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Full text of "Journal de Eugène Delacroix .."

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University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/journaldeeugnede02dela 


JOURNAL 


DE 


EUGÈNE  DELACROIX 


TOME     DEUXIEME 
1850-1854 

PRÉCÉDÉ   D'UNE   ÉTUDE   SUR  LE   MAITRE 

par  PAUL  FLAÏ 


NOTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS  PAR  MM.    PAUL    FLAT   ET    RENE   PIOT 


Portraits    et   fac-similé 


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PARIS 

LIBRAIRIE       PLON 

PLON-NOURIUT  et  O,  IMPRIMEURS- ÉDITEURS 

8,  RUE   GAUANCIEl\E-6e 

Tous  droits  l'éserjcs 


2e  édition 


JOURNAL 


DE 


EUGENE   DELACROIX 


Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  en  1893. 


E.Plon.Nournt  &  Cle  Edit. 


Imp  .V  Jacqueram 


Eugène   Delacroix 


'   F  E 


JOURNAL 


DB 


EUGÈNE  DELACROIX 


TOME    DEUXIÈME 


1850-1854 


NOTES    ET   ECLAIRCISSEMENTS   PAR   MM.     PAUL    FLAT    ET    RENE    PIOT 


Portraits    et   fac-similé 


PARIS 

LIBRAIRIE       PLON 

PLON-NOURRIT  et  O,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,  RUE    GARANCIÈRE-66 

Tous  droits  réseiv?s 


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JOTHECA 


D 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 


JOURNAL 


DE 


EUGENE  DELACROIX 


1850 


Bruxelles,  samedi  6  juillet.  — Parti  pour  Bruxelles 
avec  Jenny,  à  huit  heures,  et  nous  étions  arrivés  à 
cinq  heures  moins  un  quart.  Cela  tente  vraiment  pour 
voyager. 

Mauvaise  installation  dans  l'auberge ,  qui  me 
donne  de  l'humeur. 

Promenade,  le  soir,  au  Parc  qui  me  paraît  dune 
tristesse  extrême. 

Je  remarque  en  une  foule  de  choses  le  manque 
de  goût  de  ce  pays-ci,  et  quand  on  compare,  j'ose 
le  dire,  tous  les  pays  avec  la  France,  on  éprouve 
le  même  sentiment.  Il  y  a  dans  ce  parc,  entre 
autres  ornements,  des  figures  terminées  par  des 
gaines  qui  entourent  le  bassin.  C'était  dans  les  inter- 
valles qu'il  les  fallait!  La  manière  inégale  avec 
laquelle  les  arbres  s'élancent,  les  rend  gauches  et 
de  travers.  Elles  sont  là  comme  par  hasard.  On  voit 
xi.  1 


2  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

là  des  statues  dont  les  piédestaux  ont  un  pied  de 
hauteur;  on  peut  converser  avec  ces  héros  et  ces 
demi-dieux,  et  les  statues  sont  ordinairement  plus 
grandes  que  nature;  elles  sont  disproportionnées, 
l'agrandissement,  dans  ce  cas,  n'étant  calculé  qu'à 
cause  de  la  distance  présumée  où  le  piédestal  doit 
placer  la  figure. 

Bruxelles,  dimanche  7   juillet.  —  Le    matin   à 
Sainte-Gudule. 

Magnifiques  vitraux  du  seizième  siècle.  Charles  V  à 
genoux  sous  une  espèce  de  portique  qui  laisse  voir  le 
ciel  dans  le  fond  ;  sa  femme  derrière  lui  ;  lignes  comme 
celles  de  la  Vierge,  etc.,  du  plus  beau  style  italien. 
La  composition  occupe  toute  la  hauteur  de  la  fenêtre 
qui  estime  des  deux  de  la  croix  de  léglise.  Celle  d'en 
face,  même  composition,  plus  remarquable  encore 
par  le  style;  c'est  aussi  une  figure  d'empereur.  Les 
arabesques,  les  figures  qui  s'y  touvent  mêlées  sont 
incomparables.  Il  y  a  encore  trois  ou  quatre  fenêtres 
du  même  style  dans  les  fenêtres  qui  entourent  le 
chœur;  dans  l'une  d'elles  François  Ier  à  genoux,  ainsi 
que  l'empereur  et  sa  femme  derrière  lui.  Ils  ont  tous, 
rois  ou  empereurs,  la  couronne  en  tête  ;  leur  armure 
dorée  pour  la  plupart  avec  le  tabar  armorié  jusqu'au- 
dessus  du  genou  ;  ainsi  les  fleurs  de  lis  sont  azur,  etc., 
le  manteau  royal  aussi.  Celui  de  François  Ier  est  bleu 
et  fleurdelisé;  celui  de  l'empereur  est,  je  crois,  de 
brocart. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  3 

l>ans  la  partie  du  chœur  qui  fait  face,  qui  est  la 
chapelle  de  la  Vierge,  les  fenêtres  sont  du  siècle 
suivant.  C'est  le  style  de  Rubens  châtié  (1).  L'exécu- 
tion est  très  belle  ;  on  a  cherché  à  colorer  comme  dans 
les  tableaux,  mais  cette  tentative,  quoique  aussi  habile 
que  possible,  est  un  argument  en  faveur  des  vitraux 
des  siècles  précédents,  et  notamment  de  ceux  doot 
j'ai  parlé  plus  haut  (2).  Le  parti  pris,  la  convention 
pour  simplifier  sont  absolument  nécessaires. 

Il  y  a  au  fond  du  choeur  des  vitraux,  d'après  les  des- 
sins de  Navez  (3),  qui  entrent  dans  les  inconvénients  de 
ce  genre  bâtard.  Il  en  résulte  dans  ces  derniers,  qui  sont 
l'ouvrage  de  mauvais  artistes  venus  dans  de  mauvais 
temps,  qu'en  voulant  éviter  ce  qu'ils  regardent  comme 
des  effets  fâcheux,  en  plaçant  les  plombs  à  la  manière 
des  artistes  anciens,  ils  les  placent  de  manière  à; 
donner  des  idées  toutes  contraires  à  celles  qu'ils  veu- 
lent exprimer,  ou  à  faire  des  effets  ridicules.  Leurs 
draperies  et  certaines  parties  qu'ils  regardent  comme 
moins  importantes  ont  l'air  d'être  entourées  à  dessein 
de  bordures  noires,  parce  que  leurs  têtes,  par  exem- 


(1)  C'est  l'expression  même  que  Gros  avait  appliquée  au  talent  de 
Delacroix,  en  1822,  à  propos  du  Dante  et  Virgile.  Le  rapprochement 
nous  a  paru  curieux  à  noter. 

(2)  Les  plus  beaux  de  ces  vitraux  ont  été  faits  d'après  les  cartons  de 
trois  artistes  flamands  :  Frans  Floris,  Van  Orley  et   Van  Thulden. 

(3)  François-Joseph  Navez,  peintre  belge  né  en  1787,  mort  en  1869. 
Elève  de  David,  il  conquit  en  Belgique  une  grande  réputation  et  devint 
successivement  directeur  de  l'Académie  royale  des  beaux-arts  de  Bruxelles, 
premier  professeur  de  peinture  à  cette  Académie,  membre  de  l'Académie 
royale  de  Belgique  et  correspondant  de  l'Institut  de  France. 


%  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

pie,  se  détachant  sur  des  ciels,  sans  être  contournées 
par  des  plombs,  affectent  de  se  rapprocher  de  F  effet 
des  tableaux.  Cet  effet  est  complètement  boiteux  et 
manqué.  Ils  cherchent  ainsi  à  colorer  les  chairs  outre 
mesure.  A  quoi  tient  ce  goût  de  certaines  époques, 
et  à  quoi  encore  cette  sottise  de  certaines  autres,  qui 
les  rend  impropres  à  reproduire  même  ce  qui  a  été 
déjà  bien  fait  ! 

—  Beau  sujet  :  David  jouant  de  la  harpe  pour  cal- 
mer les  humeurs  noires  de  Saùl.  Il  y  a  un  petit  tableau 
de  Lucas  de  Leyde  (1).  Voici  ce  qu'on  lit  dans  le 
catalogue  :  Saiil,  courbé  par  l'âge  et  par  l'adversité, 
est  assis  dans  une  stalle  sous  un  dais  de  pourpre. 
Il  soulève  une  pique.  David,  qui  se  tient  debout  en 
face  du  roi,  joue  de  la  harpe.  Diverses  figures  grou- 
pées convenablement  pour  le  sujet. 

Pendant  que  je  regardais  les  vitraux  de  la  chapelle 
de  la  Vierge,  j'ai  entendu,  au  milieu  de  la  musique 
très  bonne  qu'on  exécutait,  le  psaume  favori  de  Cho- 
pin, de  Juda  vainqueur  :  voix  d'enfants,  accompa- 
gnement d'orgue,  etc.  J'ai  été  un  instant  dans  le  ra- 
vissement. C'est  un  argument  à  donner  contre  le 
rajeunissement  outré  du  chant  grégorien  ou  plutôt 
contre  l'anathème  prononcé  si  sottement  contre  les 
efforts  de  la  musique  chez  les  modernes,  pour  parier 
aux  imaginations  à  l'église. 

—  Au  Musée,  dans  la  journée,  et  assez  tard  pour 

(1)  Lucas  de  Leyde,  peintre  et  graveur  hollandais  (1494-1533). 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  5 

ne  pas  voir  assez  longtemps.  Rubens  est  là  magni- 
fique (1);  la  Montée  au  Calvaire  (2),  le  Jésus  qui  veut 
foudroyer  le  monde,  enfin  tous,  à  des  degrés  diffé- 
rents, mont  donné  une  sensation  supérieure  à  ceux 
d'Anvers.  Je  crois  que  cela  tient  à  leur  réunion  dans 
un  seul  local  et  tous  rapprochés  les  uns  des  autres. 

—  Le  soir  à  un  petit  théâtre  :  L'homme  gris  et  le 
sous-préfet.  J'ai  beaucoup  ri. 

Anvers,  lundi  8  juillet.  — Parti  pour  Anvers  à  huit 
heures. 

—  Le  Musée  très  mal  arrangé.  L'ancien  faisait  plus 
d'effet  (3).  Les  Rubens  disséminés  perdent  beaucoup. 
Je  ne  leur  ai  toutefois  jamais  trouvé  à  ce  degré  cette 
supériorité  qui  écrase  tout  le  reste.  Le  Saint  François 
que  je  n'estimais  pas  autant,  a  été  mon  favori  cette  fois, 
et  j'ai  beaucoup  goûté  aussi  le  Christ  sur  les  genoux 
du  Père  éternel,  qui  doit  être  du  même  temps.  Je  lis 

(1)  Rappelons  que  Fromentin,  comparant  les  deux  Musées  de  Bruxelles 
et  d'Anvers,  écrivait  à  ce  propos,  en  jugeant  l'œuvre  de  Rubens  :  «  Si 
j'écrivais  l'histoire  de  Rubens,  ce  n'est  point  ici  (à  Bruxelles)  que  j'en 
écrirais  le  premier  chapitre  :  j'irais  saisir  Rubens  à  ses  origines,  dans  ses 
tableaux  antérieurs  à  1609;  ou  bien  je  choisirais  une  heure  décisive,  et 
c'est  d'Anvers  que  j'examinerais  cette  carrière  si  directe,  où  l'on  aperçoit 
à  peine  les  ondulations  d'un  esprit  qui  se  développe  en  largeur,  agrandit 
ses  voies,  jamais  les  incertitudes  et  les  démentis  d'un  esprit  qui  se 
cherche.  »  {Les  Maîtres  d'autrefois,  p.  39.)  Et  plus  loin  il  ajoute  : 
«  Admire-t-on  toujours?  Pas  toujours.  Reste-t-on  froid?  Presque  jamais.  « 

(2)  Delacroix  a  traité  plusieurs  fois  le  même  sujet  (voir  Catalogue 
Bobaut,  nos  1377-1379),  et  chaque  fois  sa  composition  rappelle  beaucoup 
celle  du  maitre  flamand,  dont  il  fit  une  peinture.  (Voir  même  Catalogue, 
n°  1941.) 

(3)  Depuis  quelques  années,  le  Musée  a  été  encore  transporté  dans  un 
nouvel  édifice  spacieux  et  bien  aménagé. 


6  J0URNAL  D'EUGENE  DELACROIX. 

dans  le  catalogue  que  le  Saint  François  a  été  peint 
quand  Rubens  avait  quarante  ou  quarante-deux  ans. 

—  U  y  a  des  primitifs  très  remarquables  au  fond. 
En  sortant,  le  Jésus  flagellé,  le  Saint  Paul...,  chef- 
d'œuvre  de  génie  s'il  en  fut.  Il  est  un  peu  déparé  par 
le  grand  bourreau  qui  est  à  gauche.  Il  faut  vraiment 
un  degré  de  sublime  incroyable  pour  que  cette  ridi- 
cule figure  ne  gâte  pas  tout.  A  gauche,  au  contraire, 
et  à  peine  visible,  un  nègre  ou  mulâtre  qui  fait  partie 
des  bourreaux,  et  qui  est  digne  du  reste.  Ce  dos  en 
face,  cette  tête  qui  exprime  si  bien  la  fièvre  de  la 
douleur,  le  bras  qu'on  voit,  tout  cela  est  d'une  inex- 
primable beauté. 

—  Je  n'ai  pas  vu  Saint-Jacques  :  je  voulais  reve- 
nir de  bonne  heure,  et  on  ne  se  pressait  pas  d'ouvrir. 

—  J'avais  été  auparavant  à  Saint-Augustin.  Grand 
tableau  de  Rubens  à  l'autel,  et  fait  pour  la  place.  — 
Mariage  mystique  de  sainte  Catherine  ;  superbe  com- 
position, dont  j'ai  la  gravure;  mais  l'effet  est  nul,  à 
cause  de  la  dégradation,  de  la  moisissure  et  de 
l'absence  complète  de  vernis.  —  Le  Christ  sortant 
du  tombeau,  de  la  cathédrale,  est  tout  à  fait  invisible, 
à  cause  de  la  moisissure. 

Bruxelles,  mardi  9  juillet.  —  Revenu  à  Bruxelles. 
Je  devais  partir  aujourd'hui;  je  me  suis  donné  encore 
ce  jour. 

J'ai  fait  une  longue  séance  au  Musée,  où  j'ai  gre- 
lotté tout  le  temps,  malgré  la  saison. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  7 

Le  Calvaire  et  le  Saint  Liévin  sont  le  comble  de 
la  maestria  de  Rubens. 

\a  Adoration  des  mages,  que  je  trouve  supérieure  à 
celle  d'Anvers,  a  de  la  sécheresse  quand  on  la  com- 
pare à  ces  deux  autres;  on  n'y  voit  point  de  sacri- 
fices; c'est  au  contraire  l'art  des  négligences  à  pro- 
pos, qui  élève  si  haut  les  deux  favoris  dont  j'ai  parlé. 
Les  pieds  et  la  main  du  Christ  à  peine  indiqués. 

XI  faut  y  joindre  le  Christ  vengeur.  La  furie  du 
pinceau  et  la  verve  ne  peuvent  aller  plus  loin. 

\u\Assomptioji  (1)  un  peu  sèche  :  la  Gloire  me  paraît 
manquée  ;  je  ne  puis  croire  qu'il  n'y  aiteu des  accidents. 

Il  y  a  une  belle  Vierge  couronnée,  à  droite  en 
entrant.  Vigueur  d'effet,  point  autant  de  laisser  aller 
que  dans  les  beaux.  Les  nuages  sont  poussés  jusqu'au 
noir.  Ce  diable  d'homme  ne  se  refuse  rien.  Le  parti 
pris  de  faire  briller  la  chair  avant  tout  le  force  à  des 
exagérations  de  vigueur. 

—  Chez  le  duc  d'Arenberg,  vers  deux  heures. 
Beau  Rembrandt. 

Tobie  guéri  par  son  fils.  Esquisse  de  Rubens  très 
grossièrement  dessinée  au  pinceau,  quelques  figures 
ayant  de  la  couleur,  allégorie  dans  le  genre  de  celle 
du  Musée. 


(1)  «  Rien  des  années,  écrit  Fromentin,  séparent  V Assomption  de  la 
Vierge  des  deux  toiles  dramatiques  de  Saint  Liévin  et  du  Christ  montant 
au  Calvaire.  »  Il  parle  de  «  la  main  puissante,  effrénée  ou  raffinée  qui 
peignait  à  la  même  heure  le  Martyre  de  saint  Liévin,  les  Mages  du  Musée 
d'Anvers,  ou  le  Saint  Georges  de  l'église  Saint- Jacques  »  .  (Fromentin, 
les  Maîtres  d'autrefois,  p.  40,  41.) 


G  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

Lion  de  Van  Thulden  (1)  sur  son  fond  frotté  d'une 
espèce  de  grisaille. 

—  Rubens  indique  souvent  des  rehauts  avec  du 
blanc  ;  il  commence  ordinairement  à  colorer  par 
une  demi -teinte  locale  très  peu  empâtée.  C'est 
là-dessus,  à  ce  que  je  pense,  qu'il  place  les  clairs  et 
les  parties  sombres.  J'ai  bien  remarqué  cette  touche 
dans  le  Calvaire.  Les  chairs  des  deux  larrons  très 
différentes,  sans  efforts  apparents.  Il  est  évident 
qu'il  modèle  ou  tourne  la  figure  dans  ce  ton  local 
d'ombre  et  de  lumière,  avant  de  mettre  ses  vigueurs. 
Je  pense  que  ses  tableaux  légers  comme  celui-ci,  et 
un  Saint  Benoît,  qui  lui  ressemble,  ont  dû  être  faits 
ainsi.  Dans  la  manière  plus  sèche,  chaque  morceau 
a  été  peint  plus  isolément. 

Se  rappeler  les  mains  de  la  Sainte  Véronique,  le 
linge  tout  à  fait  gris  ;  celles  de  la  Vierge  à  côté,  dune 
sublime  négligence;  les  deux  larrons  sublimes  de 
tout  point...  La  pâleur  et  F  air  effaré  du  vieux  coquin 
qui  est  par  devant. 

Dans  le  Saint  François  cachant  le  monde  avec  sa 
robe,  simplicité  extraordinaire  d  exécution.  Le  gris 
de  l'ébauche  paraît  partout.  Un  très  léger  ton  local 
sur  les  chairs  et  quelques  touches  un  peu  plus 
empâtées  pour  les  clairs. 

Se  rappeler  souvent  l'étude  commencée,  de  Femme 
au  lit,  il  y  a  un  mois  environ;  le  modelé  déjà  arrêté 

(1)  Théodore  Van  Thulden,  peintre  «t  graveur  flamand  (1607-1676). 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  9 

dans  le  ton  local,  sans  rehauts  d'ombres  et  de  clairs; 
j'avais  trouvé  cela,  il  y  a  bien  longtemps,  dans  une 
étude  couchée  (1).  L'instinct  m'avait  guidé  de  bonne 
heure. 

Mercredi  10  juillet.  —  Quitté  Bruxelles.  Pays  char- 
mant entre  Liège  et  Verviers.  Passé  à  Aix-la-Cha- 
pelle, sans  pouvoir  y  entrer.  Qu'il  y  a  de  temps 
que  j'y  suis  venu  avec  ma  bonne  mère,  ma  bonne 
sœur  et  mon  pauvre  Charles  !...  Nous  étions  enfants 
tous  les  deux...  J'ai  aperçu  assez  longtemps  le  Louis- 
berg  où  nous  allions  enlever  des  cerfs-volants  avec 
Leroux,  le  cuisinier  de  ma  mère.  Où  sont-ils  tous? 

Un  peu  avant,  nous  avions  pris  les  voitures  prus- 
siennes, beaucoup  plus  étroites  et  incommodes  que 
celles  des  Belges.  Route  insipide  jusqu'à  Cologne. 

Arrivés  par  une  pluie  continue.  Logé  à  l'hôtel  de 
Hollande,  sur  le  Rhin,  d'où  on  a  une  très  belle  vue,... 
à  ce  que  j'ai  conjecturé,  à  cause  du  brouillard  et  du 
mauvais  temps.  Sensation  triste  de  ces  uniformes 
étrangers  et  de  ce  jargon. 

Le  vin  du  Rhin,  à  dîner,  m'a  fait  trouver  la  situation 
tolérable;  malheureusement,  j'avais  le  plus  mauvais 
lit  possible,  quoique  le  logis  fût  un  des  plus  considérés. 

Jeudi  11  juillet.  —  Le  matin,  départ  à  cinq 
heures  et  demie  en  bateau  parla  pluie.  Ennuis  exces- 

(i)  Voir  Catalogue  Robaut,  n08  106  et  140. 


10  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

sifs  pour  rembarquement,  le  bagage,  etc.  La  veille, 
à  l'arrivée  à  Cologne,  attente  éternelle  pour  la  visite 
de  la  douane. 

Le  voyage  a  été  assez  agréable,  à  partir  de  Bonn; 
les  deux  rives,  surtout  la  rive  droite,  présentent  de 
beaux  aspects  de  montagnes,  qui  sont  un  peu  gâtées 
par  la  culture.  Vu,  en  passant,  les  Sept  montagnes, 
célèbres  dans  les  légendes  allemandes. 

Arrivés  à  Goblentz  vers  une  heure,  et  départ  pour 
Ems,  où  les  ennuis  du  logement  mont  occupé  jusqu'à 
cinq  ou  six  heures.  Casé  provisoirement  avec  Jenny, 
dans  une  espèce  de  grenier,  et  le  lendemain  provi- 
soirement encore,  mais  tolérablement. 

Ge  lendemain,  après  la  visite  du  médecin,  qui  m'a 
plu  assez,  et  qui  ne  m'appelle  que  M.  Sainte-Croix, 
pris  d'une  petite  migraine  qui  a  été  en  empirant  jus- 
qu'au soir.  Je  n'ai  rien  mangé  du  tout  et  me  suis  guéri 
de  la  sorte. 

Ems,  samedi  13  juillet.  —  Pris  mon  premier  verre 
d'eau. 

Ouverture  de  la  Flûte  enchantée,  en  plein  air,  exé- 
cutée par  un  petit  orchestre,  qui  se  tient  là  pour 
amuser  les  buveurs  d'eau. 

L'après-midi,  petite  promenade  vers  la  hauteur,  en 
passant  le  pont,  et  vu  le  cimetière  et  l'église.  Tout  cela 
est  charmant,  et  pourtant  je  vis  dans  l'insipidité  (1). 

(1)  Delacroix  écrit  à  Soulier  :  «  Mes  mauvais  moments  ont  été  dans 
les  promenades  à  l'usage  des  promeneurs,  parce  que  j'y  rencontrais  des 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX..  il 

Est-ce  que  tout  cela  n'est  point  fait  pour  faire  éprou- 
ver quelque  sentiment  de  plaisir,  ou  bien  est-ce  que 
je  commence  à  être  moins  susceptible?  Je  ne  sais 
comment  je  vais  remplir  mon  temps.  Je  n'ai  pas  de 
gravures,  et  n'ai  de  livres  que  Y  Homme  de  cour  et  les 

Extraits  de  Voltaire Je  trouverai  peut-être  à  en 

louer. 

Dimanche  14.  —  Aujourd'hui  dimanche,  je  peux 
dire  que  je  suis  rentré  en  possession  de  mon  esprit. 
Aussi  est-ce  le  premier  jour  où  j'ai  trouvé  de  l'intérêt 
à  tout  ce  qui  m'environne. 

Ce  lieu  est  vraiment  charmant.  J'ai  été  l' après 
midi,  et  dans  une  bonne  disposition,  me  promener 
de  l'autre  côté  de  l'eau  (1).  Là,  assis  sur  un  banc,  je 
me  suis  mis  à  jeter  sur  mon  calepin  des  réflexions 
analogues  à  celles  que  je  trace  ici.  Je  me  suis  dit 
et  j«  ne  puis  assez  me  le  redire  pour  mon  repos  et 
pour  mon  bonheur,  —  l'un  et  l'autre  sont  une  même 
chose,  —  que  je  ne  puis  et  ne  dois  vivre  que  par  l'es- 
prit ;  la  nourriture  qu'il  demande  est  plus  nécessaire 
à  ma  vie  que  celle  qu'il  faut  à  mon  corps.  Pour- 
quoi ai-je  tant  vécu  ce  fameux  jour?  (J'écris  ceci  deux 
jours  après.)  C'est  que  j'ai  eu  beaucoup  d  idées  qui 
sont  dans  ce  moment  à  cent  lieues  de  moi. 

faces  fardées,  habillées,  bourgeoises  ou  aristocratiques,  tous  manne- 
quins." (Correspondance,  t.  II,  p.  52.) 

(1)  «  ...  A  peine  dans  les  champs,  au  milieu  des  paysans,  des  bœufs, 
de  quelque  chose  de  naturel  enfin,  je  rentrais  dans  la  possession  de 
moi-même,  je  jouissais  de  la  vie.  »   [Correspondance,  t.  II,  p.  52.) 


12  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Le  secret  de  n'avoir  pas  d'ennuis,  pour  moi  du 
moins,  c'est  d'avoir  des  idées.  Je  ne  puis  donc  trop 
rechercher  les  moyens  d'en  faire  naître.  Les  bons 
livres  ont  cet  effet,  et  surtout  certains  livres  parmi 
ceux-ci.  La  première  condition  est  bien  la  santé;  mais 
même  dans  un  état  languissant,  certains  livres  peu- 
vent rouvrir  la  porte  par  où  s'épanche  l'imagination. 

Jeudi  18  juillet.  —  «  Dans  la  peinture  et  sur- 
tout dans  le  portrait,  dit  Mme  Cave  dans  son  traité, 
c'est  l'esprit  qui  parle  à  l'esprit,  et  non  la  science  qui 
parle  à  la  science.  »  Cette  observation,  plus  profonde 
qu'elle  ne  l'a  peut-être  cru  elle-même,  est  le  procès 
fait  à  la  pédanterie  de  l'exécution.  Je  me  suis  dit  cent 
fois  que  la  peinture,  c'est-à-dire  la  peinture  maté- 
rielle, n'était  que  le  prétexte,  que  le  pont  entre  l'es- 
prit du  peintre  et  celui  du  spectateur.  La  froide  exac- 
titude n'est  pas  l'art  ;  l'ingénieux  artifice,  quand  il 
plaît  ou  qu'il  exprime,  est  l'art  tout  entier.  La  pré- 
tendue conscience  de  la  plupart  des  peintres  n'est 
que  la  perfection  apportée  à  Y  art  d'ennuyer.  Ces 
gens-là,  s'ils  le  pouvaient,  travailleraient  avec  le  même 
scrupule  l'envers  de  leurs  tableaux...  Il  serait  curieux 
de  faire  un  traité  de  toutes  les  faussetés  qui  peuvent 
composer  le  vrai. 

Dimanche  21  juillet.  —  Fait  une  promenade  très 
longue,  en  prenant  par  la  ruelle  qui  est  en  face  du 
pont.  Monté  au  plus  haut  de  la  montagne  et  revenu 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  13 

par  une  autre  route.  J'ai  trouvé  tout  à  coup  un  petit 
sentier  charmant  rempli  de  thyms  et  de  genévriers, 
et  je  me  suis  trouvé,  à  cette  hauteur,  au  milieu  des 
champs  cultivés,  des  blés  mûrs,  et  des  prairies  un 
peu  en  pente,  à  la  vérité.  Après  avoir  gravi  de  l'autre 
côté  parmi  les  rochers,  on  trouve  ici  un  tout  autre 
aspect...  Cette  course  a  été  au  moins  de  trois  heures. 

—  Dans  la  journée,  je  me  suis  mis  sérieusement  à 
l'article  de  Mme  Cave  (1). 

—  J'ai  résolu,  ce  qui  m'a  réussi,  de  boire  l'eau 
avant  le  dîner.  Après  le  dernier  verre,  vers  cinq 
heures,  je  suis  retourné  dans  ces  charmantes  prai- 
ries, qui  longent  la  Lahn,  en  passant  le  pont  et  en 
prenant  à  gauche.  J  étais  tout  rempli  d'idées  que  le 
travail  de  la  journée  me  faisait  naître.  Tout  me  sem- 
blait facile.  J'aurais  fait,  je  crois,  l'article  d'une 
haleine,  si  j'avais  eu  la  force  d'écrire  pendant  le 
temps  nécessaire. 

J'écris  ceci  le  lendemain,  c'est-à-dire  le  lundi,  et 
ce  beau  feu  s'est  refroidi.  Il  faudrait,  comme  lord 
Byron,  pouvoir  retrouver  l'inspiration  à  comman- 
dement. J'ai  peut-être  tort  de  l'envier  en  ceci,  puis- 
que dans  la  peinture  j'ai  la  même  faculté;  mais  soit 
que  la  littérature  ne  soit  pas  mon  élément  ou  que 
je  ne  l'aie  pas  encore  fait  tel,  quand  je  regarde  ce 
papier  rempli  de  petites  taches  noires,  mou  esprit 


(1)  Cet  article  sur  l' enseignement  du  dessin  parut  dans  la  Revue  des 
Deux  Mondes,  du  15  septembre  1850.  Delacroix  l'avait  écrit  à  propos 
du  livre  de  Mme  Elisabeth  Cave  :  Le  dessin  sans  maître. 


U  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

ne  s'enflamme  pas  aussi  vite  qu'à  la  vue  de  mon 
tableau  ou  seulement  de  ma  palette.  Ma  palette 
fraîchement  arrangée  et  brillante  du  contraste  des 
couleurs  suffit  pour  allumer  mon  enthousiasme. 

Au  reste ,  je  suis  persuadé  que  si  j'écrivais  plus 
souvent,  j'arriverais  à  jouir  de  la  même  faculté  en 
prenant  la  plume.  Un  peu  d'insistance  est  nécessaire, 
et  une  fois  la  machine  lancée,  j'éprouve  en  écrivait 
autant  de  facilité  qu'en  peignant;  et,  chose  singulier* , 
j'ai  moins  besoin  de  revenir  sur  ce  que  j'ai  fait.  S  il 
ne  s'agissait  que  de  coudre  des  pensées  à  d'autres 
pensées,  je  me  trouverais  plus  vite  armé  et  sur  le 
terrain  dans  l'attitude  convenable;  mais  la  suite  à 
observer,  le  plan  à  respecter,  et  ne  pas  embrouiller 
le  milieu  de  ses  phrases,  voilà  ce  qui  fait  la  grande 
difficulté  et  qui  entrave  le  jet  de  l'esprit.  Vous  voyez 
votre  tableau  d'un  coup  d'oeil;  dans  votre  manuscrit, 
vous  ne  voyez  pas  même  la  page  entière,  c'est-à-dire, 
vous  ne  pouvez  pas  l'embrasser  tout  entière  par 
l'esprit;  il  faut  une  force  singulière  pour  pouvoir  en 
même  temps  embrasser  l'ensemble  de  l'ouvrage  et  le 
conduire  avec  l'abondance  ou  la  sobriété  nécessaires, 
à  travers  les  développements  qui  n'arrivent  que  suc- 
cessivement. Lord  Byron  dit  que  quand  il  écrit,  il  ne 
sait  pas  ce  qui  va  venir  après,  et  qu'il  ne  s'en  inquiète 
guère. . .  Sa  poésie  est  en  général  dans  le  genre  que 
j'appellerai  admiratif;  il  tient  plus  de  l'ode  que  de  la 
narration,  il  peut  donc  s'abandonner  à  son  caprice... 
La  tâche  de  l'histoire  me  semble  la  plus  difficile  ;  il 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  15 

lui  faut  une  attention  soutenue  sur  mille  objets  à  la 
fois,  et  à  travers  les  citations,  les  énumérations  pré- 
cises, les  faits  qui  ne  tiennent  qu'une  place  relative, 
il  lui  faut  conserver  cette  chaleur  qui  anime  le  récit 
et  en  fait  autre  chose  qu'un  extrait  de  gazette. 

L'expérience  est  indispensable  pour  apprendre  tout 
ce  qu'on  peut  faire  avec  son  instrument,  mais  surtout 
pour  éviter  ce  qui  ne  doit  pas  être  tenté  ;  l'homme 
sans  maturité  se  jette  dans  des  tentatives  insensées; 
en  voulant  faire  rendre  à  l'art  plus  qu'il  ne  doit  et  ne 
peut,  il  n'arrive  pas  même  à  un  certain  degré  de  supé- 
riorité dans  les  limites  du  possible.  Il  ne  faut  pas 
oublier  que  le  langage  (et  j'appliquerai  au  langage 
dans  tous  les  arts)  est  imparfait.  Le  grand  écrivain 
supplée  à  cette  imperfection  par  le  tour  particulier 
qu'il  donne  à  la  langue.  L'expérience  seule  peut  don- 
ner, même  au  plus  grand  talent,  cette  confiance 
d'avoir  fait  tout  ce  qui  pouvait  être  fait.  Il  n'y  a  que 
les  fous  et  les  impuissants  qui  se  tourmentent  pour 
l'impossible.  Et  pourtant  il  faut  être  très  hardi!... 
Sans  hardiesse,  et  une  hardiesse  extrême,  il  n'y  a  pas 
de  beautés.  Jenny  me  disait,  quand  je  lui  lisais  ce 
passage  de  lord  Byron,  où  il  vante  le  genièvre  comme 
son  Hippocrène,  que  c'était  à  cause  de  la  hardiesse 
qu'il  y  puisait...  Je  crois  que  l'observation  est  juste, 
tout  humiliante  qu'elle  est  pour  un  grand  nombre  de 
beaux  esprits,  qui  ont  trouvé  dans  la  bouteille  cet 
adjuvenlum  du  talent  qui  les  a  fait  atteindre  la  crête 
escarpée  de  l'art.  Il  faut  donc  être  hors  de  soi,  amens, 


16  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

pour  être  tout  ce  qu'on  peut  être!  Heureux  qui, 
comme  Voltaire  et  autres  grands  hommes,  peut  se 
trouver  dans  cet  état  inspiré,  en  buvant  de  l'eau  et 
en  se  tenant  au  régime  ! 

24  juillet.  —  Le  jour  de  fête  du  duc  de  Nassau. 

La  musique  du  régiment  prussien  a  joué  plusieurs 
morceaux,  un  entre  autres  admirablement  :  c'était 
un  pot  pourri  d'airs  de  Freyschùtz. 

Vendredi  2  août.  —  Promenade  dans  le  bois  de 
sapins.  Dessiné  le  clocher  de  l'église. 

Samedi  3  août.  —  Promenade  par  le  chemin  qui 
passe  devant  la  petite   église   catholique. 

Remonté  assez  loin,  entre  les  deux  montagnes; 
parvenu  à  une  entrée  de  bois  fort  intéressante  :  un 
ravin  très  profond,  dans  lequel  doit  couler  en  hiver 
un  torrent  étroit  bordé  de  grands  hêtres...  Tournure 
diabolique  à  la  Robin  des  bois. 

Dimanche  4  août.  —  Parti  d'Ems  à  sept  heures 
environ.  Route  charmante  dans  une  petite  voiture, 
qui  nous  laissait  admirer  le  paysage;  les  bords  de  la 
Lahn  sont  charmants.  Château  de  Lahneck  ,  ruine 
escarpée.  Déjeuné  à  Goblentz. 

Embarqué  à  midi  et  demi.  Chaleur  extrême,  qui  a 
un  peu  gâté  le  voyage.  Les  petites  cultures,  les  vignes 
continuellement  disposées  en  étage  sur  toute  la  hau- 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  17 

teur  de  ces  montagnes  augmentent  l'uniformité  et 
ôtent  l'aspect  sauvage.  Les  ruines  paraissent  très 
petites;  cela  tient  à  la  grande  largeur  du  Rhin.  A 
partir  de  Bingen,  l'aspect  change  ;  les  rives  sont  plates, 
mais  ne  manquent  pas  de  charme...  des  îlots,  des 
saules,  etc.  :  le  soleil  couchant  faisait  merveille. 

Arrivé  à  Mayence  de  mauvaise  humeur.  Bien  soupe 
à  l'hôtel  du  Rhin  et  passé  une  bonne  nuit  dans  des 
lits  enfin  passables. 

Relevé  la  nuit,  admiré  le  clair  de  lune  sur  le  Rhin; 
spectacle  vraiment  magnifique  :  le  croissant,  les 
étoiles,  etc. 

Cologne y  lundi  5  août.  —  Le  matin  aussi  magni- 
fique qu'avait  été  la  nuit  :  le  soleil  en  face  et  éblouis- 
sant. 

Parti  à  sept  heures  et  demie.  Fait  la  route  très 
rapidement  et  repassé  par  tout  ce  que  j'avais  vu  la 
veille,  éclairé  diversement.  A  Coblentz,  de  bonne 
heure.  Depuis  Coblentz,  resté  dans  la  cabine  du 
bateau  pour  me  reposer  de  la  veille  et  éviter  la 
chaleur. 

Avant  quatre  heures  à  Cologne,  que  j'ai  trouvée  tout 
en  fête,  et  pavoisée  de  tous  les  drapeaux  allemands 
possibles...  On  tirait  des  coups  de  canon  sur  le 
Rhin,  etc.  Hôtel  du  Rhin,  où  je  n'ai  pas  été  aussi 
bien  qu'à  Mayence. 

Sorti  vers  cinq  heures,  a  travers  la  ville  qui  me 
rappelle  beaucoup  Aix-la-Chapelle...  Très  animée  et 
n.  S 


18  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

très  intéressante.  Couru  à  travers  la  ville  par  une 
chaleur  affreuse. 

Vu  l'église  de  Saiute-Marie  du  Capitale,  que  j'avais 
prise  pour  Saint-Pierre.  Attendu  énormément  pour 
se  faire  ouvrir,  dans  une  espèce  de  cloître  rai* rangé, 
mais  qui  a  dû  être  beau.  L'église,  extérieurement, 
du  côté  du  chevet,  très  ancienne  :  gothique  roman, 
en  pierres  de  diverses  couleurs.  Portique  intérieur 
très  beau  sous  les  orgues  ;  marbre  blanc  et  noir. 
Figures  et  petits  tableaux,  dans  la  nef,  de  la  vie  de 
saint  Martin  et  autres,  composés  pour  la  plupart 
avec  des  figures  de  Rubens.  Tableau  double  d'Albert 
Durer  dans  une  petite  chapelle  fermée. 

De  là,  reparti  pour  trouver  mon  Saint  Pierre.  Après 
avoir  demandé  inutilement,  tiré  d'embarras  par  un 
confrère  peintre  en  bâtiments  qui,  la  brosse  à  la 
main  et  ôtant  pour  ainsi  dire  son  bonnet  au  nom  de 
Rubens ,  que  tout  le  monde  connaît  ici ,  même  les 
enfants  et  les  fruitières,  m'a  renseigné  comme  il  a  pu. 
Église  assez  mesquine,  précédée  d'un  cloître  rempli 
de  petites  stations,  calvaire,  etc.  La  dévotion  est 
extrême.  Moyennant  mes  quinze  silbergroschen  ou 
un  florin  ou  deux  francs,  j'ai  vu  le  fameux  Saint 
Pierre,  lequel  a  pour  envers  une  infâme  copie.  Le 
Saint  est  magnifique;  les  autres  figures  qui  me  parais- 
sent avoir  été  faites  seulement  pour  l'accompagner, 
et  probablement  composées  et  trouvées  après  coup, 
sont  des  plus  faibles,  mais  toujours  de  la  verve...  En 
somme,  j'en  ai  eu  assez  d'une  fois.  Je  me  rappelle 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  19 

pourtant  encore  avec  admiration  les  jambes,  le  torse, 
la  tête;  c'est  du  plus  beau,  mais  la  composition  ne 
saisit  pas. 

Rentré  exténué  à  travers  les  rues,  mais  dîné  de 
bonne  heure. 

Matines,  mardi  6  août.  —  A  Cologne.  Je  comptais 
partir  pour  Bruxelles  ou  Malines  dans  la  journée. 
Forcé  de  partir  à  dix  heures,  à  cause  des  heures  de 
départ. 

Pris  le  commissionnaire  pour  aller  voir  la  cathé- 
drale. Ce  malheureux  édifice,  qui  ne  sera  jamais  ter- 
miné, est  encombré,  pour  F  éternité  par  conséquent, 
de  baraques  et  de  planches  servant  aux  travaux. 
Saint-Ouen  de  Rouen,  auquel  on  a  cru  devoir  ajouter 
les  clochers  qui  lui  manquaient,  pouvait  très  bien 
s'en  passer;  mais  Cologne  est  à  un  état  débauche 
singulier,  la  nef  n'est  pas  même  couverte.  Voilà  ce 
qu'on  devrait  s'appliquer  à  finir;  le  portail  entraîne- 
rait des  travaux  gigantesques,  et  les  quelques  pauvres 
diables  qu'on  aperçoit  et  qu'on  entend  dans  ces  bara 
ques  picoter  des  morceaux  de  pierre  n'avanceront 
pas  en  trois  siècles  la  besogne  au  dixième,  à  supposer 
qu'on  leur  donne  de  l'argent. 

Ce  qui  est  fait  est  magnifique.  On  sent  une  impres- 
sion de  grandeur,  qui  m'a  rappelé  la  cathédrale  de 
Séville.  Le  chœur  et  la  croix  sont  faits  depuis  long- 
temps. On  s'est  amusé  à  dorer  et  peindre  en  rouge 
les  chapiteaux  du  chœur.  Les  petits  pendentifs  sont 


20  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

occupés  par  des  figures  d'auges  en  style  soi-disant 
raphaélesque,  de  l'effet  le  plus  mesquin. 

Plus  j'assiste  aux  efforts  qu'on  fait  pour  restaurer 
les  églises  gothiques,  et  surtout  pour  les  peindre, 
plus  je  persévère  dans  mon  goût  de  les  trouver  d'au- 
tant plus  belles  qu'elles  sont  moins  peintes.  On  a 
beau  me  dire  et  me  prouver  qu'elles  l'étaient,  chose 
dont  je  suis  convaincu,  puisque  les  traces  existent 
encore,  je  persiste  à  trouver  qu'il  faut  les  laisser 
comme  le  temps  les  a  faites;  cette  nudité  les  pare 
suffisamment;  l'architecture  a  tout  son  effet,  tandis 
que  nos  efforts,  à  nous  autres  hommes  d'un  autre 
temps,  pour  enluminer  ces  beaux  monuments,  les 
couvrent  de  contresens,  font  tout  grimacer,  rendent 
tout  faux  et  odieux.  Les  vitraux  que  le  roi  de  Bavière 
a  donnés  à  Cologne  sont  encore  un  échantillon  mal- 
heureux de  nos  écoles  modernes;  tout  cela  est  plein 
du  talent  des  Ingres  et  des  Flandrin.  Plus  cela  veut 
ressembler  au  gothique,  plus  cela  tourne  au  colifi- 
chet, à  la  petite  peinture  néo-chrétienne  des  adeptes 
modernes.  Quelle  folie  et  quel  malheur,  quand  cette 
fureur,  qui  pourrait  s'exercer  sans  nuire  dans  nos 
petites  expositions,  est  appliquée  à  dégrader  de  beaux 
ouvrages  comme  ces  églises!  Celle  de  Cologne  est 
remplie  de  monuments  curieux  :  des  archevêques,  des 
guerriers,  des  retables,  tableaux  ou  sculptures,  repré- 
sentant la  Passion,  etc. 

Vu  en  sortant  l'église  des  Jésuites.  Voilà  le  con- 
tre-pied de  ce  que  nous  faisons  aujourd'hui  :  au  lieu 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  21 

de  s'amuser  à  imiter  des  monuments  dune  autre 
époque,  on  faisait  ce  qu'on  pouvait,  mêlant  gothique, 
Renaissance,  tous  les  styles  enfin;  et  de  tout  cela  des 
artistes  vraiment  artistes  savaient  faire  des  ensembles 
charmants.  On  est  ébloui  dans  ces  églises  de  la  pro- 
fusion des  richesses  en  marbres,  statues,  tombeaux, 
tapissant  les  murs  et  s'étalant  sous  les  pieds.  Des 
stalles  en  bois  se  prolongent  tout  le  long  des  murs; 
l'orgue  orné,  etc. 

En  revenant,  à  l'Hôtel  de  ville  :  édifice  charmait, 
de  la  Renaissance  ;  en  face,  une  maison  probablement 
du  temps  de  Henri  IV  :  très  imposant  style  rustique. 

Cette  ville  est  des  pins  intéressantes,  animée,  gaie 
et,  sauf  les  uniformes  prussiens  qui  me  font  un  effet 
désagréable,  faite  pour  l'imagination. 

En  allant  au  chemin  de  fer,  revu  l'extérieur  des 
tours,  etc. 

—  Parti  à  dix  heures;  chaleur  extrême  et  route 
fatigante.  Corvée  des  douanes,  avant  Verviers  ou 
à  Verviers  même. 

Ecrivassé  pendant  la  route  sur  mon  petit  calepin. 
—  Arrivé  à  Malines  à  six  heures  environ.  Bon  petit 
hôtel  de  Saint-Jacques  et  bon  souper  qui  m'a  remis. 
Les  grands  hommes  qui  écrivent  leurs  mémoires  ne 
parlent  pas  assez  de  l'influence  d'un  bon  souper 
sur  la  situation  de  leur  esprit.  Je  tiens  fort  à  la  terre 
par  ce  côté,  pourvu  toutefois  que  la  digestion  ne 
vienne  pas  contre-balancer  l'effet  favorable  de  Cérès 
et  de  Bacchus.  Encore  serait-il  vrai  que,  tout  le  temps 


22  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

qu'on  tient  table  et  même  encore  quelque  temps 
après,  le  cerveau  voit  les  choses  sous  un  autre  aspect 
qu'auparavant.  C'est  une  grande  question  qui  humilie 
certains  hommes,  qui  se  croient  ou  qui  se  voudraient 
beaucoup  plus  qu'hommes,  que  ce  feu  qui  naît  de  la 
bouteille  et  vous  porte  plus  loin  que  vous  n'eussiez 
été  sans  cela.  Il  faut  bien  s'y  résigner,  puisque  non 
seulement  cela  est,  mais  que,  de  plus,  cela  est  fort 
agréable. 

Matines,  7  août.  —  Couru  les  églises  à  Malines. 

Église  de  Saint-Jean  :  là,  Y  Adoration  des  rois,  le 
Saint  Jean  dans  la  chaudière ,  et  le  Saint  Jean- 
Baptiste,  trois  chefs-d'œuvre.  C'est  au  rang  des  plus 
beaux.  Les  volets  sont  beaux  aussi.  Saint  Jean  écri- 
vant, l'aigle  au-dessus  de  lui,  et  de  l'autre  le  Baptême 
de  Notre-Seigneur.  J'ai  été  voir  le  sacristain  pour  lui 
demander  de  les  dessiner. 

De  là,  à  la  cathédrale  de  Saint-Rombaud  (Rumol- 
dus).  Magnifique  église.  Monuments  de  tous  côtés  : 
statues  couchées  des  archevêques  dans  le  chœur; 
statues  des  douze  apôtres  dans  la  nef,  adossées 
aux  piliers.  La  même  chose  à  l'église  de  Sainte- 
Marie,  où  est  la  Pêche  miraculeuse.  Il  y  a  dans 
la  cathédrale  un  Van  Dyck,  le  Christ  au  milieu  des 
larrons,  que  j'ai  trouvé  très  faible.  Très  grand  tableau. 
Les  tons  bistrés  dans  les  ombres  le  rendent  très 
triste. 

A   Sainte-Marie,   la  Pêche  de   Rubens,    avec  les 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  25 

côtés,  y  compris  les  volets  dont  saint  Pierre  debout, 
de  face,  les  clefs  au-dessus  de  lui.  De  l'autre,  saint 
André  vêtu  de  couleurs  obscures  et  déjà  presque 
invisible  par  la  moisissure,  ainsi  que  la  Pêche,  qui 
commence  à  se  ternir.  Rubens  est  le  peintre  qui  a  le 
plus  à  perdre  avec  cette  dégradation.  Son  habitude 
constante  de  faire  les  chairs  plus  claires  que  le  reste 
en  fait  comme  des  fantômes  quand  les  fonds  sont 
devenus  obscurs.  Il  est  obligé  de  les  pousser  au 
sombre  pour  faire  ressortir  les  tons  des  chairs. 

Matines,  jeudi  8  août.  —  Parti  pour  Alost,  à  sept 
heures.  Rencontré  Raisson  (1)  à  la  station.  Cette  vieille 
figure  de  camarade  m'a  fait  plaisir.  Il  est  un  peu  froid, 
et  cela  n'en  vaut  peut-être  que  mieux.  Nous  avons  été 
ensemble  jusqu'à  Audeghen,  où  j'ai  pris  l'omnibus 
d' Alost.  Les  ennuis  de  ce  petit  voyage  étaient  sauvés 
par  le  sentiment  de  plaisir  que  me  cause  ce  pays,  et 
aussi  par  cette  vie  décousue  qui  a  son  charme. 

Arrivé  par  la  pluie,  descendu  chez  la  bonne  dame 
de  l'auberge  des  Trois  Rois,  pauvre  auberge  de 
commis  marchands. 

J'ai  commencé  par  aller  voir  le  tableau  :  j'ai  vu 
tout  de  suite,  quoi  qu'on  prétende  qu'il  a  peu  souf- 
fert,  que  son   aspect  lisse  et  jaune  était  l'effet  de 


(1)  Horace  Raisson  (1798-1854),  homme  de  lettres  et  journaliste,  a 
été  un  des  collaborateurs  de  Balzac.  C'était  un  des  plus  anciens  cama- 
rades de  Delacroix,  qui  l'avait  connu  vers  1816.  (Voir  Catalogue  Robaut, 
nM  62,  63,  192,  1469.) 


24  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

la  restauration.  Il  y  a  au-dessous,  sur  F  autel,  deux 
esquisses  de  Rubens,  représentant  saint  Roch. 

Revenu  déjeuner  à  1  auberge  et  attendu  ï heure  de 
retourner.  Enfin,  passé  deux  heures  seul  dans  l'église 
à  faire  un  croquis. 

J'ai  été,  dans  ce  voyage,  la  providence  des  be- 
deaux. 

A  trois  heures,  reparti  en  société  de  trois  prêtres 
dune  gaieté  remarquable.  Ils  ont  l'air  dans  ce  pays 
d'être  tout  à  fait  chez  eux;  ils  ont  cet  air  heureux  et 
confiant  qui  ne  se  rencontre  pas,  chez  nous,  chez  les 
gens  de  cette  robe. 

Mali  nés,  vendredi  9  août.  —  Malines.  Couru  encore 
les  églises  dans  la  matinée  ;  la  Pèche  m'a  paru  bien 
plus  belle  ;  le  Saint  Pierre  et  le  Saint  André,  qui  ser- 
vent de  volets,  admirables.  Le  Tobie,  qui  est  l'envers 
du  volet  de  saint  André,  est  moins  remarquable  que 
l'autre,  qui  est  le  poisson  trouvé  par  saint  Pierre. 
...  Quelle  aisance  dans  ce  saint  Pierre  debout,  drapé 
dans  son  manteau  !  Qu'il  a  peu  cherché  pour  cela  ! 
Ces  pieds  vigoureux,  cet  arrangement  puissant,  ce 
bout  de  filet  qui  pend  !  Quelle  force  et  quelle  fa- 
cilité (l)  ! 

(1)  «  Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  extraordinaire  dans  ce  tableau,  ^râce  aux 
circonstances  qui  me  permettent  de  le  voir  de  près  et  d'en  saisir  le  travail 
aussi  nettement  que  si  Rubens  l'exécutait  devant  moi,  c'est  qu'il  a  l'art 
de  livrer  tous  ses  secrets,  et  qu'en  définitive  il  étonne  à  peu  près  autant 
que  s'il  n'en  livrait  aucun.  Je  vous  ai  déjà  dit  cela  de  Rubens,  avant 
que  cette  nouvelle  preuve  me  fût  donnée.  »  (Fromentin,  Les  Maîtres 
d'autrefois,  p.  61.) 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  25 

Charmante  Elévation  en  croix.  Bas-relief  dans  les 
bas  côtés. 

Temps  charmant.  Couru  les  autres  églises  avec 
un  plaisir  extrême.  D'abord  Notre-Dame  d  Answyck  : 
église  moderne  et  bizarre  ;  grands  bas-reliefs  au- 
dessus  des  arcades  portant  le  dôme.  Portement  de 
croix,  etc.  Chaire  à  prêcher  :  Adam  et  Eve  se  cachant 
après  le  péché. 

Pris  les  remparts  par  le  temps  le  plus  gai,  pour 
aller  à  l'église  Saint-Pierre  et  Saint-Paul,  très  belle 
église  style  Louis  XIV,  très  riche,  la  plus  riche 
de  là. 

Enfilades  de  tableaux  représentant  des  miracles  de 
Jésuites  et  autres  religieux,  peu  remarquables,  mais 
faisant  leur  effet,  adossés  aux  murs  et  dans  l'archi- 
tecture. Peintres  occupés  à  repeindre  les  piliers.  On 
repeint  sans  cesse  ici. 

La  place  de  l'Église  a  fort  bon  air. 

Revenu  à  Saint-Rombaud  et  revu  le  Van  Dyck,  qui 
m'a  moins  déplu. 

Rentré  fatigué.  J'avais  abusé  un  peu,  dans  l'in- 
tention où  j'étais  d'aller  dessiner.  Reposé  une  heure 
environ  et  parti  avec  Jenny  pour  l'église  Saint-Jean, 
où  j  ai  dessiné  deux  ou  trois  heures.  Acheté  des 
pots  détain. 

Le  soir,  je  suis  sorti  de  nouveau  par  la  porte  de 
ville  qui  est  au  bout  de  notre  rue.  Le  matin,  j'avais 
fait  cette  connaissance  ;  le  soir,  elle  était  très  pitto- 
resque. 


26  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Revenu  près  de  l'église  de  Notre-Dame.  Dévotion 
des  femmes  devant  les  stations. 

Je  me  suis  enfoncé  dans  les  rues.  Côtoyé  un  grand 
canal,  et  enfin,  vers  neuf  heures,  je  me  suis  perdu 
vers  la  cathédrale,  dont  j'ai  eu  de  la  peine  à  revenir. 

Samedi  IQaoût.  —  Samedi  matin,  parti  pour  An- 
vers. Une  certaine  lâcheté  me  faisait  hésiter;  j'ai  eu 
tout  sujet  de  m'applaudir,  comme  on  verra,  de  mon 
courage. 

Parti  à  sept  heures.  Déjeuné  au  Grand  Laboureur. 
Des  Anglais,  toujours  et  partout! 

Cathédrale  :  le  tableau  d'autel. 

Couru  après  Braekeleer  (1),  qui  se  faisait  d'abord 
tirer  l'oreille,  et  qui  m'a  enfin  donné  rendez-vous 
pour  le  soir  à  six  heures  et  demie. 

Église  Saint-Jacques  Saint-Paul  ;  les  Jésuites,  que 
j'ai  fort  admirés  et  qui  ma  fait  penser  à  l'ornementa- 
tion de  ma  chapelle  ;  marbres  incrustés,  etc. 

Le  port  d'Anvers. 

Saint-Antoine  de  Padoue.  Église  petite.  Un  Rubens 
médiocre,  représentant  le  Saint  et  la  Vierge,  —  La 
Flagellation  de  saint  Paul,  plus  sublime  que  jamais. 
—  Le  Calvaire  dans  ladite  église.  Je  me  suis  rappelé 
que  je  l'avais  vu  il  y  a  onze  ans,  dans  des  circonstances 
différentes. 


(1)  Ferdinand  de  Braekeleer,  peintre  belge,  né  en  1792,  un  des  plus 
brillants  représentants  de  l'école  belge  contemporaine.  M.  de  Braekeleer 
était  alors  conservateur  du  Musée  d'Anvers. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  27 

Enfin  le  Musée.  Fait  un  croquis  d'après  Cranach. 
Admiré  les  Ames  du  purgatoire,  c'est  de  la  plus  belle 
manière  de  Rubens.  Je  ne  pouvais  me  détacher  du 
tableau  de  la  Trinité,  du  Saint  François,  de  la  Sainte 
Famille,  etc.  Enfin,  le  jeune  homme  qui  copie  le 
grand  Christ  en  croix  ma  prêté  son  échelle,  et  j'ai 
vu  le  tableau  dans  un  autre  jour.  G1  est  du  plus  beau 
temps  ;  la  demi-teinte  est  franchement  tournée  dans 
la  préparation  et  les  touches  hardies  de  clair  et 
d'ombres  mises  dans  la  pâte  très  épaisse,  surtout  dans 
le  clair.  Comment  ne  me  suis-je  aperçu  que  main- 
tenant à  quel  point  Rubens  procède  par  la  demi- 
teinte,  surtout  dans  ses  beaux  ouvrages?  Ses  esquisses 
auraient  dû  me  mettre  sur  la  voie.  Contrairement  à 
ce  qu'on  dit  du  Titien,  il  ébauche  le  ton  des  figures 
qui  paraissent  foncées  sur  le  ton  clair.  Cela  explique 
aussi  qu'en  faisant  le  fond  ensuite  et  par  un  besoin 
extrême  de  faire  de  l'effet,  il  s'applique  à  rendre  les 
chairs  brillantes  outre  mesure  en  rendant  le  fond 
obscur.  La  tête  du  Christ,  celle  du  soldat  qui  des- 
cend de  l'échelle,  les  jambes  du  Christ  et  celles  de 
l'homme  supplicié  très  colorées  dans  la  préparation, 
et  clairs  posés  seulement  à  petites  places.  La  Ma- 
deleine remarquable  pour  cette  qualité  :  on  voit  clai- 
rement les  yeux,  les  cils,  les  sourcils,  les  coins  de  la 
bouche  dessinés  par-dessus,  je  crois,  dans  le  frais, 
contrairement  à  Paul  Véronèse. 

Se  rappeler  aussi  les  Ames  du  purgatoire.  La 
demi-teinte  tournée  est  évidente  dans  les  figures  du 


28  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

bas  et  les  touches  qui  reviennent  dessiner  les  traits. 
L'esquisse  du  tableau  devait  être  bonne  pour  mettre 
à  même  de  faire  le  tableau  ainsi  et  à  coup  sûr.  Cher- 
cher dans  l'esquisse  et  aller  sûrement  dans  l'exécution 
du  tableau. 

—  Le  soir,  après  dîner,  parti  par  un  beau  soleil, 
pour  aller  chez  Braekeleer;  admiré,  en  remontant  sa 
rue,  de  magnifiques  chevaux  flamands,  un  jaune  et 
un  noir. 

Vu  enfin  la  fameuse  Elévation  en  croix  :  émotion 
excessive!  Beaucoup  de  rapports  avec  la  Méduse.., 
Il  est  encore  jeune  et  pense  à  satisfaire  les  pédants... 
Plein  de  Michel- Ange.   Empâtement  extraordinaire. 
Sécheresse  qui  touche  au  Mauzais-se,  dans  quelques 
parties,  et  pourtant  point  choquante.  Cheveux  très 
sèchement  faits  dans  des  têtes  frisées,  dans  le  vieil- 
lard à  tête  rouge  et  à  cheveux  blancs  qui  soulève  la 
croix  en  bas  à  droite,  dans  le  chien,  etc.  ;  n'est  point 
préparé  par  la  demi-teinte.  Dans  le  volet  de  droite, 
on  voit  des  préparations  empâtées  comme  celles  que 
je  fais  souvent  et  le  glacis  par-dessus,  notamment  dans 
le  bras  du  Romain,  qui  tient  le  bâton,  et  dans  les  cri- 
minels qu'on  crucifie.  Encore  plus  probable,  quoique 
dissimulé  par  le  fini,  dans  le  volet  de  gauche.    La 
coloration  a  disparu  dans  les  chairs,  dont  les  clairs 
sont  jaunes  et  les  ombres  noires.  Plis  étudiés  pour 
faire  du  style,   coiffures  soignées.    Plus   de  liberté, 
quoique  d'un  pinceau  académique,  dans  le  tableau  du 
milieu,  mais  entièrement  libre  et  revenu  à  sa  nature, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  29 

dans  le  volet  du  cheval,  qui  est  au-dessus  de  tout. 

Cela  m'a  grandi  Géricault,  qui  avait  cette  force-là, 
et  qui  n'est  en  rien  inférieur.  Quoique  dune  peinture 
moins  savante  dans  Y  Elévation  en  croix,  il  faut  avouer 
que  l'impression  est  peut-être  plus  gigantesque  et  plus 
élevée  que  dans  les  chefs-d'œuvre.  Il  était  imbu  d'ou- 
vrages sublimes;  on  ne  peut  pas  dire  qu'il  imitait. 
Il  avait  ce  don-là,  avec  les  autres  en  lui.  Quelle  dif- 
férence avec  les  Carrache!  En  pensant  à  eux,  on  voit 
bien  qu'il  n'imitait  pas;  il  est  toujours  Rubens. 

Gela  me  sera  utile  pour  mon  plafond  (1).  J'avais  ce 
sentiment  quand  j'ai  commencé.  Peut-être  le  devais-je 
aussi  à  d'autres?  La  fréquentation  de  Michel-Ange  a 
exalté  et  élevé  successivement  au-dessus  d'eux-mêmes 
toutes  les  générations  de  peintres.  Le  grand  style  ne 
peut  se  passer  du  trait  arrêté  d'avance.  En  procédant 
par  la  demi-teinte,  le  contour  vient  le  dernier  :  de 
là  plus  de  réalité,  mais  plus  de  mollesse  et  peut-être 
moins  de  caractère. 

Le  soir,  Braekeleer,  qui  m'avait  dit  qu'il  lui  serait 
impossible  de  me  faire  revoir  les  tableaux  le  lende- 
main, qu'il  avait  une  partie,  je  ne  sais  quoi,  est  revenu, 
s  étant  ravisé,  je  crois,  sur  ce  que  d'autres  lui  auront 
fait  sentir  que  je  méritais  qu'on  se  dérange  pour  moi; 
est  revenu,  dis-je,  me  chercher  pour  passer  la  soirée 
avec  ses  amis  les  artistes  et  me  promettre  qu'il  me 
mènerait  derechef  le  lendemain. 

(1)  Galerie  d' Apollon. 


30  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Achevé  la  soirée  avec  M.  Leys  (l),  un  autre  peintre 
et  un  amateur.  Ils  m'ont  reconduit  à  mon  hôtel  des 
Pays-Bas. 

Matines,  dimanche  11  août.  —  A  Anvers.  Vers 
dix  heures ,  Braekeleer  est  venu  me  prendre  pour 
retourner  voir  les  tableaux  de  Rubens  en  restaura- 
tion. Cet  intarissable  bavard  m'a  gâté  cette  seconde 
séance  en  étant  sans  cesse  sur  mon  dos  et  ne  parlant 
que  de  lui.  L'impression  d'hier  soir,  au  crépuscule, 
avait  été  la  bonne. 

J'ai  été  tellement  fatigué  qu'après  lavoir  accom- 
pagné chez  l'amateur  qui  m'avait  invité  la  veille  à 
voir  ses  tableaux,  je  suis  rentré  à  mon  auberge,  et  j'ai 
dormi  au  lieu  de  retourner  au  Musée,  ce  qui  aurait 
complété  mes  observations  d'hier.  Je  suis  donc  resté 
paresseusement,  écoutant  le  carillon  qui  m'enchante 
toujours,  en  attendant  le  dîner. 

Nous  partons  à  sept  heures  et  demie.  Trouvé  au 
chemin  de  fer  M.  Van  Huthen  et  un  M.  Cornelis, 
major  d'artillerie,  qui  a  été  fort  aimable  et  fort  em- 
pressé, regrettant  de  n'avoir  pu  mètre  utile.  Mes 
amis  ne  me  montrent  pas  cet  intérêt-là.  Il  faut  que  la 
personne  d'un  homme  dont  le  public  s'occupe  soit 
inconnue  pour  que  ce  sentiment  d'empressement  per- 
siste. Quand  on  a  vu  plusieurs  fois  un  homme  remar- 

(1)  Henri  Leys,  peintre  belge,  né  en  l€l5,  mort  en  1869,  élève  de 
Ferdinand  de  Braekeleer,  son  beau-frère.  Son  œuvre  est  considérable  et 
des  plus  remarquables. 


JOURNAL    DTEUGENE  DELACROIX.  ai 

quable,  on  le  trouve  fort  justement  à  peu  près  sem- 
blable à  tous  les  autres!  Ses  ouvrages  nous  lavaient 
grandi  et  lui  prêtaient  de  l'idéal.  De  là  le  proverbe  : 
«  Il  n'y  a  pas  de  héros  pour  son  valet  de  chambre.  » 
Je  crois  qu'en  y  pensant  mieux,  on  se  convaincra  qu'il 
en  est  autrement.  Le  véritable  grand  homme  est  bon 
à  voir  de  près.  Que  les  hommes  superficiels,  après 
s'être  figuré  qu'il  était  hors  de  la  nature  comme  des 
personnages  de  roman,  en  viennent  très  vite  à  le 
trouver  comme  tout  le  monde,  il  n'y  a  là  rien  d'éton- 
nant. Il  appartient  au  vulgaire  d'être  toujours  dans 
le  faux  ou  à  côté  du  vrai.  L'admiration  fanatique  et 
persistante  de  tous  ceux  qui  ont  approché  Napoléon 
me  donne  raison. 

Le  dimanche  soir,  en  rentrant  à  Malines,  sen- 
sation agréable  de  m'y  retrouver.  Tous  ces  bons  Fla- 
mands étaient  en  fête  ;  ces  gens-là  sont  bien  dans 
notre  nature  française. 

—  Dessiné  de  mémoire  tout  ce  qui  m'avait  frappé 
pendant  mon  voyage  d'Anvers. 

Bruxelles,  lundi  12  août.  —  Sorti  à  neuf  heures. 
Hôtel  Tirlemont.  Revu  la  cathédrale  et  ses  magni- 
fiques vitraux.  Dessiné  trop  tôt  et  trouble  d'estomac 
qui  m'a  causé  un  accident  passager  dont  je  me  suis 
senti  toute  la  journée.  C'est  en  allant  au  Musée.  J'y 
suis  resté  cependant  jusqu'à  trois  heures. 

—  Tableau  de  Flinck.  Celui  de  la  première  salle 
librement  peint. 


32  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

Le  coup  de  lance.  Le  soldat  qui  perce  le  côté, 
dune  tonalité  plus  foncée  que  le  larron  qui  est  der- 
rière, ce  qui  l'enlève  parfaitement.  Le  larron,  d'im 
ton  doré,  —  son  linge  également  de  même  valeur  qui 
se  confond  avec  le  ciel  qui  est  d'un  gris  chaud.  Le 
cou  du  cheval  plus  clair  :  —  un  luisant  très  vif  sur 
l  armure  sous  le  bras  du  soldat  à  la  lance,  et  le  ciel 
très  bleu  entre  les  bras  de  l'autre. 

La  lumière  dégradée  sur  les  jambes  du  Christ 
depuis  les  genoux.  La  tête,  le  bras  et  l'autre  main  de 
la  Madeleine  très  vifs.  Les  pieds  du  Christ,  très  demi- 
teintés,  mais  d'une  légèreté  admirable.  Le  genou  se 
détachant  à  merveille  sur  le  bras  et  la  main  de  la  Ma- 
deleine. Tout  le  genou  du  soldat  qui  descend  de 
l'échelle,  d'une  valeur  analogue  aux  pieds  du  Christ, 
sauf  quelques  luisants,  mais  doux. 

Le  linge  du  haut  du  bras  de  la  Madeleine  d'un 
blanc  mat,  quoique  vif  et  analogue  au  col.  La  partie 
éclairée  de  l'échelle  qui  sépare  ses  cheveux  du  man- 
teau rouge  de  saiut  Jean,  d'un  gris  perle  jaunâtre, 
presque  comme  les  cheveux. 

L'échelle  contre  les  jambes  du  larron,  ses  deux 
jambes  (sauf  le  genou  droit  un  peu  plus  coloré),  mais 
les  pieds  surtout,  sauf  l'ombre,  du  même  ton  ^ris 
bleuâtre,  brunâtre.  La  croix  près  des  pieds,  de 
même.  Le  ciel  à  peu  près  de  même  valeur.  Le  bras 
du  soldat  se  détache  de  la  jambe  du  larron,  seulement 
parce  qu'il  est  un  peu  plus  rouge. 

Le  groupe  de  la  Vierge  plus  sombre  en  masse  que 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  33 

la  Madeleine,  quoique  dans  le  clair;  mais  la  tête  très 
brillante,  quoiqu'un  peu  moins  que  la  Madeleine,  et 
les  mains  aussi  brillantes  que  possible.  Le  saint  Jean 
dune  valeur  très  demi-teintée  du  haut  en  bas.  Le 
manteau  bleu  de  la  Vierge  un  peu  plus  clair  que  le 
rouge  du  manteau.  Sa  robe  gris  violet  un  peu  plus 
foncée. 

Le  bâton  de  l'échelle  a  un  clair  qui  se  prolonge 
jusqu'à  la  jambe  du  larron. 

La  tête  de  la  Madeleine  se  détache  à  merveille  sur 
la  partie  demi-teinte  claire  du  bois  de  la  croix  et  par 
derrière  sur  le  ciel  de  même  valeur;  comme  je 
l'ai  dit,  toute  cette  grappe  sublime  de  1  échelle, 
des  pieds  du  larron,  des  jambes  du  soldat,  de  la  cui- 
rasse foucée  avec  son  luisant  qui  relève  le  tout. 

—  Les  petites  esquisses  sont  bien  plus  fermes  et 
mieux  dessinées  que  les  grands  tableaux. 

—  Promenade  dans  le  parc,  pour  me  remettre, 
par  un  temps  gris.  Descendu  dans  l'enfoncement. 

Le  soir,  promenade  vers  le  théâtre  et  à  travers  les 
passages,  J'aimais  à  revoir  tous  ces  lieux  où  je  me 
suis  plu  il  y  a  onze  ans. 

Mardi  13  août.  —  Je  lis  à  Bruxelles,  dans  le  jour- 
nal, qu'on  a  fait  à  Cambridge  des  expériences 
photographiques  pour  fixer  le  soleil,  la  lune  et  même 
des  images  d'étoiles.  On  a  obtenu  de  l'étoile  Alpha, 
de  la  Lyre,  une  empreinte  de  la  grosseur  d'une 
tête  d'épingle.  La  lettre  qui  constate  ce  résultat  fait 
ii.  a 


34  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

une  remarque  aussi  juste  que  curieuse  :  c'est  que  la 
lumière  de  l'étoile  da guerre otypée  mettant  vi  î^t  ans 
à  traverser  l'espace  qui  la  sépare  de  la  terre,  il  en 
résulte  que  le  rayon  qui  est  venu  se  fixer  sur  la  pla- 
que avait  quitté  sa  sphère  céleste  longtemps  avant 
que  Daguerre  eût  découvert  le  procédé  au  moyen 
duquel  on  vient  de  s'en  rendre  maître 

J'ai  été  languissamment  au  Musée  ;  j'étais  sous 
l'impression  du  malaise  d'hier.  Il  y  avait  des  courants 
d'air  qui  m'ont  chassé. 

Le  matin,  j'avais  été  chercher  M.  Van  Huthen,  au 
bout  de  la  ville;  il  m'a  mené  chez  quelques  marchands 
d'estampes.  J'ai  remarqué  de  plus  en  plus  combien  le 
Portement  de  croix,  le  Christ  foudroyant  le  moîide, 
le  Saint  Liévin  caractérisent  une  manière  à  part  chez 
Rubens.  Je  crois  que  c'est  la  dernière.  C'est  la  plus 
habile.  L'opposition  des  tableaux  voisins  ne  sert  qu'à 
faire  ressortir  cette  différence,  h' Assomption  est  très 
sèche.  Il  en  est  de  même  de  Y  Adoration  des  mages, 
qui  m'avait  tant  séduit  le  premier  jour,  sans  doute  à 
cause  du  soir. 

Paris,  mercredi  14  août.  —  Parti  de  Bruxelles  à 
neuf  heures.  Journée  assez  fatigante.  Arrivé  à  Paris 
vers  six  heures. 

Trouvé  dans  la  diligence  un  original  de  soixante- 
dix  ans  ressemblant  à  M.  Bertin  le  père,  qui  a  une 
excellente  philosophie  ;  il  vit  à  Louviers  chez  ses 
enfants.  Le  bonhomme  s'est  gardé  la  libre  disposition 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  85 

de  son  argent  qui  n'est  pas  considérable,  à  ce  qu'il  dit, 
mais  qui,  employé  comme  il  le  sait  faire,  le  rend  très 
heureux.  A  tout  instant  il  part,  il  va  faire  un  voyage 
et  revient  quand  il  a  assez  de  ses  tournées.  Il  vit  cer- 
tainement davantage. 

—  Il  me  semble  qu'il  y  a  trois  mois  que  j'ai  quitté 
Paris. 

Samedi  17  août.  — Ton  fin  pour  demi-teinte  d'or  et 
pour  draperie  neutre  propre  à  relever  ce  qui  entoure 
par  une  opposition  :  Base,  chrome  le  plus  clair.  — 
Demi-teinte,  soit  terre  d'ombre,  soit  terre  de  Cassel 
blanc.  Ocre  ou  autre  ajouté  suivant  la  convenance. 

Ton  jaune  pour  le  ciel  après  le  ton  clair  de  jaune 
de  Naples  et  blanc,  qui  entoure  l'Apollon  (1)  :  ocre 
jaune,  blanc ,  chrome  n°  2.  En  dégradant,  la  terre 
d'ombre  naturelle  substituée  à  X ocre  jaune. 

Clairs  du  manteau  de  l'Eole  :  terre  d'Italie  natu- 
relle, vermillon.  Ombres  :  laque  brûlée,  terre  d'Ita- 
lie brûlée. 

Clairs  de  la  robe  d'Iris  :  vert  émeraude,  jaune  de 
chrome  n°  2.  —  Ombres  :  vert  émeraude,  terre  d'Ita- 
lie naturelle. 

Pour  le  ciel,  le  ton  doré,  à  partir  de  la  Gloire,  clair 
autour  du  soleil  :  la  terre  d'Italie  naturelle  et  blanc; 
le  ton  bleu  de  Prusse  et  blanc  vient  s'y  marier,  mais  à 
sec. 

(1)  Voir  Catalogue  Bobaut,  n°  1118. 


36  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

—  Pour  préparer  les  figures  pour  le  tableau,  par- 
tir d'un  bon  trait,  et  quand  Andrieu  aura  appliqué 
la  couleur  et  commencé  à  tourner  sa  figure,  le 
redresser  dans  ce  premier  travail  et  tâcher  d'obtenir 
qu'il  en  vienne  à  bout  avec  cette  aide. . .  Les  retouches 
que  je  ferai  seront  plus  faciles.  Il  faudrait  con- 
server le  trait  et  le  perfectionner  même  avant  de 
s  en  servir,  de  manière  à  poncer  de  nouveau  sur  la 
préparation  peinte,  quand  le  dessin  se  perdra. 

Il  faudra  suivre  en  tout  la  préparation  des  décora- 
teurs, et  particulièrement  pour  les  figures  éloignées  ; 
les  modeler  avec  teintes  plates,  comme  nous  avons 
fait  dans  le  carton,  les  tailler  par  l'ombre,  et  pour 
ainsi  dire  sans  ajouter  de  clairs. 

Vendredi  25  août . —  Un  critique  dit  de  M .  Bazin  (1): 
«  M.  Bazin  est  un  homme  de  beaucoup  d'esprit  et  qui 
se  pique  de  n'avoir  rien,  en  écrivant,  de  l'érudit  de 
profession  et  du  pédant.  »  Je  me  permettrai  seulement 
de  demander  si,  dans  cette  abstinence  absolue  de  toute 
citation  et  de  toute  note  en  un  genre  d'ouvrage  qui 
les  réclame  naturellement,  si  dans  cette  suppression 
exacte  de  tout  nom  propre  moderne,  là  même  où 
l'auteur  y  songe  le  plus  et  y  fait  allusion,  si  dans 
cette  attention  tout  épigrammatique  de  ne  laisser 
sans  rectification  aucune  des  petites  erreurs  d' autrui, 

(1)  Il  s'agit  ici  de  Bazin,  historien,  né  en  1797,  mort  en  1850,  auteur 
d'ouvrages  historiques  estimés,  notamment  une  Histoire  de  France  sous 
Louis  XIII  et  sous  le  cardinal  Mazarin,  qui  ohtint  le  prix  Gobert. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  37 

il  n'y  a  pas  une  sorte  de  pédantisme.  L'honnête 
homme  est  celui  qui  ne  se  pique  de  rien,  a  dit 
La  Rochefoucauld;  M.  Bazin  se  pique  d'être  honnête 
homme.  Quand  on  fait  un  métier,  il  faut  franchement 
en  être;  c'est  à  la  fois  plus  simple,  plus  commode,  et 
de  meilleur  goût. 

—  Ce  que  dit  M.  Villemain  de  l'histoire  (quelle 
est  toujours  à  faire,  etc.)  peut  se  dire  de  tout.  Non 
seulement  je  puis  trouver,  dans  les  récits  d'un  autre, 
matière  à  de  nouveaux  récits  intéressants  à  mon 
point  de  vue,  mais  le  propre  récit  que  je  viens  de 
faire,  je  le  referai  de  vingt  manières  différentes.  Il  n'y 
a  probablement  que  Dieu  ou  qu'un  dieu  pour  ne  dire 
des  choses  que  ce  qui  doit  en  être  dit. 

Mardi  3  septembre.  —  Commencé  au  Louvre  pour 
le  plafond  (1). 

J'ai  aidé  Andrieu  à  tracer  les  carreaux  sur  le 
carton. 

Mardi  17  septembre.  —  Reçu  la  visite  de  M.  Lau- 
rens,  de  Montpellier,  avec  un  M.  Schirmer  (2), 
paysagiste  de  Dusseldorf,  et  M.  Saint-René  Taillan- 
dier (3),  de  la  Revue,  qui  m'a  plu. 

(1)  Apollon  vainqueur  du  serpent  Python. 

(2)  Jean-Guillaume  Schirmer,  peintre  allemand,  né  en  1807,  mort  en 
1863.  Il  est,  à  vrai  dire,  le  fondateur  de  l'école  de  paysage  de  Dussel- 
dorf. En  1854,  il  fut  appelé  à  la  direction  de  l'école  des  beaux-arts  de 
Carlsruhe. 

(3)  Saint-René  Taillandier,  littérateur,  né  en  1817,  mort  en  1879.  D'à- 


38  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

Puis  Bonvin  (1)  avec  une  lettre  de  Mme  Sand.  Il  a 
également  de  bonnes  manières.  Une  Mme  Camilla 
Gondolfi,  pittrice  sarda  ;  elle  habite  Gênes  et  Turin 
pendant  les  sessions. 

—  Laurens  m'apprend  que  Ziegler  (2)  fait  une 
grande  quantité  de  daguerréotypes,  et  entre  autres 
des  hommes  nus.  J  irai  le  voir  pour  lui  demander  de 
m'en  prêter. 

Mereredi  18  septembre. —  Visite  de  Wappers  (3). 
Il  me  parle  de  l'alumine.  En  la  broyant  avec  tous  les 
tons  possibles,  on  obtient  un  transparent  qui  en  fait 
une  laque. 

Lundi  23  septembre.  —  Wappers,  Halévy,  Mer- 
cey,  Duban  ont  dîné  avec  moi.  Delaroche  n'était  pas 
à  Paris. 

24  septembre .  —  Je  remarquais  dans  la  Susanne,  de 
Paul  Véronèse,   combien  l'ombre  et  la  lumière  sont 

bord  professeur  de  littérature,  puis  collaborateur  très  actif  de  la  Revue 
des  Deux  Mondes,  il  obtint  en  1863  la  chaire  d'éloquence  française  à  la 
Faculté  de  Paris  et  fut  nommé  en  1873  membre  de  l'Académie  française. 

(1)  François  Bonvin,  peintre,  né  en  1817,  mort  en  1887.  Bonvin  peut 
être  considéré  comme  un  des  meilleurs  peintres  de  genre  de  notre 
époque. 

(2)  Jules-Claude  Ziegler,  peintre,  né  en  1804,  mort  en  1856.  Elève 
d'Ingres,  il  débuta  au  Salou  de  1832  par  des  tableaux  qui  commen- 
cèrent sa  réputation.  II  est  l'auteur  de  la  peinture  qui  décore  la  grande 
coupole  de  la  Madeleine.  Ziegler  tient  une  place  distinguée  parmi  les 
peintres  de  la  première  moitié  de  notre  siècle. 

(3)  Baron  Wappers,  peintre  belge,  né  à  Anvers  en  1803,  mort  en  1874. 
II  mérite  d'être  cité  parmi  les  principaux  peintres  d'histoire  de  ce  temps. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  39 

simples  chez  lui-même  sur  les  premiers  plans.  Dans 
une  vaste  composition  comme  le  plafond,  c'est  encore 
bien  plus  nécessaire.  La  poitrine  de  la  Susanne  sem- 
ble d'un  seul  ton,  et  elle  est  en  pleine  lumière;  ses  con- 
tours sont  également  très  prononcés  :  nouveau  moyen 
d'être  clair  à  distance.  Je  l'ai  éprouvé  également  sur 
le  carton,  après  avoir  tracé  autour  des  figures  un  con- 
tour presque  niais  et  sans  accents. 

—  Sur  le  préjugé  qu  on  naît  coloriste  et  qu'on 
devient  dessinateur,  ou  bien  le  «  nascuntur  poetœ, 
fiun  t  or  a  tores  » . 

—  Sur  les  peintres-poètes  et  les  peintres-prosa- 
teurs. 

Dimanche  29  septembre.  —  Mme  Cave  est  venue 
me  lire  partie  de  son  traité  de  l'aquarelle,  plein  de 
choses  charmantes. 

En  regardant  l'esquisse  que  j'ai  colorée  de  mé- 
moire du  Portement  de  croix  de  Rubens,  je  me  dis 
qu'il  faudrait  ébaucher  ainsi  les  tableaux  avec  cette 
intensité  de  ton  qui  manque  un  peu  de  lumière,  mais 
qui  établit  les  rapports  de  localité,  et  ensuite  se  livrer 
là-dessus  et  mettre  la  lumière  et  les  accents  avec  la 
fantaisie  et  la  verve  nécessaires;  ce  serait  le  moyen  de 
l'avoir  (cette  verve)  quand  il  le  faut,  pour  n'en  pas 
dépenser  inutilement,  c'est-à-dire  à  la  fin.  C'est  le 
contraire  qui  arrive  le  plus  souvent,  et  à  moi  particu- 
lièrement. 

On  voit  dans  le  tableau  de  Van  Dyck  (je  ne  parle 


40  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

pas  de  ses  portraits)  qu'il  n'avait  pas  toujours  la  har- 
diesse nécessaire  pour  revenir  vivement  et  avec  inspi- 
ration sur  cette  préparation  où  la  demi-teinte  domine 
un  peu  trop. 

Il  faut  à  la  fois  concilier  ce  que  Mme  Cave  me 
disait  de  la  couleur  couleur  et  de  la  lumière  lumière  : 
faire  trop  dominer  la  lumière  et  la  largeur  des  plans 
conduit  à  l'absence  de  demi-teintes  et  par  conséquent 
à  la  décoloration;  l'abus  contraire  nuit  surtout  dans 
les  grandes  compositions  destinées  à  être  vues  de 
loin,  comme  les  plafonds,  etc.  Dans  cette  dernière 
peinture,  Paul  Véronèse  l'emporte  sur  Rubens  par  la 
simplicité  des  localités  et  la  largeur  de  la  lumière. 
(Se  rappeler  la  Susanne  et  les  vieillards  du  Musée, 
qui  est  une  leçon  à  méditer.)  Pour  ne  point  paraître 
décolorée  avec  une  lumière  aussi  large,  il  faut  que  la 
teinte  locale  de  Paul  Véronèse  soit  très  montée 
de  ton. 

Mercredi  9  octobre  1850.  —  Donné  au  sieur 
Lacroix,  pour  Bourges,  marchand  de  couleurs  incen- 
dié, un  petit  pastel  représentant  un  Tigre  cjui  lèche 
sa  patte  (1). 

Mercredi  16  octobre.  —  Des  licences  pittoresques. 
Chaque  maître  leur  doit  souvent  des  effets  les  plus 
sublimes    :   l'inachevé    de    Rembrandt,    l'outré    de 

(1)  Voir  Supplément  au  Catalogue  Robaut,  n°  309. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  41 

Rubens.  Les  médiocres  ne  peuvent  oser  de  la  sorte  ; 
ils  ne  sont  jamais  hors  d'eux-mêmes.  La  méthode 
ne  peut  tout  régler;  elle  conduit  tout  le  monde  jus- 
qu'à un  certain  point.  Comment  aucun  des  grands 
artistes  n'a-t-il  essayé  de  détruire  cette  foule  de  pré- 
jugés? ils  auront  été  effrayés  de  la  tâche  et  auront 
abandonné  la  foule  à  ses  sottes  idées. 

Cfiamprosay.  samedi  19  octobre.  —  Payé  à  Joseph 
Tissier,  ce  jour  ou  deux  auparavant,  la  somme  de 
55  francs  pour  vingt-deux  journées  de  travail  au  jar- 
din. Il  a  eu  F  effronterie  de  me  présenter  ce  résultat 
depuis  mon  départ.  De  plus,  2  fr.  50  pour  un  jardi- 
nier, auquel  il  a  acheté  des  fleurs. 

3  novembre.  —  Rubens  met  franchement  la  demi- 
teinte  grise  du  bord  de  l'ombre  entre  son  ton  local  de 
chair  et  son  frottis  transparent.  Ce  ton  chez  lui  règne 
tout  du  long.  Paul  Véronèse  met  à  plat  la  demi- teinte 
de  clair  et  celle  de  l'ombre.  (J'ai  remarqué  par  ma 
propre  expérience  que  ce  procédé  donne  déjà  une 
illusion  étonnante.)  Il  se  contente  de  lier  l'un  à  l'autre 
par  un  ton  plus  gris  mis  par  places  et  à  sec  par-dessus. 
De  même,  il  met,  en  frôlant,  le  ton  vigoureux  et 
transparent  qui  borde  l'ombre  du  côté  du  ton  gris. 

Titien  probablement  ne  savait  pas  comment  il  fini- 
rait un  tableau. . .  Rembrandt  devait  être  souvent  dans 
ce  cas  ;  ses  emportements  excessifs  sont  moins  un  effet 
de  son  intention  que  celui  de  tâtonnements  successifs. 


42  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

—  Nous  avons,  dans  notre  promenade,  observé  des 
effets  étonnants.  C'était  un  soleil  couchant  :  les  tons 
de  chrome,  de  laque  les  plus  éclatants  du  côté  du 
clair,  et  les  ombres  bleues  et  froides  outre  mesure. 
Ainsi  l'ombre  portée  des  arbres  sur  l'herbe  naissante, 
laquelle  était  au  soleil  l'émeraude  la  plus  chaude, 
était  toute  froide  dans  l'ombre  portée  des  arbres  tout 
jaunes,  terre  d'Italie,  brun  rouge  et  éclairés  en  face 
parle  soleil,  se  détachant  sur  une  partie  de  nuages 
gris  qui  allaient  jusqu'au  bleu.  Il  semble  que  plus  les 
tons  du  clair  sont  chauds,  plus  la  nature  exagère 
1  opposition  grise  :  témoin  les  demi-teintes  dans  les 
Arabes  et  natures  cuivrées.  Ce  qui  faisait  que  cet 
effet  paraissait  si  vif  dans  le  paysage,  c'était  précisé- 
ment cette  loi  d'opposition. 

Hier,  je  remarquais  le  même  phénomène  au  soleil 
couchant  :  il  n'est  plus  éclatant,  plus  frappant  que  le 
midi,  que  parce  que  les  oppositions  sont  plus  tran- 
chées. Le  gris  des  nuages,  le  soir,  va  jusqu'au  bleu; 
la  partie  du  ciel  qui  est  pure  est  jaune  vif  ou  orangé. 
Loi  générale  :  plus  d'opposition,  plus  d'éclat. 

Samedi  23  novembre.  —  Donné  10  francs  d'avance 
au  jardinier  de  Mme  Desnous.  Je  s:iis  convenu  avec 
lui  de  50  francs  par  an. 

Paris,  26  novembre.  —  Réunion  au  Palais-Royal 
de  l'ancien  jury,  pour  dépouiller  le  scrutin  relatif  au 
Salon.  Resté  jusqu'au  dîner ,( 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  43 

Mercredi  27  novembre.  —  J'ai  passé  la  matinée 
avec  Guillemardet,  chez  lequel  j'avais  été  pour  lui 
recommander  Mme  Filleau. 

lime  donne  ce  moyen  de  M.Dupin  (1)  pour  trouver 
facilement  ce  qu'on  a  à  dire  :  c'est  de  ne  point  penser 
aux  expressions,  lorsqu'on  roule  à  l'avance  sa  matière 
dans  sa  tête,  mais  seulement  de  penser  à  la  chose 
même  et  s'en  bien  pénétrer;  l'expression  arrive  toute 
seule  quand  on  vient  à  parler. 

Samedi  14  décembre.  —  Fini  aujourd'hui  l'examen 
pour  la  réception  et  le  placement  des  tableaux. 

Dans  huit  jours,  nous  retournerons  pour  voir  de 
nouveau.  Il  y  a  trois  semaines  que  nous  ne  faisons 
que  cela. 

Dimanche  15  décembre.  — -  M.  Baldus  me  donne 
les  recettes  suivantes  :  pour  coller  le  papier  sur  un 
panneau  pour  peindre,  avoir  des  panneaux  encadrés 
en  bois  simple  et  qui  coûtent  meilleur  marché.  11 
faut  nettoyer  le  verre  sur  lequel  on  doit  calquer  le 
dessin  qu'on  veut  grandir,  avec  un  chiffon  et  de  l'eau- 
de-vie.  Prendre  de  la  colle  forte  et  y  mêler  un  peu 
de  blanc  d'Espagne,  quand  elle  est  chaude.  En  met- 
tre sur  le  panneau  et  sur  le  dessin,  et  appliquer  forte- 
ment.  Quand  le   tout   est    bien  pris    et  qu'on   veut 

(1)  Sans  doute  le  grand  orateur  Dupin,  dit  Dupîn  aîné,  qui  fut  suc- 
cessivement avocat,  procureur  général  et  préaident  de  l'Assemblée  lé- 
gislative en  1849. 


44  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX, 

peindre,  passer  une  couche  de  gélatine.  En   mettre 
de  même  sur  la  peinture  faite  avant  de  vernir. 

Pour  reboucher  les  crevasses  dans  les  tableaux 
avant  de  restaurer  :  Mastic  qu'on  trouve  chez  tous  les 
restaurateurs  de  tableaux,  fait  de  blanc  d'Espagne  et 
de  colle  de  peau  de  lapin.  Avant  de  retoucher,  pas- 
ser légèrement  un  siccatif,  de  manière  à  faire  revenir 
le  ton  et  à  imbiber  les  endroits  où  est  le  mastic.  Il  est 
entendu  qu'en  lavant  avec  soin  le  tableau  avant  de 
retoucher,  on  n'a  laissé  le  mastic  que  dans  les  cre- 
vasses. Pour  retoucher  des  épreuves  de  photogra- 
phie, mouiller  le  papier  et  l'appliquer  sur  un  verre  ; 
il  adhérera  au  moins  pendant  deux  heures  ;  retoucher 
dans  l'humide  avec  aquarelle  et  rehaut  de  gouache. 

Samedi  28  décembre.  —  Chez  Ghabrier  le  soir.  J'ai 
vu  là  Desgranges  (1),  qui  me  disait  qu'il  s'était  heurté 
une  fois  contre  un  pendu  dans  les  rues  de  Constan- 
tinople.  C'était  un  boucher  en  contravention...  Il  en 
faut  de  très  légères  pour  être  puni  du  dernier  sup- 
plice; une  augmentation  de  moins  d'un  liard  sur  le 
prix  fixé  par  la  police  est  une  raison  suffisante.  Au 
reste,  cela  n'étonne  personne.  Les  janissaires  lui 
disaient  (à  Desgranges),  et  c'est  l'opinion  commune 
dans  le  peuple,  que  le  sultan  a  quatorze  hommes  à 
tuer  par  jour. 

—  Il  y  avait  Villemain  l'ingénieur  et  un  ingénieur 

(1)  Desgranges  avait  fait  en  1832  le  voyage  au  Maroc  avec  Delacroix 
et  le  comte  de  Mornay,  en  qualité  d'interprète. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  45 

des  ponts  et  chaussées.  Ces  messieurs  regardaient  une 
invasion  comme  impossible,  d'abord  parce  que  tout 
le  monde  se  réunirait  contre  l'étranger  (plaisante 
sécurité  dans  un  pays  divisé);  ensuite  parce  que  l'ar- 
tillerie était  si  perfectionnée  que  nulle  force  envahis- 
sante n'était  capable  d'en  triompher,  non  plus  que 
des  tirailleurs  combattant  isolément  et  armés  d'excel- 
lentes carabines,  sous  ce  prétexte  qu'une  armée  d'in- 
vasion devait  agirpar  colonnes  profondes,  et  que  les  ha- 
bitants s'éparpillant  et  travaillant  sur  elle  devaient  en 
avoir  raison.  On  avait  beau  leur  objecter  que  l'artille- 
rie dune  part  était  perfectionnée  pour  tout  le  monde, 
et  que  les  assaillants  auraient  à  ce  sujet  un  avantage 
égal;  que,  de  l'autre  côté,  rien  ne  les  empêchait  d'agir 
en  tirailleurs...  Il  n'y  a  pas  eu  moyen  de  les  tirer 
de  là. 


1851 


Jeudi  2  janvier.  —  Ovale  du  plafond  de  Saint- 
Su]  pice  : 

5  mètres  =  15  pieds  4  pouces; 
3  mètres  84  cent.  =  1%  pieds. 

Lundi  13  janvier.  —  M.  Haro  a  à  m1  arranger  : 

Le  Cheval  gris  terrassé  par  une  lionne.  Le  rentoi- 
lage  s'était  dédoublé. 

Arabe  accroupi,  provenant  dune  toile  plus  grande, 
sur  laquelle  était  la  Susanne  de  Villot. 

La  grande  toile  où  étaient  deux  études  de  Chats, 
au  bitume  (1). 

Le  Boissy  d ' Anglas  (2). 


(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  785. 

(2)  Ce  tableau,  qui  est  aujourd'hui  au  Musée  de  Bordeaux,  fut  peint 
pour  un  concours  dans  lequel  la  victoire  resta  au  peintre  Court.  On 
reprochait  à  Delacroix  de  n'avoir  pas,  selon  la  tradition,  découvert  la  tête 
du  président  de  l'Assemblée.  (Voir  Cat.  Robaut,  n°353.)Ce  fut  après  cet 
échec  et  probablement  encore  sous  l'impression  pénible  qu'il  avait  con- 
servée de  cette  injustice  qu'Eugène  Delacroix  écrivit  à  Achille  Ricourt, 
alors  directeur  de  Y  Artiste,  la  très  belle  lettre  sur  les  concours,  dans 
laquelle  on  lit  ceci  :  «  Je  n'ai  fait  que  glisser,  au  commencement  de 
«  cet  article,  sur  la  difficulté  de  trouver  des  juges  éclairés  et  impar- 
«  tiaux  ;  je  n'ai  parlé  ni  des  brigues  ni  des  complaisances,  et  je  n'ai  pas 
«  assez  appuyé,  comme  vous  l'avez  vu  sans  doute,  sur  l'impossibilité 
«  d'obtenir  des  jugements  équitables   Cette  matière  e6t  affligeante  autant 

46 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  47 

28  février.  — De  Liszt  sur  Chopin. 

«  Quelque  regretté  qu'il  soit  et  par  tous  les  artis- 
tes et  par  tous  ceux  qui  Font  connu,  il  nous  est  per- 
mis de  douter  que  le  moment  soit  déjà  venu  où, 
apprécié  à  sa  juste  valeur,  celui  dont  la  perte  nous 
est  si  particulièrement  sensible,  occupera  le  haut 
rang  que  lui  réserve  probablement  F  avenir.  » 

Quelle  que  soit  donc  la  popularité  dune  partie  des 
productions  de  celui  que  les  souffrances  avaient  brisé 
longtemps  avant  la  mort,  il  est  néanmoins  à  présumer 
que  la  postérité  aura  pour  ses  ouvrages  une  estime 
moins  frivole  et  moins  légère  que  celle  qui  leur  est 
encore  accordée.  Ceux  qui,  dans  la  suite,  s'occuperont 
de  l'histoire  de  la  musique,  feront  sa  part,  et  elle  sera 
grande,  à  celui  qui  y  marqua  par  un  si  rare  génie 
mélodique,  par  de  si  heureux  et  remarquables  agran- 
dissements du  tissu  harmonique,  que  ses  conquêtes 
seront  avec  raison  plus  prisées  que  mainte  œuvre  de 
surface  plus  étendue,  jouée  et  rejouée  par  un  grand 
nombre  d'instruments,  chantée  et  rechantée  par  la 
foule  des  prima  donna. 

En  se  renfermant  dans  le  cadre  exclusif  du  piano, 
Chopin,  à  notre  sens,  a  fait  preuve  d'une  des  qualités 
les  plus  essentielles  à  un  écrivain,  la  juste  appréciation 
de  la  forme  dans  laquelle  il  lui  est  donné  d'exceller, 

«  que  féconde  ;  je  laisse  à  votre  sagacité,  Monsieur  le  rédacteur,  à  votre 
«  connaissance  des  mœurs  et  de  la  faiblesse  de  notre  nature,  à  creuser 
«  ce,  triste  sujet,  à  éclairer,  si  vous  en  avez  le  courage,  les  manœuvres 
«  de  l'envie  et  de  cette  avidité  nécessiteuse  qui  se  précipite  dans  les 
«  concours  comme  à  une  curée.  »>   (€orresp.,  t.  I,  p.  159.) 


48  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

et  néanmoins  ce  fait,  dont  nous  lui  faisons  un  sérieux 
mérite,  nuisit  à  limportance  de  sa  renommée. 

Difficilement  peut-être  un  autre,  en  possession  de  si 
hautes  facultés  mélodiques  et  harmoniques,  eût-il 
résisté  aux  tentations  que  présentent  les  chants  de  l'ar- 
chet, les  alanguissements  de  la  flûte,  les  assourdisse- 
ments de  la  trompette,  que  nous  nous  ohstinons  encore 
à  croire  la  seule  messagère  de  la  vieille  déesse  dont 
nous  briguons  les  subites  faveurs.  Quelle  conviction 
réfléchie  ne  lui  a-t-il  pas  fallu  pour  se  borner  à  un  cercle 
plus  aride  en  apparence  et  y  faire  éclore  par  son  génie 
ce  qui  semblait  ne  pouvoir  fleurir  sur  ce  terrain?  Quelle 
pénétration  intuitive  ne  révèle  pas  ce  choix  exclusif 
qui,  arrachant  les  divers  effets  des  instruments  à  leur 
domaine  habituel,  où  toute  l'écume  du  bruit  fût  venue 
se  briser  à  leurs  pieds,  les  transportait  dans  une 
sphère  plus  restreinte,  mais  plus  idéalisée?  Quelle 
confiante  aperception  des  puissances  futures  de  son 
instrument  a  dû  présider  à  cette  renonciation  volon- 
taire d'un  empirisme  si  répandu  qu'un  autre  eût 
probablement  considéré  comme  un  contresens  d* enle- 
ver d'aussi  grandes  pensées  à  leurs  interprètes  ordi- 
naires !  Combien  nous  devons  sincèrement  admirer 
cette  unique  préoccupation  du  beau  pour  lui-même, 
qui  d'une  part  a  soustrait  son  talent  à  la  propension 
commune  de  répartir  entre  une  centaine  de  pupitres 
chaque  brin  de  mélodie,  et  qui  de  l'autre  lui  fit 
augmenter  les  ressources  de  l'art,  en  enseignant  à  les 
concentrer  dans  un  moindre  espace  ! 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  40 

Loin  d'ambitionner  le  fracas  de  l'orchestre,  Chopin 
se  contenta  de  voir  sa  pensée  intégralement  repro- 
duite sur  l'ivoire  du  clavier.  Il  atteignit  toujours  son 
but,  celui  de  ne  rien  faire  perdre  en  énergie  à  la  con- 
ception musicale;  mais  il  ne  prétendait  jamais  aux 
effets  d'ensemble  et  à  la  brosse  du  décorateur.  On  n'a 
point  assez  sérieusement  et  assez  attentivement  réflé- 
chi sur  la  valeur  des  dessins  de  ce  pinceau  délicat, 
habitué  qu'on  est  de  nos  jours  à  ne  considérer  comme 
compositeurs  dignes  d  un  grand  nom  que  ceux  qui 
ont  laissé  au  moins  une  demi-douzaine  d'opéras, 
autant  d'oratorios  et  quelques  symphonies,  deman- 
dant ainsi  à  chaque  musicien  de  faire  tout  et  un  peu 
plus  que  tout. 

Cette  notion,  si  généralement  répandue  quelle  soit, 
n'en  est  pas  moins  d'une  justesse  très  probléma- 
tique. Nous  sommes  loin  de  contester  la  gloire  plus 
difficile  à  obtenir  et  la  supériorité  réelle  des  chantres 
épiques  qui  déploient  sur  un  large  plan  leurs  splen- 
dides  créations;  mais  nous  désirerions  qu'on  appli- 
quât à  la  musique  le  prix  qu'on  met  aux  proportions 
matérielles  dans  les  autres  arts,  qui,  en  peinture  par 
exemple,  place  une  toile  de  vingt  pouces  carrés,  comme 
la  Vision  CÏEzéchiel  de  Raphaël  ou  le  Cimetière  de 
Ruysdaël,  parmi  les  chefs-d'œuvre  évalués  plus  haut 
que  tel  immense  tableau,  fût-il  de  Rubens  ou  du  Tic- 
toret.  En  littérature,  Béranger  est-il  un  moins  grand 
poète  pour  avoir  resserré  sa  pensée  dans  les  limites 
étroites  de  la  chanson?  Pétrarque  ne  doit-il  pas  son 
h.  h 


50  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

triomphe  à  ses  sonnets,  et  de  ceux  qui  ont  le  plus 
répété  leurs  suaves  rimes,  en  est-il  beaucoup  qui 
connaissent  l'existence  de  son  poème  sur  l'Afrique? 
Or,  on  ne  saurait  s'appliquer  à  faire  une  analyse 
intelligente  des  travaux  de  Chopin  sans  y  trouver  des 
beautés  d'un  ordre  très  élevé,  d'une  expression 
parfaitement  neuve  et  d'une  contexture  harmonique 
aussi  originale  qu'accomplie.  Chez  lui  la  hardiesse  se 
justifie  toujours,  la  richesse,  l'exubérance  même 
n'excluent  pas  la  clarté;  la  singularité  ne  dégénère 
pas  en  bizarrerie  baroque;  les  ciselures  ne  sont  pas 
désordonnées,  et  le  luxe  de  l'ornementation  ne  sur- 
charge pas  l'élégance  des  lignes  principales.  Les 
meilleurs  ouvrages  abondent  en  combinaisons  qui, 
on  peut  le  dire,  forment  époque  dans  le  maniement 
du  style  musical.  Osées,  brillantes,  séduisantes,  elles 
déguisent  leur  profondeur  sous  tant  de  grâce,  et  leur 
habileté  sous  tant  de  charme,  que  ce  n'est  qu'avec 
peine  qu'on  peut  se  soustraire  à  ce  charme  entraînant 
pour  les  juger  à  froid  sous  le  point  de  vue  de  leur 
valeur  théorique;  valeur  qui  a  déjà  été  sentie,  mais 
qui  se  fera  de  plus  en  plus  reconnaître,  lorsque  le 
temps  sera  venu  d'un  examen  attentif  des  services 
rendus  à  l'art,  durant  la  période  que  Chopin  a 
traversée. 

C'est  à  lui  que  nous  devons  cette  extension  des 
accords,  soit  plaqués,  soit  en  arpèges,  soit  en  batte- 
ries; ces  sinuosités  chromatiques  et  enharmoniques 
dont  ses  études  offrent  de  si  frappants  exemples;  ces 


JOURNAL    DEUGÈÏNE   DELACROIX.  51 

petits  groupes  de  n©tes  surajoutées,  tombant  par- 
dessus la  figure  mélodique,  pour  la  diaprer  comme 
une  rosée,  et  dont  on  n'avait  encore  pris  le  modèle  que 
dans  les  fioritures  de  F  ancienne  grande  école  de  chant 
italien.  Recalant  les  bornes  dont  on  n  était  pas  sorti 
jusqu'à  lui,  il  donna  à  ce  genre  de  parure  l'imprévu 
et  la  variété  que  ne  comportait  pas  la  voix  humaine 
servilement  copiée  par  le  piano,  dans  des  embellis- 
sements devenus  stéréotypés  et  monotones. 

Il  inventa  ces  admirables  progressions  harmoniques 
qui  ont  doté  d'un  caractère  sérieux  même  les  pages  qui, 
parla  légèreté  de  leur  sujet,  ne  paraissaient  pas  devoir 
prétendre  à  cette  importance.  Mais  qu'importe  le 
sujet?  N'est-ce  pas  l'idée  qu'on  en  fait  jaillir,  l'émotion 
qu'on  y  fait  vibrer,  qui  l'élève,  l'ennoblit  et  le  grandit? 
Que  de  mélancolie,  que  de  finesse,  que  de  sagacité, 
que  d'art  surtout, dans  ces  chefs-d'œuvre  de  la  Fontaine 
dont  les  sujets  sont  si  familiers  et  les  titres  si  modestes! 
Le  titre  d'études  et  de  préludes  l'est  aussi;  pourtant 
les  morceaux  de  Chopin  qui  les  portent  n'en  reste- 
ront pas  moins  des  types  de  perfection  dans  un  genre 
qu'il  a  créé,  et  qui  relève,  ainsi  que  toutes  ses  œuvres, 
du  caractère  de  son  genre  poétique. 

Écrits  presque  en  premier  jet,  ils  sont  empreints 
d'une  verve  juvénile  qui  s'efface  dans  quelques-uns  de 
ses  ouvrages  subséquents  plus  élaborés,  plus  achevés, 
plus  savants,  pour  se  perdre  tout  à  fait  dans  ses  der- 
nières productions  d'une  sensibilité  surexcitée,  qu'on 
dirait  être  la  recherche  de  l'épuisement. 


52  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Si  nous  avions  à  parler  ici  en  termes  d'école  du 
développement  de  la  musique  de  piano,  nous  dissé- 
querions ces  magnifiques  pages  qui  offrent  une  si 
riche  glane  d'observations;  nous  explorerions,  en  pre- 
mière ligne,  ces  nocturnes,  ballades,  impromptus, 
scherzos,  qui  tous  sont  pleins  de  raffinements  harmo- 
niques aussi  inattendus  qu'inentendus  ;  nous  les 
rechercherions  également  dans  ses  polonaises,  ma- 
zurkas, valses,  boléros.. .  Mais  ce  n'est  ni  l'instant  ni  le 
lieu  d'un  travail  pareil,  qui  n'offrirait  d'intérêt  qu'aux 
adeptes. 

C'est  par  le  sentiment  qui  déborde  de  toutes 
ces  œuvres  qu'elles  se  sont  répandues  et  popula- 
risées ;  sentiment  éminemment  romantique,  indivi- 
duel, propre  à  leur  auteur  et  néanmoins  sympathique 
non  seulement  au  pays  qui  lui  doit  une  illustration  de 
plus,  mais  à  tous  ceux  que  purent  jamais  toucher  les 
infortunes  de  l'exil  et  les  attendrissements  de  l'amour. 

Ne  se  contentant  pas  toujours  des  cadres  où  il  était 
libre  de  dessiner  les  contours  si  heureusement  choisis 
par  lui,  Chopin  voulut  aussi  enclaver  sa  pensée  dans 
les  classiques  barrières.  Il  a  écrit  de  beaux  concertos 
et  de  belles  sonates  :  toutefois  il  n'est  pas  difficile  de 
distinguer  dans  ces  productions  plus  de  volonté  que 
d'inspiration.  La  sienne  était  impérieuse,  fantasque, 
irréfléchie.  Ses  allures  ne  pouvaient  être  que  libres,  et 
nous  croyons  qu'il  a  violenté  son  génie  chaque  fois 
qu'il  a  cherché  à  l'astreindre  aux  règles,  aux  classifi- 
cations, à  une  ordonnance  qui  n'était  pas  la  sienne 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  53 

et  ne  pouvait  concorder  avec  les  exigences  de  son 
esprit,  un  de  ceux  dont  la  grâce  se  déploie  surtout 
lorsqu'ils  semblent  aller  à  la  dérive. 

Il  a  pu  être  entraîné  à  désirer  ce  double  succès  par 
l'exemple  de  son  ami  Mickiewicz  (1),  qui,  après  avoir 
réussi  dans  une  poésie  fantastique  qui  lui  est  propre, 
réussit  jusqu'à  un  certain  point  dans  la  forme  clas- 
sique. Chopin  n'obtint  pas  aussi  complètement  le 
même  succès,  à  notre  avis  ;  il  n'a  pas  pu  maintenir, 
dans  le  carré  d'une  coupe  anguleuse  et  raide,  ce 
contour  flottant  et  indéterminé  qui  fait  le  charme  de 
sa  pensée;  il  n'a  pas  pu  y  enserrer  cette  indécision 
nuageuse  et  estompée,  qui,  en  détruisant  toutes  les 
arêtes  de  la  forme,  la  drape  de  longs  plis  comme 
de  flocons  brumeux. 

Ces  essais  brillent  pourtant  par  une  rare  distinction 
de  styles  et  renferment  des  fragments  d'une  surpre- 
nante grandeur.  Nous  citerons  Yadagio  du  second 
concerto,  pour  lequel  il  avait  une  prédilection  marquée 
et  qu'il  se  plaisait  à  redire  fréquemment.  Ses  dessins 
accessoires  appartiennent  à  la  plus  belle  manière  de 

l'auteur Tout  ce  morceau  est  plein  d'une  idéale 

perfection,  son  sentiment  tour  à  tour  radieux  et  plein 
d'apitoiements.  Il  fait  songera  un  magnifique  paysage 
inondé  de  lumière,  à  quelque  fortunée  vallée  de  Tempe 
qu'on  aurait  fixée  pour  être  le  lieu  d'un  récit  lamen- 

(1)  Adam  Mickiewicz,  poète  polonais  (1798-1855).  Les  œuvres  de 
Mickiewicz  se  distinguent  par  une  grande  variété  de  sujets  et  il  inspira- 
tions. 


54  JOURNAL    D'EUGÈNE  DELACROIX. 

table,  dune  scène  attendrissante;  on  dirait  un  irré- 
parable regret,  accueillant  le  cœur  humain  en  face 
dune  incomparable  splendeur  delà  nature.  Contraste 
soutenu  par  une  fusion  de  tons,  une  dégradation  de 
teintes  incomparable  qui  empêche  que  rien  de  heurté 
ou  de  brusque  ne  vienne  faire  dissonance  à  l'impres- 
sion émouvante  qu'il  produit,  et  qui  en  même  temps 
mélancoîise  la  joie  et  rassérène  la  douleur. 

Mardi  29  avril  (1).  —  Ton  des  enfants  dans  le 
tableau  de  Python.  Après  avoir  cherché  et  massé 
avec  des  tons  frais  et  demi-teinte  en  même  temps, 
modelé  à  sec  en  mettant  des  clairs  très  empâtés  de 
blanc  et  très  peu  de  vermillon. 

Sur  les  ombres,  frotté  le  ton  de  vermillon,  bleu  de 
Prusse  et  blanc,  lequel  doit  déborder  pour  faire  la 
demi-teinte  bleuâtre,  et  sur  lequel,  pour  faire  le  reflet, 
on  met  le  ton  de  blanc  et  vermillon  avec  antimoine  ou 
cadmium,  mais  Y  antimoine  fait  plus  frais.  En  repas- 
sant ce  reflet  qui  doit  faire  mieux  à  sec,  il  faut  ajouter 
le  ton  de  bleu  de  Prusse  ci-dessus  à  Y  antimoine. 

Les  tons  de  repiqués  vigoureux  dans  les  ombres 
ou  de  contours  prononcés  en  brun  avec  vermillon  et 
cobalt.  Ce  ton  est  excellent  pour  préparer  et  chercher 

(1)  Toutes  les  observations  techniques  présentées  ici  par  le  maître  sur 
le  Python,  la  Vénus,  la  Nymphe,  la  Minerve,  la  Junon,  se  réfèrent  à  la 
célèbre  composition  :  Apollon  vainqueur  du  serpent  Pyt  h  on,  qui  décore  le 
plafond  de  la  galerie  d'Apollon  au  Louvre.  Nous  avons  donné  dans  le 
précédent  volume  la  description  littéraire  faite  par  lui-même,  de  l'œuvre 
qui  devait  le  plus  contribuer  à  sa  gloire 


JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX.  55 

le  dessin  par  la  couleur  dans  les  natures  fraîches. 

Pour  finir  les  clairs,  repeindre  légèrement  avec  des 
demi-pâtes  pour  lier  le  rehaut  de  blanc  avec  la  masse 
générale. 

Pour  retoucher  la  Vénus  qui  était  trop  jaune,  frotté 
les  ombres  surtout  et  presque  toutes  les  parties  avec 
laque  jaune  et  laque  rouge.  Pour  le  reflet  dans  les 
ombres  sur  ce  frottis,  antimoine  avec  bleu  de  Prusse, 
vermillon  et  blanc.  Ce  ton  est  très  remarquable. 

Pour  les  reflets  de  chairs  tendres  plus  chauds,  met- 
tre cadmium,  au  lieu  dH antimoine .  Cette  dernière  cou- 
leur fait  très  bien  aussi  avec  terre  de  Casse/,  et  blanc. 

Cette  préparation  de  bleu  de  Prusse,  vermillon  et 
blanc  s  applique  aux  chairs  dont  la  demi-teinte  est 
violette,  comme  dans  le  pastel  que  j'ai  fait  d'après 
Mme  Cave.  Pour  celles,  au  contraire,  dont  la  demi- 
teinte  est  verte,  préparer  avec  terre  d'ombre  natu- 
relle, blanc  on  tout  autre  ton  verdâtre. 

La  terre  verte  peut  servir  beaucoup.  Sur  un  de  ces 
enfants  qui  étaient  préparés  trop  rouge,  un  simple 
glacis  de  terre  verte  a  fort  bien  fait. 

Autre  ton  vert  plus  vif,  que  j'ai  employé  dans  la 
Nymphe,  en  contraste  avec  le  ton  bleu  de  Prusse  :  ver- 
mi  lion,  blanc,  vert  émeraude,  jaune  de  Napl.es. 

—  La  Nymphe  sur  une  ébauche  frottée  et  presque  au 
ton,  frotté  le  tout  avec  laque  jaune  et  laque  rouge. 
Remarqué  les  principaux  accents,  au  bord  d'ombres, 
avec  cobalt  et  vermillon,  ou  peut-être  mieux  terre  de 
Cassel  et  blanc  foncé  et  vermillon  (ton  excellent  pour 


56  JOURNAL    D'EUGÉISE   DELACFxOIX. 

les  bords  d'ombres  ou  pour  des  enfoncements  qu'on 
rend  chauds  ou  froids  à  volonté);  posé  demi-teinte  de 
bleu  de  Prusse,  vermillon,  blanc,  également  vers 
l'ombre  et  vers  le  clair,  de  manière  qu'en  reflétant 
l'ombre  avec  un  ton  chaud  ou  doré  vers  le  clair, 
ce  ton  se  mêle  avec  les  tons  de  chair  dans  le  clair 
posés  avec  la  variété  convenable... 

Par  places  dans  l'ombre,  le  ton  vert  fait  avec  vert 
émeraude,  jaune  de  Naples,  et  par  places  aussi  comme 
demi-teintes  dans  le  clair.  Dans  les  parties  sangui- 
nes, cette  demi-teinte  est  nécessaire  pour  reprendre, 
comme  dans  X  Enfant  au  trident,  où  elle  est  faite  avec 
de  \dMerre  verte,  frottée  presque  sur  toute  la  prépa- 
ration qui  était  d'un  ton  de  chair  clair  et  déjà  brillant. 

Les  tons  de  chairs,  en  s'ajoutant  et  se  mêlante  ces 
frottis  de  terre  verte,  donnaient  la  demi-teinte  san- 
guine. 

—  Dans  la  Nymphe,  employé  très  beau  ton  de 
chair  brillant  et  vigoureux  de  vermillon,  blanc,  jaune 
de  chrome  foncé  avec  vert  émeraude,  jaune  de  Naples. 

—  Le  Cheval  rouge.  Sur  une  préparation  demi- 
teinte  de  cheval  alezan  foncé,  clairs  presque  couleur 
de  chair,  mais  un  peu  plus  vifs  et  en  rubans.  Pla- 
ques d'une  demi-teinte  plus  forte  et  assez  chaude, 
tout  contre  les  clairs  touchés  de  terre  d  Italie  brûlée 
et  brun  rouge  et  même  vermillon,  les  côtoyant 
presque  nettement.  Dans  l'ombre,  sur  une  demi-teinte 
d'ombre,  parties  brunes  avec  terre  d'Italie  brûlée 
et  momie,  modifiées  à  propos  avec  terre  de  Cassel  et 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  57 

blanc  très  foncé  faisant  un  gris  violet.  Reflets  sous  le 
ventre  orangés  verdâtres,  violâtres. —  Reflets  du  côté 
du  ciel  très  franc  avec  bleu  de  Prusse,  vermillon,  blanc. 
Nuages  du  deuxième  plan  sous  le  char. 

Lundi  5  mai.  —  Sur  le  gris  jaunâtre  du  fond  clair 
des  nuages  jaune  de  Naples,  blanc,  enfin  le  ton  de 
l'esquisse  ;  l'ombre  avec  un  ton  liquide  jaunâtre  ou 
le  jaune  de  Naples,  la  momie,  etc.,  qui  laisse  un  filet 
de  ton  gris  de  dessous  entre  le  clair  et  lui  ;  sur  cette 
ombre  jaune,  revenir  avec  terre  de  Cassel  et  blanc  ; 
achevé  de  donner  la  finesse  et  le  nacré. 

Excellent  reflet  pour  mettre  sur  une  préparation 
grise  à  plat  dans  l'ombre  des  natures  tendres,  comme 
dans  le  groupe  des  trois  enfants  près  de  la  Minerve  : 
antimoine,  cendre  a" outremer  et  un  ton  rose  plus  ou 
moins  foncé. 

Ajouter  du  cobalt  et  vermillon  de  laque,  autre 
variété  très  belle  et  plus  foncée,  avec  du  blanc,  très 
beau  violet  rompu  pour  demi-teinte  de  chair. 

—  Les  hommes  de  Daniel  (1)  :  ils  étaient  préparés 
très  heurtés,  l'un  d'un  ton  très  sanguin,  l'autre  plus 
jaune.    Pour  les  achever,  passé  sur  le  premier  un 

(1)  Delacroix  fait  ici  allusion  au  tableau  de  Daniel  dans  la  fosse 
aux  lions  qui  est  de  1849  et  appartient  à  la  galerie  Rruyas  de  Montpellier. 
Les  hommes  de  Daniel  sont  les  deux  personnages  dont  la  tète  et  le  liaut 
du  buste  se  détachent  sur  l'ouverture  de  la  fosse  et  qui  regardent  épou- 
vantés la  scène  biblique.  Dans  une  variante  de  ce  même  sujet,  datée  de 
1853,  ils  ont  été  remplacés  par  un  aigle  qui  plane.  Cette  année,  qui  fut 
celle  où  il  exposa  YLJgolin,  il  se  présentait  à  l'Institut,  qui  lui  préférait 
L.  Cogniet.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n08  1066  et  1213.) 


58  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

ton  vert  à  demi-pâte,  sur  l'autre  un  ton  gris  violet.  Le 
tout  est  devenu  d'un  ton  louche  voilant  les  clairs  et 
les  ombres;  touché  par-dessus  les  chairs  analogues  et 
reflété  les  ombres  ;  le  ton  vert  et  violet  donnant  une 
espèce  de  demi-teinte  intermédiaire. 

Ombre  pour  l'or  dans  le  char  et  en  général  :  terre 
de  Sienne  naturelle,  laque  jaune,  le  jaune  indien  y 
fait  également  bien. 

—  Le  cheval  blanc  :  peint  avec  des  tons  carnés  dans 
les  ombres,  mais  formés  plutôt  de  tons  lilas  et  viola- 
très  {terre  de  Cas  sel).  Relevé  ensuite  par  le  ton  de 
terre  d'ombre  et  blanc,  qui  a  donné  le  satiné. 

Clairs  définitifs  des  nuages  portant  la  Junon,  etc.  : 
cadmium,  blanc  ou  jaune  de  Naples,  avec  rose  ;  ils 
étaient  modelés  avec  terre  d'ombre  naturelle  et  blanc 
et  noir  de  pêche;  les  premiers  clairs  avec  momie  et 
blanc. 

—  h1  homme  de  devant  :  les  clairs  pour  retouches, 
blanc,  ocre  jaune,  teinte  rose,  terre  de  Cassel  et  blanc, 
jaune  de  z'uicXq  plus  citron.  Demi-teinte  :  terre  verte 
brûlée  et  blanc  ;  brun  de  Florence,  terre  verte;  à  peu 
près  de  même  pour  les  ombres,  avec  moins  de  blanc, 
c'est-à-dire  la  terre  verte  brûlée  pure,  etc. 

—  Renvoi  pour  la  Nymphe  :  Sur  la  préparation  des 
ombres  faites  avec  un  frottis  de  laque  jaune  et  laque 
rouge,  et  surtout  dans  les  parties  obscures,  revenir 
avec  le  ton  de  laque  rouge  et  vermillon,  et  le  vert 
qu'il  faut  mettre  sur  la  palette  à  côté  de  ce  dernier, 
terre  verte,  vert  émeraude,  blanc. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  59 

Sur  le  frottis  pour  revenir  de  laque  rouge  et  laque 
i a ii ne,  rendre  d'abord  plus  vigoureuses  les  ombres 
avec  ce  même  frottis.  Mettre  ensuite  à  cheval  sur  le 
clair  et  l'ombre  un  ton  gris  violet  ou  gris  bleu,  soit 
bleu  de  Prusse,  vermillon,  blanc  ou  noir  de  pèche  et 
blanc,  ou  un  ton  gris  plus  approprié  encore  à  l'objet. 

Dans  les  clairs,  mettre  franchement  sur  le  frottis 
ci-dessus  laque  jaune  et  laque  rouge,  qui  doit  régner 
partout,  les  tons  de  vermillon  et  blanc  (pour  rose) 
ou  cadmium  et  blanc  (jaune  orange),  ou  cobalt,  ver- 
millon, blanc  (violet). 

Dans  les  ombres,  remarqué  les  bords  avec  cobalt, 
vermillon  ou  terre  de  Cassel  foncée  et  vermillon,  et 
dans  le  corps  de  l'ombre,  projeter  tons  verts  crus  et 
violets  ou  bleus.  Ensuite  tons  de  cadmium  et  blanc 
et  vermillon  qui  fait  le  ton  orangé  de  l'ombre,  et 
le  vermillon,  cobalt,  laque  rouge  et  blanc  pour  le 
violet  rouge.  Sur  tout  cela,  dans  l'ombre,  revenir 
avec  des  tons   de   clair  qui    ôtent  l'ardeur  du  ton. 

Pour  repeindre  le  bras  de  la  Minerve  :  Sur  l'ancien 
fond  couleur  de  chair,  marqué  les  ombres  avec  laque 
et  laque  jaune  très  solidement  empâté;  peut-être  un 
peu  de  terre  verte  dedans.  —  Teintes  de  vert  et  de 
violet  mises  crûment  çà  et  là  dans  le  clair  sans  le 
mêler,  mais  suivant  la  place;  ces  teintes  d'une  valeur 
assez  foncée,  pour  faire  le  bord  de  l'ombre. 

Quelques-unes  de  ces  teintes  dans  l'ombre  sur  le 
frottis. 

Sur  la   partie    dans  le  clair,  ajouté  ensuite  tons 


60  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

de  chairs  clairs  blanc  et  vermillon,  ocre  de  ru  et 
blanc,  pour  les  plaques  jaunes  qui  se  trouvent  dans  la 
chair.  Ton  de  laque  et  blanc  (lequel  suffit  si  c'est  le 
vert  de  cobalt  d'Edouard);  si  c'est  celui  qui  est  plus 
commun  et  qui  ressemble  à  de  la  terre  verte,  y  ajouter 
du  cobalt.  Ce  ton  de  vert  est  très  particulier  à  la 
chair  fine  des  belles  peaux,  et  prend  beaucoup  de 
valeur,    mêlé  au  ton  de    laque    et  blanc. 

Pour  reprendre  le  ciel  jaunâtre  derrière  le  serpent, 
frottis  de  cobalt  et  vermillon.  Clairs  de  laque  jaune 
et  le  ton  mauve  de  cobalt,  vermillon,  laque  blanc. 

Mardi  13  mai.  —  Très  beau  violet  pour  la  chair  : 
le  ton  de  laque  et  vermillon  mêlé  sans  trop  le  confon- 
dre avec  celui  de  vert  émeraude  fin,  terre  verte  et 
blanc  (lesquels  sont  à  côté  l'un  de  l'autre  sur  la  palette 
qui  ma  servi  en  dernier  lieu  pour  le  Python). 

—  La  Femme  impertinente  (1)  était  préparée  très 
empâtée  et  d'un  ton  très  chaud  et  surtout  très  rouge. 
Passé  dessus  un  glacis  de  terre  verte,  peut-être  un 
peu  de  blanc.  Cela  a  fait  la  demi-teinte  gris  opale 
irisée;  là-dessus  touché  simplement  des  clairs  avec 
l'excellent  ton  terre  Cassel,  blanc  et  un  peu  de  vermil- 
lon; puis  quelques  tons  orangés  francs  par  places. 
Tout  ceci  n'était  encore  qu'une  préparation,  mais  de 

(1)  C'était  une  de  ses  Baigneuses  que  Delacroix  désignait  sous  ce  titre. 
«  La  jeune  femme  a  la  tète  cernée  d'un  ruban  bleu,  qui  flotte  sur  son 
«  dos  :  elle  s'appuie  sur  un  banc  de  verdure,  où  sont  déposés  des  vête- 
«  ments  qui  éclatent  en  tons  blancs  et  rouges.  Les  eaux  sont  d'un  bleu 
«  intense.  »   (V.  Catalogue  hobaut.) 


JOURNAL    D'EUGÉINE   DELACROIX.  61 

la  plus  grande  finesse.  La  demi-teinte  était  complè- 
tement chair. 

—  Dans  Y  Andromède,  probablement  à  cause  du 
fond  très  chaud,  mêler  beaucoup  de  jaune  de  Naples 
avec  le  vermillon  dans  le  clair. 

—  Pour  le  Lion  dans  les  montagnes,  effet  de  ma- 
tin ;  pour  le  ciel  sur  la  toile,  frottis  noir  et  blanc. 
Un  peu  de  cobalt  par  places.  Lumière  immanquable 
avec  jaune  de  zinc  le  plus  clair  (celui  qui  semble  avoir 
du  blanc),  avec  laque  brûlée  et  blanc. 

Tons  alpestres  dans  les  montagnes  :  sur  frottis  de 
noir,  blanc  et  bleu  de  Prusse,  quelques  tons  de  vert 
émeraude  fin  et  blanc,  ou  le  ton  de  vert  émeraude, 
bleu  de  Prusse  et  blanc.  Mettre  du  rose  dans  les  tons 
très  lointains. 

Belle  demi-teinte  d'or  verdâtre  :  ocre  jaune,  vert 
émeraude.  Plus  chaude  :  les  mêmes ,  avec  une 
pointe  de  chrome  foncé. 

Approchant  de  ceux-ci  et  fort  bon  pour  les  chairs, 
surtout  à  côté  des  violets  :  ocre  jaune,  vert  de  Scheele 
ou  ocre  jaune,  vert  de  Se  liée  le  et  chrome  n°  2,  tous 
deux  charmants. 

Beau  ton  de  chair  :  terre  d'Italie  brûlée,  blanc, 
vert  émeraude,  terre  Sienne  naturelle  et  terre  Sienne 
brûlée  remplacent  le  jaune  mars.  Beau  avec  blanc, 
jaune  indien;  bitume  remplace  le  jaune  de  Rome, 
laque  jaune,  équivaut  au  stilde  grain. 

Demi-teinte  rosée  chairs  fraîches  :  vert  de  zinc,  le 
plus  clair  à  côté  de  vermillon  blanc,  une  pointe  de 


62  JOURNAL    D'EUGÈNE    DELACROIX. 

laque  ;  mêler  ces  deux  tons  tout  faits  suivant  le  degré 
convenable. 

Chrome  foncé  avec  vert  de  zinc  foncé  ou  clair, 
admirable  ton  pour  paysage.  Fait  clairs  chauds 
dans  les  feuilles,  soit  reflets  dans  l'ombre.  Fait  bien 
surtout  sur  feuilles  préparées  d'un  vert  trop  cru 
—  éloigne. 

Vendredi  (>  juin.  —  Hier,  inauguration  des  salles 
du  Musée  (1).  L'impression  profonde  que  m  ont 
faite  les  Lesueur  ne  m'empêche  pas  de  me  rendre 
compte  du  degré  de  force  que  la  couleur  peut  ajouter 
à  l'expression.  Contre  l'opinion  vulgaire,  je  dirais 
que  la  couleur  a  une  force  beaucoup  plus  mystérieuse 
et  peut-être  plus  puissante  ;  elle  agit  pour  ainsi  dire  à 
notre  insu.  Je  suis  convaincu  même  qu'une  grande 
partie  du  charme  de  Lesueur  est  due  à  sa  couleur.  Il  a 
l'art,  qui  manque  tout  à  fait  au  Poussin,  de  donner 
l'unité  à  tout  ce  qu'il  représente.  La  figure  en  elle- 
même  est  un  ensemble  parfait  de  lignes  et  d'effets,  et 
le  tableau,  réunion  de  toutes  les  figures,  est  accordé 
partout.   Cependant  il  est  permis  de  croire  que  s'il 

(1)  Cette  inauguration  précéda  de  quatre  mois  seulement  l'inaugura- 
tion du  plafond  de  la  galerie  d'Apollon,  pour  laquelle  il  lança  des  invi- 
tations ainsi  rédigées  :  «  M.  Delacroix  a  l'honneur  de  vous  inviter  à 
«  visiter  la  peinture  qu'il  vient  de  terminer  dans  la  galerie  d'Apollon  au 
«  Louvre.  Vous  voudrez  bien  vous  y  présenter  les  jeudi  16  et  vendredi 
«  17  octobre,  depuis  onze  heures  jusqu'à  trois  heures.  »  Cette  cérémonie 
attira,  comme  bien  on  pense,  une  foule  d'artistes  et  de  curieux;  le  spec- 
tacle de  la  salle  ainsi  .-mimée  devait  inspirer  au  caricaturiste  Daumier  une 
de  ses  plus  chaudes  et  de  ses  plus  briilantes  peintures,  dans  la  manière 
du  Voleur  d'ânes  et  de  Y  Amateur  d'estampes,  que  les  artistes  ont 
admirés   à  l'Exposition   des  caricaturistes. 


JOURNAL    D'EUGÈTNE   DELACROIX.  63 

avait  eu  à  peindre  la  Reine  à  cheval  dontPaibensa  fait 
un  si  magnifique  tableau,  il  n'eût  pas  été  aussi  avant  à 
l'imagination  dans  un  sujet  dépourvu  d'expression 
comme  l'est  celui-là.  Un  coloriste  seul  pouvait  imagi- 
ner ce  panache,  ce  cheval,  cette  ombre  transparente 
de  la  jambe  de  derrière,  qui  se  lie  au  manteau. 

Poussin  (!)  perd  beaucoup  au  voisinage  de  Le- 
sueur...  La  grâce  est  une  muse  qu'il  n'a  jamais  entre- 
vue. L'harmonie  des  lignes,  de  l'effet  de  la  couleur  est 
également  une  qualité  ou  une  réunion  des  qualités  les 
pins  précieuses  qui  lui  a  été  complètement  refusée. 
La  force  de  la  conception,  la  correction  poussée  au 
dernier  terme,  jamais  de  ces  oublis  ou  de  ces  sacri- 
fices faits  au  liant,  à  la  douceur  de  l'effet  ou  à  l'entraî- 
nement de  la  composition  !  Il  est  tendu  dans  ses 
sujets  romains,  dans  ses  sujets  religieux  ;  il  l'est  dans 
ses  bacchanales  ;  ses  faunes  et  ses  satyres  sont 
un  peu  trop  retenus  et  sérieux  ;  ses  nymphes  sont 
bien  chastes  pour  des  êtres  mythologiques;  ce  sont 
de  très  belles  personnes  qui  n'ont  rien  de  mytholo- 
gique ou  de  surnaturel.  Il  n'a  jamais  pu  peindre  la  tête 
du  Christ  ;  le  corps  pas  davantage,  ce  corps  d  une  coni- 

(1)  Les  idées  d'Eugène  Delacroix  sur  Poussin  devaient  être  reprises  et 
développées  deux  ans  plus  tard  dans  une  série  d'articles  qui  parurent  au 
Moniteur  les  26,  28,  30  juin  1853.  Il  s'y  montre  moins  sévère  pour  le 
Poussin  que  dans  le  fragment  du  Journal,  puisqu'il  écrit  ceci  en  manière 
de  conclusion  :  «  Indiquer  le  nom  de  ces  admirables  compositions,  c'est 
«  rappeler  à  la  mémoire  de  tout  le  monde  ce  charme,  cette  grandeur, 
«  cette  simplicité  dont  elles  sont  remplies  et  qui  rendent  toute  désemp- 
li tion  languissante.  Il  en  est  ainsi  de  ces  bacchanales,  de  ces  allégories 
«  dans  lesquelles  il  excellait  et  qu'on  ne  peut  comparer  qu'à  ces  mêmes 
«  sujets,  quand  ils  sont  traités  par  les  anciens.  » 


04  JOURNAL    D'EUGÈINE   DELACROIX. 

plexion  si  tendre  ;  cette  tête  où  se  lisent  Fonction  et  la 
sympathie  pour  les  misères  humaines.  En  faisant  ses 
Christs,  il  a  plus  pensé  à  Jupiter,  même  à  Apollon.  La 
Vierge  lui  a  manqué  également;  il  n'a  rien  entrevu 
de  ce  personnage  plein  de  divinité  et  de  mystère.  Il 
n'intéresse  à  son  enfant  Jésus  ni  les  hommes  épris  de 
sa  grâce,  ni  les  animaux  que  l'Evangile  intéresse  à  la 
venue  de  l'enfant  divin.  Le  hœuf  et  l'âne  manquent 
autour  de  la  crèche  du  Dieu  qui  vient  de  naître  sur  la 
même  paille  où  ils  reposent...  ;  la  rusticité  des  bergers 
qui  viennent  l'adorer  est  un  peu  relevée  par  un  sou- 
venir des  figures  antiques. . .  ;  les  rois  mages  ont  un  peu 
de  la  raideur  et  de  l'économie  de  draperies  et  d'accou- 
trements qu'on  remarque  dans  les  statues;  je  ne  trouve 
pas  ces  manteaux  de  soie  ou  de  velours  couverts  de 
pierreries  portés  par  des  esclaves,  et  qu'ils  traînent 
dans  cette  étable  aux  pieds  du  Maître  de  la  nature 
qu'un  pouvoir  surnaturel  leur  vient  révéler.  Où  sont 
ces  dromadaires,  ces  encensoirs,  toute  cette  pompe? 
Admirable  contraste  dans  un  humble  réduit  ! 

