrs 


zfà  T  Z  A  I  T  È 

»  fenfible  ;  c'eft  le  premier  defir  que  nous  imprima  la  nature,  9c 
n  le  feul  qui  ne  nous  quitte  jamais.  Mais  où  eft  le  bonheur  ? 
»  Qui  le  fait?  Chacun  le  cherche,  &  nul  ne  le  trouve.  On  ufe 
a  la  vie  à  le  pourfuivre,  &  l'on  meurt  fans  l'avoir  atteint.  Mon 
»  jeune  ami,  quand,  k  ta  naiflance,  je  te  pris  dans  mes  bras, 
»  &  qu'atteftant  l'Etre  fupréme  de  l'engagement  que  j'ofai  con- 
»  tracter,  je  vouai  mes  jours  au  bonheur  des  tiens,  favois-je 
«moi-même  à  quoi  je  m'engageois  ?  Non,  je  favois  feulement 
»  qu'en  te  rendant  heureux  j'étois  sûr  de  l'être.  En  faifant  pour  toi 
»  cette  utile   recherche ,  je  la  rendois  commune  à  tous  deux. 

»  Tant  que  nous  ignorons  ce  que  nous  devons  faire ,  la 
»  fageffe  confifte  k  refter  dans  l'inaélion.  C'eft  de  toutes  les 
»  maximes  celle  dont  l'homme  a  le  plus  grand  befoin,  &  celle 
»  qu'il  lait  le  moins  fuivre.  Chercher  le  bonheur  fans  favoir  où 
»  il  eft,  c'eft  s'expofer  à  le  fuir,  c'eft  courir  autant  de  rifques 
»  contraires  qu'il  y  a  de  routes  pour  s'égarer.  Mais  il  n'appartient 
»  pas  à  tout  le  monde  de  favoir  ne  point  agir.  Dans  l'inquiétude 
»  où  nous  tient  l'ardeur  du  bien-être,  nous  aimons  mieux  nous 
s  tromper  à  le  pourfuivre  que  de  ne  rien  faire  pour  le  chercher  , 
«'Ct  fofîis  une  fois  de  la  place  où  nous  pouvons  le  connoître,  nous 
»  n'y  favons  plus  revenir. 

»  Avec  la  même  ignorance  j'effayai  d'éviter  la  même  faute. 
A  En  prenant  foin  de  toi,  je  réfolus  de  ne  pas  faire  un  pas  inutile 
j»  &  de  t'empécher  d'en  faire.  Je  me  tins  dans  la  route  de  la  natu- 
»  re,  en  attendant  qu'elle  me  montrât  celle  du  bonheur.  Il  s 'eft 
V  trouvé  qu'elle  étoit  la  même  ,  &  qu'en  n'y  penfant  pas  je  l'avois 
»  fuivie. 

»  Sois  mon  témoin,  fois  mon  Juge,  je  ne  te  récuferai  jamais. 
»  Tes  premiers  ans  n'ont  point  été  facrifiés  k  ceux  qui  les  dévoient 
>>  fuivre;  tu  as  joui  de  tous  les  biens  que  la  nature  t'avoit  donnés. 
»  Des  maux  auxquels  elle  t'afTujettit ,  &  dont  j'ai  pu  te  garantir, 
»  tu  n'as  fenti  que  ceux  qui  pouvoient  t'endurcir  aux  autres.  Tu 
»  n'en  as  jamais  fouffert  aucun  que  pour  en  éviter  un  plus  grand. 
»  Tu  n'as  connu  ni  la  haine,  ni  l'efclavage.  Libre  &  content,  tu 


DE      r  ÉDUCATION.  279 

»  es  refté  jufte  &  bon  :  car  la  peine  &  le  vice  font  infdparables  , 
*  &  jamais  l'homme  ne  devient  méchant  que  lorfqu'il  eft  malheu- 
9  reux.  PuifTe  le  fouvenir  de  ton  enfance  fe  prolonger  jufqu'k  tes 
»  vieux  jours  :  je  ne  crains  pas  que  jamais  ton  bon  cœur  fe  la  rap- 
»  pelle  fans  donner  quelques  bénédidions  \  la  main  qui  la  gou- 
»  verna. 

»  Quand  tu  es  entré  dans  l'âge  de  raifon ,  je  t'ai  garanti  de 
»  l'opinion  des  hommes  ;  quand  ton  cœur  eft  devenu  fenfible  ,  je 
»  t'ai  préfervé  de  l'empire  des  pafTion?.   Si  j'avois  pu  prolonger  ce 
»  calme  intérieur  jufqu'k  la  fin  de  ta  vie,  j'aurois  mis  mon  ouvrage 
»  en  sûreté  ,  &  tu  ferois  toujours  heureux  autant  qu'un   homme 
»  peut  l'être  :  mais  cher  Emile,  j'ai  eu  beau  tremper  ton  ame  dans 
j»  le  Styx  ;  je  n'ai  pu  la  rendre  par  -  tout  invulnérable;  il  s'élève 
»  un  nouvel  ennemi  que  tu   n'as  pas  encore  appris  k  vaincre,  & 
»  dont  je  ne  puis  plus  te  fauver  :  cet  ennemi ,  c'eft  toi  même.   La 
3»  nature  &  la  fortune  t'avoient  lailTé  libre.   Tu  pouvois  endurer  la 
»  misère  ;  tu  pouvois  fupporter  les  douleurs  du  corps  ,   celles  de 
»  l'ame  t'étoient  inconnues  ;  tu  ne  tenois  h  rien   qu'à  la  condition 
3»  humaine ,  &  maintenant  tu  tiens  k  tous  les  attachemens  que  tu 
j)  t'es  donnés;  en  apprenant  k  dcfirer,  tu  t'es  rendu  l'efclave  de  tes 
y>  def  rs.   Sans  que  rien  change  en  toi  ,  fans  que  rien  t'ofFenfc ,  fans 
■»  que  rien  touche  k  ton  être ,  que  de  douleurs  peuvent  attaquer 
j»  ton  ame  !  Que  de  maux  tu  peux  fentir  fans    être  malade  !   Que 
»  de  morts  tu  peux  fouffrir  fans  mourir!   Un  menfonge,  une  er- 
j»  reur,  un  doute  peut  te  mettre  au  délèfpoir. 

rt  Tu  voyois  au  théâtre  les  héros  livrés  k  des  douleurs  extrêmes 
»  faire  retentir  la  fcène  de  leurs  cris  infenfés  ,  s'affliger  comme 
«  des  femmes  ,  pleurer  comme  des  enfans ,  &  mériter  ainfi  les  ap- 
r>  plaudiiïemens  publics.  Souviens- toi  du  fcandale  que  te  caufo'cnt 
»  ces  lamentations ,  ces  cris ,  ces  plaintes  ,  dans  des  hommes  dont 
1»  on  ne  devoit  attendre  que  des  afles  de  confiance  &  de  fernitté. 
B  Quoi  !  difois-tu  tout  indigné,  ce  font-lk  les  exemples  qu'on  nous 
»  donne  k  fuivre,  les  modèles  qu'on  nous  offre  k  imiter!  A-t- 
)>  on  peur  que  l'hom'me  ne  foit  pas  afR-z  petit,  afTez  malheureux, 
»  aflez  foible,  fi  l'on  ne  vient  encore  cncenfcr  fa  foibicfic  fous  la 


28o  Traité 

»  faufle  image  de  la  vertu  ?  Mon  jeune  ami ,  fois  plus  indulgent 
»  déformais  pour  la  fcèue  :  te  voilà  devenu  l'un  de  fes  héros. 

»  Tu  fais  fouffrir  &  mourir  ;  tu  fais  endurer  la  loi  de  la  nécefilté 
7>  dans  les  maux  phyfiques,  mais  tu  n'as  point  encore  impofé  de 
»  loix  aux  appétits  de  ton  cœur,  &  c'eft  de  nos  affeflions,  bien 
»  plus  que  de  nos  befoins ,  que  naît  le  trouble  de  notre  vie.  Nos 
»  defirs  font  étendus  ,  notre  force  eft  prefque  nulle.  L'homme 
»  tient  par  fes  vœux  à  mille  chofes,  &  par  lui-même  il  ne  tient  à 
»  rien,  pas  même  à  fa  propre  vie;  plus  il  augmente  fes  attache- 
»  mens,  plus  il  multiplie  fes  peines.  Tout  ne  fait  que  pafler  fur  la 
»  terre  :  tout  ce  que  nous  aimons  nous  échappera  tôt  ou  tard ,  & 
»  nous  y  tenons  comme  s'il  devoit  durer  éternellemenr.  Quel  ef- 
3»  froi  fur  le  feul  foupçon  de  la  mort  de  Sophie  !  As  -  tu  donc 
3»  compté  qu'elle  vivroit  toujours  ?  Nemeurtil  perfonne  à  fon  kgel 
»  Elle  doit  mourir ,  mon  enfant ,  &  peut-être  avant  toi.  Qui  fait  fi 
»  elle  eft  vivante  k  préfent  même  î  La  nature  ne  t'avoit  aflervi  qu'à 
»  une  feule  mort  ;  tu  t'aflervis  à  une  féconde  ;  te  voilà  dans  le  ca» 
»  de  mourir  deux  fois. 

»  Ainsi  fournis  à  tes  pafîîons  déréglées,  que  tu  vas  refter  à 
»  plaindre?  Toujours  des  privations,  toujours  des  pertes,  toujours 
»  des  allarmes  ;  tu  ne  jouiras  pas  même  de  ce  qui  te  fera  laifTé. 
»  La  crainte  de  tout  perdre  t'empêchera  de  rien  pofféder  ;  pour 
3»  n'avoir  voulu  fuivre  que  tes  partions ,  jamais  tu  ne  les  pourras 
>»  fatisfaire.  Tu  chercheras  toujours  le  repos  ,  il  fuira  toujours 
j>  devant  toi  ;  tu  firas  miférable  &  tu  deviendras  méchant  :  & 
y  comment  pourrois-tu  ne  pas  l'être,  n'ayant  de  loi  que  tes  de- 
»  firs  effrénés  î  Si  tu  ne  peux  fupporter  des  privations  involon- 
M  taires,  comment  t'en  impofcras-tu  volontairement?  Comment 
»  fauras-tu  facrifier  le  penchant  au  devoir,  &  réfîfter  à  ton  cœur 
V  pour  écouter  ta  raifon?  Toi  qui  ne  veux  déjà  plus  voir  celui 
»  qui  t'apprendra  la  mort  de  ta  maitrefle,  comment  vcrrois-tu 
M  celui  qui  voudroit  te  l'ôter  vivante  ?  Celui  qui  t'oferoit  dire  : 
»  elle  eft  morte  pour  toi  ,  la  vertu  te  fépare  d'elle  î  S'il  faut  vi- 
33  vre  avec  elle  quoi  qu'il  arrive,  que  Sophie  foit  mariée  ou  non, 
w  qua  tu  fois  libre  ou  ne  le  fois  pas,  qu'elle  t'aime  ou  te  haïfle, 

»  qu'on 


DE    L' Éducation.  281 

i  qu'on  te  l'accorde  ou  qu'on  te  la  rcfufe,  n'importe,  tu  la  veux 
»  il  la  faut  pofTéder  a   quelque  prix   que  ce   foir.  Apprends- moi 
»  donc  à  quel   crime  s'arrête  celui  qui  n'a  de  loix   que  les  vœux 
»  de  fon   cœur ,  &  ne  fait  réfifler  à   rien   de  ce  qu'il   délire  ? 

•  Mon  enfant,  il  n'y  a  point  de  bonheur  fans  courage,  ni  de 
»  vertu  fans  combat.  Le  mot  de  vertu  vient  de  force  ;  la  force 
»  eft  la  bafe  de  toute  vertu.  La  vertu  n'appartient  qu'à  un  être 
j»  foible  par  fa  nature  &  fort  par  fa  volonté;  c'eft  en  cela  que 
•  confifte  le  mérite  de  l'homme  jufte,  &  quoique  nous  appellions 
»  Dieu  bon,  nous  ne  l'appelions  pas  vertueux,  parce  qu'il  n'a 
»  pas  befûin  d'effort  pour  bien  faire.  Pour  t'expliquer  ce  mot  fî 
»  profané,  j'ai  attendu  que  tu  fufTcs  en  état  de  m'entendre.  Tant 
»  que  la  vertu  ne  coûte  rien  )i  pratiquer ,  on  a  peu  befoin  de 
»  la  connoitre.  Ce  befoin  vient  quand  les  pallions  s'éveillent  :  il 
»  eft  déjà  venu  pour  toi. 

>i  En  t'élevant  dans  toute  la  fimplicité  de  la  nature,  au  lieu 
»  de  te  prêcher  de  pénibles  devoirs,  je  t'ai  garanti  des  vices 
»  qui  rendent  ces  devoirs  pénibles  ,  je  t'ai  moins  rendu  le  men- 
»  fonge  odieux  qu'inutile;  je  t'a'i  moins  appris  k  rendre  h  cha- 
»  cun  ce  qui  lui  appartient  qu'à  ne  te  foucier  que  de  ce  qui  eft 
»  h  toi.  Je  t'ai  fait  plutôt  bon  que  vertueux  :  mais  celui  qui 
»  n'eft  que  bon  ,  ne  demeure  tel  qu'autant  qu'il  a  du  plaifir  k 
»  l'être  :  la  bonté  fe  prife  &  périt  fous  le  choc  des  paflîons  hu- 
»  maines;   l'homme  qui  n'eft  que   bon,   n'eft  bon  que  pour  lui. 

»  Qu'est-ce  donc'que  Thomme  vertueux?  C'eft  celui  qui 
»  fait  vaincre  fes  afftâions;  car  alori  il  fuit  fa  raifon,  fi  con- 
»  fcience,  il  fait  fon  devoir,  il  fe  tient  dans  l'ordre,  &  rien  ne 
»  l'en  peut  écarter.  Jufqu'ici  tu  n'étois  libre  qu'en  apparence;  tu 
»  n'avois  que  la  liberté  précaire  d'un  efclave  h  qui  l'on  n'a  rien 
»  commandé.  Maintenant  fois  libre  en  effet  ;  apprends  h  devenir 
»  ton  propre  maître;  commande  à  ton  cœur,  ô  Emile!  &  lu 
■  »  feras  vertueux. 

»  Voila,  donc  un  autre  apprentiflage  \    faire,   &  cet  appren- 
»  tifTage  eft  plus  pénible    que  le   premier    :  car  la    nature  nouf 
Traite  de  VEduc,  Tome  II.  N  o 


agi  Traité 

»  délivre  des  maux  qu^elle  nous  impofe,  ou  nous  apprend  "k  les 
»  fupporter;  mais  elle  ne  nous  dit  rien  pour  ceux  qui  noiw 
»  viennent  de  nous;  elle  nous  abandonnne  à  nous  -  mêmes  ;  elle 
»  nous  laifle,  viflimes  de  nos  paflions,  fuccomber  à  nos  vaines 
»  douleurs ,  &  nous  glorifier  encore  des  pleurs  dont  nous  aurions 
9  dû  rougir. 

»  C'est  ici  ta  première  paflîon.  C'eft  la  feule,  peut-être,  qui 
»  foit  digne  de  toi.  Si  tu  la  fais  régir  en  homme  ,  elle  fera  la 
»  dernière;  tu  fubjugueras  toutes  les  autres,  &  tu  n'obéiras  qu'à 
»  celle  de  la  vertu. 

»  Cette  paflîon  n'eft  pas  criminelle,  je  le  fais  bien,  elle  eft 
»  aufli  pure  que  les  âmes  qui  la  refTentenr.  L'honnêteté  la  forma, 
»  l'innocence  l'a  nourrie.  Heureux  amans!  les  charmes  de  la  vertu 
T>  ne  font  qu'ajouter  pour  vous  k  ceux  de  l'amour  ;  &  le  doux 
»  lien  qui  vous  attend,  n'eft  pas  moins  le  prix  de  votre  fagefle, 
«  que  celui  de  votre  attachement.  Mafs  dis-moi ,  homme  fincère; 
»  cette  paflîon  fî  pure  t'en  a-t-elle  moins  fubjugué?  T'en  es  -  tu 
7)  moins  rendu  l'efclave ,  &  fi  demain  elle  cefl~oit  d'être  innocente, 
»  l'écoufFerois-tu  dès  demain?  C'eft  à  préfent  le  moment  d'eflayer 
»  tes  forces  ;  il  n'eft  plus  temps  quand  il  les  faut  employer.  Ces 
«  dangereux  elTais  doivent  fe  faire  loin  du  péril.  On  ne  s'exerce 
»  point  au  combat  devant  l'ennemi;  on  s'y  prépare  avant  la  guerre  ; 
»  on  s'y  préfente  déjà   tout  préparé. 

n  Cest  une  erreur  de  diftinguer  les  paflions  en  permifes  fit 
»  défendues ,  pour  fe  livrer  aux  premières  &  fe  refufer  aux  autres. 
»  Toutes  (ont  bonnes  quand  on  en  refte  le  maître,  toutes  font 
»  mauvaifes  quand  on  s'y  laifle  afliijettir.  Ce  qui  nous  eft  défendu 
»  par  la  nature ,  c'eft  d'étendre  nos  attachemens  plus  loin  que  nos 
»  forces  ;  ce  qui  nous  eft  défendu  par  la  raifon  ,  c'eft  de  vouloir 
w  ce  que  nous  ne  pouvons  obtenir  ;  ce  qui  nous  eft  défendu  par 
T>  la  confcience,  n'eft  pas  d'être  tentés,  mais  de  nous  laifltr  vain- 
3>  cre  aux  tentations.  Il  ne  dépend  pas  de  nous  d'avoir  ou  de  n'a- 
9  voir  pas  des  paflions  :  mais  il  dépend  de  nous  de  régner  fur  elles; 
»  Tous   les  fentimens  que  nous  dominons  font  légitimes ,  tous 


DR      V  È  D  U  C  A   T  I  O  N.  283 

;,  ceux  qui  nous  dominent  font  criminels.  Un  homme  n'eft  pas 
„  coupable  d'aimer  la  femme  d'aurrui ,  s'iJ  tient  cette  pafllon  mal- 
,,  heureufe  afTervie  \  la  loi  du  devoir  :  il  eft  coupable  d'aimer  (à 
»»  propre  femme  au  point  d'immoler  tout  à  cet  amour. 

„  N'attends  pas  de  moi  de  longs  préceptes  de  morale,   je 
„  n'en  ai  qu'un  feul  à  te  donner,  &  celui-là  comprend   tous  les 
„  autres.   Sois  homme;  retire  ton  cœur  dans  les  bornes  de  ta  con- 
„  dition.   Etudie  &  connois  ces  bornes;  quelque  étroites  qu'elles 
„  foient,   on  n'eft  point  malheureux  tant  qu'on  s'y  renferme  :  on 
„  ne  l'cft  que  quand  on  veut  les  pafler  ;   on  l'eft  quand,  dans  ks 
„  defirs  infenfés,  on  met  au  rang  des  poHlbles  ce  qui  ne  l'eft  pas; 
„  on  l'eft  quand  on  oublie  fon  état  d'homme  pour  s'en  forger  d'i- 
„  maginaires  ,  defquels  on  retombe  toujours  dans  le  fien.   Les  feuîs 
„  biens  dont  la  privation  coûte  ,  font  ceux  auxquels  on  croit  avoir 
„  droit.    L'évidente  impoflibilité  de   les   obtenir  en  détache  ,  les 
,,  fouhaits  fans  efpoir  ne  tourmentent  point.   Un  gueux  n'eft  point 
„  tourmenté  du  delir  d'être  Roi  ;  un  Roi  ne  veut  être  Dieu  que 
„  quand  il  croit  n'être  plus  homme. 

„  Les  illufions  de  l'orgueil  font  la  fource  de  nos  plus  grands 
„  maux  :  mais  la  contemplation  de  la  misère  humaine  rend  le  fa- 
nge toujours  modéré.  Il  fe  tient  à  fa  place,  il  ne  s'agite  point 
„  pour  en  fortir,  il  n'ufc  point  inutilement  fes  forces  pour  jouir 
„  de  ce  qu'il  ne  peut  conferver  ,  &  les  employant  toutes  h  bien 
„  pofTéder  ce  qu'il  a ,  il  eft  en  effet  plus  puiffjnt  &  plus  riche  de 
„  tout  ce  qu'il  defire  de  moms  que  nous.  Être  mortel  &:  périf- 
„  fable,  irai- je  me  former  des  nœuds  éternels  fur  cette  terre,  où 
„  tout  change,  où  tout  pafTe ,  &  dont  je  difparoîtrai  demain?  O 
„  Emile  ,  ô  mon  fils,  en  te  perdant  que  me  refteroit-il  de  moi  ? 
„  Et  pourtant  il  faut  que  j'apprenne  k  te  perdre  :  car  qui  fait  quand 
„  tu  me  feras  ôté  î 

„  Veux-tu  donc  vivre  heureux  &  (iige?  N'arrache  ton  cœur 
„  qu'h  la  beauté  qui  ne  pc^rit  point  :  que  ta  condition  borne  tes 
„  defirs,  que  tes  devoirs  aillent  avant  ics  penchans  ;  étends  la  loi 
„  de  la  nécellité  aux  chofes  morales  :  apprends  à  perdre  ce  qui  peut 

Nn  ij 


^84 


Traité 


„  t'étre  enlevé;  apprends  atout  quitter  quand  la  vertu  l'ordonne, itô 
„  mettre  au-defTus  des  événemens,  à  détacher  ton  cœur  fans  qu'ils  le 
„  déchirent ,  à  erre  courageux  dans  l'adverfité  ;  enfin  h  n'être  jamais 
,,  miférable;  à  être  ferme  dans  ton  devoir  ,  afin  de  n'être  jamais  cri- 
„  mine!.  Alors  tu  feras  heureux  malgré  la  fortune,  &  fage  malgré  les 
„  pafîions.  Alors  tu  trouveras  dans  la  pofieflion  même  des  biens  fra- 
,,  giies  ,  une  volupté  que  rien  ne  pourra  troubler  ;  tu  les  polTéderas 
,,  fans  qu'ils  te  poflèdent ,   &  tu  fentiras  que  l'homme  à  qui  tout 
,,  échappe,  ne  jouit  que  de  ce  qu'il  fait  perdre.   Tu  n'auras  point,- 
„  il  eft  vrai,   l'illufion  des  plaifirs  imaginaires;  tu    n'auras   point 
,,  aufli   les  douleurs  qui  en  font  le  fruit.    Tu  gagneras  beaucoup  à 
„  cet  échange;  car  ces  douleurs  font  fréquentes  &  réelles,  &  ces 
„  plaifirs  font  rares  &  vains.   Vainqueur  de  tant  d'opinions  trom- 
,,  peufes  ,  TU  le  feras  encore  de  celle  qui  donne  un  fi  grand  prix  k 
„  la  vie.  Tu  palTeras  la  tienne  fans  trouble  &  la  termineras  fans 
„  effroi  ;  tu  t'en  détacheras  comme  de  toutes  chofes.   Que  d'autres , 
„  faifis  d'horreur,  penfent  en  la  quittant  ceffer  d'être;  inftruit  de 
f,  fon  néant ,  tu  croiras  commencer.  La  mort  eft  la  fin  de  la  vie 
„  du  méchant,  &  le  commencement  de  celle  du  jufte  ". 

Emile  m'écoute  avec  une  attention  mêlée  d'inquiétude.  Il  craint 
à  ce  préambule  quelque  condufion  finiftre.  Il  preiïent  qu'en  lui 
montrant  la  néceflité  d'exercer  la  force  de  l'âme,  je  veux  le  fou- 
mettre  kce  dur  exercice,  &,  comme  un  blelTé  qui  frémit  en  voyant 
approcher  le  Chirurgien,  il  croit  déjà  fentir  fur  fa  plaie  la  main 
douloureufe,  mais  falutaire,  qui  l'empêche  de  tomber  en  corrup- 
tion. 

Incertain  ,  troublé  ,  prefTé  de  favoir  où  j'en  veux  venir,  au 
lieu  de  répondre,  il  m'interroge,  mais  avec  crainte.  Que  faut  -  il 
faire,  me  dit-il,  prefqu'en  tremblant,  &  fans  ofer  lever  les  yeuxî 
Ce  qu'il  faut  faire  ,  réponds-je  d'un  ton  ferme  !  il  faut  quitter 
Sophie.  Que  dites- vous,  s'écrie-t-il  avec  emportement?  Quitter 
Sophie  !  la  quitter,  la  tromper,  être  un  traître,  un  fourbe,  un 
parjure! ....  Quoi  !  reprends -je  en  l'interrompant;  c'eft  de  moi 
qu'Emile  craint  d'apprendre  h  mériter  de  pareils  noms  î  Non  ,  coa- 
tlnue-l-il  avec  U  même  impétuofité,  ni  de  vous  ni  d'un  autre  :  je 


^  E      r  ÉDUCATION.  285 

laurai ,  malgré  vous,  conferver  votre  ouvrage;  je  faurat  ne  les  pas 
mériter. 

Je  me  fuis  attendu  i  cette  première  furie  :  je  la  laifTe  pafTer  fjni 
m'émouvoir.  Si  je  n'avois  pas  la  modération  que  je  lui  prêche 
j'aurois  bonne  grâce  h  la  lui  prêcher  !  Emile  me  connoit  trop  pour 
me  croire  capable  d'exiger  de  lui  rien  qui  foit  mal ,  &  il  fait  bien 
qu'il  feroit  mal  de  quitter  Sophie ,  dans  le  fens  qu'il  donne  à  ce 
mot.  Il  attend  donc  enfin  que  je  m'explique.  Alors,  je  reprends 
mon  difcours. 

,,  Croyfz-vous,  cher  Emile,  qu'un  homme,  en  quelque 
;,  fituation  qu'il  fe  trouve,  puifle  être  plus  heureux  que  vous  l'êtes 
„  depuis  trois  mois  ?  Si  vous  le  croyez,  détrompez- vous.  Avant 
„  de  goûter  les  plaifirs  de  la  vie ,  vous  en  avez  épulCé  le  bonheur. 
,,  Il  n'y  a  rien  au-delà  de  ce  que  vous  avez  fenti.  La  félicité  des 
„  fens  cft  paflagère.  L'état  habituel  du  cœur  y  perd  toujours.  Vous 
„  avez  plus  joui  par  l'efpérance,  que  vous  ne  jouirez  jamais  en 
„  réalité.  L'imagination  qui  pare  ce  qu'on  defire,.  l'abandonne  dans 
„  la  pofTeffion.  Hors  le  feul  être  exiflant  par  lui-même,  il  n'y  a 
„  rien  de  beau  que  ce  qui  n'eft  pas.  Si  cet  état  eût  pu  durer  tou- 
„  jours,  vous  auriez  trouvé  le  bonheur  fuprémc.  Mais  tout  ce  qui 
„  tient  h  l'homme  fe  fent  de  fa  caducité;  tout  eft  fini  ,  tout  efl 
„  pafTager  dans  la  vie  humaine ,  &  quand  l'état  qui  nous  rend  heu- 
„  rcux  dureroit  fans  cefTe ,  l'habitude  d'en  jouir  nous  en  ôteroit  le 
„  goût.  Si  rien  ne  change  au-dchors,  le  cœur  change;  le  bonheur 
,,  nous  quitte,  ou  nous  le  quittons. 

„  Le  temps  que  vous  ne  mefuriez  pas,  s'écouloit  durant  votre 
„  délire.  L'été  finit,  l'hiver  s'approche.  Quand  nous  pourrions 
,,  continuer  nos  courfcs  dans  une  faifon  fi  rude  ,  on  ne  le  fouffri- 
,,  roit  jamais.  Il  faut  bien  ,  malgré  nous,  charger  de  manière  de 
,,  vivre  ;  celle-ci  ne  peut  plus  durer.  Je  vois  dans  vos  yeux  impa- 
„  tiens  que  cette  difficulté  ne  vous  embarrafTe  guères  ;  l'aveu  de 
„  Sophie  &  vos  propres  defirs  vous  fuggèrent  un  mo)en  facile  d'é- 
„  viter  la  neige,  &  de  n'avoir  plus  de  voyag;  i  faire  pour 
„  l'aller  voir.   L'expédient  efl  commode  fans  doute  ;  mais ,  le  prin- 


t86  Traité 

„  temps  venu ,  la  neige  fond  &  le  mariage  refis  ;  il  y  faut  penfer 
„  pour  toutes  les  faifons. 

