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JOURNAL
DE
EUGÈNE DELACROIX
TOME DEUXIEME
1850-1854
PRÉCÉDÉ D'UNE ÉTUDE SUR LE MAITRE
par PAUL FLAÏ
NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET RENE PIOT
Portraits et fac-similé
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8 3ÏÏK
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURIUT et O, IMPRIMEURS- ÉDITEURS
8, RUE GAUANCIEl\E-6e
Tous droits l'éserjcs
2e édition
JOURNAL
DE
EUGENE DELACROIX
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur en 1893.
E.Plon.Nournt & Cle Edit.
Imp .V Jacqueram
Eugène Delacroix
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JOURNAL
DB
EUGÈNE DELACROIX
TOME DEUXIÈME
1850-1854
NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS PAR MM. PAUL FLAT ET RENE PIOT
Portraits et fac-similé
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et O, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE-66
Tous droits réseiv?s
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JOTHECA
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Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
JOURNAL
DE
EUGENE DELACROIX
1850
Bruxelles, samedi 6 juillet. — Parti pour Bruxelles
avec Jenny, à huit heures, et nous étions arrivés à
cinq heures moins un quart. Cela tente vraiment pour
voyager.
Mauvaise installation dans l'auberge , qui me
donne de l'humeur.
Promenade, le soir, au Parc qui me paraît dune
tristesse extrême.
Je remarque en une foule de choses le manque
de goût de ce pays-ci, et quand on compare, j'ose
le dire, tous les pays avec la France, on éprouve
le même sentiment. Il y a dans ce parc, entre
autres ornements, des figures terminées par des
gaines qui entourent le bassin. C'était dans les inter-
valles qu'il les fallait! La manière inégale avec
laquelle les arbres s'élancent, les rend gauches et
de travers. Elles sont là comme par hasard. On voit
xi. 1
2 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
là des statues dont les piédestaux ont un pied de
hauteur; on peut converser avec ces héros et ces
demi-dieux, et les statues sont ordinairement plus
grandes que nature; elles sont disproportionnées,
l'agrandissement, dans ce cas, n'étant calculé qu'à
cause de la distance présumée où le piédestal doit
placer la figure.
Bruxelles, dimanche 7 juillet. — Le matin à
Sainte-Gudule.
Magnifiques vitraux du seizième siècle. Charles V à
genoux sous une espèce de portique qui laisse voir le
ciel dans le fond ; sa femme derrière lui ; lignes comme
celles de la Vierge, etc., du plus beau style italien.
La composition occupe toute la hauteur de la fenêtre
qui estime des deux de la croix de léglise. Celle d'en
face, même composition, plus remarquable encore
par le style; c'est aussi une figure d'empereur. Les
arabesques, les figures qui s'y touvent mêlées sont
incomparables. Il y a encore trois ou quatre fenêtres
du même style dans les fenêtres qui entourent le
chœur; dans l'une d'elles François Ier à genoux, ainsi
que l'empereur et sa femme derrière lui. Ils ont tous,
rois ou empereurs, la couronne en tête ; leur armure
dorée pour la plupart avec le tabar armorié jusqu'au-
dessus du genou ; ainsi les fleurs de lis sont azur, etc.,
le manteau royal aussi. Celui de François Ier est bleu
et fleurdelisé; celui de l'empereur est, je crois, de
brocart.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 3
l>ans la partie du chœur qui fait face, qui est la
chapelle de la Vierge, les fenêtres sont du siècle
suivant. C'est le style de Rubens châtié (1). L'exécu-
tion est très belle ; on a cherché à colorer comme dans
les tableaux, mais cette tentative, quoique aussi habile
que possible, est un argument en faveur des vitraux
des siècles précédents, et notamment de ceux doot
j'ai parlé plus haut (2). Le parti pris, la convention
pour simplifier sont absolument nécessaires.
Il y a au fond du choeur des vitraux, d'après les des-
sins de Navez (3), qui entrent dans les inconvénients de
ce genre bâtard. Il en résulte dans ces derniers, qui sont
l'ouvrage de mauvais artistes venus dans de mauvais
temps, qu'en voulant éviter ce qu'ils regardent comme
des effets fâcheux, en plaçant les plombs à la manière
des artistes anciens, ils les placent de manière à;
donner des idées toutes contraires à celles qu'ils veu-
lent exprimer, ou à faire des effets ridicules. Leurs
draperies et certaines parties qu'ils regardent comme
moins importantes ont l'air d'être entourées à dessein
de bordures noires, parce que leurs têtes, par exem-
(1) C'est l'expression même que Gros avait appliquée au talent de
Delacroix, en 1822, à propos du Dante et Virgile. Le rapprochement
nous a paru curieux à noter.
(2) Les plus beaux de ces vitraux ont été faits d'après les cartons de
trois artistes flamands : Frans Floris, Van Orley et Van Thulden.
(3) François-Joseph Navez, peintre belge né en 1787, mort en 1869.
Elève de David, il conquit en Belgique une grande réputation et devint
successivement directeur de l'Académie royale des beaux-arts de Bruxelles,
premier professeur de peinture à cette Académie, membre de l'Académie
royale de Belgique et correspondant de l'Institut de France.
% JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
pie, se détachant sur des ciels, sans être contournées
par des plombs, affectent de se rapprocher de F effet
des tableaux. Cet effet est complètement boiteux et
manqué. Ils cherchent ainsi à colorer les chairs outre
mesure. A quoi tient ce goût de certaines époques,
et à quoi encore cette sottise de certaines autres, qui
les rend impropres à reproduire même ce qui a été
déjà bien fait !
— Beau sujet : David jouant de la harpe pour cal-
mer les humeurs noires de Saùl. Il y a un petit tableau
de Lucas de Leyde (1). Voici ce qu'on lit dans le
catalogue : Saiil, courbé par l'âge et par l'adversité,
est assis dans une stalle sous un dais de pourpre.
Il soulève une pique. David, qui se tient debout en
face du roi, joue de la harpe. Diverses figures grou-
pées convenablement pour le sujet.
Pendant que je regardais les vitraux de la chapelle
de la Vierge, j'ai entendu, au milieu de la musique
très bonne qu'on exécutait, le psaume favori de Cho-
pin, de Juda vainqueur : voix d'enfants, accompa-
gnement d'orgue, etc. J'ai été un instant dans le ra-
vissement. C'est un argument à donner contre le
rajeunissement outré du chant grégorien ou plutôt
contre l'anathème prononcé si sottement contre les
efforts de la musique chez les modernes, pour parier
aux imaginations à l'église.
— Au Musée, dans la journée, et assez tard pour
(1) Lucas de Leyde, peintre et graveur hollandais (1494-1533).
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 5
ne pas voir assez longtemps. Rubens est là magni-
fique (1); la Montée au Calvaire (2), le Jésus qui veut
foudroyer le monde, enfin tous, à des degrés diffé-
rents, mont donné une sensation supérieure à ceux
d'Anvers. Je crois que cela tient à leur réunion dans
un seul local et tous rapprochés les uns des autres.
— Le soir à un petit théâtre : L'homme gris et le
sous-préfet. J'ai beaucoup ri.
Anvers, lundi 8 juillet. — Parti pour Anvers à huit
heures.
— Le Musée très mal arrangé. L'ancien faisait plus
d'effet (3). Les Rubens disséminés perdent beaucoup.
Je ne leur ai toutefois jamais trouvé à ce degré cette
supériorité qui écrase tout le reste. Le Saint François
que je n'estimais pas autant, a été mon favori cette fois,
et j'ai beaucoup goûté aussi le Christ sur les genoux
du Père éternel, qui doit être du même temps. Je lis
(1) Rappelons que Fromentin, comparant les deux Musées de Bruxelles
et d'Anvers, écrivait à ce propos, en jugeant l'œuvre de Rubens : « Si
j'écrivais l'histoire de Rubens, ce n'est point ici (à Bruxelles) que j'en
écrirais le premier chapitre : j'irais saisir Rubens à ses origines, dans ses
tableaux antérieurs à 1609; ou bien je choisirais une heure décisive, et
c'est d'Anvers que j'examinerais cette carrière si directe, où l'on aperçoit
à peine les ondulations d'un esprit qui se développe en largeur, agrandit
ses voies, jamais les incertitudes et les démentis d'un esprit qui se
cherche. » {Les Maîtres d'autrefois, p. 39.) Et plus loin il ajoute :
« Admire-t-on toujours? Pas toujours. Reste-t-on froid? Presque jamais. «
(2) Delacroix a traité plusieurs fois le même sujet (voir Catalogue
Bobaut, nos 1377-1379), et chaque fois sa composition rappelle beaucoup
celle du maitre flamand, dont il fit une peinture. (Voir même Catalogue,
n° 1941.)
(3) Depuis quelques années, le Musée a été encore transporté dans un
nouvel édifice spacieux et bien aménagé.
6 J0URNAL D'EUGENE DELACROIX.
dans le catalogue que le Saint François a été peint
quand Rubens avait quarante ou quarante-deux ans.
— U y a des primitifs très remarquables au fond.
En sortant, le Jésus flagellé, le Saint Paul..., chef-
d'œuvre de génie s'il en fut. Il est un peu déparé par
le grand bourreau qui est à gauche. Il faut vraiment
un degré de sublime incroyable pour que cette ridi-
cule figure ne gâte pas tout. A gauche, au contraire,
et à peine visible, un nègre ou mulâtre qui fait partie
des bourreaux, et qui est digne du reste. Ce dos en
face, cette tête qui exprime si bien la fièvre de la
douleur, le bras qu'on voit, tout cela est d'une inex-
primable beauté.
— Je n'ai pas vu Saint-Jacques : je voulais reve-
nir de bonne heure, et on ne se pressait pas d'ouvrir.
— J'avais été auparavant à Saint-Augustin. Grand
tableau de Rubens à l'autel, et fait pour la place. —
Mariage mystique de sainte Catherine ; superbe com-
position, dont j'ai la gravure; mais l'effet est nul, à
cause de la dégradation, de la moisissure et de
l'absence complète de vernis. — Le Christ sortant
du tombeau, de la cathédrale, est tout à fait invisible,
à cause de la moisissure.
Bruxelles, mardi 9 juillet. — Revenu à Bruxelles.
Je devais partir aujourd'hui; je me suis donné encore
ce jour.
J'ai fait une longue séance au Musée, où j'ai gre-
lotté tout le temps, malgré la saison.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 7
Le Calvaire et le Saint Liévin sont le comble de
la maestria de Rubens.
\a Adoration des mages, que je trouve supérieure à
celle d'Anvers, a de la sécheresse quand on la com-
pare à ces deux autres; on n'y voit point de sacri-
fices; c'est au contraire l'art des négligences à pro-
pos, qui élève si haut les deux favoris dont j'ai parlé.
Les pieds et la main du Christ à peine indiqués.
XI faut y joindre le Christ vengeur. La furie du
pinceau et la verve ne peuvent aller plus loin.
\u\Assomptioji (1) un peu sèche : la Gloire me paraît
manquée ; je ne puis croire qu'il n'y aiteu des accidents.
Il y a une belle Vierge couronnée, à droite en
entrant. Vigueur d'effet, point autant de laisser aller
que dans les beaux. Les nuages sont poussés jusqu'au
noir. Ce diable d'homme ne se refuse rien. Le parti
pris de faire briller la chair avant tout le force à des
exagérations de vigueur.
— Chez le duc d'Arenberg, vers deux heures.
Beau Rembrandt.
Tobie guéri par son fils. Esquisse de Rubens très
grossièrement dessinée au pinceau, quelques figures
ayant de la couleur, allégorie dans le genre de celle
du Musée.
(1) « Rien des années, écrit Fromentin, séparent V Assomption de la
Vierge des deux toiles dramatiques de Saint Liévin et du Christ montant
au Calvaire. » Il parle de « la main puissante, effrénée ou raffinée qui
peignait à la même heure le Martyre de saint Liévin, les Mages du Musée
d'Anvers, ou le Saint Georges de l'église Saint- Jacques » . (Fromentin,
les Maîtres d'autrefois, p. 40, 41.)
G JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Lion de Van Thulden (1) sur son fond frotté d'une
espèce de grisaille.
— Rubens indique souvent des rehauts avec du
blanc ; il commence ordinairement à colorer par
une demi -teinte locale très peu empâtée. C'est
là-dessus, à ce que je pense, qu'il place les clairs et
les parties sombres. J'ai bien remarqué cette touche
dans le Calvaire. Les chairs des deux larrons très
différentes, sans efforts apparents. Il est évident
qu'il modèle ou tourne la figure dans ce ton local
d'ombre et de lumière, avant de mettre ses vigueurs.
Je pense que ses tableaux légers comme celui-ci, et
un Saint Benoît, qui lui ressemble, ont dû être faits
ainsi. Dans la manière plus sèche, chaque morceau
a été peint plus isolément.
Se rappeler les mains de la Sainte Véronique, le
linge tout à fait gris ; celles de la Vierge à côté, dune
sublime négligence; les deux larrons sublimes de
tout point... La pâleur et F air effaré du vieux coquin
qui est par devant.
Dans le Saint François cachant le monde avec sa
robe, simplicité extraordinaire d exécution. Le gris
de l'ébauche paraît partout. Un très léger ton local
sur les chairs et quelques touches un peu plus
empâtées pour les clairs.
Se rappeler souvent l'étude commencée, de Femme
au lit, il y a un mois environ; le modelé déjà arrêté
(1) Théodore Van Thulden, peintre «t graveur flamand (1607-1676).
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 9
dans le ton local, sans rehauts d'ombres et de clairs;
j'avais trouvé cela, il y a bien longtemps, dans une
étude couchée (1). L'instinct m'avait guidé de bonne
heure.
Mercredi 10 juillet. — Quitté Bruxelles. Pays char-
mant entre Liège et Verviers. Passé à Aix-la-Cha-
pelle, sans pouvoir y entrer. Qu'il y a de temps
que j'y suis venu avec ma bonne mère, ma bonne
sœur et mon pauvre Charles !... Nous étions enfants
tous les deux... J'ai aperçu assez longtemps le Louis-
berg où nous allions enlever des cerfs-volants avec
Leroux, le cuisinier de ma mère. Où sont-ils tous?
Un peu avant, nous avions pris les voitures prus-
siennes, beaucoup plus étroites et incommodes que
celles des Belges. Route insipide jusqu'à Cologne.
Arrivés par une pluie continue. Logé à l'hôtel de
Hollande, sur le Rhin, d'où on a une très belle vue,...
à ce que j'ai conjecturé, à cause du brouillard et du
mauvais temps. Sensation triste de ces uniformes
étrangers et de ce jargon.
Le vin du Rhin, à dîner, m'a fait trouver la situation
tolérable; malheureusement, j'avais le plus mauvais
lit possible, quoique le logis fût un des plus considérés.
Jeudi 11 juillet. — Le matin, départ à cinq
heures et demie en bateau parla pluie. Ennuis exces-
(i) Voir Catalogue Robaut, n08 106 et 140.
10 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
sifs pour rembarquement, le bagage, etc. La veille,
à l'arrivée à Cologne, attente éternelle pour la visite
de la douane.
Le voyage a été assez agréable, à partir de Bonn;
les deux rives, surtout la rive droite, présentent de
beaux aspects de montagnes, qui sont un peu gâtées
par la culture. Vu, en passant, les Sept montagnes,
célèbres dans les légendes allemandes.
Arrivés à Goblentz vers une heure, et départ pour
Ems, où les ennuis du logement mont occupé jusqu'à
cinq ou six heures. Casé provisoirement avec Jenny,
dans une espèce de grenier, et le lendemain provi-
soirement encore, mais tolérablement.
Ge lendemain, après la visite du médecin, qui m'a
plu assez, et qui ne m'appelle que M. Sainte-Croix,
pris d'une petite migraine qui a été en empirant jus-
qu'au soir. Je n'ai rien mangé du tout et me suis guéri
de la sorte.
Ems, samedi 13 juillet. — Pris mon premier verre
d'eau.
Ouverture de la Flûte enchantée, en plein air, exé-
cutée par un petit orchestre, qui se tient là pour
amuser les buveurs d'eau.
L'après-midi, petite promenade vers la hauteur, en
passant le pont, et vu le cimetière et l'église. Tout cela
est charmant, et pourtant je vis dans l'insipidité (1).
(1) Delacroix écrit à Soulier : « Mes mauvais moments ont été dans
les promenades à l'usage des promeneurs, parce que j'y rencontrais des
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.. il
Est-ce que tout cela n'est point fait pour faire éprou-
ver quelque sentiment de plaisir, ou bien est-ce que
je commence à être moins susceptible? Je ne sais
comment je vais remplir mon temps. Je n'ai pas de
gravures, et n'ai de livres que Y Homme de cour et les
Extraits de Voltaire Je trouverai peut-être à en
louer.
Dimanche 14. — Aujourd'hui dimanche, je peux
dire que je suis rentré en possession de mon esprit.
Aussi est-ce le premier jour où j'ai trouvé de l'intérêt
à tout ce qui m'environne.
Ce lieu est vraiment charmant. J'ai été l' après
midi, et dans une bonne disposition, me promener
de l'autre côté de l'eau (1). Là, assis sur un banc, je
me suis mis à jeter sur mon calepin des réflexions
analogues à celles que je trace ici. Je me suis dit
et j« ne puis assez me le redire pour mon repos et
pour mon bonheur, — l'un et l'autre sont une même
chose, — que je ne puis et ne dois vivre que par l'es-
prit ; la nourriture qu'il demande est plus nécessaire
à ma vie que celle qu'il faut à mon corps. Pour-
quoi ai-je tant vécu ce fameux jour? (J'écris ceci deux
jours après.) C'est que j'ai eu beaucoup d idées qui
sont dans ce moment à cent lieues de moi.
faces fardées, habillées, bourgeoises ou aristocratiques, tous manne-
quins." (Correspondance, t. II, p. 52.)
(1) « ... A peine dans les champs, au milieu des paysans, des bœufs,
de quelque chose de naturel enfin, je rentrais dans la possession de
moi-même, je jouissais de la vie. » [Correspondance, t. II, p. 52.)
12 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Le secret de n'avoir pas d'ennuis, pour moi du
moins, c'est d'avoir des idées. Je ne puis donc trop
rechercher les moyens d'en faire naître. Les bons
livres ont cet effet, et surtout certains livres parmi
ceux-ci. La première condition est bien la santé; mais
même dans un état languissant, certains livres peu-
vent rouvrir la porte par où s'épanche l'imagination.
Jeudi 18 juillet. — « Dans la peinture et sur-
tout dans le portrait, dit Mme Cave dans son traité,
c'est l'esprit qui parle à l'esprit, et non la science qui
parle à la science. » Cette observation, plus profonde
qu'elle ne l'a peut-être cru elle-même, est le procès
fait à la pédanterie de l'exécution. Je me suis dit cent
fois que la peinture, c'est-à-dire la peinture maté-
rielle, n'était que le prétexte, que le pont entre l'es-
prit du peintre et celui du spectateur. La froide exac-
titude n'est pas l'art ; l'ingénieux artifice, quand il
plaît ou qu'il exprime, est l'art tout entier. La pré-
tendue conscience de la plupart des peintres n'est
que la perfection apportée à Y art d'ennuyer. Ces
gens-là, s'ils le pouvaient, travailleraient avec le même
scrupule l'envers de leurs tableaux... Il serait curieux
de faire un traité de toutes les faussetés qui peuvent
composer le vrai.
Dimanche 21 juillet. — Fait une promenade très
longue, en prenant par la ruelle qui est en face du
pont. Monté au plus haut de la montagne et revenu
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 13
par une autre route. J'ai trouvé tout à coup un petit
sentier charmant rempli de thyms et de genévriers,
et je me suis trouvé, à cette hauteur, au milieu des
champs cultivés, des blés mûrs, et des prairies un
peu en pente, à la vérité. Après avoir gravi de l'autre
côté parmi les rochers, on trouve ici un tout autre
aspect... Cette course a été au moins de trois heures.
— Dans la journée, je me suis mis sérieusement à
l'article de Mme Cave (1).
— J'ai résolu, ce qui m'a réussi, de boire l'eau
avant le dîner. Après le dernier verre, vers cinq
heures, je suis retourné dans ces charmantes prai-
ries, qui longent la Lahn, en passant le pont et en
prenant à gauche. J étais tout rempli d'idées que le
travail de la journée me faisait naître. Tout me sem-
blait facile. J'aurais fait, je crois, l'article d'une
haleine, si j'avais eu la force d'écrire pendant le
temps nécessaire.
J'écris ceci le lendemain, c'est-à-dire le lundi, et
ce beau feu s'est refroidi. Il faudrait, comme lord
Byron, pouvoir retrouver l'inspiration à comman-
dement. J'ai peut-être tort de l'envier en ceci, puis-
que dans la peinture j'ai la même faculté; mais soit
que la littérature ne soit pas mon élément ou que
je ne l'aie pas encore fait tel, quand je regarde ce
papier rempli de petites taches noires, mou esprit
(1) Cet article sur l' enseignement du dessin parut dans la Revue des
Deux Mondes, du 15 septembre 1850. Delacroix l'avait écrit à propos
du livre de Mme Elisabeth Cave : Le dessin sans maître.
U JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
ne s'enflamme pas aussi vite qu'à la vue de mon
tableau ou seulement de ma palette. Ma palette
fraîchement arrangée et brillante du contraste des
couleurs suffit pour allumer mon enthousiasme.
Au reste , je suis persuadé que si j'écrivais plus
souvent, j'arriverais à jouir de la même faculté en
prenant la plume. Un peu d'insistance est nécessaire,
et une fois la machine lancée, j'éprouve en écrivait
autant de facilité qu'en peignant; et, chose singulier* ,
j'ai moins besoin de revenir sur ce que j'ai fait. S il
ne s'agissait que de coudre des pensées à d'autres
pensées, je me trouverais plus vite armé et sur le
terrain dans l'attitude convenable; mais la suite à
observer, le plan à respecter, et ne pas embrouiller
le milieu de ses phrases, voilà ce qui fait la grande
difficulté et qui entrave le jet de l'esprit. Vous voyez
votre tableau d'un coup d'oeil; dans votre manuscrit,
vous ne voyez pas même la page entière, c'est-à-dire,
vous ne pouvez pas l'embrasser tout entière par
l'esprit; il faut une force singulière pour pouvoir en
même temps embrasser l'ensemble de l'ouvrage et le
conduire avec l'abondance ou la sobriété nécessaires,
à travers les développements qui n'arrivent que suc-
cessivement. Lord Byron dit que quand il écrit, il ne
sait pas ce qui va venir après, et qu'il ne s'en inquiète
guère. . . Sa poésie est en général dans le genre que
j'appellerai admiratif; il tient plus de l'ode que de la
narration, il peut donc s'abandonner à son caprice...
La tâche de l'histoire me semble la plus difficile ; il
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 15
lui faut une attention soutenue sur mille objets à la
fois, et à travers les citations, les énumérations pré-
cises, les faits qui ne tiennent qu'une place relative,
il lui faut conserver cette chaleur qui anime le récit
et en fait autre chose qu'un extrait de gazette.
L'expérience est indispensable pour apprendre tout
ce qu'on peut faire avec son instrument, mais surtout
pour éviter ce qui ne doit pas être tenté ; l'homme
sans maturité se jette dans des tentatives insensées;
en voulant faire rendre à l'art plus qu'il ne doit et ne
peut, il n'arrive pas même à un certain degré de supé-
riorité dans les limites du possible. Il ne faut pas
oublier que le langage (et j'appliquerai au langage
dans tous les arts) est imparfait. Le grand écrivain
supplée à cette imperfection par le tour particulier
qu'il donne à la langue. L'expérience seule peut don-
ner, même au plus grand talent, cette confiance
d'avoir fait tout ce qui pouvait être fait. Il n'y a que
les fous et les impuissants qui se tourmentent pour
l'impossible. Et pourtant il faut être très hardi!...
Sans hardiesse, et une hardiesse extrême, il n'y a pas
de beautés. Jenny me disait, quand je lui lisais ce
passage de lord Byron, où il vante le genièvre comme
son Hippocrène, que c'était à cause de la hardiesse
qu'il y puisait... Je crois que l'observation est juste,
tout humiliante qu'elle est pour un grand nombre de
beaux esprits, qui ont trouvé dans la bouteille cet
adjuvenlum du talent qui les a fait atteindre la crête
escarpée de l'art. Il faut donc être hors de soi, amens,
16 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
pour être tout ce qu'on peut être! Heureux qui,
comme Voltaire et autres grands hommes, peut se
trouver dans cet état inspiré, en buvant de l'eau et
en se tenant au régime !
24 juillet. — Le jour de fête du duc de Nassau.
La musique du régiment prussien a joué plusieurs
morceaux, un entre autres admirablement : c'était
un pot pourri d'airs de Freyschùtz.
Vendredi 2 août. — Promenade dans le bois de
sapins. Dessiné le clocher de l'église.
Samedi 3 août. — Promenade par le chemin qui
passe devant la petite église catholique.
Remonté assez loin, entre les deux montagnes;
parvenu à une entrée de bois fort intéressante : un
ravin très profond, dans lequel doit couler en hiver
un torrent étroit bordé de grands hêtres... Tournure
diabolique à la Robin des bois.
Dimanche 4 août. — Parti d'Ems à sept heures
environ. Route charmante dans une petite voiture,
qui nous laissait admirer le paysage; les bords de la
Lahn sont charmants. Château de Lahneck , ruine
escarpée. Déjeuné à Goblentz.
Embarqué à midi et demi. Chaleur extrême, qui a
un peu gâté le voyage. Les petites cultures, les vignes
continuellement disposées en étage sur toute la hau-
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 17
teur de ces montagnes augmentent l'uniformité et
ôtent l'aspect sauvage. Les ruines paraissent très
petites; cela tient à la grande largeur du Rhin. A
partir de Bingen, l'aspect change ; les rives sont plates,
mais ne manquent pas de charme... des îlots, des
saules, etc. : le soleil couchant faisait merveille.
Arrivé à Mayence de mauvaise humeur. Bien soupe
à l'hôtel du Rhin et passé une bonne nuit dans des
lits enfin passables.
Relevé la nuit, admiré le clair de lune sur le Rhin;
spectacle vraiment magnifique : le croissant, les
étoiles, etc.
Cologne y lundi 5 août. — Le matin aussi magni-
fique qu'avait été la nuit : le soleil en face et éblouis-
sant.
Parti à sept heures et demie. Fait la route très
rapidement et repassé par tout ce que j'avais vu la
veille, éclairé diversement. A Coblentz, de bonne
heure. Depuis Coblentz, resté dans la cabine du
bateau pour me reposer de la veille et éviter la
chaleur.
Avant quatre heures à Cologne, que j'ai trouvée tout
en fête, et pavoisée de tous les drapeaux allemands
possibles... On tirait des coups de canon sur le
Rhin, etc. Hôtel du Rhin, où je n'ai pas été aussi
bien qu'à Mayence.
Sorti vers cinq heures, a travers la ville qui me
rappelle beaucoup Aix-la-Chapelle... Très animée et
n. S
18 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
très intéressante. Couru à travers la ville par une
chaleur affreuse.
Vu l'église de Saiute-Marie du Capitale, que j'avais
prise pour Saint-Pierre. Attendu énormément pour
se faire ouvrir, dans une espèce de cloître rai* rangé,
mais qui a dû être beau. L'église, extérieurement,
du côté du chevet, très ancienne : gothique roman,
en pierres de diverses couleurs. Portique intérieur
très beau sous les orgues ; marbre blanc et noir.
Figures et petits tableaux, dans la nef, de la vie de
saint Martin et autres, composés pour la plupart
avec des figures de Rubens. Tableau double d'Albert
Durer dans une petite chapelle fermée.
De là, reparti pour trouver mon Saint Pierre. Après
avoir demandé inutilement, tiré d'embarras par un
confrère peintre en bâtiments qui, la brosse à la
main et ôtant pour ainsi dire son bonnet au nom de
Rubens , que tout le monde connaît ici , même les
enfants et les fruitières, m'a renseigné comme il a pu.
Église assez mesquine, précédée d'un cloître rempli
de petites stations, calvaire, etc. La dévotion est
extrême. Moyennant mes quinze silbergroschen ou
un florin ou deux francs, j'ai vu le fameux Saint
Pierre, lequel a pour envers une infâme copie. Le
Saint est magnifique; les autres figures qui me parais-
sent avoir été faites seulement pour l'accompagner,
et probablement composées et trouvées après coup,
sont des plus faibles, mais toujours de la verve... En
somme, j'en ai eu assez d'une fois. Je me rappelle
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 19
pourtant encore avec admiration les jambes, le torse,
la tête; c'est du plus beau, mais la composition ne
saisit pas.
Rentré exténué à travers les rues, mais dîné de
bonne heure.
Matines, mardi 6 août. — A Cologne. Je comptais
partir pour Bruxelles ou Malines dans la journée.
Forcé de partir à dix heures, à cause des heures de
départ.
Pris le commissionnaire pour aller voir la cathé-
drale. Ce malheureux édifice, qui ne sera jamais ter-
miné, est encombré, pour F éternité par conséquent,
de baraques et de planches servant aux travaux.
Saint-Ouen de Rouen, auquel on a cru devoir ajouter
les clochers qui lui manquaient, pouvait très bien
s'en passer; mais Cologne est à un état débauche
singulier, la nef n'est pas même couverte. Voilà ce
qu'on devrait s'appliquer à finir; le portail entraîne-
rait des travaux gigantesques, et les quelques pauvres
diables qu'on aperçoit et qu'on entend dans ces bara
ques picoter des morceaux de pierre n'avanceront
pas en trois siècles la besogne au dixième, à supposer
qu'on leur donne de l'argent.
Ce qui est fait est magnifique. On sent une impres-
sion de grandeur, qui m'a rappelé la cathédrale de
Séville. Le chœur et la croix sont faits depuis long-
temps. On s'est amusé à dorer et peindre en rouge
les chapiteaux du chœur. Les petits pendentifs sont
20 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
occupés par des figures d'auges en style soi-disant
raphaélesque, de l'effet le plus mesquin.
Plus j'assiste aux efforts qu'on fait pour restaurer
les églises gothiques, et surtout pour les peindre,
plus je persévère dans mon goût de les trouver d'au-
tant plus belles qu'elles sont moins peintes. On a
beau me dire et me prouver qu'elles l'étaient, chose
dont je suis convaincu, puisque les traces existent
encore, je persiste à trouver qu'il faut les laisser
comme le temps les a faites; cette nudité les pare
suffisamment; l'architecture a tout son effet, tandis
que nos efforts, à nous autres hommes d'un autre
temps, pour enluminer ces beaux monuments, les
couvrent de contresens, font tout grimacer, rendent
tout faux et odieux. Les vitraux que le roi de Bavière
a donnés à Cologne sont encore un échantillon mal-
heureux de nos écoles modernes; tout cela est plein
du talent des Ingres et des Flandrin. Plus cela veut
ressembler au gothique, plus cela tourne au colifi-
chet, à la petite peinture néo-chrétienne des adeptes
modernes. Quelle folie et quel malheur, quand cette
fureur, qui pourrait s'exercer sans nuire dans nos
petites expositions, est appliquée à dégrader de beaux
ouvrages comme ces églises! Celle de Cologne est
remplie de monuments curieux : des archevêques, des
guerriers, des retables, tableaux ou sculptures, repré-
sentant la Passion, etc.
Vu en sortant l'église des Jésuites. Voilà le con-
tre-pied de ce que nous faisons aujourd'hui : au lieu
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 21
de s'amuser à imiter des monuments dune autre
époque, on faisait ce qu'on pouvait, mêlant gothique,
Renaissance, tous les styles enfin; et de tout cela des
artistes vraiment artistes savaient faire des ensembles
charmants. On est ébloui dans ces églises de la pro-
fusion des richesses en marbres, statues, tombeaux,
tapissant les murs et s'étalant sous les pieds. Des
stalles en bois se prolongent tout le long des murs;
l'orgue orné, etc.
En revenant, à l'Hôtel de ville : édifice charmait,
de la Renaissance ; en face, une maison probablement
du temps de Henri IV : très imposant style rustique.
Cette ville est des pins intéressantes, animée, gaie
et, sauf les uniformes prussiens qui me font un effet
désagréable, faite pour l'imagination.
En allant au chemin de fer, revu l'extérieur des
tours, etc.
— Parti à dix heures; chaleur extrême et route
fatigante. Corvée des douanes, avant Verviers ou
à Verviers même.
Ecrivassé pendant la route sur mon petit calepin.
— Arrivé à Malines à six heures environ. Bon petit
hôtel de Saint-Jacques et bon souper qui m'a remis.
Les grands hommes qui écrivent leurs mémoires ne
parlent pas assez de l'influence d'un bon souper
sur la situation de leur esprit. Je tiens fort à la terre
par ce côté, pourvu toutefois que la digestion ne
vienne pas contre-balancer l'effet favorable de Cérès
et de Bacchus. Encore serait-il vrai que, tout le temps
22 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
qu'on tient table et même encore quelque temps
après, le cerveau voit les choses sous un autre aspect
qu'auparavant. C'est une grande question qui humilie
certains hommes, qui se croient ou qui se voudraient
beaucoup plus qu'hommes, que ce feu qui naît de la
bouteille et vous porte plus loin que vous n'eussiez
été sans cela. Il faut bien s'y résigner, puisque non
seulement cela est, mais que, de plus, cela est fort
agréable.
Matines, 7 août. — Couru les églises à Malines.
Église de Saint-Jean : là, Y Adoration des rois, le
Saint Jean dans la chaudière , et le Saint Jean-
Baptiste, trois chefs-d'œuvre. C'est au rang des plus
beaux. Les volets sont beaux aussi. Saint Jean écri-
vant, l'aigle au-dessus de lui, et de l'autre le Baptême
de Notre-Seigneur. J'ai été voir le sacristain pour lui
demander de les dessiner.
De là, à la cathédrale de Saint-Rombaud (Rumol-
dus). Magnifique église. Monuments de tous côtés :
statues couchées des archevêques dans le chœur;
statues des douze apôtres dans la nef, adossées
aux piliers. La même chose à l'église de Sainte-
Marie, où est la Pêche miraculeuse. Il y a dans
la cathédrale un Van Dyck, le Christ au milieu des
larrons, que j'ai trouvé très faible. Très grand tableau.
Les tons bistrés dans les ombres le rendent très
triste.
A Sainte-Marie, la Pêche de Rubens, avec les
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 25
côtés, y compris les volets dont saint Pierre debout,
de face, les clefs au-dessus de lui. De l'autre, saint
André vêtu de couleurs obscures et déjà presque
invisible par la moisissure, ainsi que la Pêche, qui
commence à se ternir. Rubens est le peintre qui a le
plus à perdre avec cette dégradation. Son habitude
constante de faire les chairs plus claires que le reste
en fait comme des fantômes quand les fonds sont
devenus obscurs. Il est obligé de les pousser au
sombre pour faire ressortir les tons des chairs.
Matines, jeudi 8 août. — Parti pour Alost, à sept
heures. Rencontré Raisson (1) à la station. Cette vieille
figure de camarade m'a fait plaisir. Il est un peu froid,
et cela n'en vaut peut-être que mieux. Nous avons été
ensemble jusqu'à Audeghen, où j'ai pris l'omnibus
d' Alost. Les ennuis de ce petit voyage étaient sauvés
par le sentiment de plaisir que me cause ce pays, et
aussi par cette vie décousue qui a son charme.
Arrivé par la pluie, descendu chez la bonne dame
de l'auberge des Trois Rois, pauvre auberge de
commis marchands.
J'ai commencé par aller voir le tableau : j'ai vu
tout de suite, quoi qu'on prétende qu'il a peu souf-
fert, que son aspect lisse et jaune était l'effet de
(1) Horace Raisson (1798-1854), homme de lettres et journaliste, a
été un des collaborateurs de Balzac. C'était un des plus anciens cama-
rades de Delacroix, qui l'avait connu vers 1816. (Voir Catalogue Robaut,
nM 62, 63, 192, 1469.)
24 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
la restauration. Il y a au-dessous, sur F autel, deux
esquisses de Rubens, représentant saint Roch.
Revenu déjeuner à 1 auberge et attendu ï heure de
retourner. Enfin, passé deux heures seul dans l'église
à faire un croquis.
J'ai été, dans ce voyage, la providence des be-
deaux.
A trois heures, reparti en société de trois prêtres
dune gaieté remarquable. Ils ont l'air dans ce pays
d'être tout à fait chez eux; ils ont cet air heureux et
confiant qui ne se rencontre pas, chez nous, chez les
gens de cette robe.
Mali nés, vendredi 9 août. — Malines. Couru encore
les églises dans la matinée ; la Pèche m'a paru bien
plus belle ; le Saint Pierre et le Saint André, qui ser-
vent de volets, admirables. Le Tobie, qui est l'envers
du volet de saint André, est moins remarquable que
l'autre, qui est le poisson trouvé par saint Pierre.
... Quelle aisance dans ce saint Pierre debout, drapé
dans son manteau ! Qu'il a peu cherché pour cela !
Ces pieds vigoureux, cet arrangement puissant, ce
bout de filet qui pend ! Quelle force et quelle fa-
cilité (l) !
(1) « Ce qu'il y a de vraiment extraordinaire dans ce tableau, ^râce aux
circonstances qui me permettent de le voir de près et d'en saisir le travail
aussi nettement que si Rubens l'exécutait devant moi, c'est qu'il a l'art
de livrer tous ses secrets, et qu'en définitive il étonne à peu près autant
que s'il n'en livrait aucun. Je vous ai déjà dit cela de Rubens, avant
que cette nouvelle preuve me fût donnée. » (Fromentin, Les Maîtres
d'autrefois, p. 61.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 25
Charmante Elévation en croix. Bas-relief dans les
bas côtés.
Temps charmant. Couru les autres églises avec
un plaisir extrême. D'abord Notre-Dame d Answyck :
église moderne et bizarre ; grands bas-reliefs au-
dessus des arcades portant le dôme. Portement de
croix, etc. Chaire à prêcher : Adam et Eve se cachant
après le péché.
Pris les remparts par le temps le plus gai, pour
aller à l'église Saint-Pierre et Saint-Paul, très belle
église style Louis XIV, très riche, la plus riche
de là.
Enfilades de tableaux représentant des miracles de
Jésuites et autres religieux, peu remarquables, mais
faisant leur effet, adossés aux murs et dans l'archi-
tecture. Peintres occupés à repeindre les piliers. On
repeint sans cesse ici.
La place de l'Église a fort bon air.
Revenu à Saint-Rombaud et revu le Van Dyck, qui
m'a moins déplu.
Rentré fatigué. J'avais abusé un peu, dans l'in-
tention où j'étais d'aller dessiner. Reposé une heure
environ et parti avec Jenny pour l'église Saint-Jean,
où j ai dessiné deux ou trois heures. Acheté des
pots détain.
Le soir, je suis sorti de nouveau par la porte de
ville qui est au bout de notre rue. Le matin, j'avais
fait cette connaissance ; le soir, elle était très pitto-
resque.
26 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Revenu près de l'église de Notre-Dame. Dévotion
des femmes devant les stations.
Je me suis enfoncé dans les rues. Côtoyé un grand
canal, et enfin, vers neuf heures, je me suis perdu
vers la cathédrale, dont j'ai eu de la peine à revenir.
Samedi IQaoût. — Samedi matin, parti pour An-
vers. Une certaine lâcheté me faisait hésiter; j'ai eu
tout sujet de m'applaudir, comme on verra, de mon
courage.
Parti à sept heures. Déjeuné au Grand Laboureur.
Des Anglais, toujours et partout!
Cathédrale : le tableau d'autel.
Couru après Braekeleer (1), qui se faisait d'abord
tirer l'oreille, et qui m'a enfin donné rendez-vous
pour le soir à six heures et demie.
Église Saint-Jacques Saint-Paul ; les Jésuites, que
j'ai fort admirés et qui ma fait penser à l'ornementa-
tion de ma chapelle ; marbres incrustés, etc.
Le port d'Anvers.
Saint-Antoine de Padoue. Église petite. Un Rubens
médiocre, représentant le Saint et la Vierge, — La
Flagellation de saint Paul, plus sublime que jamais.
— Le Calvaire dans ladite église. Je me suis rappelé
que je l'avais vu il y a onze ans, dans des circonstances
différentes.
(1) Ferdinand de Braekeleer, peintre belge, né en 1792, un des plus
brillants représentants de l'école belge contemporaine. M. de Braekeleer
était alors conservateur du Musée d'Anvers.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 27
Enfin le Musée. Fait un croquis d'après Cranach.
Admiré les Ames du purgatoire, c'est de la plus belle
manière de Rubens. Je ne pouvais me détacher du
tableau de la Trinité, du Saint François, de la Sainte
Famille, etc. Enfin, le jeune homme qui copie le
grand Christ en croix ma prêté son échelle, et j'ai
vu le tableau dans un autre jour. G1 est du plus beau
temps ; la demi-teinte est franchement tournée dans
la préparation et les touches hardies de clair et
d'ombres mises dans la pâte très épaisse, surtout dans
le clair. Comment ne me suis-je aperçu que main-
tenant à quel point Rubens procède par la demi-
teinte, surtout dans ses beaux ouvrages? Ses esquisses
auraient dû me mettre sur la voie. Contrairement à
ce qu'on dit du Titien, il ébauche le ton des figures
qui paraissent foncées sur le ton clair. Cela explique
aussi qu'en faisant le fond ensuite et par un besoin
extrême de faire de l'effet, il s'applique à rendre les
chairs brillantes outre mesure en rendant le fond
obscur. La tête du Christ, celle du soldat qui des-
cend de l'échelle, les jambes du Christ et celles de
l'homme supplicié très colorées dans la préparation,
et clairs posés seulement à petites places. La Ma-
deleine remarquable pour cette qualité : on voit clai-
rement les yeux, les cils, les sourcils, les coins de la
bouche dessinés par-dessus, je crois, dans le frais,
contrairement à Paul Véronèse.
Se rappeler aussi les Ames du purgatoire. La
demi-teinte tournée est évidente dans les figures du
28 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
bas et les touches qui reviennent dessiner les traits.
L'esquisse du tableau devait être bonne pour mettre
à même de faire le tableau ainsi et à coup sûr. Cher-
cher dans l'esquisse et aller sûrement dans l'exécution
du tableau.
— Le soir, après dîner, parti par un beau soleil,
pour aller chez Braekeleer; admiré, en remontant sa
rue, de magnifiques chevaux flamands, un jaune et
un noir.
Vu enfin la fameuse Elévation en croix : émotion
excessive! Beaucoup de rapports avec la Méduse..,
Il est encore jeune et pense à satisfaire les pédants...
Plein de Michel- Ange. Empâtement extraordinaire.
Sécheresse qui touche au Mauzais-se, dans quelques
parties, et pourtant point choquante. Cheveux très
sèchement faits dans des têtes frisées, dans le vieil-
lard à tête rouge et à cheveux blancs qui soulève la
croix en bas à droite, dans le chien, etc. ; n'est point
préparé par la demi-teinte. Dans le volet de droite,
on voit des préparations empâtées comme celles que
je fais souvent et le glacis par-dessus, notamment dans
le bras du Romain, qui tient le bâton, et dans les cri-
minels qu'on crucifie. Encore plus probable, quoique
dissimulé par le fini, dans le volet de gauche. La
coloration a disparu dans les chairs, dont les clairs
sont jaunes et les ombres noires. Plis étudiés pour
faire du style, coiffures soignées. Plus de liberté,
quoique d'un pinceau académique, dans le tableau du
milieu, mais entièrement libre et revenu à sa nature,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 29
dans le volet du cheval, qui est au-dessus de tout.
Cela m'a grandi Géricault, qui avait cette force-là,
et qui n'est en rien inférieur. Quoique dune peinture
moins savante dans Y Elévation en croix, il faut avouer
que l'impression est peut-être plus gigantesque et plus
élevée que dans les chefs-d'œuvre. Il était imbu d'ou-
vrages sublimes; on ne peut pas dire qu'il imitait.
Il avait ce don-là, avec les autres en lui. Quelle dif-
férence avec les Carrache! En pensant à eux, on voit
bien qu'il n'imitait pas; il est toujours Rubens.
Gela me sera utile pour mon plafond (1). J'avais ce
sentiment quand j'ai commencé. Peut-être le devais-je
aussi à d'autres? La fréquentation de Michel-Ange a
exalté et élevé successivement au-dessus d'eux-mêmes
toutes les générations de peintres. Le grand style ne
peut se passer du trait arrêté d'avance. En procédant
par la demi-teinte, le contour vient le dernier : de
là plus de réalité, mais plus de mollesse et peut-être
moins de caractère.
Le soir, Braekeleer, qui m'avait dit qu'il lui serait
impossible de me faire revoir les tableaux le lende-
main, qu'il avait une partie, je ne sais quoi, est revenu,
s étant ravisé, je crois, sur ce que d'autres lui auront
fait sentir que je méritais qu'on se dérange pour moi;
est revenu, dis-je, me chercher pour passer la soirée
avec ses amis les artistes et me promettre qu'il me
mènerait derechef le lendemain.
(1) Galerie d' Apollon.
30 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Achevé la soirée avec M. Leys (l), un autre peintre
et un amateur. Ils m'ont reconduit à mon hôtel des
Pays-Bas.
Matines, dimanche 11 août. — A Anvers. Vers
dix heures , Braekeleer est venu me prendre pour
retourner voir les tableaux de Rubens en restaura-
tion. Cet intarissable bavard m'a gâté cette seconde
séance en étant sans cesse sur mon dos et ne parlant
que de lui. L'impression d'hier soir, au crépuscule,
avait été la bonne.
J'ai été tellement fatigué qu'après lavoir accom-
pagné chez l'amateur qui m'avait invité la veille à
voir ses tableaux, je suis rentré à mon auberge, et j'ai
dormi au lieu de retourner au Musée, ce qui aurait
complété mes observations d'hier. Je suis donc resté
paresseusement, écoutant le carillon qui m'enchante
toujours, en attendant le dîner.
Nous partons à sept heures et demie. Trouvé au
chemin de fer M. Van Huthen et un M. Cornelis,
major d'artillerie, qui a été fort aimable et fort em-
pressé, regrettant de n'avoir pu mètre utile. Mes
amis ne me montrent pas cet intérêt-là. Il faut que la
personne d'un homme dont le public s'occupe soit
inconnue pour que ce sentiment d'empressement per-
siste. Quand on a vu plusieurs fois un homme remar-
(1) Henri Leys, peintre belge, né en l€l5, mort en 1869, élève de
Ferdinand de Braekeleer, son beau-frère. Son œuvre est considérable et
des plus remarquables.
JOURNAL DTEUGENE DELACROIX. ai
quable, on le trouve fort justement à peu près sem-
blable à tous les autres! Ses ouvrages nous lavaient
grandi et lui prêtaient de l'idéal. De là le proverbe :
« Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre. »
Je crois qu'en y pensant mieux, on se convaincra qu'il
en est autrement. Le véritable grand homme est bon
à voir de près. Que les hommes superficiels, après
s'être figuré qu'il était hors de la nature comme des
personnages de roman, en viennent très vite à le
trouver comme tout le monde, il n'y a là rien d'éton-
nant. Il appartient au vulgaire d'être toujours dans
le faux ou à côté du vrai. L'admiration fanatique et
persistante de tous ceux qui ont approché Napoléon
me donne raison.
Le dimanche soir, en rentrant à Malines, sen-
sation agréable de m'y retrouver. Tous ces bons Fla-
mands étaient en fête ; ces gens-là sont bien dans
notre nature française.
— Dessiné de mémoire tout ce qui m'avait frappé
pendant mon voyage d'Anvers.
Bruxelles, lundi 12 août. — Sorti à neuf heures.
Hôtel Tirlemont. Revu la cathédrale et ses magni-
fiques vitraux. Dessiné trop tôt et trouble d'estomac
qui m'a causé un accident passager dont je me suis
senti toute la journée. C'est en allant au Musée. J'y
suis resté cependant jusqu'à trois heures.
— Tableau de Flinck. Celui de la première salle
librement peint.
32 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Le coup de lance. Le soldat qui perce le côté,
dune tonalité plus foncée que le larron qui est der-
rière, ce qui l'enlève parfaitement. Le larron, d'im
ton doré, — son linge également de même valeur qui
se confond avec le ciel qui est d'un gris chaud. Le
cou du cheval plus clair : — un luisant très vif sur
l armure sous le bras du soldat à la lance, et le ciel
très bleu entre les bras de l'autre.
La lumière dégradée sur les jambes du Christ
depuis les genoux. La tête, le bras et l'autre main de
la Madeleine très vifs. Les pieds du Christ, très demi-
teintés, mais d'une légèreté admirable. Le genou se
détachant à merveille sur le bras et la main de la Ma-
deleine. Tout le genou du soldat qui descend de
l'échelle, d'une valeur analogue aux pieds du Christ,
sauf quelques luisants, mais doux.
Le linge du haut du bras de la Madeleine d'un
blanc mat, quoique vif et analogue au col. La partie
éclairée de l'échelle qui sépare ses cheveux du man-
teau rouge de saiut Jean, d'un gris perle jaunâtre,
presque comme les cheveux.
L'échelle contre les jambes du larron, ses deux
jambes (sauf le genou droit un peu plus coloré), mais
les pieds surtout, sauf l'ombre, du même ton ^ris
bleuâtre, brunâtre. La croix près des pieds, de
même. Le ciel à peu près de même valeur. Le bras
du soldat se détache de la jambe du larron, seulement
parce qu'il est un peu plus rouge.
Le groupe de la Vierge plus sombre en masse que
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 33
la Madeleine, quoique dans le clair; mais la tête très
brillante, quoiqu'un peu moins que la Madeleine, et
les mains aussi brillantes que possible. Le saint Jean
dune valeur très demi-teintée du haut en bas. Le
manteau bleu de la Vierge un peu plus clair que le
rouge du manteau. Sa robe gris violet un peu plus
foncée.
Le bâton de l'échelle a un clair qui se prolonge
jusqu'à la jambe du larron.
La tête de la Madeleine se détache à merveille sur
la partie demi-teinte claire du bois de la croix et par
derrière sur le ciel de même valeur; comme je
l'ai dit, toute cette grappe sublime de 1 échelle,
des pieds du larron, des jambes du soldat, de la cui-
rasse foucée avec son luisant qui relève le tout.
— Les petites esquisses sont bien plus fermes et
mieux dessinées que les grands tableaux.
— Promenade dans le parc, pour me remettre,
par un temps gris. Descendu dans l'enfoncement.
Le soir, promenade vers le théâtre et à travers les
passages, J'aimais à revoir tous ces lieux où je me
suis plu il y a onze ans.
Mardi 13 août. — Je lis à Bruxelles, dans le jour-
nal, qu'on a fait à Cambridge des expériences
photographiques pour fixer le soleil, la lune et même
des images d'étoiles. On a obtenu de l'étoile Alpha,
de la Lyre, une empreinte de la grosseur d'une
tête d'épingle. La lettre qui constate ce résultat fait
ii. a
34 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
une remarque aussi juste que curieuse : c'est que la
lumière de l'étoile da guerre otypée mettant vi î^t ans
à traverser l'espace qui la sépare de la terre, il en
résulte que le rayon qui est venu se fixer sur la pla-
que avait quitté sa sphère céleste longtemps avant
que Daguerre eût découvert le procédé au moyen
duquel on vient de s'en rendre maître
J'ai été languissamment au Musée ; j'étais sous
l'impression du malaise d'hier. Il y avait des courants
d'air qui m'ont chassé.
Le matin, j'avais été chercher M. Van Huthen, au
bout de la ville; il m'a mené chez quelques marchands
d'estampes. J'ai remarqué de plus en plus combien le
Portement de croix, le Christ foudroyant le moîide,
le Saint Liévin caractérisent une manière à part chez
Rubens. Je crois que c'est la dernière. C'est la plus
habile. L'opposition des tableaux voisins ne sert qu'à
faire ressortir cette différence, h' Assomption est très
sèche. Il en est de même de Y Adoration des mages,
qui m'avait tant séduit le premier jour, sans doute à
cause du soir.
Paris, mercredi 14 août. — Parti de Bruxelles à
neuf heures. Journée assez fatigante. Arrivé à Paris
vers six heures.
Trouvé dans la diligence un original de soixante-
dix ans ressemblant à M. Bertin le père, qui a une
excellente philosophie ; il vit à Louviers chez ses
enfants. Le bonhomme s'est gardé la libre disposition
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 85
de son argent qui n'est pas considérable, à ce qu'il dit,
mais qui, employé comme il le sait faire, le rend très
heureux. A tout instant il part, il va faire un voyage
et revient quand il a assez de ses tournées. Il vit cer-
tainement davantage.
— Il me semble qu'il y a trois mois que j'ai quitté
Paris.
Samedi 17 août. — Ton fin pour demi-teinte d'or et
pour draperie neutre propre à relever ce qui entoure
par une opposition : Base, chrome le plus clair. —
Demi-teinte, soit terre d'ombre, soit terre de Cassel
blanc. Ocre ou autre ajouté suivant la convenance.
Ton jaune pour le ciel après le ton clair de jaune
de Naples et blanc, qui entoure l'Apollon (1) : ocre
jaune, blanc , chrome n° 2. En dégradant, la terre
d'ombre naturelle substituée à X ocre jaune.
Clairs du manteau de l'Eole : terre d'Italie natu-
relle, vermillon. Ombres : laque brûlée, terre d'Ita-
lie brûlée.
Clairs de la robe d'Iris : vert émeraude, jaune de
chrome n° 2. — Ombres : vert émeraude, terre d'Ita-
lie naturelle.
Pour le ciel, le ton doré, à partir de la Gloire, clair
autour du soleil : la terre d'Italie naturelle et blanc;
le ton bleu de Prusse et blanc vient s'y marier, mais à
sec.
(1) Voir Catalogue Bobaut, n° 1118.
36 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
— Pour préparer les figures pour le tableau, par-
tir d'un bon trait, et quand Andrieu aura appliqué
la couleur et commencé à tourner sa figure, le
redresser dans ce premier travail et tâcher d'obtenir
qu'il en vienne à bout avec cette aide. . . Les retouches
que je ferai seront plus faciles. Il faudrait con-
server le trait et le perfectionner même avant de
s en servir, de manière à poncer de nouveau sur la
préparation peinte, quand le dessin se perdra.
Il faudra suivre en tout la préparation des décora-
teurs, et particulièrement pour les figures éloignées ;
les modeler avec teintes plates, comme nous avons
fait dans le carton, les tailler par l'ombre, et pour
ainsi dire sans ajouter de clairs.
Vendredi 25 août . — Un critique dit de M . Bazin (1):
« M. Bazin est un homme de beaucoup d'esprit et qui
se pique de n'avoir rien, en écrivant, de l'érudit de
profession et du pédant. » Je me permettrai seulement
de demander si, dans cette abstinence absolue de toute
citation et de toute note en un genre d'ouvrage qui
les réclame naturellement, si dans cette suppression
exacte de tout nom propre moderne, là même où
l'auteur y songe le plus et y fait allusion, si dans
cette attention tout épigrammatique de ne laisser
sans rectification aucune des petites erreurs d' autrui,
(1) Il s'agit ici de Bazin, historien, né en 1797, mort en 1850, auteur
d'ouvrages historiques estimés, notamment une Histoire de France sous
Louis XIII et sous le cardinal Mazarin, qui ohtint le prix Gobert.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 37
il n'y a pas une sorte de pédantisme. L'honnête
homme est celui qui ne se pique de rien, a dit
La Rochefoucauld; M. Bazin se pique d'être honnête
homme. Quand on fait un métier, il faut franchement
en être; c'est à la fois plus simple, plus commode, et
de meilleur goût.
— Ce que dit M. Villemain de l'histoire (quelle
est toujours à faire, etc.) peut se dire de tout. Non
seulement je puis trouver, dans les récits d'un autre,
matière à de nouveaux récits intéressants à mon
point de vue, mais le propre récit que je viens de
faire, je le referai de vingt manières différentes. Il n'y
a probablement que Dieu ou qu'un dieu pour ne dire
des choses que ce qui doit en être dit.
Mardi 3 septembre. — Commencé au Louvre pour
le plafond (1).
J'ai aidé Andrieu à tracer les carreaux sur le
carton.
Mardi 17 septembre. — Reçu la visite de M. Lau-
rens, de Montpellier, avec un M. Schirmer (2),
paysagiste de Dusseldorf, et M. Saint-René Taillan-
dier (3), de la Revue, qui m'a plu.
(1) Apollon vainqueur du serpent Python.
(2) Jean-Guillaume Schirmer, peintre allemand, né en 1807, mort en
1863. Il est, à vrai dire, le fondateur de l'école de paysage de Dussel-
dorf. En 1854, il fut appelé à la direction de l'école des beaux-arts de
Carlsruhe.
(3) Saint-René Taillandier, littérateur, né en 1817, mort en 1879. D'à-
38 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Puis Bonvin (1) avec une lettre de Mme Sand. Il a
également de bonnes manières. Une Mme Camilla
Gondolfi, pittrice sarda ; elle habite Gênes et Turin
pendant les sessions.
— Laurens m'apprend que Ziegler (2) fait une
grande quantité de daguerréotypes, et entre autres
des hommes nus. J irai le voir pour lui demander de
m'en prêter.
Mereredi 18 septembre. — Visite de Wappers (3).
Il me parle de l'alumine. En la broyant avec tous les
tons possibles, on obtient un transparent qui en fait
une laque.
Lundi 23 septembre. — Wappers, Halévy, Mer-
cey, Duban ont dîné avec moi. Delaroche n'était pas
à Paris.
24 septembre . — Je remarquais dans la Susanne, de
Paul Véronèse, combien l'ombre et la lumière sont
bord professeur de littérature, puis collaborateur très actif de la Revue
des Deux Mondes, il obtint en 1863 la chaire d'éloquence française à la
Faculté de Paris et fut nommé en 1873 membre de l'Académie française.
(1) François Bonvin, peintre, né en 1817, mort en 1887. Bonvin peut
être considéré comme un des meilleurs peintres de genre de notre
époque.
(2) Jules-Claude Ziegler, peintre, né en 1804, mort en 1856. Elève
d'Ingres, il débuta au Salou de 1832 par des tableaux qui commen-
cèrent sa réputation. II est l'auteur de la peinture qui décore la grande
coupole de la Madeleine. Ziegler tient une place distinguée parmi les
peintres de la première moitié de notre siècle.
(3) Baron Wappers, peintre belge, né à Anvers en 1803, mort en 1874.
II mérite d'être cité parmi les principaux peintres d'histoire de ce temps.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 39
simples chez lui-même sur les premiers plans. Dans
une vaste composition comme le plafond, c'est encore
bien plus nécessaire. La poitrine de la Susanne sem-
ble d'un seul ton, et elle est en pleine lumière; ses con-
tours sont également très prononcés : nouveau moyen
d'être clair à distance. Je l'ai éprouvé également sur
le carton, après avoir tracé autour des figures un con-
tour presque niais et sans accents.
— Sur le préjugé qu on naît coloriste et qu'on
devient dessinateur, ou bien le « nascuntur poetœ,
fiun t or a tores » .
— Sur les peintres-poètes et les peintres-prosa-
teurs.
Dimanche 29 septembre. — Mme Cave est venue
me lire partie de son traité de l'aquarelle, plein de
choses charmantes.
En regardant l'esquisse que j'ai colorée de mé-
moire du Portement de croix de Rubens, je me dis
qu'il faudrait ébaucher ainsi les tableaux avec cette
intensité de ton qui manque un peu de lumière, mais
qui établit les rapports de localité, et ensuite se livrer
là-dessus et mettre la lumière et les accents avec la
fantaisie et la verve nécessaires; ce serait le moyen de
l'avoir (cette verve) quand il le faut, pour n'en pas
dépenser inutilement, c'est-à-dire à la fin. C'est le
contraire qui arrive le plus souvent, et à moi particu-
lièrement.
On voit dans le tableau de Van Dyck (je ne parle
40 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
pas de ses portraits) qu'il n'avait pas toujours la har-
diesse nécessaire pour revenir vivement et avec inspi-
ration sur cette préparation où la demi-teinte domine
un peu trop.
Il faut à la fois concilier ce que Mme Cave me
disait de la couleur couleur et de la lumière lumière :
faire trop dominer la lumière et la largeur des plans
conduit à l'absence de demi-teintes et par conséquent
à la décoloration; l'abus contraire nuit surtout dans
les grandes compositions destinées à être vues de
loin, comme les plafonds, etc. Dans cette dernière
peinture, Paul Véronèse l'emporte sur Rubens par la
simplicité des localités et la largeur de la lumière.
(Se rappeler la Susanne et les vieillards du Musée,
qui est une leçon à méditer.) Pour ne point paraître
décolorée avec une lumière aussi large, il faut que la
teinte locale de Paul Véronèse soit très montée
de ton.
Mercredi 9 octobre 1850. — Donné au sieur
Lacroix, pour Bourges, marchand de couleurs incen-
dié, un petit pastel représentant un Tigre cjui lèche
sa patte (1).
Mercredi 16 octobre. — Des licences pittoresques.
Chaque maître leur doit souvent des effets les plus
sublimes : l'inachevé de Rembrandt, l'outré de
(1) Voir Supplément au Catalogue Robaut, n° 309.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 41
Rubens. Les médiocres ne peuvent oser de la sorte ;
ils ne sont jamais hors d'eux-mêmes. La méthode
ne peut tout régler; elle conduit tout le monde jus-
qu'à un certain point. Comment aucun des grands
artistes n'a-t-il essayé de détruire cette foule de pré-
jugés? ils auront été effrayés de la tâche et auront
abandonné la foule à ses sottes idées.
Cfiamprosay. samedi 19 octobre. — Payé à Joseph
Tissier, ce jour ou deux auparavant, la somme de
55 francs pour vingt-deux journées de travail au jar-
din. Il a eu F effronterie de me présenter ce résultat
depuis mon départ. De plus, 2 fr. 50 pour un jardi-
nier, auquel il a acheté des fleurs.
3 novembre. — Rubens met franchement la demi-
teinte grise du bord de l'ombre entre son ton local de
chair et son frottis transparent. Ce ton chez lui règne
tout du long. Paul Véronèse met à plat la demi- teinte
de clair et celle de l'ombre. (J'ai remarqué par ma
propre expérience que ce procédé donne déjà une
illusion étonnante.) Il se contente de lier l'un à l'autre
par un ton plus gris mis par places et à sec par-dessus.
De même, il met, en frôlant, le ton vigoureux et
transparent qui borde l'ombre du côté du ton gris.
Titien probablement ne savait pas comment il fini-
rait un tableau. . . Rembrandt devait être souvent dans
ce cas ; ses emportements excessifs sont moins un effet
de son intention que celui de tâtonnements successifs.
42 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
— Nous avons, dans notre promenade, observé des
effets étonnants. C'était un soleil couchant : les tons
de chrome, de laque les plus éclatants du côté du
clair, et les ombres bleues et froides outre mesure.
Ainsi l'ombre portée des arbres sur l'herbe naissante,
laquelle était au soleil l'émeraude la plus chaude,
était toute froide dans l'ombre portée des arbres tout
jaunes, terre d'Italie, brun rouge et éclairés en face
parle soleil, se détachant sur une partie de nuages
gris qui allaient jusqu'au bleu. Il semble que plus les
tons du clair sont chauds, plus la nature exagère
1 opposition grise : témoin les demi-teintes dans les
Arabes et natures cuivrées. Ce qui faisait que cet
effet paraissait si vif dans le paysage, c'était précisé-
ment cette loi d'opposition.
Hier, je remarquais le même phénomène au soleil
couchant : il n'est plus éclatant, plus frappant que le
midi, que parce que les oppositions sont plus tran-
chées. Le gris des nuages, le soir, va jusqu'au bleu;
la partie du ciel qui est pure est jaune vif ou orangé.
Loi générale : plus d'opposition, plus d'éclat.
Samedi 23 novembre. — Donné 10 francs d'avance
au jardinier de Mme Desnous. Je s:iis convenu avec
lui de 50 francs par an.
Paris, 26 novembre. — Réunion au Palais-Royal
de l'ancien jury, pour dépouiller le scrutin relatif au
Salon. Resté jusqu'au dîner ,(
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 43
Mercredi 27 novembre. — J'ai passé la matinée
avec Guillemardet, chez lequel j'avais été pour lui
recommander Mme Filleau.
lime donne ce moyen de M.Dupin (1) pour trouver
facilement ce qu'on a à dire : c'est de ne point penser
aux expressions, lorsqu'on roule à l'avance sa matière
dans sa tête, mais seulement de penser à la chose
même et s'en bien pénétrer; l'expression arrive toute
seule quand on vient à parler.
Samedi 14 décembre. — Fini aujourd'hui l'examen
pour la réception et le placement des tableaux.
Dans huit jours, nous retournerons pour voir de
nouveau. Il y a trois semaines que nous ne faisons
que cela.
Dimanche 15 décembre. — - M. Baldus me donne
les recettes suivantes : pour coller le papier sur un
panneau pour peindre, avoir des panneaux encadrés
en bois simple et qui coûtent meilleur marché. 11
faut nettoyer le verre sur lequel on doit calquer le
dessin qu'on veut grandir, avec un chiffon et de l'eau-
de-vie. Prendre de la colle forte et y mêler un peu
de blanc d'Espagne, quand elle est chaude. En met-
tre sur le panneau et sur le dessin, et appliquer forte-
ment. Quand le tout est bien pris et qu'on veut
(1) Sans doute le grand orateur Dupin, dit Dupîn aîné, qui fut suc-
cessivement avocat, procureur général et préaident de l'Assemblée lé-
gislative en 1849.
44 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX,
peindre, passer une couche de gélatine. En mettre
de même sur la peinture faite avant de vernir.
Pour reboucher les crevasses dans les tableaux
avant de restaurer : Mastic qu'on trouve chez tous les
restaurateurs de tableaux, fait de blanc d'Espagne et
de colle de peau de lapin. Avant de retoucher, pas-
ser légèrement un siccatif, de manière à faire revenir
le ton et à imbiber les endroits où est le mastic. Il est
entendu qu'en lavant avec soin le tableau avant de
retoucher, on n'a laissé le mastic que dans les cre-
vasses. Pour retoucher des épreuves de photogra-
phie, mouiller le papier et l'appliquer sur un verre ;
il adhérera au moins pendant deux heures ; retoucher
dans l'humide avec aquarelle et rehaut de gouache.
Samedi 28 décembre. — Chez Ghabrier le soir. J'ai
vu là Desgranges (1), qui me disait qu'il s'était heurté
une fois contre un pendu dans les rues de Constan-
tinople. C'était un boucher en contravention... Il en
faut de très légères pour être puni du dernier sup-
plice; une augmentation de moins d'un liard sur le
prix fixé par la police est une raison suffisante. Au
reste, cela n'étonne personne. Les janissaires lui
disaient (à Desgranges), et c'est l'opinion commune
dans le peuple, que le sultan a quatorze hommes à
tuer par jour.
— Il y avait Villemain l'ingénieur et un ingénieur
(1) Desgranges avait fait en 1832 le voyage au Maroc avec Delacroix
et le comte de Mornay, en qualité d'interprète.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 45
des ponts et chaussées. Ces messieurs regardaient une
invasion comme impossible, d'abord parce que tout
le monde se réunirait contre l'étranger (plaisante
sécurité dans un pays divisé); ensuite parce que l'ar-
tillerie était si perfectionnée que nulle force envahis-
sante n'était capable d'en triompher, non plus que
des tirailleurs combattant isolément et armés d'excel-
lentes carabines, sous ce prétexte qu'une armée d'in-
vasion devait agirpar colonnes profondes, et que les ha-
bitants s'éparpillant et travaillant sur elle devaient en
avoir raison. On avait beau leur objecter que l'artille-
rie dune part était perfectionnée pour tout le monde,
et que les assaillants auraient à ce sujet un avantage
égal; que, de l'autre côté, rien ne les empêchait d'agir
en tirailleurs... Il n'y a pas eu moyen de les tirer
de là.
1851
Jeudi 2 janvier. — Ovale du plafond de Saint-
Su] pice :
5 mètres = 15 pieds 4 pouces;
3 mètres 84 cent. = 1% pieds.
Lundi 13 janvier. — M. Haro a à m1 arranger :
Le Cheval gris terrassé par une lionne. Le rentoi-
lage s'était dédoublé.
Arabe accroupi, provenant dune toile plus grande,
sur laquelle était la Susanne de Villot.
La grande toile où étaient deux études de Chats,
au bitume (1).
Le Boissy d ' Anglas (2).
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 785.
(2) Ce tableau, qui est aujourd'hui au Musée de Bordeaux, fut peint
pour un concours dans lequel la victoire resta au peintre Court. On
reprochait à Delacroix de n'avoir pas, selon la tradition, découvert la tête
du président de l'Assemblée. (Voir Cat. Robaut, n°353.)Ce fut après cet
échec et probablement encore sous l'impression pénible qu'il avait con-
servée de cette injustice qu'Eugène Delacroix écrivit à Achille Ricourt,
alors directeur de Y Artiste, la très belle lettre sur les concours, dans
laquelle on lit ceci : « Je n'ai fait que glisser, au commencement de
« cet article, sur la difficulté de trouver des juges éclairés et impar-
« tiaux ; je n'ai parlé ni des brigues ni des complaisances, et je n'ai pas
« assez appuyé, comme vous l'avez vu sans doute, sur l'impossibilité
« d'obtenir des jugements équitables Cette matière e6t affligeante autant
46
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 47
28 février. — De Liszt sur Chopin.
« Quelque regretté qu'il soit et par tous les artis-
tes et par tous ceux qui Font connu, il nous est per-
mis de douter que le moment soit déjà venu où,
apprécié à sa juste valeur, celui dont la perte nous
est si particulièrement sensible, occupera le haut
rang que lui réserve probablement F avenir. »
Quelle que soit donc la popularité dune partie des
productions de celui que les souffrances avaient brisé
longtemps avant la mort, il est néanmoins à présumer
que la postérité aura pour ses ouvrages une estime
moins frivole et moins légère que celle qui leur est
encore accordée. Ceux qui, dans la suite, s'occuperont
de l'histoire de la musique, feront sa part, et elle sera
grande, à celui qui y marqua par un si rare génie
mélodique, par de si heureux et remarquables agran-
dissements du tissu harmonique, que ses conquêtes
seront avec raison plus prisées que mainte œuvre de
surface plus étendue, jouée et rejouée par un grand
nombre d'instruments, chantée et rechantée par la
foule des prima donna.
En se renfermant dans le cadre exclusif du piano,
Chopin, à notre sens, a fait preuve d'une des qualités
les plus essentielles à un écrivain, la juste appréciation
de la forme dans laquelle il lui est donné d'exceller,
« que féconde ; je laisse à votre sagacité, Monsieur le rédacteur, à votre
« connaissance des mœurs et de la faiblesse de notre nature, à creuser
« ce, triste sujet, à éclairer, si vous en avez le courage, les manœuvres
« de l'envie et de cette avidité nécessiteuse qui se précipite dans les
« concours comme à une curée. »> (€orresp., t. I, p. 159.)
48 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
et néanmoins ce fait, dont nous lui faisons un sérieux
mérite, nuisit à limportance de sa renommée.
Difficilement peut-être un autre, en possession de si
hautes facultés mélodiques et harmoniques, eût-il
résisté aux tentations que présentent les chants de l'ar-
chet, les alanguissements de la flûte, les assourdisse-
ments de la trompette, que nous nous ohstinons encore
à croire la seule messagère de la vieille déesse dont
nous briguons les subites faveurs. Quelle conviction
réfléchie ne lui a-t-il pas fallu pour se borner à un cercle
plus aride en apparence et y faire éclore par son génie
ce qui semblait ne pouvoir fleurir sur ce terrain? Quelle
pénétration intuitive ne révèle pas ce choix exclusif
qui, arrachant les divers effets des instruments à leur
domaine habituel, où toute l'écume du bruit fût venue
se briser à leurs pieds, les transportait dans une
sphère plus restreinte, mais plus idéalisée? Quelle
confiante aperception des puissances futures de son
instrument a dû présider à cette renonciation volon-
taire d'un empirisme si répandu qu'un autre eût
probablement considéré comme un contresens d* enle-
ver d'aussi grandes pensées à leurs interprètes ordi-
naires ! Combien nous devons sincèrement admirer
cette unique préoccupation du beau pour lui-même,
qui d'une part a soustrait son talent à la propension
commune de répartir entre une centaine de pupitres
chaque brin de mélodie, et qui de l'autre lui fit
augmenter les ressources de l'art, en enseignant à les
concentrer dans un moindre espace !
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 40
Loin d'ambitionner le fracas de l'orchestre, Chopin
se contenta de voir sa pensée intégralement repro-
duite sur l'ivoire du clavier. Il atteignit toujours son
but, celui de ne rien faire perdre en énergie à la con-
ception musicale; mais il ne prétendait jamais aux
effets d'ensemble et à la brosse du décorateur. On n'a
point assez sérieusement et assez attentivement réflé-
chi sur la valeur des dessins de ce pinceau délicat,
habitué qu'on est de nos jours à ne considérer comme
compositeurs dignes d un grand nom que ceux qui
ont laissé au moins une demi-douzaine d'opéras,
autant d'oratorios et quelques symphonies, deman-
dant ainsi à chaque musicien de faire tout et un peu
plus que tout.
Cette notion, si généralement répandue quelle soit,
n'en est pas moins d'une justesse très probléma-
tique. Nous sommes loin de contester la gloire plus
difficile à obtenir et la supériorité réelle des chantres
épiques qui déploient sur un large plan leurs splen-
dides créations; mais nous désirerions qu'on appli-
quât à la musique le prix qu'on met aux proportions
matérielles dans les autres arts, qui, en peinture par
exemple, place une toile de vingt pouces carrés, comme
la Vision CÏEzéchiel de Raphaël ou le Cimetière de
Ruysdaël, parmi les chefs-d'œuvre évalués plus haut
que tel immense tableau, fût-il de Rubens ou du Tic-
toret. En littérature, Béranger est-il un moins grand
poète pour avoir resserré sa pensée dans les limites
étroites de la chanson? Pétrarque ne doit-il pas son
h. h
50 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
triomphe à ses sonnets, et de ceux qui ont le plus
répété leurs suaves rimes, en est-il beaucoup qui
connaissent l'existence de son poème sur l'Afrique?
Or, on ne saurait s'appliquer à faire une analyse
intelligente des travaux de Chopin sans y trouver des
beautés d'un ordre très élevé, d'une expression
parfaitement neuve et d'une contexture harmonique
aussi originale qu'accomplie. Chez lui la hardiesse se
justifie toujours, la richesse, l'exubérance même
n'excluent pas la clarté; la singularité ne dégénère
pas en bizarrerie baroque; les ciselures ne sont pas
désordonnées, et le luxe de l'ornementation ne sur-
charge pas l'élégance des lignes principales. Les
meilleurs ouvrages abondent en combinaisons qui,
on peut le dire, forment époque dans le maniement
du style musical. Osées, brillantes, séduisantes, elles
déguisent leur profondeur sous tant de grâce, et leur
habileté sous tant de charme, que ce n'est qu'avec
peine qu'on peut se soustraire à ce charme entraînant
pour les juger à froid sous le point de vue de leur
valeur théorique; valeur qui a déjà été sentie, mais
qui se fera de plus en plus reconnaître, lorsque le
temps sera venu d'un examen attentif des services
rendus à l'art, durant la période que Chopin a
traversée.
C'est à lui que nous devons cette extension des
accords, soit plaqués, soit en arpèges, soit en batte-
ries; ces sinuosités chromatiques et enharmoniques
dont ses études offrent de si frappants exemples; ces
JOURNAL DEUGÈÏNE DELACROIX. 51
petits groupes de n©tes surajoutées, tombant par-
dessus la figure mélodique, pour la diaprer comme
une rosée, et dont on n'avait encore pris le modèle que
dans les fioritures de F ancienne grande école de chant
italien. Recalant les bornes dont on n était pas sorti
jusqu'à lui, il donna à ce genre de parure l'imprévu
et la variété que ne comportait pas la voix humaine
servilement copiée par le piano, dans des embellis-
sements devenus stéréotypés et monotones.
Il inventa ces admirables progressions harmoniques
qui ont doté d'un caractère sérieux même les pages qui,
parla légèreté de leur sujet, ne paraissaient pas devoir
prétendre à cette importance. Mais qu'importe le
sujet? N'est-ce pas l'idée qu'on en fait jaillir, l'émotion
qu'on y fait vibrer, qui l'élève, l'ennoblit et le grandit?
Que de mélancolie, que de finesse, que de sagacité,
que d'art surtout, dans ces chefs-d'œuvre de la Fontaine
dont les sujets sont si familiers et les titres si modestes!
Le titre d'études et de préludes l'est aussi; pourtant
les morceaux de Chopin qui les portent n'en reste-
ront pas moins des types de perfection dans un genre
qu'il a créé, et qui relève, ainsi que toutes ses œuvres,
du caractère de son genre poétique.
Écrits presque en premier jet, ils sont empreints
d'une verve juvénile qui s'efface dans quelques-uns de
ses ouvrages subséquents plus élaborés, plus achevés,
plus savants, pour se perdre tout à fait dans ses der-
nières productions d'une sensibilité surexcitée, qu'on
dirait être la recherche de l'épuisement.
52 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Si nous avions à parler ici en termes d'école du
développement de la musique de piano, nous dissé-
querions ces magnifiques pages qui offrent une si
riche glane d'observations; nous explorerions, en pre-
mière ligne, ces nocturnes, ballades, impromptus,
scherzos, qui tous sont pleins de raffinements harmo-
niques aussi inattendus qu'inentendus ; nous les
rechercherions également dans ses polonaises, ma-
zurkas, valses, boléros.. . Mais ce n'est ni l'instant ni le
lieu d'un travail pareil, qui n'offrirait d'intérêt qu'aux
adeptes.
C'est par le sentiment qui déborde de toutes
ces œuvres qu'elles se sont répandues et popula-
risées ; sentiment éminemment romantique, indivi-
duel, propre à leur auteur et néanmoins sympathique
non seulement au pays qui lui doit une illustration de
plus, mais à tous ceux que purent jamais toucher les
infortunes de l'exil et les attendrissements de l'amour.
Ne se contentant pas toujours des cadres où il était
libre de dessiner les contours si heureusement choisis
par lui, Chopin voulut aussi enclaver sa pensée dans
les classiques barrières. Il a écrit de beaux concertos
et de belles sonates : toutefois il n'est pas difficile de
distinguer dans ces productions plus de volonté que
d'inspiration. La sienne était impérieuse, fantasque,
irréfléchie. Ses allures ne pouvaient être que libres, et
nous croyons qu'il a violenté son génie chaque fois
qu'il a cherché à l'astreindre aux règles, aux classifi-
cations, à une ordonnance qui n'était pas la sienne
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 53
et ne pouvait concorder avec les exigences de son
esprit, un de ceux dont la grâce se déploie surtout
lorsqu'ils semblent aller à la dérive.
Il a pu être entraîné à désirer ce double succès par
l'exemple de son ami Mickiewicz (1), qui, après avoir
réussi dans une poésie fantastique qui lui est propre,
réussit jusqu'à un certain point dans la forme clas-
sique. Chopin n'obtint pas aussi complètement le
même succès, à notre avis ; il n'a pas pu maintenir,
dans le carré d'une coupe anguleuse et raide, ce
contour flottant et indéterminé qui fait le charme de
sa pensée; il n'a pas pu y enserrer cette indécision
nuageuse et estompée, qui, en détruisant toutes les
arêtes de la forme, la drape de longs plis comme
de flocons brumeux.
Ces essais brillent pourtant par une rare distinction
de styles et renferment des fragments d'une surpre-
nante grandeur. Nous citerons Yadagio du second
concerto, pour lequel il avait une prédilection marquée
et qu'il se plaisait à redire fréquemment. Ses dessins
accessoires appartiennent à la plus belle manière de
l'auteur Tout ce morceau est plein d'une idéale
perfection, son sentiment tour à tour radieux et plein
d'apitoiements. Il fait songera un magnifique paysage
inondé de lumière, à quelque fortunée vallée de Tempe
qu'on aurait fixée pour être le lieu d'un récit lamen-
(1) Adam Mickiewicz, poète polonais (1798-1855). Les œuvres de
Mickiewicz se distinguent par une grande variété de sujets et il inspira-
tions.
54 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
table, dune scène attendrissante; on dirait un irré-
parable regret, accueillant le cœur humain en face
dune incomparable splendeur delà nature. Contraste
soutenu par une fusion de tons, une dégradation de
teintes incomparable qui empêche que rien de heurté
ou de brusque ne vienne faire dissonance à l'impres-
sion émouvante qu'il produit, et qui en même temps
mélancoîise la joie et rassérène la douleur.
Mardi 29 avril (1). — Ton des enfants dans le
tableau de Python. Après avoir cherché et massé
avec des tons frais et demi-teinte en même temps,
modelé à sec en mettant des clairs très empâtés de
blanc et très peu de vermillon.
Sur les ombres, frotté le ton de vermillon, bleu de
Prusse et blanc, lequel doit déborder pour faire la
demi-teinte bleuâtre, et sur lequel, pour faire le reflet,
on met le ton de blanc et vermillon avec antimoine ou
cadmium, mais Y antimoine fait plus frais. En repas-
sant ce reflet qui doit faire mieux à sec, il faut ajouter
le ton de bleu de Prusse ci-dessus à Y antimoine.
Les tons de repiqués vigoureux dans les ombres
ou de contours prononcés en brun avec vermillon et
cobalt. Ce ton est excellent pour préparer et chercher
(1) Toutes les observations techniques présentées ici par le maître sur
le Python, la Vénus, la Nymphe, la Minerve, la Junon, se réfèrent à la
célèbre composition : Apollon vainqueur du serpent Pyt h on, qui décore le
plafond de la galerie d'Apollon au Louvre. Nous avons donné dans le
précédent volume la description littéraire faite par lui-même, de l'œuvre
qui devait le plus contribuer à sa gloire
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 55
le dessin par la couleur dans les natures fraîches.
Pour finir les clairs, repeindre légèrement avec des
demi-pâtes pour lier le rehaut de blanc avec la masse
générale.
Pour retoucher la Vénus qui était trop jaune, frotté
les ombres surtout et presque toutes les parties avec
laque jaune et laque rouge. Pour le reflet dans les
ombres sur ce frottis, antimoine avec bleu de Prusse,
vermillon et blanc. Ce ton est très remarquable.
Pour les reflets de chairs tendres plus chauds, met-
tre cadmium, au lieu dH antimoine . Cette dernière cou-
leur fait très bien aussi avec terre de Casse/, et blanc.
Cette préparation de bleu de Prusse, vermillon et
blanc s applique aux chairs dont la demi-teinte est
violette, comme dans le pastel que j'ai fait d'après
Mme Cave. Pour celles, au contraire, dont la demi-
teinte est verte, préparer avec terre d'ombre natu-
relle, blanc on tout autre ton verdâtre.
La terre verte peut servir beaucoup. Sur un de ces
enfants qui étaient préparés trop rouge, un simple
glacis de terre verte a fort bien fait.
Autre ton vert plus vif, que j'ai employé dans la
Nymphe, en contraste avec le ton bleu de Prusse : ver-
mi lion, blanc, vert émeraude, jaune de Napl.es.
— La Nymphe sur une ébauche frottée et presque au
ton, frotté le tout avec laque jaune et laque rouge.
Remarqué les principaux accents, au bord d'ombres,
avec cobalt et vermillon, ou peut-être mieux terre de
Cassel et blanc foncé et vermillon (ton excellent pour
56 JOURNAL D'EUGÉISE DELACFxOIX.
les bords d'ombres ou pour des enfoncements qu'on
rend chauds ou froids à volonté); posé demi-teinte de
bleu de Prusse, vermillon, blanc, également vers
l'ombre et vers le clair, de manière qu'en reflétant
l'ombre avec un ton chaud ou doré vers le clair,
ce ton se mêle avec les tons de chair dans le clair
posés avec la variété convenable...
Par places dans l'ombre, le ton vert fait avec vert
émeraude, jaune de Naples, et par places aussi comme
demi-teintes dans le clair. Dans les parties sangui-
nes, cette demi-teinte est nécessaire pour reprendre,
comme dans X Enfant au trident, où elle est faite avec
de \dMerre verte, frottée presque sur toute la prépa-
ration qui était d'un ton de chair clair et déjà brillant.
Les tons de chairs, en s'ajoutant et se mêlante ces
frottis de terre verte, donnaient la demi-teinte san-
guine.
— Dans la Nymphe, employé très beau ton de
chair brillant et vigoureux de vermillon, blanc, jaune
de chrome foncé avec vert émeraude, jaune de Naples.
— Le Cheval rouge. Sur une préparation demi-
teinte de cheval alezan foncé, clairs presque couleur
de chair, mais un peu plus vifs et en rubans. Pla-
ques d'une demi-teinte plus forte et assez chaude,
tout contre les clairs touchés de terre d Italie brûlée
et brun rouge et même vermillon, les côtoyant
presque nettement. Dans l'ombre, sur une demi-teinte
d'ombre, parties brunes avec terre d'Italie brûlée
et momie, modifiées à propos avec terre de Cassel et
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 57
blanc très foncé faisant un gris violet. Reflets sous le
ventre orangés verdâtres, violâtres. — Reflets du côté
du ciel très franc avec bleu de Prusse, vermillon, blanc.
Nuages du deuxième plan sous le char.
Lundi 5 mai. — Sur le gris jaunâtre du fond clair
des nuages jaune de Naples, blanc, enfin le ton de
l'esquisse ; l'ombre avec un ton liquide jaunâtre ou
le jaune de Naples, la momie, etc., qui laisse un filet
de ton gris de dessous entre le clair et lui ; sur cette
ombre jaune, revenir avec terre de Cassel et blanc ;
achevé de donner la finesse et le nacré.
Excellent reflet pour mettre sur une préparation
grise à plat dans l'ombre des natures tendres, comme
dans le groupe des trois enfants près de la Minerve :
antimoine, cendre a" outremer et un ton rose plus ou
moins foncé.
Ajouter du cobalt et vermillon de laque, autre
variété très belle et plus foncée, avec du blanc, très
beau violet rompu pour demi-teinte de chair.
— Les hommes de Daniel (1) : ils étaient préparés
très heurtés, l'un d'un ton très sanguin, l'autre plus
jaune. Pour les achever, passé sur le premier un
(1) Delacroix fait ici allusion au tableau de Daniel dans la fosse
aux lions qui est de 1849 et appartient à la galerie Rruyas de Montpellier.
Les hommes de Daniel sont les deux personnages dont la tète et le liaut
du buste se détachent sur l'ouverture de la fosse et qui regardent épou-
vantés la scène biblique. Dans une variante de ce même sujet, datée de
1853, ils ont été remplacés par un aigle qui plane. Cette année, qui fut
celle où il exposa YLJgolin, il se présentait à l'Institut, qui lui préférait
L. Cogniet. (Voir Catalogue Robaut, n08 1066 et 1213.)
58 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
ton vert à demi-pâte, sur l'autre un ton gris violet. Le
tout est devenu d'un ton louche voilant les clairs et
les ombres; touché par-dessus les chairs analogues et
reflété les ombres ; le ton vert et violet donnant une
espèce de demi-teinte intermédiaire.
Ombre pour l'or dans le char et en général : terre
de Sienne naturelle, laque jaune, le jaune indien y
fait également bien.
— Le cheval blanc : peint avec des tons carnés dans
les ombres, mais formés plutôt de tons lilas et viola-
très {terre de Cas sel). Relevé ensuite par le ton de
terre d'ombre et blanc, qui a donné le satiné.
Clairs définitifs des nuages portant la Junon, etc. :
cadmium, blanc ou jaune de Naples, avec rose ; ils
étaient modelés avec terre d'ombre naturelle et blanc
et noir de pêche; les premiers clairs avec momie et
blanc.
— h1 homme de devant : les clairs pour retouches,
blanc, ocre jaune, teinte rose, terre de Cassel et blanc,
jaune de z'uicXq plus citron. Demi-teinte : terre verte
brûlée et blanc ; brun de Florence, terre verte; à peu
près de même pour les ombres, avec moins de blanc,
c'est-à-dire la terre verte brûlée pure, etc.
— Renvoi pour la Nymphe : Sur la préparation des
ombres faites avec un frottis de laque jaune et laque
rouge, et surtout dans les parties obscures, revenir
avec le ton de laque rouge et vermillon, et le vert
qu'il faut mettre sur la palette à côté de ce dernier,
terre verte, vert émeraude, blanc.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 59
Sur le frottis pour revenir de laque rouge et laque
i a ii ne, rendre d'abord plus vigoureuses les ombres
avec ce même frottis. Mettre ensuite à cheval sur le
clair et l'ombre un ton gris violet ou gris bleu, soit
bleu de Prusse, vermillon, blanc ou noir de pèche et
blanc, ou un ton gris plus approprié encore à l'objet.
Dans les clairs, mettre franchement sur le frottis
ci-dessus laque jaune et laque rouge, qui doit régner
partout, les tons de vermillon et blanc (pour rose)
ou cadmium et blanc (jaune orange), ou cobalt, ver-
millon, blanc (violet).
Dans les ombres, remarqué les bords avec cobalt,
vermillon ou terre de Cassel foncée et vermillon, et
dans le corps de l'ombre, projeter tons verts crus et
violets ou bleus. Ensuite tons de cadmium et blanc
et vermillon qui fait le ton orangé de l'ombre, et
le vermillon, cobalt, laque rouge et blanc pour le
violet rouge. Sur tout cela, dans l'ombre, revenir
avec des tons de clair qui ôtent l'ardeur du ton.
Pour repeindre le bras de la Minerve : Sur l'ancien
fond couleur de chair, marqué les ombres avec laque
et laque jaune très solidement empâté; peut-être un
peu de terre verte dedans. — Teintes de vert et de
violet mises crûment çà et là dans le clair sans le
mêler, mais suivant la place; ces teintes d'une valeur
assez foncée, pour faire le bord de l'ombre.
Quelques-unes de ces teintes dans l'ombre sur le
frottis.
Sur la partie dans le clair, ajouté ensuite tons
60 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
de chairs clairs blanc et vermillon, ocre de ru et
blanc, pour les plaques jaunes qui se trouvent dans la
chair. Ton de laque et blanc (lequel suffit si c'est le
vert de cobalt d'Edouard); si c'est celui qui est plus
commun et qui ressemble à de la terre verte, y ajouter
du cobalt. Ce ton de vert est très particulier à la
chair fine des belles peaux, et prend beaucoup de
valeur, mêlé au ton de laque et blanc.
Pour reprendre le ciel jaunâtre derrière le serpent,
frottis de cobalt et vermillon. Clairs de laque jaune
et le ton mauve de cobalt, vermillon, laque blanc.
Mardi 13 mai. — Très beau violet pour la chair :
le ton de laque et vermillon mêlé sans trop le confon-
dre avec celui de vert émeraude fin, terre verte et
blanc (lesquels sont à côté l'un de l'autre sur la palette
qui ma servi en dernier lieu pour le Python).
— La Femme impertinente (1) était préparée très
empâtée et d'un ton très chaud et surtout très rouge.
Passé dessus un glacis de terre verte, peut-être un
peu de blanc. Cela a fait la demi-teinte gris opale
irisée; là-dessus touché simplement des clairs avec
l'excellent ton terre Cassel, blanc et un peu de vermil-
lon; puis quelques tons orangés francs par places.
Tout ceci n'était encore qu'une préparation, mais de
(1) C'était une de ses Baigneuses que Delacroix désignait sous ce titre.
« La jeune femme a la tète cernée d'un ruban bleu, qui flotte sur son
« dos : elle s'appuie sur un banc de verdure, où sont déposés des vête-
« ments qui éclatent en tons blancs et rouges. Les eaux sont d'un bleu
« intense. » (V. Catalogue hobaut.)
JOURNAL D'EUGÉINE DELACROIX. 61
la plus grande finesse. La demi-teinte était complè-
tement chair.
— Dans Y Andromède, probablement à cause du
fond très chaud, mêler beaucoup de jaune de Naples
avec le vermillon dans le clair.
— Pour le Lion dans les montagnes, effet de ma-
tin ; pour le ciel sur la toile, frottis noir et blanc.
Un peu de cobalt par places. Lumière immanquable
avec jaune de zinc le plus clair (celui qui semble avoir
du blanc), avec laque brûlée et blanc.
Tons alpestres dans les montagnes : sur frottis de
noir, blanc et bleu de Prusse, quelques tons de vert
émeraude fin et blanc, ou le ton de vert émeraude,
bleu de Prusse et blanc. Mettre du rose dans les tons
très lointains.
Belle demi-teinte d'or verdâtre : ocre jaune, vert
émeraude. Plus chaude : les mêmes , avec une
pointe de chrome foncé.
Approchant de ceux-ci et fort bon pour les chairs,
surtout à côté des violets : ocre jaune, vert de Scheele
ou ocre jaune, vert de Se liée le et chrome n° 2, tous
deux charmants.
Beau ton de chair : terre d'Italie brûlée, blanc,
vert émeraude, terre Sienne naturelle et terre Sienne
brûlée remplacent le jaune mars. Beau avec blanc,
jaune indien; bitume remplace le jaune de Rome,
laque jaune, équivaut au stilde grain.
Demi-teinte rosée chairs fraîches : vert de zinc, le
plus clair à côté de vermillon blanc, une pointe de
62 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
laque ; mêler ces deux tons tout faits suivant le degré
convenable.
Chrome foncé avec vert de zinc foncé ou clair,
admirable ton pour paysage. Fait clairs chauds
dans les feuilles, soit reflets dans l'ombre. Fait bien
surtout sur feuilles préparées d'un vert trop cru
— éloigne.
Vendredi (> juin. — Hier, inauguration des salles
du Musée (1). L'impression profonde que m ont
faite les Lesueur ne m'empêche pas de me rendre
compte du degré de force que la couleur peut ajouter
à l'expression. Contre l'opinion vulgaire, je dirais
que la couleur a une force beaucoup plus mystérieuse
et peut-être plus puissante ; elle agit pour ainsi dire à
notre insu. Je suis convaincu même qu'une grande
partie du charme de Lesueur est due à sa couleur. Il a
l'art, qui manque tout à fait au Poussin, de donner
l'unité à tout ce qu'il représente. La figure en elle-
même est un ensemble parfait de lignes et d'effets, et
le tableau, réunion de toutes les figures, est accordé
partout. Cependant il est permis de croire que s'il
(1) Cette inauguration précéda de quatre mois seulement l'inaugura-
tion du plafond de la galerie d'Apollon, pour laquelle il lança des invi-
tations ainsi rédigées : « M. Delacroix a l'honneur de vous inviter à
« visiter la peinture qu'il vient de terminer dans la galerie d'Apollon au
« Louvre. Vous voudrez bien vous y présenter les jeudi 16 et vendredi
« 17 octobre, depuis onze heures jusqu'à trois heures. » Cette cérémonie
attira, comme bien on pense, une foule d'artistes et de curieux; le spec-
tacle de la salle ainsi .-mimée devait inspirer au caricaturiste Daumier une
de ses plus chaudes et de ses plus briilantes peintures, dans la manière
du Voleur d'ânes et de Y Amateur d'estampes, que les artistes ont
admirés à l'Exposition des caricaturistes.
JOURNAL D'EUGÈTNE DELACROIX. 63
avait eu à peindre la Reine à cheval dontPaibensa fait
un si magnifique tableau, il n'eût pas été aussi avant à
l'imagination dans un sujet dépourvu d'expression
comme l'est celui-là. Un coloriste seul pouvait imagi-
ner ce panache, ce cheval, cette ombre transparente
de la jambe de derrière, qui se lie au manteau.
Poussin (!) perd beaucoup au voisinage de Le-
sueur... La grâce est une muse qu'il n'a jamais entre-
vue. L'harmonie des lignes, de l'effet de la couleur est
également une qualité ou une réunion des qualités les
pins précieuses qui lui a été complètement refusée.
La force de la conception, la correction poussée au
dernier terme, jamais de ces oublis ou de ces sacri-
fices faits au liant, à la douceur de l'effet ou à l'entraî-
nement de la composition ! Il est tendu dans ses
sujets romains, dans ses sujets religieux ; il l'est dans
ses bacchanales ; ses faunes et ses satyres sont
un peu trop retenus et sérieux ; ses nymphes sont
bien chastes pour des êtres mythologiques; ce sont
de très belles personnes qui n'ont rien de mytholo-
gique ou de surnaturel. Il n'a jamais pu peindre la tête
du Christ ; le corps pas davantage, ce corps d une coni-
(1) Les idées d'Eugène Delacroix sur Poussin devaient être reprises et
développées deux ans plus tard dans une série d'articles qui parurent au
Moniteur les 26, 28, 30 juin 1853. Il s'y montre moins sévère pour le
Poussin que dans le fragment du Journal, puisqu'il écrit ceci en manière
de conclusion : « Indiquer le nom de ces admirables compositions, c'est
« rappeler à la mémoire de tout le monde ce charme, cette grandeur,
« cette simplicité dont elles sont remplies et qui rendent toute désemp-
li tion languissante. Il en est ainsi de ces bacchanales, de ces allégories
« dans lesquelles il excellait et qu'on ne peut comparer qu'à ces mêmes
« sujets, quand ils sont traités par les anciens. »
04 JOURNAL D'EUGÈINE DELACROIX.
plexion si tendre ; cette tête où se lisent Fonction et la
sympathie pour les misères humaines. En faisant ses
Christs, il a plus pensé à Jupiter, même à Apollon. La
Vierge lui a manqué également; il n'a rien entrevu
de ce personnage plein de divinité et de mystère. Il
n'intéresse à son enfant Jésus ni les hommes épris de
sa grâce, ni les animaux que l'Evangile intéresse à la
venue de l'enfant divin. Le hœuf et l'âne manquent
autour de la crèche du Dieu qui vient de naître sur la
même paille où ils reposent... ; la rusticité des bergers
qui viennent l'adorer est un peu relevée par un sou-
venir des figures antiques. . . ; les rois mages ont un peu
de la raideur et de l'économie de draperies et d'accou-
trements qu'on remarque dans les statues; je ne trouve
pas ces manteaux de soie ou de velours couverts de
pierreries portés par des esclaves, et qu'ils traînent
dans cette étable aux pieds du Maître de la nature
qu'un pouvoir surnaturel leur vient révéler. Où sont
ces dromadaires, ces encensoirs, toute cette pompe?