Je  suis  convaincu  que  Lesueur  n'avait  pas  cette 
méthode  du  Poussin  de  disposer  F  effet  de  ses  tableaux 
au  moyen  de  petites  maquettes  éclairées  par  le  jour 
de  l'atelier.  Cette  prétendue  conscience  donne  aux 
tableaux  du  Poussin  une  sécheresse  extrême...  Il 
semble  que  toutes  ses  figures  sont  sans  lien  les  unes 
avec  les  autres  et  semblent  découpées;  de  là  ces  lacu- 
nes et  cette  absence  d'unité,  de  fondu,  d'effet,  qui  se 
trouve  dans  Lesueur  et  dans  tous  les  coloristes.  P*a- 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  65 

phaël  tombe  dans  ce  décousu,  par  suite  d'une  autre 
pratique,  celle  de  dessiner  consciencieusement  chaque 
figure  nue,  avant  de  la  draper. 

Bien  qu'il  soit  nécessaire  de  se  rendre  compte  de 
toutes  les  parties  de  la  figure,  pour  ne  pas  s'écarter 
des  proportions  que  les  vêtements  peuvent  dissimuler, 
je  ne  saurais  être  partisan  de  cette  méthode  exclusive, 
et  à  laquelle  il  semble,  si  on  s'en  rapporte  à  toutes  les 
études  qui  nous  sont  restées  de  lui,  qu'il  se  soit 
toujours  conformé  scrupuleusement.  Je  suis  bien  sûr 
que  si  Rembrandt  se  fût  astreint  à  cet  usage  d'atelier, 
il  n'aurait  ni  cette  force  de  pantomime,  ni  cette  force 
dans  l'effet  qui  rend  ses  scènes  la  véritable  expression 
de  la  nature.  Peut-être  découvrira-t-on  que  Rem- 
brandt est  un  beaucoup  plus  grand  peintre  que 
Raphaël  (1). 

J'écris  ce  blasphème  propre  à  faire  dresser  les  che- 
veux de  tous  les  hommes  d'école,  sans  prendre  déci- 
dément parti;  seulement  je  trouve  en  moi,  à  mesure 
que  j'avance  dans  la  vie,  que  la  vérité  est  ce  qu'il  y  a 
de  plus  beau  et  de  plus  rare...  Rembrandt  n'a  pas,  si 
vous  voulez,  absolument  l'élévation  de  Raphaël... 

Peut-être  cette  élévation  que  Raphaël  a  dans  les 

(1)  A  propos  de  ce  parallèle  sur  lequel  nous  nous  sommes  expli- 
qué dans  la  préface,  il  nous  paraît  intéressant  de  renvoyer  à  l'étude  sur 
Raphaël,  qui  fut  un  des  premiers  travaux  littéraires  d'Eugène  Delacroix 
et  qui  parut  à  la  Bévue  de  Pains  en  1830.  On  y  verra  une  nouvelle  preuve 
de  ce  que  nous  disions  dans  cette  préface,  à  savoir  que  «  les  points  de 
«  vue  se  modifient  avec  l'âge,  et  que  les  qualités  qui  semblent  prépondé- 
«  rantes  au  début  d'une  carrière  prennent  souvent  une  importance 
«  moindre  à  l'époque  de  la  maturité  »  . 

H.  5 


66  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

ligues,  dans  la  majesté  de  chacune  de  ses  figures, 
Rembrandt  l'a-t-il  dans  la  mystérieuse  conception  du 
sujet,  dans  la  profonde  naïveté  des  expressions  et  des 
gestes.  Bien  qu'on  puisse  préférer  cette  emphase  ma- 
jestueuse de  Raphaël,  qui  répond  peut-être  à  la  gran- 
deur de  certains  sujets,  on  pourrait  affirmer,  sans  se 
faire  lapider  par  les  hommes  de  goût,  mais  j'entends 
d'un  goût  véritable  et  sincère,  que  le  grand  Hollan- 
dais était  plus  nativement  peintre  que  le  studieux 
élève  du  Pérugin. 

Samedi  14  juin.  —  L'exécution  des  corps  morts 
dans  le  tableau  de  Python,  voilà  ma  vraie  exécution, 
celle  qui  est  le  plus  selon  ma  pente.  Je  n'aurais  pas 
celle-là  d'après  nature,  et  la  liberté  que  je  déploie 
alors  fait  passer  sur  l'absence  du  modèle.  —  Se  rappe- 
ler cette  différence  caractéristique  entre  cette  partie 
de  mon  tableau  et  les  autres. 

—  Allégorie  sur  la  Gloire  (1).  —  Dégagé  des  liens 
terrestres  et  soutenu  par  la  Vertu,  le  Génie  parvient 
au  séjour  de  la  Gloire,  son  but  suprême  :  il  abandonne 
sa  dépouille  à  des  monstres  livides,  qui  personnifient 
l'envie,  les  injustes  persécutions,  etc. 

11  août.  —  «  Je  suis  triste  de  votre  ennui.  Avec 
tant  de  moyens  pour  passer  votre  temps  agréable- 
ment dans  ce  monde,  vous  ne  jouissez  pas  des  avan- 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n08  727  et  728. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  67 

tages  que  vous  avez  sous  la  main,  et  que  le  ciel 
accorde  relativement  à  bien  peu  de  créatures,  dans 
notre  état  de  civilisation.  Vous  avez  raison,  quand 
vous  me  trouvez  heureux  de  l'exercice  d'un  art  qui 
m'amuse  et  m'intéresse  réellement;  mais  à  quel  prix 
acquiert-on  ce  talent  souvent  médiocre  et  contestable, 
qui  nous  console,  si  vous  vouiez,  dans  certains 
moments! ...  Et  que  de  chagrins  F  accompagnent,  dont 
on  ne  raconte  jamais  la  centième  partie!  Notez  que 
vous  faites  partie  de  ce  petit  nombre  pour  lequel,  nous 
autres  mouches  à  miel,  nous  nous  exterminons  ;  c'est 
pour  vous  plaire  que  nous  jaunissons  et  que  nous 
avons  des  gastrites...  Vous  n'avez  autre  chose  à  faire 
que  de  nous  admirer,  et,  ce  qui  est  infiniment  plus 
agréable,  de  nous  critiquer;  et  cela,  avec  des  condi- 
tions de  digérer  infiniment  supérieures,  car  vous 
prenez  le  repos  et  l'exercice  quand  il  vous  plaît... 
Vous  allez,  vous  venez,  vous  vous  reposez.  Mais  les 
bonnetiers  eux-mêmes  ne  travaillent,  comme  des 
nègres,  trente  ans  de  leur  vie  que  pour  se  reposer  un 
jour.  Vous  êtes  donc  arrivé  tout  porté  là  où  nous 
tendons,  nous  autres  nègres,  de  toute  la  force  de  nos 
muscles  ou  de  notre  intelligence;  vous  êtes  à  l'abri 
des  journalistes,  des  envieux.  Avez-vous  un  ennemi?... 
vous  lui  donnez  à  dîner,  vous  l'enchaînez  même  à  vous 
amuser  dans  l'occasion. 

«  Allons  donc,  mon  ami,  égayez-vous  un  peu,  pour 
ce  qui  vous  concerne,  au  spectacle  de  ce  que  souffrent 
tant  de  malheureux  qui,  loin  de  donner  à  dîner  et 


68  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

d'avoir  du  superflu  et  des  jouissances,  n'ont  pas  même 
le  nécessaire;  et  surtout  allez  voir  la  mer.  Là,  pour 
le  coup,  on  ne  peut  jamais  s'ennuyer.  C'est  un  spec- 
tacle dont  on  ne  peut  se  lasser...  » 

Jeudi  14  août.  — Pour  les  pendentifs  (1)  :  Anges, 
i un  sonnant  de  ta  trompette,  l'autre  montrant  le  livre 
redoutable.  —  Anges  présentant  de  l'encens  ou  la 
flamme  des  vœux. — Le  Chandelier. —  Des  Palmes. 
—  Ange  gardien.  —  Ange  conduisant  les  âmes  à  la 
sortie  du  corps.  —  Ange  réveillant  les  morts. 


(1)  Chapelle   des    Saints    Anges,  à    Sajnt-Sulpice.     (Voir   Catalogue 
Robaut,  n»  1338  et  n08  1343  à  1345.) 


1852 


Mercredi  21  janvier.  —  Avez-vous  vu  par  hasard 
le  pont  Neuf,  comme  on  nous  le  fait?  Il  sera  vérita- 
blement cligne  de  son  nom,  n'ayant  plus  aucun 
rapport  avec  l'ancien,  qui  était  celui  que  nous  avons 
vu  toujours  et  si  connu  qu'on  disait  :  Connu  comme  le 
pont  Neuf .  Il  faudra  rayer  le  proverbe,  avec  beaucoup 
d'autres  illusions. 

26  janvier.  —  Vu  les  tapisseries  sublimes  de  la  Vie 
d  Achille,  de  Rubens,  à  la  vente  faite  à  Mousseaux. 
Ses  grands  tableaux  ou  ses  tableaux  en  général  n'ont 
pas  cette  incorrection  ;  mais  ils  n'ont  pas  cette  verve 
incomparable.  Ici  il  ne  cherche  pas  et  surtout  il 
ri  améliore  pas.  En  voulant  châtier  la  forme,  il  perd 
cet  élan  et  cette  liberté  qui  donnent  l'unité  et  l'action; 
la  tête  d'Hector  renversée,  d'une  expression  et  même 
d'une  couleur  incomparables;  car  il  est  à  remarquer 
que,  toutes  passées  qu'elles  sont,  ces  tapisseries  con- 
servent étonnamment  le  sentiment  de  la  couleur, 
d'autant  plus  qu'elles  n'ont  dû  être  faites  que  d'après 
des  cartons  légèrement  colorés. 


70  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Les  trépieds  apportés  devant  Achille  avec  Brisêis 
que  les  vieillards  lui  ramènent.  Que  d'alambiquages, 
que  de  petites  intentions  les  modernes  auraient  pro- 
digués sur  ce  sujet  !  Lui  va  au  fait  comme  Homère... 
C'est  le  caractère  le  plus  frappant  de  ces  cartons. 

Achille  plongé  dans  le  Styx  :  les  petites  jambes  qui 
s'agitent,  pendant  que  le  haut  du  corps  est  caché  par 
l'eau. . .  La  vieille  qui  tient  un  flambeau,  etle  fond  qui 
est  magnifique.  Caron,  les  suppliciés,  etc. 

Achille  découvert  par  Ulysse.  Le  geste  d'Ulysse 
qui  s'applaudit  de  sa  ruse  et  montre  Achille  à  un 
compère  qui  est  avec  lui. 

Ne  pas  oublier  les  décorations  de  ces  tapisseries  : 
les  enfants  qui  portent  des  guirlandes  ;  les  figures  de 
termes,  de  chaque  côté  de  la  composition,  et  surtout 
l'emblème  qui  caractérise  chaque  sujet  au  bas  et  au 
milieu.  Ainsi  dans  la  Mort  d'Hector,  la  bataille  de 
coqs,  dont  l'énergie  est  inexprimable  ;  dans  celui  du 
Styx,  Cerbère  couché  et  endormi  sous  la  colère 
d'Achille;  un  lion  rugissant,  dans  le  dernier. 

LSAgamemnon,  superbe  dans  son  indignation  mêlée 
de  crainte.  Il  est  sur  son  trône.  D'un  côté,  les  vieil- 
lards s'avancent  pour  arrêter  Achille  -7  de  l'autre, 
Achille  tirant  son  épée,  mais  retenu  par  Minerve, 
qui  le  prend  par  les  cheveux,  brusquement  comme 
dans  Homère. 

Achille  à  cheval  sur  Chiron  m'a  paru  ridicule  : 
il  est  comme  au  manège  et  a  l'air  d'un  cavalier  du 
temps  de  Rubens. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  71 

La  mort  d'Achille  :  celui-ci  s'affaisse  au  pied  de 
l'autel  où  il  sacrifie  ;  un  vieillard  le  soutient;  la  flèche 
a  traversé  le  talon.  A  la  porte  même  du  temple, 
Paris,  avec  un  petit  arc  ridicule  à  la  main,  et  au- 
dessus  de  lui,  Apollon  qui  le  lui  montre  avec  un  geste 
qui  venge  toute  la  guerre  de  Troie.  Rien  n'est  plus 
antifrançais  que  tout  cela.  Tout  ce  qu'il  y  avait, 
même  d'italien,  auprès  paraissait  bien  froid. 

J'espère  y  retourner... 

Mardi  27  janvier.  —  Retourné  ce  jour  voir  les 
tapisseries.  J'étais  dans  un  état  de  malaise  qui  m'a 
empêché  d'en  tirer  le  parti  que  j'aurais  voulu;  j'ai 
fait  quelques  croquis  et  éprouvé  la  même  impression 
et  la  même  impossibilité  de  m'en  aller.  En  sortant, 
chez  Penguilly  (1),  où  j'ai  vu  M.  Fremiet  (2),  sculp- 
teur; puis  chez  Gavé,  que  j'ai  trouvé  malade,  je  crois, 
gravement. 

Il  est  impossible  d'imaginer  quelque  chose  qui  soit 
au-dessus  de  cet  Agamemnon.  Quelle  simplicité  !  La 
belle  tête...  avec  un  mélange  d'appréhension,  que 
domine  l'indignation!  Le  vieillard  lui  prend  la  main, 
comme  pour  le  calmer,  et  en  même  temps  regarde 
Achille.  La  tête  d'Hector  mourant  est  une  de  ces 
choses  qu'on  n'oublie  jamais  ;  elle  est  la  plus  juste  de 

(1)  Penguilly  VHaridon. 

(2)  Emmanuel  Fremiet,  sculpteur  animalier,  né  en  1824,  neveu 
et  élève  de  Rude.  De  tempérament  fort  différent  de  celui  de  Rude,  il 
ne  put  rester  longtemps  dans  son  atelier.  Il  devint,  avec  Mène  et  Gain, 
un  des  rivaux  de  Barye. 


72  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

tous  points  et  la  plus  expressive  que  je  connaisse  dans 
la  peinture.  La  barbe  simple  et  d'un  modelé  admira- 
ble. La  manière  dont  la  lance  le  frappe,  ce  fer  déjà 
caché  dans  sa  gorge,  et  qui  y  porte  la  mort,  font  frémir. 
Voilà  Homère  et  plus  qu'Homère,  car  le  poète  ne  me 
fait  voir  son  Hector  qu'avec  les  yeux  de  l'esprit,  et  ici 
je  le  vois  avec  ceux  du  corps.  Ici  est  la  grande  supé- 
riorité de  la  peinture  :  à  savoir,  quand  l'image  offerte 
aux  yeux  non  seulement  satisfait  l'imagination,  mais 
encore  fixe  pour  toujours  l'objet  et  va  au  delà  de  la 
conception. 

La  Briséis  est  charmante  :  elle  montre  un  mélange 
de  pudeur  et  de  joie;  il  semble  qu'Achille,  séparé 
d'elle  par  les  figures  d'hommes  qui  déposent  à  terre 
es  trépieds,  sente  augmenter  son  désir  de  satisfaire 
sa  tendresse  en  l'embrassant;...  le  vieillard,  qui  la  lui 
présente,  s'avance  en  s'inclinant  avec  un  sentiment  de 
honte,  mêlé  du  désir  de  plaire  à  Achille.  Dans  l'Achille 
découvert,  le  groupe  des  filles  est  admirable  :  elles 
sont  partagées  entre  le  désir  de  s'occuper  des  chiffons 
et  des  bijoux,  et  la  surprise  de  voir  Achille,  le  casque 
en  tête  et  déjà  émancipé...  Jambes  charmantes. 

J'ai  déjà  parlé  du  geste  d'Achille,  qui  est  incompa- 
rable :  la  vie  et  l'esprit  éclatent  dans  ses  yeux.  La 
Mort  d  Achille  pleine  des  mêmes  beautés.  En  étudiant 
davantage  pour  dessiner,  on  est  confondu  de  cette 
science.  Celle  des  plans  est  ce  qui  élève  Rubens  au- 
dessus  de  tous  les  prétendus  dessinateurs  ;  quand  ils 
les  rencontrent,  il  semble  que  ce  soit  une  bonne  for- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  73 

tune  :  lui,  au  contraire,  dans  ses  plus  grands  écarts, 
ne  les  manque  jamais.  Figure  superbe;  force  et  vé- 
rité; l'acolyte  couronné  de  feuillage,  qui  soutient 
Achille  au  moment  où  il  succombe  et  s'affaisse  en  se 
tournant  vers  son  meurtrier  avec  des  regrets  qui  sem- 
blent dire  :  «  Comment  as-tu  osé  détruire  Achille?  » 
Il  y  a  même  quelque  chose  de  tendre  dans  ce  regard, 
dont  l'intention  peut  aller  jusqu'à  Apollon,  qui  se 
tient  implacable  au-dessus  de  Paris  et,  presque  collé 
à  lui,  lui  indique  avec  fureur  où  il  faut  frapper.  Le 
Vulcain  est  une  des  figures  les  plus  complètes  et  les 
plus  achevées  :  la  tête  est  bien  celle  du  dieu;  l'épais- 
seur de  ce  corps  est  prodigieuse. 

Le  Cyclope  qui  apporte  l'enclume  et  ses  deux 
compagnons  qui  battent  sur  l'enclume,  le  Triton  qui 
reçoit  d'un  enfant  ailé  le  casque  redoutable chefs- 
d'œuvre  d'imagination  et  de  composition  ! 

Le  parti  pris  et  certaines  formes  outrées  montrent 
que  Rubens  (1)  était  dans  la  situation  d'un  artisan 
qui  exécute  le  métier  qu'il  sait,  sans  chercher  à  l'infini 
des  perfectionnements. 

Il  faisait  avec  ce  qu'il  savait,  et  par  conséquentsans 
gêne  pour  sa  pensée.  L'habit  qu'il  donne   à  ses  pen- 


(1)  Voir  ce  que  nous  avons  dit  dans  notre  Étude  sur  la  constante  et 
inébranlable  admiration  de  Delacroix  pour  le  génie  de  Rubens.  Dans  sa 
lettre  sur  les  concouru  dont  nous  parlons  plus  haut,  Delacroix  écrivait  : 
«  Une  idée  ridicule  s'offre  à  moi.  Je  me  figure  le  grand  Rubens  étendu 
«  sur  le  lit  de  fer  d'un  concours.  Je  me  le  figure  se  rapetissant  dans  le 
«  cadre  d'un  programme  qui  l'étouffé,  retranchant  des  formes  gigantes- 
«  ques,  de  belles  exagérations,  tout  le  luxe  de  sa  manière.  » 


74  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

sées  est  toujours  sous  la  main  ;  ses  sublimes  idées,  si 
variées,  sont  traduites  par  des  formes  que  les  gens 
superficiels  accusent  de  monotonie,  sans  parler  de 
leurs  autres  griefs.  Cette  monotonie  ne  déplaît  pas 
à  l'homme  profond  qui  a  sondé  les  secrets  de  Fart. 
Ce  retour  aux  mêmes  formes  est  à  la  fois  le  cachet  du 
grand  maître  et  en  même  temps  la  suite  de  l'entraîne- 
ment irrésistible  d'une  main  savante  et  exercée.  Il  en 
résulte  l'impression  de  la  facilité  avec  laquelle  ces 
ouvrages  ont  été  produits,  sentiment  qui  ajoute  à  la 
force  de  l'ouvrage. 

Dimanche  1er  février.  —  Pierret  m'apprend  que 
les  belles  tapisseries  se  sont  vendues  à  deux  cents 
francs  pièce  :  il  y  en  avait  là  de  très  belles  et  des 
Gobelins,  avec  des  fonds  d'or.  Un  chaudronnier  les  a 
achetées  pour  les  brûler  et  en  retirer  le  métal. 

Lundi  2  février.  — Mme  Sand  (1)  arrivée  vers 
quatre  heures...  .Terne  reprochais,  depuis  qu'elle  est 
ici,  de  n'avoir  pas  été  la  voir.  Elle  est  fort  souffrante, 


(1)  Il  semble  que,  dans  les  relations  très  assidues  de  George  Sand  avec 
Delacroix,  celle-ci  ait  fait  toutes  les  avances  ;  non  que  Delacroix  ne  res- 
sentit pour  elle  une  réelle  sympathie,  il  ne  pouvait  demeurer  insensible 
à  la  franchise  et  à  la  bonhomie  de  sa  nature  ;  ce  qu'il  prisait  infiniment 
moins ,  c'était  son  talent  et  surtout  ses  théories  humanitaires ,  qui 
avaient  le  don  de  l'exaspérer.  Nous  avons  Longuement  insisté  sur  les  con- 
victions philosophiques  du  maître  touchant  la  question  du  progrès  : 
George  Sand  demeurait  toujours  à  ses  yeux  la  vivante  incarnation  de  ces 
théories.  Quant  à  George  Sand,  son  admiration  pour  Delacroix  fut  toujours 
sans  réserve,  comme  son  amitié. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  75 

outre  sa  maladie  de  foie,  d'une  espèce  d'asthme  ana- 
logue à  celui  du  pauvre  Chopin. 

—  Le  soir  chez  Mme  de  Forget. 

—  J'ai  à  peu  près  terminé,  dans  la  journée,  le  petit 
Samaritain  pour  Beugniet  (1).  Le  matin,  trouvé  àpeu 
près  sur  la  toile  la  composition  du  plafond  de  l'Hôtel 
de  ville. 

Je  parlais  à  Mme  Sand  de  l'accord  tacite  d'aplatis- 
sement et  de  bassesse  de  tout  ce  monde  qui  était  si 
lier  il  y  a  peu  de  temps  :  l'étourderie,  la  forfanterie 
générale,  suivie  en  un  clin  d'œil  de  la  lâcheté  la  plus 
grande  et  la  plus  consentie.  Nous  n'en  sommes  pas 
encore  cependant  au  trait  des  maréchaux,  en  1814, 
avec  Napoléon;  mais  c'est  uniquement  parce  que  l'oc- 
casion ne  s  en  présente  pas.  C'est  la  plus  grande  bas- 
sesse de  1  histoire. 

Mardi  3  février.  —  Dîné  chez  Perrin  avec  Morny, 
Delangle,  Romieu,  Saint-Georges,  Alard,  Auber, 
Halévy,  Boiïay  (2),  aimables  gens  :  sa  femme  et  sa 
belle -sœur.  Cette  dernière  que  j'ai  vue  pour  la 
première  fois  est  une  femme  fort  aimable  et  dont  les 
yeux  sont  charmants  ;  elle  peint  et  m'a  beaucoup 
parlé  de  peinture. 

(t)   Marchand  de  tableaux. 

(2)  Emile  Perrin,  qui  était  alors  directeur  de  l'Opéra-Comique,  avait 
étudié  la  peinture  dans  les.  ateliers  de  Gros  et  de  Delaroche  ;  il  avait 
également  écrit  des  articles  de  critique  artistique.  II  devint  par  la  suite 
directeur  de  l'Opéra,  puis,  en  1870,  administrateur  général  du  Théâtre- 
Français. 

Le  comte  de  Morny  avait  donné  le  22  janvier  1852  sa  démission  de 


76  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Je  suis  parti  très  tard  avec  Auber  et  Alard.  Recon- 
duit ce  dernier  jusqu'au  Palais-Bourbon  par  le  plus 
beau  clair  de  lune  :  il  m'a  raconté  des  proverbes  de 
sa  façon  :  V homme  qui  raconte  la  prise  de  la  Bas- 
tille, etc. 

Mercredi  4  février.  —  Chez  Boilay,  en  sortant  de 
chez  le  ministre.  Revu  là  avec  plaisir  la  fille  d'Hippo- 
lyte  Lecomte  (1).  Mocquart  (2)  y  est  venu  ;  il  a 
raconté  avec  emphase  des  particularités  sur  Géricault. 
Parlant  de  la  présence  de  Mustapha  (3)  à  l'enterre- 
ment, il  a  fait  une  description  pittoresque  de  la  douleur 
de  ce  pauvre  Arabe,  qui  s'était,  disait-il,  prosterné  la 
face  contre  terre  sur  la  tombe.  Le  fait  est  qu'il  n'en 
fut  rien  et  qu'il  resta  à  distance,  non  sans  produire  un 
effet  touchant   sur  l'assistance.    Mocquart    prétend 

qu'A n'y  vint  pas,  et  lui  en  fait  un  sujet  grave  de 

blâme.  Il  me  semble  que  mes  souvenirs  le  justifient, 

ministre  de  l'intérieur;  il  ne  fut  nommé  qu'en  1854  président  du  Corps 
législatif. 

Delangle  venait  d'être  nommé  procureur  général  à  la  Cour  de  cassa- 
tion, en  remplacement  de  Dupin. 

Bomieu,  homme  de  lettres  et  administrateur.  Il  était  alors  directeur 
général  des  beaux-arts. 

Jules-Henri  Vernoy  de  Saint-Georges  (1801-1875) ,  auteur  drama- 
tique, un  des  plus  féconds  librettistes  de  cette  époque. 

Boilay,  publiciste  et  administrateur;  c'était  un  protégé  de  M.  Thiers; 
il  fut  rédacteur  au  Constitutionnel . 

(1)  Hippolyte  Lecomte,  peintre,  né  en  1781,  mort  en  1855.  Il  devint 
le  beau-frère  d'Horace  Vernet  et,  grâce  à  lui,  fut  chargé  de  nombreuses 
commandes. 

(2)  Mocquart,  homme  politique  et  littérateur.  Il  était  alors  secrétaire 
intime  et  chef  du  cabrnet  de  l'Empereur. 

(3)  Mustapha  était  un  des  modèles  favoris  de  Géricault. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  77 

et  je  crois  le  voir  encore  avec  un  surtout  blanchâtre. 
J'aime  mieux,  pour  lui,  croire  à  ma  mémoire  qu'à  celle 
de  Mocquart. 

Samedi  7  février.  —  En  sortant  de  Saint-Germain 
l'Auxerrois  —  enterrement  Lahure  — j'ai  rencontré, 
sur  le  quai,  Cousin  qui  allait  à  Passy.  J'avais  rendez- 
vous  au  ministère,  et  j'allais,  à  pied,  causer  avec 
Romieu.  J'ai  accompagné  Cousin  jusqu'à  la  barrière 
des  Bonshommes,  à  travers  les  Tuileries  et  le  long 
de  l'eau.  Ensuite  longue  conversation  :  il  m'a  amusé 
en  me  parlant  des  relations  intimes  de  personnes  de 
notre  connaissance  à  tous  deux.  «  Thiers  (1),  m'a-t-il 
dit,  a  le  talent  et  l'esprit  que  tout  le  monde  sait; 
mais  autour  d'un  tapis  vert,  et  la  main  au  timon 
de  l'État,  il  est  au-dessous  de  tout.  Guizot  de  même, 
et  ne  le  vaut  pas  pour  le  cœur.  »  Il  m'en  a  donné  la 
plus  mauvaise  idée.  J'irai  peut-être  le  voir  à  la  Sor- 
bonne. 


Dimanche  8  février.  — ■  Chez  Halévy  le  soir.  Peu  de 
monde.  —  J'avais  travaillé  toute  la  journée  à  finir 

(1)  Les  entrevues  étaient  devenues  aigres-douces  entre  Eugène  Dela- 
croix et  M.  Thiers.  On  conçoit  en  effet  par  quels  côtés  le  tempérament 
de  l'homme  politique  devait  déplaire  à  l'artiste.  Quant  au  fameux  article 
écrit  par  M.  Thiers  publiciste,  lors  des  débuts  de  Delacroix,  et  que  l'on  a 
traité  de  prophétique,  Th.  Silvestre  fait  observer  assez  justement  qu'il 
n'est  qu'une  «  paraphrase  prudhommesque  de  l'opinion  du  baron  Gérard, 
«  de  l'aveu  de  M.  Thiers  lui-même,  qui  dit  à  la  fin  de  son  article  : 
«  L'opinion  que  j'exprime  ici  est  celle  d'un  des  grands  maîtres  de 
«  l'école.  »  Th.  Silvestre  ajoute  que  M.  Thiers  loue  dans  la  même  page 
Drolling,  Dubufe,  Destouches  et  Delacroix. 


78  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

mes  petits  tableaux  :  le  Tigre  et  le  Serpent  (1),  le  Sa- 
maritain (2),  et  travaillé  à  mon  esquisse  de  mon  pla- 
fond de  l'Hôtel  de  ville  (3). 

—  Halévy  disait  qu'on  devrait  écrire,  jour  par  jour, 
ce  qu'on  voit  et  ce  qu'on  entend,  Ill'a  essayé  plusieurs 
fois  comme  moi,  et  il  en  a  été  dégoûté  par  les  lacunes 
que  l'oubli  ou  les  affaires  vous  forcent  à  laisser  dans 
votre  journal... 

Se  rappeler  l'histoire  de  l'homme  qui  mettait  son 
doigt  dans  tous  les  trous,  et  que  cette  singularité 
avait  fait  remarquer.  Il  se  trouva,  sans  beaucoup  de 
titres,  porté  sur  une  liste  de  gens  de  la  Cour  qui  sol- 
licitaient un  régiment.  Louis  XV,  en  voyant  son  nom, 
demande  :  «  Est-ce  ce  gentilhomme  qui  met  son  doigt 
dans  les  trous? —  Oui,  Sire!  —  Eh  bien,  je  lui  donne 
le  régiment.   » 

LundiQ  février.  — Soirée  chez  M.  Devinck  (4).  J'ai 
trouvé  là  M.  Manceau,  qui  m'a  entretenu  longuement 
du  conseil  municipal  (5).  Ces  gens-là  ont  F  air  de  croire 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,   n°  1023. 

(2)  «  Le  voyageur  est  couché  à  terre  demi-nu  ;  le  Samaritain,  vêtu  d'un 
«  manteau  rouge,  se  penche  vers  lui,  tandis  que  son  cheval  broute  l'herbe 
u  derrière  eux  :  au  fond,  le  prêtre  qui  passe  sans  s'arrêter.  »  (H.  de  la 
Madelenk,  Eugène  Delacroix  à  l'Exposition  du  boulevard  des  Italiens.) 

(3)  Voir  Catalogue  Robaut,  n01  1118  et  1119. 

(4)  Devinck,  industriel,  ancien  président  du  tribunal  de  commerce, 
membre  du  conseil  municipal  de  Paris. 

(5)  Delacroix  était,  parait-il,  très  fier  de  sa  fonction  de  conseiller  muni- 
cipal. C'était  là  une  de  ces  faiblesses  communes  à  presque  tous  les  grands 
hommes,  et  qui  les  poussent  à  chercher  une  application  de  leurs  hautes 
facultés,  en  dehors  du  domaine  où  elles  s'exercent  naturellement. 
Mme  Riesener,  aux  souvenirs  de  laquelle  nous  avons  fait  appel,  nous 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  79 

qu'on  peut  faire  le  bien  entre  gens  réunis  pour  discuter. 
L'allégorie  des  hommes  qui  forgent  le  même  fer 
représente  assez  bien  l'idéal  d'un  gouvernement 
auquel  concourent  plusieurs  personnes.  Malheureu- 
sement, ce  n'est  qu'une  image  propre  pour  un  tableau. 
Depuis  le  peu  de  temps  que  je  suis  là,  je  me  suis  con- 
vaincu que  la  raison  avait  peu  d'ascendant,  qu'un  rien 
la  rendait  maussade,  malgré  tous  les  soins  de  la  pré- 
senter du  côté  séduisant.  L'entraînement,  la  vanité 
conduisent  les  meilleures  têtes.  Dans  la  question  du 
chauffage  de  l'hôpital  du  Nord,  deux  systèmes  étaient 
en  présence  :  le  plus  spécieux  était  celui  d'une  impo- 
sante commission  de  savants  et  défendu  avec  beau- 
coup d'éloquence  par  notre  confrère  Pelouze  (1), 
savant  lui-même  et  partisan  de  la  théorie  en  général. 
Les  bonnes  têtes  se  rangeaient  évidemment  pour<ce 
système  si  bien  défendu.  L'autre  avait  l'air  de  l'être 
par  des  gens  intéressés.  Sur  cela,  Thierry  (2)  veut  en 
introduire  un  troisième  qui  est  repoussé  avant  d'avoir 
-été  entendu.  Que  croyez- vous  que  fût  au  fond  l'opi- 
nion de  laplupartdes  membres  et  de  Thierry  lui-même, 
comme  je  l'ai  su,  en  le  leur  demandant?  Exactement 

racontait  qu'il  prenait  cette  fonction  très  au  sérieux,  et  qu'il  lui  avait  dit 
le  jour  de  sa  nomination  :  «  Je  vais  donc  être  de  ceux  auxquels  on 
«  demande  quelque  chose.  »  Pourtant  le  passage  du  Journal  ne  laisse 
aucun  doute  sur  l'estime  médiocre  en  laquelle  il  tenait  la  majorité  de  ses 
collègues . 

(1)  Théophile-Jules  Pelouze,  chimiste,  membre  de  l'Institut.  On  lui 
doit  un  grand  nombre  de  mémoires  et  un  Traité  de  chimie  générale 
analytique  très  apprécié. 

(2)  Alexandre  Thierry  (1803-1858),  chirurgien  et  ancien  directeur 
des  hôpitaux. 


80  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

la  même  que  je  croyais  mètre  propre  à  moi  seul,  à 
savoir  que  les  appareils  de  chauffage,  comme  on  les 
fait,  sont  bons  pour  des  corridors,  pour  des  lieux  de 
passage  et  de  circulation,  mais  que  la  difficulté  de 
modérer  et  de  conduire  cette  chaleur  la  rend  nui- 
sible ou  insuffisante  dans  les  chambres  des  malades, 
dortoirs,  et  que  le  feu,  en  définitive,  dans  les  bons 
poêles,  de  bon  bois  dans  de  bonnes  cheminées  est 
le  meilleur  de  tous  les  chauffages.  C'est  ce  que  nous 
nous  disions  tous  à  l'oreille.  La  somme  nécessaire 
cependant  pour  un  gigantesque  établissement  d'appa- 
reils était  votée,  et  avec  ce  prix  on  aurait  eu  du  bois 
ou  du  charbon  pour  chauffer  vingt  ans  l'hôpital. 

Mardi  10  février.  —  Soirée  chez  HM.  Chevalier, 
rue  de  Rivoli,  dans  des  appartements  très  spiendides 
au  premier.  Détestables  tableaux  sur  les  murs,  livres 
magnifiques  dans  des  armoires  qu'on  n'ouvre  pas  plus 
queleslivres.  Point  de  goût.  J'y  ai  vu  Mme  Ségalas  (1), 
qui  m'a  rappelé  que  nous  ne  nous  étions  pas  rencon- 
trés depuis  1832  ou  1833,  chez  Mme  O'Reilly .  C  est  là 
aussi  et  chez  Nodier  (2)  d'abord,  que  j'aivupour  la  pre- 
mière fois  Balzac  (3),  qui  était  alors  un  jeune  homme 

(1)  Mme  Anaïs  Séga1as>  un  des  plus  célèbres  bas  bleus  du  temps, 
auteur  de  contes  enfantins  et  de  petits  ouvrages  humoristiques. 

(2)  Charles  Nodier  avait  été  nommé  en  1823  bibliothécaire  de  l'Arse- 
nal. Son  salon  devint  alors  le  rendez-vous  de  tout  le  monde  littéraire  et 
artistique.  «  Là,  dit  J.  Janin,  il  recevait  tous  ceux  qui  tenaient  hono- 
rablement une  plume,  un  burin,  une  palette,  un  ébauchoir.  » 

(3)  Balzac,  nous  l'avons  déjà  fait  observer  dans  notre  Etude,  était 
antipathique  à  Delacroix.  L'artiste  ne  lui  pardonna  jamais  ce  je  ne  sais 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  81 

svelte,  en  habit  bleu,  avec,  je  crois,  gilet  de  soie  noire, 
enfin  quelque  chose  de  discordant  dans  la  toilette  et 
déjà  brèche-dent.  Il  préludait  à  son  succès. 

Vendredi  13  février.  —  Occupé  tous  ces  jours-ci  de 
mes  compositions  pour  l'Hôtel  de  ville. 

Aujourd'hui  à  l'Hôtel  de  ville,  où  je  me  suis  senti 
singulièrement  troublé,  quand  j'ai  fait  un  mince 
rapport  sur  les  peintures  à  restaurer  à  Saint-Severin 
et  à  Saint-Eustache  ;  j'étais  sous  l'impression  d'un 
malaise  et  d'une  lourdeur  de  tête  qui  m'en  ont  fait 
omettre  les  trois  quarts. 

Convoqué  pour  voir  les  projets  de  Lehmann  (1). 


quoi  de  décousu  et  de  débraillé  qui  caractérisait  sa  personne.  Delacroix 
n'avait  pas.  su  discerner  —  et  ce  fut  une  de  ses  rares  incompréhensions 
—  l'admirable  puissance  de  génie  que  dissimulait  mal  son  absence  de 
goût.  Et  pourtant  on  trouve  à  maintes  reprises,  dans  le  Journal,  des 
fragments  détachés,  des  citations  tirées  des  œuvres  de  Ralzac,  notam- 
ment tout  le  passage  sur  les  artistes  et  les  conditions  de  production, 
une  des  maîtresses  pages  de  la  Cousine  Bette.  Nous  pensons  que  la  per- 
sonnalité encombrante  et  souvent  arrogante  de  Ralzac  ne  contribua  pas 
médiocrement  à  écarter  de  lui  Delacroix,  car  il  écrivait  à  Pierret  en  1842, 
de  Nohant,  où  il  se  trouvait  installé  chez  Mme  Sand  :  «  Nous  atten- 
dions Ralzac  qui  n'est  pas  venu,  et  je  n'en  suis  pas  fâché.  C'est  un 
bavard  qui  eût  rompu  cet  accord  de  nonchalance  dans  lequel  je  me 
berce  avec  grand  plaisir.  »  (Corresp.,  t.  I,  p.  262.) 

(1)  Lehmann,  peintre,  né  à  Kiel  en  1814.  Elève  d'Ingres,  il  imita  la 
manière  de  son  maître,  et  fit  de  nombreux  portraits  précisément  dans  la 
société  où  fréquentait  Delacroix.  Il  exécuta  aussi  des  peintures  murales.  Le 
tableau  au  projet  duquel  Delacroix  fait  ici  allusion  pourrait  bien  être  le 
Rêve,  qui  parut  au  Salon  de  1852.  Lehmann  avait  exécuté  des  compositions 
décoratives  pour  la  salle  des  Fêtes  de  l'Hôtel  de  ville,  et  à  ce  propos 
M.  Robaut,  dans  son  Catalogue,  remarque  très  justement  que  «  la  ville 
«  a  dépensé  quatre-vingt  mille  francs  pour  faire  graver  les  compositions 
«  peintes  dans  la  salle  des  Fêtes  par  Lehmann,  et  qu'elle  n'a  pas  affecta 
«  un  centime  à  la  reproduction  de  l'œuvre  de  Delacroix  »  . 

il.  6 


82  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Samedi  14  février.  —  Dîné  chez  le  préfet.  Je  devais 
le  soir  mener  Varcollier  chez  Chabrier;  il  n'a  pu 
venir. 

Dimanche  15  février.  —  Symphonie  en  50/  mineur 
de  Mozart,  au  concert  Sainte-Cécile.  J'avoue  que  je 
m'y  suis  ennuyé  un  peu. 

Le  commencement  (et  je  crois  un  peu  que  c'était 
parce  que  c'étaitle  commencement),  indépendamment 
du  vrai  mérite,  m'a  fait  beaucoup  de  plaisir.  L'ouver- 
ture et  un  finale  à'Obéron  (1).  Ce  fantastique  de  l'un  des 
plus  dignes  successeurs  de  Mozart  a  le  mérite  de  venir 
après  celui  du  maître  divin,  et  les  formes  en  sont  plus 
récentes.  Ça  n'a  pas  encore  été  aussi  pillé  et  rebattu 
par  tous  les  musiciens,  depuis  soixante  ans.  — Chœur 
de  Gaulois  par  Gounod,  qui  a  tout  l'air  d'une  belle 
chose  ;  mais  la  musique  a  besoin  d'être  appréciée  à 
plusieurs  reprises. 

Il  faut  aussi  que  le  musicien  ait  établi  l'autorité 
ou  seulement  la  compréhension  de  son  style  par  des 
ouvrages  assez  nombreux.  Une  instrumentation  pé- 
dantesque,  un  goût  d'archaïsme  donnent  quelquefois 
dans  l'ouvrage  d'un  homme  inconnu  l'idée  de  l'austé- 
rité et  de  la  simplicité.  Une  verve  quelquefois 
déréglée,  soutenue  de  réminiscences  habilement 
plaquées  et  d'un  certain  brio  dans  les  instruments, 
peut  faire  l'illusion  d'un  génie  fougueux  emporté  par 

(1)  L'opéra  de  Weber. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  83 

ses  idées  et  capable  de  plus  encore.  C'est  l'histoire  de 
Berlioz;  l'exemple  précédent  s'appliquerait  à  Men- 
delssohn.  L'un  et  l'autre  manquent  d'idées,  et  ils 
cachent  de  leur  mieux  cette  absence  capitale  par  tous 
les  moyens  que  leur  suggèrent  leur  habileté  et  leur 
mémoire. 

Il  y  a  peu  de  musiciens  qui  n'aient  trouvé 
quelques  motifs  frappants.  L'apparition  de  ces  motifs 
dans  les  premiers  ouvrages  du  compositeur  donne 
une  idée  avantageuse  de  son  imagination;  mais  ces 
velléités  sont  trop  tôt  suivies  d'une  langueur  mortelle. 
Ce  n'est  point  cette  heureuse  facilité  des  grands  maî- 
tres qui  prodiguent  les  motifs  les  puis  heureux  souvent 
dans  desimpies  accompagnements  ;  ce  n'est  plus  cette 
richesse  d'un  fonds  toujours  inépuisable  et  toujours 
prêt  à  se  répandre,  qui  fait  que  l'artiste  trouve 
toujours  sous  la  main  ce  qu'il  lui  faut,  et  ne  passe  pas 
son  temps  à  chercher  sans  cesse  le  mieux  et  à  hésiter 
ensuite  entre  plusieurs  formes  de  la  même  idée.  Cette 
franchise,  cette  abondance,  est  le  plus  sûr  cachet  de 
la  supériorité  dans  tous  les  arts.  Raphaël,  Rubens  ne 
cherchaient  pas  les  idées;  elles  venaient  à  eux  d'elles- 
mêmes,  et  même  en  trop  grand  nombre.  Le  travail 
ne  s'applique  guère  à  les  faire  naître,  mais  à  les 
rendre  le  mieux  possible  par  l'exécution. 

Jeudi  19  février.  —  Dîné  chez  Desgranges.  Le 
hasard  me  place  encore  auprès  de  Rayer  :  j'ai  été 
étonné  de  sa  sobriété.  Je  voudrais  me  rappeler  plus 


84  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

souvent  quelle  est  l'importance  de  cette  vertu, 
surtout  pour  un  homme  qui  se  trouve  dans  le  triste 
cas  où  je  suis;  ne  mangeant  qu'une  seule  fois  par 
jour,  il  m'est  bien  difficile  de  ne  pas  être  entraîné  au 
delà  des  justes  bornes  par  un  appétit  de  vingt-quatre 
heures. 

Réunion  ennuyeuse  au  premier  chef  :  la  sottise  du 
maître  de  la  maison,  l'inertie  glaciale  de  sa  femme 
auraient  tenu  en  échec  la  plus  communicative  gaieté. 
J'ai  vu  chez  lui  le  portrait  du  sultan  Mahmoud  en 
hussard,  qui  est  la  chose  la  plus  grotesque  du  monde. 

Je  me  suis  échappé  aussi  vite  que  j'ai  pu  pour  aller 
chez  Bertin.  Delsarte  a  chanté  (1)  et  a  ravi  tout  le 
monde.  J'étais  à  côté  d'un  monsieur  qui  m'a  appris 
qu'il  avait  assisté  à  la  maladie  et  aux  derniers  moments 
de  mon  pauvre  Charles  (2)...  Cruels  détails!  cruelle 
nature  ! 

Vendredi  20  février.  —  Dîné  chez  Villot.  Ces 
dîners  continuels  me  troublent  beaucoup.  Dîner  servi 
plus  que  jamais  à  la  russe.  Tout  le  temps  du  service, 
la  table  est  couverte  de  gimblettes,  de  sucreries;  au 
milieu,  un  étalage  de  fleurs,  mais  nulle  part  la  plus 
petite  parcelle  de  ce  qu'attend  un  estomac  affamé 
quand  il  approche  la  table.  Les  domestiques  servant 

(1)  Delsarte,  artiste  lyrique  et  compositeur,  qui  quitta  tout  jeune 
l'Opéra-Comique  pour  se  consacrer  à  l'enseignement  de  son  art.  Il  ne  se 
fit  plus  entendre  dès  lors  que  dans  les  concerts  et  dans  les  salons. 

(2)  Delacroix  veut  probablement  parler  de  son  frère  Charles  Dela- 
croix, qui  mourut  à  Bordeaux  le  30  décembre  1845,  loin  de  tous  les  siens. 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  85 

pitoyablement  et  à  leur  fantaisie  des  morceaux  de 
hasard,  en  un  mot  ce  qu'ils  dédaignent  de  se  conser- 
ver pour  eux-mêmes.  Tout  cela  est  trouvé  charmant; 
adieu  la  cordialité,  adieu  l'aimable  occupation  de 
faire  un  bon  dîner!  Vous  vous  levez  repu  tant  bien 
que  mal,  et  vous  regrettez  votre  dîner  de  garçon  du 
coin  de  feu.  Cette  pauvre  femme  s'est  jetée  dans  une 
habitude  mondaine  qui  lui  donne  exclusivement 
comme  société  les  gens  les  plus  futiles  et  les  plus 
ennuyeux. 

Je  me  suis  sauvé  en  évitant  la  musique  pour 
aller  chez  mon  confrère  en  municipalité  Didot  (1). 
La  promenade  pour  aller  chez  lui  par  un  froid  sec 
m'a  réussi  un  peu.  En  arrivant,  cohue,  musique 
encore  plus  détestable,  mauvais  tableaux  accrochés 
aux  murs,  excepté  un ,  cet  homme  nu  d'Albert  Durer, 
qui  m'a  attiré  toute  la  soirée. 

Cette  trouvaille  inespérée,  le  chant  de  Delsarte,  la 
veille  chez  Bertin,  m'ont  fait  faire  cette  réflexion 
qu'il  y  a  beaucoup  de  fruit  à  retirer  du  monde,  tout 
fatigant  qu'il  est  et  tout  futile  qu'il  paraît.  Je  n'aurais 
eu  aucune  fatigue,  si  j'étais  resté  au  coin  de  mon 
feu;  mais  je  n'aurais  eu  aucune  de  ces  souffrances 
mi  doublent  peut-être,  par  le  rapprochement  de  la 
trivialité  et  de  la  banalité,  des  plaisirs  que  le  vulgaire 
va  chercher  dans  les  salons. 


(1)  Il  s'agit  ici  <T Ambroise  Firtnin-Didoty  de  la  célèbre  maison  des 
éditeurs  Didot,  qui  fut  éditeur,  écrivain,  et  fit  partie  du  conseil  municipal, 
où  il  eut  un  rôle  assez  important. 


86  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

V. . .  était  là.  Il  ne  m'a  pas  paru  atteint  comme  moi 
par  ce  terrible  tableau,  il  est  borné  dans  ses  admira- 
tions; c'est  que  son  sentiment  ne  le  sert  plus  au  delà 
d'une  certaine  mesure  de  talent,  qu'il  n'apprécie  en- 
core que  dans  un  certain  nombre  d'artistes  d'une  cer- 
taine école  :  il  est  excellent  et  cause  sérieusement; 
mais  il  ne  vous  échauffe  jamais.  C'est  un  homme  de 
mérite  auquel  il  manque  toutes  les  grâces.  Nous  avons 
vu  ensemble  le  tableau  de  la  vieillesse  de  David  (1), 
qui  représente  la  Colère  d'Achille;  c'est  la  faiblesse 
même;  1  idée  et  la  peinture  sont  également  absentes. 
J'ai  pensé  aussitôt  à  Y  Agamemnon  et  Y  Achille  de 
Rubens,  que  j'ai  vus  il  y  a  à  peine  un  mois. 

Samedi  21  février.  —  Le  soir  au  Jardin  d'hiver, 
où  j'ai  mené  Mme  de  Forget,  au  bal  du  IXe  arrondis- 
sement, pour  lequel  j'avais  souscrit.  Il  m'est  arrivé 
comme  les  deux  jours  précédents  :  je  me  suis  préparé 
avec  répugnance,  et  j'ai  été  dédommagé  de  mes 
appréhensions. 

L'aspect  de  ces  arbres  exotiques  dont  quelques- 
uns  sont  gigantesques,  éclairés  par  des  feux  élec- 
triques, m'a  charmé.  L'eau,  et  le  bruit  qu'elle  fait  au 

(1)  Il  ne  paraît  pas  que  Delacroix  ait  été  plus  favorable  aux  tableaux 
de  la  jeunesse  ou  de  la  maturité  qu'à  ceux  de  la  vieillesse  de  David,  car 
du  Maroc  il  écrivait  à  Villot  en  1832  :  «  Les  héros  de  David  et  compa- 
«  gnie  feraient  une  triste  figure  avec  leurs  membres  couleur  de  rose 
«  auprès  de  ces  fils  du  soleil.  »  Et  à  Thoré,  en  1840  :  «  Vous  signalez 
«  fort  bien  que,  particulièrement  dans  la  question  du  dessin,  on  ne  veut 
«  en  peinture  que  le  dessin  du  sculpteur,  et  cette  erreur,  sur  laquelle  a 
«  vécu  toute  l'école  de  David,  est  encore  toute-puissante.  » 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  87 

milieu  de  tout  cela,  faisait  à  merveille.  Il  y  avait 
deux  cygnes  qui  se  faisaient  mouiller  à  plaisir,  dans 
un  bassin  rempli  de  plantes,  par  la  pluie  continue 
d'un  jet  d'eau  qui  a  quarante  à  cinquante  pieds  de 
haut.  La  danse  même  m'a  amusé,  ainsi  que  le  vul- 
gaire orchestre  ;  mais  cet  aplomb,  cet  archet,  ce 
coup  de  tambour,  ces  cornets  à  piston,  cet  entrain 
de  ces  courtauds  de  boutique  se  trémoussant  dans 
leurs  beaux  habits  excitaient  en  moi  un  sentiment 
qu'on  ne  peut,  j'en  suis  certain,  éprouver  qu'à  Paris. 
Mme  de  Forget  ne  partageait  pas  ma  satisfaction.  Elle 
avait  compromis  étourdiment,  sur  le  pavé  de  bitume  et 
au  milieu  des  trépignements  de  cette  foule  mélangée, 
une  robe  neuve  de  damas  rose  turc,  qui  aura  perdu 
un  peu  de  sa  fraîcheur.  Mme  Sand,  Maurice  (1), 
Lambert  et  Manceau  avaient  dîné  avec  moi.  Impres- 
sion bizarre  de  la  situation  de  ces  jeunes  gens  près 
de  cette  pauvre  femme. 

—  J'ai  commencé  dans  la  seule  matinée  d'hier  tous 
mes  sujets  de  la  Vie  d'Hercule  (2)  pour  le  salon  de  la 
Paix. 

(1)  Maurice  Sand,  le  fils  de  George  Sand,  et  Lambert,  avaient  fait  tous 
deux  partie  de  l'atelier  que  Delacroix  avait  ouvert  rue  Neuve-Guillemin. 
M.  Burty  cite  parmi  les  élèves  qui  s'y  rendaient  :  Joly  Grangedor,  Des- 
bordes-Valtnore,  Saint-Marcel,  Maurice  Sand,  Andrieu,  Eugène  Lambert, 
Lassalle,  Gautheron,  Leygue,  Th.  Véron,  Ferrussac. 

(2)  Delacroix  fait  allusion  aux  onze  compositions  sur  la  Vie  cU Hercule 
qui  décoraient  les  tympans  du  salon  de  la  Paix  à  l'Hôtel  de  ville  : 
Hercule  à  sa  naissance  recueilli  par  Junon  et  Minerve,  Hercule  entre  le 
vice  et  la  vertu,  Hercule  écorche  le  lion  de  Némée,  Hercule  rapporte 
sur  ses  épaules  le  sanglier  a" Erymanthe,  Hercule  vainqueur  d'Htppo- 
lyte,  Hercule  délivre  Hésione,  Hercule  tue  le  centaure  Nessus,  Hercule 


88  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Lundi  23  février.  —  Les  peintres  qui  ne  sont  pas 
coloristes  font  de  l'enluminure  et  non  de  la  peinture. 
La  peinture  proprement  dite,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
faire  un  camaïeu,  comporte  l'idée  de  la  couleur 
comme  une  des  bases  nécessaires,  aussi  bien  que  le 
clair-obscur,  et  la  proportion  et  la  perspective.  La 
proportion  s'applique  à  la  sculpture  comme  à  la 
peinture.  La  perspective  détermine  le  contour;  le 
clair-obscur  donne  la  saillie  par  la  disposition  des 
ombres  et  des  clairs  mis  en  relation  avec  le  fond  ;  la 
couleur  donne  l'apparence  de  la  vie,  etc. 

Le  sculpteur  ne  commence  pas  son  ouvrage  par  un 
contour  ;  il  bâtit  avec  sa  matière  une  apparence  de 
l'objet  qui,  grossier  d'abord,  présente  dès  le  principe 
la  condition  principale  qui  est  la  saillie  réelle  et  la 
solidité.  Les  coloristes,  qui  sont  ceux  qui  réunissent 
toutes  les  parties  de  la  peinture,  doivent  établir  en 
même  temps  et  dès  le  principe  tout  ce  qui  est  propre 
et  essentiel  à  leur  art.  Ils  doivent  masser  avec  la  cou- 
leur comme  le  sculpteur  avec  la  terre,  le  marbre  ou 
la  pierre;  leur  ébauche,  comme  celle  du  sculpteur, 
doit  présenter  également  la  proportion,  la  perspec- 
tive, l'effet  et  la  couleur. 

Le  contour  est  aussi  idéal  et  conventionnel  dans  la 
peinture  que  dans  la  sculpture  ;  il  doit  résulter  natu- 
rellement de  la  bonne  disposition  des  parties  essen- 

enchaîne  Nérée,  Hercule  étouffe  Antée ,  Hercule  ramène  Alceste  du 
fond  des  enfers,  Hercule  au  pied  des  colonnes.  (Voir  Catalogue  Ro- 
baut,  nos  1152  à  1162.) 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  89 

tielles.  La  préparation  combinée  de  l'effet  qui  com- 
porte la  perspective  et  de  la  couleur  approchera  plus  ou 
moins  de  l'apparence  définitive  suivant  le  degré  d'ha- 
bileté de  l'artiste;  mais  dans  ce  point  de  départ,  il  y 
aura  le  principe  net  de  tout  ce  qui  doit  être  plus  tard. 

Mardi  24 février.  —  Soirée  d'enfants  chez  Mme  Her- 
belin  (1);  je  remarque  combien  nos  costumes  sont 
affreux  par  le  contraste  des  costumes  de  ces  petits 
êtres  qui  étaient  fort  bariolés  et  qui,  à  raison  de  leur 
petite  taille,  ne  se  confondaient  pas  avec  les  hommes 
et  les  femmes.  C'était  comme  une  corbeille  de  fleurs. 

Pérignon  (2)  m'a  parlé  de  la  manière  de  vernir 
provisoirement  un  tableau  :  c'est  avec  de  la  gélatine, 
comme  celle  que  vendent  les  charcutiers,  qu'on  fait 
dissoudre  dans  un  peu  d'eau  chaude  et  qu'on  passe 
avec  une  éponge  sur  le  tableau.  Pour  l'enlever,  on 
prend  de  même  de  Feau  tiède. 

Villot  nous  disait  qu'on  détruit  l'ombre  avec  un 
mélange,  parties  égales  d'essence,  d'eau  et  d'huile. 
Bon  pour  repeindre. 

Mercredi  25  février.  —  Dîné  chez  Lehmann.  — 
Revenu  à  l'Opéra-Comique  et  fini  chez  Boilay. 


(1)  Mme  Herbelin,  peintre.  Elle  était  nièce  du  peintre  Belloc,  qui  fut 
eon  professeur.  Sur  le  conseil  de  Delacroix,  elle  fit  de  la  miniature,  et,  y 
ayant  acquis  une  réputation,  s'y  consacra  exclusivement. 

(2)  Pérignon  fit  partie  de  l'administration  des  Beaux-Arts,  en  qualité 
de  directeur  du  Musée  de  Dijon.  Il  était  en  relations  assez  intimes  avec 
Delacroix,  puisqu'il  fut  l'un  des  exécuteurs  testamentaires  du  maître. 


90  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Je  n'ai  rien  retiré  de  tout  cela  qu'une  immense  pro- 
menade à  pied,  pour  venir  de  la  rue  Neuve  de  Berry 
jusqu'au  théâtre. 

—  Les  gens  médiocres  ont  réponse  à  tout  et  ne 
sont  étonnés  de  rien.  Ils  veulent  toujours  avoir  l'air 
de  savoir  mieux  que  vous  ce  que  vous  allez  leur  dire; 
quand  ils  prennent  la  parole  à  leur  tour,  ils  vous 
répètent  avec  beaucoup  de  confiance,  comme  si 
c'était  de  leur  cru,  ce  qu'ils  ont,  ailleurs,  entendu 
dire  à  vous-même. 

Il  est  bien  entendu  que  l'homme  médiocre  dont  je 
parle  est  en  même  temps  pourvu  de  connaissances 
auxquelles  tout  le  monde  peut  parvenir.  Le  plus  ou 
moins  de  bon  sens  ou  d'esprit  naturel  qu'ils  peuvent 
avoir,  peut  seul  les  empêcher  d'être  des  sots  parfaits. 
Les  exemples  qui  se  présentent  en  foule  à  ma  mémoire 
sont  tous  à  l'appui  de  ce  ridicule  si  commun.  Ils  ne 
diffèrent,  comme  je  l'ai  dit,  que  parle  degré  de  sot- 
tise. L'air  capable  et  supérieur  va  de  soi-même  avec 
ce  caractère. 

Jeudi  %$  février.  —  Soirée  chez  Mlle  Rachel  (1). 
Elle  a  été  fort  aimable.  J'ai  revu  Musset  (2)  et  je  lui 

(1)  Delacroix  avait  une  vive  admiration  pour  le  talent  de  Rachel. 
Dans  sa  composition  de  la  Mort  de  saint  Jean-Baptiste,  il  s'était  inspiré 
de  ses  traits  pour  peindre  son  Hérodiade.  Dans  la  Sibylle  an  rameau 
d'or,  tableau  de  1845,  il  songea  à  la  grande  actrice,  qui  venait  souvent 
dans  son  atelier.    (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  918.) 

(2)  Si  l'on  en  croit  Philarète  Chasles,  le  talent  d' Alfred  de  Musset 
était  antipathique  à  Delacroix  :  «  C'est  un  poète  qui  n'a  pas  de  cou- 
«  leur,  me  dit-il  un  jour;  il  manie  sa  plume  comme  un  burin  :   avec 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  91 

disais  qu'une  nation  n'a  de  goût  que  dans  les  choses 
où  elle  réussit.  Les  Français  ne  sont  bons  que  pour  ce 
qiû  se  parle  ou  ce  qui  se  lit.  Ils  n'ont  jamais  eu  de 
goût  en  musique  ni  en  peinture.  La  peinture  mignarde 
et  coquette...  Les  grands  maîtres  comme  Lesuenr  et 
Lebrun  ne  font  pas  école.  La  manière  les  séduit 
avant  tout;  en  musique  presque  de  même. 
—  Bleu  de  ciel  de  l'esquisse  de  la  Paix  : 
Sur  bleu  de  Prusse  et  blanc,  introduction  de  bleu  de 
Prusse,  blanc  et  vert  de  Scheele.  Le  ton  verdâtre,  pro- 
duit en  deux  opérations,  double  l'effet  et  donne  une 
franchise  incomparable. 

Lundi  1er  mars.  —  L'homme  qui  apporte  ordinai- 
rement le  charbon  de  terre  et  le  bois  est  un  drôle  plein 
d'esprit...  Il  cause  beaucoup.  Il  demande  l'autre  jour 
la  gratification  et  dit  qu'il  a  beaucoup  d'enfants. 
Jenny  lui  dit  :  «  Et  pourquoi  avez-vous  tant  d  en- 


«  elle  il  fait  des  entailles  dans  le  cœur  de  l'homme  et  le  tue  en  y  faisant 
«  couler  le  corrosif  de  son  aine  empoisonnée.  Moi,  j'aime  mieux  les  plaies 
«  béantes  et  la  couleur  vive  du  sang.  »  (Mémoires  de  Ph.  Chasles,  t.  I, 
p.  331,  cités  par  Burty,  Correspondance  de  Delacroix,  t.  II,  p.  68.) 

Il  est  intéressant  d'indiquer  comme  contre-partie  l'opinion  de  Musset 
sur  Delacroix.  A  l'époque  où  YHamlet  était  refusé  par  le  jury,  Musset 
protestait  en  ces  termes  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  :  «  Il  semble 
«  que.  tant  de  sévérité  n'est  juste  qu'autant  qu'elle  est  impartiale,  et 
«  comment  croire  qu'elle  le  soit,  lorsqu'on  voit  de  combien  de  croûtes  le 
«Musée  est  rempli!  »  Quelques  années  auparavant,  Alfred  de  Musset 
écrivait  à  son  frère  :  «  J'ai  rencontré  Eugène  Delacroix  une  fois  en  sor- 
«  tant  du  spectacle  :  nous  avons  causé  peinture  en  pleine  rue,  de  sa 
«porte  à  la  mienne  et  de  ma  porte  à  la  sienne,  jusqu'à  deux  heures  du 
«  matin.  Nous  ne  pouvions  pas  nous  séparer.  »  (Maurice  Tournecx, 
Eugène  Delacroix  devant  ses  contemporains.) 


92  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

fants?»  Il  lui  répond  :  «  C'est  ma  femme  qui  les  fait.  » 
C'est  un  mot  du  plus  pur  gaulois...  Il  nous  en  a  dit 
un  de  la  même  force,  l'année  dernière,  que  j'ai  ou- 
blié... 

Lundi  8  mars.  —  Pour  la  première  fois,  au  dîner 
de  tous  les  mois,  des  seconds  lundis. 

—  En  sortant,  promenade  sur  le  boulevard  avec 
Varcollier,  et  fini  la  soirée  chez  Perrin.  Revu  là  la 
lithographie  de  Géricault  (1)  des  chevaux  qui  se 
battent.  Grand  rapport  avec  Michel-Ange.  Même 
force,  même  précision,  et,  malgré  l'impression  de  force 
et  d'action,  un  peu  d'immobilité,  par  suite  de  l'étude 
extrême  des  détails,  probablement. 

—  Le  jury,  depuis  jeudi  dernier,  m'assassine  tous 
les  jours,  et  le  soir,  je  suis  comme  un  homme  qui 
aurait  fait  dix  lieues  à  pied. 

Vendredi  12  mars.  —  Prêté  à  M.  Hédouin  six  es- 
quisses de  la  Chambre  des  députés  :  le  Lycurgue,  le 
Chiron,  Y  Hésiode,  Y  Ovide,  Y Aristote,  le  Démosthène. 

—  A  lui  prêté,  le  2  mai,  le  dessin  sous  verre  du 
Chiron  et  de  Y  Achille  (2). 

(1)  Nous  nous  sommes  efforcé  de  préciser  les  relations  de  Delacroix 
avec  Géricault  dans  le  premier  tome  du  Journal.  Nous  avons  indiqué  les 
motifs  du  culte  qu'il  lui  avait  voué  à  ses  débuts.  En  insistant  dans  notre 
Étude  sur  le  changement  que  le  temps  avait  apporté  à  certaines  des 
opinions  du  maître,  nous  avons  omis,  peut-être  à  tort,  de  ne  pas  men- 
tionner Géricault.  Les  lecteurs  constateront  en  effet,  dans  une  année 
postérieure,  que  Delacroix  se  range  à  l'avis  de  Chenavard  qui  fait  une  cri- 
tique sévère  de  l'auteur  du  Naufrage  de  la  Méduse. 

(2)  Aujourd'hui  au  Musée  du  Louvre.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n°840.) 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  93 

Samedi  13  mars.  —  Fini  au  Jury. 

Lundi  15  mars.  —  Andrieu  revenu  aujourd'hui  ou 
hier.  Il  avait  fait  deux  jours  au  commencement  du 
mois,  interrompus  par  le  Jury. 

Jeudi  1er  avril.  —  Enterrement  du  pauvre  Cave. 
Sa  mort  me  fait  beaucoup  de  peine. 

Vendredi  2  avril.  —  A  l'issue  du  conseil  munici- 
pal, vu  chez  Varcollier  les  esquisses  pour  Sainte-Clo- 
tilde  :  la  folie  ne  peut  aller  plus  loin.  Le  pauvre 
Préault  forcé  de  faire  une  statue  gothique!  Que 
peut-on  critiquer  dans  des  ouvrages  contemporains, 
après  ces  cochonneries? 

Lundi  5  avril.  —  J'ai  été  à  Saint-  Sulpice  ébaucher 
un  des  quatre  pendentifs. 

Le  soir,  en  me  promenant  et  un  moment  avant 
d'être  noyé  par  la  pluie  d'orage  qui  est  survenue, 
rencontré,  rue  du  Mont-Thabor,  Varcollier,  qui  m'a 
parlé  avec  horreur  des  petits  échantillons  de  couleurs 
de  L...  à  l'Hôtel  de  ville.  Il  voudrait  que  je  me  con- 
stitue le  vengeur  et  le  dénonciateur  de  ses  crimes.  Je 
lui  ai  objecté  qu'il  faudrait  se  mettre  trop  en  colère,  et 
que  les  méfaits  nombreux  de  ce  genre  auraient  dû 
être  réprimés  il  y  a  longtemps.  Je  lui  ai  cité  des 
ouvrages  de  ses  amis. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  mardi  6,  en  revenant  de 


94  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Saint-Sulpice,  entré  à  Saint-Germain,  où  j'ai  vu  les 
barbouillages  gothiques  dont  on  couvre  les  murs  de 
cette  malheureuse  église.  Confirmation  de  ce  que  je 
disais  à  mon  ami  :  j'aime  mieux  les  imaginations  de 
Lima  que  les  contrefaçons  de  Baltard2  Flandrin 
et  Gie  (1). 

Mardi  6  avril.  —  Ébauché  les  trois  autres  penden- 
tifs. 

Rencontré  Cousin  en  revenant  et  toujours  sur  le 
quai. 

Mercredi  7  avril.  — Les  animaux  ne  sentent  pas  le 
poids  du  temps.  L'imagination,  qui  a  été  donnée  à 
l'homme  pour  sentir  les  beautés,  lui  procure  une 
fouie  de  maux  imaginaires  ;  l'invention  des  distrac- 
tions, les  arts  qui  remplissent  les  moments  de  l'artiste 
qui  exécute,  charment  les  loisirs  de  ceux  qui  ne  font 
que  jouir  de  ces  productions.  La  recherche  de  la 
nourriture,  des  courts  moments  de  la  passion  animale, 
de  l'allaitement  des  petits,  delà  construction  des  nids 
ou  des  tanières,  sont  les  seuls  travaux  que  la  nature 
ait  imposés  aux  animaux.  L'instinct  les  y  pousse, 
aucun  calcul  ne  les  y  dirige.  L'homme  porte  le  poids 
de  ses  pensées  aussi  bien  que  celui  des  misères  natu- 


(1)  Les  principes  d'esthétique  de  l'architecte  Baftard,  qui  dirigeait  la 
décoration  de  Saint-Germain  des  Prés,  le  rapprochaient  de  Flandrin, 
pour  lequel  personne  n'ignore  que  Delacroix  professait  la  plus  profonde 
des  antipathies. 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACBOIX.  95 

relies  qui  font  de  lui  un  animal.  A  mesure  qu'il 
s'éloigne  de  l'état  le  plus  semblable  à  l'animal,  c'est- 
à-dire  de  l'état  sauvage  à  ses  différents  degrés,  il 
perfectionne  les  moyens  de  donner  l'aliment  à  cette 
faculté  idéale  refusée  à  la  bête;  mais  les  appétits  de 
son  cerveau  semblent  croître  à  mesure  qu  il  cherche 
à  les  satisfaire  ;  quand  il  n'imagine  ni  ne  compose 
pour  son  propre  compte,  il  faut  qu'il  jouisse  des  ima- 
ginations des  autres  hommes  comme  lui,  ou  qu'il 
étudie  les  secrets  de  cette  nature  qui  l'entoure  et  qui 
lui  offre  ses  problèmes.  Celui  même  que  son  esprit 
moins  cultivé  ou  plus  obtus  rend  impropre  à  jouir 
des  plaisirs  délicats  où  cet  esprit  a  part,  se  livre, 
pour  remplir  ses  moments,  à  des  délassements  maté- 
riels, mais  qui  sont  autre  chose  que  l'instinct  qui 
pousse  l'animal  à  la  chasse.  Si  l'homme  chasse  dans 
un  état  moyen  de  civilisation,  c'est  pour  occuper  son 
temps.  H  y  a  beaucoup  d  hommes  qui  dorment  pour 
éviter  l'ennui  d'une  oisiveté  qui  leur  pèse  et  qu'ils  ne 
peuvent  néanmoins  secouer  par  des  occupations 
offrant  quelque  attrait.  Le  sauvage,  qui  chasse  ou  qui 
pêche  pour  avoir  à  manger,  dort  pendant  les  moments 
qu'il  n'emploie  pas  à  fabriquer,  à  sa  manière,  ses  gros- 
siers outils,  son  arc,  ses  flèches,  ses  filets,  ses  hame- 
çons en  os  de  poisson,  sa  hache  de  caillou. 

Jeudi  8  avril,  —  Coulé  sur  Y  Hercule  attachant 
Nérée  :  vermillon  et  laque;  jaune  de  zinc  clair  et 
terre  de  Cassel. 


96  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

Coulé  sur  le  Nérée  :  jaune  de  zinc  clair,  laque, 
cobalt,  bleu  de  Parusse. 

Après  avoir  modelé  dans  la  demi-teinte,  reflété  en 
ajoutant  par  places  quelques  tons  chauds;  touché  la 
demi-teinte  du  clair  avec  un  ton  de  clair  rose  orangé 
joint  au  ton  de  terre  de  Casse  l,  jaune  de  zinc  et  un 
mauve  plus  clair  que  celui  qui  a  servi  pour  le  coulé. 
—  Les  clairs  du  Nérée,  ton  dominant  :  jaune  zinc 
clair  et  ton  mauve  clair  et  tant  soit  peu  &  orangé  clair, 
c'est-à-dire  cadmium,  blanc  vermillon. 

Très  helle  demi-teinte  reflétée  :  vert  de  Scheele 
avec  rouge  de  zinc,  avec  mauve  clair,  plus  foncé 
avec  ocre  de  ru. 

Vendredi  23  avril.  —  Première  représentation  du 
Juif  errant  (1). 

Jeudi  29  avril.  —  Chez  Bertin  le  soir  :  il  y  avait 
peu  de  monde.  Goubaux  (2)  venu  dans  la  journée. 
Parlé  de  la  négligence  avec  laquelle  les  pièces  clas- 
siques sont  représentées.  Il  n'y  a  pas  un  directeur  de 
théâtre  du  boulevard  qui  la  souffrît  dans  les  pièces 
modernes.  Les  acteurs  du  Français  se  sont  fait  une 

3 

habitude  de  chanter  leurs  rôles  d'une  façon  mono- 
tone, comme  des  écoliers  qui  récitent  une  leçon.  Il 

(1)  Le  Juif  errant,  opéra  en  cinq  actes,  paroles  de  Scribe  et  Saint- 
Georges,  musique  d'Halévy. 

(2)  Goubaux,  auteur  dramatique,  collaborateur  de  Dumas  père,  de 
Legouvé  et  d'Eugène  Sue.  Il  dirigeait  une  institution  qui  devint  le  col- 
lège Chaptal. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  97 

me  citait  un  exemple,  le  début  d'Ipliigénie  :  Oui, 
c'est  Agamemnon,  etc. 

Il  se  rappelait  avoir  vu  Saint-Prix  (1),  qui  passait 
pour  un  talent  et  qui  de  plus  avait  la  tradition,  se 
lever  tranquillement  d'un  coin  du  théâtre,  venir  ré- 
veiller Arcas  et  lui  dire  tout  dune  haleine  :  Oui,  cest 
Agamemnon,  etc.  Quelle  est  évidemment  l'intention 
de  Racine?  Ce  oui  qui  commence  répond  évidemment 
à  la  surprise  que  doit  manifester  le  serviteur  éveillé 
avant  l'aurore  ;  par  qui?  par  son  maître,  par  son  roi, 
le  Roi  des  rois.  Sa  réponse  ne  dit-elle  pas  aussi  que 
ce  roi,  que  ce  père  a  veillé  dans  l'inquiétude,  long- 
temps avant  de  venir  à  ce  confident,  pour  décharger 
une  partie  de  son  souci  en  en  parlant?  Il  a  dû  se  pro- 
mener, s'agiter  sur  sa  couche,  avant  de  se  lever.  Il 
ne  répond  même  pas,  dans  sa  préoccupation,  qui 
semble  continue,  à  la  demande  de  cet  ami  fidèle.  Il  se 
parle  à  lui-même  ;  son  agitation  se  trahit  dans  ce  re- 
gard jeté  sur  sa  destinée  :  Heureux  qui,  satisfait,  etc. 

Oui,  c 'est  Agamemnon .. .  répond  à  la  surprise  d'Ar- 
cas.  Ces  mots  doivent  être  entrecoupés  par  des  jeux 
muets  et  non  pas  défilés  comme  un  chapelet  ou  comme 
un  homme  qui  lirait  dans  un  livre.  Les  acteurs  sont 
des  paresseux,  qui  ne  se  sont  même  jamais  demandé 
s'ils  pouvaient  mieux  faire.  Je  suis  convaincu  qu'ils 
suivent  la  route  tracée,  sans  se  douter  des  trésors 
d'expression  que  renferment  tant  de  beaux  ouvrages. 

(1)  Saint-Prix,  acteur  célèbre,  né  en  1759,  mort  en  1834. 
II.  Z 


98  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Goubaux  me  disait  que  Talma  lui  avait  raconté 
qu'il  notait  toutes  ses  inflexions,  indépendamment  de 
la  prononciation  des  mots.  C'était  un  fil  conducteur 
qui  l'empêchait  de  dévier  quand  il  était  moins  inspiré. 
Cette  espèce  de  musique,  une  fois  dans  sa  mémoire, 
ramenait  toutes  les  intonations  dans  un  cercle  dont  il 
ne  serait  pas  sorti  sans  péril  de  s'égarer  et  d'être 
entraîné  trop  loin  ou  à  faux. 

30  avril.  —  Au  conseil  municipal,  pour  parler 
pour  la  bourse  du  fils  de  Roehn  (1). 

Mercredi  5  mai. —  Parti  pour  Champrosay. 

J'ai  donné  congé  à  Andrieu  au  commencement  de 
la  semaine. 

Tombé  au  milieu  du  déménagement  qui  a  été  mis 
en  ordre  le  lendemain.  L'habitation  me  plaît,  et  le  bon 
propriétaire  empressé  à  me  plaire. 

—  Il  faut  ébaucher  le  tableau  comme  serait  le  sujet 
par  un  temps  couvert,  sans  soleil,  sans  ombres-  tran- 
chées. H  n'y  a  radicalement  ni  clairs  ni  ombres.  Il  y 
a  une  masse  colorée  pour  chaque  objet,  reflétée  diffé- 
remment de  tous  côtés.  Supposez  que,  sur  cette  scène, 
qui  se  passe  en  plein  air  par  un  temps  gris,  un  rayon 
de  soleil  éclaire  tout  à  coup  les  objets  :  vous  aurez 
des  clairs  et  des  ombres  comme  on  l'entend,  mais  ce 
sont  de  purs  accidents.  La  vérité  profonde,  et  qui 
peut  paraître  singulière,  de  ceci  est  toute  l'entente  de 

(1)  Roehn  (1799-1864),  peintre,  élève  de  Gros  et  auteur  d'un  grand 
nombre  de  tableaux  de  genre. 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  99 

la  couleur  dans  la  peinture.  Chose  étrange!  elle  n'a 
été  comprise  que  par  un  très  petit  nombre  de 
grands  peintres,  même  parmi  ceux  qu'on  répute  co- 
loristes. 

Cliamprosay ,  jeudi  6  mai.  —  (Le  dos  contre 
la  barrière,  au  pied  du  grand  chêne  de  l'allée  de  F  Er- 
mitage. )(1)  Arrivé  hier  mercredi  5k  Champrosaypour 
passer  deux  ou  trois  jours,  et  m'installer  dans  mon 
nouveau  logement. 

Vers  quatre  heures,  sorti  sur  la  route  vers  Soisy  (2), 
pour  gagner  de  l'appétit.  Jfai  trouvé  là  sur*  la  pous- 
sière une  trace  d'eau  répandue  comme  par  le  bout 
d'un  entonnoir,  qui  m'a  rappelé  mes  observations 
précédentes,  et  en  différents  lieux,  sur  les  lois  géomé- 
triques qui  président  aux  accidents  de  même  espèce, 
qui  semblent  au  vulgaire  des  effets  du  hasard  :  tels 
que  sillons  que  creusent  les  eaux  de  la  mer,  sur  le 
sable  fin  qu'on  trouve  sur  les  plages,  comme  j'en  ai 
observé  l'année  dernière  à  Dieppe,  et  comme  j'en 
avais  vu  à  Tanger.  Ces  sillons  présentent,  dans  leur 
irrégularité,  le  retour  des  mêmes  formes,  mais  il 
semble  que  l'action  de  l'eau  ou  la  nature  du  sable  qui 
reçoit  ces  empreintes,  détermine  des  aspects  diffé- 
rents, suivant  les  lieux  :  ainsi,  les  marques  à  Dieppe, 


(1)  Tous  ces  chênes,  arbres  séculaires  de  la  forêt  de  Sénart,  devinrent 
pour  Delacroix  le  sujet  de  croquis  plus  ou  moins  arrêtés  dont  on  retrouve 
la  trace  dans  son  œuvre. 

(2)  Soisy-sous-Etiolles,  canton  de  Corbeil. 


r1 


f  100  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

des  espaces  d'eau  sur  un  sable  très  fin,  qui  se  trou- 
vaient séparés  çà  et  là  ou  enfermés  par  de  petits  ro- 
chers, figuraient  très  bien  les  flots  mêmes  de  la  mer. 
En  les  copiant  avec  des  colorations  convenables,  on 
eût  donné  l'idée  du  mouvement  des  vagues  si  difficile 
à  saisir.  A  Tanger ,  au  contraire,  sur  une  plage 
unie,  les  eaux,  en  se  retirant,  laissaient  l'empreinte 
de  petits  sillons,  qui  figuraient  à  s'y  méprendre  les 
rayures  de  la  peau  des  tigres.  La  trace  que  j'ai  trou- 
vée hier  sur  la  route  de  Soisy  représentait  exacte- 
ment les  branches  de  certains  arbres,  quand  ils  n'ont 
pas  de  feuilles  ;  la  branche  principale  était  l'eau  ré- 
pandue, et  les  petites  branches  qui  s'enlaçaient  de 
mille  manières  étaient  produites  par  les  éclaboussures 
qui  partaient  et  se  croisaient  de  droite  et  de  gauche. 

J'ai  en  horreur  le  commun  des  savants  :  j'ai  dit 
ailleurs  qu'ils  se  coudoyaient  dans  l'antichambre  du 
sanctuaire  où  la  nature  cache  ses  secrets,  attendant 
toujours  que  de  plus  habiles  en  entre-bâillent  la  porte  : 
que  l'illustre  astronome  danois  ou  norvégien  ou  alle- 
mand Borzebilocoquantius  (1)  découvre  avec  sa  lu- 
nette une  nouvelle  étoile,  comme  je  l'ai  vu  dernière- 
ment mentionné,  le  peuple  des  savants  enregistre 
avec  orgueil  la  nouvelle  venue,  mais  la  lunette  n'est 
pas  fabriquée  qui  leur  montre  les  rapports  des  choses. 

Les  savants  ne  devraient  vivre  qu'à  la  campagne, 

(1)  Berzélius,  savant  suédois  dont  le  nom  est  écrit  autrement  sur  ia 
couverture  du  carnet  d'où  ces  notes  sont  extraites  :  Berzebilardinoc.o- 
auentius. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  101 

près  de  la  nature  ;  ils  aiment  mieux  causer  autour 
des  tapis  verts  des  académies,  de  l'Institut,  de  ce 
que  tout  le  monde  sait  aussi  bien  qu'eux  ;  dans  les 
forêts,  sur  les  montagnes,  vous  observez  des  lois  na- 
turelles, vous  ne  faites  pas  un  pas  sans  trouver  un 
sujet  d'admiration. 

L'animal,  le  végétal,  l'insecte,  la  terre  et  les  eaux 
sont  des  aliments  pour  l'esprit  qui  étudie  et  qui  veut 
enregistrer  les  lois  diverses  de  tous  ces  êtres.  Mais 
ces  messieurs  ne  trouvent  pas  là  la  simple  observa- 
tion digne  de  leur  génie  ;  ils  veulent  pénétrer  plus 
avant,  et  font  des  systèmes  du  fond  de  leur  bureau 
qu'ils  prennent  pour  un  observatoire.  D'ailleurs,  il 
faut  fréquenter  les  salons  et  avoir  des  croix  ou  des 
pensions  ;  la  science  qui  met  sur  cette  voie-là  vaut 
toutes  les  autres. 

Je  compare  les  écrivains  qui  ont  des  idées,  mais 
qui  ne  savent  pas  les  ordonner,  à  ces  généraux  bar- 
bares qui  menaient  au  combat  des  nuées  de  Perses 
ou  de  Huns,  combattant  au  hasard,  sans  ordre,  sans 
unité  d'efforts,  et  par  conséquent  sans  résultats  ;  les 
mauvais  écrivains  se  trouvent  aussi  bien  parmi  ceux 
qui  ont  des  idées,  que  chez  ceux  qui  en  sont  dé- 
pourvus. 

Promenade  charmante  dans  la  forêt,  pendant 
qu'on  arrange  chez  moi.  Mille  pensées  diverses  sug- 
gérées au  milieu  de  ce  sourire  universel  de  la  nature. 
Je  dérange  à  chaque  pas,  dans  ma  promenade,  des 
rendez-vous,  effets  du  printemps  ;  le  bruit  que  je  fais 


102  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

en  marchant  dérange  les  pauvres  oiseaux,  qui  s'en- 
volent toujours  par  couple  de  deux. 

Ah!  les  oiseaux,  les  chiens,  les  lapins  !  Que  ces 
humhles  professeurs  de  bon  sens,  tous  silencieux, 
tous  soumis  aux  décrets  éternels,  sont  au-dessus  de 
notre  vaine  et  froide  connaissance  ! 

À  tout  moment,  le  bruit  de  mes  pas  fait  fuir  ces 
pauvres  oiseaux,  qui  s'envolent  toujours  deux  par 
deux.  C'est  le  réveil  de  toute  cette  nature,;  elle  a  ou- 
vert la  porte  aux  amours.  Il  vient  de  nouvelles  feuilles 
verdoyantes,  il  va  naître  des  êtres  nouveaux,  pour 
peupler  cet  univers  rajeuni.  Le  sens  savant  s'éveille 
chez  moi  plus  actif  que  dans  la  ville.  Ces  imbéciles 
(les  savants)  vivent-dans  leur  cabinet,  ils  le  prennent 
pour  le  sanctuaire  de  la  nature.  Ils  se  font  envoyer 
des  squelettes  et  des  herbes  desséchées,  au  lieu  de 
les  voir  baignées  de  rosée. 

—  Me  voici  assis  dans  un  fossé  sur  des  feuilles 
séchées,  près  du  grand  chêne  qui  se  trouve  dans  la 
grande  allée  de  l'Ermitage. 

—  Je  suis  toujours  sujet,  au  milieu  delà  journée, 
à  un  abattement  qui  est  le  dernier  acte  de  la  di- 
gestion. 

—  Quand  je  rentre  aussi  de  ces  promenades  du 
matin,  je  suis  moins  disposé,  ou  plutôt  je  ne  suis  plus 
disposé  du  tout  au  travail. 

Vendredi  7  mai.  —  Revenu  à  Paris  pour  voir 
l'esquisse  de  Riesener  chez  Vareollier  ;  elle  ne  s'y  est 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  ÎC3 

pas  trouvée,  quoiqu'il  l'y  eût  envoyée.  J'avais  fait 
une  séance  le  matin  au  Jardin  des  plantes.  J'y  ai  fait 
renouveler  ma  carte.  Travaillé  au  soleil,  parmi  la 
foule,  d'après  les  lions. 

En  arrivant,  pris,  dans  le  jardin,  de  ma  langueur^ 
je  me  suis  mis  à  dormir  au  soleil,  sur  une  chaise. 

—  Couru  l'après-midi,  pour  l'affaire  du  fils  :de  Var- 
collier,  de  l'Hôtel  de  ville  jusque  passé  la  place  de 
la  Bourse,  sans  trouver  une  voiture  llibre.  Je  suis 
venu  chez  moi  voir  mes  lettres,  envoyer  les  billets 
disponibles  pour  la  fête  de  lundi,  et  reparti  à  cinq 
heures.  — Arrivée  toujours  charmante  dans  cet  en- 
droit. Revenu  à  travers  la  plaine. 

Lundi  10  mai.  — Jour  delà  distribution' des  aigles, 
que  j'ai  passé  à  Champrosay. 

Paris,  mardi  11  mai.  —  Parti  de  Champrosay  à 
onze  heures  un  quart.  J'ai  envoyé  ces  demoiselles  (1) 
à  la  maison  et  suis  resté  au  Jardin  des  plantes.  Vu  les 
galeries  d  anatomie  au  milieu  d'une  foule  énorme; 
malgré  les  inconvénients,  j'ai  été  intéressé. 

Venu  pour  dîner. 

Mercredi  12  mai.  —  J'extrais  d'une  lettre  à  Pierret 
mes  réflexions  sur  l'interruption  de  mon  travail  pen- 
dant huit  jours. 

(1)  Il  s'agit  de  sa  gouvernante  Jenny  et  de  la  servante. 


104  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

«  ...  Il  ne  faut  pas  quitter  sa  tâche  :  voilà  pour- 
quoi le  temps,  voilà  pourquoi  la  nature,  en  un  mot 
tout  ce  qui  travaille  lentement  et  incessamment,  fait 
de  si  bonne  besogne.  Nous  autres,  avec  nos  intermit- 
tences, nous  ne  filons  jamais  le  même  fil  jusqu'au 
bout.  Je  faisais,  avant  mon  départ,  le  travail  de 
M.  Delacroix  d'il  y  a  quinze  jours  :  je  vais  faire  à 
présent  le  travail  de  Delacroix  de  tout  à  l'heure.  Il 
faut  renouer  la  maille,  le  tricot  sera  plus  gros  ou  plus 
fin.  » 

Le  cousin  Delacroix  a  dîné  avec  moi.  J'avais 
trouvé  sa  carte  vendredi  dernier.  Nous  avons  été 
finir  la  soirée  au  café  de  Foy. 

Mardi  1er  juin?  —  Superbe  ton  jaune  pour  mettre 
à  côté  de  terre  de  Cassel,  blanc  et  laque,  composé 
de  quatre  des  principaux  tons  de  la  palette,  à  savoir  : 

Laque,  cobalt,  blanc, 

Ocre  de  ru,  vermillon, 

Vert  émeraude,  laque  de  gaude,  jaune  de  zinc, 

Cadmium,  vermillon,  laque  de  gaude. 

Très  beau  ton  d'ombre  pour  chair  très  colorée 
(exemple  :  la  figure  à  côté  de  la  Furie)  :  le  ton  de 
terre  de  Cassel,  laque  jaune,  jaune  indien,  terre 
d!Italie  naturelle. 

Ton  de  chair  (très  beau  dans  l'ombre  de  l'enfant 
à  la  corne  de  l'abondance)  ;  le  ton  de  laque,  terre  de 
Cassel,  blanc  le  plus  foncé  des  deux  et  le  ton  de 
cadmium,  laque  de  gaude  et  vermillon. 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  105 

Dans  l'enfant  qui  vole  en  haut,  faire  dominer,  en 
finissant,  des  tons  d'orangé  (laque  jaune,  cadmium, 
vermillon)  avec  un  gris  de  terre  d'ombre  et  blanc,  ou 
momie  et  blanc,  ou  Casselet  blanc. 

Ce  ton  orangé  et  terre  verte. 

Ces  tons  orangés,  en  finissant,  très  essentiels  pour 
ôter  la  froideur  ou  le  violacé  du  ton. 

Pour  les  luisants ,  très  beau  ton  très  applicable  : 
terre  verte  et  mauve  clair  (cobalt,  laque  et  blanc). 

Très  belle  demi-teinte  ou  luisant  analogue  à  la 
dernière  :  terre  verte  et  rose  (vermillon  et  blanc). 

Pour  reprendre  le  ciel  autour  des  contours,  momie 
et  blanc  assez  foncé  avec  bleu  et  blanc.  Un  peu  de 
jaune  de  Naples. 

Mardi  S  juin.  — Dîné  chez  Véron,  à  Auteuil. 

Mercredi  9.  —  Dîné  chez  Halévy  avec  Janin  (1)  et 
le  docteur  Blache  (2),   qui  me  plaît  assez. 

Lundi  5  juillet.  —  Dîné  chez  Perrin  avec  X... 

On  parlait  de  la  susceptibilité  des  gens  nerveux 
pour  sentir  le  temps  qu'il  faisait.  Il  dit  très  bien  que 
l'intérêt  mis  enjeu  était  encore  plus  perspicace.  En 
sa  qualité  de  directeur  de  spectacle,  il  avait  flairé 

(1)  Jules  Janin,  tout  en  faisant  des  réserves  sur  le  talent  de  Delacroix, 
avait  pris  sa  défense  à  plusieurs  reprises.  C'est  ainsi  qu'il  protesta  lon- 
guement dans  les  premières  années  contre  l'exclusion  qui  frappait  chaque 
année  Delacroix  et  Préault. 

(2)  Le  docteur  Blache  était  un  médecin  célèbre  de  l'époque. 


106  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

avec  chagrin  la  continuité  de  la  chaleur.  Dîné  là 
avec  Halévy,  Boilay,  Varcollier,  Guillardin.  Re- 
venu prendre  des  glaces  avec  eux  sur  le  boule- 
vard. 

Mardi  6  juillet. —  Mardi  soir,  arrivé  à  Champro- 
say. 

Prêté  à  Mme  -Halévy,  en  partant  pour  Champro- 
say,  les  deux  copies  de  Raphaël,  Y  Enfant  et  le  Por- 
trait à  la  main. 

Samedi  10  juillet.  — Prêté  à  Lehmann  les  Études 
de  lions.  — Rendues. 

Dimanche  11  juillet.  —  Autre  jaune  très  beau  : 
Ocre  de  ru  ou  ocre  jaune  et  rouge  de  zinc.  —  Ton  à 
mettre  en  vessies  :  ocre  jaune,  jaune  indien,  cassel, 
blanc  (se  remplace  par  ocre  jaune,  momie  et  blanc). 

A  côté,  ocre  de  ru,  terre  Sienne  brûlée. 

Lundi  12  juillet.  — Très  beau  ton  brun  transpa- 
rent :  noir  d'ivoire,  terre  de  Sienne  naturelle,  et  Fo- 
ra ngé  transparen t  delà  palette  un  peu  plus  verdâtre. 

Le  ton  terre  de  Cassel,  laque  jaune,  jaune  indien, 
avec  le  même  orangé  (laque  jaune,  vermillon,  cad- 
mium). 

Le  plus  intense  de  ces  tons  est  très  beau  avec 
Yorangé  et  momie  ou  bitume. 

Beau  brun  très  simple  et  très  utile  :  momie,  terre 


JOURNAL    D'EUGE1NTE   DELACROIX.  \  07 

Sienne  naturelle.  Brun  foncé  transparent,  remplaçant 
le  jaune  de  mars  et  plus  foncé  :  laque  et  vermillon, 
terre  Sienne  naturelle. 

Mardi  13  juillet.  —  Le  ton  de  vermillon  de  Chine 
et  laque,  la  nuance  foncée  à  côté  de  blanc  et  noir 
foncé.  La  nuance  claire  de  vermillon  et  laque  à  côté 
de  la  laque  de  gaude  pure. 

Ce  mélange  sert  à  réchauffer  les  ombres  vigoureuses 
que  Ion  ébauche  avec  le  ton  de  terre  de  Casse l  et 
vermillon. 

—  Mettre  le  ton  de  terre  de  Cassel,  blanc  clair, 
terre  de  Cassel,  laque  et  brun  rouge  plus  foncé,  au 
milieu  des  tons  de  rose,  d'orangé,  de  violet,  à" ocre 
de  ru  et  de  vermillon,  etc.,  qui  font  les  tons  clairs. 

Le  beau  ton  jaune  :  ocre  jaune,  jaune  indien  blanc, 
cassel  mêlé  avec  le  petit  violet. 

Autre  mélange  avec  le  ton  vermillon  clair  et 
laque  :  ton  sanguine  charmant. 

—  Beau  ton  jaune  :  rouge  orangé  de  zinc,  ocre  de  ru. 

—  Clairs  de  F  Hercule  et  du  Centaure  :  Terre  Cas- 
sel et  blanc  clair. —  Cadmium,  vermillon,  blanc 
comme  base. 

Ombres  chaudes  :  laque  jaune  et  vermillon  laque; 
au  bord  de  Tombre,  un  peu  de  gros  violet;  sur  ce 
frottis,  le  ton  de  terre  de  Sienne,  vert  émeraude,  le 
gros  violet  mêlé  avec  lafjue  jaune  et  laque  rouge,  ver- 
millon fait  des  vigueurs  superbes.. 


108  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Il  faut  mettre  sur  la  palette  le  gros  violet  à  côté  du 
laque  foncé,  vermillon,  laque  jaune. 

Ombres  et  demi-teinte  de  FAntée  :  Gros  violet, 
laque,  vermillon,  gaude  foncée,  avec  le  ton  devienne 
naturelle  et  vert  émeraude. 

Jaune  indien,  jaune  de  zinc  clair.  —  Superbe 
gomme-gutte.  Ton  des  montagnes,  dans  FAntée  : 
Vert  émeraude  ;  deuxième  avec  noir,  blanc  foncé, 
bitume,  etc.,  vert  émeraude  et  laque  Cassel  et  bleu 
foncé.  —  Beau  ton  neutre  pour  montagnes. 

—  Terre  d'Italie  naturelle  et  vermillon  ou  ver- 
millon et  laque  équivaut  à  peu  près  à  rouge  de 
zinc. 

Le  ton  paille  de  terre  de  Cassel,  blanc,  ocre  jaune 
et  jaune  indien,  excellente  demi-teinte  de  l'enfant  à 
la  corne  d'abondance,  en  le  mêlant,  soit  avec  cobalt 
ou  laque  et  vermillon,  soit  avec  ton  orangé. 

Demi-teinte  pour  la  chair,  veines,  bords  d'om- 
bre, etc.  :  le  ton  de  noir  et  blanc  avec  vert  émeraude. 

Autre  plus  beau  :  le  ton  de  cobalt,  blanc,  laque 
claire  avec  vert  émeraude. 

Brun  très  beau  (approche  de  jaune  laque  de  Rome)  : 
laque  brûlée,  terre  Sienne  naturelle,  jaune  foncé, 
laque  de  gaude. 

Plus  intense,  avec  laque  jaune  de  Rome  foncée. 

Brun  très  transparent  demi-foncé,  très  utile  :  terre 
Sienne  naturelle  et  vert  émeraude  avec  laque  et  ver- 
millon, 

—  Brun  plus  clair,  violâtre  paille,  en  ajoutant  au 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  109 

précédent  le  ton  de  cobalt,  laque  et  blanc  (mauve 
clair).  —  Brun  jaune  clair  transparent;  le  ton  de  vert 
émeraude,  jaune  de  zinc  avec  le  ton  orangé  transpa- 
rent de  cadmium,  gaude,  vermillon  —  ce  dernier 
dominant. 

—  Brun  jaune  foncé  :  terre  Sienne  naturelle,  vert 
émeraude,  avec  le  ton  orangé  transparent. 

—  Beau  vert  approchant  du  ton  de  ciel  de  l'Apol- 
lon :  vert  émeraude,  jaune  de  zinc,  avec  le  ton  orangé 
transparent. 

Bel  orangé  transparent  :  gaude  avec  rouge  de  zinc; 
le  même  avec  une  pointe  de  vert  émeraude  et  zinc 
clair,  donne  le  ton  de  ciel  de  l'Apollon. 

—  Brun  foncé  dans  le  genre  de  la  laque  de  Rome  : 
jaune,  terre  de  Cassel,  gaude,  jaune  indien  avec  laque 
et  vermillon  foncé... 

—  Très  beau  aussi  :  Brun  de  Florence,  terre  Sienne 
naturelle  et  gaude. 

—  Très  beau  aussi  :  Brun  de  Florence  et  jaune 
indien. 

—  Brun  clair  transparent  :  le  même  ton  avec  terre 
de  Cassel,  blanc,  jaune  de  zinc  clair,  rouge  de  zinc,  etc. 

Jaune  paille  très  fin,  très  fin  :  le  précédent  avec 
addition  de  jaune  de  Naples  et  le  ton  de  jaune  de  zinc 
et  vert  émeraude. 

—  Plus  beau  :  avec  une  pointe  de  laque  et  vermil- 
lon et  du  ton  vert  clair  de  zinc  et  d' émeraude. 

Brun  demi-teinte  pour  chair  :  Rouge  de  zinc  et  le 
ton  de  Cassel,  blanc  et  laque.  —  Le  plus  simple  de 


110  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

ces  bruns  paille  clair  et  demi-clair  est  peut-être  la 
terre  Cassel,  blanc  avec  terre  de  Sienne  naturelle, 
plus  ou  moins  foncé. 

Le  ton  paille,  ocre  jaune,  terre  de  Cassel,  blanc 
avec  une  pointe  de  vermillon.  —  Excellent  ton  de 
chair  point  violacé. 

—  Vert  émeraude  et  blanc  clair,  avec  pointe  d-ocre 
jaune  :  Clairs  d'arbres,  dans  le  lointain. 

Pour  retoucher  en  éclaircissant  comme  dans  la 
Muse  :  ton  d'ombre  des  chairs,  le  ton  de  Sienne  natu- 
relle et  vert  émeraude,  avec  vermillon  et  laque  clair, 
et  jaune  paille  un  peu  intense. 

Bord  d'ombre  très  beau,  vert  émeraude  et  le  ton  de 
laque,  vermillon,  laque  jaune. 

Brillants  de  la  chair  dans  le  Mercure  et  le  Nep- 
tune :  Brun  rouge,  blanc,  avec  jaune  de  Nap les. 

Main  de  la  Vénus  tenant  le  miroir,  fraîcheur  extra- 
ordinaire :  Demi-teinte  générale  des  doigts  touchée 
avec  le  ton  mauve,  cobalt,  laque  et  blanc  un  peu 
foncé  mêlé  à  vert  émeraude  fin;  plus  ou  moins  de 
blanc  suivant  la  place. 

A  côté,  pour  les  ombres,  glacis  très  léger  d'un  ton 
chaud  de  laque  jaune,  laque  rouge,  vermillon  et  plus 
ou  moins  d'un  ton  jaune  rompu,  mais  toujours  en 
transparent.  Le  même,  par  exemple,  qui  se  glisse  sur 
un  fond  de  chair  déjà  peint  où  je  veux  augmenter  une 
demi-teinte.  — Je  commence  par  ce  glacis  chaud  et 
je  mets  à  sec  (surtout)  un  gris  par-dessus  (se  rappe- 
ler la  retouche  de  la  Vénus),  notamment  sur  la  jambe; 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  111 

les  gris  remis  sur?  xmfond  chaud  ont  reproduit. l'effet 
demi-teintes  de  l'esquisse  de  la  Médée. 

Demi-teinte  sur  une  partie  trop  claire,  par  exemple 
le  dentelé  du  côté  du  clair  de  Neptune,  préparé  avec 
un  ton  chaud  transparent,  plus  ou  moins  foncé,  sui- 
vantle  besoin,  par  exemple  le  ton  de  Sienne  naturelle, 
vert  émeraude ,  et  mettre  le  ton  gris  par-dessus,  soit 
terre  Cassel,  blanc,  laque,  soit  le  ton  mauve. 

— -  Rompre  sur  la  palette  les  tons  très  clairs  de 
cadmium,  vermillon,  blanc,  et  de  vermillon  et  blanc. 
Dans  ce  dernier,  ajouter  terre  de  Cassel  ou  un  peu 
plus  de  vermillon. 

—  Ton  pour  la  mer  d'Andrieu,  dans  l'Hercule  et 
Hésione. 

—  Dans  cette  Vénus,  employé  avec  succès  le  bord 
d'ombre,  de  vert  émeraude  et  ton  de  vermillon,  laque 
et  laque  jaune.  Ce  ton  opposé  aux  tons  orangés  de  la 
figure  est  d'un  grand  charme. 

—  Dans  les  retouches,  pour  ajouter  des  demi- 
teintes,  comme  dans  cette  figure,  toujours  préparer 
avec  des  tons  chauds  et  mettre  le  ton  gris  ensuite. 

—  Reflets  pour  la  chair  (la  Vénus  des  caissons  de 
l'Hôtel  de  ville).  —  La  réunion,    sans  les  mêler,  des 

TROIS  TONS  ORANGÉS  TRANSPARENTS  {cadmium,  laque 
jaune,  vermillon)  violet  clair  (laque  rose,  cobalt, 
blanc)  et  VERT  CLAIR  (zinc  et  émeraude)-,  le  même 
reflet,  pour  ainsi  dire,  partout,  linge,  armures,  etc. 
Ton  de  laque  brûlée,  vermillon,  blanc,  et  à  côté  le 
même  plus  clair,  avec  très  peu  de  laque  brûlée.  Ge 


112  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

ton,  à  côté  àeYorangé,  vermillon,  laque  jaune,  cad- 
mium. 

—  Excellent  ton  avec  plus  ou  moins  de  blanc  ou 
d'orangé,  pour  couler  sur  la  grisaille,  ou  pour 
reprendre  une  chair  vive. 

La  petite  Andromède  couchée  ainsi. 

—  Mauve  un  peu  foncé  à  côté  du  ton  rose  — 
demi-teinte  dune  jeune  ingénue;  le  moindre  vert,  à 
côté,  la  complète. 

Vert  émeraude,  terre  a"  Italie,  très  beau  jaune  vert. 

En  y  ajoutant  du  vermillon,  il  devient  sanguine, 
sans  être  rouge,  et  est  très  utile;  il  peut  se  placer  à 
côté  du  ton  Sienne  naturelle,  vert  émeraude,  jaune 
indien. 

Dieppe.  — Lundi  G  septembre.  — Parti  pour  Dieppe 
à  huit  heures  ;  à  neuf  heures  à  Mantes;  à  dix  heures 
un  quart,  à  peu  près,  à  Rouen.  Le  reste  du  trajet, 
n'étant  pas  direct,  a  été  beaucoup  plus  long. 

Arrivé  à  Dieppe  à  une  heure.  Trouvé  là  M.  Mai- 
son. Logé  hôtel  de  Londres  avec  la  vue  sur  le  port 
que  je  souhaitais,  et  qui  est  charmante.  Cela  me  fera 
une  grande  distraction. 

Dans  toute  cette  fin  de  journée,  dont  j'ai  passé 
une  grande  partie  sur  la  jetée,  je  n'ai  pu  échapper  à 
un  extrême  ennui.  Dîné  seul  à  sept  heures,  près  de 
gens  que  j'avais  rencontrés  déjà  sur  la  jetée,  et  qui 
m'avaient,  dès  ce  moment,  inspiré  de  l'antipathie  ;  ce 
sentiment  s'est  encore  augmenté  pendant  ce  triste 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  113 

dîner.  Naturel  de  chasseurs  demi-hommes  du  monde, 
la  pire  espèce  de  toutes. 

J'ai  trouvé  dans  la  voiture  jusqu'à  Rouen  un  grand 
homme  barbu  et  très  sympathique,  qui  m'a  dit  les 
choses  les  plus  intéressantes  sur  les  émigrants  alle- 
mands et  particulièrement  sur  certaines  des  colo- 
nies de  cette  race,  qui  se  sont  établies  dans  plusieurs 
parties  de  la  Russie  méridionale,  où  il  les  a  vues. 
Ces  gens,  descendant  en  grande  partie  des  Hus- 
sites,  qui  sont  devenus  les  Frères  Moraves.  Ils  vivent 
là  en  communauté,  mais  ne  sont  point  des  commu- 
nistes, à  la  manière  dont  on  entendait  cette  qualifi- 
cation en  France,  dans  nos  derniers  troubles  :  la 
terre  seulement  est  en  commun,  et  probablement 
aussi  les  instruments  de  travail,  puisque  chacun  doit 
à  la  communauté  le  tribut  de  son  travail;  mais  les 
industries  particulières  enrichissent  les  uns  plus  que 
les  autres,  puisque  chacun  a  son  pécule,  qu'il  fait 
valoir  avec  plus  ou  moins  de  soin  et  d'habileté;  il  y  a 
possibilité  de  se  faire  remplacer  pour  le  travail  com- 
mun. Ils  se  donnent  le  nom  de  Méronites  ou  Méno- 
nites. 

Mercredi  8  septonbre.  —  Trouvé  Durieu  (1)  et  sa 
pupille  à  Dieppe  :  je  les  ai  menés  dans  les  églises. 

(1)  Eugène  Durieu,  administrateur  et  écrivain,  chargé,  après  la  révo- 
lution de  Février,  de  la  direction  générale  de  l'administration  des  cultes; 
il  institua  une  commission  des  arts  et  édifices  religieux,  et  créa  le  service 
des  architectes  diocésains  pour  la  conservation  des  monuments  affectés 
au  culte. 

II.  & 


114  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Jeudi  9  septembre.  —  Tous  ces  jours-ci,  j'ai,  eu 
mauvais  temps  et  difficulté  de  jouir  de  la  mer  et  de 
la  promenade. 

Rencontré  Dantan  (1),  qui  m'a  dit  des  choses  ai- 
mables. 

Vu  l'église  du  Pollet.  Cette  simplicité  est  toute 
protestante  ;  cela  ferait  bien  avec  des  peintures. 

Le  soir,  j'ai  joui  de  la  mer,  pendant  une  heure  et 
demie;  je  ne  pouvais  m'en  détacher. 

Vraiment,  il  faut  accorder  à  la  littérature  moderne 
d'avoir  donné,  par  les  descriptions,  un  grand  intérêt 
à  certains  ouvrages,  qui  n'avaient  pas  une  place  suffi- 
sante. Seulement,  l'abus  qu'on  a  fait  de  cette  qualité, 
à  ce  point  qu'elle  est  devenue  presque  tout,  a  dégoûté 
du  genre. 

Vendredi  10  septembre.  —  Ge  matin,  sorti  à  sept 
heures  et  demie,  contre  ma  coutume.  Je  m'étais  mis 
à  lire  Dumas,  qui  me  fait  supporter  le  temps  que  je 
ne  passe  pas  au  bord  de  la.  mer..  La  mer  la  plus  calme, 
la  vue  avec  le  soleil  du  matin,  tontes  ces  voiles  de  pé- 
cheurs à  l'horizon  m'ont  enchanté.  Je  suis  rentré  en 
retournant  plusieurs  fois  la  tête. 

En  revenant  vers  quatre  heures  du  quartier  des 
bains,  rencontré  M.  Perrier.  Il  a  dîné  avec  nous.  Le 
soir,  nous  avons  été  ensemble  à  la  jetée.  Il  a  dit, 
comme  moi,  que  c'était  magnifique,  sans  regarder, 

(1)  Jean-Pierre  Dantan,  statuaire  et  caricaturiste,  dit  Dautan  jeune. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  115 

et  il  m'a  parlé  tout  le  temps  du  conseil.  Je  lai  remis 
dans  sa  chambre,  où  il  m'a  causé  longuement,  pen- 
dant que  je  m'endormais, 

Samedi  11  septembre.  —  En  me  réveillant,  j'ai  vu 
de  mon  lit  le  bassin  à  peu  près  plein  et  les  mâts  des 
bâtiments  se  balançant  plus  qu'à  l'ordinaire;  j'en  ai 
conclu  que  la  mer  devait  être  belle;  j'ai  donc  couru  à 
la  jetée  et  j'ai  effectivement  joui,  pendant  près  de 
quatre  heures,  du  plus  beau  spectacle. 

La  jeune  dame  de  la  table  d'hôte,  qui  se  trouve 
être  seule,  y  était  à  son  avantage  ;  il  est  vrai  que  le  noir 
lui  sied  mieux  et  ôte  un  peu  de  vulgarité.  Elle  était 
vraiment  belle  par  instants,  et  moi  assez  occupé 
d'elle,  surtout  quand  elle  est  descendue  au  bord  de 
la  mer,  où  elle  a  trouvé  charmant  de  se  faire  mouil- 
ler les  pieds  par  le  flot.  A  table,  sur  le  tantôt,  je  l'ai 
trouvée  commune.  La  pauvre  fille  jette  ses  hameçons 
comme  elle  peut  :  le  mari,  ce  poisson  qui  ne  se 
trouve  pas  dans  la  mer,  est  l'objet  constant  de  ses  œil- 
lades, dé  ses  petites  mines.  Elle  a  un  père  désolant... 
J?ai  cru  longtemps  qu'il  était  muet;  depuis  qu'il  a 
ouvert  la  bouche,  ce  qui,  à  la  vérité,  est  fort  rare,  il 
a  perdu  encore  dans  mon  opinion;  car  auparavant, 
c'était  l'écorce  seule  qui  était  peu  flatteuse. 

Ge  soir,  je  les  ai  retrouvés  à  la  jetée. 

Rentré,  lu  mon  cher  Balsamo  (1). 

(1)  C'est  la  première  fois  qu'une  épithete    louangeuse  pour  Dumas 


116  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Déjeuné  vers  une  heure  et  demie,  contre  mon  habi- 
tude.—  Habillé  et  sorti.  — J'ai  été  finir  mes  emplettes 
chez  l'ivoirier  et  ai  passé  mon  temps  délicieusement 
jusqu'à  dîner,  au  pied  des  falaises. 

La  mer  était  basse  et  m'a  permis  d'aller  fort  loin 
sur  un  sable  qui  n'était  pas  trop  humide.  J'ai  joui 
délicieusement  de  la  mer;  je  crois  que  le  plus  grand 
attrait  des  choses  est  dans  le  souvenir  qu'elles 
réveillent  dans  le  cœur  ou  dans  l'esprit,  mais  surtout 
clans  le  cœur.  Je  pense  toujours  à  Bataille,  à  Val- 
mont  (1),  quand  je  m'y  suis  trouvé  pour  la  pre- 
mière fois,  il  y  a  tant  d'années...  Le  regret  du  temps 
écoulé,  le  charme  des  jeunes  années,  la  fraîcheur  des 
premières  impressions  agissent  plus  sur  moi  que  le 
spectacle  même.  L'odeur  de  la  mer,  surtout  à  marée 
basse,  qui  est  peut-être  son  charme  le  plus  pénétrant, 
me  remet,  avec  une  puissance  incroyable,  au  milieu 
de  ces  chers  objets  et  de  ces  chers  moments  qui  ne 
sont  plus. 

Dimanche  12  septembre.  —  Très  belle  journée  :  le 
soleil  de  bonne  heure.  J'avais  devant  mes  fenêtres 
les  bâtiments  pavoises. 

parait  dans  ce  Journal.  On  lira  plus   loin  les  jugements  les  plus  sévères 
sur  l'œuvre  du  romancier. 

(1)  Delacroix  évoque  ici  des  souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse.  A  ce 
propos,  M.  Riesener  dit  dans  ses  notes  :  «  A  Valmont,  en  Normandie, 
«  nous  avons  passé  quelques  vacances.  Tantôt  il  était  tout  feu  pour  le 
«  travail,  et  faisait  des  aquarelles  délicieuses  qui  ont  été  vues  à  sa  vente; 
«  tantôt,  ne  pouvant  s'y  mettre,  il  se  mettait  à  mouler  avec  passion  des 
«  figurines  qui  ornent  les  tombeaux  des  moines  d'Estouteville,  fondateurs 
«  uc  l'abbaye  de  Valmont.  » 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  1L7 

J'ai  trouvé  sur  la  jetée  Mme  Sheppard.  Elle  ma 
invité  à  dîner  pour  demain.  J'ai  esquivé  la  jeune 
dame  d'hier,  qui  devient  assommante  ;  elle  et  son 
monde  ont  encore  gâté  ma  soirée  ;  impossible  de  les 
éviter  à  la  jetée...  En  vérité,  je  suis  d'une  bêtise  ex- 
trême :  je  suis  simplement  poli  et  prévenant  pour 
les  gens  ;  il  faut  qu'il  y  ait  dans  mon  air  quelque 
chose  de  plus.  Us  s'accrochent  à  moi,  et  je  ne  peux 
plus  m'en  défaire.  Entré  un  moment  à  l'établissement 
le  soir,  grâce  à  l'instance  de  Possoz  (1),  qui  est  là 
comme  chez  lui  :  la  mer,  qui  était  pleine,  se  brisait 
avec  une  belle  fureur. 

—  Je  fais  ici  d'une  manière  assez  complète  cette 
expérience  qu'une  liberté  trop  complète  mène  à 
l'ennui.  Il  faut  de  la  solitude  et  il  faut  de  la  distrac- 
tion. La  rencontre  de  P...,  que  je  redoutais,  m'est 
devenue  une  ressource  à  certains  moments.  Celle  de 
Mme  Sheppard  de  même  pour  quelques  instants. 
Sans  Dumas  et  son  Balsamo,  je  reprenais  le  chemin 
de  Paris,  si  bien  que  maintenant  ces  interruptions 
à  ma  solitude  sont  ce  qui  me  prend  le  plus  de  temps, 
et  je  suis  loin  de  regretter  mes  vagues  rêveries. 

Tout  ce  qui  est  grand  produit  à  peu  près  la  même 
sensation.  Qu'est-ce  que  la  mer  et  son  effet  sublime? 
celui  d'une  énorme  quantité  d'eau. . .  Hier  soir,  j  -^con- 
tais avec  plaisir  le  clocher  de  Saint-Jacques  qui  soiine 
très  tard,  et  en  même  temps  je  voyais  dans  l'ombre 

(1)  Possozy  ancien  maire  de  Passy,  membre  du  conseil  municipal   do 
Paris. 


118  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

la  masse  de  1  église.  Les  détails  disparaissant,  l'ob- 
jet était  plus  grand  encore;  j'éprouvais  la  sensation 
du  sublime,  que  l'église  vue  au  grand  jour  ne  me 
donne  nullement,  car  elle  est  assez  vulgaire.  Le 
modèle  exact  en  petit  de  la  même  église  serait  encore 
plus  loin  de  faire  éprouver  ce  sentiment.  Le  vague  de 
l'obscurité  ajoute  encore  beaucoup  à  l'impression  de 
la  mer  :  c'est  ce  que  je  voyais  à  la  jetée  pendant  la 
nuit,  quand  on  n'entrevoit  qu  à  peine  les  vagues,  qui 
sont  tout  près,  et  que  le  reste  se  perd  dans  l'horizon. 
Saint-Remy  me  produit  beaucoup  plus  d'effet  que 
Saint-Jacques,  qui  est  cependant  d'un  meilleur  goût, 
plus  ensemble  et.  d'un  style  continu.  La  première  de 
ces  deux  églises  est  d'un  goût  bâtard  tout  à  fait  sem- 
blable à  l'église  de  l'abbaye  de  Yalmont,  et  qui  prête- 
rait beaucoup  à  la  critique  des  architectes.  Saint- 
Eustache,  qui  est  dans  le  même  cas,  quoique  plus 
conséquent  dans  toutes  ses  parties,  est  assurément 
l'église  la  plus  imposante  xie  Paris.  Je  suis  sûr  que 
Saint-Ouen  (1)  regratté  ne  fera  plus  d'effet;  l'obscurité 
des  vitraux  et  les  murs  noircis,  les  toiles  d'araignée, 
la  poussière,  voilaient  les  détails  et  agrandissaient  le 
tout.  Les  falaises  ne  font  d'effet  que  par  leur  masse, 
et  cet  effet  est  immense,  surtout  quand  on  y  touche, 
ce  qui  augmente  encore  le  contraste  de  cette  masse 
avec  les  objets  qui  les  avoisinent  et  avec  notre  propre 
petitesse. 

(1)  L'église  Saint-Ouen,  de  Rouen. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  119 

Lundi  13  septembre .  —  Comment  !  sot  que  tu  es, 
tu  t'égosilles  à  discuter  avec  des  imbéciles,  tu  argu- 
mentes vis-à-vis  de  la  sottise  en  jupons,  pendant  une 
soirée  entière,  et  cela  sur  Dieu,  sur  la  justice  de  ce 
monde,  sur  le  bien  et  le  mal,  sur  le  progrès  ? 

Ce  matin,  je  me  lève  fatigué,  sans  haleine...  Je  ne 
suis  en  train  de  rien,  pas  même  de  me  reposer. 
O  folie,  trois  fois  folie!...  Persuader  les  hommes! 
Quel  entassement  de  sottises  dans  la  plupart  de  ces 
têtes!  Et  ils  veulent  donner  de  l'éducation  à  tous  les 
gens  nés  pour  le  travail,  qui  suivent  tout  bonnement 
leur  sillon,  pour  en  faire  à  leur  tour  des  idéologues  ! . . . 
Toutes  ces  réflexions,  à  propos  du  dîner  ehe2 
Mme  Sheppard. 

Ce  matin,  trouvé  une  méduse  à  la  jetée.  Ces  gens 
que  je  rencontre  m'empêchent  de  jouir  de  la  mer.  Il 
est  temps  de  s'en  aller...  Après  déjeuner,  j'ai  été  sur 
le  galet  vers  les  bains.  Rentré  fatigué,  après  avoir 
dessiné,  en  revenant,  à  Saint-Remy,  les  tombeaux. 
Resté  chez  moi  jusqu'à  l'heure  de  cet  affreux  dîner... 

Ce  matin,  avant  de  sortir,  écrit  à  Mme  de  Forgàt, 

—  Agis  pour  ne  pas  souffrir.  Toutes  les  fois  que  tu 
pourras  diminuer  ton  ennui  ou  ta  souffrance  en 
agissant,  agis  sans  délibérer.  Cela  semble  tout  simple 
au  premier  coup  d'œil.  Voici  un  exemple  trivial  :  je 
sors  de  chez  moi  ;  mon  vêtement  me  gêne  ;  je  conti- 
nue ma  route  par  paresse  de  retourner  et  d'en  prendre 
un  autre. 

Les  exemples  sont  innombrables.  Cette  résolution 


120  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

appliquée  aux  vulgarités  de  l'existence,  comme  aux 
choses  importantes,  donnerait  à  lame  un  ressort  et 
un  équilibre  qui  est  l'état  le  plus  propre  à  écarter 
l'ennui.  Sentir  qu'on  a  fait  ce  qu'il  fallait  faire  vous 
élève  à  vos  propres  yeux.  Vous  jouissez  ensuite,  à 
défaut  d'autre  sujet  de  plaisir,  de  ce  premier  des  plai- 
sirs, être  content  de  soi.  La  satisfaction  de  l'homme 
qui  a  travaillé  et  convenablement  employé  sa  jour- 
née est  immense.  Quand  je  suis  dans  cet  état,  je  jouis 
délicieusement  ensuite  du  repos  et  des  moindres 
délassements.  Je  peux  même,  sans  le  moindre  regret, 
me  trouver  dans  la  société  des  gens  les  plus  ennuyeux. 
Le  souvenir  de  la  tâche  que  j'ai  accomplie  me  revient 
et  me  préserve  de  l'ennui  et  de  la  tristesse. 

Mardi  14  septembre.  —  Ma  dernière  journée  à 
Dieppe  n'a  pas  été  la  meilleure.  J'avais  la  gorge  irri- 
tée d'avoir  trop  parlé  la  veille.  J'ai  été  au  Pollet, 
après  avoir  fait  ma  malle,  pour  éviter  les  rencontres. 
J'ai  vu  entrer  dans  le  port  le  bâtiment  qu'on  venait 
de  lancer,  remorqué  par  une  chaloupe.  Rentré  mal 
disposé.  J'ai  été  faire  ma  dernière  visite  à  la  mer, 
vers  trois  heures.  Elle  était  du  plus  beau  calme  et  une 
des  plus  belles  que  j'aie  vues.  Je  ne  pouvais  m'en  ar- 
racher. J'étais  sur  la  plage  et  n'ai  point  été  sur  la 
jetée  de  toute  la  journée.  L'âme  s'attache  avec  pas- 
sion aux  objets  que  l'on  va  quitter. 

Parti  à  sept  heures  moins  un  quart.  Chose  merveil- 
leuse !  nous  étions  à  Paris  à  onze  heures  cinq.   Un 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  121 

jeune  homme  fort  bienveillant,  mais  qui  ma  fatigué, 
a  partagé  ma  société.  Il  avait  dîné  avec  moi  entête-à- 
tête.  J'ai  trouvé  à  Rouen  Fau  et  sa  petite  fille. 

—  C'est  d'après  cette  mer  que  j'ai  fait  une  étude 
de  mémoire  :  ciel  doré,  barques  attendant  la  marée 
pour  rentrer. 

Paris,  15  septembre.  —  Sophocle,  à  qui  on  deman- 
dait si,  dans  sa  vieillesse,  il  regrettait  les  plaisirs  de 
l'amour (1),  répondit  :  «  L'amour?  Je  m'en  suis  délivré 
de  bon  cœur  comme  d'un  maître  sauvage  et  furieux.  » 

Dimanche  19  septembre.  —  Dîné  chez  M.  Guille- 
mardet,  à  Passy,  avec  M.  Talentino,  employé  par 
Demidoff. 

Je  travaille  énormément,  depuis  mon  retour  de 
Dieppe,  aux  caissons  de  l'Hôtel  de  ville.  Je  ne  vois 
personne.  Je  fais  d'excellentes  journées. 

Lundi  20  septembre.  —  Sur  l'architecture.  C'est 
l'idéal  même  ;  tout  y  est  idéalisé  par  l'homme.  La 
ligne  droite  elle-même  est  de  son  invention,  car  elle 


(1)  Voir  notre  Étude,  p.  xï,  xn.  A  rapprocher  du  fragment  de  Baude- 
«  laire  :  Sans  doute  il  avait  beaucoup  aimé  la  femme  aux  heures  agitées  de 
«  sa  jeunesse.  Qui  n'a  pas  trop  sacrifié  à  cette  idole  redoutable?  Et  qui  ne 
«  sait  que  ce  sont  justement  ceux  qui  l'ont  le  mieux  servie  qui  s'en  plai- 
«  gnent  le  plus?  Mais  longtemps  déjà  avant  sa  fin,  il  avait  exclu  la 
«  femme  de  sa  vie.  Musulman,  il  ne  l'eût  peut-être  pas  chassée  de  la 
«  mosquée,  mais  il  se  fût  étonné  de  l'y  voir  entrer,  ne  comprenant  pas 
«  bien  quelle  sorte  de  conversation  elle  peut  tenir  avec  Allah.  »  (Baude- 
laire, V Art  romantique.  V OEuure  et  la  vie  d'Eugène  Delacroix.) 


122  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

n'est  nulle  part  dans  la  nature.  Le  lion  cherche  sa 
caverne;  le  loup  et  le  sanglier  s'abritent  dans  l'épais- 
seur des  forêts  ;  quelques  animaux  se  font  des  de- 
meures, mais  ils  ne  sont  guidés  que  par  l'instinct; 
ils  ne  savent  ce  que  c'est  de  les  modifier  ou  de  les 
embellir.  L'homme  imite  dans  ses  habitations  la  ca- 
verne et  le  dôme  aérien  des  forêts  ;  dans  les  époques 
où  les  arts  sont  portés  à  la  perfection,  l'architecture 
produit  des  chefs-d'œuvre  :  à  toutes  les  époques,  le 
goût  du  moment,  la  nouveauté  des  usages  introduisent 
des  changements  qui  témoignent  de  la-liberté  du  goût. 
L'architecture  ne  prend  rien  dans  la  nature  direc- 
tement, comme  la  sculpture  ou  la  peinture  ;  en  cela 
elle  se  rapproche  de  la  musique,  à  moins  qu'on  ne 
prétende  que,  comme  la  musique  rappelle  certains 
bruits  de  la  création,  l'architecture  imite  la  tanière, 
ou  la  caverne,  ou  la  forêt;  mais  ce  n'est  pas  là  l'imita- 
tion directe,  comme  on  l'entend  en  parlant  des  deux 
arts  qui  copient  les  formes  précises  que  la  nature 
présente. 

Mardi  28  septembre.  —  Ce  jour  test  le  idernier 
où  j'ai  travaillé  avant  mon  indisposition.  Villot  est 
tombé  des  nues  chez  moi,  et  sa  visite  m'a  fait  plai- 
sir ;  mais  à  partir  de  ce  jour,  j'ai  été  pris  d'une 
langueur  et  d'un  mal  de  gorge  (1)  qui  m'a  couché 


(1)  C'étaient  les  prodromes  de  cette  maladie  de  larynx  qui  devait  s'aggra- 
ver sous  l'influence  du  tabac  et  l'emporter  dix  ans  plus  tard.  Il  avait  tou- 
jours   été    extrêmement   délicat    de    la  gorge,    et    dans    ses    Souvenirs, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  123 

tout  aplat.  Je  venais  de  remonter  mon  tableau,  que 
je  craignais  de  trouver  trop  sombre  en  place. 

Samedi  2  octobre.  —  Tous  ces  jours-ci  malade,  et 
pourtant  je  sortais  le  soir,  malgré  la  bise,  pour  con- 
server encore  quelques  forces.  Aujourd'hui,  par  le 
conseil  de  Jenny,  et  presque  poussé  par  les  épaules, 
j'ai  été  faire  une  promenade  au  milieu  du  jour  sur  la 
route  de  Saint-Ouen  et  Saint-Denis  ;  je  suis  revenu 
fatigué,  mais,  je  crois,  mieux.  La  vue  de  ces  collines 
de  Sannois  et  de  Cormeilles  m'a  rappelé  mille  mo- 
ments délicieux  du  passé.  Un  omnibus  qui  va  et  vient 
sur  cette  route  de  Paris  à  Saint-Denis  m'a -inspiré 
l'idée  d'y  aller  m'y  promener  quelquefois,  .l'ai  une 
envie  démesurée  d'aller  à  la  campagne,  et  je  suis 
cloué  par  cette  indisposition. 

Je  lis  le  soir  les  Mémoires  de  Balsamo.  Ce  mélange 
de  parties  de  talent  avec  cet  éternel  effet  de  mélo- 
drame vous  donne  envie  quelquefois  de  jeter  le  livre 
par  la  fenêtre;  et  dans  d  autres  moments,  il  y  a  un 
attrait  de  curiosité  qui  vous  retient  toute  une  soirée 
sur  ces  singuliers  livres,  dans  lesquels  on  ne  peut 
s'empêcher  d'admirer  la  verve  et  une  certaine  imagi- 
nation, mais  dont  vous  ne  pouvez  estimer  l'auteur  en 
tant  qu'artiste.  Il  n'y  a  point  de  pudeur,  et  on  s'y 
adresse  à  un  siècle  sans  pudeur  et  sans  frein. 


Mme  Jaubert,  qui  le  rencontrait  chez  Berryer  à  Augerville,  rapporte  que 
celte  excessive  délicatesse  le  condamnait  à  des  accoutrements  souvent 

bizarres. 


124  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Dimanche  3  octobre.  —  Sorti  aussi,  plaine  Mon- 
ceau. Beau  ciel  :  monuments  de  Paris  dans  le  lointain. 


Lundi  4  octobre.  —  Jenny  est  partie  ce  matin  pour 
aller  passer  quelque  temps,  le  plus  quelle  pourra, 
auprès  de  Mme  Haro,  et  moi,  je  suis  souffrant  et  ar- 
rêté dans  mon  travail. 

Haro  se  sert,  pour  mater  les  tableaux,  de  cire  dis- 
soute dans  l'essence  rectifiée,  avec  légère  addition 
de  lavande  (essence);  pour  ôter  ce  matage,  il  em- 
ploie de  l'essence  mêlée  à  de  l'eau.  Il  faut  battre 
beaucoup  pour  que  le  mélange  se  fasse. 

Ce  matage,  frotté  avec  de  la  laine,  donne  un  vernis 
qui  n'a  pas  les  inconvénients  des  autres. 

Samedi  9  octobre.  —  Je  disais  à  Andrieu  qu'on 
n'est  maître  que  quand  on  met  aux  choses  la  patience 
qu'elles  comportent.  Le  jeune  homme  compromet 
tout  en  se  jetant  à  tort  et  à  travers  sur  son  tableau. 

Pour  peindre,  il  faut  de  la  maturité  ;  je  lui  disais, 
en  retouchant  la  Vénus,  que  les  natures  jeunes 
avaient  quelque  chose  de  tremblé,  de  vague,  de 
brouillé.  L'âge  prononce  les  plans.  Dans  l'exécution 
des  maîtres,  des  différences  qui  en  amènent  dans  le 
genre  d'effet.  Celle  de  Rubens,  qui  est  formelle,  sans 
mystères,  comme  Corrège  et  Titien,  vieillit  toujours, 
donne  l'air  plus  vieux  :  ses  nymphes  sont  de  belles 
gaillardes  de  quarante-cinq  ans;  dans  ses  enfants, 
presque  toujours  le  même  inconvénient. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  125 

Lundi  11  octobre.  —  Sur  mes  figures  de  la  terre, 
et  qui  étaient  trop  rouges,  j'ai  mis  des  luisants  avec 
jaune  de  Naples,  et  j'ai  vu,  quoique  cela  me  semble 
contrarier  l'effet  naturel  qui  me  paraît  faire  les  lui- 
sants gris  ou  violets,  que  la  chair  devenait  à  l'instant 
lumineuse,  ce  qui  donne  raison  à  Rubens.  Il  y  a  une 
chose  certaine,  c'est  qu'en  faisant  des  chairs  rouges 
ou  violâtres,  et  en  faisant  des  luisants  analogues,  il 
n'y  a  plus  d'opposition,  partant  le  même  ton  partout. 
Si,  par-dessus  le  marché,  les  demi-teintes  sont  vio- 
lettes aussi,  comme  c'est  un  peu  mon  habitude,  il  est 
de  nécessité  que  tout  soit  rougeâtre.  Il  faut  donc 
absolument  mettre  plus  de  vert  dans  les  demi-teintes 
dans  ce  cas.  Quant  au  luisant  doré,  je  ne  me  l'ex- 
plique pas,  mais  il  fait  bien  :  Rubens  le  met  partout. . . 
Il  est  écrit  dans  la  Kermesse. 

Mardi  12  octobre.  —  Aujourd'hui,  vu  Cinna  avec 
Mlle  Rachel.  J'y  avais  été  pour  le  costume  de  Co- 
rinne :  je  l'ai  trouvé  à  merveille.  Beauvallet  (1)  n'est 
décidément  pas  mal  dans  Auguste,  surtout  à  la  fin. 
Voilà  un  homme  qui  fait  des  progrès;  aussi  les  rides 
lui  viennent,  et  probablement  les  cheveux  blancs,  ce 
que  la  perruque  d'Auguste  ne  m'a  pas  permis  de 
juger. 

(1)  Beauvallet  avait  débuté  à  la  Comédie-Française  le  3  septembre 
1830  dans  Hamlet,  tragédie  de  Ducis.  Le  lendemain,  M.  Charles  Mau- 
rice écrivait  dans  le  Courrier  des  théâtres  :  «  Le  premier  début  de 
M.  Beauvallet  a  été  hier  des  plus  insignifiants;  il  n'y  a  rien  chez  cet 
acteur  qui  puisse  justifier  les  prétentions  qu'annonce  cette  tentative.  » 


126  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Comment!  l'acteur  qui  a  toute  sa  vie,  ou  du  moins 
pendant  toute  sa  jeunesse,  dans  l'âge  de  la  force  et 
du  sentiment,  à  ce  qu'on  dit,  été  mauvais  ou  mé* 
diocre,  devient  passable  ou  excellent,  quand  il  n'a 
plus  de  dents  ni  de  souffle,  et  il  n'en  serait  pas  de 
même  dans  les  autres  arts  !  Est-ce  que  je  n'écris  pas 
mieux  et  avec  plus  de  facilité  qu'autrefois?  A  peine 
je  prends  la  plume,  non  seulement  les  idées  se  pres- 
sent et  sont  dans  mon  cerveau  comme  autrefois, 
mais  ce  que  je  trouvais  autrefois  une  très  grande  dif- 
ficulté, F  enchaînement,  la  mesure  s'offrent  à  moi 
naturellement  et  dans  le  même  temps  où  je  conçois 
ce  que  j'ai  à  dire. 