„  Vous  voulez  époufer  Sophie ,  &  il  n'y  a  pas  cinq  mois  que 
„  vous  la  connoiflez!  Vous  voulez  l'époufer  ,  non  parce  qu'elle 
„  vous  convient ,  mais  parce  qu'elle  vous  plaît  ;  comme  fi  l'amour 
„  ne  fe  trompoit  jamais  fur  les  convenances,  &  que  ceux  qui  com- 
„  mencent  par  s'aimer,  ne  finiflent  jamais  par  fe  haïr.  Elle  eft  vertueu- 
„  fe ,  je  le  fais  ;  mais  en  cft-ce  aflèz  ?  Suffit-il  d'être  honnêtes  gens 
„  pour  fe  convenir  ?  Ce  n'eft  pas  fa  vertu  que  je  mets  en  doute  ,  c'eft 
,,  fon  cara«51ère.  Celui  d'une  femme  fe  montre-t-il  en  un  jour  î  Savez- 
„  vous  en  combien  de  fituations  il  faut  l'avoir  vue  pour  connoître  à 
,,  fond  fon  humeur  ?  Quatre  mois  d'attachement  vous  répondent- ils 
„  de  toute  la  vie  ?  Peut-être  deux  mois  d'abfence  vous  feront- ils  ou- 
,,  blier  d'elle;  peut-être  un  autre  n'attend-il  que  votre  éloignement 
„  pour  vous  effacer  de  fon  cœur  ;  peut-être  k  votre  retour  la  trouvc- 
,,  rez-vous  aufli  indifférente  que  vous  l'avez  trouvé  fenfible  jufqu'à 
„  préfent.  Les  fentimens  ne  dépendent  pas  des  principes  ;  elle  peut 
,,  refter  fort  honnête  ,  &  ceffer  de  vous  aimer.  Elle  fera  confiante  & 
„  fidelle ,  je  panche  à  le  croire  ;  mais  qui  vous  répond  d'elle  &  qui 
,,  lui  répond  de  vous ,  tant  que  vous  ne  vous  êtes  point  mis  à  l'é- 
„  preuve?  Attendrez-vous ,  pour  cette  épreuve,  qu'ellevous  de- 
,,  vienne  inutile?  Attendrez-vous,  pour  vous  connoître,  que  vous 
„  ne  puilliez  plus  vous  féparer. 

,,  Sophie  n'a  pas  dix-huit  ans,  à  peine  en  paflèz-vous  vîngt- 
,,  deux;  cet  âge  efl  celui  de  l'amour,  mais  non  celui  du  mariage. 
„  Quel  père  &  quelle  mère  de  famille  !  Eh!  pour  favoir  élever 
,,  des  enfans,  attendez  au  moins  de  cefTer  de  l'être.  Savez -vous 
,,  k  combien  de  jeunes  perfonnes  les  fatigues  de  la  groflèdè  fup- 
„  portées  avant  l'âge  ont  affoibli  la  conflitution,  ruiné  lafanté, 
,,  abrégé  la  vie?  Savez-vous  combien  d'enfans  font  reftés  languif- 
,,  fans  &  foibles ,  faute  d'avoir  été  nourris  dans  un  corps  alTez 
„  formé  î  Quand  la  mère  &  l'enfant  croiffent  k  la  fois,  &  que 
„  la  fubflance  néceflaire  k  raccroiffement  de  chacun  des  deux  fe 
,,  partage,  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  ce  que  lui  deflinoit  la  nature: 
„  comment  fe  peut -il  que  tous   deux  n'en  fouffrcnt  pas  ?  Ou  je 


DE      V  ÉDUCATION.  287 

„  connois  fort  mal  Emile,  ou  il  aimera  mieux  avoir  une  fem- 
„  me  &  des  enfans  robuftes ,  que  de  contenter  fon  impatience 
„  aux  dépens  de  leur  vie  &  de  leur  fanté. 

»  Parlons  d^vous.  En  afpirant  à  l'état  d'époux  &  de  père, 
„  en  avez -vous  bien  médité  les  devoirs?  En  devenant  chef  de 
„  famille,  vous  allez  devenir  membre  de  l'État,  &  qu'eft-ce 
„  qu'être  membre  de  l'État?  Le  favez-vous?  Savez- vous  ce  que 
„  c'eft  que  gouvernement,  loix  ,  patrie?  Savez- vous  k  quel  prix 
(,  il  vous  eft  permis  de  vivre,  &  pour  qui  vous  devez  mourir l 
t,  Vous  croyez  avoir  tout  appris,  &  vous  ne  favcz  rien  encore. 
*,  Avant  de  prendre  une  place  dans  l'ordre  civil ,  apprenez  \  le 
,j  connoître  &  h  favoir  quel  rang  vous   y  convient. 

„  Emile,  il  faut  quitter  Sophie;  je  ne  dis  pas  l'abandonner: 
„  fi  vous  en  étiez  capable,  elle  feroit  trop  heureufe  de  ne  vous 
„  avoir  point  époufé  ;  il  la  faut  quitter  pour  revenir  digne  d'elle, 
„  Ne  foyez  pas  aflèz  vain  pour  croire  déjà  la  mériter.  O  com- 
„  bien  il  vous  refte  k  faire!  Venez  remplir  cette  noble  tâche; 
„  venez  apprendre  à  fupporter  l'abfence  ;  venez  gagner  le  prix 
„  de  la  fidélité,  afin  qu'à  votre  retour  vous  puiffiez  vous  ho- 
t,  norer  de  quelque  chofe  auprès  d'elle  &  demander  fa  main , 
„  non  comme  une  grâce,  mais   comme  une  récompenfe. 

Non  encore  exercé  h  lutter  contre  lui-même,  non  encore 
accoutumé  à  dcfirer  une  chofe  &  à  en  vouloir  une  autre,  le 
jeune  homme  ne  (è  rend  pas;  il  réfifte  ,  il  difpute.  Pourquoi  fe 
refuferoit- il  au  bonheur  qui  l'attend  ?  Ne  feroit -ce  pas  dédai- 
gner la  main  qui  lui  eft  offerte  que  de  tarder  \  l'accepter  ?  Qu'cft- 
il  befoin  de  s'éloigner  d'elle  pour  s'inftruire  de  ce  qu'il  doit 
favoir?  Et  quand  cela  feroit  néceiïaire  ,  pourquoi  ne  lui  laifle- 
roit-il  pas,  dans  des  nœuds  indifiblubles,  le  gage  alTuré  de  foit 
retour?   Qu'il   foit  fon  époux,  &   il  eft  prêt  à  me  fuivre;  qu'iU 

foient  unis,  &  il  la  quitte  fans  crainte Vous  unir  pour  vous 

quitter,  cher  Emile,  quelle  contndidion  !  Il  eft  beau  qu'un  amant 
puifTe  vivre  fans  fa  maitrcfTe,  mais  un  mari  ne  doit  jamais  quit- 
ter fa  femme  fans   nécelUté.  Pour  guérir  vos  fcrupulcs,  je  voù» 


288  Traité 

que  vos  délais  doivent  être  involontaires  :  il  faut  que  vous  puif- 
fiez  dire  à  Sophie  que  vous  la  quittez  malgré  vous.  Hé!  bien, 
foyez  content;  puifque  vous  n'obéifftz  pas  k  la  raifon,  reconnoif- 
fez  un  autre  maître.  Vous  n'avez  pas  oublié,  l'engagement  que 
vous  avez  pris  avec  moi.  Emile,  il  faut  quitter  Sophie  :  je  le 
veux. 

A  ce  mot  il  baiflè  la  tête,  fe  tait,  rêve  un  moment,  &  puis  me 
regardant  avec  afTurance ,  il  me  dit  :  quand  partons  -  nous  ?  Dans 
huit  jours ,  lui  dis-je  ,  il  faut  préparer  Sophie  à  ce  départ.  Les  fem- 
mes font  plus  foibles,  on  leur  doit  des  ménagemens ,  &  cette  ab- 
fence  n'étant  pas  un  devoir  pour  elle,  comme  pour  vous,  il  lui  eft 
permis  de  la  fupporter  avec  moins  de  courage. 

Je  ne  fuis  que  trop  tenté  de  prolonger  jufqu'a  la  féparation  de 
mes  jeunes  gens  le  journal  de  leurs  amours  ;  mais  j'abufe  depuis 
long  -  temps  de  l'indulgence  des  lefleurs  :  abrégeons  pour  finir  une 
fois.  Emile  ofera-t-il  porter  aux  pieds  de  fa  maîtrefle  la  même  af- 
furance  qu'il  vient  de  montrer  k  fon  ami  î  Pour  moi,  je  le  crois; 
c'eft  de  la  vérité  même  de  fon  amour  qu'il  doit  tirer  cette  affuran- 
ce.  Il  feroit  plus  confus  devant  elle,  s'il  lui  en  coûtoit  moins  de 
la  quitter;  il  la  quitteroit  en  coupable,  &  ee  rôle  eft  toujours 
embarraflant  pour  un  cœur  honnête.  Mais  plus  le  facrificelui  coà- 
je ,  plus  il  s'en  honore  aux  yeux  de  celle  qui  le  lui  rend  pénible. 
Il  n'a  pas  peur  qu'elle  prenne  le  change  fur  le  motif  qui  le  déter- 
mine. Il  femble  lui  dire  à  chaque  regard  :  ô  Sophie!  lis  dans  mon 
cœur,  &  fois  fidelle;  tu  n'as  pas  un  Amant  fans  vertu. 

La  fière  Sophie,  de  fon  côté,  tâche  de  fupporter  avec  dignité 
ïe  coup  imprévu  qui  la  frappe.  Elle  s'efforce  d'y  paroître  inftnfi- 
blç;  mais  comme  elle  n'a  pas  ainfî  qu'Emile,  l'honneur  du  com- 
bat &  de  la  viifloire,  fa  fermeté  fe  foutient  moins.  Elle  pleure, 
elle  gémit  en  dépit  d'elle,  &  la  frayeur  d'être  oubliée,  aigrit  la 
douleur  de  la  féparation.  Ce  n'eft  pas  devant  fon  amant  qu'elle 
pleure,  ce  n'eft  pas  k  lui  qu'elle  montre  fes  frayeurs;  elle  étouf- 
feroit  plutôt  que  de  laiflTer  échapper  un  foupir  en  fa  préfence  :  c'eft 
;9j9i,  qui   reçois  fes  plaintes,  qui  vois  lès  larmes,   qu'elle  affefle 

de 


DE    r  Éducation.  289 

de  prendre  pour  confident.  Les  femmes  font  sdroitcs  &  favent  Ce 
déguifer  :  plus  elle  murmure  en  fecret  contre  ma  tyrannie,  plu* 
elle  eft  attentive  à  me  flatter  ;  elle  fent  que  fon  fort  eft  dans  mes 
mains. 

Je  la  confole,  je  la  raffure,  je  lui  réponds  de  fon  amant,  ou 
plutôt  de  fon  époux  :  qu'elle  lui  garde  la  même  fidciité  qu'il 
aura  paur  elle,  &  dans  deux  ans  il  le  fera,  je  le  jure.  Elle 
m'eftime  affviz ,  pour  croire  que  je  ne  veux  pas  Ja  tromper.  Je 
fuis  garant  de  chacun  des  deux  envers  l'autre.  Leurs  cœurs,  leur 
vertu,  ma  probité,  la  confiance  de  leurs  parens ,  tout  les  raf- 
fure  ;  mais  que  fert  la  raifon  contre  la  foiblefle  ?  Ils  fe  féparent 
comme  s'ils  ne   dévoient  plus   fe  voir. 

C'est  alors  que  Sophie  fe  rappelle  les  regrets  d'Eucharis,  & 
fe  croit  réellement  à  fa  place.  Ne  laifFons  point  durant  l'abfence 
réveiller  ces  fantafques  amours.  Sophie,  lui  dis -je  un  jour, 
faites  avec  Emile  un  échange  de  livres.  Donnez -lui  votre  Té- 
lémaque,  afin  qu'il  apprenne  à  lui  refTembler ,  &  qu'il  vous 
donne  le  Speflateur,  dont  vous  aimez  la  lecture.  Étudiez- y  les 
devoirs  des  honnêtes  femmes  ,  &  fongez  que  dans  deux  ans  ces 
devoirs  feront  les  vôtres.  Cet  échange  plaît  à  tous  deux ,  & 
leur  donne  de  la  confiance.  Enfin  vient  le  trifle  jour ,  il  faut  (e 
féparer. 

Le  digne  père  de  Sophie,  avec  lequel  j'ai  tout  concerté; 
m'embrafTe  en  recevant  mes  adieux;  puis  me  prenant  à  part,  il 
me  dit  ces  mots  d'un  ton  grave  &  d'un  accent  un  peu  appuyé. 
,,  J'ai  tout  fait  pour  vous  complaire;  je  fjvois  que  je  traitois 
,,  avec  un  homme  d'honneur  !  il  ne  me  refte  qu'un  mot  à  vous 
,,  dire.  Souvenez- vous  que  votre  élevé  a  fîgné  fon  contrat  do 
„  mariage  fur    la   bouche  de  ma  fille  ". 

Quelle  difTérence  dans  la  contenance  des  deux  amans  î 
Emile  impétueux,  ardent,  agité,  hors  de  lui,  poufle  des  cris, 
verfe  des  torrens  de  pleurs  fur  les  mains  du  père,  de  la  mère, 
de  la  fille,  embraffe  en  fangluttant  tous  les  gens  de  la  mailon, 
&   répète    mille  fois  les  mêmes  chofes  avec  un  défordre  qui  fe- 

Traitc  de  F  Edite.  Tome  II,  O  o 


2Ç0  T  R  A  I  T  È 

roit  rire  en  toute    autre   occafion.     Sophie  morne,  pâle,   l'œil 
éteint,  le  regard  fombre,  refte  en  repos,  ne  dit  rien,   ne  pleure 
point,   ne  voit  perfonne ,  pas  même  Emile.  Il  a  beau  lui  prendre 
tes  mains,    la  prefler  dans  fes  bras;  elle  refte  immobile,  infen- 
fible  k  fes  pleurs,  k  fes  carefles,  k  tout  ce  qu'il  fait;  il  eft  déjà 
parti  pour  elle.  Combien  cet  objet  eft  plus  touchant  que  la  plainte 
importune  &  les  regrets  bruyans  de  fon  amant!  Il  le  voit,  il  le 
fent  ,    il  en    eft    navré  ;  je  l'entraîne  avec  peine  :  fi  je  le  laifle 
encore    un   moment,  il  ne   voudra  plus  partir.   Je   fuis   charmé 
qu'il  emporte  avec  lui   cette  trifte   image.  Si  jamais  il  eft  tenté 
d'oublier  ce  qu'il  doit  à  Sophie,  en  la  lui  rappellant  telle  qu'il 
la  vit  au  moment  de   fon  départ,  il  faudra  qu'il  ait  le  cœur  bien 
aliéné ,  il  je  ne  le  ramené  pas  k  elle. 


DE    r Éducation. 


291 


DES    VOYAGES. 

V-/N  demande  s'il  eft  bon  que  les  jeunes  gens  voyagent ,  &  l'oi» 
difpute  beaucoup  Ik-defTus.  Si  l'on  propofoit  autrement  la  quef- 
tion ,  &  qu'on  demandât  s'il  eft  bon  que  les  hommes  aient 
voyagé,  peut-être  ne  difputeroit-on  pas  tant. 

L'abus  des  livres  tue  la  fcience.  Croyant  favoir  ce  qu'on  a 
lu  ,  on  fe  croit  dirpenfé  de  l'apprendre.  Trop  de  Icdure  ne  fert 
qu'à  faire  de  préfomptueux  ignorans.  De  tous  les  fiècles  de  lit- 
térature, il  n'y  en  a  point  eu  où  l'on  lût  tant  que  dans  celui-ci, 
&  point  où  l'on  fût  moins  favant  :  de  tous  les  pays  de  l'Europe, 
il  n'y  en  a  point  où  l'on  imprime  tant  d'hiftoires,  de  relations  de 
voyages,  qu'en  France,  &  point  où  l'on  connoilTe  moins  le  gé- 
nie &  les  mœurs  des  autres  nations.  Tant  de  livres  nous  font 
négliger  le  livre  du  monde;  ou,  fi  nous  y  lifons  encore,  cha- 
cun s'en  tient  à  fon  feuillet.  Quand  le  mot  peut -on  être  Perfan  ? 
me  feroit  inconnu,  je  devinerois,  à  l'entendre  dire,  qu'il  vient 
du  pays  où  les  préjugés  nationaux  font  le  plus  en  règne,  &  du 
fexe  qui  les  propage  le  plus. 

Un  Parifîen  croit  connoître  les  hommes  ,  &  ne  connoît  que 
les  François;  dans  fa  ville,  toujours  pleine  d'étrangers,  il  re- 
garde chaque  étranger  comme  un  phénomène  extraordinaire  qui 
n'a  rien  d'égal  dans  le  relie  de  l'Univers.  Il  faut  avoir  vu  de  près 
les  bourgeois  de  cette  grande  ville,  il  faut  avoir  vécu  chez  eux 
pour  croire  qu'avec  tant  d'cfprit  on  puifTe  ('tre  auflî  ftupide.  Ce 
qu'il  y  a  de  bifarre  eft  que  chacun  d'eux  a  lu  dix  fois,  peut-être 
la  defcription  du  pays  dont  un  habitant  va  fi  fort  lénicrveiller. 

C'est  trop  d'avoir  à  percer  à  la  fois  les  préjugés  des  auteuri 
&  les  nôtres  pour  arriver  \  la  vérité.  J'ai  palTé  ma  vie  h  lire  des 
relations  de  voyages ,  &  je  n'en  ai  jamais  trouvé  deux  qui  m'aient 
donné  la  même  idée  du  même  peuple.  En  comparant  le  peu  quj 
je  pouvois  obferver  avec  ce  que  j'avois  lu,  j'ai  fini  par  LiifTcr  -  U 

Oo  ij 


292 


Traité 


Jes  voyageurs  ,  &  regretter  le  temps  que  j'avois  donné  pour  m'inf- 
truire  h  leur  leâure  ,  bien  convaincu  qu'en  fait  d'obfervations  de 
toute  efpèce,  il  ne  faut  pas  lire,  il  faut  voir.  Cela  feroit  vrai  dans 
cette  occafion ,  quand  tous  les  voyageurs  feroient  fîncères ,  qu'ils 
ne  diraient  que  ce  qu'ils  ont  vu  ou  ce  qu'ils  croient,  &  qu'ils  ne 
déguiferoient  la  vérité  que  par  les  faullès  couleurs  qu'elle  prend  K 
leurs  yeux.  Que  doit-ce  être?  quand  il  la  faut  démêler  encore  à 
travers  leurs  menfonges  &  leur  mauvaife  foi  ? 

Laissons  donc  la  reflburce  des  livres  qu'on  nous  vante,  k  ceux 
qui  font  faits  pour  s'en  contenter.  Elle  eft  bonne,  ainfî  que  l'art 
de  Raymond  LuUe,  pour  apprendre  à  babiller  de  ce  qu'on  ne  fait 
poiiit.  Elle  eft  bonne  pour  dreflèr  des  Platons  de  quinze  ans  h. 
philofopher  dans  des  cercles ,  &  à  inftruire  une  compagnie  des 
wfages  de  l'Egypte  &  des  Indes,  fur  la  foi  de  Paul-Lucas  ou  de 
Tavernier. 

Je  tiens  pour  maxime  inconteftable  que  quiconque  n'a  vu  qu'un 
peuple,  au  lieu  de  connoître  les  hommes  ,  ne  connoît  que  les  gens 
avec  Icfquels  il  a  vécu.  Voici  donc  encore  une  autre  manière  de 
pofer  la  même  queftion  des  voyages.  Suffit- il  qu'un  homme  bien 
élevé  ne  connoifle  que  fes  compatriotes,  ou  s'il  lui  importe  de 
connoître  les  hommes  en  général  ?  Il  ne  refte  plus  ici  ni  difpute 
ni  doute.  Voyez  combien  la  folution  d'une  queftion  difficile  dé- 
pend quelquefois  de  la  manière  de  la  pofer! 

Mais  pour  étudier  les  hommes  faut-il  parcourir  la  terre  entière  ? 
Faut-il  aller  au  Japon  obferver  les  Européens?  Pour  connoître  l'ef- 
pècs ,  faut-il  connoître  tous  les  individus  ?  Non,  il  y  a  des  hommes 
qui  fe  reflèmblent  fi  fort  que  ce  n'eft  pas  la  peine  de  les  étudier  fé- 
parément.  Qui  a  vu  dix  François  les  a  tous  vus  ;  quoiqu'on  n'en  piiifle 
pas  dire  autant  des  Anglois  &  de  quelques  autres  peuples  ,  il  eft  pour- 
tant certain  que  chaque  nation  a  fon  caraflère  propre  &  Ipécifique 
qui  fe  tire  par  induélion ,  non  de  l'obfervation  d'un  feul  de  Ces 
membres  ,  mais  de  plufieurs.  Celui  qui  a  comparé  dix  peuple» 
connoit  les  hommes,  comme  celui  qui  a  vu  dix  François  coq- 
noit  les  François. 


'DE      r  ÉDUCATION.  295 

Il  ne  fuffir  pas,  pour  s'inftruire,  de  courir  les  pays  ;    il   faut 
favoir  voyager.  Pour  obferver  il   faut  avoir  des  yeux ,  &  les  tour- 
ner  vers  l'objît    qu'on   veut   connoitre.   Il  y  a  beaucoup  de  gens 
que  les  voyages .  inftruifent    encore   moins    que  les    livres;   parce 
qu'ils  ignorent  l'art  de  penfer;    que,    dans  la  leflure,  leur  efprit 
eft  moins  guidé   par    l'auteur  ;   &    que,  dans    leurs  voyages,  ils 
ne  favent  rien   voir  d'eux-mêmes.  D'autres  ne  s'inflruifcnt  point, 
parce  qu'ils  ne  veulent  pas   s'indruire.  Leur  objet  eft   fi  difFérent 
que  celui-lk  ne    les  frappe  guères  ;  c'eft  grand  hazarJ  (i  l'on  voit 
exaflement  ce  qu'on    ne   fe  foucie  point  de  regarder.  De  tous  les 
peuples  du  monde  le  François  eft  celui   qui  voyage  le  plus  :  mais 
plein   de  fes  ufages,  il  confond  tout   ce  qui  n'y  reflemble  pas.  Il 
y   a  des   François  dans   tous  les  coins   du   monde.  Il  n'y  a   point 
de  pays  où  l'on   trouve  plus  de   gens    qui  aient  voyagé   qu'on  en 
trouve   en    France.    Avec    cela  pourtant ,  de  tous  les   peuples    de 
l'Europe  celui  qui  en  voit  le   plus,  les  connoit  le  moins.  L'An- 
glois  voyage  aufTi ,  mais   d'une   autre  manière  ;    il  faut   que   ces 
deux    peuples   foient    contraires  en    tour.     La   NoblefTe    Angloife 
voyage,   la    NoblefTe  Françoife  ne  voyage  point  :  le  peuple  Fran- 
çois voyage,  le  peuple  Anglois  ne  voyage  point.  Cette  différence 
me    paroît  honorable  au  dernier.   Les   François  ont  prefque  tou- 
jours quelque  vue  d'intérêt  dans  leurs  voyages  :  mais  les  Anglois 
ne  vont  point  chercher  fortune  chez  les  autres  Nations  ,   fi  ce  n'eft 
par  le  commerce  ,  &  les  mains   pleines  ;    quand   ils   y  voyagent  , 
c'eft  pour    y  verfer  leur  argent ,   non   pour  vivre  d'induftrie  ;  ils 
font  trop  fiers  pour  aller  ramper  hors  de  chez  eux.  Cela  fait  auflî 
qu'ils  s'inftruifent  mieux  chez  l'étranger  que  ne  le  font  les  Fran- 
çois ,    qui   ont  un    tout  autre    objet  en    tête,    l^ts   Anglois  ont 
pourtant   auffi    leurs  préjugés  nationaux  ;    ils  en  ont  même  plus 
que  perfonne  ;    mais    ces    préjugés   tiennent  moins    h   l'ignorance 
qu'k  la  pafTion.  L'Anglois  a  les  préjugés  de  l'orgueil ,  &:   le  Fran- 
çois ceux   de  la  vanité. 

Comme   les  peuples  les  moins  cultivés  font  généralement  les, 
plus  fages ,    ceux   qui    voyagent  le    moins  ,   voy.igent  le  mieux  ; 
parce  qu'étant  moins  avancés  que  nous  d^ins  nos   recherches  fri- 


iay4  Traité 

voles,  &  moins  occupés  des  objets  de  notre  vaine  curiofité  ;  ils 
donnent  toute  leur  attention  ^  es  qui  eft  véritablement  utile.  Je 
ne  connois  guères  que  les  Efpagnols  qui  voyagent  de  cette  manière. 
Tandis  qu'un  François  court  chez  les  artiftes  d'un  pays  ,  qu'un 
Anglois  en  fait  deffiner  quelque  antique  ,  &  qu'un  Allemand  porte 
fon  album  chez  tous  les  favans,  l'Efpagnol  étudie  en  filence  le 
gouvernement,  les  mœurs,  la  police,  &  il  eft  le  feul  des  quatre 
qui  ,  de  retour  chez  lui  ,  rapporte  de  ce  qu'il  ^  vu  quelque 
remarque  utile  à  fon  pays. 

Les  anciens  vôyageoient  peu  ,  lifoient  peu  ,  faifoient  peu  de 
livres ,  &  pourtant  on  voit  dans  ceux  qui  nous  reftent  d'eux , 
qu'ils  s'obfervoient  mieux  les  uns  les  autres  que  nous  n'obfervons 
nos  contemporains.  Sans  remonter  aux  écrits  d'Homère  ,  le  feul 
Poëte  qui  nous  tranfporte  dans  les  pays  qu'il  décrit,  on  ne  peut 
refufer  à  Hérodote  l'honneur  d'avoir  peint  les  mœurs  dans  fon 
Hiftoire  ,  quoiqu'elle  foit  plus  en  narrations  qu'en  réflexions  , 
mieux  que  ne  font  tous  les  Hiftoriens ,  en  chargeant  leurs  livres 
de  portraits  &  de  caraftères.  Tacite  a  mieux  décrit  les  Germains 
de  fon  temps  qu'aucun  Écrivain  n'a  décrit  les  Allemands  d'aujour- 
d'hui. Inconteftablement  ceux  qui  font  verfés  dans  l'Hiftoire  an- 
cienne, connoifTent  mieux  les  Grecs,  les  Carthaginois,  les  Ro- 
mains ,  les  Gaulois  ,  les  Perfes ,  qu'aucun  peuple  de  nos  jours 
ne  connoît   fes  voifîns. 

Il  faut  avouer  auflî  que ,  les  caraflères  originaux  des  peuples 
s'effacent  de  jour  en  jour,  deviennent  en  même  raifon  plus  diffi- 
ciles k  faifîr.  A  mefure  que  les  races  fs  mêlent  ,  &  que  les  peu- 
ples fe  confondent,  on  voit  peu-k-peu  difparoître  ces  différences 
nationales  qui  frappoient  jadis  au  premier  coup  d'œil.  Autrefois 
chaque  nation  reftoit  plus  enfermée  en  elle-même,  il  y  avoir  moins 
de  communication  ,  moins  de  voyages ,  moins  d'intérêt  communs 
ou  contraires ,  moins  de  liaifons  politiques  &  civiles  de  peuple  à 
peuple;  point  tant  de  ces  tracafferi  es  royales  appellées  négociations, 
point  d'Ambaffadeurs  ordinaires  ou  réfidens  continuellement  ;  les 
grandes  navigations  étoient  rares  ,  il  y  avoir  peu  de  commerce 
éloigné ,  &  le  peu  qu'il  y  en  avoir ,  éioit  fait  par  le  Prince  mé- 


V  E      V  ÉDUCATION. 


195 


me  qui  s'y  fervoit  d'étrangers,  ou  par  des  gens  méprifés  qui  ne 
donnoient  le  ton  k  perfonne,  &  ne  rapprochoicnt  point  les  nations. 
Il  y  a  cent  fois  plus  de  liaifon  maintenant  entre  l'Europe  &  l'Afie, 
qu'il  n'y  en  avoit  jadis  entre  la  Gaule  &  l'Efpagne  :  l'Europe  fcuie 
étoit  plus  éparfe  que  la  terre  entière  ne  l'eft  aujourd'hui. 

Ajoutez  à  cela,  que  les  anciens  peuples  fè  regardant  la  plu- 
part comme  Autochtones,  ou  originaires  de  leur  propre  pays  ,  l'oc- 
cupoient  depuis  afTez  long-temps,  pour  avoir  perdu  la  mémoire 
des  fiècles  reculés  où  leurs  ancêtres  s'y  étoient  établis  ,  &  pour 
avoir  laifîé  le  temps  au  climat  de  faire  fur  eux  des  imprefTions  du- 
rables; au  lieu  que  parmi  nous,  après  les  invafions  des  Romains, 
les  récentes  émigrations  des  Barbares  ont  tout  mêlé,  tout  confondu. 
Les  François  d'aujourd'hui  ne  font  plus  ces  grands  corps  blonds 
&  blancs  d'autrefois  ;  les  Grecs  ne  font  plus  ces  beaux  hommes 
faits  pour  fervir  de  modèle  à  l'art  ;  la  figure  des  Romains  eux- 
mêmes  a  changé  de  caractère,  ainfi  que  leur  naturel  :  les  Perfans 
originaires  de  Tartarie  ,  perdent  chaque  jour  de  leur  laideur  pri- 
mitive, par  le  mélange  du  fang  Circaflîen.  Les  Européens  ne  font 
plus  Gaulois  ,  Germains,  Ibériens,  Allobroges;  ils  ne  font  tous 
que  des  Scythes  diverfement  dégénérés  quant  à  la  figure,  &  en- 
core plus  quant  aux  mœurs. 