Admirable contraste dans un humble réduit !
Je suis convaincu que Lesueur n'avait pas cette
méthode du Poussin de disposer F effet de ses tableaux
au moyen de petites maquettes éclairées par le jour
de l'atelier. Cette prétendue conscience donne aux
tableaux du Poussin une sécheresse extrême... Il
semble que toutes ses figures sont sans lien les unes
avec les autres et semblent découpées; de là ces lacu-
nes et cette absence d'unité, de fondu, d'effet, qui se
trouve dans Lesueur et dans tous les coloristes. P*a-
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 65
phaël tombe dans ce décousu, par suite d'une autre
pratique, celle de dessiner consciencieusement chaque
figure nue, avant de la draper.
Bien qu'il soit nécessaire de se rendre compte de
toutes les parties de la figure, pour ne pas s'écarter
des proportions que les vêtements peuvent dissimuler,
je ne saurais être partisan de cette méthode exclusive,
et à laquelle il semble, si on s'en rapporte à toutes les
études qui nous sont restées de lui, qu'il se soit
toujours conformé scrupuleusement. Je suis bien sûr
que si Rembrandt se fût astreint à cet usage d'atelier,
il n'aurait ni cette force de pantomime, ni cette force
dans l'effet qui rend ses scènes la véritable expression
de la nature. Peut-être découvrira-t-on que Rem-
brandt est un beaucoup plus grand peintre que
Raphaël (1).
J'écris ce blasphème propre à faire dresser les che-
veux de tous les hommes d'école, sans prendre déci-
dément parti; seulement je trouve en moi, à mesure
que j'avance dans la vie, que la vérité est ce qu'il y a
de plus beau et de plus rare... Rembrandt n'a pas, si
vous voulez, absolument l'élévation de Raphaël...
Peut-être cette élévation que Raphaël a dans les
(1) A propos de ce parallèle sur lequel nous nous sommes expli-
qué dans la préface, il nous paraît intéressant de renvoyer à l'étude sur
Raphaël, qui fut un des premiers travaux littéraires d'Eugène Delacroix
et qui parut à la Bévue de Pains en 1830. On y verra une nouvelle preuve
de ce que nous disions dans cette préface, à savoir que « les points de
« vue se modifient avec l'âge, et que les qualités qui semblent prépondé-
« rantes au début d'une carrière prennent souvent une importance
« moindre à l'époque de la maturité » .
H. 5
66 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
ligues, dans la majesté de chacune de ses figures,
Rembrandt l'a-t-il dans la mystérieuse conception du
sujet, dans la profonde naïveté des expressions et des
gestes. Bien qu'on puisse préférer cette emphase ma-
jestueuse de Raphaël, qui répond peut-être à la gran-
deur de certains sujets, on pourrait affirmer, sans se
faire lapider par les hommes de goût, mais j'entends
d'un goût véritable et sincère, que le grand Hollan-
dais était plus nativement peintre que le studieux
élève du Pérugin.
Samedi 14 juin. — L'exécution des corps morts
dans le tableau de Python, voilà ma vraie exécution,
celle qui est le plus selon ma pente. Je n'aurais pas
celle-là d'après nature, et la liberté que je déploie
alors fait passer sur l'absence du modèle. — Se rappe-
ler cette différence caractéristique entre cette partie
de mon tableau et les autres.
— Allégorie sur la Gloire (1). — Dégagé des liens
terrestres et soutenu par la Vertu, le Génie parvient
au séjour de la Gloire, son but suprême : il abandonne
sa dépouille à des monstres livides, qui personnifient
l'envie, les injustes persécutions, etc.
11 août. — « Je suis triste de votre ennui. Avec
tant de moyens pour passer votre temps agréable-
ment dans ce monde, vous ne jouissez pas des avan-
(1) Voir Catalogue Robaut, n08 727 et 728.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 67
tages que vous avez sous la main, et que le ciel
accorde relativement à bien peu de créatures, dans
notre état de civilisation. Vous avez raison, quand
vous me trouvez heureux de l'exercice d'un art qui
m'amuse et m'intéresse réellement; mais à quel prix
acquiert-on ce talent souvent médiocre et contestable,
qui nous console, si vous vouiez, dans certains
moments! ... Et que de chagrins F accompagnent, dont
on ne raconte jamais la centième partie! Notez que
vous faites partie de ce petit nombre pour lequel, nous
autres mouches à miel, nous nous exterminons ; c'est
pour vous plaire que nous jaunissons et que nous
avons des gastrites... Vous n'avez autre chose à faire
que de nous admirer, et, ce qui est infiniment plus
agréable, de nous critiquer; et cela, avec des condi-
tions de digérer infiniment supérieures, car vous
prenez le repos et l'exercice quand il vous plaît...
Vous allez, vous venez, vous vous reposez. Mais les
bonnetiers eux-mêmes ne travaillent, comme des
nègres, trente ans de leur vie que pour se reposer un
jour. Vous êtes donc arrivé tout porté là où nous
tendons, nous autres nègres, de toute la force de nos
muscles ou de notre intelligence; vous êtes à l'abri
des journalistes, des envieux. Avez-vous un ennemi?...
vous lui donnez à dîner, vous l'enchaînez même à vous
amuser dans l'occasion.
« Allons donc, mon ami, égayez-vous un peu, pour
ce qui vous concerne, au spectacle de ce que souffrent
tant de malheureux qui, loin de donner à dîner et
68 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
d'avoir du superflu et des jouissances, n'ont pas même
le nécessaire; et surtout allez voir la mer. Là, pour
le coup, on ne peut jamais s'ennuyer. C'est un spec-
tacle dont on ne peut se lasser... »
Jeudi 14 août. — Pour les pendentifs (1) : Anges,
i un sonnant de ta trompette, l'autre montrant le livre
redoutable. — Anges présentant de l'encens ou la
flamme des vœux. — Le Chandelier. — Des Palmes.
— Ange gardien. — Ange conduisant les âmes à la
sortie du corps. — Ange réveillant les morts.
(1) Chapelle des Saints Anges, à Sajnt-Sulpice. (Voir Catalogue
Robaut, n» 1338 et n08 1343 à 1345.)
1852
Mercredi 21 janvier. — Avez-vous vu par hasard
le pont Neuf, comme on nous le fait? Il sera vérita-
blement cligne de son nom, n'ayant plus aucun
rapport avec l'ancien, qui était celui que nous avons
vu toujours et si connu qu'on disait : Connu comme le
pont Neuf . Il faudra rayer le proverbe, avec beaucoup
d'autres illusions.
26 janvier. — Vu les tapisseries sublimes de la Vie
d Achille, de Rubens, à la vente faite à Mousseaux.
Ses grands tableaux ou ses tableaux en général n'ont
pas cette incorrection ; mais ils n'ont pas cette verve
incomparable. Ici il ne cherche pas et surtout il
ri améliore pas. En voulant châtier la forme, il perd
cet élan et cette liberté qui donnent l'unité et l'action;
la tête d'Hector renversée, d'une expression et même
d'une couleur incomparables; car il est à remarquer
que, toutes passées qu'elles sont, ces tapisseries con-
servent étonnamment le sentiment de la couleur,
d'autant plus qu'elles n'ont dû être faites que d'après
des cartons légèrement colorés.
70 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Les trépieds apportés devant Achille avec Brisêis
que les vieillards lui ramènent. Que d'alambiquages,
que de petites intentions les modernes auraient pro-
digués sur ce sujet ! Lui va au fait comme Homère...
C'est le caractère le plus frappant de ces cartons.
Achille plongé dans le Styx : les petites jambes qui
s'agitent, pendant que le haut du corps est caché par
l'eau. . . La vieille qui tient un flambeau, etle fond qui
est magnifique. Caron, les suppliciés, etc.
Achille découvert par Ulysse. Le geste d'Ulysse
qui s'applaudit de sa ruse et montre Achille à un
compère qui est avec lui.
Ne pas oublier les décorations de ces tapisseries :
les enfants qui portent des guirlandes ; les figures de
termes, de chaque côté de la composition, et surtout
l'emblème qui caractérise chaque sujet au bas et au
milieu. Ainsi dans la Mort d'Hector, la bataille de
coqs, dont l'énergie est inexprimable ; dans celui du
Styx, Cerbère couché et endormi sous la colère
d'Achille; un lion rugissant, dans le dernier.
LSAgamemnon, superbe dans son indignation mêlée
de crainte. Il est sur son trône. D'un côté, les vieil-
lards s'avancent pour arrêter Achille -7 de l'autre,
Achille tirant son épée, mais retenu par Minerve,
qui le prend par les cheveux, brusquement comme
dans Homère.
Achille à cheval sur Chiron m'a paru ridicule :
il est comme au manège et a l'air d'un cavalier du
temps de Rubens.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 71
La mort d'Achille : celui-ci s'affaisse au pied de
l'autel où il sacrifie ; un vieillard le soutient; la flèche
a traversé le talon. A la porte même du temple,
Paris, avec un petit arc ridicule à la main, et au-
dessus de lui, Apollon qui le lui montre avec un geste
qui venge toute la guerre de Troie. Rien n'est plus
antifrançais que tout cela. Tout ce qu'il y avait,
même d'italien, auprès paraissait bien froid.
J'espère y retourner...
Mardi 27 janvier. — Retourné ce jour voir les
tapisseries. J'étais dans un état de malaise qui m'a
empêché d'en tirer le parti que j'aurais voulu; j'ai
fait quelques croquis et éprouvé la même impression
et la même impossibilité de m'en aller. En sortant,
chez Penguilly (1), où j'ai vu M. Fremiet (2), sculp-
teur; puis chez Gavé, que j'ai trouvé malade, je crois,
gravement.
Il est impossible d'imaginer quelque chose qui soit
au-dessus de cet Agamemnon. Quelle simplicité ! La
belle tête... avec un mélange d'appréhension, que
domine l'indignation! Le vieillard lui prend la main,
comme pour le calmer, et en même temps regarde
Achille. La tête d'Hector mourant est une de ces
choses qu'on n'oublie jamais ; elle est la plus juste de
(1) Penguilly VHaridon.
(2) Emmanuel Fremiet, sculpteur animalier, né en 1824, neveu
et élève de Rude. De tempérament fort différent de celui de Rude, il
ne put rester longtemps dans son atelier. Il devint, avec Mène et Gain,
un des rivaux de Barye.
72 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
tous points et la plus expressive que je connaisse dans
la peinture. La barbe simple et d'un modelé admira-
ble. La manière dont la lance le frappe, ce fer déjà
caché dans sa gorge, et qui y porte la mort, font frémir.
Voilà Homère et plus qu'Homère, car le poète ne me
fait voir son Hector qu'avec les yeux de l'esprit, et ici
je le vois avec ceux du corps. Ici est la grande supé-
riorité de la peinture : à savoir, quand l'image offerte
aux yeux non seulement satisfait l'imagination, mais
encore fixe pour toujours l'objet et va au delà de la
conception.
La Briséis est charmante : elle montre un mélange
de pudeur et de joie; il semble qu'Achille, séparé
d'elle par les figures d'hommes qui déposent à terre
es trépieds, sente augmenter son désir de satisfaire
sa tendresse en l'embrassant;... le vieillard, qui la lui
présente, s'avance en s'inclinant avec un sentiment de
honte, mêlé du désir de plaire à Achille. Dans l'Achille
découvert, le groupe des filles est admirable : elles
sont partagées entre le désir de s'occuper des chiffons
et des bijoux, et la surprise de voir Achille, le casque
en tête et déjà émancipé... Jambes charmantes.
J'ai déjà parlé du geste d'Achille, qui est incompa-
rable : la vie et l'esprit éclatent dans ses yeux. La
Mort d Achille pleine des mêmes beautés. En étudiant
davantage pour dessiner, on est confondu de cette
science. Celle des plans est ce qui élève Rubens au-
dessus de tous les prétendus dessinateurs ; quand ils
les rencontrent, il semble que ce soit une bonne for-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 73
tune : lui, au contraire, dans ses plus grands écarts,
ne les manque jamais. Figure superbe; force et vé-
rité; l'acolyte couronné de feuillage, qui soutient
Achille au moment où il succombe et s'affaisse en se
tournant vers son meurtrier avec des regrets qui sem-
blent dire : « Comment as-tu osé détruire Achille? »
Il y a même quelque chose de tendre dans ce regard,
dont l'intention peut aller jusqu'à Apollon, qui se
tient implacable au-dessus de Paris et, presque collé
à lui, lui indique avec fureur où il faut frapper. Le
Vulcain est une des figures les plus complètes et les
plus achevées : la tête est bien celle du dieu; l'épais-
seur de ce corps est prodigieuse.
Le Cyclope qui apporte l'enclume et ses deux
compagnons qui battent sur l'enclume, le Triton qui
reçoit d'un enfant ailé le casque redoutable chefs-
d'œuvre d'imagination et de composition !
Le parti pris et certaines formes outrées montrent
que Rubens (1) était dans la situation d'un artisan
qui exécute le métier qu'il sait, sans chercher à l'infini
des perfectionnements.
Il faisait avec ce qu'il savait, et par conséquentsans
gêne pour sa pensée. L'habit qu'il donne à ses pen-
(1) Voir ce que nous avons dit dans notre Étude sur la constante et
inébranlable admiration de Delacroix pour le génie de Rubens. Dans sa
lettre sur les concouru dont nous parlons plus haut, Delacroix écrivait :
« Une idée ridicule s'offre à moi. Je me figure le grand Rubens étendu
« sur le lit de fer d'un concours. Je me le figure se rapetissant dans le
« cadre d'un programme qui l'étouffé, retranchant des formes gigantes-
« ques, de belles exagérations, tout le luxe de sa manière. »
74 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
sées est toujours sous la main ; ses sublimes idées, si
variées, sont traduites par des formes que les gens
superficiels accusent de monotonie, sans parler de
leurs autres griefs. Cette monotonie ne déplaît pas
à l'homme profond qui a sondé les secrets de Fart.
Ce retour aux mêmes formes est à la fois le cachet du
grand maître et en même temps la suite de l'entraîne-
ment irrésistible d'une main savante et exercée. Il en
résulte l'impression de la facilité avec laquelle ces
ouvrages ont été produits, sentiment qui ajoute à la
force de l'ouvrage.
Dimanche 1er février. — Pierret m'apprend que
les belles tapisseries se sont vendues à deux cents
francs pièce : il y en avait là de très belles et des
Gobelins, avec des fonds d'or. Un chaudronnier les a
achetées pour les brûler et en retirer le métal.
Lundi 2 février. — Mme Sand (1) arrivée vers
quatre heures... .Terne reprochais, depuis qu'elle est
ici, de n'avoir pas été la voir. Elle est fort souffrante,
(1) Il semble que, dans les relations très assidues de George Sand avec
Delacroix, celle-ci ait fait toutes les avances ; non que Delacroix ne res-
sentit pour elle une réelle sympathie, il ne pouvait demeurer insensible
à la franchise et à la bonhomie de sa nature ; ce qu'il prisait infiniment
moins , c'était son talent et surtout ses théories humanitaires , qui
avaient le don de l'exaspérer. Nous avons Longuement insisté sur les con-
victions philosophiques du maître touchant la question du progrès :
George Sand demeurait toujours à ses yeux la vivante incarnation de ces
théories. Quant à George Sand, son admiration pour Delacroix fut toujours
sans réserve, comme son amitié.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 75
outre sa maladie de foie, d'une espèce d'asthme ana-
logue à celui du pauvre Chopin.
— Le soir chez Mme de Forget.
— J'ai à peu près terminé, dans la journée, le petit
Samaritain pour Beugniet (1). Le matin, trouvé àpeu
près sur la toile la composition du plafond de l'Hôtel
de ville.
Je parlais à Mme Sand de l'accord tacite d'aplatis-
sement et de bassesse de tout ce monde qui était si
lier il y a peu de temps : l'étourderie, la forfanterie
générale, suivie en un clin d'œil de la lâcheté la plus
grande et la plus consentie. Nous n'en sommes pas
encore cependant au trait des maréchaux, en 1814,
avec Napoléon; mais c'est uniquement parce que l'oc-
casion ne s en présente pas. C'est la plus grande bas-
sesse de 1 histoire.
Mardi 3 février. — Dîné chez Perrin avec Morny,
Delangle, Romieu, Saint-Georges, Alard, Auber,
Halévy, Boiïay (2), aimables gens : sa femme et sa
belle -sœur. Cette dernière que j'ai vue pour la
première fois est une femme fort aimable et dont les
yeux sont charmants ; elle peint et m'a beaucoup
parlé de peinture.
(t) Marchand de tableaux.
(2) Emile Perrin, qui était alors directeur de l'Opéra-Comique, avait
étudié la peinture dans les. ateliers de Gros et de Delaroche ; il avait
également écrit des articles de critique artistique. II devint par la suite
directeur de l'Opéra, puis, en 1870, administrateur général du Théâtre-
Français.
Le comte de Morny avait donné le 22 janvier 1852 sa démission de
76 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Je suis parti très tard avec Auber et Alard. Recon-
duit ce dernier jusqu'au Palais-Bourbon par le plus
beau clair de lune : il m'a raconté des proverbes de
sa façon : V homme qui raconte la prise de la Bas-
tille, etc.
Mercredi 4 février. — Chez Boilay, en sortant de
chez le ministre. Revu là avec plaisir la fille d'Hippo-
lyte Lecomte (1). Mocquart (2) y est venu ; il a
raconté avec emphase des particularités sur Géricault.
Parlant de la présence de Mustapha (3) à l'enterre-
ment, il a fait une description pittoresque de la douleur
de ce pauvre Arabe, qui s'était, disait-il, prosterné la
face contre terre sur la tombe. Le fait est qu'il n'en
fut rien et qu'il resta à distance, non sans produire un
effet touchant sur l'assistance. Mocquart prétend
qu'A n'y vint pas, et lui en fait un sujet grave de
blâme. Il me semble que mes souvenirs le justifient,
ministre de l'intérieur; il ne fut nommé qu'en 1854 président du Corps
législatif.
Delangle venait d'être nommé procureur général à la Cour de cassa-
tion, en remplacement de Dupin.
Bomieu, homme de lettres et administrateur. Il était alors directeur
général des beaux-arts.
Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges (1801-1875) , auteur drama-
tique, un des plus féconds librettistes de cette époque.
Boilay, publiciste et administrateur; c'était un protégé de M. Thiers;
il fut rédacteur au Constitutionnel .
(1) Hippolyte Lecomte, peintre, né en 1781, mort en 1855. Il devint
le beau-frère d'Horace Vernet et, grâce à lui, fut chargé de nombreuses
commandes.
(2) Mocquart, homme politique et littérateur. Il était alors secrétaire
intime et chef du cabrnet de l'Empereur.
(3) Mustapha était un des modèles favoris de Géricault.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 77
et je crois le voir encore avec un surtout blanchâtre.
J'aime mieux, pour lui, croire à ma mémoire qu'à celle
de Mocquart.
Samedi 7 février. — En sortant de Saint-Germain
l'Auxerrois — enterrement Lahure — j'ai rencontré,
sur le quai, Cousin qui allait à Passy. J'avais rendez-
vous au ministère, et j'allais, à pied, causer avec
Romieu. J'ai accompagné Cousin jusqu'à la barrière
des Bonshommes, à travers les Tuileries et le long
de l'eau. Ensuite longue conversation : il m'a amusé
en me parlant des relations intimes de personnes de
notre connaissance à tous deux. « Thiers (1), m'a-t-il
dit, a le talent et l'esprit que tout le monde sait;
mais autour d'un tapis vert, et la main au timon
de l'État, il est au-dessous de tout. Guizot de même,
et ne le vaut pas pour le cœur. » Il m'en a donné la
plus mauvaise idée. J'irai peut-être le voir à la Sor-
bonne.
Dimanche 8 février. — ■ Chez Halévy le soir. Peu de
monde. — J'avais travaillé toute la journée à finir
(1) Les entrevues étaient devenues aigres-douces entre Eugène Dela-
croix et M. Thiers. On conçoit en effet par quels côtés le tempérament
de l'homme politique devait déplaire à l'artiste. Quant au fameux article
écrit par M. Thiers publiciste, lors des débuts de Delacroix, et que l'on a
traité de prophétique, Th. Silvestre fait observer assez justement qu'il
n'est qu'une « paraphrase prudhommesque de l'opinion du baron Gérard,
« de l'aveu de M. Thiers lui-même, qui dit à la fin de son article :
« L'opinion que j'exprime ici est celle d'un des grands maîtres de
« l'école. » Th. Silvestre ajoute que M. Thiers loue dans la même page
Drolling, Dubufe, Destouches et Delacroix.
78 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
mes petits tableaux : le Tigre et le Serpent (1), le Sa-
maritain (2), et travaillé à mon esquisse de mon pla-
fond de l'Hôtel de ville (3).
— Halévy disait qu'on devrait écrire, jour par jour,
ce qu'on voit et ce qu'on entend, Ill'a essayé plusieurs
fois comme moi, et il en a été dégoûté par les lacunes
que l'oubli ou les affaires vous forcent à laisser dans
votre journal...
Se rappeler l'histoire de l'homme qui mettait son
doigt dans tous les trous, et que cette singularité
avait fait remarquer. Il se trouva, sans beaucoup de
titres, porté sur une liste de gens de la Cour qui sol-
licitaient un régiment. Louis XV, en voyant son nom,
demande : « Est-ce ce gentilhomme qui met son doigt
dans les trous? — Oui, Sire! — Eh bien, je lui donne
le régiment. »
LundiQ février. — Soirée chez M. Devinck (4). J'ai
trouvé là M. Manceau, qui m'a entretenu longuement
du conseil municipal (5). Ces gens-là ont F air de croire
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1023.
(2) « Le voyageur est couché à terre demi-nu ; le Samaritain, vêtu d'un
« manteau rouge, se penche vers lui, tandis que son cheval broute l'herbe
u derrière eux : au fond, le prêtre qui passe sans s'arrêter. » (H. de la
Madelenk, Eugène Delacroix à l'Exposition du boulevard des Italiens.)
(3) Voir Catalogue Robaut, n01 1118 et 1119.
(4) Devinck, industriel, ancien président du tribunal de commerce,
membre du conseil municipal de Paris.
(5) Delacroix était, parait-il, très fier de sa fonction de conseiller muni-
cipal. C'était là une de ces faiblesses communes à presque tous les grands
hommes, et qui les poussent à chercher une application de leurs hautes
facultés, en dehors du domaine où elles s'exercent naturellement.
Mme Riesener, aux souvenirs de laquelle nous avons fait appel, nous
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 79
qu'on peut faire le bien entre gens réunis pour discuter.
L'allégorie des hommes qui forgent le même fer
représente assez bien l'idéal d'un gouvernement
auquel concourent plusieurs personnes. Malheureu-
sement, ce n'est qu'une image propre pour un tableau.
Depuis le peu de temps que je suis là, je me suis con-
vaincu que la raison avait peu d'ascendant, qu'un rien
la rendait maussade, malgré tous les soins de la pré-
senter du côté séduisant. L'entraînement, la vanité
conduisent les meilleures têtes. Dans la question du
chauffage de l'hôpital du Nord, deux systèmes étaient
en présence : le plus spécieux était celui d'une impo-
sante commission de savants et défendu avec beau-
coup d'éloquence par notre confrère Pelouze (1),
savant lui-même et partisan de la théorie en général.
Les bonnes têtes se rangeaient évidemment pour<ce
système si bien défendu. L'autre avait l'air de l'être
par des gens intéressés. Sur cela, Thierry (2) veut en
introduire un troisième qui est repoussé avant d'avoir
-été entendu. Que croyez- vous que fût au fond l'opi-
nion de laplupartdes membres et de Thierry lui-même,
comme je l'ai su, en le leur demandant? Exactement
racontait qu'il prenait cette fonction très au sérieux, et qu'il lui avait dit
le jour de sa nomination : « Je vais donc être de ceux auxquels on
« demande quelque chose. » Pourtant le passage du Journal ne laisse
aucun doute sur l'estime médiocre en laquelle il tenait la majorité de ses
collègues .
(1) Théophile-Jules Pelouze, chimiste, membre de l'Institut. On lui
doit un grand nombre de mémoires et un Traité de chimie générale
analytique très apprécié.
(2) Alexandre Thierry (1803-1858), chirurgien et ancien directeur
des hôpitaux.
80 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
la même que je croyais mètre propre à moi seul, à
savoir que les appareils de chauffage, comme on les
fait, sont bons pour des corridors, pour des lieux de
passage et de circulation, mais que la difficulté de
modérer et de conduire cette chaleur la rend nui-
sible ou insuffisante dans les chambres des malades,
dortoirs, et que le feu, en définitive, dans les bons
poêles, de bon bois dans de bonnes cheminées est
le meilleur de tous les chauffages. C'est ce que nous
nous disions tous à l'oreille. La somme nécessaire
cependant pour un gigantesque établissement d'appa-
reils était votée, et avec ce prix on aurait eu du bois
ou du charbon pour chauffer vingt ans l'hôpital.
Mardi 10 février. — Soirée chez HM. Chevalier,
rue de Rivoli, dans des appartements très spiendides
au premier. Détestables tableaux sur les murs, livres
magnifiques dans des armoires qu'on n'ouvre pas plus
queleslivres. Point de goût. J'y ai vu Mme Ségalas (1),
qui m'a rappelé que nous ne nous étions pas rencon-
trés depuis 1832 ou 1833, chez Mme O'Reilly . C est là
aussi et chez Nodier (2) d'abord, que j'aivupour la pre-
mière fois Balzac (3), qui était alors un jeune homme
(1) Mme Anaïs Séga1as> un des plus célèbres bas bleus du temps,
auteur de contes enfantins et de petits ouvrages humoristiques.
(2) Charles Nodier avait été nommé en 1823 bibliothécaire de l'Arse-
nal. Son salon devint alors le rendez-vous de tout le monde littéraire et
artistique. « Là, dit J. Janin, il recevait tous ceux qui tenaient hono-
rablement une plume, un burin, une palette, un ébauchoir. »
(3) Balzac, nous l'avons déjà fait observer dans notre Etude, était
antipathique à Delacroix. L'artiste ne lui pardonna jamais ce je ne sais
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 81
svelte, en habit bleu, avec, je crois, gilet de soie noire,
enfin quelque chose de discordant dans la toilette et
déjà brèche-dent. Il préludait à son succès.
Vendredi 13 février. — Occupé tous ces jours-ci de
mes compositions pour l'Hôtel de ville.
Aujourd'hui à l'Hôtel de ville, où je me suis senti
singulièrement troublé, quand j'ai fait un mince
rapport sur les peintures à restaurer à Saint-Severin
et à Saint-Eustache ; j'étais sous l'impression d'un
malaise et d'une lourdeur de tête qui m'en ont fait
omettre les trois quarts.
Convoqué pour voir les projets de Lehmann (1).
quoi de décousu et de débraillé qui caractérisait sa personne. Delacroix
n'avait pas. su discerner — et ce fut une de ses rares incompréhensions
— l'admirable puissance de génie que dissimulait mal son absence de
goût. Et pourtant on trouve à maintes reprises, dans le Journal, des
fragments détachés, des citations tirées des œuvres de Ralzac, notam-
ment tout le passage sur les artistes et les conditions de production,
une des maîtresses pages de la Cousine Bette. Nous pensons que la per-
sonnalité encombrante et souvent arrogante de Ralzac ne contribua pas
médiocrement à écarter de lui Delacroix, car il écrivait à Pierret en 1842,
de Nohant, où il se trouvait installé chez Mme Sand : « Nous atten-
dions Ralzac qui n'est pas venu, et je n'en suis pas fâché. C'est un
bavard qui eût rompu cet accord de nonchalance dans lequel je me
berce avec grand plaisir. » (Corresp., t. I, p. 262.)
(1) Lehmann, peintre, né à Kiel en 1814. Elève d'Ingres, il imita la
manière de son maître, et fit de nombreux portraits précisément dans la
société où fréquentait Delacroix. Il exécuta aussi des peintures murales. Le
tableau au projet duquel Delacroix fait ici allusion pourrait bien être le
Rêve, qui parut au Salon de 1852. Lehmann avait exécuté des compositions
décoratives pour la salle des Fêtes de l'Hôtel de ville, et à ce propos
M. Robaut, dans son Catalogue, remarque très justement que « la ville
« a dépensé quatre-vingt mille francs pour faire graver les compositions
« peintes dans la salle des Fêtes par Lehmann, et qu'elle n'a pas affecta
« un centime à la reproduction de l'œuvre de Delacroix » .
il. 6
82 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Samedi 14 février. — Dîné chez le préfet. Je devais
le soir mener Varcollier chez Chabrier; il n'a pu
venir.
Dimanche 15 février. — Symphonie en 50/ mineur
de Mozart, au concert Sainte-Cécile. J'avoue que je
m'y suis ennuyé un peu.
Le commencement (et je crois un peu que c'était
parce que c'étaitle commencement), indépendamment
du vrai mérite, m'a fait beaucoup de plaisir. L'ouver-
ture et un finale à'Obéron (1). Ce fantastique de l'un des
plus dignes successeurs de Mozart a le mérite de venir
après celui du maître divin, et les formes en sont plus
récentes. Ça n'a pas encore été aussi pillé et rebattu
par tous les musiciens, depuis soixante ans. — Chœur
de Gaulois par Gounod, qui a tout l'air d'une belle
chose ; mais la musique a besoin d'être appréciée à
plusieurs reprises.
Il faut aussi que le musicien ait établi l'autorité
ou seulement la compréhension de son style par des
ouvrages assez nombreux. Une instrumentation pé-
dantesque, un goût d'archaïsme donnent quelquefois
dans l'ouvrage d'un homme inconnu l'idée de l'austé-
rité et de la simplicité. Une verve quelquefois
déréglée, soutenue de réminiscences habilement
plaquées et d'un certain brio dans les instruments,
peut faire l'illusion d'un génie fougueux emporté par
(1) L'opéra de Weber.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 83
ses idées et capable de plus encore. C'est l'histoire de
Berlioz; l'exemple précédent s'appliquerait à Men-
delssohn. L'un et l'autre manquent d'idées, et ils
cachent de leur mieux cette absence capitale par tous
les moyens que leur suggèrent leur habileté et leur
mémoire.
Il y a peu de musiciens qui n'aient trouvé
quelques motifs frappants. L'apparition de ces motifs
dans les premiers ouvrages du compositeur donne
une idée avantageuse de son imagination; mais ces
velléités sont trop tôt suivies d'une langueur mortelle.
Ce n'est point cette heureuse facilité des grands maî-
tres qui prodiguent les motifs les puis heureux souvent
dans desimpies accompagnements ; ce n'est plus cette
richesse d'un fonds toujours inépuisable et toujours
prêt à se répandre, qui fait que l'artiste trouve
toujours sous la main ce qu'il lui faut, et ne passe pas
son temps à chercher sans cesse le mieux et à hésiter
ensuite entre plusieurs formes de la même idée. Cette
franchise, cette abondance, est le plus sûr cachet de
la supériorité dans tous les arts. Raphaël, Rubens ne
cherchaient pas les idées; elles venaient à eux d'elles-
mêmes, et même en trop grand nombre. Le travail
ne s'applique guère à les faire naître, mais à les
rendre le mieux possible par l'exécution.
Jeudi 19 février. — Dîné chez Desgranges. Le
hasard me place encore auprès de Rayer : j'ai été
étonné de sa sobriété. Je voudrais me rappeler plus
84 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
souvent quelle est l'importance de cette vertu,
surtout pour un homme qui se trouve dans le triste
cas où je suis; ne mangeant qu'une seule fois par
jour, il m'est bien difficile de ne pas être entraîné au
delà des justes bornes par un appétit de vingt-quatre
heures.
Réunion ennuyeuse au premier chef : la sottise du
maître de la maison, l'inertie glaciale de sa femme
auraient tenu en échec la plus communicative gaieté.
J'ai vu chez lui le portrait du sultan Mahmoud en
hussard, qui est la chose la plus grotesque du monde.
Je me suis échappé aussi vite que j'ai pu pour aller
chez Bertin. Delsarte a chanté (1) et a ravi tout le
monde. J'étais à côté d'un monsieur qui m'a appris
qu'il avait assisté à la maladie et aux derniers moments
de mon pauvre Charles (2)... Cruels détails! cruelle
nature !
Vendredi 20 février. — Dîné chez Villot. Ces
dîners continuels me troublent beaucoup. Dîner servi
plus que jamais à la russe. Tout le temps du service,
la table est couverte de gimblettes, de sucreries; au
milieu, un étalage de fleurs, mais nulle part la plus
petite parcelle de ce qu'attend un estomac affamé
quand il approche la table. Les domestiques servant
(1) Delsarte, artiste lyrique et compositeur, qui quitta tout jeune
l'Opéra-Comique pour se consacrer à l'enseignement de son art. Il ne se
fit plus entendre dès lors que dans les concerts et dans les salons.
(2) Delacroix veut probablement parler de son frère Charles Dela-
croix, qui mourut à Bordeaux le 30 décembre 1845, loin de tous les siens.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 85
pitoyablement et à leur fantaisie des morceaux de
hasard, en un mot ce qu'ils dédaignent de se conser-
ver pour eux-mêmes. Tout cela est trouvé charmant;
adieu la cordialité, adieu l'aimable occupation de
faire un bon dîner! Vous vous levez repu tant bien
que mal, et vous regrettez votre dîner de garçon du
coin de feu. Cette pauvre femme s'est jetée dans une
habitude mondaine qui lui donne exclusivement
comme société les gens les plus futiles et les plus
ennuyeux.
Je me suis sauvé en évitant la musique pour
aller chez mon confrère en municipalité Didot (1).
La promenade pour aller chez lui par un froid sec
m'a réussi un peu. En arrivant, cohue, musique
encore plus détestable, mauvais tableaux accrochés
aux murs, excepté un , cet homme nu d'Albert Durer,
qui m'a attiré toute la soirée.
Cette trouvaille inespérée, le chant de Delsarte, la
veille chez Bertin, m'ont fait faire cette réflexion
qu'il y a beaucoup de fruit à retirer du monde, tout
fatigant qu'il est et tout futile qu'il paraît. Je n'aurais
eu aucune fatigue, si j'étais resté au coin de mon
feu; mais je n'aurais eu aucune de ces souffrances
mi doublent peut-être, par le rapprochement de la
trivialité et de la banalité, des plaisirs que le vulgaire
va chercher dans les salons.
(1) Il s'agit ici <T Ambroise Firtnin-Didoty de la célèbre maison des
éditeurs Didot, qui fut éditeur, écrivain, et fit partie du conseil municipal,
où il eut un rôle assez important.
86 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
V. . . était là. Il ne m'a pas paru atteint comme moi
par ce terrible tableau, il est borné dans ses admira-
tions; c'est que son sentiment ne le sert plus au delà
d'une certaine mesure de talent, qu'il n'apprécie en-
core que dans un certain nombre d'artistes d'une cer-
taine école : il est excellent et cause sérieusement;
mais il ne vous échauffe jamais. C'est un homme de
mérite auquel il manque toutes les grâces. Nous avons
vu ensemble le tableau de la vieillesse de David (1),
qui représente la Colère d'Achille; c'est la faiblesse
même; 1 idée et la peinture sont également absentes.
J'ai pensé aussitôt à Y Agamemnon et Y Achille de
Rubens, que j'ai vus il y a à peine un mois.
Samedi 21 février. — Le soir au Jardin d'hiver,
où j'ai mené Mme de Forget, au bal du IXe arrondis-
sement, pour lequel j'avais souscrit. Il m'est arrivé
comme les deux jours précédents : je me suis préparé
avec répugnance, et j'ai été dédommagé de mes
appréhensions.
L'aspect de ces arbres exotiques dont quelques-
uns sont gigantesques, éclairés par des feux élec-
triques, m'a charmé. L'eau, et le bruit qu'elle fait au
(1) Il ne paraît pas que Delacroix ait été plus favorable aux tableaux
de la jeunesse ou de la maturité qu'à ceux de la vieillesse de David, car
du Maroc il écrivait à Villot en 1832 : « Les héros de David et compa-
« gnie feraient une triste figure avec leurs membres couleur de rose
« auprès de ces fils du soleil. » Et à Thoré, en 1840 : « Vous signalez
« fort bien que, particulièrement dans la question du dessin, on ne veut
« en peinture que le dessin du sculpteur, et cette erreur, sur laquelle a
« vécu toute l'école de David, est encore toute-puissante. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 87
milieu de tout cela, faisait à merveille. Il y avait
deux cygnes qui se faisaient mouiller à plaisir, dans
un bassin rempli de plantes, par la pluie continue
d'un jet d'eau qui a quarante à cinquante pieds de
haut. La danse même m'a amusé, ainsi que le vul-
gaire orchestre ; mais cet aplomb, cet archet, ce
coup de tambour, ces cornets à piston, cet entrain
de ces courtauds de boutique se trémoussant dans
leurs beaux habits excitaient en moi un sentiment
qu'on ne peut, j'en suis certain, éprouver qu'à Paris.
Mme de Forget ne partageait pas ma satisfaction. Elle
avait compromis étourdiment, sur le pavé de bitume et
au milieu des trépignements de cette foule mélangée,
une robe neuve de damas rose turc, qui aura perdu
un peu de sa fraîcheur. Mme Sand, Maurice (1),
Lambert et Manceau avaient dîné avec moi. Impres-
sion bizarre de la situation de ces jeunes gens près
de cette pauvre femme.
— J'ai commencé dans la seule matinée d'hier tous
mes sujets de la Vie d'Hercule (2) pour le salon de la
Paix.
(1) Maurice Sand, le fils de George Sand, et Lambert, avaient fait tous
deux partie de l'atelier que Delacroix avait ouvert rue Neuve-Guillemin.
M. Burty cite parmi les élèves qui s'y rendaient : Joly Grangedor, Des-
bordes-Valtnore, Saint-Marcel, Maurice Sand, Andrieu, Eugène Lambert,
Lassalle, Gautheron, Leygue, Th. Véron, Ferrussac.
(2) Delacroix fait allusion aux onze compositions sur la Vie cU Hercule
qui décoraient les tympans du salon de la Paix à l'Hôtel de ville :
Hercule à sa naissance recueilli par Junon et Minerve, Hercule entre le
vice et la vertu, Hercule écorche le lion de Némée, Hercule rapporte
sur ses épaules le sanglier a" Erymanthe, Hercule vainqueur d'Htppo-
lyte, Hercule délivre Hésione, Hercule tue le centaure Nessus, Hercule
88 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Lundi 23 février. — Les peintres qui ne sont pas
coloristes font de l'enluminure et non de la peinture.
La peinture proprement dite, à moins qu'on ne veuille
faire un camaïeu, comporte l'idée de la couleur
comme une des bases nécessaires, aussi bien que le
clair-obscur, et la proportion et la perspective. La
proportion s'applique à la sculpture comme à la
peinture. La perspective détermine le contour; le
clair-obscur donne la saillie par la disposition des
ombres et des clairs mis en relation avec le fond ; la
couleur donne l'apparence de la vie, etc.
Le sculpteur ne commence pas son ouvrage par un
contour ; il bâtit avec sa matière une apparence de
l'objet qui, grossier d'abord, présente dès le principe
la condition principale qui est la saillie réelle et la
solidité. Les coloristes, qui sont ceux qui réunissent
toutes les parties de la peinture, doivent établir en
même temps et dès le principe tout ce qui est propre
et essentiel à leur art. Ils doivent masser avec la cou-
leur comme le sculpteur avec la terre, le marbre ou
la pierre; leur ébauche, comme celle du sculpteur,
doit présenter également la proportion, la perspec-
tive, l'effet et la couleur.
Le contour est aussi idéal et conventionnel dans la
peinture que dans la sculpture ; il doit résulter natu-
rellement de la bonne disposition des parties essen-
enchaîne Nérée, Hercule étouffe Antée , Hercule ramène Alceste du
fond des enfers, Hercule au pied des colonnes. (Voir Catalogue Ro-
baut, nos 1152 à 1162.)
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 89
tielles. La préparation combinée de l'effet qui com-
porte la perspective et de la couleur approchera plus ou
moins de l'apparence définitive suivant le degré d'ha-
bileté de l'artiste; mais dans ce point de départ, il y
aura le principe net de tout ce qui doit être plus tard.
Mardi 24 février. — Soirée d'enfants chez Mme Her-
belin (1); je remarque combien nos costumes sont
affreux par le contraste des costumes de ces petits
êtres qui étaient fort bariolés et qui, à raison de leur
petite taille, ne se confondaient pas avec les hommes
et les femmes. C'était comme une corbeille de fleurs.
Pérignon (2) m'a parlé de la manière de vernir
provisoirement un tableau : c'est avec de la gélatine,
comme celle que vendent les charcutiers, qu'on fait
dissoudre dans un peu d'eau chaude et qu'on passe
avec une éponge sur le tableau. Pour l'enlever, on
prend de même de Feau tiède.
Villot nous disait qu'on détruit l'ombre avec un
mélange, parties égales d'essence, d'eau et d'huile.
Bon pour repeindre.
Mercredi 25 février. — Dîné chez Lehmann. —
Revenu à l'Opéra-Comique et fini chez Boilay.
(1) Mme Herbelin, peintre. Elle était nièce du peintre Belloc, qui fut
eon professeur. Sur le conseil de Delacroix, elle fit de la miniature, et, y
ayant acquis une réputation, s'y consacra exclusivement.
(2) Pérignon fit partie de l'administration des Beaux-Arts, en qualité
de directeur du Musée de Dijon. Il était en relations assez intimes avec
Delacroix, puisqu'il fut l'un des exécuteurs testamentaires du maître.
90 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Je n'ai rien retiré de tout cela qu'une immense pro-
menade à pied, pour venir de la rue Neuve de Berry
jusqu'au théâtre.
— Les gens médiocres ont réponse à tout et ne
sont étonnés de rien. Ils veulent toujours avoir l'air
de savoir mieux que vous ce que vous allez leur dire;
quand ils prennent la parole à leur tour, ils vous
répètent avec beaucoup de confiance, comme si
c'était de leur cru, ce qu'ils ont, ailleurs, entendu
dire à vous-même.
Il est bien entendu que l'homme médiocre dont je
parle est en même temps pourvu de connaissances
auxquelles tout le monde peut parvenir. Le plus ou
moins de bon sens ou d'esprit naturel qu'ils peuvent
avoir, peut seul les empêcher d'être des sots parfaits.
Les exemples qui se présentent en foule à ma mémoire
sont tous à l'appui de ce ridicule si commun. Ils ne
diffèrent, comme je l'ai dit, que parle degré de sot-
tise. L'air capable et supérieur va de soi-même avec
ce caractère.
Jeudi %$ février. — Soirée chez Mlle Rachel (1).
Elle a été fort aimable. J'ai revu Musset (2) et je lui
(1) Delacroix avait une vive admiration pour le talent de Rachel.
Dans sa composition de la Mort de saint Jean-Baptiste, il s'était inspiré
de ses traits pour peindre son Hérodiade. Dans la Sibylle an rameau
d'or, tableau de 1845, il songea à la grande actrice, qui venait souvent
dans son atelier. (Voir Catalogue Robaut, n° 918.)
(2) Si l'on en croit Philarète Chasles, le talent d' Alfred de Musset
était antipathique à Delacroix : « C'est un poète qui n'a pas de cou-
« leur, me dit-il un jour; il manie sa plume comme un burin : avec
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 91
disais qu'une nation n'a de goût que dans les choses
où elle réussit. Les Français ne sont bons que pour ce
qiû se parle ou ce qui se lit. Ils n'ont jamais eu de
goût en musique ni en peinture. La peinture mignarde
et coquette... Les grands maîtres comme Lesuenr et
Lebrun ne font pas école. La manière les séduit
avant tout; en musique presque de même.
— Bleu de ciel de l'esquisse de la Paix :
Sur bleu de Prusse et blanc, introduction de bleu de
Prusse, blanc et vert de Scheele. Le ton verdâtre, pro-
duit en deux opérations, double l'effet et donne une
franchise incomparable.
Lundi 1er mars. — L'homme qui apporte ordinai-
rement le charbon de terre et le bois est un drôle plein
d'esprit... Il cause beaucoup. Il demande l'autre jour
la gratification et dit qu'il a beaucoup d'enfants.
Jenny lui dit : « Et pourquoi avez-vous tant d en-
« elle il fait des entailles dans le cœur de l'homme et le tue en y faisant
« couler le corrosif de son aine empoisonnée. Moi, j'aime mieux les plaies
« béantes et la couleur vive du sang. » (Mémoires de Ph. Chasles, t. I,
p. 331, cités par Burty, Correspondance de Delacroix, t. II, p. 68.)
Il est intéressant d'indiquer comme contre-partie l'opinion de Musset
sur Delacroix. A l'époque où YHamlet était refusé par le jury, Musset
protestait en ces termes dans la Revue des Deux Mondes : « Il semble
« que. tant de sévérité n'est juste qu'autant qu'elle est impartiale, et
« comment croire qu'elle le soit, lorsqu'on voit de combien de croûtes le
«Musée est rempli! » Quelques années auparavant, Alfred de Musset
écrivait à son frère : « J'ai rencontré Eugène Delacroix une fois en sor-
« tant du spectacle : nous avons causé peinture en pleine rue, de sa
«porte à la mienne et de ma porte à la sienne, jusqu'à deux heures du
« matin. Nous ne pouvions pas nous séparer. » (Maurice Tournecx,
Eugène Delacroix devant ses contemporains.)
92 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
fants?» Il lui répond : « C'est ma femme qui les fait. »
C'est un mot du plus pur gaulois... Il nous en a dit
un de la même force, l'année dernière, que j'ai ou-
blié...
Lundi 8 mars. — Pour la première fois, au dîner
de tous les mois, des seconds lundis.
— En sortant, promenade sur le boulevard avec
Varcollier, et fini la soirée chez Perrin. Revu là la
lithographie de Géricault (1) des chevaux qui se
battent. Grand rapport avec Michel-Ange. Même
force, même précision, et, malgré l'impression de force
et d'action, un peu d'immobilité, par suite de l'étude
extrême des détails, probablement.
— Le jury, depuis jeudi dernier, m'assassine tous
les jours, et le soir, je suis comme un homme qui
aurait fait dix lieues à pied.
Vendredi 12 mars. — Prêté à M. Hédouin six es-
quisses de la Chambre des députés : le Lycurgue, le
Chiron, Y Hésiode, Y Ovide, Y Aristote, le Démosthène.
— A lui prêté, le 2 mai, le dessin sous verre du
Chiron et de Y Achille (2).
(1) Nous nous sommes efforcé de préciser les relations de Delacroix
avec Géricault dans le premier tome du Journal. Nous avons indiqué les
motifs du culte qu'il lui avait voué à ses débuts. En insistant dans notre
Étude sur le changement que le temps avait apporté à certaines des
opinions du maître, nous avons omis, peut-être à tort, de ne pas men-
tionner Géricault. Les lecteurs constateront en effet, dans une année
postérieure, que Delacroix se range à l'avis de Chenavard qui fait une cri-
tique sévère de l'auteur du Naufrage de la Méduse.
(2) Aujourd'hui au Musée du Louvre. (Voir Catalogue Robaut, n°840.)
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 93
Samedi 13 mars. — Fini au Jury.
Lundi 15 mars. — Andrieu revenu aujourd'hui ou
hier. Il avait fait deux jours au commencement du
mois, interrompus par le Jury.
Jeudi 1er avril. — Enterrement du pauvre Cave.
Sa mort me fait beaucoup de peine.
Vendredi 2 avril. — A l'issue du conseil munici-
pal, vu chez Varcollier les esquisses pour Sainte-Clo-
tilde : la folie ne peut aller plus loin. Le pauvre
Préault forcé de faire une statue gothique! Que
peut-on critiquer dans des ouvrages contemporains,
après ces cochonneries?
Lundi 5 avril. — J'ai été à Saint- Sulpice ébaucher
un des quatre pendentifs.
Le soir, en me promenant et un moment avant
d'être noyé par la pluie d'orage qui est survenue,
rencontré, rue du Mont-Thabor, Varcollier, qui m'a
parlé avec horreur des petits échantillons de couleurs
de L... à l'Hôtel de ville. Il voudrait que je me con-
stitue le vengeur et le dénonciateur de ses crimes. Je
lui ai objecté qu'il faudrait se mettre trop en colère, et
que les méfaits nombreux de ce genre auraient dû
être réprimés il y a longtemps. Je lui ai cité des
ouvrages de ses amis.
Le lendemain de ce jour, mardi 6, en revenant de
94 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Saint-Sulpice, entré à Saint-Germain, où j'ai vu les
barbouillages gothiques dont on couvre les murs de
cette malheureuse église. Confirmation de ce que je
disais à mon ami : j'aime mieux les imaginations de
Lima que les contrefaçons de Baltard2 Flandrin
et Gie (1).
Mardi 6 avril. — Ébauché les trois autres penden-
tifs.
Rencontré Cousin en revenant et toujours sur le
quai.
Mercredi 7 avril. — Les animaux ne sentent pas le
poids du temps. L'imagination, qui a été donnée à
l'homme pour sentir les beautés, lui procure une
fouie de maux imaginaires ; l'invention des distrac-
tions, les arts qui remplissent les moments de l'artiste
qui exécute, charment les loisirs de ceux qui ne font
que jouir de ces productions. La recherche de la
nourriture, des courts moments de la passion animale,
de l'allaitement des petits, delà construction des nids
ou des tanières, sont les seuls travaux que la nature
ait imposés aux animaux. L'instinct les y pousse,
aucun calcul ne les y dirige. L'homme porte le poids
de ses pensées aussi bien que celui des misères natu-
(1) Les principes d'esthétique de l'architecte Baftard, qui dirigeait la
décoration de Saint-Germain des Prés, le rapprochaient de Flandrin,
pour lequel personne n'ignore que Delacroix professait la plus profonde
des antipathies.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACBOIX. 95
relies qui font de lui un animal. A mesure qu'il
s'éloigne de l'état le plus semblable à l'animal, c'est-
à-dire de l'état sauvage à ses différents degrés, il
perfectionne les moyens de donner l'aliment à cette
faculté idéale refusée à la bête; mais les appétits de
son cerveau semblent croître à mesure qu il cherche
à les satisfaire ; quand il n'imagine ni ne compose
pour son propre compte, il faut qu'il jouisse des ima-
ginations des autres hommes comme lui, ou qu'il
étudie les secrets de cette nature qui l'entoure et qui
lui offre ses problèmes. Celui même que son esprit
moins cultivé ou plus obtus rend impropre à jouir
des plaisirs délicats où cet esprit a part, se livre,
pour remplir ses moments, à des délassements maté-
riels, mais qui sont autre chose que l'instinct qui
pousse l'animal à la chasse. Si l'homme chasse dans
un état moyen de civilisation, c'est pour occuper son
temps. H y a beaucoup d hommes qui dorment pour
éviter l'ennui d'une oisiveté qui leur pèse et qu'ils ne
peuvent néanmoins secouer par des occupations
offrant quelque attrait. Le sauvage, qui chasse ou qui
pêche pour avoir à manger, dort pendant les moments
qu'il n'emploie pas à fabriquer, à sa manière, ses gros-
siers outils, son arc, ses flèches, ses filets, ses hame-
çons en os de poisson, sa hache de caillou.
Jeudi 8 avril, — Coulé sur Y Hercule attachant
Nérée : vermillon et laque; jaune de zinc clair et
terre de Cassel.
96 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Coulé sur le Nérée : jaune de zinc clair, laque,
cobalt, bleu de Parusse.
Après avoir modelé dans la demi-teinte, reflété en
ajoutant par places quelques tons chauds; touché la
demi-teinte du clair avec un ton de clair rose orangé
joint au ton de terre de Casse l, jaune de zinc et un
mauve plus clair que celui qui a servi pour le coulé.
— Les clairs du Nérée, ton dominant : jaune zinc
clair et ton mauve clair et tant soit peu & orangé clair,
c'est-à-dire cadmium, blanc vermillon.
Très helle demi-teinte reflétée : vert de Scheele
avec rouge de zinc, avec mauve clair, plus foncé
avec ocre de ru.
Vendredi 23 avril. — Première représentation du
Juif errant (1).
Jeudi 29 avril. — Chez Bertin le soir : il y avait
peu de monde. Goubaux (2) venu dans la journée.
Parlé de la négligence avec laquelle les pièces clas-
siques sont représentées. Il n'y a pas un directeur de
théâtre du boulevard qui la souffrît dans les pièces
modernes. Les acteurs du Français se sont fait une
3
habitude de chanter leurs rôles d'une façon mono-
tone, comme des écoliers qui récitent une leçon. Il
(1) Le Juif errant, opéra en cinq actes, paroles de Scribe et Saint-
Georges, musique d'Halévy.
(2) Goubaux, auteur dramatique, collaborateur de Dumas père, de
Legouvé et d'Eugène Sue. Il dirigeait une institution qui devint le col-
lège Chaptal.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 97
me citait un exemple, le début d'Ipliigénie : Oui,
c'est Agamemnon, etc.
Il se rappelait avoir vu Saint-Prix (1), qui passait
pour un talent et qui de plus avait la tradition, se
lever tranquillement d'un coin du théâtre, venir ré-
veiller Arcas et lui dire tout dune haleine : Oui, cest
Agamemnon, etc. Quelle est évidemment l'intention
de Racine? Ce oui qui commence répond évidemment
à la surprise que doit manifester le serviteur éveillé
avant l'aurore ; par qui? par son maître, par son roi,
le Roi des rois. Sa réponse ne dit-elle pas aussi que
ce roi, que ce père a veillé dans l'inquiétude, long-
temps avant de venir à ce confident, pour décharger
une partie de son souci en en parlant? Il a dû se pro-
mener, s'agiter sur sa couche, avant de se lever. Il
ne répond même pas, dans sa préoccupation, qui
semble continue, à la demande de cet ami fidèle. Il se
parle à lui-même ; son agitation se trahit dans ce re-
gard jeté sur sa destinée : Heureux qui, satisfait, etc.
Oui, c 'est Agamemnon .. . répond à la surprise d'Ar-
cas. Ces mots doivent être entrecoupés par des jeux
muets et non pas défilés comme un chapelet ou comme
un homme qui lirait dans un livre. Les acteurs sont
des paresseux, qui ne se sont même jamais demandé
s'ils pouvaient mieux faire. Je suis convaincu qu'ils
suivent la route tracée, sans se douter des trésors
d'expression que renferment tant de beaux ouvrages.
(1) Saint-Prix, acteur célèbre, né en 1759, mort en 1834.
II. Z
98 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Goubaux me disait que Talma lui avait raconté
qu'il notait toutes ses inflexions, indépendamment de
la prononciation des mots. C'était un fil conducteur
qui l'empêchait de dévier quand il était moins inspiré.
Cette espèce de musique, une fois dans sa mémoire,
ramenait toutes les intonations dans un cercle dont il
ne serait pas sorti sans péril de s'égarer et d'être
entraîné trop loin ou à faux.
30 avril. — Au conseil municipal, pour parler
pour la bourse du fils de Roehn (1).
Mercredi 5 mai. — Parti pour Champrosay.
J'ai donné congé à Andrieu au commencement de
la semaine.
Tombé au milieu du déménagement qui a été mis
en ordre le lendemain. L'habitation me plaît, et le bon
propriétaire empressé à me plaire.
— Il faut ébaucher le tableau comme serait le sujet
par un temps couvert, sans soleil, sans ombres- tran-
chées. H n'y a radicalement ni clairs ni ombres. Il y
a une masse colorée pour chaque objet, reflétée diffé-
remment de tous côtés. Supposez que, sur cette scène,
qui se passe en plein air par un temps gris, un rayon
de soleil éclaire tout à coup les objets : vous aurez
des clairs et des ombres comme on l'entend, mais ce
sont de purs accidents. La vérité profonde, et qui
peut paraître singulière, de ceci est toute l'entente de
(1) Roehn (1799-1864), peintre, élève de Gros et auteur d'un grand
nombre de tableaux de genre.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 99
la couleur dans la peinture. Chose étrange! elle n'a
été comprise que par un très petit nombre de
grands peintres, même parmi ceux qu'on répute co-
loristes.
Cliamprosay , jeudi 6 mai. — (Le dos contre
la barrière, au pied du grand chêne de l'allée de F Er-
mitage. )(1) Arrivé hier mercredi 5k Champrosaypour
passer deux ou trois jours, et m'installer dans mon
nouveau logement.
Vers quatre heures, sorti sur la route vers Soisy (2),
pour gagner de l'appétit. Jfai trouvé là sur* la pous-
sière une trace d'eau répandue comme par le bout
d'un entonnoir, qui m'a rappelé mes observations
précédentes, et en différents lieux, sur les lois géomé-
triques qui président aux accidents de même espèce,
qui semblent au vulgaire des effets du hasard : tels
que sillons que creusent les eaux de la mer, sur le
sable fin qu'on trouve sur les plages, comme j'en ai
observé l'année dernière à Dieppe, et comme j'en
avais vu à Tanger. Ces sillons présentent, dans leur
irrégularité, le retour des mêmes formes, mais il
semble que l'action de l'eau ou la nature du sable qui
reçoit ces empreintes, détermine des aspects diffé-
rents, suivant les lieux : ainsi, les marques à Dieppe,
(1) Tous ces chênes, arbres séculaires de la forêt de Sénart, devinrent
pour Delacroix le sujet de croquis plus ou moins arrêtés dont on retrouve
la trace dans son œuvre.
(2) Soisy-sous-Etiolles, canton de Corbeil.
r1
f 100 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
des espaces d'eau sur un sable très fin, qui se trou-
vaient séparés çà et là ou enfermés par de petits ro-
chers, figuraient très bien les flots mêmes de la mer.
En les copiant avec des colorations convenables, on
eût donné l'idée du mouvement des vagues si difficile
à saisir. A Tanger , au contraire, sur une plage
unie, les eaux, en se retirant, laissaient l'empreinte
de petits sillons, qui figuraient à s'y méprendre les
rayures de la peau des tigres. La trace que j'ai trou-
vée hier sur la route de Soisy représentait exacte-
ment les branches de certains arbres, quand ils n'ont
pas de feuilles ; la branche principale était l'eau ré-
pandue, et les petites branches qui s'enlaçaient de
mille manières étaient produites par les éclaboussures
qui partaient et se croisaient de droite et de gauche.
J'ai en horreur le commun des savants : j'ai dit
ailleurs qu'ils se coudoyaient dans l'antichambre du
sanctuaire où la nature cache ses secrets, attendant
toujours que de plus habiles en entre-bâillent la porte :
que l'illustre astronome danois ou norvégien ou alle-
mand Borzebilocoquantius (1) découvre avec sa lu-
nette une nouvelle étoile, comme je l'ai vu dernière-
ment mentionné, le peuple des savants enregistre
avec orgueil la nouvelle venue, mais la lunette n'est
pas fabriquée qui leur montre les rapports des choses.
Les savants ne devraient vivre qu'à la campagne,
(1) Berzélius, savant suédois dont le nom est écrit autrement sur ia
couverture du carnet d'où ces notes sont extraites : Berzebilardinoc.o-
auentius.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 101
près de la nature ; ils aiment mieux causer autour
des tapis verts des académies, de l'Institut, de ce
que tout le monde sait aussi bien qu'eux ; dans les
forêts, sur les montagnes, vous observez des lois na-
turelles, vous ne faites pas un pas sans trouver un
sujet d'admiration.
L'animal, le végétal, l'insecte, la terre et les eaux
sont des aliments pour l'esprit qui étudie et qui veut
enregistrer les lois diverses de tous ces êtres. Mais
ces messieurs ne trouvent pas là la simple observa-
tion digne de leur génie ; ils veulent pénétrer plus
avant, et font des systèmes du fond de leur bureau
qu'ils prennent pour un observatoire. D'ailleurs, il
faut fréquenter les salons et avoir des croix ou des
pensions ; la science qui met sur cette voie-là vaut
toutes les autres.
Je compare les écrivains qui ont des idées, mais
qui ne savent pas les ordonner, à ces généraux bar-
bares qui menaient au combat des nuées de Perses
ou de Huns, combattant au hasard, sans ordre, sans
unité d'efforts, et par conséquent sans résultats ; les
mauvais écrivains se trouvent aussi bien parmi ceux
qui ont des idées, que chez ceux qui en sont dé-
pourvus.
Promenade charmante dans la forêt, pendant
qu'on arrange chez moi. Mille pensées diverses sug-
gérées au milieu de ce sourire universel de la nature.
Je dérange à chaque pas, dans ma promenade, des
rendez-vous, effets du printemps ; le bruit que je fais
102 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
en marchant dérange les pauvres oiseaux, qui s'en-
volent toujours par couple de deux.
Ah! les oiseaux, les chiens, les lapins ! Que ces
humhles professeurs de bon sens, tous silencieux,
tous soumis aux décrets éternels, sont au-dessus de
notre vaine et froide connaissance !
À tout moment, le bruit de mes pas fait fuir ces
pauvres oiseaux, qui s'envolent toujours deux par
deux. C'est le réveil de toute cette nature,; elle a ou-
vert la porte aux amours. Il vient de nouvelles feuilles
verdoyantes, il va naître des êtres nouveaux, pour
peupler cet univers rajeuni. Le sens savant s'éveille
chez moi plus actif que dans la ville. Ces imbéciles
(les savants) vivent-dans leur cabinet, ils le prennent
pour le sanctuaire de la nature. Ils se font envoyer
des squelettes et des herbes desséchées, au lieu de
les voir baignées de rosée.
— Me voici assis dans un fossé sur des feuilles
séchées, près du grand chêne qui se trouve dans la
grande allée de l'Ermitage.
— Je suis toujours sujet, au milieu delà journée,
à un abattement qui est le dernier acte de la di-
gestion.
— Quand je rentre aussi de ces promenades du
matin, je suis moins disposé, ou plutôt je ne suis plus
disposé du tout au travail.
Vendredi 7 mai. — Revenu à Paris pour voir
l'esquisse de Riesener chez Vareollier ; elle ne s'y est
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. ÎC3
pas trouvée, quoiqu'il l'y eût envoyée. J'avais fait
une séance le matin au Jardin des plantes. J'y ai fait
renouveler ma carte. Travaillé au soleil, parmi la
foule, d'après les lions.
En arrivant, pris, dans le jardin, de ma langueur^
je me suis mis à dormir au soleil, sur une chaise.
— Couru l'après-midi, pour l'affaire du fils :de Var-
collier, de l'Hôtel de ville jusque passé la place de
la Bourse, sans trouver une voiture llibre. Je suis
venu chez moi voir mes lettres, envoyer les billets
disponibles pour la fête de lundi, et reparti à cinq
heures. — Arrivée toujours charmante dans cet en-
droit. Revenu à travers la plaine.
Lundi 10 mai. — Jour delà distribution' des aigles,
que j'ai passé à Champrosay.
Paris, mardi 11 mai. — Parti de Champrosay à
onze heures un quart. J'ai envoyé ces demoiselles (1)
à la maison et suis resté au Jardin des plantes. Vu les
galeries d anatomie au milieu d'une foule énorme;
malgré les inconvénients, j'ai été intéressé.
Venu pour dîner.
Mercredi 12 mai. — J'extrais d'une lettre à Pierret
mes réflexions sur l'interruption de mon travail pen-
dant huit jours.
(1) Il s'agit de sa gouvernante Jenny et de la servante.
104 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
« ... Il ne faut pas quitter sa tâche : voilà pour-
quoi le temps, voilà pourquoi la nature, en un mot
tout ce qui travaille lentement et incessamment, fait
de si bonne besogne. Nous autres, avec nos intermit-
tences, nous ne filons jamais le même fil jusqu'au
bout. Je faisais, avant mon départ, le travail de
M. Delacroix d'il y a quinze jours : je vais faire à
présent le travail de Delacroix de tout à l'heure. Il
faut renouer la maille, le tricot sera plus gros ou plus
fin. »
Le cousin Delacroix a dîné avec moi. J'avais
trouvé sa carte vendredi dernier. Nous avons été
finir la soirée au café de Foy.
Mardi 1er juin? — Superbe ton jaune pour mettre
à côté de terre de Cassel, blanc et laque, composé
de quatre des principaux tons de la palette, à savoir :
Laque, cobalt, blanc,
Ocre de ru, vermillon,
Vert émeraude, laque de gaude, jaune de zinc,
Cadmium, vermillon, laque de gaude.
Très beau ton d'ombre pour chair très colorée
(exemple : la figure à côté de la Furie) : le ton de
terre de Cassel, laque jaune, jaune indien, terre
d!Italie naturelle.
Ton de chair (très beau dans l'ombre de l'enfant
à la corne de l'abondance) ; le ton de laque, terre de
Cassel, blanc le plus foncé des deux et le ton de
cadmium, laque de gaude et vermillon.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 105
Dans l'enfant qui vole en haut, faire dominer, en
finissant, des tons d'orangé (laque jaune, cadmium,
vermillon) avec un gris de terre d'ombre et blanc, ou
momie et blanc, ou Casselet blanc.
Ce ton orangé et terre verte.
Ces tons orangés, en finissant, très essentiels pour
ôter la froideur ou le violacé du ton.
Pour les luisants , très beau ton très applicable :
terre verte et mauve clair (cobalt, laque et blanc).
Très belle demi-teinte ou luisant analogue à la
dernière : terre verte et rose (vermillon et blanc).
Pour reprendre le ciel autour des contours, momie
et blanc assez foncé avec bleu et blanc. Un peu de
jaune de Naples.
Mardi S juin. — Dîné chez Véron, à Auteuil.
Mercredi 9. — Dîné chez Halévy avec Janin (1) et
le docteur Blache (2), qui me plaît assez.
Lundi 5 juillet. — Dîné chez Perrin avec X...
On parlait de la susceptibilité des gens nerveux
pour sentir le temps qu'il faisait. Il dit très bien que
l'intérêt mis enjeu était encore plus perspicace. En
sa qualité de directeur de spectacle, il avait flairé
(1) Jules Janin, tout en faisant des réserves sur le talent de Delacroix,
avait pris sa défense à plusieurs reprises. C'est ainsi qu'il protesta lon-
guement dans les premières années contre l'exclusion qui frappait chaque
année Delacroix et Préault.
(2) Le docteur Blache était un médecin célèbre de l'époque.
106 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
avec chagrin la continuité de la chaleur. Dîné là
avec Halévy, Boilay, Varcollier, Guillardin. Re-
venu prendre des glaces avec eux sur le boule-
vard.
Mardi 6 juillet. — Mardi soir, arrivé à Champro-
say.
Prêté à Mme -Halévy, en partant pour Champro-
say, les deux copies de Raphaël, Y Enfant et le Por-
trait à la main.
Samedi 10 juillet. — Prêté à Lehmann les Études
de lions. — Rendues.
Dimanche 11 juillet. — Autre jaune très beau :
Ocre de ru ou ocre jaune et rouge de zinc. — Ton à
mettre en vessies : ocre jaune, jaune indien, cassel,
blanc (se remplace par ocre jaune, momie et blanc).
A côté, ocre de ru, terre Sienne brûlée.
Lundi 12 juillet. — Très beau ton brun transpa-
rent : noir d'ivoire, terre de Sienne naturelle, et Fo-
ra ngé transparen t delà palette un peu plus verdâtre.
Le ton terre de Cassel, laque jaune, jaune indien,
avec le même orangé (laque jaune, vermillon, cad-
mium).
Le plus intense de ces tons est très beau avec
Yorangé et momie ou bitume.
Beau brun très simple et très utile : momie, terre
JOURNAL D'EUGE1NTE DELACROIX. \ 07
Sienne naturelle. Brun foncé transparent, remplaçant
le jaune de mars et plus foncé : laque et vermillon,
terre Sienne naturelle.
Mardi 13 juillet. — Le ton de vermillon de Chine
et laque, la nuance foncée à côté de blanc et noir
foncé. La nuance claire de vermillon et laque à côté
de la laque de gaude pure.
Ce mélange sert à réchauffer les ombres vigoureuses
que Ion ébauche avec le ton de terre de Casse l et
vermillon.
— Mettre le ton de terre de Cassel, blanc clair,
terre de Cassel, laque et brun rouge plus foncé, au
milieu des tons de rose, d'orangé, de violet, à" ocre
de ru et de vermillon, etc., qui font les tons clairs.
Le beau ton jaune : ocre jaune, jaune indien blanc,
cassel mêlé avec le petit violet.
Autre mélange avec le ton vermillon clair et
laque : ton sanguine charmant.
— Beau ton jaune : rouge orangé de zinc, ocre de ru.
— Clairs de F Hercule et du Centaure : Terre Cas-
sel et blanc clair. — Cadmium, vermillon, blanc
comme base.
Ombres chaudes : laque jaune et vermillon laque;
au bord de Tombre, un peu de gros violet; sur ce
frottis, le ton de terre de Sienne, vert émeraude, le
gros violet mêlé avec lafjue jaune et laque rouge, ver-
millon fait des vigueurs superbes..
108 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Il faut mettre sur la palette le gros violet à côté du
laque foncé, vermillon, laque jaune.
Ombres et demi-teinte de FAntée : Gros violet,
laque, vermillon, gaude foncée, avec le ton devienne
naturelle et vert émeraude.
Jaune indien, jaune de zinc clair. — Superbe
gomme-gutte. Ton des montagnes, dans FAntée :
Vert émeraude ; deuxième avec noir, blanc foncé,
bitume, etc., vert émeraude et laque Cassel et bleu
foncé. — Beau ton neutre pour montagnes.
— Terre d'Italie naturelle et vermillon ou ver-
millon et laque équivaut à peu près à rouge de
zinc.
Le ton paille de terre de Cassel, blanc, ocre jaune
et jaune indien, excellente demi-teinte de l'enfant à
la corne d'abondance, en le mêlant, soit avec cobalt
ou laque et vermillon, soit avec ton orangé.
Demi-teinte pour la chair, veines, bords d'om-
bre, etc. : le ton de noir et blanc avec vert émeraude.
Autre plus beau : le ton de cobalt, blanc, laque
claire avec vert émeraude.
Brun très beau (approche de jaune laque de Rome) :
laque brûlée, terre Sienne naturelle, jaune foncé,
laque de gaude.
Plus intense, avec laque jaune de Rome foncée.
Brun très transparent demi-foncé, très utile : terre
Sienne naturelle et vert émeraude avec laque et ver-
millon,
— Brun plus clair, violâtre paille, en ajoutant au
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 109
précédent le ton de cobalt, laque et blanc (mauve
clair). — Brun jaune clair transparent; le ton de vert
émeraude, jaune de zinc avec le ton orangé transpa-
rent de cadmium, gaude, vermillon — ce dernier
dominant.
— Brun jaune foncé : terre Sienne naturelle, vert
émeraude, avec le ton orangé transparent.
— Beau vert approchant du ton de ciel de l'Apol-
lon : vert émeraude, jaune de zinc, avec le ton orangé
transparent.
Bel orangé transparent : gaude avec rouge de zinc;
le même avec une pointe de vert émeraude et zinc
clair, donne le ton de ciel de l'Apollon.
— Brun foncé dans le genre de la laque de Rome :
jaune, terre de Cassel, gaude, jaune indien avec laque
et vermillon foncé...
— Très beau aussi : Brun de Florence, terre Sienne
naturelle et gaude.
— Très beau aussi : Brun de Florence et jaune
indien.
— Brun clair transparent : le même ton avec terre
de Cassel, blanc, jaune de zinc clair, rouge de zinc, etc.
Jaune paille très fin, très fin : le précédent avec
addition de jaune de Naples et le ton de jaune de zinc
et vert émeraude.
— Plus beau : avec une pointe de laque et vermil-
lon et du ton vert clair de zinc et d' émeraude.
Brun demi-teinte pour chair : Rouge de zinc et le
ton de Cassel, blanc et laque. — Le plus simple de
110 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
ces bruns paille clair et demi-clair est peut-être la
terre Cassel, blanc avec terre de Sienne naturelle,
plus ou moins foncé.
Le ton paille, ocre jaune, terre de Cassel, blanc
avec une pointe de vermillon. — Excellent ton de
chair point violacé.
— Vert émeraude et blanc clair, avec pointe d-ocre
jaune : Clairs d'arbres, dans le lointain.
Pour retoucher en éclaircissant comme dans la
Muse : ton d'ombre des chairs, le ton de Sienne natu-
relle et vert émeraude, avec vermillon et laque clair,
et jaune paille un peu intense.
Bord d'ombre très beau, vert émeraude et le ton de
laque, vermillon, laque jaune.
Brillants de la chair dans le Mercure et le Nep-
tune : Brun rouge, blanc, avec jaune de Nap les.
Main de la Vénus tenant le miroir, fraîcheur extra-
ordinaire : Demi-teinte générale des doigts touchée
avec le ton mauve, cobalt, laque et blanc un peu
foncé mêlé à vert émeraude fin; plus ou moins de
blanc suivant la place.
A côté, pour les ombres, glacis très léger d'un ton
chaud de laque jaune, laque rouge, vermillon et plus
ou moins d'un ton jaune rompu, mais toujours en
transparent. Le même, par exemple, qui se glisse sur
un fond de chair déjà peint où je veux augmenter une
demi-teinte. — Je commence par ce glacis chaud et
je mets à sec (surtout) un gris par-dessus (se rappe-
ler la retouche de la Vénus), notamment sur la jambe;
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 111
les gris remis sur? xmfond chaud ont reproduit. l'effet
demi-teintes de l'esquisse de la Médée.
Demi-teinte sur une partie trop claire, par exemple
le dentelé du côté du clair de Neptune, préparé avec
un ton chaud transparent, plus ou moins foncé, sui-
vantle besoin, par exemple le ton de Sienne naturelle,
vert émeraude , et mettre le ton gris par-dessus, soit
terre Cassel, blanc, laque, soit le ton mauve.
— - Rompre sur la palette les tons très clairs de
cadmium, vermillon, blanc, et de vermillon et blanc.
Dans ce dernier, ajouter terre de Cassel ou un peu
plus de vermillon.
— Ton pour la mer d'Andrieu, dans l'Hercule et
Hésione.
— Dans cette Vénus, employé avec succès le bord
d'ombre, de vert émeraude et ton de vermillon, laque
et laque jaune. Ce ton opposé aux tons orangés de la
figure est d'un grand charme.
— Dans les retouches, pour ajouter des demi-
teintes, comme dans cette figure, toujours préparer
avec des tons chauds et mettre le ton gris ensuite.
— Reflets pour la chair (la Vénus des caissons de
l'Hôtel de ville). — La réunion, sans les mêler, des
TROIS TONS ORANGÉS TRANSPARENTS {cadmium, laque
jaune, vermillon) violet clair (laque rose, cobalt,
blanc) et VERT CLAIR (zinc et émeraude)-, le même
reflet, pour ainsi dire, partout, linge, armures, etc.
Ton de laque brûlée, vermillon, blanc, et à côté le
même plus clair, avec très peu de laque brûlée. Ge
112 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
ton, à côté àeYorangé, vermillon, laque jaune, cad-
mium.
— Excellent ton avec plus ou moins de blanc ou
d'orangé, pour couler sur la grisaille, ou pour
reprendre une chair vive.
La petite Andromède couchée ainsi.
— Mauve un peu foncé à côté du ton rose —
demi-teinte dune jeune ingénue; le moindre vert, à
côté, la complète.
Vert émeraude, terre a" Italie, très beau jaune vert.
En y ajoutant du vermillon, il devient sanguine,
sans être rouge, et est très utile; il peut se placer à
côté du ton Sienne naturelle, vert émeraude, jaune
indien.
Dieppe. — Lundi G septembre. — Parti pour Dieppe
à huit heures ; à neuf heures à Mantes; à dix heures
un quart, à peu près, à Rouen. Le reste du trajet,
n'étant pas direct, a été beaucoup plus long.
Arrivé à Dieppe à une heure. Trouvé là M. Mai-
son. Logé hôtel de Londres avec la vue sur le port
que je souhaitais, et qui est charmante. Cela me fera
une grande distraction.
Dans toute cette fin de journée, dont j'ai passé
une grande partie sur la jetée, je n'ai pu échapper à
un extrême ennui. Dîné seul à sept heures, près de
gens que j'avais rencontrés déjà sur la jetée, et qui
m'avaient, dès ce moment, inspiré de l'antipathie ; ce
sentiment s'est encore augmenté pendant ce triste
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 113
dîner. Naturel de chasseurs demi-hommes du monde,
la pire espèce de toutes.
J'ai trouvé dans la voiture jusqu'à Rouen un grand
homme barbu et très sympathique, qui m'a dit les
choses les plus intéressantes sur les émigrants alle-
mands et particulièrement sur certaines des colo-
nies de cette race, qui se sont établies dans plusieurs
parties de la Russie méridionale, où il les a vues.
Ces gens, descendant en grande partie des Hus-
sites, qui sont devenus les Frères Moraves. Ils vivent
là en communauté, mais ne sont point des commu-
nistes, à la manière dont on entendait cette qualifi-
cation en France, dans nos derniers troubles : la
terre seulement est en commun, et probablement
aussi les instruments de travail, puisque chacun doit
à la communauté le tribut de son travail; mais les
industries particulières enrichissent les uns plus que
les autres, puisque chacun a son pécule, qu'il fait
valoir avec plus ou moins de soin et d'habileté; il y a
possibilité de se faire remplacer pour le travail com-
mun. Ils se donnent le nom de Méronites ou Méno-
nites.
Mercredi 8 septonbre. — Trouvé Durieu (1) et sa
pupille à Dieppe : je les ai menés dans les églises.
(1) Eugène Durieu, administrateur et écrivain, chargé, après la révo-
lution de Février, de la direction générale de l'administration des cultes;
il institua une commission des arts et édifices religieux, et créa le service
des architectes diocésains pour la conservation des monuments affectés
au culte.
II. &
114 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Jeudi 9 septembre. — Tous ces jours-ci, j'ai, eu
mauvais temps et difficulté de jouir de la mer et de
la promenade.
Rencontré Dantan (1), qui m'a dit des choses ai-
mables.
Vu l'église du Pollet. Cette simplicité est toute
protestante ; cela ferait bien avec des peintures.
Le soir, j'ai joui de la mer, pendant une heure et
demie; je ne pouvais m'en détacher.
Vraiment, il faut accorder à la littérature moderne
d'avoir donné, par les descriptions, un grand intérêt
à certains ouvrages, qui n'avaient pas une place suffi-
sante. Seulement, l'abus qu'on a fait de cette qualité,
à ce point qu'elle est devenue presque tout, a dégoûté
du genre.
Vendredi 10 septembre. — Ge matin, sorti à sept
heures et demie, contre ma coutume. Je m'étais mis
à lire Dumas, qui me fait supporter le temps que je
ne passe pas au bord de la. mer.. La mer la plus calme,
la vue avec le soleil du matin, tontes ces voiles de pé-
cheurs à l'horizon m'ont enchanté. Je suis rentré en
retournant plusieurs fois la tête.
En revenant vers quatre heures du quartier des
bains, rencontré M. Perrier. Il a dîné avec nous. Le
soir, nous avons été ensemble à la jetée. Il a dit,
comme moi, que c'était magnifique, sans regarder,
(1) Jean-Pierre Dantan, statuaire et caricaturiste, dit Dautan jeune.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 115
et il m'a parlé tout le temps du conseil. Je lai remis
dans sa chambre, où il m'a causé longuement, pen-
dant que je m'endormais,
Samedi 11 septembre. — En me réveillant, j'ai vu
de mon lit le bassin à peu près plein et les mâts des
bâtiments se balançant plus qu'à l'ordinaire; j'en ai
conclu que la mer devait être belle; j'ai donc couru à
la jetée et j'ai effectivement joui, pendant près de
quatre heures, du plus beau spectacle.
La jeune dame de la table d'hôte, qui se trouve
être seule, y était à son avantage ; il est vrai que le noir
lui sied mieux et ôte un peu de vulgarité. Elle était
vraiment belle par instants, et moi assez occupé
d'elle, surtout quand elle est descendue au bord de
la mer, où elle a trouvé charmant de se faire mouil-
ler les pieds par le flot. A table, sur le tantôt, je l'ai
trouvée commune. La pauvre fille jette ses hameçons
comme elle peut : le mari, ce poisson qui ne se
trouve pas dans la mer, est l'objet constant de ses œil-
lades, dé ses petites mines. Elle a un père désolant...
J?ai cru longtemps qu'il était muet; depuis qu'il a
ouvert la bouche, ce qui, à la vérité, est fort rare, il
a perdu encore dans mon opinion; car auparavant,
c'était l'écorce seule qui était peu flatteuse.
Ge soir, je les ai retrouvés à la jetée.
Rentré, lu mon cher Balsamo (1).
(1) C'est la première fois qu'une épithete louangeuse pour Dumas
116 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Déjeuné vers une heure et demie, contre mon habi-
tude.— Habillé et sorti. — J'ai été finir mes emplettes
chez l'ivoirier et ai passé mon temps délicieusement
jusqu'à dîner, au pied des falaises.
La mer était basse et m'a permis d'aller fort loin
sur un sable qui n'était pas trop humide. J'ai joui
délicieusement de la mer; je crois que le plus grand
attrait des choses est dans le souvenir qu'elles
réveillent dans le cœur ou dans l'esprit, mais surtout
clans le cœur. Je pense toujours à Bataille, à Val-
mont (1), quand je m'y suis trouvé pour la pre-
mière fois, il y a tant d'années... Le regret du temps
écoulé, le charme des jeunes années, la fraîcheur des
premières impressions agissent plus sur moi que le
spectacle même. L'odeur de la mer, surtout à marée
basse, qui est peut-être son charme le plus pénétrant,
me remet, avec une puissance incroyable, au milieu
de ces chers objets et de ces chers moments qui ne
sont plus.
Dimanche 12 septembre. — Très belle journée : le
soleil de bonne heure. J'avais devant mes fenêtres
les bâtiments pavoises.
parait dans ce Journal. On lira plus loin les jugements les plus sévères
sur l'œuvre du romancier.
(1) Delacroix évoque ici des souvenirs d'enfance et de jeunesse. A ce
propos, M. Riesener dit dans ses notes : « A Valmont, en Normandie,
« nous avons passé quelques vacances. Tantôt il était tout feu pour le
« travail, et faisait des aquarelles délicieuses qui ont été vues à sa vente;
« tantôt, ne pouvant s'y mettre, il se mettait à mouler avec passion des
« figurines qui ornent les tombeaux des moines d'Estouteville, fondateurs
« uc l'abbaye de Valmont. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 1L7
J'ai trouvé sur la jetée Mme Sheppard. Elle ma
invité à dîner pour demain. J'ai esquivé la jeune
dame d'hier, qui devient assommante ; elle et son
monde ont encore gâté ma soirée ; impossible de les
éviter à la jetée... En vérité, je suis d'une bêtise ex-
trême : je suis simplement poli et prévenant pour
les gens ; il faut qu'il y ait dans mon air quelque
chose de plus. Us s'accrochent à moi, et je ne peux
plus m'en défaire. Entré un moment à l'établissement
le soir, grâce à l'instance de Possoz (1), qui est là
comme chez lui : la mer, qui était pleine, se brisait
avec une belle fureur.
— Je fais ici d'une manière assez complète cette
expérience qu'une liberté trop complète mène à
l'ennui. Il faut de la solitude et il faut de la distrac-
tion. La rencontre de P..., que je redoutais, m'est
devenue une ressource à certains moments. Celle de
Mme Sheppard de même pour quelques instants.
Sans Dumas et son Balsamo, je reprenais le chemin
de Paris, si bien que maintenant ces interruptions
à ma solitude sont ce qui me prend le plus de temps,
et je suis loin de regretter mes vagues rêveries.
Tout ce qui est grand produit à peu près la même
sensation. Qu'est-ce que la mer et son effet sublime?
celui d'une énorme quantité d'eau. . . Hier soir, j -^con-
tais avec plaisir le clocher de Saint-Jacques qui soiine
très tard, et en même temps je voyais dans l'ombre
(1) Possozy ancien maire de Passy, membre du conseil municipal do
Paris.
118 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
la masse de 1 église. Les détails disparaissant, l'ob-
jet était plus grand encore; j'éprouvais la sensation
du sublime, que l'église vue au grand jour ne me
donne nullement, car elle est assez vulgaire. Le
modèle exact en petit de la même église serait encore
plus loin de faire éprouver ce sentiment. Le vague de
l'obscurité ajoute encore beaucoup à l'impression de
la mer : c'est ce que je voyais à la jetée pendant la
nuit, quand on n'entrevoit qu à peine les vagues, qui
sont tout près, et que le reste se perd dans l'horizon.
Saint-Remy me produit beaucoup plus d'effet que
Saint-Jacques, qui est cependant d'un meilleur goût,
plus ensemble et. d'un style continu. La première de
ces deux églises est d'un goût bâtard tout à fait sem-
blable à l'église de l'abbaye de Yalmont, et qui prête-
rait beaucoup à la critique des architectes. Saint-
Eustache, qui est dans le même cas, quoique plus
conséquent dans toutes ses parties, est assurément
l'église la plus imposante xie Paris. Je suis sûr que
Saint-Ouen (1) regratté ne fera plus d'effet; l'obscurité
des vitraux et les murs noircis, les toiles d'araignée,
la poussière, voilaient les détails et agrandissaient le
tout. Les falaises ne font d'effet que par leur masse,
et cet effet est immense, surtout quand on y touche,
ce qui augmente encore le contraste de cette masse
avec les objets qui les avoisinent et avec notre propre
petitesse.
(1) L'église Saint-Ouen, de Rouen.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 119
Lundi 13 septembre . — Comment ! sot que tu es,
tu t'égosilles à discuter avec des imbéciles, tu argu-
mentes vis-à-vis de la sottise en jupons, pendant une
soirée entière, et cela sur Dieu, sur la justice de ce
monde, sur le bien et le mal, sur le progrès ?
Ce matin, je me lève fatigué, sans haleine... Je ne
suis en train de rien, pas même de me reposer.
O folie, trois fois folie!... Persuader les hommes!
Quel entassement de sottises dans la plupart de ces
têtes! Et ils veulent donner de l'éducation à tous les
gens nés pour le travail, qui suivent tout bonnement
leur sillon, pour en faire à leur tour des idéologues ! . . .
Toutes ces réflexions, à propos du dîner ehe2
Mme Sheppard.
Ce matin, trouvé une méduse à la jetée. Ces gens
que je rencontre m'empêchent de jouir de la mer. Il
est temps de s'en aller... Après déjeuner, j'ai été sur
le galet vers les bains. Rentré fatigué, après avoir
dessiné, en revenant, à Saint-Remy, les tombeaux.
Resté chez moi jusqu'à l'heure de cet affreux dîner...
Ce matin, avant de sortir, écrit à Mme de Forgàt,
— Agis pour ne pas souffrir. Toutes les fois que tu
pourras diminuer ton ennui ou ta souffrance en
agissant, agis sans délibérer. Cela semble tout simple
au premier coup d'œil. Voici un exemple trivial : je
sors de chez moi ; mon vêtement me gêne ; je conti-
nue ma route par paresse de retourner et d'en prendre
un autre.
Les exemples sont innombrables. Cette résolution
120 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
appliquée aux vulgarités de l'existence, comme aux
choses importantes, donnerait à lame un ressort et
un équilibre qui est l'état le plus propre à écarter
l'ennui. Sentir qu'on a fait ce qu'il fallait faire vous
élève à vos propres yeux. Vous jouissez ensuite, à
défaut d'autre sujet de plaisir, de ce premier des plai-
sirs, être content de soi. La satisfaction de l'homme
qui a travaillé et convenablement employé sa jour-
née est immense. Quand je suis dans cet état, je jouis
délicieusement ensuite du repos et des moindres
délassements. Je peux même, sans le moindre regret,
me trouver dans la société des gens les plus ennuyeux.
Le souvenir de la tâche que j'ai accomplie me revient
et me préserve de l'ennui et de la tristesse.
Mardi 14 septembre. — Ma dernière journée à
Dieppe n'a pas été la meilleure. J'avais la gorge irri-
tée d'avoir trop parlé la veille. J'ai été au Pollet,
après avoir fait ma malle, pour éviter les rencontres.
J'ai vu entrer dans le port le bâtiment qu'on venait
de lancer, remorqué par une chaloupe. Rentré mal
disposé. J'ai été faire ma dernière visite à la mer,
vers trois heures. Elle était du plus beau calme et une
des plus belles que j'aie vues. Je ne pouvais m'en ar-
racher. J'étais sur la plage et n'ai point été sur la
jetée de toute la journée. L'âme s'attache avec pas-
sion aux objets que l'on va quitter.
Parti à sept heures moins un quart. Chose merveil-
leuse ! nous étions à Paris à onze heures cinq. Un
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 121
jeune homme fort bienveillant, mais qui ma fatigué,
a partagé ma société. Il avait dîné avec moi entête-à-
tête. J'ai trouvé à Rouen Fau et sa petite fille.
— C'est d'après cette mer que j'ai fait une étude
de mémoire : ciel doré, barques attendant la marée
pour rentrer.
Paris, 15 septembre. — Sophocle, à qui on deman-
dait si, dans sa vieillesse, il regrettait les plaisirs de
l'amour (1), répondit : « L'amour? Je m'en suis délivré
de bon cœur comme d'un maître sauvage et furieux. »
Dimanche 19 septembre. — Dîné chez M. Guille-
mardet, à Passy, avec M. Talentino, employé par
Demidoff.
Je travaille énormément, depuis mon retour de
Dieppe, aux caissons de l'Hôtel de ville. Je ne vois
personne. Je fais d'excellentes journées.
Lundi 20 septembre. — Sur l'architecture. C'est
l'idéal même ; tout y est idéalisé par l'homme. La
ligne droite elle-même est de son invention, car elle
(1) Voir notre Étude, p. xï, xn. A rapprocher du fragment de Baude-
« laire : Sans doute il avait beaucoup aimé la femme aux heures agitées de
« sa jeunesse. Qui n'a pas trop sacrifié à cette idole redoutable? Et qui ne
« sait que ce sont justement ceux qui l'ont le mieux servie qui s'en plai-
« gnent le plus? Mais longtemps déjà avant sa fin, il avait exclu la
« femme de sa vie. Musulman, il ne l'eût peut-être pas chassée de la
« mosquée, mais il se fût étonné de l'y voir entrer, ne comprenant pas
« bien quelle sorte de conversation elle peut tenir avec Allah. » (Baude-
laire, V Art romantique. V OEuure et la vie d'Eugène Delacroix.)
122 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
n'est nulle part dans la nature. Le lion cherche sa
caverne; le loup et le sanglier s'abritent dans l'épais-
seur des forêts ; quelques animaux se font des de-
meures, mais ils ne sont guidés que par l'instinct;
ils ne savent ce que c'est de les modifier ou de les
embellir. L'homme imite dans ses habitations la ca-
verne et le dôme aérien des forêts ; dans les époques
où les arts sont portés à la perfection, l'architecture
produit des chefs-d'œuvre : à toutes les époques, le
goût du moment, la nouveauté des usages introduisent
des changements qui témoignent de la-liberté du goût.
L'architecture ne prend rien dans la nature direc-
tement, comme la sculpture ou la peinture ; en cela
elle se rapproche de la musique, à moins qu'on ne
prétende que, comme la musique rappelle certains
bruits de la création, l'architecture imite la tanière,
ou la caverne, ou la forêt; mais ce n'est pas là l'imita-
tion directe, comme on l'entend en parlant des deux
arts qui copient les formes précises que la nature
présente.
Mardi 28 septembre. — Ce jour test le idernier
où j'ai travaillé avant mon indisposition. Villot est
tombé des nues chez moi, et sa visite m'a fait plai-
sir ; mais à partir de ce jour, j'ai été pris d'une
langueur et d'un mal de gorge (1) qui m'a couché
(1) C'étaient les prodromes de cette maladie de larynx qui devait s'aggra-
ver sous l'influence du tabac et l'emporter dix ans plus tard. Il avait tou-
jours été extrêmement délicat de la gorge, et dans ses Souvenirs,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 123
tout aplat. Je venais de remonter mon tableau, que
je craignais de trouver trop sombre en place.
Samedi 2 octobre. — Tous ces jours-ci malade, et
pourtant je sortais le soir, malgré la bise, pour con-
server encore quelques forces. Aujourd'hui, par le
conseil de Jenny, et presque poussé par les épaules,
j'ai été faire une promenade au milieu du jour sur la
route de Saint-Ouen et Saint-Denis ; je suis revenu
fatigué, mais, je crois, mieux. La vue de ces collines
de Sannois et de Cormeilles m'a rappelé mille mo-
ments délicieux du passé. Un omnibus qui va et vient
sur cette route de Paris à Saint-Denis m'a -inspiré
l'idée d'y aller m'y promener quelquefois, .l'ai une
envie démesurée d'aller à la campagne, et je suis
cloué par cette indisposition.
Je lis le soir les Mémoires de Balsamo. Ce mélange
de parties de talent avec cet éternel effet de mélo-
drame vous donne envie quelquefois de jeter le livre
par la fenêtre; et dans d autres moments, il y a un
attrait de curiosité qui vous retient toute une soirée
sur ces singuliers livres, dans lesquels on ne peut
s'empêcher d'admirer la verve et une certaine imagi-
nation, mais dont vous ne pouvez estimer l'auteur en
tant qu'artiste. Il n'y a point de pudeur, et on s'y
adresse à un siècle sans pudeur et sans frein.
Mme Jaubert, qui le rencontrait chez Berryer à Augerville, rapporte que
celte excessive délicatesse le condamnait à des accoutrements souvent
bizarres.
124 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Dimanche 3 octobre. — Sorti aussi, plaine Mon-
ceau. Beau ciel : monuments de Paris dans le lointain.
Lundi 4 octobre. — Jenny est partie ce matin pour
aller passer quelque temps, le plus quelle pourra,
auprès de Mme Haro, et moi, je suis souffrant et ar-
rêté dans mon travail.
Haro se sert, pour mater les tableaux, de cire dis-
soute dans l'essence rectifiée, avec légère addition
de lavande (essence); pour ôter ce matage, il em-
ploie de l'essence mêlée à de l'eau. Il faut battre
beaucoup pour que le mélange se fasse.
Ce matage, frotté avec de la laine, donne un vernis
qui n'a pas les inconvénients des autres.
Samedi 9 octobre. — Je disais à Andrieu qu'on
n'est maître que quand on met aux choses la patience
qu'elles comportent. Le jeune homme compromet
tout en se jetant à tort et à travers sur son tableau.
Pour peindre, il faut de la maturité ; je lui disais,
en retouchant la Vénus, que les natures jeunes
avaient quelque chose de tremblé, de vague, de
brouillé. L'âge prononce les plans. Dans l'exécution
des maîtres, des différences qui en amènent dans le
genre d'effet. Celle de Rubens, qui est formelle, sans
mystères, comme Corrège et Titien, vieillit toujours,
donne l'air plus vieux : ses nymphes sont de belles
gaillardes de quarante-cinq ans; dans ses enfants,
presque toujours le même inconvénient.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 125
Lundi 11 octobre. — Sur mes figures de la terre,
et qui étaient trop rouges, j'ai mis des luisants avec
jaune de Naples, et j'ai vu, quoique cela me semble
contrarier l'effet naturel qui me paraît faire les lui-
sants gris ou violets, que la chair devenait à l'instant
lumineuse, ce qui donne raison à Rubens. Il y a une
chose certaine, c'est qu'en faisant des chairs rouges
ou violâtres, et en faisant des luisants analogues, il
n'y a plus d'opposition, partant le même ton partout.
Si, par-dessus le marché, les demi-teintes sont vio-
lettes aussi, comme c'est un peu mon habitude, il est
de nécessité que tout soit rougeâtre. Il faut donc
absolument mettre plus de vert dans les demi-teintes
dans ce cas. Quant au luisant doré, je ne me l'ex-
plique pas, mais il fait bien : Rubens le met partout. . .
Il est écrit dans la Kermesse.
Mardi 12 octobre. — Aujourd'hui, vu Cinna avec
Mlle Rachel. J'y avais été pour le costume de Co-
rinne : je l'ai trouvé à merveille. Beauvallet (1) n'est
décidément pas mal dans Auguste, surtout à la fin.
Voilà un homme qui fait des progrès; aussi les rides
lui viennent, et probablement les cheveux blancs, ce
que la perruque d'Auguste ne m'a pas permis de
juger.
(1) Beauvallet avait débuté à la Comédie-Française le 3 septembre
1830 dans Hamlet, tragédie de Ducis. Le lendemain, M. Charles Mau-
rice écrivait dans le Courrier des théâtres : « Le premier début de
M. Beauvallet a été hier des plus insignifiants; il n'y a rien chez cet
acteur qui puisse justifier les prétentions qu'annonce cette tentative. »
126 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Comment! l'acteur qui a toute sa vie, ou du moins
pendant toute sa jeunesse, dans l'âge de la force et
du sentiment, à ce qu'on dit, été mauvais ou mé*
diocre, devient passable ou excellent, quand il n'a
plus de dents ni de souffle, et il n'en serait pas de
même dans les autres arts ! Est-ce que je n'écris pas
mieux et avec plus de facilité qu'autrefois? A peine
je prends la plume, non seulement les idées se pres-
sent et sont dans mon cerveau comme autrefois,
mais ce que je trouvais autrefois une très grande dif-
ficulté, F enchaînement, la mesure s'offrent à moi
naturellement et dans le même temps où je conçois
ce que j'ai à dire.