Et,  dans  la  peinture,  n'en  est-il  pas  de  même? 
D'où  vient  qu'à  présent,  je  ne  m'ennuie  pas  un  seul 
instant,  quand  j'ai  le  pinceau  à  la  main,  et  que 
j'éprouve  que,  si  mes  forces  pouvaient  y  suffire,  je  ne 
cesserais  de  peindre  que  pour  manger  et  dormir  ? 
Je  me  rappelle  qu'autrefois,  dans  cet  âge  prétendu 
de  la  verve  et  de  la  force  dé  l'imagination,  l'expé- 
rience manquant  à  toutes  ces  belles  qualités,  j'étais 
arrêté  à  chaque  pas  et  dégoûté  souvent.  C'est  une 
triste  dérision  de  la  nature  que  cette  situation  quelle 
nous  fait  avec  l'âge.  La  maturité  est  complète  et 
l'imagination  aussi  fraîche,  aussi  active  que  jamais, 
surtout  dans  le  silence  des  passions  folles  et  impé- 
tueuses que  l'âge  emporte  avec  lui;  mais  les  forces 
lui  manquent,  les  sens  sont  usés  et  demandent  du 
repos  plus  que  du   mouvement.   Et  pourtant,    avec 


JOURNAL    D'EUGÈNE  DELACROIX.  127 

tous  ces  inconvénients,  quelle  consolation  que  celle 
qui  vient  clù  travail  !  Que  je  me  trouve  heureux  de 
ne  plus  être  forcé  d'être  heureux  comme  je  l'enten- 
dais autrefois  !  A  quelle  tyrannie  sauvage  cet  affai- 
blissement du  corps  ne  m'a-t-il  pas  arraché?  Ge  qui 
me  préoccupait  le  moins  était  ma  peinture.  Il  faut 
donc  faire  comme  on  peut;  si  la  nature  refuse  le  tra- 
vail au  delà  d'un  certain  nombre  d'instants,  ne  point 
lui  faire  violence  et  s'estimer  heureux  de  ce  qu'elle 
nous  laisse  ;  ne  point  tant  s'attacher  à  la  poursuite 
des  éloges  qui  ne  sont  que  du  vent,,  mais  jouir  du 
travail  même  et  des  heures  délicieuses  qui  le  suivent, 
parle  sentiment  profond  que  le  repos  dont  on  jouit 
a  été  acheté  par  une  salutaire  fatigue  qui  entretient 
la  santé  de  l'âme.  Cette  dernière  agit  sur  celle  du 
corps  ;  elle  empêche  la  rouille  des  années  d'engour- 
dir les  nobles  sentiments. 

Lundi  18  octobre.  — J'ai  travaillé  tous  ces  jours-ci 
avec  une  ténacité  extrême,  avant  d  envoyer  mes 
peintures  qu'on  colle  demain  ;  je  suis  resté  sans  me 
reposer  pendant  sept,  huit  et  près  de  neuf  heures 
devant  mes  tableaux. 

Je  crois  que  mon  régime  d'un,  seul  repas  est  déci- 
dément celui  qui  me  convient  le  mieux. 

Mardi  19  octobre.  —  Commencé  à  coller  à  l'Hôtel 
de  ville.  Tous  les  jours  suivants,  j'y  serai  assidu.  Je 
ne  pourrai  guère  commencer  à  retoucher  que  samedi 


128  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

ou  dimanche.  Je  fais  faire  bonne  garde  à  la  porte 
de  ma  salle.  Haro  a  renvoyé  le  préfet  (1),  qui  a 
approuvé  ma  résolution  de  m' enfermer  ;  ce  qui  me 
fait  étendre  la  mesure  à  tout  le  monde  et  avec  son 
ordre  exprès. 

Cette  salle  est,  je  crois,  la  plus  obscure  de  toutes  (2) . 
J'ai  été  un  peu  inquiet,  surtout  de  l'effet  des  fonds 
des  caissons,  qu'il  faut,  je  crois,  faire  clairs. 

Mercredi  20  octobre.  —  Ce  matin,  j'ai  fait  enlever 
toutes  les  planches,  et  la  vue  de  l'ensemble  m'a  ras- 
suré. Tous  mes  calculs  relatifs  à  la  proportion  et  à 
la  grâce  de  la  composition  totale  sont  justes,  et  je 
suis  ravi  de  cette  partie  du  travail.  Les  obscurités 
qui  sont  l'effet  de  cette  salle  et  auxquelles  il  était  im- 
possible de  s'attendre  à  ce  degré,  seront,  j'espère, 
facilement  corrigées. 

Vendredi  22  octobre.  —  En  sortant  de  ma  salle, 
vers  dix  heures,  trouvé  le  préfet  qui  m'a  promené 
devant  toutes  ces  maudites  peintures.  Il  m'a  fait 
tomber  sur  la  jambe  un  cadre  de  bois,  qui  m'a  fait 
une  entaille  qui  paraît  être,  le  lendemain,  assez 
légère,  mais  qui  m'a  inquiété,  par  la  crainte  d'être 
arrêté  dans  la  terminaison  démon  salon. 


(1)  M.  Berger  était  alors  préfet  de  la  Seine.  Il  ne  quitta  ce  poste  qu'en 
1853,  lorsqu'il  fut  nommé  sénateur. 

(2)  On  sait  que  toute  cette  salle  (salon  de  la  Paix)  a  été  complètement 
brûlé*  dans  l'incendie  du  24  mai  1871. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  12î> 

Vendredi  29  octobre.  —  Vu  M.  Cazenave  (1)  le 
matin.  —  Travaillé  à  mes  retouches  du  plafond  tous 
ces  jours  derniers,  avec  des  chances  diverses  d'ennui 
et  de  joie  :  ce  qu'il  y  a  à  faire  est  gigantesque  ;  mais 
si  je  ne  suis  pas  malade,  je  m'en  tirerai. 

—  Sur  la  différence  du  génie  français  et  du  génie 
italien  dans  les  arts  :  le  premier  marche  l'égal  du 
second  pour  l'élégance  et  le  style,  au  temps  de  la 
Renaissance.  Comment  se  fait-il  que  ce  détestable 
style,  mou,  carrachesque,  ait  prévalu?  Alors,  mal- 
heureusement, la  peinture  n'était  pas  née.  Il  ne  reste 
de  cette  époque  que  la  sculpture  de  Jean  Goujon.  Il 
faut,  au  reste,  qu'il  y  ait  dans  le  génie  français  quel- 
que penchant  plus  prononcé  pour  la  sculpture  ;  à 
presque  toutes  les  époques,  il  y  a  eu  de  grands 
sculpteurs,  et  cet  art,  si  on  excepte  Poussin  et  Le- 
sueur,  a  été  en  avant  de  l'autre.  Quand  ces  deux 
grands  peintres  ont  paru,  il  n'y  avait  plus  de  traces 
des  grandes  écoles  d'Italie  :  je  parle  de  celles  où  la 
naïveté  s'unissait  au  plus  grand  savoir.  Les  grandes 
écoles  venues  soixante  ou  cent  ans  après  Raphaël 
ne  sont  que  des  académies  où  l'on  enseignait  des  re- 
cettes. Voilà  les  modèles  que  Lesueur  et  Poussin  ont 
vus  prévaloir  de  leur  temps  :  la  mode,  l'usage  les  ont 
entraînés,  malgré  cette  admiration  sentie  de  l'an- 
tique, qui  caractérise  surtout  les  Poussin,  les  Le- 
gros  (2)  et  tous  les  auteurs  de  la  galerie  d'Apollon. 

(1)  Le  docteur  Cazenavey  qui  soignait  alors  Delacroix. 

(2)  Pierre  Legros,    sculpteur,    né    à  Paris   (1656-1719).    Il    a    passé 

ii.  9 


130  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

J'aime  mieux  m'entretenir  avec  les  choses  qu'avec 
les  hommes  :  tous  les  hommes  sont  ennuyeux  ;  les 
tics,  etc.  L'ouvrage  vaut  mieux  que  l'homme. 
Corneille  était  peut-être  assommant  ;  Cousin,  de 
même  ;  Poinsot,  etc.  Il  y  a  dans  l'ouvrage  une 
gravité  qui  n'est  pas  dans  l'homme.  Le  Poussin  est 
peut-être  celui  qui  est  le  plus  derrière  son  œuvre.  — 
Les  ouvrages  où  il  y  a  du  travail,  etc. 

Lundi  1er  novembre.  —  Faire  des  traités  sur  les 
arts  ex  professo,  diviser,  traiter  méthodiquement, 
résumer,  faire  des  systèmes  pour  instruire  catégori- 
quement :  erreur,  temps  perdu,  idée  fausse  et  inutile. 
L'homme  le  plus  habile  ne  peut  faire  pour  les  autres 
que  ce  qu'il  fait  pour  lui-même,  c'est-à-dire  noter, 
observer,  à  mesure  que  la  nature  lui  offre  des  objets 
intéressants.  Chez  un  tel  homme,  les  points  de  vue 
changent  à  chaque  instant.  Les  opinions  se  modifient 
nécessairement;  on  ne  connaît  jamais  suffisamment 
un  maître  pour  en  parler  absolument  et  définitive- 
ment. 

Qu'un  homme  de  talent,  qui  veut  fixer  les  pen- 
sées sur  les  arts,  les  répande  à  mesure  qu'elles  lui 
viennent;  qu'il  ne  craigne  pas  de  se  contredire;  il  y 
aura  plus  de  fruit  à  recueillir  au  milieu  de  la  profu- 
sion de  ses  idées,  même  contradictoires,  que  dans  la 
trame  peignée,  resserrée,    découpée,  d'un  ouvrage 

presque  toute  sa  vie  en   Italie.  Il  a  pourtant  travaillé  pour  le  Louvre 
ainsi  que  pour  le  palais  et  le  parc  de  Versailles. 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  131 

dans  lequel  la  forme  l'aura  occupé  (1)...  Quand  le 
Poussin  disait,  dans  une  boutade,  que  Raphaël  était 
un  âne,  à  côté  de  l'antique,  il  savait  ce  qu'il  disait  :  il 
ne  pensait  qu'à  comparer  le  dessin,  les  connaissances 
anatomiqnes  de  Fun  et  des  autres,  et  il  avait  beau 
jeu  à  prouver  que  Raphaël  était  ignorant  à  côté  des 
anciens. 

À  ce  compte-là,  il  aurait  pu  dire  aussi  que  Ra- 
phaël n'en  savait  pas  autant  que  lui  même  Poussin, 
mais  dans  une  autre  disposition...  En  présence  des 
miracles  de  grâce  et  de  naïveté  unies  ensemble,  de 
science  et  d'instinct  de  composition  poussés  à  un 
point  où  personne  ne  l'a  égalé,  Raphaël  lui  eût  paru 
ce  qu'il  est  en  effet,  supérieur  même  aux  anciens, 
dans  plusieurs  parties  de  son  art,  et  particulièrement 
dans  celles  qui  ont  été  entièrement  refusées  au  Pous- 
sin. 

L'invention  chez  Raphaël,  et  j'entends  par  là  le 
dessin  et  la  couleur,  est  ce  qu'elle  peut;  non  pas  que 
j'entende  dire  par  là  qu'elle  est  mauvaise  ;  mais  telle 
quelle  est,  si  on  la  compare  aux  merveilles  en  ce 
genre  du  Titien,  du  Gorrège,  des  Flamands,  elle  de- 
vient secondaire,   et  elle  devait  l'être  ;   elle  eût  pu 


(1)  C'est  un  retour  à  l'idée  que  nous  notions  dans  notre  Étude  et  dont 
nous  nous  servions  pour  justifier  la  publication  du  Journal  :  «  Pourquoi 
«  ne  pas  faire  un  petit  recueil  d'idées  détachées  qui  me  viennent  de 
«♦temps  en  temps  toutes  moulées,  et  auxquelles  il  serait  difficile  d'en 
<«  coudre  d'autres?  Faut-il  absolument  faire  un  livre  dans  toutes  les 
««règles?  Montaigne  écrit  à  bâtons  rompus...  Ce  sont  les  ouvrages  les 
«  plus  intéressants.  »  (Voir  t,  p.  iv,  v.) 


132  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

l'être  encore  beaucoup  davantage,  sans  distraire  no- 
tablement des  mérites  qui  mettent  Raphaël  non  seu- 
lement au  premier  rang,  mais  au-dessus  de  tous  les 
artistes,  anciens  et  modernes,  dans  les  parties  où  il 
excelle.  J'oserais  même  affirmer  que  ces  qualités  se- 
raient amoindries  par  une  plus  grande  recherche 
dans  la  science  anatomique  ou  le  maniement  du  pin- 
ceau et  de  l'effet.  On  pourrait  presque  en  dire  autant 
du  Poussin  lui-même,  eu  égard  aux  parties  dans  les- 
quelles il  est  supérieur.  Son  dédain  de  la  couleur,  la 
précision  un  peu  dure  de  sa  touche,  surtout  dans  les 
tableaux  de  sa  meilleure  manière,  contribuent  à  aug- 
menter l'impression  de  l'expression  ou  des  carac- 
tères. 

Mardi  17  novembre.  — L'homme  est  un  animal  so- 
ciable qui  déteste  ses  semblables.  Expliquez  cette  sin- 
gularité :  plus  il  vit  rapproché  d'un  sot  être  pareil  à 
lui,  plus  il  semble  vouloir  de  mal  à  cet  autre  malheu- 
reux. Le  ménage  et  ses  douceurs,  les  amis  voyageant 
ensemble,  qui  se  supportaient  quand  ils  se  voyaient 
tous  les  huit  jours,  qui  se  regrettaient  quand  ils 
étaient  éloignés,  se  prennent  dans  une  haine  mor- 
telle, quand  une  circonstance  les  force  à  vivre  long- 
temps   face  à  face. 

L'esprit  volontaire  et  taquin  qui  nous  fait  nous 
préférer,  nous  et  nos  opinions,  à  celles  de  notre  voi- 
sin, ne  nous  permet  pas  de  supporter  la  contra- 
diction et  l'opposition  à  nos  fantaisies.  Si  vous  joignez 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX-  133 

à  cette  humeur  naturelle  celle  que  la  maladie  ou  les 
chagrins  vous  donnent  dans  une  plus  grande  propor- 
tion, l'aversion  qu'inspire  une  personne  à  qui  notre 
sort  est  lié  peut  devenir  un  véritable  supplice.  Les 
crimes  auxquels  on  voit  se  porter  une  foule  de  mal- 
heureux en  l'état  de  société,  sont  plus  affreux  que 
ceux  que  commettent  les  sauvages.  Un  Hottentot,  un 
Iroquois  fend  la  tête  à  celui  qu'il  veut  dépouiller  ; 
chez  les  anthropophages,  c'est  pour  le  manger  qu'ils 
l'égorgent,  comme  nos  bouchers  font  d'un  mouton 
ou  d'un  porc.  Mais  ces  trames  perfides  longtemps 
méditées,  qui  se  cachent  sous  toutes  sortes  de  voiles, 
d'amitié,  de  tendresse,  de  petits  soins,  ne  se  voient 
que  chez  les  hommes  civilisés. 

—  Aujourd'hui,  à  la  séance  de  la  mairie  du  IVe  ar- 
rondissement, pour  le  choix  des  jurés. 

Déjà  fort  indisposé ,  je  suis  rentré  après  avoir 
été  un  instant  à  l'Hôtel  de  ville,  et  ai  fait  tout  le 
chemin  à  pied;  mais  c'est  une  vaillantise  qui  ne  m'a 
point  réussi.  Peut-être  eussé-je  été  plus  malade  sans 
cela.  Mais  à  partir  de  ce  jour  a  commencé  l'indispo- 
sition qui  m'a  fort  retenu  et  fort  donné  à  penser 
sur  la  sottise  de  vouloir  se  crever  de  travail  et  com- 
promettre tout  par  le  sot  amour-propre  d'arriver  à 
temps. 

Vendredi  19  novembre.  —  Je  vois  que  les  élégants 
font  à  Pétersbourg  des  cigarettes  de  thé  vert.  Elles 
n  ont  pas  du  moins  l'inconvénient  d'être  narcotiques. 


134  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Jeudi  25  novembre.  —  Première  promenade  hors 
des  barrières  avec  Jenny.  Excellent  remède  pour 
l'esprit  et  le  corps.  Le  froid  me  ranime  au  lieu  de 
mètre  importun  ou  insupportable  comme  d'habitude. 
Je  serais  ravi  de  cette  disposition  très  favorable  à  la 
santé. 

Vendredi  26  novembre.  —  Grande  promenade  avec 
Jenny  par  les  boulevards  extérieurs,  Monceau,  la 
barrière  de  Courcelles  et  la  place  d'Europe,  et  à  tra- 
vers cette  grande  plaine  où  nous  étions  quasi  perdus; 
cela  est  excellent  pour  la  santé. 

Il  faudrait  sortir  tous  les  jours  avant  dîner,  s'ha- 
biller, voir  ses  amis  et  sortir  de  la  poussière  du  tra- 
vail. 

Se  rappeler  Montesquieu,  qui  ne  se  laissait  jamais 
gagner  par  la  fatigue,  après  avoir  donné  à  la  compo- 
sition un  temps  raisonnable.  L'expérience,  en  ren- 
dant le  travail  plus  facile  et  plus  ordonné,  peut  con- 
quérir cette  faculté  qui  est  refusée  à  la  jeunesse. 

Samedi  27  novembre.  —  Il  est  décidé  que  mes  pla- 
fonds et  peintures  (1)  vont  être  couverts  de  papier  et 


(1)  La  décoration  du  Salon  de  la  Paix,  à  Y  Hôtel  de  ville,  se  composait 
de  :  1°  un  plafond  circulaire,  2°  huit  caissons,  3°  onze  tympans.  Le  sujet 
du  plafond  était  :  La  Paix  consolant  les  hommes  et  ramenant  V abon- 
dance. Ceux  des  caissons  et  des  tympans  étaient  des  sujets  se  référant  à 
la  mythologie  antique  :  Vénus,  Bacchus  couché  sous  une  treille,  Mars 
enchaîné,  Mercure,  dieu  du  commerce,  La  Muse  Clio,  Neptune  apai- 
sant les  flots,  etc. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  135 

la  salle  livrée  au  public  :  j'en  suis  enchanté.  J'aurai 
le  temps  d'y  revenir  à  loisir. 

Je  viens  d'examiner  tous  les  croquis  qui  m'ont  servi 
à  faire  ce  travail.  Combien  y  en  a-t-iî  qui  mont  gran- 
dement satisfait  au  commencement,  et  qui  me  pa- 
raissent faibles  ou  insuffisants,  ou  mal  ordonnés, 
depuis  que  les  peintures  ont  avancé  !  Je  ne  puis  assez 
me  dire  qu'il  faut  beaucoup  de  travail  pour  amener 
un  ouvrage  au  degré  d'impression  dont  il  est  suscep- 
tible. Plus  je  le  re verrai,  plus  il  gagnera  du  côté  de 
l'expression...  Que  la  touche  disparaisse,  que  la 
prestesse  de  l'exécution  ne  soit  plus  le  mérite  princi- 
pal, il  n'y  a  nul  doute  à  cela;  et  encore  combien  de 
fois  n'arrive-t-il  pas  qu'après  ce  travail  obstiné,  qui  a 
retourné  la  pensée  dans  tous  les  sens,  la  main  obéit 
plus  vite  et  plus  sûrement  pour  donner  aux  dernières 
touches  la  légèreté  nécessaire  ! 

28  novembre.  —  Adam  et  Eve  chassés  du  Paradis 
(La  chute)  (1).  — Le  Christ  sortant  du  tombeau  (La 
mort  vaincue). 

—  Pour  l'estomac  :  prendre  du  bismuth  en  petite 
dose,  avec  la  soupe.  Magnésie  calcinée  :  une  petite 
cuillerée  avec  fleur  d'oranger  ou  sirop  de  gomme 
dans  un  peu  d'eau,  quelque  temps  avant  le  repas,  deux 
fois  par  jour,  s'il  est  possible.  Bicarbonate  de  soude 
dans  l'eau  ou  dans  l'eau  de  Vichy,  pour  la  renforcer. 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  nes  852  à  855  et  902. 


136  JOURNAL    D'EUGÈNE  DELACROIX. 

30  novembre.  —  Sur  la  manière,  à  propos  des 
peintures  de  l'Hôtel  de  ville,  comparée  à  celle  de 
Riesener.  —  Boucher,  Vanloo  admirés,  imitateurs  de 
Michel-Ange  et  de  Raphaël;  même  cohue. 

Sans  date  (1).  —  Penser  que  F  ennemi  de  toute 
peinture  est  le  gris  :  la  peinture  paraîtra  presque 
toujours  plus  grise  quelle  n'est,  par  sa  position  oblique 
sous  le  jour.  —  Les  portraits  de  Rubens,  ces  femmes 
du  Musée,  —  à  la  chaîne,  etc.,  qui  laissent  voir  par- 
tout le  panneau  Van  Eyck,  etc. 

De  là  aussi  un  principe  qui  exclut  les  longues  re- 
touches, c'est  d'avoir  pris  son  parti  en  commen- 
çant... Il  faudrait  essayer,  pour  cela,  de  se  conten- 
ter pleinement  avec  les  figures  peintes  sans  le  fond  ;  en 
s'exerçant  dans  ce  sens,  il  serait  plus  facile  de  subor- 
donner ensuite  le  fond. 

—  Il  faut,  de  toute  nécessité,  que  la  demi-teinte, 
dans  le  tableau,  c'est-à-dire  que  tous  les  tons  en 
général  soient  outrés.  Il  y  a  à  parier  que  le  tableau 
sera  exposé  le  jour  venant  obliquement;  donc  forcé- 
ment ce  qui  est  vrai  sous  un  seul  point  de  vue,  c'est- 
à-dire  le  jour  venant  de  face,  sera  gris  et  faux,  sous 
tous  les  autres  aspects.  —  Rubens  outré;  Titien  de 
même;  Véronèse  quelquefois  gris,  parce  qu'il  cher- 
che trop  la  vérité. 

Rubens  peint  ses  figures  et  fait  le  fond  ensuite;  il 

(1)  Sur  des  notes  volantes  dans  un  Agenda  portant  la  date  1852. 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  137 

le  fait  alors  de  manière  à  les  faire  valoir  :  il  devait 
peindre  sur  des  fonds  blancs  ;  en  effet,  la  teinte  locale 
doit  être  transparente,  quoique  demi-teinte  ;  elle  imite, 
dans  le  principe,  la  transparence  du  sang  sous  la 
peau. 

Remarquer  que  toujours,  dans  ses  ébauches,  les 
clairs  sont  peints  et  presque  achevés  sur  de  simples 
frottis  pour  les  accessoires. 


A  la  fin  de  l'Agenda  de  1852,  se  trouvent  les  notes 
ci-après  : 

Le  27  décbre  1852,  reçu  pour  les  tableaux  de  Bordeaux.  700  fr. 

Le  27  décembre  1852,  reçu  de  Thomas,  pour  un 

Petit  Tigre 300 

Le  1er  février,  reçu  de  Weill ,  à  compte  sur  mon 

marché  de  1,500  fr 500 

Le  3  mars,   reçu  de  Thomas,  à  compte  sur  mon 

marché  de  2,100  fr 1 .  000 

Le  10  mars,  reçu  de  M.  Didier,  pour  Y  Andromède.  600 

Le  22         —         de  Beugniet,  pour  le  Petit  Christ, 

et  le  Lion  et  Sanglier 1 .  000 

Le    4  avril,  reçu  de  Weill  un  second  à  compte.  .  .  500  (reste  500) . 

Le  10  —        de  Thomas 1.100 

(J'ai  à  lui  donner  les  Lions  sur  ce  marché,  et  en  lui  livrant  la 
Desdémone  dans  sa  chambre,  il  n'aura  à  me  donner  que 
500  fr.). 

10  avril,  reçu  de  Mme  Herbelin,  pour  les  Pèlerins  d'Em- 

maùs 3 .000  fr. 

10  avril,  reçu  de  Tedesco,  pour  les  Chevaux  qui  sortent  de 

Veau  (deux  chevaux  gris) 500 

1er  mai,  reçu  de  Thomas,  pour  solde  (sauf  la  répétition  du 

Christ  au  tombeau) 500 

28  juin,  reçu  de  Tedesco,  pour  le  Maréchal  marocain 800 


138  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

1er  marché  avec  Weill  : 

Vue  de  Tanger 

Marchand  d'oranges 


1.500  fr. 
saint  1  h  ornas 

La  Fiancée  d' Abydos  (1) 

De  Weill  : 
J'ai  reçu  à  compte  le  1*  février,  en  lui  livrant  la  Vue  de 

Tanger 500 

Depuis,  il  m'a  demandé  Saint  Sébastien 500 

Répétition  du  plafond  d'Apollon  à  M.  Ronnet  (2) 1 .000 

Marché  avec  Thomas  : 
Desdémone  aux  pieds  de  son  père 400     ] 

Ophélia  dans  le  ruisseau 700  _.    .  „,.    . 

ri        r              i*n  *nn     )     2.100  fr. 

Deux  lions  sur  le  même  tableau oOU     i 

Michel-Ange  dans  son  atelier 500     / 

(En  avril)   Desdémone  dans  sa  chambre 500  fr. 

La  répétition  du  Christ  de  M.  de  Geloës  (3).. . .      1.000 

Marché  avec  Reugniet  : 

Christ  en  croix,  toile  de  6. . . 
Lion  terrassant  un  sanglier. 

Marché  avec  Ronnet  : 
La  répétition  du  plafond  d'Apollon ,  . .  .      1 .  000 

Marché  avec  le  comte  de  Geloës  : 

Daniel  dans  la  fosse  aux  lions  (4) 1 .000 

Portrait  de  M.  Rruyas  (5) 1 .  000 

—      deTalma 1.500  fr. 

(1)  La  seule  Fiancée  d' Abydos  était  en  1874  vendue  32,050  francs. 
(Voir  Catalogue  Robaut,  nos  772-773.) 

(2)  Cette  superbe  toile  est  au  Musée  de  Rruxelles.  (Voir  Catalogue  Ro- 
baut, n°  1110.) 

(3)  La  première  composition  de  la  Mise  au  tombeau,  ou  Christ  du 
comte  de  Geloës,  atteignit  à  la  vente  Faure,  en  1873,  le  chiffre  de 
60,000  francs.  Cette  répétition  est  d'un  bien  moindre  format.  (Voir 
Catalogue  Robaut,  nos  1034  et  1037.) 

(4)  Ce*  ableau  fut  vendu  17,500  francs  en  1877.  (Voir  Catalogue  Ro- 
baut, n°  1213.) 

(5)  u  Le  portrait  de  M.  Rruyas,  qui  fut  connu  des  Parisiens  seulement 
«  à  l'Exposition  posthume  de  l'œuvre  de  Delacroix,  avait  été  commencé 
«en  mai  1853.  M.  Rruyas,  avec  l'aide  de  Th.  Silvestre,  avait  rédigé  un 
«  catalogue  raisonné  et  illustré  de  sa  collection  de  peintures  modernes.  » 
(Voir  Catalogue  Robaut.) 


1853 


2  janvier.  —  La  couleur  n'est  rien,  si  elle  n'est  pas 
convenable  au  sujet,  et  si  elle  n'augmente  pas  l'effet 
du  tableau  par  l'imagination.  Que  les  Boucher  et  les 
Vanloo  fassent  des  tons  légers  et  charmants  à  l'œil,  etc. 

Lundi  10  janvier.  ■ —  Halévy  nous  contait,  à  Trous- 
seau (1)  et  à  moi,  —  à  ce  dîner,  — qu'entendant  par- 
ler d'un  vieillard  battu  par  son  fils,  il  avait  trouvé 
dans  ce  prétendu  vieillard  un  homme  de  cinquante  à 
cinquante -deux  ans  ;  mais  c'était  un  homme  qui 
paraissait  vingt  ans  de  plus  :  c'était  quelque  marchand 
devin  retiré.  Ces  natures  brutes  s'affaissent  prompte- 
ment,  quand  l'activité  physique  ne  les  soutient  plus. 
Nous  disions  à  ce  propos  que  les  gens  qui  travaillent 
de  1  esprit  se  conservent  mieux.  Il  m'arrive  très  sou- 
vent le  matin  d'être  ou  de  me  croire  malade  jusqu'au 
moment  où  je  me  mets  à  travailler.  J'avoue  qu'il  se 


(1)   Le  docteur  Armand   Trousseau  était  un   des  médecins    les   plus 
distingués  de  l'époque.  Il  avait  siégé  en  1848  comme  député  à  l'Assem- 
blée constituante.  Homme  du  monde  par  excellence,  passionné  pour  les 
arts,  causeur  plein  d'esprit,  il  était  très  recherché  dans  les  salons. 
139 


140  JOURNAL    D'EUGENE   DELACBOIX. 

pourrait  qu'un  travail  ennuyeux  ne  fît  pas  le  même 
effet,  mais  quel  est  le  travail  qui  n'attache  pas  l'homme 
qui  s'y  consacre?  Je  disais  à  Trousseau  que  je  ne  res- 
semblais pas  à  ces  musiciens  qui  disent  du  mal  de  la 
musique,  etc.  Il  m'a  dit  qu'il  aimait  passionnément 
son  métier,  qui  est  un  des  plus  répugnants  qu'on 
puisse  embrasser.  C'est  un  homme  déplaisir,  qui  doit 
aimer  ses  aises.  Tous  les  jours,  dans  cette  saison,  son 
réveille-matin  le  fait  lever  et  courir  à  son  hôpital,  lever 
des  appareils,  tâter  le  pouls,  et  pis  encore,  à  des 
malades  dégoûtants,  dans  un  air  empesté  où  il  passe 
la  matinée.  Quand  la  disposition  ne  l'y  porte  guère, 
il  est  à  croire  que  Y  amour-propre  le  fait.  Dupuytren 
n'y  a  jamais  manqué,  et  il  n'est  pas  probable  que  ce 
soit  cette  assiduité  qui  l'ait  fait  mourir  prématuré- 
ment. Au  contraire,  elle  aura  peut-être  combattu 
quelque  mauvaise  influence,  qui  aura  fini  par  le  tuer. 

15  janvier.  —  Pour  le  tableau  espagnol  dont  j'ai 
fait  une  esquisse  : 

Teinte  de  petit  vert,  avec  très  peu  de  brun  rouge 
et  de  blanc,  comme  teinte  locale,  sur  un  frottis  de 
bitume  par  exemple; 

Ou  simplement  :  petit  vert  pour  l'ombre,  sur  lequel 
on  met  des  tons  de  vermillon  et  de  brun  rouge. 

Clairs  empâtés  avec  rose,  brun  rouge,  laque  et 
blanc  suivant  le  besoin. —  La  terre  de  Cassel  et  blanc 
ou  la  momie  et  blanc,  suivant  le  besoin,  font  des  tons 
violets  suffisants  :  sur  cette  préparation,  les  tons  des- 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  141 

sinés  avec  beau  rouge,  laque,  vermillon  très  chaud, 
et  sur  les  saillies,  clairs  vifs,  roses  ou  jaunâtres. 

Pour  le  berger,  dans  le  même  tableau  :  passé  sur 
les  clairs  un  ton  de  petit  vert,  rendu  plus  foncé  avec 
vert  émeraude  :  ce  frottis  était  du  vert  pur.  Mis  le  ton 
chaud,  avec  vermillon  et  brun  rouge  purs. 

Les  clairs  ajoutés  ensuite,  comme  aux  autres  figu- 
res, avec  tons  chauds  empâtés  analogues,  et  unifor- 
mément aussi  tous  les  endroits  colorés,  soit  dans 
l'ombre,  soit  dans  les  clairs  plus  prononcés  de  rouge, 
comme  le  bout  de  nez,  les  paupières,  les  mains,  aux 
articulations  surtout,  et  principalement  les  doigts, 
les  genoux.  —  Repiqués  d'ombre  de  terre  de  Sienne 
brûlée  et  laque,  avec  vermillon;  et  clairs  sur  les  par- 
ties saillantes;  c'est-à-dire  dessiner  avec  ce  rouge  de 
terre  de  Sienne  et  laque  le  contour  des  oreilles,  les 
narines,  etc.,  et  sur  les  parties  saillantes,  telles  que 
le  bout  du  nez,  les  nœuds  des  mains  ;  la  joue,  clairs 
plus  ou  moins  roses,  qui  font  le  luisant  et  le  complé- 
ment. 

Ton  vert  jaune  de  reflet  dans  une  chair  fraîche, 
indispensable  :  Terre  d'ombre  naturelle,  jaune  de 
Naples,  jaune  de  zinc  brillant,  vert  émeraude.  — 
Mêlé  avec  le  ton  orange  transparent  de  la  palette 
laque  jaune,  vermillon,  cadmium,  il  donne  un  ton 
rompu  charmant,  analogue  à  celui  de  la  partie  jaune 
du  ciel  d'Apollon,  et  excellent  dans  les  préparations 
chaudes  pour  les  clairs. 

Le  ton  vert  chou  ci-dessus  fait  bien  à  côté  de  ver- 


142  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

millon,  blanc  et  laque  brûlée;  également  à  côté  de 
brun  rouge  et  blanc. 

Tête  de  la  femme  sous  les  arbres  dans  l'ombre  :  ce 
qui  fait  le  ton  violâtre  de  l'ombre- est  brun  rouge  et 
blanc,  et  un  peu  de  terre  de  Casse l  plus  foncé  que  ie 
même  ton,  pour  faire  ce  qu'il  y  a  de  plus  violet  dans 
le  clair;  en  un  mot,  sur  le  frottis  vert,  qui  est  com- 
mun au  clair  comme  à  l'ombre,  mais  avec  une  inten- 
sité différente,  pour  rendre  le  clair  moins  participant 
du  ton  vert  du  dessous  :  brun  rouge  et  blanc.  Dans 
l'ombre  sur  ce  ton  vert,  pour  donner  un  ton  rose,  le 
ton  que  j'ai  dit  de  brun  rouge,  blanc  et  terre  de  Cas- 
sel;  ce  ton  mêlé  à  celui  de  terre  d'ombre  naturelle, 
bleu  de  Prusse  et  blanc,  fait  amirablement.  Ce  mélange 
du  vert  et  du  violet,  qui  caractérise  le  passage  de 
l'ombre  au  clair,  dans  certaines  parties,  la  joue,  les 
jambes  couleur  de  poisson,  etc.,  etc.  Pour  faire  ce 
ton  d'ombre,  quand  il  est  plus  jaune  sur  les  parties 
jaunâtres,  mettre  le  ton  de  terre  d'ombre  naturelle, 
bleu  de  Prusse  et  un  peu  d ocre  jaune,  mêlé  à  plus  ou 
moins  de  brun  rouge  et  blanc.  Le  ton  de  bleu  de 
Prusse,  terre  naturelle  et  blanc,  magnifique  ton  d'om- 
bre violette,  en  y  mêlant  du  vermillon  (employé,  je 
crois,  si  je  m'en  souviens,  entre  les  jambes  de  la 
petite  Ariane  assise  —  la  seconde)  —  terre  dombre 
et  cobalt,  au  lieu  de  bleu  de  Prusse,  ferait  peut-être 
aussi  bien  et  serait  plus  solide  ;  —  ce  ton  passé  sur  les 
parties  ronge  prononcé  qu'on  met  sur  les  genoux,  etc. 
—  Dans  le  ton  vert,    dans  l'ombre   de  l'Espagnol 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  143 

en  question,  surtout  de  F  enfant  vu  de  dos  sous  F  ar- 
bre; —  sur  ces  tons  verdâtres,  atténuer  aussi  avec 
brun  rouge,  blanc  et  noir. 

Le  ton  de  terre  d'ombre  naturelle  excellent,  avec 
bleu  de  Prusse,  pour  les  ombres  légères  verdâtres  qui 
bordent  les  cheveux,  le  cou,  la  partie  jaune  du  bras, 
du  dos,  etc.  Exemple  :  Genoux  de  l'Andromède  (véri- 
fier si  je  n'ai  pas  voulu  dire  l'Ariane).  —  Bord  d'om- 
bre des  jambes.  \ 

Pour  faire  une  ombre  moins  fade  qu'avec  le  petit 
vert,  quand  elle  est  un  accident  et  non  une  teinte  à 
plat,  la  préparer  avec  terre  d'ombre,  cobalt,  et  vert 
émeraude,  et  ensuite  vermillon.  —  Entre-deux  des 
jambes  :  pour  ne  pas  le  faire  trop  rouge,  préparer 
avec  terre  d'ombre,  vert  émeraude,  cobalt,  et  passer 
le  vermillon  par-dessus;  et,  mieux  que  vermillon, 
brun  rouge  qui  fait  moins  ardent;  ce  ton  est  le  plus 
sanguine  possible  pour  une  ombre  intense,  réunissant 
merveilleusement  le  vert  et  le  violet  ;  mais  il  est  indis- 
pensable de  passer  l'un  après  l'autre,  et  non  pas  de 
les  mêler  sur  la  palette.  Le  ton  de  terre  d' ombre  natu- 
relle, blanc  et  bleu  de  Prusse  foncé  avec  brun  rouge, 
magnifique  ton  d'ombre  de  chair  vigoureuse.  Les 
mettre  à  côté  l'un  de  l'autre  sur  la  palette  ;  —  fait 
également  une  demi-teinte  locale  de  chair.  —  Le  vert 
chou  jaune  :  terre  d'ombre  naturelle,  jaune  de  Nap les , 
jaune  de  zinc,  vert  émeraude,  avec  brun  rouge  et 
blanc,  très  belle  localité  de  chair  (jambe  de  Talma). 

Ton  jaune  vert,  qui  règne  dans  la  copie  du  plafond 


144  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

d'Apollon,  le  ton  clair  de  terre  d'ombre  naturelle, 
bleu  de  Prusse  et  blanc  avec  ocre  jaune.  —  Excellent 
frottis  pour  préparer  des  chairs  fraîches  comme  la 
cuisse  de  Junon  et  son  pied  :  Ton  orangé  de  laque 
jaune,  vermillon,  cadmium  avec  laque  rouge  et  blanc, 
mais  assez  foncé,  pour  faire  une  opposition  pronon- 
cée ;  les  mettre  à  côté  l'un  de  l'autre.  Jaune  de  zinc 
et  noir  plus  ou  moins  foncé  :  beau  vert  rompu. 

Tons  très  fins,  analogues  du  ton  jaune  du  ciel  de 
l'Apollon,  propres  à  placer  sur  une  chair  dans  le  clair 
comme  préparation  d'un  ton  d'ombre,  vert  chou  et 
le  ton  orangé  transparent. 

Autre  :  Sienne  naturelle,  vert  émeraude,  jaune  de 
zinc.  Fait  ainsi,  il  est  un  peu  chaud  et  cru;  on  le  tem- 
père avec  le  vert  chou. 

Ton  gris  violet  très  joli  :  Vert  chou  avec  laque  et 
blanc  foncé. 

Ton  d'or  clair  :  Ocre  jaune,  jaune  de  Naples. 

Autre  demi-teinte  plaquée  d'or  :  Terre  d'Italie 
seule  (fauteuil  de  Talma). 

Ton  important  de  laque  rouge  et  blanc  foncé,  à 
côté  du  même  ton  dans  lequel  on  ajoute  de  la  laque 
brûlée  ;  mettre  l'un  et  l'autre  à  côté  de  jaune  indien. 
—  Ton  de  jaune  indien,  Sienne  et  vert  émeraude  : 
opposition  toute  prête  du  jaune  et  du  vert  au  violet. 

Laque  jaune  et  jaune  de  zinc,  important. 

Main  gauche  de  Talma  :  Préparée  avec  des  tons 
très  roux  et  non  encore  rompus.  Sur  cette  prépara- 
tion, sèche  depuis  quelque  temps,  passé  une  demi- 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  145 

pâte  très  transparente  avec  brun  rouge  et  blanc,  et 
terre  d'ombre  naturelle,  bleu  de  Prusse  et  blanc...  a 
donné  tout  de  suite  une  demi-teinte  de  chair  d'une 
grande  finesse.  Les  ombres  chaudes  étant  placées  et 
les  saillies  du  clair  avec  des  tons  convenables,  l'effet 
était  complet.  (Pourrait  s'appliquer  avec  succès  à 
toute  préparation  faite  à  la  Titien  avec  ton  de  Sienne 
ou  brun  rouge,  etc.,  comme,  par  exemple,  était  celle 
de  la  petite  Andromède.) 

Localité  de  la  main  appuyée  par  terre  de  la  femme 
qui  essuie  le  sang  de  saint  Etienne  :  ton  demi-teinte 
de  terre  de  Cassel,  blanc  avec  vermillon  et  laque.  Le 
moindre  ton  vert  {cobalt  et  émeraude,  par  exemple) 
et  orangé  donne  un  brillant  magnifique,  au-dessus 
peut-être  de  celui  du  Sardanapale,  qui  était  ana- 
logue, à  cause  des  tons  verts  ajoutés. 

Coulé  pour  la  chair  —  très  fin  :  le  ton  de  laaue 
jaune  et  jaune  de  zinc  avec  laque  rouge  dorée. 

Le  charmant  jaune  paille  (demi-teinte)  :  Ocre  jaune, 
terre  de  Cassel,  blanc  avec  pointe  de  vert  émeraude 
et  zinc,  et  peut  être  sali  avec  pointe  de  laque  rouge. 
A  côté  de  beau  vermillon  et  laque  rouge,  —  mêlés 
ensemble  modérément  :  tons  sanguine  très  beaux. 

Autre  ton  sanguine  plus  verdâtre  :  bon  coulé,  pré- 
paration, etc.  A  côté  du  ton  beau  vermillon  clair  et 
laque,  ton  d'ocré  jaune  et  petit  vert.  —  Ces  tons  très 
fins  seraient  d'ailleurs  glacés  (non  essayé)  pour 
remonter  du  ton  des  chairs  déjà  avancées,  mais  un 
peu  trop  blanches. 

ii.  10 


145  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

Beau  brun  :  jaune  de  Mars  et  brun  de  Florence; 
mettre  à  côté  de  la  masse  des  tons  verts  verdâtres, 
vert  chaud,  vert  chou,  et  le  ton  de  terre  de  Cassel, 
blanc  et  laque. 

Ton  bois  violâtre  :  brun  de  Florence,  blanc  avec 
ocre  de  ru  et  une  pointe  de  noir  ou  autre,  pour  salir 
un  peu. 

—  Demi-teinte  de  cheveux  blonds  :  jaune  paille  un 
peu  sombre  avec  brun  rouge  et  blanc  sombre;  aussi 
ajouter  jaune  indien  ou  ton  de  terre  de  Sienne  et  vert 
émeraude.  Ajouter  laque  et  vermillon  clair  au  ton 
orangé  transparent. 

—  Beau  brun  jaune  vert  :  Vert  émeraude,  terre 
d'Italie  naturelle  ;  en  y  ajoutant  du  vermillon ,  il 
devient  sanguine,  sans  être  rouge. 

Vermillon,  laque  brûlée,  blanc,  à  côté  de  celui-ci, 
qui  est  un  peu  foncé  ;  faire  le  même  plus  clair,  mais 
avec  très  peu  de  laque  brûlée  et  plus  de  laque  et  ver- 
millon. 

Avec  ce  dernier  et  vert  émeraude,  est  fait  le  ton 
des  montagnes  les  plus  lointaines  dans  le  Saint  Sébas- 
tien. 

Le  clair  du  chemin  et  des  montagnes  plus  rappro- 
chées avec  le  petit  ver?  et  l'orangé  de  cadmium,  blanc 
et  vermillon. 

Brun  de  Florence  et  blanc  mêlé  à  Y  orangé  de  zinc; 
les  mettre  à  côté  l'un  de  F  autre. 

Jeudi  27  janvier.  —  Dîné  chez  Bixio  avec  d'Ar- 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  147 

gent,  Decazes,le  prince  Napoléon.  Après,  chez  Man- 
ceau. 

De  tout  cela,  je  ne  me  rappelle  que  deux  ou  trois 
morceaux  de  la  Flûte  enchantée,  dont  nous  a  régalés 
Mme  Manceau. 

Je  n'éprouve  pas,  à  beaucoup  près,  pour  écrire,  la 
même  difficulté  que  je  trouve  à  faire  mes  tableaux  (I). 
Pour  arriver  à  me  satisfaire,  en  rédigeant  quoi  que  ce 
soit,  il  me  faut  beaucoup  moins  de  combinaisons  de 
composition,  que  pour  me  satisfaire  pleinement  en 
peinture.  Nous  passons  notre  vie  à  exercer,  à  notre 
insu,  Fart  d'exprimer  nos  idées  au  moyen  de  la 
parole.  L'homme  qui  médite  dans  sa  tête  comment 
il  s'y  prendra  pour  obtenir  une  grâce,  pour  éconduire 
un  ennuyeux,  pour  attendrir  une  belle  ingrate,  tra- 
vaille à  la  littérature  sans  s'en  douter.  Il  faut  tous  les 
jours  écrire  des  lettres  qui  demandent  toute  notre 
attention  et  d'où  quelquefois  notre  sort  peut  dépendre. 

Telles  sont  les  raisons  pour  lesquelles  un  homme 
supérieur  écrit  toujours  bien,  surtout  quand  il  trai- 
tera de  choses  qu'il  connaît  bien.  Voilà  pourquoi  les 
femmes  écrivent  aussi  bien  que  les  plus  grands 
hommes.  C'est  le  seul  art  qui  soit  exercé  par  les  indif- 
férentes... Il  faut  ruser,  séduire,  attendrir,  congédier, 
en  arrivant  et  en  partant.  Leur  faculté  d' à-propos,  la 
lucidité,  extrême  dans  certains  cas,  trouvent  ici  mer- 
veilleusement leur  application.  Au  reste,  ce  qui  con- 

(1)  On  remarquera  que  plus  loin  Delacroix  énonce  une  idée  à  peu 
près  opposée  à  celle-ci. 


148  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

firme  tout  cela,  c'est  que,  comme  elles  ne  brillent  pas 
par  une  grande  puissance  d'imagination,  c'est  sur- 
tout dans  l'expression  des  riens  qu'elles  sont  maî- 
tresses passées.  Une  lettre,  un  billet,  qui  n'exige  pas 
un  long  travail  de  composition,  est  leur  triomphe. 

Lundi  7  février.  —  Aujourd'hui,  l'insipide  et  indé- 
cente cohue  de  la  fête  du  Sénat.  Aucun  ordre,  tout 
le  monde  pêle-mêle,  et  dix  fois  plus  d'invités  que  le 
local  n  en  peut  contenir.  Obligé  d'arriver  à  pied  et 
d' aller  de  même  retrouver  la  voiture  à  Saint-Sulpice. . . 
Que  de  gueux!  que  de  coquins  s'applaudissent  dans 
leurs  habits  brodés!  Quelle  bassesse  générale  dans 
cet  empressement! 

Vendredi  4  mars. 

...  Cui  lecta  potenter  erit  res, 
Nec  facundia  deserct  hune,  ntc  lucidus  ordo. 

Mardi  15  mars.  —  Je  retrouve  sur  un  chiffon  de 
papier  les  lignes  suivantes  que  j'ai  écrites  il  y  a  long- 
temps; j  étais  alors  plus  misanthrope  que  je  ne  suis. 
J'avais  plus  de  raisons  d'être  heureux,  puisque  j'étais 
plus  jeune.  Je  ne  laissais  pas  d'être  attristé  du  spec- 
tacle auquel  nous  assistons  et  dont  nous  sommes 
nous-mêmes  les  acteurs  et  les  victimes. 

Voici  la  boutade  :  «  Comment  ce  monde  si  beau 
renferme-t-il  tant  d'horreurs  !  Je  vois  la  lune  planer 
paisiblement  sur  des  habitations  plongées,  en  appa- 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  149 

rence,  dans  le  silence  et  dans  le  calme...  les  astres 
semblent  se  pencher  dans  le  ciel  sur  ces  demeures 
paisibles,  mais  les  passions  qui  les  habitent,  les  vices 
et  les  crimes  ne  sont  qu'endormis  ou  veillent  dans 
l'ombre  et  préparent  des  armes;  au  lieu  de  s'unir 
contre  les  horribles  maux  de  la  vie  mortelle,  dans  une 
paix  commune  et  fraternelle,  les  hommes  sont  des 
tigres  et  des  loups  animés  les  uns  contre  les  autres 
pour  s'entre-détruire.  Les  uns  laissent  un  libre  cours 
aux  détestables  emportements  qu'ils  ne  peuvent  maî- 
triser :  ce  sont  les  moins  dangereux.  Les  autres  ren- 
ferment, comme  dans  des  abîmes  sans  fond,  les  noir- 
ceurs, la  bile  amère  qui  les  anime  contre  tout  ce  qui 
porte  le  nom  d'homme.  Tous  ces  visages  sont  des 
masques,  ces  mains  empressées  qui  serrent  votre  main 
sont  des  griffes  acérées  prêtes  à  s'enfoncer  dans  votre 
cœur.  A  travers  cette  horde  de  créatures  hideuses, 
apparaissent  des  natures  nobles  et  généreuses.  Les 
rares  mortels  qui  ne  semblent  laissés  à  la  terre  que 
pour  témoigner  du  fabuleux  âge  d'or,  sont  les  vic- 
times privilégiées  de  cette  multitude  de  traîtres  et  de 
scélérats  qui  les  entourent  et  les  pressent.  Le  sort 
s'unit  aux  passions  de  mille  monstres  pour  conspirer 
la  perte  de  ces  hommes  innocents,  et  presque  tous 
rendent  à  ce  ciel  ingrat  une  détestable  vie,  en  mau- 
dissant un  présent  si  funeste,  et  presque  également 
leur  inutile  vertu,  but  des  attaques  et  des  haines, 
fardeau  volontaire,  et  qu  ils  n'ont  traîné  que  pour  leur 
malheur,  à  travers  mille  maux.   » 


150  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Vendredi  18  mars.  —  Vu,  après  le  conseil,  l'admi- 
rable Saint  Just  (1)  de  Rubens.  Le  lendemain,  en 
essayant  de  me  le  rappeler,  au  moyen  dune  esquisse 
d'après  la  gravure,  j'ai  pu  massurer  que  l'emploi  du 
pinceau,  au  lieu  de  la  brosse,  a  déterminé  l'exécution 
lisse  et  plus  achevée,  c'est-à-dire  sans  plans  heurtés, 
de  Rubens.  Ce  mode  mène  à  une  exécution  plus  ronde, 
comme  est  la  sienne,  mais  qui,  en  même  temps, 
donne  plus  vite  l'expression  du  fini.  D'ailleurs,  l'em- 
ploi des  panneaux  force  pour  ainsi  dire  à  se  servir  de 
pinceaux.  La  touche  lisse  et  un  peu  molle  laisse  moins 
d'aspérités.  Avec  les  martres  et  les  brosses  ordinaires, 
on  arrive  à  une  dureté,  à  une  difficulté  de  fondre  les 
couleurs  qui  est  presque  inévitable  ;  les  traces  de  la 
brosse  laissent  des  sillons  impossibles  à  dissimuler. 

Dimanche  27  mars.  —  Aux  partisans  exclusifs  de 
ta  forme  et  du  contour. 

Les  sculpteurs  vous  sont  supérieurs...  En  établis- 
sant la  forme,  ils  remplissent  toutes  les  conditions  de 
leur  art.  Ils  recherchent  également,  comme  les  parti- 
sans du  contour,  la  noblesse  des  formes  et  de  l'arran- 
gement. Vous  ne  modelez  pas,  puisque  vous  mécon- 
naissez le  clair-obscur  qui  ne  vit  que  des  rapports  de 
la  lumière  et  de  l'ombre  établis  avec  justesse.  Avec 
vos  ciels  couleur  d'ardoise,  avec  vos  chairs  mates  et 
sans  effet,  vous  ne  pouvez  produire  la  saillie.  Quant 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1942. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  151 

à  la  couleur  qui  est  partie  de  la  peinture,  vous  faites 
semblant  de  la  mépriser,  et  pour  cause... 

Lundi  28  mars.  —  A  Irène  : 

«  Je  suis  le  premier  puni  de  mon  horrible  paresse  â 
écrire,  puisqu'elle  me  prive  de  recevoir  souvent  de 
vos  nouvelles  et  de  renouveler,  en  m'entretenant  avec 
vous,  le  charme  des  souvenirs  d'enfance.  Je  suis  eu 
cela  d'autant  plus  coupable  et  ennemi  de  moi-même, 
qu'isolé  comme  je  suis,  je  vis  bien  plus  souvent  dans 
mon  esprit  avec  le  passé  qu'avec  ce  qui  m'entoure. 
Je  n'ai  nulle  sympathie  pour  le  temps  présent;  les 
idées  qui  passionnent  mes  contemporains  me  laissent 
absolument  froid;  mes  souvenirs  et  toutes  mes  prédi- 
lections sont  pour  le  passé,  et  toutes  mes  études  se 
tournent  vers  les  chefs-d'œuvre  des  siècles  écoulés. 
Il  est  heureux,  au  moins,  qu'avec  ces  dispositions,  je 
n'aie  jamais  songé  au  mariage  :  j'aurais  certainement 
paru  à  une  femme  jeune  et  aimable  infiniment  plus 
ours  et  plus  misanthrope  que  je  ne  le  parais  à  ceux 
qui  ne  me  voient  qu'en  passant.  » 

A  Andrieu  : 

«  Je  n'ai  pas  autant  de  mérite  qu'on  pourrait  le 
penser,  à  travailler  beaucoup,  car  c'est  la  plus  grande 
récréation  que  je  puisse  me  donner...  J'oublie,  à  mon 
chevalet,  les  ennuis  et  les  soucis  qui  sont  le  lot  de 
tout  le  monde.  L'essentiel  dans  ce  monde  est  de  com- 
battre l'ennui  et  le  chagrin.  Sans  doute,  parmi  les 


152  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

distractions  qu'on  peut  prendre,  je  pense  que  celui 
qui  les  trouve  dans  un  objet  comme  la  peinture,  doit 
y  trouver  des  charmes  que  ne  présentent  point  les 
amusements  ordinaires.  Ils  consistent  surtout  dans  le 
souvenir  que  nous  laissent,  après  le  travail,  les  mo- 
ments que  nous  lui  avons  consacrés.  Dans  les  distrac- 
tions vulgaires,  le  souvenir  n'est  pas  ordinairement 
la  partie  la  plus  agréable;  on  en  conserve  plus  sou- 
vent du  regret,  et  quelquefois  pis  encore.  Travaillez 
donc  le  plus  que  vous  pourrez  :  c'est  toute  la  philoso- 
phie et  la  bonne  manière  d'arranger  sa  vie  (1).  » 

1"  avril.  —  J'ai  usé  pour  la  première  lois  de  mes 
entrées  aux  Italiens...  Chose  étrange!  j'ai  eu  toutes 
les  peines  du  monde  à  m'y  décider;  une  fois  que  j'y 
ai  été,  j'y  ai  pris  grand  plaisir;  seulement  j'y  ai  ren- 
contré trois  personnes,  et  ces  trois  personnes  mont 
demandé  à  venir  me  voir.  L'une  est  Lasteyrie  (2),  qui 
veut  bien  m'apporter  son  livre  sur  les  vitraux;  la 
seconde  estDelécluze  (3),  qui  m'a  frappé  sur  l'épaule 

(1)  Confidence  rapportée  par  Baudelaire  à  qui  Delacroix  l'avait  faite  : 
«  Autrefois,  dans  ma  jeunesse,  je  ne  pouvais  me  mettre  au  travail  que 
«  quand  j'avais  la  promesse  d'un  plaisir  pour  le  soir,  musique,  bal,  ou 
«  n'importe  quel  autre  divertissement.  Mais  aujourd'hui  je  ne  suis  plus 
«  semblable  aux  écoliers,  je  puis  travailler  sans  cesse  et  sans  aucun  espoir 
«  de  récompense.  »  [Art  romantique.  L'Œuvre  et  la  vie  d'Eugène 
Delacroix.) 

(2)  Le  comte  de  Lasteyrie ,  archéologue  et  homme  politique,  membre 
de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  s'était  fait  connaître  par 
des  travaux  d'archéologie  et  de  critique  d'art.  Il  avait  écrit  des  articles 
sur  Delacroix  au  journal  le  Siècle. 

(3)  Nous  avons  pu,  grâce  au  précieux  travail  de  M.  Maurice  Tourneux, 
Delacroix  devant  ses  contemporains,  suivre,  année  par  année,   les  juge- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  153 

avec  une  amabilité  qu'on  n'attendrait  guère  d'un 
homme  qui  m'a  peu  flatté,  la  plume  à  la  main,  depuis 
environ  trente  ans  qu'il  m'immole  à  chaque  Salon.  Le 
troisième  personnage  qui  m'a  demandé  à  venir  me 
voir  est  un  jeune  homme  que  je  me  rappelle  avoir  vu, 
sans  savoir  où  et  sans  connaître  son  nom;  cette  dis- 
traction est  fréquente  chez  moi. 

Le  souvenir  de  cette  délicieuse  musique  (Sémira- 
mis)  (1)  me  remplit  d'aise  et  de  douces  pensées,  le  len- 
demain 1er  avril.  Il  ne  me  reste  dans  l'âme  et  dans  la 
pensée  que  les  impressions  du  sublime,  qui  abonde 
dans  cet  ouvrage.  A  la  scène,  le  remplissage,  les  fins 
prévues,  les  habitudes  de  talent  du  maître  refroi- 
dissent l'impression,  mais  ma  mémoire,  quand  je  suis 
loin  des  acteurs  et  du  théâtre,  fond  dans  un  ensemble 
le  caractère  général,  et  quelques  passages  divins 
viennent  me  transporter  et  me  rappellent  en  même 
temps  celui  de  la  jeunesse  écoulée. 

L'autre  jour,  Rivet  (2)  vint  me  voir,  et,  en  regar- 

ments  portés  par  le  célèbre  adversaire  du  maître  sur  ses  différentes  expo- 
sitions. En  1822,  il  écrivait  à  propos  du  Dante  et  Virgile  :  «  La  force 
«  convient  à  l'étude.  M.  Delacroix  l'indique  par  son  tableau  du  Dante 
«  et  Virgile;  ce  tableau  n'en  est  pas  un  ;  c'est,  comme  on  le  dit  en  style 
«  d'atelier,  une  vraie  tartouillade.  »  En  1855,  réunissant  ses  articles 
parus  dans  le  Journal  des  Débats,  après  avoir  dit  quelques  mots  des  dé- 
buts du  jeune  homme  de  talent  auquel  il  n'avait  cessé  de  prodiguer  ses 
conseils,  il  recommençait  «le  procès  intenté  depuis  trente  ans  à  l'Ecole 
«  moderne  » .  (V.  le  livre  de  M.  Tourneux.) 

(1)  Sémiramis,  opéra  en  deux  actes,  de  Rossini. 

(2)  Nous  avons  déjà  noté  que  le  baron  Rivet  avait  été  un  ami  de  jeu- 
nesse et  un  camarade  d'atelier  de  Delacroix  et  de  Bonington.  M.  Tourneux 
dit  à  propos  de  lui  :  «  Il  avait  écrit  sur  le  premier  de  ces  deux  grande 
«  artistes  un  article  très  important  qui  fut  présenté  à  la  Revue  des  Deux 


154  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

dant  la  petite  Desdémone  aux  pieds  de  son  père (1),  il  ne 
put  s'empêcher  de  fredonner  le  Se  il  padre  mabban- 
donna,  et  les  larmes  lui  vinrent  aux  yeux.  C'était 
notre  heau  temps  ensemble.  Je  ne  le  valais  pas,  au 
moins  pour  la  tendresse  et  pour  bien  d'autres  choses, 
et  combien  je  regrette  de  n'avoir  pas  cultivé  cette 
amitié  pure  et  désintéressée  !  Il  me  voit  encore,  et,  je 
n'en  doute  pas,  avec  plaisir;  mais  trop  de  choses  et 
trop  de  temps  nous  ont  séparés.  Il  me  disait,  il  y  a 
peu  d'années,  en  se  rappelant  cette  époque  de  Mantes 
et  de  notre  intimité  :  «  Je  vous  aimais  comme  on  aime 
une  maîtresse.  » 

Il  y  a  aux  Italiens,  qui  jouent  maintenant  dans  le 
désert,  une  Cruvelli  (2)  dont  on  parle  très  peu  dans 
le  monde  et  qui  est  un  talent  très  supérieur  à  la  Grisi, 
qui  enchantait  tout  le  monde  quand  les  Bouffes 
étaient  à  la  mode. 


«  Mondes,  mais  non  inséré,  et  c'est  grand  dommage,  car  on  y  eût  trouvé 
«  des  renseignements  bien  précieux  sur  les  débuts,  les  théories  et  les 
«  procédés  de  travail  du  maître.  » 

Ce  que  M.  Tourneux  ne  dit  pas,  et  ce  que  nous  pouvons  ajouter,  c'est 
que  1  article  du  baron  Rivet  avait  été  précisément  composé  à  l'occasion 
du  Journal  que  nous  offrons  intégralement  au  public,  dont  il  avait  eu  la 
bonne  fortune  de  détenir  quelques  fragments  en  copie.  Reconnaissons 
qu'il  a  fallu  tout  un  étrange  concours  de  circonstances  pour  que  l'œuvre 
posthume  du  plus  illustre  de  nos  peintres  ne  se  trouvât  livrée  à  la  publi- 
cité que  trente  années  après  sa  mort. 

(1)  Il  s'agit  probablement  ici  d'une  répétition  avec  variantes  du  tableau 
qui  porte  la  date  de  1839.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  698.) 

(2)  La  Cruvelli  (baronne  Vigier)  était  une  cantatrice  célèbre.  Ses 
débuts,  selon  Delacroix,  semblent  être  passés  inaperçus.  Si  l'on  inter- 
roge ses  biographes,  il  est  facile  de  constater  en  effet  qu'à  la  différence 
de  ses  illustres  rivales,  les  Grisi,  les  Pisaroni,  ses  débuts  n'eurent  aucun 
éclat. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  155 

Une  chose  dont  on  ne  s'est  pas  douté,  à  l'apparition 
de  Rossini,  et  pour  laquelle  on  a  oublié  de  le  criti- 
quer, parmi  tant  de  critiques,  c'est  à  quel  point  il  est 
romantique.  Il  rompt  avec  les  formules  anciennes 
illustrées  jusqu'à  lui  parles  plus  grands  exemples.  On 
ne  trouve  que  chez  lui  ces  introductions  pathétiques, 
ces  passages  souvent  très  rapides,  mais  qui  résument, 
pour  l'âme,  toute  une  situation,  et  en  dehors  de 
toutes  les  conventions.  C'est  même  une  partie,  et  la 
seule,  dans  son  talent,  qui  soit  à  l'abri  de  l'imitation. 
Ce  n'est  pas  un  coloriste  à  la  Rubens.  J'entends  tou- 
jours parler  de  ces  passages  mystérieux.  Il  est  plus 
cru  ou  plus  banal  dans  le  reste,  et,  sous  ce  rapport, 
il  ressemble  au  Flamand;  mais  partout  la  grâce  ita- 
lienne, et  même  l'abus  de  cette  grâce. 

Dimanche  3  avril.  —  Retourné  aux  Italiens  :  le 
Barbier.  Tous  ces  motifs  charmants,  ceux  de  la  Sémi- 
rarnis  et  du  Barbier  sont  continuellement  avec  moi. 

Je  travaille  à  finir  mes  tableaux  pour  le  Salon,  et 
tous  ces  petits  tableaux  qu'on  me  demande.  Jamais 
il  n'y  a  eu  autant  d'empressement.  Il  semble  que  mes 
peintures  sont  une  nouveauté  découverte  récem- 
ment (1). 

(1)  Le  14  avril  1853,  Delacroix  écrivait  à  M .  Moreau  père  : 
«  Eh  bien,  oui,  cher  ami,  c'est  vraiment  à  n'y  pas  croire,  et  pour  ma 
«  part  je  n'y  comprends  rien.  Il  semble  maintenant  que  mes  peintures 
«  soient  une  nouveauté  récemment  découverte,  que  les  amateurs  vont 
«  m'en»ichir  après  m'avoir  méprisé.  »  Dans  une  précédente  note,  et  à 
propos  de  toiles  vendues  par  le  maître  à  des  marchands  ou  à  des  amateurs, 


156  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Lundi  4  avril.  —  Vu  le  soir  Mme  de  Rubempré 
dans  sa  nouvelle  maison.  J'ai  été  enchanté  de  l'habi- 
tation :  il  y  aura  de  quoi  s'y  plaire.  J'en  suis  heureux 
pour  cette  bonne  amie.  Elle  raffole  des  curiosités,  des 
ameublements,  et  elle  se  trouve  servie  à  souhait.  Elle 
me  faisait,  ou  plutôt  nous  faisions  ensemble,  cette 
réflexion  :  que  tout  le  bonheur  vient  tard.  C'est 
comme  ma  petite  vogue  auprès  des  amateurs  ;  ils 
vont  m'enrichir  après  m'avoir  méprisé. 

Vendredi  8  avril.  —  Sorti  d'assez  bonne  heure 
pour  aller  voir  les  artistes  qui  m'avaient  prié  de  les 
visiter.  Que  de  tristes  plaies,  que  d'incurables  mala- 
dies de  cerveau!  Je  n'ai  eu  qu'une  compensation,  mais 
elle  a  été  complète  :  j'ai  vu  un  véritable  chef-d'œuvre  : 
c'est  le  portrait  que  Rodakowski  (1)  vient  de  rap- 
porter d'après  sa  mère.  Cet  ouvrage  confirme  le  pré- 
cédent qui  m'avait  tant  frappé  à  l'Exposition. 

Rentré  très  fatigué,  et,  après  un  sommeil  presque 
léthargique  et  insurmontable,  reposé  tout  à  fait,  et 
dîné  avec  Mme  de  Forget.  Nous  avons  été  voir  les 

nous  avons  fait  quelques  rapprochements  de  chiffres  qui  par  eux-mêmes 
sont  assez  éloquents.  Delacroix  ne  s'en  montrait  pourtant  pas  mécontent. 
Il  n'était  pas  exigeant  à  ce  point  de  vue.  Souvent  dans  sa  correspon- 
dance il  demande  à  l'amateur  qui  désire  une  de  ses  œuvres  d'en  fixer 
lui-même  le  prix.  A  cinquante-cinq  ans,  après  trente  années  de  produc- 
tion ininterrompue,  c'est  un  sentiment  de  surprise  qu'il  éprouve  à 
constater  que  le  succès  lui  vient  ! 

(1)  Henri  Rodakowski,  peintre  polonais,  né  à  Lemberg.  Il  fut  élève 
de  Léon  Gogniet.  Il  envoya  au  Salon  de  1852  un  beau  portrait  de 
Dembinski,  qui  lui  valut  une  première  médaille.  Il  exposa  ensuite  le 
portrait  de  sa  mère  en  1853  et  celui  de  Frédéric  Villot  en  1855. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  157 

Cerfbeer  aussitôt  après,  et  promené  un  peu  sur  les 
boulevards. 

Mardi  12  avril.  —  Dîné  chez  Riesener  avec  Gau- 
tier (1  ),  qui  a  été  aimable  ;  il  me  boudait  depuis  quelque 
temps. 

J'ai  été  voir  en  revenant  le  dernier  acte  de  Sémi- 
ramis. 

Dans  la  journée,  Mme  Villot,  Mme  Barbier  et 
Mme  Herbelin  sont  venues  voir  mes  tableaux.  Cette 
dernière  s'est  affolée  des  Pèlerins  d'Emmaùs  (2),  et 
veut  l'avoir  au  prix  que  j'avais  demandé. 

Mercredi  13  avril.  —  Il  faut  toujours  gâter  un  peu 
un  tableau  pour  le  finir.  Les  dernières  touches  desti- 
nées à  mettre  de  l'accord  entre  les  parties  ôtent  de  la 
fraîcheur.  Il  faut  paraître  devant  le  public  en  retran- 
chant toutes  les  heureuses  négligences  qui  sont  la 
passion  de  l'artiste.  Je  compare  ces  retouches  assas- 
sines à  ces  ritournelles  banales  qui  terminent  tous  les 
airs  et  à  ces  espaces  insignifiants  que  le  musicien  est 
forcé  de  placer  entre  les  parties  intéressantes  de  son 

(1)  Delacroix  rencontrait  assez  souvent  Th.  Gautier  chez  Riesener  et 
ne  se  montrait  pas  toujours  à  son  égard  aussi  courtois  qu'on  aurait  pu  le 
penser.  Nous  tenons  de  Mme  Riesener  le  détail  suivant  :  un  soir,  Gau- 
tier demanda  à  Delacroix  de  lui  prêter  un  costume  oriental,  dont  il 
l'avait  vu  revêtu  à  un  bal  costumé,  et  le  peintre  refusa  net  en  termes 
qui  jetèrent  un  froid  parmi  les  assistants.  Nous  nous  sommes  déjà 
expliqué  sur  la  cause  probable  de  la  froideur  de  Delacroix. 

(2)  Cette  admirable  toile  a  figuré  récemment  à  l'Exposition  des  Cent 
chefs-d'œuvre,  à  la  salle  Petit,  avec  la  Fiancée  d'Abydos.  Le  prix  en 
question  était  deux  mille  francs.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1192.) 


158  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

ouvrage,  pour  conduire  d'un  motif  à  l'autre  ou  les 
faire  valoir.  Les  retouches  pourtant  ne  sont  pas  aussi 
funestes  au  tableau  qu'on  pourrait  croire,  quand  le 
tableau  est  bien  pensé  et  a  été  fait  avec  un  sentiment 
profond.  Le  temps  redonne  à  l'ouvrage,  en  effaçant 
les  touches,  aussi  bien  les  premières  que  les  dernières, 
son  ensemble  définitif. 

Jeudi  14  avril.  —  Dîné  chez  M.  Fould  (1).  Le 
Moniteur  (2)  a  envie  d'avoir  de  ma  prose  :  cela  tombe 
mal  au  milieu  de  mes  occupations. 

Été  chez  R...  finir  la  soirée  pour  entendre  la  répé- 
tition et  le  choix  que  Delsarte  fait  des  morceaux  de 
son  concert.  Cette  éternelle  musique  primitive,  sans 
interruption,  est  bien  monotone;  un  air  de  Cherubini 
risqué  au  milieu  de  tout  cela  m'a  paru  un  foudre 
d'invention. 

Vendredi  15  avril.  —  Le  préfet  nous  dit  ce  matin 
à  notre  comité,  où  on  débattait  une  question  de  cime- 
tière, qu'à  propos  de  l'insuffisance  des  cimetières  de 
Paris  il  existait  un  projet  d'un  sieur  Lamarre  ou 
Delamarre,  qui  proposait  sérieusement  d'envoyer  les 
morts  en  Sologne,  ce  qui  aurait  l'avantage  de  nous  en 
débarrasser  et  de  fortifier  le  terrain. 


(1)  Achille   Fould,    homme  d'État  et   financier,   ministre  de  Napo- 
léon III.  Il  fut  élu  en  1857  membre  de  l'Académie  des  beaux-arts. 

(2)  Ce  fut  pour  le  Moniteur  que  Delacroix  écrivit  le  grand  article  sur 
le  Poussin  qui  parut  dans  les  nos  des  26,  29,  30  juin  1853. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  159 

J'avais  été,  avant  la  séance,  voir  les  peintures  de 
Courbet  (1).  J'ai  été  étonné  de  la  vigueur  et  de  la 
saillie  de  son  principal  tableau(2)  ;  mais  quel  tableau  ! 
quel  sujet  !  La  vulgarité  des  formes  ne  ferait  rien  ;  c'est 
la  vulgarité  et  l'inutilité  de  la  pensée  qui  sont  abomi- 
nables; et  même,  au  milieu  de  tout  cela,  si  cette  idée, 
telle  quelle,  était  claire!  Que  veulent  ces  deux  figures? 
Une  grosse  bourgeoise,  vue  par  le  dos  et  toute  nue 
sauf  un  lambeau  de  torcbon  négligemment  peint  qui 
couvre  le  bas  des  fesses,  sort  dune  petite  nappe  d'eau 
qui  ne  semble  pas  assez  profonde  seulement  pour  un 
bain  de  pieds.  Elle  fait  un  geste  qui  n'exprime  rien,  et 
une  autre  femme,  que  l'on  suppose  sa  servante,  est 
assise  par  terre,  occupée  à  se  déchausser.  On  voit 
là  des  bas  qu'on  vient  de  tirer  :  l'un  deux,  je  crois, 
ne  l'est  qu'à  moitié.  Il  y  a  entre  ces  deux  figures  un 

(1)  En  ce  qui  touche  l'opinion  de  Delacroix  sur  Courbet  et  le  réalisme, 
nous  nous  sommes  expliqué  dans  notre  Etude  (voir  t.  I,  p.  xxx,  xxxi). 
Voici  ce  que  le  maître  écrivait  dans  un  des  albums  de  son  Journal  :  «  Eh! 
«  réaliste  maudit,  voudrais-tu  par  hasard  me  produire  une  illusion,  telle 
«  que  je  me  figure  quej'assi&te  en  réalité  au  spectacle  que  tu  prétends  m'of- 
«  frir  ?  C'est  la  cruelle  réalité  des  objets  que  je  fuis,  quand  je  me  réfugie 
«  dans  la  sphère  des  créations  de  l'Art.  »  Et  plus  loin  :  «  Il  existe  un  peintre 
«  allemand  nommé  Denner,  qui  s'est  évertué  à  rendre  dans  ses  portraits 
«  les  petits  détails  de  la  peau  et  les  poils  de  la  barbe  :  ses  ouvrages  sont 
«  recherchés  et  ont  leurs  fanatiques.  Véritablement  ils  sont  médiocres  et 
«  ne  produisent  point  l'effet  de  la  nature.  On  objectera  peut-être  que 
«  c'est  qu'il  manquait  de  génie;  mais  le  génie  même  n'est  que  le  don  de 
«  généraliser  et  de  choisir.  »  Baudelaire  a  merveilleusement  commenté 
les  causes  de  l'antipathie  d'Eugène  Delacroix  pour  l'art  de  Courbet. 

(2)  Le  tableau  auquel  Delacroix  fait  allusion  est  celui  qui  figura  au 
Salon  de  1853  sous  ce  titre  :  Demoiselles  de  village,.  Ce  sont  deux  bai- 
gneuses, l'une  debout,  vue  de  dos,  l'autre  assise  sur  l'herbe.  Chenavard 
raconte  que  Delécluze  disait  de  cette  dernière  :  «  Cette  créature  est  telle, 
«  qu'un  crocodile  n'en  voudrait  pas  pour  la  manger.  » 


160  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

échange  de  pensées  qu'on  ne  peut  comprendre.  Le 
paysage  est  d'une  vigueur  extraordinaire,  mais  il  n'a 
fait  autre  chose  que  mettre  en  grand  une  étude  que 
l'on  voit  là  près  de  sa  toile;  il  en  résulte  que  les 
figures  y  ont  été  mises  ensuite  et  sans  lien  avec  ce  qui 
les  entoure.  Ceci  se  rattache  à  la  question  de  l'accord 
des  accessoires  avec  l'objet  principal,  qui  manque  à 
la  plupart  des  grands  peintres.  Ce  n'est  pas  la  plus 
grande  faute  de  Courbet.  Il  y  a  aussi  une  Fileuse  (1) 
endormie,  qui  présente  les  mêmes  qualités  de  vi- 
gueur, en  même  temps  que  d'imitation...  Le  rouet, 
la  quenouille,  admirables;  la  robe,  le  fauteuil,  lourds 
et  sans  grâce.  Les  Deux  Lutteurs  montrent  le  défaut 
d'action  et  confirment  l'impuissance  dans  l'invention. 
Le  fond  tue  les  figures,  et  il  faudrait  en  ôter  plus  de 
trois  pieds  tout  autour. 

0  Rossiniî  0  Mozart!  0  les  génies  inspirés  dans 
tous  les  arts,  qui  tirent  des  choses  seulement  ce  qu  il 
faut  en  montrer  à  l'esprit!  Que  diriez-vous  devant 
ces  tableaux?  Oh!  Sémiramis  /...  Oh!  entrée  des 
prêtres,  pour  couronner  Ninias  ! 

Samedi  16  avril.  —  Dans  la  matinée,  on  m'a  amené 
Millet  (2)...  Il  parle  de  Michel-Ange  et  de  la  Bible, 

(1)  Cette  Fileuse  figurait  à  l'Exposition  universelle  de  1889. 

(2)  Il  nous  paraît  au  moins  curieux  de  rapprocher  du  jugement  de 
Delacroix  celui  de  Baudelaire  sur  le  même  Millet  :  u  M.  Millet  cherche 
«  particulièrement  le  style  :  il  ne  s'en  cache  pas  ;  il  en  fait  montre  et 
«  gloire.  Mais  une  partie  du  ridicule  que  j'attribuais  aux  élèves  de 
«  M,  Ingres  s'attache  à  lui.  Le  style  lui  porte  malheur.  Ses  paysans  sont 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  161 

qui  est,  dit-il,  le  seul  livre  qu'il  lise  ou  à  peu  près. 
Cela  explique  la  tournure  un  peu  ambitieuse  de  ses 
paysans.  Au  reste,  il  est  paysan  lui-même  et  s'en 
vante.  Il  est  bien  de  la  pléiade  ou  de  l'escouade  des 
artistes  à  barbe  qui  ont  fait  la  révolution  de  1848,  ou 
qui  y  ont  applaudi,  croyant  apparemment  qu'il  y 
aurait  légalité  des  talents,  comme  celle  des  fortunes. 
Millet  me  paraît  cependant  au-dessus  de  ce  niveau 
comme  homme,  et,  dans  le  petit  nombre  de  ses 
ouvrages,  peu  variés  entre  eux,  que  j'ai  pu  voir,  on 
trouve  un  sentiment  profond,  mais  prétentieux,  qui 
se  débat  dans  une  exécution  ou  sèche  ou  confuse. 

Dîné  chez  le  préfet  avec  les  artistes  qui  ont  peint  à 
l'Hôtel  de  ville  récemment  et  tutti  quanti.  Germain 
Thibaut  (1)  qui  était  là,  je  ne  sais  pourquoi,  me  parlait 
à  table  de  peinture,  et  me  disait  qu'il  n'avait  jamais 
pu  comprendre  la  peinture  de  Decamps  (2)  :  il  est 
parti  de  là  pour  faire,  au  contraire,  un  éloge  magni- 
fique de  la  Stratonice,  d'Ingres. 

Ensuite  chez  Mme  Barbier.  Riesener  retournait 
prendre  sa  femme,  et  nous  avons  été  à  pied.  M.  Bou- 

«  des  pédants  qui  ont  d  eux-mêmes  une  trop  haute  opinion.  Ils  étalent 
«  une  manière  d'abrutissement  sombre  et  fatal  qui  me  donne  l'envie  de 
«  les  haïr.  »    (Curiosités  esthétiques.  Salon  de  1859.  Le  paysage.) 

(1)  Germain  Thibaut,  ancien  président  de  la  chambre  de  commerce, 
membre  du  conseil  municipal  de  Paris. 

(2)  On  sait  en  quelle  estime  Delacroix  tenait  les  œuvres  de  Decamps. 
Il  prononce  quelque  part  dans  son  Journal  le  mot  génie  en  parlant  d'un 
de  ses  tableaux.  Il  avait  d'autant  plus  de  mérite  à  conserver  l'impartia- 
lité que  Decamps,  dans  un  certain  genre,  était  son  rival  tout  indiqué, 
celui  dont  le  nom  venait  naturellement  à  la  bouche  des  ennemis  de 
Delacroix,  quand  ils  voulaient  lui  opposer  un  artiste  s'étant  inspiré  de 

IL  11 


162  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

rée,  l1  ancien  consul  à  Tanger,  me  disait  que  les 
Yacoubs,  quand  ils  se  font  mordre  par  les  serpents, 
lesquels  sont  venimeux,  à  ce  qu'il  m'a  affirmé,  ap- 
pliquent vivement  sur  leur  bras,  par  exemple,  la 
gueule  ouverte  du  serpent,  de  manière  à  aplatir  les 
crochets  qui  contiennent  le  poison.  J'aime  mieux 
croire  qu'ils  ne  risquent  pas  à  ce  point  de  devenir 
victimes  d'une  maladresse,  et  que  ces  serpents  sont 
moins  venimeux  qu'on  ne  le  suppose. 

J'ai  travaillé  toute  la  journée  aux  habits  du  por- 
trait de  M.  Bruyas.  J'aurai  une  séance  demain,  qui, 
j'espère,  sera  la  dernière. 

Dimanche  17  avril.  —  Sur  l'Ecole  anglaise  (1)  d'il 
y  a  trente  ans  :  Lawrence,  Wilkie.  —  Les  Mille  et 
une  Nuits,  Reynolds,  Gainsborough. 

Sur  Oudry  (2)   et  les  Discours  de  Reynolds  (3)  à 

l'Orient.  C'est  ainsi  que  les  Concourt,  par  exemple,  dans  une  plaquette 
tirée  à  l'occasion  de  l'Exposition  de  1855,  traitent  Delacroix  de 
«  coloriste  puissant,  mais  à  qui  a  été  refusée  la  qualité  suprême  des  colo- 
«  ristes  :  l'harmonie  ».  Puis  ils  entonnent  un  hymne  en  l'honneur  de 
Decamps. 

(1)  Delacroix  semble  ici  se  reporter  par  le  souvenir  à  ses  premières 
impressions  de  1825,  époque  de  son  voyage  à  Londres,  lorsque,  après 
avoir  vu  Lawrence,  il  écrivait  à  Pierret  :  «  C'est  la  fleur  de  la  politesse 
«  et  un  véritable  peintre  de  grands  seigneurs...  J'ai  vu  chez  lui  de  très 
••  beaux  dessins  de  grands  maîtres,  et  des  peintures  de  lui,  ébauches,  des- 
«  sins  même,  admirables.  On  n'a  jamais  fait  les  yeux,  des  femmes  sur- 
«  tout,  comme  Lawrence,  et  ces  bouches  entrouvertes  d'un  charme 
«  parfait.  Il  est  inimitable.  »   (Corresp.,  t.  I,  p.  108-109.) 

(2)  Jean-Baptiste  Oudry  (1686-1765),  célèbre  peintre  d'animaux. 

(3)  Reynolds  (1728-1792),  un  des  peintres  les  plus  justement  renom- 
mée de  l'école  anglaise,  comme  Lawrence,  Gainsborough  et  Wilkie. 
Outre  ses  Discours  sur  les  arts,  que  cite  Delacroix,  il  a  écrit  des  Remar- 
ques sur  les  œuvres  des  peintres  allemands  et  flamands. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  163 

l'occasion  :  sa  prédilection  pour  les  dessinateurs.  — 
Lettres  du  Poussin. 

Sur  la  différence  de  1  ébauche  etdel'esquisse  avec 
l'objet  fini  ;  sur  l'effet  en  général  de  ce  qui  n'est  pas 
complet  et  du  manque  de  proportions  pour  contri- 
buer à  agrandir. 

Lundi  18  avril.  — Le  jour  des  opérations  du  jury. 
J'ai  vu,  après  le  jury,  ce  pauvre  Vieillard;  il  était  au 
lit.  Je  le  trouve  bien  affaibli  et  j'ai  beaucoup  de 
craintes.  Quand  je  l'ai  quitté,  il  m'a  serré  fortement 
la  main  et  m'a  accompagné  d'un  regard  comme  je  ne 
lui  en  ai  jamais  vu. 

Mercredi  20  avril.  —  Après  la  journée  fatigante 
du  jury,  qui  est  la  troisième,  et  réveillé  à  grand'peine 
d'un  terrible  sommeil  après  mon  diner,  je  suis  parti 
vers  dix  heures  pour  aller  chez  Fortoul  (1),  que  j'ai 
trouvé  au  moment  où  son  salon  se  vidait,  et  quoiqu'il 
fût  alors  près  de  onze  heures,  je  n'ai  pas  hésité  à  aller 
voir  la  princesse  Marcellini. 

Je  suis  arrivé  à  temps  pour  avoir  encore  un  peu 
de  musique.  Mme  Potocka  y  était,  et  assez  à  son 
avantage.  En  revenant  avec  Grzymala,  nous  avons 
parlé  de  Chopin.    Il  me  contait   que  ses    improvi- 


(1)  Fortoul,  littérateur  et  homme  politique;  collaborateur  de  la 
Revue  de  Paris  et  de  la  Revue  des  Deux  Mondes.  11  fut  ministre  de 
la  marine  en  1851  et  ministre  de  l'instruction  publique  après  le  coup 
d'État. 


164  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

sations  étaient  beaucoup  plus  hardies  que  ses  com- 
positions achevées.  Il  en  était  pour  cela,  sans 
doute,  comme  de  l'esquisse  du  tableau  comparée 
au  tableau  fini.  Non  ,  on  ne  gâte  pas  le  tableau 
en  le  finissant  !  Peut-être  y  a-t-il  moins  de  car- 
rière pour  i'imagination  dans  un  ouvrage  fini 
que  dans  un  ouvrage  ébauché.  On  éprouve  des  im- 
pressions différentes  devant  un  édifice  qui  s'élève 
et  dont  les  détails  ne  sont  pas  encore  indiqués,  et  de 
vant  le  même  édifice  quand  il  a  reçu  son  complément 
d'ornements  et  de  fini.  Il  en  est  de  même  dune  ruine 
qui  acquiert  quelque  chose  de  plus  frappant  par  les 
parties  qui  manquent.  Les  détails  en  sont  effacés  ou 
mutilés,  de  même  que  dans  le  bâtiment  qui  s'élève 
on  ne  voit  encore  que  les  rudiments  et  l'indication 
vague  des  moulures  et  des  parties  ornées.  L'édifice 
achevé  enferme  l'imagination  dans  un  cercle  et  lui 
défend  daller  au  delà.  Peut-être  que  l'ébauche  d'un 
ouvrage  ne  plaît  tant  que  parce  que  chacun  l'achève 
à  son  gré.  Les  artistes  doués  d'un  sentiment  très  mar- 
qué, en  regardant  et  en  admirant  même  un  bel  ou- 
vrage, le  critiquent  non  seulement  dans  les  défauts 
qui  s'y  trouvent  réellement,  mais  par  rapport  à  la 
différence  qu'il  présente  avec  leur  propre  sentiment. 
Quand  le  Corrège  dit  le  fameux  :  Anchioson  pittore, 
il  voulait  dire  :  «  Voilà  un  bel  ouvrage,  mais  j'y  aurais 
mis  quelque  chose  qui  n'y  est  pas.  »  L'artiste  ne  gâte 
donc  pas  le  tableau  en  le  finissant;  seulement,  en 
fermant  la  porte  à  l'interprétation,  en  renonçant  au 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  165 

vague  de  l'esquisse,  il  5e  montre  davantage  dans  sa 
personnalité,  en  dévoilant  ainsi  toute  la  portée,  mais 
aussi  les  bornes  de  son  talent. 


Jeudi  21  avril.  —  A  la  vente  de  Decamps  (1)... 
J'ai  éprouvé  une  profonde  impression  à  la  vue  de 
plusieurs  ouvrages  ou  ébauches  de  lui  qui  m'ont 
donné  de  son  talent  une  opinion  supérieure  à  celle  que 
j'avais.  Le  dessin  du  Christ  dans  le  prétoire,  le  Job, 
la  petite  Pêche  miraculeuse,  des  paysages,  etc. 
Quand  on  prend  une  plume  pour  décrire  des  objets 
aussi  expressifs,  on  sent  nettement,  à  l'impuissance 
d'en  donner  une  idée  de  cette  manière,  les  limites  qui 
forment  le  domaine  des  arts  entre  eux.  C'est  une 
espèce  de  mauvaise  humeur  contre  soi-même  de  ne 
pouvoir  fixer  ses  souvenirs,  lesquels  pourtant  sont 
aussi  vivaces  dans  l'esprit  après  cette  imparfaite 
description  que  l'on  fait  à  l'aide  des  mots.  Je  n'en 
dirai  donc  pas  davantage,  sinon  qu'à  cette  exposi- 
tion, comme  le  soir  au  concert  de  Delsarte,  j'ai 
éprouvé,  pour  la  millième  fois,  qu'il  faut,  dans  les 
arts,  se  contenter,  dans  les  ouvrages  même  les  meil- 
leurs, de  quelques  lueurs,  qui  sont  les  moments  où 
l'artiste  a  été  inspiré. 

Le  Josué,   de  Decamps,   m'a  déplu  au  premier 


(1)  L'exposition  dont  parle  ici  Delacroix  précéda  une  vente  de  trente 
et  un  tableaux  et  dessins,  faite  par  l'auteur  personnellement,  et  qui 
produisit  environ  75,000  francs.  Le  Josué  fut  vendu  8,500  francs,  le 
Job,  7,020  francs.  (Voir  Théoph.   Silvestre,  Artistes  vivants,) 


166  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

abord,  et  quand  je  le  regardais  de  près,  c'était  une 
mêlée  confuse  eî.  des  indications  de  formes  lâches  et 
tortillées  ;  à  distance,  j  ai  compris  ce  qui  faisait  beauté 
dans  ce  tableau  :  la  distribution  des  groupes  et  de  la 
lumière  touche  au  sublime. 

Le  soir,  dans  le  trio  de  Mozart,  pour  alto,  piano  et 
clarinette,  j'ai  senti  délicieusement  quelques  pas- 
sages, et  le  reste  m'a  paru  monotone.  En  disant  que 
des  ouvrages  comme  ceux-là  ne  peuvent  donner  que 
quelques  moments  de  plaisir,  je  n'entends  pas  du 
tout  que  ce  soit  toujours  la  faute  de  l'ouvrage,  et, 
quant  à  ce  qui  concerne  Mozart,  je  suis  persuadé  que 
c'était  de  la  mienne.  D'abord,  certaines  formes  ont 
vieilli,  été  ressassées  et  gâtées  par  tous  les  musiciens 
qui  sont  venus  après  lui,  première  condition  pour 
nuire  à  la  fraîcheur  de  l'ouvrage.  Il  faut  même  s'éton- 
ner que  certaines  parties  soient  restées  aussi  déli- 
cieuses après  tant  de  temps  (le  temps  marche  vite 
pour  les  modes  dans  les  arts),  et  après  tant  de  mu- 
sique bonne  ou  mauvaise  calquée  sur  ce  type  enchan- 
teur. Il  y  a  une  autre  raison  pour  qu'une  création  de 
Mozart  saisisse  moins  par  cette  abrupte  nouveauté  que 
nous  trouvons  aujourd'hui  à  Beethoven  ou  à  Weber  : 
premièrement,  c'est  qu'ils  sont  de  notre  temps,  et  en 
second  lieu,  c'est  qu'ils  n'ont  pas  la  perfection  de  l'il- 
lustre devancier.  C'est  exactement  le  même  effet  que 
celui  dont  je  parlais  à  la  page  précédente  :  c'est  celui 
que  produit  l'ébauche  comparée  à  un  ouvrage  fini, 
de  la  ruine  d'un  monument  ou  de  ses  premiers  rudi- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  167 

ments,  au  monument  terminé.  Mozart  est  supérieur 
à  tous  par  sa  forme  achevée.  Les  beautés  comme 
celles  de  Racine  ne  brillent  point  par  le  voisinage  de 
traits  de  mauvais  goût  ou  d  effets  manques  ;  l'infério- 
rité apparente  de  ces  deux  hommes  les  consacre 
pourtant  à  jamais  dans  l'admiration  des  hommes,  et 
les  élève  à  une  hauteur  où  il  est  le  plus  rare  d'at- 
teindre. 

Après  ces  ouvrages,  ou  à  côté  si  l'on  veut,  sont 
ceux  qui  réellement  offrent  des  négligences  con- 
sidérables ou  des  défauts  qui  les  déparent  peut-être, 
mais  ne  nuisent  à  la  sensation  qu'à  proportion  du 
plus  ou  moins  de  supériorité  des  parties  réunies; 
Rnbens  est  plein  de  ces  négligences  ou  choses  hâtées. 
La  sublime  Flagellation  d'Anvers  ,  avec  ses:  bour- 
reaux ridicules;  le  Martyre  de  saint  Pierre,  de  Co- 
logne, où  on  trouve  le  même  inconvénient,  c'est-à- 
dire  la  figure  principale  admirable  et  toutes  les 
autres  mauvaises^  Rossiniest  un  peu  de  cette  famille. 

Après  la  nouveauté  qui  fait  souvent  tout  accepter 
d'un  artiste,  ainsi  qu'on  Fa  fait  avec  lui,  après  le 
temps  dé  lassitude  et  de  réaction  où  Ion  ne  voit 
presque  que  ses  taches,  arrive  celui  où  la  distance 
consacre  les  beautés  et  rend  le  spectateur  indifférent 
aux  imperfections.  C'est  ce  que  j'ai  éprouvé  avec 
Sémiraniis. 

26  avril.  —  Je  disais  hier  à  R...,  au  bal  des 
Tuileries,  à  propos   du  mariage  d'un  auguste  per- 


168  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

sonnage,  que  l'un  des  plus  grands  inconvénients 
du  caractère  français,  celui  qui  a  plus  contribué 
peut-être  que  quoi  que  ce  soit  aux  catastrophes  et  dé- 
confitures dont  notre  histoire  abonde,  c'est  l'absence, 
chez  toutes  les  têtes,  du  sentiment  du  devoir.  Il  n'y 
a  pas  un  homme  ici  qui  soit  exact  à  un  rendez-vous, 
qui  se  regarde  comme  lié  absolument  par  une  pro- 
messe; de  là,  cette  élasticité  de  la  conscience  dans  une 
foule  de  cas.  L'imagination  place  l'obligation  dans 
ce  qui  nous  plaît  ou  nous  porte  intérêt.  Chez  la  race 
anglaise,  au  contraire,  qui  n'a  pas  au  même  degré 
cette  force  d'impulsion  qui  entraîne  à  tout  moment, 
la  nécessité  du  devoir  est  sentie  par  tout  le  monde. 
Nelson,  à  Trafalgar,  au  lieu  de  parler  à  ses  matelots 
de  la  gloire  et  de  la  postérité,  leur  dit  simplement 
dans  sa  proclamation  :  «  L'Angleterre  compte  que 
chaque  homme  fera  son  devoir.  » 

En  sortant  de  chez  Boilay,  ce  soir  à  minuit  et 
demi,  je  cours  jusqu'aux  Italiens  pour  trouver  une 
glace,  car  tous  les  cafés  étaient  fermés.  J'en  trouve 
au  café  du  Passage  de  l'Opéra,  sur  le  boulevard.  J'y 
vois  M.  Chevandier  (1),  qui  m'accompagne  chez  moi; 
il  me  raconte,  entre  autres  particularités  surDecamps, 
d'abord  son  impossibilité  de  travailler  d'après  le 
modèle  dans  ses  tableaux  ;  en  second  lieu,  ce  qui  me 
paraît  la  conséquence  de  cette  disposition,  sa  timi- 


(1)  Paul  Chevandier  de  Valdrôme,  peintre  paysagiste,  élève  de  Ma- 
rilhat  et  de  Gabat,  auteur  d'ouvrages  estimés,  qui  lui  valurent  plusieurs 
médailles  aux  Salons. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  169 

dite  extrême,  quand  il  travaille  d'après  nature. 
L'indépendance  de  l'imagination  doit  être  entière 
devant  le  tableau.  Le  modèle  vivant,  en  comparai- 
son de  celui  que  vous  avez  créé  et  mis  en  harmonie 
avec  le  reste  de  votre  composition,  déroute  l'esprit 
et  introduit  un  élément  étranger  dans  F  ensemble  du 
tableau. 

Mercredi  27  avril.  —  Dîné  chez  la  princesse  Mar- 
cellini  avec  Grzimala.  Délicieux  trio  de  Weber,  qui  a 
malheureusement  précédé  un  trio  de  Mozart  :  il  fal- 
lait intervertir  cet  ordre.  J'avais  une  grande  envie 
de  dormir,  qui  a  été  tenue  en  respect  par  le  premier 
morceau;  mais  je  n'ai  pas  pu  tenir  devant  le  second. 
La  forme  de  Mozart,  moins  imprévue  et,  j'ose  le 
dire,  plus  parfaite,  mais  surtout  moins  moderne,  a 
vaincu  mon  attention,  et  la  digestion  a  triomphé. 

Jeudi  matin  28  avril.  —  Il  faut  une  foule  de  sacri- 
fices pour  faire  valoir  la  peinture,  et  je  crois  en  faire 
beaucoup,  mais  je  ne  puis  souffrir  que  l'artiste  le 
montre.  Il  y  a  pourtant  de  fort  belles  choses  qui  sont 
conçues  dans  le  sens  outré  de  l'effet  :  tels  sont  les 
ouvrages  de  Rembrandt,  et  chez  nous,  Decamps. 
Cette  exagération  leur  est  naturelle  et  ne  choque 
point  chez  eux.  Je  fais  cette  réflexion  en  regardant 
mon  portrait  de  M.  Bruyas  (1);  Rembrandt  n'aurait 

(1)  M.  Bruyas  est  représenté  assis  dans  un  fauteuil  et  vu  jusqu'à  mi- 
corps.  Ce  portrait  figure  à  la  galerie  Bruyas,  à  Montpellier 


170  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

montré  que  la  tête;  ies  mains  eussent  été  à  peine 
indiquées,  ainsi  que  les  habits.  Sans  dire  que  je  pré- 
fère la  méthode  qui  laisse  voir  tous  les  objets  suivant 
leur  importance,  puisque  j'admire  excessivement  les 
Rembrandt,  je  sens  que  je  serais  gauche  en  essayant, 
ces  effets.  Je  suis  en  cela  du  parti  des  Italiens.  Paul 
Véronèse  est  le  nec  plus  ultra  du  rendu,  dans  toutes 
les  parties  ;  Rubens  est  de  même,  il  a  peut-être  dans 
les  sujets  pathétiques  cet  avantage  sur  le  glorieux 
Paolo,  qu'il  sait,  au. moyen  de  certaines  exagérations, 
attirer  l'attention  sur  l'objet  principal,  et  augmenter 
la  force  de  l'expression.  En  revanche,  il  y  a  dans  cette 
manière  quelque  chose  d'artificiel  qui  se  sent  autant 
et  peut-être  plus  que  les  sacrifices  de  Rembrandt,  et 
que  le  vague  qu'il  répand  d'une  manière  marquée  sur 
les  parties  secondaires.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  me  satis- 
fait, quant  à  ce  qui  me  regarde.  Je  voudrais,  —  et 
je  crois  le  rencontrer  souvent,  —  que  l'artifice  ne  se 
sentît  point,  et  que  néanmoins  l'intérêt  soit  marqué 
comme  il  convient;  ce  qui,  encore  une  fois,  ne  peut 
s'obtenir  que  par  des  sacrifices;  mais  il  les  faut .infi-r- 
niment  plus  délicats  que  dans  la  manière  de  Rem- 
brandt, pour  répondre  à  mon  désir. 

Mon  souvenir  ne  me  présente  pas  dans  ce  moment, 
parmi  les  grands  peintres,  un  modèle  parfait  de 
cette  perfection  que  je  demande.  Le  Poussin  ne  l'a 
jamais  cherchée  et  ne  la  désire  pas;  ses  figures  sont 
plantées  à  côté  les  unes  des  autres  comme  des  sta- 
tues ;   cela  vient-il  de  l'habitude  qu'il  avait,  dit-on, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  171 

de  faire  de  petites  maquettes  pour  avoir  des  ombres 
justes?  S'il  obtient  ce  dernier  avantage,  je  lui  en 
sais  moins  de  gré  que  s'il  eût  mis  un  rapport  plus 
lié  entre  ses  personnages,  avec  moins  d'exactitude 
dans  l'observation  de  l'effet.  Paul  Véronèse  est  infi- 
niment plus  harmonieux  (et  je  ne  parle  ici  que 
de  l'effet),  mais  son  intérêt  est  dispersé.  D'ailleurs, 
la  nature  de  ses  compositions,  qui  sont  très  sou- 
vent des  conversations ,  des  sujets  épisodiques, 
exige  moins  cette  concentration  de  l'intérêt.  Ses 
effets,  dans  ses  tableaux  où  le  nombre  des  person- 
nages est  plus  circonscrit,  ont.  quelque  chose  de  banal 
et  de  convenu.  Il  distribue  la  lumière  d'une  manière 
à  peu  près  uniforme,  et,  à  ce  sujet,  on  peut  chez  lui, 
comme  chez  Rubens  et  chez  beaucoup  de  grands 
peintres,  remarquer  cette  répétition  outrée  de  cer- 
taines habitudes  d'exécution.  Ils  y  ont  été  conduits 
sans  doute  par  la  grande  quantité  de  commandes  qui 
leur  étaient  faites  ;  ils  étaient  beaucoup  plus  ouvriers 
que  nous  ne  croyons,  et  ils  se  considéraient  comme 
tels.  Les  peintres  du  quinzième  siècle  peignaient  les 
selles,  les  bannières,  les  boucliers,  comme  des 
vitriers.  Cette  dernière  profession  était  confondue 
avec  celle  du  peintre,  comme  elle  l'est  aujourd'hui 
avec  celle  des  peintres  en  bâtiment. 

C'est  une  gloire  pour  les  deux  grands  peintres  fran- 
çais, Poussin  et  Lesueur,  d'avoir  cherché,  avec  suc- 
cès, à  sortir  de  cette  banalité.  Sous  ce  rapport,  non 
seulement  ils  rappellent  la  naïveté  des  écoles  primi- 


172  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

tives  de  Flandre  et  d'Italie,  chez  lesquelles  la  franchise 
de  l'expression  n'est  gâtée  par  aucune  habitude  d'exé- 
cution, mais  encore  ils  ont  ouvert  dans  l'avenir  une 
carrière  toute  nouvelle.  Bien  qu'ils  aient  été  suivis 
immédiatement  par  des  écoles  de  décadence,  chez  les- 
quelles l'empire  de  l'habitude,  celle  surtout  d'aller 
étudier  en  Italie  les  maîtres  contemporains,  ne  tarda 
pas  à  arrêter  cet  élan  vers  l'étude  du  vrai,  ces  deux 
grands  maîtres  préparent  les  voies  aux  écoles  mo- 
dernes, qui  ont  rompu  avec  la  convention,  et  cherché, 
à  la  source  même,  les  effets  qu'il  est  donné  à  la  pein- 
ture de  produire  sur  l'imagination.  Si  ces  mêmes 
écoles  qui  sont  venues  ensuite  n'ont  pas  exactement 
suivi  les  pas  de  ces  grands  hommes,  elles  ont  du  moins 
trouvé  chez  eux  une  protestation  ardente  contre  les 
conventions  d'école,  et  par  conséquent  contre  le  mau^ 
vais  goût.  David,  Gros,  Prud'hon,  quelque  dif- 
férence qu'on  remarque  dans  leur  manière,  ont  eu 
les  yeux  fixés  sur  ces  deux  pères  de  l'art  français;  ils 
ont,  en  un  mot,  consacré  l'indépendance  de  l'artiste 
en  face  des  traditions,  en  lui  enseignant,  avec  le 
respect  de  ce  qu'elles  ont  d'utile,  le  courage  de  pré- 
férer, avant  tout,  leur  propre  sentiment. 

Les  historiens  du  Poussin,  —  et  le  nombre  en  est 
grand,  —  ne  l'ont  pas  assez  considéré  comme  un 
novateur  de  l'espèce  la  plus  rare.  La  manie  au  milieu 
de  laquelle  il  s'est  élevé  et  contre  laquelle  il  a  pro- 
testé par  ses  ouvrages,  s'étendait  au  domaine  entier 
des  arts,  et,  malgré  la  longue  carrière  du  Poussin, 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  173 

son  influence  a  survécu  à  ce  grand  homme.  Les 
écoles  de  la  décadence  en  Italie  donnent  la  main  aux 
écoles  des  Lebrun,  des  Jouvenet,  et  plus  loin  encore, 
à  celle  des  Vanloo  et  de  ce  qui  les  a  suivis.  Lesueur 
et  Poussin  n'ont  pas  arrêté  ce  torrent.  Quand  le 
Poussin  arrive  en  Italie,  il  trouve  les  Carrache  et 
leurs  successeurs  portés  aux  nues  et  les  dispensateurs 
de  la  gloire...  Il  n'y  avait  pas  d'éducation  complète 
pour  un  artiste  sans  le  voyage  en  Italie,  ce  qui  ne 
voulait  pas  dire  qu'on  l'y  envoyait  pour  étudier  les 
véritables  modèles,  tels  que  l'antique  et  les  maîtres 
du  seizième  siècle.  Les  Carrache  et  leurs  élèves 
avaient  accaparé  toute  la  réputation  possible,  et  ils 
étaient  les  dispensateurs  de  la  gloire,  c'est-à-dire 
qu'ils  n'exaltaient  que  ce  qui  leur  ressemblait,  et  ils 
cabalaient  avec  toute  l'autorité  que  leur  donnait  l'en- 
gouement du  moment  contre  tout  ce  qui  tendait  à 
sortir  de  l'ornière  tracée.  La  vie  du  Dominiquin,  issu 
lui-même  de  cette  école,  mais  porté  par  la  sincérité 
de  son  génie  à  la  recherche  des  expressions  et  des 
effets  vrais,  devient  l'objet  de  la  haine  et  de  la  persé- 
cution universelles.  On  alla  jusqu'à  menacer  sa  vie, 
et  la  fureur  jalouse  de  ses  ennemis  le  força  à  se 
cacher  et  presque  à  disparaître.  Ce  grand  peintre 
joignait  à  la  vraie  modestie,  presque  inséparable  des 
grands  talents,  la  timidité  d'un  caractère  doux  et 
mélancolique  ;  il  est  probable  que  cette  conspiration 
universelle  contribua  à  abréger  ses  jours. 

Au  plus  fort  de  cette  guerre  acharnée  de  tout  le 


174  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

monde   contre  un  homme   qui  ne  se  défendait  pas, 
même  par  ses  ouvrages,  le  Poussin,  inconnu  encore, 

étranger  aux  coteries  (1), 

Cette  indépendance  de  toute  convention  se  retrouve 
fortement  chez  Poussin,  dans  ses  paysages,  etc. 
Comme  observateur  scrupuleux  et  poétique  en  même 
temps  de  l'histoire  et  des  mouvements  du  cœur 
humain,  le  Poussin  est  un  peintre  unique!... 

Vendredi  29  avril.  —  Au  conseil  de  bonne  heure, 
pour  la  sotte  affaire  du  bois  de  Boulogne.  Le  préfet 
me  demande  de  faire  tout  de  suite  le  rapport.  Je  l'ai 
lu  à  la  fin  de  la  séance,  et  il  a  été  adopté. 

Revenu  à  l'Exposition  avec  E.  Lamy  (2)  pour 
informations;  de  là  chez  Decamps,  que  j'ai  trouvé 
dans  un  atelier  bouleversé;  il  ma  montré  des  choses 
admirables. 

Il  y  avait  là  la  répétition  plus  grande  de  son  Job 
pour  le  ministère,  aussi  beau  que  le  petit,  et,  je 
crois,  plus  avancé.  Il  m'a  fait  voir  un  Samaritain 
dans  l'auberge  :  le  malade  est  porté  pour  être  intro- 
duit dans  l'hôtellerie;  on  emmène  sur  le  devant  les 
chevaux  qui  ont  porté  le  malade  et  son  bienfaiteur; 
les  gens  de  la  maison  mettent  la  tête  à  la  fenêtre, 
enfin  tous  les  détails  caractéristiques.  Effet  de  soleil 

(1)  La  suite  manque  dans  le  manuscrit. 

(2)  11  s'agit  du  peintre  Eugène  Lamy,  connu  surtout  comme  dessina- 
teur et  aquarelliste.  Il  paraît  avoir  été  très  cher  à  Delacroix,  à  cause  de 
l'analogie  que  présentait  son  talent  délicat  et  distingué  avec  celui  de 
Bouington,  qui  avait  été  le  camarade  de  jeunesse  du  maître. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  1T5 

toujours  le  même  et  toujours  séduisant.  Cette  force 
constante  d'impression  dans  la  monotonie  est  un  des 
grands  privilèges  du  talent. 

Autre  tableau  ébauché  dans  ce  genre  :  Intérieur 
dun  potier  en  Italie. 

Sur  le  chevalet,  une  grande  Fuite  de  Loth,  que  je 
n'approuve  pas  autant.  Puis,  petite  esquisse  char- 
mante de  Y  Agonie  du  Christ,  millier  de  figures,  effet 
charmant. 

Mais  ce  qui  passe  tout  pour  moi,  aujourd'hui, 
c'est  son  David  en  déroute  fuyant  devant  Saut  et 
rencontré  par  un  partisan  de  ce  dernier  égaré  dans 
des  solitudes,  et  qui,  de  l'autre  côté  d'un  torrent,  j'in- 
jurie et  lui  jette  des  pierres  :  le  site,  la  composition 
admirables;  la  description  s'arrête  devant  mon  sou- 
venir. 

Samedi  30  avril.  —  Ebauché  le  Christ  dans  la  tem- 
pête {Y),  pour  Grzymala.  - — Avancé  le  Christ  montré 
au  peuple,  esquissé  Mme  Herbelin,  et  quelques 
touches  à  celui  de  M.  Roche;  tout  cela  avec  afsez 
de  succès,  quoique  dans  une  mauvaise  disposition  de 
corps  et  d'esprit...  Qu'est-ce  que  cette  inquiétude, 
pour  une  raison  tantôt  fondée,  tantôt  vague,  et  ne  se 
prenant  à  rien? 

(i)  D'après  le  Catalogue  Robaut  (voir  n08  1214-1220),  il  existe  six 
ou  sept  peintures  différentes  sur  ce  même  sujet.  La  couleur  générale  de 
l'œuvre  et  sa  signification  demeurent  toujours  identiques  ;  elles  diffèrent 
simplement  par  le  groupement  des  personnages  ou  par  la  dimension  de 
labai'vjue  par  rapport  au  cadre. 


176  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Dîné  chez  Chabrier  avec  son  ami  Chevigné  (l), 
dont  il  me  vante  les  talents  en  poésie  :  il  n'a  pas  celui 
de  l'éloquence,  il  ne  s'exprime  point  comme  tout 
le  monde,  et  il  cherche  ses  mots  pour  la  moindre 
phrase.  Ce  dîner  à  quatre  n'était  pas  suffisamment 
animé. 

Le  soir,  Mme  L...  m'a  plu,  quoiqu'elle  ne  soit  pas 
jeune.  Elle  était  près  de  Mme  de  F...,  en  grands  frais 
de  toilette.  Le  mari  de  Mme  de  F...  est  un  homme 
charmant.  Il  s'étonne  que  je  n'aille  pas  en  Italie  (2)  ;  il 
me  cite  les  lacs  du  nord  de  l'Italie  comme  des  mer- 
veilles qu'il  faut  voir  absolument,  et  qu'on  voit  très 
facilement;  on  peut  même  faire  son  excursion  en  deux 
fois,  s'il  le  faut  :  une  fois,  Florence,  Rome  et  Naples; 
une  autre  fois,  Milan,  Venise,  etc. 

Dimanche  1er  mai.  —  J'ai  été  mené  le  soir  par 
M.  et  Mme  Mancey  chez  M.  Gentié,  où  j'ai  vu  la  belle 
Mariette  Lablache  (3),  et  entendu  de  la  musique  assez 
choisie,  mais  surtout  vu  la  belle  Mariette.  Elle  dimi- 
nuait tout  autour  d'elle,  comme  une  déesse  au  milieu 
de  simples  mortelles.  Toutes  ces  natures  du  Nord 
étaient  bien  chétives,  en  comparaison  de  cette  splen- 
deur méridionale.  Rentré  très  tard,  et  sorti  sans  que 
ce  fût  fini. 

(1)  Ce  Chevigné  était  un  médiocre  rimeur  qui  s'était  fait  une  réputa- 
tion de  salon. 

(2)  Sur  les  projets  de  voyage  en  Italie,  voir  notre  Étude,  p.  xlv  et  xlvi. 

(3)  Mariette  Lablache,  fille  du  célèbre  chanteur  du  Théâtre-Italien, 
est  devenue  par  son  mariage  baronne  de  Caters. 


JOURNAL    D'EUGENE    DELACROIX.  177 

Lundi  2  mai.  —  Boissard  me  dit  qu'il  a  vu  à  Flo- 
rence Rossini,  qui  s'ennuie  horriblement. 

Ce  jour,  dîné  chez  Pierret  avec  Riesener,  son  ami 
Lassus,  Feuillet  (1),  Durieu.  J'en  ai  rapporté  cette 
triste  impression,  qui  dure  encore  le  lendemain  et 
que  le  travail  a  pu  seul  atténuer,  celle  de  la  secrète 
inimitié  de  ces  gens-là  pour  moi.  Il  y  a  là-dessous  une 
foule  de  sentiments,  qui,  par  moments,  ne  prennent 
pas  seulement  la  peine  de  mettre  un  masque...  Je 
suis  isolé  maintenant  au  milieu  de  ces  anciens  amis  ! . . . 
Il  y  a  une  infinité  de  choses  qu'ils  ne  me  pardonnent 
point,  et  en  première  ligne  les  avantages  que  le 
hasard  me  donne  sur  eux. 

—  Le  protégé  de  David  se  nomme  Albert  Borel- 
Roget,  fils  d'Emile  Roget,  graveur  en  médailles  de 
talent,  mort  sans  fortune.  Il  a  obtenu  le  1er  février 
1852  une  demi-bourse  d' élève  communal  au  lycée 
Napoléon;  sa  mère  ne  peut  payer  les  cinq  cents  francs 
de  surplus  et  demande  une  bourse  entière. 

—  «  Voltaire,  dit  Sainte-Beuve  prenant  Gui  Patin 
sur  l'ensemble  de  ses  lettres,  l'a  jugé  sévèrement 
et  sans  véritable  justice.  »  Voici  ce  qu'en  dit  Vol- 
taire :  «  Il  sert  à  faire  voir  combien  les  auteurs  con- 
temporains qui  écrivent  précipitamment  les  nouvelles 
du  jour,  sont  des  guides  infidèles  pour  l'histoire. 
Ces  nouvelles  se  trouvent  souvent  fausses  ou  défi- 


(1)  Feuillet  de  Conches  (1798-1887),  chef  du  protocole  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères,  introducteur  des  ambassadeurs,  écrivain  dis- 
tingué, auteur  de  livres  apprécié»,  not  miment  les  Causeries  d'un  curieux. 

ii.  12 


178  JOURNAL    D'EUGENE    DELACROIX. 

gurées  par  la  malignité;  d'ailleurs,  cette  multitude 
de  petits  faits  n'est  guère  précieuse  qu'aux  petits 
esprits.  »  —  «  Petits  esprits,  ajoute  Sainte-Beuve  (1), 
je  n'aime  pas  qu'on  dise  cela  des  autres,  surtout  quand 
ces  autres  composent  une  classe,  un  groupe  naturel  ; 
c'est  une  manière  commode  et  allégée  d'indiquer 
qu'on  est  soi-même  d'un  groupe  différent.  » 

Je  crois  pour  ma  part  que  Sainte-Beuve,  qui  fait 
partie  de  ce  groupe  d'anecdotiers  antipathiques  à 
Voltaire,  a  tort  de  lui  en  vouloir  de  ce  qu'il  attaque, 
dit-il,  un  groupe.  Certes,  les  sots  forment  un  groupe 
qui  n'est  pas  plus  respectable  pour  être  plus  nom- 
breux. Il  est  naturel  qu'on  attaque  ce  qu'on  n'aime 
pas,  sans  considérer  si  ce  quelque  chose  forme  un 
groupe  ou  non.  Je  suis,  pour  moi,  de  l'avis  de  Vol- 
taire :  j'ai  toujours  détesté  les  collecteurs  et  racon- 
teurs d  anecdotes,  celles  surtout  de  la  veille  et  qui 
sont  précisément  de  la  nature  de  celles  qui  déplai- 
saient à  Voltaire.  Le  pauvre  Beyle  (2)  avait  le  travers 

(1)  Les  relations  furent  toujours  excellentes  entre  Sainte-Beuve  et 
Delacroix.  En  1862,  le  peintre  écrivait  au  critique  :  «  Que  je  vous 
«  remercie  du  plaisir  que  m'a  causé  le  souvenir  si  flatteur  que  vous  ::ie 
«  donnez  dans  votre  excellent  article  sur  ce  brave  Delécluze,  auquel 
«  vous  faites  trop  d'honneur  en  le  touchant  de  votre  plume  délicate!  » 

Dans  une  étude  sur  Léopold  Robert  du  21  août  1854,  Sainte-Beuve 
écrivait  :  «  Il  y  a  eu  des  peintres  excellents  écrivains;  sans  remonter  plus 
«  haut,  sir  .ïosué  Reynolds  et  M.  Eugène  Delacroix,  ces  brillants  coloristes 
«  par  le  pinceau,  sont  d'ingénieux  et  d'habiles  écrivains  avec  la  plume.  >» 

(2)  Delacroix,  tout  comme  Balzac,  appréciait,  à  une  époque  où  il  était 
complètement  méconnu,  pour  ne  pas  dire  inconnu,  le  rare  talent  de 
Stendhal.  Dans  une  curieuse  note  qui  fait  partie  d'une  étude  du  peintre 
sur  le  Jugement  dernier  de  Michel-Ange,  étude  qui  parut  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes  du  1er  août  1837,  Delacroix  vante  la  magaijicjue 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  179 

de  s'en  nourrir.  C'est  un  des  faibles  de  Mérimée  (1), 
et  qui  me  le  rend  ennuyeux.  Il  faut  qu'une  anecdote 
arrive  comme  autre  chose  dans  la  conversation;  mais 
ne  mettre  d'intérêt  qu'à  cela,  c'est  imiter  les  collec- 
tionneurs de  choses  curieuses,  autre  groupe  qne  je  ne 
puis  souffrir,  qui  vous  dégoûtent  des  beaux  objets 
pour  vous  en  crever  les  yeux  par  leur  abondance  et 
leur  confusion,  au  lieu  d'en  faire  ressortir  un  petit 
nombre  en  les  choisissant  et  en  les  mettant  dans  le 
jour  qui  leur  convient. 

Mardi  4  mai.  —  Invité  par  Nieuwerkerke  (2)  à 
aller  entendre  au  Louvre  un  discours  sur  l'art  ou  les 
progrès  de  l'art  d'un  sieur  R... 

Grande  réunion  d'artistes,  de  moitiés  d'artistes,  de 
prêtres  et  de  femmes.  Après  avoir  attendu  convena- 
blement l'arrivée,  d'abord  de  la  princesse  Mathilde  (3) 

description  du  Jugement  faite  par  M.  de  Stendhal  :  «  C'est  un  morceau 
«  de  génie,  l'un  des  plus  poétiques  et  des  plus  frappants  que  j'aie  lus.  » 
(Maurice  Tourneux,  Eugène  Delacroix  devant  ses  contemporains .) 

(t)  Sur  les  rapports  de  Delacroix  avec  Mérimée,  nous  empruntons  au 
livre  de  M.  Tourneux  l'indication  suivante  :  il  renvoie  à  un  petit  vol. mie 
publié  chez  Gharavay,  Prosper  Mérimée,  ses  portraits,  ses  dessins,  sa 
bibliothèque  (1879).  «La  seconde  partie  de  ce  travail  est  le  déve- 
«  loppement  d'un  article  paru  dans  l'Art  du  14  novembre  1875,  sous  le 
«titre  de  :  Prosper  Mérimée,  ami  d'Eugène  Delacroix  ;  ses  dessins  et  ses 
«  aquarelles.  L'article  de  V Art  était  orné  du  fac-similé  d'une  feuille  de 
«  croquis  de  Delacroix  appartenante  M.  Burty,  d'un  billet  de  Mérimée 
«  à  Delacroix.  » 

(2)  Le  comte  de  Nieuwerkerke  avait  succédé  à  Romieu  à  la  direction 
des  Beaux-Arts.  «  Une  se  signala  pas,  ditBurty,  par  une  sympathie  mar- 
«  quée  pour  le  génie  de  Delacroix.  Le  gothique  et  tout  ce  qui  lui  ressem- 
«ble,  c'est-à-dire  l'imitation  alambiquée  et  pédante  des  maîtres,  étaient 
«en  faveur.  »   [Corresp.,  t.  II,  p.  100.  Note  de  Burty.) 

(3)  L'Empereur,  jusqu'à  son  mariage,  chargea  la  princesse  Mathiluc, 


180  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

et  ensuite  très  longtemps  encore  celle  de  M.  Fould,  le 
professeur  a  commencé  dune  voix  altérée,  avec  un 
accent  légèrement  gascon.  Il  n'y  a  que  les  gens  de  ce 
pays-là  pour  ne  douter  de  rien  et  faire  un  discours 
comme  celui  dont  je  n'ai,  du  reste,  entendu  que  la 
moitié.  Ce  sont  des  idées  néo-chrétiennes  dans  toute 
leur  pureté  :  le  Beau  n'est  qu'à  un  point  donné,  et  il 
ne  se  trouve  qu'entre  le  treizième  et  le  quinzième  siècle 
presque  exclusivement;  Giotto  et,  je  crois,  Pérugin 
sont  le  point  culminant;  Raphaël  décline  à  partir  de 
ses  premiers  essais  ;  l'Antique  n'est  estimable  que  dans 
une  moitié  de  ses  tentatives  ;  il  faut  le  détester  dans 
ses  impuretés  ;  il  le  querelle  à  propos  de  l'abus  qu'on 
en  a  fait  dans  le  dix-huitième  siècle.  Les  saturnales  de 
Boucher  et  de  Voltaire,  qui,  à  ce  que  dit  le  professeur, 
ne  préférait  décidément  que  les  peintures  immodestes, 
suffisent  pour  faire  haïr  tout  ce  côté  malheureusement 
inséparable  de  l'antique,  des  satyres,  des  nymphes 
poursuivies  et  de  tous  les  sujets  erotiques.  Il  n'y  a 
pas  de  grand  artiste  sans  l'amitié  d'un  héros  ou  d'un 
grand  esprit  dans  un  autre  genre.  Phidias  n'est  aussi 
grand  que  par  l'amitié  d'un  Périclès...  Sans  le  Dante, 
Giotto  ne  compte  pas.  Quelle  affection  singulière  ! 
Aristote,  dit-il  en  commençant,  met  en  tête  ou  à  la 
fin  de  ses  traités  d'esthétique  que  les  plus  beaux  rai- 
sonnements sur  le  Beau  n'ont  jamais  fait  et  ne  feront 

sa  cousine,  de  présider  les  cérémonies  officielles.  D'ailleurs,  les  goûts, 
les  aptitudes,  les  sympathies  de  la  princesse  pour  les  arts  et  les  artistes 
la  désignaient  naturellement  pour  occuper  cette  place  d'honneur. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  181 

jamais  rencontrer  le  Beau  à  personne.  Tout  le  monde 
a  dû  se  demander  ce  que  venait  alors  faire  là  le  pro- 
fesseur. Après  avoir  parlé  de  l'opinion  de  Voltaire 
sur  les  arts,  il  cite  à  son  tribunal  le  pauvre  baron 
de  S...,  qui  lui  en  eût  répondu  de  bonnes,  s'il  avait 
pu  lui  répondre.  Ce  pauvre  baron,  selon  lui,  ne  voit 
l'avènement  du  Beau  moderne  que  quand  le  gouver- 
nement des  deux  Chambres  aura  fait  le  tour  de  l'Eu- 
rope, et  que  la  garde  nationale  sera  installée  chez 
tous  les  peuples.  C'a  été  la  plaisanterie  capitale  de  la 
séance,  et  qui  a  excité  cette  explosion  de  gaieté  de 
sacristie  particulière  aux  gens  d'Église,  dont  on 
voyait  çà  et  là  les  robes  noires  dans  cet  auditoire  fort 
mélangé. 

Je  m'en  suis  allé  peut-être  un  peu  scandaleuse- 
ment après  cette  première  partie,  dont  je  ne  donne 
qu'un  pâle  résumé.  J'y  ai  été  encouragé  par  l'exemple 
de  quelques  personnes  qui  se  sont  trouvées,  ainsi 
que  moi,   suffisamment  édifiées  sur  le  Beau. 

De  là,  j'ai  été  à  pied  trouver  Rivet,  par  un  temps 
magnifique,  et  avec  une  grande  jouissance  de  remuer 
les  jambes  en  liberté,  après  ma  captivité  de  tout  à 
l'heure. 

Vendredi  6  mai.  —  J'étais  invité  par  le  ministre 
d'État  à  assister  ce  soir  à  une  représentation  du  Con- 
servatoire donnée  par  des  élèves. 

Dîné  chez  Mme  de  Forget  avec  le  jeune  X...,  et 
promené  le  soir  :  j'ai  renoncé  à  la  partie.    J'avais 


182  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

passé  ma  journée  à  faire  mes  paquets  pour  aller  à 
Champrosay  ;  j'ai  fait  des  provisions  énormes  de  cou- 
leurs et  de  toile,  et  malheureusement  cet  article  (1) 
maudit  que  je  me  suis  engagé  à  faire  me  fera  renon- 
cer à  toute  peinture  pendant  mon  séjour. 

Champrosay,  samedi  7  mai.  —  Parti  hier  à  huit 
heures  et  demie  pour  Champrosay.  Enfermé  dans  le 
compartiment  avec  M.  X...,  que  j'ai  cru  reconnaître 
d'abord,  et  auquel  je  n'ai  pas  parlé,  m' étant  ensuite 
convaincu  que  ce  n'était  pas  lui.  Ensuite,  à  Juvisy, 
il  m'a  adressé  la  parole,  et  nous  avons  regretté  de 
n'avoir  pas  plus  tôt  renouvelé  connaissance.  Je  ne 
lai  vu  que  deux  fois,  et  très  peu  de  temps,  encore 
était-ce  le  soir. 

Broklé  est  venu  avec  nous  poser  les  glaces  et  nous 
a  rendu  toutes  sortes  de  services.  Je  suis  heureux  du 
plaisir  qu'a  eu  ce  brave  homme  à  jouir  de  la  bonne 
réception  qu'on  lui  a  faite. 

J'ai  été  un  instant  dans  la  forêt  et  me  suis  couché 
de  très  bonne  heure  et  fatigué. 

Dimanche  8  mai.  -  L'homme  est  capable  des 
choses  les  plus  diverses.. 

La  Bruyère  dit  :  «C'est  un  excès  de  confiance  dans 
«  les  parents  d'espérer  tout  de  la  bonne  éducation  de 
«  leurs  enfants,  et  une  grande  erreur  de  n'en  attendre 

(1)  Toujours  l'article  sur  le  Poussin  que  lui  avait  demandé  le  Moni- 
teur. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  183 

«  rien  et  de  la  négliger...  »  Et  plus  bas  :  «  Quand  il 
u  serait  vrai,  ce  que  plusieurs  disent,  que  l'éducation 
«  ne  donne  pas  à  l'homme  un  autre  cœur  ni  une  autre 
«  complexion,  quelle  ne  change  rien  dans  son  fond 
«  et  ne  touche  qu'aux  superficies,  je  ne  me  lasserais 
«  pas  de  dire  qu'elle  ne  lui  est  pas  inutile.  » 

Je  suis  tout  à  fait  de  son  avis,  et  j'ajoute  que  l'édu- 
cation dure  toute  la  vie  (1)  ;  je  la  définis  :  une  culture 
de  notre  âme  et  de  notre  esprit  par  l'effet  de  soins  et 
par  celui  des  circonstances  extérieures.  La  fréquenta- 
tion des  honnêtes  gens  ou  des  méchants  est  la  bonne 
ou  mauvaise  éducation  de  toute  la  vie.  L'esprit  se 
redresse  avec  les  esprits  droits;  il  en  est  de  même  de 
1  âme.  On  s'endurcit  dans  la  société  des  gens  durs  et 
froids,  et  s'il  était  possible  qu'un  homme  de  vertu 
seulement  ordinaire  vécût  avec  des  scélérats,  il  fau- 
drait qu'il  finît  par  leur  ressembler,  pour  peu  qu'il 
n'en  soit  pas  éloigné  dès  le  premier  moment. 

Essayé  pendant  toute  cette  journée  de  débrouiller 
mon  article  du  Poussin.  Je  me  persuade  qu'il  n'y  a 
qu'un  moyen  d'en  venir  à  bout,  si  toutefois  j'y  par- 
viens :  c'est  de  ne  point  penser  à  la  peinture,  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  fait.   Ce  diable  de  métier  (2)  exige  une 


(1)  Cette  conviction  du  maître  se  réfère  exactement  à  celle  que  nous 
indiquions  dans  notre  Etude  et  qu'il  formulait  ainsi  lui-même  :  «Lacon- 
«  naissance  du  devoir  ne  s'acquiert  que  très  lentement,  et  ce  n'est  que 
m  par  la  douleur,  le  châtiment  et  par  l'exercice  progressif  de  la  raison 
«  que  l'homme  diminue  peu  à  peu  sa  méchanceté  naturelle.  »  (Voir  t.  I, 
p.  IX,  x.) 

(2)  A    propos    de  cette   difficulté    d'écrire,  qu'il  constate  à  certains 


184  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

contention  plus  grande  que  je  ne  suis  habitué  à  en 
mettre  à  la  peinture,  et  cependant  j'écris  avec  une 
grande  facilité;  je  remplirais  des  pages  entières  sans 
presque  faire  de  ratures.  Je  crois  avoir  consigné  dans 
ce  cahier  même  que  j'y  trouve  plus  de  facilité  que 
dans  mon  métier.  La  peine  que  j'éprouve  vient  de  la 
nécessité  de  faire  un  travail  dans  une  certaine  éten- 
due, dans  lequel  je  suis  obligé  d'embrasser  beaucoup 
de  choses  diverses  ;  je  manque  dune  méthode  fixe 
pour  coordonner  les  parties,  les  disposer  dans  leur 
ordre,  et  surtout,  après  toutes  les  notes  que  je  prends 
à  l'avance,  pour  me  rappeler  tout  ce  que  j'ai  résolu 
de  faire  figurer  dans  ma  prose. 

Il  n'y  a  donc  qu'une  application  assidue  au  même 
objet  qui  puisse  m'aider  dans  ce  travail.  Je  n'ose 
donc  point  penser  à  la  peinture,  de  peur  d'envoyer 
tout  au  diable.  Je  ne  fais  que  rêver  à  un  ouvrage  dans 
le  genre  de  celui  du  Spectateur  :  un  article  court  de 

endroits  de  son  Journal,  il  nous  a  paru  intéressant  de  citer  une  page  de 
Baudelaire  qui  est  en  même  temps  une  appréciation  définitive  du  talent 
et  des  défauts  d'Eugène  Delacroix  comme  écrivain  :  «  Si  sages,  si  sensés 
«  et  si  net6  de  tons  et  d'intention  que  nous  apparaissent  les  fragments 
«  littéraires  du  grand  peintre,  il  serait  absurde  de  croire  qu'ils  furent 
«  écrits  facilement  et  avec  la  certitude  d'allure  de  son  pinceau.  Autant 
«  il  était  sûr  d  écrire  ce  qu'il  pensait  sur  une  toile,  autant  il  était  préoc- 
«  cupé  de  ne  pouvoir  peindre  sa  pensée  sur  le  papier.  «  La  plume, 
«  disait-il  souvent,  n'est  pas  mon  outil  :  je  sens  que  je  pense  juste,  mais 
«  le  besoin  de  l'ordre  auquel  je  suis  contraint  d'obéir,  m'effraye. 
«  Groiriez-vous  que  la  nécessité  d'écrire  une  page  me  donne  la  migraine?» 
«  C'est  par  cette  çêne,  résultant  du  manque  d'habitude,  que  peuvent  être 
«  expliquées  certaines  locutions  un  peu  usées,  un  peu  poncif,  empire 
«  même,  qui  échappent  trop  souvent  à  cette  plume  naturellement  dis— 
«  tinguée.  >»  (Baudelaire,  L'Art  romantique.  V Œuvre  et  la  vie  d' Eu- 
gène Delacroix.) 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  185 

trois  ou  quatre  pages  et  de  moins  encore,  sur  le  pre- 
mier sujet  venu.  Je  me  charge  d'en  extraire  ainsi  à 
volonté  de  mon  esprit,  comme  d'une  carrière  iné- 
puisable. 

Promenade  le  soir  assez  insipide  dans  la  plaine  ; 
traversé  la  route  qui  va  au  pont;  été  jusqu'au  terrain 
de  Delarche,  et  revenu  par  la  ruelle  avec  Jenny,  qui 
avait  voulu  aussi  régaler  Julie  de  la  promenade  pour 
son  dimanche. 

Lundi  9  mai.  —  J'ai  été  le  lendemain,  vers  dix  ou 
onze  heures,  me  promener  vers  les  coupes  nouvelles 
qu'on  a  faites  le  long  des  murs  des  propriétés  de 
Quantinet  et  de  Minoret,  etc.  Matinée  délicieuse. 

Arrivé  au  chêne  d' Antain  que  je  ne  reconnaissais 
pas,  tant  il  m'a  paru  petit;  fait  de  nouvelles  réflexions, 
que  j'ai  consignées  sur  mon  calepin,  analogues  à 
celles  que  j'ai  écrites  ici,  sur  l'effet  que  produisent 
les  choses  inachevées  :  esquisses,  ébauches,  etc. 

Je  trouve  la  même  impression  dans  la  dispropor- 
tion. Les  artistes  parfaits  étonnent  moins  à  cause  de  la 
perfection  même  ;  ils  n'ont  aucun  disparate  qui  fasse 
sentir  combien  le  tout  est  parfait  et  proportionné.  En 
m'approchant,  au  contraire,  de  cet  arbre  magni- 
fique, et  placé  sous  ses  immenses  rameaux,  n'aperce- 
vant que  des  parties  sans  leur  rapport  avec  l'en- 
semble, j'ai  été  frappé  de  cette  grandeur...  J'ai  été 
conduit  à  inférer  qu'une  partie  de  l'effet  que  pro- 
duisent les  statues  de  Michel- Ange  est  dû  à  certaines 


186  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

disproportions  ou  parties  inachevées  qui  augmentent 
l'importance  des  parties  complètes.  Il  me  semble,  si 
on  peut  juger  de  ses  peintures  par  des  gravures, 
qu'elles  ne  présentent  pas  ce  défaut  au  même  degré. 
Je  me  suis  dit  souvent  qu'il  était,  quoi  qu'il  pût 
croire  lui-même,  plus  peintre  que  sculpteur.  Il  ne 
procède  pas,  dans  sa  sculpture,  comme  les  anciens, 
c'est-à-dire  par  les  masses  ;  il  semble  toujours  qu'il  a 
tracé  un  contour  idéal  qu'il  s'est  appliqué  à  remplir, 
comme  le  fait  un  peintre.  On  dirait  que  sa  figure  ou 
son  groupe  ne  se  présente  à  lui  que  sous  une  face  : 
c'est  le  peintre.  De  là,  quand  il  faut  changer  d'aspect 
comme  l'exige  la  sculpture,  des  membres  tordus,  des 
plans  manquant  de  justesse,  enfin  tout  ce  qu'on  ne 
voit  pas  dans  l'Antique. 