Voila  pourquoi  les  antiques  diftinclions  de  race,  les  quali- 
tés de  l'air  &  du  terroir  ,  marquoient  plus  fortement  de  peu- 
ple k  peuple  les  tempéramens  ,  les  figures  ,  les  mœurs  ,  les  cirac- 
tères,  que  tout  cela  ne  peut  fe  marquer  de  nos  jours,  où  l'in- 
conflance  Européenne  ne  lailTè  h  nulle  caufe  naturelle,  le  temps  de 
faire  fes  imprefîions ,  &  où  les  forêts  abattues  ,  les  marais  def- 
féchés  ,  la  terre  plus  uniformément,  quoique  plus  mal  cultivée, 
ne  laifTent  plus,  même  au  phyfique,  la  même  différence  de  terre 
à  terre  &  de  pays  h   pays, 

PhUT-ÉTRE  avec  de  femblables  réflexions  fe  prefTeroit- oq 
moins  de  tourner  en  ridicule  Hérodote,  Créfias,  Pline,  pour 
avoir  rcpréfenté  les  habitans  de  divers  pays,  avec  des  traits  origi- 
naux &   des  différtnces  marquées    que  nous  ne  Itur  voyons  plus. 


296 


Traité 


Il  faudroît  retrouver  les  mêmes  hommes,  pour  reconnoître  ea 
eux  les  mêmes  figures,  il  faudroit  que  rien  ne  les  eût  changé , 
pour  qu'ils  fufTent  reftés  les  mêmes.  Si  nous  pouvions  confi- 
dérer  à  la  fois  tous  les  hommes  qui  ont  été,  peut- on  douter 
que  nous  ne  les  trouvafîîons  plus  variés  de  fiècle  à  fiècle,  qu'on 
ne  les  trouve  aujourd'hui  de  nation  k  nation  ? 

En  même  temps  que  les  obfervations  deviennent  plus  diffici- 
les, elles  fe  font  plus  négligemment  &  plus  mal;  c'eft  une  au- 
tre raifon  du  peu  de  fuccès  de  nos  recherches  dans  l'Hiftoire  na- 
turelle du  genre  humain.  L'inftrudion  qu'on  retire  des  voyages 
fe  rapporte  à  l'objet  qui  les  fait  entreprendre.  Quand  cet  objet 
eft  un  fyftême  de  philofophie,  le  voyageur  ne  voit  jamais  que  ce 
qu'il  veut  voir  :  quand  cet  objet  eft  l'intérêt,  il  abforbe  toute 
l'attention  de  ceux  qui  s'y  livrent.  Le  commerce  &  les  arts, 
qui  mêlent  &  confondent  les  peuples,  les  empêchent  aufli  de 
s'étudier.  Quand  ils  favent  le  profit  qu'ils  peuvent  faire  l'un  avec 
l'autre,   qu'ont- ils  de  plus  h  favoirî 

Il  eft  utile  h  l'homme  de  connoître  tous  les  lieux  où  l'on 
peut  vivre,  afin  de  choilir  enfuite  ceux  où  l'on  peut  vivre  le 
plus  commodément.  Si  chacun  fe  fuffifoit  à  lui-même,  il  ne  lui 
importeroit  de  connoître  que  le  pays  qui  peut  le  nourrir.  Le 
fauvage  ,  qui  n'a  befoin  de  perfonne ,  &  ne  convoite  rien  au 
monde,  ne  connoît  &  ne  chercha  à  connoître  d'autres  pays  que 
le  fien.  S'il  eft  forcé  ds  s'étendre  pour  fubfifter,  il  fuit  les  lieux 
habités  par  les  hommes;  il  n'en  veut  qu'aux  bêtes,  &  n'a  befoin 
que  d'elles  pour  fe  nourrir.  Mais  pour  nous  à  qui  la  vie  civile 
eft  néceffaire  ,  &  qui  ne  pouvons  plus  nous  pafTer  de  manger  des 
hommes ,  l'intérêt  de  chacun  de  nous  eft  de  fréquenter  les  pays 
où  l'on  en  trouve  le  plus.  Voilà  pourquoi  tout  afflue  k  Rome, 
h  Paris ,  à  Londres.  C'eft  toujours  dans  les  capitales  que  le  fang 
humain  fe  vend  à  meilleur  marché.  Ainfi  l'on  ne  connoît  que 
les  grands  peuples,  &  les  grands  peuples  fe  reffemblent  tous. 

Nous  avons,  dit-on,   des  favans  qui  voyagent  pour  s'inftruire; 
c'eft  une  erreur.    Les  favans  voyagent  par  intérêt  comme  les  au- 
tres. 


DE    V  Éducation.  297 

très.  Les  Platons,  les  Pithagores,  ne  fe  trouvent  plus,  ou  s'il  y 
en  a,  c'efl  bien  loin  de  nous.  Nos  favans  ne  voyagent  que  par 
ordre  de  la  Cour  ;  on  les  dépêche  ,  on  les  défraye ,  on  les  paye 
pour  voir  tel  ou  tel  objet,  qui,  très- sûrement,  n'eft  pas  un  objet 
moral.  Ils  doivent  tout  leur  temps  à  cet  objet  unique,  ils  font 
trop  honnêtes  gens  pour  voler  leur  argent.  Si  dans  quelque  pays 
que  ce  puilTe  être,  des  curieux  voyagent  à  leurs  dépens,  ce  n'eft 
jamais  pour  étudier  les  hommes,  c'efl  pour  les  inftruire.  Ce  n'eft 
pas  de  fcience  qu'ils  ont  befoin,  mais  d'oftentation.  Comment 
apprendroient-iis  dans  leurs  voyages  h  fccouer  le  joug  de  l'opinion? 
Ils  ne  les  font  que  pour  elle. 

Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  voyager  pour  voir  du  pays  , 
ou  pour  voir  des  peuples.  Le  premier  objet  eft  toujours  celui  des 
curieux,  l'autre  n'eft  pour  eux  qu'accenbire.  Ce  doit  être  tout  le 
contraire  pour  celui  qui  veut  philofopher.  L'enfant  oblèrve  les 
chofes  ,  en  attendant  qu'il  puifFe  obferver  les  hommes.  L'homme 
doit  commencer  par  obferver  fes  femblables,  &  puis  il  obfcrve 
les  chofes  s'il  en  a  le  temps. 

C'est  donc  mal  raifonner ,  que  de  conclure  que  les  voyages 
font  inutiles  ,  de  ce  que  nous  voyageons  mal.  Mais  l'utilité  des 
voyages  reconnue,  s'enfuivra- t  -  il  qu'ils  conviennent  à  tout  le 
monde?  Tant  s'en  faut;  ils  ne  conviennent,  au  contraire  qu'à 
très-peu  de  gens  :  ils  ne  conviennent  qu'aux  hommes  afTez  fer- 
mes fur  eux-mêmes,  pour  écouter  les  leçons  de  l'erreur  fans  fe 
laifter  féduire,  &  pour  voir  l'exemple  du  vice  fans  fe  lai/Tcr  entraî- 
ner. Les  voyages  poufTent  le  naturel  vers  fa  pente  ,  &  achèvent  de 
rendre  l'homme  bon  ou  mauvais.  Quiconque  revient  de  courir 
le  monde,  eft ,  à  fon  retour,  ce  qu'il  ftra  toute  fa  vie;  il  en  re- 
vient plus  de  méchans  que  de  bons  ,  parce  qu'il  en  part  plus  d'en- 
clins au  mal  qu'au  bien.  Les  jeunes  gens  mal  élevés  &  mal  con- 
duits ,  contrarient  dans  leurs  voyages  tous  les  vices  des  peuples 
qu'ils  fréquentent,  &  pas  une  des  vertus  dont  ces  vices  font  mê- 
lés :  mais  ceux  qui  font  heurcufcmcnt  nés ,  ceux  dont  on  a  bien 
cultivé  le  bon  naturel ,  &  qui  voyagent  dans  le  vrai  defllin  de 
s'inftruirc  ,  reviennent  tous   meilleurs  ,  &  plus  fages    qu'ils  n'é- 

Traitc  de  tÊduc.  Tome  IL  V  d 


29^ 


Traité 


toient  partis.  Ainfi  voyagera  mon  Emile  :  âinfi  avoit  voyagé  es 
jeune  homme,  digne  d'un  meilleur  fiècie,  dont  l'Europe  éton- 
née adm'ra  le  mérite  ,  qui  mourut  pour  fon  pays  à  la  fleur  de 
fes  ans,  mais  qui  méritoit  de  vivre,  &  dont  la  tombe  ,  ornée  de 
fes  feules  vertus,  attendoit,  pour  être  honorée,  qu'une  main  étran- 
gère y  femât  des  fleurs. 

Tout  ce  qui  fe  fait  par  raifon  ,  doit  avoir  fes  règles.  "Lqs 
voyages,  pris  comme  une  partie  de  l'éducation,  doivent  avoir  les 
leurs.  Voyager  pour  voyager,  c'eft  errer,  être  vagabond;  voya- 
ger pour  s'inftruire  eft  encore  un  objet  trop  vague  :  l'inflrudion 
qui  n'a  pas  un  but  déterminé,  n'eft  rien.  Je  voudrois  donner  au 
jeune  homme  un  intérêt  fenlible  à  s'inflruire,  ik  cet  intérêt  bien 
choifî  fixeroit  encore  la  nature  de  l'inftrudion.  C'eft  toujours  la 
fuite  de  la  méthode  que  j'ai  tâché  de  pratiquer. 

Or  ,  après  s'être  confidéré  par  fes  rapports  phyfiques  avec  les 
autres  êtres,  par  fes  rapports  moraux  avec  les  autres  hommes,  il 
lui  refte  à  fe  confidérer  par  fes  rapports  civils  avec  ks  concitoyens. 
Il  faut ,  pour  cela  ,  qu'il  commtnce  par  étudier  la  nature  du  gou- 
vernement en  général  ,  les  diverfcs  formes  de  gouvernement,  enfin 
le  gouvernement  particulier  fous  lequel  il  eft  né  ,  pour  favoir  s'il 
lui  convient  d'y  vivre  :  car  par  un  droit  que  rien  ne  peut  abro- 
ger ,  chaque  homme  en  devenant  majeur  &  maître  de  lui-même, 
devient  maître  aufli  de  renoncer  au  contrat  par  lequel  il  tient  à  la 
communauté,  en  quittant  le  pays  dans  lequel  elle  eft  établie.  Ce 
n'eft  que  par  le  féjour  qu  il  y  fait  aprè<:  l'âge  de  raifon  ,  qu'il  efl 
cenfé  confirmer  tacitement  l'engagement  qu'ont  pris  (es  ancêtres. 
Il  acquiert  le  droit  de  renoncer  à  fa  patrie ,  comme  à  la  iuccef- 
lîon  de  fon  père  :  encore,  le  lieu  de  la  naifïïmce  étant  un  don  de 
la  n;nure,  cede-t-on  du  fien  en  y  renonçant?  Par  le  droit  rigou- 
reux chaque  homme  n.fte  libre  à  fes  rifques  en  quelque  lieu  qu'il 
nai/Te  ,  à  moins  qu'il  ne  fe  foumettc  volontairement  aux  loix ,  pour 
acquérir  le  droit  d'en  être  protégé. 

Je  lui  dirois  donc,  par  exemple  :  jufqu'ici  vous  avez  vécu  fous 
xna  dircftion ,  vous  étiez  hors  d'état  de  vous  gouverner  vous-mé- 


DE      r  È  D   V  C'A   T  I  O  U.  299 

me.  Mais  vous  approchez  de  l'âge  où  les  loix  ,  vous  laifTant  la  dif- 
pofition  de  votre  bien  ,  vous  rendent  maître  de  votre  pcrfonne. 
Vous  allez  vous  trouver  fcul  dans  la  fociété  ,  dépendant  de  tout , 
même  de  votre- patrimoine.  Vous  avez  en  vue  un  établintment. 
Cette  vue  eft  louable,  elle  efl  un  des  devoirs  de  l'homme;  mais 
avant  de  vous  marier  ,  il  faut  favoir  quel  homme  vous  voulez  être, 
<l  quoi  vous  voulez  paffer  votre  vie,  quelles  mefures  vous  voulez 
prendre  pour  afTurer  du  pain  h  vous  &  \  votre  famille;  car  bien 
qu'il  ne  faille  pas  faire  d'un  tel  foin  fa  principale  affaire ,  il  y  faut  pour- 
tant fonger  une  fois.  Voulez-vous  vous  engager  dans  la  dépendance 
des  hommes  que  vous  méprifezî  Voulez-vous  établir  votre  fortune 
&  fixer  votre  ét.it  par  des  relations  civiles ,  qui  vous  mettront  fans 
ceflè  <i  la  difcrétion  d'autrui  ,  &  vous  forceront,  pour  échapper 
aux  fripons,   de  devenir  fripon  vous-même? 

La -DESSUS  je  lui  décrirai  tous  les  moyens  poflîbles  de  faire 
valoir  fon  bien ,  foit  dans  le  commerce ,  foit  dans  les  charges ,  foit 
dans  la  finance,  &  je  lui  montrerai  qu'il  n'y  en  a  pas  un  qui  ne 
lui  laifie  de  rifque  k  courir  ,  qui  ne  le  mette  dans  un  état  précaire 
&  dépendant,  &  ne  le  force  de  régler  fes  mœurs,  fcs  fentimens, 
fa  conduite  ,  fur  l'exemple  &  les  préjugés  d'autrui. 

Il  y  a,  lui  dirai-je,  un  autre  moyen  d'employer  fon  temps  & 
fa  perfonne;  c'efl  de  fe  mettre  au  fervice,  c'eft-h-dire,  de  fe  louer 
à  très-bon  compte  ,  pour  aller  tuer  des  gens  qui  ne  nous  ont  point 
fait  de  mal.  Ce  métier  eft  en  grande  eftime  parmi  les  hommes  , 
&  ils  font  un  cas  extraordinaire  de  ceux  qui  ne  font  bons  qu'à  cela. 
Au  furplus,  loin  de  vous  difpenfer  des  autres  refTources ,  il  ne  vous 
les  rend  que  plus  néceffaires  ;  car  il  entre  auflî  dans  l'honneur  de 
cet  état  de  ruiner  ceux  qui  s'y  dévouent.  Il  eft  vrai  qu'ils  ne  s'y 
ruinent  pas  tous.  La  mode  vient  même  infcnfiblcment  de  s'y  en- 
richir comme  dans  les  autres.  Mais  je  doute  qu'en  vous  e^pliquant 
comment  s'y  prennent  pour  cela  ceux  qui  réuUînènt,  je  vous 
rende  cuiieux  de  les  imiter. 

Vous  fjurez  encore  que  dans  ce  métier  même  il  ne  s*agit  plus 
de  couxage  ni  de  valeur,  fi  ce  n'eft  peut-être  auprès  des  femmes; 

Pp  ij 


500  T  R  A   I    T  É 

qu'au  contraire  le  plus  rampant ,  le  plus  bas ,  le  plus  fervile  eft 
toujours  le  plus  honoré;  que  fi  vous  vous  avifez  de  vouloir  faire 
tout  de  bon  votre  métier,  vous  ferez  méprifé ,  haï,  chafTé  peut- 
être,  tout  au  moins  accablé  de  paffe-  droits  &  fupplanté  par  tous 
vos  camarades,  pour  avoir  fait  votre  fervice  k  la  tranchée,  tandis 
qu'ils  faifoient  le  leur  k  la  toilette. 

On  fe  doute  bien  que  tous  ces  emplois  divers  ne  feront  pas 
fort  du  goût  d'Emile.  Eh  quoi!  me  dira-t-il,  ai  -  je  oublié  les 
jeux  de  mon  enfance  î  Ai-je  perdu  mes  bras?  Ma  force  efl-elle. 
épuiféeî  Ne  fais-je  plus  travailler?  Que  m'importent  tous  vos 
beaux  emplois ,  &  toutes  les  fottes  opinions  des  hommes  ?  Je  ne 
connois  point  d'autre  gloire  que  d'être  bienfaifant  &  jufte  ;  je  ne 
connois  point  d'autre  bonheur  que  de  vivre  indépendant  avec  ce 
qu'on  aime ,  en  gagnant  tous  les  jours  de  l'appétit  &  de  la  fanté 
par  fon  travail.  Tous  ces  embarras  dont  vous  me  parlez  ne  me  tou- 
chent guères.  Je  ne  veux  pour  tout  bien  qu'une  petite  métairie  dans 
quelque  coin  du  monde.  Je  mettrai  toute  mon  avarice  à  la  faire 
valoir ,  &  je  vivrai  fans  inquiétude.  Sophie  &  mon  champ ,  &  je 
ferai  riche. 

Oui  ,  mon  ami,  c'eft  aflez  pour  le  bonheur  du  fage  d'une 
femme  &  d'un  champ  qui  foient  k  lui.  Mais  ces  tréfors ,  bien 
que  modeftes ,  ne  font  pas  fi  communs  que  vous  penfez .  Le  plus 
rare   eil  trouvé  pour  vous  ;  parlons  de  l'autre. 

Un  champ  qui  foit  k  vous,  cher  Emile!  &  dans  quel  lieu 
le  choifirez- vous?  En  quel  coin  de  la  terre  pourrez-vous  dire: 
je  fuis  ici  mon  maître  &  celui  du  tcrrein  qui  m'appartient.  On 
fait  en  quels  lieux  il  eft  aifé  de  fe  faire  riche,  mais  qui  fait  où 
l'on  peut  fe  paflèr  de  l'être  î  Qui  fait  où  l'on  peut  vivre  indé- 
pendant &  libre,  fans  avoir  befoin  de  faire  mal  k  perfonne  &  fans 
-crainte  d'en  recevoir?  Croyez-vous  que  le  pays  où  il  eft  io\i~ 
^urs  permis  d'être  honnête  homme  foit  fi  facile  k  trouver?  S'il 
eft  quelque  moyen  légitime  &  sûr  <îe  fubfifler  (ans  intrigue  ; 
fans  affaire,  (ans  dépendance  ;  c'eft,  j'en  conviens,  de  vivre  du 
travail  de  fes  mains,  en  cultivant  fa  propre  terre  :  mais  où  efl 


E      r  ÉDUCATION. 


501 


l'état  où  l'on  peut  fe  dire  :  la  terre  que  je  foule  eft  à  mot  ?  Avant 
de  choifîr  cette  heureufc  terre,  alTurez-vous  bien  d'y  trouver  la 
paix  que  vous  cherchez  ;  gardez  qu'un  gouvernement  violent 
qu'une  religion  perfécutente,  que  des  mœurs  perverfes  ne  vous 
y  viennent  troubler.  Mettez -vous  à  l'abri  des  impôts  fans  mefure 
qui  dévoreroient  le  fruit  de  vos  peines ,  des  procès  fans  fin  qui 
confumeroient  votre  fonds.  Faites  en  forte  qu'en  vivant  juge- 
ment vous  n'ayez  point  à  faire  votre  cour  à  des  intendans  k 
leurs  fubftituts  ,  à  des  juges,  à  des  prêtres,  k  des  puifTans  voi- 
fms,  \  des  fripons  de  toute  cfpece,  toujours  prêts  à  vous  tour- 
menter ,  a  vous  les  négligez.  Mettez- vous  fur -tout  îi  l'abri  des 
vexations  des  grands  &  des  riches  ;  fongez  que  par- tout  leurs  ter- 
res peuvent  confiner  h  la  vigne  de  Naboth.  Si  votre  malheur  veut 
qu'un  homme  en  place  acheté  ou  bâtifle  une  maifon  près  de  vo- 
tre chaumière,  répondez- vous  qu'il  ne  trouvera  pas  le  moyen  ,  fous 
quelque  prétexte,  d'envahir  votre  héritage  pour  s'arrondir,  ou 
que  vous  ne  verrez  pas,  dès  demain  peut-être,  abforber  toutes  vos 
refTources  dans  un  large  grand-chemin.  Que  fi  vous  vous  confer- 
vez  du  crédit  pour  parer  à  tous  ces  inconvéniens,  autant  vaut  con- 
ferver  aullî  vos  richeflcs;  car  elles  ne  vous  coûteront  pas  plus  à 
garder.  La  richefle  &  le  crédit  s'étayent  mutuellement  ;  l'un  fc 
foutient  toujours  mal  (ans  l'autre. 

J'AI  plus  d'expérience  que  vous,  cher  Emile;  je  vois  mieux  la 
difficulté  de  votre  projet.  Il  eft  beau  ;  pourtant ,  il  eft  honnête  : 
il  V)us  rendroit  heureux  en  efièt  ,  efforçons- nous  de  l'exécuter. 
J'ai  une  propofition  à  vous  faire.  Confierons  les  deux  ans  que  nous 
avons  pris  jufqu'à  votre  retour,  à  choifîr  un  afyle  en  Europe  où 
vous  puiniez  vivre  heureux  avec  votre  famille  h  l'abri  de  tous  les 
dangers  dont  je  viens  de  vous  parler.  Si  nous  réufîîfTons,  vous  au- 
rez trouvé  le  vrai  bonheur  vainement  cherché  par  tant  d'autres  & 
vous  n'aurez  pas  regret  à  votre  temps.  Si  nous  ne  réufTifTons  pas, 
vous  ferez  guéri  d'une  chimère;  vous  vous  confolerez  d'un  malheur 
inévitable,  &  vous  vous  foumettrez  k  la  loi  de  la  néceffité. 

Je  ne  fais  fi  tous  mes  leâeurs  appercevront  jufqu'oîi  va  nous 
smcner  cette  recherche  ainfi  propofée  ;  mais  je  fais  bien  que  fi,  au 


^02  Traité 

retour  de  fes  voyages  commencés  &  continués  dans  cette  vue  ; 
Emile  n'en  revient  pas  verfé  dans  toutes  les  matières  de  gouver- 
nement, de  mœurs  publiques,  &  de  maximes  d'état  de  toute  ef- 
pèce,  il  faut  que  lui  ou  moi  foyons  bien  dépourvus,  l'un  d'intel- 
ligence ,  &  l'autre  de  jugement. 

Le  droit  politique  eft  encore  à  naître  ,  &  il  eft  a  préfuraer  qu'il 
ne  naîtra  jamais.  Grotius  ,  le  maître  de  tous  nos  fdvans  en  cette 
partie,  n'eft  qu'un  enfant,  &,  qui  pis  eft ,  un  enfant  de  mauvaife 
foi.  Quand  j'entends  élever  Grotius  jufqu'aux  nues,  &  couvrir  Hob- 
bes  d'exécration ,  je  vois  combien  d'hommes  fenfés  lifent  ou  com- 
prennent ces  deux  auteurs.  La  vérité  eft  que  leurs  principes  font 
exaftement  femblables,  ils  ne  diffèrent  que  par  les  exprefîions.  Ils 
diffèrent  aufïï  par  la  méthode.  Hobbes  s'appuye  fur  des  fophifmes, 
&  Grotius  fur  des  poètes  :  tout  le  refte  leur  eft  commun. 

Le  feul  moderne,  en  état  de  créer  cette  grande  &  inutile  fcience, 
eût  été  l'illuftre  Montefquieu.  Mais  il  n'eut  garde  de  traiter  des 
principes  du  droit  politique  ;  il  fe  content",  de  traiter  du  droit  po- 
fltif  des  gouvcrneraens  établis  ;  &  rien  au  monde  n'eft  plus  diffé- 
rent que  ces  deux  études. 

Celui  pourtant  qui  veut  juger  fainement  des  gouvernemens 
tels  qu'ils  exiftent ,  eft  obligé  de  les  réunir  toutes  deux  ;  il  faut 
favoir  ce  qui  doit  être,  pour  bien  juger  de  ce  qui  eft.  La  plus 
grande  difficulté  ,  pour  éclaircir  ces  importantes  matières  ,  eft  d'in- 
téreffer  un  particulier  à  les  difcuter,  de  répondre  a  ces  deux  quef- 
tions  :  que  m'importe,  &  qu'y  puis -je  faire  ?  Nous  avons  mis 
notre  Emile  en  état  de  fe  répondre  à  toutes  deux. 

La  deuxième  difficulté  vient  des  préjugés  de  l'enfance,  des 
maximes  dans  lefquelles  on  a  été  nourri,  fur-tout  de  la  partialité 
des  auteurs  ,  qui ,  parlant  toujours  de  la  vérité  dont  ils  ne  fc  fou- 
cient  guères,  ne  fongent  qu'à  leur  intérêt  dont  ils  ne  parlent  point. 
Or,  le  peuple  ne  donne  ni  chiires,  ni  penfions  ,  ni  places  d'Aca- 
démies; qu'on  juge  comment  fes  droits  doivent  être  établis  par  ces 
gens-lu!  J'ai  fait  en  forte  que  cette  difficulté  fût  encore  nulle  pour 
Emile.  A  psine  fait- il  ce  que  c'eft   que  gouvernement;  la  feule 


DE      r  È  D   U  C  A   T   J  O  N.  2o2 

chofe  qui  lui  importe  eft  de  trouver  le  meilleur  ;  fon  objet  n'eft 
point  de  faire  des  livres,  &  fi  jamais  il  en  fait,  ce  ne  fera  point 
pour  faire  fa  cour  aux  puiflances  ,  mais  pour  établir  les  droits  de 
l'humanité. 

Il  refte  une  troifième  difficulté  plus  fpécieufe  que  folide  & 
que  je  ne  veux  ni  réloudre  ,  ni  propofer  :  il  me  fuffit  qu'elle  n'effraye 
point  mon  zèle  ;  bien  sûr  qu'en  des  rechtrches  de  cette  efpèce 
de  grands  taiens  font  moins  néteflaires  qu'un  fincère  amour  de  la 
juftice  &  un  vrai  relj  cft  pour  la  vérité.  Si  donc  les  matières  de 
gouvernement  peuvent  être  équitabicment  traitées,  en  voici  félon 
moi,  le  cas,  ou  jamais. 

Avant  d'obferver  ,  il  faut  fe  faire  des  règles  pour  fes  obfèr- 
vations  :  il  faut  fe  taire  une  échelle  pour  y  rapporter  les  nitfures 
qu'on  prend.  Nos  principes  de  droit  politique  font  cette  échelle- 
nos  mefures  font  les  loix  politiques  de  chaque  pays. 

Nos  élémens  feront  clairs,  fimples  ,  pris  immédiatement  dam 
la  nature  des  chofes.  lis  fe  formeront  des  queftions  difcutécs  en- 
tre nous ,  &  que  nous  ne  convertirons  en  principes  que  quand 
elles  feront  fufliiamment  réfolues. 

Par  exemple,  remontant  d'abord  ^  l'état  de  nature,  nous  exa- 
minerons fi  les  hommes  naifTcnt  efclaves  ou  libres,  affociés  ou  in- 
dépendans  î   S'ils  fe  réunifTcnt  volontairement  ou  pjr  force  ?  Si  ja- 
mais la  force  qui   les  réunit  peut  former  un  droit  permanent  ,  par 
lequ-l  cette  force  antérieure  oblige,   même   quand  elle  eft  furmon- 
tée  par  une  autre;  en  forte  que  depuis  la  force  du   Roi  Nembror 
qui,    dit-on  ,    lui   fournit  les  premiers   peuples,  toutes  les  autres 
forces  qui  ont  détruit  celle- là  foient  devenues   miques  &  ufurpa- 
toires,    &   qu'il   n'y  ait   plus   de   légitimes   Rois  que  les    dcfcen- 
dans  de  Nembrot  ou  fes  ayans-caule?    Ou  bien  fi   cette  première 
force  venant  à  cefler  ,  la  foice  qui  lui  fuccède  oblige  à    fon   tour 
&  détruit  l'obligation  de  l'autre  ,  en  forte  qu'on  ne  fojt  obligé  d'o- 
btïr  qu'autant  qu'on  tft  foicé,  &   qu'on  en   foit   difpenfé,   fi  -  tôt 
qu'on  peut  faire  réliftancc  :  droit  qui  ,  ce  femble  ,   n'ajouteroir  pas 
grand-chofe  à  la  force,  &  ne  fcroit  guères  qu'un  jeu  de  mots  î 


^o4  T  R  J  1  T  É 

Nous  examinerons  fi  l'on  ne  peut  pas  dire  que  toute  maladie 
vient  de  Dieu ,  &  s'il  s'enfuit  pour  cela  que  ce  foit  un  crime  d'ap- 
peller  le  médecin  ? 

Nous  examinerons  encore  fi  l'on  eft  obligé  en  confçîence  de 
donner  fa  bourfè  k  un  bandit  qui  nous  la  demande  fur  le  grand 
chemin,  quand  même  on  pourroit  la  lui  cacher  >  Car  enfin,  le  pif- 
tolet  qu'il  tient  eft  aulTî  une  puiflànce. 