Et, dans la peinture, n'en est-il pas de même?
D'où vient qu'à présent, je ne m'ennuie pas un seul
instant, quand j'ai le pinceau à la main, et que
j'éprouve que, si mes forces pouvaient y suffire, je ne
cesserais de peindre que pour manger et dormir ?
Je me rappelle qu'autrefois, dans cet âge prétendu
de la verve et de la force dé l'imagination, l'expé-
rience manquant à toutes ces belles qualités, j'étais
arrêté à chaque pas et dégoûté souvent. C'est une
triste dérision de la nature que cette situation quelle
nous fait avec l'âge. La maturité est complète et
l'imagination aussi fraîche, aussi active que jamais,
surtout dans le silence des passions folles et impé-
tueuses que l'âge emporte avec lui; mais les forces
lui manquent, les sens sont usés et demandent du
repos plus que du mouvement. Et pourtant, avec
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 127
tous ces inconvénients, quelle consolation que celle
qui vient clù travail ! Que je me trouve heureux de
ne plus être forcé d'être heureux comme je l'enten-
dais autrefois ! A quelle tyrannie sauvage cet affai-
blissement du corps ne m'a-t-il pas arraché? Ge qui
me préoccupait le moins était ma peinture. Il faut
donc faire comme on peut; si la nature refuse le tra-
vail au delà d'un certain nombre d'instants, ne point
lui faire violence et s'estimer heureux de ce qu'elle
nous laisse ; ne point tant s'attacher à la poursuite
des éloges qui ne sont que du vent,, mais jouir du
travail même et des heures délicieuses qui le suivent,
parle sentiment profond que le repos dont on jouit
a été acheté par une salutaire fatigue qui entretient
la santé de l'âme. Cette dernière agit sur celle du
corps ; elle empêche la rouille des années d'engour-
dir les nobles sentiments.
Lundi 18 octobre. — J'ai travaillé tous ces jours-ci
avec une ténacité extrême, avant d envoyer mes
peintures qu'on colle demain ; je suis resté sans me
reposer pendant sept, huit et près de neuf heures
devant mes tableaux.
Je crois que mon régime d'un, seul repas est déci-
dément celui qui me convient le mieux.
Mardi 19 octobre. — Commencé à coller à l'Hôtel
de ville. Tous les jours suivants, j'y serai assidu. Je
ne pourrai guère commencer à retoucher que samedi
128 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
ou dimanche. Je fais faire bonne garde à la porte
de ma salle. Haro a renvoyé le préfet (1), qui a
approuvé ma résolution de m' enfermer ; ce qui me
fait étendre la mesure à tout le monde et avec son
ordre exprès.
Cette salle est, je crois, la plus obscure de toutes (2) .
J'ai été un peu inquiet, surtout de l'effet des fonds
des caissons, qu'il faut, je crois, faire clairs.
Mercredi 20 octobre. — Ce matin, j'ai fait enlever
toutes les planches, et la vue de l'ensemble m'a ras-
suré. Tous mes calculs relatifs à la proportion et à
la grâce de la composition totale sont justes, et je
suis ravi de cette partie du travail. Les obscurités
qui sont l'effet de cette salle et auxquelles il était im-
possible de s'attendre à ce degré, seront, j'espère,
facilement corrigées.
Vendredi 22 octobre. — En sortant de ma salle,
vers dix heures, trouvé le préfet qui m'a promené
devant toutes ces maudites peintures. Il m'a fait
tomber sur la jambe un cadre de bois, qui m'a fait
une entaille qui paraît être, le lendemain, assez
légère, mais qui m'a inquiété, par la crainte d'être
arrêté dans la terminaison démon salon.
(1) M. Berger était alors préfet de la Seine. Il ne quitta ce poste qu'en
1853, lorsqu'il fut nommé sénateur.
(2) On sait que toute cette salle (salon de la Paix) a été complètement
brûlé* dans l'incendie du 24 mai 1871.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 12î>
Vendredi 29 octobre. — Vu M. Cazenave (1) le
matin. — Travaillé à mes retouches du plafond tous
ces jours derniers, avec des chances diverses d'ennui
et de joie : ce qu'il y a à faire est gigantesque ; mais
si je ne suis pas malade, je m'en tirerai.
— Sur la différence du génie français et du génie
italien dans les arts : le premier marche l'égal du
second pour l'élégance et le style, au temps de la
Renaissance. Comment se fait-il que ce détestable
style, mou, carrachesque, ait prévalu? Alors, mal-
heureusement, la peinture n'était pas née. Il ne reste
de cette époque que la sculpture de Jean Goujon. Il
faut, au reste, qu'il y ait dans le génie français quel-
que penchant plus prononcé pour la sculpture ; à
presque toutes les époques, il y a eu de grands
sculpteurs, et cet art, si on excepte Poussin et Le-
sueur, a été en avant de l'autre. Quand ces deux
grands peintres ont paru, il n'y avait plus de traces
des grandes écoles d'Italie : je parle de celles où la
naïveté s'unissait au plus grand savoir. Les grandes
écoles venues soixante ou cent ans après Raphaël
ne sont que des académies où l'on enseignait des re-
cettes. Voilà les modèles que Lesueur et Poussin ont
vus prévaloir de leur temps : la mode, l'usage les ont
entraînés, malgré cette admiration sentie de l'an-
tique, qui caractérise surtout les Poussin, les Le-
gros (2) et tous les auteurs de la galerie d'Apollon.
(1) Le docteur Cazenavey qui soignait alors Delacroix.
(2) Pierre Legros, sculpteur, né à Paris (1656-1719). Il a passé
ii. 9
130 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
J'aime mieux m'entretenir avec les choses qu'avec
les hommes : tous les hommes sont ennuyeux ; les
tics, etc. L'ouvrage vaut mieux que l'homme.
Corneille était peut-être assommant ; Cousin, de
même ; Poinsot, etc. Il y a dans l'ouvrage une
gravité qui n'est pas dans l'homme. Le Poussin est
peut-être celui qui est le plus derrière son œuvre. —
Les ouvrages où il y a du travail, etc.
Lundi 1er novembre. — Faire des traités sur les
arts ex professo, diviser, traiter méthodiquement,
résumer, faire des systèmes pour instruire catégori-
quement : erreur, temps perdu, idée fausse et inutile.
L'homme le plus habile ne peut faire pour les autres
que ce qu'il fait pour lui-même, c'est-à-dire noter,
observer, à mesure que la nature lui offre des objets
intéressants. Chez un tel homme, les points de vue
changent à chaque instant. Les opinions se modifient
nécessairement; on ne connaît jamais suffisamment
un maître pour en parler absolument et définitive-
ment.
Qu'un homme de talent, qui veut fixer les pen-
sées sur les arts, les répande à mesure qu'elles lui
viennent; qu'il ne craigne pas de se contredire; il y
aura plus de fruit à recueillir au milieu de la profu-
sion de ses idées, même contradictoires, que dans la
trame peignée, resserrée, découpée, d'un ouvrage
presque toute sa vie en Italie. Il a pourtant travaillé pour le Louvre
ainsi que pour le palais et le parc de Versailles.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 131
dans lequel la forme l'aura occupé (1)... Quand le
Poussin disait, dans une boutade, que Raphaël était
un âne, à côté de l'antique, il savait ce qu'il disait : il
ne pensait qu'à comparer le dessin, les connaissances
anatomiqnes de Fun et des autres, et il avait beau
jeu à prouver que Raphaël était ignorant à côté des
anciens.
À ce compte-là, il aurait pu dire aussi que Ra-
phaël n'en savait pas autant que lui même Poussin,
mais dans une autre disposition... En présence des
miracles de grâce et de naïveté unies ensemble, de
science et d'instinct de composition poussés à un
point où personne ne l'a égalé, Raphaël lui eût paru
ce qu'il est en effet, supérieur même aux anciens,
dans plusieurs parties de son art, et particulièrement
dans celles qui ont été entièrement refusées au Pous-
sin.
L'invention chez Raphaël, et j'entends par là le
dessin et la couleur, est ce qu'elle peut; non pas que
j'entende dire par là qu'elle est mauvaise ; mais telle
quelle est, si on la compare aux merveilles en ce
genre du Titien, du Gorrège, des Flamands, elle de-
vient secondaire, et elle devait l'être ; elle eût pu
(1) C'est un retour à l'idée que nous notions dans notre Étude et dont
nous nous servions pour justifier la publication du Journal : « Pourquoi
« ne pas faire un petit recueil d'idées détachées qui me viennent de
«♦temps en temps toutes moulées, et auxquelles il serait difficile d'en
<« coudre d'autres? Faut-il absolument faire un livre dans toutes les
««règles? Montaigne écrit à bâtons rompus... Ce sont les ouvrages les
« plus intéressants. » (Voir t, p. iv, v.)
132 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
l'être encore beaucoup davantage, sans distraire no-
tablement des mérites qui mettent Raphaël non seu-
lement au premier rang, mais au-dessus de tous les
artistes, anciens et modernes, dans les parties où il
excelle. J'oserais même affirmer que ces qualités se-
raient amoindries par une plus grande recherche
dans la science anatomique ou le maniement du pin-
ceau et de l'effet. On pourrait presque en dire autant
du Poussin lui-même, eu égard aux parties dans les-
quelles il est supérieur. Son dédain de la couleur, la
précision un peu dure de sa touche, surtout dans les
tableaux de sa meilleure manière, contribuent à aug-
menter l'impression de l'expression ou des carac-
tères.
Mardi 17 novembre. — L'homme est un animal so-
ciable qui déteste ses semblables. Expliquez cette sin-
gularité : plus il vit rapproché d'un sot être pareil à
lui, plus il semble vouloir de mal à cet autre malheu-
reux. Le ménage et ses douceurs, les amis voyageant
ensemble, qui se supportaient quand ils se voyaient
tous les huit jours, qui se regrettaient quand ils
étaient éloignés, se prennent dans une haine mor-
telle, quand une circonstance les force à vivre long-
temps face à face.
L'esprit volontaire et taquin qui nous fait nous
préférer, nous et nos opinions, à celles de notre voi-
sin, ne nous permet pas de supporter la contra-
diction et l'opposition à nos fantaisies. Si vous joignez
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX- 133
à cette humeur naturelle celle que la maladie ou les
chagrins vous donnent dans une plus grande propor-
tion, l'aversion qu'inspire une personne à qui notre
sort est lié peut devenir un véritable supplice. Les
crimes auxquels on voit se porter une foule de mal-
heureux en l'état de société, sont plus affreux que
ceux que commettent les sauvages. Un Hottentot, un
Iroquois fend la tête à celui qu'il veut dépouiller ;
chez les anthropophages, c'est pour le manger qu'ils
l'égorgent, comme nos bouchers font d'un mouton
ou d'un porc. Mais ces trames perfides longtemps
méditées, qui se cachent sous toutes sortes de voiles,
d'amitié, de tendresse, de petits soins, ne se voient
que chez les hommes civilisés.
— Aujourd'hui, à la séance de la mairie du IVe ar-
rondissement, pour le choix des jurés.
Déjà fort indisposé , je suis rentré après avoir
été un instant à l'Hôtel de ville, et ai fait tout le
chemin à pied; mais c'est une vaillantise qui ne m'a
point réussi. Peut-être eussé-je été plus malade sans
cela. Mais à partir de ce jour a commencé l'indispo-
sition qui m'a fort retenu et fort donné à penser
sur la sottise de vouloir se crever de travail et com-
promettre tout par le sot amour-propre d'arriver à
temps.
Vendredi 19 novembre. — Je vois que les élégants
font à Pétersbourg des cigarettes de thé vert. Elles
n ont pas du moins l'inconvénient d'être narcotiques.
134 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Jeudi 25 novembre. — Première promenade hors
des barrières avec Jenny. Excellent remède pour
l'esprit et le corps. Le froid me ranime au lieu de
mètre importun ou insupportable comme d'habitude.
Je serais ravi de cette disposition très favorable à la
santé.
Vendredi 26 novembre. — Grande promenade avec
Jenny par les boulevards extérieurs, Monceau, la
barrière de Courcelles et la place d'Europe, et à tra-
vers cette grande plaine où nous étions quasi perdus;
cela est excellent pour la santé.
Il faudrait sortir tous les jours avant dîner, s'ha-
biller, voir ses amis et sortir de la poussière du tra-
vail.
Se rappeler Montesquieu, qui ne se laissait jamais
gagner par la fatigue, après avoir donné à la compo-
sition un temps raisonnable. L'expérience, en ren-
dant le travail plus facile et plus ordonné, peut con-
quérir cette faculté qui est refusée à la jeunesse.
Samedi 27 novembre. — Il est décidé que mes pla-
fonds et peintures (1) vont être couverts de papier et
(1) La décoration du Salon de la Paix, à Y Hôtel de ville, se composait
de : 1° un plafond circulaire, 2° huit caissons, 3° onze tympans. Le sujet
du plafond était : La Paix consolant les hommes et ramenant V abon-
dance. Ceux des caissons et des tympans étaient des sujets se référant à
la mythologie antique : Vénus, Bacchus couché sous une treille, Mars
enchaîné, Mercure, dieu du commerce, La Muse Clio, Neptune apai-
sant les flots, etc.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 135
la salle livrée au public : j'en suis enchanté. J'aurai
le temps d'y revenir à loisir.
Je viens d'examiner tous les croquis qui m'ont servi
à faire ce travail. Combien y en a-t-iî qui mont gran-
dement satisfait au commencement, et qui me pa-
raissent faibles ou insuffisants, ou mal ordonnés,
depuis que les peintures ont avancé ! Je ne puis assez
me dire qu'il faut beaucoup de travail pour amener
un ouvrage au degré d'impression dont il est suscep-
tible. Plus je le re verrai, plus il gagnera du côté de
l'expression... Que la touche disparaisse, que la
prestesse de l'exécution ne soit plus le mérite princi-
pal, il n'y a nul doute à cela; et encore combien de
fois n'arrive-t-il pas qu'après ce travail obstiné, qui a
retourné la pensée dans tous les sens, la main obéit
plus vite et plus sûrement pour donner aux dernières
touches la légèreté nécessaire !
28 novembre. — Adam et Eve chassés du Paradis
(La chute) (1). — Le Christ sortant du tombeau (La
mort vaincue).
— Pour l'estomac : prendre du bismuth en petite
dose, avec la soupe. Magnésie calcinée : une petite
cuillerée avec fleur d'oranger ou sirop de gomme
dans un peu d'eau, quelque temps avant le repas, deux
fois par jour, s'il est possible. Bicarbonate de soude
dans l'eau ou dans l'eau de Vichy, pour la renforcer.
(1) Voir Catalogue Robaut, nes 852 à 855 et 902.
136 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
30 novembre. — Sur la manière, à propos des
peintures de l'Hôtel de ville, comparée à celle de
Riesener. — Boucher, Vanloo admirés, imitateurs de
Michel-Ange et de Raphaël; même cohue.
Sans date (1). — Penser que F ennemi de toute
peinture est le gris : la peinture paraîtra presque
toujours plus grise quelle n'est, par sa position oblique
sous le jour. — Les portraits de Rubens, ces femmes
du Musée, — à la chaîne, etc., qui laissent voir par-
tout le panneau Van Eyck, etc.
De là aussi un principe qui exclut les longues re-
touches, c'est d'avoir pris son parti en commen-
çant... Il faudrait essayer, pour cela, de se conten-
ter pleinement avec les figures peintes sans le fond ; en
s'exerçant dans ce sens, il serait plus facile de subor-
donner ensuite le fond.
— Il faut, de toute nécessité, que la demi-teinte,
dans le tableau, c'est-à-dire que tous les tons en
général soient outrés. Il y a à parier que le tableau
sera exposé le jour venant obliquement; donc forcé-
ment ce qui est vrai sous un seul point de vue, c'est-
à-dire le jour venant de face, sera gris et faux, sous
tous les autres aspects. — Rubens outré; Titien de
même; Véronèse quelquefois gris, parce qu'il cher-
che trop la vérité.
Rubens peint ses figures et fait le fond ensuite; il
(1) Sur des notes volantes dans un Agenda portant la date 1852.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 137
le fait alors de manière à les faire valoir : il devait
peindre sur des fonds blancs ; en effet, la teinte locale
doit être transparente, quoique demi-teinte ; elle imite,
dans le principe, la transparence du sang sous la
peau.
Remarquer que toujours, dans ses ébauches, les
clairs sont peints et presque achevés sur de simples
frottis pour les accessoires.
A la fin de l'Agenda de 1852, se trouvent les notes
ci-après :
Le 27 décbre 1852, reçu pour les tableaux de Bordeaux. 700 fr.
Le 27 décembre 1852, reçu de Thomas, pour un
Petit Tigre 300
Le 1er février, reçu de Weill , à compte sur mon
marché de 1,500 fr 500
Le 3 mars, reçu de Thomas, à compte sur mon
marché de 2,100 fr 1 . 000
Le 10 mars, reçu de M. Didier, pour Y Andromède. 600
Le 22 — de Beugniet, pour le Petit Christ,
et le Lion et Sanglier 1 . 000
Le 4 avril, reçu de Weill un second à compte. . . 500 (reste 500) .
Le 10 — de Thomas 1.100
(J'ai à lui donner les Lions sur ce marché, et en lui livrant la
Desdémone dans sa chambre, il n'aura à me donner que
500 fr.).
10 avril, reçu de Mme Herbelin, pour les Pèlerins d'Em-
maùs 3 .000 fr.
10 avril, reçu de Tedesco, pour les Chevaux qui sortent de
Veau (deux chevaux gris) 500
1er mai, reçu de Thomas, pour solde (sauf la répétition du
Christ au tombeau) 500
28 juin, reçu de Tedesco, pour le Maréchal marocain 800
138 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
1er marché avec Weill :
Vue de Tanger
Marchand d'oranges
1.500 fr.
saint 1 h ornas
La Fiancée d' Abydos (1)
De Weill :
J'ai reçu à compte le 1* février, en lui livrant la Vue de
Tanger 500
Depuis, il m'a demandé Saint Sébastien 500
Répétition du plafond d'Apollon à M. Ronnet (2) 1 .000
Marché avec Thomas :
Desdémone aux pieds de son père 400 ]
Ophélia dans le ruisseau 700 _. . „,. .
ri r i*n *nn ) 2.100 fr.
Deux lions sur le même tableau oOU i
Michel-Ange dans son atelier 500 /
(En avril) Desdémone dans sa chambre 500 fr.
La répétition du Christ de M. de Geloës (3).. . . 1.000
Marché avec Reugniet :
Christ en croix, toile de 6. . .
Lion terrassant un sanglier.
Marché avec Ronnet :
La répétition du plafond d'Apollon , . . . 1 . 000
Marché avec le comte de Geloës :
Daniel dans la fosse aux lions (4) 1 .000
Portrait de M. Rruyas (5) 1 . 000
— deTalma 1.500 fr.
(1) La seule Fiancée d' Abydos était en 1874 vendue 32,050 francs.
(Voir Catalogue Robaut, nos 772-773.)
(2) Cette superbe toile est au Musée de Rruxelles. (Voir Catalogue Ro-
baut, n° 1110.)
(3) La première composition de la Mise au tombeau, ou Christ du
comte de Geloës, atteignit à la vente Faure, en 1873, le chiffre de
60,000 francs. Cette répétition est d'un bien moindre format. (Voir
Catalogue Robaut, nos 1034 et 1037.)
(4) Ce* ableau fut vendu 17,500 francs en 1877. (Voir Catalogue Ro-
baut, n° 1213.)
(5) u Le portrait de M. Rruyas, qui fut connu des Parisiens seulement
« à l'Exposition posthume de l'œuvre de Delacroix, avait été commencé
«en mai 1853. M. Rruyas, avec l'aide de Th. Silvestre, avait rédigé un
« catalogue raisonné et illustré de sa collection de peintures modernes. »
(Voir Catalogue Robaut.)
1853
2 janvier. — La couleur n'est rien, si elle n'est pas
convenable au sujet, et si elle n'augmente pas l'effet
du tableau par l'imagination. Que les Boucher et les
Vanloo fassent des tons légers et charmants à l'œil, etc.
Lundi 10 janvier. ■ — Halévy nous contait, à Trous-
seau (1) et à moi, — à ce dîner, — qu'entendant par-
ler d'un vieillard battu par son fils, il avait trouvé
dans ce prétendu vieillard un homme de cinquante à
cinquante -deux ans ; mais c'était un homme qui
paraissait vingt ans de plus : c'était quelque marchand
devin retiré. Ces natures brutes s'affaissent prompte-
ment, quand l'activité physique ne les soutient plus.
Nous disions à ce propos que les gens qui travaillent
de 1 esprit se conservent mieux. Il m'arrive très sou-
vent le matin d'être ou de me croire malade jusqu'au
moment où je me mets à travailler. J'avoue qu'il se
(1) Le docteur Armand Trousseau était un des médecins les plus
distingués de l'époque. Il avait siégé en 1848 comme député à l'Assem-
blée constituante. Homme du monde par excellence, passionné pour les
arts, causeur plein d'esprit, il était très recherché dans les salons.
139
140 JOURNAL D'EUGENE DELACBOIX.
pourrait qu'un travail ennuyeux ne fît pas le même
effet, mais quel est le travail qui n'attache pas l'homme
qui s'y consacre? Je disais à Trousseau que je ne res-
semblais pas à ces musiciens qui disent du mal de la
musique, etc. Il m'a dit qu'il aimait passionnément
son métier, qui est un des plus répugnants qu'on
puisse embrasser. C'est un homme déplaisir, qui doit
aimer ses aises. Tous les jours, dans cette saison, son
réveille-matin le fait lever et courir à son hôpital, lever
des appareils, tâter le pouls, et pis encore, à des
malades dégoûtants, dans un air empesté où il passe
la matinée. Quand la disposition ne l'y porte guère,
il est à croire que Y amour-propre le fait. Dupuytren
n'y a jamais manqué, et il n'est pas probable que ce
soit cette assiduité qui l'ait fait mourir prématuré-
ment. Au contraire, elle aura peut-être combattu
quelque mauvaise influence, qui aura fini par le tuer.
15 janvier. — Pour le tableau espagnol dont j'ai
fait une esquisse :
Teinte de petit vert, avec très peu de brun rouge
et de blanc, comme teinte locale, sur un frottis de
bitume par exemple;
Ou simplement : petit vert pour l'ombre, sur lequel
on met des tons de vermillon et de brun rouge.
Clairs empâtés avec rose, brun rouge, laque et
blanc suivant le besoin. — La terre de Cassel et blanc
ou la momie et blanc, suivant le besoin, font des tons
violets suffisants : sur cette préparation, les tons des-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 141
sinés avec beau rouge, laque, vermillon très chaud,
et sur les saillies, clairs vifs, roses ou jaunâtres.
Pour le berger, dans le même tableau : passé sur
les clairs un ton de petit vert, rendu plus foncé avec
vert émeraude : ce frottis était du vert pur. Mis le ton
chaud, avec vermillon et brun rouge purs.
Les clairs ajoutés ensuite, comme aux autres figu-
res, avec tons chauds empâtés analogues, et unifor-
mément aussi tous les endroits colorés, soit dans
l'ombre, soit dans les clairs plus prononcés de rouge,
comme le bout de nez, les paupières, les mains, aux
articulations surtout, et principalement les doigts,
les genoux. — Repiqués d'ombre de terre de Sienne
brûlée et laque, avec vermillon; et clairs sur les par-
ties saillantes; c'est-à-dire dessiner avec ce rouge de
terre de Sienne et laque le contour des oreilles, les
narines, etc., et sur les parties saillantes, telles que
le bout du nez, les nœuds des mains ; la joue, clairs
plus ou moins roses, qui font le luisant et le complé-
ment.
Ton vert jaune de reflet dans une chair fraîche,
indispensable : Terre d'ombre naturelle, jaune de
Naples, jaune de zinc brillant, vert émeraude. —
Mêlé avec le ton orange transparent de la palette
laque jaune, vermillon, cadmium, il donne un ton
rompu charmant, analogue à celui de la partie jaune
du ciel d'Apollon, et excellent dans les préparations
chaudes pour les clairs.
Le ton vert chou ci-dessus fait bien à côté de ver-
142 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
millon, blanc et laque brûlée; également à côté de
brun rouge et blanc.
Tête de la femme sous les arbres dans l'ombre : ce
qui fait le ton violâtre de l'ombre- est brun rouge et
blanc, et un peu de terre de Casse l plus foncé que ie
même ton, pour faire ce qu'il y a de plus violet dans
le clair; en un mot, sur le frottis vert, qui est com-
mun au clair comme à l'ombre, mais avec une inten-
sité différente, pour rendre le clair moins participant
du ton vert du dessous : brun rouge et blanc. Dans
l'ombre sur ce ton vert, pour donner un ton rose, le
ton que j'ai dit de brun rouge, blanc et terre de Cas-
sel; ce ton mêlé à celui de terre d'ombre naturelle,
bleu de Prusse et blanc, fait amirablement. Ce mélange
du vert et du violet, qui caractérise le passage de
l'ombre au clair, dans certaines parties, la joue, les
jambes couleur de poisson, etc., etc. Pour faire ce
ton d'ombre, quand il est plus jaune sur les parties
jaunâtres, mettre le ton de terre d'ombre naturelle,
bleu de Prusse et un peu d ocre jaune, mêlé à plus ou
moins de brun rouge et blanc. Le ton de bleu de
Prusse, terre naturelle et blanc, magnifique ton d'om-
bre violette, en y mêlant du vermillon (employé, je
crois, si je m'en souviens, entre les jambes de la
petite Ariane assise — la seconde) — terre dombre
et cobalt, au lieu de bleu de Prusse, ferait peut-être
aussi bien et serait plus solide ; — ce ton passé sur les
parties ronge prononcé qu'on met sur les genoux, etc.
— Dans le ton vert, dans l'ombre de l'Espagnol
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 143
en question, surtout de F enfant vu de dos sous F ar-
bre; — sur ces tons verdâtres, atténuer aussi avec
brun rouge, blanc et noir.
Le ton de terre d'ombre naturelle excellent, avec
bleu de Prusse, pour les ombres légères verdâtres qui
bordent les cheveux, le cou, la partie jaune du bras,
du dos, etc. Exemple : Genoux de l'Andromède (véri-
fier si je n'ai pas voulu dire l'Ariane). — Bord d'om-
bre des jambes. \
Pour faire une ombre moins fade qu'avec le petit
vert, quand elle est un accident et non une teinte à
plat, la préparer avec terre d'ombre, cobalt, et vert
émeraude, et ensuite vermillon. — Entre-deux des
jambes : pour ne pas le faire trop rouge, préparer
avec terre d'ombre, vert émeraude, cobalt, et passer
le vermillon par-dessus; et, mieux que vermillon,
brun rouge qui fait moins ardent; ce ton est le plus
sanguine possible pour une ombre intense, réunissant
merveilleusement le vert et le violet ; mais il est indis-
pensable de passer l'un après l'autre, et non pas de
les mêler sur la palette. Le ton de terre d' ombre natu-
relle, blanc et bleu de Prusse foncé avec brun rouge,
magnifique ton d'ombre de chair vigoureuse. Les
mettre à côté l'un de l'autre sur la palette ; — fait
également une demi-teinte locale de chair. — Le vert
chou jaune : terre d'ombre naturelle, jaune de Nap les ,
jaune de zinc, vert émeraude, avec brun rouge et
blanc, très belle localité de chair (jambe de Talma).
Ton jaune vert, qui règne dans la copie du plafond
144 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
d'Apollon, le ton clair de terre d'ombre naturelle,
bleu de Prusse et blanc avec ocre jaune. — Excellent
frottis pour préparer des chairs fraîches comme la
cuisse de Junon et son pied : Ton orangé de laque
jaune, vermillon, cadmium avec laque rouge et blanc,
mais assez foncé, pour faire une opposition pronon-
cée ; les mettre à côté l'un de l'autre. Jaune de zinc
et noir plus ou moins foncé : beau vert rompu.
Tons très fins, analogues du ton jaune du ciel de
l'Apollon, propres à placer sur une chair dans le clair
comme préparation d'un ton d'ombre, vert chou et
le ton orangé transparent.
Autre : Sienne naturelle, vert émeraude, jaune de
zinc. Fait ainsi, il est un peu chaud et cru; on le tem-
père avec le vert chou.
Ton gris violet très joli : Vert chou avec laque et
blanc foncé.
Ton d'or clair : Ocre jaune, jaune de Naples.
Autre demi-teinte plaquée d'or : Terre d'Italie
seule (fauteuil de Talma).
Ton important de laque rouge et blanc foncé, à
côté du même ton dans lequel on ajoute de la laque
brûlée ; mettre l'un et l'autre à côté de jaune indien.
— Ton de jaune indien, Sienne et vert émeraude :
opposition toute prête du jaune et du vert au violet.
Laque jaune et jaune de zinc, important.
Main gauche de Talma : Préparée avec des tons
très roux et non encore rompus. Sur cette prépara-
tion, sèche depuis quelque temps, passé une demi-
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 145
pâte très transparente avec brun rouge et blanc, et
terre d'ombre naturelle, bleu de Prusse et blanc... a
donné tout de suite une demi-teinte de chair d'une
grande finesse. Les ombres chaudes étant placées et
les saillies du clair avec des tons convenables, l'effet
était complet. (Pourrait s'appliquer avec succès à
toute préparation faite à la Titien avec ton de Sienne
ou brun rouge, etc., comme, par exemple, était celle
de la petite Andromède.)
Localité de la main appuyée par terre de la femme
qui essuie le sang de saint Etienne : ton demi-teinte
de terre de Cassel, blanc avec vermillon et laque. Le
moindre ton vert {cobalt et émeraude, par exemple)
et orangé donne un brillant magnifique, au-dessus
peut-être de celui du Sardanapale, qui était ana-
logue, à cause des tons verts ajoutés.
Coulé pour la chair — très fin : le ton de laaue
jaune et jaune de zinc avec laque rouge dorée.
Le charmant jaune paille (demi-teinte) : Ocre jaune,
terre de Cassel, blanc avec pointe de vert émeraude
et zinc, et peut être sali avec pointe de laque rouge.
A côté de beau vermillon et laque rouge, — mêlés
ensemble modérément : tons sanguine très beaux.
Autre ton sanguine plus verdâtre : bon coulé, pré-
paration, etc. A côté du ton beau vermillon clair et
laque, ton d'ocré jaune et petit vert. — Ces tons très
fins seraient d'ailleurs glacés (non essayé) pour
remonter du ton des chairs déjà avancées, mais un
peu trop blanches.
ii. 10
145 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Beau brun : jaune de Mars et brun de Florence;
mettre à côté de la masse des tons verts verdâtres,
vert chaud, vert chou, et le ton de terre de Cassel,
blanc et laque.
Ton bois violâtre : brun de Florence, blanc avec
ocre de ru et une pointe de noir ou autre, pour salir
un peu.
— Demi-teinte de cheveux blonds : jaune paille un
peu sombre avec brun rouge et blanc sombre; aussi
ajouter jaune indien ou ton de terre de Sienne et vert
émeraude. Ajouter laque et vermillon clair au ton
orangé transparent.
— Beau brun jaune vert : Vert émeraude, terre
d'Italie naturelle ; en y ajoutant du vermillon , il
devient sanguine, sans être rouge.
Vermillon, laque brûlée, blanc, à côté de celui-ci,
qui est un peu foncé ; faire le même plus clair, mais
avec très peu de laque brûlée et plus de laque et ver-
millon.
Avec ce dernier et vert émeraude, est fait le ton
des montagnes les plus lointaines dans le Saint Sébas-
tien.
Le clair du chemin et des montagnes plus rappro-
chées avec le petit ver? et l'orangé de cadmium, blanc
et vermillon.
Brun de Florence et blanc mêlé à Y orangé de zinc;
les mettre à côté l'un de F autre.
Jeudi 27 janvier. — Dîné chez Bixio avec d'Ar-
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 147
gent, Decazes,le prince Napoléon. Après, chez Man-
ceau.
De tout cela, je ne me rappelle que deux ou trois
morceaux de la Flûte enchantée, dont nous a régalés
Mme Manceau.
Je n'éprouve pas, à beaucoup près, pour écrire, la
même difficulté que je trouve à faire mes tableaux (I).
Pour arriver à me satisfaire, en rédigeant quoi que ce
soit, il me faut beaucoup moins de combinaisons de
composition, que pour me satisfaire pleinement en
peinture. Nous passons notre vie à exercer, à notre
insu, Fart d'exprimer nos idées au moyen de la
parole. L'homme qui médite dans sa tête comment
il s'y prendra pour obtenir une grâce, pour éconduire
un ennuyeux, pour attendrir une belle ingrate, tra-
vaille à la littérature sans s'en douter. Il faut tous les
jours écrire des lettres qui demandent toute notre
attention et d'où quelquefois notre sort peut dépendre.
Telles sont les raisons pour lesquelles un homme
supérieur écrit toujours bien, surtout quand il trai-
tera de choses qu'il connaît bien. Voilà pourquoi les
femmes écrivent aussi bien que les plus grands
hommes. C'est le seul art qui soit exercé par les indif-
férentes... Il faut ruser, séduire, attendrir, congédier,
en arrivant et en partant. Leur faculté d' à-propos, la
lucidité, extrême dans certains cas, trouvent ici mer-
veilleusement leur application. Au reste, ce qui con-
(1) On remarquera que plus loin Delacroix énonce une idée à peu
près opposée à celle-ci.
148 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
firme tout cela, c'est que, comme elles ne brillent pas
par une grande puissance d'imagination, c'est sur-
tout dans l'expression des riens qu'elles sont maî-
tresses passées. Une lettre, un billet, qui n'exige pas
un long travail de composition, est leur triomphe.
Lundi 7 février. — Aujourd'hui, l'insipide et indé-
cente cohue de la fête du Sénat. Aucun ordre, tout
le monde pêle-mêle, et dix fois plus d'invités que le
local n en peut contenir. Obligé d'arriver à pied et
d' aller de même retrouver la voiture à Saint-Sulpice. . .
Que de gueux! que de coquins s'applaudissent dans
leurs habits brodés! Quelle bassesse générale dans
cet empressement!
Vendredi 4 mars.
... Cui lecta potenter erit res,
Nec facundia deserct hune, ntc lucidus ordo.
Mardi 15 mars. — Je retrouve sur un chiffon de
papier les lignes suivantes que j'ai écrites il y a long-
temps; j étais alors plus misanthrope que je ne suis.
J'avais plus de raisons d'être heureux, puisque j'étais
plus jeune. Je ne laissais pas d'être attristé du spec-
tacle auquel nous assistons et dont nous sommes
nous-mêmes les acteurs et les victimes.
Voici la boutade : « Comment ce monde si beau
renferme-t-il tant d'horreurs ! Je vois la lune planer
paisiblement sur des habitations plongées, en appa-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 149
rence, dans le silence et dans le calme... les astres
semblent se pencher dans le ciel sur ces demeures
paisibles, mais les passions qui les habitent, les vices
et les crimes ne sont qu'endormis ou veillent dans
l'ombre et préparent des armes; au lieu de s'unir
contre les horribles maux de la vie mortelle, dans une
paix commune et fraternelle, les hommes sont des
tigres et des loups animés les uns contre les autres
pour s'entre-détruire. Les uns laissent un libre cours
aux détestables emportements qu'ils ne peuvent maî-
triser : ce sont les moins dangereux. Les autres ren-
ferment, comme dans des abîmes sans fond, les noir-
ceurs, la bile amère qui les anime contre tout ce qui
porte le nom d'homme. Tous ces visages sont des
masques, ces mains empressées qui serrent votre main
sont des griffes acérées prêtes à s'enfoncer dans votre
cœur. A travers cette horde de créatures hideuses,
apparaissent des natures nobles et généreuses. Les
rares mortels qui ne semblent laissés à la terre que
pour témoigner du fabuleux âge d'or, sont les vic-
times privilégiées de cette multitude de traîtres et de
scélérats qui les entourent et les pressent. Le sort
s'unit aux passions de mille monstres pour conspirer
la perte de ces hommes innocents, et presque tous
rendent à ce ciel ingrat une détestable vie, en mau-
dissant un présent si funeste, et presque également
leur inutile vertu, but des attaques et des haines,
fardeau volontaire, et qu ils n'ont traîné que pour leur
malheur, à travers mille maux. »
150 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Vendredi 18 mars. — Vu, après le conseil, l'admi-
rable Saint Just (1) de Rubens. Le lendemain, en
essayant de me le rappeler, au moyen dune esquisse
d'après la gravure, j'ai pu massurer que l'emploi du
pinceau, au lieu de la brosse, a déterminé l'exécution
lisse et plus achevée, c'est-à-dire sans plans heurtés,
de Rubens. Ce mode mène à une exécution plus ronde,
comme est la sienne, mais qui, en même temps,
donne plus vite l'expression du fini. D'ailleurs, l'em-
ploi des panneaux force pour ainsi dire à se servir de
pinceaux. La touche lisse et un peu molle laisse moins
d'aspérités. Avec les martres et les brosses ordinaires,
on arrive à une dureté, à une difficulté de fondre les
couleurs qui est presque inévitable ; les traces de la
brosse laissent des sillons impossibles à dissimuler.
Dimanche 27 mars. — Aux partisans exclusifs de
ta forme et du contour.
Les sculpteurs vous sont supérieurs... En établis-
sant la forme, ils remplissent toutes les conditions de
leur art. Ils recherchent également, comme les parti-
sans du contour, la noblesse des formes et de l'arran-
gement. Vous ne modelez pas, puisque vous mécon-
naissez le clair-obscur qui ne vit que des rapports de
la lumière et de l'ombre établis avec justesse. Avec
vos ciels couleur d'ardoise, avec vos chairs mates et
sans effet, vous ne pouvez produire la saillie. Quant
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1942.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 151
à la couleur qui est partie de la peinture, vous faites
semblant de la mépriser, et pour cause...
Lundi 28 mars. — A Irène :
« Je suis le premier puni de mon horrible paresse â
écrire, puisqu'elle me prive de recevoir souvent de
vos nouvelles et de renouveler, en m'entretenant avec
vous, le charme des souvenirs d'enfance. Je suis eu
cela d'autant plus coupable et ennemi de moi-même,
qu'isolé comme je suis, je vis bien plus souvent dans
mon esprit avec le passé qu'avec ce qui m'entoure.
Je n'ai nulle sympathie pour le temps présent; les
idées qui passionnent mes contemporains me laissent
absolument froid; mes souvenirs et toutes mes prédi-
lections sont pour le passé, et toutes mes études se
tournent vers les chefs-d'œuvre des siècles écoulés.
Il est heureux, au moins, qu'avec ces dispositions, je
n'aie jamais songé au mariage : j'aurais certainement
paru à une femme jeune et aimable infiniment plus
ours et plus misanthrope que je ne le parais à ceux
qui ne me voient qu'en passant. »
A Andrieu :
« Je n'ai pas autant de mérite qu'on pourrait le
penser, à travailler beaucoup, car c'est la plus grande
récréation que je puisse me donner... J'oublie, à mon
chevalet, les ennuis et les soucis qui sont le lot de
tout le monde. L'essentiel dans ce monde est de com-
battre l'ennui et le chagrin. Sans doute, parmi les
152 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
distractions qu'on peut prendre, je pense que celui
qui les trouve dans un objet comme la peinture, doit
y trouver des charmes que ne présentent point les
amusements ordinaires. Ils consistent surtout dans le
souvenir que nous laissent, après le travail, les mo-
ments que nous lui avons consacrés. Dans les distrac-
tions vulgaires, le souvenir n'est pas ordinairement
la partie la plus agréable; on en conserve plus sou-
vent du regret, et quelquefois pis encore. Travaillez
donc le plus que vous pourrez : c'est toute la philoso-
phie et la bonne manière d'arranger sa vie (1). »
1" avril. — J'ai usé pour la première lois de mes
entrées aux Italiens... Chose étrange! j'ai eu toutes
les peines du monde à m'y décider; une fois que j'y
ai été, j'y ai pris grand plaisir; seulement j'y ai ren-
contré trois personnes, et ces trois personnes mont
demandé à venir me voir. L'une est Lasteyrie (2), qui
veut bien m'apporter son livre sur les vitraux; la
seconde estDelécluze (3), qui m'a frappé sur l'épaule
(1) Confidence rapportée par Baudelaire à qui Delacroix l'avait faite :
« Autrefois, dans ma jeunesse, je ne pouvais me mettre au travail que
« quand j'avais la promesse d'un plaisir pour le soir, musique, bal, ou
« n'importe quel autre divertissement. Mais aujourd'hui je ne suis plus
« semblable aux écoliers, je puis travailler sans cesse et sans aucun espoir
« de récompense. » [Art romantique. L'Œuvre et la vie d'Eugène
Delacroix.)
(2) Le comte de Lasteyrie , archéologue et homme politique, membre
de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, s'était fait connaître par
des travaux d'archéologie et de critique d'art. Il avait écrit des articles
sur Delacroix au journal le Siècle.
(3) Nous avons pu, grâce au précieux travail de M. Maurice Tourneux,
Delacroix devant ses contemporains, suivre, année par année, les juge-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 153
avec une amabilité qu'on n'attendrait guère d'un
homme qui m'a peu flatté, la plume à la main, depuis
environ trente ans qu'il m'immole à chaque Salon. Le
troisième personnage qui m'a demandé à venir me
voir est un jeune homme que je me rappelle avoir vu,
sans savoir où et sans connaître son nom; cette dis-
traction est fréquente chez moi.
Le souvenir de cette délicieuse musique (Sémira-
mis) (1) me remplit d'aise et de douces pensées, le len-
demain 1er avril. Il ne me reste dans l'âme et dans la
pensée que les impressions du sublime, qui abonde
dans cet ouvrage. A la scène, le remplissage, les fins
prévues, les habitudes de talent du maître refroi-
dissent l'impression, mais ma mémoire, quand je suis
loin des acteurs et du théâtre, fond dans un ensemble
le caractère général, et quelques passages divins
viennent me transporter et me rappellent en même
temps celui de la jeunesse écoulée.
L'autre jour, Rivet (2) vint me voir, et, en regar-
ments portés par le célèbre adversaire du maître sur ses différentes expo-
sitions. En 1822, il écrivait à propos du Dante et Virgile : « La force
« convient à l'étude. M. Delacroix l'indique par son tableau du Dante
« et Virgile; ce tableau n'en est pas un ; c'est, comme on le dit en style
« d'atelier, une vraie tartouillade. » En 1855, réunissant ses articles
parus dans le Journal des Débats, après avoir dit quelques mots des dé-
buts du jeune homme de talent auquel il n'avait cessé de prodiguer ses
conseils, il recommençait «le procès intenté depuis trente ans à l'Ecole
« moderne » . (V. le livre de M. Tourneux.)
(1) Sémiramis, opéra en deux actes, de Rossini.
(2) Nous avons déjà noté que le baron Rivet avait été un ami de jeu-
nesse et un camarade d'atelier de Delacroix et de Bonington. M. Tourneux
dit à propos de lui : « Il avait écrit sur le premier de ces deux grande
« artistes un article très important qui fut présenté à la Revue des Deux
154 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
dant la petite Desdémone aux pieds de son père (1), il ne
put s'empêcher de fredonner le Se il padre mabban-
donna, et les larmes lui vinrent aux yeux. C'était
notre heau temps ensemble. Je ne le valais pas, au
moins pour la tendresse et pour bien d'autres choses,
et combien je regrette de n'avoir pas cultivé cette
amitié pure et désintéressée ! Il me voit encore, et, je
n'en doute pas, avec plaisir; mais trop de choses et
trop de temps nous ont séparés. Il me disait, il y a
peu d'années, en se rappelant cette époque de Mantes
et de notre intimité : « Je vous aimais comme on aime
une maîtresse. »
Il y a aux Italiens, qui jouent maintenant dans le
désert, une Cruvelli (2) dont on parle très peu dans
le monde et qui est un talent très supérieur à la Grisi,
qui enchantait tout le monde quand les Bouffes
étaient à la mode.
« Mondes, mais non inséré, et c'est grand dommage, car on y eût trouvé
« des renseignements bien précieux sur les débuts, les théories et les
« procédés de travail du maître. »
Ce que M. Tourneux ne dit pas, et ce que nous pouvons ajouter, c'est
que 1 article du baron Rivet avait été précisément composé à l'occasion
du Journal que nous offrons intégralement au public, dont il avait eu la
bonne fortune de détenir quelques fragments en copie. Reconnaissons
qu'il a fallu tout un étrange concours de circonstances pour que l'œuvre
posthume du plus illustre de nos peintres ne se trouvât livrée à la publi-
cité que trente années après sa mort.
(1) Il s'agit probablement ici d'une répétition avec variantes du tableau
qui porte la date de 1839. (Voir Catalogue Robaut, n° 698.)
(2) La Cruvelli (baronne Vigier) était une cantatrice célèbre. Ses
débuts, selon Delacroix, semblent être passés inaperçus. Si l'on inter-
roge ses biographes, il est facile de constater en effet qu'à la différence
de ses illustres rivales, les Grisi, les Pisaroni, ses débuts n'eurent aucun
éclat.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 155
Une chose dont on ne s'est pas douté, à l'apparition
de Rossini, et pour laquelle on a oublié de le criti-
quer, parmi tant de critiques, c'est à quel point il est
romantique. Il rompt avec les formules anciennes
illustrées jusqu'à lui parles plus grands exemples. On
ne trouve que chez lui ces introductions pathétiques,
ces passages souvent très rapides, mais qui résument,
pour l'âme, toute une situation, et en dehors de
toutes les conventions. C'est même une partie, et la
seule, dans son talent, qui soit à l'abri de l'imitation.
Ce n'est pas un coloriste à la Rubens. J'entends tou-
jours parler de ces passages mystérieux. Il est plus
cru ou plus banal dans le reste, et, sous ce rapport,
il ressemble au Flamand; mais partout la grâce ita-
lienne, et même l'abus de cette grâce.
Dimanche 3 avril. — Retourné aux Italiens : le
Barbier. Tous ces motifs charmants, ceux de la Sémi-
rarnis et du Barbier sont continuellement avec moi.
Je travaille à finir mes tableaux pour le Salon, et
tous ces petits tableaux qu'on me demande. Jamais
il n'y a eu autant d'empressement. Il semble que mes
peintures sont une nouveauté découverte récem-
ment (1).
(1) Le 14 avril 1853, Delacroix écrivait à M . Moreau père :
« Eh bien, oui, cher ami, c'est vraiment à n'y pas croire, et pour ma
« part je n'y comprends rien. Il semble maintenant que mes peintures
« soient une nouveauté récemment découverte, que les amateurs vont
« m'en»ichir après m'avoir méprisé. » Dans une précédente note, et à
propos de toiles vendues par le maître à des marchands ou à des amateurs,
156 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Lundi 4 avril. — Vu le soir Mme de Rubempré
dans sa nouvelle maison. J'ai été enchanté de l'habi-
tation : il y aura de quoi s'y plaire. J'en suis heureux
pour cette bonne amie. Elle raffole des curiosités, des
ameublements, et elle se trouve servie à souhait. Elle
me faisait, ou plutôt nous faisions ensemble, cette
réflexion : que tout le bonheur vient tard. C'est
comme ma petite vogue auprès des amateurs ; ils
vont m'enrichir après m'avoir méprisé.
Vendredi 8 avril. — Sorti d'assez bonne heure
pour aller voir les artistes qui m'avaient prié de les
visiter. Que de tristes plaies, que d'incurables mala-
dies de cerveau! Je n'ai eu qu'une compensation, mais
elle a été complète : j'ai vu un véritable chef-d'œuvre :
c'est le portrait que Rodakowski (1) vient de rap-
porter d'après sa mère. Cet ouvrage confirme le pré-
cédent qui m'avait tant frappé à l'Exposition.
Rentré très fatigué, et, après un sommeil presque
léthargique et insurmontable, reposé tout à fait, et
dîné avec Mme de Forget. Nous avons été voir les
nous avons fait quelques rapprochements de chiffres qui par eux-mêmes
sont assez éloquents. Delacroix ne s'en montrait pourtant pas mécontent.
Il n'était pas exigeant à ce point de vue. Souvent dans sa correspon-
dance il demande à l'amateur qui désire une de ses œuvres d'en fixer
lui-même le prix. A cinquante-cinq ans, après trente années de produc-
tion ininterrompue, c'est un sentiment de surprise qu'il éprouve à
constater que le succès lui vient !
(1) Henri Rodakowski, peintre polonais, né à Lemberg. Il fut élève
de Léon Gogniet. Il envoya au Salon de 1852 un beau portrait de
Dembinski, qui lui valut une première médaille. Il exposa ensuite le
portrait de sa mère en 1853 et celui de Frédéric Villot en 1855.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 157
Cerfbeer aussitôt après, et promené un peu sur les
boulevards.
Mardi 12 avril. — Dîné chez Riesener avec Gau-
tier (1 ), qui a été aimable ; il me boudait depuis quelque
temps.
J'ai été voir en revenant le dernier acte de Sémi-
ramis.
Dans la journée, Mme Villot, Mme Barbier et
Mme Herbelin sont venues voir mes tableaux. Cette
dernière s'est affolée des Pèlerins d'Emmaùs (2), et
veut l'avoir au prix que j'avais demandé.
Mercredi 13 avril. — Il faut toujours gâter un peu
un tableau pour le finir. Les dernières touches desti-
nées à mettre de l'accord entre les parties ôtent de la
fraîcheur. Il faut paraître devant le public en retran-
chant toutes les heureuses négligences qui sont la
passion de l'artiste. Je compare ces retouches assas-
sines à ces ritournelles banales qui terminent tous les
airs et à ces espaces insignifiants que le musicien est
forcé de placer entre les parties intéressantes de son
(1) Delacroix rencontrait assez souvent Th. Gautier chez Riesener et
ne se montrait pas toujours à son égard aussi courtois qu'on aurait pu le
penser. Nous tenons de Mme Riesener le détail suivant : un soir, Gau-
tier demanda à Delacroix de lui prêter un costume oriental, dont il
l'avait vu revêtu à un bal costumé, et le peintre refusa net en termes
qui jetèrent un froid parmi les assistants. Nous nous sommes déjà
expliqué sur la cause probable de la froideur de Delacroix.
(2) Cette admirable toile a figuré récemment à l'Exposition des Cent
chefs-d'œuvre, à la salle Petit, avec la Fiancée d'Abydos. Le prix en
question était deux mille francs. (Voir Catalogue Robaut, n° 1192.)
158 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
ouvrage, pour conduire d'un motif à l'autre ou les
faire valoir. Les retouches pourtant ne sont pas aussi
funestes au tableau qu'on pourrait croire, quand le
tableau est bien pensé et a été fait avec un sentiment
profond. Le temps redonne à l'ouvrage, en effaçant
les touches, aussi bien les premières que les dernières,
son ensemble définitif.
Jeudi 14 avril. — Dîné chez M. Fould (1). Le
Moniteur (2) a envie d'avoir de ma prose : cela tombe
mal au milieu de mes occupations.
Été chez R... finir la soirée pour entendre la répé-
tition et le choix que Delsarte fait des morceaux de
son concert. Cette éternelle musique primitive, sans
interruption, est bien monotone; un air de Cherubini
risqué au milieu de tout cela m'a paru un foudre
d'invention.
Vendredi 15 avril. — Le préfet nous dit ce matin
à notre comité, où on débattait une question de cime-
tière, qu'à propos de l'insuffisance des cimetières de
Paris il existait un projet d'un sieur Lamarre ou
Delamarre, qui proposait sérieusement d'envoyer les
morts en Sologne, ce qui aurait l'avantage de nous en
débarrasser et de fortifier le terrain.
(1) Achille Fould, homme d'État et financier, ministre de Napo-
léon III. Il fut élu en 1857 membre de l'Académie des beaux-arts.
(2) Ce fut pour le Moniteur que Delacroix écrivit le grand article sur
le Poussin qui parut dans les nos des 26, 29, 30 juin 1853.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 159
J'avais été, avant la séance, voir les peintures de
Courbet (1). J'ai été étonné de la vigueur et de la
saillie de son principal tableau(2) ; mais quel tableau !
quel sujet ! La vulgarité des formes ne ferait rien ; c'est
la vulgarité et l'inutilité de la pensée qui sont abomi-
nables; et même, au milieu de tout cela, si cette idée,
telle quelle, était claire! Que veulent ces deux figures?
Une grosse bourgeoise, vue par le dos et toute nue
sauf un lambeau de torcbon négligemment peint qui
couvre le bas des fesses, sort dune petite nappe d'eau
qui ne semble pas assez profonde seulement pour un
bain de pieds. Elle fait un geste qui n'exprime rien, et
une autre femme, que l'on suppose sa servante, est
assise par terre, occupée à se déchausser. On voit
là des bas qu'on vient de tirer : l'un deux, je crois,
ne l'est qu'à moitié. Il y a entre ces deux figures un
(1) En ce qui touche l'opinion de Delacroix sur Courbet et le réalisme,
nous nous sommes expliqué dans notre Etude (voir t. I, p. xxx, xxxi).
Voici ce que le maître écrivait dans un des albums de son Journal : « Eh!
« réaliste maudit, voudrais-tu par hasard me produire une illusion, telle
« que je me figure quej'assi&te en réalité au spectacle que tu prétends m'of-
« frir ? C'est la cruelle réalité des objets que je fuis, quand je me réfugie
« dans la sphère des créations de l'Art. » Et plus loin : « Il existe un peintre
« allemand nommé Denner, qui s'est évertué à rendre dans ses portraits
« les petits détails de la peau et les poils de la barbe : ses ouvrages sont
« recherchés et ont leurs fanatiques. Véritablement ils sont médiocres et
« ne produisent point l'effet de la nature. On objectera peut-être que
« c'est qu'il manquait de génie; mais le génie même n'est que le don de
« généraliser et de choisir. » Baudelaire a merveilleusement commenté
les causes de l'antipathie d'Eugène Delacroix pour l'art de Courbet.
(2) Le tableau auquel Delacroix fait allusion est celui qui figura au
Salon de 1853 sous ce titre : Demoiselles de village,. Ce sont deux bai-
gneuses, l'une debout, vue de dos, l'autre assise sur l'herbe. Chenavard
raconte que Delécluze disait de cette dernière : « Cette créature est telle,
« qu'un crocodile n'en voudrait pas pour la manger. »
160 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
échange de pensées qu'on ne peut comprendre. Le
paysage est d'une vigueur extraordinaire, mais il n'a
fait autre chose que mettre en grand une étude que
l'on voit là près de sa toile; il en résulte que les
figures y ont été mises ensuite et sans lien avec ce qui
les entoure. Ceci se rattache à la question de l'accord
des accessoires avec l'objet principal, qui manque à
la plupart des grands peintres. Ce n'est pas la plus
grande faute de Courbet. Il y a aussi une Fileuse (1)
endormie, qui présente les mêmes qualités de vi-
gueur, en même temps que d'imitation... Le rouet,
la quenouille, admirables; la robe, le fauteuil, lourds
et sans grâce. Les Deux Lutteurs montrent le défaut
d'action et confirment l'impuissance dans l'invention.
Le fond tue les figures, et il faudrait en ôter plus de
trois pieds tout autour.
0 Rossiniî 0 Mozart! 0 les génies inspirés dans
tous les arts, qui tirent des choses seulement ce qu il
faut en montrer à l'esprit! Que diriez-vous devant
ces tableaux? Oh! Sémiramis /... Oh! entrée des
prêtres, pour couronner Ninias !
Samedi 16 avril. — Dans la matinée, on m'a amené
Millet (2)... Il parle de Michel-Ange et de la Bible,
(1) Cette Fileuse figurait à l'Exposition universelle de 1889.
(2) Il nous paraît au moins curieux de rapprocher du jugement de
Delacroix celui de Baudelaire sur le même Millet : u M. Millet cherche
« particulièrement le style : il ne s'en cache pas ; il en fait montre et
« gloire. Mais une partie du ridicule que j'attribuais aux élèves de
« M, Ingres s'attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans sont
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 161
qui est, dit-il, le seul livre qu'il lise ou à peu près.
Cela explique la tournure un peu ambitieuse de ses
paysans. Au reste, il est paysan lui-même et s'en
vante. Il est bien de la pléiade ou de l'escouade des
artistes à barbe qui ont fait la révolution de 1848, ou
qui y ont applaudi, croyant apparemment qu'il y
aurait légalité des talents, comme celle des fortunes.
Millet me paraît cependant au-dessus de ce niveau
comme homme, et, dans le petit nombre de ses
ouvrages, peu variés entre eux, que j'ai pu voir, on
trouve un sentiment profond, mais prétentieux, qui
se débat dans une exécution ou sèche ou confuse.
Dîné chez le préfet avec les artistes qui ont peint à
l'Hôtel de ville récemment et tutti quanti. Germain
Thibaut (1) qui était là, je ne sais pourquoi, me parlait
à table de peinture, et me disait qu'il n'avait jamais
pu comprendre la peinture de Decamps (2) : il est
parti de là pour faire, au contraire, un éloge magni-
fique de la Stratonice, d'Ingres.
Ensuite chez Mme Barbier. Riesener retournait
prendre sa femme, et nous avons été à pied. M. Bou-
« des pédants qui ont d eux-mêmes une trop haute opinion. Ils étalent
« une manière d'abrutissement sombre et fatal qui me donne l'envie de
« les haïr. » (Curiosités esthétiques. Salon de 1859. Le paysage.)
(1) Germain Thibaut, ancien président de la chambre de commerce,
membre du conseil municipal de Paris.
(2) On sait en quelle estime Delacroix tenait les œuvres de Decamps.
Il prononce quelque part dans son Journal le mot génie en parlant d'un
de ses tableaux. Il avait d'autant plus de mérite à conserver l'impartia-
lité que Decamps, dans un certain genre, était son rival tout indiqué,
celui dont le nom venait naturellement à la bouche des ennemis de
Delacroix, quand ils voulaient lui opposer un artiste s'étant inspiré de
IL 11
162 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
rée, l1 ancien consul à Tanger, me disait que les
Yacoubs, quand ils se font mordre par les serpents,
lesquels sont venimeux, à ce qu'il m'a affirmé, ap-
pliquent vivement sur leur bras, par exemple, la
gueule ouverte du serpent, de manière à aplatir les
crochets qui contiennent le poison. J'aime mieux
croire qu'ils ne risquent pas à ce point de devenir
victimes d'une maladresse, et que ces serpents sont
moins venimeux qu'on ne le suppose.
J'ai travaillé toute la journée aux habits du por-
trait de M. Bruyas. J'aurai une séance demain, qui,
j'espère, sera la dernière.
Dimanche 17 avril. — Sur l'Ecole anglaise (1) d'il
y a trente ans : Lawrence, Wilkie. — Les Mille et
une Nuits, Reynolds, Gainsborough.
Sur Oudry (2) et les Discours de Reynolds (3) à
l'Orient. C'est ainsi que les Concourt, par exemple, dans une plaquette
tirée à l'occasion de l'Exposition de 1855, traitent Delacroix de
« coloriste puissant, mais à qui a été refusée la qualité suprême des colo-
« ristes : l'harmonie ». Puis ils entonnent un hymne en l'honneur de
Decamps.
(1) Delacroix semble ici se reporter par le souvenir à ses premières
impressions de 1825, époque de son voyage à Londres, lorsque, après
avoir vu Lawrence, il écrivait à Pierret : « C'est la fleur de la politesse
« et un véritable peintre de grands seigneurs... J'ai vu chez lui de très
•• beaux dessins de grands maîtres, et des peintures de lui, ébauches, des-
« sins même, admirables. On n'a jamais fait les yeux, des femmes sur-
« tout, comme Lawrence, et ces bouches entrouvertes d'un charme
« parfait. Il est inimitable. » (Corresp., t. I, p. 108-109.)
(2) Jean-Baptiste Oudry (1686-1765), célèbre peintre d'animaux.
(3) Reynolds (1728-1792), un des peintres les plus justement renom-
mée de l'école anglaise, comme Lawrence, Gainsborough et Wilkie.
Outre ses Discours sur les arts, que cite Delacroix, il a écrit des Remar-
ques sur les œuvres des peintres allemands et flamands.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 163
l'occasion : sa prédilection pour les dessinateurs. —
Lettres du Poussin.
Sur la différence de 1 ébauche etdel'esquisse avec
l'objet fini ; sur l'effet en général de ce qui n'est pas
complet et du manque de proportions pour contri-
buer à agrandir.
Lundi 18 avril. — Le jour des opérations du jury.
J'ai vu, après le jury, ce pauvre Vieillard; il était au
lit. Je le trouve bien affaibli et j'ai beaucoup de
craintes. Quand je l'ai quitté, il m'a serré fortement
la main et m'a accompagné d'un regard comme je ne
lui en ai jamais vu.
Mercredi 20 avril. — Après la journée fatigante
du jury, qui est la troisième, et réveillé à grand'peine
d'un terrible sommeil après mon diner, je suis parti
vers dix heures pour aller chez Fortoul (1), que j'ai
trouvé au moment où son salon se vidait, et quoiqu'il
fût alors près de onze heures, je n'ai pas hésité à aller
voir la princesse Marcellini.
Je suis arrivé à temps pour avoir encore un peu
de musique. Mme Potocka y était, et assez à son
avantage. En revenant avec Grzymala, nous avons
parlé de Chopin. Il me contait que ses improvi-
(1) Fortoul, littérateur et homme politique; collaborateur de la
Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes. 11 fut ministre de
la marine en 1851 et ministre de l'instruction publique après le coup
d'État.
164 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
sations étaient beaucoup plus hardies que ses com-
positions achevées. Il en était pour cela, sans
doute, comme de l'esquisse du tableau comparée
au tableau fini. Non , on ne gâte pas le tableau
en le finissant ! Peut-être y a-t-il moins de car-
rière pour i'imagination dans un ouvrage fini
que dans un ouvrage ébauché. On éprouve des im-
pressions différentes devant un édifice qui s'élève
et dont les détails ne sont pas encore indiqués, et de
vant le même édifice quand il a reçu son complément
d'ornements et de fini. Il en est de même dune ruine
qui acquiert quelque chose de plus frappant par les
parties qui manquent. Les détails en sont effacés ou
mutilés, de même que dans le bâtiment qui s'élève
on ne voit encore que les rudiments et l'indication
vague des moulures et des parties ornées. L'édifice
achevé enferme l'imagination dans un cercle et lui
défend daller au delà. Peut-être que l'ébauche d'un
ouvrage ne plaît tant que parce que chacun l'achève
à son gré. Les artistes doués d'un sentiment très mar-
qué, en regardant et en admirant même un bel ou-
vrage, le critiquent non seulement dans les défauts
qui s'y trouvent réellement, mais par rapport à la
différence qu'il présente avec leur propre sentiment.
Quand le Corrège dit le fameux : Anchioson pittore,
il voulait dire : « Voilà un bel ouvrage, mais j'y aurais
mis quelque chose qui n'y est pas. » L'artiste ne gâte
donc pas le tableau en le finissant; seulement, en
fermant la porte à l'interprétation, en renonçant au
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 165
vague de l'esquisse, il 5e montre davantage dans sa
personnalité, en dévoilant ainsi toute la portée, mais
aussi les bornes de son talent.
Jeudi 21 avril. — A la vente de Decamps (1)...
J'ai éprouvé une profonde impression à la vue de
plusieurs ouvrages ou ébauches de lui qui m'ont
donné de son talent une opinion supérieure à celle que
j'avais. Le dessin du Christ dans le prétoire, le Job,
la petite Pêche miraculeuse, des paysages, etc.
Quand on prend une plume pour décrire des objets
aussi expressifs, on sent nettement, à l'impuissance
d'en donner une idée de cette manière, les limites qui
forment le domaine des arts entre eux. C'est une
espèce de mauvaise humeur contre soi-même de ne
pouvoir fixer ses souvenirs, lesquels pourtant sont
aussi vivaces dans l'esprit après cette imparfaite
description que l'on fait à l'aide des mots. Je n'en
dirai donc pas davantage, sinon qu'à cette exposi-
tion, comme le soir au concert de Delsarte, j'ai
éprouvé, pour la millième fois, qu'il faut, dans les
arts, se contenter, dans les ouvrages même les meil-
leurs, de quelques lueurs, qui sont les moments où
l'artiste a été inspiré.
Le Josué, de Decamps, m'a déplu au premier
(1) L'exposition dont parle ici Delacroix précéda une vente de trente
et un tableaux et dessins, faite par l'auteur personnellement, et qui
produisit environ 75,000 francs. Le Josué fut vendu 8,500 francs, le
Job, 7,020 francs. (Voir Théoph. Silvestre, Artistes vivants,)
166 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
abord, et quand je le regardais de près, c'était une
mêlée confuse eî. des indications de formes lâches et
tortillées ; à distance, j ai compris ce qui faisait beauté
dans ce tableau : la distribution des groupes et de la
lumière touche au sublime.
Le soir, dans le trio de Mozart, pour alto, piano et
clarinette, j'ai senti délicieusement quelques pas-
sages, et le reste m'a paru monotone. En disant que
des ouvrages comme ceux-là ne peuvent donner que
quelques moments de plaisir, je n'entends pas du
tout que ce soit toujours la faute de l'ouvrage, et,
quant à ce qui concerne Mozart, je suis persuadé que
c'était de la mienne. D'abord, certaines formes ont
vieilli, été ressassées et gâtées par tous les musiciens
qui sont venus après lui, première condition pour
nuire à la fraîcheur de l'ouvrage. Il faut même s'éton-
ner que certaines parties soient restées aussi déli-
cieuses après tant de temps (le temps marche vite
pour les modes dans les arts), et après tant de mu-
sique bonne ou mauvaise calquée sur ce type enchan-
teur. Il y a une autre raison pour qu'une création de
Mozart saisisse moins par cette abrupte nouveauté que
nous trouvons aujourd'hui à Beethoven ou à Weber :
premièrement, c'est qu'ils sont de notre temps, et en
second lieu, c'est qu'ils n'ont pas la perfection de l'il-
lustre devancier. C'est exactement le même effet que
celui dont je parlais à la page précédente : c'est celui
que produit l'ébauche comparée à un ouvrage fini,
de la ruine d'un monument ou de ses premiers rudi-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 167
ments, au monument terminé. Mozart est supérieur
à tous par sa forme achevée. Les beautés comme
celles de Racine ne brillent point par le voisinage de
traits de mauvais goût ou d effets manques ; l'infério-
rité apparente de ces deux hommes les consacre
pourtant à jamais dans l'admiration des hommes, et
les élève à une hauteur où il est le plus rare d'at-
teindre.
Après ces ouvrages, ou à côté si l'on veut, sont
ceux qui réellement offrent des négligences con-
sidérables ou des défauts qui les déparent peut-être,
mais ne nuisent à la sensation qu'à proportion du
plus ou moins de supériorité des parties réunies;
Rnbens est plein de ces négligences ou choses hâtées.
La sublime Flagellation d'Anvers , avec ses: bour-
reaux ridicules; le Martyre de saint Pierre, de Co-
logne, où on trouve le même inconvénient, c'est-à-
dire la figure principale admirable et toutes les
autres mauvaises^ Rossiniest un peu de cette famille.
Après la nouveauté qui fait souvent tout accepter
d'un artiste, ainsi qu'on Fa fait avec lui, après le
temps dé lassitude et de réaction où Ion ne voit
presque que ses taches, arrive celui où la distance
consacre les beautés et rend le spectateur indifférent
aux imperfections. C'est ce que j'ai éprouvé avec
Sémiraniis.
26 avril. — Je disais hier à R..., au bal des
Tuileries, à propos du mariage d'un auguste per-
168 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
sonnage, que l'un des plus grands inconvénients
du caractère français, celui qui a plus contribué
peut-être que quoi que ce soit aux catastrophes et dé-
confitures dont notre histoire abonde, c'est l'absence,
chez toutes les têtes, du sentiment du devoir. Il n'y
a pas un homme ici qui soit exact à un rendez-vous,
qui se regarde comme lié absolument par une pro-
messe; de là, cette élasticité de la conscience dans une
foule de cas. L'imagination place l'obligation dans
ce qui nous plaît ou nous porte intérêt. Chez la race
anglaise, au contraire, qui n'a pas au même degré
cette force d'impulsion qui entraîne à tout moment,
la nécessité du devoir est sentie par tout le monde.
Nelson, à Trafalgar, au lieu de parler à ses matelots
de la gloire et de la postérité, leur dit simplement
dans sa proclamation : « L'Angleterre compte que
chaque homme fera son devoir. »
En sortant de chez Boilay, ce soir à minuit et
demi, je cours jusqu'aux Italiens pour trouver une
glace, car tous les cafés étaient fermés. J'en trouve
au café du Passage de l'Opéra, sur le boulevard. J'y
vois M. Chevandier (1), qui m'accompagne chez moi;
il me raconte, entre autres particularités surDecamps,
d'abord son impossibilité de travailler d'après le
modèle dans ses tableaux ; en second lieu, ce qui me
paraît la conséquence de cette disposition, sa timi-
(1) Paul Chevandier de Valdrôme, peintre paysagiste, élève de Ma-
rilhat et de Gabat, auteur d'ouvrages estimés, qui lui valurent plusieurs
médailles aux Salons.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 169
dite extrême, quand il travaille d'après nature.
L'indépendance de l'imagination doit être entière
devant le tableau. Le modèle vivant, en comparai-
son de celui que vous avez créé et mis en harmonie
avec le reste de votre composition, déroute l'esprit
et introduit un élément étranger dans F ensemble du
tableau.
Mercredi 27 avril. — Dîné chez la princesse Mar-
cellini avec Grzimala. Délicieux trio de Weber, qui a
malheureusement précédé un trio de Mozart : il fal-
lait intervertir cet ordre. J'avais une grande envie
de dormir, qui a été tenue en respect par le premier
morceau; mais je n'ai pas pu tenir devant le second.
La forme de Mozart, moins imprévue et, j'ose le
dire, plus parfaite, mais surtout moins moderne, a
vaincu mon attention, et la digestion a triomphé.
Jeudi matin 28 avril. — Il faut une foule de sacri-
fices pour faire valoir la peinture, et je crois en faire
beaucoup, mais je ne puis souffrir que l'artiste le
montre. Il y a pourtant de fort belles choses qui sont
conçues dans le sens outré de l'effet : tels sont les
ouvrages de Rembrandt, et chez nous, Decamps.
Cette exagération leur est naturelle et ne choque
point chez eux. Je fais cette réflexion en regardant
mon portrait de M. Bruyas (1); Rembrandt n'aurait
(1) M. Bruyas est représenté assis dans un fauteuil et vu jusqu'à mi-
corps. Ce portrait figure à la galerie Bruyas, à Montpellier
170 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
montré que la tête; ies mains eussent été à peine
indiquées, ainsi que les habits. Sans dire que je pré-
fère la méthode qui laisse voir tous les objets suivant
leur importance, puisque j'admire excessivement les
Rembrandt, je sens que je serais gauche en essayant,
ces effets. Je suis en cela du parti des Italiens. Paul
Véronèse est le nec plus ultra du rendu, dans toutes
les parties ; Rubens est de même, il a peut-être dans
les sujets pathétiques cet avantage sur le glorieux
Paolo, qu'il sait, au. moyen de certaines exagérations,
attirer l'attention sur l'objet principal, et augmenter
la force de l'expression. En revanche, il y a dans cette
manière quelque chose d'artificiel qui se sent autant
et peut-être plus que les sacrifices de Rembrandt, et
que le vague qu'il répand d'une manière marquée sur
les parties secondaires. Ni l'un ni l'autre ne me satis-
fait, quant à ce qui me regarde. Je voudrais, — et
je crois le rencontrer souvent, — que l'artifice ne se
sentît point, et que néanmoins l'intérêt soit marqué
comme il convient; ce qui, encore une fois, ne peut
s'obtenir que par des sacrifices; mais il les faut .infi-r-
niment plus délicats que dans la manière de Rem-
brandt, pour répondre à mon désir.
Mon souvenir ne me présente pas dans ce moment,
parmi les grands peintres, un modèle parfait de
cette perfection que je demande. Le Poussin ne l'a
jamais cherchée et ne la désire pas; ses figures sont
plantées à côté les unes des autres comme des sta-
tues ; cela vient-il de l'habitude qu'il avait, dit-on,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 171
de faire de petites maquettes pour avoir des ombres
justes? S'il obtient ce dernier avantage, je lui en
sais moins de gré que s'il eût mis un rapport plus
lié entre ses personnages, avec moins d'exactitude
dans l'observation de l'effet. Paul Véronèse est infi-
niment plus harmonieux (et je ne parle ici que
de l'effet), mais son intérêt est dispersé. D'ailleurs,
la nature de ses compositions, qui sont très sou-
vent des conversations , des sujets épisodiques,
exige moins cette concentration de l'intérêt. Ses
effets, dans ses tableaux où le nombre des person-
nages est plus circonscrit, ont. quelque chose de banal
et de convenu. Il distribue la lumière d'une manière
à peu près uniforme, et, à ce sujet, on peut chez lui,
comme chez Rubens et chez beaucoup de grands
peintres, remarquer cette répétition outrée de cer-
taines habitudes d'exécution. Ils y ont été conduits
sans doute par la grande quantité de commandes qui
leur étaient faites ; ils étaient beaucoup plus ouvriers
que nous ne croyons, et ils se considéraient comme
tels. Les peintres du quinzième siècle peignaient les
selles, les bannières, les boucliers, comme des
vitriers. Cette dernière profession était confondue
avec celle du peintre, comme elle l'est aujourd'hui
avec celle des peintres en bâtiment.
C'est une gloire pour les deux grands peintres fran-
çais, Poussin et Lesueur, d'avoir cherché, avec suc-
cès, à sortir de cette banalité. Sous ce rapport, non
seulement ils rappellent la naïveté des écoles primi-
172 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
tives de Flandre et d'Italie, chez lesquelles la franchise
de l'expression n'est gâtée par aucune habitude d'exé-
cution, mais encore ils ont ouvert dans l'avenir une
carrière toute nouvelle. Bien qu'ils aient été suivis
immédiatement par des écoles de décadence, chez les-
quelles l'empire de l'habitude, celle surtout d'aller
étudier en Italie les maîtres contemporains, ne tarda
pas à arrêter cet élan vers l'étude du vrai, ces deux
grands maîtres préparent les voies aux écoles mo-
dernes, qui ont rompu avec la convention, et cherché,
à la source même, les effets qu'il est donné à la pein-
ture de produire sur l'imagination. Si ces mêmes
écoles qui sont venues ensuite n'ont pas exactement
suivi les pas de ces grands hommes, elles ont du moins
trouvé chez eux une protestation ardente contre les
conventions d'école, et par conséquent contre le mau^
vais goût. David, Gros, Prud'hon, quelque dif-
férence qu'on remarque dans leur manière, ont eu
les yeux fixés sur ces deux pères de l'art français; ils
ont, en un mot, consacré l'indépendance de l'artiste
en face des traditions, en lui enseignant, avec le
respect de ce qu'elles ont d'utile, le courage de pré-
férer, avant tout, leur propre sentiment.
Les historiens du Poussin, — et le nombre en est
grand, — ne l'ont pas assez considéré comme un
novateur de l'espèce la plus rare. La manie au milieu
de laquelle il s'est élevé et contre laquelle il a pro-
testé par ses ouvrages, s'étendait au domaine entier
des arts, et, malgré la longue carrière du Poussin,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 173
son influence a survécu à ce grand homme. Les
écoles de la décadence en Italie donnent la main aux
écoles des Lebrun, des Jouvenet, et plus loin encore,
à celle des Vanloo et de ce qui les a suivis. Lesueur
et Poussin n'ont pas arrêté ce torrent. Quand le
Poussin arrive en Italie, il trouve les Carrache et
leurs successeurs portés aux nues et les dispensateurs
de la gloire... Il n'y avait pas d'éducation complète
pour un artiste sans le voyage en Italie, ce qui ne
voulait pas dire qu'on l'y envoyait pour étudier les
véritables modèles, tels que l'antique et les maîtres
du seizième siècle. Les Carrache et leurs élèves
avaient accaparé toute la réputation possible, et ils
étaient les dispensateurs de la gloire, c'est-à-dire
qu'ils n'exaltaient que ce qui leur ressemblait, et ils
cabalaient avec toute l'autorité que leur donnait l'en-
gouement du moment contre tout ce qui tendait à
sortir de l'ornière tracée. La vie du Dominiquin, issu
lui-même de cette école, mais porté par la sincérité
de son génie à la recherche des expressions et des
effets vrais, devient l'objet de la haine et de la persé-
cution universelles. On alla jusqu'à menacer sa vie,
et la fureur jalouse de ses ennemis le força à se
cacher et presque à disparaître. Ce grand peintre
joignait à la vraie modestie, presque inséparable des
grands talents, la timidité d'un caractère doux et
mélancolique ; il est probable que cette conspiration
universelle contribua à abréger ses jours.
Au plus fort de cette guerre acharnée de tout le
174 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
monde contre un homme qui ne se défendait pas,
même par ses ouvrages, le Poussin, inconnu encore,
étranger aux coteries (1),
Cette indépendance de toute convention se retrouve
fortement chez Poussin, dans ses paysages, etc.
Comme observateur scrupuleux et poétique en même
temps de l'histoire et des mouvements du cœur
humain, le Poussin est un peintre unique!...
Vendredi 29 avril. — Au conseil de bonne heure,
pour la sotte affaire du bois de Boulogne. Le préfet
me demande de faire tout de suite le rapport. Je l'ai
lu à la fin de la séance, et il a été adopté.
Revenu à l'Exposition avec E. Lamy (2) pour
informations; de là chez Decamps, que j'ai trouvé
dans un atelier bouleversé; il ma montré des choses
admirables.
Il y avait là la répétition plus grande de son Job
pour le ministère, aussi beau que le petit, et, je
crois, plus avancé. Il m'a fait voir un Samaritain
dans l'auberge : le malade est porté pour être intro-
duit dans l'hôtellerie; on emmène sur le devant les
chevaux qui ont porté le malade et son bienfaiteur;
les gens de la maison mettent la tête à la fenêtre,
enfin tous les détails caractéristiques. Effet de soleil
(1) La suite manque dans le manuscrit.
(2) 11 s'agit du peintre Eugène Lamy, connu surtout comme dessina-
teur et aquarelliste. Il paraît avoir été très cher à Delacroix, à cause de
l'analogie que présentait son talent délicat et distingué avec celui de
Bouington, qui avait été le camarade de jeunesse du maître.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 1T5
toujours le même et toujours séduisant. Cette force
constante d'impression dans la monotonie est un des
grands privilèges du talent.
Autre tableau ébauché dans ce genre : Intérieur
dun potier en Italie.
Sur le chevalet, une grande Fuite de Loth, que je
n'approuve pas autant. Puis, petite esquisse char-
mante de Y Agonie du Christ, millier de figures, effet
charmant.
Mais ce qui passe tout pour moi, aujourd'hui,
c'est son David en déroute fuyant devant Saut et
rencontré par un partisan de ce dernier égaré dans
des solitudes, et qui, de l'autre côté d'un torrent, j'in-
jurie et lui jette des pierres : le site, la composition
admirables; la description s'arrête devant mon sou-
venir.
Samedi 30 avril. — Ebauché le Christ dans la tem-
pête {Y), pour Grzymala. - — Avancé le Christ montré
au peuple, esquissé Mme Herbelin, et quelques
touches à celui de M. Roche; tout cela avec afsez
de succès, quoique dans une mauvaise disposition de
corps et d'esprit... Qu'est-ce que cette inquiétude,
pour une raison tantôt fondée, tantôt vague, et ne se
prenant à rien?
(i) D'après le Catalogue Robaut (voir n08 1214-1220), il existe six
ou sept peintures différentes sur ce même sujet. La couleur générale de
l'œuvre et sa signification demeurent toujours identiques ; elles diffèrent
simplement par le groupement des personnages ou par la dimension de
labai'vjue par rapport au cadre.
176 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Dîné chez Chabrier avec son ami Chevigné (l),
dont il me vante les talents en poésie : il n'a pas celui
de l'éloquence, il ne s'exprime point comme tout
le monde, et il cherche ses mots pour la moindre
phrase. Ce dîner à quatre n'était pas suffisamment
animé.
Le soir, Mme L... m'a plu, quoiqu'elle ne soit pas
jeune. Elle était près de Mme de F..., en grands frais
de toilette. Le mari de Mme de F... est un homme
charmant. Il s'étonne que je n'aille pas en Italie (2) ; il
me cite les lacs du nord de l'Italie comme des mer-
veilles qu'il faut voir absolument, et qu'on voit très
facilement; on peut même faire son excursion en deux
fois, s'il le faut : une fois, Florence, Rome et Naples;
une autre fois, Milan, Venise, etc.
Dimanche 1er mai. — J'ai été mené le soir par
M. et Mme Mancey chez M. Gentié, où j'ai vu la belle
Mariette Lablache (3), et entendu de la musique assez
choisie, mais surtout vu la belle Mariette. Elle dimi-
nuait tout autour d'elle, comme une déesse au milieu
de simples mortelles. Toutes ces natures du Nord
étaient bien chétives, en comparaison de cette splen-
deur méridionale. Rentré très tard, et sorti sans que
ce fût fini.
(1) Ce Chevigné était un médiocre rimeur qui s'était fait une réputa-
tion de salon.
(2) Sur les projets de voyage en Italie, voir notre Étude, p. xlv et xlvi.
(3) Mariette Lablache, fille du célèbre chanteur du Théâtre-Italien,
est devenue par son mariage baronne de Caters.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 177
Lundi 2 mai. — Boissard me dit qu'il a vu à Flo-
rence Rossini, qui s'ennuie horriblement.
Ce jour, dîné chez Pierret avec Riesener, son ami
Lassus, Feuillet (1), Durieu. J'en ai rapporté cette
triste impression, qui dure encore le lendemain et
que le travail a pu seul atténuer, celle de la secrète
inimitié de ces gens-là pour moi. Il y a là-dessous une
foule de sentiments, qui, par moments, ne prennent
pas seulement la peine de mettre un masque... Je
suis isolé maintenant au milieu de ces anciens amis ! . . .
Il y a une infinité de choses qu'ils ne me pardonnent
point, et en première ligne les avantages que le
hasard me donne sur eux.
— Le protégé de David se nomme Albert Borel-
Roget, fils d'Emile Roget, graveur en médailles de
talent, mort sans fortune. Il a obtenu le 1er février
1852 une demi-bourse d' élève communal au lycée
Napoléon; sa mère ne peut payer les cinq cents francs
de surplus et demande une bourse entière.
— « Voltaire, dit Sainte-Beuve prenant Gui Patin
sur l'ensemble de ses lettres, l'a jugé sévèrement
et sans véritable justice. » Voici ce qu'en dit Vol-
taire : « Il sert à faire voir combien les auteurs con-
temporains qui écrivent précipitamment les nouvelles
du jour, sont des guides infidèles pour l'histoire.
Ces nouvelles se trouvent souvent fausses ou défi-
(1) Feuillet de Conches (1798-1887), chef du protocole au minis-
tère des affaires étrangères, introducteur des ambassadeurs, écrivain dis-
tingué, auteur de livres apprécié», not miment les Causeries d'un curieux.
ii. 12
178 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
gurées par la malignité; d'ailleurs, cette multitude
de petits faits n'est guère précieuse qu'aux petits
esprits. » — « Petits esprits, ajoute Sainte-Beuve (1),
je n'aime pas qu'on dise cela des autres, surtout quand
ces autres composent une classe, un groupe naturel ;
c'est une manière commode et allégée d'indiquer
qu'on est soi-même d'un groupe différent. »
Je crois pour ma part que Sainte-Beuve, qui fait
partie de ce groupe d'anecdotiers antipathiques à
Voltaire, a tort de lui en vouloir de ce qu'il attaque,
dit-il, un groupe. Certes, les sots forment un groupe
qui n'est pas plus respectable pour être plus nom-
breux. Il est naturel qu'on attaque ce qu'on n'aime
pas, sans considérer si ce quelque chose forme un
groupe ou non. Je suis, pour moi, de l'avis de Vol-
taire : j'ai toujours détesté les collecteurs et racon-
teurs d anecdotes, celles surtout de la veille et qui
sont précisément de la nature de celles qui déplai-
saient à Voltaire. Le pauvre Beyle (2) avait le travers
(1) Les relations furent toujours excellentes entre Sainte-Beuve et
Delacroix. En 1862, le peintre écrivait au critique : « Que je vous
« remercie du plaisir que m'a causé le souvenir si flatteur que vous ::ie
« donnez dans votre excellent article sur ce brave Delécluze, auquel
« vous faites trop d'honneur en le touchant de votre plume délicate! »
Dans une étude sur Léopold Robert du 21 août 1854, Sainte-Beuve
écrivait : « Il y a eu des peintres excellents écrivains; sans remonter plus
« haut, sir .ïosué Reynolds et M. Eugène Delacroix, ces brillants coloristes
« par le pinceau, sont d'ingénieux et d'habiles écrivains avec la plume. >»
(2) Delacroix, tout comme Balzac, appréciait, à une époque où il était
complètement méconnu, pour ne pas dire inconnu, le rare talent de
Stendhal. Dans une curieuse note qui fait partie d'une étude du peintre
sur le Jugement dernier de Michel-Ange, étude qui parut dans la
Revue des Deux Mondes du 1er août 1837, Delacroix vante la magaijicjue
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 179
de s'en nourrir. C'est un des faibles de Mérimée (1),
et qui me le rend ennuyeux. Il faut qu'une anecdote
arrive comme autre chose dans la conversation; mais
ne mettre d'intérêt qu'à cela, c'est imiter les collec-
tionneurs de choses curieuses, autre groupe qne je ne
puis souffrir, qui vous dégoûtent des beaux objets
pour vous en crever les yeux par leur abondance et
leur confusion, au lieu d'en faire ressortir un petit
nombre en les choisissant et en les mettant dans le
jour qui leur convient.
Mardi 4 mai. — Invité par Nieuwerkerke (2) à
aller entendre au Louvre un discours sur l'art ou les
progrès de l'art d'un sieur R...
Grande réunion d'artistes, de moitiés d'artistes, de
prêtres et de femmes. Après avoir attendu convena-
blement l'arrivée, d'abord de la princesse Mathilde (3)
description du Jugement faite par M. de Stendhal : « C'est un morceau
« de génie, l'un des plus poétiques et des plus frappants que j'aie lus. »
(Maurice Tourneux, Eugène Delacroix devant ses contemporains .)
(t) Sur les rapports de Delacroix avec Mérimée, nous empruntons au
livre de M. Tourneux l'indication suivante : il renvoie à un petit vol. mie
publié chez Gharavay, Prosper Mérimée, ses portraits, ses dessins, sa
bibliothèque (1879). «La seconde partie de ce travail est le déve-
« loppement d'un article paru dans l'Art du 14 novembre 1875, sous le
«titre de : Prosper Mérimée, ami d'Eugène Delacroix ; ses dessins et ses
« aquarelles. L'article de V Art était orné du fac-similé d'une feuille de
« croquis de Delacroix appartenante M. Burty, d'un billet de Mérimée
« à Delacroix. »
(2) Le comte de Nieuwerkerke avait succédé à Romieu à la direction
des Beaux-Arts. « Une se signala pas, ditBurty, par une sympathie mar-
« quée pour le génie de Delacroix. Le gothique et tout ce qui lui ressem-
«ble, c'est-à-dire l'imitation alambiquée et pédante des maîtres, étaient
«en faveur. » [Corresp., t. II, p. 100. Note de Burty.)
(3) L'Empereur, jusqu'à son mariage, chargea la princesse Mathiluc,
180 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
et ensuite très longtemps encore celle de M. Fould, le
professeur a commencé dune voix altérée, avec un
accent légèrement gascon. Il n'y a que les gens de ce
pays-là pour ne douter de rien et faire un discours
comme celui dont je n'ai, du reste, entendu que la
moitié. Ce sont des idées néo-chrétiennes dans toute
leur pureté : le Beau n'est qu'à un point donné, et il
ne se trouve qu'entre le treizième et le quinzième siècle
presque exclusivement; Giotto et, je crois, Pérugin
sont le point culminant; Raphaël décline à partir de
ses premiers essais ; l'Antique n'est estimable que dans
une moitié de ses tentatives ; il faut le détester dans
ses impuretés ; il le querelle à propos de l'abus qu'on
en a fait dans le dix-huitième siècle. Les saturnales de
Boucher et de Voltaire, qui, à ce que dit le professeur,
ne préférait décidément que les peintures immodestes,
suffisent pour faire haïr tout ce côté malheureusement
inséparable de l'antique, des satyres, des nymphes
poursuivies et de tous les sujets erotiques. Il n'y a
pas de grand artiste sans l'amitié d'un héros ou d'un
grand esprit dans un autre genre. Phidias n'est aussi
grand que par l'amitié d'un Périclès... Sans le Dante,
Giotto ne compte pas. Quelle affection singulière !
Aristote, dit-il en commençant, met en tête ou à la
fin de ses traités d'esthétique que les plus beaux rai-
sonnements sur le Beau n'ont jamais fait et ne feront
sa cousine, de présider les cérémonies officielles. D'ailleurs, les goûts,
les aptitudes, les sympathies de la princesse pour les arts et les artistes
la désignaient naturellement pour occuper cette place d'honneur.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 181
jamais rencontrer le Beau à personne. Tout le monde
a dû se demander ce que venait alors faire là le pro-
fesseur. Après avoir parlé de l'opinion de Voltaire
sur les arts, il cite à son tribunal le pauvre baron
de S..., qui lui en eût répondu de bonnes, s'il avait
pu lui répondre. Ce pauvre baron, selon lui, ne voit
l'avènement du Beau moderne que quand le gouver-
nement des deux Chambres aura fait le tour de l'Eu-
rope, et que la garde nationale sera installée chez
tous les peuples. C'a été la plaisanterie capitale de la
séance, et qui a excité cette explosion de gaieté de
sacristie particulière aux gens d'Église, dont on
voyait çà et là les robes noires dans cet auditoire fort
mélangé.
Je m'en suis allé peut-être un peu scandaleuse-
ment après cette première partie, dont je ne donne
qu'un pâle résumé. J'y ai été encouragé par l'exemple
de quelques personnes qui se sont trouvées, ainsi
que moi, suffisamment édifiées sur le Beau.
De là, j'ai été à pied trouver Rivet, par un temps
magnifique, et avec une grande jouissance de remuer
les jambes en liberté, après ma captivité de tout à
l'heure.
Vendredi 6 mai. — J'étais invité par le ministre
d'État à assister ce soir à une représentation du Con-
servatoire donnée par des élèves.
Dîné chez Mme de Forget avec le jeune X..., et
promené le soir : j'ai renoncé à la partie. J'avais
182 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
passé ma journée à faire mes paquets pour aller à
Champrosay ; j'ai fait des provisions énormes de cou-
leurs et de toile, et malheureusement cet article (1)
maudit que je me suis engagé à faire me fera renon-
cer à toute peinture pendant mon séjour.
Champrosay, samedi 7 mai. — Parti hier à huit
heures et demie pour Champrosay. Enfermé dans le
compartiment avec M. X..., que j'ai cru reconnaître
d'abord, et auquel je n'ai pas parlé, m' étant ensuite
convaincu que ce n'était pas lui. Ensuite, à Juvisy,
il m'a adressé la parole, et nous avons regretté de
n'avoir pas plus tôt renouvelé connaissance. Je ne
lai vu que deux fois, et très peu de temps, encore
était-ce le soir.
Broklé est venu avec nous poser les glaces et nous
a rendu toutes sortes de services. Je suis heureux du
plaisir qu'a eu ce brave homme à jouir de la bonne
réception qu'on lui a faite.
J'ai été un instant dans la forêt et me suis couché
de très bonne heure et fatigué.
Dimanche 8 mai. - L'homme est capable des
choses les plus diverses..
La Bruyère dit : «C'est un excès de confiance dans
« les parents d'espérer tout de la bonne éducation de
« leurs enfants, et une grande erreur de n'en attendre
(1) Toujours l'article sur le Poussin que lui avait demandé le Moni-
teur.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 183
« rien et de la négliger... » Et plus bas : « Quand il
u serait vrai, ce que plusieurs disent, que l'éducation
« ne donne pas à l'homme un autre cœur ni une autre
« complexion, quelle ne change rien dans son fond
« et ne touche qu'aux superficies, je ne me lasserais
« pas de dire qu'elle ne lui est pas inutile. »
Je suis tout à fait de son avis, et j'ajoute que l'édu-
cation dure toute la vie (1) ; je la définis : une culture
de notre âme et de notre esprit par l'effet de soins et
par celui des circonstances extérieures. La fréquenta-
tion des honnêtes gens ou des méchants est la bonne
ou mauvaise éducation de toute la vie. L'esprit se
redresse avec les esprits droits; il en est de même de
1 âme. On s'endurcit dans la société des gens durs et
froids, et s'il était possible qu'un homme de vertu
seulement ordinaire vécût avec des scélérats, il fau-
drait qu'il finît par leur ressembler, pour peu qu'il
n'en soit pas éloigné dès le premier moment.
Essayé pendant toute cette journée de débrouiller
mon article du Poussin. Je me persuade qu'il n'y a
qu'un moyen d'en venir à bout, si toutefois j'y par-
viens : c'est de ne point penser à la peinture, jusqu'à
ce qu'il soit fait. Ce diable de métier (2) exige une
(1) Cette conviction du maître se réfère exactement à celle que nous
indiquions dans notre Etude et qu'il formulait ainsi lui-même : «Lacon-
« naissance du devoir ne s'acquiert que très lentement, et ce n'est que
m par la douleur, le châtiment et par l'exercice progressif de la raison
« que l'homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » (Voir t. I,
p. IX, x.)
(2) A propos de cette difficulté d'écrire, qu'il constate à certains
184 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
contention plus grande que je ne suis habitué à en
mettre à la peinture, et cependant j'écris avec une
grande facilité; je remplirais des pages entières sans
presque faire de ratures. Je crois avoir consigné dans
ce cahier même que j'y trouve plus de facilité que
dans mon métier. La peine que j'éprouve vient de la
nécessité de faire un travail dans une certaine éten-
due, dans lequel je suis obligé d'embrasser beaucoup
de choses diverses ; je manque dune méthode fixe
pour coordonner les parties, les disposer dans leur
ordre, et surtout, après toutes les notes que je prends
à l'avance, pour me rappeler tout ce que j'ai résolu
de faire figurer dans ma prose.
Il n'y a donc qu'une application assidue au même
objet qui puisse m'aider dans ce travail. Je n'ose
donc point penser à la peinture, de peur d'envoyer
tout au diable. Je ne fais que rêver à un ouvrage dans
le genre de celui du Spectateur : un article court de
endroits de son Journal, il nous a paru intéressant de citer une page de
Baudelaire qui est en même temps une appréciation définitive du talent
et des défauts d'Eugène Delacroix comme écrivain : « Si sages, si sensés
« et si net6 de tons et d'intention que nous apparaissent les fragments
« littéraires du grand peintre, il serait absurde de croire qu'ils furent
« écrits facilement et avec la certitude d'allure de son pinceau. Autant
« il était sûr d écrire ce qu'il pensait sur une toile, autant il était préoc-
« cupé de ne pouvoir peindre sa pensée sur le papier. « La plume,
« disait-il souvent, n'est pas mon outil : je sens que je pense juste, mais
« le besoin de l'ordre auquel je suis contraint d'obéir, m'effraye.
« Groiriez-vous que la nécessité d'écrire une page me donne la migraine?»
« C'est par cette çêne, résultant du manque d'habitude, que peuvent être
« expliquées certaines locutions un peu usées, un peu poncif, empire
« même, qui échappent trop souvent à cette plume naturellement dis—
« tinguée. >» (Baudelaire, L'Art romantique. V Œuvre et la vie d' Eu-
gène Delacroix.)
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 185
trois ou quatre pages et de moins encore, sur le pre-
mier sujet venu. Je me charge d'en extraire ainsi à
volonté de mon esprit, comme d'une carrière iné-
puisable.
Promenade le soir assez insipide dans la plaine ;
traversé la route qui va au pont; été jusqu'au terrain
de Delarche, et revenu par la ruelle avec Jenny, qui
avait voulu aussi régaler Julie de la promenade pour
son dimanche.
Lundi 9 mai. — J'ai été le lendemain, vers dix ou
onze heures, me promener vers les coupes nouvelles
qu'on a faites le long des murs des propriétés de
Quantinet et de Minoret, etc. Matinée délicieuse.
Arrivé au chêne d' Antain que je ne reconnaissais
pas, tant il m'a paru petit; fait de nouvelles réflexions,
que j'ai consignées sur mon calepin, analogues à
celles que j'ai écrites ici, sur l'effet que produisent
les choses inachevées : esquisses, ébauches, etc.
Je trouve la même impression dans la dispropor-
tion. Les artistes parfaits étonnent moins à cause de la
perfection même ; ils n'ont aucun disparate qui fasse
sentir combien le tout est parfait et proportionné. En
m'approchant, au contraire, de cet arbre magni-
fique, et placé sous ses immenses rameaux, n'aperce-
vant que des parties sans leur rapport avec l'en-
semble, j'ai été frappé de cette grandeur... J'ai été
conduit à inférer qu'une partie de l'effet que pro-
duisent les statues de Michel- Ange est dû à certaines
186 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
disproportions ou parties inachevées qui augmentent
l'importance des parties complètes. Il me semble, si
on peut juger de ses peintures par des gravures,
qu'elles ne présentent pas ce défaut au même degré.