—  Les  soirs,  je  me  promène  avec  Jenny  ;  je  dîne  de 
bonne  heure  et  suis  bien  forcé  de  me  coucher  de  même  : 
cela  fait  la  nuit  trop  longue.  Plus  je  dors,  moins  je 
veux  me  lever  le  matin...  Toujours  triste  dans  ce 
moment-là...  IL  faut  le  travail  pour  secouer  cette 
mauvaise  disposition,  qui  est  purement  physique. 

Sans  date  (l).  —  Je  suis  à  Champrosay  depuis 
samedi.  —  Je  fais  ce  matin  une  promenade  dans 
la  forêt,  en  attendant  que  ma  chambre  soit  en  état 
pour  me  remettre  au  fameux  Poussin.  —  En  aper- 
cevant de  loin  le  chêne  d'Antain  que  je  ne  recon- 

(1)  Extrait  d'un  album  de  dessins. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  187 

naissais  pas  d'abord,  tant  je  le  trouve  ordinaire,  mon 
esprit  s'est  reporté  sur  une  note  de  mon  cahier  de 
tous  les  jours  que  j'ai  écrite,  il  y  a  quinze  jours  envi- 
ron, sur  l'effet  de  l'ébauche  par  rapport  à  l'ouvrage 
fini.  J'y  dis  que  l'ébauche  d'un  tableau,  d'un  mo- 
nument, qu'une  ruine,  enfin  que  tout  ouvrage  d'imagi- 
nation auquel  il  manque  des  parties,  doit  agir  davan- 
tage sur  l'âme,  à  raison  de  ce  que  celle-ci  y  ajoute, 
tout  en  recueillant  l'impression  de  cet  objet.  J'ajoute 
que  les  ouvrages  parfaits,  comme  ceux  d'un  Racine 
et  d'un  Mozart,  ne  font  pas,  au  premier  abord,  autant 
d'effet  que  ceux  des  génies  incorrects  ou  négligés, 
dont  les  parties  saillantes  le  sont  d'autant  plus  qu'il  y 
en  a  d'autres  à  côté  qui  sont  effacées  ou  complète- 
ment mauvaises. 

En  présence  de  ce  bel  arbre  si  bien  proportionné, 
je  trouve  une  nouvelle  confirmation  de  ces  idées.  A 
la  distance  nécessaire  pour  en  embrasser  toutes  les 
parties,  il  paraît  d'une  grandeur  ordinaire;  si  je  me 
place  au-dessous  de  ses  branches,  limpression  change 
complètement  :  n'apercevant  que  le  tronc  auquel  je 
touche  presque  et  la  naissance  de  ses  grosses  branches, 
qui  s'étendent  sur  ma  tête  comme  d'immenses  bras 
de  ce  géant  de  la  forêt,  je  suis  étonné  de  la  grandeur 
de  ses  détails  ;  en  un  mot,  je  le  trouve  grand,  et  même 
effrayant  de  grandeur.  La  disproportion  serait-elle 
une  condition  pour  l'admiration?  Si,  d'une  part, 
Mozart,  Cimarosa,  Racine  étonnent  moins,  à  cause 
de  l'admirable  proportion  de  leurs  ouvrages,  Shake- 


188  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

speare,  Michel-Ange,  Beethoven  ne  devront-ils  pas 
une  partie  de  leur  effet  à  une  cause  opposée?  Je  le 
crois  pour  mon  compte. 

L'antique  ne  surprend  jamais,  ne  montre  jamais  le 
côté  gigantesque  et  outré  ;  on  se  trouve  comme  de 
plain-pied  avec  ces  admirables  créations  ;  la  réflexion 
seule  les  grandit  et  les  place  à  leur  incomparable  élé- 
vation. Michel-Ange  étonne  (1)  et  porte  dans  lame  un 
sentiment  de  trouble  qui  est  une  manière  d'admira- 
tion, mais  on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  de  disparates 
choquants,  qui  sont  le  fruit  d'un  travail  trop  hâté,  soit 
à  cause  de  la  fougue  avec  laquelle  l'artiste  a  entrepris 
son  ouvrage,  soit  à  cause  de  la  fatigue  qui  a  dû  le 
saisir  à  la  fin  d'un  travail  impossible  à  compléter  ; 
cette  dernière  cause  est  évidente.  Quand  les  histo- 
riens ne  nous  diraient  pas  qu'il  se  dégoûtait  presque 
toujours  en  finissant,  par  l'impossibilité  de  rendre  ses 
sublimes  idées,  on  voit  clairement,  à  des  parties  lais- 
sées à  l'état  d'ébauche,  à  des  pieds  enfoncés  dans  le 
socle  et  où  la  matière  manque,  que  le  vice  de  l'ou- 
vrage vient  plutôt  de  la  manière  de  concevoir  et 
d'exécuter  que  de  l'exigence  extraordinaire  d'un  génie 
fait  pour  atteindre  plus  haut,  et  qui  s'arrête  sans  se 
contenter.  Il  est  plus  que  probable  que  sa  conception 


(1)  Dans  son  article  sur  Michel-Ange,  Delacroix  écrivait  :  «  Il  ne  faut 
«  pas  être  étonné  du  mépris  des  artistes  médiocres  pour  ce  sauvage 
«  génie...  Ils  ne  peuvent  s'empêcher  de  haïr  ce  style  terrible,  qui  les  sub- 
jugue malgré  eux;  ils  s'en  prennent  à  lui  du  sentiment  profond  de  leur 
«  impuissance  et  se  rejettent  alors  sur  les  incorrections  et  les  bizarreries, 
«  fruits  de  son  caprice.  » 


Fac-similé  dune  lettre 
d'Eugène  Delacroix  à  Ingres 


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JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  189 

était  vague,  et  qu'il  comptait  trop  sur  l'inspiration  du 
moment  pour  les  développements  de  sa  pensée,  et  s'il 
s'est  souvent  arrêté  avec  découragement,  c'est 
qu'effectivement  il  ne  pouvait  faire  davantage. 

Mardi  10  mai.  —  Les  matins,  je  me  débats  avec 
Poussin...  Tantôt  je  veux  envoyer  tout  promener, 
tantôt  je  m'y  reprends  avec  une  espèce  de  feu.  Cette 
matinée  n'a  pas  été  trop  mauvaise  pour  le  pauvre 
article. 

Après  avoir  commencé  à  disposer  clairement  sur 
de  grandes  feuilles  de  papier,  et  en  séparant  les  ali- 
néas, les  objets  principaux  que  j'ai  à  traiter,  je  suis 
sorti  vers  midi,  enchanté  de  moi-même  et  de  mon 
courage  à  monter  à  l'assaut  de  mon  article. 

La  forêt  m'a  ravi  :  le  soleil  se  montrait,  il  était 
tiède  et  non  pas  brûlant;  il  s'exhalait  des  herbes,  des 
mousses,  dans  les  clairières  où  j'entrais,  une  odeur 
délicieuse,  Je  me  suis  enfoncé  dansun  sentier  presque 
perdu,  environ  au  coin  du  mur  du  marquis;  je  dési- 
rais trouver  là  une  communication  entre  cette  partie 
et  1  allée  qui  remonte  de  la  route  pour  rejoindre  celle 
qui  va  au  chêne  Prieur  :  j'ai  livré  bataille  aux  ronces, 
aux  arbrisseaux  qui  se  croisaient  devant  mes  pas,  et 
je  n'ai  pas  réussi  néanmoins  à  atteindre  mon  but.  Je 
suis  retourné  par  un  sentier  plus  facile,  mais  très 
couvert,  à  travers  la  partie  de  bois  qui  dépend,  je 
crois,  de  la  maison  du  marquis. 

En  retournant,  je  me  suis  assis  le  long  des  murs 


190  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

de  son  enclos,  mais  sur  la  partie  qui  mène  à  l'entrée 
de  la  forêt,  et  j'ai  fait  un  croquis  d'un  chêne,  pour  me 
rendre  compte  de  la  distribution  des  branches. 

Je  me  suis  mis  à  lire  le  journal  en  rentrant.  La  lit- 
térature a  eu  le  dessous,  mais,  au  demeurant,  je  ne 
m'ennuie  pas,  c'est  l'essentiel. 

Vers  quatre  heures,  au  lieu  de  sortir,  j'ai  fait  le 
vitrier,  et  j'ai  peint  une  vieille  glace. 

Le  soir,  promenade  vers  Soisy.  Descendu  par  une 
ruelle  qui  m'a  conduit  dans  des  endroits  très  solitaires 
et  assez  attrayants;  j'ai  fait  amitié  à  un  chat  angora 
charmant  qui  me  suivait  et  qui  s'est  laissé  caresser. 

Jeudi  ^2  mai.  —  J'ai  beaucoup  travaillé  au  dam- 
nable  article.  Débrouillé  comme  j'ai  pu,  au  crayon, 
tout  ce  que  j'ai  à  dire,  sur  de  grandes  feuilles  de 
papier.  Je  serais  tenté  de  croire  que  la  méthode  de 
Pascal,  —  d'écrire  chaque  pensée  détachée  sur  un 
petit  morceau  de  papier,  —  n'est  pas  trop  mauvaise, 
surtout  dans  une  position  où  je  n'ai  pas  le  loisir  d'ap- 
prendre le  métier  d'écrivain.  On  aurait  toutes  ses 
divisions  et  subdivisions  sous  les  yeux  comme  un  jeu 
de  cartes,  et  l'on  serait  frappé  plus  facilement  de 
Tordre  à  y  mettre.  L'ordre  et  l'arrangement  physique 
se  mêlent  plus  qu'on  ne  croit  des  choses  de  l'esprit. 
Telle  situation  du  corps  sera  plus  favorable  à  la  pen- 
sée :  Bacon  composait,  à  ce  qu'on  dit,  en  sautant  à 
cloche-pied;  à  Mozart,  à  Rossini,à  Voltaire,  les  idées 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  191 

leur  venaient  dans  leur  lit;  à  Rousseau,  je  crois,  en  se 
promenant  dans  la  campagne. 

Habituellement,  promenade  avant  dîner,  après 
avoir  secoué  les  paperasses  et  l'encre,  et  aussi  après 
le  dîner,  pour  chasser  le  sommeil.  Mais  comme  je 
dîne  toujours  entre  cinq  heures  et  cinq  heures  et 
demie,  la  soirée  ne  peut  aller  sans  de  grandes  diffi- 
cultés jusqu'à  neuf  heures. 

Vendredi  13  mai.  —  J'ai  essayé  de  l'article,  et 
après  avoir  écrit  quelques  lignes  que  je  veux  mettre 
en  tête  de  la  première  partie  (car  j'ai  envie  de  le 
faire  en  deux  fois,  une  partie  biographique,  une  autre 
sur  l'examen  du  talent  et  des  ouvrages),  après  avoir 
écrit  ces  quelques  mots,  une  mauvaise  disposition 
m'a  saisi,  et  je  n'ai  fait  que  lire  et  même  dormir  jus- 
qu'au milieu  de  la  journée;  puis  j'ai  emmené  Jenny, 
par  le  plus  beau  temps  du  monde  auquel  nous  n'étions 
plus  accoutumés,  faire  une  grande  promenade  dans  la 
forêt.  Nous  avons  suivi  l'allée  de  l'Ermitage  jusqu'au 
grand  chêne,  au  pied  duquel  nous  nous  sommes  repo- 
sés ;  nous  étions  entrés  auparavant  à  l'Ermitage,  dont 
une  partie  est  à  vendre.  G  est  un  manoir  comme  cela 
qu'il  me  faudrait!  Le  jardin,  qui  n'est  qu'un  potager, 
est  charmant  :  il  est  encore  rempli  de  vieux  arbres  qui 
ont  donné  leurs  fruits  aux  environs.  Ces  troncs 
noueux,  tordus  par  les  années,  se  couvrent  encore  de 
magnifiques  fleurs  et  de  fruits,  au  milieu  de  ces  bâti- 
ments ruinés,  non  par  le  temps,  mais  par  la  main 


192  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

des  hommes.  On  est  attristé,  devant  ce  spectacle 
inhumain,  de  la  rage  stupide  de  démolition  qui  a 
signalé  les  époques  de  nos  discordes. 

Abattre,  arracher,  brûler,  c'est  ce  que  le  fanatisme 
de  liberté  sait  aussi  bien  faire  que  le  fanatisme  dévot; 
c'est  par  là  que  l'un  ou  l'autre  commence  son  œuvre, 
quand  il  est  déchaîné;  mais  là  s'arrête  l'impulsion 
brutale...  Élever  quelque  chose  de  durable,  marquer 
son  passage  autrement  que  par  des  ruines,  voilà  ce 
que  la  plèbe  aveugle  ne  sait  point  faire  ;  et,  en  même 
temps,  je  remarquais  combien  les  ouvrages  qui  sont 
dus  à  l'esprit  de  suite,  conçus  dans  une  grande  idée 
de  durée  et  exécutés  avec  le  soin  nécessaire,  apportent 
un  cachet  de  force  jusque  dans  des  débris  qu'il  est 
presque  impossible  de  faire  disparaître  complètement. 
Ces  corporations  anciennes,  les  moines  surtout,  se 
sont  crus  éternels,  car  ils  semblent  avoir  fondé  pour 
les  siècles  des  siècles.  Ce  qui  reste  des  vieux  murs 
fait  honte  aux  ignobles  bâtisses  plus  modernes  qu'on 
leur  a  accolées.  La  proportion  de  ces  restes  a  quelque 
chose  de  gigantesque,  en  comparaison  de  ce  que  des 
particuliers  font  tous  les  jours  sous  nos  yeux. 

Je  pensais,  en  même  temps,  qu'il  en  était  un  peu 
de  même  pour  l'ouvrage  d'un  homme  détalent...  Pour 
la  sculpture,  c'est  incontestable,  car  les  restaurations 
les  plus  maladroites  laissent  encore  apercevoir  claire- 
ment ce  qui  appartient  à  l'original  ;  mais  dans  la 
peinture  elle-même,  toute  fragile  qu'elle  est,  et  quel- 
quefois toute  massacrée  qu'elle  est  par  des  retouches 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  193 

inhabiles,  la  disposition,  le  caractère,  une  certaine 
empreinte  ineffaçable  montrent  la  main  et  la  concep- 
tion d'un  grand  artiste. 

Reçu  dans  la  soirée  une  lettre  de  Riesener,  qui  me 
demande  de  le  recevoir  avec  Pierret  ;  aussi  de  Mme  de 
Forget,  dont  le  fils  est  parti  pour  voyager  avec  un 
médecin,  mais  sur  l'état  duquel  elle  n'est  pas  ras- 
surée, d'après  les  lettres  qu'elle  a  reçues. 

Samedi  14  mai.  —  J'ai  beaucoup  travaillé  toute  la 
matinée  à  extraire  des  notes,  pour  la  partie  histo- 
rique du  Poussin.  Il  y  a  peu  de  jours  où  je  me  livre  à 
ce  travail  avec  beaucoup  d'entrain;  d'autres  où  il  me 
répugne  horriblement.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  persévère 
et  j  espère  que  j'en  viendrai  à  bout  :  ce  sera  une  rai- 
son de  rester  ici  un  peu  davantage. 

Vers  trois  heures,  j'ai  fait  une  promenade  à  tra- 
vers le  village,  pour  aller  à  l'autre  extrémité  ;  je 
comptais,  en  passant,  voir  le  maire  et  acheter  des 
cigares;  je  n'ai  eu  de  succès  que  dans  cette  der- 
nière tentative;  mais  j'ai  fait  en  chemin  toutes  sortes 
de  rencontres,  qui  m'ont  donné  de  l'ennui,  parce 
quelles  me  présagent  la  fin  de  la  tranquillité  dont  je 
jouis.  Toute  la  maison  Barbier  va  venir  demain,  et 
s'installer  pour  deux  jours  ;  Mme  Villot  peut-être 
demain...  Que  le  ciel  les  conduise! 

—  L'entrée  de  la  forêt,  celle  que  je  prenais  quand 
j'étais  dans  mon  premier  logement,  m'a  paru  char- 
mante, surtout  l'allée  qui  conduit  au  chêne  d'Antaiu. 
".  13 


194  JOURNAL    D'EUGËISE   DELACROIX. 

Les  coupes  qu'on  a  faites  à  droite  et  à  gauche,  et  qui 
vont  s'étendre  encore,  malheureusement,  donnent 
des  aspects  qui  varient  toute  cette  partie. 

Le  soir,  descendu  vers  la  rivière,  et  promenade  au 
bord  de  l'eau,  en  allant  vers  le  pont.  J'étais  ravi  de 
la  grandeur  et  de  l'aspect  paisible  de  cette  eau  : 
jamais  je  ne  l' avais  vue  si  pittoresque.  Du  côté  du 
couchant,  elle  rappelait  tout  à  fait  les  teintes  à  la 
Ziem...  Quelques  tours  encore  dans  le  jardin,  par  un 
petit  clair  de  lune,  qui  se  confondait  avec  le  jour 
finissant. 

J'ai  trouvé  dans  cette  promenade  solitaire  quelques 
instants  de  bonheur.  Les  sentiments  mélancoliques 
qu'inspire  le  spectacle  de  la  nature  m'ont  paru,  plus 
que  jamais,  au  bord  de  cette  rivière,  une  nécessité  de 
notre  être.  Ce  sentiment  mal  défini,  que  chaque 
homme  peut-être  a  cru  lui  être  particulier,  s'est 
trouvé  avoir  un  écho  chez  tous  les  êtres  sensibles. 
Les  modernes  n'ont  eu  que  le  tort  de  lui  faire  tenir 
trop  de  place  dans  leurs  compositions;  aussi  les 
poètes  des  contrées  du  Nord,  les  Anglais  particulière- 
ment, sont-ils  les  pères  du  genre.  Tout  porte  à  la 
rêverie  chez  eux  :  les  mœurs  plus  recueillies,  et  la 
nature  plus  sévère  dans  son  aspect. 

Dimanche  15  mai.  —  Barbier  et  sa  femme  venus 
pour  faire  divers  travaux. 
Mauvaise  journée. 
Promenade  dans  la  forêt  vers  dix  heures  et  prolon- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX,  195 

gée  sous  l'impression  d'idées  désagréables.  Rentré  au 
milieu  du  sens  dessus  dessous  que  ce  brave  homme 
a  occasionné  dans  la  maison  pour  ses  travaux;  j'ai 
fait  le  vitrier  et  j'ai  achevé  de  mastiquer  la  glace. 

J'ai  eu  pourtant  des  moments  de  plaisir  à  continuer 
la  lecture  de  l'aventure  de  la  femme  arabe  délivrée  au 
milieu  de  la  traite  des  nègres,  de  la  Revue  britannique. 

J'ai  commencé  aussi  et  continué,  en  dînant  dans 
l'atelier,  l'article  sur  Charles-Quint  dans  le  cloître  (1)  ; 
je  suis  très  impressionné  par  chaque  chose  intéres- 
sante qu'il  m'arrive  de  rencontrer  dans  les  livres.  Les 
grands  hommes  en  déshabillé  et  étudiés  à  la  loupe, 
s'ils  ne  relèvent  pas  beaucoup  la  nature  humaine  dans 
ses  plus  nobles  échantillons,  consolent  du  moins  de 
leur  propre  faiblesse  les  hommes  mécontents  d'eux- 
mêmes  par  trop  de  modestie,  ou  par  un  trop  grand 
désir  de  la  perfection.  Ce  grand  empereur  était  un 
gourmand  déterminé,  et  il  ressent  à  tous  moments 
les  inconvénients  de  ce  défaut,  sans  en  être  corrigé, 
ni  par  le  sentiment  de  sa  suprême  dignité,  ni  par  la 
faiblesse  de  son  estomac...  La  goutte,  punition  ordi- 
naire des  gourmands,  ne  peut  mettre  un  frein  à  sa 
sensualité. 

Je  vois  avec  plaisir,  dans  cet  article,  que  c'était 
un  grand  homme  doué  de  beaucoup  d'énergie 
et  en  même  temps    de  qualités  aimables.    Ce  n'est 


(1)  Ce  sujet  avait  déjà  inspiré  à  Delacroix  un  tableau  peint  en  1831  : 
Charles-Quint  au  monastère  de  Saint-Just,  dont  il  existe  plusieurs 
variantes.  (V.  Catalogue  Robaut,  nos  354,  453,  654,  695  et  1565.) 


196  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

pas  sous  cet  aspect  que  1  histoire  prise  en  gros  le 
considère;  on  le  croit  communément  un  être  froid 
et  perfide.  Les  historiens,  ou  plutôt  l'imagination  de 
tout  le  monde,  qui  exagère  tout,  qui  veut  toujours 
des  contrastes  tranchés,  en  fait  en  tout  l'opposé  de 
François  Ier,  qui  ne  nous  apparaît  qu'avec  les  qualités 
d'un  joyeux  compère,  très  brave  et  très  étourdi. 
Charles-Quint  a  eu,  comme  un  autre,  ses  faiblesses  ; 
il  était  très  brave  aussi  et  plein  de  bonté  et  d'indul- 
gence pour  ceux  qui  l'approchaient.  Le  chagrin  qu'il 
conçut  de  la  mort  de  sa  dernière  femme  contribua 
beaucoup  à  lui  faire  prendre  la  résolution  qui  mit  fin 
à  son  rôle  sur  la  scène  du  monde. 

—  Le  soir  de  ce  jour,  sorti  après  dîner  pour  faire 
une  promenade.  Encore  tout  échauffé  de  mon  repas  et 
de  cette  lecture,  j'ai  cheminé  dans  les  petits  sentiers 
du  coteau,  encore  tout  mouillés  par  la  pluie. 

J'ai  éprouvé  un  sentiment  de  malaise,  qui  ne  s'est 
calmé  que  quand  je  suis  rentré  à  la  maison,  où  je  me 
suis  promené  en  tous  sens,  pendant  près  dune  heure, 
avant  de  me  coucher. 

Lundi  16  mai.  —  Passé  toute  la  journée  dans  ma 
chambre  à  paresser  délicieusement,  à  écrire  un  peu 
sur  ce  livre,  et  à  lire  la  Revue  britannique,  surtout  le 
morceau  de  la  nièce  blanche  de  l'oncle  Tom,  quand 
l'Américain  Jonathan  traverse  l'Afrique,  sur  un  dro- 
madaire, pour  aller  chercher  sa  maîtresse  arabe,  au 
centre  de  ce  continent. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  197 

Je  me  suis  arraché  avec  peine  à  cette  lecture, 
pour  m'habiller  et  aller  dîner  avec  Mme  Barbier 
et  Mme  Parchappe  (1),  M.  et  Mme  Béai  et  M.  Bar- 
bier, qu'on  n'attendait  pas  et  qui  est  arrivé  au 
moment  du  dîner.  En  revanche,  Mme  Villot,  qu'on 
attendait,  a  manqué  de  parole.  Nous  avons  fait  un 
fort  bon  dîner,  avec  le  vin  de  Champrosay,  que  j'ai 
trouvé  fort  bon.  M.  Barbier  a  été  au  Salon,  et  j'ai 
vu  en  lui  le  goût  bourgeois  dans  tout  son  lustre;  il  n'a 
remarqué  que  ce  qui  lui  allait,  par  conséquent  peu 
de  choses  remarquables.  Les  portraits  de  Dubufe  (2) 
ont  emporté  toutes  ses  prédilections,  et  ce  nom  a 
provoqué,  parmi  ces  dames,  une  explosion  d'admira- 
tion... Je  me  suis  amusé  médiocrement.  —  Rentré 
vers  dix  heures  par  un  clair  de  lune  délicieux,  et 
promené  un  peu  sur  la  route,  avant  de  rentrer. 

—  M.  Barbier  m'a  communiqué  ses  projets,  pour 
faire  quelque  chose,  dit-il,  du  jardin  qui  suffisait  à 
son  père.  Un  grand  planteur  de  jardins  lui  élèverait 
à  droite  et  à  gauche,  à  partir  de  la  maison,  de  grands 
monticules,  et  ne  ferait  qu'une  pente  jusqu'en  bas,  en 
supprimant  la  terrasse,  le  seul  endroit  où  l'on  puisse 
se  promener,  sans  monter  ou  descendre.  J'ai  essayé 

(1)  Madame  Parchappe,  femme  du  général  Parchappe  (1787-1866), 
qui  fit  toutes  les  campagnes  du  premier  Empire  et  plus  tard  servit  eu 
Afrique,  de  1839  à  1841.  Il  était  alors  député  au  Corps  législatif. 

(2)  Edouard  Dubufe  (1820-1883)  exposait  au  Salon  de  1853  les 
portraits  de  l'impératrice  Eugénie,  de  la  comtesse  de  Montebello  et  de  la 
baronne  de  Hauteserve,  qui  obtenaient  un  grand  succès  mondain;  mais 
la  critique  et  les  artistes  se  montraient  sévères  pour  cette  peinture  fade 
et  maniérée. 


198  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

de  lui  faire  comprendre  cet  avantage,  mais  l'absurde 
lemportera,  comme  infiniment  plus...  fashionable. 
Girardin  (1)  croit  toujours  fermement  à  l'avène- 
ment du  bien-être  universel,  et  l'un  des  moyens  de  le 
produire,  sur  lequel  il  revient  avec  prédilection,  c'est 
le  labourage  à  la  mécanique,  et  sur  une  grande 
échelle,  de  toutes  les  terres  de  France.  Il  croit 
grandement  contribuer  au  bonheur  des  hommes,  en 
les  dispensant  du  travail;  il  fait  semblant  de  croire 
que  tous  ces  malheureux,  qui  arrachaient  leur  nour- 
riture à  la  terre,  péniblement,  j'en  conviens,  mais 
avec  le  sentiment  de  leur  énergie  et  de  leur  persévé- 
rance bien  employée,  seront  des  gens  bien  moraux  et 
bien  satisfaits  d'eux-mêmes,  quand  ce  terrain,  qui 
était  au  moins  leur  patrie,  celle  sur  laquelle  naissaient 
leurs  enfants  et  dans  laquelle  ils  enterraient  leurs 
parents,  ne  sera  plus  qu'une  manufacture  de  produits, 
exploitée  par  les  grands  bras  d'une  machine,  et  lais- 
sant la  meilleure  partie  de  son  produit  dans  les  mains 
impures  et  athées  des  agioteurs.  La  vapeur  s'arrê- 
tera-t-elle  devant  les  églises  et  les  cimetières?...  Et  le 
Français  qui  rentrera  dans  sa  patrie  après  plusieurs 
années,  serait-il  réduit  à  demander  la  place  où  étaient 
son  village  et  le  tombeau  de  ses  pères?  Car  les  villages 
seront  inutiles  comme  le  reste  ;  les  villageois  sont 
ceux   qui  cultivent  la   terre,   parce   qu'il  faut  bien 

(1)  Emile  de  Girardin  avait  été  compris,  après  le  2  décembre,  dans 
une  liste  des  représentants  expulsés  du  territoire  français  et  avait  obtenu, 
deux  mois  après  son  bannissement,  de  reparaître  en  France. 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  199 

demeurer  là  où  les  soins  sont  réclamés  à  toute 
minute  ;  il  faudra  faire  des  villes  proportionnées  à 
cette  foule  désœuvrée  et  déshéritée,  qui  n'aura  plus 
rien  à  faire  aux  champs;  il  faudra  leur  construire 
d'immenses  casernes  où  ils  se  logeront  pêle-mêle. 
Que  faire  là,  les  uns  près  des  autres,  le  Flamand 
auprès  du  Marseillais,  le  Normand  et  l'Alsacien, 
autre  chose  que  consulter  le  cours  du  jour,  pour  s'in- 
quiéter, non  pas  si  dans  leur  province,  dans  leur 
champ  chéri,  la  récolte  a  été  bonne,  non  pas  s'ils  ven- 
dront avec  avantage  leur  blé,  leur  foin,  leur  vendange, 
mais  si  leurs  actions  sur  l'anonyme  propriété  univer- 
selle montent  ou  descendent?  Ils  auront  du  papier, 
au  lieu  d'avoir  du  terrain!...  Ils  iront  au  billard 
jouer  ce  papier  contre  celui  de  ces  voisins  inconnus, 
différents  de  mœurs  et  de  langage,  et  quand  ils 
seront  ruinés,  auront-ils  au  moins  cette  chance  qui 
leur  restait,  quand  la  grêle  avait  détruit  les  fruits  ou 
les  moissons,  de  réparer  leur  infortune  à  force  de  tra- 
vail et  de  constance,  de  puiser  au  moins  dans  la  vue  de 
ce  champ  arrosé  tant  de  fois  de  leurs  sueurs,  un  peu 
de  consolation  ou  1  espoir  d'une  meilleure  année?... 
O  indignes  philanthropes!...  O  philosophes  sans 
cœur  et  sans  imagination!  Vous  croyez  que  l'homme 
est  une  machine,  comme  vos  machines;  vous  le 
dégradez  de  ses  droits  les  plus  sacrés,  sous  prétexte 
de  l'arracher  à  des  travaux  que  vous  affectez  de 
regarder  comme  vils,  et  qui  sont  la  loi  de  son  être, 
non  pas  seulement  celle  qui  lui  impose  de  créer  lui- 


200  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

même  ses  ressources  contre  le  besoin,  mais  celle  qui 
Télève  en  même  temps  à  ses  propres  yeux  et  emploie 
dune  manière  presque  sacrée  les  courts  moments  qui 
lui  sont  accordés...  0  faiseurs  de  feuilletons,  écrivas- 
siers,  faiseurs  de  projets!  Au  lieu  de  transformer  le 
genre  humain  en  un  vil  troupeau,  laissez-lui  son  véri- 
table héritage,  l'attachement,  le  dévouement  au  sol! 
Que  le  jour  où  des  invasions  nouvelles  de  barbares 
menacent  ce  qu'ils  appellent  encore  leur  patrie,  ils  se 
lèvent  avec  joie  pour  la  défendre.  Ils  ne  se  battront 
pas  pour  défendre  la  propriété  des  machines,  pas  plus 
que  ces  pauvres  Russes,  ces  pauvres  serfs  enrégimen- 
tés ne  travaillaient  pour  eux,  quand  ils  venaient  ici 
venger  les  querelles  de  leurs  maîtres  et  de  leur  empe- 
reur... Hélas!  les  pauvres  paysans,  les  pauvres  villa- 
geois! Vos  prédications  hypocrites  n'ont  déjà  que 
trop  porté  leurs  fruits  !  Si  votre  machine  ne  fonctionne 
pas  sur  le  terrain,  elle  fonctionne  déjà  dans  leur  ima- 
gination abusée.  Leurs  idées  de  partage  général,  de 
loisir  et  même  de  plaisir  continuel,  sont  réalisées  dans 
ces  indignes  projets.  Ils  quittent  déjà  à  qui  mieux 
mieux,  et  sur  le  plus  faible  espoir,  le  travail  des 
champs;  ils  se  précipitent  dans  les  villes,  pour  n'y 
trouver  que  des  déceptions;  ils  achèvent  d'y  perver- 
tir les  sentiments  de  dignité  que  donne  l'amour  du 
travail,  et  plus  vos  machines  les  nourriront,  plus  ils 
se  dégraderont!...  Quel  noble  spectacle  dans  ce  meil- 
leur des  siècles,  que  ce  bétail  humain  engraissé  par 
les  philosophes! 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  201 

Mardi  17  mai.  —  Fait  encore  le  paresseux,  toute 
la  journée,  à  lire  l'article  de  Charles-Quint  et  un  peu 
de  l' Essai  sur  les  mœurs,  sur  ledit  et  sur  François  Ier 
et  Louis  XI  aussi. 

Vers  trois  heures,  embarqué  vers  Draveil,  mais  la 
pluie  presque  tout  le  temps,  et  en  revenant,  acheté 
une  quantité  de  cigares. 

Je  trouve  dans  la  Presse  un  article  de  Gautier, 
sur  une  nouvelle  création  de  Frederick,  le  Vieux 
Caporal  (1)  :  «  Il  parcourt  d'un  bout  à  l'autre  le 
clavier  de  1  âme  humaine,  don  admirable,  qui  se  ren- 
contre rarement  chez  la  même  personne  ;  il  a  la  pas- 
sion, la  foi,  l'ironie  et  le  scepticisme;  il  sait  rendre 
tous  les  beaux  mouvements  du  cœur  et  s'en  railler 
avec  une  verve  diabolique  ;  il  peut  être,  dans  la  même 
soirée,  Roméo  et  Méphistophélès,  Ruy  Blas  et  Robert 
Macaire,  Gennaro  et  le  Joueur.  Le  manteau  lui  sied 
comme  la  souquenille,  la  pourpre  comme  le  haillon; 
mais,  quel  que  soit  le  personnage  qu'il  représente,  il 
lui  donne  la  vie,  et  infuse  aux  veines  du  mélodrame 
le  plus  débile  un  sang  rouge  et  généreux.  Frederick 
Lemaître  est  de  la  race  des  Hugo,  des  Dumas,  des 
Balzac,  des  Delacroix,  des  Préault;  il  appartient  à 
cette  forte  et  puissante  génération  romantique  dont 

(1)  Le  Vieux  Caporal,  drame  en  cinq  actes,  de  Dumanoir  et  d'En- 
nery,  fut  représenté  pour  la  première  fois  le  9  mai  1853  sur  le  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin,  sous  la  direction  de  Marc  Fournier.  Antoine 
Simon,  le  principal  rôle,  fut  une  des  plus  belles  créations  de  Frederick 
Lemaître.  Son  jeu  muet,  l'éloquence  de  son  geste,  lui  valurent  un  véri- 
table triomphe. 


202  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

il  a  partagé  le  succès  et  soulevé  les  enthousiasmes; 
c'est  Facteur  shakespearien  (1)  par  excellence,  la  plus 
complète  incarnation  du  drame  moderne.  » 

Jeudi  19  mai.  —  Promenade  l'après-midi  par  la 
porte  du  jardin  avec  Jenny ,  et  délicieux  aspect  de  tout 
le  côté  de  Corbeil  :  grands  nuages  à  l'horizon  éclairés 
en  face  par  le  soleil. 

Admiré  la  petite  source  près  du  lavoir  et  des 
grands  peupliers,  puis  remontés  ensemble  pour  dîner. 

Vendredi  20  mai.  —  Parti  pour  aller  au  conseil 
par  l'omnibus  du  chemin  de  fer  de  Lyon;  cela  m'a 
rappelé  les  voyages  de  ma  jeunesse.  La  nature,  en 
chemin  de  fer,  ne  fait  pas  le  même  effet;  cette  rêverie 
délicieuse  qui  s'empare  de  vous,  quand  on  se  sent 
installé  dans  son  coin  de  coupé,  sans  cet  ennui  per- 
pétuel de  voir  de  nouvelles  figures  monter  et  des- 
cendre, le  mouvement  des  chevaux,  et  surtout  moins 
de  rapidité  à  traverser  tous  les  aspects. 

Arrivé  dans  une  mauvaise  disposition  au  Jardin 
des  Plantes,  j'ai  redouté  la  pluie  un  moment;  cela 
m'avait  fait  presque  résoudre  de  revenir  aussitôt  le 
conseil  fini.  Mais  arrivé  à  l'Hôtel  de  ville,  j'ai  appris 


(1)  Dans  Y  Histoire  du  romantisme  de  Gautier,  on  lit  à  propos  de 
Frederick  Lemaître  :  «  C'est  toujours  un  noble  et  beau  spectacle  que  de 
«  voir  ce  grand  acteur,  le  seul  qui  chez  nous  rappelle  Garrick,  Kemble, 
•  Macready,  et  surtout  Kean,  faire  trembler  de  son  vaste  souffle 
«  shakespearien  les  frêles  portants  des  coulisses  des  scènes  du  boule- 
«  vard.  » 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  203 

qu'il  n'y  avait  pas  de  séance;  j'ai  déjeuné  sur  la  place 
et,  me  trouvant  réconforté,  j'ai  été  à  pied  au  Jardin 
des  Plantes;  fait  des  études  de  lions  et  d'arbres,  en 
vue  du  sujet  de  Renaud  (1),  par  une  chaleur  très 
incommode,  et  au  milieu  d  un  public  très  désagréable. 
Enfin,  reparti  à  deux  heures  moins  un  quart  et  revenu 
par  le  bord  de  l'eau  jusqu'à  la  maison. 

L'aspect  de  la  rivière  et  de  ses  bords  toujours 
ravissant  quand  je  reviens  ;  c'est  là  où  je  sens  que 
mes  chaînes  me  quittent.  Il  semble  qu'en  traversant 
cette  eau,  je  laisse  derrière  moi  les  importuns  et  les 
ennuis. 

Lu,  en  déjeunant,  l'article  de  Peisse  (2)  qui  exa- 
mine en  gros  le  Salon  et  qui  recherche  la  tendance 
des  arts  à  présent.  Il  la  trouve  très  justement  dans  le 
pittoresque,  qu  il  croit  une  tendance  inférieure.  Oui, 
s'il  n'est  question  que  de  faire  de  l'effet  aux  yeux  par 
un  arrangement  de  lignes  et  de  couleurs,  autant  vau- 
drait dire  :  arabesque;  mais  si,  à  une  composition 
déjà  intéressante  par  le  choix  du  sujet,  vous  ajoutez 
une  disposition  de  lignes  qui  augmente  l'impression, 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1745. 

(2)  Louis  Peisse,  dont  le  nom  a  déjà  paru  dans  le  premier  volume  du 
Journal,  écrivait  à  propos  du  Salon  de  1853,  et  dans  l'article  auquel  le 
maître  fait  allusion  :  «  M.  Delacroix  est  encore,  après  trente  ans  de  tra- 
«  vaux,  un  talent  si  contesté,  sinon  pour  les  artistes,  du  moins  pour  le 
«  public,  qu'on  ne  peut  se  risquer  à  louer  ses  œuvres  sans  quelques  pré- 
«  cautions  ou  explications.  Il  faut  évidemment,  pour  goûter  sa  peinture, 

*  une  préparation,  une  habitude,  qui,  à  ce  qu'il  paraît,  ne  s'acquiert  pas 
«  toujours  vite.  Elle  est  comme  certains  mets  de  haut  goût,  qu'on 
«  n'arrive  à  apprécier  qu'après  bien  des  efforts,  mais  dont  on  est  ensuite 

•  très  friand.  »  (Constitutionnel,  31  mai  1853.) 


204  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

un  clair-obscur  saisissant  pour  l'imagination,  une  cou- 
leur adaptée  aux  caractères,  vous  avez  résolu  un 
problème  plus  difficile,  et,  encore  une  fois,  vous  êtes 
supérieur  :  c'est  l'harmonie  et  ses  combinaisons  adap- 
tées à  un  chant  unique.  Il  appelle  musicale  cette  ten- 
dance dont  il  parle;  il  la  prend  en  mauvaise  part,  et 
moi,  je  la  trouve  aussi  louable  que  toute  autre... 

Son  ami  Chenavard  lui  a  insinué  ses  principes  sur 
les  arts  :  celui-ci  trouve  que  la  musique  est  un  art 
inférieur;  c'est  un  esprit  à  la  française,  auquel  il  faut 
des  idées  comme  celles  que  les  mots  peuvent  expri- 
mer; quant  à  celles  devant  lesquelles  le  langage  est 
impuissant,  il  les  retranche  du  domaine  des  arts. 
Même  en  admettant  que  le  dessin  soit  tout,  il  est  clair 
qu'il  ne  se  contente  pas  de  la  forme  pure  et  simple.  Il 
y  a,  dans  ce  contour  qui  lui  suffit,  de  la  grossièreté  ou 
de  la  grâce  :  ce  contour  fait  par  Raphaël  ou  par  Che- 
navard ne  charmera  pas  de  la  même  façon.  Qu'y  a-t-il 
de  plus  vague  et  de  plus  inexplicable  que  cette  impres- 
sion? Faudra-t-il  établir  des  degrés  de  noblesse  entre 
les  sentiments?  C'est  ce  que  fait  le  docte  et  malheu- 
reusement trop  froid  Chenavard...  Il  met  au  premier 
rang  la  littérature;  la  peinture  vient  ensuite,  et  la 
musique  n'est  que  la  dernière.  Cela  serait  peut-être 
vrai,  si  l'une  d'elles  pouvait  contenir  les  autres  ou  les 
suppléer;  mais  devant  une  peinture  ou  une  symphonie 
que  vous  aurez  à  décrire  avec  des  mots,  vous  donne- 
rez facilement  une  idée  générale  où  le  lecteur  com- 
prendra ce  qu'il  pourra  ;  mais  vous  n'aurez  vraiment 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  205 

donné  aucune  idée  exacte  de  cette  symphonie  ou  de 
cette  peinture.  Il  faut  voir  ce  qui  est  fait  pour  les 
yeux;  il  faut  entendre  ce  qui  est  fait  pour  les  Greilles. 
Ce  qui  a  été  écrit  pour  être  débité  fera  même  plus 
d'effet  dans  la  bouche  d'un  orateur  que  par  un  simple 
lecteur.  Un  grand  acteur  transformera,  pour  ainsi 
dire,  un  morceau  par  son  accent...  Je  m'arrête. 

F...  me  conseille  d'imprimer,  comme  elles  sont, 
mes  réflexions,  pensées,  observations,  et  je  trouve 
que  cela  me  va  mieux  que  des  articles  ex  professo.  Il 
faudrait  les  récrire  pour  cela  à  part,  chacune  sur  une 
feuille  séparée,  et  les  mettre  au  fur  et  à  mesure  dans  un 
carton...  Je  pourrais  ainsi,  dans  les  moments  perdus, 
en  mettre  au  net  une  ou  deux,  et  au  bout  de  quelque 
temps,  j'aurais  fait  un  fagot  de  tout  cela,  comme  fait 
un  botaniste,  qui  va,  mettant  dans  la  même  boîte  les 
herbes  et  les  fleurs  qu'il  a  cueillies  dans  cent  endroits, 
et  chacune  avec  une  émotion  particulière. 

Samedi  21  mai.  — Jour  où  Pierret  et  Riesener  sont 
venus. 

Toute  la  matinée,  fait  des  pastels  d'après  les  lions 
et  les  arbres  que  j'avais  étudiés  la  veille,  au  Jardin 
des  Plantes;  vers  deux  heures  un  quart,  j'ai  été  au- 
devant  d'eux;  je  trouve  Pierret  bien  changé... 

Pourquoi  la  vue  de  deux  amis  si  anciens,  et  dans  ce 
lieu  en  pleine  liberté,  sous  le  ciel  et  au  milieu  des 
beautés  du  printemps,  ne  me  donne-t-elle  pas  une 
plénitude  de  bonheur  que  je  n'eusse  pas  manqué  de 


206  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

sentir  autrefois?...  Je  sentais  en  moi  des  mouve- 
ments irrésistibles  de  ce  sentiment  qui  n'était  pas 
en  eux  :  j'étais  devant  des  témoins,  et  non  pas  avec 
des  amis. 

Je  les  ai  menés  à  la  maison,  puis  à  la  forêt.  Riese- 
ner  a  repris  sa  critique  de  la  recherche  d'un  certain 
fini  dans  mes  petits  tableaux,  qui  lui  semble  leur  faire 
perdre  beaucoup,  en  comparaison  de  ce  que  donne 
l'ébauche  ou  une  manière  plus  expéditive  et  de  pre- 
mier jet.  Il  a  peut-être  raison,  et  peut-être  qu  il  a 
tort.  Pierret  a  dit,  probablement  pour  le  contre- 
dire, qu'il  fallait  que  les  choses  fussent  comme  le 
sentait  le  peintre,  et  que  l'intérêt  passait  avant 
toutes  ces  qualités  de  touche  et  de  franchise.  Je  lui 
ai  répondu  par  cette  observation,  que  j'ai  mise  dans 
ce  livre  il  y  a  quelques  jours,  sur  l'effet  immanquable 
de  l'ébauche  comparée  au  tableau  fini,  qui  est  tou- 
jours un  peu  gâté  quant  à  la  touche,  mais  dans 
lequel  l'harmonie  et  la  profondeur  des  expressions 
deviennent  une  compensation. 

Au  chêne  Prieur,  je  leur  ai  montré  combien  des 
parties  isolées  paraissaient  plus  frappantes,  etc.  ;  en 
un  mot,  l'histoire  de  Racine  comparé  à  Shakespeare. 
Ils  m'ont  rappelé  ma  chaleur  d'il  y  a  quelques  mois, 
quand  je  m'étais  repris  à  relire  ou  à  revoir  au  théâtre 
Cinna  et  quelques  pièces  de  Racine;  ils  ont  confessé 
le  souvenir  de  l'émotion  que  je  leur  ai  communiquée, 
quand  je  leur  en  ai  parlé. 

Après  dîner,  ils  ont  regardé  les  photographies  que 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  207 

je  dois  à  l'obligeance  de  Durieu.  Je  leur  ai  fait  faire 
l'expérience  que  j'ai  faite  moi-même,  sans  y  penser, 
deux  jours  auparavant  :  c'est-à-dire  qu'après  avoir 
examiné  ces  photographies  qui  reproduisaient  des 
modèles  nus,  dont  quelques-uns  étaient  d'une  nature 
pauvre  et  avec  des  parties  outrées  et  d'un  effet  peu 
agréable,  je  leur  ai  mis  sous  les  yeux  les  gravures  de 
M  arc- Antoine.  Nous  avons  éprouvé  un  sentiment  de 
répulsion  et  presque  de  dégoût,  pour  l'incorrection, 
la  manière,  le  peu  de  naturel,  malgré  la  qualité  de 
style,  la  seule  qu'on  puisse  admirer,  mais  que  nous 
n'admirions  plus  dans  ce  moment.  En  vérité,  qu'un 
homme  de  génie  se  serve  du  daguerréotype  comme 
il  faut  s'en  servir,  et  il  s'élèvera  à  une  hauteur  que 
nous  ne  connaissons  pas.  C'est  en  voyant  surtout  ces 
gravures,  qui  passent  pour  les  chefs-d'œuvre  de 
l'école  italienne,  qui  ont  lassé  l'admiration  de  tous  les 
peintres,  que  l'on  ressent  la  justesse  du  mot  de  Pous- 
sin, que  «  Raphaël  est  un  âne,  comparativement  aux 
anciens  ».  Jusqu'ici,  cet  art  à  la  machine  ne  nous  a 
rendu  qu'un  détestable  service  :  il  nous  gâte  les  chefs- 
d'œuvre,  sans  nous  satisfaire  complètement. 

Dimanche  22  mai.  —  Mauvaise  disposition,  som- 
meil, lectures  prolongées,  néant  complet... 

M.  Beckvenu  me  surprendre  dans  le  jardin  :  visite 
prolongée,  vers  cinq  heures  et  demie,  chez  Mme  Vil- 
lot,  qui  n'était  pas  encore  rentrée.  J'ai  été  dans  le 
jardin  de  la  grande  maison  admirer  les  lilas,  et  je  n'ai 


208  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

pu  résister  au  désir  d'aller  jusqu'au  bas,  à  la  fontaine. 
Que  les  objets  changent  peu,  malgré  l'instabilité  des 
choses  humaines,  si  on  les  compare  à  nous-mêmes  et 
à  nos  sentiments!  Cependant,  en  revoyant  ces  beaux 
arbres,  je  me  suis  reporté  avec  vivacité  à  quelques 
années  en  arrière...  La  petite  fontaine  du  bon  père 
Barbier  ne  coulait  plus  :  un  des  côtés  était  cultivé, 
et  j'ai  vu  dans  l'intérieur  les  tuyaux  en  plomb  qui 
épanchaient,  sans  se  montrer,  l'eau  de  la  source 
limpide.  Cet  aspect  prosaïque  n'a  pas  suffi  pour  me 
désenchanter  :  je  suis  remonté  rapidement,  mais  avec 
regret,  en  abandonnant  cet  endroit  agréable. 

Causé  à  dîner  des  tables  tournantes  :  Mme  Villot  a 
vu  et  fait  des  expériences  ;  elle  en  vient  à  croire 
presque  au  surnaturel.  J'ai  effectivement,  après 
dîner,  éprouvé  par  mes  yeux,  sinon  autrement,  cette 
fameuse  découverte.  Geneviève,  la  femme  de  chambre, 
a  fait  tourner  un  chapeau...  ;  un  guéridon  a  sensible- 
ment tourné  et  levé  le  pied  d'un  côté;  mais  après  nous 
être  mis  une  demi-heure  autour  de  la  grande  table  à 
manger,  il  a  été  impossible  de  l'arracher  à  son  immo- 
bilité de  nature.  Ces  dames  ont  prétendu  que  j'étais 
un  sujet  peu  propre  :  de  même,  d'une  ou  deux  per- 
sonnes présentes... 

L'homme  fait  des  progrès  en  tous  sens  :  il  com- 
mande à  la  matière,  c'est  incontestable,  mais  il  n'ap- 
prend pas  à  se  commander  à  lui-même.  Faites  des 
chemins  de  fer  et  des  télégraphes,  traversez  en  un 
clin  d'oeil  les  terres  et  les  mers,  mais  dirigez  les  pas- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  209 

sions  comme  vous  dirigez  les  aérostats!  Abolissez 
surtout  les  passions  mauvaises,  qui,  dans  les  cœurs, 
n'ont  pas  perdu  leur  empire  détestable,  en  dépit 
des  maximes  libérales  et  fraternelles  de  l'époque  ! 
Là  est  le  problème  du  progrès,  et  même  du  véritable 
bonheur.  Il  semble,  tout  au  contraire,  que  nos  instincts 
de  convoitise  ou  de  jouissance  égoïste  soient  infini- 
ment plus  excités  par  toutes  ces  matérialistes  amélio- 
rations. 

Le  désir  d'un  bonheur  impossible,  puisqu'il  serait 
obtenu  indépendamment  de  la  satisfaction  que  donne 
la  paix  de  l'âme,  vient  toujours  se  placer  à  côté  de 
chaque  nouvelle  conquête  et  semble  faire  reculer  la 
chimère  de  ce  bonheur  des  sens.  La  fourberie  et  la 
trahison,  l'ingratitude  et  la  bassesse  intéressée  veillent 
toujours  dans  les  cœurs  !  Vous  n'avez  pas  même  pour 
les  inventeurs  de  ces  perfectionnements  ingénieux  la 
reconnaissance  qu'il  semble  que  vous  leur  devriez,  si 
réellement  vous  vous  trouvez  heureux  par  leur  moyen. 
Au  lieu  de  leur  dresser  des  statues  et  de  les  faire  jouir 
les  premiers  de  ce  bien-être  tant  souhaité,  vous  les 
laissez  mourir  dans  l'obscurité,  ou  vous  permettez 
qu'on  leur  conteste,  sous  vos  yeux,  le  mérite  de  leurs 
inventions. 

Lundi  23  mai.  —  Toujours  la  même  apathie  le 
matin... 

Quelques  extraits  de  Balzac,  mais  c'est  à  cela  que 
s'est  borné  mon  effort.  Je  suis  mécontent  de  moi,  et 
ii.  14 


210  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

cela  me  gâte  bien  des  moments  qui  seraient  agréables 
dans  cette  douce  solitude. 

Vers  trois  heures,  promenade  avec  Jenny,  qui  est 
souffrante,  vers  le  chêne  Prieur. 

Le  soir,  chez  M.  et  Mme  Beck,  et  revenu  par  un 
clair  de  lune  délicieux.  Les  exhalaisons  des  plantes  ' 
sont,  en  ce  moment  de  la  saison  et  à  cette  heure-là, 
d'un  charme  enivrant. 

Mardi  24  mai.  —  Passé  la  journée  presque  seul  : 
Jenny  a  été  à  Paris  avec  Julie,  au-devant  du  vin.  Tra- 
vaillé toute  la  matinée  et  paperasse  ou  pris  dune 
belle  ardeur. 

La  langueur  est  arrivée  vers  deux  heures.  Prome- 
nade vers  Soisy,  par  les  champs.  J'ai  été  plus  loin 
qu'à  l'ordinaire,  mais  pas  encore  jusqu'à  la  grande 
allée;  je  vais  à  la  découverte  comme  Bobinson  ;  je 
finirai  par  connaître  les  environs  dans  le  rayon  où 
mes  jambes  peuvent  me  porter. 

Jenny  revenue  au  moment  où  j'allais  dîner  avec  un 
dîner  froid.  Mon  dînera  été  installé  autrement,  et  j'ai 
dîné  plus  gaiement. 

Le  soir,  extases  nombreuses  devant  les  étoiles. 
Quel  silence!  que  de  choses  la  nature  accomplit  au 
milieu  de  ce  charme  si  majestueux!  Que  de  bruits, 
chez  nous,  qui  doivent  cesser  sans  laisser  de  traces! 

Mercredi  25  mai.  —  Journée  de  travail  complète. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  211 

Je  suis  à  flot  :  je  sors  des  fatras  et  je  rédige;  j'espère 
définitivement  m'en  tirer. 

Après  une  journée  fatigante,  écrivant  près  de  la 
fenêtre,  par  un  soleil  qui  m'avait  obligé  de  mettre  un 
store  de  toile,  je  suis  sorti  vers  quatre  heures,  et  j'ai 
été  délicieusement  jusqu'au  bout  de  l'allée  de  l'Ermi- 
tage. J'étais  ravi... 

Revenu  dîner,  et,  après  dîner,  descendu  vers  la 
rivière;  côtoyé  jusqu'auprès  du  pont,  et  revenu  à 
travers  le  pré,  dans  le  petit  sentier  tracé.  Au  lieu  de 
prendre  la  ruelle,  continué  sur  le  coteau  et  revenu 
par  le  petit  chemin  habituel,  au  milieu  des  vignes  et 
des  blés  verts.  Le  temps  était  orageux  :  les  éclairs, 
quelques  tonnerres,  qui  ont  bien  fini  sans  secousse. 

Dimanche  29  mai.  —  Tous  ces  jours  derniers  se 
sont  écoulés  rapidement,  moitié  travaillant  et  moitié 
sortant,  mais  beaucoup  moins  le  dernier,  à  cause  de 
la  pluie  que  nous  avons  depuis  deux  ou  trois  jours. 
Tantôt  je  veux  jeter  Poussin  par  les  fenêtres,  tantôt 
je  le  reprends  avec  fureur  ou  par  raison. 

Mme  Barbier,  qui  est  venue  passer  la  journée, 
malgré  cet  affreux  temps,  m'a  invité  à  dîner;  j'ai 
éprouvé  dans  la  causerie  de  cette  femme,  qui  a  de 
l'esprit,  le  plaisir  et  le  besoin  que  j'éprouve  dans  la 
conversation;  mais  il  faut  avec  l'esprit  les  petites 
manières  du  monde  que  les  rustres  de  nos  jours  peu- 
vent critiquer,  mais  qui  ajoutent  le  piquant  nécessaire. 
Nos  pères  devaient  prodigieusement  s'amuser,   car 


212  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

ces  manières  étaient  infiniment  plus  répandues,  et  ce 
qui  reste  encore  de  politesse  dans  notre  nation,  mal- 
gré la  grossièreté  qui  envahit  tout,  prouve  ce  que  la 
société  a  dû  être.  Pour  ceux  qui  éprouvent  cette  sorte 
de  charme,  il  n'y  a  pas  de  progrès  matériels  qui 
puissent  le  compenser.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'on 
trouve  insipide  le  monde  à  présent.  La  révolution 
qui  s'accomplit  dans  les  masses  le  remplit  continuel- 
lement de  parvenus,  ou  plutôt  ce  n'est  plus  le  monde 
comme  il  était  :  ce  qu'on  appelle  ainsi  est  effective- 
ment tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  ennuyeux.  Quel  agré- 
ment pouvez -vous  trouver  chez  des  marchands 
enrichis,  qui  sont  à  peu  près  tout  ce  qui  compose 
aujourd'hui  les  classes  supérieures?  Les  idées  rétré- 
cies  du  comptoir  en  lutte  avec  l'ambition  de  paraître 
distingué  est  le  contraste  le  plus  sot...  Que  dirai-je  à 
M.  Minoret,  par  exemple,  qui  n'a  ni  instruction,  ni 
envie  de  plaire,  ni  envie  de  parler? 

Il  faudrait  cultiver  les  gens  aimables,  pour  le  peu 
qu'il  s'en  trouve  ;  avec  les  gens  aimables,  la  frivolité 
est  charmante,  mais  la  frivolité  dans  le  salon  des  gens 
qui  ont  rangé  les  comptoirs  et  mis  leurs  livres  de 
comptes  dans  leur  armoire  pour  donner  un  bal,  et  qui 
ont  faitendimancher  leurs  commis  pour  offrir  la  main 
aux  dames!  Je  préfère  une  réunion  de  paysans  (1) ! 

(1)  Delacroix,  comme  presque  tous  les  esprits  supérieurs,  estimait 
plus  la  simple  et  franche  ignorance  des  âmes  naïves  que  l'insuffisante  et 
prétentieuse  instruction  des  gens  du  monde.  «  Un  jour,  écrit  Baudelaire, 
«  un  dimanche,  j'ai  aperçu  Delacroix  au  Louvre,  en  compagnie  de  sa 
«  vieille  servante,   celle  qui  l'a   si  dévotement  soigné  et  servi  pendant 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  213 

Revenu  vers  dix  heures  ;  la  pluie  donnait  à  toute 
cette  verdure  toute  fraîche  une  odeur  délicieuse  ;  les 
étoiles  brillantes,  mais  surtout  cette  odeur!  Vers  le 
potager  de  Gibert,  jusqu'à  celui  de  Quantinet,  une 
odeur  de  ma  jeunesse,  si  pénétrante,  si  délicieuse, 
que  je  ne  peux  la  comparer  à  rien.  Je  suis  passé  et 
repassé  cinq  ou  six  fois  :  je  ne  pouvais  m'en  arracher. 
Il  m'a  rappelé  l'odeur  de  certaines  petites  plantes  de 
potager,  — que  je  voyais  à  Angerville,  dans  le  jardin 
de  M.  Gastillon  le  père,  —  qui  portent  une  espèce  de 
fruit  qui  fait  explosion  dans  la  main. 

Dans  la  conversation  de  ce  soir,  Mme  Barbier  m'a 
parlé  de  P...;  quoiqu'en  laissant  percer  l'animosité 
qu'elle  conserve  peut-être  justement,  comme  elle  l'a 
fait  valoir,  elle  m'a  fait  réfléchir  profondément  sur 
ses  qualités,  sur  son  dévouement  à  sa  manière,  sur 
l'affection  qu'elle  a  pour  moi,  et  que  je  retrouve  chez 
moi  pour  elle  ;  il  y  a  des  êtres  qui  naissent  accouplés  : 
son  souvenir  me  plaît  et  me  remue  toujours. 

Lundi  30  mai.  — Lu  dans  le  feuilleton  de  Gautier, 
sur  un  jeune  violoniste  prodige,  le  mot  d'Alphonse 
Karr  (1),  qui  se  trouvait  également  en  présence  d'un 

«  trente  ans,  et  luiy  l'élégant,  le  raffiné,  l'érudit,  ne  dédaignait  pas  de 
«  montrer  et  d'expliquer  les  mystères  de  la  sculpture  assyrienne  à  cette 
«  excellente  femme,  qui  l'écoutait  d'ailleurs  avec  une  naïve  appli- 
«  cation.  >» 

(1)  Puisque  le  nom  d'Alphonse  Karr  se  trouve  ici  prononcé,  nous 
pouvons  rapporter  l'anecdote  touchant  Delacroix  qui  est  transcrite 
dans  ses  Guêpes  :  «  Voici  ce  qu'on  raconte  de  M.  Eugène  Delacroix  et 
«  de  l'architecte  de  la  Chambre  des  députés  :   M.    Delacroix  est  allé  le 


214  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

petit  prodige  de  cette  espèce.  On  lui  demande  après 
le  morceau  comment  il  le  trouve  ;  il  répond  qu'il  F  ai- 
mait mieux  auparavant,  parce  qu'il  était  plus  vieux. . . 
Quelle  drôle  d'idée  et  amusante  ! 

Suite  de  ce  que  f  ai  écrit  hier  dimanche.  —  H  y  a 
peu  de  gens  avec  qui  je  ne  puisse  me  plaire  ;  il  y  en  a 
peu,  quand  on  a  le  désir  de  leur  plaire  soi-même,  qui 
ne  vous  rendent  quelque  chose  pour  vos  frais;  j'ai 
beau  chercher  dans  ma  mémoire  les  gens  les  moins 
amusants,  il  me  semble  que  par  le  moyen  de  ce 
simple  désir  d'être  avec  eux  le  mieux  possible,  ce 
qu'ils  ont  eux-mêmes  de  chaleur,  et  je  parle  des  plus 
froids  et  des  plus  revêches,  revient  à  la  surface,  se 
montre  à  vous,  vous  répond  et  entretient  votre  bonne 
disposition.  De  ce  qu'on  les  oublie  vite  et  de  ce  que  leur 
souvenir  ne  réveille  pas  en  vous  la  moindre  parcelle 
de  sentiment,  il  ne  faut  pas  conclure  que  vous  soyez 
un  ingrat,  ni  eux  plus  intéressants...  Ce  sont  deux 
métaux ,  deux  corps  quelconques  qui  sont  inertes 
chacun  séparément,  et  qui  jettent  un  peu  de  flamme 
quand  ils  sont  en  contact.  Eloignez-les  l'un  de  l'autre, 
ils  rentrent  très  justement  dans  leur  insensibilité. 

Quand  je  pense  à  P...,  à  R...  (1),  et  que  je  ne  les 

m  trouver  et  lui  a  dit  :  Je  ne  peux  pas  peindre  sur  votre  plafond.  (C'était 
«  lors  des  travaux  décoratifs  du  Palais-Bourbon.)  //  ne  tient  à  rien;  cela 
«  ne  durera  pas  trois  ans  ! —  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait,  pourvu  qu'on 
«  vous  paye?...  M.  Delacroix  n'a  pas  cru  devoir  adopter  ces  principes 
«  d'art  moderne,  et  a  fait  recrépir  le  plafond  à  ses  frais.  » 

Nous  avons  interrogé  des  personnes  dignes  de  toute  confiance  sur 
l'exactitude  du  fait  :  il  est,  paraît-il,  absolument  authentique. 

(1)  Ces  initiales  dissimulent  si  peu  les  noms  de  Pierret  et  de  Riesener, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  215 

vois  pas,  je  suis  comme  le  métal  insensible . . .  Quand  je 
suis  près  deux,  après  les  premiers  instants  pour 
réchauffer  cette  glace,  je  retrouve  peu  à  peu  les  mou- 
vements d'autrefois  :  je  me  fonds  près  d'eux...  peut- 
être  qu'ils  sont  eux-mêmes  étonnés  de  se  sentir 
amollir,  mais  je  parie  que  je  garde  plus  longtemps 
qu'eux  la  secousse  de  cette  étinceDe  du  souvenir.  Nul 
vil  intérêt  ne  m'éloigne  deux.  Quand  je  vois  dans  mes 
rêves  des  gens  qui  sont  mes  ennemis,  et  dont  la  vue 
m'offense,  quand  je  suis  éveillé,  je  les  trouve  char- 
mants, alors  je  m'entretiens  avec  eux  comme  avec 
des  amis,  je  me  sens  tout  étonné  de  les  trouver  si 
aimables  :  je  me  dis,  dans  ma  simplicité  de  somnam- 
bule, que  je  ne  les  avais  pas  assez  appréciés,  et  que 
je  ne  leur  rendais  pas  justice;  je  me  promets  de  les 
rechercher  et  de  les  voir.  Est-ce  qu'en  rêvant,  je 
devine  leurs  qualités,  ou  est-ce  qu'en  étant  éveillé,  ma 
méchanceté,  si  j'en  ai  réellement  autant  qu'eux, 
s'obstine  à  ne  voir  que  leurs  défauts,  ou  bien  suis-je 
tout  simplement  meilleur  quand  je  dors? 

Mardi  31  mai.  —  Pluie  toute  la  journée  ou  brouil- 
lard. Je  n'ai  pas  quitté  ma  chambre  et  m'en  suis  tiré 
en  travaillant  à  l'article  :  j'ai  écrit  ou  copié  beaucoup. 

Après  dîner,  continuation  de  la  même  disposition; 


qu'il  n'y  a,  semble-t-il,  aucune  indiscrétion  à  les  marquer.  Nous  rappe- 
lons à  ce  propos  ce  que  nous  avons  dit  dans  notre  Etude  sur  le  sentiment 
d'amitié  chez  les  hommes  supérieurs  en  général,  et  chez  Delacroix  en 
particulier.  (Voir  t.  I,  p.  xm,  xiv.) 


216  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

ce  paysage  tout  embaumé,  pendant  que  je  me  prome- 
nais en  long,  en  large,  dans  le  logement,  tout  plein 
d'idées  et  de  bonnes  dispositions,  me  ravissait  chaque 
fois  que  je  tournais  la  tête  pour  le  regarder...  Quel- 
ques fables  de  La  Fontaine  m'ont  enchanté. 

Sorti,  qu'il  faisait  encore  soir,  et  promené  sur  la 
route  de  Soisy,  dans  le  même  état  d'esprit.  Le  brouil- 
lard et  le  temps  mauvais  ne  font  rien  pour  la  tristesse 
de  l'esprit;  c'est  quand  il  fait  nuit  dans  notre  âme 
que  tout  nous  paraît  ou  lugubre  ou  insupportable,  et 
il  ne  suffit  pas  d'être  libre  de  vrais  sujets  de  tristesse  ; 
il  suffit  de  l'état  de  la  santé  pour  tout  changer. . .  L'in- 
fâme digestion  est  le  grand  arbitre  de  nos  sentiments. 

Mercredi  1er  juin.  —  En  ouvrant  la  fenêtre  de  l'ate- 
lier, le  matin,  toujours  avec  ce  même  temps  brumeux, 
je  suis  comme  enivré  de  l'odeur  qui  s'exhale  de  toute 
cette  verdure  trempée  de  gouttes  de  pluie  et  de 
toutes  ces  fleurs  courbées  et  ravagées,  mais  belles 
encore. 

De  quels  plaisirs  n'est  pas  privé  le  citadin,  le 
cancre  d'employé  ou  d'avocat,  qui  ne  respire  que 
l'odeur  des  paperasses  ou  de  la  boue  de  l'infâme 
Paris!  Quelles  compensations  pour  le  paysan,  pour 
1  homme  des  champs  !  Quel  parfum  que  celui  de  cette 
terre  mouillée,  de  ces  arbres!  Cette  forte  odeur  des 
bois,  qu'elle  est  pénétrante,  et  quelle  réveille  aussi- 
tôt des  souvenirs  gracieux  et  purs,  souvenirs  du  pre- 
mier âge  et  des  sentiments  qui  tiennent  au  fond  de 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  217 

lame  !  0  chers  endroits  où  je  vous  ai  vus,  chers  objets 
que  je  ne  dois  plus  revoir,  chers  événements  qui 
m'avez  enchanté  et  qui  êtes  évanouis!...  Que  de  fois 
cette  vue  de  la  verdure  et  cette  délicieuse  odeur  des 
bois  ont  réveillé  ces  souvenirs  qui  sont  l'asile,  le  saint 
des  saints  où  on  se  réfugie,  si  on  peut,  sur  les  ailes 
de  l'âme,  pour  se  tirer  du  souci  de  chaque  jour!  Cette 
affection  qui  me  console  et,  seule,  me  donne  ces 
mouvements  du  cœur  comme  autrefois,  combien  de 
temps  le  sort  me  les  laissera-t-il? 

Dimanche  5  juin.  —  Tous  ces  jours  derniers,  à 
peu  près  même  vie. 

Travaillé  et  presque  terminé  l'article;  sorti  ordi- 
nairement vers  trois  heures,  deux  ou  trois  fois,  entre 
autres,  par  l'allée  de  l'Ermitage  :  vue  ravissante... 
jardin  d'Armide,  la  verdure  nouvelle...  Les  feuilles, 
étant  à  toute  leur  grandeur,  donnent  une  grâce, 
une  frondaison  d'une  richesse  admirable  ;  le  touffu, 
le  rond  domine,  les  troncs  garnis  de  feuilles... 

Ce  soir,  après  dîner,  sorti  par  le  crépuscule;  au 
lieu  d  aller  chez  les  Barbier,  promenade  sur  la  route 
de  Soisy.  Charmantes  étoiles  au-dessus  des  grands 
peupliers  de  la  route.  En  allant,  fraîcheur  délicieuse. 
La  veille,  promenade  avant  dîner  avec  Jenny.  J'étais 
ravi  du  plaisir  qu'elle  avait,  toute  souffrante  qu'elle 
était. 

Il  y  a  deux  jours,  avant  dîner,  par  la  même  grande 
allée  vers  Soisy,  à  partir  du  grand  rond,  par  une  très 


21$  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

grande  allée  couverte  remplie  de  bruyères.  Sorti  sur 
de  grandes  plaines  vertes  vers  Soisy.  Carrières  reboi- 
sées. C'est  le  jour  où  j'avais  trouvé  le  troupeau  de 
moutons  dans  la  grande  allée;  je  F  ai  retrouvé  là,  au 
loin.  Rentré  dans  la  forêt  par  l'allée  qui  va  au  chêne 
Prieur,  où  il  y  a  de  F  eau. 

Lundi  6  juin.  —  En  ouvrant  ma  fenêtre  ce  matin 
par  le  plus  délicieux  temps  du  monde,  qui  donne  tant 
de  regrets  de  se  plonger  dans  les  paperasses,  je  vois 
deux  hirondelles  se  poser  dans  l'allée  du  jardin;  je 
remarque  quelles  ne  marchent  que  très  lentement  et 
en  se  dandinant.  Quand  elles  veulent  franchir  un 
espace  de  deux  pieds  seulement,  elles  se  mettent  à 
voleter.  La  nature,  qui  les  a  si  bien  douées  avec  leurs 
grandes  ailes,  ne  leur  a  pas  donné  des  pieds  aussi 
agiles. 

Ce  spectacle  qu'on  a  de  ces  fenêtres  est  délicieux 
à  toutes  les  heures  du  jour  :  je  ne  puis  m'en  arra- 
cher... L'odeur  de  la  verdure  et  des  fleurs  du  jardin 
ajoute  encore  à  ce  plaisir. 

Mardi  7  juin.  —  Achevé  l'article. 

Vers  quatre  heures,  promenade  dans  la  forêt.  J'y 
ai  revu  les  mêmes  objets  que  l'autre  jour,  dans  cette 
allée  qui  va  à  l'Ermitage,  éclairés  de  même;  et  cepen- 
dant ils  ne  m'ont  pas  fait  le  même  plaisir. 

Dîné  chez  Mme  Barbier  ;  toute  la  soirée,  on  n'a 
parlé  que  de  l'amour  et  de  ses  singularités.  Elle  a  eu 


JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX.  219 

Tidée  la  plus  drôle  du  monde  :  on  parlait  de  la  quan- 
tité d'enfants  qu'on  rencontre  à  Soisy...  «  Au  fait, 
dit-elle,  que  pourraient-ils  faire  dans  un  endroit  si 
triste?  On  n'y  a  pas  de  vue  :  il  faut  bien  se  distraire 
par  quelque  chose.  »> 

Le  soir,  en  revenant,  les  étoiles,  qui  n'avaient  pas 
paru  depuis  quelques  jours,  ont  brillé  de  tout  leur 
éclat.  Quel  spectacle  au-dessus  de  ces  masses  noires 
que  forment  les  arbres,  ou  aperçues  à  travers  les 
branches!  J'ai  été  au  jardin  de  Gibert,  et  j'ai  retrouvé 
la  même  odeur  divine  qui  m'avait  déjà  charmé,  mais 
un  peu  affaiblie...  Je  m'en  suis  éloigné  avec  peine. 

Je  crois  enfin  que  je  partirai  demain.  J'ai  peut- 
être  un  peu  moins  de  plaisir,  non  pas  parce  que  je 
suis  ici  depuis  longtemps,  mais  parce  que  j'ai  arrêté 
de  partir.  Je  me  dis  souvent,  en  pensant  à  l'amertume 
qui  se  joint  toujours  à  tous  les  plaisirs  :  Peut-on  être 
véritablement  heureux  dans  une  situation  qui  doit 
finir?  Cette  appréhension  de  la  rapidité  et  du  néant, 
à  la  fin,  gâte  toute  jouissance. 

Mercredi  8  juin.  —  Parti  le  soir  à  huit  heures. — 
Toute  la  journée  disposition  décousue,  à  cause  du 
départ.  —  Vu  le  maire  vers  trois  heures;  dîné  à 
quatre  heures.  Après  dîner,  sorti  un  peu  par  la  porte 
du  jardin.  Été  jusqu'à  la  source  aux  peupliers. 

Paris,  vendredi  10  juin.  —  Au  Salon  le  matin, 
avant  le  conseil.  Je  ne  remarque  rien  de  très  extraor- 


220  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

dinaire.  Le  petit  Meissonier  charmant  :  le  Jeune 
homme  qui  déjeune.  —  Le  portrait  de  Rodakowski, 
de  même.  C'est  aussi  beau  que  tout. 

—  Au  Palais-Royal,  vu  Varcollier,  en  sortant  du 
conseil.  Il  est  installé  admirablement.  L'occupation 
et  le  mouvement  lui  rendent  de  la  santé. 

—  Vu  Mme  de  Forget,  le  soir,  qui  m'apprend  que 
Vieillard  est  installé  à  Saint-Cloud. 

Samedi  11  juin.  —  Travaillé  enfin  avec  assez  d'en- 
train. Il  me  semblait  que  je  ne  pourrais  plus  peindre. 
Je  finis  Y  homme  qui  ferre  le  cheval. 

Le  soir  chez  Chabrier. 

Jeudi  16  juin.  —  Je  crois  que  c'est  aujourd'hui  que 
j'ai  dîné  avec  la  bonne  Alberthe,  en  société  de  Saint- 
Germain,  avec  lequel  j'ai  beaucoup  causé  :  il  m'a 
parlé  des  commencements  de  Mme  Sand,  qu'il  a  con- 
nue à  ses  débuts.  Il  y  avait  là  une  dame  russe  assez 
bien» 

Alberthe  me  retient  pour  aller  dimanche  voir  les 
pièces  du  Palais-Royal  à  la  salle  Ventadour. 

Dimanche  19  juin.  —  Le  soir,  avec  Alberthe,  à  la 
salle  Ventadour  :  le  Bourreau  des  crânes  (1).  Nous 
nous  sommes  trouvés  là  en  tête-à-tête,  et  revenus 
avec  tous  les  accidents  du  mauvais  temps. 

(1)  Le  Bourreau  des  crânes,  vaudeville  en  trois  actes,  de  Lafargue  et 
Siraudin. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  221 

Dimanche  26  juin.  —  Ce  matin,  l'article  du  Pous- 
sin a  paru.  Hier  encore  j'écrivais  à  Mérimée  que  je 
n'avais  pas  de  nouvelles,  et  le  soir,  à  mon  dîner,  on  est 
venu  me  faire  corriger  les  épreuves  à  la  hâte. 

J'ai  fait  ma  journée  de  travail  à  l'Hôtel  de  ville;  je 
suis  revenu  à  pied. 

Arrêté  longtemps  à  Saint-Eustache,  à  entendre  les 
vêpres  :  cela  m'a  fait  comprendre,  quelques  instants, 
le  plaisir  qu'il  y  a  d'être  dévot...  J'ai  vu  passer  et 
repasser  tout  le  personnel  de  l'église,  depuis  l'éclopé 
donneur  d'eau  bénite,  affublé  comme  un  personnage 
de  Rembrandt,  jusqu'au  curé  dans  son  camail  de 
chanoine  et  sa  chape  de  cérémonie. 

Tout  ce  retard  a  été  cause  de  la  contrariété  que 
j*ai  éprouvée  de  trouver  pour  aujourd'hui,  en  ren- 
trant, l'invitation  d'aller  dîner  à  Saint-Cloud.  Elle  y 
était  depuis  neuf  heures  du  matin,  avec  une  lettre  de 
Vieillard.  Je  me  suis  pourtant  remonté  malgré  ma 
fatigue  et  je  m'en  suis  bien  tiré. 

Mardi  28  juin.  —  Depuis  que  je  suis  de  retour  de 
Champrosay,  je  ne  peux  plus  écrire  ici  ;  il  m'a  fallu 
employer  tous  mes  moments  pour  terminer  les 
tableaux  que  j'avais  promis;  et  depuis  samedi  25,  je 
suis  retourné  travailler  à  l'Hôtel  de  ville.  J'ai  fini, 
plus  promptement  que  je  ne  l'aurais  cru,  le  Christ  en 
croix  (1)  pour  Bocquet,  la  répétition  du  Christ  au 

(1)   Il  existe  de  nombreuses  variantes  de  ce    sujet  dans   l'œuvre  du 
maître.  D'après  le  Catalogue  llobaut,   il   n'y  a,  se  référant  à  la  date  du 


222  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

tombeau,  du  Belge  (1)  ,  pour  Thomas,  le  Christ  dor- 
mant pendant  la  tempête  pour  Grzymala  (2). 

Je  suis  sorti  aujourd'hui,  vers  deux  heures,  de  mon 
travail  où  j'avais  peint  pour  la  première  fois  au  pla- 
fond ;  j'ai  été  voir  la  chapelle  de  Signol  (3)  à  Saint- 
Eustache  :  c'est  toujours  la  même  chose  que  ce  que 
font  tous  les  autres.  J'ai  été  ensuite  chez  Henry,  pour 
la  question  de  l'Institut  (4),  qui  se  présente  fort  mal. 

Mercredi  29  juin.  - —  Musique  délicieuse  chez  l'ai- 
mable princesse  Marcellini.  Le  souvenir  de  la  fantai- 
sie de  Mozart,  morceau  grave  et  touchant  au  terrible, 

Journal,  qu'une  «toile — 0  m.  74  c  XO  m.  60  c.-—  exposée  au  boulevard 
des  Italiens  en  1860.  Elle  appartenait  alors  à  M.  Davin.  »  M.  Robaut 
ajoute,  observation  que  confirme  le  Journal  du  maître  :  «  En  cette 
année  1853,  Delacroix  ne  peint  guère  que  des  sujets  religieux.  » 

(1)  Delacroix  veut  parler  du  comte  de  Géloès,  d'Amsterdam.  (Voir 
Catalogue  Robaut,  n°  1034.) 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1219. 

(3)  Emile  Signol,  peintre,  né  en  1804,  élève  de  Gros,  auteur  de  la 
Femme  adultère.  En  1849,  il  se  présenta  à  l'Institut  en  même  temps 
que  Delacroix,  mais  il  n'a  été  élu  membre  de  l'Académie  des  beaux-arts 
qu'en  1860.  Il  est  mort  récemment. 

(4)  Delacroix  s'était  déjà  présenté  quatre  fois  à  l'Institut,  et  la  der- 
nière fois,  en  1849,  on  lui  avait  préféré  Léon  Cogniet.  Sa  lettre  de  can- 
didature en  1849  est  curieuse.  Après  avoir  énuméré  les  principales 
compositions  qu'il  a  exécutées  :  Dante  et  Virgile,  Massacres  de  Scio, 
le  Christ  au  jardin  des  Oliviers,  la  Justice  de  Trajan,  Y  Entrée  des  croi- 
sés à  Constantinople,  Médée.  les  décorations  du  Luxembourg,  du  Palais- 
Bourbon,  de  la  salle  du  Trône,  YÉvèque  de  Liège,  Marino  Faliero,  les 
Femmes  d' Alger,  il  ajoutait  ces  quelques  lignes,  qui  se  passent  aisément 
de  commentaires  :  «  C'est  pour  la  quatrième  fois  que  j'ai  l'honneur  de 
«  me  présenter  aux  suffrages  de  l'Académie.  Cette  insistance  et  le  désir 
«  très  naturel  de  faire  partie  d'un  corps  illustre  suffiront-ils  pour  faire 
«  excuser  l'infériorité  de  quelques-unes  des  productions  que  j'ai  mention- 
«  nées**.  J'éprouve  une  juste  défiance  en  approchant  d'une  réunion  (fui 
«  représente  les  traditions  et  les  principes  éternels  qui  ont  été  ceux 
u  du  grand  goût  chez  tous  les  artistes  célèbres.  » 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  223 

par  moments,  et  dont  le  titre  est  plus  léger  que  ne  le 
comporte  le  caractère  de  morceau.  Sonate  de  Beetho- 
ven déjà  connue,  mais  admirable.  Cela  me  plaît  beau- 
coup sans  doute,  surtout  à  la  partie  douloureuse  de 
l'imagination.  Cet  homme  est  toujours  triste.  Mozart, 
qui  est  moderne  aussi,  c'est-à-dire  qui  ne  craint  pas 
de  toucher  au  côté  mélancolique  des  choses,  comme 
les  hommes  de  son  temps  (gaieté  française,  nécessité 
de  ne  s'occuper  que  de  choses  attrayantes,  bannir  de 
la  conversation  et  des  arts  tout  ce  qui  attriste  et  rap- 
pelle notre  malheureuse  condition),  Mozart  réunit  ce 
qu'il  fout  de  cette  pointe  de  délicieuse  tristesse  à  la 
sérénité  et  à  l'élégance  facile  d'un  esprit  qui  a  le 
bonheur  de  voir  aussi  les  côtés  agréables.  Je  me  suis 
élevé  contre  leur  ami  R...  qui  n'aimé  pas  Gimarosa, 
qui  ne  le  sent  pas,  à  ce  qu'il  dit,  avec  une  certaine 
satisfaction  de  lui-même.  Que  Chopin  est  un  autre 
homme  que  cela!  Voyez,  leur  ai-je  dit,  comme  il  est 
de  son  temps,  comme  il  se  sert  des  progrès  que  les 
autres  ont  fait  faire  à  son  art  !  Comme  il  adore  Mozart, 
et  comme  il  lui  ressemble  peu  !  Son  ami  Kiatkowski 
lui  reprochait  souvent  quelques  réminiscences  ita- 
liennes, qui  sentent,  malgré  lui,  les  productions 
modernes  des  Bellini,  etc..  C'est  une  chose  aussi  qui 
me  déplaît  un  peu...  Mais  quel  charme!  Quelle  nou- 
veauté d'ailleurs! 

1er  juillet.  —  En  commission  chez  M.  Fould,  pour 
l'Exposition  universelle  de  1855. 


224  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Samedi  2  juillet.  —  Travaillé  ce  matin  à  la  figure 
de  Y  Abondance  (l).  Mme  Cave  à  l'Hôtel  de  ville. 

A  Saint-Cloud;  ensuite  M.  Vieillard.  —  Chabrier 
venu  tout  à  coup. 

Rencontré  le  soir  Véron,  qui  m'a  fait  compliment 
et  invité  pour  vendredi.  Je  suis  rentré  la  tête  tout 
échauffée. 

—  Il  y  a  à  faire  quelque  chose  sur  le  romantisme  (2). 

—  M.  Meneval  avait  raconté  à  Vieillard,  qui  me 
le  redit  aujourd'hui,  ce  trait  de  l'empereur  Napo- 
léon Ier  :  il  visitait  un  monument  en  construction  dont, 
sans  doute,  il  avait  examiné  les  mémoires  ;  en  pas- 
sant sur  un  sol  couvert  de  dalles  de  marbre,  il  frappa 
du  pied,  et  répétant  avec  une  canne  qu'il  demanda, 
l'espèce  d'expérience  qu'il  semblait  faire,  il  demanda 
de  quelle  épaisseur  était  chaque  dalle  de  marbre.  Sur 
la  réponse  qui  lui  fut  faite,  il  envoya  chercher  un 
ouvrier,  et  lui  fit  desceller,  en  sa  présence,  un  des 
morceaux  de  marbre,  qui  fut  trouvé  de  la  moitié  de 
l'épaisseur  qui  avait  été  annoncée. 

Mercredi  6  juillet.  —  J'ai  été  ce  soir  voir  la  prin- 
cesse Marcellini;  par  extraordinaire,  elle  était  seule. .. 
son  fils  un  peu  malade.  Elle  a  eu  la  bonté  de  ne  me 
jouer  que  du  Chopin,  et  tout  admirable.  Elle  m'invite 
à  dîner  pour  mercredi  prochain. 

(1)  C'était  un  des  principaux  personnages  au  centre  du  plafond  do 
l'Hôtel  de  ville. 

(2)  Voir  tome  I,  p.  xxvm,  xxix,  xxx. 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX,  225 

Jeudi  7  juillet.  —  Travail  tous  ces  jours-ci  au 
maudit  plafond  par  une  chaleur  étouffante,  qui  me 
fait  bénir  mon  étoile  d'être  né  dans  un  climat  où  on 
n  éprouve  ce  martyre  que  quelques  jours  de  Tannée. 

Vendredi  8  juillet.  —  Dîné  chez  Véron,  que  j'avais 
rencontré  il  y  a  quelques  jours  sur  le  boulevard.  Il 
m'avait  complimenté  sur  mon  article  du  Poussin.  Jus- 
qu'à présent,  j'ai  récolté  un  assez  grand  nombre  de 
compliments  à  cette  occasion.  Cela  me  payera-t-il  de 
l'ennui  que  j'ai  eu  à  le  faire? 

Véron  me  demande  des  notes  sur  moi  et  quelques 
gens  de  ma  connaissance,  dont  il  se  servirait  pour 
des  Mémoires  sur  l'époque  de  la  Restauration  (1). 

Adam  (2)  nous  conte,  entre  autres  traits  de  Cheru- 
bini,  qui  était  inépuisable  en  boutades  chagrines  ou 
désobligeantes,  qu'un  graveur,  ayant  fait  son  portrait 
dans  une  médaille  qu'il  avait  publiée,  lui  en  apportait 
un  certain  nombre  qu'il  avait  de  reste,  pensant  qu'il 
en  pourrait  gratifier  ses  parents  et  amis  ;  il  lui  répond  : 
«  Je  ne  donne  rien  à  mes  parents  et  je  n'ai  pas 
d'amis.  » 

J'ai,  ce  matin,  été  à  une  commission  à  l'instruction 
publique,  pour  renouveler  l'enseignement  du  dessin. 

(1)  Ce  sont  le»  Mémoires  d'un  bourgeois  de  Paris.  Dans  un  chapitre 
intitulé  :  La  Peinture  et  la  Musique  sous  la  Restauration,  le  docteur 
Véro«,qui  avait  été  le  condisciple  de  Delacroix,  a  donné  une  sorte  d'au- 
tobiographie du  grand  peintre,  d'après  les  notes  dont  il  est  question 
ici. 

(2)  Le  compositeur  Adolphe  Adam  (1S03-1856). 

n.  15 


22G  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

Dimanche  10 juillet.  —  J'ai  été,  après  mon  travail, 
au  Salon,  pour  examiner  les  tableaux,  relativement  à 
la  distribution  des  médailles.  Ce  mode  de  les  donner 
me  paraît  des  plus  vicieux.  Tous  ceux  qui,  comme 
moi,  sont  chargés  de  ce  choix  auront  été  frappés  du 
même  inconvénient.  Il  arrive  presque  toujours  que 
chaque  peintre  qui  me  paraît  mériter  une  troisième, 
une  deuxième,  ou  une  première  médaille,  Fa  déjà 
obtenue. 

Voilà,  par  exemple,  un  homme  qui  a  déjà  eu  la 
deuxième  ;  lui  donnera-t-onla  première  parce  qu'il  mé- 
rite la  deuxième  qu'on  ne  peut  pas  lui  donner?  Il  arrive 
ainsi  qu'un  artiste  reçoit  rarement  une  récompense 
pour  celui  de  ses  ouvrages  qui  la  mérite  davantage. 
C'est  au  moment  où  il  fait  un  chef-d'œuvre  qu'on  n'a 
rien  à  lui  offrir  pour  le  récompenser  ou  l'encourager. 
Celui  qui  fait  bien  deux  fois  a  plus  de  mérite  que  celui 
qui  fait  bien  une  fois.  Si  les  femmes  donnaient  la  mé- 
daille, elles  seraient  de  cet  avis.  Mlle  Rosa  Bonheur  (1) 
a  fait  cette  année  un  effort  supérieur  à  tous  ceux  des 
années  précédentes  ;  vous  êtes  réduit  à  l'encourager 
de  la  voix  et  du  geste.  M.  Rodakowski,  qui  a  fait  un 
chef-d'œuvre  cette  année  (2),  est  obligé  de  se  consoler 
avec  la  médaille  qu'il  a  obtenue  l'année  dernière  pour 
un  ouvrage  inférieur.  M.  Ziem,  avec  sa  Vue  de 
Venise,  se  maintient  à  la  hauteur  de  ses  tableaux  de 

(1)  Delacroix  fait  allusion  au  tableau  connu  sous  le  nom  du  Marché 
aux  chevaux,  qui  fut  exposé  au  Salon  de  1853. 

(2)  Portrait  Je  Mine  Rodakowski,  mère  du  peintre. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  227 

l'année  dernière;   mais  il  est  interdit  au  jury  de  lui 
témoigner  sa  satisfaction  (1).  Par  contre,  voici  une 
Annonciation  de  M.  Jalabert  (2),  qui  est  un  tableau 
de  deuxième  médaille.  Or,  M.  Jalabert  l'ayant  obte- 
nue déjà,  lui  donnera-t-on  la  première,  qui  est  une 
récompense  supérieure  au  mérite  de  son  tableau  de 
cette  année?  Si  vous  êtes  juste  et  si  vous  suivez  le 
règlement,  vous  ne  lui  donnerez  rien,  et  cependant 
il  mérite  quelque  chose.  Doit-on  assimiler  les  artistes 
qui  mettent  au  Salon  à  ces  élèves  de  petites  pensions, 
dans  lesquelles  le  maître,  pour  encourager  les  parents 
encore  plus  que    les   élèves,  donne  des  prix  à  tout 
le  monde?  Si  le  but  des  récompenses  est  de  s'adres- 
ser à    ce   qui   est    supérieur    dans    une    exposition, 
il  faut  récompenser  tout  ce   qui  s'élève,  mais  dans 
la  juste  proportion  du  mérite  de  l'œuvre,  et  si  l'ar- 
tiste présente  dans   son   ouvrage  la  dose  de  talent 
qui  lui  attribue  la  troisième,  la  deuxième  ou  la  pre- 
mière médaille,   il   est  juste  qu'il  l'obtienne,   quand 
même  il  l'aurait  déjà  obtenue;  ce  serait  un  meilleur 
moyen  d'entretenir  l'émulation  et  de  donner  quand 
même    des    récompenses,    de    telle    sorte   que   tout 
homme  doué  d'une  dose  de  talent  raisonnable  puisse 

(1)  Ztem  obtint  cependant  une  médaille  de  première  classe  avec  cette 
Vue  de  Venise,  qui  a  pris  place  au  Musée  du  Luxembourg. 

(2)  Jalabert,  peintre,  élève  de  Delaroehe.  Théophile  Gautier  écrivait 
à  propos  de  lui  :  «  Le  talent  de  cet  artiste  a  quelque  chose  de  tendre  et 
«  de  délicat,  de  féminin  qui  charme  et  vous  empêche  de  lui  désirer  plus 
«  de  force.  Ge  n'est  pas  qu'il  ne  puisse  s'élever  à  la  vigueur  lorsqu'il  le 
«  veut,  mais  sa  vraie  nature  est  la  grâce.  » 


228  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

se   flatter   d'arriver   aux    récompenses    à    son  tour. 

Mardi  16  août.  —  Jenny  partie  pour  Dieppe;  elle 
me  manque  fort  ici. 

Dimanche  28  août.  —  Tous  ces  jours  derniers,  tra- 
vaillé à  l'Hôtel  de  ville;  j  achève  le  plafond.  Aujour- 
d'hui, je  suis  resté  à  la  maison  jusqu'à  midi  et  demi. 
Avancé  le  petit  Christ  portant  sa  croix  et  le  Berli- 
chingen  ou  Weisiingen. 

A  une  heure,  à  la  distribution  de  l'École  gratuite.  — 
Revenu  avec  Fleury  (1). . .  La  chaleur  est  tombée  tout 
à  fait.  Le  jour  où  je  l'ai  vu,  quelques  jours  avant 
l'élection,  et  où  il  m'a  avoué  qu'il  ne  votait  pas  pour 
moi,  ce  n'étaient  que  protestations  pour  la  prochaine 
fois;  aujourd'hui,  le  voilà  planté  là  avec  tous  les  hon- 
neurs delà  guerre,  membre  s'il  en  fut,  professeur,  etc.  ; 
il  n'a  plus  qu'une  faible  estime  pour  les  infortunés  qui 
sont  encore  sur  le  terrain  de  tout  le  monde. 

Le  soir,  j'ai  été  voir  Britannicus  et  YEcole  des 
maris,  et  tous  les  deux  m'ont  enchanté.  Beauvallet 
a  été  très  bon  dans  Burrhus;  j'ai  trouvé  là  avec  plai- 
sir Thierry  (2). 

Vendredi  2  septembre.  —  Dîné  chez  Véron;  je  lia 
avais  rapporté  ses  épreuves. 

(1)  Robert-Fleur  y  avait  succédé,  en  1850,  à  Granet  comme  membre 
de  l'Académie  des  beaux-arts. 

(2)  Delacroix  était  lié  avec  Edouard  Thierry,  qui  avait  écrit  des  Salons 
successifs  assez  favorables  au  peintre. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  229 

Lundi  26  septembre.  —  Plafond  de  Saint-Sulpice. 
—  Samson  et  Dalila  (1). 

Dessins  d'après  des  costumes  et  armures  pour  la 
Jérusalem. — Les  deux  Marocains.  — Le  Christ  por- 
tant sa  croix  (2).  —  Tableau  deBeugniet  (Berlichin- 
gen).  —  Lion  (id.).  —  Christ  dans  le  bateau. 

Mercredi  28  septembre.  —  Sept  heures  du  matin, 
en  me  levant.  —  On  ne  se  figure  pas  à  quel  point  la 
médiocrité  abonde  :  Lefnel  (3),  Baltard,  mille  exem- 
ples, qui  se  pressent,  de  gens  chargés  de  grosses 
affaires  dans  les  arts,  dans  le  gouvernement,  dans  les 
armées,  dans  tout.  Ce  sont  ces  gens-là  qui  enrayent 
partout  la  machine  lancée  par  les  hommes  de  talent. 
Les  hommes  supérieurs  sont  naturellement  novateurs. 
Ils  arrivent  et  trouvent  partout  la  sottise  et  la  médio- 
crité qui  tient  tout  dans  sa  main,  et  qui  éclate  dans 
tout  ce  qui  se  fait.  Leur  impulsion  la  plus  naturelle 
les  jette  à  redresser,  à  tenter  des  routes  nouvelles, 
pour  sortir  de  cette  platitude  et  de  cette  sottise.  S'ils 
réussissent  et  qu'ils  finissent  par  avoir  le  dessus  sur 
les  routines,  ils  ont  pour  eux,  à  leur  tour,  les  inca- 
pables, qui  se  font  un  mérite  d'outrer  leurs  pratiques, 
et  qui  gâtent  encore  tout  ce  qu'ils  touchent.  Après  ce 


(1)  Cette  toile  fut  exécutée  en  1854.  «  Elle  était  en  1875  chez  le 
peintre  Daubigny,  qui  l'avait  payée  de  cinq  à  six  mille  francs.  »  (V.  Cata- 
logue Robaut,  n°  1238.) 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n08  1313  et  1404. 

(3)  Lefuel  était  alors  architecte  du  château  de  Fontainebleau.  x\pre3 
la  mort  de  Visconti,  en  1854,  il  fut  chargé  d'achever  le  nouveau  Louvre. 


230  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

mouvement,  qui  porte  les  novateurs  à  sortir  de  For 
nière  tracée,  vient  presque  toujours  celui  qui  les 
porte,  à  la  fin  de  leur  carrière,  à  retenir  l'impulsion 
indiscrète  qui  va  trop  loin  et  qui  ruine  par  l'exagéra- 
tion ce  qu'ils  ont  inventé.  Ils  se  prennent  à  vanter  ce 
qu'ils  ont  été  cause  qu'on  a  abandonné,  en  voyant  le 
triste  usage  qu'on  fait  des  nouveautés  qu'ils  ont  lan- 
cées dans  le  monde.  Peut-être  y  a-t-il  un  secret  mou- 
vement d'égoïsme  qui  les  porte  à  régenter  à  ce  point 
leurs  contemporains,  que  personne  ne  puisse  qu'eux- 
mêmes  toucher  à  ce  qui  leur  paraît  critiquable?  Ils 
sont  médiocres  par  ce  côté  ;  cette  faiblesse  leur  fait 
jouer  souvent  un  rôle  ridicule  et  indigne  de  la  consi- 
dération qu'ils  ont  acquise. 

Champrosay.  —  Jeudi  G  octobre.  —  Parti  pour 
Cliamprosay  à  onze  heures.  J'ai  eu  cette  fois  deux 
fiacres  pour  me  transporter  et  faire  transporter  mes 
bagages  ;  moyen  préférable  et  plus  économique  que 
celui  de  la  voiture  du  commissionnaire. 

J'étais  souffrant  depuis  plus  d'une  semaine. 
Dimanche,  j'ai  pris  un  froid  aux  oreilles  qui  m'a  donné 
des  douleurs  dont  je  souffre  encore  :  c'était  pendant 
mon  équipée  du  Jardin  des  Plantes.  J'ai  pu  dire,  en 
arrivant  comme  Tancrède,  ce  que  je  dis  toujours 
en  arrivant  ici  : 

Qu'avec  ravissement  je  revois  ce  séjour! 

Avant  dîner,  le  temps  était  fort  beau,  contre  son 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  231 

habitude  ;  j'ai  fait  un  grand  tour  de  forêt  au  dé- 
triment de  ma  chaussure  et  de  mon  pantalon.  Pris 
par  l'allée  qui  mène  au  chêne  Prieur;  mais,  à  moitié 
chemin,  pris  l'allée  qui  descend  vers  le  milieu,  pour 
tomber  sur  la  grande  route  qui  croise  celle  de  l' Ermi- 
tage. Sentiment  délicieux  de  la  solitude  et  de  l'indé- 
pendance ,  en  rentrant  dans  mon  ermitage  et  en 
m'attablant...  Je  l'ai  bien  éprouvé  le  lendemain,  et 
j'espère  qu'il  sera  ainsi  tout  le  temps  que  je  serai  ici. 

Vendredi  7  octobre.  —  Grande  promenade  dans  le 
jardin.  Ravi  par  les  odeurs  de  fleurs  et  du  raisin. 
Mais  étant  remonté  dans  une  situation  paresseuse, 
elle  s'est  prolongée  toute  la  journée  que  je  suis  resté 
à  lire  le  Spectateur,  à  dormir,  à  le  reprendre. 

Le  soleil  s'était  montré  dans  la  journée,  et  j'ai  eu 
l'esprit  d'attendre  qu'il  fût  passé,  pour  me  mettre  en 
route,  vers  trois  heures  seulement,  ou  deux  heures. 
Une  pluie  battante  m'a  pris  dans  la  forêt;  heureuse- 
ment, elle  s'est  calmée  au  moment  où  j'allais  rentrer, 
et  j'ai  continué  par  une  allée  que  je  n'avais  jamais 
prise,  partant  de  ce  même  centre  qui  va  au  chêne 
Prieur  et  à  l'allée  descendante,  mais  plus  à  droite,  et 
remplie  de  bruyères.  Remonté  ensuite  au  chêne,  etc. 

Rentré  avec  appétit,  ce  qui  est  le  grand  point  pour 
que  la  digestion  se  fasse  convenablement.  Dîné  dans 
mon  atelier,  où  je  suis  mieux  pour  cela,  et  arpenté 
toute  la  soirée  le  logement  en  tous  sens,  car  la  pluie 
^t  l'obscurité  rendent  toute  sortie  bien  difficile,  le  soir. 


232  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Samedi  8  octobre.  —  J'ai  lu  hier  l'excellent  passage 
du  Spectateur  sur  la  vieillesse.  Je  me  réserve  de  le 
copier  tout  entier. 

Je  crois  me  rappeler  qu'il  met  au  premier  rang 
des  avantages  quelle  nous  donne  sur  la  jeunesse, 
la  tranquillité.  Effectivement,  c'est  là  le  véritable 
bien  dont  le  vieillard  doit  jouir,  s'il  vit  selon  l'état 
où  il  est  arrivé.  Quoiqu'on  dise  que  la  vieillesse  est 

I  âge  de  l'ambition,  ce  ne  peut  être  que  celui  d'une 
ambition  légitime  ou  facile,  en  comparaison,  à  satis- 
faire. En  effet,  quand  on  voit  un  homme  mûr  aspirer 
aux  honneurs,  ce  ne  peut  être,  à  moins  de  folie  com- 
plète de  sa  part,  qu'à  ceux  auxquels  il  a  le  droit  d'es- 
pérer comme  étant  la  suite  des  avantages  qu'il  a  su 
déjà  se  faire  et  de  la  position  qu'il  a  prise  par  les  tra- 
vaux de  toute  sa  vie.  Certes,  on  ne  se  fait  pas  une 
carrière  à  cinquante  ans.  On  goûte  alors  les  fruits  de 
celle  qu'on  s'est  faite;  les  honneurs  vont  trouver 
naturellement  celui  qui  possède  déjà  la  considération. 

II  faut  donc  au  vieillard,  je  ne  dirai  pas  dans  la  pour- 
suite, ce  mot  sent  encore  trop  la  jeunesse,  mais  dans 
la  recherche  calme  des  prérogatives  auxquelles  il  a 
droit,  la  même  tranquillité  que  je  regarde  comme  le 
souverain  bien  à  cet  âge.  Que  si  la  fortune  n'a  pas 
favorisé  les  efforts  de  la  jeunesse,  car  je  ne  parle 
toujours  ici  que  de  celui  qui  a  fait  preuve  de  mérite 
ou  de  constance,  si  la  position  est  médiocre,  une 
longue  habitude  de  cette  médiocrité  doit  la  lui  rendre 
moins  pénible,  de  même  que  la  perspective  de  la  con- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  233 

tinuation  du  même    état  jusqu'à  la  fin   de   sa  vie. 

Est-il  rien  de  plus  ridicule  que  de  s'agiter  dans 
l'âge  où  tout  invite,  où  tout  force  au  repos?  d'être  le 
compétiteur  de  gens  doublement  encouragés  par  la 
force  de  1  âge  et  par  l'intérêt  qui  s'attache  à  la  jeu- 
nesse? L'homme  de  mérite  que  les  circonstances  n'ont 
pas  servi,  doit  jouir  encore,  dans  la  situation  où  il 
voit  s'achever  ses  jours,  du  calme  que  cette  situation 
comporte;  et  il  n'y  a  que  la  misère  qui  puisse  rendre 
cette  condition  intolérable;  et  ceci  ne  s'adresse  pas 
à  ceux  qui  seraient,  par  un  hasard  fort  rare  et  malgré 
de  notables  qualités,  tombés  dans  un  état  si  bas. 
C'est  de  la  force  d'âme  alors,  et  une  force  bien 
rare,  qui  serait  nécessaire  à  cet  infortuné,  pour 
faire  tête  au  malheur.  Chez  celui-là,  il  y  aurait 
encore  lieu  à  tirer  des  consolations  du  sentiment 
de  son  propre  mérite  et  de  l'injustice  de  la  fortune. 

La  jeunesse  voit  tout  devant  elle  et  veut  aspi- 
rer à  tout;  c'est  ce  qui  fait  son  inquiétude  et  son 
agitation  continuelles.  L'idée  du  repos  est  aussi 
incompatible  avec  cet  âge  que  celle  de  l'agitation  l'est 
pour  la  vieillesse.  Le  vieillard,  au  contraire,  serait 
inexcusable  d'entretenir  cette  agitation  fiévreuse.  Il  a 
mesuré  ses  forces  et  il  connaît  le  prix  du  temps  ;  il 
sait  celui  qu'il  lui  faudrait  pour  parvenir  à  un  but  in- 
certain. Il  faut,  à  son  âge,  avoir  atteint  celui  auquel 
on  tendait,  et  non  pas  remettre  encore  en  question 
quel  sera  l'avenir.  Ce  sont  toutes  ces  raisons  qui 
doivent  le  porter  au  calme  et  lui  faire  tirer  de  la  posi- 


234  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

tion    telle    quelle    qu'il    s'est    acquise,    tout  le   fruit 
quelle  comporte  raisonnablement. 

Samedi  8  octobre.  —  Il  faut  mettre  ici  mon  aven- 
ture de  la  forêt.  Parti  vers  une  heure  et  demie,  après 
avoir  travaillé,  je  suis  passé  sans  m'en  apercevoir 
dans  le  grand  Senart;  tous  les  poteaux  sont  repeints 
pour  les  menus  plaisirs  de  Fould,  qui  a  fait  restaurer 
la  faisanderie.  J'ai  donc  erré,  pendant  près  de  cinq 
heures,  dans  les  marécages  de  la  forêt,  car  je  ne 
marchais  que  dans  une  boue  grasse  et  glissante,  sans 
savoir  où  j'allais.  Un  bonhomme  que  j'ai  rencontré 
dans  le  moment  le  plus  embarrassant  m'a  aidé  à  me 
retrouver,  et  je  suis  revenu  par  Soisy  à  cinq  heures 
et  demie,  assez  fatigué,  mais  très  heureux  de  n'avoir 
pas  éprouvé  le  désagrément  de  coucher  dans  la  forêt. 

Dimanche  9  octobre.  —  Peint  le  Christ  dans  la 
barque  (1),  d  après  mon  ancienne  esquisse,  jusqu'à 
deux  heures. 

Sorti  vers  la  partie  de  Draveil.  Fait  un  grand  tour 
en  contournant  la  forêt,  et  revenu  par  les  environs 
du  chêne  Prieur.  Je  me  porte  mieux  :  j'espère  grande- 
ment en  ce  petit  séjour  pour  me  remettre  tout  à 
fait. 

J'écris  à  la  cousine  : 

«   La  rareté  des  visites  que  je  fais  en  ce  lieu  me  le 

(1)   Voir  Catalogue  tlobaut,  nos  1214  à  1220. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  235 

fait  trouver  charmant,  quand  j'y  reviens.  Le  secret 
du  bonheur  n'est  pas  de  posséder  les  choses,  mais  d'en 
jouir;  je  serais  certes  moins  heureux  d'être  le  maître 
d'un  grand  château  où  je  m'ennuierais  et  où  je  serais 
ennuyé  par  les  autres.  Mais  ceux  qui  n'aiment  pas  la 
solitude  ne  peuvent  sentir  le  plaisir  que  j'éprouve  à 
être  roi  dans  une  bicoque  !  La  liberté,  mais  des  loi- 
sirs occupés,  l'esprit  en  travail  sans  cesse  font  trou- 
ver enchanteurs  tous  les  sites  et  tous  les  temps  pos- 
sibles. Pendant  ces  jours  de  pluie,  je  n'ai  pas  été 
ennuyé  jusqu'à  présent.  « 

Lundi  10  octobre.  —  Surpris  ce  matin,  pendant 
que  j'étais  en  train  de  peindre,  par  Mme  Villot, 
Mme  Halévy,  Halévy  (1),  ses  enfants,  Georges  et  le 
frère  de  Mme  Villot.  Cette  invasion  dans  ma  cabane 
m'a  désagréablement  surpris  et  m'a  laissé  à.  la  fin  très 
satisfait. 

J'ai  dîné  aujourd'hui  chez  Mme  Villot  et  demain 
chez  Halévy. 

Travaillé  beaucoup  le  fond  de  la  Sainte  Anne  (2) 
sur  un  dessin    d'arbres  d'après  nature,  que  j'ai  fait 

(1)  Malgré  ses  relations  mondaines  avec  Halévy,  Delacroix  conservait 
toute  sa  liberté  d'appréciation  à  son  égard.  Nous  avons  cité  dans  notre 
Etude  le  fragment  de  lettre  dans  lequel  Delacroix  donne  son  opinion  sur 
la  Juive.  Il  y  félicite  le  chanteur  Nourrit  d'avoir  «  répandu  de  l'intérêt 
-«  sur  une  pièce  comme  la  Juive  qui  en  a  grand  besoin,  au  milieu  de 
■  ce  ramassis  de  friperies  qui  est  si  étranger  à  l'art  »  . 

(2)  Ce  tableau  est  connu  sous  le  nom  d'Education  de  la  Vierge. 
L'idée  première  lui  en  vint  à  Nohant  chez  George  Sand,  et  sa  correspon- 
dance relate  les  circonstances  dans  lesquelles  il  le  fit.  (Voir  Catalogue 
Hobaut,  n°  1193.) 


236  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

dimanche,   sur  la  lisière    de  la  forêt  vers  Draveil. 

Travaillé  au  Christ  dans  la  barque,  de  Petit  (1). 

Vers  deux  heures,  charmante  promenade  vers  les 
carrières  de  Soisy.  Revenu  par  le  chêne  Prieur  et 
l'allée  de  l'Ermitage.  Beaux  effets  au  chêne  Prieur, 
qui  se  détachait  entièrement  en  ombre  sur  l'allée 
claire  et  fuyante. 

La  conversation  de  ces  oisifs  est  bien  ennuyeuse, 
quand  ils  se  lancent  dans  les  chevaux,  les  spectacles; 
des  discussions  qui  durent  une  heure  sur  une  bride, 
une  selle,  etc. 

Faire  un  Dictionnaire  des  arts  et  de  la  peinture  (z)  : 
thème  commode.  Travail  séparé  pour  chaque  article. 

Autorités.  —  La  peste  pour  les  grands  talents  et 
la  presque  totalité  du  talent  pour  les  médiocres.  Elles 
sont  des  lisières  qui  aident  tout  le  monde  à  marcher, 
quand  on  entre  dans  la  carrière,  mais  elles  laissent  à 
presque  tout  le  monde  des  marques  ineffaçables.  Les 
gens  comme  Ingres  ne  les  quittent  plus.  Ils  ne  font 
pas  un  pas  sans  les  invoquer.  Ils  sont  comme  des  gens 
qui  mangeraient  de  la  bouillie  toute  leur  vie  ;  ainsi  de 
suite. 

(1)  Le  Christ  sur  le  lac  de  Génézareth.  (Voir  Catalogue  Robauty 
n°  1214  à  1220.) 

(2)  Nous  trouvons  dans  un  fragment  d'album  publié  dans  le  livre  de 
M.  Piron  le  passage  suivant  :  «  Le  titre  de  dictionnaire  est  bien  ambi- 
«  tieux  pour  un  ouvrage  sorti  de  la  tète  d'une  seule  personne  et  n'em- 
«  brassant  naturellement  que  ce  qu'il  est  possible  à  un  homme  d'embrasser 
«  de  connaissances;  si  l'on  ajoute  à  cela  que  ses  connaissances  sont  loin 
«  d'être  complètes  et  sont  même  très  insuffisantes  en  ce  qui  touche  un 
«  nombre  considérable  d'objets  importants  qui  ressortent  de  la  matière 
«  traitée.  »    (Eugène  Delacroix,  sa  vie  et  son  œuvre.} 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  237 

—  Dumas,  ce  matin,  commence  ainsi  l'analyse  de  la 
pièce  d' Antony,  dans  la  Presse  :  «  Cette  pièce  a  donné 
lieu  à  de  telles  controverses,  que  je  demande  la  per- 
mission de  ne  pas  l'abandonner  ainsi  ;  d'ailleurs,  non 
seulement  c'est  mon  œuvre  la  plus  originale,  mon 
œuvre  la  plus  personnelle,  mais  encore  c'est  une  de 
ces  œuvres  rares  qui  ont  une  influence  sur  leur 
époque.  » 

Dîné  chez  Halévy,  à  Fromont  (1);  je  suis  toujours 
sourd  comme  un  pot  :  heureusement  que  l'indisposi- 
tion va  changeant  de  côté  et  se  porte  tantôt  à  droite, 
tantôt  à  gauche.  Il  y  avait  là  Viegra,  Vatel,  l'ancien 
directeur  des  Italiens,  etc.  Comment  entretiendront- 
ils  cette  magnifique  habitation?...  Hier,  le  général 
Parchappe  (2)  répondait  à  mon  admiration  pour  ce 
beau  lieu,  en  disant  que  la  maison  était  pitoyable,  et 
qu'il  fallait  la  rebâtir  pour  la  rendre  habitable. 

Mercredi  12  octobre.  —  Dîné  chez  Mme  Barbier. 
Mme  Villot  revenue  le  soir;  j'ai  parlé  imprudem- 
ment, avec  certains  regrets,  des  restaurations  des 
tableaux  du  Musée  :  le  grand  Véronèse,  que  ce  mal- 
heureux Villot  a  tué  sous  lui  (3),  a  été  un  texte  sur 
lequel  je  n'ai  pas  trop  insisté,  en  voyant  avec  quelle 

(1)  Commune  de  Ris-Orangis,  près  de  Corbeil. 

(2)  Le  général  de  division  Parchappe  avait  fait  les  campagnes  du 
premier  Empire,  puis  les  campagnes  d'Afrique  de  1839  à  1841.  Mis  à  la 
retraite  en  1851,  il  s'était  fait  nommer  député  au  Corps  législatif. 

(3)  Il  s'agit  ici  des  lamentables  restaurations  que  M.  Villot  fit  subir  à 
certaines  toiles  du  Musée  du  Louvre. 


238  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

chaleur  elle  défendait  la  science  de  son  mari.  Elle  ne 
lui  trouve  probablement  que  cette  qualité,  et  elle 
l'en  pare  comme  de  raison.  Elle  m'a  dit  qu'en  fait  de 
restauration,  il  ne  se  donnait  pas  un  coup  de  pinceau, 
à  moins  que  M.  Villot  ne  prît  lui-même  la  palette. 
Grande  recommandation,  à  ce  qu'on  peut  croire! 

Dans  la  journée,  travaillé  un  peu  mollement,  et 
pourtant  avec  succès,  à  la  petite  Sainte  Anne.  Le 
fond  refait  sur  des  arbres  que  j'ai  dessinés  il  y  a  deux 
ou  trois  jours,  à  la  lisière  de  la  forêt  vers  Draveil,  a 
changé  tout  ce  tableau.  Ge  peu  de  nature  prise  sur 
le  fait,  et  qui  pourtant  s'encadre  avec  le  reste,  lui  a 
donné  un  caractère.  J'ai  repris  également  pour  les 
figures,  les  croquis  faits  à  Nohant  d'après  nature, 
pour  le  tableau  de  Mme  Sand.  J'y  ai  gagné  de  la  naï- 
veté et  de  la  fermeté  dans  la  simplicité. 

De  i emploi  du  modèle.  — G'est  cet  effet  qu'il  faut 
obtenir  de  l'emploi  du  modèle  et  de  la  nature  en 
général  ;  c'est  aussi  la  chose  la  plus  rare  dans  la 
plupart  des  tableaux  où  le  modèle  joue  un  grand  rôle. 
Il  tire  tout  à  lui,  et  il  ne  reste  plus  rien  du  peintre. 
Chez  un  homme  très  savant  et  très  intelligent  à  la 
fois,  son  emploi  bien  entendu  supprime,  dans  le 
rendu,  les  détails  que  le  peintre,  qui  fait  d'idée, 
prodigue  toujours  trop,  de  peur  d'omettre  quelque 
chose  d'important,  et  qui  empêche  de  toucher  fran- 
chement et  de  mettre  dans  tout  leur  jour  les  détails 
vraiment  caractéristiques.  Les  ombres,  par  exemple, 
sont  toujours  trop  détaillées  dans  la  peinture  faite 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  239 

d'idée,  dans  les  arbres  particulièrement,  dans  les 
draperies,  etc. 

Rubens  est  un  exemple  remarquable  de  F  abus  des 
détails.  Sa  peinture,  où  l'imagination  domine,  est 
surabondante  partout;  ses  accessoires  sont  trop  faits; 
son  tableau  ressemble  à  une  assemblée  où  tout  le 
monde  parle  à  la  fois.  Et  cependant,  si  vous  comparez 
cette  manière  exubérante,  je  ne  dirai  pas  à  la  séche- 
resse et  à  l'indigence  modernes ,  mais  à  de  très 
beaux  tableaux  où  la  nature  a  été  imitée  avec  so- 
briété et  plus  d'exactitude,  vous  sentez  bien  vite  que 
le  vrai  peintre  est  celui  chez  lequel  l'imagination 
parle  avant  tout. 

Jenny  me  disait  hier,  avec  son  grand  bon  sens, 
quand  nous  étions  dans  la  forêt  et  que  je  lui  vantais 
la  forêt  de  Diaz,  «  que  l'imitation  exacte  n  en  était 
que  plus  froide  »,  et  c'est  la  vérité!  Ce  scrupule 
exclusif  de  ne  montrer  que  ce  qui  se  montre  dans 
la  nature  rendra  toujours  le  peintre  plus  froid  que 
la  nature  qu'il  croit  imiter;  d'ailleurs,  la  nature 
est  loin  d'être  toujours  intéressante  au  point  de  vue 
de  l'effet  de  l'ensemble.  Si  chaque  détail  offre 
une  perfection,  que  j'appellerai  inimitable,  en  re- 
vanche la  réunion  de  ces  détails  présente  rarement 
un  effet  équivalent  à  celui  qui  résulte,  dans  l'ouvrage 
du  grand  artiste,  du  sentiment  de  l'ensemble  et  de  la 
composition  (1).  C'est  ce  qui  me  faisait  dire  tout  à 

(1)  Nous  avons  tenté  dans  notre  Etude  de  résumer  les  idées  du  maître 
sur  ce  point  intéressant  d'esthétique.  Ce  passage  et  tout  ce  qui  suit  con- 


240  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

l'heure  que,  si  l'emploi  du  modèle  donnait  au  tableau 
quelque  chose  de  frappant,  ce  ne  pouvait  être  que 
chez  des  hommes  très  intelligents  :  en  d'autres  termes, 
qu'il  n'y  avait  que  ceux  qui  savent  faire  de  l'effet, 
en  se  passant  du  modèle,  qui  puissent  véritablement 
en  tirer  parti,  quand  ils  le  consultent. 

Que  sera-ce  d'ailleurs,  si  le  sujet  comporte  beau- 
coup de  pathétique?  Voyez  comme,  dans  de  pareils 
sujets,  Rubens  l'emporte  sur  tous  les  autres!  Comme 
la  franchise  de  son  exécution,  qui  est  une  conséquence 
de  la  liberté  avec  laquelle  il  imite,  ajoute  à  l'effet  qu'il 
veut  produire  sur  l'esprit!...  Voyez  cette  scène  inté- 
ressante, qui  se  passera,  si  vous  voulez,  autour  du  lit 
dune  femme  mourante  :  rendez,  s'il  est  possible,  sai- 
sissez par  la  photographie,  cet  ensemble  ;  il  sera  dé- 
paré par  mille  côtés.  C'est  que,  suivant  le  degré  de 
votre  imagination,  la  scène  vous  paraîtra  plus  ou 
moins  belle  ;  vous  serez  poète  plus  ou  moins,  dans  cette 
scène  où  vous  êtes  acteur  ;  vous  ne  voyez  que  ce  qui 
est  intéressant,  tandis  que  l'instrument  aura  tout  mis. 

Je  fais  cette  observation  et  je  corrobore  toutes  celles 
qui  précèdent,  c'est-à-dire  la  nécessité  de  beaucoup 
d'intelligence  dans  l'imagination,  en  revoyant  les  cro- 
quis faits  à  Nohant  pour  la  Sainte  Anne  :  le  premier, 
fait  d'après  nature,  est  insupportable,  quand  je 
revois  le  second,  qui  pourtant  est  presque  le  calque 
du  précédent,  mais  dans  lequel  mes  intentions  sont 

stituent  l'un  de»  morceaux  les  plus  importants  sur  lesquels  nous  nous 
soyons  appuyé. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  241 

pins  prononcées  et  les  choses  inutiles  éloignées,  en 
introduisant  aussi  le  degré  d'élégance  que  je  sentais 
nécessaire  pour  atteindre  à  l'impression  du  sujet. 

Il  est  donc  beaucoup  plus  important  pour  l'artiste 
de  se  rapprocher  de  l'idéal  qu'il  porte  en  lui,  et  qui 
lui  est  particulier,  que  de  laisser,  même  avec  force, 
l'idéal  passager  que  peut  présenter  la  nature,  et  elle 
présente  de  telles  parties;  mais  encore  un  coup,  c'est 
un  tel  homme  qui  les  y  voit,  et  non  pas  le  commun 
des  hommes,  preuve  que  c'est  son  imagination  qui 
fait  le  beau,  justement  parce  qu'il  suit  son  génie. 

Ce  travail  d'idéalisation  se  fait  même  presque  à 
mon  insu  chez  moi,  quand  je  recalque  une  composition 
sortie  de  mon  cerveau.  Cette  seconde  édition  est  tou- 
jours corrigée  et  plus  rapprochée  d'un  idéal  néces- 
saire; ainsi,  il  arrive  ce  qui  semble  une  contradiction 
et  qui  explique  cependant  comment  une  exécution 
trop  détaillée  comme  celle  de  Rubens,  par  exemple, 
peut  ne  pas  nuire  à  l'effet  sur  l'imagination.  C'est  sur 
un  thème  parfaitement  idéalisé  que  cette  exécution 
s'exerce  ;  la  surabondance  des  détails  qui  s'y  glissent, 
par  suite  de  l'imperfection  de  la  mémoire,  ne  peut 
détruire  cette  simplicité  bien  autrement  intéressante 
qui  a  été  trouvée  d'abord  dans  l'exposition  de  l'idée, 
et,  comme  nous  venons  de  le  voir  à  propos  de  Rubens, 
la  franchise  de  l'exécution  achève  de  racheter  l'incon- 
vénient de  la  prodigalité  des  détails.  Que  si,  au 
milieu  d'une  telle  composition,  vous  introduisez  une 
partie  faite  avec  grand  soin  d'après  le  modèle,  et  si 
"•  16 


242  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

vous  le  faites  sans  occasionner  un  désaccord  complet, 
vous  aurez  accompli  le  plus  grand  des  tours  de  force, 
accordé  ce  qui  semble  inconciliable;  en  quelque 
sorte,  c'est  l'introduction  de  la  réalité  au  milieu  d'un 
songe,;  vous  aurez  réuni  deux  arts  différents,  car  l'art 
du  peintre  vraiment  idéaliste  est  aussi  différent  de  ^ 
celui  du  froid  copiste  que  la  déclamation  de  Phèdre 
est  éloignée  de  la  lettre  d'une  grisette  à  son  amant. 
La  plupart  de  ces  peintres,  qui  sont  si  scrupuleux 
dans  l'emploi  du  modèle,  n'exercent  la  plupart  du 
temps  leur  talent  de  le  copier  avec  fidélité  que  sur 
des  compositions  mal  digérées  et  sans  intérêt.  Ils 
croient  avoir  tout  fait,  quand  ils  ont  reproduit  des 
têtes,  des  mains,  des  accessoires  imités  servilement 
et  sans  rapport  mutuel. 

—  Fait  une  promenade  avec  Jenny  vers  le  chêne 
Prieur.  Sortis  par  la  lisière  de  la  forêt  et  revenus  par 
la  grande  allée.  Ces  bruyères,  ces  fougères,  cette 
herbe  fine  et  verte  rappelaient  à  la  pauvre  femme  son 
pays  et  sa  jeunesse. 

—  Sur  Y  imitation  de  la  nature,  ce  grand  point  de 
départ  de  toutes  les  écoles  et  sur  lequel  elles  se 
divisent  profondément,  aussitôt  qu'elles  l'interprètent, 
toute  la  question  semble  réduite  à  ceci  :  limitation 
est-elle  faite  en  vue  de  plaire  à  l'imagination  ou  de 
satisfaire  simplement  une  sorte  de  conscience  d'une 
singulière  espèce,  qui  consiste,  pour  l'artiste,  à  être 
content  de  lui  quand  il  a  copié,  aussi  exactement  que 
possible,  le  modèle  qu'il  a  sous  les  yeux? 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  243 

Jeudi  13  octobre.  —  Travaillé  beaucoup  au  Christ 
dormant  dans  ta  tempête,  pour  Petit  (1).  Sorti  vers 
trois  heures  et  fait  une  longue  course  dans  la  forêt, 
dans  les  coupes  des  environs  du  chêne  d'Antain. 

Vendredi  14  octobre.  —  C'était  aujourd'hui  la 
corvée  de  R...  à  Paris.  Je  suis  parti  le  matin  chez 
Mme  Yillot  pour  m'excuser  de  lui  avoir  manqué  de 
parole  hier;  elle  m'a  parlé  de  la  situation  de  H.  V... 

Impossibilité  de  voyager  dans  ces  maudits  chemins 
de  fer  sans  être  assassiné  parla  conversation.  J'y  ai 
trouvé  un  personnage  que  j'ai  vu  autrefois  chez 
Mme  Marliani,  et  que  j'avais  déjà  rencontré  dans 
cette  maudite  voiture...  Bavardages  sans  fin  sur  le 
gothique,  etc. 

En  revenant,  de  même,  mon  confrère  Chevalier, 
que  je  révère,  m'a  trouvé  dans  F  omnibus  et  reconduit 
jusqu'à  Ris.  J'étais  obligé  de  me  tourner  vers  lui, 
pendant  que  je  mourais  d'envie  de  voir  le  paysage  : 
il  m'a  gâté  tout  le  plaisir  de  mon  retour.  J'étais  encore 
destiné  à  une  autre  rencontre  :  Mme  Villot,  son  frère, 
ses  frères,  que  sais-je?  étaient  allés  au-devant  du  cher 
M.  Villot  ;  il  a  fallu  poliment  remonter  avec  eux. 

Samedi  15  octobre.  —  Dîné  chez  Mme  Villot.  Il  a 
été   question   de  peinture  à  l'huile  d'olive. 

Si  cette  invention  eût  été  faite  il  y  a  trente  ans, 

(i)   Francis  Petit,   l'expert  bien    connu,   qui   figure  au   testament  de 

D  -hu-roix. 


244  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROÏX. 

ainsi  que  celle  du  daguerréotype,  peut-être  ma  car- 
rière eût-elle  été  plus  remplie.  La  facilité  de  peindre 
à  chaque  instant,  sans  avoir  l'ennui  de  palette,  en- 
suite l'instruction  que  donne  le  daguerréotype  à  un 
homme  qui  peint  de  mémoire,  sont  des  avantages 
inestimables. 

Dimanche  16  octobre.  —  Achevé  ou  presque 
achevé  le  Weislingen.  Promenade  vers  Soisy  par  la 
forêt.  Vu  les  derrières  du  parc  Vandeuil  (actuel)  :  il 
y  a  des  effets  superbes.  —  Plus  loin,  en  remontant, 
j'ai  dessiné  un  site  superbe. 

Lu  un  article  des  Mémoires  de  Dumas  sur  Trou- 
ville,  où  il  y  a  des  choses  charmantes...  Que  manque- 
t-il  à  ces  gens-là?  du  goût,  du  tact,  l'art  de  choisir 
dans  tout  ce  qui  leur  vient  et  celui  de  savoir  s'arrêter 
à  propos.  Il  est  probable  qu'ils  ne  travaillent  pas  ; 
leur  suffirait-il  de  travailler,  pour  acquérir  ce  qui  leur 
manque?...  Je  ne  le  crois  pas. 

Lundi  17  octobre.  —  Après  une  journée  de  travail 
et  un  peu,  je  crois,  de  sommeil,  parti  tard  vers  Soisy. 
La  pluie  a  détrempé  les  routes.  J'ai  fait  le  croquis  du 
lavoir  au  soleil  couchant.  Descendu  dans  la  ruelle  où 
j'avais  une  fois  trouvé  un  chat  charmant.  Rencontré 
Bayvet  en  revenant.  Voilà  un  homme  à  l'ancienne 
mode,  à  la  mienne  :  il  était  pataugeant  sur  la  route 
comme  moi,  et  visitant  ses  travaux;  il  portait  de  vieux 
habits  dont  son  domestique  ne  voudrait  certes  pas  ;  son 


JOURNAL    D'EUGÈINE   DELACROIX.  245 

pantalon  était  retroussé  de  peur  de  la  crotte.  C'est 
ainsi  qu'on  faisait  quand  on  désirait  ne  pas  se  gêner 
chez  soi  ou  à  la  campagne.  M.  X...  ou  M.  Y...,  enfin 
tel  sot  à  la  moderne,  serait  bien  malheureux  d'être 
rencontré  dans  l'équipage  où  le  pauvre  Bay  vet  se  pro- 
menait tranquillement  avec  la  conscience  tranquille 
de  ses  cent  mille  livres  de  revenu,  au  milieu  de  tout 
cela. 

J'éprouve  tous  les  jours,  et  particulièrement  quand 
il  fait  du  soleil,  un  charme  pénétrant  en  ouvrant  ma 
fenêtre  ;  il  y  a  dans  le  spectacle  de  la  tranquillité  de 
la  nature  un  attrait  plus  particulier  encore  pour 
l'homme  qui  vieillit  et  qui  apprécie  la  tranquillité  et  le 
calme.  Il  me  semble  que  ce  spectacle  est  fait  pour 
moi.  Une  ville  ne  peut  rien  offrir  de  semblable  :  par- 
tout l'agitation  qui  ne  convient  qu'à  la  sotte  jeunesse. 

—  J'écris  à  Piron  : 

«  Je  ne  voulais  venir  ici  que  pour  cinq  ou  six  jours  ; 
en  voilà  bientôt  quinze  que  j'y  suis,  et  je  ne  pense  pas 
à  revenir.  La  campagne  m'est  nécessaire  de  temps  en 
temps.  Comme  j'y  travaille,  elle  ne  m'assomme  pas, 
comme  ceux  qui.  se  condamnent  à  y  passer  six  mois 
de  suite.  Les  gens  du  monde  y  vont  mécaniquement 
au  mois  de  juillet,  et  ils  en  reviennent  en  décembre; 
moi,  j'y  vais  quinze  jours  de  temps  en  temps  et  de  loin 
en  loin.  Plus  il  y  a  longtemps  que  je  n'y  ai  été,  plus 
j'en  jouis;  j  aime  aussi  à  y  mener  une  vie  opposée  à 
celle  de  Paris;  j'abhorre  les  visites  et  les  dérange- 
ments des  voisins...  Cette  nature  que  je  vois  rarement 


24-6  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

me  parle  alors  et  me  renouvelle.  Une  promenade 
dans  la  forêt,  après  que  j'ai  consacré  ma  matinée  au 
travail,  est  un  véritable  délice,  mais  il  faut  absolu- 
ment faire  quelque  chose.  » 

—  Toujours  sur  l'emploi  du  modèle  et  sur  ï imita- 
tion. 

Jean -Jacques  dit  avec  raison  qu'on  peint  mieux 
les  charmes  de  la  liberté  quand  on  est  sous  les  ver- 
rous, qu'on  décrit  mieux  une  campagne  agréable 
quand  on  habite  une  ville  pesante  et  qu'on  ne  voit  le 
ciel  que  par  une  lucarne  et  à  travers  les  cheminées. 
Le  nez  sur  le  paysage,  entouré  d'arbres  et  de  lieux 
charmants,  mon  paysage  est  lourd,  trop  fait,  peut- 
être  plus  vrai  dans  le  détail,  mais  sans  accord  avec  le 
sujet.  Quand  Courbet  a  fait  le  fond  de  la  femme  qui 
se  baigne,  il  l'a  copié  scrupuleusement  d'après  une 
étude  que  j'ai  vue  à  côté  de  son  chevalet.  Rien  n'est 
plus  froid;  c'est  un  ouvrage  de  marqueterie.  Je  n'ai 
commencé  à  faire  quelque  chose  de  passable,  dans 
mon  voyage  d'Afrique,  qu'au  moment  où  j'avais  assez 
oublié  les  petits  détails  pour  ne  me  rappeler  dans  mes 
tableaux  que  le  côté  frappant  et  poétique;  jusque-là, 
j'étais  poursuivi  par  l'amour  de  l'exactitude,  que  le 
plus  grand  nombre  prend  pour  la  vérité. 

—  J'ai  travaillé  toute  la  journée  parla  pluie  à  la 
petite  Sainte  Anne,  et  j'ai  fait  une  esquisse  du  Soleil 
couchant  que  j'ai  dessiné  hier,  au  lavoir. 

Petit  tour  avant  dîner,  malgré  les  mauvais  chemins 
dans  la  forêt,  le  long  de  Bayvet,  avec  ma  bonne  et 


J0UR1NAL    D'EUGENE   DELACROIX.  247 

pauvre  Jenny(l),  dont  la  santé  paraît  meilleure  et 
m'enchante...  Quel  profond  bon  sens  dans  cette  fille 
de  la  nature,  et  quelle  vertu  au  fond  de  ses  préjugés 
les  plus  singuliers  ! 

J'avais  refusé  le  dîner  de  Mme  Villot;  j'ai  été  la 
joindre  et  sa  société,  comme  elle  était  au  dessert,  et 
nous  avons  achevé  la  soirée  chez  Mme  Barbier.  J'ai 
ri  aux  larmes  presque  tout  le  temps,  aussi  bien  de  ce 
que  je  lui  disais  que  de  ce  quelle  me  répondait.  Elle 
m'a  raconté  l'aventure  de  son  ami  Chevigné,  qui 
vient  un  de  ces  jours  derniers  pour  la  voir,  et  qui 
trouve  dans  le  chemin  de  fer  cet  être  antipathique 
qui  se  trouvait  venir  aussi  chez  elle  et  qu'il  voyait  par 
conséquent  sans  cesse  à  ses  côtés  ou  devant  lui  tout 
le  temps,  y  compris  la  voiture  qui  devait  les  ramener 
du  chemin  de  fer  chez  elle. 

Le  livre  de  Véron  (2)  était  là  sur  la  table...  Une 
femme  qui  n'est  pas  sotte,  et  qui  est  là,  le  trouve 
ennuyeux  ;  c'est  une  façon  d'exprimer  qu'il  lui  a 
déplu,  et  il  déplaira  à  la  moindre  personne  qui  a 
quelque  notion  de  ce  que  c'est  qu'une  chose  passable. 
Nulle  philosophie  (grand  article  sur  ce  mot  à  propos 
des  arts  en  général  :  sans  cette  philosophie  que  j'en- 
tends, nulle  durée  pour  le  livre  ou  pour  le  tableau, 
ou  plutôt  nulle  existence);   ce   tas    d'anecdotes,  les 

(1)  On  sait  que  Delacroix  laissa  par  testament  à  Jenny  Le  Guillou 
une  somme  de  cinquante  mille  francs,  en  outre  de  ce  qui  serait  à  sa 
convenance  dans  son  mobilier,  et  du  beau  portrait  qu'elle-même  lc;;ua  à 
8a  mort  a'i  Musée  du  Louvre. 