Si  ce  mot  de  puiflànce  en  cette  occafion  veut  dire  autre  chofè 
qu'une  puiflànce  légitime  ,  &  par  conféquent  foumife  aux  loix 
dont  elle  tient  fon  être  î 

Supposé  qu'on  rejette  ce  droit  de  force ,  &  qu'on  admette  ce- 
lui de  la  nature,  ou  l'autorité  paternelle  comme  principe  des  fo- 
ciétés,  nous  rechercherons  la  mefure  de  cette  autorité ,  comment 
elle  eft  fondée  dans  la  nature,  &  fi  elle  a  d'autre  raifon  que  l'utilité 
de  l'enfant,  fa  foiblefle  ,  &  l'amour  naturel  que  le  père  a  pour  luiî 
Si  donc,  la  foiblefle  de  l'enfant  venant  k  cefler ,  &  ù  raifon  à  mû- 
rir, il  ne  devient  pas  feul  juge  naturel  de  ce  qui  convient  à  fa 
confervation  ,  par  conféquent  fon  propre  maître,  &  indépendant  de 
tout  autre  homme  ,  même  de  fon  père  ?  Car  il  eft  encore  plus  sûr 
que  le  fils  s'aime  lui-même,  qu'il  n'eft  sûr  que  le  père  aime  foa 
fils. 

Si  ,  le  père  mort ,  les  enfans  font  tenus  d'obéir  k  leur  aîné  ou 
k  quelque  autre  qui  n'aura  pas  pour  eux  l'attachement  naturel  d'un 
père;  &  fi ,  de  race  en  race,  il  y  aura  toujours  un  chef  unique  , 
auquel  toute  la  famille  foit  tenue  d'obéir?  Auquel  cas  on  chercheroit 
comment  l'autorité  pourroit  jamais  être  partagée  ,  &  de  quel  droit 
il  y  auroit ,  fur  la  terre  entière ,  plus  d'un  chef  qui  gouvernât  le 
genre  humain  ? 

Supposé  que  les  peuples  fe  fuflent  formés  par  choix  ,  nous  dif- 
tinguerons  alors  le  droit,  du  fait  ;  &  nous  demanderons  fi,  s'é- 
tantainfifoumis  à  leurs  frères,  oncles  ou  parens ,  non  qu'ils  y  fufl!ènc 
obligés  ,  mais  parce  qu'ils  l'ont  bien  voulu  ,  cette  forte  de  fociété 
ne  rentre  pas  toujours  dans  l'aflbciation  libre  &  volontaire  ? 

Passant 


DE      V  É  D   U  C  A   T  I  O  N.  305 

Passant  enfuite  au  droit  d'efclavage,  nous  examinerons  n  un 
homme  peut  légitimement  s'aliéner  à  un  autre  ,  fans  reftriâion , 
fans  réferve,  fans  aucune  efpèce  de  condition?  C'eft  -  k-dire,  s'il 
peut  renoncer  k  fa  perfonne,  à  fa  vie,  à  fa  raifon,  à  fon  moi,  à 
toute  moralité  dans  fes  allions ,  &  cefTer,  en  un  mot ,  d'exifter  avant 
fa  mort,  malgré  la  nature  qui  le  charge  immédiatement  de  fà 
propre  confervation ,  &  malgré  fa  confcience  &  fa  raifon  qui  lui 
prefcrivent  ce  qu'il  doit  faire  &  ce  dont  il  doit  s'abftenir  î 

Que  s'il  y  a  quelque  réferve,  quelque  reftriftion  dans  l'afle 
d'efclavage,  nous  difcuterons  fi  cet  aâe  ne  devient  pas  alors  un  vrai 
contrat,  dans  lequel  chacun  des  deux  contraftans,  n'ayant  point, 
en  cette  qualité,  de  fupérieur  commun  (  41  )  ,  relîent  leurs  pro- 
pres juges  quant  aux  conditions  du  contrat,  par  conféquent  libres 
chacun  dans  cette  partie  ,  &  maîtres  de  le  rompre,  il- tôt  qu'ils 
s'eftiment  léfés  ? 

Que  fî  donc  un  efclave  ne  peut  s'aliéner  fans  réferve  k  fon  maî- 
tre, comment  un  peuple  peut-il  s'aliéner  fans  réferve  à  fon  chef? 
Et  fi  l'efclave  refle  juge  de  l'obfervation  du  contrat  par  fon  maitre, 
comment  le  peuple  ne  reflera-t-il  pas  juge  de  l'obfervation  du  con- 
trat par  fon  chef? 

Forcés  de  revenir  ainfi  fur  nos  pas,  &  confidérant  le  fens  de 
ce  mot  coUeflif  de  peuple,  nous  chercherons  fi,  pour  l'établir  ,  il 
ne  faut  pas  un  contrat,  au  moins  tacite,  antérieur  a  celui  que  nom 
fuppofons  ? 

PuisqU'avant  de  s'élire  un  Roi,  le  peuple  efl  un  peuple, 
■qu'eft-ce  qui  l'a  fait  tel  finon  le  contrat  focial  ?  Le  contrat  focial 
efl  donc  la  bafe  de  toute  fociété  civile,  6:  c'cfl  dans  la  nature  de 
cet  aâe  qu'il  faut  chercher  celle  de  la  fociété  qu'il  forme. 

Nous  rechercherons  quelle  eft  la  teneur  de  ce  contrat,  &  fi  l'on 
tie  peut  pas  à-peu-près  l'énoncer  par  Cîtte  formule  c  C/'-j-nn  âc  rur.^ 

(41)  S'ils  en  avoient  Urt  ,  ce  Supérieur  commun  ne  feioit  autre  que  le  Sou- 
verain ,  &  alors  le  droit  d'efclavage  fonde  fur  le  droit  de  fouvcr-in.  rJ  i.  <  n 
feroit  pas  le  principe. 

Traïti  de.  Vtduc.  Tome  IL  Q  q 


3o6  Traité 

met  en  commun  fes  Mens ,  fa  perfonne,  fa  vie  &  toute  fa  puiffancs 
fous  la  fupréme  direclion  de  la  volonté  générale,  &  nous  recevons  en 
corps  chaque  membre ,  comme  partie  indivifible  du  tout. 

Ceci  fuppofé;  pour  définir  les  termes  dont  nous  avons  befoin, 
nous  remarquerons  qu'au  lieu  de  la  perfonne  particulière  de  chaque 
contraflant ,  cet  afle  d'aflbciation  produit  un  corps  moral  &  collec- 
tif, compofé  d'autant  de  membres  que  l'aflemblée  a  de  voix. 
Cette  perfonne  publique  prend  en  général  le  nom  de  Corps  politi- 
que :  lequel  efl:  appelle  par  fes  membres  Etat  quand  il  eft  paffif , 
Souverain  quand  il  eft  actif,  Puijfance  en  le  comparant  k  fes  fem- 
blables.  A  l'égard  des  membres  eux-mêmes ,  ils  prennent  le  nom 
de  Peuple  coUeélivement ,  &  s'appellent  en  particulier  Citoyens , 
comme  membres  de  la  Cité,  ou  participans  à  l'autorité  fouveraine; 
&  Sujets,  comme  foumis  k  la  même  autorité» 

Nous  remarquerons  que  cet  afle  d'alTociation  ,  renferme  un 
engagement  réciproque  du  public  &  des  particuliers,  &  que  chaque 
individu,  contraftant,  pour  ainfi  dire,  avec  lui-même,  fe  trouve 
engagé  fous  un  double  rapport;  favoir,  comme  membre  du  fouve- 
rain ,  envers  les  particuliers  ;  &  comme  membre  d'état ,  envers  le 
fouveraia. 

Nous  remarquerons  encore,  que  nul  n'étant  tenu  aux  engage- 
mens  qu'on  n'a  pris  qu'avec  foi,  la  délibération  publique,  qui  peut 
obliger  tous  les  fujets  envers  le  fouverain ,  à  caufe  des  deux  dif- 
férens  rapports  fous  lefqueis  chacun  d'eux  eft  enviftgé  ,  ne  peut 
obliger  l'état  envers  lui-même.  Par  où  l'on  voit  qu'il  n'y  a  ni  ne 
peut  y  avoir  d'autre  loi  fondamentale  ,  proprement  dite,  que  le  feul 
pafte  focial.  Ce  qui  ne  fîgnifie  pas  que  le  corps  politique  ne  puifle, 
à  certains  égards,  s'engager  envers  autrui;  car  par  rapport  à  l'é- 
tranger, il  devient  alors  un  être  fimple,  un  individu. 

Les  deux  parties  contraflantes ,  favoir ,  chaque  particulier  &  le 
public,  n'ayant  aucun  fupérieur  commun  qui  puifle  juger  leurs  dif- 
férends, nous  examinerons  fi  chacun  des  deux  refte  le  maître  de 
rompre  le  contrat  quand  il  lui  plaîc;  c'eft-à-dire ,  d'y  renoncer 
pour  fà  part,  fi-tôt  qu'il  fe  croit  léfé. 


DE     r  Éducation.  507 

Pour  éclaircir  cette  queftion,  nous  obfervons  que,  félon  le 
pade  focial ,  le  fouverain  ne  pouvant  agir  que  par  des  volontés 
communes  &  générales,  fes  afles  ne  doivent  de  même  avoir  que 
des  objets  généraux  &  communs;  d'où  il  fuit  qu'un  particulier  ne 
fauroit  être  léfé  direftement  par  le  fouverain ,  qu'ils  ne  le  foient 
tous  ;  ce  qui  ne  fe  peut ,  puifque  ce  feroit  vouloir  fe  faire  du  mal 
à  foi-même.  Ainfi  le  contrat  focial  n'a  Jamais  befoin  d'autre  garant 
que  la  force  publique;  parce  que  la  léfion  ne  peut  jamais  venir 
que  des  particuliers,  &  alors  ils  ne  font  pas  pour  cela  libres  de 
leur  engagement ,  mais  punis  de  l'avoir  violé. 

Pour  bien  décider  toutes  les  queftions  femblables,  nous  au- 
rons foin  de  nous  rappeller  toujours  que  le  paâe  focial  eft  d'une 
nature  particulière  ,  &  propre  à  lui  feul ,  en  ce  que  le  peuple  ne 
con trafic  qu'avec  lui-même  ,  c'eft-à-dire,  le  peuple  en  corps  comme 
fouverain  ,  avec  les  particuliers  comme  fujets.  Condition  qui  fait 
tout  l'artifice  &  le  jeu  de  la  machine  politique,  &  qui  feule  rend 
légitimes,  raifonnables  &  fans  danger,  des  engagemens  qui  fans 
cela  feroient  abfurdes,  tyranniques,  6c  fujets  aux  plus  énormes 
sbu5. 

Les  particuliers  ne  s'étant  foumis  qu'au  fouverain,  &  l'autorité 
fouveraine  n'étant  autre  chofe  que  la  volonté  générale,  nous  verrons 
comment  chaque  homme  obéiffànt  au  fouverain,  n'obéit  qu'à  lui- 
même,  &  comment  on  eft  plus  libre  dans  le  pacte  focial ,  que  dans 
l'état  de  la  nature. 

Après  avoir  fait  la  comparaifon  de  la  liberté  naturelle  avec 
la  liberté  civile  quant  aux  perfonnes ,  nous  ferons,  quant  aux 
biens ,  celle  du  droit  de  propriété  avec  le  droit  de  fouveraineté, 
du  domaine  particuliar  avec  le  domaine  éminent.  Si  c'eft  fur 
le  droit  de  propriété  qu'eft  fondée  l'autorité  fouveraine,  ce  droit 
eft  celui  qu'elle  doit  le  plus  refpefler;  il  eft  inviolable  Se  facré 
pour  elle,  tant  qu'il  demeure  un  droit  particulier  &  individuel: 
lî-tôt  qu'il  eft  confidéré  comme  commun  a  tous  les  citoyens, 
il  eft  foumis  k  la  volonté  générale  ,  6c  cette  volonté  peut  l'a- 
néantir.  Ainfi  le  fouverain  n'a  nul  droit  de  toucher  au  bien  d'un 

Qqij 


3o8  1  R  A  I  T  È 

particulier,  ni  de  plufieurs  ;  mais  il  peut  légitimement  s'amparer 
du  bien  de  tous  ,  comme  cela  fe  fit  k  Sparte  au  temps  de 
Lycurgue  :  au  lieu  que  l'abolition  des  dettes  par  Solon  ,  fut  ua 
ade  illégitime. 

Puisque  rien  n'oblige  les  fujets  que  la  volonté  générale,  nous 
rechercherons  comment  fe  manifefte  cette  volonté,  h  quels  fl- 
gnes  on  eft  sûr  de  la  reconnoître,  ce  que  c'eft  qu'une  loi,  & 
quels  font  les  vrais  caraftères  de  la  loi  ?  Ce  fujet  eft  tout  neuf: 
la   définition  de  la  loi  eft   encore  à   faire^ 

A  l'inftant  que  le  peuple  confidère  en  particulier  un  ou  plu- 
fieurs de  fes  membres  ,  le  peuple  fe  divife.  Il  fe  forme  entre  le 
tout  &  fa  partie,  une  relation  qui  en  fait  deux  êtres  féparés , 
dont  la  partie  eft  l'un ,  &  le  tout  moins  cette  partie  eft  l'autre. 
Mais  le  tout  moins  une  partie  n'eft  pas  le  tout  ;  tant  que  ce 
rapport  fubfifte,  il  n'y  a  donc  plus  de  tout,  mais  deux  parties 
inégales. 

Au  contraire ,  quand  tout  le  peuple  ftatue  fur  tout  le  peu- 
ple, il  ne  confidère  que  lui-même,  &  s*il  fe  forme  un  rapport^ 
c'eft  de  l'objet  entier  fous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier  fous 
un  autre  point  de  vue,  fans  aucune  divifion  du  tout.  Alors  l'ob- 
jet fur  lequel  on  ftatue  eft  général ,  &  la  volonté  qui  ftatue  eft 
auflî  générale.  _^Nous  examinerons  s'il  y  a  quelque  autre  efpèce 
d'afle  qui  puilTe  porter   le  nom  de   loi. 

Si  le  fouverain  ne  peut  parler  que  par  des  loix,  &  fi  la  loi 
ne  peut  jamais  avoir  qu'un  objet  général  &  relatif  également  à 
tous  les  membres  de  l'État,  il  s'enfuit  que  le  fouverain  n'a  ja- 
mais le  pouvoir  de  rien  ftatuer  fur  un  objet  particulier;  &  com- 
me il  importe  cependant  à  la  confervation  de  l'état,  qu'il  foit 
aufli  décidé  des  chofes  particulières  »  nous  rechercherons  com- 
ment cela  fe  peut  faire^ 

Lks  acles  du  fouverain  ne  peuvent  être  que  des  afles  de  vo- 
lonté générale  ,  des  loix;  il  faut  enfuite  des  actes  déterminans, 
des  ades  de  force  ou  de  gouvernement  pour  l'exécution  de  ces 
înéxnes  loix  ,    &   ceux-ci,  au  contraire,  ne  peuvent  avoir  que 


DE    r  Éducation.         309 

des  objets  particuliers.  Ainfi  l'acte  par  lequel  le  fouverain  ftatue 
qu'on  élira  un  chef,  cft  une  loi,  &  l'aâe  par  lequel  on  élit  ce 
chef  en  exécution  de  la  loi,  n'cft  qu'un  afle  de  gouvernement. 

Voici  donc  un  troifiéme  rapport  fous  lequel  le  peuple  afTem- 
blé  peut  être  confidéré  ;  favoir,  comme  magifirat  ou  exécuteur 
de  la  loi  qu'il   a  portée  comme  fouverain  (  43  ). 

Nous  examinerons  s'il  eft  poflîble  que  le  peuple  fe  dépouille 
de  fon  droit  de  fouveraineté  pour  en  revêtir  un  homme  ou  plu- 
fleurs  j  car  l'ade  d'éleflion  n'étant  pas  une  loi,  6c  dans  cet  afle 
le  peuple  n'étant  pas  fouverain  lui-même,  on  ne  voit  point 
comment  alors  il  peut  transférer  un  droit  qu'il  n'a  pas. 

L'essence  de  la  fouveraineté  confiftant  dans  la  volonté  gé- 
nérale ,  on  ne  voit  point  non  plus  comment  on  peut  s'afTurer 
qu'une  volonté  particulière  fera  toujours  d'accord  avec  cette  vo- 
lonté générale.  On  doit  bien  plutôt  préfumer  qu'elle  y  fera  fou- 
vent  contraire;  car  l'intérêt  privé  tend  toujours  aux  préférences  , 
&  l'intérêt  public  à  l'égalité  ;  &  quand  cet  accord  feroit  polTi- 
ble,  il  fuffiroit  qu'il  ne  fut  pas  néceiïaire  &  indeftruâible  pour 
que  le  droit  fouverain   n'en  pût  réfulter. 

Nous  rechercherons  fi  ,  fans  violer  le  paâe  focial ,  les  chefs 
du  peuple,  fous  quelque  nom  qu'il  foient  élus,  peuvent  jamais 
être  autre  chofe  que  les  officiers  du  peuple ,  auxquels  il  ordonne 
de  faire  exécuter  les  loix  ?  Si  ces  chefs  ne  lui  doivent  pas  compte 
de  leur  adminiflration,  &  ne  font  pas  fournis  eux-mêmes  aux 
loix  qu'ils  font    chargés   de  faire    obferver  ? 

Si  le  peuple  ne  peut  aliéner  fon  droit  fuprême,  peut -il  le 
confier  pour  un  temps  ?  S'il  ne  peut  fe  donner  un  maître  , 
peut- il  fe  donner  des  repréfentans î  Cette  qucftion  eft  impor- 
tante &  mérite  difcuflîon. 

(43)  Ces  qucflions  &  propofitions  confultcr  mes  forces,   &   abandonné 

font  11  plupart  extraites  du  traité  nu  depuis    long -temps.    Le   petit  traité 

Contrat  Social  ,  extrait  lui-mcme  que  j'en  ai  détache,  &  dont  c'cft  ici 

-d'.un  plus  grand  ouvrage  entrepris  fans  Je  foramairc,  fera  publié  -  piri- 


jio  Traité 

Si  le  peuple  ne  peut  avoir  ni  fouverain  ni  repréfentans ,  nous 
examinerons  comment  il  peut  porter  fes  loix  lui-même;  s'il 
doit  avoir  beaucoup  de  loix,  s'il  doit  les  changer  fouventi  *'' 
eft  aifé    qu'un  grand  peuple  foit  fon  propre  législateur? 

Si  le  peuple  Romain  n'étoit  pas  un  grand  peuple  } 

S'il  eft  bon  qu'il  ait  de  grands  peuples? 

Il  fuit  des  confidérations  précédentes,  qu'il  y  a  dans  l'état  un 
corps  intermédiaire  entre  les  fujets  &  le  fouverain  ;  &  ce  corps  in- 
termédiaire, formé  d'un  ou  de  plufieurs  membres,  eft  chargé  de 
l'adminiftration  publique,  de  l'exécution  des  loix,  &  du  maintien 
de  la  liberté  civile  &  politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  Magljlrats  ou  Rois  ,  c'eft- 
à-dire.  Gouverneurs,  Le  corps  entier  confidéré  par  les  hommes 
qui  le  compofent  s'appelle  Prince,  &  confidéré  par  fon  adion ,  il 
s'appelle  Gouvernement. 

Si  nous  confidérons  l'aâion  du  corps  entier  agiflant  fur  lui-mê- 
me ,  c'eft-à-dire  ,  le  rapport  du  tout  au  tout,  ou  du  fouverain  à 
l'état ,  nous  pouvons  comparer  ce  rapport  à  celui  des  extrêmes 
d'une  proportion  continue  ,  dont  le  gouvernement  donne  le  moyen 
terme.  Le  magiftrat  reçoit  du  fouverain  les  ordres  qu'il  donne  au 
peuple  ;  &  tout  compenfé ,  fon  produit  ou  fa  puiflance  eft  au  même 
degré  que  le  produit  ou  la  puiflance  des  citoyens,  qui  font  fujets 
d'un  côté,  &  fouverain  de  l'autre.  On  ne  fauroit  altérer  aucun  des 
trois  termes  fans  rompre  k  l'inftant  la  proportion.  Si  le  fouverain 
veut  gouverner  ,  ou  fi  le  prince  veut  donner  des  loix ,  ou  fi  le  fu- 
jet  refufe  d'obéir,  le  défordre  fuccède  k  la  règle,  &  l'état  diflbut, 
tombe  dans  le  defpotifme  ou  dans  l'anarchie. 

Supposons  que  l'état  foit  compofé  de  dix  mille  citoyens.  Le 
fouverain  ne  peut  être  confidéré  que  colleélivement  &  en  corps  ; 
mais  chaque  particulier  a,  comme  fujet,  une  exiftence  individuelle 
fie  indépendante,  Ainfi  le  fouverain  eft  au  fujet  comme  dix  mille 
k  un  :  c'cft-k-dire,  que  chaque  membre  de  l'ét.u  n'a  pour  ù  part 
que  la  dix-millième  partie  de   l'autorité  fouveraine,  quoiqu'il  lui 


DE      L'  Ê  D   U  C  'A   T  I  O  N.  3  1 1 

lôit  (bumis  tout  entier.  Que  le  peuple  foit  compofé  de  cent  mille 
hommes;  l'état  des  fujets  ne  change  pas  ,  &  chacun  porte  toujours 
tout  l'empire  des  loix ,  tandis  que  fon  fuffrage  réduit  h  un  cent- 
millième,  a  dix  fois  moins  d'influence  dans  leur  rédaâion.  Ainfi 
le  fujet  reftant  toujours  un  ,  le  rapport  du  fouverain  augmente  en 
raifon  du  nombre  des  citoyens.  D'où  il  fuit,  que  plus  l'état  s'a- 
grandit ,  plus  la  liberté  diminue. 

Or  ,  moins  les  volontés  particulières  fe  rapportent  à  la  volonté 
générale  ,  c'eft-à-dire,  les  mœurs  aux  loix  ,  plus  la  force  réprimante 
doit  augmenter.  D'un  autre  côté,  la  grandeur  de  l'état  donnant 
aux  dépofitaires  de  l'autorité  publique,  plus  de  tentations  &  de 
moyens  d'en  abufer  ;  plus  le  gouvernement  a  de  force  pour  conte- 
nir le  peuple,  plus  le  fouverain  doit  en  avoir,  à  fon  tour,  pour  con- 
tenir le  gouvernement. 

Il  fuit  de  ce  double  rapport  que  la  proportion  continue  entre 
le  fouverain,  le  prince  &  le  peuple  n'eu  point  une  idée  arbitraire, 
mais  une  conféquence  de  la  nature  de  l'état.  Il  fuit  encore  que 
l'un  des  extrêmes,  favoir  le  peuple,  étant  fixe,  toutes  les  fois  que 
la  raifon  doublée  augmente  ou  diminue ,  la  raifon  fimple  augmente 
ou  diminue  à  fon  tour  ,  ce  qui  ne  peut  fe  faire  fans  que  le  moyen 
terme  change  autant  de  fois.  D'où  nous  pouvons  tirer  cette  con- 
féquence ,  qu'il  n'y  a  pas  une  conftitution  de  gouvernement  uni- 
que &  abfolue  ;  mais  qu'il  doit  y  avoir  autant  de  gouvernemens 
différcns  en  nature  ,  qu'il  y  a  d'états  différens  en  grandeur. 

Si,  plus  le  peuple  eft  nombreux,  moins  les  mœurs  fe  rappor- 
tent aux  loix,  nous  examinerons  fi  ,  par  une  analogie  aflez  éviden- 
te, on  ne  peut  pas  dire  aufTi  que  plus  les  magiftrats  font  nombreux  , 
plus  le  gouvernement  eft  foible? 

Pour  éclaircir  cette  maxime,  nous  diftinguerons  dans  Ta  p;r- 
fonne  de  chaque  magiflr.it  trois  volontés  enènticllement  différen- 
tes. Premièrement,  la  volonté  propre  de  l'individu  qui  ne  tend 
qu'i  fon  avantage  particulier  :  fecondement,  la  volonté  commune 
des  magiftrats,  qui  fe  rapporte  uniquement  au  profit  du  prince  ; 
volonté  qu'on  peut  appeller  volonté  de  corps,  laquelle  cfl  générale 


$ 


r«  .!3r  it  2  7  T  ^ 


par  rapport  au  gouvernement,  &  particulière  par  rapport  a  l'état 
dont  le  gouvernement  fait  partie  :  en  troifième  lieu ,  la  volonté  du 
peuple  ou  la  volonté  fouveraine  ,  laquelle  eft  générale ,  tant  par 
rapport  à  l'état  confîdéré  comme  le  tout,  que  par  rapport  au  gou- 
vernement confidéré  comme  partie  du  tout.  Dans  une  législation 
parfaite ,  la  volonté  particulière  &  individuelle  doit  être  prefque  nulle , 
la  volonté  de  corps  propre  au  gouvernement  très- fubordonnée,  &  par 
canféquent  la  volonté  générale  &:  fouveraine  eft  la  règle  de  toutes 
les  autres.  Au  contraire,  félon  l'ordre  naturel ,  ces  différentes  vo- 
lontés deviennent  plus  aflives  h  mefure  qu'elles  fe  concentrent  ;  la 
volonté  générale  eft  toujours  la  plus  foible  ;  la  volonté  de  corps  a 
le  fécond  rang,  &  la  volonté  particulière  eft  préférée  à  tout  :  en 
forte  que  chacun  eft  premicrement  foi-méme ,  &  puis  magiftrat , 
&  puis  citoyen.  Gradation  direétement  oppofée  k  celle  qu'exige 
l'ordre  focial. 

Cela  pofé,  nous  fuppoferons  le  gouvernement  entre  les  mains 
d'un  feul  homme.  Voilk  la  volonté  particulière  &  la  volonté  de 
corps  parfaitement  réunies ,  &  par  conféquent  celle-ci  au  plus  haut 
degré  d'intenfité  qu'elle  puiffe  avoir.  Or,  comme  c'eft  de  ce  de- 
gré que  dépend  l'ufage  de  la  force ,  &  que  la  force  abfolue  du  gou- 
vernement étant  toujours  celle  du  peuple,  ne  varie  point;  il  s'en- 
fuit que  le  plus  aftif  des  gouvernemens  eft  celui  d'un  feul. 

Au  contraire,  unifTons  le  gouvernement  à  l'autorité  fupréme  : 
faifons  le  prince  du  fouverain,  &  des  citoyens  autant  de  magiftrats. 
Alors  la  volonté  de  corps  parfaitement  confondue  avec  la  volonté 
générale,  n'aura  pas  plus  d'aélivité  qu'elle,  &  laiiïèra  la  volonté 
particulière  dans  toute  fa  force.  Ainfi  le  gouvernement,  toujours 
avec  la  même  force  abfolue,  fera  dans  fon  minimum  d'adlivité. 

Ces  règles  font  inconteftabîes,  &  d'auttes  confidérations  fer- 
vent h  les  confirmer.  On  voit ,  par  exemple  ,  que  les  magiftrats  font 
plus  adifs  dans  leur  corps  que  le  citoyen  n'eft  dans  le  fîen ,  &  que 
par  conféquent  la  volonté  particulière  y  a  beaucoup  plus  d'influen- 
ce. Car  chaque  magiftrat  eft  prefque  toujours  chargé  de  quelque 
icnélion  particulière  de  gouvernement;  au  lieu  que  chaque  citoyen 

pris 


DE    L'Éducation.  313 

pris  h  part,  n'a  aucune  fonflion  de  la  fouverairieté.  D'ailleurs  plus 
l'état  s'e'tend,  plus  fa  force  réelle  augmente  ,  quoiqu'elle  n'au- 
gmente pas  en  raifon  de  fon  étendue  :  mais  l'état  rt/lant  le  mê- 
me, les  magiftrats  ont  beau  fe  multiplier,  le  gouvernement  n'en 
acquiert  pas  une  plus  grande  force  réslle  ,  parce  qu'il  eft  dé- 
pofîtaire  de  celle  de  l'état  que  nous  fuppofons  toujours  égale. 
Ainfi  par  cette  pluralité  l'aflivité  du  gouvernement  diminue  fan* 
que  fa  force  puifTe   augmenter. 

Après  avoir  trouvé  que  le  gouvernement  fe  relâche  k  mefure 
que  les  magiftrats  fe  multiplient  ,  &  que ,  plus  le  peuple  eft 
nombreux,  plus  la  force  réprimante  du  gouvernement  doit  au- 
gmenter, nous  conclurons  que  le  rapport  des  magiftrats  au  gou- 
vernement doit  être  inverfè  de  celui  des  fujets  au  fouverain  : 
c'eft-à-dire,  que  plus  l'état  s'agrandit,  plus  le  gouvernement 
doit  fe  refferrer,  tellement  que  le  nombre  des  chefs  diminue 
en   raifon   de    l'augmentation  du  peuple. 

Pour  fixer  enfuite  cette  diverfité  de  formes  fous  des  déno- 
minations plus  précifes,  nous  remarquerons  en  premier  lieu  que 
le  fouverain  peut  commettre  le  dépôt  du  gouvernement  à  tout 
le  peuple  ou  h  la  plus  grande  partie  du  peuple,  en  forte  qu'il 
y  ait  plus  de  citoyens  magiftrats  que  de  citoyens  fîmples  par- 
ticuliers. On  donne  le  nom  de  démocratie  à  cette  forme  de 
gouvernement. 