Je me suis dit souvent qu'il était, quoi qu'il pût
croire lui-même, plus peintre que sculpteur. Il ne
procède pas, dans sa sculpture, comme les anciens,
c'est-à-dire par les masses ; il semble toujours qu'il a
tracé un contour idéal qu'il s'est appliqué à remplir,
comme le fait un peintre. On dirait que sa figure ou
son groupe ne se présente à lui que sous une face :
c'est le peintre. De là, quand il faut changer d'aspect
comme l'exige la sculpture, des membres tordus, des
plans manquant de justesse, enfin tout ce qu'on ne
voit pas dans l'Antique.
— Les soirs, je me promène avec Jenny ; je dîne de
bonne heure et suis bien forcé de me coucher de même :
cela fait la nuit trop longue. Plus je dors, moins je
veux me lever le matin... Toujours triste dans ce
moment-là... IL faut le travail pour secouer cette
mauvaise disposition, qui est purement physique.
Sans date (l). — Je suis à Champrosay depuis
samedi. — Je fais ce matin une promenade dans
la forêt, en attendant que ma chambre soit en état
pour me remettre au fameux Poussin. — En aper-
cevant de loin le chêne d'Antain que je ne recon-
(1) Extrait d'un album de dessins.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 187
naissais pas d'abord, tant je le trouve ordinaire, mon
esprit s'est reporté sur une note de mon cahier de
tous les jours que j'ai écrite, il y a quinze jours envi-
ron, sur l'effet de l'ébauche par rapport à l'ouvrage
fini. J'y dis que l'ébauche d'un tableau, d'un mo-
nument, qu'une ruine, enfin que tout ouvrage d'imagi-
nation auquel il manque des parties, doit agir davan-
tage sur l'âme, à raison de ce que celle-ci y ajoute,
tout en recueillant l'impression de cet objet. J'ajoute
que les ouvrages parfaits, comme ceux d'un Racine
et d'un Mozart, ne font pas, au premier abord, autant
d'effet que ceux des génies incorrects ou négligés,
dont les parties saillantes le sont d'autant plus qu'il y
en a d'autres à côté qui sont effacées ou complète-
ment mauvaises.
En présence de ce bel arbre si bien proportionné,
je trouve une nouvelle confirmation de ces idées. A
la distance nécessaire pour en embrasser toutes les
parties, il paraît d'une grandeur ordinaire; si je me
place au-dessous de ses branches, limpression change
complètement : n'apercevant que le tronc auquel je
touche presque et la naissance de ses grosses branches,
qui s'étendent sur ma tête comme d'immenses bras
de ce géant de la forêt, je suis étonné de la grandeur
de ses détails ; en un mot, je le trouve grand, et même
effrayant de grandeur. La disproportion serait-elle
une condition pour l'admiration? Si, d'une part,
Mozart, Cimarosa, Racine étonnent moins, à cause
de l'admirable proportion de leurs ouvrages, Shake-
188 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
speare, Michel-Ange, Beethoven ne devront-ils pas
une partie de leur effet à une cause opposée? Je le
crois pour mon compte.
L'antique ne surprend jamais, ne montre jamais le
côté gigantesque et outré ; on se trouve comme de
plain-pied avec ces admirables créations ; la réflexion
seule les grandit et les place à leur incomparable élé-
vation. Michel-Ange étonne (1) et porte dans lame un
sentiment de trouble qui est une manière d'admira-
tion, mais on ne tarde pas à s'apercevoir de disparates
choquants, qui sont le fruit d'un travail trop hâté, soit
à cause de la fougue avec laquelle l'artiste a entrepris
son ouvrage, soit à cause de la fatigue qui a dû le
saisir à la fin d'un travail impossible à compléter ;
cette dernière cause est évidente. Quand les histo-
riens ne nous diraient pas qu'il se dégoûtait presque
toujours en finissant, par l'impossibilité de rendre ses
sublimes idées, on voit clairement, à des parties lais-
sées à l'état d'ébauche, à des pieds enfoncés dans le
socle et où la matière manque, que le vice de l'ou-
vrage vient plutôt de la manière de concevoir et
d'exécuter que de l'exigence extraordinaire d'un génie
fait pour atteindre plus haut, et qui s'arrête sans se
contenter. Il est plus que probable que sa conception
(1) Dans son article sur Michel-Ange, Delacroix écrivait : « Il ne faut
« pas être étonné du mépris des artistes médiocres pour ce sauvage
« génie... Ils ne peuvent s'empêcher de haïr ce style terrible, qui les sub-
jugue malgré eux; ils s'en prennent à lui du sentiment profond de leur
« impuissance et se rejettent alors sur les incorrections et les bizarreries,
« fruits de son caprice. »
Fac-similé dune lettre
d'Eugène Delacroix à Ingres
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JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 189
était vague, et qu'il comptait trop sur l'inspiration du
moment pour les développements de sa pensée, et s'il
s'est souvent arrêté avec découragement, c'est
qu'effectivement il ne pouvait faire davantage.
Mardi 10 mai. — Les matins, je me débats avec
Poussin... Tantôt je veux envoyer tout promener,
tantôt je m'y reprends avec une espèce de feu. Cette
matinée n'a pas été trop mauvaise pour le pauvre
article.
Après avoir commencé à disposer clairement sur
de grandes feuilles de papier, et en séparant les ali-
néas, les objets principaux que j'ai à traiter, je suis
sorti vers midi, enchanté de moi-même et de mon
courage à monter à l'assaut de mon article.
La forêt m'a ravi : le soleil se montrait, il était
tiède et non pas brûlant; il s'exhalait des herbes, des
mousses, dans les clairières où j'entrais, une odeur
délicieuse, Je me suis enfoncé dansun sentier presque
perdu, environ au coin du mur du marquis; je dési-
rais trouver là une communication entre cette partie
et 1 allée qui remonte de la route pour rejoindre celle
qui va au chêne Prieur : j'ai livré bataille aux ronces,
aux arbrisseaux qui se croisaient devant mes pas, et
je n'ai pas réussi néanmoins à atteindre mon but. Je
suis retourné par un sentier plus facile, mais très
couvert, à travers la partie de bois qui dépend, je
crois, de la maison du marquis.
En retournant, je me suis assis le long des murs
190 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
de son enclos, mais sur la partie qui mène à l'entrée
de la forêt, et j'ai fait un croquis d'un chêne, pour me
rendre compte de la distribution des branches.
Je me suis mis à lire le journal en rentrant. La lit-
térature a eu le dessous, mais, au demeurant, je ne
m'ennuie pas, c'est l'essentiel.
Vers quatre heures, au lieu de sortir, j'ai fait le
vitrier, et j'ai peint une vieille glace.
Le soir, promenade vers Soisy. Descendu par une
ruelle qui m'a conduit dans des endroits très solitaires
et assez attrayants; j'ai fait amitié à un chat angora
charmant qui me suivait et qui s'est laissé caresser.
Jeudi ^2 mai. — J'ai beaucoup travaillé au dam-
nable article. Débrouillé comme j'ai pu, au crayon,
tout ce que j'ai à dire, sur de grandes feuilles de
papier. Je serais tenté de croire que la méthode de
Pascal, — d'écrire chaque pensée détachée sur un
petit morceau de papier, — n'est pas trop mauvaise,
surtout dans une position où je n'ai pas le loisir d'ap-
prendre le métier d'écrivain. On aurait toutes ses
divisions et subdivisions sous les yeux comme un jeu
de cartes, et l'on serait frappé plus facilement de
Tordre à y mettre. L'ordre et l'arrangement physique
se mêlent plus qu'on ne croit des choses de l'esprit.
Telle situation du corps sera plus favorable à la pen-
sée : Bacon composait, à ce qu'on dit, en sautant à
cloche-pied; à Mozart, à Rossini,à Voltaire, les idées
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 191
leur venaient dans leur lit; à Rousseau, je crois, en se
promenant dans la campagne.
Habituellement, promenade avant dîner, après
avoir secoué les paperasses et l'encre, et aussi après
le dîner, pour chasser le sommeil. Mais comme je
dîne toujours entre cinq heures et cinq heures et
demie, la soirée ne peut aller sans de grandes diffi-
cultés jusqu'à neuf heures.
Vendredi 13 mai. — J'ai essayé de l'article, et
après avoir écrit quelques lignes que je veux mettre
en tête de la première partie (car j'ai envie de le
faire en deux fois, une partie biographique, une autre
sur l'examen du talent et des ouvrages), après avoir
écrit ces quelques mots, une mauvaise disposition
m'a saisi, et je n'ai fait que lire et même dormir jus-
qu'au milieu de la journée; puis j'ai emmené Jenny,
par le plus beau temps du monde auquel nous n'étions
plus accoutumés, faire une grande promenade dans la
forêt. Nous avons suivi l'allée de l'Ermitage jusqu'au
grand chêne, au pied duquel nous nous sommes repo-
sés ; nous étions entrés auparavant à l'Ermitage, dont
une partie est à vendre. G est un manoir comme cela
qu'il me faudrait! Le jardin, qui n'est qu'un potager,
est charmant : il est encore rempli de vieux arbres qui
ont donné leurs fruits aux environs. Ces troncs
noueux, tordus par les années, se couvrent encore de
magnifiques fleurs et de fruits, au milieu de ces bâti-
ments ruinés, non par le temps, mais par la main
192 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
des hommes. On est attristé, devant ce spectacle
inhumain, de la rage stupide de démolition qui a
signalé les époques de nos discordes.
Abattre, arracher, brûler, c'est ce que le fanatisme
de liberté sait aussi bien faire que le fanatisme dévot;
c'est par là que l'un ou l'autre commence son œuvre,
quand il est déchaîné; mais là s'arrête l'impulsion
brutale... Élever quelque chose de durable, marquer
son passage autrement que par des ruines, voilà ce
que la plèbe aveugle ne sait point faire ; et, en même
temps, je remarquais combien les ouvrages qui sont
dus à l'esprit de suite, conçus dans une grande idée
de durée et exécutés avec le soin nécessaire, apportent
un cachet de force jusque dans des débris qu'il est
presque impossible de faire disparaître complètement.
Ces corporations anciennes, les moines surtout, se
sont crus éternels, car ils semblent avoir fondé pour
les siècles des siècles. Ce qui reste des vieux murs
fait honte aux ignobles bâtisses plus modernes qu'on
leur a accolées. La proportion de ces restes a quelque
chose de gigantesque, en comparaison de ce que des
particuliers font tous les jours sous nos yeux.
Je pensais, en même temps, qu'il en était un peu
de même pour l'ouvrage d'un homme détalent... Pour
la sculpture, c'est incontestable, car les restaurations
les plus maladroites laissent encore apercevoir claire-
ment ce qui appartient à l'original ; mais dans la
peinture elle-même, toute fragile qu'elle est, et quel-
quefois toute massacrée qu'elle est par des retouches
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 193
inhabiles, la disposition, le caractère, une certaine
empreinte ineffaçable montrent la main et la concep-
tion d'un grand artiste.
Reçu dans la soirée une lettre de Riesener, qui me
demande de le recevoir avec Pierret ; aussi de Mme de
Forget, dont le fils est parti pour voyager avec un
médecin, mais sur l'état duquel elle n'est pas ras-
surée, d'après les lettres qu'elle a reçues.
Samedi 14 mai. — J'ai beaucoup travaillé toute la
matinée à extraire des notes, pour la partie histo-
rique du Poussin. Il y a peu de jours où je me livre à
ce travail avec beaucoup d'entrain; d'autres où il me
répugne horriblement. Quoi qu'il en soit, je persévère
et j espère que j'en viendrai à bout : ce sera une rai-
son de rester ici un peu davantage.
Vers trois heures, j'ai fait une promenade à tra-
vers le village, pour aller à l'autre extrémité ; je
comptais, en passant, voir le maire et acheter des
cigares; je n'ai eu de succès que dans cette der-
nière tentative; mais j'ai fait en chemin toutes sortes
de rencontres, qui m'ont donné de l'ennui, parce
quelles me présagent la fin de la tranquillité dont je
jouis. Toute la maison Barbier va venir demain, et
s'installer pour deux jours ; Mme Villot peut-être
demain... Que le ciel les conduise!
— L'entrée de la forêt, celle que je prenais quand
j'étais dans mon premier logement, m'a paru char-
mante, surtout l'allée qui conduit au chêne d'Antaiu.
". 13
194 JOURNAL D'EUGËISE DELACROIX.
Les coupes qu'on a faites à droite et à gauche, et qui
vont s'étendre encore, malheureusement, donnent
des aspects qui varient toute cette partie.
Le soir, descendu vers la rivière, et promenade au
bord de l'eau, en allant vers le pont. J'étais ravi de
la grandeur et de l'aspect paisible de cette eau :
jamais je ne l' avais vue si pittoresque. Du côté du
couchant, elle rappelait tout à fait les teintes à la
Ziem... Quelques tours encore dans le jardin, par un
petit clair de lune, qui se confondait avec le jour
finissant.
J'ai trouvé dans cette promenade solitaire quelques
instants de bonheur. Les sentiments mélancoliques
qu'inspire le spectacle de la nature m'ont paru, plus
que jamais, au bord de cette rivière, une nécessité de
notre être. Ce sentiment mal défini, que chaque
homme peut-être a cru lui être particulier, s'est
trouvé avoir un écho chez tous les êtres sensibles.
Les modernes n'ont eu que le tort de lui faire tenir
trop de place dans leurs compositions; aussi les
poètes des contrées du Nord, les Anglais particulière-
ment, sont-ils les pères du genre. Tout porte à la
rêverie chez eux : les mœurs plus recueillies, et la
nature plus sévère dans son aspect.
Dimanche 15 mai. — Barbier et sa femme venus
pour faire divers travaux.
Mauvaise journée.
Promenade dans la forêt vers dix heures et prolon-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX, 195
gée sous l'impression d'idées désagréables. Rentré au
milieu du sens dessus dessous que ce brave homme
a occasionné dans la maison pour ses travaux; j'ai
fait le vitrier et j'ai achevé de mastiquer la glace.
J'ai eu pourtant des moments de plaisir à continuer
la lecture de l'aventure de la femme arabe délivrée au
milieu de la traite des nègres, de la Revue britannique.
J'ai commencé aussi et continué, en dînant dans
l'atelier, l'article sur Charles-Quint dans le cloître (1) ;
je suis très impressionné par chaque chose intéres-
sante qu'il m'arrive de rencontrer dans les livres. Les
grands hommes en déshabillé et étudiés à la loupe,
s'ils ne relèvent pas beaucoup la nature humaine dans
ses plus nobles échantillons, consolent du moins de
leur propre faiblesse les hommes mécontents d'eux-
mêmes par trop de modestie, ou par un trop grand
désir de la perfection. Ce grand empereur était un
gourmand déterminé, et il ressent à tous moments
les inconvénients de ce défaut, sans en être corrigé,
ni par le sentiment de sa suprême dignité, ni par la
faiblesse de son estomac... La goutte, punition ordi-
naire des gourmands, ne peut mettre un frein à sa
sensualité.
Je vois avec plaisir, dans cet article, que c'était
un grand homme doué de beaucoup d'énergie
et en même temps de qualités aimables. Ce n'est
(1) Ce sujet avait déjà inspiré à Delacroix un tableau peint en 1831 :
Charles-Quint au monastère de Saint-Just, dont il existe plusieurs
variantes. (V. Catalogue Robaut, nos 354, 453, 654, 695 et 1565.)
196 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
pas sous cet aspect que 1 histoire prise en gros le
considère; on le croit communément un être froid
et perfide. Les historiens, ou plutôt l'imagination de
tout le monde, qui exagère tout, qui veut toujours
des contrastes tranchés, en fait en tout l'opposé de
François Ier, qui ne nous apparaît qu'avec les qualités
d'un joyeux compère, très brave et très étourdi.
Charles-Quint a eu, comme un autre, ses faiblesses ;
il était très brave aussi et plein de bonté et d'indul-
gence pour ceux qui l'approchaient. Le chagrin qu'il
conçut de la mort de sa dernière femme contribua
beaucoup à lui faire prendre la résolution qui mit fin
à son rôle sur la scène du monde.
— Le soir de ce jour, sorti après dîner pour faire
une promenade. Encore tout échauffé de mon repas et
de cette lecture, j'ai cheminé dans les petits sentiers
du coteau, encore tout mouillés par la pluie.
J'ai éprouvé un sentiment de malaise, qui ne s'est
calmé que quand je suis rentré à la maison, où je me
suis promené en tous sens, pendant près dune heure,
avant de me coucher.
Lundi 16 mai. — Passé toute la journée dans ma
chambre à paresser délicieusement, à écrire un peu
sur ce livre, et à lire la Revue britannique, surtout le
morceau de la nièce blanche de l'oncle Tom, quand
l'Américain Jonathan traverse l'Afrique, sur un dro-
madaire, pour aller chercher sa maîtresse arabe, au
centre de ce continent.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 197
Je me suis arraché avec peine à cette lecture,
pour m'habiller et aller dîner avec Mme Barbier
et Mme Parchappe (1), M. et Mme Béai et M. Bar-
bier, qu'on n'attendait pas et qui est arrivé au
moment du dîner. En revanche, Mme Villot, qu'on
attendait, a manqué de parole. Nous avons fait un
fort bon dîner, avec le vin de Champrosay, que j'ai
trouvé fort bon. M. Barbier a été au Salon, et j'ai
vu en lui le goût bourgeois dans tout son lustre; il n'a
remarqué que ce qui lui allait, par conséquent peu
de choses remarquables. Les portraits de Dubufe (2)
ont emporté toutes ses prédilections, et ce nom a
provoqué, parmi ces dames, une explosion d'admira-
tion... Je me suis amusé médiocrement. — Rentré
vers dix heures par un clair de lune délicieux, et
promené un peu sur la route, avant de rentrer.
— M. Barbier m'a communiqué ses projets, pour
faire quelque chose, dit-il, du jardin qui suffisait à
son père. Un grand planteur de jardins lui élèverait
à droite et à gauche, à partir de la maison, de grands
monticules, et ne ferait qu'une pente jusqu'en bas, en
supprimant la terrasse, le seul endroit où l'on puisse
se promener, sans monter ou descendre. J'ai essayé
(1) Madame Parchappe, femme du général Parchappe (1787-1866),
qui fit toutes les campagnes du premier Empire et plus tard servit eu
Afrique, de 1839 à 1841. Il était alors député au Corps législatif.
(2) Edouard Dubufe (1820-1883) exposait au Salon de 1853 les
portraits de l'impératrice Eugénie, de la comtesse de Montebello et de la
baronne de Hauteserve, qui obtenaient un grand succès mondain; mais
la critique et les artistes se montraient sévères pour cette peinture fade
et maniérée.
198 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
de lui faire comprendre cet avantage, mais l'absurde
lemportera, comme infiniment plus... fashionable.
Girardin (1) croit toujours fermement à l'avène-
ment du bien-être universel, et l'un des moyens de le
produire, sur lequel il revient avec prédilection, c'est
le labourage à la mécanique, et sur une grande
échelle, de toutes les terres de France. Il croit
grandement contribuer au bonheur des hommes, en
les dispensant du travail; il fait semblant de croire
que tous ces malheureux, qui arrachaient leur nour-
riture à la terre, péniblement, j'en conviens, mais
avec le sentiment de leur énergie et de leur persévé-
rance bien employée, seront des gens bien moraux et
bien satisfaits d'eux-mêmes, quand ce terrain, qui
était au moins leur patrie, celle sur laquelle naissaient
leurs enfants et dans laquelle ils enterraient leurs
parents, ne sera plus qu'une manufacture de produits,
exploitée par les grands bras d'une machine, et lais-
sant la meilleure partie de son produit dans les mains
impures et athées des agioteurs. La vapeur s'arrê-
tera-t-elle devant les églises et les cimetières?... Et le
Français qui rentrera dans sa patrie après plusieurs
années, serait-il réduit à demander la place où étaient
son village et le tombeau de ses pères? Car les villages
seront inutiles comme le reste ; les villageois sont
ceux qui cultivent la terre, parce qu'il faut bien
(1) Emile de Girardin avait été compris, après le 2 décembre, dans
une liste des représentants expulsés du territoire français et avait obtenu,
deux mois après son bannissement, de reparaître en France.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 199
demeurer là où les soins sont réclamés à toute
minute ; il faudra faire des villes proportionnées à
cette foule désœuvrée et déshéritée, qui n'aura plus
rien à faire aux champs; il faudra leur construire
d'immenses casernes où ils se logeront pêle-mêle.
Que faire là, les uns près des autres, le Flamand
auprès du Marseillais, le Normand et l'Alsacien,
autre chose que consulter le cours du jour, pour s'in-
quiéter, non pas si dans leur province, dans leur
champ chéri, la récolte a été bonne, non pas s'ils ven-
dront avec avantage leur blé, leur foin, leur vendange,
mais si leurs actions sur l'anonyme propriété univer-
selle montent ou descendent? Ils auront du papier,
au lieu d'avoir du terrain!... Ils iront au billard
jouer ce papier contre celui de ces voisins inconnus,
différents de mœurs et de langage, et quand ils
seront ruinés, auront-ils au moins cette chance qui
leur restait, quand la grêle avait détruit les fruits ou
les moissons, de réparer leur infortune à force de tra-
vail et de constance, de puiser au moins dans la vue de
ce champ arrosé tant de fois de leurs sueurs, un peu
de consolation ou 1 espoir d'une meilleure année?...
O indignes philanthropes!... O philosophes sans
cœur et sans imagination! Vous croyez que l'homme
est une machine, comme vos machines; vous le
dégradez de ses droits les plus sacrés, sous prétexte
de l'arracher à des travaux que vous affectez de
regarder comme vils, et qui sont la loi de son être,
non pas seulement celle qui lui impose de créer lui-
200 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
même ses ressources contre le besoin, mais celle qui
Télève en même temps à ses propres yeux et emploie
dune manière presque sacrée les courts moments qui
lui sont accordés... 0 faiseurs de feuilletons, écrivas-
siers, faiseurs de projets! Au lieu de transformer le
genre humain en un vil troupeau, laissez-lui son véri-
table héritage, l'attachement, le dévouement au sol!
Que le jour où des invasions nouvelles de barbares
menacent ce qu'ils appellent encore leur patrie, ils se
lèvent avec joie pour la défendre. Ils ne se battront
pas pour défendre la propriété des machines, pas plus
que ces pauvres Russes, ces pauvres serfs enrégimen-
tés ne travaillaient pour eux, quand ils venaient ici
venger les querelles de leurs maîtres et de leur empe-
reur... Hélas! les pauvres paysans, les pauvres villa-
geois! Vos prédications hypocrites n'ont déjà que
trop porté leurs fruits ! Si votre machine ne fonctionne
pas sur le terrain, elle fonctionne déjà dans leur ima-
gination abusée. Leurs idées de partage général, de
loisir et même de plaisir continuel, sont réalisées dans
ces indignes projets. Ils quittent déjà à qui mieux
mieux, et sur le plus faible espoir, le travail des
champs; ils se précipitent dans les villes, pour n'y
trouver que des déceptions; ils achèvent d'y perver-
tir les sentiments de dignité que donne l'amour du
travail, et plus vos machines les nourriront, plus ils
se dégraderont!... Quel noble spectacle dans ce meil-
leur des siècles, que ce bétail humain engraissé par
les philosophes!
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 201
Mardi 17 mai. — Fait encore le paresseux, toute
la journée, à lire l'article de Charles-Quint et un peu
de l' Essai sur les mœurs, sur ledit et sur François Ier
et Louis XI aussi.
Vers trois heures, embarqué vers Draveil, mais la
pluie presque tout le temps, et en revenant, acheté
une quantité de cigares.
Je trouve dans la Presse un article de Gautier,
sur une nouvelle création de Frederick, le Vieux
Caporal (1) : « Il parcourt d'un bout à l'autre le
clavier de 1 âme humaine, don admirable, qui se ren-
contre rarement chez la même personne ; il a la pas-
sion, la foi, l'ironie et le scepticisme; il sait rendre
tous les beaux mouvements du cœur et s'en railler
avec une verve diabolique ; il peut être, dans la même
soirée, Roméo et Méphistophélès, Ruy Blas et Robert
Macaire, Gennaro et le Joueur. Le manteau lui sied
comme la souquenille, la pourpre comme le haillon;
mais, quel que soit le personnage qu'il représente, il
lui donne la vie, et infuse aux veines du mélodrame
le plus débile un sang rouge et généreux. Frederick
Lemaître est de la race des Hugo, des Dumas, des
Balzac, des Delacroix, des Préault; il appartient à
cette forte et puissante génération romantique dont
(1) Le Vieux Caporal, drame en cinq actes, de Dumanoir et d'En-
nery, fut représenté pour la première fois le 9 mai 1853 sur le théâtre
de la Porte-Saint-Martin, sous la direction de Marc Fournier. Antoine
Simon, le principal rôle, fut une des plus belles créations de Frederick
Lemaître. Son jeu muet, l'éloquence de son geste, lui valurent un véri-
table triomphe.
202 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
il a partagé le succès et soulevé les enthousiasmes;
c'est Facteur shakespearien (1) par excellence, la plus
complète incarnation du drame moderne. »
Jeudi 19 mai. — Promenade l'après-midi par la
porte du jardin avec Jenny , et délicieux aspect de tout
le côté de Corbeil : grands nuages à l'horizon éclairés
en face par le soleil.
Admiré la petite source près du lavoir et des
grands peupliers, puis remontés ensemble pour dîner.
Vendredi 20 mai. — Parti pour aller au conseil
par l'omnibus du chemin de fer de Lyon; cela m'a
rappelé les voyages de ma jeunesse. La nature, en
chemin de fer, ne fait pas le même effet; cette rêverie
délicieuse qui s'empare de vous, quand on se sent
installé dans son coin de coupé, sans cet ennui per-
pétuel de voir de nouvelles figures monter et des-
cendre, le mouvement des chevaux, et surtout moins
de rapidité à traverser tous les aspects.
Arrivé dans une mauvaise disposition au Jardin
des Plantes, j'ai redouté la pluie un moment; cela
m'avait fait presque résoudre de revenir aussitôt le
conseil fini. Mais arrivé à l'Hôtel de ville, j'ai appris
(1) Dans Y Histoire du romantisme de Gautier, on lit à propos de
Frederick Lemaître : « C'est toujours un noble et beau spectacle que de
« voir ce grand acteur, le seul qui chez nous rappelle Garrick, Kemble,
• Macready, et surtout Kean, faire trembler de son vaste souffle
« shakespearien les frêles portants des coulisses des scènes du boule-
« vard. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 203
qu'il n'y avait pas de séance; j'ai déjeuné sur la place
et, me trouvant réconforté, j'ai été à pied au Jardin
des Plantes; fait des études de lions et d'arbres, en
vue du sujet de Renaud (1), par une chaleur très
incommode, et au milieu d un public très désagréable.
Enfin, reparti à deux heures moins un quart et revenu
par le bord de l'eau jusqu'à la maison.
L'aspect de la rivière et de ses bords toujours
ravissant quand je reviens ; c'est là où je sens que
mes chaînes me quittent. Il semble qu'en traversant
cette eau, je laisse derrière moi les importuns et les
ennuis.
Lu, en déjeunant, l'article de Peisse (2) qui exa-
mine en gros le Salon et qui recherche la tendance
des arts à présent. Il la trouve très justement dans le
pittoresque, qu il croit une tendance inférieure. Oui,
s'il n'est question que de faire de l'effet aux yeux par
un arrangement de lignes et de couleurs, autant vau-
drait dire : arabesque; mais si, à une composition
déjà intéressante par le choix du sujet, vous ajoutez
une disposition de lignes qui augmente l'impression,
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1745.
(2) Louis Peisse, dont le nom a déjà paru dans le premier volume du
Journal, écrivait à propos du Salon de 1853, et dans l'article auquel le
maître fait allusion : « M. Delacroix est encore, après trente ans de tra-
« vaux, un talent si contesté, sinon pour les artistes, du moins pour le
« public, qu'on ne peut se risquer à louer ses œuvres sans quelques pré-
« cautions ou explications. Il faut évidemment, pour goûter sa peinture,
* une préparation, une habitude, qui, à ce qu'il paraît, ne s'acquiert pas
« toujours vite. Elle est comme certains mets de haut goût, qu'on
« n'arrive à apprécier qu'après bien des efforts, mais dont on est ensuite
• très friand. » (Constitutionnel, 31 mai 1853.)
204 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
un clair-obscur saisissant pour l'imagination, une cou-
leur adaptée aux caractères, vous avez résolu un
problème plus difficile, et, encore une fois, vous êtes
supérieur : c'est l'harmonie et ses combinaisons adap-
tées à un chant unique. Il appelle musicale cette ten-
dance dont il parle; il la prend en mauvaise part, et
moi, je la trouve aussi louable que toute autre...
Son ami Chenavard lui a insinué ses principes sur
les arts : celui-ci trouve que la musique est un art
inférieur; c'est un esprit à la française, auquel il faut
des idées comme celles que les mots peuvent expri-
mer; quant à celles devant lesquelles le langage est
impuissant, il les retranche du domaine des arts.
Même en admettant que le dessin soit tout, il est clair
qu'il ne se contente pas de la forme pure et simple. Il
y a, dans ce contour qui lui suffit, de la grossièreté ou
de la grâce : ce contour fait par Raphaël ou par Che-
navard ne charmera pas de la même façon. Qu'y a-t-il
de plus vague et de plus inexplicable que cette impres-
sion? Faudra-t-il établir des degrés de noblesse entre
les sentiments? C'est ce que fait le docte et malheu-
reusement trop froid Chenavard... Il met au premier
rang la littérature; la peinture vient ensuite, et la
musique n'est que la dernière. Cela serait peut-être
vrai, si l'une d'elles pouvait contenir les autres ou les
suppléer; mais devant une peinture ou une symphonie
que vous aurez à décrire avec des mots, vous donne-
rez facilement une idée générale où le lecteur com-
prendra ce qu'il pourra ; mais vous n'aurez vraiment
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 205
donné aucune idée exacte de cette symphonie ou de
cette peinture. Il faut voir ce qui est fait pour les
yeux; il faut entendre ce qui est fait pour les Greilles.
Ce qui a été écrit pour être débité fera même plus
d'effet dans la bouche d'un orateur que par un simple
lecteur. Un grand acteur transformera, pour ainsi
dire, un morceau par son accent... Je m'arrête.
F... me conseille d'imprimer, comme elles sont,
mes réflexions, pensées, observations, et je trouve
que cela me va mieux que des articles ex professo. Il
faudrait les récrire pour cela à part, chacune sur une
feuille séparée, et les mettre au fur et à mesure dans un
carton... Je pourrais ainsi, dans les moments perdus,
en mettre au net une ou deux, et au bout de quelque
temps, j'aurais fait un fagot de tout cela, comme fait
un botaniste, qui va, mettant dans la même boîte les
herbes et les fleurs qu'il a cueillies dans cent endroits,
et chacune avec une émotion particulière.
Samedi 21 mai. — Jour où Pierret et Riesener sont
venus.
Toute la matinée, fait des pastels d'après les lions
et les arbres que j'avais étudiés la veille, au Jardin
des Plantes; vers deux heures un quart, j'ai été au-
devant d'eux; je trouve Pierret bien changé...
Pourquoi la vue de deux amis si anciens, et dans ce
lieu en pleine liberté, sous le ciel et au milieu des
beautés du printemps, ne me donne-t-elle pas une
plénitude de bonheur que je n'eusse pas manqué de
206 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
sentir autrefois?... Je sentais en moi des mouve-
ments irrésistibles de ce sentiment qui n'était pas
en eux : j'étais devant des témoins, et non pas avec
des amis.
Je les ai menés à la maison, puis à la forêt. Riese-
ner a repris sa critique de la recherche d'un certain
fini dans mes petits tableaux, qui lui semble leur faire
perdre beaucoup, en comparaison de ce que donne
l'ébauche ou une manière plus expéditive et de pre-
mier jet. Il a peut-être raison, et peut-être qu il a
tort. Pierret a dit, probablement pour le contre-
dire, qu'il fallait que les choses fussent comme le
sentait le peintre, et que l'intérêt passait avant
toutes ces qualités de touche et de franchise. Je lui
ai répondu par cette observation, que j'ai mise dans
ce livre il y a quelques jours, sur l'effet immanquable
de l'ébauche comparée au tableau fini, qui est tou-
jours un peu gâté quant à la touche, mais dans
lequel l'harmonie et la profondeur des expressions
deviennent une compensation.
Au chêne Prieur, je leur ai montré combien des
parties isolées paraissaient plus frappantes, etc. ; en
un mot, l'histoire de Racine comparé à Shakespeare.
Ils m'ont rappelé ma chaleur d'il y a quelques mois,
quand je m'étais repris à relire ou à revoir au théâtre
Cinna et quelques pièces de Racine; ils ont confessé
le souvenir de l'émotion que je leur ai communiquée,
quand je leur en ai parlé.
Après dîner, ils ont regardé les photographies que
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 207
je dois à l'obligeance de Durieu. Je leur ai fait faire
l'expérience que j'ai faite moi-même, sans y penser,
deux jours auparavant : c'est-à-dire qu'après avoir
examiné ces photographies qui reproduisaient des
modèles nus, dont quelques-uns étaient d'une nature
pauvre et avec des parties outrées et d'un effet peu
agréable, je leur ai mis sous les yeux les gravures de
M arc- Antoine. Nous avons éprouvé un sentiment de
répulsion et presque de dégoût, pour l'incorrection,
la manière, le peu de naturel, malgré la qualité de
style, la seule qu'on puisse admirer, mais que nous
n'admirions plus dans ce moment. En vérité, qu'un
homme de génie se serve du daguerréotype comme
il faut s'en servir, et il s'élèvera à une hauteur que
nous ne connaissons pas. C'est en voyant surtout ces
gravures, qui passent pour les chefs-d'œuvre de
l'école italienne, qui ont lassé l'admiration de tous les
peintres, que l'on ressent la justesse du mot de Pous-
sin, que « Raphaël est un âne, comparativement aux
anciens ». Jusqu'ici, cet art à la machine ne nous a
rendu qu'un détestable service : il nous gâte les chefs-
d'œuvre, sans nous satisfaire complètement.
Dimanche 22 mai. — Mauvaise disposition, som-
meil, lectures prolongées, néant complet...
M. Beckvenu me surprendre dans le jardin : visite
prolongée, vers cinq heures et demie, chez Mme Vil-
lot, qui n'était pas encore rentrée. J'ai été dans le
jardin de la grande maison admirer les lilas, et je n'ai
208 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
pu résister au désir d'aller jusqu'au bas, à la fontaine.
Que les objets changent peu, malgré l'instabilité des
choses humaines, si on les compare à nous-mêmes et
à nos sentiments! Cependant, en revoyant ces beaux
arbres, je me suis reporté avec vivacité à quelques
années en arrière... La petite fontaine du bon père
Barbier ne coulait plus : un des côtés était cultivé,
et j'ai vu dans l'intérieur les tuyaux en plomb qui
épanchaient, sans se montrer, l'eau de la source
limpide. Cet aspect prosaïque n'a pas suffi pour me
désenchanter : je suis remonté rapidement, mais avec
regret, en abandonnant cet endroit agréable.
Causé à dîner des tables tournantes : Mme Villot a
vu et fait des expériences ; elle en vient à croire
presque au surnaturel. J'ai effectivement, après
dîner, éprouvé par mes yeux, sinon autrement, cette
fameuse découverte. Geneviève, la femme de chambre,
a fait tourner un chapeau... ; un guéridon a sensible-
ment tourné et levé le pied d'un côté; mais après nous
être mis une demi-heure autour de la grande table à
manger, il a été impossible de l'arracher à son immo-
bilité de nature. Ces dames ont prétendu que j'étais
un sujet peu propre : de même, d'une ou deux per-
sonnes présentes...
L'homme fait des progrès en tous sens : il com-
mande à la matière, c'est incontestable, mais il n'ap-
prend pas à se commander à lui-même. Faites des
chemins de fer et des télégraphes, traversez en un
clin d'oeil les terres et les mers, mais dirigez les pas-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 209
sions comme vous dirigez les aérostats! Abolissez
surtout les passions mauvaises, qui, dans les cœurs,
n'ont pas perdu leur empire détestable, en dépit
des maximes libérales et fraternelles de l'époque !
Là est le problème du progrès, et même du véritable
bonheur. Il semble, tout au contraire, que nos instincts
de convoitise ou de jouissance égoïste soient infini-
ment plus excités par toutes ces matérialistes amélio-
rations.
Le désir d'un bonheur impossible, puisqu'il serait
obtenu indépendamment de la satisfaction que donne
la paix de l'âme, vient toujours se placer à côté de
chaque nouvelle conquête et semble faire reculer la
chimère de ce bonheur des sens. La fourberie et la
trahison, l'ingratitude et la bassesse intéressée veillent
toujours dans les cœurs ! Vous n'avez pas même pour
les inventeurs de ces perfectionnements ingénieux la
reconnaissance qu'il semble que vous leur devriez, si
réellement vous vous trouvez heureux par leur moyen.
Au lieu de leur dresser des statues et de les faire jouir
les premiers de ce bien-être tant souhaité, vous les
laissez mourir dans l'obscurité, ou vous permettez
qu'on leur conteste, sous vos yeux, le mérite de leurs
inventions.
Lundi 23 mai. — Toujours la même apathie le
matin...
Quelques extraits de Balzac, mais c'est à cela que
s'est borné mon effort. Je suis mécontent de moi, et
ii. 14
210 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
cela me gâte bien des moments qui seraient agréables
dans cette douce solitude.
Vers trois heures, promenade avec Jenny, qui est
souffrante, vers le chêne Prieur.
Le soir, chez M. et Mme Beck, et revenu par un
clair de lune délicieux. Les exhalaisons des plantes '
sont, en ce moment de la saison et à cette heure-là,
d'un charme enivrant.
Mardi 24 mai. — Passé la journée presque seul :
Jenny a été à Paris avec Julie, au-devant du vin. Tra-
vaillé toute la matinée et paperasse ou pris dune
belle ardeur.
La langueur est arrivée vers deux heures. Prome-
nade vers Soisy, par les champs. J'ai été plus loin
qu'à l'ordinaire, mais pas encore jusqu'à la grande
allée; je vais à la découverte comme Bobinson ; je
finirai par connaître les environs dans le rayon où
mes jambes peuvent me porter.
Jenny revenue au moment où j'allais dîner avec un
dîner froid. Mon dînera été installé autrement, et j'ai
dîné plus gaiement.
Le soir, extases nombreuses devant les étoiles.
Quel silence! que de choses la nature accomplit au
milieu de ce charme si majestueux! Que de bruits,
chez nous, qui doivent cesser sans laisser de traces!
Mercredi 25 mai. — Journée de travail complète.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 211
Je suis à flot : je sors des fatras et je rédige; j'espère
définitivement m'en tirer.
Après une journée fatigante, écrivant près de la
fenêtre, par un soleil qui m'avait obligé de mettre un
store de toile, je suis sorti vers quatre heures, et j'ai
été délicieusement jusqu'au bout de l'allée de l'Ermi-
tage. J'étais ravi...
Revenu dîner, et, après dîner, descendu vers la
rivière; côtoyé jusqu'auprès du pont, et revenu à
travers le pré, dans le petit sentier tracé. Au lieu de
prendre la ruelle, continué sur le coteau et revenu
par le petit chemin habituel, au milieu des vignes et
des blés verts. Le temps était orageux : les éclairs,
quelques tonnerres, qui ont bien fini sans secousse.
Dimanche 29 mai. — Tous ces jours derniers se
sont écoulés rapidement, moitié travaillant et moitié
sortant, mais beaucoup moins le dernier, à cause de
la pluie que nous avons depuis deux ou trois jours.
Tantôt je veux jeter Poussin par les fenêtres, tantôt
je le reprends avec fureur ou par raison.
Mme Barbier, qui est venue passer la journée,
malgré cet affreux temps, m'a invité à dîner; j'ai
éprouvé dans la causerie de cette femme, qui a de
l'esprit, le plaisir et le besoin que j'éprouve dans la
conversation; mais il faut avec l'esprit les petites
manières du monde que les rustres de nos jours peu-
vent critiquer, mais qui ajoutent le piquant nécessaire.
Nos pères devaient prodigieusement s'amuser, car
212 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
ces manières étaient infiniment plus répandues, et ce
qui reste encore de politesse dans notre nation, mal-
gré la grossièreté qui envahit tout, prouve ce que la
société a dû être. Pour ceux qui éprouvent cette sorte
de charme, il n'y a pas de progrès matériels qui
puissent le compenser. Il n'est pas étonnant qu'on
trouve insipide le monde à présent. La révolution
qui s'accomplit dans les masses le remplit continuel-
lement de parvenus, ou plutôt ce n'est plus le monde
comme il était : ce qu'on appelle ainsi est effective-
ment tout ce qu'il y a de plus ennuyeux. Quel agré-
ment pouvez -vous trouver chez des marchands
enrichis, qui sont à peu près tout ce qui compose
aujourd'hui les classes supérieures? Les idées rétré-
cies du comptoir en lutte avec l'ambition de paraître
distingué est le contraste le plus sot... Que dirai-je à
M. Minoret, par exemple, qui n'a ni instruction, ni
envie de plaire, ni envie de parler?
Il faudrait cultiver les gens aimables, pour le peu
qu'il s'en trouve ; avec les gens aimables, la frivolité
est charmante, mais la frivolité dans le salon des gens
qui ont rangé les comptoirs et mis leurs livres de
comptes dans leur armoire pour donner un bal, et qui
ont faitendimancher leurs commis pour offrir la main
aux dames! Je préfère une réunion de paysans (1) !
(1) Delacroix, comme presque tous les esprits supérieurs, estimait
plus la simple et franche ignorance des âmes naïves que l'insuffisante et
prétentieuse instruction des gens du monde. « Un jour, écrit Baudelaire,
« un dimanche, j'ai aperçu Delacroix au Louvre, en compagnie de sa
« vieille servante, celle qui l'a si dévotement soigné et servi pendant
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 213
Revenu vers dix heures ; la pluie donnait à toute
cette verdure toute fraîche une odeur délicieuse ; les
étoiles brillantes, mais surtout cette odeur! Vers le
potager de Gibert, jusqu'à celui de Quantinet, une
odeur de ma jeunesse, si pénétrante, si délicieuse,
que je ne peux la comparer à rien. Je suis passé et
repassé cinq ou six fois : je ne pouvais m'en arracher.
Il m'a rappelé l'odeur de certaines petites plantes de
potager, — que je voyais à Angerville, dans le jardin
de M. Gastillon le père, — qui portent une espèce de
fruit qui fait explosion dans la main.
Dans la conversation de ce soir, Mme Barbier m'a
parlé de P...; quoiqu'en laissant percer l'animosité
qu'elle conserve peut-être justement, comme elle l'a
fait valoir, elle m'a fait réfléchir profondément sur
ses qualités, sur son dévouement à sa manière, sur
l'affection qu'elle a pour moi, et que je retrouve chez
moi pour elle ; il y a des êtres qui naissent accouplés :
son souvenir me plaît et me remue toujours.
Lundi 30 mai. — Lu dans le feuilleton de Gautier,
sur un jeune violoniste prodige, le mot d'Alphonse
Karr (1), qui se trouvait également en présence d'un
« trente ans, et luiy l'élégant, le raffiné, l'érudit, ne dédaignait pas de
« montrer et d'expliquer les mystères de la sculpture assyrienne à cette
« excellente femme, qui l'écoutait d'ailleurs avec une naïve appli-
« cation. >»
(1) Puisque le nom d'Alphonse Karr se trouve ici prononcé, nous
pouvons rapporter l'anecdote touchant Delacroix qui est transcrite
dans ses Guêpes : « Voici ce qu'on raconte de M. Eugène Delacroix et
« de l'architecte de la Chambre des députés : M. Delacroix est allé le
214 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
petit prodige de cette espèce. On lui demande après
le morceau comment il le trouve ; il répond qu'il F ai-
mait mieux auparavant, parce qu'il était plus vieux. . .
Quelle drôle d'idée et amusante !
Suite de ce que f ai écrit hier dimanche. — H y a
peu de gens avec qui je ne puisse me plaire ; il y en a
peu, quand on a le désir de leur plaire soi-même, qui
ne vous rendent quelque chose pour vos frais; j'ai
beau chercher dans ma mémoire les gens les moins
amusants, il me semble que par le moyen de ce
simple désir d'être avec eux le mieux possible, ce
qu'ils ont eux-mêmes de chaleur, et je parle des plus
froids et des plus revêches, revient à la surface, se
montre à vous, vous répond et entretient votre bonne
disposition. De ce qu'on les oublie vite et de ce que leur
souvenir ne réveille pas en vous la moindre parcelle
de sentiment, il ne faut pas conclure que vous soyez
un ingrat, ni eux plus intéressants... Ce sont deux
métaux , deux corps quelconques qui sont inertes
chacun séparément, et qui jettent un peu de flamme
quand ils sont en contact. Eloignez-les l'un de l'autre,
ils rentrent très justement dans leur insensibilité.
Quand je pense à P..., à R... (1), et que je ne les
m trouver et lui a dit : Je ne peux pas peindre sur votre plafond. (C'était
« lors des travaux décoratifs du Palais-Bourbon.) // ne tient à rien; cela
« ne durera pas trois ans ! — Qu'est-ce que cela vous fait, pourvu qu'on
« vous paye?... M. Delacroix n'a pas cru devoir adopter ces principes
« d'art moderne, et a fait recrépir le plafond à ses frais. »
Nous avons interrogé des personnes dignes de toute confiance sur
l'exactitude du fait : il est, paraît-il, absolument authentique.
(1) Ces initiales dissimulent si peu les noms de Pierret et de Riesener,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 215
vois pas, je suis comme le métal insensible . . . Quand je
suis près deux, après les premiers instants pour
réchauffer cette glace, je retrouve peu à peu les mou-
vements d'autrefois : je me fonds près d'eux... peut-
être qu'ils sont eux-mêmes étonnés de se sentir
amollir, mais je parie que je garde plus longtemps
qu'eux la secousse de cette étinceDe du souvenir. Nul
vil intérêt ne m'éloigne deux. Quand je vois dans mes
rêves des gens qui sont mes ennemis, et dont la vue
m'offense, quand je suis éveillé, je les trouve char-
mants, alors je m'entretiens avec eux comme avec
des amis, je me sens tout étonné de les trouver si
aimables : je me dis, dans ma simplicité de somnam-
bule, que je ne les avais pas assez appréciés, et que
je ne leur rendais pas justice; je me promets de les
rechercher et de les voir. Est-ce qu'en rêvant, je
devine leurs qualités, ou est-ce qu'en étant éveillé, ma
méchanceté, si j'en ai réellement autant qu'eux,
s'obstine à ne voir que leurs défauts, ou bien suis-je
tout simplement meilleur quand je dors?
Mardi 31 mai. — Pluie toute la journée ou brouil-
lard. Je n'ai pas quitté ma chambre et m'en suis tiré
en travaillant à l'article : j'ai écrit ou copié beaucoup.
Après dîner, continuation de la même disposition;
qu'il n'y a, semble-t-il, aucune indiscrétion à les marquer. Nous rappe-
lons à ce propos ce que nous avons dit dans notre Etude sur le sentiment
d'amitié chez les hommes supérieurs en général, et chez Delacroix en
particulier. (Voir t. I, p. xm, xiv.)
216 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
ce paysage tout embaumé, pendant que je me prome-
nais en long, en large, dans le logement, tout plein
d'idées et de bonnes dispositions, me ravissait chaque
fois que je tournais la tête pour le regarder... Quel-
ques fables de La Fontaine m'ont enchanté.
Sorti, qu'il faisait encore soir, et promené sur la
route de Soisy, dans le même état d'esprit. Le brouil-
lard et le temps mauvais ne font rien pour la tristesse
de l'esprit; c'est quand il fait nuit dans notre âme
que tout nous paraît ou lugubre ou insupportable, et
il ne suffit pas d'être libre de vrais sujets de tristesse ;
il suffit de l'état de la santé pour tout changer. . . L'in-
fâme digestion est le grand arbitre de nos sentiments.
Mercredi 1er juin. — En ouvrant la fenêtre de l'ate-
lier, le matin, toujours avec ce même temps brumeux,
je suis comme enivré de l'odeur qui s'exhale de toute
cette verdure trempée de gouttes de pluie et de
toutes ces fleurs courbées et ravagées, mais belles
encore.
De quels plaisirs n'est pas privé le citadin, le
cancre d'employé ou d'avocat, qui ne respire que
l'odeur des paperasses ou de la boue de l'infâme
Paris! Quelles compensations pour le paysan, pour
1 homme des champs ! Quel parfum que celui de cette
terre mouillée, de ces arbres! Cette forte odeur des
bois, qu'elle est pénétrante, et quelle réveille aussi-
tôt des souvenirs gracieux et purs, souvenirs du pre-
mier âge et des sentiments qui tiennent au fond de
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 217
lame ! 0 chers endroits où je vous ai vus, chers objets
que je ne dois plus revoir, chers événements qui
m'avez enchanté et qui êtes évanouis!... Que de fois
cette vue de la verdure et cette délicieuse odeur des
bois ont réveillé ces souvenirs qui sont l'asile, le saint
des saints où on se réfugie, si on peut, sur les ailes
de l'âme, pour se tirer du souci de chaque jour! Cette
affection qui me console et, seule, me donne ces
mouvements du cœur comme autrefois, combien de
temps le sort me les laissera-t-il?
Dimanche 5 juin. — Tous ces jours derniers, à
peu près même vie.
Travaillé et presque terminé l'article; sorti ordi-
nairement vers trois heures, deux ou trois fois, entre
autres, par l'allée de l'Ermitage : vue ravissante...
jardin d'Armide, la verdure nouvelle... Les feuilles,
étant à toute leur grandeur, donnent une grâce,
une frondaison d'une richesse admirable ; le touffu,
le rond domine, les troncs garnis de feuilles...
Ce soir, après dîner, sorti par le crépuscule; au
lieu d aller chez les Barbier, promenade sur la route
de Soisy. Charmantes étoiles au-dessus des grands
peupliers de la route. En allant, fraîcheur délicieuse.
La veille, promenade avant dîner avec Jenny. J'étais
ravi du plaisir qu'elle avait, toute souffrante qu'elle
était.
Il y a deux jours, avant dîner, par la même grande
allée vers Soisy, à partir du grand rond, par une très
21$ JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
grande allée couverte remplie de bruyères. Sorti sur
de grandes plaines vertes vers Soisy. Carrières reboi-
sées. C'est le jour où j'avais trouvé le troupeau de
moutons dans la grande allée; je F ai retrouvé là, au
loin. Rentré dans la forêt par l'allée qui va au chêne
Prieur, où il y a de F eau.
Lundi 6 juin. — En ouvrant ma fenêtre ce matin
par le plus délicieux temps du monde, qui donne tant
de regrets de se plonger dans les paperasses, je vois
deux hirondelles se poser dans l'allée du jardin; je
remarque quelles ne marchent que très lentement et
en se dandinant. Quand elles veulent franchir un
espace de deux pieds seulement, elles se mettent à
voleter. La nature, qui les a si bien douées avec leurs
grandes ailes, ne leur a pas donné des pieds aussi
agiles.
Ce spectacle qu'on a de ces fenêtres est délicieux
à toutes les heures du jour : je ne puis m'en arra-
cher... L'odeur de la verdure et des fleurs du jardin
ajoute encore à ce plaisir.
Mardi 7 juin. — Achevé l'article.
Vers quatre heures, promenade dans la forêt. J'y
ai revu les mêmes objets que l'autre jour, dans cette
allée qui va à l'Ermitage, éclairés de même; et cepen-
dant ils ne m'ont pas fait le même plaisir.
Dîné chez Mme Barbier ; toute la soirée, on n'a
parlé que de l'amour et de ses singularités. Elle a eu
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 219
Tidée la plus drôle du monde : on parlait de la quan-
tité d'enfants qu'on rencontre à Soisy... « Au fait,
dit-elle, que pourraient-ils faire dans un endroit si
triste? On n'y a pas de vue : il faut bien se distraire
par quelque chose. »>
Le soir, en revenant, les étoiles, qui n'avaient pas
paru depuis quelques jours, ont brillé de tout leur
éclat. Quel spectacle au-dessus de ces masses noires
que forment les arbres, ou aperçues à travers les
branches! J'ai été au jardin de Gibert, et j'ai retrouvé
la même odeur divine qui m'avait déjà charmé, mais
un peu affaiblie... Je m'en suis éloigné avec peine.
Je crois enfin que je partirai demain. J'ai peut-
être un peu moins de plaisir, non pas parce que je
suis ici depuis longtemps, mais parce que j'ai arrêté
de partir. Je me dis souvent, en pensant à l'amertume
qui se joint toujours à tous les plaisirs : Peut-on être
véritablement heureux dans une situation qui doit
finir? Cette appréhension de la rapidité et du néant,
à la fin, gâte toute jouissance.
Mercredi 8 juin. — Parti le soir à huit heures. —
Toute la journée disposition décousue, à cause du
départ. — Vu le maire vers trois heures; dîné à
quatre heures. Après dîner, sorti un peu par la porte
du jardin. Été jusqu'à la source aux peupliers.
Paris, vendredi 10 juin. — Au Salon le matin,
avant le conseil. Je ne remarque rien de très extraor-
220 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
dinaire. Le petit Meissonier charmant : le Jeune
homme qui déjeune. — Le portrait de Rodakowski,
de même. C'est aussi beau que tout.
— Au Palais-Royal, vu Varcollier, en sortant du
conseil. Il est installé admirablement. L'occupation
et le mouvement lui rendent de la santé.
— Vu Mme de Forget, le soir, qui m'apprend que
Vieillard est installé à Saint-Cloud.
Samedi 11 juin. — Travaillé enfin avec assez d'en-
train. Il me semblait que je ne pourrais plus peindre.
Je finis Y homme qui ferre le cheval.
Le soir chez Chabrier.
Jeudi 16 juin. — Je crois que c'est aujourd'hui que
j'ai dîné avec la bonne Alberthe, en société de Saint-
Germain, avec lequel j'ai beaucoup causé : il m'a
parlé des commencements de Mme Sand, qu'il a con-
nue à ses débuts. Il y avait là une dame russe assez
bien»
Alberthe me retient pour aller dimanche voir les
pièces du Palais-Royal à la salle Ventadour.
Dimanche 19 juin. — Le soir, avec Alberthe, à la
salle Ventadour : le Bourreau des crânes (1). Nous
nous sommes trouvés là en tête-à-tête, et revenus
avec tous les accidents du mauvais temps.
(1) Le Bourreau des crânes, vaudeville en trois actes, de Lafargue et
Siraudin.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 221
Dimanche 26 juin. — Ce matin, l'article du Pous-
sin a paru. Hier encore j'écrivais à Mérimée que je
n'avais pas de nouvelles, et le soir, à mon dîner, on est
venu me faire corriger les épreuves à la hâte.
J'ai fait ma journée de travail à l'Hôtel de ville; je
suis revenu à pied.
Arrêté longtemps à Saint-Eustache, à entendre les
vêpres : cela m'a fait comprendre, quelques instants,
le plaisir qu'il y a d'être dévot... J'ai vu passer et
repasser tout le personnel de l'église, depuis l'éclopé
donneur d'eau bénite, affublé comme un personnage
de Rembrandt, jusqu'au curé dans son camail de
chanoine et sa chape de cérémonie.
Tout ce retard a été cause de la contrariété que
j*ai éprouvée de trouver pour aujourd'hui, en ren-
trant, l'invitation d'aller dîner à Saint-Cloud. Elle y
était depuis neuf heures du matin, avec une lettre de
Vieillard. Je me suis pourtant remonté malgré ma
fatigue et je m'en suis bien tiré.
Mardi 28 juin. — Depuis que je suis de retour de
Champrosay, je ne peux plus écrire ici ; il m'a fallu
employer tous mes moments pour terminer les
tableaux que j'avais promis; et depuis samedi 25, je
suis retourné travailler à l'Hôtel de ville. J'ai fini,
plus promptement que je ne l'aurais cru, le Christ en
croix (1) pour Bocquet, la répétition du Christ au
(1) Il existe de nombreuses variantes de ce sujet dans l'œuvre du
maître. D'après le Catalogue llobaut, il n'y a, se référant à la date du
222 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
tombeau, du Belge (1) , pour Thomas, le Christ dor-
mant pendant la tempête pour Grzymala (2).
Je suis sorti aujourd'hui, vers deux heures, de mon
travail où j'avais peint pour la première fois au pla-
fond ; j'ai été voir la chapelle de Signol (3) à Saint-
Eustache : c'est toujours la même chose que ce que
font tous les autres. J'ai été ensuite chez Henry, pour
la question de l'Institut (4), qui se présente fort mal.
Mercredi 29 juin. - — Musique délicieuse chez l'ai-
mable princesse Marcellini. Le souvenir de la fantai-
sie de Mozart, morceau grave et touchant au terrible,
Journal, qu'une «toile — 0 m. 74 c XO m. 60 c.-— exposée au boulevard
des Italiens en 1860. Elle appartenait alors à M. Davin. » M. Robaut
ajoute, observation que confirme le Journal du maître : « En cette
année 1853, Delacroix ne peint guère que des sujets religieux. »
(1) Delacroix veut parler du comte de Géloès, d'Amsterdam. (Voir
Catalogue Robaut, n° 1034.)
(2) Voir Catalogue Robaut, n° 1219.
(3) Emile Signol, peintre, né en 1804, élève de Gros, auteur de la
Femme adultère. En 1849, il se présenta à l'Institut en même temps
que Delacroix, mais il n'a été élu membre de l'Académie des beaux-arts
qu'en 1860. Il est mort récemment.
(4) Delacroix s'était déjà présenté quatre fois à l'Institut, et la der-
nière fois, en 1849, on lui avait préféré Léon Cogniet. Sa lettre de can-
didature en 1849 est curieuse. Après avoir énuméré les principales
compositions qu'il a exécutées : Dante et Virgile, Massacres de Scio,
le Christ au jardin des Oliviers, la Justice de Trajan, Y Entrée des croi-
sés à Constantinople, Médée. les décorations du Luxembourg, du Palais-
Bourbon, de la salle du Trône, YÉvèque de Liège, Marino Faliero, les
Femmes d' Alger, il ajoutait ces quelques lignes, qui se passent aisément
de commentaires : « C'est pour la quatrième fois que j'ai l'honneur de
« me présenter aux suffrages de l'Académie. Cette insistance et le désir
« très naturel de faire partie d'un corps illustre suffiront-ils pour faire
« excuser l'infériorité de quelques-unes des productions que j'ai mention-
« nées**. J'éprouve une juste défiance en approchant d'une réunion (fui
« représente les traditions et les principes éternels qui ont été ceux
u du grand goût chez tous les artistes célèbres. »
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 223
par moments, et dont le titre est plus léger que ne le
comporte le caractère de morceau. Sonate de Beetho-
ven déjà connue, mais admirable. Cela me plaît beau-
coup sans doute, surtout à la partie douloureuse de
l'imagination. Cet homme est toujours triste. Mozart,
qui est moderne aussi, c'est-à-dire qui ne craint pas
de toucher au côté mélancolique des choses, comme
les hommes de son temps (gaieté française, nécessité
de ne s'occuper que de choses attrayantes, bannir de
la conversation et des arts tout ce qui attriste et rap-
pelle notre malheureuse condition), Mozart réunit ce
qu'il fout de cette pointe de délicieuse tristesse à la
sérénité et à l'élégance facile d'un esprit qui a le
bonheur de voir aussi les côtés agréables. Je me suis
élevé contre leur ami R... qui n'aimé pas Gimarosa,
qui ne le sent pas, à ce qu'il dit, avec une certaine
satisfaction de lui-même. Que Chopin est un autre
homme que cela! Voyez, leur ai-je dit, comme il est
de son temps, comme il se sert des progrès que les
autres ont fait faire à son art ! Comme il adore Mozart,
et comme il lui ressemble peu ! Son ami Kiatkowski
lui reprochait souvent quelques réminiscences ita-
liennes, qui sentent, malgré lui, les productions
modernes des Bellini, etc.. C'est une chose aussi qui
me déplaît un peu... Mais quel charme! Quelle nou-
veauté d'ailleurs!
1er juillet. — En commission chez M. Fould, pour
l'Exposition universelle de 1855.
224 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Samedi 2 juillet. — Travaillé ce matin à la figure
de Y Abondance (l). Mme Cave à l'Hôtel de ville.
A Saint-Cloud; ensuite M. Vieillard. — Chabrier
venu tout à coup.
Rencontré le soir Véron, qui m'a fait compliment
et invité pour vendredi. Je suis rentré la tête tout
échauffée.
— Il y a à faire quelque chose sur le romantisme (2).
— M. Meneval avait raconté à Vieillard, qui me
le redit aujourd'hui, ce trait de l'empereur Napo-
léon Ier : il visitait un monument en construction dont,
sans doute, il avait examiné les mémoires ; en pas-
sant sur un sol couvert de dalles de marbre, il frappa
du pied, et répétant avec une canne qu'il demanda,
l'espèce d'expérience qu'il semblait faire, il demanda
de quelle épaisseur était chaque dalle de marbre. Sur
la réponse qui lui fut faite, il envoya chercher un
ouvrier, et lui fit desceller, en sa présence, un des
morceaux de marbre, qui fut trouvé de la moitié de
l'épaisseur qui avait été annoncée.
Mercredi 6 juillet. — J'ai été ce soir voir la prin-
cesse Marcellini; par extraordinaire, elle était seule. ..
son fils un peu malade. Elle a eu la bonté de ne me
jouer que du Chopin, et tout admirable. Elle m'invite
à dîner pour mercredi prochain.
(1) C'était un des principaux personnages au centre du plafond do
l'Hôtel de ville.
(2) Voir tome I, p. xxvm, xxix, xxx.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX, 225
Jeudi 7 juillet. — Travail tous ces jours-ci au
maudit plafond par une chaleur étouffante, qui me
fait bénir mon étoile d'être né dans un climat où on
n éprouve ce martyre que quelques jours de Tannée.
Vendredi 8 juillet. — Dîné chez Véron, que j'avais
rencontré il y a quelques jours sur le boulevard. Il
m'avait complimenté sur mon article du Poussin. Jus-
qu'à présent, j'ai récolté un assez grand nombre de
compliments à cette occasion. Cela me payera-t-il de
l'ennui que j'ai eu à le faire?
Véron me demande des notes sur moi et quelques
gens de ma connaissance, dont il se servirait pour
des Mémoires sur l'époque de la Restauration (1).
Adam (2) nous conte, entre autres traits de Cheru-
bini, qui était inépuisable en boutades chagrines ou
désobligeantes, qu'un graveur, ayant fait son portrait
dans une médaille qu'il avait publiée, lui en apportait
un certain nombre qu'il avait de reste, pensant qu'il
en pourrait gratifier ses parents et amis ; il lui répond :
« Je ne donne rien à mes parents et je n'ai pas
d'amis. »
J'ai, ce matin, été à une commission à l'instruction
publique, pour renouveler l'enseignement du dessin.
(1) Ce sont le» Mémoires d'un bourgeois de Paris. Dans un chapitre
intitulé : La Peinture et la Musique sous la Restauration, le docteur
Véro«,qui avait été le condisciple de Delacroix, a donné une sorte d'au-
tobiographie du grand peintre, d'après les notes dont il est question
ici.
(2) Le compositeur Adolphe Adam (1S03-1856).
n. 15
22G JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Dimanche 10 juillet. — J'ai été, après mon travail,
au Salon, pour examiner les tableaux, relativement à
la distribution des médailles. Ce mode de les donner
me paraît des plus vicieux. Tous ceux qui, comme
moi, sont chargés de ce choix auront été frappés du
même inconvénient. Il arrive presque toujours que
chaque peintre qui me paraît mériter une troisième,
une deuxième, ou une première médaille, Fa déjà
obtenue.
Voilà, par exemple, un homme qui a déjà eu la
deuxième ; lui donnera-t-onla première parce qu'il mé-
rite la deuxième qu'on ne peut pas lui donner? Il arrive
ainsi qu'un artiste reçoit rarement une récompense
pour celui de ses ouvrages qui la mérite davantage.
C'est au moment où il fait un chef-d'œuvre qu'on n'a
rien à lui offrir pour le récompenser ou l'encourager.
Celui qui fait bien deux fois a plus de mérite que celui
qui fait bien une fois. Si les femmes donnaient la mé-
daille, elles seraient de cet avis. Mlle Rosa Bonheur (1)
a fait cette année un effort supérieur à tous ceux des
années précédentes ; vous êtes réduit à l'encourager
de la voix et du geste. M. Rodakowski, qui a fait un
chef-d'œuvre cette année (2), est obligé de se consoler
avec la médaille qu'il a obtenue l'année dernière pour
un ouvrage inférieur. M. Ziem, avec sa Vue de
Venise, se maintient à la hauteur de ses tableaux de
(1) Delacroix fait allusion au tableau connu sous le nom du Marché
aux chevaux, qui fut exposé au Salon de 1853.
(2) Portrait Je Mine Rodakowski, mère du peintre.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 227
l'année dernière; mais il est interdit au jury de lui
témoigner sa satisfaction (1). Par contre, voici une
Annonciation de M. Jalabert (2), qui est un tableau
de deuxième médaille. Or, M. Jalabert l'ayant obte-
nue déjà, lui donnera-t-on la première, qui est une
récompense supérieure au mérite de son tableau de
cette année? Si vous êtes juste et si vous suivez le
règlement, vous ne lui donnerez rien, et cependant
il mérite quelque chose. Doit-on assimiler les artistes
qui mettent au Salon à ces élèves de petites pensions,
dans lesquelles le maître, pour encourager les parents
encore plus que les élèves, donne des prix à tout
le monde? Si le but des récompenses est de s'adres-
ser à ce qui est supérieur dans une exposition,
il faut récompenser tout ce qui s'élève, mais dans
la juste proportion du mérite de l'œuvre, et si l'ar-
tiste présente dans son ouvrage la dose de talent
qui lui attribue la troisième, la deuxième ou la pre-
mière médaille, il est juste qu'il l'obtienne, quand
même il l'aurait déjà obtenue; ce serait un meilleur
moyen d'entretenir l'émulation et de donner quand
même des récompenses, de telle sorte que tout
homme doué d'une dose de talent raisonnable puisse
(1) Ztem obtint cependant une médaille de première classe avec cette
Vue de Venise, qui a pris place au Musée du Luxembourg.
(2) Jalabert, peintre, élève de Delaroehe. Théophile Gautier écrivait
à propos de lui : « Le talent de cet artiste a quelque chose de tendre et
« de délicat, de féminin qui charme et vous empêche de lui désirer plus
« de force. Ge n'est pas qu'il ne puisse s'élever à la vigueur lorsqu'il le
« veut, mais sa vraie nature est la grâce. »
228 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
se flatter d'arriver aux récompenses à son tour.
Mardi 16 août. — Jenny partie pour Dieppe; elle
me manque fort ici.
Dimanche 28 août. — Tous ces jours derniers, tra-
vaillé à l'Hôtel de ville; j achève le plafond. Aujour-
d'hui, je suis resté à la maison jusqu'à midi et demi.
Avancé le petit Christ portant sa croix et le Berli-
chingen ou Weisiingen.
A une heure, à la distribution de l'École gratuite. —
Revenu avec Fleury (1). . . La chaleur est tombée tout
à fait. Le jour où je l'ai vu, quelques jours avant
l'élection, et où il m'a avoué qu'il ne votait pas pour
moi, ce n'étaient que protestations pour la prochaine
fois; aujourd'hui, le voilà planté là avec tous les hon-
neurs delà guerre, membre s'il en fut, professeur, etc. ;
il n'a plus qu'une faible estime pour les infortunés qui
sont encore sur le terrain de tout le monde.
Le soir, j'ai été voir Britannicus et YEcole des
maris, et tous les deux m'ont enchanté. Beauvallet
a été très bon dans Burrhus; j'ai trouvé là avec plai-
sir Thierry (2).
Vendredi 2 septembre. — Dîné chez Véron; je lia
avais rapporté ses épreuves.
(1) Robert-Fleur y avait succédé, en 1850, à Granet comme membre
de l'Académie des beaux-arts.
(2) Delacroix était lié avec Edouard Thierry, qui avait écrit des Salons
successifs assez favorables au peintre.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 229
Lundi 26 septembre. — Plafond de Saint-Sulpice.
— Samson et Dalila (1).
Dessins d'après des costumes et armures pour la
Jérusalem. — Les deux Marocains. — Le Christ por-
tant sa croix (2). — Tableau deBeugniet (Berlichin-
gen). — Lion (id.). — Christ dans le bateau.
Mercredi 28 septembre. — Sept heures du matin,
en me levant. — On ne se figure pas à quel point la
médiocrité abonde : Lefnel (3), Baltard, mille exem-
ples, qui se pressent, de gens chargés de grosses
affaires dans les arts, dans le gouvernement, dans les
armées, dans tout. Ce sont ces gens-là qui enrayent
partout la machine lancée par les hommes de talent.
Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs.
Ils arrivent et trouvent partout la sottise et la médio-
crité qui tient tout dans sa main, et qui éclate dans
tout ce qui se fait. Leur impulsion la plus naturelle
les jette à redresser, à tenter des routes nouvelles,
pour sortir de cette platitude et de cette sottise. S'ils
réussissent et qu'ils finissent par avoir le dessus sur
les routines, ils ont pour eux, à leur tour, les inca-
pables, qui se font un mérite d'outrer leurs pratiques,
et qui gâtent encore tout ce qu'ils touchent. Après ce
(1) Cette toile fut exécutée en 1854. « Elle était en 1875 chez le
peintre Daubigny, qui l'avait payée de cinq à six mille francs. » (V. Cata-
logue Robaut, n° 1238.)
(2) Voir Catalogue Robaut, n08 1313 et 1404.
(3) Lefuel était alors architecte du château de Fontainebleau. x\pre3
la mort de Visconti, en 1854, il fut chargé d'achever le nouveau Louvre.
230 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
mouvement, qui porte les novateurs à sortir de For
nière tracée, vient presque toujours celui qui les
porte, à la fin de leur carrière, à retenir l'impulsion
indiscrète qui va trop loin et qui ruine par l'exagéra-
tion ce qu'ils ont inventé. Ils se prennent à vanter ce
qu'ils ont été cause qu'on a abandonné, en voyant le
triste usage qu'on fait des nouveautés qu'ils ont lan-
cées dans le monde. Peut-être y a-t-il un secret mou-
vement d'égoïsme qui les porte à régenter à ce point
leurs contemporains, que personne ne puisse qu'eux-
mêmes toucher à ce qui leur paraît critiquable? Ils
sont médiocres par ce côté ; cette faiblesse leur fait
jouer souvent un rôle ridicule et indigne de la consi-
dération qu'ils ont acquise.
Champrosay. — Jeudi G octobre. — Parti pour
Cliamprosay à onze heures. J'ai eu cette fois deux
fiacres pour me transporter et faire transporter mes
bagages ; moyen préférable et plus économique que
celui de la voiture du commissionnaire.
J'étais souffrant depuis plus d'une semaine.
Dimanche, j'ai pris un froid aux oreilles qui m'a donné
des douleurs dont je souffre encore : c'était pendant
mon équipée du Jardin des Plantes. J'ai pu dire, en
arrivant comme Tancrède, ce que je dis toujours
en arrivant ici :
Qu'avec ravissement je revois ce séjour!
Avant dîner, le temps était fort beau, contre son
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 231
habitude ; j'ai fait un grand tour de forêt au dé-
triment de ma chaussure et de mon pantalon. Pris
par l'allée qui mène au chêne Prieur; mais, à moitié
chemin, pris l'allée qui descend vers le milieu, pour
tomber sur la grande route qui croise celle de l' Ermi-
tage. Sentiment délicieux de la solitude et de l'indé-
pendance , en rentrant dans mon ermitage et en
m'attablant... Je l'ai bien éprouvé le lendemain, et
j'espère qu'il sera ainsi tout le temps que je serai ici.
Vendredi 7 octobre. — Grande promenade dans le
jardin. Ravi par les odeurs de fleurs et du raisin.
Mais étant remonté dans une situation paresseuse,
elle s'est prolongée toute la journée que je suis resté
à lire le Spectateur, à dormir, à le reprendre.
Le soleil s'était montré dans la journée, et j'ai eu
l'esprit d'attendre qu'il fût passé, pour me mettre en
route, vers trois heures seulement, ou deux heures.
Une pluie battante m'a pris dans la forêt; heureuse-
ment, elle s'est calmée au moment où j'allais rentrer,
et j'ai continué par une allée que je n'avais jamais
prise, partant de ce même centre qui va au chêne
Prieur et à l'allée descendante, mais plus à droite, et
remplie de bruyères. Remonté ensuite au chêne, etc.
Rentré avec appétit, ce qui est le grand point pour
que la digestion se fasse convenablement. Dîné dans
mon atelier, où je suis mieux pour cela, et arpenté
toute la soirée le logement en tous sens, car la pluie
^t l'obscurité rendent toute sortie bien difficile, le soir.
232 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Samedi 8 octobre. — J'ai lu hier l'excellent passage
du Spectateur sur la vieillesse. Je me réserve de le
copier tout entier.
Je crois me rappeler qu'il met au premier rang
des avantages quelle nous donne sur la jeunesse,
la tranquillité. Effectivement, c'est là le véritable
bien dont le vieillard doit jouir, s'il vit selon l'état
où il est arrivé. Quoiqu'on dise que la vieillesse est
I âge de l'ambition, ce ne peut être que celui d'une
ambition légitime ou facile, en comparaison, à satis-
faire. En effet, quand on voit un homme mûr aspirer
aux honneurs, ce ne peut être, à moins de folie com-
plète de sa part, qu'à ceux auxquels il a le droit d'es-
pérer comme étant la suite des avantages qu'il a su
déjà se faire et de la position qu'il a prise par les tra-
vaux de toute sa vie. Certes, on ne se fait pas une
carrière à cinquante ans. On goûte alors les fruits de
celle qu'on s'est faite; les honneurs vont trouver
naturellement celui qui possède déjà la considération.
II faut donc au vieillard, je ne dirai pas dans la pour-
suite, ce mot sent encore trop la jeunesse, mais dans
la recherche calme des prérogatives auxquelles il a
droit, la même tranquillité que je regarde comme le
souverain bien à cet âge. Que si la fortune n'a pas
favorisé les efforts de la jeunesse, car je ne parle
toujours ici que de celui qui a fait preuve de mérite
ou de constance, si la position est médiocre, une
longue habitude de cette médiocrité doit la lui rendre
moins pénible, de même que la perspective de la con-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 233
tinuation du même état jusqu'à la fin de sa vie.
Est-il rien de plus ridicule que de s'agiter dans
l'âge où tout invite, où tout force au repos? d'être le
compétiteur de gens doublement encouragés par la
force de 1 âge et par l'intérêt qui s'attache à la jeu-
nesse? L'homme de mérite que les circonstances n'ont
pas servi, doit jouir encore, dans la situation où il
voit s'achever ses jours, du calme que cette situation
comporte; et il n'y a que la misère qui puisse rendre
cette condition intolérable; et ceci ne s'adresse pas
à ceux qui seraient, par un hasard fort rare et malgré
de notables qualités, tombés dans un état si bas.
C'est de la force d'âme alors, et une force bien
rare, qui serait nécessaire à cet infortuné, pour
faire tête au malheur. Chez celui-là, il y aurait
encore lieu à tirer des consolations du sentiment
de son propre mérite et de l'injustice de la fortune.
La jeunesse voit tout devant elle et veut aspi-
rer à tout; c'est ce qui fait son inquiétude et son
agitation continuelles. L'idée du repos est aussi
incompatible avec cet âge que celle de l'agitation l'est
pour la vieillesse. Le vieillard, au contraire, serait
inexcusable d'entretenir cette agitation fiévreuse. Il a
mesuré ses forces et il connaît le prix du temps ; il
sait celui qu'il lui faudrait pour parvenir à un but in-
certain. Il faut, à son âge, avoir atteint celui auquel
on tendait, et non pas remettre encore en question
quel sera l'avenir. Ce sont toutes ces raisons qui
doivent le porter au calme et lui faire tirer de la posi-
234 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
tion telle quelle qu'il s'est acquise, tout le fruit
quelle comporte raisonnablement.
Samedi 8 octobre. — Il faut mettre ici mon aven-
ture de la forêt. Parti vers une heure et demie, après
avoir travaillé, je suis passé sans m'en apercevoir
dans le grand Senart; tous les poteaux sont repeints
pour les menus plaisirs de Fould, qui a fait restaurer
la faisanderie. J'ai donc erré, pendant près de cinq
heures, dans les marécages de la forêt, car je ne
marchais que dans une boue grasse et glissante, sans
savoir où j'allais. Un bonhomme que j'ai rencontré
dans le moment le plus embarrassant m'a aidé à me
retrouver, et je suis revenu par Soisy à cinq heures
et demie, assez fatigué, mais très heureux de n'avoir
pas éprouvé le désagrément de coucher dans la forêt.
Dimanche 9 octobre. — Peint le Christ dans la
barque (1), d après mon ancienne esquisse, jusqu'à
deux heures.
Sorti vers la partie de Draveil. Fait un grand tour
en contournant la forêt, et revenu par les environs
du chêne Prieur. Je me porte mieux : j'espère grande-
ment en ce petit séjour pour me remettre tout à
fait.
J'écris à la cousine :
« La rareté des visites que je fais en ce lieu me le
(1) Voir Catalogue tlobaut, nos 1214 à 1220.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 235
fait trouver charmant, quand j'y reviens. Le secret
du bonheur n'est pas de posséder les choses, mais d'en
jouir; je serais certes moins heureux d'être le maître
d'un grand château où je m'ennuierais et où je serais
ennuyé par les autres. Mais ceux qui n'aiment pas la
solitude ne peuvent sentir le plaisir que j'éprouve à
être roi dans une bicoque ! La liberté, mais des loi-
sirs occupés, l'esprit en travail sans cesse font trou-
ver enchanteurs tous les sites et tous les temps pos-
sibles. Pendant ces jours de pluie, je n'ai pas été
ennuyé jusqu'à présent. «
Lundi 10 octobre. — Surpris ce matin, pendant
que j'étais en train de peindre, par Mme Villot,
Mme Halévy, Halévy (1), ses enfants, Georges et le
frère de Mme Villot. Cette invasion dans ma cabane
m'a désagréablement surpris et m'a laissé à. la fin très
satisfait.
J'ai dîné aujourd'hui chez Mme Villot et demain
chez Halévy.
Travaillé beaucoup le fond de la Sainte Anne (2)
sur un dessin d'arbres d'après nature, que j'ai fait
(1) Malgré ses relations mondaines avec Halévy, Delacroix conservait
toute sa liberté d'appréciation à son égard. Nous avons cité dans notre
Etude le fragment de lettre dans lequel Delacroix donne son opinion sur
la Juive. Il y félicite le chanteur Nourrit d'avoir « répandu de l'intérêt
-« sur une pièce comme la Juive qui en a grand besoin, au milieu de
■ ce ramassis de friperies qui est si étranger à l'art » .
(2) Ce tableau est connu sous le nom d'Education de la Vierge.
L'idée première lui en vint à Nohant chez George Sand, et sa correspon-
dance relate les circonstances dans lesquelles il le fit. (Voir Catalogue
Hobaut, n° 1193.)
236 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
dimanche, sur la lisière de la forêt vers Draveil.
Travaillé au Christ dans la barque, de Petit (1).
Vers deux heures, charmante promenade vers les
carrières de Soisy. Revenu par le chêne Prieur et
l'allée de l'Ermitage. Beaux effets au chêne Prieur,
qui se détachait entièrement en ombre sur l'allée
claire et fuyante.
La conversation de ces oisifs est bien ennuyeuse,
quand ils se lancent dans les chevaux, les spectacles;
des discussions qui durent une heure sur une bride,
une selle, etc.
Faire un Dictionnaire des arts et de la peinture (z) :
thème commode. Travail séparé pour chaque article.
Autorités. — La peste pour les grands talents et
la presque totalité du talent pour les médiocres. Elles
sont des lisières qui aident tout le monde à marcher,
quand on entre dans la carrière, mais elles laissent à
presque tout le monde des marques ineffaçables. Les
gens comme Ingres ne les quittent plus. Ils ne font
pas un pas sans les invoquer. Ils sont comme des gens
qui mangeraient de la bouillie toute leur vie ; ainsi de
suite.
(1) Le Christ sur le lac de Génézareth. (Voir Catalogue Robauty
n° 1214 à 1220.)
(2) Nous trouvons dans un fragment d'album publié dans le livre de
M. Piron le passage suivant : « Le titre de dictionnaire est bien ambi-
« tieux pour un ouvrage sorti de la tète d'une seule personne et n'em-
« brassant naturellement que ce qu'il est possible à un homme d'embrasser
« de connaissances; si l'on ajoute à cela que ses connaissances sont loin
« d'être complètes et sont même très insuffisantes en ce qui touche un
« nombre considérable d'objets importants qui ressortent de la matière
« traitée. » (Eugène Delacroix, sa vie et son œuvre.}
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 237
— Dumas, ce matin, commence ainsi l'analyse de la
pièce d' Antony, dans la Presse : « Cette pièce a donné
lieu à de telles controverses, que je demande la per-
mission de ne pas l'abandonner ainsi ; d'ailleurs, non
seulement c'est mon œuvre la plus originale, mon
œuvre la plus personnelle, mais encore c'est une de
ces œuvres rares qui ont une influence sur leur
époque. »
Dîné chez Halévy, à Fromont (1); je suis toujours
sourd comme un pot : heureusement que l'indisposi-
tion va changeant de côté et se porte tantôt à droite,
tantôt à gauche. Il y avait là Viegra, Vatel, l'ancien
directeur des Italiens, etc. Comment entretiendront-
ils cette magnifique habitation?... Hier, le général
Parchappe (2) répondait à mon admiration pour ce
beau lieu, en disant que la maison était pitoyable, et
qu'il fallait la rebâtir pour la rendre habitable.
Mercredi 12 octobre. — Dîné chez Mme Barbier.
Mme Villot revenue le soir; j'ai parlé imprudem-
ment, avec certains regrets, des restaurations des
tableaux du Musée : le grand Véronèse, que ce mal-
heureux Villot a tué sous lui (3), a été un texte sur
lequel je n'ai pas trop insisté, en voyant avec quelle
(1) Commune de Ris-Orangis, près de Corbeil.
(2) Le général de division Parchappe avait fait les campagnes du
premier Empire, puis les campagnes d'Afrique de 1839 à 1841. Mis à la
retraite en 1851, il s'était fait nommer député au Corps législatif.
(3) Il s'agit ici des lamentables restaurations que M. Villot fit subir à
certaines toiles du Musée du Louvre.
238 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
chaleur elle défendait la science de son mari. Elle ne
lui trouve probablement que cette qualité, et elle
l'en pare comme de raison. Elle m'a dit qu'en fait de
restauration, il ne se donnait pas un coup de pinceau,
à moins que M. Villot ne prît lui-même la palette.
Grande recommandation, à ce qu'on peut croire!
Dans la journée, travaillé un peu mollement, et
pourtant avec succès, à la petite Sainte Anne. Le
fond refait sur des arbres que j'ai dessinés il y a deux
ou trois jours, à la lisière de la forêt vers Draveil, a
changé tout ce tableau. Ge peu de nature prise sur
le fait, et qui pourtant s'encadre avec le reste, lui a
donné un caractère. J'ai repris également pour les
figures, les croquis faits à Nohant d'après nature,
pour le tableau de Mme Sand. J'y ai gagné de la naï-
veté et de la fermeté dans la simplicité.
De i emploi du modèle. — G'est cet effet qu'il faut
obtenir de l'emploi du modèle et de la nature en
général ; c'est aussi la chose la plus rare dans la
plupart des tableaux où le modèle joue un grand rôle.
Il tire tout à lui, et il ne reste plus rien du peintre.
Chez un homme très savant et très intelligent à la
fois, son emploi bien entendu supprime, dans le
rendu, les détails que le peintre, qui fait d'idée,
prodigue toujours trop, de peur d'omettre quelque
chose d'important, et qui empêche de toucher fran-
chement et de mettre dans tout leur jour les détails
vraiment caractéristiques. Les ombres, par exemple,
sont toujours trop détaillées dans la peinture faite
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 239
d'idée, dans les arbres particulièrement, dans les
draperies, etc.
Rubens est un exemple remarquable de F abus des
détails. Sa peinture, où l'imagination domine, est
surabondante partout; ses accessoires sont trop faits;
son tableau ressemble à une assemblée où tout le
monde parle à la fois. Et cependant, si vous comparez
cette manière exubérante, je ne dirai pas à la séche-
resse et à l'indigence modernes , mais à de très
beaux tableaux où la nature a été imitée avec so-
briété et plus d'exactitude, vous sentez bien vite que
le vrai peintre est celui chez lequel l'imagination
parle avant tout.
Jenny me disait hier, avec son grand bon sens,
quand nous étions dans la forêt et que je lui vantais
la forêt de Diaz, « que l'imitation exacte n en était
que plus froide », et c'est la vérité! Ce scrupule
exclusif de ne montrer que ce qui se montre dans
la nature rendra toujours le peintre plus froid que
la nature qu'il croit imiter; d'ailleurs, la nature
est loin d'être toujours intéressante au point de vue
de l'effet de l'ensemble. Si chaque détail offre
une perfection, que j'appellerai inimitable, en re-
vanche la réunion de ces détails présente rarement
un effet équivalent à celui qui résulte, dans l'ouvrage
du grand artiste, du sentiment de l'ensemble et de la
composition (1). C'est ce qui me faisait dire tout à
(1) Nous avons tenté dans notre Etude de résumer les idées du maître
sur ce point intéressant d'esthétique. Ce passage et tout ce qui suit con-
240 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
l'heure que, si l'emploi du modèle donnait au tableau
quelque chose de frappant, ce ne pouvait être que
chez des hommes très intelligents : en d'autres termes,
qu'il n'y avait que ceux qui savent faire de l'effet,
en se passant du modèle, qui puissent véritablement
en tirer parti, quand ils le consultent.
Que sera-ce d'ailleurs, si le sujet comporte beau-
coup de pathétique? Voyez comme, dans de pareils
sujets, Rubens l'emporte sur tous les autres! Comme
la franchise de son exécution, qui est une conséquence
de la liberté avec laquelle il imite, ajoute à l'effet qu'il
veut produire sur l'esprit!... Voyez cette scène inté-
ressante, qui se passera, si vous voulez, autour du lit
dune femme mourante : rendez, s'il est possible, sai-
sissez par la photographie, cet ensemble ; il sera dé-
paré par mille côtés. C'est que, suivant le degré de
votre imagination, la scène vous paraîtra plus ou
moins belle ; vous serez poète plus ou moins, dans cette
scène où vous êtes acteur ; vous ne voyez que ce qui
est intéressant, tandis que l'instrument aura tout mis.
Je fais cette observation et je corrobore toutes celles
qui précèdent, c'est-à-dire la nécessité de beaucoup
d'intelligence dans l'imagination, en revoyant les cro-
quis faits à Nohant pour la Sainte Anne : le premier,
fait d'après nature, est insupportable, quand je
revois le second, qui pourtant est presque le calque
du précédent, mais dans lequel mes intentions sont
stituent l'un de» morceaux les plus importants sur lesquels nous nous
soyons appuyé.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 241
pins prononcées et les choses inutiles éloignées, en
introduisant aussi le degré d'élégance que je sentais
nécessaire pour atteindre à l'impression du sujet.
Il est donc beaucoup plus important pour l'artiste
de se rapprocher de l'idéal qu'il porte en lui, et qui
lui est particulier, que de laisser, même avec force,
l'idéal passager que peut présenter la nature, et elle
présente de telles parties; mais encore un coup, c'est
un tel homme qui les y voit, et non pas le commun
des hommes, preuve que c'est son imagination qui
fait le beau, justement parce qu'il suit son génie.
Ce travail d'idéalisation se fait même presque à
mon insu chez moi, quand je recalque une composition
sortie de mon cerveau. Cette seconde édition est tou-
jours corrigée et plus rapprochée d'un idéal néces-
saire; ainsi, il arrive ce qui semble une contradiction
et qui explique cependant comment une exécution
trop détaillée comme celle de Rubens, par exemple,
peut ne pas nuire à l'effet sur l'imagination. C'est sur
un thème parfaitement idéalisé que cette exécution
s'exerce ; la surabondance des détails qui s'y glissent,
par suite de l'imperfection de la mémoire, ne peut
détruire cette simplicité bien autrement intéressante
qui a été trouvée d'abord dans l'exposition de l'idée,
et, comme nous venons de le voir à propos de Rubens,
la franchise de l'exécution achève de racheter l'incon-
vénient de la prodigalité des détails. Que si, au
milieu d'une telle composition, vous introduisez une
partie faite avec grand soin d'après le modèle, et si
"• 16
242 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
vous le faites sans occasionner un désaccord complet,
vous aurez accompli le plus grand des tours de force,
accordé ce qui semble inconciliable; en quelque
sorte, c'est l'introduction de la réalité au milieu d'un
songe,; vous aurez réuni deux arts différents, car l'art
du peintre vraiment idéaliste est aussi différent de ^
celui du froid copiste que la déclamation de Phèdre
est éloignée de la lettre d'une grisette à son amant.
La plupart de ces peintres, qui sont si scrupuleux
dans l'emploi du modèle, n'exercent la plupart du
temps leur talent de le copier avec fidélité que sur
des compositions mal digérées et sans intérêt. Ils
croient avoir tout fait, quand ils ont reproduit des
têtes, des mains, des accessoires imités servilement
et sans rapport mutuel.
— Fait une promenade avec Jenny vers le chêne
Prieur. Sortis par la lisière de la forêt et revenus par
la grande allée. Ces bruyères, ces fougères, cette
herbe fine et verte rappelaient à la pauvre femme son
pays et sa jeunesse.
— Sur Y imitation de la nature, ce grand point de
départ de toutes les écoles et sur lequel elles se
divisent profondément, aussitôt qu'elles l'interprètent,
toute la question semble réduite à ceci : limitation
est-elle faite en vue de plaire à l'imagination ou de
satisfaire simplement une sorte de conscience d'une
singulière espèce, qui consiste, pour l'artiste, à être
content de lui quand il a copié, aussi exactement que
possible, le modèle qu'il a sous les yeux?
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 243
Jeudi 13 octobre. — Travaillé beaucoup au Christ
dormant dans ta tempête, pour Petit (1). Sorti vers
trois heures et fait une longue course dans la forêt,
dans les coupes des environs du chêne d'Antain.
Vendredi 14 octobre. — C'était aujourd'hui la
corvée de R... à Paris. Je suis parti le matin chez
Mme Yillot pour m'excuser de lui avoir manqué de
parole hier; elle m'a parlé de la situation de H. V...
Impossibilité de voyager dans ces maudits chemins
de fer sans être assassiné parla conversation. J'y ai
trouvé un personnage que j'ai vu autrefois chez
Mme Marliani, et que j'avais déjà rencontré dans
cette maudite voiture... Bavardages sans fin sur le
gothique, etc.
En revenant, de même, mon confrère Chevalier,
que je révère, m'a trouvé dans F omnibus et reconduit
jusqu'à Ris. J'étais obligé de me tourner vers lui,
pendant que je mourais d'envie de voir le paysage :
il m'a gâté tout le plaisir de mon retour. J'étais encore
destiné à une autre rencontre : Mme Villot, son frère,
ses frères, que sais-je? étaient allés au-devant du cher
M. Villot ; il a fallu poliment remonter avec eux.
Samedi 15 octobre. — Dîné chez Mme Villot. Il a
été question de peinture à l'huile d'olive.
Si cette invention eût été faite il y a trente ans,
(i) Francis Petit, l'expert bien connu, qui figure au testament de
D -hu-roix.
244 JOURNAL D'EUGENE DELACROÏX.
ainsi que celle du daguerréotype, peut-être ma car-
rière eût-elle été plus remplie. La facilité de peindre
à chaque instant, sans avoir l'ennui de palette, en-
suite l'instruction que donne le daguerréotype à un
homme qui peint de mémoire, sont des avantages
inestimables.
Dimanche 16 octobre. — Achevé ou presque
achevé le Weislingen. Promenade vers Soisy par la
forêt. Vu les derrières du parc Vandeuil (actuel) : il
y a des effets superbes. — Plus loin, en remontant,
j'ai dessiné un site superbe.
Lu un article des Mémoires de Dumas sur Trou-
ville, où il y a des choses charmantes... Que manque-
t-il à ces gens-là? du goût, du tact, l'art de choisir
dans tout ce qui leur vient et celui de savoir s'arrêter
à propos. Il est probable qu'ils ne travaillent pas ;
leur suffirait-il de travailler, pour acquérir ce qui leur
manque?... Je ne le crois pas.
Lundi 17 octobre. — Après une journée de travail
et un peu, je crois, de sommeil, parti tard vers Soisy.
La pluie a détrempé les routes. J'ai fait le croquis du
lavoir au soleil couchant. Descendu dans la ruelle où
j'avais une fois trouvé un chat charmant. Rencontré
Bayvet en revenant. Voilà un homme à l'ancienne
mode, à la mienne : il était pataugeant sur la route
comme moi, et visitant ses travaux; il portait de vieux
habits dont son domestique ne voudrait certes pas ; son
JOURNAL D'EUGÈINE DELACROIX. 245
pantalon était retroussé de peur de la crotte. C'est
ainsi qu'on faisait quand on désirait ne pas se gêner
chez soi ou à la campagne. M. X... ou M. Y..., enfin
tel sot à la moderne, serait bien malheureux d'être
rencontré dans l'équipage où le pauvre Bay vet se pro-
menait tranquillement avec la conscience tranquille
de ses cent mille livres de revenu, au milieu de tout
cela.
J'éprouve tous les jours, et particulièrement quand
il fait du soleil, un charme pénétrant en ouvrant ma
fenêtre ; il y a dans le spectacle de la tranquillité de
la nature un attrait plus particulier encore pour
l'homme qui vieillit et qui apprécie la tranquillité et le
calme. Il me semble que ce spectacle est fait pour
moi. Une ville ne peut rien offrir de semblable : par-
tout l'agitation qui ne convient qu'à la sotte jeunesse.
— J'écris à Piron :
« Je ne voulais venir ici que pour cinq ou six jours ;
en voilà bientôt quinze que j'y suis, et je ne pense pas
à revenir. La campagne m'est nécessaire de temps en
temps. Comme j'y travaille, elle ne m'assomme pas,
comme ceux qui. se condamnent à y passer six mois
de suite. Les gens du monde y vont mécaniquement
au mois de juillet, et ils en reviennent en décembre;
moi, j'y vais quinze jours de temps en temps et de loin
en loin. Plus il y a longtemps que je n'y ai été, plus
j'en jouis; j aime aussi à y mener une vie opposée à
celle de Paris; j'abhorre les visites et les dérange-
ments des voisins... Cette nature que je vois rarement
24-6 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
me parle alors et me renouvelle. Une promenade
dans la forêt, après que j'ai consacré ma matinée au
travail, est un véritable délice, mais il faut absolu-
ment faire quelque chose. »
— Toujours sur l'emploi du modèle et sur ï imita-
tion.
Jean -Jacques dit avec raison qu'on peint mieux
les charmes de la liberté quand on est sous les ver-
rous, qu'on décrit mieux une campagne agréable
quand on habite une ville pesante et qu'on ne voit le
ciel que par une lucarne et à travers les cheminées.
Le nez sur le paysage, entouré d'arbres et de lieux
charmants, mon paysage est lourd, trop fait, peut-
être plus vrai dans le détail, mais sans accord avec le
sujet. Quand Courbet a fait le fond de la femme qui
se baigne, il l'a copié scrupuleusement d'après une
étude que j'ai vue à côté de son chevalet. Rien n'est
plus froid; c'est un ouvrage de marqueterie. Je n'ai
commencé à faire quelque chose de passable, dans
mon voyage d'Afrique, qu'au moment où j'avais assez
oublié les petits détails pour ne me rappeler dans mes
tableaux que le côté frappant et poétique; jusque-là,
j'étais poursuivi par l'amour de l'exactitude, que le
plus grand nombre prend pour la vérité.
— J'ai travaillé toute la journée parla pluie à la
petite Sainte Anne, et j'ai fait une esquisse du Soleil
couchant que j'ai dessiné hier, au lavoir.
Petit tour avant dîner, malgré les mauvais chemins
dans la forêt, le long de Bayvet, avec ma bonne et
J0UR1NAL D'EUGENE DELACROIX. 247
pauvre Jenny(l), dont la santé paraît meilleure et
m'enchante... Quel profond bon sens dans cette fille
de la nature, et quelle vertu au fond de ses préjugés
les plus singuliers !
J'avais refusé le dîner de Mme Villot; j'ai été la
joindre et sa société, comme elle était au dessert, et
nous avons achevé la soirée chez Mme Barbier. J'ai
ri aux larmes presque tout le temps, aussi bien de ce
que je lui disais que de ce quelle me répondait. Elle
m'a raconté l'aventure de son ami Chevigné, qui
vient un de ces jours derniers pour la voir, et qui
trouve dans le chemin de fer cet être antipathique
qui se trouvait venir aussi chez elle et qu'il voyait par
conséquent sans cesse à ses côtés ou devant lui tout
le temps, y compris la voiture qui devait les ramener
du chemin de fer chez elle.