£2)   Mémoires  d'un  bourgeois  de  Paris. 


248  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

unes  intéressantes,  les  autres  niaises  et  dignes  d'amu- 
ser des  laquais;  des  nomenclatures,  des  répétitions 
textuelles  de  pièces  historiques,  qui  sont  partout, 
pour  qui  veut  les  y  aller  chercher,  ne  constituent  pas 
un  livre.  C'est  une  anonyme  réunion  de  pièces  de 
toutes  couleurs,  auxquelles  il  a  ôté  la  couleur  en  les 
ajustant...  Quoi!  pas  une  réflexion  pour  souder  un 
fait  à  un  autre,  ou  plutôt  quelles  réflexions!...  Car  je 
me  trompe  :  il  met  du  sien  de  temps  en  temps;  mais 
quelle  vulgarité  !  Le  pauvre  homme  a  donné  préma- 
turément sa  mesure.  Après  avoir  pris  la  peine  de 
nous  ôter  la  pensée  qu'il  était  capable  décrire  quel- 
que chose  qui  eût  le  sens  commun,  il  s'amuse  même 
à  détruire  ce  faible  prestige  qui  l'entourait,  à  savoir 
qu'il  avait  quelque  capacité  pour  les  affaires,  et  que 
son  savoir-faire  du  moins  l'avait  conduit  à  la  fortune. . . 
Point  du  tout;  il  établit  que  toutes  ses  combinaisons 
pour  faire  ses  affaires  ont  été  déjouées  par  le  hasard, 
et  que  c'est  le  même  hasard  qui  l'a  fait  réussir  sou- 
vent par  les  moyens  les  plus  inattendus  et  les  plus 
opposés  à  ses  prévisions. 

Je  n'ai,  dans  le  jugement  que  je  porte,  nulle  ani- 
mosité;  au  contraire,  je  l'aime  beaucoup,  malgré  ses 
airs  cavaliers;  mais  ils  sont  inséparables  du  parvenu. 
Je  crois  qu'il  perdra  beaucoup  à  ce  livre  malencon- 
treux. Il  gagnait  beaucoup,  au  contraire,  à  ne  pas  le 
publier,  mais  à  laisser  croire  qu'il  s'en  occupait.  Il 
confirme  malheureusement  tout  ce  que  les  gens  plus 
fins  que  le  vulgaire  pouvaient  augurer  de  lui...  Je  l'ai 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  249 

toujours  pensé  plus  important  par  son  air  que  par 
ses  qualités  réelles. 

Un  certain  tact  ma  rarement  trompé;  j'écrivais 
ici,  il  y  a  quelque  temps,  sur  la  quantité  des  hommes 
médiocres  ;  mais  que  de  degrés  encore  dans  la  médio- 
crité! En  voici  un  de  la  dernière  catégorie!  J'entends 
parmi  ceux  qui  se  piquent  d'œuvres  d'esprit.  11  sert  à 
faire  voir  la  valeur  de  ceux  qui  sont  des  chefs  de  hande, 
comme  Dumas,  par  exemple,  dont  il  est  tant  ques- 
tion depuis  quelques  jours.  Mis  en  regard  de  Véron, 
Dumas  paraît  un  grand  homme,  et  je  ne  doute  pas 
que  ce  ne  soit  son  opinion  à  lui-même;  mais  qu'est-ce 
que  Dumas  et  presque  tout  ce  qui  écrit  aujourd'hui,  en 
comparaison  d'un  prodige  tel  que  Voltaire,  par 
exemple?  Que  deviennent,  à  côté  de  cette  merveille 
de  lucidité,  d'éclat  et  de  simplicité  tout  ensemble, 
ce  bavardage  désordonné,  cet  alignement  sans  fin  de 
phrases  et  de  volumes  semés  de  bonnes  et  de  détes- 
tables choses,  sans  frein,  sans  loi,  sans  sobriété,  sans 
ménagement  pour  le  bon  sens  du  lecteur  !  Celui-là 
donc  est  médiocre  dans  l'emploi  de  facultés  qui  sont 
pourtant  au-dessus  de  l'ordinaire;  ils  se  ressemblent 
tous...  La  pauvre  Aurore  (1)  elle-même  lui  donne  la 
main  pour  des  défauts  analogues,  à  côté  de  qualités 
de  beaucoup  de  valeur.  Ils  ne  travaillent  ni  l'un  ni 
1  autre,  mais  ce  n'est  pas  par  paresse.  Ils  ne  peuvent 
pas  travailler,  c'est-à-dire  élaguer,  condenser,  résu- 

(1)    George  Sand. 


£50  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

mer,  mettre  de  Tordre.  La  nécessité  décrire  à  tant  la 
page  est  la  funeste  cause  qui  minerait  de  plus  robustes 
talents  encore.  Ils  battent  monnaie  (1)  avec  les  vo- 
lumes qu'ils  entassent;  le  chef-d'  œuvre  est  aujour- 
d'hui impossible. 

Jeudi  20  octobre.  —  Quelle  adoration  que  celle  que 
j'ai  pour  la  peinture!  Le  seul  souvenir  de  certains 
tableaux  me  pénètre  d'un  sentiment  qui  me  remue  de 
tout  mon  être,  même  quand  je  ne  les  vois  pas,  comme 
tous  ces  souvenirs  rares  et  intéressants  qu'on  retrouve 
de  loin  en  loin  dans  sa  vie,  et  surtout  dans  les  toutes 
premières  années. 

Hier  je  revenais  de  Fromont,  où  je  me  suis  fort 
ennuyé  :  j'arrive  chez  Mme  Villot,  à  qui  j'avais  à  rap- 
porter son  ombrelle  de  la  part  des  habitants  de  Fro- 
mont. Elle  était  là  avec  Mme  Pécourt,  qui  a  parlé  des 
tableaux  de  son  mari  (2).  Là-dessus,  Mme  V...  a 
rappelé  quelques-uns  de  ceux  de  Rubens  quelle  a  vus 
à  Windsor.  Elle  a  parlé  d  un  grand  portrait  équestre, 
d'une  de  ces  grandes  figures  d'autrefois,  armées  de 
toutes  pièces,  avec  un  jeune  homme  près  de  lui.  Il 
m'a  semblé  que  je  le  voyais.  Je  sais  beaucoup  de  ce  que 


(1)  Ce  jugement  dans  lequel  Delacroix  réunit  Véron,  Dumas  et 
George  Sand,  rappelle  un  fragment  d'étude  de  Barbey  d' Aurevilly  sur 
George  Sand,  où  il  parle  de  cette  littérature  dont  elle  a  fait  métier  et  mar- 
chandise. Nul  passage  dans  le  Journal  du  maître  ne  nous  semble  mieux 
venir  à  l'appui  de  ce  que  nous  avons  dit  dans  notre  Etude  à  propos  do 
ses  appréciations  sur  les  contemporains. 

(2)  Pécourt,  peintre  demeuré  oL&cur. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  55! 

Rubens  a  fait,  et  crois  savoir  tout  ce  qu'il  peut  faire. 
Ce  seul  souvenir  d'une  femmelette  qui  certes  n'a  pas 
éprouvé,  en  voyant  le  tableau,  l'émotion  que  je  res- 
sens seulement  en  me  le  figurant,  sans  l'avoir  vu,  a 
réveillé  en  moi  les  grandes  images  de  ceux  qui  ont 
tant  frappé  ma  jeunesse  à  Paris,  au  Musée  Napoléon, 
et  en  Belgique,  dans  les  deux  voyages  que  j'y  ai  faits. 
Gloire  à  cet  Homère  (1)  de  la  peinture,  à  ce  père 
de  la  chaleur  et  de  l'enthousiasme  dans  cet  art  où  il 
efface  tout,  non  pas,  si  l'on  veut,  par  la  perfection 
qu'il  a  portée  dans  telle  ou  telle  partie,  mais  par  cette 
force  secrète  et  cette  vie  de  l'âme  qu'il  a  mise  par- 
tout. Chose  singulière!  le  tableau  qui  m'a  peut-être 
donné  la  sensation  la  plus  forte ,  1 Elévation  en 
croix,  n'est  pas  celui  où  brillent  le  plus  les  qualités 
qui  lui  sont  propres  et  où  il  est  incomparable.  Ce 
n'est  ni  par  la  couleur,  ni  par  la  délicatesse  ou  la 
franchise  de  l'exécution  que  ce  tableau  l'emporte  sur 
les  autres,  et,  chose  bizarre,  c'est  par  des  qualités 
italiennes,  qui  chez  les  Italiens  ne  me  ravissent  pas  au 
même  degré;  et  je  trouve  à  propos  de  me  rendre 
compte  ici  du  sentiment  tout  à  fait  analogue  que  j'ai 
éprouvé  devant  les  batailles  de  Gros  et  devant  la 
Méduse,  surtout  quand  je  l'ai  vue  à  moitié  faite.  C'est 
quelque  chose  de  sublime,  qui  tient  en  partie  à  la 
grandeur  des  personnages.  Les  mêmes  tableaux  en 
petite  dimension   me  produiraient,  j'en  suis  sûr,  un 

(1)   Rubens  est  certainement  celui  de  tous  les  peintres  qu'il  a  le  plus 
constamment  vanté. 


252  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

tout  autre  effet.  H  y  a  aussi  dans  celui  de  Rubens  et 
dans  celui  de  Géricault  un  je  ne  sais  quoi  de  style 
michelangesque  qui  ajoute  encore  à  l'effet  que  produit 
la  dimension  des  personnages  et  leur  donne  quelque 
chose  d  effrayant.  La  proportion  entre  pour  beaucoup 
dans  le  plus  ou  moins  de  puissance  d'un  tableau.  Non 
seulement,  comme  je  le  disais,  ces  tableaux  ne  seraient 
qu'ordinaires  dans  l'œuvre  du  maître  exécutée  en 
petit;  mais  même  grands  simplement  comme  nature, 
ils  n'atteindraient  pas  à  l'effet  sublime.  La  preuve, 
c'est  que  la  gravure  du  tableau  de  Rubens  ne  me  le 
produit  nullement. 

Je  dois  dire  que  la  dimension  ne  fait  pas  tout, 
car  plusieurs  de  ses  tableaux  où  les  figures  sont 
très  grandes  ne  me  donnent  pas  ce  genre  d'émotion, 
qui  est  le  plus  élevé  pour  moi;  je  ne  puis  dire  non 
plus  que  ce  soit  exclusivement  quelque  chose  de  plus 
italien  dans  le  style,  car  les  tableaux  de  Gros  qui 
n'en  offrent  point  de  trace  et  qui  ne  sont  qu'à  lui, 
me  transportent  au  même  degré  dans  cette  situation 
de  l'âme  que  je  trouve  la  plus  puissante  que  cet  art 
puisse  inspirer.  C'est  un  mystère  curieux  que  celui  de 
ces  impressions  produites  par  les  arts  sur  des  organi- 
sations sensibles  :  confuses  impressions,  si  on  veut  les 
décrire,  pleines  de  force  et  de  netteté,  si  on  les 
éprouve  de  nouveau,  seulement  par  le  souvenir  !  Je 
crois  fortement  que  nous  mêlons  toujours  de  nous- 
mêmes  dans  ces  sentiments  qui  semblent  venir  des 
objets   qui  nous  frappent.    Il  est   probable  que  ces 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  253 

ouvrages  ne  me  plaisent  tant  que  parce  qu'ils  répon- 
dent à  des  sentiments  qui  sont  les  miens;  et  puisque, 
quoique  dissemblables,  ils  me  donnent  le  même  degré 
de  plaisir,  c'est  que  le  genre  d'effet  qu'ils  produisent, 
j'en  retrouve  la  source  en  moi. 

Ce  genre  d'émotion  propre  à  la  peinture  est  tan- 
gible en  quelque  sorte  ;  la  poésie  et  la  musique  ne 
peuvent  le  donner.  Vous  jouissez  delà  représentation 
réelle  de  ces  objets,  comme  si  vous  les  voyiez  vérita- 
blement, et  en  même  temps  le  sens  que  renferment 
les  images  pour  l'esprit  vous  échauffe  et  vous  trans- 
porte. Ces  figures,  ces  objets,  qui  semblent  la  chose 
même  à  une  certaine  partie  de  votre  être  intelligent, 
semblent  comme  un  pont  solide  sur  lequel  l'imagina- 
tion s'appuie  pour  pénétrer  jusqu'à  la  sensation 
mystérieuse  et  profonde  dont  les  formes  sont  en 
quelque  sorte  l'hiéroglyphe,  mais  un  hiéroglyphe 
bien  autrement  parlant  qu'une  froide  représenta- 
tion, qui  ne  tient  que  la  place  d'un  caractère  d'im- 
primerie :  art  sublime  dans  ce  sens,  si  on  le  com- 
pare à  celui  où  la  pensée  n'arrive  à  l'esprit  qu'à 
l'aide  des  lettres  mises  dans  un  ordre  convenu; 
art  beaucoup  plus  compliqué,  si  l'on  veut,  puisque  le 
caractère  n'est  rien  et  que  la  pensée  semble  être  tout, 
mais  cent  fois  plus  expressif,  si  l'on  considère  qu'in- 
dépendamment de  l'idée,  le  signe  visible,  hiéroglyphe 
parlant,  signe  sans  valeur  pour  l'esprit  dans  l'ouvrage 
du  littérateur,  devient  chez  le  peintre  une  source  de 
la   plus   vive  jouissance,    c'est-à-dire  la   satisfaction 


254  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

que  donnent,  dans  le  spectacle  des  choses,  la  beauté, 
la  proportion,  le  contraste,  l'harmonie  de  la  couleur, 
et  tout  ce  que  F  œil  considère  avec  tant  de  plaisir  dans 
le  monde  extérieur,  et  qui  est  un  besoin  de  notre 
nature. 

Beaucoup  de  gens  trouveront  que  c'est  précisé- 
ment dans  cette  simplification  du  moyen  d'expres- 
sion que  consiste  la  supériorité  de  la  littérature.  Ces 
gens-là  n'ont  jamais  considéré  avec  plaisir  un  bras, 
une  main,  un  torse  de  l'antique  ou  du  Puget(l); 
ils  aiment  la  sculpture  encore  moins  que  la  peinture, 
et  ils  se  trompent  étrangement  s'ils  pensent  que 
quand  ils  ont  écrit  :  un  pied  ou  une  main,  ils  ont 
donné  à  mon  esprit  la  même  émotion  que  celle  que 
j'éprouve  quand  je  vois  un  beau  pied  ou  une  belle 
main...  Les  arts  ne  sont  point  de  l'algèbre  où  1  abré- 
viation  des  figures  concourt  au  succès  du  problème  ; 
le  succès  dans  les  arts  n'est  point  d'abréger,  mais 
d'amplifier,  s'il  se  peut,  de  prolonger  la  sensation,  et 
par  tous  les  moyens...  Qu'est-ce  que  le  théâtre?  Un 
des  témoignages  les  plus  certains  de  ce  besoin  de 
l'homme  d'éprouver  à  la  fois  le  plus  d'émotions  pos- 
sible! Il  réunit  tous  les  arts  pour  sentir  davantage  : 
la  pantomime,  le  costume,  la  beauté  de  Facteur, 
doublent  l'effet  de  l'ouvrage  parlé  ou  chanté.  La 
représentation    du  lieu   dans  lequel   se   passe  Fac- 

(1)  Voir  l'étude  qu'il  consacra  à  ce  maître.  Elle  fut  publiée  dans  le 
Plutarque  français  etréunie  aux  autres  fragments  critiques  dans  levolume 
de  M.  Piron,  déjà  cité. 


JOUÎINAL    D'EUGENE   DELACROIX.  235 

tion  augmente  encore  tous  ces  genres  d'impression. 
On  comprend  donc  tout  ce  que  j'ai  dit  de  la  puis- 
sance de  la  peinture.  Si  elle  n'a  qu'un  moment,  elle 
concentre  V effet  de  ce  moment;  le  peintre  est  bien 
plus  maître  de  ce  qu'il  veut  exprimer  que  le  poète  ou 
le  musicien  livré  à  des  interprètes  ;  en  un  mot,  si  son 
souvenir  ne  s'exerce  pas  sur  autant  de  parties,  il  pro- 
duit un  effet  parfaitement  un  et  qui  peut  satisfaire 
complètement;  en  outre,  l'ouvrage  du  peintre  n'est 
pas  soumis  aux  mêmes  altérations,  quant  à  la  manière 
dont  il  peut  être  compris  dans  des  temps  différents. 
La  mode  qui  change,  les  préjugés  du  moment, 
peuvent  faire  envisager  différemment  sa  valeur;  mais 
enfin  il  est  toujours  le  même  ;  il  reste  tel  que  l'artiste 
a  voulu  qu'il  fut,  tandis  qu'il  n'en  est  pas  de  même 
d'un  ouvrage  livré  à  l'interprétation ,  comme  les  ou- 
vrages de  théâtre.  Le  sentiment  de  l'artiste  n'étant 
plus  là  pour  guider  les  acteurs  ouïes  chanteurs,  l'exé- 
cution ne  peut  plus  répondre  à  l'intention  primitive  : 
l'accent  disparaît,  et  avec  lui  la  partie  la  plus  délicate. 
Heureux  encore  l'auteur,  quand  on  ne  mutile  pas  son 
ouvrage,  affront  auquel  il  est  exposé  même  de  son 
vivant!  Le  changement  seul  d'un  acteur  change  toute 
la  physionomie. 

21  octobre.  —  Les  Arago  (1),  Bixio,  etc.,  dânaienï 


(1)  François  Arago  venait  de  mourir  le  2  octobre  1S53.  En  mention- 
nant les  Arago,  Delacroix  vent  parler  ici  de  ses  deux  tils,  Emmanuel  et 
Alfred  Arago,  et  de  ses  deux  frères  survivants,  Jacques  et  Eluune  Arago, 


256  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

chez  Mme  Villot;  j'y  étais  invité,  mais  je  vis  encce 
un  peu  de  régime  et  n'y  ai  été  qu'après. 

22  octobre.  —  Villot  et  sa  femme  venus,  en  arrivant 
de  Paris,  lui  du  moins.  Je  devais  y  aller  le  soir,  mais 
j'ai  préféré  une  grande  promenade  ravissante  vers 
Draveil. 

23  octobre.  —  Dîné  chez  les  Barbier,  sorti  vers  dix 
heures  pendant  que  tout  le  monde  était  occupé  à 
jouer,  et  j'ai  fait,  par  le  plus  beau  clair  de  lune,  la 
même  promenade  que  la  veille,  mais  encore  plus 
charmante. 

Promenade  dans  la  forêt  avec  Jenny. 

Lundi  24  octobre.  —  Travaillé  jusqu'à  quatre 
heures;  je  ne  suis  sorti  qu'à  peine  une  heure,  mais 
j'en  ai  joui  délicieusement.  Descendu  par  la  ruelle, 
le  long  du  jardin  Barbier.  Admiré  les  grands  arbres 
près  du  bord  de  la  Seine.  Mille  aspects  charmants 
de  la  pente  de  Champrosay,  etc. 

C'est  bien  là  qu'on  sent  l'impuissance  de  l'art 
d'écrire.  Avec  un  pinceau,  je  ferai  sentir  à  tout  le 
monde  ce  que  j'ai  vu,  et  une  description  ne  montrera 
rien  à  personne. 

Le  soir,  encore  vers  Draveil;  mais  le  brouillard 
s'étendait  sur  toute  la  vallée  de  la  Seine,  et  la  lune  se 
levait  si  tard  que  je  n'ai  pu  en  jouir. 

Depuis  deux  ou  trois  jours,  les  journées  sont  si  ra- 


"JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  257 

vissantes  que  je  passerais  volontiers  tout  le  temps  à 
ma  fenêtre.  Je  suis  sorti  quelques  instants  par  le 
jardin  et  j'ai  été  m'asseoir  avec  enchantement,  sous 
ce  soleil  si  doux,  en  face  de  Trousseau. 

Mardi  25  octobre.  —  Je  n'écris  pas  tous  ces  jours- 
ci,  parce  que  j'ai  trop  à  écrire.  Le  temps  est  si  rempli 
par  mon  travail  et  un  peu  de  promenade,  que  quand 
je  me  mets  à  en  écrire  trop  long  ici,  je  n'ai  plus  le 
même  entrain  pour  travailler. 

J'ai  tenu  la  petite  Sainte  Anne  la  matinée,  en  en- 
tremêlant le  travail  de  petites  promenades  dans  le 
jardin.  J'adore  ce  petit  potager  :  cette  vigne  jaunis- 
sante, ces  tomates  le  long  du  mur,  ce  soleil  doux 
sur  tout  cela,  me  pénètrent  d'une  joie  secrète,  d'un 
bien-être  comparable  à  celui  qu'on  éprouve  quand 
le  corps  est  parfaitement  en  santé.  Mais  tout  cela  est 
fugitif;  je  me  suis  trouvé  une  multitude  de  fois  dans 
cet  état  délicieux,  depuis  les  vingt  jours  que  je  passe 
ici. 

Il  semble  qu'il  faudrait  une  marque,  un  souvenir 
particulier  pour  chacun  de  ces  moments,  ce  soleil  qui 
envoie  les  derniers  rayons  de  l'année  sur  ces  fleurs  et 
sur  ces  fruits,  cette  belle  rivière  que  je  voyais  aujour- 
d'hui et  hier  couler  si  tranquillement  en  réfléchissant 
le  ciel  du  couchant,  et  la  poétique  solitude  de  Trous- 
seau, ces  étoiles  que  je  vois  dans  mes  promenades 
de  chaque  soir  briller  comme  des  diamants  au-dessus 
et  à  travers  les  arbres  de  la  route. 

il.  17 


258  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Le  soir,  chez  Mme  Barbier,  où  elle  a  lu  des 
Mémoires  de  Véron...  Ai-je  été  trop  sévère  en  en  par- 
lant il  y  a  deux  ou  trois  jours?  Quoique  je  ne  con- 
naisse encore  que  ces  passages  détachés,  je  ne  le 
pense  pas. 

Qu'est-ce  que  les  mémoires  d'un  homme  vivant 
sur  des  vivants  comme  lui  ?  Ou  il  faut  qu'il  se  mette 
tout  le  monde  à  dos  en  disant  sur  chacun  ce  qu'il  y  a 
à  dire,  et  un  pareil  projet  mènerait  loin,  ou  il  prendra 
le  parti  de  ne  dire  que  du  bien  de  tous  ces  gens  qu'il 
coudoie  et  avec  lesquels  il  se  rencontre  à  chaque  mo- 
ment. De  là  la  fastidieuse  nécessité  d'appeler  à  son 
secours  les  anecdotes  qui  traînent  partout,  ou  qui, 
pour  lui  avoir  été  communiquées,  n'en  sont  pas  plus 
intéressantes,  parce  que  tout  cela  ne  se  tient  point, 
en  un  mot  que  ce  ne  sont  pas  ses  mémoires,  c'est-à- 
dire  ses  véritables  et  sincères  jugements  sur  les 
hommes  de  son  temps.  Ajoutez  à  cela  l'absence  de 
toute  composition  et  la  banalité  du  style,  que  Barbier 
admire  pourtant  beaucoup. 

Mercredi  26  octobre.  —  Le  Spectateur  parle  de 
ce  qu'il  appelle  génies  de  premier  ordre,  tels  que 
Pindare,  Homère,  la  Bible,  —  confus  au  milieu  de 
choses  sublimes  et  inachevées,  —  Shakespeare,  etc.  ; 
puis  de  ceux  dans  lesquels  il  voit  plus  d'art,  tels 
que  Virgile,  Platon,  etc.. 

Question  à  vider  !  Y  a-t-il  effectivement  plus  à 
s'émerveiller  dans  Shakespeare,  qui  mêle  à  des  traits 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  259 

surprenants  de  naturel  des  conversations  sans  goût 
et  interminables,  que  dans  Virgile  et  Racine,  où 
toutes  ces  inventions  sont  à  leur  place  et  exprimées 
avec  une  forme  convenable?  Il  me  semble  que  le  der- 
nier cas  est  celui  qui  offre  le  plus  de  difficultés;  car 
vous  n'exceptez  pas  ceux  de  ces  divers  génies  qui 
sont  plus  conformes  à  ce  que  le  Spectateur  appelle 
les  règles  de  l'art,  de  vérité  et  de  vigueur  dans  leurs 
peintures. 

A  quoi  servirait  le  plus  beau  style  et  le  plus  fini 
sur  des  pensées  informes  ou  communes?  Les  premiers 
de  ces  hommes  remarquables  sont  peut-être  comme 
ces  mauvais  sujets  auxquels  on  pardonne  de  grandes 
erreurs  en  faveur  de  quelques  bons  mouvements. 
C'est  toujours  l'histoire  de  l'ouvrage  fini  comparé  à 
son  ébauche  —  dont  j'ai  déjà  parlé,  —  du  monument 
qui  ne  montre  que  ses  grands  traits  principaux,  avant 
que  l'achèvement  et  le  coordonnement  de  toutes  les 
parties  lui  aient  donné  quelque  chose  de  plus  arrêté  et 
par  conséquent  aient  circonscrit  l'effet  sur  l'imagina- 
tion, laquelle  se  plaît  au  vague  et  se  répand  facile- 
ment, et  embrasse  de  vastes  objets  sur  des  indications 
sommaires.  Encore,  dans  l'ébauche  du  monument, 
relativement  à  ce  qu'il  présentera  définitivement, 
l'imagination  ne  peut-elle  concevoir  de  choses  trop 
dissemblables  avec  ce  que  sera  l'objet  terminé,  tandis 
que  dans  les  ouvrages  des  génies  à  la  Pindare,  il  leur 
arrive  de  tomber  dans  des  monstruosités,  à  côté  des 
plus  belles  conceptions...  Corneille  est  plein  de  ces 


260  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

contrastes;  Shakespeare  de  même...  Mozart  n'est 
point  ainsi,  ni  Racine,  ni  Virgile,  ni  l'Arioste.  L'es- 
prit ressent  une  joie  continue,  et,  tout  en  jouissant 
du  spectacle  de  la  passion  de  Phèdre  ou  de  Didon, 
il  ne  peut  s'empêcher  de  savoir  gré  de  ce  travail 
divin  qui  a  poli  l'enveloppe  que  le  poète  a  donnée 
à  ses  touchantes  pensées.  L'auteur  a  pris  la  peine 
qu'il  devait  prendre  pour  écarter  du  chemin  qu'il 
me  fait  parcourir  ou  de  la  perspective  qu'il  me  montre, 
tous  les  obstacles  qui  m'embarrassent  ou  qui  m'of- 
fusquent. 

Si  des  génies  tels  que  les  Homère  et  les  Shakespeare 
offrent  des  côtés  si  désagréables,  que  sera-ce  des 
imitateurs  de  ce  genre  abandonné  et  sans  précision? 
Le  Spectateur  les  tance  avec  raison,  et  rien  n'est 
plus  détestable;  c'est  de  tous  les  genres  d'imita- 
tion le  plus  sot  et  le  plus  maladroit.  Je  n'ai  pas 
dit  que  c'est  surtout  comme  génies  originaux  que  le 
Spectateur  exalte  les  Homère  et  les  Shakespeare;  ceci 
serait  l'objet  d'un  autre  examen,  dans  leur  compa- 
raison avec  les  Mozart  et  les  Arioste,  qui  ne  me 
paraissent  nullement  manquer  d'originalité,  bien  que 
leurs  ouvrages  soient  réguliers. 

Rien  n'est  plus  dangereux  que  ces  sortes  de 
confusions  pour  les  jeunes  esprits,  toujours  portés 
à  admirer  ce  qui  est  gigantesque  plus  que  ce  qui 
est  raisonnable.  Une  manière  boursouflée  et  incor- 
recte leur  paraît  le  comble  du  génie,  et  rien  n'est 
plus  facile  que  l'imitation  d'une  semblable  manière.. ^ 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  201 

On  ne  sait  pas  assez  que  les  plus  grands  talents  ne  font 
que  ce  qu'ils  peuvent  faire  ;  là  où  ils  sont  faibles  ou 
ampoulés,  c'est  que  l'inspiration  n'a  pu  les  suivre, 
ou  plutôt  qu'ils  n'ont  pas  su  la  réveiller,  et  surtout 
la  contenir  dans  de  justes  bornes.  Au  lieu  de  dominer 
leur  sujet,  ils  ont  été  dominés  par  leur  fougue  ou  par 
une  certaine  impuissance  de  châtier  leurs  idées. 
Mozart  pourrait  dire  de  lui-même,  et  il  l'eût  dit 
probablement  en  style  moins  ampoulé  : 

Je  suis  maître  de  moi,  comme  de  l'univer3. 

Monté  sur  le  char  de  son  improvisation,  et  sem- 
blable à  Apollon  au  plus  haut  de  sa  carrière,  comme 
au  début  ou  à  la  fin,  il  tient  d'une  main  ferme  les 
rênes  de  ses  coursiers,  et  dispense  partout  la  lumière. 

Voilà  ce  que  les  Corneille,  emportés  par  des  bonds 
irréguliers,  ne  savent  pas  faire,  de  sorte  qu'ils  vous 
surprennent  autant  par  leurs  chutes  soudaines  que 
par  les  élans  qui  les  font  gravir  de  sublimes  hauteurs. 

Il  ne  faut  pas  avoir  trop  de  complaisance,  dans 
les  génies  singuliers,  pour  ce  qu'on  appelle  leurs 
négligences,  qu'il  faut  appeler  plutôt  leurs  lacunes; 
ils  n'ont  pu  faire  que  ce  qu'ils  ont  fait.  Ils  ont  souvent 
dépensé  beaucoup  de  sueurs  sur  des  passages  très 
faibles  ou  très  choquants.  Ce  résultat  ne  semble  point 
rare  chez  Beethoven,  dont  les  manuscrits  sont  aussi 
raturés  que  ceux  de  l'Arioste. 

Il  doit  arriver  souvent  chez  ces  hommes  que  les 
beautés  viennent  les  chercher,  sans  qu'ils  y  pensent, 


262  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

et  qu'ils  passent  au  contraire  un  temps  considérable 
à  en  atténuer  l'effet  par  des  redites  et  des  amplifica- 
tions déplacées. 

Jeudi  27  octobre.  —  Impossibilité  de  travailler!...* 
Est-ce  mauvaise  disposition,  ou  bien  l'idée  que  je  pars 
après-demain? 

Promenades  dans  le  jardin,  et  surtout  station  sous 
les  peupliers  de  Bayvet  ;  ces  peupliers  et  surtout  les 
peupliers  de  Hollande,  jaunissant  par  l'automne,  ont 
pour  moi  un  charme  inexprimable.  Je  me  suis  étendu 
à  les  considérer,  se  détachant  sur  le  bleu  du  ciel,  à 
voir  leurs  feuilles  s'enlever  au  vent  et  tomber  près  de 
moi.  Encore  un  coup,  le  plaisir  qu'ils  me  faisaient 
tenait  à  mes  souvenirs  et  au  souvenir  des  mêmes 
objets,  vus  dans  des  temps  où  je  sentais  près  de  moi 
des  êtres  aimés. 

Ce  sentiment  est  le  complément  de  toutes  les  jouis- 
sances que  peut  donner  le  spectacle  de  la  nature  ;  je 
l'éprouvais  l'année  dernière,  à  Dieppe,  en  contem- 
plant la  mer  :  ici  de  même.  Je  ne  pouvais  m' arracher 
de  cette  eau  transparente  sous  ces  saules,  et  surtout 
de  la  vue  du  grand  peuplier  et  des  peupliers  de 
Hollande. 

Contribué,  en  rentrant  au  jardin,  à  achever  notre 
vendange.  Le  soleil,  quoique  vif,  me  remplissait  de 
bien-être . 

Je  quitte  ceci  sans  répugnance  pour  le  travail  et 
la  vie  que  je  vais  retrouver  à  Paris,  mais  sans  las- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  263 

situde,  et  sentant  à  merveille  que  je  pourrais  passer 
aussi  bien  plus  de  temps  au  milieu  dune  solitude  si 
paisible  et  dépourvue  de  ce  qu'on  appelle  des  distrac- 
tions. Pendant  que  jetais  couché  sous  ces  chers  peu- 
pliers, j'apercevais  au  loin,  sur  la  route  et  au-dessus 
de  la  haie  de  Bayvet,  passer  les  chapeaux  et  les  figures 
des  élégants  traînés  dans  leurs  calèches  que  je  ne 
voyais  pas  à  cause  de  la  haie,  allant  à  Soisy  ou  en 
revenant,  et  occupés  à  chercher  la  distraction  chez 
leurs  connaissances  réciproques,  faire  admirer  leurs 
chevaux  et  leurs  voitures  et  prendre  part  à  l'insi- 
pide conversation  dont  se  contentent  les  gens  du 
monde...  Ils  sortent  de  leurs  demeures,  mais  ils  ne 
peuvent  se  fuir  eux-mêmes  ;  c'est  en  eux  que  réside 
ce  dégoût  pour  tout  délassement  véritable,  et  l'im- 
placable paresse,  qui  les  empêche  de  se  créer  de 
véritables  plaisirs. 

Le  soir,  je  voulais  aller  chez  Barbier;  dans  la  jour- 
née chez  Mme  Villot  et  le  maire  :  une  délicieuse 
paresse  m'en  a  empêché...  Celle-là  est  excusable, 
puisque  j'y  trouvais  du  plaisir. 

Vendredi  28  octobre.  —  Ce  matin,  levé  comme  à 
l'ordinaire,  mais  plein  de  l'idée  que  je  n'avais  à  faire 
que  mes  paquets.  J  ai  savouré  de  nouveau  le  plaisir 
de  ne  rien  faire. 

Après  avoir  fait  cent  tours  et  regardé  mes  pein- 
tures, je  me  suis  enfoncé  dans  mon  fauteuil,  au  coin 
de  mon  feu  et  dans  ma   chambre;  j'ai  mis  le  nez 


264  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

dans  les  Nouvelles  russes  (1);  j'en  ai  lu  deux  :  le 
Fataliste  et  Dombrowski,  qui  m'ont  fait  passer 
des  moments  délicieux.  A  part  les  détails  de  mœurs 
que  nous  ne  connaissons  pas,  je  soupçonne  qu'elles 
manquent  d'originalité.  On  croit  lire  des  nouvelles  de 
Mérimée,  et  comme  elles  sont  modernes,  il  n'y  a  pas 
difficulté  à  être  persuadé  que  les  auteurs  les  con- 
naissent. Ce  genre  un  peu  bâtard  fait  éprouver  un  plai- 
sir étrange,  qui  n'est  pas  celui  qu'on  trouve  chez  les 
grands  auteurs...  Ces  histoires  ont  un  parfum  de  réa- 
lité (2)  qui  étonne  ;  c'est  ce  sentiment  qui  a  surpris 
tout  le  monde,  quand  sont  apparus  les  romans  de 
Walter  Scott  ;  mais  le  goût  ne  peut  les  accepter  comme 
des  ouvrages  accomplis. 

Lisez  les  romans  de  Voltaire,  Don  Quichotte,  Gil- 
Blas...  Vous  ne  croyez  nullement  assister  à  des 
événements  tout  à  fait  réels,  comme  serait  la  rela- 
tion d'un  témoin  oculaire...  Vous  sentez  la  main 
de  l'artiste  et  vous  devez  la  sentir,  de  même  que 
vous  voyez  un  cadre  à  tout  tableau.  Dans  ces 
ouvrages,  au  contraire,  après  la  peinture  de  certains 
détails  qui  surprennent  par  leur  apparente  naïveté, 
comme  les  noms  tout  particuliers  des  personnages, 
des  usages  insolites,  etc.,  il  faut  bien  en  venir  à  une 


(1)  Les  Nouvelles  russes,  de  Nicolas  Gogol,  avaient  été  en  1845  tra- 
duites et  publiées  par  M.  L.  Viardot. 

(2)  Il  est  intéressant  de  remarquer  ici  comment  Delacroix  a  su,  d'un 
mot  caractéristique,  définir  et  analyser  cette  littérature  russe  qui  faisait 
alors  une  timide  apparition  et  qui  allait  soulever  vingt  ans  plus  tard  un 
si  grand  mouvement  de  curiosité. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  2G3 

fable  plus  ou  moins  romanesque  qui  détruit  lillusion. 
Au  lieu  de  faire  une  peinture  vraie  sous  les  noms  de 
Damon  et  d'Alceste,  vous  faites  un  roman  comme 
tous  les  romans,  qui  paraît  encore  plus  tel,  à  cause 
de  la  recherche  de  l'illusion  portée  seulement  dans 
des  détails  secondaires.  Tout  Walter  Scott  est  ainsi. 
Cette  apparente  nouveauté  a  plus  contribué  à  son 
succès  que  toute  son  imagination,  et  ce  qui  vieillit 
aujourd'hui  ses  ouvrages  et  les  place  au-dessous  des 
fameux  que  j'ai  cités,  c'est  précisément  cet  abus  de 
la  vérité  dans  les  détails.  (Se  rattacherait  à  l'article 
sur  i imitation,  plus  haut.) 

Paris,  samedi  9  octobre.  —  Parti  pour  Paris  à  onze 
heures  par  l'omnibus  du  chemin  de  fer  de  Lyon. 
Trouvé  Minoret  jusqu'à  Draveil. 

Dimanche  30  octobre.  —  Travaillé  à  retoucher  les 
tableaux  qu'on  m'a  demandés.  Les  occupations  que  je 
trouve  ici  vont  bien  interrompre  toutes  ces  écritures  ; 
je  le  regrette  ;  elles  fixent  quelque  chose  de  ce  qui 
passe  si  vite,  de  tous  ces  mouvements  de  chaque  jour 
dans  lesquels  on  retrouve  ensuite  des  encouragements 
ou  des  consolations. 

Lundi  31  octobre.  —  Le  pauvre  Zimmermann  (1) 
est  mort;  j'ai  passé  chez  lui  un  instant,  et  n'ai  pu 

(1)  Zimmermann  (1785-1853),   compositeur,  élève  de  Boïeldieu,  fut 
de  1816  à  1848,  professeur  de  piano  au  Conservatoire. 


266  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

rester.  J'avais  donné  rendez-vous  à  Andrieu  et  j'étais 
impatient  de  retourner  à  mon  travail.  Je  n'y  suis 
arrivé  que  vers  une  heure. 

Vendredi  4  novembre.  —  Toute  cette  semaine, 
repris  avec  beaucoup  d'ardeur  les  parties  à  corriger 
ou  à  achever  à  l'Hôtel  de  ville. 

Samedi  5  novembre.  —  Sur  le  fléau  des  longs 
articles.  Les  hommes  qui  savent  ce  qu'ils  ont  à  dire 
écrivent  bien. 

—  Sur  la  facilité  des  femmes  à  écrire.  Voir  anté- 
rieurement dans  ce  calepin.  Ce  serait  sur  les  diffi- 
cultés supérieures  que  présente  la  peinture.  Le 
mot  de  Chardin  et  de  Titien  :  Toute  la  vie  pour 
apprendre...  Au  reste,  les  difficultés  sont  relatives  à 
la  constitution  particulière  des  esprits. 

Lundi  7  novembre.  —  Dîné  chez  Pierret  avec 
Préault.  Je  crains,  pour  ce  pauvre  garçon,  qu'on  ne 
le  couche  enjoué  pour  les  filles  de  la  maison. 

J'étais  déjà  fatigué  de  ma  journée. 

Mat^di  8  novembre.  —  Je  me  suis  reposé  tout  ce 
jour;  je  crains  mes  malaises  de  l'estomac. 

Jeudi  10  novembre.  —  Voici  un  savant  américain 
(Moniteur  de  ce  jour)  qui,  à  la  suite  de  sondages  en- 
trepris et  exécutés  dans  plusieurs  points  de  la  mer, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  267 

établit  que  la  lune  n'influe  nullement  sur  les  marées, 
comme  les  savants  de  toutes  les  écoles  se  sont 
accordés  pour  le  croire.  Quel  scandale!  Je  les  vois 
d'ici  lever  les  épaules  avec  un  souverain  mépris  pour 
la  théorie  de  ce  faux  frère,  qui  vient  les  déranger  dans 
les  assertions  et  ébranler  la  foi  dans  les  anciens.  Selon 
l'Américain,  le  fond  de  la  mer  est  rempli  d'inégalités 
comme  la  surface  de  la  terre,  ce  qui  ne  surprendra 
personne  apparemment;  mais  il  ajoute  que  les  vol- 
cans sous-marins  creusent  çà  et  là  de  temps  en  temps 
d'épouvantables  cavernes  qui  attirent  et  qui  rejettent 
les  eaux,  et  sont  cause  des  marées.  Je  ne  suis  ni  pour 
ni  contre  la  lune,  mais  la  théorie  nouvelle  me  semble 
bien  hasardée.  Comment  s'expliquer  la  régularité 
des  marées  avec  ces  cavernes  qui  sont  creusées  par 
des  accidents  irréguliers,  comme  sont  les  explosions 
de  volcans?  Je  suis  néanmoins  bien  aise  qu'il  vienne 
de  temps  en  temps  quelque  homme  assez  hardi  pour 
rompre  en  visière  à  ces  docteurs  si  sûrs  de  doctrines 
qu'ils  n'ont  pas  inventées,  en  étant  incapables,  et  qui 
jurent,  les  yeux  fermés,  sur  la  parole  de  leur  maître. 
Il  y  avait  dans  le  même  journal,  hier  ou  avant-hier, 
une  autre  bourde  bien  plus  forte  à  propos  de  la  cor- 
ruption que  doivent  engendrer  dans  les  eaux  de  la 
mer  les  cadavres  qui  y  ont  trouvé  leur  tombeau 
depuis  des  siècles.  Il  prétend,  si  je  ne  me  trompe,  que 
toute  cette  corruption  est  partout,  que  la  terre 
n'est  qu'un  véritable  charnier  où  les  fleurs  elles- 
mêmes    naissent  de   la   corruption;    il   oublie  aussi 


263  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

que,  même  en  lui  accordant  que  la  mer,  les  eaux 
enfin  n'absorbent  ou  ne  transforment  point  suffisam- 
ment les  matières  corrompues,  tous  ces  corps  n'y 
restent  pas  plus  à  l'état  de  cadavres  que  la  viande 
chez  les  boucliers,  ou  un  animal  mort  dans  un 
bois.  La  mer  est  peuplée  d'espèces  assez  voraces 
et  assez  nombreuses  pour  faire  disparaître  promp- 
tement  la  dépouille  des  pauvres  diables  qui  laissent 
leur  vie  dans  les  flots.  Il  explique  par  la  même  cause 
la  phosphorescence  des  eaux  de  la  mer  :  «  On  sait, 
dit-il,  que  le  phosphore  est  engendré  par  la  corrup- 
tion. »  //  sait  cela...  et  il  ne  voit  pas  avec  ses  petites 
lunettes  d'autre  moyen  pour  la  nature  de  produire 
cet  effet...  Nous  concluons  toujours  d'après  ce  que 
nous  savons,  et  nous  savons  fort  peu...  Et  qui  lui  dit 
que  c'est  le  phosphore  qui  produit  ces  clartés  singu- 
lières qu'on  remarque  autour  des  bateaux  et  des 
rames  en  mouvement?  De  ce  que  le  phosphore  a  une 
lumière  sans  chaleur,  ce  qui  est  aussi  le  propre  de  ces 
effets  sur  les  flots,  quand  ils  sont  troublés  dans  de 
certaines  conditions,  mon  savant  et  tous  les  savants 
ont  décidé  que  le  phosphore  seul  pouvait  produire  un 
semblable  effet.  C'est  comme  s'ils  disaient  :  Les  sa- 
vants se  coudoient  dans  l'antichambre,  etc. 

Vendredi  11  novembre.  —  Retourné  au  conseil; 
ma  mauvaise  disposition  se  passe  un  peu. 

L'amour  est  comme  ces  souverains  qui  s'endorment 
dans  la  prospérité,  et  je  n'entends  pas  par  là  qu'il 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  260 

s'éteigne  quand   ses   faveurs   sont  trop  peu  dispu- 
tées, etc. 

Lundi  14  novembre.  —  Quoique  souffrant,  ou 
plutôt  pour  me  remettre  au  grand  air,  après  avoir 
passé  toute  la  matinée  à  paresser  et  à  lire  les  histoires 
de  P...  que  j'aime  beaucoup  et  qui  m'impressionnent 
dans  un  certain  sens,  j'ai  été  à  l'Hôtel  de  ville  vers 
deux  heures,  après  avoir  acheté  avec  Jenny  l'écharpe 
et  le  gilet  bleu. 

J'ai  fait  presque  tout  à  pied,  y  compris  le  retour 
par  le  faubourg  Saint- Germain,  pour  acheter  des 
gants;  j'ai  acheté  la  gravure  de  Piranesi  (1),  grand 
intérieur  d'église  très  frappant.  J'ai  vu  encore,  en 
passant  à  la  tour  Saint-Jacques,  retirer  des  os  en 
quantité  et  encore  juxtaposés.  L'esprit  aime  ces 
spectacles  et  ne  peut  s'en  rassasier.  En  passant  devant 
la  boutique  d'Hetzel  (2),  accroché  par  Silvestre  (3), 
qui  m'a  fait  entrer. 

(1)  Piranesi,  graveur  italien  (1720-1778),  qui  a  exécuté  au  burin  ou  à 
l'eau-forte  un  grand  nombre  de  planches  qu'on  a  réunies  sous  le  nom 
à' Antiquités  romaines . 

(2)  Helzel,  libraire  et  littérateur,  qui  sous  le  nom  de  Stahl  a  écrit  une 
série  de  charmants  ouvrages  pour  la  jeunesse.  Hetzel  avait  pris  une  part 
importante  aux  événements  de  1848  et  occupé  le  poste  de  secrétaire  gé- 
néral du  pouvoir  exécutif  dans  le  gouvernement  provisoire.  Exilé  après 
le  coup  d'Etat,  il  s'était  retiré  à  Bruxelles,  d'où  il  ne  rentra  en  France 
qu'en  1859. 

(3)  Théophile  Silvestre,  publiciste  (1823-1876),  a  collaboré  à  beau- 
coup de  journaux,  notamment  le  Figaro,  le  Nain  jaune,  le  Constitu- 
tionnel, le  Pays,  l'Eclair,  etc.  Son  principal  ouvrnge,  Y  Histoire  des 
artistes  vivants,  est  un  des  volumes  les  plus  intéressants  écrits  sur  l'art. 
Parmi    les   autres    publications  de   Théophile   Silvestre,  on  peut  encore 


270  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Avant  dîner,  Mme  Pierret  et  Marie  :  c'est  le  fameux 
jour  de  fête  ! 

Le  soir,  après  mon  dîner,  Riesener  est  venu  et  est 
resté  assez  tard.  Il  me  conseille  de  publier  mes  cro- 
quis au  moyen  de  la  photographie  ;  j'avais  eu  déjà 
cette  pensée,  qui  serait  féconde  (1). 

Il  m'a  parlé  du  sérieux  avec  lequel  le  bonDurieu  et 
son  ami  qui  l'aidait  dans  ses  opérations  parlent  des 
peines  qu'ils  se  donnent  et  s'attribuent  une  grande 
part  de  succès  dans  cesdites  opérations  ou  plutôt  dans 
leur  résultat. 

Ce  n'est  qu'en  tremblant  que  Riesener  leur  deman- 
dait si  décidément  il  pouvait  sans  indiscrétion  et  sans 
être  accusé  de  plagiat,  se  servir  de  leurs  photogra- 
phies pour  en  faire  des  tableaux.  J'ai  été  moi-même 
témoin  chez  Pierret,  lundi  dernier,  de  la  bonhomie 
avec  laquelle  il  s'applaudissait  du  succès,  en  voyant 
mes  exclamations  et  mon  admiration  qu'il  prenait 
pour  lui-même. 

Mardi  15  novembre.  —  Je  suis  souffrant  de  l'esto- 
mac depuis  huit  jours,  et  je  ne  fais  rien.  Ce  matin,  je 

citer  Eugène  Delacroix  (documents  nouveaux),  Pierre-Paul  Rubens,  etc. 
Son  dernier  ouvrage  est  le  Catalogue  du  Musée  de  Montpellier  (collec- 
tion Bruyas),  dont  le  premier  volume  seul  a  paru. 

(1)  Ce  vœu  dn  peintre  a  été  réalisé  en  partie  par  M.  Alfred  Robaut, 
qui,  au  moment  de  la  vente  des  dessins  originaux  d'Eugène  Delacroix, 
publia  plus  de  soixante-dix  croquis,  dessins  et  fac-similé  autographiés, 
pris  dans  l'œuvre  du  maître.  Cette  publication,  malheureusement  incom- 
plète, fut  accueillie  par  les  amateurs  avec  une  faveur  marquée,  et  il  est 
regrettable  qu'un  concours  plus  effectif  n'ait  pas  permis  de  terminer 
l'œuvre  si  bien  commencée. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  271 

vais  mieux  et  je  jouis  encore  ce  jour  d'une  délicieuse 
paresse  au  coin  démon  feu,  comme  pourm'indemniser 
du  regret  de  perdre  mon  temps.  Je  suis  entouré  de  mes 
calepins  des  années  précédentes;  plus  ils  se  rappro- 
chent du  moment  présent  et  plus  j'y  vois  devenir  rare 
cette  plainte  éternelle  contre  l'ennui  et  le  vide  que  je 
ressentais  autrefois.  Si  effectivement  l'âge  me  donne 
plus  de  gaieté  et  de  tranquillité  d'esprit,  ce  sera  pour 
le  coup  une  véritable  compensation  des  avantages 
qu'il  m'enlève. 

Je  lisais  dans  l'agenda  de  1849  que  le  pauwe 
Chopin,  dans  une  de  ces  visites  que  je  lui  faisais  fré- 
quemment alors,  et  quand  sa  maladie  était  déjà 
affreuse,  me  disait  que  sa  souffrance  l'empêchait  de 
s'intéresser  à  rien,  et  à  plus  forte  raison  au  travail.  Je 
lui  dis  à  ce  sujet  que  l'âge  et  les  agitations  du  jour  ne 
tarderaient  pas  à  me  refroidir  aussi.  Il  me  répondit 
qu'il  m'estimait  de  force  à  résister.  «  Vous  jouirez, 
a-t-il  dit,  de  votre  talent  dans  une  sorte  de  sérénité 
qui  est  un  privilège  rare  et  qui  vaut  bien  la  recherche 
fiévreuse  de  la  réputation.  » 

Jeudi  17  novembre.  —  La  bonne  Alberthe  m'a 
envoyé  une  place  pour  la  Cenerentola  (1).  J'ai  passé 
une  soirée  vraiment  agréable  ;  j'étais  plein  d'idées, 
et  la  musique,  le  spectacle  y  ont  aidé. 

J'ai  remarqué  là  combien,  dans  les  étoffes  de  satin, 

(1)  Opéra  de  Rossint- 


272  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

le  ton  même  de  l'objet  ne  se  trouve  qu'immédiate- 
ment à  côté  du  luisant  ;  de  même  dans  la  robe  des 
chevaux. 

En  présence  de  cette  jolie  pièce,  de  ces  passages  si 
fins,  de  cette  musique  que  je  sais  par  cœur,  je  voyais 
l'indifférence  sur  presque  toutes  ces  figures  de  gens 
ennuyés,  qui  ne  viennent  là  que  par  ton,  ou  seule- 
ment pour  entendre  l'Alboni.  Le  reste  est  un  acces- 
soire, et  ils  n'y  assistent  qu'en  bâillant.  Je  jouissais  de 
tout...  Je  me  disais  :  «  C'est  pour  moi  qu'on  joue  ce 
soir,  je  suis  seul  ici  ;  un  enchanteur  a  eu  la  complai- 
sance de  placer  près  de  moi  jusqu'à  des  fantômes  de 
spectateurs,  pour  que  l'idée  de  mon  isolement  ne 
nuise  pas  à  mon  plaisir  ;  c'est  pour  moi  qu'on  a  peint 
ces  décorations  et  taillé  ces  habits,  et,  quant  à  la  mu- 
sique, je  suis  seul  à  l'entendre.  » 

La  réforme  du  costume  s'est  étendue  jusqu'à 
supprimer  tout  ce  qui  est  caricature  ingénieuse, 
inhérente  au  fond  même  du  sujet.  Le  costumier  se 
croit  exact  en  donnant  à  Dandini  un  costume  très 
ponctuel  de  grand  seigneur  du  temps  de  Louis  XV  ; 
le  prince  de  même  ;  vous  vous  croyez  à  une  pièce  de 
Marivaux.  Avec  Cendrillon,  nous  sommes  dans  le 
pays  des  fées.  Alidor  a  un  costume  noir,  d'avoué. 

Samedi  19  novembre.  — J'ai  vu  ce  matin  Fleury  (1) 
et  Halévy,  puis  Gisors, 

(1)  Robert-Fleury. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  273 

Je  vois  ce  soir,  chez  Gihaut,  les  photographies  de 
la  collection  Delessert  (1),  d'après  Marc-Antoine  (2). 
Faut-il  absolument  admirer  éternellement  comme 
parfaites  ces  images  pleines  d'incohérences,  d'in- 
corrections, qui  ne  sont  pas  toutes  l'ouvrage  du 
graveur?  Je  me  rappelle  encore  la  manière  désa- 
gréable dont  j'en  ai  été  affecté,  ce  printemps, 
quand  je  les  comparais,  à  la  campagne,  à  des  pho- 
tographies d'après  nature. 

J'ai  vu  le  Repas  chez  Simon,  gravure  reproduite 
et  très  estimée.  Rien  de  plus  froid  que  cette  action! 
La  Madeleine,  plantée  de  profil  devant  le  Christ, 
lui  essuyant  à  la  lettre  les  pieds  avec  de  grands 
rubans  qui  lui  pendent  de  la  tête,  et  que  le  graveur 
nous  donne  pour  des  cheveux.  Rien  de  l'onction 
que  comporte  un  tel  sujet!  Rien  de  la  fille  repen- 
tante, de  son  luxe  et  de  sa  beauté  mise  aux  pieds 
du  Christ,  qui  devrait  bien,  au  moins  par  son  air, 
lui  témoigner  quelque  reconnaissance,  ou  du  moins 
qu'il  la  voit  avec   indulgence   et   bonté;    les   spec- 


(1)  M.  Delessert  était  un  collectionneur  qui  possédait  entre  autres 
toiles  du  maître  le  délicieux  tableau  des  Adieux  de  Bornéo  et  Juliette, 
celui  que  Gautier  décrit  ainsi  :  «  Roméo  et  Juliette  sur  le  balcon,  dans 
«  les  froides  clartés  du  matin,  se  tiennent  religieusement  embrassés  par 
«  le  milieu  du  corps.  Dans  cette  étreinte  violente  de  l'adieu,  Juliette, 
«  les  mains  posées  sur  les  épaules  de  son  amant,  rejette  la  tète  en 
«  arrière,  comme  pour  respirer,  ou  par  un  mouvement  d'orgueil  et  do 
«passion  joyeuse...  Les  vapeurs  violacées  du  crépuscule  enveloppent 
«  cette  scène.  »  La  Mort  de  Lara  lui  appartenait  également.  (Voir  Cata- 
logue Robaut,  not  939  et  1006.) 

(2)  Marc-Antoine  Raimondi  (1475-1530),  le  plus  célèbre  graveur  de  la 
Renaissance  italienne. 

II.  18 


274  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

tateurs  aussi  froids,  aussi  hébétés  que  ces  deux  per- 
sonnages capitaux.  Ils  sont  tellement  séparés  les  uns 
des  autres,  sans  qu'un  spectacle  si  extraordinaire  les 
rapproche  ou  les  groupe,  comme  pour  les  voir  déplus 
près,  ou  pour  se  communiquer  naturellement  ce  qu'ils 
en  pensent.  Il  y  en  a  un,  le  plus  rapproché  du  Christ, 
dont  le  geste  est  ridicule  et  sans  objet.  Il  paraît  em- 
brasser la  table  d'un  seul  de  ses  bras.  Son  bras  paraît 
plus  large  que  la  table  tout  entière,  et  cette  incorrec- 
tion, que  rien  ne  motive  dans  l'endroit  le  plus  apparent 
du  tableau,  augmente  la  bêtise  de  tout  le  reste.  Com- 
parez à  cette  sotte  représentation  du  sujet  le  plus  tou- 
chant de  l'Évangile,  le  plus  fécond  en  sentiments  ten- 
dres et  élevés,  en  contrastes  pittoresques  ressortant  des 
natures  différentes  mises  en  contact,  de  cette  belle 
créature  dans  la  fleur  de  la  jeunesse  et  de  la  santé,  de 
ces  vieillards  et  de  ces  hommes  faits,  en  présence 
desquels  elle  ne  craint  pas  d'humilier  sa  beauté  et  de 
confesser  ses  erreurs,  comparez,  dis-je,  ce  qu'a  fait 
de  cela  le  divin  Raphaël  avec  ce  qu'en  a  fait  Rubens. 
Il  n'a  manqué  aucun  trait...  La  scène  se  passe  chez 
un  homme  riche  :  des  serviteurs  nombreux  entourent 
la  table  ;  le  Christ,  à  la  place  la  plus  apparente,  a  la 
sérénité  convenable.  La  Madeleine  (1),  dans  l'effusion 

(1)  La  poétique  figure  de  la  Madeleine  tenta  à  plusieurs  reprises  le 
pinceau  de  Delacroix;  en  1845,  il  peignit  une  Madeleine  en  prière,  au 
sujet  de  laquelle  Baudelaire  écrivait  :  «  Ce  tableau  démontre  une  vérité 
«  soupçonnée  depuis  longtemps,  c'est  que  M.  Delacroix  est  plus  fort  que 
«jamais,  et  dans  une  voie  sans  cesse  renaissante,  c'est-à-dire  qu'il  est 
*  plus  harmoniste  que  jamais...  M.  Delacroix  est  décidément  le  peintre 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  275 

de  ses  sentiments,  traîne  dans  la  poussière  ses  robes 
de  brocart,  ses  voiles,  ses  pierreries;  ses  cheveux 
d'or  ruisselant  sur  ses  épaules  et  répandus  confusé- 
ment sur  les  pieds  du  Christ,  ne  sont  pas  un  accessoire 
vain  et  sans  intérêt.  Le  vase  de  parfums  est  le  plus 
riche  qu'il  a  pu  imaginer;  rien  n'est  trop  beau  ni  trop 
riche  de  ce  qui  doit  être  mis  aux  pieds  de  ce  maître 
de  la  nature,  qui  s'est  fait  un  maître  indulgent  pour 
nos  erreurs  et  pour  notre  faiblesse.  Et  les  spectateurs 
peuvent-ils  assister  avec  indifférence  à  la  vue  de  cette 
beauté  prosternée  et  en  larmes,  de  ces  épaules,  de 
cette  gorge,  de  ces  yeux  brillants  et  doucement  éle- 
vés? Ils  se  parlent,  ils  se  montrent,  ils  regardent  tout 
cela  avec  des  gestes  animés,  les  uns  avec  l'air  de 
l'étonnement  ou  du  respect,  les  autres  avec  une  sur- 
prise mêlée  de  malice.  Voilà  la  nature,  et  voilà  le 
peintre!  Nous  acceptons  tout  ce  que  la  tradition  nous 
présente  comme  consacré,  nous  voyons  par  les  yeux 
des  autres;  les  artistes  sont  pris  les  premiers  et  plus 
dupes  que  le  public  moins  intelligent,  qui  se  contente 
de  ce  que  les  arts  lui  présentent  dans  chaque  époque 
comme  du  pain  du  boulanger.  Que  diriez-vous  de  ces 
pieux  imbéciles  qui  copient  sottement  ces  inadver- 
tances du  peintre  d'Urbin,  et  les  érigent  en  sublimes 


«  le  plus  original  des  temps  anciens  et  des  temps  modernes.  Il  restera 
«  toujours  un  peu  contesté,  juste  autant  qu'il  faut  pour  ajouter  quelques 
«  éclairs  à  son  auréole.  Et  tant  mieux  !  il  a  le  droit  d'être  toujours  jeune, 
«  car  il  ne  nous  a  pas  trompés,  lui,  il  ne  nous  a  pas  menti,  comme  quel- 
«  ques  idoles  ingrates  que  nous  avons  portées  dans  nos  panthéons.  » 
(Voir  Catalogue  Robaut,  n01  920  et  921.) 


276  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

beautés?  de  ces  malheureux  qui,  n'étant  poussés  par 
aucun  sentiment,  s'attachent  aux  côtés  critiquables 
ou  ridicules  du  plus  grand  talent,  pour  les  imiter  sans 
cesse,  sans  comprendre  que  ces  parties  faibles  ou 
négligées  sont  l'accompagnement  regrettable  des 
belles  parties  qu'ils  ne  peuvent  atteindre? 

Dimanche  20  novembre.  —  Rubens  n'est  pas 
simple,  parce  qu'il  n'est  pas  travaillé. 

J'ai  été  voir  la  bonne  Alberthe,  que  j'ai  trouvée 
sans  feu,  dans  sa  grande  chambre  d'alchimiste,  et 
dans  une  de  ces  toilettes  bizarres,  qui  la  font  ressem- 
bler à  une  magicienne.  Elle  a  toujours  eu  du  goût 
pour  cet  appareil  nécromancien,  même  dans  le  temps 
où  sa  beauté  était  sa  plus  véritable  magie.  Je  me  rap- 
pelle encore  cette  chambre  tapissée  de  noir  et  de 
symboles  funèbres,  sa  robe  de  velours  noir  et  ce 
cachemire  rouge  roulé  autour  de  sa  tête,  toutes  sortes 
d'accessoires  qui,  mêlés  à  ce  cercle  d'admirateurs 
qu'elle  semblait  tenir  à  distance,  m'avaient  passa- 
gèrement monté  la  tête...  Où  est  le  pauvre  Tony?... 
Où  est  le  pauvre  Beyle?. ..  Elle  raffole  aujourd'hui  des 
tables  tournantes  :  elle  m'en  a  conté  des  choses 
incroyables.  Les  esprits  se  logent  là  dedans;  vous 
forcez  à  vous  répondre  à  votre  gré,  tantôt  l'esprit  de 
Napoléon,  tantôt  celui  d'Haydn  et  de  tant  d'autres! 
Je  cite  les  deux  qu'elle  m'a  nommés...  Comme  tout 
se  perfectionne!...  Les  tables  vont  aussi  faisant  du 
progrès!  Dans  les  commencements,  elles  frappaient 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  £77 

un  certain  nombre  de  coups,  qui  voulaient  dire  oui 
ou  non,  ou  bien  l'âge  qu'on  avait,  ou  le  quantième 
du  mois  où  tel  événement  s'accomplirait.  Depuis,  on 
en  a  fabriqué  tout  exprès  qui  ont  au  centre  une 
aiguille  de  bois,  qui  va  tour  à  tour  se  fixer  sur  les 
lettres  de  l'alphabet  tracées  en  cercle,  en  les  choisis- 
sant, bien  entendu,  avec  le  plus  grand  à  propos, 
pour  former  des  phrases  d'un  profond  admirable,  en 
manière  d'oracles.  On  a  encore  dépassé  ce  point  de 
leur  éducation  déjà  assez  surprenant  :  on  se  place 
sous  la  main  une  petite  planche  à  laquelle  est  adapté 
un  crayon,  et  en  s'appuyant  ainsi  armé  sur  la  table 
inspirée,  le  crayon  trace  de  lui-même  des  paroles  et 
des  discours  entiers.  Elle  m'a  parlé  de  gros  manu- 
scrits dont  les  tables  sont  les  auteurs,  et  qui  feront 
sans  doute  la  fortune  de  ces  gens  assez  doués  de 
fluide  pour  donner  à  la  matière  tout  cet  esprit.  On 
sera  ainsi  un  grand  homme  à  bon  marché. 

Mardi  22  novembre.  — Mal  disposé  pour  le  travail. 

Je  suis  allé  vers  trois  heures  au  Musée.  Vivement 
impressionné  par  les  dessins  italiens  du  quinzième 
siècle  et  du  commencement  du  seizième  siècle.  — 
Tête  de  religieuse  morte  ou  mourante,  de  Vanni, 
dessin  de  Signorelli  :  hommes  nus.  —  Petit  torse  de 
face  :  ancienne  école  florentine.  —  Dessins  de  Léo- 
nard de  Vinci  (1). 

(1)  Francexco  Vanni  (1563-1609).  Voir  le  Catalogue  des  dessins  du 
Louvre,  n°  362.  —  Luca  Signorelli  (14"W)-1525).  Voir  le  Catalogue  dci 


278  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

J'ai  remarqué  pour  la  première  fois  ceux  du  Car- 
rache,  pour  les  grisailles  du  palais  Farnèse  (1)  :  l'habi- 
leté y  domine  le  sentiment;  le  faire,  la  touche  l'en- 
traînent malgré  lui  ;  il  en  sait  trop,  et  n'étudiant 
plus,  il  ne  découvre  plus  rien  de  nouveau  et  d'in- 
téressant. Voilà  Fécueil  du  progrès  dans  les  arts, 
et  il  est  inévitable.  Toute  cette  école  est  de  même. 
Têtes  de  Christ  et  autres,  du  Guide  (2),  où,  malgré 
l'expression,  la  grande  habileté  de  crayon  est  plus 
surprenante  encore  que  l'expression.  Que  dire  alors 
de  ces  écoles  d'aujourd'hui,  qui  ne  s'occupent  que  de 
cette  mensongère  habileté,  et  qui  la  recherchent? 
Dans  les  Léonard  surtout,  la  touche  ne  se  voit  pas,  le 
sentiment  seul  arrive  à  l'esprit.  Je  me  rappelle  encore 
le  temps  qui  n'est  pas  loin  où  je  me  querellais  sans 
cesse  de  ne  pouvoir  parvenir  à  cette  dextérité  dans 
l'exécution  que  les  écoles  habituent  malheureusement 
les  meilleurs  esprits  à  regarder  comme  le  dernier 
terme  de  l'art.  Cette  pente  à  imiter  naïvement  et  par 
des  moyens  simples,  a  toujours  été  la  mienne,  et  j'en- 
viais au  contraire  la  facilité  de  pinceau,  la  touche 
coquette  des  Bonington  (3)  et  autres  :  je  cite   un 

dessins  du  Louvre,  n08  340,  343,  347.  —  Inconnu  XVe  siècle.  Voirie 
Catalogue  des  dessins  du  Louvre,  n09  419.  —  Léonard  de  Vinci  (1452- 
1519).  Voir  le  Catalogue  des  dessins  du  Louvre,  n°*  383  à  394. 

(1)  Annibal  Carrache  (1560-1609).  Voir  le  Catalogue  des  dessins  du 
Louvre,  n04  153,  157,  158,  161,  165,  166,  etc. 

(2)  Guido  Reni,  dit  le  Guide  (1575-1642).  Voir  le  Catalogue  d«s  des- 
sins du  Louvre,  nM  291,  294,  297. 

(3)  Pour  avoir  une  idée  précise  de  l'opinion  d'Eugène  Delacroix  sur 
Bonington,  il  importe  de  relire  la  très  belle  lettre  du  peintre  à  Thoré 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  279 

tomme  rempli  de  sentiment,  mais  sa  main  l'entraî- 
nait, et  c'est  ce  sacrifice  des  plus  nobles  qualités  à 
une  malheureuse  facilité,  qui  fait  déchoir  aujourd'hui 
ses  ouvrages,  et  les  marque  d'un  cachet  de  faiblesse, 
comme  ceux  des  Vanloo. 

Il  y  a  de  quoi  beaucoup  réfléchir  sur  cette  visite 
que  j'ai  faite  hier,  et  il  serait  bon  de  la  renouveler  de 
temps  en  temps. 

Mercredi  23  novembre.  —  Dîné  chez  Boissard  avec 
Arago  et  une  petite  dame  Aubernon  (1),  qui  fait  de 
l'esprit  et  qui  en  a.  Le  pauvre  Chenavard  devait  venir; 
il  est  très  entrepris  de  sa  maladie  de  larynx,  et  inspire 
des  craintes.  Boissard,  souffrant  de  névralgie,  est  triste 
comme  un  homme  pris  au  piège. 

Jeudi  24  novembre.  —  Promenade  le  soir  dans  la 
galerie  Vivienne,  où  j'ai  vu  des  photographies  chez 
un  libraire.  Ce  qui  m'a  attiré,   c'est  Y  Elévation  en 

qui  porte  la  date  du  30  novembre  1861.  Elle  contient  une  courte  bio- 
graphie de  l'artiste  qui  avait  été  le  camarade  d'atelier  de  Delacroix. 
Nous  en  extrayons  le  passage  suivant  :  «Je  ne  pouvais  me  lasser  d'ad- 
«  mirer  sa  merveilleuse  entente  de  l'effet  et  la  facilité  de  son  exécution  ; 
»  non  qu'il  se  contentât  promptement.  Au  contraire,  il  refaisait  fréquem- 
«  ment  des  morceaux  entièrement  achevés  et  qui  nous  paraissaient  mer- 
«  veilleux;  mais  son  habileté  était  telle  qu'il  retrouvait  à  l'instant  sous  sa 
«  brosse  de  nouveaux  effets  aussi  charmants  que  les  premiers.  Il  tirait 
«  parti  de  toutes  sortes  de  détails  qu'il  avait  trouvés  chez  des  maîtres  et 
«  les  rajustait  avec  adresse  dans  sa  composition.  »  (Corresp.,  t.  II, 
p.  278,  279.) 

(1)  Le  salon  de  cette  petite  dame  Aubernon  allait  devenir  rapide- 
ment le  rendez-vous  de  tout  le  monde  artistique  et  littéraire  ;  il  est  encore 
aujourd'hui  fort  recherché  des  hommes  de  lettres  et  des  artistes. 


280  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

croix  (1)  de  Rubens,  qui  m'a  beaucoup  intéressé  :  les 
incorrections,  n'étant  plus  sauvées  par  le  faire  et  la 
couleur,  paraissent  davantage. 

La  vue  ou  plutôt  le  souvenir  de  mon  émotion 
devant  ce  chef-d'œuvre  m'ont  occupé  tout  le  reste 
de  la  soirée,  dune  manière  charmante.  Je  pense, 
par  forme  de  contraste,  à  ces  dessins  du  Carrache, 
que  je  voyais  avant-hier  :  j'ai  vu  des  dessins  de  Ru- 
bens pour  ce  tableau;  certes  ils  ne  sont  pas  conscien- 
cieux, et  il  s'y  montre  lui-même  plus  que  le  modèle 
qu'il  avait  sous  les  yeux;  mais  telle  est  l'impulsion 
de  cette  force  secrète,  qui  est  celle  des  hommes  à 
la  Rubens  ;  le  sentiment  particulier  domine  tout  et 
s'impose  au  spectateur.  Ses  formes,  au  premier  coup 
d'œil,  sont  aussi  banales  que  celles  du  Carrache, 
mais  elles  sont  tout  autrement  significatives...  Car- 
rache grand  esprit,  grand  talent,  grande  habileté, 
je  parle  au  moins  de  ce  que  j'ai  vu,  mais  rien  de 
ce  qui  transporte  et  donne  des  émotions  ineffaçables  ! 

Vendredi  25  novembre.  —  Visite  du  ministre  For- 
toul  et  du  préfet,  à  l'Hôtel  de  ville. 

Le  soir,  ce  terrible  Dumas,  qui  ne  lâche  pas  sa  proie, 
est  venu  me  relancer  à  minuit,  son  cahier  de  papier 
blanc  à  la  main...  Dieu  sait  ce  qu'il  va  faire  des  dé- 
tails (2)  que  je  lui  ai  donnés  sottement  !  Je  l'aime 

^1)  Voir  supra,  t.  II,  p.  28. 

(2)  Ces  détails  sont  probablement  des  détails  biographiques  pour  Iet 
Mémoires  de  Dumas,  qui  contiennent  sur  Eugène  Delacroix  ce  fragment 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  281 

beaucoup,  mais  je  ne  suis  pas  formé  des  mêmes 
éléments,  et  nous  ne  recherchons  pas  le  même  but. 
Son  public  n'est  pas  le  mien  ;  il  y  en  a  un  de  nous 
qui  est  nécessairement  un  grand  fou. 

Il  me  laisse  les  premiers  numéros  de  son  journal, 
qui  est  charmant. 

Samedi  26  novembre.  —  J'ai  le  torticolis  ;  le  temps 
est  sombre;  je  me  promène  dans  mon  atelier  ou  je 
dors. 

Fait  quelques  croquis  d'après  la  suite  flamande  des 
Métamorphoses . 

A  quatre  heures  été  chez  Rivet,  que  j'ai  trouvé 
plus  affectueux  que  jamais.  Il  me  parle  avec  grand 
plaisir  de  la  répétition  du  Christ  au  tombeau,  de 
Thomas  (1). 

Le  soir,  Lucrezia  Borgia  (2)  :  je  me  suis  amusé  d'un 
bout  à  l'autre,  encore  plus  que  l'autre  jour,  à  la  Cène- 
rentoia.  Musique,  acteurs,  décorations,  costumes, 
tout  cela  m'a  intéressé.  J'ai  fait  réparation,  dans  cette 

auquel  il  convient  de  rendre  justice  pour  son  indépendance  d'allure  : 
«  Delacroix,  avec  son  Massacre  de  Scio,  autour  duquel  se  groupaient 
«  pour  discuter,  les  peintres  de  tous  les  partis,  Delacroix  qui  en  peinture, 
«  comme  Hugo  en  littérature,  ne  devait  avoir  que  des  fanatiques  aveugles 
«  ou  des  détracteurs  obstinés,  Delacroix  qui  était  déjà  connu  par  son 
««  Dante  traversant  le  Styx  et  qui  devait  toute  la  vie  conserver  ce  privi- 
«  lège  rare  pour  un  artiste,  de  réveiller  à  chaque  œuvre  nouvelle  les 
«  haines  et  les  admirations  :  Delacroix,  homme  d'esprit,  de  science  et 
«  d'imagination  qui  n'a  qu'un  travers,  c'est  de  vouloir  obstinément  être 
«  le  collègue  de  M.  Picot  et  de  M.  Abel  de  Fujol,  et  qui  par  bonheur, 
*  nous  l'espérons  du  moins,  ne  le  sera  pas.  » 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n"  1035-1037. 

(2)  Opéra  de  Donizetti. 


282  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

soirée,  à  l'infortuné  Donizetti,  mort  à  présent,  et  à 
qui  je  rends  justice,  imitant  en  cela  le  commun  des 
mortels,  hélas!  et  même  les  premiers  parmi  eux.  Ils 
sont  tous  injustes  pour  le  talent  contemporain.  J'ai 
été  ravi  du  chœur  d'hommes  en  manteau,  dans  la 
charmante  décoration  de  l'escalier  du  jardin  au  clair 
de  lune.  Il  y  a  des  réminiscences  de  Meyerbeer,  au 
milieu  de  cette  élégance  italienne,  qui  se  marient 
très  bien  au  reste.  Ravi  surtout  de  l'air  qui  suit, 
chanté  délicieusement  par  Mario  :  autre  injustice 
réparée;  je  le  trouve  charmant  aujourd'hui.  Cela  res- 
semble à  ces  amours  qui  vous  prennent  tout  d'un 
coup,  après  des  années,  pour  une  personne  que  vous 
étiez  habitué  à  voir  tous  les  jours  avec  indifférence. 
Voilà  la  bonne  école  de  Rossini;  il  lui  a  emprunté, 
parmi  les  meilleures  choses,  ces  introductions  qui 
mettent  le  spectateur  dans  la  disposition  de  l'âme  où 
le  veut  le  musicien.  Il  lui  doit  aussi,  comme  Bellini, 
et  il  ne  les  gâte  pas,  ces  chœurs  mystérieux  dans  le 
genre  de  celui  que  je  citais...  le  chœur  des  prêtres, 
dans  Sémiramis,  etc. 

Dimanche  27  novembre.  —  J'ai  été  le  soir  chez  la 
bonne  Alberthe  ;  j'avais  à  cœur  de  la  remercier  du 
plaisir  qu'elle  m'a  procuré  hier  soir.  Je  l'ai  encore 
trouvée  seule  dans  sa  grande  chambre  de  magicienne. 
Je  m'attendais,  aujourd'hui  dimanche,  à  lui  voir  le 
cercle  que  je  trouvais  habituellement  chez  elle,  et 
composé  de  ce  qu'elle   appelait  ses   amis.  Depuis 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  283 

qu'elle  a  changé  de  demeure,  ses  amis  ont  change 
d'habitudes;  quelques  pas  de  plus,  une  petite  pente  à 
monter,  les  a  tous  découragés...  Ils  viennent  le  jour 
où  elle  les  invite  à  dîner. 

Lundi  28  novembre.  —  Première  représentation 
de  Mauprat  (1).  Toutes  les  pièces  de  Mme  S  and 
offrent  la  même  composition,  ou  plutôt  la  même 
absence  de  composition  :  le  début  est  toujours  piquant 
et  promet  de  l'intérêt  ;  le  milieu  de  la  pièce  se  traîne 
dans  ce  qu'elle  croit  des  développements  de  caractères 
et  qui  ne  sont  que  des  moyens  douvrager  l'action. 

Il  semble  que  dans  cette  pièce,  comme  dans  les 
autres,  à  partir  du  deuxième  acte  jusqu'à  la  fin,  —  et 
il  y  en  a  six  !  —  la  situation  ne  fait  pas  un  pas;  le 
caractère  indécrottable  de  son  jeune  homme  à  qui  on 
dit  sur  tous  les  tons  qu'on  l'aime,  ne  sort  pas  du 
désespoir,  de  l'emportement  et  du  non-sens.  C'est 
juste  comme  dans  le  Pressoir. 

Pauvre  femme  !  elle  lutte  contre  un  obstacle  de 
nature  qui  lui  défend  de  faire  des  pièces;  c'est  au- 
dessous  des  plus  minces  mélodrames  sous  ce  rap- 
port; il  y  a  des  mots  pleins  de  charme;  c'est  là  son 
talent.  Ses  paysans  vertueux  sont  assommants;  il  y  en 
a  deux  dans  Mauprat...  Le  grand  seigneur  est  éga- 
lement vertueux,  la  jeune  personne  irréprochable... 

(1)  Le  roman  de  Mauprat  avait  été  l'un  des  plus  grands  succès  do 
George  Sand,  un  de  ceux  qui  avaient  le  pins  contribué  à  rendre  son 
nom  populaire.  Transporté  à  la  scène,  dans  un  drame  en  six  actes,  il  fut 
joué  à  l'Odéon  ;  mais  la  pièce  n'eut  pas  le  succès  du  livre. 


284  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

le  rival  du  jeune  homme,  plein  de  convenance  et 
de  modération  quand  il  s'agit  d'instrumenter  contre 
son  rival.  Le  jeune  homme  emporté  est  lui-même 
excellent  au  fond.  Il  y  a  un  pauvre  petit  chien  qui 
amène  des  situations  ridicules.  Elle  manque  du  tact 
de  la  scène,  comme  de  celui  de  certaines  convenances 
dans  ses  romans  ;  elle  n'écrit  pas  pour  des  Fran- 
çais, quoique  en  français  excellent;  et  le  public,  en 
fait  de  goût,  n'est  pourtant  pas  bien  difficile  à  présent. 
C'est  comme  Dumas  qui  marche  sur  tout,  qui  est 
toujours  débraillé  et  qui  se  croit  au-dessus  de  ce  que 
tout  le  monde  est  habitué  à  respecter. 

Elle  a  incontestablement  un  grand  talent,  mais  elle 
est  avertie,  encore  moins  que  la  plupart  des  écrivains, 
de  ce  qui  lui  va  le  mieux.  Suis-je  injuste  encore? 
Je  l'aime  pourtant,  mais  il  faut  dire  que  ses  ouvrages 
ne  dureront  pas.  Elle  manque  de  goût. 

—  Revenu  à  plus  d'une  heure  du  matin.  Retrouvé 
là  mon  vieux  Ricourt  (1).  Il  me  parlait  et  se  souvient 
encore  de  l'esquisse  du  Satyre  dans  les  filets  (2)  :  il 
m'a  parlé  de  ce  que  j'étais  déjà  dans  ce  temps  loin- 
tain. Il  se  rappelle  l'habit  vert  (3),  les  grands  cheveux, 

(1)  Ricourt,  fondateur  du  journal  Y  Artiste,  qu'il  dirigea  longtemps. 
Il  avait  su  réunir  autour  de  lui  les  plus  éminents  des  écrivains  de  l'époque. 
Ce  journal  avait  alors  un  caractère  romantique  très  accusé.  Ricourt 
mourut  en  1865.  Delacroix  était  très  lié  avec  lui  et  lui  adressa  la  lettre 
sur  les  Concours  que  nous  avons  citée  plus  haut,  et  qui  compte  parmi 
les  plus  originales  et  les  plus  intéressantes  de  la  correspondance. 

(2)  Probablement  une  des  compositions  du  début  de  V Artiste.  Nous 
n'en  avons  pas  trouvé  trace  dans  le  Catalogue  Bobaut. 

(3)  Allusion  au  gilet  vert  qui  servit  pour  son  portrait  du  Louvre. 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  285 

l'exaltation   pour  Shakespeare,    pour  les  nouveau- 
tés, etc. 

—  Dîné  à  l'Hôtel  de  ville.  — Didot  m'a  emmené 
chez  lui  et  montré  des  manuscrits  intéressants  avec 
vignettes. 

Mercredi  30  novembre.  —  Dîné  chez  la  princesse 
Marcellini.  Duo  de  basse  et  de  piano  de  Mozart,  dont 
le  commencement  rappelle  :  Du  moment  qu'on  aime. 
—  Duo  idem  de  Beethoven,  celui  que  je  connais  déjà 
et  qu'ils  ont  joué. 

Quelle  vie  que  la  mienne  (1)  !  Je  faisais  cette 
réflexion  en  entendant  cette  belle  musique,  surtout 
celle  de  Mozart  qui  respire  le  calme  d'une  époque 
ordonnée.  Je  suis  dans  cette  phase  de  la  vie  où  le 
tumulte  des  passions  folles  ne  se  mêle  pas  aux  déli- 
cieuses émotions  que  me  donnent  les  belles  choses. 
Je  ne  sais  ce  que  c  est  que  paperasses  et  occupations 
rebutantes,  qui  sont  celles  de  presque  tous  les 
humains  ;  au  lieu  de  penser  à  des  affaires,  je  ne  pense 
qu'à  Rubens  ou  à  Mozart  :  ma  grande  affaire  pendant 
huit  jours,  c'est  le  souvenir  d'un  air  ou  d'un  tableau. 
Je  me  mets  au  travail  comme  les  autres  courent 
chez  leur  maîtresse,  et  quand  je  les  quitte,  je  rap- 
porte dans  ma  solitude  ou  au  milieu  des  distractions, 
que  je  vais  chercher,    un  souvenir  charmant,    qui 

(1)  Ce  passage  est  à  rapprocher  du  fragment  de  l'année  1824  :  «Quelle 
•  sera  ma  destinée  ?  Sans  fortune  et  sans  disposition  propre  à  rien 
«  acquérir.  » 


286  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

ne  ressemble  guère  au  plaisir  troublé  des  amants. 

J'ai  vu  chez  la  princesse  le  portrait  du  prince 
Adam  (1)  par  Delaroche  (2)';  on  dirait  le  fantôme  du 
pauvre  prince,  tant  il  semble  qu'il  lui  ait  tiré  tout  le 
sang  de  ses  veines,  et  tant  il  lui  a  allongé  la  figure. 
Voilà  vraiment,  suivant  l'expression  de  Delaroche 
lui-même,  ce  qu'on  peut  appeler  de  la  peinture 
sérieuse.  Je  lui  parlais  un  jour  des  admirables  Murillo 
du  maréchal  Soult,  qu'il  voulait  bien  me  laisser  admi- 
rer; seulement,  disait-il,  ce  nest  pas  de  la  peinture 
sérieuse. 

Je  suis  rentré  à  une  heure  du  matin.  Jenny  me  di- 
sait que  quand  on  a  entendu  delà  musique  pendant  une 
heure,  c'est  tout  ce  qu'on  en  peut  porter.  Elle  a  rai- 
son :  c'est  même  beaucoup.  Un  air  ou  deux  comme 
le  duo  de  Mozart,  et  le  reste  fatigue  et  donne  de 
l'impatience. 

Samedi  1er  décembre.  —  Hercule  et  Diomède  (3), 
grand  paysage.  —  Adam  et  Eve  (4). 

Sur  quelques  folies.  —  Sur  le  progrès.  —  Opinions 
modernes. 

Mercredi    7    décembre.    —    Insipide    dîner  chez 

(1)  Le  prince  Adam  Czartoryski. 

(2)  «  Le  seul  homme  dont  le  nom  eût  puissance  pour  arracher  quel- 
«  ques  gros  mots  à  cette  bouche  aristocratique,  était  P.  Delaroche.  » 
{Baudelaire,  sur  Delacroix.) 

(3)  Voir   Catalogue  Robaut,  n°  1274. 

(4)  Il  s'agit  probablement  de  la  toile  qui  porte  le  n°  853  du  Catalogue 
Robaut,  et  que  le  maître  donna  ultérieurement  à  M.  de  Jolly. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  287 

Casenave.  J'ai  revu  là  les  mêmes  figures  que  Tannée 
dernière,  à  peu  près  à  pareille  époque. 

Un  an  de  plus  change  bien  les  visages  à  une  cer- 
taine époque  de  la  vie  !  Fould  surtout  m'a  paru  avoir 
été  plus  vite  que  les  autres;  il  a  les  joues  pendantes, 
l'œil  éteint,  le  poil  plus  blanc,  et  ce  je  ne  sais  quoi  de 
débraillé  et  de  dépenaillé  qui  annonce  le  vieillard.  Il 
était  près  de  moi  ;  je  me  suis  évertué,  par  convenance 
et  dans  l'impossibilité  de  trouver  un  mot  à  dire  à  la 
gouvernante  anglaise  qui  était  de  l'autre  côté,  à  lui 
parler  de  sa  collection,  des  arts,  de  la  guerre 
d'Orient...  J'étais  là  comme  un  terme. 

En  face  de  moi  était  Bethmont  (1).  C'est  un  person- 
nage tout  plein  de  manières  sucrées  de  dire  les  choses. 
Avec  son  œil  doux,  il  a  arrangé  Véron,  après  dîner, 
d'une  manière  assez  piquante,  mais  surtout  très  mé- 
chante et  emportant  la  pièce  avec  une  douceur 
charmante.  On  sentait  bien,  dans  cette  mielleuse  phi- 
lippique  contre  le  champion  de  la  présidence  en  1851, 
l'ancien  membre  du  gouvernement  provisoire  qui  lais- 
sait échapper  quelques-unes  de  ses  rancunes  secrètes. 
Il  a  beaucoup  d'un  homme  d'Eglise  dans  son  discours, 
et  même  dans  son  attitude  :  la  faconde  recherchée  de 
l'avocat  (2)  se  fait  jour  naturellement  dans  tout  ce 

(1)  Eugène  Bethmont,  avocat  et  homme  politique  né  en  1804,  mort 
en  1860.  Il  fut  un  des  membres  les  plus  brillants  des  assemblées  politiques. 

(2)  Delacroix  avait  horreur  de  ce  genre  d'esprit  qu'on  rencontre  sur- 
tout chez  ceux  qui  par  métier  touchent  à  toutes  choses  sans  pouvoir 
insister  sur  aucune.  L'avocat,  avec  sa  facilité  d'élocution,  son  éloquence 
toujours  prête,  lui  apparaissait  comme  un  être  superficiel  et  inconsistant. 
Ainsi,  même  à  propos  de  Berryer,  pour  lequel  il  éprouvait,  on  le  sait, 


288 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 


qu'il  dit,  mais  avec  un  certain  embarras  dans  les 
termes,  qui  annonce  quelque  chose  de  rebelle  dans 
cet  esprit,  malgré  la  culture  qu'il  a  dû  lui  donner  et 
l'exercice  du  métier  de  parler,  qui  a  été  celui  de  toute 
sa  vie.  Je  me  rappelle  que  Vieillard,  dans  toute  sa 
candeur,  me  disait  en  parlant  de  lui,  et  par  opposi- 
tion à  ses  autres  collègues  fougueux  ou  intolérants 
républicains  :  «  Quel  homme  charmant  !  que  de 
douceur!  »  Je  me  rappelle  qu'il  me  déplut  tout  de 
suite,  quand  je  le  vis  autrefois  chez  le  bon  M.  N..., 
qui  n'y  regardait  pas  de  si  près  :  une  certaine  façon 
de  vous  écouter  sans  rien  dire,  ou  de  vous  répondre 
avec  réticences,  me  donna  de  lui  l'idée  dans  laquelle 
je  me  suis  confirmé  les  deux  ou  trois  fois  que  je  l'ai 
rencontré.  Je  l'ai  trouvé  d'une  grande  sensibilité  à  la 
mort  du  pauvre  Wilson  (I).  Il  m'a  semblé  qu'il  versait 
de  véritables  larmes  sur  son  ami...  Que  conclure  de 
tout  ceci?  Que  je  me  suis  trompé  dans  mon  juge- 
ment...? Point  du  tout!  Il  est,  comme  tous  les 
hommes,  un  composé  bizarre  et  inexplicable  de  con- 
traires; c'est  ce  que  les  faiseurs  de  romans  et  de 
pièces  ne  veulent  pas  comprendre.  Leurs  hommes 
sont  tout  d'une  pièce.  Il  n'en  est  pas  de  cette  sorte... 
Il  y  a  dix  hommes  dans  un  homme,  et  souvent  ils  se 

une  vive  affection,  il  écrivait  :  «  Heureux  qui  se  contente  de  la  surface 
des  choses.  J'admire  et  j'aime  les  hommes  comme  Berryer  qui  a  l'air 
de  ne  rien  approfondir.  »  Il  faudrait  être  aveugle  pour  ne  pas  démêler 
la  pointe  de  critique  qui  se  dissimule  mal  sous  cette  admiration. 

(1)  Daniel  Wilson,  père  de  M.  Daniel  Wilson  et  de  Mme  Pelouze.  Il 
acheta  autrefois  à  Delacroix  son  tableau  :  La  Mort  de  Sardanaple.  (Voir 
Catalogue  Robaut,  n°  198.) 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  289 

montrent  tous  dans  la  même  heure,   à  de  certains 
moments. 

Je  me  suis  sauvé  aussitôt  que  je  l'ai  pu,  pourm'ôter 
de  ce  lieu  ennuyeux  et  pour  aller  à  pied  à  travers  les 
Champs-Elysées,  chez  la  princesse,  où  j'espérais  avoir 
un  peu  de  musique  et  un  peu  de  thé.  Je  l'ai  trouvée 
attablée  au  piano  avec  son  professeur  K...  Justement 
elle  jouait  avec  lui  de  sa  musique.  Le  morceau  finis- 
sait heureusement,  et  je  n'ai  pas  été  mis  dans  la 
nécessité  de  faire  même  une  grimace  d'approbation. 
Elle  a  joué  après,  et  probablement  à  mon  intention, 
un  morceau  de  Mozart,  à  quatre  mains,  de  sa  jeu- 
nesse. L'adagio  superbe.  Revenu,  bien  malgré  moi, 
avec  l'ennuyeux  K... 

Jeudi  18  décembre.  —  J'étais  invité  à  aller  chez 
Mlle  Brohan  (1),  et,  après  avoir  fait  ma  promenade, 
par  un  froid  piquant,  mais  agréable,  après  laquelle  je 
devais  rentrer  pour  aller  la  voir,  je  suis  resté  à  lire  le 
deuxième  article  de  Dumas  sur  moi,  qui  me  donne 
une  certaine  tournure  de  héros  de  roman.  Il  y  a  dix 
ans,  j'aurais  été  l'embrasser  pour  cette  amabilité  : 
dans  ce  temps-là,  je  m'occupais  beaucoup  de  l'opi- 
nion du  beau  sexe,  opinion  que  je  méprise  (2)  entiè- 

(1)  Augustine  Brohan  avait  débuté  en  1841,  à  seize  ans,  à  la  Comédie- 
Française,  avec  un  immense  succès.  Elle  devint  sociétaire  l'année  sui- 
vante. Son  talent,  sa  grâce  et  son  esprit  lui  assurèrent  une  situation 
exceptionnellement  brillante. 

(2)  Voici  une  anecdote  intéressante  rapportée  par  Baudelaire,  et  qui 
mérite  d'être  rapprochée  de  ce  passage  :   «  Je  me  souviens  qu'une  fois 

II.  19 


290  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

rement  aujourd'hui,  non  sans  penser  quelquefois  avec 
plaisir  à  ce  temps  où  tout  d'elles  me  paraissait  char- 
mant. Aujourd'hui,  je  ne  leur  en  reconnais  qu'un  seul, 
et  il  n'est  plus  à  mon  usage.  La  raison,  plus  encore 
que  l'âge,  me  tourne  vers  un  autre  point.  Celui-là  est 
le  tyran  qui  domine  tout  le  reste. 

Cette  Brohan  était  bien  charmante  à  ses  débuts  ! 
Quels  yeux!  quelles  dents!  quelle  fraîcheur!  Quand 
je  l'ai  revue  chez  Véron,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  elle 
avait  perdu  beaucoup,  mais  elle  avait  encore  un  cer- 
tain charme.  Elle  a  beaucoup  desprit,  mais  elle  court 
un  peu  après  l'effet.  Je  me  rappelle  que  ce  jour-là, 
en  sortant  de  table,  elle  m'embrassa  sur  ce  qu'on  lui 
dit  ce  que  j'étais  :  je  crois  qu'il  était  question  de  son 
portrait.  Houssaye  (1),  qui  était  alors  son  directeur, 
non  pas  celui  de  sa  conscience,  car  il  était  en  même 
temps  son  amant,  eut  tout  le  temps  du  dîner  une 
sombre  attitude  d'amant  jaloux  fort  comique  chez  un 
directeur  de  spectacle,  familiarisé,  à  ce  qu'il  semble, 
avec  les  mœurs  de  la  partie  féminine  du  troupeau 
déclamant  et  chantant,  croassant  ou  beuglant,  dont 
il  est  le  berger. 


«  dans  un  lieu  public,  comme  je  lui  montrais  le  visage  d'une  femme 
«  d'une  originale  beauté  et  d'un  caractère  mélancolique,  il  voulut  bien 
«  en  goûter  la  beauté,  mais  me  dit,  avec  son  petit  rire,  pour  répondre 
«  au  reste  :  »  Comment  voulez-vous  qu'une  femme  puisse  être  mélanco- 
«  lique?  h  insinuant  sans  doute  par  là  que  pour  connaître  le  senti- 
«  ment  de  la  mélancolie,  il  manque  à  la  femme  certaine  cbose  essen- 
«  tielle.  » 

(1)   Arsène  Houssaye  était  alors  administrateur  de  la  Comédie-Fran- 
çaise. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  291 

Je>n'y  ai  pas  été  ce  soir,  de  peur  de  rencontrer  là 
trop  de  ces  figures  compromettantes,  qui  me  feraient 
fuir  aux  antipodes. 

Vendredi  9  décembre.  —  La  forme  de  lettres  serait 
la  meilleure...  On  passe  d'un  sujet  à  l'autre  sans 
transition;  on  n'est  pas  forcé  à  des  développements. 
Une  lettre  peut  être  aussi  courte  et  aussi  longue  qu'on 
veut. 

En  revenant  de  l'Hôtel  de  ville.  —  Copie  du  plafond 
pour  Bonnet  (1).  —  Samson  et  Dalila  (2).  —  Ovide  (3). 
—  Otinde  et  Sophronie.  —  Clorinde(4).  —  Herminie 
et  les  bergers  (5). . .  et  les  autres  sujets  de  la  Jérusalem. 


(1)  Plafond  de  la  galerie  d'Apollon. 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n*  1238. 

(3)  Ce  sujet  d'Ovide,  qu'il  avait  déjà  traité  pour  la  décoration  de  la 
Bibliothèque  du  Palais-Bourbon,  devait  lui  inspirer  un  de  ses  chefs- 
1  œuvres  de  l'Exposition  de  1859.  Voici  en  quels  termes  il  en  parle  : 
VI.  Moreau  avait  demandé  à  Delacroix  un  tableau  pour  M.  Fould.  Delà- 
roix  lui  écrit  le  11  mars  1856  :  «  Je  m'étais  occupé  tout  de  suite  de 
*  chercher  des  sujets  pour  répondre  au  désir  que  vous  m'avez  si  aimable- 
»  ment  exprimé  de  la  part  de  M.  Fould.  Après  avoir  hésité  quelque 
«temps,  je  me  suis  rappelé  une  esquisse  que  j'ai  traitée,  il  y  a  un 
t  an  environ ,  dans  le  projet  d'en  faire  un  tableau.  Je  crois  le  sujet 
■  assez  favorable,  avec  figures,  animaux,  paysages.  C'est  Ovide  exile 
■■  chez  les  Scythes,  auquel  les  naïfs  habitants  apportent  des  fruits,  du 

laitage.  » 

Ce  tableau  appartient  aujourdïhui  à  Mme  Sourdeval.  (Voir  Catalogue 
lobaut,  np  1376.) 

(4)  Il  s'agit  du  tableau  A'Olinde  et  Sophronie,  qui  a  figuré  récemment 
l'Exposition  des  Cent  chefs-d'œuvre,  chez  Petit.  La  description  fournie 
ar  Delacroix  est  la  suivante  :  «  Olinde  et  Sophronie.  Glorinde,  arrivant 
au  secours  de  Sarrasins  assiégés  dans  Jérusalem,  délivre  de  la  mort  deux 
jeunes  amants  condamnés  au  bûcher  par  le  tyran  Aladin.  »>  (Jérusalem 
'livrée.)  (Voir  Catalogue  Robaul,  n°  1290.) 

(5)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1384. 


292  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

—  Lion  Beugniet(l).  Naufrage  id.  (2).  —  Intérieur  de 
Harem  (Oran).  — Présents  de  noces  (Tanger).  Camp 
mauresque. 

Samedi  10  décembre.  —  Chez  Chabrier  ce  soir. 
Lefebvre  parlait  de  Jomini.  Lire  ces  deux  ouvrages  : 
Napoléon  au  tribunal  d" Alexandre  et  de  César  et 
Grandes  opérations  militaires.  Il  loue  beaucoup  le 
style  de  Ségur,  dans  la  campagne  de  1812.  Lire  la 
bataille  de  Dresde.  Belles  choses  aussi  dans  la  cam- 
pagne de  France.  C'est  après  cette  campagne  de 
Dresde,  dans  laquelle  l'Empereur  a  été  vraiment  fou- 
droyant et  semblable  aux  Roland  et  aux  Renaud,  tant 
son  coup  d'oeil  ou  sa  présence  enfanta  des  miracles, 
c'est  après  cette  bataille,  qui  devait  être  décisive, 
qu'une  aile  de  poulet  lui  donna  une  indigestion  qui 
paralysa,  avec  ses  facultés,  les  mouvements  de  son 
armée  et  amena  la  défaite  de  Vandamme. 

Le  bon  amiral,  qui  était  là,  a  la  bonté  et  la  bien- 
veillance peintes  sur  ses  traits.  Il  me  disait  que  la  nuit, 
quand  il  se  réveillait,  il  était  pris  d'un  horrible  décou- 
ragement. Cela  m'a  surpris  d'un  homme  qui  n'a  pas 
l'air  d'être  nerveux,  C'est  une  situation  commune  à 
presque  tous  les  hommes.  Lefebvre  est  de  même. 
J'étais  arrivé  dans  un  état  de  misanthropie  affreuse 
que  j'ai  déposé  en  entrant  là  (quoique  je  ne  m'y  sois 
pas  grandement  diverti),  et  que  j'ai  repris  tout  le  long 
du  chemin  à  mon  retour. 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1249. 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  nos  1214  et  1220. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  293 

Je  trouvais  charmant  d'être  détesté  de  tout  le 
monde  et  d'être  eii  guerre  avec  le  genre  humain.  On 
parlait  d'excès  de  travail;  je  disais  qu'il  n'y  avait 
pas  d'excès  dans  ce  genre,  ou  du  moins  qu'il  ne  pou- 
vait nuire,  pourvu  qu'on  fît  l'exercice  que  le  corps 
réclame,  et  surtout  qu'on  ne  menât  pas  de  front 
le  travail  avec  le  plaisir.  On  dit  à  ce  propos  que 
Cuvier  était  mort  pour  avoir  trop  travaillé  :  je  n'en 
crois  rien.  Il  avait  1  air  si  fort!  a  dit  quelqu'un.  Point 
du  tout!  il  était  très  maigre  et  se  couvrait  d'habits 
comme  le  marquis  de  Mascarille  et  le  vicomte  de 
Jodelet  dans  les  Précieuses.  Il  voulait  être  dans  une 
transpiration  continuelle.  Ce  système  n'est  pas  mau- 
vais; je  commence  à  tourner  à  cette  habitude  de  me 
couvrir  extrêmement;  je  la  crois  très  salutaire  pour 
moi.  Cuvier  avait  la  réputation  d'aimer  les  petites 
filles  et  de  s'en  procurer  à  tout  prix;  cela  explique  la 
paralysie  et  tous  les  inconvénients  auxquels  il  a  suc- 
combé, plus  que  les  excès  de  travail. 

J'ai  vu  Norma.  J'ai  cru  que  je  m'y  ennuierais,  et  le 
contraire  est  arrivé  ;  cette  musique,  que  je  croyais 
savoir  par  cœur  et  dont  j'étais  fatigué,  m'a  paru  déli- 
cieuse. La  pièce  est  courte,  autre  mérite.  Mme  Parodi 
m'a  fait  plus  de  plaisir  que  dans  Lucrezia;  c'est  peut- 
être  parce  que  depuis  mon  journal  m'a  appris  qu'elle 
était  élève  de  Mme  Pasta,  dont  elle  rappelle  beaucoup 
de  traits.  Le  public  croit  regretter  la  Crisi  et  lui 
refuse  sa  faveur.  Souvent  mon  applaudissement  soli- 
taire s'élevait  au  milieu  de  la  froideur  universelle. 


294  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Mme  Monceaux  y  était,  qui  se  montrait  aussi  difficile 
que  les  autres.  Boissard  et  sa  femme  étaient  aux 
avant-scènes.  J'ai  été  les  voir  un  moment. 

14  décembre.  —  Dîné  chez  Riesener  avec  Pierret. 
J'étais  invité  chez  la  princesse  et  j'espérais  y  aller  le 
soir.  Je  suis  resté  rue  Bayard.  —  Le  soir,  dans  l'ate- 
lier, où  j'ai  fait  un  fusain  d'après  un  torse  de  la 
Renaissance,  pour  un  essai  du  fixatif  que  Riesener 
emploie. 

Je  suis  revenu  avec  Pierret,  par  la  gelée  qui  s'est 
déclarée  dans  l'après-midi  et  par  un  clair  de  lune 
admirable.  Je  lui  ai  rappelé,  dans  les  Champs-Elysées, 
qu'à  cette  même  place,  il  y  a  plus  de  trente  ans,  nous 
revenions  ensemble,  vers  la  même  heure,  de  Saint- 
Germain,  où  nous  avions  été  voir  la  mère  de  Soulier, 
à  pied,  s'il  vous  plaît,  et  par  une  gelée  intense... 
Était-ce  bien  le  même  Pierret  quej'avais  sous  le  bras? 
Que  de  feu  dans  notre  amitié!  que  de  glace  à  pré- 
sent (1)1...  H  m'a  parlé  des  magnifiques  projets  qu'on 
fait  pour  les  Champs-Elysées.  Des  pelouses  à  l'an- 
glaise remplaceront  les  vieux  arbres.  Les  balustrades 
de  la  place  ont  disparu;  l'obélisque  va  les  suivre  pour 
être  mis  je  ne  sais  où.  Il  faut  absolument  que  l'homme 
s'en  aille,  pour  ne  pas  assister,  lui  si  fragile,  à  la  ruine 


(1)  Ce  passage,  qui  nous  avait  échappé  au  moment  d'écrire  notre 
Étude,  vient  encore  à  l'appui  de  ce  que  nous  avons  dit  sur  le  sentiment 
d'amitié  chez  Delacroix,  et  contribue  à  détruire  la  légende  qu'on  s'était 
plu  à  former. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  205 

de  tous  les  objets  contemporains  de  son  passage  d'un 
moment.  Voilà  que  je  ne  reconnais  plus  mon  ami, 
parce  que  trente  ans  ont  passé  sur  mes  sentiments.  Si 
je  lavais  perdu  il  y  a  quinze  ans,  je  l'eusse  regretté 
éternellement;  mais  je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  de 
me  dégoûter  de  la  vue  des  arbres  et  des  monuments 
que  j'ai  vus  toute  ma  vie.  J'aurais  voulu  les  voir  jus- 
qu'à la  fin. 

Vendredi  16  décembre.  —  Dîné  chez  Véron.  Il  y 
avait  là  cinq  ou  six  médecins.  La  conversation  a 
roulé  pour  les  trois  quarts  sur  les  anus,  les  fistules, 
pustules  et  autres  détails  de  la  profession  qui  faisaient 
promettre,  pour  le  dessert,  au  moins  une  petite  dis- 
section. Velpeau  (1)  y  était  ;  il  est  très  spirituel.  Le 
vertueux  Nisard  (2)  était  près  de  moi  et  un  peu  dé- 
paysé. 

Samedi  17  décembre.  — Dîné  chez  Lebmann  avec 
Visconti  (3),  que  j'aime  à  revoir,  Mercey,  Meyer- 
beer  ;  je  suis  allé  avec  ce  dernier  chez  Buloz. 

Dimanche  18  décembre.  —  Sorti  à  onze  heures  et 
demie. 

(1)  Le  docteur  Velpeau  était  un  des  plus  célèbres  chirurgiens  de 
Tëpoque. 

(2)  M.  Nisard,  pour  qui  la  critique  ne  pouvait  avoir  de  mystères, 
déclarait  dans  un  Salon  daté  de  1833,  au  National,  où  il  remplaçait  le 
critique  Peisse,  que  «  M.  Delacvoix  n'avait  pas  un  ouvrage  sérieux  »  . 

(3)  Visconti,  architecte,  dont  l'œuvre  principale  fut  la  réunion  du 
Louvre  aux  Tuileries.  Il  paraît  que  Delacroix  l'estimait  davantage  que 
ses  confrères  Lefuel  et  Baltard.  (Voir  suprà,  t.  II,  p.  229.) 


296  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

A  l'école  des  Beaux-Arts,  sur  l'invitation  de  ces 
messieurs  :  j'arrivai  là  comme  Mathan  dans  le  temple 
du  Seigneur.  Trouvé  là  le  bon  Moreau  qui  poursuit 
sa  carrière  philanthropique,  fonde  des  prix  à  l'Ecole 
et  fait  le  bonheur  des  paysans  de  son  endroit.  Il  m'a 
ramené  dans  notre  quartier. 

Passé  chez  M.  Villot,  à  pied  chez  la  princesse  et 
M.  Lefeu,  sans  trouver  personne.  Revenu  au  Musée, 
où  le  froid  ne  m'a  pas  permis  de  rester,  et  vers  trois 
heures  chez  M.  Fould;  je  ne  l'ai  qu'entrevu,  il  sortait. 

Le  soir,  Guillaume  Tell,  auprès  de  Saint-Georges, 
qui  m'a  fait  perdre  quelques  morceaux  par  ses  re- 
marques diverses.  A  travers  tout  cela,  retrouvé  plus 
que  jamais  les  impressions  de  ce  bel  ouvrage  qu'on 
ne  peut  assez  admirer. 

Mardi  20  décembre.  —  Robert  le  soir;  je  n'ai  pu 
entendre  que  les  trois  premières  notes.  J'étais  très 
fatigué.  J'y  ai  trouvé  encore  des  mérites  nouveaux. 
Les  costumes,  renouvelés  naturellement  après  tant 
de  représentations,  m'ont  beaucoup  intéressé. 

Jeudi  22décembre. — Aujourd'hui,  dîné  chez  Moreau 
et  chez  Villot  le  soir.  Mme  Villot  m'a  parlé  de  cette 
fameuse  commission  pour  l'Exposition  générale  (1). 

Samedi  24  décembre.  —  Dîné  chez  Buloz. 

(1)  L'Exposition  de  1855, 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  297 

Dans  la  journée,  discussion  à  l'Hôtel  de  ville  sur  la 
question  des  boulangers.  Chaix  d'Est-Ange  (1)  a  fait 
une  sortie  qui  a  intéressé  tout  le  monde  comme  fait  un 
spectacle.  Quant  à  moi,  je  ne  vois  là  qu'un  assez 
grand  talent  d'acteur  et  d'improvisateur,  mais  je  vois 
toujours  l'acteur.  Il  est  rare  que  toute  cette  chaleur 
de  commande  tienne  contre  la  plus  mince  argumen- 
tation en  sens  contraire,  faite  par  un  homme  sans 
prétention,  mais  convaincu  de  ce  qu'il  dit. 

Au  dîner  de  Buloz,  Meyerbeer,  Cousin  et  Rému- 
sat(2)  ;  en  somme,  amusant.  Babinet  est  venule  soir  (3). 
Je  parlais  avec  Cousin  des  découragements  qui  s'em- 
parent des  artistes,  non  pas  quand  ils  sentent  que  leur 
verve  diminue,  mais  quand  leur  public  commence  à  se 
lasser  d'eux,  ce  qui  arrive  tôt  ou  tard.  C'est,  m'a-t-il 
dit,  qu'ils  n'ont  plus  le  diable  au  corps,  et  il  a  raison. 
Je  disais  à  Rémusat  que  je  me  faisais  éveiller  avec  le 
jour,  et  que  dans  cette  saison,  à  travers  le  froid  et  la 
neige,  je  courais  à  mon  travail  avec  ardeur  et  plaisir. 

(1)  Chaix  <T Est-Ange,  célèbre  avocat  et  homme  politique.  Son  goût 
pour  les  arts  et  ses  fréquentes  relations  avec  les  artistes  sont  connus. 

(2)  Le  comte  Charles  de  Rémusat  (1797-1875),  écrivain  et  homme 
politique.  De  1830  à  1852  il  fit  partie  de  toutes  les  assemblées  délibé- 
rantes, et  devint  ministre  de  l'intérieur  en  1840.  Sous  l'Empire,  il  resta 
complètement  étranger  aux  affaires  publiques  et  reprit  ses  travaux  phi- 
losophiques, faisant  paraître  des  ouvrages  et  publiant  des  études  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes.  En  1846,  il  avait  succédé  à  Royer-Collard 
comme  membre  de  l'Académie  française. 

(3)  Jacques  Babinet  (1794-1872),  mathématicien,  membre  de  l'Aca- 
démie des  sciences  depuis  1840,  auteur  d'un  grand  nombre  de  travaux 
qui  emhrassent  diverses  parties  de  l'astronomie,  de  la  physique  et  de  la 
météorologie.  Il  a  publié  de  nombreux  articles  scientifiques  à  la  Revue 
des  Deux  Mondes  et  au  Journal  des  Débats. 


298  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Que  c'est  beau!  m'a-t-ildit;  que  vous  êtes  heureux  !.. . 
Et  il  a  grandement  raison . 

Je  suis  revenu  à  pied  et  suis  entré  à  Saint-Roch 
à  la  messe  de  minuit.  Je  ne  sais  si  cette  foule  entassée 
là,  ces  lumières,  enfin  cette  espèce  de  solennité  ne 
mont  pas  fait  paraître  plus  froides  et  plus  insipides 
toutes  les  peintures  qui  sont  là  sur  les  murs...  Que 
le  talent  est  rare!  Que  de  labeurs  dépensés  à  bar- 
bouiller de  la  toile,  et  quelles  plus  belles  occasions 
que  ces  sujets  religieux!  Je  ne  demandais  à  tous 
ces  tableaux  si  patiemment  ou  même  si  habilement 
fabriqués  par  toutes  sortes  de  mains,  et  de  toutes 
sortes  d'écoles,  qu'une  touche,  qu'une  étincelle  de 
sentiment  et  d'émotion  profonde,  qu'il  me  semble 
que  j'y  aurais  mise  presque  malgré  moi.  Dans  ce 
moment,  qui  avait  quelque  solennité,  ils  me  sem- 
blaient plus  mauvais  qu'à  l'ordinaire;  mais,  en  re- 
vanche, combien  une  belle  chose  m'eût  ravi!  C'est 
ce  que  j'ai  éprouvé,  toutes  les  fois  qu'une  belle 
peinture  était  devant  mes  yeux  à  l'église,  pendant 
qu'on  exécutait  de  la  musique  religieuse,  qui,  elle,  n'a 
pas  besoin  d'être  aussi  choisie  pour  produire  de  l'ef- 
fet, la  musique  s' adressant  sans  doute  à  une  partie  de 
l'imagination,  différente  et  plus  facile  à  captiver.  Je 
me  rappelle  avoir  vu  ainsi,  et  avec  le  plus  grand  plai- 
sir, une  copie  du  Clirist  de  Prud'hon,  à  Saint-Philippe 
du  Roule;  je  crois  que  c'était  pendant  l'enterrement 
de  M.  de  Beauharnais...  Jamais,  à  coup  sûr,  cette 
composition,   qui   est  critiquable,    ne   m'avait  paru 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  290 

meilleure.  La  partie  sentimentale  semblait  se  dégager 
et  m' arrivait  sur  les  ailes  de  la  musique.  Les  anciens 
ont  connu  quelque  chose  d'analogue  et  Font  mis  en 
pratique  :  on  dit  d'un  grand  peintre  de  l'antiquité 
qu'en  montrant  ses  tableaux  il  faisait  entendre  aux 
Spectateurs  une  musique  propre  à  les  mettre  dans  une 
situation  d'esprit  conforme  au  sujet  de  la  peinture  ; 
ainsi  il  faisait  sonner  de  la  trompette,  en  montram  la 
figure  d'un  soldat  armé,  etc.  Je  me  rappelle  mon 
enthousiasme,  lorsque  je  peignais  à  Saint-Denis  du 
Saint-Sacrement  et  que  j'entendais  la  musique  des 
offices;  le  dimanche  était  doublement  un  jour  de  fête; 
je  faisais  toujours  ce  jour-là  une  bonne  séance  (1).  La 
meilleure  tête  de  mon  tableau  du  Dante  a  été  faite 
avec  une  rapidité  et  un  entrain  extrêmes,  pendant 
que  Pierret  me  lisait  un  chant  du  Dante,  que  je  con- 
naissais déjà,  mais  auquel  il  prêtait,  par  l'accent,  une 
énergie  qui  m'électrisa.  Cette  tête  est  celle  de 
l'homme  qui  est  en  face,  au  fond,  et  qui  cherche  à 
grimper  sur  la  barque,  ayant  passé  son  bras  par-des- 
sus le  bord. 

On  parlait  à  table  de  la  couleur  locale.  Meyerbeer 
disait  avec  raison  qu'elle  tient  à  un  je  ne  sais  quoi  qui 
n'est  point  l'observation  exacte  des  usages  et  des 
coutumes  :  «  Qui  en  est  plus  plein  que  Schiller,  a-t-il 

(1)  Il  éprouva  cette  même  émotion  à  l'église  Saint-Sulpice,  en  pei- 
gnant le  dimanche,  au  son  des  orgues.  Mais,  comme  on  le  verra  plus 
loin,  les  autorités  ecclésiastiques  et  administratives  lui  refusèrent  l'auto- 
risation de  travailler  le  dimanche  pendant  les  offices. 


300  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

dit,  que  Schiller  dans  son  Guillaume  Tell?  et  cepen- 
dant il  n'a  jamais  rien  vu  de  la  Suisse.  »  Meyerbeer 
est  maître  en  cela  :  les  Huguenots,  Robert,  etc.  Cou- 
sin ne  trouvait  pas  la  moindre  couleur  locale  dans 
Racine,  qu'il  n'aime  point;  il  se  figure  que  Corneille, 
dont  il  est  engoué,  en  est  plein.  Je  disais  sur  Racine 
ce  que  je  pense  et  ce  qu'on  doit  en  dire,  c'est-à-dire 
qu'il  est  trop  parfait;  que  cette  perfection  et  l'absence 
de  lacunes  et  de  disparates  lui  ôtent  le  piquant  que  l'on 
trouve  à  des  ouvrages  pleins  de  beautés  et  de  défauts 
à  la  fois.  Il  me  disait  à  satiété  que  ses  idées  étaient 
prises  partout  et  n'étaient  que  des  traductions.  Il  me 
citait  je  ne  sais  combien  d'exemplaires  d'Euripide  ou 
de  Virgile  annotés  de  sa  main,  de  manière  à  en  tirer 
des  vers  tout  faits...  Que  de  gens  ont  annoté  Euripide 
et  tous  les  anciens,  sans  en  tirer  la  moindre  parcelle 
de  quoi  que  ce  soit  qui  ressemble  à  un  vers  de 
Racine!  Mme  Sand  me  disait  la  même  chose  :  ce  sont 
là  de  ces  curiosités  de  gens  de  métier!  La  langue  d'un 
grand  homme  parlée  par  lui  est  toujours  une  belle 
langue.  Autant  vaudrait-il  dire  que  Corneille,  qui  est 
très  beau  dans  notre  langue,  aurait  été  plus  beau 
encore  en  espagnol!  Les  gens  de  métier  critiquent 
plus  finement  que  les  antres,  mais  ils  sont  entêtés  des 
choses  de  métier.  Les  peintres  ne  s'inquiètent  que  de 
cela.  L'intérêt,  le  sujet,  le  pittoresque  même,  dispa- 
raissent devant  les  mérites  de  l'exécution,  j'entends 
de  l'exécution  scolastique. 

En  relisant  ce  que  j'ai  dit  de  Meyerbeer,  à  propos 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  301 

de  la  couleur  locale,  il  m' arrive  de  penser  qu'il  en 
est  trop  épris.  Dans  les  Huguenots,  par  exemple  :  la 
lourdeur  croissante  de  son  ouvrage,  la  bizarrerie 
des  chants  vient  en  grande  partie  de  cette  recherche 
outrée.  Il  veut  être  positif,  tout  en  recherchant 
l'idéal;  il  s'est  brouillé  avec  les  grâces  en  cherchant 
à  paraître  plus  exact  et  plus  savant.  Le  Prophète,  que 
je  ne  me  rappelle  pas,  ne  l'ayant  presque  point 
entendu,  doit  être  un  pas  nouveau  dans  cette  route. 
Je  n'en  ai  rien  retenu.  Dans  Guillaume  Tell,  s'il  l'eût 
composé,  il  eût  voulu,  dans  le  moindre  duo,  nous  faire 
reconnaître  des  Suisses  et  des  passions  de  Suisses. 
Rossini,  lui,  a  peint  à  grands  traits  quelques  paysages 
dans  lesquels  on  sent,  si  l'on  veut,  l'air  des  mon- 
tagnes, ou  plutôt  cette  mélancolie  qui  saisit  l'âme  en 
présence  des  grands  spectacles  de  la  nature,  et  sur 
ce  fond,  il  a  jeté  des  hommes,  des  passions,  la  grâce 
et  l'élégance  partout.  Racine  a  fait  de  même.  Qu'im- 
porte qu'Achille  soit  Français!  Et  qui  a  vu  l'Achille 
grec?  Qui  oserait,  autrement  qu'en  grec,  le  faire 
parler  comme  Homère  l'a  fait?  «  De  quelle  langue 
allez-vous  vous  servir?  demande  Pancrace  à  Sgana- 
relle.  —  Parbleu  !  de  celle  que  j'ai  dans  la  bouche!  » 
On  ne  peut  parler  qu'avec  la  langue,  mais  aussi 
qu'avec  l'esprit  de  son  temps.  Il  faut  être  compris  de 
ceux  qui  vous  écoutent,  et  surtout  il  faut  se  com- 
prendre soi-même.  Faire  l'Achille  grec!  Eh,  bon 
Dieu  !  Homère  lui-même  l'a-t-il  fait?  Il  a  fait  un  Achille 
pour  les  gens  de  son  temps.   Les  hommes  qui  avaient 


302  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

vu  le  véritable  Achille  n'étaient  plus  depuis  longtemps. 
Cet  Achille  devait  ressembler  à  un  Huron  plus  qu'à 
celui  d'Homère.  Ces  bœufs  et  ces  moutons  que  le 
poète  lui  fait  embrocher  de  ses  propres  mains,  peut- 
être  les  mangeait-il  tout  crus  et  assommés  par  lui.  Ce 
luxe,  dont  Homère  le  relève,  sortait  de  son  imagina- 
tion; ces  trépieds,  ces  tentes,  ces  vaisseaux,  ne  sont 
autre  chose  que  ceux  qu'il  avait  sous  les  yeux,  dans 
le  monde  où  il  vivait.  Plaisants  vaisseaux,  que  ceux 
des  Grecs  au  siège  de  Troie!  Tout  l'ost  des  Grecs  eût 
capitulé  devant  la  flottille  qui  sort  de  Fécamp  ou  de 
Dieppe  pour  aller  à  la  pêche  du  hareng.  C'a  été  la 
faiblesse  de  notre  temps,  chez  les  poètes  et  les  artistes, 
de  croire  qu'ils  avaient  fait  une  grande  conquête,  avec 
l'invention  de  la  couleur  locale.  Ce  sont  les  Anglais 
qui  ont  ouvert  la  marche,  et  nous  nous  sommes  éver- 
tués, à  leur  suite,  à  donner  l'assaut  aux  chefs-d'œuvre 
du  génie  humain. 

(Reporter  là  tout  ce  qui  est  plus  haut,  sur  l'invrai- 
semblance des  fables  de  W  al  ter  Scott  et  des  romans 
modernes  mis  en  regard  de  la  recherche  de  la  vérité 
dans  les  détails.) 

Mardi  27  décembre.  —  Travaillé  peu,  et  un  peu  de 
malaise  qui  a  augmenté  à  dîner. 

La  bonne  Alberthe  m'avait  envoyé  une  stalle  le 
matin.  J'ai  donc  été  aux  Italiens,  et  cette  sortie, 
qui  me  coûtait,  m'a  fait  du  bien  plutôt  que  du  mal. 
On  donnait  la  Lucia.  L'autre  jour,  à  Lucrezia,  je 


JOURNAL    D'ECJGENE   DELACROIX.  303 

rendais  justice  à  Donizetti  ;  je  me  repentais  de  ma 
sévérité  à  son  égard.  Aujourd'hui,  tout  cela  a  paru, 
à  ma  courbature  et  à  ma  fatigue,  bien  bruyant, 
bien  peu  intéressant.  Rien  du  sujet,  ni  des  passions, 
excepté  peut-être  le  fameux  quintette.  L'ornement 
tient  toute  la  place  dans  cette  musique  ;  ce  ne  sont 
que  festons  et  astragales  :  je  l'appelle  de  la  musique 
sensuelle,  uniquement,  qui  n'est  calculée  que  pour 
chatouiller  l'oreille  un  moment. 

J'ai  rencontré  mon  ami  Ghasles  au  foyer.  Il  a  com- 
mencé, avec  cette  manière  mielleuse  et  raide  à  la 
fois  qui  caractérise  cette  nature  sans  franchise,  se  ra- 
baissant avec  une  humilité  qu'il  ne  voulait  pas  même 
que  je  crusse  réelle.  Je  lui  ai  dit  qu'il  ne  fallait  dire  de 
soi  ni  bien  ni  mal.  En  effet,  si  vous  en  dites  du  mal, 
tout  le  monde  vous  prend  au  mot;  si  vous  en  dites 
trop  de  bien  ou  seulement  un  peu  de  bien,  vous  fatiguez 
tout  le  monde.  Il  est  sorti  de  tous  ces  compliments,  et 
nous  avons  parlé  du  théâtre,  d'art  dramatique,  de  Ra- 
cine, de  Shakespeare.  Il  préfère  ce  dernier  à  tout, 
«  mais,  m'a-t-il  dit,  c'est  moins  pour  moi  un  artiste 
qu'un  philosophe.  Il  ne  cherche  pas  l'unité,  le  résumé, 
le  type  comme  les  artistes,  il  prend  un  caractère  :  c'est 
quelque  chose  qu'il  a  vu  et  qu'il  étudie,  en  vous  le 
faisant  voir  au  naturel.  »  Cette  explication  me  paraît 
juste.  Je  lui  ai  demandé  si,  avec  ses  entrées  et  ses 
sorties,  et  tout  ce  remue-ménage  continuel  de  lieux 
et  de  personnages,  les  pièces  de  Shakespeare  n'é- 
taient point  fatigantes   même   pour  un  homme  qui 


304  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

comprend  tolit  le  mérite  de  son  langage.  Il  en  est 
convenu. 

J'ai  rencontré  Berryer  avec  le  plus  grand  plaisir, 
et  un  peu  honteux  de  l'avoir  négligé.  Il  me  témoi- 
gnait le  regret  de  ne  pas  me  voir,  et  ce  n'étaient  pas 
même  de  tendres  reproches.  C'est  une  nature  vrai- 
ment riche  et  sympathique.  Il  m'a  dit  que  je  devais 
l'aller  trouver  à  la  campagne  quelquefois;  je  l'aime 
beaucoup. 

Je  suis  sorti  avant  la  fin,  très  fatigué,  et  j'ai  passé 
une  nuit  tout  en  sueur  et  en  maladie.  La  matinée 
était  meilleure. 

Jeudi  29  décembre.  —  Première  séance  à  la  réunion 
pour  le  jury  de  l'Exposition  de  1855.  J'y  ai  vu  le 
pauvre  Visconti  (1)  à  deux  heures;...  à  cinq  heures, 
il  n'était  plus  !  J'ai  été  désespéré  de  ce  malheur  qui 
intéresse  tout  le  monde,  mais  qui  me  prive  person- 
nellement de  l'homme  le  plus  sympathique  que  j  aie 
rencontré  depuis  longtemps. 

Vendredi  30  décembre.  —  On  me  disait,  à  propos 
de  la  Vénus,  qu'en  la  regardant,  on  voyait  tout  à  la 
fois.  Cette  expression  m'a  frappé  :  c'est  là,  en  effet, 
la  qualité  qui  doit  dominer  j  les  autres  ne  doivent 
venir  qu'après. 

(1)  Visconti  mourut  sans  avoir  achevé  l'œuvre  capitale  de  sa  carrière 
d'architecte,  la  réunion  du  Louvre  aux  Tuileries.  Mais  son  nom  n'en 
reste  pas  moins  attaché  à  ce  magnifique  travail.  Il  avait  été,  au  mois 
d'août  précédent,  nommé  membre  de  l'Institut. 


1854 


Sans  date.  —  Fragments  d'un  dictionnaire,  etc.  — 
Petits  articles  très  courts  sur  les  artistes  célèbres  et 
en  passant  ou  traitant  seulement  un  point  qui  les  re- 
garde ou  dune  qualité  propre  à  eux. 

—  Le  beau  implique  la  réunion  de  plusieurs  quali- 
tés :  la  force  toute  seule  n'est  pas  la  beauté  sans  la 
grâce,  etc.  :  en  un  mot,  l'harmonie  en  serait  l'expres- 
sion la  plus  large.  —  Cette  panhypocrisiade  uni- 
verselle. 

1er  janvier.  —  Tout  va  si  mal  :  la  vertu  elle-même 
est  si  faible  et  si  chancelante,  le  talent  si  journalier, 
si  sujet  à  se  dégrader  et  à  s'abandonner  soi-même, 
que  les  hommes  sont  facilement  accoutumés  à  se  con- 
tenter en  tout  de  Y  apparence  seulement  du  talent  et 
de  la  vertu.  Apparence  de  talent,  semblant  d'hon- 
nêteté :  point  d'imitation  de  personne  sur  aucun 
point.  Vous  me  le  donnez,  je  le  prends  ;  je  n'exige 
guère,  de  peur  d  être  obligé  de  rendre  beaucoup.  Il 
n'y  a  que  sur  la  civilité  qu'ils  sont  excessifs,  parce 
qu'elle  ne  coûte  rien. 

II.  -  305  20 


306  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

Vous  êtes  avocat,  vous  défendez  et  vous  faites 
triompher  le  client  per  fas  et  nef  as,  et  il  n'y  a  rien  à 
dire,  c'est  le  devoir  !  réussir  surtout.  Avoir  défendu 
le  client  en  pure  perte  avec  tout  le  talent  et  la  con- 
science imaginables,  fâcheux  accident,  dont  il  faut  se 
relever  par  un  succès  obtenu,  s'il  est  nécessaire,  dans 
un  cas  plus  douteux,  près  de  juges  prévenus,  en 
s'appuyant  sur  toutes  les  circonstances  préparées  ou 
fortuites  qui  concourent  ordinairement  à  tous  les 
succès. 

Vous  êtes  X archevêque  de  Cavaignac  et  sa  créature; 
sa  main  vous  a  tiré  de  l'obscurité  du  néant.  Vous 
serez  l'archevêque  de  Napoléon,  vous  le  consacrerez 
comme  l'élu  d'un  grand  peuple  :  la  mitre  commande. 
Vous  n'êtes  plus  l'archevêque  de  Cavaignac,  vous 
êtes  l'archevêque  de  Paris.  Vous  entonnez  le  Salvum 
fac  irnperatorem  avec  tranquillité;  vous  recevez  l'en- 
cens d'une  manière  convenable.  Vous  ne  serez  pas 
sorti  de  votre  devoir,  de  ceux  que  demande  et  dont 
se  contente  le  public. 

Il  n'y  a  pas  une  voix  qui  vous  crie  que  vous 
devez  prêter  à  la  critique,  pas  une  voix,  celle  de 
votre  conscience  moins  que  les  autres,  qui  vous 
avertisse  en  secret.  Qui  donc,  si  vous  ne  vous  le 
donnez  vous-même,  vous  donnerait  ce  charitable 
avertissement  ?  Je  le  dis  charitable ,  dans  l'intérêt 
de  votre  triste  honneur,  non  dans  celui  des  néces- 
sités de  votre  position,  des  nécessités  du  bien  vivre, 
du  paraître.  Qui  vous  le  donnerait,   cet  avertisse- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  307 

ment  que  vous  n'avez  pas  reçu  comme  une  inspira- 
tion naturelle  dans  l'exercice  d'un  ministère  et  dans 
les  méditations  dune  situation  qui  vous  rapproche  de 
ia  source  de  toute  vertu?  L'attendriez-vous  de  ceux 
que  vous  appelez  vos  amis,  quand  vous  ne  l'avez  pas 
senti  en  dedans  de  vous,  dans  le  silence  du  sanctuaire? 
Quoi  !  vous  approchez  le  Saint  des  saints  î  vous  vivez 
dans  la  communion  des  élus!  vous  montez  dévote- 
ment en  chaire  et  les  yeux  baissés  modestement 
comme  pour  interroger  les  replis  de  votre  cœur,  ou 
bien,  les  mains  et  les  regards  élevés  comme  pour 
attester  l'auteur  des  saintes  inspirations,  vous  étalez 
devant  de  tristes  et  faibles  humains  la  corruption  de 
leur  nature,  vous  la  leur  faites  toucher  du  doigt! 
Vous  êtes  ménager  devant  eux  de  ces  promesses  qui 
encourageraient,  consoleraient  leurs  aspirations  vers 
le  bien  ;  vous  tonnez  quelquefois,  vous  êtes  la  voix 
de  Dieu  lui-même  !  mais  vous  savez  bien  ce  que  c'est 
que  cet  instrument  et  quel  est  cet  organe  dont  il  se 
sert  pour  faire  arriver  sa  parole  jusqu'à  ses  créatures 
déshéritées.  Oui!  cette  voix,  en  passant  par  vos 
lèvres,  et  je  ne  dis  pas  votre  cœur,  pour  arriver  à  ces 
cœurs  abattus,  pour  effrayer  même  les  justes,  cette 
voix,  dis-je,  réveille  malgré  vous  dans  vous-même 
un  sentiment  importun.  Vous  ne  pouvez  avoir  aboli, 
à  ce  point,  dans  votre  être,  le  sentiment  du  juste, 
qu'il  ne  se  passe  en  vous  un  tumulte  qui  troublera  et 
attristera  la  sécurité  que  la  vue  du  monde,  comme  il 
est,  vous  a  accoutumé  à  regarder  comme  la  paix  de 


308  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

l'âme.  Vous  remportez,  au  milieu  de  ces  flatteurs,  de 
ces  corrrompus,  si  attentifs  à  vous  cacher  leur  cor- 
ruption et  h  feindre  de  ne  point  s'apercevoir  de  la 
vôtre,  un  fond  chagrin,  une  soucieuse  attitude,  que 
vous  vous  efforcez  de  faire  paraître  tranquille  pour 
l'homme  de  l'habit  que  vous  portez,  pour  paraître, 
par  le  calme  de  votre  visage,  aussi  élevé  au-dessus 
du  commun  des  hommes,  que  vous  semblez  l'être 
par  les  insignes  sacrés  de  votre  dignité. 

A  janvier. — Soirée  aux  Tuileries.  J'en  suis  revenu 
plus  chagrin  que  de  l'enterrement  du  pauvre  Visconti. 
La  figure  de  tous  ces  coquins  (1)  et  de  toutes  ces 
coquines,  ces  âmes  de  valets  sous  ces  enveloppes 
brodées,  lèvent  le  cœur. 

5  janvier.  —  «  Ainsi,  dans  toutes  nos  résolutions, 
il  faut  examiner  quel  est  le  parti  qui  présente  le 
moins  d'inconvénients  et  l'embrasser  comme  le 
meilleur,  parce  qu'on  ne  trouve  jamais  rien  de  par- 
faitement pur  et  sans  mélange,  ou  exempt  de  danger.  » 
(Machiavel.) 

17  janvier.  —  Les  littérateurs  font  semblant  de 
croire  que  l'oreille  et  l'œil  jouissent,  dans  la  musique 
et  dans  la  peinture,  comme  le  palais  dans  l'action  de 
manger  et  de  boire, 

(1)  Voir  notre  Etude,  p.  xvi  et  xvifc 


JOURNAL    D'EUGENE    DELACROIX.  300 

25  janvier.  —  Ce  soir,  à  la  soirée  de  la  princesse 
Marceilini,  S. . .,  en  me  parlant  de  Mozart,  me  dit  qu'il 
avait  laissé  un  petit  livre  dans  lequel  il  notait  tout  ce 
qu'il  composait  :  il  y  a  des  jours,  des  semaines,  des 
mois  pendant  lesquels  il  ne  fait  rien;  quand  il  s'y 
remet,  c'est  prodigieux;  ce  que  c'est  que  l'ouvrage 
d'un  seul  jour  quelquefois  ! 