Ou  bien  il  peut  refTerrer  le  gouvernement  entre  les  mains 
d'un  moindre  nombre ,  en  forte  qu'il  y  ait  plus  de  fîmples  ci- 
toyens que  de  magiftrats,  &  cette  forme  porte  le  nom  d'arif- 
tocratie. 

Enfin  ,  il  peut  concentrer  tout  le  gouvernement  entre  les 
mains  d'un  magiflrat  unique.  Cette  troiiieme  forme  eft  la  plus 
commune,  &    s'appelle  monarchie  ou  gouvernement  royal. 

Nous  remarquerons  que  toutes  ces  formes ,  ou  du  moins  Icj 
deux  premières,  font  fufceptibles  de  plus  &  de  moins,  &  ont 
même    une   afTez    grande   latitude.     Car  la  démocratie  peut  cra- 

Traitc  de  FEduc.  Tome  II.  Rr 


314  Traité 

brafler  tout  le  peuple ,  ou  fe  reflerrer  jufqu'k  la  moitié.  L'arif- 
tocratie,  à  fon  tour  ,  peut  de  la  moitié  du  peuple  fe  reflerrer  in- 
déterminément  jufqu'aux  plus  petits  nombres  :  la  royauté  même 
admet  quelquefois  un  partage ,  foit  entre  le  père  &  le  fils ,  foie 
entre  deux  frères,  foit  autrement.  Il  y  avoit  toujours  deux  Rois 
à  Sparte ,  &  l'on  a  vu  dans  l'Empire  Romain  jufqu'k  huit  Empe- 
reurs h  la  fois ,  fans  qu'on  pût  dire  que  l'Empire  fût  divifé.  Il  y 
a  un  point  où  chaque  forme  de  gouvernement  fe  confond  avec  la 
fuivante  ;  &  fous  trois  dénominations  fpécifiques  le  gouvernement 
cft  réellement  capable  d'autant  de  formes  que  l'état  a  de  citoyens. 

Il  y  a  plus  ;  chacun  de  ces  gouvernemens  pouvant ,  à  certains 
égards,  fe  fubdivifer  en  diverfes  parties,  l'une  adminiftrée  d'une 
manière,  &  l'autre  d'une  autre  ,  il  peut  réfulter  de  ces  trois  for- 
mes combinées  une  multitude  de  formes  mixtes,  dont  chacune  eft 
multipliable  par  toutes  les  formes  fimples. 

On  a  de  tout  temps  beaucoup  difputé  fur  la  meilleure  forme  de 
gouvernement ,  fans  conlidérer  que  chacune  eft  la  meilleure  en  cer- 
tains cas  ,  &  la  pire  en  d'autres.  Pour  nous,  fi  dans  les  différens 
états  le  nombre  des  magiftrats  (44  )  doit  être  inverfe  de  celui  des 
citoyens ,  nous  conclurons  qu'en  général  le  gouvernement  démo- 
cratique convient  aux  petits  états,  l'ariftocratique  aux  médiocres, 
&  le  monarchique  aux  grands. 

C'est  par  le  fil  de  ces  recherches ,  que  nous  parviendrons  k  fa- 
voir  quels  font  les  devoirs  &  les  droits  des  citoyens,  &  fi  l'on  peut 
féparer  les  uns  des  autres  ?  Ce  que  c'eft  que  la  patrie  ;  en  quoi  pré- 
cifément  elle  confifte,  &  à  quoi  chacun  peut  connoître  s'il  a  une 
patrie  ou  s'il  n'en  a  point? 

Après  avoir  ainfi  confidéré  chaque  efpèce  de  fociété  civile  en 
elle-même,  nous  les  comparerons  pour  en  obferver  les  divers  rap- 
ports :  les  unes  grandes,  les  autres  petites  ;  les  unes  fortes ,  les  au- 
tres  foibles  ;   s'attaquant,  s'offenfant,  s'entre-décruifant ,  &,  dans 

[44]  On  fe  fouviendra  que  je  n'entends  parler  ici  que  de  magiftrats  fu- 
j>réniesou  chefs  de  la  nation  j  les  auues  n'étant  que  leurs  fubflituts  en  telle 
ou  telle  partie. 


DE      V  ÉDUCATION.  315 

cette  a£^i on  &  réaction  continuelle,  faifant  plus  de  mtférables  ,  fie 
coûtant  la  vie  à  plus  d'hommes  ,  que  s'ils  avoient  tous  gardé  leur 
première  liberté.  Nous  examinerons  fi  l'on  n'en  a  pas  fait  trop  ou 
trop  peu  dans  l'iîiftiturion  fociale.  Si  les  individus  fournis  aux  loix 
&  aux  hommes,  tandis  que  les  fociétés  gardent  entr'eiles  l'indé- 
pendance de  la  nature,  ne  reftent  pas  expofés  aux  maux  des  deux 
états  ,  fans  en  avoir  les  avantages,  &  s'il  ne  vaudroit  pas  mieux 
qu'il  n'y  eût  point  de  fociété  civile  au  monde,  que  d'y  en  avoir 
plufieurs?  N'eft-ce  pas  cet  état  mixte  qui  participe  à  tous  deux, 
&  n'afTure  ni  l'un  ni  l'autre,  per  quem  neutriim  licet ,  nec  tanquam 
in  hdlo  paratum  ejfe  ,  nec  tanquam  in  pace  fccurum  ?  N'cfl-ce  pas 
cette  aflbciation  partielle  &  imparfaite,  qui  produit  la  tyrannie  fie 
la  guerre  ?  Et  la  tyrannie  &  la  guerre  ne  font- elles  pas  les  plus 
grands  fléaux  de  l'humanité  ? 

Nous  examinerons  enfin  l'efpèce  de  remèdes  qu'on  a  cherchés 
à  ces  inconvéniens,  p^  les  ligues  &c  confédérations ,  qui  ,  laifTant 
chaque  état  fon  maître  au-dedans,  l'arme  au-dehors  contre  tout 
agrefTeur  injufte.  Nous  rechercherons  comment  on  peut  établir 
une  bonne  afTociation  fédérative,  ce  qui  peut  la  rendre  durable, 
&  jufqu'à  quel  point  on  peut  étendre  le  droit  de  la  confédération, 
fans  nuire  k  celui  de  la  fouveraineté. 

L'Abbé  de  S.  Pierre  avoit  propofé  une  afTociation  de  tous  les 
états  de  l'Europe,  pour  maintenir  entr'eux  une  paix  perpétuelle. 
Cette  afTociation  étoit-elle  praticable,  &,  fuppofant  qu'elle  eût  été 
établie,  étoit-il  à  préfumer  qu'elle  eût  duré  (4'5  )?  Ces  recher- 
ches nous  mènent  direftement  à  routes  les  queftions  de  droit  pu- 
blic, qui  peuvent  achever  d'éclaircir  celles  du  droit  politique. 

Enfin  ,  nous  poferons  les  vrais  principes  du  droit  de  la  guerre 
&:  nous  examinerons  pourquoi  Grotius  tSc  les  autres  n'en  ont  donné 
que  de  faux. 

[4T]  Depuis    que  j'ccrivois   ceci,      paru    folides  ,  fe  trouveront  d.inç  la 
les  raifons    pour    ont    été   expofées      Recueil  de  mes  écrits  h  la  fuite  de  ce 
dans  l'extrait  de  ce  projet  j  le-;  raifons      tncme  extrait. 
CONTRE  ,  du  moins  celles  qui  m'ont 

Rr   il 


316 


Traité 


Jh  ne  fèrois  pas  étonné  qu'au  milieu  de  tous  nos  raifonnemens, 
mon  jeune  homme,  qui  a  du  bon  fens,  me  dît  en  m'interrora- 
pant  :  on  diroit  que  nous  bâtiiïbns  notre  édifice  avec  du  bois  ,  & 
non  pas  avec  des  hommes ,  tant  nous  alignons  exadement  chaque 
pièce  k  la  règle . . .  Il  eft  vrai ,  mon  ami ,  mais  fongez  que  le  droit 
ne  fe  plie  point  aux  paffions  des  hommes ,  &  qu'il  s'agiflbit  etnre 
nous  d'établir  d'abord  les  vrais  principes  du  droit  politique.  A 
préfent  que  nos  fondemens  font  pofés ,  venez  examiner  ce  que  les 
hommes  ont  bâti  defllis ,  &  vous  verrez  de  belles  chofes! 

Alors  je  lui  fais  lire  Télémaque,  &  pourfuivre  fa  route  :  nous 
cherchons  l'heureufe  Salente,  &  le  bon  Idoménée  rendu  fage  h 
force  de  malheurs.  Chemin  faifant  nous  trouvons  beaucoup  de 
Protéfilas ,  &  point  de  Philoclès  ;  Adrafle,  Roi  des  Dauniens, 
n'eft  pas  non  plus  introuvable.  Mais  laiflbns  les  ledeurs  imaginer 
nos  voyages,  ou  les  faire  h  notre  place  un  Télémaque  à  la  main, 
&  ne  leur  fuggérons  point  des  applications-  affligeantes ,  que  l'au- 
teur même  écarte ,  ou  fait  malgré  lui. 

Au  refte,  Emile  n'étant  pas  Roi,  ni  moi  Dieu,  nous  ne  nous 
tourmentons  point  de  ne  pouvoir  imiter  Télémaque  &  Mentor, 
dans  le  bien  qu'ils  faifoient  aux  hommes  :  perfonne  ne  fait  mieux 
que  nous  fe  tenir  h  là  place,  &  ne  defire  moins  d'en  fortir.  Nous 
favons  que  la  même  tâche  eft  donnée  k  tous ,  que  quiconque  aime 
le  bien  de  tout  fon  cteur ,  &  le  fait  de  tout  fon  pouvoir ,  l'a  rem- 
plie. Nous  favons  que  Télémaque  &  Mentor  font  des  chimères.  Emile 
ne  voyage  pas  en  homme  oifif,  &  fait  plus  de  bien  que  s'il  étoit 
prince.  Si  nous  étions  Rois,  nous  ne  ferions  plus  bienfaifans  ;  fi 
nous  étions  Rois  &  bienfaifans,  nous  ferions  fans  le  favoir  mille 
maux  réels  pour  un  bien  apparent  que  nous  croirions  faire  ;  fi  nous 
étions  Rois  &  (âges ,  le  premier  bien  que  nous  voudrions  faire  à 
nous-mêmes  &  aux  autres,  feroit  d'abdiquer  la  royauté ,  &  de 
redevenir  ce  que  nous  fommes. 

J'ai  dit  ce  qui  rend  les  voyages  infruélueux  k  tout  le  monde. 
Ce  qui  les  rend  encore  plus  infruftueux  à  la  jeuneffe,  c'eft  la  ma- 
nière dont  on  les  lui  fait  faire.  Les  gouverneurs ,  plus  curieux  de 
leur  amufement  que  de  fon  inftruêlion  ,  la  mènent  de  ville  en  villC;^ 


DE      r  ÉDUCATION.  317 

I3e  palais  en  palais,  de  cercle  en  cercle,  ou,  s'ils  font  favans  &  gens 
de  lettres,  ils  lui  font  paffer  fon  temps  à  courir  des  bibliothèques, 
îl  vifiter  des  antiquaires,  à  fouiller  de  vieux  monumens,  à  tranf- 
crire  de  vieilles  infcriptions.  Dans  chaque  pays  ils  s'occupent  d'un 
autre  fiècle;  c'cft  comme  s'ils  s'occupoient  d'un  autre  pays,  en  forte 
qu'après  avoir,  à  grand  frais,  parcouru  l'Europe,  livrés  aux  fri- 
volités ou  k  l'ennui,  ils  reviennent  fans  avoir  rien  vu  de  ce  qui 
peut  les  intérefler,  ni  rien  appris  de  ce  qui  peut  leur  être  utile. 

TouTiS  les  capitales  fe  refTemblent;  tous  les  peuples  s'y  mê- 
lent, toutes"  les  mœurs  s'y  confondent;  ce  n'eft  pas  l'a  qu'il  faut 
aller  étudier  les  nations.  Paris  &  Londres  ne  font  à  mes  yeux  que 
la  même  ville.  Leurs  habitans  ont  quelques  préjugés  différens  , 
mais  ils  n'en  ont  pas  moins  les  uns  que  les  autres,  &  toutes  leurs 
maximes  pratiques  font  les  mêmes.  On  fait  quelles  efpèces  d'hom- 
mes doivent  fe  raffembler  dans  les  cours.  On  fait  quelles  mœurs 
l'entaflement  du  peuple  &  l'inégalité  des  fortunes  doit  par- tout  pro- 
duire. Si-tôt  qu'on  me  parle  d'une  ville  compofée  de  deux  cens 
mille  âmes,  je  fais  d'avance  comment  on  y  vit.  Ce  que  je  faurois 
déplus  fur  les  lieux,  ne  vaut  pas  la  peine  d'aller  l'apprendre, 

C'EST  dans  les  provinces  reculées ,  où  il  y  a  moins  de  mou- 
vemens,  de  commerce,  où  les  étrangers  voyagent  moins,  dont  les 
habitans  fe  déplacent  moins,  changent  moins  de  fortune  &  d'état, 
qu'il  faut  aller  étudier  le  génie  fie  les  mœurs  d'une  nation.  Voyez 
en  pafTant  la  capitale  ,  mais  allez  obfèrver  au  loin  le  pays.  Les 
François  ne  font  pas  à  Paris  ,  ils  font  en  Touraine;Ies  Anglois  font 
plus  Anglois  en  Mercie  ,qu'à  Londres,  &  les  Efpagnols  plus  Espa- 
gnols en  Gîlice,  qu'à  Madrid.  C'cft  k  ces  grandes  diftances  qu'un 
peuple  fe  caraé^érife,  &  fe  montre  tel  qu'il  eft  fnns  mélange  :  c'efl- 
ïi  que  les  bons  &  les  mauvais  efftts  du  gouvernement  fe  font  mieux 
fentir;  comme  au  bout  d'un  plus  grand  rayon  la  mefure  des  arcs 
cft  plus  cxafle. 

Lhs  rapports  néceffaires  des  mœurs  au  gouvernement  ont  été  fi 
bien  expofés  dans  le  livre  de  l'Efprit  des  Loix  ,  qu'on  ne  peut  mieux 
faire  que  de  recourir  k  cet  ouvrage  pour  étudier  c&s  rapports.  Mais 


3i8 


Traité 


en  général ,  H  y  a  deux  règles  faciles  &  fimples,  pour  juger  de  la 
bonté  relative  des  gouvernemens.  L'une  eft  la  population.  Dans 
tout  pays  qui  fe  dépeuple  ,  l'état  tend  à  fa  ruine  ;  &  le  pays  qui 
peuple  le  plus,  fût-il  le  plus  pauvre,  eft  infailliblement  le  mieux 
gouverné. 

Mais  il  faut  pour  cela,  que  cette  population  foit  un  efFet  na- 
turel du  gouvernement  &  des  mœurs;  car  fi  elle  fe  faifoit  par  des 
colonies  ,  ou  par  d'autres  voies  accidentelles  &  pafTagères  ,  alors 
elles  prouveroient  le  mal  par  le  remède.  Quand  Augufte  porta  des 
ioix  contre  le  célibat ,  ces  loix  montroient  déjà  le  déclm  de  l'Em- 
pire Romain.  Il  faut  que  la  bonté  du  gouvernement  porte  les  ci- 
toyens à  fe  marier,  &non  pas  que  la  loi  les  y  contraigne:  il  ne  faut 
pas  examiner  ce  qui  fe  fait  par  force ,  car  la  loi  qui  combat  la  conf- 
titution  ,  s'élude  &  devient  vaine  ;  mais  ce  qui  fe  fait  par  l'in- 
fluence des  mœurs  &  par  la  pente  naturelle  du  gouvernement ,  car 
ces  moyens  ont  feuls  un  effet  conftant.  C'étoit  la  politique  du  bon 
Abbé  de  S.  Pierre ,  de  chercher  toujours  un  petit  remède  à  cha- 
que mal  particulier ,  au  lieu  de  remonter  h  leur  fource  commune , 
&  de  voir  qu'on  ne  les  pouvoit  guérir  que  tous  à  la  fois.  Il  ne  s'agit 
pas  de  traiter  féparément  chaque  ulcère  qui  vient  fur  le  corps  d'un 
malade,  mais  d'épurer  la  maiïè  du  fang  qui  les  produit  tous.  Oq 
dit  qu'il  y  a  des  prix  en  Angleterre  pour  l'agriculture;  je  n'ea 
veux  pas  d'avantage  :  cela  feul  me  prouve  qu'elle  n'y  brillera  pas 
long-temps. 

La  féconde  marque  de  la  bonté  relative  du  gouvernement  &  des 
loix,  fe  tire  aufîî  de  la  population,  mais  d'une  autre  manière  ;  c'eft- 
a-dire,  de  fa  diftribution,  &  non  pas  de  fa  quantité.  Deux  états 
égaux  en  grandeur  &  en  nombre  d'hommes  peuvent  être  fort  iné- 
gaux en  force;  &  le  plus  puiflànt  des  deux  ,  eft  toujours  celui 
dont  les  habitans  font  le  plus  également  répandus  fur  le  territoire  : 
celui  qui  n'a  pas  de  fi  grandes  villes,  &  qui  par  conféquent  brille 
le  moins,  battra  toujours  l'autre.  Ce  font  les  grandes  villes  quiépui- 
fent  un  état  &  font  fa  foibieffe  :  la  richeffe  qu'elles  produifent,  eft 
une  richeffe  apparente  &  iilufoire  :  c'eft  beaucoup  d'argent  &  peu 
d'eiTet.  On  dit  que  la  ville  de  Paris  vaut  une  Province  au  Roi  de 


DE      r  E  D   V  C  A   T  1  O  N.  319 

France;  moi  je  crois  qu'elle  lui  en  coûte  plufieurs  ,  que  c'eft  à 
plus  d'un  égard  que  Paris  eft  nourri  par  les  Provinces ,  &  que  la 
plupart  de  leurs  revenus  fe  verfent  dans  cette  ville  &  y  reftent  , 
fans  jamais  retourner  au  peuple  ni  au  Roi.  Il  eft  inconcevable  que, 
dans  ce  fiècle  de  calculateurs  ,  il  n'y  en  ait  pas  un  qui  fâche  voir 
que  la  France  feroit  beaucoup  plus  puiiïante ,  fi  Paris  étoit  anéan- 
ti. Non-feulement  le  peuple  mal  diftribué  n'eft  pas  avantageux  h 
l'état  ;  mais  il  eft  plus  ruineux  que  la  dépopulation  même  ,  en  ce 
que  la  dépopulation  ne  donne  qu'un  produit  nul,  &  que  la  confom- 
mation  mal  entendue  donne  un  produit  négatif.  Quand  j'entends 
un  François  &  un  Anglois,  tout  fiers  de  la  grandeur  de  leurs  ca- 
pitales, difputer  entr'eux  ,  lequel  de  Paris  ou  de  Londres  contient 
le  plus  d'habitans  ,  c'eft  pour  moi  comme  s'ils  difputoient  enfem- 
ble ,  lequel  des  deux  peuples  a  l'honneur  d'être  le  plus  mal  gou- 
verné. 

Étudiez  un  peuple  hors  de  fes  villes;  ce  n'eft  qu'ainfi  que 
vous  le  connoîtrez.  Ce  n'eft  rien  de  voir  la  forme  apparente  d'un 
gouvernement,  fardée  par  l'appareil  de  l'adminiftration  !c  par  le 
jargon  des  adminiftrateurs ,  fi  l'on  n'en  étudie  auffi  la  nature  par 
les  effets  qu'il  produit  fur  le  peuple  ,  &  dans  tous  les  degrés  de 
l'adminiftration.  La  différence  de  la  forme  au  fond  fe  trouvant  par- 
tagée entre  tous  ces  degrés  ,  ce  n'eft  qu'en  les  embraffant  tous, 
que  l'on  connoît  cette  différence.  Dans  tel  pays ,  c'eft  par  les  ma- 
nœuvres des  fubdélégués  qu'on  commence  à  fentir  l'efprit  du  mi- 
niftère  ;  dans  tel  autre,  il  faut  voir  élire  les  membres  du  Parle- 
ment ,  pour  juger  s'il  eft  vrai  que  la  nation  foit  libre;  dans  quel- 
que pays  que  ce  foit,  il  eft  impoftîble  que  qui  n'a  vu  que  les  vil- 
les ,  connoifls  le  gouvernement,  attendu  que  l'efprit  n'en  tft  jamais 
le  même ,  pour  la  ville  &  pour  la  campagne.  Or  ,  c'eft  la  campa- 
gne qui  fait  le  pays ,  &c.  c'eft  le  peuple  de  la  campagne  qui  fait  la 
nation. 

Cette  étude  des  divers  peuples  dans  leurs  provinces  reculées, 
&  dans  la  fimplicité  de  leur  génie  originel,  donne  une  oblèrvation 
générale  bien  favorable  à  mon  épigraphe,  &  bien  confolante  pour 
le  cœur  humain.    C'eft  que  toutes  les  nations  ainfi  obfervées  pa-: 


320  T  R    Al    T  È 

roifTent  en  valoir  beaucoup  mieux  ;  plus  elles  fe  rapprochent  de  ï* 
nature,  plus  la  bonté  domine  dans  leur  caraâère  :  ce  n'eft  qu'en 
fe  renfermant  dans  les  villes,  ce  n'eft  qu'en  s'altérant  à  force  de 
culture  qu'elles  fe  dépravent,  &  qu'elles  changent  en  vices  agréa- 
bles &  pernicieux  ,  quelques  défauts  plus  groiïiers  que  malfaifans. 

De  cette  obfervation,  réfulte  un  nouvel  avantage  dans  la  manière 
de  voyager  que  je  propofe,  en  ce  que  les  jeunes  gens,  féjournant 
peu  dans  les  grandes  villes  où  règne  une  horrible  corruption  ,  font 
moins  expofés  à  la  contracter  ,  &  conlèrvent  parmi  des  hommes 
plus  fimples,  &  dans  des  fociétës  moins  nombreufes  ,  un  jugement 
plus  sûr,  un  goût  plus  fain,  des  mœurs  plus  honnêtes.  Mais  au 
refte  ,  cette  contagion  n'eft  guères  à  craindre  pour  mon  Emile  ;  il 
a  tout  ce  qu'il  faut  pour  s'en  garantir.  Parmi  toutes  les  précautions 
que  j'ai  prifes  pour  cela,  je  compte  pour  beaucoup  l'attachement 
qu'il  a  dans  le  cœur. 

On  ne  fait  plus  ce  que  peut  le  véritable  amour  fur  les  inclina- 
tions des  jeunes  gens,  parce  que  ne  le  connoiflant  pas  mieux  qu'eux, 
ceux  qui  les  gouvernent  les  en  détournent.  Il  faut  pourtant  qu'un 
îeune  homme  aime  ou  qu'il  foit  débauché.  Il  eft  aifé  d'en  impo- 
fer  par  les  apparences.  On  me  citera  mille  jeunes  gens  qui ,  dit-on, 
vivent  fort  chaftement  fans  amour  ;  mais  qu'on  me  cite  un  hom- 
me fait,  un  véritable  homme  qui  dife  avoir  ainli  palTé  fa  jeunefle, 
&  qui  foit  de  bonne  foi.  Dans  toutes  les  vertus  ,  dans  tous  les  de- 
voirs on  ne  cherche  que  l'apparence;  moi  je  cherche  la  réalité;  & 
je  fuis  trompé,  s'il  y  a,  pour  y  parvenir,  d'autres  moyens  que 
ceux  que  je  donne. 

L'idée  de  rendre  Emile  amoureux  avant  de  le  faire  voyager, 
n'eft  pas  de  mon  invention.  Voici  le  trait  qui  me  l'a  fuggérée. 

J'ÉTOIS  k  Venife  ,  en  vifite  chez  le  gouverneur  d'un  jeune 
Anglois.  C'étoit  en  hiver,  nous  étions  autour  du  feu.  Le  gouver- 
neur reçoit  fes  lettres  de  la  pofte.  Il  les  lit,  &  puis  en  relit  une 
tout  haut  a  fon  élevé.  Elle  étoit  en  Anglois  :  je  n'y  compris  rien; 
mais  durant  la  lefture ,  je  vis  le  jeune  homme  déchirer  de  très- 
belles  manchettes  de  point  qu'il  portoit,  &  les  jctter  au  feu  l'une 

après 


DE      L'  É  D   U  C  A   T  I  O  N. 


321 


après  l'autre,  le  plus  doucement  qu'il  put,  afin  qu'on  ne  s'en  ap- 
perçût  pas  :  furpris  de  ce  caprice  ,  je  le  regarde  au  vifage  &  crois 
y  voir  de  l'émotion;  mais  les  lignes  extérieurs  des  paflions,  quoi- 
qu'aflez  femblables  chez  tous  les  hommes  ,  ont  des  différences 
nationales  ,  fur  lefquelles  il  eft  facile  de  fe  tromper.  Les  peuples 
ont  divers  langages  fi;r  le  vifage  auffi-bien  que  dans  la  bouche. 
J'attends  la  fin  de  la  leflure,  &  puis  montrant  au  gouverneur  lei 
poignets  nuds  de  fon  élevé,  qu'il  cachoit  pourtant  de  fon  mieux, 
je  lui  dis;  peut-on  favoir  ce  que  cela  fignifie  ? 

Le  gouverneur,  voyant  ce  qui  s'étoit  paflTé,  fe  mit  à  rire,  em- 
brafl~a  fon  élevé  d'un  air  de  fatisfaâion  ,  & ,  après  avoir  obtenu  fon 
confentement,  il  me  donna  l'explication  que  je  fouhaitois. 

Les  manchettes,  me  dit-il,  que  M.  John  vient  de  déchirer* 
font  un  préfent  qu'une  Dame  de  cette  ville  lui  a  fait,  il  n'y  a  pas 
long-temps.  Or,  vous  faurez  que  M.  John  eft  promis  dans  fon 
pays  à  une  jeune  Demoifelle  pour  laquelle  il  a  beaucoup  d'amour, 
&  qui  en  mérite  encore  d'avantage.  Cette  lettre  eft  de  la  mère  de 
fa  maîtreffe,  &  je  vais  vous  en  traduire  l'endroit  qui  a  caufé  le  dé- 
gât dont  vous  avez  été  le  témoin. 

»  Luci  ne  quitte  point  les  manchettes  de  Lord  John.  Mi.TBetti 
»  Roldham  vint  hier  pafTer  l'après-midi  avec  elle,  &c  voulut  a  toute 
»  force  travailler  à  fon  ouvrage.  Sachant  que  Luci  s'étoit  levée 
»  aujourd'hui  plutôt  qu'à  l'ordinaire,  j'ai  voulu  voir  ce  qu'elle 
)■>  faifoir,  &  je  l'ai  trouvé  occupée  à  défaire  tout  ce  qu'avoit  fait 
»  hierMifTBctti.  Elle  ne  veut  pas  qu'il  y  ait,  dans  fon  préfent,  un 
»  feul  point  d'une  autre  main  que  la  fiennc. 

M.  John  fortit  un  moment  après  pour  prendre  d'autres  man- 
chettes, &  je  dis  à  fon  gouverneur;  vous  avez  un  éîeve  d'un  ex- 
cellent naturel,  mais  parlez-moi  vrai.  La  lettre  de  la  mère  de  Mi fT 
Luci,  n'eft-elle  point  arrangée?  N'eft-ce  point  un  expédient  de 
votre  façon  contre  la  Dame  aux  manchettes?  Non,  me  dit- il,  la 
chofe  c([  réelle;  je  n'ai  pas  mis  tant  d'art  k  mes  foins;  j'y  ai  mis 
de  la  lîmplicité,  du  zèle ,  &  Dieu  a  béni  mon  travail. 

Traité  Je  rÈduc.  Tome  IL  Sf 


322  Traité 

Le  trait  de  ce  jeune  homme  n'eft  point  forti  de  ma  mémoire; 
il  n'étoit  pas  propre  à  ne  rien  produire  dans  la  tête  d'un  rêveur 
comme  moi. 