Le livre de Véron (2) était là sur la table... Une
femme qui n'est pas sotte, et qui est là, le trouve
ennuyeux ; c'est une façon d'exprimer qu'il lui a
déplu, et il déplaira à la moindre personne qui a
quelque notion de ce que c'est qu'une chose passable.
Nulle philosophie (grand article sur ce mot à propos
des arts en général : sans cette philosophie que j'en-
tends, nulle durée pour le livre ou pour le tableau,
ou plutôt nulle existence); ce tas d'anecdotes, les
(1) On sait que Delacroix laissa par testament à Jenny Le Guillou
une somme de cinquante mille francs, en outre de ce qui serait à sa
convenance dans son mobilier, et du beau portrait qu'elle-même lc;;ua à
8a mort a'i Musée du Louvre.
£2) Mémoires d'un bourgeois de Paris.
248 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
unes intéressantes, les autres niaises et dignes d'amu-
ser des laquais; des nomenclatures, des répétitions
textuelles de pièces historiques, qui sont partout,
pour qui veut les y aller chercher, ne constituent pas
un livre. C'est une anonyme réunion de pièces de
toutes couleurs, auxquelles il a ôté la couleur en les
ajustant... Quoi! pas une réflexion pour souder un
fait à un autre, ou plutôt quelles réflexions!... Car je
me trompe : il met du sien de temps en temps; mais
quelle vulgarité ! Le pauvre homme a donné préma-
turément sa mesure. Après avoir pris la peine de
nous ôter la pensée qu'il était capable décrire quel-
que chose qui eût le sens commun, il s'amuse même
à détruire ce faible prestige qui l'entourait, à savoir
qu'il avait quelque capacité pour les affaires, et que
son savoir-faire du moins l'avait conduit à la fortune. . .
Point du tout; il établit que toutes ses combinaisons
pour faire ses affaires ont été déjouées par le hasard,
et que c'est le même hasard qui l'a fait réussir sou-
vent par les moyens les plus inattendus et les plus
opposés à ses prévisions.
Je n'ai, dans le jugement que je porte, nulle ani-
mosité; au contraire, je l'aime beaucoup, malgré ses
airs cavaliers; mais ils sont inséparables du parvenu.
Je crois qu'il perdra beaucoup à ce livre malencon-
treux. Il gagnait beaucoup, au contraire, à ne pas le
publier, mais à laisser croire qu'il s'en occupait. Il
confirme malheureusement tout ce que les gens plus
fins que le vulgaire pouvaient augurer de lui... Je l'ai
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 249
toujours pensé plus important par son air que par
ses qualités réelles.
Un certain tact ma rarement trompé; j'écrivais
ici, il y a quelque temps, sur la quantité des hommes
médiocres ; mais que de degrés encore dans la médio-
crité! En voici un de la dernière catégorie! J'entends
parmi ceux qui se piquent d'œuvres d'esprit. 11 sert à
faire voir la valeur de ceux qui sont des chefs de hande,
comme Dumas, par exemple, dont il est tant ques-
tion depuis quelques jours. Mis en regard de Véron,
Dumas paraît un grand homme, et je ne doute pas
que ce ne soit son opinion à lui-même; mais qu'est-ce
que Dumas et presque tout ce qui écrit aujourd'hui, en
comparaison d'un prodige tel que Voltaire, par
exemple? Que deviennent, à côté de cette merveille
de lucidité, d'éclat et de simplicité tout ensemble,
ce bavardage désordonné, cet alignement sans fin de
phrases et de volumes semés de bonnes et de détes-
tables choses, sans frein, sans loi, sans sobriété, sans
ménagement pour le bon sens du lecteur ! Celui-là
donc est médiocre dans l'emploi de facultés qui sont
pourtant au-dessus de l'ordinaire; ils se ressemblent
tous... La pauvre Aurore (1) elle-même lui donne la
main pour des défauts analogues, à côté de qualités
de beaucoup de valeur. Ils ne travaillent ni l'un ni
1 autre, mais ce n'est pas par paresse. Ils ne peuvent
pas travailler, c'est-à-dire élaguer, condenser, résu-
(1) George Sand.
£50 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
mer, mettre de Tordre. La nécessité décrire à tant la
page est la funeste cause qui minerait de plus robustes
talents encore. Ils battent monnaie (1) avec les vo-
lumes qu'ils entassent; le chef-d' œuvre est aujour-
d'hui impossible.
Jeudi 20 octobre. — Quelle adoration que celle que
j'ai pour la peinture! Le seul souvenir de certains
tableaux me pénètre d'un sentiment qui me remue de
tout mon être, même quand je ne les vois pas, comme
tous ces souvenirs rares et intéressants qu'on retrouve
de loin en loin dans sa vie, et surtout dans les toutes
premières années.
Hier je revenais de Fromont, où je me suis fort
ennuyé : j'arrive chez Mme Villot, à qui j'avais à rap-
porter son ombrelle de la part des habitants de Fro-
mont. Elle était là avec Mme Pécourt, qui a parlé des
tableaux de son mari (2). Là-dessus, Mme V... a
rappelé quelques-uns de ceux de Rubens quelle a vus
à Windsor. Elle a parlé d un grand portrait équestre,
d'une de ces grandes figures d'autrefois, armées de
toutes pièces, avec un jeune homme près de lui. Il
m'a semblé que je le voyais. Je sais beaucoup de ce que
(1) Ce jugement dans lequel Delacroix réunit Véron, Dumas et
George Sand, rappelle un fragment d'étude de Barbey d' Aurevilly sur
George Sand, où il parle de cette littérature dont elle a fait métier et mar-
chandise. Nul passage dans le Journal du maître ne nous semble mieux
venir à l'appui de ce que nous avons dit dans notre Etude à propos do
ses appréciations sur les contemporains.
(2) Pécourt, peintre demeuré oL&cur.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 55!
Rubens a fait, et crois savoir tout ce qu'il peut faire.
Ce seul souvenir d'une femmelette qui certes n'a pas
éprouvé, en voyant le tableau, l'émotion que je res-
sens seulement en me le figurant, sans l'avoir vu, a
réveillé en moi les grandes images de ceux qui ont
tant frappé ma jeunesse à Paris, au Musée Napoléon,
et en Belgique, dans les deux voyages que j'y ai faits.
Gloire à cet Homère (1) de la peinture, à ce père
de la chaleur et de l'enthousiasme dans cet art où il
efface tout, non pas, si l'on veut, par la perfection
qu'il a portée dans telle ou telle partie, mais par cette
force secrète et cette vie de l'âme qu'il a mise par-
tout. Chose singulière! le tableau qui m'a peut-être
donné la sensation la plus forte , 1 Elévation en
croix, n'est pas celui où brillent le plus les qualités
qui lui sont propres et où il est incomparable. Ce
n'est ni par la couleur, ni par la délicatesse ou la
franchise de l'exécution que ce tableau l'emporte sur
les autres, et, chose bizarre, c'est par des qualités
italiennes, qui chez les Italiens ne me ravissent pas au
même degré; et je trouve à propos de me rendre
compte ici du sentiment tout à fait analogue que j'ai
éprouvé devant les batailles de Gros et devant la
Méduse, surtout quand je l'ai vue à moitié faite. C'est
quelque chose de sublime, qui tient en partie à la
grandeur des personnages. Les mêmes tableaux en
petite dimension me produiraient, j'en suis sûr, un
(1) Rubens est certainement celui de tous les peintres qu'il a le plus
constamment vanté.
252 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
tout autre effet. H y a aussi dans celui de Rubens et
dans celui de Géricault un je ne sais quoi de style
michelangesque qui ajoute encore à l'effet que produit
la dimension des personnages et leur donne quelque
chose d effrayant. La proportion entre pour beaucoup
dans le plus ou moins de puissance d'un tableau. Non
seulement, comme je le disais, ces tableaux ne seraient
qu'ordinaires dans l'œuvre du maître exécutée en
petit; mais même grands simplement comme nature,
ils n'atteindraient pas à l'effet sublime. La preuve,
c'est que la gravure du tableau de Rubens ne me le
produit nullement.
Je dois dire que la dimension ne fait pas tout,
car plusieurs de ses tableaux où les figures sont
très grandes ne me donnent pas ce genre d'émotion,
qui est le plus élevé pour moi; je ne puis dire non
plus que ce soit exclusivement quelque chose de plus
italien dans le style, car les tableaux de Gros qui
n'en offrent point de trace et qui ne sont qu'à lui,
me transportent au même degré dans cette situation
de l'âme que je trouve la plus puissante que cet art
puisse inspirer. C'est un mystère curieux que celui de
ces impressions produites par les arts sur des organi-
sations sensibles : confuses impressions, si on veut les
décrire, pleines de force et de netteté, si on les
éprouve de nouveau, seulement par le souvenir ! Je
crois fortement que nous mêlons toujours de nous-
mêmes dans ces sentiments qui semblent venir des
objets qui nous frappent. Il est probable que ces
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 253
ouvrages ne me plaisent tant que parce qu'ils répon-
dent à des sentiments qui sont les miens; et puisque,
quoique dissemblables, ils me donnent le même degré
de plaisir, c'est que le genre d'effet qu'ils produisent,
j'en retrouve la source en moi.
Ce genre d'émotion propre à la peinture est tan-
gible en quelque sorte ; la poésie et la musique ne
peuvent le donner. Vous jouissez delà représentation
réelle de ces objets, comme si vous les voyiez vérita-
blement, et en même temps le sens que renferment
les images pour l'esprit vous échauffe et vous trans-
porte. Ces figures, ces objets, qui semblent la chose
même à une certaine partie de votre être intelligent,
semblent comme un pont solide sur lequel l'imagina-
tion s'appuie pour pénétrer jusqu'à la sensation
mystérieuse et profonde dont les formes sont en
quelque sorte l'hiéroglyphe, mais un hiéroglyphe
bien autrement parlant qu'une froide représenta-
tion, qui ne tient que la place d'un caractère d'im-
primerie : art sublime dans ce sens, si on le com-
pare à celui où la pensée n'arrive à l'esprit qu'à
l'aide des lettres mises dans un ordre convenu;
art beaucoup plus compliqué, si l'on veut, puisque le
caractère n'est rien et que la pensée semble être tout,
mais cent fois plus expressif, si l'on considère qu'in-
dépendamment de l'idée, le signe visible, hiéroglyphe
parlant, signe sans valeur pour l'esprit dans l'ouvrage
du littérateur, devient chez le peintre une source de
la plus vive jouissance, c'est-à-dire la satisfaction
254 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
que donnent, dans le spectacle des choses, la beauté,
la proportion, le contraste, l'harmonie de la couleur,
et tout ce que F œil considère avec tant de plaisir dans
le monde extérieur, et qui est un besoin de notre
nature.
Beaucoup de gens trouveront que c'est précisé-
ment dans cette simplification du moyen d'expres-
sion que consiste la supériorité de la littérature. Ces
gens-là n'ont jamais considéré avec plaisir un bras,
une main, un torse de l'antique ou du Puget(l);
ils aiment la sculpture encore moins que la peinture,
et ils se trompent étrangement s'ils pensent que
quand ils ont écrit : un pied ou une main, ils ont
donné à mon esprit la même émotion que celle que
j'éprouve quand je vois un beau pied ou une belle
main... Les arts ne sont point de l'algèbre où 1 abré-
viation des figures concourt au succès du problème ;
le succès dans les arts n'est point d'abréger, mais
d'amplifier, s'il se peut, de prolonger la sensation, et
par tous les moyens... Qu'est-ce que le théâtre? Un
des témoignages les plus certains de ce besoin de
l'homme d'éprouver à la fois le plus d'émotions pos-
sible! Il réunit tous les arts pour sentir davantage :
la pantomime, le costume, la beauté de Facteur,
doublent l'effet de l'ouvrage parlé ou chanté. La
représentation du lieu dans lequel se passe Fac-
(1) Voir l'étude qu'il consacra à ce maître. Elle fut publiée dans le
Plutarque français etréunie aux autres fragments critiques dans levolume
de M. Piron, déjà cité.
JOUÎINAL D'EUGENE DELACROIX. 235
tion augmente encore tous ces genres d'impression.
On comprend donc tout ce que j'ai dit de la puis-
sance de la peinture. Si elle n'a qu'un moment, elle
concentre V effet de ce moment; le peintre est bien
plus maître de ce qu'il veut exprimer que le poète ou
le musicien livré à des interprètes ; en un mot, si son
souvenir ne s'exerce pas sur autant de parties, il pro-
duit un effet parfaitement un et qui peut satisfaire
complètement; en outre, l'ouvrage du peintre n'est
pas soumis aux mêmes altérations, quant à la manière
dont il peut être compris dans des temps différents.
La mode qui change, les préjugés du moment,
peuvent faire envisager différemment sa valeur; mais
enfin il est toujours le même ; il reste tel que l'artiste
a voulu qu'il fut, tandis qu'il n'en est pas de même
d'un ouvrage livré à l'interprétation , comme les ou-
vrages de théâtre. Le sentiment de l'artiste n'étant
plus là pour guider les acteurs ouïes chanteurs, l'exé-
cution ne peut plus répondre à l'intention primitive :
l'accent disparaît, et avec lui la partie la plus délicate.
Heureux encore l'auteur, quand on ne mutile pas son
ouvrage, affront auquel il est exposé même de son
vivant! Le changement seul d'un acteur change toute
la physionomie.
21 octobre. — Les Arago (1), Bixio, etc., dânaienï
(1) François Arago venait de mourir le 2 octobre 1S53. En mention-
nant les Arago, Delacroix vent parler ici de ses deux tils, Emmanuel et
Alfred Arago, et de ses deux frères survivants, Jacques et Eluune Arago,
256 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
chez Mme Villot; j'y étais invité, mais je vis encce
un peu de régime et n'y ai été qu'après.
22 octobre. — Villot et sa femme venus, en arrivant
de Paris, lui du moins. Je devais y aller le soir, mais
j'ai préféré une grande promenade ravissante vers
Draveil.
23 octobre. — Dîné chez les Barbier, sorti vers dix
heures pendant que tout le monde était occupé à
jouer, et j'ai fait, par le plus beau clair de lune, la
même promenade que la veille, mais encore plus
charmante.
Promenade dans la forêt avec Jenny.
Lundi 24 octobre. — Travaillé jusqu'à quatre
heures; je ne suis sorti qu'à peine une heure, mais
j'en ai joui délicieusement. Descendu par la ruelle,
le long du jardin Barbier. Admiré les grands arbres
près du bord de la Seine. Mille aspects charmants
de la pente de Champrosay, etc.
C'est bien là qu'on sent l'impuissance de l'art
d'écrire. Avec un pinceau, je ferai sentir à tout le
monde ce que j'ai vu, et une description ne montrera
rien à personne.
Le soir, encore vers Draveil; mais le brouillard
s'étendait sur toute la vallée de la Seine, et la lune se
levait si tard que je n'ai pu en jouir.
Depuis deux ou trois jours, les journées sont si ra-
"JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 257
vissantes que je passerais volontiers tout le temps à
ma fenêtre. Je suis sorti quelques instants par le
jardin et j'ai été m'asseoir avec enchantement, sous
ce soleil si doux, en face de Trousseau.
Mardi 25 octobre. — Je n'écris pas tous ces jours-
ci, parce que j'ai trop à écrire. Le temps est si rempli
par mon travail et un peu de promenade, que quand
je me mets à en écrire trop long ici, je n'ai plus le
même entrain pour travailler.
J'ai tenu la petite Sainte Anne la matinée, en en-
tremêlant le travail de petites promenades dans le
jardin. J'adore ce petit potager : cette vigne jaunis-
sante, ces tomates le long du mur, ce soleil doux
sur tout cela, me pénètrent d'une joie secrète, d'un
bien-être comparable à celui qu'on éprouve quand
le corps est parfaitement en santé. Mais tout cela est
fugitif; je me suis trouvé une multitude de fois dans
cet état délicieux, depuis les vingt jours que je passe
ici.
Il semble qu'il faudrait une marque, un souvenir
particulier pour chacun de ces moments, ce soleil qui
envoie les derniers rayons de l'année sur ces fleurs et
sur ces fruits, cette belle rivière que je voyais aujour-
d'hui et hier couler si tranquillement en réfléchissant
le ciel du couchant, et la poétique solitude de Trous-
seau, ces étoiles que je vois dans mes promenades
de chaque soir briller comme des diamants au-dessus
et à travers les arbres de la route.
il. 17
258 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Le soir, chez Mme Barbier, où elle a lu des
Mémoires de Véron... Ai-je été trop sévère en en par-
lant il y a deux ou trois jours? Quoique je ne con-
naisse encore que ces passages détachés, je ne le
pense pas.
Qu'est-ce que les mémoires d'un homme vivant
sur des vivants comme lui ? Ou il faut qu'il se mette
tout le monde à dos en disant sur chacun ce qu'il y a
à dire, et un pareil projet mènerait loin, ou il prendra
le parti de ne dire que du bien de tous ces gens qu'il
coudoie et avec lesquels il se rencontre à chaque mo-
ment. De là la fastidieuse nécessité d'appeler à son
secours les anecdotes qui traînent partout, ou qui,
pour lui avoir été communiquées, n'en sont pas plus
intéressantes, parce que tout cela ne se tient point,
en un mot que ce ne sont pas ses mémoires, c'est-à-
dire ses véritables et sincères jugements sur les
hommes de son temps. Ajoutez à cela l'absence de
toute composition et la banalité du style, que Barbier
admire pourtant beaucoup.
Mercredi 26 octobre. — Le Spectateur parle de
ce qu'il appelle génies de premier ordre, tels que
Pindare, Homère, la Bible, — confus au milieu de
choses sublimes et inachevées, — Shakespeare, etc. ;
puis de ceux dans lesquels il voit plus d'art, tels
que Virgile, Platon, etc..
Question à vider ! Y a-t-il effectivement plus à
s'émerveiller dans Shakespeare, qui mêle à des traits
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 259
surprenants de naturel des conversations sans goût
et interminables, que dans Virgile et Racine, où
toutes ces inventions sont à leur place et exprimées
avec une forme convenable? Il me semble que le der-
nier cas est celui qui offre le plus de difficultés; car
vous n'exceptez pas ceux de ces divers génies qui
sont plus conformes à ce que le Spectateur appelle
les règles de l'art, de vérité et de vigueur dans leurs
peintures.
A quoi servirait le plus beau style et le plus fini
sur des pensées informes ou communes? Les premiers
de ces hommes remarquables sont peut-être comme
ces mauvais sujets auxquels on pardonne de grandes
erreurs en faveur de quelques bons mouvements.
C'est toujours l'histoire de l'ouvrage fini comparé à
son ébauche — dont j'ai déjà parlé, — du monument
qui ne montre que ses grands traits principaux, avant
que l'achèvement et le coordonnement de toutes les
parties lui aient donné quelque chose de plus arrêté et
par conséquent aient circonscrit l'effet sur l'imagina-
tion, laquelle se plaît au vague et se répand facile-
ment, et embrasse de vastes objets sur des indications
sommaires. Encore, dans l'ébauche du monument,
relativement à ce qu'il présentera définitivement,
l'imagination ne peut-elle concevoir de choses trop
dissemblables avec ce que sera l'objet terminé, tandis
que dans les ouvrages des génies à la Pindare, il leur
arrive de tomber dans des monstruosités, à côté des
plus belles conceptions... Corneille est plein de ces
260 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
contrastes; Shakespeare de même... Mozart n'est
point ainsi, ni Racine, ni Virgile, ni l'Arioste. L'es-
prit ressent une joie continue, et, tout en jouissant
du spectacle de la passion de Phèdre ou de Didon,
il ne peut s'empêcher de savoir gré de ce travail
divin qui a poli l'enveloppe que le poète a donnée
à ses touchantes pensées. L'auteur a pris la peine
qu'il devait prendre pour écarter du chemin qu'il
me fait parcourir ou de la perspective qu'il me montre,
tous les obstacles qui m'embarrassent ou qui m'of-
fusquent.
Si des génies tels que les Homère et les Shakespeare
offrent des côtés si désagréables, que sera-ce des
imitateurs de ce genre abandonné et sans précision?
Le Spectateur les tance avec raison, et rien n'est
plus détestable; c'est de tous les genres d'imita-
tion le plus sot et le plus maladroit. Je n'ai pas
dit que c'est surtout comme génies originaux que le
Spectateur exalte les Homère et les Shakespeare; ceci
serait l'objet d'un autre examen, dans leur compa-
raison avec les Mozart et les Arioste, qui ne me
paraissent nullement manquer d'originalité, bien que
leurs ouvrages soient réguliers.
Rien n'est plus dangereux que ces sortes de
confusions pour les jeunes esprits, toujours portés
à admirer ce qui est gigantesque plus que ce qui
est raisonnable. Une manière boursouflée et incor-
recte leur paraît le comble du génie, et rien n'est
plus facile que l'imitation d'une semblable manière.. ^
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 201
On ne sait pas assez que les plus grands talents ne font
que ce qu'ils peuvent faire ; là où ils sont faibles ou
ampoulés, c'est que l'inspiration n'a pu les suivre,
ou plutôt qu'ils n'ont pas su la réveiller, et surtout
la contenir dans de justes bornes. Au lieu de dominer
leur sujet, ils ont été dominés par leur fougue ou par
une certaine impuissance de châtier leurs idées.
Mozart pourrait dire de lui-même, et il l'eût dit
probablement en style moins ampoulé :
Je suis maître de moi, comme de l'univer3.
Monté sur le char de son improvisation, et sem-
blable à Apollon au plus haut de sa carrière, comme
au début ou à la fin, il tient d'une main ferme les
rênes de ses coursiers, et dispense partout la lumière.
Voilà ce que les Corneille, emportés par des bonds
irréguliers, ne savent pas faire, de sorte qu'ils vous
surprennent autant par leurs chutes soudaines que
par les élans qui les font gravir de sublimes hauteurs.
Il ne faut pas avoir trop de complaisance, dans
les génies singuliers, pour ce qu'on appelle leurs
négligences, qu'il faut appeler plutôt leurs lacunes;
ils n'ont pu faire que ce qu'ils ont fait. Ils ont souvent
dépensé beaucoup de sueurs sur des passages très
faibles ou très choquants. Ce résultat ne semble point
rare chez Beethoven, dont les manuscrits sont aussi
raturés que ceux de l'Arioste.
Il doit arriver souvent chez ces hommes que les
beautés viennent les chercher, sans qu'ils y pensent,
262 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
et qu'ils passent au contraire un temps considérable
à en atténuer l'effet par des redites et des amplifica-
tions déplacées.
Jeudi 27 octobre. — Impossibilité de travailler!...*
Est-ce mauvaise disposition, ou bien l'idée que je pars
après-demain?
Promenades dans le jardin, et surtout station sous
les peupliers de Bayvet ; ces peupliers et surtout les
peupliers de Hollande, jaunissant par l'automne, ont
pour moi un charme inexprimable. Je me suis étendu
à les considérer, se détachant sur le bleu du ciel, à
voir leurs feuilles s'enlever au vent et tomber près de
moi. Encore un coup, le plaisir qu'ils me faisaient
tenait à mes souvenirs et au souvenir des mêmes
objets, vus dans des temps où je sentais près de moi
des êtres aimés.
Ce sentiment est le complément de toutes les jouis-
sances que peut donner le spectacle de la nature ; je
l'éprouvais l'année dernière, à Dieppe, en contem-
plant la mer : ici de même. Je ne pouvais m' arracher
de cette eau transparente sous ces saules, et surtout
de la vue du grand peuplier et des peupliers de
Hollande.
Contribué, en rentrant au jardin, à achever notre
vendange. Le soleil, quoique vif, me remplissait de
bien-être .
Je quitte ceci sans répugnance pour le travail et
la vie que je vais retrouver à Paris, mais sans las-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 263
situde, et sentant à merveille que je pourrais passer
aussi bien plus de temps au milieu dune solitude si
paisible et dépourvue de ce qu'on appelle des distrac-
tions. Pendant que jetais couché sous ces chers peu-
pliers, j'apercevais au loin, sur la route et au-dessus
de la haie de Bayvet, passer les chapeaux et les figures
des élégants traînés dans leurs calèches que je ne
voyais pas à cause de la haie, allant à Soisy ou en
revenant, et occupés à chercher la distraction chez
leurs connaissances réciproques, faire admirer leurs
chevaux et leurs voitures et prendre part à l'insi-
pide conversation dont se contentent les gens du
monde... Ils sortent de leurs demeures, mais ils ne
peuvent se fuir eux-mêmes ; c'est en eux que réside
ce dégoût pour tout délassement véritable, et l'im-
placable paresse, qui les empêche de se créer de
véritables plaisirs.
Le soir, je voulais aller chez Barbier; dans la jour-
née chez Mme Villot et le maire : une délicieuse
paresse m'en a empêché... Celle-là est excusable,
puisque j'y trouvais du plaisir.
Vendredi 28 octobre. — Ce matin, levé comme à
l'ordinaire, mais plein de l'idée que je n'avais à faire
que mes paquets. J ai savouré de nouveau le plaisir
de ne rien faire.
Après avoir fait cent tours et regardé mes pein-
tures, je me suis enfoncé dans mon fauteuil, au coin
de mon feu et dans ma chambre; j'ai mis le nez
264 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
dans les Nouvelles russes (1); j'en ai lu deux : le
Fataliste et Dombrowski, qui m'ont fait passer
des moments délicieux. A part les détails de mœurs
que nous ne connaissons pas, je soupçonne qu'elles
manquent d'originalité. On croit lire des nouvelles de
Mérimée, et comme elles sont modernes, il n'y a pas
difficulté à être persuadé que les auteurs les con-
naissent. Ce genre un peu bâtard fait éprouver un plai-
sir étrange, qui n'est pas celui qu'on trouve chez les
grands auteurs... Ces histoires ont un parfum de réa-
lité (2) qui étonne ; c'est ce sentiment qui a surpris
tout le monde, quand sont apparus les romans de
Walter Scott ; mais le goût ne peut les accepter comme
des ouvrages accomplis.
Lisez les romans de Voltaire, Don Quichotte, Gil-
Blas... Vous ne croyez nullement assister à des
événements tout à fait réels, comme serait la rela-
tion d'un témoin oculaire... Vous sentez la main
de l'artiste et vous devez la sentir, de même que
vous voyez un cadre à tout tableau. Dans ces
ouvrages, au contraire, après la peinture de certains
détails qui surprennent par leur apparente naïveté,
comme les noms tout particuliers des personnages,
des usages insolites, etc., il faut bien en venir à une
(1) Les Nouvelles russes, de Nicolas Gogol, avaient été en 1845 tra-
duites et publiées par M. L. Viardot.
(2) Il est intéressant de remarquer ici comment Delacroix a su, d'un
mot caractéristique, définir et analyser cette littérature russe qui faisait
alors une timide apparition et qui allait soulever vingt ans plus tard un
si grand mouvement de curiosité.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 2G3
fable plus ou moins romanesque qui détruit lillusion.
Au lieu de faire une peinture vraie sous les noms de
Damon et d'Alceste, vous faites un roman comme
tous les romans, qui paraît encore plus tel, à cause
de la recherche de l'illusion portée seulement dans
des détails secondaires. Tout Walter Scott est ainsi.
Cette apparente nouveauté a plus contribué à son
succès que toute son imagination, et ce qui vieillit
aujourd'hui ses ouvrages et les place au-dessous des
fameux que j'ai cités, c'est précisément cet abus de
la vérité dans les détails. (Se rattacherait à l'article
sur i imitation, plus haut.)
Paris, samedi 9 octobre. — Parti pour Paris à onze
heures par l'omnibus du chemin de fer de Lyon.
Trouvé Minoret jusqu'à Draveil.
Dimanche 30 octobre. — Travaillé à retoucher les
tableaux qu'on m'a demandés. Les occupations que je
trouve ici vont bien interrompre toutes ces écritures ;
je le regrette ; elles fixent quelque chose de ce qui
passe si vite, de tous ces mouvements de chaque jour
dans lesquels on retrouve ensuite des encouragements
ou des consolations.
Lundi 31 octobre. — Le pauvre Zimmermann (1)
est mort; j'ai passé chez lui un instant, et n'ai pu
(1) Zimmermann (1785-1853), compositeur, élève de Boïeldieu, fut
de 1816 à 1848, professeur de piano au Conservatoire.
266 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
rester. J'avais donné rendez-vous à Andrieu et j'étais
impatient de retourner à mon travail. Je n'y suis
arrivé que vers une heure.
Vendredi 4 novembre. — Toute cette semaine,
repris avec beaucoup d'ardeur les parties à corriger
ou à achever à l'Hôtel de ville.
Samedi 5 novembre. — Sur le fléau des longs
articles. Les hommes qui savent ce qu'ils ont à dire
écrivent bien.
— Sur la facilité des femmes à écrire. Voir anté-
rieurement dans ce calepin. Ce serait sur les diffi-
cultés supérieures que présente la peinture. Le
mot de Chardin et de Titien : Toute la vie pour
apprendre... Au reste, les difficultés sont relatives à
la constitution particulière des esprits.
Lundi 7 novembre. — Dîné chez Pierret avec
Préault. Je crains, pour ce pauvre garçon, qu'on ne
le couche enjoué pour les filles de la maison.
J'étais déjà fatigué de ma journée.
Mat^di 8 novembre. — Je me suis reposé tout ce
jour; je crains mes malaises de l'estomac.
Jeudi 10 novembre. — Voici un savant américain
(Moniteur de ce jour) qui, à la suite de sondages en-
trepris et exécutés dans plusieurs points de la mer,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 267
établit que la lune n'influe nullement sur les marées,
comme les savants de toutes les écoles se sont
accordés pour le croire. Quel scandale! Je les vois
d'ici lever les épaules avec un souverain mépris pour
la théorie de ce faux frère, qui vient les déranger dans
les assertions et ébranler la foi dans les anciens. Selon
l'Américain, le fond de la mer est rempli d'inégalités
comme la surface de la terre, ce qui ne surprendra
personne apparemment; mais il ajoute que les vol-
cans sous-marins creusent çà et là de temps en temps
d'épouvantables cavernes qui attirent et qui rejettent
les eaux, et sont cause des marées. Je ne suis ni pour
ni contre la lune, mais la théorie nouvelle me semble
bien hasardée. Comment s'expliquer la régularité
des marées avec ces cavernes qui sont creusées par
des accidents irréguliers, comme sont les explosions
de volcans? Je suis néanmoins bien aise qu'il vienne
de temps en temps quelque homme assez hardi pour
rompre en visière à ces docteurs si sûrs de doctrines
qu'ils n'ont pas inventées, en étant incapables, et qui
jurent, les yeux fermés, sur la parole de leur maître.
Il y avait dans le même journal, hier ou avant-hier,
une autre bourde bien plus forte à propos de la cor-
ruption que doivent engendrer dans les eaux de la
mer les cadavres qui y ont trouvé leur tombeau
depuis des siècles. Il prétend, si je ne me trompe, que
toute cette corruption est partout, que la terre
n'est qu'un véritable charnier où les fleurs elles-
mêmes naissent de la corruption; il oublie aussi
263 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
que, même en lui accordant que la mer, les eaux
enfin n'absorbent ou ne transforment point suffisam-
ment les matières corrompues, tous ces corps n'y
restent pas plus à l'état de cadavres que la viande
chez les boucliers, ou un animal mort dans un
bois. La mer est peuplée d'espèces assez voraces
et assez nombreuses pour faire disparaître promp-
tement la dépouille des pauvres diables qui laissent
leur vie dans les flots. Il explique par la même cause
la phosphorescence des eaux de la mer : « On sait,
dit-il, que le phosphore est engendré par la corrup-
tion. » // sait cela... et il ne voit pas avec ses petites
lunettes d'autre moyen pour la nature de produire
cet effet... Nous concluons toujours d'après ce que
nous savons, et nous savons fort peu... Et qui lui dit
que c'est le phosphore qui produit ces clartés singu-
lières qu'on remarque autour des bateaux et des
rames en mouvement? De ce que le phosphore a une
lumière sans chaleur, ce qui est aussi le propre de ces
effets sur les flots, quand ils sont troublés dans de
certaines conditions, mon savant et tous les savants
ont décidé que le phosphore seul pouvait produire un
semblable effet. C'est comme s'ils disaient : Les sa-
vants se coudoient dans l'antichambre, etc.
Vendredi 11 novembre. — Retourné au conseil;
ma mauvaise disposition se passe un peu.
L'amour est comme ces souverains qui s'endorment
dans la prospérité, et je n'entends pas par là qu'il
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 260
s'éteigne quand ses faveurs sont trop peu dispu-
tées, etc.
Lundi 14 novembre. — Quoique souffrant, ou
plutôt pour me remettre au grand air, après avoir
passé toute la matinée à paresser et à lire les histoires
de P... que j'aime beaucoup et qui m'impressionnent
dans un certain sens, j'ai été à l'Hôtel de ville vers
deux heures, après avoir acheté avec Jenny l'écharpe
et le gilet bleu.
J'ai fait presque tout à pied, y compris le retour
par le faubourg Saint- Germain, pour acheter des
gants; j'ai acheté la gravure de Piranesi (1), grand
intérieur d'église très frappant. J'ai vu encore, en
passant à la tour Saint-Jacques, retirer des os en
quantité et encore juxtaposés. L'esprit aime ces
spectacles et ne peut s'en rassasier. En passant devant
la boutique d'Hetzel (2), accroché par Silvestre (3),
qui m'a fait entrer.
(1) Piranesi, graveur italien (1720-1778), qui a exécuté au burin ou à
l'eau-forte un grand nombre de planches qu'on a réunies sous le nom
à' Antiquités romaines .
(2) Helzel, libraire et littérateur, qui sous le nom de Stahl a écrit une
série de charmants ouvrages pour la jeunesse. Hetzel avait pris une part
importante aux événements de 1848 et occupé le poste de secrétaire gé-
néral du pouvoir exécutif dans le gouvernement provisoire. Exilé après
le coup d'Etat, il s'était retiré à Bruxelles, d'où il ne rentra en France
qu'en 1859.
(3) Théophile Silvestre, publiciste (1823-1876), a collaboré à beau-
coup de journaux, notamment le Figaro, le Nain jaune, le Constitu-
tionnel, le Pays, l'Eclair, etc. Son principal ouvrnge, Y Histoire des
artistes vivants, est un des volumes les plus intéressants écrits sur l'art.
Parmi les autres publications de Théophile Silvestre, on peut encore
270 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Avant dîner, Mme Pierret et Marie : c'est le fameux
jour de fête !
Le soir, après mon dîner, Riesener est venu et est
resté assez tard. Il me conseille de publier mes cro-
quis au moyen de la photographie ; j'avais eu déjà
cette pensée, qui serait féconde (1).
Il m'a parlé du sérieux avec lequel le bonDurieu et
son ami qui l'aidait dans ses opérations parlent des
peines qu'ils se donnent et s'attribuent une grande
part de succès dans cesdites opérations ou plutôt dans
leur résultat.
Ce n'est qu'en tremblant que Riesener leur deman-
dait si décidément il pouvait sans indiscrétion et sans
être accusé de plagiat, se servir de leurs photogra-
phies pour en faire des tableaux. J'ai été moi-même
témoin chez Pierret, lundi dernier, de la bonhomie
avec laquelle il s'applaudissait du succès, en voyant
mes exclamations et mon admiration qu'il prenait
pour lui-même.
Mardi 15 novembre. — Je suis souffrant de l'esto-
mac depuis huit jours, et je ne fais rien. Ce matin, je
citer Eugène Delacroix (documents nouveaux), Pierre-Paul Rubens, etc.
Son dernier ouvrage est le Catalogue du Musée de Montpellier (collec-
tion Bruyas), dont le premier volume seul a paru.
(1) Ce vœu dn peintre a été réalisé en partie par M. Alfred Robaut,
qui, au moment de la vente des dessins originaux d'Eugène Delacroix,
publia plus de soixante-dix croquis, dessins et fac-similé autographiés,
pris dans l'œuvre du maître. Cette publication, malheureusement incom-
plète, fut accueillie par les amateurs avec une faveur marquée, et il est
regrettable qu'un concours plus effectif n'ait pas permis de terminer
l'œuvre si bien commencée.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 271
vais mieux et je jouis encore ce jour d'une délicieuse
paresse au coin démon feu, comme pourm'indemniser
du regret de perdre mon temps. Je suis entouré de mes
calepins des années précédentes; plus ils se rappro-
chent du moment présent et plus j'y vois devenir rare
cette plainte éternelle contre l'ennui et le vide que je
ressentais autrefois. Si effectivement l'âge me donne
plus de gaieté et de tranquillité d'esprit, ce sera pour
le coup une véritable compensation des avantages
qu'il m'enlève.
Je lisais dans l'agenda de 1849 que le pauwe
Chopin, dans une de ces visites que je lui faisais fré-
quemment alors, et quand sa maladie était déjà
affreuse, me disait que sa souffrance l'empêchait de
s'intéresser à rien, et à plus forte raison au travail. Je
lui dis à ce sujet que l'âge et les agitations du jour ne
tarderaient pas à me refroidir aussi. Il me répondit
qu'il m'estimait de force à résister. « Vous jouirez,
a-t-il dit, de votre talent dans une sorte de sérénité
qui est un privilège rare et qui vaut bien la recherche
fiévreuse de la réputation. »
Jeudi 17 novembre. — La bonne Alberthe m'a
envoyé une place pour la Cenerentola (1). J'ai passé
une soirée vraiment agréable ; j'étais plein d'idées,
et la musique, le spectacle y ont aidé.
J'ai remarqué là combien, dans les étoffes de satin,
(1) Opéra de Rossint-
272 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
le ton même de l'objet ne se trouve qu'immédiate-
ment à côté du luisant ; de même dans la robe des
chevaux.
En présence de cette jolie pièce, de ces passages si
fins, de cette musique que je sais par cœur, je voyais
l'indifférence sur presque toutes ces figures de gens
ennuyés, qui ne viennent là que par ton, ou seule-
ment pour entendre l'Alboni. Le reste est un acces-
soire, et ils n'y assistent qu'en bâillant. Je jouissais de
tout... Je me disais : « C'est pour moi qu'on joue ce
soir, je suis seul ici ; un enchanteur a eu la complai-
sance de placer près de moi jusqu'à des fantômes de
spectateurs, pour que l'idée de mon isolement ne
nuise pas à mon plaisir ; c'est pour moi qu'on a peint
ces décorations et taillé ces habits, et, quant à la mu-
sique, je suis seul à l'entendre. »
La réforme du costume s'est étendue jusqu'à
supprimer tout ce qui est caricature ingénieuse,
inhérente au fond même du sujet. Le costumier se
croit exact en donnant à Dandini un costume très
ponctuel de grand seigneur du temps de Louis XV ;
le prince de même ; vous vous croyez à une pièce de
Marivaux. Avec Cendrillon, nous sommes dans le
pays des fées. Alidor a un costume noir, d'avoué.
Samedi 19 novembre. — J'ai vu ce matin Fleury (1)
et Halévy, puis Gisors,
(1) Robert-Fleury.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 273
Je vois ce soir, chez Gihaut, les photographies de
la collection Delessert (1), d'après Marc-Antoine (2).
Faut-il absolument admirer éternellement comme
parfaites ces images pleines d'incohérences, d'in-
corrections, qui ne sont pas toutes l'ouvrage du
graveur? Je me rappelle encore la manière désa-
gréable dont j'en ai été affecté, ce printemps,
quand je les comparais, à la campagne, à des pho-
tographies d'après nature.
J'ai vu le Repas chez Simon, gravure reproduite
et très estimée. Rien de plus froid que cette action!
La Madeleine, plantée de profil devant le Christ,
lui essuyant à la lettre les pieds avec de grands
rubans qui lui pendent de la tête, et que le graveur
nous donne pour des cheveux. Rien de l'onction
que comporte un tel sujet! Rien de la fille repen-
tante, de son luxe et de sa beauté mise aux pieds
du Christ, qui devrait bien, au moins par son air,
lui témoigner quelque reconnaissance, ou du moins
qu'il la voit avec indulgence et bonté; les spec-
(1) M. Delessert était un collectionneur qui possédait entre autres
toiles du maître le délicieux tableau des Adieux de Bornéo et Juliette,
celui que Gautier décrit ainsi : « Roméo et Juliette sur le balcon, dans
« les froides clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés par
« le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de l'adieu, Juliette,
« les mains posées sur les épaules de son amant, rejette la tète en
« arrière, comme pour respirer, ou par un mouvement d'orgueil et do
«passion joyeuse... Les vapeurs violacées du crépuscule enveloppent
« cette scène. » La Mort de Lara lui appartenait également. (Voir Cata-
logue Robaut, not 939 et 1006.)
(2) Marc-Antoine Raimondi (1475-1530), le plus célèbre graveur de la
Renaissance italienne.
II. 18
274 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
tateurs aussi froids, aussi hébétés que ces deux per-
sonnages capitaux. Ils sont tellement séparés les uns
des autres, sans qu'un spectacle si extraordinaire les
rapproche ou les groupe, comme pour les voir déplus
près, ou pour se communiquer naturellement ce qu'ils
en pensent. Il y en a un, le plus rapproché du Christ,
dont le geste est ridicule et sans objet. Il paraît em-
brasser la table d'un seul de ses bras. Son bras paraît
plus large que la table tout entière, et cette incorrec-
tion, que rien ne motive dans l'endroit le plus apparent
du tableau, augmente la bêtise de tout le reste. Com-
parez à cette sotte représentation du sujet le plus tou-
chant de l'Évangile, le plus fécond en sentiments ten-
dres et élevés, en contrastes pittoresques ressortant des
natures différentes mises en contact, de cette belle
créature dans la fleur de la jeunesse et de la santé, de
ces vieillards et de ces hommes faits, en présence
desquels elle ne craint pas d'humilier sa beauté et de
confesser ses erreurs, comparez, dis-je, ce qu'a fait
de cela le divin Raphaël avec ce qu'en a fait Rubens.
Il n'a manqué aucun trait... La scène se passe chez
un homme riche : des serviteurs nombreux entourent
la table ; le Christ, à la place la plus apparente, a la
sérénité convenable. La Madeleine (1), dans l'effusion
(1) La poétique figure de la Madeleine tenta à plusieurs reprises le
pinceau de Delacroix; en 1845, il peignit une Madeleine en prière, au
sujet de laquelle Baudelaire écrivait : « Ce tableau démontre une vérité
« soupçonnée depuis longtemps, c'est que M. Delacroix est plus fort que
«jamais, et dans une voie sans cesse renaissante, c'est-à-dire qu'il est
* plus harmoniste que jamais... M. Delacroix est décidément le peintre
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 275
de ses sentiments, traîne dans la poussière ses robes
de brocart, ses voiles, ses pierreries; ses cheveux
d'or ruisselant sur ses épaules et répandus confusé-
ment sur les pieds du Christ, ne sont pas un accessoire
vain et sans intérêt. Le vase de parfums est le plus
riche qu'il a pu imaginer; rien n'est trop beau ni trop
riche de ce qui doit être mis aux pieds de ce maître
de la nature, qui s'est fait un maître indulgent pour
nos erreurs et pour notre faiblesse. Et les spectateurs
peuvent-ils assister avec indifférence à la vue de cette
beauté prosternée et en larmes, de ces épaules, de
cette gorge, de ces yeux brillants et doucement éle-
vés? Ils se parlent, ils se montrent, ils regardent tout
cela avec des gestes animés, les uns avec l'air de
l'étonnement ou du respect, les autres avec une sur-
prise mêlée de malice. Voilà la nature, et voilà le
peintre! Nous acceptons tout ce que la tradition nous
présente comme consacré, nous voyons par les yeux
des autres; les artistes sont pris les premiers et plus
dupes que le public moins intelligent, qui se contente
de ce que les arts lui présentent dans chaque époque
comme du pain du boulanger. Que diriez-vous de ces
pieux imbéciles qui copient sottement ces inadver-
tances du peintre d'Urbin, et les érigent en sublimes
« le plus original des temps anciens et des temps modernes. Il restera
« toujours un peu contesté, juste autant qu'il faut pour ajouter quelques
« éclairs à son auréole. Et tant mieux ! il a le droit d'être toujours jeune,
« car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a pas menti, comme quel-
« ques idoles ingrates que nous avons portées dans nos panthéons. »
(Voir Catalogue Robaut, n01 920 et 921.)
276 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
beautés? de ces malheureux qui, n'étant poussés par
aucun sentiment, s'attachent aux côtés critiquables
ou ridicules du plus grand talent, pour les imiter sans
cesse, sans comprendre que ces parties faibles ou
négligées sont l'accompagnement regrettable des
belles parties qu'ils ne peuvent atteindre?
Dimanche 20 novembre. — Rubens n'est pas
simple, parce qu'il n'est pas travaillé.
J'ai été voir la bonne Alberthe, que j'ai trouvée
sans feu, dans sa grande chambre d'alchimiste, et
dans une de ces toilettes bizarres, qui la font ressem-
bler à une magicienne. Elle a toujours eu du goût
pour cet appareil nécromancien, même dans le temps
où sa beauté était sa plus véritable magie. Je me rap-
pelle encore cette chambre tapissée de noir et de
symboles funèbres, sa robe de velours noir et ce
cachemire rouge roulé autour de sa tête, toutes sortes
d'accessoires qui, mêlés à ce cercle d'admirateurs
qu'elle semblait tenir à distance, m'avaient passa-
gèrement monté la tête... Où est le pauvre Tony?...
Où est le pauvre Beyle?. .. Elle raffole aujourd'hui des
tables tournantes : elle m'en a conté des choses
incroyables. Les esprits se logent là dedans; vous
forcez à vous répondre à votre gré, tantôt l'esprit de
Napoléon, tantôt celui d'Haydn et de tant d'autres!
Je cite les deux qu'elle m'a nommés... Comme tout
se perfectionne!... Les tables vont aussi faisant du
progrès! Dans les commencements, elles frappaient
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. £77
un certain nombre de coups, qui voulaient dire oui
ou non, ou bien l'âge qu'on avait, ou le quantième
du mois où tel événement s'accomplirait. Depuis, on
en a fabriqué tout exprès qui ont au centre une
aiguille de bois, qui va tour à tour se fixer sur les
lettres de l'alphabet tracées en cercle, en les choisis-
sant, bien entendu, avec le plus grand à propos,
pour former des phrases d'un profond admirable, en
manière d'oracles. On a encore dépassé ce point de
leur éducation déjà assez surprenant : on se place
sous la main une petite planche à laquelle est adapté
un crayon, et en s'appuyant ainsi armé sur la table
inspirée, le crayon trace de lui-même des paroles et
des discours entiers. Elle m'a parlé de gros manu-
scrits dont les tables sont les auteurs, et qui feront
sans doute la fortune de ces gens assez doués de
fluide pour donner à la matière tout cet esprit. On
sera ainsi un grand homme à bon marché.
Mardi 22 novembre. — Mal disposé pour le travail.
Je suis allé vers trois heures au Musée. Vivement
impressionné par les dessins italiens du quinzième
siècle et du commencement du seizième siècle. —
Tête de religieuse morte ou mourante, de Vanni,
dessin de Signorelli : hommes nus. — Petit torse de
face : ancienne école florentine. — Dessins de Léo-
nard de Vinci (1).
(1) Francexco Vanni (1563-1609). Voir le Catalogue des dessins du
Louvre, n° 362. — Luca Signorelli (14"W)-1525). Voir le Catalogue dci
278 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
J'ai remarqué pour la première fois ceux du Car-
rache, pour les grisailles du palais Farnèse (1) : l'habi-
leté y domine le sentiment; le faire, la touche l'en-
traînent malgré lui ; il en sait trop, et n'étudiant
plus, il ne découvre plus rien de nouveau et d'in-
téressant. Voilà Fécueil du progrès dans les arts,
et il est inévitable. Toute cette école est de même.
Têtes de Christ et autres, du Guide (2), où, malgré
l'expression, la grande habileté de crayon est plus
surprenante encore que l'expression. Que dire alors
de ces écoles d'aujourd'hui, qui ne s'occupent que de
cette mensongère habileté, et qui la recherchent?
Dans les Léonard surtout, la touche ne se voit pas, le
sentiment seul arrive à l'esprit. Je me rappelle encore
le temps qui n'est pas loin où je me querellais sans
cesse de ne pouvoir parvenir à cette dextérité dans
l'exécution que les écoles habituent malheureusement
les meilleurs esprits à regarder comme le dernier
terme de l'art. Cette pente à imiter naïvement et par
des moyens simples, a toujours été la mienne, et j'en-
viais au contraire la facilité de pinceau, la touche
coquette des Bonington (3) et autres : je cite un
dessins du Louvre, n08 340, 343, 347. — Inconnu XVe siècle. Voirie
Catalogue des dessins du Louvre, n09 419. — Léonard de Vinci (1452-
1519). Voir le Catalogue des dessins du Louvre, n°* 383 à 394.
(1) Annibal Carrache (1560-1609). Voir le Catalogue des dessins du
Louvre, n04 153, 157, 158, 161, 165, 166, etc.
(2) Guido Reni, dit le Guide (1575-1642). Voir le Catalogue d«s des-
sins du Louvre, nM 291, 294, 297.
(3) Pour avoir une idée précise de l'opinion d'Eugène Delacroix sur
Bonington, il importe de relire la très belle lettre du peintre à Thoré
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 279
tomme rempli de sentiment, mais sa main l'entraî-
nait, et c'est ce sacrifice des plus nobles qualités à
une malheureuse facilité, qui fait déchoir aujourd'hui
ses ouvrages, et les marque d'un cachet de faiblesse,
comme ceux des Vanloo.
Il y a de quoi beaucoup réfléchir sur cette visite
que j'ai faite hier, et il serait bon de la renouveler de
temps en temps.
Mercredi 23 novembre. — Dîné chez Boissard avec
Arago et une petite dame Aubernon (1), qui fait de
l'esprit et qui en a. Le pauvre Chenavard devait venir;
il est très entrepris de sa maladie de larynx, et inspire
des craintes. Boissard, souffrant de névralgie, est triste
comme un homme pris au piège.
Jeudi 24 novembre. — Promenade le soir dans la
galerie Vivienne, où j'ai vu des photographies chez
un libraire. Ce qui m'a attiré, c'est Y Elévation en
qui porte la date du 30 novembre 1861. Elle contient une courte bio-
graphie de l'artiste qui avait été le camarade d'atelier de Delacroix.
Nous en extrayons le passage suivant : «Je ne pouvais me lasser d'ad-
« mirer sa merveilleuse entente de l'effet et la facilité de son exécution ;
» non qu'il se contentât promptement. Au contraire, il refaisait fréquem-
« ment des morceaux entièrement achevés et qui nous paraissaient mer-
« veilleux; mais son habileté était telle qu'il retrouvait à l'instant sous sa
« brosse de nouveaux effets aussi charmants que les premiers. Il tirait
« parti de toutes sortes de détails qu'il avait trouvés chez des maîtres et
« les rajustait avec adresse dans sa composition. » (Corresp., t. II,
p. 278, 279.)
(1) Le salon de cette petite dame Aubernon allait devenir rapide-
ment le rendez-vous de tout le monde artistique et littéraire ; il est encore
aujourd'hui fort recherché des hommes de lettres et des artistes.
280 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
croix (1) de Rubens, qui m'a beaucoup intéressé : les
incorrections, n'étant plus sauvées par le faire et la
couleur, paraissent davantage.
La vue ou plutôt le souvenir de mon émotion
devant ce chef-d'œuvre m'ont occupé tout le reste
de la soirée, dune manière charmante. Je pense,
par forme de contraste, à ces dessins du Carrache,
que je voyais avant-hier : j'ai vu des dessins de Ru-
bens pour ce tableau; certes ils ne sont pas conscien-
cieux, et il s'y montre lui-même plus que le modèle
qu'il avait sous les yeux; mais telle est l'impulsion
de cette force secrète, qui est celle des hommes à
la Rubens ; le sentiment particulier domine tout et
s'impose au spectateur. Ses formes, au premier coup
d'œil, sont aussi banales que celles du Carrache,
mais elles sont tout autrement significatives... Car-
rache grand esprit, grand talent, grande habileté,
je parle au moins de ce que j'ai vu, mais rien de
ce qui transporte et donne des émotions ineffaçables !
Vendredi 25 novembre. — Visite du ministre For-
toul et du préfet, à l'Hôtel de ville.
Le soir, ce terrible Dumas, qui ne lâche pas sa proie,
est venu me relancer à minuit, son cahier de papier
blanc à la main... Dieu sait ce qu'il va faire des dé-
tails (2) que je lui ai donnés sottement ! Je l'aime
^1) Voir supra, t. II, p. 28.
(2) Ces détails sont probablement des détails biographiques pour Iet
Mémoires de Dumas, qui contiennent sur Eugène Delacroix ce fragment
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 281
beaucoup, mais je ne suis pas formé des mêmes
éléments, et nous ne recherchons pas le même but.
Son public n'est pas le mien ; il y en a un de nous
qui est nécessairement un grand fou.
Il me laisse les premiers numéros de son journal,
qui est charmant.
Samedi 26 novembre. — J'ai le torticolis ; le temps
est sombre; je me promène dans mon atelier ou je
dors.
Fait quelques croquis d'après la suite flamande des
Métamorphoses .
A quatre heures été chez Rivet, que j'ai trouvé
plus affectueux que jamais. Il me parle avec grand
plaisir de la répétition du Christ au tombeau, de
Thomas (1).
Le soir, Lucrezia Borgia (2) : je me suis amusé d'un
bout à l'autre, encore plus que l'autre jour, à la Cène-
rentoia. Musique, acteurs, décorations, costumes,
tout cela m'a intéressé. J'ai fait réparation, dans cette
auquel il convient de rendre justice pour son indépendance d'allure :
« Delacroix, avec son Massacre de Scio, autour duquel se groupaient
« pour discuter, les peintres de tous les partis, Delacroix qui en peinture,
« comme Hugo en littérature, ne devait avoir que des fanatiques aveugles
« ou des détracteurs obstinés, Delacroix qui était déjà connu par son
«« Dante traversant le Styx et qui devait toute la vie conserver ce privi-
« lège rare pour un artiste, de réveiller à chaque œuvre nouvelle les
« haines et les admirations : Delacroix, homme d'esprit, de science et
« d'imagination qui n'a qu'un travers, c'est de vouloir obstinément être
« le collègue de M. Picot et de M. Abel de Fujol, et qui par bonheur,
* nous l'espérons du moins, ne le sera pas. »
(1) Voir Catalogue Robaut, n" 1035-1037.
(2) Opéra de Donizetti.
282 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
soirée, à l'infortuné Donizetti, mort à présent, et à
qui je rends justice, imitant en cela le commun des
mortels, hélas! et même les premiers parmi eux. Ils
sont tous injustes pour le talent contemporain. J'ai
été ravi du chœur d'hommes en manteau, dans la
charmante décoration de l'escalier du jardin au clair
de lune. Il y a des réminiscences de Meyerbeer, au
milieu de cette élégance italienne, qui se marient
très bien au reste. Ravi surtout de l'air qui suit,
chanté délicieusement par Mario : autre injustice
réparée; je le trouve charmant aujourd'hui. Cela res-
semble à ces amours qui vous prennent tout d'un
coup, après des années, pour une personne que vous
étiez habitué à voir tous les jours avec indifférence.
Voilà la bonne école de Rossini; il lui a emprunté,
parmi les meilleures choses, ces introductions qui
mettent le spectateur dans la disposition de l'âme où
le veut le musicien. Il lui doit aussi, comme Bellini,
et il ne les gâte pas, ces chœurs mystérieux dans le
genre de celui que je citais... le chœur des prêtres,
dans Sémiramis, etc.
Dimanche 27 novembre. — J'ai été le soir chez la
bonne Alberthe ; j'avais à cœur de la remercier du
plaisir qu'elle m'a procuré hier soir. Je l'ai encore
trouvée seule dans sa grande chambre de magicienne.
Je m'attendais, aujourd'hui dimanche, à lui voir le
cercle que je trouvais habituellement chez elle, et
composé de ce qu'elle appelait ses amis. Depuis
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 283
qu'elle a changé de demeure, ses amis ont change
d'habitudes; quelques pas de plus, une petite pente à
monter, les a tous découragés... Ils viennent le jour
où elle les invite à dîner.
Lundi 28 novembre. — Première représentation
de Mauprat (1). Toutes les pièces de Mme S and
offrent la même composition, ou plutôt la même
absence de composition : le début est toujours piquant
et promet de l'intérêt ; le milieu de la pièce se traîne
dans ce qu'elle croit des développements de caractères
et qui ne sont que des moyens douvrager l'action.
Il semble que dans cette pièce, comme dans les
autres, à partir du deuxième acte jusqu'à la fin, — et
il y en a six ! — la situation ne fait pas un pas; le
caractère indécrottable de son jeune homme à qui on
dit sur tous les tons qu'on l'aime, ne sort pas du
désespoir, de l'emportement et du non-sens. C'est
juste comme dans le Pressoir.
Pauvre femme ! elle lutte contre un obstacle de
nature qui lui défend de faire des pièces; c'est au-
dessous des plus minces mélodrames sous ce rap-
port; il y a des mots pleins de charme; c'est là son
talent. Ses paysans vertueux sont assommants; il y en
a deux dans Mauprat... Le grand seigneur est éga-
lement vertueux, la jeune personne irréprochable...
(1) Le roman de Mauprat avait été l'un des plus grands succès do
George Sand, un de ceux qui avaient le pins contribué à rendre son
nom populaire. Transporté à la scène, dans un drame en six actes, il fut
joué à l'Odéon ; mais la pièce n'eut pas le succès du livre.
284 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
le rival du jeune homme, plein de convenance et
de modération quand il s'agit d'instrumenter contre
son rival. Le jeune homme emporté est lui-même
excellent au fond. Il y a un pauvre petit chien qui
amène des situations ridicules. Elle manque du tact
de la scène, comme de celui de certaines convenances
dans ses romans ; elle n'écrit pas pour des Fran-
çais, quoique en français excellent; et le public, en
fait de goût, n'est pourtant pas bien difficile à présent.
C'est comme Dumas qui marche sur tout, qui est
toujours débraillé et qui se croit au-dessus de ce que
tout le monde est habitué à respecter.
Elle a incontestablement un grand talent, mais elle
est avertie, encore moins que la plupart des écrivains,
de ce qui lui va le mieux. Suis-je injuste encore?
Je l'aime pourtant, mais il faut dire que ses ouvrages
ne dureront pas. Elle manque de goût.
— Revenu à plus d'une heure du matin. Retrouvé
là mon vieux Ricourt (1). Il me parlait et se souvient
encore de l'esquisse du Satyre dans les filets (2) : il
m'a parlé de ce que j'étais déjà dans ce temps loin-
tain. Il se rappelle l'habit vert (3), les grands cheveux,
(1) Ricourt, fondateur du journal Y Artiste, qu'il dirigea longtemps.
Il avait su réunir autour de lui les plus éminents des écrivains de l'époque.
Ce journal avait alors un caractère romantique très accusé. Ricourt
mourut en 1865. Delacroix était très lié avec lui et lui adressa la lettre
sur les Concours que nous avons citée plus haut, et qui compte parmi
les plus originales et les plus intéressantes de la correspondance.
(2) Probablement une des compositions du début de V Artiste. Nous
n'en avons pas trouvé trace dans le Catalogue Bobaut.
(3) Allusion au gilet vert qui servit pour son portrait du Louvre.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 285
l'exaltation pour Shakespeare, pour les nouveau-
tés, etc.
— Dîné à l'Hôtel de ville. — Didot m'a emmené
chez lui et montré des manuscrits intéressants avec
vignettes.
Mercredi 30 novembre. — Dîné chez la princesse
Marcellini. Duo de basse et de piano de Mozart, dont
le commencement rappelle : Du moment qu'on aime.
— Duo idem de Beethoven, celui que je connais déjà
et qu'ils ont joué.
Quelle vie que la mienne (1) ! Je faisais cette
réflexion en entendant cette belle musique, surtout
celle de Mozart qui respire le calme d'une époque
ordonnée. Je suis dans cette phase de la vie où le
tumulte des passions folles ne se mêle pas aux déli-
cieuses émotions que me donnent les belles choses.
Je ne sais ce que c est que paperasses et occupations
rebutantes, qui sont celles de presque tous les
humains ; au lieu de penser à des affaires, je ne pense
qu'à Rubens ou à Mozart : ma grande affaire pendant
huit jours, c'est le souvenir d'un air ou d'un tableau.
Je me mets au travail comme les autres courent
chez leur maîtresse, et quand je les quitte, je rap-
porte dans ma solitude ou au milieu des distractions,
que je vais chercher, un souvenir charmant, qui
(1) Ce passage est à rapprocher du fragment de l'année 1824 : «Quelle
• sera ma destinée ? Sans fortune et sans disposition propre à rien
« acquérir. »
286 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
ne ressemble guère au plaisir troublé des amants.
J'ai vu chez la princesse le portrait du prince
Adam (1) par Delaroche (2)'; on dirait le fantôme du
pauvre prince, tant il semble qu'il lui ait tiré tout le
sang de ses veines, et tant il lui a allongé la figure.
Voilà vraiment, suivant l'expression de Delaroche
lui-même, ce qu'on peut appeler de la peinture
sérieuse. Je lui parlais un jour des admirables Murillo
du maréchal Soult, qu'il voulait bien me laisser admi-
rer; seulement, disait-il, ce nest pas de la peinture
sérieuse.
Je suis rentré à une heure du matin. Jenny me di-
sait que quand on a entendu delà musique pendant une
heure, c'est tout ce qu'on en peut porter. Elle a rai-
son : c'est même beaucoup. Un air ou deux comme
le duo de Mozart, et le reste fatigue et donne de
l'impatience.
Samedi 1er décembre. — Hercule et Diomède (3),
grand paysage. — Adam et Eve (4).
Sur quelques folies. — Sur le progrès. — Opinions
modernes.
Mercredi 7 décembre. — Insipide dîner chez
(1) Le prince Adam Czartoryski.
(2) « Le seul homme dont le nom eût puissance pour arracher quel-
« ques gros mots à cette bouche aristocratique, était P. Delaroche. »
{Baudelaire, sur Delacroix.)
(3) Voir Catalogue Robaut, n° 1274.
(4) Il s'agit probablement de la toile qui porte le n° 853 du Catalogue
Robaut, et que le maître donna ultérieurement à M. de Jolly.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 287
Casenave. J'ai revu là les mêmes figures que Tannée
dernière, à peu près à pareille époque.
Un an de plus change bien les visages à une cer-
taine époque de la vie ! Fould surtout m'a paru avoir
été plus vite que les autres; il a les joues pendantes,
l'œil éteint, le poil plus blanc, et ce je ne sais quoi de
débraillé et de dépenaillé qui annonce le vieillard. Il
était près de moi ; je me suis évertué, par convenance
et dans l'impossibilité de trouver un mot à dire à la
gouvernante anglaise qui était de l'autre côté, à lui
parler de sa collection, des arts, de la guerre
d'Orient... J'étais là comme un terme.
En face de moi était Bethmont (1). C'est un person-
nage tout plein de manières sucrées de dire les choses.
Avec son œil doux, il a arrangé Véron, après dîner,
d'une manière assez piquante, mais surtout très mé-
chante et emportant la pièce avec une douceur
charmante. On sentait bien, dans cette mielleuse phi-
lippique contre le champion de la présidence en 1851,
l'ancien membre du gouvernement provisoire qui lais-
sait échapper quelques-unes de ses rancunes secrètes.
Il a beaucoup d'un homme d'Eglise dans son discours,
et même dans son attitude : la faconde recherchée de
l'avocat (2) se fait jour naturellement dans tout ce
(1) Eugène Bethmont, avocat et homme politique né en 1804, mort
en 1860. Il fut un des membres les plus brillants des assemblées politiques.
(2) Delacroix avait horreur de ce genre d'esprit qu'on rencontre sur-
tout chez ceux qui par métier touchent à toutes choses sans pouvoir
insister sur aucune. L'avocat, avec sa facilité d'élocution, son éloquence
toujours prête, lui apparaissait comme un être superficiel et inconsistant.
Ainsi, même à propos de Berryer, pour lequel il éprouvait, on le sait,
288
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
qu'il dit, mais avec un certain embarras dans les
termes, qui annonce quelque chose de rebelle dans
cet esprit, malgré la culture qu'il a dû lui donner et
l'exercice du métier de parler, qui a été celui de toute
sa vie. Je me rappelle que Vieillard, dans toute sa
candeur, me disait en parlant de lui, et par opposi-
tion à ses autres collègues fougueux ou intolérants
républicains : « Quel homme charmant ! que de
douceur! » Je me rappelle qu'il me déplut tout de
suite, quand je le vis autrefois chez le bon M. N...,
qui n'y regardait pas de si près : une certaine façon
de vous écouter sans rien dire, ou de vous répondre
avec réticences, me donna de lui l'idée dans laquelle
je me suis confirmé les deux ou trois fois que je l'ai
rencontré. Je l'ai trouvé d'une grande sensibilité à la
mort du pauvre Wilson (I). Il m'a semblé qu'il versait
de véritables larmes sur son ami... Que conclure de
tout ceci? Que je me suis trompé dans mon juge-
ment...? Point du tout! Il est, comme tous les
hommes, un composé bizarre et inexplicable de con-
traires; c'est ce que les faiseurs de romans et de
pièces ne veulent pas comprendre. Leurs hommes
sont tout d'une pièce. Il n'en est pas de cette sorte...
Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se
une vive affection, il écrivait : « Heureux qui se contente de la surface
des choses. J'admire et j'aime les hommes comme Berryer qui a l'air
de ne rien approfondir. » Il faudrait être aveugle pour ne pas démêler
la pointe de critique qui se dissimule mal sous cette admiration.
(1) Daniel Wilson, père de M. Daniel Wilson et de Mme Pelouze. Il
acheta autrefois à Delacroix son tableau : La Mort de Sardanaple. (Voir
Catalogue Robaut, n° 198.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 289
montrent tous dans la même heure, à de certains
moments.
Je me suis sauvé aussitôt que je l'ai pu, pourm'ôter
de ce lieu ennuyeux et pour aller à pied à travers les
Champs-Elysées, chez la princesse, où j'espérais avoir
un peu de musique et un peu de thé. Je l'ai trouvée
attablée au piano avec son professeur K... Justement
elle jouait avec lui de sa musique. Le morceau finis-
sait heureusement, et je n'ai pas été mis dans la
nécessité de faire même une grimace d'approbation.
Elle a joué après, et probablement à mon intention,
un morceau de Mozart, à quatre mains, de sa jeu-
nesse. L'adagio superbe. Revenu, bien malgré moi,
avec l'ennuyeux K...
Jeudi 18 décembre. — J'étais invité à aller chez
Mlle Brohan (1), et, après avoir fait ma promenade,
par un froid piquant, mais agréable, après laquelle je
devais rentrer pour aller la voir, je suis resté à lire le
deuxième article de Dumas sur moi, qui me donne
une certaine tournure de héros de roman. Il y a dix
ans, j'aurais été l'embrasser pour cette amabilité :
dans ce temps-là, je m'occupais beaucoup de l'opi-
nion du beau sexe, opinion que je méprise (2) entiè-
(1) Augustine Brohan avait débuté en 1841, à seize ans, à la Comédie-
Française, avec un immense succès. Elle devint sociétaire l'année sui-
vante. Son talent, sa grâce et son esprit lui assurèrent une situation
exceptionnellement brillante.
(2) Voici une anecdote intéressante rapportée par Baudelaire, et qui
mérite d'être rapprochée de ce passage : « Je me souviens qu'une fois
II. 19
290 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
rement aujourd'hui, non sans penser quelquefois avec
plaisir à ce temps où tout d'elles me paraissait char-
mant. Aujourd'hui, je ne leur en reconnais qu'un seul,
et il n'est plus à mon usage. La raison, plus encore
que l'âge, me tourne vers un autre point. Celui-là est
le tyran qui domine tout le reste.
Cette Brohan était bien charmante à ses débuts !
Quels yeux! quelles dents! quelle fraîcheur! Quand
je l'ai revue chez Véron, il y a deux ou trois ans, elle
avait perdu beaucoup, mais elle avait encore un cer-
tain charme. Elle a beaucoup desprit, mais elle court
un peu après l'effet. Je me rappelle que ce jour-là,
en sortant de table, elle m'embrassa sur ce qu'on lui
dit ce que j'étais : je crois qu'il était question de son
portrait. Houssaye (1), qui était alors son directeur,
non pas celui de sa conscience, car il était en même
temps son amant, eut tout le temps du dîner une
sombre attitude d'amant jaloux fort comique chez un
directeur de spectacle, familiarisé, à ce qu'il semble,
avec les mœurs de la partie féminine du troupeau
déclamant et chantant, croassant ou beuglant, dont
il est le berger.
« dans un lieu public, comme je lui montrais le visage d'une femme
« d'une originale beauté et d'un caractère mélancolique, il voulut bien
« en goûter la beauté, mais me dit, avec son petit rire, pour répondre
« au reste : » Comment voulez-vous qu'une femme puisse être mélanco-
« lique? h insinuant sans doute par là que pour connaître le senti-
« ment de la mélancolie, il manque à la femme certaine cbose essen-
« tielle. »
(1) Arsène Houssaye était alors administrateur de la Comédie-Fran-
çaise.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 291
Je>n'y ai pas été ce soir, de peur de rencontrer là
trop de ces figures compromettantes, qui me feraient
fuir aux antipodes.
Vendredi 9 décembre. — La forme de lettres serait
la meilleure... On passe d'un sujet à l'autre sans
transition; on n'est pas forcé à des développements.
Une lettre peut être aussi courte et aussi longue qu'on
veut.
En revenant de l'Hôtel de ville. — Copie du plafond
pour Bonnet (1). — Samson et Dalila (2). — Ovide (3).
— Otinde et Sophronie. — Clorinde(4). — Herminie
et les bergers (5). . . et les autres sujets de la Jérusalem.
(1) Plafond de la galerie d'Apollon.
(2) Voir Catalogue Robaut, n* 1238.
(3) Ce sujet d'Ovide, qu'il avait déjà traité pour la décoration de la
Bibliothèque du Palais-Bourbon, devait lui inspirer un de ses chefs-
1 œuvres de l'Exposition de 1859. Voici en quels termes il en parle :
VI. Moreau avait demandé à Delacroix un tableau pour M. Fould. Delà-
roix lui écrit le 11 mars 1856 : « Je m'étais occupé tout de suite de
* chercher des sujets pour répondre au désir que vous m'avez si aimable-
» ment exprimé de la part de M. Fould. Après avoir hésité quelque
«temps, je me suis rappelé une esquisse que j'ai traitée, il y a un
t an environ , dans le projet d'en faire un tableau. Je crois le sujet
■ assez favorable, avec figures, animaux, paysages. C'est Ovide exile
■■ chez les Scythes, auquel les naïfs habitants apportent des fruits, du
laitage. »
Ce tableau appartient aujourdïhui à Mme Sourdeval. (Voir Catalogue
lobaut, np 1376.)
(4) Il s'agit du tableau A'Olinde et Sophronie, qui a figuré récemment
l'Exposition des Cent chefs-d'œuvre, chez Petit. La description fournie
ar Delacroix est la suivante : « Olinde et Sophronie. Glorinde, arrivant
au secours de Sarrasins assiégés dans Jérusalem, délivre de la mort deux
jeunes amants condamnés au bûcher par le tyran Aladin. »> (Jérusalem
'livrée.) (Voir Catalogue Robaul, n° 1290.)
(5) Voir Catalogue Robaut, n° 1384.
292 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
— Lion Beugniet(l). Naufrage id. (2). — Intérieur de
Harem (Oran). — Présents de noces (Tanger). Camp
mauresque.
Samedi 10 décembre. — Chez Chabrier ce soir.
Lefebvre parlait de Jomini. Lire ces deux ouvrages :
Napoléon au tribunal d" Alexandre et de César et
Grandes opérations militaires. Il loue beaucoup le
style de Ségur, dans la campagne de 1812. Lire la
bataille de Dresde. Belles choses aussi dans la cam-
pagne de France. C'est après cette campagne de
Dresde, dans laquelle l'Empereur a été vraiment fou-
droyant et semblable aux Roland et aux Renaud, tant
son coup d'oeil ou sa présence enfanta des miracles,
c'est après cette bataille, qui devait être décisive,
qu'une aile de poulet lui donna une indigestion qui
paralysa, avec ses facultés, les mouvements de son
armée et amena la défaite de Vandamme.
Le bon amiral, qui était là, a la bonté et la bien-
veillance peintes sur ses traits. Il me disait que la nuit,
quand il se réveillait, il était pris d'un horrible décou-
ragement. Cela m'a surpris d'un homme qui n'a pas
l'air d'être nerveux, C'est une situation commune à
presque tous les hommes. Lefebvre est de même.
J'étais arrivé dans un état de misanthropie affreuse
que j'ai déposé en entrant là (quoique je ne m'y sois
pas grandement diverti), et que j'ai repris tout le long
du chemin à mon retour.
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1249.
(2) Voir Catalogue Robaut, nos 1214 et 1220.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 293
Je trouvais charmant d'être détesté de tout le
monde et d'être eii guerre avec le genre humain. On
parlait d'excès de travail; je disais qu'il n'y avait
pas d'excès dans ce genre, ou du moins qu'il ne pou-
vait nuire, pourvu qu'on fît l'exercice que le corps
réclame, et surtout qu'on ne menât pas de front
le travail avec le plaisir. On dit à ce propos que
Cuvier était mort pour avoir trop travaillé : je n'en
crois rien. Il avait 1 air si fort! a dit quelqu'un. Point
du tout! il était très maigre et se couvrait d'habits
comme le marquis de Mascarille et le vicomte de
Jodelet dans les Précieuses. Il voulait être dans une
transpiration continuelle. Ce système n'est pas mau-
vais; je commence à tourner à cette habitude de me
couvrir extrêmement; je la crois très salutaire pour
moi. Cuvier avait la réputation d'aimer les petites
filles et de s'en procurer à tout prix; cela explique la
paralysie et tous les inconvénients auxquels il a suc-
combé, plus que les excès de travail.
J'ai vu Norma. J'ai cru que je m'y ennuierais, et le
contraire est arrivé ; cette musique, que je croyais
savoir par cœur et dont j'étais fatigué, m'a paru déli-
cieuse. La pièce est courte, autre mérite. Mme Parodi
m'a fait plus de plaisir que dans Lucrezia; c'est peut-
être parce que depuis mon journal m'a appris qu'elle
était élève de Mme Pasta, dont elle rappelle beaucoup
de traits. Le public croit regretter la Crisi et lui
refuse sa faveur. Souvent mon applaudissement soli-
taire s'élevait au milieu de la froideur universelle.
294 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Mme Monceaux y était, qui se montrait aussi difficile
que les autres. Boissard et sa femme étaient aux
avant-scènes. J'ai été les voir un moment.
14 décembre. — Dîné chez Riesener avec Pierret.
J'étais invité chez la princesse et j'espérais y aller le
soir. Je suis resté rue Bayard. — Le soir, dans l'ate-
lier, où j'ai fait un fusain d'après un torse de la
Renaissance, pour un essai du fixatif que Riesener
emploie.
Je suis revenu avec Pierret, par la gelée qui s'est
déclarée dans l'après-midi et par un clair de lune
admirable. Je lui ai rappelé, dans les Champs-Elysées,
qu'à cette même place, il y a plus de trente ans, nous
revenions ensemble, vers la même heure, de Saint-
Germain, où nous avions été voir la mère de Soulier,
à pied, s'il vous plaît, et par une gelée intense...
Était-ce bien le même Pierret quej'avais sous le bras?
Que de feu dans notre amitié! que de glace à pré-
sent (1)1... H m'a parlé des magnifiques projets qu'on
fait pour les Champs-Elysées. Des pelouses à l'an-
glaise remplaceront les vieux arbres. Les balustrades
de la place ont disparu; l'obélisque va les suivre pour
être mis je ne sais où. Il faut absolument que l'homme
s'en aille, pour ne pas assister, lui si fragile, à la ruine
(1) Ce passage, qui nous avait échappé au moment d'écrire notre
Étude, vient encore à l'appui de ce que nous avons dit sur le sentiment
d'amitié chez Delacroix, et contribue à détruire la légende qu'on s'était
plu à former.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 205
de tous les objets contemporains de son passage d'un
moment. Voilà que je ne reconnais plus mon ami,
parce que trente ans ont passé sur mes sentiments. Si
je lavais perdu il y a quinze ans, je l'eusse regretté
éternellement; mais je n'ai pas encore eu le temps de
me dégoûter de la vue des arbres et des monuments
que j'ai vus toute ma vie. J'aurais voulu les voir jus-
qu'à la fin.
Vendredi 16 décembre. — Dîné chez Véron. Il y
avait là cinq ou six médecins. La conversation a
roulé pour les trois quarts sur les anus, les fistules,
pustules et autres détails de la profession qui faisaient
promettre, pour le dessert, au moins une petite dis-
section. Velpeau (1) y était ; il est très spirituel. Le
vertueux Nisard (2) était près de moi et un peu dé-
paysé.
Samedi 17 décembre. — Dîné chez Lebmann avec
Visconti (3), que j'aime à revoir, Mercey, Meyer-
beer ; je suis allé avec ce dernier chez Buloz.
Dimanche 18 décembre. — Sorti à onze heures et
demie.
(1) Le docteur Velpeau était un des plus célèbres chirurgiens de
Tëpoque.
(2) M. Nisard, pour qui la critique ne pouvait avoir de mystères,
déclarait dans un Salon daté de 1833, au National, où il remplaçait le
critique Peisse, que « M. Delacvoix n'avait pas un ouvrage sérieux » .
(3) Visconti, architecte, dont l'œuvre principale fut la réunion du
Louvre aux Tuileries. Il paraît que Delacroix l'estimait davantage que
ses confrères Lefuel et Baltard. (Voir suprà, t. II, p. 229.)
296 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
A l'école des Beaux-Arts, sur l'invitation de ces
messieurs : j'arrivai là comme Mathan dans le temple
du Seigneur. Trouvé là le bon Moreau qui poursuit
sa carrière philanthropique, fonde des prix à l'Ecole
et fait le bonheur des paysans de son endroit. Il m'a
ramené dans notre quartier.
Passé chez M. Villot, à pied chez la princesse et
M. Lefeu, sans trouver personne. Revenu au Musée,
où le froid ne m'a pas permis de rester, et vers trois
heures chez M. Fould; je ne l'ai qu'entrevu, il sortait.
Le soir, Guillaume Tell, auprès de Saint-Georges,
qui m'a fait perdre quelques morceaux par ses re-
marques diverses. A travers tout cela, retrouvé plus
que jamais les impressions de ce bel ouvrage qu'on
ne peut assez admirer.
Mardi 20 décembre. — Robert le soir; je n'ai pu
entendre que les trois premières notes. J'étais très
fatigué. J'y ai trouvé encore des mérites nouveaux.
Les costumes, renouvelés naturellement après tant
de représentations, m'ont beaucoup intéressé.
Jeudi 22décembre. — Aujourd'hui, dîné chez Moreau
et chez Villot le soir. Mme Villot m'a parlé de cette
fameuse commission pour l'Exposition générale (1).
Samedi 24 décembre. — Dîné chez Buloz.
(1) L'Exposition de 1855,
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 297
Dans la journée, discussion à l'Hôtel de ville sur la
question des boulangers. Chaix d'Est-Ange (1) a fait
une sortie qui a intéressé tout le monde comme fait un
spectacle. Quant à moi, je ne vois là qu'un assez
grand talent d'acteur et d'improvisateur, mais je vois
toujours l'acteur. Il est rare que toute cette chaleur
de commande tienne contre la plus mince argumen-
tation en sens contraire, faite par un homme sans
prétention, mais convaincu de ce qu'il dit.
Au dîner de Buloz, Meyerbeer, Cousin et Rému-
sat(2) ; en somme, amusant. Babinet est venule soir (3).
Je parlais avec Cousin des découragements qui s'em-
parent des artistes, non pas quand ils sentent que leur
verve diminue, mais quand leur public commence à se
lasser d'eux, ce qui arrive tôt ou tard. C'est, m'a-t-il
dit, qu'ils n'ont plus le diable au corps, et il a raison.
Je disais à Rémusat que je me faisais éveiller avec le
jour, et que dans cette saison, à travers le froid et la
neige, je courais à mon travail avec ardeur et plaisir.
(1) Chaix <T Est-Ange, célèbre avocat et homme politique. Son goût
pour les arts et ses fréquentes relations avec les artistes sont connus.
(2) Le comte Charles de Rémusat (1797-1875), écrivain et homme
politique. De 1830 à 1852 il fit partie de toutes les assemblées délibé-
rantes, et devint ministre de l'intérieur en 1840. Sous l'Empire, il resta
complètement étranger aux affaires publiques et reprit ses travaux phi-
losophiques, faisant paraître des ouvrages et publiant des études dans la
Revue des Deux Mondes. En 1846, il avait succédé à Royer-Collard
comme membre de l'Académie française.
(3) Jacques Babinet (1794-1872), mathématicien, membre de l'Aca-
démie des sciences depuis 1840, auteur d'un grand nombre de travaux
qui emhrassent diverses parties de l'astronomie, de la physique et de la
météorologie. Il a publié de nombreux articles scientifiques à la Revue
des Deux Mondes et au Journal des Débats.
298 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Que c'est beau! m'a-t-ildit; que vous êtes heureux !.. .
Et il a grandement raison .
Je suis revenu à pied et suis entré à Saint-Roch
à la messe de minuit. Je ne sais si cette foule entassée
là, ces lumières, enfin cette espèce de solennité ne
mont pas fait paraître plus froides et plus insipides
toutes les peintures qui sont là sur les murs... Que
le talent est rare! Que de labeurs dépensés à bar-
bouiller de la toile, et quelles plus belles occasions
que ces sujets religieux! Je ne demandais à tous
ces tableaux si patiemment ou même si habilement
fabriqués par toutes sortes de mains, et de toutes
sortes d'écoles, qu'une touche, qu'une étincelle de
sentiment et d'émotion profonde, qu'il me semble
que j'y aurais mise presque malgré moi. Dans ce
moment, qui avait quelque solennité, ils me sem-
blaient plus mauvais qu'à l'ordinaire; mais, en re-
vanche, combien une belle chose m'eût ravi! C'est
ce que j'ai éprouvé, toutes les fois qu'une belle
peinture était devant mes yeux à l'église, pendant
qu'on exécutait de la musique religieuse, qui, elle, n'a
pas besoin d'être aussi choisie pour produire de l'ef-
fet, la musique s' adressant sans doute à une partie de
l'imagination, différente et plus facile à captiver. Je
me rappelle avoir vu ainsi, et avec le plus grand plai-
sir, une copie du Clirist de Prud'hon, à Saint-Philippe
du Roule; je crois que c'était pendant l'enterrement
de M. de Beauharnais... Jamais, à coup sûr, cette
composition, qui est critiquable, ne m'avait paru
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 290
meilleure. La partie sentimentale semblait se dégager
et m' arrivait sur les ailes de la musique. Les anciens
ont connu quelque chose d'analogue et Font mis en
pratique : on dit d'un grand peintre de l'antiquité
qu'en montrant ses tableaux il faisait entendre aux
Spectateurs une musique propre à les mettre dans une
situation d'esprit conforme au sujet de la peinture ;
ainsi il faisait sonner de la trompette, en montram la
figure d'un soldat armé, etc. Je me rappelle mon
enthousiasme, lorsque je peignais à Saint-Denis du
Saint-Sacrement et que j'entendais la musique des
offices; le dimanche était doublement un jour de fête;
je faisais toujours ce jour-là une bonne séance (1). La
meilleure tête de mon tableau du Dante a été faite
avec une rapidité et un entrain extrêmes, pendant
que Pierret me lisait un chant du Dante, que je con-
naissais déjà, mais auquel il prêtait, par l'accent, une
énergie qui m'électrisa. Cette tête est celle de
l'homme qui est en face, au fond, et qui cherche à
grimper sur la barque, ayant passé son bras par-des-
sus le bord.
On parlait à table de la couleur locale. Meyerbeer
disait avec raison qu'elle tient à un je ne sais quoi qui
n'est point l'observation exacte des usages et des
coutumes : « Qui en est plus plein que Schiller, a-t-il
(1) Il éprouva cette même émotion à l'église Saint-Sulpice, en pei-
gnant le dimanche, au son des orgues. Mais, comme on le verra plus
loin, les autorités ecclésiastiques et administratives lui refusèrent l'auto-
risation de travailler le dimanche pendant les offices.
300 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
dit, que Schiller dans son Guillaume Tell? et cepen-
dant il n'a jamais rien vu de la Suisse. » Meyerbeer
est maître en cela : les Huguenots, Robert, etc. Cou-
sin ne trouvait pas la moindre couleur locale dans
Racine, qu'il n'aime point; il se figure que Corneille,
dont il est engoué, en est plein. Je disais sur Racine
ce que je pense et ce qu'on doit en dire, c'est-à-dire
qu'il est trop parfait; que cette perfection et l'absence
de lacunes et de disparates lui ôtent le piquant que l'on
trouve à des ouvrages pleins de beautés et de défauts
à la fois. Il me disait à satiété que ses idées étaient
prises partout et n'étaient que des traductions. Il me
citait je ne sais combien d'exemplaires d'Euripide ou
de Virgile annotés de sa main, de manière à en tirer
des vers tout faits... Que de gens ont annoté Euripide
et tous les anciens, sans en tirer la moindre parcelle
de quoi que ce soit qui ressemble à un vers de
Racine! Mme Sand me disait la même chose : ce sont
là de ces curiosités de gens de métier! La langue d'un
grand homme parlée par lui est toujours une belle
langue. Autant vaudrait-il dire que Corneille, qui est
très beau dans notre langue, aurait été plus beau
encore en espagnol! Les gens de métier critiquent
plus finement que les antres, mais ils sont entêtés des
choses de métier. Les peintres ne s'inquiètent que de
cela. L'intérêt, le sujet, le pittoresque même, dispa-
raissent devant les mérites de l'exécution, j'entends
de l'exécution scolastique.
En relisant ce que j'ai dit de Meyerbeer, à propos
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 301
de la couleur locale, il m' arrive de penser qu'il en
est trop épris. Dans les Huguenots, par exemple : la
lourdeur croissante de son ouvrage, la bizarrerie
des chants vient en grande partie de cette recherche
outrée. Il veut être positif, tout en recherchant
l'idéal; il s'est brouillé avec les grâces en cherchant
à paraître plus exact et plus savant. Le Prophète, que
je ne me rappelle pas, ne l'ayant presque point
entendu, doit être un pas nouveau dans cette route.
Je n'en ai rien retenu. Dans Guillaume Tell, s'il l'eût
composé, il eût voulu, dans le moindre duo, nous faire
reconnaître des Suisses et des passions de Suisses.
Rossini, lui, a peint à grands traits quelques paysages
dans lesquels on sent, si l'on veut, l'air des mon-
tagnes, ou plutôt cette mélancolie qui saisit l'âme en
présence des grands spectacles de la nature, et sur
ce fond, il a jeté des hommes, des passions, la grâce
et l'élégance partout. Racine a fait de même. Qu'im-
porte qu'Achille soit Français! Et qui a vu l'Achille
grec? Qui oserait, autrement qu'en grec, le faire
parler comme Homère l'a fait? « De quelle langue
allez-vous vous servir? demande Pancrace à Sgana-
relle. — Parbleu ! de celle que j'ai dans la bouche! »
On ne peut parler qu'avec la langue, mais aussi
qu'avec l'esprit de son temps. Il faut être compris de
ceux qui vous écoutent, et surtout il faut se com-
prendre soi-même. Faire l'Achille grec! Eh, bon
Dieu ! Homère lui-même l'a-t-il fait? Il a fait un Achille
pour les gens de son temps. Les hommes qui avaient
302 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
vu le véritable Achille n'étaient plus depuis longtemps.
Cet Achille devait ressembler à un Huron plus qu'à
celui d'Homère. Ces bœufs et ces moutons que le
poète lui fait embrocher de ses propres mains, peut-
être les mangeait-il tout crus et assommés par lui. Ce
luxe, dont Homère le relève, sortait de son imagina-
tion; ces trépieds, ces tentes, ces vaisseaux, ne sont
autre chose que ceux qu'il avait sous les yeux, dans
le monde où il vivait. Plaisants vaisseaux, que ceux
des Grecs au siège de Troie! Tout l'ost des Grecs eût
capitulé devant la flottille qui sort de Fécamp ou de
Dieppe pour aller à la pêche du hareng. C'a été la
faiblesse de notre temps, chez les poètes et les artistes,
de croire qu'ils avaient fait une grande conquête, avec
l'invention de la couleur locale. Ce sont les Anglais
qui ont ouvert la marche, et nous nous sommes éver-
tués, à leur suite, à donner l'assaut aux chefs-d'œuvre
du génie humain.
(Reporter là tout ce qui est plus haut, sur l'invrai-
semblance des fables de W al ter Scott et des romans
modernes mis en regard de la recherche de la vérité
dans les détails.)
Mardi 27 décembre. — Travaillé peu, et un peu de
malaise qui a augmenté à dîner.
La bonne Alberthe m'avait envoyé une stalle le
matin. J'ai donc été aux Italiens, et cette sortie,
qui me coûtait, m'a fait du bien plutôt que du mal.
On donnait la Lucia. L'autre jour, à Lucrezia, je
JOURNAL D'ECJGENE DELACROIX. 303
rendais justice à Donizetti ; je me repentais de ma
sévérité à son égard. Aujourd'hui, tout cela a paru,
à ma courbature et à ma fatigue, bien bruyant,
bien peu intéressant. Rien du sujet, ni des passions,
excepté peut-être le fameux quintette. L'ornement
tient toute la place dans cette musique ; ce ne sont
que festons et astragales : je l'appelle de la musique
sensuelle, uniquement, qui n'est calculée que pour
chatouiller l'oreille un moment.
J'ai rencontré mon ami Ghasles au foyer. Il a com-
mencé, avec cette manière mielleuse et raide à la
fois qui caractérise cette nature sans franchise, se ra-
baissant avec une humilité qu'il ne voulait pas même
que je crusse réelle. Je lui ai dit qu'il ne fallait dire de
soi ni bien ni mal. En effet, si vous en dites du mal,
tout le monde vous prend au mot; si vous en dites
trop de bien ou seulement un peu de bien, vous fatiguez
tout le monde. Il est sorti de tous ces compliments, et
nous avons parlé du théâtre, d'art dramatique, de Ra-
cine, de Shakespeare. Il préfère ce dernier à tout,
« mais, m'a-t-il dit, c'est moins pour moi un artiste
qu'un philosophe. Il ne cherche pas l'unité, le résumé,
le type comme les artistes, il prend un caractère : c'est
quelque chose qu'il a vu et qu'il étudie, en vous le
faisant voir au naturel. » Cette explication me paraît
juste. Je lui ai demandé si, avec ses entrées et ses
sorties, et tout ce remue-ménage continuel de lieux
et de personnages, les pièces de Shakespeare n'é-
taient point fatigantes même pour un homme qui
304 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
comprend tolit le mérite de son langage. Il en est
convenu.
J'ai rencontré Berryer avec le plus grand plaisir,
et un peu honteux de l'avoir négligé. Il me témoi-
gnait le regret de ne pas me voir, et ce n'étaient pas
même de tendres reproches. C'est une nature vrai-
ment riche et sympathique. Il m'a dit que je devais
l'aller trouver à la campagne quelquefois; je l'aime
beaucoup.
Je suis sorti avant la fin, très fatigué, et j'ai passé
une nuit tout en sueur et en maladie. La matinée
était meilleure.
Jeudi 29 décembre. — Première séance à la réunion
pour le jury de l'Exposition de 1855. J'y ai vu le
pauvre Visconti (1) à deux heures;... à cinq heures,
il n'était plus ! J'ai été désespéré de ce malheur qui
intéresse tout le monde, mais qui me prive person-
nellement de l'homme le plus sympathique que j aie
rencontré depuis longtemps.
Vendredi 30 décembre. — On me disait, à propos
de la Vénus, qu'en la regardant, on voyait tout à la
fois. Cette expression m'a frappé : c'est là, en effet,
la qualité qui doit dominer j les autres ne doivent
venir qu'après.
(1) Visconti mourut sans avoir achevé l'œuvre capitale de sa carrière
d'architecte, la réunion du Louvre aux Tuileries. Mais son nom n'en
reste pas moins attaché à ce magnifique travail. Il avait été, au mois
d'août précédent, nommé membre de l'Institut.
1854
Sans date. — Fragments d'un dictionnaire, etc. —
Petits articles très courts sur les artistes célèbres et
en passant ou traitant seulement un point qui les re-
garde ou dune qualité propre à eux.
— Le beau implique la réunion de plusieurs quali-
tés : la force toute seule n'est pas la beauté sans la
grâce, etc. : en un mot, l'harmonie en serait l'expres-
sion la plus large. — Cette panhypocrisiade uni-
verselle.
1er janvier. — Tout va si mal : la vertu elle-même
est si faible et si chancelante, le talent si journalier,
si sujet à se dégrader et à s'abandonner soi-même,
que les hommes sont facilement accoutumés à se con-
tenter en tout de Y apparence seulement du talent et
de la vertu. Apparence de talent, semblant d'hon-
nêteté : point d'imitation de personne sur aucun
point. Vous me le donnez, je le prends ; je n'exige
guère, de peur d être obligé de rendre beaucoup. Il
n'y a que sur la civilité qu'ils sont excessifs, parce
qu'elle ne coûte rien.
II. - 305 20
306 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Vous êtes avocat, vous défendez et vous faites
triompher le client per fas et nef as, et il n'y a rien à
dire, c'est le devoir ! réussir surtout. Avoir défendu
le client en pure perte avec tout le talent et la con-
science imaginables, fâcheux accident, dont il faut se
relever par un succès obtenu, s'il est nécessaire, dans
un cas plus douteux, près de juges prévenus, en
s'appuyant sur toutes les circonstances préparées ou
fortuites qui concourent ordinairement à tous les
succès.
Vous êtes X archevêque de Cavaignac et sa créature;
sa main vous a tiré de l'obscurité du néant. Vous
serez l'archevêque de Napoléon, vous le consacrerez
comme l'élu d'un grand peuple : la mitre commande.
Vous n'êtes plus l'archevêque de Cavaignac, vous
êtes l'archevêque de Paris. Vous entonnez le Salvum
fac irnperatorem avec tranquillité; vous recevez l'en-
cens d'une manière convenable. Vous ne serez pas
sorti de votre devoir, de ceux que demande et dont
se contente le public.
Il n'y a pas une voix qui vous crie que vous
devez prêter à la critique, pas une voix, celle de
votre conscience moins que les autres, qui vous
avertisse en secret. Qui donc, si vous ne vous le
donnez vous-même, vous donnerait ce charitable
avertissement ? Je le dis charitable , dans l'intérêt
de votre triste honneur, non dans celui des néces-
sités de votre position, des nécessités du bien vivre,
du paraître. Qui vous le donnerait, cet avertisse-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 307
ment que vous n'avez pas reçu comme une inspira-
tion naturelle dans l'exercice d'un ministère et dans
les méditations dune situation qui vous rapproche de
ia source de toute vertu? L'attendriez-vous de ceux
que vous appelez vos amis, quand vous ne l'avez pas
senti en dedans de vous, dans le silence du sanctuaire?
Quoi ! vous approchez le Saint des saints î vous vivez
dans la communion des élus! vous montez dévote-
ment en chaire et les yeux baissés modestement
comme pour interroger les replis de votre cœur, ou
bien, les mains et les regards élevés comme pour
attester l'auteur des saintes inspirations, vous étalez
devant de tristes et faibles humains la corruption de
leur nature, vous la leur faites toucher du doigt!
Vous êtes ménager devant eux de ces promesses qui
encourageraient, consoleraient leurs aspirations vers
le bien ; vous tonnez quelquefois, vous êtes la voix
de Dieu lui-même ! mais vous savez bien ce que c'est
que cet instrument et quel est cet organe dont il se
sert pour faire arriver sa parole jusqu'à ses créatures
déshéritées. Oui! cette voix, en passant par vos
lèvres, et je ne dis pas votre cœur, pour arriver à ces
cœurs abattus, pour effrayer même les justes, cette
voix, dis-je, réveille malgré vous dans vous-même
un sentiment importun. Vous ne pouvez avoir aboli,
à ce point, dans votre être, le sentiment du juste,
qu'il ne se passe en vous un tumulte qui troublera et
attristera la sécurité que la vue du monde, comme il
est, vous a accoutumé à regarder comme la paix de
308 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
l'âme. Vous remportez, au milieu de ces flatteurs, de
ces corrrompus, si attentifs à vous cacher leur cor-
ruption et h feindre de ne point s'apercevoir de la
vôtre, un fond chagrin, une soucieuse attitude, que
vous vous efforcez de faire paraître tranquille pour
l'homme de l'habit que vous portez, pour paraître,
par le calme de votre visage, aussi élevé au-dessus
du commun des hommes, que vous semblez l'être
par les insignes sacrés de votre dignité.
A janvier. — Soirée aux Tuileries. J'en suis revenu
plus chagrin que de l'enterrement du pauvre Visconti.
La figure de tous ces coquins (1) et de toutes ces
coquines, ces âmes de valets sous ces enveloppes
brodées, lèvent le cœur.
5 janvier. — « Ainsi, dans toutes nos résolutions,
il faut examiner quel est le parti qui présente le
moins d'inconvénients et l'embrasser comme le
meilleur, parce qu'on ne trouve jamais rien de par-
faitement pur et sans mélange, ou exempt de danger. »
(Machiavel.)