—  Armicie  arrivant  au  camp  de  Godefroi...  Sa 
suite,  ardeur  des  chevaliers. 

—  Frappement  du  rocher,  pour  le  ministère  d'Etat. 

—  Renaud  dans  la  forêt  enchantée  (1)  :  les  disci- 
ples près  des  arbres. 

29  janvier.  —  L'admirable  symphonie  que  j'avais 
oubliée.  Se  rappeler  dans  l'avant- dernier  morceau 
la  gueule  de  F  enfer  entr'ouverte  pendant  une  mesure 
ou  deux. 

Le  matin,  ***  est  venu  m'apprendre,  par  une 
pluie  affreuse  et  à  travers  la  crotte,  que  mon  plafond 
avait  fait  fiasco  hier  soir...  Le  bon  cœur!  l'aimable 
parent!...  Comme  il  m'a  trouvé  très  froid  à  ses 
remarques,  attendu  que  je  le  trouve  bon,  il  s'en  est 
allé  sans  avoir  rempli  son  but.  Il  remportait  alors 
l'inquiétude  d'avoir  par  trop  compté  sur  ma  béni- 
gnité ;  sa  figure  allongée  et  verdie  annonçait  la  crainte 

(i)  Toile  qui  fut  adjugée  cent  sept  francs  à  Andrieu,  qui  la  céda  à  la 
duchesse  Golonna.  «  Nous  pensions,  dit  le  Catalogue  Robant,  que  cette 
«  esquisse  était  entrée  dans  le  legs  fait  au  musée  cantonal  de  Fribourg 
«  par  Mme  la  duchesse  Colonna...  Le  conservateur  de  ce  musée,  que 
«  nous  avons  consulté  à  ce  sujet,  nous  a  détrompés.  » 


310  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

de  voir  s'envoler  les  commandes  de  tableaux  et  de 
plafonds. 

6  mars.  —  Commencé  à  montrer  le  salon  de  la 
Paix,  à  l'Hôtel  de  ville,  jusqu'au  13  inclusivement  (1). 

9  mars.  —  Vu  chez  le  ministre  d'État  M.  Isabey, 
qui  m'a  demandé  des  billets  pour  le  prochain  bal  de 
l'Hôtel  de  ville,  pour  lui,  sa  femme  et  sa  fille.  — 
ld.j  id.,  pour  Riesener  et  sa  femme. 

11  mars.  —  Grande  interruption  dans  ces  pauvres 
notes  de  tous  les  jours  :  j'en  suis  très  attristé;  il  me 
semble  que  ces  brimborions,  écrits  à  la  volée,  sont  tout 
ce  qui  me  reste  de  ma  vie,  à  mesure  qu'elle  s'écoule. 
Mon  défaut  de  mémoire  me  les  rend  nécessaires; 
depuis  le  commencement  de  l'année,  le  travail  suivi 
de  l'achèvement  de  l'Hôtel  de  ville  me  donnait  trop 
de  distraction;  depuis  que  j'ai  fini,  et  il  y  a  bientôt 
un  mois,  j'ai  les  yeux  en  mauvais  état,  je  crains 
d'écrire  et  de  lire. 

Article  remarquable  sur  les  Kœnigsmarck  (2),  par 

(1)  Dans  l'intervalle  du  29  janvier  au  6  mars,  Delacroix  avait  fait 
exécuter  par  le  peintre  Andrieu  des  retouches  aux  peintures  du  salon  de 
la  Paix  à  l'Hôtel  de  ville,  ainsi  qu'il  résulte  de  cette  lettre  :  «  Ayez  la 
«  bonté  de  refaire  un  ciel  plus  clair,  à  la  Muse  par  exemple,  pas  trop 
«  uni,  mais  éclairci  de  manière  à  faire  bien  à  la  lumière.  Faites-en  autant 
«  à  la  Minerve  et,  si  vous  voulez,  à  la  Vénus.  Je  ne  ferai  que  perdre  ma 
«journée  en  allant  seulement  pour  cela,  que  vous  pouvez  faire  parfaite- 
«  ment,  et  je  ne  serai  pas  en  train  de  faire  quoi  que  ce  soit  avant  d'avoir 
«  revu  aux  lumières.  »  (Corresp.,  t.  II,  p.  98.) 

(2)  Episode  de  l'histoire  du  Hanovre. 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  311 

M.  Blaze  (1),  Revue  des  Deux  Mondes  (15  octobre  1852 
—  15  mai  1853). 

Aller  chez  M.  Viardot,  la  semaine  prochaine  ; 
M.  Thiers,  id. 

Billets  à  Signol,  à  Larivière  (2),  à  Panseron  (3),  à 
M.  Pelletier  (4),  à  Dedreux-Dorcy  (5). 

À.  Deschamps  (6),  qui  est  venu  me  voir  ces  jours- 
ci,  me  disait  que  Félix  Bodin  (7),  que  nous  avons 
connu,  qui  est  mort  assez  jeune  et  qui  était  un  homme 
maigre,  lui  disait  qu'un  homme  de  son  tempérament 
était  tué  inévitablement  dans  la  compagnie  habi- 
tuelle d'un  homme  gras  et  robuste  :  ces  natures  tirent 
à  elles,  au  lieu  de  rendre,  contrairement  à  l'opinion 
des  anciens  médecins  qui  faisaient  coucher  des  vieil- 
lards avec  de  jeunes  filles,  pensant  leur  communi- 
quer ainsi  un  peu  de  la  chaleur  et  de  l'activité  d'un 
jeune  sang. 

(1)  Blaze  de  Bury,  qui  était  le  beau-frère  de  Buloz,  fit  pendant  de 
longues  années  paraître  de  nombreux  articles  de  critique  littéraire  et 
musicale  à  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

(2)  Larivière,  peintre,  élève  de  Guérin,  de  Gîrodet  et  de  Gros,  avait 
été  un  des  derniers  concurrents   de   Delacroix   à   l'Institut. 

(3)  Panseron  (1795-1859) ,  compositeur,  auteur  d'un  grand  nombre 
de  morceaux  de  musique  religieuse, 

(4)  Pelletier  occupait  un  poste  important  au  ministère  d'Etat.  C'était 
un  protégé  de  M.  Fould. 

(5)  Dedreux-Dorcy,  peintre,  qui  fit  un  portrait  de  Delacroix  en  1831. 

(6)  Antony  Deschamps  de  Saint-Amand,  poète  et  littérateur  (1808- 
1869).  Outre  un  grand  nombre  d'œuvres  poétiques,  A.  Deschamps  a 
publié  des  articles  dans  la  Revue  de  f'aris  et  le  Journal  des  Débats. 

(7)  Félix  Bodin,  publiciste  et  historien  (1795-1837).  C'est  sous  ses 
auspices  que  M.  Thiers,  alors  inconnu,  commença  son  Histoire  de  la 
Révolution  française.  Félix  Bodin  devint  membre  de  la  Chambre  des 
députés  après  la  révolution  de  1830. 


3J2  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

14  mars.  —  Dîné  chez  Villot,  avec  Nadaud  (1), 
Arago,  Bixio. 

15  mars.  —  Dîné  chez  Hippolyte  Rodrigues  (2)  avec 
Halévy,  Boilay,  Mirés  (3)  ;  ce  dernier,  très  original, 
très  sensé,  très  spirituel;  il  est  bien  la  preuve  que 
c'est  l'esprit  qui  fait  l'homme.  Il  me  disait,  sur  ce  que 
le  peuple,  à  présent,  croit  que  le  bien-être  lui  est  dû, 
indépendamment  de  l'esprit  et  de  l'industrie  employés 
à  se  le  procurer,  en  un  mot  sur  cette  rage  d'égalité  de 
bonheur  qui  possède  tous  ces  gens-là  et  que  je  déplo- 
rais, que  c'était  un  mobile  qui  venait  à  son  tour  et  qui 
avait  son  temps  à  faire,  comme  tous  ceux  qui  ont 
soulevé  les  hommes  plus  ou  moins  longtemps,  les 
guerres  de  religion  par  exemple. 

Il  disait  que,  quelque  judiciaire  qu'on  apporte  dans 
les  affaires,  on  avait  besoin  d'un  associé,  d'un  autre 
vous-même  qui  vous  éclairât  et  vous  fît  quelquefois 
toucher  du  doigt  la  fausseté  d'un  calcul  sur  lequel  on 
fondait  de  l'espérance. 

Chez  la  princesse  ensuite,  où  je  ne  suis  arrivé  qu'à 
onze  heures  passées.  Elle  confessait  sa  mobilité  et  la 

(1)  Gustave  Nadaud  (1820-1893),  compositeur  et  chansonnier,  qui 
avait  déjà,  en  1849  et  1852,  publié  deux  recueils  de  ses  chansons. 

(2)  Hippolyte  Rodrigues,  financier  et  littérateur,  occupait  depuis  1840 
une  charge  d'agent  de  change  qu'il  abandonna  en  1875  pour  se  consa- 
crer exclusivement  aux  études  de  critique  et  d'histoire  religieuse.  Il  était 
le  beau-père  d'Halévy. 

(3)  Mirés,  célèbre  financier  de  l'époque,  était  alors  à  la  tète  d'une 
série  de  vastes  opérations  financières  et  jouissait  dans  le  monde  d'une 
influence  considérable. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  313 

facilité  de  caractère  qui  la  porte  à  donner  toujours 
raison  au  dernier  qui  lui  parle. 

Mirés  disait  que  l'artiste  était  une  variété  du  fou. 
Mais  l'artiste  n'a  pas  besoin,  comme  dans  les  autres 
professions,  je  veux  dire  à  l'endroit  même  de  la 
profession,  de  cette  présence  d'esprit,  de  cette  fixité 
dans  les  résolutions,  sans  lesquelles  ni  le  général 
d'armée,  ni  l'administrateur,  ni  le  financier  ne  sau- 
raient rien  faire  de  bon. 

Je  pense,  le  lendemain,  qu'une  partie  de  la  supé- 
riorité de  Louis-Napoléon  vient  sans  doute  de  ce  qu'il 
n'a  rien  de  l'artiste. 

20  mars.  —  Enterrement  de  la  pauvre  Mme  Dela- 
borde.  Quantité  de  figures  que  je  n'avais  pas  vues 
depuis  longtemps.  Villemain  très  changé;  M.  d'Hou- 
detot  méconnaissable.  Le  plus  beau  temps  du  monde  : 
les  bourgeons  naissants  verdoyant  sous  le  soleil  de 
printemps  au  milieu  de  cette  mort  et  de  cette  cadu- 
cité» 

Je  suis  revenu  de  l'église  à  pied,  par  le  pont  d  léna 
où  j'ai  été  voir  la  statue  de  Préault  (1),  que  j'aurais 
voulu  trouver  meilleure;  de  là  chez  Riesener,  le  long 
de  la  rive  gauche. 

Vu  chez  Comon  la  jeune  personne,  en  allant  ache- 
ter Y  Artiste;  de  làchezMercey,  qui  m'a  remis  la  com- 
mande du  tableau  pour  1  Exposition. 

(1)  Le  Cavalier  gaulois. 


314  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Dîné  chez  Mme  de  Forget  avec  Laity  (1)  et  Mme  de 
Querelles,  très  bonne  enfant. 

Chez  Dcvinck.  Musique  :  morceau  de  Bach  arrangé 
par  Gounod.  Le  violon  Hermann  trop  maniéré  (2). 

21  mars.  —  Travaillé  toute  la  journée  à  Y  An- 
tée  (3)  pour  Dumas,  aux  compositions  de  Chasses  de 
lions  (4),  etc. 

Vers  quatre  heures,  chez  le  ministre  ;  revenu  à 
pied;  rencontré  l'insupportable  Dagnan  (5)  et  le  bon 
Debay  qui  espère  toujours  que  je  traverserai  la  forêt 
de  Sénart  pour  aller  le  voir  à  Montgeron. 

Le  soir,  M.  Lefèvre-Deumier  (6)  ;  j'y  ai  vu  Y  von  (7), 
qui  m'a  complimenté. 

(1)  Laity,  ancien  lieutenant  d'artillerie,  qui  avait  pris  parti  avec  sa 
troupe  pour  le  prince  Louis-Napoléon  lors  de  l'échauffourée  de  Stras- 
bourg, où  il  se  trouvait  alors  en  garnison.  Traduit  devant  la  cour  d'as- 
sises et  acquitté,  il  donna  sa  démission.  A  l'avènement  de  Louis-Napo- 
léon à  la  présidence  de  la  République,  il  reprit  du  service  dans  l'armée, 
mais  il  donna  de  nouveau  sa  démission  après  le  coup  d'Etat.  En  1854,  il 
fut  nomme  préfet,  et  devint  sénateur  en  1857. 

(2)  Adolphe  Hermant,  dit  Hermann,  né  à  Douai  en  1822,  élève  du 
Conservatoire  de  Paris,  violoniste  distingué. 

(3)  Hercule  étouffant  Antée.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1139.) 

(4)  Voir  Catalogue  Robaut,  nos  1230,  1242,  1278,  1349,  1350. 

(5)  Isidore  Dagnan,  paysagiste,  qui  exposa  de  1819  à  1868. 

(0)  Lefèvre-Deumier  (1797-1857),  littérateur  et  poète,  auteur  de 
tragédies  romantiques  écrites  sous  l'influence  de  Byron.  En  1830,  il  prit 
part  à  l'insurrection  de  Pologne,  puis,  de  retour  en  France,  se  maria  et 
recueillit  par  héritage  une  immense  fortune.  Il  devint,  en  1852,  biblio- 
thécaire des  Tuileries. 

Sa  femme,  née  Roulleaux-  Dugag  e ,  s'est  adonnée  à  la  sculpture  ;  elle 
exposait  cette  même  année  1853  un  buste  de  Mgr  Sibour  qui  lui  valut 
une  médaille. 

(7)  Adolphe  Yvon,  peintre,  élève  de  Delaroche,  qui  n'avaitj  usqu'alors 
exposé  que  des  portraits  et  des  scènes  bibliques  ou  de  genre.  Il  n'aborda 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  315 

22  mars.  —  Sur  le  paysage. —  Sur  les  modes  dans 
les  arts.  — De  l' imitation  de  Cantique  :  tout  le  monde 
l'a  imité.  —  Sur  la  composition  critique  de  diverses 
compositions  de  grands  maîtres  :  Entrée  à  Babjlone 
d'Alexandre,  par  Lebrun.  Le  faux  pittoresque  pré- 
féré à  la  convenance,  comme  dans  Lebrun,  ou  l'insi- 
gnifiance et  la  platitude,  comme  dans  le  Christ  au 
tombeau  de  Titien;  sa  composition  du  Couronnement 
d'épines,  de  même.  Chez  Paul  Véronèse,  l'arrange- 
ment est  de  beaucoup  préférable,  mais  l'intérêt  dra- 
matique est  nul  :  qu'il  peigne  le  Christ  ou  un  bour- 
geois de  Venise,  ce  sont  toujours  ses  robes  de 
chambre,  ses  fonds  bleus,  ses  petits  nègres  portant 
de  petits  chiens,  tout  cela,  il  est  vrai,  arrangé  avec 
l'harmonie  des  lignes  et  de  la  couleur. 

23  mars,  —  Bal  aux  Tuileries  :  même  sentiment 
d'ennui  des  autres  et  de  moi-même.  Cette  abjection 
dorée  est  la  plus  triste  de  toutes. 

Sur  la  sculpture  :  l'art  princeps.  —  Ces  sculpteurs 
modernes  ne  font  que  des  pastiches. 

La  littérature.  —  Elle  est  l'art  de  tout  le  monde  : 
ou  l'apprend  sans  s'en  douter. 

Les  commissions.  —  J'ai  été  frappé  à  la  dernière 
séance  combien  il  faut  consulter  les  hommes  spéciaux. 
Mémoire  sur  ce  sujet  :  tout  ce  qu'elles  font  est  incom- 

le  genre  historique  et  militaire  qu'au  Salon  de  1853,  en  peignant  l'épi- 
sode du  Premier  consul  descendant  le  mont  Saint-Bernard,  pour  le 
château  de  Compiègne. 


316  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

plet  et  surtout  incohérent.  A  cette  séance,  les  artistes 
votaient  ensemble;  ils  avaient  la  raison  pour  eux;  les 
autres  ne  comprennent  que  confusément;  ils  n'ont 
pas  de  notions  claires. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que,  si  je  gouvernais,  je  remet- 
trais les  questions  d'art,  par  exemple,  à  des  commis- 
sions d'artistes.  Les  commissions  seraient  purement 
consultatives,  et  l'homme  de  mérite  qui  les  présiderait 
n'en  ferait  qu'à  sa  tête  après  les  avoir  écoutées. 
Réunis  et  seuls  du  métier,  chacun  reprend  prompte- 
ment  son  point  de  vue  étroit;  opposés  à  des  gens 
tout  à  fait  incapables,  les  avantages  certains  et  géné- 
raux ressortent  à  leurs  yeux,  et  ils  les  font  ressortir 
avec  succès. 

Ceci  est  contre  les  républiques.  On  objecte  celles 
qui  ont  jeté  de  l'éclat  ;  j'en  vois  la  raison  dans  l'esprit 
traditionnel  qui  a  survécu  à  tout,  chez  ces  républiques, 
dans  certains  corps  chargés  du  maniement  des  affaires. 
Les  républiques  les  plus  célèbres  sont  les  aristocra- 
tiques. Un  noble,  comme  un  plébéien,  pourvu  qu'il 
ait  du  sens,  comprendra  1  intérêt  du  pays  ;  mais  le 
plébéien  est  un  membre  d'un  corps  qui  n'est  nulle 
part;  le  noble,  au  contraire,  n'est  quelque  chose  que 
par  la  tradition  et  par  l'esprit  conservateur  qui  lui 
rend  plus  chère  encore  une  patrie  à  la  tête  de  laquelle 
le  placent  ces  institutions  qu  il  a  mission  de  défendre  : 
Venise,  Rome,  l'Angleterre,  etc.,  sont  des  exemples. 

L'esprit  national  ne  se  retrouvera  dans  le  peuple 
que  quand  il  se  trouvera  directement  en  face  d'inté- 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  317 

rets  nationaux  étrangers.  C'est  comme  dans  les  com- 
missions où  les  artistes,  opposés  à  des  manufacturiers, 
votent  comme  un  seul  homme.  Envoyez  à  un  congrès 
européen  un  certain  nombre  de  plébéiens  anglais,  je 
parle  de  ceux  qui  font  de  l'opposition  chez  eux,  qui 
sont  pour  le  progrès,  pour  les  changements,  ils  seront 
Anglais  avant  tout  vis-à-vis  des  Allemands,  des  Fran- 
çais, etc.  ;  ils  soutiendront,  sans  en  retirer  une  syllabe, 
les  privilèges  anglais  qui  font  la  force  de  l'Angleterre, 
et  qu'un  instinct  secret  leur  dit  être  le  principe  de 
cette  force. 

24  mars.  —  Travaillé  à  ébaucher  les  Chasseurs  de 
lions,  pour  Weill. 

A  deux  heures  et  demie,  séance  à  la  commission 
de  l'Industrie.  Discussion  sur  le  règlement  concernant 
l'exposition  des  ouvrages  faits  depuis  le  commence- 
ment du  siècle.  J'ai  combattu  avec  succès,  aidé  de  Mé- 
rimée, cette  proposition,  qui  a  été  écartée.  Ingres  (1)  a 
été  pitoyable;  c'est  une  cervelle  toute  de  travers  ;  il  ne 


(1)  Voir  notre  Étude  sur  les  rapports  d'Ingres  avec  Delacroix.  A  pro- 
pos du  plafond  d'Ingres  qui  avait  contribué  à  la  décoration  de  l'Hôtel  de 
ville,  voici  ce  que  Delacroix  écrivait  à  un  critique  d'art  :  «  Je  ne  sais  si 
«  mon  illustre  confrère  en  plafond  sera  aussi  satisfait  de  votre  appréeia- 
«  tion  que  je  le  suis  pour  ma  part.  Je  suis  entièrement  de  votre  avis,  à 
«  savoir  que  les  camées  ne  sont  pas  faits  pour  être  mis  en  peinture,  et 
«  qu'il  faut  que  chaque  chose  soit  à  sa  place.  »  M.  Burty  ajoute  en 
note  :  «  L'illustre  confrère  en  plafond,  c'était  Ingres,  et  les  camées, 
«  c'était  l'apothéose  de  Napoléon.  »    ^Corresp.,  t.  II,  p.  110-111.) 

Burty  aurait  pu  ajouter  que  si  Delacroix  prononce  le  mot  camée,  c'est 
que  Ingres,  pour  Y  Apothéose  d'Homère,  n'avait  fait  qu  agrandir  une 
composition  connue  comme  camée; 


318  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

voit  qu'un  point...  C'est  comme  dans  sa  peinture; 
pas  la  moindre  logique  et  point  d'imagination  :  Stra- 
tonice,  Angélique,  le  Vœu  de  Louis  XIII,  son  pla- 
fond récent  avec  sa  France  et  son  Monstre. 

26  mars.  —  Concert  à  Sainte-Cécile.  Je  n'ai  prêté 
d'attention  qu'à  la  Symphonie  héroïque  (1).  J'ai 
trouvé  la  première  partie  admirable,  Yandante  est  ce 
que  Beethoven  a  peut-être  fait  de  plus  tragique  et  de 
plus  sublime,  jusqu'à  la  moitié  seulement.  Ensuite  la 
Marche  du  Sacre  de  Cherubini  que  j'ai  entendue  avec 
plaisir.  Quant  à  Preciosa  (2),  la  chaleur  qu'il  faisait  là, 
ou  une  brioche  que  j'avais  mangée,  avant  de  venir, 
ont  paralysé  mon  âme  immortelle,  et  j'ai  dormi 
presque  tout  le  temps. 

Je  pensais,  en  entendant  le  premier  morceau,  à  la 
manière  dont  les  musiciens  cherchent  à  établir  l'unité 
dans  leurs  ouvrages.  Le  retour  des  motifs  principaux 
est,  en  général,  celui  qu'ils  croient  le  plus  efficace  : 
c'est  aussi  celui  qui  est  le  plus  à  la  portée  de  la  mé- 
diocrité. Si  ce  retour  est,  dans  certains  cas,  l'occasion 
dune  grande  satisfaction  pour  l'esprit  et  pour  l'oreille, 
il  semble,  quand  on  l'applique  trop  souvent,  un 
moyen  secondaire,  ou  plutôt  un  pur  artifice.  La  mé- 
moire est-elle  si  fugitive  qu'on  ne  puisse  établir  de 
relations  dans  les  différentes  parties  d'un  morceau  de 
musique,  si  on  n'affirme  en  quelque  sorte  à  satiété 

(1)  Rappelons  qu'il  qualifiait  de  divine  la  symphonie  en  la. 

(2)  Opéra  de  Weber. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACllOIX.  319 

l'idée    principale    par    de    continuelles    répétitions? 

Une  lettre,  un  morceau  de  prose  ou  de  poésie  pré- 
sente une  déduction  et  un  ensemble  qui  ressortent  du 
développement  des  idées  naissant  les  unes  des  autres, 
et  pas  par  la  répétition  dune  phrase  qui  sera,  si  Ton 
veut,  le  point  capital  de  la  composition. 

Les  musiciens  ressemblent  en  cela  aux  prédicateurs 
qui  répètent  à  satiété  et  fourrent  partout  la  phrase 
qui  sert  de  texte  à  leur  discours. 

Je  me  rappelle,  dans  ce  moment,  plusieurs  airs  de 
Mozart  dont  la  logique  et  la  déduction  sont  admi- 
rables, sans  que  le  motif  principal  soit  répété  :  l'air 
Qui  V-odio  non  facunda,  le  chœur  des  prêtres  de  la 
Flûte  enchantée ,  le  trio  de  la  Fenêtre,  de  Don 
Juan,  le  quintette,  idem,  etc.  Ces  derniers  sont 
des  morceaux  de  longue  haleine,  ce  qui  augmente 
le  mérite.  Dans  ses  symphonies,  il  répète  quelquefois 
à  satiété  le  motif  principal;  peut-être,  en  cela,  se  con- 
forme-t-il  à  des  usages  établis.  Cet  art-là  me  semble 
plus  assujetti  que  les  autres  à  des  habitudes  pédan- 
tesques  de  métier,  qui  donnent  une  satisfaction  aux 
gens  purement  musiciens,  mais  qui  fatiguent  toujours 
les  auditeurs  peu  versés  dans  la  curiosité  du  métier, 
telle  que  les  fugues,  les  rentrées  savantes,  etc. 

Ces  répétitions  du  motif  me  paraissent  être  occa- 
sionnellement, comme  je  le  disais,  une  source  de 
jouissances,  quand  elles  sont  employées  à  propos, 
mais  elles  donnent  moins  le  sentiment  de  l'unité, 
qu'elles  ne  iatiguent  quand  l'unité  ne  ressort  pas  natu- 


320  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Tellement  à  l'aide  des  vrais  moyens  dont  le  génie  a  le 
secret.  L'esprit  est  si  imparfait,  si  difficile  à  fixer,  que 
l'homme  le  plus  sensible  aux  arts  éprouve  toujours, 
en  présence  d'un  bel  ouvrage,  une  sorte  d'inquiétude, 
de  difficulté  d'en  jouir  complètement,  que  ne  peuvent 
faire  disparaître  les  petits  moyens  de  produire  une 
unité  factice,  moyens  comme  les  répétitions  des 
motifs  dans  la  musique,  comme  la  concentration  de 
l'effet  dans  la  peinture,  petites  et  mesquines  indus- 
tries dont  le  commun  des  artistes  s'empare  facilement 
et  qu'il  applique  de  même.  Un  tableau  qui  semble 
devoir  satisfaire  plus  complètement  et  plus  facilement 
ce  besoin  d'unité,  puisqu'il  semble  qu'on  le  voie  tout 
d'une  fois,  ne  le  produit  pas  davantage  s'il  n'est  bien 
composé,  et  j'ajoute  même  que,  offrît-il  au  plus  haut 
degré  une  grande  unité  dans  son  effet,  l'âme  ne  sera 
pas  pour  cela  complètement  satisfaite.  Il  fa  ut  que,  dans 
l'absence  de  l'ouvrage  qui  a  éveillé  en  elle  des  sen- 
timents, elle  se  recueille  dans  le  souvenir  :  alors  domi- 
nera celui  de  l'unité  de  l'ouvrage,  si  cette  qualité  s'y 
trouve  effectivement.  C'est  alors  que  l'esprit  saisit 
l'ensemble  de  la  composition,  ou  se  rend  compte  des 
disparates  et  des  lacunes.  Ces  remarques  faites  à  pro- 
pos de  la  musique  me  font  apercevoir  plus  particuliè- 
rement combien  les  gens  de  métier  sont  de  pauvres 
connaisseurs  dans  l'art  qu'ils  exercent,  s'ils  ne  joi- 
gnent à  la  pratique  de  cet  art  une  supériorité  d'esprit 
ou  une  finesse  de  sentiment,  que  ne  peut  donner 
l'habitude  de  jouer  d'un  instrument  ou  de  se  servir 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  321 

d'un  pinceau.  Ils  ne  connaissent  d'un  art  que  l'ornière 
dans  laquelle  ils  se  sont  traînés,  et  les  exemples  que 
les  écoles  mettent  en  honneur.  Jamais  ils  ne  sont 
frappés  des  parties  originales;  ils  sont,  au  contraire, 
bien  plus  disposés  à  en  médire;  en  un  mot,  la  partie 
intellectuelle,  ce  sentiment-là  leur  échappe  complète- 
ment, et  comme  ils  sont  malheureusement  les  juges 
les  plus  nombreux,  ils  peuvent  dérouter  longtemps  le 
goût  public  et  de  même  retarder  le  vrai  jugement 
qu'il  faut  porter  sur  les  beaux  ouvrages.  De  là,  sans 
doute,  cette  condescendance  des  grands  talents  pour 
le  goût  étroit  et  mesquin  qui  est,  en  général,  la  régie 
des  conservatoires  et  des  ateliers.  De  là  ce  retour  de 
moyens  prétendus  savants  qui  ne  satisfont  aucun 
besoin  de  l'âme,  et  qui,  par  la  répétition  de  banalités 
convenues,  déparent  certains  chefs-d'œuvre  et  les 
marquent  promptement  d'un  cachet  de  décrépitude. 
Les  beaux  ouvrages  ne  vieilliraient  jamais  s'ils 
n'étaient  empreints  que  d'un  sentiment  vrai.  Le  lan- 
gage des  passions,  les  mouvements  du  cœur  sont  tou- 
jours les  mêmes;  ce  qui  donne  inévitablement  ce 
cachet  d'ancienneté,  lequel  finit  quelquefois  par 
effacer  les  plus  grandes  beautés,  ce  sont  ces  moyens 
d'effet  à  la  portée  de  tout  le  monde,  qui  florissaient 
au  moment  où  l'ouvrage  a  été  composé;  ce  sont  cer- 
tains ornements  accessoires  à  l'idée  et  que  la  mode 
consacre,  qui  font  ordinairement  le  succès  de  la  plu- 
part des  ouvrages.  Ceux  qui,  par  un  prodige  bien 
rare,  se  sont  passés  de  cet  accessoire,  n'ont  été  com- 
ii.  21 


322  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

pris  que  fort  tard  et  fort  difficilement,  ou  par  des 
générations  qui  étaient  devenues  insensibles  à  ces 
charmes  de  convention. 

Il  y  a  un  moule  consacré  dans  lequel  on  jette  les 
idées  bonnes  ou  mauvaises,  et  les  plus  grands  talents, 
les  plus  originaux,  en  portent  involontairement  la 
trace.  Quelle  est  la  musique  qui  résiste,  après  un  cer- 
tain nombre  d'années,  au  caractère  de  vétusté  que  lui 
impriment  les  cadences,  les  fioritures  qui  souvent  ont 
fait  sa  fortune,  à  son  apparition?  Quand  l'école  mo- 
derne d'Italie  a  substitué  des  ornements  d'un  goût 
qui  a  semblé  nouveau  à  ceux  dont  nous  avions  l'habi- 
tude dans  la  musique  de  nos  pères,  cette  nouveauté 
a  paru  le  comble  de  la  distinction;  mais  cette  impres- 
sion n'a  pas  duré  autant  que  la  mode  dans  les  vête- 
ments et  dans  les  bâtiments.  Elle  a  eu  tout  au  plus 
assez  de  puissance  pour  nous  lasser  passagèrement 
des  ouvrages  anciens,  en  les  faisant  paraître  vieux; 
mais  ce  qui  a  déjà  prodigieusement  vieilli,  ce  sont  les 
ornements,  c'est  la  parure  indiscrète  qu'un  magis- 
tique  (sic)  génie  ne  dédaignait  pas  d'ajouter  à  ses 
heureuses  conceptions  et  dont  la  foule  des  imitateurs 
a  fait  la  substance  même  des  ouvrages  dénués  d'in- 
vention. 

Il  faut  déplorer  ici  cette  triste  condition  de  cer- 
taines inventions  qui  nous  charment  dans  les  esprits 
originaux.  Ces  agréments  mêmes,  ces  ornements, 
ajoutés  par  la  main  du  génie  à  des  idées  expressives 
et  profondes,  sont  presque  une  nécessité  à  laquelle  il 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  323 

cède  naturellement.  Ce  sont  des  intervalles,  des 
repos  presque  nécessaires,  qui  reposent  l'esprit  et  le 
conduisent  à  de  nouvelles  idées. 

Sur  les  nouvelles  sonorités,  les  combinaisons  de 
Beethoven  :  elles  sont  déjà  devenues  l'héritage  ou 
plutôt  le  butin  des  moindres  débutants. 

27  mars.  —  Premier  acte  de  la  Vestale  (1)  dans  la 
loge  de  Mme  Barbier.  J'ai  été  frappé,  à  travers  la 
vétusté,  d'un  souffle  original  et  qui  a  dû  ressortir  bien 
davantage  à  l'origine.  Je  ne  sais  si  Cherubini  est  un 
plus  grand  musicien,  mais  il  ne  me  donne  pas  cette 
impression.  Il  me  semble  qu'il  est  le  calque  des 
formes  qu'il  a  trouvées  établies  :  ainsi  le  Requiem  de 
Mozart  serait  la  règle  dont  il  n'est  pas  sorti. 

En  sortant,  vu  deux  actes  à' Ulysse  (2)  qui  m'a  paru 
encore  affaibli.  Cette  musique  mince  ne  va  pas  aux 
temps  héroïques.  Le  dialogue  est  bien  puéril,  et 
cependant,  quand  on  l'interrompt  pour  intercaler  un 
morceau  de  musique,  on  est  dans  la  situation  d'un 
voyageur  qui  fait  une  route  insipide,  mais  qui  vou- 
drait n'arrêter  qu'au  bout  de  sa  carrière;  en  un  mot, 
c'est  un  genre  bâtard  :  bâtard  quant  au  poème  par  la 

(1)  Tragédie  lyrique  de  Spontini,  qui  avait  été  représentée  pour  la 
première  fois  à  l'Académie  impériale  de  musique  le  11  décembre  1807; 
elle  fut  reprise  à  l'Opéra  le  16  mars  1854,  avec  Roger,  Obin,  Bonnehée, 
Mlles  Poinsot  et  Sophie  Cruvelli.  Cette  reprise  n'obtint  pas  le  succès 
qu'on  avait  espéré. 

(2)  Ulysse,  tragédie  en  trois  actes  et  en  vers,  mêlée  de  chœurs,  par 
Ponsard,  qui  fut  représentée  pour  la  première  fois  au  Théâtre-Français 
le  18  juin  1852. 


324  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

niaise  imitation  de  mœurs  qui  ne  nous  touchent  pas, 
bâtard  par  cette  musique  dopera-comique,  et  qui 
certes  n'a  rien  d'antique  pour  faire  chanter  des  por- 
chers. Mieux  aurait  valu  du  plain-chant,  puisqu'on 
était  en  train  d'archaïsme. 

4  avril.  —  De  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  litté- 
rature et  la  peinture  relativement  à  l'effet  que  peut 
produire  l'ébauche  d'une  pensée,  en  un  mot  de  l'im- 
possibilité débaucher  en  littérature,  de  manière  à 
peindre  quelque  chose  à  l'esprit,  et  de  la  force,  au 
contraire,  que  l'idée  peut  présenter  dans  une  esquisse 
ou  un  croquis  primitif.  La  musique  doit  être  comme 
la  littérature,  et  je  crois  que  cette  différence  entre  les 
arts  du  dessin  et  les  autres  tient  à  ce  que  les  derniers 
ne  développent  l'idée  que  successivement.  Quatre 
traits,  au  contraire,  vont  résumer  pour  l'esprit  toute 
l'impression  d'une  composition  pittoresque. 

Même  quand  le  morceau  de  littérature  ou  de 
musique  est  achevé  quant  à  sa  composition  générale, 
qui  est  supposée  devoir  donner  l'impression  pour 
l'esprit,  l'inachèvement  des  détails  sera  d'un  plus 
grand  inconvénient  que  dans  un  marbre  ou  un  tableau  ; 
en  un  mot,  l'a  peu  près  y  est  insupportable,  ou  plutôt 
ce  qu'on  appelle,  en  peinture,  Y  indication,  le  croquis, 
y  est  impossible  :  or,  en  peinture,  une  belle  indica- 
tion, un  croquis  d'un  grand  sentiment,  peuvent  égaler 
les  productions  les  plus  achevées  pour  l'expression. 


JOURNAL    D'EUGÈNE  DELACROIX.  325 

7  avril.  —  Concert  de  la  princesse.  J'étais  à  côté  de 
Mlle  Gavard  et  de  son  frère  ;  il  faisait  une  chaleur 
insupportable  et  une  odeur  de  rat  mort  qui  Fêtait  de 
même.  Cela  a  été  d'une  grande  longueur.  On  a  com- 
mencé par  le  plus  beau  ;  quoique  cela  ait  nécessaire- 
ment gâté  le  reste,  on  a  du  moins  goûté  tout  du  long 
et  sans  fatigue  cette  belle  symphonie  en  ut  mineur  de 
Mozart;  mon  pauvre  Chopin  (1)  a  des  faiblesses  après 
cela.  La  bonne  princesse  s'obstine  à  jouer  ses  grands 
morceaux  ;  elle  y  est  encouragée  par  ses  musiciens 
qui  ne  s'y  connaissent  point,  tout  artistes  de  métier 
qu'ils  sont.  Le  souffle  manque  un  peu  à  ces  morceaux. 
Il  faut  dire  que  la  contexture,  l'invention,  la  perfec- 
tion, tout  est  dans  Mozart.  Barbereau  me  disait  chez 
Boissard,  après  ce  beau  quatuor  dont  je  parle  plusloin, 
qu'il  a,  plus  encore  que  Haydn,  la  simplicité  et  la 
franchise  des  idées;  c'est  surtout  par  le  souvenir 
qu'on  l'apprécie.  Il  en  met  une  grande  partie  sur  le 
compte  de  la  science,  sans  omettre  l'inspiration  ; 
il  dit  que  c'est  la  science  qui  fait  tirer  ainsi  partie 
des  idées. 

Chenavard  me  disait,  ce  jour-là,  qu'Haydn  lui 
paraissait  avoir  le  style  comique,  le  style  de  la  comé- 
die ;  il  s'élève  rarement  jusqu'au  pathétique.  Mozart, 


(1)  C'est,  croyons- nous,  le  seul  passage  du  Journal  où  l'on  trouve 
une  restriction  sur  le  génie  de  Chopin.  En  1842,  il  écrivait  à  Pierret  : 
«  J'ai  des  tête-à-tête  à  perte  de  vue  avec  Chopin,  que  j'aime  beaucoup  et 
«  qui  est  un  homme  de  distinction  rare  :  c'est  le  plus  vrai  artiste  que 
«  faie  rencontré.  Il  est  de  ceux  en  petit  nombre  qu'on  peut  admirer  et 
«  estimer.  »   {Corresp.,  t.  I,  p.  262-263.) 


326  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

me  disait  S...,  ainsi  qu'Haydn,  n'a  pas  mis  la 
passion  dans  la  symphonie.  Ce  dernier  particulière- 
ment, qui  en  a  tant  mis  dans  son  théâtre,  ne  cherche 
dans  la  symphonie  qu'une  récréation  pour  l'oreille, 
récréation  intelligente,  bien  entendu,  mais  point  de 
ces  élans  sombres  et  violents  qui  sont  presque  tout 
Beethoven,  lequel  n'a  jamais  pu  faire  de  théâtre  (1). 

8  avril.  —  L'homme  heureux  est  celui  qui  a  con- 
quis son  bonheur  ou  le  moment  de  bonheur  qu'il 
ressent  actuellement.  Le  fameux  progrès  tend  à 
supprimer  l'effort  entre  le  désir  et  son  accomplisse- 
ment :  il  doit  rendre  l'homme  plus  véritablement 
malheureux.  L'homme  s'habitue  avec  cette  perspec- 
tive d'un  bonheur  facile  à  atteindre  :  suppression  de 
la  distance,  suppression  de  travail  dans  tout. 

Après  avoir  supprimé  l'espace,  mis  à  bon  marché 
toutes  sortes  de  substances  qui  servent  au  luxe  et  au 
plaisir  d'une  génération  amollie,  il  ne  reste  plus  qu'à 
décider  la  terre  à  répandre  d'une  main  plus  libérale 
ses  antiques  dons,  source  de  notre  vie  même.  Il 
est  plus  difficile  de  régler  le  cours  des  saisons  que  de 
creuser  des  montagnes  et  d'aligner  sur  des  espaces 
considérables  des  monceaux  de  fer,  voie  expéditive 
qui  rapproche  les  lieux  et  ménage  le  temps.  Des  phi- 
lanthropes ont  bien  imaginé  que  la  mécanique 
suppléerait  quelque  jour  au  caprice  du  vent  et  aux 

(1)  Delacroix  oubliait  Fidelio, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  327 

difficultés  du  sol  pour  donner  libéralement  au  genre 
humain  cette  nourriture  qu'il  n'arrache  à  la  terre 
qu'avec  des  sueurs,  depuis  qu'il  a  été  jeté  tout  nu  sur 
sa  face,  et  depuis  qu'il  a  renoncé  à  se  procurer  une 
chétive  subsistance  avec  des  arcs  et  des  flèches,  aux 
dépens  d'autres  chétives  créatures  qui  trouvent,  elles, 
sans  les  mêmes  soins,  quoique  avec  peine  encore,  la 
nourriture... 

9  avril.  —  Détestable  concert  à  Sainte-Cécile  :  le 
fameux  finale  de  Mendelssohn,  annoncé  par  S...,  m'a 
paru  un  charivari  sans  idées. 

En  sortant,  été  voir  Mme  Delessert  sur  son  invita- 
tion. Marche  turque  de  Beethoven  et  chœur  de  D...  : 
médiocres,  affectés.  Pourquoi  ne  pas  exécuter  ces 
beaux  concertos,  comme  celui  que  Chopin  m'a  fait 
connaître? 

La  pauvre  princesse  nous  donnait  aussi  des  choses 
ennuyeuses  dans  le  même  genre;  elle  faisait  chan- 
ter à  Mario  un  air  de  Chopin  et  surtout  un  Chant 
de  mai,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  celui  de 
1815...  prétentieuse  et  vague  imagination  de  Meyer- 
beer. 

10  avril.  —  Dîné  chez  Mme  de  Forget  avec 
Mme  de  Querelles;  bien  qu'elle  abonde  volontiers 
dans  le  sens  des  conversations  religieuses,  je  la  trouve 
avec  plaisir;  nous  avons  beaucoup  parlé  des  tables. 
Les  prêtres  y  voient  l'influence  des  mauvais  esprits. 


328  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

11  avril.  — J'ai  fait  mes  paquets  toute  la  matinée 
et  ai  été  à  deux  heures  chez  Boissard.  Divin  quatuor 
de  Mozart. 

Chenavard  nous  parlait  de  Rossini  :  on  le  traitait 
déjà  de  perrucone,  en  1828.  Il  crève  de  jalousie  pour 
les  succès  des  moindres  musiciens.  Le  philosophe 
nous  citait  le  mot  de  Boileau,  déjà  très  vieux,  à 
Louis  Racine  :  il  lui  disait  quil  n'avait  jamais  entendu 
faire  i éloge  du  moindre  savetier  sans  se  sentir 
mordu  au  cœur.  Il  disait  qu  il  fallait  de  l'émulation. 

Champrosay ,  12  avril.  —  Parti  pour  Ghampro- 
say.  La  pluie  a  commencé  juste  au  moment  où  nous 
quittions  Paris  pour  aller  à  Champrosay.  La  séche- 
resse vraiment  extraordinaire  qui  dure  depuis  six 
semaines  affecte  les  campagnards. 

Ce  soir,  promenade  avec  Jenny  vers  Draveil  parla 
plus  belle  lune  du  monde.  Le  temps  est  entièrement 
remis. 

Jai  emporté  avec  moi  la  fin  de  l'article  de  Silves- 
tre  (1),  qui  me  concerne.  J'en  suis  très  satisfait.  Pau- 

(1)  Théophile  Silvestre  fut  certainement  avec  Thoré  et  Baudelaire  le 
critique  qui  écrivit  les  articles  les  plus  judicieux  et  les  plus  impartiaux 
sur  l'œuvre  d'Eugène  Delacroix.  Il  s'agissait  ici  de  la  notice  d'après 
nature  publiée  par  Silvestre,  qui  fut  réimprimée  ensuite  dans  Y  Histoire 
des  artistes  vivants  français  et  étrangers. 

Après  avoir  lu  cet  article,  Delacroix  écrivait  au  critique  :  «  J'ai  gran- 
«  dément  à  vous  remercier  d'une  appréciation  si  favorable  :  c'est  de 
«  l'apothéose  de  mon  vivant.  Malgré  mon  respect  pour  la  postérité,  je  ne 
«  puis  m'empêcher  d'être  fort  reconnaissant  d'un  aussi  aimable  contem- 
«  porain  que  vous.  Veuillez  à  votre  tour  ne  point  considérer  comme  une 
«  flatterie  banale  les  compliments  que  je  vous  adresse  ici  sur  la  valeur 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  329 

vres  artistes  !  ils  périssent  si  ou  ne  s  occupe  pas  d'eux. 
Il  me  met  dans  la  catégorie  de  ceux  qui  ont  préféré 
X opinion  de  la  postérité  à  celle  de  leur  époque. 

Avant  dîner,  nous  avions  été  avec  Jenny  voir  la 
fontaine.  Bayvet  a  fait  ébrancher  ces  beaux  saules  et 
ces  beaux  peupliers  que  j'admirais  tant  l'année  der- 
nière et  qui  étaient  la  grâce  de  toute  cette  plaine. 

13  avril.  —  La  plus  belle  matinée  du  monde  et  la 
plus  douce  impression  en  ouvrant  ma  fenêtre.  Le  sen- 
timent du  calme  et  de  la  liberté  dont  je  jouis  ici  est 
d'une  douceur  inexprimable.  Aussi  je  laisse  venir  ma 
barbe  et  je  suis  presque  en  sabots.  Travaillé  aux  Bai- 
gueuses  (1)  toute  la  matinée,  en  interrompant  de 
temps  en  temps  mon  travail  pour  descendre  dans  le 
jardin  ou  dans  la  campagne. 

Vers  trois  heures,  promenade  assez  courte  dans  la 
forêt,  en  prenant  par  l'allée  du  chêne  Prieur,  reve- 
nant vers  la  grande  allée  qui  croise  celle  de  l'ermitage 
et  revenu  enfin  par  cette  dernière,  après  avoir  passé 
à  l'ombre  derrière  l'enclos.  Peu  d'idées,  mais  un  cer- 
tain sentiment  de  bonheur  :  satisfaction  de  moi-même 
et  de  mon  travail. 

«  que  vous  y  montrez  :  c'est  un  art  de  dire  ce  que  vous  voulez  et  d'ex- 
«  primer  les  nuances,  qui  est  fort  rare  dans  ce  temps-ci,  quoique  ce  soit 
«  là  une  de  ses  grandes  prétentions.  "   (Corresp.,  t.  II,  p.  111-112.) 

(1)  Toile  qui  appartient  à  M.  Rischoffsheim.  Vendue  une  première  fois 
570  francs  en  1864,  elle  atteignait  7,800  francs  en  18C8.  «  C'est,  dit 
«  M.  Robaut,  un  ravissant  tableau  de  chevalet  que  ne  dépare  aucune 
"négligence;  il  est  d'une  touche  preste,  vive,  habile:  les  figures  sont 
«  traitées  avec  une  grande  délicatesse,  et  le  paysage  est  d'une  exécution 
«  très  soignée.  »   (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  12*6.) 


330  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Trouvé  deux  belles  plumes  d'oiseau  de  proie. 
Le  soir,  sommeil  après  dîner  et  promenade  jusqu'à 
onze  heures,  par  la  lune,  dans  le  jardin. 

14  avril.  —  Assez  mauvaise  disposition  toute  la 
matinée.  —  Travaillé  aux  Guetteurs  de  lion  (1). 

Sorti  avant  dîner  avec  Jenny,  qui  est  souffrante  et 
inquiète;  Julie  partait  le  soir  pour  son  pays. 

Dans  la  journée,  promenade  de  temps  en  temps 
dans  le  jardin. 

Écrit  à  Silvestre  et  à  Moreau  (2). 

15  avril.  —  Repris  la  Clorinde.  — Composé  à  l'in- 
tention de  Dumas  YHamlet  ayant  tué  Polonius  (3). 

Vers  trois  heures,  descendu  par  le  plus  beau  soleil 
à  la  rivière  pour  voir  à  quel  point  elle  est  diminuée 
par  la  sécheresse.  J'ai  parcouru  tout  le  bord  avec  beau- 
coup de  plaisir  ;  j'étais  poursuivi,  en  descendant  la 
petite  rue  pour  arriver  à  la  plaine  et  en  revoyant  ces 
petites  îles  de  la  rivière,  par  toutes  sortes  d'émotions 
mêlées  de  douceur  et  de  regrets. 


(1)  Ce  tableau  n'a  été  terminé  qu'en  1859.  (Voir  Catalogue  Robaut, 
n°  1019.) 

(2)  Il  s'agit  ici  de  M.  Moreau,  père  de  M.  Adolphe  Moreau-Nélaton , 
le  collectionneur  qui  fit  aussi  de  la  critique  d'art  et  dressa  le  premier 
inventaire  des  tableaux  du  maître  en  J873. 

La  lettre  écrite  par  Delacroix  à  Moreau  est  celle  que  nous  avons 
citée  plus  haut,  dans  laquelle  il  parle  de  son  «  illustre  confrère  en  pla- 
fond »   Ingres. 

(3)  Ge  tableau  fut  exposé  au  Salon  de  1859.  (Voir  Catalogue  Robaut, 
n°  589.) 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  331 

Le  soir,  promenade  avec  Jenny  sur  la  route  toute 
poudreuse. 

J'écris  à  Mme  deForget  : 

«  Je  vous  écris  par  le  plus  beau  temps  possible, 
qui  afflige  tout  le  monde,  en  commençant  par  la 
terre.  Je  n'ai  pas  souvenir  d'avoir  vu  pareille  chose  en 
cette  saison  ;  les  bons  agriculteurs  sont  aux  abois  ; 
l'herbe  est  sèche  dans  la  forêt,  comme  dans  les  plus 
grandes  chaleurs  du  mois  d'août,  et  les  récoltes 
donnent  de  l'inquiétude,  si  ce  n'est  celle  du  vin  qui 
viendrait  pour  nous  consoler  de  l'absence  des  autres. 
Pour  moi,  en  particulier,  je  ne  retire  que  de  l'agré- 
ment de  ce  qui  cause  cette  inquiétude,  mais  j'en  ferais 
volontiers  le  sacrifice  en  vue  du  bien  général  et  des 
conséquences.  Pour  ne  parler  que  de  l'agrément, 
les  feuilles  ne  poussent  pas,  ce  qui  nuit  au  pay- 
sage et  ôte  l'ombre  qu'on  peut  très  bien  regretter, 
à  cause  de  la  chaleur  inusitée  du  soleil.  Je  travaille 
à  la  peinture;  la  littérature,  en  ce  moment,  ne  m'in- 
spire pas. 

«  Je  dois  vous  dire,  pour  votre  édification,  que  j'ai 
reçu,  avant  mon  départ,  mon  diplôme  d'académicien 
d'Amsterdam,  orné  des  armes  des  Pays-Bas  et  avec 
les  parafes  nécessaires;  seulement  il  m'est  impos- 
sible de  comprendre  un  seul  mot  de  ce  titre  authen- 
tique. Il  faudra  que  j'aille  en  Hollande  me  le  faire 
lire  quelque  jour.  En  attendant,  je  me  promène  avec 
un  certain  contentement  de  moi-même,  assuré  main- 
tenant que  je  n'ai  pas  tout  à  fait  perdu  mon  temps, 


332  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

dans  ce  monde,  puisque  j'ai  été  apprécié  par  les  bons 
Hollandais. 

«  Je  vous  voudrais  plus  souvent  des  distractions 
comme  celle  que  je  trouve  dans  ce  lieu  écarté  et 
champêtre.  Le  plaisir  d'ouvrir  le  matin  sa  fenêtre 
sur  la  plus  agréable  vue  du  monde,  rafraîchie  par  les 
pleurs  de  la  nuit,  et  de  respirer  un  air  différent  de 
celui  que  nous  font  la  boue  et  les  ordures  de  Paris, 
tout  cela  fait  vivre  et  ranime  l'esprit  aussi  bien  que  le 
corps.  Je  ne  dis  pas  pour  cela  qu'il  faut  tout  aban- 
donner pour  se  jeter  dans  les  bras  de  la  pure  nature. 
Un  peu  de  tout  cela,  et  surtout  changer  de  temps  en 
temps,  c'est  là  le  véritable  rajeunissement  des  esprits.» 

16  avril.  —  Ce  matin,  jour  de  Pâques,  le  soleil 
s'est  montré  de  bonne  heure  et  caché  à  plusieurs 
reprises.  Le  vent  a  l'air  d'être  tourné,  et  le  ciel  se 
couvre  de  nuages.  Verrons-nous  enfin  cesser  ce  beau 
temps  désolant?  J'écris  ceci  à  huit  heures  du  matin, 
en  faisant  des  vœux  pour  être  un  peu  mouillé. 

—  Ne  pas  oublier  de  payer  le  billet  du  vendredi 
saiut,  renvoyé  à  Champrosay,  à  Seghers,  en  excu- 
sant mon  retard  par  ma  légitime  absence. 

17  avril.  —  Reçu  le  matin,  pendant  que  je  travail- 
lais, une  invitation  pour  le  soir  à  l'Elysée  :  parti  vers 
quatre  heures. 

Trouvé  dans  le  chemin  de  fer  une  famille,  mère, 
fils,   fille,    avec   des  cheveux  magnifiques  :  se  rap- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  333 

peler  ces  effets  vraiment  charmants  dans  le  jeune 
homme,  dont  les  cheveux  étaient  très  bruns,  et  dans 
le  jeune  enfant,  qui  les  avait  déjà  châtains  et  tour- 
nés en  boucles  les  plus  capricieuses  et  pleines  de 
grâce. 

Fatigue  pour  arriver  jusque  chez  moi  et  ennui 
profond  jusqu'au  moment  d'aller  à  cette  corvée, 
dont  j'ai  rapporté  le  même  sentiment  d'amertume 
et  de  mépris  de  moi-même,  de  me  confondre  avec 
tous  ces  coquins...  On  avait  éclairé  le  jardin  en  lan- 
ternes de  couleur  et  feux  de  Bengale,  d'un  joli 
effet.  Voilà  le  beau  pour  ces  gens-là  !  Une  matinée 
d'avril  les  laisse  indifférents. 

Parti  le  lendemain,  sans  voir  personne.  J'ai  été  au 
Jardin  des  Plantes  (1)  passer  une  heure  à  voir  les 
animaux,  mais  ils  étaient  paresseux  et  ne  m'offraient 
pas  grand' chose  à  étudier;  d'ailleurs,  la  chaleur  était 
excessive. 

Revenu  avec  bonheur  et  toujours  avec  cette  extase 
intérieure;  cette  jouissance  que  me  donne  le  senti- 
ment de  la  liberté  dont  je  jouis  et  la  vue  de  ces 
simples  objets,  si  connus  de  mes  yeux  et  (j'allais 
dire)  de  mon  cœur,  et  pourtant  si  nouveaux  chaque 


(1)  Delacroix  allait  souvent  au  Jardin  des  Plantes  faire  des  études 
d'animaux.  Dans  une  note  de  sa  correspondance,  M.  Burty  dit  à  propos 
du  sculpteur  Barye  :  «  Ils  avaient  fait  en  compagnie,  m'a  dit  M.  Dela- 
«  croix,  des  études  au  crayon  ou  à  l'encre,  de  lions,  de  lionnes,  de  tigres, 
«  dans  une  superbe  ménagerie  qui  s'était  établie  à  la  foire  de  Saint-Gloud, 
«  et  aussi  des  études  d'écorché,  d'après  une  lionne  morte  au  Jardin  des 
«  Plantes.  »  (Correxp.,  t.  I,  p.  131.) 


334  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

fois  que  je  les  retrouve  en  sortant  du  gouffre  empesté 
qui  nous  prend  le  meilleur  de  nos  jours. 

20  avril.  - —  La  pluie  commence  sérieusement  au 
milieu  de  la  journée  et  a  l'air  de  s'établir  :  les  feuilles 
semblent  tressaillir  de  plaisir. 

Peu  d'épisodes  tous  ces  jours-ci  :  un  peu  de  tra- 
vail, mais  toujours  beaucoup  de  tranquillité  et  de 
bonheur. 

Ecrit  ce  matin  à  Arago ,  qui  m'avait  envoyé 
du  café  de  Paris;  à  Planche  (1),  dont  j'ai  trouvé 
l'article  très  aimable;  à  Buloz,  à  Mme  Villot  pour 
m'excuser,  à  Mme  de  Forget,  à  Chabrier  dont  j'avais 
trouvé  une  invitation. 

21  avril.  —  Travaillé  aux  Baigneuses  (2)  et  donné 
une  secousse  importante  au  travail,  en  m' appliquant 
à  finir  davantage  la  femme  qui  est  entièrement  dans 
l'eau. 

Peu  ou  point  sorti.  En  allant  acheter  des  cigares, 
vers  trois  heures,  j'ai  trouvé  chez  l'épicier  le  pauvre 
Quantinet;  j'ai  été  embarrassé  pour  lui  de  le  rencon- 


(1)  Gustave  Planche  fut  un  des  critiques  qui  suivirent  depuis  l'origine 
l'effort  créateur  de  Delacroix  :  il  l'accompagna  de  sa  sympathie  et  parla  de 
son  œuvre  dans  de  nombreux  Salons.  C'est  ainsi  que  dans  un  Salon 
de  1837  «  qui  est  un  véritable  acte  d'accusation  contre  le  jury,  il  énu- 
«  mère  les  tableaux  refusés  de  Delacroix  et  déclare  qu'il  en  parlera  comme 
«  s'ils  avaient  été  exposés  »  .  (Maurice  Tocrneux.) 

(2)  Ce  tableau  figure  dans  le  Catalogue  Robaut  sous  le  n°  1240,  et 
avec  le  titre  :  Femmes  turques  au  bain.  A  la  vente  John  Saulnier, 
en  1886,  il  a  été  vendu  15,500  francs. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  335 

trer.  Le  pauvre  homme,  à  ce  qu'il  paraît,  est  venu  se 
consoler  de  ses  ennuis  dans  des  lieux  plutôt  propres 
à  les  lui  rappeler.  Il  a  amené,  dit-on,  une  créature 
pour  l'aider  à  conjurer  ses  souvenirs...  Il  venait  hier 
acheter  des  épingles. 

22  avril.  — Mauvaise  disposition  toute  la  matinée, 
occasionnée  par  un  mauvais  cigare .  Mauvaise 
besogne,  par  conséquent;  arrangé  ou  gâté  la  Clo- 
rinde ;  c'est  celui-là  maintenant  qui  est  en  reste.  Il 
faudrait,  par  un  effort  héroïque,  le  remettre  à  flot. 

Sorti  vers  deux  heures  et  demie  avec  ma  bonne 
Jenny.  Nous  avons  pris  l'allée  de  l'Ermitage,  tout  du 
long  ;  nous  avons  rencontré  un  troupeau  de  moutons 
qui  m'a  intéressé.  Quelle  sympathie  j'éprouve  pour 
les  animaux  \  Que  ces  créatures  innocentes  me  tou- 
chent! Quelle  variété  la  nature  a  mise  dans  leurs 
instincts,  dans  leurs  formes  que  j'étudie  sans  cesse, 
et  à  quel  point  elle  a  permis  que  l'homme  devînt  le 
tyran  de  toute  cette  création  d'êtres  animés  et  vivant 
de  la  même  vie  physique  que  lui!  Pendant  que  ces 
pauvres  animaux  étaient  occupés  à  paître,  la  tête 
collée  à  la  terre,  un  rustre  insouciant  les  gardait 
assez  indolemment,  en  attendant  que  le  boucher  les 
reçoive  de  lui  et  s'en  empare.  Un  jeune  chien  tenu  en 
laisse  se  tenait  près  du  berger  et  suivait  des  yeux  un 
autre  chien,  son  frère,  plus  expérimenté  et  occupé 
sans  relâche  à  réunir  le  troupeau.  Il  faisait  son  édu- 
cation,  toujours    au  profit   de   l'homme   et   de  ses 


336  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

besoins.  Au  bout  de  l'allée,  un  paysan  tirait  brutale- 
ment par  leur  licou  deux  pauvres  chevaux  traînant 
la  herse,  et  la  leur  faisait  promener  en  tous  sens  dans 
une  terre  desséchée  et  à  travers  les  sillons;  ces  deux 
bêtes  semblaient  plus  attentives  à  s'occuper  de  leur 
tâche  que  l'animal  en  sarrau,  lequel  ne  leur  réser- 
vait sans  doute  pour  récompense  que  des  coups  de 
fouet. 

Le  soir,  je  suis  sorti  vers  la  fontaine  et  j'ai  retrouvé 
Jenny  sur  la  route.  Nous  avons  été  jusque  chez  les 
Vandeuil,  à  l'entrée  de  Soisy. 

23  avril.  —  Avancé  le  Petit  Arabe  assis  et  son  cheval 
près  de  lui{\).  Repris  la  Clorinde(2),  et  je  crois  l'avoir 
amenée  à  un  effet  entièrement  différent  qui  me  ramène 
à  ma  première  idée,  qui  m'avait  échappé  peu  à  peu. 
Il  arrive  malheureusement  très  souvent  que  l'exécu- 
tion ou  des  difficultés  ou  des  considérations  tout  à 
fait  secondaires  font  dévier  l'intention  (3).  L'idée  pre- 
mière, le  croquis,  qui  est  en  quelque  sorte  l'œuf  ou 
l'embryon  de  l'idée,  est  loin  ordinairement  d'être 
complet;  il  contient  tout  si  l'on  veut,  mais  il  faut 
dégager  ce  tout,  qui  n'est  autre  chose  que  la  réunion 
de  chaque  partie.  Ce  qui  fait  précisément  de  ce  cro- 
quis l'expression  par  excellence  de  l'idée,  c'est,  non 

(1)  Variante  du  n°  1046  du  Catalogue  Robaut. 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1290. 

(3)  Ces  questions  d'exécution  de  l'œuvre  le  préoccupent  toujours  davan- 
tage à  mesure  qu'il  avance  dans  la  vie.  Les  dernières  années  du  Journal 
sont  pleines  de  réflexions  du  même  ordre. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  337 

pas  la  suppression  des  détails,  mais  leur  complète 
subordination  aux  grands  traits  qui  doivent  saisir 
avant  tout.  La  plus  grande  difficulté  consiste  donc  à 
retourner  dans  le  tableau  à  cet  effacement  des  détails, 
lesquels  pourtant  sont  la  composition,  la  trame  même 
du  tableau. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe ,  mais  je  crois  que 
les  plus  grands  artistes  ont  eu  à  lutter  grandement 
contre  cette  difficulté,  la  plus  sérieuse  de  toutes. 
Ici  ressort  plus  que  jamais  l'inconvénient  de  donner 
aux  détails,  par  la  grâce  ou  la  coquetterie  de  l'exécu- 
tion, un  intérêt  tel  qu'on  regrette  ensuite  mortelle- 
ment de  les  sacrifier  quand  ils  nuisent  à  l'ensemble. 
C'est  ici  que  les  donneurs  de  touches  aisées  et  spiri- 
tuelles, les  faiseurs  de  torse  et  de  tête  d'expression, 
trouvent  leur  confusion  dans  leur  triomphe.  Le 
tableau  composé  successivement  de  pièces  de  rap- 
port, achevées  avec  soin  et  placées  à  côté  les  unes 
des  autres,  paraît  un  chef-d'œuvre  et  le  comble  de 
l'habileté,  tant  qu'il  n'est  pas  achevé,  c'est-à-dire 
tant  que  le  champ  n'est  pas  couvert  :  car  finir,  pour 
ces  peintres  qui  finissent  chaque  détail  en  le  posant 
sur  la  toile,  c'est  avoir  couvert  cette  toile.  En  pré- 
sence de  ce  travail  qui  marche  sans  encombre,  de  ces 
parties  qui  paraissent  d'autant  plus  intéressantes  que 
vous  n'avez  qu'elles  à  admirer,  on  est  involontaire- 
ment saisi  d'un  étonnement  peu  réfléchi;  mais  quand 
la  dernière  touche  est  donnée,  quand  l'architecte  de 
tout  cet  entassement  de  parties  séparées  a  posé  lo 
n.  22 


338  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

faîte  de  son  édifice  bigarré  et  dit  son  dernier  mot,  on 
ne  voit  que  lacunes  ou  encombrement,  et  d'ordon- 
nance nulle  part.  L'intérêt  qu'on  a  porté  à  chaque 
objet  s'évanouit  dans  la  confusion;  ce  qui  semblait 
une  exécution  seulement  précise  et  convenable  de- 
vient la  sécheresse  même  par  l'absence  générale  de 
sacrifices.  Demanderez-vous  alors  à  cette  réunion 
quasi  fortuite  de  parties  sans  connexion  nécessaire 
cette  impression  pénétrante  et  rapide,  ce  croquis 
primitif  de  cette  idéale  impression  que  l'artiste  est 
censé  avoir  entrevu  ou  fixé  dans  le  premier  moment 
de  l'inspiration?  Chez  les  grands  artistes,  ce  croquis 
n'est  pas  un  songe,  un  nuage  confus;  il  est  autre 
chose  qu'une  réunion  de  linéaments  à  peine  saisis- 
sables;  les  grands  artistes  seuls  partent  d'un  point 
fixe,  et  c'est  à  cette  expression  pure  qu'il  leur  est  si 
difficile  de  revenir  dans  l'exécution  longue  ou  rapide 
de  l'ouvrage.  L'artiste  médiocre  occupé  seulement 
du  métier,  y  parviendra-t-il  à  l'aide  de  ces  tours  de 
force  de  détails  qui  égarent  l'idée,  loin  de  la  mettre 
dans  son  jour?  Il  est  incroyable  à  quel  point  sont 
confus  les  premiers  éléments  de  la  composition  chez 
le  plus  grand  nombre  des  artistes...  Gomment  s'in- 
quiéteraient-ils beaucoup  de  revenir  par  X exécution 
à  cette  idée  qu'ils  n'ont  point  eue  (1)? 

24  avril.  —  Je  professe  avant  tout  ma  prédilec- 

(1)  Sur  l'insuffisance  des  spécialistes,  ou  plutôt  sur  l'opinion  du  maître 
touchant  ce  poiat,  voir  notre  Etude,  page  xxvn. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  330 

tion  pour  les  ouvrages  de  courte  haleine  qui  ne 
fatiguent  pas  plus  le  lecteur  qu'ils  n'ont  fatigué  l'au- 
teur, etc. 

—  Menace  de  gelée,  qui  s'est  réalisée  dans  la  nuit 
au  détriment  de  ce  pauvre  pays.  Le  serrurier  me 
disait  ce  matin  que  la  commune  comprenant  Main- 
ville,  Draveil  et  Champrosay  faisait  souvent  pour 
quatre-vingt  mille  francs  de  cerises  seulement. 

26  avril.  —  Peu  d'entrain.  Mauvaise  humeur 
presque  toute  la  journée  pour  le  jour  de  mes  cin- 
quante-six ans.  Je  les  ai  depuis  ce  matin. 

27  avril.  —  Je  suis  sorti  de  bonne  heure;  cela  me 
réussit  à  présent,  et  je  travaille  facilement  l'après- 
midi  après  avoir  fait  de  l'exercice  le  matin,  ce  qui 
m'était  impossible  autrefois. 

J'ai  pris  l'allée  de  l'Ermitage  et,  au  croisé  des  deux 
chemins,  le  petit  sentier  autrefois  couvert,  mainte- 
nant en  taillis  de  quatre  ou  cinq  ans,  que  je  me  rap- 
pelle souvent  avoir  pris  avec  Villot.  J'y  ai  vu  nombre 
de  pousses  de  chêne  gelées  comme  la  vigne.  Ce  sen- 
tier aboutit  au  grand  chemin  herbu  qui  fait  le  tour 
de  la  forêt.  En  prenant  à  gauche,  j'ai  trouvé  presque 
aussitôt  le  chemin  direct  de  Mainville  à  Champrosay, 
en  passant  par  le  chêne  d'Antain.  On  ne  peut  pas 
revenir  plus  directement. 

J'ai  beaucoup  étudié  les  feuillages  des  arbres  en 
revenant  j  les  tilleuls  y  sont  en  abondance  et  dévelop- 


340  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

pés  plus  tôt  que  les  chênes.  Le  principe  est  plus  facile 
à  observer  dans  ce  genre  de  feuilles. 

Revenu  agréablement.  Cette  étude  des  arbres  de 
ma  route  m'a  aidé  à  remonter  le  tableau  du  Tueur  de 
lions,  que  j'avais  mis  hier,  au  milieu  de  ma  fâcheuse 
disposition,  dans  un  mauvais  état,  quoique  la  veille 
il  fût  en  bon  train.  J'ai  été  pris  d'une  rage  inspiratrice, 
comme  l'autre  jour,  quand  j'ai  retravaillé  la  Clorinde, 
non  pas  qu'il  y  eût  des  changements  à  faire,  mais  le 
tableau  était  venu  subitement  dans  cet  état  languissant 
et  morne,  qui  n'accuse  que  le  défaut  d'ardeur  en  tra- 
vaillant. Je  plains  les  gens  qui  travaillent  tranquille- 
ment et  froidement.  Je  crois  que  tout  ce  qu'ils  font 
ne  peut  être  que  froid  et  tranquille,  et  ne  peut  mettre 
le  spectateur  que  dans  un  état  pire  de  froideur  et 
de  tranquillité.  Il  y  en  a  qui  s'applaudissent  de  ce 
sang-froid  et  de  cette  absence  d'émotion  ;  ils  se  fi- 
gurent qu'ils  dominent  l'inspiration. 

La  pluie  est  arrivée  avec  abondance  ;  il  a  été  im- 
possible de  sortir  le  soir,  que  j'ai  passé  à  dormir  et  à 
me  promener  dans  ma  maison  en  faisant  des  projets. 
Je  roule  dans  ma  tête  les  deux  tableaux  de  Lions  (1) 
pour  l'Exposition;  je  pense  aussi  à  l'allégorie  du 
Génie  arrivant  à  la  gloire  (2). 

Sensation  délicieuse,  en  me  couchant  fort  tard,  de 


(1)  L'un  d'eux  est  sans  doute  le  tableau  de  Lions  qui  figure  au  Musée 
de  Bordeaux,  et  dont  toute  la  partie  supérieure  a  été  détruite  dans  un 
incendie  du  Musée.  (Voir  Catalogue  Bobaut,  nog  1242  et  1278.) 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n08  727,  728. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  341 

la  fraîcheur  du  soir,  les  fenêtres  ouvertes,  et  du  chant 
diamanté  du  rossignol.  S'il  était  possible  de  peindre 
ce  chant  à  l'esprit,  au  moyen  des  yeux,  je  le  compa- 
rerais à  l'éclat  que  jettent  les  étoiles,  par  une  belle 
nuit  et  à  travers  les  arbres  ;  ces  notes  légères  ou 
vives,  ou  flûtées  ou  pleines  dune  énergie  inconce- 
vable dans  ce  petit  gosier,  me  représentent  ces  feux, 
tantôt  étincelants,  tantôt  un  peu  voilés,  semés  inéga- 
lement comme  des  diamants  immortels  dans  la  voûte 
profonde  delà  nuit.  La  réunion  de  ces  deux  émotions, 
qui  est  des  plus  fréquentes  dans  cette  saison,  le  senti- 
ment de  la  solitude  et  de  la  fraîcheur  qui  s'y  joint, 
l'odeur  des  plantes  et  surtout  des  forêts  qui  semble  le 
soir  plus  intense,  sont  pour  l'âme  un  de  ces  festins 
spirituels  auxquels  l'imparfaite  création  la  convie 
rarement. 

28  avril.  —  Ma  pensée  se  porte  à  mon  réveil  sur  les 
moments  si  agréables  et  si  doux  à  ma  mémoire  et  à  mon 
cœur  que  j'ai  passés  près  de  ma  bonne  tante  (1)  à  la 
campagne.  Jepenseàelle,àHenry,  à  ce  malheureux... 
que  le  ménage  a  perdu  pour  des  sentiments  comme 
ceux-là,  si  jamais  il  les  a  éprouvés,  aussi  bien  qu'il  en 
a  fait  un  portefaix,  au  lieu  d'un  artiste.  Je  lui  donne  ce 
nom  pour  dire  qu'il  n'est  plus  adonné  qu'à  la  matière, 
mais  de  la  manière  la  plus  triste  ;  il  traîne  véritable- 
ment le  plus  triste  fardeau    qu'il    soit  possible  de 

(1)   Madame  Riesener 


342  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

porter,  celui  de  son  ménage  et  de  sa  maison  à  soute- 
nir, et  il  n'y  a  plus  chez  lui  une  étincelle  d  aspiration 
vers  le  plaisir  de  l'esprit  ou  de  son  métier;  —  mais  sa 
situation  d'à  présent  m'éloigne  de  mes  pensées  de  ce 
matin. 

Je  me  disais  qu'il  y  a  dix  ans  maintenant  que  j'avais 
été  pour  la  dernière  fois  à  Frépillon  (1);  c'est  vers  le 
mois  de  mai  1844  environ,  qu'après  être  revenu  du 
dernier  séjour  que  j'y  avais  fait,  ce  qui  avait  lieu  ordi- 
nairement au  printemps  et  à  l'automne,  je  fus  voir 
Mme  Ilis  (2),  qui  demeurait  à  l'Arsenal,  et  j'y  vis  ma 
tante,  qui  venait  déjà  pour  consulter,  J'étais  moi- 
même  dans  le  quartier  pour  travailler  à  mon  tableau 
de  la  rue  Saint-Louis  (3),  que  j'achevais.  Jenny 
m'accompagnait.  Je  ne  suis  plus  retourné  depuis  à 
Frépillon.  Vers  le  mois  d'août,  ma  tante  est  venue  se 
constituer  dans  la  maison  de  santé  du  faubourg  Saint- 
Antoine,  de  laquelleje  suis  venu  à  bout  de  la  persua- 
der de  se  retirer. 

En  réfléchissant  sur  la  fraîcheur  des  souvenirs,  sur 
la  couleur  enchantée  qu'ils  revêtent  dans  un  passé 
lointain,  j'admirais  ce  travail  involontaire  de  l'âme 
qui  écarte  et  supprime,  dans  le  ressouvenir  de  mo- 
ments agréables,  tout  ce  qui  en  diminuait  le  charme, 
au  moment  où  on  les  traversait.  Je  comparais  cette 

(1)  Delacroix,  dan8  sa  jeunesse,  allait  souvent  à  Frépillon,  chez  son 
oncle  Riesener. 

(2)  Madame  Charles  His.  (Voir  suprà,  t.  I,  p.  271.) 

(3)  Le  Christ  au  jardin  des  Oliviers.  (Voir  Catalogue  Robaut, 
n°  176.) 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  343 

espèce  d'idéalisation,  car  c'en  est  une,  à  l'effet  des 
beaux  ouvrages  de  l'imagination.  Le  grand  artiste 
concentre  l'intérêt  en  supprimant  les  détails  inutiles 
ou  repoussants,  ou  sots  ;  sa  main  puissante  dispose  et 
établit,  ajoute  ou  supprime,  et  en  use  ainsi  sur  des 
objets  qui  sont  siens;  il  se  meut  dans  son  domaine  et 
vous  y  donne  une  fête  à  son  gré  ;  dans  l'ouvrage  d'un 
artiste  médiocre,  on  sent  qu'il  n'a  été  maître  de  rien; 
il  n'exerce  aucune  action  sur  un  entassement  de  maté- 
riaux empruntés.  Quel  ordre  établirait-il  dans  ce 
travail  où  tout  le  domine?  Il  ne  peut  qu'inventer 
timidement  et  que  copier  servilement;  or,  au  lieu  de 
faire  comme  l'imagination  qui  supprime  les  côtés 
repoussants,  il  leur  donne  un  rang  égal  et  quelquefois 
supérieur  par  la  servilité  avec  laquelle  il  copie.  Tout 
est  donc  confusion  et  insipidité  dans  son  ouvrage. 
Que  s'il  s'y  mêle  quelque  degré  d'intérêt  et  même  de 
charme,  à  raison  du  degré  d'inspiration  personnelle 
qu'il  lui  sera  donné  de  mêler  à  sa  compilation,  je  le 
comparerai  à  la  vie  comme  elle  est,  et  à  ce  mélange 
de  lueurs  agréables  et  de  dégoûts  qui  la  composent. 
De  même  que  dans  la  composition  bigarrée  de  mon 
demi-artiste  où  le  mal  étouffe  le  bien,  nous  ne  sentons 
qu'à  peine,  dans  le  courant  de  la  vie,  ces  instants 
passagers  de  bonheur,  tant  ils  sont  gâtés  par  les 
ennuis  de  tous  les  moments. 

Un  homme  peut-il  dire  qu'il  a  été  heureux  dans 
tel  moment  de  sa  vie  qu'il  trouve  charmant  par  le 
souvenir?  Il  l'est  assurément  par  ce  souvenir  même, 


344  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

ii  se  rend  compte  du  bonheur  qu'il  a  dû  éprouver  ;  mais 
dans  l'instant  de  ce  prétendu  bonheur,  se  sentait-il 
vraiment  heureux?  Il  était  comme  un  homme  qui  pos- 
sède une  parcelle  de  terrain  dans  laquelle  est  enfoui  un 
trésor  dont  il  n'a  pas  connaissance.  Appellerez-vous 
riche  un  tel  homme?  pas  plus  que  je  n'appelle  heu- 
reux celui  qui  lest  sans  s'en  douter,  ou  sans  savoir  à 
quel  point  il  l'est.  Le  vulgaire  trouve  heureux  le 
monarque,  parce  qu'il  dispose  de  tout,  de  tout  ce  qui 
lui  manque  surtout;  il  ne  voit  pas  qu'il  est  assiégé 
par  des  ennuis  attachés  à  sa  condition  élevée,  comme 
il  l'est  lui-même  dans  sa  médiocrité.  Ces  ennuis 
obscurcissent  tous  les  plaisirs,  pour  lui  comme  pour 
le  monarque  ;  et  combien  n'en  est-il  pas  qu'il  goûte, 
sans  presque  le  savoir,  qui  sont  inestimables  et  qui 
sont  interdits,  inconnus  même  des  grands  qu'il  envie! 
Ces  avantages  sont  si  nombreux,  ils  sont  si  certains 
qu'ils  suffisent  amplement,  je  ne  dirai  pas  à  consoler, 
mais  à  rendre  charmée  de  son  lot,  cette  partie  de 

I  humanité  dont  la  médiocrité  est  le  partage... 

Les  pures  jouissances  que  je  trouve  ici,  sans  parler 
du  peu  de  goût  que  j'ai  pour  les  plaisirs  des  grands, 
me  dispensent  d'allonger  cette  note. 

29  avril.  —  Repris  les  Baigneuses. 
Je  comprends  mieux,  depuis  que  je  suis  ici,  quoique 
la  végétation  soit  peu  avancée,  le  principe  des  arbres. 

II  faut  les  modeler  dans  un  reflet  coloré  comme  la 
chair  :  le  même  principe  paraît  ici  encore  plus  pra- 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  345 

tique.  Il  ne  faut  pas  que  ce  reflet  soit  complètement 
un  reflet.  Quand  on  finit,  on  reflète  davantage  là  où 
cela  est  nécessaire,  et  quand  on  touche  par-dessus  les 
clairs  ou  gris,  la  transition  est  moins  brusque.  Je 
remarque  qu'il  faut  toujours  modeler  par  masses  tour- 
nantes, comme  seraient  des  objets  qui  ne  seraient  pas 
composés  dune  infinité  de  petites  parties,  comme 
sont  les  feuilles  :  mais  comme  la  transparence  en  est 
extrême,  le  ton  du  reflet  joue  dans  les  feuilles  un  très 
grand  rôle. 

Donc  observer  : 

1°  Ce  ton  général  qui  n'est  tout  à  fait  ni  reflet  ni 
ombre,  ni  clair,  mais  transparent  presque  partout  ; 

2°  Le  bord  plus  froid  et  plus  sombre,  qui  marquera 
le  passage  de  ce  reflet  au  clair,  qui  doit  être  indiqué 
dans  l'ébauche; 

3°  Les  feuilles  entièrement  dans  l'ombre  portée  de 
celles  qui  sont  au-dessus,  qui  n'ont  ni  reflets  ni  clairs, 
et  qu'il  est  mieux  d'indiquer  après; 

4°  Le  clair  mat  qui  doit  être  touché  le  dernier. 

Il  faut  raisonner  toujours  ainsi,  et  surtout  tenir 
compte  du  côté  par  où  vient  le  jour.  S'il  vient  de 
derrière  l'arbre,  celui-ci  sera  reflété  presque  complè- 
tement. Il  présentera  une  masse  reflétée  dans  laquelle 
on  verra  à  peine  quelques  touches  de  ton  mat;  si  le 
jour,  au  contraire,  vient  de  derrière  le  spectateur, 
c'est-à-dire  en  face  de  l'arbre,  les  branches  qui  sont  de 
l'autre  côté  du  tronc,  au  lieu  d'être  reflétées,  feront 
des  masses  d'un  ton  d'ombre  uni  et  tout  à  fait  plat. 


346  JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX. 

En  somme,  plus  les  tons  différents  seront  mis  à  plat, 
plus  l'arbre  aura  de  légèreté. 

Plus  je  réfléchis  sur  la  couleur,  plus  je  découvre 
combien  cette  demi-teinte  reflétée  est  le  principe  qui 
doit  dominer,  parce  que  c'est  effectivement  ce  qui 
donne  le  vrai  ton,  le  ton  qui  constitue  la  valeur,  qui 
compte  dans  l'objet  et  le  fait  exister.  La  lumière  à 
laquelle,  dans  les  écoles,  on  nous  apprend  à  attacher 
une  importance  égale  et  qu'on  pose  sur  la  toile  en 
même  temps  que  la  demi-teinte  et  que  l'ombre,  n'est 
qu'un  véritable  accident  :  toute  la  couleur  vraie  est 
là  :  j'entends  celle  qui  donne  le  sentiment  de  l'épais- 
seur et  celui  de  la  différence  radicale  qui  doit  distin- 
guer un  objet  d'un  autre. 

30  avril.  —  J'écris  à  Mme  de  Forget  : 
«  Me  voici  encore  à  la  campagne.  Je  ne  puis 
m'arracher,  je  ne  dirai  pas  aux  ombrages  de  la  forêt, 
car  il  y  a  à  présent  plus  de  pluie  que  de  soleil,  mais 
c'est  ce  qu'on  demandait.  Ce  qui  est  fort  triste,  c'est 
la  gelée  qui  a  perdu  les  vignes  de  ce  pauvre  petit 
endroit  et  qui  risque  de  compromettre  la  récolte  en 
fruits.  Qui  croirait  qu'une  commune  comme  celle-ci 
porte  à  Paris  pour  quatre-vingt  mille  francs  de  cerises 
seulement? 

«  Je  resterai  encore  une  huitaine.  J'ai  l'air  d'un 
Robinson,  je  suis  aussi  seul  que  lui.  J'ai  jeté  sur  le 
papier  quelques  idées  de  projets  d'articles  :  malheu- 
reusement je  n'ai  pas  ici  les  matériaux  nécessaires 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  347 

pour  y  travailler  autrement  que  vaguement.  J'achève 
des  tableaux  qui  m'étaient  demandés;  surtout  je  jouis 
du  bonheur  de  n'être  pas  dérangé...  Vous  ne  vous 
doutez  pas,  vous  autres  voluptueux,  quand,  en  vous 
levant  le  matin,  vous  trouvez  l'air  un  peu  refroidi, 
qu'il  y  a  çà  et  là  dans  le  même  pays  que  vous  habitez 
-des  milliers  de  malheureux  qui  sont  au  désespoir  de 
ce  petit  froid,  qui  ne  vous  coûte  tout  au  plus  que  la 
peine  de  souffler  votre  feu.  Peut-être  que  ce  petit 
froid  nous  fera  payer  encore  notre  vie  aussi  cher  que 
l'année  dernière;  c'est  là  que  j'attends  nos  élégants, 
et  c'est  ce  que  Bouchereau  saura  trop  bien  nous  dire. 

«  Avez-vous  vu  ledrôle  de  procèsque  fait  Mme  veuve 
Balzac  à  Dumas,  qui  veut  absolument  faire  un  tom- 
beau de  sa  façon  à  son  mari,  avec  les  souscriptions 
du  public,  bien  entendu?  Elle  a  raison,  si  elle  a  effec- 
tivement fait  ce  tombeau  ;  mais  s'il  est  encore  à  faire 
après  quatre  ans,  Dumas  a  raison  de  vouloir  rendre  à 
son  confrère  mort,  qu'il  détestait  de  son  vivant,  ce 
petit  honneur  qui  ne  lui  coûtera  rien. 

«  Voilà  le  pauvre  Lamartine  (1)  qui  prend  la 
plume,  pour  donner  au  public  enfantin  une  édition 
expurcjata  de  ses  œuvres.  La  préface  qu'il  met  en 
tête  du  recueil  de  ces  œuvres  choisies  aurait  grand 
besoin  d'être  elle-même  purgée  et  surtout  abrégée. 


(1)  Le  tempérament  poétique  de  Lamartine  plaisait  médiocrement  à 
Delacroix,  lequel  d'ailleurs  avait  peine  à  oublier  une  ridicule  méprise  qui 
fit  que  le  poète  lui  attribua  innocemment  un  jour  de  misérables  peintures 
d'un  nommé  Vinchon,  et  l'accabla  d'éloges  à  leur  propos. 


348  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Elle  contient  des  phrases  comme  celle-ci  :  «  Plus  un 
«  écrivain  est  abondant,  plus  il  a  de  limon  à  déposer 
«dans  sa  course...  la  pensée  de  l'homme  ne  jaillit  pas 
«  au  premier  flot  ni  à  tous  les  flots.  Limpide,  rapide, 
«  incorruptible,  digne  d'être  envasée  dans  tes  urnes  des 
«  siècles  pour  abreuver  le  genre  humain,  la  pensée  de 
«  l'homme  le  plus  favorisé  des  dons  du  ciel  est  un  tor- 
«  rent  qui  coule  de  plus  ou  moins  haut  en  se  creusant 
«  un  lit  plus  ou  moins  profond  dans  la  mémoire  des 
«  hommes,  etc.,  mais  qui  coule  avec  des  écumes,  des 
«  lies,  des  sables  qu  il  faut  bien  se  garder  de  recueillir 
«  avec  Y  eau  du  ciel.  » 

«  Nous  allons  voir  cette  eau  du  ciel  que  distille 
M.  de  Lamartine  dans  ses  bons  jours  Si  le  style  des 
morceaux  qu'il  choisit  est  dans  le  goût  de  ce  qu'on 
vient  de  lire,  on  pourra  trouver,  comme  il  l'avoue 
lui-même,  que  le  recueil  est  encore  trop  volumineux. 
N'est- il  pas  étrange  qu'un  auteur  expose  et  confesse 
ainsi  à  tous  les  yeux  qu'il  est  plein  de  ce  limon,  de  ce 
sable  dont  il  parle,  qui  n'atteste  que  la  précipitation 
de  la  composition  aussi  bien  que  le  mépris  du  bon 
public  pour  lequel  il  écrit?  Ainsi,  dans  le  but  de 
redonner  sa  marchandise  sous  autre  forme,  il  fait  lui- 
même  le  métier  de  critique  sur  ses  propres  livres,  il 
prendra  la  peine  de  nous  montrer  tout  ce  qui  est 
mauvais.  Il  va  jusqu'à  refaire  des  passages,  il  sup- 
prime la  strophe,  il  innocente  l'image,  il  corrige 
le  mot.  Il  est  probable  que  c'est  là  le  dernier  livre 
qu'il  se  propose  de  publier  ;   car  qui  voudra  désor- 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  349 

mais  acheter  les  autres?  Il  est  clair  que  tous  les  dix 
ans,  il  les  refera  dune  autre  manière,  en  les  épurant, 
bien  entendu.  » 

Paris,  2  mai.  —  Parti  de  Champrosay  ce  jour,  à 
sept  heures  du  matin. 

J'étais  inquiet  au  sujet  de  la  lettre  de  Barbier  à 
propos  du  conseil  de  révision  ;  d'ailleurs,  j'avais  reçu 
la  lettre  d'Albert  de  Vau,  qui  lui  annonçait  un  excel- 
lent envoi  que  je  craignais  de  laisser  longtemps  à  la 
discrétion  de  mes  portiers;  d'ailleurs,  pour  tout  dire, 
le  moment  était  arrivé.  Mes  tableaux  avaient  besoin 
de  se  reposer.  Je  ne  restais  donc  plus  qu'en  me 
le  reprochant,  en  considérant  tout  ce  qui  me  rappelle 
à  Paris. 

—  Sur  le  tantôt  à  Paris,  et  pendant  que  je  me 
reposais,  arrivent  le  cousin  Delacroix  et  le  cousin 
Jacob.  Enchanté  de  les  voir. 

3  mai.  —  Les  deux  cousins  ont  dîné  avec  moi; 
nous  sommes  restés  les  coudes  sur  la  table  jusqu'à 
onze  heures.  J'adore  les  récits  de  militaires,  et  lui,  je 
l'aime  beaucoup  :  il  est  un  type  véritable. 

—  Le  matin,  dans  un  beau  feu,  repris  l'esquisse 
du  Combat  de  lions  (1).  J'en  ferai  peut-être  quelque 
chose. 


(1)  «  Ce  tableau  peint  en  1854,  acheté  10,000  francs  par  l'État,  et 
«donné  par  lui  à  la  ville  de  Bordeaux,  a  été  à  peu  près  complètement 
«  détruit  en  1870,    dans  l'un  des  incendies  successifs  de  la  mairie  de 


350  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

5  mai.  —  Comité  à  neuf  heures  pour  le  collège 
Stanislas. 

Il  n'y  a  plus  en  France,  et  je  dirai  ailleurs,  d'état 
intermédiaire  :  ou  Jésuites  ou  septembriseurs  ;  il  faut 
subir  l'un  ou  l'autre  régime.  Cette  introduction 
avouée,  sollicitée  par  l'État,  des  ecclésiastiques  dans 
l'éducation ,  est  une  tendance  dans  laquelle  on  ne 
peut  s'arrêter  que  pour  tomber  fatalement  dans  l'ex- 
trémité contraire. 

7  mai.  —  Dîné  chez  Barbier.  Dagnan  (1)  me  conte 
l'histoire  de  Cabarrus  qui,  directeur  de  la  banque  de 
Charles  III,  est  chargé  par  lui  de  porter  en  France 
trois  millions  pour  faire  évader  Louis  XVI  au  moment 
de  son  jugement.  Sa  maîtresse,  la  duchesse  deSanta- 
Cruz,  lui  arrache  son  secret;  il  était  entendu  avec  le 
Roi  qu'il  irait  seul  en  France,  qu'on  ne  donnerait  de 
chevaux  qu'à  lui,  qu'il  serait  signalé,  mais  qu'il  fallait 
qu'il  fût  seul.  Il  consent  à  emmener  la  duchesse  habillée 
en  domestique.  Il  est  arrêté  en  route;  impossibilité 
daller  plus  avant.  Il  parlemente,  s'obstine,  bref,  on 
envoie  à  Madrid;  pendant  ce  temps  qu'il  perd,  le 
procès  de  Louis  XVI  va  son  train,  et  il  arrive  à  Paris 
pour  voir  le  roi  guillotiné. 

Caton  disait,  à  la  fin  de  sa  vie,  qu'il  ne  se  repentait 

«  Bordeaux,  où  se  trouvait  installé  le  Musée.  »  (Catalogue  Robaut, 
n°  1242.)  Il  en  reste  une  esquisse  qui  fut  achetée  par  M.  Riesener  et  qui 
appartient  aujourd'hui  à  M.  Ghéramy.  Mme  Riesener  possède  également 
une  toile  analogue  sur  le  même  sujet. 

(1)  Isidore  Dagnan  (1794-18'73),  paysagiste  de  mérite. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  351 

que  de  deux  choses  :  lune  d'avoir  dit  un  secret  à  sa 
femme;  l'autre,  d'avoir  fait  par  mer  un  voyage  qu'il 
pouvait  faire  par  terre.  On  contait  cela  à  propos  du 
naufrage  de  YErcolano. 

8  mai.  —  Lettre  de  MmeD...  au  sujet  du  projet 
Stanislas  ;  lettre  de  Mme  F...  transmise  par  le  cousin 
au  sujet  du  même  projet.  L'une  trouve  bon  que  la 
ville  dépense  énormément,  introduise  les  prêtres  dans 
ses  affaires,  etc.,  etc.,  pour  que  son  petit-fils,  qui 
est  depuis  cinq  ans  dans  ce  collège,  ne  perde  pas  l'ha- 
bitude de  ses  chers  professeurs  et  achève  paisiblement 
son  éducation.  L'autre  désire  la  consécration  de 
l' établi  ^sèment  pour  beaucoup  moins,  j'en  suis  sûr; 
le  directeur  aura  quelque  neveu  dont  la  figure  lui 
plaît. 

Dîné  au  deuxième  lundi,  et  fini  par  une  prome- 
nade, au  lieu  d'aller  à  l'Opéra  voir  Guillaume  Tell, 
ce  que  j'avais  projeté;  pour  me  consoler,  je  me  suis 
chanté  tout  le  temps  intérieurement  toute  la  parti- 
tion. 

9  mai.  —  Dîné  chez  Piron,  et  vu  le  soir  Nina,  de 
M.  Goppola  (1).  Il  est  impossible  d'imaginer  rien  de 
plus  insipide. 

—  J'aime  beaucoup  Piron  :  c'est  le  seul  ami  que 
j'aie,  comme  on  peut  l'être  à  notre  âge.  Il  me  contait 

(1)   Nina,  ou  La  folle  par  amour,  opéra  représenté  au  Théâtre-Italien, 
le  6  mai  1854.  Mme  Alboni  chantait  le  rôle  de  Nina. 


352  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

en  revenant  l'histoire  de  la  Diligence  de  Lyon  (1). 

10  mai.  —  Insipide  matinée  et  mauvaise  disposi- 
tion à  l'Hôtel  de  ville.  Discussion  dans  le  Comité 
pour   le   projet  Stanislas. 

En  sortant,  vu  la  salle  d'Ingres  (2).  Les  propor- 
tions de  son  plafond  sont  tout  à  fait  choquantes  :  il 
n'a  pas  calculé  la  perte  que  la  fuite  du  plafond  occa- 
sionne aux  figures.  Le  vide  de  tout  le  bas  du  tableau  est 
insupportable,  et  ce  grand  bleu  tout  uni  dans  lequel 
nagent  ces  chevaux  tout  nus  aussi,  avec  cet  empereur 
nu  et  ce  char  qui  est  en  l'air,  font  l'effet  le  plus  dis- 
cordant pour  l'esprit  comme  pour  l'œil.  Les  figures 
des  caissons  sont  les  plus  faibles  qu'il  ait  faites  :  la 
gaucherie  domine  toutes  les  qualités  de  cet  homme. 
Prétention  et  gaucherie,  avec  une  certaine  suavité 
de  détails  qui  ont  du  charme,  malgré  ou  à  cause  de 
leur  affectation,  voilà,  je  crois,  ce  qui  en  restera 
pour  nos  neveux. 

J'ai  été  voir  mon  salon  :  je  n'y  ai  retrouvé  aucune 
de  mes  impressions,  tout  m'y  a  paru  blafard. 

Le  soir,  chez  la  princesse;  je  me  suis  mis  à  saigner 
du  nez;  heureusement,  cela  n'a  pas  fait  scandale. 
Beau  trio  de  Mozart.  Revenu  seul  par  les  Champs- 
Elysées  et  par  un  très  beau  temps. 

(1)  Ce  fut  l'origine  du  célèbre  mélodrame  :  le  Courrier  de  Lyon. 

(2)  C'est  la  salle  de  l'Hôtel  de  ville  que  décora  Ingres,  et  au  sujet  de 
laquelle  nous  avons  déjà  vu  un  jugement  sévère  de  Delacroix. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  353 

Rodakowski  m'a  fait  plaisir  en  exaltant  le  Mas- 
sacre, qu'il  met  au-dessus  de  tout  (1). 

J'ai  trouvé  la  place  de  la  Concorde  toute  boule- 
versée de  nouveau.  On  parle  d'enlever  l'Obélisque. 
Perrier  prétendait  ce  matin  qu'il  masquait!...  On 
parle  de  vendre  les  Champs-Elysées  à  des  spécula- 
teurs! C'est  le  palais  de  l'Industrie  qui  a  mis  en  goût. 
Quand  nous  ressemblerons  un  peu  plus  aux  Améri- 
cains, on  vendra  également  le  jardin  des  Tuileries, 
comme  un  terrain  vague  et  qui  ne  sert  à  rien. 

13  mai.  —  Dauzats  venu  dans  la  journée  pour 
me  tracer  mon  Foscari  (2).  Resté  trop  longtemps, 
j'ai  eu  la  voix  fatiguée,  et  l'imprudence  que  j'ai  faite 
d'aller  chez  Chabrier  le  soir  m'a  achevé.  Extinction 
de  voix,  rhume,  etc.,  etc. 

20  mai.  —  Parti  à  Augerville  avec  Berryer, 
Batta  (3)  et  M.  Hennequin  (4).  Parti  triste;  je  rede- 
viens jeune  pour  mes  tristesses  à  propos  de  tout. 


(1)  Le  Massacre  de  Scio. 

(2)  C'est  la  première  indication  de  la  célèbre  et  admirable  composition 
que  les  amateurs  ont  vue  pour  la  dernière  fois  à  l'exposition  des  œuvre» 
de  Delacroix  à  l'École  des  Beaux-Arts.  A  la  vente  Faure,  elle  atteignit 
7i), 500  francs.  Elle  appartient  maintenant  au  duc  d'Aumale.  (Voir  Cata- 
logue Robaut,  n°  1272.) 

(3)  Alexandre  Batta,  célèbre  violoncelliste,  qui  pendant  vingt  ans  a 
donné  un  grand  nombre  de  concerts,  suivis  avec  beaucoup  d'intérêt 
par  les  amateurs. 

(4)  Amédce  Hennequin  était  le  fils  d'un  avocat  célèbre,  ami  de  Ber- 
ryer. A  ce  titre,  il  faisait  partie  du  groupe  des  intimes  d'Augerville* 
Dans  ses  Souvenirs,  Mme  Jaubert  le  mentionne  assez  brièvement. 

U.  23 


354  JOURNAL    D'EUGENE   DELxYCROIX. 

L'état  de  la  santé  y  était  pour  quelque  chose.  En- 
chanté du  voyage,  surtout  à  partir  d'Etampes;  nous 
nous  sommes  mis  là  en  voiture,  et  nous  avons  fait  nos 
sept  à  huit  lieues,  comme  autrefois,  au  petit  trot  à 
travers  une  campagne  un  peu  poudreuse,  grâce  à  la 
grande  chaleur,  mais  de  cette  vraie  campagne,  qu'on 
ne  trouve  pas  aux  environs  de  Paris;  cela  m'a  rappelé 
de  jeunes  années  et  de  bons  moments  :  le  Berry,  la 
Touraine  sont  ainsi. 

L'arrivée  charmante  :  c'est  un  séjour  arrangé  par 
lui,  plein  de  vieilles  choses  que  j'adore.  Je  ne  con- 
nais pas  d'impression  plus  délicieuse  que  celle  d'une 
vieille  maison  de  campagne;  on  ne  trouve  plus  dans 
les  villes  la  trace  des  vieilles  mœurs  :  les  vieux  por- 
traits, les  vieilles  boiseries,  les  tourelles,  les  toits 
pointus,  tout  plaît  à  l'imagination  et  au  cœur,  jus- 
qu'à l'odeur  qu'on  respire  dans  ces  anciennes  mai- 
sons. On  trouve  là  reléguées  de  ces  images  qui  ont 
amusé  notre  enfance  et  qui  étaient  nouvelles  alors. 
Il  y  a  ici  une  chambre  dont  les  peintures  à  la  détrempe 
existent  encore,  qui  a  été  habitée  par  le  grand  Coudé. 
Ces  peintures  sont  d'une  fraîcheur  étonnante;  les 
dorures  rehaussées  n'ont  point  souffert. 

Berryer,  qui  est  la  bonté  et  la  facilité  mêmes,  nous 
a  promenés  partout.  Il  a  un  vivier  dans  son  parc  et 
de  l'eau  partout;  étables  magnifiques  avec  un  tau- 
reau superbe.  Il  faut  absolument  être  loin  de  Paris 
pour  trouver  cela;  je  n'ai  pas  une  de  ces  émotions- 
là  à  Champrosay. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  355 

Le  soir,  nous  nous  sommes  mis  tous  les  quatre  au 
coin  du  feu.  Berryer  nous  contait  qu'il  était  à  la  pre- 
mière représentation  de  la  Vestale,  avec  des  bottes  à 
revers  de  soixante-douze  francs  :  c'était  alors  le  der- 
nier goût.  Ces  malheureuses  bottes  étaient  si  étroites 
que,  n'y  pouvant  tenir  et  ne  goûtant  pas  du  tout  la 
musique,  il  demanda  à  des  voisins  un  canif  pour  les 
fendre  et  se  mettre  à  l'aise.  Désaugiers  était  derrière 
lui;  il  lui  dit  :  «  Monsieur,  vous  devez  être  content  de 
votre  cordonnier;  il  vous  sert  (serre)  bien.  » 

21  mai.  —  L'évêque  d'Orléans  arrivé  l'après-midi, 
dans  sa  tournée  pour  la  confirmation.  Il  est  très  bien, 
très  distingué  et  homme  d'esprit  (1). 

Le  matin,  ma  première  promenade,  seul,  par  un 
beau  soleil.  Je  me  suis  échappé  par  le  pont  de  pierre, 
que  j'ai  atteint  non  sans  avoir  très  chaud  :  je  suis  tou- 
jours vêtu  très  chaudement  (2)  maintenant,  à  cause 
de  mon  dernier  mal  de  gorge.  A  ce  pont  de  pierre, 

(1)  Mgr  Dupanloup. 

(2)  «  Delacroix,  aimable,  séduisant,  d'une  politesse  exquise,  sans  aucune 
«exigence,  jouissait  pleinement  à  Augerville  d'une  sorte  de  vacance  qu'il 
«  s'accordait.  Il  se  prêtait  à  toutes  les  distractions  :  très  empressé  aux 
«  promenades,  à  cette  seule  condition  qu'il  lui  fût  accordé  le  temps  de  se 
««costumer.  Irait-on  en  bateau,  à  pied,  ou  en  voiture?  Aussitôt  la  déei- 
«  sion  prise,  il  s'éclipsait,  puis  reparaissait,  ayant  combiné  ses  vêtements 
«pour  affronter  soit  la  mer  déglace,  le  soleil  du  désert  ou  le  vent  de  la 
«  montagne.  Cette  manœuvre  nous  divertissait,  ayant  découvert,  par  une 
«  de  ces  trahisons  du  séjour  à  la  campagne,  que  sur  son  lit  demeuraient 
«  étalés  des  gilets,  des  cache-nez,  des  coiffures,  numérotés  et  correspon- 
«dantaux  thgrés  du  thermomètre.  Nous  ignorions  alors  de  quelle  déplo- 
«  rahle  délicatesse  de  larynx  il  était  affligé.  »  {Souvenirs  de  Mme  Jau- 
bert,  p.  06.) 


356  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

petits  garçons  péchant  je  ne  sais  quoi  avec  leurs 
mains,  les  jambes  à  l'eau,  de  l'autre  côté  du  pont  où 
l'eau  de  la  rivière  coule  sur  un  lit  de  cailloux  char- 
mants. 

Berryer  et  ces  messieurs  avaient  été  à  la  messe; 
j'ai  été  un  peu  honteux  à  leur  retour  de  ne  les  avoir 
pas  suivis.  J'avais  été  aussi,  en  suivant  la  rivière,  jus- 
qu'à l'endroit  presque  où  elle  sort  de  la  propriété. 
Remarqué  le  château,  à  peu  près,  de  cet  endroit,  en- 
cadré dans  les  arbres.  En  revenant,  fait  un  croquis  de 
l'angle  et  du  côté  de  la  cour. 

Dans  la  journée,  nous  avons  été  avec  des  hommes 
et  le  furet  pour  prendre  des  lapins.  Vu  les  rochers 
et  les  pins  d'Italie. 

L'évêque  arrive  vers  quatre  ou  cinq  heures.  Dîner 
d'ecclésiastiques  avec  un  M.  de  Rocheplate  ou  de  Ro- 
cheville,  voisin  de  campagne  de  Berryer.  J'aime  beau- 
coup cet  évêque.  Je  suis  de  la  nature  de  la  cire  ;  je 
me  fonds  facilement  sitôt  que  j'ai  l'esprit  échauffé  par 
un  spectacle,  ou  par  la  présence  d'une  personne  qui 
a  quelque  chose  d'imposant  ou  d'intéressant.  J'ai 
parlé  du  péché  originel  d'une  façon  qui  a  dû  donner 
à  ces  messieurs  une  grande  idée  de  mes  convictions. 
La  soirée  s'est  passée  ainsi  très  convenablement. 

22  mai.  —  Avant  d'aller  à  l'église  (1),  le  matin, 


(1)  Berryer  était  très  pieux  et  aimait  la  pompe  des  cérémonies  catho- 
liques. Ce  trait  de  sa  nature  répond  bien  d'ailleurs  au  jugement  que 
Delacroix  porte  sur  son  esprit. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  357 

pour  voir  la  cérémonie  de  la  confirmation,  Berryer, 
dans  son  cabinet  qui  précède  sa  chambre,  m'a  lu  des 
fragments  de  manuscrits  de  son  père,  où  il  raconte  le 
premier  service  que  mon  père  lui  a  rendu.  Mon  père 
se  trouvait  dans  la  situation  de  disposer  de  tout,  sous 
Turgot  :  son  salon  d'attente  était  rempli  de  cordons 
bleus,  de  grandes  dames  et  de  solliciteurs  de  tous 
étages.  Cette  position  lui  occasionnait  une  foule  d  at- 
taques, à  cause,  dit  Berryer  le  père,  de  son  austère 
probité.  Il  avait  commencé  par  être  avocat  et  regret- 
tait cette  profession;  de  là  tout  naturellement  le  con- 
seil qu'il  donne  à  Berryer  de  s'y  adonner,  plutôt  que 
de  s'enterrer  dans  des  bureaux.  Plus  tard,  sous  la  Con- 
vention, Berryer,  très  compromis,  est  sauvé  par  lui. 

Vu  la  bibliothèque,  qui  est  tout  au  haut  de  la 
maison 

Vers  dix  heures,  on  est  venu  chercher  l'évêque  en 
procession.  Cette  cérémonie  m'a  beaucoup  touché. 

Le  père  et  la  femme  de  Berryer  sont  enterrés  dans 
l'église.  L'idée  m'est  venue  de  leur  faire  un  Saint 
Pierre  (1);  c'est  le  patron  de  la  paroisse,  et  c'était 
celui  de  son  père;  ce  projet  s'en  ira  peut-être  avec 
mes  sentiments  catholiques  du  moment. 

Après  la  cérémonie  et  l'exhortation  de  Monsei- 
gneur, nous  avons  assisté  à  la  bénédiction  des  tombes 
dans  le  cimetière  :  c'est  fort  beau.  L'évêque,  tête  nue, 
et  dans  ses  habits,  la  crosse  d'une  main,  le  goupillon  de 

(1)  Il  est  probable  que  ce  Saint  Pierre  ne  fut  jamais  exécuté. 


358  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

l'autre,  marche  à  grands  pas  et  lance  à  droite  et  à 
gauche  l'eau  bénite  sur  les  humbles  sépultures.  La  reli- 
gion est  belle  ainsi.  Les  consolations  et  les  conseils  que 
le  prélat  donnait  dans  l'église  à  ses  rustiques  ouailles, 
à  ces  hommes  simples,  brûlés  par  les  travaux  de  la 
campagne  et  enchaînés  à  de  dures  nécessités,  allaient 
à  leur  véritable  adresse.  Au  retour,  il  a  béni,  avant 
de  rentrer,  les  enfants  que  les  mères  lui  présentaient. 

Déjeuner  très  nécessaire,  à  midi  et  demi  ou  une 
heure,  pour  ces  pauvres  prêtres  à  jeun  et  pour  nous- 
mêmes.  A  une  heure  et  demie,  arrivée  de  ces  dames  : 
point  de  princesse  !  J'en  ai  été  désappointé. 

A  partir  de  ce  moment,  le  bon  évêque  a  été  un 
peu  négligé  pour  les  arrivantes;  il  avait  d'ailleurs 
quelque  effroi  à  rester.  Il  est  parti  presque  incognito. 
Son  règne  était  fini. 

Promenade  dans  le  parc  avec  Batta  et  Hennequin. 

23  mai.  —  Temps  diluvial.  On  nous  avait  annoncé 
la  princesse  (1)  pour  aujourd'hui,  mais  le  moyen  d'y 
croire  avec  une  pluie  affreuse!  Elle  est  venue  pour- 
tant. Elle  s'est  mise  à  tout  :  point  de  fatigue  et  de 
grimace.  Ces  dames  et  nous,  nous  avons  fait  une 
grande  promenade.  La  bonne  princesse  peut-être  un 
peu  ennuyée  de  la  tournée  du  propriétaire.  Elle  avait 
très  aimablement  pris  mon  bras,  et  je  ne  me  suis  pas 
ennuyé  une  minute.  C'est  un  caractère  dans  le  genre 

(1)  La  princesse  MarcelUni  Czartor/ska 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  359 

du  mien  ;  elle  a  F  envie  de  plaire.  Elle  serait  gracieuse 
avec  un  bouvier,  et  elle  ne  se  force  point  pour  se 
livrer  à  ce  penchant.  Ce  qui  en  reste  de  véritable- 
ment bon  ou  obligeant,  le  ciel  le  sait  mieux  que  moi 
ou  quelle-même  peut-être...  Je  suis  ainsi;  on  est 
comme  on  peut. 

Berryer,  l'autre  fois  que  nous  nous  promenions 
(c'était  le  lundi)  en  attendant  ces  dames,  assis  au 
bout  de  l'allée  de  tilleuls  où  il  a  fait  un  promenoir, 
me  disait  qu'il  conseillait  de  la  douceur  à  Villemain 
dans  le  jugement  qu'il  porte  sur  les  hommes  et  sur 
leurs  passions,  dans  ce  qu'il  écrit  sur  les  hommes  de 
notre  temps  :  le  point  de  vue  est  en  raison  des  pas- 
sions et  des  préjugés  du  moment.  Martignac,  le  plus 
doux  des  hommes,  voulait,  après  1815,  faire  pendre 
lui  et  son  père,  après  le  fameux  procès  qu'ils  avaient 
plaidé  tous  les  deux  pour  les  proscrits  (1). 

C'est  ce  même  jour,  c'est-à-dire  le  lundi,  qu'au  lieu 
de  faire  une  promenade  avec  ces  messieurs,  je  me 
suis  trouvé  vers  trois  heures  avec  lui  seulement,  que 
nous  avons  été  en  bateau  et  que,  m'ayant  laissé  pour 
aller  s'habiller,  je  suis  revenu  rattacher  le  bateau  et 
l'ai  trouvé  tout  vêtu,  attendant  ses  hôtes  (je  me 
trompe  encore,  je  crois  que  c'est  le  dimanche,  quand 
il  attendait  l'évêque). 

Ce  jour,  mardi,  excellente  musique  (2)  le  soir,  de 

(1)  Les  procès  du  Maréchal  Ney. 

(2)  Mme  Jaubert  décrit  ainsi  le  salon  de  Berryer  à  Augerville  :  «  A  ccoudé 
•  sur  une  table  basse,  notre  grand  peintre  caressait  de   sa   main   pâle  et 


360  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

la  princesse  et  de  Batta.  Je  me  prends  de  passion 
pour  ce  dernier.  J'étais  content  de  voir  que  la  prin- 
cesse était  frappée,  je  l'ai  cru  au  moins,  de  sa  ma- 
nière de  jouer.  Francbomme  me  paraît  froid  et 
compassé  en  comparaison.  La  princesse  ma  parlé 
beaucoup  de  Gounod  et  du  club  de  Mozaristes  dont 
elle  me  fait  l'honneur  de  me  faire  membre.  Ce  sera 
pour  tous  les  premiers  vendredis  de  chaque  mois. 
Malheureusement,  elle  va  partir  pour  Vienne. 

24  mai.  —  Journée  un  peu  décousue;  presque 
point  de  promenade  :  avant  déjeuner,  du  côté  du 
pont  de  pierre,  sans  aller  jusque-là. 

Temps  incertain.  Pendant  que  ces  dames  jouaient 
à  un  insipide  petit  jeu  de  billard  sur  le  perron,  j'ai 
été  me  mettre  sur  mon  canapé,  où  j'ai  alternati- 
vement lu  et  dormi.  Je  lisais  la  Fille  du  capitaine, 
traduit  de  Pouchkine  par  ce  pauvre  Viardot;  c'est 
dire  que  ce  n'est  pas  le  genre  de  traduction  que  je 
préfère;  ces  romans  russes  se  ressemblent  tous  :  ce 
sont  toujours  des  histoires  de  petites  garnisons  sur 
les  frontières  de  l'Asie.  Ces  côtés  ont  tenu  une  grande 
place  dans  l'histoire  des  Russes,  et  on  voit  que  les 
esprits  de  cette  nation  y  sont  sans  cesse  tournés. 

Promenade  en  bateau  avec  ces  dames  et  Berryer. 

«  nerveuse  une  abondante  et  sombre  chevelure,  à  reflets  bleuâtres  comme 
«  de  l'acier  bronzé.  Son  regard,  à  la  fois  voilé  et  lointain,  semblait 
«  atteindre  la  pensée  du  compositeur,  tandis  que  le  puissant  orateur, 
«  l'œil  humide,  sa  large  poitrine  oppressée,  troublé  par  l'étrange  harmo- 
«  nie  des  accords  plaintifs,  demeurait  immobile.  » 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  3GI 

Le  brave  M.  de  X...,  type  de  jeune  mari  d'au- 
jourd  hui  :  il  va  tout  seul  en  bateau,  a  sans  cesse  le 
cigare  à  la  bouche  et  ne  dit  jamais  un  mot  à  sa  femme 
ni  à  personne,  si  ce  n'est  pour  contredire  les  timides 
observations  de  chacun.  Il  m'a  redressé,  avec  une 
superbe  aménité  et  plus  dune  fois,  sur  l'Orient,  sur  le 
Maroc,  où  il  a  été.  Il  est  possible  qu'il  connaisse 
l'Orient,  mais  il  ne  connaît  pas  les  femmes:  la  sienne, 
qui  est  la  fille  de  Mme  de  V...,  est  très  piquante,  aussi 
froide  que  lui,  mais  qui  le  fera  probablement  passer 
par  des  chemins  qu'il  ne  connaît  pas,  malgré  la  multi- 
tude de  ses  excursions.  Pendant  que  Batta  et  la  prin- 
cesse nous  jouaient  le  soir  des  choses  délicieuses,  il 
découpait  sans  dire  mot  des  morceaux  de  papier,  et  il 
ne  s  est  pas  dérangé  une  minute  de  cette  occupation. 

Sonate  de  Beethoven  entendue  la  veille,  mais 
surtout  une  autre,  dont  je  connaissais  déjà  la  partie 
de  piano.  Très  grand  et  très  rare  plaisir. 

Au  moment  de  passer  à  table ,  Berryer  nous 
contait,  à  propos  de  la  passion  pour  les  éloges  de 
Chateaubriand  et  en  généra  Ides  h  ommesdelettres,  que 
se  trouvant  un  jour  chez  Michaud  (1),  il  voit  arriver 
M.  d'Arlincourt  (2),  qui  venait  de  faire  paraître  un 
de  ses  fameux  ouvrages  et  qui  venait  demander  à 
Michaud  d'en   parler  de  manière  à  faire  sentir  au 


(1)  Joseph  Michaud,  dit  Michaud  aîné,    littérateur,   auteur  de   YHis~ 
îoire  des  Croisades,  directeur  de  la  Quotidienne  cl  grand  ami  de  Berryer. 

(2)  Vicomte  d'Arlincourt,  poète  et  romancier  médiocre,  né  en  1789, 
mort  en  1856. 


362  JOURNAL    D'EUGEISE  DELACROIX. 

public  tout  ce  qu'il  y  avait  de  profond,  de  délicat 
dans  cette  conception  :  «  Donnez-moi  des  notes  là- 
dessus  »,  lui  dit  Michand;  ce  que  d'Arlincourt  ne 
manqua  pas  de  faire,  en  apportant  une  apologie  en 
règle,  qui  mettait  l'ouvrage  et  l'auteur  dans  les  nues  et 
en  étalait  avec  une  complaisance  admirable  le  sublime 
de  l'ouvrage.  Le  journaliste  inséra  tout  bonnement  le 
volume  de  d'Arlincourt,  tel  qu'il  était.  A  quelques 
jours  delà,  Berryer,  se  trouvant  encore  chez  Michaud, 
voit  arriver  d'Arlincourt  qui  vient  remercier  son  ami 
de  l'article  aimable  qu'il  a  inséré,  l'assurant  de  sa 
reconnaissance  pour  la  manière  dont  il  avait  apprécié 
l'ouvrage. 

Berryer  m'a  conté  ou  plutôt  avoué  qu'il  était  un 
des  trois  auteurs  de  la  complainte  de  Fualdès  :  il 
avait  pour  collaborateurs  Désaugiers  et  Catalan  ou 
Castellan  (1). 

25  mai.  —  Ce  jour,  sorti  d'assez  bonne  heure  et 
fait  le  petit  croquis  de  la  vue  du  château  du  côté  du 
canal  et  du  potager  (2).  —  Promené  quelque  peu  avec 
M.  Hennequin,  avant  déjeuner;  après  déjeuner,  à  la 
messe  pour  l'Ascension. 

Je  parlais,  au  retour  de  la  messe,  à  la  princesse  de 
la  vocation  que  je  me  croyais  pour  être  prédicateur  : 

(1)  L'auteur  de  la  fameuse  complainte  de  Fualdès  fut  en  effet  un  den- 
tiste, homme  de  beaucoup  d'esprit,  nommé  Catalan.  La  collaboration  de 
Berryer  et  de  Désaugiers  était  inconnue,  mais  on  a  attribué  à  M.  Dupin 
la  paternité  de  certains  couplets. 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1772. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  363 

Berryer  nous  a  parlé  de  la  sienne.  Hennequin,  avant 
déjeuner,  nie  parlait  de  sa  manière  au  barreau; 
d'après  ce  qu'il  m'en  a  dit,  il  me  semble  qu'il  me 
ferait  plus  d'impression  que  les  autres. 

Dans  la  journée,  rejoint  le  bateau  où  se  trouvaien 
une  partie  de  ces  dames.  Revenu  en  ramant  et  pris 
ensuite  par  le  potager.  Lu  la  Fille  du  capitaine  jus- 
qu'au dîner. 

Conversation,  dans  la  journée,  près  du  piano,  avec 
la  princesse  sur  le  système  de  Delsarte.  Je  lui  parle 
de  mes  idées  sur  des  sujets  analogues.  Elle  préfère 
son  Franchomme  à  Batta  ;  je  lui  dis  que  je  suis  sur  la 
dernière  impression.  Ce  qu'elle  trouve  de  large,  de 
carré,  de  précis  chez  Franchomme,  me  paraît  quel- 
quefois froideur  et  sécheresse;  chez  Batta,  je 
m'aperçois  moins  qu'on  racle  sur  du  bois  :  je  ne  vois 
pas  tant  l'artiste.  Franchomme  est  un  peu  comme  ces 
peintres  qui  viennent  vous  dire  :  «  Voyez  comme  je 
suis  conforme  à  l'antique,  comme  cette  main  est 
bien  la  main  que  j'avais  sous  les  yeux.  »  Je  lui  ai 
comparé  à  ce  propos  la  copie  de  Gérard,  qui  est  dans 
le  salon,  avec  les  tableaux  des  grands  maîtres  :  à 
savoir  que  le  détail  s'y  trouve,  mais  n'attire  pas 
l'attention  aux  dépens  de  l'expression. 

Le  soir,  répétition  de  la  sonate  de  Beethoven  que 
je  préfère  :  elle  porte,  je  crois,  le  n°  1. 

Vu  deux  cahiers  du  Punch  anglais.  Tâcher  de  me 
le  procurer  à  Paris  :  il  y  a  des  types  de  caricature 
d'un  dessin  très  fin. 


SG4  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Remonté  me  coucher,  avant  le  reste  de  la  société, 
occupée  encore  à  minuit  à  jouer. 

—  Ils  croient  qu'ils  seront  plus  vrais  en  luttant 
avec  la  nature  de  vérité  littérale  ;  c'est  le  contraire  tui 
arrive;  plus  elle  est  littérale,  cette  imitation,  plus  elle 
est  plate,  plus  elle  montre  combien  toute  rivalité  est 
impossible.  On  ne  peut  espérer  d'arriver  qu'à  des 
équivalents.  Ce  n'est  pas  la  chose  qu'il  faut  faire, 
mais  seulement  le  semblant  de  la  chose  :  encore  est-ce 
pour  l'esprit  et  non  pour  l'œil  qu'il  faut  produire  cet 
effet. 

26  mai.  —  Le  matin,  dans  la  cour  de  la  ferme  où 
étaient  ces  dames,  pour  faire  des  études  sur  le 
fromage,  Berryer  me  disait  qu'une  chienne  qu'il  a  et 
qui  lui  avait  été  donnée  par  un  voisin,  étant  retournée 
aussitôt  chez  son  premier  maître,  le  garde  dudit 
donna  à  Berryer  qui  venait  la  rechercher  le  moyen 
de  se  l'attacher,  à  savoir  d'uriner  dans  du  lait,  et 
de  le  lui  faire  boire  :  l'influence  de  mâle  à  femelle 
et  réciproquement,  quoique  dans  des  espèces  diffé- 
rentes. 

Il  me  disait  que  s' étant  trouvé  dans  un  comité  où 
on  discutait  la  couleur  des  uniformes,  Lamoricière, 
Bedeau  et  autres  généraux  disaient  que  la  durée  des 
habits,  au  moins  comme  apparence  et  conservation 
en  bon  état,  dépendait  delà  manière  dont  les  diverses 
couleurs,  parements,  revers,  etc.,  s  harmonisaient 
avec  la  couleur  de  l'habit.   Ceux  qui  étaient  crus  et 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  365 

discordants  arrivaient  promptement  à  paraître  sales 
et  hors  d'usage. 

Dessiné  cette  matinée  dans  les  roches  plusieurs 
pins  d'Italie. 

En  revenant  le  long  de  la  grande  treille,  dessiné  des 
peupliers  blancs  de  Hollande,  qui  font  un  bel  effet, 
mêlés  à  d'autres  arbres,  au  bout  de  cette  allée,  du 
côté  des  rochers. 

Dormi  dans  le  jour  et  achevé  la  Fille  du  capitaine. 

Ondée  effroyable  pendant  le  déjeuner  et  arrivée  de 
M.  de  la  Ferronays. 

Promenade  avant  le  dîner  avec  ce  dernier  et  ces 
dames,  et  revenu  par  le  potager. 

Le  soir  comme  à  l'ordinaire  :  la  sonate  n°  1 .  Couché 
tard  et  dormi  sur  le  canapé. 

Admiré  beaucoup,  pendant  ma  promenade  du  soir, 
la  vivacité  des  étoiles  et  l'effet  des  arbres  sur  le 
ciel,  et  les  réflexions  du  château  dans  les  fossés. 

27  mai.  —  Départ  de  la  princesse  à  neuf  heures. 
—  Flâné  sur  le  perron  avec  ces  dames  qui  étaient 
restées. 

Avant  déjeuner,  dessiné  les  jeunes  chevaux  et 
croquis  d'après  les  figures  fantastiques,  dans  les 
roches.  Je  me  rappelais  en  les  faisant  ce  mot  de 
Beyle  :  «  Ne  négligez  rien  de  ce  qui  peut  vous  faire 
grand.  » 

—  Essayer  de  faire  du  cresson  en  manière  d'épi- 
nards. 


366  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

—  Agréable  flânerie  —  après  le  déjeuner  et  le 
départ  des  Suzanet  et  de  M.  de  la  Ferronays  —  sur 
le  perron  avec  ces  dames  :  partie  de  billard  anglais. 
Elles  devaient  rester  la  soirée  :  tout  à  coup,  elles 
changent  de  résolution.  Nous  dînons  à  cinq  heures  un 
quart,  et  elles  partent  à  six  heures. 

Promenade  charmante  avec  Berryer  et  Hennequin 
par  les  bords  de  la  rivière,  à  gauche  le  long  du  pota- 
ger :  à  cette  heure  du  jour,  tout  cela  est  plus  beau  que 
je  ne  lai  jamais  vu;  je  ne  puis  me  lasser  de  la  réflexion 
placide  des  arbres  et  du  ciel  dans  le  miroir  des  eaux. 
Voilà  ce  que  nous  perdons  par  la  mauvaise  heure  du 
dîner. 

Monté  au  haut  du  parc  et  fait  le  tour  par  les 
murs,  jusqu'à  un  endroit  que  je  ne  connaissais  pas  : 
salles  de  Verdure  avec  avenues  de  tous  côtés,   etc. 

Berryer  très  intéressant  sur  la  musique  des  an- 
ciens... Sur  la  partie  consacrée,  hiératique  :  l'empe- 
reur de  la  Chine  allant  tous  les  ans  donner  le  ton 
dans  certains  temples,  sur  des  vases  d'un  métal  parti- 
culier. C'était  le  diapason  de  l'Empire. 

S'il  n'est  pas  satisfait  de  son  intonation  en  commen- 
çant à  parler,  il  ne  débrouille  pas  clairement  ses 
idées,  sa  parole  n'est  pas  la  même. 

Je  dis  que  nous  ne  connaissons  rien  aux  anciens. 
Nous  les  défigurons  quand  nous  leur  prêtons  nos 
petites  manières  et  nos  sentiments  modernes.  Ils 
avaient  été  tout  de  suite  ce  qui  est  essentiel  dans 
tout  :  le  sentiment  est  le  meilleur  guide  dès  l'origine, 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  367 

dans  les  arts  et  même  dans  les  sciences.  Hippocrate 
a  trouvé  tout  de  suite  tout  ce  qu'il  y  a  de  positif  dans 
la  médecine.  Je  me  trompe  :  il  a  visité  l'Egypte,  peut- 
être  quelques  autres  dépôts  des  connaissances  primi- 
tives, et  en  a  rapporté  ces  principes.  Se  rappeler  ce 
que  dit  Pariset  à  ce  sujet (1). 

Je  dis  aussi  qu'il  a  plus  de  mérite,  dans  un  temps 
de  décadence,  de  revenir  à  la  simplicité  et  à  la  nature 
que  n'en  out  eu  les  anciens  en  découvrant  ces  prin 
cipes  de  prime  abord,  quand  tout  cela  était  nou- 
veau. 

Grand  charme  le  long  du  canal.  J'ai  remarqué 
l'absence  des  femmes  :  leur  présence  anime  une 
solitude  comme  celle-ci  ;  quelque  charme  qu'on  y 
trouve,  on  se  rappelle  où  on  a  été  auprès  d'elles.  Il 
me  parle  de  Mme  delà  G...,  me  disant  que  l'amitié 
près  d'une  bonne  femme  était  bien  supérieure  au 
sentiment  basé  sur  d'autres  relations. 

Dans  le  courant  de  la  promenade,  parlé  de  Sainte- 
Beuve  avec  peu  d'estime  :  il  flatte  le  pauvre  pour  se 
faire  une  petite  fortune  et  se  retirer  quand  il  aura 
ce  qu'il  lui  faut. 

Achevé  la  soirée  au  coin  du  feu. 

—  Beau  ton  de  chair  brune  très  sanguine  :  jaune 
de  chrome  foncé  et  ton  violet  de  laque  brun  et  blanc. 

28  mai.  —  Parti  d'Augerville  à  midi  :  la  malle  m7a 

t 

(1)  Etienne  Pariset  (1770-1847),  médecin  et  littérateur,  connu  surtout 
par  ses  recherches  sur  les  maladies  épidéuiicjue». 


368  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

pris  toute  la  matinée,  ainsi  que  la  messe  où  j'ai 
accompagné  le  bon  cousin.  Journée  magnifique.  La 
campagne  me  rappelle  les  plus  doux  moments;  à 
Étampes,  le  soleil,  la  température,  l'aspect  des  lieux 
me  rappellent  des  sensations  de  l'Espagne. 

Église  Saint-Basile,  détails  romans  dans  la  façade. 
Église  Saint-Pierre,  principale;  crénelée  :  plan  bizarre 
et  inexplicable. 

Promenade  hors  des  vieux  remparts,  beaux  arbres. 
Nous  avions  une  heure  à  tuer.  Arrivé  à  Paris  à  cinq 
heures  et  demie.  Reconduit  M.  Hennequin. 

Couché  après  mon  dîner,  ce  qui  m'a  nui  pour  la 
journée  du  lendemain. 

29  mai.  —  Mauvaise  journée.  Travaillé  à  peine: 
promenade  solitaire  le  soir.  —  Touché  quelque  peu 
au  Christ  sur  la  mer  (1)  :  impression  du  sublime  et 
de  la  lumière. 

30  mai.  — Repris  le  tableau  de  Weill  :  Tigre  atta- 
quant le  cheval  et  l'homme  (2).  —  Mme  de  Forget 
le  soir. 

31  mai.  — Préault  venu  dans  la  journée  et  resté 

(1)  Il  y  a  de  nombreuses  études  de  Christ  en  l'année  1853.  Nous  n'en 
avons  point  trouvé  à  cette  date  de  l'année  1854. 

(2)  Théophile  Silvestre  dit  à  propos  de  ces  études  de  félins  :  «  Après 
«  avoir  beaucoup  étudié  d'après  nature  au  Jardin  des  Plantes,  Delacroix 
«  s'était  mis  à  faire,  de  mémoire,  plus  d'animaux  au  coin  de  son  feu  que 
«t  devant  les  fosses  et  les  cages  des  bètes.  Il  tirait  des  lions  et  des  tigre* 
«  de  son  chat.  »  (Voir  Catalogue  Robaut,  n*  1853.) 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX  369 

trop  longtemps  :  je  l'aime  beaucoup.  Je  voudrais  lui 
être  utile  (1). 

2  juin.  —  Dîné  chez  la  princesse.  —  Première 
soirée  des  premiers  vendredis.  Gounod,  etc.,  etc.  Il 
a  chanté,  dune  manière  délicieuse,  plusieurs  mor- 
ceaux de  Mozart,  en  faisant  ressortir  les  accompa- 
gnements et  les  parties  différentes,  à  lui  seul. 

En  rentrant  très  tard  par  une  pluie  affreuse,  trouvé 
mon  atelier  noyé  et  passé  près  de  deux  heures  à 
déménager  mes  toiles,  etc. 

Lundi  5  juin.  —  Chez  Mme  de  Forget  le  soir;  le 
jeune  d'Ide  ville  (2)  me  disait  que  mes  tableaux  se 
vendaient  très  bien  :  le  petit  Saint  Georges  (3),  qu'il  ap- 
pelle un  Persée,  que  j'avais  vendu  à  Thomas  quatre 
cents  francs,  s'est  vendu  mille  deux  cents  francs  en 
vente  publique;  Beugniet  lui  a  demandé  la  même 
somme  du  petit  Christ,  qu'il  a  eu  pour  cinq  cents  francs  ; 
mais  ce  sont  les  Juifs  (4)  qui  profiteront  toujours  de 
tout  cela. 

(1)  On  trouve  en  effet  dans  la  correspondance  de  Delacroix  plusieurs 
lettres  de  recommandation  en  faveur  de  Préault.  Il  recommande  Préault 
en  1860  pour  un  travail  à  l'église  Saint-Paul  Saint-Louis.  Delacroix  ne 
pouvait  oublier  cpie  Préault  avait  pendant  plusieurs  années  été  refusé, 
comme  lui  aux  expositions  :  l'injustice  et  l'aveuglement  des  jurys  lea 
avaient  rapprochés. 

(2)  Henri- Amédée  le  Lorgne,  comte  d'Ideville  (1830-1887).  Il  débuta 
clans  la  diplomatie,  puis  entra,  en  1870,  dans  l'administration,  qu'il 
quitta  bientôt,  pour  s'adonner  exclusivement  à  la  littérature. 

(3)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1241. 

(4)  Nous  recommandons  tout  particulièrement  aux  lecteurs  qui  vou- 
dront être  pleinement  édifiés  sur  ce  qu'avance  Delacroix,  de  parcourir  le 

II.  24 


370  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

—  Dernière  séance  du  conseil  de  revision.  Vu  avec 
plaisir  de  belles  natures,  des  remplaçants.  On  leur 
trouvait  mille  défauts;  c'est  le  contraire  pour  les 
autres. 

7  juin.  —  Repris  la  petite  esquisse  du  Combat  du 
ion. 

Le  soir  à  la  Vestale  ;  quoique  impatienté  par  la 
longueur  des  entractes,  j'ai  été  très  intéressé.  La 
Cruvelli  a  quelque  chose  d'antique  dans  ses  gestes, 
surtout  dans  la  scène  du  trépied.  Elle  n'est  pas  serrée 
dans  ses  habits  comme  les  actrices  ordinaires  dans 
les  costumes  grecs  ou  romains.  La  musique  aussi  a 
du  caractère.  Je  me  rappelle  que  Franchomme  sou- 
riait quand  je  mettais  cela  au-dessus  de  Cherubini. 
Il  avait  peut-être  raison,  comme  facture  ;  mais  je 
crois  que  le  même  opéra  traité  par  le  fameux  contra- 
pontiste  n'aurait  pas  eu  ces  élans  de  passion  et  cette 
simplicité,  en  même  temps...  Berlioz,  à  qui  j'en  par- 
lais, me  dit  de  Spontini  que  c'était  un  homme  qui 
avait  des  lueurs  de  génie  (1). 

Catalogue  Robaut,  qui  donne,  chaque  fois  que  le  renseignement  a  pu 
être  obtenu,  le  prix  d'achat  des  tableaux,  et  les  différents  chiffres  qu'ils 
ont  atteints  dans  les  ventes  successive».  Lors  de  la  disparition  de  Millet, 
on  a  été  pris  d'une  belle  crise  d'indignation  contre  les  marchands  de 
tableaux,  en  songeant  aux  bénéfices  qu'ils  avaient  réalisés  avec  les  œuvres 
de  ce  maître.  On  pourrait  faire,  et  tout  aussi  justement,  les  mêmes  obser- 
vations au  sujet  d'Eugène  Delacroix.  Plusieurs  passages  du  Journal 
sont  d'ailleurs  pleinement  significatifs.  N'est-ce  pas  l'histoire  de  presque 
tous  les  grands  peintres? 