Il  efl  temps  de  finir.  Ramenons  Lord  John  k  MifT  Luci ,  c'eft- 
à-dire,  Emile  h  Sophie.  Il  lui  rapporte,  avec  un  cœur  non  moins 
tendre  qu'avant  fon  départ,  un  efprit  plus  éclairé,  &  il  rapporte 
dans  fon  pays  l'avantage  d'avoir  connu  les  gouvernemens  par  tous 
leurs  vices ,  &  les  peuples  par  toutes  leurs  vertus.  J'ai  même  pris 
foin  qu'il  fe  liât  dans  chaque  nation  avec  quelque  homme  de  mé- 
rite par  un  traité  d'hofpitalité  à  la  manière  des  anciens  ,  &  je  ne 
ferai  pas  fâché  qu'il  cultive  ces  connoiflances  par  un  commerce  de 
lettres.  Outre  qu'il  peut  être  utile  Se  qu'il  eft  toujours  agréable 
d'avoir  des  correfpondances  dans  les  pays  éloignés ,  c'efl  une  ex- 
cellente précaution  contre  l'empire  des  préjugés  nationaux  ,  qui, 
nous  attaquant  toute  la  vie  ,  ont  tôt  ou  tard  quelque  prife  fur  nous. 
Rien  n'eft  plus  propre  k  leur  ôter  cette  prifè  que  le  commerce  dé- 
fintérelTé  de  gens  fenfés  qu'on  eflime  ,  lefquels  n'ayant  point  ces 
préjugés  &  les  combattant  par  les  leurs,  nous  donnent  les  moyens 
d'oppofer  fans  cefTe  les  uns  aux  autres  ,  &  de  nous  garantir  ainfî 
de  tous.  Ce  n'eft  point  la  même  chofè  de  commencer  avec  les 
étrangers  chez  nous  ou  chez  eux.  Dans  le  premier  cas,  ils  ont  tou- 
jours, pour  le  pays  où  ils  vivent,  un  ménagement  qui  leur  fait  dé- 
guifer  ce  qu'ils  en  penfent  ou  qui  leur  en  fait  penfer  favorablement, 
tandis  qu'ils  y  font  :  de  retour  chez  eux,  ils  en  rabattent  &  ne  font 
que  juftes.  Je  ferois  bien  aife  que  l'étranger  que  jeconfuite,  eût 
vu  mon  pays ,  mais  je  ne  lui  en  demanderai  fon  avis  que  dons  le  ficn. 


'D  E    r  Éducation. 


3*J 


i/aPrÈS  avoir  prefque  employé  deux  ans  h  parcourir  quelques- 
uns  des  grands  états  de  l'Europe  &  beaucoup  plus  des  petits; 
après  en  avoir  appris  les  deux  ou  trois  principales  langues  ;  après 
y  avoir  vu  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  curieux  ,  foit  en  hiftoire 
naturelle,  foit  en  gouvernement,  foit  en  arts,  foit  en  hommes, 
Emile  dévoré  d'impatience  m'avertit  que  notre  terme  approche. 
Alors  je  lui  dis  :  Hé  !  bien,  mon  ami,  vous  vous  fouvenez  du 
principal  objet  de  nos  voyages  ;  vous  avez  vu  ,  vous  avez  obfervé. 
Quel  eft  enfin  le  réfultat  de  vos  obfervations  ?  A  quoi  vous 
fixez-vous  ?  Ou  je  me  fuis  trompé  dans  ma  méthode ,  ou  il  doit 
me  répondre  à- peu-près   ainfi  : 

»   A  quoi  je  me  fixe    ?  A  refter  tel  que  vous  m'avez  fait  ûre 

»  &    k  n'ajouter  volontairement  aucune  autre  chaîne  h  celle  dont 

j»  me  chargent  la  nature  &   les  loix.  Plus  j'examine   l'ouvrage  dea 

I)  hommes  dans  leurs  inftitutions,  plus  je  vois  qu'à  force  de  vou- 

»  loir  être    indépendans  ils  fe  font  efclaves ,  &  qu'ils  ufent   leur 

»  liberté  même  en  vains  efforts  pour  l'aflurer.  Pour  ne  pas  céder 

»  au  torrent  des  chofes,  ils   fe  font  mille  attachemens  ;  puis,  fi- 

»  tôt  qu'ils   veulent  faire  un  pas  ,   ils  ne  peuvent,  &  font  étonnés 

»  de  tenir  à    tout.  Il  me  femble  que,   pour  fe  rendre   libre,  on 

»  n'a  rien   k  faire  ;    il   fuffit  de  ne  pas    vouloir   celTer  de   l'être. 

»  C'eft  vous  ,  ô  mon  maître  ,  qui   m'avez    fait  libre    en   m'ap- 

»  prenant  k  céder  h  la  néceflîté.  Qu'elle  vienne  quand  il  lui  plaît, 

>3  je    m'y  hiiïe   entraîner  fans    contrainte,    &  comme  je   ne  veux 

»  pas    la    combattre  ,   je   ne   m'attache    h  rien  pour  me    retenir. 

»  J'ai    cherché   dans  nos    voyages   fi  je  trouverois   quelque   coin 

«  de  terre  où  je   pufTe  être  abfolument  mien  ;  mais  en  quel  lieu 

«  parmi   les  hommes  ne  dépend-on   plus  de  leurs   pafîîons  ?  Tout 

3>  bien    examiné,  j'ai  trouvé  que   mon  fouhait  même  étoit  con- 

»  tradiêloire;  car  dulTé-je  ne  tenir  k  autre  chofe  ,    je  tiendrois  au 

»  moins  k  la  terre    où  je  me  ferois  fixé  :  ma  vie  feroit  aiiichéc 

»  k   cette  terre  comme  celle  des  Dryades  l'étoit  k  leurs  arbrts  ; 

»  j'ai  trouvé  qu'empire  &  liberté  étanideux    mots  incompatibles, 

Sf  ij 


324  Traité 

»  je  ne  pouvois   être  maître  d'une  chaumière    qu'en  ceflant  de 
»  l'être  de   moi. 

Hoc  crat  in  votis  modus  agri  non  ita  magnus. 

»  Je  me  fouviens  que  mes  biens   furent  la  caufe  de  nos  re- 

»   cherches.   Vous  prouviez  très  -  folidement  que    je  ne  pouvois 

»  garder  à  la  fois  ma  richeffe  &  ma  liberté  :  mais  quand   vous 

»  vouliez  que  je  fuflè  à  la  fois  libre  &  fans  befoins ,    vous  vou- 

»  liez  deux  chofes  incompatibles  ;  car  je  ne  faurois  me  tirer  de 

»  la  dépendance    des    hommes  ,    qu'en  rentrant  fous   celle  de  la 

»  nature.  Que    ferai-je    donc    avec    la   fortune    que   mes   parens 

»   m'ont  laifTée    ?   Je   commencerai    par  n'en  point  dépendre  ;  je 

»   relâcherai  tous  les  liens   qui  m'y  attachent  :  fi  on    me  la  laifle, 

»  elle  me  reftera  ;    fi   on  me  l'ôte  ,  on  ne   m'entraînera  point 

»   avec   elle.  Je   ne  me  tourmenterai  point  pour  la  retenir,  mais 

»  je  refterai  ferme    à  ma  place.  Riche   ou  pauvre  je  ferai  libre. 

»  Je  ne  le  ferai  point  feulement  en  tel  pays ,  en  telle  contrée  ;  je  le 

»  ferai  par  toute  la  terre.  Pour  moi ,  toutes  les  chaînes  de  l'opi- 

»   nion    font    brifées;  je  ne    connois    que    celles  de  la   néceffité. 

»  J'appris  à  les  porter,  dès  ma  nailTance ,  &  je  les  porterai  jufqu'k 

»  la  mort;  car  je  fuis  homme;  &    pourquoi  ne  faurois-jè  pas  les 

»  porter  étant  libre,  puifqu'étant  efclave  il  les  faudroit  bien  por- 

»  ter  encore ,  &  celles  de  l'efclavage  pour  furcroîr. 

»  Que  m'importe  ma  condition  fur  la  terre?  Que  m'importe 
»  où  je  fois  î  Par-tout  où  il  y  a  des  hommes  ,  je  fuis  chez  mes 
)»  frères;  par-tout  où  il  n'y  en  pas,  je  fuis  chez  moi.  Tant  que 
»  je  pourrai  refter  indépendant  &  riche,  j'ai  du  bien  pour  vivre 
»  &  je  vivrai.  Quand  mon  bien  m'afTujettira  ,  je  l'abandonnerai  fans 
»  peine;  j'ai  des  bras  pour  travailler,  &  je  vivrai.  Quand  mes 
»  bras  me  manqueront,  je  vivrai  fi  l'on  me  nourrit;  je  mourrai 
»  fi  l'on  m'abandonne  :  je  mourrai  bien  auflî  quoiqu'on  ne  m'a- 
»  bandonne  pas;  car  la  mort  n'eft  pas  une  peine  de  la  pauvreté  , 
»  mais  une  loi  de  la  nature.  Dans  quelque  temps  que  la  mort 
»  vienne,  je  la  défie  :  elle  ne  me  furprendra  jamais  faifant  des  pré- 
»  paratifs  pour  vivre;  elle  ne  m'empêchera  jamais  d'avoir  vécu. 


2?r    L' Éducation.  32J 

Voila  ,  mon  père  ,  à  quoi  je  me  fixe.  »  Si  j'étois  fan» 
W  pafllons,  je  ferois,  dans  mon  état  d'homme,  indépendant  com- 
•  me  Dieu  même  ,  puifque  ne  voulant  que  ce  qui  eft  ,  je 
»  n'aurois  jamais  à  lutter  contre  la  deflinée.  Au  moins,  je  n'ai 
»  qu'une  chaîne  ,  c'eft  la  feule  que  je  porterai  jamais ,  &  je  puis 
m  m'en  glorifier.  Venez  donc,  donnez-moi  Sophie,  &  je  fuis  libre. 

»  Cher  Emile  ,  je  fuis  bien  aife  d'entendre  fortir  de  ta 
9  bouché  des  difcours  d'homme  ,  &  d'en  voir  les  fentimens 
»  dans  ton  cœur.  Ce  défintéreflement  outré  ne  me  déplaît  pas  k 
»  ton  âge.  Il  diminuera  quand  tu  auras  des  enfans,  &  tu  feras  alori, 
»  précifément  ce  que  doit  être  un  bon  père  de  famille  &  un  hom- 
»  me  fage.  Avant  tes  voyages,  je  favois  que!  en  feroit  l'effet  ;  je 
j)  favois  qu'en  regardant  de  près  nos  inftitutions  tu  ferois  bien 
»  éloigné  d'y  prendre  la  confiance  qu'elles  ne  méritent  pas.  C'eft 
»  en  vain  qu'on  afpire  à  la  liberté  fous  la  fauve-garde  des  loix. 
»  Des  loix  !  où  eft-ce  qu'il  y  en  a,  &  où  eft-ce  qu'elles  font  ref- 
»  pedées?  Par-tout  tu  n'as  vu  régner  fous  ce  nom  que  l'intérci 
»  particulier  &  les  padions  des  hommes.  Mais  les  loix  éternelles 
ï>  de  la  nature  &  de  l'ordre  exiftent.  Elles  tiennent  lieu  de  loi  po- 
»  fitive  au  fage,  elles  font  écrites  au  fond  de  fon  cœur  par  la  con- 
»  fcience  &  par  la  raifon  ;  c'eft  à  cellcs-la  qu'il  doit  s'afTlrvir  pour 
»  être  libre,  &  il  n'y  a  d'efciave  que  celui  qui  fait  mal;  car  il  le 
»  fait  toujours  malgré  lui.  La  liberté  n'cft  dans  aucune  forme  de 
«  gouvernement,  elle  eft  dans  le  cœur  de  l'homme  libre,  il  la  porte 
»  par-tout  avec  lui.  L'homme  vil  porte  par-tout  la  fervitude.  L'un 
»  feroit  efclave  h  Genève,  &  l'autre  libre  à  Paris. 

»  Si  je  te  parlois  des  devoirs  du  citoyen  ,  tu  me  demandcroi» 
»  peut-être  où  eft  la  patrie,  &  tu  croirois  m'avoir  confondu.  Tu 
»  te  tromperois  ,  pourtant,  cher  Emile  ;  car  qui  n'a  pas  une  patrie 
I)  a  du  moins  un  pays.  Il  y  a  toujours  un  gouvernement  5c  des  fi- 
y>  mulacres  de  loix  fous  lefquels  il  a  vécu  tranquille.  Que  le  con- 
»  trat  focial  n'ait  point  été  obfcrvé  ,  qu'importe  fi  Tintérct  parti- 
»  culier  l'a  protégé  comme  auroit  fait  la  volonté  générale,  fi  la 
»  violence  publique  l'a  garanti  des  violences  particulières,  fi  le  mal 
»  qu'il  a  vu  faire  lui  a  fait  aimer  ce  qui  étoit  bien,  &  Ci  nos  inf- 


526  Traité 

»  titutlons  mêmes  lui  ont  fait  connoîcre  &  haïr  leurs  propres  inî- 
»  quités?  O  Emile!  où  eft  l'homme  de  bien  qui  ne  doit  rien  à 
»  fon  pays?  Quel  qu'il  foit ,  il  lui  doit  ce  qu'il  y  a  de  plus  pré- 
»  cieux  pour  l'homme,  la  moralité  de  fes  aftions  &  l'amour  de  la 
»  vertu.  Né  dans  le  fond  d'un  bois ,  il  eût  vécu  plus  heureux  & 
»  plus  libre;  mais  n'ayant  rien  à  combattre  pour  fuivre  fes  pen- 
»  chans  ,  il  eût  été  bon  fans  mérite,  il  n'eût  point  été  vertueux, 
»  &  maintenant  il  fait  l'être  malgré  fes  paffions,  La  feule  apparence 
»  de  l'ordre  le  porte  à  le  connoître,  à  l'aimer.  Le  bien  public, 
»  qui  ne  fert  que  de  prétexte  aux  autres,  eft  pour  lui  feul  un  motif 
»  réel.  Il  apprend  à  fe  combattre  ,  à  fe  vaincre  ,  à  facrifier  fon  inté- 
»  rêt  à  l'intérêt  commun.  Il  n'eft  pas  vrai  qu'il  ne  tire  aucun  pro- 
»  fit  des  loix  ;  elles  lui  donnent  le  courage  d'être  jufte,  même  par- 
30  mi  les  méchans.  Il  n'eft  pas  vrai  qu'elles  ne  l'ont  pas  rendu  libre  j 
»  elles  lui  ont  appris  à  régner  fur  lui. 

»  Ne  dis  donc  pas  :  que  m'importe  où  que  je  fois  î  II  t'im- 
»  porte  d'être  où  tu  peux  remplir  tous  tes  devoirs,  &  l'un  de  ces 
»  devoirs  eft  l'attachement  pour  le  lieu  de  ta  naiiïance.  Tes  com- 
»  patriotes  te  protégèrent  enfant  ;  tu  dois  les  aimer  étant  homme. 
»  Tu  dois  vivre  au  milieu  d'eux,  ou  du  moins  en  lieu  d'où  tu 
3)  puilTes  leur  être  utile  autant  que  tu  peux  l'être,  &  où  ils  fâchent 
»  où  te  prendre  fi  j'amais  ils  ont  befoin  de  toi.  Il  y  a  telle  circonf- 
j»  tance  où  un  homme  peut  être  plus  utile  k  fes  concitoyens  hors 
»  de  fa  patrie,  que  s'il  vivoit  dans  fon  fein.  Alors  il  doit  n'écou- 
»  ter  que  fon  zèle  &  fupporter  fon  exil  fans  murmure  ;  cet  exiï 
»  même  eft  un  de  fes  devoirs.  Mais  toi  ,  bon  Emile  ,  à  qui  rien 
»  n'impofe  ces  douloureux  facrifices;  toi  qui  n'as  pas  pris  le  trifte 
»  emploi  de  dire  la  vérité  aux  hommes,  va  vivre  au  milieu  d'eux, 
»  cultive  leur  amitié  dans  un  doux  commerce ,  fois  leur  bienfai- 
»  teur,  leur  modèle  :  ton  exemple  leur  fervira  plus  que  tous  nos 
»  livres  ,  &  le  bien  qu'ils  te  verront  faire  les  touchera  plus  que  tous 
j»  nos  vains  difcours. 

»  Je  ne  t'exhorte  pas  pour  cela  d'aller  vivre  dans  les  grandes 
»  villes  ;  au  contraire  ,  un  des  exemples  que  les  bons  doivent  don- 
»  lier  aux  autres,  eft  celui  de  la  vie  patriarchale  &  champêtre  ,  la 


DE      r  È  D   U  C  A   T  I  O  N.  3!/ 

)»  première  vie  de  l'homme  ,  la  plus  paifible  ,  la  plus  naturelle,  (k. 
»  la  plus  douce  à  qui  n'a  pas  le  cœur  corrompu.  Heureux,  mon 
j>  jeune  ami  ,  le  pays  où  l'on  n'a  pas  befoin  d'aller  chercher  la  paix 
7)  dans  un  défert  !  Mais  où  eft  ce  pays  ?  Un  homme  bienfaifant 
»  fatisfait  mal  fon  penchant  au  milieu  des  villes  ,  où  il  ne  trouve 
»  prefque  a  exercer  fon  zèle  que  pour  des  intriguans  ou  pour  des 
»  fripons.  L'accueil  qu'on  y  fait  aux  fainéans  qui  viennent  y  chér- 
is cher  fortune  ,  ne  fait  qu'achever  de  dévafter  le  pays,  qu'au  con- 
»  traire  il  faudroit  repeupler  aux  dépens  des  villes.  Tous  les  hom- 
»  mes  qui  fe  retirent  de  la  grande  fociété  font  utiles  précifément 
»  parce  qu'ils  s'en  retirent,  puifque  tous  fes  vices  lui  viennent  d'ê- 
»  tre  trop  nombreufe.  Ils  font  encore  utiles  lorfqu'ils  peuvent  ra- 
»  mener  dans  les  lieux  déferts  la  vie,  la  culture,  &  l'amourde  leur 
»  premier  état.  Je  m'attendris  en  fongcant  combien  de  leur  fim- 
»  pie  retraite  Emile  tk.  Sophie  peuvent  répandre  de  bienfaits  autour 
»  d'eux;  combien  ils  peuvent  vivifier  la  campagne  &  ranimer  Je 
»  zèle  éteint  de  l'infortuné  villageois.  Je  crois  voir  le  peuple  fe 
»  multiplier,  les  champs  fe  fertilifer,  la  terre  prendre  une  nou- 
»  velle  parure,  la  multitude  &  l'abondance  transformer  les  travaux 
i>  en  fêtes  \  les  cris  de  joie  &  les  bénédiâions  s'élcver  du  milieu  des 
»  jeux  autour  du  couple  aimable  qui  les  a  ranimés.  On  traite  l'âge 
»  d'or  de  chimère,  &  c'en  fera  toujours  une  pour  quiconque  a  le 
B  cœur  &  le  goût  gâtés.  Il  n'cft  pas  même  vrai  qu'on  le  regrette, 
»  puifque  ces  regrets  font  toujours  vains.  Que  faudroit -il  dore 
M  pour  le  faire  renaître?  XJnQ  feule  chofe,  mais  impofTible  ;  ce  fe- 
j»  roit  de  l'aimer. 

»  Il  femble  déjà  renaître  autour  de  l'habitation  de  Sophie  ; 
3»  vous  ne  ferez  qu'achever  enfemble  ce  que  fes  dignes  parens  ont 
j>  commencé.  M::is,  cher  Emile,  qu'une  vie  fi  douce  ne  te  dé- 
»  goûte  pas  des  devoirs  pénibles,  fi  jamais  ils  te  font  impofës: 
»  fouviens-toi  que  les  Romains  pafToicnt  de  la  charrue  au  con- 
»  fuLit.  Si  le  prince  ou  l'état  t'appelle  r.u  fervice  de  la  patrie  , 
»  quitte  tout  pour  aller  remplir,  dans  le  poftc  qu'on  t'aflTîgne  , 
"  l'honorable  fondion  de  citoyen.  Si  cette  fonâion  t'cft  onér.ufc, 
»  il  eft  un  moyen  honnête  &  sûr  de  t'eo  affranchir;  c'cll  de  U 


p? 


Traité 


»  remplir  avec  afTez  d'intégrité  pour  qu'elle  ne  te  foit  pas  long- 
»  temps  laifTée.  Au  refte  ,  crains  peu  l'embarras  d'une  pareille 
»  charge  ;  tant  qu'il  y  aura  des  hommes  de  ce  fiècle ,  ce  n'eft 
»  pas  toi  qu'on  viendra  chercher  pour  fervir  l'état. 

Que  ne  m'eft-il  permis  de  peindre  le  retour  d'Emile  auprès 
de  Sophie  &  la  fin  de  leurs  amours  ,  ou  plutôt  le  commencement 
de  l'amour  conjugal  qui  les  unitî  Amour  fondé  fur  l'eftime  qui 
dure  autant  que  la  vie,  fur  les  vertus  qui  ne  s'effacent  point  avec 
la  beauté,  fur  les  convenances  des  caradères  qui  rendent  le  com- 
merce aimable  &  prolongent  dans  la  vieilleffe  le  charme  de  la  pre- 
mière union.  Mais  tous  c£s  détails  pourroient  plaire  fans  être  uti- 
les,  &  jufqu'ici  je  ne  me  fuis  permis  de  détails  agréables  que  ceux 
dont  j'ai  cru  voir  l'utilité.  Quitterois-je  cette  règle  à  la  fia  de  ma 
tâche?  Non  :  je  fens  auffi-bien,  que  ma  plume  eft  laflee.  Trop 
foiblepour  des  travaux  de  H  longue  haleine,  j'abandonnerois  celui- 
ci,  s'il  étoit  moins  avancé  :  pour  ne  pas  le  laiflèr  imparfait,  il  eft 
temps  que  j'achève. 

Enfin,  je  vois  naître  le  plus  charmant  des  jours  d'Emile,  & 
le  plus  heureux  des  miens;  je  vois  couronner  mes  foins  &  je  com- 
mence d'en  goûter  le  fruit.  Le  digne  couple  s'unit  d'une  chaîne 
indiffoluble,  leur  bouche  prononce,  &  leur  cœur  confirme  des 
fermens  qui  ne  feront  point  vains  :  ils  font  époux.  En  revenant 
du  Temple  ils  fe  laiffent  conduire  ;  ils  ne  favent  où  ils  font,  où 
ils  vont,  ce  qu'on  fait  autour  d'eux.  Ils  n'entendent  point,  ils  ne 
répondent  que  des  mots  confus ,  leurs  yeux  troublés  ne  voient  plus 
rien.  O  délire!  ô  foiblefTe  humaine!  Le  fentiment  du  bonheur 
écrafe  l'homme;  il  n'eft  pas  aflez  fort  pour  le  fupporter. 

Il  y  a  bien  peu  de  gens  qui  fâchent ,  un  jour  de  mariage,  pren- 
dre un  ton  convenable  avec  les  nouveaux  époux.  La  morne  dé- 
cence des  uns  &  le  propos  léger  des  autres  me  femblent  également 
déplacés.  J'aimerois  mieux  qu'on  laifsât  ces  jeunes  cœurs  fe  replier 
fur  eux-mêmes,  (k  fe  livrer  à  une  agitation  qui  n'eft  pas  fans 
charme,  que  de  les  en  diftraire  fi  cruellement  pour  les  attrifter  par 
une  fauffe  bienféance,  ou  pour   les  embarraffer  par   de  mauvaifes 

plaifanteries  , 


tf  E      L'ÈdUCàTJON.  329 

plaifanteries,  qui,   duiïent-elles  leur  plaire  en  rout  autre  temps, 
Itur  font  très-sûrement  importunes  un  pareil  jour. 

Je  vois  mes  deux  jeunes  gens,  dans  la  douce  langueur  qui  les 
trouble,  n'écouter  aucun  des  difcours  qu'on  leur  tient  :  moi  ,  qui 
veux  qu'on  jouifTe  de  tous  les  jours  de  ia  vie,  leur  en  laifTerai-je 
perdre  un  li  précieux  ?  Non  :  je  veux  qu'ils  le  goûtent  ,  qu'ils  le 
iàvourenr,  qu'il  ait  pour  eux  fes  voluptés.  Je  les  arrache  à  la  foule 
indifcrette  qui  "les  accable;  &  les  menant  promener  à  l'écart,  je 
les  rappelle  à  eux-mêmes  en  leur  parlant  d'eux.  Ce  n'cft  pas  feu- 
lement à  leurs  oreilles  que  je  veux  parler,  c'cft  à  leurs  cœurs  ;  & 
je  n'ignore  pas  quel  eft  le  fujet  unique  dont  ils  peuvent  s'occuper 
ce  jour-là. 

MtS  enfans,  leur  dis-je  ,  en  les  prenant  tous  deux  par  la  main 
il  y  a  trois  ans  que  j'ai  vu  naitre  cette  flamme  vive  &:  pure  qui 
feit  votre  bonheur  aujourd'hui.  Elle  n'a  fait  qu'augmenter  fans 
ceflè  ;  je  vois  dans  vos  ytux  qu'elle  eft  à  fon  dernier  degié  de  vé- 
hémence; elle  ne  peut  plus  que  s'afFoiblir.  Ledeur  ne  voyez- vous 
pas  les  tranfport«,  les  emportemens ,  les  fermens  d'Emile,  l'air 
dédiiigneux  dont  Sophie  dégage  fa  main  de  la  mienne,  &:  le;  ten- 
dres proteftjtions  que  leurs  yeux  fe  font  mutuellement  de  s'adorer 
jufqu'au  dernier  foupirî    Je  les  laifTe  faire  ,  &  puis  je  reprends. 

J'ai  fouvent  penfé  que  ,  fi  l'on  pouvoit  prolonger  le  bonheur 
de  l'amour  dans  le  mariai^c  ,  on  auroit  le  paradis  fir  la  terre.  Cela 
ne  s'eft  jamais  vu  jufqu'ici.  Mais  fi  la  chofe  n'efi  pas  tout- h- fait 
impofîible  ,  vous  êtes  bien  dignes  l'un  &  l'autre  de  donner  un 
exemple  que  vous  n'aurez  reçu  de  perfonne  ,  &  que  peu  d'époux 
fauront  imiter.  Voulez  vous,  mes  enfans,  que  je  vous  dife  un 
moyen  que  j'imagine  pour  cela,  fie  que  je  crois  être  le  fcul  pof- 
fible  ? 

Ils  fe  regardent,  en  fouriant  &  fc  moquant  de  ma  fimplicitc  : 
JÈmile  me  remercie  nettement  de  ma  recette  ,  tn  ilifant  qu'il  croit 
que  Sophie  en  a  une  meilleure  ,  &  que,  quant  a  lui  ,  celle-  là  lui 
fuffit.  Sophie  approuve  ,  &  p.iroît  tout  aulîî  confiante.  Ct pendant 
^  travers  fon  air  de  raillerie,  je  crois  démêler  un  peu  de  curiofité. 

Traite  de  VLduc.  Tome  IL  T  c 


33»  Traité 

J'examine  Emile  :  fes  yeux  ardens  dévorent  les  charmes  de  foH 
époufe  :  c'eft  la  feule  chofe  dont  il  foit  curieux ,  &  tous  mes  pro- 
pos ne  l'embarraflent  guères.  Je  fouris  à  mon  tour  en  difant  en  moi- 
même  :  je  faurai  bien-tôt  te  rendre  attentif. 

La  différence  prefque  imperceptible  de  ces  mouvemens  fecrets ,' 
en  marque  une  bien  caradériftique  dans  les  deux  fexes,  &  bien 
contraire  aux  préjugés  reçus  :  c'eft  que  généralement  les  hommes 
font  moins  conftans  que  les  femmes ,  &  fè  rebutent  plutôt  qu'el- 
les de  l'amour  heureux.  La  femme  preflent  de  loin  l'inconftance  de 
l'homme,  &  s'en  inquiette  ;  c'eft  ce  qui  la  rend  auflî  plus  jaloufe. 
Quand  il  commence  à  s'attiédir,  forcée  k  lui  rendre,  pour  le  gar- 
der,  tous  les  foins  qu'il  prit  autrefois  pour  lui  plaire,  elle  pleure, 
elle  s'humilie  à  fon  tour,  &  rarement  avec  le  même  fuccès.  L'at- 
tachement &  les  foins  gagnent  les  cœurs  :  mais  ils  ne  les  recou- 
vrent guères.  Je  reviens  à  ma  recette  contre  le  refroidiflement  de 
l'amour  dans  le  mariage. 

Elle  eft  fimple  &  facile,  reprends-je  ;  c'eft  de  continuer  d'ê- 
tre amans  quand  on  eft  époux.  En  effet,  dit  Emile  en  riant  du  Ce- 
cret ,  elle  ne  nous  fera  pas  pénible. 

Plus  pénible  à  vous  qui  parlez  que  vous  ne  penfez,  peut-être. 
Laiffez-moi  ,  je  vous  prie,  le  temps  de  m'expliquer. 

Les  nœuds  qu'on  veut  trop  ferrer  rompent.  Voilà  ce  qui  arrive 
^  celui  du  mariage,  quand  on  veut  lui  donner  plus  de  force  qu  il 
n'en  doit  avoir.  La  fidélité  qu'il  impofe  aux  deux  époux  eft  le  plus 
faint  de  tous  les  droits,  mais  le  pouvoir  qu'il  donne  à  chacun  des 
deux  fur  l'autre ,  eft  de  trop.  La  contrainte  &  l'amour  vont  mal 
enfemble,  &  le  plaifir  ne  fe  commande  pas.  Ne  rougiffez  point, 
ô  Sophie,  &  ne  fongez  pas  à  fuir.  A  Dieu  ne  piaife  que  je  veuille 
offenfer  votre  modeftie  ;  mais  il  s'agit  du  deftin  de  vos  jours.  Pour 
un  fi  grand  objet  fouffrez,  entre  un  époux  &:  un  père ,  des  difcours 
que  vous  ne  fupporteriez  pas  ailleurs. 