17 janvier. — Les littérateurs font semblant de
croire que l'oreille et l'œil jouissent, dans la musique
et dans la peinture, comme le palais dans l'action de
manger et de boire,
(1) Voir notre Etude, p. xvi et xvifc
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 300
25 janvier. — Ce soir, à la soirée de la princesse
Marceilini, S. . ., en me parlant de Mozart, me dit qu'il
avait laissé un petit livre dans lequel il notait tout ce
qu'il composait : il y a des jours, des semaines, des
mois pendant lesquels il ne fait rien; quand il s'y
remet, c'est prodigieux; ce que c'est que l'ouvrage
d'un seul jour quelquefois !
— Armicie arrivant au camp de Godefroi... Sa
suite, ardeur des chevaliers.
— Frappement du rocher, pour le ministère d'Etat.
— Renaud dans la forêt enchantée (1) : les disci-
ples près des arbres.
29 janvier. — L'admirable symphonie que j'avais
oubliée. Se rappeler dans l'avant- dernier morceau
la gueule de F enfer entr'ouverte pendant une mesure
ou deux.
Le matin, *** est venu m'apprendre, par une
pluie affreuse et à travers la crotte, que mon plafond
avait fait fiasco hier soir... Le bon cœur! l'aimable
parent!... Comme il m'a trouvé très froid à ses
remarques, attendu que je le trouve bon, il s'en est
allé sans avoir rempli son but. Il remportait alors
l'inquiétude d'avoir par trop compté sur ma béni-
gnité ; sa figure allongée et verdie annonçait la crainte
(i) Toile qui fut adjugée cent sept francs à Andrieu, qui la céda à la
duchesse Golonna. « Nous pensions, dit le Catalogue Robant, que cette
« esquisse était entrée dans le legs fait au musée cantonal de Fribourg
« par Mme la duchesse Colonna... Le conservateur de ce musée, que
« nous avons consulté à ce sujet, nous a détrompés. »
310 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
de voir s'envoler les commandes de tableaux et de
plafonds.
6 mars. — Commencé à montrer le salon de la
Paix, à l'Hôtel de ville, jusqu'au 13 inclusivement (1).
9 mars. — Vu chez le ministre d'État M. Isabey,
qui m'a demandé des billets pour le prochain bal de
l'Hôtel de ville, pour lui, sa femme et sa fille. —
ld.j id., pour Riesener et sa femme.
11 mars. — Grande interruption dans ces pauvres
notes de tous les jours : j'en suis très attristé; il me
semble que ces brimborions, écrits à la volée, sont tout
ce qui me reste de ma vie, à mesure qu'elle s'écoule.
Mon défaut de mémoire me les rend nécessaires;
depuis le commencement de l'année, le travail suivi
de l'achèvement de l'Hôtel de ville me donnait trop
de distraction; depuis que j'ai fini, et il y a bientôt
un mois, j'ai les yeux en mauvais état, je crains
d'écrire et de lire.
Article remarquable sur les Kœnigsmarck (2), par
(1) Dans l'intervalle du 29 janvier au 6 mars, Delacroix avait fait
exécuter par le peintre Andrieu des retouches aux peintures du salon de
la Paix à l'Hôtel de ville, ainsi qu'il résulte de cette lettre : « Ayez la
« bonté de refaire un ciel plus clair, à la Muse par exemple, pas trop
« uni, mais éclairci de manière à faire bien à la lumière. Faites-en autant
« à la Minerve et, si vous voulez, à la Vénus. Je ne ferai que perdre ma
«journée en allant seulement pour cela, que vous pouvez faire parfaite-
« ment, et je ne serai pas en train de faire quoi que ce soit avant d'avoir
« revu aux lumières. » (Corresp., t. II, p. 98.)
(2) Episode de l'histoire du Hanovre.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 311
M. Blaze (1), Revue des Deux Mondes (15 octobre 1852
— 15 mai 1853).
Aller chez M. Viardot, la semaine prochaine ;
M. Thiers, id.
Billets à Signol, à Larivière (2), à Panseron (3), à
M. Pelletier (4), à Dedreux-Dorcy (5).
À. Deschamps (6), qui est venu me voir ces jours-
ci, me disait que Félix Bodin (7), que nous avons
connu, qui est mort assez jeune et qui était un homme
maigre, lui disait qu'un homme de son tempérament
était tué inévitablement dans la compagnie habi-
tuelle d'un homme gras et robuste : ces natures tirent
à elles, au lieu de rendre, contrairement à l'opinion
des anciens médecins qui faisaient coucher des vieil-
lards avec de jeunes filles, pensant leur communi-
quer ainsi un peu de la chaleur et de l'activité d'un
jeune sang.
(1) Blaze de Bury, qui était le beau-frère de Buloz, fit pendant de
longues années paraître de nombreux articles de critique littéraire et
musicale à la Revue des Deux Mondes.
(2) Larivière, peintre, élève de Guérin, de Gîrodet et de Gros, avait
été un des derniers concurrents de Delacroix à l'Institut.
(3) Panseron (1795-1859) , compositeur, auteur d'un grand nombre
de morceaux de musique religieuse,
(4) Pelletier occupait un poste important au ministère d'Etat. C'était
un protégé de M. Fould.
(5) Dedreux-Dorcy, peintre, qui fit un portrait de Delacroix en 1831.
(6) Antony Deschamps de Saint-Amand, poète et littérateur (1808-
1869). Outre un grand nombre d'œuvres poétiques, A. Deschamps a
publié des articles dans la Revue de f'aris et le Journal des Débats.
(7) Félix Bodin, publiciste et historien (1795-1837). C'est sous ses
auspices que M. Thiers, alors inconnu, commença son Histoire de la
Révolution française. Félix Bodin devint membre de la Chambre des
députés après la révolution de 1830.
3J2 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
14 mars. — Dîné chez Villot, avec Nadaud (1),
Arago, Bixio.
15 mars. — Dîné chez Hippolyte Rodrigues (2) avec
Halévy, Boilay, Mirés (3) ; ce dernier, très original,
très sensé, très spirituel; il est bien la preuve que
c'est l'esprit qui fait l'homme. Il me disait, sur ce que
le peuple, à présent, croit que le bien-être lui est dû,
indépendamment de l'esprit et de l'industrie employés
à se le procurer, en un mot sur cette rage d'égalité de
bonheur qui possède tous ces gens-là et que je déplo-
rais, que c'était un mobile qui venait à son tour et qui
avait son temps à faire, comme tous ceux qui ont
soulevé les hommes plus ou moins longtemps, les
guerres de religion par exemple.
Il disait que, quelque judiciaire qu'on apporte dans
les affaires, on avait besoin d'un associé, d'un autre
vous-même qui vous éclairât et vous fît quelquefois
toucher du doigt la fausseté d'un calcul sur lequel on
fondait de l'espérance.
Chez la princesse ensuite, où je ne suis arrivé qu'à
onze heures passées. Elle confessait sa mobilité et la
(1) Gustave Nadaud (1820-1893), compositeur et chansonnier, qui
avait déjà, en 1849 et 1852, publié deux recueils de ses chansons.
(2) Hippolyte Rodrigues, financier et littérateur, occupait depuis 1840
une charge d'agent de change qu'il abandonna en 1875 pour se consa-
crer exclusivement aux études de critique et d'histoire religieuse. Il était
le beau-père d'Halévy.
(3) Mirés, célèbre financier de l'époque, était alors à la tète d'une
série de vastes opérations financières et jouissait dans le monde d'une
influence considérable.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 313
facilité de caractère qui la porte à donner toujours
raison au dernier qui lui parle.
Mirés disait que l'artiste était une variété du fou.
Mais l'artiste n'a pas besoin, comme dans les autres
professions, je veux dire à l'endroit même de la
profession, de cette présence d'esprit, de cette fixité
dans les résolutions, sans lesquelles ni le général
d'armée, ni l'administrateur, ni le financier ne sau-
raient rien faire de bon.
Je pense, le lendemain, qu'une partie de la supé-
riorité de Louis-Napoléon vient sans doute de ce qu'il
n'a rien de l'artiste.
20 mars. — Enterrement de la pauvre Mme Dela-
borde. Quantité de figures que je n'avais pas vues
depuis longtemps. Villemain très changé; M. d'Hou-
detot méconnaissable. Le plus beau temps du monde :
les bourgeons naissants verdoyant sous le soleil de
printemps au milieu de cette mort et de cette cadu-
cité»
Je suis revenu de l'église à pied, par le pont d léna
où j'ai été voir la statue de Préault (1), que j'aurais
voulu trouver meilleure; de là chez Riesener, le long
de la rive gauche.
Vu chez Comon la jeune personne, en allant ache-
ter Y Artiste; de làchezMercey, qui m'a remis la com-
mande du tableau pour 1 Exposition.
(1) Le Cavalier gaulois.
314 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Dîné chez Mme de Forget avec Laity (1) et Mme de
Querelles, très bonne enfant.
Chez Dcvinck. Musique : morceau de Bach arrangé
par Gounod. Le violon Hermann trop maniéré (2).
21 mars. — Travaillé toute la journée à Y An-
tée (3) pour Dumas, aux compositions de Chasses de
lions (4), etc.
Vers quatre heures, chez le ministre ; revenu à
pied; rencontré l'insupportable Dagnan (5) et le bon
Debay qui espère toujours que je traverserai la forêt
de Sénart pour aller le voir à Montgeron.
Le soir, M. Lefèvre-Deumier (6) ; j'y ai vu Y von (7),
qui m'a complimenté.
(1) Laity, ancien lieutenant d'artillerie, qui avait pris parti avec sa
troupe pour le prince Louis-Napoléon lors de l'échauffourée de Stras-
bourg, où il se trouvait alors en garnison. Traduit devant la cour d'as-
sises et acquitté, il donna sa démission. A l'avènement de Louis-Napo-
léon à la présidence de la République, il reprit du service dans l'armée,
mais il donna de nouveau sa démission après le coup d'Etat. En 1854, il
fut nomme préfet, et devint sénateur en 1857.
(2) Adolphe Hermant, dit Hermann, né à Douai en 1822, élève du
Conservatoire de Paris, violoniste distingué.
(3) Hercule étouffant Antée. (Voir Catalogue Robaut, n° 1139.)
(4) Voir Catalogue Robaut, nos 1230, 1242, 1278, 1349, 1350.
(5) Isidore Dagnan, paysagiste, qui exposa de 1819 à 1868.
(0) Lefèvre-Deumier (1797-1857), littérateur et poète, auteur de
tragédies romantiques écrites sous l'influence de Byron. En 1830, il prit
part à l'insurrection de Pologne, puis, de retour en France, se maria et
recueillit par héritage une immense fortune. Il devint, en 1852, biblio-
thécaire des Tuileries.
Sa femme, née Roulleaux- Dugag e , s'est adonnée à la sculpture ; elle
exposait cette même année 1853 un buste de Mgr Sibour qui lui valut
une médaille.
(7) Adolphe Yvon, peintre, élève de Delaroche, qui n'avaitj usqu'alors
exposé que des portraits et des scènes bibliques ou de genre. Il n'aborda
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 315
22 mars. — Sur le paysage. — Sur les modes dans
les arts. — De l' imitation de Cantique : tout le monde
l'a imité. — Sur la composition critique de diverses
compositions de grands maîtres : Entrée à Babjlone
d'Alexandre, par Lebrun. Le faux pittoresque pré-
féré à la convenance, comme dans Lebrun, ou l'insi-
gnifiance et la platitude, comme dans le Christ au
tombeau de Titien; sa composition du Couronnement
d'épines, de même. Chez Paul Véronèse, l'arrange-
ment est de beaucoup préférable, mais l'intérêt dra-
matique est nul : qu'il peigne le Christ ou un bour-
geois de Venise, ce sont toujours ses robes de
chambre, ses fonds bleus, ses petits nègres portant
de petits chiens, tout cela, il est vrai, arrangé avec
l'harmonie des lignes et de la couleur.
23 mars, — Bal aux Tuileries : même sentiment
d'ennui des autres et de moi-même. Cette abjection
dorée est la plus triste de toutes.
Sur la sculpture : l'art princeps. — Ces sculpteurs
modernes ne font que des pastiches.
La littérature. — Elle est l'art de tout le monde :
ou l'apprend sans s'en douter.
Les commissions. — J'ai été frappé à la dernière
séance combien il faut consulter les hommes spéciaux.
Mémoire sur ce sujet : tout ce qu'elles font est incom-
le genre historique et militaire qu'au Salon de 1853, en peignant l'épi-
sode du Premier consul descendant le mont Saint-Bernard, pour le
château de Compiègne.
316 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
plet et surtout incohérent. A cette séance, les artistes
votaient ensemble; ils avaient la raison pour eux; les
autres ne comprennent que confusément; ils n'ont
pas de notions claires.
Ce n'est pas à dire que, si je gouvernais, je remet-
trais les questions d'art, par exemple, à des commis-
sions d'artistes. Les commissions seraient purement
consultatives, et l'homme de mérite qui les présiderait
n'en ferait qu'à sa tête après les avoir écoutées.
Réunis et seuls du métier, chacun reprend prompte-
ment son point de vue étroit; opposés à des gens
tout à fait incapables, les avantages certains et géné-
raux ressortent à leurs yeux, et ils les font ressortir
avec succès.
Ceci est contre les républiques. On objecte celles
qui ont jeté de l'éclat ; j'en vois la raison dans l'esprit
traditionnel qui a survécu à tout, chez ces républiques,
dans certains corps chargés du maniement des affaires.
Les républiques les plus célèbres sont les aristocra-
tiques. Un noble, comme un plébéien, pourvu qu'il
ait du sens, comprendra 1 intérêt du pays ; mais le
plébéien est un membre d'un corps qui n'est nulle
part; le noble, au contraire, n'est quelque chose que
par la tradition et par l'esprit conservateur qui lui
rend plus chère encore une patrie à la tête de laquelle
le placent ces institutions qu il a mission de défendre :
Venise, Rome, l'Angleterre, etc., sont des exemples.
L'esprit national ne se retrouvera dans le peuple
que quand il se trouvera directement en face d'inté-
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 317
rets nationaux étrangers. C'est comme dans les com-
missions où les artistes, opposés à des manufacturiers,
votent comme un seul homme. Envoyez à un congrès
européen un certain nombre de plébéiens anglais, je
parle de ceux qui font de l'opposition chez eux, qui
sont pour le progrès, pour les changements, ils seront
Anglais avant tout vis-à-vis des Allemands, des Fran-
çais, etc. ; ils soutiendront, sans en retirer une syllabe,
les privilèges anglais qui font la force de l'Angleterre,
et qu'un instinct secret leur dit être le principe de
cette force.
24 mars. — Travaillé à ébaucher les Chasseurs de
lions, pour Weill.
A deux heures et demie, séance à la commission
de l'Industrie. Discussion sur le règlement concernant
l'exposition des ouvrages faits depuis le commence-
ment du siècle. J'ai combattu avec succès, aidé de Mé-
rimée, cette proposition, qui a été écartée. Ingres (1) a
été pitoyable; c'est une cervelle toute de travers ; il ne
(1) Voir notre Étude sur les rapports d'Ingres avec Delacroix. A pro-
pos du plafond d'Ingres qui avait contribué à la décoration de l'Hôtel de
ville, voici ce que Delacroix écrivait à un critique d'art : « Je ne sais si
« mon illustre confrère en plafond sera aussi satisfait de votre appréeia-
« tion que je le suis pour ma part. Je suis entièrement de votre avis, à
« savoir que les camées ne sont pas faits pour être mis en peinture, et
« qu'il faut que chaque chose soit à sa place. » M. Burty ajoute en
note : « L'illustre confrère en plafond, c'était Ingres, et les camées,
« c'était l'apothéose de Napoléon. » ^Corresp., t. II, p. 110-111.)
Burty aurait pu ajouter que si Delacroix prononce le mot camée, c'est
que Ingres, pour Y Apothéose d'Homère, n'avait fait qu agrandir une
composition connue comme camée;
318 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
voit qu'un point... C'est comme dans sa peinture;
pas la moindre logique et point d'imagination : Stra-
tonice, Angélique, le Vœu de Louis XIII, son pla-
fond récent avec sa France et son Monstre.
26 mars. — Concert à Sainte-Cécile. Je n'ai prêté
d'attention qu'à la Symphonie héroïque (1). J'ai
trouvé la première partie admirable, Yandante est ce
que Beethoven a peut-être fait de plus tragique et de
plus sublime, jusqu'à la moitié seulement. Ensuite la
Marche du Sacre de Cherubini que j'ai entendue avec
plaisir. Quant à Preciosa (2), la chaleur qu'il faisait là,
ou une brioche que j'avais mangée, avant de venir,
ont paralysé mon âme immortelle, et j'ai dormi
presque tout le temps.
Je pensais, en entendant le premier morceau, à la
manière dont les musiciens cherchent à établir l'unité
dans leurs ouvrages. Le retour des motifs principaux
est, en général, celui qu'ils croient le plus efficace :
c'est aussi celui qui est le plus à la portée de la mé-
diocrité. Si ce retour est, dans certains cas, l'occasion
dune grande satisfaction pour l'esprit et pour l'oreille,
il semble, quand on l'applique trop souvent, un
moyen secondaire, ou plutôt un pur artifice. La mé-
moire est-elle si fugitive qu'on ne puisse établir de
relations dans les différentes parties d'un morceau de
musique, si on n'affirme en quelque sorte à satiété
(1) Rappelons qu'il qualifiait de divine la symphonie en la.
(2) Opéra de Weber.
JOURNAL D'EUGENE DELACllOIX. 319
l'idée principale par de continuelles répétitions?
Une lettre, un morceau de prose ou de poésie pré-
sente une déduction et un ensemble qui ressortent du
développement des idées naissant les unes des autres,
et pas par la répétition dune phrase qui sera, si Ton
veut, le point capital de la composition.
Les musiciens ressemblent en cela aux prédicateurs
qui répètent à satiété et fourrent partout la phrase
qui sert de texte à leur discours.
Je me rappelle, dans ce moment, plusieurs airs de
Mozart dont la logique et la déduction sont admi-
rables, sans que le motif principal soit répété : l'air
Qui V-odio non facunda, le chœur des prêtres de la
Flûte enchantée , le trio de la Fenêtre, de Don
Juan, le quintette, idem, etc. Ces derniers sont
des morceaux de longue haleine, ce qui augmente
le mérite. Dans ses symphonies, il répète quelquefois
à satiété le motif principal; peut-être, en cela, se con-
forme-t-il à des usages établis. Cet art-là me semble
plus assujetti que les autres à des habitudes pédan-
tesques de métier, qui donnent une satisfaction aux
gens purement musiciens, mais qui fatiguent toujours
les auditeurs peu versés dans la curiosité du métier,
telle que les fugues, les rentrées savantes, etc.
Ces répétitions du motif me paraissent être occa-
sionnellement, comme je le disais, une source de
jouissances, quand elles sont employées à propos,
mais elles donnent moins le sentiment de l'unité,
qu'elles ne iatiguent quand l'unité ne ressort pas natu-
320 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Tellement à l'aide des vrais moyens dont le génie a le
secret. L'esprit est si imparfait, si difficile à fixer, que
l'homme le plus sensible aux arts éprouve toujours,
en présence d'un bel ouvrage, une sorte d'inquiétude,
de difficulté d'en jouir complètement, que ne peuvent
faire disparaître les petits moyens de produire une
unité factice, moyens comme les répétitions des
motifs dans la musique, comme la concentration de
l'effet dans la peinture, petites et mesquines indus-
tries dont le commun des artistes s'empare facilement
et qu'il applique de même. Un tableau qui semble
devoir satisfaire plus complètement et plus facilement
ce besoin d'unité, puisqu'il semble qu'on le voie tout
d'une fois, ne le produit pas davantage s'il n'est bien
composé, et j'ajoute même que, offrît-il au plus haut
degré une grande unité dans son effet, l'âme ne sera
pas pour cela complètement satisfaite. Il fa ut que, dans
l'absence de l'ouvrage qui a éveillé en elle des sen-
timents, elle se recueille dans le souvenir : alors domi-
nera celui de l'unité de l'ouvrage, si cette qualité s'y
trouve effectivement. C'est alors que l'esprit saisit
l'ensemble de la composition, ou se rend compte des
disparates et des lacunes. Ces remarques faites à pro-
pos de la musique me font apercevoir plus particuliè-
rement combien les gens de métier sont de pauvres
connaisseurs dans l'art qu'ils exercent, s'ils ne joi-
gnent à la pratique de cet art une supériorité d'esprit
ou une finesse de sentiment, que ne peut donner
l'habitude de jouer d'un instrument ou de se servir
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 321
d'un pinceau. Ils ne connaissent d'un art que l'ornière
dans laquelle ils se sont traînés, et les exemples que
les écoles mettent en honneur. Jamais ils ne sont
frappés des parties originales; ils sont, au contraire,
bien plus disposés à en médire; en un mot, la partie
intellectuelle, ce sentiment-là leur échappe complète-
ment, et comme ils sont malheureusement les juges
les plus nombreux, ils peuvent dérouter longtemps le
goût public et de même retarder le vrai jugement
qu'il faut porter sur les beaux ouvrages. De là, sans
doute, cette condescendance des grands talents pour
le goût étroit et mesquin qui est, en général, la régie
des conservatoires et des ateliers. De là ce retour de
moyens prétendus savants qui ne satisfont aucun
besoin de l'âme, et qui, par la répétition de banalités
convenues, déparent certains chefs-d'œuvre et les
marquent promptement d'un cachet de décrépitude.
Les beaux ouvrages ne vieilliraient jamais s'ils
n'étaient empreints que d'un sentiment vrai. Le lan-
gage des passions, les mouvements du cœur sont tou-
jours les mêmes; ce qui donne inévitablement ce
cachet d'ancienneté, lequel finit quelquefois par
effacer les plus grandes beautés, ce sont ces moyens
d'effet à la portée de tout le monde, qui florissaient
au moment où l'ouvrage a été composé; ce sont cer-
tains ornements accessoires à l'idée et que la mode
consacre, qui font ordinairement le succès de la plu-
part des ouvrages. Ceux qui, par un prodige bien
rare, se sont passés de cet accessoire, n'ont été com-
ii. 21
322 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
pris que fort tard et fort difficilement, ou par des
générations qui étaient devenues insensibles à ces
charmes de convention.
Il y a un moule consacré dans lequel on jette les
idées bonnes ou mauvaises, et les plus grands talents,
les plus originaux, en portent involontairement la
trace. Quelle est la musique qui résiste, après un cer-
tain nombre d'années, au caractère de vétusté que lui
impriment les cadences, les fioritures qui souvent ont
fait sa fortune, à son apparition? Quand l'école mo-
derne d'Italie a substitué des ornements d'un goût
qui a semblé nouveau à ceux dont nous avions l'habi-
tude dans la musique de nos pères, cette nouveauté
a paru le comble de la distinction; mais cette impres-
sion n'a pas duré autant que la mode dans les vête-
ments et dans les bâtiments. Elle a eu tout au plus
assez de puissance pour nous lasser passagèrement
des ouvrages anciens, en les faisant paraître vieux;
mais ce qui a déjà prodigieusement vieilli, ce sont les
ornements, c'est la parure indiscrète qu'un magis-
tique (sic) génie ne dédaignait pas d'ajouter à ses
heureuses conceptions et dont la foule des imitateurs
a fait la substance même des ouvrages dénués d'in-
vention.
Il faut déplorer ici cette triste condition de cer-
taines inventions qui nous charment dans les esprits
originaux. Ces agréments mêmes, ces ornements,
ajoutés par la main du génie à des idées expressives
et profondes, sont presque une nécessité à laquelle il
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 323
cède naturellement. Ce sont des intervalles, des
repos presque nécessaires, qui reposent l'esprit et le
conduisent à de nouvelles idées.
Sur les nouvelles sonorités, les combinaisons de
Beethoven : elles sont déjà devenues l'héritage ou
plutôt le butin des moindres débutants.
27 mars. — Premier acte de la Vestale (1) dans la
loge de Mme Barbier. J'ai été frappé, à travers la
vétusté, d'un souffle original et qui a dû ressortir bien
davantage à l'origine. Je ne sais si Cherubini est un
plus grand musicien, mais il ne me donne pas cette
impression. Il me semble qu'il est le calque des
formes qu'il a trouvées établies : ainsi le Requiem de
Mozart serait la règle dont il n'est pas sorti.
En sortant, vu deux actes à' Ulysse (2) qui m'a paru
encore affaibli. Cette musique mince ne va pas aux
temps héroïques. Le dialogue est bien puéril, et
cependant, quand on l'interrompt pour intercaler un
morceau de musique, on est dans la situation d'un
voyageur qui fait une route insipide, mais qui vou-
drait n'arrêter qu'au bout de sa carrière; en un mot,
c'est un genre bâtard : bâtard quant au poème par la
(1) Tragédie lyrique de Spontini, qui avait été représentée pour la
première fois à l'Académie impériale de musique le 11 décembre 1807;
elle fut reprise à l'Opéra le 16 mars 1854, avec Roger, Obin, Bonnehée,
Mlles Poinsot et Sophie Cruvelli. Cette reprise n'obtint pas le succès
qu'on avait espéré.
(2) Ulysse, tragédie en trois actes et en vers, mêlée de chœurs, par
Ponsard, qui fut représentée pour la première fois au Théâtre-Français
le 18 juin 1852.
324 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
niaise imitation de mœurs qui ne nous touchent pas,
bâtard par cette musique dopera-comique, et qui
certes n'a rien d'antique pour faire chanter des por-
chers. Mieux aurait valu du plain-chant, puisqu'on
était en train d'archaïsme.
4 avril. — De la différence qu'il y a entre la litté-
rature et la peinture relativement à l'effet que peut
produire l'ébauche d'une pensée, en un mot de l'im-
possibilité débaucher en littérature, de manière à
peindre quelque chose à l'esprit, et de la force, au
contraire, que l'idée peut présenter dans une esquisse
ou un croquis primitif. La musique doit être comme
la littérature, et je crois que cette différence entre les
arts du dessin et les autres tient à ce que les derniers
ne développent l'idée que successivement. Quatre
traits, au contraire, vont résumer pour l'esprit toute
l'impression d'une composition pittoresque.
Même quand le morceau de littérature ou de
musique est achevé quant à sa composition générale,
qui est supposée devoir donner l'impression pour
l'esprit, l'inachèvement des détails sera d'un plus
grand inconvénient que dans un marbre ou un tableau ;
en un mot, l'a peu près y est insupportable, ou plutôt
ce qu'on appelle, en peinture, Y indication, le croquis,
y est impossible : or, en peinture, une belle indica-
tion, un croquis d'un grand sentiment, peuvent égaler
les productions les plus achevées pour l'expression.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 325
7 avril. — Concert de la princesse. J'étais à côté de
Mlle Gavard et de son frère ; il faisait une chaleur
insupportable et une odeur de rat mort qui Fêtait de
même. Cela a été d'une grande longueur. On a com-
mencé par le plus beau ; quoique cela ait nécessaire-
ment gâté le reste, on a du moins goûté tout du long
et sans fatigue cette belle symphonie en ut mineur de
Mozart; mon pauvre Chopin (1) a des faiblesses après
cela. La bonne princesse s'obstine à jouer ses grands
morceaux ; elle y est encouragée par ses musiciens
qui ne s'y connaissent point, tout artistes de métier
qu'ils sont. Le souffle manque un peu à ces morceaux.
Il faut dire que la contexture, l'invention, la perfec-
tion, tout est dans Mozart. Barbereau me disait chez
Boissard, après ce beau quatuor dont je parle plusloin,
qu'il a, plus encore que Haydn, la simplicité et la
franchise des idées; c'est surtout par le souvenir
qu'on l'apprécie. Il en met une grande partie sur le
compte de la science, sans omettre l'inspiration ;
il dit que c'est la science qui fait tirer ainsi partie
des idées.
Chenavard me disait, ce jour-là, qu'Haydn lui
paraissait avoir le style comique, le style de la comé-
die ; il s'élève rarement jusqu'au pathétique. Mozart,
(1) C'est, croyons- nous, le seul passage du Journal où l'on trouve
une restriction sur le génie de Chopin. En 1842, il écrivait à Pierret :
« J'ai des tête-à-tête à perte de vue avec Chopin, que j'aime beaucoup et
« qui est un homme de distinction rare : c'est le plus vrai artiste que
« faie rencontré. Il est de ceux en petit nombre qu'on peut admirer et
« estimer. » {Corresp., t. I, p. 262-263.)
326 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
me disait S..., ainsi qu'Haydn, n'a pas mis la
passion dans la symphonie. Ce dernier particulière-
ment, qui en a tant mis dans son théâtre, ne cherche
dans la symphonie qu'une récréation pour l'oreille,
récréation intelligente, bien entendu, mais point de
ces élans sombres et violents qui sont presque tout
Beethoven, lequel n'a jamais pu faire de théâtre (1).
8 avril. — L'homme heureux est celui qui a con-
quis son bonheur ou le moment de bonheur qu'il
ressent actuellement. Le fameux progrès tend à
supprimer l'effort entre le désir et son accomplisse-
ment : il doit rendre l'homme plus véritablement
malheureux. L'homme s'habitue avec cette perspec-
tive d'un bonheur facile à atteindre : suppression de
la distance, suppression de travail dans tout.
Après avoir supprimé l'espace, mis à bon marché
toutes sortes de substances qui servent au luxe et au
plaisir d'une génération amollie, il ne reste plus qu'à
décider la terre à répandre d'une main plus libérale
ses antiques dons, source de notre vie même. Il
est plus difficile de régler le cours des saisons que de
creuser des montagnes et d'aligner sur des espaces
considérables des monceaux de fer, voie expéditive
qui rapproche les lieux et ménage le temps. Des phi-
lanthropes ont bien imaginé que la mécanique
suppléerait quelque jour au caprice du vent et aux
(1) Delacroix oubliait Fidelio,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 327
difficultés du sol pour donner libéralement au genre
humain cette nourriture qu'il n'arrache à la terre
qu'avec des sueurs, depuis qu'il a été jeté tout nu sur
sa face, et depuis qu'il a renoncé à se procurer une
chétive subsistance avec des arcs et des flèches, aux
dépens d'autres chétives créatures qui trouvent, elles,
sans les mêmes soins, quoique avec peine encore, la
nourriture...
9 avril. — Détestable concert à Sainte-Cécile : le
fameux finale de Mendelssohn, annoncé par S..., m'a
paru un charivari sans idées.
En sortant, été voir Mme Delessert sur son invita-
tion. Marche turque de Beethoven et chœur de D... :
médiocres, affectés. Pourquoi ne pas exécuter ces
beaux concertos, comme celui que Chopin m'a fait
connaître?
La pauvre princesse nous donnait aussi des choses
ennuyeuses dans le même genre; elle faisait chan-
ter à Mario un air de Chopin et surtout un Chant
de mai, qu'il ne faut pas confondre avec celui de
1815... prétentieuse et vague imagination de Meyer-
beer.
10 avril. — Dîné chez Mme de Forget avec
Mme de Querelles; bien qu'elle abonde volontiers
dans le sens des conversations religieuses, je la trouve
avec plaisir; nous avons beaucoup parlé des tables.
Les prêtres y voient l'influence des mauvais esprits.
328 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
11 avril. — J'ai fait mes paquets toute la matinée
et ai été à deux heures chez Boissard. Divin quatuor
de Mozart.
Chenavard nous parlait de Rossini : on le traitait
déjà de perrucone, en 1828. Il crève de jalousie pour
les succès des moindres musiciens. Le philosophe
nous citait le mot de Boileau, déjà très vieux, à
Louis Racine : il lui disait quil n'avait jamais entendu
faire i éloge du moindre savetier sans se sentir
mordu au cœur. Il disait qu il fallait de l'émulation.
Champrosay , 12 avril. — Parti pour Ghampro-
say. La pluie a commencé juste au moment où nous
quittions Paris pour aller à Champrosay. La séche-
resse vraiment extraordinaire qui dure depuis six
semaines affecte les campagnards.
Ce soir, promenade avec Jenny vers Draveil parla
plus belle lune du monde. Le temps est entièrement
remis.
Jai emporté avec moi la fin de l'article de Silves-
tre (1), qui me concerne. J'en suis très satisfait. Pau-
(1) Théophile Silvestre fut certainement avec Thoré et Baudelaire le
critique qui écrivit les articles les plus judicieux et les plus impartiaux
sur l'œuvre d'Eugène Delacroix. Il s'agissait ici de la notice d'après
nature publiée par Silvestre, qui fut réimprimée ensuite dans Y Histoire
des artistes vivants français et étrangers.
Après avoir lu cet article, Delacroix écrivait au critique : « J'ai gran-
« dément à vous remercier d'une appréciation si favorable : c'est de
« l'apothéose de mon vivant. Malgré mon respect pour la postérité, je ne
« puis m'empêcher d'être fort reconnaissant d'un aussi aimable contem-
« porain que vous. Veuillez à votre tour ne point considérer comme une
« flatterie banale les compliments que je vous adresse ici sur la valeur
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 329
vres artistes ! ils périssent si ou ne s occupe pas d'eux.
Il me met dans la catégorie de ceux qui ont préféré
X opinion de la postérité à celle de leur époque.
Avant dîner, nous avions été avec Jenny voir la
fontaine. Bayvet a fait ébrancher ces beaux saules et
ces beaux peupliers que j'admirais tant l'année der-
nière et qui étaient la grâce de toute cette plaine.
13 avril. — La plus belle matinée du monde et la
plus douce impression en ouvrant ma fenêtre. Le sen-
timent du calme et de la liberté dont je jouis ici est
d'une douceur inexprimable. Aussi je laisse venir ma
barbe et je suis presque en sabots. Travaillé aux Bai-
gueuses (1) toute la matinée, en interrompant de
temps en temps mon travail pour descendre dans le
jardin ou dans la campagne.
Vers trois heures, promenade assez courte dans la
forêt, en prenant par l'allée du chêne Prieur, reve-
nant vers la grande allée qui croise celle de l'ermitage
et revenu enfin par cette dernière, après avoir passé
à l'ombre derrière l'enclos. Peu d'idées, mais un cer-
tain sentiment de bonheur : satisfaction de moi-même
et de mon travail.
« que vous y montrez : c'est un art de dire ce que vous voulez et d'ex-
« primer les nuances, qui est fort rare dans ce temps-ci, quoique ce soit
« là une de ses grandes prétentions. " (Corresp., t. II, p. 111-112.)
(1) Toile qui appartient à M. Rischoffsheim. Vendue une première fois
570 francs en 1864, elle atteignait 7,800 francs en 18C8. « C'est, dit
« M. Robaut, un ravissant tableau de chevalet que ne dépare aucune
"négligence; il est d'une touche preste, vive, habile: les figures sont
« traitées avec une grande délicatesse, et le paysage est d'une exécution
« très soignée. » (Voir Catalogue Robaut, n° 12*6.)
330 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Trouvé deux belles plumes d'oiseau de proie.
Le soir, sommeil après dîner et promenade jusqu'à
onze heures, par la lune, dans le jardin.
14 avril. — Assez mauvaise disposition toute la
matinée. — Travaillé aux Guetteurs de lion (1).
Sorti avant dîner avec Jenny, qui est souffrante et
inquiète; Julie partait le soir pour son pays.
Dans la journée, promenade de temps en temps
dans le jardin.
Écrit à Silvestre et à Moreau (2).
15 avril. — Repris la Clorinde. — Composé à l'in-
tention de Dumas YHamlet ayant tué Polonius (3).
Vers trois heures, descendu par le plus beau soleil
à la rivière pour voir à quel point elle est diminuée
par la sécheresse. J'ai parcouru tout le bord avec beau-
coup de plaisir ; j'étais poursuivi, en descendant la
petite rue pour arriver à la plaine et en revoyant ces
petites îles de la rivière, par toutes sortes d'émotions
mêlées de douceur et de regrets.
(1) Ce tableau n'a été terminé qu'en 1859. (Voir Catalogue Robaut,
n° 1019.)
(2) Il s'agit ici de M. Moreau, père de M. Adolphe Moreau-Nélaton ,
le collectionneur qui fit aussi de la critique d'art et dressa le premier
inventaire des tableaux du maître en J873.
La lettre écrite par Delacroix à Moreau est celle que nous avons
citée plus haut, dans laquelle il parle de son « illustre confrère en pla-
fond » Ingres.
(3) Ge tableau fut exposé au Salon de 1859. (Voir Catalogue Robaut,
n° 589.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 331
Le soir, promenade avec Jenny sur la route toute
poudreuse.
J'écris à Mme deForget :
« Je vous écris par le plus beau temps possible,
qui afflige tout le monde, en commençant par la
terre. Je n'ai pas souvenir d'avoir vu pareille chose en
cette saison ; les bons agriculteurs sont aux abois ;
l'herbe est sèche dans la forêt, comme dans les plus
grandes chaleurs du mois d'août, et les récoltes
donnent de l'inquiétude, si ce n'est celle du vin qui
viendrait pour nous consoler de l'absence des autres.
Pour moi, en particulier, je ne retire que de l'agré-
ment de ce qui cause cette inquiétude, mais j'en ferais
volontiers le sacrifice en vue du bien général et des
conséquences. Pour ne parler que de l'agrément,
les feuilles ne poussent pas, ce qui nuit au pay-
sage et ôte l'ombre qu'on peut très bien regretter,
à cause de la chaleur inusitée du soleil. Je travaille
à la peinture; la littérature, en ce moment, ne m'in-
spire pas.
« Je dois vous dire, pour votre édification, que j'ai
reçu, avant mon départ, mon diplôme d'académicien
d'Amsterdam, orné des armes des Pays-Bas et avec
les parafes nécessaires; seulement il m'est impos-
sible de comprendre un seul mot de ce titre authen-
tique. Il faudra que j'aille en Hollande me le faire
lire quelque jour. En attendant, je me promène avec
un certain contentement de moi-même, assuré main-
tenant que je n'ai pas tout à fait perdu mon temps,
332 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
dans ce monde, puisque j'ai été apprécié par les bons
Hollandais.
« Je vous voudrais plus souvent des distractions
comme celle que je trouve dans ce lieu écarté et
champêtre. Le plaisir d'ouvrir le matin sa fenêtre
sur la plus agréable vue du monde, rafraîchie par les
pleurs de la nuit, et de respirer un air différent de
celui que nous font la boue et les ordures de Paris,
tout cela fait vivre et ranime l'esprit aussi bien que le
corps. Je ne dis pas pour cela qu'il faut tout aban-
donner pour se jeter dans les bras de la pure nature.
Un peu de tout cela, et surtout changer de temps en
temps, c'est là le véritable rajeunissement des esprits.»
16 avril. — Ce matin, jour de Pâques, le soleil
s'est montré de bonne heure et caché à plusieurs
reprises. Le vent a l'air d'être tourné, et le ciel se
couvre de nuages. Verrons-nous enfin cesser ce beau
temps désolant? J'écris ceci à huit heures du matin,
en faisant des vœux pour être un peu mouillé.
— Ne pas oublier de payer le billet du vendredi
saiut, renvoyé à Champrosay, à Seghers, en excu-
sant mon retard par ma légitime absence.
17 avril. — Reçu le matin, pendant que je travail-
lais, une invitation pour le soir à l'Elysée : parti vers
quatre heures.
Trouvé dans le chemin de fer une famille, mère,
fils, fille, avec des cheveux magnifiques : se rap-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 333
peler ces effets vraiment charmants dans le jeune
homme, dont les cheveux étaient très bruns, et dans
le jeune enfant, qui les avait déjà châtains et tour-
nés en boucles les plus capricieuses et pleines de
grâce.
Fatigue pour arriver jusque chez moi et ennui
profond jusqu'au moment d'aller à cette corvée,
dont j'ai rapporté le même sentiment d'amertume
et de mépris de moi-même, de me confondre avec
tous ces coquins... On avait éclairé le jardin en lan-
ternes de couleur et feux de Bengale, d'un joli
effet. Voilà le beau pour ces gens-là ! Une matinée
d'avril les laisse indifférents.
Parti le lendemain, sans voir personne. J'ai été au
Jardin des Plantes (1) passer une heure à voir les
animaux, mais ils étaient paresseux et ne m'offraient
pas grand' chose à étudier; d'ailleurs, la chaleur était
excessive.
Revenu avec bonheur et toujours avec cette extase
intérieure; cette jouissance que me donne le senti-
ment de la liberté dont je jouis et la vue de ces
simples objets, si connus de mes yeux et (j'allais
dire) de mon cœur, et pourtant si nouveaux chaque
(1) Delacroix allait souvent au Jardin des Plantes faire des études
d'animaux. Dans une note de sa correspondance, M. Burty dit à propos
du sculpteur Barye : « Ils avaient fait en compagnie, m'a dit M. Dela-
« croix, des études au crayon ou à l'encre, de lions, de lionnes, de tigres,
« dans une superbe ménagerie qui s'était établie à la foire de Saint-Gloud,
« et aussi des études d'écorché, d'après une lionne morte au Jardin des
« Plantes. » (Correxp., t. I, p. 131.)
334 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
fois que je les retrouve en sortant du gouffre empesté
qui nous prend le meilleur de nos jours.
20 avril. - — La pluie commence sérieusement au
milieu de la journée et a l'air de s'établir : les feuilles
semblent tressaillir de plaisir.
Peu d'épisodes tous ces jours-ci : un peu de tra-
vail, mais toujours beaucoup de tranquillité et de
bonheur.
Ecrit ce matin à Arago , qui m'avait envoyé
du café de Paris; à Planche (1), dont j'ai trouvé
l'article très aimable; à Buloz, à Mme Villot pour
m'excuser, à Mme de Forget, à Chabrier dont j'avais
trouvé une invitation.
21 avril. — Travaillé aux Baigneuses (2) et donné
une secousse importante au travail, en m' appliquant
à finir davantage la femme qui est entièrement dans
l'eau.
Peu ou point sorti. En allant acheter des cigares,
vers trois heures, j'ai trouvé chez l'épicier le pauvre
Quantinet; j'ai été embarrassé pour lui de le rencon-
(1) Gustave Planche fut un des critiques qui suivirent depuis l'origine
l'effort créateur de Delacroix : il l'accompagna de sa sympathie et parla de
son œuvre dans de nombreux Salons. C'est ainsi que dans un Salon
de 1837 « qui est un véritable acte d'accusation contre le jury, il énu-
« mère les tableaux refusés de Delacroix et déclare qu'il en parlera comme
« s'ils avaient été exposés » . (Maurice Tocrneux.)
(2) Ce tableau figure dans le Catalogue Robaut sous le n° 1240, et
avec le titre : Femmes turques au bain. A la vente John Saulnier,
en 1886, il a été vendu 15,500 francs.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 335
trer. Le pauvre homme, à ce qu'il paraît, est venu se
consoler de ses ennuis dans des lieux plutôt propres
à les lui rappeler. Il a amené, dit-on, une créature
pour l'aider à conjurer ses souvenirs... Il venait hier
acheter des épingles.
22 avril. — Mauvaise disposition toute la matinée,
occasionnée par un mauvais cigare . Mauvaise
besogne, par conséquent; arrangé ou gâté la Clo-
rinde ; c'est celui-là maintenant qui est en reste. Il
faudrait, par un effort héroïque, le remettre à flot.
Sorti vers deux heures et demie avec ma bonne
Jenny. Nous avons pris l'allée de l'Ermitage, tout du
long ; nous avons rencontré un troupeau de moutons
qui m'a intéressé. Quelle sympathie j'éprouve pour
les animaux \ Que ces créatures innocentes me tou-
chent! Quelle variété la nature a mise dans leurs
instincts, dans leurs formes que j'étudie sans cesse,
et à quel point elle a permis que l'homme devînt le
tyran de toute cette création d'êtres animés et vivant
de la même vie physique que lui! Pendant que ces
pauvres animaux étaient occupés à paître, la tête
collée à la terre, un rustre insouciant les gardait
assez indolemment, en attendant que le boucher les
reçoive de lui et s'en empare. Un jeune chien tenu en
laisse se tenait près du berger et suivait des yeux un
autre chien, son frère, plus expérimenté et occupé
sans relâche à réunir le troupeau. Il faisait son édu-
cation, toujours au profit de l'homme et de ses
336 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
besoins. Au bout de l'allée, un paysan tirait brutale-
ment par leur licou deux pauvres chevaux traînant
la herse, et la leur faisait promener en tous sens dans
une terre desséchée et à travers les sillons; ces deux
bêtes semblaient plus attentives à s'occuper de leur
tâche que l'animal en sarrau, lequel ne leur réser-
vait sans doute pour récompense que des coups de
fouet.
Le soir, je suis sorti vers la fontaine et j'ai retrouvé
Jenny sur la route. Nous avons été jusque chez les
Vandeuil, à l'entrée de Soisy.
23 avril. — Avancé le Petit Arabe assis et son cheval
près de lui{\). Repris la Clorinde(2), et je crois l'avoir
amenée à un effet entièrement différent qui me ramène
à ma première idée, qui m'avait échappé peu à peu.
Il arrive malheureusement très souvent que l'exécu-
tion ou des difficultés ou des considérations tout à
fait secondaires font dévier l'intention (3). L'idée pre-
mière, le croquis, qui est en quelque sorte l'œuf ou
l'embryon de l'idée, est loin ordinairement d'être
complet; il contient tout si l'on veut, mais il faut
dégager ce tout, qui n'est autre chose que la réunion
de chaque partie. Ce qui fait précisément de ce cro-
quis l'expression par excellence de l'idée, c'est, non
(1) Variante du n° 1046 du Catalogue Robaut.
(2) Voir Catalogue Robaut, n° 1290.
(3) Ces questions d'exécution de l'œuvre le préoccupent toujours davan-
tage à mesure qu'il avance dans la vie. Les dernières années du Journal
sont pleines de réflexions du même ordre.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 337
pas la suppression des détails, mais leur complète
subordination aux grands traits qui doivent saisir
avant tout. La plus grande difficulté consiste donc à
retourner dans le tableau à cet effacement des détails,
lesquels pourtant sont la composition, la trame même
du tableau.
Je ne sais si je me trompe , mais je crois que
les plus grands artistes ont eu à lutter grandement
contre cette difficulté, la plus sérieuse de toutes.
Ici ressort plus que jamais l'inconvénient de donner
aux détails, par la grâce ou la coquetterie de l'exécu-
tion, un intérêt tel qu'on regrette ensuite mortelle-
ment de les sacrifier quand ils nuisent à l'ensemble.
C'est ici que les donneurs de touches aisées et spiri-
tuelles, les faiseurs de torse et de tête d'expression,
trouvent leur confusion dans leur triomphe. Le
tableau composé successivement de pièces de rap-
port, achevées avec soin et placées à côté les unes
des autres, paraît un chef-d'œuvre et le comble de
l'habileté, tant qu'il n'est pas achevé, c'est-à-dire
tant que le champ n'est pas couvert : car finir, pour
ces peintres qui finissent chaque détail en le posant
sur la toile, c'est avoir couvert cette toile. En pré-
sence de ce travail qui marche sans encombre, de ces
parties qui paraissent d'autant plus intéressantes que
vous n'avez qu'elles à admirer, on est involontaire-
ment saisi d'un étonnement peu réfléchi; mais quand
la dernière touche est donnée, quand l'architecte de
tout cet entassement de parties séparées a posé lo
n. 22
338 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
faîte de son édifice bigarré et dit son dernier mot, on
ne voit que lacunes ou encombrement, et d'ordon-
nance nulle part. L'intérêt qu'on a porté à chaque
objet s'évanouit dans la confusion; ce qui semblait
une exécution seulement précise et convenable de-
vient la sécheresse même par l'absence générale de
sacrifices. Demanderez-vous alors à cette réunion
quasi fortuite de parties sans connexion nécessaire
cette impression pénétrante et rapide, ce croquis
primitif de cette idéale impression que l'artiste est
censé avoir entrevu ou fixé dans le premier moment
de l'inspiration? Chez les grands artistes, ce croquis
n'est pas un songe, un nuage confus; il est autre
chose qu'une réunion de linéaments à peine saisis-
sables; les grands artistes seuls partent d'un point
fixe, et c'est à cette expression pure qu'il leur est si
difficile de revenir dans l'exécution longue ou rapide
de l'ouvrage. L'artiste médiocre occupé seulement
du métier, y parviendra-t-il à l'aide de ces tours de
force de détails qui égarent l'idée, loin de la mettre
dans son jour? Il est incroyable à quel point sont
confus les premiers éléments de la composition chez
le plus grand nombre des artistes... Gomment s'in-
quiéteraient-ils beaucoup de revenir par X exécution
à cette idée qu'ils n'ont point eue (1)?
24 avril. — Je professe avant tout ma prédilec-
(1) Sur l'insuffisance des spécialistes, ou plutôt sur l'opinion du maître
touchant ce poiat, voir notre Etude, page xxvn.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 330
tion pour les ouvrages de courte haleine qui ne
fatiguent pas plus le lecteur qu'ils n'ont fatigué l'au-
teur, etc.
— Menace de gelée, qui s'est réalisée dans la nuit
au détriment de ce pauvre pays. Le serrurier me
disait ce matin que la commune comprenant Main-
ville, Draveil et Champrosay faisait souvent pour
quatre-vingt mille francs de cerises seulement.
26 avril. — Peu d'entrain. Mauvaise humeur
presque toute la journée pour le jour de mes cin-
quante-six ans. Je les ai depuis ce matin.
27 avril. — Je suis sorti de bonne heure; cela me
réussit à présent, et je travaille facilement l'après-
midi après avoir fait de l'exercice le matin, ce qui
m'était impossible autrefois.
J'ai pris l'allée de l'Ermitage et, au croisé des deux
chemins, le petit sentier autrefois couvert, mainte-
nant en taillis de quatre ou cinq ans, que je me rap-
pelle souvent avoir pris avec Villot. J'y ai vu nombre
de pousses de chêne gelées comme la vigne. Ce sen-
tier aboutit au grand chemin herbu qui fait le tour
de la forêt. En prenant à gauche, j'ai trouvé presque
aussitôt le chemin direct de Mainville à Champrosay,
en passant par le chêne d'Antain. On ne peut pas
revenir plus directement.
J'ai beaucoup étudié les feuillages des arbres en
revenant j les tilleuls y sont en abondance et dévelop-
340 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
pés plus tôt que les chênes. Le principe est plus facile
à observer dans ce genre de feuilles.
Revenu agréablement. Cette étude des arbres de
ma route m'a aidé à remonter le tableau du Tueur de
lions, que j'avais mis hier, au milieu de ma fâcheuse
disposition, dans un mauvais état, quoique la veille
il fût en bon train. J'ai été pris d'une rage inspiratrice,
comme l'autre jour, quand j'ai retravaillé la Clorinde,
non pas qu'il y eût des changements à faire, mais le
tableau était venu subitement dans cet état languissant
et morne, qui n'accuse que le défaut d'ardeur en tra-
vaillant. Je plains les gens qui travaillent tranquille-
ment et froidement. Je crois que tout ce qu'ils font
ne peut être que froid et tranquille, et ne peut mettre
le spectateur que dans un état pire de froideur et
de tranquillité. Il y en a qui s'applaudissent de ce
sang-froid et de cette absence d'émotion ; ils se fi-
gurent qu'ils dominent l'inspiration.
La pluie est arrivée avec abondance ; il a été im-
possible de sortir le soir, que j'ai passé à dormir et à
me promener dans ma maison en faisant des projets.
Je roule dans ma tête les deux tableaux de Lions (1)
pour l'Exposition; je pense aussi à l'allégorie du
Génie arrivant à la gloire (2).
Sensation délicieuse, en me couchant fort tard, de
(1) L'un d'eux est sans doute le tableau de Lions qui figure au Musée
de Bordeaux, et dont toute la partie supérieure a été détruite dans un
incendie du Musée. (Voir Catalogue Bobaut, nog 1242 et 1278.)
(2) Voir Catalogue Robaut, n08 727, 728.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 341
la fraîcheur du soir, les fenêtres ouvertes, et du chant
diamanté du rossignol. S'il était possible de peindre
ce chant à l'esprit, au moyen des yeux, je le compa-
rerais à l'éclat que jettent les étoiles, par une belle
nuit et à travers les arbres ; ces notes légères ou
vives, ou flûtées ou pleines dune énergie inconce-
vable dans ce petit gosier, me représentent ces feux,
tantôt étincelants, tantôt un peu voilés, semés inéga-
lement comme des diamants immortels dans la voûte
profonde delà nuit. La réunion de ces deux émotions,
qui est des plus fréquentes dans cette saison, le senti-
ment de la solitude et de la fraîcheur qui s'y joint,
l'odeur des plantes et surtout des forêts qui semble le
soir plus intense, sont pour l'âme un de ces festins
spirituels auxquels l'imparfaite création la convie
rarement.
28 avril. — Ma pensée se porte à mon réveil sur les
moments si agréables et si doux à ma mémoire et à mon
cœur que j'ai passés près de ma bonne tante (1) à la
campagne. Jepenseàelle,àHenry, à ce malheureux...
que le ménage a perdu pour des sentiments comme
ceux-là, si jamais il les a éprouvés, aussi bien qu'il en
a fait un portefaix, au lieu d'un artiste. Je lui donne ce
nom pour dire qu'il n'est plus adonné qu'à la matière,
mais de la manière la plus triste ; il traîne véritable-
ment le plus triste fardeau qu'il soit possible de
(1) Madame Riesener
342 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
porter, celui de son ménage et de sa maison à soute-
nir, et il n'y a plus chez lui une étincelle d aspiration
vers le plaisir de l'esprit ou de son métier; — mais sa
situation d'à présent m'éloigne de mes pensées de ce
matin.
Je me disais qu'il y a dix ans maintenant que j'avais
été pour la dernière fois à Frépillon (1); c'est vers le
mois de mai 1844 environ, qu'après être revenu du
dernier séjour que j'y avais fait, ce qui avait lieu ordi-
nairement au printemps et à l'automne, je fus voir
Mme Ilis (2), qui demeurait à l'Arsenal, et j'y vis ma
tante, qui venait déjà pour consulter, J'étais moi-
même dans le quartier pour travailler à mon tableau
de la rue Saint-Louis (3), que j'achevais. Jenny
m'accompagnait. Je ne suis plus retourné depuis à
Frépillon. Vers le mois d'août, ma tante est venue se
constituer dans la maison de santé du faubourg Saint-
Antoine, de laquelleje suis venu à bout de la persua-
der de se retirer.
En réfléchissant sur la fraîcheur des souvenirs, sur
la couleur enchantée qu'ils revêtent dans un passé
lointain, j'admirais ce travail involontaire de l'âme
qui écarte et supprime, dans le ressouvenir de mo-
ments agréables, tout ce qui en diminuait le charme,
au moment où on les traversait. Je comparais cette
(1) Delacroix, dan8 sa jeunesse, allait souvent à Frépillon, chez son
oncle Riesener.
(2) Madame Charles His. (Voir suprà, t. I, p. 271.)
(3) Le Christ au jardin des Oliviers. (Voir Catalogue Robaut,
n° 176.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 343
espèce d'idéalisation, car c'en est une, à l'effet des
beaux ouvrages de l'imagination. Le grand artiste
concentre l'intérêt en supprimant les détails inutiles
ou repoussants, ou sots ; sa main puissante dispose et
établit, ajoute ou supprime, et en use ainsi sur des
objets qui sont siens; il se meut dans son domaine et
vous y donne une fête à son gré ; dans l'ouvrage d'un
artiste médiocre, on sent qu'il n'a été maître de rien;
il n'exerce aucune action sur un entassement de maté-
riaux empruntés. Quel ordre établirait-il dans ce
travail où tout le domine? Il ne peut qu'inventer
timidement et que copier servilement; or, au lieu de
faire comme l'imagination qui supprime les côtés
repoussants, il leur donne un rang égal et quelquefois
supérieur par la servilité avec laquelle il copie. Tout
est donc confusion et insipidité dans son ouvrage.
Que s'il s'y mêle quelque degré d'intérêt et même de
charme, à raison du degré d'inspiration personnelle
qu'il lui sera donné de mêler à sa compilation, je le
comparerai à la vie comme elle est, et à ce mélange
de lueurs agréables et de dégoûts qui la composent.
De même que dans la composition bigarrée de mon
demi-artiste où le mal étouffe le bien, nous ne sentons
qu'à peine, dans le courant de la vie, ces instants
passagers de bonheur, tant ils sont gâtés par les
ennuis de tous les moments.
Un homme peut-il dire qu'il a été heureux dans
tel moment de sa vie qu'il trouve charmant par le
souvenir? Il l'est assurément par ce souvenir même,
344 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
ii se rend compte du bonheur qu'il a dû éprouver ; mais
dans l'instant de ce prétendu bonheur, se sentait-il
vraiment heureux? Il était comme un homme qui pos-
sède une parcelle de terrain dans laquelle est enfoui un
trésor dont il n'a pas connaissance. Appellerez-vous
riche un tel homme? pas plus que je n'appelle heu-
reux celui qui lest sans s'en douter, ou sans savoir à
quel point il l'est. Le vulgaire trouve heureux le
monarque, parce qu'il dispose de tout, de tout ce qui
lui manque surtout; il ne voit pas qu'il est assiégé
par des ennuis attachés à sa condition élevée, comme
il l'est lui-même dans sa médiocrité. Ces ennuis
obscurcissent tous les plaisirs, pour lui comme pour
le monarque ; et combien n'en est-il pas qu'il goûte,
sans presque le savoir, qui sont inestimables et qui
sont interdits, inconnus même des grands qu'il envie!
Ces avantages sont si nombreux, ils sont si certains
qu'ils suffisent amplement, je ne dirai pas à consoler,
mais à rendre charmée de son lot, cette partie de
I humanité dont la médiocrité est le partage...
Les pures jouissances que je trouve ici, sans parler
du peu de goût que j'ai pour les plaisirs des grands,
me dispensent d'allonger cette note.
29 avril. — Repris les Baigneuses.
Je comprends mieux, depuis que je suis ici, quoique
la végétation soit peu avancée, le principe des arbres.
II faut les modeler dans un reflet coloré comme la
chair : le même principe paraît ici encore plus pra-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 345
tique. Il ne faut pas que ce reflet soit complètement
un reflet. Quand on finit, on reflète davantage là où
cela est nécessaire, et quand on touche par-dessus les
clairs ou gris, la transition est moins brusque. Je
remarque qu'il faut toujours modeler par masses tour-
nantes, comme seraient des objets qui ne seraient pas
composés dune infinité de petites parties, comme
sont les feuilles : mais comme la transparence en est
extrême, le ton du reflet joue dans les feuilles un très
grand rôle.
Donc observer :
1° Ce ton général qui n'est tout à fait ni reflet ni
ombre, ni clair, mais transparent presque partout ;
2° Le bord plus froid et plus sombre, qui marquera
le passage de ce reflet au clair, qui doit être indiqué
dans l'ébauche;
3° Les feuilles entièrement dans l'ombre portée de
celles qui sont au-dessus, qui n'ont ni reflets ni clairs,
et qu'il est mieux d'indiquer après;
4° Le clair mat qui doit être touché le dernier.
Il faut raisonner toujours ainsi, et surtout tenir
compte du côté par où vient le jour. S'il vient de
derrière l'arbre, celui-ci sera reflété presque complè-
tement. Il présentera une masse reflétée dans laquelle
on verra à peine quelques touches de ton mat; si le
jour, au contraire, vient de derrière le spectateur,
c'est-à-dire en face de l'arbre, les branches qui sont de
l'autre côté du tronc, au lieu d'être reflétées, feront
des masses d'un ton d'ombre uni et tout à fait plat.
346 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
En somme, plus les tons différents seront mis à plat,
plus l'arbre aura de légèreté.
Plus je réfléchis sur la couleur, plus je découvre
combien cette demi-teinte reflétée est le principe qui
doit dominer, parce que c'est effectivement ce qui
donne le vrai ton, le ton qui constitue la valeur, qui
compte dans l'objet et le fait exister. La lumière à
laquelle, dans les écoles, on nous apprend à attacher
une importance égale et qu'on pose sur la toile en
même temps que la demi-teinte et que l'ombre, n'est
qu'un véritable accident : toute la couleur vraie est
là : j'entends celle qui donne le sentiment de l'épais-
seur et celui de la différence radicale qui doit distin-
guer un objet d'un autre.
30 avril. — J'écris à Mme de Forget :
« Me voici encore à la campagne. Je ne puis
m'arracher, je ne dirai pas aux ombrages de la forêt,
car il y a à présent plus de pluie que de soleil, mais
c'est ce qu'on demandait. Ce qui est fort triste, c'est
la gelée qui a perdu les vignes de ce pauvre petit
endroit et qui risque de compromettre la récolte en
fruits. Qui croirait qu'une commune comme celle-ci
porte à Paris pour quatre-vingt mille francs de cerises
seulement?
« Je resterai encore une huitaine. J'ai l'air d'un
Robinson, je suis aussi seul que lui. J'ai jeté sur le
papier quelques idées de projets d'articles : malheu-
reusement je n'ai pas ici les matériaux nécessaires
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 347
pour y travailler autrement que vaguement. J'achève
des tableaux qui m'étaient demandés; surtout je jouis
du bonheur de n'être pas dérangé... Vous ne vous
doutez pas, vous autres voluptueux, quand, en vous
levant le matin, vous trouvez l'air un peu refroidi,
qu'il y a çà et là dans le même pays que vous habitez
-des milliers de malheureux qui sont au désespoir de
ce petit froid, qui ne vous coûte tout au plus que la
peine de souffler votre feu. Peut-être que ce petit
froid nous fera payer encore notre vie aussi cher que
l'année dernière; c'est là que j'attends nos élégants,
et c'est ce que Bouchereau saura trop bien nous dire.
« Avez-vous vu ledrôle de procèsque fait Mme veuve
Balzac à Dumas, qui veut absolument faire un tom-
beau de sa façon à son mari, avec les souscriptions
du public, bien entendu? Elle a raison, si elle a effec-
tivement fait ce tombeau ; mais s'il est encore à faire
après quatre ans, Dumas a raison de vouloir rendre à
son confrère mort, qu'il détestait de son vivant, ce
petit honneur qui ne lui coûtera rien.
« Voilà le pauvre Lamartine (1) qui prend la
plume, pour donner au public enfantin une édition
expurcjata de ses œuvres. La préface qu'il met en
tête du recueil de ces œuvres choisies aurait grand
besoin d'être elle-même purgée et surtout abrégée.
(1) Le tempérament poétique de Lamartine plaisait médiocrement à
Delacroix, lequel d'ailleurs avait peine à oublier une ridicule méprise qui
fit que le poète lui attribua innocemment un jour de misérables peintures
d'un nommé Vinchon, et l'accabla d'éloges à leur propos.
348 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Elle contient des phrases comme celle-ci : « Plus un
« écrivain est abondant, plus il a de limon à déposer
«dans sa course... la pensée de l'homme ne jaillit pas
« au premier flot ni à tous les flots. Limpide, rapide,
« incorruptible, digne d'être envasée dans tes urnes des
« siècles pour abreuver le genre humain, la pensée de
« l'homme le plus favorisé des dons du ciel est un tor-
« rent qui coule de plus ou moins haut en se creusant
« un lit plus ou moins profond dans la mémoire des
« hommes, etc., mais qui coule avec des écumes, des
« lies, des sables qu il faut bien se garder de recueillir
« avec Y eau du ciel. »
« Nous allons voir cette eau du ciel que distille
M. de Lamartine dans ses bons jours Si le style des
morceaux qu'il choisit est dans le goût de ce qu'on
vient de lire, on pourra trouver, comme il l'avoue
lui-même, que le recueil est encore trop volumineux.
N'est- il pas étrange qu'un auteur expose et confesse
ainsi à tous les yeux qu'il est plein de ce limon, de ce
sable dont il parle, qui n'atteste que la précipitation
de la composition aussi bien que le mépris du bon
public pour lequel il écrit? Ainsi, dans le but de
redonner sa marchandise sous autre forme, il fait lui-
même le métier de critique sur ses propres livres, il
prendra la peine de nous montrer tout ce qui est
mauvais. Il va jusqu'à refaire des passages, il sup-
prime la strophe, il innocente l'image, il corrige
le mot. Il est probable que c'est là le dernier livre
qu'il se propose de publier ; car qui voudra désor-
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 349
mais acheter les autres? Il est clair que tous les dix
ans, il les refera dune autre manière, en les épurant,
bien entendu. »
Paris, 2 mai. — Parti de Champrosay ce jour, à
sept heures du matin.
J'étais inquiet au sujet de la lettre de Barbier à
propos du conseil de révision ; d'ailleurs, j'avais reçu
la lettre d'Albert de Vau, qui lui annonçait un excel-
lent envoi que je craignais de laisser longtemps à la
discrétion de mes portiers; d'ailleurs, pour tout dire,
le moment était arrivé. Mes tableaux avaient besoin
de se reposer. Je ne restais donc plus qu'en me
le reprochant, en considérant tout ce qui me rappelle
à Paris.
— Sur le tantôt à Paris, et pendant que je me
reposais, arrivent le cousin Delacroix et le cousin
Jacob. Enchanté de les voir.
3 mai. — Les deux cousins ont dîné avec moi;
nous sommes restés les coudes sur la table jusqu'à
onze heures. J'adore les récits de militaires, et lui, je
l'aime beaucoup : il est un type véritable.
— Le matin, dans un beau feu, repris l'esquisse
du Combat de lions (1). J'en ferai peut-être quelque
chose.
(1) « Ce tableau peint en 1854, acheté 10,000 francs par l'État, et
«donné par lui à la ville de Bordeaux, a été à peu près complètement
« détruit en 1870, dans l'un des incendies successifs de la mairie de
350 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
5 mai. — Comité à neuf heures pour le collège
Stanislas.
Il n'y a plus en France, et je dirai ailleurs, d'état
intermédiaire : ou Jésuites ou septembriseurs ; il faut
subir l'un ou l'autre régime. Cette introduction
avouée, sollicitée par l'État, des ecclésiastiques dans
l'éducation , est une tendance dans laquelle on ne
peut s'arrêter que pour tomber fatalement dans l'ex-
trémité contraire.
7 mai. — Dîné chez Barbier. Dagnan (1) me conte
l'histoire de Cabarrus qui, directeur de la banque de
Charles III, est chargé par lui de porter en France
trois millions pour faire évader Louis XVI au moment
de son jugement. Sa maîtresse, la duchesse deSanta-
Cruz, lui arrache son secret; il était entendu avec le
Roi qu'il irait seul en France, qu'on ne donnerait de
chevaux qu'à lui, qu'il serait signalé, mais qu'il fallait
qu'il fût seul. Il consent à emmener la duchesse habillée
en domestique. Il est arrêté en route; impossibilité
daller plus avant. Il parlemente, s'obstine, bref, on
envoie à Madrid; pendant ce temps qu'il perd, le
procès de Louis XVI va son train, et il arrive à Paris
pour voir le roi guillotiné.
Caton disait, à la fin de sa vie, qu'il ne se repentait
« Bordeaux, où se trouvait installé le Musée. » (Catalogue Robaut,
n° 1242.) Il en reste une esquisse qui fut achetée par M. Riesener et qui
appartient aujourd'hui à M. Ghéramy. Mme Riesener possède également
une toile analogue sur le même sujet.
(1) Isidore Dagnan (1794-18'73), paysagiste de mérite.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 351
que de deux choses : lune d'avoir dit un secret à sa
femme; l'autre, d'avoir fait par mer un voyage qu'il
pouvait faire par terre. On contait cela à propos du
naufrage de YErcolano.
8 mai. — Lettre de MmeD... au sujet du projet
Stanislas ; lettre de Mme F... transmise par le cousin
au sujet du même projet. L'une trouve bon que la
ville dépense énormément, introduise les prêtres dans
ses affaires, etc., etc., pour que son petit-fils, qui
est depuis cinq ans dans ce collège, ne perde pas l'ha-
bitude de ses chers professeurs et achève paisiblement
son éducation. L'autre désire la consécration de
l' établi ^sèment pour beaucoup moins, j'en suis sûr;
le directeur aura quelque neveu dont la figure lui
plaît.
Dîné au deuxième lundi, et fini par une prome-
nade, au lieu d'aller à l'Opéra voir Guillaume Tell,
ce que j'avais projeté; pour me consoler, je me suis
chanté tout le temps intérieurement toute la parti-
tion.
9 mai. — Dîné chez Piron, et vu le soir Nina, de
M. Goppola (1). Il est impossible d'imaginer rien de
plus insipide.
— J'aime beaucoup Piron : c'est le seul ami que
j'aie, comme on peut l'être à notre âge. Il me contait
(1) Nina, ou La folle par amour, opéra représenté au Théâtre-Italien,
le 6 mai 1854. Mme Alboni chantait le rôle de Nina.
352 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
en revenant l'histoire de la Diligence de Lyon (1).
10 mai. — Insipide matinée et mauvaise disposi-
tion à l'Hôtel de ville. Discussion dans le Comité
pour le projet Stanislas.
En sortant, vu la salle d'Ingres (2). Les propor-
tions de son plafond sont tout à fait choquantes : il
n'a pas calculé la perte que la fuite du plafond occa-
sionne aux figures. Le vide de tout le bas du tableau est
insupportable, et ce grand bleu tout uni dans lequel
nagent ces chevaux tout nus aussi, avec cet empereur
nu et ce char qui est en l'air, font l'effet le plus dis-
cordant pour l'esprit comme pour l'œil. Les figures
des caissons sont les plus faibles qu'il ait faites : la
gaucherie domine toutes les qualités de cet homme.
Prétention et gaucherie, avec une certaine suavité
de détails qui ont du charme, malgré ou à cause de
leur affectation, voilà, je crois, ce qui en restera
pour nos neveux.
J'ai été voir mon salon : je n'y ai retrouvé aucune
de mes impressions, tout m'y a paru blafard.
Le soir, chez la princesse; je me suis mis à saigner
du nez; heureusement, cela n'a pas fait scandale.
Beau trio de Mozart. Revenu seul par les Champs-
Elysées et par un très beau temps.
(1) Ce fut l'origine du célèbre mélodrame : le Courrier de Lyon.
(2) C'est la salle de l'Hôtel de ville que décora Ingres, et au sujet de
laquelle nous avons déjà vu un jugement sévère de Delacroix.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 353
Rodakowski m'a fait plaisir en exaltant le Mas-
sacre, qu'il met au-dessus de tout (1).
J'ai trouvé la place de la Concorde toute boule-
versée de nouveau. On parle d'enlever l'Obélisque.
Perrier prétendait ce matin qu'il masquait!... On
parle de vendre les Champs-Elysées à des spécula-
teurs! C'est le palais de l'Industrie qui a mis en goût.
Quand nous ressemblerons un peu plus aux Améri-
cains, on vendra également le jardin des Tuileries,
comme un terrain vague et qui ne sert à rien.
13 mai. — Dauzats venu dans la journée pour
me tracer mon Foscari (2). Resté trop longtemps,
j'ai eu la voix fatiguée, et l'imprudence que j'ai faite
d'aller chez Chabrier le soir m'a achevé. Extinction
de voix, rhume, etc., etc.
20 mai. — Parti à Augerville avec Berryer,
Batta (3) et M. Hennequin (4). Parti triste; je rede-
viens jeune pour mes tristesses à propos de tout.
(1) Le Massacre de Scio.
(2) C'est la première indication de la célèbre et admirable composition
que les amateurs ont vue pour la dernière fois à l'exposition des œuvre»
de Delacroix à l'École des Beaux-Arts. A la vente Faure, elle atteignit
7i), 500 francs. Elle appartient maintenant au duc d'Aumale. (Voir Cata-
logue Robaut, n° 1272.)
(3) Alexandre Batta, célèbre violoncelliste, qui pendant vingt ans a
donné un grand nombre de concerts, suivis avec beaucoup d'intérêt
par les amateurs.
(4) Amédce Hennequin était le fils d'un avocat célèbre, ami de Ber-
ryer. A ce titre, il faisait partie du groupe des intimes d'Augerville*
Dans ses Souvenirs, Mme Jaubert le mentionne assez brièvement.
U. 23
354 JOURNAL D'EUGENE DELxYCROIX.
L'état de la santé y était pour quelque chose. En-
chanté du voyage, surtout à partir d'Etampes; nous
nous sommes mis là en voiture, et nous avons fait nos
sept à huit lieues, comme autrefois, au petit trot à
travers une campagne un peu poudreuse, grâce à la
grande chaleur, mais de cette vraie campagne, qu'on
ne trouve pas aux environs de Paris; cela m'a rappelé
de jeunes années et de bons moments : le Berry, la
Touraine sont ainsi.
L'arrivée charmante : c'est un séjour arrangé par
lui, plein de vieilles choses que j'adore. Je ne con-
nais pas d'impression plus délicieuse que celle d'une
vieille maison de campagne; on ne trouve plus dans
les villes la trace des vieilles mœurs : les vieux por-
traits, les vieilles boiseries, les tourelles, les toits
pointus, tout plaît à l'imagination et au cœur, jus-
qu'à l'odeur qu'on respire dans ces anciennes mai-
sons. On trouve là reléguées de ces images qui ont
amusé notre enfance et qui étaient nouvelles alors.
Il y a ici une chambre dont les peintures à la détrempe
existent encore, qui a été habitée par le grand Coudé.
Ces peintures sont d'une fraîcheur étonnante; les
dorures rehaussées n'ont point souffert.
Berryer, qui est la bonté et la facilité mêmes, nous
a promenés partout. Il a un vivier dans son parc et
de l'eau partout; étables magnifiques avec un tau-
reau superbe. Il faut absolument être loin de Paris
pour trouver cela; je n'ai pas une de ces émotions-
là à Champrosay.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 355
Le soir, nous nous sommes mis tous les quatre au
coin du feu. Berryer nous contait qu'il était à la pre-
mière représentation de la Vestale, avec des bottes à
revers de soixante-douze francs : c'était alors le der-
nier goût. Ces malheureuses bottes étaient si étroites
que, n'y pouvant tenir et ne goûtant pas du tout la
musique, il demanda à des voisins un canif pour les
fendre et se mettre à l'aise. Désaugiers était derrière
lui; il lui dit : « Monsieur, vous devez être content de
votre cordonnier; il vous sert (serre) bien. »
21 mai. — L'évêque d'Orléans arrivé l'après-midi,
dans sa tournée pour la confirmation. Il est très bien,
très distingué et homme d'esprit (1).
Le matin, ma première promenade, seul, par un
beau soleil. Je me suis échappé par le pont de pierre,
que j'ai atteint non sans avoir très chaud : je suis tou-
jours vêtu très chaudement (2) maintenant, à cause
de mon dernier mal de gorge. A ce pont de pierre,
(1) Mgr Dupanloup.
(2) « Delacroix, aimable, séduisant, d'une politesse exquise, sans aucune
«exigence, jouissait pleinement à Augerville d'une sorte de vacance qu'il
« s'accordait. Il se prêtait à toutes les distractions : très empressé aux
« promenades, à cette seule condition qu'il lui fût accordé le temps de se
««costumer. Irait-on en bateau, à pied, ou en voiture? Aussitôt la déei-
« sion prise, il s'éclipsait, puis reparaissait, ayant combiné ses vêtements
«pour affronter soit la mer déglace, le soleil du désert ou le vent de la
« montagne. Cette manœuvre nous divertissait, ayant découvert, par une
« de ces trahisons du séjour à la campagne, que sur son lit demeuraient
« étalés des gilets, des cache-nez, des coiffures, numérotés et correspon-
«dantaux thgrés du thermomètre. Nous ignorions alors de quelle déplo-
« rahle délicatesse de larynx il était affligé. » {Souvenirs de Mme Jau-
bert, p. 06.)
356 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
petits garçons péchant je ne sais quoi avec leurs
mains, les jambes à l'eau, de l'autre côté du pont où
l'eau de la rivière coule sur un lit de cailloux char-
mants.
Berryer et ces messieurs avaient été à la messe;
j'ai été un peu honteux à leur retour de ne les avoir
pas suivis. J'avais été aussi, en suivant la rivière, jus-
qu'à l'endroit presque où elle sort de la propriété.
Remarqué le château, à peu près, de cet endroit, en-
cadré dans les arbres. En revenant, fait un croquis de
l'angle et du côté de la cour.
Dans la journée, nous avons été avec des hommes
et le furet pour prendre des lapins. Vu les rochers
et les pins d'Italie.
L'évêque arrive vers quatre ou cinq heures. Dîner
d'ecclésiastiques avec un M. de Rocheplate ou de Ro-
cheville, voisin de campagne de Berryer. J'aime beau-
coup cet évêque. Je suis de la nature de la cire ; je
me fonds facilement sitôt que j'ai l'esprit échauffé par
un spectacle, ou par la présence d'une personne qui
a quelque chose d'imposant ou d'intéressant. J'ai
parlé du péché originel d'une façon qui a dû donner
à ces messieurs une grande idée de mes convictions.
La soirée s'est passée ainsi très convenablement.
22 mai. — Avant d'aller à l'église (1), le matin,
(1) Berryer était très pieux et aimait la pompe des cérémonies catho-
liques. Ce trait de sa nature répond bien d'ailleurs au jugement que
Delacroix porte sur son esprit.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 357
pour voir la cérémonie de la confirmation, Berryer,
dans son cabinet qui précède sa chambre, m'a lu des
fragments de manuscrits de son père, où il raconte le
premier service que mon père lui a rendu. Mon père
se trouvait dans la situation de disposer de tout, sous
Turgot : son salon d'attente était rempli de cordons
bleus, de grandes dames et de solliciteurs de tous
étages. Cette position lui occasionnait une foule d at-
taques, à cause, dit Berryer le père, de son austère
probité. Il avait commencé par être avocat et regret-
tait cette profession; de là tout naturellement le con-
seil qu'il donne à Berryer de s'y adonner, plutôt que
de s'enterrer dans des bureaux. Plus tard, sous la Con-
vention, Berryer, très compromis, est sauvé par lui.
Vu la bibliothèque, qui est tout au haut de la
maison
Vers dix heures, on est venu chercher l'évêque en
procession. Cette cérémonie m'a beaucoup touché.
Le père et la femme de Berryer sont enterrés dans
l'église. L'idée m'est venue de leur faire un Saint
Pierre (1); c'est le patron de la paroisse, et c'était
celui de son père; ce projet s'en ira peut-être avec
mes sentiments catholiques du moment.
Après la cérémonie et l'exhortation de Monsei-
gneur, nous avons assisté à la bénédiction des tombes
dans le cimetière : c'est fort beau. L'évêque, tête nue,
et dans ses habits, la crosse d'une main, le goupillon de
(1) Il est probable que ce Saint Pierre ne fut jamais exécuté.
358 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
l'autre, marche à grands pas et lance à droite et à
gauche l'eau bénite sur les humbles sépultures. La reli-
gion est belle ainsi. Les consolations et les conseils que
le prélat donnait dans l'église à ses rustiques ouailles,
à ces hommes simples, brûlés par les travaux de la
campagne et enchaînés à de dures nécessités, allaient
à leur véritable adresse. Au retour, il a béni, avant
de rentrer, les enfants que les mères lui présentaient.
Déjeuner très nécessaire, à midi et demi ou une
heure, pour ces pauvres prêtres à jeun et pour nous-
mêmes. A une heure et demie, arrivée de ces dames :
point de princesse ! J'en ai été désappointé.
A partir de ce moment, le bon évêque a été un
peu négligé pour les arrivantes; il avait d'ailleurs
quelque effroi à rester. Il est parti presque incognito.
Son règne était fini.
Promenade dans le parc avec Batta et Hennequin.
23 mai. — Temps diluvial. On nous avait annoncé
la princesse (1) pour aujourd'hui, mais le moyen d'y
croire avec une pluie affreuse! Elle est venue pour-
tant. Elle s'est mise à tout : point de fatigue et de
grimace. Ces dames et nous, nous avons fait une
grande promenade. La bonne princesse peut-être un
peu ennuyée de la tournée du propriétaire. Elle avait
très aimablement pris mon bras, et je ne me suis pas
ennuyé une minute. C'est un caractère dans le genre
(1) La princesse MarcelUni Czartor/ska
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 359
du mien ; elle a F envie de plaire. Elle serait gracieuse
avec un bouvier, et elle ne se force point pour se
livrer à ce penchant. Ce qui en reste de véritable-
ment bon ou obligeant, le ciel le sait mieux que moi
ou quelle-même peut-être... Je suis ainsi; on est
comme on peut.
Berryer, l'autre fois que nous nous promenions
(c'était le lundi) en attendant ces dames, assis au
bout de l'allée de tilleuls où il a fait un promenoir,
me disait qu'il conseillait de la douceur à Villemain
dans le jugement qu'il porte sur les hommes et sur
leurs passions, dans ce qu'il écrit sur les hommes de
notre temps : le point de vue est en raison des pas-
sions et des préjugés du moment. Martignac, le plus
doux des hommes, voulait, après 1815, faire pendre
lui et son père, après le fameux procès qu'ils avaient
plaidé tous les deux pour les proscrits (1).
C'est ce même jour, c'est-à-dire le lundi, qu'au lieu
de faire une promenade avec ces messieurs, je me
suis trouvé vers trois heures avec lui seulement, que
nous avons été en bateau et que, m'ayant laissé pour
aller s'habiller, je suis revenu rattacher le bateau et
l'ai trouvé tout vêtu, attendant ses hôtes (je me
trompe encore, je crois que c'est le dimanche, quand
il attendait l'évêque).
Ce jour, mardi, excellente musique (2) le soir, de
(1) Les procès du Maréchal Ney.
(2) Mme Jaubert décrit ainsi le salon de Berryer à Augerville : « A ccoudé
• sur une table basse, notre grand peintre caressait de sa main pâle et
360 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
la princesse et de Batta. Je me prends de passion
pour ce dernier. J'étais content de voir que la prin-
cesse était frappée, je l'ai cru au moins, de sa ma-
nière de jouer. Francbomme me paraît froid et
compassé en comparaison. La princesse ma parlé
beaucoup de Gounod et du club de Mozaristes dont
elle me fait l'honneur de me faire membre. Ce sera
pour tous les premiers vendredis de chaque mois.
Malheureusement, elle va partir pour Vienne.
24 mai. — Journée un peu décousue; presque
point de promenade : avant déjeuner, du côté du
pont de pierre, sans aller jusque-là.
Temps incertain. Pendant que ces dames jouaient
à un insipide petit jeu de billard sur le perron, j'ai
été me mettre sur mon canapé, où j'ai alternati-
vement lu et dormi. Je lisais la Fille du capitaine,
traduit de Pouchkine par ce pauvre Viardot; c'est
dire que ce n'est pas le genre de traduction que je
préfère; ces romans russes se ressemblent tous : ce
sont toujours des histoires de petites garnisons sur
les frontières de l'Asie. Ces côtés ont tenu une grande
place dans l'histoire des Russes, et on voit que les
esprits de cette nation y sont sans cesse tournés.
Promenade en bateau avec ces dames et Berryer.
« nerveuse une abondante et sombre chevelure, à reflets bleuâtres comme
« de l'acier bronzé. Son regard, à la fois voilé et lointain, semblait
« atteindre la pensée du compositeur, tandis que le puissant orateur,
« l'œil humide, sa large poitrine oppressée, troublé par l'étrange harmo-
« nie des accords plaintifs, demeurait immobile. »
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 3GI
Le brave M. de X..., type de jeune mari d'au-
jourd hui : il va tout seul en bateau, a sans cesse le
cigare à la bouche et ne dit jamais un mot à sa femme
ni à personne, si ce n'est pour contredire les timides
observations de chacun. Il m'a redressé, avec une
superbe aménité et plus dune fois, sur l'Orient, sur le
Maroc, où il a été. Il est possible qu'il connaisse
l'Orient, mais il ne connaît pas les femmes: la sienne,
qui est la fille de Mme de V..., est très piquante, aussi
froide que lui, mais qui le fera probablement passer
par des chemins qu'il ne connaît pas, malgré la multi-
tude de ses excursions. Pendant que Batta et la prin-
cesse nous jouaient le soir des choses délicieuses, il
découpait sans dire mot des morceaux de papier, et il
ne s est pas dérangé une minute de cette occupation.
Sonate de Beethoven entendue la veille, mais
surtout une autre, dont je connaissais déjà la partie
de piano. Très grand et très rare plaisir.
Au moment de passer à table , Berryer nous
contait, à propos de la passion pour les éloges de
Chateaubriand et en généra Ides h ommesdelettres, que
se trouvant un jour chez Michaud (1), il voit arriver
M. d'Arlincourt (2), qui venait de faire paraître un
de ses fameux ouvrages et qui venait demander à
Michaud d'en parler de manière à faire sentir au
(1) Joseph Michaud, dit Michaud aîné, littérateur, auteur de YHis~
îoire des Croisades, directeur de la Quotidienne cl grand ami de Berryer.
(2) Vicomte d'Arlincourt, poète et romancier médiocre, né en 1789,
mort en 1856.
362 JOURNAL D'EUGEISE DELACROIX.
public tout ce qu'il y avait de profond, de délicat
dans cette conception : « Donnez-moi des notes là-
dessus », lui dit Michand; ce que d'Arlincourt ne
manqua pas de faire, en apportant une apologie en
règle, qui mettait l'ouvrage et l'auteur dans les nues et
en étalait avec une complaisance admirable le sublime
de l'ouvrage. Le journaliste inséra tout bonnement le
volume de d'Arlincourt, tel qu'il était. A quelques
jours delà, Berryer, se trouvant encore chez Michaud,
voit arriver d'Arlincourt qui vient remercier son ami
de l'article aimable qu'il a inséré, l'assurant de sa
reconnaissance pour la manière dont il avait apprécié
l'ouvrage.
Berryer m'a conté ou plutôt avoué qu'il était un
des trois auteurs de la complainte de Fualdès : il
avait pour collaborateurs Désaugiers et Catalan ou
Castellan (1).
25 mai. — Ce jour, sorti d'assez bonne heure et
fait le petit croquis de la vue du château du côté du
canal et du potager (2). — Promené quelque peu avec
M. Hennequin, avant déjeuner; après déjeuner, à la
messe pour l'Ascension.
Je parlais, au retour de la messe, à la princesse de
la vocation que je me croyais pour être prédicateur :
(1) L'auteur de la fameuse complainte de Fualdès fut en effet un den-
tiste, homme de beaucoup d'esprit, nommé Catalan. La collaboration de
Berryer et de Désaugiers était inconnue, mais on a attribué à M. Dupin
la paternité de certains couplets.
(2) Voir Catalogue Robaut, n° 1772.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 363
Berryer nous a parlé de la sienne. Hennequin, avant
déjeuner, nie parlait de sa manière au barreau;
d'après ce qu'il m'en a dit, il me semble qu'il me
ferait plus d'impression que les autres.
Dans la journée, rejoint le bateau où se trouvaien
une partie de ces dames. Revenu en ramant et pris
ensuite par le potager. Lu la Fille du capitaine jus-
qu'au dîner.
Conversation, dans la journée, près du piano, avec
la princesse sur le système de Delsarte. Je lui parle
de mes idées sur des sujets analogues. Elle préfère
son Franchomme à Batta ; je lui dis que je suis sur la
dernière impression. Ce qu'elle trouve de large, de
carré, de précis chez Franchomme, me paraît quel-
quefois froideur et sécheresse; chez Batta, je
m'aperçois moins qu'on racle sur du bois : je ne vois
pas tant l'artiste. Franchomme est un peu comme ces
peintres qui viennent vous dire : « Voyez comme je
suis conforme à l'antique, comme cette main est
bien la main que j'avais sous les yeux. » Je lui ai
comparé à ce propos la copie de Gérard, qui est dans
le salon, avec les tableaux des grands maîtres : à
savoir que le détail s'y trouve, mais n'attire pas
l'attention aux dépens de l'expression.
Le soir, répétition de la sonate de Beethoven que
je préfère : elle porte, je crois, le n° 1.
Vu deux cahiers du Punch anglais. Tâcher de me
le procurer à Paris : il y a des types de caricature
d'un dessin très fin.
SG4 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Remonté me coucher, avant le reste de la société,
occupée encore à minuit à jouer.
— Ils croient qu'ils seront plus vrais en luttant
avec la nature de vérité littérale ; c'est le contraire tui
arrive; plus elle est littérale, cette imitation, plus elle
est plate, plus elle montre combien toute rivalité est
impossible. On ne peut espérer d'arriver qu'à des
équivalents. Ce n'est pas la chose qu'il faut faire,
mais seulement le semblant de la chose : encore est-ce
pour l'esprit et non pour l'œil qu'il faut produire cet
effet.
26 mai. — Le matin, dans la cour de la ferme où
étaient ces dames, pour faire des études sur le
fromage, Berryer me disait qu'une chienne qu'il a et
qui lui avait été donnée par un voisin, étant retournée
aussitôt chez son premier maître, le garde dudit
donna à Berryer qui venait la rechercher le moyen
de se l'attacher, à savoir d'uriner dans du lait, et
de le lui faire boire : l'influence de mâle à femelle
et réciproquement, quoique dans des espèces diffé-
rentes.
Il me disait que s' étant trouvé dans un comité où
on discutait la couleur des uniformes, Lamoricière,
Bedeau et autres généraux disaient que la durée des
habits, au moins comme apparence et conservation
en bon état, dépendait delà manière dont les diverses
couleurs, parements, revers, etc., s harmonisaient
avec la couleur de l'habit. Ceux qui étaient crus et
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 365
discordants arrivaient promptement à paraître sales
et hors d'usage.
Dessiné cette matinée dans les roches plusieurs
pins d'Italie.
En revenant le long de la grande treille, dessiné des
peupliers blancs de Hollande, qui font un bel effet,
mêlés à d'autres arbres, au bout de cette allée, du
côté des rochers.
Dormi dans le jour et achevé la Fille du capitaine.
Ondée effroyable pendant le déjeuner et arrivée de
M. de la Ferronays.
Promenade avant le dîner avec ce dernier et ces
dames, et revenu par le potager.
Le soir comme à l'ordinaire : la sonate n° 1 . Couché
tard et dormi sur le canapé.
Admiré beaucoup, pendant ma promenade du soir,
la vivacité des étoiles et l'effet des arbres sur le
ciel, et les réflexions du château dans les fossés.
27 mai. — Départ de la princesse à neuf heures.
— Flâné sur le perron avec ces dames qui étaient
restées.
Avant déjeuner, dessiné les jeunes chevaux et
croquis d'après les figures fantastiques, dans les
roches. Je me rappelais en les faisant ce mot de
Beyle : « Ne négligez rien de ce qui peut vous faire
grand. »
— Essayer de faire du cresson en manière d'épi-
nards.
366 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
— Agréable flânerie — après le déjeuner et le
départ des Suzanet et de M. de la Ferronays — sur
le perron avec ces dames : partie de billard anglais.
Elles devaient rester la soirée : tout à coup, elles
changent de résolution. Nous dînons à cinq heures un
quart, et elles partent à six heures.
Promenade charmante avec Berryer et Hennequin
par les bords de la rivière, à gauche le long du pota-
ger : à cette heure du jour, tout cela est plus beau que
je ne lai jamais vu; je ne puis me lasser de la réflexion
placide des arbres et du ciel dans le miroir des eaux.
Voilà ce que nous perdons par la mauvaise heure du
dîner.
Monté au haut du parc et fait le tour par les
murs, jusqu'à un endroit que je ne connaissais pas :
salles de Verdure avec avenues de tous côtés, etc.
Berryer très intéressant sur la musique des an-
ciens... Sur la partie consacrée, hiératique : l'empe-
reur de la Chine allant tous les ans donner le ton
dans certains temples, sur des vases d'un métal parti-
culier. C'était le diapason de l'Empire.
S'il n'est pas satisfait de son intonation en commen-
çant à parler, il ne débrouille pas clairement ses
idées, sa parole n'est pas la même.
Je dis que nous ne connaissons rien aux anciens.
Nous les défigurons quand nous leur prêtons nos
petites manières et nos sentiments modernes. Ils
avaient été tout de suite ce qui est essentiel dans
tout : le sentiment est le meilleur guide dès l'origine,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 367
dans les arts et même dans les sciences. Hippocrate
a trouvé tout de suite tout ce qu'il y a de positif dans
la médecine. Je me trompe : il a visité l'Egypte, peut-
être quelques autres dépôts des connaissances primi-
tives, et en a rapporté ces principes. Se rappeler ce
que dit Pariset à ce sujet (1).
Je dis aussi qu'il a plus de mérite, dans un temps
de décadence, de revenir à la simplicité et à la nature
que n'en out eu les anciens en découvrant ces prin
cipes de prime abord, quand tout cela était nou-
veau.
Grand charme le long du canal. J'ai remarqué
l'absence des femmes : leur présence anime une
solitude comme celle-ci ; quelque charme qu'on y
trouve, on se rappelle où on a été auprès d'elles. Il
me parle de Mme delà G..., me disant que l'amitié
près d'une bonne femme était bien supérieure au
sentiment basé sur d'autres relations.
Dans le courant de la promenade, parlé de Sainte-
Beuve avec peu d'estime : il flatte le pauvre pour se
faire une petite fortune et se retirer quand il aura
ce qu'il lui faut.
Achevé la soirée au coin du feu.
— Beau ton de chair brune très sanguine : jaune
de chrome foncé et ton violet de laque brun et blanc.
28 mai. — Parti d'Augerville à midi : la malle m7a
t
(1) Etienne Pariset (1770-1847), médecin et littérateur, connu surtout
par ses recherches sur les maladies épidéuiicjue».
368 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
pris toute la matinée, ainsi que la messe où j'ai
accompagné le bon cousin. Journée magnifique. La
campagne me rappelle les plus doux moments; à
Étampes, le soleil, la température, l'aspect des lieux
me rappellent des sensations de l'Espagne.
Église Saint-Basile, détails romans dans la façade.
Église Saint-Pierre, principale; crénelée : plan bizarre
et inexplicable.
Promenade hors des vieux remparts, beaux arbres.
Nous avions une heure à tuer. Arrivé à Paris à cinq
heures et demie. Reconduit M. Hennequin.
Couché après mon dîner, ce qui m'a nui pour la
journée du lendemain.
29 mai. — Mauvaise journée. Travaillé à peine:
promenade solitaire le soir. — Touché quelque peu
au Christ sur la mer (1) : impression du sublime et
de la lumière.
30 mai. — Repris le tableau de Weill : Tigre atta-
quant le cheval et l'homme (2). — Mme de Forget
le soir.
31 mai. — Préault venu dans la journée et resté
(1) Il y a de nombreuses études de Christ en l'année 1853. Nous n'en
avons point trouvé à cette date de l'année 1854.
(2) Théophile Silvestre dit à propos de ces études de félins : « Après
« avoir beaucoup étudié d'après nature au Jardin des Plantes, Delacroix
« s'était mis à faire, de mémoire, plus d'animaux au coin de son feu que
«t devant les fosses et les cages des bètes. Il tirait des lions et des tigre*
« de son chat. » (Voir Catalogue Robaut, n* 1853.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX 369
trop longtemps : je l'aime beaucoup. Je voudrais lui
être utile (1).
2 juin. — Dîné chez la princesse. — Première
soirée des premiers vendredis. Gounod, etc., etc. Il
a chanté, dune manière délicieuse, plusieurs mor-
ceaux de Mozart, en faisant ressortir les accompa-
gnements et les parties différentes, à lui seul.
En rentrant très tard par une pluie affreuse, trouvé
mon atelier noyé et passé près de deux heures à
déménager mes toiles, etc.
Lundi 5 juin. — Chez Mme de Forget le soir; le
jeune d'Ide ville (2) me disait que mes tableaux se
vendaient très bien : le petit Saint Georges (3), qu'il ap-
pelle un Persée, que j'avais vendu à Thomas quatre
cents francs, s'est vendu mille deux cents francs en
vente publique; Beugniet lui a demandé la même
somme du petit Christ, qu'il a eu pour cinq cents francs ;
mais ce sont les Juifs (4) qui profiteront toujours de
tout cela.
(1) On trouve en effet dans la correspondance de Delacroix plusieurs
lettres de recommandation en faveur de Préault. Il recommande Préault
en 1860 pour un travail à l'église Saint-Paul Saint-Louis. Delacroix ne
pouvait oublier cpie Préault avait pendant plusieurs années été refusé,
comme lui aux expositions : l'injustice et l'aveuglement des jurys lea
avaient rapprochés.
(2) Henri- Amédée le Lorgne, comte d'Ideville (1830-1887). Il débuta
clans la diplomatie, puis entra, en 1870, dans l'administration, qu'il
quitta bientôt, pour s'adonner exclusivement à la littérature.
(3) Voir Catalogue Robaut, n° 1241.
(4) Nous recommandons tout particulièrement aux lecteurs qui vou-
dront être pleinement édifiés sur ce qu'avance Delacroix, de parcourir le
II. 24
370 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
— Dernière séance du conseil de revision. Vu avec
plaisir de belles natures, des remplaçants. On leur
trouvait mille défauts; c'est le contraire pour les
autres.
7 juin. — Repris la petite esquisse du Combat du
ion.
Le soir à la Vestale ; quoique impatienté par la
longueur des entractes, j'ai été très intéressé. La
Cruvelli a quelque chose d'antique dans ses gestes,
surtout dans la scène du trépied. Elle n'est pas serrée
dans ses habits comme les actrices ordinaires dans
les costumes grecs ou romains. La musique aussi a
du caractère. Je me rappelle que Franchomme sou-
riait quand je mettais cela au-dessus de Cherubini.
Il avait peut-être raison, comme facture ; mais je
crois que le même opéra traité par le fameux contra-
pontiste n'aurait pas eu ces élans de passion et cette
simplicité, en même temps... Berlioz, à qui j'en par-
lais, me dit de Spontini que c'était un homme qui
avait des lueurs de génie (1).