(1)  Berlioz  partageait  à  l'égard  de  Spontini,  pour  sa    Vestale,  l'admira- 
tion de  R.  Wagner,  qui  écrivait  :  «  Spontini,  lui,  il  est  mort,  et  avec  lui 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  371 

Dans  la  journée,  à  la  commission  de  l'Industrie . 
On  nous  avait  dérangés  pour  nous  demander  quels 
étaient  ceux  qui  voulaient  aller  à  Londres  à  l'ouver- 
ture du  Palais  de  Cristal.  On  n'a  pu,  en  présence  de 
ce  brave  lordCowley  (1),  malgré  ses  invitations  pres- 
santes, trouver  que  deux  membres  de  bonne  volonté. 
Chacun  de  nous,  soumis  à  un  interrogatoire,  a  décliné 
la  commission.  Ces  Anglais  ont  refait  là  une  de  leurs 
merveilles  qu'ils  accomplissent  avec  une  facilité  qui 
nous  étonne,  grâce  à  l'argent  qu'ils  trouvent  à  point 
nommé  et  à  ce  sang-froid  commercial,  dans  lequel 
nous  croyons  les  imiter.  Ils  triomphent  de  notre  infé- 
riorité, laquelle  ne  cessera  que  quand  nous  change- 
rons de  caractère.  Notre  Exposition,  notre  local  sont 
pitoyables;  mais,  encore  un  coup,  nos  esprits  ne 
seront  jamais  portés  à  ces  sortes  de  choses,  où  des 
Américains  dépassent  déjà  des  Anglais  eux-mêmes, 
doués  qu'ils  sont  de  la  même  tranquillité  et  de  la 
même  verve  dans  la  pratique  (2). 

8  juin.  —  Reçu  ce  matin,  presque  en  même  temps, 
la  nouvelle  de  la  mort  de  Pierret  et  de  celle  de  Rais- 

«  une  noble  et  grande  période  artistique,  digne  d'un  profond  respect,  esl 
«  tout  entière  et  visiblement  descendue  au  tombeau  :  elle  et  lui  n'appar- 
«  tiennent  plus  à  la  vie,  mais...  uniquement  à  l'histoire  de  l'Art.  Incli- 
«  nons-nous  profondément  et  respectueusement  devant  le  cercueil  du 
«  créateur  de  la   Vestale,  de  Fernand  Cortez  et  d'Oljmpie.  » 

(1)  Lord  Cowley,  diplomate  anglais,  né  en  1804.  En  1852,  il  était  am- 
bassadeur d'Angleterre  à  Paris.  II  contribua  à  établir  sur  des  bases  du- 
rables l'alliance  de  l'Angleterre  avec  la  France. 

(2)  Le  succès  de  l'Exposition  universelle  de  1889  aurait  sans  doute 
modifié  la  manière  de  voir  de  Delacroix  sur  ce  point. 


372  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

son  (1).  Aujourd'hui,  on  doit  enterrer  le  dernier. 
Henry  vient  m'inviter  à  aller  dire  adieu  à  son  père. 
Triste  vue!  triste  séparation!...  Il  est  mort  hier  soir 
en  revenant  de  chez  sa  fille  à  Belleville. 

A  quatre  heures,  au  convoi  de  Raisson.  — Je  me 
suis  promené,  en  attendant,  quelque  temps,  et  entré 
à  l'église  :  affreuse  décoration...  Le  malheureux 
Raisson  a  laissé  vingt  francs,  dont  il  a  fallu  don- 
ner quinze  à  l'apothicaire.  Il  gagnait  encore  quinze 
mille  francs. . .  Quand  il  lui  arrivait  une  petite  somme  à 
la  fois,  il  faisait  un  voyage  pour  son  plaisir  ou  arran- 
geait une  partie  :  c'est  ce  que  m'apprend  un  de  ses 
amis. 

Mon  cher  Pierret,  dont  la  mort  me  laisse  un  tout 
autre  vide,  quoique  je  regrette  aussi  mon  vieux  Rais- 
son ,  laisse  sa  famille  dans  une  triste  situation  ; 
c'est  une  suite  de  la  vanité  de  sa  femme  qui  a  voulu 
faire  la  dame,  au  lieu  de  faire  un  métier  et  d'en  faire 
faire  un  à  ses  filles. 

10  juin.  —  Enterrement  du  pauvre  Pierret. 

12  juin.  —  Dîner  du  lundi.  Delaroche  m'a  paru 

(1)  Horace  Raisson  avait  connu  Delacroix  en  1816  et  était  resté  lié 
avec  lui  depuis  cette  époque.  Ffomme  de  lettres  et  journaliste,  Raisson  avait 
été  collaborateur  de  Balzac.  Delacroix  parait  avoir  eu  au  début  de  leurs 
relations  peu  de  sympathie  pour  lui,  car  il  écrit  en  1821  :  ■  Raisson 
«  n'est  point  changé  :  il  est  menteur  et  suffisant  comme  devant.  Ce 
*•  sera  toujours,  dans  la  peau  d'un  badaud,  le  plus  Gascon  que  je  con- 
«  naisse.  >•  Il  Ht  de  lui  en  1820  un  portrait  à  l'aquarelle  qui  appartient  à 
M.  Robaut.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1469.) 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  373 

assez  bon  enfant.  Tout  le  monde,  excepté  Dauzats,  a 
été  contre  moi  pour  soutenir  que  les  animaux  seuls 
avaient  de  l'instinct,  et  que  l'homme  n'en  a  pas. 
Quoique  le  terrible  Chaix-d'Est-Ange  fût  dans  le  parti 
contraire,  j'ai  soutenu  mon  avis  avec  la  chaleur  con- 
venable, et  depuis,  il  m'est  revenu  à  l'esprit  cent  argu- 
ments plus  forts  les  uns  que  les  autres,  que  je  n'ai  pas 
dits. 

Après,  j'avais  compté  aller  voir  la  Vestale,  qu'on 
devait  jouer  avec  un  ballet  :  malheureusement  le  bal- 
let était  le  dernier. 

J'ai  été  voir  si  Mme  Pierret  était  revenue  s'établir 
à  Paris.  Elle  est  toujours  à  Belleville,  commençant 
son  métier  de  veuve  avec  le  faste  nécessaire,  quand 
tout  lui  commandait  d'être  ici  pour  les  démarches, 
pour  son  fils,  etc. 

Le  bon  Piron  venu  chez  moi  pendant  mon  absence, 
après  la  lettre  tendre  que  j'avais  reçue  de  lui  dans  la 
journée  et  par  laquelle  il  me  demande  aimablement 
d'aller  avec  lui  à  Aix,  où  il  doit  prendre  les  eaux.  Je 
suis  bien  touché  de  son  amitié.  Je  l'ai  connu  avant 
Pierret,  et  jamais  un  nuage  n'a  altéré  notre  attache- 
ment (1). 

13    juin.    —    Dîné     chez     Monceaux;    l'aimable 

(1)  Dans  la  préface  mise  en  tète  du  recueil  des  articles  d'Eugène  Dela- 
croix, M.  Piron  écrit  ceci  :  «  11  aimait  tant  ses  amis  qu'il  n'aimait  pas  ies 
«  voir  se  marier.  11  ne  pouvait  pas  souffrir  qu'une  femme  vint  se  placer 
«  entre  lui  et  eux.  Car,  nous  disait-il,  quand  je  vais  dîner  chez  toi,  il 
«  faut  encore  que  la  chose  plaise  à  ta  femme...  » 


374  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

Mme  Gontier  a  chanté  divinement  le  Messager,  de 
Nadaud,  qui  est  une  charmante  chose.  Il  est  venu  un 
aveugle,  qui  est  très  musicien  et  qui  chante.  Il  est 
aveugle  de  naissance.  Quelles  singulières  idées  il 
doit  avoir  des  choses  ! 

Joui  beaucoup  de  ma  promenade  au  retour  par  les 
quais,  dont  je  ne  pouvais  m'arracher. 

14  juin.  —  Dauzats  et  Grenier  sont  venus.  Ce 
dernier  ma  montré  de  jolis  dessins  de  Rome. 

15  juin.  —  Dîné  chez  Poinsot.  Je  me  suis  écorché 
le  doigt  dans  la  glace  de  mon  fiacre,  et  j'ai  été 
obligé  de  me  faire  un  pansement  dans  les  règles 
avant  dîner. 

L'anecdote  de  Gérard,  qui  parvient  à  attirer  Marie- 
Louise  sous  prétexte  de  retoucher  son  portrait.  Napo- 
léon, à  son  retour,  lui  demande  son  nom,  ce  qu'il  fait, 
et  lui  tourne  le  dos.  En  revenant  chez  lui,  c'était  un 
mercredi,  Gérard  dit  :  «  L'Empereur  m'a  tourné  le 
dos,  il  me  prend  sans  doute  pour  un  Cosaque.  » 

—  Ce  jour,  Andrieu  a  commencé  à  Saint-Sul- 
pice(l). 

(1)  Il  s'agit  de  la  décoration  de  la  chapelle  des  Saints-Anges,  à  propos 
de  laquelle  le  maître  écrivait  à  Andrieu  le  24  avril  1854  :  «  Il  y  aurait 
•  imprudence  à  travailler  sur  un  mur  qui  vient  d'être  imprimé.  L'opéra- 
h  tion  qu'on  a  faite  est  excellente,  car  l'ancienne  impression  était  si  épaisse 
«  qu'il  n'y  avait  aucune  adhérence  avec  le  mur;  on  atout  gratté  et  on  en 
«  a  mis  une  très  légère,  après  avoir  mis  de  nouveau  de  l'huile  bouillante. 
«  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  reprendre  avant  six  semaines  au 
«  moins.  »    (Corresp.,  t.  II,  p.  101.) 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  375 

16  juin.  —  Donné  à  Haro  (pour  parqueter)  le 
carton  de  la  Petite  Andromède  (1).  —  Au  conseil, 
où  j'avais  manqué  plusieurs  des  dernières  séances. 
Ottin  (2),  que  je  trouve  en  revenant,  me  conte  que 
Simart  (3)  ayant  fait  une  figure  de  David,  Ingres,  qu'il 
avait  fait  venir  dans  son  atelier,  la  lui  fait  jeter  à  bas, 
à  cause  de  son  sujet.  On  ne  peut  se  permettre  qu'un 
sujet  grec  :  faire  un  David  était  une  monstruosité.  Que 
dirait-il  du  pauvre  Préault,  qui  fait  des  Ophélias  et 
autres  excentricités  anglaises  et  romantiques? 

Dîné  chez  Mme  de  Forget,  avec  le  petit  d'Ideville. 
Joué  au  billard  avec  lui. 

—  Sur  la  fragilité  de  la  peinture,  particulièrement 
chez  les  modernes. 

Il  juin. — -Dîné  chez  Chabrier  avec  Poinsot,  l'amiral 
Casy(4),  d'Audiffret  (5),  Beauchesne(6),  etc.  Poinsot 

(1)  Voir  le  Catalogue  Robaut,  n°»  1001  et  1002. 

(2)  Ottin,  sculpteur,  né  en  1811,  élève  de  David  d'Angers,  obtint  le 
prix  de  sculpture  dans  le  concours  de  1836.  Il  est  l'auteur  d'un  grand 
nombre  d'oeuvres  appréciées. 

(3)  Sitnart,  sculpteur  (1806-1857),  élève  de  Dupaty  et  de  Pradier. 
Grand  prix  de  Rome,  il  partit  pour  l'Italie.  Ingres,  alors  directeur  de 
l'école,  lui  fît  le  plus  sympathique  accueil  et  lui  prodigua  ses  conseils. 
C'est  sans  doute  à  Rome,  à  la  villa  Médicis,  que  se  passa  la  scène  que 
raconte  ici  Ottin. 

(4)  L'amiral  Casy  (1787-1862).  Engagé  comme  mousse,  il  gagna  suc- 
cessivement tous  ses  grades  dans  la  marine,  devint  en  1848  représentant 
à  la  Constituante,  occupa  un  moment  le  ministère  de  la  marine,  puis, 
en  1853,  fut  nommé  sénateur. 

(5)  Chai  les- Louis  a" Audi/fret,  économiste  et  homme  politique,  né  à 
Paris  en  1787.  Il  rendit  de  grands  services  dans  l'administration  des 
finances,  fut  président  de  la  Cour  des  comptes,  pair  de  France,  puis 
sénateur  en  1852. 

(6)  Alcide-Hyacinthe  du  Bois  de  Beauc/iesne  (1804-1873),   littérateur, 


376  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

me  conte  à  dîner  l'anecdote  à  laquelle  il  a  été  présent 
sur  les  intentions  de  Napoléon  relativement  à  la 
Madeleine,  où  il  dit  que  son  intention  était  que  Ion 
fît  des  prières  pour  les  mânes  de  Louis  XVI,  à  l'occa- 
sion du  21  janvier;  qu'il  en  viendrait  là,  qu'il  leur 
ferait  avaler  cela  (il  entendait  les  hommes  comme 
Cambacérès,  Fouché,  etc.)  comme  une  soupe  au 
lait. 

D'Audiffret  me  conte  que  Lamartine,  voulant  parler 
sur  la  conversion  des  rentes,  va  se  renseigner  auprès 
le  lui.  Il  en  était  à  ne  pas  savoir  ce  que  c'est  que  la 
rente  au  pair,  c'est-à-dire  le  premier  mot  des  opéra- 
tions les  plus  élémentaires  :  ce  qui  ne  l'a  pas  empêché 
de  faire  un  discours  magnifique  dont  1  Europe  a 
retenti. 

Il  me  parle  aussi  de  l'ignorance  de  Ledru-Rollin, 
arrivant  au  ministère  de  l'intérieur  en  1848  et  igno- 
rant les  éléments  de  l'administration  qu'il  avait  atta- 
quée pendant  sa  carrière  d'opposition  :  il  s'imaginait, 
par  exemple,  qu'un  ministre  n'avait  qu'à  ordon- 
nancer une  dépense  pour  que  l'argent  fût  à  sa  dispo- 
sition. Il  comptait,  par  exemple,  donner  une  fête,  etc. 

18  juin.  —  A  huit  heures  chez  Durieu.  Jusqu'à 
près  de  cinq  heures,  nous  n'avons  fait  que  poser. 
Thevelin  a  déjà  fait  des  croquis  autant  de  fois  que 

auteur  d'ouvrages  historiques  estimés.  Il  fut,  sous  la  Restauration,  chef 
de  cabinet  au  département  des  Beaux-Arts,  et,  sous  le  second  Empire, 
chef  de  section  aux  Archives. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  377 

Durieu  a  fait  d' épreuves  :  une  minute  ou  une  minute 
et  demie  au  plus  pour  chacun. 

Huet  (1)  ma  mené  chez  lui  :  je  m'y  suis  aperçu  que 
j'avais  oublié  mes  lunettes,  et  suis  revenu,  tout  courant 
et  fatigué,  les  reprendre  au  septième  étage  de  Du- 
rieu. Ce  pauvre  Huet  n'a  plus  le  moindre  talent  : 
c'est  de  la  peinture  de  vieillard,  et  il  n'y  a  plus  l'ombre 
de  couleur. 

Ferdinand  Denis  (2)  est  venu  là.  On  parlait  de  la 
découverte  d'un  faiseur  d'or,  qui  prétend  avoir  trouvé 
que  les  métaux  ne  sont  que  des  agrégations.  Les  gens 
de  la  Californie  lui  disaient  souvent,  en  parlant  de 
certains  cantons,  que  l'or  n'était  pas  encore  à  son 
point.  Denis  me  conte  l'histoire  de  Léon  X  envoyant 
en  cadeau  à  un  prétendu  faiseur  d'or  une  bourse  vide. 

Riesener,  huit  jours  après,  me  dit  avoir  observé, 
avec  plusieurs  paysagistes,  un  lieu  à  Trouville  où 
l'on  voit  les  cailloux  se  former  manifestement. 


(1)  Il  nous  parait  assez  curieux  de  rapprocher  ce  passage  qui  contient 
l'opinion  sincère  de  Delacroix,  d'une  lettre  qu'il  écrivait  à  ce  même  artiste 
le  24  avril  1855  :  «  Je  crois  vous  faire  quelque  plaisir  en  vous  parlant  de 
«  celui  que  m'ont  fait  vos  tableaux  à  l'Exposition.  Votre  grande  inonda- 
«  tion  est  un  chef-d'œuvre  :  elle  pulvérise  la  recherche  des  petits  effets  à 
«  la  mode...  »  C'est  dans  des  circonstances  comme  celle-ci  que  le  Jour- 
nal est  intéressant.  Il  ne  peut  pourtant  y  avoir  confusion  de  personnes  : 
il  s'agit  bien  de  Paul  Huet,  le  paysagiste  romantique,  celui  au  sujet 
duquel  Th.  Gautier  écrivait  :  «  Nul  n'a  saisi  comme  lui  la  physionomie 
«générale  d'un  site  et  n'en  a  fait  ressortir  avec  autant  d'intelligence  l'ex- 
«  pression,  heureuse  ou  mélancolique.  » 

(2)  Ferdinand  Denis,  voyageur  et  littérateur,  qui  parcourut  l'Amé- 
rique méridionale  pendant  plusieurs  années  et  publia  un  grand  nombre 
d'ouvrages  sur  les  sujets  les  plus  variés.  Il  devint  plus  tard  conservateur 
de  la  bibliothèque  Sainte-Geneviève. 


378  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

19  juin.  —  Petits  sujets  :  Deux  chevaux  se  bat- 
tant (1).  —  Cheval  montré  à  des  Arabes  (2).  — Barbier 
de  Mekinez.  —  Soudards.  —  Chevalier. 

20  juin.  —  Dîné  chez  Morny  avec  Halévy,  Auber, 
Gozlan  (3),  que  j'ai  eu  du  plaisir  à  revoir.  Il  m'a  dit 
qu'au  temps  de  notre  comique  rivalité,  je  passais  pour 
le  favori  et  j'étais  envié.  J'ai  vu  là  Augier,  contre  le- 
quel j'avais,  je  ne  sais  pourquoi,  de  la  prévention  (4). 
Il  est  fort  aimable,  et  je  suis  enchanté  de  mètre  ren- 
contré avec  lui.  Il  y  avait  là  ce  grand  jeune  homme, 
fils  de  Mme  Lehon,  que  j'avais  vu  quinze  jours  aupa- 
ravant au  conseil  de  revision,  plaidant  la  cause  de  sa 
surdité  prétendue  pour  se  dispenser  d'acheter  un 
remplaçant,  et  cela  dans  l'état  de  pure  nature,  c'est- 
à-dire  nu  comme  la  main,  en  présence  de  ces  conseil- 
lers de  préfecture  et  autres  composant  le  conseil. 

22  juin,  —  Terminé  les  tableaux  de  Y  Arabe  à  Vaf- 

(1)  En  1860,  il  devait  peindre  un  tableau  sur  ce  sujet.  Le  Catalogue 
Robaut  le  décrit  ainsi  :  «  Trois  Arabes  couchés  à  terre  sur  des  couver- 
«  tures  sont  réveillés  en  sursaut  par  deux  chevaux,  un  blanc  et  un  brun, 
«  qui  se  sont  détachés  et  se  mordent  avec  acharnement.  Les  deux  bêtes 
h  affolées  s'enlacent  dans  un  choc  furieux  et  forment  un  groupe  d'une 
«  ampleur  superbe.  » 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  664,  aux  Additions,  p.  490. 

(3)  Léon  Gozlan,  romancier,  auteur  dramatique  et  rjubliciste. 

(4)  Emile  Augier  avait  déjà  conquis  à  cette  époque  une  grande  situa- 
tion dans  le  monde  des  lettres.  Cependant  le  succès  de  la  Ciguë,  de 
Gabrlelle,  de  Y  Aventurière,  de  Philiberte,  n'avait  point  encore  mis 
Augier  au  rang  qu'il  devait  occuper  plus  tard  avec  le  Gendre  de 
M.  l'oirier,  U  Mariage  d'Olympe,  les  Effrontés,  le  Fils  de  Gi- 
boyer,  etc. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  379 

fût  du   lion  (1)  et  des  Femmes  à  la  fontaine.  —  Il 
faut  au  moins  dix  jours  pour  mettre  le  siccatif. 

23  juin.  —  Avec  Mme  de  Forget  au  bois  de  Bou- 
logne. Vu  les  nouveaux  embellissements,  qui  sont  fort 
bien  :  j'ai  trouvé  un  charme  infini  dans  cette  soirée 
et  des  émanations  bocagères  très  agréables. 

24  juin.  —  Chez  Chabrier  le  soir.  —  Poinsot  m'en- 
gage pour  jeudi. 

Dans  la  journée,  été  voir  Guillemardet  chez  les 
Pierret.  Je  lui  ai  écrit,  ne  l'ayant  pas  trouvé. 

Ensuite  chez  Mercey,  lui  montrer  mon  esquisse  : 
il  m'a  refroidi  par  ses  observations,  dont  quelques- 
unes,  du  reste,  sont  fondées. 

25  juin.  —  Chez  Durieu.  Photographies  et  dessins 
d'après  le  Bohémien. 

Dans  un  intervalle,  j'ai  été  voir  à  Saint-  Sulpice  ce 
qu'Andrieu  a  tracé.  Tout  s'ajuste  à  merveille,  et  je 
crois  que  cela  ira  fort  bien;  le  départ  est  excellent. 

J'aime  assez  de  temps  en  temps  ces  parties  qui  me 
tirent  de  chez  moi  :  cela  dissipe  et  renouvelle.  Voilà, 
par  parenthèse,  deux  dimanches  de  suite  que  j'y  vais; 
j'y  ai  déjeuné  les  deux  fois,  moi  qui  ne  peux  avaler 
un  morceau  ordinairement  et  dans  l'habitude  de  mon 
atelier.  C'est  ce  que  j'ai  éprouvé  avec  surprise  pen- 

(1)  Il  existe  sur  ce  sujet  :  1°  une  toile  qui  appartient  à  M.  Dubuisson  ; 
2°  un  dessin  a  la  mine  de  plomb  qui  est  au  Musée  du  Louvre;  3°  ua 
croquis  à  la  plume  qui  est  à  M.  Robaut. 


380  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

dant  mon  séjour  chez  Berryer.  La  distraction,  la  con- 
versation, l'esprit  mis  hors  de  son  ornière  habituelle, 
agissent  sur  le  corps. 

26  juin.  —  Point  d'entrain  toute  cette  journée.  — 
Dauzats  venu  avec  M.  Bonnet,  de  Bordeaux. 

Je  trouve  ceci  dans  un  article  de  Sainte-Beuve  sur 
saint  Martin,  qui  est  un  résumé  des  idées  de  ce  der- 
nier sur  l'âme  :  «  Selon  lui,  l'âme  humaine,  toute 
déchue  et  altérée  qu'elle  est,  est  le  plus  grand  et  le 
plus  invincible  témoin  de  Dieu  ;  elle  est  un  témoin  de 
Dieu  bien  autrement  parlant  que  la  nature  physique, 
tellement  que  le  vrai  athée  (s'il  y  en  a)  est  celui  qui 
méconnaît  sa  grandeur  et  en  conteste  l'immortelle 
spiritualité  :  le  propre  de  l'âme  de  l'homme,  tant  elle 
a  conservé  de  royales  marques  de  sa  hauteur  pre- 
mière, est  de  ne  vivre  que  d'admiration,  et  ce  besoin 
d'admiration  dans  l'homme  suppose  au-dessus  de 
nous  une  source  inépuisable  de  cette  même  admira- 
tion qui  est  notre  aliment  de  première  nécessité.  » 

Il  y  a  donc  confiance  que  ce  témoin  perpétuel  de 
Dieu,  l'âme  humaine,  gagnera  à  l'épreuve  de  la  révo- 
lution, etc. 

27  juin.  —  Dîné  chez  Riesener  avec  Vieillard.  — 
Presque  achevé,  dans  la  journée,  le  Cavalier  arabe  et 
le  Tigre  de  Weill.  Arnoux(l)  venu  dans  la  journée.  Il 

(1)  Arnoux,  critique  d'art  qui  allait  écrire  dans  la  Patrie,  après  l'Ex- 
position universelle  de   1855,  cette  page  enthousiaste  :    «  Le  voilà   qui 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  381 

me  parle  du  projet  d'exposition  de  Delamarre  (1).  Il  dit 
que  le  Massacre  (2)  n'a  pas  gagné  au  dévernissage,  et 
je  suis  presque  de  son  avis,  sans  avoir  vu.  Le  tableau 
aura  perdu  la  transparence  des  ombres  comme  ils  ont 
fait  avec  le  Véronèse  et  comme  il  est  presque  imman- 
quable que  cela  arrive  toujours.  Haro  dit  qu'il  dé  ver- 
nit en  lavant  et  non  en  frottant  au  doigt.  S'il  faisait 
cela,  il  aurait  vaincu  une  grande  difficulté.  En  atten- 
dant, il  m'a  gâté  les  portraits  de  mes  deux  frères 
enfants,  par  l'oncle  Riesener. 

28  juin.  —  Travaillé  le  matin  à  Y  Arabe  et  C  enfant 
à  cheval (3).  —  Boissard  venu.  Ensuite  Villot;  sa  vue 
m'a  fait  plaisir.  Ils  sont  tous  surpris  de  tout  ce  que  je 
fais.  Je  leur  dis  qu'au  lieu  de  me  promener,  comme 
la  plupart  des  artistes,  je  passe  mon  temps  dans  mon 
atelier. 

Penser  à  demander  à  Riesener  mon  étude  d'arbres 
sur  papier.  Lui  emprunter  ses  croquis  et  des  études 
de  paysage  de  Frépillon  et  autres,  pour  la  fraîcheur 
du  ton.  Aussi  celle   de  Valmont  pour  le  sujet  des 

«triomphe  enfin,  l'éternel  lutteur,  le  grand  discuté!  H  a  fallu  que 
«le  jury  des  nations  vînt  nous  dire  que,  lui  aussi,  H  était  de  la  famille 
«  des  Artistes-Rois.  Regardez  ses  œuvres  qui  étincellent.  »  (La  Patrie, 
16  novembre  1855.) 

(1)  Delamarre,  journaliste  et  député  (1796-1870).  Il  était  devenu  en 
18V4 propriétaire  de  la  Patrie.  Le  journal  prit  sous  sa  direction  un  grand 
essor  et  devint  le  centre  d'une  série  d'opérations  économiques  et  finan- 
cières auxquelles  doit  se  rattacher  probablement  le  projet  d'exposition 
dont  parle  ici  Delacroix. 

(2)  Massacre  de  Scio. 

(3)  Voir  Catalogue  Robaut,  n  '  1237,  aux  Additions,  p.  497. 


382  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Deux  Chevaliers  et  des  Nymphes,  de  la  Jérusalem. 

29  juin.  —  Dîné  chez  Poinsot. 

—  Sur  la  fragilité  (1)  de  la  peinture  et  de  tout  ce 
que  produisent  nos  arts.  —  Sur  les  tableaux  :  les 
toiles,  les  huiles,  les  vernis,  pendant  que  les  chimistes 
exaltent  le  progrès.  C'est  comme  le  progrès  social, 
qui  consiste  à  mettre  en  guerre  toutes  les  classes  par 
les  sottes  ambitions  excitées  dans  les  classes  infé- 
rieures :  moyen  de  socialité,  si  Ton  veut,  mais  point 
de  sociabilité.  Ces  lithographies  de  Charlet,  les  mieux 
faites  il  y  a  vingt  ans,  tombent  en  poussière.  Le  pro- 
grès a  perfectionné,  à  ce  qu'il  croit,  le  papier,  et  pas 
un  de  nos  livres,  de  nos  écrits,  des  actes  qui  servent 
à  régler  nos  rapports  d'affaires,  n'existera  dans  un 
demi-siècle.  La  socialité  veut  que  chacun  travaille 
pour  soi  et  s'inquiète  peu  des  autres.  Il  faut  égayer 
notre  court  passage  en  cette  vie  et  laisser  à  ceux  qui 
nous  suivront  à  s'en  tirer  comme  ils  pourront.  Ce 
qu'on  appelait  la  famille  est  aujourd'hui  un  vain  mot. 
La  suppression,  dans  nos  mœurs,  de  la  vénération, 
de  la  crainte  même  du  père,  par  la  familiarité  que 
permettent  les  usages,  en  est  le  principal  dissolvant. 

(1)  Baudelaire  écrit  à  ce  sujet  :  «  Une  des  grandes  préoccupations  de 
«  notre  peintre  dans  ses  dernières  années  était  le  jugeaient  de  la  posté- 
«  rite  et  la  solidité  incertaine  de  ses  œuvres.  Tantôt  son  imagination  si 
«  sensible  s'enflammait  à  l'idée  d'une  gloire  immortelle,  tantôt  il  parlait 
«  amèrement  de  la  fragilité  des  toiles  et  des  couleurs...  Cette  friabilité  de 
<»  l'œuvre  peinte,  comparée  avec  la  solidité  de  l'œuvre  imprimée,  était 
«  un  de  ses  thèmes  habituels  de  conversation.  »  (Art  romantique. 
L'œuvre  et  la  vie  d'Eugène  Delacroix.) 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  383 

Le  partage  égal  achève  de  dissoudre  tous  les  liens 
qui  unissent  les  membres  dune  famille.  Le  lieu  de  la 
naissance,  l'habitation  paternelle  est  aliénée  naturel- 
lement après  la  mort  du  père.  On  sacrifie,  dira-t-on, 
à  d'autres  dieux;  le  bien  de  l'humanité  est  devenu  la 
passion  de  tous  ceux  qui  ne  peuvent  vivre  avec  leurs 
frères  issus  du  même  sang  dont  ils  sont  formés.  Il  y  a 
des  entrepreneurs  de  charité  qui  nous  évitent  le  souci 
de  bien  placer  les  offrandes  que  l'on  adresse  aux 
malheureux  du  monde  entier  qu'on  soulage  ainsi  sans 
les  connaître  ni  les  rencontrer  jamais.  Ces  philan- 
thropes de  profession  sont  tous  gras  et  bien  nourris  : 
ils  vivent  heureux  du  bien  qu'ils  sont  chargés  de 
répandre.  Heureux  donc  le  siècle  et  tous  ces  bien- 
faiteurs qui  croient  avoir  supprimé  tous  les  maux, 
parce  qu'ils  en  détournent  la  vue  ;  plus  heureux  les 
adroits  dispensateurs  de  l'universelle  charité  qui  ont 
résolu  le  problème  de  ne  se  priver  de  rien,  en  don- 
nant à  tout  le  monde. 

—  Chez  Boissard  à  deux  heures,  pour  entendre  de 
la  musique.  Ils  ne  possèdent  pas  encore  le  Beethoven 
de  la  dernière  époque. 

Je  demandais  à  Barbereau  (1)  s'il  avait  pénétré 
tout  à  fait  les  derniers  quatuors  :  il  me  dit  qu'il 
faut  encore  une  loupe  pour  tout  apercevoir,  et 
peut-être  faudra-t-il  toujours  la  loupe.  Le  principal 

(1)  Barbereau,  compositeur  (1799-1879).  Grand  prix  de  Rome,  il  de- 
vint chef  d'orchestre  du  Théâtre-Italien,  et  dirigea  en  1854  et  1855  l'or- 
chestre de  la  société  de  Sainte-Cécile. 


$84  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

violon  me  disait  que  c'était  magnifique,  et  qu'il  y  avait 
toujours  des  endroits  obscurs.  Je  lui  ai  dit  téméraire- 
ment que  ce  qui  restait  obscur  pour  tout  le  monde, 
et  surtout  pour  les  violons,  lavait  été  sans  doute  dan; 
l'esprit  de  son  auteur.  Cependant  ne  nous  pronon- 
çons pas  encore;  il  faut  toujours  parier  pour  le  génie. 

30  juin.  —  Décision  au  conseil  de  l'affaire  du  col- 
lège Stanislas. 

—  Dans  la  journée,  vu  Villot  à  son  cabinet.  Por- 
trait d'un  soudard  du  seizième  siècle.  Son  portraii 
par  Rodakowski.  Il  tombe  dans  le  défaut  de  largeur. 
Il  a  pris  ce  pauvre  Villot  en  maigre,  ce  qui  n'était  pa; 
le  cas. 

De  là  à  Saint-Sulpice,  qui  marche  bien.  Mon  cœur 
bat  plus  vite  quand  je  me  trouve   en  présence   d< 
grandes  murailles  à  peindre. 

Je  reviens  dans  un  cabriolet  à  quatre  roues,  où. 
sans  mon  parapluie,  j'aurais  été  presque  noyé.  Un 
orage  affreux  avec  grêle  et  tonnerre  violent  qui  a  duré 
depuis  lors  et  toute  la  soirée. 

Dîné  avec  Mme  de  Forget,  chez  qui  je  me  trouve 
à  cinq  heures  pour  voir  ses  dessus  de  porte,  lesquels 
se  sont  trouvés  hors  de  dimension,  et  qu'elle  rem- 
place par  des  portières;  j'y  ai  achevé  la  soirée. 

1er  juillet.  —  Journée  de  travail  sans  interruption. 
Grand  sentiment  et  délicieux  de  la  solitude  et  de  la 
tranquillité,  du  bonheur  profond  quelles  donnent.  Il 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  385 

n'est  point  d'homme  plus  sociable  que  moi.  Une  fois 
en  présence  de  gens  qui  me  plaisent,  même  mêlés 
aux  premiers  venus,  pourvu  qu'aucun  motif  irritant 
ne  m'inspire  contre  eux  de  l'aversion,  je  me  sens 
gagner  par  le  plaisir  de  me  répandre  :  je  prends  tous 
les  hommes  pour  des  amis,  je  vais  au-devant  de  la 
bienveillance,  j'ai  le  désir  de  leur  plaire,  d'être  aimé. 
Cette  disposition  singulière  a  dû  donner  une  fausse 
idée  de  mon  caractère.  Rien  ne  ressemble  autant  à  la 
fausseté  et  à  la  flatterie  que  cette  envie  de  se  mettre 
bien  avec  les  gens,  qui  est  une  pure  inclination  de 
nature.  J'attribue  à  ma  constitution  nerveuse  et  irri- 
table cette  singulière  passion  pour  la  solitude,  qui 
semble  si  fort  en  opposition  avec  des  dispositions 
bienveillantes  poussées  à  un  degré  presque  ridicule. 
Je  veux  plaire  à  un  ouvrier  qui  m'apporte  un  meu- 
ble; je  veux  renvoyer  satisfait  l'homme  avec  lequel 
le  hasard  me  fait  rencontrer,  que  ce  soit  un  paysan  ou 
un  grand  seigneur;  et  avec  l'envie  d'être  agréable  et 
de  bien  vivre  avec  les  gens,  il  y  a  en  moi  une  fierté 
presque  sotte,  qui  m'a  fait  presque  toujours  éviter  de 
voir  les  gens  qui  pouvaient  mètre  utiles,  craignant 
d'avoir  1  air  de  les  flatter.  La  peur  d'être  interrompu, 
quand  je  suis  seul,  vient  ordinairement,  quand  je  suis 
chez  moi,  de  ce  que  je  suis  occupé  de  mon  affaire, 
qui  est  la  peinture  :  je  n'en  ai  pas  d'autre  qui  soit  im- 
portante. Cette  peur,  qui  me  poursuit  également 
quand  je  me  promène  seul,  est  un  effet  de  ce  désir 
même  d'être  aussi  sociable  que  possible  dans  la 
u.  25 


386  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

société  de  mes  semblables.  Mon  tempérament  ner- 
veux me  fait  redouter  la  fatigue  que  va  m'imposer 
telle  rencontre  bienveillante  ;  je  suis  comme  ce  Gascon 
qui  disait,  en  allant  à  une  action  :  «  Je  tremble  des 
périls  où  va  m'exposer  mon  courage.  » 

2  juillet.  —  Voir  vendredi  Gisors,  M.  Deumier;  lui 
parler  de  l'abbé  Goquant  pour  la  permission  de  tra- 
vailler le  dimanche  (1).  Voir  Mme  de  la  Grange,  Ber- 
ryer,  Poinsot. 

Les  chevaux  que  j'ai  dessinés  dans  la  prairie  chez 
Berryer  avec  un  prêtre  grec  assis  et  une  jeune  fille  ou 
autre  figure. 

3  juillet.  —  Faire,  pour  l'exposition  Delamarre,  le 
Giaour  foulant  aux  pieds  de  son  cheval  le  pacha  (2). 

Répétition,  par  Andrieu,  du  Christ  deGrzimalapour 
B...  —  Ma  bonne  .lenny  me  disait,  au  milieu  du  dés- 
ordre de  mes  dessins  entassés,  dispersés  et  déclassés, 
qu'il  fallait  absolument  mettre  aux  choses  le  temps 
qu  elles  réclament. 

—  Sur  la  photographie  pour  le  Moniteur. 

—  Beugniet  venu  pour  l'arrangement  des  dessins 
et  lithographies.  Je  lui  remets  dix-huit  pastels  et 
quinze  lithographies. 


(1)  A  la  chapelle  des  Saints- Anges,  à  Saint-Sulpice. 

(2)  Ge  tableau  est  une  variante  de  la  célèbre  toile  de  1835,  Combat  du 
Giaour  et  du  Pacha.  (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1293.)  A  la  vente 
Seerétan,  à  Londres,  en  1889,  il  a  été  adjugé  33,000  francs. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  387 

4  juillet.  —  A  l'Exposition  de  1855,  le  Justi- 
nien  (1).  —  Je  me  suis  levé  avant  cinq  heures.  Quel- 
ques idées  qui  m'étaient  venues  pour  l'article  sur  le 
Beau  (2),  et  recouché  jusqu'à  huit  heures;  un  certain 
malaise  m'avait  saisi.  Repris  le  travail  jusqu'à  dîner, 
sans  presque  cesser,  si  ce  n'est  pour  dormir  quelques 
minutes.  Il  fallait  faire  cet  effort  généreux  pour 
mettre  ce  travail  en  état  d'être  fini  d'ici  à  deux  ou 
trois  jours  :  c'est  un  métier  de  chien. 

Après  dîner,  j'ai  fait,  peut-être  contre  mon  habi- 
tude, la  meilleure  partie  du  travail,  par  un  examen 
d'ensemble,  quelques  pages  écrites  avec  une  certaine 
verve.  J'écris  ceci  le  mercredi  matin,  et  je  n'ai  pas 
relu  ce  que  j'ai  fait.  Je  serais  curieux  de  voir  si  1  état 
de  l'esprit  après  dîner  est,  comme  je  le  crois,  dans  la 
meilleure  situation  pour  produire.  A  ce  moment  où  je 
viens  de  me  lever,  fatigué  à  la  vérité  par  l'excès  de 
travail  d'hier,  je  n'ai  pas  une  idée  :  le  corps  et 
l'esprit  ne  demandent  que  du  repos. 

—  Tous  ces  soirs,  promené  seul. 

5  juillet.  —  Mauvaise  journée.  J'ai  essayé  d'écrire 
et  n'ai  rien  pu  faire. 

Sorti  à  trois  heures  avec  Jenny  pour  aller  voir  le 

(i)  Delacroix  se  proposait  d'envoyer  à  l'Exposition  de  1855  le  Justinien 
qu  il  avait  peint  en  1826.  Ce  tableau,  qui  décora  un  des  grands  panneaux 
de  la  salle  des  séances  de  l'ancien  conseil  d'Etat,  fut  brûlé  dans  l'incendie 
de  ce  palais  en  18fl.  (Voir  Catalogue  Rohaut,  n°  153.) 

(2)  L'article  sur  le  Beau  parut  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du 
15  juillet  1854. 


388  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

logement  de  la  rue  du  29  Juillet.  Ensuite  à  Saint- 
Eustache,  voiries  peintures  de  Glaize  (1). 

En  rentrant,  mes  yeux  se  portent  sur  le  Loth  de 
Rubens,  dont  j'ai  fait  une  petite  copie.  Je  suis  étonné 
de  la  froideur  de  cette  composition  et  du  peu  d'intérêt 
qu'elle  présente,  si  on  en  excepte  le  talent  de  peindre 
les  figures.  Véritablement  ce  n'est  qu'à  Rembrandt 
qu'on  voit  commencer,  dans  les  tableaux,  cet  accord 
des  accessoires  et  du  sujet  principal,  qui  me  paraît  à 
moi  une  des  parties  les  plus  importantes,  si  ce  n'est 
la  plus  importante.  —  On  pourrait  faire  à  ce  sujet 
une  comparaison  entre  les  maîtres  fameux. 

6  juillet.  —  Faire  un  travail  sur  l'antique,  —  sur 
le  faux  embellissement  :  les  cartons  de  Rubens,  de  la 
vie  d'Achille,  les  passages  d'Homère  et  les  tragiques 
grecs  où  l'on  entend  le  cri  de  la  nature.  —  Vulcain 
dans  sa  forge,  dans  Y  Iliade.  —  Comparaison  avec 
David. 

J'ai  vu  Durieu  ce  matin,  qui  m'a  parlé  des  Pierret. 
Il  me  dit  qu'une  démarche  de  moi  auprès  de  l'Impé- 
ratrice pourrait  quelque  chose. 

7  juillet.  —  En  revenant  du  conseil  pour  aller  à 
Saint-Sulpice,  vu  l'atelier  de  Gros,  qui  est  à  louer. 

Le  soir,  au  bois  de  Boulogne  avec  Mme  de 
Forget. 

(1)  Auguste-Barthélémy  Glaize,  né  en  1812,  peintre,  élève  des  frères 
Devéria. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  389 

S  juillet.  —  Recopié  des  parties  de  l'article  sur  le 
beau  et  terminé. 

M.  Trélat  (1)  venu  dans  la  journée.  Le  matin, 
Vigneron. 

15  juillet.  — Tons  du  cheval  du  premier  plan  dans 
la  Chasse  aux  lions.  —  Pour  les  crins  :  laque  brûlée, 
Sienne  naturelle,  Sienne  brûlée.  —  Pour  le  corps  : 
momie,  laque  de  gaude,  chrome  foncé.  Tous  ces  tons 
jouent  dans  la  peinture.  —  Sabots  :  terre  Cassel, 
noir  pêche,  jaune  de  Naples. 

19  juillet.  —  Andrieu  me  dit  que  le  temps  qu'il 
faut  pour  la  vigne,  c'est  le  contraire  de  celui  qu'il 
faut  pour  le  blé  :  il  faut  un  temps  frais  et  net  pour  ce 
dernier;  pour  la  vigne,  il  faut  le  temps  étouffant,  le 
mistral,  le  siroco.  —  Rapporter  ceci  à  ma  réflexion 
sur  les  malheurs  nécessaires. 

Non  seulement  nous  voyons  cette  apparente  con- 
tradiction dans  la  nature,  qui  semble  satisfaire  ceux- 
ci  aux  dépens  de  ceux-là,  mais  nous  sommes  nous- 
mêmes  pleins  de  contradictions,  de  fluctuations,  de 
mouvements  en  sens  divers,  qui  rendent  agréable 
ou  détestable  la  situation  où  nous  sommes  et  qui 
ne   change  pas,  tandis  que  nous   changeons.    Nous 

(1)  Le  docteur  Ulysse  Trélat  (1795-1879),  médecin  des  plus  distin- 
gués, qui  prit  une  part  active  aux  événements  de  1830,  puis  de  1848  ;  il 
devint,  sous  la  République,  ministre  des  travaux  publics.  Sous  l'Empire 
il  renonça  à  la  vie  politique  et  reprit  ses  fonctions  de  médecin  à  la  Salpè- 
kière. 


390  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

désirons  un  certain  état  de  bonheur,  qui  cesse  d'en 
être  un,  quand  nous  l'avons  obtenu.  Cette  situation 
que  nous  avons  désirée  est  souvent  pire,  effective- 
nient,  que  celle  où  nous  nous  trouvons. 

L'homme  est  si  bizarre  qu'il  trouve  dans  le  mal- 
heur même  des  sujets  de  consolation  et  presque  du 
plaisir,  comme  celui,  par  exemple,  de  se  sentir  injus- 
tement persécuté  et  d'avoir  en  soi  la  conscience  d'un 
mérite  supérieur  à  sa  fortune  présente;  mais  il  lui 
arrive  bien  plus  souvent  de  s'ennuyer  dans  la  pro- 
spérité et  même  de  s'y  trouver  très  malheureux. 
Le  berger  de  La  Fontaine,  devenu  premier  ministre, 
entouré  dans  son  poste  élevé  de  jalousie  et  d'em- 
bûches, devait  être  et  se  trouvait  à  plaindre;  il  dut 
éprouver  un  vif  moment  de  bonheur,  quand  il  reprit 
ses  simples  habits  de  berger  et  qu'il  s'en  empara  en 
quelque  sorte  aux  yeux  de  tous,  pour  retourner  dans 
les  lieux  et  au  milieu  de  la  vie  où  il  goûtait  sous  ces 
habits  le  bonheur  le  plus  vraiment  fait  pour  l'homme, 
celui  d'une  vie  simple  et  adonnée  au  travail. 

L'homme  ne  place  presque  jamais  son  bonheur 
dans  les  biens  réels;  il  le  met  presque  toujours  dans 
la  vanité,  dans  le  sot  plaisir  d'attirer  sur  soi  les 
regards  et  par  conséquent  l'envie.  Mais,  dans  cette 
vaine  carrière,  il  n'en  atteint  point  ordinairement 
l'objet  au  moment  où  il  se  réjouit  de  se  voir  sur  un 
théâtre  où  il  attire  les  regards,  il  regarde  encore  plus 
haut;  ses  désirs  montent  à  mesure  qu'il  s'élève,  il 
envie    lui-même   autant  qu'il  est  envié  ;   quant   aux 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  391 

vrais  biens,  il  s'en  éloigne  toujours  davantage  :  la 
tranquillité  desprit,  l'indépendance  fondée  sur  des 
désirs  modestes  et  facilement  satisfaits,  lui  sont  inter- 
dites. Son  temps  appartient  à  tout  le  monde;  il  gas- 
pille sa  vie  dans  de  sottes  occupations.  Pourvu  qu'il 
se  sente  sous  l'hermine  et  sous  la  moire,  pourvu  que 
le  vent  de  la  faveur  le  pousse  et  le  soutienne,  il 
dévore  les  ennuis  d'une  charge,  il  consume  sa  vie 
dans  les  paperasses,  il  la  donne  sans  regret  aux 
affaires  de  tout  le  monde.  Etre  ministre,  être  pré- 
:sident,  situations  scabreuses  (l)  qui  ne  compro- 
. mettent  pas  seulement  la  tranquillité,  mais  la  réputa- 
tion, qui  mettent  un  caractère  à  des  épreuves  difficiles, 
qui  exposent  an  naufrage,  au  milieu  d'écueils  sans 
cesse  renaissants,  une  conscience  peu  assurée  d'elle- 
même. 

Le  plus  grand  nombre  des  hommes  se  compose  de 
malheureux,  qui  sont  privés  des  choses  les  plus  néces- 
saires à  la  vie.  La  première  de  toutes  les  satisfactions 
serait  pour  eux  la  possibilité  de  se  procurer  ce  qui 
leur  manque  ;  le  comble  du  bonheur,  d'y  joindre  ce 
degré  d'aisance  et  de  superflu  qui  complète  la  jouis- 
sance des  facultés  physiques  et  morales. 

21  juillet.  — Dîné  aujourd'hui  avec  Mme  de  For- 
get,  qui  part  demain  pour  Ems.  Mme  Lavalette  lui 


(1)  Delacroix  écrivait  em  1824  :  «  Quelles  grâces  ne  dois-je  pas  au  ciel 
«  de  ne  faire  aucun  de  ces  métiers  de  charlatan  qui  en  imposent  au  genre 
«'humain!  Au  moins  je  puis  en  rire!   » 


3922  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

disait  que  les  saisons  n'étaient  plus  comme  autrefois. 

Il  faut  mettre  ceci  avec  les  réflexions  du  mercredi 
sur  les  malheurs  nécessaires.  Je  disais  dans  ces 
réflexions  que  tout  doit  changer  et  subir  des  révolu- 
tions autour  de  l'homme,  mais  que  son  esprit  chan- 
geait aussi  et  voyait  les  mêmes  objets  d'un  œil 
différent.  A  mesure  que  son  corps  se  modifie  par 
l'âge  et  les  accidents,  il  ne  sent  plus  de  la  même 
manière.  La  morosité  des  vieillards  est  un  effet  de  ce 
commencement  de  destruction  de  leur  machine  ;  ils 
ne  trouvent  plus  de  saveur  ni  d'intérêt  dans  rien.  Il 
leur  semble  que  c'est  la  nature  qui  décline  et  que  les 
éléments  vont  se  confondre,  parce  qu'ils  ne  voient 
plus,  ne  sentent  plus,  qu'ils  sont  offensés  par  ce  qui 
autrefois  leur  plaisait. 

Il  est  des  accidents  qui  dans  certains  pays  sont 
considérés  comme  d'affreux  malheurs,  et  qui  ne  font 
dans  d'autres  nulle  impression.  L'opinion  place 
l'homme  même  et  le  déshonore  dans  les  choses  les 
plus  diverses.  Un  Arabe  ne  peut  supporter  l'idée 
qu'un  étranger  ait  aperçu,  même  fortuitement,  le 
visage  de  sa  femme.  Une  femme  arabe  mettra  son 
point  d'honneur  à  se  cacher  soigneusement  :  elle 
relèverait  volontiers  sa  robe  en  découvrant  le  reste 
de   son   corps  pour  s'en  voiler  la  tête. 

Il  en  est  de  même  des  accidents  dont  on  tire  des 
présages  heureux  ou  malheureux.  En  France  et,  je 
crois,  chez  les  peuples  européens,  c'est  un  présage 
des  plus  funestes  pour  un  cavalier  et  surtout  pour  un 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  393 

militaire  de  monter  un  cheval  dont  les  quatre  pieds 
sont  marqués  de  blanc  :  le  fameux  général  Lassalle, 
qui  avait  la  religion  de  ce  préjugé,  n'avait  jamais 
voulu  monter  un  pareil  cheval.  Le  jour  qui  fut  celui 
de  sa  mort,  après  plusieurs  augures  funestes,  qui 
l'avaient  frappé  toute  la  matinée,  miroir  brisé,  pipe 
cassée,  portrait  de  sa  femme  brisé  également,  au 
moment  où  il  allait  la  regarder  pour  la  dernière  fois, 
il  monte  sur  un  cheval  qui  n'était  pas  le  sien,  et 
sans  prendre  garde  aux  pieds  de  sa  monture.  Le  che- 
val avait  le  funeste  signe  :  c'est  monté  sur  ce  cheval 
qu'il  reçoit,  peu  de  moments  après,  le  coup  de  feu 
dont  il  mourut  au  bout  de  quelques  heures,  qui  lui 
fut  tiré  dans  un  moment  où  l'on  ne  se  battait  plus, 
par  un  Croate,  je  crois,  qui  se  trouvait  au  nombre  des 
prisonniers  qu'on  venait  de  faire  après  Wagram... 
Ces  quatre  pieds  blancs  sont,  au  contraire,  une 
marque  et  un  signe  de  considération  chez  les  Orien- 
taux, qui  ne  manquent  pas  de  le  mentionner  dans  les 
généalogies  des  chevaux;  j'en  vois  la  preuve  dans  la 
pièce  authentique  certifiée  parles  anciens  du  pays  qui 
accompagne  l'envoi  qu'Abd-el-Kader  vient  de  faire 
à  l'Empereur  d  un  certain  nombre  de  chevaux  de 
prix.  —  Je  passe  sur  mille  exemples  de  la  sorte. 

Combien  d'hommes  n'ont  pas  désiré,  comme  un 
refuge  et  comme  un  bien,  cette  mort  qui  est  l'objet  de 
l'épouvante  universelle  et  le  plus  véritablement  sans 
remède  de  tous  les  malheurs  considérés  comme  un 
malheur,  et  quand  même  on  la  regarderait  comme 


394  JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX. 

un  malheur,  de  manière  à  en  faire  un  sujet  d'afflic- 
tion  de  quelque  permanence  dans  l'ordinaire  de  la 
vie!  Ne  faut-il  pas  à  toute  force  s'accoutumer  à  cette 
solution  nécessaire,  à  cet  affranchissement  des  autres 
maux  dont  nous  nous  plaignons,  et  qui  sont,  à  juste 
titre,  des  maux,  puisque  nous  les  sentons,  tandis 
qu'avec  la  mort,  c'est-à-dire  avec  la  fin,  il  n'y  a  plus 
ni  conscience  ni  sentiment?  Nous  ne  vivons  nous- 
mêmes  que  de  cette  multitude  innombrable  de  morts 
que  nous  entassons  autour  de  nous.  Notre  bien-être, 
c'est-à-dire  notre  bonheur,  ne  s'établit  que  sur  ces 
ruines  de  la  nature  vivante  que  nous  sacrifions,  non 
pas  seulement  à  nos  besoins,  mais  souvent  à  un  plai- 
sir passager,  tel  que  celui  de  la  chasse,  par  exemple, 
qui  est  pour  la  plupart  des  hommes  un  simple  délas- 
sement. 

22  juillet.  —  Emporter  à  la  campagne  les  Alken. 
—  Casquette  légère,  brosse  à  dents.  —  Circulaire  de 
Bouchereau  en  juillet  1854. 

Dauzats  venu  dans  la  journée  ;  il  me  parle  du  pro- 
jet de  changement  à  la  classe  des  Beaux-Arts. 

Arnoux  venu  ensuite.  Il  me  dit  que  Corot  (1)  est 
très  enchanté  de  mon  plafond  (2).  Il  me  cite  encore 
quelques  approbations  dans  ce  sens. 

^juillet.  —  Le  roi  René  auprès  du  corps  de  Charles 

(1)  Nous  nous  sommes  expliqué  dans  le  premier  volume  sur  les  rap- 
ports de  Corot  avec  Delacroix. 

(2)  Plafond  à' Apollon. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  395 

le   Téméraire.    —    Appareil,   armures,   flambeaux, 
prêtres,  croix,  etc. 

—  Trouver  un  sujet  du  même  genre  avec  une 
femme . 

—  Roméo  et  Juliette  (1),  les  parents  dans  la 
chambre.  — Juliette  crue  morte. 

24  juillet.  —  Ce  qu'auraient  été  Raphaël  et  Michel- 
Ange  à  notre  époque. 

28  juillet.  —  Je  pense  aux  romans  de  Voltaire, 
aux  tragédies  de  Racine,  à  mille  et  mille  chefs- 
d'œuvre.  Comment  !  tout  cela  aura  été  fait  pour  que 
les  hommes  soient  éternellement,  à  chaque  quart  de 
siècle,  à  demander  s'il  n'y  a  pas  quelque  chose  pour 
les  amuser  dans  les  œuvres  de  l'esprit  !  Cette  incroya- 
ble consommation  de  chefs-d'œuvre,  produits  pour 
cette  tourbe  humaine,  par  les  plus  brillants  esprits 
et  les  génies  les  plus  sublimes,  n'effraye-t-elle  pas  la 
partie  délicate  de  cette  triste  humanité?  Cette  soif 
insatiable  de  nouveauté  ne  donnera-t-elle  à  personne 
le  désir  de  revoir  si,  par  hasard,  ces  chefs-d'œuvre 
vieillis  ne  seraient  pas  plus  neufs,  plus  jeunes,  que  les 
rapsodies  dont  se   contente  notre  oisiveté,  et  qu'elle 


(1)  Sur  les  compositions  de  Roméo  et  Juliette,  le  Catalogue  Robaut 
nous  donne  les  indications  suivantes  :  «  A  l'Exposition  universelle  de 
«  1855,  Delacroix  avait  exposé  le3  deux  seuls  tableaux  que  lui  ait  inspirés 
«  le  Drame  d'amour  de  Shakespeare  :  les  Adieux  du  Salon  de  1846  et  la 
«  Scène  des  tombeaux  des  Capulets.  »  (Voir  aussi  Catalogue  Robaut, 
n"  939  et  940.) 


396  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

préfère  aux  chefs-d' œuvre  ?  Quoi  !  ces  miracles  d'in- 
vention, desprit,  de  bon  sens,  de  gaieté  ou  de  pathé- 
tique auront  été  produits,  auront  coûté  à  ces  grands 
esprits  des  sueurs,  des  veilles  si  rarement,  hélas! 
récompensées  par  la  louange  banale  du  moment  qui 
les  a  vus  naître,  pour  retomber,  après  une  courte 
apparition  suivie  de  rares  éloges,  dans  la  poussière 
des  bibliothèques  et  dans  l'estime  infertile  et  presque 
déshonorante  de  ce  qu'on  appelle  les  savants  et  les 
antiquaires!  Quoi!  ce  seront  des  pédants  de  collège 
qui  viendront  nous  tirer  par  la  manche,  pour  nous 
avertir  que  Racine  est  simple  du  moins,  que  La  Fon- 
taine a  vu  dans  la  nature  autant  que  Lamartine, 
que  Lesage  a  peint  les  hommes  comme  ils  sont, 
pendant  que  les  coryphées  de  la  civilisation,  les 
hommes  qu'on  fait  ministres  ou  pasteurs  de  peuples, 
de  simples  pédants  qu'ils  étaient,  parce  qu'ils  ont  eu 
un  quart  d'heure  d'inspiration  à  la  hauteur  des 
lumières  du  jour,  ce  seront  les  hommes  qui  feront 
une  littérature ,  du  nouveau ,  enfin  !  Quelle  nou- 
veauté !... 

29  juillet.  —  Sur  le  portrait.  —  Sur  le  paysage, 
comme  accompagnement  des  sujets.  Du  mépris  des 
modernes  pour  cet  élément  d'intérêt.  —  De  l'igno- 
rance où  ont  été  presque  tous  les  grands  maîtres  de 
l'effet  qu'on  pouvait  en  tirer  :  Rubens,  par  exemple, 
qui  faisait  très  bien  le  paysage,  ne  s'inquiétait  pas  de 
le  mettre  en  rapport  avec  ses  figures,  de  manière  à 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  397 

les  rendre  plus  frappantes;  je  dis  frappantes  pour 
l'esprit,  car  pour  l'œil,  ses  fonds  sont  calculés  en 
général  pour  outrer  plutôt  par  le  contraste  la 
couleur  des  figures.  Les  paysages  du  Titien,  de  Rem- 
brandt, du  Poussin,  sont  en  général  en  harmonie  avec 
leurs  figures.  Chez  Rembrandt  même  —  et  ceci  est 
la  perfection  —  le  fond  et  les  figures  ne  font  qu'un. 
L'intérêt  est  partout  :  vous  ne  divisez  rien,  comme 
dans  une  belle  vue  que  vous  offre  la  nature  et  où  tout 
concourt  à  vous  enchanter.  Chez  Watteau,  les  arbres 
sont  de  pratique  :  ce  sont  toujours  les  mêmes,  et  des 
arbres  qui  rappellent  les  décorations  de  théâtre  plus 
que  ceux  des  forêts.  Un  tableau  de  Watteau  mis  à 
côté  d'un  Ruysdael  ou  d'un  Ostade  perd  beaucoup. 
Le  factice  saute  aux  yeux.  Vous  vous  lassez  vite  de 
la  convention  qu'ils  présentent  et  vous  ne  pouvez 
vous  détacher  des  Flamands. 

La  plupart  des  maîtres  ont  pris  l'habitude,  imitée 
servilement  par  les  écoles  qui  les  ont  suivis,  d'exa- 
gérer l'obscurité  des  fonds  qu'ils  mettent  aux  por- 
traits; ils  ont  pensé  ainsi  rendre  les  têtes  plus  inté- 
ressantes, mais  cette  obscurité  des  fonds,  à  côté  de 
figures  éclairées  comme  nous  les  voyons,  ôte  à  ces 
portraits  le  caractère  de  simplicité  qui  devrait  être  le 
principal.  Elle  met  les  objets  qu'on  veut  mettre  en 
relief  dans  des  conditions  tout  à  fait  extraordinaires. 
Est-il  naturel,  en  effet,  qu'une  figure  éclairée  se 
détache  sur  un  fond  très  obscur,  c'est-à-dire  non 
éclairé?  La  lumière  qui  arrive   sur  la  personne   ne 


398  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

doit-elle  pas  logiquement  arriver  sur  le  mur  ou  sur 
la  tapisserie  sur  laquelle  elle  se  détache?...  A  moins 
de  supposer  que  la  figure  se  détache  fortuitement  sur 
une  draperie  extrêmement  foncée,  —  mais  cette  con- 
dition est  fort  rare,  —  ou  sur  Feutrée  d'une  caverne 
ou  dune  cave  entièrement  privée  de  jour,  circon- 
stance encore  plus  rare,  le  moyen  ne  peut  paraître 
que  factice. 

Ce  qui  fait  le  charme  principal  des  portraits,  c'est 
la  simplicité.  Je  ne  mets  pas  au  nombre  des  portraits 
ceux  où  on  cherche  à  idéaliser  les  traits  d'un  homme 
célèbre  qu'on  n'aura  pas  vu  et  d'après  des  images 
transmises  ;  l'invention  a  droit  de  se  mêler  à  de  sem- 
blables représentations.  Les  vrais  portraits  sont  ceux 
qu'on  fait  d'après  des  contemporains  :  on  aime  à  les 
voir  sur  la  toile,  comme  nous  les  rencontrons  autour 
de  nous ,  quand  même  ce  seraient  des  personnes 
illustres.  C'est  même  à  l'égard  de  ces  dernières  que 
la  vérité  complète  d'un  portrait  vous  offre  plus 
d'attrait.  Notre  esprit,  quand  ils  sont  loin  de  notre 
vue,  se  plaît  à  agrandir  leur  image  comme  les  quali- 
tés qui  les  distinguent;  quand  cette  image  est  fixée  et 
qu'elle  est  sous  nos  yeux,  nous  trouvons  un  charme 
infini  à  comparer  la  réalité  à  ce  que  nous  nous 
sommes  figuré. 

Nous  aimons  à  trouver  l'homme  à  côté  ou  à  la 
place  du  héros.  L'exagération  du  fond  dans  le  sens 
de  l'obscurité  fait  bien  ressortir,  si  l'on  veut,  un 
visage   très  éclairé;  mais   cette  grande  lumière  de- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  399' 

vient  presque  de  la  crudité  :  en  un  mot,  c'est  un 
effet  extraordinaire  qui  est  sous  nos  yeux  plutôt 
qu'un  objet  naturel.  Ges  figures  détachées  si  sin- 
gulièrement ressemblent  à  des  fantômes  et  à  des 
apparitions  plus  qu'à  des  hommes.  Cet  effet  ne  se 
produit  que  trop  de  lui-même,  par  l'effet  du  rembru- 
nissement  des  couleurs  par  le  temps.  Les  couleurs 
obscures  deviennent  plus  obscures  encore  en  propor- 
tion des  couleurs  claires  qui  conservent  plus  d'empire, 
surtout  si  les  tableaux  ont  été  fréquemment  dévernis 
et  revernis.  Le  vernis  s'attache  aux  parties  sombres 
et  ne  s'en  détache  pas  facilement;  l'intensité  dans  les 
parties  noires  va  donc  toujours  en  s'augmentant;  de 
sorte  qu'un  fond  qui  n'aura  présenté,  dans  la  nou- 
veauté de  l'ouvrage,  qu'une  médiocre  obscurité, 
deviendra  avec  le  temps  d'une  obscurité  complète. 
Nous  croyons,  en  copiant  ces  Titien,  ces  Rembrandt, 
faire  les  ombres  et  les  clairs  dans  le  rapport  où  le 
maître  les  avait  tenus;  nous  reproduisons  pieusement 
l'ouvrage  ou  plutôt  l'injure  du  temps.  Ges  grands 
hommes  seraient  bien  douloureusement  surpris  en 
retrouvant  des  croûtes  enfumées,  au  lieu  de  leurs 
ouvrages,  comme  ils  les  ont  faits.  Le  fond  de  la 
Descente  de  croix  de  Rubens,  qui  devait  être  un  ciel 
très  obscur  à  la  vérité,  mais  tel  que  le  peintre  a  pu  se 
le  figurer  dans  la  représentation  de  la  scène,  est 
devenu  tellement  noir  qu'il  est  impossible  d'y  distin- 
guer un  seul  'détail... 

On  s  étonne  quelquefois  qu'il  ne  reste  rien  de  la 


400  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

peinture  antique;  il  faudrait  s'étonner  d'en  retrouver 
encore  quelques  vestiges  dans  les  barbouillages  de 
troisième  ordre  qui  décorent  encore  les  murailles 
d'Herculanum,  lesquels  étaient  dans  des  conditions 
de  conservation  un  peu  meilleures,  étant  exécutés 
sur  les  murs  et  n'étant  pas  exposés  à  autant  d'acci- 
dents que  les  tableaux  des  grands  maîtres,  peints  sur 
des  toiles  ou  sur  des  panneaux,  et  que  leur  mobilité 
exposait  à  plus  d'accidents.  On  s'étonnerait  moins 
de  leur  destruction  si  l'on  réfléchissait  que  la  plupart 
des  tableaux  produits  depuis  la  renaissance  des  arts, 
c'est-à-dire  très  récents,  sont  déjà  méconnaissables, 
et  qu'un  grand  nombre  déjà  a  péri  par  mille  causes. 
Ces  causes  vont  se  multipliant,  grâce  au  progrès  de 
la  friponnerie  en  tous  genres,  qui  falsifie  les  matiè- 
res qui  entrent  dans  la  composition  des  couleurs,  des 
huiles,  des  vernis,  grâce  à  l'industrie,  qui  substitue, 
dans  les  toiles,  le  coton  au  chanvre,  et  des  bois  de 
mauvaise  qualité  aux  bois  éprouvés  que  l'on  employait 
autrefois  pour  les  panneaux.  Les  restaurations  mala- 
droites achèvent  cette  œuvre  de  destruction.  Beau- 
coup de  gens  s'imaginent  avoir  beaucoup  fait  pour 
les  tableaux  quand  ils  les  ont  fait  restaurer  ;  ils 
croient  qu'il  en  est  de  la  peinture  comme  d'une  mai- 
son qu'on  répare,  et  qui  est  toujours  une  maison, 
comme  tout  ce  qui  est  à  notre  usage  que  le  temps 
détruit,  mais  que  notre  industrie  fait  encore  durer  et 
servir,  en  le  replâtrant,  en  le  réparant  de  mille 
manières.  Une  femme,  à  la  rigueur,  peut,  grâce  à  la 


JOURNAL    D'EUGENE    DELACROIX.  401 

toilette,  cacher  quelques  rides  pour  produire  une 
certaine  illusion  et  paraître  un  peu  plus  jeune  qu'elle 
n'est;  mais  pour  les  tableaux,  c'est  autre  chose  : 
chaque  restauration  prétendue  est  un  outrage  mille 
fois  plus  regrettable  que  celui  du  temps;  ce  n'est  pas 
un  tableau  restauré  qu'on  vous  donne,  mais  un  autre 
tableau,  celui  du  misérable  barbouilleur  qui  s'est 
substitué  à  l'auteur  du  tableau  véritable  qui  dispa- 
raît sous  les  retouches. 

Les  restaurations  dans  la  sculpture  n'ont  pas  le 
même  inconvénient. 

—  Sur  le  gothique  neuf. 

30  juillet.  —  Avoir  les  photographies  Durieu  pour 
emporter  à  Dieppe,  ainsi  que  les  croquis  d'après 
Landon(l)  et  Thévelin.  — Têtes  photographiées.  — 
Animaux  etanatomie. 

Il  me  semble  qu'on  pourrait  se  passer  d'impression 
en  peignant  son  sujet  à  la  détrempe,  après  l'avoir  mis 
aux  carreaux.  Pour  redessiner  sur  une  ébauche  aussi 
grossière,  on  passerait  une  colle  très  légère,  mais  qui 
ne  serait  pas  une  colle  animale.  On  pourrait  essayer 
le  jus  d'ail  qui  donne  un  vernis  et  qui  doit  contenir  un 
gluten,  puisqu'il  sert  à  coller  très  fortement  certains 
objets.  On  pourrait  ainsi  retoucher  indéfiniment  à  la 
détrempe.  On  pourrait  même  ébaucher  sur  une  toile 

(1)  Paul  Landon  (1760-1826),  peintre  et  littérateur,  doit  surtout  ea 
réputation  aux  nombreux  ouvrages  qu'il  a  publiés  sur  les  Beaux-Arts  et 
qui  sont  encore  aujourd'hui  consultés  avec  fruit. 

ii.  26 


402  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

serrée  avec  de  la  couleur  à  Fhuile  comme  on  fait  sur 
les  panneaux,  mais  ce  serait  plus  long  et  plus  pénible. 

1er  août.  —  Commission  le  matin  à  la  Préfecture 
de  police  pour  le  mobilier  du  préfet.  J'ai  revu  les 
appartements  du  haut,  qu'habitait  Mme  Delessert. 

—  A  Saint-Sulpice.  —  Trouvé  Chenavard  en  cabrio- 
let, comme  je  sortais  de  chez  Halévy;  je  l'ai  ramené 
chez  moi.  Il  avait  l'exaltation  d'un  homme  qui  vient 
de  faire  un  bon  déjeuner,  ce  qu'il  a  eu  la  bonté  de  me 
dire  et  qui  se  voyait  ou  se  sentait  de  reste;  sa  sensi- 
bilité était  aussi  excitée  que  son  imagination,  et  il 
m'a  fait  beaucoup  de  tendresses  qui  m'ont  plu  pour  le 
moins  autant  que  ses  systèmes  sur  l'origine  et  la  fin 
du  monde.  Il  m'a  exposé  des  idées  très  ingénieuses 
là-dessus,  et  il  me  promet  une  carte  explicative  mise 
au  net.  Je  lui  ai  donné  un  croquis  qui  est  la  première 
idée  du  Tigre  attaquant  le  cheval,  que  j'ai  fait 
pour  Weill.  Je  lui  en  ai  promis  encore  :  ils  seront  en 
bonnes  mains.  Il  me  dit  en  avoir  vu  des  quantités 
énormes  chez  Riesener,  à  qui  j'en  savais  bien  quel- 
ques-uns, mais  non  pas  dans  les  proportions  qu'il  m'a 
dites. 

—  Hier  et  avant- hier,  fait  les  deux  premières 
séances  sur  la  Chasse  aux  lions.  Je  crois  que  cela 
marchera  vite. 

2  août.  —  Mauvaise  journée  :  c'est  la  troisième  sur 
le  grand  tableau.  Cependant,  au  demeurant,  avancé 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  403 

encore.  Travaillé  au  coin  de  droite,  le  cheval,  l'homme 
et  la  lionne  sautant  sur  la  croupe. 

3  août.  —  Le  matin,  rendez-vous  chez  l'abbé 
Coquant  pour  lui  demander  de  me  laisser  travailler 
le  dimanche  (à  Saint-Sulpice).  Impossibilité  sur 
impossibilité.  L'Empereur,  l'Impératrice,  Monsei- 
gneur conspirent  pour  qu'un  pauvre  peintre  comme 
moi  ne  commette  pas  le  sacrilège  de  donner  cours, 
le  dimanche  comme  les  autres  jours,  à  des  idées  qu'il 
tire  du  cerveau  pour  glorifier  le  Seigneur.  J'aimais 
beaucoup  au  contraire  à  travailler  de  préférence  le 
dimanche  dans  les  églises  :  la  musique  des  offices 
m'exaltait  beaucoup  (l).  J'ai  beaucoup  fait  ainsi  à 
Saint-Denis  du  Saint-Sacrement. 

4  août.  —  En  sortant  du  conseil,  à  l'Instruction 
publique  pour  M.  Ferret;  déjeuné  sur  la  place  de 
l'Hôtel  de  ville  ;  lu  dansY Indépendance  belge  un  article 
sur  une  traduction  de  Y  Enfer,  d'un  M.  Ratisbonne(2). 
C'est  la  première  fois  qu'un  moderne  ose  dire  son 
avis  sur  cet  illustre  barbare.  II  dit  que  ce  poème  n'est 
pas  un  poème,  qu'il  n'est  point  ce  qu'Aristote  appelle 


(1)  Delacroix  rencontra,  parait-il,  la  plus  grande  difficulté  à  obtenir 
la  permission  de  travailler  le  dimanche  dans  la  chapelle  des  Saints- 
Anges.  Ce  ne  fut  qu'après  de  nombreuses  démarches  qu'il  y  fut  autorisé. 

(2)  M.  Louis  Halis'oonne,  qui  fut  le  secrétaire  et  l'ami  d'Alfred  de 
Vigny,  était  attaché  à  la  rédaction  du  Journal  des  Débats.  En  1852.  il  avait 
entrepris  de  traduire  en  vers  la  Divine  Comédie  de  Dante.  La  première 
partie,  Y  Enfer,  obtint  en  1854  un  prix  Montyon  à  l'Académie  française. 


404  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

une  unité,  c'est-à-dire  ayant  commencement,  milieu 
et  fin;  qu'il  pourrait  y  avoir  aussi  bien  dix  que  vingt, 
que  trente-trois  chants;  que  l'intérêt  n'est  nulle  part  : 
que  ce  ne  sont  qu'épisodes  cousus  les  uns  aux  autres, 
étincelants  par  moments  par  les  sauvages  peintures 
de  tourments,  souvent  plus  bizarres  que  frappantes, 
sans  qu'il  y  ait  gradation  dans  l'horreur  que  ces  épi- 
sodes inspirent,  sans  que  l'invention  de  ces  divers 
supplices  ou  de  ces  punitions  soit  en  rapport  avec  les 
crimes  des  damnés.  Ce  que  l'article  ne  dit  pas,  c'est 
que  le  traducteur  gâte  encore,  par  la  bizarrerie  du 
langage,  ce  que  ces  imaginations  ont  de  singulier;  il 
critique  toutefois  certaines  expressions  outrées,  tout 
en  approuvant  le  système  de  traduire  pour  ainsi  dire 
mot  à  mot  et  de  se  coller  sur  son  auteur  qu'il  traduit 
tercet  par  tercet  et  vers  par  vers. 

Comment  l'auteur  ne  serait-il  pas  tout  ce  qu'il  y  a 
de  plus  baroque  avec  cette  sotte  prétention?  Comment 
joindre  à  la  difficulté  de  rendre  dans  une  langue  si  dif- 
férente par  son  tour  et  par  son  génie,  tout  imprégnée  de 
notre  allure  moderne,  un  vieil  auteur  à  moitié  inintelli- 
gible, même  pour  ses  compatriotes,  concis,  elliptique, 
obscur  et  s'entendant  à  peine  lui-même?  J'estime  déjà 
que  traduire  en  ne  l'entendant  que  comme  le  plus 
grand  nombre  des  traducteurs,  c'est-à-dire  dans  un 
langage  humain  et  acceptable  par  les  hommes  à  qui 
on  s'adresse,  est  une  œuvre  assez  difficile  :  faire  pas- 
ser dans  le  génie  d'une  langue,  surtout  en  exposant 
les  idées  d'une  époque  entièrement  différente,  est  un 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  405 

tour  de  force  que  je  regarde  comme  presque  inutile  à 
tenter.  M.  Ratisbonne  écorche  le  français  et  les 
oreilles,  et  il  ne  rend  ni  l'esprit,  ni  l'harmonie,  ni  par 
conséquent  le  vrai  sens  de  son  poète.  Il  faut  mettre 
cela  avec  les  traductions  de  Viardot  et  antres  qui  font 
du  français  espagnol  en  traduisant  Cervantes,  comme 
on  fait  ailleurs  du  français  anglais  en  traduisant 
Shakespeare. 

5  août.  —  Que  chaque  talent  original  présente  dans 
son  cours  les  mêmes  phases  que  Fart  parcourt  dans 
ses  évolutions  différentes,  savoir  :  timidité  et  séche- 
resse au  commencement,  et  largeur  ou  négligence 
des  détails  à  la  fin.  —  Le  comte  Palatiano  (1)  com- 
paré à  mes  récentes  peintures. 

Loi  singulière!  Ce  qui  se  produit  ici  se  produit  en 
tout.  Je  serais  conduit  à  inférer  que  chaque  objet  est 
en  lui-même  un  monde  complet.  L'homme,  a-t-on  dit, 
est  un  petit  monde.  Non  seulement  il  est  dans  son 
unité  un  tout  complet,  avec  un  ensemble  de  lois  con- 
formes à  celles  du  grand  tout,  mais  une  partie  même 
d'un  objet  est  une  espèce  d'unité  complète;  ainsi  une 
branche  détachée  d'un  arbre  présente  les  conditions 
de  l'arbre  tout  entier.  C'est  ainsi  que  le  talent  d'un 
homme  isolé  présente  dans  la  suite  de  son  développe- 
ment les  phases  différentes  que  présente  l'histoire  de 
l'art  dans  lequel  il  s'exerce  (ceci  peut  encore  se  rap- 

(1)  Delacroix  fait  ici  allusion    à  une  ancienne  peinture  de  lui,  datant 
de  1826  :  le  for  trait  du  comte  Palatiano. 


406  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

porter  au  système  de  Chenavard  sur  F  enfance  et  la 
vieillesse  du  monde). 

On  plante  une  branche  de  peuplier,  qui  devient 
bientôt  un  peuplier.  Où  ai-je  vu  qu'il  y  a  des  ani- 
maux, —  et  cela  est  probable,  —  qui,  coupés  en  mor- 
ceaux, font  autant  d'être  distincts,  ayant  autant 
d'existences  propres  qu  il  y  a  de  fragments?  J'ai  remar- 
qué souvent,  en  dessinant  des  arbres,  que  telle  branche 
séparée  est  elle-même  un  petit  arbre  :  il  suffirait, 
pour  le  voir  ainsi,  que  les  feuilles  fussent  proportion- 
nées. La  nature  est  singulièrement  conséquente  avec 
elle-même  :  j'ai  dessiné  à  Trouville  des  fragments  de 
rochers  au  bord  de  la  mer,  dont  tous  les  accidents 
étaient  proportionnés,  de  manière  à  donner  sur  le 
papier  l'idée  d'une  falaise  immense;  il  ne  manquait 
qu'un  objet  propre  à  établir  l'échelle  de  grandeur. 
Dans  cet  instant,  j'écris  à  côté  d'une  grande  fourmi- 
lière, formée  au  pied  d'un  arbre,  moitié  par  de  petits 
accidents  de  terrain,  moitié  par  Les  travaux  patients 
des  fourmis;  ce  sont  des  talus,  des  parties  qui  sur- 
plombent et  forment  de  petits  défilés,  dans  lesquels 
passent  et  repassent  les  habitants  d'un  air  affairé  et 
comme  le  petit  peuple  d'un  petit  pays,  que  l'imagi- 
nation peut  grandir  dans  un  instant.  Ce  qui  n'est 
qu'une  taupinière,  je  le  vois  à  volonté  comme  une 
vaste  étendue  entrecoupée  de  rocs  escarpés,  de  pentes 
rapides,  grâce  à  la  taille  diminuée  de  ses  habitants. 
Un  fragment  de  charbon  de  terre  ou  de  silex,  ou 
d'une  pierre  quelconque,  pourra  présenter  dans  une 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROiX.  407 

proportion  réduite  les  formes  d'immenses  rochers. 

Je  remarque  à  Dieppe  la  même  chose  dans  les 
rochers  à  fleur  d'eau,  que  la  mer  recouvre  à  chaque 
marée;  j'y  voyais  des  golfes,  des  bras  de  mer,  des 
pics  sourcilleux  suspendus  au-dessus  des  abîmes,  des 
vallées  divisant,  par  leurs  sinuosités,  toute  une  contrée 
présentant  les  accidents  que  nous  remarquons  autour 
de  nous.  Il  en  est  de  même  pour  les  vagues  de  la  mer, 
qui  sont  divisées  elles-mêmes  en  petites  vagues,  se 
subdivisant  encore  et  présentant  individuellement  les 
mêmes  accidents  de  lumière  et  le  même  dessin.  Les 
grandes  vagues  de  certaines  mers  du  Gap,  par 
exemple,  dont  on  dit  qu'elles  ont  quelquefois  une 
demi-lieue  de  large,  sont  composées  de  cette  multi- 
tude de  vagues,  dont  le  plus  grand  nombre  est  aussi 
petit  que  celles  que  nous  voyons  dans  le  bassin  de 
notre  jardin. 

—  Fuir  les  méchants,  même  quand  ils  sont 
agréables,  instructifs,  séduisants.  Chose  étrange!  un 
penchant,  autant  que  le  hasard  aveugle,  vous  rap- 
proche souvent  d'une  perverse  nature.  Il  faut  com- 
battre ce  penchant,  puisque  l'on  ne  peut  fuir  le 
hasard  des  rencontres. 

Lu  dans  la  Revue  un  article  de  Saint-Marc  Girar- 
din  (1),  au  sujet  de  la  Lettre  sur  les  spectacles,  de  Rous- 
seau. Il  discute  longuement  si  les  spectacles  sont  dan- 


(1)  Saint-Marc  Girardin  (1801-1 8  73)  était  alors  membre  du  conseil 
de  l'instruction  publique,  professeur  à  la  Sorbonne,  et  membre  de 
l'Académie  française  depuis  1844. 


408  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

gereux;  je  suis  de  cet  avis,  mais  ils  ne  le  sont  pas  plus 
que  toutes  nos  autres  distractions.  Tout  ce  que  nous 
imaginons,  pour  nous  tirer  du  spectacle  constant  de 
notre  misère  et  des  ennuis  qu'engendre  notre  vie  telle 
qu'elle  est,  tourne  les  esprits  vers  ce  qui  est  plus  ou 
moins  défendu  par  la  stricte  morale.  Vous  n'intéressez 
que  par  le  spectacle  des  passions  et  de  leurs  agita- 
tions :  ce  n'est  guère  le  moyen  d'inspirer  la  résigna- 
tion et  la  vertu.  Nos  arts  ne  sont  qu'allèchements 
pour  la  passion.  Toutes  ces  femmes  nues  dans  les 
tableaux,  toutes  ces  amoureuses  dans  les  romans  et 
dans  les  pièces,  tous  ces  maris  ou  ces  tuteurs  trompés 
ne  sont  rien  moins  que  des  excitations  à  la  chasteté  et 
à  la  vie  de  famille.  Rousseau  eût  été  révolté  cent  fois 
davantage  par  le  théâtre  et  le  roman  modernes.  A 
très  peu  d'exceptions  près,  on  ne  trouvait  dans  l'un 
et  dans  l'autre,  autrefois,  que  des  exemples  de  pas- 
sions dont  le  triomphe  ou  la  défaite  tournait  jusqu'à 
un  certain  point  [au  profit  de  la  morale.  Le  théâtre 
ne  montrait  guère  le  tableau  de  l'adultère  (Phèdre,  la 
Mère  coupable).  L'amour  était  une  passion  contrariée, 
mais  dont  la  fin  était  légitime  dans  nos  mœurs.  On 
était  à  cent  lieues  de  ces  excentricités  romanesques 
qui  font  le  thème  ordinaire  des  drames  modernes  et 
la  pâture  des  esprits  désœuvrés...  Quels  germes  de 
vertu  ou  seulement  de  convenance  apparente  peuvent 
laisser  dans  les  cœurs  des  Antony,  des  Lélia  et  tant 
d'autres  parmi  lesquels  le  choix  est  difficile  pour  l'exa- 
gération d'une  part,  et  pour  le  cynisme  de  l'autre? 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  409 

11  août.  —  Rapporté  de  chez  Beugniet  huit  pas- 
tels :  il  en  avait  rapporté  deux  auparavant  :  les 
Ptôses  trémiéres,  etc.  ;  il  en  a  encore  huit. 

12  août.  —  Balancer  les  avantages  de  la  vie  chez 
l'homme  qui  réfléchit  et  chez  l'homme  qui  ne  réfléchit 
pas  :  le  gentilhomme  campagnard,  né  au  milieu  de 
labondance  champêtre  de  ses  champs  et  de  son 
manoir,  passant  sa  vie  à  chasser  et  à  voir  ses  voisins, 
avec  celle  de  lhomme  adonné  aux  distractions 
modernes,  lisant,  produisant,  vivant  d'amour-propre; 
ses  rares  jouissances,  celles  des  belles  choses  peuvent- 
elles  se  comparer?  Malheureusement,  il  sent  à  mer- 
veille ce  qui  lui  manque  :  au  sein  de  l'aridité  qu'il 
trouve  quelquefois  dans  son  bonheur  abstrait,  il  sent 
vivement  la  jouissance  que  ce  serait  pour  lui  de  vivre 
en  plein  air,  dans  une  famille,  dans  une  vieille  maison 
et  un  domaine  antique,  où  il  a  vu  ses  pères.  Par 
contre,  le  campagnard  qui  n'est  que  cela,  jouit  gros- 
sièrement, s'enivre,  vit  de  commérages,  et  n'apprécie 
pas  le  côté  noble  et  vraiment  heureux  de  son  existence. 

Contradiction  de  l'opinion  des  hommes  sur  ce  qui 
fait  le  malheur  :  chapitre  des  malheurs  nécessaires. 

Le  vrai  malheur  pour  le  campagnard,  qui  n'évite 
l'ennui  après  la  chasse  qu'en  allant  dormir  comme  ses 
chiens,  comme  pour  le  philosophe  qui  soupire  après  le 
bonheur  des  champs,  c'est  la  souffrance,  la  maladie  : 
ni  l'un  ni  l'autre,  alors  qu'il  est  malade,  ne  se  trouve 
malheureux  de  la  vie  qu'il  est  forcé  de  mener;   et, 


410  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

qu  il  souffre  de  l'ennui  ou  de  maux  véritables;  l'un 
comme  l'autre  n'a  pas  moins  une  horreur  égale  de  la 
mort,  c'est-à-dire  de  la  fin  de  cet  ennui  ou  de  cette 
souffrance. 

Heureux  qui  se  contente  de  la  surface  des  choses  ! 
J'admire  et  j'envie  les  hommes  comme  Berryer,  qui 
a  l'air  de  ne  rien  approfondir.  Vous  me  le  donnez,  je  le 
prends  :  ne  pesons  sur  rien.  Que  de  fois  j'ai  désiré  lire 
dans  les  cœurs,  uniquement  pour  savoir  ce  que  con- 
tenaient de  bonheur  ces  visages  satisfaits...  comme 
tous  ces  fils  d'Adam,  héritiers  des  mêmes  ennuis  que 
je  supporte  ! 

Gomment  ces  Halévy,  ces  Gautier,  ces  gens  cou- 
verts de  dettes  et  d'exigences  de  famille  ou  de  vanité, 
ont-ils  un  air  souriant  et  calme,  à  travers  tous  les 
ennuis?  Ils  ne  peuvent  être  heureux  qu'en  s'étourdis- 
sant  et  en  se  cachant  les  écueils  au  milieu  desquels 
ils  conduisent  leur  barque,  souvent  en  désespérés,  et 
où  ils  font  naufrage  quelquefois. 

12  août.  —  L'habitude  émousse  tous  les  senti- 
ments :  les  picotements  journaliers  de  la  famille,  etc. 
Mme  Sand  devrait  être  heureuse,  et  je  crois  qu'elle 
ne  l'est  pas. 

—  Dans  le  Moniteur  d'aujourd'hui,  article  de  Gau- 
tier sur  les  peintures  de  Cornélius  (1).  Descriptions 

(1)  Cet  article  de  Th.  Gautier  est  probablement  celui  qui  se  trouve 
dans  le  volume  de  Y  Art  moderne  et  qui  contient  cette  appréciation  sur 
Cornélius  :    «  Pierre  de  Cornélius  peut  être  considéré  comme  le  chef  de 


JOURNx\L    D'EUGENE   DELACROIX.  411 

de  sujets  mythologiques,  dans  lesquels  il  y  a  à 
prendre. 

—  J'ai  été  l'après-midi  porter  mon  tableau  des 
Baigneuses  chez  Berger.  J'ai  vu  là  un  tableau  de 
de  Kayser,  qui  est  très  estimé  des  amateurs.  Le  mien, 
que  je  méprise  assez,  —  l'ayant  fait  dans  des  condi- 
tions qui  ne  me  plaisent  pas,  —  m'a  paru  un  chef- 
d'œuvre. 

J'ai  été  à  l'Hôtel  de  ville,  pour  l'affaire  de  Vimont. 
M.  Perrier  m'a  demandé,  avec  toute  la  discrétion 
qu'on  peut  mettre  à  commettre  une  indiscrétion,  de 
lui  donner  un  dessin,  une  bagatelle,  a-t-il  dit,  pour 
avoir  un  souvenir  de  vous,  de  ces  choses  que  vous 
faites  en  vous  jouant  et  en  pensant  à  autre  chose. 

Je  me  porte  mieux,  je  suis  plus  allègre  tous  ces 
jours  derniers,  un  peu  borborygme  et  travaillé  par 
l'influence.  Ce  soir,  joui,  en  me  promenant,  de  ce 
sentiment  du  retour  de  la  force.  Je  suis  heureux  de 
quitter  Paris;  j'ai  hâte  de  le  faire  pour  tirer  le  plus 
tôt  possible  de  cet  air  empesté  ma  pauvre  Jenny. 

13  août.  —  Mannequin  chez  Lefranc    à  350  fr. 

«l'école  allemande,  ou,  pour  parler  d'une  manière  plus  exacte,  du  cycle 
«  des  peintres  attirés  et  fixés  à  Munich  par  la  munificence  éclairée  du  roi 
«  Louis.  Quelques-uns  ne  sont  pas  ses  élèves,  mais  tous  ont  plus  ou 
«  moins  subi  son  influence  et  marché  dans  la  voie  qu'il  avait  ouverte.  Il 
«  a  exercé  sur  cette  génération  d'artistes  une  autorité  pareille  à  celle  de 
«  M.  Ingres  sur  ses  nombreux  disciples  :  c'est  un  génie  absolu,  domina- 
it teur,  et  par  cela  même  très  propre  à  faire  une  révolution  en  peinture  ; 
«  il  a,  sur  les  différentes  directions  de  l'art,  des  systèmes  arrêtés,  des 
«principes  inflexibles  contre  lesquels  il  n'admet  pas  de  discussion,  et, 
«  s'il  se  trompe,  c'est  savamment,  et  d'après  une  esthétique  particulière.  » 


412  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Savoir  s'il  en  loue  et  à  meilleur  compte.  Je  dirai  à 
Andrieu  de  s'en  informer. 


14  août.  —  Aller,  à  mon  retour,  demander  à  Fer- 
dinand Denis,  rue  de  FOuest,  56,  l'ouvrage  de  Bazin, 
sur  Molière. 

L'Académie  des  sciences  morales  et  politiques 
avait  mis  au  concours,  en  1847,  la  question  suivante  : 
Rechercher  quelle  influence  le  progrès  et  le  goût  du 
bien-être  matériel  exercent  sur  la  moralité  du 
peuple.  Je  trouve  ceci  dans  mon  petit  agenda  de 
1847.  Je  serais  curieux  de  savoir  les  conclusions  qui 
ont  été  couronnées  par  la  docte  Académie,  composée 
presque  exclusivement  de  ces  moralistes  que  nous 
connaissons,  qui  ont  fait  la  révolution  de  1830  et 
celle  de  1848;  ce  prix,  proposé  avant  cette  dernière, 
avait  sans  doute  en  vue  de  glorifier  ce  progrès  et  ce 
goût  du  bien-être  qui  n'est  que  trop  naturel,  à  mon 
avis,  et  n'a  nul  besoin  d'être  encouragé  dans  les 
cœurs,  d'où  il  serait  plutôt  difficile  de  le  déloger. 
Le  beau  chef-d'œuvre  de  découvrir  que  l'homme,  à 
tous  les  degrés  de  l'échelle,  désire  être  mieux  qu'il 
n'est!  Passe  encore  si  on  découvrait  en  même  temps 
un  moyen  de  le  rendre  satisfait  quand  il  est  monté 
d'un  degré  ou  de  plusieurs  degrés  vers  les  objets  de 
son  ambition. 

Cette  ambition,  malheureusement,  est  insatiable, 
et  il  arrive  que  celui  qui,  au  milieu  d'une  vie  pauvre, 
entretenait  le  ressort  de  son  âme  en  résistant  aux 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  413 

malheurs  ou  à  l'embarras,  perd  le  sentiment  du  devoir 
au  sein  dune  situation  qu'il  améliore  facilement  et 
qu'il  veut  améliorer  sans  fin.  (Au  chapitre  du  labou- 
rage à  la  mécanique,  etc.,  Girardin,  etc.) 

17  août.  —  Parti  pour  Dieppe  à  neuf  heures  du 
matin.  Mille  embarras  pour  s'embarquer,  et  bonheur 
délicieux  une  fois  parti. 

Je  suis  à  côté  d'un  grand  gaillard  qui  a  l'air  d'un 
Flamand,  mais  dans  une  tenue  de  voyage  irrépro- 
chable :  chapeau  de  feutre  anglais,  gants  serrés  et 
boutonnés,  canne  délicieuse.  Il  lit  dédaigneusement 
un  journal  et  adresse  de  temps  en  temps  la  parole  à 
un  homme,  en  face  de  lui,  proprement  vêtu,  mais 
sans  recherche,  figure  assez  sérieuse,  qui  médite  de 
son  côté  sur  le  journal  et  que  je  prends  pour  un 
homme  de  mérite.  Mon  gros  élégant  demande  à 
l'homme  de  mérite  en  noir  des  nouvelles  de  l'en- 
droit qu'il  va  habiter.  «  C'est  un  trou,  dit-il,  vous 
allez  périr  d'ennui.  »  Je  me  dis  que  c'était  un  homme 
difficile  à  amuser,  nouvelle  confirmation  de  sa  supé- 
riorité. 

Après  avoir  épuisé  l'un  et  l'autre  cette  lecture  qui 
les  empêchait  sans  doute  de  jeter  les  yeux  sur  toute 
cette  nature  au  milieu  de  laquelle  nous  nous  sentions 
emportés,  et  dont  la  vue  me  remplissait  de  bonheur, 
mes  deux  hommes  se  mettent  à  causer.  L'homme 
en  noir  demande  à  l'homme  en  manchettes  et  à  canne 
ce  que    devient  Un  tel,  s'il  y  a  longtemps  qu'il  ne 


414  JOURNAL     VEUGENE   DELACPxOIX. 

l'a  vu.  Cet  Un  tel,  c'est  un  boucher  :  on  raconte 
en  style  d'arrière-boutique  des  anecdotes  sur  ce 
boucher.  J'apprends  alors  que  le  prétendu  homme 
de  mérite,  savant  ou  professeur,  tient  dans  un  fau- 
bourg une  boutique  de  nouveautés,  confections,  etc. 
Madame  son  épouse  en  tient  une  petite  dans  la  rue 
Saint-Honoré;  la  conversation  s'anime  sur  le  calicot, 
sur  des  parties  de  châles  et  de  cretonne...  Mes  idées 
s'éclaircissent  tout  à  coup  à  leur  tour.  Je  retrouve 
parfaitement  dans  les  traits  et  dans  la  carrure  de 
mon  boucher  enrichi  et  mis  à  la  dernière  mode  un 
gaillard  qui  a  dû  posséder  le  sang-froid  nécessaire 
pour  saigner  un  veau  et  détailler  de  la  viande  ;  les 
plaisanteries  de  son  interlocuteur  et  1  expression 
ignoble  de  ses  petits  yeux  qui  disparaissent  dans 
son  rire  niais  sont  en  harmonie  avec  les  gestes  d'un 
commis  habitué  à  auner  de  l'étoffe.  Je  suis  moins 
surpris  du  peu  d'attention  qu'ils  ont  donné  au  spec- 
tacle des  champs...  Ils  nous  quittent  l'un  et  l'autre 
avant  Rouen. 

La  seconde  partie  du  voyage  s'accomplit  avec  une 
lenteur  extrême;  petite  tromperie  de  MM.  les  admi- 
nistrateurs, qui  nous  promettent  un  trajet  direct,  et 
qui,  de  Rouen  à  Dieppe,  nous  arrêtent  à  chaque  pas. 
La  pluie  achève  le  mécontentement.  Quand  nous  arri- 
vons, elle  est  diluviale.  Un  de  nos  compagnons  de 
voiture  que  j'avais  pris  en  goût  me  dit  qu'il  n'y  a  pas 
un  logement  à  louer,  qu'il  arrive  tous  les  jours  huit 
cents  personnes.  / 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  415 

Longue  station  au  débarcadère,  et  enfin  emmenés 
par  le  père  Mercier  à  l'Hôtel  du  Géant,  où  nous  nous 
installons;  très  bon  dîner,  petite  course  à  la  jetée 
auparavant. 

Je  revois  avec  plaisir  tous  ces  endroits  que  je  con- 
nais. Pris  par  la  pluie,  je  me  réfugie  dans  la  cabane 
du  gardien  de  la  jetée,  qui  est  un  vieux  matelot. 

18  août.  —  Un  peu  de  fainéantise,  sommeil  sur  un 
canapé,  malgré  le  beau  soleil;  pourtant  j'avais  été 
faire  un  tour;  entré  même  à  Saint-Jacques. 

Si  la  vue  d'objets  nouveaux  a  pour  notre  pauvre 
esprit,  si  avide  de  changements,  un  charme  qu'on  ne 
peut  nier,  il  faut  avouer  aussi  que  la  douceur  de 
retrouver  des  objets  déjà  connus  est  très  grande.  On 
se  rappelle  les  plaisirs  qu'on  y  a  éprouvés  déjà  et 
dont  l'imagination  augmente  le  charme  à  distance. 

J'ai  de  la  peine  à  surmonter  cette  langueur  et  ce 
vide  qui  me  pèsent,  quand  je  n'ai  pas  encore  pris  mes 
habitudes  dans  un  lieu  où  j'arrive.  Les  seuls  plaisirs 
que  je  trouve  ici  dans  ces  premiers  jours  sont  unique- 
ment de  revoir  un  lieu  que  j'aime  et  où  je  me  suis 
trouvé  heureux.  Mon  bonheur  d'autrefois  me  semble 
plus  grand  que  celui  d'aujourd'hui.  Le  défaut  d'occu- 
pations capables  de  m'intéresser  en  dehors  de  la  vue 
des  objets  qui  m'environnent  et  malgré  leur  intérêt 
pour  moi,  en  est  la  cause. 

J'ai  remarqué,  comme  je  ne  l'avais  point  fait  jus- 
qu'ici, la  vérité  des  expressions  dans  le  Saint  Sépulcre 


416  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

qui  est  à  Saint-Jacques.  Je  ne  sais  où  j'ai  écrit  ces 
jours -ci  que  cette  vue  me  confirmait  aussi  cette 
idée  de  Chenavard,  à  savoir,  que  le  christianisme 
aime  le  pittoresque.  La  peinture  s'allie  mieux  que  la 
sculpture  avec  ses  pompes  et  s'accorde  plus  intime- 
ment avec  les  sentiments  chrétiens. 

Dîné  encore  ce  jour  à  l'Hôtel  du  Géant  et  trouvé 
notre  logement  sur  le  port.  La  vue  qu'on  a  de  la 
fenêtre  me  transporte,  et  je  crois  faire  une  excellente 
afîaire  en  le  payant  cent  vingt  francs  pour  un  mois. 

19  août.  —  Installation  dans  le  logement  qui  pré- 
sente mille  inconvénients  :  nous  le  croyons  horrible 
et  insupportable,  et  nous  finissons  par  nous  y  habi- 
tuer. Les  plus  petits  événements  de  ma  vie  présen- 
tent, comme  ce  qui  m'est  arrivé  de  plus  important, 
les  mêmes  phases  et  les  mêmes  accidents.  Un  projet 
se  présente  avec  toutes  les  séductions  :  à  peine  em- 
barqué, mille  contrariétés  surgissent  qui  semblent 
devoir  tout  arrêter  et  rendre  tout  détestable.  La 
volonté  on  le  hasard  fait  que  les  difficultés  s'apla- 
nissent et  que  la  situation  devient  tolérable  d'abord 
et  quelquefois  excellente.  Chaque  homme  a-t-il  sa 
destinée  réellement  écrite  et  tracée,  comme  il  a  sa 
figure  et  son  tempérament?  Quanta  moi,  et  jusqu'ici, 
je  n'hésite  pas  à  en  être  convaincu.  Je  suis  un  homme 
très  heureux  au  demeurant,  et  il  a  toujours  fallu 
acheter  chaque  avantage  par  quelque  combat.  J'ai 
recueilli  par  là  quelques  faveurs  du  destin,  accordées 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  417 

à  la  vérité  dune  main  avare,  mais  présentant  aussi 
quelque  chose  de  plus  certain  ;  c'est  comme  ces 
arbres  qui  croissent  dans  de  maigres  terrains  où  ils 
poussent  lentement  et  difficilement,  et  dont  les  bran- 
ches sont  tordues  et  noueuses,  grâce  à  cette  difficulté 
d'exister;  le  bois  de  ces  arbres  passe  pour  être  plus 
dur  que  celui  de  ces  beaux  arbres  venus  en  peu  de 
temps  dans  une  terre  abondante,  et  dont  les  troncs 
droits  et  lisses  semblent  avoir  crû  sans  peine. 

La  destinée  de  ma  pauvre  Jenny  offre  une  fixité 
semblable  (elle  ne  s'est  jamais  démentie),  mais  qui 
n'est  guère  en  harmonie  avec  celle  qu'eussent  méritée 
ses  vertus.  Jamais  plus  noble  et  pins  ferme  nature  ne 
fut  mise  à  des  épreuves  plus  cruelles.  Que  le  ciel  au 
moins  lui  donne  maintenant  des  jours  heureux  et 
moins  de  cruelles  souffrances  pour  le  prix  de  cette 
noble  misère  supportée  d'un  front  si  serein  et  pour 
des  motifs  si  généreux!  Est-ce  que  les  lois  morales 
n'auraient  pas  le  privilège,  comme  les  lois  qui  ne 
regardent  que  le  physique,  d'être  invariables? 

23  août.  —  Je  crois  que  c'est  ce  matin  que  j'ai  été 
avec  Jenny,  à  qui  ces  promenades  font  du  bien, 
courir  le  long  des  falaises,  du  côté  des  bains;  c'est  là 
que  j'ai  remarqué  ces  rochers  à  fleur  d'eau  et  que  j'ai 
eu  beaucoup  de  plaisir  à  voir  la  marée  les  envahir. 

Vers  quatre  heures,  promenade  du  côté  du  Pollet 
avec  Jenny.  Nous  sommes  entrés  dans  la  nouvelle 
église.  Elle  est  complètement  sur  un  modèle  italien 
ii.  2T 


418  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX, 

que  les  architectes  affectionnent  dans  ce  moment. 
Elle  présente  la  nudité  la  plus  complète  ;  ces  gens-là 
prennent  pour  une  austère  simplicité  ce  qui  n'est  que 
barbare  chez  les  inventeurs  de  ce  type  d'architecture 
qui  conviendrait  peut-être  à  des  protestants,  qui  ont 
horreur  de  la  pompe  romaine  ;  mais  ces  grands  murs 
tout  nus  et  ces  jours  ménagés,  qui  distillent  à  peine 
un  peu  de  lumière  dans  ce  pays  où  il  fait  sombre 
pendant  les  trois  quarts  de  l'année,  ne  conviennent 
guère  au  culte  catholique .  Je  ne  peux  assez  me 
récrier  sur  la  sottise  des  architectes,  et  je  n'excepte  ici 
personne  sur  ce  point.  Chacun  des  caprices  que  la 
mode  a  consacrés  à  son  tour  dans  chaque  siècle 
devient  sacramentel  pour  eux.  Il  semble  que  ceux-là 
seulement  qui  les  ont  précédés  étaient  des  hommes 
doués  de  la  liberté  d'inventer  ce  qui  leur  plaît  pour 
orner  leurs  demeures.  Ils  s'interdisent  de  produire 
autre  chose  que  ce  qu'ils  trouvent  ailleurs  tout  fait  et 
approuvé  par  les  livres.  Les  castors  inventeront  une 
nouvelle  manière  de  faire  leurs  maisons  avant  qu'un 
architecte  se  permette  un  nouveau  mode  et  un  nou- 
veau style  dans  son  art,  lequel,  par  parenthèse,  est 
le  plus  conventionnel  de  tous,  et  celui  qui,  par  consé- 
quent, admet  le  plus  le  caprice  et  le  changement. 

24  août.  —  Aujourd'hui,  loué  enfin  un  roman  de 
Dumas,  pour  sortir  de  l'ennui  que  me  donne  l'absence 
d'occupation.  Tous  les  jours  précédents,  promenades, 
dessins  d'après  les  photographies  de  Durieu. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  410 

Trouvé  aujourd'hui,  avant  dîner,  en  revenant  du 
Pollet,  le  pauvre  cheval  étendu  par  terre  et  que  je 
croyais  mort.  11  était  à  la  vérité  mourant  (1). 

25  août.  —  Le  soir  chez  Mme  Scheppard,  que 
j'avais  rencontrée  il  y  a  cinq  ou  six  jours;  elle  partait, 
ainsi  que  sa  fille,  pour  aller  entendre  les  chanson- 
nettes de  Levassor,  quelle  appelait  un  concert  (2). 
J'ai  résisté  à  son  invitation  de  l'accompagner  et  ai  été 
promener,  sur  la  jetée  et  dans  l'obscurité,  la  toilette 
dont  j'avais  fait  les  frais  contre  mon  ordinaire  depuis 
que  je  suis  ici  et  qui  était  à  son  intention. 

Dans  la  promenade  de  ce  matin,  étudié  longuement 
la  mer.  Le  soleil  étant  derrière  moi,  la  face  des 
vagues  qui  se  dressait  devant  moi  était  jaune,  et  celle 
qui  regardait  le  fond  réfléchissait  le  ciel.  Des  ombres 
de  nuages  ont  couru  sur  tout  cela  et  ont  produit  des 
effets  charmants  :  dans  le  fond,  à  l'endroit  où  la  mer 
était  bleue  et  verte,  les  ombres  paraissaient  comme 
violettes;  un  ton  violet  et  doré  s'étendait  aussi  sur 
les  parties  plus  rapprochées  quand  l'ombre  les  cou- 
vrait. Les  vagues  étaient  comme  d'agate.  Dans  ces 
parties  ombrées,  on  retrouvait  le  même  rapport  de 
vagues  jaunes,  regardant  le  côté  du  soleil,  et  de  par- 
ties bleues  et  métalliques  réfléchissant  le  ciel. 

(1)  Delacroix  a  fait  un  croquis  à  la  mine  de  plomb  de  ce  vieux  cheval. 
(Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1205.) 

(2)  Levassor,  le  célèbre  comique  du  Palais-Royal,  faisait  de  fréquentes 
tournées  en  province,  où  il  débitait  des  chansonnettes,  des  scènes 
comiques  «le  son  répertoire. 


420  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Lettre  à  Mme  de  F...  et  qui  a  du  rapport  avec  ce 
que  j'ai  écrit  le  12  août  courant. 

«  Je  vous  écris  bien  tard;  j'ai  été  ballotté  de  loge- 
ment en  logement,  avant  de  me  fixer;  enfin,  me 
voici  sur  le  quai  Duquesne,  en  pleine  marine  !  Je 
vois  le  port  et  les  collines  du  côté  d'Arqués  :  c'est  une 
vue  charmante,  et  dont  la  variété  donne  des  distrac- 
tions continuelles,  quand  on  ne  sort  pas.  Je  suis  ici, 
comme  à  mon  ordinaire,  ne  voyant  personne,  évitant 
de  me  trouver  là  où  je  puis  rencontrer  des  gens 
ennuyeux.  J'en  ai  trouvé  deux  ou  trois  en  débarquant; 
nous  nous  sommes  promis,  juré  même  de  nous  voir 
tous  les  jours;  mais  comme  je  ne  mets  jamais  le  pied 
dans  l'établissement,  qui  est  le  rendez-vous  de  tout 
le  monde,  il  y  a  de  grandes  chances  que  je  ne  les 
rencontrerai  pas.  J'ai  eu  recours  à  ma  ressource 
ordinaire,  pour  bannir  l'ennui  des  moments  où  je  ne 
sais  que  faire  :  j'ai  loué  un  roman  de  Dumas,  et  avec 
cela  j'oublie  quelquefois  d'aller  voir  la  mer.  Elle  est 
superbe  depuis  hier  :  les  vents  vont  commencer  à 
souffler,  et  nous  aurons  de  belles  vagues.  Je  vous 
plains  d'avoir  déjà  fini  vos  excursions,  moi  qui  suis 
au  commencement  des  miennes;  mais  Paris  vous 
plaît  plus  qu'à  moi.  Hors  de  Paris,  je  me  sens  plus 
homme;  à  Paris,  je  ne  suis  qu  un  monsieur.  On  n'y 
trouve  que  des  messieurs  et  des  dames,  c'est-à-dire 
des  poupées;  ici,  je  vois  des  matelots,  des  laboureurs, 
des  soldats,  des  marchands  de  poisson. 

«  La  grande  toilette  de  ces  dames,  toutes  à  la  der- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  421 

nière  mode,  contraste  avec  les  grosses  bottes  des 
pêcheurs  du  Pollet  et  les  robes  courtes  des  Nor- 
mandes, qui  ne  manquent  pas  d'un  certain  charme, 
malgré  leurs  coiffures,  qui  ressemblent  à  des  bonnets 
de  coton. 

«Je  fais  une  cuisine  excellente.  J'ai  trouvé  dans  mon 
logement  un  fourneau  dans  le  genre  du  vôtre,  et  j'ai 
pris  une  passion  pour  tout  ce  qui  sort  de  ce  fourneau. 
Quant  au  poisson  et  aux  huîtres,  aux  tourteaux  et  aux 
homards,  ils  sont  incomparables.  Vous  ne  mangez  à 
Paris  que  le  rebut  en  comparaison.  Je  me  vautre, 
comme  vous  le  voyez,  dans  la  matière;  il  n'est  point 
jusqu'au  cidre  que  je  ne  trouve  excellent.  Je  bâille 
quelquefois  de  n'avoir  rien  à  faire  de  suivi.  Les  petits 
dessins  que  je  fais  principalement  ne  suffisent  point 
pour  m'occuper  l'esprit  (1);  alors  je  reprends  mon 
roman,  ou  je  vais  à  la  jetée  voir  entrer  et  sortir  les 
bateaux. 

«  Voilà  la  vie  que  je  vais  mener  encore  quelque 
temps;  je  ferai  sans  doute  quelques  excursions  aux 
environs,  mais  mon  quartier  général  sera  toujours 
sur  le  quai  Duquesne.  Il  faut  conjurer  comme  on  peut 
les  fantômes  de  cette  diable  de  vie  qu'on  nous  a 
donnée,  je  ne  sais  pourquoi,  et  qui  devient  amère  si 
facilement,  quand  on  ne  présente  pas  à  1  ennui  et  aux 
ennuis  un  front  d'acier.  Il  faut  agiter,  en  un  mot,  ce 
corps  et  cet  esprit,  qui  se  rongent  l'un  l'autre  dans  la 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1268,  un  croquis  pris  par  Delacroix  de 
ea  fenêtre,  à  Dieppe. 


422  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIXJ 

stagnation,  dans  une  indolence  qui  n'est  plus  que  de 
la  torpeur.  Il  faut  absolument  passer  du  repos  au  tra- 
vail, et  réciproquement;  ils  paraissent  alors  égale- 
ment agréables  et  salutaires.  Le  malheureux  accablé 
de  travaux  rigoureux  et  qui  travaille  sans  relâche  est 
sans  doute  horriblement  malheureux,  mais  celui  qui 
est  obligé  de  s'amuser  toujours  ne  trouve  pas  dans 
ses  distractions  le  bonheur  ni  même  la  tranquillité;  il 
sent  qu'il  combat  cet  ennui  qui  le  prend  aux  cheveux  ; 
le  fantôme  se  place  toujours  à  côté  de  la  distraction 
et  se  montre  par-dessus  son  épaule.  Ne  croyez  pas, 
chère  amie,  que  parce  que  je  travaille  à  mes  heures, 
je  sois  exempt  des  atteintes  de  ce  terrible  ennemi: 
ma  conviction  est  qu'avec  une  certaine  tournure 
d'esprit,  il  faudrait  une  énergie  inconcevable  pour  ne 
pas  s'ennuyer,  et  savoir  se  tirer,  à  force  de  volonté, 
de  cette  langueur  où  nous  tombons  à  chaque  instant. 
Le  plaisir  que  je  trouve  dans  ce  moment  même  à 
m' étendre  avec  vous  sur  ce  sentiment  est  une  preuve 
que  je  saisis  avidement,  quand  j'en  ai  Ja  force,  les 
occasions  de  m'occuper  l'esprit,  même  pour  parler 
de  cet  ennui  que  je  cherche  à  conjurer.  J'ai,  toute 
ma  vie,  trouvé  le  temps  trop  long.  J'attribue,  pour 
une  bonne  partie,  cette  disposition  au  plaisir  que  j  ai 
presque  toujours  trouvée  dans  le  travail  lui-même; 
les  plaisirs  vrais  ou  prétendus  qui  lui  succédaient  ne 
faisaient  peut-être  pas  un  assez  grand  contraste  avec 
la  fatigue  que  me  donnait  le  travail,  fatigue  qui  est 
très  durement  éprouvée  par  la  plupart  des  hommes. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  423 

Je  me  figure  à  merveille  la  jouissance  que  trouve 
dans  le  repos  cette  foule  d'hommes  que  nous  voyons 
accablés  de  travaux  rebutants  ;  et  je  ne  parle  pas 
seulement  des  pauvres  gens  qui  travaillent  pour  le 
pain  de  chaque  jour  :  je  parle  aussi  de  ces  avocats, 
de  ces  hommes  de  bureau,  noyés  dans  les  paperasses 
et  occupés  sans  cesse  d'affaires  fastidieuses  on  qui  ne 
les  concernent  pas.  Il  est  vrai  que  la  plupart  de  ces 
gens-là  ne  sont  guère  tourmentés  par  l'imagination; 
ils  trouvent  même  dans  leurs  machinales  occupations 
une  manière  comme  une  autre  de  remplir  leurs  heures. 
Plus  ils  sont  bétes,  moins  ils  sont  malheureux. 

«  Je  finis  en  me  consolant  avec  ce  dernier  axiome, 
que  c'est  à  force  d'avoir  de  l'esprit  que  je  m'ennuie, 
non  pas  à  présent  au  moins  et  en  vous  écrivant;  je 
viens  au  contraire  de  passer  une  demi-heure  agréa- 
ble en  m'adressant  à  vous,  chère  amie ,  et  en  vous 
parlant  à  ma  manière  de  ce  sujet  qui  intéresse  tout  le 
monde.  Ces  idées,  à  leur  tour,  vous  feront  peut-être 
passer  cinq  minutes  avec  quelque  plaisir,  quand  vous 
les  lirez,  surtout  en  souvenir  de  la  véritable  affection 
que  je  vous  porte.  » 

2G  août.  —  Tous  les  matins,  je  vais  sur  la  plage  ou 
vers  les  rochers  à  fleur  d'eau,  quand  la  marée  est 
basse.  Un  de  ces  jours,  fatigué  beaucoup  en  m'avan- 
çant  jusqu'au  sable  où  de  pauvres  femmes  ramassaient 
des  équilles,  en  creusant  avec  une  sorte  de  trident. 

Dans  la  journée,  reçu  une  lettre  ducousiu  Delacroix 


424  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

que  j'ai  ajourné  au  20  septembre  et  qui  attend  une 
réponse.  Également  une  lettre  de  mon  cher  Rivet, 
qui  me  parle  daller  passer  quelque  temps  avec  sa 
famille  au  bord  de  la  mer  et  me  donnant  des  infor- 
mations. Il  me  dit  dans  sa  lettre  beaucoup  de  choses 
qui  mont  touché  et  flatté. 

Le  soir,  en  me  promenant  sur  la  plage,  rencontré 
Chenavard  (1)  que  je  n'attendais  guère  là.  Sa  vue 
m'a  fait  plaisir,  et  sa  conversation  m'est  d'une  grande 
ressource.  Il  m'accompagne  jusque  chez  Mme  Schep- 
pard,  où  j'allais  passer  la  soirée  et  où  je  me  suis 
ennuyé  excessivement. 

En  sortant  vers  dix  heures  et  demie,  j'ai  été  jusqu'à 
la  Douane,  sur  le  quai,  pour  secouer  toute  cette  insi- 
pidité. J  ai  vu  là  ces  bateaux  à  vapeur  anglais  dont  la 
forme  est  si  mesquine.  Grande  indignation  contre  ces 
races  qui  ne  connaissent  plus  qu'une  chose  :  aller 
vite;  qu'elles  ain^nt  donc  au  diable  et  plus  vite 
encore  avec  leurs  machines  et  tous  leurs  perfection- 
nements, qui  font  de  l'homme  une  autre  machine! 

27  août.  —  On  devait  lancer  à  midi  un  grand 
navire  qu'on  appelle  un  clipper...  Voici  encore  une 
invention  américaine  pour  aller  plus  vite!  Toujours 


(1)  A  propos  des  relations  de  Delacroix  et  Chenavard,  Baudelaire 
écrivait  :  «  Chenavard  était  pour  Delacroix  une  rare  ressource.  C'était 
«  vraiment  plaisir  de  les  voir  s'agiter  dans  une  lutte  innocente;  la  parole 
«  de  l'un  marchait  pesamment,  comme  un  éléphant  en  grand  appareil  de 
«  guerre,  la  parole  de  l'autre  vibrant  comme  un  fleuret,  également  aiguë 
«  et  flexible.  »  [L'art  romantique .  L'œuvre  et  la  vie  d' Eugène  Delacroix  .) 


JOURNAL    DEUGENE   DELACROIX.  425 

plus  vite  !  Quand  on  aura  mis  des  voyageurs  logés 
commodément  dans  un  canon,  de  manière  que  ce 
canon  les  envoie  aussi  vite  que  des  boulets  dans 
toutes  les  directions  où  il  leur  plaira  daller,  la  civili- 
sation aura  fait  un  grand  pas  sans  doute.  Nous  mar- 
chons vers  cet  heureux  temps,  qui  aura  supprimé 
l'espace,  mais  qui  n'aura  pas  supprimé  l'ennui, 
attendu  la  nécessité  toujours  croissante  de  remplir 
les  heures  dont  les  allées  et  venues  occupaient  au 
moins  une  partie. 

Je  devais  retrouver  Ghenavard  pour  assister  à  ce 
spectacle,  dont  j'ai  joui  parfaitement,  et  qui  est  beau 
à  voir;  je  n'ai  retrouvé  mon  compagnon  qu'ensuite. 
Nous  nous  sommes  promenés  ;  assis  sur  l'herbe  au  bord 
de  la  mer  :  beaucoup  de  conversations  très  bonnes  et 
très  intéressantes  sur  la  politique  et  sur  la  peinture. 
Enfin  la  fatigue  m'a  pris  et  je  suis  rentré  assez  tard. 

Après  mon  dîner,  pris  d'ennui...  J'ai  été  du  côté 
où  l'on  avait  arrimé  le  fameux  clipper,  dans  le  der- 
nier bassin,  afin  de  le  mater  et  de  le  gréer.  On  y  fai- 
sait un  banquet  sous  une  tente.  On  a  du  y  boire  à  la 
santé  des  Américains  et  de  la  vitesse,  dont  on  aurait 
dû  mettre  la  statue  à  la  proue  du  bâtiment. 

Rencontré  sur  un  autre  bâtiment  un  petit  mousse 
qui  baragouinait  le  breton;  j'ai  pensé  à  Jenny  et  au 
plaisir  quelle  aurait  de  rencontrer  un  compatriote. 

Ensuite,  vers  une  foire  qui  se  tenait  au  delà,  mais 
qui  n'a  fait  que  renforcer  mon  ennui.  En  revenant 
par  le  même  chemin,  j'ai  retrouvé  mes  dîneurs,  qui 


426  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

en  étaient  au  café  et  qui  le  prenaient  en  fumant  et  en 
disant  sans  doute  de  fort  belles  choses  sur  le  progrès. 

Lundi  28  août.  —  Rendez-vous  avec  Chenavard, 
sur  la  plage  à  une  heure,  pour  le  mener  voir  mes 
croquis.  Il  semble  toujours  estimer  moins  le  talent 
des  grands  maîtres,  à  proportion  de  la  décadence  au 
milieu  de  laquelle  ils  vivent;  c'est  le  contraire  qui 
devrait  être  et  qu'il  faudra  dire.  Peut-être  est-il  vrai 
qu'au  milieu  de  l'indifférence  générale,  le  talent  ne 
porte  pas  tous  ses  fruits;  il  est  convenu  que  pour 
avoir  fait  le  peu  que  j'ai  produit,  il  a  fallu  déployer 
mille  fois  plus  d'énergie  que  ces  Raphaël  et  ces 
Rubens,  qui  n'avaient  qu'à  se  montrer  au  monde 
surpris,  et  préparé  cependant  à  l'admiration,  pour 
être  comblés  d'encouragements  et  d'applaudisse- 
ments. 

Nous  sortons  ensemble;  il  me  mène  par  les  chemins 
verdoyants  qui  sont  au  revers  de  la  falaise,  du  côté 
du  château.  Je  rentre  pour  dîner  et  le  quitte  au  Puits 
salé. 

Le  soir,  vue  magnifique  de  l'autre  côté,  au  Pollet, 
par  la  mer  basse.  Je  suis  resté  longtemps  au  bout  de 
la  jetée.  J'avais  été  happé,  en  rentrant  pour  dîner, 
par  le  jeune  Gassies,  qui  m'apprend  que  Mme  Man- 
ceau  est  à  Dieppe.  Il  me  promet  de  ne  pas  trahir  ma 
sauvagerie,  en  donnant  mon  adresse.  Le  hasard 
l'avait  mis  au-dessus  de  moi;  nous  étions  là  depuis 
dix  jours,  sans  nous  rencontrer , 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  427 

—  C'est  le  matin  que  j'ai  retrouvé  Chenavard,  qui 
m'a  conseillé  daller  voir  Guérin  (1),  pour  lui  parler 
de  la  maladie  de  Jenny. 

Mardi  29  août.  —  Le  matin,  resté  quelque  temps 
au  grand  soleil  sur  la  plage,  à  voir  les  baigneurs. 

Je  suis  rentré  pour  travailler.  J'ai  fait  un  dessin 
d'après  Thevelin  et  deux  ou  trois  croquis,  moitié  de 
souvenir,  de  ce  que  j'avais  vu  le  matin. 

A  deux  heures  chez  Guérin  avec  Jenny.  J'en  suis 
fort  content,  et  je  crois  qu'il  a  l'espoir  de  faire  beau- 
coup pour  elle. 

En  sortant,  vu  avec  elle  le  château,  qui  m'a  fort 
intéressé.  La  vue  de  la  mer  unie  comme  une  glace  et 
dans  son  immensité,  qui  réduisait  à  rien  la  plage  et  la 
ville  de  Dieppe,  m'a  causé  le  plus  grand  plaisir. 

Je  voulais  le  soir  rencontrer  Chenavard  pour  le 
remercier;  j'ai  rôdé  sur  la  plage  inutilement  par  un 
temps  de  brouillard  assez  malsain  et  dans  un  demi- 
ennui  plus  malsain  encore  pour  moi. 

30  août.  —  Matinée  délicieuse.  Je  suis  sorti  seul, 
pendant  que  la  pauvre  Jenny  prenait  médecine  par 
ordonnance  de  Guérin,  et  je  suis  monté  derrière  le 
château.  Chemin  tortueux,  petit  quinconce  de  hêtres, 

(1)  Jules  Guérin  (1801-1886),  chirurgien  distingué,  auteur  de  nom- 
breux mémoires  qui  lui  valurent,  en  1857,  le  grand  prix  de  chirurgie  à 
l'Académie  des  sciences.  Il  fut  aussi  un  des  fondateurs  de  la  presse  mé- 
dicale de  Paris  et  collabora  à  l'ancien  National.  Il  était  membre  de 
l'Académie  de  médecine. 


428  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

sur  une  montée  à  la  normande.  Je  me  suis  établi  dans 
un  champ  qui  venait  d'être  moissonné,  pour  faire  une 
vue  du  château  et  de  toute  cette  campagne,  non  pas 
que  la  vue  fût  intéressante,  mais  pour  conserver  un 
souvenir  de  ce  délicieux  moment.  L'odeur  des 
champs,  du  blé  coupé,  le  chant  des  oiseaux,  la 
pureté  de  F  air,  m'ont  mis  dans  un  de  ces  états  qui  ne 
peuvent  rappeler  autre  chose  que  les  jeunes  années 
où  l'âme  s'ouvre  si  facilement  à  ces  impressions  si 
charmantes  que  je  crois,  à  l'heure  qu'il  est,  me  per- 
suader que  je  suis  heureux  du  souvenir  seul  de  mon 
bonheur  passé  en  semblables  circonstances. 

En  redescendant,  fait  un  autre  croquis  de  grands 
arbres  autour  d'une  ferme,  et  du  chemin,  à  l'endroit 
où  je  m'étais  arrêté  avec  Chenavard. 

(Je  crois  que  c'est  ce  jour-ci  que  j'ai  passé  longue- 
ment la  soirée  avec  Chenavard.  —  Michel-Ange,  etc. 
Il  m'a  parlé  de  ses  relations  avec  certain  vieux  conven- 
tionnel :  Barrère  lui  écrivant  de  ne  pas  le  revoir,  etc.) 

31  août,  —  J'ai  voulu  renouveler  mes  sensations 
d'hier,  mais  en  tournant  d'un  autre  côté;  je  voulais 
voir  absolument  ce  que  c'était  que  cette  campagne 
que  j'ai  en  face  de  mes  fenêtres,  au  delà  du  Poliet. 
Je  suis  monté  bravement  par  la  grande  route  qui 
mène  à  Eu,  mais  le  soleil  m'a  forcé  à  capituler;  j'ai 
pris  à  gauche;  j'ai  vu  le  cimetière  et  suis  redescendu 
presque  grillé. 

Le  soir,  conversation  sans  fin  avec  Chenavard  sur 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  429 

la  plage  et  le  long  des  rues.  Il  m'a  parlé  de  la  difficulté 
que  Michel-Ange  avait  souvent  à  travailler,  et  il  m'a 
cité  ce  mot  de  lui  :  Benedetto  Varchi  (1)  lui  dit  :  «  Si- 
gnor  Buonarotti,  avete  il  cervello  di  Giove  »;  il  aurait 
répondu  :  «  Si  vuolc  il  martello  di  Vulcano  per  farne 
uscire  qualche  cosa.  »  Il  avait  brûlé,  à  une  certaine 
époque,  une  grande  quantité  d'études  et  de  croquis, 
pour  ne  pas  laisser  de  traces  de  la  peine  que  lui 
avaient  donnée  ses  ouvrages  qu'il  retournait  de  mille 
manières,  comme  un  homme  qui  fait  des  vers.  Il 
sculptait  souvent  d'après  des  dessins  ;  sa  sculpture 
témoigne  de  ce  procédé.  Il  disait  que  la  bonne  sculp- 
ture était  celle  qui  ne  ressemblait  pas  à  la  peinture, 
et  que  la  bonne  peinture,  au  contraire,  était  celle  qui 
ressemblait  à  de  la  sculpture. 

—  C'est  aujourd'hui  que  Chenavard  m'a  reparlé  de 
son  fameux  système  de  décadence.  Il  tranche  trop 
absolument.  Il  lui  manque  aussi  d'estimer  à  leur  juste 
valeur  toutes  les  qualités  estimables.  Bien  qu'il  dise 
que  les  gens  d'il  y  a  deux  cents  ans  ne  valent  pas  ceux 
d'il  y  a  trois  cents  ans,  et  que  ceux  d'aujourd'hui  ne 
valent  pas  ceux  d'il  y  a  cinquante  ou  cent  ans,  je  crois 
que  Gros,  David,  Prud'hon,  Géricault,  Charlet  sont  des 
hommes  admirables  comme  les  Titien  et  les  Raphaël; 
je  crois  aussi  que  j'ai  fait  de  certains  morceaux  qui 
ne  seraient  pas  méprisés  de  ces  messieurs,  et  que  j'ai 
eu  de  certaines  inventions  qu'ils  n'ont  pas  eues. 

(1)  Benedetto  Varchi  (1502-1562),  historien  et  poète  florentin,  auteur 
d'une  histoire  des  révolutions  de  Florence. 


430  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

1er  septembre.  —  Le  matin  et  hier,  levé  de  bonno 
heure,  et  été  sur  le  galet  avec  Jenny. 

Travaillé  dans  la  journée.  Dessiné  de  ma  fenêtre, 
avant  dîner,  des  bateaux  (1). 

Le  soir,  j'ai  décliné  Chenavard.  J'avais  F  esprit 
fatigué  de  sa  diatribe  d'hier  soir.  Il  pratique  naïve- 
ment ou  sciemment  l'énervation  des  esprits  comme 
un  chirurgien  pratique  la  taille  et  la  saignée.. .  Ce  qui 
est  beau  est  beau,  n'importe  dans  quel  temps,  n'im- 
porte pour  qui;  puisque  nous  sommes  deux  à  admi- 
rer Charlet  (2)  et  Géricault,  cela  prouve  d'abord 
qu'ils  sont  admirables,  ensuite  qu'ils  peuvent  trouver 
des  admirateurs.  Je  mourrai  en  admirant  ce  qui 
mérite  de  l'être,  et  si  je  suis  le  dernier  de  mon  espèce, 
je  me  dirai  qu'après  la  nuit  qui  me  suivra  sur  l'hémi- 
sphère que  j'habite,  le  jour  se  refera  encore  quelque 
part,  et  que  l'homme  ayant  toujours  un  cœur  et  un 
esprit,  il  jouira  encore  et  toujours  par  ces  deux  côtés. 

Le  soir,  revenu  derrière  le  château;  j'ai  pris  un 
sentier  qui  monte  à  gauche;  j'ai  trouvé  une  vue 
magnifique  de  la  ville  et  du  château.  Il  faisait  obscur. 
Je  me  suis  promis  de  revenir  et  de  faire  ici  quelques 
dessins. 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  nos  1270-1271. 

(2)  Delacroix  publia  une  étude  sur  Charlet  qui  parut  à  la  Bévue  des 
Deux  Mondes  (1er  juillet  1862).  Elle  débute  ainsi  :  «Je  voudrais  à  ma 
«  faible  voix  plus  de  force  et  d'autorité  pour  entretenir  dignement  le 
«  public  français  de  quelques  admirables  contemporains  qui  font  sa 
«  gloire,  sans  qu'il  en  soit  suffisamment  informé.  Charlet  est  à  la  tète  de 
«  ces  hommes  rares  qui  ne  me  paraissent  pas  avoir  été  mis  à  la  place 
«  que  la  postérité  leur  réserve  sans  doute.  » 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  431 

Je  suis  rentré  par  le  plus  beau  clair  de  lune,  en 
faisant  le  tour  des  bassins.  Observé  beaucoup  le  grée- 
ment  des  navires. 

2  septembre.  —  Les  savants  (1)  ne  font  autre  chose, 
après  tout,  que  trouver  dans  la  nature  ce  qui  y  est. 
La  personnalité  du  savant  est  absente  de  son  œuvre  ; 
il  en  est  tout  autrement  de  l'artiste.  C'est  le  cachet 
qu'il  imprime  à  son  ouvrage  qui  en  fait  une  œuvre 
d'artiste,  c'est-à-dire  d'inventeur.  Le  savant  découvre 
les  éléments  des  choses,  si  on  veut,  et  l'artiste,  avec 
des  éléments  sans  valeur  là  où  ils  sont,  compose, 
invente  un  tout,  crée,  en  un  mot;  il  frappe  l'imagina- 
tion des  hommes  par  le  spectacle  de  ses  créations,  et 
d'une  manière  particulière.  Il  résume,  il  rend  claires 
pour  le  commun  des  hommes  qui  ne  voit  et  ne  sent 
que  vaguement  en  présence  de  la  nature,  les  sensa- 
tions que  les  choses  éveillent  en  nous. 

3  septembre.  —  Le  matin  de  bonne  heure,  à  la 
jetée  pour  voir  sortir  les  bateaux.  Je  reprends  mon 
chemin  pour  aller  revoir  la  vue  de  derrière  le  château. 
Je  rencontre  Chenavard  près  des  bains  et  reste  avec 
lui  au  soleil,  sur  la  plage,  pendant  trois  ou  quatre 
heures. 

(1)  La  partialité  et  l'injustice  de  Delacroix  à  l'égard  des  savants  se 
sont  déjà  manifestées  à  maintes  reprises  dans  le  Journal  :  la  chose  est 
d'autant  plus  surprenante  que  nous  nous  étions  habitués  à  envisager  les 
idées  générales  du  maitre  comme  supérieures  à  celles  que  nous  trouvons 
exprimées  ici.  (Voir  sur  ce  point  la  Vie  de  M.  Frédéric- Thomas  Grain- 
doi  (jc}  de  H.  Taine.) 


432  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Je  rencontre  Velpeau,  puis  après  Dumas  fils. 

Le  soir,  promené  à  la  jetée,  pour  laquelle  je 
reprends  du  goût.  J'étais  en  train  d'être  seul  et  n'ai 
point  été  chercher  Chenavard. 

Avant  dîner,  promenade  délicieuse  d'une  heure  au 
cours  Bourbon.  Ce  petit  ruisseau  à  droite,  avec  ses 
roseaux  et  ses  herbes,  la  vue  magnifique  de  la  plaine 
et  des  collines,  les  grands  arbres  dont  les  feuilles 
s'agitent  continuellement,  tout  cela  pénétrant  et  déli- 
cieux. 

A  la  jetée  le  matin.  J'ai  vu  appareiller  deux  bricks, 
dont  un  nantais.  Cela  m'a  beaucoup  intéressé  au 
point  de  vue  de  l'étude.  Je  fais  un  cours  complet  de 
vergues,  de  poulies,  etc.,  afin  de  comprendre  comme 
tout  cela  s'ajuste;  cela  ne  me  servira  probablement 
à  rien,  mais  j'ai  toujours  désiré  comprendre  cette 
mécanique,  et  je  ne  trouve  rien  d'ailleurs  de  plus  pitto- 
resque. Mes  observations,  quoique  superficielles, 
m'ont  conduit  à  voir  combien  sont  grossiers  encore 
tous  ces  moyens,  quelle  lourdeur  et  quelle  inefficacité 
la  plupart  du  temps  dans  toute  cette  mâture;  jusqu'à 
la  vapeur,  qui  change  tout,  cet  art  n'a  pas  fait  un 
pas  depuis  deux  cents  ans.  Les  deux  pauvres  navires 
sortis  du  port  à  grand  renfort  de  halage  de  toute 
espèce,  sont  parvenus  au  dehors,  mais  sans  pouvoir 
faire  un  pas.  Je  les  ai  dessinés  d'abord  dans  l'état 
d'immobilité  où  ils  se  trouvaient  et  les  ai  quittés,  de 
guerre  lasse,  toujours  dans  la  même  situation. 