Ce  n'^n  pas  tant  la  pofTe/îîon  que  l'affujettiffement  qui  raflà/îe, 
&  l'on  garde  pour  une  fille  entretenue  un  bien  plus  long  attache- 


DE      r  É  D  V  C  A  T  1  O  K  3  3  I 

ment  que  pour  une  femme.  Comment  a-t-on  pu  faire  un  devoir 
des  plus  tendres  carefTes ,  &  un  droit  des  plus  doux  témoignages  de 
l'amour?  C'eft  le  dcTir  mutuel  qui  fait  le  droit,  la  nature  n'en 
connoît  point  d'autre.  La  loi  peut  reftreindre  ce  droit,  mais  elle 
ne  fauroit  l'entendre.  La  volupté  eft  fi  douce  par  elle-même!  doit- 
elle  recevoir  de  la  trifte  gène  la  force  qu'elle  n'aura  pu  tirer  de  fes 
propres  attraits?  Non,  mes  enfans,  dans  le  mariage  les  cœurs  font 
liés,  mais  les  corps  ne  font  point  afTervis.  Vous  vous  devez  la  fi- 
délité, non  la  coniplaifance.  Chacun  des  deux  ne  peut  être  qu'à 
l'autre;  mais  nul  des  deux  ne  doit  être  à  l'autre  qu'autant  qu'il 
lui  plaît. 

S'il  eft  donc  vrai,  cher  Emile,  que  vous  vouliez  erre  l'amant 
de  votre  femme,  qu'elle  foit  toujours  votre  maîtrefTe  &  lafienne; 
foyez  amant  heureux,  mais  refpeflueux  ;  obtenez  tout  de  l'amour 
fans  rien  exiger  du  devoir,  &  que  les  moindres  faveurs  ne  foient 
jamais  pour  vous  des  droits,  mais  des  grâces.  Je  fais  que  la  pu- 
deur fuit  les  aveux  formels  &  demande  d'être  vaincue;  mais  avec 
de  la  déiicatefTe  &  du  véritable  amour,  l'amant  fe  trompe- t-il 
fur  la  volonté  fecrette  ?  Ignore  -t-il  quand  le  cœur  &  les  yeux 
accordent  ce  que  la  bouche  feint  de  refufer  ?  Que  chacun  des 
deux  ,  toujours  maître  de  fa  perfonne  &  de  fes  careHes  ,  ait  droit 
de  ne  les  difpenfer  h  l'autre  qu'à  fa  propre  volonté.  Souvenez- 
vous  toujours  que,  même  dans  le  mariage,  le  plaifir  n'eft  légitime 
que  quand  le  dcfir  eft  partagé.  Ne  craignez  pas,  mes  enfans,  que 
cette  loi  vous  tienne  éloignés  ;  au  contraire,  elle  vous  rendra  tous 
deux  plus  attentifs  à  vous  pldire  ,  &  préviendra  la  f.uiété.  Bornés 
uniquement  l'un  h  l'autre,  la  nature  &  l'amour  vous  rapproche- 
ront afTez. 

A  ces  propos  &  d'autres  fembîables  Emile  fê  fâche ,  fe  récrie  ; 
Sophie  honteufe  tient  fon  éventail  fur  fes  yeux  &:  ne  dit  rien. 
Le  plus  mécontent  des  deux,  |)eut  -  être  ,  n'eft  pas  celui  qui  fe 
plaint  le  plus.  J'infific  impitoyablement  :  je  fais  rougir  Emile  de 
fon  peu  de  délicatefTc;  je  me  rends  caution  pour  Sophie  qu'elle 
accepte  pour  fn  part  le  tr.iité.  Je  la  provoque  h  parler,  on  fe  doute 
bien   qu'elle  n'ofe  me  dJmentir.  Emile    inquiet  confulte  les  yeux 

Ttij 


15*  Traité 

de  ù  jeune  époufe;  il  les  voit,  h  travers  leur  embarras,  pleins 
d'un  trouble  voluptueux  qui  le  raflure  contre  le  rifque  de  la  con- 
fiance. Il  f;i  jette  k  fes  pieds  ,  baife  avec  tranfport  la  main  qu'elle 
lui  tend,  &  jure  que  ,  hors  la  fidélité  promife,  il  renonce  à  tout 
autre  droit  fiir  elle.  Sois,  lui  dit- il,  chère  époufe ,  l'arbitre  de 
mes  plaifirs  comme  tu  l'es  de  mes  jours  &  de  ma  deftinée.  Dût 
ta  cruauté  me  coûter  la  vie  ,  je  te  rends  mes  droits  les  plus  chers. 
Je  ne  veux  rien  devoir  à  ta  complaifance,  je  veux  tout  tenir  de  toa 
cœur. 

Bon  Emile  !  rsflure-tot  :  Sophie  eft  trop  généreufe  elle-même 
pour  te  laifler  mourir  viftime  de  ta  générofité. 

Le  foir,  prêt  h  les  quitter,  je  leur  dis,  du  ton  le  plus  grave 
qu'il  m'eft  poflîble  :  fouvenez-vous  tous  deux  que  vous  êtes  libres 
&  qu'il  n'eft  pas  ici  queftion  des  devoirs  d'époux;  croyez-moi, 
point  de  faufle  déférence.  Emile,  veux- tu  venir?  Sophie  le  per- 
met. Emile  en  fureur  voudra  me  battre.  Et  vous,  Sophie,  qu'en 
dites-vous?  Faut-il  que  je  l'emmené?  La  menteufe  en  rougifTant 
dira  qu'oui.  Charmant  &  doux  menfonge,  qui  vaut  mieux  que 
la  vérité   ! 

Le  lendemain L'image  de  la  félicité  ne  flatte  plus  les 

hommes  •,  la  corruption  du  vice  n'a  pas  moins  dépravé  leur  goût 
que  leurs  cœurs.  Ils  ne  favent  plus  fentir  ce  qui  eft  touchant,  ni 
voir  ce  qui  eft  aimable.  Vous  qui,  pour  peindre  la  volupté, 
n'imaginez  jamais  que  d'heureux  amans  nageant  dans  le  fein  des 
délices  ,  que  vos  tableaux  font  encore  imparfaits  !  Vous  n'en  avez 
que  la  moitié  la  plus  groflière;  les  plus  doux  attraits  de  la  volupté 
n'y  font  point.  O  !  qui  de  vous  n'a  jamais  vu  deux  jeunes  époux 
unis  fous  d'heureux  aufpices  fortant  du  lit  nuptial,  &  portante 
la  fois  dans  leurs  regards  hnguiflans  &  chaftes ,  l'ivrefTc  des  doux 
plaifirs  qu'ils  viennent  de  goûter,  l'aimable  fécurité  de  l'innocence, 
&  la  certitude  alors  fi  charmante  de  couler  enfembie  le  refte  de 
leurs  jours  ?  Voilh  l'objet  le  plus  ravifiant  qui  puifTe  être  offert 
au  cœur  de  l'homme  ;  voila  le  vrai  tableau  de  la  volupté  !  Vous 
l'avez  vu  cent  fois  fans  le  reconnoître;  vos  cœurs  endurcis  ne  font 


DE      r  ÉDUCATION.  53  J. 

|)Ius  faits  pour  l'aimer.  Sophie  heurcufe  &  paifible  pafTe  le  jour 
dans  les  bras  de  fa  tendre  mère  ;  c'eil  un  repos  bien  doux  à  pren- 
dre ,  après  avoir  pafTtf  la  nuit  dans  ceux  d'un  époux. 

Le  fur- lendemain  ,  j'apperçois  déjà  quelque  changement  de 
fcène.  Emile  veut  paroître  un  peu  mécontent;  mais  à  travers  cette 
affectation  je  remarque  un  empreffement  fi  "tendre  & -même  tant 
de  foumifllon ,  que  je  n'en  augure  rien  de  bien  fâcheux.  Pour 
Sophie,  elle  eft  plus  gaie  que  la  veille;  je  vois  briller  dans  ks 
yeux  un  air  fatisfait.  Elle  eft  charmante  avec  Emile  ;  elle  lui  fait 
prefque  des  agaceries  dont  il  n'eft  que  plus  dépité. 

Ces  changemens  font  peu  fenfibles,  mais  ils  ne  m'échappent 
pas;  je  m'en  inquiette,  j'interroge  Emile  en  particulier;  j'apprends 
qu'à  fon  grand  regret  &  malgré  toutes  C^s  infiances,  il  a  fallu 
faire  lit  à  part  la  nuit  précédente.  L'impérieufe  s'tfl  hàtéc  d'ufer 
de  fon  droit.  On  a  un  éclairciflement  :  Emile  fe  plaint  amèrement 
Sophie  plaifante  ;  mais  enfin  le  voyant  prêt  à  fc  fâcher  tout  de 
bon,  elle  lui  jette  un  regard  plein  de  douceur  &  d'amour,  &  me 
ferrant  la  main  ne  prononce  que  ce  feul  mot,  mais  d'un  ton  qui 
va  chercher  l'ame  ;  l'ingrat!  Emile  eft  fi  bcte  qu'il  n'entend  rien 
\  cela.  Moi,  je  l'entends /j'écarte  Emile,  &  je  prends  à  fon  tour 
Sophie  en  particulier. 

Je  vois,  lui  dis- je,  la  raifon  de  ce  caprice.  On  ne  fjuroit  avoir 
plus  de  délicatefTe  ni  l'employer  plus  mal  -  à- propos.  Chère  Sophie, 
ra/îlirez- vous  ;  c'eft  un  homme  que  je  vous  ai  donné  ,  ne  crai- 
gnez pas  de  le  prendre  pour  tel  :  vous  avez  eu  les  prémices  de  fa 
jeunefTe  ;  il  ne  l'a  prodiguée  à  perfonne  :  il  la  confcrvera  long  -  temps 
pour  vous. 

,,  Il  faut ,  ma  chère  enfant ,  que  je  vous  explique  mes  %'ues 
„  dans  la  converfation  que  nous  eûmes  tous  trois  avant-hier,  ^'"ous 
„  n'y  avez  peut-être  apperçu  qu'un  art  de  ménager  vos  plaifirs  pour 
„  les  rendre  durables.  O  Sophie!  elle  eut  un  autre  objet  plus  diçne 
„  de  mes  foins.  En  devenant  votre  époux  ,  Emile  tft  devenu  votre 
»  chef;  c'eft  h  vous  d'oSéir,  ainfi  l'a  voulu  la  nature.  Quand  la  fcm- 
»  me  refTcmble  à  SopUie,  il  eft  pourunt  bon  que  l'homme  /bit 


334  T  R'A  I  T  È 

„  coDi^Liirpar  elle;  c'eft  encore  une  loi  de  la  nature;  &  c'eft  pour 
,,  vous  rendre  autant  d'autorité  fur  fon  cœur  ,  que  fon  fexe  lui  en 
„  donne  fur  votre  perfonne,  que  je  vous  ai  fait  l'arbitre  de  fes  plai- 
„  firs.  Il  vous  en  coûtera  des  privations  pénibles  ,  mais  vous  régnerez 
„  fur  lui  ,  fi  vous  favez  régner  fur  vous  ;  &  ce  qui  s'efl:  déjà  paffé 
,,  me  montre  que  cet  art  difficile  n'eft  pas  au-deffus  de  votre 
,,  courage.  Vojs  régnerez  long- temps  par  l'amour,  fi  vous  rendez 
j,  vos  faveurs  rares  &  précieufes ,  fi  vous  (avez  les  faire  valoir. 
„  Voulez-vous  voir  votre  mari  fans  cefTe  à  vos  pieds  ?  Tenez  -  le 
j,  toujours  h  quelque  diftance  de  votre  perfonne.  Mais  dans  vo- 
„  tre  févérité  mettez  de  la  modeftie  ,  &  non  pas  du  caprice  ;  qu'il 
„  vous  voye  refervée  ,  &  non  pas  fantafque  ;  gardez  qu'en  ména- 
,,  géant  fon  amour ,  vous  ne  le  fafïïez  douter  du  vôtre.  Faites-  vous 
chérir  par  vos  faveurs  ,  &  refpefter  par  vos  refus  ;  qu'il  honore 
„  la  chafteté  de  fa  femme,  fans  avoir  à  fe  plaindre  de  fa  froideur. 

,,  C'FST  ainfî,  mon  enfant,  qu'il  vous  donnera  fa  confiance, 
'„  qu'il  écoutera  vos  avis  ,  qu'il  vous  confultera  dans  fes  affaires, 
,,  &  ne  réfoudra  rien  fans  en  délibérer  avec  vous.  C'eft  ainfî  que 
,,  vous  pouvez  le  rappeller  à  la  fageffe ,  quand  il  s'égare,  le  ra- 
„  mener  par  une  douce  perfuafion  ,  vous  rendre  aimable  pour  vous 
„  rendre  utile,  employer  la  coquetterie  aux  intérêts  de  la  vertu, 
„  &  l'amour  au  profit  de  la  rai  fon. 

»  Ne  croyez  pas  avec  tout  cela  ,  que  cet  art  même  puifle 
»  vous  fervir  toujours.  Quelque  précaution  qu'on  puifle  prendre , 
»  la  jouifTance  ufe  les  plaifirs,  &  Trimour  avant  tous  le?  nurres. 
»  Mais  quand  l'amour  a  duré  long- temps,  une  douce  habitude 
»  en  remplit  le  vuide ,  &  l'attrait  de  la  confiance  fuccède  aux 
j)  tranfports  de  la  paHion.  Les  enfans  forment  entre  ceux  qui 
»  leur  ont  donné  l'être  ,  une  liaifon  non  moins  douce  &  fouvent 
»  plus  forte  que  l'amour  même.  Quand  vous  cefierez  d'être  la 
»  maîtrefle  d'Emile  ,  vous  ferez  fa  femme  &  fon  amie  :  vous 
)»  ferez  la  mère  de  fes  enfans.  Alors,  au  lieu  de  votre  première 
1)  réferve,  établifTez  entre  vous  la  plus  grande  intimité;  plus  de 
»  lit  à  part,  plus  de  refus,  plus  de  caprice.  Devenez  tellement  là 
p  moitié,   qu'il  ne  puiffe  plus  fe  pafTer  de  vous,  &  que,  fi  -  tôc 


D  £      V  Ê  D   U 


CATION.  335- 


»  qu'il  vous  quitte,  il  fe  fente  loin  de  lui-même.  Vous  qui  fi  tes 

»  fi  bien  régner  les  charmes  de  la  vie  domeftique  dans  la  maifon 

»  paternelle  ,    faites-les    régner  ainfi  dans  la   vôtre.  Tout  homme 

»  qui   fe  plaît  dans  fa    maifon  ,  aime  fa  femme.  Souvenez-vous 

»  que  ù  votre  époux  vit  heureux  chez  lui ,  vous  ferez  une  femme 

»  heureufe. 

»  Quant  k  préfent,  ne  foyez  pas  fi  févère  à  votre  amant  :  il 
»  a  mérité  plus  de  complaifance  :  il  s'offenferoit  de  vos  allarmes  ; 
»  ne  ménagez  plus  fi  fort  fa  fanté  aux  dépens  de  fon  bonheur  & 
»  jouiflèz  du  vôtre.  Il  ne  faut  point  attendre  le  dégoût,  ni  rebuter 
»  le  defir;  il  ne  faut  point  refufer  pour  refufer,  mais  pour  faire 
»    valoir  ce  qu'on  accorde. 

Ensuite  les  réunifiant,  je  dis  devant  elle  à  fon  jeune  époux: 
il  faut  bien  fupporter  le  joug  qu'on  s'eft  impofé.  Méritez  qu'il 
vousfoit  rendu  léger.  Sur-tout,  facrifiez  aux  grâces,  &  n'imaginez 
pas  vous  rendre  plus  aimable  en  boudant.  La  paix  n'efi  pas  diffi- 
cile à  faire ,  &  chacun  fe  doute  aifément  des  conditions.  Le  traité 
fe  figne  par  un  baifer  ;  après  quoi  je  dis  à  mon  élevé  :  cher  Emile, 
un  homme  a  befoin  toute  fa  vie  de  confeil  &  de  guide.  J'ai  fait 
de  mon  mieux  pour  remplir  jufqu'à  préfent  ce  devoir  enver?  vous  ; 
ici  finit  ma  longue  tâche,  &  commence  celle  d'un  autre.  J'abdique 
aujourd'hui  l'autorité  que  vous  m'avez  confiée,  &  voici  déformais 
votre  gouverneur. 

Peu- A- PEU  le  premier  délire  fe  calme,  &  leur  lai/Tc  goûter 
en  paix  les  charmes  de  leur  nouvel  état.  Heureux  amans,  dignes 
époux!  Pour  honorer  leurs  vertus  ,  pour  peindre  leur  félicité,  il 
faudroit  faire  l'hiftoire  de  leur  vie.  Combien  de  fois  contemplant  en 
eux  mon  ouvrage,  je  me  fens  faifi  d'un  ravifTement  qui  fait  palpi- 
ter mon  cœur  !  Combien  de  fois  je  joins  leurs  mains  dans  les 
miennes  en  béniffant  la  providence,  &  pouffant  d'ardens  foupirs  ! 
Que  de  bailèrs  j'applique  fur  ces  deux  mains  qui  fe  ferrent!  De 
combien  de  larmes  de  joie  ils  me  les  fentent  arrofer!  Ils  s'atten- 
drifTcnt  ï  leur  tour ,  en  partage.int  mes  tranfports.  Leurs  rcfpcfla- 
blcsparens  jouiflent  encore  uns  fois  de  leur  jeunclTc  dans  celle  de 


336     Traîté   de    L'Éducation. 

leurs  enfan?  ;ils  recommencent,  pour  aînfi  dire  ,  de  vivre  en  eux  J 
ou  plutôt  ils  connoilTent  pour  la  première  fois  le  prix  de  la  vie  : 
ils  maudi/Iènt  leurs  anciennes  richeflès  qui  les  empêchèrent ,  au 
même  âge,  de  goûter  d'un  fort  fi  charmant.  S'il  y  a  du  bonheur 
fur  la  terre ,  c'eft  dans  l'afyle  où  nous  vivons  qu'il  faut  le  cher- 
cher. 

Au  bout  de  quelques  mois,  Emile  entre  un  matin  dans  ma 
chambre  &  me  dit  en  m'embraflant  :  mon  maître ,  félicitez  votre 
enfant;  il  efpère  avoir  bientôt  l'honneur  d'être  père.  O!  quels 
foins  vont  être  impofés  à  notre  zèle,  &  que  nouî.  allons  avoir  be- 
foin  de  vous  !  A  Dieu  ne  plaife  que  je  vous  laifTa  encore  élever 
le  fils,  après  avoir  élevé  le  père.  A  Dieu  ne  piaife  qu'un  devoir 
{i  faint  &  fi  doux  foie  jamais  rempli  par  un  autre  que  moi,  duffé- 
je  aufTî-bien  choifir  pour  lui,  qu'on  a  choifi  pour  moi-même  : 
mais  reftez  le  maître  des  jeunes  maîtres.  Confeillez-nous,  gou- 
vernez-nous; nous  ferons  dociles  :  tant  que  je  vivrai,  j'aurai  be- 
foin  de  vous.  J'en  ai  plus  befoin  que  jamais  ,  maintenant  que  mes 
fondions  d'homme  commencent.  Vous  avez  rempli  les  vôtres  j 
guidez-moi  pour  vous  imiter,  &  repofez-vous ;  il   en  eft   temps» 


FIN. 


5  37 


Â.    jfsL  3S    Xi   EL 

DES      MATIERES 

Contenues  en  ce  Volume. 

N.  Défignc  les  Notes. 

^1-Cad^mies.  Page    12.7 

Agr'igtnùns,  grands  bdtijfcurs.  laj 

Adolefcens ,  doivent  être  traités  en  hommes,  8.7 

Et  inflruits  de  ce  quon  leur  a  caché.  ai 

Mais  avec  quelles  préparations.  oi,   07 

Moyen  de  les  expojer  dans  le  monde ,  prefquc  fans  rif^ue.       10^ 

&  fuiv. 

Plus  dociles  que  dans  leur  enfance,  i  1 1 

Adrafte  ,  Roi  des  Dauiiiens.  5  i  6 

Album,  des  Voyageurs  Allemands,  i^^ 

Alc'mo'ùs ,  /bn  jardin.  N.  244 

Alexandre.  ç6 

Amatus  Lufitanus.  v.  14 

Ame  de  l'homme  ,  fin  immatérialité  prouvée.  ^  <; 

Sa  dejiruclion  ne  peut  fi  concevoir.  IhiJ. 

Amour,  Jentiment  rempli  d'équité.  260 

Son  pouvoir  fur  les  inclinations  des  jeunes  gens.  aïo 

ht\c\cns  ,  fiurces  delà  pure  littérature.  117 
Anglois  &  François ,  comparés  par  rapport  aux  voyages.  193  ,  x^^ 

Antoine.  a  6 

Apelles.  169 

Ariftide.  y-t 

Arinocratie ,  ce  que  cef.  5  i  ^ 

Ses  limites.  Ibid. 

Traité  de  FÈduc.  Tome  II.  Vr 


33?  Table 

Convient  aux  états  médiocres.  Page  31^ 

Argent ,  tue  l'amour.  135 

Apicius.  130 

Arts ,  d'agrément ,  n'ont  pas  hefoin  de  profejfeurs.  171 
Athéifme,                                                                             N.  80  &  fuiv. 

Atomes.  2Z  ,  N.  19 

Aubenton  (M.  d').  232, 

Aurelius  Vidor  cité.  100 

Auteurs  ,  leur  converfation  plus  profitable  que  leurs  livres.  125 

JDAyle.  KT.  80 

Beau  (  le  Sieur  le  ) ,  ce  qu'il  dit  des  Sauvages.  86 

Beauté,  Jon  vrai  triomphe  ejl  de  briller  par  elle-même.  i  6S 

Grande  beauté  moins  à  rechercher  qu  'à  fuir  dans  le  mariage,  z  z  8 

Bible,  modepie  de  fon  langage.  58 

Bonheur  (le)  fin  de  tout  être  fcnfiblc.  277 

Sa  route,  celle  de  la  nature,  278 

Braconniers.  141 

Brantôme,  trait  fingulier  qiC il  rapporte.  N.  Z03 

Bucentaure.  N-  9$ 

V-v AriTALES  (  Villes  )  fe  rejfemblent  toutes.  317 

Il  ne  faut  pas  y  aller  étudier  les  nations.  Ibïd, 

Catéchifme.  178 

Modèle  d'injîruâion.  Ibid.  &  fuiv. 

Catilina.  4Z 

Caton.  41 

Céfar.  Ibid. 

Charron  cité.  ^-   SS 

ChafTe  (la)  fon  utilité  relativement  à  l'éducation.  93 

Ses  inconvéniens  où  elle  n'ejl  pas  libre,  141 

Cicéron,  comparé  à  Démofhène.  127 

Circé.                                                       *  272 

Citoyens  ,  fens  de  ce  mot.  306 

Les  François  en  ont  dénaturé  V idée,  V.  117^ 


D  E  s    M  A  T  I  i  R  E  s.  359 

Clarke.  Page  13 

Cléopâtre.  100 

Cœur  ,  nécejfité  (Timpofer  des  loîx  à  fes  appétits.  z8o 

Collerions  de  tableaux  Ù  délivres  toujours  incomplettes.  133 

Compilateurs  modernes.  x%y 

Condamine  (M.  de  la)  ,  fingularité  qu^it rapporte.  16 

Confiance  ,  moyen  de  gagner  celle  des  perfonnes  quon   veut  rame- 
ner au  bien.  ^ 
Confcience,  le  meilleur  des  cafuijîes,                                  39  ^  /ùtV. 
Le  phis  éclairé  des  philo jophes.                                                    217 
Autres  notions,                                                                        43  i  4*^ 
Pourquoi /i  peu  écoutée.                                                                  46 
Contrat  jocial.                                                                                         q  o  Ç 
Produit  un  corps  moral  &  colleclif.                                             "loG 
Seule  loi  fondamentale.                                                                Ibid. 
N'a  jamais  befoin  d'autre  garant  que  la  Jorce  publique.           307 
Rend  thommeplus  libre  qu'il  nejeroit  dans  l'état  de  nature.  Ibid. 
Convenances  ,  par  rapport  au  mariage  ;  combien  de  fortes.      1 1  ^ 

yoyc:^  Mariage. 

Coquettes ,  leur  manège.  189 

Sans  autorité  Jur  les  amans  dans  les  chofes  importantes.        zoz. 

Coriolan.  ioo 

Corps  politique  ,  jes  diverfcs  dénominations.  506 

Différentes  dénominations  de  fes  membres,  &  relativement  à  quoi. 

Ibid. 

Corps  intermédiaire  entre  les  fujets  6*  le  fouveraîn.  3  i  o 

Le  corps  entier  confidcrc  Jous  dijfcrcns  rapports ,  prend  différent 

tes  dénominations.  Ibid. 

Comment  s'appellent  les  membres  de  ce  corps.  IhiJ. 

Couvens  ,  en  quoi  préférables  pour  les  filles  à  la  maifon  paternelle. 

1586'  fuiv. 

Véritables  écoles  du  coquetterie,  1 9  5 

Crcfias.  195 


r  ijj 


34<^  T  A  È  L  Ë 


U  PiLlLk. 

Page  ifj 

Darius,  en  Scyth'u. 

96 

Quel  préfent  lui  envoie  le  Roi  des  Scyteti 

Ibid. 

Efèt  qu'il  produit. 

Ibid. 

Décemvirs. 

199 

Démocratie,  ce  que  c'eji. 

3^3 

Convient  aux  petits  états. 

3^4 

Démofthène,  comparé  à  Cicéron, 

"7 

Defcartes. 

10 ,  lo 

Deuteronome. 

N.  59 

Adoucijfement  d'une  defes  toixl 

150 

Diane. 

9Î 

Dieu  ,  incomprihenjîble. 

•î>  37»  39 

Puiffant ,  bon  ,  jufle. 

33.  38 

Immatériel. 

37 

Éternel. 

38 

Intelligent;  &  comment. 

Ibid, 

Diogène. 

96 

Dogmes  importans ,  guels  ? 

185  Ofuiv. 

Domeftiques  ,  il  en  faut  avoir  peu  pour  être 

bien  fervi.              131 

Droit  politique. 

301. 

Droit  de  force. 

304, 

Droit  de  nature. 

Ibid. 

Droit  d'efclavage. 

30Î 

Droit  de  propriété. 

306 

Droit  de  fouveraincté. 

Ibid. 

Droit  public. 

3M 

Droit  de  la  guerre 

Ibid. 

Dryades. 

32.3 

Duclos  (  M.  )  ,  yê,î  maximes  d'éducation  relatives  à  la 

poUteJfe.  I  1 9 

&fuiv. 

È 


DucATiON,  moyens  d'en  étendre,  F e^et  fur  la  vie  entière.  16 1 
Doit  (tre  dans  toute  la  /implicite  de  la  nature^  t^K 


DES   Matières.  341 

El,  pour  un  adulte,  toute  oppofèe  à  celle  d'un  enfant.  Page  90 
Voit  ùrc  différente  pour  les  deux  fixes.  1 5  4^ 

Écritures  (  les  )  ,  leur  majefé.  71 

Emile  ,  parvenu  à  Vâge  de  l adolefcence.  87 

Son  entrée  dans  le  monde  ,  &  comment  il  s'y  comporte.        1 1  $ 
Ses  manières  auprès  du  fexe.  118 

Qjlels  avantages  il  recherche  ou    mcprife,  izi 

Part  avec  fan  infituteur  de  Paris.  lij 

Leurs  voyages.  131 

A   quelle  fin.  1 3  J 

Bien  reçus  che:^  le  père  de  Sophie.  134. 

Commencement  de  fes  amours.  13') 

Va  Je  loger  avec  fin  ami  à  deux  lieues  loin  de  Sophie.  Z4I 

Revient  che-^elle.  143 

Lui  parle  &  en  ef  écouté.  145   &  Juiv. 

Amant  déclaré.  250 

Donne  des  levons  à  fa  maitreffe  en  différens  genres  d'arts  &  de 
fciences.  '  5  i  »  2. 5  i 

Brouillcrie  entre  les  deux  Amans ,  &  à  quel  fujet,  154 

Raccommodement ,  &  à  quel  prix.  ^S% 

Réprimande  que  lui  fait  la  mère  de  Sophie.  Ibid.  Sf  fuiv. 

De  quelle  firte  de  juloufe  il  fera  capable.  i6o 

I^ef  point  changé  par  l'amour.  163 

Ses  différens  voyages  che^  le  père  de  Sophie.  z6q 

Ses  occupations,  les  jours  qu'il  ne  voit  point  Sophie.  z6j 

Sa  conduite  envers  les  payfans.  Ibid.  y  fuiv. 

Comment  vaincu  par  Sophie  à  la  courfe.  lyo 

Vif  té  à   Vattelier  par  le  père  de  Sophie.  Ibid. 

Par  Sophie  accompagnée  de  fa  mère.  Ibid. 