Catalogue Robaut, qui donne, chaque fois que le renseignement a pu
être obtenu, le prix d'achat des tableaux, et les différents chiffres qu'ils
ont atteints dans les ventes successive». Lors de la disparition de Millet,
on a été pris d'une belle crise d'indignation contre les marchands de
tableaux, en songeant aux bénéfices qu'ils avaient réalisés avec les œuvres
de ce maître. On pourrait faire, et tout aussi justement, les mêmes obser-
vations au sujet d'Eugène Delacroix. Plusieurs passages du Journal
sont d'ailleurs pleinement significatifs. N'est-ce pas l'histoire de presque
tous les grands peintres?
(1) Berlioz partageait à l'égard de Spontini, pour sa Vestale, l'admira-
tion de R. Wagner, qui écrivait : « Spontini, lui, il est mort, et avec lui
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 371
Dans la journée, à la commission de l'Industrie .
On nous avait dérangés pour nous demander quels
étaient ceux qui voulaient aller à Londres à l'ouver-
ture du Palais de Cristal. On n'a pu, en présence de
ce brave lordCowley (1), malgré ses invitations pres-
santes, trouver que deux membres de bonne volonté.
Chacun de nous, soumis à un interrogatoire, a décliné
la commission. Ces Anglais ont refait là une de leurs
merveilles qu'ils accomplissent avec une facilité qui
nous étonne, grâce à l'argent qu'ils trouvent à point
nommé et à ce sang-froid commercial, dans lequel
nous croyons les imiter. Ils triomphent de notre infé-
riorité, laquelle ne cessera que quand nous change-
rons de caractère. Notre Exposition, notre local sont
pitoyables; mais, encore un coup, nos esprits ne
seront jamais portés à ces sortes de choses, où des
Américains dépassent déjà des Anglais eux-mêmes,
doués qu'ils sont de la même tranquillité et de la
même verve dans la pratique (2).
8 juin. — Reçu ce matin, presque en même temps,
la nouvelle de la mort de Pierret et de celle de Rais-
« une noble et grande période artistique, digne d'un profond respect, esl
« tout entière et visiblement descendue au tombeau : elle et lui n'appar-
« tiennent plus à la vie, mais... uniquement à l'histoire de l'Art. Incli-
« nons-nous profondément et respectueusement devant le cercueil du
« créateur de la Vestale, de Fernand Cortez et d'Oljmpie. »
(1) Lord Cowley, diplomate anglais, né en 1804. En 1852, il était am-
bassadeur d'Angleterre à Paris. II contribua à établir sur des bases du-
rables l'alliance de l'Angleterre avec la France.
(2) Le succès de l'Exposition universelle de 1889 aurait sans doute
modifié la manière de voir de Delacroix sur ce point.
372 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
son (1). Aujourd'hui, on doit enterrer le dernier.
Henry vient m'inviter à aller dire adieu à son père.
Triste vue! triste séparation!... Il est mort hier soir
en revenant de chez sa fille à Belleville.
A quatre heures, au convoi de Raisson. — Je me
suis promené, en attendant, quelque temps, et entré
à l'église : affreuse décoration... Le malheureux
Raisson a laissé vingt francs, dont il a fallu don-
ner quinze à l'apothicaire. Il gagnait encore quinze
mille francs. . . Quand il lui arrivait une petite somme à
la fois, il faisait un voyage pour son plaisir ou arran-
geait une partie : c'est ce que m'apprend un de ses
amis.
Mon cher Pierret, dont la mort me laisse un tout
autre vide, quoique je regrette aussi mon vieux Rais-
son , laisse sa famille dans une triste situation ;
c'est une suite de la vanité de sa femme qui a voulu
faire la dame, au lieu de faire un métier et d'en faire
faire un à ses filles.
10 juin. — Enterrement du pauvre Pierret.
12 juin. — Dîner du lundi. Delaroche m'a paru
(1) Horace Raisson avait connu Delacroix en 1816 et était resté lié
avec lui depuis cette époque. Ffomme de lettres et journaliste, Raisson avait
été collaborateur de Balzac. Delacroix parait avoir eu au début de leurs
relations peu de sympathie pour lui, car il écrit en 1821 : ■ Raisson
« n'est point changé : il est menteur et suffisant comme devant. Ce
*• sera toujours, dans la peau d'un badaud, le plus Gascon que je con-
« naisse. >• Il Ht de lui en 1820 un portrait à l'aquarelle qui appartient à
M. Robaut. (Voir Catalogue Robaut, n° 1469.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 373
assez bon enfant. Tout le monde, excepté Dauzats, a
été contre moi pour soutenir que les animaux seuls
avaient de l'instinct, et que l'homme n'en a pas.
Quoique le terrible Chaix-d'Est-Ange fût dans le parti
contraire, j'ai soutenu mon avis avec la chaleur con-
venable, et depuis, il m'est revenu à l'esprit cent argu-
ments plus forts les uns que les autres, que je n'ai pas
dits.
Après, j'avais compté aller voir la Vestale, qu'on
devait jouer avec un ballet : malheureusement le bal-
let était le dernier.
J'ai été voir si Mme Pierret était revenue s'établir
à Paris. Elle est toujours à Belleville, commençant
son métier de veuve avec le faste nécessaire, quand
tout lui commandait d'être ici pour les démarches,
pour son fils, etc.
Le bon Piron venu chez moi pendant mon absence,
après la lettre tendre que j'avais reçue de lui dans la
journée et par laquelle il me demande aimablement
d'aller avec lui à Aix, où il doit prendre les eaux. Je
suis bien touché de son amitié. Je l'ai connu avant
Pierret, et jamais un nuage n'a altéré notre attache-
ment (1).
13 juin. — Dîné chez Monceaux; l'aimable
(1) Dans la préface mise en tète du recueil des articles d'Eugène Dela-
croix, M. Piron écrit ceci : « 11 aimait tant ses amis qu'il n'aimait pas ies
« voir se marier. 11 ne pouvait pas souffrir qu'une femme vint se placer
« entre lui et eux. Car, nous disait-il, quand je vais dîner chez toi, il
« faut encore que la chose plaise à ta femme... »
374 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Mme Gontier a chanté divinement le Messager, de
Nadaud, qui est une charmante chose. Il est venu un
aveugle, qui est très musicien et qui chante. Il est
aveugle de naissance. Quelles singulières idées il
doit avoir des choses !
Joui beaucoup de ma promenade au retour par les
quais, dont je ne pouvais m'arracher.
14 juin. — Dauzats et Grenier sont venus. Ce
dernier ma montré de jolis dessins de Rome.
15 juin. — Dîné chez Poinsot. Je me suis écorché
le doigt dans la glace de mon fiacre, et j'ai été
obligé de me faire un pansement dans les règles
avant dîner.
L'anecdote de Gérard, qui parvient à attirer Marie-
Louise sous prétexte de retoucher son portrait. Napo-
léon, à son retour, lui demande son nom, ce qu'il fait,
et lui tourne le dos. En revenant chez lui, c'était un
mercredi, Gérard dit : « L'Empereur m'a tourné le
dos, il me prend sans doute pour un Cosaque. »
— Ce jour, Andrieu a commencé à Saint-Sul-
pice(l).
(1) Il s'agit de la décoration de la chapelle des Saints-Anges, à propos
de laquelle le maître écrivait à Andrieu le 24 avril 1854 : « Il y aurait
• imprudence à travailler sur un mur qui vient d'être imprimé. L'opéra-
h tion qu'on a faite est excellente, car l'ancienne impression était si épaisse
« qu'il n'y avait aucune adhérence avec le mur; on atout gratté et on en
« a mis une très légère, après avoir mis de nouveau de l'huile bouillante.
« Je ne crois pas qu'il soit possible de reprendre avant six semaines au
« moins. » (Corresp., t. II, p. 101.)
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 375
16 juin. — Donné à Haro (pour parqueter) le
carton de la Petite Andromède (1). — Au conseil,
où j'avais manqué plusieurs des dernières séances.
Ottin (2), que je trouve en revenant, me conte que
Simart (3) ayant fait une figure de David, Ingres, qu'il
avait fait venir dans son atelier, la lui fait jeter à bas,
à cause de son sujet. On ne peut se permettre qu'un
sujet grec : faire un David était une monstruosité. Que
dirait-il du pauvre Préault, qui fait des Ophélias et
autres excentricités anglaises et romantiques?
Dîné chez Mme de Forget, avec le petit d'Ideville.
Joué au billard avec lui.
— Sur la fragilité de la peinture, particulièrement
chez les modernes.
Il juin. — -Dîné chez Chabrier avec Poinsot, l'amiral
Casy(4), d'Audiffret (5), Beauchesne(6), etc. Poinsot
(1) Voir le Catalogue Robaut, n°» 1001 et 1002.
(2) Ottin, sculpteur, né en 1811, élève de David d'Angers, obtint le
prix de sculpture dans le concours de 1836. Il est l'auteur d'un grand
nombre d'oeuvres appréciées.
(3) Sitnart, sculpteur (1806-1857), élève de Dupaty et de Pradier.
Grand prix de Rome, il partit pour l'Italie. Ingres, alors directeur de
l'école, lui fît le plus sympathique accueil et lui prodigua ses conseils.
C'est sans doute à Rome, à la villa Médicis, que se passa la scène que
raconte ici Ottin.
(4) L'amiral Casy (1787-1862). Engagé comme mousse, il gagna suc-
cessivement tous ses grades dans la marine, devint en 1848 représentant
à la Constituante, occupa un moment le ministère de la marine, puis,
en 1853, fut nommé sénateur.
(5) Chai les- Louis a" Audi/fret, économiste et homme politique, né à
Paris en 1787. Il rendit de grands services dans l'administration des
finances, fut président de la Cour des comptes, pair de France, puis
sénateur en 1852.
(6) Alcide-Hyacinthe du Bois de Beauc/iesne (1804-1873), littérateur,
376 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
me conte à dîner l'anecdote à laquelle il a été présent
sur les intentions de Napoléon relativement à la
Madeleine, où il dit que son intention était que Ion
fît des prières pour les mânes de Louis XVI, à l'occa-
sion du 21 janvier; qu'il en viendrait là, qu'il leur
ferait avaler cela (il entendait les hommes comme
Cambacérès, Fouché, etc.) comme une soupe au
lait.
D'Audiffret me conte que Lamartine, voulant parler
sur la conversion des rentes, va se renseigner auprès
le lui. Il en était à ne pas savoir ce que c'est que la
rente au pair, c'est-à-dire le premier mot des opéra-
tions les plus élémentaires : ce qui ne l'a pas empêché
de faire un discours magnifique dont 1 Europe a
retenti.
Il me parle aussi de l'ignorance de Ledru-Rollin,
arrivant au ministère de l'intérieur en 1848 et igno-
rant les éléments de l'administration qu'il avait atta-
quée pendant sa carrière d'opposition : il s'imaginait,
par exemple, qu'un ministre n'avait qu'à ordon-
nancer une dépense pour que l'argent fût à sa dispo-
sition. Il comptait, par exemple, donner une fête, etc.
18 juin. — A huit heures chez Durieu. Jusqu'à
près de cinq heures, nous n'avons fait que poser.
Thevelin a déjà fait des croquis autant de fois que
auteur d'ouvrages historiques estimés. Il fut, sous la Restauration, chef
de cabinet au département des Beaux-Arts, et, sous le second Empire,
chef de section aux Archives.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 377
Durieu a fait d' épreuves : une minute ou une minute
et demie au plus pour chacun.
Huet (1) ma mené chez lui : je m'y suis aperçu que
j'avais oublié mes lunettes, et suis revenu, tout courant
et fatigué, les reprendre au septième étage de Du-
rieu. Ce pauvre Huet n'a plus le moindre talent :
c'est de la peinture de vieillard, et il n'y a plus l'ombre
de couleur.
Ferdinand Denis (2) est venu là. On parlait de la
découverte d'un faiseur d'or, qui prétend avoir trouvé
que les métaux ne sont que des agrégations. Les gens
de la Californie lui disaient souvent, en parlant de
certains cantons, que l'or n'était pas encore à son
point. Denis me conte l'histoire de Léon X envoyant
en cadeau à un prétendu faiseur d'or une bourse vide.
Riesener, huit jours après, me dit avoir observé,
avec plusieurs paysagistes, un lieu à Trouville où
l'on voit les cailloux se former manifestement.
(1) Il nous parait assez curieux de rapprocher ce passage qui contient
l'opinion sincère de Delacroix, d'une lettre qu'il écrivait à ce même artiste
le 24 avril 1855 : « Je crois vous faire quelque plaisir en vous parlant de
« celui que m'ont fait vos tableaux à l'Exposition. Votre grande inonda-
« tion est un chef-d'œuvre : elle pulvérise la recherche des petits effets à
« la mode... » C'est dans des circonstances comme celle-ci que le Jour-
nal est intéressant. Il ne peut pourtant y avoir confusion de personnes :
il s'agit bien de Paul Huet, le paysagiste romantique, celui au sujet
duquel Th. Gautier écrivait : « Nul n'a saisi comme lui la physionomie
«générale d'un site et n'en a fait ressortir avec autant d'intelligence l'ex-
« pression, heureuse ou mélancolique. »
(2) Ferdinand Denis, voyageur et littérateur, qui parcourut l'Amé-
rique méridionale pendant plusieurs années et publia un grand nombre
d'ouvrages sur les sujets les plus variés. Il devint plus tard conservateur
de la bibliothèque Sainte-Geneviève.
378 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
19 juin. — Petits sujets : Deux chevaux se bat-
tant (1). — Cheval montré à des Arabes (2). — Barbier
de Mekinez. — Soudards. — Chevalier.
20 juin. — Dîné chez Morny avec Halévy, Auber,
Gozlan (3), que j'ai eu du plaisir à revoir. Il m'a dit
qu'au temps de notre comique rivalité, je passais pour
le favori et j'étais envié. J'ai vu là Augier, contre le-
quel j'avais, je ne sais pourquoi, de la prévention (4).
Il est fort aimable, et je suis enchanté de mètre ren-
contré avec lui. Il y avait là ce grand jeune homme,
fils de Mme Lehon, que j'avais vu quinze jours aupa-
ravant au conseil de revision, plaidant la cause de sa
surdité prétendue pour se dispenser d'acheter un
remplaçant, et cela dans l'état de pure nature, c'est-
à-dire nu comme la main, en présence de ces conseil-
lers de préfecture et autres composant le conseil.
22 juin, — Terminé les tableaux de Y Arabe à Vaf-
(1) En 1860, il devait peindre un tableau sur ce sujet. Le Catalogue
Robaut le décrit ainsi : « Trois Arabes couchés à terre sur des couver-
« tures sont réveillés en sursaut par deux chevaux, un blanc et un brun,
« qui se sont détachés et se mordent avec acharnement. Les deux bêtes
h affolées s'enlacent dans un choc furieux et forment un groupe d'une
« ampleur superbe. »
(2) Voir Catalogue Robaut, n° 664, aux Additions, p. 490.
(3) Léon Gozlan, romancier, auteur dramatique et rjubliciste.
(4) Emile Augier avait déjà conquis à cette époque une grande situa-
tion dans le monde des lettres. Cependant le succès de la Ciguë, de
Gabrlelle, de Y Aventurière, de Philiberte, n'avait point encore mis
Augier au rang qu'il devait occuper plus tard avec le Gendre de
M. l'oirier, U Mariage d'Olympe, les Effrontés, le Fils de Gi-
boyer, etc.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 379
fût du lion (1) et des Femmes à la fontaine. — Il
faut au moins dix jours pour mettre le siccatif.
23 juin. — Avec Mme de Forget au bois de Bou-
logne. Vu les nouveaux embellissements, qui sont fort
bien : j'ai trouvé un charme infini dans cette soirée
et des émanations bocagères très agréables.
24 juin. — Chez Chabrier le soir. — Poinsot m'en-
gage pour jeudi.
Dans la journée, été voir Guillemardet chez les
Pierret. Je lui ai écrit, ne l'ayant pas trouvé.
Ensuite chez Mercey, lui montrer mon esquisse :
il m'a refroidi par ses observations, dont quelques-
unes, du reste, sont fondées.
25 juin. — Chez Durieu. Photographies et dessins
d'après le Bohémien.
Dans un intervalle, j'ai été voir à Saint- Sulpice ce
qu'Andrieu a tracé. Tout s'ajuste à merveille, et je
crois que cela ira fort bien; le départ est excellent.
J'aime assez de temps en temps ces parties qui me
tirent de chez moi : cela dissipe et renouvelle. Voilà,
par parenthèse, deux dimanches de suite que j'y vais;
j'y ai déjeuné les deux fois, moi qui ne peux avaler
un morceau ordinairement et dans l'habitude de mon
atelier. C'est ce que j'ai éprouvé avec surprise pen-
(1) Il existe sur ce sujet : 1° une toile qui appartient à M. Dubuisson ;
2° un dessin a la mine de plomb qui est au Musée du Louvre; 3° ua
croquis à la plume qui est à M. Robaut.
380 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
dant mon séjour chez Berryer. La distraction, la con-
versation, l'esprit mis hors de son ornière habituelle,
agissent sur le corps.
26 juin. — Point d'entrain toute cette journée. —
Dauzats venu avec M. Bonnet, de Bordeaux.
Je trouve ceci dans un article de Sainte-Beuve sur
saint Martin, qui est un résumé des idées de ce der-
nier sur l'âme : « Selon lui, l'âme humaine, toute
déchue et altérée qu'elle est, est le plus grand et le
plus invincible témoin de Dieu ; elle est un témoin de
Dieu bien autrement parlant que la nature physique,
tellement que le vrai athée (s'il y en a) est celui qui
méconnaît sa grandeur et en conteste l'immortelle
spiritualité : le propre de l'âme de l'homme, tant elle
a conservé de royales marques de sa hauteur pre-
mière, est de ne vivre que d'admiration, et ce besoin
d'admiration dans l'homme suppose au-dessus de
nous une source inépuisable de cette même admira-
tion qui est notre aliment de première nécessité. »
Il y a donc confiance que ce témoin perpétuel de
Dieu, l'âme humaine, gagnera à l'épreuve de la révo-
lution, etc.
27 juin. — Dîné chez Riesener avec Vieillard. —
Presque achevé, dans la journée, le Cavalier arabe et
le Tigre de Weill. Arnoux(l) venu dans la journée. Il
(1) Arnoux, critique d'art qui allait écrire dans la Patrie, après l'Ex-
position universelle de 1855, cette page enthousiaste : « Le voilà qui
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 381
me parle du projet d'exposition de Delamarre (1). Il dit
que le Massacre (2) n'a pas gagné au dévernissage, et
je suis presque de son avis, sans avoir vu. Le tableau
aura perdu la transparence des ombres comme ils ont
fait avec le Véronèse et comme il est presque imman-
quable que cela arrive toujours. Haro dit qu'il dé ver-
nit en lavant et non en frottant au doigt. S'il faisait
cela, il aurait vaincu une grande difficulté. En atten-
dant, il m'a gâté les portraits de mes deux frères
enfants, par l'oncle Riesener.
28 juin. — Travaillé le matin à Y Arabe et C enfant
à cheval (3). — Boissard venu. Ensuite Villot; sa vue
m'a fait plaisir. Ils sont tous surpris de tout ce que je
fais. Je leur dis qu'au lieu de me promener, comme
la plupart des artistes, je passe mon temps dans mon
atelier.
Penser à demander à Riesener mon étude d'arbres
sur papier. Lui emprunter ses croquis et des études
de paysage de Frépillon et autres, pour la fraîcheur
du ton. Aussi celle de Valmont pour le sujet des
«triomphe enfin, l'éternel lutteur, le grand discuté! H a fallu que
«le jury des nations vînt nous dire que, lui aussi, H était de la famille
« des Artistes-Rois. Regardez ses œuvres qui étincellent. » (La Patrie,
16 novembre 1855.)
(1) Delamarre, journaliste et député (1796-1870). Il était devenu en
18V4 propriétaire de la Patrie. Le journal prit sous sa direction un grand
essor et devint le centre d'une série d'opérations économiques et finan-
cières auxquelles doit se rattacher probablement le projet d'exposition
dont parle ici Delacroix.
(2) Massacre de Scio.
(3) Voir Catalogue Robaut, n ' 1237, aux Additions, p. 497.
382 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Deux Chevaliers et des Nymphes, de la Jérusalem.
29 juin. — Dîné chez Poinsot.
— Sur la fragilité (1) de la peinture et de tout ce
que produisent nos arts. — Sur les tableaux : les
toiles, les huiles, les vernis, pendant que les chimistes
exaltent le progrès. C'est comme le progrès social,
qui consiste à mettre en guerre toutes les classes par
les sottes ambitions excitées dans les classes infé-
rieures : moyen de socialité, si Ton veut, mais point
de sociabilité. Ces lithographies de Charlet, les mieux
faites il y a vingt ans, tombent en poussière. Le pro-
grès a perfectionné, à ce qu'il croit, le papier, et pas
un de nos livres, de nos écrits, des actes qui servent
à régler nos rapports d'affaires, n'existera dans un
demi-siècle. La socialité veut que chacun travaille
pour soi et s'inquiète peu des autres. Il faut égayer
notre court passage en cette vie et laisser à ceux qui
nous suivront à s'en tirer comme ils pourront. Ce
qu'on appelait la famille est aujourd'hui un vain mot.
La suppression, dans nos mœurs, de la vénération,
de la crainte même du père, par la familiarité que
permettent les usages, en est le principal dissolvant.
(1) Baudelaire écrit à ce sujet : « Une des grandes préoccupations de
« notre peintre dans ses dernières années était le jugeaient de la posté-
« rite et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si
« sensible s'enflammait à l'idée d'une gloire immortelle, tantôt il parlait
« amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs... Cette friabilité de
<» l'œuvre peinte, comparée avec la solidité de l'œuvre imprimée, était
« un de ses thèmes habituels de conversation. » (Art romantique.
L'œuvre et la vie d'Eugène Delacroix.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 383
Le partage égal achève de dissoudre tous les liens
qui unissent les membres dune famille. Le lieu de la
naissance, l'habitation paternelle est aliénée naturel-
lement après la mort du père. On sacrifie, dira-t-on,
à d'autres dieux; le bien de l'humanité est devenu la
passion de tous ceux qui ne peuvent vivre avec leurs
frères issus du même sang dont ils sont formés. Il y a
des entrepreneurs de charité qui nous évitent le souci
de bien placer les offrandes que l'on adresse aux
malheureux du monde entier qu'on soulage ainsi sans
les connaître ni les rencontrer jamais. Ces philan-
thropes de profession sont tous gras et bien nourris :
ils vivent heureux du bien qu'ils sont chargés de
répandre. Heureux donc le siècle et tous ces bien-
faiteurs qui croient avoir supprimé tous les maux,
parce qu'ils en détournent la vue ; plus heureux les
adroits dispensateurs de l'universelle charité qui ont
résolu le problème de ne se priver de rien, en don-
nant à tout le monde.
— Chez Boissard à deux heures, pour entendre de
la musique. Ils ne possèdent pas encore le Beethoven
de la dernière époque.
Je demandais à Barbereau (1) s'il avait pénétré
tout à fait les derniers quatuors : il me dit qu'il
faut encore une loupe pour tout apercevoir, et
peut-être faudra-t-il toujours la loupe. Le principal
(1) Barbereau, compositeur (1799-1879). Grand prix de Rome, il de-
vint chef d'orchestre du Théâtre-Italien, et dirigea en 1854 et 1855 l'or-
chestre de la société de Sainte-Cécile.
$84 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
violon me disait que c'était magnifique, et qu'il y avait
toujours des endroits obscurs. Je lui ai dit téméraire-
ment que ce qui restait obscur pour tout le monde,
et surtout pour les violons, lavait été sans doute dan;
l'esprit de son auteur. Cependant ne nous pronon-
çons pas encore; il faut toujours parier pour le génie.
30 juin. — Décision au conseil de l'affaire du col-
lège Stanislas.
— Dans la journée, vu Villot à son cabinet. Por-
trait d'un soudard du seizième siècle. Son portraii
par Rodakowski. Il tombe dans le défaut de largeur.
Il a pris ce pauvre Villot en maigre, ce qui n'était pa;
le cas.
De là à Saint-Sulpice, qui marche bien. Mon cœur
bat plus vite quand je me trouve en présence d<
grandes murailles à peindre.
Je reviens dans un cabriolet à quatre roues, où.
sans mon parapluie, j'aurais été presque noyé. Un
orage affreux avec grêle et tonnerre violent qui a duré
depuis lors et toute la soirée.
Dîné avec Mme de Forget, chez qui je me trouve
à cinq heures pour voir ses dessus de porte, lesquels
se sont trouvés hors de dimension, et qu'elle rem-
place par des portières; j'y ai achevé la soirée.
1er juillet. — Journée de travail sans interruption.
Grand sentiment et délicieux de la solitude et de la
tranquillité, du bonheur profond quelles donnent. Il
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 385
n'est point d'homme plus sociable que moi. Une fois
en présence de gens qui me plaisent, même mêlés
aux premiers venus, pourvu qu'aucun motif irritant
ne m'inspire contre eux de l'aversion, je me sens
gagner par le plaisir de me répandre : je prends tous
les hommes pour des amis, je vais au-devant de la
bienveillance, j'ai le désir de leur plaire, d'être aimé.
Cette disposition singulière a dû donner une fausse
idée de mon caractère. Rien ne ressemble autant à la
fausseté et à la flatterie que cette envie de se mettre
bien avec les gens, qui est une pure inclination de
nature. J'attribue à ma constitution nerveuse et irri-
table cette singulière passion pour la solitude, qui
semble si fort en opposition avec des dispositions
bienveillantes poussées à un degré presque ridicule.
Je veux plaire à un ouvrier qui m'apporte un meu-
ble; je veux renvoyer satisfait l'homme avec lequel
le hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou
un grand seigneur; et avec l'envie d'être agréable et
de bien vivre avec les gens, il y a en moi une fierté
presque sotte, qui m'a fait presque toujours éviter de
voir les gens qui pouvaient mètre utiles, craignant
d'avoir 1 air de les flatter. La peur d'être interrompu,
quand je suis seul, vient ordinairement, quand je suis
chez moi, de ce que je suis occupé de mon affaire,
qui est la peinture : je n'en ai pas d'autre qui soit im-
portante. Cette peur, qui me poursuit également
quand je me promène seul, est un effet de ce désir
même d'être aussi sociable que possible dans la
u. 25
386 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
société de mes semblables. Mon tempérament ner-
veux me fait redouter la fatigue que va m'imposer
telle rencontre bienveillante ; je suis comme ce Gascon
qui disait, en allant à une action : « Je tremble des
périls où va m'exposer mon courage. »
2 juillet. — Voir vendredi Gisors, M. Deumier; lui
parler de l'abbé Goquant pour la permission de tra-
vailler le dimanche (1). Voir Mme de la Grange, Ber-
ryer, Poinsot.
Les chevaux que j'ai dessinés dans la prairie chez
Berryer avec un prêtre grec assis et une jeune fille ou
autre figure.
3 juillet. — Faire, pour l'exposition Delamarre, le
Giaour foulant aux pieds de son cheval le pacha (2).
Répétition, par Andrieu, du Christ deGrzimalapour
B... — Ma bonne .lenny me disait, au milieu du dés-
ordre de mes dessins entassés, dispersés et déclassés,
qu'il fallait absolument mettre aux choses le temps
qu elles réclament.
— Sur la photographie pour le Moniteur.
— Beugniet venu pour l'arrangement des dessins
et lithographies. Je lui remets dix-huit pastels et
quinze lithographies.
(1) A la chapelle des Saints- Anges, à Saint-Sulpice.
(2) Ge tableau est une variante de la célèbre toile de 1835, Combat du
Giaour et du Pacha. (Voir Catalogue Robaut, n° 1293.) A la vente
Seerétan, à Londres, en 1889, il a été adjugé 33,000 francs.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 387
4 juillet. — A l'Exposition de 1855, le Justi-
nien (1). — Je me suis levé avant cinq heures. Quel-
ques idées qui m'étaient venues pour l'article sur le
Beau (2), et recouché jusqu'à huit heures; un certain
malaise m'avait saisi. Repris le travail jusqu'à dîner,
sans presque cesser, si ce n'est pour dormir quelques
minutes. Il fallait faire cet effort généreux pour
mettre ce travail en état d'être fini d'ici à deux ou
trois jours : c'est un métier de chien.
Après dîner, j'ai fait, peut-être contre mon habi-
tude, la meilleure partie du travail, par un examen
d'ensemble, quelques pages écrites avec une certaine
verve. J'écris ceci le mercredi matin, et je n'ai pas
relu ce que j'ai fait. Je serais curieux de voir si 1 état
de l'esprit après dîner est, comme je le crois, dans la
meilleure situation pour produire. A ce moment où je
viens de me lever, fatigué à la vérité par l'excès de
travail d'hier, je n'ai pas une idée : le corps et
l'esprit ne demandent que du repos.
— Tous ces soirs, promené seul.
5 juillet. — Mauvaise journée. J'ai essayé d'écrire
et n'ai rien pu faire.
Sorti à trois heures avec Jenny pour aller voir le
(i) Delacroix se proposait d'envoyer à l'Exposition de 1855 le Justinien
qu il avait peint en 1826. Ce tableau, qui décora un des grands panneaux
de la salle des séances de l'ancien conseil d'Etat, fut brûlé dans l'incendie
de ce palais en 18fl. (Voir Catalogue Rohaut, n° 153.)
(2) L'article sur le Beau parut dans la Revue des Deux Mondes du
15 juillet 1854.
388 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
logement de la rue du 29 Juillet. Ensuite à Saint-
Eustache, voiries peintures de Glaize (1).
En rentrant, mes yeux se portent sur le Loth de
Rubens, dont j'ai fait une petite copie. Je suis étonné
de la froideur de cette composition et du peu d'intérêt
qu'elle présente, si on en excepte le talent de peindre
les figures. Véritablement ce n'est qu'à Rembrandt
qu'on voit commencer, dans les tableaux, cet accord
des accessoires et du sujet principal, qui me paraît à
moi une des parties les plus importantes, si ce n'est
la plus importante. — On pourrait faire à ce sujet
une comparaison entre les maîtres fameux.
6 juillet. — Faire un travail sur l'antique, — sur
le faux embellissement : les cartons de Rubens, de la
vie d'Achille, les passages d'Homère et les tragiques
grecs où l'on entend le cri de la nature. — Vulcain
dans sa forge, dans Y Iliade. — Comparaison avec
David.
J'ai vu Durieu ce matin, qui m'a parlé des Pierret.
Il me dit qu'une démarche de moi auprès de l'Impé-
ratrice pourrait quelque chose.
7 juillet. — En revenant du conseil pour aller à
Saint-Sulpice, vu l'atelier de Gros, qui est à louer.
Le soir, au bois de Boulogne avec Mme de
Forget.
(1) Auguste-Barthélémy Glaize, né en 1812, peintre, élève des frères
Devéria.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 389
S juillet. — Recopié des parties de l'article sur le
beau et terminé.
M. Trélat (1) venu dans la journée. Le matin,
Vigneron.
15 juillet. — Tons du cheval du premier plan dans
la Chasse aux lions. — Pour les crins : laque brûlée,
Sienne naturelle, Sienne brûlée. — Pour le corps :
momie, laque de gaude, chrome foncé. Tous ces tons
jouent dans la peinture. — Sabots : terre Cassel,
noir pêche, jaune de Naples.
19 juillet. — Andrieu me dit que le temps qu'il
faut pour la vigne, c'est le contraire de celui qu'il
faut pour le blé : il faut un temps frais et net pour ce
dernier; pour la vigne, il faut le temps étouffant, le
mistral, le siroco. — Rapporter ceci à ma réflexion
sur les malheurs nécessaires.
Non seulement nous voyons cette apparente con-
tradiction dans la nature, qui semble satisfaire ceux-
ci aux dépens de ceux-là, mais nous sommes nous-
mêmes pleins de contradictions, de fluctuations, de
mouvements en sens divers, qui rendent agréable
ou détestable la situation où nous sommes et qui
ne change pas, tandis que nous changeons. Nous
(1) Le docteur Ulysse Trélat (1795-1879), médecin des plus distin-
gués, qui prit une part active aux événements de 1830, puis de 1848 ; il
devint, sous la République, ministre des travaux publics. Sous l'Empire
il renonça à la vie politique et reprit ses fonctions de médecin à la Salpè-
kière.
390 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
désirons un certain état de bonheur, qui cesse d'en
être un, quand nous l'avons obtenu. Cette situation
que nous avons désirée est souvent pire, effective-
nient, que celle où nous nous trouvons.
L'homme est si bizarre qu'il trouve dans le mal-
heur même des sujets de consolation et presque du
plaisir, comme celui, par exemple, de se sentir injus-
tement persécuté et d'avoir en soi la conscience d'un
mérite supérieur à sa fortune présente; mais il lui
arrive bien plus souvent de s'ennuyer dans la pro-
spérité et même de s'y trouver très malheureux.
Le berger de La Fontaine, devenu premier ministre,
entouré dans son poste élevé de jalousie et d'em-
bûches, devait être et se trouvait à plaindre; il dut
éprouver un vif moment de bonheur, quand il reprit
ses simples habits de berger et qu'il s'en empara en
quelque sorte aux yeux de tous, pour retourner dans
les lieux et au milieu de la vie où il goûtait sous ces
habits le bonheur le plus vraiment fait pour l'homme,
celui d'une vie simple et adonnée au travail.
L'homme ne place presque jamais son bonheur
dans les biens réels; il le met presque toujours dans
la vanité, dans le sot plaisir d'attirer sur soi les
regards et par conséquent l'envie. Mais, dans cette
vaine carrière, il n'en atteint point ordinairement
l'objet au moment où il se réjouit de se voir sur un
théâtre où il attire les regards, il regarde encore plus
haut; ses désirs montent à mesure qu'il s'élève, il
envie lui-même autant qu'il est envié ; quant aux
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 391
vrais biens, il s'en éloigne toujours davantage : la
tranquillité desprit, l'indépendance fondée sur des
désirs modestes et facilement satisfaits, lui sont inter-
dites. Son temps appartient à tout le monde; il gas-
pille sa vie dans de sottes occupations. Pourvu qu'il
se sente sous l'hermine et sous la moire, pourvu que
le vent de la faveur le pousse et le soutienne, il
dévore les ennuis d'une charge, il consume sa vie
dans les paperasses, il la donne sans regret aux
affaires de tout le monde. Etre ministre, être pré-
:sident, situations scabreuses (l) qui ne compro-
. mettent pas seulement la tranquillité, mais la réputa-
tion, qui mettent un caractère à des épreuves difficiles,
qui exposent an naufrage, au milieu d'écueils sans
cesse renaissants, une conscience peu assurée d'elle-
même.
Le plus grand nombre des hommes se compose de
malheureux, qui sont privés des choses les plus néces-
saires à la vie. La première de toutes les satisfactions
serait pour eux la possibilité de se procurer ce qui
leur manque ; le comble du bonheur, d'y joindre ce
degré d'aisance et de superflu qui complète la jouis-
sance des facultés physiques et morales.
21 juillet. — Dîné aujourd'hui avec Mme de For-
get, qui part demain pour Ems. Mme Lavalette lui
(1) Delacroix écrivait em 1824 : « Quelles grâces ne dois-je pas au ciel
« de ne faire aucun de ces métiers de charlatan qui en imposent au genre
«'humain! Au moins je puis en rire! »
3922 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
disait que les saisons n'étaient plus comme autrefois.
Il faut mettre ceci avec les réflexions du mercredi
sur les malheurs nécessaires. Je disais dans ces
réflexions que tout doit changer et subir des révolu-
tions autour de l'homme, mais que son esprit chan-
geait aussi et voyait les mêmes objets d'un œil
différent. A mesure que son corps se modifie par
l'âge et les accidents, il ne sent plus de la même
manière. La morosité des vieillards est un effet de ce
commencement de destruction de leur machine ; ils
ne trouvent plus de saveur ni d'intérêt dans rien. Il
leur semble que c'est la nature qui décline et que les
éléments vont se confondre, parce qu'ils ne voient
plus, ne sentent plus, qu'ils sont offensés par ce qui
autrefois leur plaisait.
Il est des accidents qui dans certains pays sont
considérés comme d'affreux malheurs, et qui ne font
dans d'autres nulle impression. L'opinion place
l'homme même et le déshonore dans les choses les
plus diverses. Un Arabe ne peut supporter l'idée
qu'un étranger ait aperçu, même fortuitement, le
visage de sa femme. Une femme arabe mettra son
point d'honneur à se cacher soigneusement : elle
relèverait volontiers sa robe en découvrant le reste
de son corps pour s'en voiler la tête.
Il en est de même des accidents dont on tire des
présages heureux ou malheureux. En France et, je
crois, chez les peuples européens, c'est un présage
des plus funestes pour un cavalier et surtout pour un
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 393
militaire de monter un cheval dont les quatre pieds
sont marqués de blanc : le fameux général Lassalle,
qui avait la religion de ce préjugé, n'avait jamais
voulu monter un pareil cheval. Le jour qui fut celui
de sa mort, après plusieurs augures funestes, qui
l'avaient frappé toute la matinée, miroir brisé, pipe
cassée, portrait de sa femme brisé également, au
moment où il allait la regarder pour la dernière fois,
il monte sur un cheval qui n'était pas le sien, et
sans prendre garde aux pieds de sa monture. Le che-
val avait le funeste signe : c'est monté sur ce cheval
qu'il reçoit, peu de moments après, le coup de feu
dont il mourut au bout de quelques heures, qui lui
fut tiré dans un moment où l'on ne se battait plus,
par un Croate, je crois, qui se trouvait au nombre des
prisonniers qu'on venait de faire après Wagram...
Ces quatre pieds blancs sont, au contraire, une
marque et un signe de considération chez les Orien-
taux, qui ne manquent pas de le mentionner dans les
généalogies des chevaux; j'en vois la preuve dans la
pièce authentique certifiée parles anciens du pays qui
accompagne l'envoi qu'Abd-el-Kader vient de faire
à l'Empereur d un certain nombre de chevaux de
prix. — Je passe sur mille exemples de la sorte.
Combien d'hommes n'ont pas désiré, comme un
refuge et comme un bien, cette mort qui est l'objet de
l'épouvante universelle et le plus véritablement sans
remède de tous les malheurs considérés comme un
malheur, et quand même on la regarderait comme
394 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
un malheur, de manière à en faire un sujet d'afflic-
tion de quelque permanence dans l'ordinaire de la
vie! Ne faut-il pas à toute force s'accoutumer à cette
solution nécessaire, à cet affranchissement des autres
maux dont nous nous plaignons, et qui sont, à juste
titre, des maux, puisque nous les sentons, tandis
qu'avec la mort, c'est-à-dire avec la fin, il n'y a plus
ni conscience ni sentiment? Nous ne vivons nous-
mêmes que de cette multitude innombrable de morts
que nous entassons autour de nous. Notre bien-être,
c'est-à-dire notre bonheur, ne s'établit que sur ces
ruines de la nature vivante que nous sacrifions, non
pas seulement à nos besoins, mais souvent à un plai-
sir passager, tel que celui de la chasse, par exemple,
qui est pour la plupart des hommes un simple délas-
sement.
22 juillet. — Emporter à la campagne les Alken.
— Casquette légère, brosse à dents. — Circulaire de
Bouchereau en juillet 1854.
Dauzats venu dans la journée ; il me parle du pro-
jet de changement à la classe des Beaux-Arts.
Arnoux venu ensuite. Il me dit que Corot (1) est
très enchanté de mon plafond (2). Il me cite encore
quelques approbations dans ce sens.
^juillet. — Le roi René auprès du corps de Charles
(1) Nous nous sommes expliqué dans le premier volume sur les rap-
ports de Corot avec Delacroix.
(2) Plafond à' Apollon.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 395
le Téméraire. — Appareil, armures, flambeaux,
prêtres, croix, etc.
— Trouver un sujet du même genre avec une
femme .
— Roméo et Juliette (1), les parents dans la
chambre. — Juliette crue morte.
24 juillet. — Ce qu'auraient été Raphaël et Michel-
Ange à notre époque.
28 juillet. — Je pense aux romans de Voltaire,
aux tragédies de Racine, à mille et mille chefs-
d'œuvre. Comment ! tout cela aura été fait pour que
les hommes soient éternellement, à chaque quart de
siècle, à demander s'il n'y a pas quelque chose pour
les amuser dans les œuvres de l'esprit ! Cette incroya-
ble consommation de chefs-d'œuvre, produits pour
cette tourbe humaine, par les plus brillants esprits
et les génies les plus sublimes, n'effraye-t-elle pas la
partie délicate de cette triste humanité? Cette soif
insatiable de nouveauté ne donnera-t-elle à personne
le désir de revoir si, par hasard, ces chefs-d'œuvre
vieillis ne seraient pas plus neufs, plus jeunes, que les
rapsodies dont se contente notre oisiveté, et qu'elle
(1) Sur les compositions de Roméo et Juliette, le Catalogue Robaut
nous donne les indications suivantes : « A l'Exposition universelle de
« 1855, Delacroix avait exposé le3 deux seuls tableaux que lui ait inspirés
« le Drame d'amour de Shakespeare : les Adieux du Salon de 1846 et la
« Scène des tombeaux des Capulets. » (Voir aussi Catalogue Robaut,
n" 939 et 940.)
396 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
préfère aux chefs-d' œuvre ? Quoi ! ces miracles d'in-
vention, desprit, de bon sens, de gaieté ou de pathé-
tique auront été produits, auront coûté à ces grands
esprits des sueurs, des veilles si rarement, hélas!
récompensées par la louange banale du moment qui
les a vus naître, pour retomber, après une courte
apparition suivie de rares éloges, dans la poussière
des bibliothèques et dans l'estime infertile et presque
déshonorante de ce qu'on appelle les savants et les
antiquaires! Quoi! ce seront des pédants de collège
qui viendront nous tirer par la manche, pour nous
avertir que Racine est simple du moins, que La Fon-
taine a vu dans la nature autant que Lamartine,
que Lesage a peint les hommes comme ils sont,
pendant que les coryphées de la civilisation, les
hommes qu'on fait ministres ou pasteurs de peuples,
de simples pédants qu'ils étaient, parce qu'ils ont eu
un quart d'heure d'inspiration à la hauteur des
lumières du jour, ce seront les hommes qui feront
une littérature , du nouveau , enfin ! Quelle nou-
veauté !...
29 juillet. — Sur le portrait. — Sur le paysage,
comme accompagnement des sujets. Du mépris des
modernes pour cet élément d'intérêt. — De l'igno-
rance où ont été presque tous les grands maîtres de
l'effet qu'on pouvait en tirer : Rubens, par exemple,
qui faisait très bien le paysage, ne s'inquiétait pas de
le mettre en rapport avec ses figures, de manière à
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 397
les rendre plus frappantes; je dis frappantes pour
l'esprit, car pour l'œil, ses fonds sont calculés en
général pour outrer plutôt par le contraste la
couleur des figures. Les paysages du Titien, de Rem-
brandt, du Poussin, sont en général en harmonie avec
leurs figures. Chez Rembrandt même — et ceci est
la perfection — le fond et les figures ne font qu'un.
L'intérêt est partout : vous ne divisez rien, comme
dans une belle vue que vous offre la nature et où tout
concourt à vous enchanter. Chez Watteau, les arbres
sont de pratique : ce sont toujours les mêmes, et des
arbres qui rappellent les décorations de théâtre plus
que ceux des forêts. Un tableau de Watteau mis à
côté d'un Ruysdael ou d'un Ostade perd beaucoup.
Le factice saute aux yeux. Vous vous lassez vite de
la convention qu'ils présentent et vous ne pouvez
vous détacher des Flamands.
La plupart des maîtres ont pris l'habitude, imitée
servilement par les écoles qui les ont suivis, d'exa-
gérer l'obscurité des fonds qu'ils mettent aux por-
traits; ils ont pensé ainsi rendre les têtes plus inté-
ressantes, mais cette obscurité des fonds, à côté de
figures éclairées comme nous les voyons, ôte à ces
portraits le caractère de simplicité qui devrait être le
principal. Elle met les objets qu'on veut mettre en
relief dans des conditions tout à fait extraordinaires.
Est-il naturel, en effet, qu'une figure éclairée se
détache sur un fond très obscur, c'est-à-dire non
éclairé? La lumière qui arrive sur la personne ne
398 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
doit-elle pas logiquement arriver sur le mur ou sur
la tapisserie sur laquelle elle se détache?... A moins
de supposer que la figure se détache fortuitement sur
une draperie extrêmement foncée, — mais cette con-
dition est fort rare, — ou sur Feutrée d'une caverne
ou dune cave entièrement privée de jour, circon-
stance encore plus rare, le moyen ne peut paraître
que factice.
Ce qui fait le charme principal des portraits, c'est
la simplicité. Je ne mets pas au nombre des portraits
ceux où on cherche à idéaliser les traits d'un homme
célèbre qu'on n'aura pas vu et d'après des images
transmises ; l'invention a droit de se mêler à de sem-
blables représentations. Les vrais portraits sont ceux
qu'on fait d'après des contemporains : on aime à les
voir sur la toile, comme nous les rencontrons autour
de nous , quand même ce seraient des personnes
illustres. C'est même à l'égard de ces dernières que
la vérité complète d'un portrait vous offre plus
d'attrait. Notre esprit, quand ils sont loin de notre
vue, se plaît à agrandir leur image comme les quali-
tés qui les distinguent; quand cette image est fixée et
qu'elle est sous nos yeux, nous trouvons un charme
infini à comparer la réalité à ce que nous nous
sommes figuré.
Nous aimons à trouver l'homme à côté ou à la
place du héros. L'exagération du fond dans le sens
de l'obscurité fait bien ressortir, si l'on veut, un
visage très éclairé; mais cette grande lumière de-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 399'
vient presque de la crudité : en un mot, c'est un
effet extraordinaire qui est sous nos yeux plutôt
qu'un objet naturel. Ges figures détachées si sin-
gulièrement ressemblent à des fantômes et à des
apparitions plus qu'à des hommes. Cet effet ne se
produit que trop de lui-même, par l'effet du rembru-
nissement des couleurs par le temps. Les couleurs
obscures deviennent plus obscures encore en propor-
tion des couleurs claires qui conservent plus d'empire,
surtout si les tableaux ont été fréquemment dévernis
et revernis. Le vernis s'attache aux parties sombres
et ne s'en détache pas facilement; l'intensité dans les
parties noires va donc toujours en s'augmentant; de
sorte qu'un fond qui n'aura présenté, dans la nou-
veauté de l'ouvrage, qu'une médiocre obscurité,
deviendra avec le temps d'une obscurité complète.
Nous croyons, en copiant ces Titien, ces Rembrandt,
faire les ombres et les clairs dans le rapport où le
maître les avait tenus; nous reproduisons pieusement
l'ouvrage ou plutôt l'injure du temps. Ges grands
hommes seraient bien douloureusement surpris en
retrouvant des croûtes enfumées, au lieu de leurs
ouvrages, comme ils les ont faits. Le fond de la
Descente de croix de Rubens, qui devait être un ciel
très obscur à la vérité, mais tel que le peintre a pu se
le figurer dans la représentation de la scène, est
devenu tellement noir qu'il est impossible d'y distin-
guer un seul 'détail...
On s étonne quelquefois qu'il ne reste rien de la
400 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
peinture antique; il faudrait s'étonner d'en retrouver
encore quelques vestiges dans les barbouillages de
troisième ordre qui décorent encore les murailles
d'Herculanum, lesquels étaient dans des conditions
de conservation un peu meilleures, étant exécutés
sur les murs et n'étant pas exposés à autant d'acci-
dents que les tableaux des grands maîtres, peints sur
des toiles ou sur des panneaux, et que leur mobilité
exposait à plus d'accidents. On s'étonnerait moins
de leur destruction si l'on réfléchissait que la plupart
des tableaux produits depuis la renaissance des arts,
c'est-à-dire très récents, sont déjà méconnaissables,
et qu'un grand nombre déjà a péri par mille causes.
Ces causes vont se multipliant, grâce au progrès de
la friponnerie en tous genres, qui falsifie les matiè-
res qui entrent dans la composition des couleurs, des
huiles, des vernis, grâce à l'industrie, qui substitue,
dans les toiles, le coton au chanvre, et des bois de
mauvaise qualité aux bois éprouvés que l'on employait
autrefois pour les panneaux. Les restaurations mala-
droites achèvent cette œuvre de destruction. Beau-
coup de gens s'imaginent avoir beaucoup fait pour
les tableaux quand ils les ont fait restaurer ; ils
croient qu'il en est de la peinture comme d'une mai-
son qu'on répare, et qui est toujours une maison,
comme tout ce qui est à notre usage que le temps
détruit, mais que notre industrie fait encore durer et
servir, en le replâtrant, en le réparant de mille
manières. Une femme, à la rigueur, peut, grâce à la
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 401
toilette, cacher quelques rides pour produire une
certaine illusion et paraître un peu plus jeune qu'elle
n'est; mais pour les tableaux, c'est autre chose :
chaque restauration prétendue est un outrage mille
fois plus regrettable que celui du temps; ce n'est pas
un tableau restauré qu'on vous donne, mais un autre
tableau, celui du misérable barbouilleur qui s'est
substitué à l'auteur du tableau véritable qui dispa-
raît sous les retouches.
Les restaurations dans la sculpture n'ont pas le
même inconvénient.
— Sur le gothique neuf.
30 juillet. — Avoir les photographies Durieu pour
emporter à Dieppe, ainsi que les croquis d'après
Landon(l) et Thévelin. — Têtes photographiées. —
Animaux etanatomie.
Il me semble qu'on pourrait se passer d'impression
en peignant son sujet à la détrempe, après l'avoir mis
aux carreaux. Pour redessiner sur une ébauche aussi
grossière, on passerait une colle très légère, mais qui
ne serait pas une colle animale. On pourrait essayer
le jus d'ail qui donne un vernis et qui doit contenir un
gluten, puisqu'il sert à coller très fortement certains
objets. On pourrait ainsi retoucher indéfiniment à la
détrempe. On pourrait même ébaucher sur une toile
(1) Paul Landon (1760-1826), peintre et littérateur, doit surtout ea
réputation aux nombreux ouvrages qu'il a publiés sur les Beaux-Arts et
qui sont encore aujourd'hui consultés avec fruit.
ii. 26
402 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
serrée avec de la couleur à Fhuile comme on fait sur
les panneaux, mais ce serait plus long et plus pénible.
1er août. — Commission le matin à la Préfecture
de police pour le mobilier du préfet. J'ai revu les
appartements du haut, qu'habitait Mme Delessert.
— A Saint-Sulpice. — Trouvé Chenavard en cabrio-
let, comme je sortais de chez Halévy; je l'ai ramené
chez moi. Il avait l'exaltation d'un homme qui vient
de faire un bon déjeuner, ce qu'il a eu la bonté de me
dire et qui se voyait ou se sentait de reste; sa sensi-
bilité était aussi excitée que son imagination, et il
m'a fait beaucoup de tendresses qui m'ont plu pour le
moins autant que ses systèmes sur l'origine et la fin
du monde. Il m'a exposé des idées très ingénieuses
là-dessus, et il me promet une carte explicative mise
au net. Je lui ai donné un croquis qui est la première
idée du Tigre attaquant le cheval, que j'ai fait
pour Weill. Je lui en ai promis encore : ils seront en
bonnes mains. Il me dit en avoir vu des quantités
énormes chez Riesener, à qui j'en savais bien quel-
ques-uns, mais non pas dans les proportions qu'il m'a
dites.
— Hier et avant- hier, fait les deux premières
séances sur la Chasse aux lions. Je crois que cela
marchera vite.
2 août. — Mauvaise journée : c'est la troisième sur
le grand tableau. Cependant, au demeurant, avancé
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 403
encore. Travaillé au coin de droite, le cheval, l'homme
et la lionne sautant sur la croupe.
3 août. — Le matin, rendez-vous chez l'abbé
Coquant pour lui demander de me laisser travailler
le dimanche (à Saint-Sulpice). Impossibilité sur
impossibilité. L'Empereur, l'Impératrice, Monsei-
gneur conspirent pour qu'un pauvre peintre comme
moi ne commette pas le sacrilège de donner cours,
le dimanche comme les autres jours, à des idées qu'il
tire du cerveau pour glorifier le Seigneur. J'aimais
beaucoup au contraire à travailler de préférence le
dimanche dans les églises : la musique des offices
m'exaltait beaucoup (l). J'ai beaucoup fait ainsi à
Saint-Denis du Saint-Sacrement.
4 août. — En sortant du conseil, à l'Instruction
publique pour M. Ferret; déjeuné sur la place de
l'Hôtel de ville ; lu dansY Indépendance belge un article
sur une traduction de Y Enfer, d'un M. Ratisbonne(2).
C'est la première fois qu'un moderne ose dire son
avis sur cet illustre barbare. II dit que ce poème n'est
pas un poème, qu'il n'est point ce qu'Aristote appelle
(1) Delacroix rencontra, parait-il, la plus grande difficulté à obtenir
la permission de travailler le dimanche dans la chapelle des Saints-
Anges. Ce ne fut qu'après de nombreuses démarches qu'il y fut autorisé.
(2) M. Louis Halis'oonne, qui fut le secrétaire et l'ami d'Alfred de
Vigny, était attaché à la rédaction du Journal des Débats. En 1852. il avait
entrepris de traduire en vers la Divine Comédie de Dante. La première
partie, Y Enfer, obtint en 1854 un prix Montyon à l'Académie française.
404 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
une unité, c'est-à-dire ayant commencement, milieu
et fin; qu'il pourrait y avoir aussi bien dix que vingt,
que trente-trois chants; que l'intérêt n'est nulle part :
que ce ne sont qu'épisodes cousus les uns aux autres,
étincelants par moments par les sauvages peintures
de tourments, souvent plus bizarres que frappantes,
sans qu'il y ait gradation dans l'horreur que ces épi-
sodes inspirent, sans que l'invention de ces divers
supplices ou de ces punitions soit en rapport avec les
crimes des damnés. Ce que l'article ne dit pas, c'est
que le traducteur gâte encore, par la bizarrerie du
langage, ce que ces imaginations ont de singulier; il
critique toutefois certaines expressions outrées, tout
en approuvant le système de traduire pour ainsi dire
mot à mot et de se coller sur son auteur qu'il traduit
tercet par tercet et vers par vers.
Comment l'auteur ne serait-il pas tout ce qu'il y a
de plus baroque avec cette sotte prétention? Comment
joindre à la difficulté de rendre dans une langue si dif-
férente par son tour et par son génie, tout imprégnée de
notre allure moderne, un vieil auteur à moitié inintelli-
gible, même pour ses compatriotes, concis, elliptique,
obscur et s'entendant à peine lui-même? J'estime déjà
que traduire en ne l'entendant que comme le plus
grand nombre des traducteurs, c'est-à-dire dans un
langage humain et acceptable par les hommes à qui
on s'adresse, est une œuvre assez difficile : faire pas-
ser dans le génie d'une langue, surtout en exposant
les idées d'une époque entièrement différente, est un
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 405
tour de force que je regarde comme presque inutile à
tenter. M. Ratisbonne écorche le français et les
oreilles, et il ne rend ni l'esprit, ni l'harmonie, ni par
conséquent le vrai sens de son poète. Il faut mettre
cela avec les traductions de Viardot et antres qui font
du français espagnol en traduisant Cervantes, comme
on fait ailleurs du français anglais en traduisant
Shakespeare.
5 août. — Que chaque talent original présente dans
son cours les mêmes phases que Fart parcourt dans
ses évolutions différentes, savoir : timidité et séche-
resse au commencement, et largeur ou négligence
des détails à la fin. — Le comte Palatiano (1) com-
paré à mes récentes peintures.
Loi singulière! Ce qui se produit ici se produit en
tout. Je serais conduit à inférer que chaque objet est
en lui-même un monde complet. L'homme, a-t-on dit,
est un petit monde. Non seulement il est dans son
unité un tout complet, avec un ensemble de lois con-
formes à celles du grand tout, mais une partie même
d'un objet est une espèce d'unité complète; ainsi une
branche détachée d'un arbre présente les conditions
de l'arbre tout entier. C'est ainsi que le talent d'un
homme isolé présente dans la suite de son développe-
ment les phases différentes que présente l'histoire de
l'art dans lequel il s'exerce (ceci peut encore se rap-
(1) Delacroix fait ici allusion à une ancienne peinture de lui, datant
de 1826 : le for trait du comte Palatiano.
406 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
porter au système de Chenavard sur F enfance et la
vieillesse du monde).
On plante une branche de peuplier, qui devient
bientôt un peuplier. Où ai-je vu qu'il y a des ani-
maux, — et cela est probable, — qui, coupés en mor-
ceaux, font autant d'être distincts, ayant autant
d'existences propres qu il y a de fragments? J'ai remar-
qué souvent, en dessinant des arbres, que telle branche
séparée est elle-même un petit arbre : il suffirait,
pour le voir ainsi, que les feuilles fussent proportion-
nées. La nature est singulièrement conséquente avec
elle-même : j'ai dessiné à Trouville des fragments de
rochers au bord de la mer, dont tous les accidents
étaient proportionnés, de manière à donner sur le
papier l'idée d'une falaise immense; il ne manquait
qu'un objet propre à établir l'échelle de grandeur.
Dans cet instant, j'écris à côté d'une grande fourmi-
lière, formée au pied d'un arbre, moitié par de petits
accidents de terrain, moitié par Les travaux patients
des fourmis; ce sont des talus, des parties qui sur-
plombent et forment de petits défilés, dans lesquels
passent et repassent les habitants d'un air affairé et
comme le petit peuple d'un petit pays, que l'imagi-
nation peut grandir dans un instant. Ce qui n'est
qu'une taupinière, je le vois à volonté comme une
vaste étendue entrecoupée de rocs escarpés, de pentes
rapides, grâce à la taille diminuée de ses habitants.
Un fragment de charbon de terre ou de silex, ou
d'une pierre quelconque, pourra présenter dans une
JOURNAL D'EUGENE DELACROiX. 407
proportion réduite les formes d'immenses rochers.
Je remarque à Dieppe la même chose dans les
rochers à fleur d'eau, que la mer recouvre à chaque
marée; j'y voyais des golfes, des bras de mer, des
pics sourcilleux suspendus au-dessus des abîmes, des
vallées divisant, par leurs sinuosités, toute une contrée
présentant les accidents que nous remarquons autour
de nous. Il en est de même pour les vagues de la mer,
qui sont divisées elles-mêmes en petites vagues, se
subdivisant encore et présentant individuellement les
mêmes accidents de lumière et le même dessin. Les
grandes vagues de certaines mers du Gap, par
exemple, dont on dit qu'elles ont quelquefois une
demi-lieue de large, sont composées de cette multi-
tude de vagues, dont le plus grand nombre est aussi
petit que celles que nous voyons dans le bassin de
notre jardin.
— Fuir les méchants, même quand ils sont
agréables, instructifs, séduisants. Chose étrange! un
penchant, autant que le hasard aveugle, vous rap-
proche souvent d'une perverse nature. Il faut com-
battre ce penchant, puisque l'on ne peut fuir le
hasard des rencontres.
Lu dans la Revue un article de Saint-Marc Girar-
din (1), au sujet de la Lettre sur les spectacles, de Rous-
seau. Il discute longuement si les spectacles sont dan-
(1) Saint-Marc Girardin (1801-1 8 73) était alors membre du conseil
de l'instruction publique, professeur à la Sorbonne, et membre de
l'Académie française depuis 1844.
408 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
gereux; je suis de cet avis, mais ils ne le sont pas plus
que toutes nos autres distractions. Tout ce que nous
imaginons, pour nous tirer du spectacle constant de
notre misère et des ennuis qu'engendre notre vie telle
qu'elle est, tourne les esprits vers ce qui est plus ou
moins défendu par la stricte morale. Vous n'intéressez
que par le spectacle des passions et de leurs agita-
tions : ce n'est guère le moyen d'inspirer la résigna-
tion et la vertu. Nos arts ne sont qu'allèchements
pour la passion. Toutes ces femmes nues dans les
tableaux, toutes ces amoureuses dans les romans et
dans les pièces, tous ces maris ou ces tuteurs trompés
ne sont rien moins que des excitations à la chasteté et
à la vie de famille. Rousseau eût été révolté cent fois
davantage par le théâtre et le roman modernes. A
très peu d'exceptions près, on ne trouvait dans l'un
et dans l'autre, autrefois, que des exemples de pas-
sions dont le triomphe ou la défaite tournait jusqu'à
un certain point [au profit de la morale. Le théâtre
ne montrait guère le tableau de l'adultère (Phèdre, la
Mère coupable). L'amour était une passion contrariée,
mais dont la fin était légitime dans nos mœurs. On
était à cent lieues de ces excentricités romanesques
qui font le thème ordinaire des drames modernes et
la pâture des esprits désœuvrés... Quels germes de
vertu ou seulement de convenance apparente peuvent
laisser dans les cœurs des Antony, des Lélia et tant
d'autres parmi lesquels le choix est difficile pour l'exa-
gération d'une part, et pour le cynisme de l'autre?
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 409
11 août. — Rapporté de chez Beugniet huit pas-
tels : il en avait rapporté deux auparavant : les
Ptôses trémiéres, etc. ; il en a encore huit.
12 août. — Balancer les avantages de la vie chez
l'homme qui réfléchit et chez l'homme qui ne réfléchit
pas : le gentilhomme campagnard, né au milieu de
labondance champêtre de ses champs et de son
manoir, passant sa vie à chasser et à voir ses voisins,
avec celle de lhomme adonné aux distractions
modernes, lisant, produisant, vivant d'amour-propre;
ses rares jouissances, celles des belles choses peuvent-
elles se comparer? Malheureusement, il sent à mer-
veille ce qui lui manque : au sein de l'aridité qu'il
trouve quelquefois dans son bonheur abstrait, il sent
vivement la jouissance que ce serait pour lui de vivre
en plein air, dans une famille, dans une vieille maison
et un domaine antique, où il a vu ses pères. Par
contre, le campagnard qui n'est que cela, jouit gros-
sièrement, s'enivre, vit de commérages, et n'apprécie
pas le côté noble et vraiment heureux de son existence.
Contradiction de l'opinion des hommes sur ce qui
fait le malheur : chapitre des malheurs nécessaires.
Le vrai malheur pour le campagnard, qui n'évite
l'ennui après la chasse qu'en allant dormir comme ses
chiens, comme pour le philosophe qui soupire après le
bonheur des champs, c'est la souffrance, la maladie :
ni l'un ni l'autre, alors qu'il est malade, ne se trouve
malheureux de la vie qu'il est forcé de mener; et,
410 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
qu il souffre de l'ennui ou de maux véritables; l'un
comme l'autre n'a pas moins une horreur égale de la
mort, c'est-à-dire de la fin de cet ennui ou de cette
souffrance.
Heureux qui se contente de la surface des choses !
J'admire et j'envie les hommes comme Berryer, qui
a l'air de ne rien approfondir. Vous me le donnez, je le
prends : ne pesons sur rien. Que de fois j'ai désiré lire
dans les cœurs, uniquement pour savoir ce que con-
tenaient de bonheur ces visages satisfaits... comme
tous ces fils d'Adam, héritiers des mêmes ennuis que
je supporte !
Gomment ces Halévy, ces Gautier, ces gens cou-
verts de dettes et d'exigences de famille ou de vanité,
ont-ils un air souriant et calme, à travers tous les
ennuis? Ils ne peuvent être heureux qu'en s'étourdis-
sant et en se cachant les écueils au milieu desquels
ils conduisent leur barque, souvent en désespérés, et
où ils font naufrage quelquefois.
12 août. — L'habitude émousse tous les senti-
ments : les picotements journaliers de la famille, etc.
Mme Sand devrait être heureuse, et je crois qu'elle
ne l'est pas.
— Dans le Moniteur d'aujourd'hui, article de Gau-
tier sur les peintures de Cornélius (1). Descriptions
(1) Cet article de Th. Gautier est probablement celui qui se trouve
dans le volume de Y Art moderne et qui contient cette appréciation sur
Cornélius : « Pierre de Cornélius peut être considéré comme le chef de
JOURNx\L D'EUGENE DELACROIX. 411
de sujets mythologiques, dans lesquels il y a à
prendre.
— J'ai été l'après-midi porter mon tableau des
Baigneuses chez Berger. J'ai vu là un tableau de
de Kayser, qui est très estimé des amateurs. Le mien,
que je méprise assez, — l'ayant fait dans des condi-
tions qui ne me plaisent pas, — m'a paru un chef-
d'œuvre.
J'ai été à l'Hôtel de ville, pour l'affaire de Vimont.
M. Perrier m'a demandé, avec toute la discrétion
qu'on peut mettre à commettre une indiscrétion, de
lui donner un dessin, une bagatelle, a-t-il dit, pour
avoir un souvenir de vous, de ces choses que vous
faites en vous jouant et en pensant à autre chose.
Je me porte mieux, je suis plus allègre tous ces
jours derniers, un peu borborygme et travaillé par
l'influence. Ce soir, joui, en me promenant, de ce
sentiment du retour de la force. Je suis heureux de
quitter Paris; j'ai hâte de le faire pour tirer le plus
tôt possible de cet air empesté ma pauvre Jenny.
13 août. — Mannequin chez Lefranc à 350 fr.
«l'école allemande, ou, pour parler d'une manière plus exacte, du cycle
« des peintres attirés et fixés à Munich par la munificence éclairée du roi
« Louis. Quelques-uns ne sont pas ses élèves, mais tous ont plus ou
« moins subi son influence et marché dans la voie qu'il avait ouverte. Il
« a exercé sur cette génération d'artistes une autorité pareille à celle de
« M. Ingres sur ses nombreux disciples : c'est un génie absolu, domina-
it teur, et par cela même très propre à faire une révolution en peinture ;
« il a, sur les différentes directions de l'art, des systèmes arrêtés, des
«principes inflexibles contre lesquels il n'admet pas de discussion, et,
« s'il se trompe, c'est savamment, et d'après une esthétique particulière. »
412 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Savoir s'il en loue et à meilleur compte. Je dirai à
Andrieu de s'en informer.
14 août. — Aller, à mon retour, demander à Fer-
dinand Denis, rue de FOuest, 56, l'ouvrage de Bazin,
sur Molière.
L'Académie des sciences morales et politiques
avait mis au concours, en 1847, la question suivante :
Rechercher quelle influence le progrès et le goût du
bien-être matériel exercent sur la moralité du
peuple. Je trouve ceci dans mon petit agenda de
1847. Je serais curieux de savoir les conclusions qui
ont été couronnées par la docte Académie, composée
presque exclusivement de ces moralistes que nous
connaissons, qui ont fait la révolution de 1830 et
celle de 1848; ce prix, proposé avant cette dernière,
avait sans doute en vue de glorifier ce progrès et ce
goût du bien-être qui n'est que trop naturel, à mon
avis, et n'a nul besoin d'être encouragé dans les
cœurs, d'où il serait plutôt difficile de le déloger.
Le beau chef-d'œuvre de découvrir que l'homme, à
tous les degrés de l'échelle, désire être mieux qu'il
n'est! Passe encore si on découvrait en même temps
un moyen de le rendre satisfait quand il est monté
d'un degré ou de plusieurs degrés vers les objets de
son ambition.
Cette ambition, malheureusement, est insatiable,
et il arrive que celui qui, au milieu d'une vie pauvre,
entretenait le ressort de son âme en résistant aux
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 413
malheurs ou à l'embarras, perd le sentiment du devoir
au sein dune situation qu'il améliore facilement et
qu'il veut améliorer sans fin. (Au chapitre du labou-
rage à la mécanique, etc., Girardin, etc.)
17 août. — Parti pour Dieppe à neuf heures du
matin. Mille embarras pour s'embarquer, et bonheur
délicieux une fois parti.
Je suis à côté d'un grand gaillard qui a l'air d'un
Flamand, mais dans une tenue de voyage irrépro-
chable : chapeau de feutre anglais, gants serrés et
boutonnés, canne délicieuse. Il lit dédaigneusement
un journal et adresse de temps en temps la parole à
un homme, en face de lui, proprement vêtu, mais
sans recherche, figure assez sérieuse, qui médite de
son côté sur le journal et que je prends pour un
homme de mérite. Mon gros élégant demande à
l'homme de mérite en noir des nouvelles de l'en-
droit qu'il va habiter. « C'est un trou, dit-il, vous
allez périr d'ennui. » Je me dis que c'était un homme
difficile à amuser, nouvelle confirmation de sa supé-
riorité.
Après avoir épuisé l'un et l'autre cette lecture qui
les empêchait sans doute de jeter les yeux sur toute
cette nature au milieu de laquelle nous nous sentions
emportés, et dont la vue me remplissait de bonheur,
mes deux hommes se mettent à causer. L'homme
en noir demande à l'homme en manchettes et à canne
ce que devient Un tel, s'il y a longtemps qu'il ne
414 JOURNAL VEUGENE DELACPxOIX.
l'a vu. Cet Un tel, c'est un boucher : on raconte
en style d'arrière-boutique des anecdotes sur ce
boucher. J'apprends alors que le prétendu homme
de mérite, savant ou professeur, tient dans un fau-
bourg une boutique de nouveautés, confections, etc.
Madame son épouse en tient une petite dans la rue
Saint-Honoré; la conversation s'anime sur le calicot,
sur des parties de châles et de cretonne... Mes idées
s'éclaircissent tout à coup à leur tour. Je retrouve
parfaitement dans les traits et dans la carrure de
mon boucher enrichi et mis à la dernière mode un
gaillard qui a dû posséder le sang-froid nécessaire
pour saigner un veau et détailler de la viande ; les
plaisanteries de son interlocuteur et 1 expression
ignoble de ses petits yeux qui disparaissent dans
son rire niais sont en harmonie avec les gestes d'un
commis habitué à auner de l'étoffe. Je suis moins
surpris du peu d'attention qu'ils ont donné au spec-
tacle des champs... Ils nous quittent l'un et l'autre
avant Rouen.
La seconde partie du voyage s'accomplit avec une
lenteur extrême; petite tromperie de MM. les admi-
nistrateurs, qui nous promettent un trajet direct, et
qui, de Rouen à Dieppe, nous arrêtent à chaque pas.
La pluie achève le mécontentement. Quand nous arri-
vons, elle est diluviale. Un de nos compagnons de
voiture que j'avais pris en goût me dit qu'il n'y a pas
un logement à louer, qu'il arrive tous les jours huit
cents personnes. /
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 415
Longue station au débarcadère, et enfin emmenés
par le père Mercier à l'Hôtel du Géant, où nous nous
installons; très bon dîner, petite course à la jetée
auparavant.
Je revois avec plaisir tous ces endroits que je con-
nais. Pris par la pluie, je me réfugie dans la cabane
du gardien de la jetée, qui est un vieux matelot.
18 août. — Un peu de fainéantise, sommeil sur un
canapé, malgré le beau soleil; pourtant j'avais été
faire un tour; entré même à Saint-Jacques.
Si la vue d'objets nouveaux a pour notre pauvre
esprit, si avide de changements, un charme qu'on ne
peut nier, il faut avouer aussi que la douceur de
retrouver des objets déjà connus est très grande. On
se rappelle les plaisirs qu'on y a éprouvés déjà et
dont l'imagination augmente le charme à distance.
J'ai de la peine à surmonter cette langueur et ce
vide qui me pèsent, quand je n'ai pas encore pris mes
habitudes dans un lieu où j'arrive. Les seuls plaisirs
que je trouve ici dans ces premiers jours sont unique-
ment de revoir un lieu que j'aime et où je me suis
trouvé heureux. Mon bonheur d'autrefois me semble
plus grand que celui d'aujourd'hui. Le défaut d'occu-
pations capables de m'intéresser en dehors de la vue
des objets qui m'environnent et malgré leur intérêt
pour moi, en est la cause.
J'ai remarqué, comme je ne l'avais point fait jus-
qu'ici, la vérité des expressions dans le Saint Sépulcre
416 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
qui est à Saint-Jacques. Je ne sais où j'ai écrit ces
jours -ci que cette vue me confirmait aussi cette
idée de Chenavard, à savoir, que le christianisme
aime le pittoresque. La peinture s'allie mieux que la
sculpture avec ses pompes et s'accorde plus intime-
ment avec les sentiments chrétiens.
Dîné encore ce jour à l'Hôtel du Géant et trouvé
notre logement sur le port. La vue qu'on a de la
fenêtre me transporte, et je crois faire une excellente
afîaire en le payant cent vingt francs pour un mois.
19 août. — Installation dans le logement qui pré-
sente mille inconvénients : nous le croyons horrible
et insupportable, et nous finissons par nous y habi-
tuer. Les plus petits événements de ma vie présen-
tent, comme ce qui m'est arrivé de plus important,
les mêmes phases et les mêmes accidents. Un projet
se présente avec toutes les séductions : à peine em-
barqué, mille contrariétés surgissent qui semblent
devoir tout arrêter et rendre tout détestable. La
volonté on le hasard fait que les difficultés s'apla-
nissent et que la situation devient tolérable d'abord
et quelquefois excellente. Chaque homme a-t-il sa
destinée réellement écrite et tracée, comme il a sa
figure et son tempérament? Quanta moi, et jusqu'ici,
je n'hésite pas à en être convaincu. Je suis un homme
très heureux au demeurant, et il a toujours fallu
acheter chaque avantage par quelque combat. J'ai
recueilli par là quelques faveurs du destin, accordées
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 417
à la vérité dune main avare, mais présentant aussi
quelque chose de plus certain ; c'est comme ces
arbres qui croissent dans de maigres terrains où ils
poussent lentement et difficilement, et dont les bran-
ches sont tordues et noueuses, grâce à cette difficulté
d'exister; le bois de ces arbres passe pour être plus
dur que celui de ces beaux arbres venus en peu de
temps dans une terre abondante, et dont les troncs
droits et lisses semblent avoir crû sans peine.
La destinée de ma pauvre Jenny offre une fixité
semblable (elle ne s'est jamais démentie), mais qui
n'est guère en harmonie avec celle qu'eussent méritée
ses vertus. Jamais plus noble et pins ferme nature ne
fut mise à des épreuves plus cruelles. Que le ciel au
moins lui donne maintenant des jours heureux et
moins de cruelles souffrances pour le prix de cette
noble misère supportée d'un front si serein et pour
des motifs si généreux! Est-ce que les lois morales
n'auraient pas le privilège, comme les lois qui ne
regardent que le physique, d'être invariables?
23 août. — Je crois que c'est ce matin que j'ai été
avec Jenny, à qui ces promenades font du bien,
courir le long des falaises, du côté des bains; c'est là
que j'ai remarqué ces rochers à fleur d'eau et que j'ai
eu beaucoup de plaisir à voir la marée les envahir.
Vers quatre heures, promenade du côté du Pollet
avec Jenny. Nous sommes entrés dans la nouvelle
église. Elle est complètement sur un modèle italien
ii. 2T
418 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX,
que les architectes affectionnent dans ce moment.
Elle présente la nudité la plus complète ; ces gens-là
prennent pour une austère simplicité ce qui n'est que
barbare chez les inventeurs de ce type d'architecture
qui conviendrait peut-être à des protestants, qui ont
horreur de la pompe romaine ; mais ces grands murs
tout nus et ces jours ménagés, qui distillent à peine
un peu de lumière dans ce pays où il fait sombre
pendant les trois quarts de l'année, ne conviennent
guère au culte catholique . Je ne peux assez me
récrier sur la sottise des architectes, et je n'excepte ici
personne sur ce point. Chacun des caprices que la
mode a consacrés à son tour dans chaque siècle
devient sacramentel pour eux. Il semble que ceux-là
seulement qui les ont précédés étaient des hommes
doués de la liberté d'inventer ce qui leur plaît pour
orner leurs demeures. Ils s'interdisent de produire
autre chose que ce qu'ils trouvent ailleurs tout fait et
approuvé par les livres. Les castors inventeront une
nouvelle manière de faire leurs maisons avant qu'un
architecte se permette un nouveau mode et un nou-
veau style dans son art, lequel, par parenthèse, est
le plus conventionnel de tous, et celui qui, par consé-
quent, admet le plus le caprice et le changement.
24 août. — Aujourd'hui, loué enfin un roman de
Dumas, pour sortir de l'ennui que me donne l'absence
d'occupation. Tous les jours précédents, promenades,
dessins d'après les photographies de Durieu.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 410
Trouvé aujourd'hui, avant dîner, en revenant du
Pollet, le pauvre cheval étendu par terre et que je
croyais mort. 11 était à la vérité mourant (1).
25 août. — Le soir chez Mme Scheppard, que
j'avais rencontrée il y a cinq ou six jours; elle partait,
ainsi que sa fille, pour aller entendre les chanson-
nettes de Levassor, quelle appelait un concert (2).
J'ai résisté à son invitation de l'accompagner et ai été
promener, sur la jetée et dans l'obscurité, la toilette
dont j'avais fait les frais contre mon ordinaire depuis
que je suis ici et qui était à son intention.
Dans la promenade de ce matin, étudié longuement
la mer. Le soleil étant derrière moi, la face des
vagues qui se dressait devant moi était jaune, et celle
qui regardait le fond réfléchissait le ciel. Des ombres
de nuages ont couru sur tout cela et ont produit des
effets charmants : dans le fond, à l'endroit où la mer
était bleue et verte, les ombres paraissaient comme
violettes; un ton violet et doré s'étendait aussi sur
les parties plus rapprochées quand l'ombre les cou-
vrait. Les vagues étaient comme d'agate. Dans ces
parties ombrées, on retrouvait le même rapport de
vagues jaunes, regardant le côté du soleil, et de par-
ties bleues et métalliques réfléchissant le ciel.
(1) Delacroix a fait un croquis à la mine de plomb de ce vieux cheval.
(Voir Catalogue Robaut, n° 1205.)
(2) Levassor, le célèbre comique du Palais-Royal, faisait de fréquentes
tournées en province, où il débitait des chansonnettes, des scènes
comiques «le son répertoire.
420 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Lettre à Mme de F... et qui a du rapport avec ce
que j'ai écrit le 12 août courant.
« Je vous écris bien tard; j'ai été ballotté de loge-
ment en logement, avant de me fixer; enfin, me
voici sur le quai Duquesne, en pleine marine ! Je
vois le port et les collines du côté d'Arqués : c'est une
vue charmante, et dont la variété donne des distrac-
tions continuelles, quand on ne sort pas. Je suis ici,
comme à mon ordinaire, ne voyant personne, évitant
de me trouver là où je puis rencontrer des gens
ennuyeux. J'en ai trouvé deux ou trois en débarquant;
nous nous sommes promis, juré même de nous voir
tous les jours; mais comme je ne mets jamais le pied
dans l'établissement, qui est le rendez-vous de tout
le monde, il y a de grandes chances que je ne les
rencontrerai pas. J'ai eu recours à ma ressource
ordinaire, pour bannir l'ennui des moments où je ne
sais que faire : j'ai loué un roman de Dumas, et avec
cela j'oublie quelquefois d'aller voir la mer. Elle est
superbe depuis hier : les vents vont commencer à
souffler, et nous aurons de belles vagues. Je vous
plains d'avoir déjà fini vos excursions, moi qui suis
au commencement des miennes; mais Paris vous
plaît plus qu'à moi. Hors de Paris, je me sens plus
homme; à Paris, je ne suis qu un monsieur. On n'y
trouve que des messieurs et des dames, c'est-à-dire
des poupées; ici, je vois des matelots, des laboureurs,
des soldats, des marchands de poisson.
« La grande toilette de ces dames, toutes à la der-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 421
nière mode, contraste avec les grosses bottes des
pêcheurs du Pollet et les robes courtes des Nor-
mandes, qui ne manquent pas d'un certain charme,
malgré leurs coiffures, qui ressemblent à des bonnets
de coton.
«Je fais une cuisine excellente. J'ai trouvé dans mon
logement un fourneau dans le genre du vôtre, et j'ai
pris une passion pour tout ce qui sort de ce fourneau.
Quant au poisson et aux huîtres, aux tourteaux et aux
homards, ils sont incomparables. Vous ne mangez à
Paris que le rebut en comparaison. Je me vautre,
comme vous le voyez, dans la matière; il n'est point
jusqu'au cidre que je ne trouve excellent. Je bâille
quelquefois de n'avoir rien à faire de suivi. Les petits
dessins que je fais principalement ne suffisent point
pour m'occuper l'esprit (1); alors je reprends mon
roman, ou je vais à la jetée voir entrer et sortir les
bateaux.
« Voilà la vie que je vais mener encore quelque
temps; je ferai sans doute quelques excursions aux
environs, mais mon quartier général sera toujours
sur le quai Duquesne. Il faut conjurer comme on peut
les fantômes de cette diable de vie qu'on nous a
donnée, je ne sais pourquoi, et qui devient amère si
facilement, quand on ne présente pas à 1 ennui et aux
ennuis un front d'acier. Il faut agiter, en un mot, ce
corps et cet esprit, qui se rongent l'un l'autre dans la
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1268, un croquis pris par Delacroix de
ea fenêtre, à Dieppe.
422 JOURNAL D'EUGENE DELACROIXJ
stagnation, dans une indolence qui n'est plus que de
la torpeur. Il faut absolument passer du repos au tra-
vail, et réciproquement; ils paraissent alors égale-
ment agréables et salutaires. Le malheureux accablé
de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est
sans doute horriblement malheureux, mais celui qui
est obligé de s'amuser toujours ne trouve pas dans
ses distractions le bonheur ni même la tranquillité; il
sent qu'il combat cet ennui qui le prend aux cheveux ;
le fantôme se place toujours à côté de la distraction
et se montre par-dessus son épaule. Ne croyez pas,
chère amie, que parce que je travaille à mes heures,
je sois exempt des atteintes de ce terrible ennemi:
ma conviction est qu'avec une certaine tournure
d'esprit, il faudrait une énergie inconcevable pour ne
pas s'ennuyer, et savoir se tirer, à force de volonté,
de cette langueur où nous tombons à chaque instant.
Le plaisir que je trouve dans ce moment même à
m' étendre avec vous sur ce sentiment est une preuve
que je saisis avidement, quand j'en ai Ja force, les
occasions de m'occuper l'esprit, même pour parler
de cet ennui que je cherche à conjurer. J'ai, toute
ma vie, trouvé le temps trop long. J'attribue, pour
une bonne partie, cette disposition au plaisir que j ai
presque toujours trouvée dans le travail lui-même;
les plaisirs vrais ou prétendus qui lui succédaient ne
faisaient peut-être pas un assez grand contraste avec
la fatigue que me donnait le travail, fatigue qui est
très durement éprouvée par la plupart des hommes.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 423
Je me figure à merveille la jouissance que trouve
dans le repos cette foule d'hommes que nous voyons
accablés de travaux rebutants ; et je ne parle pas
seulement des pauvres gens qui travaillent pour le
pain de chaque jour : je parle aussi de ces avocats,
de ces hommes de bureau, noyés dans les paperasses
et occupés sans cesse d'affaires fastidieuses on qui ne
les concernent pas. Il est vrai que la plupart de ces
gens-là ne sont guère tourmentés par l'imagination;
ils trouvent même dans leurs machinales occupations
une manière comme une autre de remplir leurs heures.
Plus ils sont bétes, moins ils sont malheureux.
« Je finis en me consolant avec ce dernier axiome,
que c'est à force d'avoir de l'esprit que je m'ennuie,
non pas à présent au moins et en vous écrivant; je
viens au contraire de passer une demi-heure agréa-
ble en m'adressant à vous, chère amie , et en vous
parlant à ma manière de ce sujet qui intéresse tout le
monde. Ces idées, à leur tour, vous feront peut-être
passer cinq minutes avec quelque plaisir, quand vous
les lirez, surtout en souvenir de la véritable affection
que je vous porte. »
2G août. — Tous les matins, je vais sur la plage ou
vers les rochers à fleur d'eau, quand la marée est
basse. Un de ces jours, fatigué beaucoup en m'avan-
çant jusqu'au sable où de pauvres femmes ramassaient
des équilles, en creusant avec une sorte de trident.
Dans la journée, reçu une lettre ducousiu Delacroix
424 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
que j'ai ajourné au 20 septembre et qui attend une
réponse. Également une lettre de mon cher Rivet,
qui me parle daller passer quelque temps avec sa
famille au bord de la mer et me donnant des infor-
mations. Il me dit dans sa lettre beaucoup de choses
qui mont touché et flatté.
Le soir, en me promenant sur la plage, rencontré
Chenavard (1) que je n'attendais guère là. Sa vue
m'a fait plaisir, et sa conversation m'est d'une grande
ressource. Il m'accompagne jusque chez Mme Schep-
pard, où j'allais passer la soirée et où je me suis
ennuyé excessivement.
En sortant vers dix heures et demie, j'ai été jusqu'à
la Douane, sur le quai, pour secouer toute cette insi-
pidité. J ai vu là ces bateaux à vapeur anglais dont la
forme est si mesquine. Grande indignation contre ces
races qui ne connaissent plus qu'une chose : aller
vite; qu'elles ain^nt donc au diable et plus vite
encore avec leurs machines et tous leurs perfection-
nements, qui font de l'homme une autre machine!
27 août. — On devait lancer à midi un grand
navire qu'on appelle un clipper... Voici encore une
invention américaine pour aller plus vite! Toujours
(1) A propos des relations de Delacroix et Chenavard, Baudelaire
écrivait : « Chenavard était pour Delacroix une rare ressource. C'était
« vraiment plaisir de les voir s'agiter dans une lutte innocente; la parole
« de l'un marchait pesamment, comme un éléphant en grand appareil de
« guerre, la parole de l'autre vibrant comme un fleuret, également aiguë
« et flexible. » [L'art romantique . L'œuvre et la vie d' Eugène Delacroix .)
JOURNAL DEUGENE DELACROIX. 425
plus vite ! Quand on aura mis des voyageurs logés
commodément dans un canon, de manière que ce
canon les envoie aussi vite que des boulets dans
toutes les directions où il leur plaira daller, la civili-
sation aura fait un grand pas sans doute. Nous mar-
chons vers cet heureux temps, qui aura supprimé
l'espace, mais qui n'aura pas supprimé l'ennui,
attendu la nécessité toujours croissante de remplir
les heures dont les allées et venues occupaient au
moins une partie.
Je devais retrouver Ghenavard pour assister à ce
spectacle, dont j'ai joui parfaitement, et qui est beau
à voir; je n'ai retrouvé mon compagnon qu'ensuite.
Nous nous sommes promenés ; assis sur l'herbe au bord
de la mer : beaucoup de conversations très bonnes et
très intéressantes sur la politique et sur la peinture.
Enfin la fatigue m'a pris et je suis rentré assez tard.
Après mon dîner, pris d'ennui... J'ai été du côté
où l'on avait arrimé le fameux clipper, dans le der-
nier bassin, afin de le mater et de le gréer. On y fai-
sait un banquet sous une tente. On a du y boire à la
santé des Américains et de la vitesse, dont on aurait
dû mettre la statue à la proue du bâtiment.
Rencontré sur un autre bâtiment un petit mousse
qui baragouinait le breton; j'ai pensé à Jenny et au
plaisir quelle aurait de rencontrer un compatriote.
Ensuite, vers une foire qui se tenait au delà, mais
qui n'a fait que renforcer mon ennui. En revenant
par le même chemin, j'ai retrouvé mes dîneurs, qui
426 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
en étaient au café et qui le prenaient en fumant et en
disant sans doute de fort belles choses sur le progrès.
Lundi 28 août. — Rendez-vous avec Chenavard,
sur la plage à une heure, pour le mener voir mes
croquis. Il semble toujours estimer moins le talent
des grands maîtres, à proportion de la décadence au
milieu de laquelle ils vivent; c'est le contraire qui
devrait être et qu'il faudra dire. Peut-être est-il vrai
qu'au milieu de l'indifférence générale, le talent ne
porte pas tous ses fruits; il est convenu que pour
avoir fait le peu que j'ai produit, il a fallu déployer
mille fois plus d'énergie que ces Raphaël et ces
Rubens, qui n'avaient qu'à se montrer au monde
surpris, et préparé cependant à l'admiration, pour
être comblés d'encouragements et d'applaudisse-
ments.
Nous sortons ensemble; il me mène par les chemins
verdoyants qui sont au revers de la falaise, du côté
du château. Je rentre pour dîner et le quitte au Puits
salé.
Le soir, vue magnifique de l'autre côté, au Pollet,
par la mer basse. Je suis resté longtemps au bout de
la jetée. J'avais été happé, en rentrant pour dîner,
par le jeune Gassies, qui m'apprend que Mme Man-
ceau est à Dieppe. Il me promet de ne pas trahir ma
sauvagerie, en donnant mon adresse. Le hasard
l'avait mis au-dessus de moi; nous étions là depuis
dix jours, sans nous rencontrer ,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 427
— C'est le matin que j'ai retrouvé Chenavard, qui
m'a conseillé daller voir Guérin (1), pour lui parler
de la maladie de Jenny.
Mardi 29 août. — Le matin, resté quelque temps
au grand soleil sur la plage, à voir les baigneurs.
Je suis rentré pour travailler. J'ai fait un dessin
d'après Thevelin et deux ou trois croquis, moitié de
souvenir, de ce que j'avais vu le matin.
A deux heures chez Guérin avec Jenny. J'en suis
fort content, et je crois qu'il a l'espoir de faire beau-
coup pour elle.
En sortant, vu avec elle le château, qui m'a fort
intéressé. La vue de la mer unie comme une glace et
dans son immensité, qui réduisait à rien la plage et la
ville de Dieppe, m'a causé le plus grand plaisir.
Je voulais le soir rencontrer Chenavard pour le
remercier; j'ai rôdé sur la plage inutilement par un
temps de brouillard assez malsain et dans un demi-
ennui plus malsain encore pour moi.
30 août. — Matinée délicieuse. Je suis sorti seul,
pendant que la pauvre Jenny prenait médecine par
ordonnance de Guérin, et je suis monté derrière le
château. Chemin tortueux, petit quinconce de hêtres,
(1) Jules Guérin (1801-1886), chirurgien distingué, auteur de nom-
breux mémoires qui lui valurent, en 1857, le grand prix de chirurgie à
l'Académie des sciences. Il fut aussi un des fondateurs de la presse mé-
dicale de Paris et collabora à l'ancien National. Il était membre de
l'Académie de médecine.
428 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
sur une montée à la normande. Je me suis établi dans
un champ qui venait d'être moissonné, pour faire une
vue du château et de toute cette campagne, non pas
que la vue fût intéressante, mais pour conserver un
souvenir de ce délicieux moment. L'odeur des
champs, du blé coupé, le chant des oiseaux, la
pureté de F air, m'ont mis dans un de ces états qui ne
peuvent rappeler autre chose que les jeunes années
où l'âme s'ouvre si facilement à ces impressions si
charmantes que je crois, à l'heure qu'il est, me per-
suader que je suis heureux du souvenir seul de mon
bonheur passé en semblables circonstances.
En redescendant, fait un autre croquis de grands
arbres autour d'une ferme, et du chemin, à l'endroit
où je m'étais arrêté avec Chenavard.
(Je crois que c'est ce jour-ci que j'ai passé longue-
ment la soirée avec Chenavard. — Michel-Ange, etc.
Il m'a parlé de ses relations avec certain vieux conven-
tionnel : Barrère lui écrivant de ne pas le revoir, etc.)
31 août, — J'ai voulu renouveler mes sensations
d'hier, mais en tournant d'un autre côté; je voulais
voir absolument ce que c'était que cette campagne
que j'ai en face de mes fenêtres, au delà du Poliet.
Je suis monté bravement par la grande route qui
mène à Eu, mais le soleil m'a forcé à capituler; j'ai
pris à gauche; j'ai vu le cimetière et suis redescendu
presque grillé.
Le soir, conversation sans fin avec Chenavard sur
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 429
la plage et le long des rues. Il m'a parlé de la difficulté
que Michel-Ange avait souvent à travailler, et il m'a
cité ce mot de lui : Benedetto Varchi (1) lui dit : « Si-
gnor Buonarotti, avete il cervello di Giove »; il aurait
répondu : « Si vuolc il martello di Vulcano per farne
uscire qualche cosa. » Il avait brûlé, à une certaine
époque, une grande quantité d'études et de croquis,
pour ne pas laisser de traces de la peine que lui
avaient donnée ses ouvrages qu'il retournait de mille
manières, comme un homme qui fait des vers. Il
sculptait souvent d'après des dessins ; sa sculpture
témoigne de ce procédé. Il disait que la bonne sculp-
ture était celle qui ne ressemblait pas à la peinture,
et que la bonne peinture, au contraire, était celle qui
ressemblait à de la sculpture.
— C'est aujourd'hui que Chenavard m'a reparlé de
son fameux système de décadence. Il tranche trop
absolument. Il lui manque aussi d'estimer à leur juste
valeur toutes les qualités estimables. Bien qu'il dise
que les gens d'il y a deux cents ans ne valent pas ceux
d'il y a trois cents ans, et que ceux d'aujourd'hui ne
valent pas ceux d'il y a cinquante ou cent ans, je crois
que Gros, David, Prud'hon, Géricault, Charlet sont des
hommes admirables comme les Titien et les Raphaël;
je crois aussi que j'ai fait de certains morceaux qui
ne seraient pas méprisés de ces messieurs, et que j'ai
eu de certaines inventions qu'ils n'ont pas eues.
(1) Benedetto Varchi (1502-1562), historien et poète florentin, auteur
d'une histoire des révolutions de Florence.
430 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
1er septembre. — Le matin et hier, levé de bonno
heure, et été sur le galet avec Jenny.
Travaillé dans la journée. Dessiné de ma fenêtre,
avant dîner, des bateaux (1).
Le soir, j'ai décliné Chenavard. J'avais F esprit
fatigué de sa diatribe d'hier soir. Il pratique naïve-
ment ou sciemment l'énervation des esprits comme
un chirurgien pratique la taille et la saignée.. . Ce qui
est beau est beau, n'importe dans quel temps, n'im-
porte pour qui; puisque nous sommes deux à admi-
rer Charlet (2) et Géricault, cela prouve d'abord
qu'ils sont admirables, ensuite qu'ils peuvent trouver
des admirateurs. Je mourrai en admirant ce qui
mérite de l'être, et si je suis le dernier de mon espèce,
je me dirai qu'après la nuit qui me suivra sur l'hémi-
sphère que j'habite, le jour se refera encore quelque
part, et que l'homme ayant toujours un cœur et un
esprit, il jouira encore et toujours par ces deux côtés.
Le soir, revenu derrière le château; j'ai pris un
sentier qui monte à gauche; j'ai trouvé une vue
magnifique de la ville et du château. Il faisait obscur.
Je me suis promis de revenir et de faire ici quelques
dessins.
(1) Voir Catalogue Robaut, nos 1270-1271.
(2) Delacroix publia une étude sur Charlet qui parut à la Bévue des
Deux Mondes (1er juillet 1862). Elle débute ainsi : «Je voudrais à ma
« faible voix plus de force et d'autorité pour entretenir dignement le
« public français de quelques admirables contemporains qui font sa
« gloire, sans qu'il en soit suffisamment informé. Charlet est à la tète de
« ces hommes rares qui ne me paraissent pas avoir été mis à la place
« que la postérité leur réserve sans doute. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 431
Je suis rentré par le plus beau clair de lune, en
faisant le tour des bassins. Observé beaucoup le grée-
ment des navires.
2 septembre. — Les savants (1) ne font autre chose,
après tout, que trouver dans la nature ce qui y est.
La personnalité du savant est absente de son œuvre ;
il en est tout autrement de l'artiste. C'est le cachet
qu'il imprime à son ouvrage qui en fait une œuvre
d'artiste, c'est-à-dire d'inventeur. Le savant découvre
les éléments des choses, si on veut, et l'artiste, avec
des éléments sans valeur là où ils sont, compose,
invente un tout, crée, en un mot; il frappe l'imagina-
tion des hommes par le spectacle de ses créations, et
d'une manière particulière. Il résume, il rend claires
pour le commun des hommes qui ne voit et ne sent
que vaguement en présence de la nature, les sensa-
tions que les choses éveillent en nous.
3 septembre. — Le matin de bonne heure, à la
jetée pour voir sortir les bateaux. Je reprends mon
chemin pour aller revoir la vue de derrière le château.
Je rencontre Chenavard près des bains et reste avec
lui au soleil, sur la plage, pendant trois ou quatre
heures.
(1) La partialité et l'injustice de Delacroix à l'égard des savants se
sont déjà manifestées à maintes reprises dans le Journal : la chose est
d'autant plus surprenante que nous nous étions habitués à envisager les
idées générales du maitre comme supérieures à celles que nous trouvons
exprimées ici. (Voir sur ce point la Vie de M. Frédéric- Thomas Grain-
doi (jc} de H. Taine.)
432 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Je rencontre Velpeau, puis après Dumas fils.
Le soir, promené à la jetée, pour laquelle je
reprends du goût. J'étais en train d'être seul et n'ai
point été chercher Chenavard.
Avant dîner, promenade délicieuse d'une heure au
cours Bourbon. Ce petit ruisseau à droite, avec ses
roseaux et ses herbes, la vue magnifique de la plaine
et des collines, les grands arbres dont les feuilles
s'agitent continuellement, tout cela pénétrant et déli-
cieux.
A la jetée le matin. J'ai vu appareiller deux bricks,
dont un nantais. Cela m'a beaucoup intéressé au
point de vue de l'étude. Je fais un cours complet de
vergues, de poulies, etc., afin de comprendre comme
tout cela s'ajuste; cela ne me servira probablement
à rien, mais j'ai toujours désiré comprendre cette
mécanique, et je ne trouve rien d'ailleurs de plus pitto-
resque. Mes observations, quoique superficielles,
m'ont conduit à voir combien sont grossiers encore
tous ces moyens, quelle lourdeur et quelle inefficacité
la plupart du temps dans toute cette mâture; jusqu'à
la vapeur, qui change tout, cet art n'a pas fait un
pas depuis deux cents ans. Les deux pauvres navires
sortis du port à grand renfort de halage de toute
espèce, sont parvenus au dehors, mais sans pouvoir
faire un pas. Je les ai dessinés d'abord dans l'état
d'immobilité où ils se trouvaient et les ai quittés, de
guerre lasse, toujours dans la même situation.