Le  libraire  m'apprend  que  les  deux  derniers  vo- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  433 

lûmes  de  Bragelonne,  qui  vont  continuer  par  malheur 
à  l'endroit  le  plus  intéressant,  lui  manquent,  et  qu'il 
se  propose  de  les  faire  venir  de  Paris.  Voici  une  des 
tribulations  de  Dieppe  que  j'éprouvais  encore  il  y  a 
deux  ans  en  lisant  l'histoire  de  Balsamo.  J'ai  pris  le 
Provincial  à  Paris,  de  Balzac  :  c'est  à  lever  le  cœur; 
cela  ne  peint  que  les  petits  détails  de  l'existence  des 
roués  de  1840  à  1847  :  détails  de  coulisse;  ce  que 
c'est  qu'un  rat,  l'histoire  du  châle  Sélim  vendu  à  une 
Anglaise.  Dans  une  très  fameuse  préface,  l'éditeur 
met  Balzac  à  côté  de  Molière,  en  disant  que  de  son 
temps,  il  eût  fait  les  Femmes  savantes  et  le  Misan- 
thrope, et  que  Molière  eût  fait  de  notre  temps  la 
Comédie  humaine.  Ce  qui  lui  paraît  faire  de  Balzac 
un  homme  à  part  dans  notre  temps,  c'est  qu'au  con- 
traire de  la  plupart  des  écrivains  de  ce  temps-ci,  ses 
ouvrages  portaient  le  cachet  de  la  durée;  et  il  nous 
dit  cela  en  tête  de  cette  rapsodie  où  il  n'est  question 
que  des  petits  mots  de  l'argot  du  jour  et  de  toutes  ces 
variétés  de  figures  méprisables,  affublées  du  petit 
travers  du  moment,  figures  et  moment  dont  l'histoire 
ne  gardera  pas  même  de  mémoire. 

Autre  promenade  aussi  charmante  au  cours  Bour- 
bon avant  dîner.  Passé  le  petit  pont  et  été  jusqu'au 
pied  des  collines  dégarnies  qui  prolongent  le  Pollet. 
Admiré  toute  cette  nature  et  étudié  encore  dans  P ar- 
rière-port les  mâtures  des  navires. 

Le  soir,  à  la  jetée;  je  suis  descendu,  au  clair  de 
lune,  m'asseoir  sur  le  galet  tout  auprès  de  la  mer. 
h.  28 


434  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

6  septembre.  —  Le  matin,  abandonné  la  jetée  pour 
monter  à  gauche  derrière  le  château;  suivi  jusqu'au 
cimetière;  auparavant,  délicieuse  sensation  au  haut 
du  ravin  qu'on  avait  franchi  l'autre  jour;  petit  sentier 
remontant  de  l'autre  côté,  éclairé  par  les  rayons  du 
matin  et  s'enfonçant  sous  l'ombre  des  hêtres.  Entré 
dans  le  cimetière,  moins  repoussant  que  l'affreux 
Père-Lachaise,  moins  niais,  moins  compassé,  moins 
bourgeois...  Tombes  oubliées  entières  sous  l'herbe, 
touffes  de  rosiers  et  de  clématites  embaumant  l'air 
dans  ce  séjour  de  la  mort;  du  reste,  solitude  parfaite, 
dernière  conformité  avec  l'objet  du  lieu  et  la  fin 
nécessaire  de  ce  qui  s'y  trouve,  c'est-à-dire  le  silence 
et  l'oubli. 

Trouvé,  en  traversant  une  grande  route,  une  autre 
route  couverte  à  la  normande,  allant  à  Louval,  je 
crois,  qui  m'a  enchanté  :  cours  de  fermes,  murailles 
de  simple  terre  à  droite  et  à  gauche,  surmontées 
d'arbres  d'un  vert  sombre  et  vigoureux.  Fleurs, 
légumes,  bétail,  dans  ces  joyeuses  retraites;  enfin, 
tout  ce  qui  charme  dans  la  nature  et  dans  ce  qui  fait 
l'homme.  Retour  moins  agréable,  grande  route  pou- 
dreuse. 

Après  le  déjeuner,  Chenavard  venu  ;  je  l'ai  emmené 
voir  appareiller  le  Mariani  (1).  Il  me  dit,  ce  qui  est 


(1)  Delacroix,  dans  ses  promenades  quotidiennes  à  la  jetée  de  Dieppe, 
étudiait  sans  relâche  la  mâture,  les  poulies,  les  cordages  des  navires. 
L'idée  lui  vint  de  mettre  à  protit  ces  observations  dans  un  tableau  où  la 
mer  jouerait  un  rôle.  Il  s'en  ouvrit  à  Ghenavarâ  :  <*  Tout  cela,  disait-il, 


JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX.  435 

vrai,  que  les  hommes  de  talent,  chez  les  modernes, 
et  il  parle  depuis  Jésus-Christ,  doivent  être  plats 
comme  les  Delaroche  (1),  ou  biscornus  et  incomplets. 
Michel-Ange  n'a  eu  qu'un  moment,  il  s'est  répété 
ensuite;  peu  d'idées,  par  conséquent,  mais  une  force 
que  sans  doute  personne  n'a  égalée.  Il  a  créé  des 
types  :  son  Père  éternel,  ses  Diables,  son  Moïse,  et 
cependant  il  ne  peut  faire  une  tête,  même  il  les 
abandonne;  c'est  par  là  que  pèchent  les  modernes  : 
Puget  et  mille  autres.  Chez  les  anciens,  au  contraire, 
que  de  types  :  ce  Jupiter,  ce  Bacchus,  cet  Her- 
cule, etc.  ! 

Revenu,  par  une  chaleur  affreuse,  sur  le  quai,  et 
réellement  très  abattu  et  fatigué  de  ce  second  excès, 
après  celui  du  matin.  Jetais  surmené. 

Ce  qui  caractérise  le  maître,  suivant  lui,  à  propos 
de  Meissonier,  c'est,  dans  le  tableau,  la  vue  de  ce  qui 
est  essentiel,  auquel  il  faut  arriver  absolument.  Le 
simple  talent  ne  pense  qu'aux  détails  :  ïugres, 
David,  etc. 

7  septembre.  —  Sorti  de  bonne  heure  avec  Jenny, 
qui  va  se  baigner.  Ne  trouvant  pas  d'intérêt  à  la  mer, 

n'a  pas  dû  changer  depuis  les  âges  les  plus  reculés;  Jésus-Christ,  après 
tant  d'autres,  a  vu  tout  cela;  aussi  vais-je  le  peindre  endormi  clans  sa 
barque  pendant  la  tempête.  »  Ce  propos,  que  nous  tenons  de  M.  Chena- 
vard  lui-même,  montre  l'idée  qui  a  inspiré  à  Delacroix  ce  sujet  qu'il  a 
repris  maintes  fois  avec  de  nombreuses  variantes. 

(i)  Dans  un  autre  passage  du  Journal,  Delacroix  compare  la  peinture 
de  Delaroche  à  celle  d'un  «  amateur  qui  n'a  aucune  exécution'  comme 
peintre  » . 


436  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

je  gagne  le  cours  Bourbon,  que  je  trouve  aussi  char- 
mant à  cette  heure  matinale. 

En  revenant  par  l'église  Saint-Jacques,  je  vois 
F  affiche  qui  annonce  pour  ce  jour  même  la  messe 
chantée  par  les  chanteurs  montagnards  ;  je  m'y 
trouve  exactement,  et  en  ai  éprouvé  autant  de  sur- 
prise que  de  plaisir. 

Ce  sont  des  paysans,  tous  des  Pyrénées,  des  voix 
magnifiques;  on  ne  voit  ni  papier  de  musique,  ni 
batteurs  de  mesure  ;  cependant  il  paraît  qu'il  y  a 
un  de  ces  hommes  en  cheveux  gris  qui  est  assis 
et  qui  probablement  les  dirige.  Ils  chantent  sans 
accompagnement.  Je  n'ai  pu  m'empêcher,  à  la  sortie, 
de  les  suivre  et  de  faire  compliment  à  l'un  d'eux.  Ils 
ont,  en  général,  des  figures  sérieuses.  Les  enfants 
m'ont  touché.  La  voix  de  F  enfant-homme  est  bien 
autrement  pénétrante  que  celle  des  femmes  que  j'ai 
toujours  trouvée  criarde  et  peu  expressive;  il  y  a 
ensuite  dans  ce  naïf  artiste  de  huit  ou  dix  ans  quelque 
chose  de  presque  sacré;  ces  voix  pures  s'élevant  à 
Dieu,  d'un  corps  qui  est  à  peine  un  corps,  et  d'une 
âme  qui  n'a  point  encore  été  souillée,  doivent  être 
portées  tout  droit  au  pied  de  son  trône  et  parler  à  sa 
toute  bonté  pour  notre  faiblesse  et  nos  tristes  passions. 

C'était  un  spectacle  fort  touchant  pour  un  simple 
homme  comme  moi  que  celui  de  ces  jeunes  gens 
et  de  ces  enfants  sous  des  habits  pauvres  et  uni- 
formes, formant  un  cercle,  et  chantant  sans  musique 
écrite  et  en  se  regardant.  J'ai  regretté  quelquefois 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  437 

l'absence  d'accompagnement.  C'était  un  peu  la  faute 
de  la  musique,  belle  d'ailleurs  et  portant  le  cachet  de 
F  élégance  italienne,  mais  offrant  des  morceaux  trop 
longs  et  trop  compliqués  pour  ce  chant  sans  accom- 
pagnement, et  ces  artistes  si  simples,  qui  semblaient 
chanter  par  inspiration.  Au  demeurant,  une  très 
grande  impression  et  qui  m'a  rappelé  complètement 
celle  des  chanteurs  de  Lucca  délia  Robbia,  jusqu'au 
costume,  qui  se  composait  pour  tous  dune  blouse 
bleue  serrée  d'une  ceinture.  Ces  pauvres  gens  ont 
chanté  à  l'Etablissement,  dans  de  vrais  concerts.  Je 
regretterais  de  les  y  voir  chantant  des  airs  à  la  mode 
et  aussi  endimanchés  sans  doute  que  la  damnable 
musique  moderne  qu'il  faut  aux  modernes  de  ces 
lieux-là. 

Rentré  après  la  messe  ;  fait,  dans  une  mauvaise 
disposition  causée  par  un  maudit  cigare,  une  petite 
aquarelle  inachevée  du  port  rempli  d'une  eau  verte. 
Contraste,  sur  cette  eau,  des  navires  très  noirs,  des 
drapeaux  rouges,  etc. 

Lu  la  triste  Eugénie  Grandet  :  ces  ouvrages-là  ne 
supportent  guère  l'épreuve  du  temps;  le  gâchis, 
l'inexpérience,  qui  n'est  autre  chose  que  l'imperfec- 
tion incurable  du  talent  de  l'auteur,  mettra  tout  cela 
dans  les  rebuts  des  siècles.  Point  de  mesure,  point 
d'ensemble,  point  de  proportion. 

Retourné  avant  dîner  au  cours  Rourbon,  dont  je 
ne  puis  me  lasser  :  la  vue  qui  est  au  bout,  surtout  er» 
prolongeant  la  promenade  jusqu'au  pied  de  la  mon- 


438 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 


tagne,  est  ravissante.  J'avais  envoyé  Jenny  et  Julie  au 
spectacle.  La  jetée  n'était  pas  tenable  à  cause  du 
vent,  et  la  mer  ne  m'offrait  point  d'intérêt,  sauf  la 
grandeur  des  proportions  que  donne  à  la  jetée,  au 
sable  de  la  plage,  le  retrait  de  la  mer. 

J'ai  été  retrouver  Chenavard;  nous  avons  fui  la 
plage  à  cause  du  vent,  et  nous  avons  été  par  les  rues 
sur  le  quai  du  dernier  bassin,  où  nous  sommes  restés 
au  clair  de  la  lune  jusqu'à  onze  heures. 

Il  m'a  montré  delà  sensibilité  et  de  l'estime.  Il  est 
malheureux  ;  il  sent  qu'il  a  gaspillé  ses  facultés.  La  vie 
est  une  viande  creuse  qui,  dans  la  prétendue  connais- 
sance de  l'homme,  ne  lui  a  pas  donné  plus  de  rési- 
gnation au  sujet  des  maux  inévitables,  des  contra- 
dictions et  des  imperfections  de  notre  nature.  Il  me 
semble  toujours  que  cette  qualité  de  philosophe  im- 
plique, avec  l'habitude  de  réfléchir  plus  attentive- 
ment sur  l'homme  et  sur  la  vie,  celle  de  prendre  les 
choses  comme  elles  sont,  et  de  diriger  vers  le  bien 
ou  le  mieux  possible  cette  vie  et  nos  passions.  Eh 
bien,  non!  Tous  ces  songeurs  sont  agités  comme  les 
autres;  il  semble  que  la  contemplation  de  l'esprit  de 
l'homme,  plus  digne  de  pitié  que  d'admiration,  leur 
ôte  cette  sérénité  qui  est  souvent  le  partage  de  ceux 
qui  se  sont  attelés  à  une  œuvre  plus  pratique  et  à 
mon  avis  plus  digne  d'efforts.  J'ai  demandé  à  ce  mal- 
heureux digne  d'estime,  pourquoi  il  était  à  Dieppe, 
pourquoi  il  avait  été  en  Italie  et  en  Allemagne,  et 
pourquoi  il  y  était  retourné.  Que  fuyait-il  et  qu'ai- 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  439 

lait-il  chercher  dans  toutes  ces  agitations?  Un  esprit 
porté  au  doute  ne  peut  que  douter  davantage,  après 
avoir  tout  vu. 

Il  me  trouve  heureux,  et  il  a  raison,  et  je  me 
trouve  bien  plus  heureux  encore,  depuis  que  j'ai  vu 
sa  misère.  La  désolante  doctrine  sur  la  décadence 
nécessaire  des  arts  est  peut-être  vraie,  mais  il  faut 
s'interdire  même  d'y  penser. 

Il  faut  faire  comme  Roland  qui  jette  à  la  mer,  pour 
l'ensevelir  à  jamais  dans  ses  abîmes,  l'arme  à  feu,  la 
terrible  invention  du  perfide  duc  de  Hollande  ;  il  faut 
dérober  à  la  connaissance  des  hommes  ces  vérités  con- 
testables, qui  ne  peuvent  que  les  rendre  plus  malheu- 
reux ou  plus  lâches  dans  la  poursuite  du  bien.  Un 
homme  vit  dans  son  siècle  et  fait  bien  de  parler  à  ses 
contemporains  un  langage  qu'ils  puissent  comprendre 
et  qui  puisse  les  toucher.  Il  le  fait  d'ailleurs  en  pui- 
sant en  lui-même  son  principal  attrait  sur  les  imagi- 
nations. Ce  qui  fixe  l'attention  dans  ses  ouvrages 
n'est  pas  la  conformité  avec  les  idées  de  son  temps  : 
cet  avantage,  si  c'en  est  un,  se  retrouve  dans  tous  les 
hommes  médiocres,  qui  pullulent  dans  chaque  siècle 
et  qui  courent  après  la  faveur  en  flattant  misérable- 
ment le  goût  du  moment;  c'est  en  se  servant  de  la 
langue  de  ses  contemporains  qu'il  doit,  en  quelque 
sorte,  leur  enseigner  des  choses  que  n'exprimait  pas 
cette  langue,  et  si  sa  réputation  mérite  de  durer, 
c'est  qu'il  aura  été  un  exemple  vivant  du  goût  dans 
un  temps  où  le  goût  était  méconnu. 


440  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Je  disais  à  Chenavard,  le  jour  que  nous  avons 
causé  sur  la  jetée  de  bois,  que  le  goût  était  ce  qui 
classait  les  talents.  Ce  qui  fait  la  supériorité  de  La 
Fontaine,  de  Molière,  de  Racine,  de  l'Arioste,  sur 
des  Corneille,  sur  des  Shakespeare,  sur  des  Michel- 
Ange,  c'est  le  goût.  Reste  à  savoir,  je  n'en  discon- 
viens pas,  si  la  force,  si  l'originalité  poussées  à  un 
certain  degré  n'emportent  pas,  malgré  tout,  l'admi- 
ration. Mais  ici  revient  la  possibilité  de  la  discussion 
et  des  inclinations  particulières. 

J'adore  Rubens,  Michel-Ange,  etc.,  et  je  disais 
pourtant  à  Cousin  que  je  croyais  que  le  défaut  de 
Racine  était  sa  perfection  même;  on  ne  le  trouvait 
pas  si  beau  parce  qu'effectivement  il  est  trop  beau.  Un 
objet  parfaitement  beau  comporte  une  parfaite  simpli- 
cité qui,  au  premier  moment,  ne  cause  pas  l'émotion 
que  l'on  ressent  en  présence  de  choses  gigantesques, 
dans  lesquelles  la  disproportion  même  est  un  élément 
de  beauté.  Ces  sortes  d'objets,  dans  la  nature  ou  dans 
l'art,  seraient-ils  effectivement  plus  beaux?  Non,  sans 
doute,  mais  ils  peuvent  impressionner  davantage.  Qui 
osera  dire  que  Corneille  est  plus  beau,  parce  qu'il  est 
plein  de  bavardages  emphatiques  et  oiseux;  que 
Rubens  est  plus  beau,  parce  qu'il  offre  des  parties 
grossières  et  négligées?  il  faut  dire  que  chez  les 
hommes  de  cette  famille,  il  y  a  des  parties  si  fortes 
que  l'on  ne  pense  pas  aux  défauts  et  que  l'esprit  s'y 
habitue;  mais  ne  dites  pas  que  Racine  ou  Mozart  sont 
plus  plats,  parce  que  ces  mêmes  beautés  sont  partout, 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  441 

qu'elles  forment  la  trame,  le  tissu  même  de  l'ouvrage. 
J'ai  dit  ailleurs  que  les  hommes  sublimes  remplis 
d'excentricité  étaient  comme  ces  mauvais  sujets  dont 
les  femmes  raffolent  :  ce  sont  autant  d'enfants  pro- 
digues, auxquels  on  sait  gré  de  certains  retours  géné- 
reux au  milieu  de  leurs  déportements.  Que  dire  de 
FArioste,  qui  est  toute  perfection,  qui  réunit  tous  les 
tons,  toutes  les  images,  le  gai,  le  tragique,  le  conve- 
nable, le  tendre?  Mais  je  m'arrête. 

S  septembre,  —  Un  ouvrage  parfait,  me  disait  Méri- 
mée, ne  devrait  pas  comporter  de  notes.  Je  suis  tenté 
de  dire  qu'un  écrit  vraiment  écrit  et  surtout  déduit  et 
pensé  ne  comporte  pas  même  d'alinéas.  Si  les  pen- 
sées sont  conséquentes,  si  le  style  s'enchaîne,  il  ne 
comporte  point  de  repos  jusqu'à  ce  que  la  pensée, 
qui  fait  le  fond  du  sujet,  soit  complètement  dévelop- 
pée. Montaigne  est  un  illustre  exemple  de  cette 
nécessité  du  génie  dans  ce  cas  particulier. 

Commencé  très  bien  cette  journée,  c'est-à-dire 
avec  le  désir  de  faire  quelque  chose;  j'ai  écrit  sur  ce 
livre  jusqu'à  onze  heures.  J'étais  fatigué  de  mes 
courses  de  la  veille  et  de  mes  conversations  avec 
Chenavard.  J'ai  un  grand  besoin  de  repos,  et  le  tra- 
vail d'esprit  m'a  reposé  effectivement. 

Après  le  déjeuner,  je  me  suis  mis  avec  une  ardeur 
extrême  à  dessiner  les  chevaux  qui  passaient  attelés 
à  quatre  à  des  charrettes  et  dont  l'attelage  est  très 
pittoresque.  Ensuite,  j'ai  dessiné,  en  grand,  toutl'avant 


442  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

du  navire  (1)  qui  est  sous  la  fenêtre.  L'esprit  rafraîchi 
par  le  travail  communique  à  tout  l'être  un  sentiment 
de  bonheur. 

C'est  dans  cette  disposition  que  j'ai  été  à  la  jetée 
et  ensuite  revenu  par  le  bord  de  la  mer  et  été  au 
cours  Bourbon  pour  mon  dîner  avec  Chenavard. 
J'ai  cru  que  nous  ferions  un  bon  dîner  d'abord,  et 
ensuite  que  ce  dîner  serait  gai.  Le  dîner  a  été  dé- 
testable, et  les  lugubres  prédictions  de  mon  convive 
n'en  ont  pas  égayé  la  durée. 

Je  crois  que  la  fatalité  qui  entraîne,  selon  lui,  les 
choses,  s'attache  aussi  à  la  possibilité  d'une  liaison 
entre  nous.  Un  jour,  je  suis  porté  vers  lui...  le  lende- 
main, ses  côtés  antipathiques  me  reviennent.  Il  me 
parle  des  malheurs  domestiques  de  ce  pauvre  fou  de 
Boissard.  Il  me  dit  que  Leibnitz  ne  quittait  pas  sa 
table  de  travail,  et  souvent  dormait  et  mangeait  sans 
quitter  sa  chaise.  Il  m'apprend,  contre  l'opinion  gé- 
nérale, que  Fénelon  écrivait  avec  une  facilité  merveil- 
leuse, et  que  le  Télémaque  a  été  fait  en  trois  mois. 
Il  compare  Rousseau  à  Rembrandt,  comparaison  qui 
ne  me  paraît  pas  juste. 

Je  le  quitte  à  dix  heures  au  Puits  salé  et  vais  jusqu'à 
la  jetée  pour  secouer  un  peu  cette  obsession.  Je  vois 

(1)  Ces  dessins  sont  indiqués  dans  le  Catalogue Robaut  à  l'année  1854-. 
M.  Robaut  relève  à  côté  des  croquis  les  mots  suivants  :  «  Mer  tranquille, 
«  vue  de  face,  semblable  aux  sillons  des  champs,  lorsqu  on  a  coupé 
«  l'herbe  et  qu'on  l'a  posée  sur  le  dos  des  sillons.  Le  ton  de  la  demi- 
«  teinte  de  la  mer,  jaune  transparent  verdâtre,  comme  de  l'huile;  taches 
«  bleuâtres  comme  de  l'étain  avec  l'aspect  métallique  et  luisant.  C'est  la 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  443 

entrer  un  beau  brick,  par  la  lune  et  une  mer  suffisam- 
ment agitée.  C'est  un  beau  spectacle.  Je  lai  suivi,  en 
revenant  sur  mes  pas  :  la  lune  était  en  face  et  donnait 
de  superbes  effets  dans  l'eau  et  en  détachant  la  masse  i 
et  les  a^rès  des  bâtiments. 

En  sortant  de  chez  le  traiteur,  admiré  également 
au  clair  de  lune  les  arbres  et  le  fond  des  montagnes. 

Mon  diable  de  compagnon  n'exalte  jamais  que  ce 
qui  est  hors  de  notre  portée.  Kant,  Platon,  voilà  des 
hommes  !  ce  sont  presque  des  dieux  !  Si  je  nomme  un 
moderne  auquel  nous  touchions  du  doigt,  il  le  désha- 
bille à  l'instant,  me  fait  toucher  ses  plaies  et  ne  laisse 
rien  debout...  Il  n'est  pas  admiratif,  dit-il,  et  il  paraît. 
Il  est  intéressant  et  il  repousse.  La  parfaite  vertu  ou 
la  parfaite  bonne  foi  peuvent-elles  repousser?  Une 
âme  délicate  peut-elle  loger  dans  une  enveloppe  sor- 
dide? S'il  prend  un  dessin  pour  l'examiner,  il  le 
manie,  il  le  retourne  sans  ménagement,  pose  ses 
doigts  sur  le  papier,  comme  s'il  s'agissait  du  premier 
objet  venu. 

Je  crois  qu'il  y  a  une  affectation  dans  cette  espèce 
de  dédain  de  ce  qui  demande  à  être  ménagé;  lame 
orgueilleuse  et  révoltée  intérieurement  de  ce  cynique 
se  fait  jour,  malgré  lui,  dans  ce  mépris  apparent  de 
la  délicatesse  commune;   cet  esprit  a  reçu  quelque 

«  réflexion  du  ciel  dans  les  flaques  d'eau;  les  bords  sont  très  brillants 
«  et  argentés,  et  le  milieu  est  bleuâtre;  ou  bien  les  bords  sont  bleu  étain 
«  et  le  milieu  couleur  de  sable.  Ces  tons  couleur  de  sable  se  voient  sou- 
«  vent  dans  la  mer.  Le  sable  du  bord  de  la  mer  toujours  plus  foncé  que 
«  celui  qui  est  un  peu  plus  éloigné,  parce  qu'il  est  plus  mouillé   » 


444  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

profonde  blessure  :  peut-être  ne  pouvant  se  souffrir 
dans  le  sentiment  de  son  impuissance,  cherche-t-il  à 
se  donner  le  change  en  ne  trouvant  qu'impuissance 
partout?  Il  a  toutes  sortes  de  talents,  et  tout  cela  est 
mort;  il  compose,  il  dessine,  on  lui  rend  froidement 
justice  :  c'est  tout  ce  qu'on  peut  faire.  On  est  étonné 
dans  sa  conversation  de  tout  ce  qu'il  sait  et  de  tout 
ce  qu'il  semble  ajouter  aux  idées  des  autres.  Il  n'aime 
pas  la  peinture,  et  il  en  convient.  Que  n'écrit-il,  que 
ne  rédige-t-il?  Il  se  croit  capable  de  le  faire  et  y  a 
réussi,  dit-il,  quelquefois;  mais  il  avoue  qu'il  lui  faut 
prendre  trop  de  peine  pour  exprimer  ses  idées.  Cette 
excuse  trahit  sa  faiblesse.  Que  ne  fait-il  comme  son 
admirable  Rousseau?  Celui-là  avait  incontestablement 
quelque  chose  à  dire,  et  il  l'a  dit  très  bien,  malgré 
la  difficulté  qu'il  trouvait  à  le  faire,  et  dont  il  tire 
presque  vanité. 

Ai-je  écrit  ceci  sous  une  impression  plus  mauvaise 
qu'à  l'ordinaire  ?  Nullement,  car  il  me  plaît;  je  F  aime 
presque  et  voudrais  le  trouver  plus  aimable;  mais  j'en 
suis  toujours  revenu  aux  idées  que  j'exprime  ici. 

9  septembre.  —  Mauvaise  journée,  suite  du  détes- 
table dîner  d'hier,  .l'ai  essayé  toute  cette  matinée  de 
combattre  cette  mauvaise  disposition  en  travaillant, 
en  écrivant  sur  ce  livre. 

Sorti  au  milieu  de  la  journée  pour  voir  appareiller 
deux  navires,  dontTun  était  resté  longtemps  sous  ma 
fenêtre  pour  se  charger  de  chaux.  Revenu  très  souf- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  445 

frant.  Je  me  suis  couché  à  trois  ou  quatre  heures  et 
suis  resté  au  lit  jusqu'au  lendemain  onze  heures. 

—  Il  faut  être  friand  de  ce  que  vous  faites. 

— Bâtiment  espagnolprispar  despirates  américains. 

10  septembre.  —  Trouvé  Isabey,  sa  femme  et  sa 
fille  à  la  jetée. 

Je  lis  dans  des  extraits  de  Dumas  :  «  Les  dernières 
années  de  Machiavel  s'écoulèrent  dans  la  solitude  et 
dans  le  chagrin.  Retiré  dans  le  village  de  San-Gasciano, 
il  s'entretenait  une  grande  partie  de  la  journée  avec 
des  bûc lierons,  ou  jouait  au  trictrac  avec  son  hôte. 
Enfin,  le  22  juin  1527,  il  s'éteignit  tristement,  et 
l'indépendance  italienne  expira  avec  lui.  » 

11  septembre.  —  Journée  de  peu  d'intérêt.  Je  tiens 
un  livre  de  Dumas,  intitulé  la  Pilla  Palmier,  dans 
lequel  il  n'est  point  question,  jusqu'au  deuxième 
volume,  de  cette  villa,  mais  d'un  salmis  historique  et 
anecdotique  sur  Florence. 

Le  soir,  sorti  seul  vers  F  arrière-bassin  ;  admiré  le 
derrière  du  château,  plus  simple  à  cette  heure,  et  le 
soleil  couché,  et  plus  grand  que  je  ne  l'avais  encore 
trouvé.  Cette  silhouette  est  magnifique. 

12  septembre.  — Le  matin,  à  la  jetée  :  la  mer  tou- 
jours basse  et  peu  intéressante. 

J'ai  remarqué  un  joli  sujet  de  tableau  :  c'est 
un   canot  apportant    sur  la   plage   le   poisson  d'un 


446 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 


petit  bateau  qu'on  voyait  au  loin  ;  les  hommes 
amenés  à  terre  sur  les  épaules  de  ceux  qui  avaient 
mis  leurs  jambes  à  l'eau  et  qui  apportaient  aussi 
les  paniers  remplis  de  poisson  à  des  femmes.  Le 
canot  tiré  sur  le  sable  et  repoussé  ensuite  par  deux 
ou  trois  petits  mousses;  les  rames  en  l'air;  le  soleil 
du  matin  sur  tout  cela. 

Chenavard  venu  vers  onze  heures  à  la  maison.  Il 
me  dit  que  les  Pensées  de  Pascal  sont  faites  pénible- 
ment et  couvertes  de  ratures. 

Acheté  le  matin  le  vase  russe,  qui  fuyait.  J'ai  été 
le  changer  vers  quatre  heures,  et  me  promener.  La 
chaleur  m'a  forcé  de  rentrer. 

Le  soir,  parti  tard  ;  nous  n'avions  dîné  qu'à  six 
heures,  à  cause  d'un  dérangement  dans  le  fameux 
fourneau.  Pris  par  la  grande  rue,  vu  avec  plaisir  les 
boutiques  comme  je  ne  les  regarde  pas  à  Paris.  Tout 
m'amusait. 

Dans  le  quartier  de  Saint-Piemy,  voyant  la  porte 
ouverte,  je  suis  entré  et  ai  joui  du  spectacle  le  plus 
grandiose,  celui  de  l'église  sombre  et  élevée,  éclairée 
par  une  demi-douzaine  de  chandelles  fumeuses  pla- 
cées çà  et  là.  Je  demande  aux  adversaires  du  vague 
de  me  produire  une  sensation  qu'on  puisse  comparer 
à  celle-là  avec  de  la  précision  et  des  lignes  bien  dé- 
finies. Si  on  classe  les  sentiments  divers  par  ordre  de 
noblesse,  comme  le  fait  Chenavard,  on  pourra  à  son 
gré  se  décider  pour  un  dessin  d'architecture  ou  pour 
un  dessin  de  Rembrandt. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  447 

Sorti  de  là  enchanté;  désolé  de  la  difficulté  de 
rendre,  sans  prendre  sur  nature,  non  pas  le  senti- 
ment, mais  les  lignes  et  perspectives  compliquées, 
projections  d'ombres,  etc.,  qui  faisaient  de  ce  que 
j'ai  vu  le  plus  magnifique  tableau. 

Pris  par  les  bains,  la  plage.  Écho  lointain  de 
l'ignoble  musique  de  l'établissement,  pendant  que  la 
lune  se  levait  de  l'autre  côté.  Je  suis  resté  sur  la  plage 
pendant  plus  dune  heure,  ravi  de  ma  soirée  paisible  et 
de  la  tranquillité  quelle  communiquait  à  mes  esprits. 

J'ai  été  rejoindre  Jenny  à  la  jetée  vers  dix  heures. 

Chenavard  me  raconte  l'histoire  de  Papety  (1),  au 
club  des  Versaillais...  Un  de  ces  messieurs  monte  à 
la  tribune  et  dit  avec  l'accent  du  terroir  et  dune  voix 
de  tonnerre  :  «  Citoyens  !  »  Après  un  moment  de  si- 
lence, il  répète  encore  son  :  «  Citoyens  !  »  et  après 
une  nouvelle  pause,  et  regardant  son  auditoire  : 
«  Citoyens  !  je  ne  sais  plus  ce  que  je  voulais  vous 
dire  » ,  et  il  se  retire.  Un  voisin  de  Papety  s'adresse  à 
lui  et  lui  dit  d'un  air  pénétré  :  «  C'est  bien  heureux 
que  nous  soyons  ici  en  famille  î  » 

13  septembre.  — Entré  le  soir  dans  Saint-Remy  une 
seconde  fois. 


(1)  Papety  (1815-1849),  peintre,  élève  de  Cogniet.  En  1836,  il  obtint 
le  grand  prix  de  peinture  et  partit  pour  Rome.  Ses  premières  œuvres, 
très  remarquées,  faisaient  présager  pour  l'artiste  un  brillant  avenir.  La 
mortle  frappa  à  trente-quatre  ans,  en  plein  talent  et  au  moment  où  il 
allait  écrire  l'histoire  de  l'art  byzantin,  d'après  des  notes  et  des  docu- 
ments archéologiques  rapportés  d'Orient. 


448 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 


14  septembre.  —  Je  m'obstine  sottement  à  sortir  le 
matin,  et  je  m'en  trouve  toujours  mal. 

Vu  Isabey  à  la  jetée.  Il  me  parle  de  la  cberté  des 
voyages  par  la  vapeur  et  m'explique  l'hélice.  Il  vient 
avec  moi  jusqu'à  la  plage,  où  j'espérais  rencontrer 
Chenavard. 

Pluie  et  rentré  chez  moi,  où  je  suis  resté  à  lire  et 
à  dormir  jusqu'à  deux  heures  et  demie. 

A  la  jetée,  où  la  mer  était  très  belle;  mais  pluie 
affreuse. 

Après  dîner,  entré  à  Saint-Jacques,  où  il  y  avait 
une  cérémonie.  Le  prêtre  en  chaire  lisait  les  divers 
moments  de  la  Passion  avec  réflexions  ;  il  était  inter- 
rompu à  temps  égaux  par  un  cantique  entonné  par 
les  chantres  et  répété  par  tout  le  monde.  Le  curé, 
avec  la  croix  et  ses  chantres,  s'agenouillait  et  priait  à 
chaque  station.  Il  a  donné  à  baiser  à  la  fin  à  tout  le 
monde  la  patène  ou  le  crucifix.  —  On  ferait  un  joli  ta- 
bleau de  ce  dernier  moment,  pris  de  derrière  l'autel. 

Il  y  avait,  dans  ce  que  disait  ce  prêtre  en  chaire, 
avec  sa  voix  traînante,  et  avec  aussi  peu  de  chaleur 
que  s'il  eût  répété  une  leçon,  bon  nombre  de  choses 
dont  on  peut  faire  son  profit.  Il  disait,  entre  autres 
choses,  qu'il  était  toujours  temps  d'abandonner  la 
mauvaise  voie  pour  prendre  la  bonne,  etc. 

Effets  magnifiques  dans  cette  église  peu  éclairée, 
mais  je  préfère  Saint-Remy,  où  je  suis  retourné  un 
instant,  quand  la  pluie  affreuse,  qui  n'avait  pas  cessé 
pendant  que  j'étais  à  l'église,  eut  cessé. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  449 

—  De  l'utilité  qu'on  peut  retirer  de  ses  amis  :  tel 
est,  je  crois,  le  titre  de  l'un  des  traités  de  Plutarque. 
Un  courtisan  ou  seulement  un  homme  du  monde  oc- 
cupé à  se  pousser  et  à  faire  sa  carrière,  ne  s'infor- 
merait sans  doute  pas  de  ce  que  le  bon  Plutarque  a 
entendu  faire  dans  son  traité.  Pour  ces  hommes-là 
il  n'y  a  qu'une  manière  de  tirer  parti  de  ses  amis  : 
c'est  d'abord  de  les  avoir  puissants  et  ensuite  de  les 
faire  intriguer  pour  soi  ou  de  s'accrocher  à  leur  for- 
tune. Qu'importe  l'estime  qu'ils  peuvent  mériter  en 
dehors  de  cela?  Qu'importe  celle  qu'on  peut  conce- 
voir de  soi-même,  d'être  accueilli  et  aimé  par  des 
hommes  d'une  grande  vertu  et  d'un  grand  caractère  ? 
C'est  cependant  à  ce  genre  d'utilité  qu'il  faut  de 
toute  sa  force  s'attacher  dans  toute  espèce  de  liaison. 
La  fréquentation  des  honnêtes  gens  non  seulement 
nous  confirme  dans  les  sentiments  de  droiture,  mais 
nous  apprend  à  ne  point  estimer  les  biens  qu'on 
n'acquiert  qu'en  s' écartant  de  la  stricte  délicatesse. 
On  apprend  ainsi  à  ne  négliger  aucun  des  devoirs 
essentiels. 

15  septembre.  —  David  disait  à  cet  homme  qui  le 
fatiguait  d'une  conversation  sur  les  procédés,  les 
manières,  etc.,  de  toutes  sortes  :  «  J'ai  su  tout  cela 
quand  je  ne  savais  encore  rien.  » 

Chenavard  venu  chez  moi  pendant  que  je  dessine 
des  bateaux  (1),  et  presque  aussitôt  Isabey...  Singu- 

(1)    Voir  Catalogue  liobuut,  a"  1271. 


450  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

lier  rapprochement  que  celui  de  ces  deux  hommes. 
J'ai  continué  mon  dessin  pour  être  plus  à  mon  aise. 

En  sortant  avec  le  premier  des  deux,  et  pendant 
qu'il  m'expliquait  son  système  de  Paris  port  de  mer, 
les  soldats  faisant  l'exercice  à  feu  ont  attiré  mon  atten- 
tion, et  je  me  sais  gré  d'avoir  un  moment  déserté 
la  conversation  de  mon  compagnon  pour  aller  voir 
ces  malheureux. 

Je  n'avais  jamais  conçu  de  la  profession  de  soldat 
l'idée  que  j'en  ai  prise  dans  ce  moment.  C'est  celui 
d'un  mépris  mêlé  d'indignation  pour  les  brutes  qui 
ont  appelé  un  art  celui  d'égorger,  et  d'une  pro- 
fonde pitié  pour  ces  moutons  habillés  en  loups,  dont 
le  métier,  comme  dit  si  bien  Voltaire,  est  de  tuer  et 
d'être  tués  pour  gagner  leur  vie.  Cette  opération 
machinale  de  charger  une  arme,  de  lancer  cette 
foudre  terrible  qui  éclate  entre  leurs  mains,  sans 
qu'ils  aient  l'air  de  se  douter  de  ce  qu'ils  font,  forme 
un  triste  spectacle  pour  un  cœur  qui  n'est  pas  tout 
à  fait  de  pierre.  Il  eût  révolté  d'une  autre  façon  des 
hommes  comme  Alexandre  et  César,  si  on  leur  eût 
dit  que  ces  automates,  abaissant  méthodiquement 
leur  fusil  et  les  déchargeant  au  hasard,  sont  des  gens 
qui  se  battent...  Où  est  la  force,  où  est  l'adresse  dans 
ce  stupide  jeu?  la  force,  le  courage,  pour  attaquer, 
presser,  défaire  un  farouche  ennemi,  l'adresse  pour 
se  préserver  soi-même  de  ses  coups?  Quoi!  vous 
venez  vous  planter  devant  un  autre  animal  tout  aussi 
intimidé  que  vous,  et  à  distance  raisonnable,  vous 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  451 

vous  envoyez  philosophiquement  des  balles  de  plomb 
et  de  fer,  sans  aucune  défense  contre  ces  coups  qui 
vous  sont  renvoyés,  et  vous  persuadez  à  votre  trou- 
peau à  plumets  et  à  épaulettes  que  c'est  là  se  couvrir 
de  gloire  !  Cette  malheureuse  profession  est  faus- 
sée dans  son  principal  objet.  L'héroïsme  consiste  à 
approcher  l'ennemi,  de  manière  que  le  courage  per- 
sonnel serve  à  quelque  chose.  Recevoir  passivement 
les  coups  de  l'artillerie  est  le  fait  du  lâche  aussi 
bien  que  du  brave;  celui-ci  s'indigne  d'être  traité 
•comme  un  mur  ou  un  bastion  de  terre  ;  il  n'a  pas 
plus  de  mérite  que  la  foule  des  peureux  qui,  près  de 
lui,  attendent  la  mort  ou  la  fin  d'une  action  qui  doit 
les  délivrer  de  la  crainte.  Cette  masse  intimidée  qui 
envoie  et  reçoit  les  coups  de  fusil  devient  ainsi,  par 
un  renversement  de  rôles,  la  seule  force  des  armées 
modernes  ;  c'est  par  sa  masse  qu'elle  opère.  Le  cou- 
rage des  hommes  d'action  devient  presque  inutile. 
Il  se  glace  au  contraire  dans  cette  humiliante  situa- 
tion; que  faire  de  cette  colère  qui  s'empare  naturel- 
lement d'un  cœur  impétueux,  lorsqu'il  voit  tomber 
près  de  lui  son  compagnon,  lorsque  le  son  des  trom- 
pettes et  le  bruit  de  l'artillerie  l'excitent  à  la  ven- 
geance ? 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  me  faire  une  idée  nette 
de  ce  qu'on  appelle  une  charge  de  cavalerie.  J'ai 
toujours  entendu  citer  cette  sorte  de  mouvement 
comme  une  espèce  de  plaisanterie,  dans  laquelle  les 
rôles  sont  fixés  pour  ainsi  dire  à  l'avance,  c'est-a- 


452  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

dire  que  si  l'infanterie,  ou  le  corps  sur  lequel  on 
charge  paraît  trop  résolu,  on  ne  fait  en  quelque 
sorte  que  le  simulacre  de  l'attaque;  on  garde  son 
courage  pour  une  meilleure  occasion  ou  pour  des 
ennemis  moins  disposés  à  la  résistance. 

La  vue  de  ces  feux  de  peloton,  de  ces  feux  de 
deux  rangs,  dont  les  coups  précipités  ne  peuvent 
avoir  de  certitude,  m'a  semblé  un  mauvais  moyen  de 
nuire  à  l'ennemi,  sans  parler,  comme  je  le  disais,  de 
l'inutilité  où  on  laisse  le  courage  et  la  vigueur.  Il  me 
semble  que  des  tirailleurs,  réunis  en  petits  pelotons 
seulement,  exercés  au  tir,  mais  en  même  temps  à  se 
réunir  promptement  pour  attaquer  de  près  avec  im- 
pétuosité, auraient  plus  d'effet  que  ces  murailles  de 
chair,  qui  renvoient  au  hasard  et  de  loin  des  coups 
précipités  et  sans  justesse.  On  leur  substituera  im- 
manquablement, à  ces  derniers,  des  machines  dont 
l'action  sera  plus  calculée  et  plus  meurtrière;  déjà 
une  foule  d'inventions  se  pressent  d'écraser  en  quel- 
ques minutes  un  corps  entier,  d'asphyxier  en  un  clin 
d'oeil  braves  et  poltrons.  Tous  ces  moyens  ne  feront 
qu'annihiler  de  plus  en  plus  la  bravoure  personnelle 
et  métamorphoser  tout  à  fait  le  métier  de  soldat  en 
celui  de  mécanicien.  Pour  utiliser,  au  contraire,  le 
courage  individuel,  il  faudrait  de  véritables  corps 
d'élite,  non  pas  choisis  sur  des  hommes  de  belle 
apparence,  comme  on  fait  d'ordinaire,  mais  parmi 
les  courages  les  plus  éprouvés.  L'attaque  brusque  et 
à  la  baïonnette  d'un  tel  corps  au  milieu   de    cette 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  453 

mousqueterie  à  distance,   serait,  je  crois,  d'un  effet 
prodigieux. 

—  Etrange  chose  que  la  peinture,  qui  nous  plaît 
parla  ressemblance  des  objets  qui  ne  sauraient  nous 
plaire  (1)! 

16  septembre.  —  A  midi,  parti  pour  Arques  par 
un  charmant  soleil,  rafraîchi  par  un  vent  agréable. 
Beauté  de  la  campagne  et  des  collines  à  droite,  cou- 
vertes d'arbres  et  d'habitations.  Grande  chaleur,  une 
fois   arrivés. 

J'ai  fait  un  croquis  de  l'église,  dont  j'avais  con- 
servé un  très  joli  souvenir.  Je  n'étais  pas  très  bien 
disposé,  et  les  ruines  du  château  m'ont  laissé  froid. 

Le  retour  a  été  le  plus  agréable  moment  :  la  route 
s'était  embellie  encore  au  soleil  couchant.  Indes- 
criptible sensation  de  plaisir  de  ce  soleil,  de  cette 
verdure,  de  ces  prairies,  de  ces  troupeaux.  Il  était 
six  heures  et  demie  quand  nous  avons  été  de  retour. 

17  septembre.  —  Chenavard  venu  vers  onze  heures. 
Il  m'a  parlé  avec  confiance,  du  moins  je  le  pense,  de 
sa  situation  d'esprit,  du  contraste  de  l'estime  qu'il 
pense  qu'on  lui  refuse  et  du  mérite  qu'il  pense  avoir 
et  que  je  lui  reconnais  véritablement.  Il  se  sait  peu 

(1)  C'est  la  phrase  de  Pascal  :  «  Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui 
attire  l'admiration  par  la  ressemblance  des  choses  dont  on  n'admire 
pas  les  originaux!  »  Chenavard  l'avait  sans  doute  citée  dans  une  de 
leurs  discussions  littéraires  et  artistiques,  et  Delacroix  la  copie  ici  de 
mémoire. 


454  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

aimé;  on  lui  reproche  son  excessive  sévérité  pour  les 
autres,  en  le  voyant  donner  peu  de  preuves  de  talent 
et  d'activité.  Cette  défiance,  ce  découragement  qu'il 
confesse,  me  paraissent,  comme  à  lui,  la  cause  de  son 
peu  de  succès  :  il  est  le  premier  à  abandonner  sa 
cause.  Gomment  intéresserait-il  au  même  degré  que 
des  esprits  doués  aussi  d'élévation,  mais  en  même 
temps  de  l'énergie  qu'on  puise  dans  le  désir  et  l'assu- 
rance d'arriver  au  premier  rang?  Il  ne  trouve  pas  que 
Géricault  soit  un  maître  ;  il  lui  trouve  quelque  chose 
de  noué.  C'est  un  jeune  homme  très  brillant,  et  il  ne 
croit  pas  qu'il  eût  été  rien  de  plus.  Il  donne  de  bonnes 
raisons  tirées  de  l'insignifiance  comme  tableau,  de  la 
prédominance  de  la  pose,  du  détail,  quoique  traité 
avec  force. 

(Je  relis  ce  qui  concerne  ici  Géricault  (1),  six 
mois  après,  c'est-à-dire  le  24  mars  1855,  pendant 
l'état  de  langueur  où  je  me  trouve  avant  l'Expo- 
sition ;  hier,  j'ai  revu  des  lithographies  de  Géri- 
cault, chevaux,  lion  même,  etc.,  tout  cela  est 
froid,  malgré  la  supériorité  avec  laquelle  les  détails 
sont  traités;  mais  il  n'y  a  jamais  d'ensemble  en  rien. 
Il  n'y  a  pas  un  de  ces  chevaux  qui  n'ait  des  par- 
ties qui  grimacent,  ou  trop  petites  ou  mal  attachées  ; 
jamais  un  fond  qui  ait  le  moindre  rapport  avec  le 
sujet.) 

Je    rencontre    avant   dîner   Mme   Manceau,    qui 

(1)  Il  est  particulièrement  intéressant  de  rapprocher  ce  passage  sur 
Géricault  des  précédentes  appréciations  de  Delacroix. 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  455 

m'offre  de  me  mener  demain  voir  la  forêt  d'Arqués. 

Dîné  assez  tristement.  Dédommagé  sur  la  plage 
par  un  soleil  couchant  dans  des  bandes  de  nuages 
rouges  et  dorés  sinistrement,  se  réfléchissant  dans  la 
mer,  sombre  partout  où  ce  reflet  ne  se  portait  pas. 
Je  suis  resté  plus  dune  demi-heure  immobile  sur  le 
sable  et  touchant  aux  vagues,  sans  me  lasser  de  leur 
fureur,  de  leur  retour,  de  cette  écume,  de  ces  cailloux 
roulants. 

Ensuite  sur  la  jetée,  où  il  faisait  un  vent  du  diable. 
Rôdé  dans  les  rues  après  avoir  pris  du  thé  et  couché 
à  dix  heures. 

18  septembre.  —  J'ai  passé  une  partie  de  la  nuit 
sans  dormir,  et  l'état  où  je  me  trouvais  n'avait  rien 
de  désagréable.  La  puissance  de  l'esprit  est  incroyable 
la  nuit.  J'ai  pensé  à  la  conversation  d'hier  sur  l'esprit 
et  la  matière. 

Dieu  a  mis  l'esprit  dans  le  monde  comme  une  des 
forces  nécessaires.  Il  n'est  pas  tout,  comme  le  disent 
ces  fameux  idéalistes  et  platoniciens  ;  il  y  est  comme 
l'électricité,  comme  toutes  les  forces  impondérables 
qui  agissent  sur  la  matière. 

Je  suis  composé  de  matière  et  d'esprit  :  ces  deux 
éléments  ne  peuvent  périr. 

J'ai  écrit  toute  la  matinée  des  brouillons  faisant 
suite  à  mes  réflexions  qui  sont  ici  sur  l'état  militaire. 
Sorti  allègrement.  Vu  à  la  jetée  de  fort  belles  vagues. 
J'ai  trouvé  là,  je  crois,  Isabey. 


456  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

A  une  heure,  chez  Mme  Manceau.  Elle  m'a  mené 
dans  sa  voiture  par  Arques,  la  forêt  et  Saint-Martin 
l'Église.  Très  beau  temps,  mais  assez  froid,  et  la  né- 
cessité de  soutenir  la  conversation  devenue  fatigante. 
J'ai  moins  joui  de  toutes  les  belles  choses  que  j'ai 
vues.  Magnifique  vallée  dans  le  genre  de  celle  de 
Valmont,  et  plus  grande  au  sortir  de  la  forêt.  Cette 
forêt  très  originale;  ce  sont  des  hêtres,  pour  la  plu- 
part, qui  forment  des  colonnades  sur  des  fonds 
sombres.  Il  est  fâcheux  que  ce  ne  soit  pas  plus 
près. 

Le  soir,  trouvé  Chenavard  à  sept  heures.  Il  m'a 
mené  chez  lui,  pour  reprendre  les  photographies 
que  je  lui  ai  prêtées.  Toujours  sur  la  prééminence 
de  la  littérature,  pour  laquelle  il  tient  bon.  Aussi 
sur  la  métaphysique.  Il  me  dit  que  je  suis  de  la 
famille  des  Napoléon...,  des  gens  qui  ne  voient 
qu'idéologies  dans  ceux  qui  ne  sont  pas  des  hommes 
d'action. 

Conversation  sur  le  style.  Il  croit  que  c'est  quel- 
que chose  à  retrancher  de  la  manière  commune.  Il 
me  croit  partial.  Il  m'avait  raconté  sur  la  plage  des 
anecdotes  sur  Voltaire,  son  évasion  de  Berlin,  etc. 
Il  me  quitte  le  soir,  prévoyant  qu'il  partira  le  lende- 
main. 

19  septembre.  —  Chenavard  devait  être  parti  au- 
jourd'hui, si  je  ne  le  voyais  dans  la  journée.  Il  n'est 
pas  content  de  sa  santé. 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  457 

Assez  bonne  journée,  en  somme,  dont  je  ne  me 
rappelle  pas  les  détails  (1). 

20  septembre.  —  Nous  avons  été  à  Eu.  Rien  n'égale 
mon  ravissement  pendant  une  ou  deux  heures,  en 
partant;  je  jouis  des  moindres  détails  de  la  nature, 
comme  dans  la  première  jeunesse.  J'écrivais  à  travers 
les  cahots  ce  qui  me  venait. 

Eu  ne  m'a  pas  causé  de  sensations  agréables,  si  ce 
n'est,  avant  daller  visiter  l'église,  un  sentiment  de 
liberté,  de  bien-être. 

Tombeaux  des  comtes  d'Eu.  Pièces  d'artillerie  au- 
dessus  du  banc  d'oeuvre. 

Visité  le  château.  Impossible  d'exprimer  mon  aver- 
sion de  cet  affreux  goût  :  peinture,  architecture, 
ornements,  jusqu'aux  bornes  qui  sont  dans  la  cour, 
tout  cela  est  affreux;  le  pauvre  jardin  est  comme 
le  reste.  La  vue  du  château  sur  cette  église  restaurée, 
si  froide,  si  nue;  l'entrée  étroite,  entre  l'église  et  les 
communs,  révolte  les  convenances  et  le  sens  commun. 
Que  Dieu  pardonne  au  pauvre  roi,  homme  si  admi- 
rable d'ailleurs,  ses  prédilections  en  matière  d'art! 
Tout  respire  ici  Fontaine,  l'Institut,  Picot,  etc. 

Tréport  m'a  paru  bien  triste;  il  est  devenu  plus 
coquet,  et  il  y  a  perdu.  Une  grande  vilaine  caserne 


(1)  Delacroix  est  loin  de  citer  dans  son  Journal  tous  les  croquis  qu'il 
faisait  journellement.  Ce  même  jour,  19  septembre,  il  a  dessiné  des 
bateaux  avec  un  soin  minutieux.  Ces  dessins  sont  datés  et  appartiennent  à 
M.  Robaut. 


458  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

régulière,  des  forts  élevés  sur  le  rivage  où  il  n'y  a  rien 
à  défendre,  la  nudité  de  tout  cela,  la  misérable  vie 
que  doivent  mener  là  ces  baigneurs,  des  hommes 
graves  réduits  à  grimper  à  F  église  et  à  en  redes- 
cendre, des  élégantes  portant  la  mode  du  Tréport, 
c'est-à-dire  des  vestes  rouge  écarlate,  voilà  ce  que 
présente  le  pauvre  lieu  pour  attirer.  On  a  construit 
sur  la  plage  des  maisons  dont  la  recherche  outrée 
contraste  avec  la  pauvreté  de  l'endroit  :  galeries 
vitrées,  petits  boulingrins,  etc. 

Dîné  sur  le  quai,  chez  un  M.  Letraistre,  qui  méri- 
tait bien  son  nom,  par  le  mauvais  dîner  qu'il  m'a  fait 
payer  très  cher. 

Monté,  après  dîner,  à  l'église;  on  a,  avant  d'y 
entrer,  une  belle  vue. 

Querelle  avec  le  cocher  avant  de  partir;  il  ne  se 
souvenait  plus,  à  ce  qu'il  disait,  des  conditions. 

Retour  dans  l'obscurité,  la  pluie  et  quelques  désa- 
gréments. J'ai  revu  Dieppe  comme  on  revoit  sa 
patrie. 

—  Remarqué  dans  les  caveaux  que  la  coiffure  d'une 
des  comtesses  d'Eu  est  la  même  que  celle  des  femmes 
du  Tréport,  sauf  les  perles  et  l'étoffe  :  c'est  une 
espèce  de  callot,  mais  très  gracieux.  Le  costume  des 
femmes,  au  Tréport,  est  charmant  :  simple  corsage, 
jupe  double;  on  en  voit  une  en  dessous,  au  bas;  man- 
ches de  la  chemise  larges  jusqu'au  coude. 

21  septembre.  —  Resté  assez  tard  à  la  maison  et 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  459 

dessiné  de  ma  fenêtre  les  bateaux  qui  entraient  et 
sortaient. 

A  ma  sortie,  vers  une  heure,  dessiné  le  bateau 
qu'on  flambait  de  l'autre  côté  du  pont(l),  et  promené 
avec  un  vif  sentiment  de  plaisir.  Il  semble  qu'on 
passerait  sa  vie  dans  cette  douce  oisiveté.  Avant 
dîner,  dessiné  à   Saint-Jacques,  de  derrière  l'autel. 

Après  dîner,  pris  par  les  bassins  jusqu'au  châ- 
teau, dont  la  vue  prise  par  derrière,  qui  m'avait 
paru  superbe,  ne  m'a  rien  dit  du  tout.  A  la  vérité, 
le  ciel  n'était  peut-être  pas  tout  à  fait  le  même.  Pro- 
mené sur  la  plage  en  attendant  le  moment  d'aller 
chez  Mme  Manceau  qui  venait  de  partir  pour  aller 
au  spectacle.  De  là,  à  Saint-Remy  et  à  Saint-Jacques. 

—  Le  monde  na  pas  été  fait  pour  l'homme. 

L'homme  domine  la  nature  et  en  est  dominé.  Il  est 
le  seul  qui  non  seulement  lui  résiste,  mais  en  sur- 
monte les  lois,  et  qui  éteude  son  empire  par  sa  volonté 
et  son  activité.  Mais  que  la  création  ait  été  faite  pour 
lui,  c'est  une  question  qui  est  loin  d'être  évidente. 
Tout  ce  qu'il  édifie  est  éphémère  comme  lui  ;  le  temps 
renverse  les  édifices,  comble  les  canaux,  anéantit  les 
connaissances  et  jusqu'au  nom  des  nations.  Où  est 
Carthage?  où  est  Ninive  ? 

Les  générations,  dira-t-on,  recueillent  l'héritage 
des  générations  précédentes.  A  ce  compte-là,  la  per- 
fection ou  le  perfectionnement  n'aurait  pas  de  bornes. 

(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1269. 


460  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

ïl  s'en  faut  beaucoup  que  l'homme  reçoive  intact 
îe  dépôt  des  connaissances  que  les  siècles  voient 
s'accumuler;  s'il  perfectionne  certaines  inventions, 
pour  d'autres,  il  reste  fort  en  arrière  des  inventeurs; 
un  grand  nombre  de  ces  inventions  sont  perdues.  Ce 
qu'il  gagne  d'un  côté,  il  le  perd  de  l'autre. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  remarquer  combien  cer- 
tains perfectionnements  prétendus  ont  nui  à  la  mora- 
lité ou  même  au  bien-être.  Telle  invention,  en  suppri- 
mant ou  en  diminuant  le  travail  et  l'effort,  a  diminué 
la  dose  de  patience  à  endurer  les  maux  et  l'énergie 
pour  les  surmonter  qu'il  est  donné  à  notre  nature 
de  déployer.  Tel  autre  perfectionnement,  en  aug- 
mentant le  luxe  et  un  bien-être  apparent,  a  exercé 
une  influence  funeste  sur  la  santé  des  générations, 
sur  leur  valeur  physique,  et  a  entraîné  également  une 
décadence  morale.  L'homme  emprunte  à  la  nature 
des  poisons,  tels  que  le  tabac  et  l'opium,  pour  s'en 
faire  des  instruments  de  grossiers  plaisirs.  Il  en  est 
puni  par  la  perte  de  son  énergie  et  par  l'abrutisse- 
ment. Des  nations  entières  sont  devenues  des  espèces 
d'ilotes  par  l'usage  immodéré  de  ces  stimulants  et 
par  celui  des  liqueurs  fortes. 

Arrivées  à  un  certain  degré  de  civilisation,  les 
nations  voient  s'affaiblir  surtout  les  notions  de  vertu 
«et  de  valeur.  L'amollissement  général,  qui  est  proba- 
blement le  produit  du  progrès  des  jouissances,  en- 
traîne une  décadence  rapide,  l'oubli  de  ce  qui  était 
la  tradition  conservatrice,  le  point  d'honneur  natio- 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  464 

nal.  C'est  dans  une  semblable  situation  qu'il  est  dif- 
ficile de  résister  à  la  conquête.  Il  se  trouve  toujours 
quelque  peuple  affamé  à  son  tour  de  jouissances, 
ou  tout  à  fait  barbare,  ou  ayant  encore  conservé 
quelque  valeur  et  quelque  esprit  d'entreprise,  pour 
profiter  des  dépouilles  des  peuples  dégénérés.  Cette 
catastrophe,  facilement  prévue,  devient  quelquefois 
une  sorte  de  rajeunissement  pour  le  peuple  conquis. 
C'est  un  orage  qui  purifie  l'air,  après  l'avoir  troublé  ; 
de  nouveaux  germes  semblent  apportés  par  cet  oura- 
gan dans  ce  sol  épuisé;  une  nouvelle  civilisation  va 
peut-être  en  sortir,  mais  il  faudra  des  siècles  pour  y 
voir  refleurir  les  arts  paisibles  destinés  à  adoucir 
les  mœurs  et  à  les  corrompre  de  nouveau,  pour 
amener  ces  éternelles  alternatives  de  grandeur  et  de 
misère  dans  lesquelles  n'apparaît  pas  moins  la  fai- 
blesse de  l'homme,  aussi  bien  que  la  singulière  puis- 
sance de  son  génie. 

22  septembre.  —  Dessiné  quelques  bateaux  qui 
rentraient  et  été  à  la  jetée,  où  la  mer  était  très  belle, 
et  où  j'ai  vu  entrer  et  sortir  nombre  de  barques,  un 
joli  yacht  anglais,  une  goélette,  etc. 

Revenu  tard  et  dormi  après  déjeuner.  Petite  aqua- 
relle avant  dîner  d'un  brick  anglais  et  de  barques 
envasées  devant  le  Pollet,  en  face  de  mes  fenêtres. 
Après  dîner,  promené  sur  la  jetée  par  la  mer  basse. 
J'y  étais  presque  toujours  seul. 

Chez    Manceau   ensuite.    Commérages   insipides  j 


462  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

envie  furieuse  de  m'en  aller.  Air  charmant  de  Solié, 
du  Secret  (1),  chanté  par  la  maîtresse  de  la  maison. 
Cet  air  était  chanté  dans  Topera  par  Martin  (2). 

Cette  nuit,  je  retourne  dans  ma  tête  le  Cogito,  ercjo 
sum,  de  Descartes. 

23  septembre.  —  Sur  le  silence  et  les  arts  silen- 
cieux, —  Le  silence  impose  toujours  :  les  sots  eux- 
mêmes  lui  emprunteraient  souvent  un  air  respectable. 
Dans  les  affaires,  dans  les  relations  de  toute  espèce, 
les  hommes  assez  sages  pour  l'observer  à  propos  lui 
doivent  beaucoup.  Rien  n'est  plus  difficile  que  cette 
retenue  pour  ceux  que  l'imagination  domine,  pour 
les  esprits  subtils,  qui  voient  facilement  toutes  les 
faces  des  choses  et  qui  résistent  avec  plus  de  peine  à 
exprimer  ce  qui  se  passe  en  eux  :  propositions  jetées 
témérairement,  promesses  imprudentes  faites  sans 
réflexion,  mots  piquants  hasardés  sur  des  person- 
nages plus  ou  moins  dangereux  et  redoutables,  confi- 
dences faites  par  entraînement  et  souvent  au  premier 
venu;  l'énumération  serait  longue  des  inconvénients 
et  des  dangers  qui  résultent  des  indiscrétions  de  toutes 
sortes. 

On  n'a  qu'à  gagner  au  contraire  en  écoutant.  Ce 


(1)  Solié  (1755-1812),  compositeur  et  chanteur,  auteur  d'un  grand 
nombre  d'opéras  et  d'ariettes  fort  estimés  à  cette  époque.  Le  Secret  fut 
représenté  à  l'Opéra-Comique  en  1796. 

(2)  Jean-Biaise  Martin  (1768-1837),  chanteur,  qui  pendant  quarante 
ans  fit  la  gloire  de  l'Opéra-Comique  et  prêta  le  concours  de  son  talent 
aux  ouvrages  qui  y  furent  représentés. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  463 

que  vous  vouliez  dire  à  votre  interlocuteur,  vous  le 
savez,  vous  en  êtes  plein;  ce  qu'il  a  à  vous  dire,  vous 
l'ignorez  sans  doute  :  ou  il  vous  apprendra  quelque 
chose  de  nouveau  pour  vous,  ou  il  vous  rappellera 
quelque  chose  que  vous  avez  oublié. 

Mais  comment  résister  à  donner  de  son  esprit  une 
idée  avantageuse  à  un  homme  surpris  et  charmé,  en 
apparence,  de  vous  entendre?  Les  sots  sont  bien  plus 
facilement  entraînés  à  ce  vain  plaisir  de  s'écouter 
eux-mêmes  en  parlant  aux  autres;  incapables  de  pro- 
fiter d'une  conversation  instructive  et  substantielle, 
ils  pensent  moins  à  instruire  leur  interlocuteur  qu'à 
l'éblouir;  ils  sortent  satisfaits  d'un  entretien  dans 
lequel  ils  n'ont  recueilli,  pour  prix  de  l'ennui  qu'ils 
ont  causé,  que  le  mépris  des  hommes  de  bon  sens. 
La  taciturnité  chez  un  sot  serait  déjà  un  signe  d'esprit. 

J'avoue  ma  prédilection  pour  les  arts  silencieux  (1), 
pour  ces  choses  muettes  dont  Poussin  disait  qu'il 
faisait  profession.  La  parole  est  indiscrète  ;  elle  vient 
vous  chercher,  sollicite  l'attention  et  éveille  en  même 
temps  la  discussion.  La  peinture  et  la  sculpture  sem- 
blent plus  sérieuses  :  il  faut  aller  à  elles.  Le  livre,  au 
contraire,  est  importun;  il  vous  suit,  vous  le  trouvez 
partout.  Il  faut  tourner  les  feuillets,  suivre  les  raison- 
nements de  l'auteur  et  aller  jusqu'au  bout  de  l'ou- 
vrage pour  le  juger.  Combien  n'a-t-on  pas  regretté 
souvent  l'attention  qu'il  a  fallu  prêter  à  un  livre  mé- 

(1)  Se  reporter  à  ses  fréquentes  comparaisons  entre  les  différents  arts. 


464  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

diocre  pour  un  petit  nombre  d'idées  répandues  çà  et 
là  et  qu'il  faut  démêler  !  La  lecture  d'un  livre  qui 
n'est  pas  tout  à  fait  frivole  est  un  travail  :  il  cause  au 
moins  une  certaine  fatigue  ;  l'homme  qui  écrit  semble 
prêter  le  collet  à  la  critique.  Il  discute  et  on  peut 
discuter  avec  lui. 

L'ouvrage  du  peintre  et  du  sculpteur  est  tout  d'une 
pièce  comme  les  ouvrages  de  la  nature.  L'auteur  n'y 
est  point  présent,  et  n'est  point  en  commerce  avec 
vous,  comme  l'écrivain  ou  l'orateur.  Il  offre  une  réa- 
lité tangible  en  quelque  sorte,  qui  est  pourtant  pleine 
de  mystère.  Votre  attention  n'est  pas  prise  pour 
dupe  ;  les  bonnes  parties  sautent  aux  yeux  en  un  mo- 
ment ;  si  la  médiocrité  de  l'ouvrage  est  insuppor- 
table, vous  en  avez  bien  vite  détourné  la  vue,  tandis 
que  celle  d'un  chef-d'œuvre  vous  arrête  malgré  vous, 
fixe  dans  une  contemplation  à  laquelle  rien  ne  vous 
convie  qu'un  charme  invincible.  Ce  charme  muet 
opère  avec  la  même  force,  et  semble  s'accroître  toutes 
les  fois  que  vous  y  jetez  les  yeux. 

Il  n'en  est  pas  tout  à  fait  ainsi  d'un  livre.  Les 
beautés  n'en  sont  pas  assez  détachées  pour  exciter 
constamment  le  même  plaisir.  Elles  se  lient  trop  à 
toutes  les  parties  qui,  à  cause  de  l'enchaînement  et 
des  transitions,  ne  peuvent  offrir  le  même  intérêt.  Si 
la  lecture  d'un  bon  livre  éveille  nos  idées,  et  c'est 
une  des  premières  conditions  d'une  semblable  lec- 
ture, nous  les  mêlons  involontairement  à  celles  de 
l'auteur  ;  ses  images  ne  peuvent  être  si  frappantes 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  465 

que  nous  ne  tassions  nous-mêmes  un  tableau  à  notre 
manière  à  côté  de  celui  qu'il  nous  présente.  Rien 
ne  le  prouve  mieux  que  le  peu  de  penchant  qui  nous 
entraîne  vers  les  ouvrages  de  longue  haleine.  Une 
ode,  une  fable  présentera  les  mérites  dun  tableau 
qu'on  embrasse  tout  d'un  coup.  Quelle  est  la  tra- 
gédie qui  ne  lasse  ?  A  bien  plus  forte  raison  un  ou- 
vrage comme  Y  Emile  ou  Y  Esprit  des  lois. 

—  Resté  toute  la  matinée  dans  une  mauvaise  dis- 
position. Acheté  les  tableaux  et  des  ivoireries.  Ren- 
tré à  la  maison,  où  je  me  suis  mis  sur  mon  lit. 

Retourné  à  Saint-Remy,  que  j'ai  dessiné,  quoique 
j'eusse  oublié  mes  lunettes. 

Dîné  à  six  heures;  la  nuit  vient  à  cette  heure.  Le 
soir,  erré  et  promené. 

26  septembre.  —  Parti  de  Dieppe.  —  Le  matin  j'ai 
été  faire  mes  adieux  à  la  jetée  ;  j'ai  fait  un  croquis  de 
la  vue  de  la  plage  et  du  château.  Le  temps  était 
magnifique  et  la  mer  calme  et  azurée. 

Je  retrouve  au  chemin  de  fer  Chenavard,  qui 
était  resté  à  Dieppe  tout  ce  temps-là,  malade  ou 
occupé,  me  croyant,  disait-il,  parti. 

Arrivé  à  cinq  heures.  —  Paris  me  cause  toujours 
la  même  antipathie. 

27  septembre.  —  Passé  la  journée  à  commencer  un 
rangement  dans  les  dessins  et  gravures. 

n.  30 


466  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

28  septembre.  —  En  regardant  ce  matin  le  petit 
Saint  Sébastien  (1)  sur  papier  au  pastel,  comparé  à 
des  pastels  empâtés  et  sur  papier  sombre,  j'ai  été 
frappé  de  l'énorme  différence  pour  la  lumière  et  la 
légèreté.  En  comparant  également  la  peinture  fla- 
mande à  la  peinture  vénitienne,  il  est  facile  d'appré- 
cier sa  légèreté. 

Demander  en  temps  et  lieu  à  M.  Ledoux  une  re- 
commandation pour  aller  à  Alfort  étudier  les  che- 
vaux. 

30  septembre.  —  Article  dans  le  Moniteur  du 
12  octobre  sur  des  Chasses  au  lion;  c'est  le  second. 
Rechercher  le  premier. 

1er  octobre.  —  Ce  jour,  dimanche  1er  octobre,  j'ai 
été  voir  Durieu  pour  parler  de  la  pétition  des  Pierret. 

J'y  trouve  M.  Charton  le  père  (2),  qui  me  con- 
seille, quand  j'irai  de  Milan  à  Venise  (3),  de  m'arrêter 
un  jour  à  Vérone,  un  jour  à  Vicence,  un  jour  à 
Padoue,  et  de  ne  voir  Venise  qu'ensuite.  C'est  de 
Gênes  qu'il  me  conseille  de  prendre,  par  Lucques, 
une  espèce  de  voiture  de  poste  pour  aller  à  Pise, 
Sienne ,  etc.  ;  il  parle  avec  grands  éloges  des 
paysages. 


(i)  Delacroix  devait,  en  1858,  faire  un  tableau  sur  ce  même  sujet. 

(2)  Edouard  Charton  (1807-1890),  littérateur   et  homme   politique, 
qui  fonda  successivement  le  Magasin  pittoresque  et  le   Tour  du  monde» 

(3)  Delacroix  n'a  jamais  réalisé  ce  projet. 


JOURNAL   D'EUGÈNE  DELACROIX.  467 

—  Barbotte  me  conte  qu'on  peut  féconder  la  vigne 
au  moyen  d'abeilles,  qu'on  porte  auprès,  quand  la 
pluie  a  détrempé  le  pollen.  Il  me  dit  qu'à  Lima  il 
ne  pleut  jamais  ;  aussi  tout  y  est  aride. 

—  Chenavard  me  dit,  à  propos  de  mes  idées  sur  la 
peinture,  que  je  donne  l'exemple  et  le  précepte,  et 
admirablement,  dit-il.  Il  admire  beaucoup,  au 
Luxembourg,  certaines  peintures  qui  lui  paraissent 
faire  ressortir  la  platitude  des  autres...  «Je  me  de- 
mande quelquefois,  dit-il  encore,  s'il  sait  bien  lui- 
même  tout  ce  qu'il  met  dans  ces  ouvrages-là  (1).  » 

2  octobre.  —  A  Saint-Sulpice  de  bonne  heure.  Tra- 
vaillé à  redessiner  Y Héliodore  renversé. 

Été  à  pied  porter  la  lettre  de  remerciements  au 
préfet  de  police,  ensuite  aux  canaux,  et  rentré. 

A  cinq  heures  et  demie,  trouvé  à  la  Rotonde  Var- 
collier  et  dîné  ensemble  chez  Véry.  Le  vin  y  était 
plus  mauvais  qu'à  Dieppe.  Restés  ensemble  au  café 
de  la  Rotonde,  nous  promenant  dans  le  jardin,  etc. 
Il  m'avait  conduit  chez  l'opticien. 

—  V...  est  aimable  pour  moi,  et  je  suis  touché  de 
son  empressement.  Malheureusement,  ce  que  j'ap- 
pelais l'amitié  est  une  passion  que  je  ne  ressens  plus 
au  même  degré,   et  il  est  surtout  bien  tard  pour  la 

(1)  Cette  observation  caractéristique  nous  rappelle  le  propos  qu'un 
amateur  lança  un  jour  à  Corot,  en  le  voyant  dans  le  feu  de  l'exécution 
d'un  tableau  :  «  Tenez!  vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  y  mettez  !  »  Corot 
«e  retourne  un  instant,  puis  reprend  son  travail  en  murmurant  :  «  Il  a 
peut-être  raison  !  » 


468  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

faire  renaître.  Excepté  un  seul  être  au  monde  qui  fait 
véritablement  battre  mon  cœur,  le  reste  me  fatigue 
vite  et  ne  laisse  pas  de  traces. 

3  octobre.  —  A  S  émir  ami  s ,  le  soir,  avec  Mme  de 
Forget. 

Remis  ce  matin  à  M.  Pothey,  graveur  sur  bois,  le 
dessin  sur  papier  végétal  du  Christ  au  tombeau,  de 
Saint-Denis  du  Saint-Sacrement. 

4  octobre.  —  J'ai  compris  de  bonne  heure  combien 
une  certaine  fortune  (1)  est  indispensable  à  un 
homme  qui  est  dans  ma  position.  Il  serait  aussi 
fâcheux  pour  moi  d'en  avoir  une  très  considérable 
qu'il  le  serait  d'en  manquer  tout  à  fait.  La  dignité,  le 
respect  de  son  caractère  ne  vont  qu'avec  un  certain 
degré  d'aisance.  Voilà  ce  que  j'apprécie  et  qui  est 
absolument  nécessaire,  bien  plus  que  les  petites  com- 
modités que  donne  une  petite  richesse.  Ce  qui  vient 
tout  de  suite  après  cette  nécessité  de  l'indépen- 
dance, c'est  la  tranquillité  d'esprit,  c'est  d'être 
affranchi  de  ces  troubles  et  de  ces  démarches  ignobles, 


(1)  Nous  nous  sommes  appliqué  dans  notre  Étude  à  faire  ressortir 
l'analogie  qui  existait  entre  certaines  faces  de  son  esprit  et  les  faces 
correspondantes  de  l'esprit  de  Stendhal,  notamment  en  ce  qui  touche 
ce  que  nous  avons  appelé  les  principes  diiecteurs  de  la  vie.  N'est-il 
pas  intéressant  de  constater  ici  encore  cette  analogie  et  de  rapprocher 
de  ce  fragment  du  Journal  le  passage  suivant  de  Stendhal  :  «  L'homme 
»  d'esprit  doit  s'appliquer  à  acquérir  ce  qui  lui  est  strictement  nécessaire 
«  pour  ne  dépendre  de  personne;  mais  si,  cette  sûreté  obtenue,  il  perd 
i»  son  temps  à  augmentée  sa  fortune,  c'est  un  misérable.  » 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  469 

•qu'entraînent  les  embarras  d'argent.  Il  faut  beaucoup 
de  prudence  pour  arriver  à  cet  état  nécessaire  et 
pour  s'y  maintenir;  il  faut  avoir  sans  cesse  devant 
les  yeux  la  nécessité  de  ce  calme,  de  cette  absence 
des  soucis  matériels,  qui  permet  d'être  tout  entier  à 
des  tentatives  élevées,  et  qui  empêche  l'âme  et  l'esprit 
de  se  dégrader. 

Ces  réflexions  résultent  de  ma  conversation  de  ce 
soir  avec  ***,  qui  est  venu  me  voir  après  mon  dîner, 
et  de  ce  qu'il  m'a  rapporté  de  la  situation  des  Pier- 
ret.  La  sienne  ne  me  paraît  pas,  dans  l'avenir  et  peut- 
être  maintenant,  beaucoup  meilleure.  Il  a  été  un  fou 
toute  sa  vie;  il  y  a  un  fonds  de  bon  sens  dans  son 
esprit,  et  il  en  a  toujours  manqué  dans  sa  conduite. 

Ce  bon  sens  si  rare  me  sert  de  transition  pour  par- 
ler de  ma  visite  de  ce  matin  à  Chenavard.  En  voilà 
encore  un  qui  est  ou  qui  semble  rempli  de  sens, 
quand  il  parle,  quand  il  démontre,  quand  il  compare 
ou  qu'il  déduit.  Ses  compositions  d'une  part,  et  ses 
prédilections  de  l'autre,  donnent  un  démenti  à  cette 
sagesse.  Il  aime  Michel-Ange,  il  aime  Rousseau:  ces 
talents  et  quelques  autres  très  imposants  sont  de  ceux 
qui  sont  surtout  très  admirés  des  jeunes  gens.  Les 
hommes  à  la  Racine,  à  la  Voltaire,  sont  admirés  des 
esprits  mûrs,  et  le  sont  toujours  davantage. 

Je  ne  peux  attribuer  cette  différence  dans  lestime 
qu'on  en  fait  à  différents  âges,  qu'au  défaut  de  raison 
qu'on  remarque  chez  ces  auteurs  boursouflés,  à  côté 
de  leurs  grandes  qualités.  Il  y  a  chez  Rousseau  quel- 


470  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

que  chose  qui  n'est  pas  naturel,  qui  sent  l'effort  et 
qui  accuse  un  esprit  dans  lequel  se  combattent  le  faux 
et  le  vrai.  Je  soutiens  qu'un  vrai  grand  homme  ne 
contient  pas  une  parcelle  de  faux  :  le  faux,  le  mauvais 
goût,  l'absence  de  vraie  logique,  ce  sont  mêmes  choses. 

Ghenavard  m'a  montré  à  l'appui  de  ses  théo- 
ries, et  pour  justifier  les  intentions  de  sa  composi- 
tion du  Déluge  (1),  un  immense  carton  de  toutes  les 
gravures  qu'il  a  pu  se  procurer  d'après  Michel-Ange. 
Il  m'a  confirmé  dans  mon  sentiment  au  heu  de  m'en 
détourner.  Je  lui  ai  dit  que  le  Jugement  dernier,  par 
exemple,  ne  me  disait  rien  du  tout.  Je  n'y  vois  que 
des  détails  frappants,  frappants  comme  un  coup  de 
poing  qu'on  reçoit;  mais  l'intérêt,  l'unité,  l'enchaîne- 
ment de  tout  cela  est  absent.  Son  Christ  en  croix  ne 
me  donne  aucune  des  idées  qu'un  pareil  sujet  doit 
exciter;  ses  sujets  de  la  Bible  de  même. 

Titien,  voilà  un  homme  qui  est  fait  pour  être  goûté 
par  les  gens  qui  vieillissent  ;  j'avoue  que  je  ne  l'ap- 
préciais nullement  dans  le  temps  où  j'admirais  beau- 
coup Michel-Ange  et  lord  Byron  (2).  Ce  n'est,  à  ce 
que  je  crois,  ni  par  la  profondeur  de  ses  expressions, 
ni  par  une  grande  intelligence  du  sujet  qu'il  vous 
touche,  mais  par  sa  simplicité  et  par  l'absence  d'af- 


(1)  Le  Déluge  était  le  premier  des  quarante  tableaux  représentant 
Y  Histoire  de  l'humanité',  où  Ghenavard  voulait  développer  la  succession 
chronologique  des  principales  phases  de  la  civilisation.  Ces  quarante 
peintures  murales  étaient  destinées  au  Panthéon,  dont  Ghenavard  avait 
conçu  une  décoration  grandiose.  Ce  projet  ne  fut  pas  réalisé. 

(2)  Se  reporter  aux  premières  années  du  Journal. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  471 

fectation.  Les  qualités  du  peintre  sont  portées  chez 
lui  au  plus  haut  point  :  ce  qu'il  fait  est  fait  ;  les  yeux 
regardent  et  sont  animés  du  feu  de  la  vie.  La  vie  et 
la  raison  sont  partout.  Rubens  est  tout  autre  avec 
un  tout  autre  tour  d'imagination,  mais  il  peint  véri- 
tablement des  hommes.  Ils  ne  sont  tous  deux  hors 
de  mesure  que  quand  ils  imitent  Michel-Ange  et 
qu'ils  veulent  se  donner  un  prétendu  grandiose  qui 
n'est  que  de  l'enflure  et  dans  laquelle  les  vraies  qua- 
lités se  noient  ordinairement. 

La  prétention  de  Ghenavard  pour  son  cher  Michel- 
Ange  est  qu'il  a  peint  l'homme  avant  tout,  et  je  dis 
qu'il  n'a  peint  que  des  muscles,  des  poses  dans  les- 
quelles même  la  science,  contre  l'opinion  commune, 
ne  domine  nullement.  Le  dernier  des  antiques  est 
infiniment  plus  savant  que  tout  l'œuvre  de  Michel- 
Ange.  Il  n'a  connu  aucun  des  sentiments ,  aucune 
des  passions  de  l'homme.  Il  semble  qu'en  faisant  un 
bras  et  une  jambe,  il  ne  pense  qu'à  ce  bras  et  à  cette 
jambe,  pas  le  moins  du  monde  à  son  rapport,  je  ne 
dirai  pas  seulement  avec  l'action  du  tableau,  mais 
avec  celle  du  personnage  auquel  il  fait  le  membre... 

Il  faut  convenir  que  certains  morceaux  traites  ainsi 
et  avec  cette  prédilection  exclusive  sont  faits  pour 
passionner  à  eux  seuls.  C'est  là  son  grand  mérite  :  il 
met  du  grand  et  du  terrible  même  dans  un  membre 
isolé.  Pu^et  (1),  avec  un  caractère  différent,  a  en 

(1)  Voir  l'étude  sur  Puget  que  nous  avons  déjà  indiquée,  et  la  Cor- 
respondance, t.  I,  p.  201,  et  t.  11,  p.  254. 


472  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

cela  une  analogie  avec  lui.  Vous  resterez  une  journée 
à  contempler  un  bras  de  Puget,  et  ce  bras  fait  partie 
dune  statue  médiocre  en  somme.  Quelle  est  la  raison 
secrète  de  ce  genre  d'admiration?  C'est  ce  que  je  ne 
me  charge  pas  d'expliquer. 

Nous  avons  parlé  des  règles  de  la  composition.  Je 
lui  ai  dit  qu'une  absolue  vérité  pouvait  donner  l'im- 
pression contraire  à  la  vérité,  au  moins  à  cette  vérité 
relative  que  l'art  doit  se  proposer  ;  et  en  y  pensant 
bien,  l'exagération  qui  fait  ressortir  à  propos  les 
parties  importantes  et  qui  doivent  frapper  est  toute 
logique;  il  faut,  là,  conduire  l'esprit.  Dans  le  sujet  de 
Mirabeau  (1)  à  la  protestation  de  Versailles,  je  lui  ai 
dit  que  Mirabeau  et  l'Assemblée  devaient  être  d'un 
côté  et  l'envoyé  du  Roi  tout  seul  de  l'autre.  Son 
dessin,  qui  montre  des  groupes  agencés  et  balancés, 
des  poses  variées,  des  hommes  causant  entre  eux 
d  une  manière  naturelle  et  comme  il  a  pu  arriver 
dans  cette  circonstance,  est  bien  disposé  pour  l'œil  et 
suivant  les  règles  matérielles  de  la  composition;  mais 
l'esprit  n'y  voit  nullement  l'Assemblée  nationale  pro- 
testant contre  l'injonction  de  M.  de  Brézé.  Cette  émo- 

(1)  En  1831,  le  gouvernement  de  Juillet  avait  mis  au  concours  :  Mira- 
beau répondant  au  marquis  de  Dreux-Brézé.  Delacroix  et  Chenavard 
exécutèrent  chacun  une  composition  sur  ce  sujet.  L'œuvre  de  Delacroix 
a  figuré  à  l'Exposition  universelle  de  1889.  A  propos  de  cette  toile, 
H.  de  la  Madelène  écrivait  :  «  Comme  les  poètes,  Delacroix  devine.  On 
«  ne  peut  même  concevoir  que  les  choses  aient  pu  se  passer  autrement 
«  qu'il  ne  les  a  peintes.  Le  marquis  de  Dreux-Brézé,  signifiant  aux  gens 
«  du  tiers  la  volonté  du  Roi,  n'a  pu  avoir  une  autre  attitude  que  celle 
«  que  l'artiste  lui  prête  en  face  de  la  foudroyante  apostrophe  de  Mira- 
it beau.  »   (Voir  Catalogue  Robaut,  n°  360.) 


JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX.  473 

tion  qui  anime  toute  une  assemblée  comme  elle  ani- 
merait un  seul  homme,  doit  être  exprimée  absolument. 
La  raison  veut  que  Mirabeau  soit  à  leur  tête  et  que 
les  autres  se  pressent  derrière  lui,  attentifs  à  ce  qui 
se  passe  :  tous  les  esprits,  comme  celui  du  spectateur, 
sont  fixés  sur  l'événement.  Sans  doute,  au  moment  où 
le  fait  a  eu  lieu,  Mirabeau  ne  s'est  pas  trouvé  à  point 
nommé  placé  comme  au  milieu  du  tableau;  la  venue 
de  M.  de  Brézé  n'a  peut-être  pas  été  annoncée  de 
manière  à  trouver  l'Assemblée  réunie  en  un  seul 
groupe  pour  le  recevoir  et  en  quelque  sorte  pour 
lui  faire  tête;  mais  le  peintre  ne  peut  exprimer  autre- 
ment cette  idée  de  résistance  :  l'isolement  du  per- 
sonnage de  Brézé  est  indispensable.  Il  est  venu,  sans 
aucun  doute,  avec  des  suivants  et  des  estafiers,  mais 
il  doit  s'avancer  seul  et  les  laisser  à  distance.  Ghena- 
vard  commet  l'incroyable  faute  de  les  faire  arriver 
d'un  côté,  tandis  que  Brézé  arrive  de  l'autre  et  se 
itrouve  confondu  avec  ses  adversaires.  Dans  cette 
scène  si  caractéristique  où  le  trône  est  d'une  part  et 
le  peuple  de  l'autre,  il  place  au  hasard  Mirabeau 
du  côté  où  se  voit  le  trône,  sur  lequel,  autre  incon- 
venance, montent  des  ouvriers  pour  décrocher  les 
draperies.  Il  fallait  que  le  trône  fût  aussi  isolé,  aussi 
abandonné  qu'il  l'était  alors  moralement  par  tout 
le  monde  et  par  l'opinion,  et  surtout  il  fallait  que 
l'Assemblée  lui  fît  face. 

5  octobre.  —  Redemander  à  Riesener  une  gravure 


474  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

de  Clé  lie  que  je  lui  ai  prêtée  il  y  a  plusieurs  années. 
Passé  la  journée  sans  sortir  qu'après  dîner  et  après 
avoir  dormi. 

Se  sentir  enseveli  dans  les  papiers  qui  parlent,  je 
veux  dire  les  dessins,  les  ébauches,  les  souvenirs;  lire 
deux  actes  de  Britannicus,  en  s'étonnant  chaque  fois 
davantage  de  ce  comble  de  perfection  ;  l'espoir,  je 
n'ose  dire  la  certitude,  de  n'être  pas  dérangé;  un  peu 
ou  beaucoup  de  travail,  mais  surtout  la  sécurité  dans 
la  solitude,  voilà  un  bonheur  qui,  dans  beaucoup 
de  moments,  paraît  supérieur  à  tous  les  autres.  On 
jouit  alors  complètement  de  soi;  rien  ne  vous  presse, 
rien  ne  vous  sollicite  de  tout  ce  qui  est  en  dehors 
d'un  cercle  studieux  où,  satisfait  de  peu,  je  veux 
dire  peu  de  ce  qui  plaît  à  la  foule,  mais  aspirant, 
au  contraire,  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand  par  la 
contemplation  intérieure  ou  par  la  vue  des  chefs- 
d'œuvre  de  tous  les  temps,  je  ne  me  sens  ni  accablé 
du  poids  des  heures,  ni  effrayé  de  leur  rapidité.  C'est 
une  volupté  de  l'esprit,  un  mélange  délicieux  de 
calme  et  d'ardeur  que  les  passions  ne  peuvent  donner. 

(Rapporter  ceci  à  ce  que  je  dis  à  Ems  sur  la  néces- 
sité de  jouir  de  soi  avant  tout.) 

7  octobre.  —  Je  ne  sais  si  j'ai  parlé  de  ma  séance 
aux  Italiens  avec  Mme  de  Forget,  mardi,  à  Se  mi- 
ramis.  Les  fioritures  et  le  remplissage  font  du  tort  à 
ce  magnifique  luxe  d'imagination  que  Rossini  pro- 
digue partout.  Ce  sont  des  décorations  incomparables 


JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX.  475 

peintes  sur  du  papier  :  la  trame  laisse  voir  des  parties 
remplies  au  hasard,  ce  qui  affaiblit  l'impression. 

Champrosay,  8  octobre .  —  Parti  pour  Champrosay  L 
à  onze  heures.  Mme  Barbier  m'invite  à  dîner.  Je  n'y 
vais  que  le  soir;  j'y  trouve  V...  et  D...,  que  je  vois 
avec  plaisir.  Ils  repartent  presque  aussitôt.  Arrivée 
à  Champrosay  toujours  délicieuse,  par  le  plus  beau 
temps  du  monde. 

9  octobre.  —  Pluie;  dîné  chez  Barbier  avec  Roda- 
kowsky.  Au  moment  de  sortir  de  table,  arrivent,  à 
pied  et  crottés,  Bixio  et  Villot.  Séance  détestable  à 
table.  Tout  ce  monde,  dont  étaient  Mme  Bixio  et  sa 
fille,  repartant  une  heure  après  par  un  temps  hor- 
rible. 

10  octobre.  —  Le  soir  chez  Mme  Barbier,  où  on  a 
été  fort  gai,  en  compensation  de  l'algarade  d'hier. 
Dans  le  jour,  travaillé  et  fait  des  peintures  de  souve- 
nir de  la  grosse  clématite  de  Soisy  et  de  la  vue  de 
Fromont. 

11  octobre.  —  Beaucoup  de  travail,  qui  m'empêche 
d'écrire  ici. 

Le  soir,  je  ne  suis  pas  sorti.  J'ai  dormi  après  mon 
dîner,  et  me  suis  promené  à  la  maison. 

12  octobre.  —  Travaillé   toute  la  journée  jusqu'à 


476  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

trois  heures  passées  avec  frénésie.  Je  ne  pouvais  m'en 
détacher.  J'ai  avancé  la  grisaille  du  Marocain  qui 
monte  à  cheval  (1),  le  Combat  du  lion  et  du  tigre  (2), 
la  petite  Femme  d'Alger  avec  un  lévrier  (3),  et  mis 
de  la  couleur  sur  le  carton  de  Y Hamlet  et  Polonius  à 
terre  (4). 

La  promenade,  après  un  pareil  temps  de  travail,  est 
vraiment  délicieuse.  Le  temps  est  toujours  très  beau. 
Il  faut  décidément,  le  matin,  que  je  ne  jouisse  de  la 
campagne  que  de  mes  fenêtres  ;  la  moindre  sortie  me 
dissipe  et  me  condamne  à  l'ennui  le  reste  de  la  jour- 
née, par  la  difficulté  de  retrouver  de  l'entrain  pour 
le  travail  ensuite. 

Je  suis  descendu  jusqu'à  la  rivière  et  ai  été  revoir 
la  vue  de  Trousseau  que  j'avais  faite  sur  le  carton  : 
cela  n'était  point  du  tout  semblable.  Le  paysage  qu'il 
me  faut  n'est  pas  le  paysage  absolument  vrai  ;  et 
cette  abolue  vérité  est-elle  encore  dans  les  paysa- 
gistes qui  ont  fait  vrai,  mais  qui  sont  restés  classés 
comme  de  grands  artistes?  Rien  n'égale,  à  ce  qu'il 
semble,  la  vérité  des  Flamands  ;  mais  combien  n'y 
a-t-il  pas  de  l'homme  dans  l'œuvre  de  cette  école  ! 
Les  peintres  qui  reproduisent  tout  simplement  leurs 
études  dans  leurs  tableaux  ne  donneront  jamais  au 
spectateur  un   vif  sentiment  de  la  nature.  Le  spec- 


(1)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1076. 

(2)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°»  1304  à  1307. 

(3)  Voir  Catalogue  Robaut,  n°  1045. 

(4)  Voir  Catalogue  Robaut,  n0'  589  et  766. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  477 

tateur  est  ému,  parce  qu'il  voit  la  nature  par  souve- 
nir, en  même  temps  qu'il  voit  votre  tableau.  Il  faut 
que  votre  tableau  soit  déjà  orné,  idéalisé,  pour  que 
l'idéal,  que  le  souvenir  fourre,  bon  gré,  malgré,  dans 
la  mémoire  que  nous  conservons  de  toutes  choses, 
ne  vous  trouve  pas  inférieur  à  ce  qu'il  croit  être  la 
représentation  de  la  nature. 

— r  Ce  jour,  fameux  chapon  à  l'ail  qui  eût  fait 
reculer  une  compagnie  de  grenadiers  anglais. 

Le  soir,  promené  avec  Jenny.  La  vue  des  étoiles 
brillant  à  travers  les  arbres  m'a  donné  l'idée  de  faire 
un  tableau  où  on  verrait  cet  effet  si  poétique,  mais 
difficile  en  peinture  à  cause  de  l'obscurité  du  tout  : 

Fuite  en  Egypte.  Saint  Joseph  conduisant  l'âne  et 
éclairant  un  petit  gué  avec  une  lanterne  ;  cette  faible 
lumière  suffirait  pour  le  contraste. 

Ou  bien  les  Bergers  allant  adorer  le  Christ  dans 
l'étable,  qu'on  verrait  dans  le  lointain  tout  ouverte. 

Ou  la   Caravane  qui  amène  les  Rois  mages. 

- —  Conversation  avec  J.  L...,  en  réponse  à  l'asser- 
tion de  Chenavard,  qui  trouve  que  les  talents  valent 
moins  dans  un  temps  qui  ne  vaut  guère.  Ce  que  j'au- 
rais été  du  temps  de  Raphaël,  je  le  suis  aujourd'hui. 
Ce  qu'est  Chenavard  aujourd'hui,  c'est-à-dire  ébloui 
par  le  gigantesque  de  Michel-Ange,  il  l'eût  été, 
à  coup  sûr,  de  son  temps.  Rubens  est  tout  aussi 
Rubens  pour  être  venu  cent  ans  plus  tard  que  les 
immortels  d'Italie;  si  quelqu'un  est  Rubens  aujour- 
d'hui ou  tout  autre,  il  ne  F  est  que  davantage.  Il  orne 


478  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

son  siècle  à  lui  tout  seul,  au  lieu  de  contribuer  à  son 
éclat  en  compagnie  d'autres  talents.  Quant  au  succès 
du  moment,  il  peut  être  douteux  ;  quant  au  nombre 
des  approbateurs,  il  peut  être  borné  ;  mais  tel  admi- 
rateur perdu  dans  la  foule  est  tout  aussi  ému  que 
ceux  qui  ont  accueilli  Raphaël  et  Michel- Ange.  Ce 
qui  est  fait  pour  des  hommes  trouvera  toujours  des 
hommes  pour  y  mettre  le  prix. 

Je  sais  bien  que  Chenavard,  toujours  entêté  de  son 
fameux  style,  n'admet  pas  que  la  supériorité  puisse 
se  trouver  dans  tous  les  genres.  Le  beau  qui  convient 
à  tel  siècle  lui  paraîtra  un  beau  de  qualité  inférieure; 
mais  en  lui  passant  même  cette  idée,  pense-t-il  qu'un 
homme  vraiment  supérieur  ne  portera  dans  quelque 
genre  que  ce  soit  assez  de  force,  assez  de  nouveauté 
pour  faire  de  toute  espèce  de  genre  un  genre  supé- 
rieur, comme  il  l'est  lui-même  à  ce  qui  l'entoure? 

15  octobre.  —  Dîné  chez  Barbier  avec  Dagnan,  les 
Marseillais  Pastré,  Pascal,  Genty  de  Bussy,  etc.  (1), 
Villot  aussi. 

Dagnan  raconte  l'histoire  du  duel  du  maréchal 
Maison,  quand  il  n'était  que  garçon  tapissier,  et  qui 
a  probablement  décidé  de  sa  vocation  militaire. 

Tous  les  jours  se  passent  à  travailler  le  matin. 

J'aurai  presque  entièrement  fait  les  trois  tableaux 

(1)  Genty  de  Bussy,  administrateur  et  homme  politique,  devint  con- 
seiller d'Etat,  et  siégea  à  la  Chambre  des  députés  de  1842  à  1848,  époque 
où  il  rentra  dans  la  vie  privée  et  fut  mis  en  disponibilité. 


JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX.  479 

que  j'avais  apportés  en  projet,  les  toiles  encore 
fraîches.  J'avais  le  Christ  dormant  pendant  la  tem- 
pête, Combat  de  lion  et  de  tigre,  Marocain  montant 
à  cheval  ;  en  outre,  avancé  le  Polonius  et  Y Hamlet 
(sur  carton),  une  Odalisque,  d'après  un  daguerréo- 
type et  que  j'ai  apportée  ébauchée. 

Je  m'impose,  et  cela  me  réussit,  de  ne  rien  finir  que 
l'effet  et  le  ton  soient  complètement  trouvés,  allant 
toujours,  redessinant  et  corrigeant,  et  le  tout  au  gré 
de  mon  sentiment  du  moment;  et  au  fait,  y  a-t-il  rien 
de  plus  sot  que  d'aller  autrement?...  Mon  sentiment 
d'hier  peut-il  me  guider  aujourd'hui  ?  J'ignore  la 
manière  des  autres.  Celle-là  seule  est  faite  pour  moi. 
Quand  tout  a  été  conduit  de  la  sorte,  le  fini  n'est  rien, 
surtout  quand  on  a  des  tons  qui  rentrent  tout  de 
suite  dans  ceux  déjà  trouvés.  Sans  cela  l'exécution 
perdrait  sa  franchise,  et  Ion  gâterait  la  vivacité  des 
touches  de  sentiment  qui  ne  semblent  alors  presque 
pas  modifiées. 

Avant  de  repeindre,  il  faut  enlever  les  épaisseurs. 

17  octobre.  —  Ton  de  la  mer  dans  le  Christ  dor- 
mant sur  les  eaux  :  terre  d'ombre  naturelle,  bleu  de 
Prusse,  un  peu  de  chrome  clair.  —  Bleu  de  Prusse  et 
terre  de  Sienne  naturelle  très  foncée  à  côté  de  laque 
et  blanc  donne  par  le  mélange  un  violet  essentiel.  — 
Sienne  naturelle  et  chrome  foncé. 

19  octobre.  —  Pour  conserver  le  raisin  :  Le  cueillir 


480  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

par  un  temps  sec,  le  placer  dans  des  paniers  sans  le 
froisser,  le  transporter  dans  une  chambre  au  midi,  et 
on  le  range  avec  précaution  en  isolant  les  grappes 
sur  une  légère  couche  de  paille;  une  fois  placé,  il  ne 
faut  pas  le  toucher  pour  le  servir.  Les  fenêtres  gar- 
nies de  persiennes  et  non  de  volets  ;  toujours  tenir 
fermé  pour  demi-lumière;  ne  pas  ouvrir  les  fenêtres. 

21  octobre.  —  Les  rôles  de  Racine  sont  presque 
tous  parfaits.  Il  a  pensé  à  tout,  n'a  point  fait  de 
remplissages:  Burrhus.  premier  rôle  s'il  en  fut; 
Narcisse  de  même  ;  Britannicus,  le  naïf,  Tardent, 
l'imprudent  Britannicus ;  Junie,  si  aimante,  mais  dé- 
licate, prudente  au  milieu  de  toute  sa  tendresse,  mais 
prudente  seulement  pour  son  amant.  Je  passe  sous 
silence  Néron  et  Agrippine,  parce  que,  au  théâtre, 
avec  deux  rôles  comme  ceux-là,  avec  un  seul  quand 
il  est  rempli  par  un  acteur  passable,  on  sort  content; 
on  croit  qu'on  a  vu  une  pièce  de  Racine,  même  quand 
on  a  laissé  passer  sans  les  remarquer,  à  travers  le 
débit  des  mauvais  auteurs,  toutes  ces  nuances,  qui 
sont  cependant  tout  Racine. 

Il  y  a  des  pièces  où  le  personnage  principal, 
celui  qui  est  le  pivot  de  la  pièce,  est  sacrifié  et  donné 
toujours  à  des  subalternes.  Est-il  un  personnage 
comparable  à  celui  à" Agamemnon?  L'ambition,  la 
tendresse,  ses  attitudes  devant  sa  femme,  enfin  ses 
agitations  perpétuelles,  qu'on  ne  peut  imputer  pour- 
tant à  une  faiblesse   de   sentiment,   qui  lui   ôterait 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  481 

l'estime  du  spectateur,  mais  à  la  situation  la  mieux 
faite  pour  mettre  à  l'épreuve  un  grand  caractère.  Je 
ne  dis  pas  que  le  rôle  &  Achille,  que  prend  ordinai- 
rement le  coryphée  du  théâtre,  soit  inférieur  à  celui 
à"  Agamemnon  ;  il  est  ce  qu'il  doit  être,  mais  ce  n'est 
pas  celui-là  qui  fait  l'intérêt  de  la  pièce.  Clytemnestre, 
Achille,  Iphicjénie,  tous  personnages  frappants  par 
la  passion,  parleur  situation  dans  la  pièce,  mais  qui 
sont  en  quelque  sorte  des  instruments  pour  agir  sur 
Agamemnon,  qui  le  poussent,  le  pressent  dans  des 
sens  divers. 

Combien  y  a-t-il  de  gens  qui  réfléchissent  à  tout 
cela  dans  un  spectacle?...  et  à  ceux  qui  sont  capables 
de  réfléchir,  je  demanderai  si  c'est  le  jeu  des  acteurs 
qui  les  a  portés  à  se  rendre  compte  de  ces  impressions 
diverses  ? 

22  octobre.  —  Travaillé  un  peu  à  Y  Odalisque  d'après 
le  daguerréotype,  sans  beaucoup   d'entrain. 

Le  soir  chez  Barbier;  Villot  y  était.  Nous  ne  nous 
sommes  pas  dit  une  parole. 

Augerville,  23  octobre.  —  Parti  à  sept  heures 
moins  un  quart.  Pluie.  —  Voyagé  dans  l'omnibus 
jusqu'à  Villeneuve  en  face  d'un  ecclésiastique  de  la 
plus  belle  figure,  un  peu  dans  le  genre  de  Cottereau. 
—  Attendu  pour  le  convoi. 

Arrivé  à  Fontainebleau  par  la  pluie  et  trouvé  le 
cabriolet  attelé.  Route  à  travers  la  forêt,  qui  eût 
ii.  31 


482  JOURNAL   D'EUGENE   DELACROIX. 

été  plus  agréable  sans  le  froid,  dont  je  ne  pouvais 
me  garantir  malgré  mes  précautions. 

Arrivé  vers  une  heure  à  Augerville.  Personne  n'était 
la  ;  j'ai  été  trouver  Berryer  et  ces  dames  dans  le  parc. 

Il  y  a  peu  de  monde  ;  cela  met  moins  d'entrain. 
La  princesse  n'y  est  pas,  Mme  de  la  Grange  non 
plus,  Mme  de  Suzannet  non  plus  ;  cela  fait  beaucoup 
de  charme  de  moins.  L'ami  de  Berryer,  Richomme  (1), 
est  un  bonhomme  très   amusant. 

Le  soir,  jetais  très  fatigué  et  suis  monté  après  la 
musique.  Petits  morceaux  de  Batta,  de  sa  composi- 
tion, très  gracieux. 

Berryer  nous  conte  à  dîner  sa  visite  au  fameux 
Dugas,  d'Amiens,  pour  lui  commander  un  pâté.  Il  le 
trouve  dans  son  cabinet,  dans  une  robe  de  chambre  à 
grands  ramages  et  avec  la  gravité  convenable,  tirant 
de  son  tiroir  les  assaisonnements  de  ses  pâtés,  qu'il 
distribuait  à  ses  garçons  et  à  ses  fils  chargés  aussi  de 
la  confection,  et  graduant  les  doses  à  raison  de  la 
proportion  du  pâté  ou  du  lieu  où  on  devait  l'em- 
ployer. Il  s'informait  aussi  du  moment  où  on  devait 
manger  le  pâté. 

C'était  à  dîner  ;  on  parlait  beaucoup  de  cuisine, 

(î)  Mme  Jaubert  donne  sur  Richomme  les  détails  suivants  :  «  L'intérieur 
►  de  Berryer  paraîtrait  incomplet  si  l'on  n'y  retrouvait  la  figure  de  son 
«fidèle  Richomme,  qui  avait  débuté  dans  la  même  étude  d'avoué  que 
«  lui,  tous  deux  clercs  et  compagnons  de  plaisir...  Une  déraison  pleine 
»  de  comique,  des  lueurs  de  bon  sens  et  de  sensibilité,  une  gaieté  inalté- 
»  rable  avec  un  grain  de  malice,  tel  était  l'hôte  admis  au  foyer  de  Ber- 
»  ryer,  sans  que  jamais  il  pût  sentir  que  la  main  qui  donne  est  au-dessus 
*de  celle  qui  reçoit.  » 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  483 

et  je  disais  quelle  dégénérait.  Berryer  citait  à  ce 
propos  la  préface  de  Carême  attestant,  de  cette 
décadence  qu'il  déplore,  les  mânes  de  l'immortel  La- 
voypiere  son  maître.  Cet  illustre  artiste  avait  été 
choisi  par  Murât,  pour  le  suivre  à  Naples,  quand  il  fut 
fait  roi.  Le  grand  Lavoypiere  se  récria  sur  la  barbarie 
du  pays  où  il  arrivait  :  «  On  me  donne  deux  batte- 
ries, grands  dieux  !  deux  batteries  pour  faire  la  cuisine 
d'un  roi!  » 

J'ai  oublié  de  mentionner  que  l'illustre  Dugas, 
l'homme  aux  pâtés  d'Amiens,  avait  cru  devoir  em- 
porter dans  la  tombe  le  secret  de  ses  doses.  Il  en 
avait  déshérité  ses  fds  :  ceci  est  le  trait  de  caractère 
de  l'artiste,  de  l'homme  inspiré.  Le  grand  Dugas  eût 
tué  ses  disciples  ignorants,  de  peur  de  voir  compro- 
mettre la  réputation  des  produits  auxquels  son  nom 
avait  donné  la  célébrité. 

Il  nous  conte  l'histoire  de  ce  garçon  menuisier,  qui 
allait  travailler  chez  X...,  lequel  était  très  habile  sur 
le  violon.  Cet  homme  enthousiasmé  ne  se  lassait  pas 
de  l'entendre  et  lui  montrait  le  désir  d'en  apprendre 
autant.  L'artiste  le  fait  venir  à  ses  moments  perdus, 
le  dimanche,  quand  il  peut,  et  lui  fait  faire  des 
exercices.  Au  bout  d'un  certain  temps  le  menuisier, 
trouvant  l'apprentissage  un  peu  long,  lui  dit  :  «  Mon- 
sieur, je  ne  suis  qu'un  pauvre  homme,  et  ne  puis 
mettre  à  cela  autant  de  temps  qu'un  monsieur  tel 
que  vous.  Soyez  assez  bon  pour  m'apprendre  tout 
de  suite  le  mot  fin.  » 


484-  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

24  octobre.  —  Couru  dans  le  parc  par  un  très  beau 
temps  et  sorti  seul  avec  bonheur  aussitôt  ma  toilette 
faite.  Je  vais  par  le  canal  et  les  treilles  jusqu'aux  ro- 
chers ;  charmant  souvenir  de  courts  moments  que  j'y 
ai  passés.  Je  me  trouve  encore  trop  jeune  et  tout 
surpris  et  presque  attristé  de  mon  émotion...  Je 
dessine  quelques-unes  des  figures  fantastiques  de 
rochers  (1). 

Berryer,  au  déjeuner,  nous  parle  de  Beugnot(2). 
Il  lui  disait  un  jour,  à  propos  de  je  ne  sais  quelle 
affaire,  qu'il  avait  manqué  de  caractère  à  cette  oc- 
casion :  «  Du  caractère  !  lui  dit  Beugnot,  mais  je  n'en 
ai  jamais  eu;  je  n'ai  pas  le  moindre  caractère;  si  j'en 
avais  eu  autant  qu'on  m'accorde  d'esprit,  j'aurais 
soulevé  des  montagnes.  » 

Sorti  avec  ces  dames,  Batta  et  Richomme.  A 
déjeuner,  ce  dernier  très  amusant  avec  le  docteur 
Aublé,    de   Malesherbes. 

Berryer  rappelle  aussi  ce  mot  de  Pescatore,  disant 
que  ses  serres  l'ennuient  et  qu'il  a  envie  de  prendre 
le  goût  des  tableaux. 


(1)  Surtout  les  rochers  qui  donnaient  l'illusion  de  figures  humaines, 
«ux  mouvements  les  plus  contorsionnés.  Il  a  trouvé,  dans  ces  croquis, 
l'inspiration  de  plusieurs  sujets. 

(2)  Jacques-Claude  Beugnot  (1761-1835),  ancien  député  constitu- 
tionnel à  la  Législative,  emprisonné  sous  la  Terreur;  préfet  de  la  Seine- 
Inférieure  après  le  18  brumaire,  puis  conseiller  d'Etat  et  administrateur 
du  grand-duché  de  Berg,  sous  l'Empire;  se  rallia  aux  Bourbons,  devint 
ministre  sous  la  Restauration  et  fut  élevé  à  la  pairie  en  1830.  Il  est  l'au- 
teur du  mot  fameux,  attribué  au  comte  d'Artois  revenant  à  Paris  :  «  Il 
n'y  a  rien  de  changé  en  France,  il  n'y  a  qu'un  Français  de  plus.  » 


JOURNAL    D'EUGENE  DELACROIX.  /<85 

27  octobre.  —  J'écris  à  Mme  de  F...  (1). 

Promenade  hors  du  parc  avec  le  docteur  Aublé, 
Richomme  et  Mme  de  C***.  Moulin,  chemin  couvert 
en  montant,  et  retour  dans  un  endroit  charmant  mêlé 
de  bois  et  de  roches. 

—  Mme  Berryer,  la  belle-fille,  veut  faire  maigre, 
malgré  la  dispense  de  l'évêque  d'Orléans  pour  tout 
son  diocèse.  Elle  ressemble  au  paysan  qui,  au  milieu 
d'un  prône  qui  avait  arraché  des  larmes  à  tout  le 
monde,  était  resté  indifférent  et  dit  aux  gens  qui 
lui  reprochaient  sa  froideur,  qu'il  n'était  pas  de  la 
paroisse. 

Je  dis  à  ce  propos  qu'abstraction  faite  de  tout  sen- 
timent particulier,  je  trouvais  le  protestantisme  une 
absurdité.  Berryer  me  dit  que  Thiers  avait  dit  pré- 
cisément la  même  chose  au  prince  de  Wurtemberg... 
«  Vous  êtes  contre  la  tradition  du  genre  humain, 
contre  le  résumé  de  toutes  les  philosophies,  et  qui 
contient  tout,  etc.  » 

Berryer  nous  lit  le  soir  des  proverbes. 

29  octobre.  —  A  Malesherbes  avec  ces  dames  :  pe- 
tit château  de  Rouville,  à  un  monsieur  d'Aboville. 
Très  beau  pin  maritime  dans  les  rochers. 

Berryer  nous  conte  l'histoire  de  Henri  IV  égaré 
dans  les  environs,  en  revenant  de  chez  sa  maîtresse, 
Henriette  d'Entragues,  qu'il  était  venu  voir  de  Fon- 

(1)  Voir  celte  lettre  de  Delacroix  à  la  Correspondance,  t.  II,  p.  1  15. 


486  JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX. 

tainebleau.  Il  était  seul,  et,  entrant  dans  une  espèce  de 
cabaret,  il  s'attable  et  demande  qu'on  lui  fasse  venir 
le  bon  drille  de  l'endroit  pour  causer  avec  lui.  On  lui 
amène  un  homme  nommé  Gaillard,  que  le  Roi  fait 
asseoir  en  face  de  lui.  «  Quelle  est  la  différence  d  un 
gaillard  à  un  paillard?  »  lui  dit-il.  «  M'est  avis,  dit 
l'autre,  qu'il  y  a  entre  eux  la  largeur  de  cette  table.  » 

Il  écrit  à  M.  de  X***,  qui  avait  perdu  un  œil  dans 
une  bataille  à  côté  de  lui  :  «  Borgne,  nous  nous  bat- 
tons après-demain  ;  trouve-toi  à  tel  endroit  avec  ta 
compagnie,  et  gare  les  Quinze-Vingts!  » 

L'anecdote  de  Napoléon  allant  au  mariage  de  Ma- 
ret  (1)  à  Saint-Cloud  ou  à  Versailles.  Il  avait  Talley- 
rand  dans  sa  voiture;  il  lui  dit  que  sa  jeunesse  avait 
fini  à  Saint-Jean  d'Acre  ;  il  voulait  dire,  sans  doute, 
sa  confiance  en  son  étoile.  Les  Anglais,  disait-il,  l'a- 
vaient arrêté  là,  comme  il  était  en  train  d'aller  à  Con- 
stantinople.  «  Au  reste,  dit-il,  ce  qu'on  m'a  empêché 
défaire  par  le  Midi,  peut-être  un  jour  le  fer  ai- je  par 
le  Nord.  »  Talleyrand,  surpris,  écrivait  quelques 
jours  après  à  une  vieille  femme  de  l'ancien  régime 
très  connue  :  «  Je  ne  sais  si  cet  homme  est  fou  (c'était 
encore  au  commencement  du  consulat);  voilà  ce  qu'il 
m'a  dit  l'autre  jour.  » 

Cette  lettre  tomba  plus  tard  dans  les  mains  de 
Pozzo  ;  c'était  au  moment  de  la  campagne  de  1812. 
Pozzo,  qui  allait  partout   cherchant  des  ennemis   à 

(1)  Maret,  qui  reçut  plus  tard  le  titre  de  duc  de  Bassano,  était  alors 
secrétaire  général  du  Premier  Consul. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  487 

Napoléon,  va  jusqu'au  Divan.  Comme  la  Turquie 
était  en  guerre  avec  la  Russie,  et  au  moment  où  une 
armée  russe  s'avançait,  il  montre  la  lettre,  et  vient  à 
bout  de  faire  conclure  entre  les  deux  empires  le  traité 
qui  permit  à  la  Russie  de  porter  toutes  ses  forces 
contre  la  France. 

—  Revenu  ce  jour  par  de  très  beaux  sites,  entre  au- 
tres le  puits  singulier  qu'on  voit  extérieurement.  Je 
regrette  bien  de  n'avoir  pas  fait  un  croquis. 

Rochers  sur  le  devant,  etc.,  comme  aussi  un  cou- 
vert d'arbres  où  je  me  suis  rappelé  Norma. 

30  octobre.  —  Temps  magnifique  depuis  trois  jours* 
—  Dans  la  journée,  promenade  avec  ces  dames,  Ber« 
ryer  et  le  jeune  M.  de  Quéru,  par  cet  admirable 
temps  et  avec  un  grand  sentiment  de  plaisir.  Le  clair 
de  lune  est  magnifique  après  dîner  ;  je  n'en  jouis  qu'à 
moitié,  à  cause  du  cher  Richomme  qui  n'a  rien  de 
romantique,  mais  qui  est  un  bonhomme  qui  me  plaît 
comme  cela.  Nous  avons  le  soir  avec  nous  M.  de  Lan- 
renceau,  qui  était  arrivé  avec  sa  femme  pour  dîner. 

Mme  de  G...,  fort  à  son  avantage  au  dîner:  je 
tiens  mon  cœur  à  deux  mains  en  sa  présence,  mais 
seulement  quand  elle  a  sa  grande  toilette  et  qu'elle 
montre  ses  bras  et  ses  épaules  ;  je  redeviens  très  rai- 
sonnable dans  la  journée,  quand  elle  a  sa  robe  du. 
matin.   Elle  est  venue  ce  matin  voir  les  peintures  de 

ma  chambre  et  m'a  sans  façon  mené  voir  celles  de  la. 

i 

sienne,  en  me  faisant  passer  par  le  cabinet  de  toilette^ 


488  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

Ce  qui  me  rassure  sur  ma  sagesse,  c'est  que  j'ai  pensé 
que  ce  cabinet  de  toilette  et  cette  chambre  avaient 
vu  dans  d'autres  moments  la  piquante  M...,  qui  n'a 
ni  ces  bras  ni  cette  gorge  que  je  soupçonne,  mais 
qui  me  plaît  par  le  je  ne  sais  quoi,  par  l'esprit,  par 
la  malice  des  yeux,  par  tout  ce  qui  fait  qu'on  se 
souvient. 

—  La  grand'mère  de  M.  de  Kerdrel  lui  disant  au 
moment  où,  après  avoir  été  élu  en  1848,  il  allait  sié- 
ger à  Paris:  «  Mon  fils,  vous  allez  aux  Etats,  défen- 
dez bien  les  intérêts  de  la  Bretagne.  » 

La  grand'mère  ou  la  mère  de  M.  de  Corbière,  à 
qui  on  faisait  compliment  de  ce  que  son  fils  était  mi- 
nistre :  «  Mon  Dieu!  la  révolution  n'est  donc  pas  finie, 
puisque  Pierrot  est  ministre?  » 

—  Les  cygnes  qui  vont  visiter  leurs  petits. 

—  Partition  à'Olette.  Partition  des  Nozze...  tout 
cela  charmant. 

31  octobre.  —  Après  dîner,  Berryer  nous  conte 
l'histoire  de  son  grand-oncle  Varroquier. 

Envoyé  par  son  père  avec  son  frère  cadet  pour  étu- 
dier chez  le  procureur,  ou  quelque  chose  d'appro- 
chant, comme  ils  étaient  un  jour  sur  le  Cours-la-Reine, 
la  duchesse  de  Berry  vint  à  passer.  Sur  sa  bonne  mine, 
qui  était  remarquable,  la  princesse  leur  envoie  un  va- 
let de  pied  pour  leur  dire  qu'elle  désirait  lui  parler. 
On  le  fait  monter  en  voiture,  et  il  disparaît  pendant 
quarante-huit  heures,  au  bout  desquelles  il  reparaît 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  480 

pourvu  d'un  bon  emploi  clans  la  finance  dans  quelque 
province.  Les  deux  frères  mènent  joyeuse  vie  et  se 
carrent  dans  leur  poste  jusqu'à  la  mort  de  la  du- 
chesse, qui  fut  assez  prompte. 

Voilà  mes  hommes  renvoyés;  mais  au  lieu  de  re- 
tourner au  pays,  accoutumés  à  un  certain  genre  de 
vie,  et  dans  l'âge  des  entreprises,  ils  font  argent  de 
leurs  meubles,  de  tout  ce  qu'ils  peuvent,  et  s'en  vont 
mener  à  peu  près  la  même  vie  en  Italie,  à  Rome  ou  à 
Naples.  Quand  vient  le  moment  où  il  n'y  avait  plus 
d'argent,  ils  s'imaginent  de  se  donner  à  eux-mêmes 
un  brevet  de  médecin  et  de  faire  des  pilules  qu'ils 
s'en  vont  vendant  le  long  de  leur  voyage  par  retour. 

Revenus,  de  guerre  lasse,  au  giron  paternel,  ils 
furent  traités  de  bonne  sorte,  de  libertins,  de  débau- 
chés. Cependant  le  père  s'apaisa,  et  ils  reprirent  l'un 
et  l'autre  je  ne  sais  quelle  manière  de  vivre  dans  leur 
petit  endroit.  Le  père,  un  jour,  leur  demanda  des  dé- 
tails sur  le  fameux  carnaval  de  Venise,  pensant  qu'on 
ne  pouvait  avoir  été  en  Italie  sans  pouvoir  en  donner 
des  nouvelles.  Nos  deux  voyageurs  avouent  qu'ils  n'en 
avaient  rien  vu,  attendu  qu'ils  n'avaient  point  été  à 
Venise,  à  la  grande  surprise  du  père  Varroquier. 

Sur  cette  idée,  leur  tête  s'enflamme  de  nouveau, 
et,  lassés  de  la  vie  bourgeoise,  après  avoir  obtenu 
d'une  tante  quelque  argent,  ils  s'embarquent  de  nou- 
veau et  retournent  en  Italie,  où  le  cadet  mourut  je 
ne  sais  comment. 

C'est  le  grand-oncle  lui-même  qui  raconta  depuis 


490  JOURNAL   D'EUGENE  DELACROIX. 

à  Berryer,  âgé  de  seize  ans,  au  moment  où  il  allaita 
Paris,  toute  cette  bonne  histoire. 

—  Le  temps  est  magnifique  ;  je  suis  dehors  presque 
toute  la  journée.  Je  me  suis  presque  endormi  sur  un 
banc,  pendant  que  M.  de  Laurençot  contait  à  Ri- 
chomme  et  à  moi  ses  idées  sur  la  révolution  de  1848 
et  ses  portraits  des  hommes  de  ce  temps-là. 

Promenade  avec  Mlle  Vaufreland  et  Mme  deL...r 
dans  le  parc  et  le  potager. 

Agréable  soirée.  Berryer  nous  lit  Y  Ecole  des  bour- 
geois. 

1er  novembre.  —  Remonté  le  matin  avant  déjeuner 
dans  le  parc  un  moment.  On  devait  déjeuner  un  peu 
plus  tôt  pour  aller  à  la  messe.  J'ai  rencontré  là 
Mme  de  C...,  descendue  je  ne  sais  pourquoi. 

Un  peu  de  bateau  dans  la  journée  ;  elles  s'écoulent 
doucement,  mais  franchement  ;  c'est  trop  d'abandon 
de  tout  exercice  d'imagination.  Qu'est-ce  donc,  grand 
Dieu!  que  la  vie  de  ces  gens  qui  vivent  toujours 
comme  je  le  fais  dans  ce  moment-ci  !  Tous  ces  élé- 
gants, toutes  ces  femmelettes,  ne  font  pas  autre  chose 
que  se  traîner  d'un  temps  à  l'autre  en  ne  faisant  rien 
ou  en  ne  soccupant  de  rien. 

Promenade  avec  Richomme  à  la  fin  de  la  journée, 
pendant  les  vêpres,  dont  nous  sommes  dispensés  y 
puis  avec  lui  et  Gadignan. 

Le  soir,  billard,  le  fameux  mistigri,  etc. 

—  Je  suis  de  mauvaise  humeur  contre  moi-même. 


JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX.  491 

—  M.  de  Gadillan  me  parle  longuement  dune 
affaire  que  Berryer  doit  plaider  pour  des  domestiques 
auxquels  leur  maître  a  légué  sa  fortune  ;  ce  jeune 
homme,  qui  travaille  avec  lui  continuellement  et  lui 
prépare  ses  affaires,  me  le  fait  voir  bien  plus  grand 
encore  que  je  ne  le  croyais.  Il  me  parle  de  son  désin- 
téressement, de  son  mépris  de  ce  qui  est  en  dessous 
de  lui.  Il  ne  veut  pas  aller  à  Orléans  ni  je  ne  sais  où, 
plaider  pour  M.  Jouvin,  gantier,  qui  ne  lui  demande 
que  quelques  instants  de  son  talent  et  lui  offre  dix 
mille  francs  pour  cela. 

2  novembre.  —  J'ai  été  bien  frappé  de  la  messe 
des  Morts,  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  la  religion  pour 
l'imagination,  et  en  même  temps  combien  elle  s'a- 
dresse au  sens  intime  de  l'homme. 

Beau  mites,  beau  pacifici  :  quelle  doctrine  a  jamais 
fait  ainsi,  de  la  douceur,  de  la  résignation,  de  la 
simple  vertu,  l'objet  unique  de  l'homme  sur  la  terre! 

Beau  pauperes  spiritu  :  le  Christ  promet  le  ciel  aux 
pauvres  d  esprit,  c'est-à-dire  aux  simples.  Cette  parole 
est  moins  faite  pour  abaisser  l'orgueil  dans  lequel  se 
complaît  l'esprit  humain  quand  il  se  considère,  que 
pour  montrer  que  la  simplicité  du  cœur!  l'emporte 
sur  les  lumières. 

3  novembre.  —  Pluie  ;  le  temps  se  remet  le  soir. 
Promenade,  après  déjeuner,  sous  les  pins,  avec  Ri- 
chomme  et  L. . .  Berryer  vient  nous  joindre  avant  diner. 


492  JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX. 

Avant  dîner,  promenade  avec  Mlle  de  Vaufrcland, 
Berryer,  Richomme  ;    allées   dn   haut,    sapins,  etc. 

Le  mistigri  a  occupé  une  partie  de  la  soirée...  Je 
suis  effrayé  de  la  difficulté  de  fixer  mon  attention  sur 
des  bagatelles  comme  celles-là  :  j'ai  F  air  d'un  imbécile. 

L'air  du  Comte  Ory  me  roule  sans  cesse  dans  la 
tête.  Je  l'ai  étudié  au  piano;  maintenant  je  ne  puis 
m'en  distraire. 

Arrêté  le  départ,  dans  la  journée,  avec  Berryer, 
pour  mardi. 

4  novembre.  —  Je  pense  en  me  levant  à  l'impossi- 
bilité de  faire  la  moindre  chose  dans  la  situation  où 
je  suis.  La  solitude  seule,  et  la  sécurité  dans  la  soli- 
tude, permettent  d'entreprendre  et  d'achever. 

Champrosay ,  7  novembre.  —  Parti  d'Augerville  à 
neuf  heures  et  demie. 

Eté  d'abord  à  Étampes  avec  ces  trois  dames; 
d'Etampes  à  Juvisy  avec  Mme  de  G... 

J'étais  à  Champrosay  avant  trois  heures.  Ma  bonne 
Jenny  m'attendait  au  chemin  de  fer.  J'ai  été  attristé 
de  lui  voir  mauvaise  mine.  Elle  est  mieux  que  je  ne 
pensais  ;  elle  avait  été  inquiète  de  n'avoir  pas  de 
lettre  depuis  longtemps. 

Le  soir,  j'ai  été  voir  ces  dames  :  Mme  Barbier  est 
malade,  et  j'ai  passé  la  soirée  à  causer  très  amicale- 
ment avec   Mme  Villot. 

Les    mouvements    qu'excite    en    moi   toute    cette 


JOURNAL    D'EUGÈNE   DELACROIX.  493 

distraction  ne  sont  pas  de  la  nature  que  je  voudrais. 
Pour  un  solitaire  qui  veut  rester  tel,  il  s'y  mêle  encore 
un  élément  dangereux.  La  jeunesse  peut  se  partager 
entre  toutes  les  émotions  :  le  trésor  se  resserre  avec 
l'âge  ;  la  muse  est  alors  une  maîtresse  exigeante  ; 
elle  vous  abandonne  à  la  moindre  infidélité. 

8  novembre.  —  Fatigué  de  mon  voyage  et  de  mes 
petites  émotions  d'hier.  Souffrant  toute  la  journée: 
mauvaise  disposition  de  corps  et  d'esprit.  Agitation 
ou  torpeur,  sont-ce  là  les  conditions  inévitables?  Non, 
si  je  me  rappelle  mille  moments  de  ma  vie  depuis 
quelques  années  que  je  me  suis  tiré  du  tourbillon. 
Dans  maintes  occasions  j'ai  savouré  avec  bonheur  le 
sentiment  de  liberté  et  de  possession  de  moi-même, 
qui  doit  être  le  seul  bien  où  je  doive  aspirer. 

9  novembre.  —  J'ai  prolongé  mon  séjour  un  peu 
plus  que  je  ne  voulais  auprès  du  cousin,  dont  l'ama- 
bilité ne  s'est  pas  ralentie.  J'avais  aussi  dans  cet 
agréable  lieu  une  aimable  société  qui  n'a  pas  laissé 
de  place  à  l'ennui  ;  mais  j'éprouve  qu'une  si  agréable 
oisiveté  est  dangereuse  pour  un  homme  qui  veut  se 
retirer  du  monde.  Quand  il  faut  retourner  au  travail 
et  à  la  tranquillité,  on  ne  se  trouve  plus  le  même,  on 
ne  rentre  plus  avec  la  même  facilité  dans  l'ornière  de 
tous  les  jours. 

17  novembre,  —  Il  faut  considérer  la  terre  de  Sienne 


494  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

brûlée  comme  un  orangé  primitif.  Son  mélange  avec 
le  bleu  de  Prusse  et  blanc  donne  un  gris  qui  est  très 
fin.  —  Laque  jaune  et  terre  de  Sienne  brûlée  ôte  à  la 
terre  de  Sienne  brûlée  seule  sa  crudité  et  lui  donne 
un  brillant  incomparable.  —  Excellent  pour  réchauf- 
fer des  chairs  préparées  trop  grises. 

Paris,  21  novembre. — Dîné  chez  la  princesse,  que 
j'ai  revue  pour  la  première  fois  depuis  son  voyage  ; 
délicieuse  musique  et  aimable  personne. 

Depuis  un  jour  ou  deux,  repris  le  tableau  de  la 
Chasse  aux  lions.  Je  vais  le  mettre,  je  crois,  en  bonne 
voie. 

—  Éviter  le  noir  ;  produire  les  tons  obscurs  par 
des  tons  francs  et  transparents  :  ou  laque,  ou  cobalt, 
ou  laque  jaune,  ou  terre  de  Sienne  naturelle  ou  brû- 
lée. Dans  le  cheval  café  au  lait,  je  me  suis  bien 
trouvé,  après  lavoir  trop  éclairci,  d'avoir  repris  les 
ombres,  notamment  avec  des  tons  verts  et  pronon- 
cés. Se  rappeler  cet  exemple. 

25  novembre.  —  Mes  journées  se  passent  à  tra- 
vailler; je  suis  heureux  de  m' enterrer  dans  l'étude. 
Heureuses,  heureuses  distractions  !  douce  tranquillité 
que  les  passions  ne  peuvent  donner  !  Je  manque 
malheureusement  toutes  mes  affaires  :  je  ne  peux 
écrire  une  lettre  ni  faire  une  visite. 

Je  n'ai  pas  encore  vu  ces  dames  d'Augerville,  et  le 
moment  se  passe. 


JOURNAL   D'EUGÈNE   DELACROIX.  495 

Avant  dîner,  chez  Mme  de  la  Grange  :  c'est  une 
aimable  personne,  pleine  de  l'envie  d'être  bonne  et 
agréable.  Ensuite  dîné  chez  Chabrier;  je  me  suis  peu 
diverti  ;  des  lampes  assassines,  des  bougies  partout. 

X...  venu  le  soir  de  Saint-Gloud  pour  y  retour- 
ner :  quatre  ou  cinq  mois  ont  beaucoup  changé 
mon  ami.  C'est  un  homme  qui  a  beaucoup  perdu  à  se 
trouver  dans  la  sphère  où  il  est  comme  égaré,  eu  égard 
à  ses  opinions  tranchées,  au  moins  à  celles  dont  il 
faisait  parade. 

Mme  Chabrier  me  parle  de  la  vie  que  mène  Poin- 
sot  :  rentré  le  soir  vers  minuit,  —  il  sort  presque  tous 
les  soirs,  — il  se  déshabille  et  reste  jusqu'à  près  de 
trois  heures  du  matin  sans  se  coucher,  à  penser  et  à 
se  reposer.  Il  mange  ensuite  et  va  au  lit  immédiate- 
ment. Ne  sonne  son  déjeuner  que  vers  dix  ou  onze 
heures,  reste  chez  lui  sans  recevoir  jusque  vers  deux 
heures;  va  à  ses  affaires.  Dîne  entre  sept  et  huit 
heures,  quand  il  dîne  chez  lui,  et  va  dans  le  monde 
ensuite.  Vieillard  prétend  qu'il  n'a  jamais  beau- 
coup travaillé. 

27  novembre.  —  Dîné  avec  Chenavard  et  Boissard. 
C'est  toujours  le  même  homme  qui  vous  attire  et 
vous  repousse.  Ce  bon  Boissard,  en  revenant,  me 
disait  qu'il  le  pratiquait  depuis  plus  longtemps  que 
moi  et  qu'il  l'avait  toujours   trouvé  tel. 

Dans  la  journée  chez  Level,  sculpteur,  rue  de 
Varennes.  J'ai  gelé  l'allée  et  le  retour  et  attendu  sa 


496  JOURNAL    D'EUGENE   DELACROIX. 

venue  dans  son  atelier,  en  tête-à-tête  avec  une  péron- 
nelle qui  m'a  montré  ses  oeuvres.  Pauvre  sculpteur! 
Pauvre  Napoléon!  pauvre  Charlemagne  !  que  ceux 
qui  sortent  du  ciseau  de  ce  bas  Normand,  qui  a  une 
barbe  longue  et  fourchue  comme  celle  du  Moïse  de 
son  confrère  Michel-Ange  ! 

—  Anecdotes  de  Chenavard  sur  les  hommes  du 
temps  de  Louis  XIV. 

1er  décembre.  —  Chez  Halévy  après  le  conseil. 

Le  soir,  retourné  chez  lui.  Sa  femme  va  mieux. 
Ils  doivent  être  bien  heureux. 

Longue  conversation  avec  Mme  Doux  sur  la  pein- 
ture. Elle  doit  venir  voir  mon  atelier  mercredi  et 
particulièrement  ma  palette. 

19  décembre.  —  Dîné  chez  Mme  de  la  Grange  avec 
Berryer,  la  princesse.  Mme  de  X...  venue  le  soir  : 
robe  noire,  rubans  verts,  qui  lui  seyaient  à  merveille. 
Grande  conversation  sur  les  sujets  les  plus  délicats 
avec  M...  —  Situation  bizarre,  au  demeurant  très 
amusante  et  propre  à  passer  le  temps. 


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