Refus  de  s'en  retourner  avec  elles  ,  Çf  par  quel  motif.  171 

préfente  un  enfant  au  baptême  avec  Sophie  ,  &  dans  quelle  oà- 
cafion.  17J 

Exhorté  par  fon  infituteur  à  quitter  pour  un  temps  Sophie.  284, 
Son  trouble  &  fon  emportement.  Ibid. 

Obéit  enfin  à  l'ordre  qu'il  reçoit  de  partir.  i88 

Promcffe,  de  retour  au  bout  de  deux  ans.  t'i^ 


34*  Table 

Séparation.  P"g6  zço 

JnJIruâions  relatives  aux  voyages  qu'il  doit  faire.        300  &  fuiv. 

Avec  quelles  connoiffances  il  en  reviendra.  301 

Rcfultat  de  fes  ohjérvations  pendant  fes  voyages.  3a3 

Son  retour  auprès  de  Sophie.  318 

Son  mariage  avec  elle.  Ibid. 

Prêt  à  devenir  père.  ' "ili^ 

Succède  à  fon  inflituteur.  Ibid. 

Empedocle ,   reproche  qu  il  fait  aux  Agrigentins.  133 

Enclos  (Mademoifelle  de  I').  191,  117 

Enfans  ,  leur  bonne  conjîitution  dépend  de  celle  des  mères.  l'^j 

Amufement  communs  des  enfans  des  deux  fexes.  \6o 

Goûts  propres  qui  les  diftinguent.  i6ï 

Epitaphe  dun  Héros  moderne ,  comparée  à  celle  de  Sardanapale.  izS 

Efpagnols,  leur  manière  de  voyager.  294. 

"Éiztjfens  de  ce  mot.  306 

États  de  la  vie,  refondent  fouvent  ceux  qui  les  remplirent.        i%() 

Éternité.  N.   184. 

Évangile  {V),  fa  fainteté.  7 1 

Exifte  (  j'  }  ,  première  vérité  connue,  14. 

Exiftence  (  1'  ),  des  objets  de  nos  fenfations  ,  féconde  vérité  connue, 

M 

JT  Anatisme.  n.  80  Ci  fuiv. 

Femelles  des  animaux  ,  fans  honte  vis-à-vis  des  mâles.  148 

Sans  dejir  le  befoin  fatisfait.  Ibid. 

Leur  manège  en  amour.  N.  Ibid. 

Accouplement  exclufif  dans  certaines  efpèces.  258 

Femmes ,  examen  des  conformités  &  des  différences  de  leur  fexe  & 

du  nôtre.  146 

Hommes,  &  en  quoi.  Ibid. 

Leur  dejlination.  147 

Leurs  armes  pour  affcrvir  l'homme.  Ibid. 

Font  gloire  de  leur  foibleffe.  149 

Toujours  femmes ,  relativement  à  leur  fexe.  15c 

Ce  qu  il  faut  pour  en  bien  remplir  les  fonâionSt  Ihid'. 


Des    m  j  t  I  e  r  e  s.  343 

Leur  înfldclué  plus  criminelle  que  celle  de  l'homme.      Page  i  5 1 
Doivent  mettre  l'apparence    même  au  nombre   de  leurs  devoirs. 

Ibid. 
Tlus  fécondes  dans  les  campagnes  que  dans  les  grandes  villes  , 
&  pourquoi.  J[,iJ^ 

Leur  éducation  doit  être  contraire  à  celle  de   t  homme ,  &  à  quel 
égard.  I  ^  s 

Et  relative  aux  hommes.  lej 

Leur  dépendance  de  Thomme  ,  €•  en  quoi.  i  5  6 

Comment  renoncent  à  leur  vocation.  i  c  7 

Leur  plus  importante  qualité.  165 

Leur  véritable  rejfburce.  1S6    &  fuiv. 

Leur  polit  eJPe.  1746"  f^iv. 

Sont  plutôt  adroites  que  Jliujfes.  loi 

Nejont  point  faites  pour  la  recherche  des  vérités  abjlraites.  193 
Sûreté  de  leur  goût  dans  les  chofes  phvjiques.  113 

Sont  les  juges  naturels  du  mérite  des  hommes.  ^  9  9  1   ^  ^  ^ 

Furent  cauje ,  che^  les  Romains  ,  des  plus  grandes  révolutions,  i  9  9 
Ce  qui  les  rend  médifantes  &  fatyriques.  no 

Femmes  à  grands  talens,  leur  charlatanerie.  xij 

Femmes  fans  ^uAcut  ,  plus  faujfes  que  les  autres,  N.  191 

Filles ,   leur  goût  pour  la  parure  dès  l'enfance.  i  $  S  ,  161 

A  quelles  occupations  il  les  décide.  Ibid. 

Plus  dociles  que  les  gardons.  i  6  i 

Plutôt  intelligentes.  Ibid. 

Et  plutôt  af celées  du  fcntinient  de  la  décence  &  de  F  honnêteté.  173 
Ne  doivent  point  apprendre  à  lire  Q  à  écrire  de  bonne  heure,  i  6z 
Mais  peut-être  à  chifrer  avant  tout.  162 

Doivent  être  d'abord  exercées  à  la  contrainte.  Ibid. 

Pourquoi.  I  g  ç 

Extrêmes  en  tout.  '  i  6a 

D'où  naiffent  plufieurs  vices  particuliers  aux  femmes.  i  6  « 

Leur  babil  agréable.  17  a 

Motif  J'ecrcts  des  carcjfes  mutuelles  que  fe  font  les  filles  devant 
les  hommes.  i-ic 

Cène  apparetitc  quon  leur  impofe ,   &  à  quels  fins.  1^6 


Page  zol 

Ibid. 

N.    Z03 

M9 

161 

ï66 

Ibid.  &  fuiv. 

175   &  fuiv. 

Ibid. 

N.   18 

Moyen  de  les  rendre  vraiment  fages, 

ïmpire  qiH elles  acquièrent  par-là. 

Exemple. 

Comment  élevées  à  Sparte, 
Filles  (petites  }  ,  leur  répugnance  à  lire  &  à  écrire. 

plus  rujées  que  les  jeunes  garçons. 

Exemple. 

Soin  qu'on  doit  avoir  de  les  faire  caufer. 

Fruit  qu'on  en  retire, 
Flogiflique. 

Fontenelle,  ce  qu^ildifoit  de  la  difpute  fur  les  Anciens  &  les  Mo- 
dernes.  ^  tzj 

François,   connoijfent  peu  les  autres  peuples.  291 

François  &  Anglois,  comparés  par  rapport  aux  voyages.    253,25^ 

VT  Al  ATHÉE,  191 

Galanterie  ,  quelle  forte  de  jaloujîe  elle  produit.  259 

Gir(^ons,feroient  mieux  élevés,  s'il  n'y  av  oit  point  de  collèges,  i^^ 
Germains  (  les)  ,  leur  continence  &  fes  effets.  88 

Leur  refpecl  pour  les  femmes.  1^6 

Goût,  confîdérations  fur  le  goût.  m  &  fuiv. 

Différence  du  goût  des  Anciens  à  celui  des  Modernes.  iz6 

Où  doit  être  étudié.  127 

Gouvernement ,  fens  de  ce  mot.  310 

Ses  différentes  formes.  ^i^  &  fuiv. 

Celui  d'un  feul,  le  plus  aclif  de  tous.  312 

Règles  faciles  &  fimples  pour  juger  de  la  bonté  relative  des  gow 
vernemens.  318 

L'efprit  n'en  ejî  jamais  le  même  pour  la  ville  &  pour  la  cam- 
pagne. 319 
Grotius,  cité  par  rapport  au  droit  politique.                                301 

N'a  donné  que  de  faux  principes  du  droit  de  la  guerre.         315 

XT.  AbitudïS,  l'éducation  ordinaire  n'en  donne  point  de  vérita- 
bles aux  enfans,  ni  aux  jeunes  gens.  262 
Hercule.  1 5 1 

H<froclote , 


DES  Matières.  34J 

Ziétodote,  peintre  des  moeurs.  Page  194 

Mril- à-propos  tourné  en  ridicule.  ^gi 

Hobbcs  ,  cité  par  rapport  au  droit  politique.  502  &  fuiv. 

Homme ,  çuel  rang  il  occupe  dans  V ordre  des  chofes,  a.  6 

Compofé  de  deux  fuh fiances,  28,34. 

Xe  moyen  de  leur  union  ejl  incomprihenjiblt.  x  i ,  40 

Sa  dignité.  2.6 

Elle  efl  pour  lui  un  motif  de  reconnoiffance.  27 

Auteur  du  mal.  a  ■* 

Plaît  à  la  femme  comme  plus  fort  qu'elle.  14,7 

Dépend  de  la  femme  à  fon  tour,  &  en  quoi.  '49»   ^5$ 

Sa  politcjfe  plus  officieufe  que  celle  de  la  femme.  174 

Juge  naturel  du  mérite  des  femmes.  i  l  o 

Dcfiiné  par  la  nature  à  Je  contenter  d'une  feule.  i  e  a 

Toujours  le  même  dans  chaque  âge,  x6o 

Hommes  (les) ,  injuflice  de  leurs  plaintes  fur  la  brièveté  de  la  vie.  230 

XDj^ALISTES  &  Matérialiftes  ,  chimère  de  leurs  difiinclions.        i  ^ 

Idées ,  comparatives  &  numériques ,  ne  font  pas  des  fenfations.         i  6 

Abfiraites ,  fources  des  grandes  erreurs.  1 1 

De  juftice  &  d'honnêteté ,  par-tout  les  mêmes.  41 

Acquijés ,  difiinguées  des  fentimens  naturels,  ^ 

Idomenée.  3  i  6 

Imitation  ,  fource  du  beau  dans  les  travaux  des  hommes.  x  1 3 

Inftitut.  N.  40 

Inftituteur  (!')  d'Emile,  confident  de  fon  élevé  &  de  Sophie,  & 

médiateur  de  leurs  amours.  24a 

Se  glorifie  de  cet  emploi.  Ibid. 

Fait  voyager  Emile,  le  ramené  à  Sophie,  a  la  confolation  de  les 

.  voir  mariés ,  vit  avec  eux  dans  le  repos.   F'oyr^EmiIe&  Sophie. 

Inftitutcurs  ordinaires  ,  leur  trop  de  féverité  vis-à-vis  des  jeunes  filles. 

Tort  qu'ils  ont  à  regard  de  leurs  élevés  devenus  grands.          i6  i 

Jaloufie,  en  amour,  vient  de  lu  nature.  2^8 

Preuve  tirée  des  animaux.  Ibid. 

Tient  beaucoup  â  la  puiffance  du  fcxc,  Ibid, 

Traité  de  VEduc,  Tome  11.  Xx 


346  Table 

A /on  motif  dans  les  pajfions  faciales  plutôt  que  dans  PinJUnci 

primitif.  Page  259 

Jeu ,  rejfource  d'un  défœuvré.  1 3  3 

Juger  ,  diffère  de  fentir ,  &  en  quoi.  i  5 

N'appartient  qu'à  l'ùrc  actif  ou  intelligent.  Ibid. 

Julius  Camillus.  "S.  14 

J-uAngue   Françoise.  98 
Langue  des  fîgnes.  Voye:^  Signes. 

Leçons,  leur  mauvais  effet  quand  elles  font  trljîes,  «93 

Législation  parfaite.  3 1 1 

Léonidas.  73 

Liberté  ,  en  quoi  elle  conftRe.  3  ' 

Son  principe  immatériel.  Ibld. 

Pourquoi  nous  a  été  donnée.  3  x 

Effets  de  fon  bon  ou  mauvais  ufagt.  49 

Liberté  ,  terme  incompatible  avec  celui  tf'empire.  314. 

Et  avec  l'exemption  des  befoins.  32$ 

On  y  afpire  en  vain  fous  la  fauvegarde  des  loix.  Ibid. 

Ifejl  dans  aucune  forme  de  gouvernement.  Jbid. 

Mais  dans  le  cœur  de  l'homme  libre.  Ibid. 

Livres ,  leur  abus.  2. 9  i 

Font  négliger  le  livre  du  monde.  Ibid. 

LocKe.  18 

Quand  il  quitte  fin  élevé.                         •  -^4$ 

Loi,yâ  définition  ejl  encore  à  faire.  308 

Lucrèce.  45 


M, 


Agiciensdf.  Pharaon.  59 

Magiftrats ,  fins  de  ce  mot.  3  i  o 
Magiftrat,  trois  volontés  ejfcntiellement  différentes  à  diftingiicr  djns 

fa  perfonne.  3116'  fiiv. 

Maîtres   à  danfer  &  à  chanter.  172 

Marcel ,  maître  à  danfer.  117 

Mariage,  première  inffitution   delà  naturel.  ïo 

Ze  plus  fuint  de  tous  les  contrats.  59 


y)  £  s  Matières.  347 

Mariages  mal  ajjortis ,  leur  caufe.  Page  22} 

Mariages    heureux ,  cT  où  ils  dépendant,  zz^  ,  224,22^,    226, 

228  &/uiv. 
Maris ,  caufe  de  leur  indifférence.  171 

Matérialifme,  yo/ï  abfurdité.  ti  ,  n,  29 

Matérialiftes.  i  j 

Leur  raijonnement  comparé  à  celui  d'un  Jourd.  30 

Matière,yo/z  état  naturel.  17 

Ne  peut  penfer.  2  8  ,  N.  2  9 

Mères  ,  maîtreffes  de  l'éducation  de  leurs  filles.  154. 

Comment  elles  doivent  les  élever.  l  6  Ç 

Quand  elles  peuvent  les  introduira  dans  h  monde.  194 

Réponfe  à  une  objeclion.  Ibid.  &  fuiv. 

Millionnaires.  68 

Monarchie ,  ce  que  c'ejî.  5  i  ^ 

Convient  aux  grands  états.  3  '4  >  voye^^  Royauté. 

Monde  (  le  ) ,peu  dangereux  pour  une  fille  bien  élevée.  lay 

Montaigne.  ^^^  11^ 

Continence  de  fon  père.  89 

Montefquieux   cité.  501 

Moralité  de  nos  avions,  en  quoi  confifle.  41  ,  46 

Objeâion  réfutée.  *  9  i  1    191 

Mort,  ce  quelle  efî par  rapport  au jufle.  34,    35,  284 

Par  rapport  au  méchant.  Ibid. 

Motte  (la)  cité  ^  &  fur  quoi.  127 

Mouvement  ,  n'ef  pas  de  Veffence  de  la  matière.     18,   21,  N.  18 

De  deux  fortes.  JbiJ. 

Quel  chei^  les  animaux.  Ibid. 

Preuve  d'une  première  caufi.  20,  22 

•i-^  Axions,  chacune  a  fin  caraSère  propre.  rot, 

Comment  difparoiffcnt  les  différences  nationales.  *94  i   318 

Newton.  20 

Nieuventir.  14 

vJmphale,  içt 

Orgueil,  fcs  illufions ,  fouru  de  nos  plus  grands  maux.  iSj 

Xx  ij 


548                       Table 

Orientaux ,  (  les  )  comment  regardent  la  vis. 

Page  132 

Orphée. 

Jl  A  G  A  N I  s  M  E ,  /«  Dieux  ahomiaaHcs, 

5» 

43 

Paladins ,  connoijfent  Vamour, 

100 

Palais ,  leur  inutilité. 

tji 

Leur  inconvénient. 

■     Ibid. 

Paracelfe. 

N.    24 

Paris  ,  /legs  du  goût. 

tx^  &  fuiv. 

Et  du  vice. 

143 

Parifien,  en  quoifiupide  avec  beaucoup  à'efprit. 

191 

Parures ,  leur  incommodité. 

134 

J2 éducation  des  jeunes  filles  ejl  en  ce  point  tout-à-fait  â  contre- 

fens. 

I6S 

tiécejfaires  à  certaines  figures. 

Ibid. 

Parures  ruineufes  ,  vanité  du  rang,  non  di  la  ptrfonne.           Ibid, 

Paflîons ,  comment  bonnes  au  mauvaises. 

i8x 

Peuple,  fèns  de  ce  mot  en  politique. 

^06 

Peuple,  (le)  pourquoi  ne  s'ennuie  point. 

n? 

Philippe.                ► 

131 

Phiioclès. 

316 

P'hilofbphes. 

II 

Caufes  de  la  diverfité  de  leurs  fentimens. 

IX 

2Ve  prennent  point  intérêt  à  la  vérité. 

3id. 

Leur  unique  objet. 

n 

Leurs  bifurres  /}  fiemes. 

13»  *■')>  43 

Philofophie,  Jon  pouvoir  relativement  aux  mœurs  comparé  à  celui 
de  la  religion.  N.  8 1 

Pierre,  (  Abbé  Ce  St  )  cité.  3 1  $ 

Pithagore,  comment  voyageoit.  131 

Pbîfirs,  leur  mer  t.  141 

FJc.ton  ,  fcn  jujQc  imaginaire,  7  3 

Pourquoi  dans  fa.  république  donne  aux  femmes  les  mêmes  exer- 
cices qu'eux  hommis,  i  ç  3 

Comment  voyageoit.  131 

PKt)éïeDS|  obtinrent  h  Confuîatpar  umfenimç,  1^9 


DES    Ma  t  î  e  r  e  s.  549 

Plîne;  Page  195 

Plutarque.  -^^ 

Polygamie.                         .  1  ^  ^ 

Politefle,  en  giioi  confifle  la.  véritable.  1 19 

PaJJ'ages  de  M.  Duclos  fur  ce  fujet.  Ibid.  &  fuiy. 

Celle  des  hommes.  Voye^  Hommes. 

Celle  des  femmes.    Voye^^  Femmes. 

"Poul-Scrrho  ,  ce  que  c'e^  chéries  Mahométans.  N.  8i 

Préjugés,  ne  changent  point  les  relations  naturelles.  100 

Primeurs,  leur  in/ipidfté,  131 

Protéfilas.  316 
Providence,  (la)  confidérée  relativement  à  la  liberté  de  [homme.  31 

Comment  jujïifice.  3^ 

Et  par  rapport  à  quoi.  Ibid. 

Puiflànce  ,  Jens  de  ce  mot  en  politique.  306 

Jtv.AvMOND  LuLlE  ,  à  quoijon  art  ejl  bon.  19  r 

Régulus.  44. 

Religion,  on  n^en  doit  point  faire  dans  tenfeignement  un  objet  de 

trijlejfe  &  de  gène.  177 

Son  pouvoir  pour  empêcher  h  mal  &  procurer  le  bien.      N.  8 1 

Les  principales  de  r Europe.  66 

Remords.  41 

Réponfe,  d^un  vieux  Gentilhomme  à  Louis  XV.  ïi8 

Reuculin.  6y 

Ridicule,  (  le  )  toujours  à  côté  de  l'opinion.  137 

Riches,  ce  qu'ils  font  ordinairement.  iitj 

Cc^ju'ils  devroicnt  faire  pour  jouir  réellement  de  leurs  richejfes. 

Ibid.  &  fuiv. 

Toujours  ennuyés,  Ibid.  &  fuiv. 

Quel  ejl  le  vrai  riche.  143 

Royauté  ,  fujctptible  de  partage.  3  1 4 

Exemples.  Ibid. 

Rois.  3 1  • 

Rome,  fon  refp  cet  pour  les  femmes.  iqi) 

iSauvée  par  elles  des  mains  d'un  profcriu  Ibid, 


^jo  Tablé 

Devenue  libre  par  une  femme.  Page  19^ 

Romains ,  leur  attention  à  la  langue  des  ftgnes,  5  S 

^^  AiSONS , ne  point  anticiper  fur  elles  pour  le  fervlcedela  tahlci"^  t 

Salente ,  (  une  autre  )  objet  des  recherches  £  Emile.  316 

Samfon.  151 

Sardanapale ,  fan  épitaphe.  i  x  6 

Sauvages ,  leur  enfance.  8  6 

Leur  adolefcence.  Ibid. 

Sceptiques  ,  leur  malheur.  1 1 

Senfations  ,  différentes  de  leur  caufe  ou  de  leur  objet,  i  5 

Comment  dijlinguées  par  l'être  fcnfitif.  1 5 

Sens ,  dans  leur  ufage  nous  ne  fommes  pas  purement  pajfifs.  1 7 

Sentiment  du   moi,    doute  fur  fa  nature.  14, 

Sentiment  intérieur,  relativement  à  V  ordre  fenfibh  de  Vunivers-X"^,  3  9 

Difficile  à  rappeller.  '  5  r 

Sentimens  naturels  ,  de  deux  fortes.  4  ç 

Antérieurs  à  notre  intelligence.  Ibid. 

Sentir  ,  en  quoi  diffère  de  juger.  1 5 

Sexes,  vanité  des  dijjmtes  fur  la  préférence  ou  égalité  des  fexes.   147 

En  quoi  font  égaux.  Ibid. 

En  quoi  non  comparables.  Ibid. 

Dans  leur  union  concourent  différemment  au  même  objet.        Ibid. 

De  cette  union  naijfent  les  plus  douces  loix  de  l'amour.  6 

Leurs  devoirs  relatifs  ne  peuvent  avoir  la  même  rigidité.  Ibid. 
Sexes,  comment  doit  être  refpeclcy  ce  qui  les  caraSirifè.  10 

En  quoi  leur  relation  faciale  admirable.  3  i 

Signes  ,  énergie  de  leur  langage.  94  >  9^  &  fuiv. 

Relativement  à  V éducation.  97 

Sparte,  fon  refpecl pour  les  femmes.  199 

Spontanéité.  1 8 

Stoïciens,  Z'wn  de  leurs  bifarres paradoxes.  N.   64 

Sociétés  ,  leur  vrai  lien.  134. 

Socrate.  44»  75 

Solon  ,  acle  illégitime  de  ce  Lcgifateur.  30? 

Sophie,  compagne  future  d'Emile.  J4j, 


DES  Matières.  351 

'Son portrait.                                                 Page  ^03  &  fuir. 

Aime  la  parure  &  s'y  connoît.  20  . 

Ses  talens  naturels.  juj 

Ceux  qu'elle  a  cultivés.  ^qa  Ofuiv. 

Ses  occupations  domejîiques.  Jbid. 

Entend  tous  les  détails  du  ménage.  Ibid. 

Sa  délicatejfe  extrême  fur  la  propreté.  Hid. 

Doit  ce  défaut  aux  leçons  de  fa  mère,  206 

Excès  qu'elle  évite  en  ce  point.  Jbid. 

Naturellement  gourmande,  puis  devenue  foira  Jbid. 

Qualités  de  fon  efprit,  107 

Idée  de  fon  caraclère.  Ibid. 

A  de  la  religion   Ù  quelle.  2.08 

Aime  la  vertu  ,  &  par  quels  motifs.  Ibid.  &  fuiv. 

Dévorée  du  fculbefoin  d'aimer.  log     2.1  a 
Infruite  des  devoirs  &  des  droits  de  Jon  fext  0  du  nôtre.        209 

A  peu  d'ufage  du  monde.  2^  i  ^ 

Y  fupplce  par  une  politejfe  à   elle.  Ibid. 

Dédaigne  les  fimagrées  Françoifes.  211 

Son  Jilence  &  fon  refpeS ,  &  avec  quelles  perfonnes.  Ibid. 
Son  ton  impojant  &  modejîe  en  même  temps  avec  les  jeunes  gens 

de  fon  âge.      ^  mj^ 

Sa  manière  de  répondre  aux  propos  galans.  211 
EJl  flattée  des  louanges  fincères  ,   &  d'un   hommage  fondé  par 

l'eflime.  jy^j^ 
Dif  cours  que  lui  tient  fon  père  penfant  à  la  marier.  11  z  &  fuiv. 

Etat  pajfe  de  fes  père  &  mère.  2  i  J 

Leur  état  acluel.  Ibid. 

Heureux  dans  leur  pauvreté.  juj 

Efl  livrée  à  elle-même  fur  le  choix  de  fon  époui.  %  i  < 

Chargée  par  fuppoftion  d'un  tempérament  ardent.  216 

Contrepoids.  jbid. 

Envoyée  à  la  ville ,  &  pourquoi.  2 1 7 

Revient  che^fes  parens.  2 1 S 

Sa  langueur.  Ibid: 

nivale  d'Eucharis.  a^ic 


35»  T  A  B  Z  M 

Voit  Èmih  &  /on  Injîituteur  ,   conduits  par  hafard  che^  J^n 

père.  P,2ge  134 

Croit  avoir  trouve  Têlémaq^ue  dans  Emile.  235 

V  écoute  favorablement,  24'} 

Prend  ouvertement  fur  lui  l'autorité  d'une  maîtrejfe.  i  5  o 

Reçoit  en  différens  genres  d'arts  &  de  Jciencis  des  leçons  de  fort 

amant.  2  ■)  i  »  2.  S  2, 

Irrite  fa  pajjîon  par  un  peu  d inquiétude,  i  Î7 

Comment  règle  fes  allarmes.  261 

Sa  viBoire  fur  Emile  à  la  courfe.  2-  6  9   0  fuiv. 

Accompagnée  de  fa  mère  va  le  voir  à  Pattelier.  xjo 

L'accepte  pour  époux ,  Ù  dans  quelle  occafîon.  27^ 

P refente  avec  lui  un  enfant  au  baptême.  ^77 

Préparée  à  une  féparation  de  deux  ans.  288 

Sa  douleur  muette  au  départ  d'£milf.  290 

Pn/in  répoufe.  328 

Devient  enceinte.  33^ 

Souverain ,  fens  de  ce  mot  en  politique.  306 

Sujets  ,  relativement  au  contrat  focial;  fens  de  te  mot  tn  politique. 

Ibid. 

J-  AciTE,  cité.  a 94 

Talens ,  leurs  bons  effets.  173 

Lequel  tient  le  premier  rang  dans  Tart  de  plaire,  l^'id. 

Talens  agréables,  trop  réduits  en  art.  17^ 

Tarquin.  9  6 

TerrafTon  (l'Abbé),  combattu  &  fur  quoi.  117 

Thaïes  ,  comment  voyageait.  232 

Théâtre  (  le  )  ,  ce  qu'on  y  apprend.  127 

A  quoi  mené  fon  étude.  128 

Thermopyles  ,  infcription  qu'on  y  lifoit.  i%6 

Thefpicius,  fes  cinquante  filles.  i  S  * 

Toilette,  d'oà  vient  fon  abus.  1^9 

Trafibule.  9^ 


JlYSSE. 


x>  j;  s   Matières.  ^^^ 


u. 


LySSE,  ému  du  chant  des  Syrenes.  loi 

Ses  compagnons  avilis  par  Circé.  iji. 

Uni  vers,  yo/2  harmonie  démontre  une  intelligence  fupréme.   Z3,  2.4 

V  Enise,  pourquoi  fon  gouvernement  adoré  du  peuple.       N.  95 

Vertu   (la)  comparée  au  Prothée  de  la  Fable.  47 

J<l'ejî  pas  moins  favorable  à  l'amour  qu'aux  autres  droits  de  /u 

nature.  ioo 

Ètymologie  de  ce  mot,  2.  S  i 

Qiielle  eji  la  bafe  de  toute  vertu.  Ihid, 

Ce  que  cejî  que  l'homme  vertueux.  Ibid. 

Vêtemens ,  aifance  de  ceux  des  anciens  Grecs,  159 

Cènes  des  nôtres.  160 

De  ceux  des  femmes  ,  &  fur-tout  en  Angleterre.  Ibid, 

Vice  y  fes  inconféquences.  *  3  $  ^  /"'*'• 

Village,  moyen  d'y  mener  une  vie  agréable.  139 

Villes  (  les  grandes  )  épuifent  un  état,  3  1 8 

Violences  en  amour ,  très-communes  dans  les  Antiquités  Grecques 

&  Juives,  1  s  o 

Plus  rares  de  nos  jours,  &  pourquoi.  Ibid, 

Vifages,  ne  changent  point  avec  les  modes,  168 

Voyager  ,  non   en  courier  mais  en  voyageur.  13^ 

Agrément  qu'il  y  a  d'aller  à  pied.  Ibid. 

En  voyageant  on  doit  obfcrvcr  les  peuples  avant  les  chofes.   Z97 

Voyages,  quejlion  propofi-e  à  ce  Jitjet.  191 

Manière  de  pofer  autrement  la  quejlion,  Ibid, 

Autre  manière,  191 

Pourquoi  injlruifent  certaines  gens  moins  que  les  livres.         193 

A  quoife  rapporte  Vinflruâion  qu'on  en  retire,  196 

Ne  conviennent  qu'à  très-peu  de  gens  &  à  qui,  197 

Pris  comme  une  partie  de  l'éducation ,  doivent  avoir  leurs  règles. 

198 

Ce  qui  les  rend  infrucluci/x  à   L  jeunejfe-  3  i  6 

Pourquoi  les  jeunes  gens  doivent  fejourner  peu  dans  les  grandes 

Villes,  310 

Traité  de  l'Èduc.  Tome  II.  V  y 


354       Table   des   Matières. 

Voyageurs,  leurs  menfonges  &  leur  mauyaije JbL  apr 

But  des  favans  qui  voyagent.  297 

Volfques.  zoo 

-^Énocrate.                                                '  43 

Xénophon   cité.  116 


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