Le libraire m'apprend que les deux derniers vo-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 433
lûmes de Bragelonne, qui vont continuer par malheur
à l'endroit le plus intéressant, lui manquent, et qu'il
se propose de les faire venir de Paris. Voici une des
tribulations de Dieppe que j'éprouvais encore il y a
deux ans en lisant l'histoire de Balsamo. J'ai pris le
Provincial à Paris, de Balzac : c'est à lever le cœur;
cela ne peint que les petits détails de l'existence des
roués de 1840 à 1847 : détails de coulisse; ce que
c'est qu'un rat, l'histoire du châle Sélim vendu à une
Anglaise. Dans une très fameuse préface, l'éditeur
met Balzac à côté de Molière, en disant que de son
temps, il eût fait les Femmes savantes et le Misan-
thrope, et que Molière eût fait de notre temps la
Comédie humaine. Ce qui lui paraît faire de Balzac
un homme à part dans notre temps, c'est qu'au con-
traire de la plupart des écrivains de ce temps-ci, ses
ouvrages portaient le cachet de la durée; et il nous
dit cela en tête de cette rapsodie où il n'est question
que des petits mots de l'argot du jour et de toutes ces
variétés de figures méprisables, affublées du petit
travers du moment, figures et moment dont l'histoire
ne gardera pas même de mémoire.
Autre promenade aussi charmante au cours Bour-
bon avant dîner. Passé le petit pont et été jusqu'au
pied des collines dégarnies qui prolongent le Pollet.
Admiré toute cette nature et étudié encore dans P ar-
rière-port les mâtures des navires.
Le soir, à la jetée; je suis descendu, au clair de
lune, m'asseoir sur le galet tout auprès de la mer.
h. 28
434 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
6 septembre. — Le matin, abandonné la jetée pour
monter à gauche derrière le château; suivi jusqu'au
cimetière; auparavant, délicieuse sensation au haut
du ravin qu'on avait franchi l'autre jour; petit sentier
remontant de l'autre côté, éclairé par les rayons du
matin et s'enfonçant sous l'ombre des hêtres. Entré
dans le cimetière, moins repoussant que l'affreux
Père-Lachaise, moins niais, moins compassé, moins
bourgeois... Tombes oubliées entières sous l'herbe,
touffes de rosiers et de clématites embaumant l'air
dans ce séjour de la mort; du reste, solitude parfaite,
dernière conformité avec l'objet du lieu et la fin
nécessaire de ce qui s'y trouve, c'est-à-dire le silence
et l'oubli.
Trouvé, en traversant une grande route, une autre
route couverte à la normande, allant à Louval, je
crois, qui m'a enchanté : cours de fermes, murailles
de simple terre à droite et à gauche, surmontées
d'arbres d'un vert sombre et vigoureux. Fleurs,
légumes, bétail, dans ces joyeuses retraites; enfin,
tout ce qui charme dans la nature et dans ce qui fait
l'homme. Retour moins agréable, grande route pou-
dreuse.
Après le déjeuner, Chenavard venu ; je l'ai emmené
voir appareiller le Mariani (1). Il me dit, ce qui est
(1) Delacroix, dans ses promenades quotidiennes à la jetée de Dieppe,
étudiait sans relâche la mâture, les poulies, les cordages des navires.
L'idée lui vint de mettre à protit ces observations dans un tableau où la
mer jouerait un rôle. Il s'en ouvrit à Ghenavarâ : <* Tout cela, disait-il,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 435
vrai, que les hommes de talent, chez les modernes,
et il parle depuis Jésus-Christ, doivent être plats
comme les Delaroche (1), ou biscornus et incomplets.
Michel-Ange n'a eu qu'un moment, il s'est répété
ensuite; peu d'idées, par conséquent, mais une force
que sans doute personne n'a égalée. Il a créé des
types : son Père éternel, ses Diables, son Moïse, et
cependant il ne peut faire une tête, même il les
abandonne; c'est par là que pèchent les modernes :
Puget et mille autres. Chez les anciens, au contraire,
que de types : ce Jupiter, ce Bacchus, cet Her-
cule, etc. !
Revenu, par une chaleur affreuse, sur le quai, et
réellement très abattu et fatigué de ce second excès,
après celui du matin. Jetais surmené.
Ce qui caractérise le maître, suivant lui, à propos
de Meissonier, c'est, dans le tableau, la vue de ce qui
est essentiel, auquel il faut arriver absolument. Le
simple talent ne pense qu'aux détails : ïugres,
David, etc.
7 septembre. — Sorti de bonne heure avec Jenny,
qui va se baigner. Ne trouvant pas d'intérêt à la mer,
n'a pas dû changer depuis les âges les plus reculés; Jésus-Christ, après
tant d'autres, a vu tout cela; aussi vais-je le peindre endormi clans sa
barque pendant la tempête. » Ce propos, que nous tenons de M. Chena-
vard lui-même, montre l'idée qui a inspiré à Delacroix ce sujet qu'il a
repris maintes fois avec de nombreuses variantes.
(i) Dans un autre passage du Journal, Delacroix compare la peinture
de Delaroche à celle d'un « amateur qui n'a aucune exécution' comme
peintre » .
436 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
je gagne le cours Bourbon, que je trouve aussi char-
mant à cette heure matinale.
En revenant par l'église Saint-Jacques, je vois
F affiche qui annonce pour ce jour même la messe
chantée par les chanteurs montagnards ; je m'y
trouve exactement, et en ai éprouvé autant de sur-
prise que de plaisir.
Ce sont des paysans, tous des Pyrénées, des voix
magnifiques; on ne voit ni papier de musique, ni
batteurs de mesure ; cependant il paraît qu'il y a
un de ces hommes en cheveux gris qui est assis
et qui probablement les dirige. Ils chantent sans
accompagnement. Je n'ai pu m'empêcher, à la sortie,
de les suivre et de faire compliment à l'un d'eux. Ils
ont, en général, des figures sérieuses. Les enfants
m'ont touché. La voix de F enfant-homme est bien
autrement pénétrante que celle des femmes que j'ai
toujours trouvée criarde et peu expressive; il y a
ensuite dans ce naïf artiste de huit ou dix ans quelque
chose de presque sacré; ces voix pures s'élevant à
Dieu, d'un corps qui est à peine un corps, et d'une
âme qui n'a point encore été souillée, doivent être
portées tout droit au pied de son trône et parler à sa
toute bonté pour notre faiblesse et nos tristes passions.
C'était un spectacle fort touchant pour un simple
homme comme moi que celui de ces jeunes gens
et de ces enfants sous des habits pauvres et uni-
formes, formant un cercle, et chantant sans musique
écrite et en se regardant. J'ai regretté quelquefois
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 437
l'absence d'accompagnement. C'était un peu la faute
de la musique, belle d'ailleurs et portant le cachet de
F élégance italienne, mais offrant des morceaux trop
longs et trop compliqués pour ce chant sans accom-
pagnement, et ces artistes si simples, qui semblaient
chanter par inspiration. Au demeurant, une très
grande impression et qui m'a rappelé complètement
celle des chanteurs de Lucca délia Robbia, jusqu'au
costume, qui se composait pour tous dune blouse
bleue serrée d'une ceinture. Ces pauvres gens ont
chanté à l'Etablissement, dans de vrais concerts. Je
regretterais de les y voir chantant des airs à la mode
et aussi endimanchés sans doute que la damnable
musique moderne qu'il faut aux modernes de ces
lieux-là.
Rentré après la messe ; fait, dans une mauvaise
disposition causée par un maudit cigare, une petite
aquarelle inachevée du port rempli d'une eau verte.
Contraste, sur cette eau, des navires très noirs, des
drapeaux rouges, etc.
Lu la triste Eugénie Grandet : ces ouvrages-là ne
supportent guère l'épreuve du temps; le gâchis,
l'inexpérience, qui n'est autre chose que l'imperfec-
tion incurable du talent de l'auteur, mettra tout cela
dans les rebuts des siècles. Point de mesure, point
d'ensemble, point de proportion.
Retourné avant dîner au cours Rourbon, dont je
ne puis me lasser : la vue qui est au bout, surtout er»
prolongeant la promenade jusqu'au pied de la mon-
438
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
tagne, est ravissante. J'avais envoyé Jenny et Julie au
spectacle. La jetée n'était pas tenable à cause du
vent, et la mer ne m'offrait point d'intérêt, sauf la
grandeur des proportions que donne à la jetée, au
sable de la plage, le retrait de la mer.
J'ai été retrouver Chenavard; nous avons fui la
plage à cause du vent, et nous avons été par les rues
sur le quai du dernier bassin, où nous sommes restés
au clair de la lune jusqu'à onze heures.
Il m'a montré delà sensibilité et de l'estime. Il est
malheureux ; il sent qu'il a gaspillé ses facultés. La vie
est une viande creuse qui, dans la prétendue connais-
sance de l'homme, ne lui a pas donné plus de rési-
gnation au sujet des maux inévitables, des contra-
dictions et des imperfections de notre nature. Il me
semble toujours que cette qualité de philosophe im-
plique, avec l'habitude de réfléchir plus attentive-
ment sur l'homme et sur la vie, celle de prendre les
choses comme elles sont, et de diriger vers le bien
ou le mieux possible cette vie et nos passions. Eh
bien, non! Tous ces songeurs sont agités comme les
autres; il semble que la contemplation de l'esprit de
l'homme, plus digne de pitié que d'admiration, leur
ôte cette sérénité qui est souvent le partage de ceux
qui se sont attelés à une œuvre plus pratique et à
mon avis plus digne d'efforts. J'ai demandé à ce mal-
heureux digne d'estime, pourquoi il était à Dieppe,
pourquoi il avait été en Italie et en Allemagne, et
pourquoi il y était retourné. Que fuyait-il et qu'ai-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 439
lait-il chercher dans toutes ces agitations? Un esprit
porté au doute ne peut que douter davantage, après
avoir tout vu.
Il me trouve heureux, et il a raison, et je me
trouve bien plus heureux encore, depuis que j'ai vu
sa misère. La désolante doctrine sur la décadence
nécessaire des arts est peut-être vraie, mais il faut
s'interdire même d'y penser.
Il faut faire comme Roland qui jette à la mer, pour
l'ensevelir à jamais dans ses abîmes, l'arme à feu, la
terrible invention du perfide duc de Hollande ; il faut
dérober à la connaissance des hommes ces vérités con-
testables, qui ne peuvent que les rendre plus malheu-
reux ou plus lâches dans la poursuite du bien. Un
homme vit dans son siècle et fait bien de parler à ses
contemporains un langage qu'ils puissent comprendre
et qui puisse les toucher. Il le fait d'ailleurs en pui-
sant en lui-même son principal attrait sur les imagi-
nations. Ce qui fixe l'attention dans ses ouvrages
n'est pas la conformité avec les idées de son temps :
cet avantage, si c'en est un, se retrouve dans tous les
hommes médiocres, qui pullulent dans chaque siècle
et qui courent après la faveur en flattant misérable-
ment le goût du moment; c'est en se servant de la
langue de ses contemporains qu'il doit, en quelque
sorte, leur enseigner des choses que n'exprimait pas
cette langue, et si sa réputation mérite de durer,
c'est qu'il aura été un exemple vivant du goût dans
un temps où le goût était méconnu.
440 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Je disais à Chenavard, le jour que nous avons
causé sur la jetée de bois, que le goût était ce qui
classait les talents. Ce qui fait la supériorité de La
Fontaine, de Molière, de Racine, de l'Arioste, sur
des Corneille, sur des Shakespeare, sur des Michel-
Ange, c'est le goût. Reste à savoir, je n'en discon-
viens pas, si la force, si l'originalité poussées à un
certain degré n'emportent pas, malgré tout, l'admi-
ration. Mais ici revient la possibilité de la discussion
et des inclinations particulières.
J'adore Rubens, Michel-Ange, etc., et je disais
pourtant à Cousin que je croyais que le défaut de
Racine était sa perfection même; on ne le trouvait
pas si beau parce qu'effectivement il est trop beau. Un
objet parfaitement beau comporte une parfaite simpli-
cité qui, au premier moment, ne cause pas l'émotion
que l'on ressent en présence de choses gigantesques,
dans lesquelles la disproportion même est un élément
de beauté. Ces sortes d'objets, dans la nature ou dans
l'art, seraient-ils effectivement plus beaux? Non, sans
doute, mais ils peuvent impressionner davantage. Qui
osera dire que Corneille est plus beau, parce qu'il est
plein de bavardages emphatiques et oiseux; que
Rubens est plus beau, parce qu'il offre des parties
grossières et négligées? il faut dire que chez les
hommes de cette famille, il y a des parties si fortes
que l'on ne pense pas aux défauts et que l'esprit s'y
habitue; mais ne dites pas que Racine ou Mozart sont
plus plats, parce que ces mêmes beautés sont partout,
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 441
qu'elles forment la trame, le tissu même de l'ouvrage.
J'ai dit ailleurs que les hommes sublimes remplis
d'excentricité étaient comme ces mauvais sujets dont
les femmes raffolent : ce sont autant d'enfants pro-
digues, auxquels on sait gré de certains retours géné-
reux au milieu de leurs déportements. Que dire de
FArioste, qui est toute perfection, qui réunit tous les
tons, toutes les images, le gai, le tragique, le conve-
nable, le tendre? Mais je m'arrête.
S septembre, — Un ouvrage parfait, me disait Méri-
mée, ne devrait pas comporter de notes. Je suis tenté
de dire qu'un écrit vraiment écrit et surtout déduit et
pensé ne comporte pas même d'alinéas. Si les pen-
sées sont conséquentes, si le style s'enchaîne, il ne
comporte point de repos jusqu'à ce que la pensée,
qui fait le fond du sujet, soit complètement dévelop-
pée. Montaigne est un illustre exemple de cette
nécessité du génie dans ce cas particulier.
Commencé très bien cette journée, c'est-à-dire
avec le désir de faire quelque chose; j'ai écrit sur ce
livre jusqu'à onze heures. J'étais fatigué de mes
courses de la veille et de mes conversations avec
Chenavard. J'ai un grand besoin de repos, et le tra-
vail d'esprit m'a reposé effectivement.
Après le déjeuner, je me suis mis avec une ardeur
extrême à dessiner les chevaux qui passaient attelés
à quatre à des charrettes et dont l'attelage est très
pittoresque. Ensuite, j'ai dessiné, en grand, toutl'avant
442 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
du navire (1) qui est sous la fenêtre. L'esprit rafraîchi
par le travail communique à tout l'être un sentiment
de bonheur.
C'est dans cette disposition que j'ai été à la jetée
et ensuite revenu par le bord de la mer et été au
cours Bourbon pour mon dîner avec Chenavard.
J'ai cru que nous ferions un bon dîner d'abord, et
ensuite que ce dîner serait gai. Le dîner a été dé-
testable, et les lugubres prédictions de mon convive
n'en ont pas égayé la durée.
Je crois que la fatalité qui entraîne, selon lui, les
choses, s'attache aussi à la possibilité d'une liaison
entre nous. Un jour, je suis porté vers lui... le lende-
main, ses côtés antipathiques me reviennent. Il me
parle des malheurs domestiques de ce pauvre fou de
Boissard. Il me dit que Leibnitz ne quittait pas sa
table de travail, et souvent dormait et mangeait sans
quitter sa chaise. Il m'apprend, contre l'opinion gé-
nérale, que Fénelon écrivait avec une facilité merveil-
leuse, et que le Télémaque a été fait en trois mois.
Il compare Rousseau à Rembrandt, comparaison qui
ne me paraît pas juste.
Je le quitte à dix heures au Puits salé et vais jusqu'à
la jetée pour secouer un peu cette obsession. Je vois
(1) Ces dessins sont indiqués dans le Catalogue Robaut à l'année 1854-.
M. Robaut relève à côté des croquis les mots suivants : « Mer tranquille,
« vue de face, semblable aux sillons des champs, lorsqu on a coupé
« l'herbe et qu'on l'a posée sur le dos des sillons. Le ton de la demi-
« teinte de la mer, jaune transparent verdâtre, comme de l'huile; taches
« bleuâtres comme de l'étain avec l'aspect métallique et luisant. C'est la
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 443
entrer un beau brick, par la lune et une mer suffisam-
ment agitée. C'est un beau spectacle. Je lai suivi, en
revenant sur mes pas : la lune était en face et donnait
de superbes effets dans l'eau et en détachant la masse i
et les a^rès des bâtiments.
En sortant de chez le traiteur, admiré également
au clair de lune les arbres et le fond des montagnes.
Mon diable de compagnon n'exalte jamais que ce
qui est hors de notre portée. Kant, Platon, voilà des
hommes ! ce sont presque des dieux ! Si je nomme un
moderne auquel nous touchions du doigt, il le désha-
bille à l'instant, me fait toucher ses plaies et ne laisse
rien debout... Il n'est pas admiratif, dit-il, et il paraît.
Il est intéressant et il repousse. La parfaite vertu ou
la parfaite bonne foi peuvent-elles repousser? Une
âme délicate peut-elle loger dans une enveloppe sor-
dide? S'il prend un dessin pour l'examiner, il le
manie, il le retourne sans ménagement, pose ses
doigts sur le papier, comme s'il s'agissait du premier
objet venu.
Je crois qu'il y a une affectation dans cette espèce
de dédain de ce qui demande à être ménagé; lame
orgueilleuse et révoltée intérieurement de ce cynique
se fait jour, malgré lui, dans ce mépris apparent de
la délicatesse commune; cet esprit a reçu quelque
« réflexion du ciel dans les flaques d'eau; les bords sont très brillants
« et argentés, et le milieu est bleuâtre; ou bien les bords sont bleu étain
« et le milieu couleur de sable. Ces tons couleur de sable se voient sou-
« vent dans la mer. Le sable du bord de la mer toujours plus foncé que
« celui qui est un peu plus éloigné, parce qu'il est plus mouillé »
444 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
profonde blessure : peut-être ne pouvant se souffrir
dans le sentiment de son impuissance, cherche-t-il à
se donner le change en ne trouvant qu'impuissance
partout? Il a toutes sortes de talents, et tout cela est
mort; il compose, il dessine, on lui rend froidement
justice : c'est tout ce qu'on peut faire. On est étonné
dans sa conversation de tout ce qu'il sait et de tout
ce qu'il semble ajouter aux idées des autres. Il n'aime
pas la peinture, et il en convient. Que n'écrit-il, que
ne rédige-t-il? Il se croit capable de le faire et y a
réussi, dit-il, quelquefois; mais il avoue qu'il lui faut
prendre trop de peine pour exprimer ses idées. Cette
excuse trahit sa faiblesse. Que ne fait-il comme son
admirable Rousseau? Celui-là avait incontestablement
quelque chose à dire, et il l'a dit très bien, malgré
la difficulté qu'il trouvait à le faire, et dont il tire
presque vanité.
Ai-je écrit ceci sous une impression plus mauvaise
qu'à l'ordinaire ? Nullement, car il me plaît; je F aime
presque et voudrais le trouver plus aimable; mais j'en
suis toujours revenu aux idées que j'exprime ici.
9 septembre. — Mauvaise journée, suite du détes-
table dîner d'hier, .l'ai essayé toute cette matinée de
combattre cette mauvaise disposition en travaillant,
en écrivant sur ce livre.
Sorti au milieu de la journée pour voir appareiller
deux navires, dontTun était resté longtemps sous ma
fenêtre pour se charger de chaux. Revenu très souf-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 445
frant. Je me suis couché à trois ou quatre heures et
suis resté au lit jusqu'au lendemain onze heures.
— Il faut être friand de ce que vous faites.
— Bâtiment espagnolprispar despirates américains.
10 septembre. — Trouvé Isabey, sa femme et sa
fille à la jetée.
Je lis dans des extraits de Dumas : « Les dernières
années de Machiavel s'écoulèrent dans la solitude et
dans le chagrin. Retiré dans le village de San-Gasciano,
il s'entretenait une grande partie de la journée avec
des bûc lierons, ou jouait au trictrac avec son hôte.
Enfin, le 22 juin 1527, il s'éteignit tristement, et
l'indépendance italienne expira avec lui. »
11 septembre. — Journée de peu d'intérêt. Je tiens
un livre de Dumas, intitulé la Pilla Palmier, dans
lequel il n'est point question, jusqu'au deuxième
volume, de cette villa, mais d'un salmis historique et
anecdotique sur Florence.
Le soir, sorti seul vers F arrière-bassin ; admiré le
derrière du château, plus simple à cette heure, et le
soleil couché, et plus grand que je ne l'avais encore
trouvé. Cette silhouette est magnifique.
12 septembre. — Le matin, à la jetée : la mer tou-
jours basse et peu intéressante.
J'ai remarqué un joli sujet de tableau : c'est
un canot apportant sur la plage le poisson d'un
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JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
petit bateau qu'on voyait au loin ; les hommes
amenés à terre sur les épaules de ceux qui avaient
mis leurs jambes à l'eau et qui apportaient aussi
les paniers remplis de poisson à des femmes. Le
canot tiré sur le sable et repoussé ensuite par deux
ou trois petits mousses; les rames en l'air; le soleil
du matin sur tout cela.
Chenavard venu vers onze heures à la maison. Il
me dit que les Pensées de Pascal sont faites pénible-
ment et couvertes de ratures.
Acheté le matin le vase russe, qui fuyait. J'ai été
le changer vers quatre heures, et me promener. La
chaleur m'a forcé de rentrer.
Le soir, parti tard ; nous n'avions dîné qu'à six
heures, à cause d'un dérangement dans le fameux
fourneau. Pris par la grande rue, vu avec plaisir les
boutiques comme je ne les regarde pas à Paris. Tout
m'amusait.
Dans le quartier de Saint-Piemy, voyant la porte
ouverte, je suis entré et ai joui du spectacle le plus
grandiose, celui de l'église sombre et élevée, éclairée
par une demi-douzaine de chandelles fumeuses pla-
cées çà et là. Je demande aux adversaires du vague
de me produire une sensation qu'on puisse comparer
à celle-là avec de la précision et des lignes bien dé-
finies. Si on classe les sentiments divers par ordre de
noblesse, comme le fait Chenavard, on pourra à son
gré se décider pour un dessin d'architecture ou pour
un dessin de Rembrandt.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 447
Sorti de là enchanté; désolé de la difficulté de
rendre, sans prendre sur nature, non pas le senti-
ment, mais les lignes et perspectives compliquées,
projections d'ombres, etc., qui faisaient de ce que
j'ai vu le plus magnifique tableau.
Pris par les bains, la plage. Écho lointain de
l'ignoble musique de l'établissement, pendant que la
lune se levait de l'autre côté. Je suis resté sur la plage
pendant plus dune heure, ravi de ma soirée paisible et
de la tranquillité quelle communiquait à mes esprits.
J'ai été rejoindre Jenny à la jetée vers dix heures.
Chenavard me raconte l'histoire de Papety (1), au
club des Versaillais... Un de ces messieurs monte à
la tribune et dit avec l'accent du terroir et dune voix
de tonnerre : « Citoyens ! » Après un moment de si-
lence, il répète encore son : « Citoyens ! » et après
une nouvelle pause, et regardant son auditoire :
« Citoyens ! je ne sais plus ce que je voulais vous
dire » , et il se retire. Un voisin de Papety s'adresse à
lui et lui dit d'un air pénétré : « C'est bien heureux
que nous soyons ici en famille î »
13 septembre. — Entré le soir dans Saint-Remy une
seconde fois.
(1) Papety (1815-1849), peintre, élève de Cogniet. En 1836, il obtint
le grand prix de peinture et partit pour Rome. Ses premières œuvres,
très remarquées, faisaient présager pour l'artiste un brillant avenir. La
mortle frappa à trente-quatre ans, en plein talent et au moment où il
allait écrire l'histoire de l'art byzantin, d'après des notes et des docu-
ments archéologiques rapportés d'Orient.
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JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
14 septembre. — Je m'obstine sottement à sortir le
matin, et je m'en trouve toujours mal.
Vu Isabey à la jetée. Il me parle de la cberté des
voyages par la vapeur et m'explique l'hélice. Il vient
avec moi jusqu'à la plage, où j'espérais rencontrer
Chenavard.
Pluie et rentré chez moi, où je suis resté à lire et
à dormir jusqu'à deux heures et demie.
A la jetée, où la mer était très belle; mais pluie
affreuse.
Après dîner, entré à Saint-Jacques, où il y avait
une cérémonie. Le prêtre en chaire lisait les divers
moments de la Passion avec réflexions ; il était inter-
rompu à temps égaux par un cantique entonné par
les chantres et répété par tout le monde. Le curé,
avec la croix et ses chantres, s'agenouillait et priait à
chaque station. Il a donné à baiser à la fin à tout le
monde la patène ou le crucifix. — On ferait un joli ta-
bleau de ce dernier moment, pris de derrière l'autel.
Il y avait, dans ce que disait ce prêtre en chaire,
avec sa voix traînante, et avec aussi peu de chaleur
que s'il eût répété une leçon, bon nombre de choses
dont on peut faire son profit. Il disait, entre autres
choses, qu'il était toujours temps d'abandonner la
mauvaise voie pour prendre la bonne, etc.
Effets magnifiques dans cette église peu éclairée,
mais je préfère Saint-Remy, où je suis retourné un
instant, quand la pluie affreuse, qui n'avait pas cessé
pendant que j'étais à l'église, eut cessé.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 449
— De l'utilité qu'on peut retirer de ses amis : tel
est, je crois, le titre de l'un des traités de Plutarque.
Un courtisan ou seulement un homme du monde oc-
cupé à se pousser et à faire sa carrière, ne s'infor-
merait sans doute pas de ce que le bon Plutarque a
entendu faire dans son traité. Pour ces hommes-là
il n'y a qu'une manière de tirer parti de ses amis :
c'est d'abord de les avoir puissants et ensuite de les
faire intriguer pour soi ou de s'accrocher à leur for-
tune. Qu'importe l'estime qu'ils peuvent mériter en
dehors de cela? Qu'importe celle qu'on peut conce-
voir de soi-même, d'être accueilli et aimé par des
hommes d'une grande vertu et d'un grand caractère ?
C'est cependant à ce genre d'utilité qu'il faut de
toute sa force s'attacher dans toute espèce de liaison.
La fréquentation des honnêtes gens non seulement
nous confirme dans les sentiments de droiture, mais
nous apprend à ne point estimer les biens qu'on
n'acquiert qu'en s' écartant de la stricte délicatesse.
On apprend ainsi à ne négliger aucun des devoirs
essentiels.
15 septembre. — David disait à cet homme qui le
fatiguait d'une conversation sur les procédés, les
manières, etc., de toutes sortes : « J'ai su tout cela
quand je ne savais encore rien. »
Chenavard venu chez moi pendant que je dessine
des bateaux (1), et presque aussitôt Isabey... Singu-
(1) Voir Catalogue liobuut, a" 1271.
450 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
lier rapprochement que celui de ces deux hommes.
J'ai continué mon dessin pour être plus à mon aise.
En sortant avec le premier des deux, et pendant
qu'il m'expliquait son système de Paris port de mer,
les soldats faisant l'exercice à feu ont attiré mon atten-
tion, et je me sais gré d'avoir un moment déserté
la conversation de mon compagnon pour aller voir
ces malheureux.
Je n'avais jamais conçu de la profession de soldat
l'idée que j'en ai prise dans ce moment. C'est celui
d'un mépris mêlé d'indignation pour les brutes qui
ont appelé un art celui d'égorger, et d'une pro-
fonde pitié pour ces moutons habillés en loups, dont
le métier, comme dit si bien Voltaire, est de tuer et
d'être tués pour gagner leur vie. Cette opération
machinale de charger une arme, de lancer cette
foudre terrible qui éclate entre leurs mains, sans
qu'ils aient l'air de se douter de ce qu'ils font, forme
un triste spectacle pour un cœur qui n'est pas tout
à fait de pierre. Il eût révolté d'une autre façon des
hommes comme Alexandre et César, si on leur eût
dit que ces automates, abaissant méthodiquement
leur fusil et les déchargeant au hasard, sont des gens
qui se battent... Où est la force, où est l'adresse dans
ce stupide jeu? la force, le courage, pour attaquer,
presser, défaire un farouche ennemi, l'adresse pour
se préserver soi-même de ses coups? Quoi! vous
venez vous planter devant un autre animal tout aussi
intimidé que vous, et à distance raisonnable, vous
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 451
vous envoyez philosophiquement des balles de plomb
et de fer, sans aucune défense contre ces coups qui
vous sont renvoyés, et vous persuadez à votre trou-
peau à plumets et à épaulettes que c'est là se couvrir
de gloire ! Cette malheureuse profession est faus-
sée dans son principal objet. L'héroïsme consiste à
approcher l'ennemi, de manière que le courage per-
sonnel serve à quelque chose. Recevoir passivement
les coups de l'artillerie est le fait du lâche aussi
bien que du brave; celui-ci s'indigne d'être traité
•comme un mur ou un bastion de terre ; il n'a pas
plus de mérite que la foule des peureux qui, près de
lui, attendent la mort ou la fin d'une action qui doit
les délivrer de la crainte. Cette masse intimidée qui
envoie et reçoit les coups de fusil devient ainsi, par
un renversement de rôles, la seule force des armées
modernes ; c'est par sa masse qu'elle opère. Le cou-
rage des hommes d'action devient presque inutile.
Il se glace au contraire dans cette humiliante situa-
tion; que faire de cette colère qui s'empare naturel-
lement d'un cœur impétueux, lorsqu'il voit tomber
près de lui son compagnon, lorsque le son des trom-
pettes et le bruit de l'artillerie l'excitent à la ven-
geance ?
Je regrette de ne pouvoir me faire une idée nette
de ce qu'on appelle une charge de cavalerie. J'ai
toujours entendu citer cette sorte de mouvement
comme une espèce de plaisanterie, dans laquelle les
rôles sont fixés pour ainsi dire à l'avance, c'est-a-
452 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
dire que si l'infanterie, ou le corps sur lequel on
charge paraît trop résolu, on ne fait en quelque
sorte que le simulacre de l'attaque; on garde son
courage pour une meilleure occasion ou pour des
ennemis moins disposés à la résistance.
La vue de ces feux de peloton, de ces feux de
deux rangs, dont les coups précipités ne peuvent
avoir de certitude, m'a semblé un mauvais moyen de
nuire à l'ennemi, sans parler, comme je le disais, de
l'inutilité où on laisse le courage et la vigueur. Il me
semble que des tirailleurs, réunis en petits pelotons
seulement, exercés au tir, mais en même temps à se
réunir promptement pour attaquer de près avec im-
pétuosité, auraient plus d'effet que ces murailles de
chair, qui renvoient au hasard et de loin des coups
précipités et sans justesse. On leur substituera im-
manquablement, à ces derniers, des machines dont
l'action sera plus calculée et plus meurtrière; déjà
une foule d'inventions se pressent d'écraser en quel-
ques minutes un corps entier, d'asphyxier en un clin
d'oeil braves et poltrons. Tous ces moyens ne feront
qu'annihiler de plus en plus la bravoure personnelle
et métamorphoser tout à fait le métier de soldat en
celui de mécanicien. Pour utiliser, au contraire, le
courage individuel, il faudrait de véritables corps
d'élite, non pas choisis sur des hommes de belle
apparence, comme on fait d'ordinaire, mais parmi
les courages les plus éprouvés. L'attaque brusque et
à la baïonnette d'un tel corps au milieu de cette
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 453
mousqueterie à distance, serait, je crois, d'un effet
prodigieux.
— Etrange chose que la peinture, qui nous plaît
parla ressemblance des objets qui ne sauraient nous
plaire (1)!
16 septembre. — A midi, parti pour Arques par
un charmant soleil, rafraîchi par un vent agréable.
Beauté de la campagne et des collines à droite, cou-
vertes d'arbres et d'habitations. Grande chaleur, une
fois arrivés.
J'ai fait un croquis de l'église, dont j'avais con-
servé un très joli souvenir. Je n'étais pas très bien
disposé, et les ruines du château m'ont laissé froid.
Le retour a été le plus agréable moment : la route
s'était embellie encore au soleil couchant. Indes-
criptible sensation de plaisir de ce soleil, de cette
verdure, de ces prairies, de ces troupeaux. Il était
six heures et demie quand nous avons été de retour.
17 septembre. — Chenavard venu vers onze heures.
Il m'a parlé avec confiance, du moins je le pense, de
sa situation d'esprit, du contraste de l'estime qu'il
pense qu'on lui refuse et du mérite qu'il pense avoir
et que je lui reconnais véritablement. Il se sait peu
(1) C'est la phrase de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui
attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire
pas les originaux! » Chenavard l'avait sans doute citée dans une de
leurs discussions littéraires et artistiques, et Delacroix la copie ici de
mémoire.
454 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
aimé; on lui reproche son excessive sévérité pour les
autres, en le voyant donner peu de preuves de talent
et d'activité. Cette défiance, ce découragement qu'il
confesse, me paraissent, comme à lui, la cause de son
peu de succès : il est le premier à abandonner sa
cause. Gomment intéresserait-il au même degré que
des esprits doués aussi d'élévation, mais en même
temps de l'énergie qu'on puise dans le désir et l'assu-
rance d'arriver au premier rang? Il ne trouve pas que
Géricault soit un maître ; il lui trouve quelque chose
de noué. C'est un jeune homme très brillant, et il ne
croit pas qu'il eût été rien de plus. Il donne de bonnes
raisons tirées de l'insignifiance comme tableau, de la
prédominance de la pose, du détail, quoique traité
avec force.
(Je relis ce qui concerne ici Géricault (1), six
mois après, c'est-à-dire le 24 mars 1855, pendant
l'état de langueur où je me trouve avant l'Expo-
sition ; hier, j'ai revu des lithographies de Géri-
cault, chevaux, lion même, etc., tout cela est
froid, malgré la supériorité avec laquelle les détails
sont traités; mais il n'y a jamais d'ensemble en rien.
Il n'y a pas un de ces chevaux qui n'ait des par-
ties qui grimacent, ou trop petites ou mal attachées ;
jamais un fond qui ait le moindre rapport avec le
sujet.)
Je rencontre avant dîner Mme Manceau, qui
(1) Il est particulièrement intéressant de rapprocher ce passage sur
Géricault des précédentes appréciations de Delacroix.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 455
m'offre de me mener demain voir la forêt d'Arqués.
Dîné assez tristement. Dédommagé sur la plage
par un soleil couchant dans des bandes de nuages
rouges et dorés sinistrement, se réfléchissant dans la
mer, sombre partout où ce reflet ne se portait pas.
Je suis resté plus dune demi-heure immobile sur le
sable et touchant aux vagues, sans me lasser de leur
fureur, de leur retour, de cette écume, de ces cailloux
roulants.
Ensuite sur la jetée, où il faisait un vent du diable.
Rôdé dans les rues après avoir pris du thé et couché
à dix heures.
18 septembre. — J'ai passé une partie de la nuit
sans dormir, et l'état où je me trouvais n'avait rien
de désagréable. La puissance de l'esprit est incroyable
la nuit. J'ai pensé à la conversation d'hier sur l'esprit
et la matière.
Dieu a mis l'esprit dans le monde comme une des
forces nécessaires. Il n'est pas tout, comme le disent
ces fameux idéalistes et platoniciens ; il y est comme
l'électricité, comme toutes les forces impondérables
qui agissent sur la matière.
Je suis composé de matière et d'esprit : ces deux
éléments ne peuvent périr.
J'ai écrit toute la matinée des brouillons faisant
suite à mes réflexions qui sont ici sur l'état militaire.
Sorti allègrement. Vu à la jetée de fort belles vagues.
J'ai trouvé là, je crois, Isabey.
456 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
A une heure, chez Mme Manceau. Elle m'a mené
dans sa voiture par Arques, la forêt et Saint-Martin
l'Église. Très beau temps, mais assez froid, et la né-
cessité de soutenir la conversation devenue fatigante.
J'ai moins joui de toutes les belles choses que j'ai
vues. Magnifique vallée dans le genre de celle de
Valmont, et plus grande au sortir de la forêt. Cette
forêt très originale; ce sont des hêtres, pour la plu-
part, qui forment des colonnades sur des fonds
sombres. Il est fâcheux que ce ne soit pas plus
près.
Le soir, trouvé Chenavard à sept heures. Il m'a
mené chez lui, pour reprendre les photographies
que je lui ai prêtées. Toujours sur la prééminence
de la littérature, pour laquelle il tient bon. Aussi
sur la métaphysique. Il me dit que je suis de la
famille des Napoléon..., des gens qui ne voient
qu'idéologies dans ceux qui ne sont pas des hommes
d'action.
Conversation sur le style. Il croit que c'est quel-
que chose à retrancher de la manière commune. Il
me croit partial. Il m'avait raconté sur la plage des
anecdotes sur Voltaire, son évasion de Berlin, etc.
Il me quitte le soir, prévoyant qu'il partira le lende-
main.
19 septembre. — Chenavard devait être parti au-
jourd'hui, si je ne le voyais dans la journée. Il n'est
pas content de sa santé.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 457
Assez bonne journée, en somme, dont je ne me
rappelle pas les détails (1).
20 septembre. — Nous avons été à Eu. Rien n'égale
mon ravissement pendant une ou deux heures, en
partant; je jouis des moindres détails de la nature,
comme dans la première jeunesse. J'écrivais à travers
les cahots ce qui me venait.
Eu ne m'a pas causé de sensations agréables, si ce
n'est, avant daller visiter l'église, un sentiment de
liberté, de bien-être.
Tombeaux des comtes d'Eu. Pièces d'artillerie au-
dessus du banc d'oeuvre.
Visité le château. Impossible d'exprimer mon aver-
sion de cet affreux goût : peinture, architecture,
ornements, jusqu'aux bornes qui sont dans la cour,
tout cela est affreux; le pauvre jardin est comme
le reste. La vue du château sur cette église restaurée,
si froide, si nue; l'entrée étroite, entre l'église et les
communs, révolte les convenances et le sens commun.
Que Dieu pardonne au pauvre roi, homme si admi-
rable d'ailleurs, ses prédilections en matière d'art!
Tout respire ici Fontaine, l'Institut, Picot, etc.
Tréport m'a paru bien triste; il est devenu plus
coquet, et il y a perdu. Une grande vilaine caserne
(1) Delacroix est loin de citer dans son Journal tous les croquis qu'il
faisait journellement. Ce même jour, 19 septembre, il a dessiné des
bateaux avec un soin minutieux. Ces dessins sont datés et appartiennent à
M. Robaut.
458 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
régulière, des forts élevés sur le rivage où il n'y a rien
à défendre, la nudité de tout cela, la misérable vie
que doivent mener là ces baigneurs, des hommes
graves réduits à grimper à F église et à en redes-
cendre, des élégantes portant la mode du Tréport,
c'est-à-dire des vestes rouge écarlate, voilà ce que
présente le pauvre lieu pour attirer. On a construit
sur la plage des maisons dont la recherche outrée
contraste avec la pauvreté de l'endroit : galeries
vitrées, petits boulingrins, etc.
Dîné sur le quai, chez un M. Letraistre, qui méri-
tait bien son nom, par le mauvais dîner qu'il m'a fait
payer très cher.
Monté, après dîner, à l'église; on a, avant d'y
entrer, une belle vue.
Querelle avec le cocher avant de partir; il ne se
souvenait plus, à ce qu'il disait, des conditions.
Retour dans l'obscurité, la pluie et quelques désa-
gréments. J'ai revu Dieppe comme on revoit sa
patrie.
— Remarqué dans les caveaux que la coiffure d'une
des comtesses d'Eu est la même que celle des femmes
du Tréport, sauf les perles et l'étoffe : c'est une
espèce de callot, mais très gracieux. Le costume des
femmes, au Tréport, est charmant : simple corsage,
jupe double; on en voit une en dessous, au bas; man-
ches de la chemise larges jusqu'au coude.
21 septembre. — Resté assez tard à la maison et
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 459
dessiné de ma fenêtre les bateaux qui entraient et
sortaient.
A ma sortie, vers une heure, dessiné le bateau
qu'on flambait de l'autre côté du pont(l), et promené
avec un vif sentiment de plaisir. Il semble qu'on
passerait sa vie dans cette douce oisiveté. Avant
dîner, dessiné à Saint-Jacques, de derrière l'autel.
Après dîner, pris par les bassins jusqu'au châ-
teau, dont la vue prise par derrière, qui m'avait
paru superbe, ne m'a rien dit du tout. A la vérité,
le ciel n'était peut-être pas tout à fait le même. Pro-
mené sur la plage en attendant le moment d'aller
chez Mme Manceau qui venait de partir pour aller
au spectacle. De là, à Saint-Remy et à Saint-Jacques.
— Le monde na pas été fait pour l'homme.
L'homme domine la nature et en est dominé. Il est
le seul qui non seulement lui résiste, mais en sur-
monte les lois, et qui éteude son empire par sa volonté
et son activité. Mais que la création ait été faite pour
lui, c'est une question qui est loin d'être évidente.
Tout ce qu'il édifie est éphémère comme lui ; le temps
renverse les édifices, comble les canaux, anéantit les
connaissances et jusqu'au nom des nations. Où est
Carthage? où est Ninive ?
Les générations, dira-t-on, recueillent l'héritage
des générations précédentes. A ce compte-là, la per-
fection ou le perfectionnement n'aurait pas de bornes.
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1269.
460 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
ïl s'en faut beaucoup que l'homme reçoive intact
îe dépôt des connaissances que les siècles voient
s'accumuler; s'il perfectionne certaines inventions,
pour d'autres, il reste fort en arrière des inventeurs;
un grand nombre de ces inventions sont perdues. Ce
qu'il gagne d'un côté, il le perd de l'autre.
Je n'ai pas besoin de faire remarquer combien cer-
tains perfectionnements prétendus ont nui à la mora-
lité ou même au bien-être. Telle invention, en suppri-
mant ou en diminuant le travail et l'effort, a diminué
la dose de patience à endurer les maux et l'énergie
pour les surmonter qu'il est donné à notre nature
de déployer. Tel autre perfectionnement, en aug-
mentant le luxe et un bien-être apparent, a exercé
une influence funeste sur la santé des générations,
sur leur valeur physique, et a entraîné également une
décadence morale. L'homme emprunte à la nature
des poisons, tels que le tabac et l'opium, pour s'en
faire des instruments de grossiers plaisirs. Il en est
puni par la perte de son énergie et par l'abrutisse-
ment. Des nations entières sont devenues des espèces
d'ilotes par l'usage immodéré de ces stimulants et
par celui des liqueurs fortes.
Arrivées à un certain degré de civilisation, les
nations voient s'affaiblir surtout les notions de vertu
«et de valeur. L'amollissement général, qui est proba-
blement le produit du progrès des jouissances, en-
traîne une décadence rapide, l'oubli de ce qui était
la tradition conservatrice, le point d'honneur natio-
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 464
nal. C'est dans une semblable situation qu'il est dif-
ficile de résister à la conquête. Il se trouve toujours
quelque peuple affamé à son tour de jouissances,
ou tout à fait barbare, ou ayant encore conservé
quelque valeur et quelque esprit d'entreprise, pour
profiter des dépouilles des peuples dégénérés. Cette
catastrophe, facilement prévue, devient quelquefois
une sorte de rajeunissement pour le peuple conquis.
C'est un orage qui purifie l'air, après l'avoir troublé ;
de nouveaux germes semblent apportés par cet oura-
gan dans ce sol épuisé; une nouvelle civilisation va
peut-être en sortir, mais il faudra des siècles pour y
voir refleurir les arts paisibles destinés à adoucir
les mœurs et à les corrompre de nouveau, pour
amener ces éternelles alternatives de grandeur et de
misère dans lesquelles n'apparaît pas moins la fai-
blesse de l'homme, aussi bien que la singulière puis-
sance de son génie.
22 septembre. — Dessiné quelques bateaux qui
rentraient et été à la jetée, où la mer était très belle,
et où j'ai vu entrer et sortir nombre de barques, un
joli yacht anglais, une goélette, etc.
Revenu tard et dormi après déjeuner. Petite aqua-
relle avant dîner d'un brick anglais et de barques
envasées devant le Pollet, en face de mes fenêtres.
Après dîner, promené sur la jetée par la mer basse.
J'y étais presque toujours seul.
Chez Manceau ensuite. Commérages insipides j
462 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
envie furieuse de m'en aller. Air charmant de Solié,
du Secret (1), chanté par la maîtresse de la maison.
Cet air était chanté dans Topera par Martin (2).
Cette nuit, je retourne dans ma tête le Cogito, ercjo
sum, de Descartes.
23 septembre. — Sur le silence et les arts silen-
cieux, — Le silence impose toujours : les sots eux-
mêmes lui emprunteraient souvent un air respectable.
Dans les affaires, dans les relations de toute espèce,
les hommes assez sages pour l'observer à propos lui
doivent beaucoup. Rien n'est plus difficile que cette
retenue pour ceux que l'imagination domine, pour
les esprits subtils, qui voient facilement toutes les
faces des choses et qui résistent avec plus de peine à
exprimer ce qui se passe en eux : propositions jetées
témérairement, promesses imprudentes faites sans
réflexion, mots piquants hasardés sur des person-
nages plus ou moins dangereux et redoutables, confi-
dences faites par entraînement et souvent au premier
venu; l'énumération serait longue des inconvénients
et des dangers qui résultent des indiscrétions de toutes
sortes.
On n'a qu'à gagner au contraire en écoutant. Ce
(1) Solié (1755-1812), compositeur et chanteur, auteur d'un grand
nombre d'opéras et d'ariettes fort estimés à cette époque. Le Secret fut
représenté à l'Opéra-Comique en 1796.
(2) Jean-Biaise Martin (1768-1837), chanteur, qui pendant quarante
ans fit la gloire de l'Opéra-Comique et prêta le concours de son talent
aux ouvrages qui y furent représentés.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 463
que vous vouliez dire à votre interlocuteur, vous le
savez, vous en êtes plein; ce qu'il a à vous dire, vous
l'ignorez sans doute : ou il vous apprendra quelque
chose de nouveau pour vous, ou il vous rappellera
quelque chose que vous avez oublié.
Mais comment résister à donner de son esprit une
idée avantageuse à un homme surpris et charmé, en
apparence, de vous entendre? Les sots sont bien plus
facilement entraînés à ce vain plaisir de s'écouter
eux-mêmes en parlant aux autres; incapables de pro-
fiter d'une conversation instructive et substantielle,
ils pensent moins à instruire leur interlocuteur qu'à
l'éblouir; ils sortent satisfaits d'un entretien dans
lequel ils n'ont recueilli, pour prix de l'ennui qu'ils
ont causé, que le mépris des hommes de bon sens.
La taciturnité chez un sot serait déjà un signe d'esprit.
J'avoue ma prédilection pour les arts silencieux (1),
pour ces choses muettes dont Poussin disait qu'il
faisait profession. La parole est indiscrète ; elle vient
vous chercher, sollicite l'attention et éveille en même
temps la discussion. La peinture et la sculpture sem-
blent plus sérieuses : il faut aller à elles. Le livre, au
contraire, est importun; il vous suit, vous le trouvez
partout. Il faut tourner les feuillets, suivre les raison-
nements de l'auteur et aller jusqu'au bout de l'ou-
vrage pour le juger. Combien n'a-t-on pas regretté
souvent l'attention qu'il a fallu prêter à un livre mé-
(1) Se reporter à ses fréquentes comparaisons entre les différents arts.
464 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
diocre pour un petit nombre d'idées répandues çà et
là et qu'il faut démêler ! La lecture d'un livre qui
n'est pas tout à fait frivole est un travail : il cause au
moins une certaine fatigue ; l'homme qui écrit semble
prêter le collet à la critique. Il discute et on peut
discuter avec lui.
L'ouvrage du peintre et du sculpteur est tout d'une
pièce comme les ouvrages de la nature. L'auteur n'y
est point présent, et n'est point en commerce avec
vous, comme l'écrivain ou l'orateur. Il offre une réa-
lité tangible en quelque sorte, qui est pourtant pleine
de mystère. Votre attention n'est pas prise pour
dupe ; les bonnes parties sautent aux yeux en un mo-
ment ; si la médiocrité de l'ouvrage est insuppor-
table, vous en avez bien vite détourné la vue, tandis
que celle d'un chef-d'œuvre vous arrête malgré vous,
fixe dans une contemplation à laquelle rien ne vous
convie qu'un charme invincible. Ce charme muet
opère avec la même force, et semble s'accroître toutes
les fois que vous y jetez les yeux.
Il n'en est pas tout à fait ainsi d'un livre. Les
beautés n'en sont pas assez détachées pour exciter
constamment le même plaisir. Elles se lient trop à
toutes les parties qui, à cause de l'enchaînement et
des transitions, ne peuvent offrir le même intérêt. Si
la lecture d'un bon livre éveille nos idées, et c'est
une des premières conditions d'une semblable lec-
ture, nous les mêlons involontairement à celles de
l'auteur ; ses images ne peuvent être si frappantes
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 465
que nous ne tassions nous-mêmes un tableau à notre
manière à côté de celui qu'il nous présente. Rien
ne le prouve mieux que le peu de penchant qui nous
entraîne vers les ouvrages de longue haleine. Une
ode, une fable présentera les mérites dun tableau
qu'on embrasse tout d'un coup. Quelle est la tra-
gédie qui ne lasse ? A bien plus forte raison un ou-
vrage comme Y Emile ou Y Esprit des lois.
— Resté toute la matinée dans une mauvaise dis-
position. Acheté les tableaux et des ivoireries. Ren-
tré à la maison, où je me suis mis sur mon lit.
Retourné à Saint-Remy, que j'ai dessiné, quoique
j'eusse oublié mes lunettes.
Dîné à six heures; la nuit vient à cette heure. Le
soir, erré et promené.
26 septembre. — Parti de Dieppe. — Le matin j'ai
été faire mes adieux à la jetée ; j'ai fait un croquis de
la vue de la plage et du château. Le temps était
magnifique et la mer calme et azurée.
Je retrouve au chemin de fer Chenavard, qui
était resté à Dieppe tout ce temps-là, malade ou
occupé, me croyant, disait-il, parti.
Arrivé à cinq heures. — Paris me cause toujours
la même antipathie.
27 septembre. — Passé la journée à commencer un
rangement dans les dessins et gravures.
n. 30
466 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
28 septembre. — En regardant ce matin le petit
Saint Sébastien (1) sur papier au pastel, comparé à
des pastels empâtés et sur papier sombre, j'ai été
frappé de l'énorme différence pour la lumière et la
légèreté. En comparant également la peinture fla-
mande à la peinture vénitienne, il est facile d'appré-
cier sa légèreté.
Demander en temps et lieu à M. Ledoux une re-
commandation pour aller à Alfort étudier les che-
vaux.
30 septembre. — Article dans le Moniteur du
12 octobre sur des Chasses au lion; c'est le second.
Rechercher le premier.
1er octobre. — Ce jour, dimanche 1er octobre, j'ai
été voir Durieu pour parler de la pétition des Pierret.
J'y trouve M. Charton le père (2), qui me con-
seille, quand j'irai de Milan à Venise (3), de m'arrêter
un jour à Vérone, un jour à Vicence, un jour à
Padoue, et de ne voir Venise qu'ensuite. C'est de
Gênes qu'il me conseille de prendre, par Lucques,
une espèce de voiture de poste pour aller à Pise,
Sienne , etc. ; il parle avec grands éloges des
paysages.
(i) Delacroix devait, en 1858, faire un tableau sur ce même sujet.
(2) Edouard Charton (1807-1890), littérateur et homme politique,
qui fonda successivement le Magasin pittoresque et le Tour du monde»
(3) Delacroix n'a jamais réalisé ce projet.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 467
— Barbotte me conte qu'on peut féconder la vigne
au moyen d'abeilles, qu'on porte auprès, quand la
pluie a détrempé le pollen. Il me dit qu'à Lima il
ne pleut jamais ; aussi tout y est aride.
— Chenavard me dit, à propos de mes idées sur la
peinture, que je donne l'exemple et le précepte, et
admirablement, dit-il. Il admire beaucoup, au
Luxembourg, certaines peintures qui lui paraissent
faire ressortir la platitude des autres... «Je me de-
mande quelquefois, dit-il encore, s'il sait bien lui-
même tout ce qu'il met dans ces ouvrages-là (1). »
2 octobre. — A Saint-Sulpice de bonne heure. Tra-
vaillé à redessiner Y Héliodore renversé.
Été à pied porter la lettre de remerciements au
préfet de police, ensuite aux canaux, et rentré.
A cinq heures et demie, trouvé à la Rotonde Var-
collier et dîné ensemble chez Véry. Le vin y était
plus mauvais qu'à Dieppe. Restés ensemble au café
de la Rotonde, nous promenant dans le jardin, etc.
Il m'avait conduit chez l'opticien.
— V... est aimable pour moi, et je suis touché de
son empressement. Malheureusement, ce que j'ap-
pelais l'amitié est une passion que je ne ressens plus
au même degré, et il est surtout bien tard pour la
(1) Cette observation caractéristique nous rappelle le propos qu'un
amateur lança un jour à Corot, en le voyant dans le feu de l'exécution
d'un tableau : « Tenez! vous ne savez pas ce que vous y mettez ! » Corot
«e retourne un instant, puis reprend son travail en murmurant : « Il a
peut-être raison ! »
468 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
faire renaître. Excepté un seul être au monde qui fait
véritablement battre mon cœur, le reste me fatigue
vite et ne laisse pas de traces.
3 octobre. — A S émir ami s , le soir, avec Mme de
Forget.
Remis ce matin à M. Pothey, graveur sur bois, le
dessin sur papier végétal du Christ au tombeau, de
Saint-Denis du Saint-Sacrement.
4 octobre. — J'ai compris de bonne heure combien
une certaine fortune (1) est indispensable à un
homme qui est dans ma position. Il serait aussi
fâcheux pour moi d'en avoir une très considérable
qu'il le serait d'en manquer tout à fait. La dignité, le
respect de son caractère ne vont qu'avec un certain
degré d'aisance. Voilà ce que j'apprécie et qui est
absolument nécessaire, bien plus que les petites com-
modités que donne une petite richesse. Ce qui vient
tout de suite après cette nécessité de l'indépen-
dance, c'est la tranquillité d'esprit, c'est d'être
affranchi de ces troubles et de ces démarches ignobles,
(1) Nous nous sommes appliqué dans notre Étude à faire ressortir
l'analogie qui existait entre certaines faces de son esprit et les faces
correspondantes de l'esprit de Stendhal, notamment en ce qui touche
ce que nous avons appelé les principes diiecteurs de la vie. N'est-il
pas intéressant de constater ici encore cette analogie et de rapprocher
de ce fragment du Journal le passage suivant de Stendhal : « L'homme
» d'esprit doit s'appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire
« pour ne dépendre de personne; mais si, cette sûreté obtenue, il perd
i» son temps à augmentée sa fortune, c'est un misérable. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 469
•qu'entraînent les embarras d'argent. Il faut beaucoup
de prudence pour arriver à cet état nécessaire et
pour s'y maintenir; il faut avoir sans cesse devant
les yeux la nécessité de ce calme, de cette absence
des soucis matériels, qui permet d'être tout entier à
des tentatives élevées, et qui empêche l'âme et l'esprit
de se dégrader.
Ces réflexions résultent de ma conversation de ce
soir avec ***, qui est venu me voir après mon dîner,
et de ce qu'il m'a rapporté de la situation des Pier-
ret. La sienne ne me paraît pas, dans l'avenir et peut-
être maintenant, beaucoup meilleure. Il a été un fou
toute sa vie; il y a un fonds de bon sens dans son
esprit, et il en a toujours manqué dans sa conduite.
Ce bon sens si rare me sert de transition pour par-
ler de ma visite de ce matin à Chenavard. En voilà
encore un qui est ou qui semble rempli de sens,
quand il parle, quand il démontre, quand il compare
ou qu'il déduit. Ses compositions d'une part, et ses
prédilections de l'autre, donnent un démenti à cette
sagesse. Il aime Michel-Ange, il aime Rousseau: ces
talents et quelques autres très imposants sont de ceux
qui sont surtout très admirés des jeunes gens. Les
hommes à la Racine, à la Voltaire, sont admirés des
esprits mûrs, et le sont toujours davantage.
Je ne peux attribuer cette différence dans lestime
qu'on en fait à différents âges, qu'au défaut de raison
qu'on remarque chez ces auteurs boursouflés, à côté
de leurs grandes qualités. Il y a chez Rousseau quel-
470 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
que chose qui n'est pas naturel, qui sent l'effort et
qui accuse un esprit dans lequel se combattent le faux
et le vrai. Je soutiens qu'un vrai grand homme ne
contient pas une parcelle de faux : le faux, le mauvais
goût, l'absence de vraie logique, ce sont mêmes choses.
Ghenavard m'a montré à l'appui de ses théo-
ries, et pour justifier les intentions de sa composi-
tion du Déluge (1), un immense carton de toutes les
gravures qu'il a pu se procurer d'après Michel-Ange.
Il m'a confirmé dans mon sentiment au heu de m'en
détourner. Je lui ai dit que le Jugement dernier, par
exemple, ne me disait rien du tout. Je n'y vois que
des détails frappants, frappants comme un coup de
poing qu'on reçoit; mais l'intérêt, l'unité, l'enchaîne-
ment de tout cela est absent. Son Christ en croix ne
me donne aucune des idées qu'un pareil sujet doit
exciter; ses sujets de la Bible de même.
Titien, voilà un homme qui est fait pour être goûté
par les gens qui vieillissent ; j'avoue que je ne l'ap-
préciais nullement dans le temps où j'admirais beau-
coup Michel-Ange et lord Byron (2). Ce n'est, à ce
que je crois, ni par la profondeur de ses expressions,
ni par une grande intelligence du sujet qu'il vous
touche, mais par sa simplicité et par l'absence d'af-
(1) Le Déluge était le premier des quarante tableaux représentant
Y Histoire de l'humanité', où Ghenavard voulait développer la succession
chronologique des principales phases de la civilisation. Ces quarante
peintures murales étaient destinées au Panthéon, dont Ghenavard avait
conçu une décoration grandiose. Ce projet ne fut pas réalisé.
(2) Se reporter aux premières années du Journal.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 471
fectation. Les qualités du peintre sont portées chez
lui au plus haut point : ce qu'il fait est fait ; les yeux
regardent et sont animés du feu de la vie. La vie et
la raison sont partout. Rubens est tout autre avec
un tout autre tour d'imagination, mais il peint véri-
tablement des hommes. Ils ne sont tous deux hors
de mesure que quand ils imitent Michel-Ange et
qu'ils veulent se donner un prétendu grandiose qui
n'est que de l'enflure et dans laquelle les vraies qua-
lités se noient ordinairement.
La prétention de Ghenavard pour son cher Michel-
Ange est qu'il a peint l'homme avant tout, et je dis
qu'il n'a peint que des muscles, des poses dans les-
quelles même la science, contre l'opinion commune,
ne domine nullement. Le dernier des antiques est
infiniment plus savant que tout l'œuvre de Michel-
Ange. Il n'a connu aucun des sentiments , aucune
des passions de l'homme. Il semble qu'en faisant un
bras et une jambe, il ne pense qu'à ce bras et à cette
jambe, pas le moins du monde à son rapport, je ne
dirai pas seulement avec l'action du tableau, mais
avec celle du personnage auquel il fait le membre...
Il faut convenir que certains morceaux traites ainsi
et avec cette prédilection exclusive sont faits pour
passionner à eux seuls. C'est là son grand mérite : il
met du grand et du terrible même dans un membre
isolé. Pu^et (1), avec un caractère différent, a en
(1) Voir l'étude sur Puget que nous avons déjà indiquée, et la Cor-
respondance, t. I, p. 201, et t. 11, p. 254.
472 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
cela une analogie avec lui. Vous resterez une journée
à contempler un bras de Puget, et ce bras fait partie
dune statue médiocre en somme. Quelle est la raison
secrète de ce genre d'admiration? C'est ce que je ne
me charge pas d'expliquer.
Nous avons parlé des règles de la composition. Je
lui ai dit qu'une absolue vérité pouvait donner l'im-
pression contraire à la vérité, au moins à cette vérité
relative que l'art doit se proposer ; et en y pensant
bien, l'exagération qui fait ressortir à propos les
parties importantes et qui doivent frapper est toute
logique; il faut, là, conduire l'esprit. Dans le sujet de
Mirabeau (1) à la protestation de Versailles, je lui ai
dit que Mirabeau et l'Assemblée devaient être d'un
côté et l'envoyé du Roi tout seul de l'autre. Son
dessin, qui montre des groupes agencés et balancés,
des poses variées, des hommes causant entre eux
d une manière naturelle et comme il a pu arriver
dans cette circonstance, est bien disposé pour l'œil et
suivant les règles matérielles de la composition; mais
l'esprit n'y voit nullement l'Assemblée nationale pro-
testant contre l'injonction de M. de Brézé. Cette émo-
(1) En 1831, le gouvernement de Juillet avait mis au concours : Mira-
beau répondant au marquis de Dreux-Brézé. Delacroix et Chenavard
exécutèrent chacun une composition sur ce sujet. L'œuvre de Delacroix
a figuré à l'Exposition universelle de 1889. A propos de cette toile,
H. de la Madelène écrivait : « Comme les poètes, Delacroix devine. On
« ne peut même concevoir que les choses aient pu se passer autrement
« qu'il ne les a peintes. Le marquis de Dreux-Brézé, signifiant aux gens
« du tiers la volonté du Roi, n'a pu avoir une autre attitude que celle
« que l'artiste lui prête en face de la foudroyante apostrophe de Mira-
it beau. » (Voir Catalogue Robaut, n° 360.)
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 473
tion qui anime toute une assemblée comme elle ani-
merait un seul homme, doit être exprimée absolument.
La raison veut que Mirabeau soit à leur tête et que
les autres se pressent derrière lui, attentifs à ce qui
se passe : tous les esprits, comme celui du spectateur,
sont fixés sur l'événement. Sans doute, au moment où
le fait a eu lieu, Mirabeau ne s'est pas trouvé à point
nommé placé comme au milieu du tableau; la venue
de M. de Brézé n'a peut-être pas été annoncée de
manière à trouver l'Assemblée réunie en un seul
groupe pour le recevoir et en quelque sorte pour
lui faire tête; mais le peintre ne peut exprimer autre-
ment cette idée de résistance : l'isolement du per-
sonnage de Brézé est indispensable. Il est venu, sans
aucun doute, avec des suivants et des estafiers, mais
il doit s'avancer seul et les laisser à distance. Ghena-
vard commet l'incroyable faute de les faire arriver
d'un côté, tandis que Brézé arrive de l'autre et se
itrouve confondu avec ses adversaires. Dans cette
scène si caractéristique où le trône est d'une part et
le peuple de l'autre, il place au hasard Mirabeau
du côté où se voit le trône, sur lequel, autre incon-
venance, montent des ouvriers pour décrocher les
draperies. Il fallait que le trône fût aussi isolé, aussi
abandonné qu'il l'était alors moralement par tout
le monde et par l'opinion, et surtout il fallait que
l'Assemblée lui fît face.
5 octobre. — Redemander à Riesener une gravure
474 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
de Clé lie que je lui ai prêtée il y a plusieurs années.
Passé la journée sans sortir qu'après dîner et après
avoir dormi.
Se sentir enseveli dans les papiers qui parlent, je
veux dire les dessins, les ébauches, les souvenirs; lire
deux actes de Britannicus, en s'étonnant chaque fois
davantage de ce comble de perfection ; l'espoir, je
n'ose dire la certitude, de n'être pas dérangé; un peu
ou beaucoup de travail, mais surtout la sécurité dans
la solitude, voilà un bonheur qui, dans beaucoup
de moments, paraît supérieur à tous les autres. On
jouit alors complètement de soi; rien ne vous presse,
rien ne vous sollicite de tout ce qui est en dehors
d'un cercle studieux où, satisfait de peu, je veux
dire peu de ce qui plaît à la foule, mais aspirant,
au contraire, à ce qu'il y a de plus grand par la
contemplation intérieure ou par la vue des chefs-
d'œuvre de tous les temps, je ne me sens ni accablé
du poids des heures, ni effrayé de leur rapidité. C'est
une volupté de l'esprit, un mélange délicieux de
calme et d'ardeur que les passions ne peuvent donner.
(Rapporter ceci à ce que je dis à Ems sur la néces-
sité de jouir de soi avant tout.)
7 octobre. — Je ne sais si j'ai parlé de ma séance
aux Italiens avec Mme de Forget, mardi, à Se mi-
ramis. Les fioritures et le remplissage font du tort à
ce magnifique luxe d'imagination que Rossini pro-
digue partout. Ce sont des décorations incomparables
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 475
peintes sur du papier : la trame laisse voir des parties
remplies au hasard, ce qui affaiblit l'impression.
Champrosay, 8 octobre . — Parti pour Champrosay L
à onze heures. Mme Barbier m'invite à dîner. Je n'y
vais que le soir; j'y trouve V... et D..., que je vois
avec plaisir. Ils repartent presque aussitôt. Arrivée
à Champrosay toujours délicieuse, par le plus beau
temps du monde.
9 octobre. — Pluie; dîné chez Barbier avec Roda-
kowsky. Au moment de sortir de table, arrivent, à
pied et crottés, Bixio et Villot. Séance détestable à
table. Tout ce monde, dont étaient Mme Bixio et sa
fille, repartant une heure après par un temps hor-
rible.
10 octobre. — Le soir chez Mme Barbier, où on a
été fort gai, en compensation de l'algarade d'hier.
Dans le jour, travaillé et fait des peintures de souve-
nir de la grosse clématite de Soisy et de la vue de
Fromont.
11 octobre. — Beaucoup de travail, qui m'empêche
d'écrire ici.
Le soir, je ne suis pas sorti. J'ai dormi après mon
dîner, et me suis promené à la maison.
12 octobre. — Travaillé toute la journée jusqu'à
476 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
trois heures passées avec frénésie. Je ne pouvais m'en
détacher. J'ai avancé la grisaille du Marocain qui
monte à cheval (1), le Combat du lion et du tigre (2),
la petite Femme d'Alger avec un lévrier (3), et mis
de la couleur sur le carton de Y Hamlet et Polonius à
terre (4).
La promenade, après un pareil temps de travail, est
vraiment délicieuse. Le temps est toujours très beau.
Il faut décidément, le matin, que je ne jouisse de la
campagne que de mes fenêtres ; la moindre sortie me
dissipe et me condamne à l'ennui le reste de la jour-
née, par la difficulté de retrouver de l'entrain pour
le travail ensuite.
Je suis descendu jusqu'à la rivière et ai été revoir
la vue de Trousseau que j'avais faite sur le carton :
cela n'était point du tout semblable. Le paysage qu'il
me faut n'est pas le paysage absolument vrai ; et
cette abolue vérité est-elle encore dans les paysa-
gistes qui ont fait vrai, mais qui sont restés classés
comme de grands artistes? Rien n'égale, à ce qu'il
semble, la vérité des Flamands ; mais combien n'y
a-t-il pas de l'homme dans l'œuvre de cette école !
Les peintres qui reproduisent tout simplement leurs
études dans leurs tableaux ne donneront jamais au
spectateur un vif sentiment de la nature. Le spec-
(1) Voir Catalogue Robaut, n° 1076.
(2) Voir Catalogue Robaut, n°» 1304 à 1307.
(3) Voir Catalogue Robaut, n° 1045.
(4) Voir Catalogue Robaut, n0' 589 et 766.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 477
tateur est ému, parce qu'il voit la nature par souve-
nir, en même temps qu'il voit votre tableau. Il faut
que votre tableau soit déjà orné, idéalisé, pour que
l'idéal, que le souvenir fourre, bon gré, malgré, dans
la mémoire que nous conservons de toutes choses,
ne vous trouve pas inférieur à ce qu'il croit être la
représentation de la nature.
— r Ce jour, fameux chapon à l'ail qui eût fait
reculer une compagnie de grenadiers anglais.
Le soir, promené avec Jenny. La vue des étoiles
brillant à travers les arbres m'a donné l'idée de faire
un tableau où on verrait cet effet si poétique, mais
difficile en peinture à cause de l'obscurité du tout :
Fuite en Egypte. Saint Joseph conduisant l'âne et
éclairant un petit gué avec une lanterne ; cette faible
lumière suffirait pour le contraste.
Ou bien les Bergers allant adorer le Christ dans
l'étable, qu'on verrait dans le lointain tout ouverte.
Ou la Caravane qui amène les Rois mages.
- — Conversation avec J. L..., en réponse à l'asser-
tion de Chenavard, qui trouve que les talents valent
moins dans un temps qui ne vaut guère. Ce que j'au-
rais été du temps de Raphaël, je le suis aujourd'hui.
Ce qu'est Chenavard aujourd'hui, c'est-à-dire ébloui
par le gigantesque de Michel-Ange, il l'eût été,
à coup sûr, de son temps. Rubens est tout aussi
Rubens pour être venu cent ans plus tard que les
immortels d'Italie; si quelqu'un est Rubens aujour-
d'hui ou tout autre, il ne F est que davantage. Il orne
478 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
son siècle à lui tout seul, au lieu de contribuer à son
éclat en compagnie d'autres talents. Quant au succès
du moment, il peut être douteux ; quant au nombre
des approbateurs, il peut être borné ; mais tel admi-
rateur perdu dans la foule est tout aussi ému que
ceux qui ont accueilli Raphaël et Michel- Ange. Ce
qui est fait pour des hommes trouvera toujours des
hommes pour y mettre le prix.
Je sais bien que Chenavard, toujours entêté de son
fameux style, n'admet pas que la supériorité puisse
se trouver dans tous les genres. Le beau qui convient
à tel siècle lui paraîtra un beau de qualité inférieure;
mais en lui passant même cette idée, pense-t-il qu'un
homme vraiment supérieur ne portera dans quelque
genre que ce soit assez de force, assez de nouveauté
pour faire de toute espèce de genre un genre supé-
rieur, comme il l'est lui-même à ce qui l'entoure?
15 octobre. — Dîné chez Barbier avec Dagnan, les
Marseillais Pastré, Pascal, Genty de Bussy, etc. (1),
Villot aussi.
Dagnan raconte l'histoire du duel du maréchal
Maison, quand il n'était que garçon tapissier, et qui
a probablement décidé de sa vocation militaire.
Tous les jours se passent à travailler le matin.
J'aurai presque entièrement fait les trois tableaux
(1) Genty de Bussy, administrateur et homme politique, devint con-
seiller d'Etat, et siégea à la Chambre des députés de 1842 à 1848, époque
où il rentra dans la vie privée et fut mis en disponibilité.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 479
que j'avais apportés en projet, les toiles encore
fraîches. J'avais le Christ dormant pendant la tem-
pête, Combat de lion et de tigre, Marocain montant
à cheval ; en outre, avancé le Polonius et Y Hamlet
(sur carton), une Odalisque, d'après un daguerréo-
type et que j'ai apportée ébauchée.
Je m'impose, et cela me réussit, de ne rien finir que
l'effet et le ton soient complètement trouvés, allant
toujours, redessinant et corrigeant, et le tout au gré
de mon sentiment du moment; et au fait, y a-t-il rien
de plus sot que d'aller autrement?... Mon sentiment
d'hier peut-il me guider aujourd'hui ? J'ignore la
manière des autres. Celle-là seule est faite pour moi.
Quand tout a été conduit de la sorte, le fini n'est rien,
surtout quand on a des tons qui rentrent tout de
suite dans ceux déjà trouvés. Sans cela l'exécution
perdrait sa franchise, et Ion gâterait la vivacité des
touches de sentiment qui ne semblent alors presque
pas modifiées.
Avant de repeindre, il faut enlever les épaisseurs.
17 octobre. — Ton de la mer dans le Christ dor-
mant sur les eaux : terre d'ombre naturelle, bleu de
Prusse, un peu de chrome clair. — Bleu de Prusse et
terre de Sienne naturelle très foncée à côté de laque
et blanc donne par le mélange un violet essentiel. —
Sienne naturelle et chrome foncé.
19 octobre. — Pour conserver le raisin : Le cueillir
480 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
par un temps sec, le placer dans des paniers sans le
froisser, le transporter dans une chambre au midi, et
on le range avec précaution en isolant les grappes
sur une légère couche de paille; une fois placé, il ne
faut pas le toucher pour le servir. Les fenêtres gar-
nies de persiennes et non de volets ; toujours tenir
fermé pour demi-lumière; ne pas ouvrir les fenêtres.
21 octobre. — Les rôles de Racine sont presque
tous parfaits. Il a pensé à tout, n'a point fait de
remplissages: Burrhus. premier rôle s'il en fut;
Narcisse de même ; Britannicus, le naïf, Tardent,
l'imprudent Britannicus ; Junie, si aimante, mais dé-
licate, prudente au milieu de toute sa tendresse, mais
prudente seulement pour son amant. Je passe sous
silence Néron et Agrippine, parce que, au théâtre,
avec deux rôles comme ceux-là, avec un seul quand
il est rempli par un acteur passable, on sort content;
on croit qu'on a vu une pièce de Racine, même quand
on a laissé passer sans les remarquer, à travers le
débit des mauvais auteurs, toutes ces nuances, qui
sont cependant tout Racine.
Il y a des pièces où le personnage principal,
celui qui est le pivot de la pièce, est sacrifié et donné
toujours à des subalternes. Est-il un personnage
comparable à celui à" Agamemnon? L'ambition, la
tendresse, ses attitudes devant sa femme, enfin ses
agitations perpétuelles, qu'on ne peut imputer pour-
tant à une faiblesse de sentiment, qui lui ôterait
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 481
l'estime du spectateur, mais à la situation la mieux
faite pour mettre à l'épreuve un grand caractère. Je
ne dis pas que le rôle & Achille, que prend ordinai-
rement le coryphée du théâtre, soit inférieur à celui
à" Agamemnon ; il est ce qu'il doit être, mais ce n'est
pas celui-là qui fait l'intérêt de la pièce. Clytemnestre,
Achille, Iphicjénie, tous personnages frappants par
la passion, parleur situation dans la pièce, mais qui
sont en quelque sorte des instruments pour agir sur
Agamemnon, qui le poussent, le pressent dans des
sens divers.
Combien y a-t-il de gens qui réfléchissent à tout
cela dans un spectacle?... et à ceux qui sont capables
de réfléchir, je demanderai si c'est le jeu des acteurs
qui les a portés à se rendre compte de ces impressions
diverses ?
22 octobre. — Travaillé un peu à Y Odalisque d'après
le daguerréotype, sans beaucoup d'entrain.
Le soir chez Barbier; Villot y était. Nous ne nous
sommes pas dit une parole.
Augerville, 23 octobre. — Parti à sept heures
moins un quart. Pluie. — Voyagé dans l'omnibus
jusqu'à Villeneuve en face d'un ecclésiastique de la
plus belle figure, un peu dans le genre de Cottereau.
— Attendu pour le convoi.
Arrivé à Fontainebleau par la pluie et trouvé le
cabriolet attelé. Route à travers la forêt, qui eût
ii. 31
482 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
été plus agréable sans le froid, dont je ne pouvais
me garantir malgré mes précautions.
Arrivé vers une heure à Augerville. Personne n'était
la ; j'ai été trouver Berryer et ces dames dans le parc.
Il y a peu de monde ; cela met moins d'entrain.
La princesse n'y est pas, Mme de la Grange non
plus, Mme de Suzannet non plus ; cela fait beaucoup
de charme de moins. L'ami de Berryer, Richomme (1),
est un bonhomme très amusant.
Le soir, jetais très fatigué et suis monté après la
musique. Petits morceaux de Batta, de sa composi-
tion, très gracieux.
Berryer nous conte à dîner sa visite au fameux
Dugas, d'Amiens, pour lui commander un pâté. Il le
trouve dans son cabinet, dans une robe de chambre à
grands ramages et avec la gravité convenable, tirant
de son tiroir les assaisonnements de ses pâtés, qu'il
distribuait à ses garçons et à ses fils chargés aussi de
la confection, et graduant les doses à raison de la
proportion du pâté ou du lieu où on devait l'em-
ployer. Il s'informait aussi du moment où on devait
manger le pâté.
C'était à dîner ; on parlait beaucoup de cuisine,
(î) Mme Jaubert donne sur Richomme les détails suivants : « L'intérieur
► de Berryer paraîtrait incomplet si l'on n'y retrouvait la figure de son
«fidèle Richomme, qui avait débuté dans la même étude d'avoué que
« lui, tous deux clercs et compagnons de plaisir... Une déraison pleine
» de comique, des lueurs de bon sens et de sensibilité, une gaieté inalté-
» rable avec un grain de malice, tel était l'hôte admis au foyer de Ber-
» ryer, sans que jamais il pût sentir que la main qui donne est au-dessus
*de celle qui reçoit. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 483
et je disais quelle dégénérait. Berryer citait à ce
propos la préface de Carême attestant, de cette
décadence qu'il déplore, les mânes de l'immortel La-
voypiere son maître. Cet illustre artiste avait été
choisi par Murât, pour le suivre à Naples, quand il fut
fait roi. Le grand Lavoypiere se récria sur la barbarie
du pays où il arrivait : « On me donne deux batte-
ries, grands dieux ! deux batteries pour faire la cuisine
d'un roi! »
J'ai oublié de mentionner que l'illustre Dugas,
l'homme aux pâtés d'Amiens, avait cru devoir em-
porter dans la tombe le secret de ses doses. Il en
avait déshérité ses fds : ceci est le trait de caractère
de l'artiste, de l'homme inspiré. Le grand Dugas eût
tué ses disciples ignorants, de peur de voir compro-
mettre la réputation des produits auxquels son nom
avait donné la célébrité.
Il nous conte l'histoire de ce garçon menuisier, qui
allait travailler chez X..., lequel était très habile sur
le violon. Cet homme enthousiasmé ne se lassait pas
de l'entendre et lui montrait le désir d'en apprendre
autant. L'artiste le fait venir à ses moments perdus,
le dimanche, quand il peut, et lui fait faire des
exercices. Au bout d'un certain temps le menuisier,
trouvant l'apprentissage un peu long, lui dit : « Mon-
sieur, je ne suis qu'un pauvre homme, et ne puis
mettre à cela autant de temps qu'un monsieur tel
que vous. Soyez assez bon pour m'apprendre tout
de suite le mot fin. »
484- JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
24 octobre. — Couru dans le parc par un très beau
temps et sorti seul avec bonheur aussitôt ma toilette
faite. Je vais par le canal et les treilles jusqu'aux ro-
chers ; charmant souvenir de courts moments que j'y
ai passés. Je me trouve encore trop jeune et tout
surpris et presque attristé de mon émotion... Je
dessine quelques-unes des figures fantastiques de
rochers (1).
Berryer, au déjeuner, nous parle de Beugnot(2).
Il lui disait un jour, à propos de je ne sais quelle
affaire, qu'il avait manqué de caractère à cette oc-
casion : « Du caractère ! lui dit Beugnot, mais je n'en
ai jamais eu; je n'ai pas le moindre caractère; si j'en
avais eu autant qu'on m'accorde d'esprit, j'aurais
soulevé des montagnes. »
Sorti avec ces dames, Batta et Richomme. A
déjeuner, ce dernier très amusant avec le docteur
Aublé, de Malesherbes.
Berryer rappelle aussi ce mot de Pescatore, disant
que ses serres l'ennuient et qu'il a envie de prendre
le goût des tableaux.
(1) Surtout les rochers qui donnaient l'illusion de figures humaines,
«ux mouvements les plus contorsionnés. Il a trouvé, dans ces croquis,
l'inspiration de plusieurs sujets.
(2) Jacques-Claude Beugnot (1761-1835), ancien député constitu-
tionnel à la Législative, emprisonné sous la Terreur; préfet de la Seine-
Inférieure après le 18 brumaire, puis conseiller d'Etat et administrateur
du grand-duché de Berg, sous l'Empire; se rallia aux Bourbons, devint
ministre sous la Restauration et fut élevé à la pairie en 1830. Il est l'au-
teur du mot fameux, attribué au comte d'Artois revenant à Paris : « Il
n'y a rien de changé en France, il n'y a qu'un Français de plus. »
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. /<85
27 octobre. — J'écris à Mme de F... (1).
Promenade hors du parc avec le docteur Aublé,
Richomme et Mme de C***. Moulin, chemin couvert
en montant, et retour dans un endroit charmant mêlé
de bois et de roches.
— Mme Berryer, la belle-fille, veut faire maigre,
malgré la dispense de l'évêque d'Orléans pour tout
son diocèse. Elle ressemble au paysan qui, au milieu
d'un prône qui avait arraché des larmes à tout le
monde, était resté indifférent et dit aux gens qui
lui reprochaient sa froideur, qu'il n'était pas de la
paroisse.
Je dis à ce propos qu'abstraction faite de tout sen-
timent particulier, je trouvais le protestantisme une
absurdité. Berryer me dit que Thiers avait dit pré-
cisément la même chose au prince de Wurtemberg...
« Vous êtes contre la tradition du genre humain,
contre le résumé de toutes les philosophies, et qui
contient tout, etc. »
Berryer nous lit le soir des proverbes.
29 octobre. — A Malesherbes avec ces dames : pe-
tit château de Rouville, à un monsieur d'Aboville.
Très beau pin maritime dans les rochers.
Berryer nous conte l'histoire de Henri IV égaré
dans les environs, en revenant de chez sa maîtresse,
Henriette d'Entragues, qu'il était venu voir de Fon-
(1) Voir celte lettre de Delacroix à la Correspondance, t. II, p. 1 15.
486 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
tainebleau. Il était seul, et, entrant dans une espèce de
cabaret, il s'attable et demande qu'on lui fasse venir
le bon drille de l'endroit pour causer avec lui. On lui
amène un homme nommé Gaillard, que le Roi fait
asseoir en face de lui. « Quelle est la différence d un
gaillard à un paillard? » lui dit-il. « M'est avis, dit
l'autre, qu'il y a entre eux la largeur de cette table. »
Il écrit à M. de X***, qui avait perdu un œil dans
une bataille à côté de lui : « Borgne, nous nous bat-
tons après-demain ; trouve-toi à tel endroit avec ta
compagnie, et gare les Quinze-Vingts! »
L'anecdote de Napoléon allant au mariage de Ma-
ret (1) à Saint-Cloud ou à Versailles. Il avait Talley-
rand dans sa voiture; il lui dit que sa jeunesse avait
fini à Saint-Jean d'Acre ; il voulait dire, sans doute,
sa confiance en son étoile. Les Anglais, disait-il, l'a-
vaient arrêté là, comme il était en train d'aller à Con-
stantinople. « Au reste, dit-il, ce qu'on m'a empêché
défaire par le Midi, peut-être un jour le fer ai- je par
le Nord. » Talleyrand, surpris, écrivait quelques
jours après à une vieille femme de l'ancien régime
très connue : « Je ne sais si cet homme est fou (c'était
encore au commencement du consulat); voilà ce qu'il
m'a dit l'autre jour. »
Cette lettre tomba plus tard dans les mains de
Pozzo ; c'était au moment de la campagne de 1812.
Pozzo, qui allait partout cherchant des ennemis à
(1) Maret, qui reçut plus tard le titre de duc de Bassano, était alors
secrétaire général du Premier Consul.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 487
Napoléon, va jusqu'au Divan. Comme la Turquie
était en guerre avec la Russie, et au moment où une
armée russe s'avançait, il montre la lettre, et vient à
bout de faire conclure entre les deux empires le traité
qui permit à la Russie de porter toutes ses forces
contre la France.
— Revenu ce jour par de très beaux sites, entre au-
tres le puits singulier qu'on voit extérieurement. Je
regrette bien de n'avoir pas fait un croquis.
Rochers sur le devant, etc., comme aussi un cou-
vert d'arbres où je me suis rappelé Norma.
30 octobre. — Temps magnifique depuis trois jours*
— Dans la journée, promenade avec ces dames, Ber«
ryer et le jeune M. de Quéru, par cet admirable
temps et avec un grand sentiment de plaisir. Le clair
de lune est magnifique après dîner ; je n'en jouis qu'à
moitié, à cause du cher Richomme qui n'a rien de
romantique, mais qui est un bonhomme qui me plaît
comme cela. Nous avons le soir avec nous M. de Lan-
renceau, qui était arrivé avec sa femme pour dîner.
Mme de G..., fort à son avantage au dîner: je
tiens mon cœur à deux mains en sa présence, mais
seulement quand elle a sa grande toilette et qu'elle
montre ses bras et ses épaules ; je redeviens très rai-
sonnable dans la journée, quand elle a sa robe du.
matin. Elle est venue ce matin voir les peintures de
ma chambre et m'a sans façon mené voir celles de la.
i
sienne, en me faisant passer par le cabinet de toilette^
488 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
Ce qui me rassure sur ma sagesse, c'est que j'ai pensé
que ce cabinet de toilette et cette chambre avaient
vu dans d'autres moments la piquante M..., qui n'a
ni ces bras ni cette gorge que je soupçonne, mais
qui me plaît par le je ne sais quoi, par l'esprit, par
la malice des yeux, par tout ce qui fait qu'on se
souvient.
— La grand'mère de M. de Kerdrel lui disant au
moment où, après avoir été élu en 1848, il allait sié-
ger à Paris: « Mon fils, vous allez aux Etats, défen-
dez bien les intérêts de la Bretagne. »
La grand'mère ou la mère de M. de Corbière, à
qui on faisait compliment de ce que son fils était mi-
nistre : « Mon Dieu! la révolution n'est donc pas finie,
puisque Pierrot est ministre? »
— Les cygnes qui vont visiter leurs petits.
— Partition à'Olette. Partition des Nozze... tout
cela charmant.
31 octobre. — Après dîner, Berryer nous conte
l'histoire de son grand-oncle Varroquier.
Envoyé par son père avec son frère cadet pour étu-
dier chez le procureur, ou quelque chose d'appro-
chant, comme ils étaient un jour sur le Cours-la-Reine,
la duchesse de Berry vint à passer. Sur sa bonne mine,
qui était remarquable, la princesse leur envoie un va-
let de pied pour leur dire qu'elle désirait lui parler.
On le fait monter en voiture, et il disparaît pendant
quarante-huit heures, au bout desquelles il reparaît
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 480
pourvu d'un bon emploi clans la finance dans quelque
province. Les deux frères mènent joyeuse vie et se
carrent dans leur poste jusqu'à la mort de la du-
chesse, qui fut assez prompte.
Voilà mes hommes renvoyés; mais au lieu de re-
tourner au pays, accoutumés à un certain genre de
vie, et dans l'âge des entreprises, ils font argent de
leurs meubles, de tout ce qu'ils peuvent, et s'en vont
mener à peu près la même vie en Italie, à Rome ou à
Naples. Quand vient le moment où il n'y avait plus
d'argent, ils s'imaginent de se donner à eux-mêmes
un brevet de médecin et de faire des pilules qu'ils
s'en vont vendant le long de leur voyage par retour.
Revenus, de guerre lasse, au giron paternel, ils
furent traités de bonne sorte, de libertins, de débau-
chés. Cependant le père s'apaisa, et ils reprirent l'un
et l'autre je ne sais quelle manière de vivre dans leur
petit endroit. Le père, un jour, leur demanda des dé-
tails sur le fameux carnaval de Venise, pensant qu'on
ne pouvait avoir été en Italie sans pouvoir en donner
des nouvelles. Nos deux voyageurs avouent qu'ils n'en
avaient rien vu, attendu qu'ils n'avaient point été à
Venise, à la grande surprise du père Varroquier.
Sur cette idée, leur tête s'enflamme de nouveau,
et, lassés de la vie bourgeoise, après avoir obtenu
d'une tante quelque argent, ils s'embarquent de nou-
veau et retournent en Italie, où le cadet mourut je
ne sais comment.
C'est le grand-oncle lui-même qui raconta depuis
490 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
à Berryer, âgé de seize ans, au moment où il allaita
Paris, toute cette bonne histoire.
— Le temps est magnifique ; je suis dehors presque
toute la journée. Je me suis presque endormi sur un
banc, pendant que M. de Laurençot contait à Ri-
chomme et à moi ses idées sur la révolution de 1848
et ses portraits des hommes de ce temps-là.
Promenade avec Mlle Vaufreland et Mme deL...r
dans le parc et le potager.
Agréable soirée. Berryer nous lit Y Ecole des bour-
geois.
1er novembre. — Remonté le matin avant déjeuner
dans le parc un moment. On devait déjeuner un peu
plus tôt pour aller à la messe. J'ai rencontré là
Mme de C..., descendue je ne sais pourquoi.
Un peu de bateau dans la journée ; elles s'écoulent
doucement, mais franchement ; c'est trop d'abandon
de tout exercice d'imagination. Qu'est-ce donc, grand
Dieu! que la vie de ces gens qui vivent toujours
comme je le fais dans ce moment-ci ! Tous ces élé-
gants, toutes ces femmelettes, ne font pas autre chose
que se traîner d'un temps à l'autre en ne faisant rien
ou en ne soccupant de rien.
Promenade avec Richomme à la fin de la journée,
pendant les vêpres, dont nous sommes dispensés y
puis avec lui et Gadignan.
Le soir, billard, le fameux mistigri, etc.
— Je suis de mauvaise humeur contre moi-même.
JOURNAL D'EUGENE DELACROIX. 491
— M. de Gadillan me parle longuement dune
affaire que Berryer doit plaider pour des domestiques
auxquels leur maître a légué sa fortune ; ce jeune
homme, qui travaille avec lui continuellement et lui
prépare ses affaires, me le fait voir bien plus grand
encore que je ne le croyais. Il me parle de son désin-
téressement, de son mépris de ce qui est en dessous
de lui. Il ne veut pas aller à Orléans ni je ne sais où,
plaider pour M. Jouvin, gantier, qui ne lui demande
que quelques instants de son talent et lui offre dix
mille francs pour cela.
2 novembre. — J'ai été bien frappé de la messe
des Morts, de tout ce qu'il y a dans la religion pour
l'imagination, et en même temps combien elle s'a-
dresse au sens intime de l'homme.
Beau mites, beau pacifici : quelle doctrine a jamais
fait ainsi, de la douceur, de la résignation, de la
simple vertu, l'objet unique de l'homme sur la terre!
Beau pauperes spiritu : le Christ promet le ciel aux
pauvres d esprit, c'est-à-dire aux simples. Cette parole
est moins faite pour abaisser l'orgueil dans lequel se
complaît l'esprit humain quand il se considère, que
pour montrer que la simplicité du cœur! l'emporte
sur les lumières.
3 novembre. — Pluie ; le temps se remet le soir.
Promenade, après déjeuner, sous les pins, avec Ri-
chomme et L. . . Berryer vient nous joindre avant diner.
492 JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX.
Avant dîner, promenade avec Mlle de Vaufrcland,
Berryer, Richomme ; allées dn haut, sapins, etc.
Le mistigri a occupé une partie de la soirée... Je
suis effrayé de la difficulté de fixer mon attention sur
des bagatelles comme celles-là : j'ai F air d'un imbécile.
L'air du Comte Ory me roule sans cesse dans la
tête. Je l'ai étudié au piano; maintenant je ne puis
m'en distraire.
Arrêté le départ, dans la journée, avec Berryer,
pour mardi.
4 novembre. — Je pense en me levant à l'impossi-
bilité de faire la moindre chose dans la situation où
je suis. La solitude seule, et la sécurité dans la soli-
tude, permettent d'entreprendre et d'achever.
Champrosay , 7 novembre. — Parti d'Augerville à
neuf heures et demie.
Eté d'abord à Étampes avec ces trois dames;
d'Etampes à Juvisy avec Mme de G...
J'étais à Champrosay avant trois heures. Ma bonne
Jenny m'attendait au chemin de fer. J'ai été attristé
de lui voir mauvaise mine. Elle est mieux que je ne
pensais ; elle avait été inquiète de n'avoir pas de
lettre depuis longtemps.
Le soir, j'ai été voir ces dames : Mme Barbier est
malade, et j'ai passé la soirée à causer très amicale-
ment avec Mme Villot.
Les mouvements qu'excite en moi toute cette
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 493
distraction ne sont pas de la nature que je voudrais.
Pour un solitaire qui veut rester tel, il s'y mêle encore
un élément dangereux. La jeunesse peut se partager
entre toutes les émotions : le trésor se resserre avec
l'âge ; la muse est alors une maîtresse exigeante ;
elle vous abandonne à la moindre infidélité.
8 novembre. — Fatigué de mon voyage et de mes
petites émotions d'hier. Souffrant toute la journée:
mauvaise disposition de corps et d'esprit. Agitation
ou torpeur, sont-ce là les conditions inévitables? Non,
si je me rappelle mille moments de ma vie depuis
quelques années que je me suis tiré du tourbillon.
Dans maintes occasions j'ai savouré avec bonheur le
sentiment de liberté et de possession de moi-même,
qui doit être le seul bien où je doive aspirer.
9 novembre. — J'ai prolongé mon séjour un peu
plus que je ne voulais auprès du cousin, dont l'ama-
bilité ne s'est pas ralentie. J'avais aussi dans cet
agréable lieu une aimable société qui n'a pas laissé
de place à l'ennui ; mais j'éprouve qu'une si agréable
oisiveté est dangereuse pour un homme qui veut se
retirer du monde. Quand il faut retourner au travail
et à la tranquillité, on ne se trouve plus le même, on
ne rentre plus avec la même facilité dans l'ornière de
tous les jours.
17 novembre, — Il faut considérer la terre de Sienne
494 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
brûlée comme un orangé primitif. Son mélange avec
le bleu de Prusse et blanc donne un gris qui est très
fin. — Laque jaune et terre de Sienne brûlée ôte à la
terre de Sienne brûlée seule sa crudité et lui donne
un brillant incomparable. — Excellent pour réchauf-
fer des chairs préparées trop grises.
Paris, 21 novembre. — Dîné chez la princesse, que
j'ai revue pour la première fois depuis son voyage ;
délicieuse musique et aimable personne.
Depuis un jour ou deux, repris le tableau de la
Chasse aux lions. Je vais le mettre, je crois, en bonne
voie.
— Éviter le noir ; produire les tons obscurs par
des tons francs et transparents : ou laque, ou cobalt,
ou laque jaune, ou terre de Sienne naturelle ou brû-
lée. Dans le cheval café au lait, je me suis bien
trouvé, après lavoir trop éclairci, d'avoir repris les
ombres, notamment avec des tons verts et pronon-
cés. Se rappeler cet exemple.
25 novembre. — Mes journées se passent à tra-
vailler; je suis heureux de m' enterrer dans l'étude.
Heureuses, heureuses distractions ! douce tranquillité
que les passions ne peuvent donner ! Je manque
malheureusement toutes mes affaires : je ne peux
écrire une lettre ni faire une visite.
Je n'ai pas encore vu ces dames d'Augerville, et le
moment se passe.
JOURNAL D'EUGÈNE DELACROIX. 495
Avant dîner, chez Mme de la Grange : c'est une
aimable personne, pleine de l'envie d'être bonne et
agréable. Ensuite dîné chez Chabrier; je me suis peu
diverti ; des lampes assassines, des bougies partout.
X... venu le soir de Saint-Gloud pour y retour-
ner : quatre ou cinq mois ont beaucoup changé
mon ami. C'est un homme qui a beaucoup perdu à se
trouver dans la sphère où il est comme égaré, eu égard
à ses opinions tranchées, au moins à celles dont il
faisait parade.
Mme Chabrier me parle de la vie que mène Poin-
sot : rentré le soir vers minuit, — il sort presque tous
les soirs, — il se déshabille et reste jusqu'à près de
trois heures du matin sans se coucher, à penser et à
se reposer. Il mange ensuite et va au lit immédiate-
ment. Ne sonne son déjeuner que vers dix ou onze
heures, reste chez lui sans recevoir jusque vers deux
heures; va à ses affaires. Dîne entre sept et huit
heures, quand il dîne chez lui, et va dans le monde
ensuite. Vieillard prétend qu'il n'a jamais beau-
coup travaillé.
27 novembre. — Dîné avec Chenavard et Boissard.
C'est toujours le même homme qui vous attire et
vous repousse. Ce bon Boissard, en revenant, me
disait qu'il le pratiquait depuis plus longtemps que
moi et qu'il l'avait toujours trouvé tel.
Dans la journée chez Level, sculpteur, rue de
Varennes. J'ai gelé l'allée et le retour et attendu sa
496 JOURNAL D'EUGENE DELACROIX.
venue dans son atelier, en tête-à-tête avec une péron-
nelle qui m'a montré ses oeuvres. Pauvre sculpteur!
Pauvre Napoléon! pauvre Charlemagne ! que ceux
qui sortent du ciseau de ce bas Normand, qui a une
barbe longue et fourchue comme celle du Moïse de
son confrère Michel-Ange !
— Anecdotes de Chenavard sur les hommes du
temps de Louis XIV.
1er décembre. — Chez Halévy après le conseil.
Le soir, retourné chez lui. Sa femme va mieux.
Ils doivent être bien heureux.
Longue conversation avec Mme Doux sur la pein-
ture. Elle doit venir voir mon atelier mercredi et
particulièrement ma palette.
19 décembre. — Dîné chez Mme de la Grange avec
Berryer, la princesse. Mme de X... venue le soir :
robe noire, rubans verts, qui lui seyaient à merveille.
Grande conversation sur les sujets les plus délicats
avec M... — Situation bizarre, au demeurant très
amusante et propre à passer le temps.
Fffi DU TOME SECOND.
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